time is money. l`actuaire au confluent des nouvelles valeurs du temps
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TIME IS MONEY. L’ACTUAIRE AU CONFLUENT DES NOUVELLES VALEURS DU TEMPS Hervé LE BORGNE U.B.O - EURIA RESUME Argent, temps, risque : ce sont là les trois mots-clés qui cernent le domaine de l’actuaire. Encore faut-il préciser l’approche que l’actuaire a lui-même de ces trois notions. Nous focalisons ici sur le second élément de cette trilogie mais, après avoir cerné la notion actuarielle du temps, nous essayerons de préciser les rapports de ce temps avec les deux autres paramètres. Puis nous esquisserons les rapports que « l’équité actuarielle » entretient avec les concepts mutualistes. Enfin, à travers l’évolution prévisible de la profession et de son environnement, nous nous attacherons à discerner l’adaptation nécessaire probable pour l’actuaire à une approche différente du temps. Mots-clés : actuaire, temps, argent, risque. ABSTRACT Money, time, risk, these are the three keywords that define the actuarial field of interest. Even then we need to specify the approach that the actuary himself has to these three notions. Here we are focusing on the second element of this trilogy, but after defining the actuarial notion of time, we will specify the relationship between time and the other two parameters. Then we will outline the relationship that « actuarial equity » maintains with mutualistic concepts. At last, through the foreseeable evolution of the profession and of its environnement, we will endeavour to distinguish the necessary likely adaptation of the profession for the actuary to have a different approach to time. Keywords: actuary, time, money, risk. 1. INTRODUCTION : L’ACTUARIAT Au hasard d’un dictionnaire, d’un congrès et d’une brochure publicitaire, donnons trois définitions de l’activité de l’actuaire. « Le spécialiste de l’application de la statistique, notamment du calcul des probabilités, aux opérations de finance et d’assurance » dit le BULLETIN FRANÇAIS D’ACTUARIAT, Vol. 7, n° 13, janvier-juin 2007, pp 144-157 TIME IS MONEY L’ACTUAIRE AU CONFLUENT DES NOUVELLES VALEURS DU TEMPS 145 Larousse, dans sa version 2005 qui reprend la même expression depuis qu’il a accepté cette entrée ; « le spécialiste de la quantification financière des risques » affirmait-on au Congrès mondial des actuaires à Montréal ; plus récemment, avec la création de l’Institut des Actuaires et la volonté de faire connaître la profession, un slogan lui assigne le rôle de : « calculer l’avenir ». Si l’approche classique fait clairement apparaître la notion d’« argent », c’est le congrès de 1992 qui introduit le « risque » et seulement la démarche commerciale de 2002 qui fait clairement référence au « temps » à venir. Ce sont là pourtant les trois mots-clés qui cernent le travail de l’actuaire. Encore faut-il préciser l’approche qu’il a luimême de ces trois notions. Nous nous bornerons ici au dernier élément de cette trilogie mais, après avoir cerné la notion actuarielle du temps, nous essayerons de préciser les rapports de ce temps avec les deux autres paramètres. Puis nous esquisserons les rapports que « l’équité actuarielle » entretient avec les concepts mutualistes. Enfin, à travers l’évolution prévisible de la profession et de son environnement, nous nous attacherons à discerner l’adaptation nécessaire probable pour l’actuaire à une approche différente du temps. 2. LA NOTION ACTUARIELLE DU TEMPS Nous allons voir que la notion du temps, disons le temps, de l’actuariat n’est pas celui de l’histoire, tel que le voit Fernand Braudel [3], qui y distingue « un temps géographique, un temps social, un temps individuel », même si, à en croire René Sédillot [14], on peut quasiment réécrire l’« H »istoire à travers celle de la monnaie. Seraitce plutôt celui de la géographie quand elle s’écartèle, avec Jean Ollivro, « de la lenteur homogène à la rapidité différenciée » [10] ? Ou celui de la sociologie prise entre « prévoyance et prévision » ? ; nous conclurons par là. Pour l’instant ce serait plutôt celui des physiciens, de la mécanique classique, pas ceux de la relativité, un « paramètre permettant de repérer les évènements dans leur succession ». Mais avant de préciser cette notion, il nous faut faire un petit rappel relevant des applications des mathématiques. 2.1 L’analyse dimensionnelle en Économie En fait cette analyse est commune à toutes les disciplines qui utilisent les mathématiques pour déboucher sur des résultats numériques, que ce soient la physique, la chimie ou l’économétrie. On établit, nous dit par exemple H. Lebesgue [8], une application bijective entre toute grandeur mesurable et sa mesure et l’on appelle « dimension » son 146 H. LE BORGNE espace de définition. L’analyse est fondée sur un ensemble de grandeurs « primaires », mutuellement indépendantes, dont la mesure peut se faire expérimentalement ; pour chaque dimension un élément est choisi comme unité de mesure. En effectuant des opérations algébriques sur ces dimensions primaires ou « fondamentales » on obtient de nouvelles dimensions, « secondaires » ou « dérivées » ; il s’agira pratiquement de relations telles que les grandeurs secondaires soient des produits de puissances entières de grandeurs primaires. En effectuant le quotient de deux grandeurs de même dimension on obtient une dimension secondaire particulière, celle des « nombres purs » ou « sans dimension ». L’intérêt de cette analyse est de vérifier l’homogénéité (c’est à dire la cohérence des dimensions) des formules utilisées. Ainsi en économie, le temps est une dimension primaire qui s’exprimera le plus souvent en années, plus rarement en siècles, en mois, en jours… ; l’argent donne immédiatement toute une batterie de variables ayant toutes la même dimension, exprimée en une quelconque unité monétaire ; mais qu’en est-il du risque et qu’en est-il des taux d’intérêt ? 2.2 Le temps en actuariat classique Depuis bientôt trois siècles que son existence est attestée, l’actuaire s’inscrit dans le temps : il ne s’intéresse guère aux opérations financières instantanées. Plus spécifiquement il s’inscrit dans le long terme, c’est à dire qu’il traite les opérations financières de durées comprises entre un an et un maximum excédant rarement vingt ans ; sur tous ces éléments on pourra consulter par exemple H. Le Borgne [6]. Le court terme (au sens des mathématiques financières, pas de la banque) est généralement laissé au comptable, sauf quelques règles de trois sur les intérêts simples ; mais nous verrons que ceci a tendance à évoluer. Ces calculs s’effectuent, soit en version discrète (c’est le cas pour la plupart des praticiens) soit en version continue qui permet au théoricien une généralisation plus aisée des formules. Notons encore qu’il s’intéresse à peu près exclusivement au futur. La séquence de calcul nécessaire à l’établissement d’une échéance pour un crédit, d’un taux effectif, d’une prime pour une tarification d’assurance, d’une réserve mathématique, etc… (c’est-à-dire la très large majorité des calculs actuariels) peut se résumer en l’égalisation des « valeurs actuelles probables » des engagements des deux parties en présence (banquier et emprunteur, assureur et assuré, etc…) ; ces valeurs actuelles probables v s’expriment comme le produit d’un flux financier f par, éventuellement, une probabilité p, et, toujours, par un coefficient d’actualisation ; on TIME IS MONEY L’ACTUAIRE AU CONFLUENT DES NOUVELLES VALEURS DU TEMPS 147 obtient une expression de la forme : v = f p (1+T)-N d’où l’on peut tirer : N = Ln (f p / v) / Ln (1+T) … dans laquelle T est le taux d’intérêt et N la durée (l’intervalle de temps entre la date d’actualisation et celle du flux) ; Ln désigne le logarithme népérien. Suivant qu’il y a ou pas, intervention des probabilités, on se situe dans un monde stochastique ou déterministe. Si nous appliquons l’analyse dimensionnelle à cette formule, nous constatons : - que v et f sont des montants s’exprimant en devises - que p est un nombre sans dimension ; la mesure du risque sous forme de probabilité amène donc à la quantifier par des nombres purs - et que donc N est homogène à l’inverse d’un taux d’intérêt ; le calcul d’intérêts composés qui est utilisé ici rend la lecture de cette dimension malaisée, parce que nous nous situons sur une échelle logarithmique ; une formulation en intérêts simples l’aurait mieux mise en évidence, mais les calculs en intérêts simples sont, en principe, réservés au court terme. C’est de toute façon un résultat général en Économie : le temps est homogène à l’inverse d’un taux d’intérêt. On présente généralement ce résultat sous forme réciproque : les taux d’intérêt sont homogènes à l’inverse du temps, dimension primaire. Mais du fait de la fonction « inverse », qui est à elle-même sa réciproque, les deux constatations se déduisent immédiatement l’une de l’autre. Accessoirement on peut noter que les taux d’intérêt sont donc homogènes à des fréquences, mais nous retiendrons surtout la présentation précédente : en actuariat particulièrement, le temps est homogène à l’inverse d’un taux d’intérêt. Ce qui est ennuyeux pour aller plus loin dans cette approche, c’est que la notion de « taux d’intérêt » n’a jamais été correctement définie ; ainsi le Larousse donne : « rapport, en pourcentage, de l’intérêt annuel et de la somme empruntée » ce qui est manifestement beaucoup trop restrictif. Quant aux manuels ils se bornent généralement à présenter le taux comme un simple coefficient qui, en intérêts simples, multiple le capital et la durée, d’où l’on passe aux intérêts composés en additionnant les intérêts simples d’une période au capital acquis et le taux n’est toujours pas défini. Ceci laisse en suspens l’approfondissement de notre temps actuariel. Pour définir le taux d’intérêt on peut envisager au moins deux pistes. La première consisterait à reprendre l’expression du dictionnaire en la formalisant mathématiquement et en précisant qu’il s’agit d’un calcul d’intérêts simples ; le passage aux intérêts composés se ferait par la notion de capitalisation ; en cas d’utilisation d’une autre forme d’intérêts, il faudrait aussi la ramener aux intérêts simples. L’autre approche serait de définir 148 H. LE BORGNE directement le taux d’intérêt comme celui qui égalise les valeurs actuelles des engagements (taux effectif pour les crédits, taux de rendement interne pour les analyses d’investissement) et d’en faire découler le ou les taux nominaux ayant servi au calcul des flux. 2.3 L’actualisation Etant donné le travail qui reste à accomplir sur ces taux, ce qui va plus nous importer maintenant, c’est de souligner l’importance de l’actualisation. Prenons trois petits exemples numériques, non sans rappeler auparavant qu’un taux d’intérêt n’a de signification que rapporté à une durée (ce que nous venons de voir par l’approche de l’analyse dimensionnelle) et que, si cette durée n’est pas précisée, il s’agit, conventionnellement, de l’année. - Sur le court terme, un capital de 110 peut avoir été obtenu à partir de 100, soit au bout d’un an, au taux de 10%, soit au bout de six mois, au taux de 20% ; ici le temps est directement et proportionnellement quantifié par les taux ; mathématiquement parlant, l’inversion entre temps et taux est ici directement calculable. - À l’horizon de 20 ans une somme de 100 peut être valorisée aujourd’hui (valeur actuelle certaine en intérêts composés) à 55 ou 10 ou 1, suivant que le taux d’actualisation est de 3% ou 12% ou 30% ! Si l’on s’intéresse ensuite à une somme incertaine, la probabilité, elle, affectera la valeur actuelle de façon uniforme dans les trois cas de figure. - À l’horizon de cent ans une somme de 1 000 milliards d’€ donnera approximativement des valeurs actuelles de 52 milliards d’€ à 3%, 12 millions d’€ à 12% et 4 € à 30% ; nous reparlerons ultérieurement de ce très long terme. Nous aurions pu aussi actualiser à 0% ce qui, pour un montant unique revient à une reproduction à l’identique et pour une suite de capitaux à une simple sommation. Nous n’envisageons pas, pour l’instant, d’actualisation à des taux négatifs. Pour les assureurs, aussi bien que pour les gestionnaires de caisses de retraite ou de prévoyance, le taux d’actualisation devient le « taux technique », défini par Théodore Corfias [5] comme : « … le taux de rendement minimum que l’assureur anticipe sur les placements qu’il va réaliser en investissant les primes encaissées ». On comprend après les exemples précédents, l’importance que ces organisations lui accordent. Nous n’entrerons pas ici dans la querelle au sujet de l’actualisation à taux multiples TIME IS MONEY L’ACTUAIRE AU CONFLUENT DES NOUVELLES VALEURS DU TEMPS 149 (se succédant dans le temps) ; selon Robert Cobbaut [4] : « …la seule application théoriquement correcte de l’actualisation est l’actualisation à taux multiples » (suivant une « courbe » des taux). Ainsi les évènements à très long terme, catastrophiques ou pas, peuvent devenir négligeables, surtout s’ils sont, en plus, affectés d’une probabilité très faible. Négligeables ? Réponse de l’actuaire « cela dépend de la courbe des taux » ; c’est donc bien la notion de taux qui devient l’unité de mesure du coût dans le temps. À partir de là le lecteur de la presse économique ne doit plus s’étonner de l’importance que cette presse accorde aux taux d’intérêt, même si elle n’en a pas assimilé l’approche actuarielle. Dans cette vision des rapports financiers (entre un prêteur et un emprunteur, un assureur et un assuré, un investisseur et le marché…) tout flux financier est affecté d’un coefficient qui peut prendre en compte le risque, sous forme de probabilité, mais qui prend toujours en compte le facteur temps. En d’autres termes, l’argent, pour l’actuaire, n’a de valeur que rapporté au temps. 3. ARGENT, TEMPS ET RISQUE Pour mieux repérer notre variable « temps », nous allons alors la rapprocher de ses deux partenaires, en faisant remarquer au préalable que nous nous intéressons peu ici aux marchés financiers qui sortent du champ d’action habituel de l’actuaire, surtout dans le monde anglo-saxon où le professionnalisme actuariel est entièrement cantonné à l’assurance. 3.1 L’argent et le temps Historiquement, les rapports de la finance avec le temps ont été difficiles. Comme le rappelle Jean-Marie Vaslin [15], l’Église catholique, à l’instar de la plupart des autres, (certaines persistant en ce sens) a longtemps rejeté le prêt à intérêt, assimilé à l’usure : « …on se réfugie derrière la notion de temps. L’intérêt est calculé pro rata temporis, or le temps appartient à Dieu. Il n’a donc pas de prix. » L’usurier est un « voleur de temps » explique Jacques Le Goff [7] dans La Bourse et la vie. Et pourtant « Time is money »; le temps c’est de l’argent dit l’adage. Nous avons vu que, actuariellement, cette assertion est fausse puisque leurs dimensions sont différentes, ce qui ne veut pas dire qu’il ne pourrait pas y avoir de relations fonctionnelles entre ces deux variables. En fait le dicton exprime bien ce sentiment couramment répandu d’un lien fort entre les deux entités. Exprimons donc plutôt que le temps peut se convertir en argent (et 150 H. LE BORGNE réciproquement : l’emprunteur achète du temps pour payer son achat « à tempérament »). Le temps c’est de l’argent, oui, mais combien ? Et avec quel risque ? Ce sont là quelques une des questions basiques auxquelles doit répondre l’actuaire ; pédagogiquement, pour initier à la discipline, on utilisera la « préférence temporelle » : à 100 demain on préfèrera 100 aujourd’hui ; mais à 100 demain accordera-t-on encore la préférence à 95 aujourd’hui ? Et à 90… ? Ceci peut aussi être une façon d’introduire le taux d’intérêt, sinon de le définir. Notons encore que le différentiel de taux entre l’argent prêté et celui emprunté par le banquier n’est pas seulement dû à la couverture des frais engagés et au profit attendu par ce dernier, mais aussi à la nécessité de prêter à long terme de l’argent emprunté sur le court ; c’est la « transformation » bancaire (du temps court en temps long). 3.2 Le temps et le risque Si l’on reprend la seule formule algébrique que nous ayons utilisée, il y figure une variable « risque », la probabilité p, qui apparaît comme proportionnelle au temps N ; cette proportionnalité n’est pas toujours avérée, mais l’on trouvera toujours le risque comme fonction monotone croissante du temps. Historiquement d’ailleurs c’est la première évidence qui s’est imposée ; toutes choses égales par ailleurs, plus une opération financière est longue, plus elle est risquée, du moins dans un monde non déflationniste. Mais il était évident aussi que cette assertion demandait à être affinée ; si l’on compare par exemple un remboursement par échéances constantes et un autre in fine (un seul amortissement, en fin d’opération, pour un crédit ou une obligation) il est évident que le premier système d’amortissement est moins risqué que le second ; il en découla donc l’idée de pondérer les remboursements par le temps, chaque flux étant affecté d’un coefficient qui est égal à sa durée de vie divisée par la durée totale : c’est la notion de « vie moyenne ». L’actuaire dit alors qu’il manquait un coefficient d’actualisation ; or en introduisant ce terme on parvient, à une correction minime près, à la « duration » telle qu’elle fut définie à partir des travaux de Mac Caulay en 1938. La duration est ainsi une quantité, homogène à une durée, qui constitue un premier pas dans la mesure du risque occasionné par le temps. Mais un premier pas seulement : comme l’écrit Peter L. Bernstein [1] dans Plus forts que les dieux : « Dans le monde de la finance, de nouveaux instruments apparaissent chaque année, de nouveaux marchés se développent, la mondialisation rend la gestion des risques de plus en plus complexe ». TIME IS MONEY L’ACTUAIRE AU CONFLUENT DES NOUVELLES VALEURS DU TEMPS 3.3 151 Le risque et l’argent Nous sortons ici de notre sujet, puisque nous excluons le temps et avons déjà dit le désintérêt de l’actuaire pour les opérations financières instantanées. On pourrait placer sous ce chapeau toute la théorie des jeux, les calculs de fonctions d’utilité etc… Mais il était utile de vouloir fermer notre triangle ATR (argent, temps, risque) compte-tenu des évolutions que nous allons découvrir plus loin. 4. ACTUARIAT ET MUTUALISME D’autres approches de l’argent dans le temps ont été utilisées, en particulier sous inspiration mutualiste ; il est intéressant de rapprocher les deux points de vue. 4.1 L’équité actuarielle Nous l’avons découverte à travers les valeurs actuelles probables, qui constituent la notion essentielle des mathématiques financières, à partir du moment où on les utilise pour appliquer la relation de base déjà rapidement évoquée : l’égalité de ces valeurs actuelles probables entre les engagements des deux parties ; cette égalité répond au principe de « l’équité actuarielle ». Nous trouvons ce principe dans le calcul des échéances de prêt, nous le trouvons aussi dans celui des primes pures en assurance, c’est à dire des primes qui équilibrent le « jeu » entre l’assureur et l’assuré, sachant, bien évidemment, que ces primes pures seront ensuite « chargées » par un certain nombre de frais, commissions, etc… qui en feront des primes « brutes » ou « commerciales », celles que paiera effectivement l’assuré. On pourra, pour ces deux types de contrats, parler réellement d’équité actuarielle dans la mesure où l’ensemble des « chargements » sera clairement indiqué, sous forme de « taux effectif global » pour un prêt, sous forme d’une différentiel correct entre la prime brute et la prime pure en assurance. Nous allons retrouver encore cette approche en ce qui concerne l’équilibre des régimes de retraite. Ayant eu personnellement le plaisir de monter le dossier de faisabilité d’une compagnie d’assurance vie il y a un peu plus de vingt ans, l’auteur a pu prévoir en 1983, avec bien d’autres, que le volet « retraite » du régime général de la sécurité sociale allait dans le mur à l’horizon très précis de 2006. Depuis, quelques mesures très partielles ont permis de reculer le mur de quelques années ; le temps actuariel n’est pas que homogène à l’inverse d’un taux, il est aussi subordonné à des décisions politiques ; mais 152 H. LE BORGNE ces décisions n’affectent aucunement les relations algébriques entre nos variables ; elles ne font que modifier, à un instant donné, la valeur de certains de nos paramètres. 4.2 Les erreurs de calcul mutualistes Ce genre d’approche « équitable », les pionniers du mutualisme ont voulu l’utiliser pour leurs propres calculs, mais, en refusant les taux d’intérêt, ils ont en fait très mal apprécié l’impact du temps dans ces opérations. Prenons par exemple le crédit différé, dont le principe est la constitution d’une épargne préalable avant l’octroi d’un crédit. En totalisant les versements des dépôts d’une part, les remboursements de prêt de l’autre, le tout étant supposé rémunéré au même taux et à intérêts simples, on aboutit à des relations simplistes du type : montant du prêt à accorder égale montant de l’épargne accumulée, et durée du crédit égale durée de l’épargne, ce qui rend évidemment impossible le moindre financement de l’immobilier. En fait, en faisant dans ces relations disparaître la notion de taux, on a tout simplement aboli l’impact du temps. Bien évidemment en passant à la pratique, on aboutit à des résultats bien différents avec des organismes de crédit différé qui pratiquent systématiquement l’« anticipation » (prêt immédiat du capital) et dont les tarifs se situent finalement plutôt dans le haut de la fourchette du marché, tout en niant utiliser le moindre taux d’intérêt. Dans le même ordre d’idée, il est aussi étrange de constater qu’un produit aussi diffusé que le prêt en Épargne-Logement repose sur la même erreur de formulation et que personne n’ait jugé bon de le réformer plus de trente ans après sa création. Pourtant l’idée de « mutualisation du temps » était présente à l’esprit des concepteurs de caisses « de communauté » (les appellations sont diverses) ouvertes ou fermées : en mettant en commun ses ressources d’épargne, un groupe fermé de dix personnes par exemple peut aboutir en moyenne à une durée de onze ans de délai d’attente pour la réalisation d’un capital qui aurait demandé vingt ans à chaque individu isolément, la caisse ne fonctionnant qu’à condition de faire jouer le hasard dans l’ordre d’attribution des ressources. Mieux, si ce groupe augmente de dix personnes tous les ans en une caisse ouverte, le délai peut encore diminuer et il n’est plus nécessaire de faire appel au tirage au sort. Ce schéma théorique est évidemment très séduisant mais sa mise en pratique nécessite au moins deux choses : - trouver, ad vitam æternam, de nouveaux adhérents, c’est le problème de « la boule de neige » qui doit éternellement s’auto-alimenter - financer ses coûts de fonctionnement et, presque certainement, les défaillances d’adhésions. TIME IS MONEY L’ACTUAIRE AU CONFLUENT DES NOUVELLES VALEURS DU TEMPS 153 Concilier valeur financière et valeurs mutualistes sur le long terme, cela peut simplement vouloir dire : effectuer des calculs mutualistes corrects du point de vue actuariel, ce qui implique d’intégrer les notions de temps et de taux. 5. L’EVOLUTION DES METIERS DE L’ACTUAIRE Sans aller jusqu’à renier l’évidence qui vient d’être énoncée, ceux que l’on a pu appeler « les maîtres du hasard et du temps » sont soumis à des évolutions lourdes qui peuvent les conduire à réviser sensiblement leur pratique classique de l’actuariat. Tout naturellement nous ne nous intéresserons ici qu’à celles qui touchent à la mesure du temps. 5.1 Les changements de l’environnement Il s’agit tout d’abord à l’évidence des outils informatiques. Ils sont devenus rapidement consubstanciels au travail de l’actuaire et les plus anciens se souviennent avec un amusement, parfois non exempt de mélancolie, de leurs premiers assistants de bureau, règle à calcul ou table de logarithmes. L’actuariat est l’une des disciplines auxquelles l’instantanéité électronique a apporté le plus de changements pratiques : ainsi la mise à jour en temps réel des portefeuilles de titres, valorisés par les cours de bourse, paraît aujourd’hui évidente ; pour avoir réalisé une des toutes premières applications de ce type, l’auteur peut certifier qu’il n’en allait pas de même en 1981 ; de la même façon, il devient un jeu d’enfant de revaloriser une compagnie d’assurance en modifiant par exemple la courbe des taux (l’estimation du temps futur). Changement également de l’environnement démographique ; il y a trente ans, presque tout le monde tenait pour acquis la continuation de la croissance de la population mondiale ; aujourd’hui on parle de plafonnement et surtout de vieillissement ; si l’on en croit des chercheurs comme Sanderson et Scherbov, cités par The Daily Telegraph en juillet dernier, il n’est plus inimaginable que l’espérance de vie de certaines populations puisse s’accroître au cours du temps. Des tables de mortalité dont la modélisation ne serait plus monotone, voilà qui est nouveau pour l’actuaire. Dans le contexte occidental d’une inflation contenue sinon maîtrisée, le sempiternel problème de savoir s’il faut intégrer cette inflation aux taux de rendement prend une autre tournure ; certes son impact est plus faible mais, justement, l’apparition, au moins ponctuelle, d’une déflation, c’est à dire la baisse en pouvoir d’achat de capitaux dont la vocation est d’évoluer à la hausse, pose la question d’une actualisation à taux négatifs (à 154 H. LE BORGNE temps négatif, puisque la capitalisation ramène ici en arrière), la formulation actuelle ne s’y prêtant pas. Pour ne pas recenser fastidieusement tous ces changements environnementaux, nous en terminerons en mentionnant seulement l’évolution de notre société du point de vue sensibilité aux risques. Vivons-nous dans une société plus ou moins « risquée » que celle de nos prédécesseurs ? Ce genre de débat socio-historique, aux yeux de l’actuaire, manque singulièrement de données chiffrées pour qu’il soit possible d’y apporter une réponse rationnelle. Par contre deux constatations s’imposent : - le citoyen lambda a une mauvaise perception des risques qu’il encourre ; l’étude effectuée par une mutuelle d’assurance et rapportée par l’Argus de l’Assurance le confirme tout récemment : sous-estimation des accidents domestiques, comportements illogiques en matière de santé… - et pourtant le même individu demande à être de mieux en mieux couvert ; d’aucuns, avec Robert Schiller [13] par exemple, pensent qu’il y a là tout un champ à explorer pour les assureurs : garantie contre les baisses de revenu, contre la dépréciation de l’immobilier… Concrètement tout ceci se traduit par l’apparition de trois variations sur la mesure du temps : le très court terme et le très long terme, d’une part, ce que nous appellerons le « hors temps » de l’autre. 5.2 Le très court et le très long terme Un premier terrain de l’apparition du très court terme a été celui de la Bourse où l’on fait depuis longtemps la distinction entre investisseurs et spéculateurs ; les travaux, en particulier de André Orléan [11], ont permis de formuler cette distinction, plus précisément celle entre valeur fondamentale et valeur spéculative des actions ; mais, dans la mesure où l’horizon de ces derniers se rétrécit sans cesse, le calcul actuariel donne des taux de rendement délirants ; ainsi à un titre qui s’apprécie de 10% sur un jour correspond un taux actuariel de l’ordre de 1,3 1015 , ce qui n’a plus de sens ; d’autres méthodes calculatoires s’imposent. Par ailleurs, pour les banques et les compagnies d’assurance, il devient impératif, de par même la réglementation et en particulier les décisions de Bâle et les nouvelles normes comptables mondiales, de valoriser leurs engagements en temps réel et de calculer leurs VaR, les Value at Risk, que nous rebaptiserons ici « valeurs au risque ». Bien évidemment ces calculs prennent en compte un horizon à long terme classique, mais l’explication des variations quasi instantanées amène l’actuaire et le comptable sur le terrain, nouveau pour TIME IS MONEY L’ACTUAIRE AU CONFLUENT DES NOUVELLES VALEURS DU TEMPS 155 eux, du très court terme. À l’autre bout de leur échelle temporelle habituelle, ils voient apparaître des émissions de titres de durées allant de trente à cinquante ans, des financements immobiliers de durée largement supérieure à vingt ans, pendant que, répartition ou capitalisation qu’importe, il faut à l’actuaire augmenter l’âge oméga (âge limite des tables de mortalité) et dépasser l’horizon de la finitude, pour assumer dans les régimes de retraite, la solidarité intergénérationnelle. Mais le véritable très long terme c’est au niveau des questions environnementales que nous allons le trouver ; s’agissant de « développement durable » et de « droit des générations futures », l’actuaire va se trouver au cœur de considérations éminemment politiques. Comme l’écrit Pierre Perrin [12], « [ces concepts] sont étroitement liés à la problématique du taux d’actualisation dans le calcul de la valeur des biens environnementaux » ; nous avons vu un petit exemple numérique qui illustre ce propos. En fait l’actuaire se retrouve dans l’obligation d’étendre son champ de travail, d’étirer le temps actuariel à la fois vers le haut et vers le bas, peut-être même d’en modifier la mesure, un peu comme, quand il modélise une table de mortalité en assurance-vie, il modifie les règles de calcul pour les premiers âges et pour les derniers. 5.3 Les durées aléatoires et le hors-temps Le bel âge de la finance, le trois-six-trois (j’emprunte à 3%, je prête à 6% et à trois heures je vais au golf) est déjà loin derrière nous. Le banquier et l’assureur ont changé d’univers, ils sont entrés dans celui du risque et des durées aléatoires, même pour les opérations financières à long terme et à durée en principe fixée, en particulier en matière de crédits immobiliers et de contrats d’assurance vie ; et cette durée aléatoire est essentiellement fonction des taux du marché. L’actuaire doit évidemment précéder les financiers dans ce passage du déterministe au stochastique, mais concomitamment, il doit aussi se pencher sur des évaluations de risques pour lesquels le facteur temps est à peu près exclu et pour lesquels en particulier il ne dispose pas d’historique. Ceci était déjà sa pratique dans le domaine de l’assurance « dommages », mais seulement dans la mesure où l’on faisait appel à son savoir-faire, c’est-à-dire rarement ; les tarifications des secteurs automobile, multi-risque habitation, risques divers… se basaient beaucoup plus sur la rivalité commerciale que sur une formulation scientifique. Ce n’est plus le cas ; la multiplication des risques considérés comme assurables, que nous avons déjà évoquée, va 156 H. LE BORGNE se traduire pour l’actuaire par la quantification des primes couvrant des sinistres tels que : la préservation de l’anatomie d’une vedette, l’échec d’une campagne électorale, le succès d’une équipe sportive en compétition mondiale, la pluie pendant les vacances… Il y a là tout un secteur de travail, décrit par exemple par Jean Lemaire [9], dans lequel le paramètre temps se ramène à une reconduction de prime annuelle, mais dont l’évaluation n’en est pas moins hasardeuse. 6. CONCLUSION : AU CONFLUENT DES VALEURS DU TEMPS En dehors des modifications des perspectives temporelles de l’actuaire, on aura noté au développé de cette réflexion : - l’obligation pour la comptabilité d’intégrer désormais les notions actuarielles : valeurs actuelles, valeurs au risque… - le souhait que les calculs mutualistes en fassent autant ; l’idée que l’actuaire ne doit pas être uniquement un technicien, mais qu’il doit savoir imposer son point de vue « équitable » ; - la nécessité de développer une recherche théorique en actuariat sur les fondements mêmes du domaine : les taux et le temps ; - mais surtout la compréhension avec Pierre Bourdieu [2], que « …le fonctionnement d’un système économique suppose l’existence d’un système déterminé d’attitudes à l’égard du monde et à l’égard du temps ». Finalement, nous ne sommes donc plus si éloignés du temps des sociologues, pas plus sans doute que de celui des chimistes ou des physiciens ; il faudrait voir quels peuvent être les apports en actuariat des travaux de Ilya Prigogine à la Haute École Libre de Bruxelles sur le « temps bifurquant » ou de Krantz, Luce et consorts sur la théorie du « mesurage », et sans doute de beaucoup d’autres chercheurs. 7. BIBLIOGRAPHIE [1] BERSTEIN P., Plus forts que les dieux, Flammarion, 1998. [2] BOURDIEU P., La société traditionnelle, Sociologie du travail, 1963, n°1 [3] BRAUDEL F., La Méditerranée… à l’époque de Philippe II , Colin, 1949, p14. [4] COBBAUT R., Théorie Financière, Economica, 1989, p46. [5] CORFIAS T., Assurance vie : technique et produits, 2003, p 91. TIME IS MONEY L’ACTUAIRE AU CONFLUENT DES NOUVELLES VALEURS DU TEMPS [6] LE BORGNE H., Calculs Bancaires, Economica, 2003. [7] LE GOFF J., La Bourse et la vie, Hachette, 1986. 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