Le Monde - entree
Transcription
Le Monde - entree
VENDREDI 18 MARS 2016 72E ANNÉE – NO 22137 2,40 € – FRANCE MÉTROPOLITAINE WWW.LEMONDE.FR ― FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO Valls augmente les fonctionnaires avant l’élection présidentielle ▶ Le gouvernement devait ▶ A moins de deux ans de ▶ Manuel Valls a récem- ▶ Les crédits nouveaux proposer aux syndicats, jeudi, une hausse de 1,2 % des salaires des fonctionnaires, soit une dépense de 2,4 milliards par an l’élection présidentielle, la revalorisation pourrait intervenir en deux temps et ne pas trop peser sur les comptes publics de 2016 ment pris d’autres mesures au profit des fonctionnaires qui représenteront une charge annuelle de 4,5 milliards à l’horizon 2020 pour le plan emploi formation et les dispositions en faveur des agriculteurs représentent 2,8 milliards Nous, médecins, avons aidé des couples homosexuels à avoir un enfant, même si la loi l’interdit FRANCE – LIR E PAGE 7 Par RENÉ FRYDMAN et 130 MÉDECINS LE MONDE DES LIVRES LE RETOUR DE LULA MET LE BRÉSIL DANS LA RUE 2 C’EST D’ACTUALITÉ v COLLOQUE Quand le Web redéfinit la notion d’auteur 3 MOTS DE PASSE Caryl Férey, maître français du polar en six entrées 4 ESSAIS Pierre Vesperini retrouve Marc Aurèle 6/8 raphaëlle leyris L DOSSIER a bataille devait être l’affaire de deux jours ; trois, tout au plus, pensaient les stratèges qui envoyèrent les marines débarquer à la mi-septembre 1944 sur l’île de Peleliu, dans le Pacifique. Elle dura plus de deux mois, fit des milliers de victimes, chez les Américains comme chez les Japonais. Et elle « aurait aussi bien pu ne jamais avoir lieu », tant elle fut de peu de conséquence sur le déroulement de la seconde guerre mondiale. Aujourd’hui, cette île longue d’une dizaine de kilomètres, présentant « la forme d’une pince de homard aux mâchoires inégalement développées », comprend entre 500 et 700 habitants à l’année et reçoit des étrangers attirés par la plongée sous-marine ou par le souvenir de ces combats acharnés. Jean Rolin est l’un d’eux, même s’il ne s’étend guère sur ce qui, précisément, fit naître son « désir, d’ailleurs assez vague, de [s]’y rendre ». Si le désir était vague, le livre qui en résulte est remarquablement aiguisé et riche. Il est « jean-rolien » en diable, surtout, avec sa volonté à la fois farouche et un brin goguenarde d’explorer un territoire ; avec son talent pour décrire des lieux désertés, sa réflexion ja- A l’occasion du salon Livre Paris, reportage et éclairages sur les littératures coréennes v ENTRETIEN avec Hwang Sok-yong 9 HISTOIRE D’UN LIVRE « Comme neige », de Colombe Boncenne C’est de la périphérie que l’ex-grand reporter pose sur le monde son regard merveilleusement circonspect l’équipe de Dilma Rousseff. Une nomination qui fait polémique à l’heure où Lula risque la prison mais appuyée sur la guerre, son empathie et sa juste distance mêlées, et sa manière de faire surgir quelque chose de légèrement burlesque lorsque son auteur s’y met en scène. Au fond, ce qui attira celui-ci à Peleliu est sans doute la dimension « périphérique » de cette bataille, mineure au regard du conflit général dans lequel elle s’inscrivit, et excessivement méconnue en Europe ; l’un de ces trous dans la carte du monde que l’auteur s’efforce de combler. Car la périphérie, c’est là que rôde toujours Jean Rolin. C’est de là que l’exgrand reporter élabore son œuvre, tout en ironie et en mélancolie. De là qu’il pose sur le monde son regard merveilleusement circonspect, qu’il s’agisse du limes de la ville (La Clôture, POL, 2002), du littoral français (Terminal Frigo, 2005), ou des sujets tenus pour les plus secondaires, comme la constance avec laquelle surgissent les chiens dans les lieux de guerre et de désolation – Un chien mort après lui (2009). De chiens, mais aussi de nombreux autres animaux, il est du reste largement question dans Peleliu. Il y a les cinq chiots que Jean Rolin se retrouve à aller nourrir régulièrement et serait rassuré de voir adoptés par des touristes ; il y a des poules sauvages, des oiseaux, des serpents, des crocodiles… A propos de ces derniers, à la longévité célèbre, 10 CHRONIQUES v LE FEUILLETON Eric Chevillard dissèque Jérôme Bertin 11 BANDE DESSINÉE « L’Etrange », de Jérôme Ruillier HÉLÈNE BAMBERGER/COSMOS l’écrivain s’interroge comme en passant sur la possibilité que certains de ceux vivant aujourd’hui dans la mangrove aient été déjà là du temps de la bataille (« et peut-être avaient-ils saisi cette opportunité d’introduire un peu de variété dans leur alimentation »). Tout Peleliu est une méditation lancinante, faussement flegmatique, sur l’hier et l’aujourd’hui, et les traces que laisse une guerre : « Comme il arrive souvent, note-t-il, cet endroit où tant d’hommes étaient morts pour pas grand-chose (…) y compris les crevasses où des Japonais embusqués avaient été frits jusqu’à l’os par le feu dévorant des grenades thermites, cet endroit semblait peu compatible avec l’exercice d’une violence quelconque, en dehors de celle que les poissons déploient les uns envers les autres. » Ce contraste fascine Jean Rolin, et il le met au jour tout au long de son livre, au fil de ses longues phrases à la sinuosité admirable, capables de s’ouvrir sur l’évocation d’un porte-hélicoptères d’assaut et de s’achever par celle des petits fonctionnaires du principal village de Peleliu, qui, « aimables et nonchalants, en léger surpoids pour la plupart, délivrent ou renouvellent des documents tels que le permis (valable dix jours) de circuler dans l’île à bicyclette ». La pire aventure qui puisse arriver à l’auteur, aujourd’hui, à Peleliu, consiste à crever les pneus de ce vélo sur lequel il sillonne l’île, quand tant de jeunes hommes s’y sont entre-tués « animés d’une haine mutuelle (…) [d’une] extraordinaire intensité (telle qu’elle s’exprime notamment, de part et d’autre, par la mutilation de cadavres ou la liquidation de prisonniers) ». Faisant exister simultanément ces disparités, les mettant en évidence grâce à un sens du montage (et de l’humour) renversant(s), Peleliu est un livre sur la guerre qui doute de la nécessité de ce type d’ouvrage. Un récit nourri d’innombrables lectures qui a l’élégance de moquer avec une drôlerie irrésistible son érudition « à propos d’un épisode malgré tout secondaire de l’histoire militaire ». C’est ainsi que ce très beau texte en fait un épisode important de notre histoire à tous. p 12 RENCONTRE Vincent Ravalec, éclectique et rocambolesque peleliu, de Jean Rolin, POL, 160 p., 14 €. Cahier du « Monde » No 22137 daté Vendredi 18 mars 2016 - Ne peut être vendu séparément INTERNATIONAL – LIR E PAGE 3 ▶ Jean Rolin sur les traces de la guerre dans le Pacifique ▶ La Corée du Sud au Salon Livre Paris 2016 Devant le palais du Planalto, résidence du président à Brasilia, mercredi 16 mars. ANDRESSA ANHOLETE/AFP Identité, voyages, goûts... Pour les banques, les données personnelles de leurs clients sont une mine d’or. Qu’elles refusent de monnayer... pour l’instant 5 Méditatif et ironique, le nouveau récit de l’écrivain français explore les traces laissées par la guerre ▶ L’ex-président rejoint Banques Vos données personnelles sont un trésor LITTÉRATURE FRANÇAISE Jean-Yves Jouannais, Linda Lê Jean Rolin à l’affût Enquête Le djihad en bord de Loire C’ est un bout de la guerre en Syrie qui a fait irruption dans les bois verts du Loiret. Tout a débuté par l’interception d’une ligne téléphonique turque bizarrement en lien avec une adresse en plein centre-ville d’Orléans. – « Allô, Salam. (…) Tu penses venir quand ? – (…) Euh (…), j’ai ma voiture à vendre en fait avant (…), mais inch’Allah il y a des frères qui vont arriver… » On est alors le 14 février 2014, jour de la Saint-Valentin, a priori sans histoires, sur les bords de Loire. Cet hiver-là se trame en réalité un voyage d’un genre particulier. Le propriétaire de la ligne turque se trouve dans les rangs djihadistes en Syrie. L’homme au bout du fil, à Orléans, est à deux doigts de tenter l’aventure pour le rejoindre. Derrière lui, une douzaine de jeunes de la ville, âgés de 20 à SUPPLÉMENT 27 ans, s’apprêtent à lui emboîter le pas… Un phénomène d’une ampleur inédite pour un département semi-rural comme le Loiret. La région a, comme d’autres, depuis longtemps, son petit vivier d’individus signalés. Le 15 mars, un homme de 47 ans, bien connu des services antiterroristes, a été interpellé, avec son fils et son épouse, à Montargis, dans le cadre de l’enquête sur les attentats de Charlie Hebdo et de l’HyperCacher en janvier 2015. Il est toujours en garde à vue. Mais l’enquête sur la « filière » d’Orléans, que Le Monde a pu consulter, témoigne d’une évolution plus souterraine. Et illustre la banalisation progressive des affaires de « filières » djihadistes sur l’ensemble du territoire. René Frydman, le célèbre gynécologue, père en 1982 du premier « bébé-éprouvette », et 130 médecins ou biologistes reconnaissent, dans un manifeste, avoir « aidé et accompagné des couples et des femmes célibataires dans leur projet d’enfant » même lorsque la loi l’interdit. Ils revendiquent avoir procédé à des procréations médicalement assistées (PMA) pour toutes les femmes, y compris homosexuelles, alors que ces PMA sont en France réservées aux couples hétérosexuels infertiles. Son extension à toutes les femmes est l’une des promesses abandonnées du candidat Hollande. Le collectif de signataires réclame un plan audacieux contre l’infertilité. → LIR E LE M A NIF E ST E P. 1 8 ÉTATS-UNIS, 2007, CRISE DES SUBPRIMES. 3 MILLIONS D’AMÉRICAINS ONT TOUT PERDU. élise vincent (orléans, envoyée spéciale) → LIR E L A S U IT E PAGE S 1 0 - 1 1 LIR E LE C A HIER É CO PAGE 2 LE REGARD DE PLANTU Europe Le Royaume-Uni, nouveau paradis fiscal des entreprises LIR E LE C A HIER É CO PAGE 3 1 ÉD ITO R IAL LIBÉRER L’ÉCONOMIE CHINOISE ANDREW MICHAEL GARFIELD SHANNON 99HOMES UN FILM DE RAMIN BAHRANI DEMAIN EN e-CINÉMA EXCLUSIVEMENT SUR VOS SERVICES DE VIDÉO À LA DEMANDE L I RE PAGE 2 0 Algérie 200 DA, Allemagne 2,80 €, Andorre 2,60 €, Autriche 3,00 €, Belgique 2,40 €, Cameroun 2 000 F CFA, Canada 4,75 $, Chypre 2,70 €, Côte d'Ivoire 2 000 F CFA, Danemark 32 KRD, Espagne 2,70 €, Espagne Canaries 2,90 €, Finlande 4,00 €, Gabon 2 000 F CFA, Grande-Bretagne 2,00 £, Grèce 2,80 €, Guadeloupe-Martinique 2,60 €, Guyane 3,00 €, Hongrie 990 HUF, Irlande 2,70 €, Italie 2,70 €, Liban 6 500 LBP, Luxembourg 2,40 €, Malte 2,70 €, Maroc 15 DH, Pays-Bas 2,80 €, Portugal cont. 2,70 €, La Réunion 2,60 €, Sénégal 2 000 F CFA, Slovénie 2,70 €, Saint-Martin 3,00 €, Suisse 3,60 CHF, TOM Avion 480 XPF, Tunisie 2,80 DT, Turquie 11,50 TL, Afrique CFA autres 2 000 F CFA 2| INTERNATIONAL 0123 VENDREDI 18 MARS 2016 Le juge Merrick Garland (à gauche) avec le président Barack Obama et le vice-président Joe Biden, dans le Rose Garden de la Maison Blanche, à Washington, mercredi 16 mars. ANDREW HARNIK/AP Cour suprême : le choix provocateur d’Obama La Maison Blanche met au défi les républicains de refuser la nomination du très consensuel juge Merrick Garland washington - correspondant U ne guerre de positions s’est ouverte à Washington, mercredi 16 mars, en fin de matinée, lorsque le président Barack Obama s’est avancé vers le pupitre installé dans le Rose Garden de la Maison Blanche encadré par le vice-président Joe Biden et le juge Merrick Garland. C’est ce membre éminent de la prestigieuse cour d’appel du district de Columbia que M. Obama a choisi pour remplacer le conservateur Antonin Scalia, pilier de la Cour suprême décédé le 13 février. Pour intégrer la plus haute instance judiciaire américaine, le juge doit cependant obtenir l’aval du Sénat. Quelques heures après les interventions du président et de son candidat, le chef républicain de la majorité sénatoriale, Mitch McConnell, a fait valoir sa lecture LE PROFIL MERRICK GARLAND Né à Chicago, dans l’Illinois, en 1952, au sein d’une famille juive, Merrick Garland est diplômé de l’école de droit d’Harvard. Après avoir servi par le passé comme assistant d’un juge de cour d’appel et d’un membre de la Cour suprême, nommés l’un comme l’autre par le républicain Dwight Eisenhower, il a été un procureur spécialiste de dossiers sensibles. Il a ainsi été chargé de l’attentat meurtrier d’Oklahoma City, perpétré par Timothy McVeigh en 1995, et des actes terroristes dont s’était rendu coupable Ted Kaczynski, surnommé « Unabomber », arrêté un an plus tard. Son nom avait déjà été avancé à deux reprises par le passé pour occuper la fonction de juge à la Cour suprême. des institutions. Il estime que « le peuple américain doit avoir son mot à dire dans la sélection du prochain juge ». Le sénateur du Kentucky s’est entretenu au téléphone avec Merrick Garland dans l’aprèsmidi en répétant qu’il ne le recevra même pas. M. McConnell juge que M. Obama est trop proche du terme de son mandat, et conteste donc au président la capacité d’user de ses pouvoirs constitutionnels. L’argument du sénateur se heurte à un précédent. Le juge Anthony Kennedy a pu être proposé par un président républicain, Ronald Reagan, et accepté par un Sénat démocrate en pleine année électorale, en 1988. « Un président ne s’arrête pas de travailler la dernière année de son mandat », a ajouté mercredi M. Obama à l’attention de ses détracteurs. Envoyé en éclaireur Les républicains pourront-ils tenir longtemps sur cette ligne jusqu’au-boutiste ? C’est tout le pari du président qui, par ce geste, entre discrètement dans la campagne présidentielle. M. Obama, averti de la volonté d’obstruction de M. McConnell, veut le pousser à la faute et avec lui, l’ensemble du camp républicain. Il souhaite mettre en évidence son intransigeance en s’appuyant sur une opinion publique majoritairement favorable à ce que le processus suive normalement son cours (63 % pour, 32 % d’avis opposés), sans présumer du vote final des sénateurs. Le juge envoyé en éclaireur entre ces deux lignes de front a été choisi à cet effet. Assistant par le passé de juges nommés par un président républicain, Merrick Garland a été confirmé en 1997 par le Sénat à un poste important du ministère de la justice en recueillant les voix de 32 élus républicains. Sept d’entre eux siègent toujours au Congrès, dont le président de la commission des for- ces armées, John McCain. Son âge, 63 ans, supérieur à la moyenne des dernières nominations, est aussi la garantie d’un mandat relativement court. S’ils sont nommés à vie, les juges de la Cour suprême se retirent néanmoins en moyenne à l’âge de 78 ans. Deux sénateurs aujourd’hui placés à des postes stratégiques se sont cependant opposés, alors, à sa nomination : M. McConnell et Chuck Grassley, le président de la commission des affaires juridiques chargé précisément des auditions de candidats au poste de juge. Autant dire que la tâche du juge Garland, qui a commencé ses consultations au Capitole jeudi, s’annonce ardue. Ce tir de barrage sénatorial (un élu a promis le 7 mars au choix du président le sort d’une « piñata », ces grosses poupées de papier mâché remplies de sucreries que Le tir de barrage sénatorial des républicains n’a guère de raison de s’interrompre dans le contexte des primaires l’on éventre à coups de bâton), n’a guère de raison de s’interrompre dans le contexte des primaires. M. McConnell n’est pas le mieux placé pour dénoncer « une politisation » de la plus haute instance judiciaire américaine. Le chef de la majorité sénatoriale ne suggère pas par hasard de repousser cette nomination après l’élection présidentielle du 8 novembre. Il espère que l’arrivée à la Maison Blanche d’un républicain et la désignation d’un conservateur permettront de conserver la majorité d’une voix que les juges nommés par des présidents du Grand Old Party disposaient à la Cour suprême avant le décès du juge Scalia. « Faites votre boulot ! » C’est d’ailleurs ce que ne cessent de répéter les candidats les mieux placés à l’investiture républicaine, Ted Cruz et Donald Trump, résolument opposés à ce que le Sénat se prononce. Le premier, sénateur du Texas, considère en effet que le basculement de la majorité au sein de la Cour suprême est de nature à remettre en question une partie des « valeurs » américaines qu’il défend, comme la possession des armes à feu. Le front républicain a commencé mercredi à se fendiller. Sans surprise, des sénateurs soumis à réélection en novembre dans des Etats « bleus » (majoritairement démocrates) ont fait savoir qu’ils auraient au moins la courtoisie de s’entretenir avec le juge Garland. Pour accroître les tensions internes au Grand Old Party, la Maison Blanche compte sur une campagne nationale que va tenter de contrer une autre, diamétralement opposée, inspirée par les conservateurs. Cette campagne a déjà trouvé son slogan, qui vise les élus républicains : « Faites votre boulot ! » Alors que les perspectives démocrates de reprendre le contrôle du Sénat sont sérieuses compte tenu d’un nombre supérieur de sortants républicain, l’obstruction promise par M. McConnell ne peut que favoriser la mobilisation du parti du président. p gilles paris Kasich mise sur un coup de théâtre pour évincer Trump le parti républicain est désormais prévenu. Donald Trump ne restera pas inerte s’il vient à la direction républicaine l’idée de le priver de l’investiture. Ce cas est envisageable s’il remporte la course sans pour autant obtenir les 1 237 délégués requis. « Je pense que vous auriez des émeutes, je représente un nombre énorme… des millions de gens », a déclaré le milliardaire sur CNN, mercredi 16 mars. Pour donner la mesure de son poids politique nouveau, M. Trump a, par ailleurs, contraint la chaîne conservatrice Fox News à annuler le débat qu’elle avait prévu d’organiser le 21 mars entre les trois candidats républicains restants. Le magnat de l’immobilier avait fait savoir qu’il n’entendait pas s’y rendre, et qu’il avait par ailleurs « assez débattu ». Le calcul d’un coup de théâtre lors de la convention de cet été est, en revanche, peut-être celui que fait le gouverneur de l’Ohio, John Kasich. Ce dernier a privé mardi M. Trump d’un nombre substantiel de délégués, du fait de l’application de la règle du winner-take-all (« le gagnant rafle tout »), en l’emportant, pour la première fois, dans son propre Etat. Dans son discours de victoire, le gouverneur a assuré être capable d’obtenir l’investiture républicaine et promis de continuer sa campagne « jusqu’à Cleveland », la ville de l’Ohio qui accueillera la convention chargée d’introniser le candidat républicain pour la présidentielle du 8 novembre. Maigres soutiens Cette conviction se heurte pourtant à la brutale réalité des chiffres. Son succès dans l’Ohio n’a pas comblé l’écart considérable qui sépare M. Kasich de M. Trump, en termes de délégués (143 contre 673), pas plus qu’il ne devrait remplir ses caisses. C’est parce qu’il a considéré qu’aucun candidat modéré ne s’imposait d’emblée dans la course à l’investiture républicaine que M. Kasich s’est porté sur les rangs. Il a été épargné jusqu’ici par la colère qui secoue la base républicaine et qui a poussé successivement en dehors de la course Chris Christie, Jeb Bush et finalement Marco Rubio. Mais sa longue carrière au Congrès, à Washington, puis dans une banque d’affai- res et, enfin, à la tête de l’Ohio en fait l’archétype de l’« insider » expérimenté rejeté invariablement par l’électorat qui soutient les actuels favoris, M. Trump et le sénateur du Texas, Ted Cruz. Agacés par son maintien qui gêne ce dernier, autre adversaire du milliardaire, des républicains s’efforcent d’ailleurs d’empêcher M. Kasich de concourir en Pennsylvanie, un Etat voisin du sien. Les soutiens du gouverneur restent enfin maigres et symptomatiques de son décalage avec l’actuel centre de gravité du corps électoral républicain, si on prend l’exemple de son ancien collègue de l’Ohio, John Boehner. Cet ancien speaker de la Chambre des représentants a justement été poussé à la démission en septembre 2015 par une rébellion interne. En théorie, le sérieux et la pondération de M. Kasich ainsi que son expérience sur les dossiers de défense et de politique étrangère pourraient convenir pour épauler M. Trump sur un « ticket » présidentiel. Mais le magnat de l’immobilier s’est jusqu’à présent totalement affranchi de ce genre de considérations. p g. p. international | 3 0123 VENDREDI 18 MARS 2016 Lula entre au gouvernement, le Brésil s’embrase Une écoute entre l’ex-président et Mme Rousseff suggère que sa nomination a pour objectif de lui éviter la prison sao paulo - correspondante L e Brésil est-il au bord du chaos ou à la veille de sa résurrection ? Quelques heures après l’annonce de la nomination, mercredi 16 mars, de l’ancien président Luiz Inacio Lula da Silva (20032010) au poste de ministre de la Casa Civil, sorte de premier ministre ou chef de cabinet de la très impopulaire chef d’Etat Dilma Rousseff, les Brésiliens hésitaient entre révolte et soulagement. Evoquée depuis plusieurs jours, l’entrée au gouvernement du fondateur du Parti des travailleurs (PT, gauche), icône des plus démunis, est censée sauver le gouvernement de sa protégée « Dilma », menacée par une procédure d’impeachment (destitution). Mais cette arrivée porte aussi le soupçon d’un arrangement avec la justice. Lula, suspecté de corruption, est la cible de l’enquête dite « Lava Jato » (lavage express), qui a mis au jour un scandale d’appels d’offres truqués impliquant le groupe pétrolier Petrobras, des entreprises du bâtiment et travaux publics (BTP) et des hommes politiques. Ministre, l’ex-président échapperait aux poursuites du juge fédéral Sergio Moro pour n’être redevable que devant la Cour suprême. Récession historique Ces doutes ont été renforcés dans la soirée par la divulgation d’une récente écoute téléphonique menée par la police fédérale entre Lula et la présidente. Dans cet enregistrement d’une minute et demie, Dilma Rousseff prévient son prédécesseur qu’elle lui fera parvenir son « décret officiel » de nomination afin qu’il puisse « s’en servir en cas de besoin ». Ces quelques secondes, entendues comme la preuve du délit, ont embrasé mercredi soir une trentaine de villes dont Brasilia et Sao Paulo, où la foule appelait à la démission immédiate de Dilma Rousseff et à l’emprisonnement de Lula. « Le contenu des écoutes « Le contenu des écoutes est grave et vaut impeachment. Dilma Rousseff pourrait ne pas s’en remettre » STÉPHANE MONCLAIRE professeur à la Sorbonne est grave et vaut impeachment. Dilma Rousseff pourrait ne pas s’en remettre », estime Stéphane Monclaire, professeur à la Sorbonne et expert du Brésil. Réélue en 2014, haïe des conservateurs pour sa foi en l’interventionnisme de l’Etat, mal-aimée d’une partie de la gauche pour le « tournant de la rigueur » entamé il y a plus d’un an, la présidente aura joué avec Lula sa dernière carte. Elle, qui avait assuré n’avoir pas la « tête de celle qui renonce », accepte ainsi de s’effacer devant celui qui, bien qu’abîmé par les affaires, reste une figure mythique au Brésil. Le ministère offert à Lula est un poste-clé. Avant de l’accepter, l’ancien syndicaliste, habile négociateur et fin tacticien, a posé ses exigences : une modification radicale de la politique économique. Il y a urgence, le pays sombre dans une récession historique. A moins que la justice ou la rue n’empêche le déroulement de ses plans, Lula devrait inviter au gouvernement d’autres poids lourds du PT qui, jusqu’ici, préféraient ne pas accoler leur nom à celui de Dilma Rousseff. « Nous pourrions vivre une sorte d’expérience à la française avec une présidente chef de l’Etat et un premier ministre qui gouverne », commente Marco Antonio Carvalho Teixeira, professeur de sciences politiques à la Fondation GetulioVargas. Lula est apparu en homme providentiel après le discrédit jeté ces dernières quarante-huit heu- L’ancien président brésilien Luiz Inacio Lula da Silva, au siège du Parti des travailleurs, à Sao Paulo, le 4 mars. NELSON ANTOINE/AP res sur l’ancien candidat présidentiel Aécio Neves, du Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB, opposition), et sur le viceprésident Michel Temer, du Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB, centre) censé remplacer Dilma Rousseff en cas de destitution. Un discrédit lié aux révélations de Delcidio do Amaral, ancien chef du groupe PT au Sénat, qui se décrit comme le « prophète du chaos » et a accusé des dizaines d’hommes politiques dans le cadre de l’enquête « Lava Jato ». « S’il réussit, Lula sera notre “Charles de Gaulle” ; s’il échoue, il sera, avec Dilma, considéré comme un Poutine avec son Medvedev, estime le politologue Mathias de Alencastro. A court terme, l’image pour Lula est désastreuse. Mais tout peut se retourner. Nous étions dans une situation de coma politique et économique. Une partie de la population imagine que tout changement, désormais, ne peut être que positif. » Réputation ternie Pour faire taire les rumeurs d’obstruction à la justice, Brasilia a pris soin d’expliquer que Lula reste justiciable. Et que la Cour suprême, qui a condamné José Dirceu, ancien chef de cabinet de Lula, n’est Les ventes d’armes à l’Arabie saoudite sont de plus en plus contestées en Europe guère plus tendre que le juge Moro. Mais la partie est risquée. « La population va se radicaliser, les indignés seront encore plus indignés, les “lulistes” feront encore davantage corps avec Lula », pronostique Carlos Melo, de l’institut d’études supérieures Insper à Sao Paulo. Un recours auprès de la Cour suprême pour empêcher l’arrivée de Lula au gouvernement est aussi probable, pense-t-il. Et quand bien même l’ancien président parviendrait à exercer le pouvoir, il pourrait se révéler incapable de parvenir à ses fins. « Pour éloigner la menace d’impeachment, il faut que le PT parvienne à mobiliser la rue face aux opposants, à éloigner les menaces judiciaires liées à l’opération “Lava Jato”, à retrouver une majorité au Congrès et à redresser la situation économique. Lula peut-il faire tout ça ? », s’interroge M. Melo. Aimé de 80 % des Brésiliens à l’issue de son dernier mandat, l’homme pourrait compromettre son aura. En apparaissant cynique et sur la défensive ces dernières semaines, il a déjà terni sa réputation d’homme d’Etat. Un homme qui a tiré de la misère plus de 25 millions de Brésiliens et qui fut adulé par la presse internationale. p claire gatinois M. Macri rassemble une majorité parlementaire La coalition de centre droit du président Le Parlement européen et plusieurs capitales s’inquiètent de la situation des droits de l’homme argentin obtient le soutien de péronistes dissidents et de la gauche stockholm, berlin, bruxelles correspondants L es députés néerlandais ont approuvé, mardi 15 mars, la motion d’un député socialdémocrate invitant leur gouvernement et l’Union européenne à fixer, à l’avenir, des conditions très strictes pour la livraison d’armes à l’Arabie saoudite. Ce texte émanant de l’un des deux partis au pouvoir est toutefois peu contraignant : la Seconde Chambre vote de très nombreuses motions (2 859 pour la seule année 2014). Il n’empêche : cette initiative est une nouvelle étape dans la remise en question de l’attitude des Européens à l’égard du régime saoudien. Ce dernier a dépensé, en 2015, l’équivalent de 8,7 milliards d’euros en équipements militaires. Si la France poursuit la signature de contrats avec ce membre-clé de la coalition contre l’organisation Etat islamique (des satellites, de l’armement, du matériel maritime en octobre 2015), d’autres Etats européens remettent en cause leurs relations avec la pétromonarchie. En mars 2015, les sociaux-démocrates suédois satisfont une exigence de leurs alliés écologistes en résiliant l’accord de coopération militaire avec Riyad. La ministre des affaires étrangères, Margot Wallström, évoque alors une dictature, parle des droits des femmes et de la condamnation du blogueur Raif Badawi. Invitée à parler devant la Ligue arabe en mars 2015, Mme Wallström se verra notifier la veille au soir qu’elle n’est plus la bienvenue. L’épisode sera suivi du rappel de l’ambassadeur saoudien et de la suppression des visas d’affaires pour les Suédois. Contre l’intervention au Yémen La Suisse a imité la Suède, et le Parlement européen a embrayé, en février, en réclamant un embargo sur les armes pour Riyad en raison des frappes aériennes de l’Arabie saoudite au Yémen et du blocus maritime imposé à ce pays. Un texte non contraignant mais pressant la haute représentante aux affaires étrangères de l’Union européenne, Federica Mogherini, de prendre une initiative. L’intervention de la coalition arabe au Yémen a fait plus de 6 000 victimes et 30 000 blessés depuis mars 2015, estiment les Nations unies. En Allemagne les exportations vers l’Arabie saoudite suscitent régulièrement des polémiques. Le président du parti social-démocrate, Sigmar Gabriel, également ministre de l’économie, s’est fixé comme objectif de diminuer les autorisations d’exportation de matériel militaire, notamment à destination de Riyad. Berlin refuse depuis des années d’exporter les chars Leopard et les fusils d’assaut G 36 que voudrait acquérir le régime. Fin février, M. Gabriel a par ailleurs indiqué sa volonté de réétudier l’autorisation accordée en janvier à l’exportation de 15 bateaux pour la surveillance des côtes. Ce contrat d’un montant de 1,5 milliard d’euros serait l’un des plus importants conclus avec Riyad. Pour le reste, les exportations allemandes en Arabie saoudite se portent bien : le ministre a fait savoir au Bundestag que le gouvernement avait donné son feu vert à la vente de 23 hélicoptè- Une ministre suédoise des affaires étrangères évoque une dictature res civils fabriqués par Airbus mais dotés d’équipements militaires. Au Royaume-Uni, des organisations de défense des droits de l’homme accusent le gouvernement de pratiques illégales parce qu’il livre des armes à l’Arabie saoudite dans le contexte de l’intervention au Yémen. Le gouvernement de M. Cameron, qui a autorisé en 2015 la vente d’avions de combat et de bombes téléguidées, conteste ces critiques, affirmant que ses mécanismes de contrôle sont parmi les plus rigoureux au monde. S’il a parfois suspendu certaines livraisons, le gouvernement refuse tout embargo généralisé. En cinq ans, Londres a vendu des matériels pour un montant global de 8 milliards d’euros. En Belgique, enfin, la question divise Flamands et Wallons. La Flandre a refusé, en janvier, une licence d’exportation. La Wallonie se retranche, elle, derrière l’absence de consensus européen pour justifier ses exportations vers un pays qui est son premier client, en direct ou par le biais de licences octroyées à une entreprise canadienne qui réexporte vers Riyad. p frédéric lemaître, jean-pierre stroobants et olivier truc buenos aires - correspondante L e président argentin, Mauricio Macri, a remporté, mercredi 16 mars à Buenos Aires, sa première victoire au Congrès, où les députés ont adopté la loi permettant un accord sur la dette avec les fonds spéculatifs américains. Ce succès de M. Macri, à la tête d’une coalition de centre droit, est plus large que prévu, puisqu’il a obtenu le soutien de 165 députés sur 257. Dépourvu de majorité parlementaire, M. Macri a su profiter de la fragmentation du péronisme en s’assurant les suffrages du Front rénovateur de Sergio Massa, le troisième homme de l’élection présidentielle d’octobre 2015, de députés dissidents de l’ancienne présidente Cristina Kirchner (2007-2015) et de la gauche, avec le Parti socialiste et la députée de centre gauche Margarita Stolbizer. C’est une lourde défaite pour les partisans de Mme Kirchner, qui critiquaient l’accord avec les fonds vautours. M. Macri doit encore convaincre le Sénat, où la coalition gouvernementale est également minoritaire. Le 14 avril est la date limite pour sceller l’accord entre Buenos Aires et les fonds spéculatifs. Le feu vert du Congrès est indispensable pour tourner la page d’un conflit de près de quinze ans, hérité de l’effondrement financier de 2001-2002. Dès son arrivée au pouvoir, M. Macri s’était fixé pour objectif de ramener l’Argentine sur les marchés internationaux et d’obtenir des prêts lui donnant les moyens d’appliquer son programme de gouvernement. L’accès au crédit international va « dynamiser le commerce avec les autres pays et renverser la vapeur après une décennie de politique économique erronée », a déclaré le président argentin, qui avait aboli à son arrivée au pouvoir le contrôle des changes et les restrictions aux importations. Le gouvernement, qui a hérité de finances exsangues, envisage de lever des fonds sur les marchés des capitaux. L’ancienne présidente Kirchner puisait dans les réserves de la Banque centrale, qui ont fondu à moins de 27 milliards de dollars (24 milliards d’euros), contre 52 milliards en 2011. p christine legrand 4 | international 0123 VENDREDI 18 MARS 2016 En Turquie, la deuxième survie des réfugiés syriens Les nouveaux arrivants font face au chômage et à la déscolarisation, malgré les efforts récents d’Ankara adapté à leurs besoins et, plus important encore, gratuit. La communauté syrienne compte actuellement 35 écoles à Istanbul. Les cours sont dispensés en arabe pour la somme mensuelle de 100 TL (32 euros) – trop cher pour une famille nombreuse. istanbul - correspondante I nstallé depuis trois ans dans le quartier populaire et conservateur de Fatih à Istanbul, Mahmut Cuma Maruf, un Syrien d’origine turkmène (peuple turcophone dispersé au MoyenOrient) venu de Damas, a fini par se faire à sa vie de réfugié. « Je ne me plains pas. Mon seul souci, c’est le loyer, quand l’échéance approche ça me fait mal », dit ce père de famille de 51 ans. Ses deux grands fils travaillent « pour assurer la charge » (environ 312 euros mensuels) du petit troispièces, modeste et propret, occupé par la famille. Pour le reste, trois repas par jour sont livrés à domicile par une association caritative. Mahmut souffre d’être inactif : « Ici, se faire embaucher à l’âge de 40 ans relève de l’exploit. » Il a bien essayé de trouver un job, mais les employeurs auxquels il s’est adressé lui ont fait remarquer qu’il était en âge de « passer la journée au café à boire du thé et à jouer aux cartes ». L’octroi récent de permis de travail aux réfugiés syriens a été vécu comme un « soulagement » par toute la famille. Ses fils, manutentionnaires, peuvent prétendre au même salaire que leurs collègues turcs et jouissent désormais d’une assurance santé. Longtemps repoussée par le gouvernement, la délivrance des permis de travail fait partie des mesures adoptées par Ankara dans la foulée de l’accord signé en novembre 2015 avec Bruxelles pour endiguer la vague migratoire vers l’Europe. Jusqu’alors, une faible minorité de Syriens (6 800) disposait du précieux sésame, réservé aux rares détenteurs d’un passeport. Autorisation de travail Un décret publié le 15 janvier au journal officiel turc change la donne. Désormais, les individus « placés sous protection temporaire », selon l’appellation officielle utilisée pour désigner les réfugiés, pourront recevoir une autorisation de travail de six mois, renouvelable, à condition d’avoir été enregistrés par les services de l’immigration. Des Syriens dans un parc surnommé « place des passeurs », dans le quartier Aksaray d’Istanbul, en octobre 2015. EMRAH GUREL/AP La Turquie accueille aujourd’hui 2,7 millions de Syriens jetés sur les routes par la guerre. 280 000 seulement sont accueillis dans des camps, extrêmement bien tenus selon les humanitaires, installés le long de la frontière. Les 90 % restants vivent dans les grandes villes du pays. Livrés à eux-mêmes, ils survivent, condamnés aux petits boulots mal payés, aux logements vétustes et à la difficulté d’accès aux soins. « La plupart des réfugiés syriens ne parlent pas le turc, ce qui limite leur accès au marché du travail », explique Eymen Sabanlioglu, qui dirige l’association humanitaire Sham à Fatih. Sham nourrit plusieurs centaines de familles, prend en charge les orphelins, prodigue une aide de santé – y compris mentale – aux réfugiés, et gère plusieurs écoles, l’une à Esenyurt, à Istanbul, une autre à « Ici, se faire embaucher à 40 ans relève de l’exploit » MAHMUT CUMA MARUF un père de famille damascène Antakya au sud du pays, et cinq en Syrie dans le quartier de la Ghouta à Damas. L’éducation est le maître-mot de ce théologien de l’islam sunnite, arrivé de Damas il y a quatre ans. « La population syrienne réfugiée est jeune. On compte 650 000 enfants et adolescents en âge d’étudier. Or, 400 000 seulement sont scolarisés. 250 000 vivent en dehors du système scolaire, certains ne savent ni lire ni écrire », déploret-il. Son association dispense des cours de religion qui vaccinent les jeunes « contre les idées de l’Etat islamique et du Front Al-Nosra [AlQaida en Syrie], ces imposteurs ». Sur les 300 000 Syriens qui travaillent clandestinement, selon un rapport de la Confédération turque des associations d’employeurs (TISK) de novembre 2015, beaucoup sont des enfants. Cette étude, réalisée par une équipe de chercheurs sous la direction du professeur Murat Erdogan de l’université Hacettepe à Ankara, explique que « de nombreuses familles syriennes, d’origine rurale pour la plupart, sont réticentes à envoyer les filles à l’école après 12 ou 13 ans. Pour les garçons, leur niveau de scolarisation est faible car le plus souvent, ils travaillent ». Conscient du problème, le ministère turc de l’éducation est en train de mettre au point, avec les associations, la prise en charge de ces laissés-pour-compte du savoir. « Les salles de classe serviront aux élèves turcs le matin, aux Syriens l’après-midi. Le ministère s’engage à rémunérer les professeurs, l’accent sera mis sur l’enseignement du turc », se réjouit le théologien. Les enfants syriens pourront d’autant plus accéder à l’école publique que l’enseignement y sera Un périple qui laisse dubitatif Autre problème, les personnes réticentes à envoyer leurs enfants à l’école turque car elles jugent imminent le retour au pays. Plus le temps passe, et plus chacun comprend que la normalisation en Syrie n’est pas pour demain. Le gouvernement turc le sait. Depuis la signature du plan d’action avec l’Union européenne, Ankara fait de son mieux pour s’occuper des Syriens appelés à rester. Le périple des réfugiés à travers l’Europe laisse Eymen Sabanlioglu dubitatif. Que pense-t-il du plan d’action ? « La situation des réfugiés là-bas n’est guère enviable, au point que certains veulent rentrer. Pourquoi seraient-ils mieux là-bas ? La situation n’est pas meilleure qu’en Turquie, au contraire, l’adaptation y est plus difficile, la culture est différente, la non-maîtrise des langues est également un frein. Mais ceux qui veulent rentrer ne le peuvent pas car la Turquie impose désormais des visas pour les Syriens qui ont transité par un pays tiers. » Pour rien au monde Mahmut ne voudrait aller en Europe. Il n’a pas de mots assez durs envers les passeurs, coupables à ses yeux de fourvoyer les candidats au départ en leur dessinant le Vieux Continent « sous les traits d’un paradis où tout est donné ». p marie jégo Les opposants syriens divisés à Genève L’envoyé spécial des Nations unies pour la Syrie, Staffan de Mistura, a reçu mercredi 17 mars au Palais des nations, à Genève, des opposants syriens soutenus par la Russie, qui ne partagent pas les vues de l’opposition emmenée par le Haut comité des négociations (HCN). Ils exigent d’être intégrés aux pourparlers. Le HCN et ses parrains internationaux s’y opposent. Le chef de la délégation gouvernementale, Bachar Al-Jaafari, a averti mercredi qu’il n’entrerait pas dans les négociations sur la transition politique tant que la « question de la représentativité » de l’opposition n’était pas réglée, manière d’appuyer la participation de ce groupe aux pourparlers. L’équipe onusienne dit les consulter à titre de « participants ». Espagne : combats de chefs à Podemos Pablo Iglesias a limogé le numéro 3 du parti de gauche, qui baisse dans les sondages madrid - correspondance L 50S PRESIDENTS’ WATCH • 5200 € 6 Avenue Franklin Roosevelt 75008 PARIS +33 (0)1 40 76 02 02 www.horloger-paris.com Joaillier Fustier 29 Rue des Gras - 63000 CLERMONT FERRAND +33 (0)4 73 37 57 55 www.fustier-bijouterie.fr e communiqué émanant du secrétaire général de Podemos, Pablo Iglesias, est arrivé dans la nuit du mercredi 15 mars, à 23 h 30. Un texte bref, sec, annonce le limogeage du numéro trois du parti de la gauche anti-austérité espagnol, Sergio Pascual. Pablo Iglesias récupère les fonctions du secrétaire d’organisation responsable des relations avec les régions. Au sein de Podemos, c’est la surprise. La décision a été prise unilatéralement, sans convoquer l’organe de direction du parti. En cause, « une gestion déficiente dont les conséquences ont endommagé grièvement Podemos dans un moment délicat, celui des négociations pour la formation d’un gouvernement de changement ». Quelques jours plus tôt, dix personnes ont, en effet, démissionné de la direction régionale du parti à Madrid, critiquant le manque de projets du dirigeant local, Luis Alegre, homme de confiance de Pablo Iglesias. Cette crise locale vient s’ajouter à celles que connaît le parti en Galice et en Catalogne et celles dont il se remet tout juste au Pays basque et dans la Rioja, où des luttes de pouvoir et des démissions en cascade ont provoqué des situations d’intérim prolongé. Visant à mettre fin à ces tensions locales, le limogeage décidé par Pablo Iglesias est aussi une manière de renforcer son pouvoir au sein du conseil exécutif de Podemos, face à son numéro deux, Iñigo Errejon, proche de Sergio Pascual et représentant l’aile modérée au sein de Podemos. Et ce, alors que les négociations se poursuivent pour tenter de former un gouvernement dans un pays sans majorité depuis les élections législatives du 20 décembre 2015. Podemos a voté contre l’investiture du chef de file socialiste Pedro Sanchez au poste de premier ministre, tout en continuant de négocier. « Le parti n’est pas seulement une machine pour défier l’hégémonie de l’adversaire, pour accéder et exercer le pouvoir, mais aussi un instrument mis au service de la dignité des gens », a défendu Pablo Iglesias dans une lettre aux militants envoyée quelques heures avant celle de la destitution de son numéro trois, intitulée « Défendre la beauté ». Semblant préparer les militants à un possible échec des négociations avec Pedro Sanchez, il en profite pour Des démissions en cascade ont provoqué des situations d’intérim prolongé attaquer les thèses d’Iñigo Errejon, selon lequel Podemos doit être « une machine de guerre électorale ». Le parti face à un dilemme Si tous les courants qui existent au sein de Podemos refusent pour le moment de soutenir l’accord signé le mois dernier entre les socialistes et le parti centriste libéral Ciudadanos, les positions divergent sur la stratégie à adopter. Alors que les anticapitalistes prônent l’abandon des négociations avec le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), les proches d’Iñigo Errejon défendent une position plus conciliante et ouverte au dialogue. Entre les deux, Pablo Iglesias et les siens, au ton plus virulent, se posent en garant de « l’essence des origines de Podemos ». Podemos est confronté à un dilemme. Doit-il faire des conces- sions en soutenant un gouvernement socialiste, ou rester ferme, au risque de favoriser la tenue de nouvelles élections et de subir un sérieux revers dans les urnes ? Selon un sondage, paru dimanche 13 mars dans le quotidien El Pais, Podemos perdrait quatre points, passant de 20,9 % à 16,8 % des suffrages. Beaucoup d’anciens électeurs socialistes, qui ont donné leur vote à Podemos, n’ont guère apprécié le ton intransigeant utilisé contre le PSOE. Pedro Sanchez et Pablo Iglesias doivent se rencontrer dans les prochains jours, mais le PSOE est inquiet. Il craint que l’affaiblissement d’Iñigo Errejon n’éloigne la possibilité d’un accord de gouvernement. A la crise interne et à la déception de certains électeurs s’ajoute un autre défi pour Podemos : la fragilité des pactes qu’il a scellés avec des mouvements locaux en Galice, en Catalogne et à Valence. Dans ces trois régions, ces accords lui ont permis de devancer le Parti socialiste. Mais, en cas de nouvelles élections, ces alliés pourraient créer un parti distinct de Podemos afin d’obtenir leur propre groupe parlementaire. Affaiblissant ainsi davantage les forces de Pablo Iglesias. p sandrine morel international | 5 0123 VENDREDI 18 MARS 2016 Nouvelle contestation de la présence américaine sur l’île d’Okinawa La leçon d’optimisme de Li Keqiang devant l’assemblée chinoise Une affaire de viol ravive le conflit avec Tokyo Le premier ministre tente de dissiper les doutes sur la santé de l’économie U ne affaire de viol ravive les débats sur la présence américaine à Okinawa et notamment sur le transfert de la base aérienne de Futenma. Tokyo a vivement protesté après l’arrestation, dimanche 13 mars, dans le petit archipel méridional, d’un soldat de la marine américaine soupçonné d’avoir agressé sexuellement une Japonaise. Un incident qualifié lundi d’« extrêmement regrettable » par le porte-parole du gouvernement, Yoshihide Suga. Tokyo a protesté auprès des autorités américaines, exigeant un renforcement de la discipline. A Okinawa, le gouverneur Takeshi Onaga a jugé l’agression « intolérable ». Le plus haut gradé américain de cette préfecture du sud du Japon, le lieutenant-général Lawrence Nicholson, a exprimé mercredi ses « plus profonds regrets et remords ». Originaire de Fukuoka (île de Kyushu, sud-ouest) et âgée d’une quarantaine d’années, la victime était venue passer quelques jours de vacances sur le petit archipel. Le militaire, Justin Castellanos, est accusé de l’avoir emmenée dans sa chambre d’hôtel après l’avoir trouvée assoupie dans le couloir de l’établissement, où elle était également descendue. Les deux ne se connaissaient pas. Le marin a nié les accusations de viol. Les agressions commises par des militaires américains alimentent le ressentiment contre les bases au Japon, particulièrement à Okinawa, où elles sont en nombre depuis 1945. Ce territoire accueille 75 % des installations américaines de l’archipel et plus de 25 000 soldats, essentiellement des marines. En 1995, le kidnapping et le viol par trois militaires d’une fillette de 12 ans y avaient suscité des manifestations massives. Les deux pays avaient alors décidé de réduire quelque peu le fardeau des bases à Okinawa. Un accord a été conclu en 2005, prévoyant la réaffectation de 8 000 marines hors du Japon, vers Guam et Hawaï notamment. Il mentionnait aussi le transfert des activités de la base aérienne de Fu- Okinawa accueille 75 % des installations américaines de l’Archipel et plus de 25 000 soldats tenma – installée au cœur de la ville de Ginowan – vers Henoko, bourg de la commune de Nago abritant la base de Camp Schwab, où est affecté M. Castellanos. Washington considère ce projet de relocalisation, dont le coût est estimé à 8,6 milliards de dollars (7,7 milliards d’euros) par les Américains, comme un élément important de sa stratégie asiatique, face aux activités militaires nordcoréennes et chinoises. Le transfert s’accompagnant de la construction d’une piste sur un polder dans la baie d’Oura, connue pour ses récifs coralliens et ses populations de dugongs – mammifères marins en voie de disparition –, la majorité de la population d’Okinawa y voit une menace pour l’environnement et plaide pour une relocalisation hors du département. Poursuites judiciaires Un bras de fer oppose le gouverneur Onaga, élu en novembre 2014 sur la promesse de tout faire pour bloquer le projet, au gouvernement du premier ministre, Shinzo Abe. D’importantes manifestations ont été organisées contre le transfert et des heurts avec la police ont eu lieu à proximité du chantier. Des poursuites ont été engagées par l’administration locale d’Okinawa. Le gouvernement a répondu par des actions similaires. Le 4 mars, la justice a recommandé un règlement à l’amiable. Les deux parties se sont engagées à renoncer à leurs actions devant les tribunaux. Le premier ministre a ordonné la suspension des travaux et appelé au dialogue. Les pourparlers s’annoncent difficiles. M. Abe maintient que le transfert à Henoko est la « seule solution possible » et M. Onaga ne veut pas céder. De quoi s’interroger sur les réelles motivations du gouvernement. Il pourrait avoir agi car le tribunal a évoqué un risque de défaite dans les procédures. Dans un éditorial du 12 mars, le quotidien de centre gauche Asahi estimait qu’il « pourrait s’efforcer de calmer les tensions dans la perspective des élections à l’assemblée préfectorale d’Okinawa en juin et des sénatoriales de juillet ». En 2015, le gouvernement avait ordonné la suspension d’un mois des travaux à Henoko. Le Parlement était alors en plein débat sur les lois controversées modifiant les capacités d’engagement des Forces japonaises d’autodéfense, un dossier intimement lié aux bases américaines du Japon. p philippe mesmer SLOVAQU I E Accord de coalition pour la formation d’un gouvernement Le premier ministre sortant de gauche, Robert Fico, chargé de former un nouveau gouvernement à l’issue des législatives du 5 mars en Slovaquie, a annoncé, mercredi 16 mars, avoir conclu un accord de coalition avec trois partis centristes et de droite. Cette coalition devrait disposer de 81 sièges au Parlement sur un total de 150. Majoritaire avec 49 élus, le parti social-démocrate Smer-SD de M. Fico entend conserver le poste de premier ministre. Le parti nationaliste SNS, la formation proche de la minorité hongroise Most-Hid et le parti libéral Siet recevront plusieurs ministères. A l’issue des élections législatives, huit partis sont entrés au Parlement, dont des formations pékin - correspondant D es délégués au garde-àvous, un président de séance droit comme un bâton, l’Assemblée populaire nationale chinoise (APN) a clos, mercredi 16 mars, une session parlementaire particulièrement terne, reflet à la fois du verrouillage sécuritaire et idéologique sous le président Xi Jinping, et des incertitudes qui planent sur l’économie du pays. La seule loi proposée et approuvée par les délégués cette année, avec 92 % de oui, porte sur les œuvres caritatives : elle vise à encadrer un secteur qui a explosé après le séisme du Sichuan en 2008, mais a vite été rattrapé par des scandales de corruption – décourageant les Chinois d’ouvrir leur bourse. Ceux-ci sont encore parmi les moins généreux au monde, selon les enquêtes. Sans surprise, la nouvelle loi propose un modèle de charité sous contrôle. « Les groupes caritatifs seront passibles de sanctions s’ils participent à des activités sapant la sécurité de l’Etat ou les intérêts publics ou s’ils parrainent de telles activités », a rappelé le Quotidien du peuple. Une autre loi destinée à policer les ONG basées en Chine et leurs liens avec l’étranger est toujours en discussion. Ombre de la censure Parmi les huit autres documents approuvés par les 3 000 délégués figure le nouveau plan quinquennal (2016-2021), qui promet une croissance moyenne supérieure à 6,5 % sur les cinq prochaines années, le budget et plusieurs rapports d’activité des grandes institutions. Celui de la Cour suprême révèle que 1 419 condamnations ont été prononcées en 2015 pour atteinte à la sûreté de l’Etat (qui inclut la subversion, le terrorisme et le séparatisme), soit le double de l’année précédente. Le premier ministre, Li Keqiang, a cherché à projeter l’image d’un gestionnaire sûr de lui et rassurant Lors de la conférence de presse qui a suivi la cérémonie de clôture, le premier ministre, Li Keqiang, a cherché à projeter l’image d’un gestionnaire sûr de lui et rassurant. Détendu, il a plaisanté à maintes reprises, répondant à des questions presque exclusivement centrées sur l’économie, durant ce seul exercice annuel de face-à-face entre un dirigeant chinois et la presse locale et étrangère. Face aux inquiétudes d’un reporter chinois sur des impayés de retraites dans certaines localités, le premier ministre s’est engagé sur le respect par les gouvernements provinciaux et, in fine, du gouvernement central, de leurs obligations. « Ce n’est pas une promesse en l’air », at-il lancé. Sur les relations sino-américaines, Li Keqiang a minimisé les risques d’envenimement entre les deux géants : la priorité de la Chine reste le « développement économique », et la Chine et ses voisins ont les capacités de « gérer leurs différences ». Le premier ministre n’a pris aucun risque dans ses réponses : au sujet de Hongkong, dont les vingt ans de rétrocession à la Chine seront célébrés en 2017, M. Li a réitéré l’attachement du gouvernement chinois au modèle « un pays, deux systèmes » et au « haut degré d’autonomie » de la région administrative spéciale, pourtant en pleine turbulence politique. L’ombre de la censure a pesé sur la session parlementaire : une dizaine de sujets (dont le smog) avaient été bannis dans les médias. Le 8 mars, le site d’information Caixin Online défiait les autorités de propagande en rapportant la censure d’un de ses articles à la suite de l’affaire Ren Zhiqiang. Ce grand patron de l’immobilier et membre du Parti communiste chinois (PCC) avait été rappelé à l’ordre début mars pour avoir critiqué la tournée de Xi Jinping auprès des médias officiels. Raidissement Ce raidissement s’explique en partie par les échéances politiques à venir : le PCC se réunira fin 2017 en congrès pour changer la composition du bureau politique et de son comité permanent, le collectif dirigeant suprême à sept membres. Or, cinq des membres actuels prendront leur retraite – seuls doivent rester Xi Jinping et Li Keqiang. En outre, deux des nouveaux entrants seront les futurs dirigeants de la Chine. « Le processus de personnalisation et de concentration du pouvoir par Xi Jinping ne signifie pas qu’il décidera seul des nominations. Cela reste un exercice collectif avec des négociations. Mais Xi prend des gages : quiconque entrera au comité permanent devra lui prêter allégeance », explique un analyste politique étranger. Le sentiment d’insécurité qui a transparu dans le côté guindé de la session parlementaire de 2016 se nourrit des anticipations des dirigeants chinois pour les mois à venir : « Ils entrent dans une période de troubles économiques et de luttes internes entre les réseaux, poursuit l’analyste. Et Xi souhaite sans doute s’assurer d’une transition beaucoup moins conflictuelle que celle de 2012 qui, avec l’affaire Bo Xilai, fut un traumatisme. » p brice pedroletti LES CHIFFRES 1,8 MILLION de licenciements dans le charbon et l’acier Le gouvernement chinois a indiqué le 29 février qu’il anticipait la disparition d’environ 1,8 million d’emplois dans le charbon et l’acier, deux secteurs qui souffrent d’importantes surcapacités, à l’heure où la demande intérieure ralentit. 5 À 6 MILLIONS de licenciements au total Selon Reuters, le gouvernement tablerait plutôt sur cinq à six millions de licenciements au total en Chine dans les deux à trois ans à venir. 100 MILLIARDS de yuans Pékin a annoncé en février la création d’un fonds de 100 milliards de yuans (13,7 milliards d’euros) pour le reclassement de ces travailleurs, et le premier ministre, Li Keqiang, a expliqué mercredi 16 mars être prêt à débloquer davantage si nécessaire. .!3,3 29'!#6 89(#/,$ 434 '34,/)',+#66#0 2#/'9 : &6)94 "3/%9#/ 13+/ 73/,+- 8)66#/*0'350 tokyo - correspondance d’extrême droite, rendant particulièrement difficile la formation d’un gouvernement. – (AFP.) T U R QU I E Un groupe radical kurde revendique l’attentat d’Ankara Un groupe radical kurde, les Faucons de la liberté du Kurdistan (TAK), proche du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), a revendiqué, jeudi 17 mars, l’attentat à la voiture piégée qui a tué 35 personnes à Ankara le 13 mars. Dans un texte publié sur son site Internet, il présente son action comme une riposte aux opérations militaires dans plusieurs villes du sud-est du pays à majorité kurde. Le 17 février, le groupe avait déjà mené une attaque-suicide, qui avait entraîné la mort de 29 personnes, majoritairement des militaires. – (AFP.) 9N7A6 : ) Z 9N7A6 1H ) Z 9N7A6 >) Z 9N7A6 1& ) Z 9N7A6 1>) Z N5CA6J?;=6 Z I;AD=AW7F6 Z G;?46 I< IAN@ B1/ 07;6=2J60K;A6 Z CF7K@N20?;=5AD=2J@F6JI< B1/ Z ;7DF3N@ Z 6NA=5FJDF=F3AW3FJGF6JK;A6 647F6=F6 Z 3N@ G.F47;9F I< IAN@06F77A6 Z 3F76NA@@F6< B1/ ?-%-Q#V 'R-V+$#QX #V*XS)V*-VP< @#QP) *)Q !-%-Q#VQ 7U+$) KU,U#Q *) ER-V+) S-RP#+#S-VP Y ".USXR-P#UV QOR 000:8=)!&%*=*=C6:)=? 9/."42/4" "-$"72@9;;">>" >" #@<(;$A" ,5 <(43: 6 | planète 0123 VENDREDI 18 MARS 2016 Incidents en série dans le parc nucléaire américain Les Etats-Unis sont le premier producteur mondial de cette forme d’énergie new york - correspondant P lusieurs incidents survenus à quelques semaines d’intervalle dans des centrales nucléaires américaines alimentent le débat sur la sécurité et l’avenir de cette source d’énergie. Début février, le gouverneur de l’Etat de New York, Andrew Cuomo, s’est inquiété d’une fuite provenant de la centrale d’Indian Point, située à 65 km au nord de New York. Des prélèvements ont indiqué la présence à un niveau élevé de tritium, un isotope radioactif, dans les eaux souterraines à proximité de l’installation. Le groupe qui exploite la centrale, Entergy, a souligné que, si les taux relevés n’étaient « pas conformes » à ses propres normes, « il n’y a aucune conséquence pour la santé et la sécurité du public », ajoutant que les résultats des prélèvements sont « plus de mille fois en dessous des limites admises par les autorités fédérales ». Mais malgré ces assurances, M. Cuomo a ordonné à la direction de l’environnement de l’Etat de New York une enquête sur l’origine de la fuite. « Notre première préoccupation concerne la santé et la sécurité des riverains à proximité de la centrale, et elle consiste à s’assurer que la fuite souterraine ne représente pas une menace », a expliqué le gouverneur. La centrale d’Indian Point, qui a commencé à produire de l’électricité en 1974, n’en est pas à son premier incident. Le 9 mai 2015, un réacteur avait dû y être arrêté à la suite d’un problème de transformateur, qui avait causé un début d’incendie. Le 14 décembre, une panne électrique, probablement causée par un oiseau, avait conduit à l’arrêt d’un réacteur. Selon des documents révélés par le New York Post, il s’agirait du vingtième incident de ce type depuis 2011. Alors que la centrale cherche à obtenir une prolongation de vingt ans de l’autorisation d’ex- La note interne d’EDF qui inquiète Les groupes électrogènes de secours des centrales nucléaires françaises, qui doivent assurer leur alimentation électrique en cas de coupure du réseau, sont dans un état « à surveiller », « dégradé » ou même « inacceptable », selon des documents internes d’EDF portant sur la période 2012-2014 et dévoilés par le Journal de l’Energie. Ceux-ci font état de « fuites d’huile, d’air ou de carburant [diesel] » qui « dégradent la fiabilité d’ensemble ». EDF se défend en affirmant qu’il s’agit d’appréciations sur l’état « prospectif » à moyen et à long terme de ces équipements, qui « sont disponibles » et « en bon état ». L’Autorité de sûreté nucléaire estime qu’« il n’y a pas de situation particulièrement préoccupante », mais pointe des « difficultés » d’EDF « dans la gestion de la maintenance de certains systèmes ». La centrale nucléaire d’Indian Point, le 9 mai 2015, peu de temps après un incendie. CRAIG RUTTLE/AP ploitation de ses deux réacteurs, qui ont expiré respectivement en 2013 et 2015, l’Etat de New York s’y oppose et réclame depuis plusieurs années la fermeture du site. Il considère que sa proximité avec une faille géologique et avec l’une des principales sources d’approvisionnement en eau potable de l’agglomération new-yorkaise constitue une menace pour un bassin de population de plus de 20 millions de personnes. Dans une tribune publiée dans le New York Times, Paul Gallay, le président de l’Hudson Riverkeeper, une association locale de protection de l’environnement, rappelait que 1 500 tonnes de déchets radioactifs restent stockées sur place, tandis que « le système de refroidissement de l’usine a des effets dévastateurs sur l’écologie de l’Hudson River ». M. Cuomo a aussi demandé qu’un projet de gazoduc, situé à moins de 1 kilomètre de la centrale, soit suspendu par mesure de sécurité. Entergy a depuis intenté un procès à l’Etat, considérant que celui-ci n’a pas l’autorité pour réguler l’énergie nucléaire. En Floride, le ton monte également à propos de la centrale de Des demandes pour porter la durée de la licence à quatre-vingts ans devraient être examinées Turkey Point, située à une cinquantaine de kilomètres au sud de Miami et qui date également du début des années 1970. Le maire de l’agglomération a publié le 7 mars une étude qui révèle que les niveaux de tritium présents dans l’eau de la baie de Biscayne sont 215 fois supérieurs à ceux observés normalement dans l’eau de mer. Intervention d’un juge Bien qu’à ce stade le rapport ne parle pas de risques pour la santé publique, ces taux indiquent toutefois que des fuites ou des déversements provenant de la centrale se sont produits. Ce constat intervient deux semaines après la décision d’un juge de Tallahassee, la capitale de la Floride, ordonnant à l’opérateur de la centrale, Florida Power & Light, et à l’Etat de procéder à la sécurisation du système de refroidissement, après avoir constaté que des rejets menaçaient des nappes d’eau potable. Ces incidents viennent nourrir les interrogations sur les conséquences de la décision prise il y a deux ans d’augmenter la production d’électricité de 15 %. L’utilisation intensive des canalisations de refroidissement avec une eau trop chaude et trop salée, notamment l’été, pourrait être à l’origine de détériorations. La centrale est en effet obligée de pomper l’eau dont elle a besoin dans l’aquifère floridien – le réservoir naturel d’eau – qui présente des taux de salinité significatifs. Au-delà de ces incidents, la production nucléaire américaine est sur la sellette sur le plan économique. Les Etats-Unis restent le premier producteur mondial d’énergie nucléaire, avec un parc d’une centaine de réacteurs qui fournissent 21,5 % des besoins en électricité du pays. Mais les infrastructures, avec une moyenne d’âge de trente-quatre ans, sont vieillissantes. Les licences d’exploitation initiales ont été accordées pour qua- rante ans. A ce jour, 81 % du parc a obtenu un renouvellement pour vingt ans supplémentaires et, à partir de 2017, la Nuclear Regulatory Commission devrait commencer à examiner des demandes pour porter la durée totale de la licence à quatre-vingts ans. Mais si le problème de l’âge arrive à être surmonté sur un plan réglementaire, reste la question de la compétitivité des centrales. Selon l’Energy Information Administration, la mise en service d’un nouveau réacteur serait 25 % plus chère qu’une unité équivalente de production au gaz, dont le prix a baissé ces dernières années. Cette situation conduit les opérateurs à multiplier les fermetures de centrales. Selon la World Nuclear Association une dizaine est concernée, tandis que seulement cinq sont en construction. Un débat est en cours pour savoir si, sans un maintien de la part du nucléaire dans le mix énergétique, le pays sera capable de tenir ses objectifs à long terme de réduction de CO2, alors que l’éolien et le solaire ne représentent respectivement que 6,2 % et 0,5 % de la production d’électricité. p stéphane lauer En Allemagne, la sortie de l’atome devant la justice Trois des quatre groupes possédant des centrales nucléaires ont déposé plainte contre l’Etat et réclament des dédommagements berlin - correspondant L a sortie du nucléaire civil à l’horizon 2022 décidée il y a cinq ans par Angela Merkel, quelques jours après la catastrophe de Fukushima, a-t-elle enfreint les droits de propriété des actionnaires concernés ? Le gouvernement aurait-il dû les dédommager ? Faute de s’être entendus avec celui-ci, trois des quatre groupes possédant des centrales nucléaires en Allemagne ont décidé de porter plainte devant le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe : les allemands E. ON et RWE et le suédois Vattenfall. Le quatrième opérateur, EnBW, propriété du Land du Bade-Wurtem- berg dirigé par les Verts, ne s’est pas associé à la plainte. La Cour de Karlsuhe a étudié la plainte les 15 et 16 mars, mais elle ne rendra son verdict que dans plusieurs mois. L’enjeu financier est majeur : selon certaines sources, le dédommagement pourrait atteindre près de 20 milliards d’euros au total. Parallèlement à sa démarche en Allemagne, le groupe public Vattenfall a porté l’affaire devant une cour d’arbitrage international à Washington. Marchandage Officiellement, il ne s’agit pas pour les exploitants de faire le procès de la sortie du nucléaire, mais simplement de ses modali- venant de choc Selon certaines sources, l’indemnisation pourrait atteindre près de 20 milliards d’euros tés. Pour la ministre de l’environnement, Barbara Hendricks, présente à Karlsruhe, « il incombe au seul gouvernement d’être pour ou contre le nucléaire ». Mais en décidant, en 2011, d’arrêter immédiatement huit réacteurs nucléaires et d’échelonner la fermeture des neuf derniers entre 2015 et 2022, le gouvernement a-t-il « exproprié » les actionnaires ? Les professionnels font remarquer que, dès 2002, le gouvernement, alors dirigé par le social-démocrate Gerhard Schröder, avait passé un compromis avec les exploitants des centrales prévoyant leur fermeture progressive. Or, en 2010, le gouvernement Merkel a annoncé la prolongation de la vie des centrales avant de faire volte-face en 2011 après Fukushima. Tout cela coûte de l’argent et, font valoir les exploitants, s’ils ne portaient pas plainte contre l’Etat, leurs actionnaires seraient en droit de déposer plainte contre eux. La décision prise en 2011 a assurément déstabilisé l’industrie électrique allemande. E. ON, premier électricien national, avait annoncé fin 2014 son souhait de transférer à une nouvelle entreprise ses centrales, notamment nucléaires, pour se recentrer vers d’autres énergies, notamment le renouvelable. Mais, après s’être félicité de cette décision, le gouvernement a estimé que la nouvelle structure ne serait peut-être pas suffisamment capitalisée pour assurer le coûteux démantèlement des centrales. Tout en démentant avoir de telles arrièrepensées et envisager de laisser à la collectivité le soin de financer la sortie du nucléaire, E. On a fait en nicolas demorand le 18/20 mond 15 un jour dans le monde 18:15 19:20 le téléphone sonne partie machine arrière en 2015, gardant les centrales nucléaires au sein de la maison mère. Depuis, le coût du démantèlement fait l’objet de négociations entre l’Etat et les producteurs. Une commission mise en place par les pouvoirs publics réfléchit à différents scénarios, dont la création d’un fonds public pour s’assurer que les provisions constituées par les opérateurs soient mobilisables. Le marchandage entre les industriels et le gouvernement est loin d’être terminé. La plainte déposée à Karlsruhe est aussi à replacer dans ce contexte au moins autant politique que juridique. p frédéric lemaître avec les chroniques d’Arnaud Leparmentier et d’Alain Frachon dans un jour dans le monde de 18 :15 à 19 :00 FRANCE 0123 VENDREDI 18 MARS 2016 |7 Coup de pouce en faveur des fonctionnaires Le gouvernement relève de plus de 1 % les salaires de la fonction publique ; une première depuis 2010 U n coup de pouce de l’ordre de 1,2 %. Voilà l’augmentation générale que le gouvernement envisageait d’annoncer, jeudi 17 mars, en faveur de la rémunération des fonctionnaires. Ce chiffrage, que l’entourage de la ministre de la fonction publique, Annick Girardin, ne confirmait pas, jeudi matin, à l’heure où Le Monde bouclait son édition, était évoqué par une autre source au sein de l’exécutif. Le montant de la hausse devait être dévoilé jeudi en milieu de journée aux syndicats d’agents, à l’occasion d’un « rendez-vous salarial » qui avait été décalé, à la suite du remaniement du 11 février. Cette décision met fin à près de six années de blocage du point d’indice (un peu plus de 55,56 euros bruts par an), le paramètre qui sert à déterminer le traitement de base des fonctionnaires. Un gel d’une durée sans précédent depuis la Libération. Toutes les centrales syndicales réclamaient qu’il soit mis fin à cette longue période « d’austérité ». Manuel Valls les a entendues en faisant, selon sa formule, « un geste significatif ». Sur le plan budgétaire, les conséquences sont, en effet, loin d’être anodines : si la revalorisation atteint 1,2 %, elle représentera un surcroît de dépenses d’environ 2,4 milliards d’euros par an, pour l’Etat, les collectivités locales et les hôpitaux publics (un peu plus de 1,8 milliard d’euros). L’arbitrage rendu jeudi s’ajoute à d’autres mesures récemment prises au profit des fonctionnaires. Ainsi, le « protocole sur les parcours professionnels, les carrières et les rémunérations », ficelé au début de l’automne 2015, prévoit de refondre les grilles salariales, améliorant au passage la rémunération des agents. Il pourrait représenter, « à l’horizon de 2020 », un coût de 4,5 à 5 milliards d’euros par an « pour l’ensemble de la fonction publique », d’après un rapport rendu en septembre 2015 par la Cour des comptes. Une estimation qu’avait contestée Marylise Lebranchu, à l’époque où elle se trouvait rue de Lille, à la place aujourd’hui occupée par Mme Girardin. Le dégel du point d’indice, qui intervient treize mois avant le premier tour de la présidentielle, en pleine contestation de la réforme du droit du travail, est interprété comme un geste influencé par des arrière-pensées politiques. « Le lien de cause à effet paraît assez évident, après la réussite de la mobilisation du 9 mars contre l’avantprojet de loi El Khomri et celle programmée le 31 mars sur le même mot d’ordre. Avec, en outre, une journée d’action dans la fonction publique, qui pourrait avoir lieu le 22 mars », énumère Pascal Pavageau (FO). L’espoir du gouvernement serait donc de faire retomber la pression. Mais aussi de câliner une catégorie souvent décrite comme penchant à gauche. « François Hollande se rappelle au Treize mois avant la présidentielle, la décision est interprétée comme un geste influencé par des arrière-pensées politiques bon souvenir de ceux qu’il considère comme étant la base de son électorat », a ironisé, mercredi, Brigitte Kuster, porte-parole du parti Les Républicains (LR). L’accroissement de la valeur du point relève « de l’électoralisme aux frais des Français », a renchéri, mercredi sur RFI, Eric Woerth, ministre du budget et de la fonction pu- blique sous la présidence Sarkozy, en ajoutant : « Ça ne se voit pas beaucoup sur la feuille de paie d’un fonctionnaire et ça plombe les comptes de l’Etat qui ne sont déjà, c’est le moins qu’on puisse dire, pas si flamboyants. » Dégradation du pouvoir d’achat Le gouvernement fait valoir qu’il était temps de desserrer l’étau, compte tenu de la contribution des agents au redressement des comptes publics : le blocage du point a permis d’économiser (ou de ne pas dépenser) 7 à 8 milliards d’euros. « Il est important de revaloriser les salaires maintenant car dans le cas inverse, il n’y aurait rien eu de visible durant ce quinquennat », complète Luc Farré (UNSA). Sous-entendu : la poursuite du gel aurait entaché le bilan de François Hollande. Reste maintenant à savoir si la décision de l’exécutif donnera satisfaction aux fédérations de fonctionnaires. La CGT et FO – arrivées respectivement première et troisième aux dernières élections professionnelles de novembredécembre 2014 – revendiquaient des hausses beaucoup plus importantes que celles annoncées par le gouvernement. Elles mettaient en avant la dégradation du pouvoir d’achat depuis 2010. Une analyse que ne partage pas la Cour des comptes : dans le rapport qu’elle a remis en septembre 2015, elle soutient que, « sur la période 2010-2013, le pouvoir d’achat des agents de la fonction publique d’Etat en poste deux années consécutives a (…) été préservé, avec une augmentation de 0,5 % par an en moyenne ». Grâce, pour l’essentiel, aux avance- ments individuels et aux primes. La haute juridiction précise que, « depuis la crise, le ralentissement de la masse salariale publique est moins prononcé en France que dans la moyenne des pays de la zone euro, en particulier les pays d’Europe du Sud ». Mais ses modes de calcul sont, à leur tour, contestés par les organisations syndicales car ils mettent de côté une partie des effectifs et reposent sur des moyennes qui escamotent le sort des agents qui ont très peu de primes ou qui sont arrivés au sommet de l’échelle de rémunération. Quoi qu’il en soit, les fédérations de fonctionnaires devaient indiquer, à l’issue de leur rencontre avec Mme Girardin, jeudi, si elles maintiennent leur appel à la mobilisation, le 22 mars. p bertrand bissuel Selon Bercy, pas d’inquiétude pour la réduction du déficit pour tenir compte à la fois de ces dépenses supplémentaires et des mesures d’économie nouvelles qu’elles appellent, en tenant compte d’une inflation qui sera inférieure à ce qui avait été retenu en loi de finances initiale. « Economies pérennes » Pour Christian Eckert, cependant, il n’y a « pas d’inquiétude sur le respect de la trajectoire ». « Nous avons déjà fait face à une situation similaire en 2015 », souligne le secrétaire d’Etat chargé du budget. Malgré des dépenses supplémentaires significatives pour la lutte contre le terrorisme ou pour soutenir l’investissement des entreprises intégrées en cours d’année, le déficit public en 2015 devrait être inférieur aux 3,8 % prévus. Un résultat conforté par la nette amélioration des comptes de la Sécurité sociale publiés mardi. « Et, là, ce sont des économies pérennes, qu’on retrouvera en 2016 », souligne M. Sapin. Un déficit public meilleur que prévu en 2015 facilitera évidemment la réalisation de l’objectif en 2016. Outre la réserve de précaution inscrite en loi de finances initiale, le gouvernement bénéficie de deux facteurs favorables. D’une part, le maintien à un niveau bas des taux d’intérêt permet d’alléger le service de la dette. D’autre part, la faible inflation a aussi des effets favorables pour les économies réalisées dans les ministères, bien supérieurs au coût représenté par le dégel de l’indice. Ce qui conforte Bercy dans la conviction que les objectifs seront tenus. « On n’est pas aux abois, loin de là », veut rassurer M. Sapin. p patrick roger Offre exclusive* ParKa hOmme coton saNdrO __________ 00 395 € 50 276 € d u 16 au 28 m a rs 44 GL 552 116 329 RCS PARIS. avec le « geste significatif » annoncé en faveur des fonctionnaires – une revalorisation de l’ordre de 1,2 % du point d’indice –, le gouvernement s’apprête-t-il à tirer un trait sur ses engagements de réduction du déficit public, censé repasser sous la barre des 3 % du produit intérieur brut en 2017 ? La droite dénonce l’ouverture des vannes de la dépense publique pour des raisons politiques. « L’arrière-pensée est énorme, presque plus importante que la pensée elle-même, a par avance condamné Eric Woerth, le secrétaire général de LR, mercredi 16 mars sur RFI. Ça coûte presque 2 milliards d’euros. C’est évidemment infinançable. » Infinançable ? Pas si sûr, même si l’annonce de cette revalorisation vient s’ajouter aux déblocages de crédits nouveaux pour le plan emploi formation, de l’ordre de 2 milliards d’euros, ou en soutien aux agriculteurs, environ 800 millions d’euros, pour ce qui est des plus importants. Tout d’abord, une inconnue subsiste à cette heure sur le tempo de la revalorisation du point d’indice. Interviendra-telle en une seule fois et à quelle date, ou interviendra-t-elle en deux temps, une partie sur 2016 et une autre sur 2017 ? De la réponse à ces questions dépend le coût pour les finances publiques sur 2016 et 2017. En revanche, la question reste de savoir si le budget est en mesure d’absorber le coût global de ces annonces sans dériver par rapport à l’objectif, dont le ministre des finances, Michel Sapin, a rappelé qu’il restait fixé à 3,3 % de déficit en 2016. En tout état de cause, un « collectif budgétaire » devrait être présenté en juin les its de la saison ** jusqu’à -50% *OFFRE PRIX ET COLORIS EXCLUSIFS AUX GALERIES LAFAYETTE DURANT LES 3J **SUR UNE SéLECTION D’ARTICLES SIGNALéS EN mAGASIN. NON CUmULAbLE AvEC CERTAINES OFFRES ET AvANTAGES EN COURS 8 | france 0123 VENDREDI 18 MARS 2016 Alain Juppé, la campagne sans risque Favori des sondages pour la primaire à droite, le maire de Bordeaux veut imposer l’image d’un homme apaisé alors qu’on est à huit mois de la primaire, abonde le député juppéiste Benoist Apparu. Notre stratégie, c’est de monter en puissance doucement, en accréditant l’idée qu’Alain Juppé est un homme sérieux, disposant d’un projet crédible, qui fera le job. Pas de faire des coups ou des promesses sans lendemain. » caen - envoyé spécial U ne musique entraînante, quelques applaudissements polis… Alain Juppé fait son entrée dans le centre des congrès de Caen devant plus de 600 personnes, dont une majorité de têtes grises. Le candidat à la primaire de la droite pour la présidentielle de 2017 a présenté mercredi 16 mars les quatre grands axes de sa campagne (l’emploi, la fiscalité, l’éducation et l’Europe) et ses principales propositions (suppression des 35 heures et de l’ISF, retraite à 65 ans), tout en dénonçant « l’amateurisme » du gouvernement. Pas d’effervescence ni d’effet de scène : l’ex-premier ministre délivre un discours mesuré, sur un ton posé. Loin de galvaniser l’assistance, son exposé suscite une approbation polie. L’ambiance contraste avec l’euphorie qui règne habituellement dans les meetings de Nicolas Sarkozy. Quand ce dernier crée la polémique avec des formules chocs et des propositions transgressives, M. Juppé, lui, s’efforce de ne pas faire de vagues. Il ne se lance pas dans des déclarations à l’emporte-pièce ou de grandes promesses. Cérébral, il préfère « appeler à la réflexion » et conseille aux Français de « faire fonctionner leur raison plutôt que leur passion ». Car il en est convaincu : après les quinquennats de MM. Sarkozy et Hollande, les Français voudront avant tout un homme d’Etat rassurant et en mesure d’apaiser le pays. Pas de diviser en permanence. Pour l’instant, la méthode Juppé porte ses fruits. Dans les sondages, le maire de Bordeaux s’est imposé comme le favori de la primaire et ces dernières semaines, il a engrangé plusieurs ralliements chez les élus LR (Jean-Pierre Raffarin, Jean Leonetti, Axel Poniatowski…). Le candidat assume son statut. « Je suis le favori depuis six mois dans les sondages. Cela me donne confiance mais cela ne change pas ma modestie naturelle et ma prudence car les sondages, c’est fragile et cela peut changer. Cela dit, je préfère Les sarkozystes font le pari que la frilosité de Juppé le fera inévitablement dévisser dans les sondages Alain Juppé lors d’une visite à Port-en-Bessin (Calvados), le 16 mars. JÉRÔME LALLIER POUR « LE MONDE » être à ma place qu’au trentesixième dessous », confie-t-il. Mais le fait d’être en pole position peut aussi se révéler un piège. Car la crainte de décrocher dans les sondages pousse le maire de Bordeaux à prendre le moins de risques possible. D’où son style consensuel et sa campagne sans coups d’éclat. « Comme il est en tête, chacun de ses faits et gestes est passé à la loupe, donc il faut faire attention à la moindre petite phrase », admet un membre de son équipe. En retrait du débat national A huit mois de la primaire, la prudence est donc de mise. Pas question de commettre un faux pas. « Alain Juppé a réussi à être en tête à la première étape mais il lui faut désormais garder le maillot jaune jusqu’à la fin, souligne le député Dominique Bussereau, qui le soutient. Il doit tenir le choc car il va subir toutes les échappées des autres candidats. » Désormais moins dans la conquête que dans la gestion de son capital sondagier, le favori a évité les prises de position tranchées ces dernières semaines, afin de pas donner de prise aux critiques. Au risque de se retrouver en retrait – voire quasi absent – du débat national. Le premier secrétaire du PS, Jean-Christophe Cambadélis, n’a pas manqué de le souligner, mercredi, en demandant sur Twitter : « Quelqu’un a des nouvelles d’Alain Juppé ? Il est en vacances ? Il n’a d’idées sur rien ? “Loi travail”, réfugiés, croissance ? » Quand on lui fait remarquer sa relative discrétion et son manque d’audace ces derniers temps, M. Juppé se braque : « Je ne suis pas sûr d’avoir dit des choses insipides dans mon livre Pour un Etat fort [Lattès, 250 p., 12 euros] ou quand j’ai proposé de supprimer l’ISF, ainsi que les 35 heures. On a même dit le contraire. Simplement, j’essaie de ne pas dire de conneries. Je mène une campagne sur le temps long et ne cherche pas à occuper les médias tous les matins avec une déclaration fracassante, comme le font d’autres. » « Nous ne sommes pas dans la même situation que les autres candidats, fait valoir Aurore Bergé, membre de l’équipe du maire de Bordeaux. Le Maire et NKM ont besoin d’augmenter leur notoriété, alors que Copé et Sarkozy tentent de reconquérir l’opinion. Juppé, lui, a un socle de popularité à conforter et à élargir pour la primaire. Il n’a donc pas besoin de rebondir sur chaque sujet pour faire parler de lui. » « Lâcher les chevaux maintenant n’aurait aucun sens, « Syndrome Balladur » Il n’empêche. « Alain Juppé se trouve dans un entre-deux pas évident à gérer, analyse le politologue de l’IFOP Frédéric Dabi. Il doit trouver un équilibre entre la gestion de la course de fond de la primaire et le souci de ne pas apparaître comme celui qui propose peu et ne mobilise pas son électorat. » Les sarkozystes, eux, font le pari que la frilosité de M. Juppé le fera inévitablement dévisser dans les sondages. « Il est dans le syndrome qu’a connu Balladur lors du second semestre de 1994 : il ne bouge plus et ne dit plus rien pour gérer ses bons sondages. Or, c’est justement à partir du moment où il a décidé de ne plus être à l’initiative que Balladur a décroché », rappelle un ex-ministre. Une comparaison que M. Sarkozy apprécie particulièrement. Depuis qu’il est distancé par M. Juppé dans les sondages, il ne cesse de prédire à son rival le même destin que celui d’Edouard Balladur, donné largement gagnant face à Jacques Chirac en 1995 avant de s’incliner à la surprise générale. La comparaison irrite au plus haut point le maire de Bordeaux : « Est-ce que je ressemble à Balladur ? Je rappelle que j’ai mené une vingtaine de campagnes électorales. Je les ai toutes gagnées, sauf deux. » Reste à savoir dans quelle catégorie se rangera la primaire. p alexandre lemarié Primaire à droite : des candidats parrainés par la gauche ? tout le monde a beau être obnubilé par ce scrutin, il faut croire que personne ne s’était vraiment penché sur la charte de la primaire de la droite. Les dirigeants de l’opposition viennent de s’apercevoir que les candidats pourraient être parrainés par des élus de tous les partis et pas seulement par ceux des Républicains (LR). La charte précise que les prétendants doivent réunir les signatures de « deux cent cinquante élus [dont vingt parlementaires] habilités à présenter un candidat en vue de l’élection présidentielle ». « A la présidentielle, un candidat peut se faire parrainer par un élu quelle que soit l’étiquette politique de ce dernier. La charte ne souffre donc d’aucune autre interprétation », précise Anne Levade, présidente de la haute autorité, l’instance qui vérifiera la validité des parrainages. Cette possibilité est apparue dans le débat récemment. Alors que les candidats se lancent à la chasse aux parrainages, l’hebdomadaire Marianne explique que Nathalie Kosciusko-Morizet prospecterait du côté des élus centristes et des écologistes. Peu appréciée par de nombreux députés LR, NKM trouverait son salut à l’extérieur de sa famille politique en mettant en avant ses opinions sur l’environnement et sur l’Europe. L’équipe de NKM ne dément pas mais affirme ne pas avoir fait de racolage : les élus centristes et écologistes se seraient manifestés d’eux-mêmes. Le député écologiste de Loire-Atlantique, François de Rugy, est cité dans l’article. « J’ai été surpris car je n’ai jamais été contacté. Je suis prêt à discuter avec elle mais c’est un peu baroque comme situation », confie-t-il au Monde. La plupart des dirigeants LR sont tombés de leur chaise. « Qu’on ouvre la primaire aux centristes et à leur électorat, pourquoi pas… Mais pas au-delà. Nous n’acceptons pas les électeurs de gauche et donc pas leurs parrainages », estime le sarkozyste Daniel Fasquelle. Les proches de M. Sarkozy se demandent s’il ne faut pas changer ce point. Les responsables de la primaire ne croient pas à un déferlement de parrainages socialistes, centristes ou frontistes car le nom des parrains sera rendu public. Mais ce débat alimente la peur inhérente à la primaire ouverte de voir les opposants se mêler au scrutin. En 2011, les socialistes avaient redouté que des milliers de sympathisants de droite participent au vote afin de plomber les chances du candidat le mieux placé. p matthieu goar A Milan, Marion Maréchal-Le Pen fait entendre sa voix La députée du Vaucluse assoit chaque jour davantage ses différences de position vis-à-vis de sa tante Marine Le Pen milan - envoyé spécial M arion Maréchal-Le Pen occupe une place singulière au sein du Front national, et chacun de ses actes manifeste une volonté de la renforcer. Dès la fin de l’année 2012, la députée de Vaucluse s’était fait un prénom en descendant dans la rue contre le mariage pour tous, alors que sa tante Marine Le Pen refusait de s’y rendre malgré son opposition affirmée à la loi Taubira. Ce sillon conservateur, Mme Maréchal-Le Pen, 26 ans, continue de le tracer bien que sa formation préfère mettre en avant l’immigration ou les sujets économiques et sociaux. Et elle n’hésite pas à trancher avec l’image « apaisée » que sa tante souhaite donner du parti. Lors d’une conférence de presse organisée à Milan avec son allié italien de la Ligue du Nord, mercredi 16 mars, la jeune femme a estimé que la reconnaissance du mariage homosexuel « ouvre la voie à de très nombreuses dérives ». « D’autres minorités chercheront à faire reconnaître leur forme d’amour, je pense notamment à la polygamie », a-t-elle jugé. La veille, alors qu’elle se trouvait à Rome, la députée avait insisté sur le sujet en critiquant l’Union européenne, « qui s’en prend aussi à nos familles et à nos enfants en promouvant tous les délires et les fantasmes LGBT [lesbiens, gays, bi et trans], du mariage homosexuel aux mères porteuses, en passant par la théorie du genre ». Marine Le Pen a réagi jeudi 17 mars, sur RTL : « Nous avons dit que nous sommes contre le mariage, mais pour un pacs amélioré. On est très loin encore de la recon- naissance de la polygamie dans notre pays, Dieu merci. » Faire entendre une voix singulière, toujours. Marion Maréchal-Le Pen donne volontiers l’image d’une franc-tireuse au sein du FN, mais s’efforce de ne pas être prise en défaut vis-à-vis de la ligne officielle du parti. Florian Philippot, le paratonnerre Femme de droite dans un FN qui se revendique « ni de droite ni de gauche », libérale face à une direction qui porte un discours aux accents étatistes, la députée de Vaucluse marche sur une ligne de crête. Quand le vice-président du FN, Florian Philippot, juge « infâme » le projet de loi El Khomri de réforme du code du travail, elle estime de son côté qu’il pose de « bonnes questions » mais qu’il apporte de « mauvaises réponses ». « Vous imaginez Marine Le Pen à la tête du parti des fleurs ? » MARION MARÉCHAL-LE PEN députée du Vaucluse Quand elle dit croire « nécessaire » l’alliance avec des personnalités de droite pour l’emporter en 2017, elle précise bien qu’aucune complaisance ne saurait exister à l’égard du parti Les Républicains. Et si elle reconnaît ne pas toujours avoir la « même vision » politique que M. Philippot, elle se garde de l’attaquer publiquement, laissant à son entourage le soin de le faire. Ou quand le bras droit de Marine Le Pen sert de paratonnerre. Ces précautions apparentes n’empêchent pas les crispations. L’annonce en février d’une « tournée » internationale de la jeune femme au cours de l’année 2016, avec un programme aussi hétéroclite que vague, du Maroc à Israël en passant par la Russie ou la Syrie, a quelque peu agacé au sein de la direction du Front national. « Elle a donné l’impression de lancer des noms de destinations sans que cela soit vraiment préparé, note un dirigeant. La stature internationale, par définition, c’est la prérogative de la présidente. Après, Marion est légitime pour le faire aussi. » La « présidente » devrait reprendre la main avec un voyage au Québec et à Saint-Pierre-et-Miquelon pendant une semaine, à compter du vendredi 18 mars. La députée de Vaucluse n’hésite pas à se présenter comme l’héri- tière d’une certaine tradition au sein du FN. Quand elle récupère une partie des archives de son père, Samuel Maréchal, ancien patron du FN de la jeunesse, elle ne manque pas de le faire savoir. A Milan, la jeune femme a rendu un hommage appuyé à Jean-Marie Le Pen, exclu du FN en août 2015. La députée s’affirme par ailleurs opposée à un éventuel changement de nom du parti, fondé par son grand-père il y a bientôt quarante-quatre ans. « Changer de nom pour changer de nom, c’est une facilité. Si on le fait, il faudrait changer le nom de Marine, parce que “Le Pen” c’est aussi diabolisé que « Front national ». Vous imaginez Marine Le Pen à la tête du parti des fleurs ? », fait mine de s’interroger en privé la cadette du clan. Et Marion Maréchal-Le Pen ? p olivier faye france | 9 0123 VENDREDI 18 MARS 2016 Manuel Valls découvre les vertus du dialogue Face à la mobilisation contre le projet de « loi travail », le premier ministre a choisi de composer credi 16 mars, lors du débat au Sénat sur la révision constitutionnelle, n’avoir « jamais refusé la moindre explication sur ses causes », quand il estimait en janvier que, « expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser ». En reconnaissant publiquement des « ratés » dans la préparation et la présentation de la « loi travail », M. Valls concède avoir fait en partie fausse route ces dernières semaines. Face à la mobilisation grandissante contre le texte, il a préféré composer, avec le président de la République, pour éviter un affrontement fatal avec l’opinion, et notamment avec la jeunesse, à treize mois de l’élection présidentielle. Ajustement tactique Mais le chef du gouvernement considère que, sur le fond, son ajustement tactique n’est en rien un bouleversement. « Le nouveau texte ne remet pas en cause la réforme. Si la méthode du premier ministre a pu changer, son diagnostic sur les besoins de la France de se réformer reste inchangé », explique Matignon. Dans une tribune, publiée mardi 15 mars sur sa page Facebook, le Manuel Valls nouvelle époque récuse « deux chemins Loi El Khomri : l’autre projet des frondeurs Les députés PS contestataires ont rencontré les syndicats opposés au texte nière de couper court aux rumeurs qui ont circulé ces dernières semaines, faisant état de ses envies de quitter Matignon pour se préparer pour la présidentielle de 2017. « Manuel a été irrité par cette petite musique. Jamais il n’a eu l’intention de partir, il veut être un premier ministre qui agit jusqu’au bout. En présentant la nouvelle “loi travail”, il dit clairement : “Je reste” », explique son suppléant à l’Assemblée nationale, Carlos Da Silva. Reste à savoir si son changement de pied apaisera la crise politique que traverse l’exécutif. Mardi 15 mars, le ministre de l’économie, Emmanuel Macron, a regretté que la « loi travail » ne soit pas allée aussi loin dans la flexibilité qu’il le souhaitait. « Un des problèmes récurrents, c’est qu’il y a en réalité trois gouvernements : l’Elysée, Matignon et le reste du gouvernement. La cohérence entre chaque niveau est trop souvent réduite, et les luttes de pouvoir peuvent parfois conduire à des problèmes de méthode », regrette l’ancienne ministre de la décentralisation Marylise Lebranchu. Le mea culpa exprimé mardi par M. Valls devant le groupe socialiste est loin d’avoir convaincu les députés. « Ça faisait séance de rattrapage, certes on a évité la catastrophe, mais ça n’enthousiasme personne », confie l’un d’eux. Mercredi matin, lors du petit-déjeuner réunissant la majorité du groupe socialiste autour de son président, Bruno Le Roux, le moral n’était guère remonté. A l’instar du député du Gers Philippe Martin, qui a mis en garde ses camarades contre « le double procès que nous font les Français : un procès en amateurisme illustré par une gouvernance à la godille et un procès en insincérité alors que nous persistons à ne pas reconnaître que la politique menée n’est pas celle promise au Bourget en 2012 ». Une critique qui vaut pour M. Valls, mais peut-être encore plus pour M. Hollande. p bastien bonnefous APPRENDRE à PHILOSOPHER ÉTHIQUE, LIBERTÉ, JUSTICE « Pensez le monde autrement avec les grands philosophes » le projet de loi, en créant un vrai « statut du travailleur nomade », appelé au XXIe siècle à changer plusieurs fois d’entreprises au cours de sa vie. Les députés veulent ensuite développer de « nouvelles protections liées au développement de l’économie numérique », en luttant « contre le salariat déguisé » à travers les abus du statut d’auto-entrepreneur, en créant pour les grandes plate-formes type Uber une responsabilité sociale vis-à-vis de ceux qu’ils emploient. Autres propositions : combattre « les excès de la surveillance numérique au bureau » et renforcer « l’utilisation des réseaux numériques comme outil de démocratie sociale » à l’intérieur des entreprises. Ambiance morose Pour les frondeurs, qui appellent à manifester aux côtés des opposants au texte, la marge de négociation pour faire passer leurs propositions sera in fine assez mince. La réécriture de l’avant-projet de loi par Manuel Valls a fait rentrer dans le rang une grande partie des députés PS hostiles à la première mouture. Le ralliement de la CFDT, sur laquelle s’alignent nombre de socialistes, a également pesé. Mais l’ambiance reste morose dans le groupe parlementaire. Les élus proches de Martine Aubry, sans demander comme les frondeurs un abandon du texte, entendent bien obtenir d’autres inflexions. Jean-Marc Germain, député des Hauts-de-Seine, est d’ailleurs venu assister aux auditions mercredi. Cela ne constitue pas un renversement des équilibres. Mais à un an de la fin du quinquennat, dans un climat social incertain, personne dans la majorité n’a intérêt à provoquer une extension du domaine de la fronde. p nicolas chapuis Couper court aux rumeurs Jusqu’au sein de son cabinet à Matignon, le débat a existé sur la voie à suivre. Certains l’ont encouragé à ne rien céder, quand d’autres lui ont conseillé la prudence. « Après la crispation profonde de la majorité sur la déchéance de nationalité, lancer une “loi travail” aussi clivante était une erreur. Les Français sont fatigués, le réformisme ça ne peut pas être que la transgression et les coups de menton », explique un de ses amis. En acceptant le compromis, Manuel Valls a aussi envoyé un message politique : il entend demeurer premier ministre aussi longtemps que possible. Une ma- Avec le projet de réforme du travail, Valls a dû s’atteler à son premier texte social d’envergure Une collection UNE COLLECTION QUI EXPLIQUE CLAIREMENT LES IDÉES DES GRANDS PHILOSOPHES Birnbaum.j © A di Crollalanza L a réécriture de l’avant-projet de loi El Khomri sur le droit du travail ne leur a pas suffi. La petite quarantaine de députés socialistes frondeurs demandent toujours le retrait du texte et prévoient de présenter un « contre-projet » mardi 22 mars. Réunis mercredi 16 à l’Assemblée nationale, ils ont auditionné les dirigeants des deux principaux syndicats opposés à la réforme, JeanClaude Mailly (FO) et Philippe Martinez (CGT), les représentants des organisations de jeunesse William Martinet (UNEF) et Samya Mokhtar (UNL), ainsi que des chercheurs en droit du travail. Pour ces élus « non résignés face à la libéralisation des esprits et des projets de loi », selon les mots de la députée de Paris Fanélie CarreyConte, l’abandon du texte est un préalable à une concertation pour faire émerger une nouvelle version axée sur la « sécurité sociale professionnelle ». Exit le volet flexibilité, l’accent est mis dans leur contre-projet sur la sécurisation du parcours des travailleurs. « Depuis le début de ce débat, on donne l’impression d’être dans un monde hypersécurisé pour le salarié, or la flexibilité est déjà là », explique Christian Paul, député de la Nièvre, qui cite en vrac tous les types de contrats. « Ce qu’ils appellent flexibilité, ça consiste à introduire de la précarité dans le CDI. » Le contre-projet devrait se découper en trois parties. La première devrait inciter le gouvernement à revenir sur sa politique économique plutôt que sur le code du travail. La deuxième fera une lecture critique du projet de loi. Le troisième volet fera ensuite des propositions pour renforcer les droits du salarié. Il s’agit d’abord pour les frondeurs de renforcer le compte personnel d’activité mis en place par [qui] mènent à l’impasse » : celui qui « voudr[ait] nier la mondialisation pour sanctuariser notre modèle social », et celui qui accepte de « s’y soumettre aveuglément en sacrifiant les droits des salariés ». « Il y a une alternative à ces deux conservatismes : la réforme, fidèle aux valeurs de progrès ; la réforme exigeante, audacieuse, fondamentalement émancipatrice et protectrice », écrit le premier ministre dans une rhétorique toute « hollandaise ». Jusqu’à présent, M. Valls était en phase avec l’opinion, surtout quand il empruntait le terrain sécuritaire. Mais, depuis plusieurs mois, il est confronté à une baisse continue de sa popularité dans les sondages, due en grande partie au manque de résultats de sa politi- Le volume 2 Une collection NIETZSCHE Présentée par Jean Birnbaum, essayiste, directeur du « Monde des Livres ». 9 € ,99 SEULEMENT! visuel non contractuel RCS B 533 671 095 M oi je me fous de savoir si c’est un recul ou si mon image est écornée », a lancé Manuel Valls, mardi 15 mars, devant le groupe socialiste réuni à l’Assemblée nationale. Au lendemain du « nouveau départ » de la réforme du travail et avec la présentation d’un texte qui enterre ses points les plus répulsifs pour la majorité et la CFDT, le premier ministre « assume » avoir fait un pas en arrière pour éviter « le blocage du pays ». Dimanche 13 mars, alors que le premier ministre apportait avec François Hollande les dernières touches au projet de loi gouvernemental, son entourage prenait les devants pour préparer les esprits. « Valls a changé », expliquait un de ses proches. Une manière de dire que le chef du gouvernement, connu pour son intransigeance, s’apprêtait à mettre un peu de souplesse dans son style. Lui qui, quelques semaines plus tôt, affirmait sur un ton sans équivoque qu’il était prêt à « aller jusqu’au bout » pour appliquer sa réforme, vante désormais les vertus du « dialogue » et explique qu’« il peut y avoir de l’audace sans rupture ». Même sur la question du terrorisme, il a affirmé, mer- que économique. Avec la « loi travail », il a dû s’atteler à son premier texte social d’envergure, lui qui n’avait fait jusqu’à présent que mettre en musique le pacte de responsabilité, dessiné début 2014 par le chef de l’Etat et l’ancien premier ministre Jean-Marc Ayrault. Or, la réforme du travail a été d’emblée mal accueillie par une majorité de Français. « Manuel a compris très vite que la réforme était extrêmement impopulaire. Il a compris qu’on ne peut pas construire contre le pays », explique un de ses soutiens. EN VENTE CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX AF_190x272_Nietzsche 16 ET 17 MARS.indd 1 www.CollectionPhiloLeMonde.fr 11/03/2016 16:16 10 | france 0123 VENDREDI 18 MARS 2016 R A D I C A L I S AT I O N A Orléans, le djihad pour tuer l’ennui Attirés par les combats, une douzaine de jeunes de la ville sont partis en Syrie, un phénomène d’une ampleur inédite dans un département semi-rural suite de la première page Jusque-là, ce dossier n’a pas fait de bruit. Il est allé s’empiler parmi les 238 qui embouteillent le pôle antiterroriste du tribunal de grande instance de Paris. Malgré lui, il pose la question de plus en plus préoccupante de l’origine des fantasmes guerriers qui poussent à partir au djihad quand on habite les airs sages de l’Orléanais ou les confins bourgeois des forêts solognotes. Neuf jeunes sont aujourd’hui mis en examen pour association de malfaiteurs en vue d’une entreprise terroriste dans ce dossier. Parmi eux, six ont été interpellés à leur retour de Syrie après y avoir passé entre trois et douze mois, deux pour des départs avortés, un dernier pour leur avoir apporté son soutien. Six autres sont toujours au combat et font l’objet de mandats d’arrêt. En leur absence, la rumeur a fait son chemin à Orléans, mais personne n’a rien dit. Seule une mère est venue signaler la disparition de sa fille. Les autres parents se sont murés dans le silence, préférant s’accrocher aux rares messages de leur fils sur l’application WhatsApp. A Orléans, le taux de chômage s’agrippe à la moyenne nationale (10 %). Rien à voir avec les 20 % de Lunel, cette commune paupérisée de l’Hérault brutalement sortie de l’anonymat en 2015. Une vingtaine de jeunes s’y sont volatilisés pour la Syrie depuis 2013. Huit y ont laissé la vie. Deux jeunes Orléanais ont d’ailleurs été visiblement aiguillés jusqu’en Syrie par un Lunellois, preuve que les réseaux djihadistes finissent par s’entremêler. Mais, à Orléans, pas de rôle particulièrement saillant d’un « recruteur » comme cela se voit dans certains dossiers. A peine les enquêteurs ont-ils trouvé la trace de quelques vidéos de propagande regardées sur Internet. « LA VIE D’ICI-BAS » Que s’est-il passé alors ? Est-ce la hantise de la « dunya » ? Ce terme, qui veut dire littéralement « inférieur » en arabe, désigne par extension dans le Coran « la vie d’ici-bas ». Dans les innombrables conversations téléphoniques de la bande d’Orléans qu’ont interceptées les policiers, le terme apparaît en filigrane. La « dunya » ou le symbole de la vie à fuir à tout prix. La « dunya » ou l’incarnation, à les entendre, de l’ennui absolu. Le djihad plutôt que la « dunya » ? L’histoire d’Orléans, c’est en tout cas la rencontre improbable entre la guerre en Syrie et la vie bien rangée. Un choc inattendu qui est l’un des fils conducteurs des discussions qu’ont entretenues par téléphone, pendant des mois, un jeune couple d’Orléanais avec leurs camarades partis au front. Jusqu’à son interpellation en novembre 2014, Yanis, 29 ans, formait avec sa compagne Inès (les prénoms ont été modifiés), 25 ans, un couple discret. Un tandem uni autour de leur fille de 2 ans et leur petite résidence proprette située à deux pas de la ligne du tramway. « T’es parti où en match là ? », s’enquiert Yanis, par exemple, ce jour de septembre, comme on viendrait aux nouvelles d’un vieil oncle. Inquiet d’être sur écoutes, il utilise le vocabulaire du football en espérant duper les oreilles indiscrètes. Les matchs, ce sont les combats. « (…) A la frontière de l’autre pays, juste à côté », décrit son correspondant en Syrie, volontairement allusif. – Ah d’accord… et c’était comment ? – (…) Je vois le drapeau d’ici… » Yanis est aujourd’hui soupçonné d’avoir largement outrepassé ces conversations métaphoriques en rendant divers services compromettants à ses amis. Par exemple, conduire à toute berzingue jusqu’à Vienne, en Autriche, pour ramener l’un d’entre eux voulant échapper aux contrôles. Partir en Tur- LES CLICHÉS AURAIENT VOLONTIERS IMAGINÉ CES JEUNES ABÎMÉS PAR LE CHÔMAGE, CAÏDS INFATIGABLES. MAIS ILS ÉTAIENT VENDEUR, VEILLEUR DE NUIT, EMPLOYÉ À LA SÉCURITÉ SOCIALE quie avec la grand-mère d’Inès dont la justice se demande si elle n’a pas servi d’alibi pour faire passer puces téléphoniques et pâtisseries orientales. Plus gênant – bien qu’il s’en défende : livrer armes et véhicules, comme certains de ses camarades sont allés jusqu’à le lui demander. Lors de ses conversations de canapé, la violence de la guerre débarque parfois sans prévenir. « J’te dis que j’suis dans une tranchée, comme dans la seconde guerre mondiale !, hurle dans le combiné ce jour-là l’interlocuteur de Yanis depuis la Syrie. – Hé hé hé, trop bête ! hé hé hé… T’es un barbu ? Tu fais partie des barbus ?, titille Yanis, désarçonnant de décontraction. – De quoi ? », tente de comprendre le combattant au front, qui n’a manifestement pas la tête à un jeu de mots avec les « poilus » de la première guerre mondiale. Certains observateurs voient dans l’affaire d’Orléans une sorte d’effet « capillarité ». La faute à cette petite heure de train Intercités qui suffit à rallier la banlieue parisienne à Dans le Loiret, cellule de suivi et sensibilisation contre la radicalisation l’augmentation constante des signalements concernant des individus radicalisés est prise très au sérieux dans le Loiret. Le nombre officiel de personnes signalées est compris entre 100 et 200 depuis le printemps 2014, ce qui place le département dans le haut de la moyenne française et de loin en tête dans la région Centre. Depuis décembre 2014, une « cellule de suivi » des dossiers signalés a été mise en place à la préfecture. Ce dispositif existe désormais dans tous les départements de France. Dans le Loiret, il réunit des représentants des forces de sécurité, la mairie, le conseil départemental et l’éducation nationale. Deux employés travaillent à temps plein sur le sujet. Grâce à un financement du comité interministériel de prévention de la délinquance, une association est conventionnée depuis fin 2015 pour faire de l’accompagnement social auprès de familles touchées par la radicalisation. Sept sont aujourd’hui prises en charge, ainsi que trois foyers monoparen- taux. La radicalisation concerne cinq jeunes filles de plus de 18 ans et deux garçons de 14 et 21 ans. Seuls trois ont toutefois accepté pour l’heure d’être suivis. Un travail de sensibilisation des employés des collectivités locales et des maires – notamment ruraux – a, par ailleurs, été engagé en 2015. Le but : leur donner des « clés » pour repérer les indices de radicalisation sans verser dans la stigmatisation, explique-t-on à la préfecture du Loiret. Initiatives sociales Depuis l’instauration de l’état d’urgence, le 14 novembre, 73 perquisitions administratives ont été menées dans le département et seize individus sont assignés à résidence. L’une de ces assignations a été annulée par le Conseil d’Etat. Une poignée d’interdictions de sortie du territoire pour des mineurs soupçonnés de vouloir se rendre en Syrie ont aussi été prises. Pour arrondir les angles, la préfecture dit faire son maximum pour rester en lien avec la tren- taine d’associations musulmanes du département (dix-sept lieux de culte à Orléans). La Ville d’Orléans prend elle aussi en compte le phénomène, mais le député et maire Olivier Carré (LR) tempère : « Vu l’étendue du phénomène, il serait anormal que nous n’ayons pas ce genre d’individus, mais ils restent des cas isolés. » Les 107 policiers municipaux ont l’œil en tout cas. Les deux jeunes interpellés, les 15 et 16 décembre 2015, soupçonnés de vouloir attaquer des cibles militaires « avaient fait l’objet d’un signalement de la police municipale », assure l’adjoint à la sécurité Florent Montillot. Diverses initiatives plus sociales sont aussi en préparation. Notamment un partenariat avec la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme. Objectif : rendre les éducateurs de quartiers plus vigilants vis-à-vis de la banalisation de l’antisémitisme en organisant des visites au Musée mémorial des enfants du Vél’d’Hiv. p é. v. l’ancien fief capétien. Les services de renseignement ont constaté, désemparés, les diverses visites de courtoisie de jeunes salafistes franciliens à leurs « frères » de province. Plusieurs tentatives de déstabilisation de mosquées ont failli aboutir. Le département compte même désormais sa poignée de djihadistes anonymes, tués dans cette guerre lointaine pour le « califat ». « LES KOUFFARS, CE N’EST PAS GRAVE » Les profils du groupe d’Orléans sont aussi singuliers que leur origine géographique. Des hommes relativement diplômés et sans casier judiciaire, reflets des mille et uns visages de la radicalisation. Dans la valise de l’un d’entre eux, Hakim, ex-étudiant en licence de mathématiques, les enquêteurs ont retrouvé gribouillée sur un calepin, l’architecture sophistiquée de toute une logistique pour améliorer les rotations des combattants, mal fichues à son goût. « C’était le bazar (…), donc j’ai proposé à l’émir cette organisation. (…) Il était super-content que la proposition vienne de nous », leur a-t-il expliqué. En Syrie, la bande d’Orléans s’était affublée des traditionnels surnoms musulmans : Abou Youssouf, Abou Khalid, Abou Bilel, Abou Aymen… Mais dans leur appartement de centre-ville ou à la fenêtre de leur HLM sans histoire, ils répondaient aux prénoms de Rémi, Moussa, Sadio, Romuald, ClémentVictor, Jean-Marc, ou Alexandre. Les clichés les auraient volontiers imaginés abîmés par le chômage, caïds infatigables. Mais ils étaient vendeur, veilleur de nuit, employé à la Sécurité sociale. Leurs amitiés ne se sont pas forgées dans les quartiers ghettoïsés d’Orléans. Plutôt au collège, au lycée, ou autour de la sociabilité discrète d’une salle de prière située à moins de 800 mètres de la grande cathédrale Sainte-Croix, la mosquée des Carmes. Comme si six cents ans après, Jeanne d’Arc et autant d’années de commémoration de son héroïsme guerrier avaient transmis le goût de l’engagement combattant à leur génération. Les conversations d’Inès, la compagne de Yanis, montrent son désarroi face au décalage entre la guerre romantique qu’elle sem- france | 11 0123 VENDREDI 18 MARS 2016 Un caïd marseillais indemnisé pour détention provisoire abusive Pour éviter une condamnation par la CEDH, l’Etat va payer 7 200 euros à un prévenu incarcéré depuis plus de cinq ans sans procès La radicalisation gagne du terrain marseille - correspondant L’Ile-de-France, les Alpes-Maritimes et le Nord sont en tête des signalements P lus aucune région de France n’est aujourd’hui épargnée par les affaires de terrorisme. Au tribunal de grande instance de Paris, qui centralise la gestion de ces dossiers, on recense désormais 238 procédures ouvertes (120 enquêtes préliminaires et 118 informations judiciaires). Il n’existe pas de carte de France officielle des zones les plus concernées, mais on sait que cette répartition suit plus ou moins celle des signalements pour radicalisation. Depuis mi-2014, ceux-ci font l’objet d’une comptabilité publique par départements. Signalements pour radicalisation Les zones les plus touchées par la radicalisation sont aujourd’hui l’Ile-de-France, le Nord, les Alpes-Maritimes, ainsi que les agglomérations lyonnaise et toulousaine. On compte dans ces zones plus de 200 personnes « signalées » par département depuis mi2014. En seconde position, viennent la ceinture méditerranéenne, une bonne part des départements frontaliers de l’Est, ainsi que Bordeaux et Clermont-Ferrand (entre 100 et 200 individus signalés). Une zone grise autour de ces points chauds (avec 50 à 100 personnes signalées) grignote doucement l’intérieur du territoire. Tout le reste de l’Hexagone se situe en dessous de 50 signalements. Candidats au djihad Les régions d’origine de ces individus sont très diverses. Il n’en existe pas de carte officielle, mais elle se superpose globalement avec celle des signalements pour radicalisation. Selon les derniers chiffres du ministère de l’intérieur, il y a désormais 606 Français engagés dans les rangs djihadistes en Syrie et en Irak. Parmi eux, on compte 223 femmes et 18 mineurs combattants. La Place Beauvau a, par ailleurs, recensé 784 individus qui ont été tentés par l’expérience du djihad mais n’ont pas sauté le pas. 233 autres seraient en route pour le Proche-Orient ou en train de revenir des zones de combats. 167 Français sont présumés morts sur place. Parmi les combattants, on compte 30 % de converties chez les femmes, 23 % chez les hommes. Education nationale Comme d’autres corps de la fonction publique, le personnel enseignant est désormais appelé à effectuer des signalements d’élèves dont le comportement lui paraîtrait témoigner d’un risque de radicalisation islamiste. Depuis la mise en place du dispositif en 2014, 1 474 signalements ont été faits. Un chiffre en accélération depuis la rentrée de septembre 2015 : 617 cas ont été recensés jusqu’en février contre 857 sur toute la période 2014-2015. Une augmentation en partie liée à la levée des réticences du corps enseignant. p J eudi 17 mars, à l’issue d’une brève comparution devant la cour d’assises des Bouchesdu-Rhône, François Bengler devrait voir sa détention provisoire prolongée de six mois. Cela fait pourtant déjà cinq ans et trois mois que cet homme de 35 ans, considéré comme un des principaux responsables des règlements de comptes à Marseille, est incarcéré dans l’attente de son procès. Une durée considérée comme excessive même par l’Etat français, qui a proposé au prévenu une indemnisation de 7 200 euros pour éviter qu’il n’intente un recours devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). Aux yeux des enquêteurs chargés d’élucider les règlements de comptes à Marseille, François Bengler, 35 ans, passe pour être le chef de la bande des « Gitans » dont le conflit avec celle des « Blacks » a fait quinze morts depuis 2008. François Bengler, son frère Nicolas et quatre de leurs « lieutenants » devaient faire une brève apparition, jeudi 17 mars, devant la cour d’assises des Bouches-du-Rhône. A la demande d’avocats de la défense, le procès devait être renvoyé, vraisemblablement à l’automne. Il s’agit de juger les accusés pour la séquestration violente, dans une villa d’Aix-en-Provence, du frère d’un buraliste, enlevé le 8 décembre 2010 dans une cité marseillaise, en vue d’obtenir une rançon de 1 million d’euros ou une tonne de résine de cannabis et l’exécution, un mois plus tôt, d’un adolescent de 16 ans, assis dans le fauteuil de dealer de la cité L’instruction s’est éternisée en raison de pourvois en cassation et d’un supplément d’information intervenu alors que l’enquête était bouclée du Clos La Rose. Un enfant de 11 ans avait été blessé par une balle de kalachnikov, et des automobilistes avaient été pris pour cible durant la fuite des auteurs. Interpellé en flagrant délit, le 14 décembre 2010, François Bengler avait d’emblée reconnu l’enlèvement du frère du commerçant. Mais l’instruction s’est éternisée, en raison d’appels, de pourvois en cassation mais surtout d’un supplément d’information intervenu au printemps 2013, alors que l’enquête était bouclée. Au point que le détenu a déposé, en mars 2015, une requête devant la CEDH pour faire condamner la France pour la violation du droit garanti à toute personne détenue d’être jugée dans un délai raisonnable. Capitulation L’Etat a proposé un arrangement amiable, que le caïd a refusé. Face à ce refus de toute transaction, le gouvernement a demandé à la Cour européenne d’homologuer une « déclaration unilatérale », un acte par lequel il reconnaît que « la durée de détention subie a été excessive au regard des exigences du délai raisonnable » et T ER R OR IS ME ÉD U C AT I ON D’après une note de la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), l’Armée de Mohamed a participé à des combats particulièrement durs sur le terrain : notamment lors d’une offensive menée conjointement avec l’organisation Etat islamique dans le nord d’Alep en juillet 2013 ou dans la région d’Homs quelques mois plus tard. « Ça a tapé proche (…), on va dire à 500 mètres derrière tu vois !, détaille ainsi un jour au téléphone l’un des Orléanais en Syrie, en ligne avec Yanis. – Putain une grosse ? (…) Ça a fait des dégâts ?, interroge le jeune père de famille tout en prenant sa fille dans ses bras. – Ça a détruit des trucs dans les environs (…). Le machin, il est au-dessus de nous tu vois. (…) Je vois les flammes (…), il s’approche et après on entend un bruit de plus en plus comme s’il tombait sur nous. » Un seul Orléanais, âgé de 20 ans, ancien étudiant en horticulture, converti à 15 ans, a fini par admettre, devant les enquêteurs, avoir pris part à ces combats. Un témoignage rare alors que la plupart des mis en cause préfèrent jurer qu’ils n’ont fait que des « ribats » (« tours de garde »). « Je me suis rendu dans le sous-sol d’une usine. (…) Il y avait tellement de volontaires qu’il y a eu un tirage au sort, a-t-il détaillé. J’ai été tiré au sort. La nuit tombée, l’opération a été lancée. J’étais équipé de ma kalachnikov. (…) Quand on a vu que les premiers se faisaient tuer, on a battu en retraite. (…) J’ai ressenti beaucoup d’adrénaline, de la peur. » Quatre personnes fichées « S » ont été interpellées, mercredi 16 mars, en région parisienne dans le cadre d’une enquête pour « projet d’actions violentes » en France ouverte par le parquet de Paris le 17 février. Le principal suspect a déjà été condamné, en mars 2014, à quatre ans de prison ferme pour avoir voulu aller faire le djihad en Syrie. Il avait été libéré en octobre 2015 puis assigné à résidence dans le cadre de l’état d’urgence. – (AFP.) Plusieurs lycées étaient bloqués, jeudi 17 mars, jour de la manifestation organisée par des syndicats étudiants et lycéens opposés au projet de loi travail. Dans la matinée l’UNL faisait état de 15 lycées blo- DES FUSILS DANS DES JARDINIÈRES Le jeune homme a finalement été interpellé chez lui, début novembre 2015, alors qu’il était rentré en France depuis un an après un simple « débriefing » avec la DGSI. Il avait entamé une reconversion dans la plomberie. « Appartement très bien rangé et bien meublé », ont noté les policiers, comme surpris en découvrant le petit F3 où il logeait avec sa mère. Un logement situé à deux pas d’une promenade agréable sur les berges de la Loire, pas très loin d’une placette de village et ses vieilles pierres. Est-ce l’âpreté de la vie en Syrie qui l’a, comme les autres, officiellement incité à revenir ? Ou bien des projets cachés plus macabres ? « Si tu dois rentrer, tu sais ce que tu as à faire pour avoir les récompenses, tu vois ? », explique un jour au téléphone, dans une conversation sujette à diverses interprétations, le mari d’Inès, à Moussa, 22 ans, las des combats et de son célibat. En apparence, les profils des neuf Orléanais mis en examen ne sont pas les plus inquiétants. Mais à l’automne 2015, les enquêteurs ont mené une perquisition chez l’un d’eux où ils ont découvert fusils, talkies-walkies et caméscope. Tout un attirail dont la finalité n’a jamais vraiment été élucidée et qu’il avait pris soin de dissimuler, sous la terre, au fond de ses jardinières. p élise vincent Des lycées bloqués contre la loi El Khomri Abdelkader Merah, le frère de Mohamed, renvoyé aux assises INSTITUT DE FRANCE Presque quatre ans jour pour jour après les tueries de Mohamed Merah, à Toulouse et à Montauban, qui ont causé la mort de sept personnes, son grand frère Abdelkader, 33 ans, est renvoyé devant la cour d’assises spéciales pour complicité d’assassinats terroristes. Les juges ont aussi renvoyé Fettah Malki, un délinquant toulousain soupçonné d’avoir fourni un pistolet-mitrailleur et un gilet pare-balles au tueur. – (AFP.) POLIT IQU E Jean Lassalle, candidat à la présidentielle Jean Lassalle, 60 ans, député (MoDem) des Pyrénées-Atlantiques, a annoncé au quotidien La République daté de jeudi 17 mars qu’il était candidat à l’élection présidentielle de 2017. L’élu, qui s’est « mis en congé volontaire » du MoDem sur fond de désaccord avec François Bayrou, ne participera pas à la primaire de la droite. – (AFP.) qués à Paris et une trentaine « perturbés ». La FIDL, autre organisation lycéenne, comptabilisait une « soixantaine de lycées bloqués ou perturbés » dans la capitale. Des blocages ont également été constatés à Marseille, à Caen, à Nantes, à Bordeaux, à Grenoble, à Lyon ou encore à Chambéry. MUSÉE JACQUEMART ANDRÉ Claude Monet, Petit-Ailly, Varengeville, plein soleil, 1897, Le Havre Musée d’Art moderne André Malraux © MuMa Le Havre / Charles Maslard 2016 « ÇA A TAPÉ PROCHE » luc leroux mattea battaglia et élise vincent Quatre personnes interpellées à Paris ble s’être imaginée, et les informations télévisées qu’elle suit assidûment : « A la télé, tu vois, ils montrent les décapitations qu’ils font (…), ils montrent genre le peuple irakien, les Kurdes, etc. en train de fuir (…), des esclaves, des machins et tout…, s’épanchet-elle un jour auprès de l’un des membres de la bande en Syrie. – Oui mais les kouffars [infidèles], ce n’est pas grave, c’est bien tu vois. Le problème c’est que eux, ils font ça avec les musulmans, lui répond le djihadiste. – Aux infos ils ont dit que Barack Obama allait taper la Syrie aussi !, s’alarme-t-elle une autre fois. – Dis-lui qu’on l’attend, tête de mort ! », lui répond en rigolant son jeune interlocuteur. Avec le bouche-à-oreille, toute la bande d’Orléans s’est en tout cas retrouvée, entre 2012 et 2015, à différentes dates de séjour, à veiller ensemble en Syrie. Dans le même groupuscule proche d’Al-Qaida au nom prophétique : l’Armée de Mohammed. A ses heures de gloire, le groupe a compté jusqu’à 400 combattants. Leur chef était un vieil Egyptien du nom d’Abou Obeida. Leur ennemi : Bachar Al-Assad. Leur étendard : la profession de foi de l’islam inscrite en lettres blanches sur un grand carré de toile noire, avec pour particularité, un grand sabre en travers. qu’il a « porté atteinte aux droits garantis [à François Bengler] ». Une indemnisation de 7 200 euros sera versée dans un délai de trois mois. La somme est nette d’impôt, va jusqu’à préciser l’engagement, et « le paiement vaudra règlement définitif de la cause ». La CEDH a entériné, le 25 février, ce règlement à l’amiable « unilatéral ». Disposant déjà d’une jurisprudence « claire et abondante en la matière », les juges européens ont estimé que poursuivre l’examen de la requête ne se justifiait plus. L’indemnisation proposée par la France est conforme aux montants alloués dans des affaires similaires. « La violation du délai raisonnable est tellement éclatante que le gouvernement a immédiatement proposé une indemnisation pour éviter une nouvelle mention sur le “casier judiciaire européen” de la France », estime Me Luc Febbraro, l’un des défenseurs de François Bengler. Ce calcul du gouvernement, perçu comme une capitulation, fait grincer quelques dents dans les milieux judiciaires, selon lesquels des arguments juridiques auraient pu être opposés pour justifier devant la CEDH la longueur de cette détention provisoire. Les deux dossiers ont notamment été regroupés en juillet 2015 pour être jugés dans un seul procès avec le trafic de stupéfiants pour même mobile. « Cela donne une autre dimension de gravité à ces faits commis en bande organisée, à même de justifier les délais de la détention provisoire », glisse-t-on au palais de justice d’Aix-en-Provence. p www.musee-jacquemart-andre.com #AtelierNormandie 12 | enquête 0123 VENDREDI 18 MARS 2016 « Saint-Vladimir » sur Seine Samedi 19 mars sera hissé le premier des cinq bulbes de la Sainte-Trinité, future cathédrale orthodoxe de Paris, quai Branly. Une saga géopolitique et architecturale qui aura duré des années jean-jacques larrochelle et benoît vitkine L es chiffres donnent le vertige et la mesure de l’opération qui doit se dérouler, samedi 19 mars, sur les berges de la Seine. Ce jour-là, à 37 mètres du sol, hauteur maximale autorisée par les règles d’urbanisme, sera hissé le premier des cinq bulbes de la future cathédrale orthodoxe de Paris : 8 tonnes, 12 mètres de haut pour 11 de diamètre. Avant l’inauguration de l’édifice, prévue pour le mois d’octobre, la pose de ce mastodonte doré, fabriqué par l’entreprise bretonne Multiplast, agit comme un rappel : au terme d’une saga de plusieurs années où la controverse architecturale se mêle à la géopolitique, la cathédrale de la Sainte-Trinité, à une encablure de la tour Eiffel, s’ancre dans la réalité. Là, sur un territoire de 8 400 m2 occupé auparavant par Météo France, le « centre spirituel et culturel orthodoxe russe » abritera, outre l’église, une école bilingue, une maison paroissiale et un centre culturel. Au pied des hautes palissades et des engins de chantier de Bouygues, une poignée d’officiels doivent assister à la manœuvre et à la bénédiction qui l’accompagne. Côté français, le secrétaire d’Etat chargé des relations avec le Parlement, Jean-Marie Le Guen. Côté russe, l’ambassadeur Alexandre Orlov et l’évêque Nestor, futur maître des lieux. Et surtout le vice-premier ministre russe, Sergueï Prikhodko, et le directeur général des affaires de l’administration présidentielle, Alexandre Kolpakov. La présence de ces responsables est un signe fort. Depuis le début du projet, le Kremlin s’est impliqué sans compter pour obtenir « sa » cathédrale. L’argent, d’abord : 170 millions d’euros au total, payés par l’Etat russe. Mais c’est surtout l’implication politique qui a permis de venir à bout des obstacles. L’histoire présentée par la partie russe veut que l’idée d’une nouvelle église parisienne soit venue au patriarche Alexis II (mort en 2008) lors de sa visite en France à l’automne 2007, la première d’un chef de l’Eglise russe depuis le schisme de 1054. Le projet a été « bien accueilli » par le président français d’alors, Nicolas Sarkozy, selon l’évêque Nestor, plus haut représentant en France du patriarcat de Moscou. M. Sarkozy, qui avait affiché des positions très dures vis-à-vis de la Russie durant la campagne présidentielle, ne tarde pas à se transformer en soutien inconditionnel. « Le projet était suivi exclusivement par l’Elysée, se souvient un diplomate français. On sentait chez le président une envie très forte de satisfaire les Russes. » Jean de Boishue, à l’époque conseiller du premier ministre, François Fillon, autre russophile convaincu, renchérit : « C’était de la Realpolitik, la même qui a poussé la France à conclure, après la guerre en Géorgie, la vente de navires Mistral. Beaucoup de gens étaient pour, notamment à droite et dans les milieux d’affaires. » Le dossier revient dès lors de façon récurrente dans les relations entre le Kremlin et l’Elysée. A Moscou, un proche de Vladimir Poutine, Vladimir Kojine, directeur des affaires économiques de l’administration présidentielle, est chargé de le superviser. La partie russe s’appuie aussi sur un certain nombre de relais et de lobbyistes à Paris, comme la société ESL & Network ou le prince Alexandre Troubetzkoï, qui siégera plus tard au côté de Jean de Boishue dans le jury du concours architectural. Ces relais, mais surtout le soutien de l’Elysée, sont essentiels pour décrocher le terrain du quai Branly, également convoité par l’Arabie saoudite et le Canada. L’affaire est conclue début 2010, après la mise en adjudication par France Domaine. Comment expliquer l’empressement des Russes ? Bien sûr, l’exiguïté de l’actuelle église des Trois-SaintsDocteurs, un ancien garage situé rue Pétel, dans le 15e arrondissement de Paris, a joué. Mais surtout une volonté d’affichage. « Cet ensemble de bâtiments doit être le symbole de la proximité historique, culturelle et spirituelle entre nos deux peuples », explique l’ambassadeur russe à Paris, Alexandre Orlov, qui insiste sur le caractère « multifonctionnel » des lieux, et notamment sur son école, qui doit accueillir 150 élèves. L’évêque Nestor lui-même évoque un projet « avant tout culturel ». Mais ce n’est évidemment pas la seule raison. « La “sainte Russie” a toujours été utilisée comme un outil d’influence à l’étranger, rappelle le philosophe Michel Eltchaninoff, auteur de Dans la tête de Vladimir Poutine (Actes Sud, 2015). C’est un message de séduction et de puissance. Celui d’un Etat qui ne craint pas d’afficher son attachement à ses racines chrétiennes, dans la capitale d’un Etat laïque et jugé affaibli par son multiculturalisme et son amnésie spirituelle. » Le projet du quai Branly fait aussi écho à une bataille discrète mais acharnée qui s’est engagée en France au milieu des années 2000 : celle du contrôle des lieux de culte de l’émigration russe. Plusieurs églises historiquement placées sous la juridiction du patriarcat de Constantinople, auquel se sont rattachés les descendants des Russes blancs, sont revenues dans le giron du patriarcat de Moscou, soit par la grâce de prêtres qui y étaient favorables, soit par voie juridique. Ainsi de la cathédrale orthodoxe de Nice, dont le cimetière fait à son tour l’objet d’âpres batailles foncières. A Paris, son offensive pour mettre la main sur la cathédrale de la rue Daru s’est, elle, heurtée à l’opposition d’une partie des fidèles. Selon Michel Eltchaninoff, la décision de bâtir une nouvelle cathédrale est aussi une réponse à ce « demi-échec ». 444 ARCHITECTES RÉPONDENT À L’APPEL « La présidence française a été naïve ou légère, juge le diplomate qui a suivi le dossier. L’idée d’une nouvelle église n’avait rien d’absurde, mais personne n’a voulu voir les arrière-pensées politiques des Russes avant d’accorder un blanc-seing à ce qui va nécessairement devenir un emblème de la puissance russe retrouvée et un symbole de Paris. » Sur un autre sujet, plus surprenant, la partie française a en revanche fait preuve d’une vigilance extrême. La Direction centrale de la sécurité intérieure (DCRI) et la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) ont alerté, dès 2011, leurs ministères de tutelle sur l’éventuelle mise en place par les Russes d’un dispositif d’interception d’ondes électromagnétiques. Leur crainte : le site du quai Branly voisine avec les logements du secrétaire général de la présidence de la République, du conseiller diplomatique du président ou encore de son chef d’Etat major particulier. Les services de renseignement ont suggéré que des systèmes de brouillage soient déployés sur cette zone afin de préserver le secret des communications. Selon nos informations, les demandes de la DCRI et de la DGSE ont reçu des réponses favorables. Ces obstacles balayés, la route semble dégagée pour l’église, que Frédéric Mitterrand, à l’époque ministre de la culture, surnomme « C’ÉTAIT DE LA REALPOLITIK, LA MÊME QUI A POUSSÉ LA FRANCE À CONCLURE, APRÈS LA GUERRE EN GÉORGIE, LA VENTE DE NAVIRES MISTRAL » JEAN DE BOISHUE, à l’époque conseiller du premier ministre, François Fillon ironiquement « Saint-Vladimir ». C’est alors que s’ouvre un nouveau chapitre de la saga de la cathédrale, architectural celui-là. Entre l’hôtel des Invalides et la tour Eiffel, l’édifice est implanté dans un périmètre classé par l’Unesco. Nul doute qu’il deviendra l’une des curiosités locales. Il faut agir avec subtilité. Six mois après avoir acquis la parcelle, la Russie lance un concours pour la réalisation du projet. Le cahier des charges stipule que l’édifice religieux ne doit être « ni caricatural ni délibérément non contemporain » et respecter les canons d’« une église orthodoxe, avec de une à cinq coupoles visibles depuis la Seine et sa rive droite ». Pas moins de 444 architectes répondent à l’appel. Dix sont sélectionnés, parmi lesquels les Français Jean-Michel Wilmotte, Frédéric Borel et Rudy Ricciotti. Le jury mêle représentants de l’Eglise et de l’Etat russes, ainsi que des personnalités issues du gouvernement français, de la Ville de Paris et du monde de l’architecture et de l’urbanisme. Dont SOS Paris, une association souvent prompte à malmener les projets contemporains au cœur de la capitale, comme celui de la Samaritaine voulu par Bernard Arnault (LVMH). Le jury rend son verdict en mars 2011. Il désigne le projet de l’Espagnol d’origine russe Manuel Nuñez Yanowsky : une église de facture classique recouverte d’une immense canopée de verre représentant « le voile de la mère de Dieu ». La canopée ne verra pas le jour. Peu avant l’élection présidentielle de 2012, Bertrand Delanoë, maire socialiste de Paris, manifeste sa « très nette opposition » au projet et affirme que « son architecture de pastiche relève d’une ostentation tout à fait inadaptée au site ». L’offensive est frontale, et elle paie. Le 28 septembre, deux « avis défavorables » tombent simultanément : celui de l’architecte des bâtiments de France et celui de la Direction régionale des affaires culturelles. Le 26 mars 2013, la partie russe, soucieuse depuis l’origine de « marcher dans les clous », comme le dit une source française, résilie le contrat de maîtrise d’œuvre. Les Russes se rallient à une solution de compromis : arrivé deuxième du concours, Jean-Michel Wilmotte, bon connais- seur de la Russie, revêt le costume de l’homme providentiel. Entre-temps, François Hollande a succédé à Nicolas Sarkozy. Dès 2013, le président assure à Vladimir Poutine que le projet avancera désormais sans accrocs. Un groupe de travail est mis en place, codirigé par M. Kojine et Nicolas Revel, secrétaire général adjoint de l’Elysée. Il se réunira au moins trois fois, le temps d’aplanir les dernières difficultés. DEMANDE D’ARRÊT DES TRAVAUX Jean-Michel Wilmotte, lui, a compris le message. « Il s’agit, insiste l’architecte, d’une église orthodoxe à Paris et non pas à Saint-Pétersbourg. On a voulu la “parisianiser”. » On y retrouve, dans d’inattendus plissements, la pierre Massangis de Bourgogne, celle utilisée pour le Trocadéro ou le socle de la tour Eiffel. M. Wilmotte parle d’un « bâtiment monolithique et très calme » qui fait référence à l’austère cathédrale de la Dormition, chef-d’œuvre de la période moscovite primitive. Celle où, traditionnellement, on couronnait les tsars. Côté russe comme français, on salue « une solution de sagesse qui satisfait tout le monde ». La saga de la cathédrale du quai Branly peut donc s’achever dans l’harmonie ? Pas tout à fait. Une autre hypothèque, judiciaire celle-là, plane encore sur le projet. En juin 2015, le terrain a été « gelé » par la justice française dans le cadre des suites de l’affaire Ioukos, du nom du géant pétrolier russe démantelé après l’envoi en prison de son dirigeant Mikhaïl Khodorkovski. Dans ce dossier, la Russie a été condamnée par la cour d’arbitrage de La Haye à verser 45 milliards d’euros aux anciens actionnaires majoritaires du groupe. Devant le refus de Moscou de payer, ils ont obtenu le gel d’avoirs russes dans plusieurs pays. Les actionnaires de Ioukos demandent désormais que les travaux de construction soient stoppés. Une audience doit se tenir devant le juge d’exécution de Paris, le 17 mars. Pas de quoi affoler la partie russe. Le terrain du quai Branly doit aussi abriter les services culturels de l’ambassade. Et serait donc couvert par l’immunité diplomatique. p CULTURE « Genet reste réellement dérangeant » 0123 VENDREDI 18 MARS 2016 | 13 Arthur Nauzyciel présente au Théâtre de la Colline une version de « Splendid’s » d’une beauté vénéneuse Entre la veille et le sommeil Le jeune homme s’est mis à lire l’écrivain-voyou, à travers ses œuvres romanesques : Le Journal du voleur, Pompes funèbres, Querelle de Brest… Son théâtre est venu après, et Arthur Nauzyciel a un peu oublié Genet. Qui est revenu par un autre biais, quand le metteur en scène a souhaité retravailler avec les formidables comédiens américains qui jouaient dans son Jules César, en 2008. « Je ne me sens pas toujours proche de son théâtre, alors que l’écriture qu’il déploie dans Miracle de la rose ou dans Le Journal du voleur me fascine littéralement. Or Splendid’s est un accès à cette écriture-là : c’est une pièce très à part dans son théâtre, que Genet a d’ailleurs reniée, ou fait semblant de renier, la déchirant en un grand geste de “drama queen” [rires]. Genet l’a écrite, à la fin des années 1940, alors qu’il n’était pas encore dramaturge. Après, ses autres piè- Arthur Nauzyciel. ÉLISA HABERER POUR « LE MONDE » ces, pour moi, s’énoncent comme trop lourdement théâtrales, dans leur jeu de théâtre dans le théâtre. Alors que Splendid’s est entre la pièce et le poème : Genet s’y implique de manière très intime, il n’essaie pas de dénoncer, de prendre parti, de prendre la parole pour ceux qui ne l’ont pas, comme il le fera par la suite. Il parle de lui. » Rien d’étonnant à ce qu’Arthur Nauzyciel ait eu envie de monter ce texte-là, lui qui est toujours attiré par des auteurs se situant dans un entre-deux, entre la veille et le sommeil, le rêve et la réalité, le visible et l’invisible, les morts et les vivants. « Même si la pièce montre sept gangsters – et un policier qui les a rejoints – retranchés au septième étage d’un grand hôtel, le Splendid’s, elle n’a rien de réaliste. Genet ne raconte pas une histoire mais met en scène un rituel, il entremêle vie vécue et vie imaginaire. C’est vraiment un long poème à huit voix, qui ne renvoie pas à un réalisme cinématographique mais se situe dans un monde hors du monde, dans cet hôtel en suspension, dans ce temps suspendu entre la vie et la mort, comme des sortes de limbes. » Et pour cause : Splendid’s est l’adieu aux armes de Genet, la pièce qu’il a écrite en quittant le monde du crime et de la marge, avec le sentiment de la trahison éprouvé au moment de la grâce présidentielle dont il bénéficie en 1949, à la suite de l’intervention de Sartre et de Cocteau. « Il écrit vraiment du fond d’une solitude, d’un abandon. Dans Splendid’s, l’écriture s’élabore dans l’isolement et le secret de la cellule. Elle est un moyen de s’évader, au sens propre du terme, mais il y a aussi quelque chose de l’ordre de la transcendance : on va transformer la cellule glauque en hôtel de luxe, et les copains de prison en héros de films hollywoodiens… Et puis il y a cette puissance de l’imaginaire et « Tous les personnages dans cette pièce vivent une mutation. Qu’est-ce qui nous fait être ce que nous sommes ? » ARTHUR NAUZYCIEL metteur en scène du désir, qui trouve là une échappatoire. Dans l’isolement et le secret, on peut s’autoriser à penser et écrire des choses que l’on ne pourrait pas s’autoriser ailleurs, et c’est ainsi que Genet nous emmène dans ses “chambres secrètes”, en une plongée en soi où il se laisse aller à tout ce qui peut naître du désir, du sentiment d’abandon et de l’envie de faire revenir les morts que l’on a aimés. » C’est ce Genet de la fin des années 1940, un homme en crise, qui fera une tentative de suicide et arrêtera d’écrire pendant plusieurs années, avant de renaître grâce à sa rencontre avec Giacometti, qui touche au premier chef Arthur Nauzyciel. Il a ainsi choisi d’ouvrir son spectacle par la projection d’Un chant d’amour, seul film réalisé par l’auteur, en 1950, longtemps interdit, rarement projeté, et dont les images érotiques et carcérales ont guidé toute sa mise en scène. « Un niveau très intime » Avec les années, le théâtre de Genet s’est recouvert de clichés et de malentendus, qu’Arthur Nauzyciel a voulu décaper en se situant au plus près du texte de Splendid’s, même s’il est ici joué en anglais – ou plutôt dans une version bilingue, puisque le texte original est projeté sur les écrans de surtitrage, et que la voix de la radio est incarnée, en français, par celle de Jeanne Moreau. Et c’est ainsi qu’il retrouve un des thèmes essentiels de l’auteur des Bonnes : celui de l’identité. « Tous les personnages dans cette pièce vivent une mutation, constate le metteur en scène. Qu’est-ce qui nous fait être ce que nous sommes, qu’est-ce qui fait qu’on est un gangster ou un policier ? Cette identité est-elle formée par l’extérieur, par la société ? Genet pose la question à un niveau très intime, en creusant la manière dont on est défini par l’autre. C’est cela qui est très troublant dans la pièce, qui l’était dans les années 1940, et qui l’est redevenu aujourd’hui, tant Genet explose les grilles de lecture socioculturelles et psychologiques auxquelles nous sommes assignés aujourd’hui. » Ce que nous dit Genet dans tous ses textes, et singulièrement dans Splendid’s, c’est que nous sommes, profondément, des êtres métaphysiques et complexes, irréductibles à des projections réalistes. C’est en cela que, selon Arthur Nauzyciel, il reste un auteur « réellement dérangeant ». « Il y a quelque chose de désagréable chez Genet, qu’il faut assumer, tant il travaille à la charnière de la fascination et de la répulsion, dit-il. Mais c’est très sensible, en même temps. Ce qui pour moi est très émouvant dans son écriture, c’est qu’elle offre le sentiment d’une expérience du monde tellement profonde que le regard qui est porté sur elle ne peut jamais, en aucun cas, être conventionnel. C’est ce qui est si fascinant : rarement on a aussi bien énoncé des choses que l’on a tous en nous, que l’on éprouve, que l’on pressent, mais que l’on a du mal à nommer. Et que ce soit cet homme-là, qui n’est quasiment pas allé à l’école, qui a passé sa jeunesse en prison, qui se soit livré à cet effort-là – cette plongée en soi, cette honnêteté incroyable – pour énoncer des choses aussi importantes et aussi indicibles de manière aussi tranchante… je trouve que c’est bouleversant. » p fabienne darge Splendid’s, de Jean Genet. Mise en scène : Arthur Nauzyciel. Théâtre national de la Colline, 15, rue Malte-Brun, Paris-20e. Tél. : 01 44 62 52 52. Mardi à 19 h 30, du mercredi au samedi à 20 h 30, dimanche à 15 h 30, du 17 au 26 mars. De 14 € à 29 €. En anglais surtitré. Durée : 1 h 50. Puis au Théâtre-Vidy de Lausanne du 19 au 21 avril, et au Théâtre de Lorient les 27 et 28 avril. !# !" Théâtre de l’Europe 17 mars – 13 mai Odéon 6e PHÈDRE(S) WAjDi MOUAWAD / SARAH KANE / j.M. COETzEE KRzySzTOf WARliKOWSKi création THEATRE-ODEON.EU 01 44 85 40 40 #Phedres iSAbEllE HUPPERT AgATA bUzEK ANDRzEj CHyRA AlEx DESCAS gAël KAMiliNDi NORAH KRiEf ROSAlbA TORRES gUERRERO © Peter Lindbergh / Licence d’entrepreneur de spectacles 1064581 L THÉÂTRE e 14 janvier 2015, Arthur Nauzyciel créait sa mise en scène de Splendid’s, de Jean Genet, au Centre dramatique national d’Orléans. C’était quelques jours à peine après les attentats de Charlie Hebdo, de Montrouge et de la porte de Vincennes, et la soirée avait semblé étrange, presque surréelle. Etre enfermés dans un théâtre avec huit hommes ne quittant pas leurs mitraillettes renvoyait des échos troublants à l’actualité la plus immédiate, brouillant la réception du spectacle, alors même que la pièce n’a rien à voir avec la question du terrorisme. Aujourd’hui, Arthur Nauzyciel présente Splendid’s au Théâtre de la Colline, à Paris – un théâtre dont il prendra peut-être la tête dans quelques jours, avec un beau projet, puisqu’il fait partie des candidats au remplacement de Stéphane Braunschweig, parti en janvier diriger l’Odéon-Théâtre de l’Europe. Et Splendid’s peut être vu un peu plus sereinement pour ce qu’il est : un spectacle splendide, d’une beauté vénéneuse et rêveuse, qui ouvre les chambres les plus secrètes de l’auteur du Journal du voleur. Arthur Nauzyciel, pourtant, a fait un long détour pour (re)venir à Genet, qu’il a découvert à l’adolescence. Avec Les Paravents, dans la mise en scène de Patrice Chéreau, au Théâtre des Amandiers de Nanterre, en 1983. Et pour ce garçon de 16 ans, venu avec son lycée des Ulis (Essonne), ce fut un choc. Aujourd’hui, Arthur Nauzyciel a 49 ans, et il garde dans son portefeuille, comme une relique précieuse, son billet des Paravents. « Tout m’a marqué, dans ce spectacle, raconte le metteur en scène. Je ne saurais pas faire la part de ce qui était de Chéreau ou de Genet, mais ça a suscité chez moi un rapport au théâtre extrêmement fort. Il y avait quelque chose d’épique dans cette soirée. On y parlait de gens dont on ne parle pas souvent au théâtre : des prostituées, des Arabes… C’était très troublant. Et au même moment, j’ai eu un autre choc en voyant Querelle, le film de Fassbinder. Là aussi, je ne saurais dire si ce qui m’a le plus impressionné à l’époque c’était Genet ou Fassbinder, ou l’association des deux… » 14 | culture 0123 VENDREDI 18 MARS 2016 Natalie Dessay teinte « Passion » de noir abyssal Au Théâtre du Châtelet, Fanny Ardant met en scène avec sobriété le chef-d’œuvre de Stephen Sondheim COMÉDIE MUSICALE S tephen Sondheim (né en 1930) raconte, en plaisantant à moitié, que Passion (1994), la comédie musicale qui lui fut inspirée par le film Passion d’amour (1981), d’Ettore Scola, commence et s’achève par un orgasme : celui de Clara, la femme mariée que le beau militaire Giorgio fréquente hussardement à Milan, puis celui de Fosca, jeune femme malade et hystérique (au sens clinique que lui donnait le XIXe siècle) qui, dans la réunion fatale d’Eros et Thanatos, succombe de son premier et dernier plaisir de femme que lui donne le même Giorgio. Entre ces deux orgasmes, que la mise en scène de Fanny Ardant au Théâtre du Châtelet tait pudiquement, le librettiste James Lapine – qui s’est davantage inspiré du roman épistolaire Fosca (1869), d’Iginio Ugo Tarchetti, que de son adaptation au cinéma – a construit une arche d’une presque parfaite symétrie, avec en son centre une aria d’une beauté exceptionnelle, par laquelle Fosca fait basculer l’amour de Giorgio à son profit. Clara est belle ; Fosca est laide, sujette à des crises nerveuses et à une sourde et minante maladie. Son cousin, le colonel Ricci, qui commande la garnison du nord de l’Italie où Giorgio a été muté, veille sur elle. Fosca conçoit une passion immédiate pour le jeune militaire, aussi fasciné qu’effrayé par la jeune femme, qui le poursuit et le harcèle de manière inconsidérée tout en témoignant d’une ironique et intelligente distance avec ses débordements incontrôlables. Pressé d’aider la pauvre femme promise à la mort en lui faisant croire à l’amour, Giorgio finit par succomber à cette passion délétère et sublime. Il quitte Clara et Ryan Silverman (Captain Giorgio Bachetti) et Natalie Dessay (Fosca). THÉAT ̂ RE DU CHÂTELET/ MARIE-NOËLLE ROBERT se consacre aux derniers instants de Fosca. Pas vraiment un propos de comédie musicale que tout cela. Ce qui explique que ce chef-d’œuvre de Sondheim n’ait jamais été goûté par le public de Broadway : trop noir, trop « intellectuel », pas assez « mélodique ». Abstraction et simplicité Car, en effet, s’il contient parmi les plus belles pages de Sondheim, Passion n’est en rien un ensemble de chansons reliées par des dialogues parlés ; c’est plutôt « une longue chanson d’amour rhapsodique », comme l’a indiqué le compositeur, d’une rare puissance lyrique, interrompue par assez de dialogues pour que cela ne ressemble pas à un opéra. Toutefois, malgré son insistance à ne pas succomber à la tentation opératique, Sondheim a sûrement réussi là une guise contemporaine d’opéra – ou de mélodrame, si l’on préfère – populaire. On se demandait comment Natalie Dessay, soprano colorature, allait s’accommoder de la tessiture extrêmement grave de Fosca. Elle y parvient d’une manière stupéfiante, puisant on ne sait où des noirceurs abyssales, liant mieux que jamais son émission de poitrine et son émission de tête. Devenue actrice autant que chanteuse, Dessay est médusante dans ce rôle si difficile à doser exactement. Elle a souvent joué la folie sur scène : elle la réincarne encore une fois en se réinventant. Avec elle, un excellent et émou- vant Giorgio interprété par le Canadien Ryan Silverman, qui pratique un chant très « Broadway », mais suffisamment riche de timbre pour ne pas faire pâle figure au côté de Dessay. D’autant qu’un orchestre de 40 musiciens (un luxe selon les critères actuels de Broadway) les soutient en fosse – en l’occurrence l’excellent Orchestre philharmonique de Radio France. Avec les décors peints noirs, blancs et gris de Guillaume Durrieu, Fanny Ardant a choisi la voie de l’abstraction et de la simplicité plutôt que d’essayer de « meubler » le vaste plateau (trop vaste pour Passion, probalement) du Théâtre du Châtelet : des toiles (dans une manière post-Soulages) descendantes, coulissantes ; une table autour de laquelle dînent les L’entrée en « Grace » de Jeff Buckley Publication posthume d’une session solo du chanteur américain, enregistrée en 1993 L’ ROCK exhumation de maquettes précoces de Jeff Buckley, publiées sous le titre You and I, peut susciter de la méfiance, tant l’exploitation post mortem des enregistrements des légendes du rock déçoit souvent. Surtout quand le musicien concerné s’est éteint jeune et a peu produit, à l’instar de cet Américain, fils du chanteur et guitariste folk-jazz Tim Buckley (luimême disparu à 28 ans), mort noyé, le 29 mai 1997 à Memphis (Tennessee), à l’âge de 30 ans, après n’avoir publié de son vivant qu’un album, Grace, en 1994. Chef-d’œuvre au lyrisme exacerbé, rendu mythique par la disparition prématurée de son interprète, ce disque a marqué audelà de son époque. Pop star des années 2010, la chanteuse anglaise Adele ne confiait-elle pas récemment au Monde que Grace avait « déclenché [son] obsession pour les belles voix » ? « Voyages intérieurs » Si l’album posthume et inachevé Sketches for My Sweetheart the Drunk (1998) contenait de belles promesses, la multiplication des témoignages live et une compilation de fonds de tiroir, Songs to No One 1991-1992, finissaient par ne passionner que les fans. Enregistrées pendant trois jours de février 1993, dans un studio new-yorkais, les dix chansons de You and I feront pourtant frissonner au-delà du cercle des initiés. Essentiellement constitué de reprises, à l’exception d’une version primitive du titre Grace et d’une narration inédite (Dream of You and I), cet album saisit Jeff Buckley dans le dépouillement d’une session live pendant laquelle il ne s’accompagne que d’une guitare sèche ou électrique. Sans gommer les imperfections, cet enregistrement d’une pureté minimaliste témoigne d’un chanteur habité par ses interprétations, dont la voix fiévreuse, couvrant près de quatre octaves, est modulée tel un instrument. Producteur exécutif de cette session comme de tous les enregistrements de la courte carrière de Buckley, Steve Berkowitz rappelle le contexte de ce passage au Shelter Island studio. « Jeff avait signé chez Columbia un an avant, mais la maison de disques finissait par s’inquiéter de ne rien voir venir. J’ai alors proposé à Jeff de faire un tour en studio pour jouer ce qui lui passait par la tête et prendre ses marques. L’ingénieur du son, Steve Addabbo, a placé deux, trois micros et enregistré cela sur une cassette DAT. » Vieux routier de la production ayant côtoyé des légendes telles que Johnny Cash ou Bob Dylan, Berkowitz suivait depuis un moment l’éclosion de ce talent. « En 1990, un musicien du groupe Fishbone, avec lequel je travaillais, m’avait fait écouter des maquettes enregistrées avec son colocataire, un dénommé Jeff, dont la voix m’avait impres- Les dix chansons de « You and I » feront frissonner au-delà du cercle des initiés sionné. » Quelques mois plus tard, son ami le producteur Hal Willner organise un concert hommage à Tim Buckley, auquel participe le fils de celui-ci. « Il avait subjugué par sa voix et sa ressemblance physique avec son père », se souvient Steve Berkowitz. « Quelques semaines après, Hal m’a emmené le voir jouer dans un petit club de l’East Village, le Sin-é Café. Cela a été une révélation. » Une très large culture musicale Dans ce lieu à l’ambiance familiale où il se produit régulièrement (comme en témoignera son premier EP, Live at Sin-é, publié avant Grace), Jeff Buckley va petit à petit se construire un public, grâce à un répertoire surtout constitué de reprises prouvant l’étendue d’une culture musicale, à la fois héritage familial, bagage académique (le guitariste avait étudié au L.A. Musicians Institute) et fruit de ses propres passions. « Il pouvait jouer et comprendre toutes les musiques, insiste Berkowitz. De Schubert aux Bad Brains, du qawwali de Nusrat Fateh Ali Khan à Robert Johnson, Piaf ou Judy Garland. » Une diversité dont témoignait Grace, où, aux côtés de ses propres chansons, figuraient de magnifiques versions de Lilac Wine, popularisé par Nina Simone, de Corpus Christi Carol (For Boy), de Benjamin Britten, et de Hallelujah de Leonard Cohen, devenu son plus grand tube, plusieurs années après sa mort. Sa force ? « Sa capacité à s’approprier chacun de ces titres, d’en faire des voyages intérieurs dans lesquels il vous transportait », dit le producteur. Enregistrées à la volée, sans réelle concertation, les chansons de You and I – Everyday People, de Sly and the Family Stone, Calling You, enregistré par Jevetta Steele pour le film Bagdad Café, le blues traditionnel Poor Boy Long Way from Home… – reflètent cette contagieuse générosité, tout en permettant de décrypter une inspiration marquée par trois artistes dont il reprend ici des titres : Bob Dylan (Just Like a Woman), Led Zeppelin (Night Flight) et les Smiths (The Boy with the Thorn in his Side et une émouvante version de I Know It’s Over). Une petite session que Steve Berkowitz jugea libératrice. « Quelques semaines après, tout s’accéléra et finit par se mettre en place. » Pour le début d’une histoire qui aurait pu connaître « bien d’autres chapitres passionnants ». p stéphane davet You and I, de Jeff Buckley, 1 CD Columbia/Sony. gradés ; un lit qui ressemble à une pierre tombale (judicieux : le lit de l’amour sera celui de la mort). On pourrait se passer des traversées de jardin à cour par Clara, tractée sur un plateau mobile (une fois, ça va, deux fois, un peu moins, trois fois, plus du tout), et le spectacle gagnerait à simplifier la scène du cauchemar en ne gardant que le personnage de Fosca jeune avec ses ailes d’ange de la mort (très belle image quand celle-ci recule vers la coulisse). Très applaudi à la première, mercredi 16 mars, Passion clôture magnifiquement le cycle Sondheim du Châtelet qui aura présenté en première française scénique cinq chefs-d’œuvre du « génie de Broadway » dans des conditions artistiques admirables. On le doit à Jean-Luc Choplin, le directeur têtu et avisé des lieux. p renaud machart Passion, de Stephen Sondheim (paroles et musique) et James Lapine (livret). Avec Natalie Dessay (Fosca), Ryan Silverman (Captain Giorgio Bachetti), Erica Spyres (Clara), Shea Owens (Colonel Ricci), Karl Haynes (Docteur Tambourri), Orchestre philharmonique de Radio France, Andy Einhorn (direction), Fanny Ardant (mise en scène). Théâtre du Châtelet, Paris 1er. Durée : 1 h 45 sans entracte. De 16 € à 89 €. Les 18, 19, 22, 23 et 24 mars à 20 heures, le 20 mars à 16 heures. Diffusé sur France Musique le 23 avril à 19 heures. La musique contemporaine, un jeu d’enfants M eziane ! », appellent en chœur les deux fées (Françoise Thinat et Isabella Vasilotta) qui se sont penchées sur le piano façon berceau, dans le cadre du prestigieux Concours international d’Orléans consacré à la musique contemporaine. Meziane Idir, 11 ans, s’approche de l’instrument et, debout, commence à caresser les cordes d’une main, tout en dosant, du pied, leur résonance et leur intensité. Il plonge ses doigts dans la partie avancée de la table d’harmonie et en dégage quelques notes, heureux comme s’il avait trouvé des pépites. Des pépites sont à découvrir, ce lundi 14 mars, mais de l’autre côté du clavier… Ce sont les lauréats de la 6e édition du concours Brin d’herbe, appelés à se produire au Théâtre des Bouffes du Nord, à Paris, dans un programme varié et inédit pour des petites mains : solos, duos avec bande maAU THÉÂTRE DES gnétique ou percussion et intégraBOUFFES DU NORD, tions à une formation professionnelle (Court-Circuit). À PARIS, LE DÉFILÉ Après Meziane Idir, qui a ouvert le ban avec l’avant-gardiste Harpe éoDES ENFANTS SE lienne (1923), de l’Américain Henry DÉROULE DANS UNE Cowell, vient le tour de Tsiory Rako9 ans, dans un des JaDIMENSION FÉERIQUE tondratsima, tekok du Hongrois György Kurtag. Quel naturel, quelle immersion dans la musique ! Il est haut comme trois pommes et il a déjà tout compris : la magie (de l’art des sons) et le plaisir (du jeu). Celui d’Arielle Dragna, 12 ans, est aussi conçu par Kurtag. Le défilé des enfants se poursuit dans une dimension féerique. Rien à voir avec la sacro-sainte audition des « Classiques favoris ». Pas même des « Contemporains maudits », puisque les compositeurs au programme ont, souvent, bénéficié d’une commande pour le concours. Ainsi de Pierre Jodlowski qui, avec Typologie du regard n° 3, permet à Olivia McRae, une Britannique de 10 ans, de donner la réplique à une sorte de carillon surnaturel. Il faudrait citer chacun des treize jeunes pianistes. Pas pour miser sur leur avenir de concertiste et détecter le futur Wilhem Latchoumia ou la Florence Cioccolani de demain (deux lauréats d’envergure du concours « senior » d’Orléans), mais pour décrire leur manière incomparable de jouer non pas du mais au piano. Comme Ianina Gateau, 17 ans, qui gagne – tout sourire – un duel contre Xavier Casanova (percussionniste chevronné) dans le beau duo, Impacts, de Bruno Giner. p pierre gervasoni styles | 15 0123 VENDREDI 18 MARS 2016 Mido Chronometer Caliber 80 et Chronometer Caliber 80 Si. FOTOSTUDIO2 L TAG Heuer Carrera Heuer-02T. DR Tudor Heritage Black Bay Bronze. DR Frédérique Constant Perpetual Calendar Slimline Manufacture. DR HORLOGERIE e secteur de l’horlogerie de luxe a fini par se faire rattraper par le ralentissement économique mondial. Après avoir affiché une croissance solide entre 2009 et 2014, les exportations horlogères suisses ont commencé à reculer dès mars 2015. Le phénomène était attendu ; la seule question était de savoir quand il se produirait. Si la décroissance est modérée, elle est plutôt alarmante : certes, les marchés historiques, à l’instar du Japon, tirent leur épingle du jeu avec encore + 35 % en janvier ; mais, à l’inverse, les EtatsUnis reculent de 13 %. Facteur aggravant, le franc suisse s’est renchéri depuis janvier 2015 et a entraîné à la hausse les prix à l’export. Le premier marché mondial de la montre suisse, Hongkong, s’affiche ainsi en retrait de 33 % en un an − un recul intimement lié à celui de son géant voisin, la Chine, dont les importations baissent encore de 1,9 %. Dans cette région, le contexte économique se conjugue avec les logiques d’influence et la chasse à la corruption − autant de facteurs qui entament le premier débouché de la montre suisse. Dans ses franges moins coûteuses, l’horlogerie subit la montée en puissance des montres connectées. Ces petits ordinateurs tactiles de poignet produits par Samsung ou Apple détournent une partie des acheteurs traditionnels de montres de moins de 450 € − un segment en baisse de 20 % en janvier 2016. L’influence de ce nouveau type de produit − inscrit dans la logique de l’industrie électronique, et donc à durée de vie courte − sur les segments milieu et haut de gamme reste cependant à prouver. Seule certitude, l’adaptation à cette nouvelle conjoncture passe par une redéfinition des seuils de prix, qui est la tendance lourde de Baselworld 2016. Démocratisation du tourbillon Les réservoirs d’inventivité et de valeur dans l’horlogerie portent à la fois sur les complications, les matières et les technologies. Sur tous ces aspects, les tarifs sont orientés à la baisse. Le domaine le plus visible est celui des complications – c’est ainsi que le secteur nomme les indications et dispositifs internes de la montre. Deux l’heure de vérité Le Salon de Bâle se tient du 17 au 24 mars dans un contexte inédit : depuis un an, le secteur de l’horlogerie fait face à son tour au ralentissement économique mondial. Mais les marques ont trouvé la parade : offrir du rêve à des prix plus abordables LE SEUIL D’ACCÈS DU SAPHIR EST RAPIDEMENT PASSÉ DE PLUS D’UN MILLION D’EUROS À 50 000 EUROS des plus grands classiques ne cessent de se démocratiser. La Perpetual Calendar Slimline Manufacture de Frédérique Constant indique automatiquement la date complète, quelle que soit la durée du mois − 28, 29, 30 ou 31 jours −, ce qui n’a rien de simple. A 8 000 €, elle est encore 20 % moins chère que le précédent modèle, déjà très agressif. Cela vaut également pour la complication la plus emblématique des années 2000 et 2010, le tourbillon. Dispositif mécanique visant à augmenter la précision, il s’est transformé en martingale. Lui aussi subit une baisse de prix à marche forcée. TAG Heuer vient de définir un nouveau palier avec la Carrera Heuer-02T, commercialisée autour de 15 000 €. Un plancher d’autant plus bas que la montre propose un design sophistiqué et un chronographe en prime. Le sujet des matières agite depuis des années le Landerneau horloger. Le duopole de l’acier et de l’or est bousculé par le titane, le carbone et autres substances qui définissent profondément le fonctionnement et l’apparence de la montre. Ainsi, le silicium se répand à grande vitesse dans les mouvements. Issu du domaine des microprocesseurs, il augmente la précision et la fiabilité des mouvements. Moins exclusif, il équipe désormais des marques modestes. Dans le domaine des boîtiers, la fibre de carbone fut longtemps inabordable, car d’une technicité élevée et complexe à travailler. En cinq ans, elle a subi des réductions de prix d’un facteur dix. Cette échelle est la même pour le saphir. En horlogerie, le saphir synthétique transparent est omniprésent. Translucide, inrayable, ultra-technique, il compose les verres inrayables des montres, les rubis de leurs mouvements et sert également à réaliser des boîtes de montre. Son seuil d’accès est rapidement passé de plus de 1 million d’euros à 50 000 euros avec la Big Bang Unico Saphir de Hublot. Certes, les tarifs restent élevés, mais la baisse de prix est vertigineuse. Et comme l’innovation et l’exclusivité ne sont pas l’apanage des marques les plus coûteuses, d’autres matières plus modestes font valoir leurs arguments. En particulier, le bronze poursuit sa percée remarquable, comme l’illustre son adoption par Tudor, qui en habille son modèle Heritage Black Bay. Un leader offensif En toile de fond, l’influence de Swatch Group se fait sentir. Le leader mondial du secteur, qui possède les marques Longines, Breguet ou encore Tissot, ne cesse d’augmenter la qualité de ses propositions sans que les tarifs ne s’envolent. Sur ses marques de milieu de gamme, comme Mido, Hamilton ou Rado, les mouvements proposent de plus en plus des autonomies longues, des précisions de marche chronométriques (donc excellentes), le tout à des prix stables ou sages. Dernier exemple en date, la Mido Baroncelli Chronometer Caliber 80 SI propose 80 heures de marche (deux fois la norme), une certification chronométrique et un mouvement dopé au silicium pour 1 070 €, moins du tiers de toute autre proposition équivalente. Ce leadership se traduit par une baisse des marges du groupe, qui n’en a cure. Sa position de numéro un lui permet de pousser ses concurrents dans leurs retranchements. Mais l’horlogerie est un secteur varié, qui pratique toutes les gammes de tarif et de style. Les difficultés économiques n’empêchent ni l’innovation, ni les surprises, ni les propositions extrêmes. Baselworld sait aussi faire rêver. p david chokron Eric Schmitt ou l’art des mariages bruts Une exposition et une monographie reviennent sur les trente ans de carrière de cet autodidacte, dont le mobilier s’inspire de la nature L DESIGN es années passant, son mobilier a perdu en fioritures et gagné en poids. De plus en plus massif, indomptable à l’image de cette impressionnante table U en bronze patiné et plateau d’ardoise. Eric Schmitt fête cette année ses trente ans de création. Inconnu du grand public, ce designer, né en 1955 à Toulouse, n’a jamais décliné ses objets qu’en séries limitées pour le décorateur Christian Liaigre ou pour les galeries En attendant les barbares, Dutko et Ibu à Paris, Ralph Pucci à New York. Cette année, il se livre, avec réticence, à travers un ouvrage de Pierre Doze – la première monographie jamais consacrée à Eric Schmitt (aux éditions Norma) –, des expositions et une première collection pour Christofle. Fin janvier, il inaugurait son nouveau showroom parisien, abri chic et secret, pour recevoir enfin ses collectionneurs. « Fontainebleau, où j’ai mon atelier, est trop éloigné pour mes visiteurs venus des Etats-Unis ou d’ailleurs. Ils regardent mes meubles, puis la campagne par la fenêtre, et plongent le nez dans leurs tablettes », regrette Eric Schmitt, qui vit depuis 1997 avec sa famille, chiens, chats et chevaux compris, dans une ancienne ferme de Seine-et-Marne. Table Bulb, aluminium et verre, galerie Ralph Pucci, 2011. RALPH PUCCI De ce retrait de la capitale, il a forgé un style bien à lui. Table façon menhir couché, guéridons champignon en verre soufflé de Bohême, console Leaf (feuille) en bronze patiné et poli… Ici souffle un air de nature, mais le brut devient doux, le mastoc se fait sensuel. Ici, on célèbre des mariages improbables. Marbre suspendu à deux épingles de fer forgé (console Sixtine), plateau en aluminium flottant sur un socle de verre soufflé (table Bulb), il fallait oser. Eric Schmitt a la liberté d’esprit d’un autodidacte. Il a débuté, comme le célèbre designer Tom Dixon, en travaillant les maté- riaux de récupération dans les années 1980. « Tout seul au chalumeau, je bricolais des fils de fer, des carcasses métalliques… Ça m’a servi énormément : j’ai appris à souder l’inox avec le bronze. » Comme son comparse britannique, il était aussi intéressé par la musique – la batterie et le chant, pour Schmitt, la basse pour Dixon. Jusqu’au jour où l’ex-DJ du Palace ou des Bains Douches expose ses créations dans la galerie parisienne En attendant les barbares, puis chez l’ex-Neotu. « J’ai arrêté de faire les choses moimême comme un artisan, et j’ai dessiné. » Le galeriste Jean-Jacques Dutko, qui lui consacre, à partir du 8 avril, une exposition à Londres, après Paris, se réjouit de ce créateur qui propulse « la tradition des arts décoratifs français » dans le XXIe siècle. Lui, le « misanthrope », comme il se décrit, ne sait pas évoquer son parcours autrement que par défaut. « Mon travail est la conséquence du sculpteur que je suis presque, de l’architecte que j’aurais aimé être et du designer que je ne suis pas tout à fait. » p véronique lorelle Eric Schmitt, aux Editions Norma, 316 pages avec catalogue raisonné, 55 euros. Exposition « Eric Schmitt - 30 ans de créations » : galerie Dutko, du 8 avril au 7 mai, 18, Davies Street, W1K 3DS, à Londres. 16 | télévisions 0123 VENDREDI 18 MARS 2016 « Paganini » ? No, no ! VOTRE SOIRÉE TÉLÉ Un navrant biopic signé Bernard Rose du grand violoniste et compositeur italien ARTE VENDREDI 18 – 20 H 55 FILM David Garrett incarne Nicolo Paganini. U n film consacré à Nicolo Paganini (17821840), le plus illustre des virtuoses du violon, compositeur d’un fameux recueil de 24 caprices pour l’instrument seul, à la célébrité internationale et aux mœurs légendairement lestes ? Bonne idée, sûrement. Encore eût-il fallu que sa réalisation n’en soit pas confiée au calamiteux Bernard Rose (qui n’en est pas à son premier forfait) et que la production ait pris conseil auprès d’historiens patentés : rien dans ce récit romancé ne tient debout et moins que toute autre chose, ce pacte que le musicien aux abois financiers aurait signé avec un imprésario aux allures de Méphisto d’opérette. Le Violoniste du diable s’appuie, certes, sur quelques éléments biographiques réels, mais il les travestit et les distord de telle sorte que le résultat en devient un navrant galimatias. La décision de faire incarner Paganini par David Garrett, un véritable violoniste virtuose – une décision qui revient d’ailleurs sûrement à ce dernier puisqu’il est l’un des producteurs du film et son instigateur principal – est une heureuse chose : il n’est rien de BR/SUMMERSTORM/ WALTER WEHNER pire que de voir un non-musicien singer malhabilement les mouvements d’un professionnel. Dans le cas de Paganini, la chose s’imposait d’autant plus que la musique de l’Italien est l’une des plus spectaculairement virtuoses qui soient. Il eût été impossible à un acteur non violoniste d’être un tant soit peu crédible en ce rôle. Garrett a beau s’être fourvoyé dans une carrière « crossover » (c’est une sorte d’André Rieu pour jeunes), il joue toujours avec une époustouflante virtuosité. « Crossover » à l’eau de rose Mais la composante « crossover » de sa carrière fait tache d’huile sur les arrangements musicaux d’un goût douteux qu’il a cosignés avec Franck Van der Heijden. On ne sait pourquoi on entend comme un leitmotiv une version orchestrée à la sauce rock du Roi des aulnes de Schubert ; un extrait des Varia- tions sur un thème de Paganini (1934) de Serge Rachmaninov s’imposait-il, alors qu’il ajoute une autre tache anachronique à ce tableau sonore déjà passablement peinturluré ? Mais ce n’est pas le pire : Garrett et son comparse ont tripatouillé le mouvement lent du Quatrième concerto pour violon de Paganini en y ajoutant des paroles signées de… Bernard Rose. Cela marche dans la mesure où ce mouvement sonne comme une aria de Bellini ; mais quand les arrangeurs s’y mettent, le « crossover » à l’eau de rose reprend ses droits… Si David Garrett, au physique avantageux et aux cheveux longs comme ceux de l’illustre violoniste, est convaincant dans son jeu musical, il témoigne d’une incapacité à donner la moindre crédibilité à son jeu dramatique. A part les yeux de cerf en pâmoison érotique qu’il adresse aux jeunes femmes, il n’y a guère d’autre expression à relever dans la palette du bellâtre. Le film est réalisé dans un étrange mélange de décors naturels ou peints, modifiés digitalement. Avec le jeu souvent outré des acteurs, tout cela donne l’impression de se trouver devant un film X en costumes, façon Marc Dorcel (on voit beaucoup Paganini au lit). On pourrait tolérer ce type de programmation si Arte avait accompagné ce film plus que discutable d’un documentaire sérieux sur Paganini. Mais ça, c’était l’Arte d’avant. p renaud machart Paganini, le violoniste du diable, de Bernard Rose (All., 2013, 115 min). Avec David Garrett, Jared Harris, Joely Richardson, Christian McKay, Veronica Ferres, Helmut Berger. Le jeune claveciniste joue en solo et avec l’ensemble Nevermind des œuvres de Bach et de Telemann J ean Rondeau est le dernier-né de la nombreuse et talentueuse école de clavecin française. Agé de 24 ans, un physique de jeune premier un peu canaille, soigneusement ébouriffé et débraillé : une allure tout autre que celle qu’on attend d’un claveciniste (d’ailleurs, histoire de brouiller les pistes de ce cliché, ou de les éclairer, Rondeau est aussi un excellent pianiste de jazz). Rondeau fait penser à l’Américain Scott Ross (1951-1989), installé en France, qui était lui aussi une sorte de bad boy excentrique du clavecin : il posait pour les photographes en blouson de cuir (à l’occasion agrémenté d’un tutu de danseuse) et se présentait parfois au public en short de footballeur (on n’invente rien). Et, comme Scott Ross, Rondeau joue sans partition, ce qui paraissait autrefois presque suspect, un peu « bête à concours », dans le milieu des « baroqueux », qui aimaient montrer qu’ils lisaient des fac-similés de partitions anciennes… Un univers personnel Mais Rondeau n’en fait pas tant et si on le compare à son confrère américain, c’est avant tout parce qu’il témoigne lui aussi d’un univers personnel et assuré où l’on tutoie les chefs-d’œuvre : son premier disque, chez Erato, était consacré à Bach, que beaucoup d’autres attendent des années avant d’enregistrer. Scott Ross avait commencé au même âge par un album intitulé Monsieur Bach. L’excentricité de Rondeau consiste à rajouter en préambule d’une suite pour clavecin-luth de Jean-Sébastien Bach, comme n’aurait pas hésité à le faire Ross, un prélude non mesuré à la française et, chose plus improbable, à jouer la Chaconne pour violon seul du même Bach dans la version transcrite par… Johannes Brahms. Mais, explique le claveciniste au public de l’église Saint-Germaindes-Prés, à Paris, où a été enregistréé ce concert dans le cadre d’un festival organisé et filmé par la chaîne Mezzo, le clavecin n’ayant TF1 20.55 Koh Lanta Télé-réalité présentée par Denis Brogniart. 22.50 Action ou vérité Animé par Alessandra Sublet. France 2 20.55 Deux flics sur les docks Téléfilm policier d’Edwin Baily. Avec Jean-Marc Barr, Bruno Solo, Mata Gabin, Liza Manili (Fr., 2016, 90 min). 22.30 Ce soir (ou jamais !) Présenté par Frédéric Taddeï. France 3 20.55 Thalassa « Bretagne, le choix de l’Armor ». Présenté par Georges Pernoud. 23.25 Annie Girardot, à cœur ouvert Documentaire de Thomas Briat (Fr., 2016, 108 min). Canal+ 21.00 Divergente 2 (L’Insurection) Film de science-fiction de Robert Schwentke. Avec Shailene Woodley, Theo James, Ansel Elgort, Kate Winslet (EU, 2015, 129 min). 22.55 Avengers : l’ère d’Ultron Film d’action de Joss Whedon. Avec Robert Downey Jr., Scarlett Johansson, Chris Evans (EU, 2015, 142 min). France 5 20.40 La Maison France 5 Magazine animé par Stéphane Thebaut. 21.40 Silence, ça pousse ! Présenté par Stéphane Marie et Caroline Munoz. Jean Rondeau, baroque and roll MEZZO VENDREDI 18 – 20 H 30 CONCERT VE N D R E D I 1 8 M ARS pas de pédale de résonance, il a choisi de la jouer aux deux mains, afin de retrouver la richesse harmonique de la transcription originale. En deuxième partie de programme, le claveciniste est rejoint par ses camarades de l’ensemble Nevermind pour une belle interprétation d’une Sonate en trio, de Bach, et de l’un des Quatuors parisiens, de Georg Philipp Telemann. La prise de son est un peu sèche mais la réalisation de Don Kent est vivante et soignée. p r. ma. Arte 20.55 Paganini, le violoniste du diable Film de Bernard Rose. Avec David Garrett, Jared Harris, Joely Richardson (All., 2013, 115 min). 22.50 Un bal masqué Opéra de Giuseppe Verdi enregistré à l’Opéra de Munich. Mise en scène de Johannes Erath (135 min). M6 20.55 Elementary Série créée par Robert Doherty (EU, saison 4, ép. 5 et 6/24 ; S3, ép. 1 et 2/24 ; S1, ép. 24/24). 0123 est édité par la Société éditrice HORIZONTALEMENT GRILLE N° 16 - 066 PAR PHILIPPE DUPUIS 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 11 12 I II III IV V VI VII VIII IX X SOLUTION DE LA GRILLE N° 16 - 065 HORIZONTALEMENT I. Cartomancien. II. Obéirai. Lena. III. Rops. Idée. Fr. IV. Bulot. At. TER. V. Ici. Activera. VI. Lhassa. OAS. VII. Le. Ussel. Tar. VIII. Arte. Tlam (malt). Ni. IX. Rainura. Ubac. X. Dictionnaire. VERTICALEMENT 1. Corbillard. 2. Aboucherai. 3. Replia. Tic. 4. Tiso. Suent. 5. Or. Tass. Ui. 6. Mai. Castro. 7. Aidât. Elan. 8. Etiola. 9. Clé. Va. Mua. 10. Ie. Test. Bi. 11. Enfer. Anar. 12. Narratrice. I. Le résumé d’une une vie professionnelle pleine de sons et d’images. II. S’attrapent à l’école quand ils ne sont pas dans le sirop. Dit beaucoup de choses. III. Patrie d’Abraham. Conirme ses propos. IV. Arrose Bologne avant d’atteindre l’Adriatique. Investit dans la pierre. La gauche en campagne. V. Bonne voie chez les Verts. Personnel. Disconvenir. VI. Hamlet a erré dans son château. A multiplié les chaînes. VII. Le titane. Cercle ecclésiastique. VIII. Se permît. Suit les comptes de près. IX. Incliné à contresens. Point. Ouverte à tout le monde en principe. X. Dangereusement coupant. Bien situées. du « Monde » SA Durée de la société : 99 ans à compter du 15 décembre 2000. Capital social : 94.610.348,70 ¤. Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS). Rédaction 80, boulevard Auguste-Blanqui, 75707 Paris Cedex 13 Tél. : 01-57-28-20-00 Abonnements par téléphone : de France 3289 (Service 0,30 e/min + prix appel) ; de l’étranger : (33) 1-76-26-32-89 ; par courrier électronique : [email protected]. Tarif 1 an : France métropolitaine : 399 ¤ Courrier des lecteurs blog : http://mediateur.blog.lemonde.fr/ ; Par courrier électronique : [email protected] Médiateur : [email protected] Internet : site d’information : www.lemonde.fr ; Finances : http://inance.lemonde.fr ; Emploi : www.talents.fr/ Immobilier : http://immo.lemonde.fr Documentation : http ://archives.lemonde.fr Collection : Le Monde sur CD-ROM : CEDROM-SNI 01-44-82-66-40 Le Monde sur microilms : 03-88-04-28-60 SUDOKU N°16-066 VERTICALEMENT 1. Pratique pour stocker, beaucoup moins pour retrouver. 2. Se retrouve dans un autre monde. 3. Article. Patrie de Constantin le Grand. Passent et inissent par peser. 4. Françaises ou hollandaises, elles sont en boules. 5. Vague en tribune. Spectacle nippon. Ruban de la Botte. 6. Introduisent discrètement. 7. Comme des haies diiciles à franchir. 8. Contre tout. Caractères germaniques. 9. Grecque. Deux cantons dans l’Atlantique. 10. Attendent la distribution des prix chaque année. 11. Venu d’Ephèse ou de Phocée. Savait tenir ses lecteurs en haleine. 12. Auront besoin d’un bon nettoyage. La reproduction de tout article est interdite sans l’accord de l’administration. Commission paritaire des publications et agences de presse n° 0717 C 81975 ISSN 0395-2037 Chaque jeudi, l’essentiel de la presse étrangère CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX Présidente : Corinne Mrejen PRINTED IN FRANCE 80, bd Auguste-Blanqui, 75707 PARIS CEDEX 13 Tél : 01-57-28-39-00 Fax : 01-57-28-39-26 L’Imprimerie, 79 rue de Roissy, 93290 Tremblay-en-France Toulouse (Occitane Imprimerie) Montpellier (« Midi Libre ») disparitions & carnet | 17 0123 VENDREDI 18 MARS 2016 Serge Kampf Chef d’entreprise Biviers. Ng Ectpgv Xqu itcpfu fixfipgogpvu Pckuucpegu. dcrv‒ogu. hkcp›cknngu. octkcigu. cppkxgtucktgu fg pckuucpeg. cppkxgtucktgu fg octkcig Cxku fg ffieflu. tgogtekgogpvu. oguugu. eqpfqnficpegu. jqoocigu. cppkxgtucktgu fg ffieflu. uqwxgpktu Eqnnqswgu. eqphfitgpegu. ufiokpcktgu. vcdngu/tqpfgu. rqtvgu/qwxgtvgu. hqtwou. lqwtpfigu fÔfivwfgu. eqpitflu. rtqlgevkqpu/ffidcvu. pqokpcvkqpu. cuugodnfigu ifipfitcngu Uqwvgpcpegu fg ofioqktg. vjflugu. JFT. fkuvkpevkqpu. hfinkekvcvkqpu Gzrqukvkqpu. xgtpkuucigu. ukipcvwtgu. ffifkecegu. ngevwtgu. eqoowpkecvkqpu fkxgtugu CHRISTIAN LIEWIG/CORBIS J’ ai hésité entre trois métiers : conducteur de tramway, pilote de chasse et journaliste. » En cette matinée de mai 2012, dans son bureau parisien avec vue sur l’Arc de triomphe, Serge Kampf évoquait les carrières envisagées avant d’opter pour l’informatique. A la veille de quitter la présidence de Capgemini, créé quarante-cinq ans auparavant, ce Grenoblois de 77 ans, né le 13 octobre 1934, habituellement très secret, laissait poindre ses sentiments. « C’est une décision difficile, il faut donc s’y préparer. C’est un peu comme abandonner son bébé ou marier sa fille. » Depuis, en tant que vice-président du conseil d’administration, le fondateur était régulièrement consulté sur tous les grands sujets de ce groupe de service informatique qu’il avait hissé dans les dix premiers mondiaux du secteur. Malade depuis quelques années, il s’est éteint mardi 15 mars, à 81 ans. Tout commence en 1967, après sa démission de chez Bull. A 33 ans, Serge Kampf claque la porte du constructeur français d’ordinateurs après sa décision de remplacer les machines qu’il commercialise par celles de l’américain General Electric. Avec trois autres exBull, il crée Sogeti, dans un deuxpièces à Grenoble transformé en bureau « A l’époque, tout le monde m’affirmait que j’arrivais trop tard, que je ne parviendrai pas à faire mon trou, le marché étant déjà occupé par des groupes comme Sesa, Cap ou Sema », s’amusait-il. Quelques années plus tard, il reprenait Cap puis Sesa, ses acquisitions constituant Capgemini. « Craint et adoré » Licencié en droit et en économie, Serge Kampf, le provincial, détonnait dans le milieu où ses collègues parisiens sortaient des grands corps de l’Etat. Il avait bien tenté l’ENA mais s’était fait recaler à l’oral. Pour développer sa société, il multipliait les implantations près de ses clients. Si chaque entité était très libre, ce patron les surveillait de près. Il n’hésitait pas à envoyer à ses collaborateurs des mémos rédigés le week-end, et chacun redoutait le début de semaine. Cette exigence était compensée par un système d’intéressement, et il fut le premier en France à introduire le système de rémunération variable. « Il était craint et adoré, il pouvait être sec et d’une générosité sans limite. ce mélange des deux galvanisait les gens », se souvient Paul Hermelin, son successeur à la tête du groupe. « Je n’ai hérité de rien, je peux donc disposer de tout », répondait tranquillement Serge Kampf à ceux qui s’étonnaient de sa générosité sans Rqwt vqwvg kphqtocvkqp < 23 79 4: 4: 4: 23 79 4: 43 58 ectpgvBorwdnkekvg0ht 13 OCTOBRE 1934 Naissance à Grenoble (Isère). 1967 Il crée Sogeti. 1975 La société fusionne avec Cap gemini, qui deviendra Capgemini en 1996. 2012 Il quitte la présidence. 15 MARS 2016 Mort à Grenoble. AU CARNET DU «MONDE» Mariage Quarante-quatre ans après leur première rencontre, Maryse BOUGAIN et Michel ROMAGNAN limite et sans attente de retour, d’autant que ses dépenses provenaient de ses propres deniers. Il avait notamment contribué à titre personnel à la recapitalisation du Monde en 1985. L’exemple le plus célèbre reste les montres Patek Philippe offertes à l’équipe de France de rugby en 1987, ce sport étant sa deuxième passion. Actionnaire des clubs de Biarritz et de Grenoble, mécène des Barbarians, il ne ratait aucun match international. Une occasion pour y convier de nombreuses personnes. De ce sport, le chef d’entreprise en tirait la discrétion, car « la vedette c’est l’équipe, pas le joueur ». A ceux qui lui demandaient comment faire dans ce métier de services pour vendre de l’intelligence, il répondait : « Il faut de la sensibilité, de l’émotion, du cœur. En business, c’est comme en amour, l’important c’est d’aimer, aimer ses collaborateurs, aimer ses clients. » Mais les nuages sont venus en 2000 avec l’acquisition par Capgemini de l’américain Ernst & Young. Le fondateur ne se reconnaît plus dans son groupe et le dira. « Je me suis retrouvé tout d’un coup en train de présider un meeting de 400 manageurs dans une salle où j’étais le seul à parler français, plus exactement, le seul à ne pas parler la langue des 16 000 personnes qui venaient d’être incorporées dans les effectifs du groupe. » Il décidait de prendre du recul dans la gestion au quotidien. « J’ai alors pensé que se terminait le deuxième tiers de mon existence terrestre : j’avais 33 ans quand j’ai créé ma boîte en 1967, et trentetrois ans après, l’heure était sans doute venue de donner le pouvoir aux anglophones. J’ai entamé en 2000 le troisième tiers de ma vie sur Terre en espérant qu’il dure le plus longtemps possible. » En octobre 2014, pour ses 80 ans, Serge Kampf avait invité, tous frais payés, 400 personnes à Rio de Janeiro, au Brésil, pendant cinq jours, cent venant de Capgemini, cent anciens du groupe, cent rugbymen et cent de ses amis et de sa famille. « Beaucoup étaient très émus, certains ont pleuré, comprenant qu’il faisait ses adieux, raconte Paul Hermelin. C’était une manière magnifique de prendre congé. » p dominique gallois sont heureux d’annoncer leur mariage célébré à Annemasse, le 12 mars 2016. Décès Vertou (Loire-Atlantique). Marianne Barbier et Jean Barbier, ses enfants et leurs conjoints, Violette, sa petite-ille, Annick, sa sœur Ainsi que toute sa famille, ont la tristesse de faire part du décès de M. Yves BARBIER, architecte DPLG, survenu à l’âge de soixante-dix-sept ans. La famille Mathey-Pierre M Michèle Kampf, son épouse, Mme Martine Kampf, sa ille, Jean-Bastien et Maxence Dussart, Timoté et Naomi Boullet, ses petits-enfants, Ses parents Et amis, me ont la tristesse de faire part du décès de M. Serge KAMPF, survenu à l’âge de quatre-vingt-un ans. La cérémonie sera célébrée le lundi 21 mars 2016, à 14 heures, en la cathédrale Notre-Dame de Grenoble. Patrick Werner, président, Et les membres de l’Académie des Sports, ont la profonde tristesse de faire part de la disparition de Serge KAMPF, leur vice-président et généreux mécène, donateur du Grand Prix de l’Académie des Sports, Prix Serge Kampf. Académie des Sports, c/o Sport Vision Associés, 18, rue de la Pépinière, 75008 Paris. Paris. Le groupe Capgemini, Johan JANSZEN, survenu le 14 mars 2016, dans sa soixante-neuvième année. Les obsèques ont eu lieu à Amsterdam, le mercredi 16 mars. Un office à la mémoire de Johan Janszen se tiendra le vendredi 25 mars, en la synagogue du MJLF, Paris 15 e, à 18 heures. Son épouse et ses illes vous remercient chaleureusement pour les nombreuses marques d’affection et d’amitié témoignées par sa famille, ses amis et fidèles du MJLF. Cet avis tient lieu de faire-part. Ses obsèques auront lieu au crématorium du cimetière du PèreLachaise, 71 rue des Rondeaux, Paris 20e, le 19 mars 2016, à 10 heures, en la salle de la Coupole. Jémila, Farha, Karim, Leïla et Émir, ses enfants, Marième, son épouse, Ses petits-enfants, ont la tristesse d’annoncer le décès de Ahmed Baba MISKÉ, survenu le 14 mars 2016, à Paris, à l’âge de quatre-vingts ans. [email protected] Et tous les collaborateurs de Capgemini et de sa iliale Sogeti, ont la profonde tristesse de faire part de la disparition de Serge KAMPF, fondateur de Capgemini, président d’honneur et vice-président du conseil d’administration du Groupe, commandeur de la Légion d’honneur, survenue le 15 mars 2016, à Grenoble, dans sa quatre-vingt-deuxième année. Grand bâtisseur, homme de convictions et d’engagements, il a incarné pendant quarante-neuf ans les valeurs d’honnêteté, d’audace, de confiance, de liberté, de solidarité, de simplicité et de plaisir sur lesquelles il a fondé Capgemini et que continuent de porter chaque jour les collaborateurs du Groupe. Les obsèques se dérouleront le lundi 21 mars, à 14 heures, en la cathédrale de Grenoble. Une célébration se tiendra le mardi 22 mars, à 14 heures, en l’église SaintPierre de Neuilly-sur-Seine. Cet avis tient lieu de faire-part. Sa famille Et ses amis, Mme Elisabeth KLEIN, née VÉRON, Un culte d’action de grâce a été célébré ce jeudi 17 mars, au Temple de Nyons. Des dons peuvent être adressés à la Cimade. Famille Klein, 14, rue Juiverie, 26110 Nyons. M. Hubert Lesire-Ogrel, son époux, François Lesire-Ogrel, Marc et Lee Lesire-Ogrel, Hélène Lesire-Ogrel, Bertrand et Anne Lesire-Ogrel, ses enfants, Benjamin, Nils, Elmo, Simon, Jim, Attika, Chem et Myrah, ses petits-enfants Ainsi que toute la famille, ont la tristesse de faire part du décès de Mme Claudine LESIRE-OGREL, née BLOUIN, survenu le 8 mars 2016, à l’âge de quatre-vingt-trois ans Une cérémonie aura lieu au cimetière de Varaize (Charente-Maritime), le mercredi 23 mars, à 15 heures, suivie de son inhumation dans le caveau de famille. 18, avenue du Ponant, 92390 Villeneuve-la-Garenne. Communications diverses Espace analytique « La psychanalyse et le fait religieux » 19 et 20 mars 2016, Campus des Cordeliers, 15, rue de l’Ecole de Médecine, Paris 6e, avec Houria Abdelouahed, Jean-Claude Aguerre, Jean Allouch, Paul-Laurent Assoun, Fethi Benslama, Raja Benslama, Olivier Bernard, Danièle Brun, Jean-Daniel Causse, Gisèle Chaboudez, Henri Cohen-Solal, Laurence Croix, Frédéric de Rivoyre, Olivier Douville, Marcel Gauchet, Claire Gillie, Hélène Godefroy, Gérard Guillerault, Christian Hoffmann, Farhad Khosrokhavard, Brigitte Lalvée, Patrick Landman, Didier Lauru, Jacques Le Brun, Chalva Maminachvili, Pierre Marie, Jean-Luc Marion, Vannina Micheli-Rechtman, André Michels, Catherine Millot, Jean-Jacques Moscovitz, Hélène Petitpierre, Gérard Pommier, Jean-Jacques Rassial, Ouriel Rosenblum, Catherine Saladin, Thierry Sauze, Amos Squverer, Dominique Tourrès-Landman, Alain Vanier, Catherine Vanier, Markos Zairopoulos. 100 € (étudiant 30 €). Tél. : 01 47 05 23 09. [email protected] Benoit et Karen, Jean-Christophe, Claire et Grégoire, Guillemette et Philippe, ses enfants, Paul, Hélène, Thibault, Anne, Anaïs, Clarisse, Bérénice, Philippine, Tiffanie, Arthur, Jacques et Lucie, ses petits-enfants, ont la grande tristesse de faire part du décès de survenu le 15 mars 2016, à Nyons. ont le chagrin de faire part du décès de survenu dans sa quatre-vingt-dix-septième année. Les membres du conseil d’administration Ni fleurs ni plaques, des dons pour l’Unicef. La famille Janszen, Rosette, son épouse, Laura et Sophie, ses illes, Sara Lee, Samuel, Ethan et Julia, ses petits-enfants, cofondateur et président d’honneur de la DFCG, chevalier de l’ordre national du Mérite, CPA 1957, membre émérite de l’Académie des sciences commerciales, Claude, François, Christiane, ses sœur, frère, et cousine, Les familles Moutel, Hervouet, Jacquot, Belhomme, ont la tristesse d’annoncer le décès de Condoléances sur : www.pascal-leclerc.com Georges MATHEY, Paul Hermelin, son président-directeur général, Un dernier hommage lui sera rendu le lundi 21 mars 2016, à 16 h 30, au crématorium du cimetière Parc de Nantes. Cet avis tient lieu de faire-part et de remerciements. a la tristesse de faire part du décès de Mme Maryvonne MOUTEL BELHOMME, survenu le 13 mars 2016, à Paris. La messe sera célébrée par Mgr Denis Moutel, le 18 mars, à 14 heures, en la paroisse Notre-Dame de l’Assomption, à Meudon Bellevue. Famille Belhomme, 23, rue de la Villette, 75019 Paris. Colette Ravinet, sa compagne, Jean-Jacques Virbel, Michel Virbel et Georgette Rouget, Rafaèle Ravinet-Virbel et Nicolas Guicheteau, Donatien Ravinet-Virbel et Héléna Zarii, ses enfants, Pierre et Yan, Sandra et Caroline, Avril et Zoé, Leila, ses petits-enfants, font part de la disparition, le 4 mars 2016, de Jacques VIRBEL, chercheur en linguistique et architecture textuelle. Selon son vœu, il a été inhumé dans l’intimité, à Tarabel, le 7 mars. Le Village, 31570 Tarabel. [email protected] Assises pédagogiques les 26 et 27 mars 2016, au Mémorial de la Shoah. L’histoire de la Shoah face aux déis de l’enseignement. Deux journées d’échanges sur les pratiques pédagogiques, en partenariat avec le ministère de l’Éducation nationale et la DILCRA. Samedi 26 mars, 10 h 30 - 12 h 30 : « Enseigner la Shoah, un enseignement disciplinaire et pluridisciplinaire ? » 14 heures -16 heures : « D’une histoire locale à une histoire européenne, comment mieux inscrire l’histoire de la Shoah dans l’espace et le temps ? » 16 heures : « Psychanalyse, Antisémitisme et Shoah », par Daniel Sibony, psychanalyste. Dimanche 27 mars, 10 heures -12 h 30 : « L’enseignement de l’histoire de la Shoah, à l’épreuve des pédagogies innovantes (internet, réseaux sociaux, pédagogie inversée) ». 14 heures - 16 heures : « Comment lier un enseignement théorique et la lutte contre le racisme et l’antisémitisme ». 16 heures : Conclusion. Entrée libre sur inscription : www.memorialdelashoah.org Nicole et Dominique Malécot, Lionel Souriau, Perrine Souriau ses neveux et leurs enfants, ont la tristesse de faire part du décès de Anne SOURIAU, professeur agrégé de philosophie, défenseur de l’enseignement de la philosophie au sein de l’APPEP, survenu le 4 mars 2016, dans sa quatre-vingt-seizième année. Ses cendres ont été dispersées dans l’intimité, aux Mureaux, le 12 mars. Cet avis tient lieu de faire-part. [email protected] Anniversaire de décès Pierre-Emmanuel MUSSO, 28 mars 1971 - 18 mars 1992. « Vivre c’est s’obstiner à achever un souvenir. » René Char. Journée de l’EPhEP avec l’Association freudienne de Belgique et l’Association Lacanienne Internationale « Nécessité et fonctions des rites aujourd’hui : qu’en pense la psychanalyse ? » Samedi 19 mars 2016, 9 h 50 - 17 heures AFb, 15, avenue de Roodebeek 1030 Bruxelles. Intervenants : Lucien Hounkpatin, Frédérique Ildefonse, Joël Noret, Didier de Brouwer, Marc Estenne, Clotilde Henry de Frahan, Claude Jamart, Marie-Christine Laznik, Pierre Marchal, Charles Melman, Jean-Jacques Tyszler, Anne Videau. # # $ !# $ # #$ $# &. + *2.+ #$ $ #$ $ $# $ # *'$ %&# & #$ # . *&%%* # $ !# ! #! *%& + &/& #$ %# # # " $ #$ ! #! # %&!- &(). % * ** %%#&%. * % # %* # * .* # # ** &.*-& + # % *&% 2#/ .$%% *%. (*$%- * # $ $ %%- &- # (( &.* # 3"&0+" # $# *%" &%%+ # .** % * +- % ++&# #$ $ $ %# $ $ ##+ /% &- #$ $ %# $ $ .# % *&&.*#$ % !# # #! %%- * # % &.1 #$ #!#$ * + (-&&*&. # &#+ $%3 * 3 #$ *%" &. # $ $ -* %  # # * +- % ! !$ % ** * (*+ %- +- % *% & / (*+ %- 18 | DÉBATS & ANALYSES 0123 VENDREDI 18 MARS 2016 Réunis par le gynécologue René Frydman, plus de 130 médecins et biologistes de la reproduction reconnaissent être sortis du cadre de la légalité afin d’aider des couples et des femmes à avoir un enfant. Ils proposent de changer la loi sur la procréation médicalement assistée Un manifeste pour accompagner le désir d’enfant C’ est une initiative éthique et médicale inédite, un geste civique et politique majeur. Emmenés par le gynécologue René Frydman, plus de 130 médecins et biologistes de la reproduction reconnaissent avoir « aidé [et] accompagné des couples et des femmes célibataires dans leur projet d’enfant dont la réalisation n’était pas possible en France ». Par cet aveu, ils s’exposent en théorie à des poursuites judiciaires. Mais cet « outing » collectif s’est imposé à eux afin de placer la France devant ses responsabilités et ses « incohérences ». Trop de blocages, disent-ils, empêchent l’aboutissement d’un désir d’enfant qui gagne des couples différents et des femmes plus âgées que par le passé. Membre de l’équipe médicale qui permit, en 1982, la naissance du premier « bébé-éprouvette » français, Amandine, René Frydman reconnaît que cette démarche est à la fois réfléchie et transgressive. Elle s’inscrit d’ailleurs dans le droit-fil du manifeste « Oui, nous avortons ! », paru en 1973, lancé par de nombreux médecins solidaires des femmes qui ne pouvaient pas avoir recours à l’IVG. Si leurs propositions étaient validées, reconnaît celui qui lança le programme de fécondation in vitro en France, elles marqueraient une nouvelle « étape décisive » de la liberté des femmes à disposer de leur corps. Parmi les mesures revendiquées par les signataires, l’ouverture de la procréation médicalement assistée (aujourd’hui réservée aux couples hétérosexuels infertiles) à toutes les femmes est celle qui a le plus cristallisé les débats en France depuis l’arrivée au pouvoir de François Hollande. Elle faisait partie des promesses de campagne du candidat. Il n’a depuis cessé de reculer sur le sujet. Alors qu’il s’était prononcé pour que les célibataires et les couples de femmes puissent y accéder, il s’est ensuite limité à la seconde partie de la proposition – la tribune des 130 médecins élude habilement cette distinction en parlant des femmes seules sans préjuger de leur mode de vie, manière de dissocier la question des seuls couples homosexuels. Puis le gouvernement a enterré le sujet. Dès sa prise de fonctions, la ministre de la famille, Laurence Rossignol, s’est exprimée sans ambiguïté : « Je n’ai pas de raisons (…) de relancer ce dossier, a-t-elle déclaré dans Libération le 16 février. A titre personnel, j’y suis favorable pour les couples lesbiens, et il me semble que toute la gauche l’est. Le problème est clair : jusqu’où fait-on remonter le niveau d’excitation ? LES DÉFENSEURS DE LA FAMILLE TRADITIONNELLE ONT DÉMONTRÉ QUE LEUR CAPACITÉ DE MOBILISATION RESTE FORTE (…) Les vociférations de la Manif pour tous ont tout paralysé. » Un changement de pied de l’exécutif paraît improbable, tant est forte la volonté de ne pas rejouer l’affrontement qui a entouré l’adoption de la loi sur le mariage pour tous, en mai 2013. Les défenseurs de la famille traditionnelle, qui accusent le gouvernement de « familiphobie », ont démontré que leur capacité de mobilisation reste importante. « PLAN CONTRE L’INFERTILITÉ » Par contamination, le gel de ce dossier a atteint tous les sujets relatifs à la famille et à la bioéthique, malgré des attentes fortes du monde médical. Pour pallier la pénurie de donneuses d’ovocytes, le gouvernement a autorisé, en octobre 2015, les femmes sans enfants à effectuer un don (avant réservé aux mères), avec la possibilité de garder une partie de leurs ovules pour elles-mêmes en vue d’une grossesse future. Mais cette mesure ne tarira pas le flux des patientes qui vont en Espagne pour bénéficier d’un don d’ovules ou congeler leurs propres gamètes, selon René Frydman. « Donner et protéger sa propre fertilité sont deux démarches différentes, note-t-il. Il faut préserver beau- coup d’ovocytes pour avoir de bonnes chances d’obtenir une grossesse ultérieure. En liant le don et l’autoconservation, on diminue les chances de la donneuse car elle conserve moins. » Les médecins signataires ne se prononcent pas pour autant en faveur d’une rétribution du don d’ovules mais pour le lancement de campagnes plus incitatives, par exemple par l’intermédiaire de sages-femmes. Une position plutôt consensuelle. En revanche, la possibilité pour les femmes de « mettre de côté » leurs gamètes en vue d’une grossesse future est de nature à susciter un vif débat. Les signataires veulent l’assortir d’un « plan contre l’infertilité » afin d’informer sur le rôle de l’âge dans la baisse de fertilité. L’analyse génétique de l’embryon avant son implantation dans l’utérus, pour déceler des maladies génétiques graves, est aussi un sujet polémique. La trisomie 21, notamment, n’est pas dépistée en cas de fécondation in vitro, car ces embryons peuvent donner naissance à des enfants viables. Les médecins plaident pour un fort encadrement de cette mesure, mais la proposition risque tout de même de relancer les accusations d’eugénisme de ses opposants. p gaëlle dupont et nicolas truong Mettons fin aux incohérences de la politique d’aide à la procréation Dans leur texte, les spécialistes et praticiens réclament un « plan contre l’infertilité » émancipateur et soucieux d’éviter la marchandisation des corps COLLECTIF N ous, médecins, biologistes, reconnaissons avoir aidé, accompagné certains couples ou femmes célibataires dans leur projet d’enfant dont la réalisation n’est pas possible en France. Nous faisons référence ici à quatre situations que nous rencontrons fréquemment en médecine de la reproduction. 1. Le don d’ovocytes Le désir d’enfant, surtout lorsqu’il est tardif, peut bénéficier du recours au don d’ovocytes. Le système en vigueur dans notre pays ne permet pas de répondre à la demande (pas assez de donneuses) et de très nombreux couples se tournent alors vers l’étranger. Nous regrettons que la totalité des mesures qui permettraient de développer le don d’ovocytes en France ne soient pas prises (possibilité d’une campagne d’information locale et non pas uniquement nationale par chaque centre, participation de tous les centres publics ou privés, dédommagement et prise en charge correcte des donneuses, création de personnel dédié à l’information sur des dons de gamètes…). Nous souhaitons développer le don d’ovocytes en France dans un cadre de non-commercialisation des éléments du corps humain, ayant conscience que les nombreuses propositions qui sont faites à l’étranger ont trop souvent un aspect mercantile auquel nos patientes ne peuvent que se plier. L’incohérence de la situation est que la Sécurité sociale rembourse, sous certaines conditions, une partie des frais engagés à l’étranger, même s’ils comportent une indemnisation de la donneuse, qui n’est pas autorisée dans notre pays. 2. L’analyse génétique de l’embryon avant transfert utérin dans des situations à risques élevés d’anomalies embryonnaires. D’une façon générale, plus de 60 % des embryons que nous transférons ont des anomalies génétiques graves ou sont non viables. Dans des situations particulières, ce pourcentage est encore plus élevé et aboutit à une répétition d’échecs d’implantations, à des fausses couches ou à des anomalies chromosomiques qui vont être détectées lors du dépistage anténatal et peuvent conduire à des douloureuses interruptions thérapeutiques de grossesses. Ces fréquentes anomalies rendent inutiles nombre de transferts ou de congélations embryonnaires ; ces échecs prévisibles sont sources de déception, de complications et d’une multiplication de prises en charge coûteuses et sans bénéfice. Connaître le statut chromosomique de l’embryon par la technique du diagnostic préimplantatoire (DPI) dans des situations à risques reconnues est devenu courant dans de nombreux pays limitro- 0123 H O R S - S É R I E 220 PAGES 12 € ÉDITION 2016 phes (Belgique, Grande-Bretagne, Italie, Espagne) et constitue une règle de bonne pratique médicale que nous ne pouvons appliquer. La position de notre pays est incohérente, puisque l’analyse du risque chromosomique fœtal est autorisée aux femmes enceintes qui le souhaitent après quelques semaines de grossesse, dans le cadre du dépistage anténatal, alors que ce même examen reste interdit par prélèvement d’une cellule de l’embryon avant qu’il soit transféré dans l’utérus. Quelle est la justification de ces positions contradictoires selon l’âge de l’embryon ? 3. L’autoconservation ovocytaire ne peut être pratiquée en France que si la femme présente une pathologie à risque pour sa fertilité (chimiothérapie pour cancer, voire endométriose) ou si elle souhaite donner une partie de ses ovocytes. En revanche, une autoconservation ovocytaire préventive alors que la fertilité est encore satisfaisante, mais sans projet de grossesse immédiat, est interdite, alors qu’elle est possible en Espagne, Belgique, Grande-Bretagne, etc. Que cette pratique soit accompagnée, mesurée et encadrée est plus que souhaitable, mais le principe d’une interdiction ne nous semble pas fondé. D’autant qu’il y a pour les hommes l’autoconservation de sperme en paillettes qui peut être réalisée sur simple ordonnance dans tout laboratoire de ville agréé, autre incohérence. 4. Le don de sperme pour une femme célibataire, sans préjuger de son mode relationnel actuel ou futur, homo- ou hétérosexuel, est une autre interdiction qui nous paraît devoir être levée, puisqu’une femme célibataire est reconnue dans ses droits pour élever ou adopter un enfant. A côté de ces incohérences les plus criantes pour lesquelles nous réaffirmons notre engagement à aider notre patientèle, d’autres sujets de procréation médicalement assistée nécessitent la poursuite de la réflexion. Nous proposons la création d’un véritable « plan contre l’infertilité » comme il existe d’autres plans nationaux tels que « Vaincre le cancer », « La maladie d’Alzheimer », etc. Ceci est plus que nécessaire dans la mesure où 15 % de la population en âge de procréer consulte, que cela a un coût financier collectif, un coût physique et psychique à l’échelle individuelle. Ce « plan contre l’infertilité » permettrait de développer une prévention de l’infertilité qui fait cruellement défaut. Il viserait à informer sur l’effet inexorable de l’âge, mais aussi sur les conséquences qu’ont les comportements alimentaires favorisant le surpoids, les addictions (tabac, alcool, drogue) ou encore l’environnement polluant délétère dont il faut apprendre à se protéger. Ce plan de lutte contre l’infertilité permettrait de réduire les incohérences actuelles et de définir les objectifs prioritaires en tenant compte de leur financement et en s’appuyant sur le progrès des connaissances scientifiques, tout en respectant deux principes éthiques fondamentaux : la non-commercialisation du corps humain et le refus du risque d’utiliser ou d’aliéner une autre personne, adulte ou enfant, à son profit, quelle que soit sa situation. p ANALYSEZ 2015 // DÉCHIFFREZ 2016 LE BILAN DU MONDE ► GÉOPOLITIQUE ► ENVIRONNEMENT ► ÉCONOMIE + UN ATLAS DE 198 PAYS ¶ Parmi les plus de 130 médecins et biologistes signataires de ce texte, on compte notamment : professeur Jean-Marie Antoine (Paris), docteur Catherine Avril (Rouen), Christine Decanter (Lille), professeur Renato Fanchin (Clamart), professeur Patricia Fauque (Dijon), docteur Muriel Flis-Trèves (Paris), professeur René Frydman (Suresnes), professeur Michael Grynberg (Bondy), professeur Samir Hamamah (Montpellier), docteur Ghada Hatem (Saint-Denis), professeur Israël Nisand (Strasbourg), professeur François Olivennes (Paris), professeur JeanLuc Pouly (ClermontFerrand), professeur Nathalie Rives (Rouen) et professeur JeanPhilippe Wolf (Paris). Retrouvez la liste complète des signataires sur Lemonde.fr. débats & analyses | 19 0123 VENDREDI 18 MARS 2016 Iran : le Guide suprême et les trois présidents Analyse ——————————————————— louis imbert Service International V LORSQUE LES ULTRACONSERVATEURS SONT AFFAIBLIS, CE SONT LES FONDEMENTS DU POUVOIR QUI VIBRENT u du bureau du Guide suprême, Ali Khamenei, il y a de quoi ne pas se satisfaire des résultats des élections iraniennes du 26 février. Ces scrutins ont vu émerger, au Parlement, une alliance de réformateurs, de centristes et de conservateurs pragmatiques, qui se rangent derrière le président Hassan Rohani. Ces nouveaux députés s’apprêtent à appuyer l’ouverture économique et diplomatique que M. Rohani mène dans la foulée de l’accord international sur le nucléaire conclu en juillet 2015. Leur alliance a fait jeu égal avec un courant conservateur, défenseur le plus ferme de l’autorité du Guide suprême, et critique de cet accord. La couleur politique d’un tiers de l’Assemblée demeure inconnue, en l’attente de négociations avec des candidats indépendants et d’un second tour pour certaines circonscriptions, prévu fin avril. Le Guide n’est pourtant pas en rivalité ouverte avec M. Rohani. Les deux hommes se voient régulièrement et le Guide lui fait suffisamment confiance pour lui avoir confié les négociations sur le nucléaire, dont il a validé le résultat. Mais lorsque les ultraconservateurs, les « défenseurs des principes », sont affaiblis, ce sont les fondements du pouvoir qui vibrent. C’est sur eux qu’en dernier recours le Guide peut s’appuyer pour préserver la République islamique de toute « infiltration » de l’ennemi américain. Les modérés sont utiles lorsqu’il s’agit d’apaiser les relations avec l’étranger. Mais peut-on jamais s’y fier ? L’alliance centriste a été pensée par deux anciens présidents avec lesquels le Guide suprême entretient des rapports complexes, son vieux rival Ali Akbar Hachémi Rafsandjani (1989-1997) et le réformateur Mohammad Khatami (1997-2005). Celui-ci est aujourd’hui banni des médias, qui ne peuvent ni le photographier ni le citer. Mais il s’active en coulisses. Vendredi 11 mars, le Guide suprême a critiqué le résultat de la stratégie des trois présidents. La liste dirigée par M. Rafsandjani, sur laquelle figure M. Rohani, a rassemblé tant de votes qu’elle a exclu, à Téhéran, les principales figures du courant ultraconservateur de l’Assemblée des experts – un corps de religieux renouvelé en même temps que le Parlement. Cette assemblée pourrait, au cours de ses huit ans de mandat, nommer le successeur du Guide, âgé de 76 ans. Le camp conservateur y reste dominant, mais ces éliminations ont paru à M. Khamenei « une blessure » faite à l’institution. Le Guide a aussi exprimé des doutes sur la politique menée par M. Rohani. Il attend que les délégations commerciales étrangères, qui se succèdent à un rythme effréné à Téhéran, finissent par investir pour de bon. En dépit de ces nombreuses réserves, on peut considérer, au bureau du Guide, que ces élections sont une victoire. D’abord, parce que les trois présidents ont su convaincre une part importante de l’électorat d’aller voter le 26 février, ce qui n’allait pas de soi. Chacun devait participer, déclarait M. Khamenei en janvier, « même ceux qui ont des problèmes avec le régime islamique ». Il y allait de la crédibilité de l’Iran à l’étranger. ALI KHAMENEI CONFORTÉ C’était formuler une sorte de pacte pour une part de l’électorat, qui demeure traumatisée par la répression des manifestants qui avaient dénoncé, en 2009, la réélection du président Mahmoud Ahmadinejad. Cet électorat urbain, de classe moyenne, qui s’est mobilisé à Téhéran mais aussi à Ispahan ou à Yazd, n’avait montré aucun enthousiasme pour les dernières législatives, en 2012. Il était retourné aux urnes, en 2013, pour porter M. Rohani à la présidence. Mais ne voyant rien venir de ses promesses en matière de droits de l’homme, de représentativité politique et d’Etat de droit, ils auraient pu négliger ces élections. A sa façon, M. Khatami a relayé l’appel du Guide. Dans une vidéo massivement diffusée sur les réseaux sociaux, il incitait les Iraniens à voter pour les listes centristes. Aujourd’hui, M. Khatami, malgré son exil intérieur, passe pour l’un des hommes politiques les plus populaires du pays. Certes, la plupart des candidatures des réformateurs avaient été invalidées un mois avant l’élection. Certes, l’alliance centriste a été qualifiée de « séditieuse » durant la campagne. Mais cette querelle s’est réglée dans les urnes, dont nul n’a estimé qu’elles avaient pu être bourrées au bénéfice d’un camp. Ainsi, le Guide suprême, dont le rôle est d’agir comme un point d’équilibre entre les différents courants au sein du pouvoir, voit sa position confortée. Huit mois après l’accord sur le nucléaire, le champ politique iranien s’est déplacé vers le centre. Un certain pragmatisme s’impose, un désir de « stabilité ». Vendredi 11 mars, lors d’un forum économique à Londres, le directeur de cabinet du président Rohani, Mohammad Nahavandian, annonçait aux investisseurs que le « risque politique » en Iran allait décroître. Il est temps, disait-il, que ses concitoyens se préoccupent d’économie. On peut entendre ici l’écho de la politique de développement menée par M. Rafsandjani durant les années 1990. Le mentor de M. Rohani, dont il est resté très proche, ambitionnait alors d’ouvrir l’Iran aux affaires, de développer le secteur privé et l’investissement étranger. Pour les libertés publiques, on verrait plus tard. Ayant déçu les réformateurs, traînant derrière lui trop d’accusations de corruption, ayant trop ferraillé avec le Guide, M. Rafsandjani a fini par se dévaluer. M. Rohani progresse aujourd’hui entre les mêmes écueils. p [email protected] L’entreprise au secours du social Duplicité | par selçuk CHANGER D’ÉCHELLE. L’ENTREPRISE AU SERVICE DE L’INNOVATION SOCIALE de Valeria Budinich et Olivier Kayser Rue de l’échiquier, 368 pages, 20 euros Le livre ——————————————————— L POLITIQUE | CHRONIQUE PAR FRANÇOISE FRESSOZ Face aux jeunes, le président sans récit A u moment où les jeunes sont dans la rue, un coup d’œil s’impose sur ce que François Hollande a fait ou n’a pas fait pour eux, avec dans les oreilles cette phrase du discours du Bourget prononcée en janvier 2012 : « Est-ce que les jeunes vivront mieux en 2017 qu’en 2012 ? » C’était l’époque où le futur président, aussi candide que ses électeurs, croyait qu’une « présidence normale » l’attendait et ce fut tout le contraire. Donc il faut dresser le bilan avec ceci en tête : rien n’a été normal. En quatre ans, le nombre de chômeurs en France a grimpé d’un million. Les moins de 25 ans ont souffert comme les autres de ce fléau au point d’apparaître aujourd’hui comme les grandes victimes de la précarité : trois ans après la sortie du système éducatif, un jeune sur cinq se retrouve au chômage et plus d’un tiers en emploi précaire. Cependant, la réalité mérite d’être nuancée. Les diplômés du supérieur s’en sortent beaucoup mieux que les autres, au point qu’il serait plus juste de parler de deux jeunesses, voire de trois : l’une qui réussit si bien qu’elle se demande si son avenir n’est pas à l’étranger, l’autre qui parvient à s’insérer sans trop de difficultés sur le marché national, la troisième qui rame. Cette dernière n’a cependant pas été abandonnée par François Hollande, qui a pratiqué dès son entrée en fonctions un traitement social massif afin d’obtenir le plus rapidement possible une inversion de la funeste courbe. Des « emplois d’avenir » aux « contrats starter » en passant par « la garantie jeunes », le président a cherché à former et à insérer les jeunes les plus en difficulté. LE TEMPS FILE TROP VITE Depuis mai 2015, le chômage recule chez les moins de 25 ans alors qu’il résiste dans les autres catégories de la population. Hormis le raté du « contrat de génération » qui devait symboliser l’alliance du junior et du senior en entreprise et qui s’est révélé mal adapté au marché, il n’y a pas eu de rupture de rythme ni d’erreur de ciblage : les crédits sont allés en priorité vers les publics les plus fragiles, ceux qui avaient peu de diplômes ou n’en avaient pas du tout. L’Europe y a mis du sien en participant au financement de ce qui avait été identifié comme une grande cause sur tout le continent. Le résultat, c’est que les jeunes Français ont nettement moins souffert du chômage que leurs voisins espagnols, italiens ou grecs. Ajoutez à cela la réforme des bourses étudiantes, le coup de pouce au logement étudiant, les aides à la contraception et l’accès facilité aux soins, le bilan présidentiel n’est pas nul : à défaut d’avoir obtenu des résultats probants dans une période difficile, François Hollande peut se targuer de n’avoir pas oublié la jeunesse dont il avait fait la priorité de son quinquennat ; mais qui le sait ? Le propre de ce président est de faire sans dire, de négliger la publicité des actions entreprises, sans doute parce que le temps file trop vite, mais pas seulement. Il manque à ce pouvoir une appétence pour la mise en scène, le récit et aussi la projection vers le futur. François Hollande est devenu le président sans récit, ce qui pour la jeunesse est un comble. Car comment lui faire croire qu’un avenir, son avenir, est possible, si on ne prend pas la peine de le lui raconter ? p [email protected] es bien-pensants, qui estiment immoral de considérer les pauvres comme des consommateurs constituant un marché potentiellement rentable, vont sauter au plafond. « Changer d’échelle. L’entreprise au service de l’innovation sociale » ne parle que de cela. Car pour ses auteurs, Olivier Kayser, directeur exécutif d’Hystra, société de conseil en stratégie hybride, alliant impact social et rentabilité, et Valeria Budinich, membre du comité de direction d’Ashoka, « l’ampleur des problèmes auxquels le monde est confronté nécessite des ressources financières qui ne peuvent être réunies que par des approches de marché économiquement viables. Une telle ampleur est hors de portée des contribuables et des philanthropes ». Si l’aide apportée n’est pas un minimum profitable, elle ne peut être pérenne ni se déployer à grande échelle, faute de moyens, ce qui « implique de choisir les pauvres qui seront sauvés, et ceux qui ne le seront pas ». Un dilemme inacceptable moralement. Les auteurs reconnaissent que, dans certaines situations, seules des stratégies traditionnelles de recours à la manne publique ou à la générosité des philanthropes sont envisageables. Mais ils en délimitent le champ. L’expérience d’Olivier Kayser lui permet d’être formel. Après dix-huit ans passés chez McKinsey, cabinet renommé de conseil en stratégie, puis six ans chez Ashoka, association mondiale de soutien aux entrepreneurs sociaux, il a créé son propre cabinet, qui aide les grandes entreprises à se déployer sur des marchés destinés aux populations pauvres. Quant à Valeria Budinich, elle a noué des alliances entre entrepreneurs sociaux, entreprises traditionnelles et sociétés d’investissement en capital-risque, depuis plus de vingtcinq ans dans vingt-deux pays. DES MARCHÉS RÉPUTÉS INSOLVABLES Le livre, d’abord publié aux Etats-Unis, se présentait comme « un guide pratique pour les entrepreneurs et intrapreneurs sociaux ». De fait, l’ouvrage est extrêmement concret et décrit comment des entreprises ont réussi à résoudre des problèmes essentiels dans sept domainesclés : le chauffage, l’éclairage, le logement, l’accès à l’eau, les sanitaires, la nourriture et l’accès aux financements. Mais le sous-titre, qui ne figure plus dans l’édition française, s’adresse à un lectorat plus vaste. A ceux qui sont déjà convaincus du rôle que peuvent jouer les entreprises sur des marchés réputés insolvables, comme aux novices. Cela concerne les salariés de grands groupes ou les membres d’associations, organisations non gouvernementales, ou entreprises sociales qui sous-estiment l’apport de grandes entreprises. Celles-ci ont beaucoup à y gagner. S’intéresser à l’entrepreneuriat social et aux consommateurs du bas de la pyramide des revenus leur permet non seulement de découvrir de nouveaux marchés, mais aussi de faire preuve d’innovation, d’incarner le changement. p annie kahn 20 | 0123 0123 VENDREDI 18 MARS 2016 INTERNATIONAL | CHRONIQUE p a r a l a in fr a cho n Barack Obama et la Syrie C e vendredi 30 août 2013 en fin d’après-midi, Barack Obama et son chef de cabinet se promènent dans les jardins de la Maison Blanche. Denis McDonough est un ami et l’un des plus vieux collaborateurs du président. Les promenades comptent en diplomatie – il faudra un jour faire l’histoire des grandes décisions acquises entre gazon et bosquet de roses. Obama parle de la Syrie. Il est sur le point d’intervenir, mais il est taraudé par le doute. Il veut tester son jugement. Dix jours plus tôt, les forces de Bachar Al Assad ont utilisé des armes chimiques contre une banlieue de Damas tenue par la rébellion. Saisis dans leur sommeil, 1 429 civils syriens sont décimés au gaz sarin. Washington n’a aucun doute sur l’origine de l’attaque. A l’été 2012, Obama avait fixé une « ligne rouge » : l’usage d’armes chimiques changerait « l’équation » syrienne pour les Etats-Unis. Ils ne pourraient pas rester dans la posture de non-intervention militaire directe décidée par la Maison Blanche. Mais ce 30 août, après quarantecinq minutes de promenade dans le parc, Obama fait marche arrière – soudainement. Tant pis pour la « ligne rouge », il n’y aura pas d’intervention. Cette décision va marquer sa présidence, pour l’Histoire. Elle restera comme le symbole, la « signature » de sa politique étrangère. Ce 30 août, Obama a été jugé pour la postérité, écrit Jeffrey Goldberg dans le mensuel The Atlantic d’avril. Pour les uns, le 44e président, inepte, a sonné la fin de l’Amérique en tant que superpuissance indispensable. Pour les autres, Obama, inspiré, a regardé en face l’enfer proche-oriental et il a sagement refusé de sauter dans les flammes. Le président a confié ses raisons au journaliste. Il s’est expliqué au cours de nombreuses heures d’entretien dont Goldberg a tiré un article de 70 pages. C’est un plaidoyer pro domo de la part d’Obama, mais aussi un document fascinant sur sa vision du monde et de l’Amérique dans le monde. Tout au long, il y a le traumatisme des aventures guerrières des Etats-Unis en Afghanistan et en Irak, sans fin ni victoire. La plaie a été ravivée par l’intervention américano-britannico-française en Libye qui, déclenchée pour protéger la population de Benghazi, s’est transformée en exercice de changement de régime par la force à Tripoli. Elle a créé un abyssal vide de pouvoir et se solde par un véritable « merdier » – le mot du président – , qu’exploitent les djihadistes. Pour Obama, tout engagement militaire en Syrie présente le risque d’un engrenage similaire. Il n’en veut pas. Dans la matinée de ce fameux 30 août, le secrétaire d’Etat, John Kerry, répétait que la crédibilité du président était engagée, celle des EtatsUnis aussi. Les alliés de Washington dans le monde arabe, notamment à Riyad, en Europe et ailleurs n’en doutaient pas. Au bord du Potomac, l’ensemble de « l’establishment » en politique étrangère, républicain ou démo- POUR OBAMA, L’INTERVENTION EN LIBYE SE SOLDE PAR UN VÉRITABLE « MERDIER » LE PRÉSIDENT A FAIT LE PARI QUE L’AMÉRIQUE AVAIT PLUS À PERDRE QU’À GAGNER EN INTERVENANT crate, affirmait : Obama ne peut pas ne pas réagir. Cet unanimisme relève de ce qu’Obama appelle « le manuel » de politique étrangère à Washington, une sorte de bible que tout président devrait suivre pour entretenir le leadership de l’Amérique. Il n’y croit pas. Il veut se libérer de ces règles fétichisées. Cette affaire de « crédibilité » ne le convainc aucunement : « Larguer des bombes sur quelqu’un pour prouver que vous êtes capable de larguer des bombes, c’est la pire des raisons pour user de la force. » Nombre de ses prédécesseurs ont toléré l’usage des armes chimiques au Moyen-Orient. La crédibilité auprès des « alliés ». Quels alliés ? Obama stigmatise ces régimes sunnites qui veulent embarquer les Etats-Unis dans leurs « guerres tribales ». Il tonne contre ces monarchies qui, comme l’Arabie saoudite, ont « wahhabisé » l’islam, semant dans toute la région, en Afrique et en Asie, la peste du djihadisme. Est-il « dans l’intérêt des EtatsUnis » d’être sur tous les sujets « automatiquement » aux côtés de ces alliés-là ? « J’ai dit : pause » Il réfute l’argument d’une prétendue faiblesse affichée, la sienne, qui aurait incité Vladimir Poutine à s’emparer de la Crimée : c’est sous le mandat de George W. Bush, pourtant très porté sur l’emploi de la force, que Poutine a envahi une partie de la Géorgie… Cette perception que « la crédibilité de l’Amérique est [toujours] en question », elle est le produit d’une pensée dominante stratégique dont il a voulu se « libérer ». « J’ai dit : pause. On réfléchit. J’ai voulu m’extraire des pressions (…), ce fut une décision difficile à prendre », ce 30 août, « elle m’a coûté politiquement, mais c’était la bonne décision ». Sur proposition russe et parrainage de l’ONU, le stock d’armes chimiques syrien a été, plus ou moins, neutralisé. Mais Bachar ? L’administration démocrate s’est trompée qui avait annoncé en 2011 sa chute rapide. Obama avait tancé le dictateur : il doit partir. Qu’a-t-il fait pour le forcer au départ ? Réponse : si nous formulons une condamnation morale contre un régime, cela ne nous oblige pas ensuite à intervenir dans ce pays, pour en changer le gouvernement, ce serait « loufoque ». Il a attendu le printemps 2014 pour prendre l’Etat islamique au sérieux. Il se décrit comme un internationaliste réaliste. Cynique ? Il a observé avec un relatif fatalisme l’immense tragédie syrienne. Goldberg résume : Obama a fait le pari que l’Amérique avait plus à perdre qu’à gagner en intervenant dans ce drame. Il est pessimiste sur un Moyen-Orient incapable de sortir d’interminables guerres « tribales ». Il pense que le leadership de l’Amérique se joue davantage en Asie et en Afrique, là où les hommes sont occupés à bâtir leur avenir plus qu’à s’entretuer. Il n’en démord pas : le 30 août, dans le jardin de la Maison Blanche, il a arrêté « la bonne décision ». p Tirage du Monde daté jeudi 17 mars : 239 063 exemplaires LIBÉRER L’ÉCONOMIE CHINOISE I mpossible », selon Li Keqiang. Pour le premier ministre chinois, la croissance de la deuxième économie de la planète ne peut pas tomber sous la barre des 6,5 %, plancher que s’est fixé le Parti communiste pour ces cinq prochaines années. Si M. Li a dû rassurer de la sorte, mercredi 16 mars, dans le très soviétique Palais du peuple, c’est parce que, du banquier d’affaires à l’ouvrier de la métallurgie, nombreux sont ceux qui s’inquiètent de l’avenir de l’économie chinoise. Chacun sait également que ces chiffres n’ont qu’une valeur indicative. Alors secrétaire du PCC dans une province du nord-est industriel, M. Li avait confié en 2007 n’accorder aucun crédit aux données sur la progression du PIB, susceptibles de manipulation. C’est sur cette terre de charbon et de métallurgie auparavant nommée Mandchourie que se font aujourd’hui ressentir le plus durement les effets du ralentissement économique chinois. La première compagnie minière de la région, Longmay, y licencie 100 000 travailleurs. Ses mineurs ont défilé dans les rues pour exiger le versement des salaires impayés, contredisant ainsi les officiels locaux expliquant qu’il ne leur manquait « pas un centime ». Officiellement, 1,8 million d’ouvriers risquent de perdre leur emploi dans la sidérurgie chinoise. Mais, selon certaines estimations, les coupes pourraient s’élever à 5 ou 6 millions d’emplois. Pour amortir le choc social, Pékin a préparé une enveloppe équivalente à 14 milliards d’euros, mais il ne s’agit là que de solutions à court terme. Après plus de trois décennies de forte croissance, la Chine a besoin de trouver un nouvel élan durable, une grande modernisation qui lui permettrait de libérer de nouvelles énergies. Le pays est parvenu à s’extirper de la pauvreté, mais il ne réussit pas à se transformer en grande économie fondée sur la consommation et les classes moyennes. Pour cela, le parti unique doit envoyer un message clair. Sans céder au libéralisme le plus sauvage, qu’il critique dans le modèle américain, il doit montrer qu’il est prêt à reculer d’un pas pour passer le relais à l’initia- tive privée. Las, il en va de l’économie comme de la politique : le Parti communiste n’y est pas prêt. Au contraire, il se voit toujours au centre de tout. Lors de son arrivée au pouvoir en 2013, le secrétaire du PCC et président de la République populaire, Xi Jinping, avait promis de céder au marché un rôle « décisif ». En réalité, l’atmosphère depuis l’ascension de M. Xi n’a fait que s’alourdir. C’est vrai sur le plan politique, avec une vague d’arrestations d’avocats sans précédent, une presse et un Internet plus muselés que jamais. Ça l’est tout autant sur le plan économique, où l’emprise de l’Etat se renforce. Après le krach boursier de l’été 2015, Pékin a acheté massivement des actions d’entreprises publiques pour soutenir leurs cours, tout en menaçant les traders qui pariaient à la baisse. Pour endiguer la dépréciation du yuan, la banque centrale a suivi la même méthode interventionniste sur le marché des changes. Lorsqu’il s’agit de réformer les mastodontes que sont les entreprises d’Etat, qui aspirent une large part des ressources de la Chine, M. Xi imagine plutôt des fusions qui permettraient de les rendre encore plus puissantes. La Chine de Xi Jinping a jusqu’à présent misé sur le contrôle. Il faudrait, pour redonner confiance, un signal fort d’ouverture. Mais de plus en plus d’observateurs doutent que M. Xi en soit l’artisan. p MINC « ROMPT AVEC LE CONSENSUS « Patrice Trapier, Le JDD «Il explore, de façon personnelle, et attachante, la manière dont s’est façonnée sa propre identité.» Gérard Courtois, Le Monde «Un livre sincère qui incarne parfaitement cette identité à la fois héritée et volontaire.» Laurent Joffrin, Libération «Provocant à plus d’un titre, ce livre invite à la pensée davantage qu’à la condamnation.» Joseph Macé-Scaron, Marianne «Alain Minc décroche de l’air du temps, ne tombe pas dans la facilité. C’est lui qui a raison.» Maurice Szafran, Challenges «L’intéressant récit d’une assimilation.» Charles Jaigu, Le Figaro www.grasset.fr www.facebook.com/editionsgrasset "%$##&! Le Royaume-Uni déterre la hache de guerre fiscale La Fed revoit ses ambitions à la baisse pour 2016 ▶ Londres va baisser l’impôt sur les sociétés à 17 % en 2020. Ce sera l’un des taux les plus faibles des pays du G20 londres - correspondance L e Royaume-Uni déclare la guerre fiscale à l’Europe. Lors de la présentation du budget de l’Etat britannique, mercredi 16 mars, George Osborne, le chancelier de l’Echiquier, a annoncé que le taux d’imposition sur les sociétés allait être réduit à 17 % à partir de 2020. Il deviendra ainsi le plus faible de tous les pays du G20 et se rapprochera de celui de l’Irlande (12 %), pays souvent accusé de pratiquer le dumping fiscal. Le Royaume-Uni poursuit ainsi une politique engagée en 2010, quand les conservateurs sont arrivés au gouvernement. A l’époque, le taux d’imposition était de 28 %. Il est aujourd’hui de 20 % et devait passer à 18 % d’ici trois ans. L’annonce de ce mercredi accentue le mouvement. « La Grande-Bretagne est passée de l’un des régimes fiscaux pour les entreprises les moins compétitifs au monde à l’un des plus compétitifs », vante M. Osborne, qui en fait un véritable atout marketing dans la promotion économique de son pays. « La Grande-Bretagne ouvre la voie. Que le reste du monde essaie de nous rattraper ! », s’est-il exclamé. D’après les calculs du Trésor britannique, la baisse de l’impôt sur les sociétés aura permis aux entreprises d’économiser chaque année en moyenne 15 milliards de livres (19 milliards d’euros) entre 2010 et 2021. éric albert → LIR E L A S U IT E PAGE 3 L’automobile européenne accélère les cadences ▶ Renault annonce la production de sa Clio dans un troisième site européen pour répondre à la hausse de la demande ▶ Le taux d’utilisation des sites sur le Vieux Continent est de 81 %, contre 68 % durant la crise ▶ En dix ans, la géographie industrielle de l’automobile s’est fortement modifiée → LIR E PAGE 4 + 1,2 % → LIR E PAGE 5 Dans l’usine Renault de Flins (Yvelines). C’EST LA PRÉVISION D’INFLATION POUR LES ÉTATS-UNIS EN 2016, CONTRE 1,6 % EN DÉCEMBRE 2015 BENOÎT TESSIER/REUTERS INDUSTRIE LAFARGEHOLCIM, UN MARIAGE QUI TARDE À PORTER SES FRUITS LIR E PAGE 6 PLEIN CADRE COMMENT LES BANQUES DÉFENDENT LE MAGOT DES DONNÉES PERSONNELLES LIR E PAGE 2 j CAC 40 | 4 489 PTS + 0,59 % j DOW JONES | 17 325 PTS + 0,43 % j EURO-DOLLAR | 1,1279 j PÉTROLE | 41,00 $ LE BARIL J TAUX FRANÇAIS À 10 ANS | 0,57 % VALEURS AU 17 MARS À 9 H 30 P rudence, prudence… Mercredi 16 mars, à l’issue de deux jours de réunion, la Réserve fédérale américaine (Fed) a décidé de laisser ses taux directeurs inchangés. Le comité de politique monétaire de la banque centrale américaine considère que les conditions pour poursuivre le mouvement entamé en décembre 2015 ne sont pas encore réunies. La Fed a même revu à la baisse ses ambitions pour l’année 2016. En décembre, après avoir relevé d’un quart de point le loyer de l’argent, la banque centrale était encore sur un scénario graduel mais soutenu de resserrement monétaire. Elle se fixait un objectif de taux de 1,4 % à horizon d’un an. Désormais, la cible a été ramenée à seulement 0,875 %. Outre des inquiétudes sur la conjoncture internationale, et notamment le ralentissement de la Chine, la banque centrale fait le constat que les deux variables qu’elle prend en compte, à savoir l’emploi et l’inflation, ne progressent pas au même rythme aux Etats-Unis. « La Fed semble prête à accepter des taux bas pour une longue période, qu’importe si cela signifie plus d’inflation », résume l’économiste Joel Naroff, qui table néanmoins sur une hausse des taux en juin. p PERTES & PROFITS | INDUSTRIE La revanche du made in USA L a grande peur de la désindustrialisation et de la fuite des emplois n’est pas une spécialité française. Elle est aussi au cœur des élections américaines. « Nous devons ramener les emplois industriels à la maison », affirme ainsi le candidat à l’investiture républicaine Donald Trump. Pour lui, il faut taxer les délocalisations et les importations, afin de « rapatrier les jobs que la Chine nous a volés ». Quel que soit le futur président des Etats-Unis, il aura peut-être la tâche plus facile, au train où vont les choses. Une récente étude du cabinet Oxford Economics vient ajouter de l’eau au moulin de ceux qui anticipent des modifications majeures dans la répartition de la chaîne industrielle mondiale. Selon les auteurs de ce document, le coût unitaire du travail aux EtatsUnis est désormais quasi équivalent à celui de la Chine. « En dépit du fait que l’industrie manufacturière américaine fait face à de sérieux vents contraires, comme l’appréciation du dollar et l’effondrement des investissements dans le secteur pétrolier, celle-ci reste la plus compétitive au monde », affirment-ils. Champions du monde La production par employé a augmenté de 40 % outre-Atlantique entre 2003 et 2016, alors qu’elle n’a progressé que de 25 % en Allemagne et de 30 % au Royaume-Uni. Dans le même temps, la productivité chinoise ou indienne a certes doublé, mais elle reste encore près de deux fois inférieure à celle des Etats-Unis. Dans ces pays, les salaires ont augmenté bien plus ra- Cahier du « Monde » No 22137 daté Vendredi 18 mars 2016 - Ne peut être vendu séparément pidement que la productivité. Le coût du travail par unité produite n’est plus que de 4 % supérieur en Amérique par rapport à la Chine. Pour les analystes, si l’on ajoute à ce score la grande flexibilité du travail, l’énergie très bon marché et la taille de son marché intérieur, les Etats-Unis sont les champions du monde de l’efficacité industrielle. Un résultat étonnant au regard du recul de l’industrie dans ce pays depuis vingt ans. Mais qui confirme le basculement de la Chine vers une économie plus mature, condamnée à faire grimper le niveau de gamme de ses produits pour compenser sa perte de compétitivité, et à développer un secteur des services encore très réduit. Cette nouvelle forme de « rattrapage » mondial, qui voit la productivité des pays industrialisés s’améliorer comparativement à celle des émergents, conduit à ce que les économistes appellent la « désegmentation » de la chaîne de la valeur, à rebours de la tendance à l’émiettement de la production au niveau mondial. Ce phénomène va réduire le recours aux délocalisations. La hausse prévisible des coûts de transport, dès que le prix du pétrole remontera, devrait accélérer le mouvement. Ce rééquilibrage a un coût politique. L’amélioration américaine s’est payée d’un accroissement des inégalités et d’une pression considérable sur les salaires et le niveau de vie de la classe moyenne américaine. Celle justement qui se rallie aux candidats radicaux comme Donald Trump ou Bernie Sanders. p philippe escande L’HISTOIRE DE L’OCCIDENT ÉDITION 2015 Un hors-série 188 pages - 12 € Chez votre marchand de journaux et sur Lemonde.fr/boutique 2 | plein cadre 0123 VENDREDI 18 MARS 2016 Identité, déplacements, goûts… Les banques ont dans leurs coffres une mine d’or constituée des données personnelles de leurs clients. Un trésor qu’elles entendent défendre contre toutes les convoitises I maginez une start-up spécialisée dans l’agrégation de comptes, comme il en pullule aujourd’hui. Vous lui avez communiqué vos coordonnées bancaires pour pouvoir consulter l’état de vos finances depuis votre mobile. Et, patatras ! des hackeurs attaquent la plate-forme, récupèrent toutes vos informations et vident vos comptes. La faute à qui ? Pas aux banques, clament ces dernières, qui ne veulent pas régler la facture. Ce message, les établissements bancaires l’ont fait passer lors du Salon professionnel de la monétique et des moyens de paiement, les mercredi 16 et jeudi 17 mars à Paris. « Les cybercriminels s’attaqueront au maillon le plus faible, mais une fois qu’ils auront trouvé une faille, le problème sera systémique », alerte Marie-Anne Barbat-Layani, directrice générale de la Fédération bancaire française (FBF). « Les clients veulent une plus grande intégration des services financiers à leur mobilité quotidienne mais ne perçoivent pas la hausse des risques liés à de telles évolutions. Que se passe-t-il si je fais tomber mon smartphone alors que je suis en train de faire une transaction ? », interroge Didier Descombes, associé chez KPMG. Le temps des lingots est révolu. Les banques, qui investissent des millions d’euros en cybersécurité, sont désormais des « coffres-forts de données » dont elles entendent bien garder la clé face à l’offensive des nouveaux entrants. Ces dernières sont « naturellement » le réceptacle de toutes nos informations personnelles : pour ouvrir un compte ou obtenir un crédit, chacun d’entre nous doit prouver son identité, donner son âge, celui de ses enfants, ses antécédents médicaux, ses relevés de salaire, son avis d’imposition, jusqu’à son poids dans certains cas… Les banques ont besoin de ces informations pour calculer le profil de risque de chacun. D’autres informations, encore plus courues, figurent dans les ordinateurs de nos banquiers : il s’agit des données récupérées lors des transactions (paiements en carte bancaire, virements, prélèvements, chèques). Elles disent où nous allons, quand et comment nous dépensons notre argent. Autant d’éléments qui permettent de deviner ce que nous sommes susceptibles d’acheter demain. « Le recours aux services bancaires et financiers donne lieu à la production et à l’utilisation d’une masse de données qui révèlent très précisément les habitudes de vie mais aussi la situation personnelle de chacun », écrivait la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) dans son rapport annuel 2014. « Les seules choses qui nous manquent sont le contenu du caddie et les déplacements à la minute », admet Frédéric Jacob-Peron, directeur commercial et marketing France de la Société générale. Une affaire morale Longtemps, cette mine d’or de données est restée à l’abri des convoitises, enfouie dans les systèmes d’information des banques. La brèche a été ouverte par la deuxième directive européenne sur les services de paiements (DSP2), adoptée en octobre 2015. Elle permet à des tiers non bancaires d’accéder aux comptes des clients, d’opérer des transactions, et donc de récupérer les données associées. Une porte qu’entendent bien franchir les acteurs de la nouvelle économie numérique, qu’il s’agisse des GAFA (Google, Apple, Facebook, Amazon), des géants des télécoms ou des start-up de la Fintech. Leur modèle repose sur l’acquisition et l’exploitation de données personnelles. Plus on en sait sur un utilisateur, plus on a de chances de lui vendre un produit qui lui correspond. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la loi n’interdit pas d’utiliser les données bancaires. Du moment que le client en est informé et donne son accord, tout est possible. AUREL Big data Les banques craignent le casse du siècle Par ailleurs, on peut se passer de l’accord du client et vendre les données à un tiers, si elles sont agrégées et anonymisées de manière irréversible. « Une donnée anonymisée n’est, par définition, plus corrélée à une personne. Ce n’est donc plus une donnée à caractère personnel, et elle n’est alors pas encadrée par la loi informatique et libertés », explique Stéphane Grégoire, chef du service des affaires économiques de la CNIL. Aujourd’hui, en Europe, la plupart des banques utilisent les données de leurs clients – sans les revendre – dans le but de leur vendre des produits maison. Vous avez consulté une offre d’assurance sur le site Internet de votre banque ? Un conseiller vous rappelle. « Il s’agit d’identifier les sous-groupes de clients sur lesquels une action marketing sera efficace, par exemple les individus dont le contrat a moins d’un an et qui n’ont pas été contactés depuis plus de trois mois », précise Guillaume Bourdon, cofondateur de Quinten, cabinet spécialisé dans le big data. « Les clients voient bien que les mails commerciaux qu’ils reçoivent correspondent à leurs attentes, et heureusement », ajoute Frédéric Jacob-Peron, à la Société générale. « La hausse de vos dépenses chez le garagiste, la marque de votre voiture et votre capacité d’épargne permettent d’avoir une idée du moment où vous pouvez avoir envie de changer de voiture et de vous proposer un crédit auto pertinent », renchérit Marguerite Bérard-Andrieu, directrice générale adjointe de BPCE. Ce groupe, associé à la chaire ParisTech, développe également, pour prévenir le surendettement, des modèles prédictifs qui détectent la fragilité financière dix-huit mois à l’avance, en prenant en compte plus de 15 variables. Les banques font de la préservation des données de leurs clients une affaire morale. Pas question donc de les vendre à des prestataires extérieurs. « Quand vous préparez votre retraite, l’avenir de vos enfants, c’est normal que cela reste dans l’intimité de la relation de confiance que vous avez nouée avec votre banque, et de vous-même », insiste Mme BarbatLayani, à la FBF. Ce sont les mêmes problématiques que pour les données de santé. « Si vous allez voir un psy, vous ne serez pas content de recevoir une offre de thalasso qui vous dise “en ce moment vous n’allez pas bien” », souligne un banquier qui ajoute plus prosaïquement et ironiquement : « On ne permettra pas à Darty de vous vendre des tringles à rideaux. » « LES CONSOMMATEURS EN ONT ASSEZ DE RECEVOIR DES OFFRES QUI NE LEUR CORRESPONDENT PAS » ARNAUD GRAUZAM directeur MasterCard Advisors Europe de l’Ouest L’Europe n’est pas prête Sans aller jusqu’à dévoiler les données aux commerçants, la banque peut néanmoins démarcher à leur place, en tant qu’intermédiaire. Bank of America propose à ses clients anglo-saxons d’analyser leurs transactions pour leur faire bénéficier d’offres commerciales adaptées : par exemple, un bon de réduction pour retourner dans ce restaurant où vous avez dîné le mois dernier. Le marché européen ne semble pas (encore) prêt. La banque hollandaise ING l’a appris à ses dépens. Voulant partager les données de ses clients avec des entreprises extérieures, notamment des supermarchés, elle a été accusée, par des consommateurs et des députés, de menacer la vie privée. « Si le client se braque, l’établissement risque de perdre sa confiance. On n’est pas à l’abri d’un data gate si la banque va trop loin, joue à l’apprenti sorcier et que ça se sait », prévient Jean-Philippe Poisson, associé chez Elia Consulting. Pas sûr que les revenus tirés de la monétisation des données, très inférieurs à ceux que la banque réalise dans son cœur de métier, valent ce risque. Malgré tout, les banques planchent sur le sujet, ne serait-ce que pour être prêtes face à la concurrence. « Si on devait un jour se lancer dans l’exploitation des données de carte bancaire, on ne peut pas mettre ça en petits caractères, déclare M. Jacob-Peron, de la Société générale. Si le client nous en donne l’autorisation, on le fera, dans le respect de ses intérêts et de la réglementation. » Il faudra composer avec le nouveau règlement européen sur les données personnelles, qui met l’accent sur l’information et le consentement des citoyens. Usant de la possibilité d’anonymiser les données, des sociétés financières monétisent déjà les informations récoltées auprès de leur clientèle. « Nous pouvons dire à une enseigne de la grande distribution : 18 % de nos porteurs de carte qui sortent de chez vous vont ensuite à la boulangerie en face : pourquoi ne mettez-vous pas une boulangerie dans votre magasin ? », témoigne Grégoire de Lestapis, directeur général de la banque espagnole BBVA en France. Et d’ajouter : « Je suis surpris que les trois grandes banques françaises, aussi puissantes, aient une stratégie digitale aussi peu développée avec ce retard accumulé dans leur transformation culturelle ». Même offre de services chez MasterCard, qui analyse 6 millions de transactions anonymes par heure. « Les consommateurs attendent des commerçants qu’ils anticipent leurs besoins, ils en ont assez de recevoir des offres qui ne leur correspondent pas », affirme Arnaud Grauzam, directeur MasterCard Advisors Europe de l’Ouest. « La banque vit dans un monde propriétaire, critique Hugues Le Bret, fondateur du Compte-Nickel, alors que la philosophie du peuple, c’est le partage d’informations. » Au risque de voir sa vie exposée dans tous les fichiers clients du monde… « Certaines générations n’ont pas encore conscience des traces qu’elles laissent, regrette Mme Bérard-Andrieu, de BPCE. Vous avez par exemple des Fintechs qui cherchent à développer des modèles de risques sur les petites entreprises, en regardant à quelle heure du jour ou de la nuit l’entrepreneur est connecté – sous-entendu, a-t-il une vie équilibrée ? – ou qui il a dans son réseau Facebook. » Enthousiasmant ou glaçant. p jade grandin de l’eprevier économie & entreprise | 3 0123 VENDREDI 18 MARS 2016 Le Royaume-Uni veut stimuler l’investissement Le gouvernement a annoncé une baisse de l’impôt sur les sociétés, qui sera ramené à 17 % en 2020 suite de la première page Cette politique semble déjà avoir de l’effet : les investissements étrangers sont en nette hausse ces dernières années. Avec ce cadeau fiscal, le Royaume-Uni se retrouve avec un niveau d’imposition nettement inférieur aux autres pays du G20. Seules la Russie, l’Arabie saoudite et la Turquie s’en approchent, à 20 %. La France est à 33,3 %. Les Etats-Unis sont en queue de peloton, à 40 %. « Nous ne cherchons pas forcément à devenir une nouvelle Irlande, mais nous pensons que plus le taux d’imposition sur les sociétés est bas, mieux c’est, dit Jim O’Neill, un ancien haut dirigeant de Goldman Sachs, aujourd’hui secrétaire d’Etat chargé du commerce, et proche de M. Osborne. Des études indiquent qu’une imposition plus faible augmente l’investissement et la productivité des entreprises. » Derrière ce cadeau fiscal, le Royaume-Uni a néanmoins présenté un budget d’austérité. Si les coupes budgétaires sont désormais moins vives qu’entre 2010 et 2015, elles se poursuivent. La marge de manœuvre s’est, il est vrai, réduite ces derniers mois. La croissance britannique ralentit : 2,9 % en 2014, 2,2 % en 2015. Ralentissement pour 2016 CROISSANCE DU PIB BRITANNIQUE, EN % 2,9 2,2 2 2,2 2,1 2,1 2,1 Prévisions 2014 15 16 17 18 19 2020 SOURCE : HM TREASURY M. Osborne a également annoncé une prévision de 2,0 % pour cette année. Or, le gouvernement veut absolument conserver son grand objectif politique : dégager un surplus budgétaire pour l’année fiscale 2019-2020. Pour y parvenir, M. Osborne a dévoilé quelques mesures d’austérité supplémentaires. Celles-ci ne s’élèvent qu’à 3,5 milliards de livres (4,5 milliards d’euros) sur un budget de 772 milliards, elles n’auront lieu qu’en 2019, et leur détail exact n’est pas donné, mais l’heure n’est pas à la générosité. En France, les TPE, premières victimes des difficultés de trésorerie Selon la médiation du crédit, les très petites entreprises représentent 86 % des demandes C’ est un signe de plus que la reprise se diffuse en France. Les PME tricolores ont eu moins recours à la médiation du crédit en 2015, selon le rapport annuel de cet organisme créé fin 2008 pour soutenir le financement du tissu économique par les banques. Quelque 2 990 entreprises – de moins de 50 salariés pour l’immense majorité – ont saisi la médiation l’an dernier, soit une baisse de 16 % par rapport à 2014. Dans les deux tiers des cas, les dossiers ont été instruits avec succès, permettant de débloquer 204 millions d’euros d’encours de crédits et d’assurer la pérennité de plus de 18 000 emplois, indique le rapport. « Ce recul [des saisines] provient de la nette amélioration de la situation économique de beaucoup de PME, mais aussi de l’offre de crédit substantielle des établissements bancaires, soutenus par l’injection de liquidités de la Banque centrale européenne », explique Fabrice Pesin, le médiateur national du crédit aux entreprises, qui voit défiler les chefs d’entreprise auxquels leur banquier a refusé un découvert ou un réaménagement de dette. Investissements immatériels A la fin 2015, 94 % des PME qui demandaient un crédit pour investir obtenaient satisfaction, tout comme 84 % de celles souhaitant un crédit de trésorerie, selon les estimations de la Banque de France – qui chapeaute la médiation à parité avec les services de Bercy. Mais ce que ces bons chiffres ne disent pas, c’est que la demande reste très faible. « Compte tenu de la croissance du PIB enregistrée l’an dernier en France [+ 1,1 %], les entreprises n’ont que peu investi. Quant aux crédits de trésorerie, ils sont géné- ralement demandés lorsque les moyens de production des chefs d’entreprise tournent à plein… », admet M. Pesin. De plus, ce tableau est à nuancer sérieusement pour les TPE : seules 63 % d’entre elles ont obtenu un crédit de trésorerie et 82 % un crédit d’investissement en 2015. « Les TPE présentent des bilans souvent plus fragiles que les PME, et leurs dirigeants parviennent moins bien à gérer leur besoin de trésorerie, par manque de temps ou de capacité d’anticipation », détaille le médiateur. Elles sont aussi surreprésentées dans les secteurs à la peine en France, comme les cafés-restaurants, l’hôtellerie, le commerce de détail ou le BTP. Ces embûches expliquent que les TPE comptent pour 86 % des demandes adressées aux services de M. Pesin – organisés localement, par département –, contre moins de 80 % en 2008. D’autant que la médiation ne résout pas tout : « Si l’entreprise n’a pas assez de fonds propres, vous ne pouvez pas demander l’impossible à un banquier. Et beaucoup de petits patrons nous saisissent trop tardivement, par honte ou par déni, considérant que c’est à eux de gérer les problèmes. » Dernier angle mort de l’accès au crédit, le financement des investissements immatériels des entreprises (création de site Web, formation, recherche et développement…). « Sous l’impulsion des nouvelles règles prudentielles, les banques demandent de plus en plus de garanties à leurs clients. Dans le cas d’investissements immatériels, elles n’ont rien à prendre en garantie, contrairement aux actifs immobiliers ou aux machinesoutils. C’est un vrai problème pour les PME, et même les ETI », s’inquiète le médiateur. p audrey tonnelier Le gouvernement a dévoilé une série de mesures durcissant la fiscalité des entreprises, au nom de la lutte contre l’évasion fiscale. Au total, il espère lever 9 milliards de livres. La possibilité d’utiliser des dettes pour diminuer la facture d’impôts va être notamment fortement limitée. Budget aigre-doux Certaines multinationales réduisent artificiellement leurs bénéfices en accumulant les emprunts. Les propriétaires américains du club de foot de Manchester United sont connus pour avoir utilisé cette approche, par exemple. Désormais, le montant des emprunts déductibles ne pourra pas dépasser 30 % des bénéfices. Le transfert artificiel des bénéfices à l’étranger, comme le pratique Google ou Facebook, va être réduit. Richard Murphy, de l’association Tax Justice Network, qui dénonce l’évasion fiscale, salue ces annonces : « George Osborne a pris des mesures qui sont les bienvenues. » L’un dans l’autre, le budget est donc « à peu près neutre fiscalement », reconnaît M. O’Neill. Mais selon lui, ces décisions fiscales visent à influencer le comportement des entreprises : les forcer à payer ce qu’elles doivent, tout en mettant en place un environne- ment propice aux investissements. « L’objectif est de les encourager à penser à long terme. Actuellement, les investissements dans l’économie sont très faibles mais les entreprises ont d’énormes matelas de liquidités. Nous voulons changer cela. » Selon lui, la nouvelle fiscalité permettra aussi d’équilibrer le jeu entre les PME, qui n’ont pas les moyens de pratiquer l’évasion fiscale, et les gran- Une taxe sur les sodas Le Royaume-Uni va introduire un impôt sur les boissons sucrées. Le gouvernement britannique hésitait depuis des mois sur cette mesure, réclamée par de nombreuses associations de lutte contre l’obésité. La décision a finalement été prise et sera effective à partir de 2018. La taxe sera de 18 à 24 pence (23 à 30 centimes) par litre de boisson, selon le contenu en sucre. Cela pourrait représenter une hausse de 80 % du prix des produits les moins chers. La taxe devrait rapporter initialement 520 millions de livres (659 millions d’euros), qui seront reversées pour l’éducation physique dans les écoles. des multinationales, sans pour autant faire fuir ces dernières. « C’est un budget aigre-doux, avec les grandes entreprises qui paient pour les coupes fiscales des petites, estime Chris Sanger, spécialiste de la fiscalité chez Ernst & Young. La baisse de l’impôt sur les sociétés va aider, mais sept autres changements vont lever 9 milliards de livres. Les entreprises aimeront ou pas le plat que le chancelier leur a servi en fonction de ce qu’elles ont commandé au menu. » Enfin, M. Osborne a fait un geste envers le secteur pétrolier. Avec la chute du prix du baril et les gisements qui s’épuisent, l’activité en mer du Nord souffre. La surtaxe sur l’extraction pétrolière va être divisée par deux, de 20 % à 10 %, permettant au secteur d’économiser un peu plus de 200 millions d’euros par an. p eric albert 0123 Nouvelle orthographe ce qui change et pourquoi 3 € seulement Le Monde et Flammarion vous proposent un guide complet qui explique la rectification de l’orthographe, ses origines, sa raison d’être, l’ensemble des règles et la liste des mots qui évoluent. L’ouvrage indispensable pour tout comprendre. EN VENTE CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX 4 | économie & entreprise 0123 VENDREDI 18 MARS 2016 La Fed, prudente, laisse ses taux inchangés La banque centrale américaine devrait limiter à deux, au lieu de quatre, ses hausses de taux directeurs en 2016 new york - correspondant P rudence est mère de sûreté. Une fois de plus, la Réserve Fédérale (Fed) a fait sien cet adage en décidant, mercredi 16 mars, à l’issue de deux jours de réunion, de laisser ses taux directeurs inchangés. Le comité de politique monétaire (le Federal Open Market Committee, FOMC) de la banque centrale américaine considère que les conditions pour poursuivre le mouvement entamé en décembre 2015 ne sont pas encore réunies. La Fed a même revu à la baisse ses ambitions pour l’année 2016. En décembre 2015, après avoir relevé d’un quart de point le loyer de l’argent pour la première fois depuis dix ans, la banque centrale était encore sur un scénario graduel mais soutenu de resserrement monétaire en se fixant un objectif de taux de 1,4 % à horizon d’un an. Désormais, la cible a été ramenée à seulement 0,875 %, indiquant implicite- LES CHIFFRES + 0,875 % L’objectif de taux à un an, au lieu du + 1,4 % arrêté en décembre 2015 + 1,2 % La prévision d’inflation pour 2016, contre 1,6 % auparavant + 2,2 % La prévision de croissance du PIB américain en 2016, au lieu de + 2,4 % auparavant 235 000 C’est le nombre moyen d’emplois créés par mois aux Etats-Unis 4,9 % C’est le taux de chômage américain en février, au plus bas depuis huit ans ment qu’elle ne procéderait certainement qu’à deux hausses d’un quart de point chacune d’ici la fin de l’année. Cet accès de prudence est principalement motivé par la conjoncture internationale. « L’économie américaine a été très résiliente au cours des derniers mois », a estimé Janet Yellen, la présidente de la Fed, au cours d’une conférence de presse à Washington, avant d’ajouter que « la situation économique et financière mondiale [continuait] de comporter des risques ». La banque centrale s’inquiète notamment de l’impact du ralentissement de la croissance dans les pays émergents, Chine en tête, et des conséquences des turbulences financières sur l’économie américaine. La Fed estime que celle-ci progresse à un rythme qui reste « modéré ». Un constat qui l’amène à réviser une fois de plus à la baisse sa prévision de croissance pour 2016 : le produit intérieur brut ne devrait augmenter que de 2,2 %, soit 0,2 point de moins que ce qu’elle prévoyait il y a trois mois. Instabilité internationale Si la Fed se montre si hésitante, c’est aussi parce que les deux variables qu’elle prend en compte pour ajuster son resserrement monétaire, à savoir l’emploi et l’inflation, ne progressent pas au même rythme. La banque centrale se montre ainsi résolument optimiste sur la situation du marché du travail, dont les gains restent « solides » avec une moyenne mensuelle de 235 000 emplois créés et un taux de chômage de 4,9 %. En revanche, concernant le rythme de la hausse des prix, le compte n’y est pas. Certes, la Fed note que l’inflation a « accéléré » ces derniers mois, mais l’objectif qu’elle s’est fixé d’une hausse des prix de 2 % ne devrait être atteint qu’en 2018. Pour l’année en cours, la banque centrale a dû, là encore, revoir ses estimations. Elles ont été ramenées de 1,6 % à 1,2 %, justifiant ainsi le fait que sa politique monétaire resterait « accommodante ». L’institution se montre dubitative notamment concernant l’évolution des salaires, qui ne dé- Lors de la conférence de presse de Janet Yellen, présidente de la Fed, le 16 mars. RICHARD DREW/AP collent pas. Alors que l’économie américaine approche d’une situation dite de plein-emploi, les employeurs ne semblent toujours pas sous pression pour augmenter les rémunérations d’une main-d’œuvre devenue théoriquement plus rare. « Je suis quelque part surprise de ne pas assister à une croissance plus soutenue des salaires », a avoué Mme Yellen. Elle a observé que les hausses restaient cantonnées à quelques régions ou secteurs d’activité, un paramètre indiquant que le marché du travail présente un « potentiel d’amélioration », et noté que « le nombre de temps partiels subis reste encore quelque peu élevé ». Toutefois, certains membres de la Fed, comme son vice-président, Stanley Fischer, croient voir « les premiers frémisse- ments » de l’inflation, a-t-il affirmé la semaine dernière dans un discours. Une impression confortée avec la publication mercredi, avant l’annonce de la Réserve, d’un indice des prix à la consommation en hausse de 2,3 % sur un an, ce qui n’était plus arrivé depuis mai 2012. Mais Mme Yellen préfère rester prudente. Elle a notamment rappelé que de tels phénomènes sont souvent observés en début d’année avant de s’estomper ensuite et que les catégories de produits ayant augmenté, restent « assez volatiles ». « La Fed semble prête à accepter des taux bas pour une longue période qu’importe si cela signifie plus d’inflation », résume l’économiste Joel Naroff, qui table néanmoins sur une hausse des taux « Je suis surprise de ne pas assister à une croissance plus soutenue des salaires » JANET YELLEN présidente de la Fed en juin. Neil Dutta, économiste chez Renaissance Macro Research, estime pour sa part qu’en se référant à l’instabilité internationale pour prendre ses décisions, la Fed finit par endosser « un rôle de banque centrale du monde dans lequel elle a besoin de laisser filer l’inflation aux EtatsUnis pour compenser la désinflation dans le reste du monde ». En tout cas, cette politique accommodante semble assez largement partagée au sein du FOMC. Seule Esther George, la présidente de la Fed de Kansas City, était favorable à un relèvement d’un quart de point. Les neuf autres membres ont préféré opter pour la patience, de peur de faire dérailler une croissance américaine qu’ils jugent encore fragile par certains aspects. Un état d’esprit que l’on retrouve dans les « dot plots », les prévisions des membres du FOMC, qui tablent sur des taux de 1,875 % à la fin de 2017 (contre 2,375 %, selon les anticipations données en décembre) et à 3 % fin 2018 (au lieu de 3,25 %). Bref, si la normalisation de la politique monétaire est en marche, elle prendra plus de temps que prévu. p stéphane lauer Le jour où la BCE fera pleuvoir les billets sur les ménages T ÉLÉCOMS La technique de la « monnaie hélicoptère » vise à court-circuiter les banques afin de financer directement les citoyens Selon nos informations, SFR serait prêt à débourser 3,5 milliards d’euros et Free 2,5 milliards pour la reprise d’une partie des actifs de Bouygues Telecom dans le cadre du rachat de ce dernier par Orange. E t si les banques centrales distribuaient un chèque à tous les citoyens au lieu d’inonder le système financier de liquidités ? L’idée peut sembler folle. Pourtant, les économistes sont de plus en plus nombreux à la soutenir. Baptisée « monnaie hélicoptère », cette technique a même été évoquée par Mario Draghi le 10 mars. « C’est un concept très intéressant », a confié le président de la Banque centrale européenne (BCE), lors de sa conférence de presse. Avant de préciser que son institution ne l’avait pas encore étudié. La déclaration n’en a pas moins frappé les esprits. Depuis, le « buzz » ne cesse de monter. Et si, un jour, la BCE larguait des liasses de billets sur la zone euro pour relancer la croissance ? L’économiste libéral Milton Friedman fut le premier à évoquer la monnaie hélicoptère dans les années 1960. Le concept a été remis au goût ces derniers mois au Royaume-Uni : le député de gauche Jeremy Corbyn, qui a pris la tête du Parti travailliste en septembre 2015, en a fait l’un des thèmes de son programme. Dans la foulée, un collectif d’associa- tions et économistes européens a lancé la campagne « QE for people » – l’autre nom de la monnaie hélicoptère. Tous partagent le même constat : les mesures adoptées par les banques centrales depuis la crise peinent à relancer l’inflation et la croissance. En particulier « l’assouplissement quantitatif » (« quantitative easing » en anglais, ou QE), ce programme lancé par la BCE en mars 2015. Depuis, l’institution rachète chaque mois 60 milliards d’euros de dettes publiques aux banques en créant de la nouvelle monnaie. « Cette mesure est censée relancer le crédit aux ménages et entreprises, mais cela ne fonctionne pas très bien », juge Michaël Malquarti, directeur adjoint de SYZ Asset Management, qui prône l’instauration de la monnaie hélicoptère en Suisse. Crainte d’une hyperinflation De fait, les banques européennes restent frileuses à l’idée d’accorder de nouveaux prêts, tandis que de leur côté, PME et ménages sollicitent peu de nouveaux crédits. Et ce en dépit des taux bas. « Pas étonnant : dans beaucoup de pays européens, ils sont encore en « Il ne faut pas sous-estimer la créativité de Mario Draghi » FREDERIK DUCROZET économiste chez Pictet phase de désendettement », ajoute Eric Dor, économiste à l’école de management Iéseg. On ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif… D’où l’idée de contourner les banques pour donner directement l’argent à l’économie réelle. De quoi s’assurer que la monnaie, qui ne serait dès lors plus créée en contrepartie de rachats d’actifs, ne reste pas bloquée dans le système financier, comme dans le QE classique. « En théorie, cela permettrait de relancer bien plus efficacement la demande », juge Frederik Ducrozet, économiste chez Pictet. Dans la foulée, l’activité redémarrerait à son tour, tout comme l’inflation et la croissance. Comment cela fonctionnerait-il ? Les avocats du « QE for people » évoquent plusieurs mé- canismes, parfois confus. Le premier serait que l’argent soit distribué par les gouvernements, via des baisses d’impôts ou des investissements dans les infrastructures. Pour financer ces dépenses, les Etats emprunteraient auprès de la BCE, qui annulerait aussitôt cette dette. « Le second mécanisme serait que la banque centrale crédite elle-même les comptes des ménages et entreprises », explique Jonathan Loynes, de Capital Economics. Sur le papier, la monnaie hélicoptère a donc tout de la solution miracle. Ou presque. Car en vérité, elle ne résoudrait pas tous les maux de l’économie européenne, tels que le tassement de la productivité. En outre, les obstacles à sa mise en œuvre seraient nombreux. Dans la zone euro, la BCE n’a pas le droit de financer directement les Etats. « De plus, elle n’a pas directement accès aux comptes bancaires des ménages, juge M. Dor. Récupérer ces données auprès des administrations fiscales serait un vrai bazar. » Surtout, il faudrait convaincre les 19 Etats membres de la nécessité d’une telle mesure. Y compris les Allemands, angoissés à l’idée qu’une création monétaire débridée ne ravive l’hyperinflation qu’ils ont connue dans les années 1920… Est-ce à dire que la monnaie hélicoptère finira dans les oubliettes de l’histoire économique ? Pas forcément. Après tout, nombre d’économistes certifiaient, avant la crise, que la BCE n’oserait jamais se lancer dans le rachat de dettes publiques. Et encore moins adopter un taux de dépôt négatif, ce qu’elle a pourtant fait en septembre 2014. « Il ne faut pas sous-estimer la créativité de Mario Draghi », juge M. Ducrozet. Ni son audace. De fait, l’institut de Francfort a annoncé, jeudi 10 mars, une mesure inédite : il va verser de l’argent aux banques qui empruntent à ses guichets pour prêter à leur tour aux ménages et entreprises (c’est ce qu’on appelle les « TLTRO »). Imaginons qu’à l’avenir, elle muscle ce mécanisme, par exemple pour s’assurer que les banques prêtent aux PME et citoyens à taux zéro. Cela commencerait doucement à ressembler à un hélicoptère… p marie charrel SFR prêt à débourser 3,5 milliards pour les actifs de Bouygues AR MEMEN T 400 embauches chez MBDA en France Le missilier européen MBDA a vu ses commandes bondir de 27 % en 2015, à 5,2 milliards d’euros, grâce notamment aux contrats d’équipement de 48 Rafale et d’une frégate en Egypte et au Qatar. Il embauchera 1 000 personnes dont 400 en France « pour couvrir la croissance et les départs en retraite », a précisé le groupe jeudi 17 mars. T RAN S PORT Pas de nouveaux Airbus A380 pour Air France Air France-KLM a converti ses deux dernières commandes d’airbus A380 en trois A350, selon ses comptes de résultats consolidés. Il n’y a « plus de commandes ou d’options fermes sur les A380 », a indiqué une porte-parole. Air France dessert huit destinations avec dix A380. – (AFP.) économie & entreprise | 5 0123 VENDREDI 18 MARS 2016 Automobile : en Europe, les usines tournent à plein régime Après dix années de crise, la géographie industrielle s’est profondément modifiée C’ est une nouvelle preuve du regain de forme de l’industrie automobile européenne. Renault a annoncé, jeudi 17 mars, la fabrication de sa citadine Clio dans un troisième site sur le Vieux Continent. « Face au succès commercial de ce modèle, écoulé à plus de 400 000 exemplaires en 2015, et compte tenu de la saturation des sites de Bursa [Turquie], et bientôt de celui de Flins [France], avec l’arrivée de la production de la Micra de Nissan, nous avons décidé de la fabriquer, à partir de février 2017, aussi dans notre usine de Novo Mesto [Slovénie] », indique au Monde Jose Vicente de los Mozos, directeur des Fabrications et de la Logistique du groupe français. Pas question toutefois de créer une ligne de production supplémentaire. Il s’agit de profiter de la flexibilité de la nouvelle ligne de fabrication du site slovène, récemment renouvelée pour produire la nouvelle Twingo et la Forfour de Smart. « L’objectif est bien de saturer nos unités de production actuelles et de fabriquer en Slovénie des volumes complémentaires pour répondre à la demande du marché, précise le cadre de Renault. Novo Mesto pourrait assembler de 50 000 à 70 000 Clio par an, selon l’appétit des clients, en complément de Twingo et Smart. » De quoi permettre une augmentation de la charge de travail de cette usine aujourd’hui sous-utilisée avec quelque 130 000 voitures produites en 2015, pour une capacité de 200 000 véhicules. Outre des Smart et des Twingo, l’usine Renault de Novo Mesto (Slovénie) fabriquera aussi des Clio. OLIVER BUNIC/BLOOMBERG/GETTY IMAGES « Accord de compétitivité » Dans le même temps, Renault va investir 10 millions d’euros supplémentaires à Flins afin de passer la cadence de 40 à 45 véhicules par heure, permettant de monter la production à 220 000 unités par an. « Désormais, de nombreux sites européens travaillent en deux équipes avec les week-ends ou en trois équipes. Ils se rapprochent, voire dépassent, les 100 % d’utilisation, dit M. de los Mozos. Ces performances ont notamment été possibles grâce au renouvellement de la gamme, mais surtout à la négociation d’accord de compétitivité en Espagne et en France. Nous sommes d’ailleurs en discussion pour le prochain accord 2017-2020 en Espagne avant d’ouvrir des négociations en France en fin d’année. » A l’image de l’ensemble des constructeurs généralistes présents en Europe, Renault n’entend pas y construire de nouveau site de production. Du moins, à court terme. « Notre idée est de toujours saturer nos usines, ce qui améliore mécaniquement notre compétitivité, rappelle M. de los Mozos. Ensuite, on verra nos besoins. » Une prudence partagée par ses pairs. Yann Vincent, le patron des usines de PSA, porte exactement le même discours : d’abord faire ga- gner en compétitivité les sites industriels, puis voir l’évolution du marché. La crise de 2007-2013 est passée par là et a failli tuer plus d’un acteur, PSA et Opel en tête. « Lors de cette période de crise, deux dynamiques se sont mises en place en matière de sites industriels. D’un côté, les constructeurs premium n’ont pas hésité à créer de nouvelles usines de production, de l’autre, les constructeurs généralistes ont supprimé des capacités en Europe de l’ouest pour les transférer dans le Sud ou en Europe centrale », indique Denis Schemoul, consultant chez IHS Automotive. BMW mise toujours plus sur les véhicules électriques plus électrique, plus automatisé et plus luxueux. Harald Krüger, le nouveau PDG de BMW, a présenté mercredi 16 mars ses principaux leviers pour rester le leader du « premium » allemand et distancer Audi et Mercedes tout en résistant à l’arrivée des Google, Apple et autres Uber. Le constructeur va d’abord intensifier l’électrification de ses véhicules, gammes sportive et Mini comprises. D’ici à 2020, sept modèles seront totalement ou partiellement électrifiés. Côté « électrique pur », la marque annonce le renforcement de l’autonomie de l’actuelle i3, son petit modèle, et de l’i8, qui se sont écoulées à 50 000 exemplaires depuis leur lancement en 2013. De nouveaux véhicules hybrides ou hybride rechargeables verront également le jour. Ce choix est peu surprenant : BMW doit, comme ses concurrents, réduire les émissions de CO2 et de polluants de sa gamme d’ici à la prochaine décennie. A plus long terme, le constructeur mise également sur la technologie hydrogène, pour laquelle il coopère notamment avec Toyota. Mais il n’entend pas pour autant abandonner ses motorisations diesel ou essence, qui représenteront toujours la majorité de ses ventes. Le groupe a développé des plates-formes de véhicules permettant d’y adapter n’importe quel type de motorisation. Parallèlement, BMW va poursuivre sa stratégie d’autonomisation de ses véhicules. Son objectif est de développer en interne l’ensemble des briques nécessaires à cette nouvelle étape de l’automobile, comme les capteurs, la gestion de données, l’intelligence artificielle ou les cartes haute définition, permises par l’acquisition, avec Audi et Daimler l’an dernier, du spécialiste de cartographie Here. A cela s’ajoute une gamme de services de mobilité qu’il entend amplifier. Enfin, BMW compte renforcer son offre haut de gamme en présentant dès 2021 un nouveau modèle iconique : BMW i Next, présenté comme autonome, électrique et luxueux. « Ce véhicule symbolisera l’entrée de l’automobile dans une nouvelle ère de la mobilité », veut croire M. Krüger. En attendant, le patron promet de porter la marge opérationnelle du groupe au-delà de 10 % dès 2017. Plus prosaïque mais tout aussi alléchant pour les actionnaires. p ph. j. Entre 2007 et 2013, Mercedes s’est ainsi implanté à Kecskemét, en Hongrie, Audi a renforcé la production de son usine hongroise de Györ, tandis que BMW installait la production de la Mini à Born, au Pays-Bas. Jaguar Land Rover, qui a déjà créé l’équivalent d’une nouvelle usine à Solihull, en Angleterre, doit inaugurer en 2018 une nouvelle usine à Nitra en République Tchèque. En dix ans, le nombre de sites en Europe centrale est passé de 9 à 15… Dans le même temps, les constructeurs généralistes ont systématiquement fermé ou réduit leur capacité de production en Europe de l’Ouest au bénéfice de l’Espagne, de la Turquie ou de l’Europe centrale, pays jugés bien plus compétitifs et flexibles. PSA a fermé, en 2014, son usine d’Aulnay, qui produisait la C3, dont la prochaine génération sera fabriquée à Trnava, en Slovaquie. Dans le même temps, les sites de Mulhouse, Rennes ou Poissy ont réduit leur capacité de production. « Aujourd’hui, en créant une unité au Maroc pour le marché africain, PSA aura la tentation de desservir aussi l’Europe si ses usines locales sont saturées… », relève un observateur. Ford, pour sa part, a fermé deux sites en Angleterre et en Belgique et transféré la charge en Espagne et en Roumanie. Opel a décidé de fermer ses sites allemand et belge de Bochum et d’Anvers afin de con- « De nombreux sites européens se rapprochent, voire dépassent, les 100 % d’utilisation » JOSE VICENTE DE LOS MOZOS directeur des fabrications chez Renault centrer la production en Allemagne et en Pologne. Fiat lui a fermé un seul site en Italie et en a repris un en Serbie, mais trois de ses cinq usines transalpines tournent encore au ralenti… Dans ce nouveau panorama, la reprise du marché automobile, qui croît de 10,1 % depuis janvier (+ 9,3 % en 2015), aide à remplir les usines. Selon le cabinet Inovev, le taux d’utilisation des usines européennes a atteint 81 % en 2015, un taux financièrement soutenable. En 2013, au plus fort de la crise, ce taux était tombé à 68 %. Si la capacité de production européenne installée n’a pas été beaucoup modifiée sur une dizaine d’années, à quelque 16 millions de véhicules, la géographie industrielle de l’automobile sur le Vieux Continent a, elle, été profondément bouleversée. p philippe jacqué Tereos se prépare à la fin des quotas sucriers européens fin 2017 La coopérative tricolore investit massivement à l’international, notamment en Chine, où elle s’est alliée au groupe Wilmar canton (chine) E n octobre 2017, les quotas sucriers européens disparaîtront. Ce sera la dernière étape de la politique de libéralisation de l’agriculture des VingtHuit. Le choc de la fin des quotas laitiers, avec la chute des prix payés aux éleveurs provoquée par une surproduction, est dans tous les esprits. Il inquiète les producteurs de betteraves. La coopérative française Tereos, connue pour ses marques de sucre Béghin Say et La Perruche, se veut confiante. Elle se dit prête, avec ses 12 000 adhérents, à accroître sa production de betteraves de 20 % d’ici à 2017. « Nous sommes capables de bien valoriser cette production. Et de l’écouler grâce à notre réseau de distribution », affirme Alexis Duval, président de Tereos, qui a fait le pari du développement de la coopérative à l’international. D’abord au Brésil, puis en Afrique et désormais en Chine. Le drapeau français associé aux couleurs singapouriennes et chinoises flotte devant deux usines. La première, flambant neuve, est ancrée près de la rivière des Perles, à Dongguan, à côté de Canton. Quelques champs de bananiers survivent encore aux abords, alors que cette nouvelle zone industrielle grignote le terrain verdoyant. Tout près de là, une usine de farine. Ce n’est pas un hasard. Dans le moulin industriel, d’énormes machines blanc et turquoise se déhanchent : elles tamisent la farine. Les mêmes équipements se retrouvent sur l’autre site où sont produits tous les dérivés de la farine : de l’amidon de blé, du gluten, des sirops de glucose, de l’alcool et des vinasses pour l’alimentation animale. Le moulin est la propriété du géant singapourien Wilmar. L’autre usine, qui fabrique des sous-produits du blé, est détenue conjointement par Wilmar à 51 % et par Tereos à 49 %. Un investissement de 130 millions d’euros opérationnel depuis un an. La coopérative française a fait le choix de cet allié puissant, premier groupe agroalimentaire asiatique avec 38 milliards de dollars (34 milliards d’euros) de chiffre d’affaires, leader mondial de l’huile de palme, présent dans le sucre et les céréales, pour entrer en Chine en apportant dans l’alliance sa technologie des produits amylacés. Les deux partenaires se connaissent bien, puisque Robert Kuok, le fondateur de Wilmar, a accompagné Tereos au Brésil. Ensemble, ils ont également acheté en 2014 une amidonnerie de maïs à Tieling, dans le nord de la Chine. Au cœur de la zone de production maïsicole chinoise. Ils lui ont adjoint des ateliers de fabrication d’huile, de protéines, mais aussi de sirops de glucose et de fructose, qui commencent à entrer en production. Un investissement de 70 millions d’euros. Equation financière tendue « Les deux usines chinoises ont réalisé un chiffre d’affaires de 120 millions d’euros en 2015. Il devrait atteindre 360 millions d’euros en 2016 et 500 millions d’ici à 2018 ou 2019 », pronostique M. Duval. Aujourd’hui, les papeteries sont leur premier client pour l’amidon de maïs et les fabricants de nouilles pour l’amidon de blé. Tout l’enjeu est de convaincre d’autres industries agroalimentaires d’incorporer les ingrédients du blé ou du maïs dans leurs recettes. En particulier l’isoglucose, un produit sucrant concurrent du saccharose extrait de la betterave. Les fabricants de sodas, de confiserie, de glaces en sont friands. Tereos mise sur l’évolution des habitudes alimentaires en Chine portée par l’urbanisation pour booster ce marché. Après avoir acheté une amidonnerie en Indonésie en 2014, la coopérative française vient d’ouvrir cette année un bureau en Inde. Il s’ajoute à celui, déjà existant, de Singapour. Désireuse de développer son activité de négoce de sucre Tereos Commodities, l’entreprise investit aussi pour s’ouvrir des débouchés en Europe. En 2015, elle s’est offert le distributeur anglais Napier Brown. Tereos n’a donc guère mis le pied sur le frein pour ses investissements. Et ce malgré une conjoncture difficile. En 2014, pénalisée par la chute du prix du sucre, liée à une surproduction mondiale, elle a vu son chiffre d’affaires baisser de 8 % à 4,3 milliards d’euros. La marge a littéralement fondu, passant de 14,7 % à 10,5 %. Surtout, le résultat net s’est effondré, passant de 176 à 17 millions d’euros. Les résultats ne devraient pas s’améliorer pour l’exercice qui se clôt fin mars 2016. Même si, au Brésil, la chute du real a fait remonter les marges au deuxième semestre 2015. L’équation financière est donc tendue, sachant que l’entreprise porte une dette de près de 2 milliards d’euros. Dans ce contexte, Tereos avait dévoilé en 2015 sa volonté de fusionner avec l’autre grande coopérative sucrière française, Cristal Union. Une offre de mariage vertement refusée. Mais M. Duval reste plus que jamais persuadé, à l’aune de la fin des quotas sucriers, que ce rapprochement a tout son sens. p laurence girard 6 | économie & entreprise 0123 VENDREDI 18 MARS 2016 La coopérative Nef veut devenir une banque éthique à part entière L’établissement espère gagner 5 000 clients et doubler ses encours de crédits d’ici à 2019 L’ Depuis la fusion en juillet 2015, le cours du numéro un mondial du béton a perdu 42 % (ici une salle de marchés d’Euronext). HAMILTON/REA LafargeHolcim, une fusion laborieuse pour le roi du béton Le mariage des deux groupes cimentiers tarde à porter ses fruits V ivement 2018, doit-on se dire aujourd’hui au siège de LafargeHolcim à Zurich. La société issue de la fusion en juillet 2015 du français Lafarge et du suisse Holcim a présenté ce jeudi 17 mars des résultats conformes aux attentes des marchés mais peu enthousiasmants. Sur l’année, le chiffre d’affaires du nouveau groupe s’est établi à 29,5 milliards de francs suisses (26,8 milliards d’euros), en baisse de 6,2 % avec une perte nette de 1,4 milliard, incluant 3 milliards de dépréciations d’actifs et charges au dernier trimestre. C’est pourquoi le nouveau PDG Eric Olsen fixe un cap plus lointain : d’ici trois ans parvenir à 1,1 milliard de francs suisse de synergies. Et surtout un excédent brut d’exploitation de 8 milliards contre 5,75 en 2015. La dette, de plus de 17 milliards en 2015, devrait être réduite à 13 milliards de francs suisses fin 2016. Les deux fiancés pouvaient prétendre à mieux quand ils ont annoncé leur « fusion entre égaux », le 7 avril 2014. Un mariage de raison, arrangé par les deux puissants actionnaires, le Belge Albert Frère côté français et la famille Schmidheiny côté suisse. Mais entre-temps, les tuiles se sont accumulées : combat des chefs, remise en cause des parités de fusion, dé- en 2015 avec ArecelorMittal, Engie et LafargeHolcim. Si leur recul d’activité a influé sur le chiffre d’affaires total, l’impact est encore plus marqué sur les profits. Les pertes d’ArcelorMittal, mis en difficulté par l’acier chinois, celles d’Engie, liées à des dépréciations d’actifs, tout comme celles de LafargeHolcim, après la fusion des deux entreprises, plombent les comptes de 13 milliards d’euros ! Malgré le recul des profits, les dividendes progressent de 13,7 %. Selon PwC, 25 sociétés ont décidé de relever les montants versés, souvent pour compenser la chute du cours des actions. Enfin, depuis la crise de 2008, les sociétés restent prudentes lorsqu’elles évoquent leurs perspectives, préférant tracer des tendances plutôt que de s’engager sur évolutions précises. 28 d’entre elles ont néanmoins donné des objectifs optimistes pour 2016. Dont 17 qui se montrent plus audacieuses, allant jusqu’à les chiffrer. p que les Suisses obtiennent la majorité des parts. Un PDG de compromis est trouvé en la personne de Eric Olsen, ex-Lafarge mais américain. En dessous, cela tangue aussi. Le directeur financier suisse, peu enthousiaste, est remplacé en décembre 2015. Et au siège parisien, durant toute l’année 2015, c’est la confusion. En quelques mois, deux cents personnes partent, dans le cadre d’un plan de départs volontaires puis d’un plan social. « Ces évictions ont été très mal vécues, malgré des conditions de départ très généreuses », reconnaît-on en interne. L’intégration ne fait que commencer et beaucoup s’inquiètent d’une possible fermeture du siège de Paris, symbole de la mainmise suisse. Un sujet qui résonne dans les couloirs des ministères parisiens où l’on fustige cet abandon d’un fleuron du CAC40. « Je suis complètement engagé dans la construction d’un groupe binational », répond Eric Olsen en soulignant qu’il n’est pas question de fermer le siège parisien. Reste encore à harmoniser des cultures aux antipodes. La française, très centralisée et orientée sur le résultat, et la suisse, attachée aux méthodes et aux procédés et qui accorde plus d’autonomie aux filiales. Au-delà, c’est toute une stratégie qui est en train d’être élaborée, avec en tête, le rétablissement des finances. « Les cimentiers ont trop investi depuis vingt ans. Le retour sur capital a été trop faible », admet le PDG de l’entreprise qui affirme que l’heure n’est plus à la construction de nouvelles usines mais à l’optimisation de celles qui existent et à la montée en gamme par l’innovation. C’est ce que devrait permettre la couverture géographique unique du groupe présent dans 90 pays. « Cette fusion fait énormément de sens, confirme Virginie Rousseau, analyste chez Oddo. En plus des synergies de coûts, elle permet une meilleure diversification géographique et des économies d’investissement. » Mais comme tous les investisseurs, elle attend désormais des preuves. Car les marchés ne se laisseront pas convaincre facilement par un groupe dont la naissance fut si laborieuse. p dominique gallois philippe escande sordres managériaux et effondrement des pays émergents, grande spécialité de Lafarge. Résultat : les marchés, au départ séduits par l’opération, font grise mine. Selon Bloomberg, depuis la fusion en juillet 2015, le cours de Bourse du numéro un mondial du béton a décroché de 42 %, alors que celui de l’indice Stoxx 600 qui suit les sociétés de matériaux et de construction n’a cédé que 5,9 %. Plus humiliant encore, le concurrent allemand, plus petit et lui aussi en cours de fusion, avec Italcementi, n’a reculé que de 1,9 %. Des cultures aux antipodes Car LafargeHolcim a un problème spécifique qui justifie en grande partie le mariage. « Sans la fusion, les deux groupes auraient été en position plus difficile en 2015 », pense Eric Olsen. Les difficultés trouvent leur source en décembre 2007 quand Lafarge s’offre le cimentier égyptien Orascom pour 8,8 milliards d’euros. L’opération est financée à hauteur de 6 milliards par de la dette, et 2,8 milliards par une augmentation de capital. A l’époque, Bruno Lafont est convaincu que les marchés émergents, notamment ceux qui tirent leurs revenus du pétrole et du gaz, sont le nouvel eldorado du ciment. La crise financière quelques mois plus tard, puis le printemps arabe L’heure n’est plus à la construction d‘usines mais à l’optimisation de celles qui existent et à la montée en gamme par l’innovation vont ruiner ses plans. En mars 2011, Standard & Poor’s relègue Lafarge au rang d’émetteur spéculatif. L’agence de notation financière s’inquiète du niveau de la dette : 14 milliards d’euros. Les investisseurs dont le dividende a été divisé par deux fuient le titre. Les programmes d’économies et de cessions d’actifs se multiplient. La fusion se présente pour les actionnaires comme une forme de sortie par le haut. Mais loin de se calmer, la situation va empirer, notamment avec l’effondrement du prix des matières premières puis du pétrole qui coupe les jambes des clients de Lafarge, notamment au MoyenOrient et en Afrique. A ces difficultés conjoncturelles s’ajoutent celles liées à la fusion. Au sommet, Bruno Lafont qui se voyait patron de l’ensemble est écarté, tandis Un trio pèse sur les résultats du CAC 40 les profits des sociétés du CAC 40, qui avaient bondi de 33 % en 2014, mettant un terme à trois années consécutives de déprime, sont repartis à la baisse. Selon le cabinet PwC, dans une étude réalisée pour Le Monde et publiée jeudi 17 mars, le recul enregistré sur l’année 2015 est de 12,5 %, à 52,432 milliards d’euros. Il concerne 39 entreprises, n’intégrant pas Alstom dont l’exercice annuel se termine le 31 mars et non le 31 décembre. Le chiffre d’affaires des 40 entreprises recule, lui, de 4,6 %, à 1 239 milliards d’euros. La crise chinoise de l’été, suivie par celle des pays émergents, a mis un coup d’arrêt à l’euphorie apparente des premiers mois de 2015, portée par les perspectives de baisse des prix du pétrole et de l’euro face au dollar. Ces données sont cependant à nuancer tant l’évolution des résultats des entreprises du principal indice de la place française dépend de quelques groupes. Ce fut particulièrement le cas année 2016 sera à marquer d’une pierre blanche pour la Nef. Vingt-huit ans après sa création, jeudi 17 mars, cette coopérative financière située à Vaulx-en-Velin, dans la banlieue lyonnaise, a annoncé le lancement de son activité de banque éthique. Oui, vous avez bien lu, banque et éthique. Car la Nef n’est pas un établissement comme les autres. Elle finance uniquement des projets dans les secteurs de l’environnement, du social… et offre aux particuliers une transparence totale sur l’utilisation de leur épargne. Surtout, « nous n’avons pas recours aux marchés financiers. Nous nous finançons uniquement grâce aux fonds déposés par les clients et au capital apporté par nos sociétaires », précise Jean-Marc de Boni, le président du directoire. Ces arguments font mouche : la coopérative compte 38 000 sociétaires, un chiffre en hausse régulière. « Les établissements comme la Nef ou le Crédit coopératif bénéficient d’un intérêt croissant des particuliers qui font peu confiance aux banques et souhaitent que leur argent soit utilisé à bon escient, en finançant des activités proches de leur vie quotidienne », explique Nadine Richez-Battesti, maître de conférences en sciences économiques à Aix-MarseilleUniversité. A partir du 4 avril, la Nef élargit donc son offre de services consacrée aux entreprises de l’économie sociale et solidaire. « Jusqu’ici, nous proposions seulement des prêts à long terme, désormais nous allons les accompagner sur l’ensemble de leurs besoins : compte courant, besoin en fonds de roulement, crédit… », énumère M. de Boni, qui vise 5 000 nouveaux clients professionnels d’ici trois ans et un doublement des encours de crédits, qui s’élèvent aujourd’hui à 130 millions d’euros. La Nef a également officialisé, jeudi 17 mars, un partenariat avec le Fonds européen d’investissement, qui va lui garantir l’ensemble des prêts alloués (à hauteur de 50 millions d’euros) et, ainsi, lui permettre d’accélérer sa production de crédits. Porte-monnaie électronique Autant dire que la coopérative vient de franchir une étape importante, car la partie n’était pas gagnée d’avance. « Proposer une alternative au secteur bancaire traditionnel en devenant une “vraie” banque éthique a toujours été notre objectif. Mais entre un rapprochement avorté avec la banque italienne Banca Etica, en 2010, la nécessité de convaincre les sociétaires, puis la procédure pour obtenir le sésame de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution… le chemin fut long », raconte le président. Malgré tout, la direction, qui met en avant un ratio de solvabilité de 19 %, va continuer à investir pour développer son offre au grand public. Pour le moment, les particuliers vont seulement pouvoir ouvrir un livret d’épargne solidaire, mais la Nef travaille sur un porte-monnaie électronique qui permettra d’obtenir une carte bancaire, de domicilier ses revenus… et donc de devenir définitivement une banque de plein exercice. Un service attendu pour début 2018, pour le trentième anniversaire de la coopérative. p frédéric cazenave En copiant Facebook, Instagram s’attire la colère de ses aficionados B ranle-bas de combat sur la Toile ! Mercredi 16 mars, les internautes étaient vent debout sur les réseaux sociaux. La cause de cette tempête numérique ? L’annonce, la veille, par Instagram de la fin de l’ordre antéchronologique dans l’affichage des publications, qui avait cours depuis sa création en 2010. Désormais, ce seront les publications les plus susceptibles d’intéresser les « instagrameurs » qui seront mises en avant. « Vu l’ampleur que prend Instagram, il devient difficile de voir toutes les photos et vidéos qui y sont partagées. Cela signifie que vous manquez peut-être des publications qui vous auraient beaucoup intéressé(e) », se justifie le réseau social sur son blog. Et de préciser que les utilisateurs passeraient en moyenne à côté de 70 % des contenus publiés sur leur fil. Le réseau social de partage de photos compte désormais sur un algorithme pour classer les contenus de ses 400 millions d’utilisateurs. L’ordre des et vidéos dépendra des relations de LES UTILISATEURS photos ces derniers avec les personnes qui publient, de la pertinence des publications à PASSERAIENT un moment donné et de la probabilité que EN MOYENNE le contenu de ces publications les intéresse personnellement. L’algorithme se basera À CÔTÉ DE 70 % sur leurs recherches sur le réseau social, sur leurs commentaires et leurs « like ». DES CONTENUS Les publications plus récentes mais SUR LEUR FIL moins pertinentes seront toujours visibles, mais plus bas sur le fil. En cours d’expérimentation aux Etats-Unis, cette nouvelle fonctionnalité devrait être mise en place dans les prochains mois. Du côté des internautes, cette bascule vers un modèle à la Facebook, maison mère d’Instagram, est moyennement appréciée. « Cher Instagram, tu n’es pas dans ma tête donc tu ne peux PAS savoir ce que j’ai envie de voir ou pas ! » ; « Ça devient Facebook bis », regrettent ainsi des utilisateurs sur Twitter. Facebook a renoncé en 2011 à l’ordre antéchronologique au profit d’un classement des publications fondé sur la pertinence et l’intérêt. En quête d’un nouveau souffle, Twitter avait entamé une mue similaire en février, s’attirant également les foudres de ses « gazouilleurs ». En modifiant l’ordre d’affichage, Instagram espère augmenter son nombre d’utilisateurs et séduire les annonceurs : ils sont aujourd’hui plus de 200 000 à faire de la publicité sur Instagram. Reste à savoir si ses aficionados suivront. En attendant, le réseau social compte depuis samedi un utilisateur de plus : le pape François. p zeliha chaffin idées | 7 0123 VENDREDI 18 MARS 2016 TENDANCE FRANCE | CHRONIQUE par cl air e gué l aud Une seconde chance pour le projet de loi sur le travail C e n’est pas encore gagné. Mais pas nécessairement perdu. Un mois après avoir engagé la réforme du code du travail dans les pires conditions – menace d’utiliser le 49-3, donc de faire passer l’avant-projet de loi sans vote à l’Assemblée nationale, absence de consultation des syndicats sur des articles ultrasensibles –, le gouvernement s’est ressaisi. Le premier ministre, Manuel Valls, a troqué sa posture quasi juppéiste de réformateur qui va « jusqu’au bout » pour celle d’homme de compromis, moins « droit dans ses bottes ». La copie, qui reste officiellement celle de la ministre Myriam El Khomri, a été réécrite sous le contrôle de Matignon et de l’Elysée, qui avaient – et qui ont toujours – beaucoup à perdre du possible déclenchement d’un conflit social sur le droit du travail. Une éditorialiste se demandait, il y a quelques jours, si Manuel Valls savait manger son chapeau. La réponse est oui. Le bruit de la possible démission du premier ministre, au cas où les arbitrages élyséens ne lui iraient pas, avait couru. Le chef du gouvernement y a mis un terme. L’affaire était si mal engagée et si périlleuse qu’elle méritait bien une reculade. Le terme déplaît à l’exécutif, mais c’est bien de cela qu’il s’agit : le gouvernement a renoncé au barème des indemnités prud’homales, en cas de licenciement abusif. Il a finalement maintenu la nécessité d’un accord collectif pour passer au forfait-jours, cette modalité de comptabilisation du temps de travail dans les PME qui emploient moins de cinquante personnes. Il a amélioré le compte personnel d’activité et la garantie jeunes. En revanche, il n’a quasiment pas bougé sur le licenciement économique. « IL N’Y A PLUS RIEN » En adoptant des mesures susceptibles de lui rallier les syndicats réformistes, mais sans faire droit à toutes leurs demandes, l’exécutif a fait preuve d’une flexibilité bienvenue et astucieuse. Que la droite raille sa souplesse est, politiquement, de bonne guerre, mais pas forcément très pertinent. Si quelques corrections intelligentes permettent à la France d’échapper à un de ces mouvements sociaux dont elle a le secret, tant mieux ! ENTREPRISES L’actionnariat en risque d’hypertension pierre-yves gomez L a durée de détention moyenne des actions cotées à la Bourse de New York était de deux ans dans les années spéculatives 1920-1930, de six ans entre 1945 et 1975, pour retomber à deux ans entre 1980 et 2000 et à onze mois aujourd’hui. Si on tient compte du trading haute fréquence, soit désormais 60 % des transactions qui sont effectuées toutes les nanosecondes (ou milliardièmes de seconde), la durée de détention des actions est de… vingtdeux secondes en moyenne. D’où une dangereuse hypertension sur les entreprises. Dans l’esprit de la loi, les actionnaires sont légitimes parce qu’ils s’engagent pour un projet économique qui exige du temps. L’article 1832 du code civil stipule qu’une société juridique « est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter ». Difficile de soutenir cette fiction quand l’engagement moyen dure moins d’un an, voire vingt-deux secondes… Le rythme des échanges de titres menace la justification de l’actionnariat et la santé des entreprises. Plusieurs traitements ont été proposés pour fortifier les actionnaires de long terme. On tente, d’un côté, de réguler les échanges automatisés d’actions, comme l’a fait l’Autorité des marchés financiers (AMF) en décembre 2015, quand elle a sanctionné la société de trading Virtu et Euronext pour manipulation de titres du CAC 40. Mais les faits remontaient à 2009, ce qui montre la complexité et la lenteur à établir le diagnostic. D’un autre côté, les actionnaires fidèles sont récompensés, comme par la loi Florange de 2014, qui accorde des ¶ Pierre-Yves Gomez est professeur de management stratégique et directeur de l’Institut français de gouvernement des entreprises à l’EM Lyon Business School droits de vote double à ceux qui conservent leurs actions (françaises) plus de deux ans. Mais une intervention plus radicale sur la gouvernance elle-même devient nécessaire pour éviter la contamination de l’actionnariat ultracourt-termiste sur les stratégies des entreprises. Le droit des sociétés doit prendre en considération les excès de pouvoirs de certains détenteurs de titres et réexaminer le lien entre l’intérêt pour l’entreprise et le droit d’orienter sa stratégie. Plusieurs options juridiques sont suggérées. UNE RÉACTION DE DÉFENSE La première consiste à distinguer la fonction d’actionnaires de celle d’investisseurs pour leur accorder des droits différents. Les investisseurs détiennent des titres mais, du fait de leur stratégie financière, ils ne sont pas impliqués dans la réalisation du projet de l’entreprise et ne peuvent donc partager les prérogatives des actionnaires, supposés, eux, en être solidaires. Cette distinction existe déjà dans le droit des sociétés en commandite par actions, qui différencie les associés commanditaires des commandités exerçant le pouvoir de gestion. Cette distinction pourrait être généralisée à d’autres formes de sociétés cotées. Deuxième option : greffer sur l’entreprise une nouvelle assemblée générale, créant ce qu’Isabelle Ferreras appelle le bicamérisme (Gouverner le capitalisme, PUF, 2012). L’entreprise serait soumise non seulement à l’assemblée générale des actionnaires, mais aussi à une assemblée représentant d’autres parties prenantes comme les salariés ou les clients. Double pouvoir qui réduirait celui des actionnaires. Une troisième option suggère d’inscrire dans les statuts des entreprises un objectif social définissant leur projet au même titre que la réalisation d’un profit économique. C’est ce que font les sociétés coopératives ou mutuelles. A partir d’expériences américaines, Kevin Levillain suggère d’étendre cette pratique aux entreprises cotées (Société à objet social étendu : un nouveau statut pour l’entreprise, thèse Mines ParisTech, 2015.) La remise en cause de la gouvernance actionnariale des entreprises est une réaction aux excès spéculatifs et aux dérives qui mettent en danger la vie des entreprises. Ironiquement, l’ultracourt-termisme impose une révolution qui actualise la fameuse remarque de Lénine : « Les capitalistes travailleront avec peine à leur propre suicide. » p L’épisode est toutefois loin d’être clos, et l’exécutif a plusieurs haies à franchir. Après la journée d’action organisée, jeudi 17 mars, à l’appel de l’Union nationale des étudiants de France – son président, William Martinet, revendique toujours le retrait du projet de réforme –, d’autres rendez-vous sociaux se profilent à l’horizon : le 24 mars, à l’appel des organisations de jeunesse, et le 31 mars, à l’appel, initial, des syndicats contestataires (CGT, FO, Solidaires, FSU…). Stratégique, la CGT a déposé un préavis de grève pour la période du 17 au 31 mars, afin que les fonctionnaires puissent se mobiliser autant sur le pouvoir d’achat que contre le projet de réforme du code du travail, lequel concerne les salariés du privé… M. Valls, lui, n’a pas voulu prendre de risque. Deux jours avant un rendezvous salarial important entre la ministre de la fonction publique, Annick Girardin, et les syndicats de fonctionnaires, il a annoncé, mardi 15 mars, « un geste significatif » sur le point d’indice des fonctionnaires, qui sert de base au calcul de leurs rémunérations et qui est bloqué depuis 2010… Il n’est pas impossible que ces efforts paient et permettent à l’avantprojet de loi de vivre sa vie au Parlement. Mais, même dans ce cas, la question reste posée de savoir si le nouvel équilibre trouvé par l’exécutif sera jugé suffisamment convaincant par les partenaires sociaux – à tout le moins, par une partie d’entre eux – pour qu’ils jouent le jeu de la « flexisécurité » à la française. Le Medef, par la voix de son président, Pierre Gattaz, s’est déclaré « déçu » par la nouvelle mouture du texte. Mais il l’a dit en termes très mesurés : « Heureusement qu’il reste des choses dans cette loi », at-il glissé, mardi, lors de sa conférence de presse mensuelle. « Nous avions très peur d’une dénaturation, d’une édulcoration totale de ce texte. » La Confédération générale des petites et moyennes entreprises et l’Union professionnelle artisanale (UPA) ont eu la dent plus dure. La première a fustigé « une réforme à l’envers ». JeanPierre Crouzet (UPA), lui, a déclaré : « Jusque-là, on avait eu quelques espoirs. Désormais, il n’y a plus rien. » Les PME sont notamment touchées par les dispositions sur les indemnités MANUEL VALLS A TROQUÉ SA POSTURE QUASI JUPPÉISTE DE RÉFORMATEUR POUR CELLE D’HOMME DE COMPROMIS prud’homales et par l’obligation maintenue de passer par un accord collectif pour appliquer le forfaitjours. Le monde économique est sûrement très soulagé par la disparition du projet de taxation de contrats à durée déterminée. Mais cela suffira-t-il à emporter son adhésion ? Ce n’est pas évident. Une partie du patronat pourrait rester méfiante, dresser le constat, diamétralement opposé à celui de la CGT, de la persistance de rigidités excessives en France, et refuser de faire le pari des embauches. C’est un risque pour l’exécutif, probablement plus sérieux que celui de voir la France s’embraser à l’appel de la CGT et de FO. p [email protected] Jusqu’où le contribuable paiera-t-il pour les fous du stade ? Boudé par toutes les grandes équipes, le Stade de France ne peut être qu’un gouffre financier de plus dans le grand gâchis des équipements sportifs par jean-pascal gayant D ans moins de trois mois, le Stade de France sera paré de ses habits de fête pour accueillir le match d’ouverture de l’Euro 2016. Vingt ans après le début de sa construction, un constat s’impose : cette enceinte a croqué les fonds publics avec voracité. Selon la Cour des comptes, ce sont, en effet, 760 millions d’euros d’argent public qui ont été engloutis dans la construction du stade, puis dans les compensations versées pour pallier l’absence de club résident. Car si le Stade de France a été le théâtre heureux des exploits de l’équipe de France de football en 1998, il n’est jamais parvenu à accueillir en son sein un locataire permanent. Or, la rentabilité pécuniaire et sociale de l’enceinte ne se concevait qu’avec l’installation d’un tel occupant. Les quelques expériences tentées (Red Star pour le football, Stade français et Racing 92 pour le rugby) ont montré que le coût de location de l’équipement (en incluant le coût des dispositifs de sécurité et de secours) était prohibitif. Lorsque le RC Lens, alors pensionnaire de Ligue 1, avait envisagé de disputer quelques matchs dans l’enceinte dyonisienne pendant la rénovation de son propre stade (lors de la saison 2014-2015), il s’était vite heurté à la réalité des chiffres : à 420 000 euros la rencontre, seule une poignée de matchs dits de « gala » pouvaient raisonnablement y être organisés (il y en eut finalement trois). Les seize autres matchs de la saison ont donc été disputés au stade de la Licorne, à Amiens, au tarif plus digeste de 22 000 euros la soirée. CONSTRUIRE UN SECOND STADE DE 80 000 PLACES CONSACRÉ AU SEUL RUGBY SERAIT PURE FOLIE C’est donc aux équipes de France de football et de rugby que revient le redoutable privilège d’assurer la tenue de rencontres sportives dans la plus grande enceinte hexagonale. Mais l’équilibre est fragile, car l’Etat s’est engagé auprès du consortium « Stade de France » à ce que neuf à dix matchs minimum y soient disputés par celles-ci chaque année : si tel n’était pas le cas, l’Etat devrait acquitter une compensation de 23 millions d’euros par an – jusqu’en 2025 – au consortium. Mais les fédérations de football et de rugby sont elles-mêmes victimes du coût exorbitant de la location du stade (5 millions d’euros par an pour la fédération de football) et se sentent piégées par les engagements pris par l’Etat. SITUATION UBUESQUE C’est pour cela que la Fédération française de rugby (FFR) a entrepris de construire son propre stade de 82 000 places dans l’Essonne pour un coût estimé à 600 millions, mais que la Cour des comptes estime devoir approcher 800 millions d’euros lors de la livraison. La situation est ainsi devenue ubuesque puisqu’un tel projet, tout en entraînant la coexistence de deux enceintes de 80 000 places sousutilisées en région parisienne, rendrait inévitable le versement par l’Etat de la compensation annuelle au bénéfice du consortium « Stade de France » ! En matière de rentabilité sociale, on ne peut guère envisager pire… D’autant que même le Paris-SaintGermain, qui remplit sans difficulté les 50 000 places du Parc des Princes vingt-cinq à trente fois par an, ne songe pas un instant à déménager vers le Stade de France. Au contraire, le club sextuple champion de France projette de faire croître la capacité de son propre stade à hauteur de 60 000 ou même 75 000 spectateurs. Du côté des deux clubs de rugby de la capitale, il n’existe pas plus d’inclination pour l’enceinte dyonisienne. Avec 13 000 spectateurs de moyenne, le Stade français ne parvient que rarement à remplir les 20 300 places du stade Jean-Bouin (rénové en 2013 pour 157 millions d’euros). En outre, il a choisi de délocaliser certaines rencontres « à domi- cile », pour des raisons extra-sportives : il jouera, par exemple, son match contre Agen le 28 mai 2016 au MMArena du Mans. Ce deal vise en effet à remplir une autre « cathédrale » vide, aux termes de négociations sibyllines entre le club et le groupe Vinci. Car le stade du Mans est une sorte de Stade de France en miniature, son club résident ayant été rayé de la carte du football professionnel en 2013… Le Racing 92, quant à lui, se sent un peu à l’étroit dans son stade Yves-duManoir de Colombes (14 000 spectateurs). Il attend avec impatience l’achèvement, en décembre 2016, de l’Arena 92, un stade privé de 30 600 places, qui aura coûté 220 millions d’euros. En attendant, lorsque se profile un match qui devrait attirer la grande foule, il préfère délocaliser la rencontre au stade… Pierre-Mauroy de Lille (le 26 mars 2016 contre Toulon) et non au Stade de France voisin ! Enfin, le dernier « candidat » crédible à un statut de résident du stade de Saint-Denis serait le club de football du Red Star. Mais si sa montée prochaine en Ligue 1 reste possible, les conditions financières actuelles qui en feraient l’occupant seraient un fardeau fatal. S’il paraît socialement souhaitable que la France dispose d’un grand stade (et que le contribuable soit subséquemment mis à contribution pour son financement), les conditions auxquelles a été attribuée la concession du Stade de France demeurent – l’affaire a été maintes fois dénoncée – profondément choquantes. A ce jour, le Stade de France demeure une enceinte structurellement sous-utilisée. Construire un second stade de 80 000 places consacré au seul rugby serait pure folie. Les contribuables de l’Essonne, qui s’apprêtent à garantir financièrement le montage du projet, devraient, comme la Cour des comptes, s’élever sans tarder contre ce projet suicidaire. p ¶ Jean-Pascal Gayant est professeur de sciences économiques, à l’université du Mans LE MONDE VOIT GRAND POUR VOTRE WEEK-END Nouvelles offres week-end Découvrez notre offre spéciale d’abonnement sur LeMonde.fr/offrewe Le vendredi : Le Monde + Éco & entreprise + M le Magazine + Sports + Idées Ce nouveau supplément est le lieu de l’enquête intellectuelle, de l’approfondissement des débats, autour de sujets de fond en résonance avec l’actualité. Le samedi : Le Monde + Éco & entreprise + L’époque Ce nouveau supplément raconte les petits c h a n ge m e n t s e t l es g ra n d es m u t a t i o n s de notre vie quotidienne, pour mieux profiter de notre époque. 2 C’EST D’ACTUALITÉ v COLLOQUE Quand le Web redéfinit la notion d’auteur 3 MOTS DE PASSE Caryl Férey, maître français du polar en six entrées 4 LITTÉRATURE FRANÇAISE Jean-Yves Jouannais, Linda Lê Jean Rolin à l’affût Méditatif et ironique, le nouveau récit de l’écrivain français explore les traces laissées par la guerre 5 ESSAIS Pierre Vesperini retrouve Marc Aurèle 6/8 raphaëlle leyris L DOSSIER a bataille devait être l’affaire de deux jours ; trois, tout au plus, pensaient les stratèges qui envoyèrent les marines débarquer à la mi-septembre 1944 sur l’île de Peleliu, dans le Pacifique. Elle dura plus de deux mois, fit des milliers de victimes, chez les Américains comme chez les Japonais. Et elle « aurait aussi bien pu ne jamais avoir lieu », tant elle fut de peu de conséquence sur le déroulement de la seconde guerre mondiale. Aujourd’hui, cette île longue d’une dizaine de kilomètres, présentant « la forme d’une pince de homard aux mâchoires inégalement développées », comprend entre 500 et 700 habitants à l’année et reçoit des étrangers attirés par la plongée sous-marine ou par le souvenir de ces combats acharnés. Jean Rolin est l’un d’eux, même s’il ne s’étend guère sur ce qui, précisément, fit naître son « désir, d’ailleurs assez vague, de [s]’y rendre ». Si le désir était vague, le livre qui en résulte est remarquablement aiguisé et riche. Il est « jean-rolien » en diable, surtout, avec sa volonté à la fois farouche et un brin goguenarde d’explorer un territoire ; avec son talent pour décrire des lieux désertés, sa réflexion ja- A l’occasion du salon Livre Paris, reportage et éclairages sur les littératures coréennes v ENTRETIEN avec Hwang Sok-yong 9 HISTOIRE D’UN LIVRE « Comme neige », de Colombe Boncenne C’est de la périphérie que l’ex-grand reporter pose sur le monde son regard merveilleusement circonspect mais appuyée sur la guerre, son empathie et sa juste distance mêlées, et sa manière de faire surgir quelque chose de légèrement burlesque lorsque son auteur s’y met en scène. Au fond, ce qui attira celui-ci à Peleliu est sans doute la dimension « périphérique » de cette bataille, mineure au regard du conflit général dans lequel elle s’inscrivit, et excessivement méconnue en Europe ; l’un de ces trous dans la carte du monde que l’auteur s’efforce de combler. Car la périphérie, c’est là que rôde toujours Jean Rolin. C’est de là que l’exgrand reporter élabore son œuvre, tout en ironie et en mélancolie. De là qu’il pose sur le monde son regard merveilleusement circonspect, qu’il s’agisse du limes de la ville (La Clôture, POL, 2002), du littoral français (Terminal Frigo, 2005), ou des sujets tenus pour les plus secondaires, comme la constance avec laquelle surgissent les chiens dans les lieux de guerre et de désolation – Un chien mort après lui (2009). De chiens, mais aussi de nombreux autres animaux, il est du reste largement question dans Peleliu. Il y a les cinq chiots que Jean Rolin se retrouve à aller nourrir régulièrement et serait rassuré de voir adoptés par des touristes ; il y a des poules sauvages, des oiseaux, des serpents, des crocodiles… A propos de ces derniers, à la longévité célèbre, 10 CHRONIQUES v LE FEUILLETON Eric Chevillard dissèque Jérôme Bertin 11 BANDE DESSINÉE « L’Etrange », de Jérôme Ruillier HÉLÈNE BAMBERGER/COSMOS l’écrivain s’interroge comme en passant sur la possibilité que certains de ceux vivant aujourd’hui dans la mangrove aient été déjà là du temps de la bataille (« et peut-être avaient-ils saisi cette opportunité d’introduire un peu de variété dans leur alimentation »). Tout Peleliu est une méditation lancinante, faussement flegmatique, sur l’hier et l’aujourd’hui, et les traces que laisse une guerre : « Comme il arrive souvent, note-t-il, cet endroit où tant d’hommes étaient morts pour pas grand-chose (…) y compris les crevasses où des Japonais embusqués avaient été frits jusqu’à l’os par le feu dévorant des grenades thermites, cet endroit semblait peu compatible avec l’exercice d’une violence quelconque, en dehors de celle que les poissons déploient les uns envers les autres. » Cahier du « Monde » No 22137 daté Vendredi 18 mars 2016 - Ne peut être vendu séparément Ce contraste fascine Jean Rolin, et il le met au jour tout au long de son livre, au fil de ses longues phrases à la sinuosité admirable, capables de s’ouvrir sur l’évocation d’un porte-hélicoptères d’assaut et de s’achever par celle des petits fonctionnaires du principal village de Peleliu, qui, « aimables et nonchalants, en léger surpoids pour la plupart, délivrent ou renouvellent des documents tels que le permis (valable dix jours) de circuler dans l’île à bicyclette ». La pire aventure qui puisse arriver à l’auteur, aujourd’hui, à Peleliu, consiste à crever les pneus de ce vélo sur lequel il sillonne l’île, quand tant de jeunes hommes s’y sont entre-tués « animés d’une haine mutuelle (…) [d’une] extraordinaire intensité (telle qu’elle s’exprime notamment, de part et d’autre, par la mutilation de cadavres ou la liquidation de prisonniers) ». Faisant exister simultanément ces disparités, les mettant en évidence grâce à un sens du montage (et de l’humour) renversant(s), Peleliu est un livre sur la guerre qui doute de la nécessité de ce type d’ouvrage. Un récit nourri d’innombrables lectures qui a l’élégance de moquer avec une drôlerie irrésistible son érudition « à propos d’un épisode malgré tout secondaire de l’histoire militaire ». C’est ainsi que ce très beau texte en fait un épisode important de notre histoire à tous. p peleliu, de Jean Rolin, POL, 160 p., 14 €. 12 RENCONTRE Vincent Ravalec, éclectique et rocambolesque 2 | C’est d’actualité Justice et polar Sang-froid fait son apparition en librairie le 24 mars. Soutenue par l’association de la presse judiciaire et les barreaux de Paris, Lyon et Marseille, cette revue trimestrielle ambitionne de couvrir les univers de la justice, de l’investigation et du polar. Au sommaire, notamment, de ce premier numéro, des révélations sur l’action des services secrets français pour déstabiliser le jeune Etat algérien dans les années 1970, une enquête sur le détournement de milliards de dollars dans l’Irak postSaddam Hussein, un dossier sur les avocats franchissant la ligne jaune, une nouvelle inédite de Franck Thilliez, une interview du romancier DOA. 0123 Vendredi 18 mars 2016 Etre soi-même !… Mais soi-même en vaut-il la peine ? ” paul valéry, écrivain Chaque matin, pendant quarante ans, le poète Paul Valéry (1871-1945), l’auteur du Cimetière marin et de Monsieur Teste, a consigné ses réflexions. Elles sont rassemblées dans Mauvaises pensées, recueil réédité en poche (Rivages Poche, 256 p., 9 €). Dynastie yankee Fresques historiques Finaliste du prix Pulitzer, traduit dans une trentaine de langues, Le Fils, deuxième roman de l’Américain Philipp Meyer (Albin Michel, 2014), réédité au Livre de poche le 30 mars, va être adapté en série télévisée par la chaîne AMC qui produit, notamment, « The Walking Dead ». Ce roman épique, relate, de 1850 à nos jours, le destin d’une famille ayant fait fortune dans le pétrole, et évoque le rapport des EtatsUnis à la violence. Le tournage débutera en juin à Austin. Les dix premiers épisodes devraient être diffusés en 2017. Le Néo-Zélandais Sam Neill, apparu dans la trilogie « Jurassic Park », tiendra le rôle titre. Depuis le 14 mars, Albin Michel propose dix beaux livres enrichis de vidéos et de portfolios, en version numérique, au prix de 9,99 euros. Frida Kahlo par Gisèle Freund, de Gérard de Cortanze, s’accompagne ainsi un film en couleurs inédit, tourné par la photographe en 1955 à Mexico. La Grande Guerre, d’André Loez et Nicolas Offenstadt, collaborateurs du « Monde des livres », comporte plusieurs clips montrant les lieux emblématiques du conflit ainsi que des interviews d’artistes et de dessinateurs ayant travaillé sur 1914-1918. Parmi les autres titres figurent Picasso. Portrait intime, d’Olivier Widmaier, et Paris, de Patricia de Gorostarzu. COLLECTION A Lyon, les 10 et 11mars, on débattait de l’influence du Web sur l’écriture contemporaine Comment Internet rebat les cartes de la création littéraire « Apprendre à philosopher » (une collection « Le Monde », vol. 2, 162 p., 9,99 €), en kiosques depuis le 16 mars. Vachement vivant COLLOQUE richard schittly Lyon, correspondant I nternet est un cheval de Troie » : l’intitulé du colloque international qui s’est déroulé les 10 et 11 mars à l’université Lyon-III pouvait inquiéter : s’agissait-il de dénoncer un piège tendu à la littérature par le monde numérique ? Ou de fustiger encore la concurrence que le numérique fait subir à la chaîne du livre ? Que nenni. D’ailleurs, pendant ces deux jours, il n’a pas seulement été question des textes mis en ligne ou des livres édités en pressant simplement la touche « send », mais, surtout et à l’inverse, d’explorer la manière dont le Web influence l’écriture contemporaine. « On constate cette imprégnation dans des aspects formels, presque matériels, dans la typographie, par exemple, l’utilisation de la photo, la modification de la page avec des inserts, des encadrés… On peut aller plus loin en se demandant si certains textes n’emprunteraient pas des traits poétiques qui viendraient du Web », a indiqué Gilles Bonnet, maître de conférences et directeur de Marge, un laboratoire de recherche sur les frontières des textes littéraires dépendant de Lyon-III. C’est précisément cet « artisanat de l’écriture Web » que revendique l’écrivain François Bon. Au colloque, face au public, tablette en évidence, il a lu de brèves formules qu’il faisait défiler du pouce sur son écran, et loué un nouvel espace qui « inclut et dissout toutes les disciplines ». Relativisons tout de même, a tempéré aussitôt Marcello Vitali Rosati, professeur de culture numérique à l’université de Montréal (Canada) : les prétendues caractéristiques du Web, comme la fragmentarité ou la non-linéarité, se trouvent dès l’Anthologie palatine, et le copier-coller n’a pas attendu la souris pour s’introduire dans des romans majeurs. Au-delà des procédés littéraires, c’est bien la place de l’auteur qui semble bouleversée. « Je ne suis plus écrivain, certainement plus, je m’en fous », a asséné François Bon. Marika Piva, chercheuse à l’université de Padoue nietzsche NINI LA CAILLE (Italie), a raconté comment un avatar cybernétique s’est substitué à l’auteur Chloé Delaume, dans Corpus Simsi (Léo Scheer, 2003), projet artistique éclaté en myriades narratives, dans lequel un livre en papier reprend en grande partie des captures d’écrans. « Je ne suis plus écrivain, certainement plus, je m’en fous » François Bon écrivain Car les possibilités technologiques d’Internet poussent la littérature dans le champ de la performance, des jeux en réseaux, ainsi que l’a exposé avec une grande clarté Jan Baetens, poète et professeur d’études culturelles à l’université de Louvain (Belgique). Le Web serait-il à la littérature ce que la photo a représenté pour la peinture ? Un chamboulement considérable dans la perception et la reproduction du monde, dans la pensée même ? Quand l’artiste américain Kenneth Goldsmith retranscrit un numéro complet du New York Times ou fait affleurer les idéologies tapies dans le langage ordinaire d’archives publiques, il interroge la banalité, la lisibilité. Pour Jan Baetens, « il fait la démonstration que toute forme de médiatisation a de la valeur quand elle réinvente le médium dans lequel elle se situe ». Une sémiologie d’Internet : c’est, du reste, la piste que le colloque a sans doute trop peu explorée. En revanche, il a été souligné que des auteurs puisent des thèmes dans le monde numérique, avec plus ou moins de pertinence, parfois des arrière-pensées marketing, et parfois avec talent. Cités par les intervenants, Eric Reinhardt, Alain Veinstein, Camille Laurens ou Michel Houellebecq jouent avec les réseaux sociaux, créent des personnages et des dialogues sous influence des formes numériques. Ils bousculent les frontières et les temporalités, passent du blog au papier, ou inversement. Mais le sens et la substance ont du mal à émerger de cet océan de signes. L’arborescence tiendrait-elle du jeu de miroirs au terme duquel, on le sait, la lumière s’épuise ? Alice Pantel, maître de conférences à Lyon-III, a raconté comment un texte constitué de citations de Jorge Luis Borges, à peine retouchées par l’auteur Agustín Fernández Mallo, a été interdit en Espagne, après une plainte de la famille pour plagiat. Il en reste pourtant des extraits, lus sur YouTube. L’extension d’une œuvre persiste sur Internet, bien qu’interdite. Inquiétant ? Dans le tout dernier mot du colloque, Jan Baetens s’est néanmoins fait rassurant : « On retrouve toujours Borges… » p LES VACHES SONT TOUJOURS sacrées. Nous sommes nombreux à être fascinés par elles, à les observer avec curiosité, voire avec envie, comme si elles témoignaient d’une expérience à laquelle nous n’avons plus accès. Pour comprendre cette fascination, il faut se tourner vers Nietzsche. Dans la deuxième de ses Considérations intempestives (1873-1876), il commence par un éloge paradoxal du troupeau. « Contemple le troupeau qui passe devant toi en broutant » : tels sont les premiers mots de ce texte magnifique, où le philosophe affirme que l’homme, lorsqu’il aperçoit des bêtes dans un pâturage, est ému « comme s’il se souvenait du paradis perdu »… Ainsi l’existence contemplative de la vache nous rappellerait-elle une époque lointaine où nous n’étions pas encore écrasés par le poids de la mémoire. Mais, pour Nietzsche, cette époque est révolue, l’homme se montre désormais incapable d’accueillir l’instant présent ; cet « animal malade » ne cesse de s’infliger d’atroces tourments, et l’excès de mémoire fait partie de ces pathologies. Réapprendre à vivre, ce serait réapprendre à oublier. Cela ne signifie évidemment pas que les hommes devraient vivre et penser comme des bovins. Mais plutôt que toute action digne de ce nom implique une part d’amnésie. « Toute action exige l’oubli, comme tout organisme a besoin, non seulement de lumière, mais d’obscurité », résume Nietzsche. L’homme vraiment vivant, vraiment agissant, est celui qui donne une place au passé sans se laisser envahir par lui, afin de sentir le moment présent, de se livrer à l’avenir. Pour cesser de ruminer le passé, il faut savoir être (un peu) vache. p jean birnbaum « Y avait un homme qui s’appelait Davy... » Les Mémoires du célèbre trappeur sont l’occasion de découvrir une facette beaucoup moins sympathique du héros de notre enfance HISTOIRE macha séry L es 22 et 23 mars, à l’initiative de l’Institut national d’histoire de l’art, se tiendront deux journées d’études intitulées « L’Ouest américain : une appropriation française ». On y creusera la question : comment les représentations historico-culturelles façonnées par les Etats-Unis, notamment le western, nous ont rendus familiers de Buffalo Bill, Geronimo ou Davy Crockett. Des générations d’enfants ont été captivées par la série télé, produite par Disney dans les années 1950, qui héroïsait le trappeur à la toque, et fredonné la ballade du générique : « Y avait un homme qui s’appelait Davy/Il était né dans le Tennessee/Si courageux, que quand il était p’tit/Il tua un ours, du premier coup de fusil/Davy, Davy Crockett/L’homme qui n’a jamais peur. » Ni faim, ni mal, ni froid, ni soif, ni chaud, poursuivaient les autres refrains. Or, sans grande surprise, Davy Crockett eut parfois faim et froid, révèle son autobiographie, Vie et mémoires authentiques 1786-1836, que Taillandier vient de rééditer. L’ancien trappeur qui visait la Maison Blanche y narre ses aventures de chasse, ses faits d’armes et quelques anecdotes liées à sa carrière politique. Son coup d’éclat fut de s’opposer en 1830 à l’Indian Removal Act, une loi expropriant les Indiens et les assignant dans des réserves. Une loi « infamante », écrit Crockett dans son livre de souvenirs ; une mesure « immorale et injuste », dénonce-t-il sans déve- lopper davantage. L’élu, dont les grandsparents paternels ont été tués par les Creek, se montra, sur le sujet, résolument à contre-courant de l’opinion publique. Et y perdit son siège au Congrès. Volontaire pour des représailles Dans la préface qu’il a donnée en 1961 (date de la première parution du texte en France), reproduite dans cette édition poche, le traducteur Jean Queval nuance cette prise de position en faveur des Indiens que Davy Crockett rendit publique, à l’époque, par une plaquette. Pour lui, ce discours, jamais prononcé, fut l’œuvre de ses bailleurs de fonds, des quakers Whig. Il ne reflète en rien son style, moins lyrique et fort pataud, ni le fond de sa pensée. La lecture de ses Mémoires, rédigés quatre ans plus tard, tendrait à donner raison à l’exégète. Enrôlé volontaire pour mener des représailles après le massacre de Fort Mims, Davy Crockett participe, en 1813, à la bataille de Tallusahatchee où 900 soldats tuent 200 guerriers indiens, ainsi que beaucoup de femmes et d’enfants. La plupart ne demandent qu’à se rendre, mais, à la suite d’un incident, les Blancs ouvrent le feu sur une maison où sont réfugiées une cinquantaine de personnes. « Ensuite, on a tiré et tiré et on les a battus comme des chiens, et on a mis la maison en feu, et brûlé vifs les guerriers qui s’y trouvaient. Je me rappelle avoir vu un garçon blessé au bras et à la cuisse, abattu à proximité de la maison en flammes, et on aurait dit que de la graisse lui sortait du corps, et dans cet état il essayait de ramper. » Tout cela ne lui coupe pas l’appétit. Autre affrontement : ce jour-là, les Indiens « s’égaillent comme un troupeau de bœufs ». Le régiment de Crockett en abat 400 et perd 15 « braves » hommes. « Crocket, comme Daniel Boone ou le général Custer, était lié à certaines tribus et hostiles à d’autres. Comme eux, il a tué et sauvé beaucoup d’Indiens », nuance Olivier Delavault, fondateur de « Nuage rouge » (OD éditions), collection consacrée à l’Amérique indienne, créée il y a vingt-cinq ans et qui compte à ce jour 105 titres : biographies de grands chefs, romans, ouvrages de sciences humaines, témoignages de première main, tel ce journal inédit tenu en 1872 par le capitaine Joseph Alton Sladen, Faire la paix avec Cochise (220 p., 19,90 €), paru le 14 janvier. Une rareté. p vie et mémoires authentiques, 1786-1836, de David Crockett, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean Queval, Taillandier, « Texto », 224 p., 8 €. Mots de passe | 3 0123 Vendredi 18 mars 2016 L’énergie rock de Caryl Férey Fan des Clash et défenseur des causes perdues, la tête d’affiche française de la « Série noire » parcourt le globe pour en explorer les tragédies, présentes et passées. Sans perdre sa rage ni son intensité EXTRAIT « Edwards avait eu un doute après l’échange de mallettes dans le bar. Plusieurs témoignages de la commission Valech parlaient d’un tortionnaire aux mains couvertes de verrues qui avait sévi dans différents centres de détention entre 1973 et 1977, une jeune brute particulièrement sanguinaire jamais identifiée. Edwards s’en souvenait car d’autres proches de victimes avaient dressé un portrait-robot similaire d’un agent de la DINA, la police secrète de Pinochet. Il avait épluché les documents qui prenaient la poussière dans le placard du bureau, avant de retrouver sa trace dans les archives du Plan Condor. Un avocat tenace avait fini par découvrir les papiers relatifs aux opérations du Condor dans une maison abandonnée au Paraguay, archives secrètes aujourd’hui disponibles, soit des centaines de pages avec les noms et les photos des officiers et autres agents chargés du sale boulot. Extermination d’opposants politiques sans jugements ni procès : le concept avait été mis au point par les militaires français en Algérie avant que Washington ne généralise la méthode en Amérique du Sud. » macha séry L’ attente est mère d’espérance. Après quatre ans entrecoupés d’ouvrages pour la jeunesse, le Français Caryl Férey revient dans la « Série noire » avec Condor, passionnant thriller se déroulant dans le Chili d’aujourd’hui, encore marqué par la dictature de Pinochet. L’occasion de revenir avec lui sur son parcours et son œuvre foisonnante. Autodidacte Après avoir redoublé sa 2de puis son année de terminale suivie par correspondance, Caryl Férey – « ascolaire », dit-il – obtient une moyenne de 10,01 au bac, grâce à l’option tennis. Il a 20 ans et part faire un tour d’Europe en moto. Il vit ensuite en Océanie. Ses deux premiers livres paraissent chez un éditeur rennais (Balle d’argent). De milieu modeste, Caryl Férey doit son amour de la littérature à sa grand-mère, ancienne institutrice. « J’ai toujours écrit dans mon coin, mais pour moi la littérature était une affaire sérieuse et l’apanage de gens ayant fait des études. » Jusqu’à la découverte des romans de Philippe Djian. A partir de là, pour s’adonner à l’écriture, Caryl Férey consent à tous les sacrifices. Il vivote du RMI de 1994 à 2004, soit deux ans après son entrée à la « Série noire » dont il est la principale tête d’affiche, avec 630 000 exemplaires écoulés. « Ne plus avoir à se soucier de mon loyer, grâce à mes droits d’auteur, est un luxe suprême », dit-il. Paru en 2008, Zulu (dix récompenses, dont le Grand Prix de littérature policière, neuf traductions, une adaptation au cinéma en 2013, avec Orlando Bloom et Forest Whitaker) le consacre grand maître du polar. Dans Comment devenir écrivain quand on vient de la grande plouquerie internationale (Point, 2013), Caryl Férey a raconté avec humour son parcours tragi-comique de galérien de la plume, ponctué de petits boulots (serveur, ouvrier) et de refus d’éditeurs. Soit l’itinéraire d’un gamin originaire de Monfort-sur-Meu, ville bretonne de 7 000 habitants, jusqu’à SaintGermain-des-Prés. condor, page 51 PHILIPPE MATSAS/ OPALE/LEEMAGE Justiciers Sur sa carte de visite, l’avocat chilien Esteban, protagoniste de Condor, a écrit sa spécialité : « causes perdues ». Ce fils de famille fortuné, en rupture de ban, n’accepte de défendre que les déshérités. Le Chili fut le premier pays néolibéral du monde, explique Férey, un laboratoire pour les Chicago Boys qui y appliquèrent leur programme de dérégulation économique, avec l’assentiment de Pinochet Guerre des gangs et romance à Santiago UN ADO EST RETROUVÉ MORT dans un terrain vague du quartier le plus pauvre de Santiago, La Victoria, rongé par la misère et les guerres de gangs. Quantité négligeable, estime le chef des carabiniers, même s’il s’agit du quatrième décès en une semaine. « Arrêt cardiaque », conclut le médecin légiste, sans pratiquer d’autopsie. Avec un vieux projectionniste, rescapé des geôles de Pinochet, une jeune vidéaste mapuche et un avocat spécialisé dans les « causes perdues » vont mener l’enquête, à leurs risques et périls, au nom des parents des victimes. Celle-ci les conduira sur la trace de trafiquants de drogue qui, après leur passé de tortionnaires dans la police secrète, ont changé d’état civil. Au Chili, il n’y a guère eu de droit d’inventaire. « Manque de courage civil, complicité passive, on parlait bien de mémoire mais tout participait à tordre les faits, à commencer par les manuels scolaires où le coup d’Etat contre Allende était dans le meilleur des cas traité en quelques pages, voire pas du tout… » Sur fond de corruption policière, d’argent sale et d’exploitation illégale de minerais dans le désert d’Atacama, Caryl Férey conduit un magistral récit qui mêle l’histoire et l’actualité politique du Chili, romance magnifique et scènes d’action violentes. En ce sens, Condor est un cousin de Mapuche, récit situé en Argentine. Il y a un texte enchâssé dans le roman, pierre angulaire du livre, sur lequel plane l’ombre du chanteur Victor Jara, assassiné en septembre 1973. p m. s. condor, de Caryl Férey, Gallimard, « Série noire », 414 p., 19, 50 €. Signalons, du même auteur, la réédition, en Folio policier, de Saga maorie. Aka-Utu (736 p., 14,50 €) et de Mapuche (560 p., 8,70 €). entre 1974 et 1990. « C’est plombant, car tout le monde y est endetté et pieds et poings liés. Il n’y a pas de service public. Tout appartient au privé. Un mois d’études coûte le salaire moyen d’un ouvrier. » Les personnages principaux de ses polars sont généralement des flics ou d’anciens flics redresseurs de torts. Pour Mapuche et Condor, impossible de faire de même, dit-il, en raison de la corruption structurelle des forces de l’ordre et de leur passé de collaboration avec la dictature (Pinochet, Videla). Pour mener l’enquête, Caryl Ferey a donc choisi des journalistes, des détectives privés et des avocats. A ses « doubles sublimés », il donne volontiers sa propre rage, son énergie de « pile électrique », ses goûts littéraires et musicaux. « Les personnages sont toujours au cœur de mes romans. Le reste, notamment une histoire qui tienne la route, est le minimum syndical. » Violence Dans Haka, qu’il a écrit à l’aube de ses 30 ans, tous les personnages de Caryl Férey – une quarantaine – finissent par mourir. Si brutal soit-il par le rappel des crimes et des tortures commis sous la dictature de Pinochet, Condor tient moins de l’hécatombe. L’écrivain l’avoue, il a mûri. « Le gore, c’est débile et écrire sur des serial killers, c’est une démarche paresseuse. Mes romans, à l’exception peut-être de Condor, sont hyperviolents, parce qu’ils sont à l’image des pays qu’ils dépeignent. Dans Zulu qui se passe en Afrique du Sud, la violence est gratuite et la cruauté soudaine, car cela m’a été raconté ainsi par les victimes et les détenus pendant l’apartheid. Toujours est-il que la barbarie m’écœure, la violence me choque. Je n’en mets que quand le sujet l’impose. » Rock A 17 ans, Caryl Férey rêvait d’être guitariste de rock, son groupe s’appelait Words of Goethe. Au bas de son devoir de maths au bac, le jeune homme inscrivit ces paroles des Clash : « White riot – I wanna riot/White riot – a riot on my own », issues du premier album du groupe britannique. Il a rendu hommage à son leader dans La Jambe gauche de Joe Strummer (« Folio Policier », 2007), poursuite des enquêtes de son inspecteur Mac Cash, débutées avec Plutôt crever (« Folio Policier », 2002). Le rock, le punk ? Un mode de vie, une transe. « En un mot, si on ne veut pas crever avec des saucisses Herta plein la gueule, il va falloir être rock’n’roll », clame-t-il dans Petit éloge de l’excès (Folio, 2007). Il a écrit des chansons, monté des spectacles où se mêlent rap, slam, musique et théâtre. De Condor, il a tiré une « mise en sons » de cinquante minutes servie par Marc Sens à la guitare, l’ancien chanteur de Noir Désir, Bertrand Cantat, et Manusound à la basse. Créé à Agen à partir du 26 mars prochain, le spectacle tournera ensuite au festival Mythos à Rennes. Dans Condor, Esteban écoute en boucle The Drones, Ghinzu et Deity Guns, précisément la bande-son de Caryl Férey pendant la rédaction de ce roman noir, « à fond, hyper-fort. Une catharsis totale ». Globe-trotter A chaque roman de Férey correspond un voyage dans un pays dont il raconte les tragédies passées à travers plusieurs personnages. Avant de partir, il dévore des tonnes de livres : ouvrages d’histoire ou de sociologie, thèses, enquêtes ardues, comme, par exemple, sur l’épidémie de sida touchant les femmes victimes d’agressions sexuelles dans les townships d’Afrique du Sud. Sur place, il interviewe des médecins et des juristes, ainsi que des habitants, à la manière d’un journaliste, pour rendre crédible son histoire. « Je cherche à décrire les choses comme elles sont, avec le plus de justesse possible. Une fois là-bas, je découvre toujours quelque chose qui va devenir le cœur du livre. » Ancien collaborateur du Guide du routard, Caryl Férey a commencé son tour du monde par la Nouvelle-Zélande. Après le Pacifique Sud, ce fut l’Amérique du Sud dont il entend poursuivre l’exploration dans ses prochains romans. Pour Albin Michel, il consigne actuellement les souvenirs de ses périples. « Ils sont drôles, bizarres, incongrus, à mille lieues d’Henry de Monfreid. » Caryl Férey revendique, pour famille littéraire, celle des écrivains-voyageurs : Nicolas Bouvier, à côté duquel il est, dit-il, « un guignol », Blaise Cendrars, Joseph Kessel, Lawrence d’Arabie dont il a suivi les traces à dos de chameau. Mapuche Après les Maoris, Caryl Férey s’est passionné pour les Mapuche, titre de son précédent livre où se nouait une histoire d’amour entre une Indienne déracinée et un détective hypersensible, fils d’un poète tué par la dictature de Videla. Il en est encore abondamment question dans Condor. De ce peuple vivant au Chili et en Argentine, Caryl Férey ignorait tout avant de mettre les pieds en Amérique du Sud. Lors d’une réunion de l’association France Libertés sur le sort des Indiens opprimés, il rencontre un photographe mapuche. Celui-ci l’emmène dans sa communauté au Chili et lui fait rencontrer le chef de village, le machi ( « chaman »), ainsi que des prisonniers politiques, considérés comme des terroristes par le gouvernement lorsqu’ils revendiquent la récupération de terres dont ils ont été spoliés : « Il y en avait cinq qui disposaient d’un seul et même avocat commis d’office, donc payé par l’Etat qui les attaquait. » Caryl Férey en engage un autre. « Les Mapuche ont vu que je m’impliquais dans leur cause. Ils ne m’ont pas considéré avec méfiance, comme un sale winka [étranger usurpateur]. » Avec leur disparition annoncée, c’est une façon de penser et de voir le monde qui s’efface, estime-t-il. p 4 | Littérature | Critiques 0123 Vendredi 18 mars 2016 Dans un roman qui tient à la fois de l’essai, du manuel pour bibliophiles et de l’autofiction, Jean-Yves Jouannais superpose le rire au brouhaha des armes. Jubilatoire Hilare de la guerre Le mystère de Myriam Dès qu’elle le peut, Myriam va passer un moment au zoo proche de chez elle. Il y a en effet quelque chose d’animal chez celle qui, encore adolescente, a quitté la maison de son père pour épouser son premier amant. A défaut d’avoir reçu une éducation de sa famille, elle apprend tout de l’existence sur le tas, accueillant les événements et les restituant avec la même absence de jugement, de révolte ou de questionnement (ce que traduit la ponctuation). Au fil des quelque quinze années que couvre Dispersez-vous, ralliez-vous !, cependant, on la voit évoluer de la passivité à une forme de maîtrise de son destin – même si, comme elle le note : « Bien souvent, la vie n’était qu’une succession de petits désordres peu édifiants mais auxquels on consacrait tout notre temps et toute notre énergie sans nous grandir. » Plus que la trajectoire de Myriam, ce qui intéresse ici est ce que Djian nous en cache, ce travail de l’ellipse autour duquel tourne tout entier Dispersez-vous, ralliez-vous !, à l’issue duquel Myriam conserve une part irréductible de son mystère – le contraire aurait été décevant. p alexandre mare E n 1907, la Convention de La Haye, au cours des discussions concernant les lois et coutumes des différents conflits, porta ses débats sur la pertinence d’inscrire la plaisanterie comme ruse de guerre. Pour ce faire, on étudia le stratagème du cheval de Troie. Mais la guerre, au fond, ne seraitelle pas comme une farce qui aurait mal tourné ? Ainsi, relève Jean-Yves Jouannais dans sa remarquable Bibliothèque de Hans Reiter, c’est par un fou rire collectif que débuta la seconde guerre mondiale – lorsque Hitler lut devant le Reichstag une lettre de Roosevelt lui demandant de n’attaquer aucun Etat. Voilà une manière étonnante d’explorer le tragique ; pour ce nouveau livre, comme à son habitude, l’auteur se joue avec brio des frontières. Si La Bibliothèque de Hans Reiter semble tenir à la fois de l’essai, de l’autofiction, de l’anthologie, du manuel à l’usage du bibliophile, il se présente comme un roman dans lequel Jouannais propose un jubilatoire récit à la construction oblique – on pourrait même dire « perpendiculaire », pour reprendre le titre de la revue qu’il créa et anima –, dont s’échapperait une fragrance pataphysicienne. On quitte ainsi un Paris découpé en zones de défense pour Rügen, petite île sur la Baltique. Dans un ancien complexe hôtelier, construit par les nazis, se déroule la vente aux enchères de la bibliothèque de Hans Reiter, qui passa sa vie à amasser quantité de livres traitant de la guerre. Le narrateur y acquiert deux cent cinquante ouvrages. « Je ne collectionne rien à titre personnel, prévient-il. Je ne réunis aucun type d’objets, d’émotions, d’expériences, de rêves qui me seraient propres. C’est pour cela que j’acquiers les collections des autres. C’est le cas avec les lila bibliothèque vres de ce Hans Reiter. Je ne de hans reiter, sais pas quel ensemble ils forde Jean-Yves ment, ce qu’ils signifient enJouannais, Grasset, 160 p., 17 €. semble. » La réponse semble cependant se trouver dans les pages arrachées sur lesquelles trébuche le narrateur, et que poursuit un inquiétant Ernest Gunjer, candidat malheureux au rachat de l’ensemble de la bibliothèque. Or, le nom de celui-ci est quasiment l’anagramme d’Ernst Jünger, dont le narrateur lit justement le premier livre, Orage d’acier (1920 ; Payot, 1930) ; quant à Hans Reiter, il a pour homonyme un médecin qui se livra à de sinistres expé- SANS OUBLIER raphaëlle leyris a Dispersez-vous, ralliez-vous !, de Philippe Djian, Gallimard, 208 p., 18 €. riences dans les camps de concentration nazis. On comprendra que le récit offre ce léger sentiment de malaise qu’on rencontre dans la science-fiction lorsqu’une dimension parallèle copie imparfaitement la réalité. Ordonné, en apparence, par l’esprit d’escalier – ou d’escalade, comme on parle d’escalades belliqueuses –, le roman est parsemé de récits de guerre. Il ne s’agit cependant ni de stratégies militaires ni de déplacements de troupes ou de comptabilités morbides, mais d’anecdotes : de l’importance de l’utilité du chausson en caserne à la bombe en bois britannique, en passant par le calcul de différentiels de kilojoules consommés entre Verdun et Crécy durant les assauts… Bref, des petits faits historiques perdus dans le brouhaha des armes. Mais ces anecdotes furent déjà utilisées, ou le seront bientôt, dans le cycle de conférences lancé depuis 2008 par Jean-Yves Jouannais et donné au Centre Pompidou et à la Comédie de Reims, « L’encyclopédie des guerres », où est explorée la littérature guerrière. La Bibliothèque de Hans Reiter s’apparente à une excroissance romanesque de ces conférences ; une autre manière d’explorer et de contextualiser les réalités historiques pour en faire les matériaux de la fiction, dans laquelle les niveaux de lecture ne se suivent pas, mais se superposent. On notera d’ailleurs que, depuis plusieurs années, notre auteur-conférencier échange le contenu de sa bibliothèque contre des livres traitant de la guerre, créant ainsi un fantôme de la bibliothèque de Hans Reiter qui n’est d’ailleurs pas sans évoquer quelque… Encyclopédie des guerres. Ainsi Jean-Yves Jouannais aime-t-il à brouiller les cartes en proposant une approche déroutante avec des éléments déjà fortement usités — quoi de plus banal que les livres de guerre qui, depuis Homère, ont amorcé l’histoire de la littérature ? On comprendra alors que la ruse n’est pas seulement une arme de guerre et que la plaisanterie, décidément, est une affaire sérieuse. p « Prise du pont de Remagen, le 7 mars 1945, par la 9e division blindée américaine », par H. Charles McBarron, Jr. Etrange madone « Ernest reprit le cours de sa causerie. Il me raconta que Hans Reiter commença à bricoler avec ses bouts de moquette et ses nappes en plastique. Et ce qu’il fabriquait, sans le savoir dans un premier temps, mais le constatant, étonné, après coup, c’était des uniformes. Il découpait, assemblait d’improbables compositions destinées à habiller une armée imaginaire. Il façonnait des broignes en descentes de lit, élaborait des cottes de maille à l’aide de lames de stores, roulait des bouts de moquettes en forme de cône tronqué qu’il améliorait d’une visière en linoléum, réalisant ainsi d’incroyables shakos hongrois, chacun orné qui de son pompon, qui de son embrasse de rideau. (… ) Et puis il modelait des vestes rouge sombre, presque violettes, de cosaque de l’Oural (…). » Comme une mosaïque délicate, les petits livres d’Emmanuelle Guattari, eux-mêmes constitués de fragments ciselés, recomposent une autobiographie en pointillé. Entre l’enfance en liberté dans la clinique de son père, le psychanalyste Félix Guattari (La Petite Borde, 2012), et la découverte de l’ailleurs dans les années 1980 (New York, petite Pologne, 2015), il y a eu l’adolescence à Blois (Ciels de Loire, 2013). C’est à ce lieu et à ce moment que revient son nouveau récit. Victoria Bretagne : une beauté, au profil de madone, courtisée par la jeunesse locale, dans le café Trophime qui appartient à son père. Mais, telle une « déchirure hypnotique », une cicatrice rend indéchiffrable son visage « morcelé et diffracté ». Accompagnée de son amie Anne, la narratrice observe, écoute, fascinée. « Je suis aux aguets. Il me semble que j’ai perçu quelque chose. » Comme à l’encre de Chine, la romancière croque des silhouettes, des moments, entre poème en prose et microfiction. Restituant avec acuité sensations à vif et émotions confuses. p monique petillon la bibliothèque de hans reiter, page 90 a Victoria Bretagne, d’Emmanuelle Guattari, Mercure de France, 88 p., 10 €. GRANGER NYC/RUE DES ARCHIVES EXTRAIT Linda Lê, pour l’amour d’un « Roman » Le nouveau livre de l’auteure de « Chronos» oscille entre raison et fantasmes. Un point d’équilibre, dont la fragilité fait toute la beauté bertrand leclair S eules les paroles savent s’envoler, hélas, quand trop souvent les écrits restent, clouant les mots au sol de nos certitudes. C’est bien pourquoi il faudrait non pas lire mais entendre ceci : vingt-quatrième livre de l’auteur des inoubliables Voix et Lettre morte (Christian Bourgois, 1998 et 1999), Roman est le livre de la normalité. Ou de l’anormalité ? La question reste indécidable jusqu’en ses dernières pages, la narration balançant entre ces deux pôles avec la régularité d’un tictac de bombe à retardement. Romancière et essayiste exilée depuis l’enfance, L. oscille ellemême depuis des mois entre deux hommes, son compagnon, B., artiste d’âge mûr à l’esprit rationnel et pétri d’orgueil, et un jeune lecteur passionné qui lui écrit des lettres aussi fascinantes que l’est son prénom, Roman, et qui prétend la rappeler à l’ordre de l’irrationnel et des passions occultes qui ont nourri tant de ses livres antérieurs. Mais est-ce vraiment L. qui oscille de l’un à l’autre ou ces deux hommes que tout oppose, qui tantôt s’approchent jusqu’à la morsure, tantôt s’éloignent, comme les deux branches d’une tenaille ? Et si tenaille il y a, que s’agit-il d’extirper, sinon le fantôme qui hante L. depuis toujours et qui fait de Roman non pas un classique trio amoureux, mais un quatuor à la lisière d’un fleuve aux eaux lourdes, un fleuve de mots que B. redoute comme le Léthé, quand Roman prétend entraîner L. à y chercher de nouveau le vif-argent de la vraie vie ? Jumeau perdu Le livre s’ouvre alors que L. se réveille sur le lit d’hôpital où l’a conduite une rupture d’anévrisme. Son compagnon est à ses côtés, qui veille sur elle, comme il le fait ou pense le faire depuis dix ans qu’ils mènent une vie pas tout à fait commune, puisqu’ils ont chacun gardé leur domicile pour préserver leur adresse d’écrivain, pour elle, et de peintre, pour lui. Revenue au monde des vivants sans séquelles, L. a cependant le sentiment étrange de vivre un passage, « comme si le sursis qui lui avait été accordé était en fait accordé à quelqu’un d’autre, quelqu’un qui n’avait rien à voir avec elle, quelqu’un qui lui était totalement étranger ». De même, ce n’est ni à B. ni à Roman roman, que L. a pensé de Linda Lê, au réveil, mais Christian à celui qu’elle Bourgois, nomme « le 176 p., 20 €. sans-nom », ce frère né deux ans après elle, mort à la naissance, à qui leur mère « n’avait pas voulu donner de prénom, elle disait qu’il valait mieux pour lui une tombe anonyme ». C’est à lui, au fond, qu’est accordé un sursis, ce frère sans nom plusieurs fois réincarné dans la figure du double idéal, du jumeau perdu que L. a longtemps cherché dans des histoires d’amour où se perdre elle-même. Ecrit à la troisième personne mais épousant le mouvement de l’introspection jusqu’au ressassement, Roman entraîne le lecteur dans un lancinant balancement des berges de la raison, où campe B., aux eaux troubles, où plonge Roman, provoquant bientôt des effets funambulesques chargés de suspense. De l’épanchement du rêve dans la réalité à l’épanchement du cauchemar, il n’y a qu’un fil de mots fragiles : celui sur lequel elle s’avance avec son étrange balancier, tâchant sans les juger jamais de protéger B. de ses lumières écrasantes et Roman de ses délires. Alors que la confusion du réel et du fantasme a nourri nombre de ses récits les plus sombres, Linda Lê parvient ainsi à la contenir par l’analyse, justifiant le titre de sa fiction. Elle atteint un point d’équilibre dont la fragilité est la beauté, en ne cédant ni au vertige du sans-nom ni au renoncement : en refusant d’arrimer ses phrases au terreau des certitudes raisonnables. p Critiques | Essais | 5 0123 Vendredi 18 mars 2016 Partisan d’une approche anthropologique de la philosophie antique, Pierre Vesperini éclaire le stoïcisme sous un jour nouveau Marc Aurèle, droit dans ses sandales vincent azoulay L a philosophie antique connaît aujourd’hui un engouement inattendu. Sous la plume d’experts en « développement personnel », Socrate, Epictète ou Marc Aurèle sont volontiers invoqués, aux côtés de Jésus ou de Bouddha, comme les inventeurs d’une éthique et d’un art de vivre susceptibles de nous guider vers le bonheur. Sans doute est-ce là un effet imprévu des thèses de Pierre Hadot (1922-2010), selon lesquelles, dans l’Antiquité, la philosophie doit d’abord être envisagée comme une manière de vivre, et non comme un ensemble de théories et de concepts. A juste titre, son œuvre a fait date, tant il était nécessaire d’en finir avec une histoire académique de la philosophie réduite à de purs exposés doctrinaux. Conçue comme exercice spirituel, la philosophie devenait dès lors un maillon essentiel dans l’avènement d’une forme de subjectivité – conçue comme rapport de soi à soi –, s’épanouissant avec le christianisme. Dans un livre aussi limpide qu’érudit, Pierre Vesperini prend le contre-pied de cette conception désormais dominante qui tend à masquer la singularité de la philosophie antique et à créer un illusoire sentiment de continuité. Sous un même vocable, la philosophie renvoie en effet à des pratiques de savoir multiples, disséminées dans le temps et radicalement hétérogènes entre elles : pratiquer la philosophia à l’époque impériale n’avait ainsi nullement pour but de produire des sujets singuliers, dotés d’une vie intérieure autonome. Bien au contraire, les élites de l’Empire romain attendaient des philosophes qu’ils les alimentent en discours permettant de rester « droits », c’est-à-dire de continuer à remplir le rôle social qui leur était assigné. De ce point de vue, la philosophie antique peut se définir comme une « orthopraxie », c’est-à-dire un ensemble de procédés destinés à « agir droitement » dans toutes les circonstances de la vie en société. Le cas de Marc Aurèle (121-180) offre à Pierre Vesperini un passionnant terrain d’enquête. Les écrits du philosophe constituent un témoignage exceptionnel d’une pratique courante dans l’Antiquité, consistant à s’adresser à soi-même ou à destiner à des amis des « discours issus de la philosophia » dans le but de débarrasser le destinataire d’un affect (pathos) dégradant – peur, colère, désespoir, deuil, désir incontrôlable – et de le maintenir sur le chemin de la vertu. Lutter contre la « bile noire » On aurait tort d’y voir un exposé doctrinal déguisé. Car loin d’écrire en stoïcien patenté, Marc Aurèle fait un usage éminemment pragmatique de la philosophia, tendu vers un unique but : s’efforcer de « tenir son cap » et de « rester droit », malgré toutes les difficultés qu’il doit affronter. En charge de la destinée du monde entier, l’empereur doit en effet se tenir constamment sur ses gardes face aux flatteurs et aux comploteurs. Surtout, il doit lutter contre son propre tempérament mélancolique, épris de solitude et en proie à des accès de chagrin ou de colère. C’est bien droiture et pourquoi il s’exhorte si sou- mélancolie. vent à supporter les autres et sur les écrits s’emploie à se défaire de son de marc aurèle, sacré caractère : « Caractère de Pierre Vesperini, mélancolique : caractère de Verdier, femmelette, caractère trop « Philosophie », sec, semblable à celui des bê- 188 p., 15 €. tes sauvages, du bétail, des enfants, des lâches, des traîtres, des bouffons, des marchands, des tyrans. » Pour lutter contre les effets de la « bile noire », Marc Aurèle recourt à une palette de procédés et, en particulier, la dévaluation de tout ce qui risque de le séduire et, donc, de le détourner de sa tâche. Ainsi le voit-on tantôt invectiver son corps, quand il sent vaciller sa maîtrise de luimême, tantôt le célébrer, lorsqu’il souhaite échapper à une crise de chagrin en se pénétrant de la beauté du monde : peu importe le contenu du discours, du moment qu’il permet de s’appartenir de nouveau et d’« être à soi », c’est-à-dire totalement dévoué aux autres. N’en déplaise aux marchands de bonheur existentiel : ce n’est qu’une fois rendu à sa radicale étrangeté que la philosophie antique peut, à la faveur d’un écart productif, faire retour vers nous. p Maris violents chez le juge Une historienne du droit montre que les brutalités conjugales ont été punies dès le XIXe siècle antoine de baecque U n nouvel éditeur de sciences humaines pour un très vieux sujet, observé sous un jour inédit : Anamosa, maison créée par Chloé Pathé, l’ancienne responsable de l’histoire chez Autrement, publie La Paix des ménages. Histoire des violences conjugales, XIXe-XXIe siècle. L’auteure, Victoria Vanneau, historienne du droit, travaille sur les violences, notamment de genre, dans le droit pénal français. Elle reprend à nouveaux frais un dossier qui nous paraît très contemporain, celui des violences conjugales – dont l’actualité nous a donné une illustration récente avec l’affaire Jacqueline Sauvage. Si ce type de violences n’avaient pas d’histoire, elles en trouvent une à travers l’étude scrupuleuse, et finalement surprenante, des archives judiciaires regorgeant, au XIXe siècle, de centaines d’affaires de « brutalités domestiques ». Les tribunaux n’ont cessé d’en être saisis depuis la Révolution et l’Empire. Pourtant, on a longtemps cru – et cela était bien commode, eu égard au combat féministe – que les violences conjugales n’« existaient pas » légalement, c’est-àdire que leur omniprésence ne soulevait pas la condamnation, ni même l’indignation, puisqu’elles s’inscrivaient dans l’exercice de la puissance maritale et du fameux « droit de correction » et de l’article 213 du Code civil de 1804, qui prévoyait que « la femme [doit] obéissance à son mari ». Or ces violences occupent, au contraire, grandement les tribunaux, souligne cette enquête. D’une part, car l’article 213 ne signifie nullement que le mari a le droit de battre sa femme ; d’autre part, parce que ce désordre des ménages est précisément ce que veut éviter la société patriarcale et bourgeoise du XIXe siècle, ainsi que sa justice. On ferait une lecture abusive, et même à contresens, du « droit de correction » en l’associant systématiquement à la violence exercée sur les femmes. C’est la première démonstration de ce livre. A l’inverse, ce droit crée comme un devoir au mari, puisque l’ordre doit régner dans sa famille. Toute brutalité au sein du foyer provoque le chaos en lieu et place de la « hiérarchie » familiale, ce dont la justice va se saisir. Sans conformisme Si bien que la violence conjugale, au XIXe siècle, n’est pas, comme elle l’est devenue aujourd’hui, un « fait de société ». Les mœurs d’époque ne la jugent pas scandaleuse, sauf exception – et elles sont notables, en particulier quand la mort survient au bout de cet enchaînement, souvent associé à la spirale de l’« abrutissement » populaire (alcool, folie, dégénérescence…). Elle est, en revanche, un « fait de droit » – soit normée, classée et interrogée comme telle dans l’« atelier du juge », selon la belle expression de Victoria Vanneau. C’est là, d’abord, où se traite la question : à travers la plainte, le souci de la parole de la victime, l’interrogatoire du mari violent, ses aveux, la taxinomie pénale qui en fait un motif de condamnation et de séparation, la définition même de ses possibles : « brutalités domestiques », « conjuguicide », « viol conjugal », « meurtre conjugal »… Autrement dit, suggère Victoria Vanneau avec un certain courage et sans conformisme, replacer ces violences dans le domaine plus strictement défini de la justice, en refaire une affaire de droit, ne serait-ce pas le moyen de mieux s’en prémunir, plutôt que de laisser l’émotion sociétale s’en emparer ? Depuis les années 1970, les mouvements féministes ont imposé le débat sur la scène publique. Le mari violent est certes devenu un « sale type » dans la société occidentale. Mais il est sans doute moins bien puni qu’auparavant. p la paix des ménages. histoire des violences conjugales, xixe-xxie siècle, de Victoria Vanneau, Anamosa, 366 p., 24 €. LE LIVRE ÉVÉNEMENT SANS OUBLIER Le Docteur Strabismus connaît la musique La théorie de la musique ne saurait en rester à une stérile confrontation entre émotion et partition. Pour le musicologue britannique Raymond Monelle (1937-2010), au contraire, la musique doit être considérée comme un « chant » qui fait sens au-delà des paroles (d’où le qualificatif de « muet » qu’il lui accole). La traduction de son ouvrage par les toutes nouvelles éditions de la Philharmonie de Paris ne nous donne pas seulement accès à un texte important de la riche production musicologique anglo-saxonne, trop méconnue. Elle initie aussi le profane à l’approche « sémiotique » de la musique, selon laquelle il est possible d’isoler des « musèmes » ou ici des « topiques » – des unités de sens dont on peut repérer qu’elles parcourent la musique occidentale depuis le XVIIe siècle et lui confèrent sa spécificité. Raymond Monelle en isole quelques-uns, celui de la chasse, de la fanfare ou du cheval au galop, par exemple. Il montre que leur effet chez Monteverdi, Wagner ou Mahler dépend de l’histoire culturelle (en partie oubliée) qui les a constitués. Dans cet ouvrage parfois technique mais d’une incroyable richesse, un personnage fictif, Docteur Strabismus, tente d’établir une « théorie générale de la musique » et… échoue. Pas étonnant sous la plume de Raymond Monelle qui revendiquait son appartenance à la postmodernité et à la déconstruction. Selon lui, le pouvoir d’interprétation propre à la musique classique serait, avec la « mort du sujet », irrémédiablement passé du compositeur et de l’interprète « vers l’auditeur ». Raison supplémentaire d’être à l’écoute de ce que la musicologie la plus actuelle a à nous dire. p nicolas weill a Un Chant muet. Musique, signification, déconstruction (The Sense of Music. Semiotic Essays), de Raymond Monelle, traduit de l’anglais (GrandeBretagne) par Stéphane Roth, La Rue musicale, « Musicologie critique », 480 p., 16,90 €. La Corée, actuelle et plurimillénaire Triste destinée depuis un siècle que celle de la Corée, victime du joug colonial japonais (1910-1945), puis divisée par les Etats-Unis et l’URSS. En remontant jusqu’aux origines plurimillénaires de ce pays pour laisser une large place à la période moderne (de la fin du XIXe siècle jusqu’au présent le plus actuel), Samuel Guex montre, dans un livre à la lecture aisée, la singularité d’une civilisation qui allait donner naissance, en réaction à l’ingérence des empires chinois et japonais, à une conscience identitaire muée en un nationalisme ethnique exacerbé. Cette revendication d’une spécificité, construite en rupture avec une Chine déclinante et accentuée par la colonisation japonaise, est la ligne de force de l’histoire de la Corée moderne, qu’elle soit prospère ou appauvrie, dictature ou démocratie, comme c’est le cas du Sud depuis 1988. En traitant parallèlement les deux Corées, dans leurs heurts, leurs divergences ou leurs similitudes – dont cette identité revendiquée n’est pas la moindre, chaque côté revendiquant d’en être dépositaire –, Samuel Guex souligne combien le passé, ancien et récent, est indissociable des enjeux du présent. p philippe pons a Au pays du matin calme. Nouvelle histoire de la Corée, de Samuel Guex, Flammarion, « Au fil de l’Histoire », 374 p., 24 €. « Sur le plan littéraire, La France pour la vie domine aisément la concurrence. » ÉRIC NAULLEAU, LE POINT « La France pour la vie est un bon livre parce qu’il a un ton personnel et qu’il apporte des informations. » ALAIN DUHAMEL, RTL « Saluons l’exercice de vérité auquel Nicolas Sarkozy se livre, avec un certain goût du risque. » LAURENT JOFFRIN, LIBÉRATION « Authentique, sincère et, plus étonnant encore, sans amertume. » BRUNO JEUDY, PARIS MATCH « Le livre est intéressant, on ne le lâche pas. » CATHERINE NAY, EUROPE 1 NUMÉRIQUE (+*)#'$&%+! !+" DISPONIBLE EN LIBRAIRIE ET EN NUMÉRIQUE PLON w w w. p l o n . f r 6 | Dossier 0123 Vendredi 18 mars 2016 La Corée garde ses esprits L’imaginaire sudcoréen reste habité par les âmes des morts virevoltant parmi les vivants. Chamanisme et animisme tiennent tête à la modernité et donnent toute sa force à la littérature, à l’honneur au Salon Livre Paris 2016 florence noiville Séoul, envoyée spéciale Q uoi ? Vous allez voir Kim Keum-hwa ? Vous savez que cette femme est la plus célèbre des chamanes coréennes ? Une sommité. Un trésor national vivant… » Dans le taxi qui roule vers Imun, au nord-est de Séoul, ma jeune interprète n’en revient pas qu’on aille interviewer cette mudang (femme chamane). Il est vrai que Kim Keum-hwa est une star dans son pays et même au-delà. En 2015, le Théâtre de la Ville l’a invitée à célébrer sur scène un gut, cérémonie rituelle mêlant chant, musique et danse, censée apaiser les souffrances. Après s’être déchaussé, on monte un escalier étroit. Dans une pièce surchargée d’objets, on s’assoit par terre devant une vieille dame un peu sourde et l’on explique qu’on est là parce qu’on s’intéresse à la littérature coréenne. Kim Keum-hwa voit tout de suite le rapport. Littérature et chamanisme sont étroitement mêlés en Corée du Sud. Descendre dans les profondeurs de l’âme, s’intéresser au destin des personn(ag)es, mettre tout ça en mots : d’une certaine façon, écrivains et chamanes s’occupent de la même chose. « Quand les gens viennent ici pour que je leur parle d’eux-mêmes, du poids du passé qui les écrase ou d’une réalité cachée, je suis tout à la fois voyante, psychothérapeute et conteuse, s’amuse-t-elle. Je les oblige à avancer sur des chemins de solitude où personne ne va. » Mme Kim a écrit ses mémoires (Partager le bonheur, dénouer la rancœur. Récits de la chamane aux dix mille esprits, Imago, 2015) comme une suite d’histoires d’amour, de souffrance ou de folie qui constituerait un matériau rêvé pour n’importe quel auteur. Du reste, la littérature Le marché de Namdaemun, à Séoul. PASCAL AIMAR/TENDANCE FLOUE sud-coréenne est imprégnée de chamanisme. C’était le cas du temps des p’ansori, ces récits traditionnels chantés qui ont traversé les siècles et sont toujours adaptés ou repris par nombre d’écrivains contemporains. Ça l’est encore aujourd’hui. Au pays ultramoderne de Samsung et de Hyundai, ce que nous appelons « irrationnel » ne s’est jamais si bien porté. Même chez les grands nobélisables comme Ko Un ou Hwang Sokyong, l’imaginaire est habité par les âmes des morts qui virevoltent autour des vivants, les histoires grouillent d’esprits, bons ou mauvais, qui interagissent avec les affaires des hommes… Pittoresque ? Folklorique ? Pas tant que ça, finalement. On pense au réalisme magique latino-américain ou à la littérature Age ingrat Un jour, sur un coup de tête, la mère de Cheol décide de déménager. Le jour du départ, Cheol voit fuir son enfance d’un œil inquiet, dans « l’odeur écœurante de la pisse et des bouses » du veau, compagnon malgré lui d’un voyage funeste. Car le chemin cahoteux semble annoncer la descente aux enfers que vivra la famille tout au long du récit. La mère avait promis un pays d’avenir, où le riz n’est pas un plat de fête. Or, la banlieue crasseuse qui abrite le nouveau foyer n’a pas vraiment l’aspect d’une fabrique de bonheur… Il faudra pourtant y vivre. Ou plutôt y survivre. C’est ce qu’apprend le narrateur : quel que soit notre désespoir, « nous avons le devoir d’être comme un phare aux yeux de ceux qui sont en perdition ». Né en 1954, Lim Chul-woo évoquait déjà une enfance âpre et joyeuse dans Je veux aller dans cette île (L’Asiathèque, 2013). Creusant la même veine, il offre à travers cette peinture d’une adolescence une poignante leçon d’humanité et d’humilité. p astrid landon a Le Phare (Deungdae), de Lim Chul-woo, traduit du coréen par François Blocquaux et Lee Ki-jung, L’Asiathèque, « Monde coréen », 296 p., 25 €. ashkénaze (« Ce que nous voyons n’est pas tout », dit Isaac Singer). On pense à la fantasy et même à Rimbaud (« Je veux être poète, et je travaille à me rendre voyant »)… Au fond, l’Occident a, lui aussi, célébré les noces de la littérature et du merveilleux. Mais, en Corée, cette symbiose semble plus naturelle – on a envie de dire plus normale – qu’ailleurs. « C’est un pays où l’on admet que beaucoup de choses nous échappent, expliquent les traducteurs Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet. Quand on traduit, on a toujours un peu peur que certains aspects fassent sourire les Occidentaux. Mais c’est comme ça, on ne peut pas passer à côté. C’est dans la littérature des Sud-Coréens. Dans leur littérature et dans leur vie. » Vivantes et vivaces – elles ont survécu au bouddhisme, au néoconfucianisme et même au matérialisme –, ces croyances vont notamment de pair avec une fascination pour les forces de la nature et une attention particulière portée au monde inanimé. Les arbres sont sacrés en Corée, on célèbre l’eau, derrière chaque objet se cache l’âme de son propriétaire… On retrouve cela dans Toutes les choses de notre vie, de Hwang Sok-yong (Philippe Picquier, 192 p., 18,50 euros), où il convient de donner une sépulture à un balai de tiges de sorgho ou à un bouton en corne de buffle récupérés sur la décharge de l’« île aux fleurs », dans Séoul. Même les écrivains les plus apparemment éloignés de cette lecture du monde ne s’en libèrent pas tout à fait. C’est le cas du très talentueux Lee Seung-u. Nourri de Camus, Dostoïevski et Kafka, l’auteur de La Vie rêvée des plantes (Zulma, 2006) se veut « le plus européen ou disons le moins coréen de tous les Coréens ». Pourtant, l’eau, si importante pour les Coréens, est au cœur de son dernier roman, La Baignoire (Serge Safran, 144 p., 15, 90 euros). Matrice ou menace, l’eau est même présente partout. Quant aux objets, un rasoir, un cadre, ils semblent bien décidés à façonner l’histoire d’amour du narrateur. Au restaurant, devant son assiette de gelée de glands de chêne, Lee Seung-u en convient. « C’est vrai, ce sont eux qui font revenir mon personnage au début du roman. Les objets nous gouvernent. » Le grand écrivain Yi In-seong va plus loin. Nous le rencontrons au siège du Laboratoire de littérature de Séoul, qui édite une élégante revue intitulée Balayages (dont l’idée, dit-il, est de « balayer les contraintes du capitalisme. Pour produire une littérature affranchie de la culture de masse… »). Revenant aux choses qui nous gouvernent, l’auteur de Saisons d’exil (traduit du coréen par Chae Ae-young, Decrescenzo, 300 p., 17 euros), qui a influencé de nombreuses jeunes plumes coréennes, affirme que « l’écrivain est une main, un vecteur ». « Les mots arrivent et en appellent d’autres, dit-il. Moi, j’observe comment ils bougent tout seuls – de la même façon que nos corps parfois font des mouvements que nous n’avons pas décidés. Je les laisse libres. Les mots nous manipulent. » Le héros coréen se trouve donc au centre d’un système où il subit les influences conjuguées des mots et des choses. Des animaux et des végétaux. Des forces visibles et invisibles. Et même des temps différents, puisque, comme l’explique Yi Inseong, « passé, présent et futur sont toujours mêlés en nous… ». Résultat ? « Une tentative pour comprendre comment ces Tueurs à gages à Séoul Des sicaires au service de commanditaires restés dans l’ombre s’entre-tuent par rivalité et loyauté à leurs chefs respectifs : Père Raton-Laveur, le directeur de la Bibliothèque des Chiens, qui ne reçoit aucun visiteur hormis des tueurs à gages pour planifier des assassinats, et l’un de ses anciens protégés, un jeune loup des affaires. Sommé de choisir son camp, Laeseng, un orphelin jeté dans une poubelle à la naissance et devenu un professionnel aguerri, va mener une croisade solitaire, avec la nonchalance de qui joue à quitte ou double… Ce deuxième roman de Kim Un-su, le premier traduit en français, emporte l’adhésion par son incroyable galerie de personnages cruels ou grotesques, attendrissants ou énigmatiques : paralytique au rire facile, vieillard manipulateur, justicière intrépide, coiffeur de quartier maniant le couteau… L’écrivain fait alterner vie quotidienne et scènes d’action violente jusqu’au final, proprement explosif, dans un grand hôtel. Un thriller de haute volée. p macha séry Les Planificateurs (The Plotters), de Kim Un-su, traduit du coréen par Choi Kyung-ran et Pierre Bisiou, Editions de l’Aube, 368 p., 19,90 €. Dossier | 7 0123 Vendredi 18 mars 2016 Accords de guerre Les «héros cachés» du Nord Dans le carcan des figures imposées par le régime de Pyongyang, des écrivains innovent et surprennent êtres interagissent, se heurtent ou se connectent à ce qui les entoure », selon Lee Seung-u. Et qu’on n’aille pas dire que tout ça est abstrait. Au contraire, insiste Yi Inseong. « S’il y a un point dont j’ai toujours été conscient, c’est mon désir de substituer aux idées – cette façon un peu désincarnée de voir le monde que je sens parfois dans la littérature occidentale et qui la rend différente – les sensations vivantes en tant que telles. » Une littérature de la sensation. De l’intuition. C’est peut-être l’une des tendances qui dominent aujourd’hui. Après la guerre de Corée et la division du pays (dont les blessures sont omniprésentes dans l’œuvre d’un Kim Won-il ou d’un Jo Jung-rae, tous deux nés dans les années 1940), la littérature des décennies 19701990 s’est intéressée aux revers de l’industrialisation accélérée, aux questions sociales, à la violence des dictatures militaires (Yi Mun-yol, Gang Seok-yong). Tandis que la période 1990-2000, marquée philippe pons Tokyo, correspondant A Les personnages se trouvent au centre d’un système où ils subissent les influences conjuguées des mots et des choses. Des animaux et des végétaux. Des forces visibles et invisibles par le retour de la démocratie (en 1993), voit éclore une « littérature de la société de consommation » (Yun Dae-nyeong, Yi Sun-won) ainsi qu’une génération de femmes écrivaines (Eun Hee-kyung, Kim In-suk…) critiquant la rigidité des mœurs patriarcales. Au fil de ces périodes – comme on peut lire dans Introduction à la littérature coréenne du XXe siècle, qui paraît ces jours-ci chez Imago (de Yi Nam-ho, Yi Kwang-ho, U Chan-je et Kim Miyion, 180 p., 21 euros) –, le chamanisme n’est jamais vraiment mort, même s’il lui est arrivé, en particulier sous les dictatures, d’être durement réprimé. Et le XXIe siècle ? A en juger par les traductions récentes, la légèreté n’est guère de mise. Hormis Ch’on Myonggwan, qui, dans un salon très branché de thé et de médecine chinoise, nous explique qu’il « veut être un écrivain drôle » – il y parvient magnifiquement en racontant les vies, plus ratées les unes que les autres, de trois quinquas rentrant habiter chez leur mère (Une famille à l’ancienne, Actes Sud, 288 p., 22 €) –, l’humeur serait plutôt à une forme distinguée de désarroi. Les personnages semblent flottants. Comme dans Interdit de folie, de Yi In-seong (Imago, 2010). Ou dans Nokcheon (Seuil, 2005), de Lee Chang-dong, qui n’est pas seulement le grand cinéaste que l’on connaît (Oasis, Poetry), mais aussi un excellent écrivain. Nombre de ces fictions parlent du manque, de l’amour avorté, de la nature saccagée, des drames minuscules de vies anonymes… Serait-ce là une manifestation du fameux han coréen, cet état psychique – parfaitement décrit par Martine Prost, ancienne directrice de l’Institut d’études coréennes au Collège de France, dans ses délicieuses Scènes de vie en Corée (L’Asiathèque, 2011) – où se mêlent chagrin, mélancolie, insatisfaction, ressentiment… ? Dans ce cas, on comprendrait que les écrivains – et même les peintres et les calligraphes – renouent avec d’autant plus de force avec l’art immémorial de ceux qui libèrent l’âme et apaisent ses tourments. Dans le taxi du retour, je me tourne vers mon accompagnatrice. « Au fait, est-ce que ça marche, le chamanisme ? J’ai entendu dire que Kim Keum-hwa avait officié sur le 38e parallèle, la ligne de démarcation entre les deux Corées, afin que celles-ci se réunifient. Effet limité si l’on en croit les provocations de Pyongyang et la montée des tensions entre les nations sœurs… » La jeune femme hausse les épaules. Poliment, mais comme pour dire : si vous, les Occidentaux, persistez dans votre rationalisme indécrottable, il est inutile que vous vous intéressiez à la littérature coréenne… p vec un cahier des charges et un ordre de marche », la littérature nord-coréenne est assurément particulière, prévient Patrick Maurus, professeur de langue et de littérature coréenne à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), et directeur de la collection « Lettres coréennes » d’Actes Sud. Mal connue, cette production n’est pourtant pas sans intérêt. Dans le carcan des figures imposées, les Nord-Coréens parviennent à exprimer autre chose que ce à quoi on pourrait s’attendre. En témoigne Le Rire de 17 personnes, recueil de nouvelles datant des années 1990 et du début de la décennie suivante, qui paraît chez Actes Sud (384 p., 22 €). Parmi les auteurs, figure la romancière Kim Hye-sung (née en 1973), qui a écrit une fresque historique sur la colonisation japonaise et – fait exceptionnel – qui a été publiée aussi en Corée du Sud. Un autre écrivain du Nord, Hong Sok-jung, avait connu le même privilège, et obtenu en 2005 le prestigieux prix Manhae. Le grand genre littéraire nord-coréen reste le roman-fleuve sur les « hauts faits » du fondateur et premier dirigeant de la Corée du Nord, Kim Il-sung, et de ses héritiers. Mais, à partir des années 1980, une nouvelle veine est apparue, dont les protagonistes ne sont plus des figures révolutionnaires, mais des « héros cachés » (ouvriers, techniciens, médecins), confrontés à des difficultés ou à des supérieurs corrompus. En creux se dessinent plusieurs pans de la société : fossé entre ville et campagne, économie parallèle, statut de la femme, souffrances au quotidien… Même dans les romans à la gloire du « Président éternel » et de son fils Kim Jong-il, le « Cher Dirigeant », une noire réalité n’est pas escamotée : « Les gens mourant de faim et les enfants en haillons du temps de la famine [dans la seconde partie des années 1990] ne sont pas cachés, mais présentés comme des exemples héroïques », souligne Benoît Berthelier. Ce dernier, traducteur, s’est penché sur un genre aussi riche qu’inattendu de la littérature nord-coréenne : la science-fiction, à laquelle il consacre un article documenté dans la revue ReS Futurae (à paraître en 2017). Les romans sur les « héros cachés » sont une mine pour étudier l’évolution des mentalités, note Jeon Young-sun, de l’Institut pour l’unification de l’université Konkuk à Séoul : « Jusqu’en 2000, les romanciers mettaient l’accent sur l’endurance ; aujourd’hui, ils traitent des choix individuels. » La chute des romans se veut toujours édifiante – un héritage du confucianisme qui formait « à penser droit », autant que de l’idéologie, estime Patrick Maurus. Mais le récit est bien conduit, et les personnages possèdent une épaisseur humaine. C’est le cas du doyen d’université de la nouvelle « Une vie », de Baek Nam-ryong (auteur de Des amis, Actes Sud, 2010) ou de l’accordéoniste du Rire de 17 personnes, de Kim Jong, qui tient sa promesse au-delà de la mort. Les deux nouvelles les plus émouvantes du recueil sont dues à des romancières évoquant la relation de couple qui n’est plus fondée, comme par le passé, sur l’entente idéologique, mais sur des sentiments profonds, mis à l’épreuve dans « La Clé », de Kim Hye-song, en raison de la déchéance du mari revenu de rééducation. Selon Kim Jae-yong, spécialiste de la littérature nord-coréenne à l’université Wonkwang (Corée du Sud), « les romanciers nord-coréens sont dans une situation analogue à celle de leurs homologues chinois pendant la Révolution culturelle, mais il se dégage de leurs œuvres une puissante force intérieure ». p Très librement inspiré de la Chronique des trois royaumes, qui narre les guerres ayant opposé les trois royaumes de la péninsule, Le Chant des cordes nous emmène dans la Corée du VIe siècle. A la mort du roi de Gaya, Ureuk, son maître de musique, est chargé d’inventer la musique de chaque village du royaume. Si la tâche est démesurée et un peu vaine dans une contrée en guerre, elle lui permet néanmoins d’inventer la lyre à douze cordes. Kim Hoon livre un roman tout à la fois méditatif et enlevé, à mi-chemin du conte et de l’épopée. Un bel hommage à ces instruments qui « acquièrent leur beauté justement d’être parvenus à traverser les souffrances de leur temps ». p florence bouchy a Le Chant des cordes (Hyeoneui norae), de Kim Hoon, traduit du coréen par Han Yumi et Hervé Péjaudier, Gallimard, « Du monde entier », 304 p., 21 €. La vie à tâtons Dans ces nouvelles à la fois rusées et désespérées, les personnages cherchent à maîtriser le cours de leur vie. Comment limiter les effets du hasard ? Lutter contre un apparent déterminisme ? Qu’ils soient volontaristes ou désemparés, les héros de Park Hyoung-su s’interrogent sur la manière de reprendre le dessus. Pour celui de la nouvelle éponyme, le salut réside dans la maîtrise du langage. Il pratique la controverse, « une technique consistant à porter l’affrontement à son point d’incandescence puis à clouer définitivement le bec à l’opposant ». Mais quand on voit la vie comme un combat, on risque de trouver plus fort que soi… p fl. b. a L’Art de la controverse, de Park Hyoung-su, traduit du coréen par François Blocquaux et Lee Ki-jung, L’Asiathèque, 168 p., 16 €. Bandi, un dissident à l’authenticité douteuse AURAIT-IL ÉCHAPPÉ au monde entier que la Corée du Nord avait son Soljenitsyne ? N’exagérons rien… Les sept récits d’un certain Bandi, pseudonyme d’un écrivain nord-coréen présumé vivre en République populaire démocratique de Corée (RPDC), ne sauraient être comparés, même lointainement, à L’Archipel du Goulag. Ayant chacune pour thème une anecdote tragique, ces nouvelles datant du début des années 1990, seraient parvenues clandestinement au Sud. Elles dépeignent les aspects les plus noirs d’une société sous le joug d’un régime totalitaire. Sourire entendu Publiées en Corée du Sud en 2014, elles sont passées inaperçues. La plupart des intellectuels ignorent jusqu’à leur existence. En revanche, le nom de leur éditeur, Cho Gap-je, provoque un sourire entendu : ancien journaliste, il est devenu la grande figure d’une droite extrême à la vindicte outrancière. Selon Kim Jae-yong, spécialiste de la littérature nord-coréenne à l’université Wonkwang (Corée du Sud), « la langue paraît celle du Nord, mais elle est fade ». Le romancier sud-coréen Hwang Sok-yong qui, loin d’idéaliser le régime de Pyongyang, a consacré un roman à la fuite dramatique d’une jeune réfugiée (Princesse Bari, Philippe Picquier, 2013), est plus dur : « Je doute que ces textes soient d’un auteur nord-coréen. J’ai rencontré des romanciers en RPDC : ils ne sont pas libres, sans être pour autant de piètres écrivains. Or, ces textes sont médiocres. Ce que je ne tolère pas, c’est la promotion, de surcroît à l’étranger, de livres à l’authenticité problématique afin d’entretenir la tension au lieu de rechercher l’apaisement. » Sans apporter d’éléments nouveaux sur ce que l’on sait de la vie en RPDC, ces textes relèvent du geste politique plus que de l’événement littéraire. p ph. p. +26%2:8 +/+@68 ':>F6 L'F6%2:8 '(2@ BF0:% F@'F8=>@F*B% '2 --% 8FG)B% C@#>:A%.$0>28 82: !66=E11:%BF:%<*@#<#: ?>F @K ,59,$,73 '2 9 %: A+:8 ,59, 4%?C4" 0F8% J :%@':% J @>20%+2 'F8=>@F*B%8 B%8 BF0:%8 8>28 ':>F68& =2*BFL8 +0+@6 B% 9 %: D+@0F%: ,559& ;2F @% 8>@6 =B28 'F##28L8 )>AA%:)F+B%A%@6< la dénonciation (Gobal), de Bandi, traduit du coréen par Lim Yeong-hee et Mélanie Basnel, postface de Pierre Rigoulot, Philippe Picquier, 256 p., 19,50 €. Bibliothèque nationale de France 8 | Dossier 0123 Vendredi 18 mars 2016 Hwang Sok-yong : « Qu’avons-nous légué aux jeunes générations ? » Né en1943, l’auteur du «Vieux Jardin» a vécu intimement les tourments de l’histoire coréenne. Il évoque pour «Le Monde des livres» son œuvre et la situation politique au Sud ENTRETIEN propos recueillis par florence noiville et philippe pons Séoul, envoyés spéciaux H wang Sok-yong est l’un des écrivains coréens les plus lus dans son pays, et les mieux connus à l’étranger. Militant pour la démocratie et le rapprochement avec le Nord, il a plusieurs fois connu la prison ; dans ses livres, il sait mêler ses combats politiques à l’imaginaire culturel coréen. Alors que deux de ses romans paraissent en France et qu’il est l’un des invités d’honneur de Livre Paris, nous l’avons rencontré à Séoul. Dans vos derniers livres traduits en français, « Toutes les choses de notre vie » et « L’Etoile du chien qui attendait son repas », comme dans celui qui vient de paraître en Corée, dont on pourrait traduire le titre par « La Tombée du jour », vous revenez sur le passé, comme c’était déjà le cas dans « Le Vieux Jardin » (Zulma, 2005). Comment expliquez-vous ce tropisme mémoriel ? Je reviens sur les blessures sociales laissées par la modernisation forcenée de la Corée du Sud. Dans La Tombée du jour, un architecte célèbre et vieillissant se souvient des « Villages de la lune » [les taudis de Séoul dans les années 1960-1970], où il passa son enfance et qu’il regrette d’avoir rasés. C’est après avoir vu un documentaire qui m’a ému que j’ai écrit ce livre. Il portait sur la mort de Jeon Tae-il, un ouvrier de 22 ans qui s’immola par le feu en 1970 pour protester contre les conditions de travail dans les misérables petits ateliers de textile du marché de Dongdaemun, à Séoul. Par la suite, il est devenu un héros de la lutte ouvrière. Le cinéaste avait retrouvé son employeur : un homme âgé, issu de la classe moyenne. Lorsqu’il lui demanda s’il connaissait les conditions de vie de ses ouvriers, il répondit que sa vie à lui aussi était dure, qu’il avait commencé avec une seule machine à coudre, mais qu’il ne savait pas que ses employés souffraient autant. Et il s’est mis à pleurer. J’ai construit mon roman sur ces larmes. Les larmes d’un serviteur du capitalisme sauvage. « Qu’avons-nous légué aux jeunes générations ? » : voilà qui reste pour moi une question lancinante. Dans « Toutes les choses de notre vie », vous évoquez un autre « haut lieu » de ce capitalisme sans frein : une immense décharge à ciel ouvert sur une île du fleuve Han. C’est là que vivaient, dans des masures accrochées à cette montagne d’ordures, des familles démunies. C’est là aussi que vous-même, né pourtant dans un milieu aisé, alliez jouer enfant. Aujourd’hui, l’île est reliée à la terre ferme, et la montagne d’ordures recouverte de végétation. Il n’y a plus trace de ce passé… Les critiques y ont vu un roman social. A mon sens, il s’agit davantage d’une allégorie de la relation entre l’homme et les objets. Autrefois, Nanjido, « l’île aux fleurs », était une terre cultivée par des paysans avec une foule de petites divinités : des croyances chamaniques en des esprits malins, des lutins bienveillants et facétieux que l’on appelle tokebi. Sur la montagne d’ordures, les démunis, les enfants et les pauvres d’esprit avaient entretenu ces cultes qui veulent que les objets aient une âme, qu’un objet ayant appartenu à quelqu’un reste imprégné de lui. Derrière chaque objet se profile un humain. Dans la décharge, il y avait ainsi des centaines de milliers d’objets abandonnés mais toujours habités de l’esprit de ceux qui les avaient utilisés. EFFIGIE/LEEMAGE Comment expliquez-vous que ce merveilleux se soit maintenu dans une société moderne comme l’est devenue celle de Corée du Sud ? Il subsiste de l’irrationnel dans les mœurs coréennes contemporaines. Le chamanisme est enraciné dans notre culture. Ce surnaturel perdure aussi sans doute en raison de l’attachement à la famille, à ses traditions, au respect des ancêtres et aux rites destinés à entretenir leur mémoire, qui sont plus forts ici qu’en Occident. Dans mes romans, évoquer des esprits malins est un moyen de faire dialoguer les vivants avec les morts, de faire coexister la réalité et le surnaturel, d’entrecroiser le passé et le présent. Vous êtes en train d’achever votre autobiographie. C’est un projet auquel vous pensiez depuis plusieurs années ? Oui. Le temps est venu, je crois, de té- Un oignon qui fait pleurer C’EST L’HISTOIRE DU JEUNE CHUN qui ne sait pas bien qui il est. Ses amis le surnomment « Tamanegi », soit « oignon » en japonais. « Les gens de Séoul seraient, paraît-il, des oignons : la couche extérieure est brillante, mais celles de l’intérieur sont dissimulées. » En fait, Chun ressemble assez à Hwang Sok-yong quand il avait 20 ans. Un idéaliste, mal à l’aise dans la société coréenne des années 1960. Un jeune homme qui boit pas mal de soju – l’alcool populaire à base de céréales – abandonne le lycée pour s’enfuir vivre dans une grotte, tombe amoureux de Mia et met le cap sur la sublime île de Cheju, au sud de la péninsule. Le tout sans oublier de remplir régulièrement des cahiers d’étudiant « d’une écriture aussi minuscule que des grains de sésame ». Un tournant se produit en 1964. Alors qu’il manifeste contre le rétablissement des relations entre la Corée du Sud et le Japon (qui colonisa cette dernière pendant trente-cinq ans), Chun est arrêté, envoyé en prison d’abord, puis au Vietnam. Pour la première fois, l’intellectuel se lance dans « quelque chose qui n’a rien d’abstrait ». « Mourir ou survivre, telles étaient les deux possibilités qui allaient s’offrir à moi. » En attendant l’autobiographie de Hwang Sok-yong, ce périple initiatique offre un attachant témoignage sur la jeunesse de l’écrivain et fait découvrir une page méconnue de l’histoire de son pays. L’époque où, de 1964 à 1973, engagés dans une guerre qui n’était pas la leur, des milliers de Sud-Coréens ont perdu la vie dans le conflit vietnamien, aux côtés du Vietnam du Sud et des Etats-Unis. p fl. n. l’étoile du chien qui attend son repas (Kaebapbaragi pyôl), de Hwang Sok-yong, traduit du coréen par Jeong Eun-jin et Jacques Batilliot, Serge Safran, 256 p., 19,90 €. Et, du même auteur, toutes les choses de notre vie (Natikeun Sesang), traduit du coréen par Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet, Philippe Picquier, 192 p., 18,50 €. moigner de ce que fut ma génération et des engagements d’hommes et de femmes qui ont grandi dans un pays divisé, placé sous le joug de la dictature. Car, pour comprendre pourquoi nous vivons dans une société qui tend à revenir à ce qu’elle était avant la démocratisation de la fin des années 1980, il faut remonter le temps. A mes yeux, la situation politique aujourd’hui en Corée du Sud est très grave, en raison de la reculade à laquelle nous assistons par rapport aux espoirs nourris à la fin des dictatures militaires. En préparant un recueil de 101 nouvelles destinées à rendre hommage à nos aînés et à mes contemporains, j’ai pris conscience que l’histoire avance en spirale. Ce furent tour à tour la guerre [1950-1953], une première dictature renversée par le mouvement étudiant, une éphémère parenthèse démocratique avant un retour aux dictatures marquées par des arrestations et des tortures, puis par le massacre de la population civile de la ville de Gwangju par les troupes d’élite, en mai 1980. La démocratisation n’a commencé que huit ans plus tard. La littérature a suivi ce mouvement en spirale : du point de vue de la création littéraire, les années 1970 furent sans doute la période la plus féconde. En dépit de la censure, l’écrit se voulait un cri et cherchait à influencer la politique. Puis, dans les années 1990, ce fut le retour sur soi, l’introspection. Dans les années 2000, on est revenu à une période de difficultés et d’injustices, et le monde littéraire s’est partagé en deux camps : ceux qui pensent que le récit est toujours possible et ceux qui, s’interrogeant sur sa possibilité même, se sont mis en quête d’autres expressions narratives. La hiérarchie des genres qui voulait que la littérature soit plus noble que le cinéma ou la musique a volé en éclats. L’engagement des jeunes écrivains d’aujourd’hui est différent de celui de la génération à laquelle j’appartiens : il est plus individuel, plus ironique, plus anarchisant en un sens. Et il a pour support le numérique qui reproduit la vision éclatée portée par cette jeunesse. Votre autobiographie se poursuit-elle jusqu’à aujourd’hui ? Non, elle s’arrête à ma sortie de prison, en 1998. J’ai passé cinq ans derrière les barreaux pour être allé en Corée du Nord sans autorisation, ce qui est passible de prison selon la loi sur la sécurité nationale, adoptée du temps de la dictature et toujours en vigueur. Là-bas, je n’ai plus voulu me comporter en intellectuel : je n’ai lu aucun livre, et j’ai sympathisé avec les condamnés de droit commun. J’y ai redécouvert la vie dans ce qu’elle a de plus banal : manger, dormir, rire d’histoires salaces… Ma vie, depuis, est plus difficile à analyser et je me contenterai de la résumer dans un épilogue. Quand j’ai été libéré avec l’arrivée au pouvoir du président Kim Dae-jung [en 1998], j’ai repris mes activités d’écrivain. Mais pour constater rapidement que, malgré nos luttes et notre engagement, la situation ne s’était guère améliorée. Et la tendance s’aggrave : le gouvernement actuel réécrit les manuels d’histoire afin de gommer les pages les plus noires des dictatures ; il a passé un accord avec le Japon sur la question des « femmes de réconfort » [contraintes à se prostituer pour l’armée impériale pendant la guerre], sans tenir compte des vœux des dernières survivantes ; il a réformé le marché du travail pour faciliter encore plus les licenciements et il vient de faire adopter des mesures antiterroristes qui renforcent le pouvoir des services secrets, comme si la loi de sécurité nationale ne suffisait pas à l’arsenal répressif. Si vous voulez une confidence, je suis parfois tenté par l’exil ! p Histoire d’un livre | 9 0123 Vendredi 18 mars 2016 Et si c’était faux… SANS OUBLIER Pour donner corps à l’écrivain fictif de «Comme Neige», Colombe Boncenne a demandé le concours de Jean-Philippe Toussaint, Olivier Rolin et quelques autres florence bouchy A nimée depuis longtemps d’un désir d’écriture, Colombe Boncenne n’avait, jusqu’à Comme neige, jamais réussi à mener à bien l’un de ses projets. Fille du journaliste et écrivain Pierre Boncenne, nourrie de lectures classiques et contemporaines, et travaillant dans l’édition, elle n’osait pas franchir le pas. Elle n’avait sans doute pas encore trouvé, non plus, de sujet qui lui ressemble vraiment. Ce qui frappe, en effet, lorsqu’on la rencontre, c’est son humour. Sa franchise aussi bien que son tempérament rieur. A l’image de son premier roman, tout à la fois ludique et audacieux. De l’audace, il en fallait pour demander à Jean-Philippe Toussaint, qu’elle n’avait rencontré qu’une seule fois, de collaborer à l’écriture de son livre. « Je me suis dit, reconnaît-elle d’ailleurs, que j’étais un peu effrontée. » Colombe Boncenne avait décidé d’écrire « l’histoire d’un livre qui n’existe pas ». Il fallait donc lui donner un auteur – qu’elle nomme Emilien Petit – dont la biographie soit crédible. Et, pour cela, quoi de mieux que d’en faire l’ami d’écrivains réels et connus, comme Jean-Philippe Toussaint, Olivier Rolin ou encore Antoine Volodine ? Et de laisser commenter ses livres ou ses déclarations par d’authentiques critiques littéraires, Patrick Kéchichian (ancien journaliste Ce premier roman est un jeu de piste, auquel se sont prêtées plusieurs plumes, même si l’auteure en a « établi les règles et la trame » au Monde) et Edouard Launet (ex-Libération) ? La romancière s’inscrit d’emblée dans la veine d’une écriture joueuse, dont l’Oulipo serait sans doute la référence la plus évidente. Mais celle dont une partie de la famille est colombienne rappelle combien les jeux littéraires sont aussi une tradition sud-américaine. Ce trouble que réussit à instaurer le roman, dans cette constante hésitation entre réalité et fiction, doit autant à Borges et Cortazar qu’au Voyage d’hiver (1979), de Perec, ou encore à La Moustache (1986), d’Emmanuel Carrère. Comme le signalent les articles du code de la propriété intellec- Vie et œuvre de Constantin Eröd débute comme un polar politico-diplomatique, se transforme en roman d’apprentissage, puis en roman philosophique. Son jeune et brillant auteur, Julien Donadille, surprend d’emblée par sa maîtrise des genres qu’il mêle pour mieux dérouter son lecteur. Voyez d’abord cet habile incipit : « Chacun se souvient des images stupéfiantes de Constantin XIV quand il apparut au balcon de la Királyiház de Nicée à la fin de la “révolution des Rameaux”. » Constantin XIV ? Inconnu au bataillon ! Premier d’une longue série de pièges. Nous voici embarqués en « Slovanie », aux côtés d’un dictateur dont le discours vengeur vise la majorité musulmane du pays… Flash-back : c’est à Rome que le narrateur, Yves Kerigny, jeune attaché culturel au palais Farnèse, rencontre Constantin, vieux prince héritier en exil. Une amitié naît entre les deux hommes. Mais connaît-on vraiment ses amis ? Et l’amitié n’est-elle qu’une fiction ? p vincent roy a Vie et œuvre de Constantin Eröd, de Julien Donadille, Grasset, 318 p., 19 €. Mâles morts ALINE BUREAU tuelle que place Colombe Boncenne en ouverture de son roman, celui-ci tient de « l’œuvre de collaboration », de « l’œuvre collective », voire de « l’œuvre composite ou dérivée ». Il est surtout un jeu de piste, auquel se sont prêtées plusieurs plumes, même si la jeune femme en a « établi les règles et la trame ». Chacun de ses « complices » s’est à l’évidence enthousiasmé pour le projet. Pour Edouard Launet, « si l’on croit, avec certains théoriciens du roman, que la littérature est une grande œuvre collective où chaque livre se nourrit des autres, et chaque auteur de ses confrères, pourquoi ne pas tenter l’expérience au sein d’un seul livre ? » De même, pour Patrick Kéchichian, la rencontre du personnage de « l’Ecrivain » et de celui du « Critique » « offre de multiples voies à la fiction et à la réflexion littéraire ». La fiction favorisant la rêverie, « le masque aussi bien que le dévoilement », le journaliste a pris « ce [qu’il] avai[t] sous la main » et endossé « la défroque du vieux critique un peu fatigué, en fin de carrière, moqué par ses confrères ». Lorsqu’il apparaît dans le roman, le personnage est d’ailleurs très occupé par la réalisation de cocottes en papier. Du côté des écrivains, l’amusement a été tel que, lorsqu’on les EXTRAIT « A cette époque, j’attendais avidement chacune des nouvelles productions d’Emilien Petit. Il était à l’origine de ma rencontre avec Hélène et j’avais échafaudé un scénario qui l’avait amusée : notre histoire était un des chapitres de son grand roman, nous étions deux de ses personnages. Je ne fis pas le malin quand, une petite année après notre rencontre parut L’Isolement et qu’Hélène disparut pour la première fois, comme si le titre du livre annonçait ce qui allait m’arriver. Ainsi en fut-il, ainsi en serait-il. Quand je trouvai Neige noire à Crux-la-Ville, huit mois s’étaient écoulés depuis le dernier après-midi que j’avais passé en sa compagnie. J’étais très malheureux – cela faisait des années qu’elle m’abandonnait ainsi régulièrement et me laissait chaque fois dans un état plus déplorable, attendant son retour, craignant qu’il n’ait jamais lieu. La découverte de Neige noire m’apparut alors comme une aubaine (…) » comme neige, page 35 interroge avec le plus grand sérieux pour savoir quelle a été leur réaction lorsque Colombe Boncenne les a sollicités, ils répondent en poursuivant le jeu. « Le coup de téléphone que m’a adressé Colombe Boncenne, écrit ainsi Jean-Philippe Toussaint au « Monde des livres », un soir que je dînais à Pékin avec Chen Tong [son éditeur chinois], était tellement improbable que je me demande si je n’ai pas été moi aussi dès le début un personnage de roman dans cette histoire. » Le livre introuvable d’Emilien Petit ON IMAGINE aisément quelle fut l’impatience de Colombe Boncenne en attendant les lettres et articles que lui avaient promis d’écrire, pour qu’elle les intègre à son roman, ses amis écrivains et critiques. La première lettre, celle d’Olivier Rolin, n’apparaît qu’à la page 71. La jeune romancière avait donc de quoi s’occuper pour composer la première partie de son texte, lancer l’intrigue et présenter son narrateur, Constantin Caillaud, « comptable de profession et passionné de littérature ». Marié à Suzanne, amant d’Hélène grâce à qui il a compris et aimé l’œuvre d’Emilien Petit, il trouve un titre inconnu Un ami indigne de cet écrivain, Neige noire, au fond d’une caisse de livres d’occasion. Joyeux et malicieux Ne voyant nulle trace de ce livre dans la bibliographie d’Emilien Petit, Caillaud mène l’enquête auprès des amis du romancier. A Olivier Rolin, Jean-Philippe Toussaint, Antoine Volodine, ou encore aux journalistes Edouard Launet et Patrick Kéchichian, Colombe Boncenne n’avait donné qu’un résumé de la première partie de l’intrigue, ainsi qu’une bibliographie et une biographie succincte d’Emilien Petit, « puisqu’il était censé être leur copain ». Chacun a ainsi été libre « d’exercer sa sagacité », pour apporter une réponse pertinente et originale à la contrainte qui lui était donnée. S’adaptant aux éléments apportés par ces interventions, Colombe Boncenne pouvait alors reprendre l’écriture, suivre son propre cap en tenant compte des détours que lui imposaient les propositions de chacun. Roman joyeux et malicieux, Comme neige demande la participation active du lecteur, qui prend part, autant que chacun de ses contributeurs, à la création de l’œuvre, à son interprétation. Point d’explication définitive dans ce premier roman. Seulement des indices, des hypothèses et des pistes. De la contrainte, de la liberté et un grain de folie. p fl. b. comme neige, de Colombe Boncenne, Buchet-Chastel, « Qui vive », 120 p., 11 €. « Petite aventure amicale » pour Olivier Rolin, la participation au « scénario compliqué du livre que Colombe écrivait » était particulièrement engageante. « On est toujours tenté, explique-t-il, de devenir un personnage de roman (peut-être que, sans le savoir, je n’ai écrit tous mes livres que pour figurer un jour dans le roman de Colombe Boncenne). » Quant à Antoine Volodine, la tonalité excessivement sévère de la lettre qu’il a adressée à la romancière est éloquente. N’hésitant pas à dire du comportement d’Emilien Petit qu’il est « bien misérable », l’écrivain ajoute que son œuvre s’appuie « sur des valeurs faussement dérangeantes », qu’elle est « illusoirement brillante et, pour résumer, occup[e] dans la littérature une place qu’elle ne mérite pas ». A sa réception, notre aspirante-écrivaine n’a pu qu’« éclater de rire ». Pari risqué et réussi, le livre de Colombe Boncenne n’est pas une simple potacherie ni un jeu littéraire un peu gratuit. Mais bel et bien une entrée en écriture et une ode à la lecture. Mêlant le vrai et le faux sans en livrer la solution, Colombe Boncenne accepte, comme le lui ont appris les livres, que tout n’est pas rationnellement explicable. « Ce n’est peut-être pas si grave, dit-elle. Voilà, c’est comme ça. » Et c’est même très bien. p Carl Vaernet, médecin danois ambitieux issu d’une famille d’éleveurs de chevaux, est persuadé d’une chose : la race humaine, comme toutes les autres races, peut être perfectionnée. Son obsession ? Guérir les hommes de l’homosexualité. Sur fond de montée du nazisme, il tente de mettre au point un remède révolutionnaire, une capsule diffusant de la testostérone dans le corps de façon continue. Convoqué par Himmler, séduit par ses travaux, il acceptera de mener ses expériences sur des prisonniers du camp de Buchenwald. Dans ce nouveau livre, Olivier Charneux s’essaye à la fiction historique. Ce texte inspiré de faits réels offre un portrait nuancé de ce médecin devenu officier de la Waffen-SS. Ni savant fou ni homophobe mystique ou souffrant de haine de soi. On découvre ici le parcours glaçant d’un homme banal, habité par des rêves de gloire, dont l’obsession d’être utile au genre humain passe avant toute préoccupation éthique. p esther attias a Les guérir, d’Olivier Charneux, Robert Laffont, 198 p., 18,50 €. Nostalgie victorienne Elle s’appelait de son vrai nom Mary Annette Beauchamp. Née en Australie en 1866, Elizabeth von Arnim était la cousine de la Néo-Zélandaise Katherine Mansfield et l’auteure d’une vingtaine de romans, dont Elizabeth en son jardin allemand, best-seller de la fin du règne de Victoria. L’inédit qui paraît chez Bartillat, Le Jardin d’enfance, constitue un chapitre oublié du Jardin allemand. Nous voilà revenus avec Arnim au temps où la petite fille régnait sur ces terres de Prusse. On éprouve presque sa joie physique lorsqu’elle retrouve les vieux arbres dont elle connaissait jadis chaque branche, tandis que la grâce sobre de son style dit magnifiquement la nostalgie du souvenir et l’émotion contenues. p florence noiville a Le Jardin d’enfance (The Pious Pilgrimage), d’Elizabeth von Arnim, traduit de l’anglais (Australie) par François Dupuigrenet Desroussilles, Bartillat, 128 p., 12 €. 10 | Chroniques 0123 Vendredi 18 mars 2016 Autoportrait au couteau PIERRE MICHON écrivain monde de l’auteur est si sombre, sa relation à lui-même si amère, que l’on se demande où il trouve cette joie et cette santé qui habitent pourtant son écriture. Diagnostiqué bipolaire, Jérôme Bertin perçoit l’allocation adulte handicapé, qui s’abrège en AAH – difficile de savoir dans son cas s’il faut y entendre le début d’un râle de jouissance ou d’agonie. « Sifflez tant que vous voudrez, moi je chante mon mal comme un bonheur inespéré. (…) Nous les malades nous avons tous les droits, l’alibi est là et bien là, constaté par cet huissier du ciboulot qu’est le psychiatre. » L’auteur confie d’ailleurs n’avoir jamais eu d’autre rêve, enfant, que de perdre un membre afin de ne pouvoir être ni cosmonaute ni pompier. Il est entier mais, tantôt accro à diverses drogues, tantôt à LE FEUILLETON D’ÉRIC CHEVILLARD écrivain LE POÈTE, nul ne l’ignore, est un écorché vif. Le plus doux zéphyr lui arrache de longues plaintes. Le crin de l’archet lui fait venir les frissons que les autres hommes demandent à la gégène. Nous n’osons imaginer son supplice quand il doit partager sa couche avec une miette de biscotte. Moquez-vous, vous dont le cuir coriace vous permet d’endurer le spectacle de l’agonie d’une feuille en automne sans vous sentir défaillir avec elle. Vous qui ne pleurez un peu qu’à la mort de maman, comment comprendriez-vous cette larme que le poète verse sur la rose fraîche éclose et dont la salinité corrosive précipite d’ailleurs catastrophiquement l’inéluctable flétrissure ? Certes, le cliché romantique a un peu jauni mais, alors que dans le même temps les femmes s’affranchissent gaillardement de leur réputation de grandes émotives douées d’une exquise sensibilité – et l’on se demande bien, en effet, comment de telles calomnies ont pu si longtemps nous dérober l’évidence –, le poète demeure pour beaucoup ce naïf et mièvre personnage, trop tendre pour la vie. J’aimerais leur présenter Jérôme Bertin, né en 1975, auteur d’une quinzaine de livres brefs et percutants. Son dernier, Retour de bâtard, autoportrait au couteau, constitue une parfaite entrée dans cette œuvre. Quand le poète s’écorche luimême, s’épluche comme un fruit, se dépouille comme une bête, nous devons nous attendre à voir et entendre des vérités bien saignantes. Jérôme Bertin n’épargne rien ni personne et il est le premier à faire les frais de sa colère. Ce pourrait être une bonne définition du kamikaze, mais pas le terroriste crétin qui se prend paradoxalement en explosant pour le centre du monde qu’il abhorre, non, plutôt le fameux Héautontimorouménos de Baudelaire : « Je suis les membres et la roue,/ Et la victime et le bourreau !// Je suis de mon cœur le vampire,/ – Un de ces grands abandonnés/ Au rire éternel condamnés,/ Et qui ne peuvent plus sourire ! » Retour de bâtard rassemble vingtcinq textes titrés qui n’excèdent pas deux pages, mais excèdent tout le reste : la bienséance, le bon goût, les hiérarchies de l’art et de la culture, les vertus sociales. Tant de noirceur sans indulgence serait vite insupportable si, d’une part, l’auteur ne la confessait avec une sorte de candeur qui l’absout de toute complaisance, ON REPREND La vision du monde de Jérôme Bertin est si sombre, sa relation à lui-même si amère, que l’on se demande où il trouve cette joie et cette santé qui habitent son écriture FRANCESCA CAPELLINI et si, d’autre part, sa langue n’était si constamment surprenante, tantôt brute de décoffrage, presque maladroite, tantôt au contraire étrangement sophistiquée. Voyez, par exemple, comme il commente les photos de lui que l’on trouve sur Internet : « La première (…) fait penser à un Christ poliomyélitique. A l’époque, on me disait souvent que j’avais une gueule de con. Rassurez-vous, c’est toujours le cas. (…) Sur la seconde photo, celle au crâne rasé, on dirait une espèce de moine malfaisant membre d’une vieille secte extraterrestre. » Que le désespoir est fécond ! Faut-il s’en réjouir ? Nous pouvons en tout cas nous en étonner. La vision du retour de bâtard, de Jérôme Bertin, Al Dante, 48 p., 8,50 €. sa solitude essentielle, à sa rage d’écriture, il est tout de même devenu ce « salarié de la folie » autorisé en conséquence à parler d’un monde qui n’est pas moins toupie. « Ma glotte vibre d’insulter le ciel sale et sa salle d’attente. » Ai-je prétendu que Retour de bâtard était une lecture de tout repos ? Je ne mentirai pas : c’est âpre, âcre, ça pique les yeux et ne s’avale que de travers. Un sabre serait plus digeste. Jérôme Bertin donne le sentiment de n’avoir rien à perdre ; il n’a que ses mots et s’il nous les jette à la figure, c’est bien aussi parce que c’est ce qu’il possède de plus précieux. Il a de l’allure dans sa phrase, de l’audace, de la vaillance, il se relève d’un coup de toutes ses avanies, se requinque ; ce remède de cheval serait à prescrire largement : « Le bobo devra répondre devant le dieu de colère pour cette collaboration forcenée avec l’inertie résignée. » Aurions-nous oublié, à force d’émissions littéraires sirupeuses et de foires du livre où les sourires des auteurs sont à vendre avec leurs ouvrages, qu’un écrivain n’est nullement tenu d’être un type sympa ? Qu’il est même « souvent hideux » et se tient mal en société parce que tout l’énerve, tout l’indigne, tout l’indispose, tout lui fait à la fois peur et horreur ? « C’est un fait, écrit Jérôme Bertin, je ne me sens en sécurité qu’à l’intérieur de mon bouge où rien ne bouge, qu’un ou deux cafards, et une dent du fond. » p Ce qu’Internet change en nous FIGURES LIBRES ROGER-POL DROIT SUPPOSONS : vous ne savez plus ce que vous avez fait avant-hier en fin d’après-midi. Pareils trous de mémoire ont existé de tout temps. Ce qui est nouveau, c’est que vous puissiez imaginer retrouver trace de vos faits et gestes quelque part sur Internet. Le moment introuvable dans vos souvenirs apparaîtrait, inscrit quelque part sur YouTube, Instagram, Twitter ou autre. C’est peu probable, vous en convenez aisément. Mais pas totalement impossible, vous le reconnaissez aussi, alors qu’il y a seulement dix ans ou quinze ans vous n’auriez même pas envisagé cette probabilité infime. Cette rêverie a saisi et troublé Maël Renouard, un jour de 2008, autant dire au jurassique-Web. Jeune homme de talent, il s’est mis à réfléchir, avec une vraie finesse et une belle acuité, à ce changement de monde où nous sommes définitivement embarqués, mais qu’en fait nous mesurons encore si peu, et si mal. La révolution numérique a eu lieu et se poursuit : elle nous permet de plonger dans des fragments d’une milliards d’images mémoire infinie, sans âge dont nous de Maël Renouard, ignorions l’exisGrasset, 270 p., 19 €. tence la minute d’avant. Savoir où sont nos amis, ce qu’ils ont fait ce matin – ou il y a cinq ans – ne demande qu’un clic. Tout se conserve indéfiniment dans cette mémoire infinie – au point qu’il est devenu impossible de disparaître, comme naguère, sans laisser de traces. Ce que discerne Maël Renouard, et qu’il exprime admirablement, ce sont les modifications induites en nous-mêmes par l’existence d’Internet. Il explore les répercussions inaperçues du Web sur l’intimité des sujets, leurs relations à leur propre existence, leur mémoire, leur conscience intime du temps. Dans le monde d’avant, les archives renfermaient des informations lacunaires, et la plénitude vivace des faits était le privilège des souvenirs humains. Dans le monde où nous avons basculé, la mémoire infinie d’Internet produit l’inverse : les moindres faits sont archivés à jamais, et nos psychismes désormais paraissent incertains et friables. Mutation vertigineuse L’univers entier s’enregistre, se conserve, se retrouve, se consulte, du coup notre mémoire subjective, autrefois seule fiable, se révèle faible et floue. C’est en écrivain que l’auteur fait éprouver cette mutation vertigineuse. Il faut donc le suivre de fragment en fragment, de phrase en phrase – avec un plaisir vif, le plus souvent, avec un peu de distance, parfois, quand il devient précieux, mais c’est affaire de goût. Il approche notre métamorphose en philosophe, en convoquant notamment Leibniz, Malebranche, Derrida ou Deleuze. A propos de Maël Renouard, Wikipédia répète qu’il est normalien, philosophe, traducteur de Nietzsche, qu’il rédigea les discours de François Fillon de 2009 à 2012 et fut lauréat du prix Décembre en 2013 pour La Réforme de l’opéra de Pékin (Rivages). A ces traces ineffaçables, il convient maintenant d’ajouter ce que les lecteurs conserveront dans leur fragile mémoire humaine : l’expérience partagée d’une pensée fine, s’affirmant avec élégance. Reprenons, résumons : sur Internet, on trouvera le texte du livre, tout comme le présent article, et sans doute bientôt quantité d’autres commentaires. Les expériences subjectives des lecteurs se trouveront-elles en ligne ? Non. Mais elles sont bouleversées par le fait que soit en ligne la totalité du monde. p L’Inhabitable LE PETIT INTERVALLE entre le temps où une barbe commence à pousser et celui où elle commence à grisonner, voilà, dit Zweig, la part de la vie d’un homme que relatent ces mémoires. Ça tient en quarante ans. Ces quarante ans vont de 1900 à 1940. Le suicide de l’Europe. L’homme dont la barbe pousse puis devient grise est autrichien et juif. On se doute que sous cette double identité, il aura beaucoup à pâtir de ces années. Il n’est pas inutile d’ajouter que cet homme est un grand bourgeois humaniste, généreux, un esthète et un écrivain à succès, très talentueux et enclin au pathétique. Un grand vivant cosmopolite. Un homme de bonne volonté. C’est aussi un illusionniste. Un enchanteur. Ces mémoires sont moins une autobiographie de Zweig que le roman de sa vie ; et dans ce roman, apparaissent dans le même souffle une rencontre avec Joyce et l’assassinat de Rathenau. C’est le paradoxe de l’écrivain doué, facile, naturel : le bonheur de dire prime ce qui est dit – et quoi qu’il nous raconte, le geste miraculeux de Rodin au travail ou un autodafé de SA, nous lisons tout, les joies et les horreurs, comme si le désastre de l’Europe était une fiction, un sombre conte de fées à l’usage des enfants que nous sommes. Nous le lisons en tremblant. « L’Histoire, disait Joyce, est un cauchemar dont j’essaie de m’éveiller. » Tous ceux qui composent et approchent ce Monde d’hier, l’auteur, ses personnages (qui furent des personnes réelles), le lecteur en hypnose, voudraient sortir de l’enchantement de l’Histoire, ne plus entendre son chant de sirènes, son appel vers le gouffre. Echapper à la culpabilité et à la peur, à l’attrait de la violence. Cela n’est possible, semble nous dire Zweig, que dans l’évocation des choses passées, de ce que nous avons perdu. L’aujourd’hui est inhabitable. Demain sera pire. Hier, dit Zweig, on pouvait habiter en Autriche. Et habiter dans l’Amitié. « La pierre angulaire de l’Europe » « Je suis né en 1881 dans un grand et puissant empire, la monarchie des Habsbourg, mais qu’on ne la cherche pas sur la carte : elle a été rayée sans laisser de trace. » Cet empire de conte de fées a pesé lourd dans l’histoire de la littérature. Qu’ils le pleurent ou le raillent, Hofmannsthal, Rilke, Joseph Roth, Musil, Freud, en sont indissociables. Et c’était plus qu’un empire d’opérette, c’était peutêtre bien, comme dit Zweig, « la pierre angulaire de l’Europe ». Illusion rétrospective ? L’Autriche des Habsbourg est une des patries de notre mythologie universelle, comme l’Angleterre élisabéthaine ou la ville de Hollywood à son âge d’or : un creuset d’art – une pierre angulaire. Une de ces clefs de voûte qui tiennent ensemble l’édifice humain. C’est la très simple nostalgie affective qui dicte ici les plus belles pages. Où sont-ils, dit le vieux Zweig exilé, les mille contacts, les mille mains, les mille regards dont était tissée la vieille Europe ? « On se trouvait dans une galerie italienne et l’on devinait, sans bien voir de qui il venait, qu’un léger sourire amical vous était adressé. Alors seulement on reconnaissait les yeux bleus [de Rilke]. » La bienveillance soudain, l’éclair amical. La maison européenne. Le tissu charnel du sens. Ce qui est perdu. Insupportablement perdu : Zweig se suicide en 1942. p le monde d’hier. souvenirs d’un européen (Die Welt von Gestern. Erinnerungen eines Europäers), de Stefan Zweig, traduit de l’allemand (Autriche) par Dominique Tassel, Folio, « Essais », 592 p., 7,70 € (en librairie le 1er avril). Les écrivains Sabri Louatah, Pierre Michon, Véronique Ovaldé et l’écrivain et cinéaste Christophe Honoré tiennent ici à tour de rôle une chronique. Mélange des genres | 11 0123 Vendredi 18 mars 2016 Jérôme Ruillier raconte la vie d’un sans-papiers à qui il donne les traits d’un plantigrade au regard triste. Un témoignage juste et délicat TRANS|POÉSIE DIDIER CAHEN, poète et écrivain Dans la peau de l’ours Voire ! Trois livres de poésie, on vit avec et on choisit des vers. On se laisse porter ; on tresse alors les œuvres pour composer un tout nouveau poème. BANDE DESSINÉE Dans cette mort rien de triste Disait Van Gogh à son frère Théo Avant d’entrer dans la nuit avec ses doigts de [vision Et la baiseuse aveugle allait venait Lui tenant les triquebilles les ouilles Les nœuilles les pouilles et tout le saint-frusquin Chère madame Schubert l’onde de choc des [ténèbres Est six fois plus rapide Qu’une balle tirée d’un pistolet frédéric potet L’ anthropomorphisme – attribution de caractères humains à d’autres entités, notamment les animaux – est un procédé inusable en bande dessinée, et aussi ancien que le sont Krazy Kat et Mickey Mouse. L’utilisation de bestioles douées de parole accentue l’effet recherché, qu’il soit comique ou tragique. Ce décalage, l’auteur de livres pour enfants Jérôme Ruillier l’a fait sien pour conter le destin d’un immigré sans papiers à qui il a donné les traits d’un ours au regard triste. Le dessinateur avait déjà eu recours à des animaux humanisés dans ses deux premiers albums : Le Cœur-Enclume (Sarbacane, 2009), qui évoquait sa fille trisomique, et Les Mohamed (Sarbacane, 2011), une histoire de l’immigration maghrébine adaptée du livre de Yamina Benguigui (Mémoires d’immigrés, Albin Michel, 1997). L’Etrange – et non pas l’« étranger », mais c’est tout comme – est le carnet de bord d’un clandestin, de son arrivée sur le sol français muni d’un faux passeport acheté à prix d’or, jusqu’à son expulsion en charter quelques années plus tard. S’il a lu et relu Maus, le chef-d’œuvre d’Art Spiegelman dans lequel celui-ci raconte la Shoah en donnant des visages de souris aux juifs et de chats aux nazis, Jérôme Ruillier s’est aussi beaucoup inspiré d’Anima (Actes Sud, 2012) de Wajdi Mouawad. Dans ce roman traitant des racines de la violence, l’écrivain libano-canadien narre un fait divers sordide – le meurtre d’une femme enceinte – à travers les témoignages d’une multitude d’animaux (chien, chat sauvage, araignée, scarabée…). Dans L’Etrange, la polyphonie de points de vue fait entendre les voix d’un passeur, d’un chauffeur de taxi, d’un militant associatif, d’une voisine, d’un patron de BTP ou encore d’une corneille ayant tous, de près ou de loin, côtoyé le personnage principal durant son séjour. Composée de courts chapitres, cette structure narrative découle en fait d’une série d’enregistrements Fan de rock et de jazz, nourri de Rimbaud, de Kerouac et de Coltrane, Zéno Bianu (né en 1950) aura toujours rêvé de décrocher la lune. Auteur d’une cinquantaine de livres, il signe un autoportrait en poète planétaire attiré par l’Orient, fasciné par l’ailleurs. Avec ses mots portés par la colère, la poésie de Jacques Roman (né en 1948) semble échapper au répertoire habituel. Et pourtant… D’abord destinés à la scène, ses coups de gueule attisent le souffle noir d’une voix au lyrisme étranglé. L’amour qui chante-déchante, et pour l’accompagner, un Steinway déglingué livré aux mains d’un accordeur… des cœurs. L’humour d’Ewa Lipska (née en 1945) éclaire avec une élégance rare l’improbable destinée de sa chère Mme Schubert. p Extrait de « L’Etrange », de Jérôme Ruillier. L’AGRUME sonores réalisés par l’auteur il y a quelques années à Voiron (Isère), après la reconduite aux frontières d’un père de famille d’origine vietnamienne. Jérôme Ruillier était alors allé jusqu’à interroger le policier ayant procédé à son arrestation – à 6 heures du matin, menottes aux poignets. Cet épisode figure dans son roman graphique, aux côtés de scèl’étrange, de Jérôme Ruillier, nes qui n’apprendront sans doute rien à ceux qui suivent la situation L’Agrume, 160 p., des migrants – la location oné20 €. reuse d’un logement déglingué, le séjour en centre de rétention, l’installation dans une « jungle »…– mais que la délicatesse d’un trait faussement enfantin rend poignante. Confronté à la réalité d’un sujet saturé sur le plan iconographique en raison de sa couverture médiatique, le dessinateur a opté pour une figuration poétique autrement plus évocatrice. La généralisation du « racisme ordinaire », la libération de la parole xéno- POLAR phobe ou encore la politique du chiffre dans les rangs de la police y sont décortiquées avec une sévérité redoutable. Si l’histoire fait écho à l’actualité la plus récente, elle correspond néanmoins aux années où Nicolas Sarkozy fut ministre de l’intérieur puis chef de l’Etat, comme en témoigne la retranscription, en exergue au fil du livre, de plusieurs de ses phrases (« L’homme n’est pas une marchandise comme les autres… », « On ira les chercher un par un… », « Vous en avez assez de cette bande de racailles ? »…). Deux phrases du même acabit prononcées par Manuel Valls et Marine Le Pen y figurent également, afin de n’oublier personne dans ce réquisitoire de l’action politique face à la question de l’immigration. Le lecteur n’avait pas forcément besoin de cette recontextualisation. Les multiples miroirs renvoyés par les narrateurs plus « humains » que nature de ce récit criant de vérité y suffisent amplement. p Infiniment proche. Le désespoir n’existe pas, de Zéno Bianu, Gallimard, « Poésie », 336 p., 8,80 €. Proférations, de Jacques Roman, Isabelle Sauvage, 128 p., 16 €. L’amour, chère Madame Schubert… (Miłość, droga pani Schubert…), d’Ewa Lipska, traduit du polonais par Isabelle Macor, édition bilingue, LansKine, « Ailleurs est aujourd’hui », 64 p., 12 €. ACTES SUD Transe textuelle L’hermaphrodite de «L’Histrion» part en quête de ses origines. Une geste flamboyante et libertaire françois angelier L Soleil noir PLAINPICTURE/BILDHUSET Que s’est-il passé, un matin de 1997, sur la petite île de Bornholm, à l’est du Danemark ? Ce jour-là, une jeune étudiante est retrouvée morte, suspendue à un arbre, son vélo fracassé. L’enquête conclut vite à un accident de la route. Seul un policier municipal s’échine pendant dix-sept ans à garder le dossier ouvert. Dans l’impasse, il demande l’aide du département V, spécialisé dans les cold cases, avant de se suicider. Dans cette sixième enquête mettant en scène Carl Morck et ses assistants Assad et Rose, le Danois Jussi Adler-Olsen plonge le lecteur, à l’aide de multiples sous-intrigues, dans le néopaganisme nordique, le culte du soleil et les nouveaux mouvements religieux. Au cœur de l’intrigue : un gourou aussi séducteur que manipulateur, à la tête d’une petite communauté qui semble tout droit sortie du film The Wicker Man (Le Dieu d’osier, de Robin Hardy, 1973). Très documenté, ce livre de plus de 650 pages se lit d’une traite grâce aux recettes qui ont fait le succès de la série « Département V » (plus de 10 millions de livres vendus) : construction en chapitres alternés, narrateur omniscient, rebondissements incessants. Sans oublier un humour pincesans-rire atténuant la noirceur de l’intrigue. p abel mestre a Promesse (Den graen seløse), de Jussi Adler-Olsen, traduit du danois par Caroline Berg, Albin Michel, 656 p., 22,90 €. orsque Yal Ayerdhal (1959-2015), franc-conteur et mur porteur de la nouvelle science-fiction française, décida de rendre hommage au Dune de Frank Herbert (1965), il se lança dans un vaste récit où Genesis, entité-monde pensante et agissante, tente de fédérer le Daym, chaotique constellation de micro-féodalités et divergentes communautés. Pour ce faire, elle lâche dans l’arène Aimlin-Aimline, trublion anarchiste et maquisard, viscéralement individualiste et habitué des coups tordus. Signe particulier : hermaphrodite sexomorphe (c’est-à-dire apte à changer de sexe à volonté). Mission : semer le désordre. Au fil de sa geste et de ses aventures planétaires, il croise, notamment, des nomades supraluminiques et des femmes télépathes. Ayerdhal nomma ce roman L’Histrion (J’ai Lu, 1993), vit que cela était bigrement excitant et décida d’en publier la suite un an plus tard. Sexomorphoses confronte Aimlin(e), nanti d’ardeurs toujours aussi toniques et non pa- ramétrables, à la quête fiévreuse de ses origines et au sens de son existence. Salubrité du désordre Conçu par un romancier influencé par Jean-Paul Sartre, Ray Bradbury ou encore Norman Spinrad, pour qui nul jamais n’est quitte de la violence du monde, chef-d’œuvre du space opera français, le diptyque L’Histrion-Sexomorphoses, réédité aujourd’hui au Diable Vauvert, est avant tout une tentative littéraire de penser, au vif d’une sauvagerie fictionnelle et d’une flamboyance narrative rares, une politique libertaire des corps et l’occasion de nous rappeler, face aux diktats des missionnaires de l’ordre légal, l’inventive salubrité du désordre social. A la fin de sa vie, Yal Ayerdhal donnera à son engagement politique la forme du cyberthriller, avec notamment Transparences (Au Diable Vauvert, 2004), puis Résurgences (Au Diable Vauvert, 2010). p sexomorphoses, d’Ayerdhal, Au Diable Vauvert, 458 p., 20 €. Signalons aussi, du même auteur, la réédition au Livre de poche, de Demain une oasis (240 p., 6,60 €) et de Chroniques d’un rêve enclavé (448 p., 8,10 €). “Son nouveau livre est un chef-d’œuvre et il est loin d’être le premier.” Christine Ferniot, Télérama © Anna Gett Photography SCIENCE-FICTION “Anna Enquist écrit de la même façon qu’Ingmar Bergman filme les pensées.” Florence Noiville, Le Monde des Livres 12 | Rencontre 0123 Vendredi 18 mars 2016 Vincent Ravalec Touche-à-tout Révélé dans les années 1990, cet écrivain tâte aussi du cinéma, du chamanisme et de l’astrophysique. Aujourd’hui, dans le rocambolesque « Bonbon désespéré », il s’interroge sur la création – on apprendra en passant que l’ancien cancre est inscrit à un cyu fil de la conver- cle d’astrophysique. sation, on se surSans doute cette curiosité tous prend à faire azimuts a-t-elle eu pour consémentalement le quences un brouillage de son compte des pro- image, le faisant passer de météojets sur lesquels rite littéraire annonçant le renoutravaille Vincent Ravalec. Il y a ce vellement de la littérature franfilm en « réalité augmentée », çaise, aux côtés de Virginie Desqu’il tournera à partir du mois pentes et de Michel Houellebecq, d’avril et dont il sera réalisateur, à… eh bien, auteur un peu difficile coproducteur et scénariste. Il y a à suivre, après qu’il a abandonné ce roman d’amour auquel il la veine urbaine et trash de ses pense depuis longtemps. Et puis premiers livres pour se lancer, à « cet énorme polar », qu’il ter- partir de 1999, dans un tour du mine et aimerait ensuite adapter monde du chamanisme – « l’une en série… des choses les plus passionnantes Pour l’heure, il publie Bonbon qu’il m’ait été donnée de vivre, mais désespéré, friandise joyeusement je n’en parle plus trop, on me prend rocambolesque, qui devrait être pour un dingue ». Fils de prof, le premier ouvrage d’une série de ayant arrêté l’école en 4e pour encinq autour de la création. Lui chaîner les petits boulots (menuin’est pas du genre à calculer ni le sier, assistant réalisateur, régischiffre précis de fers mis au feu ni seur…), il s’était mis à écrire à la fin celui des livres que, « doté d’une de la vingtaine et est entré dans le imagination certaine », il a écrits. milieu littéraire comme par ef« Une quarantaine, sans doute », fraction. En 1990, il accompagne consent-il à lâcher, en addition- ainsi l’envoi de son premier manant romans, recueils de nouvel- nuscrit chez Flammarion à l’édiles, essais, BD et livres pour en- trice Françoise Verny d’un mot grifants… Si l’énergie de ses pre- bouillé sur du papier à en-tête miers textes est ce qui frappa d’Antenne 2 (la chaîne où officiait critiques et lecteurs dans les an- Bernard Pivot), lui recommandant nées 1990, il faut croire que, à « ce jeune talent » et l’avertissant que Grasset était « déjà sur le coup » – Flammarion pu« C’est peut-être parce bliera Cantique de la raque je vieillis, mais voilà caille. Cette anecdote, Ravalec l’a racontée dans une dizaine d’années L’Auteur (Le Dilettante, que me préoccupent le 1995), très amusant récit devenir des personnages d’un candide à la diction de titi parisien en territoire et la question de la fin germanopratin. Mais, si d’un livre » l’édition d’alors avait ses ridicules, Vincent Ravalec, qui a été publié depuis dans 54 ans celui qui a gardé son air un nombre considérable de maijuvénile – billes bleues, épi blond sons, regrette la disparition d’un aux allures de houppette et « rapport très littéraire des éditeurs oreilles en pointe qui lui font une à leur métier ». « Aujourd’hui, notetête de personnage de BD – n’a t-il, les impératifs de rentabilité pririen perdu de ce « jus » qui électri- ment. Plus aucun éditeur ne vous sait Un pur moment de rock’n roll parle de livres quand vous le ren(Le Dilettante, 1992) et Cantique contrez : seulement de chiffres. » de la racaille (Flammarion, 1994, C’est un peu de ce constat qu’est prix de Flore). Seulement, il n’en né l’un des héros de Bonbon désesfait plus la qualité dominante de péré, Origène, un écrivain « impuses livres, mais s’en sert pour ali- blié », abonné aux lettres de refus, menter son goût de l’éclectisme, alors qu’il possède un étrange tason envie de sauter de la littéra- lent médiumnique : ce qu’il écrit ture au cinéma, et retour, et de se réalise. Bonbon désespéré coms’intéresser à mille choses à la fois mence quand il rencontre par hasard deux jeunes filles qui s’apprêtent à vivre les événements catastrophiques contenus dans son dernier manuscrit ; il prend avec elles la direction du sud-ouest, en espérant pouvoir intervenir et empêcher le pire d’arriver. « Com1962 Vincent Ravalec ment l’art et l’écriture peuvent être naît à Paris. prescripteurs de la réalité, influer sur elle ? C’est un de mes dadas et 1992 Un pur moment Bonbon désespéré me permet de de rock’n roll (Le Dilettante). le mettre en scène d’une manière amusante, je crois. » Alors que l’in1994 Prix de Flore pour terrogation est très sérieuse : à Cantique de la racaille quel point, à force d’écrire des cho(Flammarion). ses atroces, finit-on par les faire advenir ? « C’est peut-être parce que 1998 Sortie du film je vieillis, dit-il, mais voilà une diCantique de la racaille, zaine d’années que me préoccuqu’il a adapté lui-même. pent le devenir des personnages et la question de la fin d’un livre. Il 1999 Il débute son tour du faut qu’il y ait une ouverture, sinon monde du chamanisme. on n’a tous qu’à mourir… » Cela ne signifie pas que Vincent Ravalec 2012 Il effectue un vol compte se mettre à une littérature en apesanteur. benoîtement optimiste, mais qu’il raphaëlle leyris A lui semble important de ne pas pratiquer la noirceur gratuitement. Parce que l’écriture le rend si heureux, il ne voudrait pas qu’elle contribue à alourdir les malheurs du monde. p bonbon désespéré, de Vincent Ravalec, Le Rocher, « Littérature », 176 p., 16,90 €. SERGE PICARD POUR « LE MONDE » Parcours &+#' 5:4%7# /(2#0*!:-#$ %='3,+0#) ,4# 43,+#77# "(<34 %# .(+3,0#0 +3. 7:+0#.1 &, 6#4, 9 %#. 6:77:34. %# 7:+0#.$ &. (:*00;3.$ *. &$27;$2 )$0/#0$::$21 &+#' .34 ='0(4 !(,-# 0=.37,-:34 #- .(4. 0#!#-$ ;: 0$ :;/ (699$ .7$ -=2;/*):$ 5*"$ 5*5;$2$ 23,0 ,4 2(0"(:- '34"30- %# 7#'-,0# %# 83,0 '366# %# 4,:-1 '-$( 8;7&:$ 1*5$2,!;/$% :;0$+ 5:.04