Le Monde - entree

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Le Monde - entree
VENDREDI 18 MARS 2016
72E ANNÉE – NO 22137
2,40 € – FRANCE MÉTROPOLITAINE
WWW.LEMONDE.FR ―
FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY
DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO
Valls augmente les fonctionnaires
avant l’élection présidentielle
▶ Le gouvernement devait
▶ A moins de deux ans de
▶ Manuel Valls a récem-
▶ Les crédits nouveaux
proposer aux syndicats,
jeudi, une hausse de 1,2 %
des salaires des fonctionnaires, soit une dépense
de 2,4 milliards par an
l’élection présidentielle, la
revalorisation pourrait intervenir en deux temps et
ne pas trop peser sur les
comptes publics de 2016
ment pris d’autres mesures
au profit des fonctionnaires qui représenteront une
charge annuelle de 4,5 milliards à l’horizon 2020
pour le plan emploi formation et les dispositions
en faveur des agriculteurs
représentent 2,8 milliards
Nous, médecins,
avons aidé
des couples
homosexuels
à avoir un enfant,
même si la loi
l’interdit
FRANCE – LIR E PAGE 7
Par RENÉ FRYDMAN
et 130 MÉDECINS
LE MONDE
DES LIVRES
LE RETOUR DE LULA
MET LE BRÉSIL
DANS LA RUE
2
C’EST
D’ACTUALITÉ
v COLLOQUE
Quand le Web redéfinit
la notion d’auteur
3
MOTS DE PASSE
Caryl Férey, maître
français du polar
en six entrées
4
ESSAIS
Pierre Vesperini
retrouve Marc Aurèle
6/8
raphaëlle leyris
L
DOSSIER
a bataille devait être l’affaire
de deux jours ; trois, tout au
plus, pensaient les stratèges
qui envoyèrent les marines
débarquer à la mi-septembre 1944 sur l’île de Peleliu,
dans le Pacifique. Elle dura plus de deux
mois, fit des milliers de victimes, chez les
Américains comme chez les Japonais. Et
elle « aurait aussi bien pu ne jamais avoir
lieu », tant elle fut de peu de conséquence
sur le déroulement de la seconde guerre
mondiale. Aujourd’hui, cette île longue
d’une dizaine de kilomètres, présentant
« la forme d’une pince de homard aux mâchoires inégalement développées », comprend entre 500 et 700 habitants à l’année et reçoit des étrangers attirés par la
plongée sous-marine ou par le souvenir
de ces combats acharnés.
Jean Rolin est l’un d’eux, même s’il ne
s’étend guère sur ce qui, précisément, fit
naître son « désir, d’ailleurs assez vague,
de [s]’y rendre ». Si le désir était vague, le
livre qui en résulte est remarquablement
aiguisé et riche. Il est « jean-rolien » en
diable, surtout, avec sa volonté à la fois
farouche et un brin goguenarde d’explorer un territoire ; avec son talent pour décrire des lieux désertés, sa réflexion ja-
A l’occasion du salon
Livre Paris,
reportage
et éclairages sur les
littératures coréennes
v ENTRETIEN
avec Hwang
Sok-yong
9
HISTOIRE
D’UN LIVRE
« Comme neige », de
Colombe Boncenne
C’est de la périphérie
que l’ex-grand reporter
pose sur le monde
son regard
merveilleusement
circonspect
l’équipe de Dilma Rousseff.
Une nomination qui fait
polémique à l’heure
où Lula risque la prison
mais appuyée sur la guerre, son empathie et sa juste distance mêlées, et sa
manière de faire surgir quelque chose de
légèrement burlesque lorsque son
auteur s’y met en scène.
Au fond, ce qui attira celui-ci à Peleliu
est sans doute la dimension « périphérique » de cette bataille, mineure au regard
du conflit général dans lequel elle s’inscrivit, et excessivement méconnue en
Europe ; l’un de ces trous dans la carte du
monde que l’auteur s’efforce de combler.
Car la périphérie, c’est là que rôde toujours Jean Rolin. C’est de là que l’exgrand reporter élabore son œuvre, tout
en ironie et en mélancolie. De là qu’il
pose sur le monde son regard merveilleusement circonspect, qu’il s’agisse
du limes de la ville (La Clôture, POL,
2002), du littoral français (Terminal
Frigo, 2005), ou des sujets tenus pour les
plus secondaires, comme la constance
avec laquelle surgissent les chiens dans
les lieux de guerre et de désolation – Un
chien mort après lui (2009).
De chiens, mais aussi de nombreux
autres animaux, il est du reste largement question dans Peleliu. Il y a les
cinq chiots que Jean Rolin se retrouve à
aller nourrir régulièrement et serait rassuré de voir adoptés par des touristes ; il
y a des poules sauvages, des oiseaux,
des serpents, des crocodiles… A propos
de ces derniers, à la longévité célèbre,
10
CHRONIQUES
v LE FEUILLETON
Eric Chevillard
dissèque
Jérôme Bertin
11
BANDE DESSINÉE
« L’Etrange »,
de Jérôme Ruillier
HÉLÈNE BAMBERGER/COSMOS
l’écrivain s’interroge comme en passant
sur la possibilité que certains de ceux vivant aujourd’hui dans la mangrove aient
été déjà là du temps de la bataille (« et
peut-être avaient-ils saisi cette opportunité d’introduire un peu de variété dans
leur alimentation »). Tout Peleliu est une
méditation lancinante, faussement flegmatique, sur l’hier et l’aujourd’hui, et les
traces que laisse une guerre : « Comme il
arrive souvent, note-t-il, cet endroit où
tant d’hommes étaient morts pour pas
grand-chose (…) y compris les crevasses où
des Japonais embusqués avaient été frits
jusqu’à l’os par le feu dévorant des grenades thermites, cet endroit semblait peu
compatible avec l’exercice d’une violence
quelconque, en dehors de celle que les poissons déploient les uns envers les autres. »
Ce contraste fascine Jean Rolin, et il le
met au jour tout au long de son livre, au
fil de ses longues phrases à la sinuosité
admirable, capables de s’ouvrir sur l’évocation d’un porte-hélicoptères d’assaut
et de s’achever par celle des petits fonctionnaires du principal village de Peleliu,
qui, « aimables et nonchalants, en léger
surpoids pour la plupart, délivrent ou renouvellent des documents tels que le permis (valable dix jours) de circuler dans l’île
à bicyclette ». La pire aventure qui puisse
arriver à l’auteur, aujourd’hui, à Peleliu,
consiste à crever les pneus de ce vélo sur
lequel il sillonne l’île, quand tant de jeunes hommes s’y sont entre-tués « animés d’une haine mutuelle (…) [d’une] extraordinaire intensité (telle qu’elle s’exprime notamment, de part et d’autre, par
la mutilation de cadavres ou la liquidation de prisonniers) ».
Faisant exister simultanément ces disparités, les mettant en évidence grâce à
un sens du montage (et de l’humour)
renversant(s), Peleliu est un livre sur la
guerre qui doute de la nécessité de ce
type d’ouvrage. Un récit nourri d’innombrables lectures qui a l’élégance de
moquer avec une drôlerie irrésistible
son érudition « à propos d’un épisode
malgré tout secondaire de l’histoire militaire ». C’est ainsi que ce très beau texte
en fait un épisode important de notre
histoire à tous. p
12
RENCONTRE
Vincent Ravalec,
éclectique et
rocambolesque
peleliu,
de Jean Rolin,
POL, 160 p., 14 €.
Cahier du « Monde » No 22137 daté Vendredi 18 mars 2016 - Ne peut être vendu séparément
INTERNATIONAL – LIR E PAGE 3
▶ Jean Rolin
sur les traces
de la guerre
dans le Pacifique
▶ La Corée du
Sud au Salon
Livre Paris 2016
Devant le palais du Planalto, résidence du président à Brasilia, mercredi 16 mars. ANDRESSA ANHOLETE/AFP
Identité, voyages, goûts...
Pour les banques, les
données personnelles
de leurs clients sont
une mine d’or. Qu’elles
refusent de monnayer...
pour l’instant
5
Méditatif et ironique, le nouveau récit de l’écrivain français explore les traces laissées par la guerre
▶ L’ex-président rejoint
Banques
Vos données
personnelles
sont un trésor
LITTÉRATURE
FRANÇAISE
Jean-Yves Jouannais,
Linda Lê
Jean Rolin à l’affût
Enquête Le djihad en bord de Loire
C’
est un bout de la guerre en Syrie qui a fait
irruption dans les bois verts du Loiret.
Tout a débuté par l’interception d’une ligne téléphonique turque bizarrement en lien avec
une adresse en plein centre-ville d’Orléans. – « Allô,
Salam. (…) Tu penses venir quand ? – (…) Euh (…), j’ai
ma voiture à vendre en fait avant (…), mais inch’Allah
il y a des frères qui vont arriver… » On est alors le
14 février 2014, jour de la Saint-Valentin, a priori sans
histoires, sur les bords de Loire.
Cet hiver-là se trame en réalité un voyage d’un
genre particulier. Le propriétaire de la ligne turque
se trouve dans les rangs djihadistes en Syrie.
L’homme au bout du fil, à Orléans, est à deux doigts
de tenter l’aventure pour le rejoindre. Derrière lui,
une douzaine de jeunes de la ville, âgés de 20 à
SUPPLÉMENT
27 ans, s’apprêtent à lui emboîter le pas… Un phénomène d’une ampleur inédite pour un département
semi-rural comme le Loiret. La région a, comme
d’autres, depuis longtemps, son petit vivier d’individus signalés. Le 15 mars, un homme de 47 ans, bien
connu des services antiterroristes, a été interpellé,
avec son fils et son épouse, à Montargis, dans le cadre de l’enquête sur les attentats de Charlie Hebdo et
de l’HyperCacher en janvier 2015. Il est toujours en
garde à vue. Mais l’enquête sur la « filière » d’Orléans,
que Le Monde a pu consulter, témoigne d’une évolution plus souterraine. Et illustre la banalisation progressive des affaires de « filières » djihadistes sur
l’ensemble du territoire.
René Frydman, le célèbre gynécologue, père
en 1982 du premier
« bébé-éprouvette »,
et 130 médecins ou biologistes reconnaissent,
dans un manifeste, avoir
« aidé et accompagné des
couples et des femmes
célibataires dans leur
projet d’enfant » même
lorsque la loi l’interdit.
Ils revendiquent avoir
procédé à des procréations médicalement assistées (PMA) pour toutes
les femmes, y compris
homosexuelles, alors que
ces PMA sont en France
réservées aux couples
hétérosexuels infertiles.
Son extension à toutes
les femmes est l’une des
promesses abandonnées du candidat Hollande. Le collectif de signataires réclame un
plan audacieux
contre l’infertilité.
→ LIR E
LE M A NIF E ST E P. 1 8
ÉTATS-UNIS, 2007, CRISE DES SUBPRIMES.
3 MILLIONS D’AMÉRICAINS ONT TOUT PERDU.
élise vincent (orléans, envoyée spéciale)
→ LIR E L A S U IT E PAGE S 1 0 - 1 1
LIR E LE C A HIER É CO PAGE 2
LE REGARD DE PLANTU
Europe
Le Royaume-Uni,
nouveau paradis
fiscal des
entreprises
LIR E LE C A HIER É CO PAGE 3
1
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2|
INTERNATIONAL
0123
VENDREDI 18 MARS 2016
Le juge
Merrick Garland
(à gauche) avec
le président
Barack Obama et
le vice-président
Joe Biden,
dans le Rose
Garden
de la Maison
Blanche,
à Washington,
mercredi 16 mars.
ANDREW HARNIK/AP
Cour suprême : le choix provocateur d’Obama
La Maison Blanche met au défi les républicains de refuser la nomination du très consensuel juge Merrick Garland
washington - correspondant
U
ne guerre de positions
s’est
ouverte
à
Washington,
mercredi 16 mars, en fin
de matinée, lorsque le président
Barack Obama s’est avancé vers le
pupitre installé dans le Rose Garden de la Maison Blanche encadré
par le vice-président Joe Biden et
le juge Merrick Garland. C’est ce
membre éminent de la prestigieuse cour d’appel du district de
Columbia que M. Obama a choisi
pour remplacer le conservateur
Antonin Scalia, pilier de la Cour
suprême décédé le 13 février. Pour
intégrer la plus haute instance judiciaire américaine, le juge doit
cependant obtenir l’aval du Sénat.
Quelques heures après les interventions du président et de son
candidat, le chef républicain de la
majorité sénatoriale, Mitch
McConnell, a fait valoir sa lecture
LE PROFIL
MERRICK GARLAND
Né à Chicago, dans l’Illinois,
en 1952, au sein d’une famille
juive, Merrick Garland est
diplômé de l’école de droit
d’Harvard. Après avoir servi par le
passé comme assistant d’un juge
de cour d’appel et d’un membre
de la Cour suprême, nommés
l’un comme l’autre par le républicain Dwight Eisenhower, il a
été un procureur spécialiste
de dossiers sensibles. Il a ainsi
été chargé de l’attentat meurtrier
d’Oklahoma City, perpétré par
Timothy McVeigh en 1995, et
des actes terroristes dont s’était
rendu coupable Ted Kaczynski,
surnommé « Unabomber », arrêté
un an plus tard. Son nom avait
déjà été avancé à deux reprises
par le passé pour occuper la fonction de juge à la Cour suprême.
des institutions. Il estime que « le
peuple américain doit avoir son
mot à dire dans la sélection du prochain juge ». Le sénateur du Kentucky s’est entretenu au téléphone
avec Merrick Garland dans l’aprèsmidi en répétant qu’il ne le recevra
même pas.
M. McConnell juge que
M. Obama est trop proche du
terme de son mandat, et conteste
donc au président la capacité
d’user de ses pouvoirs constitutionnels. L’argument du sénateur
se heurte à un précédent. Le juge
Anthony Kennedy a pu être proposé par un président républicain,
Ronald Reagan, et accepté par un
Sénat démocrate en pleine année
électorale, en 1988. « Un président
ne s’arrête pas de travailler la dernière année de son mandat », a
ajouté mercredi M. Obama à l’attention de ses détracteurs.
Envoyé en éclaireur
Les républicains pourront-ils tenir longtemps sur cette ligne jusqu’au-boutiste ? C’est tout le pari
du président qui, par ce geste, entre discrètement dans la campagne présidentielle. M. Obama,
averti de la volonté d’obstruction
de M. McConnell, veut le pousser
à la faute et avec lui, l’ensemble du
camp républicain. Il souhaite
mettre en évidence son intransigeance en s’appuyant sur une opinion publique majoritairement
favorable à ce que le processus
suive normalement son cours
(63 % pour, 32 % d’avis opposés),
sans présumer du vote final des
sénateurs.
Le juge envoyé en éclaireur entre ces deux lignes de front a été
choisi à cet effet. Assistant par le
passé de juges nommés par un
président républicain, Merrick
Garland a été confirmé en 1997
par le Sénat à un poste important
du ministère de la justice en recueillant les voix de 32 élus républicains. Sept d’entre eux siègent
toujours au Congrès, dont le président de la commission des for-
ces armées, John McCain. Son âge,
63 ans, supérieur à la moyenne
des dernières nominations, est
aussi la garantie d’un mandat relativement court. S’ils sont nommés à vie, les juges de la Cour suprême se retirent néanmoins en
moyenne à l’âge de 78 ans.
Deux sénateurs aujourd’hui placés à des postes stratégiques se
sont cependant opposés, alors, à
sa nomination : M. McConnell et
Chuck Grassley, le président de la
commission des affaires juridiques chargé précisément des
auditions de candidats au poste
de juge. Autant dire que la tâche
du juge Garland, qui a commencé
ses consultations au Capitole
jeudi, s’annonce ardue.
Ce tir de barrage sénatorial (un
élu a promis le 7 mars au choix du
président le sort d’une « piñata »,
ces grosses poupées de papier
mâché remplies de sucreries que
Le tir de barrage
sénatorial des
républicains n’a
guère de raison
de s’interrompre
dans le contexte
des primaires
l’on éventre à coups de bâton), n’a
guère de raison de s’interrompre
dans le contexte des primaires.
M. McConnell n’est pas le
mieux placé pour dénoncer « une
politisation » de la plus haute instance judiciaire américaine. Le
chef de la majorité sénatoriale ne
suggère pas par hasard de repousser cette nomination après l’élection présidentielle du 8 novembre. Il espère que l’arrivée à la
Maison Blanche d’un républicain
et la désignation d’un conservateur permettront de conserver la
majorité d’une voix que les juges
nommés par des présidents du
Grand Old Party disposaient à la
Cour suprême avant le décès du
juge Scalia.
« Faites votre boulot ! »
C’est d’ailleurs ce que ne cessent
de répéter les candidats les mieux
placés à l’investiture républicaine,
Ted Cruz et Donald Trump, résolument opposés à ce que le Sénat
se prononce. Le premier, sénateur
du Texas, considère en effet que le
basculement de la majorité au
sein de la Cour suprême est de nature à remettre en question une
partie des « valeurs » américaines
qu’il défend, comme la possession des armes à feu.
Le front républicain a commencé mercredi à se fendiller.
Sans surprise, des sénateurs soumis à réélection en novembre
dans des Etats « bleus » (majoritairement démocrates) ont fait savoir qu’ils auraient au moins la
courtoisie de s’entretenir avec le
juge Garland. Pour accroître les
tensions internes au Grand Old
Party, la Maison Blanche compte
sur une campagne nationale que
va tenter de contrer une autre,
diamétralement opposée, inspirée par les conservateurs. Cette
campagne a déjà trouvé son slogan, qui vise les élus républicains :
« Faites votre boulot ! »
Alors que les perspectives démocrates de reprendre le contrôle
du Sénat sont sérieuses compte
tenu d’un nombre supérieur de
sortants républicain, l’obstruction promise par M. McConnell
ne peut que favoriser la mobilisation du parti du président. p
gilles paris
Kasich mise sur un coup de théâtre pour évincer Trump
le parti républicain est désormais prévenu. Donald Trump ne restera pas inerte
s’il vient à la direction républicaine l’idée
de le priver de l’investiture. Ce cas est envisageable s’il remporte la course sans pour
autant obtenir les 1 237 délégués requis. « Je
pense que vous auriez des émeutes, je représente un nombre énorme… des millions de
gens », a déclaré le milliardaire sur CNN,
mercredi 16 mars. Pour donner la mesure
de son poids politique nouveau, M. Trump
a, par ailleurs, contraint la chaîne conservatrice Fox News à annuler le débat qu’elle
avait prévu d’organiser le 21 mars entre les
trois candidats républicains restants. Le
magnat de l’immobilier avait fait savoir
qu’il n’entendait pas s’y rendre, et qu’il
avait par ailleurs « assez débattu ».
Le calcul d’un coup de théâtre lors de la
convention de cet été est, en revanche,
peut-être celui que fait le gouverneur de
l’Ohio, John Kasich. Ce dernier a privé
mardi M. Trump d’un nombre substantiel
de délégués, du fait de l’application de la
règle du winner-take-all (« le gagnant rafle
tout »), en l’emportant, pour la première
fois, dans son propre Etat. Dans son discours de victoire, le gouverneur a assuré
être capable d’obtenir l’investiture républicaine et promis de continuer sa campagne
« jusqu’à Cleveland », la ville de l’Ohio qui
accueillera la convention chargée d’introniser le candidat républicain pour la présidentielle du 8 novembre.
Maigres soutiens
Cette conviction se heurte pourtant à la
brutale réalité des chiffres. Son succès dans
l’Ohio n’a pas comblé l’écart considérable
qui sépare M. Kasich de M. Trump, en termes de délégués (143 contre 673), pas plus
qu’il ne devrait remplir ses caisses. C’est
parce qu’il a considéré qu’aucun candidat
modéré ne s’imposait d’emblée dans la
course à l’investiture républicaine que
M. Kasich s’est porté sur les rangs. Il a été
épargné jusqu’ici par la colère qui secoue la
base républicaine et qui a poussé successivement en dehors de la course Chris Christie, Jeb Bush et finalement Marco Rubio.
Mais sa longue carrière au Congrès, à
Washington, puis dans une banque d’affai-
res et, enfin, à la tête de l’Ohio en fait l’archétype de l’« insider » expérimenté rejeté
invariablement par l’électorat qui soutient
les actuels favoris, M. Trump et le sénateur
du Texas, Ted Cruz. Agacés par son maintien qui gêne ce dernier, autre adversaire
du milliardaire, des républicains s’efforcent
d’ailleurs d’empêcher M. Kasich de concourir en Pennsylvanie, un Etat voisin du sien.
Les soutiens du gouverneur restent enfin
maigres et symptomatiques de son décalage avec l’actuel centre de gravité du corps
électoral républicain, si on prend l’exemple
de son ancien collègue de l’Ohio, John
Boehner. Cet ancien speaker de la Chambre
des représentants a justement été poussé à
la démission en septembre 2015 par une rébellion interne. En théorie, le sérieux et la
pondération de M. Kasich ainsi que son expérience sur les dossiers de défense et de
politique étrangère pourraient convenir
pour épauler M. Trump sur un « ticket »
présidentiel. Mais le magnat de l’immobilier s’est jusqu’à présent totalement affranchi de ce genre de considérations. p
g. p.
international | 3
0123
VENDREDI 18 MARS 2016
Lula entre au gouvernement, le Brésil s’embrase
Une écoute entre l’ex-président et Mme Rousseff suggère que sa nomination a pour objectif de lui éviter la prison
sao paulo - correspondante
L
e Brésil est-il au bord du
chaos ou à la veille de sa
résurrection ? Quelques
heures après l’annonce
de la nomination, mercredi
16 mars, de l’ancien président
Luiz Inacio Lula da Silva (20032010) au poste de ministre de la
Casa Civil, sorte de premier ministre ou chef de cabinet de la très
impopulaire chef d’Etat Dilma
Rousseff, les Brésiliens hésitaient
entre révolte et soulagement.
Evoquée depuis plusieurs jours,
l’entrée au gouvernement du fondateur du Parti des travailleurs
(PT, gauche), icône des plus démunis, est censée sauver le gouvernement de sa protégée « Dilma »,
menacée par une procédure d’impeachment (destitution). Mais
cette arrivée porte aussi le soupçon d’un arrangement avec la justice. Lula, suspecté de corruption,
est la cible de l’enquête dite « Lava
Jato » (lavage express), qui a mis au
jour un scandale d’appels d’offres
truqués impliquant le groupe pétrolier Petrobras, des entreprises
du bâtiment et travaux publics
(BTP) et des hommes politiques.
Ministre, l’ex-président échapperait aux poursuites du juge fédéral
Sergio Moro pour n’être redevable
que devant la Cour suprême.
Récession historique
Ces doutes ont été renforcés dans
la soirée par la divulgation d’une
récente écoute téléphonique menée par la police fédérale entre
Lula et la présidente. Dans cet enregistrement d’une minute et demie, Dilma Rousseff prévient son
prédécesseur qu’elle lui fera parvenir son « décret officiel » de nomination afin qu’il puisse « s’en servir
en cas de besoin ».
Ces quelques secondes, entendues comme la preuve du délit,
ont embrasé mercredi soir une
trentaine de villes dont Brasilia et
Sao Paulo, où la foule appelait à la
démission immédiate de Dilma
Rousseff et à l’emprisonnement
de Lula. « Le contenu des écoutes
« Le contenu
des écoutes est
grave et vaut
impeachment.
Dilma Rousseff
pourrait ne pas
s’en remettre »
STÉPHANE MONCLAIRE
professeur à la Sorbonne
est grave et vaut impeachment.
Dilma Rousseff pourrait ne pas
s’en remettre », estime Stéphane
Monclaire, professeur à la Sorbonne et expert du Brésil.
Réélue en 2014, haïe des conservateurs pour sa foi en l’interventionnisme de l’Etat, mal-aimée
d’une partie de la gauche pour le
« tournant de la rigueur » entamé
il y a plus d’un an, la présidente
aura joué avec Lula sa dernière
carte. Elle, qui avait assuré n’avoir
pas la « tête de celle qui renonce »,
accepte ainsi de s’effacer devant
celui qui, bien qu’abîmé par les
affaires, reste une figure mythique au Brésil.
Le ministère offert à Lula est un
poste-clé. Avant de l’accepter,
l’ancien syndicaliste, habile négociateur et fin tacticien, a posé ses
exigences : une modification radicale de la politique économique. Il y a urgence, le pays sombre
dans une récession historique. A
moins que la justice ou la rue
n’empêche le déroulement de ses
plans, Lula devrait inviter au gouvernement d’autres poids lourds
du PT qui, jusqu’ici, préféraient ne
pas accoler leur nom à celui de
Dilma Rousseff.
« Nous pourrions vivre une sorte
d’expérience à la française avec une
présidente chef de l’Etat et un premier ministre qui gouverne », commente Marco Antonio Carvalho
Teixeira, professeur de sciences
politiques à la Fondation GetulioVargas. Lula est apparu en homme
providentiel après le discrédit jeté
ces dernières quarante-huit heu-
L’ancien président brésilien Luiz Inacio Lula da Silva, au siège du Parti des travailleurs, à Sao Paulo, le 4 mars. NELSON ANTOINE/AP
res sur l’ancien candidat présidentiel Aécio Neves, du Parti de la
social-démocratie
brésilienne
(PSDB, opposition), et sur le viceprésident Michel Temer, du Parti
du mouvement démocratique
brésilien (PMDB, centre) censé
remplacer Dilma Rousseff en cas
de destitution. Un discrédit lié aux
révélations de Delcidio do Amaral,
ancien chef du groupe PT au Sénat,
qui se décrit comme le « prophète
du chaos » et a accusé des dizaines
d’hommes politiques dans le cadre de l’enquête « Lava Jato ».
« S’il réussit, Lula sera notre
“Charles de Gaulle” ; s’il échoue, il
sera, avec Dilma, considéré
comme un Poutine avec son Medvedev, estime le politologue
Mathias de Alencastro. A court
terme, l’image pour Lula est désastreuse. Mais tout peut se retourner.
Nous étions dans une situation de
coma politique et économique.
Une partie de la population imagine que tout changement, désormais, ne peut être que positif. »
Réputation ternie
Pour faire taire les rumeurs d’obstruction à la justice, Brasilia a pris
soin d’expliquer que Lula reste justiciable. Et que la Cour suprême,
qui a condamné José Dirceu, ancien chef de cabinet de Lula, n’est
Les ventes d’armes à l’Arabie saoudite
sont de plus en plus contestées en Europe
guère plus tendre que le juge Moro.
Mais la partie est risquée. « La population va se radicaliser, les indignés seront encore plus indignés,
les “lulistes” feront encore davantage corps avec Lula », pronostique
Carlos Melo, de l’institut d’études
supérieures Insper à Sao Paulo.
Un recours auprès de la Cour suprême pour empêcher l’arrivée de
Lula au gouvernement est aussi
probable, pense-t-il.
Et quand bien même l’ancien
président parviendrait à exercer le
pouvoir, il pourrait se révéler incapable de parvenir à ses fins. « Pour
éloigner la menace d’impeachment, il faut que le PT parvienne à
mobiliser la rue face aux opposants, à éloigner les menaces judiciaires liées à l’opération “Lava
Jato”, à retrouver une majorité au
Congrès et à redresser la situation
économique. Lula peut-il faire tout
ça ? », s’interroge M. Melo.
Aimé de 80 % des Brésiliens à l’issue de son dernier mandat,
l’homme pourrait compromettre
son aura. En apparaissant cynique
et sur la défensive ces dernières semaines, il a déjà terni sa réputation
d’homme d’Etat. Un homme qui a
tiré de la misère plus de 25 millions
de Brésiliens et qui fut adulé par la
presse internationale. p
claire gatinois
M. Macri rassemble une
majorité parlementaire
La coalition de centre droit du président
Le Parlement européen et plusieurs capitales s’inquiètent de la situation des droits de l’homme argentin obtient le soutien de péronistes
dissidents et de la gauche
stockholm, berlin, bruxelles correspondants
L
es députés néerlandais ont
approuvé, mardi 15 mars, la
motion d’un député socialdémocrate invitant leur gouvernement et l’Union européenne à
fixer, à l’avenir, des conditions
très strictes pour la livraison
d’armes à l’Arabie saoudite. Ce
texte émanant de l’un des deux
partis au pouvoir est toutefois
peu contraignant : la Seconde
Chambre vote de très nombreuses motions (2 859 pour la seule
année 2014). Il n’empêche : cette
initiative est une nouvelle étape
dans la remise en question de l’attitude des Européens à l’égard du
régime saoudien. Ce dernier a
dépensé, en 2015, l’équivalent de
8,7 milliards d’euros en équipements militaires.
Si la France poursuit la signature
de contrats avec ce membre-clé de
la coalition contre l’organisation
Etat islamique (des satellites, de
l’armement, du matériel maritime en octobre 2015), d’autres
Etats européens remettent en
cause leurs relations avec la pétromonarchie. En mars 2015, les sociaux-démocrates suédois satisfont une exigence de leurs alliés
écologistes en résiliant l’accord de
coopération militaire avec Riyad.
La ministre des affaires étrangères, Margot Wallström, évoque
alors une dictature, parle des
droits des femmes et de la condamnation du blogueur Raif
Badawi. Invitée à parler devant la
Ligue arabe en mars 2015,
Mme Wallström se verra notifier la
veille au soir qu’elle n’est plus la
bienvenue. L’épisode sera suivi du
rappel de l’ambassadeur saoudien et de la suppression des visas
d’affaires pour les Suédois.
Contre l’intervention au Yémen
La Suisse a imité la Suède, et le
Parlement européen a embrayé,
en février, en réclamant un embargo sur les armes pour Riyad en
raison des frappes aériennes de
l’Arabie saoudite au Yémen et du
blocus maritime imposé à ce
pays. Un texte non contraignant
mais pressant la haute représentante aux affaires étrangères de
l’Union européenne, Federica
Mogherini, de prendre une initiative. L’intervention de la coalition
arabe au Yémen a fait plus de
6 000 victimes et 30 000 blessés
depuis mars 2015, estiment les
Nations unies.
En Allemagne les exportations
vers l’Arabie saoudite suscitent régulièrement des polémiques. Le
président du parti social-démocrate, Sigmar Gabriel, également
ministre de l’économie, s’est fixé
comme objectif de diminuer les
autorisations d’exportation de
matériel militaire, notamment à
destination de Riyad. Berlin refuse
depuis des années d’exporter les
chars Leopard et les fusils d’assaut
G 36 que voudrait acquérir le
régime.
Fin février, M. Gabriel a par
ailleurs indiqué sa volonté de réétudier l’autorisation accordée en
janvier à l’exportation de 15 bateaux pour la surveillance des côtes. Ce contrat d’un montant de
1,5 milliard d’euros serait l’un des
plus importants conclus avec
Riyad. Pour le reste, les exportations allemandes en Arabie saoudite se portent bien : le ministre a
fait savoir au Bundestag que le
gouvernement avait donné son
feu vert à la vente de 23 hélicoptè-
Une ministre
suédoise
des affaires
étrangères
évoque
une dictature
res civils fabriqués par Airbus mais
dotés d’équipements militaires.
Au Royaume-Uni, des organisations de défense des droits de
l’homme accusent le gouvernement de pratiques illégales parce
qu’il livre des armes à l’Arabie
saoudite dans le contexte de l’intervention au Yémen. Le gouvernement de M. Cameron, qui a
autorisé en 2015 la vente d’avions
de combat et de bombes téléguidées, conteste ces critiques, affirmant que ses mécanismes de contrôle sont parmi les plus rigoureux au monde. S’il a parfois suspendu certaines livraisons, le
gouvernement refuse tout embargo généralisé. En cinq ans,
Londres a vendu des matériels
pour un montant global de 8 milliards d’euros.
En Belgique, enfin, la question divise Flamands et Wallons. La Flandre a refusé, en janvier, une licence
d’exportation. La Wallonie se retranche, elle, derrière l’absence de
consensus européen pour justifier
ses exportations vers un pays qui
est son premier client, en direct ou
par le biais de licences octroyées à
une entreprise canadienne qui
réexporte vers Riyad. p
frédéric lemaître,
jean-pierre stroobants
et olivier truc
buenos aires - correspondante
L
e président argentin, Mauricio Macri, a remporté,
mercredi 16 mars à Buenos
Aires, sa première victoire au Congrès, où les députés ont adopté la
loi permettant un accord sur la
dette avec les fonds spéculatifs
américains. Ce succès de M. Macri,
à la tête d’une coalition de centre
droit, est plus large que prévu,
puisqu’il a obtenu le soutien de
165 députés sur 257.
Dépourvu de majorité parlementaire, M. Macri a su profiter
de la fragmentation du péronisme en s’assurant les suffrages
du Front rénovateur de Sergio
Massa, le troisième homme de
l’élection présidentielle d’octobre 2015, de députés dissidents de
l’ancienne présidente Cristina
Kirchner (2007-2015) et de la gauche, avec le Parti socialiste et la députée de centre gauche Margarita
Stolbizer. C’est une lourde défaite
pour les partisans de Mme Kirchner, qui critiquaient l’accord avec
les fonds vautours.
M. Macri doit encore convaincre
le Sénat, où la coalition gouvernementale est également minoritaire. Le 14 avril est la date limite
pour sceller l’accord entre Buenos
Aires et les fonds spéculatifs. Le
feu vert du Congrès est indispensable pour tourner la page d’un
conflit de près de quinze ans, hérité de l’effondrement financier
de 2001-2002.
Dès son arrivée au pouvoir,
M. Macri s’était fixé pour objectif
de ramener l’Argentine sur les
marchés internationaux et d’obtenir des prêts lui donnant les
moyens d’appliquer son programme de gouvernement.
L’accès au crédit international
va « dynamiser le commerce avec
les autres pays et renverser la vapeur après une décennie de politique économique erronée », a déclaré le président argentin, qui
avait aboli à son arrivée au pouvoir le contrôle des changes et les
restrictions aux importations.
Le gouvernement, qui a hérité
de finances exsangues, envisage
de lever des fonds sur les marchés des capitaux. L’ancienne
présidente Kirchner puisait dans
les réserves de la Banque centrale, qui ont fondu à moins de
27 milliards de dollars (24 milliards d’euros), contre 52 milliards en 2011. p
christine legrand
4 | international
0123
VENDREDI 18 MARS 2016
En Turquie, la deuxième survie des réfugiés syriens
Les nouveaux arrivants font face au chômage et à la déscolarisation, malgré les efforts récents d’Ankara
adapté à leurs besoins et, plus important encore, gratuit. La communauté syrienne compte actuellement 35 écoles à Istanbul. Les
cours sont dispensés en arabe
pour la somme mensuelle de 100
TL (32 euros) – trop cher pour une
famille nombreuse.
istanbul - correspondante
I
nstallé depuis trois ans dans
le quartier populaire et conservateur de Fatih à Istanbul,
Mahmut Cuma Maruf, un
Syrien d’origine turkmène (peuple
turcophone dispersé au MoyenOrient) venu de Damas, a fini par
se faire à sa vie de réfugié. « Je ne
me plains pas. Mon seul souci, c’est
le loyer, quand l’échéance approche
ça me fait mal », dit ce père de famille de 51 ans.
Ses deux grands fils travaillent
« pour assurer la charge » (environ
312 euros mensuels) du petit troispièces, modeste et propret, occupé par la famille. Pour le reste,
trois repas par jour sont livrés à
domicile par une association caritative. Mahmut souffre d’être
inactif : « Ici, se faire embaucher à
l’âge de 40 ans relève de l’exploit. »
Il a bien essayé de trouver un job,
mais les employeurs auxquels il
s’est adressé lui ont fait remarquer qu’il était en âge de « passer
la journée au café à boire du thé et
à jouer aux cartes ».
L’octroi récent de permis de travail aux réfugiés syriens a été vécu
comme un « soulagement » par
toute la famille. Ses fils, manutentionnaires, peuvent prétendre au
même salaire que leurs collègues
turcs et jouissent désormais d’une
assurance santé. Longtemps repoussée par le gouvernement, la
délivrance des permis de travail
fait partie des mesures adoptées
par Ankara dans la foulée de l’accord signé en novembre 2015 avec
Bruxelles pour endiguer la vague
migratoire vers l’Europe. Jusqu’alors, une faible minorité de
Syriens (6 800) disposait du précieux sésame, réservé aux rares
détenteurs d’un passeport.
Autorisation de travail
Un décret publié le 15 janvier au
journal officiel turc change la
donne. Désormais, les individus
« placés sous protection temporaire », selon l’appellation officielle utilisée pour désigner les réfugiés, pourront recevoir une
autorisation de travail de six
mois, renouvelable, à condition
d’avoir été enregistrés par les services de l’immigration.
Des Syriens
dans un parc
surnommé
« place des
passeurs »,
dans le
quartier
Aksaray
d’Istanbul,
en
octobre 2015.
EMRAH GUREL/AP
La Turquie accueille aujourd’hui
2,7 millions de Syriens jetés sur les
routes par la guerre. 280 000 seulement sont accueillis dans des
camps, extrêmement bien tenus
selon les humanitaires, installés
le long de la frontière. Les 90 %
restants vivent dans les grandes
villes du pays. Livrés à eux-mêmes, ils survivent, condamnés
aux petits boulots mal payés, aux
logements vétustes et à la difficulté d’accès aux soins.
« La plupart des réfugiés syriens
ne parlent pas le turc, ce qui limite
leur accès au marché du travail »,
explique Eymen Sabanlioglu, qui
dirige l’association humanitaire
Sham à Fatih. Sham nourrit plusieurs centaines de familles,
prend en charge les orphelins,
prodigue une aide de santé – y
compris mentale – aux réfugiés,
et gère plusieurs écoles, l’une à
Esenyurt, à Istanbul, une autre à
« Ici, se faire
embaucher
à 40 ans relève
de l’exploit »
MAHMUT CUMA MARUF
un père de famille
damascène
Antakya au sud du pays, et cinq
en Syrie dans le quartier de la
Ghouta à Damas.
L’éducation est le maître-mot de
ce théologien de l’islam sunnite,
arrivé de Damas il y a quatre ans.
« La population syrienne réfugiée
est jeune. On compte 650 000 enfants et adolescents en âge d’étudier. Or, 400 000 seulement sont
scolarisés. 250 000 vivent en dehors du système scolaire, certains
ne savent ni lire ni écrire », déploret-il. Son association dispense des
cours de religion qui vaccinent les
jeunes « contre les idées de l’Etat islamique et du Front Al-Nosra [AlQaida en Syrie], ces imposteurs ».
Sur les 300 000 Syriens qui travaillent clandestinement, selon
un rapport de la Confédération
turque des associations d’employeurs (TISK) de novembre 2015,
beaucoup sont des enfants. Cette
étude, réalisée par une équipe de
chercheurs sous la direction du
professeur Murat Erdogan de
l’université Hacettepe à Ankara,
explique que « de nombreuses familles syriennes, d’origine rurale
pour la plupart, sont réticentes à
envoyer les filles à l’école après 12 ou
13 ans. Pour les garçons, leur niveau
de scolarisation est faible car le plus
souvent, ils travaillent ».
Conscient du problème, le ministère turc de l’éducation est en
train de mettre au point, avec les
associations, la prise en charge de
ces laissés-pour-compte du savoir.
« Les salles de classe serviront aux
élèves turcs le matin, aux Syriens
l’après-midi. Le ministère s’engage
à rémunérer les professeurs, l’accent sera mis sur l’enseignement du
turc », se réjouit le théologien.
Les enfants syriens pourront
d’autant plus accéder à l’école publique que l’enseignement y sera
Un périple qui laisse dubitatif
Autre problème, les personnes réticentes à envoyer leurs enfants à
l’école turque car elles jugent imminent le retour au pays. Plus le
temps passe, et plus chacun comprend que la normalisation en Syrie n’est pas pour demain. Le gouvernement turc le sait. Depuis la
signature du plan d’action avec
l’Union européenne, Ankara fait
de son mieux pour s’occuper des
Syriens appelés à rester.
Le périple des réfugiés à travers
l’Europe laisse Eymen Sabanlioglu
dubitatif. Que pense-t-il du plan
d’action ? « La situation des réfugiés là-bas n’est guère enviable, au
point que certains veulent rentrer.
Pourquoi seraient-ils mieux là-bas ?
La situation n’est pas meilleure
qu’en Turquie, au contraire, l’adaptation y est plus difficile, la culture
est différente, la non-maîtrise des
langues est également un frein.
Mais ceux qui veulent rentrer ne le
peuvent pas car la Turquie impose
désormais des visas pour les Syriens
qui ont transité par un pays tiers. »
Pour rien au monde Mahmut ne
voudrait aller en Europe. Il n’a pas
de mots assez durs envers les passeurs, coupables à ses yeux de
fourvoyer les candidats au départ
en leur dessinant le Vieux Continent « sous les traits d’un paradis
où tout est donné ». p
marie jégo
Les opposants syriens divisés à Genève
L’envoyé spécial des Nations unies pour la Syrie, Staffan de Mistura, a reçu mercredi 17 mars au Palais des nations, à Genève, des
opposants syriens soutenus par la Russie, qui ne partagent pas les
vues de l’opposition emmenée par le Haut comité des négociations (HCN). Ils exigent d’être intégrés aux pourparlers. Le HCN et
ses parrains internationaux s’y opposent. Le chef de la délégation
gouvernementale, Bachar Al-Jaafari, a averti mercredi qu’il n’entrerait pas dans les négociations sur la transition politique tant que
la « question de la représentativité » de l’opposition n’était pas réglée, manière d’appuyer la participation de ce groupe aux pourparlers. L’équipe onusienne dit les consulter à titre de « participants ».
Espagne : combats de chefs à Podemos
Pablo Iglesias a limogé le numéro 3 du parti de gauche, qui baisse dans les sondages
madrid - correspondance
L
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e communiqué émanant
du secrétaire général de Podemos, Pablo Iglesias, est
arrivé dans la nuit du mercredi
15 mars, à 23 h 30. Un texte bref,
sec, annonce le limogeage du numéro trois du parti de la gauche
anti-austérité espagnol, Sergio
Pascual. Pablo Iglesias récupère
les fonctions du secrétaire d’organisation responsable des relations avec les régions. Au sein de
Podemos, c’est la surprise. La décision a été prise unilatéralement,
sans convoquer l’organe de direction du parti. En cause, « une gestion déficiente dont les conséquences ont endommagé grièvement
Podemos dans un moment délicat,
celui des négociations pour la formation d’un gouvernement de
changement ».
Quelques jours plus tôt, dix personnes ont, en effet, démissionné
de la direction régionale du parti à
Madrid, critiquant le manque de
projets du dirigeant local, Luis
Alegre, homme de confiance de
Pablo Iglesias. Cette crise locale
vient s’ajouter à celles que connaît le parti en Galice et en Catalogne et celles dont il se remet tout
juste au Pays basque et dans la
Rioja, où des luttes de pouvoir et
des démissions en cascade ont
provoqué des situations d’intérim prolongé.
Visant à mettre fin à ces
tensions locales, le limogeage
décidé par Pablo Iglesias est aussi
une manière de renforcer son
pouvoir au sein du conseil exécutif de Podemos, face à son numéro
deux, Iñigo Errejon, proche de
Sergio Pascual et représentant
l’aile modérée au sein de Podemos. Et ce, alors que les négociations se poursuivent pour tenter
de former un gouvernement dans
un pays sans majorité depuis les
élections législatives du 20 décembre 2015. Podemos a voté contre l’investiture du chef de file socialiste Pedro Sanchez au poste de
premier ministre, tout en
continuant de négocier.
« Le parti n’est pas seulement une
machine pour défier l’hégémonie
de l’adversaire, pour accéder et
exercer le pouvoir, mais aussi un
instrument mis au service de la
dignité des gens », a défendu Pablo
Iglesias dans une lettre aux militants envoyée quelques heures
avant celle de la destitution de
son numéro trois, intitulée « Défendre la beauté ». Semblant préparer les militants à un possible
échec des négociations avec
Pedro Sanchez, il en profite pour
Des démissions
en cascade
ont provoqué
des situations
d’intérim
prolongé
attaquer les thèses d’Iñigo
Errejon, selon lequel Podemos
doit être « une machine de guerre
électorale ».
Le parti face à un dilemme
Si tous les courants qui existent
au sein de Podemos refusent pour
le moment de soutenir l’accord signé le mois dernier entre les socialistes et le parti centriste libéral
Ciudadanos, les positions divergent sur la stratégie à adopter.
Alors que les anticapitalistes prônent l’abandon des négociations
avec le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), les proches d’Iñigo
Errejon défendent une position
plus conciliante et ouverte au dialogue. Entre les deux, Pablo Iglesias et les siens, au ton plus virulent, se posent en garant de « l’essence des origines de Podemos ».
Podemos est confronté à un dilemme. Doit-il faire des conces-
sions en soutenant un gouvernement socialiste, ou rester ferme,
au risque de favoriser la tenue de
nouvelles élections et de subir un
sérieux revers dans les urnes ?
Selon un sondage, paru dimanche
13 mars dans le quotidien El Pais,
Podemos perdrait quatre points,
passant de 20,9 % à 16,8 % des suffrages. Beaucoup d’anciens électeurs socialistes, qui ont donné
leur vote à Podemos, n’ont guère
apprécié le ton intransigeant utilisé contre le PSOE. Pedro Sanchez
et Pablo Iglesias doivent se rencontrer dans les prochains jours,
mais le PSOE est inquiet. Il craint
que l’affaiblissement d’Iñigo Errejon n’éloigne la possibilité d’un
accord de gouvernement.
A la crise interne et à la déception de certains électeurs s’ajoute
un autre défi pour Podemos : la
fragilité des pactes qu’il a scellés
avec des mouvements locaux en
Galice, en Catalogne et à Valence.
Dans ces trois régions, ces accords
lui ont permis de devancer le Parti
socialiste. Mais, en cas de
nouvelles élections, ces alliés
pourraient créer un parti distinct
de Podemos afin d’obtenir leur
propre groupe parlementaire.
Affaiblissant ainsi davantage les
forces de Pablo Iglesias. p
sandrine morel
international | 5
0123
VENDREDI 18 MARS 2016
Nouvelle contestation
de la présence américaine
sur l’île d’Okinawa
La leçon d’optimisme de Li Keqiang
devant l’assemblée chinoise
Une affaire de viol ravive le conflit avec Tokyo
Le premier ministre tente de dissiper les doutes sur la santé de l’économie
U
ne affaire de viol ravive
les débats sur la présence
américaine à Okinawa et
notamment sur le transfert de la
base aérienne de Futenma. Tokyo
a vivement protesté après l’arrestation, dimanche 13 mars, dans le
petit archipel méridional, d’un
soldat de la marine américaine
soupçonné d’avoir agressé sexuellement une Japonaise. Un incident qualifié lundi d’« extrêmement regrettable » par le porte-parole du gouvernement, Yoshihide
Suga. Tokyo a protesté auprès des
autorités américaines, exigeant
un renforcement de la discipline.
A Okinawa, le gouverneur
Takeshi Onaga a jugé l’agression
« intolérable ». Le plus haut gradé
américain de cette préfecture du
sud du Japon, le lieutenant-général Lawrence Nicholson, a exprimé mercredi ses « plus profonds regrets et remords ».
Originaire de Fukuoka (île de
Kyushu, sud-ouest) et âgée d’une
quarantaine d’années, la victime
était venue passer quelques jours
de vacances sur le petit archipel.
Le militaire, Justin Castellanos, est
accusé de l’avoir emmenée dans
sa chambre d’hôtel après l’avoir
trouvée assoupie dans le couloir
de l’établissement, où elle était
également descendue. Les deux
ne se connaissaient pas. Le marin
a nié les accusations de viol.
Les agressions commises par des
militaires américains alimentent
le ressentiment contre les bases
au Japon, particulièrement à Okinawa, où elles sont en nombre depuis 1945. Ce territoire accueille
75 % des installations américaines
de l’archipel et plus de 25 000 soldats, essentiellement des marines.
En 1995, le kidnapping et le viol
par trois militaires d’une fillette
de 12 ans y avaient suscité des manifestations massives. Les deux
pays avaient alors décidé de réduire quelque peu le fardeau des
bases à Okinawa.
Un accord a été conclu en 2005,
prévoyant la réaffectation de
8 000 marines hors du Japon, vers
Guam et Hawaï notamment. Il
mentionnait aussi le transfert des
activités de la base aérienne de Fu-
Okinawa
accueille 75 %
des installations
américaines de
l’Archipel et plus
de 25 000 soldats
tenma – installée au cœur de la
ville de Ginowan – vers Henoko,
bourg de la commune de Nago
abritant la base de Camp Schwab,
où est affecté M. Castellanos.
Washington considère ce projet
de relocalisation, dont le coût est
estimé à 8,6 milliards de dollars
(7,7 milliards d’euros) par les Américains, comme un élément important de sa stratégie asiatique,
face aux activités militaires nordcoréennes et chinoises.
Le transfert s’accompagnant de
la construction d’une piste sur un
polder dans la baie d’Oura,
connue pour ses récifs coralliens
et ses populations de dugongs
– mammifères marins en voie de
disparition –, la majorité de la population d’Okinawa y voit une
menace pour l’environnement et
plaide pour une relocalisation
hors du département.
Poursuites judiciaires
Un bras de fer oppose le gouverneur Onaga, élu en novembre 2014 sur la promesse de tout
faire pour bloquer le projet, au
gouvernement du premier ministre, Shinzo Abe. D’importantes
manifestations ont été organisées contre le transfert et des
heurts avec la police ont eu lieu à
proximité du chantier.
Des poursuites ont été engagées
par l’administration locale d’Okinawa. Le gouvernement a répondu par des actions similaires.
Le 4 mars, la justice a recommandé un règlement à l’amiable.
Les deux parties se sont engagées
à renoncer à leurs actions devant
les tribunaux. Le premier ministre a ordonné la suspension des
travaux et appelé au dialogue.
Les pourparlers s’annoncent difficiles. M. Abe maintient que le
transfert à Henoko est la « seule solution possible » et M. Onaga ne
veut pas céder. De quoi s’interroger sur les réelles motivations du
gouvernement. Il pourrait avoir
agi car le tribunal a évoqué un risque de défaite dans les procédures.
Dans un éditorial du 12 mars, le
quotidien de centre gauche Asahi
estimait qu’il « pourrait s’efforcer
de calmer les tensions dans la perspective des élections à l’assemblée
préfectorale d’Okinawa en juin et
des sénatoriales de juillet ».
En 2015, le gouvernement avait
ordonné la suspension d’un mois
des travaux à Henoko. Le Parlement était alors en plein débat sur
les lois controversées modifiant
les capacités d’engagement des
Forces japonaises d’autodéfense,
un dossier intimement lié aux bases américaines du Japon. p
philippe mesmer
SLOVAQU I E
Accord de coalition
pour la formation
d’un gouvernement
Le premier ministre sortant
de gauche, Robert Fico,
chargé de former un nouveau
gouvernement à l’issue des
législatives du 5 mars en Slovaquie, a annoncé, mercredi
16 mars, avoir conclu un accord de coalition avec trois
partis centristes et de droite.
Cette coalition devrait disposer de 81 sièges au Parlement
sur un total de 150. Majoritaire avec 49 élus, le parti social-démocrate Smer-SD de
M. Fico entend conserver le
poste de premier ministre. Le
parti nationaliste SNS, la formation proche de la minorité
hongroise Most-Hid et le
parti libéral Siet recevront
plusieurs ministères. A l’issue
des élections législatives, huit
partis sont entrés au Parlement, dont des formations
pékin - correspondant
D
es délégués au garde-àvous, un président de
séance droit comme
un bâton, l’Assemblée
populaire nationale chinoise
(APN) a clos, mercredi 16 mars,
une session parlementaire particulièrement terne, reflet à la fois
du verrouillage sécuritaire et idéologique sous le président Xi
Jinping, et des incertitudes qui
planent sur l’économie du pays.
La seule loi proposée et approuvée par les délégués cette année,
avec 92 % de oui, porte sur les
œuvres caritatives : elle vise à encadrer un secteur qui a explosé
après le séisme du Sichuan
en 2008, mais a vite été rattrapé
par des scandales de corruption –
décourageant les Chinois d’ouvrir
leur bourse. Ceux-ci sont encore
parmi les moins généreux au
monde, selon les enquêtes.
Sans surprise, la nouvelle loi
propose un modèle de charité
sous contrôle. « Les groupes caritatifs seront passibles de sanctions
s’ils participent à des activités sapant la sécurité de l’Etat ou les intérêts publics ou s’ils parrainent de
telles activités », a rappelé le Quotidien du peuple. Une autre loi destinée à policer les ONG basées en
Chine et leurs liens avec l’étranger
est toujours en discussion.
Ombre de la censure
Parmi les huit autres documents
approuvés par les 3 000 délégués
figure le nouveau plan quinquennal (2016-2021), qui promet une
croissance moyenne supérieure
à 6,5 % sur les cinq prochaines années, le budget et plusieurs rapports d’activité des grandes institutions. Celui de la Cour suprême
révèle que 1 419 condamnations
ont été prononcées en 2015 pour
atteinte à la sûreté de l’Etat (qui
inclut la subversion, le terrorisme et le séparatisme), soit le
double de l’année précédente.
Le premier
ministre,
Li Keqiang,
a cherché
à projeter l’image
d’un gestionnaire
sûr de lui
et rassurant
Lors de la conférence de presse
qui a suivi la cérémonie de clôture, le premier ministre, Li
Keqiang, a cherché à projeter
l’image d’un gestionnaire sûr de
lui et rassurant. Détendu, il a plaisanté à maintes reprises, répondant à des questions presque exclusivement centrées sur l’économie, durant ce seul exercice
annuel de face-à-face entre un dirigeant chinois et la presse locale
et étrangère. Face aux inquiétudes d’un reporter chinois sur des
impayés de retraites dans certaines localités, le premier ministre
s’est engagé sur le respect par les
gouvernements provinciaux et,
in fine, du gouvernement central, de leurs obligations. « Ce
n’est pas une promesse en l’air », at-il lancé.
Sur les relations sino-américaines, Li Keqiang a minimisé les risques d’envenimement entre les
deux géants : la priorité de la
Chine reste le « développement
économique », et la Chine et ses
voisins ont les capacités de « gérer
leurs différences ». Le premier ministre n’a pris aucun risque dans
ses réponses : au sujet de
Hongkong, dont les vingt ans de
rétrocession à la Chine seront célébrés en 2017, M. Li a réitéré l’attachement du gouvernement chinois au modèle « un pays, deux
systèmes » et au « haut degré
d’autonomie » de la région administrative spéciale, pourtant en
pleine turbulence politique.
L’ombre de la censure a pesé sur
la session parlementaire : une dizaine de sujets (dont le smog)
avaient été bannis dans les médias. Le 8 mars, le site d’information Caixin Online défiait les autorités de propagande en rapportant la censure d’un de ses articles
à la suite de l’affaire Ren Zhiqiang.
Ce grand patron de l’immobilier
et membre du Parti communiste
chinois (PCC) avait été rappelé à
l’ordre début mars pour avoir critiqué la tournée de Xi Jinping
auprès des médias officiels.
Raidissement
Ce raidissement s’explique en
partie par les échéances politiques à venir : le PCC se réunira fin
2017 en congrès pour changer la
composition du bureau politique
et de son comité permanent, le
collectif dirigeant suprême à sept
membres. Or, cinq des membres
actuels prendront leur retraite –
seuls doivent rester Xi Jinping et
Li Keqiang. En outre, deux des
nouveaux entrants seront les futurs dirigeants de la Chine. « Le
processus de personnalisation et
de concentration du pouvoir par Xi
Jinping ne signifie pas qu’il décidera seul des nominations. Cela
reste un exercice collectif avec des
négociations. Mais Xi prend des
gages : quiconque entrera au comité permanent devra lui prêter
allégeance », explique un analyste
politique étranger.
Le sentiment d’insécurité qui a
transparu dans le côté guindé de
la session parlementaire de 2016
se nourrit des anticipations des
dirigeants chinois pour les mois à
venir : « Ils entrent dans une période de troubles économiques et
de luttes internes entre les réseaux, poursuit l’analyste. Et Xi
souhaite sans doute s’assurer
d’une transition beaucoup moins
conflictuelle que celle de 2012 qui,
avec l’affaire Bo Xilai, fut un traumatisme. » p
brice pedroletti
LES CHIFFRES
1,8 MILLION
de licenciements dans
le charbon et l’acier
Le gouvernement chinois a
indiqué le 29 février qu’il anticipait la disparition d’environ
1,8 million d’emplois dans le
charbon et l’acier, deux secteurs
qui souffrent d’importantes
surcapacités, à l’heure où la
demande intérieure ralentit.
5 À 6 MILLIONS
de licenciements au total
Selon Reuters, le gouvernement
tablerait plutôt sur cinq à six
millions de licenciements au
total en Chine dans les deux
à trois ans à venir.
100 MILLIARDS
de yuans
Pékin a annoncé en février la
création d’un fonds de 100 milliards de yuans (13,7 milliards
d’euros) pour le reclassement
de ces travailleurs, et le premier
ministre, Li Keqiang, a expliqué
mercredi 16 mars être prêt
à débloquer davantage si
nécessaire.
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tokyo - correspondance
d’extrême droite, rendant
particulièrement difficile la
formation d’un gouvernement. – (AFP.)
T U R QU I E
Un groupe radical kurde
revendique l’attentat
d’Ankara
Un groupe radical kurde, les
Faucons de la liberté du Kurdistan (TAK), proche du Parti
des travailleurs du Kurdistan
(PKK), a revendiqué, jeudi
17 mars, l’attentat à la voiture
piégée qui a tué 35 personnes
à Ankara le 13 mars. Dans un
texte publié sur son site Internet, il présente son action
comme une riposte aux opérations militaires dans plusieurs villes du sud-est du
pays à majorité kurde. Le
17 février, le groupe avait déjà
mené une attaque-suicide,
qui avait entraîné la mort de
29 personnes, majoritairement des militaires. – (AFP.)
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6 | planète
0123
VENDREDI 18 MARS 2016
Incidents
en série dans
le parc nucléaire
américain
Les Etats-Unis sont le premier
producteur mondial de cette
forme d’énergie
new york - correspondant
P
lusieurs incidents survenus à quelques semaines d’intervalle dans des
centrales
nucléaires
américaines alimentent le débat
sur la sécurité et l’avenir de cette
source d’énergie.
Début février, le gouverneur de
l’Etat de New York, Andrew Cuomo,
s’est inquiété d’une fuite provenant
de la centrale d’Indian Point, située
à 65 km au nord de New York. Des
prélèvements ont indiqué la présence à un niveau élevé de tritium,
un isotope radioactif, dans les eaux
souterraines à proximité de l’installation. Le groupe qui exploite la
centrale, Entergy, a souligné que, si
les taux relevés n’étaient « pas conformes » à ses propres normes, « il
n’y a aucune conséquence pour la
santé et la sécurité du public », ajoutant que les résultats des prélèvements sont « plus de mille fois en
dessous des limites admises par les
autorités fédérales ».
Mais malgré ces assurances,
M. Cuomo a ordonné à la direction de l’environnement de l’Etat
de New York une enquête sur l’origine de la fuite. « Notre première
préoccupation concerne la santé
et la sécurité des riverains à proximité de la centrale, et elle consiste
à s’assurer que la fuite souterraine
ne représente pas une menace », a
expliqué le gouverneur.
La centrale d’Indian Point, qui a
commencé à produire de l’électricité en 1974, n’en est pas à son premier incident. Le 9 mai 2015, un
réacteur avait dû y être arrêté à la
suite d’un problème de transformateur, qui avait causé un début
d’incendie. Le 14 décembre, une
panne électrique, probablement
causée par un oiseau, avait conduit
à l’arrêt d’un réacteur. Selon des
documents révélés par le New York
Post, il s’agirait du vingtième incident de ce type depuis 2011.
Alors que la centrale cherche à
obtenir une prolongation de
vingt ans de l’autorisation d’ex-
La note interne d’EDF qui inquiète
Les groupes électrogènes de secours des centrales nucléaires
françaises, qui doivent assurer leur alimentation électrique en
cas de coupure du réseau, sont dans un état « à surveiller », « dégradé » ou même « inacceptable », selon des documents internes
d’EDF portant sur la période 2012-2014 et dévoilés par le Journal
de l’Energie. Ceux-ci font état de « fuites d’huile, d’air ou de carburant [diesel] » qui « dégradent la fiabilité d’ensemble ». EDF se défend en affirmant qu’il s’agit d’appréciations sur l’état « prospectif » à moyen et à long terme de ces équipements, qui « sont
disponibles » et « en bon état ». L’Autorité de sûreté nucléaire estime qu’« il n’y a pas de situation particulièrement préoccupante »,
mais pointe des « difficultés » d’EDF « dans la gestion de la maintenance de certains systèmes ».
La centrale nucléaire
d’Indian Point, le 9 mai
2015, peu de temps après
un incendie. CRAIG RUTTLE/AP
ploitation de ses deux réacteurs,
qui ont expiré respectivement
en 2013 et 2015, l’Etat de New York
s’y oppose et réclame depuis plusieurs années la fermeture du site.
Il considère que sa proximité avec
une faille géologique et avec l’une
des principales sources d’approvisionnement en eau potable de
l’agglomération new-yorkaise
constitue une menace pour un
bassin de population de plus de
20 millions de personnes. Dans
une tribune publiée dans le New
York Times, Paul Gallay, le
président de l’Hudson Riverkeeper, une association locale de
protection de l’environnement,
rappelait que 1 500 tonnes de
déchets radioactifs restent stockées sur place, tandis que « le
système de refroidissement de
l’usine a des effets dévastateurs sur
l’écologie de l’Hudson River ».
M. Cuomo a aussi demandé
qu’un projet de gazoduc, situé à
moins de 1 kilomètre de la centrale, soit suspendu par mesure
de sécurité. Entergy a depuis intenté un procès à l’Etat, considérant que celui-ci n’a pas l’autorité
pour réguler l’énergie nucléaire.
En Floride, le ton monte également à propos de la centrale de
Des demandes
pour porter
la durée
de la licence à
quatre-vingts ans
devraient être
examinées
Turkey Point, située à une cinquantaine de kilomètres au sud
de Miami et qui date également
du début des années 1970. Le
maire de l’agglomération a publié le 7 mars une étude qui révèle
que les niveaux de tritium présents dans l’eau de la baie de Biscayne sont 215 fois supérieurs à
ceux observés normalement
dans l’eau de mer.
Intervention d’un juge
Bien qu’à ce stade le rapport ne
parle pas de risques pour la santé
publique, ces taux indiquent toutefois que des fuites ou des déversements provenant de la centrale
se sont produits. Ce constat intervient deux semaines après la décision d’un juge de Tallahassee, la
capitale de la Floride, ordonnant à
l’opérateur de la centrale, Florida
Power & Light, et à l’Etat de procéder à la sécurisation du système
de refroidissement, après avoir
constaté que des rejets menaçaient des nappes d’eau potable.
Ces incidents viennent nourrir
les interrogations sur les conséquences de la décision prise il y a
deux ans d’augmenter la production d’électricité de 15 %. L’utilisation intensive des canalisations
de refroidissement avec une eau
trop chaude et trop salée, notamment l’été, pourrait être à l’origine
de détériorations. La centrale est
en effet obligée de pomper l’eau
dont elle a besoin dans l’aquifère
floridien – le réservoir naturel
d’eau – qui présente des taux de
salinité significatifs.
Au-delà de ces incidents, la production nucléaire américaine est
sur la sellette sur le plan économique. Les Etats-Unis restent le premier producteur mondial d’énergie nucléaire, avec un parc d’une
centaine de réacteurs qui fournissent 21,5 % des besoins en électricité du pays. Mais les infrastructures, avec une moyenne d’âge de
trente-quatre ans, sont vieillissantes. Les licences d’exploitation initiales ont été accordées pour qua-
rante ans. A ce jour, 81 % du parc a
obtenu un renouvellement pour
vingt ans supplémentaires et, à
partir de 2017, la Nuclear Regulatory Commission devrait commencer à examiner des demandes
pour porter la durée totale de la licence à quatre-vingts ans.
Mais si le problème de l’âge arrive à être surmonté sur un plan
réglementaire, reste la question de
la compétitivité des centrales.
Selon l’Energy Information
Administration, la mise en service
d’un nouveau réacteur serait 25 %
plus chère qu’une unité équivalente de production au gaz, dont le
prix a baissé ces dernières années.
Cette situation conduit les
opérateurs à multiplier les fermetures de centrales. Selon la World
Nuclear Association une dizaine
est concernée, tandis que seulement cinq sont en construction.
Un débat est en cours pour savoir
si, sans un maintien de la part du
nucléaire dans le mix énergétique, le pays sera capable de tenir
ses objectifs à long terme de réduction de CO2, alors que l’éolien
et le solaire ne représentent respectivement que 6,2 % et 0,5 % de
la production d’électricité. p
stéphane lauer
En Allemagne, la sortie de l’atome devant la justice
Trois des quatre groupes possédant des centrales nucléaires ont déposé plainte contre l’Etat et réclament des dédommagements
berlin - correspondant
L
a sortie du nucléaire civil à
l’horizon 2022 décidée il y a
cinq ans par Angela Merkel,
quelques jours après la catastrophe de Fukushima, a-t-elle enfreint les droits de propriété des
actionnaires concernés ? Le gouvernement aurait-il dû les dédommager ? Faute de s’être entendus avec celui-ci, trois des quatre
groupes possédant des centrales
nucléaires en Allemagne ont décidé de porter plainte devant le
Tribunal constitutionnel de
Karlsruhe : les allemands E. ON et
RWE et le suédois Vattenfall. Le
quatrième opérateur, EnBW, propriété du Land du Bade-Wurtem-
berg dirigé par les Verts, ne s’est
pas associé à la plainte.
La Cour de Karlsuhe a étudié la
plainte les 15 et 16 mars, mais elle
ne rendra son verdict que dans
plusieurs mois. L’enjeu financier
est majeur : selon certaines sources, le dédommagement pourrait
atteindre près de 20 milliards
d’euros au total. Parallèlement à
sa démarche en Allemagne, le
groupe public Vattenfall a porté
l’affaire devant une cour d’arbitrage international à Washington.
Marchandage
Officiellement, il ne s’agit pas
pour les exploitants de faire le
procès de la sortie du nucléaire,
mais simplement de ses modali-
venant
de choc
Selon certaines
sources,
l’indemnisation
pourrait
atteindre près
de 20 milliards
d’euros
tés. Pour la ministre de l’environnement, Barbara Hendricks, présente à Karlsruhe, « il incombe au
seul gouvernement d’être pour ou
contre le nucléaire ». Mais en décidant, en 2011, d’arrêter immédiatement huit réacteurs nucléaires
et d’échelonner la fermeture des
neuf derniers entre 2015 et 2022,
le gouvernement a-t-il « exproprié » les actionnaires ?
Les professionnels font remarquer que, dès 2002, le gouvernement, alors dirigé par le social-démocrate Gerhard Schröder, avait
passé un compromis avec les
exploitants des centrales prévoyant leur fermeture progressive. Or, en 2010, le gouvernement Merkel a annoncé la prolongation de la vie des centrales
avant de faire volte-face en 2011
après Fukushima. Tout cela coûte
de l’argent et, font valoir les exploitants, s’ils ne portaient pas
plainte contre l’Etat, leurs actionnaires seraient en droit de déposer plainte contre eux.
La décision prise en 2011 a assurément déstabilisé l’industrie
électrique allemande. E. ON, premier électricien national, avait
annoncé fin 2014 son souhait de
transférer à une nouvelle entreprise ses centrales, notamment
nucléaires, pour se recentrer vers
d’autres énergies, notamment le
renouvelable. Mais, après s’être
félicité de cette décision, le gouvernement a estimé que la nouvelle structure ne serait peut-être
pas suffisamment capitalisée
pour assurer le coûteux démantèlement des centrales. Tout en démentant avoir de telles arrièrepensées et envisager de laisser à la
collectivité le soin de financer la
sortie du nucléaire, E. On a fait en
nicolas demorand
le 18/20
mond
15 un jour dans le monde
18:15
19:20 le téléphone sonne
partie machine arrière en 2015,
gardant les centrales nucléaires
au sein de la maison mère.
Depuis, le coût du démantèlement fait l’objet de négociations
entre l’Etat et les producteurs.
Une commission mise en place
par les pouvoirs publics réfléchit
à différents scénarios, dont la
création d’un fonds public pour
s’assurer que les provisions constituées par les opérateurs soient
mobilisables. Le marchandage
entre les industriels et le gouvernement est loin d’être terminé.
La plainte déposée à Karlsruhe
est aussi à replacer dans ce contexte au moins autant politique
que juridique. p
frédéric lemaître
avec les chroniques
d’Arnaud Leparmentier
et d’Alain Frachon
dans un jour dans le monde
de 18 :15 à 19 :00
FRANCE
0123
VENDREDI 18 MARS 2016
|7
Coup de pouce en faveur des fonctionnaires
Le gouvernement relève de plus de 1 % les salaires de la fonction publique ; une première depuis 2010
U
n coup de pouce de
l’ordre de 1,2 %. Voilà
l’augmentation générale que le gouvernement envisageait d’annoncer,
jeudi 17 mars, en faveur de la rémunération des fonctionnaires. Ce
chiffrage, que l’entourage de la ministre de la fonction publique,
Annick Girardin, ne confirmait
pas, jeudi matin, à l’heure où Le
Monde bouclait son édition, était
évoqué par une autre source au
sein de l’exécutif. Le montant de la
hausse devait être dévoilé jeudi en
milieu de journée aux syndicats
d’agents, à l’occasion d’un « rendez-vous salarial » qui avait été
décalé, à la suite du remaniement
du 11 février.
Cette décision met fin à près de
six années de blocage du point
d’indice (un peu plus de
55,56 euros bruts par an), le paramètre qui sert à déterminer le
traitement de base des fonctionnaires. Un gel d’une durée sans
précédent depuis la Libération.
Toutes les centrales syndicales réclamaient qu’il soit mis fin à cette
longue période « d’austérité ».
Manuel Valls les a entendues en
faisant, selon sa formule, « un
geste significatif ». Sur le plan budgétaire, les conséquences sont, en
effet, loin d’être anodines : si la revalorisation atteint 1,2 %, elle représentera un surcroît de dépenses d’environ 2,4 milliards d’euros
par an, pour l’Etat, les collectivités
locales et les hôpitaux publics (un
peu plus de 1,8 milliard d’euros).
L’arbitrage rendu jeudi s’ajoute à
d’autres mesures récemment prises au profit des fonctionnaires.
Ainsi, le « protocole sur les parcours
professionnels, les carrières et les rémunérations », ficelé au début de
l’automne 2015, prévoit de refondre les grilles salariales, améliorant au passage la rémunération
des agents. Il pourrait représenter,
« à l’horizon de 2020 », un coût de
4,5 à 5 milliards d’euros par an
« pour l’ensemble de la fonction publique », d’après un rapport rendu
en septembre 2015 par la Cour des
comptes. Une estimation qu’avait
contestée Marylise Lebranchu, à
l’époque où elle se trouvait rue de
Lille, à la place aujourd’hui occupée par Mme Girardin.
Le dégel du point d’indice, qui intervient treize mois avant le premier tour de la présidentielle, en
pleine contestation de la réforme
du droit du travail, est interprété
comme un geste influencé par des
arrière-pensées politiques. « Le
lien de cause à effet paraît assez
évident, après la réussite de la mobilisation du 9 mars contre l’avantprojet de loi El Khomri et celle programmée le 31 mars sur le même
mot d’ordre. Avec, en outre, une
journée d’action dans la fonction
publique, qui pourrait avoir lieu le
22 mars », énumère Pascal Pavageau (FO). L’espoir du gouvernement serait donc de faire retomber la pression. Mais aussi de câliner une catégorie souvent décrite
comme penchant à gauche.
« François Hollande se rappelle au
Treize mois avant
la présidentielle,
la décision
est interprétée
comme un geste
influencé par des
arrière-pensées
politiques
bon souvenir de ceux qu’il considère comme étant la base de son
électorat », a ironisé, mercredi,
Brigitte Kuster, porte-parole du
parti Les Républicains (LR). L’accroissement de la valeur du point
relève « de l’électoralisme aux frais
des Français », a renchéri, mercredi sur RFI, Eric Woerth, ministre du budget et de la fonction pu-
blique sous la présidence Sarkozy,
en ajoutant : « Ça ne se voit pas
beaucoup sur la feuille de paie d’un
fonctionnaire et ça plombe les
comptes de l’Etat qui ne sont déjà,
c’est le moins qu’on puisse dire, pas
si flamboyants. »
Dégradation du pouvoir d’achat
Le gouvernement fait valoir qu’il
était temps de desserrer l’étau,
compte tenu de la contribution
des agents au redressement des
comptes publics : le blocage du
point a permis d’économiser (ou
de ne pas dépenser) 7 à 8 milliards
d’euros. « Il est important de revaloriser les salaires maintenant car
dans le cas inverse, il n’y aurait
rien eu de visible durant ce quinquennat », complète Luc Farré
(UNSA). Sous-entendu : la poursuite du gel aurait entaché le bilan de François Hollande.
Reste maintenant à savoir si la
décision de l’exécutif donnera satisfaction aux fédérations de fonctionnaires. La CGT et FO – arrivées
respectivement première et troisième aux dernières élections
professionnelles de novembredécembre 2014 – revendiquaient
des hausses beaucoup plus importantes que celles annoncées
par le gouvernement. Elles mettaient en avant la dégradation du
pouvoir d’achat depuis 2010.
Une analyse que ne partage pas
la Cour des comptes : dans le rapport qu’elle a remis en septembre 2015, elle soutient que, « sur la
période 2010-2013, le pouvoir
d’achat des agents de la fonction
publique d’Etat en poste deux années consécutives a (…) été préservé, avec une augmentation de
0,5 % par an en moyenne ». Grâce,
pour l’essentiel, aux avance-
ments individuels et aux primes.
La haute juridiction précise que,
« depuis la crise, le ralentissement
de la masse salariale publique est
moins prononcé en France que
dans la moyenne des pays de la
zone euro, en particulier les pays
d’Europe du Sud ». Mais ses modes de calcul sont, à leur tour,
contestés par les organisations
syndicales car ils mettent de côté
une partie des effectifs et reposent sur des moyennes qui escamotent le sort des agents qui ont
très peu de primes ou qui sont arrivés au sommet de l’échelle de
rémunération.
Quoi qu’il en soit, les fédérations de fonctionnaires devaient
indiquer, à l’issue de leur rencontre avec Mme Girardin, jeudi, si
elles maintiennent leur appel à la
mobilisation, le 22 mars. p
bertrand bissuel
Selon Bercy, pas d’inquiétude
pour la réduction du déficit
pour tenir compte à la fois de
ces dépenses supplémentaires et des mesures d’économie
nouvelles qu’elles appellent,
en tenant compte d’une inflation qui sera inférieure à ce
qui avait été retenu en loi de finances initiale.
« Economies pérennes »
Pour Christian Eckert, cependant, il n’y a « pas d’inquiétude sur le respect de la trajectoire ». « Nous avons déjà fait
face à une situation similaire
en 2015 », souligne le secrétaire d’Etat chargé du budget.
Malgré des dépenses supplémentaires significatives pour
la lutte contre le terrorisme
ou pour soutenir l’investissement des entreprises intégrées en cours d’année, le déficit public en 2015 devrait
être inférieur aux 3,8 % prévus. Un résultat conforté par
la nette amélioration des
comptes de la Sécurité sociale
publiés mardi. « Et, là, ce sont
des économies pérennes, qu’on
retrouvera en 2016 », souligne
M. Sapin.
Un déficit public meilleur
que prévu en 2015 facilitera
évidemment la réalisation de
l’objectif en 2016. Outre la réserve de précaution inscrite
en loi de finances initiale, le
gouvernement bénéficie de
deux facteurs favorables.
D’une part, le maintien à un
niveau bas des taux d’intérêt
permet d’alléger le service de
la dette. D’autre part, la faible
inflation a aussi des effets favorables pour les économies
réalisées dans les ministères,
bien supérieurs au coût représenté par le dégel de l’indice.
Ce qui conforte Bercy dans la
conviction que les objectifs
seront tenus. « On n’est pas
aux abois, loin de là », veut rassurer M. Sapin. p
patrick roger
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avec le « geste significatif »
annoncé en faveur des fonctionnaires – une revalorisation de l’ordre de 1,2 % du
point d’indice –, le gouvernement s’apprête-t-il à tirer un
trait sur ses engagements de
réduction du déficit public,
censé repasser sous la barre
des 3 % du produit intérieur
brut en 2017 ?
La droite dénonce l’ouverture des vannes de la dépense
publique pour des raisons politiques. « L’arrière-pensée est
énorme, presque plus importante que la pensée elle-même,
a par avance condamné Eric
Woerth, le secrétaire général
de LR, mercredi 16 mars sur
RFI. Ça coûte presque 2 milliards d’euros. C’est évidemment infinançable. »
Infinançable ? Pas si sûr,
même si l’annonce de cette revalorisation vient s’ajouter
aux déblocages de crédits nouveaux pour le plan emploi formation, de l’ordre de 2 milliards d’euros, ou en soutien
aux agriculteurs, environ
800 millions d’euros, pour ce
qui est des plus importants.
Tout d’abord, une inconnue
subsiste à cette heure sur le
tempo de la revalorisation du
point d’indice. Interviendra-telle en une seule fois et à quelle
date, ou interviendra-t-elle en
deux temps, une partie sur
2016 et une autre sur 2017 ? De
la réponse à ces questions dépend le coût pour les finances
publiques sur 2016 et 2017.
En revanche, la question
reste de savoir si le budget est
en mesure d’absorber le coût
global de ces annonces sans
dériver par rapport à l’objectif,
dont le ministre des finances,
Michel Sapin, a rappelé qu’il
restait fixé à 3,3 % de déficit
en 2016. En tout état de cause,
un « collectif budgétaire » devrait être présenté en juin
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8 | france
0123
VENDREDI 18 MARS 2016
Alain Juppé, la campagne sans risque
Favori des sondages pour la primaire à droite, le maire de Bordeaux veut imposer l’image d’un homme apaisé
alors qu’on est à huit mois de la primaire, abonde le député juppéiste
Benoist Apparu. Notre stratégie,
c’est de monter en puissance doucement, en accréditant l’idée qu’Alain
Juppé est un homme sérieux, disposant d’un projet crédible, qui fera le
job. Pas de faire des coups ou des
promesses sans lendemain. »
caen - envoyé spécial
U
ne musique entraînante, quelques applaudissements polis… Alain Juppé fait
son entrée dans le centre des congrès de Caen devant plus de 600
personnes, dont une majorité de
têtes grises. Le candidat à la primaire de la droite pour la présidentielle de 2017 a présenté mercredi 16 mars les quatre grands
axes de sa campagne (l’emploi, la
fiscalité, l’éducation et l’Europe)
et ses principales propositions
(suppression des 35 heures et de
l’ISF, retraite à 65 ans), tout en dénonçant « l’amateurisme » du
gouvernement.
Pas d’effervescence ni d’effet de
scène : l’ex-premier ministre délivre un discours mesuré, sur un
ton posé. Loin de galvaniser l’assistance, son exposé suscite une
approbation polie. L’ambiance
contraste avec l’euphorie qui règne habituellement dans les meetings de Nicolas Sarkozy. Quand
ce dernier crée la polémique avec
des formules chocs et des propositions transgressives, M. Juppé,
lui, s’efforce de ne pas faire de vagues. Il ne se lance pas dans des
déclarations à l’emporte-pièce ou
de grandes promesses.
Cérébral, il préfère « appeler à la
réflexion » et conseille aux Français de « faire fonctionner leur raison plutôt que leur passion ». Car il
en est convaincu : après les quinquennats de MM. Sarkozy et Hollande, les Français voudront avant
tout un homme d’Etat rassurant
et en mesure d’apaiser le pays. Pas
de diviser en permanence.
Pour l’instant, la méthode Juppé
porte ses fruits. Dans les sondages,
le maire de Bordeaux s’est imposé
comme le favori de la primaire et
ces dernières semaines, il a engrangé plusieurs ralliements chez
les élus LR (Jean-Pierre Raffarin,
Jean Leonetti, Axel Poniatowski…).
Le candidat assume son statut. « Je
suis le favori depuis six mois dans
les sondages. Cela me donne confiance mais cela ne change pas ma
modestie naturelle et ma prudence
car les sondages, c’est fragile et cela
peut changer. Cela dit, je préfère
Les sarkozystes
font le pari
que la frilosité
de Juppé le fera
inévitablement
dévisser dans
les sondages
Alain Juppé lors d’une visite à Port-en-Bessin (Calvados), le 16 mars. JÉRÔME LALLIER POUR « LE MONDE »
être à ma place qu’au trentesixième dessous », confie-t-il.
Mais le fait d’être en pole position peut aussi se révéler un piège.
Car la crainte de décrocher dans les
sondages pousse le maire de Bordeaux à prendre le moins de risques possible. D’où son style consensuel et sa campagne sans coups
d’éclat. « Comme il est en tête, chacun de ses faits et gestes est passé à
la loupe, donc il faut faire attention
à la moindre petite phrase », admet
un membre de son équipe.
En retrait du débat national
A huit mois de la primaire, la prudence est donc de mise. Pas question de commettre un faux pas.
« Alain Juppé a réussi à être en tête
à la première étape mais il lui faut
désormais garder le maillot jaune
jusqu’à la fin, souligne le député
Dominique Bussereau, qui le soutient. Il doit tenir le choc car il va
subir toutes les échappées des
autres candidats. »
Désormais moins dans la conquête que dans la gestion de son
capital sondagier, le favori a évité
les prises de position tranchées
ces dernières semaines, afin de
pas donner de prise aux critiques.
Au risque de se retrouver en retrait – voire quasi absent – du débat national. Le premier secrétaire
du PS, Jean-Christophe Cambadélis, n’a pas manqué de le souligner, mercredi, en demandant sur
Twitter : « Quelqu’un a des nouvelles d’Alain Juppé ? Il est en vacances ? Il n’a d’idées sur rien ? “Loi travail”, réfugiés, croissance ? »
Quand on lui fait remarquer sa
relative discrétion et son manque
d’audace ces derniers temps,
M. Juppé se braque : « Je ne suis pas
sûr d’avoir dit des choses insipides
dans mon livre Pour un Etat fort
[Lattès, 250 p., 12 euros] ou quand
j’ai proposé de supprimer l’ISF, ainsi
que les 35 heures. On a même dit le
contraire. Simplement, j’essaie de
ne pas dire de conneries. Je mène
une campagne sur le temps long et
ne cherche pas à occuper les médias
tous les matins avec une déclaration fracassante, comme le font
d’autres. » « Nous ne sommes pas
dans la même situation que les
autres candidats, fait valoir Aurore
Bergé, membre de l’équipe du
maire de Bordeaux. Le Maire et
NKM ont besoin d’augmenter leur
notoriété, alors que Copé et Sarkozy
tentent de reconquérir l’opinion.
Juppé, lui, a un socle de popularité à
conforter et à élargir pour la primaire. Il n’a donc pas besoin de rebondir sur chaque sujet pour faire
parler de lui. » « Lâcher les chevaux
maintenant n’aurait aucun sens,
« Syndrome Balladur »
Il n’empêche. « Alain Juppé se
trouve dans un entre-deux pas évident à gérer, analyse le politologue
de l’IFOP Frédéric Dabi. Il doit trouver un équilibre entre la gestion de
la course de fond de la primaire et le
souci de ne pas apparaître comme
celui qui propose peu et ne mobilise
pas son électorat. » Les sarkozystes, eux, font le pari que la frilosité
de M. Juppé le fera inévitablement
dévisser dans les sondages. « Il est
dans le syndrome qu’a connu Balladur lors du second semestre de
1994 : il ne bouge plus et ne dit plus
rien pour gérer ses bons sondages.
Or, c’est justement à partir du moment où il a décidé de ne plus être à
l’initiative que Balladur a décroché », rappelle un ex-ministre.
Une
comparaison
que
M. Sarkozy apprécie particulièrement. Depuis qu’il est distancé
par M. Juppé dans les sondages, il
ne cesse de prédire à son rival le
même destin que celui d’Edouard
Balladur, donné largement gagnant face à Jacques Chirac
en 1995 avant de s’incliner à la
surprise générale. La comparaison irrite au plus haut point le
maire de Bordeaux : « Est-ce que je
ressemble à Balladur ? Je rappelle
que j’ai mené une vingtaine de
campagnes électorales. Je les ai
toutes gagnées, sauf deux. » Reste
à savoir dans quelle catégorie se
rangera la primaire. p
alexandre lemarié
Primaire à droite : des candidats parrainés par la gauche ?
tout le monde a beau être obnubilé par
ce scrutin, il faut croire que personne ne
s’était vraiment penché sur la charte de la
primaire de la droite. Les dirigeants de l’opposition viennent de s’apercevoir que les
candidats pourraient être parrainés par des
élus de tous les partis et pas seulement par
ceux des Républicains (LR).
La charte précise que les prétendants doivent réunir les signatures de « deux cent cinquante élus [dont vingt parlementaires] habilités à présenter un candidat en vue de
l’élection présidentielle ». « A la présidentielle,
un candidat peut se faire parrainer par un
élu quelle que soit l’étiquette politique de ce
dernier. La charte ne souffre donc d’aucune
autre interprétation », précise Anne Levade,
présidente de la haute autorité, l’instance
qui vérifiera la validité des parrainages.
Cette possibilité est apparue dans le débat
récemment. Alors que les candidats se lancent à la chasse aux parrainages, l’hebdomadaire Marianne explique que Nathalie Kosciusko-Morizet prospecterait du côté des
élus centristes et des écologistes. Peu appréciée par de nombreux députés LR, NKM
trouverait son salut à l’extérieur de sa famille politique en mettant en avant ses opinions sur l’environnement et sur l’Europe.
L’équipe de NKM ne dément pas mais affirme ne pas avoir fait de racolage : les élus
centristes et écologistes se seraient manifestés d’eux-mêmes. Le député écologiste
de Loire-Atlantique, François de Rugy, est
cité dans l’article. « J’ai été surpris car je n’ai
jamais été contacté. Je suis prêt à discuter
avec elle mais c’est un peu baroque comme
situation », confie-t-il au Monde.
La plupart des dirigeants LR sont tombés
de leur chaise. « Qu’on ouvre la primaire aux
centristes et à leur électorat, pourquoi pas…
Mais pas au-delà. Nous n’acceptons pas les
électeurs de gauche et donc pas leurs parrainages », estime le sarkozyste Daniel Fasquelle. Les proches de M. Sarkozy se demandent s’il ne faut pas changer ce point.
Les responsables de la primaire ne croient
pas à un déferlement de parrainages socialistes, centristes ou frontistes car le nom des
parrains sera rendu public. Mais ce débat alimente la peur inhérente à la primaire
ouverte de voir les opposants se mêler au
scrutin. En 2011, les socialistes avaient redouté que des milliers de sympathisants de
droite participent au vote afin de plomber
les chances du candidat le mieux placé. p
matthieu goar
A Milan, Marion Maréchal-Le Pen fait entendre sa voix
La députée du Vaucluse assoit chaque jour davantage ses différences de position vis-à-vis de sa tante Marine Le Pen
milan - envoyé spécial
M
arion Maréchal-Le Pen
occupe une place singulière au sein du Front
national, et chacun de ses actes
manifeste une volonté de la renforcer. Dès la fin de l’année 2012, la
députée de Vaucluse s’était fait un
prénom en descendant dans la rue
contre le mariage pour tous, alors
que sa tante Marine Le Pen refusait
de s’y rendre malgré son opposition affirmée à la loi Taubira.
Ce sillon conservateur, Mme Maréchal-Le Pen, 26 ans, continue de
le tracer bien que sa formation préfère mettre en avant l’immigration ou les sujets économiques et
sociaux. Et elle n’hésite pas à trancher avec l’image « apaisée » que sa
tante souhaite donner du parti.
Lors d’une conférence de presse
organisée à Milan avec son allié
italien de la Ligue du Nord, mercredi 16 mars, la jeune femme a
estimé que la reconnaissance du
mariage homosexuel « ouvre la
voie à de très nombreuses dérives ». « D’autres minorités chercheront à faire reconnaître leur forme
d’amour, je pense notamment à la
polygamie », a-t-elle jugé.
La veille, alors qu’elle se trouvait
à Rome, la députée avait insisté
sur le sujet en critiquant l’Union
européenne, « qui s’en prend aussi
à nos familles et à nos enfants en
promouvant tous les délires et les
fantasmes LGBT [lesbiens, gays, bi
et trans], du mariage homosexuel
aux mères porteuses, en passant
par la théorie du genre ».
Marine Le Pen a réagi jeudi
17 mars, sur RTL : « Nous avons dit
que nous sommes contre le mariage, mais pour un pacs amélioré.
On est très loin encore de la recon-
naissance de la polygamie dans
notre pays, Dieu merci. »
Faire entendre une voix singulière, toujours. Marion Maréchal-Le Pen donne volontiers
l’image d’une franc-tireuse au
sein du FN, mais s’efforce de ne
pas être prise en défaut vis-à-vis
de la ligne officielle du parti.
Florian Philippot, le paratonnerre
Femme de droite dans un FN qui
se revendique « ni de droite ni de
gauche », libérale face à une direction qui porte un discours aux accents étatistes, la députée de Vaucluse marche sur une ligne de
crête. Quand le vice-président du
FN, Florian Philippot, juge « infâme » le projet de loi El Khomri
de réforme du code du travail, elle
estime de son côté qu’il pose de
« bonnes questions » mais qu’il apporte de « mauvaises réponses ».
« Vous imaginez
Marine Le Pen
à la tête du parti
des fleurs ? »
MARION MARÉCHAL-LE PEN
députée du Vaucluse
Quand elle dit croire « nécessaire »
l’alliance avec des personnalités
de droite pour l’emporter en 2017,
elle précise bien qu’aucune complaisance ne saurait exister à
l’égard du parti Les Républicains.
Et si elle reconnaît ne pas toujours
avoir la « même vision » politique
que M. Philippot, elle se garde de
l’attaquer publiquement, laissant
à son entourage le soin de le faire.
Ou quand le bras droit de Marine
Le Pen sert de paratonnerre.
Ces précautions apparentes
n’empêchent pas les crispations.
L’annonce en février d’une « tournée » internationale de la jeune
femme au cours de l’année 2016,
avec un programme aussi hétéroclite que vague, du Maroc à Israël
en passant par la Russie ou la Syrie,
a quelque peu agacé au sein de la
direction du Front national.
« Elle a donné l’impression de lancer des noms de destinations sans
que cela soit vraiment préparé,
note un dirigeant. La stature internationale, par définition, c’est la
prérogative de la présidente. Après,
Marion est légitime pour le faire
aussi. » La « présidente » devrait reprendre la main avec un voyage au
Québec et à Saint-Pierre-et-Miquelon pendant une semaine, à compter du vendredi 18 mars.
La députée de Vaucluse n’hésite
pas à se présenter comme l’héri-
tière d’une certaine tradition au
sein du FN. Quand elle récupère
une partie des archives de son
père, Samuel Maréchal, ancien patron du FN de la jeunesse, elle ne
manque pas de le faire savoir. A
Milan, la jeune femme a rendu un
hommage appuyé à Jean-Marie Le
Pen, exclu du FN en août 2015.
La députée s’affirme par ailleurs
opposée à un éventuel changement de nom du parti, fondé par
son grand-père il y a bientôt quarante-quatre ans. « Changer de
nom pour changer de nom, c’est
une facilité. Si on le fait, il faudrait
changer le nom de Marine, parce
que “Le Pen” c’est aussi diabolisé
que « Front national ». Vous imaginez Marine Le Pen à la tête du parti
des fleurs ? », fait mine de s’interroger en privé la cadette du clan. Et
Marion Maréchal-Le Pen ? p
olivier faye
france | 9
0123
VENDREDI 18 MARS 2016
Manuel Valls découvre
les vertus du dialogue
Face à la mobilisation contre le projet de « loi travail »,
le premier ministre a choisi de composer
credi 16 mars, lors du débat au Sénat sur la révision constitutionnelle, n’avoir « jamais refusé la
moindre explication sur ses causes », quand il estimait en janvier
que, « expliquer, c’est déjà vouloir
un peu excuser ».
En reconnaissant publiquement des « ratés » dans la préparation et la présentation de la « loi
travail », M. Valls concède avoir
fait en partie fausse route ces dernières semaines. Face à la mobilisation grandissante contre le
texte, il a préféré composer, avec
le président de la République,
pour éviter un affrontement fatal
avec l’opinion, et notamment
avec la jeunesse, à treize mois de
l’élection présidentielle.
Ajustement tactique
Mais le chef du gouvernement
considère que, sur le fond, son
ajustement tactique n’est en rien
un bouleversement. « Le nouveau
texte ne remet pas en cause la réforme. Si la méthode du premier
ministre a pu changer, son diagnostic sur les besoins de la France
de se réformer reste inchangé »,
explique Matignon.
Dans une tribune, publiée
mardi 15 mars sur sa page Facebook, le Manuel Valls nouvelle
époque récuse « deux chemins
Loi El Khomri : l’autre
projet des frondeurs
Les députés PS contestataires ont rencontré
les syndicats opposés au texte
nière de couper court aux rumeurs qui ont circulé ces dernières semaines, faisant état de ses
envies de quitter Matignon pour
se préparer pour la présidentielle
de 2017. « Manuel a été irrité par
cette petite musique. Jamais il n’a
eu l’intention de partir, il veut être
un premier ministre qui agit jusqu’au bout. En présentant la nouvelle “loi travail”, il dit clairement :
“Je reste” », explique son suppléant à l’Assemblée nationale,
Carlos Da Silva.
Reste à savoir si son changement de pied apaisera la crise politique que traverse l’exécutif.
Mardi 15 mars, le ministre de
l’économie, Emmanuel Macron,
a regretté que la « loi travail » ne
soit pas allée aussi loin dans la
flexibilité qu’il le souhaitait. « Un
des problèmes récurrents, c’est
qu’il y a en réalité trois gouvernements : l’Elysée, Matignon et le
reste du gouvernement. La cohérence entre chaque niveau est
trop souvent réduite, et les luttes
de pouvoir peuvent parfois conduire à des problèmes de méthode », regrette l’ancienne ministre de la décentralisation Marylise Lebranchu.
Le mea culpa exprimé mardi par
M. Valls devant le groupe socialiste est loin d’avoir convaincu les
députés. « Ça faisait séance de rattrapage, certes on a évité la catastrophe, mais ça n’enthousiasme
personne », confie l’un d’eux. Mercredi matin, lors du petit-déjeuner réunissant la majorité du
groupe socialiste autour de son
président, Bruno Le Roux, le moral n’était guère remonté.
A l’instar du député du Gers Philippe Martin, qui a mis en garde
ses camarades contre « le double
procès que nous font les Français :
un procès en amateurisme illustré
par une gouvernance à la godille et
un procès en insincérité alors que
nous persistons à ne pas reconnaître que la politique menée n’est pas
celle promise au Bourget en 2012 ».
Une critique qui vaut pour
M. Valls, mais peut-être encore
plus pour M. Hollande. p
bastien bonnefous
APPRENDRE
à
PHILOSOPHER
ÉTHIQUE, LIBERTÉ, JUSTICE
« Pensez le monde autrement
avec les grands philosophes »
le projet de loi, en créant un vrai
« statut du travailleur nomade »,
appelé au XXIe siècle à changer
plusieurs fois d’entreprises au
cours de sa vie. Les députés veulent ensuite développer de « nouvelles protections liées au développement de l’économie numérique », en luttant « contre le salariat
déguisé » à travers les abus du statut d’auto-entrepreneur, en
créant pour les grandes plate-formes type Uber une responsabilité
sociale vis-à-vis de ceux qu’ils emploient. Autres propositions :
combattre « les excès de la surveillance numérique au bureau » et
renforcer « l’utilisation des réseaux numériques comme outil de
démocratie sociale » à l’intérieur
des entreprises.
Ambiance morose
Pour les frondeurs, qui appellent à
manifester aux côtés des opposants au texte, la marge de négociation pour faire passer leurs propositions sera in fine assez mince.
La réécriture de l’avant-projet de
loi par Manuel Valls a fait rentrer
dans le rang une grande partie des
députés PS hostiles à la première
mouture. Le ralliement de la CFDT,
sur laquelle s’alignent nombre de
socialistes, a également pesé.
Mais l’ambiance reste morose
dans le groupe parlementaire. Les
élus proches de Martine Aubry,
sans demander comme les frondeurs un abandon du texte, entendent bien obtenir d’autres inflexions. Jean-Marc Germain, député des Hauts-de-Seine, est
d’ailleurs venu assister aux auditions mercredi. Cela ne constitue
pas un renversement des équilibres. Mais à un an de la fin du quinquennat, dans un climat social incertain, personne dans la majorité
n’a intérêt à provoquer une extension du domaine de la fronde. p
nicolas chapuis
Couper court aux rumeurs
Jusqu’au sein de son cabinet à Matignon, le débat a existé sur la voie
à suivre. Certains l’ont encouragé
à ne rien céder, quand d’autres lui
ont conseillé la prudence. « Après
la crispation profonde de la majorité sur la déchéance de nationalité, lancer une “loi travail” aussi
clivante était une erreur. Les Français sont fatigués, le réformisme ça
ne peut pas être que la transgression et les coups de menton », explique un de ses amis.
En acceptant le compromis,
Manuel Valls a aussi envoyé un
message politique : il entend demeurer premier ministre aussi
longtemps que possible. Une ma-
Avec le projet
de réforme
du travail, Valls
a dû s’atteler
à son premier
texte social
d’envergure
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UNE COLLECTION QUI EXPLIQUE CLAIREMENT
LES IDÉES DES GRANDS PHILOSOPHES
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L
a réécriture de l’avant-projet de loi El Khomri sur le
droit du travail ne leur a pas
suffi. La petite quarantaine de députés socialistes frondeurs demandent toujours le retrait du
texte et prévoient de présenter un
« contre-projet » mardi 22 mars.
Réunis mercredi 16 à l’Assemblée
nationale, ils ont auditionné les dirigeants des deux principaux syndicats opposés à la réforme, JeanClaude Mailly (FO) et Philippe
Martinez (CGT), les représentants
des organisations de jeunesse
William Martinet (UNEF) et Samya
Mokhtar (UNL), ainsi que des chercheurs en droit du travail.
Pour ces élus « non résignés face
à la libéralisation des esprits et des
projets de loi », selon les mots de la
députée de Paris Fanélie CarreyConte, l’abandon du texte est un
préalable à une concertation pour
faire émerger une nouvelle version axée sur la « sécurité sociale
professionnelle ». Exit le volet flexibilité, l’accent est mis dans leur
contre-projet sur la sécurisation
du parcours des travailleurs. « Depuis le début de ce débat, on donne
l’impression d’être dans un monde
hypersécurisé pour le salarié, or la
flexibilité est déjà là », explique
Christian Paul, député de la Nièvre, qui cite en vrac tous les types
de contrats. « Ce qu’ils appellent
flexibilité, ça consiste à introduire
de la précarité dans le CDI. »
Le contre-projet devrait se découper en trois parties. La première devrait inciter le gouvernement à revenir sur sa politique
économique plutôt que sur le
code du travail. La deuxième fera
une lecture critique du projet de
loi. Le troisième volet fera ensuite
des propositions pour renforcer
les droits du salarié.
Il s’agit d’abord pour les frondeurs de renforcer le compte personnel d’activité mis en place par
[qui] mènent à l’impasse » : celui
qui « voudr[ait] nier la mondialisation pour sanctuariser notre
modèle social », et celui qui accepte de « s’y soumettre aveuglément en sacrifiant les droits des
salariés ». « Il y a une alternative à
ces deux conservatismes : la réforme, fidèle aux valeurs de progrès ; la réforme exigeante, audacieuse, fondamentalement émancipatrice et protectrice », écrit le
premier ministre dans une rhétorique toute « hollandaise ».
Jusqu’à présent, M. Valls était en
phase avec l’opinion, surtout
quand il empruntait le terrain sécuritaire. Mais, depuis plusieurs
mois, il est confronté à une baisse
continue de sa popularité dans les
sondages, due en grande partie au
manque de résultats de sa politi-
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M
oi je me fous de savoir si c’est un recul
ou si mon image est
écornée », a lancé
Manuel Valls, mardi 15 mars, devant le groupe socialiste réuni à
l’Assemblée nationale. Au lendemain du « nouveau départ » de la
réforme du travail et avec la présentation d’un texte qui enterre
ses points les plus répulsifs pour
la majorité et la CFDT, le premier
ministre « assume » avoir fait un
pas en arrière pour éviter « le blocage du pays ».
Dimanche 13 mars, alors que le
premier ministre apportait avec
François Hollande les dernières
touches au projet de loi gouvernemental, son entourage prenait les
devants pour préparer les esprits.
« Valls a changé », expliquait un
de ses proches. Une manière de
dire que le chef du gouvernement, connu pour son intransigeance, s’apprêtait à mettre un
peu de souplesse dans son style.
Lui qui, quelques semaines plus
tôt, affirmait sur un ton sans
équivoque qu’il était prêt à « aller
jusqu’au bout » pour appliquer sa
réforme, vante désormais les vertus du « dialogue » et explique
qu’« il peut y avoir de l’audace sans
rupture ». Même sur la question
du terrorisme, il a affirmé, mer-
que économique. Avec la « loi travail », il a dû s’atteler à son premier texte social d’envergure, lui
qui n’avait fait jusqu’à présent que
mettre en musique le pacte de responsabilité, dessiné début 2014
par le chef de l’Etat et l’ancien premier ministre Jean-Marc Ayrault.
Or, la réforme du travail a été
d’emblée mal accueillie par une
majorité de Français. « Manuel a
compris très vite que la réforme
était extrêmement impopulaire. Il
a compris qu’on ne peut pas construire contre le pays », explique un
de ses soutiens.
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0123
VENDREDI 18 MARS 2016
R A D I C A L I S AT I O N
A Orléans, le djihad pour tuer l’ennui
Attirés par les combats,
une douzaine de jeunes de
la ville sont partis en Syrie,
un phénomène d’une
ampleur inédite dans un
département semi-rural
suite de la première page
Jusque-là, ce dossier n’a pas fait de bruit. Il
est allé s’empiler parmi les 238 qui embouteillent le pôle antiterroriste du tribunal de
grande instance de Paris. Malgré lui, il pose
la question de plus en plus préoccupante de
l’origine des fantasmes guerriers qui poussent à partir au djihad quand on habite les
airs sages de l’Orléanais ou les confins bourgeois des forêts solognotes.
Neuf jeunes sont aujourd’hui mis en examen pour association de malfaiteurs en vue
d’une entreprise terroriste dans ce dossier.
Parmi eux, six ont été interpellés à leur retour de Syrie après y avoir passé entre trois et
douze mois, deux pour des départs avortés,
un dernier pour leur avoir apporté son soutien. Six autres sont toujours au combat et
font l’objet de mandats d’arrêt. En leur absence, la rumeur a fait son chemin à Orléans,
mais personne n’a rien dit. Seule une mère
est venue signaler la disparition de sa fille.
Les autres parents se sont murés dans le silence, préférant s’accrocher aux rares messages de leur fils sur l’application WhatsApp.
A Orléans, le taux de chômage s’agrippe à
la moyenne nationale (10 %). Rien à voir avec
les 20 % de Lunel, cette commune paupérisée de l’Hérault brutalement sortie de l’anonymat en 2015. Une vingtaine de jeunes s’y
sont volatilisés pour la Syrie depuis 2013.
Huit y ont laissé la vie. Deux jeunes Orléanais ont d’ailleurs été visiblement aiguillés
jusqu’en Syrie par un Lunellois, preuve que
les réseaux djihadistes finissent par s’entremêler. Mais, à Orléans, pas de rôle particulièrement saillant d’un « recruteur » comme
cela se voit dans certains dossiers. A peine
les enquêteurs ont-ils trouvé la trace de
quelques vidéos de propagande regardées
sur Internet.
« LA VIE D’ICI-BAS »
Que s’est-il passé alors ? Est-ce la hantise de la
« dunya » ? Ce terme, qui veut dire littéralement « inférieur » en arabe, désigne par extension dans le Coran « la vie d’ici-bas ».
Dans les innombrables conversations téléphoniques de la bande d’Orléans qu’ont interceptées les policiers, le terme apparaît en
filigrane. La « dunya » ou le symbole de la vie
à fuir à tout prix. La « dunya » ou l’incarnation, à les entendre, de l’ennui absolu. Le
djihad plutôt que la « dunya » ?
L’histoire d’Orléans, c’est en tout cas la rencontre improbable entre la guerre en Syrie et
la vie bien rangée. Un choc inattendu qui est
l’un des fils conducteurs des discussions
qu’ont entretenues par téléphone, pendant
des mois, un jeune couple d’Orléanais avec
leurs camarades partis au front. Jusqu’à son
interpellation en novembre 2014, Yanis,
29 ans, formait avec sa compagne Inès (les
prénoms ont été modifiés), 25 ans, un couple
discret. Un tandem uni autour de leur fille de
2 ans et leur petite résidence proprette située
à deux pas de la ligne du tramway.
« T’es parti où en match là ? », s’enquiert
Yanis, par exemple, ce jour de septembre,
comme on viendrait aux nouvelles d’un
vieil oncle. Inquiet d’être sur écoutes, il utilise le vocabulaire du football en espérant
duper les oreilles indiscrètes. Les matchs, ce
sont les combats.
« (…) A la frontière de l’autre pays, juste à
côté », décrit son correspondant en Syrie,
volontairement allusif.
– Ah d’accord… et c’était comment ?
– (…) Je vois le drapeau d’ici… »
Yanis est aujourd’hui soupçonné d’avoir
largement outrepassé ces conversations métaphoriques en rendant divers services compromettants à ses amis. Par exemple, conduire à toute berzingue jusqu’à Vienne, en
Autriche, pour ramener l’un d’entre eux voulant échapper aux contrôles. Partir en Tur-
LES CLICHÉS AURAIENT
VOLONTIERS IMAGINÉ
CES JEUNES ABÎMÉS
PAR LE CHÔMAGE,
CAÏDS INFATIGABLES.
MAIS ILS ÉTAIENT
VENDEUR, VEILLEUR
DE NUIT, EMPLOYÉ
À LA SÉCURITÉ
SOCIALE
quie avec la grand-mère d’Inès dont la justice
se demande si elle n’a pas servi d’alibi pour
faire passer puces téléphoniques et pâtisseries orientales. Plus gênant – bien qu’il s’en
défende : livrer armes et véhicules, comme
certains de ses camarades sont allés jusqu’à
le lui demander.
Lors de ses conversations de canapé, la
violence de la guerre débarque parfois sans
prévenir.
« J’te dis que j’suis dans une tranchée,
comme dans la seconde guerre mondiale !,
hurle dans le combiné ce jour-là l’interlocuteur de Yanis depuis la Syrie.
– Hé hé hé, trop bête ! hé hé hé… T’es un
barbu ? Tu fais partie des barbus ?, titille Yanis, désarçonnant de décontraction.
– De quoi ? », tente de comprendre le combattant au front, qui n’a manifestement pas
la tête à un jeu de mots avec les « poilus » de
la première guerre mondiale.
Certains observateurs voient dans l’affaire
d’Orléans une sorte d’effet « capillarité ». La
faute à cette petite heure de train Intercités
qui suffit à rallier la banlieue parisienne à
Dans le Loiret, cellule de suivi et sensibilisation contre la radicalisation
l’augmentation constante des signalements
concernant des individus radicalisés est prise très
au sérieux dans le Loiret. Le nombre officiel de personnes signalées est compris entre 100 et 200 depuis le printemps 2014, ce qui place le département
dans le haut de la moyenne française et de loin en
tête dans la région Centre.
Depuis décembre 2014, une « cellule de suivi » des
dossiers signalés a été mise en place à la préfecture.
Ce dispositif existe désormais dans tous les départements de France. Dans le Loiret, il réunit des représentants des forces de sécurité, la mairie, le conseil
départemental et l’éducation nationale. Deux employés travaillent à temps plein sur le sujet.
Grâce à un financement du comité interministériel de prévention de la délinquance, une association est conventionnée depuis fin 2015 pour faire de
l’accompagnement social auprès de familles touchées par la radicalisation. Sept sont aujourd’hui
prises en charge, ainsi que trois foyers monoparen-
taux. La radicalisation concerne cinq jeunes filles de
plus de 18 ans et deux garçons de 14 et 21 ans. Seuls
trois ont toutefois accepté pour l’heure d’être suivis.
Un travail de sensibilisation des employés des collectivités locales et des maires – notamment ruraux – a, par ailleurs, été engagé en 2015. Le but : leur
donner des « clés » pour repérer les indices de radicalisation sans verser dans la stigmatisation, explique-t-on à la préfecture du Loiret.
Initiatives sociales
Depuis l’instauration de l’état d’urgence, le 14 novembre, 73 perquisitions administratives ont été
menées dans le département et seize individus sont
assignés à résidence. L’une de ces assignations a été
annulée par le Conseil d’Etat. Une poignée d’interdictions de sortie du territoire pour des mineurs
soupçonnés de vouloir se rendre en Syrie ont aussi
été prises. Pour arrondir les angles, la préfecture dit
faire son maximum pour rester en lien avec la tren-
taine d’associations musulmanes du département
(dix-sept lieux de culte à Orléans).
La Ville d’Orléans prend elle aussi en compte le
phénomène, mais le député et maire Olivier Carré
(LR) tempère : « Vu l’étendue du phénomène, il serait
anormal que nous n’ayons pas ce genre d’individus,
mais ils restent des cas isolés. » Les 107 policiers municipaux ont l’œil en tout cas. Les deux jeunes interpellés, les 15 et 16 décembre 2015, soupçonnés de
vouloir attaquer des cibles militaires « avaient fait
l’objet d’un signalement de la police municipale », assure l’adjoint à la sécurité Florent Montillot.
Diverses initiatives plus sociales sont aussi en préparation. Notamment un partenariat avec la délégation interministérielle à la lutte contre le racisme.
Objectif : rendre les éducateurs de quartiers plus vigilants vis-à-vis de la banalisation de l’antisémitisme en organisant des visites au Musée mémorial
des enfants du Vél’d’Hiv. p
é. v.
l’ancien fief capétien. Les services de renseignement ont constaté, désemparés, les diverses visites de courtoisie de jeunes salafistes franciliens à leurs « frères » de province.
Plusieurs tentatives de déstabilisation de
mosquées ont failli aboutir. Le département
compte même désormais sa poignée de djihadistes anonymes, tués dans cette guerre
lointaine pour le « califat ».
« LES KOUFFARS, CE N’EST PAS GRAVE »
Les profils du groupe d’Orléans sont aussi
singuliers que leur origine géographique.
Des hommes relativement diplômés et sans
casier judiciaire, reflets des mille et uns visages de la radicalisation. Dans la valise de l’un
d’entre eux, Hakim, ex-étudiant en licence
de mathématiques, les enquêteurs ont retrouvé gribouillée sur un calepin, l’architecture sophistiquée de toute une logistique
pour améliorer les rotations des combattants, mal fichues à son goût. « C’était le bazar (…), donc j’ai proposé à l’émir cette organisation. (…) Il était super-content que la proposition vienne de nous », leur a-t-il expliqué.
En Syrie, la bande d’Orléans s’était affublée
des traditionnels surnoms musulmans :
Abou Youssouf, Abou Khalid, Abou Bilel,
Abou Aymen… Mais dans leur appartement
de centre-ville ou à la fenêtre de leur HLM
sans histoire, ils répondaient aux prénoms
de Rémi, Moussa, Sadio, Romuald, ClémentVictor, Jean-Marc, ou Alexandre. Les clichés
les auraient volontiers imaginés abîmés par
le chômage, caïds infatigables. Mais ils
étaient vendeur, veilleur de nuit, employé à
la Sécurité sociale.
Leurs amitiés ne se sont pas forgées dans
les quartiers ghettoïsés d’Orléans. Plutôt au
collège, au lycée, ou autour de la sociabilité
discrète d’une salle de prière située à moins
de 800 mètres de la grande cathédrale Sainte-Croix, la mosquée des Carmes. Comme si
six cents ans après, Jeanne d’Arc et autant
d’années de commémoration de son héroïsme guerrier avaient transmis le goût de
l’engagement combattant à leur génération.
Les conversations d’Inès, la compagne de
Yanis, montrent son désarroi face au décalage entre la guerre romantique qu’elle sem-
france | 11
0123
VENDREDI 18 MARS 2016
Un caïd marseillais indemnisé
pour détention provisoire abusive
Pour éviter une condamnation par la CEDH, l’Etat va payer 7 200 euros
à un prévenu incarcéré depuis plus de cinq ans sans procès
La radicalisation
gagne du terrain
marseille - correspondant
L’Ile-de-France, les Alpes-Maritimes
et le Nord sont en tête des signalements
P
lus aucune région de
France n’est aujourd’hui
épargnée par les affaires de
terrorisme. Au tribunal de grande
instance de Paris, qui centralise la
gestion de ces dossiers, on recense
désormais 238 procédures ouvertes (120 enquêtes préliminaires et
118 informations judiciaires). Il
n’existe pas de carte de France officielle des zones les plus concernées, mais on sait que cette répartition suit plus ou moins celle des
signalements pour radicalisation.
Depuis mi-2014, ceux-ci font l’objet d’une comptabilité publique
par départements.
Signalements pour radicalisation Les zones les plus touchées
par la radicalisation sont
aujourd’hui l’Ile-de-France, le Nord,
les Alpes-Maritimes, ainsi que les
agglomérations lyonnaise et toulousaine. On compte dans ces zones plus de 200 personnes « signalées » par département depuis mi2014. En seconde position, viennent la ceinture méditerranéenne,
une bonne part des départements
frontaliers de l’Est, ainsi que Bordeaux et Clermont-Ferrand (entre
100 et 200 individus signalés). Une
zone grise autour de ces points
chauds (avec 50 à 100 personnes
signalées) grignote doucement
l’intérieur du territoire. Tout le
reste de l’Hexagone se situe en dessous de 50 signalements.
Candidats au djihad Les régions
d’origine de ces individus sont
très diverses. Il n’en existe pas de
carte officielle, mais elle se superpose globalement avec celle des
signalements pour radicalisation.
Selon les derniers chiffres du
ministère de l’intérieur, il y a désormais 606 Français engagés
dans les rangs djihadistes en Syrie
et en Irak. Parmi eux, on compte
223 femmes et 18 mineurs
combattants.
La Place Beauvau a, par ailleurs,
recensé 784 individus qui ont été
tentés par l’expérience du djihad
mais n’ont pas sauté le pas.
233 autres seraient en route pour
le Proche-Orient ou en train de revenir des zones de combats.
167 Français sont présumés
morts sur place. Parmi les combattants, on compte 30 % de converties chez les femmes, 23 % chez
les hommes.
Education nationale Comme
d’autres corps de la fonction publique, le personnel enseignant
est désormais appelé à effectuer
des signalements d’élèves dont
le comportement lui paraîtrait
témoigner d’un risque de radicalisation islamiste. Depuis la mise
en place du dispositif en 2014,
1 474 signalements ont été faits.
Un chiffre en accélération depuis
la rentrée de septembre 2015 :
617 cas ont été recensés jusqu’en
février contre 857 sur toute la
période 2014-2015. Une augmentation en partie liée à la levée
des réticences
du
corps
enseignant. p
J
eudi 17 mars, à l’issue d’une
brève comparution devant la
cour d’assises des Bouchesdu-Rhône, François Bengler
devrait voir sa détention provisoire prolongée de six mois. Cela
fait pourtant déjà cinq ans et trois
mois que cet homme de 35 ans,
considéré comme un des principaux responsables des règlements de comptes à Marseille, est
incarcéré dans l’attente de son
procès. Une durée considérée
comme excessive même par l’Etat
français, qui a proposé au prévenu
une indemnisation de 7 200 euros
pour éviter qu’il n’intente un recours devant la Cour européenne
des droits de l’homme (CEDH).
Aux yeux des enquêteurs chargés d’élucider les règlements de
comptes à Marseille, François
Bengler, 35 ans, passe pour être le
chef de la bande des « Gitans »
dont le conflit avec celle des
« Blacks » a fait quinze morts depuis 2008. François Bengler, son
frère Nicolas et quatre de leurs
« lieutenants » devaient faire une
brève apparition, jeudi 17 mars,
devant la cour d’assises des Bouches-du-Rhône. A la demande
d’avocats de la défense, le procès
devait être renvoyé, vraisemblablement à l’automne.
Il s’agit de juger les accusés pour
la séquestration violente, dans
une villa d’Aix-en-Provence, du
frère d’un buraliste, enlevé le
8 décembre 2010 dans une cité
marseillaise, en vue d’obtenir une
rançon de 1 million d’euros ou
une tonne de résine de cannabis
et l’exécution, un mois plus tôt,
d’un adolescent de 16 ans, assis
dans le fauteuil de dealer de la cité
L’instruction s’est
éternisée en
raison de pourvois
en cassation et
d’un supplément
d’information
intervenu alors
que l’enquête
était bouclée
du Clos La Rose. Un enfant de
11 ans avait été blessé par une balle
de kalachnikov, et des automobilistes avaient été pris pour cible
durant la fuite des auteurs.
Interpellé en flagrant délit, le
14 décembre 2010, François Bengler avait d’emblée reconnu l’enlèvement du frère du commerçant.
Mais l’instruction s’est éternisée,
en raison d’appels, de pourvois en
cassation mais surtout d’un supplément d’information intervenu
au printemps 2013, alors que l’enquête était bouclée. Au point que
le détenu a déposé, en mars 2015,
une requête devant la CEDH pour
faire condamner la France pour la
violation du droit garanti à toute
personne détenue d’être jugée
dans un délai raisonnable.
Capitulation
L’Etat a proposé un arrangement
amiable, que le caïd a refusé. Face
à ce refus de toute transaction, le
gouvernement a demandé à la
Cour européenne d’homologuer
une « déclaration unilatérale »,
un acte par lequel il reconnaît
que « la durée de détention subie
a été excessive au regard des exigences du délai raisonnable » et
T ER R OR IS ME
ÉD U C AT I ON
D’après une note de la Direction générale de
la sécurité intérieure (DGSI), l’Armée de
Mohamed a participé à des combats particulièrement durs sur le terrain : notamment
lors d’une offensive menée conjointement
avec l’organisation Etat islamique dans le
nord d’Alep en juillet 2013 ou dans la région
d’Homs quelques mois plus tard.
« Ça a tapé proche (…), on va dire à 500 mètres derrière tu vois !, détaille ainsi un jour au
téléphone l’un des Orléanais en Syrie, en
ligne avec Yanis.
– Putain une grosse ? (…) Ça a fait des dégâts ?, interroge le jeune père de famille tout
en prenant sa fille dans ses bras.
– Ça a détruit des trucs dans les environs (…).
Le machin, il est au-dessus de nous tu vois. (…)
Je vois les flammes (…), il s’approche et après
on entend un bruit de plus en plus comme s’il
tombait sur nous. »
Un seul Orléanais, âgé de 20 ans, ancien
étudiant en horticulture, converti à 15 ans, a
fini par admettre, devant les enquêteurs,
avoir pris part à ces combats. Un témoignage
rare alors que la plupart des mis en cause
préfèrent jurer qu’ils n’ont fait que des « ribats » (« tours de garde »). « Je me suis rendu
dans le sous-sol d’une usine. (…) Il y avait tellement de volontaires qu’il y a eu un tirage au
sort, a-t-il détaillé. J’ai été tiré au sort. La nuit
tombée, l’opération a été lancée. J’étais équipé
de ma kalachnikov. (…) Quand on a vu que les
premiers se faisaient tuer, on a battu en retraite. (…) J’ai ressenti beaucoup d’adrénaline,
de la peur. »
Quatre personnes fichées
« S » ont été interpellées, mercredi 16 mars, en région parisienne dans le cadre d’une
enquête pour « projet d’actions violentes » en France
ouverte par le parquet de Paris le 17 février. Le principal
suspect a déjà été condamné,
en mars 2014, à quatre ans de
prison ferme pour avoir
voulu aller faire le djihad en
Syrie. Il avait été libéré en octobre 2015 puis assigné à résidence dans le cadre de l’état
d’urgence. – (AFP.)
Plusieurs lycées étaient bloqués, jeudi 17 mars, jour de la
manifestation organisée par
des syndicats étudiants et lycéens opposés au projet de loi
travail. Dans la matinée l’UNL
faisait état de 15 lycées blo-
DES FUSILS DANS DES JARDINIÈRES
Le jeune homme a finalement été interpellé
chez lui, début novembre 2015, alors qu’il
était rentré en France depuis un an après un
simple « débriefing » avec la DGSI. Il avait entamé une reconversion dans la plomberie.
« Appartement très bien rangé et bien meublé », ont noté les policiers, comme surpris
en découvrant le petit F3 où il logeait avec sa
mère. Un logement situé à deux pas d’une
promenade agréable sur les berges de la
Loire, pas très loin d’une placette de village
et ses vieilles pierres.
Est-ce l’âpreté de la vie en Syrie qui l’a,
comme les autres, officiellement incité à revenir ? Ou bien des projets cachés plus macabres ? « Si tu dois rentrer, tu sais ce que tu as à
faire pour avoir les récompenses, tu vois ? »,
explique un jour au téléphone, dans une
conversation sujette à diverses interprétations, le mari d’Inès, à Moussa, 22 ans, las des
combats et de son célibat.
En apparence, les profils des neuf Orléanais mis en examen ne sont pas les plus inquiétants. Mais à l’automne 2015, les enquêteurs ont mené une perquisition chez l’un
d’eux où ils ont découvert fusils, talkies-walkies et caméscope. Tout un attirail dont la finalité n’a jamais vraiment été élucidée et
qu’il avait pris soin de dissimuler, sous la
terre, au fond de ses jardinières. p
élise vincent
Des lycées bloqués
contre la loi El Khomri
Abdelkader Merah,
le frère de Mohamed,
renvoyé aux assises
INSTITUT DE FRANCE
Presque quatre ans jour pour
jour après les tueries de Mohamed Merah, à Toulouse et
à Montauban, qui ont causé
la mort de sept personnes,
son grand frère Abdelkader,
33 ans, est renvoyé devant la
cour d’assises spéciales pour
complicité d’assassinats terroristes. Les juges ont aussi
renvoyé Fettah Malki, un délinquant toulousain soupçonné d’avoir fourni un pistolet-mitrailleur et un gilet
pare-balles au tueur. – (AFP.)
POLIT IQU E
Jean Lassalle, candidat
à la présidentielle
Jean Lassalle, 60 ans, député
(MoDem) des Pyrénées-Atlantiques, a annoncé au quotidien La République daté de
jeudi 17 mars qu’il était candidat à l’élection présidentielle
de 2017. L’élu, qui s’est « mis
en congé volontaire » du MoDem sur fond de désaccord
avec François Bayrou, ne participera pas à la primaire de la
droite. – (AFP.)
qués à Paris et une trentaine
« perturbés ». La FIDL, autre
organisation lycéenne, comptabilisait une « soixantaine de
lycées bloqués ou perturbés »
dans la capitale. Des blocages
ont également été constatés à
Marseille, à Caen, à Nantes, à
Bordeaux, à Grenoble, à Lyon
ou encore à Chambéry.
MUSÉE
JACQUEMART
ANDRÉ
Claude Monet, Petit-Ailly, Varengeville, plein soleil, 1897, Le Havre
Musée d’Art moderne André Malraux © MuMa Le Havre / Charles Maslard 2016
« ÇA A TAPÉ PROCHE »
luc leroux
mattea battaglia
et élise vincent
Quatre personnes
interpellées à Paris
ble s’être imaginée, et les informations télévisées qu’elle suit assidûment :
« A la télé, tu vois, ils montrent les décapitations qu’ils font (…), ils montrent genre le peuple irakien, les Kurdes, etc. en train de fuir (…),
des esclaves, des machins et tout…, s’épanchet-elle un jour auprès de l’un des membres de
la bande en Syrie.
– Oui mais les kouffars [infidèles], ce n’est
pas grave, c’est bien tu vois. Le problème c’est
que eux, ils font ça avec les musulmans, lui
répond le djihadiste.
– Aux infos ils ont dit que Barack Obama allait taper la Syrie aussi !, s’alarme-t-elle une
autre fois.
– Dis-lui qu’on l’attend, tête de mort ! », lui
répond en rigolant son jeune interlocuteur.
Avec le bouche-à-oreille, toute la bande d’Orléans s’est en tout cas retrouvée, entre 2012 et
2015, à différentes dates de séjour, à veiller ensemble en Syrie. Dans le même groupuscule
proche d’Al-Qaida au nom prophétique :
l’Armée de Mohammed. A ses heures de
gloire, le groupe a compté jusqu’à 400 combattants. Leur chef était un vieil Egyptien du
nom d’Abou Obeida. Leur ennemi : Bachar
Al-Assad. Leur étendard : la profession de foi
de l’islam inscrite en lettres blanches sur un
grand carré de toile noire, avec pour particularité, un grand sabre en travers.
qu’il a « porté atteinte aux droits
garantis [à François Bengler] ».
Une
indemnisation
de
7 200 euros sera versée dans un
délai de trois mois. La somme est
nette d’impôt, va jusqu’à préciser
l’engagement, et « le paiement
vaudra règlement définitif de la
cause ». La CEDH a entériné, le
25 février, ce règlement à l’amiable « unilatéral ».
Disposant déjà d’une jurisprudence « claire et abondante en la
matière », les juges européens ont
estimé que poursuivre l’examen
de la requête ne se justifiait plus.
L’indemnisation proposée par la
France est conforme aux montants alloués dans des affaires similaires. « La violation du délai
raisonnable est tellement éclatante que le gouvernement a immédiatement proposé une indemnisation pour éviter une nouvelle
mention sur le “casier judiciaire
européen” de la France », estime
Me Luc Febbraro, l’un des défenseurs de François Bengler.
Ce calcul du gouvernement,
perçu comme une capitulation,
fait grincer quelques dents dans
les milieux judiciaires, selon lesquels des arguments juridiques
auraient pu être opposés pour
justifier devant la CEDH la longueur de cette détention provisoire. Les deux dossiers ont
notamment été regroupés en
juillet 2015 pour être jugés dans
un seul procès avec le trafic de stupéfiants pour même mobile.
« Cela donne une autre dimension
de gravité à ces faits commis en
bande organisée, à même de justifier les délais de la détention provisoire », glisse-t-on au palais de justice d’Aix-en-Provence. p
www.musee-jacquemart-andre.com
#AtelierNormandie
12 | enquête
0123
VENDREDI 18 MARS 2016
« Saint-Vladimir »
sur Seine
Samedi 19 mars sera hissé le premier
des cinq bulbes de la Sainte-Trinité,
future cathédrale orthodoxe de Paris,
quai Branly. Une saga géopolitique et
architecturale qui aura duré des années
jean-jacques larrochelle
et benoît vitkine
L
es chiffres donnent le vertige et la
mesure de l’opération qui doit se
dérouler, samedi 19 mars, sur les
berges de la Seine. Ce jour-là, à
37 mètres du sol, hauteur maximale autorisée par les règles d’urbanisme, sera hissé le premier des cinq bulbes de la future cathédrale orthodoxe de Paris : 8 tonnes, 12 mètres de haut pour 11 de diamètre. Avant l’inauguration de l’édifice,
prévue pour le mois d’octobre, la pose de ce
mastodonte doré, fabriqué par l’entreprise
bretonne Multiplast, agit comme un rappel :
au terme d’une saga de plusieurs années où la
controverse architecturale se mêle à la géopolitique, la cathédrale de la Sainte-Trinité, à une
encablure de la tour Eiffel, s’ancre dans la réalité. Là, sur un territoire de 8 400 m2 occupé
auparavant par Météo France, le « centre spirituel et culturel orthodoxe russe » abritera,
outre l’église, une école bilingue, une maison
paroissiale et un centre culturel.
Au pied des hautes palissades et des engins
de chantier de Bouygues, une poignée d’officiels doivent assister à la manœuvre et à la bénédiction qui l’accompagne. Côté français, le
secrétaire d’Etat chargé des relations avec le
Parlement, Jean-Marie Le Guen. Côté russe,
l’ambassadeur Alexandre Orlov et l’évêque
Nestor, futur maître des lieux. Et surtout le vice-premier ministre russe, Sergueï Prikhodko,
et le directeur général des affaires de l’administration présidentielle, Alexandre Kolpakov.
La présence de ces responsables est un signe
fort. Depuis le début du projet, le Kremlin s’est
impliqué sans compter pour obtenir « sa » cathédrale. L’argent, d’abord : 170 millions
d’euros au total, payés par l’Etat russe. Mais
c’est surtout l’implication politique qui a permis de venir à bout des obstacles. L’histoire
présentée par la partie russe veut que l’idée
d’une nouvelle église parisienne soit venue au
patriarche Alexis II (mort en 2008) lors de sa
visite en France à l’automne 2007, la première
d’un chef de l’Eglise russe depuis le schisme de
1054. Le projet a été « bien accueilli » par le président français d’alors, Nicolas Sarkozy, selon
l’évêque Nestor, plus haut représentant en
France du patriarcat de Moscou.
M. Sarkozy, qui avait affiché des positions
très dures vis-à-vis de la Russie durant la
campagne présidentielle, ne tarde pas à se
transformer en soutien inconditionnel. « Le
projet était suivi exclusivement par l’Elysée, se
souvient un diplomate français. On sentait
chez le président une envie très forte de satisfaire les Russes. » Jean de Boishue, à l’époque
conseiller du premier ministre, François
Fillon, autre russophile convaincu, renchérit :
« C’était de la Realpolitik, la même qui a poussé
la France à conclure, après la guerre en Géorgie, la vente de navires Mistral. Beaucoup de
gens étaient pour, notamment à droite et dans
les milieux d’affaires. »
Le dossier revient dès lors de façon récurrente dans les relations entre le Kremlin et
l’Elysée. A Moscou, un proche de Vladimir
Poutine, Vladimir Kojine, directeur des affaires économiques de l’administration présidentielle, est chargé de le superviser. La partie
russe s’appuie aussi sur un certain nombre de
relais et de lobbyistes à Paris, comme la société
ESL & Network ou le prince Alexandre Troubetzkoï, qui siégera plus tard au côté de Jean de
Boishue dans le jury du concours architectural. Ces relais, mais surtout le soutien de l’Elysée, sont essentiels pour décrocher le terrain
du quai Branly, également convoité par
l’Arabie saoudite et le Canada. L’affaire
est conclue début 2010, après la mise
en adjudication par France Domaine.
Comment expliquer l’empressement des Russes ? Bien sûr, l’exiguïté
de l’actuelle église des Trois-SaintsDocteurs, un ancien garage situé rue
Pétel, dans le 15e arrondissement de
Paris, a joué. Mais surtout une volonté
d’affichage. « Cet ensemble de bâtiments doit être le symbole de la proximité
historique, culturelle et spirituelle entre
nos deux peuples », explique l’ambassadeur russe à Paris, Alexandre Orlov, qui insiste sur le caractère « multifonctionnel » des
lieux, et notamment sur son école, qui doit accueillir 150 élèves.
L’évêque Nestor lui-même évoque un projet
« avant tout culturel ». Mais ce n’est évidemment pas la seule raison. « La “sainte Russie” a
toujours été utilisée comme un outil d’influence à l’étranger, rappelle le philosophe
Michel Eltchaninoff, auteur de Dans la tête de
Vladimir Poutine (Actes Sud, 2015). C’est un
message de séduction et de puissance. Celui
d’un Etat qui ne craint pas d’afficher son attachement à ses racines chrétiennes, dans la capitale d’un Etat laïque et jugé affaibli par son
multiculturalisme et son amnésie spirituelle. »
Le projet du quai Branly fait aussi écho à une
bataille discrète mais acharnée qui s’est engagée en France au milieu des années 2000 :
celle du contrôle des lieux de culte de l’émigration russe. Plusieurs églises historiquement placées sous la juridiction du patriarcat
de Constantinople, auquel se sont rattachés
les descendants des Russes blancs, sont revenues dans le giron du patriarcat de Moscou,
soit par la grâce de prêtres qui y étaient favorables, soit par voie juridique. Ainsi de la cathédrale orthodoxe de Nice, dont le cimetière
fait à son tour l’objet d’âpres batailles foncières. A Paris, son offensive pour mettre la main
sur la cathédrale de la rue Daru s’est, elle,
heurtée à l’opposition d’une partie des fidèles. Selon Michel Eltchaninoff, la décision de
bâtir une nouvelle cathédrale est aussi une réponse à ce « demi-échec ».
444 ARCHITECTES RÉPONDENT À L’APPEL
« La présidence française a été naïve ou légère,
juge le diplomate qui a suivi le dossier. L’idée
d’une nouvelle église n’avait rien d’absurde,
mais personne n’a voulu voir les arrière-pensées politiques des Russes avant d’accorder un
blanc-seing à ce qui va nécessairement devenir
un emblème de la puissance russe retrouvée et
un symbole de Paris. »
Sur un autre sujet, plus surprenant, la partie
française a en revanche fait preuve d’une vigilance extrême. La Direction centrale de la
sécurité intérieure (DCRI) et la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) ont
alerté, dès 2011, leurs ministères de tutelle sur
l’éventuelle mise en place par les Russes d’un
dispositif d’interception d’ondes électromagnétiques. Leur crainte : le site du quai Branly
voisine avec les logements du secrétaire général de la présidence de la République, du
conseiller diplomatique du président ou encore de son chef d’Etat major particulier. Les
services de renseignement ont suggéré que
des systèmes de brouillage soient déployés
sur cette zone afin de préserver le secret des
communications. Selon nos informations,
les demandes de la DCRI et de la DGSE ont
reçu des réponses favorables.
Ces obstacles balayés, la route semble dégagée pour l’église, que Frédéric Mitterrand, à
l’époque ministre de la culture, surnomme
« C’ÉTAIT DE
LA REALPOLITIK,
LA MÊME QUI A
POUSSÉ LA FRANCE
À CONCLURE,
APRÈS LA GUERRE
EN GÉORGIE,
LA VENTE DE
NAVIRES MISTRAL »
JEAN DE BOISHUE,
à l’époque conseiller
du premier ministre,
François Fillon
ironiquement « Saint-Vladimir ». C’est alors
que s’ouvre un nouveau chapitre de la saga de
la cathédrale, architectural celui-là.
Entre l’hôtel des Invalides et la tour Eiffel,
l’édifice est implanté dans un périmètre
classé par l’Unesco. Nul doute qu’il deviendra
l’une des curiosités locales. Il faut agir avec
subtilité. Six mois après avoir acquis la parcelle, la Russie lance un concours pour la réalisation du projet. Le cahier des charges stipule que l’édifice religieux ne doit être « ni caricatural ni délibérément non contemporain »
et respecter les canons d’« une église orthodoxe, avec de une à cinq coupoles visibles depuis la Seine et sa rive droite ».
Pas moins de 444 architectes répondent à
l’appel. Dix sont sélectionnés, parmi lesquels
les Français Jean-Michel Wilmotte, Frédéric
Borel et Rudy Ricciotti. Le jury mêle représentants de l’Eglise et de l’Etat russes, ainsi que des
personnalités issues du gouvernement français, de la Ville de Paris et du monde de l’architecture et de l’urbanisme. Dont SOS Paris, une
association souvent prompte à malmener les
projets contemporains au cœur de la capitale,
comme celui de la Samaritaine voulu par Bernard Arnault (LVMH). Le jury rend son verdict
en mars 2011. Il désigne le projet de l’Espagnol
d’origine russe Manuel Nuñez Yanowsky : une
église de facture classique recouverte d’une
immense canopée de verre représentant « le
voile de la mère de Dieu ».
La canopée ne verra pas le jour. Peu avant
l’élection présidentielle de 2012, Bertrand Delanoë, maire socialiste de Paris, manifeste sa
« très nette opposition » au projet et affirme
que « son architecture de pastiche relève d’une
ostentation tout à fait inadaptée au site ». L’offensive est frontale, et elle paie. Le 28 septembre, deux « avis défavorables » tombent simultanément : celui de l’architecte des bâtiments de France et celui de la Direction régionale des affaires culturelles. Le 26 mars 2013,
la partie russe, soucieuse depuis l’origine de
« marcher dans les clous », comme le dit une
source française, résilie le contrat de maîtrise
d’œuvre. Les Russes se rallient à une solution
de compromis : arrivé deuxième du concours, Jean-Michel Wilmotte, bon connais-
seur de la Russie, revêt le costume de
l’homme providentiel.
Entre-temps, François Hollande a succédé à
Nicolas Sarkozy. Dès 2013, le président assure
à Vladimir Poutine que le projet avancera désormais sans accrocs. Un groupe de travail est
mis en place, codirigé par M. Kojine et Nicolas
Revel, secrétaire général adjoint de l’Elysée. Il
se réunira au moins trois fois, le temps
d’aplanir les dernières difficultés.
DEMANDE D’ARRÊT DES TRAVAUX
Jean-Michel Wilmotte, lui, a compris le message. « Il s’agit, insiste l’architecte, d’une église
orthodoxe à Paris et non pas à Saint-Pétersbourg. On a voulu la “parisianiser”. » On y
retrouve, dans d’inattendus plissements, la
pierre Massangis de Bourgogne, celle utilisée
pour le Trocadéro ou le socle de la tour Eiffel.
M. Wilmotte parle d’un « bâtiment monolithique et très calme » qui fait référence à
l’austère cathédrale de la Dormition,
chef-d’œuvre de la période moscovite primitive. Celle où, traditionnellement, on couronnait les tsars. Côté russe comme français, on
salue « une solution de sagesse qui satisfait
tout le monde ».
La saga de la cathédrale du quai Branly peut
donc s’achever dans l’harmonie ? Pas tout à
fait. Une autre hypothèque, judiciaire celle-là,
plane encore sur le projet. En juin 2015, le terrain a été « gelé » par la justice française dans
le cadre des suites de l’affaire Ioukos, du nom
du géant pétrolier russe démantelé après l’envoi en prison de son dirigeant Mikhaïl Khodorkovski. Dans ce dossier, la Russie a été condamnée par la cour d’arbitrage de La Haye à
verser 45 milliards d’euros aux anciens actionnaires majoritaires du groupe. Devant le
refus de Moscou de payer, ils ont obtenu le gel
d’avoirs russes dans plusieurs pays.
Les actionnaires de Ioukos demandent désormais que les travaux de construction
soient stoppés. Une audience doit se tenir devant le juge d’exécution de Paris, le 17 mars.
Pas de quoi affoler la partie russe. Le terrain
du quai Branly doit aussi abriter les services
culturels de l’ambassade. Et serait donc couvert par l’immunité diplomatique. p
CULTURE
« Genet reste réellement dérangeant »
0123
VENDREDI 18 MARS 2016
| 13
Arthur Nauzyciel
présente
au Théâtre
de la Colline
une version de
« Splendid’s » d’une
beauté vénéneuse
Entre la veille et le sommeil
Le jeune homme s’est mis à lire
l’écrivain-voyou, à travers ses
œuvres romanesques : Le Journal
du voleur, Pompes funèbres, Querelle de Brest… Son théâtre est
venu après, et Arthur Nauzyciel a
un peu oublié Genet. Qui est revenu par un autre biais, quand le
metteur en scène a souhaité retravailler avec les formidables comédiens américains qui jouaient
dans son Jules César, en 2008.
« Je ne me sens pas toujours proche de son théâtre, alors que l’écriture qu’il déploie dans Miracle de
la rose ou dans Le Journal du voleur me fascine littéralement. Or
Splendid’s est un accès à cette écriture-là : c’est une pièce très à part
dans son théâtre, que Genet a
d’ailleurs reniée, ou fait semblant
de renier, la déchirant en un grand
geste de “drama queen” [rires]. Genet l’a écrite, à la fin des années
1940, alors qu’il n’était pas encore
dramaturge. Après, ses autres piè-
Arthur Nauzyciel.
ÉLISA HABERER
POUR « LE MONDE »
ces, pour moi, s’énoncent comme
trop lourdement théâtrales, dans
leur jeu de théâtre dans le théâtre.
Alors que Splendid’s est entre la
pièce et le poème : Genet s’y implique de manière très intime, il n’essaie pas de dénoncer, de prendre
parti, de prendre la parole pour
ceux qui ne l’ont pas, comme il le
fera par la suite. Il parle de lui. »
Rien d’étonnant à ce qu’Arthur
Nauzyciel ait eu envie de monter
ce texte-là, lui qui est toujours attiré par des auteurs se situant
dans un entre-deux, entre la veille
et le sommeil, le rêve et la réalité,
le visible et l’invisible, les morts et
les vivants. « Même si la pièce
montre sept gangsters – et un policier qui les a rejoints – retranchés
au septième étage d’un grand hôtel, le Splendid’s, elle n’a rien de réaliste. Genet ne raconte pas une histoire mais met en scène un rituel, il
entremêle vie vécue et vie imaginaire. C’est vraiment un long
poème à huit voix, qui ne renvoie
pas à un réalisme cinématographique mais se situe dans un
monde hors du monde, dans cet
hôtel en suspension, dans ce temps
suspendu entre la vie et la mort,
comme des sortes de limbes. »
Et pour cause : Splendid’s est
l’adieu aux armes de Genet, la
pièce qu’il a écrite en quittant le
monde du crime et de la marge,
avec le sentiment de la trahison
éprouvé au moment de la grâce
présidentielle dont il bénéficie
en 1949, à la suite de l’intervention de Sartre et de Cocteau. « Il
écrit vraiment du fond d’une solitude, d’un abandon. Dans Splendid’s, l’écriture s’élabore dans l’isolement et le secret de la cellule. Elle
est un moyen de s’évader, au sens
propre du terme, mais il y a aussi
quelque chose de l’ordre de la
transcendance : on va transformer
la cellule glauque en hôtel de luxe,
et les copains de prison en héros de
films hollywoodiens… Et puis il y a
cette puissance de l’imaginaire et
« Tous
les personnages
dans cette pièce
vivent
une mutation.
Qu’est-ce qui nous
fait être ce que
nous sommes ? »
ARTHUR NAUZYCIEL
metteur en scène
du désir, qui trouve là une échappatoire. Dans l’isolement et le secret, on peut s’autoriser à penser et
écrire des choses que l’on ne pourrait pas s’autoriser ailleurs, et c’est
ainsi que Genet nous emmène
dans ses “chambres secrètes”, en
une plongée en soi où il se laisse aller à tout ce qui peut naître du désir, du sentiment d’abandon et de
l’envie de faire revenir les morts
que l’on a aimés. »
C’est ce Genet de la fin des années 1940, un homme en crise,
qui fera une tentative de suicide et
arrêtera d’écrire pendant plusieurs années, avant de renaître
grâce à sa rencontre avec Giacometti, qui touche au premier
chef Arthur Nauzyciel. Il a ainsi
choisi d’ouvrir son spectacle par
la projection d’Un chant d’amour,
seul film réalisé par l’auteur,
en 1950, longtemps interdit, rarement projeté, et dont les images
érotiques et carcérales ont guidé
toute sa mise en scène.
« Un niveau très intime »
Avec les années, le théâtre de Genet s’est recouvert de clichés et de
malentendus, qu’Arthur Nauzyciel a voulu décaper en se situant
au plus près du texte de Splendid’s,
même s’il est ici joué en anglais
– ou plutôt dans une version bilingue, puisque le texte original
est projeté sur les écrans de surtitrage, et que la voix de la radio est
incarnée, en français, par celle de
Jeanne Moreau. Et c’est ainsi qu’il
retrouve un des thèmes essentiels
de l’auteur des Bonnes : celui de
l’identité.
« Tous les personnages dans
cette pièce vivent une mutation,
constate le metteur en scène.
Qu’est-ce qui nous fait être ce que
nous sommes, qu’est-ce qui fait
qu’on est un gangster ou un policier ? Cette identité est-elle formée
par l’extérieur, par la société ? Genet pose la question à un niveau
très intime, en creusant la manière
dont on est défini par l’autre. C’est
cela qui est très troublant dans la
pièce, qui l’était dans les années
1940, et qui l’est redevenu
aujourd’hui, tant Genet explose les
grilles de lecture socioculturelles et
psychologiques auxquelles nous
sommes assignés aujourd’hui. »
Ce que nous dit Genet dans tous
ses textes, et singulièrement dans
Splendid’s, c’est que nous sommes, profondément, des êtres
métaphysiques et complexes, irréductibles à des projections réalistes. C’est en cela que, selon Arthur Nauzyciel, il reste un auteur
« réellement dérangeant ».
« Il y a quelque chose de désagréable chez Genet, qu’il faut assumer, tant il travaille à la charnière
de la fascination et de la répulsion,
dit-il. Mais c’est très sensible, en
même temps. Ce qui pour moi est
très émouvant dans son écriture,
c’est qu’elle offre le sentiment d’une
expérience du monde tellement
profonde que le regard qui est
porté sur elle ne peut jamais, en
aucun cas, être conventionnel.
C’est ce qui est si fascinant : rarement on a aussi bien énoncé des
choses que l’on a tous en nous, que
l’on éprouve, que l’on pressent,
mais que l’on a du mal à nommer.
Et que ce soit cet homme-là, qui
n’est quasiment pas allé à l’école,
qui a passé sa jeunesse en prison,
qui se soit livré à cet effort-là – cette
plongée en soi, cette honnêteté incroyable – pour énoncer des choses
aussi importantes et aussi indicibles de manière aussi tranchante…
je trouve que c’est bouleversant. » p
fabienne darge
Splendid’s, de Jean Genet.
Mise en scène : Arthur Nauzyciel.
Théâtre national de la Colline,
15, rue Malte-Brun, Paris-20e.
Tél. : 01 44 62 52 52. Mardi
à 19 h 30, du mercredi au samedi
à 20 h 30, dimanche à 15 h 30,
du 17 au 26 mars. De 14 € à 29 €.
En anglais surtitré. Durée : 1 h 50.
Puis au Théâtre-Vidy de Lausanne
du 19 au 21 avril, et au Théâtre
de Lorient les 27 et 28 avril.
!# !"
Théâtre de l’Europe
17 mars – 13 mai
Odéon 6e
PHÈDRE(S)
WAjDi MOUAWAD / SARAH KANE / j.M. COETzEE
KRzySzTOf WARliKOWSKi
création
THEATRE-ODEON.EU
01 44 85 40 40
#Phedres
iSAbEllE HUPPERT
AgATA bUzEK
ANDRzEj CHyRA
AlEx DESCAS
gAël KAMiliNDi
NORAH KRiEf
ROSAlbA TORRES gUERRERO
© Peter Lindbergh / Licence d’entrepreneur de spectacles 1064581
L
THÉÂTRE
e 14 janvier 2015, Arthur
Nauzyciel créait sa mise
en scène de Splendid’s, de
Jean Genet, au Centre dramatique national d’Orléans.
C’était quelques jours à peine
après les attentats de Charlie
Hebdo, de Montrouge et de la
porte de Vincennes, et la soirée
avait semblé étrange, presque surréelle. Etre enfermés dans un théâtre avec huit hommes ne quittant
pas leurs mitraillettes renvoyait
des échos troublants à l’actualité
la plus immédiate, brouillant la réception du spectacle, alors même
que la pièce n’a rien à voir avec la
question du terrorisme.
Aujourd’hui, Arthur Nauzyciel
présente Splendid’s au Théâtre de
la Colline, à Paris – un théâtre dont
il prendra peut-être la tête dans
quelques jours, avec un beau projet, puisqu’il fait partie des candidats au remplacement de Stéphane Braunschweig, parti en janvier diriger l’Odéon-Théâtre de
l’Europe. Et Splendid’s peut être vu
un peu plus sereinement pour ce
qu’il est : un spectacle splendide,
d’une beauté vénéneuse et rêveuse, qui ouvre les chambres les
plus secrètes de l’auteur du Journal du voleur.
Arthur Nauzyciel, pourtant, a
fait un long détour pour (re)venir
à Genet, qu’il a découvert à l’adolescence. Avec Les Paravents, dans
la mise en scène de Patrice Chéreau, au Théâtre des Amandiers de
Nanterre, en 1983. Et pour ce garçon de 16 ans, venu avec son lycée
des Ulis (Essonne), ce fut un choc.
Aujourd’hui, Arthur Nauzyciel a
49 ans, et il garde dans son portefeuille, comme une relique précieuse, son billet des Paravents.
« Tout m’a marqué, dans ce spectacle, raconte le metteur en scène.
Je ne saurais pas faire la part de ce
qui était de Chéreau ou de Genet,
mais ça a suscité chez moi un rapport au théâtre extrêmement fort.
Il y avait quelque chose d’épique
dans cette soirée. On y parlait de
gens dont on ne parle pas souvent
au théâtre : des prostituées, des
Arabes… C’était très troublant. Et
au même moment, j’ai eu un autre
choc en voyant Querelle, le film de
Fassbinder. Là aussi, je ne saurais
dire si ce qui m’a le plus impressionné à l’époque c’était Genet ou
Fassbinder, ou l’association des
deux… »
14 | culture
0123
VENDREDI 18 MARS 2016
Natalie Dessay teinte « Passion » de noir abyssal
Au Théâtre du Châtelet, Fanny Ardant met en scène avec sobriété le chef-d’œuvre de Stephen Sondheim
COMÉDIE MUSICALE
S
tephen Sondheim (né
en 1930) raconte, en plaisantant à moitié, que Passion (1994), la comédie
musicale qui lui fut inspirée par le
film Passion d’amour (1981), d’Ettore Scola, commence et s’achève
par un orgasme : celui de Clara, la
femme mariée que le beau militaire Giorgio fréquente hussardement à Milan, puis celui de Fosca,
jeune femme malade et hystérique (au sens clinique que lui donnait le XIXe siècle) qui, dans la réunion fatale d’Eros et Thanatos,
succombe de son premier et dernier plaisir de femme que lui
donne le même Giorgio.
Entre ces deux orgasmes, que la
mise en scène de Fanny Ardant au
Théâtre du Châtelet tait pudiquement, le librettiste James Lapine
– qui s’est davantage inspiré du roman épistolaire Fosca (1869), d’Iginio Ugo Tarchetti, que de son
adaptation au cinéma – a construit une arche d’une presque parfaite symétrie, avec en son centre
une aria d’une beauté exceptionnelle, par laquelle Fosca fait basculer l’amour de Giorgio à son profit.
Clara est belle ; Fosca est laide,
sujette à des crises nerveuses et à
une sourde et minante maladie.
Son cousin, le colonel Ricci, qui
commande la garnison du nord
de l’Italie où Giorgio a été muté,
veille sur elle. Fosca conçoit une
passion immédiate pour le jeune
militaire, aussi fasciné qu’effrayé
par la jeune femme, qui le poursuit et le harcèle de manière inconsidérée tout en témoignant
d’une ironique et intelligente distance avec ses débordements incontrôlables.
Pressé d’aider la pauvre femme
promise à la mort en lui faisant
croire à l’amour, Giorgio finit par
succomber à cette passion délétère et sublime. Il quitte Clara et
Ryan Silverman
(Captain
Giorgio
Bachetti) et
Natalie Dessay
(Fosca).
THÉAT
̂ RE DU CHÂTELET/
MARIE-NOËLLE ROBERT
se consacre aux derniers instants
de Fosca.
Pas vraiment un propos de comédie musicale que tout cela. Ce
qui explique que ce chef-d’œuvre
de Sondheim n’ait jamais été
goûté par le public de Broadway :
trop noir, trop « intellectuel », pas
assez « mélodique ».
Abstraction et simplicité
Car, en effet, s’il contient parmi
les plus belles pages de Sondheim,
Passion n’est en rien un ensemble
de chansons reliées par des dialogues parlés ; c’est plutôt « une longue chanson d’amour rhapsodique », comme l’a indiqué le compositeur, d’une rare puissance lyrique, interrompue par assez de
dialogues pour que cela ne ressemble pas à un opéra.
Toutefois, malgré son insistance à ne pas succomber à la tentation opératique, Sondheim a
sûrement réussi là une guise contemporaine d’opéra – ou de mélodrame, si l’on préfère – populaire.
On se demandait comment Natalie Dessay, soprano colorature,
allait s’accommoder de la tessiture extrêmement grave de Fosca.
Elle y parvient d’une manière stupéfiante, puisant on ne sait où des
noirceurs abyssales, liant mieux
que jamais son émission de poitrine et son émission de tête.
Devenue actrice autant que
chanteuse, Dessay est médusante
dans ce rôle si difficile à doser
exactement. Elle a souvent joué la
folie sur scène : elle la réincarne
encore une fois en se réinventant.
Avec elle, un excellent et émou-
vant Giorgio interprété par le Canadien Ryan Silverman, qui pratique un chant très « Broadway »,
mais suffisamment riche de timbre pour ne pas faire pâle figure au
côté de Dessay. D’autant qu’un orchestre de 40 musiciens (un luxe
selon les critères actuels de Broadway) les soutient en fosse – en l’occurrence l’excellent Orchestre
philharmonique de Radio France.
Avec les décors peints noirs,
blancs et gris de Guillaume Durrieu, Fanny Ardant a choisi la voie
de l’abstraction et de la simplicité
plutôt que d’essayer de « meubler » le vaste plateau (trop vaste
pour Passion, probalement) du
Théâtre du Châtelet : des toiles
(dans une manière post-Soulages)
descendantes, coulissantes ; une
table autour de laquelle dînent les
L’entrée en « Grace » de Jeff Buckley
Publication posthume d’une session solo du chanteur américain, enregistrée en 1993
L’
ROCK
exhumation de maquettes précoces de Jeff Buckley, publiées sous le titre
You and I, peut susciter de la méfiance, tant l’exploitation post
mortem des enregistrements des
légendes du rock déçoit souvent.
Surtout quand le musicien concerné s’est éteint jeune et a peu
produit, à l’instar de cet Américain, fils du chanteur et guitariste folk-jazz Tim Buckley (luimême disparu à 28 ans), mort
noyé, le 29 mai 1997 à Memphis
(Tennessee), à l’âge de 30 ans,
après n’avoir publié de son vivant qu’un album, Grace, en 1994.
Chef-d’œuvre au lyrisme exacerbé, rendu mythique par la disparition prématurée de son interprète, ce disque a marqué audelà de son époque. Pop star des
années 2010, la chanteuse anglaise Adele ne confiait-elle pas
récemment au Monde que Grace
avait « déclenché [son] obsession
pour les belles voix » ?
« Voyages intérieurs »
Si l’album posthume et inachevé
Sketches for My Sweetheart the
Drunk (1998) contenait de belles
promesses, la multiplication des
témoignages live et une compilation de fonds de tiroir, Songs to
No One 1991-1992, finissaient par
ne passionner que les fans.
Enregistrées pendant trois
jours de février 1993, dans un studio new-yorkais, les dix chansons de You and I feront pourtant
frissonner au-delà du cercle des
initiés. Essentiellement constitué de reprises, à l’exception
d’une version primitive du titre
Grace et d’une narration inédite
(Dream of You and I), cet album
saisit Jeff Buckley dans le dépouillement d’une session live
pendant laquelle il ne s’accompagne que d’une guitare sèche ou
électrique.
Sans gommer les imperfections,
cet enregistrement d’une pureté
minimaliste témoigne d’un chanteur habité par ses interprétations, dont la voix fiévreuse, couvrant près de quatre octaves, est
modulée tel un instrument.
Producteur exécutif de cette
session comme de tous les enregistrements de la courte carrière
de Buckley, Steve Berkowitz rappelle le contexte de ce passage au
Shelter Island studio. « Jeff avait
signé chez Columbia un an avant,
mais la maison de disques finissait par s’inquiéter de ne rien voir
venir. J’ai alors proposé à Jeff de
faire un tour en studio pour jouer
ce qui lui passait par la tête et
prendre ses marques. L’ingénieur
du son, Steve Addabbo, a placé
deux, trois micros et enregistré
cela sur une cassette DAT. »
Vieux routier de la production
ayant côtoyé des légendes telles
que Johnny Cash ou Bob Dylan,
Berkowitz suivait depuis un moment l’éclosion de ce talent.
« En 1990, un musicien du groupe
Fishbone, avec lequel je travaillais, m’avait fait écouter des
maquettes enregistrées avec son
colocataire, un dénommé Jeff,
dont la voix m’avait impres-
Les dix chansons
de « You and I »
feront frissonner
au-delà
du cercle
des initiés
sionné. » Quelques mois plus
tard, son ami le producteur Hal
Willner organise un concert
hommage à Tim Buckley, auquel
participe le fils de celui-ci. « Il
avait subjugué par sa voix et sa
ressemblance physique avec son
père », se souvient Steve Berkowitz. « Quelques semaines
après, Hal m’a emmené le voir
jouer dans un petit club de l’East
Village, le Sin-é Café. Cela a été
une révélation. »
Une très large culture musicale
Dans ce lieu à l’ambiance familiale où il se produit régulièrement (comme en témoignera son
premier EP, Live at Sin-é, publié
avant Grace), Jeff Buckley va petit
à petit se construire un public,
grâce à un répertoire surtout
constitué de reprises prouvant
l’étendue d’une culture musicale,
à la fois héritage familial, bagage
académique (le guitariste avait
étudié au L.A. Musicians Institute)
et fruit de ses propres passions.
« Il pouvait jouer et comprendre
toutes les musiques, insiste Berkowitz. De Schubert aux Bad
Brains, du qawwali de Nusrat Fateh Ali Khan à Robert Johnson,
Piaf ou Judy Garland. » Une diversité dont témoignait Grace, où,
aux côtés de ses propres chansons, figuraient de magnifiques
versions de Lilac Wine, popularisé par Nina Simone, de Corpus
Christi Carol (For Boy), de Benjamin Britten, et de Hallelujah de
Leonard Cohen, devenu son plus
grand tube, plusieurs années
après sa mort.
Sa force ? « Sa capacité à s’approprier chacun de ces titres, d’en
faire des voyages intérieurs dans
lesquels il vous transportait », dit
le producteur. Enregistrées à la
volée, sans réelle concertation,
les chansons de You and I – Everyday People, de Sly and the Family Stone, Calling You, enregistré par Jevetta Steele pour le film
Bagdad Café, le blues traditionnel Poor Boy Long Way from
Home… – reflètent cette contagieuse générosité, tout en permettant de décrypter une inspiration marquée par trois artistes
dont il reprend ici des titres : Bob
Dylan (Just Like a Woman), Led
Zeppelin (Night Flight) et les
Smiths (The Boy with the Thorn in
his Side et une émouvante version de I Know It’s Over).
Une petite session que Steve Berkowitz jugea libératrice. « Quelques semaines après, tout s’accéléra et finit par se mettre en place. »
Pour le début d’une histoire qui
aurait pu connaître « bien d’autres
chapitres passionnants ». p
stéphane davet
You and I, de Jeff Buckley,
1 CD Columbia/Sony.
gradés ; un lit qui ressemble à une
pierre tombale (judicieux : le lit de
l’amour sera celui de la mort).
On pourrait se passer des traversées de jardin à cour par Clara,
tractée sur un plateau mobile
(une fois, ça va, deux fois, un peu
moins, trois fois, plus du tout), et
le spectacle gagnerait à simplifier
la scène du cauchemar en ne gardant que le personnage de Fosca
jeune avec ses ailes d’ange de la
mort (très belle image quand celle-ci recule vers la coulisse).
Très applaudi à la première,
mercredi 16 mars, Passion clôture
magnifiquement le cycle Sondheim du Châtelet qui aura présenté en première française scénique cinq chefs-d’œuvre du « génie de Broadway » dans des conditions artistiques admirables.
On le doit à Jean-Luc Choplin, le
directeur têtu et avisé des lieux. p
renaud machart
Passion, de Stephen Sondheim
(paroles et musique) et James
Lapine (livret). Avec Natalie
Dessay (Fosca), Ryan Silverman
(Captain Giorgio Bachetti), Erica
Spyres (Clara), Shea Owens
(Colonel Ricci), Karl Haynes
(Docteur Tambourri),
Orchestre philharmonique de
Radio France, Andy Einhorn
(direction), Fanny Ardant (mise
en scène). Théâtre du Châtelet,
Paris 1er. Durée : 1 h 45 sans
entracte. De 16 € à 89 €.
Les 18, 19, 22, 23 et 24 mars à
20 heures, le 20 mars à 16 heures.
Diffusé sur France Musique
le 23 avril à 19 heures.
La musique contemporaine,
un jeu d’enfants
M
eziane ! », appellent en chœur les deux fées (Françoise Thinat et Isabella Vasilotta) qui se sont penchées sur le piano façon berceau, dans le cadre du
prestigieux Concours international d’Orléans consacré à la musique contemporaine. Meziane Idir, 11 ans, s’approche de l’instrument et, debout, commence à caresser les cordes d’une
main, tout en dosant, du pied, leur résonance et leur intensité. Il
plonge ses doigts dans la partie avancée de la table d’harmonie
et en dégage quelques notes, heureux comme s’il avait trouvé
des pépites.
Des pépites sont à découvrir, ce lundi 14 mars, mais de l’autre
côté du clavier… Ce sont les lauréats de la 6e édition du concours
Brin d’herbe, appelés à se produire au Théâtre des Bouffes du
Nord, à Paris, dans un programme
varié et inédit pour des petites
mains : solos, duos avec bande maAU THÉÂTRE DES
gnétique ou percussion et intégraBOUFFES DU NORD,
tions à une formation professionnelle (Court-Circuit).
À PARIS, LE DÉFILÉ
Après Meziane Idir, qui a ouvert le
ban avec l’avant-gardiste Harpe éoDES ENFANTS SE
lienne (1923), de l’Américain Henry
DÉROULE DANS UNE
Cowell, vient le tour de Tsiory Rako9 ans, dans un des JaDIMENSION FÉERIQUE tondratsima,
tekok du Hongrois György Kurtag.
Quel naturel, quelle immersion dans
la musique ! Il est haut comme trois pommes et il a déjà tout
compris : la magie (de l’art des sons) et le plaisir (du jeu). Celui
d’Arielle Dragna, 12 ans, est aussi conçu par Kurtag.
Le défilé des enfants se poursuit dans une dimension féerique.
Rien à voir avec la sacro-sainte audition des « Classiques favoris ».
Pas même des « Contemporains maudits », puisque les compositeurs au programme ont, souvent, bénéficié d’une commande
pour le concours. Ainsi de Pierre Jodlowski qui, avec Typologie du
regard n° 3, permet à Olivia McRae, une Britannique de 10 ans, de
donner la réplique à une sorte de carillon surnaturel.
Il faudrait citer chacun des treize jeunes pianistes. Pas pour
miser sur leur avenir de concertiste et détecter le futur Wilhem
Latchoumia ou la Florence Cioccolani de demain (deux lauréats
d’envergure du concours « senior » d’Orléans), mais pour décrire leur manière incomparable de jouer non pas du mais au
piano. Comme Ianina Gateau, 17 ans, qui gagne – tout sourire –
un duel contre Xavier Casanova (percussionniste chevronné)
dans le beau duo, Impacts, de Bruno Giner. p
pierre gervasoni
styles | 15
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VENDREDI 18 MARS 2016
Mido
Chronometer
Caliber 80
et Chronometer
Caliber 80 Si.
FOTOSTUDIO2
L
TAG Heuer
Carrera
Heuer-02T. DR
Tudor
Heritage Black
Bay Bronze. DR
Frédérique
Constant
Perpetual
Calendar
Slimline
Manufacture. DR
HORLOGERIE
e secteur de l’horlogerie
de luxe a fini par se faire
rattraper par le ralentissement
économique
mondial. Après avoir affiché une
croissance solide entre 2009 et
2014, les exportations horlogères
suisses ont commencé à reculer
dès mars 2015. Le phénomène
était attendu ; la seule question
était de savoir quand il se produirait. Si la décroissance est modérée, elle est plutôt alarmante : certes, les marchés historiques, à
l’instar du Japon, tirent leur épingle du jeu avec encore + 35 % en
janvier ; mais, à l’inverse, les EtatsUnis reculent de 13 %.
Facteur aggravant, le franc
suisse s’est renchéri depuis janvier 2015 et a entraîné à la hausse
les prix à l’export. Le premier
marché mondial de la montre
suisse, Hongkong, s’affiche ainsi
en retrait de 33 % en un an − un
recul intimement lié à celui de
son géant voisin, la Chine, dont
les importations baissent encore
de 1,9 %. Dans cette région, le
contexte économique se conjugue avec les logiques d’influence
et la chasse à la corruption
− autant de facteurs qui entament le premier débouché de la
montre suisse.
Dans ses franges moins coûteuses, l’horlogerie subit la montée
en puissance des montres connectées. Ces petits ordinateurs
tactiles de poignet produits par
Samsung ou Apple détournent
une partie des acheteurs traditionnels de montres de moins de
450 € − un segment en baisse de
20 % en janvier 2016. L’influence
de ce nouveau type de produit
− inscrit dans la logique de l’industrie électronique, et donc à durée de vie courte − sur les segments milieu et haut de gamme
reste cependant à prouver. Seule
certitude, l’adaptation à cette
nouvelle conjoncture passe par
une redéfinition des seuils de
prix, qui est la tendance lourde de
Baselworld 2016.
Démocratisation du tourbillon
Les réservoirs d’inventivité et de
valeur dans l’horlogerie portent à
la fois sur les complications, les
matières et les technologies. Sur
tous ces aspects, les tarifs sont
orientés à la baisse. Le domaine le
plus visible est celui des complications – c’est ainsi que le secteur
nomme les indications et dispositifs internes de la montre. Deux
l’heure de vérité
Le Salon de Bâle se tient du 17 au 24 mars
dans un contexte inédit : depuis un an,
le secteur de l’horlogerie fait face à son tour
au ralentissement économique mondial.
Mais les marques ont trouvé la parade :
offrir du rêve à des prix plus abordables
LE SEUIL D’ACCÈS
DU SAPHIR EST
RAPIDEMENT PASSÉ
DE PLUS D’UN
MILLION D’EUROS
À 50 000 EUROS
des plus grands classiques ne cessent de se démocratiser. La Perpetual Calendar Slimline Manufacture de Frédérique Constant indique automatiquement la date
complète, quelle que soit la durée
du mois − 28, 29, 30 ou 31 jours −,
ce qui n’a rien de simple. A
8 000 €, elle est encore 20 %
moins chère que le précédent modèle, déjà très agressif.
Cela vaut également pour la
complication la plus emblématique des années 2000 et 2010, le
tourbillon. Dispositif mécanique
visant à augmenter la précision, il
s’est transformé en martingale.
Lui aussi subit une baisse de prix à
marche forcée. TAG Heuer vient
de définir un nouveau palier avec
la Carrera Heuer-02T, commercialisée autour de 15 000 €. Un plancher d’autant plus bas que la montre propose un design sophistiqué et un chronographe en prime.
Le sujet des matières agite depuis des années le Landerneau
horloger. Le duopole de l’acier et
de l’or est bousculé par le titane,
le carbone et autres substances
qui définissent profondément le
fonctionnement et l’apparence
de la montre. Ainsi, le silicium se
répand à grande vitesse dans les
mouvements. Issu du domaine
des microprocesseurs, il augmente la précision et la fiabilité
des mouvements. Moins exclusif, il équipe désormais des marques modestes. Dans le domaine
des boîtiers, la fibre de carbone
fut longtemps inabordable, car
d’une technicité élevée et complexe à travailler. En cinq ans, elle
a subi des réductions de prix d’un
facteur dix.
Cette échelle est la même pour
le saphir. En horlogerie, le saphir
synthétique transparent est omniprésent. Translucide, inrayable,
ultra-technique, il compose les
verres inrayables des montres, les
rubis de leurs mouvements et
sert également à réaliser des boîtes de montre. Son seuil d’accès
est rapidement passé de plus de
1 million d’euros à 50 000 euros
avec la Big Bang Unico Saphir de
Hublot. Certes, les tarifs restent
élevés, mais la baisse de prix est
vertigineuse. Et comme l’innovation et l’exclusivité ne sont pas
l’apanage des marques les plus
coûteuses, d’autres matières plus
modestes font valoir leurs arguments. En particulier, le bronze
poursuit sa percée remarquable,
comme l’illustre son adoption
par Tudor, qui en habille son modèle Heritage Black Bay.
Un leader offensif
En toile de fond, l’influence de
Swatch Group se fait sentir. Le
leader mondial du secteur, qui
possède les marques Longines,
Breguet ou encore Tissot, ne
cesse d’augmenter la qualité de
ses propositions sans que les tarifs ne s’envolent. Sur ses marques de milieu de gamme,
comme Mido, Hamilton ou Rado,
les mouvements proposent de
plus en plus des autonomies longues, des précisions de marche
chronométriques (donc excellentes), le tout à des prix stables ou
sages. Dernier exemple en date,
la Mido Baroncelli Chronometer
Caliber 80 SI propose 80 heures
de marche (deux fois la norme),
une certification chronométrique et un mouvement dopé au silicium pour 1 070 €, moins du
tiers de toute autre proposition
équivalente.
Ce leadership se traduit par une
baisse des marges du groupe, qui
n’en a cure. Sa position de numéro un lui permet de pousser
ses concurrents dans leurs retranchements. Mais l’horlogerie est
un secteur varié, qui pratique toutes les gammes de tarif et de style.
Les difficultés économiques
n’empêchent ni l’innovation, ni
les surprises, ni les propositions
extrêmes. Baselworld sait aussi
faire rêver. p
david chokron
Eric Schmitt ou l’art des mariages bruts
Une exposition et une monographie reviennent sur les trente ans de carrière de cet autodidacte, dont le mobilier s’inspire de la nature
L
DESIGN
es années passant, son mobilier a perdu en fioritures
et gagné en poids. De plus
en plus massif, indomptable à
l’image de cette impressionnante table U en bronze patiné et
plateau d’ardoise. Eric Schmitt
fête cette année ses trente ans de
création. Inconnu du grand public, ce designer, né en 1955 à Toulouse, n’a jamais décliné ses objets qu’en séries limitées pour le
décorateur Christian Liaigre ou
pour les galeries En attendant les
barbares, Dutko et Ibu à Paris,
Ralph Pucci à New York. Cette année, il se livre, avec réticence, à
travers un ouvrage de Pierre
Doze – la première monographie
jamais consacrée à Eric Schmitt
(aux éditions Norma) –, des expositions et une première collection pour Christofle.
Fin janvier, il inaugurait son nouveau
showroom parisien, abri chic
et secret, pour recevoir enfin ses collectionneurs. « Fontainebleau, où
j’ai mon atelier, est trop éloigné
pour mes visiteurs venus des
Etats-Unis ou d’ailleurs. Ils regardent mes meubles, puis la campagne par la fenêtre, et plongent le
nez dans leurs tablettes », regrette
Eric Schmitt, qui vit depuis 1997
avec sa famille, chiens, chats et
chevaux compris, dans une ancienne ferme de Seine-et-Marne.
Table Bulb, aluminium
et verre, galerie Ralph
Pucci, 2011. RALPH PUCCI
De ce retrait de la capitale, il a
forgé un style bien à lui. Table façon menhir couché, guéridons
champignon en verre soufflé de
Bohême, console Leaf
(feuille) en bronze
patiné et poli… Ici
souffle un air de
nature, mais le brut
devient doux, le mastoc se
fait sensuel. Ici, on célèbre des
mariages improbables. Marbre
suspendu à deux épingles de fer
forgé (console Sixtine), plateau
en aluminium flottant sur un socle de verre soufflé (table Bulb), il
fallait oser.
Eric Schmitt a la liberté d’esprit
d’un autodidacte. Il a débuté,
comme le célèbre designer Tom
Dixon, en travaillant les maté-
riaux de récupération dans les
années 1980. « Tout seul au chalumeau, je bricolais des fils de fer,
des carcasses métalliques… Ça
m’a servi énormément : j’ai appris
à souder l’inox avec le bronze. »
Comme son comparse britannique, il était aussi intéressé par la
musique – la batterie et le chant,
pour Schmitt, la basse pour
Dixon. Jusqu’au jour où l’ex-DJ
du Palace ou des Bains Douches
expose ses créations dans la galerie parisienne En attendant les
barbares, puis chez l’ex-Neotu.
« J’ai arrêté de faire les choses moimême comme un artisan, et j’ai
dessiné. »
Le galeriste Jean-Jacques Dutko,
qui lui consacre, à partir du
8 avril, une exposition à Londres,
après Paris, se réjouit de ce créateur qui propulse « la tradition
des arts décoratifs français » dans
le XXIe siècle. Lui, le « misanthrope », comme il se décrit, ne
sait pas évoquer son parcours
autrement que par défaut. « Mon
travail est la conséquence du
sculpteur que je suis presque, de
l’architecte que j’aurais aimé être
et du designer que je ne suis pas
tout à fait. » p
véronique lorelle
Eric Schmitt, aux Editions
Norma, 316 pages avec catalogue
raisonné, 55 euros.
Exposition « Eric Schmitt - 30 ans
de créations » : galerie Dutko, du
8 avril au 7 mai, 18, Davies Street,
W1K 3DS, à Londres.
16 | télévisions
0123
VENDREDI 18 MARS 2016
« Paganini » ? No, no !
VOTRE
SOIRÉE
TÉLÉ
Un navrant biopic signé Bernard Rose du grand violoniste et compositeur italien
ARTE
VENDREDI 18 – 20 H 55
FILM
David Garrett
incarne Nicolo
Paganini.
U
n film consacré à Nicolo Paganini (17821840), le plus illustre
des virtuoses du violon, compositeur d’un fameux recueil de 24 caprices pour l’instrument seul, à la célébrité internationale et aux mœurs légendairement lestes ? Bonne idée,
sûrement.
Encore eût-il fallu que sa réalisation n’en soit pas confiée au calamiteux Bernard Rose (qui n’en est
pas à son premier forfait) et que la
production ait pris conseil auprès
d’historiens patentés : rien dans
ce récit romancé ne tient debout
et moins que toute autre chose, ce
pacte que le musicien aux abois financiers aurait signé avec un imprésario aux allures de Méphisto
d’opérette. Le Violoniste du diable
s’appuie, certes, sur quelques éléments biographiques réels, mais
il les travestit et les distord de telle
sorte que le résultat en devient un
navrant galimatias.
La décision de faire incarner Paganini par David Garrett, un véritable violoniste virtuose – une décision qui revient d’ailleurs sûrement à ce dernier puisqu’il est
l’un des producteurs du film et
son instigateur principal – est une
heureuse chose : il n’est rien de
BR/SUMMERSTORM/
WALTER WEHNER
pire que de voir un non-musicien
singer malhabilement les mouvements d’un professionnel.
Dans le cas de Paganini, la chose
s’imposait d’autant plus que la
musique de l’Italien est l’une des
plus spectaculairement virtuoses
qui soient. Il eût été impossible à
un acteur non violoniste d’être un
tant soit peu crédible en ce rôle.
Garrett a beau s’être fourvoyé
dans une carrière « crossover »
(c’est une sorte d’André Rieu pour
jeunes), il joue toujours avec une
époustouflante virtuosité.
« Crossover » à l’eau de rose
Mais la composante « crossover »
de sa carrière fait tache d’huile sur
les arrangements musicaux d’un
goût douteux qu’il a cosignés avec
Franck Van der Heijden. On ne sait
pourquoi on entend comme un
leitmotiv une version orchestrée
à la sauce rock du Roi des aulnes de
Schubert ; un extrait des Varia-
tions sur un thème de Paganini
(1934) de Serge Rachmaninov
s’imposait-il, alors qu’il ajoute
une autre tache anachronique à
ce tableau sonore déjà passablement peinturluré ? Mais ce n’est
pas le pire : Garrett et son comparse ont tripatouillé le mouvement lent du Quatrième concerto
pour violon de Paganini en y ajoutant des paroles signées de… Bernard Rose. Cela marche dans la
mesure où ce mouvement sonne
comme une aria de Bellini ; mais
quand les arrangeurs s’y mettent,
le « crossover » à l’eau de rose reprend ses droits…
Si David Garrett, au physique
avantageux et aux cheveux longs
comme ceux de l’illustre violoniste, est convaincant dans son
jeu musical, il témoigne d’une incapacité à donner la moindre crédibilité à son jeu dramatique. A
part les yeux de cerf en pâmoison
érotique qu’il adresse aux jeunes
femmes, il n’y a guère d’autre expression à relever dans la palette
du bellâtre.
Le film est réalisé dans un
étrange mélange de décors naturels ou peints, modifiés digitalement. Avec le jeu souvent outré
des acteurs, tout cela donne l’impression de se trouver devant un
film X en costumes, façon Marc
Dorcel (on voit beaucoup Paganini au lit).
On pourrait tolérer ce type de
programmation si Arte avait accompagné ce film plus que discutable d’un documentaire sérieux
sur Paganini. Mais ça, c’était l’Arte
d’avant. p
renaud machart
Paganini, le violoniste du diable,
de Bernard Rose (All., 2013,
115 min). Avec David Garrett,
Jared Harris, Joely Richardson,
Christian McKay, Veronica Ferres,
Helmut Berger.
Le jeune claveciniste joue en solo et avec l’ensemble Nevermind des œuvres de Bach et de Telemann
J
ean Rondeau est le dernier-né
de la nombreuse et talentueuse école de clavecin française. Agé de 24 ans, un physique de jeune premier un peu canaille, soigneusement ébouriffé et
débraillé : une allure tout autre que
celle qu’on attend d’un claveciniste (d’ailleurs, histoire de
brouiller les pistes de ce cliché, ou
de les éclairer, Rondeau est aussi
un excellent pianiste de jazz).
Rondeau fait penser à l’Américain Scott Ross (1951-1989), installé
en France, qui était lui aussi une
sorte de bad boy excentrique du
clavecin : il posait pour les photographes en blouson de cuir (à l’occasion agrémenté d’un tutu de
danseuse) et se présentait parfois
au public en short de footballeur
(on n’invente rien).
Et, comme Scott Ross, Rondeau
joue sans partition, ce qui paraissait autrefois presque suspect, un
peu « bête à concours », dans le milieu des « baroqueux », qui
aimaient montrer qu’ils lisaient
des fac-similés de partitions anciennes…
Un univers personnel
Mais Rondeau n’en fait pas tant et
si on le compare à son confrère
américain, c’est avant tout parce
qu’il témoigne lui aussi d’un univers personnel et assuré où l’on tutoie les chefs-d’œuvre : son premier disque, chez Erato, était consacré à Bach, que beaucoup
d’autres attendent des années
avant d’enregistrer. Scott Ross
avait commencé au même âge par
un album intitulé Monsieur Bach.
L’excentricité de Rondeau consiste à rajouter en préambule
d’une suite pour clavecin-luth de
Jean-Sébastien Bach, comme
n’aurait pas hésité à le faire Ross,
un prélude non mesuré à la française et, chose plus improbable, à
jouer la Chaconne pour violon seul
du même Bach dans la version
transcrite par… Johannes Brahms.
Mais, explique le claveciniste au
public de l’église Saint-Germaindes-Prés, à Paris, où a été enregistréé ce concert dans le cadre d’un
festival organisé et filmé par la
chaîne Mezzo, le clavecin n’ayant
TF1
20.55 Koh Lanta
Télé-réalité présentée
par Denis Brogniart.
22.50 Action ou vérité
Animé par Alessandra Sublet.
France 2
20.55 Deux flics sur les docks
Téléfilm policier d’Edwin Baily.
Avec Jean-Marc Barr, Bruno Solo,
Mata Gabin, Liza Manili
(Fr., 2016, 90 min).
22.30 Ce soir (ou jamais !)
Présenté par Frédéric Taddeï.
France 3
20.55 Thalassa
« Bretagne, le choix de l’Armor ».
Présenté par Georges Pernoud.
23.25 Annie Girardot,
à cœur ouvert
Documentaire de Thomas Briat
(Fr., 2016, 108 min).
Canal+
21.00 Divergente 2
(L’Insurection)
Film de science-fiction de Robert
Schwentke. Avec Shailene Woodley,
Theo James, Ansel Elgort, Kate
Winslet (EU, 2015, 129 min).
22.55 Avengers : l’ère d’Ultron
Film d’action de Joss Whedon.
Avec Robert Downey Jr.,
Scarlett Johansson, Chris Evans
(EU, 2015, 142 min).
France 5
20.40 La Maison France 5
Magazine animé
par Stéphane Thebaut.
21.40 Silence, ça pousse !
Présenté par Stéphane Marie
et Caroline Munoz.
Jean Rondeau, baroque and roll
MEZZO
VENDREDI 18 – 20 H 30
CONCERT
VE N D R E D I 1 8 M ARS
pas de pédale de résonance, il a
choisi de la jouer aux deux mains,
afin de retrouver la richesse harmonique de la transcription originale.
En deuxième partie de programme, le claveciniste est rejoint
par ses camarades de l’ensemble
Nevermind pour une belle interprétation d’une Sonate en trio, de
Bach, et de l’un des Quatuors parisiens, de Georg Philipp Telemann.
La prise de son est un peu sèche
mais la réalisation de Don Kent est
vivante et soignée. p
r. ma.
Arte
20.55 Paganini,
le violoniste du diable
Film de Bernard Rose.
Avec David Garrett, Jared Harris,
Joely Richardson (All., 2013,
115 min).
22.50 Un bal masqué
Opéra de Giuseppe Verdi enregistré
à l’Opéra de Munich. Mise en scène
de Johannes Erath (135 min).
M6
20.55 Elementary
Série créée par Robert Doherty
(EU, saison 4, ép. 5 et 6/24 ;
S3, ép. 1 et 2/24 ; S1, ép. 24/24).
0123 est édité par la Société éditrice
HORIZONTALEMENT
GRILLE N° 16 - 066
PAR PHILIPPE DUPUIS
1
2
3
4
5
6
7
8
9
10
11
12
I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
SOLUTION DE LA GRILLE N° 16 - 065
HORIZONTALEMENT I. Cartomancien. II. Obéirai. Lena. III. Rops. Idée. Fr.
IV. Bulot. At. TER. V. Ici. Activera. VI. Lhassa. OAS. VII. Le. Ussel. Tar.
VIII. Arte. Tlam (malt). Ni. IX. Rainura. Ubac. X. Dictionnaire.
VERTICALEMENT 1. Corbillard. 2. Aboucherai. 3. Replia. Tic. 4. Tiso.
Suent. 5. Or. Tass. Ui. 6. Mai. Castro. 7. Aidât. Elan. 8. Etiola. 9. Clé. Va.
Mua. 10. Ie. Test. Bi. 11. Enfer. Anar. 12. Narratrice.
I. Le résumé d’une une vie professionnelle pleine de sons et d’images.
II. S’attrapent à l’école quand ils ne
sont pas dans le sirop. Dit beaucoup
de choses. III. Patrie d’Abraham.
Conirme ses propos. IV. Arrose Bologne avant d’atteindre l’Adriatique.
Investit dans la pierre. La gauche en
campagne. V. Bonne voie chez les
Verts. Personnel. Disconvenir.
VI. Hamlet a erré dans son château.
A multiplié les chaînes. VII. Le titane.
Cercle ecclésiastique. VIII. Se permît.
Suit les comptes de près. IX. Incliné
à contresens. Point. Ouverte à tout le
monde en principe. X. Dangereusement coupant. Bien situées.
du « Monde » SA
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Collection : Le Monde sur CD-ROM :
CEDROM-SNI 01-44-82-66-40
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SUDOKU
N°16-066
VERTICALEMENT
1. Pratique pour stocker, beaucoup
moins pour retrouver. 2. Se retrouve
dans un autre monde. 3. Article. Patrie de Constantin le Grand. Passent
et inissent par peser. 4. Françaises
ou hollandaises, elles sont en boules.
5. Vague en tribune. Spectacle nippon. Ruban de la Botte. 6. Introduisent discrètement. 7. Comme des
haies diiciles à franchir. 8. Contre
tout. Caractères germaniques.
9. Grecque. Deux cantons dans l’Atlantique. 10. Attendent la distribution des prix chaque année. 11. Venu
d’Ephèse ou de Phocée. Savait tenir
ses lecteurs en haleine. 12. Auront
besoin d’un bon nettoyage.
La reproduction de tout article est interdite
sans l’accord de l’administration. Commission
paritaire des publications et agences de presse
n° 0717 C 81975 ISSN 0395-2037
Chaque jeudi,
l’essentiel
de la presse
étrangère
CHEZ VOTRE MARCHAND
DE JOURNAUX
Présidente :
Corinne Mrejen
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Tél : 01-57-28-39-00
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93290 Tremblay-en-France
Toulouse (Occitane Imprimerie)
Montpellier (« Midi Libre »)
disparitions & carnet | 17
0123
VENDREDI 18 MARS 2016
Serge Kampf
Chef d’entreprise
Biviers.
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CHRISTIAN LIEWIG/CORBIS
J’
ai hésité entre trois métiers : conducteur de tramway, pilote de chasse et
journaliste. » En cette matinée de mai 2012, dans
son bureau parisien avec vue sur
l’Arc de triomphe, Serge Kampf
évoquait les carrières envisagées
avant d’opter pour l’informatique.
A la veille de quitter la présidence
de Capgemini, créé quarante-cinq
ans auparavant, ce Grenoblois de
77 ans, né le 13 octobre 1934, habituellement très secret, laissait
poindre ses sentiments. « C’est une
décision difficile, il faut donc s’y préparer. C’est un peu comme abandonner son bébé ou marier sa fille. »
Depuis, en tant que vice-président du conseil d’administration,
le fondateur était régulièrement
consulté sur tous les grands sujets
de ce groupe de service informatique qu’il avait hissé dans les dix
premiers mondiaux du secteur.
Malade depuis quelques années, il
s’est éteint mardi 15 mars, à 81 ans.
Tout commence en 1967, après sa
démission de chez Bull. A 33 ans,
Serge Kampf claque la porte du
constructeur français d’ordinateurs après sa décision de remplacer les machines qu’il commercialise par celles de l’américain General Electric. Avec trois autres exBull, il crée Sogeti, dans un deuxpièces à Grenoble transformé en
bureau « A l’époque, tout le monde
m’affirmait que j’arrivais trop tard,
que je ne parviendrai pas à faire
mon trou, le marché étant déjà occupé par des groupes comme Sesa,
Cap ou Sema », s’amusait-il. Quelques années plus tard, il reprenait
Cap puis Sesa, ses acquisitions
constituant Capgemini.
« Craint et adoré »
Licencié en droit et en économie,
Serge Kampf, le provincial, détonnait dans le milieu où ses collègues parisiens sortaient des
grands corps de l’Etat. Il avait bien
tenté l’ENA mais s’était fait recaler
à l’oral. Pour développer sa société,
il multipliait les implantations
près de ses clients. Si chaque entité
était très libre, ce patron les surveillait de près. Il n’hésitait pas à
envoyer à ses collaborateurs des
mémos rédigés le week-end, et
chacun redoutait le début de semaine. Cette exigence était compensée par un système d’intéressement, et il fut le premier en
France à introduire le système de
rémunération variable. « Il était
craint et adoré, il pouvait être sec et
d’une générosité sans limite. ce mélange des deux galvanisait les
gens », se souvient Paul Hermelin,
son successeur à la tête du groupe.
« Je n’ai hérité de rien, je peux donc
disposer de tout », répondait tranquillement Serge Kampf à ceux qui
s’étonnaient de sa générosité sans
Rqwt vqwvg kphqtocvkqp <
23 79 4: 4: 4:
23 79 4: 43 58
ectpgvBorwdnkekvg0ht
13 OCTOBRE 1934
Naissance à Grenoble (Isère).
1967 Il crée Sogeti.
1975 La société fusionne
avec Cap gemini, qui deviendra Capgemini en 1996.
2012 Il quitte la présidence.
15 MARS 2016 Mort
à Grenoble.
AU CARNET DU «MONDE»
Mariage
Quarante-quatre ans après leur première
rencontre,
Maryse BOUGAIN
et
Michel ROMAGNAN
limite et sans attente de retour,
d’autant que ses dépenses provenaient de ses propres deniers. Il
avait notamment contribué à titre
personnel à la recapitalisation du
Monde en 1985. L’exemple le plus
célèbre reste les montres Patek
Philippe offertes à l’équipe de
France de rugby en 1987, ce sport
étant sa deuxième passion. Actionnaire des clubs de Biarritz et de
Grenoble, mécène des Barbarians,
il ne ratait aucun match international. Une occasion pour y convier de nombreuses personnes. De
ce sport, le chef d’entreprise en tirait la discrétion, car « la vedette
c’est l’équipe, pas le joueur ».
A ceux qui lui demandaient
comment faire dans ce métier de
services pour vendre de l’intelligence, il répondait : « Il faut de la
sensibilité, de l’émotion, du cœur.
En business, c’est comme en amour,
l’important c’est d’aimer, aimer ses
collaborateurs, aimer ses clients. »
Mais les nuages sont venus
en 2000 avec l’acquisition par
Capgemini de l’américain Ernst
& Young. Le fondateur ne se reconnaît plus dans son groupe et le
dira. « Je me suis retrouvé tout d’un
coup en train de présider un meeting de 400 manageurs dans une
salle où j’étais le seul à parler français, plus exactement, le seul à ne
pas parler la langue des 16 000 personnes qui venaient d’être incorporées dans les effectifs du groupe. »
Il décidait de prendre du recul
dans la gestion au quotidien. « J’ai
alors pensé que se terminait le
deuxième tiers de mon existence
terrestre : j’avais 33 ans quand j’ai
créé ma boîte en 1967, et trentetrois ans après, l’heure était sans
doute venue de donner le pouvoir
aux anglophones. J’ai entamé
en 2000 le troisième tiers de ma vie
sur Terre en espérant qu’il dure le
plus longtemps possible. »
En octobre 2014, pour ses 80 ans,
Serge Kampf avait invité, tous frais
payés, 400 personnes à Rio de Janeiro, au Brésil, pendant cinq
jours, cent venant de Capgemini,
cent anciens du groupe, cent rugbymen et cent de ses amis et de sa
famille. « Beaucoup étaient très
émus, certains ont pleuré, comprenant qu’il faisait ses adieux, raconte
Paul Hermelin. C’était une manière
magnifique de prendre congé. » p
dominique gallois
sont heureux d’annoncer leur mariage
célébré à Annemasse, le 12 mars 2016.
Décès
Vertou (Loire-Atlantique).
Marianne Barbier et Jean Barbier,
ses enfants
et leurs conjoints,
Violette,
sa petite-ille,
Annick,
sa sœur
Ainsi que toute sa famille,
ont la tristesse de faire part du décès de
M. Yves BARBIER,
architecte DPLG,
survenu à l’âge de soixante-dix-sept ans.
La famille Mathey-Pierre
M Michèle Kampf,
son épouse,
Mme Martine Kampf,
sa ille,
Jean-Bastien et Maxence Dussart,
Timoté et Naomi Boullet,
ses petits-enfants,
Ses parents
Et amis,
me
ont la tristesse de faire part du décès de
M. Serge KAMPF,
survenu à l’âge de quatre-vingt-un ans.
La cérémonie sera célébrée le lundi
21 mars 2016, à 14 heures, en la cathédrale
Notre-Dame de Grenoble.
Patrick Werner,
président,
Et les membres
de l’Académie des Sports,
ont la profonde tristesse de faire part
de la disparition de
Serge KAMPF,
leur vice-président et généreux mécène,
donateur
du Grand Prix de l’Académie des Sports,
Prix Serge Kampf.
Académie des Sports,
c/o Sport Vision Associés,
18, rue de la Pépinière,
75008 Paris.
Paris.
Le groupe Capgemini,
Johan JANSZEN,
survenu le 14 mars 2016,
dans sa soixante-neuvième année.
Les obsèques ont eu lieu à Amsterdam,
le mercredi 16 mars.
Un office à la mémoire de Johan
Janszen se tiendra le vendredi 25 mars,
en la synagogue du MJLF, Paris 15 e,
à 18 heures.
Son épouse et ses illes vous remercient
chaleureusement pour les nombreuses
marques d’affection et d’amitié témoignées
par sa famille, ses amis et fidèles du
MJLF.
Cet avis tient lieu de faire-part.
Ses obsèques auront lieu au
crématorium du cimetière du PèreLachaise, 71 rue des Rondeaux, Paris 20e,
le 19 mars 2016, à 10 heures, en la salle
de la Coupole.
Jémila, Farha, Karim, Leïla et Émir,
ses enfants,
Marième,
son épouse,
Ses petits-enfants,
ont la tristesse d’annoncer le décès de
Ahmed Baba MISKÉ,
survenu le 14 mars 2016, à Paris,
à l’âge de quatre-vingts ans.
[email protected]
Et tous les collaborateurs
de Capgemini et de sa iliale Sogeti,
ont la profonde tristesse de faire part
de la disparition de
Serge KAMPF,
fondateur de Capgemini,
président d’honneur et vice-président
du conseil d’administration du Groupe,
commandeur de la Légion d’honneur,
survenue le 15 mars 2016, à Grenoble,
dans sa quatre-vingt-deuxième année.
Grand bâtisseur, homme de convictions
et d’engagements, il a incarné pendant
quarante-neuf ans les valeurs d’honnêteté,
d’audace, de confiance, de liberté,
de solidarité, de simplicité et de plaisir
sur lesquelles il a fondé Capgemini
et que continuent de porter chaque jour
les collaborateurs du Groupe.
Les obsèques se dérouleront le lundi
21 mars, à 14 heures, en la cathédrale
de Grenoble.
Une célébration se tiendra le mardi
22 mars, à 14 heures, en l’église SaintPierre de Neuilly-sur-Seine.
Cet avis tient lieu de faire-part.
Sa famille
Et ses amis,
Mme Elisabeth KLEIN,
née VÉRON,
Un culte d’action de grâce a été
célébré ce jeudi 17 mars, au Temple
de Nyons.
Des dons peuvent être adressés
à la Cimade.
Famille Klein,
14, rue Juiverie,
26110 Nyons.
M. Hubert Lesire-Ogrel,
son époux,
François Lesire-Ogrel,
Marc et Lee Lesire-Ogrel,
Hélène Lesire-Ogrel,
Bertrand et Anne Lesire-Ogrel,
ses enfants,
Benjamin, Nils, Elmo, Simon, Jim,
Attika, Chem et Myrah,
ses petits-enfants
Ainsi que toute la famille,
ont la tristesse de faire part du décès de
Mme Claudine
LESIRE-OGREL,
née BLOUIN,
survenu le 8 mars 2016,
à l’âge de quatre-vingt-trois ans
Une cérémonie aura lieu au cimetière
de Varaize (Charente-Maritime),
le mercredi 23 mars, à 15 heures,
suivie de son inhumation dans le caveau
de famille.
18, avenue du Ponant,
92390 Villeneuve-la-Garenne.
Communications diverses
Espace analytique
« La psychanalyse et le fait religieux »
19 et 20 mars 2016,
Campus des Cordeliers,
15, rue de l’Ecole de Médecine, Paris 6e,
avec Houria Abdelouahed,
Jean-Claude Aguerre, Jean Allouch,
Paul-Laurent Assoun, Fethi Benslama,
Raja Benslama, Olivier Bernard,
Danièle Brun, Jean-Daniel Causse,
Gisèle Chaboudez, Henri Cohen-Solal,
Laurence Croix, Frédéric de Rivoyre,
Olivier Douville, Marcel Gauchet,
Claire Gillie, Hélène Godefroy,
Gérard Guillerault, Christian Hoffmann,
Farhad Khosrokhavard, Brigitte Lalvée,
Patrick Landman, Didier Lauru,
Jacques Le Brun, Chalva Maminachvili,
Pierre Marie, Jean-Luc Marion,
Vannina Micheli-Rechtman,
André Michels, Catherine Millot,
Jean-Jacques Moscovitz,
Hélène Petitpierre, Gérard Pommier,
Jean-Jacques Rassial, Ouriel Rosenblum,
Catherine Saladin, Thierry Sauze,
Amos Squverer,
Dominique Tourrès-Landman,
Alain Vanier, Catherine Vanier,
Markos Zairopoulos.
100 € (étudiant 30 €).
Tél. : 01 47 05 23 09.
[email protected]
Benoit et Karen, Jean-Christophe,
Claire et Grégoire, Guillemette et Philippe,
ses enfants,
Paul, Hélène, Thibault, Anne, Anaïs,
Clarisse, Bérénice, Philippine, Tiffanie,
Arthur, Jacques et Lucie,
ses petits-enfants,
ont la grande tristesse de faire part du
décès de
survenu le 15 mars 2016, à Nyons.
ont le chagrin de faire part du décès de
survenu dans sa quatre-vingt-dix-septième
année.
Les membres
du conseil d’administration
Ni fleurs ni plaques, des dons pour
l’Unicef.
La famille Janszen,
Rosette,
son épouse,
Laura et Sophie,
ses illes,
Sara Lee, Samuel, Ethan et Julia,
ses petits-enfants,
cofondateur
et président d’honneur de la DFCG,
chevalier de l’ordre national du Mérite,
CPA 1957,
membre émérite de
l’Académie des sciences commerciales,
Claude, François, Christiane,
ses sœur, frère, et cousine,
Les familles Moutel, Hervouet, Jacquot,
Belhomme,
ont la tristesse d’annoncer le décès de
Condoléances sur :
www.pascal-leclerc.com
Georges MATHEY,
Paul Hermelin,
son président-directeur général,
Un dernier hommage lui sera rendu
le lundi 21 mars 2016, à 16 h 30, au
crématorium du cimetière Parc de Nantes.
Cet avis tient lieu de faire-part
et de remerciements.
a la tristesse de faire part du décès de
Mme Maryvonne
MOUTEL BELHOMME,
survenu le 13 mars 2016, à Paris.
La messe sera célébrée par Mgr Denis
Moutel, le 18 mars, à 14 heures, en
la paroisse Notre-Dame de l’Assomption,
à Meudon Bellevue.
Famille Belhomme,
23, rue de la Villette,
75019 Paris.
Colette Ravinet,
sa compagne,
Jean-Jacques Virbel,
Michel Virbel et Georgette Rouget,
Rafaèle Ravinet-Virbel
et Nicolas Guicheteau,
Donatien Ravinet-Virbel
et Héléna Zarii,
ses enfants,
Pierre et Yan, Sandra et Caroline,
Avril et Zoé, Leila,
ses petits-enfants,
font part de la disparition, le 4 mars 2016,
de
Jacques VIRBEL,
chercheur en linguistique
et architecture textuelle.
Selon son vœu, il a été inhumé
dans l’intimité, à Tarabel, le 7 mars.
Le Village,
31570 Tarabel.
[email protected]
Assises pédagogiques
les 26 et 27 mars 2016,
au Mémorial de la Shoah.
L’histoire de la Shoah
face aux déis de l’enseignement.
Deux journées d’échanges
sur les pratiques pédagogiques,
en partenariat avec le ministère
de l’Éducation nationale et la DILCRA.
Samedi 26 mars,
10 h 30 - 12 h 30 :
« Enseigner la Shoah,
un enseignement disciplinaire
et pluridisciplinaire ? »
14 heures -16 heures :
« D’une histoire locale à une histoire
européenne, comment mieux inscrire
l’histoire de la Shoah
dans l’espace et le temps ? »
16 heures :
« Psychanalyse,
Antisémitisme et Shoah »,
par Daniel Sibony, psychanalyste.
Dimanche 27 mars,
10 heures -12 h 30 :
« L’enseignement
de l’histoire de la Shoah, à l’épreuve
des pédagogies innovantes (internet,
réseaux sociaux, pédagogie inversée) ».
14 heures - 16 heures : « Comment lier
un enseignement théorique et la lutte
contre le racisme et l’antisémitisme ».
16 heures : Conclusion.
Entrée libre sur inscription :
www.memorialdelashoah.org
Nicole et Dominique Malécot,
Lionel Souriau,
Perrine Souriau
ses neveux
et leurs enfants,
ont la tristesse de faire part du décès de
Anne SOURIAU,
professeur agrégé de philosophie,
défenseur de l’enseignement
de la philosophie
au sein de l’APPEP,
survenu le 4 mars 2016,
dans sa quatre-vingt-seizième année.
Ses cendres ont été dispersées dans
l’intimité, aux Mureaux, le 12 mars.
Cet avis tient lieu de faire-part.
[email protected]
Anniversaire de décès
Pierre-Emmanuel MUSSO,
28 mars 1971 - 18 mars 1992.
« Vivre c’est s’obstiner
à achever un souvenir. »
René Char.
Journée de l’EPhEP
avec l’Association freudienne
de Belgique
et l’Association Lacanienne
Internationale
« Nécessité et fonctions
des rites aujourd’hui :
qu’en pense la psychanalyse ? »
Samedi 19 mars 2016,
9 h 50 - 17 heures
AFb, 15, avenue de Roodebeek
1030 Bruxelles.
Intervenants :
Lucien Hounkpatin, Frédérique Ildefonse,
Joël Noret, Didier de Brouwer,
Marc Estenne, Clotilde Henry de Frahan,
Claude Jamart, Marie-Christine Laznik,
Pierre Marchal, Charles Melman,
Jean-Jacques Tyszler, Anne Videau.
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18 |
DÉBATS & ANALYSES
0123
VENDREDI 18 MARS 2016
Réunis par le gynécologue René Frydman, plus de 130 médecins
et biologistes de la reproduction reconnaissent être sortis du cadre
de la légalité afin d’aider des couples et des femmes à avoir un enfant.
Ils proposent de changer la loi sur la procréation médicalement assistée
Un manifeste pour
accompagner le désir d’enfant
C’
est une initiative éthique et médicale inédite, un geste civique et politique majeur. Emmenés par le gynécologue René Frydman, plus de 130 médecins et biologistes de la reproduction reconnaissent avoir « aidé [et] accompagné des
couples et des femmes célibataires dans leur
projet d’enfant dont la réalisation n’était pas
possible en France ». Par cet aveu, ils s’exposent en théorie à des poursuites judiciaires.
Mais cet « outing » collectif s’est imposé à eux
afin de placer la France devant ses responsabilités et ses « incohérences ». Trop de blocages,
disent-ils, empêchent l’aboutissement d’un
désir d’enfant qui gagne des couples différents
et des femmes plus âgées que par le passé.
Membre de l’équipe médicale qui permit,
en 1982, la naissance du premier « bébé-éprouvette » français, Amandine, René Frydman reconnaît que cette démarche est à la fois réfléchie et transgressive. Elle s’inscrit d’ailleurs
dans le droit-fil du manifeste « Oui, nous avortons ! », paru en 1973, lancé par de nombreux
médecins solidaires des femmes qui ne pouvaient pas avoir recours à l’IVG. Si leurs propositions étaient validées, reconnaît celui qui
lança le programme de fécondation in vitro
en France, elles marqueraient une nouvelle
« étape décisive » de la liberté des femmes à
disposer de leur corps.
Parmi les mesures revendiquées par les signataires, l’ouverture de la procréation médicalement assistée (aujourd’hui réservée aux
couples hétérosexuels infertiles) à toutes les
femmes est celle qui a le plus cristallisé les débats en France depuis l’arrivée au pouvoir de
François Hollande. Elle faisait partie des promesses de campagne du candidat. Il n’a depuis cessé de reculer sur le sujet.
Alors qu’il s’était prononcé pour que les célibataires et les couples de femmes puissent y
accéder, il s’est ensuite limité à la seconde partie de la proposition – la tribune des 130 médecins élude habilement cette distinction en
parlant des femmes seules sans préjuger de
leur mode de vie, manière de dissocier la question des seuls couples homosexuels. Puis le
gouvernement a enterré le sujet.
Dès sa prise de fonctions, la ministre de la famille, Laurence Rossignol, s’est exprimée sans
ambiguïté : « Je n’ai pas de raisons (…) de relancer ce dossier, a-t-elle déclaré dans Libération le
16 février. A titre personnel, j’y suis favorable
pour les couples lesbiens, et il me semble que
toute la gauche l’est. Le problème est clair : jusqu’où fait-on remonter le niveau d’excitation ?
LES DÉFENSEURS
DE LA FAMILLE
TRADITIONNELLE
ONT DÉMONTRÉ
QUE LEUR
CAPACITÉ
DE MOBILISATION
RESTE FORTE
(…) Les vociférations de la Manif pour tous ont
tout paralysé. »
Un changement de pied de l’exécutif paraît
improbable, tant est forte la volonté de ne pas
rejouer l’affrontement qui a entouré l’adoption de la loi sur le mariage pour tous, en
mai 2013. Les défenseurs de la famille traditionnelle, qui accusent le gouvernement de
« familiphobie », ont démontré que leur capacité de mobilisation reste importante.
« PLAN CONTRE L’INFERTILITÉ »
Par contamination, le gel de ce dossier a atteint tous les sujets relatifs à la famille et à la
bioéthique, malgré des attentes fortes du
monde médical. Pour pallier la pénurie de
donneuses d’ovocytes, le gouvernement a
autorisé, en octobre 2015, les femmes sans enfants à effectuer un don (avant réservé aux
mères), avec la possibilité de garder une partie
de leurs ovules pour elles-mêmes en vue
d’une grossesse future.
Mais cette mesure ne tarira pas le flux des patientes qui vont en Espagne pour bénéficier
d’un don d’ovules ou congeler leurs propres
gamètes, selon René Frydman. « Donner et
protéger sa propre fertilité sont deux démarches différentes, note-t-il. Il faut préserver beau-
coup d’ovocytes pour avoir de bonnes chances
d’obtenir une grossesse ultérieure. En liant le
don et l’autoconservation, on diminue les chances de la donneuse car elle conserve moins. »
Les médecins signataires ne se prononcent
pas pour autant en faveur d’une rétribution
du don d’ovules mais pour le lancement de
campagnes plus incitatives, par exemple par
l’intermédiaire de sages-femmes. Une position plutôt consensuelle.
En revanche, la possibilité pour les femmes
de « mettre de côté » leurs gamètes en vue
d’une grossesse future est de nature à susciter
un vif débat. Les signataires veulent l’assortir
d’un « plan contre l’infertilité » afin d’informer sur le rôle de l’âge dans la baisse de fertilité. L’analyse génétique de l’embryon avant
son implantation dans l’utérus, pour déceler
des maladies génétiques graves, est aussi un
sujet polémique. La trisomie 21, notamment,
n’est pas dépistée en cas de fécondation in
vitro, car ces embryons peuvent donner naissance à des enfants viables. Les médecins plaident pour un fort encadrement de cette mesure, mais la proposition risque tout de même
de relancer les accusations d’eugénisme de ses
opposants. p
gaëlle dupont et nicolas truong
Mettons fin aux incohérences de la politique d’aide à la procréation
Dans leur texte, les spécialistes
et praticiens réclament un
« plan contre l’infertilité »
émancipateur et soucieux d’éviter
la marchandisation des corps
COLLECTIF
N
ous, médecins, biologistes, reconnaissons avoir aidé, accompagné certains couples ou
femmes célibataires dans leur projet
d’enfant dont la réalisation n’est pas
possible en France. Nous faisons référence ici à quatre situations que nous
rencontrons fréquemment en médecine de la reproduction.
1. Le don d’ovocytes Le désir d’enfant,
surtout lorsqu’il est tardif, peut bénéficier
du recours au don d’ovocytes. Le système
en vigueur dans notre pays ne permet pas
de répondre à la demande (pas assez de
donneuses) et de très nombreux couples
se tournent alors vers l’étranger. Nous regrettons que la totalité des mesures qui
permettraient de développer le don
d’ovocytes en France ne soient pas prises
(possibilité d’une campagne d’information locale et non pas uniquement nationale par chaque centre, participation de
tous les centres publics ou privés, dédommagement et prise en charge correcte des
donneuses, création de personnel dédié à
l’information sur des dons de gamètes…).
Nous souhaitons développer le don
d’ovocytes en France dans un cadre de
non-commercialisation des éléments du
corps humain, ayant conscience que les
nombreuses propositions qui sont faites
à l’étranger ont trop souvent un aspect
mercantile auquel nos patientes ne peuvent que se plier.
L’incohérence de la situation est que la
Sécurité sociale rembourse, sous certaines
conditions, une partie des frais engagés à
l’étranger, même s’ils comportent une indemnisation de la donneuse, qui n’est pas
autorisée dans notre pays.
2. L’analyse génétique de l’embryon
avant transfert utérin dans des situations à risques élevés d’anomalies embryonnaires. D’une façon générale, plus
de 60 % des embryons que nous transférons ont des anomalies génétiques graves ou sont non viables. Dans des situations particulières, ce pourcentage est
encore plus élevé et aboutit à une répétition d’échecs d’implantations, à des fausses couches ou à des anomalies chromosomiques qui vont être détectées lors du
dépistage anténatal et peuvent conduire
à des douloureuses interruptions thérapeutiques de grossesses.
Ces fréquentes anomalies rendent inutiles nombre de transferts ou de congélations embryonnaires ; ces échecs prévisibles sont sources de déception, de complications et d’une multiplication de prises en charge coûteuses et sans bénéfice.
Connaître le statut chromosomique de
l’embryon par la technique du diagnostic
préimplantatoire (DPI) dans des situations à risques reconnues est devenu
courant dans de nombreux pays limitro-
0123
H O R S - S É R I E
220 PAGES
12 €
ÉDITION 2016
phes (Belgique, Grande-Bretagne, Italie,
Espagne) et constitue une règle de bonne
pratique médicale que nous ne pouvons
appliquer.
La position de notre pays est incohérente, puisque l’analyse du risque
chromosomique fœtal est autorisée
aux femmes enceintes qui le souhaitent après quelques semaines de grossesse, dans le cadre du dépistage anténatal, alors que ce même examen reste
interdit par prélèvement d’une cellule
de l’embryon avant qu’il soit transféré
dans l’utérus. Quelle est la justification
de ces positions contradictoires selon
l’âge de l’embryon ?
3. L’autoconservation ovocytaire ne
peut être pratiquée en France que si la
femme présente une pathologie à risque
pour sa fertilité (chimiothérapie pour
cancer, voire endométriose) ou si elle
souhaite donner une partie de ses ovocytes. En revanche, une autoconservation
ovocytaire préventive alors que la fertilité
est encore satisfaisante, mais sans projet
de grossesse immédiat, est interdite,
alors qu’elle est possible en Espagne, Belgique, Grande-Bretagne, etc. Que cette
pratique soit accompagnée, mesurée et
encadrée est plus que souhaitable, mais le
principe d’une interdiction ne nous semble pas fondé. D’autant qu’il y a pour les
hommes l’autoconservation de sperme
en paillettes qui peut être réalisée sur
simple ordonnance dans tout laboratoire
de ville agréé, autre incohérence.
4. Le don de sperme pour une femme
célibataire, sans préjuger de son mode
relationnel actuel ou futur, homo- ou
hétérosexuel, est une autre interdiction
qui nous paraît devoir être levée, puisqu’une femme célibataire est reconnue
dans ses droits pour élever ou adopter
un enfant.
A côté de ces incohérences les plus
criantes pour lesquelles nous réaffirmons notre engagement à aider notre patientèle, d’autres sujets de procréation
médicalement assistée nécessitent la
poursuite de la réflexion. Nous proposons la création d’un véritable « plan
contre l’infertilité » comme il existe
d’autres plans nationaux tels que « Vaincre le cancer », « La maladie d’Alzheimer »,
etc. Ceci est plus que nécessaire dans la
mesure où 15 % de la population en âge de
procréer consulte, que cela a un coût
financier collectif, un coût physique et
psychique à l’échelle individuelle.
Ce « plan contre l’infertilité » permettrait
de développer une prévention de l’infertilité qui fait cruellement défaut. Il viserait à
informer sur l’effet inexorable de l’âge,
mais aussi sur les conséquences qu’ont les
comportements alimentaires favorisant
le surpoids, les addictions (tabac, alcool,
drogue) ou encore l’environnement polluant délétère dont il faut apprendre à se
protéger. Ce plan de lutte contre l’infertilité permettrait de réduire les incohérences actuelles et de définir les objectifs prioritaires en tenant compte de leur financement et en s’appuyant sur le progrès des
connaissances scientifiques, tout en respectant deux principes éthiques fondamentaux : la non-commercialisation du
corps humain et le refus du risque d’utiliser ou d’aliéner une autre personne,
adulte ou enfant, à son profit, quelle que
soit sa situation. p
ANALYSEZ 2015 // DÉCHIFFREZ 2016
LE BILAN
DU MONDE
► GÉOPOLITIQUE
► ENVIRONNEMENT
► ÉCONOMIE
+ UN ATLAS DE 198 PAYS
¶
Parmi les plus de 130 médecins et biologistes
signataires de ce texte,
on compte notamment :
professeur Jean-Marie
Antoine (Paris), docteur
Catherine Avril (Rouen),
Christine Decanter (Lille),
professeur Renato Fanchin (Clamart), professeur
Patricia Fauque (Dijon),
docteur Muriel Flis-Trèves
(Paris), professeur René
Frydman (Suresnes), professeur Michael Grynberg
(Bondy), professeur Samir
Hamamah (Montpellier),
docteur Ghada Hatem
(Saint-Denis),
professeur Israël Nisand
(Strasbourg), professeur
François Olivennes
(Paris), professeur JeanLuc Pouly (ClermontFerrand), professeur
Nathalie Rives (Rouen)
et professeur JeanPhilippe Wolf (Paris).
Retrouvez la liste complète
des signataires
sur Lemonde.fr.
débats & analyses | 19
0123
VENDREDI 18 MARS 2016
Iran : le Guide suprême et les trois présidents
Analyse
———————————————————
louis imbert
Service International
V
LORSQUE
LES ULTRACONSERVATEURS
SONT AFFAIBLIS,
CE SONT
LES FONDEMENTS
DU POUVOIR
QUI VIBRENT
u du bureau du Guide suprême, Ali Khamenei, il y a de
quoi ne pas se satisfaire des résultats des élections iraniennes du 26 février. Ces scrutins
ont vu émerger, au Parlement,
une alliance de réformateurs, de centristes et
de conservateurs pragmatiques, qui se rangent
derrière le président Hassan Rohani. Ces nouveaux députés s’apprêtent à appuyer l’ouverture économique et diplomatique que M. Rohani mène dans la foulée de l’accord international sur le nucléaire conclu en juillet 2015.
Leur alliance a fait jeu égal avec un courant
conservateur, défenseur le plus ferme de
l’autorité du Guide suprême, et critique de cet
accord. La couleur politique d’un tiers de l’Assemblée demeure inconnue, en l’attente de
négociations avec des candidats indépendants et d’un second tour pour certaines circonscriptions, prévu fin avril.
Le Guide n’est pourtant pas en rivalité
ouverte avec M. Rohani. Les deux hommes se
voient régulièrement et le Guide lui fait suffisamment confiance pour lui avoir confié les
négociations sur le nucléaire, dont il a validé le
résultat. Mais lorsque les ultraconservateurs,
les « défenseurs des principes », sont affaiblis,
ce sont les fondements du pouvoir qui vibrent.
C’est sur eux qu’en dernier recours le Guide
peut s’appuyer pour préserver la République
islamique de toute « infiltration » de l’ennemi
américain. Les modérés sont utiles lorsqu’il
s’agit d’apaiser les relations avec l’étranger.
Mais peut-on jamais s’y fier ?
L’alliance centriste a été pensée par deux anciens présidents avec lesquels le Guide suprême entretient des rapports complexes, son
vieux rival Ali Akbar Hachémi Rafsandjani
(1989-1997) et le réformateur Mohammad Khatami (1997-2005). Celui-ci est aujourd’hui
banni des médias, qui ne peuvent ni le photographier ni le citer. Mais il s’active en coulisses.
Vendredi 11 mars, le Guide suprême a critiqué
le résultat de la stratégie des trois présidents. La
liste dirigée par M. Rafsandjani, sur laquelle
figure M. Rohani, a rassemblé tant de votes
qu’elle a exclu, à Téhéran, les principales figures du courant ultraconservateur de l’Assemblée des experts – un corps de religieux renouvelé en même temps que le Parlement. Cette
assemblée pourrait, au cours de ses huit ans de
mandat, nommer le successeur du Guide, âgé
de 76 ans. Le camp conservateur y reste dominant, mais ces éliminations ont paru à M. Khamenei « une blessure » faite à l’institution.
Le Guide a aussi exprimé des doutes sur la
politique menée par M. Rohani. Il attend que
les délégations commerciales étrangères, qui
se succèdent à un rythme effréné à Téhéran, finissent par investir pour de bon. En dépit de
ces nombreuses réserves, on peut considérer,
au bureau du Guide, que ces élections sont une
victoire. D’abord, parce que les trois présidents
ont su convaincre une part importante de
l’électorat d’aller voter le 26 février, ce qui n’allait pas de soi. Chacun devait participer, déclarait M. Khamenei en janvier, « même ceux qui
ont des problèmes avec le régime islamique ». Il
y allait de la crédibilité de l’Iran à l’étranger.
ALI KHAMENEI CONFORTÉ
C’était formuler une sorte de pacte pour une
part de l’électorat, qui demeure traumatisée
par la répression des manifestants qui avaient
dénoncé, en 2009, la réélection du président
Mahmoud Ahmadinejad. Cet électorat urbain,
de classe moyenne, qui s’est mobilisé à Téhéran mais aussi à Ispahan ou à Yazd, n’avait
montré aucun enthousiasme pour les dernières législatives, en 2012. Il était retourné aux urnes, en 2013, pour porter M. Rohani à la présidence. Mais ne voyant rien venir de ses promesses en matière de droits de l’homme, de représentativité politique et d’Etat de droit, ils
auraient pu négliger ces élections.
A sa façon, M. Khatami a relayé l’appel du
Guide. Dans une vidéo massivement diffusée
sur les réseaux sociaux, il incitait les Iraniens à
voter pour les listes centristes. Aujourd’hui,
M. Khatami, malgré son exil intérieur, passe
pour l’un des hommes politiques les plus populaires du pays. Certes, la plupart des candidatures des réformateurs avaient été invalidées
un mois avant l’élection. Certes, l’alliance centriste a été qualifiée de « séditieuse » durant la
campagne. Mais cette querelle s’est réglée dans
les urnes, dont nul n’a estimé qu’elles avaient
pu être bourrées au bénéfice d’un camp.
Ainsi, le Guide suprême, dont le rôle est
d’agir comme un point d’équilibre entre les
différents courants au sein du pouvoir, voit sa
position confortée. Huit mois après l’accord
sur le nucléaire, le champ politique iranien
s’est déplacé vers le centre. Un certain pragmatisme s’impose, un désir de « stabilité ». Vendredi 11 mars, lors d’un forum économique à
Londres, le directeur de cabinet du président
Rohani, Mohammad Nahavandian, annonçait
aux investisseurs que le « risque politique » en
Iran allait décroître. Il est temps, disait-il, que
ses concitoyens se préoccupent d’économie.
On peut entendre ici l’écho de la politique
de développement menée par M. Rafsandjani durant les années 1990. Le mentor de M.
Rohani, dont il est resté très proche, ambitionnait alors d’ouvrir l’Iran aux affaires, de
développer le secteur privé et l’investissement étranger. Pour les libertés publiques,
on verrait plus tard. Ayant déçu les réformateurs, traînant derrière lui trop d’accusations de corruption, ayant trop ferraillé avec
le Guide, M. Rafsandjani a fini par se dévaluer. M. Rohani progresse aujourd’hui entre
les mêmes écueils. p
[email protected]
L’entreprise au
secours du social
Duplicité | par selçuk
CHANGER D’ÉCHELLE.
L’ENTREPRISE AU SERVICE
DE L’INNOVATION SOCIALE
de Valeria Budinich
et Olivier Kayser
Rue de l’échiquier, 368 pages, 20 euros
Le livre
———————————————————
L
POLITIQUE | CHRONIQUE PAR FRANÇOISE FRESSOZ
Face aux jeunes, le président sans récit
A
u moment où les jeunes sont dans la
rue, un coup d’œil s’impose sur ce que
François Hollande a fait ou n’a pas fait
pour eux, avec dans les oreilles cette phrase du
discours du Bourget prononcée en janvier 2012 :
« Est-ce que les jeunes vivront mieux en 2017
qu’en 2012 ? » C’était l’époque où le futur président, aussi candide que ses électeurs, croyait
qu’une « présidence normale » l’attendait et ce
fut tout le contraire. Donc il faut dresser le bilan
avec ceci en tête : rien n’a été normal.
En quatre ans, le nombre de chômeurs en
France a grimpé d’un million. Les moins de
25 ans ont souffert comme les autres de ce fléau
au point d’apparaître aujourd’hui comme les
grandes victimes de la précarité : trois ans après
la sortie du système éducatif, un jeune sur cinq
se retrouve au chômage et plus d’un tiers en emploi précaire. Cependant, la réalité mérite d’être
nuancée. Les diplômés du supérieur s’en sortent
beaucoup mieux que les autres, au point qu’il serait plus juste de parler de deux jeunesses, voire
de trois : l’une qui réussit si bien qu’elle se demande si son avenir n’est pas à l’étranger, l’autre
qui parvient à s’insérer sans trop de difficultés
sur le marché national, la troisième qui rame.
Cette dernière n’a cependant pas été abandonnée par François Hollande, qui a pratiqué dès son
entrée en fonctions un traitement social massif
afin d’obtenir le plus rapidement possible une
inversion de la funeste courbe. Des « emplois
d’avenir » aux « contrats starter » en passant par
« la garantie jeunes », le président a cherché à former et à insérer les jeunes les plus en difficulté.
LE TEMPS FILE TROP VITE
Depuis mai 2015, le chômage recule chez les
moins de 25 ans alors qu’il résiste dans les autres
catégories de la population. Hormis le raté du
« contrat de génération » qui devait symboliser
l’alliance du junior et du senior en entreprise et
qui s’est révélé mal adapté au marché, il n’y a pas
eu de rupture de rythme ni d’erreur de ciblage :
les crédits sont allés en priorité vers les publics
les plus fragiles, ceux qui avaient peu de diplômes ou n’en avaient pas du tout.
L’Europe y a mis du sien en participant au financement de ce qui avait été identifié comme
une grande cause sur tout le continent. Le résultat, c’est que les jeunes Français ont nettement
moins souffert du chômage que leurs voisins espagnols, italiens ou grecs. Ajoutez à cela la réforme des bourses étudiantes, le coup de pouce
au logement étudiant, les aides à la contraception et l’accès facilité aux soins, le bilan présidentiel n’est pas nul : à défaut d’avoir obtenu des résultats probants dans une période difficile, François Hollande peut se targuer de n’avoir pas
oublié la jeunesse dont il avait fait la priorité de
son quinquennat ; mais qui le sait ?
Le propre de ce président est de faire sans dire,
de négliger la publicité des actions entreprises,
sans doute parce que le temps file trop vite, mais
pas seulement. Il manque à ce pouvoir une appétence pour la mise en scène, le récit et aussi la
projection vers le futur. François Hollande est
devenu le président sans récit, ce qui pour la jeunesse est un comble. Car comment lui faire
croire qu’un avenir, son avenir, est possible, si on
ne prend pas la peine de le lui raconter ? p
[email protected]
es bien-pensants, qui estiment immoral de considérer les pauvres comme des consommateurs constituant un marché potentiellement rentable, vont
sauter au plafond. « Changer d’échelle. L’entreprise au service de l’innovation sociale » ne parle que de cela. Car pour
ses auteurs, Olivier Kayser, directeur exécutif d’Hystra, société de conseil en stratégie hybride, alliant impact social et
rentabilité, et Valeria Budinich, membre du comité de direction d’Ashoka, « l’ampleur des problèmes auxquels le
monde est confronté nécessite des ressources financières qui
ne peuvent être réunies que par des approches de marché
économiquement viables. Une telle ampleur est hors de portée des contribuables et des philanthropes ».
Si l’aide apportée n’est pas un minimum profitable, elle
ne peut être pérenne ni se déployer à grande échelle,
faute de moyens, ce qui « implique de choisir les pauvres
qui seront sauvés, et ceux qui ne le seront pas ». Un dilemme inacceptable moralement.
Les auteurs reconnaissent que, dans certaines situations,
seules des stratégies traditionnelles de recours à la manne
publique ou à la générosité des philanthropes sont envisageables. Mais ils en délimitent le champ. L’expérience
d’Olivier Kayser lui permet d’être formel. Après dix-huit
ans passés chez McKinsey, cabinet renommé de conseil en
stratégie, puis six ans chez Ashoka, association mondiale
de soutien aux entrepreneurs sociaux, il a créé son propre
cabinet, qui aide les grandes entreprises à se déployer sur
des marchés destinés aux populations pauvres. Quant à
Valeria Budinich, elle a noué des alliances entre entrepreneurs sociaux, entreprises traditionnelles et sociétés d’investissement en capital-risque, depuis plus de vingtcinq ans dans vingt-deux pays.
DES MARCHÉS RÉPUTÉS INSOLVABLES
Le livre, d’abord publié aux Etats-Unis, se présentait
comme « un guide pratique pour les entrepreneurs et intrapreneurs sociaux ». De fait, l’ouvrage est extrêmement
concret et décrit comment des entreprises ont réussi à résoudre des problèmes essentiels dans sept domainesclés : le chauffage, l’éclairage, le logement, l’accès à l’eau,
les sanitaires, la nourriture et l’accès aux financements.
Mais le sous-titre, qui ne figure plus dans l’édition française, s’adresse à un lectorat plus vaste. A ceux qui sont déjà
convaincus du rôle que peuvent jouer les entreprises sur
des marchés réputés insolvables, comme aux novices. Cela
concerne les salariés de grands groupes ou les membres
d’associations, organisations non gouvernementales, ou
entreprises sociales qui sous-estiment l’apport de grandes
entreprises.
Celles-ci ont beaucoup à y gagner. S’intéresser à l’entrepreneuriat social et aux consommateurs du bas de la pyramide des revenus leur permet non seulement de découvrir de nouveaux marchés, mais aussi de faire preuve
d’innovation, d’incarner le changement. p
annie kahn
20 | 0123
0123
VENDREDI 18 MARS 2016
INTERNATIONAL | CHRONIQUE
p a r a l a in fr a cho n
Barack Obama
et la Syrie
C
e vendredi 30 août 2013
en fin d’après-midi, Barack Obama et son chef
de cabinet se promènent dans les jardins de la Maison
Blanche. Denis McDonough est
un ami et l’un des plus vieux collaborateurs du président. Les promenades comptent en diplomatie – il faudra un jour faire l’histoire des grandes décisions acquises entre gazon et bosquet de
roses. Obama parle de la Syrie. Il
est sur le point d’intervenir, mais
il est taraudé par le doute. Il veut
tester son jugement.
Dix jours plus tôt, les forces de Bachar Al Assad ont utilisé des armes
chimiques contre une banlieue de
Damas tenue par la rébellion. Saisis
dans leur sommeil, 1 429 civils syriens sont décimés au gaz sarin.
Washington n’a aucun doute sur
l’origine de l’attaque.
A l’été 2012, Obama avait fixé
une « ligne rouge » : l’usage d’armes
chimiques
changerait
« l’équation » syrienne pour les
Etats-Unis. Ils ne pourraient pas
rester dans la posture de non-intervention militaire directe décidée par la Maison Blanche. Mais
ce 30 août, après quarantecinq minutes de promenade dans
le parc, Obama fait marche arrière
– soudainement. Tant pis pour la
« ligne rouge », il n’y aura pas d’intervention. Cette décision va marquer sa présidence, pour l’Histoire. Elle restera comme le symbole, la « signature » de sa politique étrangère.
Ce 30 août, Obama a été jugé
pour la postérité, écrit Jeffrey Goldberg dans le mensuel The Atlantic d’avril. Pour les uns, le 44e président, inepte, a sonné la fin de
l’Amérique en tant que superpuissance indispensable. Pour les
autres, Obama, inspiré, a regardé
en face l’enfer proche-oriental et
il a sagement refusé de sauter
dans les flammes. Le président a
confié ses raisons au journaliste.
Il s’est expliqué au cours de
nombreuses heures d’entretien
dont Goldberg a tiré un article de
70 pages. C’est un plaidoyer pro
domo de la part d’Obama, mais
aussi un document fascinant sur
sa vision du monde et de l’Amérique dans le monde. Tout au long,
il y a le traumatisme des aventures guerrières des Etats-Unis en
Afghanistan et en Irak, sans fin ni
victoire. La plaie a été ravivée par
l’intervention américano-britannico-française en Libye qui, déclenchée pour protéger la population de Benghazi, s’est transformée en exercice de changement
de régime par la force à Tripoli.
Elle a créé un abyssal vide de pouvoir et se solde par un véritable
« merdier » – le mot du président –
, qu’exploitent les djihadistes.
Pour Obama, tout engagement
militaire en Syrie présente le risque d’un engrenage similaire. Il
n’en veut pas. Dans la matinée
de ce fameux 30 août, le secrétaire d’Etat, John Kerry, répétait
que la crédibilité du président
était engagée, celle des EtatsUnis aussi. Les alliés de Washington dans le monde arabe, notamment à Riyad, en Europe et
ailleurs n’en doutaient pas. Au
bord du Potomac, l’ensemble de
« l’establishment » en politique
étrangère, républicain ou démo-
POUR OBAMA,
L’INTERVENTION
EN LIBYE
SE SOLDE PAR
UN VÉRITABLE
« MERDIER »
LE PRÉSIDENT A
FAIT LE PARI QUE
L’AMÉRIQUE AVAIT
PLUS À PERDRE
QU’À GAGNER EN
INTERVENANT
crate, affirmait : Obama ne peut
pas ne pas réagir.
Cet unanimisme relève de ce
qu’Obama appelle « le manuel » de
politique étrangère à Washington, une sorte de bible que tout
président devrait suivre pour entretenir le leadership de l’Amérique. Il n’y croit pas. Il veut se libérer de ces règles fétichisées. Cette
affaire de « crédibilité » ne le convainc aucunement : « Larguer des
bombes sur quelqu’un pour prouver que vous êtes capable de larguer des bombes, c’est la pire des
raisons pour user de la force. »
Nombre de ses prédécesseurs ont
toléré l’usage des armes chimiques au Moyen-Orient.
La crédibilité auprès des « alliés ». Quels alliés ? Obama stigmatise ces régimes sunnites qui
veulent embarquer les Etats-Unis
dans leurs « guerres tribales ». Il
tonne contre ces monarchies qui,
comme l’Arabie saoudite, ont
« wahhabisé » l’islam, semant
dans toute la région, en Afrique et
en Asie, la peste du djihadisme.
Est-il « dans l’intérêt des EtatsUnis » d’être sur tous les sujets
« automatiquement » aux côtés
de ces alliés-là ?
« J’ai dit : pause »
Il réfute l’argument d’une prétendue faiblesse affichée, la sienne,
qui aurait incité Vladimir Poutine
à s’emparer de la Crimée : c’est
sous le mandat de George W.
Bush, pourtant très porté sur
l’emploi de la force, que Poutine a
envahi une partie de la Géorgie…
Cette perception que « la crédibilité de l’Amérique est [toujours] en
question », elle est le produit
d’une pensée dominante stratégique dont il a voulu se « libérer ».
« J’ai dit : pause. On réfléchit. J’ai
voulu m’extraire des pressions (…),
ce fut une décision difficile à prendre », ce 30 août, « elle m’a coûté
politiquement, mais c’était la
bonne décision ».
Sur proposition russe et parrainage de l’ONU, le stock d’armes
chimiques syrien a été, plus ou
moins, neutralisé. Mais Bachar ?
L’administration démocrate s’est
trompée qui avait annoncé
en 2011 sa chute rapide. Obama
avait tancé le dictateur : il doit
partir. Qu’a-t-il fait pour le forcer
au départ ? Réponse : si nous formulons une condamnation morale contre un régime, cela ne
nous oblige pas ensuite à intervenir dans ce pays, pour en changer
le gouvernement, ce serait « loufoque ».
Il a attendu le printemps 2014
pour prendre l’Etat islamique au
sérieux. Il se décrit comme un internationaliste réaliste. Cynique ?
Il a observé avec un relatif fatalisme l’immense tragédie syrienne. Goldberg résume : Obama
a fait le pari que l’Amérique avait
plus à perdre qu’à gagner en intervenant dans ce drame. Il est pessimiste sur un Moyen-Orient incapable de sortir d’interminables
guerres « tribales ». Il pense que le
leadership de l’Amérique se joue
davantage en Asie et en Afrique, là
où les hommes sont occupés à bâtir leur avenir plus qu’à s’entretuer. Il n’en démord pas : le
30 août, dans le jardin de la Maison Blanche, il a arrêté « la bonne
décision ». p
Tirage du Monde daté jeudi 17 mars : 239 063 exemplaires
LIBÉRER
L’ÉCONOMIE
CHINOISE
I
mpossible », selon Li Keqiang. Pour le
premier ministre chinois, la croissance
de la deuxième économie de la planète
ne peut pas tomber sous la barre des 6,5 %,
plancher que s’est fixé le Parti communiste
pour ces cinq prochaines années. Si M. Li a
dû rassurer de la sorte, mercredi 16 mars,
dans le très soviétique Palais du peuple,
c’est parce que, du banquier d’affaires à
l’ouvrier de la métallurgie, nombreux sont
ceux qui s’inquiètent de l’avenir de l’économie chinoise.
Chacun sait également que ces chiffres
n’ont qu’une valeur indicative. Alors secrétaire du PCC dans une province du nord-est
industriel, M. Li avait confié en 2007 n’accorder aucun crédit aux données sur la progression du PIB, susceptibles de manipulation.
C’est sur cette terre de charbon et de métallurgie auparavant nommée Mandchourie que se font aujourd’hui ressentir le plus
durement les effets du ralentissement économique chinois. La première compagnie
minière de la région, Longmay, y licencie
100 000 travailleurs. Ses mineurs ont défilé dans les rues pour exiger le versement
des salaires impayés, contredisant ainsi les
officiels locaux expliquant qu’il ne leur
manquait « pas un centime ».
Officiellement, 1,8 million d’ouvriers risquent de perdre leur emploi dans la sidérurgie chinoise. Mais, selon certaines estimations, les coupes pourraient s’élever à 5
ou 6 millions d’emplois. Pour amortir le
choc social, Pékin a préparé une enveloppe
équivalente à 14 milliards d’euros, mais il
ne s’agit là que de solutions à court terme.
Après plus de trois décennies de forte
croissance, la Chine a besoin de trouver un
nouvel élan durable, une grande modernisation qui lui permettrait de libérer de
nouvelles énergies. Le pays est parvenu à
s’extirper de la pauvreté, mais il ne réussit
pas à se transformer en grande économie
fondée sur la consommation et les classes
moyennes.
Pour cela, le parti unique doit envoyer un
message clair. Sans céder au libéralisme le
plus sauvage, qu’il critique dans le modèle
américain, il doit montrer qu’il est prêt à reculer d’un pas pour passer le relais à l’initia-
tive privée. Las, il en va de l’économie
comme de la politique : le Parti communiste n’y est pas prêt. Au contraire, il se voit
toujours au centre de tout.
Lors de son arrivée au pouvoir en 2013, le
secrétaire du PCC et président de la République populaire, Xi Jinping, avait promis
de céder au marché un rôle « décisif ». En
réalité, l’atmosphère depuis l’ascension de
M. Xi n’a fait que s’alourdir. C’est vrai sur le
plan politique, avec une vague d’arrestations d’avocats sans précédent, une presse
et un Internet plus muselés que jamais. Ça
l’est tout autant sur le plan économique, où
l’emprise de l’Etat se renforce. Après le
krach boursier de l’été 2015, Pékin a acheté
massivement des actions d’entreprises publiques pour soutenir leurs cours, tout en
menaçant les traders qui pariaient à la
baisse. Pour endiguer la dépréciation du
yuan, la banque centrale a suivi la même
méthode interventionniste sur le marché
des changes. Lorsqu’il s’agit de réformer les
mastodontes que sont les entreprises
d’Etat, qui aspirent une large part des ressources de la Chine, M. Xi imagine plutôt
des fusions qui permettraient de les rendre
encore plus puissantes. La Chine de Xi
Jinping a jusqu’à présent misé sur le contrôle. Il faudrait, pour redonner confiance,
un signal fort d’ouverture. Mais de plus en
plus d’observateurs doutent que M. Xi en
soit l’artisan. p
MINC
«
ROMPT AVEC LE
CONSENSUS
«
Patrice Trapier, Le JDD
«Il explore, de façon personnelle,
et attachante, la manière dont
s’est façonnée sa propre identité.»
Gérard Courtois, Le Monde
«Un livre sincère qui incarne
parfaitement cette identité
à la fois héritée et volontaire.»
Laurent Joffrin, Libération
«Provocant à plus d’un titre,
ce livre invite à la pensée
davantage qu’à la condamnation.»
Joseph Macé-Scaron, Marianne
«Alain Minc décroche de l’air
du temps, ne tombe pas
dans la facilité. C’est lui
qui a raison.»
Maurice Szafran, Challenges
«L’intéressant récit
d’une assimilation.»
Charles Jaigu, Le Figaro
www.grasset.fr
www.facebook.com/editionsgrasset
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Le Royaume-Uni déterre
la hache de guerre fiscale
La Fed revoit
ses ambitions
à la baisse
pour 2016
▶ Londres va baisser l’impôt sur les sociétés à 17 % en 2020. Ce sera l’un des taux les plus faibles des pays du G20
londres - correspondance
L
e Royaume-Uni déclare la guerre
fiscale à l’Europe. Lors de la présentation du budget de l’Etat britannique, mercredi 16 mars, George Osborne,
le chancelier de l’Echiquier, a annoncé
que le taux d’imposition sur les sociétés
allait être réduit à 17 % à partir de 2020. Il
deviendra ainsi le plus faible de tous les
pays du G20 et se rapprochera de celui de
l’Irlande (12 %), pays souvent accusé de
pratiquer le dumping fiscal.
Le Royaume-Uni poursuit ainsi une politique engagée en 2010, quand les conservateurs sont arrivés au gouvernement.
A l’époque, le taux d’imposition était de
28 %. Il est aujourd’hui de 20 % et devait
passer à 18 % d’ici trois ans. L’annonce de
ce mercredi accentue le mouvement.
« La Grande-Bretagne est passée de l’un
des régimes fiscaux pour les entreprises
les moins compétitifs au monde à l’un des
plus compétitifs », vante M. Osborne, qui
en fait un véritable atout marketing dans
la promotion économique de son pays.
« La Grande-Bretagne ouvre la voie. Que le
reste du monde essaie de nous rattraper ! », s’est-il exclamé. D’après les calculs
du Trésor britannique, la baisse de l’impôt sur les sociétés aura permis aux entreprises d’économiser chaque année en
moyenne 15 milliards de livres (19 milliards d’euros) entre 2010 et 2021.
éric albert
→ LIR E L A S U IT E PAGE 3
L’automobile européenne accélère les cadences
▶ Renault annonce
la production
de sa Clio dans
un troisième site
européen
pour répondre
à la hausse
de la demande
▶ Le taux d’utilisation des sites sur
le Vieux Continent
est de 81 %,
contre 68 %
durant la crise
▶ En dix ans,
la géographie
industrielle
de l’automobile
s’est fortement
modifiée
→ LIR E PAGE 4
+ 1,2 %
→ LIR E PAGE 5
Dans l’usine Renault
de Flins (Yvelines).
C’EST LA PRÉVISION D’INFLATION
POUR LES ÉTATS-UNIS EN 2016,
CONTRE 1,6 % EN DÉCEMBRE 2015
BENOÎT TESSIER/REUTERS
INDUSTRIE
LAFARGEHOLCIM,
UN MARIAGE QUI TARDE
À PORTER SES FRUITS
LIR E PAGE 6
PLEIN CADRE
COMMENT LES BANQUES
DÉFENDENT LE MAGOT
DES DONNÉES
PERSONNELLES
LIR E PAGE 2
j CAC 40 | 4 489 PTS + 0,59 %
j DOW JONES | 17 325 PTS + 0,43 %
j EURO-DOLLAR | 1,1279
j PÉTROLE | 41,00 $ LE BARIL
J TAUX FRANÇAIS À 10 ANS | 0,57 %
VALEURS AU 17 MARS À 9 H 30
P
rudence, prudence… Mercredi 16 mars, à l’issue de
deux jours de réunion, la
Réserve fédérale américaine
(Fed) a décidé de laisser ses taux
directeurs inchangés. Le comité
de politique monétaire de la banque centrale américaine considère que les conditions pour
poursuivre le mouvement entamé en décembre 2015 ne sont
pas encore réunies.
La Fed a même revu à la baisse
ses ambitions pour l’année 2016.
En décembre, après avoir relevé
d’un quart de point le loyer de
l’argent, la banque centrale était
encore sur un scénario graduel
mais soutenu de resserrement
monétaire. Elle se fixait un objectif de taux de 1,4 % à horizon d’un
an. Désormais, la cible a été ramenée à seulement 0,875 %.
Outre des inquiétudes sur la
conjoncture internationale, et
notamment le ralentissement de
la Chine, la banque centrale fait le
constat que les deux variables
qu’elle prend en compte, à savoir
l’emploi et l’inflation, ne progressent pas au même rythme aux
Etats-Unis.
« La Fed semble prête à accepter
des taux bas pour une longue période, qu’importe si cela signifie
plus d’inflation », résume l’économiste Joel Naroff, qui table néanmoins sur une hausse des taux
en juin. p
PERTES & PROFITS | INDUSTRIE
La revanche du made in USA
L
a grande peur de la désindustrialisation
et de la fuite des emplois n’est pas une
spécialité française. Elle est aussi au
cœur des élections américaines. « Nous
devons ramener les emplois industriels à la maison », affirme ainsi le candidat à l’investiture républicaine Donald Trump. Pour lui, il faut taxer
les délocalisations et les importations, afin de
« rapatrier les jobs que la Chine nous a volés ».
Quel que soit le futur président des Etats-Unis,
il aura peut-être la tâche plus facile, au train où
vont les choses. Une récente étude du cabinet
Oxford Economics vient ajouter de l’eau au
moulin de ceux qui anticipent des modifications majeures dans la répartition de la chaîne
industrielle mondiale. Selon les auteurs de ce
document, le coût unitaire du travail aux EtatsUnis est désormais quasi équivalent à celui de la
Chine. « En dépit du fait que l’industrie manufacturière américaine fait face à de sérieux vents
contraires, comme l’appréciation du dollar et l’effondrement des investissements dans le secteur
pétrolier, celle-ci reste la plus compétitive au
monde », affirment-ils.
Champions du monde
La production par employé a augmenté de 40 %
outre-Atlantique entre 2003 et 2016, alors
qu’elle n’a progressé que de 25 % en Allemagne
et de 30 % au Royaume-Uni. Dans le même
temps, la productivité chinoise ou indienne a
certes doublé, mais elle reste encore près de
deux fois inférieure à celle des Etats-Unis. Dans
ces pays, les salaires ont augmenté bien plus ra-
Cahier du « Monde » No 22137 daté Vendredi 18 mars 2016 - Ne peut être vendu séparément
pidement que la productivité. Le coût du travail
par unité produite n’est plus que de 4 % supérieur en Amérique par rapport à la Chine.
Pour les analystes, si l’on ajoute à ce score la
grande flexibilité du travail, l’énergie très bon
marché et la taille de son marché intérieur, les
Etats-Unis sont les champions du monde de
l’efficacité industrielle. Un résultat étonnant au
regard du recul de l’industrie dans ce pays depuis vingt ans. Mais qui confirme le basculement de la Chine vers une économie plus mature, condamnée à faire grimper le niveau de
gamme de ses produits pour compenser sa
perte de compétitivité, et à développer un secteur des services encore très réduit.
Cette nouvelle forme de « rattrapage » mondial, qui voit la productivité des pays industrialisés s’améliorer comparativement à celle des
émergents, conduit à ce que les économistes
appellent la « désegmentation » de la chaîne de
la valeur, à rebours de la tendance à l’émiettement de la production au niveau mondial. Ce
phénomène va réduire le recours aux délocalisations. La hausse prévisible des coûts de transport, dès que le prix du pétrole remontera, devrait accélérer le mouvement.
Ce rééquilibrage a un coût politique. L’amélioration américaine s’est payée d’un accroissement des inégalités et d’une pression considérable sur les salaires et le niveau de vie de la
classe moyenne américaine. Celle justement
qui se rallie aux candidats radicaux comme Donald Trump ou Bernie Sanders. p
philippe escande
L’HISTOIRE DE L’OCCIDENT
ÉDITION 2015
Un hors-série
188 pages - 12 €
Chez votre marchand de journaux
et sur Lemonde.fr/boutique
2 | plein cadre
0123
VENDREDI 18 MARS 2016
Identité, déplacements,
goûts… Les banques ont
dans leurs coffres une
mine d’or constituée
des données personnelles
de leurs clients. Un trésor
qu’elles entendent
défendre contre toutes
les convoitises
I
maginez une start-up spécialisée
dans l’agrégation de comptes,
comme il en pullule aujourd’hui.
Vous lui avez communiqué vos coordonnées bancaires pour pouvoir consulter l’état de vos finances depuis votre mobile. Et, patatras ! des hackeurs attaquent la plate-forme, récupèrent toutes vos
informations et vident vos comptes. La faute
à qui ? Pas aux banques, clament ces dernières, qui ne veulent pas régler la facture.
Ce message, les établissements bancaires
l’ont fait passer lors du Salon professionnel
de la monétique et des moyens de paiement,
les mercredi 16 et jeudi 17 mars à Paris. « Les
cybercriminels s’attaqueront au maillon le
plus faible, mais une fois qu’ils auront trouvé
une faille, le problème sera systémique »,
alerte Marie-Anne Barbat-Layani, directrice
générale de la Fédération bancaire française
(FBF). « Les clients veulent une plus grande intégration des services financiers à leur mobilité quotidienne mais ne perçoivent pas la
hausse des risques liés à de telles évolutions.
Que se passe-t-il si je fais tomber mon smartphone alors que je suis en train de faire une
transaction ? », interroge Didier Descombes,
associé chez KPMG.
Le temps des lingots est révolu. Les banques,
qui investissent des millions d’euros en cybersécurité, sont désormais des « coffres-forts
de données » dont elles entendent bien garder
la clé face à l’offensive des nouveaux entrants.
Ces dernières sont « naturellement » le réceptacle de toutes nos informations personnelles : pour ouvrir un compte ou obtenir un
crédit, chacun d’entre nous doit prouver son
identité, donner son âge, celui de ses enfants,
ses antécédents médicaux, ses relevés de salaire, son avis d’imposition, jusqu’à son
poids dans certains cas… Les banques ont besoin de ces informations pour calculer le profil de risque de chacun.
D’autres informations, encore plus courues, figurent dans les ordinateurs de nos
banquiers : il s’agit des données récupérées
lors des transactions (paiements en carte
bancaire, virements, prélèvements, chèques). Elles disent où nous allons, quand et
comment nous dépensons notre argent.
Autant d’éléments qui permettent de deviner ce que nous sommes susceptibles
d’acheter demain. « Le recours aux services
bancaires et financiers donne lieu à la production et à l’utilisation d’une masse de données
qui révèlent très précisément les habitudes de
vie mais aussi la situation personnelle de chacun », écrivait la Commission nationale de
l’informatique et des libertés (CNIL) dans son
rapport annuel 2014. « Les seules choses qui
nous manquent sont le contenu du caddie et
les déplacements à la minute », admet Frédéric Jacob-Peron, directeur commercial et
marketing France de la Société générale.
Une affaire morale
Longtemps, cette mine d’or de données est
restée à l’abri des convoitises, enfouie dans
les systèmes d’information des banques. La
brèche a été ouverte par la deuxième directive européenne sur les services de paiements (DSP2), adoptée en octobre 2015. Elle
permet à des tiers non bancaires d’accéder
aux comptes des clients, d’opérer des transactions, et donc de récupérer les données associées. Une porte qu’entendent bien franchir
les acteurs de la nouvelle économie numérique, qu’il s’agisse des GAFA (Google, Apple,
Facebook, Amazon), des géants des télécoms
ou des start-up de la Fintech. Leur modèle repose sur l’acquisition et l’exploitation de
données personnelles. Plus on en sait sur un
utilisateur, plus on a de chances de lui vendre
un produit qui lui correspond.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la loi n’interdit pas d’utiliser les données
bancaires. Du moment que le client en est informé et donne son accord, tout est possible.
AUREL
Big data Les banques
craignent le casse du siècle
Par ailleurs, on peut se passer de l’accord du
client et vendre les données à un tiers, si elles
sont agrégées et anonymisées de manière irréversible. « Une donnée anonymisée n’est,
par définition, plus corrélée à une personne.
Ce n’est donc plus une donnée à caractère personnel, et elle n’est alors pas encadrée par la
loi informatique et libertés », explique Stéphane Grégoire, chef du service des affaires
économiques de la CNIL.
Aujourd’hui, en Europe, la plupart des banques utilisent les données de leurs clients –
sans les revendre – dans le but de leur vendre
des produits maison. Vous avez consulté une
offre d’assurance sur le site Internet de votre
banque ? Un conseiller vous rappelle. « Il
s’agit d’identifier les sous-groupes de clients
sur lesquels une action marketing sera efficace, par exemple les individus dont le contrat
a moins d’un an et qui n’ont pas été contactés
depuis plus de trois mois », précise Guillaume
Bourdon, cofondateur de Quinten, cabinet
spécialisé dans le big data. « Les clients voient
bien que les mails commerciaux qu’ils reçoivent correspondent à leurs attentes, et heureusement », ajoute Frédéric Jacob-Peron, à la
Société générale.
« La hausse de vos dépenses chez le garagiste,
la marque de votre voiture et votre capacité
d’épargne permettent d’avoir une idée du moment où vous pouvez avoir envie de changer
de voiture et de vous proposer un crédit auto
pertinent », renchérit Marguerite Bérard-Andrieu, directrice générale adjointe de BPCE. Ce
groupe, associé à la chaire ParisTech, développe également, pour prévenir le surendettement, des modèles prédictifs qui détectent
la fragilité financière dix-huit mois à l’avance,
en prenant en compte plus de 15 variables.
Les banques font de la préservation des
données de leurs clients une affaire morale.
Pas question donc de les vendre à des prestataires extérieurs. « Quand vous préparez votre
retraite, l’avenir de vos enfants, c’est normal
que cela reste dans l’intimité de la relation de
confiance que vous avez nouée avec votre banque, et de vous-même », insiste Mme BarbatLayani, à la FBF. Ce sont les mêmes problématiques que pour les données de santé. « Si vous
allez voir un psy, vous ne serez pas content de
recevoir une offre de thalasso qui vous dise “en
ce moment vous n’allez pas bien” », souligne
un banquier qui ajoute plus prosaïquement
et ironiquement : « On ne permettra pas à
Darty de vous vendre des tringles à rideaux. »
« LES
CONSOMMATEURS
EN ONT ASSEZ
DE RECEVOIR DES
OFFRES QUI NE LEUR
CORRESPONDENT
PAS »
ARNAUD GRAUZAM
directeur MasterCard
Advisors Europe de l’Ouest
L’Europe n’est pas prête
Sans aller jusqu’à dévoiler les données aux
commerçants, la banque peut néanmoins
démarcher à leur place, en tant qu’intermédiaire. Bank of America propose à ses clients
anglo-saxons d’analyser leurs transactions
pour leur faire bénéficier d’offres commerciales adaptées : par exemple, un bon de réduction pour retourner dans ce restaurant
où vous avez dîné le mois dernier.
Le marché européen ne semble pas (encore)
prêt. La banque hollandaise ING l’a appris à
ses dépens. Voulant partager les données de
ses clients avec des entreprises extérieures,
notamment des supermarchés, elle a été accusée, par des consommateurs et des députés, de menacer la vie privée. « Si le client se
braque, l’établissement risque de perdre sa
confiance. On n’est pas à l’abri d’un data gate si
la banque va trop loin, joue à l’apprenti sorcier
et que ça se sait », prévient Jean-Philippe Poisson, associé chez Elia Consulting. Pas sûr que
les revenus tirés de la monétisation des données, très inférieurs à ceux que la banque réalise dans son cœur de métier, valent ce risque.
Malgré tout, les banques planchent sur le
sujet, ne serait-ce que pour être prêtes face à la
concurrence. « Si on devait un jour se lancer
dans l’exploitation des données de carte bancaire, on ne peut pas mettre ça en petits caractères, déclare M. Jacob-Peron, de la Société générale. Si le client nous en donne l’autorisation,
on le fera, dans le respect de ses intérêts et de la
réglementation. » Il faudra composer avec le
nouveau règlement européen sur les données personnelles, qui met l’accent sur l’information et le consentement des citoyens.
Usant de la possibilité d’anonymiser les
données, des sociétés financières monétisent déjà les informations récoltées auprès
de leur clientèle. « Nous pouvons dire à une
enseigne de la grande distribution : 18 % de nos
porteurs de carte qui sortent de chez vous vont
ensuite à la boulangerie en face : pourquoi ne
mettez-vous pas une boulangerie dans votre
magasin ? », témoigne Grégoire de Lestapis,
directeur général de la banque espagnole
BBVA en France. Et d’ajouter : « Je suis surpris
que les trois grandes banques françaises, aussi
puissantes, aient une stratégie digitale aussi
peu développée avec ce retard accumulé dans
leur transformation culturelle ».
Même offre de services chez MasterCard,
qui analyse 6 millions de transactions anonymes par heure. « Les consommateurs attendent des commerçants qu’ils anticipent
leurs besoins, ils en ont assez de recevoir des
offres qui ne leur correspondent pas », affirme
Arnaud Grauzam, directeur MasterCard Advisors Europe de l’Ouest. « La banque vit dans
un monde propriétaire, critique Hugues Le
Bret, fondateur du Compte-Nickel, alors que
la philosophie du peuple, c’est le partage d’informations. » Au risque de voir sa vie exposée
dans tous les fichiers clients du monde…
« Certaines générations n’ont pas encore conscience des traces qu’elles laissent, regrette
Mme Bérard-Andrieu, de BPCE. Vous avez par
exemple des Fintechs qui cherchent à développer des modèles de risques sur les petites entreprises, en regardant à quelle heure du jour
ou de la nuit l’entrepreneur est connecté –
sous-entendu, a-t-il une vie équilibrée ? – ou
qui il a dans son réseau Facebook. » Enthousiasmant ou glaçant. p
jade grandin de l’eprevier
économie & entreprise | 3
0123
VENDREDI 18 MARS 2016
Le Royaume-Uni veut stimuler l’investissement
Le gouvernement a annoncé une baisse de l’impôt sur les sociétés, qui sera ramené à 17 % en 2020
suite de la première page
Cette politique semble déjà avoir
de l’effet : les investissements
étrangers sont en nette hausse
ces dernières années.
Avec ce cadeau fiscal, le Royaume-Uni se retrouve avec un niveau d’imposition nettement inférieur aux autres pays du G20.
Seules la Russie, l’Arabie saoudite
et la Turquie s’en approchent, à
20 %. La France est à 33,3 %. Les
Etats-Unis sont en queue de peloton, à 40 %.
« Nous ne cherchons pas forcément à devenir une nouvelle Irlande, mais nous pensons que plus
le taux d’imposition sur les sociétés est bas, mieux c’est, dit Jim
O’Neill, un ancien haut dirigeant
de Goldman Sachs, aujourd’hui
secrétaire d’Etat chargé du commerce, et proche de M. Osborne.
Des études indiquent qu’une imposition plus faible augmente l’investissement et la productivité des
entreprises. »
Derrière ce cadeau fiscal, le
Royaume-Uni a néanmoins présenté un budget d’austérité. Si les
coupes budgétaires sont désormais moins vives qu’entre 2010
et 2015, elles se poursuivent. La
marge de manœuvre s’est, il est
vrai, réduite ces derniers mois. La
croissance britannique ralentit :
2,9 % en 2014, 2,2 % en 2015.
Ralentissement pour 2016
CROISSANCE DU PIB BRITANNIQUE,
EN %
2,9
2,2
2
2,2 2,1 2,1 2,1
Prévisions
2014 15
16
17
18
19 2020
SOURCE : HM TREASURY
M. Osborne a également annoncé une prévision de 2,0 %
pour cette année.
Or, le gouvernement veut absolument conserver son grand objectif politique : dégager un surplus budgétaire pour l’année fiscale 2019-2020. Pour y parvenir,
M. Osborne a dévoilé quelques
mesures d’austérité supplémentaires. Celles-ci ne s’élèvent qu’à
3,5 milliards de livres (4,5 milliards
d’euros) sur un budget de 772 milliards, elles n’auront lieu
qu’en 2019, et leur détail exact
n’est pas donné, mais l’heure n’est
pas à la générosité.
En France, les TPE,
premières victimes des
difficultés de trésorerie
Selon la médiation du crédit, les très petites
entreprises représentent 86 % des demandes
C’
est un signe de plus que
la reprise se diffuse en
France. Les PME tricolores ont eu moins recours à la
médiation du crédit en 2015, selon le rapport annuel de cet organisme créé fin 2008 pour soutenir le financement du tissu économique par les banques. Quelque 2 990 entreprises – de moins
de 50 salariés pour l’immense
majorité – ont saisi la médiation
l’an dernier, soit une baisse de
16 % par rapport à 2014. Dans les
deux tiers des cas, les dossiers
ont été instruits avec succès, permettant de débloquer 204 millions d’euros d’encours de crédits et d’assurer la pérennité de
plus de 18 000 emplois, indique le
rapport.
« Ce recul [des saisines] provient
de la nette amélioration de la situation économique de beaucoup
de PME, mais aussi de l’offre de crédit substantielle des établissements bancaires, soutenus par l’injection de liquidités de la Banque
centrale européenne », explique
Fabrice Pesin, le médiateur national du crédit aux entreprises, qui
voit défiler les chefs d’entreprise
auxquels leur banquier a refusé
un découvert ou un réaménagement de dette.
Investissements immatériels
A la fin 2015, 94 % des PME qui demandaient un crédit pour investir obtenaient satisfaction, tout
comme 84 % de celles souhaitant
un crédit de trésorerie, selon les
estimations de la Banque de
France – qui chapeaute la médiation à parité avec les services de
Bercy. Mais ce que ces bons chiffres ne disent pas, c’est que la
demande reste très faible.
« Compte tenu de la croissance du
PIB enregistrée l’an dernier en
France [+ 1,1 %], les entreprises
n’ont que peu investi. Quant aux
crédits de trésorerie, ils sont géné-
ralement demandés lorsque les
moyens de production des chefs
d’entreprise tournent à plein… »,
admet M. Pesin.
De plus, ce tableau est à nuancer
sérieusement pour les TPE : seules 63 % d’entre elles ont obtenu
un crédit de trésorerie et 82 % un
crédit d’investissement en 2015.
« Les TPE présentent des bilans
souvent plus fragiles que les PME,
et leurs dirigeants parviennent
moins bien à gérer leur besoin de
trésorerie, par manque de temps
ou de capacité d’anticipation »,
détaille le médiateur. Elles sont
aussi surreprésentées dans les
secteurs à la peine en France,
comme les cafés-restaurants,
l’hôtellerie, le commerce de détail ou le BTP.
Ces embûches expliquent que
les TPE comptent pour 86 % des
demandes adressées aux services
de M. Pesin – organisés localement, par département –, contre
moins de 80 % en 2008. D’autant
que la médiation ne résout pas
tout : « Si l’entreprise n’a pas assez
de fonds propres, vous ne pouvez
pas demander l’impossible à un
banquier. Et beaucoup de petits
patrons nous saisissent trop tardivement, par honte ou par déni,
considérant que c’est à eux de gérer les problèmes. »
Dernier angle mort de l’accès au
crédit, le financement des investissements immatériels des entreprises (création de site Web,
formation, recherche et développement…). « Sous l’impulsion des
nouvelles règles prudentielles, les
banques demandent de plus en
plus de garanties à leurs clients.
Dans le cas d’investissements immatériels, elles n’ont rien à prendre
en garantie, contrairement aux actifs immobiliers ou aux machinesoutils. C’est un vrai problème pour
les PME, et même les ETI », s’inquiète le médiateur. p
audrey tonnelier
Le gouvernement a dévoilé une
série de mesures durcissant la fiscalité des entreprises, au nom de
la lutte contre l’évasion fiscale. Au
total, il espère lever 9 milliards de
livres. La possibilité d’utiliser des
dettes pour diminuer la facture
d’impôts va être notamment fortement limitée.
Budget aigre-doux
Certaines multinationales réduisent artificiellement leurs bénéfices en accumulant les emprunts.
Les propriétaires américains du
club de foot de Manchester United
sont connus pour avoir utilisé
cette approche, par exemple. Désormais, le montant des emprunts déductibles ne pourra pas
dépasser 30 % des bénéfices.
Le transfert artificiel des bénéfices à l’étranger, comme le pratique Google ou Facebook, va être
réduit. Richard Murphy, de l’association Tax Justice Network, qui
dénonce l’évasion fiscale, salue
ces annonces : « George Osborne
a pris des mesures qui sont les
bienvenues. »
L’un dans l’autre, le budget est
donc « à peu près neutre fiscalement », reconnaît M. O’Neill. Mais
selon lui, ces décisions fiscales visent à influencer le comportement des entreprises : les forcer à
payer ce qu’elles doivent, tout en
mettant en place un environne-
ment propice aux investissements. « L’objectif est de les encourager à penser à long terme. Actuellement, les investissements
dans l’économie sont très faibles
mais les entreprises ont d’énormes
matelas de liquidités. Nous voulons changer cela. » Selon lui, la
nouvelle fiscalité permettra aussi
d’équilibrer le jeu entre les PME,
qui n’ont pas les moyens de pratiquer l’évasion fiscale, et les gran-
Une taxe sur les sodas
Le Royaume-Uni va introduire un impôt sur les boissons sucrées.
Le gouvernement britannique hésitait depuis des mois sur cette
mesure, réclamée par de nombreuses associations de lutte contre l’obésité. La décision a finalement été prise et sera effective à
partir de 2018. La taxe sera de 18 à 24 pence (23 à 30 centimes)
par litre de boisson, selon le contenu en sucre. Cela pourrait représenter une hausse de 80 % du prix des produits les moins
chers. La taxe devrait rapporter initialement 520 millions de livres
(659 millions d’euros), qui seront reversées pour l’éducation physique dans les écoles.
des multinationales, sans pour
autant faire fuir ces dernières.
« C’est un budget aigre-doux,
avec les grandes entreprises qui
paient pour les coupes fiscales des
petites, estime Chris Sanger, spécialiste de la fiscalité chez Ernst
& Young. La baisse de l’impôt sur
les sociétés va aider, mais sept
autres changements vont lever
9 milliards de livres. Les entreprises aimeront ou pas le plat que le
chancelier leur a servi en fonction
de ce qu’elles ont commandé au
menu. »
Enfin, M. Osborne a fait un geste
envers le secteur pétrolier. Avec la
chute du prix du baril et les gisements qui s’épuisent, l’activité en
mer du Nord souffre. La surtaxe
sur l’extraction pétrolière va être
divisée par deux, de 20 % à 10 %,
permettant au secteur d’économiser un peu plus de 200 millions
d’euros par an. p
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4 | économie & entreprise
0123
VENDREDI 18 MARS 2016
La Fed, prudente, laisse ses taux inchangés
La banque centrale américaine devrait limiter à deux, au lieu de quatre, ses hausses de taux directeurs en 2016
new york - correspondant
P
rudence est mère de sûreté. Une fois de plus, la
Réserve Fédérale (Fed) a
fait sien cet adage en décidant, mercredi 16 mars, à l’issue
de deux jours de réunion, de laisser ses taux directeurs inchangés.
Le comité de politique monétaire
(le Federal Open Market Committee, FOMC) de la banque centrale
américaine considère que les conditions pour poursuivre le mouvement entamé en décembre 2015
ne sont pas encore réunies.
La Fed a même revu à la baisse
ses ambitions pour l’année 2016.
En décembre 2015, après avoir relevé d’un quart de point le loyer
de l’argent pour la première fois
depuis dix ans, la banque centrale était encore sur un scénario
graduel mais soutenu de resserrement monétaire en se fixant
un objectif de taux de 1,4 % à horizon d’un an. Désormais, la cible
a été ramenée à seulement
0,875 %, indiquant implicite-
LES CHIFFRES
+ 0,875 %
L’objectif de taux à un an,
au lieu du + 1,4 % arrêté
en décembre 2015
+ 1,2 %
La prévision d’inflation pour
2016, contre 1,6 % auparavant
+ 2,2 %
La prévision de croissance
du PIB américain en 2016,
au lieu de + 2,4 % auparavant
235 000
C’est le nombre moyen
d’emplois créés par mois
aux Etats-Unis
4,9 %
C’est le taux de chômage
américain en février, au
plus bas depuis huit ans
ment qu’elle ne procéderait certainement qu’à deux hausses
d’un quart de point chacune d’ici
la fin de l’année.
Cet accès de prudence est principalement motivé par la conjoncture internationale. « L’économie
américaine a été très résiliente au
cours des derniers mois », a estimé
Janet Yellen, la présidente de la Fed,
au cours d’une conférence de
presse à Washington, avant d’ajouter que « la situation économique
et financière mondiale [continuait]
de comporter des risques ».
La banque centrale s’inquiète
notamment de l’impact du ralentissement de la croissance dans
les pays émergents, Chine en tête,
et des conséquences des turbulences financières sur l’économie
américaine. La Fed estime que
celle-ci progresse à un rythme qui
reste « modéré ». Un constat qui
l’amène à réviser une fois de plus
à la baisse sa prévision de croissance pour 2016 : le produit intérieur brut ne devrait augmenter
que de 2,2 %, soit 0,2 point de
moins que ce qu’elle prévoyait il y
a trois mois.
Instabilité internationale
Si la Fed se montre si hésitante,
c’est aussi parce que les deux variables qu’elle prend en compte
pour ajuster son resserrement
monétaire, à savoir l’emploi et
l’inflation, ne progressent pas au
même rythme. La banque centrale se montre ainsi résolument
optimiste sur la situation du marché du travail, dont les gains restent « solides » avec une moyenne
mensuelle de 235 000 emplois
créés et un taux de chômage de
4,9 %. En revanche, concernant le
rythme de la hausse des prix, le
compte n’y est pas.
Certes, la Fed note que l’inflation a « accéléré » ces derniers
mois, mais l’objectif qu’elle s’est
fixé d’une hausse des prix de 2 %
ne devrait être atteint qu’en 2018.
Pour l’année en cours, la banque
centrale a dû, là encore, revoir ses
estimations. Elles ont été ramenées de 1,6 % à 1,2 %, justifiant
ainsi le fait que sa politique monétaire resterait « accommodante ».
L’institution se montre dubitative notamment concernant
l’évolution des salaires, qui ne dé-
Lors de la conférence de presse de Janet Yellen, présidente de la Fed, le 16 mars. RICHARD DREW/AP
collent pas. Alors que l’économie
américaine approche d’une situation dite de plein-emploi, les employeurs ne semblent toujours
pas sous pression pour augmenter les rémunérations d’une
main-d’œuvre devenue théoriquement plus rare. « Je suis quelque part surprise de ne pas assister
à une croissance plus soutenue des
salaires », a avoué Mme Yellen. Elle a
observé que les hausses restaient
cantonnées à quelques régions ou
secteurs d’activité, un paramètre
indiquant que le marché du travail présente un « potentiel d’amélioration », et noté que « le nombre
de temps partiels subis reste encore
quelque peu élevé ».
Toutefois, certains membres
de la Fed, comme son vice-président, Stanley Fischer, croient
voir « les premiers frémisse-
ments » de l’inflation, a-t-il affirmé la semaine dernière dans
un discours. Une impression
confortée avec la publication
mercredi, avant l’annonce de la
Réserve, d’un indice des prix à la
consommation en hausse de
2,3 % sur un an, ce qui n’était plus
arrivé depuis mai 2012. Mais
Mme Yellen préfère rester prudente. Elle a notamment rappelé
que de tels phénomènes sont
souvent observés en début d’année avant de s’estomper ensuite
et que les catégories de produits
ayant augmenté, restent « assez
volatiles ».
« La Fed semble prête à accepter
des taux bas pour une longue période qu’importe si cela signifie
plus d’inflation », résume l’économiste Joel Naroff, qui table néanmoins sur une hausse des taux
« Je suis surprise
de ne pas assister
à une croissance
plus soutenue
des salaires »
JANET YELLEN
présidente de la Fed
en juin. Neil Dutta, économiste chez Renaissance Macro
Research, estime pour sa part
qu’en se référant à l’instabilité internationale pour prendre ses décisions, la Fed finit par endosser
« un rôle de banque centrale du
monde dans lequel elle a besoin de
laisser filer l’inflation aux EtatsUnis pour compenser la désinflation dans le reste du monde ».
En tout cas, cette politique accommodante semble assez largement partagée au sein du FOMC.
Seule Esther George, la présidente
de la Fed de Kansas City, était favorable à un relèvement d’un quart
de point. Les neuf autres membres ont préféré opter pour la patience, de peur de faire dérailler
une croissance américaine qu’ils
jugent encore fragile par certains
aspects. Un état d’esprit que l’on
retrouve dans les « dot plots », les
prévisions des membres du
FOMC, qui tablent sur des taux de
1,875 % à la fin de 2017 (contre
2,375 %, selon les anticipations
données en décembre) et à 3 % fin
2018 (au lieu de 3,25 %). Bref, si la
normalisation de la politique monétaire est en marche, elle prendra plus de temps que prévu. p
stéphane lauer
Le jour où la BCE fera pleuvoir les billets sur les ménages
T ÉLÉCOMS
La technique de la « monnaie hélicoptère » vise à court-circuiter les banques afin de financer directement les citoyens
Selon nos informations,
SFR serait prêt à débourser
3,5 milliards d’euros et Free
2,5 milliards pour la reprise
d’une partie des actifs
de Bouygues Telecom
dans le cadre du rachat
de ce dernier par Orange.
E
t si les banques centrales
distribuaient un chèque à
tous les citoyens au lieu
d’inonder le système financier de
liquidités ? L’idée peut sembler
folle. Pourtant, les économistes
sont de plus en plus nombreux à
la soutenir. Baptisée « monnaie
hélicoptère », cette technique a
même été évoquée par Mario
Draghi le 10 mars. « C’est un concept très intéressant », a confié le
président de la Banque centrale
européenne (BCE), lors de sa conférence de presse. Avant de préciser que son institution ne l’avait
pas encore étudié. La déclaration
n’en a pas moins frappé les esprits. Depuis, le « buzz » ne cesse
de monter. Et si, un jour, la BCE
larguait des liasses de billets sur
la zone euro pour relancer la
croissance ?
L’économiste libéral Milton
Friedman fut le premier à évoquer la monnaie hélicoptère
dans les années 1960. Le concept
a été remis au goût ces derniers
mois au Royaume-Uni : le député
de gauche Jeremy Corbyn, qui a
pris la tête du Parti travailliste en
septembre 2015, en a fait l’un des
thèmes de son programme. Dans
la foulée, un collectif d’associa-
tions et économistes européens
a lancé la campagne « QE for people » – l’autre nom de la monnaie
hélicoptère.
Tous partagent le même constat : les mesures adoptées par les
banques centrales depuis la crise
peinent à relancer l’inflation et la
croissance. En particulier « l’assouplissement
quantitatif »
(« quantitative easing » en anglais,
ou QE), ce programme lancé par la
BCE en mars 2015. Depuis, l’institution rachète chaque mois
60 milliards d’euros de dettes publiques aux banques en créant de
la nouvelle monnaie. « Cette mesure est censée relancer le crédit
aux ménages et entreprises, mais
cela ne fonctionne pas très bien »,
juge Michaël Malquarti, directeur
adjoint de SYZ Asset Management, qui prône l’instauration de
la monnaie hélicoptère en Suisse.
Crainte d’une hyperinflation
De fait, les banques européennes
restent frileuses à l’idée d’accorder de nouveaux prêts, tandis que
de leur côté, PME et ménages sollicitent peu de nouveaux crédits.
Et ce en dépit des taux bas. « Pas
étonnant : dans beaucoup de pays
européens, ils sont encore en
« Il ne faut pas
sous-estimer
la créativité de
Mario Draghi »
FREDERIK DUCROZET
économiste chez Pictet
phase de désendettement », ajoute
Eric Dor, économiste à l’école de
management Iéseg. On ne fait pas
boire un âne qui n’a pas soif…
D’où l’idée de contourner les
banques pour donner directement l’argent à l’économie réelle.
De quoi s’assurer que la monnaie, qui ne serait dès lors
plus créée en contrepartie de rachats d’actifs, ne reste pas bloquée dans le système financier,
comme dans le QE classique. « En
théorie, cela permettrait de relancer bien plus efficacement la demande », juge Frederik Ducrozet,
économiste chez Pictet. Dans la
foulée, l’activité redémarrerait à
son tour, tout comme l’inflation
et la croissance.
Comment cela fonctionnerait-il ? Les avocats du « QE for
people » évoquent plusieurs mé-
canismes, parfois confus. Le premier serait que l’argent soit distribué par les gouvernements,
via des baisses d’impôts ou des
investissements dans les infrastructures. Pour financer ces dépenses, les Etats emprunteraient
auprès de la BCE, qui annulerait
aussitôt cette dette. « Le second
mécanisme serait que la banque
centrale crédite elle-même les
comptes des ménages et entreprises », explique Jonathan Loynes,
de Capital Economics.
Sur le papier, la monnaie hélicoptère a donc tout de la solution
miracle. Ou presque. Car en vérité, elle ne résoudrait pas tous les
maux de l’économie européenne, tels que le tassement
de la productivité. En outre,
les obstacles à sa mise en œuvre
seraient nombreux. Dans la
zone euro, la BCE n’a pas le
droit de financer directement les
Etats. « De plus, elle n’a pas directement accès aux comptes bancaires des ménages, juge M. Dor.
Récupérer ces données auprès des
administrations fiscales serait un
vrai bazar. »
Surtout, il faudrait convaincre
les 19 Etats membres de la nécessité d’une telle mesure. Y compris
les Allemands, angoissés à
l’idée qu’une création monétaire
débridée ne ravive l’hyperinflation qu’ils ont connue dans
les années 1920…
Est-ce à dire que la monnaie hélicoptère finira dans les oubliettes de l’histoire économique ? Pas
forcément. Après tout, nombre
d’économistes certifiaient, avant
la crise, que la BCE n’oserait
jamais se lancer dans le rachat de
dettes publiques. Et encore
moins adopter un taux de dépôt
négatif, ce qu’elle a pourtant fait
en septembre 2014. « Il ne faut pas
sous-estimer la créativité de
Mario Draghi », juge M. Ducrozet.
Ni son audace.
De fait, l’institut de Francfort a
annoncé, jeudi 10 mars, une
mesure inédite : il va verser de
l’argent aux banques qui empruntent à ses guichets pour prêter à
leur tour aux ménages et entreprises (c’est ce qu’on appelle les
« TLTRO »). Imaginons qu’à l’avenir, elle muscle ce mécanisme, par
exemple pour s’assurer que les
banques prêtent aux PME et citoyens à taux zéro. Cela commencerait doucement à ressembler à
un hélicoptère… p
marie charrel
SFR prêt à débourser
3,5 milliards pour
les actifs de Bouygues
AR MEMEN T
400 embauches
chez MBDA en France
Le missilier européen MBDA
a vu ses commandes bondir
de 27 % en 2015, à 5,2 milliards
d’euros, grâce notamment
aux contrats d’équipement de
48 Rafale et d’une frégate en
Egypte et au Qatar. Il embauchera 1 000 personnes dont
400 en France « pour couvrir
la croissance et les départs en
retraite », a précisé le groupe
jeudi 17 mars.
T RAN S PORT
Pas de nouveaux Airbus
A380 pour Air France
Air France-KLM a converti ses
deux dernières commandes
d’airbus A380 en trois A350,
selon ses comptes de résultats
consolidés. Il n’y a « plus de
commandes ou d’options fermes sur les A380 », a indiqué
une porte-parole. Air France
dessert huit destinations avec
dix A380. – (AFP.)
économie & entreprise | 5
0123
VENDREDI 18 MARS 2016
Automobile :
en Europe, les
usines tournent
à plein régime
Après dix années de crise,
la géographie industrielle
s’est profondément modifiée
C’
est une nouvelle
preuve du regain de
forme de l’industrie
automobile européenne. Renault a annoncé, jeudi
17 mars, la fabrication de sa citadine Clio dans un troisième site
sur le Vieux Continent. « Face au
succès commercial de ce modèle,
écoulé à plus de 400 000 exemplaires en 2015, et compte tenu de la saturation des sites de Bursa [Turquie], et bientôt de celui de Flins
[France], avec l’arrivée de la production de la Micra de Nissan, nous
avons décidé de la fabriquer, à partir de février 2017, aussi dans notre
usine de Novo Mesto [Slovénie] »,
indique au Monde Jose Vicente de
los Mozos, directeur des Fabrications et de la Logistique du groupe
français.
Pas question toutefois de créer
une ligne de production supplémentaire. Il s’agit de profiter de la
flexibilité de la nouvelle ligne de
fabrication du site slovène, récemment renouvelée pour produire la
nouvelle Twingo et la Forfour de
Smart.
« L’objectif est bien de saturer nos
unités de production actuelles et de
fabriquer en Slovénie des volumes
complémentaires pour répondre à
la demande du marché, précise le
cadre de Renault. Novo Mesto
pourrait assembler de 50 000 à
70 000 Clio par an, selon l’appétit
des clients, en complément de
Twingo et Smart. » De quoi permettre une augmentation de la charge
de travail de cette usine
aujourd’hui sous-utilisée avec
quelque 130 000 voitures produites en 2015, pour une capacité de
200 000 véhicules.
Outre des Smart et des Twingo, l’usine Renault de Novo Mesto (Slovénie) fabriquera aussi des Clio. OLIVER BUNIC/BLOOMBERG/GETTY IMAGES
« Accord de compétitivité »
Dans le même temps, Renault va
investir 10 millions d’euros supplémentaires à Flins afin de passer
la cadence de 40 à 45 véhicules par
heure, permettant de monter la
production à 220 000 unités par
an. « Désormais, de nombreux sites
européens travaillent en deux équipes avec les week-ends ou en trois
équipes. Ils se rapprochent, voire
dépassent, les 100 % d’utilisation,
dit M. de los Mozos. Ces performances ont notamment été possibles grâce au renouvellement de la
gamme, mais surtout à la négociation d’accord de compétitivité en
Espagne et en France. Nous sommes d’ailleurs en discussion pour le
prochain accord 2017-2020 en Espagne avant d’ouvrir des négociations en France en fin d’année. »
A l’image de l’ensemble des constructeurs généralistes présents en
Europe, Renault n’entend pas y
construire de nouveau site de production. Du moins, à court terme.
« Notre idée est de toujours saturer
nos usines, ce qui améliore mécaniquement notre compétitivité, rappelle M. de los Mozos. Ensuite, on
verra nos besoins. »
Une prudence partagée par ses
pairs. Yann Vincent, le patron des
usines de PSA, porte exactement le
même discours : d’abord faire ga-
gner en compétitivité les sites industriels, puis voir l’évolution du
marché. La crise de 2007-2013 est
passée par là et a failli tuer plus
d’un acteur, PSA et Opel en tête.
« Lors de cette période de crise,
deux dynamiques se sont mises en
place en matière de sites industriels.
D’un côté, les constructeurs premium n’ont pas hésité à créer de
nouvelles usines de production, de
l’autre, les constructeurs généralistes ont supprimé des capacités en
Europe de l’ouest pour les transférer
dans le Sud ou en Europe centrale »,
indique Denis Schemoul, consultant chez IHS Automotive.
BMW mise toujours plus sur les véhicules électriques
plus électrique, plus automatisé et plus
luxueux. Harald Krüger, le nouveau PDG
de BMW, a présenté mercredi 16 mars ses
principaux leviers pour rester le leader du
« premium » allemand et distancer Audi et
Mercedes tout en résistant à l’arrivée des
Google, Apple et autres Uber.
Le constructeur va d’abord intensifier
l’électrification de ses véhicules, gammes
sportive et Mini comprises. D’ici à 2020,
sept modèles seront totalement ou partiellement électrifiés. Côté « électrique pur », la
marque annonce le renforcement de l’autonomie de l’actuelle i3, son petit modèle, et
de l’i8, qui se sont écoulées à 50 000 exemplaires depuis leur lancement en 2013. De
nouveaux véhicules hybrides ou hybride rechargeables verront également le jour.
Ce choix est peu surprenant : BMW doit,
comme ses concurrents, réduire les émissions de CO2 et de polluants de sa gamme
d’ici à la prochaine décennie. A plus long
terme, le constructeur mise également sur
la technologie hydrogène, pour laquelle il
coopère notamment avec Toyota. Mais il
n’entend pas pour autant abandonner ses
motorisations diesel ou essence, qui représenteront toujours la majorité de ses ventes. Le groupe a développé des plates-formes de véhicules permettant d’y adapter
n’importe quel type de motorisation.
Parallèlement, BMW va poursuivre sa stratégie d’autonomisation de ses véhicules.
Son objectif est de développer en interne
l’ensemble des briques nécessaires à cette
nouvelle étape de l’automobile, comme les
capteurs, la gestion de données, l’intelligence artificielle ou les cartes haute définition, permises par l’acquisition, avec Audi et
Daimler l’an dernier, du spécialiste de cartographie Here. A cela s’ajoute une gamme de
services de mobilité qu’il entend amplifier.
Enfin, BMW compte renforcer son offre
haut de gamme en présentant dès 2021 un
nouveau modèle iconique : BMW i Next,
présenté comme autonome, électrique et
luxueux. « Ce véhicule symbolisera l’entrée
de l’automobile dans une nouvelle ère de la
mobilité », veut croire M. Krüger. En attendant, le patron promet de porter la marge
opérationnelle du groupe au-delà de 10 %
dès 2017. Plus prosaïque mais tout aussi alléchant pour les actionnaires. p
ph. j.
Entre 2007 et 2013, Mercedes
s’est ainsi implanté à Kecskemét,
en Hongrie, Audi a renforcé la production de son usine hongroise de
Györ, tandis que BMW installait la
production de la Mini à Born, au
Pays-Bas. Jaguar Land Rover, qui a
déjà créé l’équivalent d’une nouvelle usine à Solihull, en Angleterre, doit inaugurer en 2018 une
nouvelle usine à Nitra en République Tchèque. En dix ans, le nombre de sites en Europe centrale est
passé de 9 à 15…
Dans le même temps, les constructeurs généralistes ont systématiquement fermé ou réduit leur
capacité de production en Europe
de l’Ouest au bénéfice de l’Espagne, de la Turquie ou de l’Europe
centrale, pays jugés bien plus compétitifs et flexibles. PSA a fermé,
en 2014, son usine d’Aulnay, qui
produisait la C3, dont la prochaine
génération sera fabriquée à Trnava, en Slovaquie. Dans le même
temps, les sites de Mulhouse, Rennes ou Poissy ont réduit leur capacité de production. « Aujourd’hui,
en créant une unité au Maroc pour
le marché africain, PSA aura la tentation de desservir aussi l’Europe si
ses usines locales sont saturées… »,
relève un observateur.
Ford, pour sa part, a fermé deux
sites en Angleterre et en Belgique
et transféré la charge en Espagne et
en Roumanie. Opel a décidé de fermer ses sites allemand et belge de
Bochum et d’Anvers afin de con-
« De nombreux
sites européens
se rapprochent,
voire dépassent,
les 100 %
d’utilisation »
JOSE VICENTE DE LOS MOZOS
directeur des fabrications
chez Renault
centrer la production en Allemagne et en Pologne. Fiat lui a fermé
un seul site en Italie et en a repris
un en Serbie, mais trois de ses cinq
usines transalpines tournent encore au ralenti…
Dans ce nouveau panorama, la
reprise du marché automobile, qui
croît de 10,1 % depuis janvier (+
9,3 % en 2015), aide à remplir les
usines. Selon le cabinet Inovev, le
taux d’utilisation des usines européennes a atteint 81 % en 2015, un
taux financièrement soutenable.
En 2013, au plus fort de la crise, ce
taux était tombé à 68 %.
Si la capacité de production européenne installée n’a pas été beaucoup modifiée sur une dizaine
d’années, à quelque 16 millions de
véhicules, la géographie industrielle de l’automobile sur le Vieux
Continent a, elle, été profondément bouleversée. p
philippe jacqué
Tereos se prépare à la fin des quotas sucriers européens fin 2017
La coopérative tricolore investit massivement à l’international, notamment en Chine, où elle s’est alliée au groupe Wilmar
canton (chine)
E
n octobre 2017, les quotas
sucriers européens disparaîtront. Ce sera la dernière
étape de la politique de libéralisation de l’agriculture des VingtHuit. Le choc de la fin des quotas
laitiers, avec la chute des prix
payés aux éleveurs provoquée par
une surproduction, est dans tous
les esprits. Il inquiète les producteurs de betteraves. La coopérative
française Tereos, connue pour ses
marques de sucre Béghin Say et La
Perruche, se veut confiante. Elle se
dit prête, avec ses 12 000 adhérents, à accroître sa production de
betteraves de 20 % d’ici à 2017.
« Nous sommes capables de bien
valoriser cette production. Et de
l’écouler grâce à notre réseau de
distribution », affirme Alexis Duval, président de Tereos, qui a
fait le pari du développement de
la coopérative à l’international. D’abord au Brésil, puis en
Afrique et désormais en Chine.
Le drapeau français associé aux
couleurs singapouriennes et chinoises flotte devant deux usines.
La première, flambant neuve, est
ancrée près de la rivière des Perles,
à Dongguan, à côté de Canton.
Quelques champs de bananiers
survivent encore aux abords, alors
que cette nouvelle zone industrielle grignote le terrain verdoyant. Tout près de là, une usine
de farine. Ce n’est pas un hasard.
Dans le moulin industriel,
d’énormes machines blanc et turquoise se déhanchent : elles tamisent la farine. Les mêmes équipements se retrouvent sur l’autre site
où sont produits tous les dérivés
de la farine : de l’amidon de blé, du
gluten, des sirops de glucose, de
l’alcool et des vinasses pour l’alimentation animale. Le moulin est
la propriété du géant singapourien
Wilmar. L’autre usine, qui fabrique
des sous-produits du blé, est détenue conjointement par Wilmar à
51 % et par Tereos à 49 %. Un investissement de 130 millions d’euros
opérationnel depuis un an.
La coopérative française a fait le
choix de cet allié puissant, premier
groupe agroalimentaire asiatique
avec 38 milliards de dollars
(34 milliards d’euros) de chiffre
d’affaires, leader mondial de
l’huile de palme, présent dans le
sucre et les céréales, pour entrer en
Chine en apportant dans l’alliance
sa technologie des produits amylacés. Les deux partenaires se connaissent bien, puisque Robert
Kuok, le fondateur de Wilmar, a accompagné Tereos au Brésil. Ensemble, ils ont également acheté
en 2014 une amidonnerie de maïs
à Tieling, dans le nord de la Chine.
Au cœur de la zone de production
maïsicole chinoise. Ils lui ont adjoint des ateliers de fabrication
d’huile, de protéines, mais aussi de
sirops de glucose et de fructose,
qui commencent à entrer en production. Un investissement de
70 millions d’euros.
Equation financière tendue
« Les deux usines chinoises ont réalisé un chiffre d’affaires de 120 millions d’euros en 2015. Il devrait atteindre 360 millions d’euros
en 2016 et 500 millions d’ici à 2018
ou 2019 », pronostique M. Duval.
Aujourd’hui, les papeteries sont
leur premier client pour l’amidon
de maïs et les fabricants de
nouilles pour l’amidon de blé.
Tout l’enjeu est de convaincre
d’autres industries agroalimentaires d’incorporer les ingrédients
du blé ou du maïs dans leurs recettes. En particulier l’isoglucose, un
produit sucrant concurrent du
saccharose extrait de la betterave.
Les fabricants de sodas, de confiserie, de glaces en sont friands. Tereos mise sur l’évolution des habitudes alimentaires en Chine portée par l’urbanisation pour booster ce marché.
Après avoir acheté une amidonnerie en Indonésie en 2014, la coopérative française vient d’ouvrir
cette année un bureau en Inde. Il
s’ajoute à celui, déjà existant, de
Singapour. Désireuse de développer son activité de négoce de sucre
Tereos Commodities, l’entreprise
investit aussi pour s’ouvrir des débouchés en Europe. En 2015, elle
s’est offert le distributeur anglais
Napier Brown.
Tereos n’a donc guère mis le pied
sur le frein pour ses investissements. Et ce malgré une conjoncture difficile. En 2014, pénalisée
par la chute du prix du sucre, liée à
une surproduction mondiale, elle
a vu son chiffre d’affaires baisser
de 8 % à 4,3 milliards d’euros. La
marge a littéralement fondu, passant de 14,7 % à 10,5 %. Surtout, le
résultat net s’est effondré, passant
de 176 à 17 millions d’euros. Les résultats ne devraient pas s’améliorer pour l’exercice qui se clôt fin
mars 2016. Même si, au Brésil, la
chute du real a fait remonter les
marges au deuxième semestre
2015. L’équation financière est
donc tendue, sachant que l’entreprise porte une dette de près de
2 milliards d’euros.
Dans ce contexte, Tereos avait
dévoilé en 2015 sa volonté de fusionner avec l’autre grande coopérative sucrière française, Cristal
Union. Une offre de mariage vertement refusée. Mais M. Duval reste
plus que jamais persuadé, à l’aune
de la fin des quotas sucriers, que ce
rapprochement a tout son sens. p
laurence girard
6 | économie & entreprise
0123
VENDREDI 18 MARS 2016
La coopérative Nef
veut devenir une banque
éthique à part entière
L’établissement espère gagner 5 000 clients
et doubler ses encours de crédits d’ici à 2019
L’
Depuis la fusion en juillet 2015, le cours du numéro un mondial du béton a perdu 42 % (ici une salle de marchés d’Euronext). HAMILTON/REA
LafargeHolcim, une fusion
laborieuse pour le roi du béton
Le mariage des deux groupes cimentiers tarde à porter ses fruits
V
ivement 2018, doit-on
se dire aujourd’hui au
siège de LafargeHolcim
à Zurich. La société issue de la fusion en juillet 2015 du
français Lafarge et du suisse Holcim a présenté ce jeudi 17 mars des
résultats conformes aux attentes
des marchés mais peu enthousiasmants. Sur l’année, le chiffre d’affaires du nouveau groupe s’est établi à 29,5 milliards de francs suisses
(26,8 milliards d’euros), en baisse
de 6,2 % avec une perte nette de
1,4 milliard, incluant 3 milliards de
dépréciations d’actifs et charges au
dernier trimestre.
C’est pourquoi le nouveau PDG
Eric Olsen fixe un cap plus lointain : d’ici trois ans parvenir à
1,1 milliard de francs suisse de synergies. Et surtout un excédent
brut d’exploitation de 8 milliards
contre 5,75 en 2015. La dette, de
plus de 17 milliards en 2015, devrait
être réduite à 13 milliards de francs
suisses fin 2016.
Les deux fiancés pouvaient prétendre à mieux quand ils ont annoncé leur « fusion entre égaux »,
le 7 avril 2014. Un mariage de raison, arrangé par les deux puissants actionnaires, le Belge Albert
Frère côté français et la famille
Schmidheiny côté suisse. Mais entre-temps, les tuiles se sont accumulées : combat des chefs, remise
en cause des parités de fusion, dé-
en 2015 avec ArecelorMittal, Engie et LafargeHolcim. Si leur recul d’activité a influé sur le
chiffre d’affaires total, l’impact est encore plus
marqué sur les profits. Les pertes d’ArcelorMittal, mis en difficulté par l’acier chinois, celles
d’Engie, liées à des dépréciations d’actifs, tout
comme celles de LafargeHolcim, après la fusion
des deux entreprises, plombent les comptes de
13 milliards d’euros !
Malgré le recul des profits, les dividendes progressent de 13,7 %. Selon PwC, 25 sociétés ont décidé de relever les montants versés, souvent
pour compenser la chute du cours des actions.
Enfin, depuis la crise de 2008, les sociétés restent prudentes lorsqu’elles évoquent leurs perspectives, préférant tracer des tendances plutôt
que de s’engager sur évolutions précises. 28
d’entre elles ont néanmoins donné des objectifs
optimistes pour 2016. Dont 17 qui se montrent
plus audacieuses, allant jusqu’à les chiffrer. p
que les Suisses obtiennent la majorité des parts. Un PDG de compromis est trouvé en la personne de
Eric Olsen, ex-Lafarge mais américain. En dessous, cela tangue aussi.
Le directeur financier suisse, peu
enthousiaste, est remplacé en décembre 2015. Et au siège parisien,
durant toute l’année 2015, c’est la
confusion.
En quelques mois, deux cents
personnes partent, dans le cadre
d’un plan de départs volontaires
puis d’un plan social. « Ces évictions ont été très mal vécues, malgré des conditions de départ très généreuses », reconnaît-on en interne. L’intégration ne fait que
commencer et beaucoup s’inquiètent d’une possible fermeture du
siège de Paris, symbole de la mainmise suisse. Un sujet qui résonne
dans les couloirs des ministères
parisiens où l’on fustige cet abandon d’un fleuron du CAC40. « Je
suis complètement engagé dans la
construction d’un groupe binational », répond Eric Olsen en soulignant qu’il n’est pas question de
fermer le siège parisien.
Reste encore à harmoniser des
cultures aux antipodes. La française, très centralisée et orientée
sur le résultat, et la suisse, attachée
aux méthodes et aux procédés et
qui accorde plus d’autonomie aux
filiales. Au-delà, c’est toute une
stratégie qui est en train d’être élaborée, avec en tête, le rétablissement des finances. « Les cimentiers
ont trop investi depuis vingt ans. Le
retour sur capital a été trop faible »,
admet le PDG de l’entreprise qui
affirme que l’heure n’est plus à la
construction de nouvelles usines
mais à l’optimisation de celles qui
existent et à la montée en gamme
par l’innovation.
C’est ce que devrait permettre la
couverture géographique unique
du groupe présent dans 90 pays.
« Cette fusion fait énormément de
sens, confirme Virginie Rousseau,
analyste chez Oddo. En plus des synergies de coûts, elle permet une
meilleure diversification géographique et des économies d’investissement. » Mais comme tous les investisseurs, elle attend désormais
des preuves. Car les marchés ne se
laisseront pas convaincre facilement par un groupe dont la naissance fut si laborieuse. p
dominique gallois
philippe escande
sordres managériaux et effondrement des pays émergents, grande
spécialité de Lafarge.
Résultat : les marchés, au départ
séduits par l’opération, font grise
mine. Selon Bloomberg, depuis la
fusion en juillet 2015, le cours de
Bourse du numéro un mondial du
béton a décroché de 42 %, alors que
celui de l’indice Stoxx 600 qui suit
les sociétés de matériaux et de
construction n’a cédé que 5,9 %.
Plus humiliant encore, le concurrent allemand, plus petit et lui
aussi en cours de fusion, avec Italcementi, n’a reculé que de 1,9 %.
Des cultures aux antipodes
Car LafargeHolcim a un problème
spécifique qui justifie en grande
partie le mariage. « Sans la fusion,
les deux groupes auraient été en
position plus difficile en 2015 »,
pense Eric Olsen. Les difficultés
trouvent leur source en décembre 2007 quand Lafarge s’offre le
cimentier égyptien Orascom pour
8,8 milliards d’euros. L’opération
est financée à hauteur de 6 milliards par de la dette, et 2,8 milliards par une augmentation de capital. A l’époque, Bruno Lafont est
convaincu que les marchés émergents, notamment ceux qui tirent
leurs revenus du pétrole et du gaz,
sont le nouvel eldorado du ciment.
La crise financière quelques mois
plus tard, puis le printemps arabe
L’heure n’est plus
à la construction
d‘usines mais
à l’optimisation de
celles qui existent
et à la montée
en gamme par
l’innovation
vont ruiner ses plans. En
mars 2011, Standard & Poor’s relègue Lafarge au rang d’émetteur
spéculatif. L’agence de notation financière s’inquiète du niveau de la
dette : 14 milliards d’euros. Les investisseurs dont le dividende a été
divisé par deux fuient le titre. Les
programmes d’économies et de
cessions d’actifs se multiplient. La
fusion se présente pour les actionnaires comme une forme de sortie
par le haut.
Mais loin de se calmer, la situation va empirer, notamment avec
l’effondrement du prix des matières premières puis du pétrole qui
coupe les jambes des clients de Lafarge, notamment au MoyenOrient et en Afrique. A ces difficultés conjoncturelles s’ajoutent celles liées à la fusion. Au sommet,
Bruno Lafont qui se voyait patron
de l’ensemble est écarté, tandis
Un trio pèse sur les résultats du CAC 40
les profits des sociétés du CAC 40, qui
avaient bondi de 33 % en 2014, mettant un
terme à trois années consécutives de déprime,
sont repartis à la baisse. Selon le cabinet PwC,
dans une étude réalisée pour Le Monde et publiée jeudi 17 mars, le recul enregistré sur l’année 2015 est de 12,5 %, à 52,432 milliards d’euros.
Il concerne 39 entreprises, n’intégrant pas Alstom dont l’exercice annuel se termine le 31 mars
et non le 31 décembre.
Le chiffre d’affaires des 40 entreprises recule,
lui, de 4,6 %, à 1 239 milliards d’euros. La crise
chinoise de l’été, suivie par celle des pays émergents, a mis un coup d’arrêt à l’euphorie apparente des premiers mois de 2015, portée par les
perspectives de baisse des prix du pétrole et de
l’euro face au dollar.
Ces données sont cependant à nuancer tant
l’évolution des résultats des entreprises du principal indice de la place française dépend de quelques groupes. Ce fut particulièrement le cas
année 2016 sera à marquer
d’une pierre blanche pour
la Nef. Vingt-huit ans
après sa création, jeudi 17 mars,
cette coopérative financière située
à Vaulx-en-Velin, dans la banlieue
lyonnaise, a annoncé le lancement
de son activité de banque éthique.
Oui, vous avez bien lu, banque et
éthique. Car la Nef n’est pas un établissement comme les autres. Elle
finance uniquement des projets
dans les secteurs de l’environnement, du social… et offre aux particuliers une transparence totale sur
l’utilisation de leur épargne. Surtout, « nous n’avons pas recours
aux marchés financiers. Nous nous
finançons uniquement grâce aux
fonds déposés par les clients et au
capital apporté par nos sociétaires », précise Jean-Marc de Boni, le
président du directoire.
Ces arguments font mouche : la
coopérative compte 38 000 sociétaires, un chiffre en hausse régulière. « Les établissements comme
la Nef ou le Crédit coopératif bénéficient d’un intérêt croissant des
particuliers qui font peu confiance
aux banques et souhaitent que
leur argent soit utilisé à bon escient, en finançant des activités
proches de leur vie quotidienne »,
explique Nadine Richez-Battesti,
maître de conférences en sciences
économiques à Aix-MarseilleUniversité.
A partir du 4 avril, la Nef élargit
donc son offre de services consacrée aux entreprises de l’économie sociale et solidaire. « Jusqu’ici,
nous proposions seulement des
prêts à long terme, désormais
nous allons les accompagner sur
l’ensemble de leurs besoins :
compte courant, besoin en fonds
de roulement, crédit… », énumère
M. de Boni, qui vise 5 000 nouveaux clients professionnels
d’ici trois ans et un doublement
des encours de crédits, qui s’élèvent aujourd’hui à 130 millions
d’euros.
La Nef a également officialisé,
jeudi 17 mars, un partenariat avec
le Fonds européen d’investissement, qui va lui garantir l’ensemble des prêts alloués (à hauteur de
50 millions d’euros) et, ainsi, lui
permettre d’accélérer sa production de crédits.
Porte-monnaie électronique
Autant dire que la coopérative
vient de franchir une étape importante, car la partie n’était pas gagnée d’avance. « Proposer une alternative au secteur bancaire traditionnel en devenant une “vraie”
banque éthique a toujours été notre objectif. Mais entre un rapprochement avorté avec la banque italienne Banca Etica, en 2010, la nécessité de convaincre les sociétaires,
puis la procédure pour obtenir le sésame de l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution… le chemin
fut long », raconte le président.
Malgré tout, la direction, qui
met en avant un ratio de solvabilité de 19 %, va continuer à investir
pour développer son offre au
grand public. Pour le moment, les
particuliers vont seulement pouvoir ouvrir un livret d’épargne solidaire, mais la Nef travaille sur un
porte-monnaie électronique qui
permettra d’obtenir une carte
bancaire, de domicilier ses revenus… et donc de devenir définitivement une banque de plein exercice. Un service attendu pour début 2018, pour le trentième anniversaire de la coopérative. p
frédéric cazenave
En copiant Facebook, Instagram
s’attire la colère de ses aficionados
B
ranle-bas de combat sur la Toile ! Mercredi 16 mars, les
internautes étaient vent debout sur les réseaux sociaux.
La cause de cette tempête numérique ? L’annonce, la
veille, par Instagram de la fin de l’ordre antéchronologique dans
l’affichage des publications, qui avait cours depuis sa création
en 2010. Désormais, ce seront les publications les plus susceptibles d’intéresser les « instagrameurs » qui seront mises en
avant. « Vu l’ampleur que prend Instagram, il devient difficile de
voir toutes les photos et vidéos qui y sont partagées. Cela signifie
que vous manquez peut-être des publications qui vous auraient
beaucoup intéressé(e) », se justifie le réseau social sur son blog.
Et de préciser que les utilisateurs passeraient en moyenne à
côté de 70 % des contenus publiés sur leur fil.
Le réseau social de partage de photos compte désormais sur
un algorithme pour classer les contenus de
ses 400 millions d’utilisateurs. L’ordre des
et vidéos dépendra des relations de
LES UTILISATEURS photos
ces derniers avec les personnes qui publient, de la pertinence des publications à
PASSERAIENT
un moment donné et de la probabilité que
EN MOYENNE
le contenu de ces publications les intéresse
personnellement. L’algorithme se basera
À CÔTÉ DE 70 %
sur leurs recherches sur le réseau social, sur
leurs commentaires et leurs « like ».
DES CONTENUS
Les publications plus récentes mais
SUR LEUR FIL
moins pertinentes seront toujours visibles,
mais plus bas sur le fil. En cours d’expérimentation aux Etats-Unis, cette nouvelle fonctionnalité devrait
être mise en place dans les prochains mois.
Du côté des internautes, cette bascule vers un modèle à la Facebook, maison mère d’Instagram, est moyennement appréciée.
« Cher Instagram, tu n’es pas dans ma tête donc tu ne peux PAS savoir ce que j’ai envie de voir ou pas ! » ; « Ça devient Facebook bis »,
regrettent ainsi des utilisateurs sur Twitter. Facebook a renoncé
en 2011 à l’ordre antéchronologique au profit d’un classement
des publications fondé sur la pertinence et l’intérêt. En quête
d’un nouveau souffle, Twitter avait entamé une mue similaire en
février, s’attirant également les foudres de ses « gazouilleurs ».
En modifiant l’ordre d’affichage, Instagram espère augmenter
son nombre d’utilisateurs et séduire les annonceurs : ils sont
aujourd’hui plus de 200 000 à faire de la publicité sur Instagram. Reste à savoir si ses aficionados suivront. En attendant, le
réseau social compte depuis samedi un utilisateur de plus : le
pape François. p
zeliha chaffin
idées | 7
0123
VENDREDI 18 MARS 2016
TENDANCE FRANCE | CHRONIQUE
par cl air e gué l aud
Une seconde chance pour le projet de loi sur le travail
C
e n’est pas encore gagné. Mais
pas nécessairement perdu. Un
mois après avoir engagé la réforme du code du travail dans les pires conditions – menace d’utiliser le
49-3, donc de faire passer l’avant-projet de loi sans vote à l’Assemblée nationale, absence de consultation des
syndicats sur des articles ultrasensibles –, le gouvernement s’est ressaisi.
Le premier ministre, Manuel Valls, a
troqué sa posture quasi juppéiste de
réformateur qui va « jusqu’au bout »
pour celle d’homme de compromis,
moins « droit dans ses bottes ». La copie, qui reste officiellement celle de la
ministre Myriam El Khomri, a été
réécrite sous le contrôle de Matignon
et de l’Elysée, qui avaient – et qui ont
toujours – beaucoup à perdre du possible déclenchement d’un conflit social sur le droit du travail.
Une éditorialiste se demandait, il y
a quelques jours, si Manuel Valls savait manger son chapeau. La réponse
est oui. Le bruit de la possible démission du premier ministre, au cas où
les arbitrages élyséens ne lui iraient
pas, avait couru. Le chef du gouvernement y a mis un terme. L’affaire était
si mal engagée et si périlleuse qu’elle
méritait bien une reculade.
Le terme déplaît à l’exécutif, mais
c’est bien de cela qu’il s’agit : le gouvernement a renoncé au barème des indemnités prud’homales, en cas de licenciement abusif. Il a finalement
maintenu la nécessité d’un accord collectif pour passer au forfait-jours, cette
modalité de comptabilisation du
temps de travail dans les PME qui emploient moins de cinquante personnes. Il a amélioré le compte personnel
d’activité et la garantie jeunes. En revanche, il n’a quasiment pas bougé
sur le licenciement économique.
« IL N’Y A PLUS RIEN »
En adoptant des mesures susceptibles
de lui rallier les syndicats réformistes,
mais sans faire droit à toutes leurs demandes, l’exécutif a fait preuve d’une
flexibilité bienvenue et astucieuse.
Que la droite raille sa souplesse est,
politiquement, de bonne guerre, mais
pas forcément très pertinent. Si quelques corrections intelligentes permettent à la France d’échapper à un de ces
mouvements sociaux dont elle a le secret, tant mieux !
ENTREPRISES
L’actionnariat
en risque d’hypertension
pierre-yves gomez
L
a durée de détention
moyenne des actions cotées à
la Bourse de New York était de
deux ans dans les années spéculatives 1920-1930, de six ans entre
1945 et 1975, pour retomber à deux ans
entre 1980 et 2000 et à onze mois
aujourd’hui. Si on tient compte du trading haute fréquence, soit désormais
60 % des transactions qui sont effectuées toutes les nanosecondes (ou
milliardièmes de seconde), la durée de
détention des actions est de… vingtdeux secondes en moyenne. D’où une
dangereuse hypertension sur les entreprises.
Dans l’esprit de la loi, les actionnaires sont légitimes parce qu’ils s’engagent pour un projet économique qui
exige du temps. L’article 1832 du code
civil stipule qu’une société juridique
« est instituée par deux ou plusieurs
personnes qui conviennent par un contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue
de partager le bénéfice ou de profiter de
l’économie qui pourra en résulter ». Difficile de soutenir cette fiction quand
l’engagement moyen dure moins d’un
an, voire vingt-deux secondes… Le
rythme des échanges de titres menace
la justification de l’actionnariat et la
santé des entreprises.
Plusieurs traitements ont été proposés pour fortifier les actionnaires de
long terme. On tente, d’un côté, de réguler les échanges automatisés d’actions, comme l’a fait l’Autorité des
marchés financiers (AMF) en décembre 2015, quand elle a sanctionné la société de trading Virtu et Euronext
pour manipulation de titres du
CAC 40. Mais les faits remontaient à
2009, ce qui montre la complexité et
la lenteur à établir le diagnostic. D’un
autre côté, les actionnaires fidèles
sont récompensés, comme par la loi
Florange de 2014, qui accorde des
¶
Pierre-Yves Gomez
est professeur
de management
stratégique et directeur
de l’Institut français
de gouvernement
des entreprises
à l’EM Lyon
Business School
droits de vote double à ceux qui conservent leurs actions (françaises) plus
de deux ans.
Mais une intervention plus radicale
sur la gouvernance elle-même devient
nécessaire pour éviter la contamination de l’actionnariat ultracourt-termiste sur les stratégies des entreprises. Le droit des sociétés doit prendre
en considération les excès de pouvoirs
de certains détenteurs de titres et
réexaminer le lien entre l’intérêt pour
l’entreprise et le droit d’orienter sa
stratégie. Plusieurs options juridiques
sont suggérées.
UNE RÉACTION DE DÉFENSE
La première consiste à distinguer la
fonction d’actionnaires de celle d’investisseurs pour leur accorder des
droits différents. Les investisseurs détiennent des titres mais, du fait de leur
stratégie financière, ils ne sont pas impliqués dans la réalisation du projet de
l’entreprise et ne peuvent donc partager les prérogatives des actionnaires,
supposés, eux, en être solidaires.
Cette distinction existe déjà dans le
droit des sociétés en commandite par
actions, qui différencie les associés
commanditaires des commandités
exerçant le pouvoir de gestion. Cette
distinction pourrait être généralisée à
d’autres formes de sociétés cotées.
Deuxième option : greffer sur l’entreprise une nouvelle assemblée générale, créant ce qu’Isabelle Ferreras appelle le bicamérisme (Gouverner le capitalisme, PUF, 2012). L’entreprise serait
soumise non seulement à l’assemblée
générale des actionnaires, mais aussi à
une assemblée représentant d’autres
parties prenantes comme les salariés
ou les clients. Double pouvoir qui réduirait celui des actionnaires.
Une troisième option suggère d’inscrire dans les statuts des entreprises
un objectif social définissant leur projet au même titre que la réalisation
d’un profit économique. C’est ce que
font les sociétés coopératives ou mutuelles. A partir d’expériences américaines, Kevin Levillain suggère d’étendre cette pratique aux entreprises cotées (Société à objet social étendu : un
nouveau statut pour l’entreprise, thèse
Mines ParisTech, 2015.)
La remise en cause de la gouvernance
actionnariale des entreprises est une
réaction aux excès spéculatifs et aux
dérives qui mettent en danger la vie
des entreprises. Ironiquement, l’ultracourt-termisme impose une révolution qui actualise la fameuse remarque
de Lénine : « Les capitalistes travailleront avec peine à leur propre suicide. » p
L’épisode est toutefois loin d’être
clos, et l’exécutif a plusieurs haies à
franchir. Après la journée d’action organisée, jeudi 17 mars, à l’appel de
l’Union nationale des étudiants de
France – son président, William Martinet, revendique toujours le retrait
du projet de réforme –, d’autres rendez-vous sociaux se profilent à l’horizon : le 24 mars, à l’appel des organisations de jeunesse, et le 31 mars, à
l’appel, initial, des syndicats contestataires (CGT, FO, Solidaires, FSU…).
Stratégique, la CGT a déposé un préavis de grève pour la période du 17 au
31 mars, afin que les fonctionnaires
puissent se mobiliser autant sur le
pouvoir d’achat que contre le projet
de réforme du code du travail, lequel
concerne les salariés du privé…
M. Valls, lui, n’a pas voulu prendre de
risque. Deux jours avant un rendezvous salarial important entre la ministre de la fonction publique, Annick
Girardin, et les syndicats de fonctionnaires, il a annoncé, mardi 15 mars,
« un geste significatif » sur le point
d’indice des fonctionnaires, qui sert
de base au calcul de leurs rémunérations et qui est bloqué depuis 2010…
Il n’est pas impossible que ces efforts paient et permettent à l’avantprojet de loi de vivre sa vie au Parlement. Mais, même dans ce cas, la
question reste posée de savoir si le
nouvel équilibre trouvé par l’exécutif
sera jugé suffisamment convaincant
par les partenaires sociaux – à tout le
moins, par une partie d’entre eux –
pour qu’ils jouent le jeu de la « flexisécurité » à la française. Le Medef, par la
voix de son président, Pierre Gattaz,
s’est déclaré « déçu » par la nouvelle
mouture du texte. Mais il l’a dit en
termes très mesurés : « Heureusement
qu’il reste des choses dans cette loi », at-il glissé, mardi, lors de sa conférence
de presse mensuelle. « Nous avions
très peur d’une dénaturation, d’une
édulcoration totale de ce texte. »
La Confédération générale des petites et moyennes entreprises et l’Union
professionnelle artisanale (UPA) ont
eu la dent plus dure. La première a
fustigé « une réforme à l’envers ». JeanPierre Crouzet (UPA), lui, a déclaré :
« Jusque-là, on avait eu quelques espoirs. Désormais, il n’y a plus rien. »
Les PME sont notamment touchées
par les dispositions sur les indemnités
MANUEL VALLS A TROQUÉ
SA POSTURE QUASI
JUPPÉISTE DE RÉFORMATEUR
POUR CELLE D’HOMME
DE COMPROMIS
prud’homales et par l’obligation
maintenue de passer par un accord
collectif pour appliquer le forfaitjours. Le monde économique est sûrement très soulagé par la disparition
du projet de taxation de contrats à durée déterminée. Mais cela suffira-t-il à
emporter son adhésion ? Ce n’est pas
évident. Une partie du patronat pourrait rester méfiante, dresser le constat,
diamétralement opposé à celui de la
CGT, de la persistance de rigidités excessives en France, et refuser de faire
le pari des embauches. C’est un risque
pour l’exécutif, probablement plus sérieux que celui de voir la France s’embraser à l’appel de la CGT et de FO. p
[email protected]
Jusqu’où le contribuable paiera-t-il
pour les fous du stade ?
Boudé par toutes les grandes équipes,
le Stade de France ne peut être qu’un gouffre
financier de plus dans le grand gâchis
des équipements sportifs
par jean-pascal gayant
D
ans moins de trois mois,
le Stade de France sera
paré de ses habits de fête
pour accueillir le match
d’ouverture de l’Euro 2016. Vingt ans
après le début de sa construction, un
constat s’impose : cette enceinte a
croqué les fonds publics avec voracité.
Selon la Cour des comptes, ce sont, en
effet, 760 millions d’euros d’argent
public qui ont été engloutis dans la
construction du stade, puis dans les
compensations versées pour pallier
l’absence de club résident.
Car si le Stade de France a été le théâtre heureux des exploits de l’équipe de
France de football en 1998, il n’est jamais parvenu à accueillir en son sein
un locataire permanent. Or, la rentabilité pécuniaire et sociale de l’enceinte
ne se concevait qu’avec l’installation
d’un tel occupant. Les quelques expériences tentées (Red Star pour le football, Stade français et Racing 92 pour
le rugby) ont montré que le coût de location de l’équipement (en incluant le
coût des dispositifs de sécurité et de
secours) était prohibitif.
Lorsque le RC Lens, alors pensionnaire de Ligue 1, avait envisagé de disputer quelques matchs dans l’enceinte dyonisienne pendant la
rénovation de son propre stade (lors
de la saison 2014-2015), il s’était vite
heurté à la réalité des chiffres : à
420 000 euros la rencontre, seule une
poignée de matchs dits de « gala »
pouvaient raisonnablement y être organisés (il y en eut finalement trois).
Les seize autres matchs de la saison
ont donc été disputés au stade de la
Licorne, à Amiens, au tarif plus digeste de 22 000 euros la soirée.
CONSTRUIRE UN SECOND
STADE DE 80 000 PLACES
CONSACRÉ AU SEUL
RUGBY SERAIT
PURE FOLIE
C’est donc aux équipes de France de
football et de rugby que revient le redoutable privilège d’assurer la tenue
de rencontres sportives dans la plus
grande enceinte hexagonale. Mais
l’équilibre est fragile, car l’Etat s’est
engagé auprès du consortium « Stade
de France » à ce que neuf à dix
matchs minimum y soient disputés
par celles-ci chaque année : si tel
n’était pas le cas, l’Etat devrait acquitter une compensation de 23 millions
d’euros par an – jusqu’en 2025 – au
consortium. Mais les fédérations de
football et de rugby sont elles-mêmes
victimes du coût exorbitant de la location du stade (5 millions d’euros
par an pour la fédération de football)
et se sentent piégées par les engagements pris par l’Etat.
SITUATION UBUESQUE
C’est pour cela que la Fédération française de rugby (FFR) a entrepris de
construire son propre stade de
82 000 places dans l’Essonne pour un
coût estimé à 600 millions, mais que
la Cour des comptes estime devoir approcher 800 millions d’euros lors de la
livraison. La situation est ainsi devenue ubuesque puisqu’un tel projet,
tout en entraînant la coexistence de
deux enceintes de 80 000 places sousutilisées en région parisienne, rendrait inévitable le versement par l’Etat
de la compensation annuelle au bénéfice du consortium « Stade de
France » ! En matière de rentabilité sociale, on ne peut guère envisager pire…
D’autant que même le Paris-SaintGermain, qui remplit sans difficulté
les 50 000 places du Parc des Princes
vingt-cinq à trente fois par an, ne
songe pas un instant à déménager
vers le Stade de France. Au contraire,
le club sextuple champion de France
projette de faire croître la capacité de
son propre stade à hauteur de 60 000
ou même 75 000 spectateurs.
Du côté des deux clubs de rugby de
la capitale, il n’existe pas plus d’inclination pour l’enceinte dyonisienne.
Avec 13 000 spectateurs de
moyenne, le Stade français ne parvient que rarement à remplir les
20 300 places du stade Jean-Bouin
(rénové en 2013 pour 157 millions
d’euros). En outre, il a choisi de délocaliser certaines rencontres « à domi-
cile », pour des raisons extra-sportives : il jouera, par exemple, son
match contre Agen le 28 mai 2016 au
MMArena du Mans. Ce deal vise en
effet à remplir une autre « cathédrale » vide, aux termes de négociations sibyllines entre le club et le
groupe Vinci. Car le stade du Mans
est une sorte de Stade de France en
miniature, son club résident ayant
été rayé de la carte du football professionnel en 2013…
Le Racing 92, quant à lui, se sent un
peu à l’étroit dans son stade Yves-duManoir de Colombes (14 000 spectateurs). Il attend avec impatience
l’achèvement, en décembre 2016, de
l’Arena 92, un stade privé de 30 600
places, qui aura coûté 220 millions
d’euros. En attendant, lorsque se profile un match qui devrait attirer la
grande foule, il préfère délocaliser la
rencontre au stade… Pierre-Mauroy
de Lille (le 26 mars 2016 contre Toulon) et non au Stade de France voisin !
Enfin, le dernier « candidat » crédible à un statut de résident du stade de
Saint-Denis serait le club de football
du Red Star. Mais si sa montée prochaine en Ligue 1 reste possible, les
conditions financières actuelles qui
en feraient l’occupant seraient un fardeau fatal.
S’il paraît socialement souhaitable
que la France dispose d’un grand
stade (et que le contribuable soit subséquemment mis à contribution
pour son financement), les conditions auxquelles a été attribuée la
concession du Stade de France demeurent – l’affaire a été maintes fois
dénoncée – profondément choquantes. A ce jour, le Stade de France demeure une enceinte structurellement sous-utilisée. Construire un
second stade de 80 000 places consacré au seul rugby serait pure folie.
Les contribuables de l’Essonne, qui
s’apprêtent à garantir financièrement le montage du projet, devraient, comme la Cour des comptes,
s’élever sans tarder contre ce projet
suicidaire. p
¶
Jean-Pascal Gayant
est professeur de sciences économiques,
à l’université du Mans
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Le vendredi : Le Monde + Éco & entreprise + M le
Magazine + Sports + Idées
Ce nouveau supplément est le lieu de l’enquête
intellectuelle, de l’approfondissement des débats, autour
de sujets de fond en résonance avec l’actualité.
Le samedi : Le Monde + Éco & entreprise + L’époque
Ce nouveau supplément raconte les petits
c h a n ge m e n t s e t l es g ra n d es m u t a t i o n s
de notre vie quotidienne, pour mieux profiter de notre
époque.
2
C’EST
D’ACTUALITÉ
v COLLOQUE
Quand le Web redéfinit
la notion d’auteur
3
MOTS DE PASSE
Caryl Férey, maître
français du polar
en six entrées
4
LITTÉRATURE
FRANÇAISE
Jean-Yves Jouannais,
Linda Lê
Jean Rolin à l’affût
Méditatif et ironique, le nouveau récit de l’écrivain français explore les traces laissées par la guerre
5
ESSAIS
Pierre Vesperini
retrouve Marc Aurèle
6/8
raphaëlle leyris
L
DOSSIER
a bataille devait être l’affaire
de deux jours ; trois, tout au
plus, pensaient les stratèges
qui envoyèrent les marines
débarquer à la mi-septembre 1944 sur l’île de Peleliu,
dans le Pacifique. Elle dura plus de deux
mois, fit des milliers de victimes, chez les
Américains comme chez les Japonais. Et
elle « aurait aussi bien pu ne jamais avoir
lieu », tant elle fut de peu de conséquence
sur le déroulement de la seconde guerre
mondiale. Aujourd’hui, cette île longue
d’une dizaine de kilomètres, présentant
« la forme d’une pince de homard aux mâchoires inégalement développées », comprend entre 500 et 700 habitants à l’année et reçoit des étrangers attirés par la
plongée sous-marine ou par le souvenir
de ces combats acharnés.
Jean Rolin est l’un d’eux, même s’il ne
s’étend guère sur ce qui, précisément, fit
naître son « désir, d’ailleurs assez vague,
de [s]’y rendre ». Si le désir était vague, le
livre qui en résulte est remarquablement
aiguisé et riche. Il est « jean-rolien » en
diable, surtout, avec sa volonté à la fois
farouche et un brin goguenarde d’explorer un territoire ; avec son talent pour décrire des lieux désertés, sa réflexion ja-
A l’occasion du salon
Livre Paris,
reportage
et éclairages sur les
littératures coréennes
v ENTRETIEN
avec Hwang
Sok-yong
9
HISTOIRE
D’UN LIVRE
« Comme neige », de
Colombe Boncenne
C’est de la périphérie
que l’ex-grand reporter
pose sur le monde
son regard
merveilleusement
circonspect
mais appuyée sur la guerre, son empathie et sa juste distance mêlées, et sa
manière de faire surgir quelque chose de
légèrement burlesque lorsque son
auteur s’y met en scène.
Au fond, ce qui attira celui-ci à Peleliu
est sans doute la dimension « périphérique » de cette bataille, mineure au regard
du conflit général dans lequel elle s’inscrivit, et excessivement méconnue en
Europe ; l’un de ces trous dans la carte du
monde que l’auteur s’efforce de combler.
Car la périphérie, c’est là que rôde toujours Jean Rolin. C’est de là que l’exgrand reporter élabore son œuvre, tout
en ironie et en mélancolie. De là qu’il
pose sur le monde son regard merveilleusement circonspect, qu’il s’agisse
du limes de la ville (La Clôture, POL,
2002), du littoral français (Terminal
Frigo, 2005), ou des sujets tenus pour les
plus secondaires, comme la constance
avec laquelle surgissent les chiens dans
les lieux de guerre et de désolation – Un
chien mort après lui (2009).
De chiens, mais aussi de nombreux
autres animaux, il est du reste largement question dans Peleliu. Il y a les
cinq chiots que Jean Rolin se retrouve à
aller nourrir régulièrement et serait rassuré de voir adoptés par des touristes ; il
y a des poules sauvages, des oiseaux,
des serpents, des crocodiles… A propos
de ces derniers, à la longévité célèbre,
10
CHRONIQUES
v LE FEUILLETON
Eric Chevillard
dissèque
Jérôme Bertin
11
BANDE DESSINÉE
« L’Etrange »,
de Jérôme Ruillier
HÉLÈNE BAMBERGER/COSMOS
l’écrivain s’interroge comme en passant
sur la possibilité que certains de ceux vivant aujourd’hui dans la mangrove aient
été déjà là du temps de la bataille (« et
peut-être avaient-ils saisi cette opportunité d’introduire un peu de variété dans
leur alimentation »). Tout Peleliu est une
méditation lancinante, faussement flegmatique, sur l’hier et l’aujourd’hui, et les
traces que laisse une guerre : « Comme il
arrive souvent, note-t-il, cet endroit où
tant d’hommes étaient morts pour pas
grand-chose (…) y compris les crevasses où
des Japonais embusqués avaient été frits
jusqu’à l’os par le feu dévorant des grenades thermites, cet endroit semblait peu
compatible avec l’exercice d’une violence
quelconque, en dehors de celle que les poissons déploient les uns envers les autres. »
Cahier du « Monde » No 22137 daté Vendredi 18 mars 2016 - Ne peut être vendu séparément
Ce contraste fascine Jean Rolin, et il le
met au jour tout au long de son livre, au
fil de ses longues phrases à la sinuosité
admirable, capables de s’ouvrir sur l’évocation d’un porte-hélicoptères d’assaut
et de s’achever par celle des petits fonctionnaires du principal village de Peleliu,
qui, « aimables et nonchalants, en léger
surpoids pour la plupart, délivrent ou renouvellent des documents tels que le permis (valable dix jours) de circuler dans l’île
à bicyclette ». La pire aventure qui puisse
arriver à l’auteur, aujourd’hui, à Peleliu,
consiste à crever les pneus de ce vélo sur
lequel il sillonne l’île, quand tant de jeunes hommes s’y sont entre-tués « animés d’une haine mutuelle (…) [d’une] extraordinaire intensité (telle qu’elle s’exprime notamment, de part et d’autre, par
la mutilation de cadavres ou la liquidation de prisonniers) ».
Faisant exister simultanément ces disparités, les mettant en évidence grâce à
un sens du montage (et de l’humour)
renversant(s), Peleliu est un livre sur la
guerre qui doute de la nécessité de ce
type d’ouvrage. Un récit nourri d’innombrables lectures qui a l’élégance de
moquer avec une drôlerie irrésistible
son érudition « à propos d’un épisode
malgré tout secondaire de l’histoire militaire ». C’est ainsi que ce très beau texte
en fait un épisode important de notre
histoire à tous. p
peleliu,
de Jean Rolin,
POL, 160 p., 14 €.
12
RENCONTRE
Vincent Ravalec,
éclectique et
rocambolesque
2 | C’est d’actualité
Justice et polar
Sang-froid fait son apparition en librairie le 24 mars.
Soutenue par l’association de la presse judiciaire
et les barreaux de Paris, Lyon et Marseille, cette revue
trimestrielle ambitionne de couvrir les univers de la justice, de l’investigation et du polar. Au sommaire, notamment, de ce premier numéro, des révélations sur l’action
des services secrets français pour déstabiliser le jeune
Etat algérien dans les années 1970, une enquête sur
le détournement de milliards de dollars dans l’Irak postSaddam Hussein, un dossier sur les avocats franchissant
la ligne jaune, une nouvelle inédite de Franck Thilliez,
une interview du romancier DOA.
0123
Vendredi 18 mars 2016
Etre soi-même !…
Mais soi-même en vaut-il
la peine ? ”
paul valéry, écrivain
Chaque matin, pendant quarante ans, le poète
Paul Valéry (1871-1945), l’auteur du Cimetière marin
et de Monsieur Teste, a consigné ses réflexions.
Elles sont rassemblées dans Mauvaises pensées,
recueil réédité en poche (Rivages Poche, 256 p., 9 €).
Dynastie yankee
Fresques historiques
Finaliste du prix Pulitzer, traduit dans une trentaine
de langues, Le Fils, deuxième roman de l’Américain
Philipp Meyer (Albin Michel, 2014), réédité au Livre
de poche le 30 mars, va être adapté en série télévisée
par la chaîne AMC qui produit, notamment,
« The Walking Dead ». Ce roman épique, relate, de
1850 à nos jours, le destin d’une famille ayant fait fortune dans le pétrole, et évoque le rapport des EtatsUnis à la violence. Le tournage débutera en juin
à Austin. Les dix premiers épisodes devraient être
diffusés en 2017. Le Néo-Zélandais Sam Neill, apparu
dans la trilogie « Jurassic Park », tiendra le rôle titre.
Depuis le 14 mars, Albin Michel propose dix beaux livres
enrichis de vidéos et de portfolios, en version numérique,
au prix de 9,99 euros. Frida Kahlo par Gisèle Freund,
de Gérard de Cortanze, s’accompagne ainsi un film
en couleurs inédit, tourné par la photographe en 1955
à Mexico. La Grande Guerre, d’André Loez et Nicolas
Offenstadt, collaborateurs du « Monde des livres »,
comporte plusieurs clips montrant les lieux emblématiques du conflit ainsi que des interviews d’artistes et
de dessinateurs ayant travaillé sur 1914-1918.
Parmi les autres titres figurent Picasso. Portrait intime,
d’Olivier Widmaier, et Paris, de Patricia de Gorostarzu.
COLLECTION
A Lyon, les 10 et 11mars, on débattait de l’influence du Web sur l’écriture contemporaine
Comment Internet rebat les cartes
de la création littéraire
« Apprendre
à philosopher »
(une collection
« Le Monde », vol. 2,
162 p., 9,99 €), en kiosques
depuis le 16 mars.
Vachement
vivant
COLLOQUE
richard schittly
Lyon, correspondant
I
nternet est un cheval de Troie » : l’intitulé du colloque international qui
s’est déroulé les 10 et 11 mars à l’université Lyon-III pouvait inquiéter :
s’agissait-il de dénoncer un piège tendu à
la littérature par le monde numérique ? Ou
de fustiger encore la concurrence que le
numérique fait subir à la chaîne du livre ?
Que nenni. D’ailleurs, pendant ces deux
jours, il n’a pas seulement été question des
textes mis en ligne ou des livres édités en
pressant simplement la touche « send »,
mais, surtout et à l’inverse, d’explorer la
manière dont le Web influence l’écriture
contemporaine. « On constate cette imprégnation dans des aspects formels, presque
matériels, dans la typographie, par exemple, l’utilisation de la photo, la modification
de la page avec des inserts, des encadrés…
On peut aller plus loin en se demandant si
certains textes n’emprunteraient pas des
traits poétiques qui viendraient du Web », a
indiqué Gilles Bonnet, maître de conférences et directeur de Marge, un laboratoire
de recherche sur les frontières des textes
littéraires dépendant de Lyon-III. C’est précisément cet « artisanat de l’écriture Web »
que revendique l’écrivain François Bon. Au
colloque, face au public, tablette en évidence, il a lu de brèves formules qu’il faisait défiler du pouce sur son écran, et loué
un nouvel espace qui « inclut et dissout
toutes les disciplines ».
Relativisons tout de même, a tempéré
aussitôt Marcello Vitali Rosati, professeur
de culture numérique à l’université de
Montréal (Canada) : les prétendues caractéristiques du Web, comme la fragmentarité ou la non-linéarité, se trouvent dès
l’Anthologie palatine, et le copier-coller
n’a pas attendu la souris pour s’introduire dans des romans majeurs. Au-delà
des procédés littéraires, c’est bien la place
de l’auteur qui semble bouleversée. « Je ne
suis plus écrivain, certainement plus, je
m’en fous », a asséné François Bon. Marika
Piva, chercheuse à l’université de Padoue
nietzsche
NINI LA CAILLE
(Italie), a raconté comment un avatar cybernétique s’est substitué à l’auteur
Chloé Delaume, dans Corpus Simsi (Léo
Scheer, 2003), projet artistique éclaté en
myriades narratives, dans lequel un livre
en papier reprend en grande partie des
captures d’écrans.
« Je ne suis plus
écrivain,
certainement plus,
je m’en fous »
François Bon
écrivain
Car les possibilités technologiques d’Internet poussent la littérature dans le
champ de la performance, des jeux en réseaux, ainsi que l’a exposé avec une grande
clarté Jan Baetens, poète et professeur
d’études culturelles à l’université de Louvain (Belgique). Le Web serait-il à la littérature ce que la photo a représenté pour la
peinture ? Un chamboulement considérable dans la perception et la reproduction
du monde, dans la pensée même ? Quand
l’artiste américain Kenneth Goldsmith retranscrit un numéro complet du New York
Times ou fait affleurer les idéologies tapies
dans le langage ordinaire d’archives publiques, il interroge la banalité, la lisibilité.
Pour Jan Baetens, « il fait la démonstration
que toute forme de médiatisation a de la
valeur quand elle réinvente le médium
dans lequel elle se situe ». Une sémiologie
d’Internet : c’est, du reste, la piste que le
colloque a sans doute trop peu explorée.
En revanche, il a été souligné que des
auteurs puisent des thèmes dans le monde
numérique, avec plus ou moins de pertinence, parfois des arrière-pensées marketing, et parfois avec talent. Cités par les intervenants, Eric Reinhardt, Alain Veinstein,
Camille Laurens ou Michel Houellebecq
jouent avec les réseaux sociaux, créent
des personnages et des dialogues sous influence des formes numériques. Ils bousculent les frontières et les temporalités,
passent du blog au papier, ou inversement. Mais le sens et la substance ont du
mal à émerger de cet océan de signes.
L’arborescence tiendrait-elle du jeu de
miroirs au terme duquel, on le sait, la lumière s’épuise ? Alice Pantel, maître de
conférences à Lyon-III, a raconté comment un texte constitué de citations de
Jorge Luis Borges, à peine retouchées par
l’auteur Agustín Fernández Mallo, a été
interdit en Espagne, après une plainte de
la famille pour plagiat. Il en reste pourtant des extraits, lus sur YouTube. L’extension d’une œuvre persiste sur Internet, bien qu’interdite. Inquiétant ? Dans
le tout dernier mot du colloque, Jan
Baetens s’est néanmoins fait rassurant :
« On retrouve toujours Borges… » p
LES VACHES SONT TOUJOURS sacrées. Nous sommes nombreux à
être fascinés par elles, à les observer avec curiosité, voire avec envie, comme si elles témoignaient
d’une expérience à laquelle nous
n’avons plus accès. Pour comprendre cette fascination, il faut se
tourner vers Nietzsche. Dans la
deuxième de ses Considérations
intempestives (1873-1876), il commence par un éloge paradoxal du
troupeau. « Contemple le troupeau
qui passe devant toi en broutant » :
tels sont les premiers mots de ce
texte magnifique, où le philosophe affirme que l’homme, lorsqu’il aperçoit des bêtes dans un
pâturage, est ému « comme s’il se
souvenait du paradis perdu »…
Ainsi l’existence contemplative de
la vache nous rappellerait-elle une
époque lointaine où nous n’étions
pas encore écrasés par le poids de
la mémoire. Mais, pour Nietzsche,
cette époque est révolue, l’homme
se montre désormais incapable
d’accueillir l’instant présent ; cet
« animal malade » ne cesse de s’infliger d’atroces tourments, et l’excès de mémoire fait partie de ces
pathologies. Réapprendre à vivre,
ce serait réapprendre à oublier.
Cela ne signifie évidemment
pas que les hommes devraient vivre et penser comme des bovins.
Mais plutôt que toute action digne de ce nom implique une part
d’amnésie. « Toute action exige
l’oubli, comme tout organisme a
besoin, non seulement de lumière,
mais d’obscurité », résume Nietzsche. L’homme vraiment vivant,
vraiment agissant, est celui qui
donne une place au passé sans se
laisser envahir par lui, afin de
sentir le moment présent, de se
livrer à l’avenir. Pour cesser de ruminer le passé, il faut savoir être
(un peu) vache. p
jean birnbaum
« Y avait un homme qui s’appelait Davy... »
Les Mémoires du célèbre trappeur sont l’occasion de découvrir une facette beaucoup moins sympathique du héros de notre enfance
HISTOIRE
macha séry
L
es 22 et 23 mars, à l’initiative de
l’Institut national d’histoire de
l’art, se tiendront deux journées
d’études intitulées « L’Ouest américain : une appropriation française ». On
y creusera la question : comment les représentations historico-culturelles façonnées par les Etats-Unis, notamment
le western, nous ont rendus familiers de
Buffalo Bill, Geronimo ou Davy Crockett.
Des générations d’enfants ont été captivées par la série télé, produite par Disney
dans les années 1950, qui héroïsait le
trappeur à la toque, et fredonné la ballade
du générique : « Y avait un homme qui s’appelait Davy/Il était né dans le Tennessee/Si
courageux, que quand il était p’tit/Il tua un
ours, du premier coup de fusil/Davy, Davy
Crockett/L’homme qui n’a jamais peur. » Ni
faim, ni mal, ni froid, ni soif, ni chaud,
poursuivaient les autres refrains.
Or, sans grande surprise, Davy Crockett
eut parfois faim et froid, révèle son autobiographie, Vie et mémoires authentiques
1786-1836, que Taillandier vient de rééditer. L’ancien trappeur qui visait la Maison
Blanche y narre ses aventures de chasse,
ses faits d’armes et quelques anecdotes
liées à sa carrière politique. Son coup
d’éclat fut de s’opposer en 1830 à l’Indian
Removal Act, une loi expropriant les Indiens et les assignant dans des réserves.
Une loi « infamante », écrit Crockett dans
son livre de souvenirs ; une mesure « immorale et injuste », dénonce-t-il sans déve-
lopper davantage. L’élu, dont les grandsparents paternels ont été tués par les
Creek, se montra, sur le sujet, résolument
à contre-courant de l’opinion publique. Et
y perdit son siège au Congrès.
Volontaire pour des représailles
Dans la préface qu’il a donnée en 1961
(date de la première parution du texte en
France), reproduite dans cette édition poche, le traducteur Jean Queval nuance
cette prise de position en faveur des Indiens que Davy Crockett rendit publique,
à l’époque, par une plaquette. Pour lui, ce
discours, jamais prononcé, fut l’œuvre de
ses bailleurs de fonds, des quakers Whig. Il
ne reflète en rien son style, moins lyrique
et fort pataud, ni le fond de sa pensée.
La lecture de ses Mémoires, rédigés quatre ans plus tard, tendrait à donner raison
à l’exégète. Enrôlé volontaire pour mener
des représailles après le massacre de Fort
Mims, Davy Crockett participe, en 1813, à
la bataille de Tallusahatchee où 900 soldats tuent 200 guerriers indiens, ainsi
que beaucoup de femmes et d’enfants. La
plupart ne demandent qu’à se rendre,
mais, à la suite d’un incident, les Blancs
ouvrent le feu sur une maison où sont réfugiées une cinquantaine de personnes.
« Ensuite, on a tiré et tiré et on les a battus
comme des chiens, et on a mis la maison
en feu, et brûlé vifs les guerriers qui s’y trouvaient. Je me rappelle avoir vu un garçon
blessé au bras et à la cuisse, abattu à proximité de la maison en flammes, et on aurait
dit que de la graisse lui sortait du corps, et
dans cet état il essayait de ramper. »
Tout cela ne lui coupe pas l’appétit.
Autre affrontement : ce jour-là, les Indiens
« s’égaillent comme un troupeau de
bœufs ». Le régiment de Crockett en abat
400 et perd 15 « braves » hommes. « Crocket, comme Daniel Boone ou le général
Custer, était lié à certaines tribus et hostiles
à d’autres. Comme eux, il a tué et sauvé
beaucoup d’Indiens », nuance Olivier Delavault, fondateur de « Nuage rouge » (OD
éditions), collection consacrée à l’Amérique indienne, créée il y a vingt-cinq ans et
qui compte à ce jour 105 titres : biographies de grands chefs, romans, ouvrages
de sciences humaines, témoignages de
première main, tel ce journal inédit tenu
en 1872 par le capitaine Joseph Alton Sladen, Faire la paix avec Cochise (220 p.,
19,90 €), paru le 14 janvier. Une rareté. p
vie et mémoires authentiques,
1786-1836,
de David Crockett,
traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean
Queval, Taillandier, « Texto », 224 p., 8 €.
Mots de passe | 3
0123
Vendredi 18 mars 2016
L’énergie rock de Caryl Férey
Fan des Clash et défenseur des causes perdues, la tête d’affiche française de la « Série noire » parcourt
le globe pour en explorer les tragédies, présentes et passées. Sans perdre sa rage ni son intensité
EXTRAIT
« Edwards avait eu un doute
après l’échange de mallettes
dans le bar. Plusieurs témoignages de la commission Valech
parlaient d’un tortionnaire
aux mains couvertes de verrues
qui avait sévi dans différents
centres de détention entre 1973
et 1977, une jeune brute
particulièrement sanguinaire
jamais identifiée. Edwards s’en
souvenait car d’autres proches
de victimes avaient dressé
un portrait-robot similaire
d’un agent de la DINA, la police
secrète de Pinochet. Il avait
épluché les documents
qui prenaient la poussière
dans le placard du bureau,
avant de retrouver sa trace
dans les archives du Plan
Condor. Un avocat tenace
avait fini par découvrir les
papiers relatifs aux opérations
du Condor dans une maison
abandonnée au Paraguay,
archives secrètes aujourd’hui
disponibles, soit des centaines
de pages avec les noms et les
photos des officiers et autres
agents chargés du sale boulot.
Extermination d’opposants
politiques sans jugements
ni procès : le concept avait été
mis au point par les militaires
français en Algérie avant
que Washington ne généralise
la méthode en Amérique
du Sud. »
macha séry
L’
attente est mère d’espérance. Après quatre ans
entrecoupés d’ouvrages
pour la jeunesse, le Français Caryl Férey revient
dans la « Série noire »
avec Condor, passionnant thriller se déroulant dans le Chili d’aujourd’hui, encore marqué par la dictature de Pinochet. L’occasion de revenir avec lui sur
son parcours et son œuvre foisonnante.
Autodidacte Après avoir redoublé sa 2de
puis son année de terminale suivie par
correspondance, Caryl Férey – « ascolaire », dit-il – obtient une moyenne de
10,01 au bac, grâce à l’option tennis. Il a
20 ans et part faire un tour d’Europe en
moto. Il vit ensuite en Océanie. Ses deux
premiers livres paraissent chez un éditeur rennais (Balle d’argent). De milieu
modeste, Caryl Férey doit son amour de
la littérature à sa grand-mère, ancienne
institutrice. « J’ai toujours écrit dans mon
coin, mais pour moi la littérature était
une affaire sérieuse et l’apanage de gens
ayant fait des études. »
Jusqu’à la découverte des romans de
Philippe Djian. A partir de là, pour s’adonner à l’écriture, Caryl Férey consent à tous
les sacrifices. Il vivote du RMI de 1994 à
2004, soit deux ans après son entrée à la
« Série noire » dont il est la principale tête
d’affiche, avec 630 000 exemplaires écoulés. « Ne plus avoir à se soucier de mon
loyer, grâce à mes droits d’auteur, est un
luxe suprême », dit-il. Paru en 2008, Zulu
(dix récompenses, dont le Grand Prix de
littérature policière, neuf traductions,
une adaptation au cinéma en 2013, avec
Orlando Bloom et Forest Whitaker) le
consacre grand maître du polar. Dans
Comment devenir écrivain quand on vient
de la grande plouquerie internationale
(Point, 2013), Caryl Férey a raconté avec
humour son parcours tragi-comique de
galérien de la plume, ponctué de petits
boulots (serveur, ouvrier) et de refus
d’éditeurs. Soit l’itinéraire d’un gamin originaire de Monfort-sur-Meu, ville bretonne de 7 000 habitants, jusqu’à SaintGermain-des-Prés.
condor, page 51
PHILIPPE MATSAS/
OPALE/LEEMAGE
Justiciers Sur sa carte de visite, l’avocat
chilien Esteban, protagoniste de Condor, a
écrit sa spécialité : « causes perdues ». Ce
fils de famille fortuné, en rupture de ban,
n’accepte de défendre que les déshérités.
Le Chili fut le premier pays néolibéral du
monde, explique Férey, un laboratoire
pour les Chicago Boys qui y appliquèrent
leur programme de dérégulation économique, avec l’assentiment de Pinochet
Guerre des gangs et romance à Santiago
UN ADO EST RETROUVÉ MORT dans un
terrain vague du quartier le plus pauvre
de Santiago, La Victoria, rongé par la
misère et les guerres de gangs. Quantité
négligeable, estime le chef des carabiniers, même s’il s’agit du quatrième décès en une semaine. « Arrêt cardiaque »,
conclut le médecin légiste, sans
pratiquer d’autopsie. Avec un vieux
projectionniste, rescapé des geôles de
Pinochet, une jeune vidéaste mapuche
et un avocat spécialisé dans les « causes
perdues » vont mener l’enquête, à leurs
risques et périls, au nom des parents
des victimes. Celle-ci les conduira sur
la trace de trafiquants de drogue qui,
après leur passé de tortionnaires dans
la police secrète, ont changé d’état civil.
Au Chili, il n’y a guère eu de droit
d’inventaire. « Manque de courage civil,
complicité passive, on parlait bien de
mémoire mais tout participait à tordre
les faits, à commencer par les manuels
scolaires où le coup d’Etat contre Allende
était dans le meilleur des cas traité
en quelques pages, voire pas du tout… »
Sur fond de corruption policière, d’argent sale et d’exploitation illégale de minerais dans le désert d’Atacama, Caryl
Férey conduit un magistral récit qui mêle
l’histoire et l’actualité politique du Chili,
romance magnifique et scènes d’action
violentes. En ce sens, Condor est un cousin de Mapuche, récit situé en Argentine.
Il y a un texte enchâssé dans le roman,
pierre angulaire du livre, sur lequel plane
l’ombre du chanteur Victor Jara, assassiné
en septembre 1973. p m. s.
condor,
de Caryl Férey,
Gallimard, « Série noire »,
414 p., 19, 50 €.
Signalons, du même auteur,
la réédition, en Folio policier, de Saga
maorie. Aka-Utu (736 p., 14,50 €)
et de Mapuche (560 p., 8,70 €).
entre 1974 et 1990. « C’est plombant, car
tout le monde y est endetté et pieds et
poings liés. Il n’y a pas de service public.
Tout appartient au privé. Un mois d’études
coûte le salaire moyen d’un ouvrier. »
Les personnages principaux de ses polars sont généralement des flics ou d’anciens flics redresseurs de torts. Pour Mapuche et Condor, impossible de faire de
même, dit-il, en raison de la corruption
structurelle des forces de l’ordre et de
leur passé de collaboration avec la dictature (Pinochet, Videla). Pour mener l’enquête, Caryl Ferey a donc choisi des journalistes, des détectives privés et des avocats. A ses « doubles sublimés », il donne
volontiers sa propre rage, son énergie de
« pile électrique », ses goûts littéraires et
musicaux. « Les personnages sont toujours au cœur de mes romans. Le reste, notamment une histoire qui tienne la route,
est le minimum syndical. »
Violence Dans Haka, qu’il a écrit à l’aube
de ses 30 ans, tous les personnages de Caryl Férey – une quarantaine – finissent
par mourir. Si brutal soit-il par le rappel
des crimes et des tortures commis sous
la dictature de Pinochet, Condor tient
moins de l’hécatombe. L’écrivain l’avoue,
il a mûri. « Le gore, c’est débile et écrire
sur des serial killers, c’est une démarche
paresseuse. Mes romans, à l’exception
peut-être de Condor, sont hyperviolents,
parce qu’ils sont à l’image des pays qu’ils
dépeignent. Dans Zulu qui se passe en
Afrique du Sud, la violence est gratuite et
la cruauté soudaine, car cela m’a été raconté ainsi par les victimes et les détenus
pendant l’apartheid. Toujours est-il que la
barbarie m’écœure, la violence me choque. Je n’en mets que quand le sujet l’impose. »
Rock A 17 ans, Caryl Férey rêvait d’être guitariste de rock, son groupe s’appelait
Words of Goethe. Au bas de son devoir de
maths au bac, le jeune homme inscrivit
ces paroles des Clash : « White riot – I
wanna riot/White riot – a riot on my own »,
issues du premier album du groupe britannique. Il a rendu hommage à son leader dans La Jambe gauche de Joe Strummer (« Folio Policier », 2007), poursuite
des enquêtes de son inspecteur Mac Cash,
débutées avec Plutôt crever (« Folio Policier », 2002). Le rock, le punk ? Un mode
de vie, une transe. « En un mot, si on ne
veut pas crever avec des saucisses Herta
plein la gueule, il va falloir être rock’n’roll »,
clame-t-il dans Petit éloge de l’excès (Folio,
2007). Il a écrit des chansons, monté des
spectacles où se mêlent rap, slam, musique et théâtre. De Condor, il a tiré une
« mise en sons » de cinquante minutes servie par Marc Sens à la guitare, l’ancien
chanteur de Noir Désir, Bertrand Cantat,
et Manusound à la basse. Créé à Agen à
partir du 26 mars prochain, le spectacle
tournera ensuite au festival Mythos à
Rennes. Dans Condor, Esteban écoute en
boucle The Drones, Ghinzu et Deity Guns,
précisément la bande-son de Caryl Férey
pendant la rédaction de ce roman noir, « à
fond, hyper-fort. Une catharsis totale ».
Globe-trotter A chaque roman de Férey
correspond un voyage dans un pays
dont il raconte les tragédies passées à
travers plusieurs personnages. Avant de
partir, il dévore des tonnes de livres :
ouvrages d’histoire ou de sociologie,
thèses, enquêtes ardues, comme, par
exemple, sur l’épidémie de sida touchant les femmes victimes d’agressions
sexuelles dans les townships d’Afrique
du Sud. Sur place, il interviewe des médecins et des juristes, ainsi que des habitants, à la manière d’un journaliste, pour
rendre crédible son histoire. « Je cherche
à décrire les choses comme elles sont,
avec le plus de justesse possible. Une fois
là-bas, je découvre toujours quelque
chose qui va devenir le cœur du livre. »
Ancien collaborateur du Guide du routard, Caryl Férey a commencé son tour du
monde par la Nouvelle-Zélande. Après le
Pacifique Sud, ce fut l’Amérique du Sud
dont il entend poursuivre l’exploration
dans ses prochains romans. Pour Albin
Michel, il consigne actuellement les souvenirs de ses périples. « Ils sont drôles, bizarres, incongrus, à mille lieues d’Henry de
Monfreid. » Caryl Férey revendique, pour
famille littéraire, celle des écrivains-voyageurs : Nicolas Bouvier, à côté duquel il
est, dit-il, « un guignol », Blaise Cendrars,
Joseph Kessel, Lawrence d’Arabie dont il a
suivi les traces à dos de chameau.
Mapuche Après les Maoris, Caryl Férey
s’est passionné pour les Mapuche, titre
de son précédent livre où se nouait une
histoire d’amour entre une Indienne déracinée et un détective hypersensible,
fils d’un poète tué par la dictature de Videla. Il en est encore abondamment
question dans Condor. De ce peuple vivant au Chili et en Argentine, Caryl Férey
ignorait tout avant de mettre les pieds en
Amérique du Sud. Lors d’une réunion de
l’association France Libertés sur le sort
des Indiens opprimés, il rencontre un
photographe mapuche. Celui-ci l’emmène dans sa communauté au Chili et
lui fait rencontrer le chef de village, le
machi ( « chaman »), ainsi que des prisonniers politiques, considérés comme
des terroristes par le gouvernement lorsqu’ils revendiquent la récupération de
terres dont ils ont été spoliés : « Il y en
avait cinq qui disposaient d’un seul et
même avocat commis d’office, donc payé
par l’Etat qui les attaquait. » Caryl Férey
en engage un autre. « Les Mapuche ont vu
que je m’impliquais dans leur cause. Ils ne
m’ont pas considéré avec méfiance,
comme un sale winka [étranger usurpateur]. » Avec leur disparition annoncée,
c’est une façon de penser et de voir le
monde qui s’efface, estime-t-il. p
4 | Littérature | Critiques
0123
Vendredi 18 mars 2016
Dans un roman qui tient à la fois de l’essai, du manuel pour bibliophiles et de
l’autofiction, Jean-Yves Jouannais superpose le rire au brouhaha des armes. Jubilatoire
Hilare de la guerre
Le mystère de Myriam
Dès qu’elle le peut, Myriam va
passer un moment au zoo proche
de chez elle. Il y a en effet quelque
chose d’animal chez celle qui, encore adolescente, a quitté la maison de son père pour épouser son
premier amant. A défaut d’avoir
reçu une éducation de sa famille,
elle apprend tout de l’existence sur
le tas, accueillant les événements
et les restituant avec la même absence de jugement, de révolte ou
de questionnement (ce que traduit
la ponctuation). Au fil des quelque
quinze années que couvre Dispersez-vous, ralliez-vous !, cependant,
on la voit évoluer de la passivité à
une forme de maîtrise de son destin – même si, comme elle le note :
« Bien souvent, la vie n’était qu’une
succession de petits désordres peu
édifiants mais auxquels on consacrait tout notre temps et toute
notre énergie sans nous grandir. »
Plus que la trajectoire de Myriam,
ce qui intéresse ici est ce que Djian
nous en cache, ce travail de l’ellipse autour duquel tourne tout
entier Dispersez-vous, ralliez-vous !,
à l’issue duquel
Myriam conserve
une part irréductible de son mystère
– le contraire aurait
été décevant. p
alexandre mare
E
n 1907, la Convention de La Haye,
au cours des discussions concernant les lois et coutumes des différents conflits, porta ses débats
sur la pertinence d’inscrire la plaisanterie comme ruse de guerre. Pour ce faire,
on étudia le stratagème du cheval de
Troie. Mais la guerre, au fond, ne seraitelle pas comme une farce qui aurait mal
tourné ? Ainsi, relève Jean-Yves Jouannais dans sa remarquable Bibliothèque
de Hans Reiter, c’est par un fou rire collectif que débuta la seconde guerre mondiale – lorsque Hitler lut devant le
Reichstag une lettre de Roosevelt lui demandant de n’attaquer aucun Etat.
Voilà une manière étonnante d’explorer le tragique ; pour ce nouveau livre,
comme à son habitude, l’auteur se joue
avec brio des frontières. Si La Bibliothèque de Hans Reiter semble tenir à la fois
de l’essai, de l’autofiction, de l’anthologie, du manuel à l’usage du bibliophile, il
se présente comme un roman dans lequel Jouannais propose un jubilatoire
récit à la construction oblique – on pourrait même dire « perpendiculaire », pour
reprendre le titre de la revue qu’il créa et
anima –, dont s’échapperait une fragrance pataphysicienne.
On quitte ainsi un Paris découpé en zones de défense pour Rügen, petite île sur
la Baltique. Dans un ancien complexe
hôtelier, construit par les nazis, se déroule la vente aux enchères de la bibliothèque de Hans Reiter, qui passa sa vie à
amasser quantité de livres traitant de la
guerre. Le narrateur y acquiert deux
cent cinquante ouvrages. « Je ne collectionne rien à titre personnel, prévient-il.
Je ne réunis aucun type d’objets, d’émotions, d’expériences, de rêves qui me seraient propres. C’est pour cela que j’acquiers les collections des
autres. C’est le cas avec les lila bibliothèque
vres de ce Hans Reiter. Je ne
de hans reiter,
sais pas quel ensemble ils forde Jean-Yves
ment, ce qu’ils signifient enJouannais,
Grasset, 160 p., 17 €. semble. » La réponse semble
cependant se trouver dans les
pages arrachées sur lesquelles trébuche
le narrateur, et que poursuit un inquiétant Ernest Gunjer, candidat malheureux au rachat de l’ensemble de la bibliothèque.
Or, le nom de celui-ci est quasiment
l’anagramme d’Ernst Jünger, dont le narrateur lit justement le premier livre,
Orage d’acier (1920 ; Payot, 1930) ; quant
à Hans Reiter, il a pour homonyme un
médecin qui se livra à de sinistres expé-
SANS OUBLIER
raphaëlle leyris
a Dispersez-vous,
ralliez-vous !,
de Philippe Djian,
Gallimard, 208 p., 18 €.
riences dans les camps de concentration
nazis. On comprendra que le récit offre
ce léger sentiment de malaise qu’on rencontre dans la science-fiction lorsqu’une dimension parallèle copie imparfaitement la réalité. Ordonné, en apparence, par l’esprit d’escalier – ou d’escalade, comme on parle d’escalades
belliqueuses –, le roman est parsemé de
récits de guerre.
Il ne s’agit cependant ni de stratégies
militaires ni de déplacements de troupes ou de comptabilités morbides, mais
d’anecdotes : de l’importance de l’utilité
du chausson en caserne à la bombe en
bois britannique, en passant par le calcul
de différentiels de kilojoules consommés entre Verdun et Crécy durant les assauts… Bref, des petits faits historiques
perdus dans le brouhaha des armes.
Mais ces anecdotes furent déjà utilisées, ou le seront bientôt, dans le cycle
de conférences lancé depuis 2008 par
Jean-Yves Jouannais et donné au Centre
Pompidou et à la Comédie de Reims,
« L’encyclopédie des guerres », où est explorée la littérature guerrière. La Bibliothèque de Hans Reiter s’apparente à une
excroissance romanesque de ces conférences ; une autre manière d’explorer et
de contextualiser les réalités historiques
pour en faire les matériaux de la fiction,
dans laquelle les niveaux de lecture ne se
suivent pas, mais se superposent. On notera d’ailleurs que, depuis plusieurs
années, notre auteur-conférencier
échange le contenu de sa bibliothèque
contre des livres traitant de la guerre,
créant ainsi un fantôme de la bibliothèque de Hans Reiter qui n’est d’ailleurs
pas sans évoquer quelque… Encyclopédie
des guerres.
Ainsi Jean-Yves Jouannais aime-t-il à
brouiller les cartes en proposant une approche déroutante avec des éléments
déjà fortement usités — quoi de plus banal que les livres de guerre qui, depuis
Homère, ont amorcé l’histoire de la littérature ? On comprendra alors que la ruse
n’est pas seulement une arme de guerre
et que la plaisanterie, décidément, est
une affaire sérieuse. p
« Prise du pont de
Remagen, le 7 mars 1945,
par la 9e division
blindée américaine »,
par H. Charles
McBarron, Jr.
Etrange madone
« Ernest reprit le cours de sa causerie. Il me raconta que Hans
Reiter commença à bricoler avec ses bouts de moquette et ses
nappes en plastique. Et ce qu’il fabriquait, sans le savoir dans un
premier temps, mais le constatant, étonné, après coup, c’était des
uniformes. Il découpait, assemblait d’improbables compositions
destinées à habiller une armée imaginaire. Il façonnait des broignes en descentes de lit, élaborait des cottes de maille à l’aide de
lames de stores, roulait des bouts de moquettes en forme de cône
tronqué qu’il améliorait d’une visière en linoléum, réalisant ainsi
d’incroyables shakos hongrois, chacun orné qui de son pompon,
qui de son embrasse de rideau. (… ) Et puis il modelait des vestes
rouge sombre, presque violettes, de cosaque de l’Oural (…). »
Comme une mosaïque délicate, les
petits livres d’Emmanuelle Guattari,
eux-mêmes constitués de fragments ciselés, recomposent une
autobiographie en pointillé. Entre
l’enfance en liberté dans la clinique
de son père, le psychanalyste Félix
Guattari (La Petite Borde, 2012),
et la découverte de l’ailleurs dans
les années 1980 (New York, petite
Pologne, 2015), il y a eu l’adolescence
à Blois (Ciels de Loire, 2013). C’est à ce
lieu et à ce moment que revient son
nouveau récit. Victoria Bretagne :
une beauté, au profil de madone,
courtisée par la jeunesse locale,
dans le café Trophime qui appartient à son père. Mais, telle une
« déchirure hypnotique », une cicatrice rend indéchiffrable son visage
« morcelé et diffracté ». Accompagnée de son amie Anne, la narratrice observe, écoute, fascinée.
« Je suis aux aguets. Il me semble que
j’ai perçu quelque chose. » Comme
à l’encre de Chine, la romancière
croque des silhouettes, des moments, entre poème en prose et
microfiction. Restituant avec acuité
sensations à vif et émotions
confuses. p monique petillon
la bibliothèque de hans reiter, page 90
a Victoria Bretagne, d’Emmanuelle
Guattari, Mercure de France, 88 p., 10 €.
GRANGER NYC/RUE DES ARCHIVES
EXTRAIT
Linda Lê, pour l’amour d’un « Roman »
Le nouveau livre de l’auteure de « Chronos» oscille entre raison et fantasmes. Un point d’équilibre, dont la fragilité fait toute la beauté
bertrand leclair
S
eules les paroles savent
s’envoler, hélas, quand
trop souvent les écrits restent, clouant les mots au
sol de nos certitudes. C’est bien
pourquoi il faudrait non pas lire
mais entendre ceci : vingt-quatrième livre de l’auteur des inoubliables Voix et Lettre morte
(Christian Bourgois, 1998 et
1999), Roman est le livre de la
normalité. Ou de l’anormalité ? La
question reste indécidable jusqu’en ses dernières pages, la narration balançant entre ces deux
pôles avec la régularité d’un tictac de bombe à retardement.
Romancière et essayiste exilée
depuis l’enfance, L. oscille ellemême depuis des mois entre
deux hommes, son compagnon,
B., artiste d’âge mûr à l’esprit rationnel et pétri d’orgueil, et un
jeune lecteur passionné qui lui
écrit des lettres aussi fascinantes
que l’est son prénom, Roman, et
qui prétend la rappeler à l’ordre
de l’irrationnel et des passions
occultes qui ont nourri tant de
ses livres antérieurs. Mais est-ce
vraiment L. qui oscille de l’un à
l’autre ou ces deux hommes que
tout oppose, qui tantôt s’approchent jusqu’à la morsure, tantôt
s’éloignent, comme les deux
branches d’une tenaille ? Et si tenaille il y a, que s’agit-il d’extirper, sinon le fantôme qui hante
L. depuis toujours et qui fait de
Roman non pas un classique trio
amoureux, mais un quatuor à la
lisière d’un fleuve aux eaux lourdes, un fleuve de mots que B. redoute comme le Léthé, quand
Roman prétend entraîner L. à y
chercher de nouveau le vif-argent de la vraie vie ?
Jumeau perdu
Le livre s’ouvre alors que L. se
réveille sur le lit d’hôpital où l’a
conduite une rupture d’anévrisme. Son compagnon est à ses
côtés, qui veille sur elle, comme
il le fait ou pense le faire depuis
dix ans qu’ils mènent une vie
pas tout à fait commune, puisqu’ils ont chacun gardé leur domicile pour préserver leur
adresse d’écrivain, pour elle, et
de peintre, pour lui. Revenue au
monde des vivants sans séquelles, L. a cependant le sentiment
étrange de vivre un passage,
« comme si le sursis qui lui avait
été accordé était en fait accordé à
quelqu’un d’autre, quelqu’un qui
n’avait rien à voir avec elle, quelqu’un qui lui était totalement
étranger ». De même, ce n’est ni à
B. ni à Roman
roman,
que L. a pensé
de Linda Lê,
au réveil, mais
Christian
à celui qu’elle
Bourgois,
nomme « le
176 p., 20 €.
sans-nom », ce
frère né deux
ans après elle, mort à la naissance, à qui leur mère « n’avait
pas voulu donner de prénom, elle
disait qu’il valait mieux pour lui
une tombe anonyme ». C’est à lui,
au fond, qu’est accordé un sursis,
ce frère sans nom plusieurs fois
réincarné dans la figure du double idéal, du jumeau perdu que L.
a longtemps cherché dans des
histoires d’amour où se perdre
elle-même.
Ecrit à la troisième personne
mais épousant le mouvement de
l’introspection jusqu’au ressassement, Roman entraîne le lecteur
dans un lancinant balancement
des berges de la raison, où campe
B., aux eaux troubles, où plonge
Roman, provoquant bientôt des
effets funambulesques chargés
de suspense. De l’épanchement
du rêve dans la réalité à l’épanchement du cauchemar, il n’y a qu’un
fil de mots fragiles : celui sur lequel elle s’avance avec son
étrange balancier, tâchant sans
les juger jamais de protéger B. de
ses lumières écrasantes et Roman
de ses délires. Alors que la confusion du réel et du fantasme a
nourri nombre de ses récits les
plus sombres, Linda Lê parvient
ainsi à la contenir par l’analyse,
justifiant le titre de sa fiction. Elle
atteint un point d’équilibre dont
la fragilité est la beauté, en ne cédant ni au vertige du sans-nom ni
au renoncement : en refusant
d’arrimer ses phrases au terreau
des certitudes raisonnables. p
Critiques | Essais | 5
0123
Vendredi 18 mars 2016
Partisan d’une approche anthropologique de la philosophie
antique, Pierre Vesperini éclaire le stoïcisme sous un jour nouveau
Marc Aurèle, droit dans ses sandales
vincent azoulay
L
a philosophie antique connaît
aujourd’hui un engouement
inattendu. Sous la plume d’experts en « développement personnel », Socrate, Epictète ou Marc
Aurèle sont volontiers invoqués, aux côtés de Jésus ou de Bouddha, comme les
inventeurs d’une éthique et d’un art de
vivre susceptibles de nous guider vers le
bonheur. Sans doute est-ce là un effet
imprévu des thèses de Pierre Hadot
(1922-2010), selon lesquelles, dans l’Antiquité, la philosophie doit d’abord être envisagée comme une manière de vivre, et
non comme un ensemble de théories et
de concepts. A juste titre, son œuvre a
fait date, tant il était nécessaire d’en finir
avec une histoire académique de la philosophie réduite à de purs exposés doctrinaux. Conçue comme exercice spirituel, la philosophie devenait dès lors un
maillon essentiel dans l’avènement
d’une forme de subjectivité – conçue
comme rapport de soi à soi –, s’épanouissant avec le christianisme.
Dans un livre aussi limpide qu’érudit,
Pierre Vesperini prend le contre-pied de
cette conception désormais dominante
qui tend à masquer la singularité de la
philosophie antique et à créer un illusoire sentiment de continuité. Sous un
même vocable, la philosophie renvoie en
effet à des pratiques de savoir multiples,
disséminées dans le temps et radicalement hétérogènes entre elles : pratiquer
la philosophia à l’époque impériale
n’avait ainsi nullement pour but de produire des sujets singuliers, dotés d’une
vie intérieure autonome. Bien au contraire, les élites de l’Empire romain attendaient des philosophes qu’ils les alimentent en discours permettant de rester
« droits », c’est-à-dire de continuer à remplir le rôle social qui leur était assigné. De
ce point de vue, la philosophie antique
peut se définir comme une « orthopraxie », c’est-à-dire un ensemble de procédés destinés à « agir droitement » dans
toutes les circonstances de la vie en société. Le cas de Marc Aurèle (121-180) offre
à Pierre Vesperini un passionnant terrain
d’enquête. Les écrits du philosophe constituent un témoignage exceptionnel
d’une pratique courante dans l’Antiquité,
consistant à s’adresser à soi-même ou à
destiner à des amis des « discours issus de
la philosophia » dans le but de débarrasser le destinataire d’un affect (pathos) dégradant – peur, colère, désespoir, deuil,
désir incontrôlable – et de le maintenir
sur le chemin de la vertu.
Lutter contre la « bile noire »
On aurait tort d’y voir un exposé doctrinal déguisé. Car loin d’écrire en stoïcien
patenté, Marc Aurèle fait un usage éminemment pragmatique de la philosophia,
tendu vers un unique but : s’efforcer de
« tenir son cap » et de « rester droit »,
malgré toutes les difficultés qu’il doit affronter. En charge de la destinée du
monde entier, l’empereur doit en effet se
tenir constamment sur ses gardes face
aux flatteurs et aux comploteurs. Surtout,
il doit lutter contre son propre tempérament mélancolique, épris de solitude et
en proie à des accès de chagrin ou de colère. C’est bien droiture et
pourquoi il s’exhorte si sou- mélancolie.
vent à supporter les autres et sur les écrits
s’emploie à se défaire de son de marc aurèle,
sacré caractère : « Caractère de Pierre Vesperini,
mélancolique : caractère de Verdier,
femmelette, caractère trop « Philosophie »,
sec, semblable à celui des bê- 188 p., 15 €.
tes sauvages, du bétail, des
enfants, des lâches, des traîtres, des bouffons, des marchands, des tyrans. »
Pour lutter contre les effets de la « bile
noire », Marc Aurèle recourt à une palette
de procédés et, en particulier, la dévaluation de tout ce qui risque de le séduire et,
donc, de le détourner de sa tâche. Ainsi le
voit-on tantôt invectiver son corps,
quand il sent vaciller sa maîtrise de luimême, tantôt le célébrer, lorsqu’il souhaite échapper à une crise de chagrin en
se pénétrant de la beauté du monde : peu
importe le contenu du discours, du moment qu’il permet de s’appartenir de
nouveau et d’« être à soi », c’est-à-dire totalement dévoué aux autres. N’en déplaise aux marchands de bonheur existentiel : ce n’est qu’une fois rendu à sa radicale étrangeté que la philosophie
antique peut, à la faveur d’un écart productif, faire retour vers nous. p
Maris violents chez le juge
Une historienne du droit montre que les brutalités conjugales ont été punies dès le XIXe siècle
antoine de baecque
U
n nouvel éditeur de
sciences
humaines
pour un très vieux sujet, observé sous un
jour inédit : Anamosa, maison
créée par Chloé Pathé, l’ancienne
responsable de l’histoire chez
Autrement, publie La Paix des ménages. Histoire des violences conjugales, XIXe-XXIe siècle. L’auteure,
Victoria Vanneau, historienne du
droit, travaille sur les violences,
notamment de genre, dans le
droit pénal français. Elle reprend à
nouveaux frais un dossier qui
nous paraît très contemporain,
celui des violences conjugales –
dont l’actualité nous a donné une
illustration récente avec l’affaire
Jacqueline Sauvage.
Si ce type de violences
n’avaient pas d’histoire, elles en
trouvent une à travers l’étude
scrupuleuse, et finalement surprenante, des archives judiciaires regorgeant, au XIXe siècle, de
centaines d’affaires de « brutalités domestiques ». Les tribunaux
n’ont cessé d’en être saisis depuis la Révolution et l’Empire.
Pourtant, on a longtemps cru –
et cela était bien commode, eu
égard au combat féministe – que
les violences conjugales n’« existaient pas » légalement, c’est-àdire que leur omniprésence ne
soulevait pas la condamnation,
ni même l’indignation, puisqu’elles s’inscrivaient dans
l’exercice de la puissance maritale et du fameux « droit de correction » et de l’article 213 du
Code civil de 1804, qui prévoyait
que « la femme [doit] obéissance
à son mari ».
Or ces violences occupent, au
contraire, grandement les tribunaux, souligne cette enquête.
D’une part, car l’article 213 ne signifie nullement que le mari a le
droit de battre sa femme ; d’autre
part, parce que ce désordre des
ménages est précisément ce que
veut éviter la société patriarcale
et bourgeoise du XIXe siècle,
ainsi que sa justice. On ferait une
lecture abusive, et même à contresens, du « droit de correction »
en l’associant systématiquement
à la violence exercée sur les femmes. C’est la première démonstration de ce livre. A l’inverse, ce
droit crée comme un devoir au
mari, puisque l’ordre doit régner
dans sa famille. Toute brutalité
au sein du foyer provoque le
chaos en lieu et place de la « hiérarchie » familiale, ce dont la justice va se saisir.
Sans conformisme
Si bien que la violence conjugale, au XIXe siècle, n’est pas,
comme elle l’est devenue
aujourd’hui, un « fait de société ».
Les mœurs d’époque ne la jugent
pas scandaleuse, sauf exception
– et elles sont notables, en particulier quand la mort survient au
bout de cet enchaînement, souvent associé à la spirale de
l’« abrutissement » populaire (alcool, folie, dégénérescence…). Elle
est, en revanche, un « fait de
droit » – soit normée, classée et
interrogée comme telle dans
l’« atelier du juge », selon la belle
expression de Victoria Vanneau.
C’est là, d’abord, où se traite la
question : à travers la plainte, le
souci de la parole de la victime,
l’interrogatoire du mari violent,
ses aveux, la taxinomie pénale
qui en fait un motif de condamnation et de séparation, la définition même de ses possibles :
« brutalités domestiques », « conjuguicide », « viol conjugal », « meurtre conjugal »…
Autrement dit, suggère Victoria
Vanneau avec un certain courage
et sans conformisme, replacer
ces violences dans le domaine
plus strictement défini de la justice, en refaire une affaire de
droit, ne serait-ce pas le moyen
de mieux s’en prémunir, plutôt
que de laisser l’émotion sociétale
s’en emparer ? Depuis les années 1970, les mouvements féministes ont imposé le débat sur
la scène publique. Le mari violent est certes devenu un « sale
type » dans la société occidentale. Mais il est sans doute moins
bien puni qu’auparavant. p
la paix des ménages.
histoire des violences
conjugales,
xixe-xxie siècle,
de Victoria Vanneau,
Anamosa,
366 p., 24 €.
LE LIVRE
ÉVÉNEMENT
SANS OUBLIER
Le Docteur Strabismus connaît la musique
La théorie de la musique ne saurait en rester à une stérile
confrontation entre émotion et partition. Pour le musicologue
britannique Raymond Monelle (1937-2010), au contraire, la musique doit être considérée comme un « chant » qui fait sens
au-delà des paroles (d’où le qualificatif de « muet » qu’il lui
accole). La traduction de son ouvrage par les toutes nouvelles
éditions de la Philharmonie de Paris ne nous donne pas seulement accès à un texte important de la riche production musicologique anglo-saxonne, trop méconnue. Elle initie aussi le profane à l’approche « sémiotique » de la musique, selon laquelle
il est possible d’isoler des « musèmes » ou ici des « topiques » –
des unités de sens dont on peut repérer qu’elles parcourent
la musique occidentale depuis le XVIIe siècle et lui confèrent sa
spécificité. Raymond Monelle en isole quelques-uns, celui de la
chasse, de la fanfare ou du cheval au galop, par exemple. Il montre que leur effet chez Monteverdi, Wagner ou Mahler dépend
de l’histoire culturelle (en partie oubliée) qui les a constitués.
Dans cet ouvrage parfois technique mais d’une incroyable richesse, un personnage fictif, Docteur Strabismus, tente d’établir une « théorie générale de la musique » et… échoue. Pas
étonnant sous la plume de Raymond Monelle qui revendiquait son appartenance à la postmodernité et à la déconstruction. Selon lui, le pouvoir d’interprétation propre à la musique classique serait, avec la « mort du sujet », irrémédiablement passé du compositeur et de
l’interprète « vers l’auditeur ». Raison supplémentaire d’être à l’écoute de ce que la musicologie la plus actuelle a à nous dire. p nicolas
weill
a Un Chant muet. Musique, signification,
déconstruction (The Sense of Music. Semiotic Essays),
de Raymond Monelle, traduit de l’anglais (GrandeBretagne) par Stéphane Roth, La Rue musicale,
« Musicologie critique », 480 p., 16,90 €.
La Corée, actuelle et plurimillénaire
Triste destinée depuis un siècle que celle de la Corée, victime
du joug colonial japonais (1910-1945), puis divisée par les
Etats-Unis et l’URSS. En remontant jusqu’aux origines plurimillénaires de ce pays pour laisser une large place à la période
moderne (de la fin du XIXe siècle jusqu’au présent le plus actuel),
Samuel Guex montre, dans un livre à la lecture aisée, la singularité d’une civilisation qui allait donner naissance, en réaction
à l’ingérence des empires chinois et japonais, à une conscience
identitaire muée en un nationalisme ethnique exacerbé.
Cette revendication d’une spécificité, construite en rupture
avec une Chine déclinante et accentuée par la colonisation japonaise, est la ligne de force de l’histoire de la Corée moderne,
qu’elle soit prospère ou appauvrie, dictature ou démocratie,
comme c’est le cas du Sud depuis 1988. En traitant parallèlement les deux Corées, dans leurs
heurts, leurs divergences ou leurs similitudes
– dont cette identité revendiquée n’est pas
la moindre, chaque côté revendiquant d’en être
dépositaire –, Samuel Guex souligne combien le
passé, ancien et récent, est indissociable des enjeux du présent. p philippe pons
a Au pays du matin calme. Nouvelle histoire
de la Corée, de Samuel Guex, Flammarion,
« Au fil de l’Histoire », 374 p., 24 €.
« Sur le plan littéraire, La France pour
la vie domine aisément la concurrence. »
ÉRIC NAULLEAU, LE POINT
« La France pour la vie est un bon livre
parce qu’il a un ton personnel et
qu’il apporte des informations. »
ALAIN DUHAMEL, RTL
« Saluons l’exercice de vérité
auquel Nicolas Sarkozy se livre,
avec un certain goût du risque. »
LAURENT JOFFRIN, LIBÉRATION
« Authentique, sincère et, plus étonnant
encore, sans amertume. »
BRUNO JEUDY, PARIS MATCH
« Le livre est intéressant, on ne le lâche pas. »
CATHERINE NAY, EUROPE 1
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6 | Dossier
0123
Vendredi 18 mars 2016
La Corée garde ses esprits
L’imaginaire sudcoréen reste habité
par les âmes des
morts virevoltant
parmi les vivants.
Chamanisme et
animisme tiennent
tête à la modernité
et donnent toute sa
force à la littérature,
à l’honneur au Salon
Livre Paris 2016
florence noiville
Séoul, envoyée spéciale
Q
uoi ? Vous allez voir Kim
Keum-hwa ? Vous savez
que cette femme est la
plus célèbre des chamanes coréennes ? Une
sommité. Un trésor national vivant… » Dans le
taxi qui roule vers Imun, au nord-est de
Séoul, ma jeune interprète n’en revient
pas qu’on aille interviewer cette mudang
(femme chamane). Il est vrai que Kim
Keum-hwa est une star dans son pays et
même au-delà. En 2015, le Théâtre de la
Ville l’a invitée à célébrer sur scène un gut,
cérémonie rituelle mêlant chant, musique
et danse, censée apaiser les souffrances.
Après s’être déchaussé, on monte un escalier étroit. Dans une pièce surchargée
d’objets, on s’assoit par terre devant une
vieille dame un peu sourde et l’on explique qu’on est là parce qu’on s’intéresse à
la littérature coréenne. Kim Keum-hwa
voit tout de suite le rapport. Littérature et
chamanisme sont étroitement mêlés en
Corée du Sud. Descendre dans les profondeurs de l’âme, s’intéresser au destin des
personn(ag)es, mettre tout ça en mots :
d’une certaine façon, écrivains et chamanes s’occupent de la même chose.
« Quand les gens viennent ici pour que je
leur parle d’eux-mêmes, du poids du passé
qui les écrase ou d’une réalité cachée, je
suis tout à la fois voyante, psychothérapeute et conteuse, s’amuse-t-elle. Je les
oblige à avancer sur des chemins de solitude où personne ne va. »
Mme Kim a écrit ses mémoires (Partager
le bonheur, dénouer la rancœur. Récits de
la chamane aux dix mille esprits, Imago,
2015) comme une suite d’histoires
d’amour, de souffrance ou de folie qui
constituerait un matériau rêvé pour n’importe quel auteur. Du reste, la littérature
Le marché de Namdaemun,
à Séoul. PASCAL AIMAR/TENDANCE FLOUE
sud-coréenne est imprégnée de chamanisme. C’était le cas du temps des p’ansori, ces récits traditionnels chantés qui
ont traversé les siècles et sont toujours
adaptés ou repris par nombre d’écrivains contemporains. Ça l’est encore
aujourd’hui. Au pays ultramoderne de
Samsung et de Hyundai, ce que nous appelons « irrationnel » ne s’est jamais si
bien porté. Même chez les grands nobélisables comme Ko Un ou Hwang Sokyong, l’imaginaire est habité par les
âmes des morts qui virevoltent autour
des vivants, les histoires grouillent d’esprits, bons ou mauvais, qui interagissent
avec les affaires des hommes…
Pittoresque ? Folklorique ? Pas tant que
ça, finalement. On pense au réalisme magique latino-américain ou à la littérature
Age ingrat
Un jour, sur un coup de tête, la mère de Cheol décide de déménager. Le jour du
départ, Cheol voit fuir son enfance d’un œil inquiet, dans « l’odeur écœurante
de la pisse et des bouses » du veau, compagnon malgré lui d’un voyage funeste.
Car le chemin cahoteux semble annoncer la descente aux enfers que vivra la
famille tout au long du récit. La mère avait promis un pays d’avenir, où le riz
n’est pas un plat de fête. Or, la banlieue crasseuse qui abrite le nouveau foyer
n’a pas vraiment l’aspect d’une fabrique de bonheur…
Il faudra pourtant y vivre. Ou plutôt y survivre.
C’est ce qu’apprend le narrateur : quel que soit notre
désespoir, « nous avons le devoir d’être comme un phare
aux yeux de ceux qui sont en perdition ». Né en 1954,
Lim Chul-woo évoquait déjà une enfance âpre et
joyeuse dans Je veux aller dans cette île (L’Asiathèque,
2013). Creusant la même veine, il offre à travers
cette peinture d’une adolescence une poignante
leçon d’humanité et d’humilité. p astrid landon
a Le Phare (Deungdae), de Lim Chul-woo, traduit du coréen
par François Blocquaux et Lee Ki-jung, L’Asiathèque,
« Monde coréen », 296 p., 25 €.
ashkénaze (« Ce que nous voyons n’est pas
tout », dit Isaac Singer). On pense à la fantasy et même à Rimbaud (« Je veux être
poète, et je travaille à me rendre voyant »)…
Au fond, l’Occident a, lui aussi, célébré les
noces de la littérature et du merveilleux.
Mais, en Corée, cette symbiose semble
plus naturelle – on a envie de dire plus
normale – qu’ailleurs.
« C’est un pays où l’on admet que beaucoup de choses nous échappent, expliquent les traducteurs Choi Mikyung et
Jean-Noël Juttet. Quand on traduit, on a
toujours un peu peur que certains aspects
fassent sourire les Occidentaux. Mais c’est
comme ça, on ne peut pas passer à côté.
C’est dans la littérature des Sud-Coréens.
Dans leur littérature et dans leur vie. »
Vivantes et vivaces – elles ont survécu
au bouddhisme, au néoconfucianisme et
même au matérialisme –, ces croyances
vont notamment de pair avec une fascination pour les forces de la nature et une
attention particulière portée au monde
inanimé. Les arbres sont sacrés en Corée,
on célèbre l’eau, derrière chaque objet se
cache l’âme de son propriétaire… On retrouve cela dans Toutes les choses de notre
vie, de Hwang Sok-yong (Philippe Picquier, 192 p., 18,50 euros), où il convient de
donner une sépulture à un balai de tiges
de sorgho ou à un bouton en corne de
buffle récupérés sur la décharge de l’« île
aux fleurs », dans Séoul. Même les écrivains les plus apparemment éloignés de
cette lecture du monde ne s’en libèrent
pas tout à fait. C’est le cas du très talentueux Lee Seung-u. Nourri de Camus,
Dostoïevski et Kafka, l’auteur de La Vie rêvée des plantes (Zulma, 2006) se veut « le
plus européen ou disons le moins coréen de
tous les Coréens ». Pourtant, l’eau, si importante pour les Coréens, est au cœur de
son dernier roman, La Baignoire (Serge
Safran, 144 p., 15, 90 euros). Matrice ou
menace, l’eau est même présente partout.
Quant aux objets, un rasoir, un cadre, ils
semblent bien décidés à façonner l’histoire d’amour du narrateur.
Au restaurant, devant son assiette de gelée de glands de chêne, Lee Seung-u en
convient. « C’est vrai, ce sont eux qui font
revenir mon personnage au début du roman. Les objets nous gouvernent. » Le
grand écrivain Yi In-seong va plus loin.
Nous le rencontrons au siège du Laboratoire de littérature de Séoul, qui édite une
élégante revue intitulée Balayages (dont
l’idée, dit-il, est de « balayer les contraintes
du capitalisme. Pour produire une littérature affranchie de la culture de masse… »).
Revenant aux choses qui nous gouvernent, l’auteur de Saisons d’exil (traduit du
coréen par Chae Ae-young, Decrescenzo,
300 p., 17 euros), qui a influencé de nombreuses jeunes plumes coréennes, affirme que « l’écrivain est une main, un vecteur ». « Les mots arrivent et en appellent
d’autres, dit-il. Moi, j’observe comment ils
bougent tout seuls – de la même façon que
nos corps parfois font des mouvements
que nous n’avons pas décidés. Je les laisse libres. Les mots nous manipulent. »
Le héros coréen se trouve donc au centre d’un système où il subit les influences
conjuguées des mots et des choses. Des
animaux et des végétaux. Des forces visibles et invisibles. Et même des temps différents, puisque, comme l’explique Yi Inseong, « passé, présent et futur sont toujours mêlés en nous… ». Résultat ? « Une
tentative pour comprendre comment ces
Tueurs à gages à Séoul
Des sicaires au service de commanditaires restés dans l’ombre s’entre-tuent
par rivalité et loyauté à leurs chefs respectifs : Père Raton-Laveur, le directeur
de la Bibliothèque des Chiens, qui ne reçoit aucun visiteur hormis des tueurs
à gages pour planifier des assassinats, et l’un de ses anciens protégés, un jeune
loup des affaires. Sommé de choisir son camp, Laeseng, un orphelin jeté dans
une poubelle à la naissance et devenu un professionnel aguerri, va mener
une croisade solitaire, avec la nonchalance de qui joue à quitte ou double…
Ce deuxième roman de Kim Un-su, le premier traduit
en français, emporte l’adhésion par son incroyable
galerie de personnages cruels ou grotesques, attendrissants ou énigmatiques : paralytique au rire facile,
vieillard manipulateur, justicière intrépide, coiffeur
de quartier maniant le couteau… L’écrivain fait alterner
vie quotidienne et scènes d’action violente
jusqu’au final, proprement explosif, dans un grand
hôtel. Un thriller de haute volée. p macha séry
Les Planificateurs (The Plotters), de Kim Un-su, traduit du
coréen par Choi Kyung-ran et Pierre Bisiou, Editions de l’Aube,
368 p., 19,90 €.
Dossier | 7
0123
Vendredi 18 mars 2016
Accords de guerre
Les «héros cachés» du Nord
Dans le carcan des figures imposées par le régime
de Pyongyang, des écrivains innovent et surprennent
êtres interagissent, se heurtent ou se connectent à ce qui les entoure », selon Lee
Seung-u. Et qu’on n’aille pas dire que tout
ça est abstrait. Au contraire, insiste Yi Inseong. « S’il y a un point dont j’ai toujours
été conscient, c’est mon désir de substituer aux idées – cette façon un peu désincarnée de voir le monde que je sens parfois dans la littérature occidentale et qui
la rend différente – les sensations vivantes en tant que telles. »
Une littérature de la sensation. De l’intuition. C’est peut-être l’une des tendances qui dominent aujourd’hui. Après la
guerre de Corée et la division du pays
(dont les blessures sont omniprésentes
dans l’œuvre d’un Kim Won-il ou d’un Jo
Jung-rae, tous deux nés dans les années
1940), la littérature des décennies 19701990 s’est intéressée aux revers de l’industrialisation accélérée, aux questions
sociales, à la violence des dictatures militaires (Yi Mun-yol, Gang Seok-yong). Tandis que la période 1990-2000, marquée
philippe pons
Tokyo, correspondant
A
Les personnages se trouvent
au centre d’un système
où ils subissent les influences
conjuguées des mots
et des choses. Des animaux
et des végétaux. Des forces
visibles et invisibles
par le retour de la démocratie (en 1993),
voit éclore une « littérature de la société de
consommation » (Yun Dae-nyeong, Yi
Sun-won) ainsi qu’une génération de
femmes écrivaines (Eun Hee-kyung, Kim
In-suk…) critiquant la rigidité des mœurs
patriarcales. Au fil de ces périodes –
comme on peut lire dans Introduction à
la littérature coréenne du XXe siècle, qui
paraît ces jours-ci chez Imago (de Yi
Nam-ho, Yi Kwang-ho, U Chan-je et Kim
Miyion, 180 p., 21 euros) –, le chamanisme
n’est jamais vraiment mort, même s’il lui
est arrivé, en particulier sous les dictatures, d’être durement réprimé.
Et le XXIe siècle ? A en juger par les traductions récentes, la légèreté n’est guère
de mise. Hormis Ch’on Myonggwan, qui,
dans un salon très branché de thé et de
médecine chinoise, nous explique qu’il
« veut être un écrivain drôle » – il y parvient magnifiquement en racontant les
vies, plus ratées les unes que les autres,
de trois quinquas rentrant habiter chez
leur mère (Une famille à l’ancienne, Actes
Sud, 288 p., 22 €) –, l’humeur serait plutôt
à une forme distinguée de désarroi. Les
personnages semblent flottants. Comme
dans Interdit de folie, de Yi In-seong
(Imago, 2010). Ou dans Nokcheon (Seuil,
2005), de Lee Chang-dong, qui n’est pas
seulement le grand cinéaste que l’on connaît (Oasis, Poetry), mais aussi un excellent écrivain. Nombre de ces fictions parlent du manque, de l’amour avorté, de la
nature saccagée, des drames minuscules
de vies anonymes… Serait-ce là une manifestation du fameux han coréen, cet
état psychique – parfaitement décrit par
Martine Prost, ancienne directrice de
l’Institut d’études coréennes au Collège
de France, dans ses délicieuses Scènes de
vie en Corée (L’Asiathèque, 2011) – où se
mêlent chagrin, mélancolie, insatisfaction, ressentiment… ? Dans ce cas, on
comprendrait que les écrivains – et
même les peintres et les calligraphes –
renouent avec d’autant plus de force avec
l’art immémorial de ceux qui libèrent
l’âme et apaisent ses tourments.
Dans le taxi du retour, je me tourne
vers mon accompagnatrice. « Au fait,
est-ce que ça marche, le chamanisme ?
J’ai entendu dire que Kim Keum-hwa
avait officié sur le 38e parallèle, la ligne de
démarcation entre les deux Corées, afin
que celles-ci se réunifient. Effet limité si
l’on en croit les provocations de Pyongyang
et la montée des tensions entre les nations
sœurs… » La jeune femme hausse les
épaules. Poliment, mais comme pour
dire : si vous, les Occidentaux, persistez
dans votre rationalisme indécrottable, il
est inutile que vous vous intéressiez à la
littérature coréenne… p
vec un cahier des charges et un
ordre de marche », la littérature
nord-coréenne est assurément
particulière, prévient Patrick
Maurus, professeur de langue et de littérature coréenne à l’Institut national des
langues et civilisations orientales
(Inalco), et directeur de la collection « Lettres coréennes » d’Actes Sud. Mal connue,
cette production n’est pourtant pas sans
intérêt. Dans le carcan des figures imposées, les Nord-Coréens parviennent à exprimer autre chose que ce à quoi on pourrait s’attendre.
En témoigne Le Rire de 17 personnes, recueil de nouvelles datant des années
1990 et du début de la décennie suivante,
qui paraît chez Actes Sud (384 p., 22 €).
Parmi les auteurs, figure la romancière
Kim Hye-sung (née en 1973), qui a écrit
une fresque historique sur la colonisation japonaise et – fait exceptionnel – qui
a été publiée aussi en Corée du Sud. Un
autre écrivain du Nord, Hong Sok-jung,
avait connu le même privilège, et obtenu
en 2005 le prestigieux prix Manhae.
Le grand genre littéraire nord-coréen
reste le roman-fleuve sur les « hauts
faits » du fondateur et premier dirigeant
de la Corée du Nord, Kim Il-sung, et de
ses héritiers. Mais, à partir des années
1980, une nouvelle veine est apparue,
dont les protagonistes ne sont plus des
figures révolutionnaires, mais des « héros cachés » (ouvriers, techniciens, médecins), confrontés à des difficultés ou à des
supérieurs corrompus. En creux se dessinent plusieurs pans de la société : fossé
entre ville et campagne, économie parallèle, statut de la femme, souffrances au
quotidien…
Même dans les romans à la gloire du
« Président éternel » et de son fils Kim
Jong-il, le « Cher Dirigeant », une noire
réalité n’est pas escamotée : « Les gens
mourant de faim et les enfants en haillons
du temps de la famine [dans la seconde
partie des années 1990] ne sont pas cachés, mais présentés comme des exemples
héroïques », souligne Benoît Berthelier.
Ce dernier, traducteur, s’est penché sur
un genre aussi riche qu’inattendu de la
littérature nord-coréenne : la science-fiction, à laquelle il consacre un article documenté dans la revue ReS Futurae (à paraître en 2017).
Les romans sur les « héros cachés » sont
une mine pour étudier l’évolution des
mentalités, note Jeon Young-sun, de l’Institut pour l’unification de l’université
Konkuk à Séoul : « Jusqu’en 2000, les romanciers mettaient l’accent sur l’endurance ; aujourd’hui, ils traitent des choix individuels. » La chute des romans se veut
toujours édifiante – un héritage du confucianisme qui formait « à penser droit »,
autant que de l’idéologie, estime Patrick
Maurus. Mais le récit est bien conduit, et
les personnages possèdent une épaisseur
humaine. C’est le cas du doyen d’université de la nouvelle « Une vie », de Baek
Nam-ryong (auteur de Des amis, Actes
Sud, 2010) ou de l’accordéoniste du Rire de
17 personnes, de Kim Jong, qui tient sa promesse au-delà de la mort.
Les deux nouvelles les plus émouvantes
du recueil sont dues à des romancières
évoquant la relation de couple qui n’est
plus fondée, comme par le passé, sur l’entente idéologique, mais sur des sentiments profonds, mis à l’épreuve dans « La
Clé », de Kim Hye-song, en raison de la déchéance du mari revenu de rééducation.
Selon Kim Jae-yong, spécialiste de la
littérature nord-coréenne à l’université
Wonkwang (Corée du Sud), « les romanciers nord-coréens sont dans une situation analogue à celle de leurs homologues chinois pendant la Révolution culturelle, mais il se dégage de leurs œuvres
une puissante force intérieure ». p
Très librement inspiré de la Chronique
des trois royaumes, qui narre les guerres ayant
opposé les trois royaumes de la péninsule,
Le Chant des cordes nous emmène dans la Corée
du VIe siècle. A la mort du roi de Gaya, Ureuk,
son maître de musique, est chargé d’inventer
la musique de chaque village du royaume.
Si la tâche est démesurée et un peu vaine
dans une contrée en guerre, elle lui permet
néanmoins d’inventer la lyre à douze cordes.
Kim Hoon livre un roman tout à la fois
méditatif et enlevé, à mi-chemin du conte et
de l’épopée. Un bel hommage à ces instruments
qui « acquièrent leur
beauté justement d’être
parvenus à traverser
les souffrances de
leur temps ». p florence
bouchy
a Le Chant des cordes
(Hyeoneui norae), de Kim
Hoon, traduit du coréen par
Han Yumi et Hervé Péjaudier,
Gallimard, « Du monde entier »,
304 p., 21 €.
La vie à tâtons
Dans ces nouvelles à la fois rusées et désespérées, les personnages cherchent à maîtriser le
cours de leur vie. Comment limiter les effets du
hasard ? Lutter contre un apparent déterminisme ? Qu’ils soient volontaristes ou désemparés, les héros de Park Hyoung-su s’interrogent
sur la manière de reprendre le dessus. Pour
celui de la nouvelle éponyme, le salut réside
dans la maîtrise du langage. Il pratique
la controverse, « une technique consistant à
porter l’affrontement à son point
d’incandescence puis
à clouer définitivement
le bec à l’opposant ».
Mais quand on voit la vie
comme un combat,
on risque de trouver plus
fort que soi… p fl. b.
a L’Art de la controverse,
de Park Hyoung-su, traduit du
coréen par François Blocquaux
et Lee Ki-jung, L’Asiathèque,
168 p., 16 €.
Bandi, un dissident
à l’authenticité douteuse
AURAIT-IL ÉCHAPPÉ
au monde entier que la
Corée du Nord avait son
Soljenitsyne ? N’exagérons
rien… Les sept récits
d’un certain Bandi,
pseudonyme d’un écrivain
nord-coréen présumé vivre
en République populaire
démocratique de Corée
(RPDC), ne sauraient être
comparés, même lointainement, à L’Archipel
du Goulag. Ayant chacune
pour thème une anecdote
tragique, ces nouvelles
datant du début des années 1990, seraient parvenues clandestinement
au Sud. Elles dépeignent
les aspects les plus noirs
d’une société sous le joug
d’un régime totalitaire.
Sourire entendu
Publiées en Corée du Sud
en 2014, elles sont passées
inaperçues. La plupart
des intellectuels ignorent
jusqu’à leur existence.
En revanche, le nom de leur
éditeur, Cho Gap-je, provoque un sourire entendu :
ancien journaliste, il est
devenu la grande figure
d’une droite extrême à la
vindicte outrancière. Selon
Kim Jae-yong, spécialiste de
la littérature nord-coréenne
à l’université Wonkwang
(Corée du Sud), « la langue
paraît celle du Nord, mais elle
est fade ».
Le romancier sud-coréen
Hwang Sok-yong qui,
loin d’idéaliser le régime
de Pyongyang, a consacré
un roman à la fuite
dramatique d’une jeune réfugiée (Princesse Bari, Philippe
Picquier, 2013), est plus dur :
« Je doute que ces textes soient
d’un auteur nord-coréen. J’ai
rencontré des romanciers
en RPDC : ils ne sont pas libres,
sans être pour autant de piètres écrivains. Or, ces textes
sont médiocres. Ce que je ne
tolère pas, c’est la promotion,
de surcroît à l’étranger,
de livres à l’authenticité
problématique afin d’entretenir la tension au lieu de
rechercher l’apaisement. »
Sans apporter d’éléments
nouveaux sur ce que l’on sait
de la vie en RPDC, ces textes
relèvent du geste politique
plus que de l’événement
littéraire. p ph. p.
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la dénonciation
(Gobal),
de Bandi,
traduit du coréen par Lim
Yeong-hee et Mélanie Basnel,
postface de Pierre Rigoulot,
Philippe Picquier, 256 p., 19,50 €.
Bibliothèque
nationale de France
8 | Dossier
0123
Vendredi 18 mars 2016
Hwang Sok-yong : « Qu’avons-nous
légué aux jeunes générations ? »
Né en1943, l’auteur du «Vieux Jardin» a vécu intimement les tourments de l’histoire coréenne.
Il évoque pour «Le Monde des livres» son œuvre et la situation politique au Sud
ENTRETIEN
propos recueillis par
florence noiville et philippe pons
Séoul, envoyés spéciaux
H
wang Sok-yong est l’un
des écrivains coréens les
plus lus dans son pays, et
les mieux connus à
l’étranger. Militant pour
la démocratie et le rapprochement avec le Nord, il a plusieurs
fois connu la prison ; dans ses livres, il sait
mêler ses combats politiques à l’imaginaire culturel coréen. Alors que deux de
ses romans paraissent en France et qu’il
est l’un des invités d’honneur de Livre Paris, nous l’avons rencontré à Séoul.
Dans vos derniers livres traduits
en français, « Toutes les choses de
notre vie » et « L’Etoile du chien qui
attendait son repas », comme dans
celui qui vient de paraître en Corée,
dont on pourrait traduire le titre par
« La Tombée du jour », vous revenez
sur le passé, comme c’était déjà le cas
dans « Le Vieux Jardin » (Zulma, 2005).
Comment expliquez-vous ce tropisme
mémoriel ?
Je reviens sur les blessures sociales laissées par la modernisation forcenée de la
Corée du Sud. Dans La Tombée du jour, un
architecte célèbre et vieillissant se souvient des « Villages de la lune » [les taudis
de Séoul dans les années 1960-1970], où il
passa son enfance et qu’il regrette d’avoir
rasés. C’est après avoir vu un documentaire qui m’a ému que j’ai écrit ce livre. Il
portait sur la mort de Jeon Tae-il, un
ouvrier de 22 ans qui s’immola par le feu
en 1970 pour protester contre les conditions de travail dans les misérables petits
ateliers de textile du marché de Dongdaemun, à Séoul. Par la suite, il est devenu un
héros de la lutte ouvrière. Le cinéaste avait
retrouvé son employeur : un homme âgé,
issu de la classe moyenne. Lorsqu’il lui demanda s’il connaissait les conditions de
vie de ses ouvriers, il répondit que sa vie à
lui aussi était dure, qu’il avait commencé
avec une seule machine à coudre, mais
qu’il ne savait pas que ses employés souffraient autant. Et il s’est mis à pleurer. J’ai
construit mon roman sur ces larmes. Les
larmes d’un serviteur du capitalisme sauvage. « Qu’avons-nous légué aux jeunes
générations ? » : voilà qui reste pour moi
une question lancinante.
Dans « Toutes les choses de notre vie »,
vous évoquez un autre « haut lieu »
de ce capitalisme sans frein : une immense décharge à ciel ouvert sur une
île du fleuve Han. C’est là que vivaient,
dans des masures accrochées à cette
montagne d’ordures, des familles démunies. C’est là aussi que vous-même,
né pourtant dans un milieu aisé, alliez
jouer enfant. Aujourd’hui, l’île est
reliée à la terre ferme, et la montagne
d’ordures recouverte de végétation.
Il n’y a plus trace de ce passé…
Les critiques y ont vu un roman social. A
mon sens, il s’agit davantage d’une allégorie de la relation entre l’homme et les objets. Autrefois, Nanjido, « l’île aux fleurs »,
était une terre cultivée par des paysans
avec une foule de petites divinités : des
croyances chamaniques en des esprits
malins, des lutins bienveillants et facétieux que l’on appelle tokebi. Sur la montagne d’ordures, les démunis, les enfants
et les pauvres d’esprit avaient entretenu
ces cultes qui veulent que les objets aient
une âme, qu’un objet ayant appartenu à
quelqu’un reste imprégné de lui. Derrière
chaque objet se profile un humain. Dans
la décharge, il y avait ainsi des centaines
de milliers d’objets abandonnés mais toujours habités de l’esprit de ceux qui les
avaient utilisés.
EFFIGIE/LEEMAGE
Comment expliquez-vous que
ce merveilleux se soit maintenu
dans une société moderne comme
l’est devenue celle de Corée du Sud ?
Il subsiste de l’irrationnel dans les
mœurs coréennes contemporaines. Le
chamanisme est enraciné dans notre culture. Ce surnaturel perdure aussi sans
doute en raison de l’attachement à la famille, à ses traditions, au respect des ancêtres et aux rites destinés à entretenir leur
mémoire, qui sont plus forts ici qu’en Occident. Dans mes romans, évoquer des esprits malins est un moyen de faire dialoguer les vivants avec les morts, de faire
coexister la réalité et le surnaturel, d’entrecroiser le passé et le présent.
Vous êtes en train d’achever votre
autobiographie. C’est un projet auquel
vous pensiez depuis plusieurs années ?
Oui. Le temps est venu, je crois, de té-
Un oignon qui fait pleurer
C’EST L’HISTOIRE DU JEUNE CHUN
qui ne sait pas bien qui il est. Ses
amis le surnomment « Tamanegi »,
soit « oignon » en japonais.
« Les gens de Séoul seraient, paraît-il,
des oignons : la couche extérieure
est brillante, mais celles de l’intérieur
sont dissimulées. » En fait, Chun
ressemble assez à Hwang Sok-yong
quand il avait 20 ans. Un idéaliste,
mal à l’aise dans la société coréenne
des années 1960. Un jeune homme
qui boit pas mal de soju – l’alcool
populaire à base de céréales – abandonne le lycée pour s’enfuir vivre
dans une grotte, tombe amoureux
de Mia et met le cap sur la sublime
île de Cheju, au sud de la péninsule.
Le tout sans oublier de remplir régulièrement des cahiers d’étudiant
« d’une écriture aussi minuscule que
des grains de sésame ». Un tournant
se produit en 1964. Alors qu’il manifeste contre le rétablissement des
relations entre la Corée du Sud et le
Japon (qui colonisa cette dernière
pendant trente-cinq ans), Chun
est arrêté, envoyé en prison
d’abord, puis au Vietnam. Pour la
première fois, l’intellectuel se lance
dans « quelque chose qui n’a rien
d’abstrait ». « Mourir ou survivre,
telles étaient les deux possibilités qui
allaient s’offrir à moi. » En attendant
l’autobiographie de Hwang Sok-yong,
ce périple initiatique offre un attachant témoignage sur la jeunesse
de l’écrivain et fait découvrir une
page méconnue de l’histoire de son
pays. L’époque où, de 1964 à 1973,
engagés dans une guerre qui n’était
pas la leur, des milliers de Sud-Coréens ont perdu la vie dans le conflit
vietnamien, aux côtés du Vietnam
du Sud et des Etats-Unis. p fl. n.
l’étoile du chien
qui attend son repas
(Kaebapbaragi pyôl),
de Hwang Sok-yong,
traduit du coréen par Jeong Eun-jin
et Jacques Batilliot, Serge Safran,
256 p., 19,90 €.
Et, du même auteur,
toutes les choses de notre vie
(Natikeun Sesang),
traduit du coréen par Choi Mikyung
et Jean-Noël Juttet, Philippe Picquier,
192 p., 18,50 €.
moigner de ce que fut ma génération et
des engagements d’hommes et de femmes qui ont grandi dans un pays divisé,
placé sous le joug de la dictature. Car, pour
comprendre pourquoi nous vivons dans
une société qui tend à revenir à ce qu’elle
était avant la démocratisation de la fin
des années 1980, il faut remonter le
temps. A mes yeux, la situation politique
aujourd’hui en Corée du Sud est très
grave, en raison de la reculade à laquelle
nous assistons par rapport aux espoirs
nourris à la fin des dictatures militaires.
En préparant un recueil de 101 nouvelles
destinées à rendre hommage à nos aînés
et à mes contemporains, j’ai pris conscience que l’histoire avance en spirale. Ce
furent tour à tour la guerre [1950-1953],
une première dictature renversée par le
mouvement étudiant, une éphémère parenthèse démocratique avant un retour
aux dictatures marquées par des arrestations et des tortures, puis par le massacre
de la population civile de la ville de Gwangju par les troupes d’élite, en mai 1980. La
démocratisation n’a commencé que
huit ans plus tard.
La littérature a suivi ce mouvement en
spirale : du point de vue de la création littéraire, les années 1970 furent sans doute
la période la plus féconde. En dépit de la
censure, l’écrit se voulait un cri et cherchait à influencer la politique. Puis, dans
les années 1990, ce fut le retour sur soi,
l’introspection. Dans les années 2000, on
est revenu à une période de difficultés et
d’injustices, et le monde littéraire s’est
partagé en deux camps : ceux qui pensent que le récit est toujours possible et
ceux qui, s’interrogeant sur sa possibilité
même, se sont mis en quête d’autres expressions narratives. La hiérarchie des
genres qui voulait que la littérature soit
plus noble que le cinéma ou la musique a
volé en éclats. L’engagement des jeunes
écrivains d’aujourd’hui est différent de
celui de la génération à laquelle j’appartiens : il est plus individuel, plus ironique,
plus anarchisant en un sens. Et il a pour
support le numérique qui reproduit la vision éclatée portée par cette jeunesse.
Votre autobiographie se poursuit-elle
jusqu’à aujourd’hui ?
Non, elle s’arrête à ma sortie de prison,
en 1998. J’ai passé cinq ans derrière les
barreaux pour être allé en Corée du Nord
sans autorisation, ce qui est passible de
prison selon la loi sur la sécurité nationale, adoptée du temps de la dictature et
toujours en vigueur. Là-bas, je n’ai plus
voulu me comporter en intellectuel : je
n’ai lu aucun livre, et j’ai sympathisé
avec les condamnés de droit commun.
J’y ai redécouvert la vie dans ce qu’elle a
de plus banal : manger, dormir, rire d’histoires salaces…
Ma vie, depuis, est plus difficile à analyser et je me contenterai de la résumer
dans un épilogue. Quand j’ai été libéré
avec l’arrivée au pouvoir du président
Kim Dae-jung [en 1998], j’ai repris mes activités d’écrivain. Mais pour constater rapidement que, malgré nos luttes et notre
engagement, la situation ne s’était guère
améliorée. Et la tendance s’aggrave : le
gouvernement actuel réécrit les manuels
d’histoire afin de gommer les pages les
plus noires des dictatures ; il a passé un accord avec le Japon sur la question des
« femmes de réconfort » [contraintes à se
prostituer pour l’armée impériale pendant
la guerre], sans tenir compte des vœux
des dernières survivantes ; il a réformé le
marché du travail pour faciliter encore
plus les licenciements et il vient de faire
adopter des mesures antiterroristes qui
renforcent le pouvoir des services secrets,
comme si la loi de sécurité nationale ne
suffisait pas à l’arsenal répressif. Si vous
voulez une confidence, je suis parfois
tenté par l’exil ! p
Histoire d’un livre | 9
0123
Vendredi 18 mars 2016
Et si c’était faux…
SANS OUBLIER
Pour donner corps à l’écrivain fictif de «Comme Neige», Colombe Boncenne a
demandé le concours de Jean-Philippe Toussaint, Olivier Rolin et quelques autres
florence bouchy
A
nimée depuis longtemps d’un désir d’écriture, Colombe Boncenne n’avait, jusqu’à
Comme neige, jamais réussi à
mener à bien l’un de ses projets.
Fille du journaliste et écrivain
Pierre Boncenne, nourrie de lectures classiques et contemporaines, et travaillant dans l’édition,
elle n’osait pas franchir le pas.
Elle n’avait sans doute pas encore
trouvé, non plus, de sujet qui lui
ressemble vraiment. Ce qui
frappe, en effet, lorsqu’on la rencontre, c’est son humour. Sa franchise aussi bien que son tempérament rieur. A l’image de son
premier roman, tout à la fois ludique et audacieux.
De l’audace, il en fallait pour demander à Jean-Philippe Toussaint, qu’elle n’avait rencontré
qu’une seule fois, de collaborer à
l’écriture de son livre. « Je me suis
dit, reconnaît-elle d’ailleurs, que
j’étais un peu effrontée. » Colombe Boncenne avait décidé
d’écrire « l’histoire d’un livre qui
n’existe pas ». Il fallait donc lui
donner un auteur – qu’elle
nomme Emilien Petit – dont la
biographie soit crédible.
Et, pour cela, quoi de mieux que
d’en faire l’ami d’écrivains réels
et connus, comme Jean-Philippe
Toussaint, Olivier Rolin ou encore Antoine Volodine ? Et de
laisser commenter ses livres ou
ses déclarations par d’authentiques critiques littéraires, Patrick
Kéchichian (ancien journaliste
Ce premier roman est
un jeu de piste, auquel
se sont prêtées plusieurs
plumes, même si
l’auteure en a « établi
les règles et la trame »
au Monde) et Edouard Launet
(ex-Libération) ?
La romancière s’inscrit d’emblée dans la veine d’une écriture
joueuse, dont l’Oulipo serait sans
doute la référence la plus évidente. Mais celle dont une partie
de la famille est colombienne
rappelle combien les jeux littéraires sont aussi une tradition
sud-américaine. Ce trouble que
réussit à instaurer le roman,
dans cette constante hésitation
entre réalité et fiction, doit
autant à Borges et Cortazar qu’au
Voyage d’hiver (1979), de Perec,
ou encore à La Moustache (1986),
d’Emmanuel Carrère.
Comme le signalent les articles
du code de la propriété intellec-
Vie et œuvre de Constantin Eröd
débute comme un polar
politico-diplomatique, se transforme en roman d’apprentissage,
puis en roman philosophique.
Son jeune et brillant auteur,
Julien Donadille, surprend d’emblée par sa maîtrise des genres
qu’il mêle pour mieux dérouter
son lecteur.
Voyez d’abord cet habile incipit :
« Chacun se souvient des images
stupéfiantes de Constantin XIV
quand il apparut au balcon
de la Királyiház de Nicée à la fin
de la “révolution des Rameaux”. »
Constantin XIV ? Inconnu
au bataillon ! Premier d’une longue
série de pièges. Nous voici
embarqués en « Slovanie »,
aux côtés d’un dictateur dont
le discours vengeur vise la majorité
musulmane du pays… Flash-back :
c’est à Rome que le narrateur,
Yves Kerigny, jeune attaché culturel
au palais Farnèse, rencontre
Constantin, vieux prince héritier
en exil. Une amitié naît entre
les deux hommes.
Mais connaît-on
vraiment ses
amis ? Et l’amitié
n’est-elle qu’une
fiction ? p vincent
roy
a Vie et œuvre
de Constantin Eröd,
de Julien Donadille,
Grasset, 318 p., 19 €.
Mâles morts
ALINE BUREAU
tuelle que place Colombe Boncenne en ouverture de son roman, celui-ci tient de « l’œuvre de
collaboration », de « l’œuvre collective », voire de « l’œuvre composite ou dérivée ». Il est surtout
un jeu de piste, auquel se sont
prêtées plusieurs plumes, même
si la jeune femme en a « établi les
règles et la trame ».
Chacun de ses « complices » s’est
à l’évidence enthousiasmé pour
le projet. Pour Edouard Launet,
« si l’on croit, avec certains théoriciens du roman, que la littérature
est une grande œuvre collective
où chaque livre se nourrit des
autres, et chaque auteur de ses
confrères, pourquoi ne pas tenter
l’expérience au sein d’un seul livre ? »
De même, pour Patrick Kéchichian, la rencontre du personnage de « l’Ecrivain » et de celui
du « Critique » « offre de multiples
voies à la fiction et à la réflexion
littéraire ». La fiction favorisant la
rêverie, « le masque aussi bien
que le dévoilement », le journaliste a pris « ce [qu’il] avai[t] sous
la main » et endossé « la défroque
du vieux critique un peu fatigué,
en fin de carrière, moqué par ses
confrères ». Lorsqu’il apparaît
dans le roman, le personnage est
d’ailleurs très occupé par la réalisation de cocottes en papier.
Du côté des écrivains, l’amusement a été tel que, lorsqu’on les
EXTRAIT
« A cette époque, j’attendais avidement chacune des nouvelles
productions d’Emilien Petit. Il était à l’origine de ma rencontre
avec Hélène et j’avais échafaudé un scénario qui l’avait amusée :
notre histoire était un des chapitres de son grand roman, nous étions
deux de ses personnages. Je ne fis pas le malin quand, une petite
année après notre rencontre parut L’Isolement et qu’Hélène disparut
pour la première fois, comme si le titre du livre annonçait ce qui allait
m’arriver. Ainsi en fut-il, ainsi en serait-il.
Quand je trouvai Neige noire à Crux-la-Ville, huit mois s’étaient
écoulés depuis le dernier après-midi que j’avais passé en sa compagnie. J’étais très malheureux – cela faisait des années qu’elle m’abandonnait ainsi régulièrement et me laissait chaque fois dans un état
plus déplorable, attendant son retour, craignant qu’il n’ait jamais
lieu. La découverte de Neige noire m’apparut alors comme
une aubaine (…) »
comme neige, page 35
interroge avec le plus grand sérieux pour savoir quelle a été leur
réaction lorsque Colombe Boncenne les a sollicités, ils répondent en poursuivant le jeu. « Le
coup de téléphone que m’a
adressé Colombe Boncenne, écrit
ainsi Jean-Philippe Toussaint au
« Monde des livres », un soir que
je dînais à Pékin avec Chen Tong
[son éditeur chinois], était tellement improbable que je me demande si je n’ai pas été moi aussi
dès le début un personnage de roman dans cette histoire. »
Le livre introuvable d’Emilien Petit
ON IMAGINE aisément
quelle fut l’impatience
de Colombe Boncenne
en attendant les lettres
et articles que lui
avaient promis d’écrire,
pour qu’elle les intègre
à son roman, ses amis
écrivains et critiques. La première
lettre, celle d’Olivier Rolin, n’apparaît
qu’à la page 71. La jeune romancière
avait donc de quoi s’occuper pour
composer la première partie de son
texte, lancer l’intrigue et présenter
son narrateur, Constantin Caillaud,
« comptable de profession et passionné de littérature ». Marié à Suzanne, amant d’Hélène grâce à qui il
a compris et aimé l’œuvre d’Emilien
Petit, il trouve un titre inconnu
Un ami indigne
de cet écrivain, Neige noire, au fond
d’une caisse de livres d’occasion.
Joyeux et malicieux
Ne voyant nulle trace de ce livre
dans la bibliographie d’Emilien Petit,
Caillaud mène l’enquête auprès
des amis du romancier. A Olivier
Rolin, Jean-Philippe Toussaint,
Antoine Volodine, ou encore aux journalistes Edouard Launet et Patrick
Kéchichian, Colombe Boncenne
n’avait donné qu’un résumé de la première partie de l’intrigue, ainsi qu’une
bibliographie et une biographie succincte d’Emilien Petit, « puisqu’il était
censé être leur copain ». Chacun a ainsi
été libre « d’exercer sa sagacité », pour
apporter une réponse pertinente et
originale à la contrainte qui lui était
donnée. S’adaptant aux éléments apportés par ces interventions, Colombe
Boncenne pouvait alors reprendre
l’écriture, suivre son propre cap en tenant compte des détours que lui imposaient les propositions de chacun.
Roman joyeux et malicieux, Comme
neige demande la participation active
du lecteur, qui prend part, autant que
chacun de ses contributeurs, à la création de l’œuvre, à son interprétation.
Point d’explication définitive dans
ce premier roman. Seulement
des indices, des hypothèses et des
pistes. De la contrainte, de la liberté
et un grain de folie. p fl. b.
comme neige,
de Colombe Boncenne,
Buchet-Chastel, « Qui vive », 120 p., 11 €.
« Petite aventure amicale » pour
Olivier Rolin, la participation au
« scénario compliqué du livre que
Colombe écrivait » était particulièrement engageante. « On est
toujours tenté, explique-t-il, de
devenir un personnage de roman
(peut-être que, sans le savoir, je
n’ai écrit tous mes livres que pour
figurer un jour dans le roman de
Colombe Boncenne). »
Quant à Antoine Volodine, la tonalité excessivement sévère de la
lettre qu’il a adressée à la romancière est éloquente. N’hésitant pas
à dire du comportement d’Emilien Petit qu’il est « bien misérable », l’écrivain ajoute que son
œuvre s’appuie « sur des valeurs
faussement dérangeantes », qu’elle
est « illusoirement brillante et, pour
résumer, occup[e] dans la littérature une place qu’elle ne mérite
pas ». A sa réception, notre aspirante-écrivaine n’a pu qu’« éclater
de rire ».
Pari risqué et réussi, le livre de
Colombe Boncenne n’est pas une
simple potacherie ni un jeu littéraire un peu gratuit. Mais bel et
bien une entrée en écriture et
une ode à la lecture. Mêlant le
vrai et le faux sans en livrer la solution, Colombe Boncenne accepte, comme le lui ont appris les
livres, que tout n’est pas rationnellement explicable. « Ce n’est
peut-être pas si grave, dit-elle.
Voilà, c’est comme ça. » Et c’est
même très bien. p
Carl Vaernet, médecin danois
ambitieux issu d’une famille
d’éleveurs de chevaux, est persuadé
d’une chose : la race humaine,
comme toutes les autres races, peut
être perfectionnée. Son obsession ?
Guérir les hommes de l’homosexualité. Sur fond de montée du
nazisme, il tente de mettre au point
un remède révolutionnaire, une
capsule diffusant de la testostérone
dans le corps de façon continue.
Convoqué par Himmler, séduit par
ses travaux, il acceptera de mener
ses expériences sur des prisonniers
du camp de Buchenwald.
Dans ce nouveau livre, Olivier
Charneux s’essaye à la fiction
historique. Ce texte inspiré de faits
réels offre un portrait nuancé
de ce médecin devenu officier de la
Waffen-SS. Ni savant fou ni homophobe mystique ou souffrant de
haine de soi. On découvre ici le parcours glaçant d’un homme banal,
habité par des rêves
de gloire, dont l’obsession d’être utile
au genre humain
passe avant toute
préoccupation
éthique. p esther
attias
a Les guérir, d’Olivier
Charneux, Robert
Laffont, 198 p., 18,50 €.
Nostalgie victorienne
Elle s’appelait de son vrai nom Mary
Annette Beauchamp. Née en Australie
en 1866, Elizabeth von Arnim était
la cousine de la Néo-Zélandaise
Katherine Mansfield et l’auteure
d’une vingtaine de romans, dont
Elizabeth en son jardin allemand,
best-seller de la fin du règne de
Victoria. L’inédit qui paraît chez
Bartillat, Le Jardin d’enfance, constitue
un chapitre oublié du Jardin
allemand. Nous voilà revenus avec
Arnim au temps où la petite fille
régnait sur ces terres de Prusse.
On éprouve presque sa joie physique
lorsqu’elle retrouve les vieux arbres
dont elle connaissait jadis chaque
branche, tandis que la grâce sobre
de son style dit magnifiquement
la nostalgie du souvenir et l’émotion
contenues. p florence noiville
a Le Jardin d’enfance (The Pious
Pilgrimage), d’Elizabeth von Arnim,
traduit de l’anglais (Australie)
par François Dupuigrenet Desroussilles,
Bartillat, 128 p., 12 €.
10 | Chroniques
0123
Vendredi 18 mars 2016
Autoportrait au couteau
PIERRE MICHON
écrivain
monde de l’auteur est si sombre, sa relation à lui-même si amère, que l’on se demande où il trouve cette joie et cette
santé qui habitent pourtant son écriture.
Diagnostiqué bipolaire, Jérôme Bertin
perçoit l’allocation adulte handicapé, qui
s’abrège en AAH – difficile de savoir dans
son cas s’il faut y entendre le début d’un
râle de jouissance ou d’agonie. « Sifflez
tant que vous voudrez, moi je chante mon
mal comme un bonheur inespéré. (…) Nous
les malades nous avons tous les droits,
l’alibi est là et bien là, constaté par cet huissier du ciboulot qu’est le psychiatre. »
L’auteur confie d’ailleurs n’avoir jamais
eu d’autre rêve, enfant, que de perdre un
membre afin de ne pouvoir être ni cosmonaute ni pompier. Il est entier mais,
tantôt accro à diverses drogues, tantôt à
LE FEUILLETON
D’ÉRIC CHEVILLARD
écrivain
LE POÈTE, nul ne l’ignore,
est un écorché vif. Le plus
doux zéphyr lui arrache
de longues plaintes. Le
crin de l’archet lui fait venir les frissons que les
autres hommes demandent à la gégène.
Nous n’osons imaginer son supplice
quand il doit partager sa couche avec une
miette de biscotte. Moquez-vous, vous
dont le cuir coriace vous permet d’endurer le spectacle de l’agonie d’une feuille
en automne sans vous sentir défaillir
avec elle. Vous qui ne pleurez un peu qu’à
la mort de maman, comment comprendriez-vous cette larme que le poète verse
sur la rose fraîche éclose et dont la salinité corrosive précipite d’ailleurs catastrophiquement l’inéluctable flétrissure ?
Certes, le cliché romantique a un peu
jauni mais, alors que dans le même
temps les femmes s’affranchissent
gaillardement de leur réputation de grandes émotives douées d’une exquise sensibilité – et l’on se demande bien, en effet,
comment de telles calomnies ont pu si
longtemps nous dérober l’évidence –, le
poète demeure pour beaucoup ce naïf et
mièvre personnage, trop tendre pour la
vie. J’aimerais leur présenter Jérôme Bertin, né en 1975, auteur d’une quinzaine de
livres brefs et percutants. Son dernier, Retour de bâtard, autoportrait au couteau,
constitue une parfaite entrée dans cette
œuvre. Quand le poète s’écorche luimême, s’épluche comme un fruit, se dépouille comme une bête, nous devons
nous attendre à voir et entendre des vérités bien saignantes.
Jérôme Bertin n’épargne rien ni personne et il est le premier à faire les frais
de sa colère. Ce pourrait être une bonne
définition du kamikaze, mais pas le terroriste crétin qui se prend paradoxalement
en explosant pour le centre du monde
qu’il abhorre, non, plutôt le fameux
Héautontimorouménos de Baudelaire :
« Je suis les membres et la roue,/ Et la victime et le bourreau !// Je suis de mon
cœur le vampire,/ – Un de ces grands
abandonnés/ Au rire éternel condamnés,/
Et qui ne peuvent plus sourire ! »
Retour de bâtard rassemble vingtcinq textes titrés qui n’excèdent pas
deux pages, mais excèdent tout le reste :
la bienséance, le bon goût, les hiérarchies
de l’art et de la culture, les vertus sociales.
Tant de noirceur sans indulgence serait
vite insupportable si, d’une part, l’auteur
ne la confessait avec une sorte de candeur qui l’absout de toute complaisance,
ON REPREND
La vision du monde
de Jérôme Bertin est
si sombre, sa relation
à lui-même si amère,
que l’on se demande
où il trouve cette joie
et cette santé qui
habitent son écriture
FRANCESCA CAPELLINI
et si, d’autre part, sa langue n’était si
constamment surprenante, tantôt brute
de décoffrage, presque maladroite, tantôt
au contraire étrangement sophistiquée.
Voyez, par exemple, comme il commente les photos de lui que l’on trouve
sur Internet : « La première (…) fait penser
à un Christ poliomyélitique. A l’époque, on
me disait souvent que j’avais une gueule de
con. Rassurez-vous, c’est toujours le cas.
(…) Sur la seconde photo, celle au crâne
rasé, on dirait une espèce de moine malfaisant membre d’une vieille secte extraterrestre. » Que le désespoir est fécond !
Faut-il s’en réjouir ? Nous pouvons en
tout cas nous en étonner. La vision du
retour de bâtard,
de Jérôme Bertin,
Al Dante, 48 p., 8,50 €.
sa solitude essentielle, à sa rage d’écriture,
il est tout de même devenu ce « salarié de
la folie » autorisé en conséquence à parler
d’un monde qui n’est pas moins toupie.
« Ma glotte vibre d’insulter le ciel sale et sa
salle d’attente. »
Ai-je prétendu que Retour de bâtard
était une lecture de tout repos ? Je ne
mentirai pas : c’est âpre, âcre, ça pique les
yeux et ne s’avale que de travers. Un sabre
serait plus digeste. Jérôme Bertin donne
le sentiment de n’avoir rien à perdre ; il
n’a que ses mots et s’il nous les jette à la
figure, c’est bien aussi parce que c’est ce
qu’il possède de plus précieux. Il a de l’allure dans sa phrase, de l’audace, de la
vaillance, il se relève d’un coup de toutes
ses avanies, se requinque ; ce remède de
cheval serait à prescrire largement : « Le
bobo devra répondre devant le dieu de colère pour cette collaboration forcenée avec
l’inertie résignée. »
Aurions-nous oublié, à force d’émissions littéraires sirupeuses et de foires du
livre où les sourires des auteurs sont à
vendre avec leurs ouvrages, qu’un écrivain n’est nullement tenu d’être un type
sympa ? Qu’il est même « souvent hideux » et se tient mal en société parce que
tout l’énerve, tout l’indigne, tout l’indispose, tout lui fait à la fois peur et horreur ?
« C’est un fait, écrit Jérôme Bertin, je ne me
sens en sécurité qu’à l’intérieur de mon
bouge où rien ne bouge, qu’un ou deux cafards, et une dent du fond. » p
Ce qu’Internet change en nous
FIGURES LIBRES
ROGER-POL DROIT
SUPPOSONS :
vous ne savez plus
ce que vous avez
fait avant-hier en
fin d’après-midi.
Pareils trous de
mémoire ont existé de tout temps.
Ce qui est nouveau, c’est que vous
puissiez imaginer retrouver trace
de vos faits et gestes quelque part
sur Internet. Le moment introuvable dans vos souvenirs apparaîtrait, inscrit quelque part sur YouTube, Instagram, Twitter ou autre.
C’est peu probable, vous en convenez aisément. Mais pas totalement impossible, vous le reconnaissez aussi, alors qu’il y a seulement dix ans ou quinze ans vous
n’auriez même pas envisagé cette
probabilité infime.
Cette rêverie a saisi et troublé
Maël Renouard, un jour de 2008,
autant dire au jurassique-Web.
Jeune homme de talent, il s’est mis
à réfléchir, avec une vraie finesse
et une belle acuité, à ce changement de monde où nous sommes
définitivement embarqués, mais
qu’en fait nous mesurons encore
si peu, et si mal. La révolution numérique a eu lieu et se poursuit :
elle nous permet de
plonger dans des
fragments d’une
milliards d’images
mémoire infinie,
sans âge dont nous
de Maël Renouard,
ignorions l’exisGrasset, 270 p., 19 €.
tence la minute
d’avant. Savoir où sont nos amis,
ce qu’ils ont fait ce matin – ou il y a
cinq ans – ne demande qu’un clic.
Tout se conserve indéfiniment
dans cette mémoire infinie – au
point qu’il est devenu impossible
de disparaître, comme naguère,
sans laisser de traces.
Ce que discerne Maël Renouard,
et qu’il exprime admirablement,
ce sont les modifications induites en nous-mêmes par l’existence d’Internet. Il explore les répercussions inaperçues du Web
sur l’intimité des sujets, leurs relations à leur propre existence,
leur mémoire, leur conscience intime du temps. Dans le monde
d’avant, les archives renfermaient des informations lacunaires, et la plénitude vivace des
faits était le privilège des souvenirs humains. Dans le monde où
nous avons basculé, la mémoire
infinie d’Internet produit l’inverse : les moindres faits sont archivés à jamais, et nos psychismes désormais paraissent incertains et friables.
Mutation vertigineuse
L’univers entier s’enregistre, se
conserve, se retrouve, se consulte,
du coup notre mémoire subjective, autrefois seule fiable, se révèle faible et floue. C’est en écrivain que l’auteur fait éprouver
cette mutation vertigineuse. Il
faut donc le suivre de fragment en
fragment, de phrase en phrase –
avec un plaisir vif, le plus souvent,
avec un peu de distance, parfois,
quand il devient précieux, mais
c’est affaire de goût. Il approche
notre métamorphose en philosophe, en convoquant notamment
Leibniz, Malebranche, Derrida ou
Deleuze.
A propos de Maël Renouard,
Wikipédia répète qu’il est normalien, philosophe, traducteur de
Nietzsche, qu’il rédigea les discours de François Fillon de 2009
à 2012 et fut lauréat du prix Décembre en 2013 pour La Réforme
de l’opéra de Pékin (Rivages). A ces
traces ineffaçables, il convient
maintenant d’ajouter ce que les
lecteurs conserveront dans leur
fragile mémoire humaine : l’expérience partagée d’une pensée
fine, s’affirmant avec élégance.
Reprenons, résumons : sur Internet, on trouvera le texte du livre,
tout comme le présent article, et
sans doute bientôt quantité
d’autres commentaires. Les expériences subjectives des lecteurs se trouveront-elles en ligne ? Non. Mais elles sont bouleversées par le fait que soit en ligne la totalité du monde. p
L’Inhabitable
LE PETIT INTERVALLE
entre le temps où
une barbe commence
à pousser et celui où elle
commence à grisonner,
voilà, dit Zweig, la part
de la vie d’un homme
que relatent ces mémoires. Ça tient
en quarante ans. Ces quarante ans vont
de 1900 à 1940. Le suicide de l’Europe.
L’homme dont la barbe pousse puis
devient grise est autrichien et juif.
On se doute que sous cette double identité, il aura beaucoup à pâtir de ces années. Il n’est pas inutile d’ajouter que cet
homme est un grand bourgeois humaniste, généreux, un esthète et un écrivain
à succès, très talentueux et enclin
au pathétique. Un grand vivant cosmopolite. Un homme de bonne volonté.
C’est aussi un illusionniste. Un enchanteur. Ces mémoires sont moins une autobiographie de Zweig que le roman de sa
vie ; et dans ce roman, apparaissent dans
le même souffle une rencontre avec Joyce
et l’assassinat de Rathenau. C’est le paradoxe de l’écrivain doué, facile, naturel :
le bonheur de dire prime ce qui est dit
– et quoi qu’il nous raconte, le geste miraculeux de Rodin au travail ou un autodafé
de SA, nous lisons tout, les joies et les horreurs, comme si le désastre de l’Europe
était une fiction, un sombre conte de fées
à l’usage des enfants que nous sommes.
Nous le lisons en tremblant.
« L’Histoire, disait Joyce, est un cauchemar dont j’essaie de m’éveiller. » Tous ceux
qui composent et approchent ce Monde
d’hier, l’auteur, ses personnages (qui
furent des personnes réelles), le lecteur
en hypnose, voudraient sortir de
l’enchantement de l’Histoire, ne plus
entendre son chant de sirènes, son appel
vers le gouffre. Echapper à la culpabilité et
à la peur, à l’attrait de la violence. Cela
n’est possible, semble nous dire Zweig,
que dans l’évocation des choses passées,
de ce que nous avons perdu.
L’aujourd’hui est inhabitable. Demain
sera pire. Hier, dit Zweig, on pouvait habiter en Autriche. Et habiter dans l’Amitié.
« La pierre angulaire de l’Europe »
« Je suis né en 1881 dans un grand
et puissant empire, la monarchie des
Habsbourg, mais qu’on ne la cherche pas
sur la carte : elle a été rayée sans laisser
de trace. » Cet empire de conte de fées
a pesé lourd dans l’histoire de la littérature. Qu’ils le pleurent ou le raillent,
Hofmannsthal, Rilke, Joseph Roth, Musil,
Freud, en sont indissociables. Et c’était
plus qu’un empire d’opérette, c’était peutêtre bien, comme dit Zweig, « la pierre
angulaire de l’Europe ». Illusion rétrospective ? L’Autriche des Habsbourg est une
des patries de notre mythologie universelle, comme l’Angleterre élisabéthaine
ou la ville de Hollywood à son âge d’or :
un creuset d’art – une pierre angulaire.
Une de ces clefs de voûte qui tiennent
ensemble l’édifice humain.
C’est la très simple nostalgie affective
qui dicte ici les plus belles pages.
Où sont-ils, dit le vieux Zweig exilé,
les mille contacts, les mille mains,
les mille regards dont était tissée
la vieille Europe ? « On se trouvait
dans une galerie italienne et l’on devinait,
sans bien voir de qui il venait, qu’un léger
sourire amical vous était adressé. Alors
seulement on reconnaissait les yeux bleus
[de Rilke]. » La bienveillance soudain,
l’éclair amical. La maison européenne.
Le tissu charnel du sens. Ce qui est perdu.
Insupportablement perdu : Zweig
se suicide en 1942. p
le monde d’hier.
souvenirs d’un européen
(Die Welt von Gestern. Erinnerungen
eines Europäers),
de Stefan Zweig,
traduit de l’allemand (Autriche)
par Dominique Tassel, Folio, « Essais »,
592 p., 7,70 € (en librairie le 1er avril).
Les écrivains Sabri Louatah, Pierre Michon,
Véronique Ovaldé et l’écrivain et cinéaste
Christophe Honoré tiennent ici
à tour de rôle une chronique.
Mélange des genres | 11
0123
Vendredi 18 mars 2016
Jérôme Ruillier raconte la vie d’un sans-papiers à qui il donne les traits
d’un plantigrade au regard triste. Un témoignage juste et délicat
TRANS|POÉSIE
DIDIER CAHEN, poète et écrivain
Dans la peau de l’ours
Voire !
Trois livres de poésie, on vit avec et on choisit des vers.
On se laisse porter ; on tresse alors les œuvres
pour composer un tout nouveau poème.
BANDE DESSINÉE
Dans cette mort rien de triste
Disait Van Gogh à son frère Théo
Avant d’entrer dans la nuit avec ses doigts de
[vision
Et la baiseuse aveugle allait venait
Lui tenant les triquebilles les ouilles
Les nœuilles les pouilles et tout le saint-frusquin
Chère madame Schubert l’onde de choc des
[ténèbres
Est six fois plus rapide
Qu’une balle tirée d’un pistolet
frédéric potet
L’
anthropomorphisme – attribution de caractères humains à
d’autres entités, notamment les
animaux – est un procédé inusable en bande dessinée, et aussi ancien
que le sont Krazy Kat et Mickey Mouse.
L’utilisation de bestioles douées de parole
accentue l’effet recherché, qu’il soit comique ou tragique. Ce décalage, l’auteur de
livres pour enfants Jérôme Ruillier l’a fait
sien pour conter le destin d’un immigré
sans papiers à qui il a donné les traits d’un
ours au regard triste. Le dessinateur avait
déjà eu recours à des animaux humanisés dans ses deux premiers albums : Le
Cœur-Enclume (Sarbacane, 2009), qui
évoquait sa fille trisomique, et Les Mohamed (Sarbacane, 2011), une histoire de
l’immigration maghrébine adaptée du
livre de Yamina Benguigui (Mémoires
d’immigrés, Albin Michel, 1997).
L’Etrange – et non pas l’« étranger », mais
c’est tout comme – est le carnet de bord
d’un clandestin, de son arrivée sur le sol
français muni d’un faux passeport acheté
à prix d’or, jusqu’à son expulsion en charter quelques années plus tard. S’il a lu et
relu Maus, le chef-d’œuvre d’Art Spiegelman dans lequel celui-ci raconte la Shoah
en donnant des visages de souris aux juifs
et de chats aux nazis, Jérôme Ruillier s’est
aussi beaucoup inspiré d’Anima (Actes
Sud, 2012) de Wajdi Mouawad. Dans ce roman traitant des racines de la violence,
l’écrivain libano-canadien narre un fait divers sordide – le meurtre d’une femme
enceinte – à travers les témoignages d’une
multitude d’animaux (chien, chat sauvage, araignée, scarabée…).
Dans L’Etrange, la polyphonie de points
de vue fait entendre les voix d’un passeur,
d’un chauffeur de taxi, d’un militant associatif, d’une voisine, d’un patron de BTP ou
encore d’une corneille ayant tous, de près
ou de loin, côtoyé le personnage principal
durant son séjour. Composée de courts
chapitres, cette structure narrative découle en fait d’une série d’enregistrements
Fan de rock et de jazz, nourri de Rimbaud, de Kerouac
et de Coltrane, Zéno Bianu (né en 1950) aura toujours rêvé
de décrocher la lune. Auteur d’une cinquantaine de livres,
il signe un autoportrait en poète planétaire attiré
par l’Orient, fasciné par l’ailleurs.
Avec ses mots portés par la colère, la poésie de Jacques
Roman (né en 1948) semble échapper au répertoire habituel.
Et pourtant… D’abord destinés à la scène, ses coups
de gueule attisent le souffle noir d’une voix au lyrisme
étranglé.
L’amour qui chante-déchante, et pour l’accompagner,
un Steinway déglingué livré aux mains d’un accordeur…
des cœurs. L’humour d’Ewa Lipska (née en 1945) éclaire
avec une élégance rare l’improbable destinée de sa chère
Mme Schubert. p
Extrait de « L’Etrange », de Jérôme Ruillier. L’AGRUME
sonores réalisés par l’auteur il y a quelques
années à Voiron (Isère), après la reconduite aux frontières d’un père de famille d’origine vietnamienne. Jérôme Ruillier était
alors allé jusqu’à interroger le policier
ayant procédé à son arrestation – à 6 heures du matin, menottes aux poignets.
Cet épisode figure dans son roman graphique, aux côtés de scèl’étrange,
de Jérôme Ruillier, nes qui n’apprendront sans doute
rien à ceux qui suivent la situation
L’Agrume, 160 p.,
des migrants – la location oné20 €.
reuse d’un logement déglingué, le
séjour en centre de rétention, l’installation dans une « jungle »…– mais que la
délicatesse d’un trait faussement enfantin rend poignante. Confronté à la réalité d’un sujet saturé sur le plan iconographique en raison de sa couverture
médiatique, le dessinateur a opté pour
une figuration poétique autrement plus
évocatrice. La généralisation du « racisme
ordinaire », la libération de la parole xéno-
POLAR
phobe ou encore la politique du chiffre
dans les rangs de la police y sont décortiquées avec une sévérité redoutable.
Si l’histoire fait écho à l’actualité la plus
récente, elle correspond néanmoins aux
années où Nicolas Sarkozy fut ministre
de l’intérieur puis chef de l’Etat, comme
en témoigne la retranscription, en exergue au fil du livre, de plusieurs de ses
phrases (« L’homme n’est pas une marchandise comme les autres… », « On ira les
chercher un par un… », « Vous en avez assez
de cette bande de racailles ? »…). Deux
phrases du même acabit prononcées par
Manuel Valls et Marine Le Pen y figurent
également, afin de n’oublier personne
dans ce réquisitoire de l’action politique
face à la question de l’immigration. Le lecteur n’avait pas forcément besoin de cette
recontextualisation. Les multiples miroirs
renvoyés par les narrateurs plus « humains » que nature de ce récit criant de
vérité y suffisent amplement. p
Infiniment proche. Le désespoir n’existe pas, de Zéno Bianu,
Gallimard, « Poésie », 336 p., 8,80 €.
Proférations, de Jacques Roman, Isabelle Sauvage, 128 p., 16 €.
L’amour, chère Madame Schubert… (Miłość, droga pani
Schubert…), d’Ewa Lipska, traduit du polonais par Isabelle Macor,
édition bilingue, LansKine, « Ailleurs est aujourd’hui », 64 p., 12 €.
ACTES SUD
Transe textuelle
L’hermaphrodite de «L’Histrion» part en quête
de ses origines. Une geste flamboyante et libertaire
françois angelier
L
Soleil noir
PLAINPICTURE/BILDHUSET
Que s’est-il passé, un matin de 1997, sur la petite île de
Bornholm, à l’est du Danemark ? Ce jour-là, une jeune étudiante
est retrouvée morte, suspendue à un arbre, son vélo fracassé.
L’enquête conclut vite à un accident de la route. Seul un policier
municipal s’échine pendant dix-sept ans à garder le dossier
ouvert. Dans l’impasse, il demande l’aide du département V,
spécialisé dans les cold cases, avant de se suicider.
Dans cette sixième enquête mettant en scène Carl Morck
et ses assistants Assad et Rose, le Danois Jussi Adler-Olsen
plonge le lecteur, à l’aide de multiples sous-intrigues, dans
le néopaganisme nordique, le culte du soleil et les nouveaux
mouvements religieux. Au cœur de l’intrigue : un gourou
aussi séducteur que manipulateur, à la tête d’une petite
communauté qui semble tout droit sortie du film The Wicker
Man (Le Dieu d’osier, de Robin Hardy, 1973).
Très documenté, ce livre de plus de 650 pages se lit d’une
traite grâce aux recettes qui ont fait le succès de la série
« Département V » (plus de 10 millions de livres vendus) :
construction en chapitres alternés, narrateur omniscient,
rebondissements incessants. Sans oublier un humour pincesans-rire atténuant la noirceur de l’intrigue. p abel mestre
a Promesse (Den graen seløse), de Jussi Adler-Olsen,
traduit du danois par Caroline Berg, Albin Michel, 656 p., 22,90 €.
orsque Yal Ayerdhal
(1959-2015), franc-conteur et mur porteur de la
nouvelle science-fiction
française, décida de rendre hommage au Dune de Frank Herbert
(1965), il se lança dans un vaste
récit où Genesis, entité-monde
pensante et agissante, tente de
fédérer le Daym, chaotique constellation de micro-féodalités et
divergentes communautés.
Pour ce faire, elle lâche dans
l’arène Aimlin-Aimline, trublion
anarchiste et maquisard, viscéralement individualiste et habitué
des coups tordus. Signe particulier : hermaphrodite sexomorphe (c’est-à-dire apte à changer
de sexe à volonté). Mission : semer le désordre. Au fil de sa geste
et de ses aventures planétaires, il
croise, notamment, des nomades supraluminiques et des femmes télépathes.
Ayerdhal nomma ce roman
L’Histrion (J’ai Lu, 1993), vit que
cela était bigrement excitant et
décida d’en publier la suite un an
plus tard. Sexomorphoses confronte Aimlin(e), nanti d’ardeurs
toujours aussi toniques et non pa-
ramétrables, à la quête fiévreuse
de ses origines et au sens de son
existence.
Salubrité du désordre
Conçu par un romancier influencé par Jean-Paul Sartre, Ray
Bradbury ou encore Norman
Spinrad, pour qui nul jamais n’est
quitte de la violence du monde,
chef-d’œuvre du space opera français, le diptyque L’Histrion-Sexomorphoses, réédité aujourd’hui
au Diable Vauvert, est avant tout
une tentative littéraire de penser,
au vif d’une sauvagerie fictionnelle et d’une flamboyance narrative rares, une politique libertaire
des corps et l’occasion de nous
rappeler, face aux diktats des missionnaires de l’ordre légal, l’inventive salubrité du désordre social.
A la fin de sa vie, Yal Ayerdhal
donnera à son engagement politique la forme du cyberthriller,
avec notamment Transparences
(Au Diable Vauvert, 2004), puis
Résurgences (Au Diable Vauvert,
2010). p
sexomorphoses,
d’Ayerdhal,
Au Diable Vauvert, 458 p., 20 €.
Signalons aussi, du même auteur,
la réédition au Livre de poche,
de Demain une oasis
(240 p., 6,60 €) et de Chroniques
d’un rêve enclavé (448 p., 8,10 €).
“Son nouveau livre
est un chef-d’œuvre
et il est loin d’être le premier.”
Christine Ferniot, Télérama
© Anna Gett Photography
SCIENCE-FICTION
“Anna Enquist écrit de la même
façon qu’Ingmar Bergman
filme les pensées.”
Florence Noiville, Le Monde des Livres
12 | Rencontre
0123
Vendredi 18 mars 2016
Vincent Ravalec
Touche-à-tout
Révélé dans les années 1990, cet écrivain tâte aussi du cinéma,
du chamanisme et de l’astrophysique. Aujourd’hui, dans le rocambolesque
« Bonbon désespéré », il s’interroge sur la création
– on apprendra en passant que
l’ancien cancre est inscrit à un cyu fil de la conver- cle d’astrophysique.
sation, on se surSans doute cette curiosité tous
prend à faire azimuts a-t-elle eu pour consémentalement le quences un brouillage de son
compte des pro- image, le faisant passer de météojets sur lesquels rite littéraire annonçant le renoutravaille Vincent Ravalec. Il y a ce vellement de la littérature franfilm en « réalité augmentée », çaise, aux côtés de Virginie Desqu’il tournera à partir du mois pentes et de Michel Houellebecq,
d’avril et dont il sera réalisateur, à… eh bien, auteur un peu difficile
coproducteur et scénariste. Il y a à suivre, après qu’il a abandonné
ce roman d’amour auquel il la veine urbaine et trash de ses
pense depuis longtemps. Et puis premiers livres pour se lancer, à
« cet énorme polar », qu’il ter- partir de 1999, dans un tour du
mine et aimerait ensuite adapter monde du chamanisme – « l’une
en série…
des choses les plus passionnantes
Pour l’heure, il publie Bonbon qu’il m’ait été donnée de vivre, mais
désespéré, friandise joyeusement je n’en parle plus trop, on me prend
rocambolesque, qui devrait être pour un dingue ». Fils de prof,
le premier ouvrage d’une série de ayant arrêté l’école en 4e pour encinq autour de la création. Lui chaîner les petits boulots (menuin’est pas du genre à calculer ni le sier, assistant réalisateur, régischiffre précis de fers mis au feu ni seur…), il s’était mis à écrire à la fin
celui des livres que, « doté d’une de la vingtaine et est entré dans le
imagination certaine », il a écrits. milieu littéraire comme par ef« Une quarantaine, sans doute », fraction. En 1990, il accompagne
consent-il à lâcher, en addition- ainsi l’envoi de son premier manant romans, recueils de nouvel- nuscrit chez Flammarion à l’édiles, essais, BD et livres pour en- trice Françoise Verny d’un mot grifants… Si l’énergie de ses pre- bouillé sur du papier à en-tête
miers textes est ce qui frappa d’Antenne 2 (la chaîne où officiait
critiques et lecteurs dans les an- Bernard Pivot), lui recommandant
nées 1990, il faut croire que, à « ce jeune talent » et l’avertissant
que Grasset était « déjà sur
le coup » – Flammarion pu« C’est peut-être parce
bliera Cantique de la raque je vieillis, mais voilà caille. Cette anecdote, Ravalec l’a racontée dans
une dizaine d’années
L’Auteur (Le Dilettante,
que me préoccupent le
1995), très amusant récit
devenir des personnages d’un candide à la diction de
titi parisien en territoire
et la question de la fin
germanopratin. Mais, si
d’un livre »
l’édition d’alors avait ses
ridicules, Vincent Ravalec,
qui a été publié depuis dans
54 ans celui qui a gardé son air un nombre considérable de maijuvénile – billes bleues, épi blond sons, regrette la disparition d’un
aux allures de houppette et « rapport très littéraire des éditeurs
oreilles en pointe qui lui font une à leur métier ». « Aujourd’hui, notetête de personnage de BD – n’a t-il, les impératifs de rentabilité pririen perdu de ce « jus » qui électri- ment. Plus aucun éditeur ne vous
sait Un pur moment de rock’n roll parle de livres quand vous le ren(Le Dilettante, 1992) et Cantique contrez : seulement de chiffres. »
de la racaille (Flammarion, 1994,
C’est un peu de ce constat qu’est
prix de Flore). Seulement, il n’en né l’un des héros de Bonbon désesfait plus la qualité dominante de péré, Origène, un écrivain « impuses livres, mais s’en sert pour ali- blié », abonné aux lettres de refus,
menter son goût de l’éclectisme, alors qu’il possède un étrange tason envie de sauter de la littéra- lent médiumnique : ce qu’il écrit
ture au cinéma, et retour, et de se réalise. Bonbon désespéré coms’intéresser à mille choses à la fois mence quand il rencontre par hasard deux jeunes filles qui s’apprêtent à vivre les événements catastrophiques contenus dans son
dernier manuscrit ; il prend avec
elles la direction du sud-ouest, en
espérant pouvoir intervenir et
empêcher le pire d’arriver. « Com1962 Vincent Ravalec
ment l’art et l’écriture peuvent être
naît à Paris.
prescripteurs de la réalité, influer
sur elle ? C’est un de mes dadas et
1992 Un pur moment
Bonbon désespéré me permet de
de rock’n roll (Le Dilettante).
le mettre en scène d’une manière
amusante, je crois. » Alors que l’in1994 Prix de Flore pour
terrogation est très sérieuse : à
Cantique de la racaille
quel point, à force d’écrire des cho(Flammarion).
ses atroces, finit-on par les faire
advenir ? « C’est peut-être parce que
1998 Sortie du film
je vieillis, dit-il, mais voilà une diCantique de la racaille,
zaine d’années que me préoccuqu’il a adapté lui-même.
pent le devenir des personnages et
la question de la fin d’un livre. Il
1999 Il débute son tour du
faut qu’il y ait une ouverture, sinon
monde du chamanisme.
on n’a tous qu’à mourir… » Cela ne
signifie pas que Vincent Ravalec
2012 Il effectue un vol
compte se mettre à une littérature
en apesanteur.
benoîtement optimiste, mais qu’il
raphaëlle leyris
A
lui semble important de ne pas
pratiquer la noirceur gratuitement. Parce que l’écriture le
rend si heureux, il ne voudrait pas
qu’elle contribue à alourdir les
malheurs du monde. p
bonbon désespéré,
de Vincent Ravalec,
Le Rocher, « Littérature »,
176 p., 16,90 €.
SERGE PICARD
POUR « LE MONDE »
Parcours
&+#' 5:4%7# /(2#0*!:-#$ %='3,+0#) ,4# 43,+#77# "(<34 %# .(+3,0#0 +3. 7:+0#.1 &, 6#4, 9 %#.
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