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WEBZINE
PRINTEMPS 2013
Pluralisme culturel migration diversité religieuse
Recension du documentaire Post-9/11 Fear,
Anger and Politics de Nadia Zouaoui
par STÉPHANIE TREMBLAY
La documentariste québécoise Nadia Zouaoui se penche sur
la situation des américains de confession musulmane, sur leur
image dans l’opinion publique et sur des épisodes patents
d’islamophobie vécus par plusieurs d’entre eux. Un documentaire
à voir.
FEAR, ANGER AND POLITICS (2012) (90 min.),
Production: Aljazeera Documentary Channel.
Ce documentaire en 2 parties peut être vu sous ce lien :
www.aljazeera.com/programmes/
aljazeeraworld/2012/08/2012829125952344368.
L
a cinéaste constate que, depuis les attentats du
11 septembre, la prolifération de l’islamophobie et ses nombreux avatars (préjugés, racisme
ambiant, discrimination, perte de droits, etc.) se
révèle plus forte que jamais, notamment dans la ville de
New York, où se documente davantage le film. Parmi
les quelques statistiques impressionnantes présentées
à l’appui de cet inquiétant constat, on souligne, par
exemple, que 46% des Américains ont affiché en 2012
des attitudes défavorables à l’égard de l’islam (et des personnes de confession ou de culture musulmane) comparativement à 24% en 2002. En 10 ans, l’islamophobie a non seulement augmentée, mais cette progression
semble se développer dans un climat de relative banalisation, voire même de légitimation de son existence
dans la société américaine.
Ce film se démarque dans la mesure où il ne
verse ni dans la dramatisation indue, ou dans une quelconque forme de moralisation, ni dans une facture trop
théorique, déconnectée de l’expérience « ordinaire »
des citoyens. La trame du documentaire s’articule autour du livre Patriot Acts, paru 10 ans après les évènements du 11 septembre 2001, un livre qui retrace les
divers impacts du « backlash » de cette tragédie sur les
citoyens américains de confession musulmane. L’ouvrage regroupe plusieurs témoignages de citoyens dont
les droits civiques, juridiques et/ou politiques ont été
bafoués dans différentes situations.
La cinéaste nous fait pénétrer notamment dans
l’univers d’une famille meurtrie par l’emprisonnement
à vie d’un fils, accusé sans preuve formelle d’avoir fomenté un attentat terroriste. Selon les parents, cette accusation découlerait d’une sorte de chasse aux sorcières
gouvernementale visant, pour des raisons électorales, à
« punir » un terroriste sur la scène publique. Cette hypothèse suppose un retour à la solidarité « mécanique »
dont parlait le sociologue Émile Durkheim, celle
qui amène la conscience collective à s’abreuver à des
sacrifices publics. Dans ce même épisode, les parents
racontent que les droits fondamentaux de leur fils ont
en outre été sérieusement lésés au cours des procédures
judiciaires, notamment lors du procès, alors qu’on ne
lui a pas permis de porter des vêtements propres.
Le film relate aussi un cas évident de profilage racial à l’égard d’un homme se présentant pour prendre
l’avion avec un t-shirt jugé « offensif » par les douaniers.
Ce vêtement portait en arabe l’inscription : « We will
not be silent » (que nous pouvons traduire par : nous
refusons de nous taire1). Avant qu’il puisse entrer dans
l’avion, cet homme a dû retirer son chandail. À la suite
de cet événement, l’organisation d’artistes (une dizaine
de créateurs de ce t-shirt) a décidé de ne pas se claquemurer dans le silence et de porter à leur tour le vêtement dit « subversif » dans l’avion. Or, ce groupe a pu
librement accéder à l’avion sans être forcé de retirer le
chandail.
Parmi d’autres parcours marquants, on découvre
celui d’une jeune femme que le FBI a soupçonnée, il
y a deux ans, de complicité dans un
acte terroriste. Les agents ont pénétré L’auteure est doctorante en sociologie à
dans sa maison et l’ont menottée en la l’Université de Monmenaçant de déportation. Transportée tréal et boursière au
aussitôt en prison sans même se sou- Centre justice et foi
Vivre ensemble page 1/2 PRINTEMPS 2013
venir qu’on lui ait lu ses droits,
la jeune femme a subi diverses
humiliations, dont celle de
devoir se dénuder en public.
Elle précise, dans une entrevue
accordée à la documentariste,
qu’elle a vécu plus de deux ans
dans un état dépressif à la suite
de cet événement traumatisant
et que plusieurs membres de
sa famille ont coupé les ponts
avec elle par crainte de subir des
représailles du FBI.
L’incursion dans la vie
de ces quelques citoyens de
confession musulmane au sein
d’un contexte de grande surenchère sécuritaire aux États-Unis
illustre bien que le racisme et
l’islamophobie ne se déploient pas que dans les interactions ordinaires de la vie quotidienne, mais s’immiscent
également dans le « palier politique », d’après l’expression du sociologue Michel Wiewiorka. Cette tangente
confère donc à ce problème social une dimension plus
significative dans la mesure où le racisme ciblant les
personnes de confession musulmane (qu’elles soient
croyantes ou pas) ne s’inscrit plus seulement dans
quelques cas diffus et isolés, mais bien sur une toile
de fond où se profile un degré beaucoup plus profond
d’organisation et d’inscription dans la société. Comment expliquer l’existence d’une telle islamophobie et
d’un tel bris d’égalité pour autant de citoyens, dans un
contexte où les États-Unis se targuent plus que jamais de
promouvoir les droits fondamentaux aussi bien à l’intérieur du pays que sur le plan international? À cet égard,
la cinéaste explore plusieurs pistes de réflexion dont, en
premier lieu, la floraison de « faiseurs d’opinion » dans
le paysage médiatique, qui exploitent les terrains minés
par la peur depuis les attentats du 11 septembre 2001.
On apprend, entre autres, qu’une importante
campagne de salissage, au slogan pour le moins éloquent : « stop islamisation of the America », financée au
surplus par un groupe de spécialistes, propage de plus
en plus librement des mythes propices à la banalisation
et au cautionnement de l’islamophobie dans la société
américaine. Inscrit dans un agenda radical d’extrêmedroite, ce mouvement aux multiples tentacules s’infiltre de plus en plus dans l’opinion publique, comme
l’atteste, entre autres, la fréquence croissante de ses
apparitions dans les médias. Ses membres se fondent
non seulement dans le décor
médiatique, mais jouissent
aussi d’une crédibilité rarement remise en question,
dans la mesure où ils sont présentés comme des experts en
sécurité, dont les allégations
alarmistes se voient du coup
très peu questionnées. C’est
ainsi qu’ils « étirent » de plus
en plus l’élastique de la liberté
d’expression en écorchant au
passage les droits des citoyens
de confession musulmane et
en antagonisant encore davantage les blocs de l’« Orient » et
de l’ « Occident ».
On voit donc que le
« muslim bashing » croît allègrement dans un contexte sociologique (récession
économique, apathie politique, etc.) très favorable à la
diabolisation d’un « bouc émissaire » responsable de
tous les maux sociaux. Or, cette victimisation des porteétendards de l’islamophobie aux États-Unis se révèle
d’autant plus préoccupante que le fait de se présenter
comme des victimes les déculpabilise dangereusement
et les drape donc d’une certaine invisibilité dans l’espace public.
La documentariste montre d’ailleurs que ceux
qui osent adopter un discours à contre-courant de cette
tendance majoritaire dans les médias en plaidant, par
exemple, pour un redressement des droits à l’égard des
personnes stigmatisées, voient le plus souvent leurs positions ridiculisées ou invalidées.
Ce documentaire percutant, réalisé à partir de la
réalité vécue par de nombreux américains de confession
musulmane, reflète un problème bien réel qu’il faudra
tôt ou tard aborder de front. Un décalage aussi flagrant
entre des prétentions théoriques à l’égalité et une réalité loin de l’Eldorado rêvé ne pourra subsister encore
longtemps.
1 Slogan fréquemment
repris par diverses coalitions
opposées au militarisme, ainsi
que par quelques groupes de
solidarité avec le peuple palestinien. Un groupe québécois,
la Coalition justice et paix pour
la Palestine (CJPP), a récemment introduit ce vêtement
lors de manifestations tenues
à Montréal.
Vivre ensemble page 2/2 PRINTEMPS 2013
Ce texte fait partie du
webzine Vivre ensemble
volume 20, numéro 69
printemps 2013.
Une publication
du Centre justice et foi
www.cjf.qc.ca