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L’Encéphale (2010) 36, 348—354 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com journal homepage: www.em-consulte.com/produit/ENCEP COMPTE-RENDU Hallucinations, conscience et psychoses Hallucinations, consciousness and psychosis Au cours du 1er Forum Lundbeck animé par les professeurs Pierre Thomas et Philippe Fossati, ont été abordés le problème de la conscience et son lien avec les troubles psychotiques, le délire et les hallucinations. Les docteurs A. Delcul, R. Gaillard et R. Jardri ont présenté leurs récents travaux de recherche permettant de discuter au regard des progrès récents des neurosciences cognitives l’importance des troubles de la conscience dans les psychoses schizophréniques, la fonction du réseau de repos conscient et sa perturbation possible lors des expériences hallucinatoires, le rôle du glutamate dans la survenue d’un délire et le modèle de l’espace de travail conscient qui fait écho au concept plus ancien de dysconnectivité dans la schizophrénie. tions cognitives renvoie à la conception plus fondamentale selon laquelle une région particulière prise isolément ne suffit pas à rendre compte d’un processus cognitif. Au contraire, la compréhension des processus cognitifs requiert de caractériser la dynamique de l’activité neuronale au sein d’un réseau plus ou moins distribué [5,49,58]. Le terme dysconnectivité (traduction de l’anglais « dysconnectivity ») construit à partir du préfixe grec « dys » renvoyant à la notion d’un fonctionnement anormal, est utilisé pour désigner une intégration fonctionnelle anormale entre plusieurs régions cérébrales. En anglais, le terme « disconnection » est également utilisé, formé cette fois-ci à partir du préfixe latin « dis » qui véhicule la notion de séparation, et donc plus proche des termes français « dissociation » (« scission des fonctions psychiques ») et « schizophrénie » (« esprit scindé »). Pour Stephan et al. [63,64], le terme « dysconnection » rend davantage compte d’une connectivité fonctionnelle anormale dans la schizophrénie, alors que « disconnection » renvoie à une désintégration, une diminution de l’intégration fonctionnelle. Dysconnexion, conscience et schizophrénie Mécanismes biologiques de la dysconnectivité L’idée que la schizophrénie puisse être liée à des interactions anormales entre les régions cérébrales plutôt qu’à des anomalies cérébrales focales est ancienne. Wernicke fut le premier à proposer cette hypothèse, postulant que la psychose résultait d’une disjonction, d’une déconnexion anatomique des fibres, qu’il nomma « sejunction » [71]. Bleuler formula cette disjonction en termes psychopathologiques, qu’il caractérisa comme une dissociation des fonctions psychiques [6]. Ce concept de dysconnectivité s’applique également aux dysfonctionnements cognitifs dans la schizophrénie, dont les mécanismes seraient non pas des anomalies cérébrales focalisées mais plutôt une perturbation des connections anatomiques et/ou fonctionnelles corticocorticales et corticolimbiques [32]. Selon ce modèle, ces anomalies de connectivité à longue distance ont pour conséquence une perturbation de l’intégration neuronale entre différentes régions nécessaires à la réalisation harmonieuse de tâches cognitives impliquant la coordination temporelle fine de ces régions, notamment celles impliquant la conscience et le contrôle cognitif. Cette vision connexionniste des perturba0013-7006/$ — see front matter doi:10.1016/j.encep.2010.07.001 Deux mécanismes biologiques peuvent être à l’origine de cette dysconnectivité. Le premier correspond à une anomalie des connections anatomiques à longue distance, du fait d’une mise en place anormale de ces connections durant le développement neuronal depuis la vie intra-utérine jusqu’à la fin de l’adolescence (et peut-être encore plus tard), impliquant des mécanismes essentiels tels la migration neuronale ou la myélinisation de la substance blanche périaxonale [9]. Par ailleurs, une anomalie acquise des fibres myéliniques est également une hypothèse plausible, du fait d’une atteinte inflammatoire ou dégénérative de la substance blanche [68,16]. L’imagerie structurale a tiré profit d’une technique appelée imagerie du tenseur de diffusion, qui permet l’observation fine des faisceaux de substance blanche reliant les régions corticales entre elles ainsi que les régions corticales et souscorticales. Cette technique a révélé l’existence d’anomalies des axones myélinisés constituant la substance blanche. Ces anomalies diffuses intéressent notamment les fibres à longue distance de substance blanche, particulièrement Hallucinations, conscience et psychoses au niveau des cortex frontocingulaires, de l’aire fasciculaire uncinée, des connexions frontostriatales et du corps calleux, suggérant une altération préférentielle de la connectivité interhémisphérique dans la schizophrénie [10,31,43,45,46,47,48,51,55,65,66,69,70,73]. Le second mécanisme correspond à une plasticité synaptique dépendante de l’expérience anormale, en particulier de la transmission glutamatergique médiée par les récepteurs au NMDA et de la régulation de cette transmission glutamatergique par les systèmes de neuromodulation cholinergique, dopaminergique et sérotoninergique [32,64,63]. Dans ce modèle, les anomalies de la transmission glutamatergique apparaissent de facto comme une voie biologique finale dont les causes peuvent être multiples, ce qui peut être une explication possible à l’hétérogénéité clinique et étiologique de la schizophrénie [52]. Ces deux processus ne sont pas exclusifs l’un de l’autre car des mécanismes génétiques communs et/ou des perturbations épigénétiques peuvent influencer les deux processus. De surcroît, ces deux processus influent considérablement l’un sur l’autre. Ainsi, cette plasticité synaptique anormale a des conséquences importantes sur la connectivité anatomique microscopique, sur l’arborisation dendritique neuronale, et macroscopique, sur la structure des fibres à longue distance qui semblent impliquées dans les fonctions cognitives intégrées et dans la physiopathologie de la schizophrénie. Ce phénomène est particulièrement marqué à la période de l’adolescence, lors du phénomène de réduction et de sélection des connections neuronales que l’on nomme « pruning ». Inversement, les phénomènes moléculaires et cellulaires sous-tendant la myélinisation sont étroitement liés à l’expérience et la myélinisation retentit sur le métabolisme cellulaire, l’activité électrique des neurones et réseaux de neurones et sur la plasticité synaptique [27]. De fait, des anomalies de la substance blanche, qu’il s’agisse de la myéline ou de l’ensemble de la glie, retentissent sur le métabolisme neuronal et en affectent le fonctionnement et l’activité synaptique [27]. Dysconnectivité et conscience Frith et al. ont été les premiers à étudier cette dysconnectivité en imagerie fonctionnelle chez les patients schizophrènes par la mise en évidence de corrélations anormales entre l’activité frontale et temporale. Lors de la génération spontanée de mots, l’activation frontale était associée chez les sujets sains à la suppression de l’activité dans le gyrus temporal supérieur (GTS) [33]. Chez des schizophrènes sévèrement atteints, l’amplitude de l’activation frontale était normale, mais il existait une augmentation importante de l’activation du GTS. Ces résultats ont été reproduits chez des patients non traités présentant un premier épisode [29]. Frith et al. ont postulé que cette dysconnection fonctionnelle frontotemporale pouvait être à l’origine de l’attribution erronée d’une activité auditive d’origine interne à une origine externe [34]. En d’autres termes, lorsque le sujet parle à voix haute ou intérieurement (pensées), il doit exister une coopération entre les régions sensorielles auditives et les régions organisant la production du langage (cortex frontal et cortex cin- 349 gulaire). Cette coopération consiste notamment en une « préparation », une inhibition par ces régions frontocingulaires, des régions corticales sensorielles auditives. En quelque sorte, ces régions doivent être « averties » que les stimuli auditifs perçus ne proviennent pas d’une source extérieure mais émanent du sujet lui-même. Frith et al. postulent qu’une action, quelle qu’elle soit, est évaluée à chaque instant de son déroulement par une comparaison des afférences sensorielles (informations visuelles, proprioceptives, auditives, etc.) aux anticipations prédites par le « programme initial » et que cette action peut de fait être corrigée volontairement à chaque instant. Ce processus de contrôle de l’action serait perturbé dans la schizophrénie, notamment du fait d’anomalies des connexions à longue distance corticocorticales. Parmi les conséquences de cette anomalie, le sujet schizophrène serait gêné dans la prise de conscience de ses actions ; notamment, la perception de l’intentionnalité de ses propres actions pourrait être altérée : le patient attribuerait des stimuli d’origine interne (par exemple, ses pensées propres ou les afférences proprioceptives qu’il reçoit de son mouvement volontaire) à une cause extérieure (pensées ou mouvement imposés par une « force » extérieure). Plus récemment, notre équipe s’est intéressée au déficit perceptif dans la modalité visuelle et, en particulier, lors de la situation expérimentale de perception de stimuli masqués dans la schizophrénie, particulièrement pertinente pour l’exploration des altérations cognitives dans cette maladie. Ce paradigme appelé « masquage visuel rétrograde » (visual backward masking paradigm) est caractérisé par l’altération de la perception d’un premier stimulus visuel « cible » lorsque celui-ci est suivi après un intervalle très court (inférieur à 100 millisecondes) par un deuxième stimulus visuel qui joue alors le rôle de « masque » [7]. Chez les patients schizophrènes, une littérature riche et relativement ancienne a observé une diminution de la perception consciente de ces stimuli par rapport aux témoins (pour une durée de présentation du stimulus et/ou un intervalle cible—masque équivalent) [36]. Le phénomène de masquage est lié à l’interférence entre le masque et le stimulus à différents moments de la perception du stimulus ; il reproduit expérimentalement la transition d’un stimulus du non-conscient au conscient et permet donc d’explorer la dynamique de l’accès conscient et en particulier le rôle des connections descendantes émanant des régions antérieures frontocingulaires et pariétales vers les régions postérieures occipitotemporales. Notre hypothèse de travail, s’inspirant du modèle théorique de l’« espace de travail global conscient » [19,20,18], prédisait que les anomalies mises en évidence lors de la perception des stimuli masqués dans la schizophrénie reflètent la perturbation de la dynamique de l’accès conscient et des processus de haut niveau, descendants intervenant dans la perception (et plus généralement nécessaires à la réalisation d’une multitude de processus cognitifs intégrés, de pensées et d’actions dirigées vers un but). Une première étude comportementale a montré que l’élévation du seuil de masquage contrastait avec la préservation de l’amorçage subliminal. Ainsi, ces résultats suggéraient que les étapes visuelles précoces impliquées dans cet amorçage étaient intactes chez les patients et donc que le déficit observé chez les patients schizophrènes correspondait à une altération des étapes visuelles tar- 350 dives impliqués dans la perception consciente. Ces premiers résultats ont été confortés par des enregistrements neurophysiologiques ayant montré comme altération principale chez les patients une réduction de l’activité tardive distribuée au niveau d’un vaste réseau fronto-pariétotemporal associée à l’accès conscient (phénomène également appelé métaphoriquement « ignition » consciente) [22,21]. Réseau du mode par défaut et conscience À côté du modèle de « l’espace de travail global conscient » proposé par Dehaene et al. pour rendre compte de la conscience d’accès [20], un autre aspect fascinant des neurosciences modernes a été la prise en considération des fonctions sous-tendues par le cerveau au repos. Que fait notre cerveau lorsqu’il n’est pas engagé dans une tâche cognitive dirigée vers un but ? Le premier auteur à avoir tenté de répondre à cette question fut Marcus Raichle qui introduisit le concept de réseau de repos conscient, qu’il dénomme « default-mode network » (DMN) [60]. Ce DMN est constitué de la coalition de régions frontopariétales, fortement connectées fonctionnellement au repos par une oscillation à basse fréquence. Ce réseau se désengage lorsque le sujet réalise une tâche cognitive, quelle qu’elle soit. Un premier point intéressant, même s’il fait toujours l’objet de controverse actuellement, est que ce DMN a été retrouvé associé à des activités mentales d’introspection, de référence à soi, d’une part [37], mais également à la capacité à se situer en tant qu’individu dans le temps, via les souvenirs ou par anticipation (ce que l’on a nommé le voyage mental). Ce dernier aspect n’est pas sans faire écho à des conceptions plus anciennes de la conscience, comme par exemple le « sentiment de continuité d’exister » introduit par Donald W. Winnicott [72]. Ce DMN est de plus intéressant pour le psychiatre de part ses bases neurales et sa trajectoire développementale. Les régions qui le constituent, cortex cingulaire antérieur et postérieur sur les faces médianes du cerveau et les cortex pariétaux bilatéraux et inférieurs, connaissent en effet d’importantes modifications de leur architecture fonctionnelle au cours du développement. Le DMN est sous la dépendance d’une croissance non linéaire de l’épaisseur corticale dont le pic se situe à la puberté [67], mais également des faisceaux de substance blanche à longue distance de maturation lente, comme le cingulum reliant les régions antérieures et postérieures du réseau [25,23]. Cette maturation lente rend le DMN particulièrement vulnérable à des troubles neurodéveloppementaux tels que la schizophrénie. Hallucinations et réseau du mode par défaut Si l’on s’interroge sur les altérations de la conscience dans la schizophrénie, un modèle intéressant concerne les phénomènes hallucinatoires. Son originalité réside dans le caractère phasique de ce symptôme (c’est-à-dire, présent par intermittence), qui peut donc interférer de manière involontaire avec la pensée active du sujet, contrairement à ce qui est observé avec d’autres dimensions plus toniques de la schizophrénie (comme la désorganisation cognitive ou le repli, par exemple). L’imagerie cérébrale fonctionnelle (PETscan et IRMf) a permis au cours de ces Compte-rendu dernières années de mieux comprendre ce qui se passait dans le cerveau d’un patient souffrant d’hallucinations [2]. Nous réduirons volontairement notre propos ici aux études de « l’état hallucinatoire », c’est-à-dire dans lesquelles le sujet est son propre témoin entre deux états : la présence ou non du symptôme. Ces études, même si elles ne permettent pas de déterminer si ce qui est mesuré est la cause ou la conséquence de l’hallucination, permettent d’éliminer des marqueurs de vulnérabilité, c’est-à-dire des traits présents chez tous les sujets quelle que soit leur symptomatologie actuelle. Ces études d’état se sont essentiellement focalisées sur la modalité acousticoverbale, mais quelques études de cas rapportent des hallucinations visuelles [56], cénesthésiques [41] ou multisensorielles [42]. Pour autant, de quelles traces neurales de la perturbation consciente dispose-t-on dans l’étude de l’hallucination ? Des résultats préliminaires montrent qu’il existe chez ces patients hallucinés une opposition de phase entre le décours temporel du signal IRMf dans les régions hyperactivées durant l’hallucination et celui du réseau de repos conscient [40]. En d’autres termes, lorsque le signal BOLD augmente significativement dans les régions sensorielles associatives, le DMN se désengage, et ce de manière corrélée à la sévérité des hallucinations. Ces résultats constituent une possible illustration des phénomènes d’intrusion dans le champ de conscience observés chez les patients psychotiques. Troubles perceptifs et délire Les troubles perceptifs de la schizophrénie s’accompagnent fréquemment de délire. Pour rendre compte de l’émergence du délire, deux hypothèses fondamentales s’affrontent : l’hypothèse selon laquelle le délire résulterait d’anomalies de bas niveau, qualifiées de bottom—up, survenant dès les premières étapes du traitement perceptif d’un stimulus, et l’hypothèse selon laquelle le délire résulterait d’interprétations fausses, qualifiées de top—down, venant sélectionner des informations non pertinentes, les amplifiant et les intégrant dans un récit qui formerait la trame du délire. On reconnaît ici une distinction classique en neurosciences cognitives, entre processus bottom—up (informations montantes) et processus top-down (informations descendantes). On reconnaît également une tentation incarnée par Fodor, tentation qui consiste à différencier la perception, supposée modulaire, et la cognition, supposée non modulaire [30] : nombreux sont désormais les résultats allant contre cette distinction classique, soit en montrant combien des processus perceptifs sont sensibles à des phénomènes de plus hauts niveaux (asymétrie liée aux attentes du sujet par exemple) soit en montrant comment certains processus de hauts niveaux sont sous-tendus par une spécialisation fonctionnelle de structures cérébrales spécifiques. Si bien que ces hypothèses bottom—up et top-down tendent à cohabiter pour former une structure commune pour la description du délire : des anomalies perceptives ou plus généralement de bas niveau dans la hiérarchie cognitive seraient à l’origine d’interprétations secondairement biaisées, l’ensemble organisant le délire et le nourrissant continûment. Hallucinations, conscience et psychoses Modèles métacognitifs du délire Le docteur Del Cul nous a montré que, chez les patients schizophrènes, ce sont les étapes tardives liées à l’accès à la conscience davantage que les étapes perceptives précoces qui sont altérées. Dans la continuité de ces résultats, nous pouvons formuler une hypothèse métacognitive de l’émergence du délire. Faute de pouvoir coordonner finement des structures cérébrales distantes dans ce contexte, les patients auraient dans un premier temps des difficultés dans l’intégration consciente des informations (internes et externes) qui leur viennent. En effet, cette coordination à longue distance est, selon le modèle de l’espace de travail neural global, nécessaire à l’intégration consciente, et il existerait une dysconnectivité cérébrale diffuse dans la schizophrénie [4] perturbant cette coordination. L’espace de travail désagrégé verrait alors dans un second temps des structures périphériques s’activer (par exemple, les modules de perception auditive). Faute de pouvoir les intégrer, ces activations resteraient à la périphérie de l’espace de travail global. L’hypothèse pourrait alors être émise par le patient que ces activations ne sont pas le fait du sujet lui-même, conférant à ces productions internes le statut de productions externes et générant donc une expérience hallucinatoire. Dans un troisième temps, le sujet élaborerait une fiction pouvant rendre compte de l’ensemble des distorsions ressenties, fiction qui permettrait de maintenir une identité cohérente au gré de ces différentes expériences [54] : c’est précisément cette fiction finale qui organiserait le délire. Pour décomposer ces différentes étapes et les simplifier, nous pouvons prendre l’exemple d’un délire organique tout à fait spectaculaire, le délire de Capgras. Dans ce délire, le patient considère que son entourage a été remplacé par des imposteurs. De même que dans la plupart des paramnésies réduplicatives, l’étiologie est souvent organique. Ellis et Young [24] ont élaboré un modèle métacognitif du délire de Capgras. L’anomalie résulterait d’une dysconnexion entre le système permettant la reconnaissance des visages et celui entraînant une réponse affective pour des visages connus. Ainsi, la perception de photos de proches donne lieu à des performances d’identification normales mais à l’absence de réponse affective face à ces visages, comme en témoigne une faible réponse électrodermale. À l’inverse, un patient prosopagnosique ne reconnaîtrait pas ces visages mais pourrait conserver une réponse affective. Il y aurait donc deux étapes, une première liée à une dysconnexion entre système perceptif dédié à la reconnaissance des visages et réponse émotionnelle, et une seconde consistant à interpréter ce curieux résultat (la reconnaissance d’un visage sans la réponse émotionnelle habituelle) : il s’agit donc d’un faux, d’un imposteur. L’exemple suivant donné par Hirstein et Ramachandran [39] montre bien comment le délire peut s’enrichir pas à pas : DS : « he looks exactly like my father but he really isn’t. He’s a nice guy but he isn’t my father ». E : « but why was this man pretending to be your father ? ». 351 DS : « maybe my father employed him to take care of me. Paid him some money so that he could pay my bills ». À partir d’un constat initial (celui du remplacement du père par un imposteur), le sujet élabore une autre idée délirante, selon laquelle en réalité le père serait de mèche avec cet imposteur puisque c’est lui-même qui le paierait à jouer ce rôle. Ce modèle métacognitif du délire rencontre plusieurs objections, la première d’entre elles concernant le statut du délire. Pourquoi cette conviction inébranlable ? S’il s’agit uniquement d’une tentative d’explication par le patient, d’une construction secondaire, pourquoi ne peut-il en changer une fois cette construction élaborée ? Multiples sont en effet les scénarios pouvant rendre compte de ces distorsions dans l’expérience quotidienne. Gageons par exemple que les époux voyant leur réponse affective s’émousser face à leur conjoint viendront plus naturellement à l’idée du divorce (ou plutôt d’ailleurs du mariage) qu’à la construction d’un délire ! Quant aux patients souffrant d’un délire de Capgras, il n’est pas rare qu’ils agressent celui qu’ils pensent être un imposteur, ce qui ne semble pas vraiment relever d’une absence de réponse affective. Plus généralement, si les idées délirantes n’étaient que des constructions secondaires, pourquoi les patients au contact rapproché les uns des autres (dans une unité protégée par exemple) ne contribueraient pas ensemble à une hypothèse explicative commune, hypothèse triomphant des scénarios individuels. Nulle trace pourtant de ce darwinisme des idées délirantes. Il est au contraire toujours saisissant de voir un patient délirant critiquer les idées délirantes d’un autre. Citons ainsi l’exemple de ce patient présentant un délire de filiation extraordinaire avec la famille royale d’Espagne et se moquant d’une autre patiente prétendant quant à elle être la fille de tel couple bien connu : à l’évidence, nous disait-il, elle est beaucoup trop petite pour avoir hérité de leurs gènes (différence de taille, il est vrai, saisissante en l’occurrence). Faut-il donc considérer que le statut délirant d’une idée rende sa critique impossible par celui qui l’a élaboré ? On peut ainsi imaginer que l’idée délirante ait un statut affectif compromettant sa critique. Modèles affectifs du délire Un exemple possible de tels modèles affectifs est celui de la saillance aberrante, modèle développé par Kapur [44] et ayant une très large audience dans la communauté psychiatrique. Selon ce modèle, les décharges dopaminergiques mésolimbiques, anormalement fréquentes, importantes et non liées à des stimuli ou situations expérimentales spécifiques conféreraient à toutes sortes d’expériences une saillance anormalement vive. Le sujet élaborerait alors une idée délirante rendant compte de ces expériences, et cette idée délirante elle-même pourrait acquérir une saillance aberrante. Ce modèle rend bien compte, d’une part, de la démonstration régulière d’une hyperdopaminergie mésolimbique dans les états psychotiques et, d’autre part, de l’efficacité des agents antidopaminergiques dans ces mêmes états. Notons d’ailleurs, pour revenir au délire de Capgras, que plusieurs équipes ont mis en évidence des lésions préfrontales latérales, notamment droites [1,26,61,62]. Ce qui, d’une part, amène à 352 penser que l’hypothèse de la dysconnexion entre reconnaissance des visages et réponse affective n’est pas exclusive d’autres lésions. Et qui, d’autre part, déplace l’intérêt vers une structure davantage impliquée dans le raisonnement, le cortex préfrontal latéral droit, structure par exemple impliquée dans le raisonnement causal [12] et perturbée chez les patients psychotiques [14] ainsi que sous kétamine [13]. Il a d’ailleurs été rapporté tout récemment un cas de syndrome de Capgras sous kétamine, faisant le lien entre cette perturbation latéro-préfrontale droite sous kétamine et ce syndrome [11]. Qui plus est, il a été montré que le déficit d’activation préfrontale latérale droite chez des patients schizophrènes non traités corrèle avec l’hyperdopaminergie mésolimbique [50]. On peut donc imaginer une cascade associant des anomalies perceptives, une perturbation des étapes les plus élaborées d’intégration cognitive de ces anomalies, perturbation qui serait également associée à une saillance dopaminergique aberrante. Kétamine et transition psychotique La kétamine entraîne une série de symptômes [59] intégrant à la fois des symptômes positifs (jusqu’à l’élaboration d’idées de persécution), des symptômes négatifs (affects émoussés) et des symptômes du registre de la désorganisation (difficulté à maintenir l’attention, impression de fuite des idées, voire de vol de pensée, difficulté à coordonner le flux de pensée). La surprise face à ce tableau assez complet des symptômes de la transition psychotique, c’est que la kétamine n’est pas une substance dopaminergique mais un antagoniste des récepteurs glutamatergiques NMDA. Certes une hyperdopaminergie a été mise en évidence sous kétamine, mais les résultats sont contradictoires, et surtout l’administration d’antagonistes dopaminergiques purs ne corrige pas ou peu les effets psychotomimétiques (ni d’ailleurs comportementaux chez l’animal) de la kétamine. En revanche certains antipsychotiques atypiques tels que la clozapine semblent le faire, ainsi que la lamotrigine [3,17,35]. Cette dernière régulant la libération de glutamate, l’hypothèse a été formulée d’une augmentation secondaire de la libération de glutamate sous kétamine, liée à son action sur les récepteurs NMDA présynaptiques [15]. Cette libération secondaire de kétamine agirait sur les récepteurs AMPA postsynaptiques [53]. Dans ce contexte, Fletcher et Frith [28] ont développé un modèle bayésien des symptômes psychotiques. Selon ce modèle, ce n’est pas les étapes perceptives uniquement ni les étapes les plus cognitives uniquement qui sont perturbées dans les états psychotiques : c’est la façon dont un signal montant est filtré par un signal descendant, quel que soit le niveau de cette interaction. Le mécanisme précis de cette intégration anormale reste à définir : déficit de signaux descendants, ou poids anormal des signaux montants, ou anomalie des erreurs de prédiction qui pondèrent le décalage entre ces signaux, ou encore incapacité à adapter les signaux descendants en fonction de ces erreurs de prédiction. Mais il s’agit globalement d’un déséquilibre en défaveur des signaux descendants et la résultante serait la même : le décalage progressif, d’une étape à l’autre, entre les attentes du patient et l’expérience sensorielle. Cette Compte-rendu dérive conduirait à de nouvelles hypothèses découplées de la réalité et correspondant au délire. Ces hypothèses ellemême ne pourraient être critiquées faute de les accorder avec un niveau hiérarchique supérieur dans cette dynamique bayésienne. Perspectives La dysconnexion comme modèle explicatif de la schizophrénie est un concept ancien, qui semble avoir une pertinence clinique, biologique et cognitive. Les modèles de dysconnection rendent compte des perturbations des processus cognitifs de haut niveau d’intégration impliquant la conscience, allant de la perception aux stratégies les plus élaborées impliquées dans le contrôle cognitif et l’adaptation aux changements de l’environnement. À l’hypothèse générale de dysconnectivité correspond une prédiction forte, selon laquelle l’intégration consciente serait perturbée dans la schizophrénie. Le modèle bayésien des symptômes psychotiques vient quant à lui ajouter dans cette hypothèse de dysconnectivité une directionnalité : il faut considérer à la fois les signaux bottom—up et les signaux top—down dans cette dysconnectivité, et la kétamine, comme modèle de psychose, biaiserait en défaveur des seconds. Enfin, le modèle de la saillance aberrante vise à rendre compte de l’hyperdopaminergie limbique, qui viendrait connoter de façon anormalement vive les expériences perceptives. Ces différents modèles renvoient-ils à des réalités différentes ? Sont-elles le reflet du kaléidoscope clinique que constitue la psychose et tout, particulièrement, la schizophrénie ? Avant de conclure sur l’impossibilité d’intégrer ces modèles les uns avec les autres, il est tentant de chercher à définir les constituants d’une théorie générale. Davantage qu’une utopie uniciste, une telle démarche pourrait guider la construction de paradigmes expérimentaux novateurs. L’utilisation de la stimulation magnétique transcrânienne (TMS), technique de dépolarisation neuronale focale non invasive [38], constitue un bon exemple de modulation non pharmacologique de la perception et de la conscience chez le sujet sain [57]. L’enjeu de cette démarche est également pratique avec le développement d’interventions pharmacologiques et non pharmacologiques nouvelles. Ainsi, bien que les mécanismes d’action de la TMS ne soient pas encore élucidés, notamment en termes de populations neuronales ciblées, son application aux hallucinations réfractaires semble moduler le rapport signal/bruit au sein d’un réseau fonctionnel et perturber l’accès au champ de conscience de l’information qui y est traitée [41,42,8], Références [1] Alexander MP, Stuss DT, et al. Capgras syndrome: a reduplicative phenomenon. Neurology 1979;29(3):334—9. [2] Allen P, et al. The hallucinating brain: a review of structural and functional neuroimaging studies of hallucinations. 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Del Cul ∗∗ Unité Inserm-Mixte U562 de neuro-imagerie cognitive, Neurospin, 91191 Gif-sur-Yvette, France Pôle de psychiatrie, université Paris 12, CHU Henri-Mondor, 94000 Créteil, France R. Gaillard CH Sainte-Anne, 7, rue Cabanis, 75014 Paris, France R. Jardri Service de psychiatrie infanto-juvénile, hôpital Fontan, CHRU de Lille, laboratoire de neurosciences fonctionnelles et pathologies, CNRS, FRE3291, université Lille Nord France, 59037 Lille cedex, France P. Fossati ∗ CNRS USR 3246, service de psychiatrie d’adultes, groupe hospitalier Pitié-Salpêtrière, CR-ICM, université Pierre-et-Marie-Curie Paris VI, AP—HP, 47-83, boulevard de l’hôpital, 75651 Paris cedex 13, France ∗∗ Co-auteur correspondant. ∗ Auteur correspondant. Adresses e-mail : [email protected] (A. Del Cul), [email protected] (P. Fossati). Disponible sur Internet le 19 août 2010