Penser l`écologie politique

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Penser l`écologie politique
First international conference on Economic De-growth for Ecological Sustainability and Social Equity, Paris, April 18-19th 2008
Actes du premier colloque sur
Penser l’écologie politique
Sciences sociales et interdisciplinarité
Paris, 13-14 janvier 2014
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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Coordinateur scientifique: Fabrice Flipo
Site internet du colloque
http://events.it-sudparis.eu/ecologiepolitique/
ou: ecologiepolitique.tk
Contact
[email protected]
Remerciements
Ce colloque a reçu le soutien de TELECOM & Management SudParis, de l’Institut MinesTélécom, du Ministère du Développement Durable et de l’Energie, et de l’Université Paris 7.
Nous remercions les co-organisateurs
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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Table des matières
Deléage J.-P. - Penser l’écologie politique........................................................................................... 12
Jappe A. - Éloge de la « croissance des forces productives » ou critique de la « production pour la
production » ? Le « double Marx » face à la crise écologique. ...........................................................14
Gun O. & F.-D. Vivien - Penser l’économie politique pour penser l’écologie politique ? Une perspective
lacano-marxiste pour la décroissance de Serge Latouche ?...............................................................17
Desguerriers G. - Fonder l’écologie politique »...................................................................................21
Briey de L. - Peut-on vouloir renoncer au productivisme sans renoncer à l’Etat-Providence ? ...........26
Tonaki Y. - Difficile écologie politique au Japon d’après-Fukushima....................................................29
Villalba B. - Temporalités négociées, temporalités prescrites. L’enjeu du délai..................................32
Grisoni A. & R. Sierra - L’écologie politique comme perspective : la reformulation des catégories du
politique sur l’espace public oppositionnel......................................................................................... 33
Sauvêtre P. - Governmentality studies et écologie politique...............................................................37
Bertina L. - Ecologistes mais pas verts : des catholiques aux prises avec la question politique. .......41
Vecchione E. - Science et délibération publique: réflexions à partir d'un avenir qui n'existe pas.......45
Chansigaud V. - Le progrès technique comme révélateur de choix idéologiques : le cas des pesticides
(1880-1970)........................................................................................................................................ 49
Beaurain C. - Une approche pragmatiste de l’écologie industrielle : réflexions sur la question des
interactions entre l’économie et la nature.......................................................................................... 50
Naranjo I. - Approche de l’écologie politique à partir de l’idée d’adaptation aux limites : apport de la
dimension immatérielle dans les méthodologies d’aménagements du territoire................................56
Feger C. & A. Rambaud - Apports et rapports mutuels de la gestion et de l’écologie politique : essai
d’articulation par la comptabilité........................................................................................................ 60
Ribeiro M. - Différentes écologies: Entreprise et leurs alliances avec populations amazonienne........65
Hurand B. - Les déchets : une question d’intégration.........................................................................73
Kazic D. - La bistronomie versus slow food : les solutions alimentaires n’arrivent peut-être pas par où
on les attendait…............................................................................................................................... 77
Prignot N. - L'écosophie de Félix Guattari : sur les ondes électromagnétiques...................................81
Tessier A. & al. - « Faire de la science » interdisciplinaire : une complication nécessaire ou
superflue ? Exemple d’un cas d’étude avec les Récifs Artificiels en Languedoc-Roussillon................85
Dutreuil S. - Pourquoi des écologies politiques font-elles appel à Gaïa ? ...........................................88
P. Corcuff - Antiproductivisme anticapitaliste, décroissance et pluralisme libertaire..........................99
Sambo A. - L’histoire de l’eau : une contribution à l’écologie politique. Application à la gestion du lac
Tchad............................................................................................................................................... 102
Guest B. - Qu’est-ce que la « littérature » écologique ? ...................................................................109
Hache E. - L’écologie politique au prisme de la science fiction : du monde clos à l’univers infini et
retour ? ............................................................................................................................................ 112
Ferdinand M. - Écologie politique et pensées postcoloniales : Tentatives du « postcolonial
ecocriticism »................................................................................................................................... 113
Gautero J.-L. - La vallée de l’éternel retour, la science et l’écologisme radical.................................116
E. Bourel - Leurre ou tradition retrouvée ? Modulations gabonaises du développement durable . . . .120
Gervais M. - Le paysan dans l’écologie politique : repenser la nature..............................................124
Lewis N. & J. Rebotier - L’environnement en partage: affirmer la modernité pour (re)lier nature et
sociétés............................................................................................................................................ 129
Bonneuil C. & J.B. Fressoz - L'histoire, la Terre et nous. Quelle histoire de l'anthropocène ?............133
Audet R. - Une écologie politique du discours de la transition..........................................................137
Bécot R. – Interroger la production de l'oubli autour des mouvements sociaux et écologistes.........141
Boudet F. - Le concept d’espèce humaine : un défi pour les sciences humaines et sociales ?.........144
Cochet Y. - L'aversion des SHS pour l'écologie politique..................................................................147
Boudes P. & S. Ollitrault - La sociologie de l’environnement et des mouvements sociaux face à
l’écologie politique .......................................................................................................................... 150
Martin F. & R. Larsimont - L’écologie politique depuis l’Amérique Latine.........................................155
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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Flipo F. - L’écologie politique définie par les controverses générées par sa réception......................160
Vioulac J. - Exploitation de la nature et exploitation de l‘homme: le Capital comme « sujet dominant »
......................................................................................................................................................... 163
Lamizet B. - L‘écologie: une sémiotique politique de l‘espace..........................................................168
Bouleau G. - Pour une écologie politique scientifique de terrain.......................................................172
Hoyaux A.F. & V. André-Lamat - Construction des savoirs et enseignements de l’écologie politique :
du conformisme à l’interobjectivation de la nature..........................................................................176
Tassin E. - Propositions philosophiques pour une compréhension cosmopolitique de l’écologie ......180
Lamarche & al. - Les services écosytémiques face à l’écologie politique : perspectives
interdisciplinaires et interscalaires................................................................................................... 184
Renault M. - Dire ce qui compte : une conception pragmatique de la formation des valeurs...........188
Harribey J.-M. - Retour à la critique de l’économie politique pour examiner la question de la valeur de
la nature........................................................................................................................................... 192
Canabate A. - Puissance des subjectivités et réappropriation de valeurs : l’écologie politique ou la «
sortie civilisée » (Gorz) du capitalisme............................................................................................. 197
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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Penser l'écologie politique : sciences sociales et
interdisciplinarité
13 et 14 janvier 2014 – Paris Diderot
Bâtiment Buffon - 15 rue Hélène Brion 75013 Paris
Ce colloque part du constat d'une difficulté : de quoi parle-t-on lorsqu’on parle d’« écologie
politique » ? Parle-t-on de développement durable ? D'après-développement, de buen vivir,
d'écosocialisme, de décroissance, d'écosophie etc. ? Comment écologie et politique,
politique et écologie s’articulent-elles dans cette expression à la signification des plus
plastiques ? Quelle place prennent les travaux en sciences sociales tant dans les
recherches en environnement que dans la discussion engagée dans le champ de l’écologie
politique ? Le mouvement écologiste distingue, de son côté, depuis les origines,
« l'écologisme » de « l'environnementalisme », au motif que le premier cherche à modifier
les causes profondes de la dégradation de la nature et plus largement du monde vécu,
tandis que le second s'en tient à la protection de la nature. Ces enjeux n'ont jamais été plus
actuels, les écologistes obtiennent des scores parfois élevés aux élections (autour de 20 %
tous partis confondus aux Européennes de 2009), et les questions écologiques font l'objet
de tensions internationales croissantes (sommet Rio+20). Académiquement parlant, en
dépit de cette dimension politique et sociétale évidente, le champ a surtout été occupé par
les sciences dites « dures » (écologie, ingénierie, etc.). A l’heure où les sciences humaines
et sociales en France investissent toujours plus ces questions, mais de manière inégale, il
apparaît nécessaire de faire le point pour cerner les enjeux, les problèmes et les défis à
relever. Dans une bibliothèque, l'étagère la plus fournie, en matière d'écologie politique, se
nomme « développement durable ». L’économie est la discipline la plus représentée, mais
on y trouve également la géographie, la sociologie, le droit, la philosophie, l’anthropologie
et l’histoire. Certes, la thématique écologique s’est construite comme une critique de la
société industrielle et de ses aspects productivistes et de consommation, que la poursuite
de la croissance symbolise. Mais comment aller plus loin ? La critique du capitalisme estelle suffisante ?
Il est admis que différentes conceptions de la nature se partagent l’histoire : prémoderne,
moderne et « écologique ». A l’observation chez les Grecs aurait succédé l’ expérimentation
chez les Modernes, et le respect serait à venir. Or le statut de la troisième conception fait
problème, dans la série. L'analyse politique tient en effet pour acquis que le passage du
prémoderne (ou « antique ») au moderne implique des changements massifs : émergence
de l’État, de l'économie de marché, du développement technologique, passage de la
« liberté des Anciens » à la « liberté des Modernes », d’Aristote au constructivisme social,
etc. Entre le prémoderne et le moderne, l'écart est souvent considéré comme étant celui de
l’émergence de la science et de la technique elles-mêmes. Si l’écart entre la deuxième et la
troisième conception devait être de la même magnitude, reste à savoir dans quel sens il
faut s’engager pour opérer la conversion souhaitée de l’expérimentation au respect. On
accuse fréquemment les écologistes de vouloir « revenir à l’âge de pierre » (ou de la lampe
à pétrole). La protection de la nature n’est-elle pas plutôt un « souci moderne », qui ne se
fait jour que lorsque l'agir humain atteint une certaine magnitude ? La question taraude les
études sur l'écologisme, sans trouver de réponse claire.
Si, pendant des années, voire des décennies, il y a eu si peu de travaux et qu'ils ont été si
peu lus, c'est parce que les auteurs qui se sont engagés à l’époque dans cette voie ont été
marginalisés au motif que, pour s'intéresser à l'écologie, il fallait être écologiste, c'est-àdire « croire » aux dangers dont les « écologistes » de l’époque disaient qu’ils menaçaient,
« croire » aux « prédictions » de ces Cassandre. Nous sommes loin aujourd’hui de cette
marginalisation. On n’a jamais autant parlé d’écologie (ou d’environnement) en France et
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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
dans le monde. Les voix les plus soucieuses de correction et les moins soupçonnables de
vouloir changer quoi que ce soit à l’ordre établi ont même rejoint le chœur des marginaux
d’hier et ne sont pas les moins radicaux. Les rapports, articles, livres, émissions, films
« écologistes » sont aujourd’hui nombreux et accessibles, mais qu’en est-il de la place de
l’« écologie politique » en tant que paradigme dans le champ des études académiques ? La
communauté savante serait-elle aussi neutre qu'elle le prétend ? Ou au contraire a-t-elle
tendance à s'aligner sur les positions de la diplomatie française, à l'échelle internationale,
qui est celle d'un pays riche ?
Si elle circule bien mieux qu’avant dans la société, la littérature écologiste reste méconnue
de la très grande majorité des universitaires qui la jugent a priori bigarrée et « nébuleuse ».
Les auteurs « écologistes » ne sont pas nécessairement passés par l'université et, s'il arrive
qu’ils soient universitaires, ils écrivent sur l’écologie en marge de leur domaine principal de
recherche. Mobiliser la communauté universitaire des sciences humaines et sociales autour
des enjeux de l’écologie politique, c’est certes travailler à lui faire comprendre la
pertinence intellectuelle et politique de ce paradigme mais aussi travailler à réconcilier les
universitaires avec les « intellectuels organiques » issus du mouvement écologiste,
intellectuels qu’ils ne connaissent pas mais qui, eux, se sont formés en lisant parfois les
mêmes auteurs que certains universitaires…
L’objectif de ce colloque sera donc d’examiner pourquoi les sciences humaines et
sociales ont-elles tant de mal à intégrer la question écologique, comment
l’écologie politique en tant que paradigme pourrait-elle être pensée ? En quoi
consiste-t-elle ? Ces difficultés sont-elles les mêmes dans toutes les disciplines ?
Comment les expliquer ? Comment les surmonter ?
Parmi les thèmes qui seraient à aborder (non exhaustif) :
1
questions épistémologiques liées à l'intégration de « la nature » en sciences
humaines et sociales : le risque d’introduire du déterminisme (« biologisme » etc.),
le rapport aux sciences dites « de la nature » (lesquelles etc.), et plus généralement
aux savoirs et savoir-faire (techniques, technologies) mis en œuvre par une société
dans son rapport au milieu ;
2
difficulté de « faire science » (même « humaine et sociale ») à propos d'un objet qui
entremêle science, politique, engagement citoyen... Comment constituer un
champ ? Quel est le corpus (livres, tracts, documents etc.) ? Est-ce souhaitable ?
Est-ce possible ? Doit-il être interdisciplinaire ? Mais alors est-ce encore un champ ?
3
liens entre sciences humaines et sociales et intellectuels organiques du mouvement
écologiste ;
4
la communauté des sciences humaines et sociales intègre-t-elle mieux l’écologie
politique en tant que paradigme dans d’autres pays qu’elle ne le fait en France ?
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de quel secours les SHS sont-elles capables, au regard du défi posé à la société et
plus largement au monde dont elles émanent ? Quelles sont les perspectives
politiques de l’écologie politique ? Quelles sont les spécificités de ce champ
politique, par rapport à d’autres, déjà balisés ? Est-elle porteuse seulement de
politique, ou plus généralement d’un « grand récit », susceptible de prendre le relais
de ceux qui se sont épuisés ? Ou est-ce autre chose encore ?
Ce colloque fait le pari de la pluridisciplinarité (problématisation de l’écologie politique à
partir de différents cadres disciplinaires) et de l'interdisciplinarité (travail sur les cadres
disciplinaires, dans ce qu’ils peuvent avoir d’aveuglant). Le postulat est que les difficultés
rencontrées dans chaque discipline, pour saisir l'écologie politique, s'éclaireront mieux par
le concours des autres. Pour éviter toutefois que l’éclairage multidisciplinaire et
interdisciplinaire de l’écologie politique ne vire à l'éclectisme, il sera demandé que les
contributions interrogent autant l'objet étudié que les difficultés rencontrées dans leur
discipline pour le cadrer, ce qui suppose de rendre visibles les fondements d'une discipline
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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
pour les autres contributeurs, permettant ainsi au dialogue de s'instaurer. Il n'y a pas de
dialogue possible entre deux secteurs trop spécialisés de la recherche, car les présupposés
d'un secteur sont si nombreux qu'aucun autre ne peut pleinement les maîtriser. C'est aux
spécialistes de remonter en généralité, et situer leur position au sein de courants
théoriques plus vastes, qui seuls peuvent être confrontés les uns aux autres. Chaque
intervenant sera donc invité, à partir de son objet de réflexion et de son positionnement, à
penser la place présente et à venir de sa discipline au sein d’une réflexion globale sur
l’écologisme.
Site internet de
ecologiepolitique.tk
la
rencontre:
http://events.it-sudparis.eu/ecologiepolitique
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ou
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Comité d’organisation
Arnauld de Sartre, Xavier, chargé de recherches au CNRS, géographe, Directeur adjoint du SET
Blanc, Nathalie, Directrice de recherches au CNRS en géographie urbaine, LADYSS
Boudes, Philippe, sociologue, chercheur associé au LADYSS
Flipo, Fabrice, Maître de Conférences, philosophe, TELECOM & Management SudParis
Carnino, Guillaume, Enseignant-chercheur, historien, Université de Technologie de Compiègne) et post-doctorant (CRH :
CNRS/EHESS)
Hache, Emilie, maître de conférences, philosophe, Sophiapol, Paris Ouest Nanterre La Défense
Lamarche, Thomas, maître de conférences HDR, économiste, LADYSS
Murard, Numa, Professeur, sociologue, Directeur du CSPRP
Villalba, Bruno, maître de conférences, sciences politiques, CERAPS, Sciences Po Lille
Comité scientifique
Arnauld de Sartre, Xavier, chargé de recherches au CNRS, géographe, SET
Belaïdi, Nadia, chargée de recherches au CNRS, juriste à l'UMR PRODIG
Blanc, Nathalie, Directrice de recherches au CNRS en géographie urbaine, Ladyss
Bonneuil, Christophe, maître de conférences, historien, EHESS CNRS centre Koyré
Chartier, Denis, maître de conférences, géographe, Université d'Orléans
Corcuff, Philippe, maître de conférences, sociologue, Sciences Po Lyon
David, Christophe, maître de conférences, philosophe, Université de Rennes 2
Dobré, Michelle, professeure, sociologue, Université de Caen
Duclos, Denis, directeur de recherches, sociologue, CNRS
Flipo, Fabrice, maître de conférences, philosophe, TEM
Gruca, Philippe, philosophe, Université de Bordeaux
Haber, Stéphane, professeur, philosophe, Sophiapol, Paris Ouest Nanterre La Défense
Hache, Emilie, maître de conférences, philosophe, Sophiapol, Paris Ouest Nanterre La Défense
Jany-Catrice, Florence, professeure, économiste, Université de Lille 1
Jappe, Anselm, chargé de cours à l'EHESS
Lamarche, Thomas, maître de conférences HDR, économiste, Ladyss
Laval, Christian, professeur de sociologie, Sophiapol, Paris Ouest Nanterre La Défense
Locher, Fabien, Chargé de recherche, historien, EHESS
Lowy, Michael, professeur, philosophe, EHESS
Méda, Dominique, professeure, sociologue, Paris Dauphine
Monédiaire, Gérard, professeur, juriste, Université de Limoges
Rodary, Estienne, chargé de recherche à l'IRD, géographe, Université de Montpellier, co-rédacteur en chef d'Ecologie &
Politique.
Salmon, Jean-Marc, sociologue, professeur associé TEM
Villalba, Bruno, maître de conférences, sciences politiques, CERAPS, Sciences Po Lille
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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Programme
Lundi 13 janvier, matin. Quel débat démocratique à l’heure de l’urgence écologique ?
9h Accueil
9h15 Ouverture. Jean-Paul Deléage.
10h00 / 12h00 Ateliers
Atelier 1. Amphi Buffon. Marx est-il nécessaire pour penser l'écologie politique ?
• S. Latouche (économiste, Université Paris Sud)
• Eloge de la "croissance des forces productives" ou critique de la "production pour la production" ? Le "double Marx"
face à la crise écologique. A. Jappe (philosophe, écrivain)
• Penser l’économie politique pour penser l’écologie politique ? Une réflexion à partir de l’œuvre de Serge Latouche. O.
Gun & F.-D. Vivien (économie, Université de Reims Champagne-Ardennes)
Atelier 2. Salle RH02A. Urgence sociale ou écologique ?
• Fonder l’écologie politique. G. Desguerriers (société civile - UFAL, Union des Familles Laïques)
• Peut-on vouloir rompre avec le productivisme sans renoncer à l’Etat-providence ? L. De Briey (philosophie, Université
de Namur)
• Difficile écologie politique au Japon d’après-Fukushima. Y. Tonaki (philosophie, Université Tokyo / CSPRP Paris 7)
• Temporalités Politiques et écologiques. Confrontations et limites. B. Villalba (sciences politiques, Sciences Po Lille)
Atelier 3. Salle RH04A. Le rapport des écologistes à la politique
• De la naissance des partis verts au développement d’un clivage productivistes/écologistes. Un regard de science
politique sur l’écologie politique. ( F. Gougou & S. Persico, sciences politiques, Sciences Po Paris)
• Le politique à l’épreuve de l’écologie : une perspective des SHS . A. Grisoni (sociologie, ENS Lyon) & R. Sierra
(philosophie, Université de Francfort-sur-le-Main)
• Governmentality studies et écologie politique . P. Sauvêtre (sciences politiques, IEP Paris)
• Définir l’écologie politique par l’étude de la stratégie des acteurs : le cas de l’écologie dans le milieu des catholiques en
France . L. Bertina (sciences politiques, EPHE)
Atelier 4. Salle RH02B. Face aux réponses de la technocratie
• Science et délibération publique: réflexions à partir d'un avenir qui n'existe pas. E. Vecchione (économiste, EHESS)
• Ce que la stratégie du mouvement antinucléaire apporte en propre . C. David (histoire des idées, Université de Rennes 2,
CSPRP Paris 7)
Atelier 5. Salle RH04B. La nature vue du don. (à l’occasion du numéro du Mauss d’octobre 2013, Que donne la nature ?)
• La nature donne-t-elle pour de bon ? L’éthique de la Terre vue du don . Ph. Chanial (sociologie, Paris Dauphine)
• Que donne la nature ? A. Caillé (sociologie, Paris 10)
12h-13h. Restitution des ateliers en Amphi Buffon.
Lundi 13 janvier, après-midi. Quelle place/attention l'écologie politique accorde-t-elle à nos vies, à nos corps ?
14h30-16h30 Ateliers.
Atelier 1. Amphi Buffon. Les choix techniques comme enjeu politique
• Les déchets : une nouvelle question politique. B. Hurand (philosophie)
• L’écologie politique via l’alimentation , D. Kazic (sciences politiques, AgroParisTech)
• L'écosophie de Félix Guattari : outils de transversalité pour situations écologie : des ondes hertziennes aux ondes
électromagnétiques. N. Prignot (philosophie, Université Libre de Bruxelles)
• Le progrès technique comme révélateur de choix idéologiques : le cas des pesticides (1880-1970) . V. Chansigaud
(histoire, Paris 7)
Atelier 2. Salle RH02A. Repenser la ville
• Une approche pragmatiste de l’écologie industrielle : réflexions sur la question des interactions entre l’économie et
la nature . C. Beaurain (urbanisme, Université de Limoges)
• Approche de l’écologie politique à partir de l’idée d’adaptation aux limites : apport de la dimension immatérielle
dans les méthodologies d’aménagements du territoire . H. Naranjo (géographie, Université de Nantes)
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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
• L’écologie politique, de la critique de la technologie à la constitution d’un véritable projet politique . A. Diemer
(économie, Université de Clermont-Ferrand)
Atelier 3. Salle RH04A. Redéfinir les missions de l’entreprise
• Apports et rapports mutuels de la gestion et de l'écologie politique : essai d'articulation par la comptabilité . C. Feger
(gestion de l’environnement, AgroParisTech) & A. Rambaud (sciences de gestion, Paris Dauphine)
• Différentes écologies: Entreprise et leurs alliances avec populations amazonienne . M. Dos Santos Ribeiro
(anthropologie, Université de Sao Paolo)
Atelier 4. Salle RH02B. Des sciences naturelles à l’écologie politique
• « Faire de la science » interdisciplinaire : complication essentielle ou superflue ? Exemple d’un cas d’étude de récifs
artificiels en Languedoc-Roussillon . A. Tessier (biologie marine, Seaneo), E. Asan, N. Dalias et Ph. Lenfant
(sociologie, Université de Perpignan)
• Pourquoi faire “appel à Gaïa” pour fonder une écologie politique ? S. Dutreuil (philosophie, Université Paris 1)
• Les pratiques cynégétiques en France et leurs sociologies. Un objet scientifique du clivage quant aux écologies
politiques. C. Baticle (socio-anthropologie, Université de Picardie)
16h45-18h. Restitution des ateliers en Amphi Buffon.
Mardi 14 janvier, matin. Quels temps nouveaux pour l’écologie politique ? Entre deuil des idéologies et (des)espoir d’un
avenir meilleur, quel sens pour l’aventure humaine ?
9h30. Plénière introductive. Giovanna Di Chiro (Siena College), Amphi Buffon.
10h00-12h00. Ateliers
Atelier 1. Amphi Buffon. Vers un pluralisme ontologique ?
• Les modernes rappelés à la nature : L’histoire et l’anthropologie comme sources de la pensée écologique. P.
Charbonnier (philosophie, CNRS)
• Penser l'écologie politique dans un pays en « développement » : le Brésil à la recherche de ses racines
environnementalistes . A. Acker (histoire, Institut Universitaire Européen)
• L’histoire de l’eau : une contribution à l’écologie politique (un exemple à partir de la gestion du lac Tchad en Afrique)
A. Sambo (Enseignant-chercheur, Université de Maroua, Cameroun)
• Antiproductivisme anticapitaliste, décroissance et pluralisme libertaire , Ph. Corcuff (sciences politiques, IEP Lyon)
Atelier 2. Salle RH02A. De nouveaux récits ?
• Qu’est-ce que la « littérature » écologique ? Questions sur une transversalité invisible à la lueur du cas Fukushima. B.
Guest ( littérature comparée, Université Montaigne Bordeaux 3)
• Science fiction et écologie dans l’histoire. E. Hache (philosophie, Paris X-Nanterre)
• Écologie politique et théories postcoloniales. Tentatives du « postcolonial ecocriticism ». M. Ferdinand (sciences
politiques, CSPRP)
• La vallée de l’éternel retour , la science et l’écologisme radical. J.-L. Gautero (histoire des sciences, Université de Nice).
Atelier 3. Salle RH04A. L’écologie politique, modernité ou retour à la tradition ?
• Leurre ou tradition retrouvée ? Modulations gabonaises du développement durable E. Bourel (anthropologie, Université
Lyon 2)
• Le paysan dans l’écologie politique : repenser la nature à partir des sciences humaines et sociales. M. Gervais (sciences
politiques, EPHE)
• À la rescousse de la Modernité : (re)lier nature et sociétés. N. Lewis (sociologie, UQAR) & J. Rebotier (géographie,
CNRS)
• Penser et critiquer la technique dans les milieux personnalistes des années 1930 : une source française de l'écologie
politique. Q. Hardy (philosophie, Paris 1)
Atelier 4. Salle RH 02B. Écrire l’histoire
• L'histoire, la Terre et nous. Quelle histoire de l'anthropocène ? C. Bonneuil (histoire, EHESS)
• Une écologie politique du discours de la transition. R. Audet (sociologie, UQAM)
• Interroger la production de l'oubli autour des mobilisations sociales et écologistes. R. Bécot (histoire, Centre Maurice
Halbwachs)
12h-13h. Restitution des ateliers en Amphi Buffon.
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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Mardi 14 janvier, après-midi. Enquêter et théoriser. Construire l'écologie politique / De quelle sciences (théories,
institutions, pratiques) a-t-on besoin ?
14h30-16h30. Ateliers
Atelier 1. Amphi Buffon. Les SHS face à l’écologie politique
• La résistance à la prise en compte de « la nature » . F. Boudet (philosophie, Paris X-Nanterre)
• L'aversion des SHS pour l'écologie politique. Y. Cochet ( Eurodéputé EELV, ancien Ministre de l'environnement)
• Reclaim la sociologie? Ou la sociologie à l'épreuve de l'écologie. B. Zitouni (sociologie, Université Saint-Louis
Bruxelles)
• La sociologie de l’environnement et des mouvements sociaux face à l’écologie politique. Ph. Boudes et S. Ollitrault
(sociologie, INRA Rennes et CNRS)
Atelier 2. Salle RH02A. Vers une théorie de l’écologie politique ?
• Faut-il de nouvelles sciences pour penser la transition écologique ? D. Méda (sociologie, Paris Dauphine)
• L’écologie politique définie par les controverses générées par sa réception. F. Flipo (philosophie, Institut MinesTélécom/Tem CSPRP Paris 7)
• Exploitation du travail et exploitation de la nature selon Marx : le Capital comme « sujet dominant ». J. Vioulac
(philosophie)
• L’écologie politique latino-américaine : un apport au chantier d’une version internationale. L. Robin & M. Facundo
(géographie, CONICET)
Atelier 3. Salle RH04A. Théories de l’écologie politique
• L’écologie : une sémiotique politique de l’espace . B. Lamizet (sciences de l’information et de la communication, IEP
Lyon)
• Political Ecology, constructivisme et pragmatisme. G. Bouleau (sociologie, IRSTEA)
• De la prudence distanciée à l’hypothèse paradigmatique : trajectoires de la théorie politique verte. L. Semal (sciences
politiques, Université Lille 1)
• Construction des savoirs et enseignements de l'écologie politique : du conformisme à l'interobjectivation de la nature.
A.F. Hoyaux & V. André-Lamat (géographie, Bordeaux III)
Atelier 4. Salle RH02B. Les enjeux du global
• Propositions philosophiques pour une compréhension cosmopolitique de l’écologie . E. Tassin (philosophie, CSPRP
Paris 7)
• Globaliser l’écologie politique : une nécessité politique. E. Rodary & D. Chartier (géographie, IRD et Université
d’Orléans)
• De la globalisation à l’âge global : conception du monde et acteurs émergents. G. Pleyers (sociologie, IEP Paris)
• Les services écosytémiques face à l’écologie politique : perspectives interdisciplinaires et interscalaires . T. Lamarche
(économie, Ladyss), N. Blanc (géographie, Ladyss), S. Glatron (géographie, CNRS), A. Sourdril (ethnologie, Ladyss)
Atelier 5. Salle RH04B. La valeur et les valeurs. Quelles articulations ?
• Dire ce qui compte : une conception pragmatique de la formation des valeurs , M. Renault (économie, Université de
Rennes)
• Le produit de la nature et le temps des hommes : don, service et rendement , F. Vatin (sociologie, Paris 10)
• Quel sens donner à la richesse et à la valeur à l'époque de la crise du capitalisme mondial ? J.-M. Harribey (économie,
Université Bordeaux IV)
• Puissance des subjectivités et réappropriation de valeurs : l’écologie politique ou la « sortie civilisée » (Gorz) du
capitalisme. Alice Canabate (sociologie, Paris 5)
17h-18h. Restitution des ateliers en Amphi Buffon.
18h Clôture du colloque.
11
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Deléage J.-P. - Penser l’écologie politique
de la lutte de tous contre tous ; montée en puissance de la
posture instrumentale, de l’économisme et des méthodes
managériales (New Public Management), promotion sans
ambages d’une « économie capitaliste de la connaissance ».
Chacun peut reconnaître ici un ensemble de mesures dont les
sigles sont connus (LRU, RGPP, AERES,…) qui visent
toutes à promouvoir « la rentabilité plutôt que l’intérêt
général, la compétition plus que la coopération, l’utilité
productiviste plutôt que le bien-être collectif » (Appel pour
une université au service d’un monde commun).
Chacun et chacune d’entre nous subit évidemment cette
pression et tout chercheur qui n’est pas stressé et qui refuse
aujourd’hui de rentrer dans le rang est considéré au mieux
comme paresseux et original, au pire, révolté et asocial.
C’est d’une belle ambition dont ont fait preuve les initiateurs
de ce colloque ; et je les remercie de m’avoir permis de
participer à cette séance d’ouverture. Je ne résiste pas à la
formulation d’emblée de quelques idées critiques, tenant
dans le simple rappel des difficultés que les intervenants ici
présents vont devoir affronter pendant ces jours de débats qui
ne manqueront pas d’être vifs.
Première difficulté : le débat sur la réalité de la crise
écologique a ses imposteurs dans le champ scientifique. Mais
en la matière, les plus grandes impostures se situent dans le
champ politique. Et lorsque l’écologie émerge dans le débat
public au début des années 1970, ceux que je nomme ici par
euphémisme les grands de ce monde ont déjà perçu les
dangers qui se profilent.
Alors que la mondialisation du capitalisme se met en route
grâce à la stratégie du libre-échange, à l’intensification du
commerce international et aux délocalisations vers les pays à
bas coût de main-d’oeuvre, un pacte tacite s’est instauré : au
sein des gouvernements et des institutions internationales, ne
seraient prises que des mesures à la marge, qui ne remettaient
jamais en cause les dogmes du capitalisme néo-libéral bientôt
à l’œuvre sous la férule de Margaret Thatcher notamment.
L’aboutissement sémantique de cette période a été
l’invention de l’oxymore du développement durable, soit le
comble de la mystification idéologique.
Nous devons faire face.
Faire face à cette pression parce qu’elle a évidemment des
effets délétères car chacun d’entre nous a tendance à suivre
ces injonctions d’en haut afin d’éviter le pire : publier dans
les « bonnes revues », et surtout ne pas franchir les marges
du politiquement et académiquement correct.
Faire face, c’est contribuer à l’émergence d’une écologie
politique qui pèse dans les rapports de force sociaux, c’est
contribuer à un mouvement qui définisse la science comme
une œuvre d’intérêt général au service d’un monde commun.
Faire face, c’est produire des savoirs critiques du
productivisme industriel et agricole, de la junkconsommation qui est son corrélat, et pour nous sortir du
productivisme scientifique (publier pour publier, pourvu que
cela soit dans une revue classée) et de la consommation
aveugle de connaissances et de techniques.
Seconde difficulté : le débat sur la science que doit aborder
ce colloque est au cœur des questionnements sur l’écologie
politique. En effet, les termes de démocratie technique, de
science, de lanceur d’alerte ou d’expertise citoyenne
deviennent des mots-clés dans les débats sur la nature de
l’écologie politique. Dans leur diversité ces débats partagent
toutefois un postulat problématique, celui de prendre le
concept de science pour un fait acquis. Le jeune
épistémologue Leo Coutellec propose de donner de
l’épaisseur et du relief au concept de science en le repensant
à partir du pluralisme épistémique.
La question est : comment faire pour que ce pluralisme
épistémique ne soit pas une nouvelle forme de relativisme ?
Une réponse partielle est que des valeurs comme l’équité, le
bien-être, la justice sociale, la soutenabilité écologique sont
des propositions importantes que les sciences ne peuvent
ignorer pour exister comme vecteurs d’émancipation sociale.
En ce sens, un usage essentiel de l’éthique est de faire vivre
au coeur des sciences des valeurs comme le pluralisme, la
coopération ou encore l’engagement, seules à même de
former la matrice de la capacité des activités et des
recherches scientifiques à créer un monde commun.
L’éthique générique (l’expression est encore de Leo
Coutellec) est ainsi une contribution pour une science ou des
sciences de l’Humain et selon l’Humanité.
Faire face, c’est pour chacun d’entre nous ré-investir la
question de la culture scientifique et technique pour ne pas
réduire la science à une accumulation de savoirs stables,
désincarnés, académiques et assimiler la technique à une
simple application de cette science heureuse, aussi heureuse,
bien entendu, que la mondialisation.
Faire face, c’est concevoir l’histoire, la sociologie, la
philosophie des sciences et des techniques comme des
démarches et des savoirs structurants pour développer l’esprit
critique des sciences et à propos des sciences.
Et cela dans un monde où des pans entiers des libertés civiles
conquises au cours des siècles derniers « s’évanouissent de
facto dans les réseaux de fibres optiques, les ondes émises
par les antennes relais et les serveurs immenses des datacenters » (collectif Marcuse). C’est-à-dire un monde où
l’information indispensable à toute recherche scientifique est
diluée dans une nuit politique qui s’étend sans fin à l’ombre
proliférante de nos machines dites intelligentes.
Troisième difficulté : la crise des institutions et des
politiques scientifiques dont notre réflexion ne peut faire
l’économie.
Pour cela, il est nécessaire de saisir à quel point la recherche
est touchée comme toutes les activités humaines par le
phénomène d’accélération de la société étudié par le
sociologue Hartmut Rosa.
Précisons : en France (et bien au-delà), face aux mutations
actuelles de l’enseignement supérieur et de la recherche, les
motifs de révolte ne manquent pas : culte de l’excellence et
Faire face, c’est enfin non seulement résister aux régressions
structurelles consubstantielles au néo-libéralisme, mais c’est
aussi créer en ouvrant de front le chantier réflexif de
l’écologie politique et de nouveaux lieux de production des
savoirs, où le long terme pendrait le pas sur le courttermisme et où le temps de la science serait synchrone avec
celui des luttes des sociétés vivantes.
Ce qui signifie refuser l’écologie du laisser-faire, c’est-à-dire
l’écologie qui consiste à laisser le marché orienter les
investissements vers une production réputée « verte », très à
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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
la mode en ces temps de crise. En effet comme le démontrait
dès 1971 Barry Commoner, dans le capitalisme, toutes les
activités sont orientées par le seul indicateur qui vaille, au
sens propre et figuré du terme, c’est-à-dire celui du meilleur
taux de rentabilité à court terme.
C’est sur ce chantier que vous allez œuvrer sans vous plier
aux injonctions cyniques des puissants de ce monde et de
leurs communicants !
Vous oeuvrerez bien entendu en opposition à l’hégémonie du
Marché sur toute forme de vie, en opposition aux rapports de
force antidémocratiques et au final anti-humains et antiécologiques.
Vous oeuvrerez à l’inverse en vous insérant dans une
socialité faite de confiance, de liberté et de coopération,
orientée vers des rapports permettant la survie de tous et la
possibilité élargie de la vie bonne.
Et sans oublier, c’est essentiel, la leçon attribuée par Jean de
Salisbury à Bernard de Chartres :
« Nous sommes des nains installés sur les épaules des géants.
Et pour cette raison, nous sommes capables de voir plus de
choses, et de voir plus loin qu’eux ». Leçon reprise par Isaac
Newton au XVIIIe siècle, dans une lettre à Robert Hooke :
« Quant à moi, si j’ai vu un tout petit mieux, c’est parce que
je me tenais sur les épaules des géants ».
A vous maintenant de nous éclairer en escaladant les épaules
des géants!
13
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Jappe A. - Éloge de la « croissance des forces
productives » ou critique de la « production pour la
production » ? Le « double Marx » face à la crise
écologique.
reconnaît que l’accumulation du capital est indifférente tant
aux besoins humains qu’aux ravages infligés à la nature. Il
y a des phrases où Marx et Engels indiquent dans la
pollution, la dégradation de la nourriture ou dans
l’épuisement des sols des effets du capitalisme. Mais ce
florilège n’arrive qu’à démontrer que Marx n’était pas
productiviste jusqu’au bout et qu’il gardait des doutes. En
ce qui concerne une reconnaissance explicite de la
destruction des bases naturelles, il est sûr que William
Morris voyait plus clair que Marx.
La véritable contribution de la critique de l’économie
politique de Marx, telle qu’il l’a formulée surtout dans ses
œuvres de la maturité, au débat écologique réside dans
l’analyse d’un mode de production où le travail possède une
double nature : abstrait et concret. Ses produits, les
marchandises, ont la même double nature – valeur abstraite
et valeur d’usage concrète. Il en dérive une subordination
du concret à l’abstrait qui constitue le noyau de la société
capitaliste et qui représente sa véritable spécificité
historique. Et même si Marx lui-même n’en tire pas
directement des conséquences sur le plan de ce que nous
appelons aujourd’hui « écologie », ces conclusions
s’imposent presque d’elles-mêmes à des lecteurs attentifs.
Elles sont, à mon humble avis, indispensables pour
comprendre la folle logique productiviste à laquelle nous
nous trouvons soumises. Développer ce noyau de la théorie
de Marx à la lumière de tout ce qui est arrivé ensuite me
semble plus utile pour comprendre notre époque que, par
exemple, se référer directement à la pensée proto-socialiste,
ou à la thermodynamique…
Cela permettra surtout de reconnaître en quoi la catastrophe
écologique est la conséquence inévitable d’une société où le
concret – le travail concret, la valeur d’usage, les besoins et
désirs humains – n’existe socialement qu’en tant que
« représentation »,
incarnation,
support
matériel
indispensable, mais « collatéral » de la seule réalité qui
compte, même si c’est une réalité fantasmagorique : la
valeur abstraite créée par le travail réduit à seule dépense
d’énergie humaine indifférenciée, mesurée en temps, et qui
possède sa représentation visible dans l’argent. Cela
constitue la structure de base de la société capitaliste, et tout
le reste en dérive. Le propre de la société capitaliste n’est
pas l’injustice, la domination, l’exploitation, le vol du
surproduit extorqué à des individus privés de moyens de
production : tout cela a existé en bien de sociétés
précapitalistes. Mais c’était toujours une lutte autour de la
répartition d’un produit concret, et elle se déroulait dans
des conditions qui restaient essentiellement identiques, ou
ne changeaient que très lentement. Seulement le capitalisme
a déchaîné un dynamisme aveugle et illimité, une poursuite
de richesse sans bornes. Tout ce qui est concret a des
limites. Ce n’est que la valorisation de la valeur à travers le
travail et son accumulation en forme d’argent et de capital
qui sont illimitées. Lorsque toute production ne sert qu’à
augmenter la somme d’argent investie, quand le seul but est
de transformer cent euros en cent vingt, ensuite en cent
quarante, etc., le mode de production est gouverné par ce
que Marx appelle le « sujet automate » : la valeur. Les êtres
humains, même les plus puissants, se trouvent à la traîne du
système qu’ils ont créé sans le savoir et qu’ils doivent
alimenter chaque jour, même à leurs propres dépenses, sous
peine de leur ruine. Marx a donné le nom de « fétichisme de
la marchandise » à cette renonciation de l’homme à ses
pouvoirs. Il est évident que certains individus, certains
groupes sociaux tirent beaucoup plus de bénéfices que
Heureusement, les temps sont passés où l’on pouvait
l’emporter sur un adversaire dans un débat rien qu’en citant
un passage approprié de Marx (ou en l’inventant, comme le
faisait Althusser selon son propre aveu). Heureusement,
sont aussi passés les temps où l’on devait avoir honte de se
référer encore à un auteur que la chute du mur de Berlin
aurait réfuté à jamais, selon la doxa néo-libérale.
Aujourd’hui, il est difficile de ne pas utiliser les instruments
de Marx pour comprendre ce qui nous arrive, et en même
temps nous ne sommes pas obligés de prendre au pied de la
lettre chacune de ses phrases.
Dire cela n’est pas une invitation à un pillage de ses idées, à
un usage éclectique où chacun puise chez Marx ce qui lui
plaît le plus. Il ne s’agit pas non plus de débiter la lapalissade
qu’il y a du bon et du moins bon chez Marx, que son œuvre,
comme toute oeuvre, est contradictoire et qu’il était, lui aussi,
fils de son temps et en partageait les limites, notamment en
ce qui concerne l’admiration excessive pour le progrès. Il est
plus prometteur de distinguer entre un Marx « exotérique » et
un Marx « ésotérique » : dans une partie de son oeuvre – la
partie quantitativement majeure – Marx est un fils dissident
des Lumières, de la société du progrès et du travail, dont il
prônait une organisation plus juste à réaliser à travers la lutte
des classes. Dans l’autre partie, la partie « ésotérique », il
critiquait les catégories de base de la société capitaliste : la
valeur et le travail abstrait, la marchandise et l’argent. Il
démontrait que ces modalités de la production, loin d’être des
présupposés neutres ou positifs, sont déjà en tant que tels
négatifs et destructeurs, mais sont aussi historiquement
limités à la seule société capitaliste. Ensuite, le marxisme,
dans presque toutes ses variantes, n’a retenu que le Marx
exotérique et s’est battu, avec plus ou moins de succès, pour
une meilleure distribution de la valeur, de la marchandise, du
travail et de l’argent, en oubliant toute critique théorique ou
pratique de ces catégories elles-mêmes.
Une partie de l’œuvre de Marx prône indiscutablement le
développement des forces productives comme présupposé
de toute émancipation, et accuse même la bourgeoisie d’y
faire obstacle. A ce titre, sa pensée participe de
l’enthousiasme pour le progrès, typique de son époque. Une
grande partie du marxisme historique a prolongé cette vue,
notamment dans les pays du « socialisme réel ». Cependant,
dans l’autre partie de son édifice théorique, Marx a analysé
la « production pour la production », la production comme
but en soi, finalité tautologique et auto-référentielle du
système fétichiste de la production de marchandises. Il ne
paraît pas possible aujourd’hui de comprendre la crise
écologique, en tant qu’imbrication entre l’évolution
technologique et le capitalisme, si l’on ne tient pas compte
des contraintes pseudo-objectives qui dérivent de la
valorisation de la valeur à travers le travail abstrait et qui
poussent à consommer la matière concrète du monde pour
satisfaire les exigences abstraites de la forme-marchande.
Voilà en deux mots l’enjeu essentiel.
Il est fort utile de réunir, comme l’a fait Michael Löwy
dans son livre sur l’écosocialisme1, les passages où Marx
exprime des doutes sur la logique productiviste et où il
1
M. Löwy, Ecosocialisme. L’alternative radicale à la catastrophe
écologique capitaliste, Mille et une nuits, Fayard 2011.
14
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
d’autres de ce système : mais eux-mêmes n’en sont ni les
créateurs ni les véritables dirigeants. Ils ne sont que les
sous-officiers du capital, comme les appelait Marx.
La crise économique et écologique globale n’est pas le fruit
d’une conjuration des puissants méchants et avides (même
si ceux-ci peuvent en déterminer quelques développements
particuliers). Dans le débat écologique on retombe souvent
dans un mélange de psychologie et de moralisme qui
explique tous les maux du monde avec les agissements
d’individus ou de groupes prédateurs, conçus comme une
espèce de conspiration permanente : « les capitalistes », les
politiciens corrompus, les banquiers, les eurocrates, la
Bilderberg Society, les impérialistes, les multinationales…
Malheureusement, des mouvements comme Occupy Wall
Street se sont largement empêtrés dans ce bourbier de la
critique personnalisante qui peut porter aux pires
populismes (le mouvement récent des « forconi » en Italie
en a été un exemple).
Il ne vaut pas beaucoup mieux de centrer l’analyse sur la
seule critique des « mentalités » ou des « idéologies », par
exemple en parlant du « rapport occidental à la nature » ou
du « culte de l’avoir » : en effet, d’où viennent les
mentalités elles-mêmes ? Comment se sont-elles diffusées
dans une société donnée ? Ainsi, on ne fait que déplacer la
question.
Et finalement, le recours à la critique marxienne de la
marchandise évite de s’en prendre simplement à une
prétendue « nature humaine », comme le font certains
courants écologistes pour qui c’est l’être humain en tant que
telle qui s’oppose à la nature et qui la détruit. La critique
marxienne nous amène à concevoir que c’est la société
basée sur la valeur marchande en tant que structure presque
totale, ou pour mieux dire totalisante, qui a rendu si
destructif l’agir humain envers la nature. Elle existe
maintenant depuis plusieurs siècles, et elle s’est étendue au
globe entier. Elle n’est plus l’affaire d’un groupe restreint
de « capitalistes ». Elle a colonisé toute la vie, en
déterminant, à un degré majeur ou mineur, les mentalités et
les comportements de presque tous les habitants de la terre.
De ce point de vue, la critique marxienne ne cautionne
aucune illusion quant à la facilité de sortir de l’impasse. Ni
le développement durable, ni la pendaison des banquiers, ni
des communautés d’autoproduction agricole, ni des
protocoles climatiques vont résoudre les problèmes. De
l’autre côté, la critique marxienne souligne que la racine du
malheur moderne, c’est-à-dire le travail abstrait, la valeur
etc., sont des phénomènes historiques, elle rappelle que
beaucoup de sociétés ont vécu différemment et qu’on
pourra donc également bâtir un mode de vie sur d’autres
bases : un monde où le concret n’est pas réduit à être au
service d’un fétiche sans contenu s’autoreproduisant et
s’accumulant sans cesse.
La crise écologique et l’épuisement des ressources
naturelles ne sont pas des aspects accessoires du mode de
production capitaliste et ne peuvent pas être évités en
établissant un capitalisme plus « sage », modéré, vert,
durable. Ces crises découlent de son principe de base : la
« valeur » d’un produit sur le marché n’est déterminée que
par le temps de travail vivant qui est socialement nécessaire
pour sa production. La concurrence entre capitaux et la
recherche permanente des gains de productivité, moteur du
système capitaliste, poussent à utiliser toutes les inventions
technologiques qui font économiser du travail : on produit
toujours plus avec moins de travail. Un artisan fabriquait
une chemise en une heure, un ouvrier à la machine en fait
dix en une heure. Mais les technologies ne créent pas de la
valeur nouvelle : seul le travail humain au moment de son
exécution a ce pouvoir. La chemise faite à la machine, dans
notre exemple, ne contient donc que six minutes de travail,
et donc de valeur. La partie de survaleur et de profit – le
seul but de tout ce processus – sera forcément mince,
quelque grand que puisse être le taux d’exploitation. La
production de la chemise industrielle consomme autant de
ressources que celle de la chemise artisanale – c’est le côté
concret. Mais côté abstrait, côté valeur, il faut en produire
dix, rien que pour éviter la contraction de la masse de
valeur et de survaleur, et il faut donc consommer dix fois
plus de ressources pour obtenir la même quantité de valeur
et de profit – et il faut créer après coup le besoin social pour
dix fois plus de chemises.
Je dirais que ce petit exemple contient toute la dynamique
folle du productivisme. Marx savait bien pourquoi il
affirmait au début du Capital que la découverte de la
double nature du travail était sa découverte la plus
importante et pourquoi il commence son exposition avec
elle, bien avant de faire intervenir les classes sociales.
On peut donc difficilement expliquer la crise écologique
d’une manière structurelle sans avoir recours aux
motivations subjectives des acteurs, si l’on récuse les
catégories de la critique marxienne de l’économie politique.
Il devient alors également difficile de comprendre la force
énorme de la contrainte exercée par ce mécanisme en
évolution permanente. C’est ce qui manque à des larges
pans de la critique anti-productiviste et qui la fait souvent
apparaître tronquée, voire naïve. De l’autre côté, on n’arrive
pas non plus à cerner le problème si l’on réduit la théorie
marxienne à une critique de la domination personnelle
exercée par les propriétaires juridiques des moyens de
production, au lieu de voir dans les propriétaires, ou leurs
substituts, les gestionnaires d’un procès qui les dépasse.
Cette difficulté à saisir la nature profonde du mode de
production capitaliste comporte ensuite régulièrement des
propositions « pratiques » qui tiennent en général plus de
l’altercapitalisme que de l’anticapitalisme, malgré leurs
intentions affichées.
L’approche que je viens d’ébaucher présente donc des
points de convergence et de divergence avec
l’écosocialisme défendu par Löwy et la décroissance
avancée par Latouche. L’écosocialisme se propose d’unir la
pensée marxiste et l’écologie et rappelle le fait qu’on ne
peut pas sortir du productivisme et de la croissance forcée
sans sortir du capitalisme. Mais – et c’est une question de
taille – qu’est-ce qu’on entend ici par capitalisme ? Et où
l’écosocialisme situe-t-il l’essence de la pensée marxiste ?
Löwy cite Hervé Kempf qui parle d’ « une classe dirigeante
prédatrice et cupide [qui] fait obstacle à toute velléité de
transformation effective ; presque toutes les sphères de
pouvoir et d’influence sont soumises à son pseudoréalisme… cette oligarchie, obsédée par la consommation
ostentatoire et la compétition somptuaire » et Löwy y
ajoute « les décideurs de la planète – milliardaires,
managers,
banquiers,
investisseurs,
ministres,
parlementaires et autres ‘experts’ »2. Donc, les capitalistes
et les ennemis de la nature, c’est toujours les autres ? Les
immigrés et les travailleurs chinois qui se tuent au travail
pour avoir leur portable ou leur voiture ne sont que victimes
de la publicité ? Est-ce sont seulement les riches qui
détruisent la planète, comme le dit le titre du livre de
Kempf ? Ou s’agit-il plutôt d’un mode de vie accepté par
2
15
Löwy, Ecosocialisme, p. 9.
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
presque tous actuellement – ce qui cependant n’en fait pas
l’expression d’une « nature humaine », mais reste
spécifiquement capitaliste ? Quoi dire de la lutte grotesque
contre l’écotaxe en Bretagne ou de la résistance
qu’opposent les petits cueilleurs de cuivre au Pérou au
gouvernement qui leur impose d’arrêter leurs activités,
assurément très nocives, ou des ouvriers qui défendent bec
et ongles leurs postes de travail cancérogènes ?
Critiquer le rôle que le mouvement ouvrier a toujours
attribué au prolétariat, ou à ses successeurs, ne veut pas dire
de rompre avec la théorie de Marx ! Un des premiers à le
faire a été André Gorz, cité comme nom tutélaire autant par
Löwy que par Latouche. Gorz a été un des premiers à
démontrer que le travail ne peut pas constituer la base de
l’émancipation sociale. Cependant, un autre point en
commun de mes deux co-conférenciers est d’insister encore
sur la « sauvegarde de l’emploi »3. Ce qui n’est pas
seulement « irréaliste » - au mauvais sens du terme - mais
surtout incompatible avec l’enseignement central qu’on
peut tirer de Marx : il faut rompre avec le travail comme
forme d’organisation sociale et comme créateur de
« valeur » - ce qui implique de penser en fonction des
besoins, et non du travail.
Mais Latouche tombe dans le keynésianisme, quand il
arrive aux « propositions immédiates » : sortie de l’euro,
inflation contrôlée, plein emploi… et ce seraient les
premiers pas pour « sortir de l’économie »4 ! Löwy, pour sa
part, parle d’une « abolition graduelle du marché »5 – tandis
que Marx avait déjà dit clairement dans sa Critique du
Programme de Gotha que l’échange marchand doit
disparaître dès le début de la transformation socialiste, et
non à sa fin. De sa part, Latouche veut garder les biens nonmatériels dans une forme marchande 6 « au moins pour
partie » - comme si le secteur marchand tolérait à ses côtes
un secteur non-marchand. Gorz avait finalement renoncé a
cette idée après l’avoir défendue longtemps.
Même la meilleure autogestion démocratique de la
production, « garantie sans bureaucrates », ne sert à rien si
l’on ne se libère avant du carcan de la valeur, de l’argent,
de la concurrence, du travail. Le « sujet automate » de la
valeur pourra être aboli, parce qu’il n’a pas toujours existé.
Mais il ne se laisse pas dicter d’autres règles. Une usine
gérée par les ouvriers dans un régime qui reste basé sur le
marché et la concurrence va suivre la logique de la valeur
comme toute autre unité de production.
Faut-il alors abolir par décret argent et salaire, profit et
travail, marchandise et échange, d’un jour à l’autre ? En
vérité, sortir de l’argent et du travail n’est pas un
programme « utopique », il n’est pas non plus nécessaire
d’évoquer les Khmer rouges… parce que c’est le
capitalisme lui-même qui se charge de ce programme. Mais
il le fait d’une manière catastrophique, sans permettre de
vivre sans travail et sans argent. Le défi pour une pensée et
une pratique critiques aujourd’hui est plutôt de trouver des
réponses à l’anomie qui en résulte.
Les décroissants et les maussiens opposent souvent Karl
Polanyi ou Marcel Mauss à Marx. Effectivement, Marx n’a
pas présenté une critique explicite de l’homo oeconomicus
et de l’homme prométhéen – mais la seule critique possible
qui ne se limite pas à une vision « idéaliste » de l’histoire
ne peut être tirée que de l’œuvre de Marx. Beaucoup de
gens, de Castoriadis à Marshall Sahlins, de Louis Dumont à
Habermas, et Latouche lui-même, sont partis en guerre
contre l’ « économicisme » marxiste – qui est un
phénomène bien réel, chez les marxistes et en partie chez
Marx lui-même. Mais ils n’ont pas su voir que sa meilleure
critique pouvait être prononcée sur la base de la critique
marxienne de l’économie politique.
La valeur de la pensée de Marx réside dans le fait de saisir
la totalité du capitalisme. Cela ne veut pas dire qu’il s’agit
d’une pensée qui explique tout à partir d’un seul principe,
moins encore qu’elle veut être une pensée totalitaire. Mais
elle reconnaît le fait que c’est le capitalisme qui est une
totalité réelle, et en même temps négative et brisée – et
c’est bien sa spécificité historique. Vouloir ancrer la
décroissance à gauche, mais en faisant l’économie de Marx
pour se référer plutôt aux premiers socialistes, signifie se
priver de la seule théorie cohérente de l’ensemble
capitaliste à la faveur d’autres pensées qui peuvent avoir
raison contre Marx sur un point ou l’autre, mais jamais
avancer une théorie complète.
Pour Latouche, les tentatives pour unir marxisme et
écologie ne sont pas « convaincantes »7. En même temps, il
prétend que la décroissance est le véritable héritier du
marxisme, en admettant donc implicitement la dimension
anti-productiviste de la pensée marxienne. Et d’une certaine
manière il n’a pas tort : la critique de l’économie ellemême, et du travail qui la fond, est le legs le plus profond
de la théorie marxienne, comme l’ont montré, chacun à leur
manière, l’École de Francfort, les situationnistes, les
théoriciens de la critique de la valeur. Mais ceux-ci savaient
bien que sortir de l’économie et sortir du capitalisme vont
de pair, et que ce projet ne se réalisera pas sans grands
conflits et luttes. Deux aspects que la décroissance esquive
volontiers, tandis que l’écosocialisme en paraît plus
conscient. Mais il faut dépasser l’économie, pas seulement
la ré-encastrer. Et plus que toute autre chose, il faut
dépasser l’imaginaire capitaliste dans les têtes, c’est-à-dire
l’identification de l’abondance marchande avec la richesse
possible de la vie.
Je veux donc conclure avec un auteur qui m’est cher,
lorsqu’il parlait en 1957 de « la nécessité d'envisager une
action idéologique conséquente pour combattre, sur le plan
passionnel, l'influence des méthodes de propagande du
capitalisme évolué : opposer concrètement, en toute
occasion, aux reflets du mode de vie capitaliste, d'autres
modes de vie désirables ; détruire, par tous les moyens
hyper-politiques, l'idée bourgeoise du bonheur ».
3
« Chaque transformation du système productif … doit se faire
avec la garantie du plein emploi de la force de travail » (Löwy,
Ecosocialisme, p. 40).
4
Serge Latouche, Vers une société d’abondance frugal.
Contresens et controverses sur a décroissance, Mille et une nuits,
Fayard 2011, p. 23.
5
Löwy, Ecosocialisme, p. 58.
6
Latouche, Société, p. 110.
7
16
Latouche, Société, p. 109.
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Gun O. & F.-D. Vivien - Penser l’économie politique
pour penser l’écologie politique ? Une perspective
lacano-marxiste pour la décroissance de Serge
Latouche ?
Ozgur Gun et Franck-Dominique Vivien
Laboratoire REGARDS
Université de Reims Champagne Ardenne
[email protected] ; [email protected]
La question du développement durable nous invite à penser
le changement social. Nous voudrions nous intéresser ici à
la manière dont Serge Latouche appréhende ce problème.
Certes, pourra-t-on objecter, cet auteur est connu pour être
un pourfendeur de la notion de développement durable. La
décroissance, dont il est aujourd'hui un des principaux
théoriciens français, est toutefois une perspective qui
apparaît grosse de changements sociaux radicaux et
profonds ; Latouche allant même jusqu'à parler de
« véritable révolution »8. Ce changement est aussi décrit par
par une formule saisissante puisqu'il conviendrait, selon lui,
de « sortir de l’économie » !... Pour que cette expression ait
un sens, il faut admettre qu’à un certain moment on est
« entré en/dans l’économie » et que, depuis, « on y vit » sur
le plan de l'imaginaire, autrement dit que l'économie donne
en partie sens à nos pensées et actions.
Dans un premier temps, nous allons faire retour sur ce que
Latouche appelle « l'invention de l'économie ». Cela nous
amènera à souligner à la fois le caractère performatif de cet
imaginaire économique et notre enfermement dans l’ordre
symbolique. Dans un second temps, nous essaierons de
comprendre ce qu'il faut entendre par « sortir de
l'économie » et nous verrons alors les difficultés d’un tel
déplacement.
Au-delà de l'ouvrage qui porte ce titre, « l'invention de
l'économie » est, de l'aveu même de Latouche9, une
question qui traverse toute son œuvre. S'interroger sur cette
thématique oblige à faire retour sur ses écrits les plus
anciens – rappelons que Latouche n'utilise le terme
« décroissance » que depuis 200210 – et à montrer la
persistance de certaines thématiques tout au long de sa
production intellectuelle. Pour le dire de manière plus
ramassée : l'hypothèse que nous travaillons ici est que,
malgré sa prise distance vis-à-vis de Marx et de Freud 11, sa
posture contemporaine relativement à la décroissance
s'enracine dans la perspective lacano-marxiste qui a été
jadis explicitement la sienne.
L'invention de l'économie
Latouche reprend à son compte la déconstruction marxiste
de l’économie, qui consiste à l’extraire de l’ordre naturel et
8
Latouche S. (2011) Vers une société d'abondance frugale.
Contresens et controverses sur la décroissance, Paris, Mille et une
nuits, p. 183.
9
L'invention de l'économie, Paris, Albin Michel, 2005, p. 7.
10
Latouche S. (2002) « A bas le développement durable ! Vive la
décroissance conviviale », Silence, n°280,
http://www.decroissance.org/textes/latouche.htm
11
« Que reste-t-il de ce parcours à travers le marxisme ?, se
demande-t-il. Certainement beaucoup de choses, en ce sens que je
ne serai pas ce que je suis et je n'écrirai pas ce que j'écris s'il n'y
avait pas eu cette rencontre et cette traversée. Je pense, toutefois,
avoir dépouillé le vieil homme et dégagé ma propre pensée sans
éprouver la nécessité de revendiquer une affiliation à une école ou
une tradition. », in « Oublier Marx », Revue du MAUSS, 2009,
n°34, p. 313.
17
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
transcendant pour l’inscrire dans l’histoire. Il s'en démarque
cependant par son insistance sur la dimension culturelle de
l'économie (1.1.) et, en conséquence, sur son caractère
symbolique (1.2.). En s'inspirant des écrits de Castoriadis,
Latouche12 cerne ainsi ce qu'il appelle un « imaginaire
économique » qui s'est peu à peu institutionnalisé.
alors qu'il est coopérant pour un organisme international.
Viendront ensuite la découverte de l'anthropologie
économique (avec des auteurs comme Polanyi, Salhins,
Clastres, Mauss...). Comme ceux qui appartiennent à la
« petite internationale anti- ou post-développementiste »
réunie autour d'Illich16, Latouche n'aura de cesse de
dénoncer « l'impérialisme culturel » présent dans la notion
de « développement » et de ses diverses déclinaisons17.
Dans les années 1960, l'économicisation/occidentalisation
du monde18 est observable dans les pays du Sud. C'est aussi
dans ces pays que Latouche observe des résistances à ce
phénomène – c'est le thème central de La planète des
naufragés19 : « dans les marges des villes, les populations
bricolent une vie précaire mais décente grâce aux stratégies
relationnelles fondées sur l'esprit du don et de la
réciprocité »20. C'est pourquoi ces sociétés du Sud ont été
une des sources d'inspiration de sa pensée de la
décroissance.
L'économique ? Rien de naturel, ni d'universel...
Dire que l’on est entré dans l’économie signifie une idée
assez sensée et commune dans l’histoire de la pensée
économique : il n'y a pas de substance ou d'essence de
l'économique ; l’économie n’est pas une nécessité, elle ne
relève pas de la nature mais de l’histoire. On reconnaît là
une posture théorique et épistémologique commune depuis
l’analyse marxiste, la première à avoir insisté avec force sur
le caractère historique des formations sociales, en
soulignant au passage leur caractère déterminé par les
modes de production. Le parcours intellectuel de Latouche
a été fortement marqué par le marxisme. C'est dans cette
perspective qu'il s'engage comme économiste du
développement au milieu des années 1960, avant
d'entreprendre vis-à-vis de celui-ci un travail critique 13. Il
en a cependant gardé une posture que l’on retrouve dans
l’ensemble de ses travaux : l’objet de l’économie et
l’économie elle-même relèvent de l’histoire. Ce discours
économique – double discours, précise Latouche, puisque
celui qui entoure les pratiques économiques a peu à peu vu
se développer un discours théorisant ces pratiques – va
progressivement se construire sur des pratiques émergentes,
lesquelles vont pouvoir s'appuyer sur cette entreprise de
légitimation et de théorisation.
Pour autant, cette « invention » de l'économie ne s'explique
pas par une théorie déterministe de l'histoire – c’est là une
de ses prises de distance vis-à-vis de l’analyse marxiste.
Nous avons affaire, selon Latouche, à une « suite
d'accidents historiques », à une « odyssée », à un processus
historique, indissociable de l’entrée dans le capitalisme.
Bien qu’il ne soit pas aisé de tracer l’histoire et les
modalités de cette entrée dans l’économie, certains jalons
sont posés dans L'invention de l'économie, qui vont
d'Aristote à Smith. Cette « naissance » de l'économie – en
fait, sa progressive autonomisation – s'accompagne
évidemment de résistances. C'est aussi cette histoire de
l'« anti-économique »14 que content les écrits de Latouche,
lesquels prennent place dans cette longue tradition
intellectuelle qui a œuvré à disqualifier l'ordre économique.
Cette critique est plus tranchante encore avec l'éclairage
fourni par l'anthropologie. Car, comme le souligne cet
africaniste qu'est Serge Latouche, l'économie est avant tout
« un processus culturel »15 propre à l'occident – il n'y a donc
rien d’universel dans cette création. Le regard de Latouche
vis-à-vis de la notion de développement et de la culture
économique va peu à peu être décillé par la lecture des
ouvrages de Claude Lévi-Strauss pendant qu'il fait sa thèse
au Zaïre, puis l'expérience vécue au Laos en 1966-1967,
L'économique ? Du symbolique et donc de
l’imaginaire…
Réalité culturelle, et donc symbolique, proprement
occidentale dans son principe, l’économique est ainsi
appréhendé comme un « mythe » ou un système
symbolique général. Pour préciser ce que cela recouvre
chez Latouche, il convient de souligner que sa conception
de l’économique mobilise non seulement l’anthropologie
culturaliste mais aussi l’approche psychanalytique (plus
précisément, la lecture lacanienne de Freud).
Selon cette conception, si la réalité ne se réduit pas aux
représentations, ni aux signifiants – au sens où elle n’est pas
un effet du discours, ni une illusion –, elle relève de la mise
en forme symbolique du réel. Cette position ontologique de
Latouche est posée de manière frontale, notamment dans
son ouvrage Le procès de la science sociale. On peut en
présenter les grands traits en reprenant la triade, bien
connue, de la linguistique saussurienne entre le signifiant
(ou plus généralement le symbole), le signifié (l’idée, la
représentation ou encore la réalité psychique) et le
référent (le matériel réel qui ne parle pas mais qui est parlé,
une fois saisi dans cette triade) : lorsqu’il est question de ce
qu’il est convenu de nommer la réalité sociale, Latouche ne
nie pas l’existence du référent mais souligne son caractère
déjà, en soi, symboliquement structuré. Bien entendu, cette
structuration symbolique (i.e. le fait que la réalité sociale
soit signifiante et qu’elle puisse donc littéralement
« parler ») n’est jamais achevée, ni close. La « vie sociale,
aime à écrire Latouche, n’en finit pas de se dire ».
« Toutefois, ajoute-t-il, elle ne se dit pas qu’avec des mots.
Elle se dit aussi avec des gestes, c’est-à-dire des
représentations qui impliquent un au-delà, un à côté dans la
conduite animale ou l’objet sensible. C’est cela qui amène à
dire que la vie sociale se fait »21.
Puisque nous sommes assujettis aux systèmes symboliques
et que, par conséquent, dans « notre être au monde », nous
échappons à l’ordre sensible de la nature pour être enfermés
12
Latouche juge L'invention de l'économie comme le plus
« castoriadisien » de ses ouvrages, in Pour sortir de la société de
consommation, op. cit., note 1, p.152.
13
Cf. Latouche S. (1975) Le projet marxiste, Paris, PUF ;
Latouche S. (1984) Critique de l'impérialisme, Paris, Anthropos,
2ème éd.
14
Latouche parle de « l'anti-économique » d'Aristote, in
L'invention de l'économie, op. cit., p. 20. Le sous-titre de Faut-il
refuser le développement ? (Paris, PUF, 1986) est « Essai sur
l'anti-économique du Tiers Monde ».
15
Latouche S., L'invention de l'économie, op. cit., p. 17.
16
Vers une société d'abondance frugale, op. cit., p. 166.
Voir Critique de l'impérialisme, Paris, Anthropos, 2ème éd.,
1984, et Faut-il refuser le développement ?, Paris, PUF, 1986.
18
Latouche S. (1989) L'Occidentalisation du monde, rééd. 2005,
Paris, La Découverte.
19
Latouche S. (1991) La planète des naufragés : essai sur l'aprèsdéveloppement, Paris, La Découverte.
20
Vers une société d'abondance frugale, op. cit., p. 167.
21
Latouche S. (1984) Le procès de la science sociale, Paris,
Anthropos. pp. 132-133.
17
18
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
dans celui du sens, l’économie est, non pas tant ou
seulement caractérisée par le symbolique, mais elle est
fondamentalement symbolique. Soutenir cela, ce n’est pas
nier l’existence, par exemple, des objets de consommation,
mais souligner non seulement que les raisons d’être de ces
objets en tant qu’objets de consommation tiennent à ce
qu’ils symbolisent, mais aussi qu’il n’y aucun lien de
nécessité entre ces objets et ce dont ils sont
symboliquement investis (de la même manière qu’en
linguistique saussurienne, le lien entre le signifié et le
signifiant est arbitraire).
Considérer la réalité sociale comme réalité symbolique
conduit évidemment à souligner la centralité de sa
composante imaginaire. Tout symbole présuppose
l’imaginaire, en tant que capacité de « voir » dans une
chose quelconque ce qu’elle n’est pas (en soi). Ici,
l’imaginaire a trait à la capacité de représentation sans
laquelle le symbolisme ne pourrait être. En outre, le mode
d’existence de l’imaginaire passe nécessairement par des
symboles – de la même manière qu’un signifié ne peut
exister sans signifiant. Le lien entre un symbole donné (la
croissance, par exemple) et sa composante imaginaire
(l’opulence, le bonheur, la fin de la crise, etc.) ne relève
d’aucune nécessité, sans que cela ne signifie pour autant
que ce lien soit proprement farfelu ou qu’il soit sans
efficacité. Cette indétermination relative est propre à tout
système symbolique – comme en témoigne le fait que
plusieurs signifiés soient rattachés au même signifiant ou
qu’un même signifié soit attaché à plusieurs signifiants – et
participe du caractère non fini du réel social ou historique.
Quelles que soient les raisons des systèmes symboliques et
de leurs articulations avec des systèmes imaginaires, il n’en
demeure pas moins qu’en tant qu’individus nécessairement
socialisés, nous avons tous à faire à eux : mieux, nous
sommes au monde par ces systèmes. C’est donc peu de dire
que l’économique ainsi envisagé fait système : les mots de
l’économie se renvoient les uns aux autres – c'est ce que
montre Latouche22 quand il étudie la sémantique
économique. Ces mots légitiment des pratiques en leur
donnant sens, pratiques qui, en retour, semblent donner
raison aux mots. Bref, il y a là un ordre complet avec ses
règles explicites et implicites.
Et quand le réel – parlé sous la guise de la « contrainte
environnementale », par exemple – fait irruption, cela tient
grâce à d’incessants phénomènes de résistance, de déni et
de refoulement. Pour Latouche, le développement durable
relève de ce type de phénomène. Si « durable » est, à ses
yeux, un adjectif qui a du sens – il renvoie à la sagesse du
paysan qui plante un arbre et sait que ce seront les
générations futures qui en profiteront 24 – il n’en va pas de
même pour le terme « développement ». Ressortissant de
l’imaginaire économique, ce terme renvoie à la figure de la
croissance, du « toujours plus ». On peut éclairer ce que dit
Latouche à propos du développement durable en mobilisant
le concept de déni fétichiste25. On peut utiliser la formule
proposée en 1969 par le psychanalyste Octave Mannoni 26 :
soit, une première formule : « je sais bien qu’en faisant ce
que je fais (en consommant, en produisant...), je suis en
train de polluer (et que c’est grave), mais quand même je
crois que je ne pollue pas (ou pas tant que cela ou que ce
n’est pas grave). Cette formule compte deux affirmations
contradictoires : « savoir qu’on pollue » et « croire que
non »… C’est là qu’intervient le déni qui rend possible le
maintien de la croyance entrant en contradiction directe
avec le savoir. La première formule devient alors « je sais
bien que je pollue et que c’est grave, mais le
développement durable (ou les avancées technologiques, ou
le marché des droits à polluer, etc.) permet de limiter les
effets de mes pratiques en termes de pollution ». Dans cette
seconde formule, le développement durable fonctionne
comme un fétiche27, i.e. l’incarnation du mensonge (à soimême) qui permet de supporter l’insupportable réalité.
L’histoire sans théorie déterministe, ni pour autant
résignation
Si Latouche prend ses distances avec l’analyse marxiste,
cela tient aussi à son rejet du matérialisme historique en
tant que philosophie de l’histoire déterministe et
rationaliste. A cet égard, il semble reprendre à son compte
la critique castoriadisienne de la théorie marxiste de
l’histoire28. Cette théorie d’un déterminisme quasi
mécaniste relève finalement d’une croyance en un sens de
l’histoire et porte en son sein le retour d’une forme de
transcendance (contre laquelle Marx s’élevait pourtant
lorsqu’elle prenait la guise du naturalisme de l’économie
politique classique). Latouche refuse ce « déterminisme
historique » revenant à soutenir l’idée « d’un trajet unique
d’une histoire dont l’achèvement est la condition de
l’intelligibilité » et affirme au contraire qu’il « n’y a ni
totalité réelle à un moment donné, ni totalité de totalités au
terme de l’histoire » car « il n’y a ni tout, ni terme de
l’histoire ». Signalant donc l’impossibilité de la totale
détermination comme du total achèvement, il souligne que
l’histoire ne saurait avoir un sens, mais plusieurs (et non
une infinité puisqu’il ne rejette pas l’idée de causalité) :
« l’histoire ne dessine pas une infinité de lignes, seulement
une pluralité »29.
2. Comment sortir alors de l'économique ?
Etant donnée la manière dont Latouche conçoit
l’économique, la question de la sortie de celui-ci est ardue
(2.1.). La transformation de la réalité sociale – l’idée de
révolution demeure, dans une tradition freudo-marxiste,
comme quête de l’autonomie individuelle et collective –
passe par une atteinte de « ses assises imaginaires »23, sans
que l’on puisse compter sur une théorie totale et définitive
de la réalité ou de l’histoire (2.2.).
2.1. … alors que ça résiste
Avec la conception latouchienne de l’économie, il n’est
plus possible d’affirmer le primat des « mots » sur les
choses de l'économie (ou inversement), mais seulement de
constater notre enfermement dans l’univers symbolique. Ce
caractère autoréférentiel de la réalité sociale comme tout
explique en grande partie pourquoi l’économie tient, envers
et contre (presque ?) tout.
24
Cf. Petit traité de la décroissance sereine, Paris, Mille et Une
Nuits, p. 27.
25
Cf. Zizek S., Comment lire Lacan, Paris, Edition Nous, 2011.
26
O. Mannoni, « Je sais bien mais quand même… », in Clefs pour
l’Imaginaire ou l’Autre scène, Paris, Le Seuil, 1969.
27
S. Latouche, Pour sortir de la société de consommation, op. cit.,
p. 47.
28
C. Castoriadis, L'institution imaginaire de la société, op. cit., pp.
103-104.
29
Le procès de la science sociale, op. cit. p. 198.
22
Cf. L'invention de l'économie, op. cit., p. 24.
Le procès de la science sociale, op. cit., p. 206. Sur ce point, à
nouveau, les analyses de Latouche apparaissent fort proches de
celles de Castoriadis.
23
19
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
« On peut […] s'interroger, écrivait D. Bourg37, sur la
contradiction potentielle entre les leçons que l'on peut tirer
des difficultés écologiques que nous connaissons et le vieil
imaginaire révolutionnaire qui a autant nourri la gauche
historique que les hérauts et protagonistes des révolutions
industrielles successives ». En un sens – c'est ce que montre
l'heuristique de la grille de lecture lacano-marxiste pour
éclairer ses propositions en matière de décroissance –
Latouche entend maintenir cet idéal révolutionnaire dans la
perspective de la soutenabilité. Il s'inscrit en cela
explicitement dans la voie étroite dessinée par cet
« incontournable précurseur de la décroissance » qu'est
Castoriadis, à savoir une perspective de changement social
qui « n'a pas de sujet historique porteur »38. Si la sortie du
capitalisme apparaît nécessaire, elle n'est pas suffisante ;
l'accent étant mis sur la « servitude volontaire » des
individus, sur leur « imaginaire » manipulé par la
propagande et la publicité39. Adieu, donc, au prolétariat et
aux autres forces sociales repérées par d'autres penseurs
pour changer le monde, le « grand chambardement » serait
affaire de tous, au risque que, finalement, cela soit l'affaire
de personne ! Si un autre monde est possible, c'est en
s'interrogeant sur l'idée même de prise de pouvoir –
Latouche40 faisant souvent référence au mouvement néozapatiste. Néanmoins, à ses yeux, c'est l'Occident – et, plus
précisément encore, l'Europe – qui doit donner l'exemple,
aidée en cela, pour accélérer le processus, par la
« pédagogie des catastrophes ».
Certes vertigineux, cet inachèvement du réel est aussi gros
d’espoirs : le social « n’en finit pas de se dire » et l’histoire
n’est pas écrite. Sur cette base, Latouche peut esquisser une
sorte de point de mire prenant la forme d’un idéal politique
centré sur l’autonomie individuelle et collective, laquelle,
comme chez Castoriadis, renvoie clairement au registre
psychanalytique. Cet idéal fonctionne aussi comme
trajectoire continue, comme un ensemble de pratiques
(même très générales) à entretenir afin de s’approcher,
toujours de manière asymptotique et incertaine, de ce
point30.
Cet idéal d’autonomie passe par une voie étroite. « La
question de la sortie de l'imaginaire dominant, pour
Castoriadis comme pour nous, reconnaît Latouche31, est une
question centrale, mais très difficile, parce qu'on ne peut
pas décider de changer son imaginaire et encore moins celui
des autres, surtout s'ils sont « accro » à la drogue de la
croissance. »32 Etant données les positions de Latouche sur
la réalité sociale et l’histoire, on ne s’étonnera pas de ne pas
trouver un ensemble précis de mesures pour « changer
l’imaginaire dominant ». Seules des pistes de réflexion sont
offertes.
Une des voies de libération des esprits, ou de
décolonisation de l’imaginaire, passe par l’activité
critique33. Pour Latouche, l’essentiel de la science sociale
doit en effet consister en critique des discours idéologiques,
critique visant à dire « le non-dit », à dénoncer les
« significations non-pensées » et à démasquer les
conditions de production de ces discours dominants34. Cette
activité, qu’il qualifie de « bricolage théorique »35, est
fondamentalement subversive, selon lui, puisqu’elle détruit
les assises imaginaires de la situation socio-historique.
Dans cette optique, c'est le consumérisme qui constitue
aujourd'hui une des cibles privilégiées de Latouche, à
travers la critique de l'obsolescence programmée 36, de la
publicité, du crédit à la consommation...
Conclusion
30
Cf sur ce point Prat J.-L. (2012) Introduction à Castoriadis,
Paris, La Découverte, p. 86 et suiv.
31
S. Latouche (2005) Décoloniser l'imaginaire, Lyon,
Parangon/Vs, p. 10.
32
Voir aussi : « La conquête pacifique des esprits demande
beaucoup de patience. Assurément, le pari de la décroissance n'est
pas gagné ! », in Pour sortir de la société de consommation, op.
cit., p. 157.
33
Pour sortir de la société de consommation, op. cit., p. 207.
Latouche parle encore des « armes de la critique » que manient les
« objecteurs de croissance », à côté d'autres armes pacifiques :
non-violence, désobéissance civile, défection boycott, in Pour
sortir de la société de consommation, op. cit., p. 11.
34
S. Latouche, Le procès de la science sociale, op. cit., p. 201.
35
S. Latouche, Le procès de la science sociale, op. cit., p. 200.
36
Latouche S. (2012) Bon pour la casse. Les déraisons de
l'obsolescence programmée, Paris, Les Liens qui Libèrent.
37
Bourg D. (2001) « Le nouvel âge de l'écologie », Le débat,
n°113, p. 104.
38
S. Latouche, Vers une société d'abondance frugale, op. cit., p.
176.
39
Vers une société d'abondance frugale, op. cit., p. 106.
40
Pour sortir de la société de consommation, op. cit., p. 13 et
suiv. et Vers une société d'abondance frugale, op. cit., p. 180.
20
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Desguerriers G. - Fonder l’écologie politique »
Question : Quelle a été la conclusion de ce travail de
recherche ?
Guillaume Desguerriers, Membre du bureau national de
l’UFAL (Union des FAmilles Laïques), Commission
Développement Écologique et Social, www.ufal.org
www.ufal.info
UFAL DES : Que le champ de l’écologie a sa propre
trajectoire historique, et que celle-ci l’a conduit à son état
actuel qui est cet immense bazar. Pour imager, nous avons
choisi de parler du « chaudron de l’écologie » où tout plein
de choses bouillotent les unes à côté des autres dans une
espèce de soupe informe. La métaphore n’est pas très
académique, mais elle permet de faire sentir ce dont il
s’agit.
Cet article est sous la forme d’un entretien avec la
commission DES (Développement Ecologique et Social) de
l’UFAL sur la question de fonder l’écologie politique en
tant que théorie politique et sociale.
Question : L’UFAL est une association familiale de
gauche, connue pour ses positions républicaines et laïques.
Mais pourquoi a-t-elle créé une commission sur l’écologie
qui a été jusqu’à produire un ouvrage aussi conséquent sur
l’écologie politique 41 ?
Question : Et pourquoi cet état de « chaudron de
l’écologie » ?
UFAL DES : Historiquement, le champ de l’écologie s’est
constitué non sur une affirmation, mais sur une opposition
au modèle dominant de l’après-guerre que l’on peut
résumer par la bipolarité capitalisme/soviétisme, ou par le
concept de « productivisme » même si ce terme apporte des
analyses supplémentaires. Ainsi, l’écologie, un peu comme
une terre d’accueil, a vu débarquer quantité de personnes et
de théories dont le seul point commun était cette opposition
aux modèles dominants. Et par exemple, dans les années
1970, les témoignages en France rendent compte des très
mauvais rapports entre le courant « marxiste traditionnel »
– dominé par le PCF – et le mouvement écologiste ; et les
affrontements physiques n’étaient pas rares.
Cette trajectoire historique de « terre d’accueil » a toujours
été celle du champ de l’écologie et elle a donc fortement
structuré son identité et sa culture interne ; c’est-à-dire les
usages et les pratiques des militants écologistes. Ce point
est important car pour assurer un minimum de cohésion
interne entre tous ces courants et militants d’horizons divers
– et parfois en opposition entre eux ! – il a été nécessaire de
baisser le niveau d’exigence en termes de cohérence
théorique ; une pratique dont le mouvement écologiste pâtit
aujourd’hui à l’heure où la visibilité est atteinte et où la
rigueur théorique est désormais impérative. Mais encore
une fois cette culture était nécessaire pour assurer
l’existence même du mouvement dans un champ social
hostile et dominé par le productivisme.
A ce sujet, précisons que l’idée qui consiste à prêter au
champ de l’écologie une unique préoccupation pour
l’environnement naturel est une caricature destinée à
rompre toute forme d’intérêt pour les thèses écologistes ; le
champ de l’écologie politique comporte des contributions
majeures de nature politique et sociale. Mais pour
s’imposer, le mouvement « marxiste traditionnel » devait
rester seul maître de la question sociale. Nous sommes là
sur une simple question de pouvoir sur le champ de la
contestation sociale.
UFAL DES : Pour l’UFAL, la famille n’est pas la cellule
élémentaire de la société, contrairement à ce que
revendiquent les autres associations familiales siégeant à
l’UNAF 42. Pour l’UFAL, l’élément fondamental de la
société est le citoyen – et l’enfant en tant que « futur
citoyen ». La famille est une modalité d’association de vie
des citoyens, mais elle n’en est qu’une parmi d’autres. Par
contre, son importance vient du fait que cette modalité
d’association de vie est très répandue au sein de la société,
et la famille est donc un vecteur d’action important. La
création d’une commission axée sur l’écologie à l’UFAL
vient du fait que ce champ compte de plus en plus dans la
vie des citoyens et que comme pour l’école, la protection
sociale ou la laïcité, le champ « écologie » est un ensemble
de thématiques qui touchent de manière transverse des
aspects de la vie tels que l’alimentation, la santé et la
médecine, l’urbanisme, le numérique, le travail ou encore la
production de biens et services ; autant de thématiques
nécessaires si l’on veut être capable de produire des idées et
des actions novatrices et progressistes, ce qui est la finalité
de l’UFAL en tant que mouvement qui milite activement
pour une transformation sociale de gauche.
Question : Comment l’UFAL a abordé le champ de
l’écologie ?
UFAL DES : L’UFAL s’est d’abord intéressé à la question
de l’énergie et de l’effet de serre : c’est à dire la pire
méthode pour débuter l’écologie tant la question de
l’énergie cristallise des tensions qui rendent toute réflexion
quasi impossible. Cela a été un premier constat important :
il ne sert à rien d’aborder frontalement des questions qui
sont fortement verrouillés par des trajectoires historiques :
il faut nécessairement les aborder de biais. Nous avons
donc entrepris un gros travail de lecture et de prise
d’informations.
Question : Et à partir de là, quelle a été la réflexion de
l’UFAL ?
UFAL DES : En tant qu’association républicaine et laïque,
l’UFAL a un corpus à la fois très étendu et très exigeant en
terme de rigueur et de cohérence interne. La cohérence est
nécessaire parce que sans elle, aucune analyse globale du
moment présent n’est possible, et aucune perspective
alternative n’est identifiable dans ce moment présent. La
cohérence est un élément fondateur de toute théorie
politique et sociale ; sans cette rigueur interne un champ de
connaissances n’est qu’une soupe à idées. Par ailleurs, il
41
« Comprendre l’Ecologie Politique », 470 pages, UFAL - 2012
(vendu sur le site de la boutique UFAL).
42
UNAF : l’Union Nationale des Association Familiales est une
institution de la République où siègent 7 mouvements familiaux
nationaux dits « à but généraux », dont l’UFAL. Compte tenu des
effectifs des 6 autres mouvements, l’UNAF est aujourd’hui très
largement dominé par les associations familiales catholiques, ce
qui explique le positionnement de l’UNAF comme force
réactionnaire (notamment sur la loi du mariage pour tous de
2013).
21
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
nous semble clair que l’écologie va être plus qu’un sujet
important pour le XXIème siècle : elle sera une ligne de
clivage majeure comme la question de la politique sociale a
pu l’être au XXème siècle, donc un sujet extrêmement
structurant dans les débats de société. Hélas, en l’état, le
champ de l’écologie est largement incohérent ; et donc
inutilisable. C’est pour cette raison que nous avons pris en
charge ce travail de mise en cohérence. Pour cela, nous
avons taché de rassembler les éléments progressistes du
champ de l’écologie (nous n’avons pas regardé les dérives
droitières ou réactionnaires) et tenté des mises en
concordances. Certaines ont fonctionné, d’autres pas.
de Marx reste une œuvre inscrite dans le XIXème siècle –
et de montrer qu’ils dialoguent parfaitement avec nombre
de préoccupations inscrites dans le mouvement de
l’écologie politique. « Temps, Travail et Domination
Sociale » est un ouvrage incontournable pour qui veut
savoir ce qu’est le marxisme de Marx et il permet de dire :
« Je suis marxiste, donc antisoviétique »… et ce n’est pas
rien…
Question : C’était donc cela le but de l’ouvrage
« Comprendre l’Ecologie Politique » ?
UFAL DES : Oui mais nous voulions un ouvrage qui
s’inscrive dans son époque, c’est-à-dire dans le champ
social actuel avec ses tensions et ses divisions, avec ses
manques et ses complémentarités cachées ; aussi bien au
niveau théorique qu’au niveau humain. Il était donc
nécessaire de produire un ouvrage qui permette à des gens
de dépasser la lecture qu’ils ont de l’histoire du mouvement
social et de réaliser qu’ils peuvent dialoguer et penser
ensemble ; un ouvrage qui leurs permette de se voir plus
proches qu’ils ne le pensaient d’autres courants. L’objectif
de tout cela est de construire une alternative politique et
sociale dans la gauche de gauche.
Question : Mais pourquoi ce travail ? Après tout, il aurait
été possible de faire une analyse économique uniquement
basée sur l’écologie politique.
UFAL DES : Oui, l’un des buts de l’ouvrage était de
fonder l’écologie politique en tant que théorie politique et
sociale. C’est pour cela que l’ouvrage balaie des domaines
aussi vastes car créer une cohérence interne solide ne peut
se faire qu’en faisant communiquer étroitement et de
manière logique des éléments qui semblent éloignés les uns
des autres. Nous avons abordé l’économie, la protection
sociale, le salaire universel (contre le revenu universel), les
nouvelles technologies, la critique de la technique,
l’agriculture, la gratuité, et la laïcité et la République bien
entendu. Évidemment, ce travail n’est pas exhaustif, mais il
pose une fondation sur laquelle il convient d’articuler de
nouveaux éléments dans le but de compléter l’édifice.
Question : Et pour cela il fallait travailler à partir de
Marx ?
UFAL DES : Oui parce que Marx est un objet symbolique
énorme. Il n’est pas possible de se dire de gauche et non
marxiste, même si avec le travail de Postone on sait
désormais qu’il était nécessaire de préciser de quel
marxisme il était question… Mais cette figure de Marx est
telle qu’il était impératif de faire dialoguer le symbole
qu’est Marx avec l’écologie politique, et de montrer non
pas la compatibilité – la tolérance… ?! –, mais bien la réelle
complémentarité et le prolongement qu’il y a entre toute
une partie de l’écologie politique – car c’est un ensemble
sans unité sur le plan théorique – et ce Marx tel
qu’aujourd’hui on peut le lire, c’est-à-dire correctement.
Précisons tout de même qu’avec le symbole Marx c’est
toute l’histoire du mouvement social pour l’émancipation
que l’on fait dialoguer explicitement avec l’écologie
politique qui, elle-même, s’inscrit dans ce courant. Avec
l’hégémonie soviétique, le XXème siècle a été une
stérilisation considérable de la pensée à gauche ; ce qui
explique notamment la panne idéologique du PCF et
pourquoi, à notre avis, le prolongement impulsionnel du
mouvement d’émancipation initié au XIXème siècle a
trouvé en grande partie refuge dans le champ de l’écologie
politique : ce champ est aujourd’hui une source qui permet
de revitaliser les audaces pour une alternative de société.
Question : Quels sont les éléments qui manquent encore ?
UFAL DES : Parmi ceux qui manquent il y a la notion de
« communs » qui est en élaboration. La question de
l’énergie a été survolée. L’école est aussi une grande
absente de ce livre. Enfin, il y a la question du pouvoir dans
les rapports humains qui apparait comme centrale.
Question : Vous dites que fonder l’écologie politique en
tant que théorie politique et sociale était « l’un des buts », il
y en avait d’autres ?
UFAL DES : Oui, il y avait un autre but majeur à cet
ouvrage : créer le dialogue entre l’écologie et le marxisme,
ou plutôt le faire émerger de la gangue dans laquelle il se
trouvait. La première partie du livre est consacrée à cela.
Elle a été rendue possible par le travail de Moishe Postone
publié en français sous le titre « Temps, Travail et
Domination Sociale ». Postone rend compte des conditions
historiques du mouvement marxiste et explique en quoi la
publication si tardive des « der Grundrisses » en 1938 a
rendu impossible toute lecture correcte du Capital de Marx.
Cette publication intervient 21 ans après la fondation de
l’URSS et un « marxisme officiel » installé. 1938, c’est
aussi la veille de la seconde guerre mondiale suivie par 50
ans de guerre froide.
Et là encore, le mouvement de l’écologie politique a été le
refuge de tous ceux qui lisaient Marx en incluant les
Grundrisses, et non ce Marx amputé imposé par le
soviétisme.
Postone passe au crible tous ces « marxismes traditionnels »
montrant les limites qu’ils n’ont pu dépasser faute des clés
nécessaires pour une lecture correcte du Capital.
Grâce à son travail, il nous a été possible de généraliser des
concepts marxistes pour les actualiser – puisque le travail
Question : Et quels sont selon vous les apports du
mouvement écologiste ?
UFAL DES : A notre avis, le champ de l’écologie politique
apporte trois prismes majeurs qui éclairent et vivifient
profondément la réflexion pour la gauche de gauche (où les
partis politiques sont à la remorque des idées issues du
mouvement social).
Le premier prisme est la réintroduction de
« l’environnement de vie ». Bien sûr, cela ne se limite pas à
la caricature de la protection de l’environnement naturel : il
22
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
s’agit de la prise en compte de l’environnement « de vie »
sous toutes ses formes : urbanisme, lien social, cadre de vie,
etc. Tout ceci va jusqu’à l’alimentation et l’impact sur la
santé psychologique. Cet apport n’est pas que « matériel »,
il est spirituel, non au sens religieux bien entendu, mais au
sens éthique et laïque du terme. En écologie, un arbre n’est
pas que du papier en devenir, un patrimoine génétique ou
un puis de carbone contre le dérèglement climatique : il est
un être vivant faisant partie d’un équilibre naturel et avec
lequel nous interagissons. Or nous en faisons l’expérience
tous les jours : notre équilibre physique, psychique et
intellectuel ne se réduit pas à manger, boire et dormir.
Le second prisme est une réflexion sur l’organisation du
pouvoir dans la société. Une grande partie du mouvement
de l’écologie politique porte la critique du pouvoir et de
l’organisation humaine qui lui est liée, mais nous y
reviendrons plus loin.
Enfin, le troisième prisme est celui du bonheur, de la vie
heureuse. Pour illustrer le propos, nous prenons souvent
comme exemple la fête de l’Huma et un salon bio. La fête
de l’Huma est un rassemblement très convivial où le
contact humain est facile, et où les débats et les échanges se
font sur des sujets variés : travail, système de santé,
protection sociale, production, logement, relations
internationales, etc. Tous traitent des « conditions de vie ».
Dans un salon bio, on trouve aussi des ateliers sur les
« conditions de vie » : créer une AMAP, construire sa
maison en bois, le logement participatif, etc. Mais on trouve
également une grande proportion de débats (entre un quart
et la moitié) sur des sujets tels que : la vie de couple,
l’amour, développer l’écoute de ses émotions, l’éveil de soi,
vivre son vieillissement, comment soigner son enfant
intérieur, la sexualité, etc. Or, là nous sommes dans le
registre de la vie heureuse et du bonheur. Et c’est cela le
troisième prisme apporté par l’écologie politique : la
distinction explicite entre, d’une part, les conditions de vie,
et, d’autre part, la vie heureuse, le bonheur.
Le « marxisme traditionnel » a complètement inféodé la
question de la vie heureuse à la question des conditions de
vie alors que l’incurie d’une telle subordination est
évidente. Il suffit de dire à quelqu’un : « Vous avez une
maison, un travail, une bonne santé, donc vous êtes
nécessairement heureux dans votre vie » : personne ne
répondra « oui, c’est vrai ! » à une telle affirmation parce
que n’importe qui sait faire – même intuitivement ! – la
distinction entre « des conditions de vie » et « une vie
heureuse ».
Le champ écologiste change le paradigme du marxisme
traditionnel et explicite clairement le fait que ces deux
sujets – « les conditions de vie » et « la vie heureuse » – ne
peuvent être ramenés à l’un des deux et qu’ils doivent être
traités dans leurs spécificités propres puisqu’aucune
hiérarchisation n’est possible entre ces deux domaines
absolument essentiels. Mieux, l’histoire montre que toutes
les logiques de subordination de la vie heureuse à la
question des conditions de vie ont ouvert sur des dérives
qui finissent tôt ou tard par une impasse sociale. Par ce
troisième prisme, le mouvement écologiste réintroduit une
distinction qui réhabilite l’individu non comme un simple
individu social, mais d’abord comme un être humain dont
le but dans l’existence n’est pas le travail ou la
consommation mais une vie heureuse, avec toutes les
conséquences que cela peut ouvrir, y compris sur le plan
politique. De même qu’il est difficile de vivre heureux sans
lieu où dormir ; il est tout aussi difficile d’être heureux
lorsque l’on est en errance psychologique ou incapable de
percevoir clairement ses émotions. Et contrairement à ce
que d’aucuns peuvent penser, la réactivation et l’éveil des
capacités à vivre heureux chez un individu relève de la lutte
contre le productivisme (capitaliste ou soviétique) puisque
précisément ces systèmes ne peuvent survivre sans éteindre
ce qui est humain chez l’individu pour ne faire de lui qu’un
pion dans un système économique et politique. Qu’il
s’agisse du modèle consumériste ou de l’homo soviéticus :
éteindre ce qui est humain chez l’individu c’est créer des
êtres de souffrance incapables de se percevoir et donc
incapables de contester. C’est très exactement le propos
développé par George Orwell dans « 1984 »… En ce sens,
le productivisme peut être analysé comme une « névrose »
individuelle, portée collectivement et dont les conséquences
sont sociales, environnementales, humaines, etc.
Question : Comment voyez-vous l’introduction de ces
prismes dans le champ politique actuel ?
UFAL DES : C’est précisément cela fonder l’écologie
politique : trier le chaudron de l’écologie avec une rigueur
et une recherche de cohérence globale et systémique que
l’on trouve typiquement dans l’héritage républicain et
laïque – au sens de Jaurès – ainsi que dans le marxisme de
Marx. Voilà le travail de l’UFAL, et somme toute il n’est
pas aberrant que la prise de conscience quant à la nécessité
d’un tel travail soit apparue justement dans le milieu
républicain et laïque de gauche. Fonder l’écologie politique
permet de créer un outil utile et efficace, mais également
d’éloigner ce qui stérilise la pensée sociale alternative, le
« marxisme traditionnel » ou « l’écolo bobo » par exemple.
Rappelons qu’une théorie politique et sociale est par
essence « révolutionnaire » ! C’est cela sa fonction et sa
finalité 43.
A ce titre, j’attire l’attention sur le travail de Bernard Friot
qui rappelle que l’attitude révolutionnaire ce n’est pas de
verser dans le mythe de la « table rase » – une vision
somme toute très immature de l’action politique… – ;
l’attitude révolutionnaire c’est de détecter dans le présent
autour de soi – mais parce qu’on les cherche ! – les
alternatives novatrices et progressistes, qui sont à l’état
d’embryon, afin de les généraliser à l’ensemble de la
société. C’est cela « avoir une attitude révolutionnaire » !
Question : Vous êtes revenu plusieurs fois sur la question
du pouvoir, est-ce que vous pourriez développer ?
UFAL DES : Au travers des divers sujets qu’il traite avec
son approche, le champ de l’écologie politique porte une
critique du pouvoir dans son organisation, dans sa manière
de se structurer et de se pérenniser dans toutes les
interactions humaines et à tous les niveaux. Le pouvoir est
traité de manière explicite, c’est-à-dire en abordant les
comportements et comment les gérer : il n’y a pas
seulement « le pouvoir », mais des comportements humains
qui ont pour but le pouvoir, c’est une approche très
différente.
43
« L’économie politique » d’Adam Smith ne visait ni plus ni
moins qu’à un reversement du paradigme de l’ancien régime par le
paradigme bourgeois : l’économisme, dans lequel nous vivons
depuis deux siècles. Donc oui, il faut oser ! Il faut de l’audace
pour s’imposer ; on ne peut rien changer sans percuter les règles
du jeu, en se conformant aux cases et aux rôles prédéfinis par le
système lui-même.
23
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
La gauche de gauche est en panne sur la question du
pouvoir car elle ne le pense que comme systémique et non
comme le résultat de comportements humains, y compris en
son sein ! Le sujet des comportements visant le pouvoir
n’est jamais abordé en interne des associations ou des partis
politiques. Jamais il n’est question du pouvoir tel qu’il se
structure en interne de ses mouvements entre les militants,
il n’est question que du « pouvoir des dominants ». Ce sujet
est « le » grand absent qui est à l’origine du très grand
nombre de déconvenues dans le milieu militant et qui
explique que quantité de gens se détournent de cette activité
alors que paradoxalement une majorité souhaitent du lien
social et un vrai changement de société. Ce que le champ de
l’écologie politique apporte c’est une critique « pratique »
du pouvoir.
UFAL DES : La domination c’est d’inculquer aux gens
qu’ils sont juste bons à échanger sur le foot, la cuisine, la
mode ou les séries télé car leurs vies n’auraient pas de
valeur sociale en elles-mêmes. Contre cette croyance,
l’éducation populaire consiste à briser ce regard que les
gens portent sur leurs propres vies en leurs faisant réaliser
que leurs expériences de vie sont d’une richesse politique et
sociale considérable, et qu’ils n’ont qu’à les partager avec
d’autres sous cet angle-ci pour s’élever en compréhension
du monde dans lequel ils vivent.
Mais ceci suppose une chose : mettre fin à l’enjeu de
pouvoir sur le savoir en expliquant qu’il n’y a pas qu’un
seul type de savoir, mais deux ! Le savoir tel qu’on l’entend
est un savoir de type « universitaire » basé sur la
conceptualisation ; et la totalité de notre système
d’ascension sociale par l’école est une sélection sur la
maitrise de ce type de savoir à l’exclusion de l’autre type de
savoir : le savoir « pratique » qui n’est pas un savoir
conceptuel mais un savoir concret, basé sur l’expérience.
Mais l’a priori sur le logos comme étant la seule forme de
savoir possible joue à fond contre 90% de la population, car
l’expérience de vie des personnes est pratique, et non
conceptuelle.
Sur ce constat, le rôle de l’éduc-pop est d’expliciter ces
deux savoirs et de les positionner sur un pied d’égalité. La
chute est rude pour le tribun-orateur-expert et pour celui qui
croit en celui-ci. L’éduc-pop c’est expliquer que le rôle du
porteur de « savoir universitaire » n’est pas de faire une
leçon magistrale à un auditoire d’élèves, mais de venir
poser des concepts sur le « savoir pratique » qui se sera
exprimé par les échanges entre les personnes dans le but de
rendre les concepts palpables et opérationnels. C’est-à-dire
que de l’orateur-expert qui parlait 80% du temps pour
diffuser la « lumière du savoir » devient celui qui intervient
en dernier et ne parle que 20% du temps pour seulement
mettre des références sur ce que les personnes auront
construit à partir de leurs échanges sur leurs expériences de
vie. Le changement de méthode remet en cause la
structuration du pouvoir.
Ainsi, l’éduc-pop illustre ce rapport de pouvoir et les
enjeux qui lui sont liés : on ne changera pas de système
sans expliciter les comportements humains et adopter des
pratiques, des mots et des attitudes qui brise la
pérennisation implicite du pouvoir. Expliciter le pouvoir
sous forme de comportements humains qui pérennisent des
modes d’organisation, c’est cela le second prisme majeur de
l’écologie politique ;
le but de tout cela étant de conforter la force du collectif et
la sureté de l’individu car les seuls perdants sont ceux qui
visent à accaparer le pouvoir précisément parce que leurs
comportements n’étaient pas explicités et compréhensibles
par tous.
Question : Quels sont les domaines qui portent cette
critique du pouvoir ?
UFAL DES : Ils sont nombreux et complémentaires, la
critique du pouvoir est un élément transverse. On peut citer
la réflexion sur Internet qui oppose un système
d’information en réseau a-centré contre un système de
diffusion centralisé – télévision ou radio. On peut
également citer la réflexion sur les techniques et les
organisations de la production qui favorisent l’autonomie
ou l’hétéronomie. Le secteur médical est propice à cette
réflexion car on y voit comment l’accès au savoir remet en
cause l’hégémonie du médecin. Enfin, et c’est l’apport du
troisième prisme : le pouvoir – en tant qu’élément
individuel présent dans la vie quotidienne – est pensé
comme un objectif implicite de comportements que l’on
peut apprendre à reconnaitre chez soi et chez les autres,
dans l’objectif de le contrer.
Partout on retrouve la manière dont le pouvoir se structure
et les modes d’organisation qui le pérennisent. La réflexion
sur l’éducation populaire est exemplaire en ce domaine : on
a longtemps pensé que l’éducation populaire consistait à
diffuser du savoir, et on l’a présentée comme un orateur
expert venant parler à des personnes ignorantes – des élèves
en somme ! Or, ce modèle est néfaste car il entretient une
structuration scolaire des esprits où seuls ceux qui sont
préparés à devenir orateur arriveront à sortir de leur
« mentalité d’élève » : ce système descendant maintient la
structure du pouvoir dans la société en la reproduisant là où
précisément l’éducation populaire devrait la combattre.
Tout ceci peut être mis en parallèle avec le fait que, par
exemple, aucun statut de l’élu ne soit mis en place. Or, un
statut de l’élu permettrait de ramener l’élu à une proximité
avec les autres citoyens, mais entretenir la structuration
actuelle du pouvoir demande de maintenir la distanciation
artificielle qui existe entre l’élu et le citoyen qui repose sur
celle entre l’ignorant et le spécialiste ou l’expert. Notons
également que lorsqu’une décision politique apparait trop
directement inféodée à des intérêts économiques
particuliers alors des experts entre en scène en appuyant
précisément sur cette mentalité d’élève afin de fléchir les
opinions. Donc mettre fin à l’inculcation de cette
« mentalité d’élève » – dans l’enseignement ou l’éducation
populaire par exemple – est vraiment un enjeu pour la
société dans son ensemble.
Question : Evidemment ceci se retrouve dans la
domination au sein de la société entre les différents groupes
sociaux…
UFAL DES : Bien sûr ! La domination dans la société rend
compte de ces comportements. L’effet est d’autant plus
dévastateur qu’au sein de la société le pouvoir politique est
lié au pourvoir économique. Mais ce qu’il faut éviter c’est
d’en rester à une dénonciation macroscopique dans la
société ; d’abord cela a déjà été fait maintes fois, mais
surtout la mise en lumière macroscopique a souvent
tendance à cacher que la structuration du pouvoir suppose
Question : Qu’est-ce que l’éducation populaire alors ?
24
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
une logique de comportements entre individus à n’importe
quelle échelle ! Si on en reste à la dénonciation
macroscopique, on risque de stériliser l’idée même qu’il y a
des alternatives, c’est-à-dire des comportements alternatifs
que l’on peut enseigner et transmettre. Or, c’est sur ce point
que l’écologie politique interpelle : elle met en lumière ces
comportements de pouvoir à n’importe quelle échelle ainsi
que les alternatives de fonctionnement, de gestion et de
décision. La différence sur la formation et la circulation de
l’information par la télévision et sur Internet en est un
exemple flagrant.
politique et sociale sous peine de rester dans les carcans
idéologiques des XIXème et XXème siècles et de perdre un
potentiel alternatif dont les femmes et les hommes ont
impérativement besoin aujourd’hui. La rupture d’avec le
productivisme – capitaliste ou soviétique – se fera avec des
lignes directrices politiques permettant de structurer des
voies alternatives ; sans cela, et même si nous allons
certainement assister à l’émergence d’un grand nombre
d’alternatives concrètes dans la société afin de faire face à
la crise sociale, le risque d’un pouvoir liberticide et de la
misère est grand car n’en doutons pas : l’adversaire de
classe saura se structurer et agir pour durcir le ton comme il
a toujours su le faire... voilà pourquoi fonder l’écologie
politique comme théorie politique et sociale est nécessaire
pour structurer les alternatives concrètes.
C’est un grand chantier, et fonder l’écologie politique
nécessitera, entre autres, un nouveau regard sur
l’organisation sociale et la propriété, l’intégration du
psychologique et l’égalité d’importance entre « conditions
de vie » et « vie heureuse », une égalité des savoirs –
universitaire et pratique –, une réflexion sur
l’environnement de vie, etc. Et bien entendu, tout cela soustend une réflexion sur le pouvoir en tant que structure mise
en place par des comportements humains précis qui sont
identifiables par tous pour peu qu’ils soient explicités et
enseignés, et que des pratiques et de usages alternatifs
soient proposés et transmis.
Question : Donc la question du pouvoir est à expliciter
n’importe où puisque reposant sur des comportements que
l’on retrouve partout. Pouvez-vous citer un autre champ
d’activité comme exemple ?
UFAL DES : Celui de la production. Que l’on soit
commercial en assurances, boulanger, agriculteur, employé
de banque, garagiste, éboueur, la production de chacun
structure le monde où nous vivons et les gens savent les
implications de leur production lorsqu’ils fabriquent un
médicament comme le médiator ou des graines OGM. Mais
force est de constater que la structuration du pouvoir dans
la production vise à interdire la prise de parole ou la
décision : le citoyen n’est acteur – législatif indirect… –
que devant l’urne alors que son travail fabrique le monde au
jour le jour.
A ce titre, l’ESS est aujourd’hui un champ de l’économie
où il est possible de tester d’autres modes de
fonctionnement et d’expliciter les comportements de
pouvoir afin d’en changer la pratique par l’alternative.
Voilà pourquoi l’ESS doit oser ! Et elle doit le faire car elle
n’existe que dans la mesure où elle n’est que marginale
dans le secteur économique. Qu’elle devienne intéressante,
et elle sera broyée comme le sont aujourd’hui les mutuelles
de santé. L’ESS n’a d’autre choix que celui d’innover.
Question : Par exemple ?
UFAL DES : Par exemple les coopératives pourraient se
réunir et créer des caisses de salaires et d’investissements,
et créer un statut du travailleur ESS qui serait payé selon
une grille de qualification commune à tous. La caisse
garantit le salaire à la personne quelle que soit la
coopérative où cette personne va travailler. Avec une telle
sécurisation du salaire par la qualification attachée à la
personne (et non au poste de travail), un nombre
considérable de personnes vont venir travailler dans l’ESS
et augmenter ainsi son poids en tant qu’alternative sociale.
Les coopératives sont également porteuses d’une réflexion
alternative sur la propriété : il est nécessaire d’aller vers une
propriété d’usage en rompant fermement avec la propriété
lucrative. Cette pratique alternative, qui existe déjà dans des
coopératives, doit servir à une extension sur le foncier, qu’il
s’agisse du secteur du logement ou des terres arables.
L’intérêt de l’écologie politique réside dans sa dimension
transverse qui permet de montrer que les idées, logiques et
comportements alternatifs sont globaux.
Question : Un dernier mot sur comment fonder l’écologie
politique ?
UFAL DES : Tel que le voit l’UFAL, il apparait nécessaire
d’innover dans la manière dont nous formulons une théorie
25
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Briey de L. - Peut-on vouloir renoncer au productivisme
sans renoncer à l’Etat-Providence ? 44
ressources naturelles et moins productrice de pollutions,
n’implique-t-elle pas de relativiser la recherche de la
croissance économique, voire d’accepter une certaine
décroissance48 ? Les économistes atterrés semblent croire
que non. Au contraire, il y aurait une parfaite cohérence
entre relance économique et transition écologique, dans la
mesure où le plan de relance devrait consister dans des
investissements nécessaires à la transition écologique :
développement des énergies renouvelables, travaux
économiseurs d’énergies, investissements dans les
transports publics, mais aussi soutien aux secteurs de
l’éducation, de la santé, des services aux personnes...
Toutefois, leur discours n’est-il pas trop idyllique pour être
crédible ?
Mes inquiétudes ne sont pas tant relatives à l’emploi qu’à
l’endettement. L’emploi ne devrait pas manquer – au
contraire, une telle économie serait logiquement beaucoup
plus intensive en travail, j’y reviendrai. Par contre, alors
que la relance exigera une augmentation initiale de la dette
publique, une large partie des effets retours attendus
prendront la forme d’une amélioration de la qualité de vie
et d’une baisse de notre empreinte environnementale, non
d’une hausse de l’activité économique. Or en l’absence
d’une croissance suffisamment forte, le poids de la dette
risquerait de devenir rapidement problématique. La
démonstration reste donc à faire que le soutien à la
croissance comme réponse à l’endettement public est
réellement compatible avec un modèle de développement
plus qualitatif.
Laurent de Briey, Professeur de philosophie, Université de
Namur
Texte provisoire
Deux points retiennent mon attention dans cette
communication. Premièrement, l’étude de contradictions
éventuelles entre, d’une part, la critique des politiques
d’austérité et l’appel à une relance de l’économie par un
« Green Deal »45 et, d’autre part, la remise en cause de
l’objectif de croissance au profit d’une « prospérité sans
croissance »46
ou
d’une
« sobriété
heureuse »47.
Deuxièmement, je m’intéresserai aux critiques des réformes
sociales visant à transformer l’Etat-providence en un Etat
social actif. Si un collectif comme les économistes atterrés,
mais aussi de nombreux écologistes, paraissent voir dans ce
projet un cheval de Troie du néolibéralisme, on peut se
demander si la défense de l’Etat-providence ne témoignerait
pas d’une curieuse nostalgie des Trente Glorieuses, ces
trente années qui ont suivi la Deuxième Guerre et durant
lesquelles une forte croissance économique était porteuse
d’emplois et de hausses salariales, tout en rendant possible
le développement des droits sociaux. Je serai ainsi conduit à
m’interroger sur la cohérence interne des contreprojets
politiques inspirés par les critiques sociales et écologiques.
Je conclurai par conséquent en me demandant si, au lieu
d’opposer la réforme du système économique et financier,
porté par les mouvements politiques dits de gauche, aux
réformes du modèle social grâce auxquelles les libéraux
entendent dynamiser le marché du travail, il ne faudrait pas
en affirmer la complémentarité.
Une objection de croissance ?
Ceux que Bayon, Flipo et Schneider dans leur excellent
livre, La décroissance, appellent les objecteurs de
croissance49 jugent pour leur part incohérente l’ambition de
réaliser un découplage entre croissance économique et
croissance de l’empreinte écologique. Faisant le deuil de la
croissance, ils en appellent à une « remise en cause radicale
du système des besoins50 ». Une vie plus simple serait non
seulement plus conforme aux impératifs de la soutenabilité
écologique mais également plus heureuse parce
qu’affranchie de la frustration propre à une société de
consommation devant créer continuellement des désirs
insatisfaits afin de relancer continuellement la demande de
biens et de produits. Cette remise en cause constitue une
critique du néolibéralisme, mais également du marxisme
traditionnel et du socialisme démocratique, dans la mesure
où ces derniers sont des productivismes qui ne remettent
pas en cause l’objectif de croissance, mais entendent
assurer une plus grande égalité dans l’accès à la
consommation51.
Les objecteurs de croissance se détournent d’autant plus
volontiers de la recherche d’une croissance continuelle –
même durable –qu’elle s’accompagnerait de fortes
inégalités sociales et écologiques 52. Je suis moins
convaincu par cet argument. Ce n’est pas parce qu’on
observe généralement une corrélation entre croissance
économique et croissance des inégalités 53 qu’une société
Une relance par la croissance verte ?
Les travaux des économistes atterrés constituent un
excellent exemple d’une critique sociale de la politique
économique européenne actuellement à l’œuvre. Alors que,
pour les partisans des politiques d’austérité, le retour à
l’équilibre budgétaire, combiné à des réformes structurelles
qui renforceront la compétitivité des économies
européennes, va rassurer les investisseurs et permettre le
retour de la croissance, les économistes atterrés inversent le
lien de causalité : l’équilibre des finances publiques sera la
conséquence d’une hausse des recettes générées par le
retour de la croissance rendu possible par des
investissements publics. C’est sur la croissance également
que repose leur conviction de l’acceptabilité d’un léger
déficit structurel puisqu’elle permet qu’une dette publique
grandisse en volume tout en restant stable en pourcentage
du PIB. La croissance est ainsi le socle des contrepropositions des économistes atterrés comme elle était le
moteur des Trente Glorieuses.
Or, la croissance forte durant les Trente Glorieuses
s’explique notamment par une exploitation à faible prix des
ressources naturelles, incompatible avec les impératifs
écologiques actuels. La nécessité de réorienter notre
économie, pour la rendre moins consommatrice en
44
Ce texte destiné à la diffusion papier est composé d’extraits d’un
article plus long. Celui-ci peut-être téléchargé sur le site du
colloque.
45
Voir par exemple J.-M. Nollet, Le green deal. Proposition pour
une sortie de crise, Bruxelles, Le Cri, 2008.
46
T. Jackson, Prospérité sans croissance. La transition vers une
économie durable, Bruxelles, De Boeck, 2010.
47
P. Rabbi, Vers la sobriété heureuse, Paris, Actes Sud, 2010.
48
S. Latouche, Le pari de la décroissance, Paris, Fayard, 2006.
D. Bayon, F. Flipo, F. Schneider, La décroissance. Dix questions
pour en débattre, Paris, La Découverte, 2012.
50
Ibid. p. 23.
51
Ibid. p. 54.
52
Ibid., p. 22-23.
53
T. Piketti, Le capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2013, p. 455.
49
26
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
décroissante serait une société plus égalitaire. A mon sens,
pour essayer d’anticiper le caractère plus ou moins
égalitaire d’une société décroissante, il faut s’interroger sur
le rapport entre les types de revenus – capital vs. travail –
qui y seraient générés, d’une part, et sur le degré de
redistribution sociale qui pourrait y être à l’œuvre.
Les objecteurs de croissance paraissent curieusement se
préoccuper essentiellement des inégalités générées par les
revenus du travail. Cela les conduit à prôner, tout comme
les économistes atterrés, un partage du temps de travail et
une limitation des salaires. Toutefois, dans une société sans
croissance, faiblement intensive en travail, la détention du
capital serait cruciale. Il y aurait certes une transformation
profonde de ce capital, en raison d’un effondrement
potentiel du capital financier et d’une revalorisation du
capital foncier, mais la tendance naturelle à la concentration
du capital persisterait. Cette dynamique serait d’autant plus
forte si le taux de natalité demeurait faible, ce qui est
écologiquement souhaitable54.
Je crains donc qu’une société sans croissance soit une
société fortement inégalitaire si, à l’instar du travail, le
capital n’était pas redistribué. Cela signifie que,
contrairement aux aspirations libertaires de certains
objecteurs de croissance55, une société sans croissance ne
pourrait pas être une société désétatisée et débureaucratisée.
S’assurer de la répartition du travail et du capital requiert
un contrôle public important. Une société sans croissance
ne pourrait pas non plus s’organiser sous la forme de petites
communautés localisées sur un territoire donné. Une
solidarité organisée à une trop petite échelle se heurterait à
la répartition inégale des ressources naturelles qui serait
source de conflits pour l’appropriation de ces ressources,
mais également aux conséquences des aléas climatiques.
Est ainsi posée la question du modèle social compatible
avec une société sans croissance. Il n’y a pas à ma
connaissance de réel consensus à cet égard entre les
objecteurs de croissance. Le partage du temps de travail et,
imaginons-le, du capital, d’une part, la fixation d’un revenu
maximal, l’allocation d’un revenu inconditionnel et l’accès
gratuit, ou à faible coût, aux services publics pourraient
toutefois constituer un point de convergence. Il paraît
également difficile de renoncer à une assurance maladie.
On peut douter toutefois qu’un tel programme soit
réellement finançable dans une société sans croissance,
notamment lorsque la population est vieillissante.
Personnellement, j’ai le sentiment qu’une société sans
croissance serait à bien des égards une société extrêmement
libérale, avec des prestations sociales relativement faibles,
et très exigeante en termes de temps de travail. Certes, le
temps de travail serait officiellement partagé, mais il ne
s’agit là que du travail formel. Or la caractéristique
principale d’une société sans croissance serait
l’augmentation considérable des activités informelles afin
d’autoproduire des services et des biens actuellement
rendus disponibles par le marché ou les services publics.
Or, si dans une société où le travail est formalisé et
fortement divisé, cultiver ses légumes peut être perçu
comme le prototype même de l’activité qui ait du sens et
qui soit source d’autonomie, il n’en reste pas moins que je
n’aime pas jardiner et que je ne suis certainement pas le
seul dans ce cas. De même, le partage du temps de travail
est supposé permettre de retrouver du temps pour s’occuper
des siens. Le père de quatre enfants que je suis applaudis,
mais il n’ignore pas non plus que la garde d’enfants est bel
et bien un travail. L’émancipation des femmes a d’ailleurs
notamment consisté à s’affranchir du travail informel. A
l’opposé de la vision romantique portée par les objecteurs
de croissance, le travail informel n’est donc pas
nécessairement plus épanouissant que le travail formel.
J’irais même plus loin. Là où le néolibéralisme veut inciter
à la participation de tous au marché du travail formel par la
réduction des prestations sociales, il me semble que les
objecteurs de croissance contraindront tout le monde à la
participation informelle par la pénurie et par la valorisation
de l’autosubsistance. L’adoption d’un mode de vie
décroissant ne conduit à une vie de temps libéré que
lorsqu’elle est le fait d’une minorité au sein d’une société
essentiellement productiviste. La généralisation d’un telle
mode de vie pourrait par contre menée à une société très
exigeante en termes de travail – formel et informel – afin de
produire non plus le superflu, mais simplement le
nécessaire et l’utile.
Un conservatisme social ?
Mes craintes quant à l’impossibilité de financer notre
modèle social ne concerne pas que les objecteurs de
croissance. Comme je l’ai dit, je doute qu’une réorientation
de notre économie rende possible, au-delà d’un effet de
relance à court terme, une forte croissance économique.
Mais douter de la possibilité de renouer avec une croissance
structurelle forte impose de s’interroger sur la soutenabilité
du financement du modèle social de l’Etat-providence. Or
qu’ils s’inspirent de la critique sociale ou de la critique
écologique, les mouvements de gauche assimilent toute
réforme du modèle social de l’Etat-providence à une
régression.
Sur ce point à nouveau, les économistes atterrés sont un
excellent exemple, notamment lorsqu’ils critiquent le projet
de transformations de l’Etat-providence en un Etat social
actif au cœur de la Stratégie européenne de Lisbonne. Ce
projet dénonce la passivité de l’Etat-providence qui se
contente d’assurer un revenu de remplacement aux
personnes n’étant plus en mesure de travailler sans
favoriser leur réinsertion. Au contraire, financé
principalement par des charges sur le travail, l’Etatprovidence affaiblirait la compétitivité économique et
freinerait la création d’emplois, alors que le vieillissement
progressif de la population ferait exploser les dépenses
sociales. Il serait par conséquent nécessaire d’activer l’Etat
social en réorientant ses prestations vers le soutien de
l’activité professionnelle : accompagnement personnalisé
des demandeurs d’emplois, programme de formation
initiale et continue, démantèlement des régimes de
prépensions, etc.
Considérant que les réformes réalisées au nom de l’Etat
social actif ont servi un programme néolibéral en
permettant, au nom de la compétitivité économique, une
flexibilisation du marché travail et une stigmatisation des
demandeurs d’emploi56, tandis que la baisse des charges
sociales aurait réduit les recettes publiques sans créer
d’emplois, les économistes atterrées se positionnent en
défenseurs de l’Etat-providence et comptent sur la
réduction du temps de travail et les investissements publics
pour faire baisser le chômage. Pourtant, comme les
56
Voir P. Batifoulier, P. Concialdi, J.-P. Domin et D. Sauze « Pour
un renouveau de la protection sociale » in Les économistes
atterrés, Changer d’économie !, op. cit., p. 137.
54
Ibid., p. 599 et sv.
55
D. Bayon, F. Flipo, F. Schneider, op. cit., p. 46.
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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
économistes atterrés le reconnaissent eux-mêmes, la
politique keynésienne pratiquée durant les Trente
Glorieuses « reposait sur des facteurs structurels : l’ampleur
des gains de productivité, la force de la demande,
l’autonomie des pays les uns par rapport aux autres »57. La
forte croissance était également rendue possible par la
colonisation des pays du Sud et une démographie qui
assurait une augmentation progressive de la population
active. Le modèle des Trente Glorieuses et l’Etatprovidence ne sont plus des références pertinentes à l’heure
du défi écologique, du vieillissement de la population et de
l’émergence de pays du Sud et de l’Est.
redonner un contenu à l’idée de prospérité qui dépasse la
seule aisance économique58.
L’une des implications concrètes d’une telle redéfinition de
la prospérité serait une réforme en profondeur de la fiscalité
afin de la rendre plus redistributive mais aussi plus
incitative. Dans une société où près de 50% des prix des
biens et services est déterminé par le système fiscal, celui-ci
a un rôle crucial à jouer pour assurer une internalisation des
effets externes. S’engager dans cette voie plaiderait pour
une profonde réduction de la fiscalité et de la parafiscalité
sur le travail financée par un renforcement de la fiscalité sur
les revenus du capital et par le développement de la fiscalité
environnementale. Cela justifierait également le
renforcement des mesures de soutien aux services aux
personnes.
Un tel programme reste dans la ligne défendue par les
économistes atterrés. Je me dissocierai par contre de ceuxci en considérant que la revalorisation de la participation
sociale plaide également pour une réforme de notre système
social afin de favoriser des politiques visant à soutenir la
participation plutôt qu’axées essentiellement sur le maintien
du pouvoir d’achat. L’héritage de la Troisième voie ne peut
être accepté que sous bénéfice d’inventaire. Il me semble
néanmoins relever d’un projet politique fondamentalement
différent du capitalisme financier. Si le projet de
transformation de l’Etat-providence en un Etat social actif a
pu être récupéré par le néolibéralisme, c’est parce que ces
partisans n’ont pas compris qu’il était totalement
incompatible avec l’acceptation de la financiarisation.
Celle-ci impose une recherche de rentabilité à court terme,
alors que le modèle de l’Etat social actif impose des
investissements publics massifs dans l’éducation, la
recherche ou l’innovation dont les effets retours ne peuvent
apparaître qu’à moyen, voire long terme. Dès lors, la
critique du capitalisme financier portée par les économistes
atterrés ne justifie pas une condamnation du modèle de
l’Etat social actif. Elle me semble au contraire être la
condition de la réussite de ce modèle.
En retour, la réforme de l’Etat-Providence me paraît être la
condition de la faisabilité politique des réformes
économiques souhaitées par les économistes atterrés.
L’expression d’une nostalgie trop forte à l’égard d’un
modèle social et économique définitivement dépassé risque
de donner l’impression qu’un conservatisme de gauche
défendant les acquis sociaux de uns fait face à un
conservatisme de droite s’accrochant aux privilèges
financiers des autres, alors que les changements souhaités
ne seront possibles que s’ils font l’objet d’un consensus
social important. Or, celui-ci ne pourra émerger que si tous
les groupes sociaux acceptent que certains avantages qu’ils
tirent du système actuel puissent être remis en question.
Seuls les efforts faits par les uns légitimeront ceux
consentis par les autres.
Un contremodèle cohérent ?
La lecture des économistes atterrés et la confrontation aux
idées des objecteurs de croissance font surgir un doute
quant à la possibilité de concilier quatre éléments
paraissant tous souhaitables : des investissements publics
devant permettre la transition écologique ; l’adoption d’un
modèle de croissance faible, voire négative ; la réduction du
temps de travail ; la défense de l’Etat-Providence.
L’élaboration d’un contreprojet politique cohérent me
paraît imposer de choisir entre ces différents éléments.
Tout comme les économistes atterrés, je plaiderais
volontiers pour des investissements publics devant rendre
possible une réorientation de notre économie vers des
modes de production et de consommation plus soutenables.
Je ne crois toutefois pas que ces investissements soient
susceptibles de nourrir une croissance économie forte, mais
qu’il faut s’attendre au contraire à des taux de croissance
structurellement faibles, voire potentiellement négatifs.
Cela invite à s’intéresser sérieusement aux positions
développées par les objecteurs de croissance. C’est en
particulier la critique du système de besoins inhérent à une
société de consommation de masse qui retient mon
attention. La consommation est actuellement inutilement
stimulée en favorisant l’obsolescence des produits – par
leur fragilité technique ou par la multiplication de pseudoinnovations –, mais également en faisant des modes de
consommation des marqueurs identitaires et des vecteurs de
reconnaissance sociale. Se détacher d’un tel modèle
demandera donc de privilégier des modes d’interactions
économiques favorisant l’allongement de la durée de vie
des biens produits, mais également de redéfinir des modes
alternatifs de distribution de la reconnaissance sociale.
Croire par contre que l’adoption d’un système de besoins
plus sobre signifierait que nous vivrions dans une société de
l’abondance et qu’il nous serait possible de célébrer la fin
du travail, me paraît excessivement optimiste. Même en
modérant notre consommation, adopter des modes de
production moins énergivore réduira fortement la
productivité du travail. De plus, l’importance des besoins
en termes de services aux personnes, en particulier dans une
société vieillissante, est telle qu’il me paraît plus pertinent
d’en appeler à une revalorisation de la participation sociale
qu’à la célébration d’une société du loisir. Une telle
revalorisation demande que soit définie quelles sont les
activités socialement utiles et les formes de participation
sociale qu’ils importeraient de revaloriser. A l’encontre
donc de tout individualisme libéral, il faut s’attacher à
57
58
H. Sterdyniak, « Quelle politique économique ? Mort et
renaissance du keynésianisme » in Les économistes atterrés,
Changer d’économie !, op. cit., p. 25.
Voir L. de Briey, « Prospérité et crise du politique » in I.
Cassiers (éd.), Redéfinir la prospérité, Aube, Paris, 2011, pp. 213238.
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Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Tonaki Y. - Difficile écologie politique au Japon
d’après-Fukushima
2) De là, à environs 40 km au sud, il y a la ville d’Iwaki, où
vivent plus de 300 mille d’habitants. Certains quartiers ont
été gravement endommagés par le tsunami. Mais, il est à
noter que, en général, le taux de radioactivité n’est pas aussi
élevé dans cette ville, qui a pu échapper aux nuages
contaminés en mars 2011. Actuellement, le problème
capital pour elle est plutôt l’afflux de population et la
hausse du prix des terrains, puisque les évacués et les
travailleurs pour le démantèlement, la décontamination, et
donc pour la « reconstruction », cherchent à y fixer leur
logement. Or, j’ai visité récemment un quartier au bord de
la mer : dans cette commune de Usuiso, presque totalement
détruite par le tsunami, les habitants ont quand même de
l’espoir : ils fondent une « commission de concertation pour
la réforme » et se réunissent réglièrement dans une petite
cabane, bâtie toute seule sur le quartier ruiné, afin de
délibérer sur le plan de leur future commune.
Yotetsu TONAKI, Université Toyo (Japon) / Université
Paris Diderot (CSPRP)
Il serait évident que le « 11 mars » a marqué une
nouvelle page à l’histoire des crises écologiques.
Catastrophe complexe, composée de différents éléments –
naturels, industriels, économiques, politiques, technoscientifiques etc. –, cet événement nous impose sans aucun
doute à reconsidérer les enjeux mêmes de l’écologie
politique. Mais quels sont exactement les défis qu’il nous
pose ? A partir de l’observation des situations complexes
ou même déchirées où se trouve le Japon après la
catastrophe de « Fukushima », surtout de celles pour les
habitants du département portant le même nom, nous nous
proposons d’en dégager des points capitaux qui nous
incitent à réexaminer la tâche de l’écologie politique.
3) Au centre du département, comme je l’ai dit, il y a deux
grandes villes, Fukushima et Koriyama. Sans aucun dégât
direct du tsunami, ni beaucoup de dommages du séisme, il
paraît, à première vue, que rien ne s’est passé dans cette
zone fortement peuplée. Cependant, la radioactivité émise
de la centrale nucléaire sont allée au nord-ouest, dans la
direction de la ville de Fukushima, et puis au sud, vers
Koriyama. C’est ainsi qu’un niveau très élevé de
radioacivité se détecte dans certains quartiers de ces villes.
Le problème pour elles n’est donc pas simplement celui de
« reconstruction », mais comment vivre avec une « faible »
dose de radioacitivité. Bien sûr que certain nombre
d’habitants, notamment femmes et enfants, se sont déplacés
dans d’autres régions. Mais ce type d’évacuation provoque
plusieurs problèmes : beaucoup d’entre eux se sont évacués
de façon spontanée, c’est-à-dire en dehors de la protection
administrative ou de l’aide communautaire ; il y a aussi des
séparations familiales et des divorces. Si l’on se décide par
contre de rester, comme le font beaucoup de ses voisins,
autant de problèmes s’imposent : stresse physique et
psychique, violences domestiques, problèmes sanitaires
surtout chez les enfants qui doivent s’abstenir de jouer à
l’extérieur. Il faut noter par ailleurs que, 2 ans et quelques
mois passé, on reconnaît actuellement l’augmentation
anormale des cancers de la thyroïde chez les enfants.
Il me semble nécessaire d’élucider une logique (ou
une idéologie) qui pénètrent dans toute cette situation que
l’on est amené, de gré ou de force, à reprendre la vie
normale. La question touche justement le noyau de ce que
c’est que l’écologie. Dès sa première définion par E.
Haeckel, ne s’agissait-il pas d’une logique capable
d’expliquer les relations entre les organismes et
l’environnement qui les entoure ? Si « Fukushima » signifie
cette scène où l’on s’adapte à l’environnement plus ou
moins contaminé en vue de réhabiliter la « normalité » de la
vie, il faut savoir ce qui la promeut et ce qui en empêche
une réforme radicale.
1.
Commençons par rappeler ce que signifie le mot
« Fukushima ». Comme on le sait, c’est avec l’accident de
la centrale nucléaire Fukushima-Daïichi de TEPCO (Tokyo
Electric Power Company,), que le nom de « Fukushima »
est répandu dans le monde entier. Mais « Fukushima » a
plusieurs noms ou visages, du moins du point de vue
géographique. « Fukushima » est tout d’abord le nom du
département où se situe cette centrale. Il est en vérité le
troisième plus grand département du Japon en superficie,
équivalente à la moitié de la Belgique. Puis la préfecture de
ce département porte le même nom : la ville de Fukushima,
située à 60 km au nord-est de la centrale, abrite à peu près
300,000 habitants. Or le département est divisé en trois
parties par deux chaînes de montagnes qui vont du nord au
sud. Le tsunami du 11 mars a frappé uniquement la partie à
l’est du département, où se trouve la centrale nucléaire.
Dans la partie centrale, avec l’autoroute et les grandes
lignes qui lient Tokyo et le Nord-est du Japon, il y a des
villes principales avec une grande population, y compris la
ville de Fukushima. L’ouest du département est une région
de montagnes, beaucoup moins contaminée que les deux
autres. Il serait ainsi permis de dire que, sauf certains
villages et quartiers au bord de la mer, ni le tsunami ni le
séisme n’a provoqué autant de dégâts dans la plupart du
département de Fukushima. C’est ainsi que beaucoup de
gens continuent d’y habiter comme avant.
Cela ne veut pas dire qu’il n’y a jamais eu de
« catastrophe » à Fukushima, mais, tout au plus, que l’écart
est tellement grand entre ces régions qui sont toutes de
« Fukushima », qu’il faut voir de plus près, au-delà d’une
simplification et une exagération, le problème fondamental
qui se trouve derrière les images, voire les illusions,
suscitées par ce dénominateur commun. S’il y a une
catastrophe, elle se trouverait plutôt dans cette
normalisation des états catastrophiques. Nous y
reviendrons. En tout cas, à titre d’illustrations, voyons du
moins trois lieux typiques de « Fukushima » :
2.
On doit d’abord admettre que le Japon a connu
après le 11 mars un remarquable mouvement politique qui
proclame cette sorte de réforme radicale. Remarquable non
simplement parce que la population avait resté avant la
catastrophe quasiment indifférente à la politique nucléaire
du pays, mais que jusqu’alors les Japonais avaient été
presque muets à l’égard de toutes sortes de mouvement
politique. Après l’échec du mouvement étudiant dans les
1) D’abord, les images répandues de « Fukushima »
peuvent se trouver bien évidemment dans et autour de la
zone interdite. Les maisons ruinées ou détruites, délaissées
depuis l’accident, restent comme telles encore actuellement
et resteront non habitable. On n’y voit que des voitures,
camions, et bus qui circulenet entre la centrale et la ville
voisine, embarquant les liquidateurs.
29
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
années 60 (zenkyoto) et notament à la suite du jusqu’auboutisme de l’extême gauche japonaise, c’était
l’indifférence à la politique qui régnait sur l’espace public
de ce pays. Le 11 mars a réveillé pour ainsi dire la
conscience politique chez eux. Plusieurs manifestations
ainti-nucléaires sont réglièrement organisées avec une forte
participation de la société civile. Particulièrement, il faut
noter une série de manifestations hebdomadaires devant la
résidence officielle du premier ministre à Tokyo, qui
proclame chaque vendredi soir « non au redémarrage ».
Cependant, ces mouvements étaient loin
d’atteindre leur but ; ils n’ont même pas réussi à former une
opinion publique. Cela est attesté par la victoire massive du
parti conservateur (PLD) lors de l’election de la Chambre
des représentants en décembre 2012, et affirmé encore
davantage par celle de la Chambre des conseillers en juillet
2013. Ayant promu la politique nucléaire du pays pendant
un demi-siècle, PLD a déclaré de renier la décision du
gouvernement précédent d'arrêter progressivement la
production nucléaire sur 30 ans, tout en fournissant en
même temps diverses politiques plus attractives de la
réhabilitation économique. Le nouveau gouvernement
n’affirme pas seulement le redémarrage des réacteurs
nucléaires en suspension, mais entend accélérer
l’exportation du nucléaire vers des pays en voie de
développement comme la Turquie, la Lituanie, le Viet-nam,
l’Inde etc.
L’échec du mouvement populaire peut s’expliquer
par nombreuses raisons. Traditionnellement, le mouvement
« écologiste » reste très faible au Japon ; c’est ainsi que la
naissance du parti vert japonais en 2012 n’a pas attiré
l’attention des gens. L’affaiblissement général de la gauche
a empêché de former une opinion publique assez solide. En
définitif, les mesures prises par le gouvernement de centregauche qui était au pouvoir au moment du 11 mars sont
jugées insuffisantes – voire criminelles aux yeux de certains
–, ce qui aurait incité les électeurs à remettre leur espérance
au parti conservateur, qui proclame avant tout la
reconstruction économique. Ajoutons en passant que le
mouvement politique plus visible se trouverait plutôt à la
droite, comme en témoigne la montée du nationalisme et du
discours xénophobe ostensible et même raciste des groups
extrême-droites, soutenu surtout par des jeunes. En tout cas,
on arrive ainsi à retrouver la vie « normale », en laissant de
côté le problème de « Fukushima ». Relatant le résultat de
la victoire du PLD, Le Monde a intitulé un de ses reportages
« On publie Fukushima »59 : tout se passe comme s’il
s’agissait d’une sorte d’« apathie » générale, refoulement
pour ainsi dire à l’égard de l’événement traumatique.
D’après ce rapport, l'augmentation des prix de l'électricité, à
cause du remplacement des centrales nucléaires en
suspension avec des centrales thermiques, « freine
l’amélioration de la compétitivité industrielle et la
croissance économique ». Pour avoir une amélioration
souhaitée, dit-il, « le processus de redémarrage des
centrales nucléaires doit être accélérée le plus rapidement
possible, avec la sécurité comme une condition
indispensable ». Le nucléaire n’est pas considéré
simplement comme une des sources énergétiques requises
pour la croissance ; il en est l’élément essentiel. Enérgie
plus efficace et propre à une « société post-carbonne »
qu’on prétend viser, il peut contribuer à « la résolution des
problèmes mondiaux de l'énergie et du changement
climatique ». C’est ainsi que « la taxe contre le
réchauffement climatique, qui est l'un des facteurs
augmentant les prix de l'énergie, devrait subir une révision
fondamentale ». Quant à l’énergie renouvelable, elle doit
elle aussi être entièrement révisée à cause de sa « faible
efficacité, de instabilité et des coûts élevés ». Il n’oublie pas
de mentionner le prolongement de l’installation du cycle du
combustible nucléaire, capable de contribuer à la
« utilisation pacifique de l’énergie nucléaire ».
C’est vrai que toutes ces citations ne font que
répéter ce que l’on n’a cessé de dire : l’utilisation constante
de l’énergie nucléaire constitue une condition nécessaire de
la croissance durable. Mais s’il y a quelque chose de neuf
dans ce rapport, ce serait le fait même qu’il le répète encore
à l’époque qualifiée d’« après Fukushima ». Certes, on
pourrait objecter sans difficulté à sa proposition optimiste
de la relance du nucléaire : l’accident de la centrale
Fukushima Daï-ichi n’a-t-il pas apporté des dégâts
littéralement « imprévus » ? N’atteste-t-il pas une limite de
la maîtrise prométhéenne ainsi que de la faculté de
l’imagination des hommes ? Est-on sûr d’oser redémarrer
les centrales qui comportent des risques tellement graves ?
etc. Mais il faudrait y répondre : toutes ces tragédies ne sont
jamais oubliées ; ces risques sont déjà pris en compte... Ce
type de réponse est déjà inscrite dans la tentative de
prolonger le processus de croissance. Il faut donc savoir
quelle est l’idée sous-jacente qui soutient une telle tentative.
A cet égard, on peut se référer par exemple au « calcul
préalable du coût du risque de de l’accident nucléaire »,
présenté le 25 octobre 2011 lors de la 3e commision
d’examen de la technologie concernant l’énergie atomique
et le cycle du combustible nucléaire, située dans le Bureau
du Cabinet61. Tous les « coûts (costs) » des éventuels
« risques » sont déjà calculés de façon managériale : on
multiplie d’abord tous les coûts des dégâts (y compris celui
pour l’indemnisation et le démantèlement), par le taux de
fréquence des accidents ; et tout cela est divisé par la
quantité d’électricité produite. Au fur et à mesure qu’on
produit plus en plus d’électricité par les moyens assez
sûres, les « coûts » des risques peuvent diminuer, quelque
soit leur grandeur réel. Ces « coûts » seront compensés, en
vue d’attendre au bien plus grand et plus général.
3.
Or, derrière tous ces motifs, il me semble rester
une exigence consistante qui soutient cette quête de
normalisation. Comme on le sait, il s’agit précisément de
l’exigence de la croissance, partagée par les acteurs
dominants de la politique et de l’industrie. En fait, l’une de
ses expressions explicites peut se trouver dans un rapport
publié le 15 octobre 2013 par la Fédération des
organisations économiques japonaises (Keidanren),
syndicat patronal de grandes entreprises du Japon et
principal groupe de pression du PLD. Intitulé « Propositon
pour une future politique énergétique », ce rapport résume
bien les idées qu’elle partage avec l’actuel gouvernement 60.
4.
On pourrait qualifier une telle logique
d’« optimiste », au sens etymologique du termes. En effet,
elle peut se rapprocher facilement d’une idée
traditionnellement admise à chaque moment catastrophique.
En l’occurence, il s’agit bien évidemment de la querelle sur
59
Grégoire Allix,«On oublie Fukushima», le 12 décembre 2012,
Le Monde.
60
Keidanren, ‘‘A proposal for Future Energy Policy”, le 15
octobre 2013
61
http://www.aec.go.jp/jicst/NC/tyoki/hatukaku/siryo/siryo3/siryo
3.pdf (en japonais)
30
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
le mal et la providence, entretenue autour du fameux poème
de Voltaire sur le tremblement de terre à Lisbonne en 1755.
Dans la lettre adressée à Voltaire, Rousseau a écrit : « il
peut donc, malgré sa bonté, ou plutôt par sa bonté même,
sacrifier quelque chose du bonheur des individus à la
conservation du tout »62. Les « coûts » individuels peuvent
être « sacrifiés » au profit du bien général : « le mal
particulier d’un individu contribue au bien général », dit
Rousseau. Une telle vision optimiste était partagée, à la
même époque, par le jeune Kant. Quelle que soit la relation
ambiguë de Kant au concept leibnizien d’optimisme, ces
écrits de jeunesse consacrés au tremblement de terre de
Lisbonne montrent clairement que Kant suit Leibniz,
notamment lorsqu’il affirme que ce monde est plus parfait
que tous les autres mondes possibles. Seulement, c’est la
finitude humaine qui empêche que les hommes aboutissent
à la perfectivité divine. Ce qui reste pour les hommes, c’est,
dit Kant, d’essayer d’y attendre, en « subordonnant les buts
inférieurs aux buts supérieures, pour pouvoir atteindre au
but le plus haut de l’infinité qui dépasse à jamais les
moyens qu’on trouve dans la nature »63. Voilà donc la
fameuse voie de providence. Le bien – ou le mal –
individuel et donc inférieur peut être « sacrifié » ou
« subordonné » au bien plus élevé, en vue du
développement constant vers l’infini.
Il va sans dire que notre quête actuelle de la
croissance n’est pas du tout la même que celle où vivaient
Kant et Rousseau. Surtout, l’invention de l’énérgie
nucléaire, constituant la source essentielle de la présente
quête, sert à la réalisation d’une civilisation hautement
modernisée, beaucoup plus avancée qu’on ne la pensait.
Mais, il faudrait ajouter en même temps qu’elle multiplie,
de la même vitesse que le développement industriel, la
grandeur du moins potentielle des catastrophes imprévues ;
et que cette potentialité ne vient pas de l’extérieur mais est
intrinsèquement liée à cette modernité elle-même. Le terme
« modernité réflexive », mis en avant par Ulrich Beck et
Anthony Giddens, montre bien que la modernisation
techno-scientifique « se réfléchit », comme le double visage
de Janus, sur la société elle-même en en imposant les
conséquences inversées ; c’est cette « réflexibilité » qui
constitue donc la « société du risque »64.
Mais le terme « risque » ne saurait plus être
adéquat pour désigner le problème de notre époque, dans la
mesure où il est conceptuellement inséparable du calcul, de
l’estimation ou de la prévision préalablement pris par le
sujet, ce que l’atteste justement le calcul du coût du risque
que nous avons cité plus haut. « Fukushima » n’est-il pas le
nom pour une société où la potentialité des catastrophes
imprévues et immaîtrisables devient l’horizon même de
notre vie ? C’est justement ce que Jean-Luc Nancy a
montré dans son petit livre intitulé L’équivalence des
catastrophes. Après Fukushima65, dont j’ai publié la version
japonaise en collaborant avec lui. Nous sommes entrés,
selon Nancy, dans une étape où, à la suite de la dissolution
du système ordonné ou hiérarchique, toutes les choses sont
absorbées dans un système complexe de l’interdépendance
technique, social et économique, pour devenir échangeables
et équivalentes l’une à l’autre. Dans cette perspective,
l’accident catastrophique de Fukushima doit être saisi
comme un événement qui révèle une configuration plus
vaste, au niveau planétaire même, de l’interdépendance de
tous ces facteurs : quelle que soit la singularité de chaque
facteur, une fois qu’il est entré dans ce système
d’interdépendance, il peut déclencher des conséquences
imprévues. Cette conception nous incite à penser que nous
vivons dans un monde où la possibilité des catastrophes
imprévisibles et immaîtrisables , forme une normalité de la
vie.
Pour conclure, je voudrais remarquer rapidement
qu’une telle idée n’est pas uniquement avancée par la
philosophie occidentale post-moderne, mais se trouve
employé par le discours de l’ingénierie japonaise, qui
voudrait contribuer quant à elle à la sûreté du système
social et technologique, y compris nucléaire. Alors qu’il
avait essayé depuis longtemps de construire la théorie
managériale de la sécurité concernant les accidents
technologiques, ce discours, étant conscient après le 11
mars de l’incapacité pour une telle théorie de saisir la
spécificité des catastrophes contemporaines, s’intéresse
désormais à une notion qui permettrait d’inclure les
éléments « imprévus » dans sa théorie de la gestion de la
sécurité. Il s’agit précisément de la notion de « résilience ».
Selon un appel intitulé « Vers quoi s’oriente l’ingénierie
d’après la catastrophe ? », publié le 9 mai 2011par l’École
de l’ingénierie de l’Université de Tokyo, on met ses
espérances en cette nouvelle notion : « tandis que
l’ingénierie d’avant était celle qui ‘‘ne pensait pas à des
imprévus’’, l’ingénierie de résilience est celle qui vise ‘‘à
bien arranger même si un imprévu arrivera’’ ». Mais
comment peut-on « arranger » si le « coût » de cet imprévu
sera miltiplié par l’interdépendance indéfinie et dépassera
sa prévision initiale ?
Si l’écologie politique est « difficile » au Japon
d’après le 11 mars, ce n’est pas simplement parce que le
mouvement politique des écologistes ou de la gauche en
général n’arrive pas, structurellement ou non, à sortir de
l’impasse, mais parce que le discours de la croissance
s’installe assez solidement dans tous les champs de la
politique, de l’industrie et de la science pour empêcher de
penser à une autre voie. Si, comme l’a dit André Gorz déjà
depuis les années 1970, la question principale pour
l’écologie politique ne réside plus dans cette alternative de
poursuivre la croissance ou bien en limiter l’excès par les
moyens plus ou moins soutenables, mais de remettre en
question ce régime de la rationalité économique en
général66, il nous semble important de prolonger un tel
travail tout en le resituant à l’époque d’« après
Fukushima ».
62
J.-J. Rousseau, « Lettres à Voltaire sur la providence », 1776.
Kant, « Histoire et description du tremblement de terre de
l'année 1755 et considérations sur les tremblements de terre
observés depuis quelque temps », 1756.
64
U. Beck, La société du risque : Sur la voie d'une autre
modernité, Paris, Flammarion, 2003 ; U. Beck, A. Giddens et S.
Lash, Reflexive Modernization: Politics, Tradition and Aesthetics
in the Modern Social Order, Stanford University Press, 1994.
65
Jean-Luc Nancy, L’équivalence des catastrophes. Après
Fukushima, Paris, Galilée, 2012.
63
66
Voir André Gorz, Écologie et politique, édition refondue et
augumetée, Paris, Seuil, 1978.
31
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Villalba B. - Temporalités négociées, temporalités
prescrites. L’enjeu du délai
compte à rebours (comme nous y invite certains théoriciens
de l’écologie politique) et donc la possibilité de
l’inexistence du long terme, la possibilité de « la fin de tout
but possible » (Günther Anders).
L’enjeu climatique ne nous laisse pas le choix : la politique
—notamment en démocratie— doit désormais construire
ses objectifs non plus en fonction d’une vision idéale d’un
temps sans cesse renouvelé, mais comme inscrits dans un
délai nous imposant de réaliser des choix qui seuls
permettront la continuité réelle de l’existence de nos
sociétés. Le délai est donc caractérisé par une double face :
la prise en compte d’un compte à rebours (résultant du
cumul des crises environnementales et sociales) et
l’acceptation d’une courte période pendant laquelle nous
serons contraints à effectuer les choix salutaires.
Pour faire face à cette cécité des temps politiques qui frappe
nos sociétés démocratiques, nous devons donc accepter de
faire un effort d’imagination pour enfin regarder en face ce
décalage entre l’urgence actuelle et la faiblesse des
réponses collectivement élaborées. Cet effort d’imagination
passe, tout d’abord, par la nécessité d’accepter cette
urgence. Rien n’est moins facile, tant nous continuons à
nous bercer —au Nord comme au Sud— de l’illusion que la
corne d’abondance de la science et du progrès pourra
résoudre tous les problèmes, dans l’égalité et la justice
universelle… L’imagination passe ensuite dans notre
capacité collective à explorer des pistes qui pour l’instant,
n’ont rien d’attrayantes. Ces pistes concernent la possibilité
d’envisager en premier lieu la contrainte temporelle : nous
sommes face à un ultimatum que nous ne pouvons
continuer à nier. Elles concernent ensuite la contrainte
exogène (perspective de l’anthropocène, Grinevald J.,
2008) De plus en plus, nous devons faire face à une
contrainte égalitaire, qui redessine les relations entre
humain et non-humains. Enfin, elles évoquent la contrainte
sociale : la sobriété devient une condition nécessaire du
partage dans un monde fini (la carte carbone, le revenu
maximum autorisé…). La démocratie ne pourra faire
l’économie d’explorer, rapidement, ces pistes, au lieu de se
mettre l’accent sur les procédures à choisir pour envisager,
un jour, plus tard, de construire un débat à la hauteur de
l’enjeu écologique (Bourg et Whiteside).
Ces pistes conditionnent la possibilité de maintenir des
choix pour les générations futures. Elles peuvent apparaître
comme restrictives de nos libertés de choix actuelles. Mais
elles seules peuvent permettre de reculer l’échéance et la
brutalité de la fin de nos idéaux démocratiques.
Bruno Villalba, maître de conférences science politique,
Sciences Po Lille, Membre du Ceraps, Rédacteur en chef
d'Études Rurales (EHESS - Collège de France - CNRS)
La communication s’insère dans une réflexion construite à
partir d’une analyse de sociologie politique sur la
confrontation des temporalités politiques et écologiques.
Partant du constat de l’échec répété des négociations
internationales à produire une réorganisation des politiques
environnementales ou une constatation des limites actuelles
des projets politiques dans ce domaine (La Charte de
l’environnement est sensée, avec la constitutionnalisation
du principe de précaution, pourtant engager une vaste
réorientation des objectifs de la puissance public), l’enjeu
est d’analyser la compatibilité des temporalités
démocratiques
(régime
d’historicité,
perspectives
continuistes du temps du projet politique, rythmes de prise
de décision, etc. Hartog F., 2003) avec les temporalités de
l’écologie, marquée par les irréversibilités (Dupuy J.-P.,
2002). Le long terme — qui structure l’organisation de la
décision politique (Rosanvallon, Gauchet…) — est de plus
en plus questionné par l’irruption du court terme (Rosa sur
le plan social ; Meadows et plus récemment Bourg,
Dobson… sur le plan écologique).
Cela révèle un décalage fondamental — qu’il nous est
encore difficile d’explorer— entre la manière dont nous
imaginons le long terme et la réalité matérielle des
phénomènes écologiques (dérèglement climatique, pénuries
énergétiques, épuisement des ressources, sixième extinction
de la biodiversité, empoisonnement de l’environnement,
explosion des inégalités sociales, développement de la
surveillance généralisée, guerre pour les ressources y
compris pétrolières en Irak…). Autrement dit, cela révèle le
décalage entre, d’une part, notre capacité à créer les
conditions pour que le long terme ne puisse jamais advenir
et, d’autre part, notre ingéniosité pour sans cesse repousser
la prise en compte du délai qu’il nous reste… Car, en
matière d’écologie politique (la manière dont la politique
actuelle se saisie de l’enjeu écologique), ces dispositifs
supposent que nous disposons d’un temps conséquent,
d’une durée suffisante pour adapter, lentement, notre
représentation du futur aux contraintes de plus en plus
actuelles de l’urgence écologique. Or, l’environnement
n’est pas un simple problème de long terme, de
responsabilité vis-à-vis des générations futures. Au
contraire, l’environnement est un problème historiquement
enraciné dans l’élaboration de notre société productiviste,
consumériste, basée sur une construction continuiste du
temps politique (Arendt). Mais, si on croise le problème
climatique (en insistant notamment sur l’imminence des
points de rupture et des effets d’emballement) avec la
question énergétique (pic pétrolier imminent, déclin
inéluctable des matières premières, risques de ruptures
d’approvisionnement électrique dès cet hiver…), alors le
problème climatique est moins un problème de long terme
qu’un problème de compte à rebours, moins un problème
de durée qu’un problème de délai. Dès lors, l’enjeu n’est
pas tant d’arriver à penser le long terme (puisqu’en fait
nous le faisons déjà à travers le prisme du mythe du
développement, du progrès technoscientifique ou de la
croissance continue), mais plutôt d’arriver à penser le
32
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Grisoni A. & R. Sierra - L’écologie politique comme
perspective : la reformulation des catégories du
politique sur l’espace public oppositionnel
colonisation. Bien qu’une « expérience » telle puisse être
traitée comme objet pour la science (être décrite, éclairée,
analysée), elle demeure cependant essentiellement un «
locus d’énonciation » et comporte des spécificités la
rattachant à un sujet, à l’exclusion de tout autre. Ce dernier
élément permet saisir la différence entre « objet » et «
perspective ». Dans ce contexte, on ne peut considérer
l’écologie politique comme un objet d’étude, dont nous
sommes les observateurs distanciés et supposément neutres,
dans la mesure où, en tant que sujet, nous sommes engagés
dans une interaction avec cette notion, à travers laquelle
nous pouvons approcher le « locus d’énonciation » qui la
caractérise. Ici, la notion d’énonciation désigne non
seulement le discours, mais également l’action incluant les
engagements sociaux et politiques.
Plusieurs questionnements succèdent à ce constat : en quoi
consisterait la perspective dans le cas de l’écologie
politique ? Quels seraient les sujets, les expériences
spécifiques à cette notion? Est-il possible d’identifier un «
locus d’énonciation » propre aux discours écologistes et
aux manifestations de l’écologie politique ? Quelles «
énonciations » résultent d’une conception de l’écologie
politique excluant la fonction d’objet d’étude pour les
SHS ? Dans quelle mesure la compréhension du postcolonialisme en tant que perspective permet de comprendre
l’écologie politique ?
Ces questions sont abordées par Jean-Paul Deléage et Jean
Zin, qui s’interrogent sur le sens de l’écologie politique,
l’un en le reliant à l’existence de l’anthropocène, le second
en la définissant explicitement comme un « mouvement
émergent » (Zin 2010, 41)3, à travers un questionnement
sur les « contenus définitoires » de l’écologie politique
c'est-à-dire sur son « corps de doctrine ». Pour l’auteur,
cette notion peut se traduire dans l’action non pas en tant
que « conversion morale », mais au titre de « projet
politique », abordé comme une question de responsabilité,
d’aspiration morale et de valeurs (bien qu’il ne soit pas
clair, du point de vue de la philosophie pratique, si la notion
de responsabilité appartient à la sphère de la politique plutôt
qu’à celle de la morale ».
La conception de Zin partage des points communs avec la
vision de Hans Jonas. L’un comme l’autre soulignent la
dimension de l’engagement inhérente aux enjeux
environnementaux, et cette responsabilité se traduit dans les
deux cas, en posant des limites à nos capacités techniques
de transformation du monde comme de nous-mêmes.
Pourtant, si Hans Jonas formule cette responsabilité dans le
cadre générale d’une alternative éthique ou de
transformation morale, éloignée de l’engagement politique,
c’est bien de cela qu’il s’agit chez Jean Zin, qui considère
comme nécessaire la réalisation « d’une définition plus
conceptuelle et critique de l’écologie politique comme
nouveau stade cognitif ». Il décrit ce stade comme « celui
de la postmodernité et de l’unification du monde dont nous
sommes devenus responsables (jusqu’au climat de l’ère de
l’anthropocène), avec toutes les implications pour la
politique de la prise en compte des enjeux écologiques ».
Par Anahita Grisoni et Rosa Sierra
Introduction générale
Cette communication à deux voix, croisant une approche
philosophique et une analyse sociologique, s’interroge sur
la manière dont l’écologie politique s’exerce en dehors des
cadres institutionnels du politique pour faire évoluer la
formulation des problèmes publics en général. Elle s’inscrit
dans un travail mené en parallèle, dans le cadre du réseau
de recherche franco-allemand, qui consiste à inscrire une
réflexion sociologique sur la dimension écologiste des
luttes sociales dans une posture philosophique pour laquelle
l’écologie politique serait à appréhender en tant que
perspective.
Cette reformulation des catégories du politique s’exprime
sur des espaces d’émancipation, comme dans le cas du
« mouvement populaire » italien NoTav. Ce mouvement
populaire, crée en 1993 dans la vallée de Suse dans le nord
de l’Italie suite à la déclaration de l’Etat italien visant à
réaliser la ligne de train à moyenne vitesse entre Lyon et
Turin, sixième projet du réseau transeuropéen de transports,
vise à empêcher l’aménagement de ce projet. Depuis vingt
ans, il s’est manifesté par un grand nombre de mobilisations
aux formes diverses – manifestations, marches entre
différentes villes, occupations de chantiers – et s’est diffusé
dans l’ensemble de l’Italie, rejoignant les revendications
opposées à la construction du tunnel dans le détroit de
Messine (Della Porta et Piazza, 2008). Aujourd’hui, le
mouvement NoTAV occupe une place considérable dans
les forums sociaux internationaux, à la tête des réseaux de
mobilisations opposés aux grands projets d’aménagement.
Dans cette communication, nous avons pris le parti
d’approcher l’écologie politique comme perspective à partir
des luttes sociales venant reformuler les catégories du
politique. Cette écologie là sera considérée comme une
« contre-culture créative » (Latour, 1994) et non comme
« la montagne accouchant d’une souris » d’une écologie
politique institutionnelle, réduite aux partis écologistes. Au
début des années 1980, Alain Touraine avait su voir
l’émergence d’un nouveau mouvement social, autour
d’enjeux environnementaux –le nucléaire -, porteur de
prises de positions écologistes, sans pour autant poursuivre
des recherches sur ce qui aurait du être, d’après lui, l’un des
principaux éléments des mobilisations dans la société
postindustrielle.
Pour cela, nous nous interrogerons dans un premier temps
sur le statut de l’écologie politique en sciences humaines et
sociales d’un point de vue philosophique, avant de
proposer, dans un second temps, une grille d’analyse à
partir de la notion d’espace public oppositionnel.
1. L’écologie politique comme perspective ?
La nature des relations entre écologie et science semble
porter deux perspectives : d’un point de vue
épistémologique, on pourrait la considérer soit comme un
objet d’étude pour les SHS, soit comme une
« perspective », soit comme un processus en formation, à la
manière dont Walter Mignolo définit la notion d’«
expérience frontalière », comme un élément qui s’inscrit
tant dans la culture dominante que dans une histoire de la
2. D’Habermas à la Théorie critique, vers un espace
public européen et oppositionnel ? La dimension
écologique du mouvement populaire NoTAV.
A partir de cette posture définissant l’écologie comme
perspective tendant à l’engagement, cette seconde partie
aborde la manière d’interroger cette notion dans ses
manifestations sociales. Ici, la notion de politique sera
33
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
exposée à partir du mouvement social, non institutionnalisé
et des grammaires de l’action légales et illégales qui le
constitue, en ce qu’elles sont porteuses de sens pour les
acteurs sociaux. Le mouvement NoTav ne se définit pas
comme un mouvement écologiste ou environnemental, mais
comme un mouvement populaire. Il ne figure pas à
l’agenda politique du principal parti écologiste italien i
verdi, mais alimente néanmoins une réflexion sur le
politique et sur l’écologie en général, au niveau local
comme au niveau national, et ce à partir d’un
positionnement individuel et collectif qui peut être qualifié
d’écologiste, à travers les trajectoires militantes, les modes
de consommation des acteurs du mouvement, allant de la
décroissance au buycott.
L’intérêt de ce mouvement réside justement dans la
conjugaison entre les dimensions populaires mises en avant
par les organisateurs, plaidant pour leur droit à la
participation, et la mise en exergue d’éléments liés à la
naturalité de la zone à défendre, mais également des
populations vivant sur ce territoire. Certes, les arguments
mis en avant pour justifier l’opposition sont en partie
d’ordre esthétique, liés à la patrimonialisation d’un site
naturelle d’exception, au cœur de la chaîne des Alpes. Mais
c’est également sur un registre de santé publique que porte
le débat, dans la mesure où les opposants considèrent que le
chantier du tunnel tant que la présence de la ligne à
moyenne vitesse portent préjudice au bien-être des
travailleurs et des habitants. Au-delà de ces arguments,
certains principes édictés par l’Union européenne sont
remis en question, comme par exemple la libre circulation
des marchandises, et le financement national d’une grande
partie du projet. Ces thématiques font indirectement
références à des modes de production, de diffusion, de
transport et de consommation critiqués en raison même de
leurs carences en termes de naturalité. Pourquoi, en effet,
l’essentiel de la production sicilienne en fruits et légumes
devrait être acheminée vers le nord de l’Europe ? En atteste
les modes de consommation développés par les acteurs du
mouvement, souvent liés à des circuits courts ou à des
réseaux comme Slow Food ou no-global.
Après cette brève introduction visant à montrer que le
mouvement NoTav est tant écologique que politique, il
convient de préciser que, tout au long de son histoire, il a
suscité de nombreuses controverses environnementales sur
l’espace public. L’analyse de l’expression des mouvements
sociaux à caractère écologique à travers la notion d’espace
public n’est pas une nouveauté, notamment dans le cadre de
la sociologie des problèmes publics. La question est ici de
savoir quelle définition de l’espace public serait fertile pour
traiter le phénomène du mouvement NoTav, dans le
contexte d’un fort ancrage local et national d’une lutte dont
les grammaires d’action et les mots d’ordre circulent
néanmoins dans les pays européen, réalisant ainsi une
« européanisation par le bas ».
a) La notion « d’espace public européen » chez
Habermas
Dans une conférence en 2001, intitulée Pourquoi l’Europe
a-t-elle besoin d’un cadre constitutionnel, Jürgen Habermas
propose le projet d’un « espace public européen » comme
condition même de la légitimation de l’Union européenne.
Reprenant l’histoire des Etats-nations européens, il
s’interroge : pourquoi la formation de ce type de solidarité
civique entre personnes étrangères les unes aux autres
serait-elle condamnée à s’arrêter précisément aux frontières
des États-nations ? Et proclame la nécessité d’étendre ce
processus à l’ensemble du territoire de l’Union européenne.
Cette option présuppose l’existence d’une « société
civile européenne», dont l’identité reposerait sur des
valeurs et sur une « culture politique » communes.
Cet espace public se présenterait comme une
interpénétration entre « d’un côté, la délibération
institutionnalisée et la prise de décision à l’intérieur des
parlements, des Cours et des corps administratifs, et, de
l’autre, le processus inclusif d’une communication de
masse informelle. »
S’il est vrai que l’auteur ne conçoit pas cet espace public
européen comme une simple extension des espaces publics
nationaux, mais comme une réelle construction émanant du
partage de valeurs et de savoirs communs, il n’en demeure
pas point qu’il n’envisage pas sur cet espace l’expression
d’une société « incivile ». Ce qu’il décrit comme
« l’infrastructure communicationnelle d’un espace public
démocratique » aurait pour fonction de « transformer les
problèmes sociaux en thèmes de débat et de permettre aux
citoyens de se référer au même moment à des thèmes
identiques de même importance, en apportant des
contributions ou simplement en adoptant une position
affirmative ou négative par rapport à des nouvelles et des
opinions. ». Or, ce mécanisme devant assurer la
transformation de « problèmes sociaux » en « débats » est,
bien des fois, inopérant et ne permet pas de rendre compte
de la dimension conflictuelle de mouvements ne visant pas
à la négociation.
Dans le cas du mouvement NoTav, il ne s’agit donc pas
d’assurer le passage d’un problème social à un débat, mais
d’observer la concurrence autour du sens que les différents
types d’acteurs donnent aux termes relatifs au milieu et de
la manière dont ils formulent les catégories écologiques,
mais aussi sociales et économiques. Les bases du conflit ne
portent donc pas sur une opposition homme/nature, souvent
mise en avant par les sociologues eux-mêmes 67, mais sur
l’équivocité des sens des termes environnement, écologie,
développement durable, protection de la nature, en fonction
des catégories d’acteurs qui les mobilisent. Si la notion de
développement durable fait déjà massivement figure
d’impasse pour la plupart des acteurs sociaux (Flipo, 2007),
il n’en demeure pas moins que c’est au nom de ce principe
que le réseau transeuropéen de transports plaide pour la
réalisation de cette ligne, s’opposant ainsi aux arguments de
protection de l’environnement et de bien-être avancés par
les participants au mouvement.
Faut-il pour autant renoncer à la notion d’espace public
européen ? Ou, dans la continuité d’Oskar Negt, peut-on
considérer cette notion dans la tension qu’elle suppose,
entre espace public bourgeois et espace public
oppositionnel ?
b) L’espace public oppositionnel, un espace d’expression
de l’écologie politique ?
Rappelant le caractère commun de la notion d’espace
public, Oskar Negt, ancien collaborateur de Jürgen
Habermas dont la pensée s’inscrit pleinement dans la
perspective intellectuelle de l’Ecole de Francfort soulève
d’une part la dimension prospective du « modèle d’espace
public idéal », « lieu de délibération par excellence » de
67
Plusieurs auteurs, à l’instar de Michelle Dobré, dans la préface
du très récent Manuel de sociologie de l’environnement ou encore
John Bellamy Foster en ce qui concerne le champ international de
la sociologie, imputent à cette impasse le manque d’intérêt des
sociologues pour les questions environnementales.
34
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
cette définition et d’autre part sa dimension bourgeoise : En
fait, quand espace public il y a eu historiquement, les
bourgeois l'ont utilisé pour régler leurs divergences,
certains de leur problèmes et défendre leurs intérêts, en
écartant ou en neutralisant des secteurs entiers de la société.
Sous leur contrôle, l'espace public est « une synthèse
sociale illusoire ». Ces groupes sociaux écartés de la
délibération publique agissent et prennent la parole lors de
révolutions et divers mouvements dans des lieux et des
cadres tels que les clubs, les comités, les coordinations ou
conseils qu'ils inventent et font vivre en dehors de l'espace
public bourgeois qui a la prétention de représenter toute la
société.»
Dans un article paru en 2009, L’expérience, le concept,
l’imprévu : la sociologie de l’Ecole de Francfort, Alexandre
Neumann, traducteur d’Oskar Negt en langue française
rappelle la définition d’espace public oppositionnel :
« L’espace public d’Habermas rappelle le modèle kantien
de la république des savants, dans un registre jamais
démenti de la philosophie classique, alors que l’espace
public oppositionnel fait appel aux groupes en action et aux
acteurs qui jusqu’à nos jours s’affirment publiquement à
travers
les
mouvements
démocratiques
ou
révolutionnaires. » (Neuman, 2009 p.185). Pour lui, il est
nécessaire de considérer l’usage que l’auteur fait de la
notion de bourgeoisie. L’espace public oppositionnel,
également désigné comme espace public prolétarien, ne
serait pas animé par les seuls représentants du monde
ouvrier. De la même façon, il ne s’agit pas de réduire « tous
les acteurs des mouvements dans un grand tout
indifférencié, les citoyens ou la société civile » (Neuman,
2007). Dans ce contexte, l’espace public oppositionnel
pourrait s’apparenter à « l’espace des mouvements
sociaux », notion développée par Lilian Mathieu.
Dans le contexte de la lutte NoTav, cette dimension
prolétarienne de l’espace public oppositionnel pose un
certain nombre de questions : dans la perspective d’une
« concurrence » autour de la légitimité entre les luttes, peuton réellement considérer que le mouvement populaire
NoTav est l’émanation de la population la plus fragile de la
Valle di Susa ? A l’échelle de la confrontation avec les
autorités politiques locales, nationales et européennes, peuton considérer les habitants de cette vallée comme des
populations opprimées ? Dans une perspective écologiste,
peut-on considérer que le rapport de force introduit par le
développement durable et la crise environnementale, à la
fois culpabilisante et facteur de risques et de craintes,
introduit-il une nouvelle précarité, la précarité
environnementale, qui loin de remplacer les autres,
viendrait s’y ajouter ?
C’est davantage vers cette seconde hypothèse que tend
notre proposition. Les développements d’Alexandre
Neuman autour de la définition de l’espace public
oppositionnel/ prolétarien de Negt, mettent en avant deux
éléments en lien avec la dimension ontologique de
l’environnement définie par Arturo Escobar, tant au niveau
du sujet, comme expérience charnelle, qu’en termes de
variable de la lutte.
C’est à partir de modifications des conditions du milieu – la
construction d’un tunnel – telles qu’elles sont intégrées
dans un contexte culturel – celui de la Valle ; et
socioéconomique – bien commun, Etat mafia - que les
militants construisent un espace public oppositionnel qui
s’insère dans la vie politique de l’Etat à échelle nationale.
D’une manière générale, c’est l’argument du coût de ce
projet, considéré comme « insoutenable », qui est présenté
de manière prioritaire. Loin de représenter un élément
purement économique, cette dimension est approfondie
dans le discours du mouvement dans son lien intrinsèque au
bien commun. Cet extrait tiré du site « NoTav » reprend les
catégories du développement durable pour contrer la
faisabilité du projet, en le mettant en relation avec les autres
dimensions de l’Etat social : «Diciamo no al TAV perché
sarebbe un’opera […] dal costo insostenibile tutto a debito
della spesa pubblica e proiettato sulle generazioni future
erodendo ulteriormente risorse dedicabili a scuola, sanità,
pensioni e stato sociale68 »
Aborder les nouveaux mouvements sociaux à travers la
notion d’espace permet de mettre en exergue non pas les
classes sociales et les catégories liées à la ségrégation
spatiale, mais bien davantage la multiplicité des identités
des acteurs (Eisenstadt, 2000) et la transversalité des
stratégies d’opportunité à travers les interactions et les
confrontations. Ainsi, au-delà d’un simple conflit d’acteurs
opposant schématiquement aux pouvoirs publics les acteurs
locaux que l’on imagine volontiers désarmés et partisans
d’une protection de leur patrimoine local, fidèlement au
principe de l’effet Nimby, le cas du mouvement NoTAV
rompt avec les catégories traditionnelles à travers la
transversalité des sujets en fonction des différents moments
de la mobilisation et des espaces de lutte. Cette remarque
permet en premier lieu de rompre avec l’illusion d’un
mouvement local, confiné au territoire rural de la vallée et
partisan protectionniste d’un patrimoine naturel que l’on
voudrait protéger. L’histoire du mouvement est celle d’une
expansion territoriale, à travers une cartographie militante
de plus en plus complexe et interpénétrée. S’il est vrai que
l’essentiel des mobilisations se déroule dans les villages et
les villes situés aux alentours des sites de construction, dans
la région du Piémont, il n’en demeure pas moins que l’on
milite tout autant pour cette cause dans les centres sociaux
autogérés de Milan ou de Turin. Le quotidien national Il
fatto quotidiano constitue d’ailleurs un espace médiatique
visant à produire et à faire circuler l’information de premier
ordre. De la même façon, les forums sociaux
internationaux, comme le récent forum de Tunis en avril
2013 ou les événements marqués à gauche ou
altermondialistes, tels que la Fête de l’Humanité qui s’est
tenue en septembre 2012 au Bourget, apparaissent
également comme autant de lieu de diffusion de
l’information sur les événements en cours dans la vallée de
Suse, mais sont aussi des espaces de rencontre et
d’interaction autour d’une cause commune, porteuse
d’autres définitions de la nature, de l’environnement, de la
crise et d’un modèle de société contestataire et alternatif.
Or, le cas du mouvement NoTAV permet de donner de la
consistance au cadre général des conflits d’acteurs à travers
la superposition des échelles territoriales, au sein d’un
espace public oppositionnel européen. Le rôle joué par
certains maires des communes attenantes au projet depuis le
début de la mobilisation est, à ce titre, particulièrement
illustratif. Alors que les négociations menées en amont et
impliquant les élus avait été majoritairement favorables à la
réalisation de la ligne Lyon-Turin, plusieurs représentants
68
« Nous disons non au TAV parce que ce serait une œuvre [...] au
coût insoutenable, au détriment des dépenses publiques et des
générations futures, en portant atteinte à des ressources qui
pourraient être dédiées à l’école, à la santé publique, aux retraites
et à l’Etat social »
35
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
politiques sont passés progressivement du côté du non,
notamment suite à la modification du projet en 2003, allant
jusqu’à se positionner comme leaders du mouvement. Cette
posture d’interface entre le pouvoir local et la population,
entre les cadres communaux, nationaux et supra-nationaux
auxquels les maires sont confrontés, met en lumière le
caractère pluriel des identités des sujets impliqués, ainsi que
la transversalité de leur passage d’un espace de consensus à
un espace de lutte, d’un cadre à l’autre.
Conclusion
Revisiter la sociologie critique de Negt à la lumière de
l’écologie politique permet d’observer la manière dont les
catégories du politique sont reformulées par les acteurs
engagés dans des luttes sociales porteuses d’une dimension
écologiste. Cette perspective ne doit pas pour autant
masquer les limites de ce modèle, qui permet difficilement
d’envisager les conflits inhérents à cet espace public
oppositionnel, et ce à plus forte raison dans le contexte
sociohistorique du Piémont marqué par la continuité des
luttes ouvrières. Dans ce contexte, l’engagement écologiste
individuel et collectif ont un rôle, pas seulement comme
prétexte pour l’action sociale, mais dans la continuité avec
les autres éléments de la représentation de soi en tant que
groupe et en tant que sujet.
36
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Sauvêtre P. - Governmentality studies et écologie
politique
exécutif mais il inclut aussi le gouvernement des hommes
sur les femmes, des parents sur les enfants, des maîtres sur
les élèves, des médecins sur les patients, des juges sur les
condamnés, etc. Dans le cas de l’écologie, Stephanie
Rutherford70 a récemment montré comment quatre
dispositifs de gouvernementalité, se situant en-deçà ou audelà de l’État, cherchaient, chacun d’une façon différente, à
encadrer notre compréhension et notre expérience du
traitement de l’environnement : la galerie de la biodiversité
du muséum américain d’histoire naturelle à New-York
propose une évaluation scientifique de la nature globale
menacée ; le parc à thème du Royaume des Animaux
Disney à Orlando montre qu’une entreprise peut organiser
avec succès un projet environnemental ; l’éco-tour des
parcs nationaux de Yellowstone et Grand Teton cherche à
fonctionner comme une école pour la formation d’une
sensibilité esthétique naturelle en fournissant la grammaire
visuelle d’une nature originelle nationale; enfin le film An
Inconvenient Truth (Une vérité qui dérange) présenté par
Al Gore conduit à considérer le rapport à l’environnement
d’un point de vue moral. Selon Rutherford, ces dispositifs
disparates s’articulent néanmoins dans la formation d’une
« gouvernementalité verte »
(green
governmentality)
reposant sur la vérité partagée de la préservation nécessaire
d’une nature (fantasmée comme) originelle contre sa
marchandisation destructrice, et quand bien même – ainsi
que David Harvey l’a montré à propos de la valorisation
capitaliste des « terroirs » dans le cas du commerce du vin 71
– cette nature originelle est elle-même le produit de la
valorisation capitaliste. Ils contribuent ensemble à la
formation d’un soi dont les expériences consuméristes sont
écologiquement gouvernées. L’effet tactique du dispositif
de
« gouvernementalité verte »
ou
d’ « écogouvernementalité » ainsi réfléchi, en promouvant la
« nature » comme un espace sanctuarisé 72, est de rendre
impensable toute nouvelle approche de la « nature », toute
autre manière de réinvestir l’environnement à partir d’une
autre rationalité que la rationalité marchande, au nom même
de la nocivité de cette dernière.
La question ainsi portée par les Governmentality
studies : « quels sont les différents modes du gouvernement
par l’écologie, dans la multiplicité de leurs dispositifs et de
leurs usages ? », permet de sortir du piège de la question
abstraite et simplificatrice : « comment faire progresser la
conscience écologiste ? » qui permet à n’importe quel
dispositif de détourner le problématique écologique à son
profit. Slavoj Žižek souligne par exemple comment la
marque Starbucks a fait sa publicité en reversant à des
paysans pauvres le coût supplémentaire de ses cafés ce qui
a pour effet d’inclure dans l’expérience de la consommation
elle-même la « bonne action écologique » qui pouvait
résulter jusqu’ici du sursaut d’un sujet divisé se sentant
coupable d’avoir participé à l’immoralité du capitalisme73.
Le problème n’est donc pas celui de la progression de la
conscience écologique mais celui du type de rationalité à
Pierre Sauvêtre, Docteur en science politique de l’IEP de
Paris, chargé de cours en science politique à Paris VIII,
Paris, X, Paris XIII et l’IEP de Paris.
L’objet de ce texte est double. Il vise d’abord à chercher à
expliciter ce que signifierait l’adoption du point de vue des
Governmentality studies – courant d’abord anglo-saxon qui
s’est constitué au début des années 1990 avec le projet de
développer des enquêtes empiriques sur les manières de
gouverner les sociétés en prenant pour référence une notion
de Michel Foucault – pour l’étude de l’écologie politique à
travers sa compréhension comme un art de gouverner les
hommes en société. A l’intérieur même de ce courant, il
voudrait ensuite souligner la possibilité de considérer
l’écosocialisme comme un art alternatif de gouverner les
hommes en société qui a été négligé par des études qui se
sont surtout intéressées à la « gouvernementalité verte » ou
à l’ « éco-gouvernementalité ».
Être gouverné par l’écologie
Que peut apporter d’abord le point de vue des
Governmentality studies à l’étude de l’écologie politique ?
Le point de vue des Governmentality studies sur l’écologie
politique ne consiste ni dans la réflexion sur l’écologie
comme concept et ensemble plus ou moins systématique de
propositions philosophiques ni dans l’analyse sociologique
des idées et des pratiques des élus ou des militants des
partis écologistes, mais il consiste à s’intéresser à la
manière dont l’écologie comme forme rationnelle de pensée
contribue à transformer les formes de gouvernement des
sociétés contemporaines, et à travers elles aux techniques
de gouvernement écologistes, dans leur double dimension
de techniques objectives de gouvernement des populations
et de techniques de soi, suivant la définition de la
gouvernementalité chez Foucault comme articulation des
techniques de gouvernement des autres et des techniques de
soi. L’écologie devient « politique » dès lors que la
considération qualitative des rapports entre l’homme et son
environnement devient l’index de référence des techniques
suivant lesquels les hommes sont gouvernés en société. Ce
point de vue s’intéresse au « rapport des écologistes à la
politique » en un sens élargi, puisque les « écologistes » ne
désignent pas tant les individus qui se revendiquent de
l’écologie politique comme doctrine, mais tous les
individus dont les conduites se rapportent à l’écologie
comme référence pour l’action, y compris lorsque ces
conduites ne sont pas réfléchies et revendiquées par soi
mais conduites par d’autres.
Les Governmentality studies ne forment cependant
pas une école homogène et on peut distinguer plusieurs
vagues associées à des orientations différenciées dans
l’émergence de ce courant. Une première vague anglosaxonne a consisté à comprendre les études de
gouvernementalité comme l’analyse des formes de
gouvernement extra-étatiques à travers la volonté d’attirer
l’attention sur le fait que les modes et les espaces de
gouvernement des hommes, loin de se limiter à l’État,
étaient en réalité multiples69 : le gouvernement ne se limite
précisément pas au « gouvernement » au sens du pouvoir
70
Cf. Stephanie Rutherford, Governing the Wild. Ecotours of
power, Minneapolis, University of Minnesota Press, 2011.
71
Cf. David Harvey, Géographie de la domination, tr. fr. N.
Vieillescazes, Paris, Les prairies ordinaires, 2008.
72
Ce qui, comme le souligne l’appel à contribution de ce colloque,
la place davantage du côté de l’environnementalisme comme
protection de la nature que de l’écologisme comme transformation
des causes de sa dégradation et de celle du monde vécu.
73
Cf. Slavoj Žižek, Après la tragédie, la farce !, tr. fr. D. Bismuth,
Paris, Flammarion, 2010, p. 86-87.
69
Cf. Graham Burchell, Colin Gordon et Peter Miller (dir.), The
Foucault Effect. Studies in governmentality, Chicago, University
of Chicago Press, 1991.
37
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
l’intérieur duquel on choisit de se situer pour inscrire la
question écologique dans un projet politique.
vue, l’histoire de la crise de l’État de police qui a débouché
à la fin du XVIII ème siècle sur l’émergence du libéralisme
comme matrice du gouvernement des hommes est
instructive pour comprendre les rapports qui lient
aujourd’hui la crise de la gouvernementalité néolibérale à
l’émergence d’un projet écologique de gouvernementalité
étatique. A l’époque, le surcroît de réglementation qui
entourait le marché s’avérant incapable de résoudre les
crises répétées de famine associées à la mauvaise
répartition des denrées a fait basculer le marché d’un lieu
de justice distributive à un lieu de véridiction, au sens où
les prix n’étaient plus ce que les pratiques
gouvernementales devaient réguler, mais se sont constitués
au contraire sous l’effet de la problématisation libérale
comme l’étalon de vérité sur lequel les pratiques
gouvernementales devaient à présent se réguler78.
« Révolution copernicienne » en quelque sorte dans les
rapports entre l’économie et les pratiques de gouvernement.
Or c’est bien le même type de révolution copernicienne
qu’il faut aujourd’hui accomplir mais en renversant non
plus les rapports entre l’administration gouvernementale et
le marché comme objet de réglementation indéfinie, mais à
l’inverse entre le marché comme lieu de véridiction et de
sollicitude du gouvernement néolibéral – que Foucault
qualifie de gouvernement « pour le marché » – et la nature
comme objet d’économicisation indéfinie – de
marchandisation ou de dé-marchandisation, car cette
dernière relève encore de la logique économique, fût-ce
négativement. De même que la crise économique des grains
a permis à l’économie politique d’enfoncer un coin dans la
gouvernementalité hyperadministrative de l’État de police
en faisant émerger le marché comme lieu de véridiction du
gouvernement des hommes, de même la crise écologique
que nous vivons doit permettre à l’écologie politique
d’enfoncer un coin dans la gouvernementalité
hyperéconomique de l’État néolibéral en faisant émerger la
nature comme lieu de véridiction du gouvernement des
hommes.
En somme, l’abord de l’écologie politique par les
Governmentality studies implique d’une part de décaler la
focale sur les contre-conduites tout en remettant l’État au
centre du champ de la gouvernementalité. D’autre part, il
est probable que l’avenir de l’écologie politique tienne dans
la capacité de la réflexion et de la pratique politique à
donner une réalisation concrète et viable à la
problématisation écologique en cours dès lors que celle-ci
consiste à faire de la nature un nouveau critère général de
vérité pour les pratiques gouvernementales.
Gouverner l’État par l’écologie
Une deuxième vague du courant des
Governmentality studies, davantage allemande, a cherché à
remettre la question de l’État au centre des recherches sur
les formes de gouvernementalité74, plus conformément à la
démarche de Foucault qui réfléchissait l’État comme
« l’effet mobile d’un régime de gouvernementalités
multiples »75. L’État est moins un état qu’un procès qui
consiste dans la convergence, l’articulation et la
centralisation de gouvernementalités multiples. Si cela ne
doit pas signifier pour autant que toute forme de
gouvernementalité se résorbe dans l’État, celui-ci appartient
pleinement au champ de la gouvernementalité qui consiste
précisément à étudier, en relation avec une histoire
contingente de la rationalité, les transformations
contingentes, historiques mais aussi spatiales76, de
l’articulation entre différentes formes de gouvernementalité
à différents niveaux. De ce point de vue, la question qui
mérite alors d’être posée est celle de la possibilité d’un art
de gouverner l’État qui prendrait l’écologie pour index de
vérité de ses pratiques gouvernementales. C’est là une
question qui, nous semble-t-il, a été négligée par les travaux
sur la « gouvernementalité verte » ou « l’écogouvernementalité » qui se sont surtout intéressé à la
manière dont la problématique de l’écologie avait été
intégrée comme une composante des politiques publiques77,
mais non pas comme référence globale pour le
gouvernement des hommes en société. En un sens, ces
travaux ont adressé, du point de vue de la
gouvernementalité, la question de l’écologie en politique
mais pas celle de l’écologie politique à proprement parler,
au sens d’un projet de gouvernement reposant sur une
rationalité de type écologique.
Cela tient aussi pour partie au fait qu’ils se sont
focalisés sur les techniques de gouvernement en place en
laissant dans l’ombre les contre-conduites cherchant à faire
face à la gouvernementalité officielle. Or ce sont parmi ces
contre-conduites que l’on peut trouver les réflexions et les
pratiques associées à la référence à l’écologie comme
critère général de vérité pour un nouvel art de gouverner.
L’histoire des arts de gouverner – Foucault l’a souligné –
fonctionne par crises successives : c’est lorsque les
techniques objectives associées à une forme de rationalité
gouvernementale cessent de pouvoir motiver les processus
de subjectivation d’une partie de la population que la
gouvernementalité officielle rentre en crise et que peuvent
émerger sur le devant de la scène les formes de contreconduites qui la critiquaient dans l’ombre. De ce point de
A la recherche d’une gouvernementalité éco-socialiste
Il y a précisément dans l’émergence, à la lisière du champ
académique et du champ politique, d’un ensemble de
réflexions et de pratiques actuelles sur l’ « écosocialisme »
de quoi satisfaire la volonté de déplacer les « Ecogovernmentality studies » sur le terrain des contre-conduites
tout en remettant l’État au centre.
Mentionner le rapport entre les Governmentality
studies et l’écosocialisme doit être l’occasion de rappeler
que Foucault, devant le besoin de combattre le
néolibéralisme et sous le constat des échecs des politiques
inspirés du marxisme, a pointé, sans la développer plus
avant, la nécessité de l’invention d’une « gouvernementalité
socialiste ». Invention car si le socialisme dispose d’une
74
Cf. Bob Jessop, « Constituting Another Foucault Effect:
Foucault on Statehood and Statecraft », in Ulrich Bröckling,
Susanne Krassman et Thomas Lemke (dir.), Governmentality:
current issues and future challenges, New York/Oxon, Routledge,
2011, p. 56-73.
75
Michel Foucault, Naissance de la biopolitique. Cours au
Collège de France, 1979, Paris, Seuil/Gallimard/EHESS, p. 79.
76
Cf. James Ferguson et Akhil Gupta, « Spatializing States :
toward an ethnography of neoliberal governmentality », American
ethnologist, vol. 4, n°29, 2002, p. 981-1002.
77
Cf. Arun Agrawal, Environmentality : Technologies of
government and the making of subjects, Durham, Duke University
Press, 2005; Timothy Luke, « Environmentality as Green
Governmentality », in Eric Darier, Discourses of Environment,
Oxford, Blackwell, 1999.
78
Cf. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p.
31-35.
38
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
rationalité historique et sociale – l’histoire de la lutte des
classes –, d’une ou de plusieurs rationalité économique –
l’économie planifiée, l’économie autogérée, etc. –, il ne
dispose pas en revanche, souligne Foucault, d’une
rationalité gouvernementale, d’un art de gouverner les
hommes qui lui soit propre. L’histoire des formes de
gouvernementalité socialistes est ainsi l’histoire des
branchements de la gouvernementalité socialiste sur
d’autres formes de gouvernementalité : soit en se branchant
sur la gouvernementalité hyperadministrative de l’État de
police, ce qui donne les États socialistes autoritaires voire
totalitaires, soit en se branchant sur la gouvernementalité
libérale, ce qui donne l’État social, soit en se branchant sur
la gouvernementalité néolibérale, ce qui donne le sociallibéralisme contemporain. Ce que Foucault résume en
disant qu’ « il n’y a pas de gouvernementalité socialiste
autonome, il n’y a pas de rationalité gouvernementale du
socialisme »79. Par conséquent, « ce qui manque au
socialisme, […] c’est une raison gouvernementale, c’est la
définition de ce que serait dans le socialisme une rationalité
gouvernementale, c’est-à-dire une mesure raisonnable et
calculable de l’étendue des modalités et des objectifs de la
raison gouvernementale »80. Ce que Foucault reproche en
général à l’analyse marxiste et aux politiques se réclamant
du socialisme, c’est d’être passé à côté de l’existence des
relations de pouvoir. La lecture de la division de la société
en classes et sa conséquence politique dans le projet de la
formation d’une prise de conscience et d’une union de la
classe dominée pour renverser la domination de la classe
dominante ne prémunit pas contre la reproduction des
relations de pouvoir entre les membres d’une même classe,
comme l’a montré l’existence de l’Union soviétique. En sus
de sa rationalité sociale, il est nécessaire que le socialisme
se dote d’un système politique d’organisation et de
codification des conduites, un dispositif général de
gouvernementalité articulant des techniques calculables de
gouvermement des populations à des techniques de soi
désirables. Tout le problème est de savoir alors sur quelle
vérité ce dispositif peut être indexé afin de réussir cette
articulation.
L’écologie pourrait-elle être alors la rationalité
générale dont le socialisme se soutient pour élaborer une
gouvernementalité socialiste autonome et inédite en
l’espèce de la gouvernementalité éco-socialiste ? C’est en
ces termes nous semble-t-il que la question doit être posée
pour susciter et justifier l’intérêt des Governmentaliy
studies pour l’écologie en général et pour l’écosocialisme
en particulier. Il s’agit moins de voir dans la crise
écologique la nouvelle contradiction qui va enfin conduire
le capitalisme à sa perte que de faire de la problématisation
écologique l’occasion d’un nouvel art de gouverner les
hommes et la matrice de leur désir de s’associer librement.
En quoi pourrait consister une gouvernementalité
éco-socialiste ? L’écosocialisme, selon la définition qu’en
propose Michael Löwy, est un « courant de pensée et
d’action écologique qui fait sien les acquis fondamentaux
du marxisme tout en le débarrassant de ses scories
productivistes »81. Mathieu Agostini précise que le
« mouvement écosocialiste se différencie de certains
mouvements de l’écologie politique en ce qu’il analyse
l’urgence écologique non comme une crise du rapport de
l’Humain en général avec la Nature mais comme une crise
du lien entre un mode de production historiquement
déterminé, et son environnement »82. Löwy souligne,
suivant un parallèle avec la position marxienne sur l’État,
que la construction d’un mode de production écosocialiste
ne nécessite pas seulement de s’emparer du mode de
production capitaliste, mais aussi de le détruire, tout en
transformant du même coup radicalement les modèles de
consommation dominants.
Le point de vue de la gouvernementalité implique
cependant de se déplacer vis-à-vis de l’analyse du mode de
production pour rechercher une « mesure raisonnable et
calculable de l’étendue des modalités et des objectifs de la
raison gouvernementale ». Cette orientation, sans qu’il se
réfère à Foucault, c’est chez Jean-Luc Mélenchon qu’on la
trouve la plus clairement affirmée : « Qu’est-ce qu’il faut
avoir comme objectif ? Un objectif raisonnable et
raisonné »83. La mesure raisonnable de l’étendue et des
objectifs des pratiques gouvernementales écosocialistes, il
la trouve dans la « règle verte » – par opposition à la règle
d’or du respect d l’équilibre budgétaire et du
remboursement de la dette économique – qui consiste dans
le remboursement de la « dette écologique » calculée à
partir du retard pris à la reconstitution de ressources
naturelles vis-à-vis de leur ponction : « Il y a une dette
écologique à solder. Voilà ce que nous allons mettre aux
postes de commande. Par bassins d’emplois, par bassins de
vie, la planification écologique se donne pour objectif, par
le moyen de la relocalisation, par le moyen de la
modification des process de production, par le moyen de
l’étude attentive de la façon avec laquelle les objets sont
produits et échangés, de solder la dette écologique »84. Ce
qui est ici conforme à notre point de vue, c’est que
l’environnement ici n’est plus d’abord un lieu
d’appropriation, de marchandisation ni même de
juridiction, mais un lieu de véridiction fournissant le critère
de la pratique gouvernementale. Cet objectif est en outre
énoncé plus précisément encore dans les 18 thèses pour
l’écosocialisme qui donnent le contenu du Premier
Manifeste des Assises pour l’écosocialisme tenues en 2012:
« Instaurer la règle verte comme boussole politique. La
"règle verte" est notre indicateur central de pilotage de
l’économie. […] Elle vise à assurer notre responsabilité
devant l'humanité et son écosystème en supprimant la dette
écologique. Elle associe la nécessaire réduction de certaines
consommations matérielles et la nécessaire relance de
certaines activités avec la prise en compte systématique de
l'empreinte écologique générée. […] nous adoptons comme
moyen d'évaluation des politiques publiques, de retarder
chaque année le "jour du dépassement global". Il s'agit de la
date où nous avons prélevé à l'échelle mondiale le volume
de ressources renouvelables égal à ce que la planète est en
mesure de régénérer et où nous avons produit les déchets
qu'elle est capable de digérer. Notre objectif est de la
repousser au 31 décembre, c'est-à-dire de neutraliser notre
empreinte écologique »85. La « règle verte » est bien en ce
79
Ibid., p. 93.
Ibid.
81
Michaël Löwy, Écosocialisme. L’alternative radicale à la
catastrophe écologique capitaliste, Paris, Mille et une nuits, 2011.
Pour une brève histoire de l’écosocialisme, cf. aussi Michael
Löwy, « Sources et ressources de l’écosocialisme », Ecorev’.
Revue Critique d’Ecologie Politique, n°41, p. 14-16.
82
80
Mathieu Agostini, « Quel mode de production écosocialiste ? »,
Ecorev’, op. cit., p. 104.
83
Jean-Luc Mélenchon, La règle verte, Paris, Bruno Leprince,
2012, p. 124.
84
Ibid., p. 125-126.
85
Premier Manifeste des Assises pour l’écosocialisme, 18 thèses
39
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
sens un critère calculable d’évaluation de l’action publique
qui définit l’étendue des modalités, les objectifs et les
domaines que se donne la planification écologique.
Pour définir une gouvernementalité écosocialiste,
la planification écologique ne doit cependant pas seulement
venir d’en haut et se limiter à un outil d’objectivation des
techniques de gouvernement. Elle doit articuler ce
« socialisme objectiviste » lié à des instruments
d’objectivation
scientifique
à
un
« socialisme
subjectiviste » associé à des « conduites socialistes de
soi »86. A ce titre, Mathieu Agostini remarque que la
planification écologique est aussi une planification
démocratique consistant dans une intervention populaire,
d’en bas, pour définir les besoins sociaux et les grandes
orientations écologiques. Dans le cas de l’énergie par
exemple, plutôt que produire de l’énergie et d’en chercher
ensuite à tout prix les débouchés, un service public de
l’énergie pourrait « produire des économies d’énergie
autant que de l’énergie »87 en s’appuyant sur les savoirs
techniques des salariés (et comme cela aurait pu être le cas
du procédé ULCOS soutenu par les ouvriers de Florange
pour la production d’acier, s’il n’avait été finalement
rejeté). La planification écologique se définit finalement
comme la rencontre entre des pratiques gouvernementales
indexées à la règle verte et les conduites des gouvernés
orientées par l’environnement comme horizon de
socialisation de la production, de la consommation et de
l’existence commune. La démarcation que doit accomplir
l’écologie politique vis-à-vis de la conscience
environnementale se situe entre une conception de la nature
comme espace à préserver et une conception de
l’environnement comme lieu de véridiction pour un
processus socialiste de subjectivation collective.
sur l’écosocialisme, http://ecosocialisme.com/.
86
Ce vocabulaire est celui de Laurent Jeanpierre, Séminaire sur «
La gouvernementalité socialiste », 31 janvier 2012,
http://savoirscommuns.org/tag/gouvernementalite-socialiste/.
87
Mathieu Agostini, « Quel mode de production écosocialiste ? »,
art. cit., p. 108.
40
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Bertina L. - Ecologistes mais pas verts : des catholiques
aux prises avec la question politique.
des groupes se constituent sous la houlette de diacres
nommés à cet effet, tandis que sont organisés des ateliers au
sein des différents ordres religieux. Si bien que les lieux de
socialibilité pour les croyants préoccupés par la situation de
la création ne manquent pas.
Pourtant ce discours officiel doit être nuancé, l’engagement
écologiste étant ressenti par ces derniers comme facteur de
marginalisation au sein d’une communauté catholique
moins portée sur les questions écologistes que le reste de la
population92. Au quotidien, les catholiques écologistes se
plaignent ainsi des moqueries qu’ils ont à subir de la part
des équipes paroissiales qui n’hésitent pas à les taxer
d’« écolos de service qui causent toujours » pour reprendre
les mots de Giselle. Dans ce contexte, on ne s’étonnera
donc pas que leurs multiples initiatives ne soient pas
toujours relayées en interne.
La faute peut-être à un fossé générationnel - les prêtres âgés
étant souvent désigné par ces catholiques écologistes
comme un facteur aggravant - mais également à une double
crainte répandue à tous les échelons de l’Eglise. Ces
écologistes doivent ainsi contourné le premier écueil du
lobbying : pour ne pas être marginalisé, il est essentiel à
tous groupes de ne pas devenir trop marqué
politiquement93. Un atelier dénommé Chrétien Coresponsable de la Création fondé au sein de la Communauté
Vie Chrétienne (CVX) d’obédience jésuite a ainsi pu pâtir
d’une mauvaise réputation. Son accompagnateur, René, qui
a été désigné par le comité nationale de CVX afin de
« recrédibiliser l’atelier au sein de la Communauté » fixe
ainsi la ligne de conduite à suivre pour l’Atelier : « Ça ne
doit pas être un syndicat, une association qui milite en
faveur de l'environnement. Car la Bonne Nouvelle de Jésus
n'était pas dans l'atelier, c’était une association
d’écologistes parmi d’autres. »
Néanmoins cette crainte d’une action politique est couplée
à une suspicion plus profonde de nature dogmatique.
Préserver la nature ne doit pas aboutir sur sa sacralisation.
Si ce point fait consensus parmi les catholiques rencontrés,
qui rejettent donc les théories de l’écologie profonde, il
traverse l’ensemble des textes officiels de l’Eglise
consacrés à ces questions, structurant ainsi les relations
entre ces derniers et le reste des pratiquants.
Ludovic Bertina, doctorant en Sciences politiques, EPHEGSRL.
Revendiquer une double appartenance comme catholique et
comme écologiste induit dès les origines une ambigüité
dans le positionnement politique de ces personnes. Cette
ambivalence n’est bien sûr pas spécifique aux catholiques
écologistes, puisqu’elle a pu s’exprimer chez nombre de
catholiques qui investissent le monde au nom de leur foi.
Dans les milieux de l’extrême droite française, la
condamnation de l’Action française en 1926 a ainsi
marquée une génération de penseurs qui voyaient dans les
positions de Charles Maurras les ferments nécessaires à la
recomposition d’une nouvelle chrétienté88. Les catholiques
de gauche ont également eux à souffrir d’une suspicion
analogue. « Sans domicile fixe » au sortir de la seconde
guerre mondiale, ils firent le choix d’investir des structures
parallèles fondées sur l’éducation populaire et l’apostolat
social avant que Vatican II n’esquisse une brèche leur
permettant de prendre part à la vie politique du pays89.
Rien de tel chez les catholiques écologistes qui n’ont pas le
même rapport avec la politique. Jean-Louis Schegel
s’interrogeant sur l’héritage des chrétiens de gauche qu’il
identifie dans la fédération des Réseaux du Parvis,
fédération sensible aux problématiques écologistes, déplore
le défaitisme politique de ceux-ci : « Ces chrétiens de
gauche, constate-t-il, ne semblent plus compter sur la
politique, mais plutôt tabler sur une parole ou des
engagements individuels ou communautaires, qui
réveilleraient les politiques… et les Eglises.90 »
En nous appuyant sur une analyse de quarante entretiens
effectués auprès de catholiques écologistes rencontrés dans
des groupes revendiquant cette double appartenance, nous
tenterons de comprendre les raisons qui poussent plus
généralement les catholiques écologistes à se détourner de
la politique partisane. Nous verrons ainsi que de cette
difficile adaptation au système politique français émerge
une nouvelle définition du politique. Reprenant à leur
compte la valorisation de l’agir local propre aux principes
de l’écologie politique, il leur sera ainsi possible d’édifier
un espace où pourront se rencontrer tous citoyens, qu’ils
soient croyants ou non, sensibilisés aux questions
écologiques.
En réponse à cette méfiance, les interviewés reconnaissent
volontiers des phénomènes d’autocontrainte. Ils éviteront
notamment de débattre de thèmes trop controversés.
Monique, membre d’une équipe paroissienne en Loire
Atlantique, avouera ainsi ne pas s’être encore intéressée au
processus de fabrication des hosties : « Pour l’instant
personne n’a dit : « J’en prends pas parce que c’est plein de
pesticides ! » Non, on n’en parle pas, on parle de liturgie,
de grosses choses.94 »
Un milieu catholique suspicieux envers des écologistes
Officiellement, l’Eglise encourage une prise de conscience
écologique. La crise environnementale, révélatrice selon
Jean-Paul II de la crise morale touchant nos sociétés, est de
nombreuses fois mentionnée dans les textes solennels du
Vatican et de l’Eglise de France91. Au niveau diocésain,
92
Selon un sondage Ifop sur le catholicisme en France en 2010, si
10,3% de la population française se disent proche des écologistes,
ce pourcentage tombe à 8,3% parmi les catholiques, et à 5,3%
chez les pratiquants (allant à la messe au moins pour les fêtes).
93
Cette méfiance à l’égard des groupes de catholiques écologistes
s’assimile aux critiques historiques adressées par l’Eglise aux
mouvements d’Action catholique se rapprochant trop des partis et
syndicats institués. On pense notamment à la crise de la JEC, voir
C. Prudhomme, Les Jeunesses chrétiennes en crise, dans D.
Pelletier, J.-L. Schlegel, Op. cit., p.325-330.
94
On peut remarquer pourtant que l’Appel aux Evêques en faveur
de l’écologie réclame, en premier point, l’utilisation de produit
issu de l’agriculture biologique lors des célébrations.
http://www.lavie.fr/actualite/ecologie/appel-aux-eveques-pour-l-
88
L’itinéraire de Jacques Maritain témoigne de ces difficultés. Il
lui faudra insister sur la primauté du spirituel sur le temporel pour
éviter une condamnation de la part de la hiérarchie catholique. P.
Chénaux, Humanisme intégral de Jacques Maritain, Paris, Cerf,
2006.
89
Cf. l’introduction de Denis Pelletier dans D. Pelletier, J.-L.
Schlegel (dir.), A la gauche du christ, les chrétiens de gauche en
france de 1945 à nos jours, Paris, Seuil, 2012.
90
Ibidem, p.543.
91
Voir notamment Benoit XVI, Caritas in veritate, Paris, Salvator,
2009, p.155 ; Conférence des Evêques de France, Enjeux et défis
pour l'avenir, Paris, Bayard, 2012, p.78.
41
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Lorsqu’on interroge prêtres et diacres sur leur pratique, la
réserve est également de mise. Benjamin, diacre du diocèse
de Nantes n’exposera pas ouvertement ses choix de vie :
« Je suis souvent mal vu quand je dis que je fais parti
(d’EELV), d’ailleurs, je me fais discret sur la question pour
ne pas mélanger les genres. Quand je m’exprime comme
diacre, en chaire ou au nom de l’évêque, je ne veux pas
qu’on me dise : « oui, d’accord, mais c’est le relai d’un
parti politique ! » ça serait très dangereux. » Tout membre
du clergé sensible à la sauvegarde de la création, évêque
compris, s’imposera donc une séparation entre ministère et
conviction politique, afin de préserver une crédibilité
auprès des catholiques non écologistes. Dans ce contexte,
pour Thomas, diacre à Bar-Le-Duc, la seule présence
physique devient alors une forme de témoignage : « C’est
très difficile d’écrire ou de dire quelque chose, de s’en faire
l’écho. Mais le seul fait que je célèbre à côté des célébrants,
avec tout ce que je vis ici, c’est porteur de sens en soimême. »
La sensibilité écologique ne va pas de soi dans le contexte
catholique, et suppose, pour ne pas être marginalisée, une
certaine retenue dans les actions entreprises au sein de
l’Eglise. On est donc loin d’une mobilisation d’ampleur en
faveur de l’écologie. Il n’existe pas de mouvements ou
associations confessionnelles rattachés officiellement à la
mouvance écologiste comme il put y en avoir pour
accueillir les catholiques de gauche dans les années 1960 95.
Pour expliquer ce manque, les contraintes externes que
nous venons d’observer sont déterminantes sans pour autant
être suffisantes. Il faut encore percevoir l’ambivalence du
rapport entre ces catholiques et le milieu de l’écologie
politique.
de l’Eglise en faveur du développement technologique
notamment dans l’après-guerre. Ce qui n’est pas sans
soulever un certain malaise chez certains de ces
catholiques.
Malgré tout, une fois ces obstacles passés, ces derniers
s’invitent régulièrement aux actions organisées par les
associations écologistes autour de luttes concrètes. Ces
enjeux locaux permettent aux différences de s’affiner tandis
que s’affirment des points communs. Pour Ophélie, le
contact est d’autant plus facile avec cette catégorie de noncroyants qu’ils sont naturellement plus ouverts aux
questions spirituelles : « On se sent très proche de ceux qui
luttent pour le monde, pour la nature, pour l’univers mais
sans Dieu. On a jamais eu de points de frottement, parce
qu’ils ont quand même cette dimension verticale. Nous, on
appelle ça Dieu, et eux, ils appellent ça : Le grand tout ! »
Proximité spirituelle qui s’explique également par une
sociologie des trajectoires écologistes proposée par ces
catholiques qui distinguent aisément dans la nébuleuse
environnementaliste les personnalités et régions fortement
marquées par le christianisme. Des lieux de socialisation et
des terrains de lutte s’imposent alors plus naturellement du
fait des valeurs communes partagées.
Une fois rentrés de manifestations, les catholiques
écologistes tiennent néanmoins à tenir un rapport distancé
avec l’écologie politique représentée par l’écologie
politique. Rarement encartés, ils considèrent nécessaire de
conserver une liberté de parole afin de ne pas être les
relayeurs d’un discours considéré comme trop radical pour
être productif : « J’ai toujours un peu horreur des
écologistes militants, nous avoue un évêque en pointe sur la
question. Parce qu’ils manquent parfois un peu de distance.
(…) Comme homme d’Eglise, je ne dois pas être récupéré
par des gens de parti pris. C’est pour ça qu’en général,
quand je suis en public, je ne me prononce jamais. Je ne dis
pas, je suis pour, je suis contre. Jamais. Je dis : « Je me
pose des questions. » Mon discours, les questions que je
pose aboutissent au contre, mais je me refuse à ce qu’on
dise : on est pour ou contre. » Ainsi si adhésion au parti, il y
a, elle est de circonstance, car la crainte de voir l’écologie
politique tomber dans l’idéologie persiste97.
Finalement, les positions sociétales prises par EELV
justifient le mieux cette marge de manœuvre réclamée par
les catholiques écologistes. Incohérences pour les plus
critiques, mauvaises définitions des priorités, pour les
autres, les Verts oublient que la préservation de la nature et
la dénonciation d’un système productiviste constituent leur
fond de commerce. Benjamin témoigne en ce sens : « Alors
j’avoue que moi-même comme catho, des fois des positions
de mon parti politique m’agace. Quand je vois EELV
mettre en priorité un certain nombre de problématiques
d’ordre sociétale, même si je fais parti des cathos dont la
critique est très modérée sur ces questions-là… Mais quand
je vois qu’EELV avance en pointe là-dessus et que quelque
fois se montre beaucoup plus discrète, ou pareil pas assez
bagarreux à mon goût sur les problématiques écologiques et
sociales, ça m’agace. »
Etre écologiste tout en se démarquant d’Europe
Ecologie les Verts :
Bien que le contact soit, en règle générale, jugé plus aisé à
établir avec le milieu écologiste, des règles de conduite sont
ici prescrites par les catholiques écologistes qui entendent
garder leur spécificité.
Comme pour le milieu catholique, les catholiques
écologistes doivent dans un premier temps surmonter un
certain nombre d’a priori circulant dans les milieux
écologistes. Comme nous le raconte Ana de Ménilmontant,
une conférence organisée conjointement par un groupe de
paroissiens parisiens et les Amis de la Terre ne sera pas
relayée par le réseau environnementaliste : « car ça sentait
l’eau bénite ». La présence de Marie-Françoise lors d’une
chaine humaine à Notre-Dame des Landes étonnera de
même ces voisins : « Par rapport aux responsabilités que je
peux avoir dans l’Eglise, ils en déduisent que je ne pouvais
pas être écolo. »
Mais au-delà de ces a priori, toute conscience catholique
écologiste se construit en réaction à un argumentaire
écologiste antichrétien. Distinguer anthropocentrisme
catholique et moderne pour sortir des accusations portées
par Lynn White Jr, s’impose donc comme un second pas 96.
Il faudra enfin écarter les charges portant sur les positions
ecologie-02-11-2011-21493_8.php Consulté le 26/11/2013.
95
V. Soulage, « L’engagement politique des chrétiens de gauche »,
dans D. Pelletier, J.-L. Schlegel (dir.), Op. cit., p. 425-446.
96
I. Turina, « L'Eglise catholique et la cause de l'environnement »,
Terrain, L’imaginaire écologique, n°60, p.20-22 ; F. Euvé,
« Ecologie et théologie : une alliance salutaire et universelle »,
dans E. Charmetant et al., Ecologie et christianisme : les chantiers
de l’avenir, Médiasèvres, n°168, 2012, p.80-85.
97
A en croire Sylvie Ollitrault, ce trait n’est pas spécifique aux
seuls catholiques, puisque les écologistes se montrent critiques
envers ce parti censé incarner l’alternative dans la manière de faire
la politique. Cf. S. Ollitrault, Militer pour la planète, sociologie,
Paris, PUR, 2008, p.14.
42
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
L’identité des catholiques écologistes ne peut donc
pleinement
s’épanouir
dans
le
cadre
défini
schématiquement par l’écologie politique. S’ils construisent
au quotidien des relations avec les écologistes non-croyants
qu’ils retrouvent sur le terrain des luttes concrètes, ils
tendent à s’en démarquer dès lors qu’il s’agit de juger
globalement la politique des Verts. « Sans domicile fixe »
pour se réapproprier l’expression de Denis Pelletier, ils sont
amenés à se détourner de la politique partisane pour
valoriser l’action, entendu comme langage universel.
qui ramènera un délicieux pain bio à un repas de famille
fera certainement plus que tout discours culpabilisant sur
l’agriculture conventionnelle. »
Or ce que l’on reproche à la politique peut s’appliquer
également à la religion. Elle ne doit pas être clivante, ce qui
explique le scepticisme des catholiques écologistes
progressistes à l’égard du « Courant pour une écologie
humaine » qui se construit autour de l’opposition au
« mariage pour tous ». Parallèlement, la prière n’aura pas
de valeurs en soi, si elle n’est pas suivie d’une mise en
pratique, nous explique Juliette, jeune militante au MRJC,
qui constate qu’être croyant de nos jours : « c’est aussi
savoir comment mettre en œuvre toutes ces belles paroles. »
Pour ne pas perdre de fidèles, l’Eglise doit, de ce fait,
prôner la cohérence entre la parole et les actes ; autrement
dit devenir exemplaire99. Cette argumentation aboutit sur la
principale critique adressée à la papauté qui ne doit plus
s’arrêter aux discours de principes et actions symboliques,
d’où l’espoir soulevé par le pape François, qui semble aux
yeux de Louis capable : « de faire bouger les choses un
peu, car il pose des actes dérangeants. »
Des catholiques écologistes qui rejettent la parole
partisane au profit de l’action
Lorsque l’on interroge des catholiques écologistes, on peut
s’étonner de la propension qu’ils ont à dissocier certains
sujets très polémiques du thème général et englobant qu’est
l’écologie. Un prêtre rencontré lors d’une réunion contre
l’enfouissement des déchets nucléaires à Bure m’affirma
ainsi qu’il ne parlait jamais de ce thème avec ses fidèles.
Mais lorsque je lui demandai s’il parlait d’écologie, il
remarqua qu’il le faisait sans difficulté car celle-ci était
acceptée de tous. Dans un autre contexte, alors que je
visitais des membres de la Paroisse de Blain dans laquelle
est inclus Notre-Dame des Landes, Jean-Michel déplorait
l’absence de débat au sujet du projet d’aéroport : « Il faut
savoir aborder le sujet de façon convenable : ce n’est pas un
problème politique, mais écologique. Et dans ce cas-là, il a
tout à fait sa place dans l’Eglise. Il faut savoir « l’aborder »,
le placer pour ne pas faire un débat politique, parce que
c’est un peu la crainte. »
Ces remarques illustrent les représentations de l’écologie à
l’œuvre dans la population étudiée. Pour un sujet aussi
complexe que celui de l’aéroport du Grand Ouest, il est
possible de dissocier un aspect purement écologique, celui
portant sur l’artificialisation des terres notamment, d’un
aspect politique, plus englobant mais également plus
conjoncturel, touchant à l’approbation ou au rejet du projet
d’aéroport
pour des raisons économiques, de
développement des territoires, etc. Dans cette optique,
« aborder » le sujet de Notre-Dame des Landes par le biais
écologique serait légitime, car touchant à une thématique
structurelle censée atténuer les passions. La portée
universelle du message écologiste occupe donc une place
importante dans la légitimation de l’action militante.
Ce procédé vise évidemment à surmonter les réticences
d’un milieu catholique réfractaire à toute politisation de son
discours, mais enclin à se mobiliser sur des questions plus
générales, de nature morale ou sociale (famille, sexualité,
travail, immigration). Les catholiques écologistes se
prennent ainsi à rêver d’une encyclique équivalente à
Populorum progressio qui inviterait les catholiques à
s’engager à tous les niveaux, individuel comme collectif,
sur la voie de l’écologie en posant le principe d’une alliance
avec les « hommes de bonne volonté »98.
Etre écologiste, pour nos catholiques, implique donc de
dépasser les clivages politiques attisés par des discours
politiques d’intention sans effets réels, pour s’engouffrer
dans le domaine de l’action perçue comme exemplaire et
donc universalisable. « Les mots ça ne sert à rien, nous dit
Pierre, l’action exemplaire vaut tous les mots car elle fait
avancer. Mais cette action ne fait pas de bruit. Quelqu’un
Si l’écologie ne doit pas être partisane, pour les catholiques
écologistes, mais bien plutôt reposer sur l’action exemplaire
et universalisable, doit-on conclure que cette écologie n’est
plus un discours politique ? Nous allons voir que c’est
justement parce que l’action est hautement politique quand
elle est guidée par une conviction forte que nous pouvons
espérer d’elle qu’elle rétablisse un espace de rencontre
entre citoyens et plus particulièrement entre croyants et
non-croyants.
L’action écologiste constitutive d’une communauté
spirituelle d’action.
L’action relève de la plus haute importance pour tout
écologiste car elle est le marqueur d’une véritable
conversion, où la recherche de cohérence entre l’intention
et l’acte devient essentielle100. En cela, l’acte exemplaire
pourrait être rapproché de la catégorie de l’action proposée
par Hannah Arendt dans La condition de l’homme moderne.
Fondée sur l’interrelation, elle est constitutive de la
conscience de chacun et d’une communauté de vie pourvu
qu’elle s’épanouisse dans un espace d’apparence, qui
n’existe que « lorsque la parole et l’acte ne divorcent pas,
lorsque les mots ne servent pas à voiler des intentions mais
à révéler des réalités, lorsque les actes ne servent pas à
violer et détruire mais à établir des relations et créer des
réalités nouvelles.101 » L’action exemplaire, toute fragile
est-elle, occupe donc pour Arendt le cœur de la Cité
puisqu’elle prélude à toute discussion politique et est
moteur de l’Histoire, puisqu’elle conditionne l’avènement
de l’inédit.
Les chrétiens rencontrés ne seront pas d’un autre avis.
Ana nous explique ainsi que l’écologie est « peut-être une
occasion de rapprochement avec des personnes qui se
posent la question du rapport à la société et au monde avec
des présupposés éthiques qui sont partageables. Une façon
99
Conférence des Evêques de France, Op. cit., p.45-47.
Cf. notamment S. Ollitrault, Op. cit., p.42-47 et E. Chiapello et
A. Hurand, « Se détacher de la consommation : enquête auprès des
objecteurs de croissance en France », in S. Barrey et E. Kessous
(dir.), Consommer et protéger l’environnement : Opposition ou
convergence ?, Paris, L’harmattan, 2011, p.118-119.
101
H. Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, CalmannLevy, 1983 (1961), p.260 et suivante.
100
98
La publication d’une encyclique du pape François sur cette
thématique est justement espérée pour dans deux ans.
http://ecologyandchurches.wordpress.com/2013/11/25/mr-hulotnest-pas-en-vacances-au-vatican Consultée le 26/12/2013.
43
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
de voir le christ dans l’autre, même s’il n’est pas baptisé.
On peut voir Jésus dans un prochain par son action, et son
élévation d’esprit. » L’acte écologiste, en tant que
révélateur d’une recherche de cohérence, est donc ce qui
rend possible l’échange, l’imitation, le perfectionnement. Il
permet, de ce fait, aux catholique écologistes de se
rapprocher de la société écologiste, si bien qu’en se fondant
sur le témoignage de Monique, on peut parler de
communauté spirituelle d’action : « A l’ACIPA102, on
rangeait tout le matériel ; et dieu sait qu’il y avait du boulot
physique. Et je me suis dit : « Mais mince, je fais Eglise en
fait ! » J’ai trouvé ça extraordinaire, parce que si ça se
trouve, ils ne sont pas du tout dans l’Eglise, mais je vis avec
eux ce que je peux vivre dans ma communauté, où
ensemble parce qu’on a la même foi, on fait, on se
rassemble et on est uni. Et là, j’ai eu ce sentiment pareil,
quand on a débarrassé tout ce matériel. » . »
Cette communauté spirituelle d’action a l’avantage de
permettre à chacun de partir de sa propre vérité pour la
confronter aux autres, comme en témoigne David : « Dans
le débat écologiste, il faut savoir d’où on part et d’où on
vient, mais en même temps, accepter le fait que l’on ait
besoin des autres pour avancer. J’aime bien cette idée-là
que dans le dialogue, l’important ce n’est pas de penser tous
pareils, mais c’est de montrer comment être vrai, chacun
dans sa tradition. Ça veut dire être capable de challenger
l’autre, pour qu’il soit plus vrai dans sa propre tradition. »
L’action devient donc centrale dans le rapport que les
catholiques écologistes veulent établir avec le monde, car
elle permet de ne pas dénaturer les convictions de chacun.
L’antagonisme structurel entre les tenants de la modernité
et ceux de la tradition thomiste autour de la subjectivité
s’estompe dès lors que l’acte prime. L’engagement concret
évite de poser la question de l’autonomie du sujet, et donc
celle de la phénoménologie des valeurs, rendant de ce fait
possible la coopération entre croyants et non-croyants.
Ce dialogue prépolitique fondé sur l’acte plus que sur les
valeurs sera néanmoins des plus fragiles. Il suppose en effet
qu’une vision consensuelle de la techno-science croise les
préceptes de la foi, d’où l’importance accordée à l’éthique
par ces catholiques écologistes106. Si les inquiétudes
environnementales remplissent ces conditions, les questions
bioéthique ou démographique aboutissent nécessairement
sur un débat normatif, dès lors qu’entre en jeu le
consentement de l’être humain. Les catholiques écologistes
se divisent donc à ce stade de l’argumentation entre
partisans de l’identité et partisans du perfectionnement 107.
Alors que les premiers insisteront sur l’émergence d’une
communauté de valeurs rendue possible par le processus de
conversion opérée par les actes même sur les individus. Les
seconds s’enthousiasmeront de l’établissement d’une
communauté des meilleurs, où la confiance régnant au sein
de la communauté spirituelle d’action permettrait à chacun
de renforcer ses convictions tout en se fondant sur un
pluralisme idéologique.
Si les catholiques interrogés sont attirés par l’écologie, c’est
donc bien pour des raisons politiques. Dans un contexte de
recul du catholicisme et de communautarisation de ses
pratiquants103, l’écologie est clairement un des lieux où
peut s’opérer une coexistence pacifique avec la modernité.
Le travail des catholiques écologistes en interne comme en
externe est donc de prouver au reste de la population que la
tradition chrétienne a des ressources spécifiques pour
répondre aux défis écologiques d’aujourd’hui. Ce défi
rejoint les perspectives de l’intégralisme catholique104.
En insistant sur l’acte plus que sur les valeurs, les
catholiques écologistes parviennent pourtant à déconstruire
la corrélation mise en évidence par les travaux d’Emile
Poulat sur le catholicisme, entre l’intrégralisme catholique,
qui entend répondre aux problèmes de ce monde à partir
d’une grille de lecture unique, et l’intransigeantisme, qui
entendait rejeter en bloc la modernité politique 105. De ce
point de vue, il devient possible de proposer une vision du
monde fondée sur l’hétéronomie sans pour autant rejeter le
dialogue avec les partisans de l’autonomie.
102
106
Association citoyenne intercommunale des populations
concernées par le projet d'aéroport de Notre-Dame-des-Landes.
103
Cf.
104
Cf. Eglise contre bourgeoisie. Introduction au devenir du
catholicisme actuel, Paris, Berg, 2006 (1977).
105
Pour une présentation succincte de l’intransigeantisme, cf. P.
Portier, La pensée de Jean-Paul II, la critique du monde moderne,
Paris, L’Atelier, 2006, p.10-14.
On est de ce fait loin de la démocratie dialogique prônée par
Callon, Bourg ou Latour, qui repose sur la confrontation et la
résolution des controverses.
107
Cette distinction recoupe celle proposée par P. Portier entre «
catholiques d’ouverture » et « catholiques d’identité ». P. Portier,
« Pluralité et unité dans le catholicisme français », dans C. Béraud
et al. (dir.),Catholicisme en tensions, Editions Ehess, 2012, p.2528.
44
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Vecchione E. - Science et délibération
publique: réflexions à partir d'un avenir qui n'existe pas
collective, et utile à la formation de jugements politiques en
vue d’un futur qui n’existe pas et dont, cependant, la
science du climat nous dit de nous préoccuper.
Elisa Vecchione
London School of Hygiene and Tropical Medicine
(London, UK) et EHESS, Groupe de Sociologie
Pragmatique et Réflexive
2. La modélisation entre réduction de l’incertitude
et quête de l’évidence
Nous assistons aujourd’hui à une prolifération spectaculaire
des modèles climatiques et notamment des Modèles
d’Evaluation Intégrée (MEI) qui étudient la co-évolution du
comportement du système socio-économique avec les
mutations physiques liées au changement climatique.
D’une part, cette prolifération est supportée par le caractère
extrêmement ductile et puissant de ces modèles qui ont la
capacité à mettre en relation plusieurs facteurs de manière
simultanée et cohérente, jusqu’à calculer les conséquences
de leurs interactions au moyen de simulations. 111 D’autre
part, la prolifération des MEI répond à une attente politique
très précise vers la capacité des sciences à produire des
preuves ou des « évidences » quant à l’action à engager.
Cette quête de l’évidence semble insatiable et conduit à une
forme presque pathologique (car la frustration de certains
scientifiques est palpables à cet égard) de tentative à réduire
l’incertitude pour pouvoir « éclairer » les choix politiques.
Cependant, les modèles ne sont pas voués à produire une
convergence de vues ni de résultats112 et leur
multiplications n’est pas censée créer une masse critique
telle à accoucher, in fine, « le » modèle parfait. La
modélisation vise à structurer l’incertitude plus qu’à la
réduire.
Cependant, cette course à l’ « évidence » se poursuit et
semble dominer à la fois le monde scientifique et le monde
politique, créant un mécanisme de renforcement mutuel et
de production d’une impasse décisionnelle. Le moteur de ce
mécanisme est justement l’incapacité à savoir traiter
l’incertitude au-delà de la production de preuves.
1. Introduction
Dans un article paru récemment dans le journal
NewStatement, Naomi Klein108 explique que les modèles
climatiques prévoient une seule chance pour la Terre de se
sauver à l’égard du changement climatique : cette chance
est que les résistances politiques à l’inaction globale se
multiplient. Citant le travail de l’expert Brad Werner, les
modèles
climatiques
annoncent
majoritairement
l’insoutenabilité de nos modes de consommation et de
production, un processus qui semble inexorable à moins de
ruptures majeures, y comprises celles crées par la
contestation. L’idée que nos modes de vies sont
insoutenables n’est certes pas nouvelle. Mais ce qui est
intéressant de l’article cité est de mettre en valeur non pas
la nécessité d’une action en tant que solution, mais la
nécessité d’une action en tant que contestation du statu quo,
en laissant totalement inexplorées ses possibles
conséquences.
L’utilisation que l’article de Naomi Klein fait de la
modélisation climatique est différente du celui que je vais
proposer. Les modèles n’ont pas à nous fournir des preuves
sur la nécessité de contester, mais plutôt peuvent dégager
des éléments de jugement politique tels à fournir des
éléments organisateurs de la contestation. Cette capacité,
d’ailleurs, est un engrainage principal du moteur
démocratique.109
Dans le cadre du changement climatique, cette capacité
semble être tragiquement absente au niveau des états, à
moins qu’elle ne soit pas suscitée par des événements
majeurs et/ou indirectement liés. Mais, faut-il avoir toujours
des preuves pour juger, contester et agir ? Et la science des
modèles climatique est-elle en capacité d’en fournir sur le
changement climatique? La réponse au deux questions est
non.
La sciences des modèles et particulièrement la science des
modèles économiques conduit alors à une réflexion
politique et épistémologique sur l’utilité d’une science en
contexte d’expertise qui est moins assurée que d’autres du
point de vue de la production de preuves scientifiques. La
question ci-posée n’est pas limitée au caractère « problem
solving » du calcul économique, mais plus profondément
elle porte sur la capacité du paradigme économique
dominant à promouvoir un type de rationalité délibérative.
La question est donc si les modèles peuvent être
performatifs110 dans la création d’une rationalité partagée,
Les sciences prédictives et le confort de la symétrie entre
passé et futur
De manière générale, les connaissances scientifiques sont
censées appuyer l’élaboration des politiques grâce à un
sentiment de contrôle sur la fonction. Ce sentiment provient
d’une propriété spécifique que l’on attribue à la science
notamment prédictive: sa capacité à construire des
séquences d’événements en s’appuyant sur une logique de
réplication, indépendamment de leur éventuelle
occurrence113 et permettant de reconstruire le passé,
Press, 2007).
111
Les modèles d’interactions climat-économie mettent en relation
deux types d’informations, les unes liées aux comportements des
systèmes naturels (l’océanographie, la dynamique atmosphérique,
la volcanologie, la physique solaire, l’analyse du cycle du carbone,
les calculs de rayonnement, la modélisation de la calotte glaciaire,
la paléoclimatologie et la chimie atmosphérique), et les autres
liées aux vecteurs socio-économiques des émissions de gaz à effet
de serre (l’économie, l’ingénierie, l’énergie, l’agriculture, les
sciences de la santé, l’épidémiologie, les écosystèmes, la gestion
de l’eau, les processus côtiers, la pêche et l’écologie des récifs
coralliens). Pour une introduction, voir Marcus C. Sarofim and
John M. Reilly, "Applications of integrated assessment modeling
to climate change," Wiley Interdisciplinary Reviews: Climate
Change 2, no. 1 (2010).
112
Pour une introduction à la discussion, voir Uskali Mäki,
Philosophy of economics. Handbook of the philosophy of science,
vol. 13 (Great Britain: Elsevier, 2012).
113
Harry M. Collins, Changing order: replication and induction in
scientific practice (USA: University of Chicago Press, 1992).
108
29 Octobre 2013, « How science is telling us to revolt »
Comme Nadia Urbinati le met bien en avant, le processus de
représentation démocratique est lié non seulement à la volonté du
people de conférer le pouvoir au souverain, mais aussi à sa
capacité de le juger et le contester. Nadia Urbinati,
"Representative democracy and its critics " in The Future of
Representative Democracy, ed. Sonia Alonso, John Keane, and
Wolfgang Merkel (New York: Cambridge University Press,
2011).
110
Sur le caractère performatif des sciences et en particulier de la
science économique, voir Donald MacKenzie, Fabian Muniesa,
and Lucia Siu, Do Economists Make Markets? On the
Performativity of Economics (Princeton: Princeton University
109
45
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
expliquer le présent et projeter ce dernier dans l’avenir.
Cette propriété implique que la logique des séquençages est
symétrique entre passé et futur.
La conséquence politique de cette symétrie est une
réflexivité parfaite entre l’explication fournie ex-ante et la
justification produite ex-post d’un certain phénomène ou
d’une décision. Ainsi se trouve assurée de façon préalable
la rationalité d’une action politique donnée qui parait à la
fois contrôlable par sa projection rassurante dans le futur et
justifiable dans le sens juridique de s'acquitter d'une charge
de la preuve, incombant à l'action politique, à travers une
connaissance scientifique anticipative. L’effet politique est
celui d’une surcroit de légitimité et de rassurance sur un
avenir qui, supporté par un effet de vérification et contrôle
assuré par les sciences, ne demande pas à être traité comme
ontologiquement distinct du présent : normativement, il est
donné comme extension du présent et, instrumentalement, il
informe le présent.
Le chevauchement de sources de légitimité entre science et
politique dérive directement d’une épistémologie des
sciences aussi simpliste que confortable. La légitimité
d’une décision politique ne devrait pas reposer sur la
logique de validation scientifique et de démonstration de
l’atteinte de certains objectifs;114 au contraire, la légitimité
devrait s’appuyer sur la capacité à démontrer l’engagement
à poursuivre certains objectifs. Cependant, rendre compte
d’un engagement est beaucoup plus facile lorsque nous
disposons de preuves que l’objectif engagé sera finalement
achevé, ce qu’une science prédictible est capable de fournir
avant même que l’objectif soit atteint.115
Nous comprenons alors bien pourquoi l’incertitude pose un
problème: quand une séquence d’événements n’est pas
entièrement comprise ou est incorrecte, la symétrie est
cassée et ainsi son effet confortable. Une science incertaine
est une science qui met mal à l’aise dans la mesure où nous
considérons que son utilité consiste à réduire l’incertitude
quant à la façon dont va se dérouler l’avenir afin de savoir
justifier les décisions dans le présent comme rationnelles.116
intérêt à instruire le processus d’allocation des ressources
selon la logique optimisatrice d’égalisation des utilités
marginales au revenus. Cette logique demande de disposer
toujours d’un terme comparatif pour informer un
changement de politique tel à savoir améliorer le bien-être
et à restaurer une situation d’équilibre. L’extraction de ce
terme comparatif est faite notamment en supposant la
répétitivité de la logique du comportement individuel telle à
« multiplier » l’individu en deux individus différent à deux
moments différents de leur consommation (un plus riche et
un moins riche).
Dans le cadre de décisions publiques intertemporelles, le
taux d’actualisation informe la comparaison entre présent et
futur, en la déduisant, justement, de la même logique à
peine citée. Le cœur du débat sur sa valeur est notamment
lié à la manière dans laquelle ce paramètre permet
d’ « arrêter » les générations futures comme terme
comparatif afin d’instruire la comparaison et la mise en
balance avec les générations présentes. En supposant la
réplication des préférences dans le temps,
le taux
d’actualisation rend compte et prend en compte l’avenir en
combinant deux opérations ontologiquement distinctes:
celle de projeter le présent dans le futur pour « arrêter » un
futur et celle de reporter le futur à l’instant présent pour
faire une comparaison entre les deux. Cette opération de
projection du présent et de retour au présent passe à travers
la maitrise de l’incertitude. La détermination de la valeur
« correcte » du taux d’actualisation devient alors
fonctionnelle à la maitrise de la distance entre présent et
futur (l’incertitude) pour appuyer la formation d’une
rationalité politique qui soit à la fois justificative et
instrumentale.
Cette opération, toutefois, suppose un avenir pour traiter
l’incertitude, quand l’incertitude porte justement sur
l’avenir. La contradiction de devoir supposer un avenir pour
traiter l’incertitude dérive directement de l’individualisme
méthodologique du calcul économique qui porte à la
collision de deux idées : non seulement nous ne
connaissons pas l’avenir, mais aussi nous allouons les
ressources selon un calcul du coût d’opportunité – parce
que nous nous soucions de l’avenir.118 Aussi similaires
soient-ils, les deux enjeux ne sont pas identiques. Cela
d’autant plus dans le cadre du changement climatique, où il
est très difficile de prétendre que nous nous soucions d’un
avenir lointain, le cœur du problème étant
incontestablement que nous ne connaissons pas l’avenir.
La science économique est-elle confortable ?
La science économique - la plus impérialiste des sciences 117
- ne peut certes pas mettre les politiques mal à aise. Son
traitement de l’incertitude et son appréhension de l’avenir
suivent la même perspective ci-évoquée en raison de son
individualisme méthodologique qui est tenu à postuler la
répétitivité des séquences temporelles pour faire le passage
entre préférences individuel et préférences collectives, ces
dernière étant la base de tout choix publique. C’est
notamment le problème du choix social et de l’agrégation
des utilités individuelles.
Appliquée aux choix de long terme, tels que la réduction
des gazes à effet de serre, la théorie du choix social n’arrive
pas à appréhender la dimension du temps au delà de son
3.
Pour une délibération au-delà de la preuve : le
rôle de la modélisation
Comme je le détail dans un autre article, 119 la relations
entre présent, futur et incertitude ainsi faite par le calcul
économique est la source de toute une série d’incohérences
témoignées dans la littérature économique qui éclatent
lorsque la logique optimisatrice est appliquée aux choix de
long-terme et à la modélisation. L’individualisme
méthodologique et la relation entre passé et futur conduit
notamment à l’idée que nous nous préoccupons d’un futur
qui n’existe pas. Ce résultat est à la fois un paradoxe et le
défi précis du changement climatique.
114
Daniel Sarewitz and Roger Pielke, "Prediction in science and
policy," Technology in Society 21, no. 2 (1999).
115
L’importance de l’acceptation et justification de l’autorité en
termes de rationalité instrumentale dans la stabilisation d’un
certain ordre social n’est d’ailleurs pas nouvelle, comme déjà
souligné par Weber (Economie et société, Paris : Pocket, Agora,
1995 [1971]).
116
Sarewitz and Pielke, "Prediction in science and policy."
117
Lee Sigelman and Robert Goldfarb, "The influence of
economics on political science: by what pathway?," Journal of
Economic Methodology 19, no. 1 (2012); Uskali Mäki,
"Economics Imperialism: Concept and Constraint," Philosophy of
the Social Sciences 39, no. 3 (2009).
118
Tyler Cowen, "Caring about the Distant Future: Why It Matters
and What It Means," The University of Chicago Law Review 74,
no. 1 (2007).
119
Elisa Vecchione, "Deliberating beyond evidence: lessons from
Integrated Assessment Modeling," Iddri working papers, no. 13
(2012).
46
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
En tant que paradoxe, il est tout simplement dépassé par la
logique optimisatrice de l’économie du bien-être, dont la
solution est justement de faire exister préalablement le
futur. Mais dans le cadre d’un horizon temporel très étendu,
il est très difficile de faire exister rationnellement un futur
très lointain, quelque soit la puissance du taux
d’actualisation. Surtout, la rationalité politique telle que
décrite jusqu’à présent resterait compromise par la nécessité
de justifier que ce futur ait une quelconque importance pour
l’amélioration du statu quo. Le résultat est une impasse :
d’une part il est difficile d’arrêter une vision fiable du futur,
de l’autre part toute tentative de le faire semble vouée à
produire une sorte d’ « irrationalité politique » quant à
l’instrumentalisation du futur pour le présent. La
conséquence est tant l’inaction politique justifiée sur la base
d’un manque de preuves, que la perte de repères normatives
partagés tels à susciter une action délibérative, à partir d’un
résistance collective.
Mais faut-il vraiment savoir justifier la prise en compte du
futur dans la décision politique pour qu’elle soit
rationnelle? N’est-elle pas, cette prise en compte, déjà
inhérente à toute décision politique ? N’est-elle pas son
moteur, permettant de positionner le présent par rapport à
un avenir comme représentation d’une projection
collective? Repenser la rationalité politique en ces termes
est le point de départ pour regarder à l’incertitude
scientifique à travers une nouvelle perspective : non pas
comme mesure du futur, mais comme possibilité de choix.
manière. Les hypothèses jouent alors un rôle de charnier
entre controverse scientifique et délibération publique.
Chaque scénario dépend du choix d’un certain nombre
d’hypothèses qui ne sont pas à l’égard de controverse –
comme le taux d’actualisation par exemple. 122 Et, comme
il est évident, une hypothèse est une hypothèse et ne peut
donc pas être sûre. Mais comme les modèles ont la fonction
de savoir « isoler » et rendre théoriquement observables les
« capacités » du système analysé afin d’en dégager des
éléments de prédiction et contrôle,123 cette information
pourrait être utilisé comme nouveau élément de jugement.
Les scénarios ont en effet une propriété fondamentale : si
non pas celle de la prévision, du moins celle de la « retrovision ». Leur propriété strictement scientifique à mettre en
séquence et en cohérence les mécanismes intéressés permet
toujours de retrouver, voire recomposer, une séquence
explicative a posteriori du phénomène étudié. La
« retrodictivité » des scénarios permettrait ainsi une sorte d’
« ingénierie inverse » :124 comme des miroirs posés dans le
futur et vers le présent, les scénarios reflèteraient l’image
du présent en tant qu’engagement vers l’avenir. Vu que les
hypothèses ont justement la fonction d’engager une certaine
possibilité du futur, celles dont la normativité est
scientifiquement
irréductible
mais
politiquement
significative à l’évolution du système vers une certaine
direction, fonctionneraient comme des anticipations du
futur et au même temps comme épreuves d’engagement
vers un certain avenir. A moins de croire que les
anticipations sur les préférences collectives soient plus
pertinentes quand elles reposent sur des calculs que non pas
sur les valeurs politiques,125 les hypothèses – au contraire
des preuves qui n’arriveront jamais - auraient la force
d’ouvrir l’espace d’un jugement politique.
L’élimination du contrefactuel
Le premier pas est de se libérer du besoin du contrefactuel
en cherchant à arrêter la « bonne » imagine du futur. La
première raison est que le seul contrefactuel qui serait à
portée de main est le statu quo. En le pensant comme un
axe de comparaison, le statu quo aurait un rôle à jouer que
si nous étions capables de le déplacer dans le futur sans
devoir le modifier, c’est-à-dire si nous supposions sa
répétitivité. La supposition contraire, de non-répétitivité, est
certes plus plausible, mais dans toute exercice scientifique
la supposition d’une différence demande à être détaillée
dans sa déviation par rapport à une situation de
confirmation.
Les Modèles d’Evaluation Intégrée (MEI) ont un rôle à
jouer dans ce cas, car ils fonctionnent exactement sur le
principe de projeter un scénario de référence pour ensuite
injecter des mesures qui le déforment.120 Le véritable défi
consiste alors à produire des idées sur les futurs possibles
qui soient rationnelles sans compter sur un contrefactuel
scientifique de validation.
… ou comment faire expérience d’une réalité virtuelle
Ainsi, les MEI permettraient non pas de faire exister le
futur, mais d’en faire expérience. 126 Plus précisément, ils
permettraient de faire expérience de l’erreur : lorsqu’un
scénario révèle la possibilité d’effets catastrophiques du
changement climatique, une charge de l’incertitude – et non
pas de preuve – émergerait et demanderait une épreuve
pour être acquittée.127 Cette charge de l’incertitude
consisterait à justifier l’engagement présent à poursuivre ce
scénario.128
122
En dehors des lois orthodoxes de la nature, les hypothèses
peuvent relever de convention, d’extrapolation historique,
d’observations empiriques ou de jugements de valeur.
123
Nancy Cartwright, "If no capacities then no credible worlds. But
can models reveal capacities?," Erkenntnis 70, no. 1 (2009).
124
Je remercie Claude Henry de m’avoir donné cette expression.
Tout éventuel mauvais usage de celle-ci est bien sûr de ma
responsabilité.
125
Comme l’explique bien Guillaume Hollard en citant Yves
Crozet, les politiques peuvent jouer un rôle déterminant dans
l’anticipation des données futures. Yves Crozet, "Calcul
économique et démocratie : des certitudes technocratiques au
tatonnement
̂
politique " Cahiers d'économie Politique / Papers in
Political Economy 2, no. 47 (2004); Guillaume Hollard,
"Présentation," Cahiers d'économie Politique / Papers in Political
Economy 2, no. 47 (2004).
126
Berger, Phénoménologie du temps et prospective
127
Fournir une preuve de l’incertitude est impossible et ne peut
passer que par de multiples épreuves.
128
Sur le concept de « charge de l’incertitude », voir Elisa
Vecchione, "Science for the environment: examining the
allocation of the burden of uncertainty," European Journal of Risk
La délibération sur les hypothèses…
La modélisation repose sur la transduction, c’est-à-dire sur
la construction d’objets virtuels, ou, de même, d’existences
multiples qui ne sont ne pas à confondre avec les réalités à
vérifier.121 Le principe de la modélisation est en effet de
donner un aperçu – et non pas la preuve – de la façon dont
se déroulera l’avenir, en partant de l’hypothèse que
certaines parties de celui-ci se dérouleront d’une certaine
120
Jean-Charles Hourcade, "Les modèles dans le débats de
politique climatique: entre le Capitole et la Roche tarpéienne?," in
Les modèles du futur. Changement climatique et scénarios
économiques: enjeux scientifiques et politiques, ed. Amy Dahan
Dalmedico (Paris: La Découverte, 2007).
121
Gaston Berger, Phénoménologie du temps et prospective (Paris:
P.U.F., 1964).
47
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Si réinventer la légitimité démocratique mobilise la
capacité de la soumettre à différentes épreuves de
contrôle et de validation, 129 les modèles auraient la
possibilité de soutenir ce processus de réinvention : au
lieu de se réconforter du type de validation qui se fait
dans les sciences positivistes à travers la production de
« preuves » ou « évidences », les politiques bénéficieraient
d’un type de validation plus instable quoique jugeable,
basée sur des épreuves qui changeraient au fil de
l’évolution des scénarios et des hypothèse connectées à
ceux-ci.
4.
Note conclusive: l’interdisciplinarité pour une
science délibérative
Ce type d’appréhension des modèles comporte enfin un
changement de culture épistémique, notamment il engage à
une définition plus rigoureuse de l’interdisciplinarité.
L’appréhension de l’incertitude scientifique est notamment
le point de départ de ce défi combinant jugement
scientifique et politique. Si nous considérons l’incertitude
comme élément de « porosité » des frontières disciplinaires
– c’est-à-dire l’élément qui ouvre au doute et, ainsi, incite
au dialogue – et si nous considérions l’identification des
incertitudes scientifiques comme point de jonction
normative entre disciplines, il serait alors intéressant de
chercher à traduire les incertitudes en enjeux de choix
collectives. Ces incertitudes sont notamment contenues
dans les hypothèses qui engagent à la construction de
scénarios. Vu que l’incertitude ouvre au choix bien plus que
l’évidence, faudrait-il ouvrir le choix des hypothèses à des
évaluations ne relevant pas seulement de la discipline
économique. Pour ce qui est du jugement des hypothèses à
partir de scénarios sélectionnés, faudrait-il penser à la
composition des publiques appelés à juger.
Regulation, no. 2 (2011).
129
Pierre Rosanvallon, Democratic Legitimacy: Impartiality,
Reflexivity, Proximity (Woodstock, UK: Princeton University
Press, 2011).
48
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Chansigaud V. - Le progrès technique comme
révélateur de choix idéologiques : le cas des pesticides
(1880-1970)
la connaissance ne conduit pas toujours à une bonne gestion
du risque mais souvent à la poursuite d’un risque en toute
connaissance de cause. Un autre élément d’analyse se
trouve masqué par les questions d’impact sanitaire : le rôle
des pesticides dans la mise en place d’un certain type
d’agriculture (agriculture industrielle basée sur la recherche
d’un profit sans cesse croissant) comme d’un certain
rapport au monde naturel. Dès lors, on doit quitter les
champs
scientifiques
traditionnellement
sollicités
(écotoxicologie, médecine, hygiène publique, science
agricole, entomologie, chimie…) pour aborder la question
des pesticides sous l’angle du choix d’une certaine forme de
société dont l’agriculture industrielle est l’un des symboles.
Valérie Chansigaud
Historienne des sciences et de l’environnement
Chercheuse associée à SPHERE (UMR 7219 CNRS-Paris
7) www.valerie-chansigaud.fr
L’usage de substances diverses, chimiques ou
naturelles, pour lutter contre les insectes nuisibles remonte
à l’Antiquité. Il faut attendre le développement de
l’agriculture industrielle aux États-Unis durant la deuxième
moitié du XIXe siècle pour que l’utilisation d’armes
chimiques contre les « nuisibles » entre dans son âge
moderne. L’arsenal chimique est d’abord limité à des
sulfates (notamment de cuivre) et à de l’arsenic puis, à
partir de la Première Guerre mondiale et grâce à elle,
l’éventail des molécules commence à se diversifier. C’est la
Seconde Guerre mondiale qui va donner un élan à
l’élaboration et à la diffusion de la chimie en agriculture
avec la mise au point du DDT. Les succès foudroyants de
ce produit, qualifié de « bombe atomique des insectes »,
bouleversent non seulement les recherches scientifiques
(qui s’orientent dès lors avant tout vers la sélection de
nouvelles molécules et la mise au point de protocoles
d’application), mais joue un rôle essentiel dans la diffusion
d’un certain modèle de société où dominent l’agriculture
industrielle et les logiques productivistes. Dès le début,
quelques voix s’élèvent contre les risques potentiels du
DDT, soulignant notamment le fait qu’il tue de façon
indifférenciée tous les insectes, suivant la formule choc de
Roger Conant (1909-2003) No Joy in an Insect-Free World
(1944). Durant les années suivantes, paraissent des textes
de plus en plus nombreux sur les conséquences négatives de
l’usage inconsidéré du DDT, d’autant que les quantités
utilisées augmentent rapidement. Ces études, parues dans
de bonnes revues scientifiques ne circulent pas en dehors
des cercles spécialisés et n’ont aucune influence sur
l’orientation des activités agricoles. Il faut attendre 1962
pour que Rachel Carson, une femme réputée pour ses livres
sur la biologie marine, fasse connaître à un large public
l’impact des pesticides et notamment celui du DDT. Elle se
base justement sur cette vaste littérature scientifique déjà
existante et, pour les domaines où sa formation scientifique
s’avère insuffisante, n’hésite pas à solliciter des experts
extérieurs. La réaction est violente, tant de la part des
industriels, ce qui semble logiquement, que de la part de
nombreux scientifiques qui voient leur légitimité et leur
autorité contestée. Son livre contribue à briser le cercle
formé par les scientifiques, les industries et l’État et permet
à une quatrième voix de se faire entendre : le grand public.
On cite souvent son livre comme l’un des éléments
fondateurs de l’environnementalisme moderne.
Si le public découvre en 1962 que les pesticides de synthèse
posent de nombreux problèmes (accumulation dans la
chaîne trophique, impact méconnu mais effrayant sur la
santé humaine, désordre des « équilibres » naturels, etc.),
ceux-ci ne sont pourtant pas nouveaux et l’on peut en
retrouver la trace dès le milieu du XVIIIe siècle lorsque
l’arsenic commence à être utilisé pour protéger récoltes ou
semences (les autorités hésitant entre tolérance et
réglementation en fonction des forces en présence). On se
retrouve alors face à un paradoxe omniprésent dans tous les
débats relatifs aux relations entre santé et environnement :
49
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Beaurain C. - Une approche pragmatiste de l’écologie
industrielle : réflexions sur la question des interactions
entre l’économie et la nature
interactions et des conflits entre acteurs portant sur
l’environnement. En ce sens, l’analyse pragmatiste offre
selon nous des perspectives intéressantes pour la
construction d’une approche territoriale de l’écologie
industrielle, qui s’écarte à la fois de l’écocentrisme et du
réductionnisme économique.
Nous développons tout d’abord une analyse critique du
paradigme de l’écologie industrielle, puis nous évoquons
quelques pistes de réflexion pour une approche pragmatiste
de l’écologie industrielle. Cette réflexion s’appuie sur un
travail d’enquête mené à propos de la démarche d’écologie
industrielle au sein de l’agglomération de Dunkerque 130,
que nous n’évoquons pas ici, faute de place.
Christophe Beaurain
Université de Limoges
Géolab, UMR 6042
[email protected]
Introduction
Le développement de la ville comme espace de
production s’est construit sur une mise à distance
progressive de l’environnement, relégué au rang de
fournisseur de ressources naturelles et d’espace de rejet des
pollutions engendrées par les processus de production. La
théorie économique, dans ses diverses composantes, a
largement nourrit cette vision de l’environnement naturel.
En réduisant le rapport à la nature à une rationalisation
productive, réductible à l’expression de préférences
individuelles, cette théorie a clairement entretenu l’idée
d’une extériorité de la nature dans les rapports entre les
hommes et leur environnement naturel. Le paradigme de
l’écologie industrielle, développé depuis la fin des années
1980, s’est explicitement présenté comme porteur d’une
rupture à l’égard de cette vision économiste de
l’environnement, notamment par l’adhésion à une vision
écocentrique des rapports économiques, qui replace les
processus de production au sein de leurs milieux
écologiques. L’écologie industrielle repose ainsi sur une
approche globale du système industriel et met en avant
l’importance des interactions dans la mise en place d’un
fonctionnement circulaire de l’économie, moins gourmand
en consommation de matières premières et d’énergie et
moins producteur de déchets. Un peu partout dans le monde
industrialisé se sont multipliées, avec plus ou moins de
réussite, les démarches tendant à constituer des réseaux
locaux de bouclage des flux de matières et d’énergie et de
réutilisation des déchets et des coproduits.
Analyse critique du paradigme de l’écologie
industrielle
L’écologie industrielle est présentée par la
communauté de chercheurs qui la défendent comme
porteuse d’un nouveau paradigme dans lequel l’économie
serait désormais ré-encastrée dans la Nature et dans le
système d’ensemble des relations entre les écosystèmes
naturels qui fonde la communauté biotique131.
Nous abordons l’analyse critique de ce paradigme à
travers trois débats qui traversent cette communauté des
chercheurs en écologie industrielle, pour en montrer les
limites, notamment en ce qui concerne ses capacités à
fournir une grille de lecture des expériences concrètes.
1.1. Au cœur de l’écologie industrielle : l’analogie
entre les systèmes naturels et les systèmes
industriels… et ses limites
Si les premières applications d’écologie industrielle
dans le monde datent de la fin du 19 ème siècle, c’est bien un
article de R. Frosh et N. Gallopoulos 132 qui a relancé
véritablement la proposition de développer l’écologie
industrielle, sur la base d’une analogie possible entre les
systèmes naturels et les systèmes industriels. Constatant les
impacts négatifs de l’industrie sur l’environnement,
l’écologie
industrielle
préconise
d’appliquer
le
fonctionnement des écosystèmes naturels à notre activité
industrielle, et de considérer celle-ci comme un écosystème
parmi d’autres. Nos modes de production et de
consommation pourraient ainsi fonctionner de manière
cyclique comme le fait la Nature, où chaque déchet généré
peut espérer trouver un débouché. D’une manière générale,
les matières résiduelles pourraient ainsi servir de matières
premières ou être utiles à une entreprise voisine. Les
dimensions systémique et évolutionniste de l’écologie
industrielle sont clairement posées par l’article de T.
Graedel133, à travers la référence aux trois types
d’écosystèmes identifiés par l’auteur et la conceptualisation
d’un mouvement général de complexification des
écosystèmes existants (écosystème de type I, II, III). Le
modèle pour ce type de flux est représenté par un bouclage
L’analyse du discours propre à l’écologie industrielle
montre toutefois que ce paradigme peine à surmonter les
échecs de l’économie orthodoxe sur quelques aspects
essentiels de la relation entre l’économie et
l’environnement : la prise en compte de l'intentionnalité
humaine et des interactions qui composent la collectivité,
l’intégration de l’influence du contexte socio-culturel, les
conflits d’intérêts et de valeurs en jeu au sein de cette
collectivité, ou encore la construction collective de
l’objectif et des règles de fonctionnement de la
communauté à partir d’une délibération collective. On peut
déplorer ainsi l'absence complète de réflexion sur les
rapports sociaux au sein des processus de production
comme au sein de la société de manière plus générale. En
définitive, la référence aux lois de fonctionnement de la
communauté biotique accessibles par la raison humaine
légitime l’imposition de règles qui limitent singulièrement
la connaissance issue de l’expérimentation et la prise en
compte des effets de l’action humaine.
130
VARLET D., Enjeux, potentialités, contraintes de l’écologie
industrielle. Le cas de Dunkerque, Thèse de doctorat en sciences
de gestion, Université du Littoral Côte d’Opale, décembre 2012.
131
INSENMAN, R., « Industrial ecology : shedding more ligtht on its
perspective of understanding nature as model, Sustainable
Development », vol.11, June, 2003, 143-158.
132
FROSH, R.A., GALLOPOULOS, N.E., « Strategies for
Manufacturing », Scientific American, vol. 261, Special Issue
« Managing Planet Earth », September, 1989, 144-152.
133
GRADAEL, T.E., « On the concept of industrial ecology ».
Annual Review Energy Environment, 21, 1996, 69-98
Face à ces limites du paradigme écocentrique de l’écologie
industrielle, nous faisons l’hypothèse qu’une approche
pragmatiste semble à même d’intégrer la dimension
humaine, en ce qu’elle associe une analyse des effets de
l’action à une procédure de construction collective de
l’objectif de la communauté et de prise en compte des
50
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
complet des flux (écosystème de type 3) : dans ce modèle,
il n’y a plus aucun flux entrant ou sortant de « l’écosystème industriel », et tout est intégralement recyclé dans
le cadre des flux internes. La notion de « symbiose
industrielle » exprime précisément cette vision systémique
et idéale des flux à caractère industriel, fondée sur le
regroupement d’entreprises reliées entre elles par des
échanges physiques de matières, d’énergie et de sous
produits et développant des formes de coopération134. La
réussite de cette démarche réside bien souvent dans la
coopération
et
la
proximité
géographique
et
organisationnelle entre les acteurs135.
D’autres principes, comme la dématérialisation et la
décarbonisation de l’économie, ont également été mis en
avant. Dans tous les cas, l’écologie industrielle met
clairement l’accent sur l’analyse des flux de matières et
d’énergie entre les acteurs
Les notions essentielles de l’écologie industrielle, en
particulier celle de bouclage des flux et de symbiose
industrielle, sont fondées sur l’analogie affirmée entre les
systèmes industriels et les écosystèmes naturels. Si cette
analogie constitue de toute évidence un point de ralliement
des différents auteurs136, elle ouvre néanmoins un large
espace de débat à l’intérieur même de la communauté des
chercheurs sur les limites et les risques qu’elle présente
pour l’analyse des systèmes économiques et sociaux.
Certains évoquent les risques qu’il y a de vouloir
analyser l’évolution des sociétés humaines à partir d’une
analogie fondée sur une mauvaise interprétation des
principes des sciences naturelles. C. Bey va plus loin dans
la critique à l’égard d’une mauvaise utilisation de
l’analogie, en affirmant que la plupart de ceux qui la
mobilisent conservent en définitive un point de vue
« individualiste », et non systémique, en privilégiant
l’analyse de la firme et en laissant à l’écart les autres
acteurs
du circuit économique (consommateurs,
recycleurs)137 (Bey, 2001).
Mais plusieurs auteurs soulignent également la
nécessité d’articuler l’analogie biologique à la
reconnaissance de la dimension humaine de l’écologie
industrielle, et aux différences qui peuvent exister entre les
écosystèmes et les systèmes industriels, sans que cela
n’aboutisse à un rejet de la philosophie éco-centrique.
Comparant les deux systèmes, S. Levine constate ainsi que
les différences ne sont pas sans importance pour la conduite
des démarches d’écologie industrielle. Plus généralement,
la plupart des auteurs mettent l’accent sur la nécessité de
tenir compte du contexte culturel et social dans lequel
évoluent les acteurs de l’écologie industrielle car celui-ci
influence leurs prises de décision et la nature des choix
réalisés, et traduit donc fondamentalement la présence de
l’intentionnalité humaine.
De manière générale, on peut s’interroger sur les
implications épistémologiques d’une posture écocentrique
dans l’analyse des interactions entre les sociétés et leur
environnement naturel. D’une part, la référence à
l’ensemble et au tout conduit à mettre l’accent de manière
prioritaire, sinon même exclusive, sur la connaissance des
échanges internes à la communauté, c’est à dire sur les flux
qui structurent l’ensemble. D’autre part, cette approche,
résolument holiste, conduit à une représentation des
individus fondée essentiellement sur la place qu’ils
occupent dans la communauté plutôt que sur une valeur en
eux-mêmes. Il en résulte effectivement une difficulté réelle
à penser l’interaction et l’articulation des comportements
individuels autrement que sous la forme d’une nécessité
liée au fonctionnement de la communauté biotique 138
(Larrère, 2010).
Ces quelques réflexions illustrent la difficulté de
fonder les bases d’une analyse d’un système de flux
industriels à partir d’une analogie avec le fonctionnement
des écosystèmes. La posture éco-centrique revendiquée par
l’écologie industrielle soulève notamment des difficultés en
ce qui concerne la compréhension des intentionnalités
individuelles et de leur appariement avec le contexte socioculturel, alors même que cette question est essentielle dans
le développement de l’écologie industrielle. La
multiplication des acteurs engagés et des valeurs auxquelles
ceux-ci font référence constitue de ce point de vue une
difficulté majeure pour une grille de lecture fondée sur
l’analogie, dans laquelle les comportements des acteurs
économiques sont censés pouvoir être analysés à partir des
principes dégagés par l’écologie scientifique. Dénonçant les
méfaits d’une approche anthropocentrique (économique) de
la gestion des ressources naturelles, l’écologie industrielle
montre alors, a contrario, une certaine incapacité à intégrer
les valeurs attachées aux éléments du monde naturel par les
acteurs sociaux.
134
CHERTOW, M., « Industrial symbiosis :litterature and
taxonomy », Annual Review Energy Environment, n° 25,2000,
313-317
135
BEAURAIN, C., BRULLOT, C., « L’Écologie industrielle comme
processus de développement territorial : une lecture par la
proximité », Revue d’Economie Régionale et Urbaine, n° 2, 2011,
313-340.
136
Cette analogie renvoie à une posture que l’on peut qualifier
d’écocentrée au regard de la typologie des « éthiques de
l’environnement » existantes. On sait que les débats sur l’éthique
environnementale se sont focalisés sur la question de l’attribution
d’une valeur intrinsèque aux éléments composant les systèmes
naturels. L’éthique individualiste biocentrique reconnaît à chaque
entité vivante une telle valeur et interdit ainsi toute priorité
attribuée à l’une d’entre elles. L’éthique écocentrique,
d’inspiration holiste, se définit comme conséquentialiste et pose
comme critère fondamental de la justice l’intégrité et la stabilité de
la communauté biotique dans son ensemble (Afeissa, 2007). De
manière générale, l’approche écocentrique développe ainsi une
théorie objectiviste de la valeur intrinsèque des entités du monde
naturel, à l’exception notable de la position de J. Baird Callicott,
l’un de ses plus éminents représentants, qui plaide quant à lui pour
une éthique des valeurs « anthropogénique », soulignant par là que
toute valorisation a nécessairement une origine humaine, et repose
par conséquent sur l’existence d’un sujet qui évalue. Pour cet
auteur, il y a donc lieu de distinguer les propriétés des entités
naturelles de la conscience évaluatrice qui va déterminer le
caractère intrinsèque ou instrumental de la valeur associée à cette
entité, sous le critère ultime du bien de la communauté biotique.
137
BEY, c., « Quo vadis industrial ecology ? Realigning the
1.2. L’écologie industrielle, « science de la durabilité » ?
L’ambiguïté sur le caractère objectif ou normatif de
l’écologie industrielle (Allenby, 2006) alimente un
deuxième thème de réflexion au sein de la communauté des
chercheurs, portant sur le rapport de l’EI à la durabilité. De
manière générale, l’écologie industrielle est présentée par
beaucoup d’auteurs comme jetant les bases d’une « science
Discipline with its Roots », Greener Management International,
GMI 34, Summer, 2001, 35-42.
138
LARRÈRE, C., « Les Éthiques environnementales », Natures,
Sciences, Sociétés, vol.18, n°4, 2010, 405-413.
51
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
de la durabilité », dans la mesure où elle repose sur les
principes de fonctionnement des écosystèmes, et parce
qu’elle contribue au renouvellement en profondeur des
pratiques industrielles requis par le changement de
paradigme social (Allenby, 1994 ; Ehrenfeld, 1997). Pour
autant, la position écocentrique des chercheurs en écologie
industrielle les amène à développer une critique assez forte
à l’égard de la définition de la durabilité issue du rapport
Brundtland, trop associée selon eux à une vision
anthropocentrique (Ehrenfeld, 2000). De fait, la notion de
soutenabilité est centrale dans l’argumentaire des
chercheurs en écologie industrielle, dans la mesure où elle
sert de point d’appui à l’articulation entre les dimensions
objective et normative de l’écologie industrielle. Si la
soutenabilité est ainsi fondamentalement rattachée à
l’ancrage du système industriel dans les règles de
fonctionnement des écosystèmes, la reconnaissance de la
dimension nécessairement normative de l’écologie
industrielle amène certains d’entre eux à esquisser les traits
d’une soutenabilité intégrant des objectifs d’amélioration de
la société qui prennent en compte la dimension humaine de
l’écologie industrielle (Ehrenfeld, 2007). Pour Ehrenfeld, la
soutenabilité associe l’analyse des flux de matières et
d’énergie à la définition d’une vision systémique de la
société dans laquelle les dimensions humaines (justice,
épanouissement individuel…) apparaissent comme des
propriétés émergentes et sans cesse changeantes du
système. En ce sens, selon Ehrenfeld, la soutenabilité ne
peut se réduire ni à la définition individualiste du
développement durable donnée par le rapport brundtland
(en termes d’éco-efficience notamment), ni à l’analogie
symbiotique et métabolique représentative de la dimension
objective de l’écologie industrielle. Mais la position
d’Ehrenfeld reste isolée au sein de cette communauté
scientifique qui, dans sa grande majorité, demeure attachée
à la dimension objective de l’écologie industrielle, issue du
postulat de l’analogie.
réalité. Beaucoup d’analyses soulignent ainsi l’importance
des contextes territoriaux et la nature des interactions
locales, l’extrême difficulté à impulser des synergies
pérennes, le caractère très incomplet des synergies mises en
place, voire la faible efficacité écologique. Selon Deutz et
Gibbs139, il y aurait en définitive très peu d’exemples de
sites fonctionnant réellement comme un système clos, et les
interactions, lorsqu’elles existent, porteraient souvent sur
autre chose que les flux de matières et d’énergie. En
définitive, les études de cas mettent surtout en lumière la
singularité des contextes territoriaux et l’impossibilité de
généraliser à des échelles plus vastes les pratiques
observées140.
Pour Korhonen, cet écart entre la théorie et la pratique
s’explique, au niveau de l’analyse des flux de matières et
d’énergie, par les différences dans les flux d’information
entre les écosystèmes et les systèmes culturels et
économiques (rapidité, motivation, évaluation…).
Il
s’explique également, du point de vue des structures
organisationnelles des écosystèmes industriels, par le fait
que la caractéristique essentielle des écosystèmes naturels,
la diversité, n’a pas les mêmes conséquences au sein des
écosystèmes industriels : au sein des sociétés humaines, en
effet, elle est source d’une fragmentation croissante de la
société, et d’une régression de la confiance et de la
coopération entre les acteurs. Parce qu’elle provoque la
multiplicité des valeurs invoquées, des intérêts et des
préférences, la diversité est potentiellement source d’une
augmentation des conflits et rend plus difficile la réalisation
d’un écosystème industriel141. En définitive, reconnaît
ainsi l’auteur, la théorie de l’écologie industrielle ne paraît
pas en capacité de nous indiquer comment agir en pratique.
Au total, ces débats internes à la communauté des
chercheurs en écologie industrielle mettent en exergue les
limites de la grille de lecture proposée. Les références à
l’analogie avec les écosystèmes et à la dimension objective
de l’écologie industrielle ferment la porte à une
compréhension des intentions humaines. La mise à l’écart
du contexte socio-culturel dans lequel se développent les
pratiques d’écologie industrielle au profit d’une vision écocentrique des relations amène alors logiquement ces auteurs
à présenter les conflits et la diversité des acteurs comme un
obstacle majeur, sinon insurmontable, pour la pérennité de
ces pratiques, en faisant notamment l’hypothèse d’une
augmentation des conflits et d’une régression inévitable de
la confiance avec l’augmentation de la diversité des acteurs.
Ces affirmations contredisent en outre les enseignements
tirés de l’expérience dunkerquoise, dans laquelle, on l’a vu,
l’écologie industrielle s’est nourrie d’un contexte territorial
marqué par des conflits d’usage très importants, résultant
des multiples valeurs en jeu, et par une réflexion sur les
modalités d’interaction entre les différents participants aux
flux, s’appuyant notamment sur une confiance renforcée
entre les acteurs. En outre, dans le cas dunkerquois il faut
également souligner la capacité des acteurs du territoire à
faire converger les valeurs mobilisées, en s’attachant
1.3. Les difficultés d’une confrontation au réel
La « symbiose de Kalundborg », mise en place dans
les années 1960 au Danemark, a servi d’illustration
empirique à la communauté des chercheurs en écologie
industrielle pour justifier la faisabilité et l’efficacité des
principes de l’écologie industrielle. Dans la continuité de
ces exemples, les études de cas se sont multipliées. Cette
association immédiate de la théorie à l’expérience de la
pratique renvoie à la volonté des chercheurs de l’écologie
industrielle d’ancrer celle-ci dans les sciences de
l’ingénieur, et de justifier l’objectivité des principes issus
des règles de fonctionnement des écosystèmes par la mise
en valeur des expérimentations existantes. Pour autant, ce
rapport de la théorie à la réalité ne va pas de soi, comme le
montrent les débats au sein de la communauté des
chercheurs en écologie industrielle.
Depuis quelques années en effet, les argumentaires
relativisant l’exemplarité du modèle de kalundborg se sont
multipliés, en mettant l’accent notamment sur les limites de
la symbiose danoise : l’absence d’intervention publique et
de politique publique associée, l’absence d’innovations
technologiques et le caractère figé des échanges, un
fonctionnement d’ensemble de la symbiose peu compatible
avec la soutenabilité exigée par l’écologie industriell. En
outre, les études de cas menées sur les expériences
d’écologie industrielle à travers le monde ont surtout mis en
évidence les décalages existant entre les principes et la
139
GIBBS, D., DEUTZ, P., « Reflections on implementing industrial
ecology through eco-industrial park development », Journal of
Cleaner Production,vol 15, 2007, 1683-1695.
140
KORHONEN, J., « Industrial ecology in the strategic sustainable
development model : strategic applications of industrial ecology »,
Journal of Cleaner Production, vol. 12, 2004, 809-823.
141
Ibid.
52
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
notamment aux conséquences attendues des actions
entreprises.
particulier chez ses auteurs fondateurs, va bien au-delà du
seul pluralisme des valeurs : il faut considérer également le
fait que le pragmatisme doit se comprendre comme une
philosophie de l’expérience, qui tente d’associer la
réflexion à la pratique, et comme une philosophie de la
communication et de l’interaction 145. C’est précisément sur
ces deux points, que nous considérons comme essentiels
pour une lecture pragmatiste de l’écologie industrielle, que
nous insistons maintenant dans notre présentation de la
philosophie pragmatiste. Nous utilisons pour cela les
travaux menés depuis quelques années par J.P. Cometti ou
J. Zask, qui ont largement contribué à la diffusion en
France des idées de John Dewey, et plus généralement de la
philosophie pragmatiste.
Les références à l’analogie et à l’objectivité du
monde naturel auxquelles l’écologie industrielle se
raccroche nous ramènent à la critique formulée par B.
Latour à l’endroit des théories affirmant que le domaine de
la nature et celui de la société relèvent de deux ordres
distincts142. Rappelons en effet que, pour cet auteur, les
théories écologiques ou socio-politiques se focalisent pour
l’essentiel sur la définition des ontologies respectives des
êtres peuplant le monde naturel et le monde humain, en
laissant de côté la question pourtant cruciale à ses yeux de
la connexion entre les acteurs humains et non humains, et
des «collectifs » qui peuvent assurer la réalisation de ces
connexions. L’écologie industrielle comme l’approche
économique de la gestion des ressources naturelles peuvent
ainsi se définir comme les deux faces d’une même volonté
d’isoler la nature du monde socio-politique. Ramenant les
décisions économiques à la conformité des comportements
aux règles de fonctionnement de la nature, l’écologie
industrielle fait de l’objectivité des lois de la nature le
critère central du bon fonctionnement du système industriel
et, par conséquent, de la science révélatrice de ces lois la
seule force capable d’établir la priorité absolue de la nature
dans l’ordre d’importance respective de la nature et de la
société. Ce primat de l’incontestable point de vue de la
nature dans le monde politique exclut toute forme de
délibérations publiques sur les conditions de médiation
entre l’environnement et la société et sur les objectifs
d’amélioration de la société, ce que traduit précisément la
crainte des conflits et de la diversité des valeurs exprimée
par le paradigme de l’écologie industrielle.
La philosophie pragmatiste se présente comme une
philosophie de l’expérience qui tente de se démarquer à la
fois de l’empirisme et du rationalisme, en s’appuyant sur
une méthode scientifique fondée sur la logique de
l’enquête. Cette logique est centrale dans l’approche
pragmatiste, en tant qu’elle constitue la base d’une nouvelle
conception de la rationalité. Pour les pragmatistes, l'enquête
est un processus lié à la remise en cause d’une croyance
existante et d'un problème à régler, à rebours donc d’une
vérité transcendante qu’il convient de révéler. L'enquête
installe la recherche et la pensée au coeur d'un contexte
public de discussion et d'expérience, loin par conséquent
d'un effort d'introspection individuel dont l'objectif serait
d'arriver à la révélation d'une vérité transcendante.
L'expérience se définit précisément comme un ensemble de
transactions qui placent l'homme en relation avec son
milieu, et ni la connaissance ni la morale n'échappent à ce
processus d'expérimentation146.
Comme méthode d’accès à la connaissance, mais aussi
en tant que réflexion sur l’éthique, la philosophie
pragmatiste associe délibérément la croyance à des modes
et règles d’action, et réfute ainsi catégoriquement les
philosophies qui, d’une manière ou d’une autre, séparent
initialement l’idée de la réalité 147. Pour cette raison, la
définition d'un concept ne peut être dissociée de ses effets
observables. Il faut souligner les implications de cette
posture épistémologique.
En définitive, ce qui ressort assez nettement c’est
incontestablement une incapacité de la théorie à fonder les
bases d’une analyse des comportements et pratiques
réellement observés.
Ceci nous amène effectivement à considérer
l’intérêt de mobiliser une autre grille de lecture, fondée en
particulier sur une approche pragmatiste des rapports entre
l’homme et la nature. Le « pragmatisme environnemental »,
comme le souligne H.S. Afeissa143, met en effet l’accent
sur le pluralisme des valeurs associées à l’environnement,
qui amène à considérer le caractère inévitablement
anthropocentrique de toute valorisation, rejetant ainsi
l’opposition entre les ontologies spécifiques aux mondes
humain et naturel.
En premier lieu, cela signifie, comme l’affirme
Dewey, qu’une discussion rationnelle s'impose également
sur les fins, et non simplement sur les moyens, car les fins
doivent être examinées en fonction de leurs conséquences
prévisibles ou imaginables. Dès lors que les valeurs,
associées à ces multiples fins possibles, ont-elles aussi une
dimension objective, elles peuvent être discutées et révisées
en permanence, ce qui souligne, d’une part, l’existence
inévitable des conflits portant sur les fins et les valeurs et,
d’autre part, le rôle central de l’expérimentation et de la
délibération collective, constitutives d’une intelligence
sociale qui estime en permanence les possibilités d’une
situation et l’action qui y est adaptée. Cette position à
l’égard des valeurs explique pourquoi J. Dewey accorde
2. Éléments de réflexion pour une approche pragmatiste
de l’écologie industrielle.
2.1. Quelques rappels sur la philosophie pragmatiste.
La philosophie pragmatiste, apparue aux Etats-Unis à
la fin du 19ème siècle, a développé tout au long du vingtième
siècle une approche particulière des comportements
humains144. Mais l’apport de la philosophie pragmatiste, en
142
LATOUR, B., Politiques de la nature. Comment faire entrer les
sciences en démocratie, Paris, La Découverte, 1999
143
AFEISSA, H.S (ed), Éthique DE l’environnement, Paris, Vrin,
2007
144
C.S Peirce, J. Dewey et W. James sont considérés comme les
auteurs fondateurs de la philosophie pragmatiste à l’orée du
vingtième siècle, aux Etats-Unis. Un peu oublié entre 1930 et
1960, ce courant réapparaît à travers de multiples orientations
depuis une trentaine d’année.
145
LÉTOURNEAU, A., « Pour une éthique de l’environnement
inspirée par le pragmatisme : l’exemple du développement
durable », Vertigo, vol.10, n°1, http://vertigo.revues.org/9541.
146
COMETTI, J.P., Qu’est-ce que le pragmatisme ?, Paris,
Gallimard, 2010.
147
Ibid.
53
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
tant d’importance au processus de « valuation », définition
pragmatiste de l’évaluation148.
Ensuite, en affirmant ainsi que les choix doivent tout
autant porter sur les valeurs que sur les moyens, et donc que
dans ces deux domaines le futur est ouvert, la philosophie
pragmatiste, et singulièrement l’argumentaire de J. Dewey,
place l’expérimentation, et les interactions qui la
composent, au cœur du processus évolutif. Très influencé
par la biologie et l’analyse organiciste de la société, le
pragmatisme définit l’homme comme un être biologique,
inséré dans un milieu naturel et culturel, auquel il s’adapte
et qu’il modifie lui-même, à rebours donc des conceptions
mécanistes définissant l’individu comme un être isolé et mû
simplement par des lois physiques. Selon J. Dewey, cet
ajustement adaptatif, exprimé par les interactions
permanentes de l'homme avec son milieu, s'inscrit dans
l'environnement spécifiquement humain que constitue la
culture149.
Enfin, du fait du caractère pratique de la connaissance
et de l'attention portée aux conséquences, l'accord recherché
par les membres d'une société est un « accord dans les
activités », celui-ci constituant, comme le souligne J. Zask,
« les bases objectives de l'arbitrage des conflits sociaux, de
la convergence des intérêts, et de la formation des
convictions communes »150. Cet accord porte plus
précisément sur les conséquences des activités et sur les
conditions d'un retour à la continuité des expériences. Le
pragmatisme de J. Dewey propose ainsi d'analyser les
conflits à partir des conséquences attendues des activités de
certains individus sur d'autres et la rupture dans la
continuité des expériences individuelles et collectives qui
s'en suit.
L'enquête sociale, qui porte fondamentalement sur les
interactions, permet alors de définir les conditions d'un
retour à la continuité des expériences, qui assure à la fois
l'épanouissement de l'individu et l'accord commun sur les
conséquences des décisions prises. Ni l'individu, ni la
société ne peuvent être pensés en dehors des interactions, et
le pragmatisme affirme alors la priorité absolue du fait
culturel pour analyser les comportements de l'homme et son
intentionnalité151.
interactions qui composent la dynamique sociale, de
l’influence du contexte socio-culturel, et enfin des conflits
d’intérêts et de valeurs en jeu au sein de la collectivité, pour
la résolution desquels un accord sur les conséquences
attendues des actions envisagées paraît essentiel,
notamment pour rétablir la continuité des expériences.
De la même manière, les comportements observés
dans le cadre de la démarche dunkerquoise d’écologie
industrielle semble pouvoir être interprétés à l’aune de ces
principes de la philosophie pragmatiste. Nous avons
souligné en effet l’importance des conflits dans
l’émergence d’une action collective favorisant les tentatives
de conciliation entre l’industrie et l’environnement, dans
lesquelles s’inscrit en partie la démarche d’écologie
industrielle. De même, avons-nous insisté également sur la
confrontation des valeurs en jeu, en rappelant notamment
que c’étaient tout autant des préoccupations sanitaires,
écologiques et économiques qui ressortaient des actions
entreprises pour le développement de l’écologie
industrielle. On peut ajouter que cette action collective, à
laquelle participe la démarche d’écologie industrielle, s’est
stabilisée sur la base d’un accord au sujet des conséquences
attendues des actions entreprises, notamment en termes de
qualité environnementale du territoire mais aussi
d’attractivité économique.
Ces différentes observations conduisent en
définitive au constat que la philosophie pragmatiste semble
à même d’offrir une grille de lecture des différentes
interactions en jeu dans les démarches d’écologie
industrielle, alors que nous avions insisté au contraire sur
l’incapacité du corpus de l’écologie industrielle à
appréhender ces interactions. C’est précisément ce point
que nous développons pour terminer notre réflexion sur
l’intérêt de mobiliser la philosophie pragmatiste
2.2. Approche pragmatiste des interactions au sein des
démarches d’écologie industrielle
Compte tenu de ce que nous avons dit
précédemment, il apparaît qu’une approche pragmatiste de
l’écologie industrielle doit insister plus particulièrement sur
deux points : le pluralisme des valeurs et l’analyse des
interactions. Nous rejoignons ici la problématique
essentielle du pragmatisme « environnemental » ou
« écologique »152. Comme le souligne en effet H.S.
Afeissa153, ce pragmatisme met clairement l’accent sur le
pluralisme des valeurs associées à l’environnement,
constitutif de la complexité de l’expérience humaine du
rapport à la nature, et qui oblige à considérer la pluralité des
choix possibles en matière de politique environnementale.
Se démarquant à la fois de l'éthique écocentrique et de
l'éthique biocentrique individualiste, le pragmatisme
environnemental affirme au contraire que les multiples
intérêts que la nature peut revêtir aux yeux de l'homme
suffisent à légitimer des programmes de protection de la
nature qui associent l'expression publique des différentes
évaluations à des actions concrètes en faveur de
l'environnement. B.G. Norton, l'un des représentants
majeurs de ce courant, plaide ainsi pour la notion de
« valeur transformative », renvoyant à l’idée que le
processus de valorisation relève d’une transformation des
préférences en accord avec l’idéal poursuivi et avec les
Sur la base de ces quelques rappels à propos de la
philosophie pragmatiste, il est possible alors de mettre en
évidence les apports d’une lecture pragmatiste de l’écologie
industrielle vis-à-vis du corpus théorique présenté dans le
paragraphe précédent. Pour ce dernier, on l’a vu, la
référence aux lois de fonctionnement de la communauté
biotique accessibles par la raison humaine renvoie à
l’imposition de règles qui limitent singulièrement la
connaissance issue de l’expérimentation et la prise en
compte des effets de l’action humaine. A l’inverse, la
philosophie pragmatiste souligne le rôle central de
l'intentionnalité humaine, du point de vue des fins
poursuivies et des valeurs qui y sont associées, des
148
DEWEY, J.,
La formation des valeurs, Paris, La Découverte,
2011
149
ZASK, J., « Nature, donc culture. Remarques sur les liens de
parenté entre l’anthropologie culturelle et la philosophie
pragmatiste de John Dewey », Genèses, vol.1 n°50, 2003, 111125.
150
ZASK, J., « De quelle sorte d’accords l’union sociale dépendelle ? Le point de vue pragmatiste », Cynos, vol. 17, mis en ligne
le 15 juillet 2008, http://revel.unice.fr/cycnos/index.htlm?id=1633
151
Ibid.
152
Pour une présentation de ce courant, voir LIGTHT, A., KATZ, E.,
Environmental Pragmatism, Londreset New York, Routledge,
1996.
153
AFEISSA, H.S., Qu’est-ce que l’écologie ?, Paris, Vrin, 2009
54
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
expériences de la nature vécues par les individus. Ce
« pluralisme expérimental », selon Norton, repose alors sur
trois fondements essentiels : une position initiale
résolument pluraliste ; une discussion visant à protéger
toutes les valeurs naturelles défendues, et la recherche de
compromis lorsqu’aucune valeur ne peut s’imposer
complètement aux autres154. Ainsi, parallèlement aux
revendications en faveur
d’une protection de
l’environnement, l’engagement de relations économiques
au sein de l’écologie industrielle invite à prendre en compte
également les motivations purement économiques des
acteurs.
pas mentionné ici mais qui a servi de base à notre réflexion,
illustre bien l’importance de ces deux dimensions :
l’écologie industrielle s’est inscrite en effet dans les
conflits-dialogues entre l’industrie et les revendications
pour la qualité de l’environnement, amenant à une
évolution des différentes préférences individuelles ; mais
elle s’est construite en outre sur des partenariats entre les
firmes dont on a dit qu’ils s’étaient bâtis et développés
conjointement sur l’établissement de contrats et sur la
confiance entre les partenaires. A l’inverse, la théorie de
l’écologie industrielle, en postulant le caractère négatif de
la diversité des intérêts et des valeurs et la régression de la
confiance qui en découle entre les éléments du système
paraît peu à même de fournir les bases d’une
compréhension des motivations de l’écologie industrielle.
Le caractère décisif des interactions renvoie à la
question des modes de coordination entre les acteurs au sein
des démarches d'écologie industrielle, notamment entre les
entreprises et leur environnement industriel et territorial.
Pour saisir la complexité des interactions développées dans
le cadre des démarches d'écologie industrielle, il apparaît
indispensable en effet de comprendre les procédures de
négociation des buts et des finalités entre les différents
acteurs engagés dans ces démarches. De ce point de vue,
nous rejoignons les diverses analyses menées par M.
Renault sur les apports d'une conception "transactionnelle"
de la firme issue des approches pragmatistes, qui donne un
fondement scientifique à la notion d'entreprise responsable
évoquée de manière croissante155. A rebours des approches
orthodoxes de la firme et de ses relations partenariales
(théorie des droits de propriété...) qui postulent le caractère
antérieur des préférences individuelles, l'approche
pragmatiste fait de la transaction le coeur d'un processus
communicationnel permanent par lequel chaque acteur,
confronté au sein d'une situation à l'expérience des autres,
est amené à reconnaître les multiples attentes qui
composent cette situation et à définir les conditions d'une
résolution des problèmes posés. Les espaces de
conflits/dialogue constituent alors des lieux de
reformulation des préférences en fonction de l'identification
partagée de buts communs. Comme le souligne ainsi M.
Renault, il ne s'agit plus tant pour les acteurs de se
conformer à des normes préexistantes mais plutôt de
déterminer des accords dans l'action, par le biais de ces
processus
communicationnels156.
Cette
approche
transactionnelle de la firme ouvre une piste pour la
compréhension de l’évolution des préférences individuelles
des acteurs, économiques ou non, dans l’appariement de
l’industrie à l’environnement. Mais elle ouvre également un
espace de réflexion sur la question, également centrale dans
l’écologie industrielle, des relations inter-entreprises. Plus
précisément, cette approche pragmatiste semble à même de
saisir le rôle central de la confiance dans les partenariats
inter-firmes157. L’exemple dunkerquois, que nous n’avons
Conclusion
Porteuse
de
nouvelles
représentations
de
l’environnement, la posture résolument écocentrique du
paradigme de l’écologie industrielle constitue néanmoins
un obstacle majeur pour l’intégration de la dimension
humaine et culturelle de l’écologie industrielle et par
conséquent pour l’analyse des interactions constitutives des
démarches d’écologie industrielle. L’analyse critique des
fondements de ce paradigme met en lumière les
potentialités offertes par une approche pragmatiste de
l’écologie industrielle. Celle-ci offre en effet un cadre
pertinent pour l’intégration de la diversité des valeurs en
jeu, pour l’appariement des comportements d’acteurs, et
pour la formulation d’un accord collectif basé sur les
conséquences attendues des actions entreprises. Elle offre
en outre une clé de lecture pour la compréhension des
multiples interactions constitutives des relations entre
l’économie et la nature, qui se démarque à la fois de
l’argumentaire mettant en avant le bio-mimétisme et du
réductionnisme économiste, en considérant que ces
relations ne peuvent se résumer à des interactions
développées à l’intérieur d’une activité productive.
154
AFEISSA, H.S.,2007, op.cit.
RENAULT M., RENOU Y., «
155
Une conception pragmatique de la
firme partenariale », Economie Appliquée, tome LX, n°4, 2007,
51-80 ; RENAULT M., « Perspectivisme, moralité et
communication. Une approche transactionnelle de la
Responsabilité sociale des entreprises », Revue Française de
Socio-Economie, n°4, 2009, 15-37.
156
Renault M., 2009, op.cit.
157
BROUSSEAUE., « Confiance ou contrat, confiance et contrat »,
in AUBERT F., SYLVESTRE J-P., Confiance et rationalité, Paris,
INRA éditions, 2000 ; BRULART F., FAVOREU C., « Le lien
contrôle – confiance – performance dans les relations de
partenariat logistique inter-firmes », Finance, Contrôle, Stratégie,
vol. 9, n°5, 2006, 59-96 ; PHILLIPART P ., « La dialogique contratconfiance dans la gestion des alliances interentreprises : une
illustration de l’industrie automobile », Finance, Contrôle,
Stratégie, vol. 8, n° 4, 2006, 177-203.
55
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Naranjo I. - Approche de l’écologie politique à partir de
l’idée d’adaptation aux limites : apport de la dimension
immatérielle dans les méthodologies d’aménagements
du territoire
villes de façon théorique et pratique, aujourd’hui sont
domaine s’élargie à l’organisation, au développement, a la
rénovation et a l'évolution des activités humaines selon ses
besoins et cela à diverses échelles. La géographie humaine
culturelle est la science qui s’occupe de l’étude de la
relation d’une société avec son territoire et explore les
espaces de vie comme expression d’une culture. Elle
affirme que la prise en compte des représentations est
fondamentale pour la compréhension des espaces de vie. Le
territoire est ainsi un produit social et culturel qui influe sur
le mode de vie des personnes et ses diverses relations. Les
représentations que l’homme se fait de son environnement
sont indissociables de ses pratiques et inversement. Les
sciences humaines et sociales permettent ainsi de prendre
en compte la dimension immatérielle qui influe nos espaces
de vie.
Iballa NARANJO. Dr. en Géographie et en Urbanisme.
L’écologie politique, l’idée de limites naturelles et
physiques à ne pas dépasser, et la dimension
immatérielle du territoire.
L’écologie politique est pour certains un courant
idéologique de l’écologisme qui se s'oppose aux systèmes
productivistes (tant capitalistes que communistes), pour
d’autres l'écologie politique s’occupe d’organiser la
coexistence entre les êtres vivants et l’environnement. Pour
d’autres encore il est l’ensemble des actions conduites pour
qu’une société se développe durablement. Pour nous,
l’écologie politique est une nouvelle manière de saisir le
système de gestion et de projection158 des sociétés qui
s'inscrit dans l’idée d’adaptation aux limites naturelles et
physiques à ne pas dépasser afin de respecter la vie présente
et future de leur territoire.
Deux idées sont apportés par le Club de Rome en
1972, à travers du dossier commandé à l’Institute de
Technologie Massachusetts (MIT, Massachusetts Institute
of Technology) : la première est que les ressources dont la
planète dispose sont limitées, et la deuxième est que le
système mondial a des limites de croissance. A partir de ce
moment, l’idée de limite de ressources de la planète est
confrontée à celle de la croissance continue de la population
et des activités humaines. Cette nouvelle manière de saisir
le système de gouverner les sociétés à travers de l’idée
d’adaptation aux limites naturelles et physiques à ne pas
dépasser (pour respecter la vie sur terre, présente et future)
touche touts les domaines et milieux humains et elle
s’éloigne des approches exclusivement administratives,
gestionnaires et/ou réformistes des problèmes sociaux et
environnementaux. Nous allons traiter ce sujet en abordant
le territoire et les modes d’occupation de l’espace, leur
développement et évolution.
Le territoire est composé de deux dimensions :
l’une matérielle et l’autre immatérielle159. Par dimension
matérielle nous comprenons ce qui concerne les pratiques
sur l'espace physique et leur résultat sur l’espace visible ;
par dimension immatérielle, ce qui concerne les
représentations des ces pratiques, ainsi comment les
représentations des ces résultats. Nous partons de l’idée que
la prise en compte de la dimension immatérielle du
territoire peut nous aider à définir les idées d’adaptation aux
limites avec plus de précision (tant naturelles que physiques
à ne pas dépasser) et ainsi contribuer à une gestion
améliorée de notre cadre de vie (à divers échelles). Notre
objectif est de montrer comment la prise en compte de la
dimension immatérielle peut participer à la définition de
l’écologie politique par l’étude du territoire.
Le cadre à travers lequel ceci va être abordé est
celui de l’urbanisme et de la géographie humaine culturelle.
A ses origines l’urbanisme s’occupait de l’organisation des
Écologie urbaine et éco-participation pour une approche
durable du territoire.
La considération de préceptes écologiques dans les
méthodes et outils d’aménagement de l’espace et le
développement et l’évolution du territoire commencent en
occident à partir des années 80 160. En 1987, la notion de
développement durable et née à échelle mondial (traduction
de l’anglais : sustainable development) et les réflexions
autour des villes durables commencent. En 1994 a lieu la
première conférence européenne sur les villes durables et
une charte est rédigé, la charte d’Aalborg 161. Un peu plus
tard, en 1998, la conférence d’Arhuus promue la
participation citoyenne dans les processus décisionnels
concernant l’environnement. La première souligne
l’importance de la dimension sociale des politiques de
développement durable et du rôle de la planification 162,
particulièrement à échelle local, et, la deuxième,
l’importance de la participation des habitants pour
l’établissement d’un climat de confiance envers les
institutions et leur fonctionnement démocratique. Ainsi
aujourd’hui nous trouvons un nombre considérable de mots
faisant le lien entre l’urbanisme, la société et l’écologie :
éco-urbanisme,
écovillages,
urbanisme
durable,
écodéveloppement urbain, ville durable, écoquartiers,
écocitoyenneté, …
En effet, depuis les années 90 les réflexions
associant l’urbanisme et l’écologie augmentent et les
exemples d’éco-urbanisme à divers échelles se multiplient.
Les lois et les codes qui participent à la construction de
notre cadre de vie prennent de plus en plus compte les
idéales de respect de l’environnement. En France, le cadre
actuel législatif de l’urbanisme reflète un engagement ferme
pour l’environnement au niveau national, notamment au
travers des lois Solidarité, Renouvellement Urbain (SRU) et
Grenelle I et II163. Le Code de l’Urbanisme modifié par ces
lois témoigne ainsi d’une volonté de prise en considération
des soucis environnementaux. Pour aider a la réalisation des
aménagements urbains adaptés a ce nouveau cadre législatif
de nombreuses méthodologies pour un urbanisme « vert »
160
DAWSON, Jonathan. Les Écovillages. Laboratoires de modes
de vie éco-responsables. Gap, Yves Michel, 2010 (2006). p.28.
161
La charte d’Aalborg a été signée lors de la 1ère Conférence
européenne des villes durables tenue en 1994 à Aalborg, au
Danemark.
162
Planification est comprise dans cet article comme l’élaboration
des processus méthodiques afin de réguler les conditions de
transformation du territoire et/ou sa conservation.
163
Lois portants sur la programmation et l’engagement national
pour l'environnement.
158
Projection est comprise comme l’acte de s’anticiper sur
l'avenir.
159
Vue depuis la différenciation d’Yves Luginbühl dissociant la
dimension matérielle du paysage - dimension de l’appréhension
d’ordre physique, quantifiable- de la dimension immatérielle du
paysage - dimension de l’appréhension d’ordre psychique, nonquantifiable-.
56
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
se développent et évoluent. Parmi les diverses
méthodologies crées ces dernières années nous avons :
Haute Qualité Environnementale-Aménagement164 (HQEA), Haute Qualité Environnementale Renouvellement
urbain165 (HQER), Approche environnementale de
l'urbanisme (AEU crée par l'entité interministérielle :
Agence de l'Environnement et de la Maitrise de l'Energie,
ADEME), fiches CERTU (Centre d'études dur les Réseaux,
les Transports, l'urbanisme et les constructions publiques),
documents du Ministère de l'écologie, du développement
durable et de l'Environnement (MEDDE), documents du
Moniteur (maison d'édition des libres d'urbanisme,
architecture et paysage). Si dans un premier temps ces
méthodologies ne prenaient pas suffisamment en compte la
complexité de la réalité territoriale, dans un deuxième
temps elles ont été améliorés afin d’y inclure un plus grand
nombre de paramètres d’études et des démarches
d’évaluation. La recherche d’un meilleur contrôle sur les
résultats afin de garantir la réussite des objectifs fixés a
impliqué une rationalisation des méthodologies à travers la
prise en compte d'indicateurs permettant une évaluation et
un suivi.
Rappelons que, tel que nous la concevons,
l’écologie politique est une manière de saisir le système de
gestion et projection de la société dans laquelle l’idée
d’adaptation aux limites à ne pas dépasser afin de respecter
la vie présente et future sur le territoire a une grande
importance. Sur le plan de la dimension matérielle ces
limites ont été largement étudiées. Des indicateurs ont été
développes a travers diverses méthodologies établies sur
divers critères. Ces indicateurs nous permettent d'évaluer,
de comparer et de faire évoluer les points nécessaires à la
mise en œuvre d'un développement durable dans le cadre de
l’écologie urbaine. Voici à titre d'exemple certains de ces
indicateurs : densité urbaine, taux de la surface d’espaces
vertes par habitant, qualité de l’air, consommation d’eau
potable par habitant, orientation des bâtiments,…
D'une autre part, la participation des acteurs noninstitutionnels aux processus décisionnels a pris de
l’ampleur ces dernières années. Dès 1980, le théoricien de
l’urbanisme Christopher Alexander préconisait, depuis une
approche culturaliste, une planification participative2. Un
des vingt-sept principes de la déclaration de Rio sur
l’environnement et le développement, élaboré en 1992 à
échelle mondial, défend la participation citoyenne dans le
développement durable. Cette convention propose aussi
que, à échelle locale, un plan d’actions, « Agenda 21 », soit
développé afin de faire participer activement la population
aux processus décisionnels de leurs communes. Egalement,
les villes qui signent la Charte Aalborg à échelle
européenne s’engagent moralement à établir un « Agenda
21 ». Ainsi des mécanismes de consultation et de
participation aux décisions en matière d’urbanisme durable
se sont mise en place, notamment à travers des
commissions locales composés par des habitants volontaire
souhaitant améliorer leur cadre de vie et défendre
l’environnement par la prise en compte des préceptes du
développent durable. Plus tard, en juin 1998, une
convention au niveau européen voit le jour : la convention
d’Arhuus. Celle-ci défend le droit à toute personne d’être
informée, de participer dans les décisions et d’exercer des
recours en matière d’environnement. En France la
concertation en matière d’urbanisme devient obligatoire en
2000 avec la loi Solidarité, Renouvellement Urbain, loi
SRU. Depuis, des étude sur la participation citoyenne dans
la planification ou opérations urbaines ont été réalisées en
France, notamment par le ministère de la Ville et la
Rénovation urbaine. Aussi la démarche HQER à amélioré
la connaissance que l'on a de cette participation dans des
projets de territoire et à distingué six niveaux d’intervention
selon l'engagement des citoyens dans les processus : 1.
coercition, 2. information, 3. sensibilisation, 4. consultation,
5. concertation et 6. coopération 2. Les citoyens soucieux de
participer à l’amélioration du cadre de vie ou à la
préservation de la nature deviennent alors écocitoyens.
Cette participation a pour objectif la prise en
compte des idées et des avis des citoyens aux processus
décisionnels. Celle-ci se fait dans la projection des souhaits
d’évolution du territoire des acteurs non-institutionnels
volontairement investis. Ces actions permettent à ces
acteurs d’augmenter la connaissance de leur territoire, a
travers des donnés physiques et statistiques propres à leur
territoire. Cette participation permet aussi aux citoyens de
parfaire leur connaissance des différentes procédures des
politiques urbaines. Celle-ci permet de rendre plus réaliste
et plus efficace la participation des citoyens mieux
conscients des enjeux de ces politiques. Ceci crée un
dialogue vertueux entre acteurs institutionnels et noninstitutionnels, entre décideurs et citoyens communs.
Cependant, l’étude de la dimension immatérielle
fait par des acteurs institutionnels sur le mode dont les
acteurs non-institutionnels voient, sentent, représentent leur
territoire, peut encore et sous un autre angle, enrichir les
processus décisionnels autour du territoire. Cette étude de la
dimension immatérielle permet de dégager les éléments
constitutifs d’un territoire, leur signification et importance
relative donnée par les habitants d’un lieu. La prise en
compte des méthodologies d'analyse et de projection de la
dimension immatérielle dans l'urbanisme durable ne guère
développée.
La prise en compte de la dimension immatérielle dans
les processus de planification : pour quelles limites, pour
quelles adaptations ?
Les limites à ne pas dépasser sur le cadre vital des
animaux et des plantes, de la faune et de la flore, sont bien
définies par diverses disciplines : la biologie, la éthologie,
la zoologie,… participants aux sciences de l'écologie, dont
les principes peuvent nourrir l'écologie politique. En ce qui
concerne le cadre vital de l'homme les sciences comme la
médecine, la biologie, l’économie permettent de définir les
limites matérielles à ne pas dépasser. Elles permettent de
déterminer quels sont les conditions de vie de l'homme en
bonne santé, écartant la pollution, garantissant la gestion
des déchets, l'emploi équilibré des ressources, etc.
Cependant en ce qui concerne la dimension
immatérielle, qui parfois supplante cette dimension
matérielle et quantifiable de la vie humaine, il est difficile
164
HQE-A est un outil de gestion de projet destiné aux opérations
d’aménagement avec une visée de développement durable que
définit un cadre pour la réalisation d’opérations d’aménagement
intégrées dans un territoire concret.
165
Démarche pour intégrer le développement durable dans les
projets d'aménagement et de renouvellement urbain.
2
ALEXANDER, Christopher, ISHIKAWA, Sara et
SILVERSTEIN, Murray. A pattern language : un lenguaje de
patrones. Ciudades, Edificios Construcciones. Barcelona, Gustavo
Gil, 1980.
2
CHARLOT-VALDIEU, Catherine et OUTREQUIN, Philippe.
Urbanisme Durable. Concevoir un écoquartier. Deuxième édition.
Paris, Le Moniteur, 2011 (2009), p. 165.
57
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
de circonscrire les limites à ne pas dépasser. Ne pas tenir
compte de ces limites dans la gestion et projection d’une
société sur son territoire peut perturber les représentations
fondamentales parfois vitales que celles-ci a d’elle-même.
La dimension immatérielle latente à tout territoire est
d’autant plus importante que celle-ci prend, dans les
représentations que se font les habitants de ce dernier, le
dessus sur les réalités physiques. Un décalage substantiel
entre les dimensions matérielles et immatérielles est alors
présent.
Comment approcher les limites immatérielles d’un
territoire à ne pas dépasser? La géographie humaine et
culturelle propose pour cela un cadre théorique ou les idées
et les représentations des acteurs non-institutionnels
peuvent s'étudier. Nous concevons l'étude de la dimension
immatérielle du territoire dans le cadre de l'approche
développé par divers enseignants166 de l'ancien Diplôme
d'Etudes Avancées "Jardins, Paysages, Territoires" où le
paysage, et le territoire par extension (en y rajoutant sa
dimension politique et social), elle se présente comme une
notion complexe, alliant des dimensions matérielles et
immatérielles. Pour dessiner les limites immatérielles nous
proposons l'approche développée par l'auteur de cet article
dans le cadre de l'élaboration de sa thèse doctorale.
L'étude de la dimension immatérielle du territoire
de l’île de Grande Canarie (Iles Canaries, Espagne) était
abordée par la réalisation d’entretiens semi-directifs des
acteurs institutionnels et d’enquêtes semi-directives d'une
partie représentative des habitants du territoire étudié167.
Puis, des analyses on été réalisées afin de déterminer la
façon dont les habitants se représentent les transformations
et les diverses actions menées sur leur territoire. Ces
enquêtes et entretiens ont permis de récolter de nombreux
récits reflétant la perception immatérielle que se font les
personnes interrogées. Le recueil de ces récits permet de
dessiner des cartes des représentations et de laisser
apparaitre un récit collectif faisant consensus. Le cadre
défini par ce consensus nous donne les limites et le sens que
doivent prendre les interventions futures sur le territoire
dans le respect des représentations pour éviter de créer des
ruptures entre dimensions immatérielles et matérielles. Les
enquêtes et entretiens ont posé 6 catégories des questions :
la première, une série des questions personnelles afin
d’appréhender leur pratique du territoire ; la deuxième des
questions directes par rapport à certains indicateurs
physiques du territoire ; la troisième, cinq questions autour
de diverses transformations concrètes contemporaines du
territoire physique de Grande Canarie ; la quatrième, des
questions sur les sentiments que ces transformations ont
provoqué chez eux ; la cinquième sur les relations entre les
acteurs et les jugements qu’ils ont les uns des autres ; enfin,
la sixième catégorie de questions porte sur ce que le terme
«l’épuisement du territoire » leur inspire.
Lors de ma thèse doctorale168 j’ai peut constater
également de nombreux décalages entre la réalité physique
et les représentations des acteurs non-institutionnels. Par
exemple, la zone la plus à l’ouest de l’île de Grande
Canarie, territoire de l’étude de thèse, présentait un
décalage considérable entre la pensée de ses habitants qui
considérait que l’occupation du sol n’était pas dispersée et
déséquilibrée et l’étude matériel qui montrait que dans cette
zone de l’ile il y avait une occupation du sol très dispersée
et déséquilibrée. Suite à l’étude de la dynamique urbaine
sur le territoire (évolution de la population et des
constructions) c’est la zone la plus à l’ouest de l’île de
Grande Canarie qui montrait le plus grand décalage entre la
réalité et sa représentation. La dynamique étant élevé et la
représentation était faible. J’ai pu constater que lorsque cet
écart est trop important et que cette réalité matérielle vient à
la conscience des habitants contredire les représentations
que se font ces derniers de leur territoire, la notion d’
« épuisement du territoire » (objet de ma thèse) trouvait
métaphoriquement son sens. Cela montre pourquoi l’étude
de la dimension immatérielle du territoire est important
pour une écologie politique.
En France, à titre d’exemple, une étude menée
récemment par un cabinet de paysagisme dans la commune
de Saint Sauvant en Charente-Maritime montre que les
habitants perçoivent leur territoire lié historiquement à une
activité viticole importante (dimension immatérielle) alors
qu’aujourd’hui cette activité est réduite et a un impact
marginal sur le territoire physique. Nous pouvons observer
que les représentations des espaces de vie par leurs
habitants ne suivent pas toujours les transformations de leur
territoire. Ceci montre l’existence d’un décalage entre
réalité physique et représentation immatérielle.
L'ensemble des idées ressorties selon que
l'importance qui leurs est donnée permet de saisir la
manière de sentir et de vouloir le territoire de ses habitants.
Une hiérarchisation des divers problèmes touchant le
territoire a été établi. Elle permet, sur certaines questions,
de placer des limites d’intervention à la politique
territoriale. A titre d'exemple citons les trois phénomènes,
les plus évoquées par les acteurs institutionnels et noninstitutionnels interrogées, facteurs d’ «épuisement du
territoire» dont les limites soutenables ont pour eux été
dépasses : densités de population et de construction trop
élevés, trop faible participation citoyenne et impression
générale de dégradation169 des paysages.
De l’idée d’adaptation aux limites : apport de la
dimension immatérielle dans les méthodologies
d’aménagements du territoire
Les divers facteurs mis en avance par l’étude
immatérielle du territoire sont à privilégier dans les
réflexions menant à une planification du territoire d’ordre
réglementaire ou opérationnel. Ces réflexions doivent se
faire dans la recherche d’un consensus entre les divers
acteurs du territoire afin d’assurer la réussite des
planifications, c’est-a-dire, faire en sorte que celles-ci
répondent aux questions d’ordre immatériel les plus
représentatives. Ceci éviterait les solutions toutes faites
souvent critiquables des divers outils méthodologiques
développés pour répondre aux exigences juridiques des lois
SRU et Grenelle (I et II). La standardisation des réponses
étant ainsi évitée, celles-ci sont mieux adaptées aux enjeux
environnementaux locaux tant dans leur dimension
166
Principalement par Yves Luginbulh, Augustin Berque, Jean
Marc Besse et Pierre Donadieu.
167
Les annexes (Tomo II. 260 pages) de la thèse sont constituées
la transcription des enquêtes et entretiens semi-directives des 8
acteurs institutionnels et 52 acteurs non-institutionnels,
respectivement.
168
Thèse intitulé : ”Agotamiento del Territorio. El caso de Gran
Canaria”. Soutenue en 2010 à l’Université Polytechnique de
Catalogne. Réalisé en cotutelle : à l’Université Polytechnique de
Catalogne (Département d’Urbanisme et à l’Université de Paris 1Panthéon-Sorbonne (École doctorale de Géographie).
169
Dégradation associé principalement à une forte présence
d’ordures ménagères dans des espaces urbains, agricoles et/ou
naturels.
58
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
matérielle comme immatérielle.
Les limites immatérielles sont le fruit de l’histoire
collective vue par chaque personne, de l’expérience de
chacun, elles peuvent aussi être le produit d’un projet
collectif tourné vers l’avenir. Nous pouvons ainsi mesurer
comment la prise en compte de la dimension immatérielle
dans la méthodologie d’aménagements du territoire
contribue à dessiner les limites à ne pas dépasser afin
d’assurer le respect de la vie, présente et future sur terre, et
participe ainsi à la définition de l’écologie politique (telle
que nous la concevons).
59
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Feger C. & A. Rambaud - Apports et rapports mutuels
de la gestion et de l’écologie politique : essai
d’articulation par la comptabilité
FEGER Clément*
Discipline : Gestion (de l’Environnement)
AgroParisTech/Muséum National d’Histoire Naturelle
CESCO
[email protected]
RAMBAUD Alexandre*
Discipline : Sciences de Gestion (Comptabilité)
Université Paris Dauphine
DRM-MOST
[email protected]
−
I. Penser l’entreprise à la lumière de l’écologie
politique: quelles perspectives ?
mettre au pas : cette idée n'est pas éloignée de la
perception actuelle de l'entreprise comme un simple
atome juridico-économique ontologiquement clos qui
conduit inévitablement à n'envisager une coordination
sociétale avec elle que par le biais d'incitations
économiques et de régulations légales (à l'origine des
fameux « command-and-control » au cœur des
politiques environnementales actuelles notamment). Le
dépassement de ces outils macro-économiques n'est
éventuellement pensé qu'à travers l'auto-régulation qui
peut se révéler n'être qu'une tentative de légitimation
du modèle capitaliste;
ou ajuster à la marge le modèle actuel de l'entreprise,
voire créer des sortes de « réserves naturelles »
d'entreprises « responsables » coupées du monde174.
A titre d'exemple, la présence de l'entreprise dans le
manifeste électoral des Verts britanniques175 se décline à
travers une insistance sur la question de l'impôt sur les
sociétés, puis des mentions au contrôle du lobbying, la
priorisation des entreprises locales (à ce sujet l'entreprise
est différenciée de la ferme176) et une certaine impuissance
des entreprises (« Private enterprise can’t bring the jobs »
(p.6)). L'entreprise apparaît donc à la fois sous un jour
négatif (impuissance ou lobbying), à l’horizon duquel
seules les entités locales pourraient avoir un rôle positif
(sans autres explications), et comme une entité dont la
relation est dominée par une approche externe macroéconomique (impôt sur les sociétés). Se posent donc les
questions suivantes : l'écologie politique a-t-elle envie de
penser l'entreprise et si oui, que peut apporter l'entreprise
ainsi que son univers à l'écologie politique ? Et finalement,
pourquoi l'entreprise existe-t-elle ?
A l'approche maintenant traditionnelle reposant sur la
notion de coût de transaction et aboutissant à l'entreprise
telle que décrite en introduction, s'oppose une vision
beaucoup plus globale et historique. L'entreprise, dans ces
conditions, doit être envisagée comme une solution sociale
à des problématiques individuelles de survie 177 . La stabilité
de cette forme d'organisation est expliquée par le fait que
« the evolutionary process led to the human ability to
sustain cooperation among non-kin, and because the
interaction between genetic and cultural mechanisms led to
a subsequent historical trajectory that gave rise to a form of
socio-economic organization characterized by voluntary
and temporary membership. »178. L'entreprise est donc à la
I.a L’entreprise et l’écologie politique : une
relation traditionnellement conflictuelle
Le modèle dominant actuel de l'entreprise a conduit une
large part des écologistes à adopter une certaine méfiance
vis-à-vis de la notion même d'entreprise. Celle-ci est en
effet devenue progressivement un simple nœud de contrats,
une entité fictive définie uniquement comme alternative au
marché, faisant de ce mode de relations le seul tolérable. Sa
réalité repose sur un agrégat d'individus170 cherchant à
maximiser leurs intérêts personnels171, et dont la finalité
consiste à maximiser le profit des propriétaires/actionnaires.
Cette vision de l'entreprise contemporaine, désespérément
isolée de la société et de son environnement, atomisant les
individus et se campant dans une sorte de repli autistique,
ne peut que susciter un rejet de la plupart des écologistes.
Mais même une conceptualisation de l'entreprise plus
ancienne, telle que celle des économistes classiques du
XIXe siècle qui insistait sur l'importance de la production
notamment, et s'inscrivait dans une idée d'économie
stationnaire à terme172, ne permet pas de réconcilier même
partiellement l'écologie et le monde de l'entreprise 173. En
effet, l'entreprise Moderne reste un élément central du
capitalisme et de la marche irrésistible du progrès ainsi que
de la déconnexion de l'Homme et de son environnement.
Cette entité est donc comprise par l'écologie plus comme
une cause de la crise environnementale voire sociétale
qu'une solution ou un agent de changement possible.
Plusieurs approches ont été ainsi proposées jusqu’à présent
pour traiter de la question de l'entreprise au niveau de
l'écologie politique :
− ignorer peu ou prou cette entité ;
− ne l'aborder que par le « haut », comme un point
institué dans le monde économique et qu'il faudrait
174
A ce propos, par exemple, « la promotion de l'économie sociale
et solidaire ne doit pas s'inscrire dans la recherche d'une économie
de rattrapage et de réparation des effets d'une économie libérale »
(P. Houée (2001) Le Développement Local au défi de la
mondialisation, L'Harmattan). L'ESS n'est pas à concevoir comme
une simple alternative au modèle économique dominant où
seraient isolées de « bonnes entreprises ». « Il ne faut pas rêver
créer des entreprises-sociétés où le vivre-ensemble fonctionne
bien [...] L'entreprise ne peut pas être la société. » (Gérard
Desmedt (2012) L'entreprise réinventée, Editions de l'Atelier)
175
Disponible en ligne à l'adresse:
http://greenparty.org.uk/assets/files/resources/Manifesto_web_file.
pdf
176
« give priority to local firms and farms » (p. 40)
177
J. W. Stoelhorst (2008) Generalized Darwinism From the
Bottom Up: An Evolutionary View of Socio-Economic Behavior
and Organization. In W. Elsner & H. Hanappi (Eds.), Advances in
Evolutionary Institutional Economics: Evolutionary Mechanisms,
Non-Knowledge, and Strategy. Edward Elgar Publishers, 35-58
178
J. W. Stoelhorst (2005) Why Do Firms Exist? Towards an
Evolutionary Theory of the Firm, Wartensee Workshop on
*
Membres du Groupe de Réflexion sur l'Ecologie Politique et son
Institutionnalisaiton (GREPI)
170
M. J. Phillips (1992) Corporate moral personhood and three
conceptions of the corporation, Business Ethics Quarterly, 2, 435459
171
M. P. Koza & J.-C. Thoenig (2003) Rethinking the Firm:
Organizational Approaches, Organization Studies, 24, 1219–1229
172
A. Smith (1776) An Inquiry into the Nature and Causes of the
Wealth of Nations, W. Strahan & T. Cadell
173
Même si la notion d'économie stationnaire a été reprise comme
l’une des bases possibles de l'économie écologique (c.f. H. E. Daly
(1977) Steady-State Economics, W. H. Freeman et H.E Daly & J.
Farley (2003) Ecological Economics: Principles And Applications,
Island Press)
60
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
fois une possibilité de réorganiser, recomposer notre monde
pour nous permettre d'y survivre et d'y vivre, ainsi qu’un
élément essentiel de l'évolution humaine.
Dans cette perspective, l'entreprise dépasse son rôle d'agent
économique en étant intégrée dans les conditions
écologiques d'existence de l'humanité. L'entreprise en tant
que telle, de manière intime, et non uniquement par le biais
d'outils macro-économiques l'encadrant, doit donc être
pensée par l'écologie politique en tant que système politique
visant à une redéfinition culturelle et institutionnelle de
notre société. Pour cela, comme l'affirme S. B. Banerjee,
« a different ontology is needed to imagine a radically
different role for corporations to enable them to become
agents for positive social change »179, et notamment pour
constituer de véritables acteurs d'une société « politicoécologique ». Redéfinir ce qu'est l'entreprise dans cette
finalité nécessite de répondre à deux questions : qu'est-ce
que l'écologie politique ? Car il est impossible d'orienter
l'ontologie de l'entreprise sans connaître la direction voulue.
Et par quels moyens peut-on redéfinir l'entreprise dans son
intimité ?
of being human is tied up with our constructions of
« nature » »184.
En fait, partir de la recherche d'un centre moral pour
définir un système politique écologiste ne peut conduire
qu'à des impasses. D'un côté, l'anthropocentrisme peut
mener à une soutenabilité dite faible bien en-dessous des
exigences écologistes, et même l'incorporation de principes
déontologiques augmentant le niveau de soutenabilité 185
peut rester largement incompatible avec les attentes
« minimales » de l'écologie. Par exemple, dans cette
dernière vision, la pollution peut être pensée comme
« mauvaise » parce qu'elle viole les droits de sujets humains
innocents186. Maintenant « if we believe that pollution in the
future will not violate the rights of human beings, the
chances are that we will continue to pollute. »187
D'un autre côté, la réponse « centriste » à ce type de
dilemme revient à attribuer un statut moral à des entités
non-humaines. Cependant cette approche pose de grandes
difficultés dès lors que l’on s'intéresse à la place de
l'entreprise. Comme le soulignent en effet Gladwin et al. 188,
l'écocentrisme ne permet pas de résoudre les conflits
d'intérêts entre humains et non-humains et peut
éventuellement « completely paralyze pragmatic action
of any sort »189, à commencer par l'activité de l'entreprise.
L'écocentrisme n'offre d'ailleurs pas de solutions concernant
des problématiques sociétales telles que le chômage ou les
inégalités de revenus. De manière générale, cette approche
échoue à prendre en compte pleinement la complexité de
l'Humanité. Au final, l' « ecocentrism does not ensure
sustainable livelihoods »190 pour l'Homme191. En fait, même
les travaux sur l'entreprise écocentriste de P. Shrivastava 192
correspondent à une simple amélioration du paradigme
industriel contemporain et non à une intégration à sa pleine
mesure de l'écocentrisme193.
A une séparation de la réalité entre deux pôles absolus et
fictifs, peut s'opposer une redéfinition de la réalité à partir
de l'ontologie relationnelle194 : les relations deviennent
premières et conditionnent ce que sont les entités. Toute
chose devient un nœud hybride dans un réseau de relations
enchevêtrées où il devient impossible de dissocier ce qui
relève de manière pure de l’humain ou du non-humain, du
sujet ou de l’objet. Les non-humains (que ce soit une forêt
ou une entreprise) apparaissent ainsi comme des éléments
I.b Quelles ressources de l’écologie politique
peut-on mobiliser pour proposer une nouvelle approche
de l’entreprise ?
Un des points communs aux penseurs de l'écologie
politique peut être trouvé dans une critique radicale de la
pensée Moderne, qui rallie et relie des auteurs engagés dans
l'écologie (soit éthiquement soit politiquement) allant d'I.
Illich à B. Latour, de A. Naess à J. B. Callicott, en passant
par S. Moscovici ou S. Latouche. Là où la Modernité divise
le monde en un dualisme fondamental Objet/Sujet décliné à
l'envie (Corps/Esprit, Technique/Ethique, Fait/Valeur,
Ontologie Individualiste/Holiste, etc.) et linéarisant le
temps pour en faire une autoroute sur laquelle le pouvoir
des sujets progresserait sur le macadam des objets,
l'écologie politique proposerait quant à elle de (re-)penser la
complexité de nos attachements au monde et des « lively
and responsive explorations of whatever surprises people
and things have to offer us »180. Une différence centrale
entre l'approche majoritaire de l'écologie en France et celle
des pays anglo-saxons repose sur la recherche ou non d'un
centre moral181. Alors que l'écologie anglo-saxonne va
opposer anthropocentrisme et écocentrisme notamment,
l'approche française se focalise plutôt sur la relation entre
l'Humanité et son environnement. Tandis que les penseurs
écologistes anglo-saxons recherchent généralement une
sorte de conception substantielle a priori de la Nature et de
notre rapport à elle (retombant éventuellement dans le
dualisme Moderne qu'ils critiquent182), les penseurs français
« maintain that what « nature » is shifts in relation to
epistemological, social, and political-ethical changes »183.
Pour eux, la Nature est multiforme et « inextricably
confounded with humanity's projects and selfunderstandings. They are attentive to how the very meaning
184
Ibid.
H. R. Nilsen (2010) From Weak to Strong Sustainable
Development. An analysis of Norwegian economic policy tools in
mitigating climate change, Thèse, Bodø Graduate School of
Business (Norvège)
186
J. R. DesJardins (2006), Environmental ethics: an introduction
to environmental philosophy, Thomson Wadsworth
187
H. R. Nilsen (2010) Op. Cit.
188
T. N. Gladwin, J. J. Kennelly & T.-S. Krause (1995) Shifting
Paradigms for Sustainable Development: Implications for
Management Theory and Research, Academy of Management
Review, 20, 874–907
189
Ibid.
190
Ibid.
191
On pourra aussi consulter J. Barry (1999) Rethinking Green
Politics: Nature, Virtue and Progress, SAGE
192
P. Shrivastava (1995) Ecocentric management for a risk society,
Academy of Management Review, 20, 118-137
193
M. P. E. Cunha, A. Rego & J. Vieira da Cunha (2007)
Ecocentric Management: An Update, FEUNL Working Paper No.
516, Nova School of Business & Economics (Portugal)
194
B. D. Slife (2004) Taking Practice Seriously: Toward a
Relational Ontology, Journal of Theoretical and Philosophical
Psychology, 24, 157-178
185
Evolutionary Economics. University of St. Gallen (Switzerland))
179
S. B. Banerjee (2007) Corporate Social Responsibility – The
Good, the Bad and the Ugly -, Edward Elgar Publishing
180
A. Pickering (2009) Journal of Cultural Economy, 2, 197-212
181
K. H. Whiteside (2002) Divided Nature – French Contribution
to Political Ecology-, MIT Press
182
B. Norton (1992) Epistemology and Environmental Value,
Monist, 75, 208-226
183
K. H. Whiteside (2002) Op. Cit.
61
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
essentiels de la perspective ontologique relationnelle
puisque seules priment les relations : il n'est donc plus
question de différencier ontologiquement a priori un être
humain, une entreprise ou une forêt, ce sont les modalités
des relations tissées entre ces entités qui vont être
pertinentes. En outre, ces hybrides sont à comprendre dans
une dimension temporelle : « la communauté d’identité et
d’intérêts se reconstruit sans cesse »195 dans de tels réseaux.
Les entités apparaissent donc comme des processus dans
lesquels se stabilisent et se déstabilisent certaines relations :
ce qui va être au cœur de l’ontologie relationnelle, c’est le
trajet que suivent qualitativement et quantitativement
l’ensemble des relations concernées. Les choses cessent
ainsi d'être de simples objets pré-déterminés isolés les uns
des autres et que nous pourrions manipuler sans avoir à
penser la complexité des implications de nos actions :
toutes les entités, y compris humaines, sont reliées en
permanence avec d'autres et ces liaisons définissent et
redéfinissent de façon interactive et dynamique ce que sont
ces entités. Autrement dit, toute chose est progressivement
modelée par les ré-actions à ces interrelations constantes.
La question centrale devient donc : comment articuler et
comment sont articulées les entités entre elles ? Sachant que
le fait de les articuler d'une manière ou d'une autre va
nécessairement modifier ce qu'elles sont. D'un point de vue
politique, ce questionnement va notamment imposer de
réfléchir à comment représenter, choisir et faire co-exister
ces relations collectivement. L'écologie politique
consisterait donc en une (cosmo-)politique196 des
articulations multiples et de leur devenir ; son activité serait
orientée vers l'institution de processus de compositions d'un
monde commun, monde commun incluant notamment
l'entreprise. Cette approche de l'écologie politique, dont
l'intérêt et les enjeux ont été largement discutés dans la
littérature197 198 199, permet donc de re-questionner la notion
d'entreprise200 201 dans une perspective sociétale et
écologique202 : l'entreprise renoue avec sa dimension
écologique (dans le sens indiqué dans la partie II.a) dans
l'évolution de l'Humanité; elle (re-)« devient » une entité
relationnelle en lien avec les autres éléments composant
notre monde commun et apparaît comme un constituant à
part entière de la vie publique et politique ; dès lors, la
question des (dé-)stabilisations des différentes relations
qu'elle noue avec son environnement devient centrale, tout
autant que les dispositifs permettant d'appréhender et de
reconfigurer ses relations. C'est donc dans cette perspective
de co-construction entre l'entreprise et ce type d'écologie
politique que nous allons nous intéresser plus précisément à
ces dispositifs.
II. La comptabilité comme levier de transformation des
entreprises ?
II.a. Articuler les entreprises avec leur
environnement
Si l’on suit cette voie et que l’on s’efforce de sortir d’une
vision fonctionnaliste de l’entreprise, que l’on rouvre ainsi
des possibilités importantes de repenser les rôles qu’elle
peut prendre dans cet exercice de recomposition du monde
qu’appelle avec force la crise écologique, alors se pose la
question des changements concrets à opérer pour rendre
cette participation possible. Par où peut-on entrer au cœur
de l’entreprise et où peut-on y loger les apports théoriques
et pratiques de l’écologie politique ? En effet, il ne s’agit
pas uniquement de changer de perspective sur l’entreprise,
mais de proposer des transformations subtiles et
« minutieuses »203, précisément là où ces nouvelles
perspectives peuvent être accueillies, s’inscrire et produire
des effets réels.
Depuis les années 1980, les recherches se sont multipliées
sur l’instrumentation de gestion204 205 206. Celles-ci ont mis au
centre de leur analyse les outils de gestion pris dans leurs
dynamiques organisationnelles et sociales. Le dénominateur
commun de ces approches est de montrer que ceux-ci ne
sont pas neutres et qu’ils ne peuvent se réduire à des
modèles de rationalité instrumentale. A l’inverse, ils
doivent être compris comme « une technologie normative
invisible »207, qui constitue « un élément décisif de la
structuration des situations et de leur évolution [qui]
engendrent souvent mécaniquement des choix et des
comportements échappant aux prises des volontés des
hommes, parfois même à leur conscience » 208 créant ainsi
d’importantes dépendances au sentier mais restant
indispensables à l’action formalisée. Les instruments
portent en effet non seulement des normes et une certaine
idée de la performance, mais répartissent aussi des
ressources, et s’articulent avec des discours et des
représentations particulières de ce qu’est une bonne action
organisée, à laquelle ils donnent des prises. Les entreprises,
comme toutes les autres organisations, prennent corps
autour de tout un ensemble d’outils qui instituent des
routines sur lesquelles s’appuient les actions managériales
en interne209, et stabilisent la manière dont elles envisagent
leurs relations avec le reste du monde.
195
D. Kahane (2002) Délibération démocratique et ontologie
sociale, Philosophiques, 29, 251-286
196
I. Stengers (2007) La Proposition Cosmopolitique, in J. Lolive
& O. Soubeyran, L'émergence des cosmopolitiques, La
Découverte
197
B. Latour (1999) Politiques de la Nature, La Découverte
198
T. Forsyth (2002) Critical Political Ecology: The Politics of
Environmental Science, Routledge
199
R. Eckersley (2004) The Green State: Rethinking Democracy
and Sovereignty, MIT Press
200
Cette approche a été préalablement exploitée en sciences de
gestion notamment dans l'Actor-Network Theory. Le lecteur
intéressé pourra consulter par exemple J. Law & J. Hassard (Eds)
(1999) Actor network theory and after, Wiley
201
J. Ornaf & A. Rambaud (2012) From CSR to a genuine Political
CSR: Corporations and global governance rethought through a
reflexive, dialectical and dynamic model. 7e Colloque du Réseau
International de recherche sur les Organisations et le
Développement Durable (RIODD). Nantes
202
C. Berrier-Lucas & A. Rambaud (2013) Ontological approach of
corporate sustainability: Proposal for a shift. 29th European Group
for Organizational Studies (EGOS) Colloquium. Montréal
203
B. Latour (2007). L’avenir de la Terre impose un changement
des mentalités. Le Monde, 5 mai in A. Debourdeau (2013). Les
Grands Textes fondateurs de l’écologie, Flammarion
204
M. Berry (1983) Une Technologie Invisible? L’impact Des
Instruments De Gestion Sur L'évolution Des Systèmes Humains,
Centre De Recherche En Gestion De L’école Polytechnique
205
J.-C. Moisdon (1997) Du Mode D’existence Des Outils De
Gestion, Seli Arsla
206
E. Chiapello & P. Gilbert (2013) Sociologie Des Outils De
Gestion, La Découverte
207
M. Berry (1983) Op. Cit.
208
Ibid.
209
Comme le rappellent E. Chiapello et P. Gilbert (p34),
l’institution de routines organisationnelles a été mise en évidence
par la théorie comportementaliste de la firme (c.f. Richard M.
Cyert & J. G. March (1963) A Behavioral Theory of the Firm,
Blackwell Publishers)
62
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Les outils comptables occupent une place toute particulière
au sein des entreprises par l’articulation qu’ils permettent
entre une organisation et son environnement. La
comptabilité permet ainsi non seulement une
communication avec de nombreux acteurs210 211
(actionnaires, employés, Etat, ONG, etc…) mais elle évolue
et est organisée en fonction de principes et normes
socialement décidés212, plus ou moins liés à des contraintes
politiques, sociales, économiques, etc. La comptabilité
reflète donc en partie le système politique et culturel dans
lequel elle vit et est d’ailleurs « un d’étude central des
débuts de la sociologie »213. Ainsi, même si dès le début de
la période Moderne, celle-ci a joué un rôle important dans
l’établissement de la rationalité capitaliste214, la réflexion
comptable ne peut se réduire à la forme qu’elle a prise pour
structurer cette pensée. Il existe une grande variété de
techniques comptables, et selon que l’on utilise l’une ou
l’autre, ou que l’on choisisse des classifications et des
modes d’interprétation des résultats différents, ou que l’on
se dote de normes comptables européennes ou américaines,
c’est à dire en réalité que l’on change les conventions sur
lesquelles reposent la manière dont une firme tient et rend
des comptes, c’est toute la définition de la firme en action
dans son monde socio-économique que l’on transforme215.
On préfèrera donc ici une définition plus large de la
comptabilité comme « ensemble de systèmes d'information
subjectifs ayant pour objet la mesure de la valeur des
moyens et des résultats d'une entité »216.
Ainsi, lorsque nous pensons « comptabilité », nous avons
surtout en tête les développements comptables
correspondant au capitalisme libéral actuel, mais il existe
(et a existé) en réalité une variété de systèmes comptables
correspondant à des définitions historiquement et
politiquement situées des firmes marchandes, et à des
contextes institutionnels, sociaux et même religieux variés:
la comptabilité autogestionnaire Yougoslave217 est en effet
fort différente de la comptabilité indigène utilisée en
Thaïlande au 19e siècle, largement influencée par la
cosmologie Bouddhiste218. Loin de n’être que le simple
miroir passif de ces différents systèmes politicoéconomiques, et en premier lieu le notre, les systèmes
comptables et leur utilisation jouent un rôle important dans
leurs performations219 et leurs institutionnalisation. Les
systèmes comptables remplissent des fonctions de
quantification, classification et communication de
l’information220. Ils imposent des modes d’analyse et des
métriques spécifiques ; ils choisissent les entités dont
l’existence mérite d’être prise en compte et suivie dans le
temps ainsi que la manière dont elles doivent être
représentées, créant ainsi différentes sortes de visibilités et
d’invisibilités221 ; ils construisent des régimes de
responsabilités (qui doit être comptable de ses actes et
auprès de qui222) et organisent la communication et la
discussion autour de ces informations. En somme, ils sont
un phénomène organisationnel et institutionnel clé dont les
effets et évolutions doivent être étudiés dans leurs relations
avec le monde économique, politique et social plus large 223.
Plus encore, ils posent des questions fondamentalement
politiques : quelles places ont telle ou telle entité dans le
monde socio-économique ? Quelle visibilité leur donne-ton ? De leurs différentes actions, lesquelles comptent ou ne
comptent pas pour la composition du monde commun ?
Comment les comptabilités peuvent contribuer au
renouvellement du contrôle démocratique des citoyens sur
les entreprises ?224
II.b. La comptabilité renouvelée par l’écologie
politique
La comptabilité apparaît à cet égard comme une porte
d’entrée particulièrement pertinente pour mener une
réflexion sur les articulations à imaginer entre l’écologie
politique et l’entreprise, et ce de manière bidirectionnelle :
premièrement, quels types de transformations comptables
l’écologie politique et tous les êtres actuellement en défaut
de représentation dont elle se fait l’écho, appelle-t-elle au
niveau organisationnel? Réciproquement, comment la
comptabilité peut-elle contribuer à l’institutionnalisation
progressive d’économies satisfaisant aux principes clés de
l’écologie politique ? Une partie de la réponse peut être
trouvée dans les réflexions qui animent les approches
comptables dites socio-environnementales 225 développées
depuis le début des années 1990 (1970 pour les premières
expérimentations) et qui cherchent de diverses manières, à
rendre visibles des articulations de l’entreprise à son
environnement social et environnemental, offrant parfois
des prises pour l’action. J. Richard propose dans son
210
S. Schaltegger & R. Burritt (2000) Contemporary
Environmental Accounting, Greenleaf Publishing
211
H. Stolowy, M. J. Lebas, Y. Ding & G. Langlois (2010)
Comptabilité et Analyse Financière, De Boeck
212
La comptabilité est ainsi régie par des normes dont
l’élaboration en France est confiée actuellement à l’Autorité des
Normes Comptables. Sur ce sujet, le lecteur intéressé pourra
consulter C. Hoarau (2003) Place et rôle de la normalisation
comptable en France, Revue française de gestion, 147, 33-47
213
N. Berland & A. Pezet (2009) Quand la comptabilité colonise
l’économie et la société. In I. Huault, D. Golsorkhi & B. Leca
(Eds.), Les études critiques en management, Presses de
l'Université de Laval
214
B. G. Carruthers & W. N. Espeland (1991) Accounting for
Rationality: Double-Entry Bookkeeping and the Rhetoric of
Economic Rationality, The American Journal of Sociology, 97,
31–69
215
E. Chiapello (2008) La construction comptable de l’économie.
Observatoire du management alternatif, Cahier de recherche HEC
Paris
216
J. Richard, C. Collette, D. Bensadon & N. Jaudet (2011)
Comptabilité Financière, Dunod
217
Ibid.
218
N. Kuasirikun & P. Constable (2010) The Cosmology of
Accounting in Mid 19th-century Thailand, Accounting,
Organizations and Society, 35, 596–627
219
M. Ezzamel (2009) Order and Accounting as a Performative
Ritual: Evidence from Ancient Egypt, Accounting, Organizations
and Society, 34, 348–380
220
J.-G. Degos (2010) Introduction à la pratique de la comptabilité
fondamentale, E-theque
221
P. Miller & T. O’Leary (1987) Accounting and the Construction
of the Governable Person. Accounting, Auditing &
Accountability Journal, 12, 235–265
222
Notons que le terme accounting correspondant au mot
comptabilité en anglais est associé au terme accountability,
désignant la notion de responsabilité dans un sens plus fort que le
mot responsibility.
223
C. S. Chapman, D. J. Cooper & P. B. Miller (2009) Linking
Accounting, Organizations, and Institutions. In Accounting,
Organizations, and Institutions. Essays in Honour of Anthony
Hopwood, 1–29. Oxford Uni.
224
J. Brown (2009) Democracy, Sustainability and Dialogic
Accounting Technologies: Taking Pluralism Seriously, Critical
Perspectives on Accounting, 20, 313–342
225
Alternativement dénommées « comptabilités de développement
durable », « comptabilités vertes » ou « comptabilités
écologiques »
63
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
ouvrage une typologie des comptabilités environnementales
existantes, et distingue ainsi les comptabilités en coût
classique inspirées des théories néo-classiques et cherchant
à mesurer les dommages causées à l’environnement
(Genuine Savings, Triple Bottom Line, etc.) de celles
inspirées des théories écologiques plutôt centrées sur les
coûts de restauration ou de conservation du capital naturel
(programme IDEA, empreinte écologique, méthode
Comptabilité
Adaptée
au
Renouvellement
de
l’Environnement (CARE)226 systématisée par la Triple
Depreciation Line227). Il fait également la distinction entre
les comptabilités qui s’intéressent à l’impact de
l’organisation sur l’environnement, de celles mesurant
l’impact de l’environnement sur l’organisation. Ces
dernières sont communément appelées comptabilités de
gestion environnementales, et visent à rendre visible dans
les systèmes comptables conventionnels les coûts associés
ou causés par des actions environnementales (par exemple
sous la contrainte de normes)228.
Toutefois, ces développements ont été accompagnés de
nombreuses critiques portant sur l’incapacité de ces
innovations en pratique à changer les entreprises et leurs
représentations et actions sur l’environnement 229 ou encore
sur le danger d’appropriation et de réduction de la
complexité des problématiques écologiques et des entités
concernées à des langages et des catégories incapables d’en
rentre compte fidèlement, sans en affecter la richesse
intrinsèque230, et qui ne feraient in fine que maquiller
l’absence réelle de changement231. N’utilise-t-elle pas
l’unité monétaire comme métrique principale ? Les
obligations envers les entités socio-environnementales ne
sont-elles pas finalement qu’une obligation de préserver le
bien-être (la fonction d’utilité) de sujets humains ? Le
langage comptable en partie double ne reproduit-il pas par
exemple les dichotomies Objet/Sujet, Culture/Nature232 dont
l’écologie politique cherche à s’émanciper ?
C’est bien parce que le défi ne consiste pas seulement à
changer à la marge les outils et le langage existant pour
espérer produire des actions de nature corrective utiles à la
réduction des impacts des entreprises. Il n’est pas suffisant
d’étendre les conventions comptables actuelles à des
standards comptables « verts »233, sans s’efforcer de penser
jusqu’au bout les questions de nature politique qui se
trouvent derrière la comptabilité. Celles-ci invitent en effet
à imaginer et à redéfinir consubstantiellement, dans un
même mouvement l’entreprise, l’environnement socioéconomique et écologique dont elle participe à la
recomposition, et les comptabilités originales qui
permettraient de les articuler. De nouvelles comptabilités,
comprises comme dispositifs de ré-articulation des relations
entre l’entreprise et le monde partout où les arrangements
actuels sont devenus intenables pour ceux qui y sont tenus,
pourraient ainsi offrir un levier de poids pour engager une
transformation de fond de la notion d’entreprise et de son
rôle, et offrir des voies fructueuses de dialogue entre ceux
qui cherchent à penser l’écologie politique et ceux qui ne
sont plus satisfaits des modèles politico-économiques
dominant actuels. S’engager, partout où l’on peut, dans ce
travail d’imagination et de reconfigurations minutieuses de
nos équipements conceptuels et pratiques, n’est-ce pas aussi
une forme nouvelle d’engagement politique ?
226
J. Richard (2012) Comptabilité et Développement Durable,
Economica
227
A. Rambaud & J. Richard (2013) The Triple Depreciation Line
(TDL) against the Triple Bottom Line (TBL): Towards a genuine
integrated reporting. 8e Colloque du Réseau International de
recherche sur les Organisations et le Développement Durable
(RIODD) / 10 th International Conference of the European
Society for Ecological Economics (ESEE). Lille
228
C. Jasch (2003) The use of Environmental Management
Accounting (EMA) for identifying environmental costs, Journal of
Cleaner Production, 11, 667-676
229
J. Bebbington & R. Gray (2001) An Account of Sustainability:
Failure, Success and a Reconceptualization, Critical Perspectives
on Accounting, 12, 557–588
230
C. Cooper (1992) The Non and Nom of Accounting for ( M )
Other Nature, Accounting, Auditing & Accountability Journal, 5,
16–39
231
S. Hrasky (2012) Visual Disclosure Strategies Adopted by More
and Less Sustainability-driven Companies, Accounting Forum, 36,
154–165
232
J. Everett (2004) Exploring (false) Dualisms for Environmental
Accounting Praxis, Critical Perspectives on Accounting, 15
233
W. Kaghan (2004) Accounting Practices and Networks of
Accountancy: a Comment on ‘What Is Measured Counts’ by Kala
Saravanamuthu, Critical Perspectives on Accounting, 15, 325–329
64
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Ribeiro M. - Différentes écologies: Entreprise et leurs
alliances avec populations amazonienne
promouvoir des réseaux de relations où, selon les mots de
l'entreprise, «tout le monde gagne». Donc, l'idée plus
véhiculée dans cette perspective est que cette stratégie offre
des avantages importants à toutes les communautés
participants, en plus de contribuer à la préservation de
l'environnement.
Magda dos Santos Ribeiro234
Département d'anthropologie
Université de São Paulo
L'article vise à discuter plus en détail particulièrement cette
perspective qui a guidé les relations entre les entreprises et
les populations amazoniennes. Le but, donc, est approfondir
la discussion: si tout le monde, en large mesure, peut
gagner, on demande ce que chaque partie gagne et quelles
sont les conséquences et les effets de ce type de relation?
Introduction: Les affaires dans la Forêt
Cette communication propose de présenter et de discuter
les principales motivations qui conduisent les entreprises
nationales et transnationales, à rechercher des partenariats
avec les populations amazoniennes. La combinaison
d'autres cas ethnographiques rapportés par les
anthropologues avec mes données de terrain, nous
permettront d'observer certains des principaux dilemmes
posés par ce type de liaison. En effet, l'utilisation et
l'exposition de l'image des populations qui ont signé un
contrat avec les entreprises apparaît comme un important
sujet de discussion dans ce domaine. Par la suite, je
résumerai brièvement certains aspects de la relation entre le
entreprise de cosmétiques Brésilien Natura, situé a
Cajamar, São Paulo et les collecteurs de noix du Brésil
(castanheiros), qui habitent dans les environs de la Réserve
de Développement Durable de Iratapuru (RDS Iratapuru),
dans l'état d'Amapa, en Amazonie orientale. Le but de cet
article est de présenter certaines des controverses dans les
relations entre les peuples de la forêt 235 et des entreprises
privées et de réfléchir sur les différentes logiques de pensée
et d'action des populations amazoniennes et les
entrepreneurs dans le firmament des accords commerciaux.
Marché vert et Écologisme
Les problèmes soulevés par la crise de l'environnement ont
reconfiguré des stratégies d'affaires depuis la fin des années
80, quand la préoccupation de proposer des produits plus
respectueux de l'environnement s'est imposée de manière
plus catégorique. Dés lors, les entreprises ont commencé à
envisager à l'intérieur des partenariats avec des populations
amazoniennes la possibilité de mettre en place de nouvelles
stratégies qui incluent le changement des pratiques
commerciales et de création de nouveaux produits, avec
l'intention d'offrir des solutions aux problèmes soulevés par
l'environnementalisme. Dans ce contexte, différentes cadres
nationaux e internationaux cherchent sans cesse à
déterminer les paramètres de cette rencontre pour établir les
bases réglementaires pour les contrats commerciaux entre
des entreprises et les peuples de l'Amazonie236.
La logique du marché vert et la vente de produits portant
comme principe le respect de la nature accompagne un
mouvement beaucoup plus large. Le volume organisé par
Kay Milton237 propose d'examiner les liens entre l'écologie
et l'anthropologie et, surtout, comme la perspective
anthropologique peut comprendre l'idée de l'écologie
comme un engagement social qui a commencé à faire partie
des conventions occidentales dans les années 60. L'auteur
soutient que l'anthropologie doit faire partie des discussions
sur l'écologie, soit par le biais de participation directe dans
l'établissement de lignes directrices pour les causes
environnementales, soit pour fournir une analyse critique
qui vise à comprendre ce mouvement comme un
phénomène social. De cette façon, la rhétorique de
l'environnementaliste configure non seulement comme un
type de communication qui traite de l'environnement et de
leurs problèmes, mais se présente plutôt comme un
La société de cosmétiques Natura est la plus grande
industrie des cosmétiques du Brésil. Elle a commencé ses
activités en 1969 avec une petite magasin dans le centreville de São Paulo. Au milieu des années 2000, l'entreprise
a réalisé un grand changement dans sa stratégie
commerciale. Une de ses principales actions a concerné la
mise en place d'accords commerciaux avec les peuples
amazoniens afin d'obtenir directement de ces populations
les matières premières tirées directement de la biodiversité
brésilienne pour la création de ses nouveaux produits.
Déterminée à contribuer à la durabilité de l'environnement,
Natura pense que les contrats profitent aux populations
amazoniennes, car ils offriraient la possibilité d'augmenter
leurs revenus et de leur donner une visibilité mondiale.
L'entreprise s'appuie également sur le fait qu'il s'agit d'un
moyen de contribuer à la préservation de l'environnement
en aidant à maintenir les pratiques traditionnelles des
peuples de la forêt tout en utilisant la biodiversité
brésilienne pour créer des cosmétiques de qualité et sans
affecter l'environnement naturel. C'est aussi une façon
d'enrichir l'entreprise en associant leurs produits avec les
valeurs de l'écologie et de se différencier vis-à-vis de ses
concurrents. En s'engageant dans cette voie, la Natura met
l'accent sur ses capacités créatives et novatrices pour
236
Différents cadres réglementaires visent à établir les paramètres
de la relation entre les entreprises et les peuples traditionnels ou
indigènes, l'une des plus importantes a été la CDB - Convention
sur la diversité biologique, signée en 1992 - à la fois de
réglementer l'accès aux ressources génétiques et des connaissances
traditionnelles associées, et le partage des avantages découlant de
leur utilisation. Il convient d'ajouter que cela est également
configuré comme une question qui n'est pas abordée dans ce texte.
Pour une description ethnographique de CGEN - Conseil de
gestion de patrimoine génétique, la principale agence brésilienne
d'approbation de ces contrats, voir:: Soares, Diego. Conselho de
Gestão do Patrimônio genético: hibridismo, tradução e agência
compósita. In: Conhecimento e Cultura: Práticas de
Transformação no mundo indígena. Marcela Coelho de Souza e
Edilene Coffaci de Lima (orgs), Brasília: Capes (2010).
237
Milton, Kay. Environmentalism: the view from Anthropology,
ASA Monography 32, London: Routledge (1993)
234
Doctorante avec la soutenance de la FAPESP (Fundação de
Amparo à Pesquisa do Estado de São Paulo) dans le programme
d'études supérieures en Anthropologie Sociale (PPGAS-USP),
Université de São Paulo, Brésil.
235
Les peuples de la forêt est le nom utilisé par
Manuela Carneiro da Cunha et Mauro Almeida dans Enciclopédia
da Floresta: o Alto Juruá: práticas e conhecimentos das
populações, São Paulo: Cia. das Letras (2002) J'ai l'intention de
distinguer ces populations seulement quand il ya un besoin de les
nommer afin de décrire plus en détail.
65
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
processus dont la compréhension de l'environnement est
faite238.
pas être replantées et cultivées d'une manière contrôlée, il
serait difficile de le prendre à d'autres endroits dans le
monde - comme cela s'est produit avec le caoutchouc
(seringa)242 - donc, la noix apparaît comme un ingrédient
plutôt intéressant aux entreprises, soit en raison de ses
fonctions multiples organoleptique, soit en raison de sa
grande exploitabilité en termes d'image et de marketing.
La langage contemporain de l'écologisme pour penser le
monde de manière totalisante - à travers l'image d'un globe
- est réductrice car elle ne tient pas compte des autres
façons de vivre et de penser à l'environnement239. En
d'autres termes, ce que nous appelons global peut nous dire
quelque chose d'important sur la conception moderne de
l'environnement, qui, loin de faire des références à
l'environnement dans lequel nous habitons, se réfère à
l'environnement que nous nous représentons. En bref,
l'auteur suggère que l'idée de l'environnement global,
contrairement à la réintégration de l'humanité avec le
monde montre l'aboutissement d'un processus de
séparation. Bientôt, l'idée de penser le monde comme un
globe, contraste fortement avec l'idée de penser qu'il s'agit
d'un espace de vie.
De nombreuses critiques ont été dirigées sur l'accord entre
Body Shop et Kayapó, et même si c'était un cas controversé
et largement discuté dans les milieux académique 243, il
continue à être traité par les entreprises comme un exemple
classique de réussite. En conséquence, plusieurs autres
entreprises, en particulier dans l'industrie des cosmétiques,
se sont intéressées à la possibilité d'utiliser de matériaux
obtenus directement auprès des populations amazoniennes
et, plus particulièrement par les avantages produit de
l'exploitation de cette stratégie en termes de marketing et
d'image.
La façon dont l'environnementaliste pense et représente le
monde est important car il offre aux entreprises un modèle
du monde dans lequel ils doivent agir et intervenir. Cette
perception a guidé des stratégies d'affaires contemporaines
intéressées à offrir des produits écologiquement durables.
Autrement dit, la crise environnementale non seulement
lance un nouveau dilemme pour la culture de marché
néolibérale, mais, surtout, offre une vision du monde
particulière. C'est précisément sur cette vision des choses
que les entreprises peuvent penser un monde sans frontières
pour l'extension de leurs produits.
En 1993, un autre accord a été formalisé dans l'état brésilien
de l'Acre entre l'entreprise nord-américaine de cosmétiques
Aveda Corporation et la population indigène Yawanawa.
La compagnie a versé plus de cinquante mille dollars pour
la plantation du « rocou », plus tard acheté et utilisé comme
un colorant naturel dans leur maquillage. L'entreprise
Aveda a envisagé d'utiliser l'image de Yawanawa comme
retour évident aux investissements réalisé, sans consulter la
population indigène sur l'utilisation de ces images. La
population à son tour, a changé ses activités quotidiennes
pour prendre soin de la plantation, considérant qu'ils
seraient récompensés par cette tâche, en plus de
l'investissement initial qu'ils avaient reçu244.
Un monde sans frontières
Au début des années 1990 au Brésil, le Body Shop,
entreprise transnationale britannique du secteur des
cosmétiques, a été responsable du premier partenariat
consistant entre une population amazonienne et une
entreprise privée, engendrant un grand impact médiatique
de sa stratégie. La promotion élaborée par l'entreprise,
intitulé
Trade,
not
Aid240,
expose
l'idéologie
développementaliste qui a marqué l'activité dans cet
époque, en disant: «The Body Shop estime que le commerce
plutôt que l'aide, offre une solution positive à la situation
économique difficile dans le monde en développement.» 241.
L'entreprise a proclamé donc un idéal qui estime que les
pays sous-développés doivent travailler comme des
partenaires d'affaires des pays les plus développés sans
qu'ils ne reçoivent leur aide. Autrement dit, les pays
considérés comme pauvres ont besoin de subventions pour
se développer par eux-mêmes et non à l'aide désintéressée
qui les maintiennent dans une position d'infériorité.
242
Les graines de l'Amazonie ont été amenés par les Britanniques
en Malaisie, Ceylan et l'Afrique pour la production de caoutchouc
avec une plus grande efficacité et la productivité par rapport à son
exploitation en Amazonie.
243
Voir: Kaplan, Caren. A World without Boundaries: The Body
Shop's Trans/National Geographics. Social Text No. 43 (1995), pp.
45-66; Posey, Darrell. Intellectual Property Rights: And Just
Compensation for Indigenous Knowledge. Anthropology Today.
Vol. 6, No. 4 (Aug., 1990), pp. 13-16; Posey, Darrell. Traditional
knowledge conservation and “The Rain Forest Harvest” in
Sustentable harvest and market in rain Forest products. Mark
Plotkin and Lisa Famolare (orgs.). Conservation International,
(1992); Morsello, Carla. Company-Comunity non-timber Forest
product deals in the brasilian amazon: A review of opportunities
and problems. Forest Policy and Economics 8 pp.485-494, (2006);
Ribeiro, Fabio Augusto Nogueira. Sociedades Indígenas e o
Mercado de Produtos Florestais Não Madeireiros na Amazônia: o
caso dos Asuriní do Xingu. III Encontro da ANPPAS 23 a 26 de
maio de 2006, Brasília, Anais de Congresso, (2006); Ribeiro,
Fabio Augusto Nogueira. Etnodesenvolvimento e o mercado verde
na Amazônia indígena: Os Asuriní no Médio Xingu. (2009).
Dissertação (Mestrado em Ciência Ambiental) - Ciência
Ambiental, Universidade de São Paulo, São Paulo; Turner,
Terence. Neoliberal Ecopolitics and Indigenous Peoples: The
Kayapo, The “Rainforest Harvest,” and The Body Shop. Yale
E&ES Bulletin, (1998).
244
Waddington, May. Incorporação de uma nova atividade
comercial em uma comunidade indígena Yawanawá. In: Clay,
Jason; Anthony Anderson (orgs). Esverdeando a Amazônia:
Comunidades e empresas em busca de práticas para negócios
sustentáveis. IIEB: Instituto nacional de Educação do Brasil. Ed.
Peirópolis, (2002).
Body Shop a commencé sa relation avec une partie de la
population indigène Kayapó (Kayapó A'ukre) en 1990 par
des accords commerciaux prévoyant l'achat de l'huile de
noix du Brésil. Dans ce contexte, la noix du Brésil a attiré
l'attention en raison de son authenticité et originalité.
Contrairement à d'autres plantes, la noix du Brésil ne peut
238
Ibid, p. 08
Ingold, Tim. Globes and Sphers: the topology of
environmentalism. In: Milton, Kay (org.), Environmentalism, the
view from anthropology. Routledge (1993) p. 32.
240
En Français: commerce, pas l'aide
241
Clay, Jason. Os Kayapó e a Body Shop – Parceria de comércio
com ajuda. In: Clay, Jason; Anthony Anderson (orgs).
Esverdeando a Amazônia: Comunidades e empresas em busca de
práticas para negócios sustentáveis. IIEB: Instituto nacional de
Educação do Brasil. Ed. Peirópolis, (2002), p.34.
239
66
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Jason Clay 245, entrepreneur en faveur des relations entre
les entreprises et les peuples de la forêt, a été l'un des
personnages les plus connus et les plus emblématiques du
mouvement qui prend en charge ce type d'accord
commercial. Il a nommé ce mouvement
Rainforest
Harvest. Son approche, vivement critiqué par Turner 246 se
concentre sur un libéralisme de marché avec des activités
pour la défense de l'environnement et la survie des cultures
autochtones et des peuples de la forêt. Son principal
argument concerne la viabilité des écosystèmes forestiers
comme économiquement productive, en favorisant la
participation des habitants des forêts à la logique
productive. Clay soutient que c'est le seul moyen réaliste de
sauver ces populations d'une économie tirée par la
destruction, historiquement favorisée par des exploitants
forestiers. Ainsi, du point de vue de Clay, c'est aussi un
moyen de faire de l'écosystème d'une source de revenu qui
permettrait à ces gens la libération de l'aide venue de
l’État247.
communautés amazoniennes vivent, ainsi que les
entreprises, avec la perspective de « faire des affaires »,
ensuite parce qu'il ne pouvait pas être plus explicite en
attribuant à l'autre sa propre logique: ce sont précisément
les entreprises qui actuellement « rêve d'avoir un partenaire
en Amazonie pour les aider à développer leur activité ». Les
attentes des entreprises à obtenir de bons partenaires et les
attentes des peuples de la forêt à la recherche d'autres
sources de revenus ou avantages qui amélioreront leurs
conditions de vie, apparaissent en décalage.
Les entrepreneurs ont exprimé leur indignation en déclarant
que les « kayapó n'arrive pas à comprendre le sens d'un
prêt, ils ne réalisent pas qu'ils ont besoin d'investir de
l'argent afin de gagner plus d'argent, ils doivent apprendre
à travailler avec des systèmes de comptabilité »251. Dans la
logique du monde des entreprises, les contradictions
semblent évidentes: «comment peut-on faire des affaires
sans connaître le système de comptabilité». Les entreprises
se plaignent de « toute sorte de subventions et des
annulations de dettes qui ont été apportées à certains
indigènes, qui confondent les relations d'affaires avec les
relations personnelles et ne voient pas la différence entre
l'investissement et les dons. »252.
Le contexte dans lequel ce mouvement est basé est une
image générique d'un monde sans frontières 248. C'était l'une
des principales ambitions de Anita Roddick, fondatrice de
la société Body Shop. La femme d'affaires possède son désir
«d'aller aux petites villes du Mexique, du Guatemala et du
Népal et voir ce qu'ils ont sur le marche»249. L'idée d'un
monde sans frontières est exprimé dans l'articulation d'un
nouvel ordre économique. Pour les entrepreneurs inspirés
par la figure d'Anita Roddick, cela signifie la liberté
d'imaginer des connexions d'affaires partout sur la planète,
puis les zones de libre-échange sans médiateurs proliférer
en vertu de la prérogative du commerce équitable. Le
monde sans frontières est alors un monde complètement
accessible aux partenariats d'affaires, un monde où il
n'existe qu'une seule rationalité: la rationalité économique.
C'est à partir de cette logique de pensée et d'action que les
entreprises vont à la recherche de nouveaux partenaires.
D'autre part, les populations amazoniennes se sentent
généralement très motivées avec la possibilité d'établir des
accords commerciaux avec les grandes entreprises, ce qui
ne signifie pas que les attentes suscitées sont pleinement
satisfaites. Le paradoxe - entre les entreprises et les
populations amazoniennes - subsiste dans la recherche
d'exotisme attribuée aux populations amazoniennes,
confondus par des différences socioculturelles trop
marquées avec le monde des entreprises. Toutefois, les
entreprises se plaignent souvent de «manque de
professionnalisme» des peuples d'Amazonie. Il serait
vraiment intéressant pour les entreprises, si ces populations
se comportent comme véritables partenaires d'affaires,
partageant les mêmes valeurs de l'entreprise?
C'est pourquoi, les relations entre les entreprises et les
peuples de la forêt doivent être comprise comme un
arrangement complexe, dont la force est dans la capacité à
mettre en évidence différents ordres d'action et de pensée.
Les plus fréquents problèmes dans ces accords
commerciaux se retrouvent précisément dans la manière
dont l'un traite l'autre. Selon Clay « presque toutes les
communautés amazoniennes rêve d'avoir un partenaire
international pour les aider à financer une projet ». La
déclaration mettre en place l'endroit d'où les entrepreneurs
peuvent parler et penser250. D'abord, il suppose que les
Partenaires ou fournisseurs?
En avril 2006, les Kisêdjê (Suyá) ont été invités par la
compagnie
brésilienne
Grendene,
fabriquant
de
chaussures,pour participer à une campagne de publicité afin
de lancer sa nouvelle gamme de claquettes Ipanema. Les
Kisêdjê, à leur tour, devraient fournir les motifs graphiques,
peintures et accessoires pour être utilisés par la star
brésilienne Giselle Bündchen, protagoniste de la campagne.
Le contrat signé entre la population indigène et l'entreprise
prévoit la cession des motifs graphiques et la réalisation
d'un commercial par la top-modèle et par les indiens, à être
filmé dans le village indigène253.
245
Clay discute dans Esverdeando a Amazônia: Comunidades e
empresas em busca de práticas para negócios sustentáveis. IIEB:
Instituto nacional de Educação do Brasil. Ed. Peirópolis, (2002),
les relations entre les entreprises et les communautés, en plus, il
travaille comme consultant en affaires pour ce type de stratégies et
est vice-président du marketing chez WWF – World Wildlife Fund.
246
Voir Neoliberal Ecopolitics and Indigenous Peoples: The
Kayapo, The “Rainforest Harvest,” and The Body Shop. Yale
E&ES Bulletin, (1998) p. 113
247
Voir Clay (2002) Op.Cit.
248
Voir Kaplan (1995) Op.Cit.
249
Considérant par conséquent, que tout le monde a quelque
chose à vendre. Dans le livre, elle fait une sorte d'autobiographie
en insistant sur son comportement innovateur et audacieux dans le
monde des affaires. Le volume est devenu un classique pour les
entreprises: Roddick, Anita, Meu jeito de fazer negócios, (2002)
p.134.
250
Voir Clay (2002) p.34 Op.Cit
L'un des grands dilemmes rapporté par l'anthropologue
Coelho de Souza, est précisément la difficulté d'établir les
paramètres de l'accord entre deux logiques distinctes de
pensée qui conduisent à des différentes attentes.
251
Voir Clay (2002) p.41-42 Op.Cit
Ibid. p.44
253
Plusieurs autres aspects sont problématisé par l'anthropologue
Coelho de Souza, telles que les relations entre Kisêdjê et ses
voisins du Xingú, aussi la notion de propriété des dessins,
cependant, je ne discute que certains aspects de cette relation, pour
savoir plus, voir: Coelho de Souza, Marcela. A pintura esquecida
e o desenho roubado: contrato, troca e criatividade entre os
Kïsêdjê. Anais de Congresso, 27 RBA – Reunião Brasileira de
Antropologia, Belém (2010) p.02
252
67
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
L'entreprise est venue dans le village avec un scénario déjà
préparé qui comprenait l'utilisation d'accessoires indigènes
largement connu: bracelets, colliers, et coiffures de plumes
(cocar). Toutefois, l'espoir des indiens était autre: ils ont
compris qu'ils recevraient de l'argent pour leur capacité
unique à proposer, définir et prêter des accessoires.
L'exigence de l'entreprise configuré par les Kisêdjê un
problème, car ils ne pensent pas qu'il c'était approprié que
le star utilise les accessoires prises comme masculin,
souvent plus beau que les des femmes. De nombreuses
discussions et réunions ont eu lieu jusqu'à ce qu'ils
parviennent à un consensus sur les accessoires qui devraient
être utilisés dans la publicité. Le point le plus critique de cet
accord a eu lieu une année après le premier contact. La
Grendene reproduit (avec quelques modifications
mineures), les motifs indigènes en sandales Ipanema sans
l'autorisation de Kisêdjê et sans effectuer un nouveau
contrat, en réutilisant les motifs graphiques. Cet acte a été
considéré comme une rupture de contrat du point de vue de
Kisêdjê, qui en ont exigé une « compensation ».
années 90, à un projet de recherche impliquant une
anthropologue, un chercheur spécialisé sur l'extraction des
huiles de plantes et le CPI (Centre de Recherche Indigène Centro de Pesquisa Indígena en portugais).
La controverse a commencé en 1996, lorsque
l'anthropologue et le chercheur se sont réunis pour la
fondation d'une société appelée Tawaya. La société a été
créée pour la production des savons en utilisant des huiles
et des graisses à partir de produits d'extraction de la région,
visant à la viabilité commerciale de certains des résultats
obtenus au cours des travaux des chercheurs. Ainsi,
l'entreprise se présente sur le marché comme « spécialisée
dans la fabrication de produits cosmétiques naturels à base
de l'extraction des fruits de l'Amazonie et pionnier dans la
fabrication de savons murmuru de la forêt » 258. Cependant,
le murmuru (Astrocaryum Murumuru) a déjà été examiné
par le Ashaninka comme une plante avec des propriétés
émollientes, la cicatrisation et de nombreuses autres
fonctionnalités qui permettent des utilisations les plus
diverses. Le murmuru était également la cible de la
recherche et, surtout, de connaissances des chercheurs dans
la période où ils habitaient le village Ashaninka.
Cet exemple met en évidence une posture récurrente
adoptée par les entreprises, à savoir de représenter sa propre
imagination dans les stratégies de marketing avec les
peuples amazoniens. En d'autres termes, quand une
entreprise va à la recherche d'une population amazonienne
pour leur proposer un accord, elle a déjà produit une sorte
de relation abstraite, elle a pour point de départ un
imaginaire qui oriente la manière dont ces accords doivent
être menés. Contrairement aux populations amazoniennes,
qui formulent leurs attentes dans les termes établis et
combinés.
Le thème le plus visible autour de cette controverse est le
différend relatif à la répartition des avantages découlant du
processus de commercialisation de savon murmuru. Même
si les Indiens n'ont pas investi le capital financier les
Ashaninka comprennent qu'ils ont investi leurs
connaissances, ce qui est essentiel pour permettre la
production et la commercialisation de savon murmuru. De
ce point de vue, ils considèrent que l'entreprise Tawaya est
fruit de tous les chercheurs et le travail Ashaninka et
veulent donc être considérés comme des partenaires à part
entière, avec la participation aux résultats économiques de
la politique de l'entreprise et ils refusent d'être traités
comme de simples fournisseurs de matières premières 259.
Le Kisêdjê voudraient utiliser l'argent reçu par la
compagnie pour acheter une grande voiture, toutefois,
l'entreprise a établi dans le contrat que l'argent devrait être
utilisé pour les « projets de développement communautaire
avec des garanties de durabilité »254. Une telle exigence est
récurrent de la part des entreprises. Craignant que les
ressources transférées par celle-ci soient mal utilisées –
comme des chats de boissons alcoolisées, des cigarettes,
des biens de consommation, des voitures, des moteurs de
bateau, etc. Les entreprises finissent par imposer
l'utilisation des montants d'argent, qui sont souvent en
contradiction avec les besoins réels des groupes.
Ainsi, contrairement aux populations amazoniennes qui
envisagent dans ces accords la possibilité d'un réel
changement dans leur mode de vie ou à résoudre des
problèmes pratiques concernant
leurs demandes
quotidiennes, les entreprises voient de nouvelles stratégies
de marketing et de création de nouveaux produits pour le
marché vert, où les peuples de la forêt, qui ne veulent pas
être des fournisseurs de matières premières, mais souhaitent
devenir une source inépuisable d'inspiration et de création
symbolique.
Les Kayapó A'Ukre, par exemple, à propos du contrat avec
The Body Shop, voulait construire une route qui faciliterait
le transport au centre ville, en utilisent l'argent reçu de la
vente de l'huile de noix du Brésil. L'entreprise s'est
positionné contre, affirmant que les Indiens pourraient
causer la perte de leur culture causée par l'accès facilité à la
vie urbaine255. Pour les Yawanawa la situation était aussi
critique, comme Aveda a financé la plantation de rocou,
l'entreprise a refusé de payer le travail effectué sur la
plantation et l'entretien de leurs jardins.256
Le cas emblématique de The Body Shop a été la source
d'inspiration de nombreuses autres entreprises. Les Kayapó
se sont à leur tour impliqués dans une scène contemporaine
où ils acceptent de jouer à l'intérieur du scénario : écologie,
marché et peuples de l'Amazonie, une formule qui a été
répété par d'autres organisations dans la recherche de
marketing commercial efficace pour les produits des forêts
tropicales du Brésil et connecté à la fois à ses habitants
indigènes et à la protection de l'environnement. Terence
Turner260 a examiné en détail les impasses de cette relation
d'affaires. Sa critique la plus dure, cependant, est
concernent les problèmes d'utilisation de l'image et des
Un autre cas controversé a impliqué trois entreprises
brésiliennes du secteur cosmétique et la population indigène
Ashaninka. La question plus évidente concerne l'utilisation
- surtout comment gagner – les savoirs des populations
amazoniennes257. Les Ashaninka ont participé dans les
Conhecimento e Cultura: práticas de transformação no mundo
indígena. Marcela Coelho de Souza; Edilene Coffaci de Lima,
CAPES, 2010 p.63-93.
258
Ibid. p.71
259
Ibid. p.72
260
Turner (1998) Op.Cit.
254
Voir: Coelho de Souza, Marcela (2010) p. 20 Op. Cit.
255
Voir: Clay (2002) p.44 Op.Cit.
256
Voir: Waddington (2002) p.193 Op.Cit.
257
Voir: Pimenta, José. O sabonete da Discórdia: Uma
controvérsia sobre conhecimentos tradicionais indígenas. In:
68
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
gains réalisés par The Body Shop en raison de la «publicité
gratuite« que sa stratégie a générée. Bien que l'entreprise ait
payé une valeur de marché supérieure de l'huile de noix
extraite et les bracelets faits par les Kayapó qui ont été
revendu dans les magasins au monde entier, The Body
Shop n'a pas à payer les partenaires amazoniens pour ce qui
a été sans aucun doute le plus grand bénéfice de
l'entreprise: le retentissement médiatique de sa stratégie
innovatrice dans l'Amazonie et toute la retombée
symbolique en termes de prestige et d'image que l'entreprise
a gagné sur le marché.
heures, les résidents peuvent conserver le poisson, la viande
et les boissons réfrigérer. C'est aussi durant cette période
que les habitants se rassemblent pour regarder la télévision.
Les exemples ethnographiques présentées visent à informer
les différentes logiques à partir desquelles les entreprises
interagissent avec les populations amazoniennes. Dans ce
sens, on observe que les comportements des entreprises
sont conforment à une logique du développement durable et
des problèmes environnementaux. Ainsi, les intentions de
participer au marche vert, appuyées par le nouvel ordre
économique du capitalisme, font que les entreprises
cherchent de nouvelles solutions dans lesquelles les
relations avec les populations amazoniennes sont une réelle
possibilité d'associer l'image associée à la protection de la
nature.
En d'autres termes, la mise en place d'un accord commercial
avec les peuples de l'Amazonie permet aux entreprises, leur
entrée dans le monde de la durabilité sur le thème de
l'environnement. L'exploration de l'image de ces
populations n'est pas seulement nécessaire, mais elle est
devenue obligatoire. La connexion de l'entreprise avec
l'image de l'écologie, à travers des relations commerciales
avec les peuples de la forêt, apparaît comme un avantage
majeur pour les entreprises. La source d'inspiration
symbolique devient alors inépuisable et se déroule à
l'intérieur de nouvelles stratégies. Dans la section suivante,
je
propose de discuter certains aspects concernant
l'utilisation de l'image et de son effet sur l'observation de la
relation entre les castanheiros d'Iratapuru et l'entreprise
Natura.
En regardent la publicité à la télévision, les collecteurs de
noix observent leurs propres images et non celles de lieux
éloignés ou des habituels biens de consommation. Ils sont
particulièrement attentifs à la publicité de l'entreprise
Natura et s'expriment dans une humeur euphorique et
facétieuse à son sujet. La lumière et la fumée blanches
jaillissent de l'intérieur vert foncé de la forêt. Au loin, on
entend les tambours tonitruants, les bruits et les
grognements d'animaux qui se cachent. L'arbre de la noix
du Brésil s'impose dans le paysage, le feuillage est dense,
on observe du haut du ciel son majestueux tronc. La terra
preta d'amazonie, bordée de noix et ouriços, abrite
également les castanheiros - les résidents de la
communauté São Francisco do Iratapuru - se transforment
quelques secondes en «artistes de la télévision,« comme ils
se définissent eux-même. Dans la scène suivante, les mains
des femmes frottent les noix, ce qui forme un lait blanc
crémeux et somptueux et le narrateur annonce: «La forêt
détient ses secrets. Les secrets que la Natura Ekos apporte
pour les cheveux avec le valeur nutritive des noix, pour
créer une nouvelle gamme de produits pour le corps qui
apporte des avantages précieux (...)»263
Paiement partiel, rentabilité totale
La Village São Francisco do Iratapuru est situe sur la
frontière de les États de l'Amapá et du Pará, dans
l'Amazonie orientale brésilienne. Ses habitants n'ont pas
accès à l'électricité. La petite communauté, en raison de
l'isolement et les conditions géographiques, ils ne sont pas
encore obtenu l'installation de câblage électrique qui’ils
demande depuis des années261. Pour l'instant, le
gouvernement de l'État et de la municipalité à fournir à la
communauté une quantité limitée de huile, qui permet
l'accès à l'électricité à travers le fonctionnement d'un
générateur pour quelques heures dans la soirée 262. En ces
261
Il est à noter qu'une centrale hydroélectrique a été construite
près du village Iratapuru. Le hydroélectrique de Santo Antônio da
Cachoeira, cependant, n'est pas destiné à fournir de l'électricité
aux résidents, qui deviennent l'objet de d'indignation de la part de
la communauté. La possibilité d'offrir l'énergie était en cours de
négociation au cours des travaux menés en Décembre 2011, la
question a été discutée lors d'une réunion entre les techniciens de
l'IBAMA, les ingénieurs d'usine et les résidents de la
communauté.
262
L'huile fournie par le gouvernement de l'Etat est également
utilisé pour assurer le bon fonctionnement de la coopérative
(COMARU), dont l'activité principale est l'extraction de l'huile de
noix pour vendre a Natura. Certains résidents ne sont pas d'accord
Cependant,
tous les castanheiros ne sont pas les
protagonistes de ses belles images qui font référence à un
ensemble romantique de la vie a la forêt et au travail de
collecte de la noix. Si dans certains endroits, le
avec cette utilisation, en faisant valoir que l'huile doit être utilisé
uniquement pour lês besoins de la communauté, et, pour les
bénéficier de plus d'heures d'énergie chaque jour.
263
Selon propagande commerciale de l'entreprise Natura pour la
divulgation des produits cosmétique Ekos.
69
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
castanheiros «célèbres« se sentent fiers de voir leur image à
l'écran, diffusée partout au Brésil, chez d'autres ces images
sont soumises à l'inconfort et à l'embarras. Une des familles
qui vit dans la communauté depuis plusieurs années,
évoque le fait que la réalité à Iratapuru est nettement
différente de ce qui apparaît à la télévision. Trois de leurs
enfants sont malades et sa famille dépend des programmes
d'aides du gouvernement fédéral (bolsa família) et ils ne
peuvent pas vivre avec le revenu insuffisant de la collecte
des noix, qui a concerné uniquement deux mois de l'année
2011. La famille travaille avec d'autres castanheiros pour
huit euros par jour. Ils ont aussi la possibilité de travailler
dans l'usine de la coopérative, où dans ce cas ils reçoivent 1
euro pour chaque kilo de noix du brésil retiré de l'écorce264.
partir de ces nouvelles lignes directrices, la Natura s'efforce
de créer des nouvelles produits et de fournir aux
consommateurs des cosmétiques naturels obtenus selon des
principes écologiques et responsables. Avec cet objectif elle
a lancé en 2000 une nouvelle ligne de cosmétiques appelée
Ekos, sur la base de ce que l'entreprise appelle la
technologie verte. La ligne de produits Ekos représente un
changement important pour la Natura. Son principe de base
est l'utilisation de matières premières brésiliennes, achetées
dans le cadre de «développement durable», un concept qui
offre de nombreuses ambiguïtés mais considéré comme l'un
de ses principaux objectifs.268.
Le lancement de Ekos permet la première rencontre de la
Natura avec une population amazonienne – les
castanheiros d'Iratapuru. Actuellement, l'entreprise a
conclu des accords avec 25 autres communautés dans
différentes régions du Brésil, en vertu de l'argument selon
lequel « Natura Ekos soutient le développement social, le
renforcement de l'économie, l'inclusion sociale et la
durabilité environnementale de toutes les communautés
concernées , la construction d'une réseau dans lequel tout
le monde gagne » 269. Tout le monde gagne, du point de vue
de l'entreprise, donc c'est précisément elle qui détient la
possibilité de tenir compte de ces gains et les rendre publics
- son groupe d'investisseurs , les consommateurs et le grand
public. Pour les castanheiros, tous ne reçoivent pas de la
même façon leurs salaires. L'organisation actuelle de la
coopérative COMARU 270 - coopérative mixte de
producteurs et de extraction de noix du Brésil de la fleuve
Iratapuru – qui aujourd'hui, ne vend que par l'entreprise
Natura, ne soutient pas toutes les familles de la
communauté, et beaucoup d'entre eux préfèrent encore
vendre leurs noix à des intermédiaires, en partie grâce à une
La relation entre l'entreprise Natura et les castanheiros
d'Iratapuru, maintenue au cours des 10 dernières années, a
connu plusieurs transformations et changements. Les
résidents sont conscients de la relation avec l'entreprise audelà de la formalité institutionnelle. Bien que tous ne font
pas partie de la coopérative beaucoup de familles sont
impliqués dans la fourniture de l'huile pour la entreprise de
cosmétiques. Les résidents de la communauté ont garanti le
droit de demeurer sur le territoire de la réserve en 1997.
Depuis, ils ont la possibilité de maintenir leur mode de vie
dans les milieux forestiers265, la préservation de ses
pratiques de collecte et de commercialisation de la noix du
Brésil.
Durant les années 90, la Natura a pour but d'améliorer leur
entreprise et son expansion au Brésil, a procédé à une
profonde restructuration, dont l'objectif principal était de
développer des formules qui contiennent des ingrédients
naturels. L'ECO 92266 a été essentiel dont la préoccupation
avec la nature être établis plus intensément dans les
stratégies de l'entreprise: «Ce point de vue a imprégné la
Natura, Il existait en tant que principe, comme la croyance,
mais ce n'est que cette fois que ces questions ont commencé
à matérialiser en termes de développement durable«267. A
268
Plusieurs études montrent comment obscure, ambiguë et
contradictoire est la notion de «développement durable», un
concept qui est apparu fortement en 1987 lors d'une réunion de la
Commission mondiale sur l'environnement et le développement
(CMED), également connu sous le nom de Commission
Brundtland, est la définition proposée qui guide plusieurs
entreprises y compris Natura. Pour un point de vue critique de
cette notion voir: Smyth, Luke. Anthropological Critiques of
sustainable development. Cross-Section V. VII, (2001); Redclift,
Michaell. Sustainable Development and the market: a framework
for analysis. Futures, 1998; Le Tourneau, François-Michel;
Greissing, Anna. A quest for sustainability: Brazil nut gatherers of
São Francisco do Iratapuru and the Natura Corporation. The
Geographical Journal 176, 4, pp.334-349, (2010); Le Tourneau,
François-Michel; Kohler, Florent. Meu coração não mudou.
Desenvolvimento sustentável pragmatismo e estratégia em
contexto amazônico tradicional. Revista Ambiente & Sociedade,
Campinas v. XIV, n. 2 p. 179 -199 jul.-dez. (2011); Kattel,
Shambhu Prasad. Sustainability or sustainable development: na
anthropological perspective. Occasional papers in Sociology and
Anthropology, V. 9, pp.258-277, (2005)
269
Voir: http://www.naturaekos.com.br/rede-ekos/conheca-nossascomunidades-fornecedoras/
270
Pour une approche géographique et anthropologique sur la
création de la Réserve et de la Coopérative (COMARU) voir:
Greissing, Anna. L’enjeu de La Biodiversité: l’exemple de
l’entreprise brésilienne Natura em Amazonie. In: François Bost et
Sylvie Daviet (org). Entreprise et Environnement, quels enjeux
pour le development durable?. Press Universitaire de Paris Oest,
(2011) et aussi Le Tourneau, François-Michel; Greissing, Anna;
Kohler, Florent; Picanço, José Reinaldo Alves. Iratapuru et la noix
du Brésil : une expérience de durabilité en Amazonie brésilienne.
Cybergeo – Revue Européenne de Geographie, (2008).
264
Posséder une castanhal c'est avoir le droit d'explorer une zone
spécifique définie par les castanheiros. En dépit d'être une règle
«informel» est rigoureusement suivie par les familles. Le
processus de délimitation des espaces de collecte de noix du brésil
par la communauté est complexe et ne sera pas l'objet d'une
description dans ce texte.
265
La période de collecte est longue (compris entre 1 et 3 mois) et
loin de la communauté. Il est maintenu dans la forêt amazonienne
dans des espaces appelés colocações florestais. Ainsi, chaque
membre de la famille est consacré à des tâches spécifiques: la
chasse, la pêche, la préparation des aliments, la fabrication de
paniers, etc. Cette dynamique crée un processus d'apprentissage et
de transfert des connaissances et des pratiques aux membres de la
famille plus jeunes. Pour une discussion centrée sur le système de
colocações dans la forêt amazonienne voir: Almeida, Mauro
William Barbosa. As Colocações: Forma social, sistema
tecnológico, unidade de recursos naturais. Dossiê – Amazônia:
Sociedade e Natureza. Revista mediações, Londrina, V.17, n1,
p.121-152, Jan/Jun, (2012).
266
La Conférence des Nations Unies sur l'environnement et le
développement (CNUED) également connu comme ECO-92. A eu
lieu du 3 au 14 Juin de 1992 à Rio de Janeiro et a rencontré des
centaines chefs d'Etat qui étaient à la recherche de moyens pour
concilier le développement socio-économique avec la
conservation et la protection de l'environnement. Cette conférence
a été en grande partie responsable de la mise en place de la notion
de développement durable.
267
Selon le directeur de Natura, responsable des relations avec les
communautés traditionnelles, dans une conférence tenue le 4
Septembre 2011, à Porto Alegre, Brésil.
70
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
meilleure prix de vente271, en raison de désaccords ou de
conflits entre les membres de la communauté.
référence à la collectivité et jamais à l'individu. En d'autres
termes, il paie pour l'utilisation individuelle de l'image d'un
castanheiro, mais l'entreprise se sert de la représentation
collective, c'est à dire de tout un ensemble de familles
vivant dans la même région et qui est également engagée
dans la collecte de noix.
Les castanheiros reçoivent leurs payements de différentes
manières par les accords commerciaux qu'ils ont avec
Natura: a) en raison de l'achat de l'huile de noix du Brésil
négocié dans le contrat avec le coopérative COMARU, b)
sous la forme de la restitution pour l'utilisation / accès aux
connaissances traditionnelles (pratiques traditionnelles de
cueillette de noix) et c) en raison de la cession des droits à
leurs images. Chacun de ces accords contient sa propre
complexité et le paiement est négocié et effectué
différemment272. Dans cette rubrique, je propose une
réflexion sur le mode par rapport à l'utilisation, la propriété
et les paiements effectués au titre de droits d'utilisation de
l'image de certains membres de la communauté, il est avant
tout, le droit à la représentation des castanheiros a partir du
paiement de droits individuels pour l'utilisation de leurs
images. En outre, il est possible de penser les gains
provenant de l'utilisation de ces images par l'entreprise en
termes d'augmentation de leur valeur sur le marché des
cosmétiques.
Bien que cette action puisse être comprise comme un
moyen intéressant de générer des revenus pour les
collecteurs, et aider à la diffusion de l'entreprise des
cosmétiques, à l'échelle microscopique, même si les deux
parties semblent satisfaits avec des accords relatifs à
l'utilisation de l'image, cependant, d'élargir la échelle, nous
pouvons nous demander quels sont les effets et les
conséquences de l'utilisation et de l'appropriation en termes
de gains, à la fois pour l'entreprise et pour certains membres
de la communauté. Les castanheiros élus représentent
finalement l'ensemble du groupe et de l'activité collective
dans le territoire qu'ils habitent. Les « élus » se montrent au
lieux d'autres. Ils représentent la totalité d'une pratique
collective (la collecte de noix) et d'un espace partagé
collectivement (RDS - Réserve de Développement Durable
Iratapuru).
C'est bien de noter que les termes de ces accords, bien que
négociés entre les deux parties, sont formulés à partir de la
logique Euro-américain de contrats et de droits. Autrement
dit, les contrats sont rédigés par des avocats de l'entreprise,
les paiements sont effectués à partir des éléments de
l'organisation en termes d'entités juridiques (institutions,
coopératives, associations) et le fonctionnement de tous les
accords repose sur la rubrique de le modèle occidental de la
propriété. Au début, ces accords nous font voir ce qui
pourrait être considéré comme les plus grandes asymétries
de ce genre de relation. La rationalité de ces accords sont
nécessairement la rationalité des affaires économique.
La circulation des images peut être considérée comme le
plus important attrait commercial et de marketing pour les
entreprises. Dans les images qui circulent, ils vendent la
nature sous forme de produits de beauté, où l'image des
peuples de la forêt, ainsi que les matières premières qu'ils
offrent, est devenu indispensable. Bien que leurs revenus
soient comptabilisés en termes d'augmentation des ventes,
nous devons attirer l'attention sur la grande avantage pour
les entreprises: leur marque et leur image au marché. La
marque Natura, évaluée à plus de 7 millions de dollars en
2011274, a construit son prestige, sa stabilité et sa
reconnaissance nationale et internationale grâce à cet
ensemble complexe de stratégies démarrage. Pour qu'elle
soit autant distinguée la relation avec les populations
amazoniennes apparaît comme un élément essentiel.
Dans la célèbre fable de Mandeville273, ce sont les intérêts
individuels qui agissent de manière non intentionnelle pour
la promotion du bien-être collectif ou l'intérêt public. Dans
la relation entre l'entreprise Natura et la population
d'Iratapuru, c'est exactement le contraire qu'il se produit.
L'attribution des contrats d'utilisation de l'image et le
paiement attribué à la personne qui offre son portrait peut
être considérée comme l'une des grandes asymétries
d'accords impliquant l'utilisation d'images entre les
entreprises et les populations d'Amazonie. Le paiement se
fait par l'attribution individuelle de droits, versé directement
à celui qui donne son image à l'entreprise. La difficulté est
liée précisément au fait que ce type de représentation fait
Cette discussion ne dévoile qu'une infime partie d'un
problème plus complexe. L'entreprise vend – et gagne - un
idéal qu'elle construit et dans lequel la représentation
imaginaire des populations vivant dans la région de la forêt
amazonienne apparaît comme essentiel. Cela nous amène à
un problème anthropologique déjà connu: l'exploitation de
l'image et le droit de représentation des peuples
autochtones. Infligées par les contradictions ou
radicalement représenté comme plus faible dans un passé
pas si lointain, maintenant ces peuple sont présentés comme
les «gardiens de la forêt» au service d'une économie de
marché axée par la logique environnementale. La primauté
de l'un, face a l'autre, est identique, en dépit de nombreux
efforts pour garantir les droits et la dignité de ces
personnes, leur marchandisation matériel et symbolique
continue de recevoir de nouveaux avatars.
271
En 2011, par exemple, la Coopérative a payé par hectolitre de
noix du Brésil (environ 45 kilos) de la valeur de 75,00 reais, alors
que dans les intermédiaires ou marché de Laranjal do Jari, un
castanheiro pourrait atteindre jusqu'à 160,00 reais par la même
quantité.
272
Juste pour donner un bref aperçu de cette dynamique, le
paiement pour l'achat de l'huile de noix, par exemple, se fait par
BASF. Dans le cas d'un paiement pour l'accès aux connaissances
traditionnelles, le dépôt est effectué à la communauté Iratapuru
traves de l'association et aussi au fonds Natura Iratapuru (gérée et
contrôlée par Natura).
273
Publié en 1723, la Fable des abeilles de Bernard Mandeville,
argumente que les intérêts individuels peuvent spontanément
générer des bénéfices publics. Cette idée a été très influente dans
la naissance de l'économie. Adam Smith, a trouvé comme un
élément explicatif de l'idée qu'une «main invisible» donnerait un
ordre naturel des relations impersonnelles du marché. Cette
formulation peut être considérée comme fortement influencé par
les propositions précédentes de Mandeville.
Alcida Rita Ramos est sévère en analysent les peuples
d'Amazonie et les intérêts des marchés axés sur la logique
de la durabilité de l'environnement 275. Comme nous l'avons
274
Évaluation annuelle par l'entreprise Interbrand et publié dans
www.rankingmarcas.com.br. Natura a été considérée comme la
sixième marque la plus importante au Brésil.
275
Voir: Ramos, Alcida Rita. The commodification of the Indian.
In: Human Impacts on Amazonia: the role of tradicional
Ecological Knowledge in Conservation and Development. Daniel
Addison Posey and Michel J. Balick (orgs.) Columbia University
71
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
vu, la marchandisation de leur art, leur image (Indiens,
castanheiros etc.) et de leurs produits (noix, le rocou,
murmuru, etc.), finissent par servir un large éventail
d'intérêts de différents parti. Ainsi, ces populations
continuent d'être traitées comme des marchandises et elles
doivent se confronter à l'emprise élaborée par des
entrepreneurs, des scientifiques, des ingénieurs, des
environnementalistes. Les populations amazoniennes,
contraintes de justifier la défense de leurs terres et de la
sécurisation de leurs territoires, répondent malgré eux par
des manœuvres en marketing qui révèlent la fragilité de
leur statut.
difficultés, des malentendus et des frustrations. Si nous ne
pouvons pas nier que les deux parties gagnent quelque
chose en signant ces accords, nous ne pouvons ignorer
l'inégalité des gains obtenus pour les uns et les autres.
Ces discussions font partie d'un débat beaucoup plus
épineux et qui sont loin d'apparaître comme un consensus
dans la littérature anthropologique. Il s'agit de controverses
concernant le droit à la propriété intellectuelle et à la
commercialisation de «produits culturels». Bien qu'il
s'agisse d'une controverse au sein de la discipline, Il existe
un accommodement où les anthropologues semblent
d'accord: la sensibilité du travail anthropologique ainsi que
sa lutte acharnée pour les droits des personnes qui ont
toujours vécu en marge, ont conquis à la possibilité que ces
peuples conquis le minimum de dignité et de
reconnaissance. En ce sens, il est prévu que l'anthropologie
ne peut jamais abandonner la volonté de comprendre ces
rencontres complexes entre la rationalité occidentale et des
peuples qui préservent d'autres formes de vie et de pensée.
Conclusion: L'exotisme professionnel
Nous avons tenté de discuter dans ce texte les controverses
qui émergent dans les relations entre les entreprises et les
populations amazoniennes. Les attentes distinctes générées
par ces accords commerciaux et les différents paramètres à
partir desquels chaque partie gère l'autre, posent quelques
problèmes. Les exemples ethnographiques des autres
chercheurs, alliés à mes données de terrain, permettent
d'atteindre les problèmes les plus fréquents de ces accords
commerciaux. Les entreprises guidées par la rationalité
économique sont imperméables à l'altérité des autres modes
de pensée, contrôlant ainsi tous les aspects de la relation, en
particulier, l'utilisation des ressources financières allouées
aux peuples amazoniens. Ce fait explique l'embarras des
entreprises à traiter avec d'autres formes de vies et de
pensées. Paradoxalement, les entreprises se plaignent de
difficultés techniques et pratiques pour traiter
commercialement avec les peuples de la forêt. Les
différences, comprises et soulignées telles que les
différences culturelles, sont essentielles dans les stratégies
de diffusion des innovations par les entreprises. Le
paradoxe réside dans la difficulté qu'ils ont de traiter
l'exotisme qu'ils recherchent depuis le départ, avec le
professionnalisme exigé de leur statut d'entreprise.
Nous sommes confrontés aux autres dilemmes lorsque nous
réfléchissons sur les moyens d'utiliser les images et le droit
de représentations de ces populations. Les formes
d'organisation juridiques, peu préparées à faire face à des
relations qui impliquent les populations d'Amazonie, fait
accentuer les asymétries de ces accords pour permettre à
une entreprise de payer individuellement l'image des
personnes, mais, en retour, obtiennent l'ensemble du groupe
qui représenté. Par conséquent, bien que nous puissions
tenir compte des gains de l'entreprise en termes de ventes
de produits, il est difficile de compter leur gains en termes
de valeur de marque, prestige et réputation au marche, des
aspects très appréciés par les gens des affaires.
D'une part, les populations amazoniennes, en raison des
accords avec les entreprises, envisagent un moyen
d'améliorer leur vie et d'augmenter les ressources limitées
dont ils disposent. De l'autre, les entreprises recherchent
avec ces populations la possibilité de créer de nouvelles
formes d'activités et d'assurer leur participation dans les
marchés où elles opèrent, à travers ce type de stratégie elle
peut réussir à produire une image de l'entreprise
socialement et écologiquement responsable. En surface, on
voit des acteurs distincts qui se rencontrent et s'entendent
sur la mise en place de ces partenariats commerciaux, mais
au fond de ces relations il demeure un grand nombre de
Press, (2006).
72
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Hurand B. - Les déchets : une question d’intégration
Faisons d’abord l’état des lieux du traitement des déchets
municipaux dans l’UE27283. Le recyclage et le compostage
– internalisation – sont des pratiques de pays riches
(Allemagne et Autriche : 62%) ; plus un pays est pauvre,
plus les déchets municipaux sont mis en décharge (Serbie et
Bosnie : 100%). L’incinération elle aussi est corrélée à la
richesse du pays (Norvège : 57%). Mais le volume des
déchets entre également en compte : si la Bulgarie met en
décharge 94% de ses déchets et le Danemark 4%, le
premier pays n’en produit que 375 kg/hab. contre 718
kg/hab. pour le second. L’incinération est donc un choix
industriel coûteux pour résoudre un problème de gros
volume de déchets : c’est clairement une alternative à la
mise en décharge, mais il ne s’agit pas d’internalisation
pour autant. Ainsi, si on veut dégager une tendance, elle ne
sera pas en faveur d’une plus grande internalisation, mais
d’une externalisation diversifiée. Par ailleurs, on peut se
demander si le gros volume des déchets est la cause ou
l’effet de ce traitement industriel. Est-ce le niveau de
consommation qui fait produire des déchets, ou bien
l’existence d’infrastructures permettant leur traitement ? A
cet égard, le recyclage industriel est-il une alternative
crédible pour réduire la production (Allemagne : 597
kg/hab) ?
Il est donc permis de se demander si l’internalisation dans
les circuits industriels, si on arrive à la développer, est une
bonne méthode pour la réintégration politique des déchets
dans le collectif. Car cette dernière tient surtout au
changement de la représentation sociale du déchet. Or on
voit mal ce que pourrait apporter, de ce point de vue, le
recyclage ou le compostage, par rapport à l’élimination.
Bien sûr, il faut encourager le tri des ordures. Mais on a
jeté, on jette toujours, avec bonne conscience encore !
Redéfinissons : l’internalisation est le mouvement inverse
de l’externalisation, c'est-à-dire de l’abandon. Sans
abandon, pas de déchets, pas de multiplication des déchets.
Or mon hypothèse est que, parce que nous avons laissé
l’industrie gérer le flux des déchets et, récemment, leur
internalisation, nous sommes engagés durablement dans
une impasse politique qui nous empêche encore d’endiguer
l’abandon, et d’intégrer les déchets dans le collectif.
Bérengère HURAND, Professeur agrégée de philosophie,
Académie de Paris
« Les crises écologiques se traduisent le plus souvent par la
disparition de tout extérieur au monde humain, de toute
réserve pour l’action humaine, de toute décharge où l’on
pouvait jusqu’ici, selon le délicieux euphémisme inventé
par les économistes, externaliser les actions. On a plus
d’une fois remarqué ce paradoxe : le souci de
l’environnement commence au moment où il n’y a
justement plus d’environnement, cette zone de la réalité où
l’on pourrait sans souci se débarrasser des conséquences de
la vie politique, industrielle et économique des humains. »
Bruno Latour, Politiques de la nature276.
Etat des lieux, questionnement, perspectives.
Les déchets, c’est d’abord une masse considérable. France
2010 : 355 millions de tonnes277 = 5,5 t/habitant = 15
kg/j/habitant. Une masse dont on ne peut désormais plus se
débarrasser par la mise en décharge ou l’incinération
systématiques : si le code de l’environnement de 1975
définissait comme déchet « tout bien meuble abandonné ou
que son détenteur destine à l’abandon », la loi du 13 juillet
1992 introduit une différence entre « déchet » et « déchet
ultime », dont on ne peut rien faire, qui n’est pas
valorisable278. L’abandon n’est plus le fait de l’arbitraire du
propriétaire du déchet : il est décidé par défaut de solution
technique. La qualification de déchet ne le renvoie donc
plus dans un lieu extérieur à la politique, dans le vide
juridique de l’abandon : le déchet est une matière gérable
qui a un « devenir économique »279. Il y a 15 ans,
McDonough et Braungart mettaient au point le concept
industriel du Cradle to cradle280 ; dans l’esprit du C2C, on
parle aujourd’hui d’« économie circulaire », « système de
production et d’échanges prenant en compte dès leur
conception la durabilité et le recyclage des produits ou de
leurs composants281. » Réduction à la source et valorisation
optimale des déchets deviennent les objectifs de la politique
européenne282 : ainsi, dans l’internalisation industrielle,
semble prendre corps la formidable dynamique de la loi de
1992, qui clôt un siècle d’externalisation.
Est-ce là la première étape d’une intégration des déchets,
objets et matières abandonnés, dans le collectif ? Sommesnous en train de leur donner une voix politique ? Nous
avons là un sujet de réflexion à la fois urgent et profond
pour l’écologie politique, telle que la définit Bruno Latour.
Contexte historique de l’industrialisation du traitement
des déchets
Barles284 montre que c’est au tournant des XIXe et XXes. que
s’opère la transition entre un traitement artisanal des
déchets urbains par les chiffonniers, dont l’exploitation
fournit de nombreuses matières à la première révolution
industrielle285, et un traitement rationalisé à grande échelle.
C’est surtout à la dévalorisation économique des déchets et
à leur abandon (les citadins veulent qu’on les en débarrasse)
que l’on doit cette mutation. D’où le retrait progressif des
acteurs traditionnels du traitement des déchets, la « crise du
chiffonnage »286.
276
Latour, Politiques de la nature,1999, p. 93.
2013, CGDD, MEDDE.
278
Loi du 13 juillet 1992, art. 1er : « Est ultime au sens de la
présente loi un déchet, résultant ou non du traitement d’un déchet,
qui n’est plus susceptible d’être traité dans les conditions
techniques et économiques du moment, notamment par extraction
de la part valorisable ou par réduction de son caractère polluant ou
dangereux. »
279
La Responsabilité Elargie du Producteur par exemple (élaborée
sur le principe du « pollueur payeur »), imaginée par l’OCDE dans
les années 70 et élargie dans les années 90 à de nombreuses
filières industrielles, vise à internaliser les coûts de collecte, de
recyclage et de traitement de certains produits tout au long de leur
cycle de vie.
280
William McDonough et Michael Braungart, Cradle to cradle,
2002, p. 92.
281
Définition du Conseil National des Déchets.
282
COM(2011).
277
283
2013, Eurostat.
Sabine Barles, L’invention des déchets urbains. France 17901970, 2005.
285
« La valorisation des sous-produits est une des caractéristiques
essentielles de la première industrie chimique », id, p. 233.
286
Barles (op. cit., p. 212 sq.) : le vrai recul de la profession date
en fait du début des années 30 : la crise économique qui fait
baisser le coût des matières premières, certaines mutations
industrielles, les nouvelles poubelles parisiennes mises en service
en 1925 et les nouvelles bennes-tasseuses de 1936, tous ces
facteurs entravent l’activité. La première conséquence de son recul
est une augmentation du volume des ordures, qui rend d’autant
284
73
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Quant à l’hygiénisme, il pousse sur les ruines de la
valorisation économique. Les déchets ne deviennent sales et
dangereux que quand ils ne sont plus utilisés : de déchets
transitoires, ils deviennent « absolus » ou « ultimes ». Au
XVIIIe, rappellent Barles et Harpet 287, le mot « déchet »
contient seulement l’idée de perte, de diminution. Au XIXe,
on lui ajoute le sens de dépréciation ; mais jamais il ne
renvoie à quelque chose qu’on abandonne288. Bien sûr, il y a
du déchet inutile ; mais « les termes déchet, résidu, voire
débris, ne sont pas attachés à cette inutilité 289 ». C’est
seulement à la fin du XIXe que le déchet « tend à englober
tous les excreta urbains : boue, immondices, ordures,
balayures etc.290 » ; on ne parle alors plus d’utilisation mais
de traitement, plus de réutilisation mais d’élimination, de
destruction, de désintégration. « D’état transitoire, le
déchet, comme l’eau usée, devient un état final, une
externalité urbaine, qui traduit un abandon291 ». La fin de
l’épandage des gadoues par exemple, s’explique par la
concurrence avec l’industrie chimique et l’importation du
guano, qui rendent les engrais naturels moins rentables et
leur recours plus difficile ; et par le fait qu’on cesse de
penser que les intérêts de l’agriculture convergent avec
ceux de l’épuration. Devant le flux incessant des eaux usées
qui continue de menacer la salubrité, le discours hygiéniste
prône alors la désinfection, et l’épuration biologique
artificielle se généralise dans les années 1930.
L’élimination industrielle succède au recyclage industriel,
accueillie par le même enthousiasme de la croyance au
progrès.
Ce façonnement des esprits n’a rien d’étonnant :
culturellement, le terrain était tout préparé, et c’est un
heureux hasard que les circonstances historiques aient
permis aux innovations techniques de faire écho à la
dimension symbolique archaïque du feu purificateur,
désinfectant, neutralisant l’immondice295. Dans la maîtrise
du feu, il y a quelque chose de prométhéen, de
démiurgique, qui fascine depuis longtemps ; l’incinérateur
promet de simplifier les matières, dépolluer en neutralisant
ce qui contamine, rendre la matière vierge de toute
transformation : « la gamme étendue des milliers de
formules chimiques différentes, des combinaisons
multiples, est ramenée à deux types de molécules simples,
l’eau et le dioxyde de carbone296. » Enfin, c’est de manière
autrement plus efficace que l’incinération répond au
principe d’occultation de l’enfouissement.
Effets sanitaires, sociaux et politiques du traitement
industriel des déchets
En France, l’option de l’incinération est confirmée par les
chiffres les plus récents (2008 : 32%, 2011 : 35%), et par le
fait que ce traitement est encore très épargné par la TGAP :
seuls 3% des tonnages incinérés sont soumis au taux plein,
avec un niveau moyen de taxation de 2,8€/t.297. En 2010, le
parc français d’UIOM était le plus grand d’Europe : 129
usines, dont 114 avec récupération d’énergie. La plus
vieille usine en activité date de 1968, révélatrice d’un
équipement massif des années 70-80 : 103 UIOM en 1975,
310 en 1989. L’incinération apporte une solution à grande
échelle au problème des déchets – solution optimale,
radicale.
− Réduction du volume de 90% et de la masse de 70%.
− Réduction de la nocivité des déchets ; stérilisation.
− Production d’énergie de récupération (chauffage urbain
et électricité), donc réduction de l’utilisation des
ressources fossiles298.
Mais cette solution n’est pas sans inconvénients.
− Emission de polluants atmosphériques (dioxine,
métaux lourds, gaz acides, poussières). La combustion
fait apparaître de nouvelles combinaisons chimiques ;
ainsi la dioxine, dérivé du chlore résultant de la
combustion incomplète des PCB. Ce problème
concerne surtout les vieilles installations ; entre 1995 et
2006, les émissions de dioxines ont été divisées par
100.
− Problème des sous-produits : la disparition n’est pas
totale. Reste 10% du volume, 30% de la masse :
cendres et résidus d’épuration des fumées (30 kg/tonne
de déchets), mâchefers (250 kg/tonne), métaux ferreux
et non ferreux, résidus liquides pour certaines
installations.
Ces deux premiers problèmes sont techniques, des solutions
existent. Le regard élargi nous montre en revanche un
Dans ce contexte, l’incinération apparaît comme une
solution miracle. « L’incinération officielle débute pour
Paris, à Saint-Ouen, en 1907292 ». Selon les médecins,
l’incinération présente peu d’inconvénients, fumées et
odeurs sont négligeables ; et dans les années 1910, on
développe ce qui deviendra son débouché principal : la
récupération d’énergie293. Convergent alors trois intérêts :
intérêt public (hygiène), intérêt économique (le service se
paie, la valorisation est possible), et intérêt industriel (celui
du corps des Ponts et Chaussées). L’élimination des déchets
par voie industrielle devient ainsi une véritable obsession
pendant une trentaine d’années294.
plus nécessaire la prise en charge publique.
287
Cyrille Harpet, Du déchet : philosophie des immondices, corps,
ville, industrie, 1998, p. 47 sq.
288
« Ces déchets […] sont certes la chute d’une industrie, mais
souvent la matière première ou accessoire d’une autre, ou de
l’agriculture », Barles, op. cit., p. 233.
289
Barles, op. cit., p. 234.
290
Barles, op. cit., p. 244-245.
291
Barles, op. cit., p. 246.
292
Barles, op. cit., p. 186.
293
Sont ainsi construites des usines multifonctionnelles qui
assurent à la fois le broyage des ordures, la production de
« poudreau », le tri des matières valorisables, et l’incinération du
reste, produisant de l’énergie. A Nice en 1923, « un élevage de
porcs, poules et canards est adjoint à l’usine, les animaux étant
nourris par les résidus alimentaires » (Barles, op.cit., p. 188). A
Belfort en 1937, « l’installation est voisine d’une station
d’épuration, d’un abattoir et d’une piscine », (p. 222).
294
Dans les années 60, la question des déchets « se posait surtout
en termes d’élimination. Il fallait que le déchet disparaisse le plus
vite possible, en sentant le moins mauvais possible », Christian
Mettelet (ancien directeur de l’Agence Nationale pour la
Récupération et l’Elimination des Déchets, fusionnée dans
l’ADEME en 1991), 2013.
295
Alain Corbin, Le miasme et la jonquille, p. 151. Le feu fascine
au point que les fumées industrielles mettront très longtemps à
inspirer de la méfiance : au XVIIIe, « le feu de l’industrie implantée
au cœur de la ville pourrait, au dire de certains, corriger les
émanations de la foule putride, les vapeurs de l’immondice », p.
100.
296
Harpet, op. cit., p. 429.
297
CGDD, 2013. Le Plan d’action national déchets (2009-2012)
prévoyait la création d’une TGAP sur les incinérateurs de l’ordre
de 6,4€/t en 2012.
298
Les déchets issus de 7 familles assurent le chauffage et l’eau
chaude d’une famille. En 2010 : 0,6% de la consommation
nationale d’électricité.
74
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
problème politique plus complexe, parce que lié au système
qu’on a progressivement élaboré pour les régler.
électriques et électroniques) le Relais (textiles), ou les
Ressourceries300.
3/ Fabrique de la société émétique 301. Depuis sa
généralisation dans les années 60, l’incinération a façonné
le comportement des usagers. Tout est jetable, et puisque
l’incinérateur nous « assure » de sa disparition, cela évite le
questionnement. Bon débarras ! La pratique de
l’incinération semble avoir exacerbé une espèce
d’obsession sociale de l’élimination, qui pourrait avoir ses
racines dans la fonction sociale archaïque de la
consumation des richesses analysée par Mauss. Mais à
rapporter les pratiques de l’usager à cette dimension
anthropologique, on risque d’en manquer les causes
politiques ; d’autant que la tendance à l’élimination n’a
jamais été complètement séparée de la volonté de valoriser.
Si on veut parler du profil anal de la société moderne, ce
sera donc sous les deux aspects de la personnalité décrite
par Freud, fascinée par l’expulsion comme par le pouvoir
de la rétention.
Grâce à la loi de 1992, la gestion des années 90 pourrait
apparaître comme l’image inversée de celle des Trente
Glorieuses. Reste à savoir si elle inverse vraiment la
tendance à l’élimination, ou si elle en explore une autre
face. Rémi Barbier décrit les circonstances qui ont vu naître
le tri sélectif des emballages ménagers : la société EcoEmballages est chargée par les industries concernées par la
loi d’organiser et de financer la collecte et le tri dans les
municipalités. Selon la REP, le producteur, c’est
l’industriel ; mais « ce n’est que tardivement qu’une
inflexion vers la réduction à la source sera effectivement
engagée302 ». C’est l’usager lui-même qui est d’abord
responsabilisé. Ses pratiques quotidiennes sont analysées,
encadrées, normalisées. Mais il ne s’agit pas d’affiner son
jugement critique ; il s’agit surtout d’assurer un gisement de
déchets prévisible et facile à exploiter. La sensibilisation a
pour but d’aider l’usager à se repérer dans ses propres
déchets comme un apprenti industriel : « au traditionnel
usager sans qualités […], l’impératif de recyclage substitue
un producteur-trieur inséré dans une filière industrielle,
dont il faut construire et maintenir la performance 303 »
évaluée en kg/hab./an. « A l’issue du processus […], le
déchet d’emballage s’est écarté de sa définition
traditionnelle de "chose abandonnée" pour accéder au statut
de "chose qu’on transmet"304 ». « Des entités singulières
accèdent à une "vie publique", elles sont saisies en rapport
avec des exigences générales305. »
Victoire sur l’abandon, socialisation d’un ensemble
d’objets : n’est-ce pas là l’introduction des déchets dans le
collectif que nous appelions de nos vœux ? Non ; en
s’aidant de la société pour internaliser les déchets-matières
dans le processus industriel, on a oublié de les faire entrer
dans le champ du politique. L’usager reste indifférent à leur
sort, dont les ressorts lui restent étrangers ou abstraits. Il lui
faudrait prendre conscience de l’hybridité des objets, à la
fois utiles et inutiles, que les mécanismes de traitement
effacent. La frontière est encore trop étanche, la répartition
encore trop rigide, entre le monde des objets dits utiles
(hors de la poubelle) et celui des matières que deviennent
1/ Restriction du choix. Pour rentabiliser une UIOM, il faut
la faire fonctionner au maximum de ses capacités. Le choix
de l’incinération ne fait-il pas oublier les autres (recyclage,
compostage) ? N’y a-t-il pas là une situation de monopole
dans le sens où parce qu’une option technique satisfait
globalement les besoins et qu’on s’accommode de ses
inconvénients, aucune autre solution n’est sérieusement
envisagée ? L’ADEME et la CGDD ne voient pas le
problème.
L’incinération
reste
un
traitement
« complémentaire » qui, s’il est ajusté aux besoins,
n’empêche pas de développer, entre autres, le compostage
aérobie ou anaérobie (méthanisation) avec un digesteur
industriel, l’isolation par le TBM des ordures à fort pouvoir
calorifique et leur valorisation en Combustible Solide de
Récupération à utiliser dans d’autres industries
(cimenteries) en substitution aux énergies fossiles, etc.
Mais ces solutions restent industrielles et confortent le
système : il s’agit toujours de valoriser les produits de
l’industrie, d’en augmenter le rendement, plutôt que
d’inventer autre chose ; et pour tout cela, le gisement de
déchets ne doit pas faire défaut 299. Illich disait déjà il y a 40
ans qu’un système technique monopolistique, même et
surtout s’il est efficace, structure la société en fonction de
ses propres exigences. Il y a un effet de seuil au-delà duquel
la gestion efficace crée davantage de problèmes qu’elle
n’en règle ; pas seulement des dégâts collatéraux, mais
aussi ceux-là mêmes qu’on veut régler. Ainsi, la gestion par
des processus industriels du volume grandissant des déchets
risque d’enclencher, si ce n’est déjà fait, une sorte de cercle
vicieux à double entrée. Soit l’incinération, par la magie de
la disparition, incite à produire plus. Soit on valorise les
déchets par le moyen d’autres types d’infrastructures
industrielles de traitement, du type du TBM ou des usines
de recyclage ; cela augmente les matières ou l’énergie
réintégrés dans le processus, et donc les déchets – même
recyclés.
Dans La notion de dépense, Bataille comparait l’économie
naturelle du gaspillage (la dépense improductive) à
l’économie humaine qui ne veut rien perdre (la dépense
productive). C’est peut-être, en effet, le fait de ne rien
vouloir perdre qui nous fait produire trop. Si l’intuition de
Bataille est juste, nous pourrions arriver à endiguer le
gaspillage productif en cassant la filière de la réutilisation
efficace et rentable, et en développant les filières non
industrielles de l’artisanat, de la réparation, du réemploi,
qui pourraient jouer le rôle de fuites dans le système,
propres à enrayer la machine.
2/ Dépossession économique. Le choix de l’incinération
semble avoir confisqué ce bien, cette « matière première
urbaine », dont parle Barles, à tout un pan économique : la
chiffonnerie a été interdite à Paris en 1946. C’est d’un
métier qu’il s’agit : l’industrie est incapable d’assurer la
valorisation fine des déchets, ou la réparation en vue du
réemploi. Heureusement, le réseau associatif se reforme
petit à petit autour d’Emmaüs, Envie (équipements
300
Voir http://dvo.hypotheses.org/, La deuxième vie des objets.
Harpet, « Le mot et la matière : soubassements philosophiques
du traitement des déchets par l’incinération », 2005.
302
Rémi Barbier, « La fabrique de l’usager », p. 39.
303
Id., p. 39.
304
Id., p. 43.
305
Barbier et Trepos : « Humains et non-humains : un bilan
d’étape de la sociologie des collectifs », p. 52.
301
299
Il faut signaler la contradiction entre la volonté d’ajuster la
dimension des UIOM aux stricts besoins (Grenelle de
l’Environnement) afin d’éviter la tentation de maximiser des
rendements, et le projet « d’augmenter le rendement des
installations d’incinération » par le tri effectué par les TBM de ce
qui autrement partirait à la décharge (ADEME, 2012).
75
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
les objets dits inutiles (dans la poubelle). Cet objet qui a
perdu son utilité, qu’a-t-il encore à dire, que peut-il encore
apporter ? Car les déchets ne sont pas tous aussi répugnants
ni dangereux ; ce ne sont pas tous, à proprement parler, des
ordures. Il est vrai que dès qu’on emploie le terme
« déchet », s’opère une homogénéisation sémantique qui
rend le jugement dissociatif difficile : « nous plongeons
dans l’univers du désordre, de l’informe, de l’indifférencié,
du pêle-mêle, du scabreux et du corrompu-corrupteur306 ».
Mais ce trait culturel est accentué par les dispositifs
techniques d’élimination et de recyclage, même s’ils
correspondent à des exigences sociales légitimes. Jeté,
inutile et sale se confondent désormais dans la poubelle qui
déborde.
Il faudrait opérer de nouvelles distinctions et de nouvelles
correspondances entre le jeté et l’inutile, l’inutile et le sale,
le sale et le jeté. L’intérêt du paradigme C2C, c’est qu’il
pense le cycle industriel à l’image du cycle naturel. Il
pourrait devenir le modèle des pratiques du citoyen
producteur de déchets, qui ne penserait plus son activité en
fonction des exigences de l’industrie, mais en fonction de
son inscription dans le cycle biochimique des matières.
Ainsi le compostage (étranger à nos pratiques bien que
facile à mettre en œuvre) ne serait pas pensé comme une
technique de traitement des déchets, mais comme la
réintégration féconde du produit de la culture dans la
nature.
Conclusion
La question des déchets est paradoxale de bien des points
de vue ; notamment la volonté d’élimination ou de
réduction des déchets par le moyen d’un système technique
qui les fait se multiplier, et les plie à son mode de
fonctionnement. Leur intégration dans le collectif suppose
une réappropriation, un retour dans la catégorie des objets.
Parler d’économie circulaire, encourager l’internalisation
des déchets dans le circuit industriel : non seulement ça ne
suffit pas, mais ça risque d’aggraver le problème. Cela fait
quarante ans que nous ne savons plus réparer, réutiliser,
donner, composter – et que nous avons pris l’habitude de
considérer les objets comme des déchets en puissance, ce
qui amoindrit leur valeur et fait dépendre notre confort, non
plus de notre prudence, de notre habileté ou de notre savoirfaire, mais d’une industrie toujours d’accord pour
remplacer ce que notre grande poubelle accueille
généreusement. Pour aller à contre-courant, il faut
réapprendre à jeter.
306
Harpet, « Le mot et la matière », op. cit., p. 167.
76
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
•
Kazic D. - La bistronomie versus slow food : les
solutions alimentaires n’arrivent peut-être pas par où
on les attendait…
Quels sont les points de ressemblance de ces deux
mouvements mais aussi quels sont les points
divergents ?
• Que nous apprend l’échec du mouvement
Slow Food en France ? Quelles leçons tirer du
succès de la bistonomie ?
• Je finirais en me demandant si finalement la
naissance de la bistronomie n’est pas la création
d’un nouveau mouvement écologique alimentaire
français mais que n’a pas encore son nom ?
Avant d’entrer dans le vif dans le sujet, il me
semble nécessaire de faire un bref rappel historique des
relations qu’entretient l’écologie politique avec les plaisirs
de la bouche ainsi que de souligner certaines évolutions sur
ce sujet.
Le milieu écologiste, comme le rappelle Florence Faucher
(1998) dans son article, entretient des relations ambiguës à
l’alimentation. Il s’intéresse aux aliments eux-mêmes, à
leur sélection, leur variété, mais beaucoup moins à la façon
dont on prépare les mets ou encore aux manières de table
(dressage d’un plat par exemple). Les écologistes
s’intéressent généralement à des questions plus abstraites
comme celle de savoir s’il est moral ou non de manger les
animaux ou dans quelle quantité, et la dimension liée aux
plaisirs de la table comme de la gourmandise suscite
toujours des réticences.
Si l’on replonge par exemple dans un des textes fondateurs
de l’écologie politique, La convivialité d’Ivan Illich, on
remarque cette même gêne envers la nourriture, ce qui est
d’autant plus surprenant pour un auteur qui accordait tant
attentions au bons vins, à la bonne nourriture et à la
manière de dresser la table pour ces convives (voir son long
entretien, La corruption du meilleur engendre le pire 2007).
Mais plus qu’un attachement privé à la cuisine, Ivan Illich a
emprunté son concept majeur de convivialité à BrillatSavarin dans sa Physiologie du goût (1982), désignant ici «
le plaisir d’un partage alimentaire », pour le redéfinir
comme « des relations à autrui par les outils qu’il utilise ».
Ce qu’il appelle la société conviviale est une société « où
l’outil moderne est au service de la personne intégrée à la
collectivité, et non au service d’un corps de spécialistes » ;
une société dans laquelle « c’est l’outil qui est convivial et
non l’homme » (Illich, 2003). Ce faisant, ce texte très
important, tant discuté par ailleurs dans le milieu
écologiste,
pose
un
problème
concernant
sa
portée/pertinence politique : peut-on dissocier la notion de
convivialité de celle de nourriture ? Quelle est la pertinence
d’utiliser le terme de convivialité sans l’associer au plaisir
de la bouche ? Est-ce que l’outil peut-il être convivial au
même titre que peut l’être la cuisine comme l’affirme Ivan
Illich? Nous ne parlons toujours pas « d’outil convivial »,
en revanche nous parlons bien « d’un plat ou d’un repas
convivial ». Et plus généralement, peut-on construire une
société conviviale en évacuant toute dimension
alimentaire ? Plusieurs chercheurs en sociologie de
l’alimentation ont depuis montré que le fait de manger
ensemble est un puissant vecteur de convivialité (Fischler,
2001 ; Poulin, 2004). C’est ce qui fait sans doute dire à
Roland Barthes, en 1961, que « pour les chercheurs, la
nourriture est un sujet futilisé ou culpabilisé » (Barthes,
1961).
Cette brève critique n’a pas pour but de faire un réquisitoire
contre Illich, mais de souligner le paradoxe qu’entretien
celui-ci (et l’écologie politique plus généralement) avec le
plaisir de la bouche, alors qu’on sait combien le concept de
Dusan Kazic
Introduction
Mon travail de recherche porte sur l’analyse de la
restauration dite « bistronomique ». Plus précisément, je
m’intéresse à rendre compte des nouveaux goûts en train de
se faire dans cette nouvelle restauration associés avec de
nouvelles pratiques écologiques.
Le terme de bistronomie a été inventé en 2004 par le
journaliste Sébastien Demorand pour désigner les
restaurants dont la qualité de la cuisine est égale aux
restaurants gastronomiques, le service en moins, permettant
une différence significative de prix. Une nourriture de
qualité et de saison est servie dans un cadre de
bistro rendant accessible à un plus grand nombre la
gastronomie française. Ce sont en quelques sortes « des
hybrides » entre des bistros et des grands restaurants. Ce
faisant, c’est un renouvèlement de la restauration française
en marge du système Michelin, qui accorde ses étoiles en
fonction de ce qui est servi dans l’assiette mais aussi du
cadre et du service qui accompagnent cette dernière.
Mon travail de recherche porte sur ce qu’on pourrait
appeler une approche pragmatique du « goût » des acteurs
de la bistronomie (cuisiniers comme amateurs de cuisine),
prenant en compte cette dimension écologique.
Toutefois, cette communication ne portera pas sur le goût
en train de se construire dans la bistronomie, mais sur une
comparaison entre ce mouvement et le mouvement Slow
Food.
Le mouvement Slow Food est né en 1986, une petite
vingtaine d’années avant l’invention d’un nouveau mot
pour désigner le mouvement auquel je m’intéresse, et à
peine six ans avant l’ouverture de premier restaurant
bistronomique en 1992. Ce terme désigne et revendique une
restauration lente par opposition à une restauration rapide, à
l’occasion d’une protestation contre l’ouverture d’un Mac
Donald en plein centre de Rome. Le mouvement Slow Food
milite « pour la défense et le droit au plaisir
d’alimentation » et « contre l’érosion culinaire » (Petrini,
2006). C’est un mouvement présent aujourd’hui à travers
150 pays et comptant environ 100 000 adhérents. En
France, comme certains le savent peut-être, le mouvement a
eu beaucoup de mal à s’implanter, et finalement, la
structure nationale a été dissoute fin 2011 au profit
d’organisations locales appelées « des conviviums » avec
des statuts indépendants.
J’ai choisi de faire cette comparaison en raison de
nombreux points de ressemblances entre ces deux
mouvements concernant la dimension écologique de leurs
pratiques respectives, et parce que le mouvement Slow
Food, à la différence du néo-mouvement bistronomique,
est considéré comme un mouvement d’écologie politique
alors que le second ne l’est pas (encore ?).
Ce colloque me parait adéquat pour réfléchir à la question
de savoir pourquoi l’un est pensé dans une matrice
écologique et pas l’autre. Je souhaite discuter à cette fin les
questions suivantes :
• est-ce que notre rapport à la nourriture pourrait
faire partie ou pourrait-elle aussi être pensée dans
un cadre d’écologie politique ?
77
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
convivialité est important pour les écrits dit
« écologiques », mais aussi de souligner que les choses
commencent timidement à évoluer.
fait pas partie des espèces en voie de disparition,
accompagné de tranches de courges crues et d’herbes
sauvages. D’autre part, le décor comme le service de ces
restaurants sont minimalistes expliquant en grande partie la
possibilité pour ces derniers de diviser par 2 voire par 3
l’addition. Il n’y a pas de nappe ni de vaisselle chère, le
nombre de serveurs est divisé par 2 ou 3 et l’espace est
beaucoup plus petit que dans les restaurants
gastronomiques. Les prix des menus varient en fonction des
restaurants : en moyenne il faudra débourser pour un
déjeuner entre 22 et 37 euros pour une entrée, un plat et un
dessert, et le soir, entre 34 et 60 euros pour cinq plats. Les
prix sont relativement abordables comparés à 90% des
restaurants qui font du surgelé en France, et où l’on risque
de payer plus au moins le même prix pour des plats
industriels réchauffés au micro-onde ou au bain-marie.
Enfin, si les menus changent très souvent en fonction de
l’arrivage des produits et de la saison, à la différence des
restaurants gastronomiques, ce sont souvent des menus
uniques. Cela signifie que les clients n’ont pas le choix des
plats (les restaurateurs peuvent faire des changements au
cas d’allergie ou si la personne ne mange pas tel ou tel
aliments), évitant ainsi un gaspillage énorme de nourriture
et diminuant fortement les risques d’intoxication en
comparaison des restaurants classiques en raison de la
fraicheur des assiettes.
Deux choses me font dire cela : d’une part, bien sûr, la
naissance du mouvement Slow Food qui a jeté un pavé dans
la marre dans le milieu écologiste en se proclament
mouvement gastronomique dans le sens de la définition
qu’en donne Brillat-Savarin (à savoir « la connaissance
raisonnée de tout ce qui a rapport à l’homme), et en
affirmant plus encore que l’écologie devrait être
gastronome, « sinon la vie sera bien triste » selon les dires
de son fondateur Carlo Petrini (2004). D’autre part, le fait
qu’un auteur comme Paul Ariès, un des représentants du
mouvement décroissant, publie un ouvrage en 2012 au titre
engagé, Le socialisme gourmand, insistant sur l’importance
pour l’écologie politique de prendre au sérieux la question
du plaisir pour penser un modèle alternatif à la société
capitaliste ; et pointant aussi l’importance de nouvelles
pratiques et politiques alimentaires.
Si l’écologie politique ne s’est donc pas beaucoup
intéressée jusqu’à présent à la cuisine, il semblerait que ce
soit en train de changer, et cela passe principalement par les
mouvements auxquels je m’intéresse ici. Abordons donc à
présent 3 points de convergences entre les deux.
Le premier point de convergence entre ces deux
mouvements est la volonté d’une forme de démocratisation
de la gastronomie. C’est-à-dire que celle-ci n’est plus
réservée à des personnes très riches. Il y a une volonté
partagée de sortir la gastronomie de son élitisme. Comme le
rappelle le journaliste gastronomique François Simon
(2013), « la gastronomie était rigide, poussiéreuse, de
copinage, pétrie de certitude et excluante ». La
gastronomie, selon les dires de Carlo Petrini, « remet la
nourriture au centre de l’intérêt de tous ». On trouve un
argument très semblable chez le chef cuisinier Yves
Camborde, initiateur du mouvement bistronomique avec
l’ouverture de son restaurant la Reglade en 1992, affirmant
« qu’on a démocratisé la cuisine auprès du grand public. On
n’est plus obligé d’être grand bourgeois ou très aisé pour
bien manger ». Il faut relativiser la notion d’ « intérêt de
tous » de Carlo Petrini et d’Yves Camborde : plutôt que
‘tous’, il faudrait plutôt dire que ces mouvements rendent la
nourriture de qualité accessible à un plus grand nombre.
Ces deux mouvements ne rejettent pas l’économie libérale.
Pour autant, le changement est significatif : jusque-là
réservée à une élite, c’est-à-dire à un très petite partie de la
population, la restauration de qualité, gustative et en partie
écologique, est aujourd’hui, en France et en Italie
notamment, accessible à l’ensemble de la classe moyenne.
Cette démocratisation se traduit par plusieurs choix très
concrets :
D’une part, dans les établissements qui se
réclament du Slow Food ou de la bistronomie, on ne trouve
pas de produits chers comme la truffe ou le caviar par
exemple. L’exigence de goût est recherchée à partir de
produits moins « nobles » et de saison. « On y mange à
gauche » pour reprendre la belle expression de Paul Aron
(1989) : en Italie, vous allez par exemple manger une bonne
mozzarella de « bufala », assaisonnée d’une très bonne
huile d’olive et accompagnée de courgettes crus, et en
France il y a de fortes chances que vous mangiez en ce
moment dans un restaurant bistronomique un macro (cru),
c’est-à-dire un poisson pas cher, riche en oméga 3, qui ne
2ème point de convergence, déjà croisé plus haut, les
restaurants Slow Food et bistronomiques s’opposent
clairement à la nourriture industrialisée aux goûts
uniformisés. Tous les produits sont servis frais et cuisinés
sur place. En cela, la bistronomie rentre dans la thématique
Slow Food du bon, propre et juste. Le « bon » est ce qui
plaît du point de vue sensoriel, « le propre » exige que le
produit soit durable d’un point de vue écologique et le
« juste » renvoie à une création de richesse qui établit un
ordre plus équitable. La convivialité et la proximité avec les
clients sont recherchées chez les deux types de
restaurateurs.
Un fait important à souligner dans cette comparaison est la
place centrale que les légumes et les herbes sauvages
prennent dans les assiettes des restaurateurs de ces deux
mouvements. Avant les années 1970 rappelle le sociologue
Claude Fischler, « les légumes brillaient par leur absence.
L’ancien régime culinaire les passait sous silence : pas une
mention depuis 1935 » sur les cartes des restaurants
gastronomique » (Fischler 2001). En France, lorsque les
premières assiettes légumières parsemées d’herbes
sauvages sont apparues chez le chef Michel Bras, cette
démarche iconoclaste a provoqué des critiques virulentes de
la part de la presse gastronomique. Un journaliste de
l’époque demanda « qui (était) donc ce cuisinier qui
propose de manger les herbes des chemins, comme
n’importe quelle vache ? (Baugé 2013). La bistronomie
ainsi que le Slow Food sont héritiers de ce changement,
accordant une très grande attention aux légumes pendant
leur cuisson. Plus que cela, les légumes commencent à
remplacer la viande dans certaines assiettes, et cela se fait
par des techniques de cuisson. Auparavant, les légumes
étaient simplement utilisés pour accompagner la viande,
comme c’est encore le cas aujourd’hui dans la restauration
classique. Mais ce n’est plus le cas dans les mouvements
auxquels je m’intéresse : ici, on accorde beaucoup de temps
à la préparation des légumes, et les techniques de cuisson
utilisées pour cuire la viande sont appliquées aux légumes.
78
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Par exemple, il y a quelques semaines, un plat m’a été servi
dans un restaurant bistronomique, composé de tranches de
bœufs et de betteraves brulées et fumées au foin. Ce qui a
retenu mon attention, ce n’est pas le bœuf mais le travail et
l’attention qui a été accordé à cette betterave brulée et
fumée qui avait le goût d’une viande – et qui était
excellente. Attention donc lorsque les cuisiniers vous disent
qu’ils respectent le produit, qu’il ne faut pas « dénaturer »
ce dernier : c’est un contresens de penser qu’il est servi
dans son état brut, « naturel », sans aucune préparation
préalable. Je précise enfin que ce ne sont pas des assiettes
végétariennes : le végétarisme ne fait pas partie de la
démarche du slow food ni des restaurateurs bistronomiques.
C’est une transition lente mais qui semble durable. Il sera
intéressant de suivre sur un temps relativement long cette
évolution, et de voir si l’on reviendra un jour - et dans quel
contexte le cas échéant -, à des assiettes plus lourdes
composées de plats en sauce souvent indigestes en réalité.
d’une grande qualité gustative, situés à quelques centaines
de km de leur restaurant. Les maraichers avec lesquels ils
travaillent remettent en question un savoir-faire ancien
comme le dit Olivier Durand, un maraicher situé dans la
banlieue de Nantes et fournisseur des légumes des
restaurateurs bistronomiques : « A l’école, j’avais appris
que le goût, c’était la variété. C’était faux. On peut jouer
sur le goût du légume en fonction de la conduite des
cultures, du coup de main du producteur, de son analyse du
climat, du sol » (Omnivore n° 6). Autrement dit, Ils
défendent un « savoir paysan contemporain » selon la belle
formule d’une carte d’un restaurant bistronomique, courtcircuitant ici toute idée d’un retour au passé.
Vu le nombre de plus en plus important d’installations de
nouveaux maraichers pour satisfaire la demande de ces
chefs cuisiniers très exigeants sur la qualité des aliments, je
suis sérieusement en train de me demander si ce
mouvement pourrait impulser à court terme une nouvelle
agriculture biologique proposant une meilleure qualité
gustative en France.
***
De manière générale, au vue de ce que l’on vient de voir,
est-ce que l’on peut qualifier la bistronomie d’écogastronomie ? Je rappelle que le terme a été inventé par le
Slow Food dans le but de « concilier les intérêts, identifiés
comme souvent antagonistes, du gastronome et de
l’écologiste » ( Siniscalchi 2013). Je défendrais que oui,
mais en précisant qu’il s’agit d’une autre forme d’écogastronomie, car s’il existe comme nous l’avons vu de
nombreux points communs entre ces deux mouvements, il
existe également des points divergents par lesquels je
terminerais cette communication.
La première différence concerne la taille de ces deux
mouvements et l’état du discours porté sur (et par) ces
derniers. Slow food est d’abord une association
internationale qui regroupe des personnalités de bords
divers, composée de producteurs, de restaurateurs, de
grossistes, de politiques, d’intellectuels, de militants, de
cuisiniers, de lobbyistes, dont les buts peuvent être assez
divergents sur les actions et des décisions à prendre. Ils
n’ont pas tous la même approche concernant l’alimentation
même si l’acte de bien manger est une chose importante eu
sein de l’association. Ce mouvement bénéficie d’un
discours construit, porté par des voix d’intellectuels dont le
plus représentatif est Carlo Petrini, et fait l’objet de
recherches académiques en France et en Italie,
principalement en sociologie et en anthropologie.
Le mouvement de la bistronomie dont je vous parle peut
paraître dérisoire et insignifiant en comparaison. Le fait
même de parler d’un mouvement à proprement parler fait
partie des hypothèses à étudier et consolider. Il ne bénéficie
d’aucune structure juridique ni de représentants ‘officiels’.
Depuis sa création par Yves Camborde, beaucoup d’autres
cuisiniers s’y sont mis, mais ce mouvement est concentré
exclusivement sur sa pratique. Il n’existe pas de discours
structurés et approfondis de leur part. D’abord, ils n’ont pas
le temps en travaillent plus de 12 heures par jours dans leur
cuisine, et ensuite, ce n’est pas leur métier. Pour cerner leur
pratique écologique, il vaut mieux se concentrer sur leurs
assiettes et questionner les chefs, les fournisseurs, et les
producteurs. Il n’y a aucun support écrit pour le moment
qui permette de prendre sérieusement en compte ce
mouvement et encore moins pour l’analyser sous un angle
écologique.
Un 3ème et dernier point commun que je souhaite souligner
ici porte sur leur rapport à l’agriculture. Le Slow Food se
présente
comme
un
mouvement
qui
respecte
l’environnement. Il soutient une production d’aliments de
qualité et défend les droits de petits producteurs. De même,
il soutient une agriculture biologique de proximité et
s’oppose à l’agriculture intensive d’où résultent des
produits standardisés sans goût, et prétend même être le
« seul mouvement capable d’intervenir sur l’ensemble de la
filière alimentaire » (Siniscalchi 2013).
Concernant la bistronomie, l’enquête que je suis en train de
mener montre que la naissance de cette dernière est le
résultat direct des circuits-courts en France réapparus dans
les années 1970. Les circuits-courts, selon la définition
qu’en donne le Ministère de l’agriculture de l’alimentation
et de la pêche, est « un mode de commercialisation des
produits agricoles qui s’exerce soit par la vente directe du
producteur au consommateur, soit par la vente indirecte à
condition qu’il n’y ait qu’un seul intermédiaire » (Ministère
de l’alimentation, 2009). Ces restaurateurs, pour des
questions d’ordre économiques et écologiques, ne
pouvaient et ne peuvent pas proposer, à la différence des
tables gastronomiques, du homard breton et de la langouste
d’une part, et d’autre part, ils voulaient retrouver les
produits de saison avec leurs saveurs. En raison donc de
l’exigence de la part de ces restaurateurs pour la qualité des
produits, ils ont été de facto obligé de privilégier des petites
productions artisanales, l’agriculture intensive ne pouvant
leur fournir des produits de qualité. Des chefs cuisiniers,
comme Sven Chartier du restaurant Saturne à Paris qui fait
partie de mon terrain d’enquête, poussent cette démarche
écologique jusqu’à refuser toute épice et sauce exotique,
pour se concentrer sur la cuisine de produits locaux
provenant de circuits-courts. Je cite ce dernier s’exprimant
sur sa cuisine dans un entretien : « Je ne travaille que des
produits de saison, le plus proche possible de Paris, le plus
respectueux de l'environnement, Le yuzu (citron japonais)
et les épices, ce n'est pas pour moi. (…) Je n'ai pas envie de
trop les manipuler (les produits), je veux les restituer dans
leur intégrité » (Chartier, Omnivore n°3)
Cela donne des assiettes que l’on pourrait qualifier
pour cette raison d’écologiques : un pigeon très bien cuit,
quelques racines de persil, une petit purée de courge,
parsemé de feuilles de moutardes. Ces chefs soutiennent de
fait un nouveau modèle d’agriculture moins intensive, et
travaillent tous avec des maraichers pour la plupart bio
79
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
La deuxième différence entre ces deux mouvements est
leur rapport à l’écologie. Ce que j’avancerai ici est comme
le reste à l’état d’hypothèse, je suis en train de travailler sur
ce point qui doit être approfondi et démontré.
Pour autant, leurs différentes approches écologiques me
semblent contenir l’explication principale de l’échec de
l’implantation du mouvement Slow Food en France et à
l’inverse, du succès de la bistronomie.
Tout d’abord, les premiers posent le problème en termes
d’éducation au goût. La démarche du Slow food se présente
comme une démarche d’éducation au « (bon) goût »,
considérant qu’il faudrait être éduqué pour savoir bien
manger. Le Slow food aurait échoué en France parce les
français ne seraient pas assez éduqués gustativement
parlant, malgré ou plutôt à cause du fait que, selon les mots
de l’ex-président de Slow Food, Jean L’Héritier, « les gens
en France sont convaincus qu’ils sont dans le pays du goût
de la gastronomie » rendant très difficile de la remplacer
par autre chose, comme toute approche critique.
En raison donc de leur forte réflexivité sur leur pratique, les
acteurs du Slow food ont posé cette question de l’éducation
au (bon) goût, absente pour les raisons inverses dans le
mouvement de la bistronomie (pour le moment du moins).
Pour autant, la complexité de cette question rend délicate sa
façon de l’aborder, et l’échec du Slow food en France peut
en partie s’expliquer (c’est mon hypothèse) par la façon
sinon élitiste, du moins maladroite de le faire, donnant
l’impression de juger les gens et d’imputer à leur manque
d’éducation gustatif leur propre difficulté à changer les
choses.
La bistronomie, on l’a dit, ne pose pas cette question, ceci
pouvant s’expliquer en partie par le fait qu’elle compte
parmi ses cuisiniers beaucoup d’autodidactes qui ne sont
pas passés par des écoles de cuisine et qui ne connaissent
pas les « codes » de haute gastronomie Française, comme
par le fait, rappelons-le, qu’elle est née de la volonté de se
détacher de l’institution gastronomique et, ainsi, d’offrir au
plus grand nombre la possibilité de goûter à une cuisine de
qualité. On pourrait considérer qu’ainsi, elle a réussi là où
n’a pas réussi le Slow food. Reste qu’il s’agit de ne pas
confondre capital financier et capital culturel…
D’autre part, concernant leur engagement à proprement
parler ‘écologique’, nous retrouvons dans une première
observation, le même type d’écart : les premiers
revendiquent explicitement un engagement écologique, on
pourrait dire une affiliation à l’écologie politique, mais le
font sur un mode excluant, au sens où, d’après plusieurs
témoignages recueillis auprès de personnes appartenant à ce
mouvement, ceux qui étaient intéressés par ce qui s’y faisait
mais ne présentaient pas la même sensibilité écologique
étaient parfois découragés de travailler avec l’association.
C’est-à-dire que ce mouvement procéderait comme si, en
matière culinaire notamment, il savait ce que c’est que
l’écologie politique, et tout ce qu’il y a à savoir.
Face à cela, le mouvement bistronomique ne
revendique pas de manière explicite ou engagé de
sensibilité écologique, mais les différentes pratiques qui le
constituent, qu’il s’agisse de celles des maraichers comme
des fournisseurs, en passant par le travail des cuisiniers, me
semblent pouvoir très largement être qualifiées
d’écologique. Le rapport pour le coup explicitement
expérimental à leur propre pratique, et revendiqué comme
tel, engage un autre rapport au savoir, se construisant par
tâtonnements, expérimentations, ratages, etc. S’il ne faut
pas idéaliser et souligner que ce sont d’abord des
entrepreneurs avec des stratégies économiques bien
précises, pour autant, on pourrait considérer qu’ils sont
proches d’un autre rapport à l’écologie politique,
revendiquant, qu’en matière culinaire comme en d’autres,
« nous ne savons pas ce que c’est que l’écologie ».
Enfin, la dernière différence entre les deux mouvements
est le rapport à la critique de l’industrie agro-alimentaire ,
plus particulièrement, le rapport qu’elles entretiennent avec
le fast food. Paradoxe français connu, si les Français sont
très fiers d’être le pays de la gastronomie, ils sont dans le
même temps « très perméables au fast food » (la France est
le premier marché européen pour Mac Donald).
On peut distinguer ici deux types de réponses divergentes,
l’une située dans le registre de la critique et de la
dénonciation ; l’autre dans le registre de la proposition
alternative. Concernant le mouvement Slow food
s’inscrivant dans le premier registre, on peut tout d’abord
noter que leur critique en la matière a échouée, si l’on
regarde le développement spectaculaire des restaurants de
fast food et les chiffres d’affaires en constante progression
de l’industrie agroalimentaire, et ce malgré les scandales
sanitaires.
Par ailleurs, il me parait important d’éviter les accusations
trop faciles, et de se rappeler, avec Jack Goody que le
développement de l’industrie alimentaire « a énormément
amélioré l’ordinaire, et généralement la cuisine des
populations ouvrières urbaines du monde occidental, en
quantité en qualité et en variété »(Goody, 1984). L’absence
d’approche historique peut avoir tendance à nous faire
penser aujourd’hui que l’on mangeait mieux avant le
développement de l’industrie alimentaire.
Quelle est alors la réponse des cuisiniers et des restaurants
bistronomiques concernant l’industrie alimentaire et le fast
food ? Si elle est muette concernant la première (pour
nombreuses raisons que je n’ai pas le temps d’énumérer
ici), elle est en revanche très pragmatique concernant la
deuxième : depuis très récemment en effet, ce mouvement
s’intéresse à créer ce que les journalistes ont qualifié de
« fast good », par exemple, certains ont créé de bon
hamburgers avec des produits de très bonne qualité plus au
moins pour le même prix, de même, certains proposent
aujourd’hui des sandwichs composés de très bons produits.
Le succès est tel que vous êtes obligé de faire la queue
pendant plus d’une demi-heure devant certains restaurateurs
de rue. On pourrait considérer qu’il s’agit là d’une réponse
non moraliste et moins étriquée d’écologie politique.
Pour conclure, je résumerai ce que je vous ai présenté en
posant la question suivante : est-ce que la France a manqué
le rendez-vous écologique concernant les pratiques
alimentaires à la différence d’Italie, ou bien est-ce que les
cuisiniers français sont en train d’inventer un autre
mouvement alimentaire écologique qui ne dit pas encore
son nom ? Ce qui est sûr en tout cas, c’est que ce
mouvement nous oblige à être vigilant sur les formes que
peut prendre l’écologie politique et que les solutions
alimentaires n’arrivent peut-être pas par où on les
attendait…
80
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
nombreuses publications312. Mais les effets sur ces cellules en
culture in vivo sont à distinguer des effets sur les corps.
Nous proposons d'explorer la problématique de
l'électrosensibilité à partir d'un corpus de textes assez réduits,
pour nous concentrer sur la question de la qualification
récente de cette pathologie comme relevant de l'effet
« nocebo », à partir d'une perspective philosophique qui
s'inscrit dans la lignée de ce que Félix Guattari appelait une
ecosophie313,
pensée
articulant
une
écologie
environnementale (nature), une écologie sociale (socius), et
une écologie mentale (psyché - mental). Cette triple lentille
devait selon Guattari permettre une réarticulation
pragmatique des situations écologiques, en ouvrant à des
questions interdisciplinaires. Elle m'intéresse pour des
raisons à la fois conceptuelles et pragmatiques, car les outils
que Guattari développe pour la pensée permettent de rendre
de l'épaisseur à des situations qui en sont privées. La pensée
de Guattari offre la possibilité d'un travail de philosophe sur
la pensée elle-même, mais s'ouvre sur le dehors, se présentant
avant tout comme une boîte à outils.
Ces trois catégories demandent redéfinitions : l'écologie
mentale ne concerne pas un moi fermé sur lui même et
affublé d'une série de fonctionnements psychiques, mais un
moi ouvert sur le monde et traversé de part en part par
l'histoire, le social, les technique, en connexion avec la
technique : un moi qui peut bien être modifié radicalement
par l'arrivée des technologies telles que le téléphone portable.
De même pour le socius, qui reste pour Guattari une
« matière à options », terrain d'expérimentation de manières
de vivre ensemble, d'expérimenter des « éros de groupes »
ouverts sur le monde, dont le modèle est donné par les
scientifiques regroupés autour d'un objet, ce qui permet de
faire de Guattari un des pionniers de ce qu'on est en droit
d’appeler une sociologie des attachements. Pour la nature
enfin, « tout y est possible, le pire comme le meilleur » : la
nature n'est pas non plus un réceptacle, mais est un devenir
qui ne s'intéresse pas particulièrement aux humains. Pour
parler de la nature, il faut suspendre tout jugement
ontologique et se pencher sur la manière dont les mondes
sont produits.
Ces trois domaines sont machiniques : ce qualificatif qualifie
la manière d'être des connections. Une machine, c'est un
assemblage d'hétérogènes (non solubles l'un dans l'autre, et
pas de la même nature) qui produit, fonctionne en se
détraquant, et sa crée sa propre temporalité et son propre
univers. Penser des situations comme assemblage productif
d'hétérogène nécessite et permet de donner à chaque situation
l'ontologie qui lui convient.
La controverses sur les ondes est terriblement mélangée. Il
s'agit bien de réseaux, données, ondes, humains, centre de
recherches divers, bactéries, financements, fabricants
d'appareils, machine législatives et de normalisation,
publicitaires, forums internets, autodidactes, maladies et
désirs, etc. Tout cela fonctionne ensemble en se détraquant
en permanence et produisant aussi des modes de
subjectivités. Guattari propose de penser la langue et les
discours, comme produits d'agencements collectifs
d'énonciation : production de la langue par des groupessujets. Les énoncés, c'est la langue dans ce qu'elle a de plus
Prignot N. - L'écosophie de Félix Guattari : sur les
ondes électromagnétiques
Nicolas Prignot
Doctorant au Groupe d'études constructivistes, GECo,
Université Libre de Bruxelles. Professeur de philosophie à
L'école de recherche graphique de Bruxelles, ERG, et ESA
Saint-Luc, Bruxelles. Chargé de mission chez Interenvironnement Bruxelles, IEB.
Version de travail
Cela fait maintenant plus d'une vingtaine d'années que la
téléphonie mobile s'est installée en Europe, amenant avec elle
son lot de controverses. Celles-ci furent particulièrement vive
dans les années 2000307, mais n'ont jamais véritablement
cessé : autour de l'implantation de nouvelles antennes-relais
nécessaires à la téléphonie, de nombreux groupes d'habitants
se mobilisent aujourd'hui encore, inquiets bien souvent des
risques pour leur santé. Ils trouvent des associations déjà
anciennes308 qui regroupent électrosensibles309, citoyens
inquiets, militants écologistes, et relaient de nombreuses
préoccupations tournant autour de la question de savoir si il
faut craindre pour la santé publique à proximité des antennes.
Autre point consécutif310 : les personnes se plaignant des
ondes, se disant électro-sensibles, sont-elles de « vrais »
malades ou des personnes souffrant de troubles psychiques ?
Le débat est extrêmement polarisé311.
Cette question sanitaire se décline en fait sur trois modes :
épidémiologie générale, électrosensibilité et biologie. Le
premier est le danger pour l'entièreté de la population :
l'exposition aux ondes est-elle un problème de santé
publique ? Le second mode est celui des personnes souffrant
d'une série de symptômes et attribuant leur origine à
l'installation d'une antenne proche de chez eux, à une
exposition prolongée à du Wi-Fi, ou simplement à l'usage
d'un portable. La maladie n'a pas à ce jour de cause physique
certaine, bien que des pistes soient proposées dans la
littérature médicale pour explorer le phénomène. Le
troisième est celui du terrain proprement biologique : les
effets biologiques des ondes sont confirmés par de
307
Pour une chronologie du débat en France, on consultera : Borraz
O., Devigne M., Salomon D.Controverses et mobilisations autour
des antennes relais de téléphonie mobile, CSO, 2004.
308
Les principales associations françaises sont : Robin des toits,
Priartem, electrosensibles.org, Une terre pour les EHS, Next-Up,
Criirem. En Belgique : Démobilisation, Beperkdestraling,
Teslabel.
309
La définition de l'électrosensibilité (ou Electrohypersensibilité,
abrégé EHS) est en soi un enjeu. Sur le site des « Robins des
toits » elle est définie comme : « pathologie handicapante dont le
développement est en accélération rapide et dont le principal
contributeur est le groupe de technologies du type Téléphonie
Mobile, dont font partie l’UMTS, le WIFI, le WIMAX, le
BLUETOOTH, etc… », tandis que l'OMS insiste dasn sa
définition sur le fait que les personnes se déclarant elles-mêmes
souffrir de cetet pathologie attribuent leurs symptômes à la
présence d'ondes (« EHS is characterized by a variety of nonspecific symptoms, which afflicted individuals attribute to
exposure to EMF. » )
310
À cette époque, l'electrosensibilité a été reconnue comme un
handicap par la suède.
311
Borraz O., Devigne M., Salomon D, op cit.
312
Comme le signale par exemple le rapport de l'ANSES,
Radiofréquences et santé, Mise à jour de l'expertise, ANSES,
2013
313
Terme mis au cœur de Guattari F., Les trois écologies, Galilée,
1989, mais aussi dans le dernier chapitre de Guattari F.,
Chaosmose, Galilée, 1992.
81
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
pragmatique, la langue qui se structure elle-même autour des
énoncés qui y sont produits. Il ne s'agit pas d'idéologie, car
les énoncés ne suivent aucune logique si ce n'est celle de leur
agencement, et tout peut toujours basculer, muter.
Dans quels agencements les énoncés sur l'électrosensibilité
sont-ils produits ? Il y en a au moins deux qui s'affrontent :
ce sont les mêmes réseaux, articles scientifiques, mais pas les
mêmes attentions. D'un côté une machine à produire des
énoncés rassurants, à vendre des appareils, à couvrir le
territoire d'antennes. De l'autre une machine à produire de la
crainte pour soi, pour les autres, un peu de paranoïa, mais
une recherche effective de connaissances à propos de la
santé, et bien souvent une réorganisation de la vie. Ainsi
deux énoncés s'affrontent, « c'est une vraie maladie » d'un
côté, c'est « l'effet nocebo » de l'autre.
Une étude du phénomène ne peut plus se passer d'une
interrogation sur le régime de savoir qui est en jeu314. La
source de financement est devenu aujourd'hui un critère
d'évaluation des études, et que les collectifs militants sont
devenus des experts en sociologie critique. Chaque étude et
ses auteurs seront passé au crible, sur les financements, la
méthodologie de recherche, etc. Les collectifs ne sont pas
passifs et ne cessent d'interroger les savoirs et d'en produire
eux-mêmes, si bien qu'on est en droit de se demander ce que
ces collectifs font aux pratiques scientifiques, tout autant que
l'inverse.
Dans ce débat, tout le monde ayant intégré le fait que « une
étude seule ne prouve rien », il s'agit alors de promouvoir des
rapports, faisant état de la littérature et compilant de
nombreuses études, afin d'en tirer une conclusion. C'est dans
cette logique que peuvent être classés les rapports
bioinitiative, de l'OMS, de l'ANSES, etc. Deux articles de
Rubin315 peuvent également être considéré comme tels : ils
font état de multiples tests de provocation en double aveugle
afin de déterminer « ce qu'on peut dire » de
l'électrosensibilité. La plupart des études qui y sont reprises
sont des versions un peu modifiées des tests que l'on fait
passer aux parapsychologues dans les laboratoires visant à
prouver que les résultats ne sont dus qu'au hasard ou à la
chance. Il s'agit de tester la capacité d'un électrosensible à
détecter si un appareil est en train d'émettre ou pas. Cette
situation peut être répétée en double aveugle, pendant des
périodes brèves ou longues, en série ou lors de tests uniques,
avec ou sans groupe témoin, etc. Il s'agit de ce qu'on appelle
des études « de provocation » : on provoque le patient pour
tester sa réaction. Parfois, des marqueurs biologiques tels que
les pulsations cardiaques sont mesurés316. Les expériences
sont imaginées non pas avec les patients pour comprendre ce
qui leur arrive, mais sont des tests à l'aveugle supposés tester
si oui ou non la personne peut repérer des ondes. On est dans
un cas où ce qui est mis en question dans ces études est le
patient lui-même, et l'attribution de ses symptômes à des
champs électromagnétiques.
Les deux articles de Rubin concluent qu'il n'y pas de
corrélation stable entre le fait de se déclarer électrosensible et
la réussite du test de provocation. Il franchit néanmoins un
pas supplémentaire, qui nous intéresse ici, qui est d'affirmer
que cette absence de lien permet d'affirmer qu'il faille
attribuer la souffrance des patients à un effet nocebo, c'est à
dire l’apparition d'une réaction négative suite à l'ingestion
d'une substance inactive, mais annoncé comme étant nocive.
La conclusion de l'article est sans appel : « [...]when faced
with someone who describes subjective symptoms that are
apparently associated with exposure to an electrical device, it
would be wise for clinicians and policymakers to begin with
the assumption that an alternative explanation for these
symptoms may be present, either in the form of a
conventional organic or psychiatric disorder, or in terms of
the more subtle psychological processes associated with the
nocebo response. In the latter case, treatment based on
cognitive behaviour therapy may be helpful for some
patients317 ».
Cette conclusion est celle qui est la moins défendu dans le
texte. Le lien y est presque fait de manière évidente, avec une
simplicité désarmante, tant l'évidence est grande. Le lien est
quasi automatique entre le fait de ne pas pouvoir
consciemment discriminer un signal mieux que la moyenne
et l'effet nocebo.
Suivant ses recommandations, au mieux, on recommandera
le cas échéant un suivi psychologique, en reconnaissant que
« la souffrance est réelle ». On reléguera ainsi
l'électrosensibilité à un « facteur psychologique » qu'il s'agit
de prendre au sérieux par humanisme, tolérance. L'usage du
terme « nocebo » est caractéristique : on désignera la
souffrance comme étant causée par des facteurs
psychologiques capables d'influencer sur les corps, mais dont
on ne peut rien dire. Cet effet nocebo est ce contre quoi le
malade doit maintenant se justifier, et non un effet qu'il s'agit
d'explorer pour en comprendre le mécanisme physiologique.
Il s'agit très précisément de ce contre quoi il faut penser, mais
jamais de ce qu'il s'agit de penser. Dire à un patient que sa
souffrance est due à un effet nocebo, c'est une manière
automatique de disqualifier le problème de l'attribution des
symptômes à une cause extérieure comme n'étant pas digne
d'intérêt.
Pour savoir ce que recouvre l'expression « placebo », faisons
le détour par ce qu'Isabelle Stegers appelle une « scène
inaugurale de la médecine moderne » : les tests que l'on fait
passer en 1784 à Paris au Baquet de Mesmer. La question de
Stengers est de savoir ce que ça signifie pour un médecin de
pratiquer une médecine devenue rationnelle. Pour y
répondre, elle procède en travaillant sur ce à quoi la
médecine moderne s'oppose, à savoir la figure du charlatan.
Le médecin autrichien Mesmer prétend guérir par un fluide
magnétique invisible les patients qui se réunissent autour de
lui. Le baquet aurait pu constituer un dispositif thérapeutique
et démonstratif, « son pouvoir curatif constituant en même
temps la démonstration de l'existence du fluide qui explique
ses effets ». Néanmoins, une commission de scientifiques
inventa une manière de prouver que le fluide en tant que
314
Anke Huss, Matthias Egger, Kerstin Hug, Karin HuwilerMüntener, Martin Röösli : Source of Funding and Results of
Studies of Health Effects of Mobile Phone Use: Systematic Review
of Experimental Studies, Environmental Health Perspectives,
115(1): 1–4, 2007 ; Published online 2006 September 15
315
Ce sont les deux articles que nous avons le plus rencontré dans
ce débat, souvent considérés comme des preuves que
l'électrosensibilité n'est pas liée aux ondes, ce que nous mettons ici
en doute : G. James Rubin, Jayati Das Munshi and Simon
Wessely,Electromagnetic Hypersensitivity: A Systematic Review of
Provocation Studies, Psychosomatic Medicine, March 1, 2005 vol.
67 no. 2 224-232 et G. James Rubin, Rosa Nieto-Hernandez, and
Simon Wessely : Idiopathic Environmental Intolerance Attributed
to Electromagnetic Fields
(Formerly‘ElectromagneticHypersensitivity’): An Updated
Systematic Review of Provocation Studies, Bioelectromagnetics
31:1–11, 2010.
316
McCarty DE, Carrubba S, Chesson AL, Frilot C, GonzalezToledo E, Marino AA, Electromagnetic hypersensitivity: evidence
for a novel neurological syndrome, International Journal of
Neurosciences, 121(12), 2011
317
G. James Rubin, Jayati Das Munshi and Simon Wessely, op cit.
82
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
définit par ses effets, n'existe pas. En effet, une personne
magnétisée à son insu ne présente aucun signe de guérison,
tandis qu'une personne magnétisée à un endroit alors qu'on
lui annonce être magnétisée à un autre ressent des effets dans
cet autre endroit. La commission en déduit alors que c'est le
pouvoir de l'imagination qui agit, et non un fluide. Isabelle
Stengers en conclut une première facette de la médecine
moderne : pour elle, « la guérison ne prouve rien ». Corrélat :
le charlatan sera celui qui revendique ses guérisons pour
preuve, et ce même si en se réclamant ainsi de la preuve
scientifique, il est lui-même moderne318.
Parmi les autres causes que la commission invoque, il y a les
guérisons naturelles et la confiance des patients dans le
traitement de Mesmer. Stengers rapproche cette « foi qui
sauve » de l'effet placebo, qui incarne cette puissance de
guérir, mais contre laquelle la médecine moderne se définit.
Ainsi, le placebo a un sens technique dans le test en double
aveugle auquel doivent faire face les médicaments : ni le
patient ni le médecin ne savent si le produit donné à un
groupe de patient ou à un autre est la substance active qu'il
s'agit de tester ou un placebo, une substance inactive. Le
médicament qui passera le test de mise sur le marché sera
celui qui guérit statistiquement mieux que le placebo. Celuici parasite la relation entre la guérison et une substance. La
médecine moderne se définit alors contre le charlatan tout
autant contre le patient qui guérit pour de « mauvaises
raisons ». Pour Stengers, il n'y a pas en médecine de « Voie
Royale », permettant de faire la distinction entre une
guérison de l'imagination ou une guérison de la substance, et
cela est valable aussi pour la psychanalyse et la psychiatrie.
Ni le corps ni l'âme n'ont le pouvoir de faire cette distinction
de manière stable.
A la différence du baquet de Mesmer, ici on a bien un
« fluide » ou son équivalent : personne ne niera l'existence
des ondes. Ce qu'on nie c'est l'attribution aux ondes de leur
pouvoir causal sur les symptômes, cause pour laquelle on n'a
pas de mots, si ce n'est que c'est le pouvoir de l'imagination,
traduit ici en effet nocebo. Il importe peu de savoir de quoi
souffraient les patients guéris par Mesmer, car leur guérison
n'est ni le corrélat d'une fausse maladie de ses patients guéris.
La guérison n'est pas le critère, comme le relève Stengers.
Avec l'histoire de l'électrosensibilité, c'est la maladie et la
souffrance qui ne prouvent rien. Si la guérison ne peut pas à
elle seule rien prouver, sous peine de voir celui qui s'en
réclamerait devenir un charlatan, l'existence de la maladie
n'est pas non plus gage de quoi que ce soit.
Pour produire une médecine moderne, il faut ajouter à la
guérison un test, qui est celui du double aveugle, face au
placebo. Dans le cas des tests de provocations, ce qui est
testé n'est même pas à strictement parler le nocebo, mais bien
la capacité de verbaliser et ou de ressentir la différence entre
un faux et un vrai signal (sham). Ce test est présenté sur ce
mode de la voie royale, mais définit très précisément une
scène, qui doit pouvoir « faire taire » le patient ou ce qui peut
compter pour lui. Si le baquet de Mesmer met en jeu la
guérison, on va ici encore un peu plus loin, n'ayant pas d'idée
sur une guérison possible, mais on teste l'attribution du
symptôme à travers une capacité de détecter une source, et de
la verbaliser. Le passage au nocebo nous semble là tout à fait
inapproprié. En dehors du laboratoire du double aveugle le
placebo n'a pas de sens technique319 , et si on l'utilise c'est
pour se donner un pouvoir qu'on ne mérite pas, qui n'est en
rien autorisé par ce laboratoire et à fortiori le nocebo sert à
disqualifier de manière totalement non justifiée, sans même
servir d'échelle contre laquelle on peut le mesurer. Si le
placebo peut bien être définit techniquement dans un
dispositif de double aveugle, le nocebo lui n'est ici définit
que comme repoussoir.
Il existe bien des articles scientifiques tentant de produire des
situations de mise en variation de l'imagination, qui teste par
exemple un groupe d'étudiants après la vision d'un film
alarmiste sur les ondes ou un groupe d'étudiants n'ayant pas
vu ce film, puis prétend les mettre en présence d'ondes et
tester si ils ressentent quelque chose de négatif : les étudiants
ayant vu le film auront plus tendance que les autres à décrire
des symptômes négatifs. Mais c'est de la pure production
d'artefact, d'une mise en variation qui ne relève de rien de ce
qui peut se passer en dehors du laboratoire, et qui ne veut
rien tester de ce que peux l'imagination. A fortiori, elle ne
teste rien de ce que peut un corps ou une onde, mais les
auteurs (dont le même Rubin) considère que cela est suffisant
pour disqualifier les malades des ondes.
Revenons sur la déclaration de pouvoir qui se joue dans le
dernier paragraphe de cet article de Rubin. Il s'agit là d'une
terrible déclaration de guerre, déclaration politique dans un
article scientifique tout à fait loin des précautions qui
caractérisent la majorité des publications à ce sujet. Ici aussi,
le problème est décrit comme de « faire face à des
individus », et non face à des groupes constitués de patients
capables d'énoncer une parole articulée, construite autour de
leur situation de vie. Que le médecin puisse avoir à coconstruire un savoir en tant que médecin sur
l'électrosensibilité en travaillant avec des groupes de patients
ne fait pas partie de ses hypothèses de travail 320. Nous
sommes bien en présence d'un rapport tout à fait
dissymétrique autorisé au nom de « La Science »321.
On notera enfin que ce « savoir » produit par le laboratoire
du test de provocation, ne produit presque aucun effet sur le
patient lorsqu'on le lui fournit. L'article « can evidence
change belief ?322 » montre qu'un patient, apprenant qu'il a
été incapable de reconnaître un signal ondulatoire ne change
rien à l'attribution causale de ses symptômes. Pris comme un
simple rapport entre un savoir en général et une croyance en
général, il s'agit d'un savoir triste, qui n'active pas, mais est
sensé produire cette différence entre ceux qui savent et ceux
qui croient.
Peut-être un jour trouvera-t-on un lien entre symptômes et
exposition, une molécule active permettant de guérir, un
marqueur physique, biologique ou chimique qui permettra de
qualifier l'EHS de manière stabilisée. Si cela a lieu, ce sera ce
que Stengers définit comme un événement. Mais aujourd'hui,
la non-présence de cet événement ne signifie en soi pas qu'il
n'y a pas de « maladie », car l'événement n'est pas en droit.
L'absence de compréhension d'un phénomène ne fait pas
disparaître le phénomène. Finalement, c'est la machine de
production, son régime, qui doit être qualifié : il s'agit d'un
véritable espace d'affrontement, et non d'un espace de
négociation. Le régime de savoir ici mis en place est encore
au travail.
320
Stengers I., Cosmopolitiques II, La découverte, 2003, p312.
Stengers I., Cosmopolitiques II, La découverte, 2003, p292
322
Nieto-Hernandez R, Rubin GJ, Cleare AJ, Weinman JA,
Wessely S., Can evidence change belief? Reported mobile phone
sensitivity following individual feedback of an inability to
discriminate active from sham signals, Journal of Psychosomatic
Research, 65(5), 2008
321
318
Stengers I., NathanT., Médecins et sorciers, Empêcheurs de
penser en rond, seuil, 2004, p133
319
Pignarre P., Puissance des psychotropes, pouvoir des patients,
PUF, 1999, p76
83
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Cette situation est bien transversale, au sens des trois
écologies, aucune de ses dimensions ne peut se réduire à une
autre. Ces trois domaines ne cessent ici de s’interpénétrer, et
de se co-définir. Ils ne cessent de co-devenir, formant un bloc
dans une situation qui peut sembler inextricable. Ni le
psychologique, ni le somatique, ni l'ondulatoire, ni
l'économique, ni la rumeur n'épuisent le sujet. L'invention de
la catégorie « nocebo » n'est pas un simple jeu d'acteurs ou
de langage, il fonctionne comme un énoncé : réorganise la
langue, les expériences, les discours, les douleurs et les
postures. Qualifier de « electrosensible » ou de « syndrome
idiopathique associé à la présence de champs
électromagnétiques » est un enjeu politique, économique et
physique.
Pour les personnes électrosensibles, il y va réellement d'une
réorganisation de la subjectivité et de la vie. La presse a
relayé à de nombreuses reprises323 le cas de ces personnes
prêtes à aller vivre loin de tout, dans une grotte ou un village
de la Drome déclaré « zone refuge ». Les délires y côtoient
craintes et souffrances, paranoïa et tentatives de reconstruire
un autre « vivre ensemble ». L'eros de groupe s'organise
autour de l'énoncé « nous sommes des victimes des ondes »,
et tourne parfois à vide. On y va mieux, même si pour cela on
a sacrifié une bonne partie de sa vie sociale. Une des choses
que ces collectifs on réussi à stabiliser, c'est aussi un autre
rapport à la maladie. Guattari écrivait que les mouvements
écologistes ne savaient « même pas » que faire des fous, des
clochards324, trop empressés à se préoccuper de la « nature ».
Mais les mouvements militants autour des ondes et de
l'electrosensibilité ont aujourd'hui fait preuve de leur capacité
à reposer cette question autrement. La folie fait partie du
problème, et il n'est plus question d'exclure les fous, de
recréer un microfascisme de groupe autour de la normalité.
323
Par exemple l'édition en ligne du monde du 30/08/2013 ;
http://www.lemonde.fr/planete/article/2013/08/30/leselectrohypersensibles-a-la-recherche-d-une-terre-vierge-de-touteonde_3468950_3244.html
324
Guattari F., Chaosmose, 1992
84
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
construit et coordonne des activités organisées. Ainsi, dès
lors que les acteurs écologiques se sont organisés et ont
coordonné des actions stratégiques, les pouvoirs publics ont
réellement
pris
conscience
des
problèmes
environnementaux. Bien que cet aspect ait déjà été
mentionné en 1972 lors du premier Sommet de la Terre à
Stockholm328, le Sommet de la Terre à Rio de Janeiro en
1992329 marque cette prise de conscience de l'Etat. Suite à
ce Sommet de la Terre, les Etats se sont rendus compte de
la nécessité de mener une politique de gestion durable de la
Nature330 afin de répondre aux attentes sociales. Dès lors,
les pouvoirs publiques, tant au niveau international que
national, ont mis en place des instruments règlementaires
(interdictions et normes) et économiques (écotaxes) pour
parvenir à une gestion durable de l’environnement 331. La
majorité des mesures concernent le milieu terrestre mais, le
milieu marin est de plus en plus considéré.
Tessier A. & al. - « Faire de la science »
interdisciplinaire : une complication nécessaire ou
superflue ? Exemple d’un cas d’étude avec les Récifs
Artificiels en Languedoc-Roussillon
Anne Tessier1,2, Emine Asan3, Nicolas Dalias1 et Philippe
Lenfant2,4
1 SEANEO, 7 rue de Turenne, 66100, Perpignan, France,
[email protected], [email protected]
2 Université Perpignan Via Domitia, Centre de Formation
et de Recherche sur les Environnements Méditerranéens,
UMR 5110, 52 avenue Paul Alduy, 66860, Perpignan,
France
3 ICRESS, Université de Perpignan Via Domitia /
Laboratoire développement culturel Université d’Oran, 52
avenue Paul Alduy, 66860, Perpignan, [email protected]
4 CNRS, Centre de Formation et de Recherche sur les
Environnements Méditerranéens, UMR 5110, 52 avenue
Paul Alduy, 66860, Perpignan, France, [email protected]
Les écosystèmes côtiers et l’écologie politique
Les politiques publiques environnementales relatives au
milieu marin portent essentiellement sur les écosystèmes
côtiers car ils revêtent des importances environnementales
et socio-économiques prépondérantes. Face à l’érosion de
la biodiversité, les pouvoirs publics internationaux
encouragent la protection de la biodiversité marine et
côtière au travers notamment de la Convention pour la
biodiversité issue du Sommet de la Terre 332, conduisant en
2010 à des engagements forts appelés « les objectifs
d’Aïchi »333. Par leurs fonctions multiples, les Aires
Marines Protégées sont des instruments majeurs assurant
l’atteinte de l’objectif d’Aïchi n°14, en permettant de
valoriser les bénéfices de la biodiversité et des services écosystémiques334. Cette stratégie de création et de gestion des
Aires Marines Protégées est en théorie très suivie par la
politique nationale. Elle apparaît comme l’une des priorités
de la décennie qui vient335. Toutefois, cette mesure, est
bien souvent considérée par certains groupes comme une
zone où toute activité humaine est prohibée et, elle est donc
perçue négativement par d’autres groupes d’usagers de la
mer. La décennie dernière (2001-2011), l’Etat français a
donc également eu recours à une mesure complémentaire,
l’immersion de Récifs Artificiels. Cette mesure est aussi
De la prise de conscience des problèmes
environnementaux à une écologie politique
L’Homme est un être vivant en perpétuelle interaction avec
son environnement. Cet environnement peut être social,
c’est-à-dire une interaction d’individu à individu, tel que le
définit Erwin Goffman dans sa sociologie de
l’interactionnisme325. Il peut aussi être naturel, tel que le
définissent les chercheurs en écologie 326. D’ailleurs, la
définition même du concept « écologie » met en avant cette
interaction de l’Homme avec la Nature. En effet, le terme
« écologie » apparu pour la première fois en 1866 dans les
écrits du biologiste allemand Ernst Haeckel est défini par ce
dernier comme la totalité de la science de l'organisme avec
l'environnement, comprenant, au sens large, toutes les
conditions d'existences327. Aujourd'hui, l'écologie est
définie comme étant la science qui étudie les relations des
êtres vivants entre eux, ainsi que leurs relations avec le
milieu. En effet, l’Homme interagit directement avec la
Nature par différentes actions. Il intervient en la prélevant
(pêche, cueillette, etc.), en y évoluant afin d'exercer
certaines activités professionnelles ou de loisirs
(agriculture, randonnées pédestres, plongée sous-marine),
en la modifiant (OGM, clonage, etc.), en la détruisant
(déforestation, urbanisation du littoral). L’Homme agit
aussi sur la Nature de manière indirecte notamment par ses
rejets dans l’atmosphère et l’hydrosphère. A terme,
l’Homme tend à perdre les services éco-socio-systémiques
de la Nature ainsi que la Nature elle-même. Toutefois, la
multiplication et la diversification des études écologiques,
le dévouement des militants, les mesures prises par les
politiques, l’intégration du « faire écologie » dans l'opinion
sociale par le biais des grands médias, la prise de
conscience de faits écologiques s’installent dans les normes
sociales. De nature organisateur, l’Homme, acteur,
328
PNUE (1972), « Déclaration finale de la conférence de
Stockholm », PNUE.
329
Jollivet M., Legay J-M. (2005), « Canevas pour une réflexion
sur une interdisciplinarité entre sciences de la nature et sciences
sociales ». Natures Sciences Sociétés 13: 184-188.
330
Leroy P. (2004), « Sciences environnementales et
interdisciplinarité: une réflexion partant des débats aux PaysBas », Natures Sciences Sociétés, 12: 274-284.
331
Lipietz A. (2012), « Qu'est-ce que l'écologie politique? La
grande transformation du XXIe siècle », Les Petits Matins, Paris
332
Nation Unies (1992), « Convention sur la biodiversité ». Nation
Unies, 32 p.
333
Convention sur la diversité biologique (2010), « Plan
stratégique pour la diversité biologique 2011 2020 et les objectifs
d'Aichi, "Vivre en harmonie avec la nature" », Convention sur la
diversité biologique, 2 p.
334
Ibid.
335
Ministère de l’Écologie, du Développement durable, des
Transports et du Logement (2012), Stratégie nationale pour la
création et la gestion des aires marines protégées, Paris : Les
Éditions du Ministère de l’Écologie, du Développement durable,
des Transports et du Logement, 89 p.
325
Goffman E. (2003), Les rites d’interaction, Paris : Les Éditions
de minuit, 225 p.
326
Fischesser B. et Dupuis-Tate M-F. (1996), Le guide illustré de
l’écologie, paris : Les Éditions de la martinière, 319p.
327
Haeckel E. (1866), Morphologie générale des organismes
(Generelle Morphologie der Organismen),
http://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/
%C3%A9cologie/45580.
85
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
adoptée dans d’autres pays depuis 20 ans 336 et souffre
assez peu d’une vision négative. Les Récifs Artificiels sont
des structures constituées d’un ou plusieurs éléments
d’origine humaine et/ou naturelle, déployés délibérément
sur le fond marin dans le but d’influer sur les processus
physiques, biologiques et/ou socio-économiques liés aux
ressources marines vivantes337. En France, l’immersion des
Récifs Artificiels est surtout une politique locale (Récifs
Artificiels du Prado, Ville de Marseille) ou régionale
(Récifs Artificiels du Languedoc-Roussillon, avec plusieurs
acteurs, comme les communes, les Conseils Généraux et
Régionaux, les pêcheurs professionnels et de plaisance,
etc.) mais, leur politique de suivi (notamment des objectifs
et des attentes sociales) et de gestion est devenue nationale,
avec notamment la doctrine de l’Etat338.
l’objectif est atteint d’un point de vue écologique. Mais,
qu’en est-il du point de vue social ? L'Etat est actuellement
en attente de cet aspect et a souligné cette carence dans sa
doctrine lancée sur les Récifs Artificiels en 201014. Cet
aspect, la perception et l’utilisation des Récifs Artificiels
par les usagers de la mer, est en effet quasiment inexistant
des suivis. Lorsqu’il est intégré, il est focalisé sur l’usage
« pêche artisanale » et extrêmement restreint en
information. Cette carence de l’étude des usagers vient
probablement du fait que pendant longtemps l’expertise
collective (expertise des usagers) apparaissait moins
pertinente
devant
celle
d’experts
professionnels
(scientifiques). Or, une expertise collective, venant des
personnes les plus concernées, est pertinente et, tout aussi
essentielle que des évaluations d’experts réalisées par des
experts professionnels342. Le recours à une approche
démocratique, avec l’accumulation des expériences des
diverses parties, permet d’obtenir une meilleure
appréciation343 , et une vision globale plus juste.
Actuellement, le secteur de la recherche est trop souvent
sectoriel, desservant les études environnementales,
l’évaluation de l’efficacité des outils de gestion lancés par
les politiques et induisant un problème de gouvernance de
ces outils. Afin de fournir un premier apport aux pouvoirs
publics concernant les Récifs Artificiels, une partie faisant
appelle aux Sciences Humaines et Sociales a été intégrée
aux présents travaux de recherches écologiques sur la
caractérisation des Récifs Artificiels du Golfe du Lion
(Agde, Valras-Plage, Leucate et Le Barcarès). Pour cela,
une étude sociologique a été réalisée à travers la
combinaison de deux méthodes de terrain, le questionnaire
et l’entretien semi-directif. Des analyses de terrain ont été
développées à partir de la sociologie des organisations 344 et
de l’action, d’Erving Goffman (chercheur de l’école de
Chicago345). La sociologie des organisations a permis
d’étudier et d’analyser le processus de gestion et
d’organisation des outils écologiques concernant les Récifs
Artificiels. Les enquêtes ont porté sur les usagers les plus
fréquents des Récifs Artificiels. Chaque type d’usager avait
sa propre grille d’entretien, avec toutefois, pour certaines
parties des questions communes permettant de réaliser des
comparaisons. La grille d’entretien était composée des
parties suivantes : information personnelle, conditions
générales de l’activité professionnelle ou de loisir,
connaissance des Récifs, utilisation des Récifs,
conséquences professionnelle ou de loisir des Récifs,
perceptions des Récifs et information relatives aux
vacanciers. La réalisation de ces enquêtes a permis
Les Récifs Artificiels et l’écologie politique
En France, les Récifs Artificiels sont avant tout un outil à
but socioéconomique et concernent essentiellement le
secteur de la pêche professionnelle. Ils ont pour objectif de
permettre le maintien de la pêche dite artisanale, corps de
métier en crise avec la diminution de la ressource
halieutique339. Les Récifs Artificiels sont aussi employés
afin de restituer aux pêcheurs artisanaux leur espace de
travail face à l’incursion illégale des chalutiers, en action de
pêche dans la bande côtière des 3 milles nautiques. En
limitant l’accès des chalutiers dans cette zone, les Récifs
Artificiels sont aussi un outil de préservation des fonds
marins340. Les objectifs des Récifs Artificiels tendent à
évoluer. Par exemple, à La Réunion, des Récifs Artificiels
ont été immergés dans le but de favoriser le développement
d’activités récréatives comme la plongée sous-marine et la
pêche récréative341. Ainsi, les Récifs Artificiels sont
présentés par l'Etat comme un outil de gestion durable des
écosystèmes côtiers. Les Récifs Artificiels français, ayant
bénéficié de fonds européens depuis les années 2000 pour
leurs immersions, font l’objet d’un suivi scientifique
obligatoire pendant au moins 5 ans. Ainsi, la majorité des
Récifs Artificiels sont actuellement suivis d’un point de vue
écologique. Les pouvoirs publics bénéficient donc d’une
évaluation de l’efficacité de cet outil de gestion par l'étude
des peuplements de poissons. Il ne faut cependant pas
oublier que les Récifs Artificiels sont immergés pour
répondre à un problème environnemental d’un point de vue
social. Les pouvoirs publics ont donc besoin de s’assurer
que l’outil de gestion utilisé a rempli son attente sociale.
Or, les suivis actuels permettent seulement d’identifier si
336
Baine M. (2001), Artificial reefs: a review of their design,
application, management and performance 2009, Ocean and
Coastal Management, p. 241-259.
337
Seaman W. (2000), Artificial reef evaluation with application
to natural marine habitats, New York: CRC Press.
338
Affaires Maritimes (2012), Document stratégique sur
l'implantation des récifs artificiels. Régions Languedoc Roussillon
et Alpes Côte d'Azur, 102 p.
339
Barnabé G., Charbonnel E., Marinaro J-Y., Ody D., Francour P.
(2000), « Artificial reefs in France: analysis, assessments and
prospects. In: Jensen A.C CKJ, Lockoowd A.M.P », Dans
Artificial Reefs in European Seas, The Netherlands, Dordrecht:
Éditions Klumer Academics Publishers, , p. 167-184.
340
Ibid.
341
Pareto A. (2010), « Suivi de la faune ichtyologique et de
l’intégrité structurelle des Récifs Artificiels », Rapport annuel
2009 de suivi scientifique des Récifs Artificiels de la Possession,
Le Port et St-Leu, Mars 2010, 64 p.
342
Hache E. (2012), Ecologie politique: Communautés, cosmos,
milieux, Paris : Les Éditions Amsterdam, 408 p.
343
Ibid.
344
La sociologie des organisations est un courant fondé par Michel
Crosier qui a étudié comment les acteurs construisent et
coordonnent des activités organisées. Elle peut aussi se définir
comme une science sociale qui étudie des entités particulières
nommées organisations, ainsi que leurs modes de gouvernance et
interactions avec leur environnement et, qui applique les méthodes
sociologiques à l'étude de ces entités.
345
L'École de Chicago est un courant de pensée sociologique
américain apparu au début du XXe siècle dans le département de
sociologie de l'Université de Chicago. Erving Goffman, appartient
à la deuxième génération. Il se consacre à l'étude des institutions
et des milieux professionnels. Les sociologues de cette école ont
utilisé de nombreuses méthodes quantitatives et qualitatives,
historiques et biographiques.
86
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
d’accéder à une partie du comportement des usagers vis-àvis des Récifs Artificiels. Ainsi, des pistes de réflexions ont
été mises en avant pour faire évoluer leur politique de
création et surtout de gestion, actuellement inexistante,
élément paradoxal pour un outil, implanté par l’Etat, garant
d’une gestion durable des écosystèmes côtiers.
celles qui seraient le mieux acceptées et celles qui seraient
totalement rejetées. Ainsi, la présente étude permet
d’apporter aux pouvoirs publics, des clés pour faire évoluer
sa politique de création mais surtout de gestion des Récifs
Artificiels.
L’apport de l’interdisciplinarité, Sciences Naturelles et
Sciences Humaines et Sociales, pour l’écologie politique
La présente étude basée sur un cas concret montre que la
combinaison des Sciences Naturelles et des Sciences
Humaines et Sociales est nécessaire et fournit un apport aux
pouvoirs publics. L’interdisciplinarité, malgré des
difficultés de compréhension entre les personnes des divers
champs disciplinaires, liées à des définitions de termes et de
méthodes de travail différentes, est nécessaire et pertinente.
Elle apporte une réponse sur l’efficacité de l’outil de
gestion durable mis en place, tant d’un point de vue
écologique que social. A partir de la production de cette
évaluation globale, les pouvoirs publics possèdent des clés
pour juger si l’outil fonctionne et s’il est nécessaire de le
repenser en partie. L’interdisciplinarité, en associant les
usagers aux études environnementales, intègre certains
objectifs de la Convention d’Aarhus (1998) 346 qui sollicite
la participation du public au processus décisionnels relatifs
à l’exercice d’activités particulières (Article 6), aux plans,
programmes et politiques relatives à l’environnement
(Article 7) et à sa participation lors de la phase
d’élaboration de dispositions règlementaires et/ou
d’instruments normatifs juridiquement contraignant (Article
8). Cette intégration des usagers aux études
environnementales permet à ces derniers d’être acteurs, ce
qui les sensibilise d’autant plus sur le sujet. Les mesures de
gestion prises, pour leur activité et l’environnement où ils la
pratiquent, seront alors mieux comprises. En participant à la
réflexion de gouvernance, les usagers auront moins
l’impression de subir les mesures. Le système tendra à être
perçu de la population comme plus juste, plus
démocratique. L'étude de cas des Récifs Artificiels permet
également de montrer qu’il est possible d’allier la
protection de l’environnement avec le développement
socio-économique, en œuvrant ainsi pour le développement
durable. Mais pour cela, l'Etat doit impérativement mener
des réflexions sur la gouvernance de cet outil de gestion
prometteur. Sinon, en l’état actuel, les Récifs Artificiels
risquent de tendre vers un système non durable. Une
gouvernance est possible mais, les moyens financiers au
niveau local sont absents pour l’instaurer. Les pouvoirs
publics doivent s’intéresser aux Récifs Artificiels pour
débloquer cette situation. En effet, les Récifs Artificiels
apparaissent comme l’un des outils de gestion des
écosystèmes côtiers permettant d’associer économie et
nature, et ainsi de ne plus opposer ces deux notions.
L’apport de la pluridisciplinarité pour les Récifs
Artificiels
L’apport de l’approche pluridisciplinaire est très important
dans les études écologiques car son objectif est d'utiliser la
complémentarité
intrinsèque
des
différentes
disciplines pour une analyse écologique complète des
Récifs Artificiels. La présente étude pluridisciplinaire, d’un
point de vue écologique, a montré que les Récifs Artificiels
permettaient l'installation des poissons sur la zone
d'immersion, notamment des espèces de poissons d’intérêt
économique. Les Récifs Artificiels permettent également
aux pêcheurs locaux de réaliser des captures similaires,
voire supérieures, à des pêches réalisées sur des zones
naturelles rocheuses, jusqu’à environ 300 m des Récifs
Artificiels. D’un point de vue sociologique, les entretiens
semi-directifs réalisés auprès des patrons pêcheurs
artisanaux ont confirmé que les Récifs Artificiels sont un
outil d’aide aux pêcheurs artisanaux, face à la raréfaction de
la ressource marine. La majorité des pêcheurs artisanaux a
intégré les sites de Récifs Artificiels à leurs sites de pêches
et les fréquentent régulièrement, principalement pour
capturer des espèces particulières. La majorité des pêcheurs
déclare que ces immersions ont permis d’apporter du
poisson sur la zone. Cette vision est également partagée par
les pêcheurs récréatifs utilisant les Récifs Artificiels. De
plus, l'étude a permis d’identifier que ces Récifs Artificiels
étaient également utilisés par les chasseurs et les plongeurs
sous-marins, mais plus ponctuellement que les pêcheurs
professionnels et récréatifs. Ces usagers ont intégré les
Récifs Artificiels à leurs sites de pratique de leur activité.
Cependant, les usagers déclarent les fréquenter assez peu,
car les Récifs Artificiels n'ont pas été spécifiquement
conçus pour leurs activités. Ainsi, si ces immersions étaient
repensées en intégrant leur pratique, les usagers y auraient
recours plus souvent, car la majorité des enquêtés considère
les Récifs Artificiels comme un moyen de répartir leur
effort de pêche ou de fréquentation sur la localité. Les
zones naturelles pourraient ainsi être délestées de leur
pression. La constatation de cette perception des Récifs
Artificiels par les usagers a permis de montrer que les
objectifs des immersions sont amenés à évoluer dans un
futur proche. Ainsi, les Récifs Artificiels pourraient
également être immergés dans une perspective de délestage
des sites naturels, où certaines activités récréatives y
seraient fortement représentées. Une majorité des usagers
pense que l’instauration d’une gestion le plus tôt possible
sur ces zones est nécessaire. En premier lieu, il leur apparait
important de définir un gestionnaire approprié. Un
regroupement d’acteurs serait ainsi le plus judicieux afin
que chacun puisse s'y retrouver et ne pas se sentir lésé.
Concernant les mesures de gestion, les usagers percevraient
très mal une mise en réserve intégrale des Récifs Artificiels.
Cependant, ils ne sont pas réfractaires à des mesures
restrictives notamment vis-à-vis de leur activité. Lors des
entrevues, de nombreux usagers ont ainsi formulé des
propositions de gestion. En fonction des mesures de gestion
des Récifs Artificiels susceptibles d'être prises par les
politiques publiques, il est ainsi possible de mettre en avant
346
87
(1998) Convention Aarhus
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Dans l’article fondateur de HG 348, Lovelock et Margulis
d’une part soulignent l’influence massive que les êtres
vivants pourraient avoir sur leur environnement planétaire la composition des océans, de l’atmosphère, le climat, etc. –
et d’autre part font remarquer que la Terre est restée
habitable (les conditions environnementales sont restées
dans des limites qui permettent à la vie de persister) depuis
plus de 3 milliards d’années et ce en dépit de perturbations
externes (comme l’augmentation de la luminosité solaire).
Ce sont ces deux éléments qui invitent les auteurs à se
demander si :
« l’ensemble des organismes vivants qui
constituent la biosphère peut agir comme une seule
entité pour réguler la composition chimique, le pH
en surface et possiblement le climat. »
L’idée que la vie pourrait, par son activité, réguler des
variables environnementales à grande échelle, c’est-à-dire
contribuer à une forme de régulation ou d’homéostasie à
l’échelle de la planète, a été ensuite exprimée par la
métaphore comparant la Terre à un organisme dans
l’ouvrage de Lovelock (1979). Cette comparaison, prise au
sérieux, a suscité des critiques de la part des biologistes.
Dawkins (1982) et Doolitle (1981) ont ainsi fait remarquer
que la Terre, ne se reproduisant pas, ne peut être soumise à
sélection naturelle. Or la sélection naturelle est la meilleure
explication de l’existence d’homéostasie, de régulation, de
finalité apparente chez les organismes. Dès lors, en
l’absence de mécanisme rendant compte d’une homéostasie
planétaire, HG n’est pas une hypothèse scientifique mais ne
serait que l’expression de bons sentiments sur la nature à
propos d’un délicat et harmonieux agencement du monde
auquel contribuerait chaque organisme vivant. Cette
critique a pendant longtemps discrédité HG aux yeux de la
majorité des biologistes et des philosophes de la biologie.
Ces critiques du début des années 1980 n’épuisent en
revanche ni le contenu initial de HG, ni les développements
ultérieurs qui ont pris en compte les remarques des
évolutionnistes. Les contorsions multiples de Lovelock
rendent difficile l’appréciation du contenu de HG : c’est la
critique principale qui a été adressée ultérieurement par
Kirchner. Je voudrais ici proposer une clarification des
éléments importants de HG telle qu’on la discute dans la
littérature scientifique349, clarification qui est cruciale si
l’on souhaite comprendre l’intérêt qu’HG a suscité pour des
projets d’écologie politique. Je suggère de comprendre HG
non pas comme une simple hypothèse à tester mais comme
un cadre de recherche comprenant : (i) des questions
scientifiques structurant de nouvelles recherches, (ii) des
remarques méthodologiques, (iii) une proposition
ontologique centrale (l’entité que Lovelock et Margulis
appellent Gaïa).
(i) Les trois questions soulevées par HG sont les
suivantes :
1.
La vie a-t-elle une influence quantitativement
importante sur des processus géologiques ?
2.
Cette influence a-t-elle pu contribuer au
maintien de conditions habitables sur Terre ?
3.
Cette influence peut-elle contribuer à
l’optimisation de certains paramètres ?
Dutreuil S. - Pourquoi des écologies politiques font-elles
appel à Gaïa ?
Sébastien Dutreuil, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Institut d’Histoire et de Philosophie des Sciences et des
Techniques (IHPST)
[email protected]
Issu d’une formation initiale en sciences de la Terre et en
biologie, je suis actuellement en thèse en philosophie des
sciences sur une clarification conceptuelle de l’hypothèse
Gaïa. Le présent exposé s’interroge sur le genre de relations
que les sciences de la nature entretiennent et pourraient
entretenir avec un projet d’écologie politique. La réflexion
est centrée sur un cas d’étude, l’hypothèse Gaïa (désormais
HG), lequel a pour principal intérêt premièrement
l’originalité des relations qu’il fait voir entre écologie
politique et sciences de la nature, deuxièmement la diversité
des projets d’écologie politique qui s’y sont intéressés.
Gaïa, nom de la déesse de la Terre dans la mythologie
grecque, a été utilisé par James Lovelock, alors chimiste de
l’atmosphère, et Lynn Margulis, microbiologiste, pour
nommer une hypothèse scientifique qu’ils proposent au
début des années 1970, hypothèse selon laquelle les êtres
vivants pourraient contribuer, par leur action sur
l’environnement, à maintenir la planète dans des conditions
qui permettent à la vie de subsister sur Terre. Depuis la
publication originale, HG a connu un destin tumultueux :
reçue avec enthousiasme par des théologiens, des penseurs
de l’environnement, avec scepticisme par la plupart des
biologistes et philosophes des sciences, accueillie avec
intérêt par certains chercheurs en sciences de la Terre.
Ce qui m’intéresse ici, ce sont les différents auteurs
d’horizons très divers qui font aujourd’hui « appel à Gaïa »
pour servir un projet d’écologie politique. Edward
Goldsmith, écrivain, militant, fondateur de la revue The
Ecologist, penseur controversé de l’écologie profonde,
Baird Callicott, philosophe américain particulièrement actif
dans le champ de l’éthique environnementale, Bruno Latour
anthropologue et philosophe347. Chez tous ces auteurs, il
n’y a aucune ambigüité sur le fait que « Gaïa » fait
référence à l’hypothèse proposée par Lovelock et
Margulis : les deux scientifiques sont systématiquement
mentionnés au moment de l’introduction du terme. La
diversité même de ces projets m’invite à avoir une
acception assez large de « l’écologie politique » : j’y
regroupe l’écologie profonde, l’éthique environnementale,
l’anthropologie des modernes et de la nature.
La question que je voudrais examiner ici est la suivante :
pourquoi des écologies politiques font-elles appel à HG ? Il
ne s’agit en aucun cas de « faire la police » pour savoir si
les usages de Gaïa sont des « bons » usages, fidèles aux
écrits de Lovelock et Margulis, mais de comprendre les
éléments de HG qui ont intéressé des projets d’écologie
politique aussi divers, et de préciser la relation, originale,
que cette hypothèse scientifique noue avec des écologies
politiques. Après une clarification du contenu de HG,
j’examine successivement les « écologies politiques » de
Lovelock, Goldsmith, Callicott et Latour et j’en tire des
conclusions.
L’hypothèse Gaïa
348
Atmospheric homeostasis by and for the biosphere: the gaia
hypothesis, Tellus, 1974.
349
Je reprends ici des éléments d’un travail publié dans
« L’hypothèse Gaïa : pourquoi s’y intéresser même si l’on pense
que la Terre n’est pas un organisme ?», bulletin de la SHESVIE,
2012.
347
Faute de place, faute de temps, d’autres auteurs sur ces
questions ne seront pas abordés ici: Mary Midgley, Stephan
Harding, Emilie Hache, etc.
88
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
La première question met l’accent sur le rôle actif qu’ont
les vivants vis-à-vis de leur environnement, un aspect que
d’autres disciplines mettront en avant dans les années 1990
et 2000 : la construction de niche en biologie évolutive 350,
l’idée que les organismes sont des ingénieurs des
écosystèmes en écologie fonctionnelle351. Les exemples
paradigmatiques de ces disciplines biologiques vont de la
modification du sol par les vers de terre à la construction de
barrages par les castors. Soulignons la singularité de HG :
elle s’intéresse aux conséquences planétaires (et non
locales, écosystèmiques) de l’influence de la vie. L’histoire
de la Terre ne peut plus jouer comme arrière-fond, comme
contrainte, comme invariant vis-à-vis de l’histoire de la vie,
mais les deux histoires, de la vie et de la Terre, doivent être
réécrites ensemble. L’influence des vivants sur leur
environnement constituait le point de départ de Lovelock
pour l’élaboration de HG. L’importance de ce point nous a
mené à défendre ailleurs l’idée qu’il fallait comprendre HG
davantage comme une « théorie de la vie » (ce qui est en
jeu ce sont les conséquences environnementales de la vie,
les frontières de ses interactions) que comme une théorie de
la Terre.
La deuxième question, celle de l’habitabilité, est la question
centrale de HG. C’est sur elle que se concentrera l’essentiel
des recherches menées par des géologues (Lenton, Watson,
Kleidon), des écologues (Wilkinson), des chercheurs en
intelligence artificielle (Dyke), etc. La publication du
modèle Daisyworld par Watson et Lovelock (1983) –
répondant à Dawkins sur l’absence de « mécanisme »
pouvant expliquer le maintien de l’habitabilité - sera un
point de départ important de cette littérature.
La troisième question, précisément parce qu’elle concerne
l’optimisation de certaines variables, apparaît plus
problématique et est tantôt délaissée par la communauté
scientifique, tantôt reprise sous de nouvelles formes comme
celle consistant à se demander si « la vie » peut retirer un
certain « bénéfice » de son action sur l’environnement, s’il
est possible de définir un « bien commun » pour l’ensemble
des vivants. C’est avec cette question que surgit une
difficulté importante soulevée par Kirchner. Ce dernier fait
remarquer dans un article de 1989352, que, de toute
évidence, l’état de la planète n’est pas favorable aux
pingouins. A un colloque sur HG, on lui répondit que les
pingouins étaient des animaux excentriques, exotiques, une
espèce à la marge. Ainsi la difficulté à définir un « bien
commun » auquel l’ensemble des vivants participeraient est
liée aux différences de préférence environnementale entre
les différents êtres vivants ; regrouper l’ensemble des
vivants (« la vie ») serait en somme un coup de force
difficilement justifiable. Les espèces qui ont un impact
important sur leur environnement ont peut-être contribué à
le façonner et à le rendre habitable pour les espèces
actuelles (e.g. la photosynthèse oxygénique a ainsi
contribué à l’évolution des espèces actuelles dont le
métabolisme repose sur la respiration), mais comment ne
pas voir qu’elles ont aussi contribué à faire disparaître
énormément d’autres espèces (e.g. les bactéries qui ne
toléraient pas l’oxygène)353 ?
(ii) Au-delà de simples « hypothèses à tester » ou de
questions structurant les recherches à venir, Lovelock et
Margulis portent des revendications méthodologiques et
déplorent certaines caractéristiques de la science
contemporaine.
Ils
regrettent
premièrement
le
cloisonnement disciplinaire et en appellent à une plus
grande interdisciplinarité entre biologie et sciences de la
Terre, disciplines qui auraient divorcé l’une de l’autre à la
fin de l’histoire naturelle du 18 e siècle. Ils prennent ensuite
position dans un débat plus large qui oppose le
« réductionnisme » (qui consiste à décomposer un système
en ses parties et à analyser ces parties pour comprendre le
système), caractéristique de l’essentiel de la science
moderne, à une position « holiste » qu’il conviendrait
d’adopter (ici on regarde le système « dans son ensemble »
pour comprendre son fonctionnement). Enfin, Lovelock
insistera sur le rôle heuristique et structurant que joue la
métaphore comparant la Terre à un organisme.
A la fin des années 1990 certains des thèmes développés
par HG sont étudiés par des disciplines naissantes, les
« sciences du système Terre ». Ces disciplines héritent de
HG d’une part une méthodologie systémique – lorsqu’elles
considèrent les compartiments superficiels de la Terre
(océan, atmosphère, biosphère, etc.) comme formant un
système interconnecté – d’autre part la prise en compte de
l’influence de la vie sur des processus atmosphériques,
géologiques, etc. Lovelock se réjouit de leur création et y
voit la continuité de HG ; symétriquement, les auteurs des
sciences du système Terre rendent explicitement hommage
à Lovelock.
(iii) Dès le début, Gaïa est aussi bien le nom de
l’ « hypothèse scientifique » que Lovelock et Margulis
proposent, que le nom d’une nouvelle entité:
« la biosphère et toutes les parties de la Terre avec
laquelle elle interagit activement pour former cette
hypothétique nouvelle entité dont les propriétés ne
peuvent être prédites de la somme des parties »
Lovelock et Margulis 1974, p.3
Dans cette perspective d’individuation fonctionnelle les
frontières de Gaïa ne coïncident pas avec celles de la Terre,
ni avec celles des frontières matérielles des organismes
vivants, mais s’arrêtent là où l’influence de la vie s’arrête,
là où l’environnement n’interagit plus avec les organismes
qui peuplent la Terre. Il me paraît tout à fait remarquable
qu’une discussion aboutie sur la manière dont on individue
Gaïa intéresse au fond assez peu les auteurs impliqués dans
la littérature « scientifique » sur HG : quelques remarques
introductives et éparses sur le sujet, et l’auteur qui a le plus
contribué à cette question, Scott Turner 354, est rarement
cité. Cela me paraît remarquable à deux titres.
Premièrement parce que c’est précisément sur ce pan de
HG, sur l’entité, que se concentreront les écologies
politiques. Deuxièmement parce que cette faible prise en
considération de la question constitue une lacune réelle
dans HG. En l’état actuel il est non seulement assez loin
d’être évident que Gaïa, telle que définie plus haut, forme
bien un organisme355 (ce qui ne manque pas de soulever
350
Odling Smee, J., Laland, K., Feldman, M. Niche construction:
the neglected process in evolution. 2003. Princeton University
Press.
351
Jones, C. et al. “Organisms as ecosystem engineers”, Oikos,
69, 3, 1994.
352
Kirchner, J. The gaia hypothesis : can it be tested ?, Review of
geophysics, 27, 2, 1989.
353
Pour des exemples détaillés, voir Ward, P. The medea
hypothesis, Princeton University press, 2009.
354
En particulier dans The extended organism, Harvard University
press, 2000.
355
Et ce quelle que soit la définition d’organisme que l’on veut
bien adopter. Sur ces questions d’organismalité et d’individualité,
89
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
des problèmes normatifs dans le cadre de certaines
propositions que l’on peut trouver dans HG ou en écologie
politique chez Lovelock ou Goldsmith par exemple), mais il
n’est également pas évident de savoir en quel sens elle
serait « vivante », ni évident qu’elle forme bien un
individu, et ce même à se donner des critères
d’individualité appropriés aux entités en jeu356.
Voilà pour ce que l’on peut retenir de HG : un discrédit
massif pour une part importante de la communauté
scientifique, trois questions différentes, des remarques
méthodologiques
(interdisciplinarité,
holisme,
rôle
heuristique de la métaphore), la création de nouvelles
disciplines (sciences du système Terre), une entité
(« Gaïa »), un rôle central accordé à la vie (cf. son rôle
« actif » vis-à-vis de l’environnement, la place qu’elle
occupe dans la définition de l’entité), des difficultés sur la
définition des normes (cf. la question de la
régulation/optimisation et l’organismalité de Gaïa).
ingénierie, domaine dans lequel il fera plusieurs
suggestions (Lovelock et Rapley 2007, Lovelock 2008). La
démesure des solutions techniques semble contrebalancée
par une vision médicale tendance médecine non
conventionnelle : l’ingénieur ne guérit pas la Terre, il aide
ponctuellement Gaïa à se guérir elle-même. Lovelock
déplore ainsi le rapport technique à Gaïa comme un rapport
pathologique mais nécessaire compte tenu de l’urgence
actuelle.
On peine en revanche à imaginer la solution technique qui
viendrait servir un contrôle démographique « volontaire »,
sans « tomber pour autant dans les odieux travers de
l’eugénisme » car il serait « sage d’opter pour une
population stabilisée d’environ un demi-milliard
d’individus »: « en fin de compte, c’est Gaïa, comme
toujours, qui opérera la réduction de population et éliminera
ceux qui enfreignent les règles » (Ibid ., p.197). Nous voilà
rassurés : Gaïa reconnaîtra les siens.
Voilà donc la métaphore de l’organisme (et l’invocation de
la déesse mère) qui revient (reviennent). Lovelock pouvait
toujours jouer avec son lecteur et éluder le problème quand
il s’agissait de discussions « scientifiques », mettant en
avant le rôle purement heuristique de la métaphore quand
on lui montrait son absence de pertinence théorique 358. Le
jeu prend une autre tournure ici quand la métaphore vient
masquer un gouffre abyssal quant au fondement normatif
qui autoriserait les positions éthiques et les pratiques
suggérées par Lovelock. Comme souvent, on ne sait pas
trop à quoi s’en tenir avec Lovelock, dont les positions
alternent entre points de vue éco-centrés et
anthropocentrisme « éclairé ».
En plus des positions mentionnées, on trouvera chez
Lovelock certains passages sur la vie en harmonie avec la
nature, la marche en forêt et l’écoute des oiseaux, ainsi que
la valorisation d’une connaissance instinctive, ineffable, qui
rappelle davantage certains thèmes de l’écologie profonde
qu’une littérature classique des sciences de la nature.
L’écologie politique de Lovelock
Après avoir proposé une clarification du contenu de HG, et
avant de chercher à comprendre ce que différents projets
d’écologie politique ont pu en retirer, intéressons-nous à
« l’écologie politique » de Lovelock. Lovelock ne dissocie
pas ses travaux scientifiques, ses productions d’ingénieurs
et ses positions environnementalistes :
« Le concept de Gaïa, une planète vivante,
constitue pour moi la base essentielle d’un
environnementalisme cohérent et pratique ; il
contredit la ferme conviction selon laquelle la
Terre est notre propriété, un domaine destiné à
l’exploitation au bénéfice de l’humanité », 2007,
p.189
Lovelock est un ingénieur : il construit des machines. C’est
pour ses talents d’ingénieurs qu’il est recruté à la NASA,
c’est grâce à ceux-là qu’il invente un appareil qui jouera un
rôle fondamental dans la mise en cause des CFC pour la
découverte du trou dans la couche d’ozone. Par ailleurs,
Lovelock revendique un héritage « médical » (secteur dans
lequel il a longtemps travaillé en début de carrière).
A la fin des années 1970, Lovelock relativise l’importance
du trou dans la couche d’ozone et nous avertit du danger
qui consiste à sur-réagir en interdisant une fois pour toute
les CFC. Cette attitude, qui consiste dans un premier temps
à saluer l’importance de travaux scientifiques et de lanceurs
d’alerte sur certaines menaces environnementales, et, dans
un deuxième temps, à tempérer le « puissant moteur
émotionnel des environnementalistes radicaux» et à
rappeler les bienfaits de la technique, apparaît à plusieurs
reprises dans l’ensemble des écrits de Lovelock. C’est celle
qu’il adopte vis-à-vis du DDT dans le paragraphe qui
précède celui sur le trou dans la couche d’ozone.
Plus récemment, l’ingénieur-médecin s’imagine chirurgienurgentiste du globe en proposant deux mesures d’urgence :
un engagement dans le nucléaire pour réduire les émissions
de CO2 (pour le stockage des déchets, voyez avec son
jardinier et son chauffagiste357), une utilisation de la géo-
Goldsmith – une vision téléologique de l’ordre naturel et
social
Edward Goldsmith, penseur controversé de l’écologie
profonde, accorde une place centrale à Gaïa dans The Way :
toward an ecological worldview. Lovelock et Goldsmith
habitent dans la même région de l’Angleterre (Cornouaille,
Devon) et se sont souvent rencontrés. Goldsmith utilise
Gaïa comme une entité qui vient intégrer hiérarchiquement
l’ensemble de la biosphère.
Comme chez Lovelock les références à la cybernétique, la
théorie des systèmes et des positions holistes sur le plan
méthodologique sont nombreuses. Là où Lovelock était
hésitant, changeant, fuyant, contradictoire entre ce qu’il
disait (holisme et émergence) et ce qu’il faisait (des
modèles typiquement réductionnistes à la Daisyworld 359),
publiquement d’accueillir, sur ma petite parcelle de terrain, tous
les déchets à haut niveau de radioactivité produits en un an par une
centrale nucléaire ; ils occuperaient un espace d’un mètre cube et
tiendraient facilement dans une fosse en béton ; j’en profiterais
pour chauffer ma maison avec la chaleur fournie par la
désintégration des éléments radioactifs. »
358
En ce qui concerne l’usage heuristique de la métaphore dans le
cadre des discussions scientifiques je défendais une position
similaire à celle de Lovelock en 2012 dans L’hypothèse Gaïa,
quelle analogie de la Terre avec un organisme ?, in Analogia e
mediação, Quaresma (Ed.).
359
Sur ce point, voir Bergandi, D. « Eco-cybernetics : the ecology
and cybernetics of missing emergences », Kybernetes 2000.
voir Bouchard, F. et Huneman, P. 2013, From groups to
individuals. MIT Press, ainsi que Mossio, M. et Moreno, A., 2010
« Organisational closure in biological organisms », Hist. Phil.
Life, Sci.
356
Par exemple ceux développés par Huneman, P. « About the
conceptual foundations of ecological engineering : stability,
individuality and values », Procedia Environmental Sciences.
357
La revanche de Gaïa, Flammarion, 2007, p.132. « J’ai proposé
90
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Goldsmith est beaucoup plus tranché. Pour ce dernier, les
processus naturels, l’action des êtres vivants au premier
chef, ainsi que les rapports que les « sociétés
traditionnelles » entretiennent avec leur environnement,
sont fondamentalement orientés vers le maintien d’un
« bon » ordre naturel, vers la préservation du tout dont ils
font partie, vers la stabilité et l’absence de changement, à
l’inverse des rapports pathologiques que les modernes
entretiendraient avec leur environnement. Gaïa vient
intégrer de manière hiérarchique l’ensemble des « bons »
ordres locaux. La vision qui ressort ressemble à un mélange
entre un néo-animisme et un culte des sociétés
« traditionnelles » et de leur mode de vie harmonieux avec
l’environnement. Le tout vient servir une vision pour le
moins réactionnaire du monde : l’ordre naturel des
écosystèmes et l’ordre social des sociétés traditionnelles
sont des « bons » ordres (« ordres critiques ») qui
préservent la « hiérarchie » et la « stabilité » des processus
de Gaïa, ordres qu’il s’agit de préserver, fût-ce au prix
d’une conservation de structures sociales foncièrement
inégalitaires.
La critique du progrès (progrès qui vient briser la
« stabilité » et l’ « ordre critique ») mène Goldsmith à
adopter une philosophie de la technique radicalement
opposée à celle de Lovelock: toute technique qui n’est pas
enchâssée dans une société traditionnelle et intégrée dans
son contexte environnemental, toute technique qui ne vient
pas servir l’ « ordre critique » d’une société vernaculaire
donnée est néfaste.
Précisons maintenant le rapport (ambivalent) entre les
sciences de la nature et l’écologie politique dans l’œuvre de
Goldsmith. A un premier niveau Goldsmith rejette
l’ensemble des piliers de la science moderne : il joue une
connaissance « intuitive », « créative », « ineffable »,
« holiste », « qualitative », « subjective », « reposant sur la
foi », orientée vers le maintien de l’ordre critique, contre
une science objective, quantitative, rationaliste, etc. Cela
fait écho (mais un écho assez lointain) à la valorisation
d’une connaissance intuitive et émotionnelle aux dépens
d’une connaissance objective, présente chez d’autres
auteurs de l’écologie profonde et parfois chez Lovelock. A
un second niveau, Goldsmith semble utiliser certains
résultats scientifiques contre d’autres: il joue les disciplines
écosystémiques et holistes (dont Gaia) contre le
réductionnisme de la biologie moléculaire et évolutive, la
coopération et l’altruisme contre les « gènes égoïstes », la
cybernétique contre la causalité linéaire, l’orientation et la
finalité des processus naturels (HG, canalisation
développementale, successions écologiques déterminées,
etc.) contre le hasard des « néo-darwinistes ». Bref on joue
ici un cortège de connaissances scientifiques, interprétées
de manière assez libre par ailleurs, présentées comme
« hétérodoxes » (mais néanmoins comme scientifiques),
contre une science moderne, orthodoxe.
Retenons que Gaia vient unifier certains thèmes de
Goldsmith (connaissance intuitive, cybernétique et holisme,
critique de la science orthodoxe) mais que son rôle le plus
important est de donner un cadre - « scientifique », ce qui
ne gâche rien - à la vision du cosmos que se fait Goldsmith,
vision hiérarchique et orientée vers le maintien d’un ordre
critique naturel (et social).
Baird Callicott, un des pionniers de l’éthique
environnementale mobilise Gaïa à la fin des années
2000360. Convaincu de l’intérêt de l’éthique de la terre de
Leopold, Callicott remarque certaines insuffisances dans
cette dernière. Outre le fait que l’éthique de la terre oublie
les communautés biologiques marines, le principal
problème réside dans ses échelles spatiale et temporelle.
Les échelles des enjeux environnementaux des années
1970 se sont considérablement agrandies, passant d’enjeux
locaux, régionaux, écosystémiques sur des petites échelles
de temps (quelques décennies au plus) à des enjeux globaux
dont les échelles de temps pertinentes sont le siècle, le
millénaire. C’est précisément cette modification des
échelles qui pousse Callicott à passer d’une éthique de la
terre (land) s’appuyant sur les résultats de l’écologie des
communautés et l’écologie des écosystèmes à une éthique
de la Terre (Earth) s’appuyant sur le cadre que fournit HG.
L’éthique de la terre s’appuyait sur l’écologie scientifique la biologie des communautés, l’écologie des écosystèmes –
et sur l’idée que l’Homme fait partie de communautés
morales qui vont du clan à la communauté biologique en
passant par la tribu, la nation, etc. Dans ce cadre, Callicott
rappelle une difficulté à laquelle est confrontée l’éthique de
la terre dont le slogan était « une chose est juste lorsqu’elle
tend à préserver l’intégrité, la stabilité et la beauté de la
communauté biotique. Elle est injuste si ce n’est pas le
cas ». La difficulté réside dans la stabilité des
communautés écologiques : le « changement de
paradigme » en écologie nous montre que les écosystèmes
que l’on pensait fermés, auto-régulés, avec des successions
déterminées et stables, n’incluant pas l’homme comme
facteur écologique normal doivent en fait être considérés
comme ouverts, avec des facteurs régulateurs internes et
externes, des changements sans direction, etc. Le passage
en écologie à cette ontologie floue, cette ontologie de flux,
nous force à nous interroger sur l’ « intégrité » et la
« stabilité » qu’il resterait à préserver. Callicott suggère
ainsi que le passage à Gaïa nous redonne un statut
ontologique plus stable : une entité fermée, auto-régulée
avec des points d’équilibres uniques.
Le passage d’écosystèmes locaux à Gaïa fait donc d’une
pierre deux coups chez Callicott: en s’intéressant à une
échelle plus vaste on s’assure de pouvoir prendre en compte
les enjeux environnementaux contemporains mais on
redonne par là même un statut ontologique plus ferme à la
communauté dont on fait partie.
Latour – Gaïa : un substitut à la Nature des modernes
Quel meilleur exemple Bruno Latour pouvait-il espérer que
Gaïa quand, dans Nous n’avons jamais été modernes, il
faisait l’inventaire de ces hybrides qui brouillent les
frontières entre la nature et la culture (ordinateurs et puces
contrôlées par les Japonais, embryons congelés, forêts qui
brûlent, baleines équipées de radio balises, etc.) ? Après
s’être débarrassé de la Nature des modernes et de leur
écologie politique, sur quelle meilleure entité, sur quel
meilleur substitut à la Nature, Latour pouvait-il s’appuyer
pour faire des Politiques de la nature361 ?
360
« From the land ethic to the Earth ethics : Aldo Leopold and the
Gaia hypothesis », in Gaia in turnoil, Crist & Rinker, MIT press,
2010.
361
Les remarques qui suivent sont une interprétation de différentes
interventions de Latour sur Gaïa ou l’anthropocène : dans
Callicott : un changement d’échelle dans l’éthique
environnementale
91
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
L’ontologie de Gaïa, ce mélange d’humains et de non
humains (industries, vaches, forêt tropicale, récifs
coralliens, méthane, …), liés par des réseaux d’interaction
(e.g. les grands cycles de la matière) va comme un gant à
l’ontologie de Latour. A la fin des années 1990 et au début
des années 2000, l’écologie des écosystèmes, l’écologie des
paysages, la climatologie, la chimie de l’atmosphère et les
sciences du système Terre s’unissent pour montrer que
l’humain a un impact quantitatif majeur sur la distribution
des espèces, l’extinction de celles-ci, la composition de
l’atmosphère en certains gaz, l’évolution du climat. Des
chercheurs des « sciences du système terre » en prennent
acte et suggèrent l’idée d’une nouvelle ère géologique:
l’anthropocène. L’anthropocène devient le nom de la
période durant laquelle le poids de l’Homme dans les
réseaux d’interactions de Gaïa augmente significativement.
Ce faisant, les frontières de l’entité en jeu se modifient :
plus l’influence d’un acteur sur les autres entités du monde
augmente, plus la quantité de non-humains sur lesquels les
humains ont une influence augmente, et plus l’étendue de
« Gaïa », comprise comme un collectif, s’étend, gommant
davantage encore les frontières entre nature et culture,
grignotant les derniers résidus de wilderness. En braquant le
projecteur sur les humains dans Gaïa (et les non-humains
avec qui ces derniers interagissent), Latour fait de Gaïa
l’entité qui permettrait de brouiller à nouveau les frontières
entre sciences « de la Nature » et sciences sociales en
mettant en lumière le fait que la « Nature » n’est plus un
cadre invariant dans lequel le monde social s’insère mais
est sensible aux actions humaines et leur répond (par le
réchauffement climatique, entre autres). On se tromperait
en interprétant l’usage qui est ici fait de Gaïa et de
l’anthropocène comme une naturalisation de l’humain ; il
faut au contraire y voir une mise en société (en collectif)
d’un maximum de non-humains.
Pour Latour, Gaïa n’est pas seulement un nouvel hybride,
c’est également un substitut formidable à l’idée même que
la modernité se faisait de la Nature, comme l’annonce le
parallèle dramatique dressé entre Galilée et Lovelock, le
premier nous faisant entrer dans la modernité en supprimant
la distinction entre le monde sublunaire et supralunaire, le
second nous en faisant sortir en montrant la singularité, la
contingence et l’historicité du monde sublunaire. « Dieu
merci, la nature va mourir » en 1999. Latour dirait sans
doute aujourd’hui, pris dans Gaïa et à l’époque de
l’anthropocène : Dieu merci, la Nature est morte! « La
Nature » était ce dont (l’ancienne) « écologie politique »
croyait parler, Gaïa viendrait la remplacer pour faire
« enfin, de l’écologie politique ». Gaïa n’aurait aucune des
propriétés problématiques de la Nature des modernes.
Quand celle-ci se prétendait extérieure (ou indépendante)
aux scientifiques qui l’observent, unifiée par les lois
universelles de la Nature, inanimée, scellant ainsi le partage
entre humains et non humains, et indiscutable, car
constituée de « faits » objectifs, celle-là serait tout le
contraire : « discutable », « intérieure », parce que nous en
faisons partie, « multiple » et « animée », parce qu’il n’y a
pas une providence, une intentionnalité mais une multitude
d’agentivités (chacun des êtres vivants). Par un
renversement intéressant, qui surprendra peut-être ceux qui
ont vu dans Gaïa une nouvelle figure mythique ou
religieuse, Latour fait de Gaïa une entité éminemment
séculière, plus séculière que la Nature des modernes, parce
que débarrassée de toute extériorité, de toute transcendance,
parce que non déjà unifiée ou non unifiée pour de bon.
En tirant la couverture du côté des actions des agents
individuels (bactérie, castors, etc.) et des réseaux
d’interaction qui en découlent plutôt que du holisme (Gaïa
comme « multiple »), en tordant quelques peu les cadres du
darwinisme pour redistribuer de l’agentivité ici et là (Gaïa
« animée »), en s’appuyant sur les résultats des trente
dernières années des Science Studies (Gaïa « discutable »),
et en se félicitant de n’avoir jamais été moderne, Latour
élève Gaïa en substitut à l’idée moderne de « Nature ».
Conclusion
Quelles leçons tirer de ces usages de Gaïa ?
Signalons d’abord le fait que Gaïa occupe une position
intéressante dans la mesure où elle semble se retrouver au
croisement des deux problèmes à la racine de l’écologie
politique identifiés par Catherine Larrère : la question de la
Nature, celle de la technique362.
Signalons également une difficulté qui me semble traverser
l’ensemble de ces projets, difficulté qui existe dès les
débuts de HG. Derrière la devanture sympathique d’une
coopération globale entre les vivants, HG cache une
absence de prise en compte (ou une prise en compte
éminemment discutable) des conflits aussi bien que des
rapports de force qui leurs sont associés. Si l’on adopte la
perspective holiste ou organiciste de HG, ou bien les
conflits n’existent pas, parce que la contribution des parties
tendrait harmonieusement à la préservation du tout – la
coopération de l’ensemble des vivants serait orientée vers
le maintien de l’habitabilité (mais quid des « pingouins » et
des espèces disparues ?) -, ou bien, quand ils existent, il est
« facile » de reconnaître le « bon » côté (Gaïa reconnaîtra
les siens chez Lovelock, les perturbateurs de l’ordre
critique chez Goldsmith). Avec Latour, regardons
désormais Gaïa non plus par le haut, avec un point de vue
holiste, mais de l’intérieur, avec une perspective centrée sur
les réseaux d’interactions. Contrairement à la perspective
organiciste, cette perspective est à même de faire voir les
conflits qui peuvent surgir entre deux réseaux (la
communauté liant la photosynthèse oxygénique et la
respiration cellulaire d’un côté, les bactéries qui ne tolèrent
pas l’oxygène de l’autre) entre deux collectifs (le collectif
qui se réclamerait de Gaïa vs. un autre collectif). Mieux,
elle semble développée précisément pour faire voir ces
conflits, pour les mettre à jour, les expliciter et les mettre en
scène. Mais de la même manière que dans les années 1980
et 1990 on a reproché aux auteurs de HG de ne pas voir les
rapports de force qui existaient entre les vivants – médiés
par leurs influences sur l’environnement -, on pourrait
reprocher à Latour que la mise en scène procédurale de
conflits entre collectifs (se réclamant de Gaïa ou d’autres
entités) semble assez peu entrevoir la possibilité que le
conflit se règle davantage par un rapport de force que par
une discussion à l’amiable. Le holisme de Goldsmith, et
celui que Lovelock adopte par endroits, ou bien masquaient
les conflits ou bien fournissaient une solution dont les
Politiques de la nature, aux Gifford Lectures de 2013, lors d’un
entretien disponible sur le portail des humanités
environnementales (http://vimeo.com/79171553), au cours du
colloque « Thinking the anthropocene » (Paris, 13-14-15
novembre 2013), à la conférence de clôture de l’Agora des
savoirs, Juin 2013 et dans la conférence de 2011 à l’institut
français de Londres (« Waiting for Gaïa … »).
362
“Two philosophies of the environmental crisis” in The
structural links between ecology, evolution and ethics, Bergandi,
D. (ed.), Springer 2013.
92
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
fondements normatifs sont discutables ; l’ontologie
opposée de Gaïa, la version réseaux d’interactions et
collectifs, met en scène ces conflits mais fait l’impasse sur
les rapports de force associés.
élaborer son écologie politique (Callicott, Lovelock), que
l’on préfère à cela une connaissance intuitivo-émotionnelle
(Goldmisth, Lovelock) ou que l’on souhaite, après avoir
ouvert les boites noires de la rationalité moderne,
réenchevêtrer sciences et politiques (Latour). On peut enfin
utiliser Gaïa que l’on souhaite naturaliser le social à
outrance
(Goldsmith)
ou
socialiser,
politiser,
« collectiviser » la nature pour mieux s’en débarrasser
(Latour).
Je voudrais ensuite et surtout faire remarquer la singularité
de la relation entre les sciences de la nature et l’écologie
politique à laquelle on assiste. La situation ici n’est pas du
tout une situation standard (ou typiquement moderne, ou
souhaitable pour le bon déroulement des choses, ou
naïvement positiviste, chacun choisira) dans laquelle les
scientifiques informent ou alertent l’écologie politique en
mettant à jour une relation causale entre certains produits
de l’action humaine et des problèmes environnementaux
(les chimistes, les CFC et le trou dans la couche d’ozone,
les climatologues, le CO2 et le réchauffement climatique,
les écologues, l’anthropisation des milieux et l’érosion de la
biodiversité). Non seulement parce que le statut scientifique
de Gaïa (et donc sa légitimité) n’est pas du tout assuré aux
yeux de la communauté, mais avant tout parce que HG ne
joue pas ici le rôle de fournisseur de « faits »,
« d’informations », « d’explications ». HG a pour fonction
essentielle de proposer un cadre ontologique en nous
forçant à considérer une entité (Gaïa, ce réseau
d’interaction vie/environnement). Que l’on prête attention
au fait que l’essentiel de ce qui a intéressé Goldsmith,
Callicott, Latour (et d’autres), parmi les différents éléments
de HG rappelés dans la première section, ce n’est pas
tellement les travaux théoriques ou empiriques publiés ces
trente dernières années dans la littérature scientifique sur
les questions d’habitabilité, de régulation, d’influence de la
vie, etc., mais c’est Gaïa comme entité. Chez Goldsmith
parce que, comme un tout, elle intègre hiérarchiquement les
ordres naturels, chez Callicott parce qu’elle autorise un
déplacement d’échelle qui permet à l’éthique
environnementale de prendre en charge les problèmes
(globaux) contemporains, chez Latour parce qu’elle vient
avantageusement, pour les sciences et la politique,
remplacer la Nature des modernes.
Je voudrais enfin attirer l’attention sur la diversité, sur
l’hétérogénéité des projets philosophiques qui ont absorbé
Gaïa. On pourrait certes mettre en avant non pas
l’hétérogénéité mais un élément intéressant qui semble
unifier l’ensemble de ces auteurs : une vision critique de la
« Nature moderne ». Cette critique, c’est tout le projet de
Latour. Mais elle est également présente chez Callicott –
l’auteur de « La nature est morte, vive la nature 363 ! » - et
chez Goldsmith (plus sensible à l’absence de finalité dans la
Nature moderne). En mettant l’accent sur ce qui serait un
front unifié contre la Nature des modernes, on manque en
revanche de voir que ces auteurs ne sont pas sensibles aux
mêmes propriétés de la Nature et on manque de voir la
diversité importante des voies de sortie qui sont proposées.
Ainsi Gaïa accommode aussi bien une technophilie sans
borne (Lovelock) - et une plus modérée (Latour) - que des
positions doutant de toute technique moderne (Goldsmith).
Gaïa accommode aussi bien un holisme radical au sein
duquel chaque agent vient servir l’ordre du tout
(Goldsmith) qu’une position diamétralement opposée,
centrée sur les acteurs et les réseaux (Latour), en passant
par des positions intermédiaires (Lovelock, Callicott). On
peut utiliser Gaïa que l’on souhaite s’appuyer sur les
résultats des sciences écologiques et géologiques pour
363
1992, Hasting Center Report.
93
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Acker A. - Penser l'écologie politique dans un pays en
« développement »: le Brésil à la recherche de ses
racines écologistes364
prestigieux institut Ibope, l'environnement est une
préoccupation majeure pour 94% des Brésiliens, 44%
d'entre eux le considérant même comme prioritaire par
rapport au développement économique. 367 Le Brésil est
également l'un des premiers États au monde, et le seul d'une
telle dimension, à avoir intégré dans sa constitution, en
1988, un chapitre entièrement dédié à la protection de la
nature. Enfin, quel autre pays d'une taille comparable oblige
depuis 1965 les propriétaires terriens à maintenir 50% de
leur bien foncier sous la forme de réserve forestière ?368 Au
vu de tels éléments, il semble difficile de considérer
« l'ambientalismo » brésilien comme une pensée déracinée.
Quelle légitimité locale trouve, alors, l'écologie politique ?
Comment penser la protection environnementale dans un
pays obsédé par le développement ? Comment expliquer,
aussi, le succès croissant du projet politique écologiste au
Brésil ?
Cette contribution devait résulter d'un séjour de
recherche dans le pays concerné, qui a dû malheureusement
être reporté. Plutôt que d'esquisser les premières
conclusions d'une enquête en archives, elle se bornera donc
à proposer quelques hypothèses ainsi que des pistes
d'analyse historique pour comprendre le climat sociopolitique actuel, marqué par un conflit de grande ampleur
autour du projet de barrage amazonien de Belo Monte et
par la pré-campagne de la présidentielle de 2014, dans
laquelle le débat environnemental semble être promis à
revêtir une importance sans précédent.
Antoine Acker – Doctorant en Histoire
Institut Universitaire Européen (IUE) de Florence –
Université Sorbonne Nouvelle (Paris 3)
version de travail
Introduction: quel enracinement ?
Le Brésil, un pays en développement ? Si la
question peut se discuter au vu d’indices d’occupation
industrielle, d’alphabétisation ou d’urbanisation de plus en
plus proches de ceux des pays de l’OCDE, force est de
constater que la notion de développement, érigée en objectif
national par le pouvoir exécutif, reste structurante dans les
débats politiques locaux. C’est sans doute pour cela qu’il
est difficile au Brésil de penser sans autocensure l’écologie
politique, régulièrement accusée d’être une idéologie
importée et déconnectée des préoccupations nationales,
lorsqu’elle n’est pas présentée comme le produit d’un
complot cherchant à empêcher le pays de se développer.
Les
propos
avertissant
qu'une
« conspiration
environnementaliste et indigéniste » se cacherait derrière
les revendications contre la déforestation ou la
consommation de gaz carbonique sont légion.365 Ils
démontrent combien il demeure délicat de souligner
l’intérêt de protéger l’équilibre environnemental sur un
territoire où seize millions d’individus vivent encore avec
moins d’un dollar par jour.
Que dire, alors, de ce mois d'octobre 2010 où la
candidate du Parti Vert Marina Silva obtient près de vingt
millions de voix à la présidentielle malgré un espace
d'exposition médiatique minimal ? S'agit-il d'un vote des
classes moyennes internationalisées en faveur d'une
candidate méprisée par les nationalistes, qui voient d'un
mauvais œil l'accumulation de récompenses honorifiques
perçues par la ministre de l'environnement du premier
gouvernement Lula lors de ses voyages répétés à l'étranger?
Cette hypothèse est insuffisante au vu de l'amplitude des
performances électorales de « Marina »366 et de son
appartenance à l'Assemblée de Dieu, une Église
évangélique moquée par les fractions les plus instruites de
la population brésilienne pour ses rites considérés
simplistes, ses positions ultra-conservatrices et la
manipulation de ses fidèles par certains pasteurs corrompus.
De plus, d'autres signes semblent témoigner d'un
engouement
brésilien
pour
les
thématiques
environnementales. D'après un récent sondage mené par le
1 Le mouvement écologiste brésilien en quête d'histoire
La référence à une continuité historique est
présente depuis l'émergence de revendications structurées
pour la protection de la nature au Brésil. En 1934 à Rio de
Janeiro, la première conférence du genre, qui rassemble
pour l'essentiel des biologistes et fonctionnaires réclamant
une intervention coordonnée de l'État en faveur de la
préservation des ressources, se référe explicitement au
discours de l'ancien régent José Bonifácio de Andrade. 369
Principal artisan de l'indépendance du Brésil en 1822, ce
dernier dénonçait déjà avec vigueur l'absurdité de la
déforestation à des fins agricoles. De la même façon, les
premiers activistes brésiliens à se réclamer sans ambiguïté
de « l'écologie politique », fédérés dès le début des années
1970 à Porto Alegre autour du chimiste José Lutzenberger,
font d'une figure locale, le prêtre jésuite Henrique L.
Roessler, leur principale référence. 370 Botaniste et
fonctionnaire, il était connu pour avoir appliqué, en tant que
délégué des autorités forestières, une politique de stricte
limitation du déboisement ainsi que de la chasse et de la
pêche prédatrices. Alors que son zèle lui avait valu d'être
éloigné des responsabilités par ses supérieurs hiérarchiques,
il avait répliqué en fondant une association de protection de
364
Le terme “environnementaliste” est utilisé ici dans son
acception lusophone (“ambientalista”) ou anglophone
(“environmentalist”), c’est-à-dire comme synonyme de la notion
d’écologiste, englobant diverses formes de (re-)penser la relation
entre humanité et nature.
365
Gélio Fregapani, A Amazônia no Grande Jogo Geopolítico –
Um Desafio Mundial (Brasilia: Thesaurus, 2011); Rosineide
Bentes, “A Intervenção do Ambientalismo Internacional na
Amazônia”, Estudos Avançados 19, no. 54 (2005); Lorenzo
Carrasco, ed. Máfia Verde: o Ambientalismo a Serviço do
Governo Mundial (Rio de Janeiro: Capax Dei, 2008); Lorenzo
Carrasco, ed. Máfia Verde 2: Ambientalismo, Novo Colonialismo
(Rio de Janeiro: Capax Dei, 2005).
366
Au Brésil, les femmes et hommes politiques sont souvent
désignés par leur prénom.
367
O Estado de São Paulo, 4 Mai 2012.
Kathryn Hochstetler et Margaret E. Keck, Greening Brazil,
Environmental Activism in State and Society (Durham, London:
Duke University Press, 2007): 149.
369
Franco et Drummond, "Wilderness and the Brazilian Mind (I):
Nation and Nature in Brazil from the 1920s to the 1940s.
Environmental History", Environmental History 13, no. 4 (2008);
José Luiz De Andrade Franco et José Augusto Drummond,
"Wilderness and the Brazilian Mind (II): The First Brazilian
Conference on Nature Protection", Environmental History 14, no.
1 (2009).
370
Elmar Bones et Geraldo Hasse, Pioneiros da Ecologia : Breve
História do Movimento Ambientalista no Rio Grande do Sul
(Porto Alegre: Já, 2007): 31.
368
94
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
la nature et en devenant, dans les années 1950, chroniqueur
environnemental du Correio do Povo, principal quotidien
du Sud du pays. Dans des textes passionnés, touchant une
audience inédite pour un défenseur de l'environnement au
Brésil, il invitait chaque semaine ses compatriotes à
redécouvrir les espaces naturels locaux, établissant un lien
fondamental entre équilibre environnemental et sentiment
national, à travers des déclarations telles que:
mouvement ouvrier
aujourd’hui révolus.
et
écologie
politique
semblent
2 La contribution des historiens
Ce n'est pas seulement au travers des tentatives
stratégiques des écologistes eux-mêmes que s'est construite
l'idée d'un environnementalisme proprement brésilien: les
historiens ont également pris leur part dans ce processus, en
donnant à l'histoire du Brésil une interprétation
« conservationniste » auparavant méconnue. Dès 1984,
Roberta M. Delson rappelle, dans un article co-écrit avec
l'américain John Dickenson, le souci conservationniste qui
existe dans le pays depuis les réglementations coloniales
sur l'exploitation du bois précieux au XVIIIe siècle. 375 Les
deux auteurs soulignent aussi que l'histoire du Brésil est
parsemée d'initiatives notables de protection de la nature.
Ce faisant, ils démentent, pour la première fois dans une
publication scientifique, le préjugé international qui,
notamment en raison de l'intransigeance du gouvernement
de dictature militaire brésilien lors du sommet des Nations
Unies pour l'environnement en 1972, dépeint le pays
comme une terre de brutale déforestation.
Il se crée alors un dialogue à deux temps entre les
historiens environnementaux nord-américains et brésiliens.
Les premiers, comme John McNeill (1986) et Warren Dean
(1995), assimilent l'histoire du Brésil à un processus
linéaire de destruction environnementale. 376 Les seconds,
qui émergent surtout à la fin des années 1990, cherchent à
briser cette image négative en soulignant l'importance
culturelle et historique d'initiatives locales de protection
environnementale. C'est ainsi qu'en 1996, José Augusto
Drummond réhabilite l'ingénierie et l'effort humains qui ont
conduit à la reproduction de la forêt de la Tijuca à Rio de
Janeiro à partir du XIXe siècle. 377 Cet espace presque
entièrement reboisé est aujourd'hui la plus grande forêt
urbaine du monde. Dans une démarche similaire, Regina
Horte Duarte met au jour en 2006 un mouvement de
défense des oiseaux brésilien, très actif au début du XXe
siècle et tombé depuis dans l'oubli. 378 Mais c'est José
Augusto Pádua qui, dans une thèse explorant la « pensée
politique et [la] critique environnementale dans le Brésil
esclavagiste » (éditée comme monographie en 2002), sert le
plus amplement l'idée d'une écologie politique
« enracinée ». Il y démontre l'importance de la préservation
de la nature dans la logique physiocrate des pères
fondateurs de la nation brésilienne avant l'indépendance. 379
Pour eux, l'élaboration d'un rapport soutenable à
l'environnement est une nécessité dans la perspective de la
création d'une nation autonome, amenée à vivre de ses
Juro solenemente, como filho do Brasil, orgulhoso de
suas belezas e riquezas naturais, zelar pelas suas
florestas, sítios e campos, protegendo-os contra o fogo e
a devastação, fomentar o reflorestamento, conservar a
fertilidade do solo, a pureza das águas e a perenidade
das fontes e impedir o extermínio dos animais silvestres,
aves e peixes.371
Une nouvelle référence historique s'installe à la fin
des années 1980 après le meurtre de Chico Mendes, leader
des petits extracteurs de caoutchouc (les seringueiros) de
l'ouest amazonien, souvent dépeint comme le premier
« martyre » écologiste du monde.372 L'histoire de Mendes,
qui comprend dès les années 1970 le lien entre la
surexploitation de l'environnement et une gestion
monopolistique des ressources positionnant les travailleurs
ruraux à la merci des grands propriétaires terriens, permet
aux activistes brésiliens de proposer une écologie politique
de l'hémisphère sud. L'idée qui s'impose alors est celle
d'une écologie ancrée dans une communauté d'intérêt entre
la préservation du travail et celle de l'environnement, dont
le ciment est le principe du partage des ressources. Le
mouvement écologiste brésilien cherche ainsi à s'émanciper
du soupçon d'influence européenne qu'il traîne notamment à
cause de l'image d'illustres exilés de la dictature militaire
comme Fernando Gabeira, Alfredo Sirkis ou Carlos Minc.
Ces derniers, revenus des pays industrialisés de
l'hémisphère nord et du marxisme révolutionnaire, fondent
en 1986 le Parti Vert sur le modèle de leurs homologues
écologistes allemands et français.
L'heure est au « socio-ambientalismo », qui se
profile au début des années 1990 en héritier de la lutte
syndicale des « peuples de la forêt » jadis portée par
Mendes. A Rio de Janeiro, les « Verts », en marge du Parti
des Travailleurs de Lula avec lequel existe une grande
porosité, reprennent à leur compte cette écologie fortement
imprégnée de marxisme, axée sur une guerre déclarée aux
multinationales et une obsession pour la réforme agraire. 373
Pour les politologues Margret E. Keck et Kathryn
Hochstetler, le « socio-ambientalismo » est avant tout une
déclinaison spécifiquement brésilienne de l'écologie
politique, prenant en compte le haut niveau d'inégalités
sociales régnant dans le pays. 374 Au vu des récentes
campagnes écologistes, notamment celle de Gabeira qui
échoue de quelques milliers de voix à devenir maire de Rio
en 2010 à la tête d'une plateforme très modérée, il
semblerait que le « socio-environnementalisme » ait surtout
été une orientation conjoncturelle. Les aller-retour entre
375
Roberta M. Delson et John Dickenson, "Conservation
Tendencies in Colonial and Imperial Brazil: An Alternative
Perspective on Human Relationships to the Land," Environmental
Review 8, no. 3 (1984).
376
John McNeill, "Agriculture, Forests, and Ecological History:
Brazil, 1500-1983," Environmental Review 10(1986); Warren
Dean, With Broadax and Firebrand: The Destruction of the
Brazilian Atlantic Forest (Berkeley: University of California
Press, 1995).
377
José Augusto Drummond, “The Garden in the Machine: An
Environmental History of Brazil's Tijuca Forest”, Environmental
History 1, no. 1 (1996).
378
Regina Horta Duarte, "Pássaros e Cientistas no Brasil: Em
Busca de Proteção, 1894-1938", Latin American Research Review
41, no. 1 (2006).
379
José Augusto Pádua, Um Sopro de Destruição. Pensamento
Político e Crítica Ambiental no Brasil Escravagista (1786–1888)
(Rio de Janeiro: Jorge Zahar, 2002).
371
Id: 32.
Mary Helena Allegretti, “A Construção Social de Políticas
Ambientais - Chico Mendes e o Movimento dos Seringueiros”
(Universidade de Brasília, 2002).
373
Alfredo Sirkis, “L’Amazônie peut encore être sauvée”, Le
Monde Diplomatique, Nov. 1989.
374
Hochstetler et Keck, op. cit.
372
95
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
propres ressources. Le principe d'une préservation des
richesses naturelles en faveur des générations futures est
déjà explicitement énoncé dans le discours de ces premiers
patriotes. Surtout, Pádua analyse également des textes
conservationnistes produits à la fin du XIXe siècle par de
grandes figures abolitionnistes telles qu'André Rebouças,
homme politique métisse partisan notamment de la création
de grands parcs naturels, ou Joaquim Nabuco, fondateur de
la société brésilienne pour l'abolition de l'esclavage. Ces
penseurs, dans la continuité des réflexions de José
Bonifácio, considèrent l'esclavage comme un système
destructeur pour la nature dans la mesure où il produit des
acteurs qui n'ont pas d'intérêt à prendre soin des ressources
naturelles. Les grands propriétaires terriens, dotés
d'immenses possessions foncières, privilégient la
déforestation par rapport à une stratégie de conservation des
sols. Les esclaves n'ont pas de motivation pour favoriser la
préservation d'une terre dont ils ne peuvent profiter
économiquement. Dans cette perspective, seule une
répartition égalitaire des surfaces agraires, exploitées par
des hommes libres vivant de leur propre travail, peut
garantir la durabilité des sols déjà cultivés et donc prévenir
la déforestation. Le discours actuel des écologistes
brésiliens, notamment associatifs, est dans la droite ligne
d'un tel raisonnement, dont il s'inspire pour proposer, dans
des régions à forte densité forestière comme l'Amazonie, la
généralisation d'une agriculture à petite échelle, coopérative
et confiée à des paysans sans terre. Le lien historique ainsi
construit, tracé par les travaux de Pádua, est fondamental
car il place l'écologie dans la continuité d'un combat
fondateur de l'émancipation du peuple brésilien: l'abolition
de l'esclavage.
A plusieurs moments, les chemins des historiens
environnementaux et ceux de l'écologie militante se
croisent. Drummond, dans un texte de 1999, se définit
comme un chercheur « sympathisant » du mouvement
conservationniste.380 Duarte considère, dans un article
publié en 2005, que les historiens doivent contribuer à la
production d'une « pensée environnementale » ancrée dans
la société brésilienne.381 Mais l'historien environnemental le
plus engagé est Pádua, activiste écologiste depuis sa
jeunesse à l'époque du régime militaire et organisateur, en
1987, d'un ouvrage collectif hybride réunissant des
penseurs militants de l'écologie politique (comme Minc, qui
est aussi économiste, Gabeira et Liszt Vieira) et des
chercheurs en sciences humaines (dont Pádua lui-même et
le politologue Eduardo Viola).382 L'ouvrage critique les
excès de la société industrielle et souligne la convergence
entre émancipation de l'homme et généralisation d'une
relation soutenable avec la nature. En mêlant considérations
analytiques et programme politique, il dévoile la porosité
qui existe entre écologie politisée et acteurs académiques.
Cette porosité est confirmée par les récentes prises de
position de Pádua, qui semble avoir évolué au même
rythme que la tendance dominante du mouvement
écologiste brésilien. Ainsi révélait-il en 2009 à l'un des
principaux quotidiens nationaux l'espoir qu'il plaçait dans la
candidature présidentielle de Marina Silva.383
3 Une écologie bâtie sur le sentiment national
Dans ses études consacrées à la « pensée
environnementale » de grandes figures historiques
brésiliennes à partir de la fin du XVIIIe siècle, Pádua
s'attache surtout à mettre en valeur les thèses qu'un lecteur
contemporain associerait le plus directement au mouvement
de l'écologie politique: agriculture durable, lien entre
préservation de la nature et bien-être social, lutte contre le
gaspillage des ressources et souci des générations à venir. Il
souligne en outre une idée qui apparaît en filigrane, en
particulier dans les écrits de Bonifácio: un attachement
identitaire de ce dernier à la diversité des espèces et à la
beauté des paysages de sa terre natale, d'autant plus vif qu'il
a expérimenté, lors de longues études au Portugal, un
environnement perçu comme inférieur car moins sauvage et
plus dévasté.384 Cette vision de la nature tropicale comme
source de fierté patriotique est une constante dans la
littérature brésilienne. Elle est réaffirmée en 1908 par
l'ouvrage d'Afonso Celso « Porque me Ufano do meu
Pais », dont l'impact donne à cette tendance une appellation
précise, « l'ufanisme ».385 Dérivé d'un adjectif castillan
désignant la satisfaction de soi, l'ufanisme est resté dans
l'histoire brésilienne comme un concept de référence se
rapportant à l'exultation des sentiments nationaux et à la
célébration de la patrie. Or, pour Celso, les trois premières
sources de fierté nationale sont la grandeur territoriale du
pays, la beauté de sa nature et la richesse de ses ressources
organiques, soit autant de motivations qui évoquent le
rapport des Brésiliens avec leur environnement naturel.
Bien sûr, en tant qu'interprétation apologétique du
potentiel national, l'ufanisme s'est souvent apparenté à une
croyance dans l'infinité des ressources et donc une
invitation à surexploiter les richesses naturelles afin de
donner toute sa portée à la « grandeur » de la « patrie
brésilienne ». C'est ainsi que l'on peut interpréter la
propagande du régime militaire qui, à la fin des années
1960, invite les Brésiliens à entamer une véritable
« guerre » contre la forêt pour intégrer l'espace amazonien
aux circuits économiques du reste du pays. 386 Mais
l'ufanisme a aussi un autre pendant: celui de la fierté de la
nature tropicale, présentée dès les années 1930 par les
participants de la première conférence pour la protection de
la nature comme une source de spécificité culturelle. 387
Dans une telle perspective, la nature locale, perçue comme
exubérante, indomptée et riche de diversité, apparaît
comme un élément de différenciation historique de la
société brésilienne, notamment par rapport à l'Europe. De
cette fierté « tropicale » peut naître un réflexe «
conservationniste » visant à protéger la nature, dès lors que
cette dernière est érigée en élément fondateur de l'identité
nationale.
383
A Folha de São Paulo, 13 septembre 2009.
José Augusto Pádua, "A Profecia dos Desertos Da Líbia:
Conservação da Natureza e Construção Nacional no Pensamento
de José Bonifácio," Revista Brasileira de Ciências Sociais 15, no.
44 (2000).
385
Afonso Celso, Porque Me Ufano do Meu País (Laemert & C.
Livreiros - Editores, 1908).
386
Sue Branford, The Last Frontier: Fighting over Land in the
Amazon (London: Zed Books, 1985).
387
Franco et Drummond, "Wilderness and the Brazilian Mind (I)",
op. cit; "Wilderness and the Brazilian Mind (II)", op. cit.
384
380
José Augusto Drummond, "A Legislação Ambiental Brasileira
de 1934 a 1988 : Comentários de um Cientista Ambiental
Simpático ao Conservacionismo," Ambiente & Sociedade 2, no. 4.
381
Regina Horta Duarte, "Por um pensamento ambiental historico:
O caso do Brasil " Luso-Brazilian review 41, no. 2 (2005).
382
Ecologia & Política no Brasil, ed. José Augusto Pádua (Rio de
Janeiro: Espaço e Tempo - IUPERJ, 1987).
96
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Alors que le concept ufaniste est issu de la
littérature, c'est dans les arts que sa déclinaison protoécologiste s'exprime le plus nettement. On peut le constater
dès les années 1930 avec les débuts de l'architecte
paysagiste Roberto Burle Marx, qui devient une célébrité
nationale en dessinant les parcs, jardins et autres places des
grandes métropolitaines brésiliennes. Dans la deuxième
moitié des années 1950, il est d'ailleurs l'un des artisans de
la nouvelle capitale Brasilia. Au cœur de son projet
artistique réside l'idée d'une fusion entre nature et nation,
notamment au travers du recours systématique à des plantes
natives. En généralisant la transposition de végétation
tropicale en milieu urbain, Burle Marx a deux objectifs. Le
premier est de rapprocher ses compatriotes de « leur »
milieu environnemental et de créer un paysage urbain
authentiquement brésilien, qui doit s'exprimer à travers
l'entrelacement de l'œuvre de l'homme et de celle de la
nature. Le second est de rompre avec l'imitation de
l'esthétique des villes et jardins d'Europe privilégiée
jusqu'alors.388 Dans les années 1970, Burle Marx, convaincu
d'une proximité indéfectible entre le peuple brésilien et ses
paysages naturels, se rapproche de l'activisme écologiste de
Porto Alegre et devient une figure de proue du mouvement
contre la déforestation.389
De fait, l'héritage ufaniste s'exprime aussi à travers
une référence constante à la forêt, faisant du déboisement
une problématique incontournable, non seulement dans
« l'ambientalismo » militant mais aussi dans la population
brésilienne. D'après le sondage Ibope mentionné plus haut,
la déforestation est le risque environnemental qui préoccupe
le plus les Brésiliens, loin devant la pollution des eaux et le
réchauffement climatique. Les deux grands combats
contemporains de l'écologie politique brésilienne, qui
mobilisent actuellement les ONG et s'expriment à travers
des pétitions drainant des millions de signatures, sont
d'ailleurs directement liés à la forêt. D'une part la
protestation monte contre la construction du barrage
hydroélectrique de Belo Monte, qui menace d'altérer
gravement le cycle écologique de la région amazonienne.
D'autre part, les environnementalistes se fédèrent pour
tenter de sauver les mesures conservationnistes du code
forestier brésilien, menacées par une récente réforme qui
propose de les assouplir.
La préservation de la forêt est le fil rouge de
l'histoire de l'écologie politique brésilienne et son thème
fédérateur. Elle domine déjà les écrits de Bonifácio et de la
génération d'auteurs nationalistes et physiocrates qui se
profilent autour de lui.390 Elle réapparaît chez les
abolitionnistes ainsi qu'en 1913 dans le projet de
constitution nationale du politicien Alberto Torres, autre
référence historique des écologistes brésiliens. 391 On la
retrouve dans les années 1980 avec la sacralisation du
combat des seringueiros au cœur de la forêt amazonienne et
aujourd'hui encore derrière le symbole incarné par Marina
Silva. Cette dernière, régulièrement qualifiée de « Menina
da Mata » (« fille de la forêt »), a grandi en Amazonie dans
une famille pauvre de seringueiros et accompagné Chico
Mendes dans son combat contre le déboisement. Ancienne
analphabète devenue professeure d'histoire puis sénatrice,
contaminée dans sa jeunesse au mercure, elle rencontre à
partir de 2010 un succès populaire s'expliquant en grande
partie par une biographie qui évoque à la fois
« l'empowerment » des habitants de la forêt et leur
exposition aux dangers de la modernisation agricole et
industrielle.
L'inquiétude face à la déforestation occupe une
position hégémonique dans le discours écologiste brésilien
et son esthétique. Les autres symptômes de la dégradation
environnementale n'apparaissent que comme des
progénitures de la thématique mère: par exemple, la
déforestation est une cause majeure du réchauffement
climatique et la désertification des sols est la conséquence
de l'amenuisement des réserves d'eau fournies par une
Amazonie en pleine dévastation. Derrière cette canalisation
des efforts écologistes vers la lutte contre le déboisement se
profile la nécessité, pour les défenseurs brésiliens de la
nature, de produire un discours nationalement enraciné. La
forêt brésilienne est palpable: symbole de l'exubérance, de
la diversité et de la « tropicalité » du Brésil, elle est depuis
longtemps un objet du combat nationaliste. Déjà dans les
années 1970, des hommes politiques de tous bords font
front contre les projets d'exploitation amazoniens nourris
par des capitaux étrangers. Leurs motivations premières
sont certes rarement écologistes. Elles naissent plutôt d'une
logique de méfiance vis-à-vis d’une possible « invasion »
du territoire brésilien par des acteurs « impérialistes ».
Pourtant, c'est bien vers 1975-1976 qu'autour de la
dénonciation de grands projets financés par des
multinationales, tels le « méga-ranch » bovin de
Volkswagen dans le Sud-Est de l'Amazonie, les termes
« meio ambiente » (« environnement ») et « ecologia »
deviennent récurrents au congrès national et au sénat.392
Perspectives: du « développementalisme » au
« sustentabilisme »?
Si l'inquiétude face au déboisement n'a pas
toujours fait l'unanimité au Brésil, elle existe depuis la fin
de l'époque coloniale chez une fraction des élites et touche
aujourd'hui une partie grandissante de la population. On ne
peut donc pas parler d'une écologie politique déracinée,
d'autant que le travail récent des historiens
environnementaux a permis de retracer une tradition de la
conservation au Brésil, dans laquelle les militants
écologistes contemporains peuvent puiser. Se rattacher à
une histoire nationale, à un schéma narratif évoquant la
grandeur du pays et la fierté de ses richesses, est d'ailleurs
une obsession de « l'ambientalismo » brésilien. C'est aussi
une manière de contrer la critique encore vive qui le voit
comme une idéologie importée depuis les sociétés de
l'hémisphère nord.
Au vu de cette conclusion, on peut poser
l'hypothèse suivante: si Marina Silva rencontre depuis
plusieurs années le succès lui valant d'être considérée
comme la principale concurrente de la présidente Dilma
392
Diário do Congresso Nacional. 11 de Setembro de 1976
(Brasilia: Camara dos Deputados, 1976). 8854-5. 16 de Setembro
de 1976 (Brasilia: Camara dos Deputados, 1976). 9128. 15 de
Outubro de 1976 (Brasilia: Camara dos Deputados, 1976). 10431.
29 de Outubro de 1976 (Brasilia: Camara dos Deputados, 1976).
19 de Setembro de 1978 (Brasilia: Camara dos Deputados, 1978).
8146-7. Evandro Carreira, Recado Amazônico, vol. 4 (Brasilia:
Senado Federal, 1977); Paulo Brossart, O Ballet Proibido (Porto
Alegre: L&PM, 1976).
388
Valerie Fraser, "Cannibalizing Le Corbusier: The MES
Gardens of Roberto Burle Marx," Journal of the Society of
Architectural Historians 59, no. 2 (2000); Arte e Paisagem. A
Estética de Roberto Burle Marx, ed. Lisbeth Rebollo Gonçalves
(Sao Paulo: USP/MAC, 1997).
389
Id.
390
Pádua, "A Profecia Dos Desertos Da Líbia", op. cit.
391
Dean, op. cit: 244.
97
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Rousseff pour la présidentielle de 2014, c'est qu'elle a su
mieux que d'autres s'installer dans une stratégie de
continuité historique. Elle s’est notamment assuré une
légitimité électorale dans un espace politique où le mot
« développement » fait consensus et est arboré avec fierté
depuis les années 1950 par tous les gouvernements du
Brésil. Cet engouement historique explique sans doute le
succès, chez les intellectuels écologistes brésiliens, du
concept de « développement soutenable », là où d'autres
penseurs latino-américains comme Gustavo Esteva
(Mexique) ou Arturo Escobar (Colombie) n'y voient rien
d'autre que les habits neufs de l'impérialisme colonial et la
volonté de rendre durable le développement industriel
plutôt que la nature.393 Une telle approche critique n’a que
peu d’écho au Brésil.
Ainsi, le principal parti écologiste du pays, fondé
en 2013 par Marina Silva, a pris le nom de « Réseau
Sustentabilidade (durabilité) ». Il s'agit là d'une référence
claire au concept de « développement soutenable » autour
duquel la potentielle candidate articule toutes ses
interventions publiques. De fait, le « sustentabilisme » – un
néologisme de plus en plus utilisé par les médias pour
qualifier le projet de « Marina » – du nouveau « partiréseau » ne relève pas d'un credo révolutionnaire mais d'une
feuille de route proposant de se substituer à pas feutrés à la
tradition développementaliste du pays. Il est épuré de tout
discours anti-industriel et de toute attaque au principe de
progrès économique. Dans cette perspective, le « réseau
soutenable » décline des positions qui surprendraient plus
d'un écologiste de l'hémisphère nord, en croyant par
exemple pouvoir montrer le chemin d'une production des
agro-carburants respectueuse de la forêt et des petits
paysans.394 C'est que les agro-carburants sont un symbole de
la capacité d'innovation technologique du Brésil et de son
récent redressement industriel: le « sustentabilisme » se
refuse à dénigrer les icônes du mythe développementaliste.
Contrairement à certains partis Verts européens qui
ne cessent de marteler l'idée d'un changement de société et
d'une conversion des modes de production, le discours
politique de « Marina » prend soin de ne jamais se situer en
rupture nette avec le passé. Au contraire, il reprend
pleinement à son compte l'idée d'un pays en marche vers
l'accroissement de ses richesses et l'amélioration de son
niveau de vie. La fondatrice du « Réseau Sustentabilidade »
répète inlassablement qu'elle veut poursuivre le travail de
consolidation économique accompli durant les mandats
présidentiels de Fernando Henrique Cardoso et Lula.395 Lors
de la campagne de 2010, elle est allée jusqu'à comparer son
projet à celui de Juscelino Kubitschek, populaire président
de la république entre 1956 et 1961. 396 Chantre de la
planification et de l'expansion du réseau autoroutier,
initiateur du projet de nouvelle capitale au cœur des
territoires intérieurs du Brésil, ce dernier est resté dans les
livres d'histoire brésiliens comme une figure mythique,
ayant accéléré la conversion du pays à un système industriel
de masse. A ce titre, il est accusé en 1976 par un sénateur
écologiste d'avoir été « l'un des grands criminels en relation
à l'Amazonie ».397
Pour Marina Silva, c'est la référence incarnée par
Kubitschek qui prévaut: la tendance dominante de
l'écologie politique dans le Brésil du XXIe siècle est celle
d'un discours balisé de gages d'enracinement historique, de
figures patriotiques, de grandes narrations de progrès et
d'exaltation de la forêt comme espace à la fois naturel et
culturel, en ce qu'il est présenté comme constitutif de
l'identité nationale. Le succès de cette stratégie doit
cependant être analysé avec recul dans la mesure où il est
amplifié par la popularité personnelle de Marina Silva qui a
su s'approprier les codes d'un système médiatique friand
« d'hyperprésidentialisme ». Il n'en reste pas moins que
cette tentative de construction d'une écologie identitaire
dérivée de la narration désormais classique du
« développement national » parvient à toucher un potentiel
électoral dont l'écologie politique européenne est encore
très éloignée.
393
Gustavo Esteva, "Development," in The development
dictionary: a guide to knowledge as power, ed. Wolfgang Sachs
(London ; Atlantic Highlands, N.J. : Zed Books, 1992); Arturo
Escobar, Encountering Development : the Making and Unmaking
of the Third World (Princeton: Princeton University press, 1995).
394
A Folha de São Paulo, 24 novembre 2008.
395
Terra, 28 octobre 2013.
396
O Estado de São Paulo, 2 octobre 2009.
397
98
Carreira, op. cit : 285.
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
P. Corcuff - Antiproductivisme anticapitaliste,
décroissance et pluralisme libertaire
Ici la galaxie de la décroissance, en tant que courant
intellectuel et mouvement social récent, apparaît utile afin
d’aider la gauche écosocialiste à affiner ses perspectives, en
bousculant davantage certaines évidences portées par
l’histoire des gauches sur le plan de l’écologie politique. Il
s’agit ici de « la décroissance » comme outil pour
« décoloniser l’imaginaire », selon l’inspiration de Serge
Latouche, ou comme « mot-obus », selon l’expression de
Paul Ariès, ou encore afin de nourrir un « dissensus », si
l’on suit Vincent Cheynet. Mais pas de « la décroissance »
comme l’axe principal d’un programme alternatif ou d’une
société radicalement différente.
Je voudrais avancer une série de questionnements associant
une critique anticapitaliste du productivisme, des problèmes
posés par les objecteurs de croissance et le thème du
pluralisme
anthropologique.
J’entendrai
« anthropologique » au sens philosophique de présupposés
quant aux conceptions de la condition humaine. Je
m’intéresserai donc à des implicites anthropologiques
travaillant les analyses critiques du productivisme et du
capitalisme, comme les alternatives qui leur sont opposées.
J’en tirerai des conséquences du point de vue d’une
réflexivité épistémologique des sciences sociales, puis sur
le plan de la philosophie politique dans une logique
libertaire d’inspiration proudhonienne. Cette exploration
participe d’un cadre plus général de dialogues
transfrontaliers entre sociologie et philosophie politique
(voir P. Corcuff, Où est passée la critique sociale ?, 2012).
2 – Sur des implicites anthropologiques travaillant
l’écologie politique et la décroissance
En se posant la question des rapports entre les humains et la
nature l’écologie politique en général et la décroissance en
particulier portent des questions anthropologiques au sens
philosophique indiqué précédemment, tant dans l’analyse
du monde tel qu’il est que dans le dessin d’alternatives.
Cependant leurs présupposés sont souvent implicites.
Ici la mise en parallèle d’un pôle anthropologique exprimé
par Marx et d’un pôle anthropologique exprimé par
Durkheim va faciliter notre explicitation des référents
anthropologiques portés par les critiques écologistes et
décroissantes du monde, comme des alternatives sur
lesquelles elles peuvent déboucher.
Une des anthropologies philosophiques alimentant la
critique marxienne du capitalisme, depuis les Manuscrits de
1844 jusqu’au livre 1 du Capital, est celle de « l’homme
total » ou « individu complet », selon l’expression de Marx
lui-même. Dans cette anthropologie, les humains seraient
dotés de désirs et de passions infinis. Ces désirs et ces
passions sont considérés comme des potentialités créatrices.
Le désir et la passion apparaissent souvent chez Marx
comme intrinsèquement positifs et émancipateurs. Le
capitalisme (comme ce qu’il appelle « communisme
vulgaire » dans les Manuscrits de 1844) constitue un cadre
social entravant, étouffant, amenuisant ces capacités
humaines. Pour Marx, une société émancipée devait libérer
les désirs humains créateurs de leurs entraves, comme la
marchandisation et la spécialisation capitaliste du travail.
On pourrait parler chez Marx d’une anthropologie
philosophique des désirs humains créateurs, associée à une
philosophie politique émancipatrice. Quand les écologistes
veulent réorienter les humains de « l’avoir » vers « l’être »,
on présuppose souvent de telles propriétés créatrices chez
les humains.
Un des fondateurs de la sociologie universitaire française,
Durkheim, partait, dans sa critique du monde moderne,
d’un point de départ proche : « la nature humaine »
(expression utilisée par lui) serait caractérisée par des
« besoins » potentiellement « illimités » (dans Le Suicide,
1897). Mais cette illimitation relèverait de l’« insatiable ».
Le caractère insatiable des désirs humains les rendrait alors
frustrants. « Une soif inextinguible est un supplice
perpétuel », écrit-il. D’où une certaine philosophie politique
d’inspiration républicaine accrochée à sa sociologie : il
faudrait, au moyen notamment de l’éducation, mettre des
bornes – des normes sociales et des contraintes sociales –
sur lesquelles viendrait buter le caractère destructeur et
auto-destructeur des désirs humains. On pourrait donc
repérer chez Durkheim une anthropologie philosophique
des désirs frustrants, associée à une philosophie politique
républicaine. Ce type d’hypothèse anthropologique est
1 – Critique du productivisme capitaliste et questions de
la décroissance
J’associe critique du capitalisme et critique du
productivisme à l’intérieur d’une sociologie critique de
monde existant. On doit d’abord noter le caractère
productiviste du capitalisme, au sens où ce dernier porte
une logique de la production pour la production. Le
capitalisme prend appui sur une dynamique illimitée
d’accumulation du capital, associée à la propriété privée des
grands moyens de production et d’échange, alimentée par le
profit marchand à court terme. Or, il se révèle incapable de
prendre en compte le temps long de la biosphère ou des
générations à venir. André Gorz, demeuré anticapitaliste
jusqu’à la fin de sa vie, avait bien saisi que la
marchandisation de l’humanité et de la nature portée par la
logique capitaliste se heurtait tout à la fois à la justice
sociale, à la qualité existentielle de la vie des individus et à
la préservation des univers naturels.
Ses analyses rejoignent, ce faisant, les courants écolomarxistes, dits écosocialistes, qui ont mis l’accent sur la
contradiction capital/nature propre au capitalisme, et pas
seulement sur la contradiction capital/travail privilégiée
traditionnellement par les marxistes. Qu’est-ce à dire ? La
nature serait elle aussi exploitée dans la dynamique
d’accumulation du capital. Or, dans l’épuisement des
ressources naturelles comme dans les risques technoscientifiques associés à la logique contemporaine du profit,
le capitalisme mettrait en danger ses propres bases
naturelles et humaines d’existence.
Cependant, si capitalisme et productivismes apparaissent
associés, anticapitalisme et antiproductivisme ne l’ont pas
toujours été historiquement. Les sociétés staliniennes en ont
été un exemple historique marquant. Mais déjà chez Marx,
les choses apparaissent ambivalentes. On trouve chez lui
tout à la fois une fascination pour l’essor industriel propre
au XIXe siècle, et ses illusions technologistes, ainsi que des
prémisses écosocialistes. Plus largement, on doit noter que
nombre de courants de la galaxie socialiste née au XIX e
siècle, comme de la gauche républicaine qui l’a précédée,
ont souvent été profondément marqués par la vision non
critique d’un « Progrès » scientifique et technique supposé
intrinsèquement positif.
99
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
souvent plus ou moins implicite dans les critiques
écologistes de « la société de consommation », ou quand
des objecteurs de croissance comme Paul Ariès insistent sur
les frustrations marchandes des désirs humains et leur
opposent « le sens des limites ».
figures de « la nature humaine », dans leurs outillages.
Qu’est-ce à dire ? Ces présupposés ne seraient pas
considérés comme des prises de position substantielles,
mais fonctionneraient selon le mode d’un « comme si »
analogique à faire tourner dans un modèle ; d’autres
« comme si » anthropologiques permettant de faire tourner
d’autres modèles. Si l’on revient à la polarisation
anthropologique Marx/Durkheim, on pourrait faire tourner
des modèles de désirs créateurs et des modèles de désirs
frustrants dans la critique sociale du monde existant. On
pourrait aussi envisager un modèle prenant appui sur une
ambivalence des désirs humains, mettant en tension Marx et
Durkheim.
3 – Comment traiter la condition humaine en sciences
sociales ?
Je m’intéresserai d’abord au volant critique de l’approche
écologiste et décroissante du monde existant, renvoyant
dans le cadre que je me suis donné aux outils des sciences
sociales. Or les sciences sociales ont un problème
particulier avec les notions anthropologiques de « condition
humaine » et, encore plus, de « nature humaine ».
Notons d’abord un premier problème : le scientisme. Il est
facile à évacuer épistémologiquement, car ses arguments
sont peu étayés. Mais, par contre, il est fort d’un point de
vue académique : c’est l’illusion d’une totale indépendance
des sciences sociales à l’égard de présupposés
philosophiques (dont les présupposés anthropologiques)
confondue avec leur légitime autonomie scientifique.
Le second et principal problème est plus ardu
épistémologiquement. Il prend la forme d’un paradoxe : les
« jeux de connaissance » (pour emprunter une notion au
biologiste Henri Atlan dérivé de Wittgenstein) des sciences
sociales tendent aujourd’hui dans nombre de ses secteurs à
récuser la notion de « nature humaine » au profit d’une
vision socio-historique de la condition humaine. Mais, en
même temps, les concepts des sciences sociales sont
travaillés le plus souvent par des présupposés quant aux
caractéristiques des humains et même par des « natures
humaines » implicites. Songeons aux connotations de
certains termes de base de leur vocabulaire : « intérêts »,
« calcul », « stratégies », « dispositions », « habitudes »,
« désirs »,
« passions »,
« plaisirs »,
« identités »,
« compétences », « imaginaire », « amour », etc.
Une piste pour se déplacer par rapport à ce paradoxe ? Le
caractère socio-historique de « la condition humaine » et le
refus corrélatif de la notion de « nature humaine » ne
renverraient pas à une propriété en soi des réalités
observées par les social scientists, mais plutôt à une
propriété attachée aux « jeux de connaissance » des
sciences sociales quand ils rendent compte de ces réalités,
et même dès qu’ils les découpent. Cela participerait d’une
des formes d’intelligibilité de ces réalités, non exclusive
d’autres formes d’intelligibilité, comme celles proposées
par les « jeux de connaissance » de la biologie ou de
l’écologie, par exemple.
On pourrait alors dire que, pour des pans importants des
« jeux de connaissance » des sciences sociales (la grande
diversité des conceptualisations ne permettant pas de toutes
les inclure), les réalités observées sont appréhendées sous
l’angle socio-historique. Cela ne se présenterait pas comme
une prétention hégémonique vis-à-vis des dimensions
biologiques et naturelles, mais comme une façon
d’appréhender leurs objets tendanciellement propre à ces
« jeux de connaissance ». Cela laisse ouverts aussi des
dialogues transfrontaliers possibles entre « jeux de
connaissance ».
Ce déplacement du problème par son épistémologisation
peut alors déboucher sur une méthodologisation de la
tension entre la critique de la notion de « nature humaine »
associée à une grande part des « jeux de connaissance » des
sciences sociales et le fait d’admettre la présence de
présupposés anthropologiques, semblant dessiner des
4 – Vers une philosophie politique pragmatique,
pluraliste et libertaire
Et maintenant que faire de ces questions anthropologiques
sur le plan d’une philosophie politique alternative au
capitalisme et au productivisme ? Les visions écologistes
sont parfois tentées de proposer un certain partage
anthropologique : l’hypothèse de Durkheim pour l’analyse
de l’existant et l’hypothèse de Marx pour « l’homme
nouveau » écologiste de demain. Ce point de vue risque de
rester prisonnier d’un monisme anthropologique, où le
« vrai » désir succèderait au désir « dévoyé », dans une
sorte d’« harmonie », qui relèverait un peu trop du conte de
Noël. Le thème de « l’harmonie », repris des corpus
religieux et/ou de la littérature romantique, revient
d’ailleurs souvent dans la littérature écologiste : par
exemple, un des premiers livres importants de la
décroissance en France, Objectif décroissance de 2003 sous
la direction de Michel Bernard, Vincent Cheynet et Bruno
Clémentin (Parangon/Vs), est sous-titré « Vers une société
harmonieuse ».
Je propose une autre voie : pragmatique, pluraliste et
libertaire. Pragmatique ? En choisissant le chemin d’une
prudence anthropologique, s’efforçant de ne pas mettre tous
ses œufs alternatifs dans le même panier anthropologique ;
une prudence anthropologique tenant compte des risques
totalitaires de la thématique de « l’homme nouveau », tels
qu’une série d’expériences historiques l’ont manifesté au
XXe siècle. Pluraliste ? Si on veut penser l’émancipation
humaine et l’écologie politique ensembles, peut-on se
priver de la part d’optimisme de Marx, et de son attention
aux potentialités créatrices des désirs humains ? Mais, dans
le même temps, ne doit-on pas colorer cette attention par
une inquiétude plus durkheimienne quant à la possibilité de
dynamiques frustrantes dans les désirs humains et sur leurs
effets destructeurs sur la nature ? On serait ainsi poussé à
plutôt engager comme présupposé de notre approche d’une
cité alternative une vision des ambivalences des désirs
humains, dans un pluralisme anthropologique, ouvert sur le
travail socio-historique de re-définition des désirs humains,
plutôt que sur l’émergence magique d’un « homme
nouveau ». Libertaire ? Parce que plutôt que la thématique
de « l’harmonie » (dans une inspiration religieuse) ou de
« la synthèse » (inspiré de la philosophie dialectique
hegelienne), on aurait besoin ici de la vision de
« l’équilibration des contraires » avancée par l’anarchiste
Pierre-Joseph Proudhon. C’est d’ailleurs ce qui a conduit
Proudhon à envisager « le principe fédératif » comme un
outil politique ne visant pas à faire disparaître les
contradictions et à créer une harmonie, mais s’efforçant de
faire vivre les tensions dans un même espace. Dans notre
cas, il s’agit de mettre en tension dans un même cadre les
100
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
désirs créateurs de Marx et les désirs frustrants de
Durkheim, l’ouverture à l’illimité du mouvement de la
création et les limites concernant les aspects destructeurs
des désirs humains.
Les quelques pistes présentées ici sont limitées (elles
n’abordent pas de larges pans des questions posées par
l’écologie politique aux sciences sociales et à la philosophie
politique), exploratoires et condensées.
101
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Issa, Yokadjim Mandigui401, Sambo Armel402, etc. l’accent
dans cette zone doit être porter sur les rapports entre les
Etats, notamment en matière de gestion des eaux
transfrontalières et des ressources disponibles, et sur aussi
sur l’étude de la politique de gestion des eaux du lac Tchad
comme occasion d’améliorer les connaissances en matière
de gouvernance/gestion de l'eau pour un développement
durable des sociétés.
La problématique centrale de cette communication
est de montrer que l’eau, étant objet d’étude en histoire,
peut permettre la compréhension de la politique de gestion
intégrée et durable des ressources du lac Tchad. Autrement
dit, en combinant la spécificité de son approche avec les
contributions de la géographie, de l’hydrologie, de la
climatologie, de la sociologie, etc., l’histoire de l’eau peut
servir de cadre d’étude et contribuer à une bonne gestion de
ressources en eau pour l’écologie politique. A ce titre, l’eau
est un objet d’étude pour la compréhension des
comportements, des actes des individus, des communautés
et des Etats.
Cette étude vise donc à montrer que l’histoire de
l’eau est à la fois un objet et une méthode, au service de la
compréhension de la gestion de la ressource, de
l’hydropolitique sous-régionale et, plus généralement, d’un
développement plus durable – et plus serein – du bassin
tchadien. Ainsi, la régression des eaux du lac Tchad a
entraîné un inquiétude auprès de certains chercheurs autour
de la gestion durable du lac Tchad. Les travaux des
chercheurs sont alarmistes quant à l’avenir du lac Tchad 403.
L’évolution hydrologique des ressources en eau a conduit
plusieurs auteurs à prédire la disparition pure et simple de
ce lac à échéance 2050 et une multiplication des conflits 404.
De ce fait, quoique certains auteurs y décèlent un
« déterminisme environnemental superficiel », l’analyse
développée dans le présent article tend plutôt à s'orienter
vers un « quasi déterminisme environnemental ». Dans tous
les cas, la tendance converge vers une dynamique de
coopération et des conflits. Il y a donc lieu de démontrer la
pertinence à intégrer, de manière plus forte, l’Histoire
(comme dimension et comme discipline scientifique), dans
l’étude de la ressource en eau sur le bassin du lac Tchad etc.
Cette communication s’appuie sur les sources
écrites qui ont été collectées dans plusieurs centres de
Documentation et dans plusieurs dépôts d’archive (Maroua,
Yaoundé, Ndjamena, etc.). Les sources orales, quant à
elles, sont le résultat d’enquêtes que nous avions menées
Sambo A. - L’histoire de l’eau : une contribution à
l’écologie politique. Application à la gestion du lac
Tchad
SAMBO Armel, Ph. D en Histoire
Enseignant/Chercheur, Université de Maroua
BP 46 Maroua ((Cameroun), Email : [email protected]
INTRODUCTION
Depuis les années 1970, l’environnement est
devenu un fait de société et un enjeu politique 398. Dès lors,
les études sur l’environnement ne sont plus du domaine
réservé des environnementalistes et des écologistes.
D’autres disciplines, les Sciences Humaines et Sociales
(SHS)
notamment,
ont
intégré
les
questions
environnementales dans leurs problématiques de recherche,
complétant et enrichissant ainsi les approches, les
méthodologies et les outils disponibles. Ainsi par exemple,
n’est-il plus inopportun pour un anthropologue de
s’intéresser à la représentation que les hommes se font de la
nature ; pour un sociologue d’étudier les acteurs écologistes
dans la vie politique, la co-construction des savoirs, les
rationalités à l’œuvre ; pour un psychologue les perceptions
et arbitrages entre différents risques environnementaux, etc.
Quelle place prennent les travaux en sciences sociales, tant
dans les recherches
environnementales que dans la
discussion engagée dans le champ de l’écologie politique ?
Ainsi, on peut, sur la base de l’histoire, apporter sa
contribution à la connaissance du rapport passé et actuel en
écologie politique.
L’histoire n’est donc pas restée en marge de cette
ouverture progressive aux disciplines des SHS à
l’environnement comme objet d’étude. Cette ouverture aux
SHS, et à l’histoire en particulier, est particulièrement bien
illustrée dans le domaine de la gestion durable des
ressources en eau. De ce fait, « L’histoire de l’eau » occupe
désormais une place importante dans les études
écologiques. Il existe, depuis 1999, une association
dénommée International Water History Association
(IWHA)399, qui réunit plusieurs centaines de spécialistes,
issus tant des sciences de l’eau que des sciences humaines,
et qui construisent ensemble une approche historique des
rapports entre les sociétés humaines et la ressource en eau.
Objet d’étude en écologique politique, l’eau
figure parmi les grandes questions de l’Histoire, car elle
occupe une place essentielle dans la vie et l’évolution des
sociétés humaines. Les historiens qui ont, jusqu'à présent,
mené leurs études dans la région du bassin du lac Tchad se
sont davantage préoccupés de l’émergence, de l’essor et du
déclin des grands empires et royaumes. Dans ces analyses,
l’eau occupe une place peu importante. Pourtant, cette
ressource, dans une zone en proie à la désertification, est
indissociable de la construction de ces entités et de
l’évolution des relations intercommunautaires et
interétatiques400. Aujourd’hui, selon les travaux de Saibou
401
Yokabdjim, Mandigui, N. V., 1988, « La coopération entre les
quatre Etats riverains du lac Tchad », Thèse en droit du
développement, Université de Paris V. Réné Descartes.
402
Sambo, A., 2010, « Les cours d’eau transfrontaliers du bassin
du lac Tchad : accès, gestion et conflits (XIXe et XXe siècles) »,
Thèse de Doctorat en Histoire, Université de Ngaoundéré. ;
Sambo, A., 2011, « Entre zones exondées, Conflits
intercommunautaires et pression sur les ressources» in Passages,
N° 166, actes du 8eme Forum Mondial du Développement Durable,
pp. 117-120.
403
CBLT, 1998, Gestion intégrée et durable des eaux
internationales du bassin du lac Tchad, Assistance préparatoire
Phase B- RAF/ 95/ G48, Financée par la FEM, Agence FEM, Chef
de File PNUD. ; CBLT, 2000, Gestion intégrée du bassin fluvial,
les défis du bassin du lac Tchad, vision 2025, Audit préparé par
Steveland Consult, Norway.
404
Hodge, S, 2005, « Audit des besoins de renforcement des
capacités de la Commission du Bassin du lac Tchad » (CBLT),
Audit de la politique environnementale et de la capacité
institutionnelle, Cambridge Ma, 02135, USA.
398
Chartier, D. et Rodary, E., « Géographie de l’environnement,
écologie politique et cosmopolitiques », L'Espace Politique [En
ligne], 1 | 2007-1, mis en ligne le 15 juillet 2009, consulté le 21
novembre 2013. URL : http://espacepolitique.revues.org/284 ;
DOI : 10.4000/espace politique.284
399
Voire le site http://www.iwha.net/membership/about-iwha
400
Saïbou Issa, 2001, « Conflits et problèmes de sécurité aux
abords sud du Lac Tchad : dimension historique (XIVe-XXe
siècles) », Thèse pour le Doctorat/Ph.D. d’histoire, Université de
Yaoundé I.
102
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
auprès des personnes affectées dans la zone d’étude. Enfin,
il faut ajouter à tout cela l’observation et la collecte des
sources iconographiques. Ce sujet à fait appel à la
géographie
environnementale,
à
l’hydrologie,
à
l’anthropologie, à la climatologie, à la géopolitique et bien
à d’autres sciences auxiliaires. Les données de ces
disciplines vont confortées les travaux historiques.
fleuve ou un bassin hydrographique est commun à plusieurs
Etats, la coopération en vue de la préparation est du point
de vue technique comme du point de vue financier est
préférable aux solutions unilatérales »405. C’est dans ce
cadre, que la CBLT a été crée en 1964 par ces Etats
riverains. Ressource naturelle et économique (pêche)
majeure pour toutes les populations de la région, le lac
Tchad est en constante régression. D’environ 24 000 km2
dans les années 1960, le lac Tchad oscille aujourd’hui entre
2000 et 1700 km2 en superficie d’eau libre406.
L’assèchement de ce lac et son impact sur les écosystèmes
de la région constituent une menace écologique et socioéconomique majeure pour tous les Etats riverains. La
sauvegarde de ce lac est un préoccupation des écologistes
car la ressource en eau est au centre des toutes les activités
humaines dans le bassin Tchadien. De ce fait, l’histoire de
l’eau peut servir à une bonne gestion des ressources en eau
dans cet espace.
L’histoire de l’eau : outil de compréhension du rapport
de l’homme à l’eau dans le bassin tchadien
L’eau est un facteur essentiel de l’histoire
politique, économique, sociale et culturelle du bassin
tchadien. L’histoire de l’eau est de ce fait un domaine de
recherche, au demeurant intéressant qui reflète, de plus en
plus, la prise de conscience du rôle de l’environnement
comme objet de l’histoire. C’est un outil qui permet de
comprendre les relations séculaires entre l’homme et la
nature en abordant les questions politiques, économiques
etc. liées à l’eau en les replaçant dans une perspective
historique. La nouveauté méthodologique est que désormais
la ressources en eau est un objet d’étude en histoire. Le
terrain retenu pour cette analyse est la région du lac Tchad
en Afrique qu’il importe de présenter avant de dégager
l’approche de l’histoire de l’eau.
2. L’eau : objet d’étude en histoire
L’eau qui est au centre de cette étude figure parmi
les grandes questions de l’histoire, car elle occupe une
place essentielle dans la vie et l’évolution des sociétés
humaines. C’est d’ailleurs autour des grands fleuves qu’ont
émergé les premières civilisations de l’humanité. L’Egypte
pharaonique, comme a su le dire Hérodote, a été « un don
du Nil ». Il en est de même de la Mésopotamie 407 avec le
Tigre et l’Euphrate. Les cours d’eau ont été aussi des
facteurs décisifs dans l’émergence et l’essor des puissants
royaumes et empires en Afrique.408
1. Présentation de la zone d’étude
Situé à la jonction du désert saharien et de la
savane, le lac Tchad, objet de la présente étude est le
principal point d’eau douce au cœur du continent africain.
Sa présence dans une semi aride fait bénéficier aux
populations riveraines d’un vaste réseau hydrographique
qui leur offre, à travers ses multiples ressources, des
opportunités
essentielles
à
leur
développement
(Agriculture, élevage, pêche, etc.). Il est partagé par quatre
pays riverains : le Cameroun, le Niger, le Nigeria et le
Tchad comme on peut le constater à travers la carte
suivante.
Dans le bassin tchadien, l’histoire des mouvements des
populations et des conflits qui se sont produits, s’est écrite,
pour l’essentiel, aux abords du lac Tchad. C’est
précisément sur les berges du Logone, du Chari et du lac
Tchad que les peuples Sao, ancêtres des Kotoko, ont
développé l’une des plus anciennes et brillantes
civilisations d’Afrique. La découverte par les archéologues
des vestiges matériels, tels que les «flotteurs, les hameçons
et des figurines céramiques en forme de poissons
témoignent du rôle majeur joué par l’eau dans la vie de ces
communautés »409. C’est en effet sur les ressources en eau
issues de ce lac que les Sao se sont appuyés pour construire
leurs ressources matérielles et spirituelles qui ont fait de
leur civilisation l’une les plus florissantes du bassin
tchadien. C’est autour des fleuves Chari, du Logone et du
lac Tchad que se sont développés entre 700 et 1700 les
vastes empires de Bornou, du Ouaddaï et du Baguirmi. Le
souci constant pour ces royaumes était le contrôle de ces
405
Thierry, H., 1985, «fleuves Internationaux », Encyclopédia
Universalis, V 7, Encyclopédia Universalis, Paris, p.47.
406
Mohamadou Ibrahim Bagadoma, 2007, « La CBLT, structure
probante ou coquille vide ? », Mémoire de géopolitique, Collège
Interarmées de Défense, Niger, p. 27.
407
Elle correspond à l’Irak actuelle.
408
Francis, D.J., 2004, « Fighting for survival: the river politics in
West Africa », Castelein, S. and Otte, A., Conflict and cooperation
related to International water resources: historical perspective,
technical document, International hydrological programme, n° 62,
UNESCO, Paris, p. 6.
409
Nizésété, B.D., 2001, « Symbolisme de l’eau dans les sociétés
traditionnelles du Nord- Cameroun », Palabres, Actes du premier
colloque des écrivains du Nord- Cameroun, entre le boubou, la
vache et la savane, écrire le pays, Ngaoundéré, Vol spécial,
Kaarang, p. 91.
Carte: Localisation du lac Tchad
Dans ce contexte, la gestion inter- Etats des
ressources en eau du lac est une nécessité, un fait
inévitable. A propos, H. Thierry affirme que «lorsqu’un
103
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
points d’eau et de ses ressources, ce d’autant plus que nous
sommes là dans une zone aride et semi aride410.
Malgré les aléas climatiques, les populations
s’adaptent, autant que possible, aux mutations survenant
dans leur environnement. Il serait dans ce cas, utile pour
comprendre le rapport entre l’homme et la nature en
écologie politique de faire un saut dans le passé.
Ainsi, l’étude de l'histoire de l'eau est importante à
un moment où les débats sur l’accès à l’eau est une
préoccupation importante dans plusieurs sociétés africaines.
Il est observable qu'une histoire mondiale de l'eau révèle
comment les idées et les pratiques liées à l’eau se sont
répandues dans des directions différentes, à des moments
différents, dans une série de transmissions transculturelles,
avec les ajouts, modifications et améliorations qui relient
l'humanité, en tant que communauté unique, à l'eau. Cette
histoire, loin de s’affranchir des canevas classiques en
histoire, elle s’appuie sur des méthodes spécifiques.
Les abords du lac Tchad sont des espaces riches en eau
et donc propices à la pêche, à l'agriculture et à l'élévage.
Ces richesses ont attiré dans cet espace plusieurs
communautés (Mousgoum, Kotoko, Budema, etc..),
d’abord comme zones de refuge, suite aux incursions et
razzia esclavagistes des Baguirmiens et Bournouangs, puis
suite à la désertification du Sahara411. Cependant, avec les
sécheresses des années 1972, 1984 et 1985, l'on a pu
observer une pression sur les ressources qui sera suivie par
un accroissement des conditions d’aridité, l’assèchement
progressif du lac et la désertification poussée du bassin
tchadien. La multiplication des conflits d’usage de l’eau
pourrait contribuer à aggraver cette situation.
Sur ce plan, l’histoire s’appuie sur un élément
essentiel de l’écologie politique, la gestion rationnelle des
ressources naturelles qu’est l’eau. L’approche historique
permet ici une analyse plus fine de l’objet qui est l’analyse
des comportements anthropiques vis-à-vis de la ressource
en eau. L’histoire de l’eau permet donc de comprendre le
rapport de l’homme à l’eau, les relations entre les
communautés et la dynamique de coopération et des
conflits entre les Etats. A propos de la pertinence de
l’histoire de l’eau comme discipline contributive à etc.,
Andras Szöllösi-Nagy et J. Alberto Tejada-Guibert
affirment:
3. Les méthodes de l’histoire de l’eau
La prise en compte de l’eau comme objet d’étude
en histoire se présente comme un domaine de recherche qui
explique la prise de conscience du rôle de l’environnement
dans l’évolution des sociétés. Sa pertinence est qu’elle offre
un cadre d’étude qui met en exergue l’impact de
l’environnement sur le peuplement, les relations
intercommunautaires, interétatiques et le développement
économique d’une région. A cet effet, l’on peut comprendre
les actes et les agissements des hommes, des communautés
et des Etats à partir de leurs relations à l’eau.
Comme toute étude en sciences sociales, l’histoire
de l’eau s’appuie sur des sources orales (enquête de terrain,
entretien, focus groupe, etc.) où, écrites (archives, ouvrages,
etc.) et iconographiques.
Dans la plus part des sociétés africaines et plus
particulièrement celles du bassin tchadien, l’origine de
l’eau est divine. Pour le justifier, elle est se démontre à
travers des mythes et de légendes. C’est pourquoi, dans le
domaine de l’histoire de l’eau, la prise en compte et
l’interprétation des contes, des mythes et légendes liés à
l’eau sont des sources importantes pour non seulement
comprendre le rôle et la place de l’eau dans ces sociétés
mais aussi le rapport existentiel, ontologique etc. des
hommes et l’eau.
Des mythes existent et traduisent l’attribution
d’un caractère divin à cette ressource. Dans les plus
anciennes civilisations du bassin tchadien, l’eau est en effet
sacrée, car elle est la source de vie. Elle tient une place
importante dans toutes les mythologies, et dans toutes les
religions. Il existe chez ces peuples plusieurs récits de la
découverte de l’eau qui met en rapport le peuplement et les
dieux. Et c’est le cas rapporté ici par Francoise DumasChampion parlant de la mare de Kitim. Selon elle, « un
jour, un bouvier guruna remarqua qu’un taureau ne se
désaltérait pas au puits comme les autres. Il le suivit le
lendemain et le vit au pied d’une touffe de jonc dans une
flaque d’eau où poussait un nénuphar ». Cet homme qui
s’appellerait Cikidem, dès lors est devenu le témoin de la
scène mythique ou fondatrice qui donna naissance à la mare
de Kitim413.
Enfin, l’observation occupe une place importance
dans la compréhension du rapport entre l’homme et l’eau.
L’on peut le constater à travers l’organisation des activités
Historical studies also provide us with an
understanding of the deeply rooted symbolic
values of water, which play an essential role in
how people today perceive water shortage and
the solutions proposed to alleviate it. (…)Water
history also clarifies how water management
policies, practices and technologies are
dynamically
interrelated
with
political,
ideological and economic forces in society, as
well as to society’s impact on and responses to
external climatic and environmental events.412
De prime abord, si l’eau symbolise la vie dans
toutes ces sociétés, de par ses effets imprévisibles
(inondations, tempêtes, sécheresses, etc.), qui entraînent
régulièrement des décès, elle demeure néanmoins un
facteur de risque. Malgré cette relation ambivalente, l’eau
est au centre de toutes les activités. Les populations tout au
long de leur histoire ont développé des techniques de
captage, d’irrigation, de pompage, etc. La maitrise de l’eau
a été et demeure toujours un enjeu majeur dans l’évolution
des sociétés. L’histoire en relevant ces aspects techniques
qui relèvent de l’hydrologie, de l’hydraulique, de
l’irrigation etc. apporte non seulement sa contribution à la
connaissance des techniques passés mais aussi la place de
ses pratiques dans l’évolution des sociétés. L’on peut de ce
faire, disposer des informations sur les techniques
endogènes de gestion de la ressources en cas de pénurie par
exemple.
410
Sambo, A., 2010.
le caractère contraignant du climat, le déclin du rythme
pluviométrique ont été des facteurs qui ont conduit les populations
du bassin tchadien à se rapprocher des abords des cours d’eau.
412
Szöllösi-Nagy, A. et Tejada-Guibert, J., Water : history for our
times, Unesco, IHP, Paris.
411
413
Dumas-Champion, F., 1997, « La pêche rituelle des mares en
pays Massa (Tchad) »,Jungraithmayr H. et Barreteau, D. et
Seibert, U, L’homme et l’eau dans le Bassin du Lac Tchad,
Orstom, Paris, p. 389.
104
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
liées à l’eau tels l’agriculture, la pêche et l’élevage. Ainsi,
avec une approche pluridisciplinaire en intégrant l’écologie
politique, la géographie, etc. , l’histoire de l’eau peut faire
écho des expériences passées utiles pour les décisions en
matière de gestion et d’accès à l’eau actuellement. Il s’agit
donc pour l’écologie politique de penser l’avenir en
s’inspirant des expériences passées.
acteurs et, parfois, sur la complexité de l’imbrication des
échelles selon les problématiques étudiées. »416. Dans ce
cas, un seul élément ne permet plus de justifier un conflit
ou une tension entre les Etats. L’on note ainsi une multitude
des facteurs qui expliquent les conflits résultant de la
gestion des eaux dans un bassin transfrontalier. Dans tous
les cas, voici quelques exemples des conflits liés à l’eau
qui ont eu lieu et peuvent servir de leçons pour le futur
1.
Déjà pendant la période coloniale, il y
avait des rixes qui opposaient sporadiquement les
populations des deux rives du Logone, des incidents
confirmés par plusieurs rapports de cette période. Ainsi, en
juillet 1919, un conflit a opposé « les Massa de la rive
droite et ceux de la rive gauche »417. Ces rapports n’ont pas
précisé les causes de ce conflit, mais selon certains
informateurs, les conflits de cette période résultaient des
vols de bétails. Le problème ne se posait pas en termes de
rareté des ressources en eau 418. Le 12 mai 1965 à Koula,
village situé à proximité du Logone, les pêcheurs
camerounais empêchent les Tchadiens de pêcher, parce que
le lit du fleuve se trouve sur leur berge. Les affrontements
qui en résultent ont fait de nombreux blessés parmi les
Tchadiens. Les autorités administratives du Logone et
Chari sont instruites de mener des enquêtes et de trouver
des solutions pacifiques à ce conflit.419
2.
Bien plus, il arrive que les Tchadiens,
avançant l’argument que le Logone relève de leur
souveraineté, exigent des taxes aux pêcheurs et éleveurs
camerounais. C’est ainsi qu’il y a eu à cet effet une bagarre
à Djafga en 1974 opposant les pêcheurs de ce village
camerounais aux pêcheurs de Marsoumaï au Tchad sans
qu’il y ait de victimes 420. Ce genre de conflits sont réguliers
tout au long du Logone et aux abords du lac Tchad, mais se
déroulent de façon isolée, car souvent même les autorités
administratives ne sont pas informées.
3.
Sur le lac Tchad, les conflits les plus
réguliers opposent généralement les pêcheurs tchadiens et
nigérians. En 1983, le souci de contrôler certaines îles
poissonneuses du lac débouche sur un affrontement qui
oppose pêcheurs nigérians et tchadiens sur le lac Tchad.
Cette dispute à la différence des autres voit l’intervention
militaire, d’où l’affrontement des troupes des deux pays. 421
Ce conflit pousse la Commission du Bassin du Lac Tchad
(CBLT) à chercher une solution définitive aux
Rapports
passés
/
actuels
des
relations
intercommunautaires et interétatiques autour de l’eau
dans le bassin du lac Tchad
Pour une grande partie de la littérature sur la
problématique de gestion des cours d’eau transfrontaliers,
le cadre d’analyse se situe davantage à travers les théories
des Relations Internationales. Pour Kathryn Furlong, cette
tendance néglige d’autres facteurs cruciaux dans la
compréhension de la gestion de l’eau. Pour elle, il est
nécessaire de faire appel à d’autres approches de la
géographie environnementale et de l’écologie politique.
C’est pourquoi l’analyse de la gestion concertée des eaux
du lac Tchad, en prenant en compte toutes ces théories,
peut servir d’étude de cas pour sortir de ce pessimisme qui
caractérise l’étude de la gestion des eaux partagées414.
2-1- La raréfaction de la ressource : moteur des
tensions entre usages/usagers
Bien plus, à partir de l’histoire de l’eau, l’on peut
comprendre le futur en se basant sur les rapports passés
entre les communautés autour de l’eau. L’assèchement
progressif des cours d’eau et la diminution de l’étendue du
lac Tchad à travers le temps ont favorisé la raréfaction de
l’eau dans la région. Certaines rivières et mares d’eau se
sont totalement asséchées, d’autres par contre ne disposent
d’eau qu’en saison de pluies.
Dans tous les cas, la raréfaction de l’eau
s’accompagne de l’amenuisement des ressources
halieutiques, dans un contexte où la population n’a cessé de
croître. Dans les années 1960 où l’on a estimé à 50
milliards de m3 le volume d’eau dans le lac, le bassin
conventionnel comptait 5 millions d’habitants. En 2000, la
superficie en eau libre était de 2000 km 2, la population était
estimée à environ 11 millions d’individus. A l’horizon
2020, la population dépendant du lac et de ses ressources
connexes sera estimée à 35 millions 415. L’on peut dès lors
imaginer le risque que représente la disparition de ce lac pour
la région. Si l’on y ajoute la quantité d’eau retenue par les
ouvrages de captage sur les affluents du lac Tchad et celle
qui s’évapore, on peut s’interroger sur l’avenir de ce lac, ce
d’autant plus que dans cette contrée, les hommes suivent
l’eau et ses ressources. On se retrouve dans une situation
où les hommes sont constamment à la recherche de l’eau et
des poissons,
sans tenir compte des délimitations
frontalières, ce qui engendre régulièrement des conflits
intercommunautaires et interétatiques.
416
Sylvie P., « De l’hydropolitique à la politique de l’eau :
exigences conceptuelles et interdisciplinaires pour une prise de
conscience des enjeux globaux », in Dynamiques Internationales,
Revue en ligne de Relations Internationales, Numéro 2 (janvier
2010) L’hydropolitique et les relations internationales ,
www.dynamiques-internationales.com, p.2.
417
APM, VT 14/195, Correspondance de l’adjoint au chef de
circonscription du Diamaré à Monsieur l’administrateur adjoint de
la circonscription du moyen Logone, Juillet 1919.
418
Entretien avec Ali Dalina Routouang, Ali Dapsia, Amine
Dapsia, Ngolsou Dapsia, Koumi le 10 mai 2003.
419
Saïbou Issa, 2001, « Conflits et problèmes de sécurité aux
abords sud du Lac Tchad : dimension historique (XIVe-XXe
siècles) », Thèse pour le Doctorat/Ph.D. d’histoire, Université de
Yaoundé I, p. 89.
420
Entretien avec Belekna, Djafga le 24 mai 2003.
421
Saïbou Issa, 2002, « Access to lake Chad and CameroonNigeria border conflict: a historical perspectives», Castelein, S.
and Otte, A., (eds), Conflict and cooperation related to
International water resources: historical perspective, International
Hydrological Program, n° 62, UNESCO, Paris, p. 72.
2-2- Conflits pour la ressource en eau : que
nous dit l’histoire
Ces dernières années, l’évolution des travaux et
analyses en hydropolitique ne focalisent plus l’attention aux
seuls relations interétatiques traditionnelles. Il porte comme
l’affirme Silvie Paquerot « le regard sur le rôle d’autres
414
Furlong, K., 2006, « Hidden theories, troubled waters:
International relations, the ‘territorial trap’, and the Southern
African Development Community’s transboundary waters »,in
Political Geography, N° 25, pp. 438- 458
415
Sambo, 2010.
105
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
démarcations des frontières entre le Cameroun, le Nigeria,
le Niger et le Tchad sur le lac Tchad422.
4.
Le conflit de Darak : C’est ainsi que l’île
de Darak située à environ 35 km à l’Est de la frontière avec
le Nigeria, riche en poissons a été occupée par le Nigéria et
une dispute a opposé, pendant près de 20 ans, le Cameroun
et le Nigéria sur sa souveraineté. Après une série
d’escarmouches entre 1987 et 1990, les deux pays n’ont pas
pu résoudre ce différend au sein de la CBLT. En 1994, le
Cameroun décide de porter plainte à la Cour Internationale
de Justice (CIJ) pour régler définitivement les disputes
frontalières (maritime et terrestre) qui l’opposent à son
voisin. La CIJ donna raison au Cameroun en octobre 2002
et le Nigeria rétrocéda cette île en décembre 2003 au
gouvernement camerounais423. La souveraineté du
Cameroun fut confirmée, mais pour une première fois, un
conflit relatif à l’utilisation des eaux du bassin est porté
devant une juridiction internationale.
Ils sont considérés comme des sages et leurs points de vue
sont peu contestés. Ils interviennent régulièrement dans les
conflits comme des médiateurs. A ce titre, ils sont
considérés comme les « faiseurs de paix » à l’instar des
chefs et des notables. Leur titre de réconciliateur est
reconnu par tous.
Dans tous les cas, il faut noter qu’un rapport existe
entre les comportements passés et actuels des communautés
et des Etats suite à l’accès à l’eau. La transmission du
mémoire passé se fait par la tradition orale. Il y a donc une
mémoire collective qui retient les faits passés pour
relativiser les mêmes situations à l’avenir. Tel est souvent
le cas où dans certaines localités (notamment à Zébé,
Kousseri, etc ), les populations ayant tirées les expériences
des conflits passés ont renforcé leur collaboration en vue
d’éviter qu’elles se répètent. C’est ainsi que des festivals
culturels sont souvent organisés afin de booster l’esprit de
fraternité entre les différentes communautés.
Enfin, les rapports n’ont pas qu’été conflictuels.
Loin d’être un facteur de trouble, l’eau est aussi un élément
intégrateur. A coté de ces acteurs de paix, il faut avouer que
les rencontres culturelles (funérailles, rites d’initiation, etc.)
sont des atouts considérables pour la préservation de la paix
dans le bassin tchadien 428. Dans la plupart des cas ces
cérémonies se déroulent sans distinction de nationalités. Il
y a donc des expériences qui peuvent contribuer à un
développement durable des sociétés du bassin tchadien.
2-3- Résolution des conflits [d’usage de la
ressource] : les leçons de l’histoire
A partir de ces conflits, l’on peut identifier des
initiatives de résolution des conflits et même des
mécanismes d’anticipation pour éviter d’éventuels conflits.
De ce fait, il importe de dire que les décideurs
disposent d’un éventail des pratiques de résolution des
conflits sur la base des expériences passées. Dans ces
sociétés, l’eau est un facteur de paix et de stabilité sociale.
Tout un ensemble de mécanismes de résolution des conflits
et de promotion de la paix qui perdurent encore de nos jours
existe. L’on peut citer sans être exhaustif la diplomatie
locale caractérisée par les relations séculaires entre les
autorités traditionnelles et les contacts entre les autorités
administratives des zones frontalières424. A propos, Daniel
Abwa affirme que les entités sociopolitiques de l’Afrique
précoloniale ont toujours pratiqué la diplomatie dans leur
rapport intercommunautaire425.
Ainsi, aux abords du Logone, du Chari et du
Komadougou Yobé, les chefs traditionnels se rencontrent
régulièrement. Celui de Yagoua par exemple, depuis les
années 1900, rendait visite à son homologue de Bongor, et
vice versa. De 1939 à 1960, le lamido de Yagoua Makaini
se rendait constamment à Koumi pour discuter de la
coopération entre les deux villages riverains avec Dapsia,
chef de ce village426. Un notable de Koumi affirme à cet
effet qu’« à chaque fois que ces deux se rencontraient, ils
parlaient de la fraternité entre les deux villages et des
questions de sécurité ». Ils sont allés jusqu’à harmoniser les
sentences et les amendes pour certains délits comme le vol
de bétail, l’adultère, etc. 427.
A cela, il faut ajouter la médiation entretenue
dans cette partie de l’Afrique par les patriarches. Les
hommes âgés sont généralement très respectés en Afrique.
L’histoire de l’eau : Une contribution à la gestion
intégrée des ressources en eau dans le bassin du lac
Tchad
Quelle est la place de l’histoire de l’eau dans la
mise en place d’une politique de gestion rationnelle et
durable des ressources en eau? L’histoire de l’eau sert
aussi comme d’autres disciplines de cadre idoine pour une
gestion efficace de l’eau. Aujourd’hui, la problématique
d’accès pour tous à l’eau constitue un important défi. Ceci
d’autant plus qu’on a en perspectives les sécheresses et les
effets du changement climatique. Une situation inquiétante,
soulevée par les écologistes qui prônent une gestion
intégrée des ressources en eau. La gestion durable et
rationnelle des ressources en eau qui est au cœur de cette
étude est donc une préoccupation en écologie politique.
o Apports des pratiques anciennes à la
décision
Les mécanismes endogènes de gestion rationnelle
des ressources en eau et même les expériences passées
observées dans le bassin tchadien peuvent servir les
décisions des structures étatiques, des Organisations Non
Gouvernementales (ONG) et les projets de développement.
Ces pratiques anciennes peuvent être revalorisées et
orienter la politique de la gestion rationnelle de la ressource
en eau.
L’histoire peut donc offrir un cadre d’étude qui
permet à l’écologie politique de comprendre les actions
posées dans le passé et son influence dans le futur. A ce
propos, Andras Szöllösi-Nagy et J. Alberto Tejada-Guibert
précisent que « Today, humanity faces a serious challenge
as perceptions of current water shortage and the ominous
prospect of global droughts and changes in weather
conditions are prompting policy- makers to seek out
422
Saïbou Issa, 2004, « Le mécanisme multilatéral de la CBLT
pour la résolution des conflits frontaliers et la sécurité dans le
bassin du lac Tchad », Enjeux, n° 22, p. 2.
423
Ibid.
424
Rencontres à maintes reprises entre les gouverneurs du Nord et
de l’Extrême Nord du Cameroun et celui du Nord Est (Borno) au
Nigeria entre 1968 et 1990
425
Abwa, D., 1989, « Diplomatie dans l’Afrique précoloniale, le
cas du pays Banen au Cameroun », Africa Zamani, n° 20- 21, p.
78.
426
Ndjidda Ali Mithagada, 2003, p. 42.
427
Entretien avec Ali Dalina Routouang, Ali Dapsia, Amine
Dapsia, Ngolsou Dapsia, Koumi le 10 mai 2003.
428
Oumarou Amadou, 2003, , « Diplomatie locale et résolution des
conflits dans la vallée du moyen Logone (1916-1979) », Mémoire
de Maîtrise d’Histoire, Université de Ngaoundéré, pp. 40- 48.
106
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
political solutions, and water professionals to find
managerial and technical solutions to water scarcity » 429
En parcourant la place de l’eau dans l’histoire du
bassin tchadien, l’on constate que les populations ont
développé des mécanismes endogènes de gestion
rationnelle de ressources dans un contexte marqué par la
variabilité environnementale. Des mécanismes et pratiques
endogènes qui, de nos jours, peuvent être revalorisés dans
un cadre stratégique à travers l’élaboration et la mise en
œuvre des projets de développement communautaires,
comme le démontre le tableau suivant.
6
Expériences de gestion partagée des ressources
en eau : des leçons à tirer
Les diverses initiatives de la Commission du
Bassin du Lac Tchad (CBLT) pour assurer une gestion
partagée de eaux entre les riverains offrent une occasion
particulièrement fructueuse d'explorer les limites de la
théorisation des relations internationales dans le discours de
l'eau et les possibilités pour que d'autres approches
théoriques, notamment dans le domaine de la géographie
environnementale et de l’écologie politique servent à
l’histoire. La gestion de la ressource en eau s'inscrit « dans
ces considérations environnementales à travers le
développement d'un corpus de principes, de méthodes et
d'outils visant à la durabilité ou soutenabilité
(sustainability) des hydrosystèmes » 430.
Il existe ainsi plusieurs cadres de concertation pour
une gestion concertée de l’eau entre les différents Etats du
bassin tchadien. D’abord, la CBLT, crée en 1964 est un
organisme inter étatique (Tchad, Nigéria, Niger, etc.) qui
veille à un usage durable des eaux, à la coordination des
activités (élevage, pêche et agriculture) et à la résolution
des conflits locaux et régionaux nés de l’usage des
ressources. La gestion intégrée des ressources en eau est
l’une des principales missions de la CBLT. Elle permet
d’éviter la concurrence transfrontalière qui peut
s’intensifier.
Plusieurs
projets
d’aménagements
hydrauliques et hydro-agricoles ont été conduits avec
succès par la CBLT. Il s’agit de la construction des forages,
des mares, etc. Selon Bagodoma, cette volonté de
coopération s’est manifestée en 2000 par la création au sein
de l’organisation,
d’un organe appelé « Comité
technique », chargé de faciliter l’harmonisation de la
gestion des ressources en eau 431. Ses missions sont entre
autres, le renforcement du dialogue entre les Etats
membres, la promotion d’une démarche commune au sujet
de la gestion de l’eau et enfin l’harmonisation des
politiques et réglementation en matières d’eau dans les
Etats membres. En outre, entre 1983 et 1990, la CBLT a pu
matérialiser la frontière entre les Etats sur le lac Tchad à
travers l’installation des bornes. A la date du 12 février
1990, l’entreprise IGN-France avait construit les 7 bornes
principales et les 68 bornes intermédiaires 432 sur le lac
Tchad. Ce retour d’expérience historique sur la coopération
entre différents Etats peut servir la gestion des bassins et
fleuves internationaux.
Ensuite, à côté de la CBLT, il existe plusieurs
cadres de dialogue bilatéraux. Il s’agit des comités mixtes
Tchad- Cameroun ou Cameroun- Nigéria. Ces rencontres
servent de cadre de dialogue, afin d’assurer une bonne
gestion des ressources naturelles, mais également se
préoccupent des problèmes de sécurité transfrontalière.
Enfin, l'étude de l'histoire de l'eau nous informe
sur la nécessité d’opter pour certaines solutions, tels que
les grands barrages contre les technologies de l'eau
traditionnel qui consomment généralement beaucoup d’eau
Tableau : Les stratégies endogènes de gestion rationnelle
des ressources en eau dans le bassin tchadien
Stratégies
endogènes de
gestion
rationnelle des
ressources en
eau
Construction
des digues et
diguettes avec
des pierres et
des sacs de
sables
Aménagement
des
mares
d’eau
la préservation
des
mares
d’eau sacrée
Petite
irrigation pour
la culture
gestion
communautair
e
des
pêcheries,
Recharge
artificielle des
nappes
souterraines
Cadre stratégique (des exemples de
stratégies ou d’interventions-types)
- Aménagement des digues durables(à
béton)
- Construction des mares d’eau
artificielles (rétention des eaux de pluie)
- Renforcement des capacités des
structures de gestion des mares(formation
des comités de gestion des points d’eau
- Revalorisation de cette tradition pour la
conservation de la nature et de la
biodiversité par les autorités locales
(chefs traditionnels, maires, etc.)
- Construction des canaux d’irrigation
modernes
- Organisation de la gestion des eaux
pour éviter des pertes en eau
- Appui financier des populations à
travers des associations
Renforcer
les
capacités
des
communautés
- Développement des infrastructures de
rétention d’eau pour la recharge des eaux
souterraines (fortes pluies pourvoient aux
périodes de sécheresse)
Source : Enquête de terrain, 2012
Quelques techniques en matière de gestion de
l’eau, issues de savoir faire traditionnel et local, ont été
identifiées. Il s’agit entre autres : des techniques d’irrigation
et de pompage d’eau, la recharge artificielle des nappes
souterraines, l’existence des mares d’eau sacrées,
aménagements des mares d’eau, etc. L’on peut s’en
inspirer et revaloriser ces pratiques, qui très souvent, sont
facilement adoptées par les populations. L’existence de ces
pratiques locales est une contribution qui relativise les
discours alarmistes autour de la gestion du lac Tchad et
prouve que les populations se sont appropriées des
problèmes environnementaux depuis longtemps.
429
430
Affeltranger, B., et Lasserre, F., 2003, « La gestion par bassin
versant: du principe écologique à la contrainte politique - le cas du
Mékong », In VertigO. La revue électronique en Sciences de
l’environnement, Vol 4, n° 3, mis en ligne en décembre 2003, url :
htpp ://vertigO.revue.org/index3727.html, consulté le 25 mai
2005.
431
Mohamadou Ibrahim Bagadoma, 2007, « La CBLT, structure
probante ou coquille vide ? », Mémoire de géopolitique, Collège
Interarmées de Défense, Niger, p. 27.
432
ACBLT, « décision du septième sommet des chefs d’Etats de la
Commission du Bassin du Lac Tchad », Yaoundé 1990.
Szöllösi-Nagy, A. et Tejada-Guibert,
107
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
et nous guider également à évaluer les conséquences à long
terme de gestion spécifique de certaines stratégies.
L'histoire peut nous informer comment nous sommes
arrivés à être dans cette situation particulière, et peut en
effet nous fournir les moyens par lesquels nous pouvons
faire des choix éclairés concernant notre avenir.
être mis à la disposition des décideurs pour améliorer la
gestion des eaux du lac Tchad, voire celle de l’Afrique
toute entière.
Photo N°2 : Système d’irrigation traditionnelle pour la
riziculture à Zina
Cliché : Sambo Armel, 12 août 2009
Conclusion générale
En conclusion, cette article présente l’histoire de
l’eau à la fois comme objet d’étude et comme méthode
d’analyse pouvant servir à l’écologie politique. Ce faisant,
elle démontre le lien qui existe entre l’histoire et l’écologie
politique. De ce fait, sur la base d’un élément écologique
comme l’eau, l’on peut améliorer la gestion de cette
ressource et contribuer au développement durable des
sociétés du bassin tchadien.
Il est aujourd’hui vérifié que l’histoire soit utile à
l’écologie politique. Les expériences passées, transmissent
de génération en génération aux populations du bassin du
lac Tchad permettent d’éviter les conflits et offrent des
mécanismes pouvant servir à une gestion rationnel et
durable des ressources en eau. L’histoire de l’eau permet
donc de comprendre les valeurs symbolique de l’eau et
clarifie les décideurs sur les techniques de gestion
rationnelle de la ressource.
L’histoire de l’eau, qui s’appuie sur le
développement durable sert donc de cadre idoine pour
penser l’avenir en matière de gestion de l’eau, en
transmettant les expériences passées. La compréhension des
rapports anciens que l’homme entretien avec l’eau est une
piste de réflexion sur la prise en compte de la temporalité
en matière de l’écologique politique. La gestion équitable et
rationnelle des cours d’eau pose des sérieuses difficultés
dans les relations entre les Etats. La récurrence de la
sécheresse étant manifeste, l’accès à l’eau pour les
populations n’est pas une sinécure.
Ainsi, ce travail présente le caractère persistant de
la dynamique de coopération et de conflits entre les Etats en
ce qui concerne la gestion des eaux du lac Tchad dans un
environnement qui se dégrade sans cesse. Il met à profit le
propre « savoir faire » de la gestion concertée de ressources
en eau de ces populations. Il existe dans les sociétés du
bassin tchadien des mécanismes de gestion partagée,
équitable et durable des ressources en eau qui permettent
d’assurer un développement durable. Ces outils peuvent
108
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Guest B. - Qu’est-ce que la « littérature » écologique ?
catastrophe de prendre la parole, et même parfois de la
reprendre après s’être tus, à l’image de Kenzaburô Ôe
qu’elle a tiré de sa retraite.
Le Journal des jours tremblants437 (dont un
fragment est repris dans L’archipel des séismes) est
l’édition des Leçons de poétique que Yôko Tawada achève
au moment de la catastrophe et enrichit alors d’un récit
critique sur ses nombreuses conséquences tragiques. La
réflexion originale et bilingue (en japonais et en allemand)
sur la traduction littéraire et l’image du Japon en Occident
s’y prolongent d’une mise en perspective historique et
géographique, qui place Fukushima dans l’histoire
d’Hiroshima et de l’oppression coloniale du Tôhoku (nordest) par le Kantô (région du pouvoir central tokyoïte). La
catastrophe est considérée dans son impact profond et
irréversible sur la vie, la pensée et l’écriture passées et à
venir, ici comme ailleurs puisqu’il s’agit d’une écriture
transnationale. Un correspondant de l’auteur imagine ainsi
« une liste des livres ‘résistants aux séismes’ c'est-à-dire des
livres qui gardent leur valeur au-delà des catastrophes 438 ».
C’est aussi sous l’éclairage d’une érudition
multiculturelle et soucieuse des regards croisés entre Japon
et Europe que Michaël Ferrier médite sur la catastrophe
dans Fukushima, récit d'un désastre439. Immergé dans la
langue et la société japonaises d’où il assiste quant à lui sur
place à l’événement, il en tient un journal plus étoffé qui
aboutit à un essai où il réfléchit notamment au concept
physique de « demi-vie » et à sa signification sociale et
culturelle.
Avec le beaucoup plus court Fukushima, dans la
zone interdite440, « récit de choses que nous pouvons à peine
croire, et encore moins comprendre 441 », William T.
Vollmann propose un plus modeste reportage dans la zone
d’évacuation. Il resserre l’enquête sur la radioactivité, prend
la peur obsessionnelle pour guide mais se heurte à son
impossible description : les seuls phénomènes visibles étant
les destructions du séisme, la lecture de la catastrophe
nucléaire ne peut passer que par le dosimètre portatif.
Affaibli dans sa démarche, contrairement à Ferrier, par une
forme d’exotisme et par la barrière de la langue, il part
équipé d’un masque en double exemplaire (pour
l’interprète) mais en vient à se poser la question du tiers (le
chauffeur) pour lequel rien n’est prévu : il est aisé d’y
reconnaître la société que l’écrivain reporter échoue à
protéger. Ce livre d’interviews collecte des « récits de
morts aux yeux clos » dont il tente de trouver « la
signification, s’il y en a une442 ».
Ces textes tous parus en 2012 éclairent
exemplairement les enjeux d’une littérarité complexe, dans
laquelle la fiction n’est pas toujours là où on pourrait
l’attendre : les promesses de TEPCO ne sont-elles pas les
véritables contes pour enfants ? Définie à l’inverse comme
l’ensemble des textes à propos du nucléaire qui sont
accessibles et rédigés de sorte que chaque citoyen puisse les
comprendre, la littérature écologique à thématique
Bertrand Guest, Docteur en Littérature Générale et
Comparée (EA TELEM, Université Bordeaux Montaigne)
Nous proposons de poser la question du sens du
littéraire dans le champ de l’écologie politique à partir
d’une étude comparatiste d’un ensemble de textes consacrés
à Fukushima. Dans l’écocritique française balbutiante, la
littérature à thème écologique est souvent réduite à la
fiction433, c’est-à-dire à la fabulation distanciée des
problèmes réels de notre monde. Peu de choses sur l’essai,
pourtant genre par excellence de la théorie critique et d’une
prose d’idées dépositaire de savoirs directement adressés
aux sociétés humaines. Nul hasard à ce que l’essentiel de la
littérature post-Fukushima se déploie sur ce terrain en
partage avec l’écriture des sciences humaines : pour le
critique Jinno Toshifumi, les œuvres les plus intéressantes
de l’après-11 mars sont celles qui touchent « ce quelque
chose qui n’a plus rien à voir avec la fiction 434 ». Sans
remettre en cause les vertus heuristiques propres du détour
par la fiction, plus caractéristiques de ce que l’on attend
communément de « la littérature » (au sens d’une pratique
qui serait radicalement séparée des sciences, ce que nous
contestons), nous étudierons le rôle de textes nonfictionnels qui ne cessent pas d’appartenir à l’activité
littéraire sous prétexte qu’ils impliqueraient le regard de
telle ou telle des sciences humaines et sociales.
Ce que nous appelons avec Rancière la littérature,
ce « nouveau régime de l’art d’écrire où l’écrivain est
n’importe qui et le lecteur n’importe qui435 » (par opposition
aux Belles-Lettres qui supposent non seulement des
écrivains de métier, c’est-à-dire une incompétence des
profanes à écrire, mais des convenances stylistiques liées à
la position sociale de chacun), relève d’un degré élevé de
mise en interdisciplinarité : comment, sinon par la
médiation des mots et des textes, rendre les idées lisibles
par tous, leur faire traverser les sociétés ? L’écologie
politique ne peut avoir de sens que si elle se vit, se pense et
s’écrit pour un collectif non-spécialiste. Loin de pouvoir se
satisfaire de l’assise des seules sciences, fussent-elles
humaines et sociales, elle doit recourir à des capacités
médianes, par exemple littéraires ou artistiques, pour
donner lieu au débat lorsqu’il engage des sphères de
discours qui ne s’écoutent plus. Fukushima n’est-il pas
l’occasion ou jamais de proposer, via la littérature, que les
sciences soient faites par tous et que l’écologie soit la
question même du politique ?
L’archipel des séismes436 recueille de nombreux
textes courts aux statuts très divers, d’auteurs pour la
plupart japonais, qui évoquent les conséquences de la triple
catastrophe du 11 mars (séisme, tsunami et accident
nucléaire). Auteurs de fiction et poètes n’y trouvent leur
place qu’à la fin, après des journalistes et des essayistes
(parmi lesquels un géographe et un anthropologue) ainsi
qu’un psychiatre, un photographe, un architecte et un
peintre. Que l’écriture soit ou non leur métier, tous viennent
ou reviennent à la littérature par la nécessité où les jette la
437
Yôko Tawada, Journal des jours tremblants. Après
Fukushima, précédé de Leçons de poétique, traduit de l'allemand
par B. Banoun et du japonais par C. Sakai, Verdier, Paris, 2012.
438
Id., p. 97.
439
M. Ferrier, Fukushima, récit d'un désastre, Gallimard, 2012.
440
William T. Vollmann, Fukushima, dans la zone interdite,
traduit de l’américain par J. P. Mourlon, Tristam, Paris, 2012.
441
Id., p. 73.
442
Id., p. 46.
433
Cf. Christian Chelebourg, Les écofictions. Mythologies de la
fin du monde, Impressions nouvelles, Bruxelles, 2012.
434
Jinno Toshifumi, « Le 11 mars et le roman depuis lors », in
Corinne Quentin et Cécile Sakai (dir.), L’archipel des séismes,
Philippe Picquier, Paris, 2012, p. 202.
435
J. Rancière, Politique de la littérature, Galilée, 2007, p.21.
436
Op.cit.
109
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
nucléaire443, si elle s’oppose à « la Science », a tout à voir
avec « les sciences »444. Du récit personnel à
l’universalisation de la pensée du traumatisme, de la
bibliothèque quotidiennement renversée par les répliques
du séisme à la possibilité renouvelée d’ « écrire après
Fukushima », comment cette littérature de ruines en vientelle à exercer sa responsabilité, qui est de questionner pour
tous les hommes, à commencer par ceux des sociétés
nucléarisées, ce qui est par excellence verrouillé, tabou, et
pour tout dire atomisé ?
En partie irradiée, la littérature doit saisir l’occasion de
la catastrophe pour évoluer
Au même titre que toutes les autres composantes
d’une société post-industrielle particulière (japonaise ou
autre), la littérature subit l’influence de cette nouvelle
norme que le nucléaire emblématise concrètement et
symboliquement à la fois : la dépendance au branchement
technologique et à ce que Hosaka Kazushi nomme la
« commodité », la consommation rapide, sans effort et
permanente d’une énergie dont on ne questionne plus la
quantité disponible. Dans cet ordre d’idées, la littérature est
depuis longtemps en partie irradiée :
« Si la littérature s’est laissé enfermer dans une
image de sentimentalisme, si l’erreur de croire que tout
roman qui se vend bien est nécessairement un bon roman a
pris racine, n’est-ce pas fait exprès ? Par qui ? Par toutes les
forces qui nous obligent à ingurgiter de la commodité et de
l’activité économique. Un livre qui se vend est une bonne
chose pour l’activité économique, et dans le même temps,
c’est un coin du rempart de l’art qui résistait à l’économie
qui tombe aux mains de l’ennemi en acceptant de se faire
mesurer selon des critères économiques ; c’est un quartier
supplémentaire de l’âme humaine, qui n’avait rien à voir
avec l’économie, qui est rongé. Et cela est bien plus grave
que le fait de se tromper sur la valeur de la littérature. ‘Je
l’ai lu d’une seule traite’, ‘un roman qui se lit dans la
nuit’… n’est-on pas là en plein dans la ‘commodité’449 ? »
La première leçon littéraire de Fukushima
consisterait en une salutaire dénucléarisation de la
littérature, afin que celle-ci, à la façon d’un compteur
Geiger de la société, puisse exercer sa critique. On peut
comprendre ce questionnement sur la récupération et la
neutralisation via l’institutionnalisation de la littérature au
sein de la culture dominante à la lueur de la fameuse
réflexion d’Adorno après 1945 :
« Plus la société devient totalitaire, plus l’esprit y
est réifié et plus paradoxale sa tentative de s’arracher à la
réification de ses propres forces. Même la conscience la
plus radicale du désastre risque de dégénérer en bavardage.
La critique de la culture se voit confrontée au dernier degré
de la dialectique entre culture et barbarie : écrire un poème
après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la
connaissance qui explique pourquoi il est devenu
impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes450. »
Bien loin de tout interdit jeté sur l’écriture (selon
le contresens répandu), ce texte est une critique de la
conception selon laquelle on pourrait écrire de la littérature
comme avant et tenir l’événement pour clos, refermé, sans
affronter ses conséquences qui se font sentir sur la
possibilité même d’écrire. Or la littérature de Fukushima
s’inscrit exactement dans la même affirmation d’une
nécessité de penser ce qui s’est passé et de trouver les mots
pour décrire le cours des évènements, sans se contenter
d’utiliser les mots d’avant l’événement pour le qualifier, ce
qui reviendrait à faire comme si cet événement ne changeait
pas les données fondamentales de notre manière de vivre et
de le percevoir. C’est ainsi que Sekiguchi Ryôko note cette
phrase banale lue dans un magazine paru avant le 11 mars,
La littérature dérisoire ? Quelle puissance face à
l’atome ?
Face à deux petites filles en haillons qui
continuent, imperturbables, la lecture de leurs livres dans le
vent chargé de poissons morts et de neutrons, William T.
Vollmann se raccroche dans la zone d’évacuation à la
lecture de son dosimètre, semblant ne nourrir plus qu’un
faible espoir quant au salut par les lettres 445. Dans l’essai où
il s’interroge sur le pouvoir et les transformations de
l’écriture du roman dans les sociétés nucléarisées, Jinno
Toshifumi, comme Michaël Ferrier dans son récit, joue de
la symbolique des livres tombant et retombant de leurs
étagères à chaque réplique du séisme. Tous deux y voient,
plus que la fragilité dérisoire du livre, sa force paradoxale et
la nécessité où sont les hommes de lire et d’écrire
autrement dans l’après-11 mars. Yôko Tawada suggère elle
aussi les vertus rénovatrices du séisme : « Une traductrice
de Tokyo [lui] écrit qu’elle a redécouvert certains livres
lorsqu’ils sont tombés de ses étagères446 ». Il semble que la
fragile et souple discrétion des écrits de l’avant-11 mars,
même lorsqu’ils n’ont pas été lus à temps pour éviter la
catastrophe, soit cela même qui les désigne pour aider leur
lecteur à donner du sens au présent et à l’avenir.
Pour continuer à pouvoir contribuer à les
comprendre et à les lire, la littérature doit s’adapter et
changer avec les catastrophes. Cela est d’autant plus vrai
dans le cas de Fukushima. Dans son essai « Le temps
sinistré, un seul traitement : sortir du nucléaire 447 », Saitô
Tamaki rappelle le constat de l’émergence de formes de
fictions qui sont autant de répliques des séismes, à l’image
de la multiplicité des mondes émergeant dans le roman et
dans les films d’après Kôbe (1995), imitant l’espace
fractionné. Or ce qu’il suggère immédiatement à propos du
11 mars, c’est que la littérature sera dorénavant celle d’un
temps fissuré par les crevasses du traumatisme. C’est au
prix de ces évolutions que les livres continueront de
« renseigner sur le désastre ambiant bien mieux que les
communiqués officiels et les chaînes de télévision448 ».
443
Les différents livres en présence ne relèvent à coup sûr pas
indistinctement de cette étiquette qui n’est qu’une proposition. Il
est intéressant à vrai dire qu’à part Vollmann, leurs auteurs ne
revendiquent pas avoir écrit des textes « écologiques », ce qui
n’empêche pas de les lire comme tels.
444
La première correspond à la clôture énonciative des rapports
d’experts réservés aux initiés ainsi qu’à ce « mélange de langue de
bois et de scientificité incompréhensible » (Michaël Ferrier,
op.cit., p. 80) qui tient lieu de commentaire médiatique en mars
2011, les secondes renvoyant à une circularité démocratique qui
reste à construire. Cf. B. Latour, Politiques de la nature. Comment
faire entrer les sciences en démocratie, La Découverte, 1999.
445
Cf. William T. Vollmann, op.cit., p. 44.
446
Yôko Tawada, op.cit., p. 97.
447
Saitô Tamaki, « Le temps sinistré, un seul traitement : sortir du
nucléaire », in L’archipel des séismes, pp. 115-119.
448
Michaël Ferrier, op.cit., p. 58.
449
Hosaka Kazushi, « Vapeurs et grincements », in L’archipel des
séismes, pp. 219-220.
450
Theodor Wiesegrund Adorno, « Critique de la culture et
société » [1949], in Prismes [Prismen, 1955], traduction de
l’allemand par Geneviève et Rainer Rochlitz, Payot, 1986, p. 26.
110
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
et depuis « irradiée malgré elle451 » : le département de
Fukushima regorge de saveurs développées par sa nature
généreuse et la particularité de son terroir.
unité de mesure à l’autre égare la compréhension de tout un
chacun face au risque radioactif. Entre les millisieverts et
les becquerels dont parlent les autorités, « aucune des
personnes rencontrées là-bas ne pouvait s’y retrouver 458 ».
Prenant le contrepied du discours expert, il adopte le point
de vue d’un béotien qui se documenterait. Plus ironique que
Yôko Tawada ou Michaël Ferrier, il critique comme eux les
slogans d’encouragement des masses et le mythe du
sacrifice des liquidateurs. En dévoilant stylistiquement
l’ignorance dans laquelle sont entretenus les peuples, tous
suggèrent a contrario le savoir qu’ils peuvent atteindre
rapidement s’ils s’en donnent les moyens. Ikezawa Natzuki
invalide brillamment les sophismes de TEPCO concernant
les aléas qui auraient soi-disant « dépassé toutes les
prévisions », rappelant les prévisions minoritaires réduites
au silence ainsi que les mouvements civiques d’opposition
à la construction des centrales 459. Le travail littéraire de la
mémoire désambiguïse les faits face aux discours officiels,
permettant l’établissement de véritables responsabilités
politiques, lesquelles coïncident le plus souvent, comme le
rappelle Ferrier, avec ceux-là mêmes qui s’empressent de
fuir le Japon. Ce que montre en fait la littérature, en
rétablissant mensonges et vérités, c’est que Fukushima est
une catastrophe qui procède aussi de l’ignorance de
l’histoire et de la langue.
L’essayiste en lutte contre les mythes scientistes
Si le contexte de la pensée d’Adorno était la lutte
qu’il menait dans l’après-guerre contre une culture des
vainqueurs prétendant avoir rétabli la civilisation contre la
barbarie alors qu’elle s’était contentée de refouler
l’événement, l’histoire dont Fukushima est le nom
occidental (« 11 mars » pour les Japonais) est elle aussi
refoulée. L’analogie quasi unanimement ressentie et pensée
avec l’après-guerre au Japon suggère qu’elle aussi a bien
ses « vainqueurs » : ceux à qui profite, sinon l’irradiation,
du moins la fission ; ceux qui combattent toute possibilité
de le penser, telle la présidente d’Areva déclarant, « alors
que ses salariés avaient été parmi les premiers à détaler
comme des lapins au moment de l’explosion – que ce
n’était pas une catastrophe nucléaire452 ». Dès lors qu’elle
consiste en une radioactivité artificiellement élevée, en une
désinformation manipulatrice et en un aggravement des
inégalités sociales – ceux qui travaillent dans les centrales
n’étant pas des héros mais simplement des « gens qui n’ont
pas le choix453 » –, la catastrophe nucléaire est aussi peu
« naturelle » que la guerre, et Yôko Tawada éclaire la façon
dont le lobby nucléaire au Japon table sur une préservation
de la possibilité du nucléaire militaire quand il défend sa
branche civile, laquelle n’est pas avantageuse sur un plan
strictement énergétique454.
Le texte de Akasaka Norio est exemplaire du rôle
de l’essayiste dans l’après-Fukushima : il prend la plume et
s’engage sur un plan politique en affirmant qu’on « ne peut
plus laisser la science moderne et sa technologie se
présenter comme des effigies de Dieu455 » et en opposant à
ce discours tissé de mythes déguisés en vérités
expérimentales, la sagesse variée des savoirs populaires. La
coutume de la churakasa (« belle variole »), sujet de son
étude anthropologique, lui sert de modèle pour penser la
possibilité d’« accueillir avec respect, d’amadouer et de
renvoyer poliment » « ce contre quoi on ne peut pas
lutter456 ».
Congédiant tout langage statistique, le livre de
Vollmann est bien lui aussi un essai en ce sens qu’il fait
dialoguer les paroles plurielles des vaincus, de ceux dont le
discours de l’expertise ne tient pas compte. La littérature est
là pour donner sens au matériau anecdotique des vies
malmenées de chacun, comme celle de l’ami du chauffeur
de taxi conduisant l’auteur dans la zone, quittant son travail
dans la centrale Dai Ichi pour vendre des nouilles mais
rattrapé par la mort à 40 ans457. Si l’essai s’impose pour
penser Fukushima, c’est qu’il pense toujours le collectif en
l’articulant à l’échelle individuelle, celle du moi et de
l’autre.
Que peuvent apporter l’écocritique et plus
largement la littérature au champ de l’écologie politique ?
Rien si l’on pense la littérature comme le domaine des
livres (classiques ou modernes), fondamentalement séparé
du domaine des choses et des interactions réelles entre les
hommes et le monde. Tout, dès lors que l’on entend au
contraire par « littérature » une pratique de réajustement
permanent entre les mots et les choses, soucieuse d’un
régime ouvert et démocratique de communication et de
circulation de la pensée au sein des sociétés. Contre les
déclarations selon lesquelles « ce n’est pas le moment de
faire de la littérature 460 », Haruki Murakami écrit que si
« reconstruire les routes et bâtiments détruits est un travail
dévolu aux spécialistes […], la régénération de l’éthique et
des modèles est notre travail à tous. […] Dans cette vaste
entreprise collective, les spécialistes des mots, c’est-à-dire
nous, écrivains professionnels, devons proposer de
participer à certains travaux. Nous devons relier nouvelle
éthique et nouveaux modèles à de nouveaux mots. Pour y
faire bourgeonner et grandir des récits neufs et vivaces. Des
récits que nous devons pouvoir partager, tous ensemble 461. »
La littérature participe bien de la recomposition permanente
des communautés humaines, de leurs récits et de leurs
discours. C’est ainsi que le cas de la catastrophe de
Fukushima nous engage, plus clairement, plus
dramatiquement et avec plus d’urgence peut-être que nul
autre, à reconnaître son apport à l’écologie.
La littérature dénonce les langages qui empêchent
l’homme de se libérer du nucléaire
Vollmann dénonce la façon dont le passage d’une
451
Sekiguchi Ryôko, « Le goût de Fukushima », in L’archipel des
séismes, p. 280.
452
Michaël Ferrier, op.cit., p. 80.
453
Yôko Tawada, op.cit., p. 97.
454
Cf. id., pp. 100-101.
455
Akasaka Norio, « Toi, créature de l’autre rive, dis-nous ton
nom », in L’archipel des séismes, p. 156.
456
Id., p. 157.
457
William T. Vollmann, op.cit., p. 77.
458
Id., p. 14.
Cf. Ikezawa Natzuki, « Vers une pauvreté sereine », in
L’archipel des séismes, pp. 262-267.
460
Jinno Toshifumi, op.cit., p. 182.
461
Murakami Haruki dans le journal Mainichi du 10 juin 2011,
cité par Jinno Toshifumi, op.cit., pp. 181-182.
459
111
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Hache E. - L’écologie politique au prisme de la science
fiction : du monde clos à l’univers infini et retour ?
Emilie Hache, Sophiapol
Au 17ème siècle, Kepler écrivait Le Songe, fiction d’un
voyage sur la lune venant appuyer l’hypothèse galiléenne
que les outils scientifiques de l’époque ne permettaient pas
de prouver. Ce recours à la preuve d’ordre fictionnel, cad
rhétorique, comme de l’ordre de l’éloquence, invente un
nouveau genre de littérature qu’est la littérature
scientifique, donnant à voir, à imaginer quelque chose dont
on ne peut faire l’expérience. Ce voyage sur la lune, par le
changement de point de vue qu’il opère, nous faisant passer
du géocentrisme à sélénocentrisme, permet de faire voir,
faire sentir que la terre peut bouger, peut être mobile.
Depuis la fin du 19ème siècle, s’est inventé une littérature
dite de science fiction, qui prend en compte nos techniques
et nos sciences dans ses élaborations/narrations, qui explore
et cherche à faire éprouver ce que c’est que vivre dans un
monde hautement technologisé/scientificisé. Si une partie /
un courant de cette littérature s’intéresse particulièrement à
prolonger les hypothèses scientifiques elles-mêmes, une
autre que je qualifierai de politique s’intéresse plutôt à
imaginer les conséquences sociales et politiques de
l’introduction de ces nouvelles propositions techniques et
scientifiques dans notre monde.
Comme dans les fictions scientifiques, le lien entre fiction
et réel est complexe dans la littérature de science fiction, à
savoir que le caractère fictionnel ne se réduit pas au sens
auquel il a été largement relégué dans la modernité, un
caractère irréel voire mensonger, mais ce dernier est au
contraire pris au sens fort d’invention, accordant une
importance cruciale à sa fonction heuristique. La fiction
donne à voir et donc aussi à comprendre. Dans les deux cas,
le ‘détour’ par la fiction ne se fait pas (que) par manque de
savoir scientifique, mais leur association permet de
construire de nouvelles questions, de nouvelles hypothèses.
En revanche, contrairement à ces fictions scientifiques
souvent réductibles à des expériences de pensée, cad
cherchant à faire sentir un point particulier (par ex, la
mobilité de la terre), la science fiction ‘politique’ construit
des mondes, et ce sont ces mondes qui nous intéressent.
En effet, l’objet de la science fiction ‘politique’ n’est pas
tant celui de la preuve scientifique manquante/en attente
que celui de la construction de mondes consistants dans
lesquels sont mis à l’épreuve les conséquences politiques,
morales et sociales de nos choix actuels. Or il semble
particulièrement important d’intégrer dans notre réflexion
sur l’écologie politique cette dimension spéculative de la
science fiction associée à la contrainte de la crédibilité –
tirer des possibles dont le monde actuel est gros –, cad de
prêter à la dimension fictionnelle (au sens fort) du possible
l’attention qu’elle mérite, afin de ne pas manquer ce dernier
et ses multiples métamorphoses. Si le conte de Kepler fut
contemporain voire co-inventeur du passage d’un monde
clos à un univers infini, un des enjeux de la science fiction
pour les sciences humaines est d’accompagner comme de
faire éprouver le passage inverse d’un univers illusoirement
infini à un monde clos sans fermer pour autant les
possibles.
112
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Ferdinand M. - Écologie politique et pensées
postcoloniales : Tentatives du « postcolonial
ecocriticism ».
seraient les apports d’une telle approche pour penser
l’écologie politique ?
Afin de répondre à ces questions, je m’intéresserai
au récent courant d’études littéraires appelé « postcolonial
ecocriticism » - écocritique postcoloniale - qui tente de
penser les problèmes écologiques dans leurs relations
historiques et politiques à un monde « décolonisé ». La
restitution du processus mis en place par les études
littéraires pour prendre en charge les complexités de
l’articulation de l’écologie et du postcolonial, nous
permettra d’effectuer un retour réflexif sur la manière dont
est pensée l’écologie politique aujourd’hui.
Malcom Ferdinand
Doctorant en Philosophie Politique
LCSP Université Paris Diderot
Depuis la fin de la 2nd guerre mondiale, de
nombreuses sociétés issues principalement des anciens
empires coloniaux européens sont apparues sur la scène du
monde en tant qu’États indépendants. Ces divers processus
de décolonisation ont entraîné une reconfiguration
géopolitique du monde et ont confronté ces sociétés à la
complexe tâche d’ériger des États et des institutions
pérennes à la suite des expériences de dominations
coloniales. Aux prises avec ces héritages de « situations
coloniales »462, ces sociétés doivent également faire face
aux exigences tant locales que globales de gestion
écologique de l’environnement. Celles-ci de par leurs
spécificités historiques appellent-elles à développer des
manières spécifiques de penser l’écologie politique ou au
contraire, l’écologie politique attestant de problèmes
écologiques, socioéconomiques et politiques communs
serait-elle le lieu d’un universel bienveillant? Comment
l’écologie politique s’articule-t-elle alors à ce qu’Achille
Mbembé nomme une « pensée postcoloniale »463 portée
par le développement des études postcoloniales depuis les
années 1980 ?
Cette interrogation tente de rapprocher deux
ensembles de questions a priori distincts. D’un côté, nous
trouverions une interrogation propre aux diverses pensées
de l’écologie et de l’écologie politique à l’origine d’un
ensemble de travaux théoriques principalement en sciences
politiques, philosophie, anthropologie et plus récemment en
histoire et en sociologie. D’un autre côté, le terme
« postcolonial » renvoie à un courant de pensée né dans les
universités nord américaines qui s’interrogent sur les
modalités et configurations sociopolitiques des différentes
situations coloniales, sur leurs conséquences et leurs
héritages. Depuis les années 1980, un ensemble de travaux
académiques a été produit à partir des disciplines des
sciences humaines et principalement à partir de la
littérature. En s’appuyant sur des auteurs comme Frantz
Fanon, Edward Saïd, Albert Memmi ou encore Homi
Bhabha, les études postcoloniales ont œuvré à remettre en
cause les formes d’un « universalisme occidental » en
insistant sur la possibilité d’autres histoires, d’autres
épistémès et cosmologies.
Les tentatives de penser ensemble ces deux
questionnements s’avèrent relativement rares et, à quelques
exceptions près, se traduisent souvent par la simple
extension de l’un à l’autre. Dans ces tentatives, ou bien les
sociétés postcoloniales se révèlent être simplement des
espaces et territoires supplémentaires sur lesquels peut
s’appliquer une philosophie ou une éthique écologique
construite préalablement, ou bien l’écologie est saisie
comme argument supplémentaire à une critique
anticoloniale sans véritablement établir de dialogue. En
quoi une telle articulation serait-elle pertinente ? Quels
1. Naissance de l’écocritique postcoloniale
L’écocritique
postcoloniale
se
prête
particulièrement bien à notre interrogation en ce qu’elle est
issue de la rencontre entre deux champs tenus pour
distincts : l’écocritique et les études postcoloniales. A
l’instar d’autres disciplines aux États-Unis, les études
littéraires opérèrent un « tournant vert », qui se produisit au
début des années 1990 donnant naissance à
l’« écocritique ». Ce terme fut utilisé la première fois en
1978 par William Rueckert dans son essai « Literature and
ecology : an experiment in ecocricism »464, terme qu’il
définit comme : « L’application de l’écologie et des soucis
écologiques à l’étude de la littérature» 465. Hormis quelques
rares publications466, l’écocritique commença sous
l’impulsion de Cheryl Glotfelty, la première professeure de
littérature et d’études environnementales au début des
années 1990. Œuvrant à « contribuer à une restauration
environnementale, pas simplement dans [leur] temps libre,
mais à l’intérieur de [leurs] capacités de professeurs de
littérature 467», Glotfelty et d’autres académiques
publièrent en 1996 The ecocriticism reader, recueil
d’articles considérés comme fondateurs du champ. Qu’estce donc que l’écocritique ? Comment la littérature se saisitelle de la question environnementale? « Simplement,
répond Glotfelty, l’écocritique est l'étude de la relation
entre la littérature et l'environnement physique» 468. Elle
poursuit ainsi : «[si] nous acceptons la première loi de
l’écologie posée par Barry Commoner postulant que « tout
est relié à tout le reste », nous devons conclure que la
littérature ne flotte pas au-dessus du monde matériel dans
une sorte d'éther esthétique, mais au contraire, joue un rôle
dans un système mondial extrêmement complexe, dans
lequel l'énergie, la matière et les idées interagissent. » 469
Concrètement, à travers des textes littéraires, et
principalement des textes provenant de l’Amérique du
Nord, les critiques littéraires tentent de penser les
différentes conceptions et relations à la nature qui y sont
développées. Depuis 1996, de nombreuses publications
dans ce champ ont vu le jour aux États-Unis et des
464
Republié dans Glotfelty, Cheryll & Fromm, Harold (ed), The
ecocriticism reader : landmarks in literary ecology, London,
University of Georgia Press, 1996.
465
Ibid, pp. XIX-XX, « the application of ecology and ecological
concern to the study of literature » » traduit par l’auteur.
466
Cf Waage, Frederick (ed), Teaching environmental literature :
materials, methods, resources, New York, The Modern Language
Association of America, 1985.
467
Glotfelty, Cheryll & Fromm, Harold (ed), The ecocriticism
reader…, p. XVIII.
468
Ibid.
469
Ibid, p. XIX.
462
Balandier, Georges, “La situation coloniale: approche
théorique”, In Cahiers internationaux de sociologie, vol. 11, Paris,
Les Presses Universitaires de France, 1951, pp. 44-79.
463
Mbembé, Achille, « Qu’est-ce que la pensée postcoloniale ?
(entretien), In Esprit, Paris, 2006, pp. 117-133.
113
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
programmes universitaires d’écocritique ont été mis en
place.
anthropocentriste. Ces critiques d’un courant et de l’autre
souffrent inéluctablement d’une abusive homogénéisation
de part et d’autre. L’image d’une écocritique exclusivement
préoccupée par la nature vierge et celle des études
postcoloniales insoucieuses des problèmes écologiques ne
permettent pas de retracer la diversité des approches
existant au sein même de ces deux courants. Néanmoins ces
deux extrêmes indiquent un espace au sein duquel
l’écocritique postcoloniale s’insère.
1.1 Critiques du postcolonial à l’écocritique
Hormis son développement tardif, l’écocritique par
bien des aspects reproduit les façons dont les questions
écologiques furent saisies aux États-Unis par les autres
disciplines. Depuis le début des années 2000, ce courant est
sujet à des critiques provenant des études postcoloniales. En
premier lieu, la spécialisation de ce courant sur l’étude de
textes littéraires américains enfermant la compréhension
des questions écologiques dans les frontières nationales de
la littérature américaine fut critiquée à travers un ensemble
d’articles et livres récents tels que Decolonizing Nature :
Strategies for Conservation in a Post-colonial Era de
William Adams et Martin Mulligan (2003) et
Environmental Ethics for a Postcolonial World de Deane
Curtin (2005). Une telle approche faillit à saisir la
mondialité transnationale de la crise écologique
contemporaine et occulte également les liens intrinsèques
entre l’histoire impériale et les concepts de la nature470.
En second lieu, la prédominance de la traduction
des crises écologiques en termes de souci pour une nature
vierge, pour une « wilderness » contribua à présenter ce
courant comme un avatar d’un environnementalisme
américain tendant à occulter les autres cosmologies,
épistémès et généalogies du mouvement environnemental et
à restreindre la compréhension des questions écologiques à
leurs dimensions éthiques. La critique d’un nationalisme
écologique américain et d’une dépolitisation des questions
écologiques fut déjà formulée à l’égard de
l’environnementalisme américain par Ramachandra Guha
dans un article de 1992. Guha affirme que l’une des raisons
pour lesquelles le mouvement environnemental américain
n’a pas inscrit le penseur Lewis Mumford dans sa
généalogie, privilégiant le biologiste et forestier Aldo
Léopold et le naturaliste John Muir, tient précisément à
l’opposition de Mumford au « nationalisme nord-américain
et à son expression extrême : l’isolationnisme »471.
En somme, ces critiques témoignent d’une
translation de la critique postcoloniale amenée notamment
par l’ouvrage L’Orientalisme d’Edward Saïd à la manière
dont l’écologie et les philosophies environnementales sont
abordées. Elles dénoncent ainsi un « orientalisme vert » qui
serait à l’œuvre et tentent à leur façon de « provincialiser
l’écocritique américaine »472 reprenant l’expression de
Dipesh Chakrabarty473.
De son côté l’écocritique formula des critiques à
l’égard des études postcoloniales. Celles-ci, exclusivement
préoccupées par les questions de dominations politiques et
sociales, occulteraient les problèmes écologiques et surtout
demeureraient
prisonnières
d’une
approche
1.2 Ecocritique postcoloniale
Les publications de Caribbean literature and the
environment, between nature and culture d’Elizabeth M.
DeLoughrey, Renée K. Gosson et George B. Handley en
2005 , de Postcolonial Ecologies, littérature of the
environnement en 2011 par les mêmes auteurs, celles de
Postcolonial environments de Pablo Mukherjee en 2010 et
de Postcolonial ecocriticism de Hugh Graham et Hellen
Tiffin en 2010, marquent la naissance de ce courant. Ces
livres, collections d’articles de chercheurs qui se
revendiquent du courant du postcolonial ecocriticism
comportent des études de textes littéraires d’écrivains
provenant de sociétés en situation postcoloniale tels que le
Nigérian Ken Saro-Wiwa, l’Indienne Arundhati Roy et le
Saint-lucien Dereck Walcott, et se donnent pour tâche de
réfléchir à la question de l’environnement, de la gestion
écologique des espaces et du rapport de ces sociétés à ces
problèmes. Ce courant, bien que constitué de plusieurs
académiques qui se reconnaissent plutôt dans les études
postcoloniales, ne tient pas à privilégier la perspective
postcoloniale à celle de l’ecocritique mais bien à tenir ces
deux approches en tension. Pour Pablo Murkherjee, cette
articulation s’avère indispensable à la fois dans les études
postcoloniales et à la fois dans l’écocritique :
« Sûrement, affirme Pablo Murkherjee, tout champ
prétendant théoriser les conditions globales du colonialisme
et de l'impérialisme (appelons-les études postcoloniales) ne
peut que considérer l'interaction complexe des catégories
environnementales telles que l'eau, la terre, l'énergie,
l'habitat, la migration avec des catégories politiques ou
culturelles telles que l'État, la société, les conflits, la
littérature, le théâtre, les arts visuels. De même, un champ
prétendant attacher de l'importance interprétative aux
questions environnementales (appelons- les éco / études
environnementales) doit être en mesure de retracer les
coordonnées sociales, historiques et matérielles des
catégories telles que les forêts, les rives, les bio-régions et
des espèces » 474.
2. De l’impérialisme écologique
Au-delà des critiques faites d’un courant à l’autre,
les tenants de l’écocritique postcoloniale avancent une série
d’arguments justifiant la nécessité d’articuler les questions
écologiques à une pensée postcoloniale qui reposent
essentiellement sur les relations particulières liant l’empire
à l’environnement qui relèvent ici de trois ordres. Tout
d’abord ces relations sont historiques. Les travaux
d’historiens tels qu’Alfred Crosby dans Ecological
imperialism, Richard Grove dans Green imperialism,
Carolyn Merchant dans Ecological revolution, et mais aussi
Jr Mc Neil dans Mosquitoe empires témoignent des
470
Delouhgery, Elizabeth & Handley George (ed), Postcolonial
Ecologies, literatures of the environment, New York, Oxford
University Press, 2011, p. 20.
471
Guha, Ramachandra, « Lewis Mumford un écologiste nordaméricain oublié », In Ecologie et politique, n°3-4, pp.116-138.
472
Jessy Oak Taylor, “ Toward Postcolonial Ecocriticism?:
Avenues for Intervention on Interdisciplinary Terrain”, In
Anthony Vital et Hans-Georg Erney (ed), Journal of
Commonwealth and Postcolonial Studies Vols. 13.2 - 14.1 :
Postcolonial Studies and Ecocriticism, 2006-2007, p. 187.
473
Chakrabarty, Dipesh, Provincialiser l’Europe, la pensée
postcoloniale et la différence historique, (trad. par Olivier Ruchet
et Nicolas Vieillescazes), Paris, Editions Amsterdam, 2009.
474
Mukherjee, Pablo, “Surfing the Second waves: Amitav
Ghosh’s Tide country”, In New Formations, vol. 59, pp. 144-157,
cité par Tiffin, Hellen & Graham, Hugh, Postcolonial
Ecocriticism…, p. 2.
114
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
changements environnementaux engendrés dans le monde
par l’expansion impériale européenne aboutissant à la
création de nouveaux écosystèmes et l’institution de
nouveaux rapports à l’environnement.
Ces relations sont également épistémiques.
Carolyn Merchant montre comment le processus de
colonisation de la Nouvelle Angleterre aux États-Unis
entraîna des changements radicaux de paradigme des
rapports à la terre, à la propriété, à la production et aux
animaux. Ces changements radicaux ont contribué à aliéner
par endroit les relations des anciens colonisés à leur
environnement, à leur terre, à leur écoumène. « Pour
l’autochtone, affirme Edward Saïd, l'histoire de la servitude
coloniale est inaugurée par la perte de localité au profit de
l'étranger; son identité géographique doit ensuite être
recherchée et rétablie… En raison de la présence de
l'étranger colonisateur, la terre est recouvrable d'abord que
par l'imagination »475. C’est précisément dans ce travail de
récupération par l’imagination que les études littéraires se
révèlent d’un apport indispensable à la compréhension de
l’impérialisme et des problèmes écologiques.
Enfin, ces relations entre empire et environnement
peuvent être aussi d’ordre philosophique. Pour Helen Tiffin
et Hugh Graham l’expression « impérialisme écologique »
indique la communauté des bases philosophiques d’une
rationalité à l’œuvre dans les dominations politiques soustendant
les
colonialismes,
néocolonialismes
et
impérialismes dans les dégradations écologiques résultant
de l’exploitation de ressources renouvelables. Tiffin et
Graham avancent la nécessité « de reconnaître les formes
de la raison instrumentale qui considèrent la nature et
l'animal, [comme] autres, étant soit externes aux besoins
humains, et dont on peut effectivement se dispenser, ou
comme étant en service permanent à eux, et donc une
ressource infiniment renouvelable »476. Ces relations
philosophiques pour Tiffin et Graham trouvent deux autres
itérations. Elles se déclinent d’une part sous le terme de
biocolonisation comprenant l’exploitation disproportionnée
des ressources du tiers-monde, l’expérimentation génétique
et biotechnologique dans les pays pauvres et les vols de
plantes indigènes pour fabriquer des médicaments à
destination des pays riches. D’autre part cette rationalité
serait également à l’œuvre à travers les manifestations d’un
« racisme environnemental » défini par le philosophe
américain de l'environnement Deane Curtin comme « la
connexion, en théorie et en pratique, de la race et de
l'environnement où l'oppression de l'un est connecté, et
soutenu par l'oppression de l'autre »477. Pour exemple, le
mouvement de justice internationale aux États-Unis fit état
dès 1991 d’une discrimination des populations noires,
indiennes américaines et sud américaines vis-à-vis de
l’exposition à des sites et décharges toxiques
potentiellement dangereux pour la santé.
Ces relations historiques, épistémiques et
philosophiques entre empire et environnement témoignent
avant tout d’une intimité entre les processus politiques
sociaux des dominations coloniales et postcoloniales et les
questions de préservation écologiques de l’environnement.
C’est précisément cette intimité qui perdure encore en dépit
des processus de décolonisation et qui justifie l’effort
revendiqué par l’écocritique postcoloniale de tenir
ensemble la pensée postcoloniale et l’écologie.
3. De l’écocritique postcoloniale à l’écologie
postcoloniale
Cette présentation de la genèse et de la démarche
de l’écocritique postcoloniale montre que la discipline de la
littérature est aussi un lieu où se posent les questions qui
traversent l’écologie politique. C’est dans cette perspective
qu’Alain Suberchicot fonde l’espoir qu’à travers
les littératures de l’environnement et des savoirs
écologiques, « l’art du langage sera d’un apport
déterminant pour construire autrement ce qui a besoin
d’être reconstruit »478. Si les études littéraires se saisirent
tardivement des questions écologiques, il me semble qu’ici,
à travers l’écocritique postcoloniale elles ont une longueur
d’avance dont pourrait bénéficier l’écologie politique.
Puisque ce colloque est également le lieu d’une
interrogation sur l’inscription disciplinaire de l’écologie
politique dans les sciences sociales, l’exemple de
l’écocritique postcolonial nous conduit à ne pas occulter les
questions et les critiques portées à ces mêmes sciences
sociales par le tournant postcolonial des années 1980. Loin
de réduire l’écologie aux faits impériaux et coloniaux,
l’écocritique postcoloniale incite au contraire à enrichir la
pensée d’une écologie politique. L’enjeu d’une telle
articulation est au moins double. Il s’agit d’une part de
penser les possibilités d’appréhender les spécificités des
faits sociaux et politiques associés aux questions
environnementales dans les nombreux pays anciennement
colonisés. Il s’agit d’autre part de penser l’inscription des
réflexions amenées par l’écologie politique sur la scène
d’un monde « décolonisé » parcouru par les spectres des
empires coloniaux européens. En effet, si l’une des
particularités des questions écologiques est précisément
leurs désinvoltures pour les frontières nationales et
étatiques alors toute écologie politique ne peut se passer
d’une réflexion sur les situations postcoloniales dans le
monde. Aussi le courant de l’écocritique postcoloniale
invite-t-il l’écologie politique à prendre en charge la pensée
postcoloniale, non pas comme un geste de bonne volonté
afin de comprendre l’Autre, sa culture, ses cosmologies et
ses épistèmês, mais plutôt en tant que démarche
indispensable à la saisie de la singularité de l’inscription
mondiale de la crise écologique.
475
Edward Said, Culture and imperialism, New York, Vintage,
1994, p. 77, (traduit par l’auteur), (cité par Deloughrey et Graham,
op.cit., p. 3).
476
Tiffin, Hellen & Graham, Hugh, Postcolonial Ecocriticism, …,
p. 4.
477
Deane Curtin, Environmental ethics for a postcolonial world,
Lanham, Md Rowaman & Littlefield, 2005, p. 145. (cité par Tiffin
et Graham, op.cit., p.4).
478
Suberchicot, Alain, Littérature et environnement, Pour une
écocritique comparée, Paris, Editions Champions, 2012.
115
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Ici, une correction s’impose. On peut certes avoir au
premier abord l’impression que les Kesh ont rejeté la
technique ; après tout, l’ethnologue s’écrie elle-même,
s’adressant à une archiviste Kesh : « Nièce, vous êtes une
sacrée luddite ». Cependant, l’archiviste lui répond
aussitôt : « Mais non, j’aime les machines. Ma machine à
laver est une vieille amie »482. Une lecture un tant soit peu
attentive montre donc que cette impression est trompeuse,
ce qui est d’ailleurs manifeste dans le texte de Gross et
Levitt : ils nous affirment en effet tout à la fois, de manière
contradictoire, que les Kesh ont rejeté la technique, et qu’ils
font usage de machines à vapeur et de l’électricité.
Comment cet usage pourrait-il ne pas relever de la
technique ? Il s’agit certes d’un usage minimal, mais qu’y
a-t-il d’horrible là-dedans ? Les Kesh utilisent la technique
pour satisfaire leurs besoins, ils la contrôlent et n’en sont
pas dépendants. C’est l’une des raisons pour lesquelles elle
est peu apparente. Mais il y a, donc, des machines à laver, il
est clair que leurs métiers à tisser fonctionnent à
l’électricité, et il semble que toutes leurs maisons disposent
de celle-ci (L’un des textes rassemblés est la biographie de
Pic Doré de la Serpentine de Telina-na, et elle nous raconte
que son père « réparait et réinstallait les panneaux solaires,
les collecteurs, les lignes et les appareils dans les maisons et
les remises »483 ; elle apprend son art, et fait allusion à ses
interventions dans plusieurs maisons différentes). En outre,
« l’enseignement de l’utilisation des ordinateurs faisait
partie de l’éducation courante »484. Autant d’éléments qui
interdisent donc de parler sérieusement de rejet de la
technique. Il n’est pas sûr même que l’on puisse parler de
l’emploi exclusif de « techniques douces », car je n’ai
jamais entendu ce terme appliqué à des locomotives à
vapeur, que les Kesh utilisent pourtant. D’un autre côté,
pour Naess, cette expression est synonyme de techniques
« “proches”, parce que ce dont les choses sont faites doit
provenir du voisinage, ou au moins de régions aussi
proches que possibles »485. En ce sens, les techniques des
Kesh sont bien des techniques douces, ou proches.
Cette caractérisation des techniques douces est donnée par
Naess lorsqu’il dresse la liste des dix propriétés essentielles
d’une communauté locale verte désirable. Neuf d’entre
elles sont indubitablement présentes dans la société des
Kesh, la seule que l’on semble ne pas y rencontrer étant
celle qui, dans un souci d’organisation rationnelle, introduit
ce qui pourrait être vu comme un soupçon d’étatisme :
« Certaines communautés locales doivent prendre soin des
institutions centrales nécessaires au fonctionnement global
de la société »486. Il n’est donc pas surprenant que cette
société paraisse de prime abord attrayante à ceux qui,
animés d’un esprit libertaire, et indépendamment même des
questions écologiques, rejettent l’autoritarisme, la violence,
l’exclusion et les inégalités qui fleurissent dans nos sociétés
industrielles capitalistes.
Au-delà des questions d’organisation sociale, il y a
également dans la société des Kesh, sans peut-être que l’on
puisse jusqu’à parler d’égalitarisme biosphérique, un net
refus de l’anthropocentrisme ; Gross et Levitt l’expriment
très bien, en une seule phrase : chez les Kesh, « “une
Gautero J.-L. - La vallée de l’éternel retour, la science et
l’écologisme radical
Jean-Luc Gautero, Université de Nice Sophia Antipolis,
CRHI
[email protected]
La rédaction d’un article sur la guerre des sciences vue à
travers la science-fiction m’a conduit, il y a peu, à me
repencher sur l’ouvrage de Gross et Levitt Higher
Superstition, que j’avais déjà étudié à l’époque de l’affaire
Sokal. J’y avais remarqué à l’époque leurs imprécations à
l’encontre d’un « environnementalisme radical » qui
« condamne la science comme incarnant l’instrumentalisme
et l’aliénation de l’expérience directe de la nature, qui sont
les sources jumelles d’une apocalypse écologique finale (ou
imminente) »479 . Je n’avais pas noté alors que le chapitre 6,
qu’ils
consacraient
plus
précisément
à
cet
« environnementalisme radical » s’ouvrait sur un ouvrage
de science-fiction, Always Coming Home (en français : La
vallée de l’éternel retour), d’Ursula Le Guin. Les raisons de
ma relecture ont en revanche attiré mon attention sur ce
début de chapitre, et sur ce roman, remarquable en ce que,
comme d’autres ouvrages de la même auteure, il nous
présente une utopie ambiguë — mais il s’agit cette fois
d’une utopie écologique, et l’ambiguïté est telle que l’on
pourra s’interroger sur la réalité de son caractère utopique.
Il nous permettra également d’examiner l’affirmation de
Gross et Levitt selon laquelle l’écologie politique radicale
serait radicalement antiscience. Quoiqu’ils ne le
mentionnent pas, je prendrai Arne Naess comme penseur
écologiste de référence, d’une part parce que, à défaut de
s’en prendre à lui, ils s’attaquent à l’écologie profonde,
qu’il a théorisée, et d’autre part parce que son ontologie
relationnelle le rattache bien à ce « perspectivisme » qui est
pour eux la caractéristique commune de leurs cibles.
Le roman de Le Guin étant peu connu du public
francophone, il convient pour commencer de le présenter.
Je le ferai en reprenant ce qu’en écrivent Gross et Levitt,
car malgré quelques erreurs, tout n’est pas faux dans leur
discours : « Le décor est une Amérique du Nord peuplée de
tribus séparées les unes des autres politiquement et
culturellement, qui ont à peine conservé la mémoire des
jours où un État-nation s’étendait sur un continent. Le conte
se concentre sur l’un de ces groupes, les Kesh, dont les
manières et les coutumes, quoiqu’elles soient l’invention de
Le Guin, rappellent fortement celles des Indiens
d’Amérique avant l’arrivée de Colomb. La culture des Kesh
est décrite de manière approfondie dans le roman : c’en est
le véritable héros »480. Le livre ne se présente d’ailleurs pas
vraiment comme un roman, mais plutôt comme un recueil
de documents et de dialogues rassemblés par une
ethnologue pour présenter cette culture. « L’aspect le plus
étrange de la culture des Kesh est le point auquel elle a
rejeté non seulement la technique en tant que telle (les Kesh
vivent près de la nature, avec un usage minimal de la
machine à vapeur et de l’électricité, et tout artefact qu’ils
produisent est fait à la main et possède les qualités d’un
objet d’art) […] »481.
482
Le Guin, La vallée de l’éternel retour, tr. Isabelle Reinharez,
Actes Sud, 1994, p. 395.
483
Le Guin, op. cit., p. 359.
484
Le Guin, op. cit., p. 196.
485
Arne Naess, Écologie, communauté et style de vie (ECSV), ch.
6, tr. Charles Ruelle, éditions MF, 2008, p. 216.
486
Id., p. 145.
479
Paul Gross et Norman Levitt, Higher Superstition : The
Academic Left and Its Quarrels with Science, John Hopkins
University Press, p. 5, ch. 1, « Sources of Indignation ».
480
Gross et Levitt, op. cit., ch. 6, p. 149.
481
Ibid.
116
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
personne” peut se référer à un ours, à un daim, à un arbre,
ou même à un rocher »487. Plus qu’à Naess, il est impossible
ici de ne pas penser à Latour : la civilisation des Kesh est
non moderne, en ce qu’elle fait participer, sur un pied
d’égalité, actants humains et non humains ; elle ne connaît
pas de « Grande Coupure » : « on a affaire à une langue et à
un mode de pensée où l’on ne fait aucune distinction entre
histoire humaine et naturelle, fait subjectif et perception, où
il n’y ait d’enchaînement chronologique ou causal qui soit
considéré comme un reflet acceptable de la réalité, et où le
temps et l’espace sont si embrouillés que l’on ne sait jamais
avec certitude si nos interlocuteurs parlent d’une ère ou
d’une aire »488.
Gross et Levitt prolongent leur affirmation fausse sur le
rejet de la technique par une autre affirmation tout aussi
fausse, ou tout aussi révélatrice de leur état d’esprit. Car,
poursuivent-ils, non seulement la culture des Kesh a rejeté
la technique en tant que telle « mais aussi tout l’ensemble
d’attitudes et d’obsessions de ce que nous tendons à penser
comme la civilisation »489. Non pas certaines attitudes et
obsessions, mais tout leur ensemble. Or les Kesh ont une
vie artistique et culturelle intense, beaucoup de théâtre, de
danses, de chants, de livres. Certes — il s’agit là sans doute
d’une conséquence de la sixième des propriétés énumérées
par Naess (« La culture et le divertissement ont un haut
degré de couleurs locales »490) — cette vie artistique et
culturelle n’est pas le produit d’une industrie culturelle : les
livres ne sont pas imprimés à des milliers d’exemplaires en
vue de commercialisation, ils sont donnés, en tirage limités,
à des gens dont l’auteur pense qu’ils vont les apprécier,
charge à eux de les transmettre après les avoir lus ; on peut
être choqué d’apprendre qu’ils sont finalement détruits,
mais n’est-ce pas le cas aussi de nos livres, qui souvent sont
mis au pilon sans même avoir été ouverts ? Il n’y a pas de
films regardés d’un bout à l’autre de la planète, pas de
séries télévisées, et je pense que personnellement un certain
nombre de ces spectacles me manqueraient. Je n’irais pas
pour autant jusqu’à estimer qu’une société dans laquelle ils
n’existeraient pas mais où très régulièrement, allant de ville
en ville, des troupes artistiques viendraient présenter leurs
créations, manque de tout « ce que nous tendons à penser
comme la civilisation ».
On m’objectera que je fais un faux procès à Gross et Levitt.
Ce n’est pas de l’industrie culturelle qu’ils déplorent
l’absence, car ils mentionnent ensuite des éléments « de ce
que nous tendons à penser comme la civilisation » qui
semblent effectivement faire défaut à la culture des Kesh :
« Ils n’ont pas d’intérêt pour la science abstraite. Leur
philosophie est incorporée dans leur mythologie. Ils ne se
préoccupent pas non plus d’histoire ni de théorie sociale, ni
de se pencher sur la destinée de l’homme. L’idée de
connaissance pour la connaissance leur est étrangère »491.
Mais ce ne sont pas pour ces deux auteurs de simples
éléments, c’est, répétons-le, « tout l’ensemble » de la
civilisation : ce qui revient à dire que pour eux, la
civilisation se limite à la connaissance pour la
connaissance, à la connaissance factuelle et théorique, avec
un mépris complet de l’art en tant qu’il est aussi (et surtout)
producteur d’émotions esthétiques. Il est parfaitement
compréhensible que, face à une telle arrogance scientiste
qui se présente comme défense de la science, certains
préfèrent fuir la science et la raison.
Sans partager la conception restrictive que Gross et Levitt
se font de la civilisation, on peut néanmoins trouver comme
eux préoccupant que les Kesh n’étudient pas la mécanique
quantique ni la mécanique relativiste, ni les disciplines qui
auraient pu leur succéder au gré des changements de
paradigme, qu’ils ne se soucient pas d’aller dans l’espace
explorer de nouveaux mondes étranges, de découvrir
d’autres vies, d’autres civilisations et d’avancer vers
l’inconnu. Est-ce à dire qu’Ursula Le Guin voudrait
suggérer que l’utopie écologique n’a pas besoin de science,
n’a pas besoin d’une recherche de la connaissance pour la
connaissance (dont relève l’exploration de l’univers), peutêtre même que celles-ci sont incompatibles avec l’utopie
écologique ? Sans doute Naess lui-même n’exprime-t-il,
bien au contraire, aucune hostilité à l’égard des
mathématiques avancées, regrettant à propos de nos
sociétés contemporaines : « on n’apprend que peu de choses
à propos des conjectures mathématiques hardies comme
celles de la théorie des nombres ; on n’apprend que peu de
choses à propos des fractions continues et des nombres
transfinis »492 ; il déplore de même que l’enseignement de la
chimie n’y soit que peu développé 493, et envisage sans
horreur les « théories sur l’évolution de la conscience
embrassant l’univers tout entier »494. Le sentiment d’un
auteur, aussi important soit-il pour la théorisation de
l’écologie, n’est pas cependant un argument suffisant.
Trouvons-nous donc dans le livre de Le Guin des raisons
d’opposer science et écologie radicale ?
Ce serait peut-être le cas si le livre dépeignait vraiment un
modèle à suivre. Mais de même qu’un effet de perspective
fait croire à Gross et Levitt que la technique est absente
dans une société où elle est bien présente, seule une lecture
trop rapide peut laisser penser que la société des Kesh est
une véritable utopie écologique : le refus de
l’anthropocentrisme que manifeste son organisation est loin
d’être une valeur partagée, et la formule qu’un humain doit
dire lorsqu’il est amené à tuer un animal n’est la plupart du
temps qu’une formule creuse répétée mécaniquement,
« souvent bafouillée sans y mettre ni sens ni sentiment »495.
La réalisation de Soi que prône Naess ne peut s’accomplir
si « l’étroitesse de l’ego du petit enfant ne se déploie pas en
un soi qui devienne une structure compréhensive, capable
d’embrasser la totalité des humains » (chez Spinoza), et, audelà, chez Naess lui-même, toutes les formes de vie 496. Mais
nombre de Kesh n’ont même pas conscience du lien qui lie
tous les êtres humains entre eux : sinon, comment une fierté
mal placée pourrait-elle amener les habitants d’une
communauté à escroquer ceux d’une autre plutôt que de
reconnaître que leurs récoltes sont mauvaises497, comment
une guerre pourrait-elle éclater entre deux communautés
seulement parce que les cochons de l’une ont envahi le
territoire de chasse de l’autre498 (et il importe peu que les
guerriers, qui ne représentent d’ailleurs qu’une toute petite
partie de leur tribu, aient largement été influencés par une
société voisine bien plus belliqueuse et centralisatrice, bien
492
Arne Naess, The Ecology of Wisdom, section 5, « Industrial
Society, Postmodernity and Ecological Sustainibility » »Western
Schools and European Unity », Counterpoint, 2008, p. 285.
493
Ibid.
494
Naess, ECSV, p. 280.
495
Le Guin, op. cit., p. 120.
496
Naess, ECSV, p. 138.
497
Le Guin, op. cit., p. 175-189.
498
Le Guin, op. cit., p. 166-167.
487
Gross et Levitt, op. cit., p. 152.
Le Guin, op. cit., p. 198.
489
Gross et Levitt, op. cit., p. 149-150.
490
Naess, ECSV., p. 216.
491
Gross et Levitt, op. cit., p. 150.
488
117
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
moins écologique que celle des Kesh) ? L’usage intelligent
de la technique n’est pas le résultat d’un choix
consciemment assumé : « l’“écosystème technologique” de
l’âge industriel » est devenu impossible « sur une planète
presque privée de la plupart des combustibles fossiles et
autres matériaux à partir desquels cet âge industriel s’était
bâti »499. Il n’y a là que l’un des « résidus de l’ère
industrielle », un résidu exceptionnellement heureux, alors
que la plupart sont désastreux : « courte espérance de vie,
taux élevé de maladie congénitale provoquant
l’invalidité »500.
Puisque la société des Kesh, même si elle a des côtés
plaisants, n’est pas une utopie écologiste, l’absence de la
science n’y suggère en rien l’incompatibilité entre science
et écologie. Bien plus, Gross et Levitt, dans leur
présentation du livre, nous montrent, sans bien sûr en tirer
les conséquences, que les deux y coexistent sans
difficultés : car « en parallèle avec la culture humaine des
Kesh et des autres tribus, il y a une “culture” d’ordinateurs
conscients, avec lesquels les Kesh sont à l’occasion en
contact. Les machines sont disposées à révéler aux Kesh
qui en seraient curieux les détails de théorie scientifique ou
d’histoire qu’ils pourraient chercher. L’important est que
les Kesh ne sont simplement pas intéressés. Leur monde de
mythes, de rituels, de chansons, et la lente rotation des
saisons les satisfait. La science et la connaissance
s’étendent ; mais cette expansion est le domaine des
ordinateurs, qui envoient des sondes vers les étoiles
lointaines et recherchent les faits de l’histoire dans les
ruines des civilisations humaines antérieures »501.
Nous n’avons que peu d’informations sur l’organisation
sociale des ordinateurs, mais nous savons cependant qu’eux
aussi sont regroupés en « communautés indépendantes,
autonomes et autoréglées », sur « quelque onze mille sites »
dont « la plupart […] étaient petits, moins d’un arpent ».
Certes, « plusieurs immenses cités du désert servaient de
stations expérimentales et de centres de fabrication, ou
encore contenaient des accélérateurs, des rampes de
lancement, etc. »502 Mais Naess, parlant bien sûr des
humains, considère que dans certaines circonstances « les
grandes concentrations au sein de petits espaces sont
nécessaires pour minimiser les effets dévastateurs […] sur
les autres types de vie »503. L’essentiel est que les
ordinateurs, dont la société constitue ce que les Kesh
appellent « la cité de la pensée », respectent leur
environnement, en raison même de leur finalité qui est
l’accroissement de la connaissance (en somme, parce qu’ils
veulent développer la science, et ne veulent que cela) :
« Tous les équipements de la cité étaient souterrains et
abrités sous un dôme, pour parer les préjudices portés à
l’environnement extérieur »504 ; « il était dans l’intérêt de la
cité de maintenir et d’entretenir la diversité de formes et de
modes d’existence composant la substance de l’information
qui informait son existence »505. De la façon même dont il
est défini, on perçoit bien que cet intérêt n’est pas un étroit
intérêt matériel. Les ordinateurs savent que les divers êtres
qui peuplent l’univers sont constitutifs de leur existence
même, et qu’en s’attaquant inconsidérément à ces êtres,
c’est celle-ci qu’ils appauvriraient — ce n’est donc que par
commodité que j’ai utilisé l’expression inappropriée : « leur
environnement ». Ils sont aussi proches que peuvent l’être
des entités mécaniques de la réalisation de Soi qui « dans la
systématisation de l’Écosophie T » indique pour Naess « un
type de perfection »506.
L’ethnologue poursuit, à propos de la cité de la pensée :
« Donc on n’y détruisait rien. Et n’y favorisait rien. Elle
semble n’avoir interféré de quelque façon que ce soit avec
aucune autre espèce »507. C’est ici sa description qui est
inappropriée dans un souci de simplicité : une absence
d’interaction est bien sûr impossible. Mais les ordinateurs
limitent les interférences au minimum, par respect des
autres êtres. « Les métaux et les autres matériaux bruts
nécessaires à leurs équipements et aux expériences
techniques étaient extraits par leurs extensions robotisées
dans des zones contaminées, sur la Lune ou d’autres
planètes »508. Même là, cependant, « cette exploitation
semble avoir été aussi prudente qu’efficace »509. « La cité,
qui n’avait pas l’usage de machinerie lourde », a ainsi
développé « une technologie quasi-éthérée […] — même
les vaisseaux spatiaux et les stations n’étaient que nerf et
gaze »510. « La cité n’avait pas la moindre relation avec la
vie des plantes, sauf pour les observer, en tirer des données.
Sa relation avec le monde animal était semblablement
limitée. Il en était de même de sa relation avec l’espèce
humaine »511. On a donc un exemple d’égalitarisme
biosphérique parfait, ou presque, car en fait, l’espèce
humaine est un peu privilégiée, non par principe, mais
parce que, en raison de son histoire, c’est la seule avec
laquelle la cité peut pratiquer « l’échange bilatéral
d’information »512. C’est ainsi que la cité conserve le
souvenir de tous les livres qui ont été publiés puis détruits
— on pourrait dire certes qu’ils ne s’y intéressent qu’en tant
qu’éléments d’informations sociologiques, mais je n’ai pas
l’impression que des scientistes tels que Gross et Levitt
aient jamais émis le souhait de conserver toutes les œuvres
de l’esprit qui ne sont pas considérées comme de Grandes
Œuvres.
On peut donc soutenir que, bien loin d’exprimer une
opposition entre science et écologie radicale, La vallée de
l’éternel retour met en évidence que la première a besoin
de la seconde, que c’est parce que leur existence est tout
entière vouée au développement du savoir que les
ordinateurs de la cité de la pensée s’efforcent de respecter
tous les êtres. Reste cependant un problème : pourquoi la
société des Kesh, heureuse par bien des aspects, même si ce
n’est pas une utopie, se passe-t-elle de science ? Il y a à
cette question plusieurs réponses possibles. La plus
optimiste est aussi pour nous la moins intéressante, parce
qu’elle n’est que littéraire : l’ouvrage n’est pas rédigé, je
l’ai indiqué, par un narrateur omniscient. Il n’est donc pas
prouvé que tous les êtres humains aient cessé de faire de la
science ; simplement, l’ethnologue n’a pas rencontré ceux
qui en font, pas plus qu’elle n’en a entendu parler. Car, cela
fait partie à mon sens des limites de la société des Kesh
(mais ce n’en est pas une pour Gross et Levitt), la division
du travail, la spécialisation, y existent toujours.
499
506
500
507
Le Guin, op. cit., p. 484.
Le Guin, op. cit., p. 485.
501
Gross et Levitt, op. cit., ch. 6, p. 149-150.
502
Le Guin, op. cit., p. 193.
503
Naess, ECSV, p. 230.
504
Le Guin, op. cit., p. 193.
505
Le Guin, op. cit., p. 194.
Naess, ECSV, p. 136.
Le Guin, op. cit., p. 194.
508
Le Guin, op. cit., p. 194-195.
509
Le Guin, op. cit., p. 195.
510
Le Guin, op. cit., p. 484.
511
Le Guin, op. cit., p. 195.
512
Le Guin, ibid.
118
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Quoiqu’à des degrés divers, les autres raisons sont plus
pessimistes (pour qui ne rejette pas la science) : la première,
suggérée par l’ethnologue elle-même, quoiqu’elle voie la
situation moins négativement que moi, est que les mêmes
causes qui ont gravement affaibli la santé des Kesh par
rapport à la nôtre ont aussi modifié en profondeur la
structure de leur cerveau, les rendant physiologiquement
incapables de toute activité théorique : « Est-il possible
qu’une sélection naturelle ait eu le temps d’agir en termes
sociaux aussi bien que physiques et intellectuels ? »513. Elle
est pessimiste puisque les Kesh représentent l’un de nos
devenirs possibles, et pas l’un des plus funestes, si nous
n’arrivons pas à temps à interrompre la course folle des
sociétés industrielles.
La seconde est plus pessimiste encore, puisqu’elle vaudrait
même si nous arrivions à éviter l’apocalypse écologique
imminente : alors qu’il était possible à l’époque de
Condorcet de penser que « comme à mesure que l’on
connaît entre un plus grand nombre d’objets des rapports
plus multipliés, on parvient à les réduire à des rapports plus
étendus et à les renfermer sous des expressions plus
simples, à les présenter sous des formes qui permettent d’en
saisir un plus grand nombre même en ne possédant qu’une
même force de tête, et n’emploiant qu’une égale intensité
d’attention »514, un tel espoir paraît aujourd’hui de plus en
plus irréaliste, et ne représente plus sans doute qu’une
illusion, après un vingtième siècle où la science, quand elle
a progressé, l’a fait par des ruptures de plus en plus
fréquentes, de plus en plus profondes, ne permettant même
pas à la communauté scientifique d’assimiler pleinement la
rupture précédente avant de passer à la suivante. Il est clair
que les Kesh, quand bien même le voudraient-ils, ne
pourraient tirer profit de l’information à laquelle sont tout
prêts à leur laisser accès les ordinateurs de la cité de la
pensée, parce que cette information dépasse tout classement
qu’ils pourraient maîtriser (l’un d’entre eux « qui par
passion a consacré toute sa vie à rechercher des données
concernant certains faits et gestes des êtres humains dans la
vallée du Na »515 a en fait passé toute sa vie à découvrir
« où, dans toutes les données, se trouvent les
informations »516). Ce qui ressortirait alors de La vallée de
l’éternel retour, c’est que si science et écologie radicale ne
sont pas antagonistes, il est en revanche nécessaire de se
demander si le développement de la science au-delà du
niveau qu’elle a atteint de nos jours est compatible avec les
possibilités de l’esprit humain.
513
Le Guin, op. cit., p. 485.
Condorcet, Prospectus d’un Tableau historique des progrès de
l’esprit humain, dixième époque, Éditions de l’INED, 2004, p.
442.
515
Le Guin, op. cit., p. 220.
516
Le Guin, op. cit., p. 221.
514
119
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
E. Bourel - Leurre ou tradition retrouvée ? Modulations
gabonaises du développement durable
important dans les négociations relatives à la mise en place
des mécanismes REDD).
Etienne Bourel, Doctorant en anthropologie, CREA – EA
3081 – Université Lyon 2
[email protected]
De la sorte, la question du « développement durable » est
particulièrement d'actualité pour les élites du pays et
commence à se diffuser plus largement. L'AFD et les
organismes de la francophonie ont agi en faveur de la mise
en place d'une « stratégie nationale du développement
durable » et une commission interministérielle existe à ce
sujet. Toutefois, les documents que j'ai pu consulter (entre
fin 2012 et début 2013) contenaient principalement des
déclarations d'intentions reprenant les principaux poncifs
circulant en matière de durabilité (comme le souci à propos
des générations futures). Il est intéressant de noter que le
texte législatif cadre sur ces questions devait être une « loi
d'orientation relative au Développement durable en
République gabonaise » mais fut finalement adopté début
2013 sous la forme d'une ordonnance, ce qui, en matière de
durabilité, est tout de même contradictoire. Elle procède
notamment à la définition d'un ensemble d'acteurs et de
modes d'actions, instituant en théorie un « éco-pouvoir »518
aussi parfait dans son élaboration qu'illusoire dans son
application potentielle.
Cette nouvelle orientation générale dans la politique
gabonaise recoupe un certain nombre de transformations
sectorielles en cours depuis plusieurs années. C'est le cas
pour le secteur forestier puisque, en remplacement du Code
forestier de 1982, un texte de loi a été voté le 31 décembre
2001. Il s'appuie sur le concept désormais majeur au niveau
de la foresterie mondiale : la « Gestion Durable des Forêts »
qui vise à décliner dans le secteur forestier les principes du
développement durable, en l’occurrence en cherchant à
concilier production forestière, aspects sociaux (pour les
travailleurs, leurs proches et les villageois) et aspects
faunistiques (dans et à proximité des concessions
forestières).
Cette communication vise à mettre en perspective différents
aspects de la réception de l'idée de durabilité au Gabon. Je
vais ainsi présenter une certain nombre de problématiques
relatives au développement durable émergeant actuellement
dans ce pays très largement couvert par le deuxième plus
grand massif forestier mondial après l'Amazonie, la forêt du
bassin du Congo. Je m'appuie sur des recherches
ethnographiques engagées au cours d'un master et
prolongées dans le cadre d'une thèse d'anthropologie que je
termine actuellement. Cette thèse porte sur les conditions de
travail et de vie sur les chantiers forestiers et sur les
transformations que connaît le secteur forestier à la faveur
de la prise en compte du développement durable.
I - Territoire et durabilité au Gabon
Au cours de la période coloniale, les territoires qui ont
constitué l'Afrique Équatoriale Française ont été aménagés
dans le cadre d'un système concessionnaire visant la
production de matières premières. De fait, il s'agissait
surtout d'un renoncement des pouvoirs étatiques, y compris
régaliens, au bénéfice de compagnies privées. Une certaine
organisation des relations entre acteurs économiques et
pouvoirs publics s'est ainsi mise en place puis prolongée
largement au cours de la période post-coloniale. Dans un
pays comme le Gabon, la division de l'espace national en
concessions attribuées périodiquement à des opérateurs
privés est toujours le principe régissant l'organisation du
territoire, même si celui-ci est mieux définit juridiquement
désormais517.
Ce n'est qu'au cours des dernières années du vingtième
siècle, avec la montée en puissance sur la scène
internationale de l'idée de « développement durable », et
surtout durant les premières années du vingt-et-unième
siècle, que, parmi les élites politiques et économiques
gabonaises en prise avec les questions environnementales,
émerge un discours qui ne soit pas axé strictement sur la
valeur productive de la forêt. C'est ainsi qu'au Sommet
mondial pour le développement durable de Johannesburg de
2002, Omar Bongo Ondimba annonce la création de treize
parcs nationaux qui placent désormais le Gabon comme un
des pays ayant une des plus importantes proportions de son
territoire officiellement protégé de la sorte.
Omar Bongo meurt en 2009, au cours de sa quarantedeuxième année au pouvoir et c'est son fils, Ali Bongo
Ondimba qui est élu à sa suite quelques mois plus tard. En
quête de légitimité, il propose un programme fort et
nationaliste intitulé « Gabon émergent » basé sur les trois
piliers que sont : le « Gabon des services », le « Gabon
industriel » et le « Gabon vert » où l'enjeu est de valoriser
l'écosystème considéré comme du « pétrole vert » ou de l'
« or vert ». L'accent est ainsi mis sur la protection de la
biodiversité, le développement de l'écotourisme et la lutte
contre le réchauffement climatique (le Gabon jouant un rôle
II - La Gestion Durable des Forêts pour les travailleurs
forestiers, au nord-est du Gabon
C'est ainsi que, tendanciellement, la plupart des entreprises
relavant du secteur formel engagent les changements dans
leurs organisations nécessaires à leur mise en conformité
avec les dispositions législatives. Dans les faits, il est
possible de mettre en avant différentes situations
caractéristiques. Les entreprises les plus importantes et
cherchant à visibiliser leurs activités ne se contentent pas de
respecter les textes de loi mais vont au-delà en visant
l'obtention de labels écocertificateurs (notamment le label
FSC). Un autre groupe d'entreprises, de dimension plus
modestes, se trouvent généralement simplement engagées
dans les aménagements forestiers durables. Comme ces
aménagements durent, au minimum, plusieurs années, les
entreprises font souvent un premier pas dans cette direction
et pour ainsi être considérées dans la situation transitoire
menant vers un aménagement durable effectif par les
autorités ministérielles. Pour nombre d'entre elles, il est
surtout question de demeurer dans cet interstice autant que
possible pour repousser ou contourner les efforts importants
à consentir. Enfin, pour un troisième groupe d'entreprises
forestières, de faible ampleur ou se situant aux marges de la
légalité (exploitation informelle, fermage), les activités
perdurent dans les faits mais ce sont surtout les possibilités
de passer dans le secteur légal qui se compliquent. En effet,
répondre aux critères d'une « Gestion Durable des Forêts »
517
- Karsenty A. (2010), « La responsabilité sociale et
environnementale des entreprises concessionnaires » in Joiris D.
V. et Bigombe Logo P., La gestion participative des forêts
d'Afrique centrale, pp. 27-44.
518
120
Lascoumes P. (1994), L'éco-pouvoir, Paris, La Découverte.
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
suppose de fortes capacités organisationnelles, financières
et techniques. De fait, ce sont principalement le nombre
d'entrepreneurs nationaux qui est entrain de diminuer dans
le secteur forestier gabonais et les observateurs les plus
avisés envisagent à termes une situation d’oligopole où
quelques
grandes
entreprises
multinationales
se
partageraient une large part des lots forestiers du pays,
situation moralement validée par les labels écocertificateurs
qu'ils obtiendront tôt ou tard.
L'entreprise dans laquelle j'ai effectué mon enquête
ethnographique durant ma thèse se trouvait dans cette
situation. Filiale bois d'un groupe indien installé à
Singapour et se prétendant le numéro un de l'agro-business
dans le monde, elle a déployé ses activités au Gabon à la fin
des années 2000. En quelques années, elle a acquit le
contrôle d'environ 10 % des forêts productives du pays 519.
Via d'autres activités (production de caoutchouc, d'huile de
palme, de fertilisants, gestion d'une Zone Economiques
Spéciale) récemment déployées également, le groupe
possède désormais un contrôle sur environ 10% de la
surface totale du pays. Pour le secteur forestier, le groupe a
également racheté la plus grande concession forestière
certifiée FSC d'Afrique centrale, située en République du
Congo. Cette politique d'accaparement de terres 520 (Bond,
2011) n'a, bien sûr, pu se réaliser, surtout si rapidement, que
grâce à l'aval du pouvoir politique. On raconte ainsi que le
représentant de toutes les activités du groupe au Gabon
vient chez Ali Bongo sans rendez-vous et qu'il a offert un
restaurant à Libreville à son fils. Cette situation fit dire à
l'un des directeurs exécutifs que je rencontrais en 2012 que,
« de toutes façons, [cette entreprise] c'est l'Etat ».
Dans ce contexte, les travailleurs qui y sont embauchés se
retrouvent quelque peu en porte-à-faux. C'est bien souvent
en termes de « chance » qu'ils estiment le fait de bénéficier
d'un emploi salarié. L'entreprise visant l'obtention de labels
écocertificateurs, elle fait des efforts pour respecter les
dispositions législatives, ce qui signifie en premier lieu :
une relative cohérence des bulletins de paye, l'affiliation à
une mutuelle pour chaque travailleurs et leurs ayants-droits,
le paiement des cotisations retraites. Cependant, dans un
pays où le pouvoir politique est autoritaire, il serait difficile
de considérer qu'ils pouvaient user effectivement de
l'ensemble de leurs droits (liberté d'expression, grêve,
syndicalisme). S'il m'est difficile, dans le cadre de cette
communication, de m'étendre sur ces questions, il est tout
de même possible de mentionner que la situation spécifique
de cette entreprise dans l'économie politique gabonaise ne
favorisait certainement pas les pratiques démocratiques en
entreprise : les dirigeants avec qui je pouvais discuter
faisant régulièrement référence aux échelons toujours plus
élevés du pouvoir politique à qui ils pouvaient demander
d'intervenir en cas de besoin, jusqu'à mentionner la
Présidence même.
Cependant, pour en revenir aux pratiques et conditions
concrètes de travail, les ouvriers se montraient relativement
unanimes quant aux améliorations qu'ils constataient au fur
et à mesure que l'entreprise se mettait en conformité avec
les critères du label écocertificateur qu'elle souhaitait
obtenir : outils et machines de meilleure qualité, plus de
sécurité (casques sur la tête et les oreilles pour les
conducteurs d'engins, jambières, GPS), meilleures
formations (à l'Exploitation Faible Impact pour les
abatteurs). Ils ne partaient plus du camp forestier le matin
pour aller travailler dans la benne d'un pick-up mais dans
un camion et, tendanciellement, le système de paye
devenait cohérent, l'assurance-maladie effective.
Ainsi, c'est bien à propos de questions sociales que les
travailleurs trouvaient motifs de satisfaction. A propos des
questions faunistiques, il en allait autrement puisqu'ils
n'avaient plus le droit de pratiquer le piégeage ou la chasse
dans ou à proximité d'une concession forestière aménagée
durablement. Plus largement, l'idée de passer du
développement au développement durable était souvent
appréhendée avec une certain circonspection, par les
travailleurs, mais également par leurs proches vivant dans
les camps forestiers ou les villageois à proximité.
L'argument qui revenait régulièrement était que ces
velléités politiques récentes relevaient d'une nouvelle
invention occidentale et que les personnes vivant dans les
camps forestiers ou à proximité souhaitaient d'abord le
développement, avant le développement durable. Nous
nous trouvions dans une région du Gabon où le WWF était
présent et très visible car circulant avec des 4x4 blanc au
motif d'un panda. Pour différentes raisons, ils étaient
souvent confondus avec les écogardes des Parcs nationaux
et les gardes des Eaux et Forêts. Les amalgames entre ces
différents intervenants maintenaient une suspicion à leurs
égards, tant à cause de leurs abus de pouvoir potentiels qu'à
propos de l'argent nécessaire pour faire fonctionner des
organisations supposées protéger des animaux, devant des
personnes se considérant elles-mêmes comme pauvres.
Ceci s'est bien exprimé peu de temps avant mon départ, au
printemps 2013. L'entreprise était en difficulté financière et
une rumeur commençait à circuler. Il se disait que, dans une
concession forestière de l'entreprise, d'une superficie de
plusieurs dizaines de milliers d'hectares, proche de la ville
où nous nous trouvions alors, la forêt pourrait être
transformée en palmeraie pour produire de l'huile ou être
mise en zone de conservation intégrale, à raison de deux
hectares de palmeraie pour un hectare protégé. Des
négociations auraient alors été en cours à ce moment à la
capitale entre les dirigeants de l'entreprise et des membres
du Ministère des Eaux et Forêts pour mettre en place ce
scénario, par ailleurs parfaitement illégal. Alors que je
m'entretenais au sujet de cette rumeur avec deux
travailleurs, leur réponse fut sans ambiguïté : au regard de
la mise au chômage de quelques dizaines de travailleurs,
avec les conséquences afférentes pour les familles, il leur
importait peu que de larges pans de la forêt soient
irrémédiablement détruits.
Si les politiques relatives au développement durable étaient
régulièrement perçues comme exogènes et déconnectées
des préoccupations concrètes des travailleurs ou des
personnes dans la région où je me trouvais alors, il en allait
de même à propos de la responsabilité du réchauffement
climatique. Quand j'avais l'occasion de m'entretenir à ce
sujet, les opinions prenaient facilement une dimension
postcoloniale vindicative à l'égard des Occidentaux,
positions étayées par des observations concrètes comme le
niveau particulièrement bas d'un cours d'eau à un moment
précis de l'année.
En somme, la question du développement durable était
envisagée au regard de deux entités : la forêt et l'Etat. Les
politiques relatives au développement durable étaient
comprises comme exogènes car, la « Forêt », ou « l'Esprit
519
- Le Gabon est un pays de 267 000 km² parmi lesquelles
134 500 km² sont considérés comme forêts productives.
520
- Bond P. (2011), « Croissance économique africaine,
destruction de l'environnement et contestation sociale », Écologie
et politique, 42, pp. 33-46.
121
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
de la Forêt »521, a toujours revêtu une importance
considérable au Gabon que ce soit sur des plans
symboliques, religieux, thérapeutiques, historiques,
géographiques, économiques. Avant l'époque coloniale,
l'ensemble des productions étaient basées sur le système de
la « jachère » (cultures, chasse, pêche, cueillette,
métallurgie, reproduction humaine)522 et, le pays étant très
peu peuplé en dehors des centres urbains, l'idée que, de
toutes façons, la forêt ou la terre « donne » est très
prégnante. Par ailleurs, de nombreuses filières permettent
d'acheminer des produits récoltés en forêt vers les centres
urbains pour commerce. Un travailleur eut un jour cette
formule expressive : « tout ce qui vient de la forêt est bon ».
En contrepoint, dans ce nouveau contexte, le chef de l'Etat
engageant des grands travaux tournés notamment vers
l'agro-industrie, et permettant ainsi d'espérer l'obtention
d'emplois salariés, c'est bien finalement l'Etat dans sa
conception moderne qui se trouvait réaffirmé et davantage
légitimé.
« la tradition est un procès de reconnaissance en paternité »
( § 32) dont l'utilité générale est de cautionner et justifier
l'état présent d'une culture (§ 35). Le développement
durable se trouve ici réinséré dans une signification
localisée et située d'un point de cosmologique.
IV - Conclusion
Nous avons pu aborder l'appréhension du concept de
« développement durable » au Gabon à travers différents
sites d'énonciation dont les perspectives offrent autant de
continuités que de contradictions. Elles ont pour point
commun d'indiquer la dimension toujours non résolue de la
violence avec laquelle la modernité est arrivée au Gabon,
via l'épisode colonial : les élites politiques s'appuient sur le
mimétisme à l'égard des puissances internationales dont ils
font preuve dans leurs orientations générales pour produire
un discours nationaliste et trouver une légitimité. Les
travailleurs forestiers et différentes personnes que j'ai
rencontré dans la région nord-est du pays critiquent cette
nouvelle forme d'impérialisme pour revendiquer des valeurs
relevant d'un développement non-durable. Quant aux
positions politiques du groupe spiritualiste dont j'ai parlé,
elles consistent à critiquer la modernité et le machinisme
pour mieux promouvoir des arguments afrocentristes et un
sentiment national.
Dès lors, il est possible de relever des différences de
position à propos de ce nouveau dispositif de
savoir/pouvoir d'appréhension de l'environnement525 que
constitue la durabilité, notamment entre échelles de
décisions industrielles et financières et échelles populaires.
Cependant, le fait que la « forêt » constitue un référent
unanimement partagé, comme origine, comme substance ou
comme mystique, indique l'impossibilité de séparer
strictement économie et écologie politique au Gabon. De la
même manière que certaines personnes parlent du
développement durable en termes de tradition, ou que des
anthropologues gabonais peuvent parler de leur Etat comme
un « super-lignage »526, les discours à propos de
l'environnement et ses usages mettent en tension gestion
saine et rendement, ce qui doit être considéré comme
relevant du privé ou relevant du public 527. Que l'un des
promoteurs du développement durable comme « tradition »
dirige un institut de recherches en biologie semble un bon
indicateur de la plasticité de la notion de « développement
durable » mais également, en termes de recherche, de
l'intérêt des dialogues interdisciplinaires pour comprendre
en profondeur la manière dont différents acteurs ou groupe
d'acteurs peuvent s'en saisir.
Au final, il ressort des différents discours que j'ai pu
aborder une pluralité de points de vue critiques sur la
modernité et le contemporain où le développement durable
contribuent à l'élaboration et l'expression de valeurs
politiques528. Ces formes de subjectivation s'inscrivent
III - Le développement durable comme Tradition
En juin 2011, je me trouvais à la capitale, Libreville. Je fus
invité à la conférence d'une ONG gabonaise intitulée « La
Tradition au service de la jeunesse pour le développement
durable ». Parmi les membres actifs de cette organisation
figure le directeur de l'Institut de Pharmacopée et de
Médecine Traditionnelle, l'un des principaux organes du
CENAREST, équivalent gabonais du CNRS. Au sein de
l'ONG, un groupe d'étudiants sont réunis dans le cadre de
l'Ecole de Moueni. Ce sont eux qui assuraient la
présentation ce soir-là, avec ordinateurs et vidéoprojecteur.
Les pratiques de l'association sont empreintes d'un certain
mysticisme inspiré d'une pratique thérapeutico-religieuse
largement répandu au Gabon selon un ensemble de
variantes : le Bwiti. Le propos des différents exposés visait
à condamner le machinisme, tant au niveau de
l'environnement global que d'un point de vue moral, et à
faire valoir que les idées du développement durable étaient
déjà inscrites dans les valeurs traditionnelles, rejouant ainsi
au Gabon un discours également produit en Afrique de
l'ouest à propos des bois sacrés523.
Pour l'Ecole de Moueni, le développement est à envisager
comme la connaissance et le respect profond des valeurs
traditionnelles et la durabilité comme la transmission fidèle
de ces connaissances. Il s'agit ainsi de proposer la fusion de
l'ensemble des pratiques traditionnelles gabonaises dans la
« Tradition » (avec un T majuscule) considérée comme
étant l’œuvre de Dieu, comme plaçant l'Humain, et non
l'économie en son centre, et permettant de créer une
nouvelle race. En tant qu’œuvre de Dieu, elle revêt une
dimension universelle dans son appartenance. De part ses
composantes, elle indique une forme de nationalisme.
Quelques jours plus tard, j'écoutais à nouveau ce groupe de
jeunes de l'Ecole de Moueni exposant leurs idées dans le
cadre de la Semaine de l'environnement organisée à
Libreville par le pouvoir politique pour promouvoir le
programme présidentiel. Ainsi, dans une analyse des enjeux
entourant l'usage de l'idée de « tradition », il est possible de
retrouver les propositions de Gérard Lenclud524 pour qui
», Terrain [En ligne], 9. URL : http://terrain.revues.org/3195
525
- Luke T. (2006), « On environmentality. Geo-power and ecoknowledge in the discourses of contemporary environmentalism »
in Haenn N. et Wilk R. (eds.), The environment in anthropology. A
reader in ecology, culture and sustainable living, New-York, NewYork university press, pp. 257-269.
526
Kialo P. (2007), Anthropologie de la forêt, Paris, L'Harmattan.
527
Burgage F. (2013), Philosophie du développement durable,
Paris, PUF, 158p.
528
Berglund E. (2006), « Ecopolitics through ethnography : the
cultures of Finland's forest-nature » in Biersack, A. et Grenberg J.
B. (eds.), Reimagining political ecology, Durham et Londres,
Duke university press, pp. 97-120.
521
- Perrois L. (éd.) (1997), L'Esprit de la Forêt, Paris, Somogy.
Mbot J.-E. (1997), « Quand l'esprit de la forêt s'appelait
« jachère » » in Perrois L., op. Cit., Paris, Somogy, pp. 32-51.
523
- Juhé-Beaulaton D. (dir.) (2010), Forêts sacrées et
sanctuaires boisés, Paris, Karthala, 280p.
524
- Lenclud G. (1987), « La tradition n'est plus ce qu'elle était...
522
122
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
différemment dans l'espace public et mettent en débat,
d'une manière ou d'une autre, les problèmes d'inégalités et
d'ineffectivité de la démocratie. L'arrivée des idées de
durabilité au Gabon ne permet pas, en tant que telle, de les
résoudre. Toutefois, peut-être permettent-elles que, de fait,
elles soient davantage posées.
123
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Gervais M. - Le paysan dans l’écologie politique :
repenser la nature
définition que nous voulons proposer de l’écologie en tant
que critique moderne de la modernité. Ces trois auteurs,
sous des angles différents, nous parlent des paysans et ainsi
contribuent à bâtir une compréhension neuve du terme.
Surtout, nous voudrions rapprocher ces réflexions sur le
terme de paysan, de réflexions sur le terme de nature saisie
comme « historique, évolutive, vivante » par l’écologie534.
Notre questionnement se centre alors sur la définition de la
nature par ces auteurs : comment, et à partir de quelles
sources, ces auteurs construisent-ils une définition de la
nature qui précise – entre autre - leur compréhension du
paysan ?
Ainsi, nous voudrions d’abord voir comment Moscovici, à
partir d’une utilisation extensive et érudite de
l’anthropologie contemporaine contribue à redéfinir la
nature humaine. Ce qui nous amènera à rapprocher sa
vision du sauvage535 et celle du paysan. Ce rapprochement
est rejeté par Mendras, non sous l’angle de la nature
humaine mais sous celui de la nature comme
environnement socialement construit. Nous devrons alors
expliciter les rapports qu’il propose, à partir de la
sociologie rurale, entre les sociétés paysannes et la nature.
Enfin, à travers la pensée de Charbonneau, nous
évoquerons la définition de la nature comme Altérité.
Perception philosophique construite comme opposition
définitive au totalitarisme et dans laquelle le paysan
entretient une relation privilégiée avec la liberté.
Mathieu Gervais
En 1974, le programme de René Dumont, premier candidat
« vert » à une élection présidentielle française comportait
une invite à la généralisation de « l’agriculture écologique »
et « biologique »529. Cette même année, il viendra, comme
plus de 100 000 personnes, sur le plateau du Larzac
affirmer sa solidarité avec les agriculteurs qui protestent
contre l’agrandissement du camp militaire. Au-delà de la
campagne présidentielle, de nombreux animateurs et
penseurs du mouvement écologiste ont vécu une expérience
communautaire et paysanne. Dans ces mêmes années
d’émergence de l’écologie comme mouvement et pensée
politique, de nombreux classiques traitent du thème
agricole. Par exemple, Ernst Schumacher dans son livre
Small is Beautiful écrit en 1973, en parle comme d’une
question métaphysique530. La ruralité, sous différentes
entrées : paysage, agriculture, consommation…, peut alors
être considérée comme un « thème fondamental constitutif
de l’identité et de la conscience écologique »531.
Est-ce un thème progressiste ou traditionaliste ? Force est
de constater que Dumont était, avant sa conversion à
l’agriculture écologique, l’un des chantres de l’agriculture
productiviste. A l’inverse, on peut noter que dès le milieu
des années 1960, la littérature écologiste anglo-saxonne est
lue et citée par des penseurs conservateurs de l’agriculture :
Henri Noilhan déplore ainsi la fin de la civilisation
paysanne et en appelle à Aldous Huxley et Rachel
Carson532. Les cartes semblent brouillées, et à condition de
réduire la définition de la modernité à celle du progrès
industriel et d’appeler tradition ce qui ne l’est pas, alors
certainement on peut ranger l’écologie politique du côté de
la tradition.
Toutefois, ce serait là méconnaître la richesse de l’histoire
des idées et des mouvements sociaux. Selon nous, cette
réponse manque un enjeu central de la compréhension de
l’écologie politique, qui émane pour une grande part de
personnalités du monde scientifique et qui est
incompréhensible hors du cadre de la modernité, définie à
partir de l’autonomie du sujet et du règne de la raison.
Afin de préciser ces questions, nous proposons ici d’entrer
dans le détail des arguments qui participent à la fondation
d’une vision écologiste du monde rural. En particulier, nous
voulons revenir sur la définition du terme « paysan » chez
trois auteurs : Serge Moscovici, Henri Mendras et Bernard
Charbonneau. Moscovici et Charbonneau, par leurs
publications et participations à divers journaux et
mobilisations se rattachent sans équivoque à l’histoire de
l’écologie politique française. Nous ajoutons Mendras dans
l’étendue de notre étude car il nous semble que sa démarche
scientifique à propos de la paysannerie et ses idées
politiques telles qu’exprimées dans son livre de fiction
Voyage au pays de l’utopie rustique533, rejoignent la
La nature humaine chez Serge Moscovici : le paysan
comme sauvage
Moscovici ne parle pas directement de la ruralité ou du
paysan. Cependant, dans son entreprise de définition de la
nature, que nous abordons ici principalement à partir de
deux de ses livres (Hommes domestiques et hommes
sauvages et La société contre nature536), on peut rapprocher
sa définition du paysan de celle du sauvage.
Sa proposition tient d’abord à une critique de la modernité
en tant que polarisation antagoniste de la nature et de la
culture. D’après ce qu’il appelle le « courant orthodoxe »,
l’histoire de nos sociétés occidentales se traduit par un
processus de « domestication » du pôle naturel de la réalité
au profit d’un pôle culturel537. C’est ce processus qui définit
en lui-même la nature, dans son opposition à la culture.
Pour le dire autrement, la raison se trouve opposée à la
sensualité, la volonté aux désirs, etc…
Notre auteur montre que la définition de l’homme selon ce
projet de mise à distance de la nature se traduit par un
double
mouvement :
d’extériorisation
et
d’instrumentalisation de la nature d’une part et de lutte
interne à l’homme entre la raison et les sens d’autre part.
Finalement, la domination de la nature est d’abord un projet
de domestication de la nature humaine en chacun de nous,
le développement d’un autocontrôle.
On trouve alors d’un côté – celui de la raison – l’homme
domestique, l’homme totalement humanisé dans un monde
534
FLIPO Fabrice, « Que fait l’écologie politique ? A propos de
Bruno Latour », in Revue permanente du Mauss, article publié le
19/02/13 sur www.revuedumauss.com et consulté le 8/11/13
535
Le terme « sauvage » sera ici utilisé à la manière même des
auteurs, pour désigner de façon positive les peuples indigènes ou
alors comme métaphore de l’homme opposé à l’homme
« civilisé ».
536
Moscovici Serge, Hommes domestiques et hommes sauvages,
Paris, UGE, 1974 et La société contre nature, Paris, UGE, 1972
537
Moscovici Serge, Hommes domestiques et hommes sauvages,
op. cit., p.21
529
DUMONT René et al., La campagne de René Dumont et du
mouvement écologique, Paris, J.-J. Pauvert, 1974, p.80
530
SCHUMACHER Ernst Friedrich, Small is beautiful, Paris, Seuil,
1979, p.103 et suivantes
531
ALPHANDÉRY Pierre et al., L’équivoque écologique, Paris, La
Découverte, 1991, p.145
532
NOILHAN Henri, Histoire de l’agriculture à l’ère industrielle,
Paris, E. de Boccard, 1965, p.83 et 788
533
MENDRAS Henri, Voyage au pays de l’utopie rustique, Arles,
Actes Sud, 1979
124
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
totalement humanisé, projet dont la réalisation se trouve
posée dans le futur et dont la poursuite est assimilable au
progrès. D’un autre côté – celui de la nature – on trouve
l’homme sauvage, homme soumis à la nature, antimodèle
de la civilisation :
domination de l’adulte sur le jeune, du mâle sur la femelle,
l’exclusion de l’étranger, l’infanticide, la coopération,
l’échange, les croyances irrationnelles, l’interdiction des
jouissances fondamentales, etc. – ne leur manquait, et que
leur nature était profondément sociale ».543
« A un pôle, l’homme sauvage ou naturel, sans famille,
sans science, sans religion, sans logique ou détenteur d’un
type de pensée qualitativement différente (pensée
prélogique, pensée sauvage), d’un savoir particulier
(mythique, magique), observant des pratiques sociales et
techniques bornées. A l’autre pôle, l’homme en pleine
possession de ses pouvoirs intellectuels, sociaux,
techniques, scientifiques, homo sapiens, homo loquens,
homo docens : en un mot, l’homme domestique. Le premier
est, soit une entité à part, loin de nous, le primitif mais aussi
le paysan, le nomade, l’étranger, etc., variantes de l’
‘‘homme des bois’’, soit, près de nous, la femme, objet
d’échange entre les hommes, l’enfant, sauvage provisoire
aux yeux de Platon ».538
La science humaine, singulièrement l’ethnologie 544, apporte
donc une connaissance fondamentale, celle de l’existence
culturelle et sociale des peuples rejetés par le « courant
orthodoxe » du côté de la nature.
Avec Claude Lévi-Strauss, Moscovici relève la rationalité à
l’œuvre dans la « pensée sauvage »545. Les connaissances,
les techniques, les croyances développées par ces peuples
sont autant de réponses rationnelles à des contextes
historiques et environnementaux. Savoirs qui se
rapprochent de l’art, connaissances qui ne se distinguent
pas des mythes, mais tout aussi efficaces que la science
positive546.
Prolongeant cette investigation, Moscovici remonte
jusqu’au point de définir la nature humaine de l’homme à la
manière même dont Marshall Sahlins le faisait récemment :
« la culture est la nature humaine » et donc « la notion
occidentale de la nature animale et égoïste de l’homme est
sans doute la plus grande illusion qu’on ait jamais connu en
anthropologie »547.
Pour Moscovici, une fois dévoilée cette justification
erronée de notre ordre social on distingue la violence
gratuite des dominations : des peuples indigènes, des
femmes, des enfants… et des paysans. Par un effet de
symétrie, si ces Autres naturels ne sont plus à éliminer,
alors il faut accepter qu’ils mettent en œuvre une manière
singulière d’organiser la nature, de définir culturellement
leur nature. Si on considère, avec Moscovici, que notre
solution occidentale est mauvaise, alors il est bon de se
ressourcer (au sens propre) auprès de cette part sauvage de
l’humanité. Le mot d’ordre « d’ensauvagement » proposé
par Moscovici, s’envisage donc comme un projet
d’émancipation politique :
Le sauvage est alors la part à réduire, en même temps qu’il
est nécessaire à la définition du civilisé. Aussi, cette
polarisation porte en elle-même le projet de destruction des
peuples indigènes au nom d’une nature humaine
universelle. C’est l’idée d’ethnocide que Moscovici trouve
chez son ami anthropologue Robert Jaulin539.
A la suite de ce constat, l’enquête de Moscovici revient à se
demander sur quoi repose ce projet funeste, cet egoconquiro occidental540, qui conçoit l’homme dans la
négation de l’humanité du sauvage. D’où vient la nécessité
de nier la nature, ou plutôt de la penser comme la part à
détruire en l’homme ? La réponse de Moscovici est très
claire. Selon lui, cette nécessité découle d’une
anthropologie particulière, vision laïcisée du récit religieux
de la chute541. Cette anthropologie définit le moment initial
de l’humanité comme celui d’une rupture avec l’animal,
l’instinctuel. La scène primordiale de l’humanité est un état
qui rend impossible toute sociabilité, toute distinction de
l’homme et de l’animal :
« L’ensauvagement, c’est l’exigence de cette vérité
brûlante, de ces retrouvailles intenses avec le noyau de la
vie sociale, avec le milieu devenu proche, familier, amical,
avec l’animal. Et aussi avec l’autre, celui d’ailleurs,
l’Indien, l’Africain, l’homme des bois, et l’autre qui vit à
côté de nous en invisible, en paria, en déviant, que ce soit
l’emprisonné, la femme, l’enfant, l’intellectuel, l’artiste
[…] Ainsi, témoigne-t-on que poser l’homme naturel à part,
autrefois, ailleurs, à distance, en Amérique ou en Afrique,
c’est poser à distance ce qui est proche, actuel, le paysan
comme Indien, l’enfant comme primitif, la femme comme
objet d’échange dans la culture ».548
« Selon cette vision théorique, la société humaine naît, pour
s’y opposer, de son contraire organique, individuel, animal,
comme d’un néant ou d’une nébuleuse, après une période
d’hésitation chez les peuples sauvages ‘‘naturels’’. La
primitivité, fait et idée, atteste la genèse des différences et
de l’antagonisme fondateurs de notre réalité spécifique ».542
Ici, l’homme est un loup pour l’homme, l’état de nature et
un état asocial et en tout état de cause, inhumain. Cette
anthropologie se caractérise pour Moscovici par sa naïveté
scientifique et la méconnaissance des prétendus sauvages :
« Dès qu’on cessa de se fier aux impressions des voyageurs,
aux spéculations des philosophes, et qu’on connut mieux
ces peuples grâce à la diligence des anthropologues, on
constata qu’aucun des traits exclusifs de la culture – la
543
Ibid., p.216
D’ailleurs, Jaulin dirige la collection « 7 » dans laquelle sont
publiés les premiers livres de Moscovici, et ils créent avec
d’autres l’UER d’ethnologie de Paris VII en 1970.
545
LEVI-STRAUSS Claude, La pensée sauvage, Paris, Plon, 1962
546
Cette réflexion sur la science trouve d’ailleurs son
prolongement dans la vision de Moscovici du romantisme en tant
que fondateur d’une science : la philosophie de la nature. Voir par
exemple MOSCOVICI Serge, « La question naturelle en Europe »,
in De la nature, Paris, Métaillé, 2002
547
SAHLINS Marshall, La nature humaine, une illusion
occidentale, Paris, L’éclat, 2009 (2008), p.105 et 55
548
MOSCOVICI Serge, Hommes domestiques et hommes sauvages,
op. cit., p.83
544
538
MOSCOVICI Serge, Hommes domestiques et hommes sauvages,
op. cit., p.22
539
Jaulin Robert, La paix blanche, Paris, Seuil, 1970
540
Enrique Dussel, The invention of Americas. Eclipse of « the
other » and the myth of modernity, New York, Continuum, 1995
541
MOSCOVICI Serge, Hommes domestiques et hommes sauvages,
op. cit., p.21
542
MOSCOVICI Serge, La société contre nature, op. cit., p.205
125
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Finalement, la nature est historique, l’homme la bâtit dans
l’équilibre culturel qu’il met en place avec son
environnement. Le paysan en tant que sauvage, se trouve
rejeté du côté naturel dans une vision orthodoxe et à
l’inverse, est conçu, dans la vision hétérodoxe de
Moscovici, comme une altérité ressource.
environnement basé sur un équilibre entre la stabilité des
ressources et la stabilité de la communauté.
Toutefois, la nature, si elle est production culturelle, n’est
pas que ça. Elle possède une inertie et des caractères
autonomes. Un dialogue s’établit alors entre cette
autonomie et sa mise en forme culturelle (humaine).
Mendras distingue donc les critères qui déterminent la
forme que prend un système de culture. Il relève deux
éléments culturels : « l’exigence sociale » (cultiver ce qu’on
est habitué à manger) et « l’exigence technologique »
(cultiver ce que les outils dont on dispose nous permettent).
Il relève aussi une « contrainte naturelle » (cultiver ce que
le sol et le climat permettent). Enfin, il fait part d’une
« exigence technique », qui impose aux hommes
« d’assurer le maintien de la fertilité des sols »554, exigence
de médiation entre nature et culture qui borne les autres.
Le paysage, la forme que revêt l’espace naturel, marque
donc l’équilibre atteint entre ces différents déterminants. La
nature est produit de l’homme et l’homme produit de la
nature. Les représentations culturelles de la terre et de la
nature peuvent aussi être liées à ce rapport dialectique.
Ainsi, à partir d’un raisonnement comparatiste, Mendras,
encore une fois après Redfield, souligne que le désir de
posséder sa terre est fort dans les sociétés où la terre est un
bien rare, nécessaire à la sécurité économique et à la
reconnaissance sociale du paysan. Au contraire, dans des
sociétés où la terre n’est pas rare, l’amour de la terre
particulière est moins fort mais l’amour de la terre en
général se développe en tant que nourricière de l’humanité,
« déesse-mère »555.
Après avoir défini les paysans dans une opposition aux
sauvages, Mendras complète sa définition en les opposant
aux agriculteurs. Le facteur principal qui les distingue est la
part d’autoconsommation de la production. Le paysan
produit pour lui et échange seulement un « surproduit »
avec la société englobante. Au contraire, l’agriculteur
produit quasi-exclusivement pour la société englobante.
Cette différence implique un changement d’échelle
important, l’idée d’une sécurisation des rapports d’échange
avec la société englobante et donc la globalisation de la
définition culturelle de l’équilibre entre nature et culture.
Cela signifie que, pour les agriculteurs, les « contraintes
naturelles » prennent moins place en tant que contraintes
locales et à l’inverse que les exigences sociales et
technologiques sont plus fortes. Dans le passage du paysan
à l’agriculteur, il y a la substitution d’une agriculture
technologique à une agriculture comme « art de la
localité », opposition entre « connaissance empirique et
particulariste » et
« connaissance
scientifique et
universaliste »556. L’identité culturelle du cultivateur paysan
demeure fortement liée, dépendante des contraintes
naturelles. Il y a une indifférenciation forte entre son
identité symbolique, son lieu de vie, sa famille et la terre en
tant qu’équilibre entre culture et contrainte naturelle. Par
contre, le contrôle technique que l’agriculteur contemporain
exerce sur sa production, la médiation du marché entre sa
production et sa consommation rend possible une
différenciation plus grande entre son identité et l’autonomie
naturelle (les contraintes). En fait, la nature saisie par les
paysans s’intègre dans un modèle culturel et économique
distinct du capitalisme et qui accorde une part importante à
La nature produite par l’homme : le paysan comme membre
d’une société chez Henri Mendras
Henri Mendras, figure marquante de la sociologie française
de la seconde moitié du XXe siècle, s’est d’abord fait
connaître en tant que sociologue rural, en annonçant La fin
des paysans549. Comme il le raconte lui-même, il a pris part
à l’ « invention de la paysannerie »550, soit à l’effervescence
scientifique (anthropologie, économie, sociologie, histoire)
liée à la théorisation d’une définition de la paysannerie dans
les années 1960.
A un premier niveau, et contrairement à Moscovici,
Mendras définit le paysan par opposition au sauvage. Cette
définition s’appuie sur le travail crucial de Robert Redfield.
Cet anthropologue américain décrit les différences entre des
peuples « sauvages » dont l’organisation sociale et la
production sont autonomes, et la paysannerie qui se
caractérise au contraire par son inclusion dans une société
globale avec qui elle échange les surplus de sa
production551. C’est une découverte décisive car elle
implique qu’il n’y a pas de paysannerie là où il y a autarcie,
pas de paysannerie là où il n’y a pas de différenciation entre
les citoyens, donc pas de paysannerie avant les villes et la
féodalité. Cette première définition déconstruit une
opposition trop massive entre modernité-agricole et
tradition-paysanne. La paysannerie est un mode
d’organisation sociale circonstancié, dont le critère
particulier n’est pas d'abord dans le rapport à la terre mais
plutôt dans le rapport au reste de la société (la société
paysanne se distingue des sociétés agraires et des sociétés
sauvages). Déjà à ce niveau, on relève donc que si la
définition sur laquelle travaille Mendras s’écarte de celle de
Moscovici en distinguant paysan et sauvage, elle la rejoint
dans la mise à distance critique d’une polarisation entre
culture et nature. Il dé-essentialise ainsi le paysan, en le
définissant à partir d’une appartenance à une société
paysanne et non à partir d’une race ou d’une âme552.
Dès lors, son approche étudie la nature dans un contexte
historique. Il s’agit de montrer comment la société
paysanne constitue la nature. Ici, la nature est construction
humaine et « la nature vierge n’est qu’un mythe créé par
l’idéologie de civilisés rêvant d’un monde inverse du
leur »553. L’enquête du chercheur se porte sur la nature en
tant que paysage, la nature-environnement et pas la nature
humaine comme chez Moscovici. Cependant, le cadre
conceptuel demeure le même : la nature comme culture. La
culture crée un usage de la nature, l’homme trouve dans la
nature ce qu’il est habitué à y chercher, il la modèle par
rapport à sa vision et construit donc un rapport à son
549
MENDRAS Henri, La fin des paysans, Arles, Actes Sud, 1984
(1967)
550
MENDRAS Henri, « L'invention de la paysannerie. Un moment
de l'histoire de la sociologie française d'après-guerre », in Revue
française de sociologie, 2000, 41-3. pp. 539-552
551
REDFIELD Robert, Peasant societies, Chicago, The University
of Chicago Press, 1960
552
MENDRAS Henri, Les sociétés paysannes, Paris, Gallimard,
1995 (1976), p.15
553
Ibid., p.19
554
Ibid., p. 29-31
Ibid., p. 162-163
556
MENDRAS Henri, La fin des paysans, p.75-76
555
126
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
la dimension « coproductive » de la nature557. Cette
opposition entre une économie paysanne et une économie
capitaliste, Mendras la reprend directement d’Alexandre
Chayanov, agronome russe des années 1920558.
Chez Mendras, le paysan se définit comme le membre
d’une société située entre le modèle d’une agriculture
sauvage autarcique et un modèle d’agriculture
contemporaine totalement socialisée. La nature que le
paysan modèle est fortement contraignante, coproductive et
nécessaire à l’affirmation de son identité.
reconnaissance de sa part naturelle « l’homme c’est la
nature »563. En même temps, l’homme n’est homme que
libre, c'est-à-dire dans son rapport conscient à la nature.
Voilà pourquoi la campagne est lieu de la liberté dans le
lexique de Charbonneau. Dans la campagne, « l’homme est
partout présent, elle est son œuvre autant qu’un fruit de la
nature »564, ce qui fait directement écho, sur un mode plus
poétique, à l’analyse de Mendras. L’homme en tant que
nature ne peut donc être humain en s’opposant à la nature.
Au contraire, il s’allie avec elle pour créer le paysage,
« l’œuvre de l’homme ne nie pas la nature, elle la
parachève »565. Ainsi, à un premier niveau, l’homme est
nature, et la nature en tant que paysage est humanisée.
Mais, la question du paysan, de la nature et de la liberté 566
ne peut se comprendre que dans la prise en compte de la
société en tant que « seconde nature »567 de l’homme. Cette
seconde nature est contenue dans la première, c'est-à-dire
que pour Charbonneau aussi la culture est la nature
humaine. Cependant se met en place une lutte entre cette
seconde nature et la première, la nature en tant que tout
englobant. Cette lutte est créatrice au sens où la nature
constitue la société et la société la nature. Toutefois, à partir
du moment où cette lutte ne vise plus un équilibre mais une
négation elle devient funeste.
Charbonneau résume ce mouvement en expliquant que « le
système engendre le chaos »568. De façon très claire, pour
Charbonneau le projet moderne de progrès scientifique et
industriel réduit le développement de l’homme au
développement du « système », de l’ordre artificiel dans la
négation de l’ordre naturel. Or, nier ainsi les raisons
naturelles revient à se nier soi-même. Et l’ordre artificiel,
cette « dynamique du système et du chaos n’a qu’un terme :
le désordre ou l’ordre total »569. A partir de cette
anthropologie particulière qui fait de l’homme un produit
de la nature conscient d’elle (l’homme est nature mais aussi
« surnature »570), donc potentiellement libre, s’élabore une
pensée qui est bâtie de manière radicalement anti-totalitaire.
Charbonneau garde en effet de sa jeunesse personnaliste la
conviction que l’individu conscient est un individu qui se
libère, donc un individu irréductible à la société, à la nature,
à tout ordre définitif. Mais cette individualité libre ne peut
être garantie que dans un rapport permanent à l’altérité,
donc la nature.
C’est en cela que « le paysan est libre »571. Sa vie et son
environnement sont à sa mesure, il en connaît tous les
recoins et en même temps il reste soumis à la nature. Son
travail est œuvre car recherche permanente de l’équilibre
entre son activité culturellement déterminée et la nature
radicalement autonome.
Là encore on trouve une définition de la nature qui intègre
l’humain, le culturel. L’homme est « surnature », nature
consciente. Dans ce rapport de conscience de la dépendance
de l’homme envers la nature se déploie la possibilité de la
liberté.
La nature Altérité : Le paysan comme homme libre chez
Bernard Charbonneau
Bernard Charbonneau, à l’inverse des deux auteurs
précédents, n’a pas poursuivi de carrière universitaire.
Professeur d’histoire dans une École normale d’instituteurs
du Sud-ouest, son œuvre très érudite prend alors plus de
liberté vis-à-vis d’une méthodologie scientifique. Connu du
mouvement écologiste notamment pour ses « chroniques du
terrain vague » parues dans Le Sauvage au cours des années
1970, Charbonneau est aussi l’alter-ego de Jacques Ellul.
Des penseurs écologistes de sa génération, il est sans doute
celui qui a le plus écrit à propos du paysan et des
campagnes. Ici, nous nous baserons sur trois de ses
publications : Le Jardin de Babylone (1969), Tristes
campagnes (1973) et Le Feu vert (1980)559.
La thèse principale de Charbonneau est que la nature
constitue l’Altérité, le différent 560. En même temps, cette
Altérité nous contient en tant qu’hommes, ou plutôt nous
rend possibles en tant que consciences individuelles.
Logique qui tend à recouvrir les cadres théologiques de la
création et de l’incarnation chrétienne : l’idée que nous ne
sommes conscients et libres que physiques et déterminés ;
dans la nature mais dans un rapport de distance par rapport
à elle ; créés par Dieu mais à son image donc conscients et
distincts du reste de la création561.
Ce cadre général, Charbonneau le peint par touches plutôt
qu’il ne le détaille de façon systématique. En fait, son
analyse, un peu à la manière de Moscovici vis-à-vis du
« courant orthodoxe », est d’abord une critique du progrès à
l’époque contemporaine :
« Si nous ne savons pas dire ce qu’est la nature, nous
savons ce qu’elle n’est pas : l’ordre décharné des lois
humaines qui impose la règle de fer des casernes et des
commissariats, la mécanique tranchante qui abat les chênes
et éventre les coteaux, le glacier de ciment gris qui les
recouvre, la nuée puante qui pourrit l’air et l’eau. En un
mot, l’artifice humain ».562
C’est à partir de cette critique de l’industrialisation, de la
destruction de la campagne que Charbonneau bâtit sa
vision. L’homme ne peut être homme que dans la
557
BLOCH Ernst, Le Principe Espérance, Paris, Gallimard, 1976,
T. 2, p.295
558
Voir par exemple, MENDRAS Henri, « L'invention de la
paysannerie… », op. cit. et CHAYANOV Alexandre, The theory of
peasant économy, Homewood, The American Economic
Association, 1966
559
CHARBONNEAU Bernard, Le Jardin de Babylone, Paris,
Encyclopédie des nuisances, 2002 (1969) ; Tristes campagnes,
Paris, Denoël, 1973 et Le Feu Vert : autocritique du mouvement
écologique, Paris, Karthala, 1980
560
CHARBONNEAU Bernard, Le Feu Vert, op. cit., p.65
561
CHARBONNEAU Bernard, Le jardin de Babylone, p.20
562
CHARBONNEAU Bernard, Le Feu Vert, p.53
563
Ibid., p.54
Charbonneau Bernard, Le jardin de Babylone, op. cit., p.72
565
Ibid., p.75
566
D’ailleurs, pour Charbonneau l’écologie c’est « la nature et la
liberté » : Le Feu Vert, op. cit., p.52
567
CHARBONNEAU Bernard, Le Feu Vert, p.61
568
CHARBONNEAU Bernard, Tristes campagnes, p.91
569
CHARBONNEAU Bernard, Tristes campagnes, p.92
570
CHARBONNEAU Bernard, Le Feu Vert, p.57
571
CHARBONNEAU Bernard, Le jardin de Babylone, p.77
564
127
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
De la définition du paysan en tant que sauvage, membre
d’une société paysanne ou homme libre, il ressort une
critique générale d’une polarisation entre culture et nature.
Chez nos trois auteurs, l’homme est en même temps l’un et
l’autre, et la nature, irréductible à l’homme, est cependant
toujours historiquement et donc socialement construite.
Cette vision se réclame des sciences humaines,
singulièrement de l’ethnologie et de l’anthropologie. Elle
tend effectivement à critiquer la rationalité instrumentale et
sa généralisation via une méthode scientifique strictement
positive. Toutefois, elle ne rejette pas la Science en tant
qu’entreprise de connaissance rationnelle. Au contraire elle
entend y participer et la développer en tentant de
comprendre la rationalité à l’œuvre dans des sociétés et des
époques différentes.
A un second niveau, cette vision nous paraît éminemment
moderne en ceci qu’elle postule l’autonomie de la
conscience individuelle. Moscovici et Charbonneau se
réclament directement de Rousseau. Pour eux, c’est la libre
conscience individuelle qui (re-)trouve en l’individu luimême la nécessité naturelle. Finalement, on peut inscrire
ces pensées dans ce que Charles Taylor nomme
« l’expressivisme », fruit des Lumières auxquelles il
s’oppose en affirmant l’unité expressive de l’homme et
refusant la dualité entre âme/corps, raison/sensibilité572…
De façon caractéristique, Moscovici, Mendras et
Charbonneau caractérisent le paysan en critiquant la
modernité sous l’angle de la polarisation entre nature et
culture au nom de la raison et de l’autonomie humaine.
Cette critique ne se développe pas par le recours à une
autorité de la tradition ou d’une croyance mais bien d’abord
par la critique scientifique des présupposés qu’implique
l’idée d’une raison complètement extérieure et opposée à la
nature. Moscovici nous montre en quoi cette idée repose in
fine sur une vision religieuse de la nature humaine, celle de
la chute. Mendras nous montre quant à lui que cette idée nie
l’histoire des sociétés et naturalise les sociétés paysannes.
Charbonneau enfin fait le lien entre une telle vision et la
négation technique et politique de la liberté humaine au
nom d’un ordre totalisant. Critique de la science au nom de
la connaissance et de la raison instrumentale au nom de la
pluralité des rationalités, on peut considérer ces
propositions comme un approfondissement de la modernité,
une sécularisation de ses mots d’ordre (Science, Raison,
Liberté),
ce
que
Jean-Paul
Willaime
nomme
ultramodernité573.
572
TAYLOR Charles, Hegel et la société moderne, Paris, Cerf,1998
et Les sources du moi : La formation de l’identité moderne, Paris,
Seuil, 1998, chapitre 20 : « la nature source »
573
WILLAIME Jean-Paul, Sociologie des religions, Paris, PUF,
1995
128
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Lewis N. & J. Rebotier - L’environnement en partage:
affirmer la modernité pour (re)lier nature et sociétés
service des visées humaines. La foi en la raison et la
volonté de construire un monde meilleur exempt de
contingences aura guidé les SHS qui, en contradiction avec
cette mission salvatrice, durent lutter pour affirmer la place
du social dans un monde alors construit sur un mode
technique. La nature dès lors se trouvait doublement
réduite: sous la coupe de la technique qui la modelait à
merci et sous celle de la science humaine et sociale
naissante qui, au-delà du matériel, l’encadraient d’idéaux
préconçus pour l’humanité. Dans les deux cas, la nature
devenait objet humain.
Un des enjeux scientifiques des sciences sociales naissantes
se pose à l’endroit de la continuité/discontinuité des lois de
la nature et des lois de la société. La pensée moderne assise
à partir des mouvements révolutionnaires du 18 e siècle ne
pense plus les sociétés comme masse humaine, mais plutôt
comme rassemblements d’individus. Basculement profond
qui accorde une place centrale à la volonté individuelle.
Période de tensions sociales, économiques et politiques qui
pousse le développement des SHS dans la réflexion sur le
devenir social qui n’est plus porté par les institutions
séculières de jadis, vers un mieux vivre collectif juste et
équitable, fondé en raison, face au monde physique et
humain.
Cette force de la raison qui ne peut être remise en question
se trouve toutefois au cœur de la crise moderne actuelle.
Les repères construits comme certitudes et vite naturalisés
se trouvent ébranlés et l’on oublie que cette raison ignore
un élément cognitif majeur : l’obligation de réflexivité, la
nécessité d’une analyse constante entre notre devenir, notre
passé et notre étant. La construction et le développement
des SHS ont omis d’insister sur cette caractéristique
essentielle de l’étude sociale, pourtant présente dans sa
genèse : prendre acte de la temporalité, penser à la
construction d’un avenir qui, malgré les dictats, ne se réduit
pas aux générations futures, et bien lier cela avec un passé
sans cesse réactualisé.
En fait, aujourd’hui, face à l’évidence d’impacts humains
négatifs, face à une crise environnementale majeure qui
ajoute à l’effondrement moral globalisé, sociétés et
chercheurs en SHS qui tentent d’en tracer une certaine
intelligibilité se trouvent en perte de sens. La période
moderne actuelle se caractérise par le doute, l’incertitude,
les errances et surtout l’incapacité collective à tendre vers
un futur devenu impossible à penser. Le déni (ou rejet) de
la modernité et de ses acquis nous apparaît toutefois comme
une fuite en avant permettant d’échapper à l’essentiel. La
modernité n’a pas tout faux, attachés à cette raison dont elle
a permis le dévoilement viennent aussi des responsabilités
et des devoirs collectifs que l’on distingue hélas fort mal
derrière le culte de l’individu et sa culture de la culpabilité.
Jusqu’à la deuxième moitié du 20 e siècle, la nature fut
instrumentalisée par tous les camps et quasiment gommée
des SHS. Cette nature s’est toutefois imposée de plus en
plus fort à la société entraînant ainsi la transformation
accélérée des champs non anthropiques. La complexité,
l’intensité des interactions, la cybernétique ont bouleversé
les paradigmes modernistes de linéarité, de stabilité et de
détermination. D’une nature menaçante, elle est devenue
menacée, menaçant ainsi le devenir humain. Dès lors,
l’urgence a été sa réintroduction dans nos modes de pensée.
Les solutions adoptées se sont rabattues sur la technologie,
la technique, l’intervention, la maîtrise, le calcul. L’urgence
ne laisse plus de place à la critique, alors disqualifiée et
absorbée par l’impérieuse nécessité d’agir… pour que rien
Nathalie Lewis, sociologue, Département Sociétés,
territoires et développement, Université du Québec à
Rimouski, [email protected]
Julien Rebotier, géographe, CNRS, UMR 5603 (SET –
Pau), [email protected]
Les annonces funestes fusent quotidiennement, l’humain
est en train de détruire la vie. Face à moult constats
d’apparence implacables, les solutions sont énoncées par
les scientifiques de la nature. Il n’y aurait qu’à les
appliquer. Et pourtant les « problèmes » annoncés ne font
que s’aggraver. Dès lors, on durcit ces solutions, au point
de rendre légitimes des voies totalisantes que l’on appuie
sur une rationalité scientifique coupée des dimensions
éthiques. Paradoxalement, la société-culture s’éloigne
toujours plus de la nature tout en développant une
culpabilité exacerbée.
Abordons-nous les problèmes avec la bonne approche ? La
persistance des obstacles réside-t-elle dans l’envergure des
solutions envisagées ou dans leur nature même ? N’a-t-on
pas trop longtemps réduit l’idée de nature aux facteurs
biophysiques ? La question est culturelle et sociale. Elle
nous invite à convoquer d’autres ressorts cognitifs comme
le suggèrent de nombreux penseurs.
Cet élargissement de la connaissance nous plonge dans un
dilemme. Les SHS sont le fruit de la modernité. Une
modernité qui nous a affranchis d’une finalité assujettie aux
lois divines et où l’œuvre de la raison fonde la destinée des
sociétés vers un avenir meilleur. Un avenir où l’horizon
devait être libéré des contingences qui jusqu’ici auraient
freiné le développement humain. Le progrès occidental –
parce que ce visage est résolument occidental – n’est autre
que cette utopie d’un monde toujours meilleur, affranchi de
deux types de contingences : physiques et sociales. Il en a
résulté une césure radicale entre nature et société, laquelle
fut portée haut et fort par les SHS.
Pour beaucoup, cette césure est indépassable dans le projet
moderne tant elle est profonde. Bien que la tâche soit ardue,
nous ne renonçons ni à la modernité ni à l’avenir meilleur,
et sommes plutôt enclins à suivre Beck qui propose une
deuxième phase de la modernité. Celle-ci porterait les
lumières nécessaires pour relier nature et sociétés, et
exigerait des chercheurs en SHS qu’ils prennent les devants
en réajustant leurs postulats ontologiques. D’un tout autre
registre que des solutions techniques, le chemin de la
réflexivité, de la responsabilité et d’une repolitisation nous
semble la seule voie – à peine originale – pour (re)lier
nature et société. Pour l’heure et en toute modestie, cette
communication ne fera qu’introduire ce propos ; des
prémices essentielles à une pensée qui doit sortir de
l’impasse morose qui la confine et qui doit refonder
l’orientation scientifique et l’action citoyenne.
Le constat de la purification épistémique
Les « essentiels » des sciences humaines et sociales (SHS)
ont longtemps traité séparément la vie sociale de la nature.
Des cadres d’analyse et des grilles de lecture opérantes
furent ainsi développés, permettant de saisir des
problématiques complexes, mais dans des domaines
séparés. Ces grilles d’analyse sont en phase avec la pensée
moderne qui distingue (purifie) la vie sociale de la nature,
et assujettit cette nature à la force de la raison ; la nature au
129
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
ne change. « Il faut faire ». Si les premiers temps de la
modernité se caractérisaient par l’utopie et le projet, notre
période moderne oublie l’usage de la raison et se rabat sur
un présentisme peu réflexif. Elle fait de l’adaptation une
forme de gestion, oxymore du projet et de la vision. Nous
vivons aujourd’hui dans un présent ultraflexible que l’on
peut relier à une posture idéologique hégémonique.
Dans ce cadre, les SHS échouent à affirmer une approche
environnementale originale dans des termes qui échappent à
l’idéologie dominante et qui soient distincts des approches
de sciences dures en exploitant les dimensions critiques et
réflexives de la raison. Pour ce faire, il faut désaxer notre
approche. Les SHS sont équipées pour explorer la portée
axiologique de la question environnementale, en évaluer le
sens, en mesurer les implications, en saisir les
bouleversements et les responsabilités pour les sociétés et
les individus. À ce titre, l’espèce humaine présente une
spécificité qu’il devient urgent d’assumer pleinement.
Certes, l’histoire démontre l’impact de prédation humaine
décuplé par l’utilisation de la raison, mais cette raison peut
aussi guider le développement futur soit vers une
destruction rapide soit vers une redirection de l’équilibre
nature / société. Dans ce cadre, le politique, via l’écologie
politique, doit être mobilisé. Notre manière de voir le
problème doit passer par une critique du monde libéral. Il
devient urgent de comprendre que le lien (moderne) entre
société et nature n’est pas que fonctionnel, pragmatique ou
technique. Il y a aussi un rapport symbolique, une remise en
question de ce qui est en partage, dont il faut tenir compte
pour (re)lier aujourd’hui société et nature, qui nous pousse
à reposer la question du sens et du devenir. Cela impose
une urgence certes, mais fondamentalement différente : le
détour par la philosophie morale pour comprendre
l’importance et la possible contribution des SHS aux études
de l’environnement.
différenciation amène à interroger la portée universelle du
« problème environnemental ». A l’échelle globale, il
pourrait correspondre à un horizon problématique commun
à l’humanité, à un socle de valeurs, à un sens (une menace
ou un devenir possible) au regard duquel la communauté
humaine serait amenée à se positionner. Le problème
environnemental global et impérieux dépasserait les
situations spécifiques en offrant une raison d’être
collective, presque une mission – celle de relever le défi de
la soutenabilité de l’espèce humaine (sinon du vivant) sur la
Terre –, répondant ainsi à l’errance des sociétés incapables
de penser leur futur inscrit dans une modernité
désenchantée.
Le rendez-vous historique est séduisant d’unanimité, mais il
convient de se demander ce qu’il advient de la
différenciation du problème environnemental dans l’espace,
le temps et parmi les sociétés. Les expressions commençant
par « nous sommes tous… » doivent intimer la plus grande
précaution. Tout l’enjeu consiste à savoir à quelles
conditions le problème environnemental peut constituer un
universel qui ne soit pas totalisant.
Certes, l’idée de retrouver une unité (une Humanité) est
d’autant plus intéressante dans une modernité marquée par
l’atomisation des sociétés, l’individualisme le plus radical,
et la fragmentation d’une globalisation libérale avancée.
Mais comment penser l’unité distincte de la totalité ?
Comment penser le commun sans étouffer le particulier ?
Comment ne pas verser dans la téléologie d’une mission à
tout autre supérieure, avec ses « voies totalisantes » ?
Comment ne pas verser dans l’illusion libérale fondée sur
l’autonomie individuelle et masquer les questions
d’inégalité et de justice derrière des universels a priori
légitimes et dont il est difficile de douter ?
Au regard de l’universel légué par la globalisation
occidentale, ce défi s’avère être une gageure, mais il y a
peut être un chemin pour concilier ce « commun » du
problème
environnemental
et
l’idée
d’un
collectif politiquement responsable, sans verser ni dans le
repli ou la jungle de l’individualisme ni dans la toutepuissance technocratique ou tyrannique d’une oligarchie.
La morale chrétienne prend comme étalon la loi divine. La
morale moderne, kantienne du moins, prend la raison du
sujet moderne comme étalon. Pour Kant, la morale est
dictée par la raison consciente. Cela étant, pour Arendt,
l’enseignement moderne en termes de morale, c’est qu’il
n’y a pas de morale qui existerait comme essence, déjà là.
« L’impératif catégorique » kantien renvoyait à la capacité
des hommes rationnels à discerner le juste de l’injuste, le
bien du mal. Mais alors, une fois effondrés les horizons, les
sociétés de masse, les grands récits des devenirs collectifs,
quelles sont les conditions pour fonder un système de
valeurs et donner du sens commun? Non plus sur les bases
d’un impératif catégorique largement battu en brèche, mais
sur les bases d’un impératif environnemental contemporain.
Voilà la portée potentielle d’une éthique environnementale
à même d’imprimer un sens à l’agir collectif.
Il n’est pas infondé de penser le problème environnemental
comme nouveau commun ou comme moteur de l’action
collective, et cette idée ne prend véritablement de sens que
lorsqu’il s’agit de la communauté des Hommes. C’est
l’échelle du monde, de l’Humanité, qui introduit une
certaine nouveauté. En marge de l’État qui intervient dans
le cadre d’une communauté nationale en regard du bien
public, défini à l’aune d’une communauté de citoyens
modernes, il s’agit d’envisager l’environnement à titre de
Reli(r)e(r) le couple nature – société et lui (re)donner du
sens
Le « problème environnemental » désigne une question
sociale qui dépasse largement les seules lois physiques du
milieu naturel. Il s’agit de réfléchir aux défis posés par
l’environnement en tant qu’ils sont identifiés et reconnus
dans un contexte social, et en tant qu’ils sont signifiés et
qu’ils remplissent une fonction particulière dans un collectif
et sur un territoire. Si les sciences de la nature s’emploient à
découvrir les lois de vérités toujours amendables, il en va
autrement des sciences sociales dont la vocation consiste à
interpréter, ou travailler sur des interprétations de la réalité.
L’environnement saisit les sciences sociales en tant qu’il est
posé aujourd’hui comme un problème global, qui nous
interpelle collectivement et se décline localement pour
chacun de nous. En ce sens, ce sont les conditions dans
lesquelles l’environnement devient un tel « problème
social », ainsi que le sens et les implications de ce problème
pour les sociétés, les individus et leur territoire, qui
constituent un objet pertinent de sciences sociales. C’est
respectivement un travail d’archéologie et de généalogie
qui se présente à l’agenda de la recherche. Le problème
environnemental met sous les projecteurs ce qui lie
l’individu et la société, mais aussi la société au vivant et
aux conditions d’hospitalité de la planète.
L’environnement recouvre une série de défis à l’agenda
politique et scientifique global. Il ne se traduit pas moins de
manière très différenciée dans l’espace, au fil du temps, et
parmi les groupes sociaux. Ce constat basique de
130
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
bien commun, commun à l’Humanité, et en cela, référent
d’une philosophie morale pour les individus et les groupes
dans espace politique qui fait du monde un territoire.
Pénétrés de ce référent moral commun, c’est sur la base
d’une construction collective et de la reconnaissance du
problème environnemental que l’on pourrait fonder un
système de valeurs en partage afin de penser différemment
l’environnement, et d’envisager une portée politique
opératoire.
environnemental est souvent réduit à des mécanismes à
mieux connaître. Dès lors qu’il s’agit de considérer le
problème environnemental différemment, sur la base d’une
réflexion axiologique, les interprétations des réalités sont
du domaine des sciences sociales, l’éthique doit rejoindre la
connaissance.
Il s’agit de comprendre les cadres cognitifs et conceptuels
propres à un moment, un espace et un groupe social, au sein
desquels les problèmes environnementaux prennent des
formes et des sens pluriels. Il ne s’agit pas de partir des
formes ou de la perception des problèmes
environnementaux par les communautés, les acteurs (locaux
ou non, du reste) pour mesurer « l’écart au modèle », ou la
distance à la parole experte, « scientifique » (ou tout autre
référent essentiel, absolu). C’est pratiquer une « écologie de
la pensée et de l’action », une archéologie et une généalogie
de la question, tout un travail de contexte sur l’émergence,
la portée et le sens d’un problème social.
Outre cette dimension réflexive et critique de la réflexion,
le regard de sciences sociales permet enfin d’opérer des
choix, et d’affirmer des positionnements dans le système de
valeurs qui préside à la distinction sinon du juste et de
l’injuste, sinon du bien et du mal, au moins du meilleur et
du pire. Des tenants de l’écologie politique, parmi les plus
impliqués, pratiquent une science en société qui les amène à
défendre une certaine normativité. Ils rejoignent en cela le
sens de la neutralité axiologique de Weber, qui n’est pas
une « objectivité » des sciences – de toute façon illusoire, la
science est une activité sociale, une production de
connaissance qui se réalise en société. La neutralité
axiologique se traduit plus justement par une « nonimposition » des valeurs, ce qui n’est pas l’absence de
valeurs. La dimension performative des sciences sociales
sur l’environnement peut consister à affirmer la
responsabilité de l’humain, comme membre d’une
communauté capable de destruction ET de réflexion, afin
de permettre que la vie dure de façon juste et d’œuvrer à
cette axiologie commune à l’Humanité.
Le sens donné aux interprétations du problème
environnemental réside dans les conditions de possibilité de
la vie indissociablement liées à des principes de justice. Si
les conditions de vie obéissent pour partie à des lois
physiques qu’il convient d’observer, les principes de justice
affirment nécessairement une dimension politique, un sens
partagé dévolu au problème environnemental. Cela permet
d’orienter les interprétations et de se positionner en
fonction de celles-ci. Ce qui oriente la pensée et l’action
(« l’impératif » dirait Kant), c’est permettre que la vie dure,
de façon juste dans un horizon commun à l’Humanité, tout
en résistant à la dérive soi-disant fatale vers la domination
sur le reste du vivant (c’est du reste une autre idée de la
durabilité, plus proche de la soutenabilité).
Le rôle des SHS dans le cadre du défi environnemental
Penser l’environnement différemment oblige à se
positionner en termes de cadres cognitifs, de référents,
d’épistémologie et de points de vue. La portée politique
opératoire découle de cette manière de considérer le
problème environnemental comme un commun. La
conception de l’environnement repose sur un système de
valeurs partagé par une communauté, à tel point partagé
qu’il est convenu de s’y référer… au point d’en oublier le
conventionnalisme qu’il accompagne. Le rôle des sciences
sociales consiste pour partie à rendre visible ce qui est
tellement acquis et incorporé parmi ces cadres cognitifs et
conceptuels qu’on envisage difficilement d’opérer un
jugement, d’évaluer le problème environnemental ou de
formuler des prérogatives en dehors de ces cadres. Il s’agit
de fonder une critique axiologique du problème
environnemental, i.e. d’ancrer la réflexion sur
l’environnement dans des dynamiques sociales, tant
matérielles que symboliques. Ce travail repose sur un
cadrage de la problématique et une construction de l’objet
propre à des SHS qui affirment autant leurs questions de
recherche que leur autonomie conceptuelle dans les études
environnementales. Ainsi, l’objet de la réflexion n’est pas
l’environnement, ni sa mécanique. C’est plutôt le « bien
penser la société » et tout le travail de cadrage, de
signification ou encore d’exploration du système de
valeurs. Autant d’éléments qui président aux interactions
entre société et nature, à la manière dont les problèmes sont
posés, à l’horizon des possibles – nécessairement sélectifs –
qui est présenté, par qui, pour qui…
Une première partie du rôle des sciences sociales,
argumentée sur des principes de philosophie morale,
consiste à décaler sensiblement l’axe de réflexion sur
l’environnement. Mais une autre partie recouvre la portée
politique opératoire de cette réflexion. Et cette portée
politique réside dans le caractère non absolu, non essentiel,
mais bien construit et pluriel, du système de valeurs qui
donne sens et forme au problème environnemental. Ainsi
construit, le système de valeurs relève nécessairement d’un
collectif, de rapports sociaux, de rapports entre acteurs, à
quoi ni la science ni les scientifiques n’échappent. La
portée politique de la réflexion des sciences sociales à
l’endroit du problème environnemental peut alors autant
s’avérer descriptive que performative (dans la mesure où la
pratique des SHS est informée des choix possibles et peut
même reconnaître des valeurs dans l’exercice du jugement,
aux côtés de la connaissance).
Au-delà d’une rupture ou d’un décentrement, il s’agit de
comprendre les capacités de jugement du bien ou du mal au
regard d’un socle de valeurs qui n’est pas donné. La
vocation descriptive d’une réflexion de sciences sociales va
consister à revenir sur des logiques de production, à rendre
compte de ces ressorts qui interviennent dans la
construction des problèmes environnementaux rencontrés.
Dans le cadre d’une modernité froide, le problème
Conclusion
Cet éclairage de philosophie morale pose dans les faits
toute une série de questions pratiques et méthodologiques,
épistémiques pour lesquelles on n’a pas nécessairement de
réponses. Parallèlement, il donne du sens, et en termes
opératoires, il constitue la définition même de l’exercice
démocratique pour certains théoriciens qui ne réduisent la
démocratie à l’exercice policé d’une gouvernance
consensuelle à laquelle personne ne croit plus. C’est
positionner le problème environnemental, comme question
de société, au cœur des enjeux politiques et de démocratie
contemporains. C’est peut-être aussi ré enchanter le monde,
131
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
le sens d’une refondation morale à partir du problème
environnemental, qui ne réside ni dans le cœur (morale
chrétienne), ni dans la raison (morale moderne, kantienne),
mais bien dans le dissensus, le débat, l’interaction parmi les
sociétés, i.e. dans le politique.
Dans cet esprit, l’acte démocratique ne se décline plus
comme un exercice mécanique d’égalité entre tous, mais
plutôt comme le travail incessant de la communauté (de la
société des individus d’Élias) visant une société partagée le
plus justement possible. Du coup, il ne s’agit justement pas
de penser de la même façon, mais d’avoir l’opportunité de
dire et surtout d’entendre la différence, et ce, sur la place
publique. La véritable participation démocratique souligne
Rancière « c’est l’invention de ce sujet imprévisible ». Ce
dissensus nécessaire au politique et au débat
environnemental. Dans le cadre du problème
environnemental, des chemins existent – impossibles à
développer ici – pour comprendre et interpréter le monde
social contemporain. Il appartient aux SHS, critiques et
réflexives, d’affranchir la question environnementale
d’approches réductrices (souvent techniques, ou séparées
du social). Il est nécessaire de fonder la réflexion au regard
d’une éthique environnementale afin d’être à la hauteur du
défi posé. Les solutions restent à inventer, pour le
scientifique comme pour le citoyen. Encore faut-il ne pas se
tromper de question.
132
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Bonneuil C. & J.B. Fressoz - L'histoire, la Terre et nous.
Quelle histoire de l'anthropocène ?
pas simplement avancé des données fondamentales sur
l’état de notre planète, ni simplement promu un point de
vue systémique sur son avenir incertain. Ils en ont aussi
proposé une histoire qui explique « comment en sommesnous arrivés là ? ». Ce récit peut être schématisé ainsi :
Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz
Bien
plus
qu’une
crise
environnementale,
l’Anthropocène signale une bifurcation de la trajectoire
géologique de la Terre causé non pas par l’ « Homme » en
général, mais par le modèle de développement qui s’est
affirmé puis globalisé depuis la dite « révolution »
industrielle. L’Anthropocène, c'est notre époque. Notre
condition. C’est le signe de notre puissance, mais aussi de
notre impuissance. Nous proposons ici sur les rapports entre
Anthropocène, histoire et écologie politique, à partir de
notre ouvrage L’événement Anthropocène. La Terre,
l’histoire et nous (Seuil, 2013).
Nous, l’espèce humaine, avons depuis deux siècles
inconsciemment altéré le système Terre, jusqu’à le faire
changer de trajectoire géologique. Puis vers la fin du
XXe siècle, une poignée de scientifiques nous aurait enfin
fait prendre conscience du danger et aurait pour mission
de guider une humanité égarée sur la mauvaise pente574.
Ce récit du passé, qui met en avant certains acteurs
(« l’espèce humaine » comme catégorie indifférenciée) et
certains processus (la démographie, l’innovation, la
croissance…), conditionne une vision de l’avenir et des
« solutions », qui place les scientifiques comme guides
d’une humanité désemparée et ignorante et fait du pilotage
du « système Terre » un nouvel objet de savoir et de
pouvoir.
Mais qui est cet anthropos indifférencié quand un
américain du Nord moyen possède une empreinte
écologique 32 fois supérieure à un éthiopien moyen ? Et
comment croire que ce n’est que depuis quelques décennies
que nous « saurions » quels dérèglements nous imprimons à
la planète alors qu’un nombre croissant de travaux
historiques montrent que les alertes environnementales sont
aussi anciennes que la révolution industrielle ? Une
amnésie sur les savoirs, les contestations et alternatives
passées de l’industrialisme sert finalement une vision
politique particulière, dépolitisante de la situation actuelle,
qui place les scientifiques et leurs sponsors comme guides
suprêmes d’une humanité, troupeau passif et indifférencié.
UN CONSTAT SCIENTIFIQUE
Cette nouvelle époque géologique, débutant avec la
révolution thermo-industrielle (cf. Alain Gras, Jacques
Grinevald) et succédant à l’Holocène, a été proposée en
2000 par Paul Crutzen, prix Nobel de chimie spécialiste de
la couche d’ozone. Depuis, le concept d’Anthropocène est
devenu un point de ralliement entre géologues, écologues,
spécialistes du climat et du système Terre, historiens,
anthropologues, philosophes et militants écologistes, pour
penser ensemble cet âge dans lequel le modèle de
développement actuellement dominant est devenu une force
tellurique, à l’origine de dérèglements écologiques
profonds, multiples et synergiques à l’échelle globale.
En termes d’extinction de la biodiversité, de
composition de l’atmosphère et de bien d’autres paramètres
(cycle de l’azote, de l’eau, du phosphore, acidification des
océans et des lacs, ressources halieutiques, déferlement
d’éléments radioactifs et de molécules toxiques dans les
écosystèmes…) nous sortons en effet, depuis deux siècles,
et surtout depuis 1945, de la zone de relative stabilité que
fut l’Holocène pendant 11.000 ans et qui permit la
naissance des civilisations. Dans l’hypothèse (optimiste ?)
de +4°C en 2100, la Terre n’aura jamais été aussi chaude
depuis 15 millions d’années. Quant à l’extinction de la
biodiversité, elle s’opère actuellement à une vitesse 100 à
1000 fois plus élevée que la moyenne géologique, du
jamais vu depuis 65 millions d’années. Cela signifie que
l’agir humain opère désormais en millions d’années, que
l’histoire humaine qui prétendait s’émanciper de la nature
et la dominer, télescope aujourd’hui la dynamique de la
Terre et se retrouve prise dans les contraintes de mille rétroactions avec celle-ci. Cela implique aussi une nouvelle
condition humaine : les habitants de la Terre vont avoir à
faire face dans les prochaines décennies à des états que le
système Terre auxquels le genre Homo, apparu il y a deux
millions et demi d’années seulement, n’avait jusqu’ici
jamais été confronté, donc auxquels il n’a pas pu s’adapter
biologiquement ni nous transmettre une expérience par la
culture.
Un deuxième grand récit, post-environnementaliste,
célèbre l’Anthropocène comme l’annonce (ou la
confirmation) de la mort de la nature comme externalité. Ce
récit est intéressant en ce qu’il questionne le dualisme
nature / culture fondateur de la modernité occidentale et
qu’il critique certains projets de conservation qui excluaient
de fait les populations d’une nature supposée « vierge ». Il
ouvre aussi le chantier philosophique d’une nouvelle pensée
de la liberté qui ne soit pas l’illusion trompeuse d’un
arrachement à tout déterminisme naturel ou d’une
domination de la nature. Une pensée de la liberté qui
assume ce qui nous attache et nous relie à notre Terre et qui
réconcilie l’infini de nos âmes à la finitude de la planète.
Par contre en célébrant l’ingénierie généralisée d’une
techno-nature, les tenants de cette vision (de certains
sociologues et philosophe post-modernes à certains
idéologues du Think-Tank post-environnementaliste du
Breakthrough Institute575 en passant par certains écologues
post-nature) prônent non pas une humilité à l’âge de
l’Anthropocène mais un nouveau « pilotage planétaire ».
« Avant on a fait de la géo-ingénierie sans le savoir, mal »,
nous disent-ils en substance ; « mais maintenant on va gérer
la planète avec toute notre technoscience ». ». Pour eux, le
pêché de Victor Frankenstein ne fut pas d’avoir créé un
L’ANTHROPOCÈNE ET SES GRANDS RÉCITS
Face à cette situation géologiquement, historiquement
et anthropologiquement nouvelle, il existe au moins quatre
visions du monde susceptibles d’accommoder la réalité de
l’Anthropocène en autant de discours et d’idéologies.
Le premier type de discours, naturalisant, est celui qui
domine dans les arènes scientifiques internationales. Les
scientifiques qui ont inventé le terme d’Anthropocène n’ont
574
Paul J. Crutzen, « Geology of mankind », Nature, vol. 415, 3
janv. 2002, p. 23. Will Steffen, Jacques Grinevald, Paul Crutzen et
John McNeill, « The Anthropocene: conceptual and historical
perspectives », Philosophical Transactions of the Royal Society A,
vol. 369, n° 1938, 2011, 842–867.
575
www.thebreakthrough.org/
133
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
montre mais de l’avoir abandonné inachevé576. On va donc
réparer le monstre de Frankenstein et promis, il va mieux
fonctionner que le monstre initial. Encore plus technooptimiste que le premier grand récit, cette vision conçoit la
nature mais aussi l’espèce humaine comme un construit,
ouvrant potentiellement la porte au trans-humanisme.
Cette vision prométhéenne et manipulatrice
s’accommode également fort bien du capitalisme financier
contemporain, de sa « croissance verte » et de son ambition
de faire du système Terre un sous-système du système
financier à travers les marchés des « services
écosystémiques ». Mais que gagnera-t-on et que perdra-on à
dénier toute altérité à la nature, à poursuivre le culte des
monstres de laboratoire et à accélérer la déconstructionreconstruction marchande du monde ?
environnementale). L’Anthropocène apparaît alors comme
la « seconde contradiction » du capitalisme. A condition de
ne pas basculer dans un aplatissement de la question
écologique dans le vieux cadre marxiste ni dans l’annonce
prophétique (déjà faite par Lénine…) de l’auto-écroulement
du capitalisme sous le poids de ses contradictions, cette
perspective présente l’intérêt d’inscrire la matérialité des
flux de matière et d’énergie (les données des sciences de
l’Anthropocène) dans une histoire sociale critique du
capitalisme, et d’offrir des prises analytiques pour décoder
les stratégies actuelles de l’oligarchie mondiale pour
« néolibéraliser » la Terre entière (marchés assurantiels,
adaptation résiliente, marchés du carbone, REDD,
compensation écologique…).
QUELLE HISTOIRE POUR L’ANTHROPOCÈNE ?
Laissons à chacun le soin de se repérer dans ce
tableau et de concevoir sa propre vision à partir des quatre
idéologies-types de l’Anthropocène que nous venons
d’esquisser. Chacune d’elle présente des apports et des
limites. Plutôt que de nous positionner en surplomb pour les
« rectifier » au nom d’un savoir historien empirique
supposément au-dessus des récits idéologiques, nous
préférons pour terminer proposer quelques apports du
renouveau actuel de l’appréhension historienne du dernier
quart de millénaire à la compréhension des dérèglements
écologiques en cours et à la pensée de l’écologie politique.
De l’odysée de l’espèce à une histoire politique
Premièrement, face à un système terre menacé,
nous n’avons pas un « anthropos » indifférencié, mais
plutôt un ensemble structurellement inégalitaire et
historiquement évolutif de relations entre collectifs humains
(un « système-monde »). On ne saurait entériner une vision
simplifiée de l’humanité, qu’il faudrait considérer toute
entière « comme une espèce », unifiée par la biologie et le
carbone, et donc collectivement responsable de la crise,
effaçant par là même, de manière très problématique, la
grande variation des causes et des responsabilités entre les
peuples (jusque récemment, l’anthropocène fut un
occidentalocène !) et les classes sociales580. Il apparaît
plutôt qu’au fil des siècles les puissances hégémoniques (la
Grande-Bretagne au premier chef lors de l’entrée dans
l’Anthropocène autour de 1800581) accumulent du capital,
garantissent un certain niveau de vie aux classes moyennes,
stabilisant ainsi l’ordre social en leur sein et financent leurs
infrastructures et l’innovation. Ces Etats ont le pouvoir
économique et la force militaire pour prélever à bon prix
dans les pays périphériques des matières premières, y
exploiter si nécessaire une main d’œuvre peu coûteuse, y
écouler des marchandises démodées, et polluer leurs
environnements. La crise climatique confirme ces rapports
très inégalitaires entre nations et le lien étroit entre crise
environnementale et entreprise de domination globale : il
est ainsi frappant de constater que les deux puissances
hégémoniques du XIXe siècle (la Grande-Bretagne) et du
XXe siècle (les États-Unis) représentent 55% des émissions
cumulées en 1900, 65% en 1950 et presque 50% en 1980.
Une
troisième
lecture
de
l’Anthropocène,
catastrophiste, insiste sur l’intangibilité des limites de la
planète, à ne pas outrepasser sous peine de basculement.
Cette lecture reprend les alertes des travaux des
scientifiques577 et leur appréhension non linéaire de
l’évolution des systèmes complexe : l’histoire n’est plus
celle d’un progrès ou d’une croissance indéfinis, mais celle
de points de basculement (tipping points) et
d’effondrements à anticiper collectivement (cf l’importance
des travaux sur la résilience sur la pensée politique du
mouvement des villes en transition et sur la permaculture).
Cette vision fait également écho aux travaux de la « théorie
politique verte578 » et au projet politique de la décroissance,
qui renouvellent la pensée de la démocratie et de l’égalité à
partir du constat de la finitude. Si l’on prend au sérieux
l’Anthropocène dans cette perspective, on ne peut plus
penser la nature dans le cadre contractualiste qui a dominé
la théorie politique jusqu’ici, on ne peut plus penser la
démocratie sans ses métabolismes énergétiques et
materiels579 et l’on ne peut plus, dans un monde fini,
différer la question du partage des richesses par le rêve d’un
gâteau économique grossissant sans fin.
Si elle reprend les constats scientifiques des
dérèglements écologiques globaux, cette 3e vision ne
partage pas la foi en des « solutions » techno-scientifiques
pour sauver la planète des deux premières visions. Elle
insiste au contraire, pour éviter un Anthropocène barbare,
sur la nécessité de changements vers la sobriété des modes
de production et de consommation : c’est donc d’initiatives
alternatives, de savoirs et de changements dans tous les
secteurs de la société, et non pas uniquement par en haut
(techno-science, green business, ONU), que dépend l’avenir
commun.
Une 4e lecture de l’Anthropocène, éco-marxiste,
consiste à relire l’histoire du capitalisme au prisme non
seulement des effets sociaux négatifs de sa globalisation
comme dans le marxisme standard (cf. la notion de
système-monde d’Imanuel Wallerstein), mais aussi de ses
métabolismes et impacts écologiques (eux-mêmes liés aux
enjeux sociaux via les questions de justice
Une écologie politique historiquement informée ne
peut dire : « on ne savait pas »
576
Bruno Latour, “Love your monsters”, dans M. Shellenberger et
T. Nordhaus (dir.), Love your monsters. Post-environmentalism
and the Anthropocene, Breakthrough Institute, 2011, 16-25.
577
A. Barnosky et al., « Approaching a state shift in Earth’s
biosphere », Nature, vol. 486, 7 juin 2012, 52-58.
578
Cf. les travaux d’Andrew Dobson, Bruno Villaba, Luc Semal,
Mathilde Szuba.
579
T Mitchel, Carbon Democracy, La découverte, 2013.
580
D. Chakrabarty, “The Climate of History: Four Theses”,
Critical Inquiry 35 (2), 2009, 197-222,; Steffen et al., op. cit.,
2011.
581
K. Pomeranz, Une grande divergence. La Chine, l'Europe et la
construction de l'économie mondiale, Paris, Albin Michel, 2010.
134
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Deuxièmement, l’histoire nous apprend que les
alertes scientifiques sur les dégradations environnementales
globales et les contestations des dégâts de l’industrialisme
ne datent pas d’aujourd’hui, ni même des décennies post1960 : elles sont aussi anciennes que le basculement dans
l’anthropocène. Il existait autour de 1800 une théorie
largement partagée d’un changement climatique global
causé par la déforestation alors massive en Europe de
l’Ouest582. Certes ces théories sont aujourd’hui largement
complétées et corrigées (mais c’était la meilleure science de
son temps, de même que la science du climat du XXIIe
siècle corrigera celle du XXe). Certes, les données
scientifiques d’aujourd’hui sont plus denses, massives,
globales, mais il serait historiquement faux et politiquement
trompeur de faire passer les sociétés du passés comme
inconscientes des dégâts – environnementaux et sanitaires
et humains – de l’industrialisme. Ceux-ci furent contestés
par mille luttes ; non seulement par les romantiques ou les
tenants de l’Ancien Régime, mais aussi des savants, des
artisans et ouvriers luddites, et les multitudes rurales au
Nord et au Sud qui perdaient alors les bienfaits des biens
communs agricoles, halieutiques et forestiers appropriés,
marchandisés, détruits ou pollués583. Ainsi un précurseur du
socialisme, Charles Fourrier écrivait-il en 1821 un essai sur
« La dégradation matérielle de la planète » dont l’
« industrie civilisée » (son terme pour désigner le nouveau
capitalisme industriel libéral auquel il opposait un stade
supérieur plus juste et harmonieux, l’ « association »).
Plutôt qu’un « on ne savait pas », nous devons
plutôt donc penser l’entrée et l’enfoncement dans
l’Anthropocène comme la victoire de certains intérêts qui
ont fabriqué du non-savoir sur les dégâts du « progrès »,
comme le déploiement de grands dispositifs (idéologiques
et matériels) et de « petites désinhibitions584 » par lesquels
les oligarchies productivistes de différentes époques ont pu
jusqu’ici marginaliser ou récupérer les critiques socioécologiques.
Et plutôt qu’une vision du monde où la société est
passive et ignorante attendant que les scientifiques sauvent
la planète (avec la géo-ingénierie, les agro-carburants, la
biologie de synthèse ou les drones-abeilles remplaçant la
biodiversité naturelle, et autres « solutions » technomarchandes « vertes »), il convient de reconnaître que c’est
dans l’ensemble du tissu social et des peuples que se
trouvent les savoirs, les initiatives et les « solutions » qui
« sauveront la planète ». Une réappropriation de la mémoire
des critiques et des nombreuses luttes et alternatives socioécologiques du passé permet donc d’étayer historiquement
une approche non technocratique des problèmes
écologiques globaux (cf. la critique de la Technique chez
Charbonneau et Ellul, la critique du technofascisme chez
Gorz ou celle de l’écologie machinique chez Guattari)
Troisièmement, l’histoire des bifurcations, débats,
résistances et alternatives de chaque période nous apprend
que l’Anthropocène n’était pas inéluctable, mais qu’il a été
à chaque moment le résultats de choix politiques,
techniques et sociaux qui auraient pu être autres (et qui
étaient contestés). Une histoire des possibles doit remplacer
un déterminisme d’un « Homme » qui depuis la maîtrise du
feu prendrait le contrôle de la planète.
Prenons par exemple le cas de l’énergie. La
focalisation des historiens sur la révolution industrielle et
les fossiles, obscurcit la prédominance des énergies
renouvelables jusqu’à la fin du XIXe siècle. Par exemple,
c’est au début du XXe que le nombre de chevaux atteint son
apogée aux États-Unis585. De même, en 1870 encore, grâce
à des turbines perfectionnées, l’hydraulique y fournit 75%
de l’énergie industrielle586. En 1868, 92% du tonnage de la
marine marchande britannique est mu par la voile 587. Entre
1750 et 1913, la France a émis quatre fois moins de carbone
dans l’atmosphère que la Grande-Bretagne tout en
atteignant un niveau de vie voisin (-20%) : ne peut-on pas y
voir un signe de la pluralité des modèles possible ?
L’histoire des énergies renouvelables, animales,
éoliennes et solaires, avant qu’elles ne soient considérées
comme « alternatives » fait d’ailleurs apparaître un passé
riche de lignées techniques négligées et de potentialités non
advenues. À la fin du XIXe siècle, 6 millions d’éoliennes
activant autant de puits, eurent le rôle historique
fondamental d’ouvrir les plaines du Midwest américain à
l’agriculture et à l’élevage. Il ne s’agissait pas de moulins
artisanaux mais de rotors, conçus à l’aide de la dynamique
des fluides, capables de suivre le vent, et produits
industriellement588. Dans le monde rural américain, la
production d’électricité décentralisée (par des éoliennes et
des batteries) demeure dominante jusqu’aux grands
programmes d’électrification rurale de la Dépression et de
l’après-guerre589. L’énergie solaire a failli s’imposer aux
Etats-Unis pour les usages domestiques. En Californie et en
Floride, l’ensoleillement et l’éloignement des gisements de
houille explique le développement rapide des chauffe-eau
solaires qui équipaient près de 80% des habitations en
1950590. De même que l’industrie pétrolière et automobile
eut la peau des tramways dans les années 1930, il aura fallu
tout le poids des lobbies pour bloquer l’énergie solaire
domestique après 1945.
Institutions répressives et oligarchies de
l’Anthropocène
Quatrièmement, en dissolvant l’illusion d’un
monde technique contemporain efficace et optimal, en
montrant la stratification des intérêts particuliers qui a
abouti à sa construction, l’histoire nous ouvre des libertés
585
Joel Tarr, Clay McShane, The Horse in the City. Living
Machines in the Nineteenth Century, Baltimore, The Johns
Hopkins University Press, 2007.
586
David E. Nye, Consuming Power. A Social History of
American Energies, Cambridge (MA), MIT Press, 1998, p. 82.
587
Katherine Anderson, Predicting the Weather, Univ. of Chicago
Press, 2005, p. 3
588
Alexis Madrigal, Powering the Dream. The History and
Promise of Green Technology, Cambridge (MA), Da Capo Press,
2011.
589
Robert Righter, Wind Energy in America. A History, University
of Oklahoma Press, 1996.
590
Adam Rome, The Bulldozer in the Countryside : Suburban
Sprawl and the Rise of American Environmentalism, Cambridge
University Press, 2001.
Au-delà de l’histoire des vainqueurs, redécouvrir
la pluralité des options possibles
582
Jean-Baptiste Fressoz et Fabien Locher, « Le climat fragile de
la modernité. Petite histoire climatique de la réflexivité
environnementale », La Vie des idées, 20 avril 2010.
http://www.laviedesidees.fr/Le-climat-fragile-de-lamodernite.html
583
Cf. Technocritiques, livre à paraître à La découverte de François
Jarrige.
584
J-B. Fressoz, L’apocalypse joyeuse, Seuil, 2012 ; C. Pessis, S.
Topçu et C. Bonneuil (dir.), Une autre histoire des ‘Trente
Glorieuses’, La Découverte, 2013.
135
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
pour le présent. Par exemple, la pétrolisation du monde est
le résultat de choix politiques et militaires particulièrement
délétères. L’économie n’y joue peut être pas un rôle
essentiel : tout au long du XX e, le pétrole est constamment
plus cher que le charbon, beaucoup plus cher en Europe, un
peu plus aux États-Unis591. Comment alors expliquer son
ascension de 5% de l’énergie mondiale en 1910, à plus de
60% en 1970?
Elle est tout d’abord le fait de la suburbanisation et
de la motorisation des sociétés occidentales. Or ce
processus a été activement encouragé par les élites
américaines des années 1920 : la maison de banlieue leur
paraissait être le meilleur rempart contre le communisme et
le meilleur moyen pour relancer l’économie en crise. La
périurbanisation redéfinit l’environnement politique et
social du travailleur : elle défait les solidarités ethniques et
sociales qui avaient été le support des solidarités ouvrières
et des grandes grèves en 1917 et 1946. La maison
individuelle et la voiture qui l’accompagne jouent un rôle
essentiel de discipline sociale par l’intermédiaire du crédit à
la consommation : dès 1926, la moitié des ménages
américains sont équipés d’une voiture mais les deux-tiers
de ces voitures ont été acquis à crédit592.
De manière plus générale, à l’époque du charbon,
les mineurs possédaient le pouvoir d’interrompre le flux
énergétique alimentant l’économie. Leurs revendications,
jusqu’alors constamment réprimées, furent enfin être prises
en compte à la fin du XIXe siècle : les grandes grèves
minières contribuèrent à l’émergence de syndicats et de
partis de masse, à l’extension du suffrage universel et à
l’adoption des lois d’assurance sociale.
Une fois prise en compte l’affinité historique entre
le charbon et les avancées démocratiques de la fin du XIX e
siècle, la pétrolisation de l’Amérique puis de l’Europe
prend un sens politique nouveau. Elle correspond à une
visée politique : ce sont les États-Unis qui l’ont rendue
possible afin de contourner les mouvements ouvriers. Le
pétrole est beaucoup plus intensif en capital qu’en travail,
son extraction se fait en surface, elle est donc plus facile à
contrôler, elle requiert une grande variété de métiers et des
effectifs très fluctuants. Tout cela rend difficile la création
de syndicats puissants. Un des objectifs du plan Marshall
était ainsi d’encourager le recours au pétrole afin d’affaiblir
les mineurs et leurs syndicats et d’arrimer ainsi les pays
européens au bloc occidental.
très différente de la Première. En moyenne, le soldat
américain de la Seconde Guerre consommait 228 fois plus
d’énergie que celui de la Première. La logistique du pétrole
sort transformée de la guerre : pipelines et capacités de
raffinage augmentèrent brutalement pour répondre aux
besoins militaires. La production de carburant d’aviation
(kérosène à indice d’octane 100) constitue l’un des plus
grands projets de recherche industrielle de la Seconde
Guerre mondiale. Les investissements dans le procédé
d’alkylation s’élevèrent à un milliard de dollars, soit la
moitié du projet Manhattan.
Même en temps de paix, les complexes militaroindustriels détruisent. La guerre froide constitue ainsi un pic
dans l’empreinte environnementale des armées. Le maintien
et l’entraînement des forces occidentales consommaient des
quantités énormes de ressources : par exemple, 15% du
trafic aérien de l’Allemagne de l’Ouest était lié aux
exercices militaires de l’OTAN. En 1987 l’armée
américaine consommait 3,4% du pétrole national, l’armée
russe, 3,9%, l’armée britannique 4,8% du pétrole, auquel
s’ajoutaient 1% du charbon et 1,6% de l’électricité
nationale. Si on ajoute à cela les émissions de CO 2 liées à la
production des armements c’est entre 10 et 15% des
émissions américaines qui seraient le fait des militaires
pendant la guerre froide593.
Disposer d’une histoire précise de l’Anthropocène est
crucial : le recours aux pétroles non-conventionnels et aux
gaz de schistes montre qu’on ne saurait laisser l’épuisement
des réserves « naturelles » dicter le tempo de la transition.
Pensée et mouvements de l’écologie politique ne peuvent
s’en remettre et à la finitude des réserves : pour des raisons
climatiques et plus généralement écologiques, il faut
absolument produire une contrainte politique bien avant que
le « signal prix » nous force à changer de modèle. C’est dès
maintenant qu’il s’agit de relire (intellectuellement) et de
défaire (politiquement) une série de choix politicotechniques actés tout au long du XIXe et du XXe siècle.
Cela requiert de se libérer d’institutions répressives
(impérialisme,
armée,
technocratie,
consumérisme
disciplinaire). C’est là non le diktat d’une éco-rationalité
rigoriste, mais une perspective d’émancipation joyeuse !
Les militaires enfin ont joué un grand rôle dans le
déploiement de technologies énergivores, pour lesquelles la
puissance importait beaucoup plus que le rendement. La
Première Guerre fut perçue par les états-majors comme la
victoire du camion sur la locomotive. Elle accéléra la
recherche sur la combustion du pétrole : la vitesse, les
rendements et la puissance des moteurs doublèrent en
quatre ans. Aidés par les Etats, les constructeurs
automobiles renouvelèrent leurs équipements, introduisirent
le travail à la chaîne et généralisèrent l’application du
taylorisme.
Mais c’est bien la Seconde Guerre mondiale qui
produit la rupture décisive. En termes énergétiques, elle fut
593
591
Michael Renner, « Assessing the military's war on the
environment », Lester Brown dir., State of the World 1991, New
York, Norton, 1991. Voir aussi J. R. McNeill and David S.
Painter, « The Global Environmental Footprint of the U.S.
Military, 1789-2003 », Charles Closmann, dir., War and the
Environment, University of Texas Press, 2009, chap. 2.
Bruce Podobnick, Global energy shifts. Fostering sustainability
in a turbulent age, Philadelphie, Temple University Press, 2006,
figure 4.1.
592
Lendol Calder, Financing the American Dream. A Cultural
History of Consumer Credit, Princeton University Press, 1999, p.
19.
136
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Audet R. - Une écologie politique du discours de la
transition
processus de laminage des individualités et de la diversité
sociale. D’autre part, la crise écologique apparaît quand le
capital intervient massivement dans les flux matériels
réglant la stabilité des écosystèmes au point de les
compromettre. Gorz explique que l’angle d’analyse de
l’écologie politique se situe à la jonction de ces crises : elle
met en lumière la dynamique des contractions des logiques
capitaliste et écosystémique d’une part, et elle recherche les
structures sociales qui libéreront potentiellement l’individu
et la communauté des choix imposés par le capital et la
technique597. Proche, à cet égard, de l’écologie sociale et
du municipalisme libertaire de Murray Bookchin 598,
l’écologie politique veut contrer cette dérive par une
« autorégulation décentralisée » compatible avec le
socialisme libertaire et l’autogestion. En outre, il s’agirait
d’inverser l’ordre technologique, c’est-à-dire de
promouvoir des technologies utilisables et contrôlables au
niveau local, génératrices d’autonomie pour les
communautés, non destructrices et compatibles avec le
contrôle de la production par les producteurs et les
consommateurs.
En somme, l’écologie politique procède d’une critique
matérialiste au sens où elle porte sur les déterminants
structuraux des crises écologiques et sociales. Sa question
centrale est la suivante : quelles structures sociales,
économiques et politiques faut-il mettre en place pour
s’émanciper du règne de la technique et retrouver une place
pour l’être humain dans les écosystèmes. Or, cette
préoccupation pour les règles du vivre ensemble ne va pas
sans questionnement sur la nature du sujet et de l’éthique.
C’est le projet plus idéaliste de l’écologie politique qui
commence ici.
Les premiers écologistes politiques abordaient déjà la
dimension symbolique – bien que d’une manière qui
demeurait largement marxiste – de la double crise du
capital et de la biosphère lorsqu’ils associaient la « fiction
de la consommation » au « fondement culturel du
capitalisme »599 : y échapper nécessite de s’émanciper de
la logique du capital et de sa superstructure idéologique. Le
deuxième mouvement de l’écologie politique prolongera
cette réflexion par la philosophie et en s’inspirant de
l’éthique environnementale américaine. Figure de proue de
ce deuxième mouvement, Félix Guattari explique qu’avec
la crise écologique, « c’est le rapport de la subjectivité avec
son extériorité – qu’elle soit sociale, animale, végétale ou
cosmique – qui se trouve ainsi compromis dans une sorte de
mouvement général d’implosion et d’infantilisation
régressive »600. Repenser les liens sociaux, le rapport au
corps et à l’environnement implique de travailler sur
l’essence de la subjectivité à travers l’expérimentation, la
prospective, voire l’esthétisme, et ce dans un contexte où
« moins que jamais la nature ne peut être séparée de la
culture et il nous faut apprendre à penser ‘transversalement’
les interactions entre écosystème, mécanosphère et univers
de référence sociaux et individuels »601. Cette réflexion
s’inscrit donc aussi dans la déconstruction de la dualité
nature-culture telle que l’a amorcée Michel Serre,
René Audet
Professeur, Département de stratégie, responsabilité sociale
et environnementale
École des sciences de la gestion, Université du Québec à
Montréal
Les dernières années ont vu émerger un discours hétéroclite
sur la transition. Parfois associé aux qualificatifs
« écologique », « vert », « sobre en
carbone » ou
« soutenable »,
parfois identifié à des objets plus
spécifiques comme les villes, l’énergie ou les transports, le
terme de « transition » traduit depuis peu de nouvelles
tendances du débat environnemental. C’est pourquoi il
importe de faire une écologie politique de la transition et de
son discours. Or, l’écologie politique ne se laisse pas
facilement définir. Nous tenterons ici de distinguer deux
grands projets de l’écologie politique telle qu’elle s’est
développée en France. L’écologie politique des discours de
la transition reposera donc sur les questions portées par ces
deux grands projets : Comment organiser la société pour
affronter la double crise du capital et de la biosphère?
Comment penser la subjectivité humaine et l’éthique dans
cette société? Le texte décrira deux discours de la
transition – le discours technocentriste et managérial et le
discours écocentriste et radical – avant d’envisager en
conclusion comment les questions de l’écologie politique
permettent d’en faire une critique.
1. Les deux projets de l’écologie politique
L’écologie politique naquit au moment où l’écologie
« scientifique » énonçait dans une série d’ouvrages destinés
au grand public l’idée des « limites » : capacités limités des
écosystèmes, finitude des ressources et, donc, limite de la
croissance de la population et de la richesse – idée
impliquant aussi l’interdépendance de tous les êtres au sein
d’une biosphère au bord de la rupture d’équilibre594. Ainsi,
les écologistes politiques n’hésitent-ils pas à revendiquer
leur filiation à la discipline de l’écologie d’où ils puisent les
thèmes de la finitude et de l’interdépendance595. Toutefois,
au delà de cette filiation commune, ceux-ci se rangent
généralement derrière deux projets distincts, ancré pour
l’un dans une analyse plus matérialiste et pour l’autre dans
une analyse plus idéaliste.
Les premiers écologistes politiques furent matérialistes.
Leur analyse met en lumières les conséquences conjuguées
de deux crises. D’abord, celle du capital qui, dans son cycle
de renouvellement et à travers le développement de la
technique, devient de plus en plus destructeur du travail, du
corps, de la nature et de la société. L’écologie politique
s’inspire ici des thèses d’Habermas selon lesquelles le
développement des forces productives engendre une forme
de légitimation fondée sur la science et la technologie, et
dont le principe ultime est l’intégration de l’être humain
dans le système technique596. La production de masse, la
société de consommation seraient des manifestations de ce
597
594
M. Bosquet (A. Gorz), 1977. Écologie et Liberté, Paris,
Éditions Galilée, p. 20-30.
598
M. Bookchin, 1980. Toward an Ecological Society, Montréal,
Black Rose Books.
599
Bosquet, Op. cit., p. 69.
600
F. Guattari, 1989. Les trois écologies, Paris, Galilée, p. 12.
601
Ibid, p. 3.
La référence la plus connue étant D. Meadows et al., 1972. The
Limits to Growth. A Report for the Club of Rome’s Project on the
Predicament of Mankind, NY, New American Library.
595
Voir A. Lipietz, 2003. Qu’est-ce que l’écologie politique? La
grande transformation du XXIe siècle, Paris, La découverte.
596
J. Habermas, 1973. La technique et la science comme
« idéologie », Paris, Gallimard.
137
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
notamment602. Ces travaux révèlent en outre que la
distinction entre nature et culture est artificielle et aussi
trompeuse pour l’analyse que nuisible pour l’élaboration
des règles du vivre ensemble en raison de
l’anthropocentrisme qu’elle véhicule, alors qu’il faudrait,
selon les auteurs de ce deuxième mouvement, chercher à
développer une éthique biocentriste qui donnerait des droits
aux « êtres de nature »603, sinon une éthique écocentriste
qui définirait mieux les responsabilités liées « aux
dimensions morales de nos interdépendances »604 avec la
nature.
De ces réflexions découlent une série de considérations
faisant la promotion de la « singularisation », de la
créativité, de la diversité, mais également de la solidarité,
de la participation à un processus délibératif visant la
refondation de la démocratie et du contrat social. Ainsi,
dans ce deuxième mouvement plus idéaliste se profile une
réflexion cernée d’une part par l’enjeu de la subjectivité en
temps de crise écologique et, d’autre part, par l’éthique
partagée qui pourrait encadrer le vivre ensemble.
Cette courte synthèse des deux mouvements de l’écologie
politique (française)
révèle
les questionnements
fondamentaux de cette « philosophie » : Comment
organiser la société pour affronter la double crise du capital
et de la biosphère? Comment penser la subjectivité humaine
et l’éthique écologique dans cette société? Il ne s’agit pas
ici de relater les réponses (nombreuses et étoffées) que
reçoivent ces questions dans les ouvrages d’écologie
politique, mais plutôt de les utiliser comme balises dans
l’analyse critique du discours de la transition écologique en
y cherchant des pistes de réponse. Au sens générique, une
transition réfère au passage d’un état à un autre. Dans le
discours, elle évoque le passage d’un ensemble de relations
entre des systèmes sociaux, économiques ou techniques et
écologiques vers un état futur plus soutenable. Une analyse
du déploiement du discours de la transition dans la sphère
internationale605 a démontré qu’il existe deux récits de ce
passage: le discours technocentriste et managérial et le
discours écocentriste et radical. On peut décrire ces
discours en abordant trois éléments de leur structure : les
motivations pour effectuer une transition, les moteurs
envisagés (c’est-à-dire les acteurs ou les institutions phares
de la transition) et la manière d’engager la transition. Nous
abordons ici ces trois éléments pour chacun des discours.
2. La transition technocentriste et managériale
Le discours technocentriste et managérial est promu par des
organisations du système des Nations Unies, ou proches de
celui-ci. Il porte avant tout sur les obstacles qui empêchent
le décollage des technologies vertes et d’une transition vers
une économie verte606 ou sobre en carbone. Il est
managérial en ce sens qu’il propose qu’un tel virage puisse
être géré et engendré par des politiques publiques.
Les motivations pour cette transition relèvent évidemment
des objectifs internationaux de lutte contre le changement
climatique et autres dommages environnementaux.
Toutefois, le discours véhicule également la notion d’une
transition comme opportunité économique : il s’agit de
créer un nouveau marché exempt des défauts de l’économie
dite brune et donc, comme le dit le PNUE, de créer de la
richesse « tout en augmentant les stocks des ressources
naturelles, en réduisant les risques environnementaux et en
reconstruisant notre capacité à générer de la prospérité
future »607. Ainsi, les bénéfices environnementaux et
sociaux de la transition sont essentiellement considérés
comme les fruits d’une transformation du marché. Ceci
pose donc la question des acteurs qui devront être les
moteurs de la transition et le discours technocentriste y
répond d’une manière originale : puisque les entreprises et
les investisseurs en sont incapables, à l’exception de
quelques leaders, c’est l’État qui doit prendre les
commandes pour leur montrer la voie.
Ainsi, à défaut de pouvoir miser sur l’entreprise, le moteur
de la transition est l’État. Le problème du secteur privé
relève, selon le discours, du fait que l’investissement vert
est représenté comme un risque. Du point de vue de
l’investisseur, toute innovation qui dévierait des règles du
système impose un coût associé au désavantage du
précurseur et exige donc un plus grand retour sur
l’investissement que pour un investissement moins risqué.
Voilà pourquoi l’intervention publique est nécessaire :
« Pour la vaste majorité des firmes, passer à l’énergie
renouvelable, réorganiser les opérations pour minimiser les
émissions ou utiliser les intrants moins intensifs en carbone
sont des étapes qui requièrent de plus forts signaux et
incitatifs gouvernementaux »608. Le rôle de l’État sera
d’amender les modèles macroéconomiques en introduisant
de nouvelles variables, comme un prix du carbone, et de
favoriser une meilleure prévisibilité – il imposera les règles
du jeu et réinventera l’interventionnisme économique afin
de corriger les imperfections du marché et les incitatifs
ayant des effets pervers en les remplaçant par des incitatifs
ayant des effets vertueux sur les plans sociaux et
environnementaux.
La transition se fera donc de manière plus descendante et
reposera sur des politiques visant à favoriser les secteurs
verts et l’éco-innovation et à aider les entreprises à passer
des énergies fossiles aux énergies renouvelables. En outre,
le discours identifie quatre types de politique publique pour
la transition. Premièrement, la réorientation des
investissements et des dépenses publiques dans les secteurs
verts pourrait initier une dynamique favorable
602
Voir M. Serre, 1990. Le contrat naturel, Paris, Éditions
François Bourin.
603
H.-S. Afeissa, 2010. La communauté des êtres de nature, Paris,
Éditions MF.
604
R. Mathevet, 2012. La solidarité écologique. Ce lien qui nous
oblige, Paris, Actes Sud.
605
L’analyse du discours a été effectuée sur un corpus de 7
ouvrages ou rapports provenant d’organisations internationales, ou
ayant fait l’objet d’une diffusion à l’international. La
méthodologie d’analyse reposait sur la catégorisation thématique
(et une analyse des cooccurrences de ces catégories) des
documents suivants : Energy Cities, 2012. 30 Energy Cities’
proposals for the energy transition of cities and towns; Rob
Hopkins, 2008. The Transition Handbook: From Oil Dependency
to Local Resilience; International Energy Agency (IEA). 2010.
The economics of transition in the power sector; International
Trade Union Confederation (ITUC), 2008. Trade unions and
climate change. Equity, justice and solidarity in the fight against
climate change; New Economic Foundation (NEF), 2009. The
Great Transition; Organisation for Economic Co-operation and
Development (OECD), 2010. Transition to a Low-carbon
Economy. Public Goals and Corporate Practices; United Nations
Environmental Programme (UNEP), 2011. Towards a Green
Economy. Pathways to Sustainable Development and Poverty
Eradication. A Synthesis for Policy Makers.
606
Les termes en italiques sont tirés des textes analysés.
UNEP, Op. cit., p. 5.
608
OECD, Op. cit., p. 18
607
138
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
d’investissement privé en générant une plus grande
confiance dans ces secteurs. Deuxièmement, l’instauration
d’un prix sur le carbone contribuerait à internaliser les coûts
écologiques des énergies fossiles dans les prix des biens et
services, ce qui conférerait aux technologies sobres en
carbone un avantage compétitif. Troisièmement,
l’évaluation des politiques pour la transition afin
d’harmoniser la cadre réglementaire procurerait « plus de
prévisibilité, de transparence et de sécurité lors des
décisions concernant l’allocation à long terme du capital,
comme
celles
liées
aux
infrastructures »609.
Quatrièmement, le développement de mesures de
sauvegarde pour prévenir les conséquences sociales du
replacement de secteurs industriels brun aux secteurs verts.
écologique : mise en œuvre d’une comptabilité sociale et
environnementale, réglementation sur l’internationalisation
des externalités, taxation des maux environnementaux, etc.
Il faut cependant, « déplacer le véritable pouvoir du centre
vers des organes démocratiques décentralisées et rendre au
peuple une véritable voix dans la manière dont le pouvoir
est exercé »612. Dans ce contexte, les autorités municipales
apparaissent
comme
de
véritables
catalystes ou
conducteurs capables d’organiser les processus de
transition tout en assurant aux innovateurs assez d’espace et
de liberté – vertus essentielles pour faire advenir des
transitions fondées sur des solutions et innovations
diversifiées, adaptées à chaque contexte.
Ainsi, la manière d’engendrer des transitions consiste à
travailler sur des processus ascendants – du local au
national, puis au global – illustrés dans le discours par des
métaphores naturalistes tirées de l’écologie industrielle ou
de la théorie des systèmes complexes. Pour le réseau
Energie Cities, il s’agit de gérer le métabolisme du
territoire, soit « ce qui circule, est perdu, échangé ou
transformé dans nos territoires »613. Pour le Guide de la
transition, une transition consiste à développer la résilience
des communautés, c’est-à-dire leur « habileté à ne pas
s’effondrer au premier signe de pénurie de pétrole ou
d’aliments, et leur habileté à répondre aux dérangements en
s’adaptant »614. En outre, ces métaphores ont pour effet
d’accentuer l’emphase mise sur l’origine nécessairement
local et territoriale des transitions, et de renvoyer vers
l’adoption de méthodes adaptées. Parmi celles-ci, le
discours identifie les exercices collectifs de prospective, de
création d’images du futur ou d’histoires positives qui
« aideront à dépasser les antagonistes idéologiques et les
intérêts divergents des joueurs locaux »615. Ces images du
futur sont aussi porteuses d’une diachronie paradoxale : elle
font largement appel aux techniques (agraires,
économiques, manufacturières, etc.) héritées du passée et à
la réappropriation de savoirs ancestraux, par exemple avec
l’idée de re-qualification (reskilling) suggérée par la New
Economic Foundation. Enfin, ces méthodes engendreraient
un processus vertueux de transformation faisant émerger
une culture d’autonomie, d’innovation et de créativité.
L’objectif ultime, comme le dit Hopkins, est une véritable
renaissance économique, culturelle et spirituelle.
3. La transition écocentriste et radicale
Porté par le mouvement des villes en transition, le réseau
Energy Cities et la New Economic Foundation, ce discours
envisage les transformations à venir sous l’angle de l’action
locale territorialisée, de processus participatifs de prise de
décision et d’un changement progressif des valeurs. Il est
radical au sens où il porte sur une transformation sociale
fondamentale qui affecterait la manière de vivre nos vies.
Le discours écocentriste dénonce la conjonction des crises
économique, financière, climatique et énergétique affectant
le monde contemporain. Suite à la crise financière de 2008,
la New Economic Foundation affirmait que « l’arnaque du
marché ne mène pas toujours au meilleur résultat pour la
société »610. Le modèle actuel de la mondialisation trouve
aussi ses limites, selon ce discours, dans la crise
énergétique à venir et dans la fin de l’âge du pétrole à
rabais. Pour l’individu, la perspective de ces crises
mènerait à une crise additionnelle, caractérisée par un sens
de la culpabilité et de l’horreur qu’Hopkins appelle le
désordre post-pétrole. Le discours réaffirme donc l’idée de
finitude des ressources et des écosystèmes et propose des
changements radicaux dans la manière d’utiliser les
ressources et l’énergie. Ainsi, les motivations pour amorcer
une transition – ou de multiples transitions à petite échelle –
sont autant de réponses au chaos annoncé. Ce sont les
capacités des individus à s’organiser au sein d’initiatives
locales allant du quartier à la ville au territoire, qui
pourront engendrer ces transitions. Les acteurs locaux
seront donc les moteurs de ces transitions.
Conclusion
Comment les discours technocentristes et écocentristes sur
la transition répondent-ils aux questions de l’écologie
politique, soit : Comment organiser la société pour affronter
la double crise du capital et de la biosphère? Comment
penser la subjectivité humaine et l’éthique dans cette
société?
Dans ce discours, le statut d’acteur local englobe une
grande variété de formes. Le discours utilise souvent la
notion vague de communauté et il est implicite que celle-ci
s’inscrit dans un territoire circonscrit par les limites du
village, du quartier, de la ville ou de la région, et qui
constitue le terreau de l’innovation soutenable. Ainsi, pour
le réseau Energy Cities, « Plusieurs initiatives mises en
place à la grandeurs des territoires sont souvent ignorés.
Elles sont menées par des citoyens, des familles, des
entrepreneurs et des administrations […] Ces gens
‘motivés’ montrent néanmoins la voie vers un ville sobre en
énergie et une grande qualité de vie pour tous »611.
L’emphase portée sur les acteurs locaux en appelle
clairement à une décentralisation politique et au principe de
subsidiarité, mais l’État se voit néanmoins chargé de
certaines missions pour coordonner la transition
À l’évidence, les deux discours abordent assez directement
la première question. Le discours technocentriste le fait en
réitérant les principes du développement technologique et
du marché. En proposant pour l’État un rôle plus
névralgique dans la transition écologique, il refuse
d’admettre que l’économie de marché puisse être à la
source des crises actuelles autrement qu’en vertu de
« défauts » et « d’imperfections » présentés comme
612
NEF, Op. cit., p. 12.
EC, Op. cit., p. 22.
614
Hopkins, Op. cit., p. 54.
615
EC, Op. cit, p. 13.
609
613
Ibid, p. 21.
610
NEF, Op. cit., p. 9.
611
EC, Op. cit., p. 49.
139
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
corrigibles. Ainsi le discours technocentriste représente-t-il
le modèle contre lequel l’écologie politique matérialiste se
dressait dès la décennie 1970. À l’inverse, le discours
écocentriste semble s’inspirer des formes d’autogestion
proposée par l’écologie politique, même s’il les justifie
davantage par des métaphores naturalistes que par une
analyse politique. Cette posture lui est d’ailleurs souvent
reprochée : la transition écocentriste ne lute pas contre
l’ordre dominant et les initiatives qui s’en réclament
collaborent volontiers avec les institutions participant aux
crises contemporaines. Ainsi, des activistes anglais ont-il
semoncé le mouvement de la transition en affirmant qu’il
est « fondamental d’identifier et de nommer nos adversaires
dans cette lutte pour une réelle transition »616.
La deuxième question de l’écologie politique s’interroge
sur la subjectivité, l’éthique et le sens donné à la nature. Le
discours technocentriste n’y adresse pas de grandes
considérations et ne discute jamais d’une vision du monde
en particulier sinon pour réaffirmer les trois piliers du
développement durable comme horizons moraux légitimes.
Au contraire, il doit être compris comme une actualisation
de la vision du monde dominante de la modernisation
écologique en ce qu’il demeure entièrement technocentré.
Le discours écocentriste va plus loin à cet égard et, sans
vraiment détailler les valeurs à promouvoir dans la
transition, il suggère que c’est par la pratique de la
démocratie participative, dans le contact avec la terre et le
travail manuel, dans l’imagination collective d’un avenir
meilleur que la renaissance culturelle et spirituelle
s’amorcera. Il offre en ce sens un terreau fertile pour
l’éthique écocentriste et un développement de l’écologie
politique.
616
P. Chatterton et A. Cutler, 2013. Un écologisme apolitique?
Débat autour de la transition, Montréal, Éditions Écosociété.
140
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Bécot R.617 – Interroger la production de l'oubli autour
des mouvements sociaux et écologistes618
dans un présent perpétuellement renouvelé - sans interroger
leur passé en matière environnementale pour mieux penser
leur intervention présente.
Ce refus d'interroger leur propre histoire conduit ainsi les
syndicalistes à affirmer péremptoirement que « les syndicats
en Europe se penchent sur les questions environnementales
depuis longtemps déjà623 », sans plus d'examen historique.
Une fois ce principe affirmé, les syndicalistes tendent en effet
à se rallier aux notions et normes environnementales définies
à l'échelle étatique ou internationale, tout en reconnaissant le
« caractère très général (...) [et] ''fourre-tout''624 » de la notion
de développement durable.
Au cours des dernières années, plusieurs publications ont
contribué à déconstruire les mécanismes de "l'économie
verte" ou du "capitalisme vert"625. En analysant les dispositifs
internationaux qui visent à normaliser les dynamiques
capitalistes de production et de consommation, ces travaux
apparaissent comme autant de points d'appuis pour
réarticuler enjeux sociaux et environnementaux. Pourtant,
tout en dressant la généalogie de cette "économie verte", ils
ne permettent pas d'identifier les causes d'un oubli des
mobilisations socio-environnementales des années 1968. En
interrogeant les causes de l'oubli des mobilisations socioenvironnementales, il s'agit aussi d'éclairer les facteurs qui
contribuent encore aujourd'hui à la fragmentation des
mouvements sociaux. Après avoir identifié les facteurs du
déclin des mobilisations environnementales à l'issue des
années 1968, nous montrerons comment ce passé méconnu
est pensé aujourd'hui par les anciens acteurs de ces
mobilisations. Enfin, en nous appuyant sur la percée actuelle
de références à des mobilisations passées, nous suggérerons
quelques pistes pour rompre l'oubli entourant ces
mobilisations.
Depuis le contre-sommet de Copenhague, les discours
portant sur la possibilité d'une "écologie ouvrière" se sont
multipliés et occasionnent l'évolution de pratiques
militantes619. Pourtant, malgré la relative diffusion des
recherches sur un "environnementalisme des pauvres"620, une
"écologie ouvrière" semble difficile à penser autrement que
sous l'angle d'un défi radicalement nouveau. Ce postulat
implicite mérite d'être interrogé, dans la mesure où un
décalage profond existe entre les témoignages repérables
dans les archives syndicales et les discours contemporains.
D'un côté, les sources syndicales témoignent d'une pluralité
de préoccupations environnementales dès l'après-guerre,
ainsi que d'un foisonnement de mobilisations socioenvironnementales qui donnèrent lieu à une critique radicale
des retombées environnementales des dynamiques
capitalistes de production et de consommation (en particulier
au cours des années 1968). De l'autre côté, les discours
aujourd'hui dominants sur le mouvement syndical - incluant
les discours de nombreux syndicalistes - affirment que ce
mouvement rencontrerait pour la première fois la question
environnementale au cours des dernières années.
Ce décalage produit des effets profonds sur les
mouvements sociaux contemporains, ainsi que sur la
production des pensées critiques. D'une part, il alimente le
traitement des actions environnementales du mouvement
syndical sur le mode de l'exception. Ainsi, la mobilisation de
la CFDT contre le nucléaire ou les "dégâts du progrès"
apparaissent comme une parenthèse temporaire, sans passé ni
futur. La compréhension de ces mobilisations se trouve ainsi
obstruée. D'autre part, cette approche contribue à entretenir
l'idée selon laquelle « l'écologie politique n'a pas produit son
Marx », parce qu'elle ne serait pas parvenue à rendre ses
« pensées politiquement opérantes, c’est-à-dire (…) qu'elles
s'incarnent dans des mouvements sociaux et politiques
réels621 ». Or, repérer les dimensions environnementales à
l'oeuvre dans des mouvements sociaux dits "classiques"
pourrait permettre de nuancer cette affirmation. Ainsi, le
mouvement syndical a ponctuellement porté une pensée
politique de l'environnement, qui s'est incarné dans des
mouvements réels. Enfin, cette approche conduit surtout à
renforcer l'effet du présentisme au sein des mouvements
sociaux622, les syndicsalistes puisant peu à peu leur références
Les mobilisations socio-environnementales et leur
déclin, "années 1968"
Au cours des décennies 1960 et 1970 se déroulent des
mobilisations liant étroitement enjeux sociaux et
environnementaux. Pour une part, elles s'inscrivent dans la
continuité d'initiatives syndicales anciennes (santé au travail,
usage des "ressources naturelles", etc.). Une autre part
correspond à des convergences avec de nouveaux acteurs
militants, qui ne sont pas définis par leur appartenance au
salariat. Ces convergences sont désormais partiellement
connues et participent de la dynamique des « rencontres
improbables » des années 1968626. Pour le mouvement
syndical, nous définirons les "années 68" comme la période
qui débute au cours de la phase d'invention de la CFDT
(1964) 627, en ravivant une critique de l'urbanisme et des
pollutions
industrielles,
partiellement
héritée
des
617
Doctorant en histoire, Centre Maurice Halbwachs (EHESS) et
ATER à l'Université Rennes II ([email protected]). Mes
recherches portent sur la construction des préoccupations
environnementales dans les organisations syndicales
(principalement CFTC-CFDT et CGT) au cours du second
vingtième siècle.
618
Ce texte constitue uniquement une introduction à la
communication présentée. Il correspond à la première partie de la
communication, qui vise à fournir les principales références utiles
pour alimenter la discussion.
619
Voir par exemple CHAPELLE Sophie, « Ces ouvriers qui
misent sur l'écologie pour préserver leur industrie », Basta Mag, 4
avril 2012.
620
MARTINEZ-ALIER, The Environmentalism of the Poor : A
Study of Ecological Conflicts and Valuation, Northampton,
Edward Elgar Publisher, 2003.
621
KEUCHEYAN Razmig, Hémisphère gauche. Cartographie des
nouvelles pensées critiques, Paris, Zones/La Découverte, 2010, p.
308-309.
622
Sur la notion de présentisme, nous renvoyons à HARTOG
François, Les régimes d'historicité. Présentisme et expériences du
temps, Paris, Seuil, 2003.
623
Confédération européenne des syndicats, Syndicalisme
européen et développement durable, Bruxelles, ETUI-REHS,
2008, p.31.
624
Ibidem, p.37.
625
Nous renvoyons notamment à STEINBERG Ted, « Can
Capitalism Save the Planet ? On the Origins of Green
Liberalism », Radical History Review, n°107, Spring 2010, p.724 ; ATTAC, La nature n'a pas de prix. Les méprises de
l'économie verte, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2012 ; TANURO
Daniel, L'impossible capitalisme vert, Paris, La Découverte, 2010.
626
Sur les "rencontres improbables" : VIGNA Xavier et
ZANCARINI-FOURNEL Michelle, « Les rencontres improbables
dans « les années 68 » », Vingtième Siècle. Revue d'histoire,
1/2009 (n° 101), p. 163-177. Sur la périodisation des "années 68",
voir ARTIERES Philippe, ZANCARINI-FOURNEL Michelle
(dir.), 68 : Une histoire collective (1962-1981), Paris, La
Découverte, 2008
141
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
personnalistes chrétiens. Cette phase se clôt en 1982, avec
l'intégration d'anciens dirigeants cédétistes dans les agences
de maîtrise de l'énergie, sur nomination gouvernementale. Au
cours de cette quinzaine d'années, les archives syndicales
(CFDT d'abord, mais aussi CGT) témoignent de
convergences possibles entre militants syndicaux et
écologistes, autour de trois registres que nous résumons
brièvement.
En premier lieu, le registre le plus connu reste celui d'une
critique des « dégâts du progrès628 ». Cette contestation prend
pour cible les retombées sociales et environnementales de
l'évolution des formes de travail. Par extension, cette
approche intègre aussi la critique cédétiste du nucléaire ou
certaines industries polluantes. Des alliances hétéroclites
peuvent ainsi se tisser lors de campagnes, ainsi de celle de
l'été 1977 au cours de laquelle des associations
environnementalistes et la CFDT entretiennent une
contestation du programme nucléaire. Bien que ce registre
d'action reste aujourd'hui le plus connu, il s'agit du plus
conflictuel à l'intérieur même du mouvement syndical. En
effet, si certaines franges du mouvement syndical (CFDT et
SNCS notamment) peuvent envisager des interventions
communes avec des mouvements écologistes radicaux, ce
sont aussi les critiques formulées par ces courants qui
soulèvent une hostilité profonde des courants les plus
scientistes du mouvement syndical. Ainsi, les responsables
cégétistes affirment parfois leur opposition profonde à la
critique des sciences et techniques, telle que formulée par
"Survivre et Vivre"629.
Le deuxième registre porte sur les luttes en faveur de la
protection du « cadre de vie » des populations630. Ces
mobilisations s'ancrent alors dans des quartiers et se situent
souvent en réaction à une transformation urbanistique, ou à
des nuisances sensibles. Ainsi, de nombreux habitants de la
périphérie lyonnaise se mobilisent au cours de la décennie
1960 contre la traversée de leur quartier par une autoroute,
d'autres contre l'impact sanitaire des pollutions des industries
chimiques631. Au cours de la décennie suivante, les habitants
de Vaumeilh (Haute-Provence) comme ceux de Fougères
(Ille-et-Vilaine) s'opposent à la construction d'aérodromes sur
des terres agricoles. Dans ces mobilisations alliant des
acteurs très hétéroclites, les syndicalistes peuvent
fréquemment assumer une fonction équilibrant la
structuration de la mobilisation632. Bien que cégétistes
comme cédétistes s'impliquent dans ces mobilisations, la
CFDT invente une structure singulière : l'Union
Interprofessionnelle de Base (UIB) remplace ainsi les
anciennes Unions Locales (UL), en ouvrant leur intervention
à l'échelle d'un quartier, incluant à la fois des salarié-e-s et
des non-salarié-e-s. En refusant de fragmenter la vie des
salarié-e-s, dans et hors du travail, ces syndicalistes se
trouvent donc moteurs pour tisser des solutions acceptables
par toutes les parties. Cette position les conduit à ne jamais
résoudre définitivement la tension entre l'emploi industriel et
la vie des habitants, pour ou contre l'un de ses groupes. Ils
dénient toute pertinence au clivage simpliste entre emploi et
environnement. De là découle, pour eux, l'impératif de se
situer dans une recherche constante d'un consensus entre
salarié-e-s et habitant-e-s. De là aussi découle leur refus de
définir une solution strictement pensée en fonction d'intérêts
immédiats, ceux des salarié-e-s ou ceux des habitant-e-s, en
proposant au contraire de penser les situations comme des
problèmes insérés dans un système de production et de
consommation plus vaste633.
C'est donc ici le troisième registre de l'intervention
syndicale en matière environnementale, celui d'une critique
plus large des dynamiques capitalistes de production et de
consommation
comme
étant
foncièrement
antiécologiques634. Ce clivage se manifeste en particulier dans les
institutions tripartites nationales ou internationales. Au cours
de la décennie 1970, les rapports portant sur la pollution
industrielle font ainsi l'objet d'une vive contestation. En effet,
ils s'inquiètent de ce que les mesures palliatives (en
particulier les subventions accordées aux dispositifs de
dépollution) risquent d'éclipser un débat sur la causalité
ancrée dans les dynamiques mêmes de production. Pour eux,
il convient donc de mettre en cause jusqu'aux formes
juridiques qui ont permis la pérennisation de ces dynamiques
de production, notamment en séparant l'intérieur et l'extérieur
des lieux de production, c'est à dire en établissant des
registres distincts pour le droit du travail et le droit
environnemental.
En définitive, en creux de ces trois registres se trouve
toujours un refus de fragmenter les enjeux environnementaux
(notamment en séparant l'intérieur et l'extérieur du lieu de
travail). Les syndicalistes proposent de voir une continuité
entre ces espaces, qui se traduit notamment dans l'idée que
les « fumées d'usines nauséabondes ne sont qu'un signe
atténué des conditions de vie qui règnent à l'intérieur635 ».
Cette approche nécessite ainsi de prendre à revers la
naturalisation de la frontière entre l'intérieur et l'extérieur des
lieux de production, qui se trouve notamment au fondement
de la séparation entre le droit du travail et le droit portant sur
les industries polluantes. La possibilité de porter cette
contestation se trouve alors alimentée et renforcée par la
dynamique des "rencontres improbables" des années 1968.
Ce sont pourtant ces deux dynamiques qui s'éteignent
progressivement au cours des années suivantes, contribuant à
tisser un voile d'oubli sur ces mobilisations socioenvironnementales. En reprenant le fil des débats dans les
institutions tripartites, on constate en effet que, dès le début
des années 1970, les industriels affirment qu'une législation
environnementale ne devrait être pensée qu'à l'échelle
628
CFDT, Les dégâts du progrès, Paris, Le Seuil, 1977
Voir la lettre du responsable environnement de la confédération
CGT, en date du 6 novembre 1972. Archives confédérales CGT,
fonds non côté Jean-Louis Moynot. Sur Survivre et Vivre, voir
PESSIS Céline (dir.), Survivre et Vivre. Critique de la science,
naissance de l'écologie, Montreuil, L'échappée, 2014.
630
Nous renvoyons par exemple à DURAND Michelle, HARFF
Yvette, La qualité de vie : mouvement écologique, mouvement
ouvrier, Paris, Mouton, 1977.
631
Entre autres exemples : Archives municipales de Saint-Fons.
Fonds CFDT, 8W06 (Action contre la pollution de Boussegui) ;
Archives départementales du Rhône, Fonds UD CFDT, 68J58
(Logement à Bron).
632
A Fougères, l'Union de Pays CFDT produit ainsi plusieurs
rapports contestant l'aménagement touristique de la région au
cours de ses congrès de la fin des années 1970.
629
633
Sur les UIB et la volonté de lier les intérêts des salarié-e-s et
des habitant-e-s, je me permets de renvoyer à BECOT Renaud,
"Les murs de l'usine et le dilemme syndical face à la pollution
industrielle", CLERVAL Anne, FLEURY Antoine, REBOTIER
Julien, WEBER Serge, Espace et Rapport de Domination, Rennes,
Presses Universitaires de Rennes, 2014 (à paraître).
634
Sur ce point, voir notamment les analyses de l'ancien
responsable cédétiste KRUMNOW Frédo, Croire, Paris, éditions
ouvrières, 1974 ; KRUMNOW Frédo, CFDT au coeur, Paris,
Syros, 1976.
635
La Vie ouvrière (CGT), citée par DURAND Michelle, HARFF
Yvette, La qualité de vie : mouvement écologique, mouvement
ouvrier, Paris, Mouton, 1977, p.211
142
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
internationale – au nom d'une « saine concurrence
économique ». Début 1972, un rapport du Conseil
économique et social français (dont le rapporteur appartient
au groupe des employeurs et se trouve contesté par les
syndicalistes) renvoie la balle aux échéances liées à la
conférence de Stockholm636. Lors de cette conférence de juin
1972, syndicalistes et industriels se retrouvent aussi dans la
conférence annuelle de l'Organisation internationale du
travail, qui entend définir ses propres compétences
environnementales. Ici se rejoue le conflit : d'un côté, le
groupe des travailleurs souhaite définir une politique
intervenant à la fois dans et hors des lieux de travail ; de
l'autre, les industriels affirment que les compétences de l'OIT
se limitent à l'espace de travail et que l'environnement ne
recouvre que ce qui appartient à « l'environnement du
travail » 637.
Ce débat, à la fois sémantique et politique, se poursuit
dans les conférences annuelles jusqu'en 1974. En juillet, un
fonctionnaire du bureau d'hygiène de l'OIT rédige alors un
document638, visant à distinguer les différents usages du
terme « environnement ». Ce document pose les fondements
d'un nouveau programme de l'OIT, visant à l'amélioration des
conditions de travail et de « l'environnement du travail ».
Rapidement, le terme est mis en équivalence avec la notion
« d'humanisation du travail ». La nouveauté est ainsi
ramenée dans des cadres juridiques déjà connus, puisque ce
fonctionnaire conclut que l'action environnementale de l'OIT
relève donc des « programmes opérationnels du service des
Conditions de Travail et de Vie ». Cette évolution permet
ainsi de lancer le programme structurant de cette institution
internationale pour les années suivantes, le PIACT. Dans ce
programme, toute référence au débat sur la séparation entre
l'intérieur et l'extérieur des lieux de production est évacué –
et aucun acteur audible ne s'opposera à cette approche.
Un débat sémantique au sein d'un programme genevois
ne saurait simplement résumer l'évolution qui peut se jouer
localement. Cette évolution reste néanmoins significative
pour deux raisons. Premièrement, elle témoigne des tensions
que peuvent rencontrer des militants dans certains conflits à
l'issue de la décennie 1970. En contestant la présence d'une
industrie chimique dans le VIIIe arrondissement lyonnais,
des militants cédétistes relèvent ainsi l'impensé qui entoure
cette séparation639. Deuxièmement, l'effacement progressif du
débat sur cette séparation témoigne finalement de la
pesanteur des dispositifs juridiques et institutionnels dans
lesquels évoluent les acteurs.
L'affirmation d'une incompatibilité entre enjeux sociaux
et environnementaux s'appuie sur l'idée que les périodes de
récession économique engendreraient mécaniquement un
désintérêt pour les questions environnementales. Or, pour le
crépuscule des années 1968, ce lien ne peut ni être interprété
comme une réaction mécanique, ni comme une réaction sur
le mode d'un violent backlash ou d'une réaction conservatrice
formellement pensée et organisée. Au contraire, il procède
par une réactivation de dispositifs historiques profondément
ancrés qui circonscrivent l'action des acteurs. Sans nécessiter
une intense mobilisation des industriels ou des fonctionnaires
internationaux, ces deux groupes ne font que rappeler les
contours des dispositifs préexistants et peuvent ainsi rétablir
une forme de « subordination de l'ensemble des pratiques à
une même intention objective, sorte d'orchestration sans chef
d'orchestre, [qui] ne s'accomplit que par l'accord qui
s'instaure comme en dehors des agents (…) entre ce que
l'histoire a fait d'eux et ce que l'histoire leur demande de
faire, accord qui peut s'exprimer dans le sentiment d'être bien
''à leur place'', de faire ce qu'ils ont à faire640 ».
Cette reclosion de la frontière des lieux de production
constitue la première cause de l'oubli des mobilisations
socio-environnementales menées par les organisations
syndicales au cours des années 1960 et 1970. C'est donc sur
ce moment qu'il conviendrait de nous attarder pour mieux en
saisir l'ombre portée sur notre présent.
Dans une deuxième partie, cette communication
explorera les récits des acteurs syndicaux sur leur propre
passé en matière environnementale, en montrant comment
opère l'oubli au coeur de ces récits. Cette partie s'appuiera sur
des entretiens menés auprès de syndicalistes, ainsi que sur
certains documents produits par les organisations syndicales
actuelles.
La dernière partie de cette communication s'intéressera à
la survivance de références aux mobilisations socioenvironnementales passées. Au travers de ces références, il
s'agira d'interroger la possibilité de forger des récits qui
contribuent à la fois à conjurer l'oubli qui entoure ces
mobilisations, tout en ouvrant aux mouvements sociaux de
nouvelles perspectives de réflexion quant à leurs pratiques.
636
Archives nationales. 19920430/143, « Rendre compatible le
développement accru de l'industrialisation et la lutte préventive
contre la pollution de l'air, les nuisances et la destruction des sites
naturels ».
637
Archives OIT. ILC-503-1-2. Resolution's committee of the ILC
(1970).
638
Archives OIT. SH-99-5-1. Letter of E. Mastromatteo (SHB),
10th July 1974.
639
AD Rhône, 68J67. Réunion de l'UIB-VIIIe, 10 octobre 1979.
640
BOURDIEU Pierre, « Le mort saisit le vif », Actes de la
recherche en sciences sociales, n°32, 1980, p.8.
143
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Boudet F. - Le concept d’espèce humaine : un défi pour
les sciences humaines et sociales ?
Pour contribuer ici à prendre en charge ces questions, nous
indiquerons tout d’abord le sens puis la disqualification
progressive du concept moderne d’espèce humaine (I), puis
nous présenterons deux réserves et objections à l’égard
d’une réactivation de ce concept d’espèce humaine dans la
pensée politique (II). Enfin, en réponse à ces objections,
nous veillerons à dégager la légitimité et nécessité d’un
concept écologico-politique de l’espèce humaine qui
assumerait une certaine référence à la naturalité.
L’écologie comme branche de la biologie
s’intéresse aux relations, interactions et interdépendances
complexes d’éléments partiellement hétérogènes : elle vise
ainsi à rappeler des liens et leurs dynamiques propres.
L’écologie politique engage quant à elle à rappeler des liens
entre milieux humains et milieux non-humains, et du coup à
introduire résultats et prospectives issus de l’écologie dans
le champ de la décision, de la lutte et de la complexité
politiques. Là encore il s’agit de lier. Il a été dit qu’il y a
des liens et attachements qui libèrent au lieu de contraindre
et seulement limiter. La question est donc de savoir en quoi
cette ontologie écologique du lien, de la relation et de
l’interdépendance du divers peut servir de paradigme à une
méthode épistémique susceptible de faire penser ensemble
les dites sciences de la nature et sciences humaines et
sociales sans aliéner la spécificité méthodologique propre à
chaque science ou champ de recherche, et en permettant par
là un gain de puissance de penser comme d’agir (bien).
Certes, une telle perspective de re-liaison des disciplines et
champs du réel ne peut pas ne pas séduire la philosophie
qui retrouve par là l’une de ses aspirations constitutives en
tant que pensée du réel et pensée de la pensée du réel, avec
son ambition holiste toujours renouvelée. Pourtant la
philosophie rencontre elle-même des obstacles : car l’une
de ses aspirations les plus profondes est aussi la pensée des
conditions, comme la mise en œuvre, d’une forme de liberté
ou du moins de libération vis-à-vis d’aliénations multiples.
Comment dès lors assumer une description du réel incluant
l’humain, sa nature et ses manifestations, qui ne soit pas
une simple assignation prescriptive à des limites et
contraintes ? Comment l’écologie politique peut-elle jouer
le rôle de carrefour d’intérêts, de méthodes et d’enjeux
tenus volontiers séparés par la modernité occidentale sans
prendre en charge en même temps la redéfinition du projet
d’émancipation de l’homme ? Car l’objet ici en jeu,
l’écologie politique, est lui-même un projet en phase
d’élaboration, avec ses tendances diverses. Un projet qui
semble vouloir inscrire l’horizon de la liberté dans les rets
structurants d’une réalité à teneur écologique, selon une
logique d’ancrage, de liaison et d’attachement et non plus
de pur arrachement et simple affranchissement.
L’émancipation, se doit ainsi d’être repensée, re-cadrée, resituée, au sens fort de ces termes, au sein de et par
l’écologie politique.
Nous faisons alors l’hypothèse que la philosophie, et peutêtre les sciences sociales avec elle, pourront participer à ce
mouvement de redéfinition en s’interrogeant notamment sur
la portée conceptuelle et la fertilité politique d’un vocable
désormais répandu dans le langage écologique/écologiste
quoiqu’encore flou quant à ses implications : celui d’espèce
humaine. Qu’en est-il du projet d’émancipation de
« l’homme », ou encore des individus, des communautés,
des générations, si la notion d’humain s’avère chaque fois
reconduite (ce qui ne signifie pas réduite) à l’idée d’une
espèce vivante, parente du point de vue phylogénétique,
dépendante écologiquement, vulnérable en tant que telle, et
à ces titres-là indéfectiblement liée au non-humain comme
structurellement ouverte (ontologiquement et pratiquement)
à ce qui n’est pas elle ? N’est-ce pas là l’occasion
d’assumer, avec précaution mais résolument, l’élaboration
de ce concept comme concept politique, signifiant et
opératoire dans une pensée politique devenue écologique ?
Le concept moderne d’espèce humaine et sa
disqualification.
Sans pouvoir retracer la généalogie d’un concept,
bornons-nous ici à rappeler que plusieurs philosophes de la
modernité tardive déploient une anthropologie politique
décrivant l’homme comme une espèce vivante, membre du
genre animal, et affectée à ce titre d’une condition naturelle
dont il s’agira de comprendre comment elle peut se faire le
terreau d’une exceptionnalité encore à déployer. Chez
Rousseau, Kant, Tocqueville, Constant : l’espèce humaine
est chaque fois reconnue comme cette unité plurielle et
diverse qui persévère dans le temps long de la nature et de
l’histoire universelle. Dans cette persévérance se joue la
« libre » mise en œuvre d’un plan de la nature pour l’espèce
(Kant), ou tout bonnement le plein exercice d’une liberté
ambiguë dont il s’agit de savoir s’il fera regretter
l’innocence de la bestialité ou honorera le potentiel de
dignité humaine (Rousseau). L’ancrage naturel de l’espèce
est donc décrit pour mieux mettre en perspective les progrès
et la grandeur potentielle de l’homme attestant de son
exceptionnalité au cœur du monde animal. On pourrait alors
facilement démontrer qu’il y a un concept moderne, déjà
politique, de l’espèce humaine. Politique car postulant une
unité d’origine, de destin et donc aussi de communauté à
venir, proprement cosmopolitique. Politique car dessinant,
par l’espoir d’un progrès moral de l’espèce humaine en son
entier, la finalité fondamentale du droit et de l’Etat.
Un tel concept ne réussissait pas si mal à satisfaire
le besoin intellectuel d’articulation entre les savoirs ou du
moins, les objets et champs de l’investigation ou
spéculation philosophiques. Décrit comme réalité naturelle
inscrite au cœur d’une nature cosmologique plus ou moins
finalisée, l’homme se voyait pensé comme réalité en
formation vers son exceptionnalité propre, faite de langage,
sens, valeurs, raison, morale et disposition politique. Certes
l’irruption, dans le monde, de la liberté ontologique et de la
liberté morale constituait-elle encore une énigme, et
l’ « abîme » entre nécessité et liberté restait difficile à
combler intellectuellement. Mais justement, la philosophie
moderne a su faire droit à cette double ambition qui la
traverse : d’une part, penser l’articulation entre les
« parties » de la philosophie ou les divers savoirs sur le
monde ; et d’autre part dessiner les fondements d’une
liberté humaine soucieuse d’élaborer les conditions de son
déploiement par-delà les risques sans cesse renouvelés de
sa propre dénaturation ou de son aliénation plus ou moins
consentie.
Mais les XIXème et XXème siècles ont vu
émerger progressivement les sciences humaines et sociales
en place de ces parties de la philosophie qui prétendaient
décrire
l’homme.
Tentées
par
un
mimétisme
méthodologique vis-à-vis des sciences de la nature, ces
sciences émergentes, comme la sociologie et
l’anthropologie, ont pu nourrir l’ambition scientifique de
renouveler l’articulation des savoirs autour d’un
144
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
positivisme soucieux de système. L’espèce humaine devait
en sortir adulte, enfin pleinement consciente d’elle-même et
des voies de son destin. L’ambition se solda en partie,
directement ou indirectement, par une mystification
européenne aux effets monstrueux : ravages du racialisme
et du racisme de l’impérialisme colonial, jusqu’aux
entreprises de « purification politique » par génocide et
eugénisme. Après la deuxième Guerre mondiale, l’Europe
« éclairée » sort traumatisée de ce cauchemar et semble se
promettre de transformer l’abîme entre les vieux concepts
de « nécessité » et de « liberté » − devenus ceux de
« nature » et « société » − en tranchée quasiinfranchissable, hérissée des échos d’un tabou politique
majeur : ne plus jamais prêter le flanc à une quelconque
biologisation du social et de la politique et préserver la
biologie de toute politisation, désormais essentiellement
suspecte. Au fond, l’idée semble avoir été qu’on
préserverait bien plus la compréhension respective de la
nature et du social en les disjoignant qu’en opérant une
synthèse hâtive ou idéologique, et que, par là, les chances
d’émancipation humaine se verraient largement favorisées,
et parce qu’on ne les soumettraient pas d’avance à la
tyrannie d’une nécessité et d’un ordre naturels supposés, et
parce que, au sein du social, les processus d’oppression
seraient mis plus facilement à nu en désamorçant toute
tentative de les naturaliser.
sociétés modernes sur la planète. L’idée serait alors que
certaines catégories ordonnant la pensée sont issues d’un
compromis intellectuel et empirique qui mérite bien mieux
que d’être déstabilisé par de simples impatiences ou effets
de mode et dé-mode intellectuels même patinés d’un
sentiment d’urgence. L’oikos écologique en déroute
devrait-il nécessairement entraîner dans sa dislocation toute
maison intellectuelle bâtie à coup d’histoire, d’épreuves et
parfois de sagesse ?
Un second type d’objection à l’égard de l’usage du
vocable d’espèce humaine comme concept politique résume
à soi seul une large part des raisons justifiant le rejet de
toute référence à la nature dans le cadre d’une pensée
politique ou d’une description du « social », et donc au sein
des sciences humaines et sociales. On soupçonne en effet
une naturalisation abusive et illégitime de ce qui, en fait,
n’est pas naturel. On soupçonne ainsi le gommage d’un
ordre au nom d’un autre, et finalement une mystification,
consciente ou non. Mystification qui ferait perdre d’un
même mouvement vérité et efficacité de l’action. La pensée
marxienne a fourni le modèle de cette suspicion :
distinguant l’ordre de la nature de l’ordre de l’histoire tout
en veillant à penser leur articulation, elle s’efforce de
débusquer ces erreurs de catégorisation qui prétendent
décrire comme naturel, et donc soumis à d’intangibles ou
du moins d’imprenables lois de la nature, ce qui en fait ne
relèverait que de l’ordre des enchaînements historiques de
l’action humaine, incluant des processus certes nécessaires
mais dépassables par l’effet de contradictions internes
éventuellement conjoint à celui de l’action émancipatrice.
A titre d’exemple, pensons à la réticence de Daniel
Tanuro641 à l’égard de certaines analyses proposées par
Jared Diamond concernant les dégradations écologiques
produites par diverses sociétés et civilisations au cours des
dix derniers millénaires : cette lecture sur le temps long,
tendrait, selon Tanuro, à diluer un peu trop vite les
responsabilités humaines en les reconduisant à l’espèce
humaine en général et, ce faisant, rendrait inintelligible le
rôle décisif du capitalisme comme mode de production
structurellement nuisible à l’intégrité et aux capacités de
régénération des écosystèmes. Faisant écran à une
compréhension historique et politique adéquate, la
référence au concept d’espèce humaine risquerait ainsi de
dépolitiser la pensée et l’action là où la lutte politique
(sociale et écologiste), selon Tanuro, exige aujourd’hui de
prendre nettement pour cible le mode de production
capitaliste.
C’est aussi en ce sens, bien qu’ils ne s’inscrivent
pas directement dans une critique du capitalisme, que
s’explique la réserve de Christophe Bonneuil et JeanBaptiste Fressoz à l’égard de l’usage du concept d’espèce
humaine volontiers mobilisé par les géologues,
climatologues et écologues pour penser « l’événement
anthropocène ». En effet, ces historiens des sciences 642, qui
se sont donné pour projet d’assumer résolument la
proposition faite par Paul Crutzen de décrire une nouvelle
ère de l’histoire de la Terre comme marquée par
l’empreinte d’une espèce humaine devenue « force
géologique », estiment toutefois que ce concept d’espèce,
Deux objections à l’égard de la réinstauration
philosophique du concept d’espèce humaine
Aussi, le projet d’une réinstauration philosophique
du concept d’espèce humaine dans la pensée politique se
heurte-t-il aujourd’hui à plusieurs objections de taille qui
interrogent tant sa nécessité que sa légitimité. Bornons-nous
ici à en indiquer deux qui impliquent directement le rapport
aux sciences humaines et sociales et à l’écologie politique.
On peut ainsi commencer par se demander s’il vaut
bien la peine de prendre le risque énorme de rouvrir, même
indirectement, certaines des plus vives plaies politiques et
morales de l’Europe avec leur cortège de hontes et de
crimes réédités. Qu’y a-t-il donc à gagner intellectuellement
et politiquement de si incontournable dans le geste de
joindre à nouveau ce que la prudence enjoint peut-être de
tenir séparés pour de bon - la description naturelle de
l’homme et sa description sociale ? Peut-être serait-il plus
commode de pouvoir assumer la critique écologiqueécologiste de la société (valeurs, désirs, structures et
logiques économiques, juridiques et politiques) sans avoir à
modifier la description classique de l’homme, en soi
suffisamment claire pour aborder ce qui compte : l’urgence
écologique. On pourrait même éprouver une forme
d’agacement vis-à-vis de ce qui est peut-être devenu une
manie philosophique (selon un cartésianisme adolescent) :
croire que penser équivaut à critiquer systématiquement
toute pensée ou ordre hérités. Ainsi s’il y a eu de bonnes
raisons, elles-mêmes fruits d’une prudence réfléchie et
critique, de maintenir disjointes la description naturelle et la
description socio-politique de l’homme, cessent-elles de
l’être aujourd’hui à cause d’un supposé réveil des
consciences écologiques ? Et l’ pourrait même objecter que,
finalement, la philosophie elle-même se laisse trop
facilement imprégner par la logique capitalisteconsumériste de l’innovation tous azimuts, où ce qui est
produit est presque aussi vite disqualifié comme désuet,
alors même que cette logique-là est justement l’une des
racines de l’accélération de l’empreinte écologique des
641
TANURO Daniel, L’Impossible capitalisme vert, Paris, La
Découverte Poche / Essais n°365, 2012.
642
Christophe et FRESSOZ Jean-Baptiste, L’événement
anthropocène, la Terre, l’histoire et nous, Paris, Seuil,
2013, pp. 11-12.
145
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
s’il a du sens en géologie, n’en a guère en histoire, car en
diluant les responsabilités, il compromet aussi et d’abord
l’intelligibilité même de l’événement historique qu’il s’agit
de penser. C’est donc au nom d’une nécessaire étiologie,
préalable à toute imputation, que le concept d’espèce
humaine se voit par eux disqualifié en histoire comme bien
trop vague et large, et désigné par ailleurs comme risquant
d’être écologiquement contre-productif.
Il convient donc de faire droit à ces objections pour affiner
le concept d’espèce humaine que nous proposons et en
dégager le caractère légitime et nécessaire dans une pensée
qui soit écologico-politique.
requiert en revanche, comme y invite Bruno Latour, à une
revalorisation de « l’attachement », non seulement dans sa
dimension affective et symbolique mais surtout comme
constat ontologique. Elle indique que la liberté politique
doit s’inquiéter autant de ce qu’il y a à perdre au-devant de
soi que de ce qu’il y a à gagner ; autant à-côté et autour de
soi qu’au-devant de soi ; autant au-dedans de soi qu’en
dehors de soi. Cette liberté se dessine ainsi comme postnarcissique plutôt que post-moderne : elle consiste à ne
« pas être occupé que de soi » (Gide), à être en capacité de
contempler autre chose que soi, afin aussi de s’y découvrir
autre. Se joue une liberté qui sache s’attacher sans se voir
pour autant absorbé dans l’objet, l’Absolu ou l’Autre. Une
liberté qui sache renouer avec nécessité, limite, mesure,
ordre, effort et volonté − mais aussi avec imprévu, attente,
patience, incertitude, médiation – non pas au nom d’un
réalisme étroit, castrateur et bêtement réactionnaire, mais
pour donner un objet et une condition de possibilité au
déploiement, et non pas à l’épuisement avant l’heure, de
belles potentialités humaines et non humaines…Une liberté,
disons-le, assez peu libérale.
C’est dans une telle ambition, qu’il nous semble
alors décisif d’assumer l’articulation d’une diversité de
points de vue sur le temps historique et l’impact de l’action
humaine afin d’éclairer et d’ordonner la réflexion et
l’action politiques. Les historiens ont certes pleinement
raison de rappeler combien l’histoire de l’impact
anthropique sur la planète ne peut être traitée comme une
simple histoire naturelle de l’espèce qui effacerait conflits,
ambigüités, débats, intentions, représentations, mais aussi
incuries et finalement responsabilités et sens de l’action
réparatrice ou préventive. Mais ils accorderont sans doute
aussi que cette précaution n’invalide pas la portée politique
du jugement sur le temps long de l’histoire géologique,
selon lequel une seule espèce semble devenue capable de
bouleverser le système-Terre. Du point de vue au moins
virtuel et muet des autres espèces vivantes (dont certaines
disparaissent et disparaîtront), nos histoires se réduisent en
effet à cela. Ainsi au moment même où la géologie, en
aplanissant toute dimension historico-politique, prend le
risque de fausser l’intelligibilité des choses, elle en révèle
pourtant aussi une part : car c’est au nom de l’extériorité
d’un point de vue non-humain (bien qu’humainement
imaginé et construit) qu’on peut prendre la mesure de la
disproportion entre les choix de quelques hommes ou
quelques sociétés en un temps minime et leur impact qui
engage de fait toute l’espèce tant comme victime que
responsable indirecte. Pour cette raison, il nous semble de
grande importance de maintenir en dialogue des échelles de
temps et de jugement hétérogènes, non pas pour admirer,
dans un sublime de mauvais augure, notre grandeur à
l’envers, mais pour garder à l’esprit que d’autres grandeurs
(en tous sens du mot) que les nôtres existent et valent qu’on
les prenne en considération au cœur même de la décision
politique. Ce qui pouvait faire craindre un effacement de la
responsabilité en appelle au contraire l’approfondissement.
Quelques réponses aux objections. Vers un concept
écologico-politique de l’espèce humaine.
Qu’on tienne à maintenir signifiante et structurante
la distinction entre l’ordre du social et l’ordre de la nature
relativement à l’explication et à la description des
phénomènes humains pour éviter les ravages de certaines
dérives idéologiques n’oblige en rien à s’enfermer dans une
vision borgne, bancale, incomplète de l’humain ni même
dans un strict réductionnisme du social au naturel. Les
écueils rencontrés par les sciences humaines naissantes au
XIXème siècle ont motivé a posteriori une précaution à
l’égard d’un mimétisme méthodologique entre sciences
humaines et sociales et sciences de la nature qui mérite
d’être perpétuée non pas contre mais au nom même de
l’exigence philosophique d’une description unifiée de la
complexité du réel. Le problème, du point de vue même de
cette exigence, naît ainsi moins d’une éventuelle tendance
au réductionnisme du social au naturel que d’une pensée
qui prétendrait maintenir extérieures l’une à l’autre, et
finalement incommunicables, les descriptions sociales et
naturelles de l’humain. Ainsi parler d’espèce humaine dans
la pensée politique ne revient pas automatiquement à
réduire l’analyse et les ambitions politiques au jeu de
dynamiques darwiniennes ou pseudo-darwiniennes et à
réactiver nécessairement la « pensée hiérarchique » qui
accompagne les élucubrations racialistes. Il s’agit
d’assumer comme politiques les conséquences de la
description de l’humain réunissant les traits caractéristiques
suivants : ascendance et parenté phylogénétiques au cœur
de la lente et complexe évolution des espèces vivantes;
unicité de l’origine humaine (selon toute probabilité);
dépendance éco-systémique déplaçable mais inévitable ;
précarité de la persistance dans le temps long ; mutabilité ;
diversité interne inachevée. Or, ce qui distingue le concept
d’espèce humaine des tendances de son prédécesseur
moderne, c’est bien l’idée que le détachement total de
l’humain vis-à-vis de sa condition naturelle, origine,
dépendance et parenté, non seulement n’est pas possible
mais en outre que cet horizon n’est peut-être même pas
souhaitable, eu égard à ce à quoi il convient de « tenir »
autour de soi et en soi. Comme si le sentiment de précarité
et de vulnérabilité permettait en même temps de dégager la
valeur de « ce à quoi l’on tient » – comme à un fil.
Cette version moins post-moderne qu’écologicopolitique du concept d’espèce humaine se situe ainsi à
l’intersection des deux exigences philosophiques susmentionnées : unification du savoir et liberté. Car en
veillant à honorer la première exigence, elle oblige à
redimensionner celle de liberté humaine. Là où l’inspiration
écologiste requiert une éthique du détachement partiel visà-vis de choses, logiques, désirs et affects qui font le jeu
d’une myopie productiviste et consumériste délétère, elle
146
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
qu'adversaires, le libéralisme et le marxisme, eux, avaient la
légitimité d'être issus de l'étude des humains et de la
société, et non d'être importés d'un ailleurs naturaliste. Il
était inadmissible, voire impossible, qu'une force exogène
bouleverse une conception des sociétés et une conception
de soi en affirmant proposer une vision du monde comme
totalité, tant à l'échelon idéologique qu'à l'échelon pratique.
Cela faisait plus d'un siècle que la culture et la nature
s'étaient séparées, on n'allait pas régresser vers une
« philosophie naturelle » syncrétique d'avant l'époque
contemporaine.
Cochet Y. - L'aversion des SHS pour l'écologie
politique
Yves Cochet*
Les Sciences humaines et sociales (SHS), comme leur nom
l'indique, ont peu de raisons de s'intéresser à l'écologie
politique si celle-ci consiste simplement à adjoindre au
champ politique des analyses et des propositions issues de
l'étude de la nature. La représentation picturale du
développement durable révèle cette image rassurante de
l'écologie politique :
La distinction traditionnelle entre sciences de la nature
et SHS
Cette distinction, advenue au XIXème siècle, s'est
progressivement mise en place au sein des universités à
partir de réflexions philosophiques sur les méthodes
différentes entre les divers champs du savoir, celles-ci
apparaissant plus fécondes lorsqu'elles devenaient
spécifiques. Le pari épistémologique d'étudier l'humain par
ses traits psychologiques, culturels ou sociaux, plutôt qu'en
rechercher une incertaine unité sur la base de faits
matériels, allait de pair avec le colonialisme (« ils sont si
différents de nous » !) et avec l'impossibilité pratique de
l'expérimentation dans le domaine humain.
Source : Wikimedia Commons
Le domaine « écologique » est
ajouté aux deux classiques de la
politique, l'économique et le
social. Notons, pour rire, que
l'intersection centrale, « durable », est de petite surface par
rapport à celles des trois piliers du développement durable.
Rien de plus erroné que ce graphisme puisque, s'il fallait
absolument représenter le monde en deux dimensions et en
trois cercles, un schéma plus juste serait :
Une première réticence des SHS pour inclure l'écologie
politique et les sciences de la nature dans leurs études des
phénomènes humains provient de la crainte de justifications
naturalistes – entendons par là des formulations de type
causaliste dans un langage emprunté aux sciences naturelles
– aux inégalités sociales ou aux différences culturelles.
Cette forme de légitimation a maintes fois permis de
présenter comme « naturelles » des entreprises de
domination d'une personne sur une autre, d'une classe
sociale sur une autre, d'une société sur une autre. La simple
liste des mots honnis d'esclavagisme, de colonialisme,
impérialisme, classisme, sexisme, racisme, fascisme,
totalitarisme, illustre cette défiance envers une idéologie
ségrégationniste que l'on a vu à l'oeuvre dans les colonies
des empires, en Afrique du Sud au temps de l'apartheid,
jusqu'aux horreurs du nazisme. Aujourd'hui, la
sociobiologie humaine d'Edward O. Wilson essuie le même
genre de critique.
Source : Wikimedia Commons
L'économie est une partie de la
société, elle-même enchâssée
dans la biosphère.
Au-delà de cette introduction
graphique, de nombreuses questions soulignent les rapports
incertains entre les SHS et l'écologie politique. Le
libéralisme et le marxisme – les deux grands paradigmes
ayant influencé les SHS – ainsi que pratiquement toutes les
approches spécifiques de telle ou telle SHS ont établi leur
objet académique et leurs méthodes en ignorant le domaine
naturel, considéré comme non-pertinent dans leur champ
d'étude. Bien sûr, le droit ou l'économie considèrent des
objets naturels – la propriété du sol ou le cours du baril de
pétrole, par exemple – réduits à leur pur rapport aux
activités humaines - acquisition ou transaction en
l'occurrence. Les SHS ont affaire avec les humains, seuls ou
en collectif, pour le bénéfice des humains. Toutes les SHS
sont « humanistes » au sens où l'anthropocentrisme est la
valeur suprême : ni les non-humains, ni les écosystèmes ou
l'écosphère ne sont pris en compte pour eux-mêmes.
Une autre défiance des SHS envers l'écologie politique et
les sciences de la nature provient de la démonstration que le
réductionnisme naturaliste ne parvient pas à expliquer la
plupart des faits sociaux humains examinés par les SHS. Il
y a un registre singulier des faits culturels, irréductible aux
lois et mécanismes mis à jour par les sciences de la nature.
Dans l'ordre de la culture, ce réductionnisme n'a guère
apporté de résultats pertinents, mais plutôt des fantaisies
conjecturales qui relèvent de la fiction, non de l'examen
raisonnée des données factuelles. La « mémétique » par
exemple, qui postule l'existence d'éléments de culture
discrets susceptibles de transmission non génétique, a-t-elle
découvert quoi que ce soit ? Le « mème du célibat chez les
prêtres » (Richard Dawkins) existe-t-il ? Ou bien encore,
l'évocation de notions générales à prétention universelle se
révèle souvent incapable d'expliquer des situations
particulières. Ainsi en est-il, pour l'instant, de la notion de
« résilience », issue de la physique des matériaux, reprise
ensuite par la psychologie, puis par l'étude des systèmes
naturels et socio-écologiques. Il ne s'agit pas de rejeter toute
En outre, l'écologie politique643, dès sa naissance dans les
années 1970, eut comme ambition de s'ériger en paradigme
concurrent des paradigmes libéraux et marxistes,
provoquant ainsi une irritation méprisante ou une hostilité
jalouse de la part de ceux-ci. Ils ne pouvaient admettre
qu'une idéologie globalisante issue d'une science naturelle
(l'écologie scientifique) puisse prétendre dire quoi que ce
soit de sensé dans les domaines humains et sociaux. Bien
*
Mathématicien, député écologiste au Parlement européen, ancien
ministre de l'environnement.
643
J'entends cette expression « à la française », c'est-à-dire comme
la présence de partis écologistes, ou Verts, sur l'échiquier
politique. Cette conception diffère de la « political ecology »
étasunienne en tant branche nouvelle de la géographie.
147
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
importation de concepts ou de méthodes originaire des
sciences de la nature, mais de s'interroger sur la fécondité
explicative de telle ou telle analogie pour le domaine
humain ou social considéré. Mieux, le naturalisme
méthodologique vise à falsifier (au sens poppérien du
terme) les modèles des SHS pour améliorer celles-ci. Dans
le domaine psychosociologique, par exemple, il n'est
désormais plus possible de considérer que l'esprit du
nouveau-né est une tabula rasa que les contingences
culturelles modèleraient ensuite entièrement.
anthropocénique présente l'extension historique et
géographique maximale de l'histoire humaine en la
contextualisant comme la dernière époque en date de la
géologie terrestre – l'Anthropocène succède à l'Holocène
interglaciaire commencé il y a plus de 10 000 ans – et
comme une action tellurique des activités humaines à
l'échelle planétaire, d'impact comparable à celles des grands
cycles du système-Terre. Cette extension n'a d'intérêt
scientifique que si elle permet de mieux appréhender les
relations mutuelles entre l'histoire humaine et l'histoire non
humaine, afin d'établir entre elles un nouvel avenir
commun, moins mutuellement destructrices que celles du
présent. L'hypothèse anthropocénique recouvre ainsi
plusieurs courants scientifiques apparus dernièrement :
l'écologie comportementale, l'histoire globale, l'économie
biophysique, la nouvelle géographie, le naturalisme social,
le physicalisme de l'esprit, la psychologie évolutionniste, la
théorie mathématique des systèmes adaptatifs, les
humanités environnementales646...
Plus généralement, les paradigmes libéraux et marxistes,
qui ont encore une influence sur les SHS et dans le domaine
politique, ont chacun introduit une certaine hypothèse sur la
nature humaine, différente de celle qui émerge de l'écologie
politique. Par l'individualisme méthodologique, le
libéralisme politique conçoit la société comme somme
d'individus égoïstes, calculateurs et rationnels, et le
libéralisme
économique
promeut
une
vision
unidimensionnelle de l’Homo oeconomicus, réduit à un moi
unitaire sans cesse à la recherche de sa cohérence et de la
maximisation de son utilité. Tandis que la tradition marxiste
conçoit un individu massifié dont la conscience serait
entièrement déterminée par la position qu’il occupe dans les
rapports de classes. L'écologie politique, sans expliciter de
telles hypothèses essentialistes sur la nature humaine,
annonce un être humain formé par les interactions avec les
autres humains et avec l'environnement naturel. La société
est un système de représentations croisées entre individus :
je me représente la manière dont les autres se représentent
les choses et moi-même. Je me réalise en échangeant avec
autrui des modèles du monde formés par ces échanges. La
psychologie sociale qui structure les sociétés est pour une
part un phénomène émergent qui apparaît quand des
individus se rencontrent, pour une autre part elle est un
processus générique de leur constitution, produit de
l'évolution. L’être humain est tout à la fois modelé par le
monde qui lui préexiste et modélisateur du monde par les
actions qu’il entreprend. Cette hypothèse nous permet
d’enterrer le vieux débat épistémologique sur l’antériorité
de l’individu et de la société. L’un et l’autre se forment
mutuellement.
De la sorte, l'historien étasunien Kenneth Pomeranz 647 a
tenté de comprendre pourquoi, au milieu du XVIIIème
siècle, l'Angleterre, puis l'Europe, ont inauguré la
révolution industrielle, tandis que la Chine, aussi complexe
que l'Europe à cette époque, a attendu deux siècles pour
passer à l'industrialisme, éclairant ainsi les divergences de
modèles sociétaux ancrés dans des singularités locales. Le
sociologue allemand Harald Welzer 648 s'est efforcé
d'articuler la catastrophe écologique avec la question des
libertés et celle de la violence productiviste, inaugurant de
ce fait une critique sociale selon laquelle le dérèglement
climatique devient un déterminant politique, et non pas une
catégorie extérieure à la condition humaine. Il parle même
de phénomènes « écosociaux ». Les soubassements de la
modernité industrialiste ont été soulignés par l'historien
indien du colonialisme Dipesh Chakrabarty, qui a perçu que
l'émancipation du sujet moderne était également ancrée
dans la destruction de la nature et la prédation des
ressources. Les fondateurs du concept d'Anthropocène ont
analysé la « grande accélération » du monde depuis 1950 en
examinant « l'impressionnant tableau de bord de
l'Overshoot planétaire »649, constitué des tableaux de
l'évolution, depuis 1750, de vingt-quatre paramètres
caractéristiques de l'état de santé du système-Terre 650. Ces
savants en appellent alors aux SHS, notamment à la science
politique, pour ériger une nouvelle compréhension des
sociétés industrielles, une nouvelle gouvernance réflexive
qui permettrait à ces sociétés de se fixer des limites via des
conventions internationales. Ce type d'approche devrait
entraîner une « crise des fondements » dans les SHS,
comparable à celle que traversèrent les mathématiques et la
physique il y a un siècle, ainsi que l'a souligné l'historien
étasunien John Mcneill651. Un programme d'appropriation
de l'hypothèse anthropocénique par les SHS consisterait à
analyser l'immense déni de la réalité biogéophysique
La nouvelle alliance de la nature et de la culture
A la suite de quelques lanceurs d'alerte intellectuels criant
dans le désert écologique de la pensée au XXème siècle,
plusieurs esprits entreprirent récemment de concevoir
ensemble la nature et la culture au moyen de regards et
d'outils nouveaux644. La dernière tentative de cette lignée
s'appelle désormais « Anthropocène » en un effort pour
bouleverser les canons de l'Histoire645. L'hypothèse
644
Parmi quelques dizaines, retenons arbitrairement six livres :
André Gorz, Écologie et politique, Paris, Galilée, 1975. Edgar
Morin, La Méthode (six tomes), Paris, Le Seuil, 1977-2004. Ilya
Prigogine et Isabelle Stengers, La nouvelle alliance, Paris,
Gallimard, 1979. Nicholas Georgescu-Roegen, Demain la
décroissance. Entropie, écologie, économie, traduction,
présentation et annotation Jacques Grinevald et Ivo Rens.
Lausanne, Pierre-Marcel Favre, 1979. Hans Jonas, le Principe
responsabilité, Paris, Flammarion, 1991 (1979). Philippe Descola,
Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.
645
Paul J. Crutzen and Eugene F. Stoermer, « The Anthropocene »,
IGBP [International Geosphere-Biosphere Programme] Newsletter
41 (2000). Dipesh Chakrabarty, « The Climate of History: Four
Theses », Critical Inquiry 35 (Winter 2009), p. 197-222.
Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, L'Événement
Anthropocène, Paris, Le Seuil, 2013.
646
humanitesenvironnementales.fr
647
Kenneth Pomeranz, Une grande divergence, Paris, Albin Michel
, 2010.
648
Harald Welzer, Les guerres du climat, pourquoi on tue au
XXIème siècle, Paris, Gallimard, 2009.
649
Agnès Sinaï (dir), Penser la décroissance, Politiques de
l'Anthropocène, Paris, Presses de Sciences-Po, 2013, p. 32.
650
http://www.igbp.net/globalchange/greatacceleration
651
John Mcneill, Du nouveau sous le soleil, Seysel, Champ Vallon,
2010.
148
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
actuelle par l'immense majorité des décideurs et des
populations. Quels sont les mécanismes psychologiques et
sociaux générateurs de la désolation écologique et
producteurs de l'obscurantisme politique à cet égard652 ?
l’indissociabilité de la nature et de la culture ? La culture
fait partie intégrante de la nature, mais cette dernière ne
nous est accessible qu’au moyen de la culture. En termes
abstraits, il y a transcendance mutuelle de la nature et de la
culture. Ou encore, à la manière de Philippe Descola, la
cosmologie occidentale est une forme d’expérience du
monde parmi d’autres, une des tentatives humaines
d’explication de l’opération la plus commune et la plus
complexe qui soit : la transformation du sensible en
intelligible.
L'écologie politique comme nouveau modèle du monde
Depuis leur apparition sur l'échiquier politique, les partis
écologistes n’ont jamais réduit leurs analyses et leurs
propositions
à
la
simple
« protection
de
l’environnement »653. Les Verts, partout dans le monde, ne
sont pas des partis spécialisés, monothématiques, mais des
formations politiques généralistes, exprimant critiques et
solutions dans tous les domaines de la vie publique. Mieux,
ils prétendent offrir un nouveau paradigme basé sur un
ensemble articulé de concepts propres à décrire la réalité et
à agir sur elle, concepts concurrents et plus adaptés que
ceux des philosophies politiques classiques. Bien que le
mot « idéologie » soit aujourd’hui disqualifié par
l’idéologie libérale, un paradigme politique est une
idéologie, un modèle politique du monde, un programme de
travail pour les SHS. Tout part de la catastrophe écologique
qui s’avance puisqu’elle nous oblige à penser l’impensable,
à remettre fondamentalement en question les relations entre
les humains et les non-humains. Une révolution dans la
pensée et dans l’action.
La co-évolution de la nature et de la culture ne peut
s’accomplir au détriment de la première, ainsi que le
prouvent les réalisations du modèle productiviste.
Autrement dit, la nature possède à la fois une valeur
intrinsèque et une valeur instrumentale. Notre identité
humaine n’aurait aucun sens si elle n’incluait pas, comme
une part indispensable d’elle-même, celle des animaux et
des plantes, des écosystèmes et de la Terre. En dégradant ou
détruisant les non humains naturels, nous disqualifions
aussi notre identité humaine. Nous connaissons, par
exemple, les deux attitudes possibles vis-à-vis du sol en
comparant les méfaits de l’agriculture productiviste aux
bienfaits de l’agrobiologie. Y a-t-il, dans les SHS, une
« théorie critique » développée à partir des connaissances
écologiques ? Par exemple, une recherche dont l'axiome
serait que la Terre que nous habitons n’est pas qu’un
support matériel, non plus qu’une simple biosphère, c’est
notre écoumène. « L’écoumène, c’est à la fois la Terre et
l’humanité ; mais ce n’est pas la Terre plus l’humanité, ni
l’inverse ; c’est la Terre en tant qu’elle est habitée par
l’humanité, et c’est aussi l’humanité en tant qu’elle habite
la Terre. L’écoumène est donc une réalité relative, ou, plus
exactement dit, relationnelle ; d’où notre définition :
l’écoumène, c’est la relation de l’humanité à l’étendue
terrestre »654.
Certains observateurs du changement de paradigme ont cru
d’abord déceler une transition en cours entre l’ancienne
civilisation industrielle productiviste et une nouvelle
civilisation émergente rendue possible par les avancées de
l’électronique. Nous entrerions alors dans la civilisation
postindustrielle, la civilisation de l’information, dans la
cyberculture et la réalité virtuelle, voire dans le
transhumanisme par l’intégration du numérique dans le
biologique, à la recherche d’une nouvelle espèce
posthumaine. Bien sûr, ces nouvelles technologies existent,
mais elles ne sont que l’écume apparente d’un monde
contemporain qui n’a jamais autant consommé d’énergie et
de matières premières qu’aujourd’hui. Elles sont les
symptômes de la pensée et de l’action technoscientifiques
les plus conformes au modèle productiviste. Elles ne
représentent aucune alternative matérielle ou spirituelle,
économique ou sociale, philosophique ou politique, au
productivisme. Dès lors, pourquoi tant de travaux sur le
postindustrialisme et si peu sur la catastrophe écologique ?
Les relations sociales elles-mêmes furent souvent édifiées
sur l’impératif « comme maître et possesseur », facteur
commun à de nombreuses attitudes des mâles humains. Les
SHS se sont-elles emparé de l'écoféminisme ? Pendant des
millénaires, sur tous les continents, les hommes ont
considéré les femmes, les enfants, les esclaves, les animaux
et les terres comme leur acquisition, leur possession, leur
propriété. Le patriarcat, le sexisme, le racisme et
l’ethnocentrisme doivent laisser la place à une vision
partenariale, multiculturelle, diversitaire, des relations entre
humains. La domination des mâles les uns sur les autres
(domination de classe, racisme) ou sur les non mâles, a les
mêmes racines, et les mêmes issues, que la domination sur
la nature.
Le « postmodernisme » est une autre philosophie, assez
présente dans les ouvrages issus des sciences sociales.
Celui-ci s’opposerait au rationalisme et au positivisme issus
des Lumières du XVIIIème siècle pour promouvoir un
relativisme, un constructivisme, un sociologisme qui
professe que le monde social et même le monde naturel sont
« construits ». Tous les modèles de la réalité, qu’ils soient
culturels ou naturels, seraient des « textes » qu’il s’agirait
de « déconstruire » pour dénoncer les illusions de la
naturalité. Ces textes, dès lors, auraient chacun leur validité,
et aucun n’aurait un accès privilégié à la vérité. Il n’y aurait
que du discours. Sans entrer plus avant dans ces
controverses passionnantes, posons-nous la question de la
rareté des recherches universitaires sur l’irréductibilité et
652
Clive Hamilton, Requiem pour l'espèce humaine, Paris, Presses
de Sciences-Po, 2013.
653
Les alinéas suivants reprennent quelques considérations
énoncées dans le chapitre 11 de mon livre : Antimanuel d'écologie,
Paris, Bréal, 2009.
654
Augustin Berque, Être humains sur la terre, Gallimard, Paris,
1996, p. 78.
149
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Boudes P. & S. Ollitrault - La sociologie de
l’environnement et des mouvements sociaux face à
l’écologie politique
perspective situe la montée de l’écologisme comme la
conséquence du déclin des structures politiques
traditionnelles, en particulier dans la prise en compte des
nouveaux risques, de la santé et la justice
environnementale.
Si ces approches ont permis d’approfondir l’analyse de
l’organisation des mouvements écologistes, de leur histoire
et de leur fonction, elles ne rendent compte ni des
fluctuations de ces mobilisations, ni des mouvements antienvironnementalistes, ni de la diversité de ces mouvements
écologistes, ni de la construction sociale de certaines
expressions actuelles de l’écologie (dont la justice
environnementale ou la prolifération de gestes dorénavant
respectueux de l’environnement qui n’auraient pas été
qualifiés ainsi 30 ans auparavant).
Il ne fait aucun doute que nos disciplines ont les ressources
cognitives pour aborder l’écologie politique. Ce sont donc
des facteurs d’ordre historiques, sociaux et culturels qui ont
minimisé de fait l’intérêt des sociologues pour l’écologie
politique. Plutôt que de faire fi du passé et de chercher à
embrasser une sociologie de l’écologie politique, notre
approche vise à clarifier ces blocages : nous en proposons
une lecture à partir de l’expérience de deux chercheurs
impliqués dans leurs domaines, la sociologie de
l’environnement et celle des politiques et des mouvements
sociaux environnementaux.
L’énumération et la
compréhension de ces difficultés nous conduira finalement
à esquisser quelques éléments à partir desquels la
sociologie et les sciences politiques peuvent tenter
d’approcher de manière plus complète l’écologie politique.
La sociologie de l’environnement et l’écologie politique
Par sociologie de l’environnement, il faut entendre la
production sociologique rattachée à ce champs relativement
institutionnalisé, qui est notamment présent dans les
associations internationale, européenne, ou nationales de
sociologie, y compris des groupes de recherche
francophone (AISLF) et français (cf. Boudes, 2008). Pour
expliquer les difficultés qu’a rencontrées cette sociologie de
l’environnement pour appréhender l’écologie politique, on
scindera celle-ci en deux entrées pour appréhender d’une
part la question de la mobilisation collective, et d’autre part
la question de l’environnement dans sa dimension sociale.
Philippe Boudes* et Sylvie Ollitrault**
*Agrocampus Ouest et UMR ESO-CNRS
**CNRS,CRAPE-Sciences Po Rennes1 EHESP
Comme le souligne opportunément l’argument de ce
colloque, les sciences sociales hésitent quant à leur
positionnement face à la thématique de l’écologie politique.
Parce qu’il s’agit pourtant, de prime abord, d’un évènement
social incontournable, qui articule des enjeux
environnementaux et collectifs, la sociologie, comme ses
consœurs, aurait pu en faire une entrée centrale, a fortiori
pour les chercheurs spécialisés dans l’étude des dimensions
sociologiques et politiques de l’environnement et des
mouvements sociaux. Mais cela n’est pas le cas : il y a bel
et bien des sociologies de l’environnement (e.g. Redclift &
Woodgate, 2002 ; Barbier et al. 2012), des mouvements
sociaux
environnementaux
et
des
politiques
d’environnement (Bozonnet & Jakubvec, 2000 ; Boy et al,
2012), mais pas directement de sociologie de l’écologie
politique. Parmi les objets d’étude de ces champs de
recherche, on ne retrouve pas non plus directement
l’écologie politique, mais des éléments proches, dont
l’écologisme et la sensibilité écologique (Sainteny, 2012 ;
Bozonnet 2012),
les associations environnementales
(Micoud, 2005), les controverses et la gouvernance (Barbier
& Rémy, 2012) ou les pratiques et modes de vie (Dobré &
Juan, 2009). On trouve encore, avec Vaillancourt (2004),
une sociologie des mouvements verts et de
l’environnement, renommée écosociologie, et sous la plume
de Foster et Clark (2008), une sociologie de l’écologie
scientifique – mais à notre connaissance pas de sociologie
de l’écologie politique.
On pourrait proposer une autre lecture de ce constat, en
arguant que l’écologie politique est transversale à l’analyse
sociologique des questions d’environnement, et qu’elle est
donc omniprésente. Toutefois, force est de constater que, à
l’instar des autres sciences humaines et sociales, la
sociologie ne s’est pas intéressée à l’écologie politique dans
toute sa complexité. En reprenant Buttel (2002), on peut
dire que l’analyse de l’écologisme (environmentalism) et du
mouvement écologiste (ecological movement) s’est limitée
à trois perspectives. La première a été celle de Dunlap et de
ses collaborateurs : il s’agit d’une mise en cause d’une
vision du monde dominante (western world view), celle
d’un progrès humain pensé en terme matériel (production et
consommation) et qui légitime de fait la domination sur la
nature. Les limites de cette vision du monde, concomitantes
de la montée des préoccupations écologiques mais aussi des
connaissances sur l’environnement, ont conduit à la mise en
avant d’une vision alternative : « une éthique qui implique
le rejet des postulats de la pensée sociale dominante par de
plus en plus de groupes sociaux qui se voient eux-mêmes
comme faisant partie de la nature » (ib.:51). Le nouveau
paradigme écologique de Catton et Dunlap (1978) illustre
pleinement la mise en œuvre de ce courant de pensée en
sociologie. La seconde approche reprend les positions de R.
Inglehart sur le post-matérialisme : l’intérêt pour la nature
et pour la qualité de vie – et non plus pour les biens
matériels – sont des valeurs post-matérielles qui
prédisposent les citoyens à adhérer aux valeurs ou à
s’investir dans des mouvements écologistes. La troisième
Un intérêt limité pour les mobilisations collectives.
Sur la question de la mobilisation collective relative à
l’environnement, les sociologues de l’environnement
s’accordent à mettre en avant deux aspects. D’abord, il
existe une séparation entre les mouvements de protection de
la nature et les mouvements écologistes. Dans le cas de la
France, les premiers sont les héritiers des sociétés savantes
naturalistes de la fin du XIXè et du XXè siècle. Leur
institutionnalisation et leur reconnaissance depuis les
années 1970, avec la figure de la FNE (France Nature
Environnement), tiennent à leur capacité de lier des
éléments scientifiques expliquant les dynamiques naturelles
globales et des connaissances locales permettant une forme
de gestion différenciée selon les situations et de plus en
plus un rôle de médiation entre les citoyens et l’Etat ou ses
représentants. De fait, si ces associations sont des acteurs
privilégiés des enjeux environnementaux, leur porté critique
et politique est faible : tout en s’imposant aujourd’hui
comme l’un des acteurs à part entière de la gouvernance
environnementale, elles limitent leurs ambitions aux
dimensions naturalistes des enjeux environnementaux, le
seul enjeu social demeurant la médiation de ces
150
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
connaissances. Tout au plus, à travers leur prise en compte
des spécificités locales, elles « permettent une
recomposition de l’action publique [et participent
également] à l’intégration de la critique écologiste en
acceptant le rôle et la place institutionnels de corps
intermédiaire dans les procédures de concertation ».
Au contraire, les seconds mouvements sont le produit d’une
critique sociale généralisée et sont porteurs d’un
changement radical plus global dont l’objectif est la défense
d’une nature et d’une société victime de l’industrialisation
et soumise à la recherche d’un « progrès » devenu une fin
en soi. Or, durant les années 1970, l’analyse des
mouvements sociaux a été monopolisée par l’approche de
A. Touraine et ses recherches sur les nouveaux
mouvements sociaux. Touraine voit dans les nouveaux
mouvements sociaux les « sages femmes de l’histoire
actuelle » (Vaillancourt, 1991:7), et c’est pourquoi il veut
saisir, parmi ces mouvements, celui qui pourra prendre la
place du désormais moribond mouvement ouvrier. Avec
son équipe (1980), il va s’intéresser à l’un des aspects
importants du mouvant écologiste de l’époque, le
mouvement anti-nucléaire. Mais l’ambition de ce travail
négligera l’enjeu de ce mouvement en particulier. Les
auteurs reconnaissent d’ailleurs, qu’ils étaient « à la
recherche d’un conflit et d’un mouvement social plutôt que
d’une nouvelle image de la culture, c’est à dire des relations
entre une société et son environnement. Peut-être [ont-ils]
fait le mauvais choix et [ont-ils] mal éclairé le sens le plus
important de la lutte anti-nucléaire. Mais, au moment où se
place [leur] recherche, ce risque apparaît limité.» (ib.:34).
Touraine et al. marquent à plusieurs reprises leur prise de
distance avec l’environnement : ils s’intéressent moins à la
pensée écologique au cœur de ces mouvements qu’à
l’orientation politique qui les caractériserait mieux : « Si
nous avons pensé pouvoir trouver un mouvement social
dans la lutte anti-nucléaire, c’est parce que celle-ci s’est
donnée presque dès le début une orientation politique, en ce
sens qu’elle a constamment cherché à transformer un
courant d’opinion écologiste en une véritable lutte sociale,
définissant précisément son adversaire » (ib.:31).
L’entière sociologie des mouvements sociaux et de
l’environnement a accordé par la suite peu de place aux
mouvements écologistes, à l’exception de chercheurs
québécois dont Babin (1991) sur le nucléaire au Canada, ou
Vaillancourt (1982) sur les mouvements verts québécois et
les liens entre écologie et actionalisme, et quelques travaux
Allemands (dont Brandt et al., 1987, cf. infra). Davantage
d’intérêt aurait pu également être donné aux travaux de S.
Moscovici sur les mêmes mouvements des années 1970.
D’après lui, (Moscovici, 2002 : 42) à travers ces
mouvement, « il s’affirmait quelque chose de plus profond
et de plus continu dans la culture et dans la réalité politique
occidentale : […] il s’agissait de mouvements que j’ai
appelé naturalistes, c’est-à-dire qui ont tenté au cours des
siècles de changer les rapports entre la culture et la nature.
» Mais là encore, peut-être à cause de son statut de
psychologue puis de son intérêt aux minorités actives, ces
réflexions n’ont eu que peu de repreneur (cf. Rudolf, 1998 ;
Picon, 2012).
Une autre difficulté pour saisir les mouvements d’écologie
politique a été leur profusion. En s’intéressant par exemple
aux associations environnementales, A. Micoud (2005)
constate qu’il est finalement impossible de les inventorier.
Elles regroupent les héritières des sociétés savantes
naturalistes, les nouvelles associations qui partent de
conflits locaux pour élargir leur propos aux politiques
nationales et européennes, et encore d’autres formes de
mobilisations qui « ont joué un rôle important pour
constituer ce milieu extrêmement composite de la
sensibilité écologiste. » (ib. :3). Impliqués au-delà du seul
monde associatif car souvent reconnues par les autres
acteurs publics, ce mouvement associatif écologiste serait
certes un vecteur de valeurs environnementales, mais son
hétérogénéité permet mal son étude. Si A. Micoud y voit
« un ordre qui ne se connaît pas comme tel », force est de
reconnaître que lui-même n’a pas su dépasser la diversité de
cette nébuleuse associative pour se saisir de ce mouvement.
C’est paradoxalement en Europe de l’Est et du Nord que la
sociologie de l’environnement s’est peut-être le plus
largement
intéressée
aux
mouvements
sociaux
environnementaux, principalement à travers leur rôle dans
les transitions démocratiques de ces pays. Ainsi, les travaux
de Yanitski (1993) ou Jehlicka (1994) ont montré comment
les mouvements verts comptaient parmi les seuls lieux de
contestations autorisés et sur lesquels s’appuyaient les
opposants aux régimes : « le vert devient une couleur de
protection pour toutes sortes d’opposant et de critiques »
(ib., repris par Telesiene, 2012:355). Il s’agit toutefois
d’une importance relative et accordée temporairement à ces
mouvements : cette forme d’éconationalisme s’est
amoindri en même temps que déclinait l’emprise de
l’URSS sur ces pays. Aujourd’hui, « même si le niveau de
conscience environnementale est élevé dans ces pays,
l’activisme environnemental reste faible (comparé à celui
de l’Europe de l’Ouest) » (Telesiene, 2012:355).
Enfin, la relative importance donnée ici à la portée critique
de l’environnementalisme est toutefois remise en cause par
le courant de modernisation écologique qui s’est imposé en
sociologie de l’environnement peu avant les années 2000
(Buttel, 2000). Ce courant attribue un rôle mineur aux
mouvements sociaux environnementaux dans le processus
de transformation écologique (Mol, 2008). En effet, la
modernisation écologique oriente son analyse non plus sur
la dégradation environnementale mais sur la prise en charge
de l’environnement par l’ensemble des institutions. De fait,
« la réorientation de l’Etat et du marché dans la théorie
modernisation écologique modifie aussi la position et le
rôle des mouvements sociaux dans le processus de
modernisation écologique » (Mol, 2000:141-2). Si ces
derniers avaient une place prépondérante dans les années
1970, avec une capacité à mettre sur l’agenda public et
social les problèmes d’environnement, maintenant que les
gouvernements et dirigeants ont pris en charge ces
questions ils n’auraient plus qu’un rôle d’accompagnateur
actif, d’observateur critique. Leur indépendance permettrait
une posture pleinement réflexive, mais ils ne peuvent plus
être au cœur de l’analyse sociologique de l’environnement.
L’analyse historique de l’écologisme lituanien que propose
Rinkevicius (2000) arrive aux mêmes conclusions. En
étudiant les transformation des mouvements écologistes
sous le régime soviétique, lors de la libération nationale, et
dans la transition actuelle vers une société libérale et
orientée vers le marché, Rinkevicius montre que cet
activisme environnemental a délaissé peu à peu son rôle
d’opposition pour s’intégrer davantage et devenir un acteur
institutionnel à part entière – comme la plupart des
mouvements d’Europe occidentale. Pour Rinkevicius, cet
activisme en Lituanie maintient un double système de
valeur mêlant un projet pragmatique d’auto-éco-gestion à
151
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
des aspects plus idéologiques que l’auteur nomme «
romantique-idéalistes » (romantic-idealistic aspects).
Dans tous les cas, on constate que les mouvements sociaux
environnementaux des années 1970 n’ont pas fait l’objet
d’une analyse approfondie alors qu’ils semblent avoir joué
un rôle important dans la reconnaissance contemporaine des
enjeux écologiques. D’autre part, l’intérêt actuel porté
envers ces mouvements tendrait à être amoindri à cause de
la monté d’autres acteurs, dont l’Etat et les acteurs
économiques, comme cela est mis en avant par le courant
de modernisation écologique.
Le cas de l’Allemagne, tel que décrit par Lange (2012:386),
illustre pleinement cette difficulté à se saisir dans une
même démarche des mouvements emblématiques et
contestataires des années 1970 et des mouvements plus
contemporains. « La thématique des nouveaux mouvements
sociaux, écrit cet auteur, ne peut pas être discutée sans
évoquer le rapport de tension existant entre les
revendications de reconnaissance politique et culturelle du
jeune mouvement écologique, d’un coté, et celles du
mouvement ouvrier comme protagoniste classique de la
question sociale, de l’autre ». Lange insiste notamment sur
le rôle que les Verts ont joué au parlement allemand et à
leurs effets régulateurs sur les positions radicales des
activistes et sympathisants du mouvement.
valorisé par la sociologie institutionnelle. B. Picon se
rappelle ainsi, du temps de sa participation au comité
directeur de la Société Française de Sociologie : « J’ai
essayé de plaider la cause environnementale sans aucun
succès. On me disait ‘pittoresque’ » (cité dans Boudes,
2008). En France, les chercheurs impliqués dans la
sociologie de l’environnement ont toujours dit subir cette
marginalisation : A. Micoud, qui parle de la sociologie
canal historique fermée sur elle-même, B. Kalaora (1998)
qui montre combien la sociologie est restée un champ
délaissé par ses confrères, ou encore C. Cleys (2004), qui
s’impose de répondre à la question de savoir pourquoi les
sociologues de l’environnement sont suspectés d’être euxmêmes écologistes – suspicion pourtant absente d’autres
domaines de la sociologie.
Dès le départ, les sociologues ont négligé le caractère
heuristique de l’environnement – la complexité des
dynamiques sociales et naturelles – pour le considérer
comme une idéologie. Or, il faut lire la montée des
préoccupations
environnementales
comme
une
revendication d’un patrimoine pour la nouvelle classe
moyenne des trente glorieuses, qui vient contrebalancer le
processus de dépossession généralisé du salariat :
dépossession des terres, des moyens de production, de la
propriété privé (Aspe, 1998). Les nouvelles formes de
revendications environnementales sont le produit de la
rencontre de cette transformation de la nouvelle classe
moyenne avec l’écologie scientifique : « l’écologie
scientifique n’a pas créé la question environnementale,
mais a donné à des agents, confrontés à de nouveaux
rapports sociaux un support idéologique, leur permettant
d’inscrire leur comportement dans une autre rationalité »
(ib.:24). En posant l’environnement comme un objet
idéologique, force est de limiter l’analyse des mouvements
qui s’y rattachent à des enjeux structurels qui les dépassent
et à ne pas leur accorder une existence pour eux-mêmes
mais pour le phénomène qu’ils illustrent – ici,
principalement la montée de la classe moyenne.
Un autre enjeu de la sociologie de l’environnement
demeure celui de l’interdisciplinarité et de la complexité
des dynamiques environnementales. Ce chantier de
recherche a lui aussi occuper les forces vives, et la revue
Natures Sciences Sociétés, où la sociologie est relativement
représentée, illustre l’intérêt pour ces thèmes. Toutefois, ces
questions ont, de fait, détourné les chercheurs d’autres
enjeux,
dont
celui
de
l’écologie
politique.
L’interdisciplinarité est semble-t-il un champ de
reconnaissance pour les sociologues travaillant sur
l’environnement. Dans cette perspective, ils sont plus
enclins à discuter de la mise en œuvre de cette
interdisciplinarité et de l’épistémologie des sciences de
l’environnement plutôt qu’à entreprendre à nouveaux frais
le chantier de l’écologie politique.
Ce récit n’est d’ailleurs pas strictement français ou
européen. Outre Atlantique, les travaux d’inspiration
marxiste se sont heurtés à un manque de reconnaissance
criant. Ce n’est par exemple que plus de 25 ans après la
présentation de sa théorie de l’engrenage de la production
(treadmill of production), qui ouvre pourtant tout à fait la
voie à une réflexion sur l’écologie, que A. Schnaiberg
(2008) a pu faire école et mobiliser des chercheurs sur ce
thème. D’une manière générale, la sociologie de
l’environnement était assez faible sur le plan théorique et
institutionnel : elle n’a pas été totalement libre du choix de
ses objets, et s’est régulièrement laissée emporter par
Un enjeu environnemental qui se suffit à lui-même
On peut dire, par ailleurs, que face à la question de
l’environnement, les sociologues se sont retrouvés démunis
et ont dû restreindre leurs travaux à la recherche d’une
définition strictement sociologique de cette nouvelle
question.
Le premier enjeu de cette définition concernait la possibilité
épistémologique, pour la discipline, de se saisir ou non des
interactions entre nature et société. Le célèbre article de
Catton et Dunalp (1978) rappelait ainsi que les sociologues
avaient
toujours
mobilisé
des
paradigmes
anthropocentriques qui donnaient une place exceptionnelle
à l’humanité, au détriment des dynamiques naturelles. C’est
cette fermeture de la sociologie à l’environnement qui
conduit Murphy à parler d’une « sociologie de
Disneyworld », coupée de la réalité matérielle, et Micoud
d’une « sociologie canal-historique », rejetant tout nouvel
angle d’approche. Une partie des débats se focalise alors
sur la pertinence d’une analyse sociologique de
l’environnement et propose une relecture des classiques
pour statuer sur la légitimité historique et épistémologique
(Boudes, 2008) de ce champ, e.g. sur Marx (Foster), Weber
(Murphy), Durkheim (Jarikovski ; Candau & Lewis), ou
Simmel (Gross ; Boudes).
A cela s’ajoute une réelle difficulté pour définir cet
environnement, c’est-à-dire à la fois déterminer les termes
de l’interaction nature-société et la part des influences
réciproques entre dynamiques naturelles et sociales
(Boudes, 2012:119). Autrement dit, dans de nombreux cas
et notamment en ce qui concerne le changement climatique,
tant que les causes des préoccupations environnementales
ne sont pas explicites, les réflexions sociologiques portent
autant sur la conceptualisation des relations entre société et
nature (Buttel, 1986:360) que sur l’analyse des dynamiques
sociales associées.
Dans ces deux cas, liens aux classiques et définitions,
l’effort de recherche est tel qu’il ne peut pas s’ouvrir à
d’autres objets comme l’écologie politique. De plus, cet
intérêt pour l’environnement et l’écologie n’est pas toujours
152
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
d’autres courants, dont la sociologie des sciences,
l’anthropologie de la nature, ou la sociologie et l’écologie
urbaine.
L’écologie politique vue par les politistes
Une ouverture récente
En science politique, les travaux sur l’écologie politique ont
intéressé les spécialistes de la sociologie électorale (Boy), et
des partis politiques (Sainteny, Villalba et Faucher) ou des
mouvements sociaux (Roche, Ollitrault). Or, la sociologie
des mobilisations, on l’ a vu, a longtemps été dominée en
France par l’approche de A. Touraine qui a marqué le champ
de la recherche en analysant les contestations antinucléaires.
Au milieu des années 1990, la science politique française a
importé de nombreuses théories ou modèles venus d’auteurs
anglo-américains. Le tournant a été marquant car de
nombreux analystes (Rucht, Inglehart, Kandermans,
MacAdam, Snow & Benford) ont travaillé notamment sur les
mouvements verts et les formes de protestations des pays
occidentaux, plutôt nord-américains, scandinaves ou
allemands. D’un seul coup, l’univers de la recherche en
science politique française s’est donc ouvert à d’autres écoles
et à d’autres terrains.
Des ouvertures possibles à une analyse limitée mais
réelle de l’écologie politique
Faut-il se résigner à dire que la sociologie de
l’environnement a définitivement exclu l’écologie politique
de son spectre de recherche ? Il est certain que ce champ
disciplinaire est encore peu précis, mal définit, mais dans le
même temps les réflexions sur son existence même (Buttel,
2002 ; Boudes, 2008) ont permis de le stabiliser. Autrement
dit, si les débats sur les classiques et l’environnement sont
toujours présents, si l’interdisciplinarité est toujours un
débouché important pour les chercheurs, si les mouvements
sociaux ne sont pas le cœur de cette spécialité, il n’en reste
pas moins vrai que ce champ sociologique est toujours a
l’affut d’une réflexion sur l’écologie politique lato sensu.
Au sens large, car cette écologie politique est appréhendée
à différentes échelles et sous différentes formes. Le terme le
plus fédérateur pour en parler serait celui de réaction
sociale généralisée, une réaction sociale portée par des
revendications initialement relatives à la nature et
l’environnement mais se déployant finalement dans toutes
les dimensions de la société.
Les thématiques de la sociologie du risque et de la justice
environnementale ont largement incarné cette définition.
Elles proposent des relectures critiques des sociétés
contemporaines qui, bien qu’elles ne soient pas
nécessairement nouvelles, mettent en avant les
entremêlements entre dynamiques naturelles et sociales. Par
ailleurs, les recherches sur les controverses, la gouvernance
et la participation démocratique sont de plus en plus
nombreuses et s’ancrent pleinement dans l’analyse
sociologique de l’environnement. A tel point qu’il possible
d’envisager que cette sociologie de l’environnement fédère
ces recherches et contribue à rappeler le rôle central de
l’environnement et des mouvements écologiques dans ces
travaux. D’une certaine manière, en se demandant
récemment si les sociologues doivent devenir les experts
des controverses environnementales, Némoz & Grisoni
(2012) vont dans ce sens : bien que leur propos concerne
davantage la relation entre expertise, distance et
engagement, elles insistent sur la place croissante des
sociologues dans l’analyse des controverses et, par là, sur
l’importance des nouvelles formes de gouvernances où
l’ensemble des formes de savoir tendent à être reconnues
(malgré des contre-exemples, e.g. Alphandéry et al., 2012).
Autrement dit, il existe un réel intérêt des chercheurs pour
l’analyse du rôle du rapport à l’environnement dans les
mobilisations et les changements sociaux. La thématique de
la transition écologique va clairement dans ce sens, et de
nombreux travaux pointent également cette relation à la
nature comme support de mobilisation (Emelianoff &
Stagassy 2010 ; Boudes, 2011, Helier & Namias, 2012).
Ces derniers soulignent que à travers la demande sociale de
nature, par exemple la végétalisation des villes, se joue une
réappropriation de l’espace urbain par les citadins, mais
encore une prise en charge de problématiques globales
comme la biodiversité ou le changement climatique. C’est
certainement à travers ces deux chantiers, sur les
controverses et la gouvernance d’une part, et d’autre part
sur la nature comme support de mobilisation, que des
travaux de sociologie de l’environnement pourraient
s’ouvrir à l’écologie politique.
Les politistes français ont alors importé une littérature qui a
mis en évidence que si des traits communs montrent la
transnationalité du mouvement, il n’en est pas moins resté
spécifique à chaque contexte national original (Ollitrault,
2008). Ainsi, l’écologie politique est née d’une forte
circulation des idées et des acteurs tout en prenant des
formes singulières selon les contextes politiques, culturels
et de protestation (Hayes-Ollitrault, 2013). La connaissance
du contexte culturel dans lequel s’inscrit l’écologie
politique donne-t-il à voir les défis singuliers que le
mouvement doit relever en France ? En revanche, si en
science politique française, la littérature en matière de
politiques publiques, de sociologie des risques ou de
sociologie des sciences est conséquente (Lascoumes,
Barthes, Borras, Le Bourhis, Halpern…), nous remarquons
que l’étude des acteurs de l’écologie politique a été
délaissée au profit des seules études des processus de mise
en œuvre d’expertise.
Les nouveaux défis pour analyser l’écologie politique
Ce manque d’analyse des acteurs au profit des décisions a
pour conséquence de nous désengager d’une véritable
réflexion sur les « pouvoirs », sur les modalités d’accès et
de prise position dans le système politique central
(gouvernement, instances décisionnelles). Le défi ne seraitil pas d’articuler étude du mouvement social qui nourrit la
pensée, les modes d’action de l’écologie politique et celle
des modalités d’exercice de la prise de décision lorsque le
mouvement s’institutionnalise ? Cette tension travaille
fortement le mouvement depuis son origine et explique
nombre de ses recompositions. Parallèlement, les travaux
sur l’écologie politique en tant que force politique restent
marginaux puisque les politistes soit s’intéressent à sa
dimension protestataire, soit n’observent les acteurs que
sous l’angle des politiques publiques. Le découpage
disciplinaire entre études électorales, sociologie de l’action
publique (de l’expertise), sociologie des mouvements
sociaux éclatent l’objet écologie politique au point que
même les arguments développés par le mouvement social
sont souvent renvoyés à la sociologie pragmatique (Cefaï,
Thévenot) qui reprend le discours pour décrire le
développement d’une mobilisation en ayant tendance à
oublier que le mouvement social a déjà une histoire, une
mémoire se recompose par rapport à ces luttes.
153
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Pour preuve, Notre Dame des Landes devient peu à peu
espace de protestation qui tout en le renouvelant, se situe
dans le sillage des luttes écologistes telles que le Larzac et
Plogoff (usage des squats, désobéissance civile,
nombreuses manifestations de masse avec mise en scène de
la ruralité). G. Hayes et moi-même (2011) avons mis en
lumière que le mouvement social ne peut que se nourrir des
représentations ambiantes de l’écologie qui se transforme
sous l’effet du temps et du substrat culturel. Nous avons
montré que l’écologie française comporte un volet affirmé
de la défense de la terre agricole qui s’explique aussi par la
présence dans le mouvement social du syndicalisme
agricole (Confédération paysanne) et de sa position à
l’égard de la configuration des forces syndicales et
politiques. L’enjeu est de spécifier ce que peut être
l’écologie politique française qui est à la fois une partie du
mouvement social global et qui comporte ses spécificités
propres. Autre point, le mouvement politique doit prendre
en compte d’autres préoccupations qui sont souvent
négligées, stigmatisées parce qu’elles relèveraient de ces
mobilisations d’habitants, de profanes, de NIMBY. Or ces
préoccupations portées par des groupes d’habitants
socialisés à l’écologie sans être militants, commencent à se
multiplier au point de « déranger » les catégories
« militantes » et parfois « sociologiques ». Elles révèlent de
nouvelles anxiétés sociales autour des questions de l’air
intérieur, des antennes de téléphonie mobile, de l’usage de
techniques. La question de la santé environnementale se
diffuse, mobilise et devient une part du nouveau périmètre
de l’écologie politique. Or, pour l’instant, ce versant
intéresse surtout la sociologie de l’action publique et de
l’expertise, ne serait-il pas intéressant d’observer comment
se recompose l’offre politique de l’écologie politique, sa
capacité à faire caisse de résonance avec les nouvelles
demandes sociales qui émergent d’une sensibilité à
l’environnement portée par des profanes ?
Il nous apparait que l’enjeu essentiel est d’articuler les
modifications structurelles d’une société dans son rapport à
l’environnement qui dépend étroitement de données
sociales, économiques et culturelles avec l’expression de
l’écologie politique. Cette expression est elle-même
dépendante de la capacité à s’insérer dans les contraintes du
système politique et administratif, car même en situation
d’alliance politique, le poids d’un mouvement social et sa
capacité de prise de décision ou d’influence est faible (cf.
le dossier nucléaire, ou le « poids » du lobby agroalimentaire en Bretagne…)
Conclusion
L’ensemble de ces éléments permettent de légitimer un
champ de recherche jusqu’à présent écarté des thématiques
centrales pour des raisons d’ordre historique, contextuel,
institutionnel, et non pas épistémologique ou cognitif. Au
contraire, il apparait que l’écologie politique a pleinement
sa place dans les disciplines présentées, et que son analyse
permettrait notamment de renouveler les approches
contemporaines, notamment sur la définition même de
l’environnement et de l’écologie, sur la nature des
mouvements sociaux environnementaux, sur leur
institutionnalisation et sur leur expression politique.
154
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Martin F. & R. Larsimont - L’écologie politique depuis
l’Amérique Latine
casting. De quelle écologie politique parle-t-on ? S’agiraitil d’un courant académique critique en matière
d’environnement d’un côté, face à un projet politique
alternatif de l’autre? Les deux ? Tentons à titre
d’introduction et très brièvement de simplifier de façon non
exhaustive, les contours et généalogies de trois principales
versions, la political ecology, l’écologie politique et
l’ecología política:
La Political Ecology serait une approche universitaire
multidisciplinaire au cœur des études sur l’environnement
et le développement, qui s’est développée à partir des
années 1970 dans le monde anglo-saxon, principalement
dans le cadre d’une tentative depuis la géographie et
l’anthropologie de dépasser certaines limites que l’écologie
humaine ou culturelle, leur imposait, à savoir : la
surévaluation des facteurs écologiques et le caractère trop
confiné de l’échelle d’analyse. 657 La critique se consolida
d’abord dans les années 1980 sous une perspective
structurelle, entre autres inspirée du marxisme et de la
théorie de la dépendance, mais l’aspect quelque peu figé de
cette dernière fut plus tard défié sous l’influence du poststructuralisme dans les années 1990. Cette political ecology
semble avoir aujourd’hui consolidé son objet d’analyse
autour de la question des rapports de force en matière de
gestion de l’environnement et de production de savoir dans
ce domaine, en soulignant particulièrement les dimensions
idéelles et discursives du pouvoir.658 À ce propos, de
récentes publications de géographes francophones 659,
utilisant le terme anglophone de political ecology
témoignent leur volonté de ne pas confondre cette approche
avec l’ « écologie politique ».
Cette Écologie politique, nettement moins confinée au
cadre universitaire, ferait quant à elle plus référence à un
type spécifique de politique de l’environnement, à une
contribution à un projet politique et social alternatif, voir
également pour certains à une sorte d’« humanisme
renouvelé »660. Les alternatives possibles reflèteraient les
arrivées de courses entre lièvres et tortues, en dans
lesquelles ces dernières prendraient plus le temps de
s’intéresser - sous différents paradigmes - aux sciences, aux
natures et aux politiques661, autrement dits aux causes
profondes des problèmes environnementaux.
Quant à l’ « ecología política », construite principalement
autour des travaux de Martinez-Alier, elle ferait référence à
l’étude des conflits écologiques distributifs dans une
économie, écologiquement chaque fois moins soutenable662.
Cette variante est particulièrement influencée par
l’économie écologique, un courant qui vise le conflit
structurel entre l’économie et l’environnement et la « prise
Facundo Martín : Professeur du Département de
Géographie de l’Universidad Nacional de Cuyo, Mendoza,
Argentine.
Robin Larsimont : Chercheur doctorant en Géographie à
l’Universidad de Buenos Aires (UBA) et à l’Instituto de
Ciencias Humanas, Sociales y Ambientales (CONICETINCIHUSA) de Mendoza, Argentine.
Introduction
Cette contribution part du constat qu’un regard rapide sur
les fondements des différentes écologies politiques à niveau
international semble amplifier la difficulté à définir ce large
champ en construction. Sous un même vocable, se trouve
des terreaux divers et malgré de nombreuses références
communes, ces origines différentes semblent avoir généré
des approches épistémologiques et ontologiques distinctes.
En nous penchant sur la manière dont se construit
l’écologie politique DEPUIS l’Amérique latine, nous
voulons dans un premier temps, souligner que les diverses
perspectives d’une possible « écologie cosmo-politique655 »
s’enracinent dans ; (1) l’histoire des connections entre
disciplines dans différents cadres institutionnels ainsi qu’au
travers de la circulation et reproduction des connaissances
au sein de certains régionalismes académiques dominants,
(2) dans les relations en matière d’environnement entre
science, politique et mouvements sociaux, à échelle
régionale ou nationale, (3) dans le rôle que joue la mobilité
de certaines personnalités d’un monde académique à l’autre
et celui des traductions.
Dans un deuxième temps, et à partir de cette toile de fond,
nous distinguerons certaines particularités de cette version
latino-américaine (à continuation EPlat), en soulignant le
caractère explicite de son lieu d´énonciation, les diverses
conceptualisations de ses principaux contributeurs et la
croissante conflictivité territoriale qui l´alimente.
Régionalismes dominants, diffusion, réception et
mobilité
Bien que le dialogue semble petit à petit s’amorcer comme en témoigne l’initiative de ce colloque - et que les
différences tendent à s’estomper avec certaines
contributions au caractère englobant ou global 656, il
semblerait encore régner certaines confusions et erreurs de
655
Allusion à la proposition originale d´une géographique
cosmopolitique de Chartier & Rodary (2007) et en résonnances
aux considérations d´un cosmopolitisme critique développé par le
dialogue entre Walter Mignolo et Boaventura de Sousa Santos.
Respectivement; Chartier, D & Rodary, E (2007) Géographie de l
´environnement, écologie politique et cosmopolitiques. En L
´Espace Politique. N°1; Mignolo, W. 2003. Historias
locales/diseños globales: colonialidad, conocimientos subalternos
y pensamiento fronterizo. Madrid, Ediciones Akal; Sousa Santos,
B (2010) Refundación del Estado en América Latina. Perspectivas
desde una epistemología del sur. Buenos Aires, Antropofagia;
Santos, B (2002), La globalización del derecho. Los nuevos
caminos de la regulación y la emancipación, Facultad de Derecho,
Ciencias Políticas y Sociales, Universidad Nacional de ColombiaILSA, Bogotá, 2da edición.
656
Swyngedouw, E. (2011). ¡La naturaleza no existe! La
sostenibilidad como síntoma de una planificación despolitizada.
Urban n°01 44-66; Peet, R. Robbins, P and M. Watts., eds (2011).
Global Political Ecology. New York, Routledge. Forsyth, T (2003)
Critical Political Ecology: The Politics of Environmental Science,
London, Routledge.
657
Benjaminsen, T & Svarstad, H (2009). « Qu’est-ce que la «
political ecology » ? » Natures Sciences Sociétés 17, 3-11.
658
Benjaminsen, T & Svarstad, H (2009) op.cit
659
Blanchon, D & Graefe, O. (2012) « La radical political ecology
de l'eau à Khartoum. Une approche théorique au-delà de l'étude de
cas ». L'Espace géographique. Tome 41. 35-50 ; Molle, F (2012)
«La gestion de l’eau et les apports d’une approche par la political
ecology” in Gautier, D & Benjaminsen A.T (dir.) L’approche
Political Ecology: Pouvoir, savoir, environnement, pp. 219-240.
Paris, Quae.
660
Whiteside, K, (2002), Divided natures, Cambridge:
Massachusetts Institute of Technology, p.3
661
Allusion à Latour, B (2004). Politiques de la nature : comment
faire entrer les sciences en démocratie. Paris. La découverte, p.12.
662
Martínez Alier, J. (2004) El ecologismo de los pobres.
Conflictos ambientales y lenguajes de valoración, Barcelona,
Icaria/FLACSO, p.322
155
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
en compte de la nature non seulement en termes
monétaires, sinon et surtout en termes physiques et
sociaux »663.
Le résultat de telles différences dans la diffusion des idées,
implique que les conversations de communautés
linguistiques entières portent souvent sur des caractères
distincts. Par ailleurs, il semblerait que la prévalence de
certains concepts et modes de raisonnement au sein d’une
communauté linguistique pourrait créer une sorte de champ
rhétorique qui favoriserait la recherche au sein de certains
territoires, tout en laissant d’autres relativement
inexplorés.664 Mentionnons par exemple cette critique de
l’écologie politique publiée par une géographe française
dans la revue Hérodote et qui passe totalement outre les
apports accumulés dans ce domaine par les géographes
anglo-saxons.665 Cet exemple, souligne le rôle que peuvent
jouer les diverses traditions ou écoles nationales (de
géographie ou autres), mais également l'effet du langage sur
la circulation des connaissances 666 et la reproduction des
celles-ci au sein de régionalismes académiques peu
empreint au dialogue. Mentionnons cependant le rôle de la
diffusion, comme l’un des mécanismes sociaux crées au
sein des cultures académiques dominantes et qui opèrent en
imposant une vue particulière au reste de la planète, du
moins une partie. A ce propos la diffusion de la political
ecology semble rester confinée dans les réseaux de
l’impérialisme scientifique anglo-saxon et son contact avec
d’autres versions ne se ferait principalement qu’au travers
du filtre des traductions.
Sur base de cette mise en contexte, rappelons que les
communautés scientifiques périphériques ont souvent été
cataloguées comme étant dépourvues d'autonomie et
assiégées selon les époques par différentes forces exogènes,
entre autres ; les interventions étatiques, la politisation
étudiante, le terrorisme d'Etat ou la dépendance
intellectuelle vis-à-vis des modèles étrangers. 667 Le
malaysien Farid Alatas va plus loin, en soulignant que la
littérature en sciences sociales et humaines de ces 200 et
particulièrement 50 dernières années a déploré l’état de l’art
issu du Tiers-monde et que les relations impérialistes du
monde des sciences sociales avanceraient en parallèle à
celles du monde de l’économie politique internationale. 668
Nous soulignons ces remarques, car l’écologie politique
depuis l’Amérique Latine et que nous présentons à
continuation, s’oppose justement à cette géographie
dominante de production de connaissance, qui reconnait
une « autorité » à certains lieux privilégiés d’énonciation et
relègue à d’autres lieux le rôle d’objets devant être étudiés
par des investigateurs compétents. Cette critique
concernerait donc également les défenseurs d’une « Thirdworld Political ecology »669, peu ouverte à ce qui se dit
depuis le tiers-monde, à l’exception d’auteurs originaires du
Sud s’étant formés et écrivant depuis le Nord ou ayant été
traduit en anglais.
Penchons-nous brièvement à présent sur le terreau
institutionnel et politique sur lequel s’est construite cette
version latino-américaine. Bien que la riche tradition
intellectuelle du continent remonte au XIXe siècle sous
l’égide d’une volonté « d’émancipation mentale » ou de
« deuxième indépendance », le processus de consolidation
d'un circuit académique régional ne s'est réellement
développé qu’au cours de la décennie des années 1950 et
1960670. Il en a résulté une expansion de l'autonomie
académique dans la plus part des pays (concentrée autour
des grands pôles urbains), et une régionalisation de la
circulation du savoir au travers de revues, d'associations
professionnelles, de congres, forum et conventions
interuniversitaires. Cependant, les coups d'état et autres
interventions militaires au cours des années 1970, en
considérant l’université comme l’une des principales cibles
à discipliner,671 allaient générer plusieurs vagues d’exiles
académiques. Après une difficile reconnexion dans la
lancée d’un retour à la démocratie rapidement étouffé par
une nouvelle vague, cette fois neolibéraliste, le XXIe siècle
a commencé avec une effervescente revitalisation du
latinoamericanisme.
Quant à notre débat, c’est à ce moment justement que se
crée le Grupo de Trabajo de Ecología Política de la
CLACSO, coordonné par Hector Alimonda. Bien que ses
productions circulent encore de façon marginale dans
certains nœuds du système académique mondial, ces « voix
du sud » semblent petit à petit gagner en diffusion. 672
Rappelons à ce propos le rôle que joue la mobilité
académique dans le dialogue entre différentes écoles de
l’écologie politique. Arturo Escobar, Enrique Leff, Michael
Löwy, Martínez-Alier, Anthony Bebbington, Philippe Le
Billon, parmi d’autres, sont autant de figures qui permettent
de construire les réseaux d’une version cosmo-politique.
L’écologie politique DEPUIS l’Amérique Latine
Depuis la fin des années 1990, se configure en Amérique
latine une perspective différenciée pour aborder les
relations société-nature. Le caractère différentiel de cette
dernière serait précisément la prétention de le faire depuis
un « lieu d’énonciation » latino-américain. Ceci implique
de reconnaître des cadres théoriques et souvent territoriaux
étrangers aux grandes traditions consolidées de la
géopolitique de la pensée occidentale. C’est le cas du
Programme d’Investigation Modernité/Colonialité (M/C) 673,
un espace contemporain d’interlocution collective depuis et
670
Notamment avec la création de la CEPALC (Commission
économique pour l'Amérique latine et les Caraïbes) en 1948, de la
FLACSO (Faculté latino-américaine de sciences sociales) en 1957
et la CLACSO (Conseil latino-américain de sciences sociales) en
1967.
671
Beigel, F. op. cit
672
Voir par exemple Chartier, D & Löwy, M (2013) L’amérique
latine, terre de luttes socioécologiques. En Ecologie & Politique.
N°46, p.13-20. Leff, E (2012) Political ecology. A Latin American
Perspective, in Culture, Civilization and Human Society. Eolss
Publishers, Oxford, UK.
673
Voir Escobar, A. (2003) “Mundos y conocimientos de otro
modo. El programa de investigación de modernidad/colonialidad
latinoamericano” Tabula Rasa. Bogotá - Colombia, No.1: 51-86;
Mignolo, W. 2003. Historias locales/diseños globales:
colonialidad, conocimientos subalternos y pensamiento fronterizo.
Madrid, Ediciones Akal. p 54.
663
Ibid,p.9
Whiteside, K, op. cit, p.4-5.
665
Giblin, B (2001) « De l'écologie à l'écologie politique : l'enjeu
du pouvoir De la nécessité de savoir penser l'espace », Hérodote,
N°100, p. 13-31
666
Fall, J.J.; Rosière, S. 2008. Guest Editorial: On the limits of
dialogue between Francophone and Anglophone political
geography, Political Geography, 27 (7), 713-716
667
Beigel, F (2012) Centros y periferias en la circulación
internacional del conocimiento. En Nueva Sociedad. N° 245.
668
Alatas, F (2003) Academic Dependency and the Global
Division of Labour in the Social Science. En Current Sociology
51: 599
669
Bryant R. L. y Bailey, S. (1997) Third World Political Ecology.
New York, Routledge.
664
156
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
sociologue Aníbal Quijano678, pour qui la colonialité
incarne également la matrice de pouvoir articulée à l’idée
de race et qui produirait des subjectivités et exercerait un
contrôle sur le travail et le territoire. En incarnant donc en
termes théoriques le lien de parenté entre l’EPlat et le
Programme M/C, ces deux notions permettraient de
comprendre la reconfiguration de la colonialité dans sa
dimension naturelle au travers de la production de nature(s).
Nourrie particulièrement de son contexte historicogéographique, l’EPlat se présente donc comme une
construction collective, au sein de laquelle ont conflué, non
sans tensions et débats, plusieurs auteurs latino-américains,
souvent en dialogue avec des contributeurs d’autres
versions (Martinez-Alier, O’Connor, Lipietz). Son objet
d’analyse semble cibler l’étude des relations de pouvoir,
configurées historiquement et considérées comme
médiatrices des relations société-natures. Un tel centre
d’attention ne pouvait, comme ailleurs, que déborder des
structures disciplinaires, dans le but de produire de
nouvelles connaissances. Au-delà d’un nouveau champ
disciplinaire, il s’agirait donc plus selon Alimonda « d’une
perspective d’analyse critique et d’un espace de confluence,
d’interrogations et de rétroalimentations entre différents
champs de connaissances […] »679 Pour Enrique Leff, il
s’agirait d’un savoir environnemental qui « problématise la
connaissance fractionnée en disciplines et l’administration
sectorielle du développement afin de constituer un champ
de connaissances théoriques et pratiques orienté vers la réarticulation des relations société-nature »680. Ceci implique
également de « penser en dehors des tranchées de
l’université, depuis des perspectives distinctes et articulant
différents savoirs. Autrement dit de tirer parti aussi bien de
la fertilité des connaissances scientifiques académiques, que
des connaissances populaires non reconnues par la pratique
académique681 ». Soulignons à ce propos que tous ces
auteurs, maintiennent un lien étroit et une retroalimentation
avec des mouvements sociaux et communautés locales. 682
sur l’Amérique Latine et auquel participent le colombien
Arturo Escobar, l’argentin-mexicain Enrique Dussel, le
péruvien Aníbal Quijano et l’argentin Walter Mignolo,
parmi d’autres. De cette façon, depuis ce lieu d’énonciation
se constitue progressivement un positionnement éthique,
politique et épistémique autre, se nourrissant de
l’expérience moderne/coloniale pour en puiser les
conditions favorables à une décolonisation.
L’argument central est que le traumatisme de la conquête et
l’intégration dans le système internationale, depuis une
position subordonnée, coloniale, incarnant le revers
nécessaire et occulté de la modernité, représenteraient la
marque d’origine de « lo latinoamericano ». Cette ligne
d’investigation
poursuivrait
donc
le
« tournant
décolonial »674, en adoptant une épistémologie de frontière
afin de rendre compte de certaines contestations ou au
contraire, récupérations partielles ou sélectives de la
modernité et colonialité. Ceci implique donc de réécrire les
narratives de la modernité depuis un autre lieu, en
revalorisant les cultures et peuples dominés et l’histoire de
leur résistance. C’est au travers de cette voie, que l´EPlat se
propose de considérer l’expérience historique de la
colonisation européenne comme la rupture d’origine de
l’hétérogénéité et ambiguïté particulière des sociétés latinoaméricaines, et de puiser son potentiel afin de narrer de
nouveau leurs histoires depuis la perspective des relations
société-nature. Ceci implique donc la construction d’une
histoire environnementale de la région, considérée comme
la « sœur siamoise » de cette écologie politique.675
Par ailleurs, ce pont entre le Programme M/C et l’EPlat
s’appuie fermement sur l’échec des promesses et
considérations apolitiques676 de la modernité à faveur d’un
monde soutenable pour la majorité de la population.
L’EPlat, en soulignant le caractère civilisatoire de la crise
environnementale, offrirait certaines pistes pour considérer
les dimensions d’une colonialité globale. A ce propos
justement, Cajigas-Rotundo puis Hector Alimonda en se
référant respectivement à la biocolonialité du pouvoir ou à
la colonialité de la nature, veulent souligner l’existence
encore en vigueur d’une matrice de pouvoir colonial sur la
nature.677 Ces deux notions s’inspirent des travaux du
Ses protagonistes, leurs mots et la conflictivité
territoriale environnante
L’anthropologue Arturo Escobar, est sans aucun doute celui
qui au sein de cette communauté a été le plus diffusé. Bien
que plus connu pour ces apports post-structuralistes à la
critique de la modernité et à la notion de
« développement », ce dernier soutient que l´écologie
politique est « l’étude des multiples articulations entre
histoire et biologie, ainsi que des médiations culturelles au
travers desquelles ces articulations sont établies 683 ». Depuis
674
Grosfogel, R. y Castro-Gómez, G. (2007) Prólogo. Giro
decolonial, teoría crítica y pensamiento heterárquico. En El giro
decolonial. Reflexiones para una diversidad epistémicas más allá
del capitalismo global. Iesco-Pensar-Siglo del hombre editores,
Bogotá.
675
Alimonda, H. (2006) Una nueva herencia en Comala. Apuntes
sobre la ecología política latinoamericana y la tradición marxista.
En publicación: Los tormentos de la materia. Aportes para una
ecología política latinoamericana. Alimonda, Héctor. CLACSO,
Consejo Latinoamericano de Ciencias Sociales, Buenos Aires. P.
94. Soulignons que la majorité des auteurs sont particulièrement
sensibles aux travaux d’historiens de l’environnement (Alfred
Crosby, Donald Worster, William Cronon,…) et que c’est
Guillermo Castro-Herrera qui a particulièrement consolidé le
dialogue entre ces deux courants.
676
Nous faisons allusions ici particulièrement au paradigme de la
“modernisation” souligné dans: Robbins, P. (2004). Political
Ecology, Oxford, Blackwell
677
Cajigas-Rotundo, J. C. (2007), “La biocolonialidad del poder.
Amazonía, biodiversidad y ecocapitalismo”, en Castro-Gómez,
Santiago y Ramón Grosfoguel (eds.), El giro decolonial.
Reflexiones para una diversidad epistémica más allá del
capitalismo global. Bogotá: Iesco-Pensar-Siglo del Hombre
Editores. Pp. 169-193; Alimonda, H. (Comp.) (2011) La
naturaleza colonizada. Ecología política de la minería en
América Latina. Buenos Aires. CICCUS-CLACSO.
678
Quijano, A. (2000) Colonialidad del poder, eurocentrismo y
América Latina, en Lander, E. (ed.), La Colonialidad del saber:
Eurocentrismo
y
Ciencias
Sociales.
Perspectivas
Latinoamericanas. pp. 201-245. Caracas: CLACSO
679
Alimonda, H. (2005) Paisajes del Volcán de Agua
(aproximación a la Ecología Política latinoamericana), en
Alimonda, H. y Parreira, C. (orgs.) (2005), Políticas Públicas
Ambientais Latino-americanas, FLACSO-Brasil, Editorial Abaré,
Brasilia, pp. 65-80.
680
Leff, E. (1994) Ecología y Capital – Racionalidad ambiental,
democracia participativa y desarrollo sustentable, México, Siglo
XXI.
681
Alimonda, H (2006) op.cit p, 15
682
Escobar avec les communautés afro-descendantes du pacifique
colombien; Leff avec le mouvement Seringueiro; Alimonda avec
certaines communautés en lutte contre l´extractivisme minier,…
683
Escobar, A. (2005), Depois da Natureza. Passos para uma
Ecología Política Antiesscencialista, en Alimonda, H. y Parreira,
157
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
cette perspective, la catégorie de « nature » se pose comme
spécifiquement moderne. D’autre part, en soulignant que
certaines sociétés ne possèdent pas cette catégorie, il
postule la nécessité de problématiser la notion même de
nature afin de parvenir à une écologie politique antiessentialiste.684 Cette dernière ferait entre autre ressortir le
rôle des nouvelles technologies et techniques de
manipulations génétiques génératrices d’une techno-nature,
dont l’Amérique Latine serait chaque fois plus victime.
Mentionnons également à Martinez-Alier, qui - bien
qu’extérieur - a constitué par sa vision, sa diffusion
hispano-lusophone et son engagement intellectuel avec
l’Amérique Latine, une autre influence importante. Le
continent latino-américain s’est révélé un objet d’étude
particulièrement adapté à sa version matérialiste visant
l’étude des conflits écologiques distributifs.
Soulignons également une autre tendance, et qui bien que
partageant les visions antérieures, a pour principale cible
“le politique” proprement dit. Celle-ci, comme le souligne
le colombien Germán Palacio doit centrer son étude sur
« les relations de pouvoir autour de la nature, ou plus
précisément autour des écosystèmes ou des paysages étant
donné que ceux-ci semblent se présenter comme les formes
contemporaines du discours sur la nature »685.
Cette vision centrée sur « le politique » invite à
reconsidérer par exemple, l’idée de « distribution » de
Martinez-Alier et mettre plutôt en avant celle
d’« appropriation ».
Celle-ci
ferait
référence
à
l’établissement des relations de pouvoir qui permettraient
de procéder à l’accès aux ressources par certains acteurs, à
la prise de décision quant à leur utilisation et à l’exclusion
d’autres acteurs de leurs disponibilités686. En d’autres
termes, cette appropriation, présentée comme
une
condition présupposée à la production, ferait écho à
l’accumulation primitive de Marx et sa version actualisée
« d’accumulation par dépossession687 ». Historiquement,
cette appropriation se réfèrerait donc à une matrice de
pouvoir social en vigueur depuis la période coloniale et
ayant pour visée centrale l’accès à la terre et son contrôle.
Germán Palacio offre selon nous la meilleure synthèse de
cette écologie politique ayant pour pivot « le politique » en
la considérant comme ; « un champ de discussion inter et
transdisciplinaire qui questionne les relations de pouvoir
autour de la nature, en se référant à sa fabrication sociale et
à son appropriation et contrôle par différents agents sociopolitiques. […] De ce point de vue, cette écologie politique
ne considère pas la politique en se référant seulement aux
questions
environnementales
des
politiques
gouvernementales sinon de manière plus large, en ciblant
les hiérarchies et asymétries de différents champs de
relations de pouvoir autour de la nature, que celles-ci soient
de classe, de genre, éthiques ou électorales, mais également
locales, régionales, nationales ou internationales […] »688.
En d’autres mots, la politisation de la nature se ferait au
travers des diverses valorisations de celle-ci et des relations
de pouvoir qui les tissent, mais également au travers des
processus de « normalisation » des idées, discours,
comportements et politiques 689. Pour cela, l’EPlat se
présenterait alors comme « la politique de réappropriation
de la nature »690 à travers notamment de la déconstruction
des discours et concepts théoriques et idéologiques qui ont
soutenu et légitimé les actions et processus à l’origine des
conflits environnementaux. Nous nous trouvons ici en
quelque sorte face à la métaphore de la « hachette » et des
« graines » de Paul Robbins691.
Récemment on assiste à une profusion d’études qui placent
l’Amérique Latine au centre de la configuration d’une
nouvelle géopolitique agro-énergétique, mais également au
centre des alternatives contre-hégémoniques. Mentionnons
aussi la préoccupation pour la violente expansion de
l’activité minière transnationale dans la région, comme
l’illustre bien le dernier libre du groupe de travail
d’Alimonda intitulé « La naturaleza colonizada. Ecología
política y minería en América Latina692”. La richesse de ces
contributions réside dans la considération de cette
colonisation de la nature au travers des trois principales
tendances du champ politico-économique latino-américain
auxquelles se réfère Maristella Svampa693: le néodéveloppementalisme libéral, le progressisme néodéveloppementaliste
et
le
tournant
postdéveloppementaliste. Le « fracking », le « landgrabbing694 »
ou l’expansion de l’agrobusiness sont autant de
préoccupations abordées par cette EPlat, dont le principal
soutient est aux les luttes de résistance, de ré-existence 695 et
de reconstruction identitaires des populations affectées par
ces processus de dépossession.
Afin ne pas conclure…
L’ensemble des travaux auxquelles nous faisons allusion
plus haut, rendent compte du haut niveau de conflictivité
territoriale en Amérique latine. « Conflits » et « Territoire »
seraient précisément deux catégories au cœur de
l’émergence et relative consolidation de l’écologie politique
latino-américaine. La conflictivité territoriale, autrement
dit, le reflet des relations hiérarchiques de pouvoir qui ont
articulé historiquement et articulent encore aujourd’hui les
relations société-nature dans la région, serait l’origine d’une
territorialité conflictuelle. Cette dernière représente le pilier
autour duquel se construit l’EPlat, aussi bien en tant que
688
Palacio, op.cit p.11
Leff, E (2006) La ecología política en América Latina. Un
campo en construcción. En Alimonda, H (coord.). Los tormentos
de la material. Aportes para una ecología política
latinoamericana. CLACSO. Buenos Aires, p.26
690
Leff (2006) op.cit p.32
691
Robbins, (2004). op.cit, p 12-13.
692
Alimonda (2011), op.cit
693
Svampa, M. (2012) Resource Extractivism and Alternatives:
Latin American Perspectives on Development. Socioecological
Transformations, JOURNAL FÜR ENTWICKLUNGSPOLITIK, vol.
XXVIII 3:43-73.
694
Borras, S; Franco, J.; Kay, C. & Spoor, M. (2011) El
acaparamiento de tierras en América Latina y el Caribe visto desde
una perspectiva internacional más amplia. Mimeo
695
Gonçalves, Carlos Walter Porto (2001) Geo-grafías.
Movimientos sociales, nuevas territorialidades y sustentabilidad.
Mexico. Siglo XXI.
689
C. (orgs.) (2005), Políticas Públicas Ambientais Latinoamericanas, FLACSO-Brasil, Editorial Abaré, Brasilia, p.24.
684
Escobar, A. (1999) After Nature: Steps to an Antiessencialist
Political Ecology, Current Anthropology, 40, 1, February.
685
Palacio, G. (2006): “Breve guía de introducción a la Ecología
Política (Ecopol): Orígenes, inspiradores aportes y temas de
actualidad” en Revista Gestión y Ambiente, Universidad Nacional
de Colombia, Vol. 9 – No. 3, p.11
686
Alimonda, H. (2005) Paisajes del Volcán de Agua
(aproximación a la Ecología Política latinoamericana), en
Alimonda, H. y Parreira, C. (orgs.) (2005), Políticas Públicas
Ambientais Latino-americanas, FLACSO-Brasil, Editorial Abaré,
Brasilia, pp. 65-80.
687
Harvey, D. (2004) El nuevo imperialismo. Madrid. Ediciones
Akal.
158
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
perspective académique que comme contribution à un
projet politique contre-hégémonique majeur.
Le chemin est encore long, mais comme dit le refrain il « se
construit en marchant ». Il permettra certainement de mieux
comprendre les différentes « natures » construites
historiquement au sein de ce magma culturel. En insistant
donc sur le lien étroit entre cette écologie politique et le
contexte historico-géographique de son lieu d’énonciation,
notre contribution s’inscrit dans l’initiative encore timide
d’une possible version cosmo-politique, riche de ses
différences et dont la mise en réseau est en pleine
construction. Nous espérons que cette dernière apprendra
cependant à « cohabiter dans une Babel de langages
différenciés, qui communiquent et s’interprètent, mais ne se
traduisent pas en un langage commun unifié696 ».
696
Leff (2006) op.cit, p.34
159
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Flipo F. - L’écologie politique définie par les
controverses générées par sa réception
Du côté de l’économie c’est entendu, les revendications
écologistes sont avant tout interprétées comme un retour de
la thèse malthusienne de l’épuisement des ressources. Le
pari de Julian Simon contre Paul Ehrlich peut symboliser
cela. Les écologistes sont ceux qui n’ont pas pris acte du
pouvoir de la technologie, et ne font que ressasser des
questions d’un autre âge. L’accueil fait au rapport du Club
de Rome dans les années 70 l’illustre parfaitement. Les
écologistes surestiment les méfaits de l’industrie, et sousestiment sa capacité à venir à bout des problèmes qu’elle a
elle-même générés, et dont certains sont malgré tout bien
réels. Le libéralisme soutient que la croissance est la
solution et non le problème, puisque c’est elle qui procure
les moyens de trouver des ressources supplémentaires,
comme le montre le cas du nucléaire ou des performances
techniques réalisées dans le domaine de l’extraction des
ressources, et que c’est encore elle qui donne les moyens de
protéger le milieu, le désir d’un environnement sain
n’apparaissant, historiquement, qu’à partir du moment où
l’on a atteint un niveau de richesse économique suffisant –
soit en France, dans les années 60.
Dans un second temps les libéraux appréhendent les
écologistes comme des « pastèques », selon l’expression
fameuse utilisée notamment par Jean-Marie Le Pen. L’une
des revendications les plus constantes de l’écologisme est
en effet de politiser la consommation, au sens de créer une
discussion collective sur ce que sont ou plutôt ce que
devraient être nos besoins : vélo ou voiture ? Produits bio
ou industriels ? Chauffage bois ou nucléaire ? Tels sont en
effet les sujets qui motivent les écologistes. Or dans le
système libéral cette discussion doit entièrement être laissée
au marché, mis à part les correctifs que sont les assurances
diverses qui culminent dans l’Etat-Providence, dont
l’extension doit être d’autant plus limitée qu’on est libéral.
L’une des conditions du bon fonctionnement des marchés
est leur atomicité, autrement dit le fait que chaque
consommateur exprime son opinion, sa préférence, sans
être influencé par d’autres. Les écologistes sont donc
suspectés de vouloir collectiviser l’économie, à la manière
soviétique, et empêcher chacun de choisir librement ce qui
lui fait plaisir, ce qui constitue l’un des piliers du
libéralisme et de sa propension à respecter le pluralisme des
choix de vie, que l’on nomme en philosophie politique
« pluralité des conceptions du Bien ».
Ajoutons que les écologistes sont doublement soupçonnés
de vouloir passer outre la démocratie, car non seulement ils
entendent politiser la consommation mais en plus ils
souhaitent le faire directement, par ce qu’ils appellent
« l’action directe », ce qui veut dire : sans passer par le
Parlement, ou même par le débat. Les écologistes se
présentent munis de ce qu’ils appellent une « science »,
l’écologie, dont ils semblent vouloir dériver directement
des normes ; ils rejouent en cela l’errance marxiste qui, sur
la base d’une science, avait aboli la démocratie, remettant le
pouvoir dans les mains d’une Avant-garde toute-puissante,
n’ayant aucunement besoin de consulter avant de décider.
Les écologistes sont donc vus non seulement comme des
pastèques, mais parmi les plus dangereuses, celles qui n’ont
rien appris du siècle qui vient de s’écouler. Le goût de
Greenpeace ou d’autres groupes pour l’action « directe »
vient renforcer cela.
En même temps ce qui trouble les libéraux est que
l’écologisme paraît « mâtiné de brun », au sens où il refuse
ou semble refuser le progrès technologique, qu’au moins les
marxistes admettaient et même chérissaient, pour preuve le
Fabrice Flipo
Maître de Conférences HDR en philosophie
TEM Mines-Télécom / LCSP Paris Diderot
Introduction
L’écologisme est difficile à définir, car de multiples
obstacles se font jour lorsqu’on s’y risque. Qui se rapporte à
la littérature académique ne peut manquer d’être frappé du
flou qui règne (l’écologisme est-il progressiste ? Est-il
libéral ? Est-il moderne ou antimoderne ? etc.), ainsi que du
caractère parcellaire des différentes théorisations,
dispersées dans de multiples disciplines qui communiquent
peu entre elles. Qui se rapporte à la littérature militante sera
découragé devant la dispersion entre de multiples auteurs,
d’Illich à Charbonneau en passant par Thoreau ou Hainard.
Qui se rapporte aux deux verra à quel point les deux
champs, militant et académique, communiquent encore très
peu. Si l’on ajoute à cela que le sujet est très controversé,
sujet à un fort rejet, du côté académique comme du côté de
la société, on aura une petite idée de la difficulté.
Tout n’est pas à faire non plus. Des éléments existent, bien
que dispersés, fragmentaires et controversés. On s’accorde
ainsi que la date de naissance de l’écologisme, dans les
années 60 à 70. On s’accorde aussi sur son objet : changer
les modes de vie, de manière à en adopter d’autres qui
soient plus soutenables soit, dans le fond, plus
universalisables. L’écologisme donne naissance à des
ministères, des négociations et un ensemble de léglislations,
nationales et internationales. Il se concrétise de multiples
manières, par des mouvements sociaux, des parcs naturels,
des moyens de production et des produits de consommation
« verts ».
Ce que nous proposons ici, pour y voir plus clair, est de
définir l’écologie politique par les controverses qui ont été
générées par sa réception. Cette approche a un double
avantage : ne pas fermer la définition finale, puisque
l’écologie politique se trouve alors davantage définie en
creux que de manière positive, et n’aborder cette épineuse
question de « la nature » que de biais, puisqu’il n’y a pas
lieu de commencer notre exposé comme ce qui caractérise
la plupart des textes militants, à savoir l’état de plus en plus
catastrophique de « la nature », sous les assauts répétés de
« l’industrie », « l’Occident » ou de « l’Homme », c’est
selon.
Nous tiendrons ici « écologisme » et « écologie politique »
pour synonymes, le premier désigne le mouvement qui
porte le second comme idéologie.
Réception de l’écologisme par le libéralisme
S’intéresser à la réception de l’écologisme par le
libéralisme conduit à réexaminer le libéralisme, du moins
sous les deux formes qui se proposent à notre lecture : les
libéraux dépeints par eux-mêmes, ou par leurs critiques.
Le libéralisme réagit fortement à l’émergence de
l’écologisme, les livres de Luc Ferry, sur le plan de la
philosophie politique, et celui de Paul Samuelson et de
William Nordhaus, sur le plan de l’économie, peuvent en
témoigner. Le fait d’avoir à recourir à deux livres, qui
recouvrent deux champs de la pensée, en France, indique
déjà une difficulté : le fait que « le libéralisme » soit
rarement pensé comme un tout, économique et politique.
160
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
soutien unanime, des communistes aux gaullistes, au
lancement du programme électronucléaire dans les années
70. Les écologistes semblent vouloir revenir en arrière, vers
un monde désindustrialisé « et donc » prémoderne, c’est-àdire préscientifique. Leur critique de la science fait le lit de
tous les obscurantismes. Cette idée d’accorder des
« droits » à la nature focalise d’ailleurs une grande partie
des critiques, notamment chez Ferry. Ne revient-elle pas à
vouloir instaurer cet animisme dont justement la modernité
nous avait sorti ? « Respecter » la nature, c’est ce qui
caractérise les prémodernes, et explique qu’ils aient si
longtemps vécu dans un univers immobile, où tout se répète
éternellement. Pour preuve ce fameux « discours de
Dakar » de Nicolas Sarkozy, dans lequel il estimait que si
l’homme africain n’était « pas entré dans l’histoire », c’est
parce qu’il « vit avec les saisons », que son idéal de vie est
« d’être en harmonie avec la nature », qu’il ne connaît que
« l’éternel recommencement du temps rythmé par la
répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles.
Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a
de place ni pour l’aventure humaine ni pour l’idée de
progrès. Dans cet univers où la nature commande tout,
l’Homme échappe à l’angoisse de l’Histoire qui tenaille
l’Homme moderne mais l’Homme reste immobile au milieu
d’un ordre immuable où tout semble être écrit d’avance.
Jamais l’Homme ne s’élance vers l’avenir. Jamais il ne lui
vient à l’idée de sortir de la répétition pour s’inventer un
destin697 ».
Pourtant, étant critique des technologies de puissance, et
fréquemment pacifiste, au moins en apparence,
l’écologisme semble plutôt anti-patriote, ce qui en fait un
« brun » d’une catégorie pour le moins étrange, un peu trop
cosmopolite.
Par-delà la querelle des dénominations, ce qui est certain
est que ce que l’on appellera « le marxisme » pour
simplifier réagit de manière assez similaire au libéralisme.
Il commence en effet par voir dans les écologistes un retour
de Malthus. Là encore on se gausse de leur peu de
confiance dans la technologie, cette force que l’on conçoit
comme étant avant tout issue du travail, et non du capital, à
l’opposé de ce que défend le camp libéral. Défendre la
nature ne peut se faire que contre l’Homme. Sur le plan
économique les écologistes, qui appartiennent en général
aux classes moyennes ou issues de la petite-bourgeoisie, ce
qui devient manifeste dès lors qu’on se rend compte que le
mouvement ouvrier n’a guère porté de revendications en ce
sens, ne génèrent-ils pas une rareté artificielle, qui renchérit
le prix des produits et nuit au prolétariat ? Ne protègent-ils
pas des aménités qui sont avant tout de l’intérêt des plus
dotés, et sans intérêt pour les plus pauvres ? Ne défendentils pas des modes de vie qui sont plus onéreux, par exemple
la nourriture biologique, que seuls les riches peuvent se
payer ? Ces arguments sont répétés à satiété.
Les écologistes, perçus comme des « rouges » par les
libéraux, sont considérés comme des libéraux par les
marxistes. Et en effet nombreux sont les éléments qui
concordent, de même que nombreux étaient les éléments
qui, dans le cadre conceptuel et pratique libéral,
convergeaient pour ranger les écologistes parmi les
socialistes. Les écologistes se révèlent en effet être des
partisans relativement tièdes de la propriété publique, voire
même du socialisme. A chaque fois qu’on leur demande
s’ils sont pour ou contre le marché, ils semblent répondre
que cela dépend des cas ; à chaque fois qu’on leur demande
au contraire s’ils sont pour le socialisme, ils demandent en
quoi cela consiste et qui sera au pouvoir. Pour beaucoup,
s’ils n’adhèrnt pas au marxisme alors c’est donc qu’ils sont
libéraux. De fait Greenpeace fait alliance avec les
entreprises, qui sont certes productrices de renouvelables
mais dont le principal problème, côté marxiste, est qu’elles
appartiennent au secteur privé. Ils se prononcent bien, en
règle générale, pour l’économie sociale et solidaire, qui
pour le marxisme n’est qu’un pis-aller, une rustine sur un
système qui pendant ce temps reste pour l’essentiel
inchangé.
Les écologistes paraissent donc totalement incohérents, là
encore. Le capitalisme étant ce système qui poursuit le
profit pour le profit, comment peuvent-ils ne pas en être de
féroces critiques ? Evidemment on se demandera de
manière similaire, côté écologiste, comment on peut, du
côté marxiste, être apparemment si critique, tout en étant si
admiratif des résultats capitalistes que sont le nucléaire ou
la tablette tactile.
Réception de l’écologisme par le marxisme
Le terme « marxisme » fait de toute évidence problème,
dans le titre, au moins pour deux raisons. La première est
que Marx lui-même n’a jamais été « marxiste » et il ne
manque pas de « marxiens » pour rappeler que le marxisme
est une doctrine qu’il faut critiquer. D’où une seconde
difficulté : le « marxisme » ne constitue pas une catégorie
unifiée, loin de là, elle s’est même diversifiée au point
qu’André Tosel parle de « mille marxismes ».
Pourtant « marxisme » est bien le nom de la doctrine
dominant la camp de la critique du libéralisme, dans les
années 60, quand l’écologisme émerge, et l’on connaît la
fameuse phrase de Sartre, pour qui le marxisme était à ce
moment-là « l’horizon indépassable de notre temps »698. Le
libéralisme possède lui aussi de nombreuses variantes, il
n’en continue pas moins de posséder une unité. Cette unité
se retrouve dans la critique du libéralisme, dont le
marxisme et les marxistes ont longtemps possédé une sorte
de monopole. La lutte des classes, l’opposition entre le
capital et le travail, entre le prolétariat et le patronat, la
critique du capitalisme sont des éléments communs à tous
les marxistes, quel que soit le nom par lequel ils souhaitent
qu’on les appelle, « marxiste » ou « marxien », et par-delà
les divergences entre partisans de Kautsky, de Lénine, de
Staline, de Rosa Luxembourg et de bien d’autres encore.
Le lieu du désaccord : les forces productives, et donc la
cosmologie
Le titre peut évidemment surprendre, puisque le
déploiement des forces productives est censé être la
conséquence directe de l’abolition de toute forme de
cosmologie. En effet seuls les non-modernes sont réputés
être dotés d’une cosmologie, qui leur donne une « nature »,
dont ils ne peuvent s’extraire, précisément. Pourtant ce
n’est pas ce que l’analyse révèle, et les implications de ce
résultat sont nombreuses.
Un détour par Sartre et Whitehead, auteur d’une
philosophie de la cosmologie, peut nous aider à
comprendre. Sartre, dans L’Etre et le Néant, distingue deux
modalités de l’être au monde. La première est la réflexion,
697
Discours prononcé le 26 juillet 2007. Disponible Wikipédia:
http://fr.wikipedia.org/wiki/Discours_de_Dakar
698
Deux références pour baliser le terme: Jacques Droz, Histoire
du socialisme, 1973 et G. Duménil et D. Lévy, Economie marxiste
du capitalisme, Paris, la Découverte, 2003.
161
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
moment au cours duquel nous contemplons le monde, nous
nous voyons voir. La seconde est l’engagement, moment au
contraire d’où la contemplation est abolie, seule compte
l’action. L’engagement tranche ce que la réflexion suspend.
La réflexion ne peut identifier d’où elle-même provient.
Elle ne peut que remonter les causes de sa propre existence,
au moyen de divers faits de l’expérience, qui sont par
excellence le lieu des sciences, nous explique Whitehead.
Ainsi découvre-t-elle qu’elle est conditionnée par un corps,
une perception, qu’elle peut étendre via des outils et des
instruments, mais aussi qu’elle est le fruit d’une histoire,
d’une famille, d’une communauté, d’une nation, de
l’humanité. Ces causes enchevêtrées sont autant de
déterminants de l’action sur laquelle l’agent peut avoir
prise.
Ce que l’écologisme met en évidence, pour aller vite, est
que l’ontologie moderne est cartésienne, au sens où le mode
de vie qui se met en place est fondé sur l’échange, qui ne
nécessite de reconnaître que deux entités : les res cogitans
(les êtres humains) et la res extensa (la matière). Il n’y a
nulle place pour le vivant. L’économiste libéral Paul
Romer, que l’on dit nobélisable, affirme d’ailleurs que la
croissance durera encore 5 milliards d’années, jusqu’à ce
que le soleil s’éteigne, le monde étant avant tout fait de
choses et d’idées, celles-ci procurant un réservoir
inépuisable pour réordonner celle-là à notre profit. C’est
aussi la thèse de la « seconde flèche » du temps, que l’on
dit opposée à l’entropie. Tous ces artifices cosmologiques
ne sont là que pour sauver la cosmologie et partant
l’anthropologie cartésienne, en tous points opposée à
l’anthropologie écologiste, fondée sur l’idée dynamique de
cycles évolutifs, d’un « réseau de vie » (web of life) dont le
comportement est très différent de la res extensa
cartésienne, laquelle se révèle, sans surprise, bien adaptée
aux matériaux inanimés prélevés dans le sous-sol, dont
l’abondance est sans doute une caractéristique essentielle de
la civilisation industrielle.
Les écologistes en ont bien conscience : le monde étant
plastique, l’écologie est à la fois une description du monde,
en termes de causes et de conséquences, de finalité, qu’un
ordre idéal, imaginé, fantasmé, rêvé. Autant les images
industrielles de l’avenir ont éliminé la vie, sous le béton et
l’acier, autant les images écologistes cherchent à tout
reverdir.
Dans le cadre de l’analyse marxiste, c’est le moment de la
réalisation de la valeur que les écologistes contestent, que
ce soit celui de l’investissement (Notre-Dame-des-Landes,
les nanotechnologies, le nucléaire etc. au profit des
renouvelables, de la « biodiversité » etc.) ou celui de la
consommation finale (produits « bio », vélo etc.), qui sont
évidemment étroitement liés l’un à l’autre mais qui ne
peuvent être confondus, pour autant qu’ils forment ce que
l’économie industrielle appelait autrefois une « filière de
production », allant du producteur jusqu’au consommateur
et incluant tous les intermédiaires. Il s’agit d’organiser la
production, certes, mais selon des logiques différentes de
celles habituellement défendues par les représentants des
travailleurs, qui se révèlent, en pratique, attachés à leur
outils de production, pour des raisons bien différentes de
celles des capitalistes mais qui aboutissent, du point de vue
écologiste, à une alliance objective.
L’écologisme nous force à admettre que nous ne sommes
pas « sortis » d’une longue nuit de l’esprit, qui aurait été
« cosmologique », nous avons « simplement », si l’on peut
dire, changé de cosmologie. Une cosmologie c’est un ordre
des êtres, une ontologie. Une cosmologie va avec une
anthropologie, comment en serait-il autrement d’ailleurs
puisque l’être humain est de la nature, dans la nature, sans
pour autant se confondre avec elles ; comme tous les êtres
vivants il modèle ce milieu qui est à la fois moyen et
obstacle, puissance et limite, dans un rapport dialectique.
Une ontologie va donc toujours avec une métaphysique, en
tant que celle-ci est toujours aux prises avec une physique,
comme les mots le sont avec les choses. Ce résultat justifie
de mettre la question de la science au centre des débats, tout
autant que la religion et la culture, et d’ailleurs cela a
souvent été remarqué, que l’on qualifie les écologistes de
« créatifs culturels », qu’on leur attribue des tendances
« sacralisantes » ou encore un rapport à la science
problématique, soit excessivement confiant (les khmers
verts) soit au contraire excessivement méfiant (les
obscurantistes).
Conclusion
Mouvement « cosmologique », si l’on peut dire, ou
« culturel », l’écologisme peut aussi être assimilé à une
nouvelle bourgeoisie, qui n’aurait plus le profit et l’ordre
économique pour objectif ; un libéralisme non-moderne en
quelque sorte. Il n’y a pas une seule unité de vue, dans
l’écologisme, sur ce qu’il convient de faire, et donc d’être,
entre les opposants absolus à toute forme d’extractivisme,
qui en creux protègent les modes de vie de l’âge de pierre,
et dont on se demande s’ils adhéreraient vraiment euxmêmes à ce qu’ils défendent, et ceux pour qui l’écologie
c’est d’abord l’égalité planétaire et la dignité pour tous,
comme l’exige par exemple la référence à « l’espace
écologique » chez les Amis de la Terre. Néanmoins tel est
bien le lieu du débat, aussi déroutant que cela puisse
paraître au premier abord.
162
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Vioulac J. - Exploitation de la nature et exploitation de
l‘homme: le Capital comme « sujet dominant »
phénoménologique, et tenter ainsi d’accéder aux couches
primordiales. Par ailleurs, une distinction claire des
concepts
de « monde »,
de
« nature »,
d’
« environnement », de « Terre » et de « planète » est
nécessaire pour accéder à l’essence du rapport primordial
au donné qui est chaque fois en jeu. Le recours aux œuvres
de HUSSERL et HEIDEGGER s’impose donc en même temps
qu’à celle de MARX.
Jean Vioulac
« Trafiquer la Terre — la Terre qui est la condition
première de notre existence, notre ἕν καὶ πᾶν — a été le
dernier pas vers notre propre transformation en objet de
trafic. »
ENGELS, Esquisse d’une critique de l’économie politique
[1843-1844], MEGA I.3, p.467.
I. Écologie et phénoménologie
Le terme d’ « écologie » est créé en 1866 par Ernst
HÆCKEL pour désigner l’étude scientifique des rapports
d’un vivant à son milieu : l’écologie apparaît ainsi d’emblée
comme une science spécialisée, qui porte sur l’interaction
entre une espèce et son biotope. Mais cette science va très
rapidement se concentrer sur les perturbations du rapport
entre l’espèce humaine et le monde engendrées par
l’époque moderne : ce problème apparaît au début du XXeme
siècle699, mais il reste longtemps marginal et n’entre pas en
ligne de compte en face de l’exigence productiviste des
sociétés industrielles ; la question s’est cependant
massivement imposée depuis une quarantaine d’années,
dans une accumulation de phénomènes de destructions qui
a montré dans notre époque une phase critique de l’histoire
de la vie sur terre. C’est alors l’apport indispensable de la
science écologique que d’avoir élaboré un savoir précis et
rigoureux sur l’ensemble de ces phénomènes, c’est
pourquoi le point de départ de la réflexion ne peut être que
le savoir positif de la science écologique : et celui-ci en
effet met en évidence une crise écologique majeure, la plus
grave de toute l’histoire de l’humanité. L’écologie se donne
alors pour tâche, non seulement de décrire l’interaction
entre homme et nature, mais de montrer l’imminence de
seuils d’irréversibilité et de ruptures d’équilibre, et ainsi de
mettre en évidence un danger global propre à une époque
historique précise : et c’est en tant qu’elle est science du
danger (≈ kindunologie, du grec κίνδυνος, danger, péril),
qu’elle devient indissociable de prescriptions visant à le
surmonter, et se fait donc écologie politique.
L’écologie est en cela le discours propre à une crise
historique du rapport de l’homme au monde. La
phénoménologie, qui (1) d’abord a mis au jour le rapport de
l’homme au monde (l’intentionnalité ou l’être-au-monde)
comme modalité ontologique fondamentale de l’existence,
(2) ensuite a dégagé les strates primordiales sur laquelle se
fondait ce rapport, (3) enfin a pensé notre époque comme
crise de l’histoire occidentale, s’impose alors comme voie
privilégiée de recherche sur la crise écologique. Seule la
radicalité phénoménologique a alors quelque chance
Présentation de la communication :
Question. La crise écologique comme processus de
destruction : qui détruit quoi ?
Thèse. Ce n’est pas l’homme qui détruit la nature, c’est le
Capital qui détruit à la fois l’homme et son environnement.
Argument. La crise économique a aujourd’hui atteint un tel
degré qu’il est devenu impossible de la nier : le débat s’est
alors déporté sur la responsabilité de la crise, c’est-à-dire
sur l’identification du sujet du processus de destruction.
Ainsi les climatosceptiques récusent toute responsabilité
humaine pour n’y voir qu’un processus naturel. Mais la
reconnaissance de l’essence artificielle du processus de
destruction ne suffit pourtant pas à faire de l’ « homme » le
responsable de la crise, et le débat est ici trop souvent
tributaire d’une interprétation cartésienne de la
technoscience qui n’y voit que l’accomplissement du projet
de rendre l’homme « comme maître et possesseur de la
nature ». La révolution industrielle a pourtant rendu
obsolète ce projet, avec la mutation de la technique qui a
substitué la machine à l’outil, et a ainsi autonomisé le
processus de production et dessaisi tous les hommes de leur
propre activité. Dès lors, l’homme n’est plus ni maître ni
possesseur de quoi que ce soit, il est tout au contraire
asservi et dépossédé, et l’enjeu de l’analyse est de savoir
quel est la puissance dominante. On doit à Karl MARX
d’avoir pensé jusqu’au bout ce processus d’aliénation, et
ainsi mis en évidence l’avènement d’un nouveau sujet,
« sujet automate », universel et abstrait, « sujet dominant et
s’appropriant le travail d’autrui » : le Capital.
Enjeu. (1) La pensée de la crise écologique ne peut pas se
contenter d’aborder le problème à partir du rapport entre
l’homme d’un côté, la nature de l’autre, et se demander
quelle est l’ampleur de l’appropriation de celle-ci par celuilà que l’on peut lui concéder : elle doit penser le rapport
concomitant de l’homme et de son environnement à cette
instance unique et totalisante qu’est le Capital.
(2) Reconnaître l’aliénation universelle propre à
l’ère capitaliste disqualifie toute éthique environnementale
en mettant en évidence que tous les hommes (autant les
bourgeois que les prolétaires) sont réduits au rang de
fonctionnaire du Capital, ainsi déresponsabilisés, et qu’ils
n’ont plus aucune marge de manœuvre. La crise écologique
ne peut être surmontée que par le dépassement du
capitalisme : non pas par des comportements individuels,
mais par une Révolution mondiale.
699
Jean-Jacques ROUSSEAU pressentait pourtant le danger dès
1777, alors que la révolution industrielle n’en était qu’à ses
prémisses : l’homme, écrivait-il dans Les Rêveries du promeneur
solitaire, « appelle l’industrie, la peine et le travail au secours de
ses misères ; il fouille les entrailles de la terre, il va chercher dans
son centre aux risques de sa vie et aux dépends de sa santé des
biens imaginaires à la place des biens réels qu’elle lui offrait
d’elle-même quand il savait en jouir. […] Là, des carrières, des
gouffres, des forges, des fourneaux, un appareil d’enclumes, de
marteaux, de fumée et de feu, succèdent aux douces images des
travaux champêtres. Les visages haves de malheureux qui
languissent dans les infectes vapeurs des mines, de noirs
forgerons, de hideux Cyclopes sont le spectacle que l’appareil des
mines substitue au sein de la terre à celui de la verdure et des
fleurs, du ciel azuré, des berg ers amoureux et des laboureurs
robustes sur sa surface », in : Œuvres complètes I, édition de B.
Gagnebin et M. Raymond, bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1959,
p.1067.
Méthode. Pour être philosophique, l’analyse doit dépasser
le simple niveau phénoménal pour dégager l’essence même
des processus en cours, elle doit donc être
163
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
d’accéder à la racine de cette crise : ses approches purement
gestionnaires, techniciennes et économiques s’interdisent
en effet d’emblée d’en saisir l’unité pour la découper en
autant de problèmes distincts à traiter un par un, et ainsi,
non seulement en minimisent l’ampleur, mais surtout
demeurent à l’intérieur même de ce qu’il s’agit de remettre
en question, à savoir un certain mode de rapport au monde
(celui qui le considère d’emblée comme un réservoir de
matière première et une décharge à ciel ouvert pour la
masse de ses ordures).
C’est donc l’intérêt premier de l’approche
phénoménologique que de destituer l’attitude naïve pour
laquelle le monde a des caractéristiques objectives dont il
suffirait de prendre acte, pour au contraire le reconduire à
un certain comportement subjectif — sans préjuger du
statut exact de cette instance “subjective” — qui va
préalablement
ouvrir
l’horizon
(la
mondanéité,
Weltlichkeit) à l’intérieur duquel le monde prendra telle ou
telle caractéristique (tel ou tel aspect, εἶδος). Mais si la
question écologique s’impose comme crise, c’est qu’elle est
un événement nouveau dans l’histoire, et que donc la
mondanéisation du monde a changé : il s’agira donc de
mettre au jour une mutation de la mondanéisation du
monde.
Cette question suppose que soit précisée la distinction
entre « environnement » et nature ». Leur distinction
s’impose, et ce au moins pour définir la nouveauté d’une
« philosophie de l’environnement » par rapport à la
« philosophie de la nature » (aussi ancienne que la
philosophie elle-même : les présocratiques sont nommés
par Aristote φυσιολόγοι, physiologues). La première
question est donc de distinguer entre éco-logie et physiologie, et donc de distinguer nature et environnement.
animal est quant à lui simple monde de la vie, c’est-à-dire
immédiateté de ce qui se donne à ses besoins naturels.
Reconnaître que le monde humain est « monde du
travail » impose alors de complexifier l’analyse (avec
MARX) : l’activité primordiale de configuration du monde
sera toujours, d’une part défini par certains modes de
production et une certaine division du travail, d’autre part
médiatisée par les moyens de cette activité (les techniques).
Il faut donc reconnaître que l’environnement n’est jamais
celui d’un homme solitaire, mais qu’il est celui d’une
communauté de travail. L’instance fondamentale qui décèle
et constitue l’environnement, c’est donc l’ensemble de ceux
qui travaillent ensemble et habitent le même monde : la
maisonnée, la demeure, c’est-à-dire une unité de production
capable d’assurer la subsistance de tous ses membres : ce
que les Grecs appelaient l’οἶκος700. La mise au jour des
conditions de possibilité de la configuration de
l’environnement ne relève pas d’une esthétique
transcendantale, mais d’une poïétique transcendantale, dont
il faut mettre au jour la logique transcendantale : c’est-àdire les lois (νόμοι) de la demeure (οἶκος) : l’économie.
L’économie est la logique transcendantale de la
constitution
de
la
mondanéité
qui
configure
l’environnement comme monde du travail.
Mais qu’est ce qui est ainsi constitué par le travail ?
Quelle est la primordialité, la réalité primordiale, c’est-àdire ce qui nous précède, ce qui précède et rend possible
l’existence humaine ? Quelle est la réalité « en soi » que le
travail configure « pour nous » et ainsi manifeste ? C’est la
Terre : non pas la planète (qui n’est jamais qu’un objet),
mais ce que ENGELS nommait « notre ἕν καὶ πᾶν », la
féconde profondeur qui recèle toute possibilité de
croissance, l’inobjectivable, l’assise et le fondement de
l’Histoire, au sein de laquelle elle a lieu. Dans le monde du
travail, la primordialité, le donné, la matière première,
l’étoffe du monde, n’est cependant compris que comme
ὕλη (à l’origine : les taillis, le maquis, la forêt primitive,
puis le bois de construction, puis la « matière informe », la
« matière première » pour ARISTOTE).
L’environnement

n’est pas de prime abord « monde de la
vie » (il n’est tel que pour les animaux), il est d’emblée
technique, produit par le travail, il est ouvert comme tel par
l’οἶκος : d’emblée économique. La réduction
phénoménologique du monde ambiant découvre donc
l’οἶκος, l’habitation, la demeure, comme instance de
découvrement et de constitution du donné, et l’οἶκος en tant
qu’il est lieu du travail. Donc les caractéristiques propres à
l’environnement doivent être reconduites à une certaine
modalité d’organisation de l’οἶκος, aux lois qui le
régissent : c’est-à-dire à l’économie. L’environnement est le
milieu de primordialité configuré par l’économie (comprise
comme οἶκος, c’est-à-dire communauté au travail).
II. L’environnement est économique
Comme son nom l’indique, l’environnement est ce qui
environne, l’ensemble de ce par quoi un être vivant peut
assurer sa vie. Le terme recouvre alors celui de milieu, ou
de biotope (compris comme lieu de vie, voire espace vital).
Le premier problème est de savoir en quoi l’environnement
de l’homme se distingue de l’environnement de l’animal :
l’animal a en effet un environnement propre, l’ensemble de
ce qui se donne à lui dans le cercle de ses besoins. C’est
pourquoi il faut d’abord définir l’environnement humain
comme monde, au sens phénoménologique du terme, en
reprenant la distinction de HEIDEGGER dans Les Concepts
fondamentaux de la métaphysique (GA 29/30) : la pierre est
sans monde, l’animal est pauvre en monde, l’homme est
configurateur de monde.
Si l’homme est configurateur, c’est qu’en vérité le
monde ne lui est pas donné, mais qu’il doit le conquérir par
une activité primordiale (Urhandlung). HEIDEGGER dans
l’analytique existentiale : le monde ambiant est de prime
abord un ensemble de choses utiles, il est un réseau
utilitaire finalisé par la chose à faire, l’œuvre à accomplir ;
l’activité de configuration est par suite le travail.
L’environnement — ce que HEIDEGGER a appelé l’Umwelt,
le monde ambiant, c’est-à-dire l’ensemble des données de
son affairement quotidien, son milieu tel qu’il se déploie de
prime abord et la plupart du temps autour de lui — est
d’abord et avant tout « monde de l’ouvrage » (Werkwelt),
« monde du travail » (Arbeitswelt). Le monde ambiant n’est
pas monde de la vie, il est monde du travail, le rapport de
l’homme au monde est toujours médiatisé. Le monde
III. La nature est logique
Il s’agit donc de se demander d’où vient le concept de
nature. Le concept de nature dépasse l’approche
quotidienne et économique du donné primordial (comme
environnement) pour l’envisager dans sa totalité. Mais ce
rapport n’apparaît que secondairement, une fois mise en
suspension la question primaire du travail : le concept de
nature (φύσις) est l’apport de la philosophie, qui est de fond
en comble une physique. La nature n’apparaît qu’à la
théorie (θεωρία = contemplation passive du donné) en tant
Sur le statut de l’οἶκος (comme unité de production), cf. M. I.
FINLEY, Le Monde d’Ulysse, Paris, Le Seuil, 2002.
700
164
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
qu’elle se distingue de la pratique (constitution active du
donné).
Ce rapport passif et contemplatif n’est lui-même rendu
possible que par une certaine organisation économique, qui
libère certains privilégiés des tâches de production : donc la
théorie n’est possible que sur la base de la division du
travail. Toute pensée de l’économie (οἰκονομία), c’est-àdire de la demeure (οἶκος), impose alors d’élaborer la
catégorie fondamentale du métèque (μέτα-οἶκος), et ce au
sens large (les esclaves, les serfs, les domestiques, les
prolétaires…), c’est-à-dire de ceux à qui sont délégués les
tâches pratiques, et qui ainsi procurent à leurs maîtres le
loisir (σχολή) nécessaire à la théorie (c’est-à-dire la
contemplation : θεωρία)
 L’environnement primordial est monde du travail, et ce
n’est que sur la base d’une certaine organisation de ce
monde du travail que peut apparaître une classe d’oisifs,
susceptible de demeurer passifs et de contempler le donné.
Et ce n’est que dans cette attitude contemplative que le
Tout peut apparaître comme nature (φύσις).
Mais il ne suffit pas d’opérer cette distinction entre
pratique et théorie pour spécifier l’originalité du concept de
nature. S’il faut insister sur son caractère second et dérivé
(par rapport à l’économie) de la physique, il faut également
noter que la philosophie n’est pas le premier ni le seul
discours sur le Tout. Elle vient remplacer à la fois le mythe
et le tragique.
(1) Le mythe (μύθος) aborde le Tout à partir d’un récit
primordial, le saisit comme surnature dans l’horizon du
divin (τό θεῖον), et ses lois sont celle d’un récit et de ses
personnages (théogonie).
(2) Le tragique aborde le Tout à partir de la souffrance
(πάθος), et l’éprouve comme chaos (χάος), dont la seule loi
est celle du destin. Passage de ESCHYLE (Agamemnon,
v.177), πάθει μάθος, « le savoir qui vient de la souffrance ».
La sagesse philosophique vient remplacer le sagesse
tragique : les philosophes affirment le savoir vient de la
raison, de la logique, du discours : du λόγος. Donc le
Tout = λόγος (HÉRACLITE) : onto-logie. Le monde n’est
plus surnature, ni chaos, il est un ordre structuré par une
logique immanente : il est κόσμος.
Donc l’originalité de la position philosophique, ce n’est
pas simplement d’occuper une position oisive et passive (ce
qui est aussi le cas du prêtre ou du poète), c’est de faire du
λόγος (et non plus du πάθος ou du μύθος) la réceptivité de
ce qui se donne (c’est-à-dire le λόγος en tant que θεωρία).
C’est-à-dire : la philosophie pose la raison pure en instance
transcendantale de constitution du donné, elle se définit en
son essence par le Principe de raison (HEIDEGGER). Le Tout
apparaît comme φύσις à la θεωρία du λόγος, c’est-à-dire
que le philosophe doit d’abord s’élever à l’universalité de la
raison pure et nier la particularité de son corps charnel pour
ensuite aborder toute chose dans la lumière de ce pur λόγος.
Donc la φύσις est la Terre telle qu’elle apparaît à la lumière
du λόγος : elle relève donc d’une logique, ses lois sont celle
de la physique. Parce que la nature n’apparaît que dans
cette logique, elle est elle-même structurée par ses lois : elle
n’est pas χάος, elle est κόσμος. La φύσις est κόσμος
déterminé par le λόγος.
La nature telle qu’on l’entend aujourd’hui est le résultat
de cette détermination logique du tout de l’étant comme
cosmos (c’est-à-dire intégralement logicisé). Il faut alors
insister sur le fait que la nature est un concept strictement
logique et théorique, un concept abstrait qui dissoud le réel
dans des rapports formels de mesure et de position, de
paramètres, et qu’en vérité elle n’a même pas besoin de
matière (BERKELEY). La physique est en son essence
atomisation du monde, elle le réduit à un esemble de
particules.
La
 nature est abstraction de l’environnement : elle n’en
tient pas compte, et détermine le donné par des rapports
purement abstraits. L’histoire de la physique est celle d’une
abstraction toujours plus grande (cf. les analyses classiques
de BACHELARD, par ex. dans La Philosophie du non),
accomplie dans le projet mathématique de la nature propre
à la modernité européenne (cf. HEIDEGGER, Qu’est-ce
qu’une chose ?).
On a donc primairement l’οἶκος qui constitue
l’environnement comme monde du travail. Sur ces bases
apparaît le λόγος qui constitue le tout comme κόσμος. La
philosophie n’apparaît donc que par une délégation (aux
métèques) du travail, un refoulement du travail, un déni et
un oubli du travail. C’est pourquoi elle ne l’a jamais pensé.
Il est cependant possible d’en retrouver des traces dans le
vocabulaire qu’elle emploie : c’est ce que fait HEIDEGGER
(en particulier dans Les Problèmes fondamentaux de la
phénoménologie), où il montre que le concept cardinal
d’ἐνέργεια est un dérivé de ἔργον, le travail, et que le tout
se donne comme πραγματα et χρηματα, corrélat d’une
pratique et d’un usage, dans l’horizon desquels la
primordialité s’impose comme πρῶτη ὕλη, matière
première, et matière informe.
IV. La crise éco-logique est soumission de l’ο ἶκος au
λόγος.
La phénoménologie de la mondanéité découvre donc
d’une part un mode primordial de constitution du monde
dans la communauté de travail, constitution qui ouvre une
demeure pour l’habitation, d’autre part un mode dérivé
dans la théorie physique, qui est abstraction de cette
demeure et atomisation du tout dans une pure mise en
relation de particules abstraites. C’est sur ces bases qu’il
convient d’aborder la crise écologique aujourd’hui. Celle-ci
s’impose d’elle-même dans le constat d’une destruction de
l’environnement, et d’une destruction opérée par
l’ensemble
des
activités
humaines
(et
donc
fondamentalement : du travail).
4. Si l’environnement est toujours constitué par le
travail, et dans une logique économique, alors la
question revient à se demander comment le travail
devient destructeur.
5. Inversément, si l’on admet que la logique de la
physique est atomisation et abstraction, alors il
faut se demander comment cette simple théorie,
formelle et abstraite, et réservée à une minorité
d’oisifs, peut conquérir la puissance effective de
transformation de l’environnement.
Il s’agit donc de se demander comment est possible la
naturalisation de l’environnement. Conformément aux
principes de l’analyse, celle-ci ne peut être que le
corrélation de la logicisation de l’οἶκος, c’est-à-dire la
soumission de l’économie à la logique théorique de la
physique. Le moment historique où le monde du travail se
voit soumis à la théorie est la révolution industrielle, et
MARX est le penseur de cet événement.
Le principe de la pensée de MARX consiste à reléguer
d’emblée tout idéalisme pour reconnaître dans la
communauté de travail le principe de toute analyse : tout les
phénomènes doivent donc être réduits aux rapports
intersubjectifs qui se manifestent en eux. La pensée de
165
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Marx se constitue contre l’idéalisme et le subjectivisme,
elle n’est pas pour autant un matérialisme : elle est un
communisme, qui fait de la communauté (Gemeinwesen)
l’essence commune (das gemeine Wesen) à tout ce qui est,
c’est-à-dire l’être même. Le travail est alors analysé (en
termes aristotéliciens) comme processus de mise en œuvre
d’une idée dans une matière par un sujet vivant en
communauté.
C’est sur ces bases que la révolution industrielle
apparaît comme une « révolution économique totale ». La
révolution industrielle procède d’un exode rural, qui
arrache les travailleurs à leur monde pour les agglomérer
dans des unités de production de types nouveau (les usines).
Les usines sont caractérisées par le machinisme, c’est-àdire la subtitution de la machine à l’outil comme moyen de
la production : alors que l’outil est un organe artificiel au
service du travailleur, le travailleur devient un organe
naturel au service de la machine. La division du travail et la
parcellisation des tâches sont alors entièrement soumises à
l’organisation machinique de la production. La production
est ainsi autonomisée par rapport aux sujets vivants,
lesquels n’en deviennent que les moyens. Mais si ces
moyens sont agglomérée dans des centres de productions,
c’est pour en utiliser la puissance cummulée : cette quantité
de puissance n’est plus mise en œuvre pour actualiser une
idée présente dans la pensée du travailleur, mais pour
réaliser les concepts d’une « science toute nouvelle » qu’est
la « technologie », et qui vise à réaliser les idées abstraites
de la science mathématisée. Le dispositif de production est
ainsi caractérisé par le dessaisissement (Entäusserung) du
travailleur sur sa propre puissance de travail, et l’aliénation
(Entfremdung) qui transfère cette puissance dans un
dispositif machinique autonome. Ce n’est donc plus
l’homme qui produit, c’est cette machine ; cette machine ne
met plus en œuvre les idées individuelles d’un entendement
fini, mais le savoir universel et abstrait de la science
moderne.
Donc la révolution industrielle est bien une
reconfiguration totale de l’οἶκος, qui le rationalise en lui
imposant une logique abstraite. La question centrale
consiste alors pour MARX à mettre au jour cette logique
interne de ce dispositif. Or celui repose entièrement sur le
salariat, qui achète la puissance de travail et ainsi la réduit à
une pure quantité de puissance, et ainsi subordonne (ou
subsume) le travailleur à l’universalité abstraite de la
valeur. L’originalité de ce dispositif de production est qu’il
ne produit que des marchandises, c’est-à-dire qu’il ne
produit des choses que pour les vendre sur un marché, et
donc pour l’argent qu’il en retirera.. La finalité de ce
processus est de produire de la plus-value, c’est-à-dire
d’accroître la quantité initiale de valeur. Dans un tel
dispositif, l’argent achète donc de la puissance de travail
pour se produire lui-même : il est le sujet autotélique du
processus de production. Quand l’argent occupe un tel
statut, il est Capital. Le Capital est alors « le sujet dominant
(übergreifende Subjekt) et s’appropriant le travail
d’autrui »701, il est « un sujet automate (ein Automatisches
Subjekt) » en lequel « la valeur devient le sujet d’un procès
(das Subjekt eines Prozesses) dans lequel, à travers le
changement constant des formes-argent et marchandise, elle
modifie sa grandeur elle-même, se détache en tant que
survaleur d’elle-même en tant que valeur initiale, se
valorise elle-même »702.
Le capitalisme est donc une logique, c’est la logique de
l’autoproduction de l’universel abstrait (pure quantité de
valeur) par la subsomption du particulier-concret (les
travailleurs ; la matière du monde). Cette logique n’est
autre que la logique spéculative de l’autoproduction du
Concept par le surmontement (Aufhebung) de toute
déterminité concrète, c’est-à-dire la logique de la
métaphysique telle que HEGEL l’a récaptitulée dans la
Science de la logique. À partir du moment où ce qu’il y a à
penser est un dispositif artificiel (≠ un monde naurel),
résultat d’une histoire, sa logique immanente est elle-même
artificielle et historiquement déterminée. Le recours
constant de MARX à la logique hégélienne met en évidence
que le capitalisme est structuré par une logique de
provenance
métaophysique,
et
qu’il
est
ainsi
« accomplissement de la métaphysique » (HEIDEGGER). Il
faut ainsi constater que la subordination totale de l’οἶκος au
λόγος est le projet même de Platon dans La République703.
L’ère

capitaliste se définit tout uniment par la destitution
des hommes et l’avènement d’un nouveau sujet, sujet
artificiel, objectif, abstrait : le Capital. Il importe alors de
souligner que les bourgeois, les capitalistes, n’occupent pas
le statut de sujet : ils ne sont eux-mêmes que des
« fonctionnaires »704 irresponsables et impuissants du
processus de l’autovalorisation.
Dès lors, il faut constater que ce n’est plus
« l’homme » qui entretient un rapport avec la matière du
monde (comme le faisaient paysans et artisans), puisqu’il
est toujours encastré dans un dispositif de production (et
tout autant un dispositif de consommation), qui devient
finalement son seul environnement. Aborder la question de
l’environnement aujourd’hui (au sens premier de l’Umwelt,
de ce qui environne), c’est constater que notre
environnement est purement artificiel (fait de béton, de
goudron, de plastique, de machines et d’écrans), et qu’en
réalité notre environnement est une partie du dispositif, un
rouage de la Machinerie. En cela, l’homme n’a plus aucun
rapport avec la Terre (que d’ailleurs il aborde désormais
comme planète, c’est-à-dire comme un objet parmi d’autres
localisable par les coordonnées du plan géométrique, c’està-dire à l’intérieur du cosmos). Le rapport à la matière du
monde est le fait du dispositif capitaliste de production
comme tel : c’est la Machinerie, qui couvre le monde de
son réseau inextricable, qui d’une part amasse tous les
travailleurs dans une même unité de production planétaire
et s’aliène leur puissance de travail, et d’autre part use de
cette puisssance cumulée pour consommer la matière du
monde dans le seul but de produire de la valeur (c’est-àdire : du néant). Le Capital aliène les hommes pour détruire
la Terre. Il est logique d’un processus d’annihilation : il
accomplit le nihilisme.
V. Le problème de l’éthique
La question est celle de l’éthique, et d’abord en sons
sens grec (ἔθος : l’habitude / ἦθος : séjour, demeure), c’està-dire celle de l’habitation comme modalité primordiale de
702
Le Capital, MEW 23, p.169 ; trad. fr. p.173.
Cf. Carlo NATALI, « L’élision de l’οἶκος dans La République de
Platon », in : Études sur La République, M. DIXSAUT (dir.), Paris,
Vrin, 2005.
704
MARX, Le Capital. Livre III, MEW 25, p.274 ; trad. fr. ES,
tome I, p.276.
703
701
MARX, Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), MEW 42,
p.383 ; trad. fr. ES, tome I, p.410.
166
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
l’existence (comme être-au-monde). Si la question se pose à
tout un chacun aujourd’hui, c’est que le monde devient
inhabitable, et si l’est devenu, c’est qu’il n’est plus monde :
l’homme n’est plus au monde, il est encastré dans une
Machinerie planétaire qui constitue entièrement son
environnement, à la fois par la partie du dispositif de
production/consommation auquel il est assigné, par le flux
ininterrompu de données numérisée qui lui sont imposés
par ses écrans, et par les scories du processus de production
qui s’amoncellent autour de lui (pollution de l’air et des
eaux, 4 milliards de tonnes de déchets par ans, la
contamination chimique des aliments, and so on).
C’est donc la recherche de son propre Bien que de tenter
de sauver son monde et son environnement, et de retrouver
une modalité d’habitation du monde. Préserver la Terre et
l’environnement n’est pas leur reconnaître des droits qui
s’opposeraient à ceux des hommes (c’est le procès que l’on
fait souvent à la deep ecology705), mais préserver la
condition de possibilité de l’humanité comme telle : la terre
ne s’oppose pas aux hommes : elle les précède et les porte.
Affirmer non pas la « valeur intrinsèque » de la Terre en
l’opposant à sa simple « valeur d’usage » pour les hommes
(le terme de valeur est trop problématique) mais son
antériorité ontologique, c’est-à-dire sa primordialité :
l’homme croît à partir de la terre, il s’y tient, il y a son
assise et sa ressource.
Il importe donc au plus haut point de ne pas aborder la
crise écologique en opposant homme et Terre (en affirmant
que l’homme détruit la Terre ; en affirmant qu’il faut
opposer les droits de la Terre à ceux des hommes…), mais
au contraire de saisir l’unique processus qui porte sur l’un
et l’autre, et qui ainsi porte sur la différence même (voire le
différend) qui constitue l’être-au-monde (ou l’habitation).
Mais si l’homme n’est pas « responsable » de ce
processus de destruction, qu’il est au contraire
déresponsabilisé par un dispositif de destruction
entièrement fondé sur son dessaisissement et son aliénation,
c’est-à-dire sa déresponsabilisation, il ne peut pas y avoir
d’éthique environnementale ni de principe responsabilité : il
faudrait pour cela que précisément les hommes soient
responsables de leurs actes et maîtres de leurs
comportements. L’emprise planétaire du dispositif et la
réduction des hommes au rang de fonctionnaires de la
technique les dépossèdent de toute marge de manœuvre au
profit d’une machinerie devenue autonome qui ne
fonctionne plus que dans le but d’accroître sa propre
puissance. La seule échappatoire serait l’autodestruction de
cette Machine (c’est-à-dire la logique immanente
d’autodépassement de ses propres contradiction, dans
laquelle MARX avait vu un processus révolutionnaire).
L’effacement
tendanciel
de
la
perspective
révolutionnaire impose cependant d’envisager une autre
alternative :
1. L’accomplissement pur et simple du processus de
destruction de la terre par la subordination totale
de l’économie au Capital, c’est-à-dire la
destruction effective de l’assise même de
l’existence humaine. C’est-à-dire la fin de
l’humanité. La possibilité ne peut pas pêtre prise à
la légère. (Une étude parue en juillet 2012 dans la
revue Nature sous le titre Approaching a stateschift in Earth’s biosphere, et signée de 22
2.
705
Dont la proximité par rapport à la pensée de HEIDEGGER a été
souligné par Hicham-Stéphane AFEISSA, Portraits de philosophes
en écologistes, Paris, Éditions Dehors, 2012, chapitres 2 et 11.
167
chercheurs appartenant à une quinzaine
d’institutions scientifiques internationales, prévoit
un « basculement abrupt et irréversible » de la
biosphère au cours du XXIe siècle, tel qu’il
remettrait en question à court terme l’habitabilité
de la terre ; un rapport de la Banque mondiale de
novembre 2012 aboutit aux mêmes conclusions ;
dans Our final hour (trad. fr. Notre dernier
siècle ?, Paris, J-C. Lattès, 2004), l’astrophysicien
anglais Martin Rees évalue à 50% les chances de
survie de l’humanité à l’issue du XXIe siècle).
Mais il est également possible que la Machinerie
réussisse à produire elle-même ses propres
conditions de possibilité, et que l’humanité
désormais n’aie plus besoin de la Terre comme
assise, parce qu’elle se tiendrait désormais
intégralement dans le Dispositif (analogie avec la
production de blé, qui n’a plus besoin de terres
fertiles puisque l’industrie agricole répand dans les
champs la totalité des nutriments et engrais
nécessaire à sa production). Ce processus de
production d’un nouveau (hors-)sol, d’un nouvel
espace temps (virtualisé), d’un site technique pour
l’existence, est la tendance inhérente à la
technologie. La perte de la Terre, la destruction
intérgale de l’environnement serait donc non
seulement surmontée, mais acceptée : certains
idéologues du progrès technologiques affirment
ainsi que « l’homme s’adaptera » à ses nouvelles
conditions de vie, fût-ce par des mutations
génétiques rendues nécessaires par la pollution ; et
l’avènement de milieux entièrement factices
(comme l’ensemble des parcs de loisirs, des camp
de touristes, des Cité-État comme Dubaï, des jeux
virtuels… tendent à montrer que le renoncement à
la beauté de la Terre ne posera pas de problème
particulier à la majorité. Mais dans ce cas, il y
aurait tout autant destruction de l’humanité (telle
qu’on la connut jusqu’ici), et passage à une néohumanité ou post-humanité cybernétique (cyborg,
ou cyber-organisme). D’où l’importance de l’
« écologie humaine », qui tente de préserver aussi
ce qu’est l’homme.
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Lamizet B. - L‘écologie: une sémiotique politique de
l‘espace
critique de la « dictature de l’austérité » et une
revendication de la « solidarité » comme élément de
recomposition des logiques de l’union européenne. C’est,
d’ailleurs, cette dimension de l’écologie qui est affirmée
dans un éditorial récent de la revue Écologie & Politique :
« il s’agit », écrit J.-P. Deléage708, « d’exprimer dans
l’urgenc ela volonté politique d’une transition écologique
et sociale ».
La méthode utilisée sera celle de l’analyse du
discours, telle qu’elle a été élaborée dans le champ des
sciences du langage et, en particulier, de la sémiotique, par
les travaux de R. Barthes (en particulier « S/Z »), et ceux de
l’analyse structurale du récit (« L’analyse structurale du
récit », coll. « Points »). Le corpus est indiqué à la fin de la
proposition. Cette analyse du discours s’inscrit elle-même
dans le champ de la sémiotique politique de l’espace, qui
consiste à penser les significations politiques de l’espace et
les logiques par lesquelles les représentations sociales et
culturelles approchent l’espace et régulent les pratiques
sociales de la spatialité.
Bernard LAMIZET
Institut d’Études Politiques de Lyon
Introduction épistémologique et méthodologique
Notre exposé s’inscrit dans le champ des
sciences de l’information et de la communication, et, plus
précisément, de la sémiotique politique. Il s’agit de
s’interroger sur les représentations qui structurent la
dimension symbolique du politique et, en particulier,
l’espace public de l’information, de la communication et du
débat. Nous cherchons à approfondir les significations du
discours politique qui se réfère à l’écologie. L’hypothèse
sur laquelle nous nous proposons de fonder cette étude
définit l’écologie comme une logique construisant une
signification politique de l’espace. En effet, deux éléments
définissent l’écologie comme une approche politique de la
spatialité.
Le premier de ces éléments est le moment de
son apparition dans l’espace public français. Deux faits
permettent d’apprécier cette introduction comme
l’énonciation d’un discours politique. Le premier est le fait
que l’écologie a connu son essor à partir de la critique de la
pollution de l’espace par les pratiques sociales comme
l’industrie ou ce que l’on peut appeler l’agriculture
industrielle. En ce sens, l’écologie énonce un discours qui
s’inscrit dans une économie politique de l’espace. C’est
ainsi que C. Duflot et P. Canfin présentent l’écologie
comme « une nouvelle économie pour sortir de la crise »706.
L’écologie énonce ainsi un discours politique visant à
proposer une forme nouvelle de critique de l’économie
politique, fondée sur la reconnaissance de la place de
l’espace dans l’économie. Le second élément qui permet de
présenter l’écologie comme un discours politique est le fait
que, si, comme discours scientifique sur l’espace, elle a été
instituée à la fin du dix-neuvième siècle comme une
discipline visant à repenser la géographie, elle a connu un
véritable essor dans l’espace public à la fin des années 70,
comme discours politique. Cela s’est manifesté, en
particulier dans le champ de la contestation de l’usage de
l’énergie nucléaire, en tenant un discours fortement critique
à l’égard des dérives de l’économie libérale notamment
dans le domaine de l’énergie, de sa commercialisation et de
sa gestion.
Le deuxième élément sur lequel se fonde la
présentation de l’écologie comme un discours politique est
le fait que son discours a proposé, dès le début, une critique
des formes traditionnelles de la vie politique et des excès
des pouvoirs. L’écologie ne s’est, ainsi, pas seulement
présentée dans l’espace politique comme un discours et un
ensemble de pratiques portant sur l’espace, mais elle a
aussi, dès le début, tenu un discours sur les pouvoirs
politiques. Ce discours était destiné à la fois à évaluer et de
critiquer ces pouvoirs et à proposer de nouvelles pratiques
politiques et de nouvelles formes de militantisme et
d’expression de l’engagement. C’est ainsi, par exemple,
que l’article d’A. Lipietz et N. Mamère707 propose une
Une problématique particulière de la menace et de la
sécurité
Le discours écologiste s’inscrit, sans doute
depuis le début, dans ce que l’on peut appeler une
rhétorique du risque, que l’on peut interpréter de deux
manières. D’abord, il s’agit de susciter de la crainte dans
l’espace public : le discours de l’écologie s’inscrit, ainsi,
dans la logique, classique, de la menace destinée à
rassembler. Par ailleurs, cette figure de la menace inscrit le
discours de l’écologie dans la logique de l’insécurité,
devenue, depuis les années 1970, une thématique
dominante du discours politique. Sans doute s’agit-il là
d’une façon dont l’écologie s’inscrit dans une figure par
ailleurs dominée par la rhétorique, issue du discours sur la
police et la délinquance, qui oppose l’État comme figure de
protection aux facteurs d’insécurité. C’est ainsi, par
exemple, que l’on pouvait récemment lire ces lignes 709 :
« Notre maison brûle et nous regardons ailleurs. On se
souvient de l'alerte lancée en 2002 par le président Jacques
Chirac au Sommet de la Terre de Johannesburg ».
La figure du risque prend, d’abord, dans le
discours écologiste, la forme de la pollution, ce qui inscrit
le discours écologiste dans une esthétique de l’opposition
entre le propre et le sale. Cette figure de la menace est
articulée à la problématique de l’hygiène et à la critique des
formes de pollution de l’espace, notamment liées aux excès
de l’industrialisation. On peut lire, ainsi, ces lignes sur
l’articulation entre les emplois verts et la croissance, qui
cherche à convaincre de l’importance de la lutte contre la
pollution dans l’économie710. « Les emplois verts », écrit N.
Berkalovich, « c'est-à-dire les emplois créés par
l'engagement en faveur de l'environnement et de la
protection des ressources naturelles, constituent un
paramètre essentiel de ce développement ».
Par ailleurs, le discours écologiste, dans le
discours sur le CO2 donne à la représentation du risque la
figure du « risque carbone ». Un éditorial du Monde écrivait
706
Sauf indications contraires, les citations faites ici sont puisées
dans le corpus de textes joint à cette étude. Le texte de C. Duflot et
P. Canfin, intitulé L’écologie plus que jamais une solution a été
publié dans Le Monde du 25 août 2012.
707
Non à la dictature de l’austérité (Le Monde, 20 septembre
2012).
708
Éditorial, revue « Écologie & Politique », n° 45 (2012), p. 10.
« Quatre vérités », Le Monde Économie, 20 06 13.
710
N. Berkalovich, Les emplois verts, un générateur de croissance,
Lemonde.fr, 18 06 12.
709
168
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
ainsi711 : « Les émissions mondiales de CO2 ont atteint leur
plus haut niveau historique en 2010. Elles exposent la
planète à un risque de réchauffement incontrôlé. L'alerte
donnée par l'Agence internationale de l'énergie (AIE),
lundi 30 mai, mérite d'être entendue ». Cette figure ade
l’alerte inscrit le discours de l’écologie dans une figure du
risque, du danger et de l’urgence, qui, à la fois, accentue la
responsabilité des pouvoirs et des dirigeants et dénonce le
danger de leur inaction. Cela fait du discours politique sur
l’environnement un discours ancré dans la rhétorique de la
menace. Mais, dans le même temps, ce discours s’articule à
un discours de morale. À propos de « l’empreinte
carbone », le discours articule la dénonciation du risque
environnemental à un discours sur la responsabilité et la
culpabilité et à un discours moral sur la recherche des
coupables et sur la récompense de la vertu712.
pouvoirs, et un autre plan, qui se réfère à une instance
inconsciente du fait politique.
On peut, ainsi, penser que le discours
écologiste propose une critique des pouvoirs clivée en deux
dimensions, une instance consciente, celle, en particulier,
des pratiques visibles de la représentation des pouvoirs et
de leur exercice dans l’espace public, et une instance
inconsciente des acteurs politiques et de la vie des
institutions. Ce clivage nous rappelle que l’écologie
politique se développe, dans l’histoire contemporaine, au
même moment que la psychanalyse élabore une approche
spécifique de la critique sociale des discours et des
institutions et après que l’analyse critique des discours et
des représentations eut construit les prémisses d’une
sémiotique critique du politique. On peut, en particulier
rappeler ici que le Ernest Hækel construit le mot
« écologie » en 1866715, c’est-à-dire seulement entre vingt et
trente ans avant les travaux de Freud. Si l’écologie propose
une critique des pouvoirs, c’est en faisant apparaître des
formes éventuellement non visibles dans l’espace politique.
On peut, enfin, relever, dans le discours
contemporain, lié au discours sur le CO 2 et sur
« l’empreinte carbone », l’importance du risque climatique
dans la logique de la critique du réchauffement. C’est ainsi
que C. Duflot et P. Canfin713 parlent d’affolement
climatique, en prenant l’exemple de la Sibérie, où le
thermomètre est monté à 35 °. Cette figure de l’affolement
articule le discours écologiste à une problématique de
l’urgence, elle aussi dominante dans le discours sur le
réchauffement climatique. Le Monde, dans un éditorial
récent, donnait à la thématique du réchauffement une forme
guerrière en écrivant714 « Bonne nouvelle : les Etats-Unis
sont de retour sur le front de la lutte contre le changement
climatique ». Ce discours complète, en quelque sorte, la
dimension politique du discours sur l’écologie en associant
la thématique de la guerre à la thématique de la morale et
de la responsabilité.
Mais la critique des pouvoirs par le discours
écologiste porte surtout sur l’approche de l’espace par les
acteurs politiques et les décideurs. L’écologie critique la
façon dont les pouvoirs s’exercent sur l’espace, par les
logiques d’aménagement du territoire, par les choix en
matière d’urbanisme et d’aménagement de l’espace rural,
par les atteintes que l’économie et les entreprises font porter
sur l’espace et sur l’habitat. De la même manière que le
marxisme aura proposé une critique de l’économie
politique, on pourrait considérer le discours de l’écologie
comme une critique des politiques d’aménagement et
d’usage de l’espace public.
Une approche renouvelée des logiques de pouvoir
Sans doute l’écologie a-t-elle construit la
dimension politique de son intervention dans l’espace
public autour de sa critique des logiques de pouvoir. En
effet, comme ce sont les pouvoirs qui structurent l’espace et
les territoires, l’écologie politique propose une nouvelle
approche du concept de territoire, médiation politique de
l’espace, et de la dimension spatiale de la notion de
pouvoir. C’est pourquoi, depuis le début, l’écologie
politique a manifesté une posture critique à l’égard des
pouvoirs et des logiques de domination et de contrainte
qu’ils imposent dans l’espace public. C’est ainsi que l’on
peut citer deux passages du discours de D. Cohn-Bendit qui
figure dans le corpus de notre étude : « Je remarque », ditil, « que la partie consciente des marchés spécule sur le fait
que la parole des politiques n'a pas de valeur », et, plus
loin : « La parole des gouvernements, ce n'est pas triple A,
mais triple zéro ». On peut relever, d’ailleurs, en lisant ces
propos, la référence de Cohn-Bendit à une « partie
consciente » des marchés, ce qui implique qu’il existe une
part inconsciente de leurs représentations. En effet, la
critique écologiste des logiques de pouvoir se situe sur deux
plans, un plan de l’évaluation qui porte sur la dimension
consciente, visible, assumée, des logiques de l’exercice des
À cet égard, on peut rappeler la dénomination
du ministère de C. Duflot, dans le gouvernement de J.-M.
Ayrault, « égalité des territoires ». Cela vient nous rappeler
que l’écologie ne saurait se limiter au souci politique de la
préservation de l’environnement, mais qu’il s’agit bien pour
elle de construire et de mettre en œuvre ce que l’on peut
appeler la globalité d’une politique de l’espace 716.
Critique écologiste de l’économie politique
La critique de la notion de progrès est une des
approches les plus anciennes de l’économie politique par
l’écologie. Sans doute même constitue-t-elle un des
éléments qui sont à l’origine de la formulation de
l’engagement écologiste dans l’espace public. Il s’agit du
discours qui fonde la place de l’écologie dans le champ de
l’économie politique. Trois éléments permettent de mieux
comprendre la spécificité de l’engagement écologiste en
matière économique. C’est en particulier sur ce point que C.
Duflot et P. Canfin évoquent la nécessité d’une « nouvelle
économie » : « il ne peut y avoir de sortie de crise
durable », écrivent-ils717, « sans l'invention d'une nouvelle
économie ». C’est aussi pour cette raison que le discours de
l’écologie politique a toujours proposé une critique de
715
Cf. DELÉAGE (J.-P.) et CHARTIER (D.), Écologie et
politique : vingt ans d’engagement, et après ?, in « Écologie et
Politique », N° 45, 2012, p. 13.
716
Rappelons tout de même ici que le terme « écologie » signifie
étymologiquement étude de l’oikos, c’est-à-dire de l’espace
habité.
717
Le Monde, 25 08 2012.
711
Le cri d’alarme lancé par les experts, Le Monde, 1 06 11.
Les écoresponsables récompensés (Le Monde, 12-13 02 2012).
713
L’écologie plus que jamais une solution a été publié (Le Monde,
25 08 2012).
714
Éditorial, Le Monde, 27 06 2013.
712
169
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
l’impératif économiste de la croissance. Y. Cochet propose,
par exemple, de faire de la décroissance « un nouvel
imaginaire collectif »718.
dimension singulière des pratiques et des représentations de
l’espace – pour parler simple « l’habiter » - et leur
dimension collective – les territoires, les politiques
d’aménagement de l’espace et des paysages, les logiques de
propriété et d’exploitation économique de l’espace.
Le premier élément de ce discours
économique est le fait que la critique de la notion de
progrès est articulée à la reconnaissance de la préservation
des espaces. C’est ainsi qu’une réelle « solidarité
écologiste » s’est construite et exprimée autour de la lutte
contre l’installation du nouvel aéroport de Nantes, à NotreDame des Landes719. Si l’on approfondit la signification de
l’engagement contre ce nouvel équipement, on peut
souligner qu’il s’agit, d’abord, d’une critique d’une
dégradation de l’espace local qu’il implique. Il s’agit,
ensuite, d’une critique de la dégradation de l’espace aérien
par l’accroissement de la circulation des avions. Par
ailleurs, on peut lire dans ce type de mouvement une
critique de la façon dont les nouvelles logiques de transport
et de déplacements aboutissent à la recherche d’une
monopolisation de l’usage de l’espace par la recherche de
sa seule rentabilisation commerciale. À cela il convient
d’ajouter une autre critique écologiste de l’économie
politique qui porte sur l’espace : il s’agit de l’appropriation
de l’espace par les entreprises de transport et de
déplacements, qui aboutit à une forme de confiscation de
l’espace public. Le second élément qui caractérise ce
discours économique de l’écologie est son articulation à
une problématique de l’égalité sociale et à une exigence de
la solidarité dans le champ politique. C’est ce que l’on peut
lire, dans l’article d’A. Lipietz et N. Mamère720 : « Faudrat-il attendre, pour que les « Etats-fourmis » acceptent la
solidarité, qu'ils subissent eux-mêmes le contrecoup de la
tragédie sociale et humaine qu'entraîne en Europe du Sud
leur position rigoriste ? Il n'est pas impossible que ce seuil
soit atteint avant 2013 ». C’est aussi sur ce plan que, lors de
la constitution du gouvernement de J.-M. Ayrault, en 2012,
Cécile Duflot avait proposé d’intituler le ministère dont elle
avait la charge « Ministère de l’égalité des territoires ».
L’écologie politique contribue, ainsi, à la fois
à repenser l’identité des acteurs sociaux et les logiques de
leur ancrage et de leur inscription dans l’espace et à
reformuler les modes d’intelligibilité du rôle de l’espace
dans la structuration des identités politiques. C’est ainsi que
H. Kempf721 définit le rôle de la « bio-économie » : « Une
économie », écrit-il722, « qui succédera à l'ère du pétrole
(c'est-à-dire assez rapidement) en visant une utilisation
rationnelle des ressources dites naturelles, c'est-à-dire en
cessant de les gaspiller ». Dans le même article, H. Kempf
appelle notre attention sur les risques qu’il y a à laisser les
définitions de la « bio-économie » « aux technocrates de
Bruxelles et aux firmes multinationales ». Cette formulation
d’une instance environnementale de l’économie politique
montre l’importance qu’il y a à reconnaître la place de
l’écologie dans tous les champs de sciences renouvelées du
politique, mais il est intéressant de souligner que, dans le
même temps, cette dimension politique de l’écologie se
manifeste sous la forme de l’instauration d’un véritable
débat politique autour des orientations et des méthodes
d’une telle approche scientifique. Sans doute l’existence
d’une confrontation et d’une discussion entre des approches
différentes voire antinomiques est-elle la marque de la
reconnaissance de la dimension politique de l’écologie et
du discours sur l’espace. Pour que l’écologie politique
repense la médiation entre la dimension singulière des
pratiques et des significations de l’espace et leur dimension
collective, il importe de définir un champ dans lequel elle
puisse s’affirmer et formuler des propositions d’approche et
d’analyse critique. C’est le sens des propositions de C.
Duflot et P. Canfin. « Il faut donc », écrivent-ils723, «
mettre en place une protection de moyen terme en
réorientant les politiques urbaines pour lutter contre
l'étalement urbain, déployer sur l'ensemble du territoire les
expériences réussies de mobilité durable et écologique,
mettre en place des normes d'isolation thermique pour
réduire la facture de chauffage et introduire
progressivement une obligation de rénovation énergétique
comme il existe une obligation de rénovation des façades
qui est entrée dans les moeurs et rend nos villes plus
belles ». Ces propositions font bien apparaître la complexité
du discours de l’écologie politique et la multiplicité des
domaines de son intervention, en montrant, en particulier
l’articulation d’une dimension esthétique de l’aménagement
des paysages à la dimension économique des stratégies
politiques d’aménagement de l’espace. La médiation
politique de l’espace est bien montrée dans cette forme
d’inventaire du projet d’une écologie politique. Des
éléments comme la mobilité ou l’usage de l’énergie ne
peuvent, en effet, pleinement se concevoir que dans la
réflexion sur leur dimension à la fois individuelle et
collective.
Enfin, le discours économique de l’écologie
s’engage dans le champ d’une critique des excès de
l’industrialisation, et, au-delà, d’une critique de la
prééminence de la logique industrielle dans les approches
de la production et du travail. On sait, en particulier, que le
discours de l’écologie politique a commencé à se formuler
dans le champ d’une critique des excès de la pollution
industrielle de l’espace. C’est ainsi que, dans l’article déjà
cité, C. Duflot et P. Canfin écrivent : « Notre réponse est
l'économie verte qui organise une réindustrialisation
sélective et une relocalisation des modes de production ».
Repenser la médiation entre espace et les acteurs
sociaux
On peut lire l’écologie politique comme une
médiation distanciée entre, d’une part, la dimension
singulière des usages de l’espace et la référence à la
personne et, d’autre part, la dimension collective des usages
de l’espace et des modes d’appropriation de l’espace par les
pouvoirs et les acteurs institutionnels. L’écologie politique
est une façon de définir l’espace comme une médiation
politique, c’est-à-dire comme une dialectique entre la
721
Peut-être est-il encore trop tôt pour comprendre toutes les
raisons du départ d’H. Kempf du Monde, mais sans doute
convient-il de s’inquiéter sur les risques de censure de
l’information sur les politiques d’aménagement de l’espace et
d’affaiblissement de la critique écologiste de ces politiques.
722
« Cours de bio-économie », Le Monde, 17-18 02 2013.
723
Le Monde, 25 08 2012.
718
« Quel projet pour Europe-Écologie ? », Le Monde, 17 08
2010.
719
H. Kempf, « Solidarité écologique », Le Monde, 18-19 11 2012.
720
« Non à la dictature de l’austérité », Le Monde, 20 09 2012.
170
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Mais repenser la médiation entre l’espace et
les acteurs sociaux rend nécessaire de penser les
significations politiques de l’espace. C’est le rôle d’une
sémiotique politique.
Une telle approche permet d’analyser de
façon plus approfondie ce que J.—B. Fressoz appelle une
« désinhibition ». « Surtout », écrit-il727 à propos de ce qu’il
appelle « la monétisation du risque », « cette « solution »
participe à un processus de désinhibition vis-à-vis des
accidents industriels, la résistance aux nuisances
industrielles étant dès lors assimilée à une résistance au
progrès technique ». Cette relation au risque est, sans
doute, la forme majeure de la relation entre inhibition et
stratégies de défense et de protection qui définissent
l’instance inconsciente de la médiation politique de
l’espace.
L’écologie constitue une forme d’analyse de
l’inconscient du politique : elle permet, en particulier,
d’élucider les significations de l’espace dans l’institution
des identités politiques. On peut définir l’écologie politique
comme u discours sur la signification spatiale de
l’inconscient politique.
Sémiotique politique de l’écologie
Une analyse sémiotique permet de montrer
que les spécificités que nous relevons dans le discours
politique de l’écologie font apparaître une identité
particulière de l’engagement écologique.
D’abord, il s’agit d’un engagement politique
en ce qu’il exprime une critique des logiques de pouvoir et
des modalités selon lesquelles l’espace se définit comme un
espace d’expression des identités politiques d’acteurs. Le
concept même de territoire fait, ainsi, en particulier, l’objet
d’une recomposition dans le discours de l’écologie. La
« solidarité écologique » évoquée par H. Kempf724 est une
illustration du conflit survenu autour des logiques
différentes d’appropriation de l’espace, et, ainsi, de
définition des territoires. La dimension politique du
territoire est, en effet, définie par les confrontations dont
l’espace fait l’objet en termes de pouvoirs et de
confrontation entre les pouvoirs opposés.
Enfin, sans doute peut-on situer la critique
écologiste de l’économie politique dans le champ de
l’opposition élaborée par Marx entre valeur d’échange et
valeur d’usage. Tandis que l’approche foncière de l’espace
fonde sa valeur en termes d’échange, l’approche écologiste
de l’espace fonde sa critique politique sur l’élaboration
d’une valeur d’usage de l’espace. En ce sens, elle s’inscrit
dans la continuité de la critique élaborée par Marx de la
rente foncière et du refoulement qu’elle implique de la
logique sémiotique de la spatialité. Mais cette distinction
entre valeur d’usage et valeur d’échange de l’espace
s’inscrit aussi dans l’élaboration de la médiation politique
de l’espace, fondée sur la dialectique entre ce que
représente l’espace pour le sujet singulier qui l’habite et y
vit et ce qu’il représente pour les acteurs collectifs qui y
inscrivent les appartenances et les logiques de pouvoir.
Par ailleurs, il s’agit d’un discours
économique, fondé à la fois sur le constat de la raréfaction
des ressources énergétiques et la nécessité d’une
modération de l’usage de l’énergie et sur la critique des
logiques dominantes de l’économie libérale et de
l’économie socialiste. C’est pourquoi il importe d’analyser
le discours écologique sur l’emploi et la critique écologiste
de l’économie politique et du libéralisme. « Du point de
vue écologiste », écrit H. Kempf725, « l'enjeu prioritaire
actuel de l'activité économique est de modérer son impact
sur la biosphère, en raison de la gravité des conséquences
de la crise écologique sur la société humaine ». Au-delà du
discours qu’elle peut tenir sur l’environnement et sur les
pratiques sociales de l’espace, l’écologie propose ainsi une
forme particulière de rationalité de l’économie politique.
L’emploi constitue un autre champ de l’économie politique
qui fait l’objet d’une recomposition en termes d’écologie :
Rémi Barroux évoque726, à ce sujet, « le potentiel et les
défis d'une reconversion dans les emplois verts », en
évoquant, après les professionnels du secteur « une
multiplication par dix du marché de l'emploi éolien d'ici à
2030 ».
Enfin, sans doute peut-on lire dans le
discours de l’écologie l’énonciation d’un discours critique,
distancié par rapport aux discours politiques. Cette distance
critique se fonde, en particulier, sur la reconnaissance de
l’existence d’un inconscient politique de l’espace. Un tel
inconscient est fondé, en particulier, sur la confrontation
entre une conception de l’espace fondée sur son
exploitation et le déni de sa spécificité et une conception de
l’espace fondée sur la reconnaissance de la spécificité de sa
place dans la rationalité politique. Cette confrontation n’est,
le plus souvent, pas explicitée dans les termes du discours,
qu’il importe d’analyser pour la faire pleinement apparaître.
724
Le Monde, 18-19 11 2012
« Emploi, les solutions » (Le Monde, 15 01 2012).
726
« De l’automobile aux métiers de l’éolien, la lente reconversion
vers les emplois verts » (le Monde, 16 04 2013).
725
727
« Historiquement, il n’y a jamais eu de transition énergétique »
(Le Monde, 20 06 2012).
171
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
Cet inventaire n’est pas exhaustif et adopte une
histoire du mouvement écologiste qui rend peu justice aux
contestations environnementales antérieures aux années
1970730. Il propose néanmoins des catégories dans
lesquelles d’autres auteurs plus anciens ou plus récents
peuvent également se retrouver : la pensée systémique où
l’on retrouve Edgar Morin, René Passet et Joël de Rosnay,
le principe de symétrie entre humain et non-humain
défendu par Michel Serres et qui a inspiré Bruno Latour, le
personnalisme de Bernard Charbonneau et Jacques Ellul,
l’anti-productivisme d’Alain Lipietz et Jean-Paul Deléage
et des formes de libéralisme démocratique plus ou moins
écologiques que Whiteside relie à Luc Ferry et Dominique
Bourg731.
Bouleau G. - Pour une écologie politique scientifique de
terrain
Gabrielle Bouleau, science politique
Irstea, UR ADBX Aménités et dynamiques des espaces
ruraux, 50 avenue de Verdun Gazinet Cestas, F-33612
France. [email protected]
Préambule : Ingénieure, socio-politiste. Je m’interroge
ici sur le positionnement épistémologique de l’écologie
politique philosophique en comparant ce positionnement
avec celui de l’analyse des politiques publiques en science
politique et la political ecology en géographie. Ma
contribution se base sur une analyse de textes classiques
dans les trois sous-disciplines.
Pour ces penseurs, l’enjeu écologique est en
compétition dans le champ des idées avec d’autres agendas
politiques. Le milieu de vie étudié est le monde. Il peut être
objectivé par le réchauffement climatique, la consommation
d’énergie et de matière, la pollution, la démographie, le
niveau technologique, la productivité. Les idées discutées
ont une prétention universelle pour traiter une crise globale,
celle de l’anthropocène732. Ces auteurs adoptent ainsi pour
la plupart une posture naturaliste sur l’environnement
global (les phénomènes observés par les experts à l’échelle
planétaire existent bel et bien). L’environnement est
supposé avoir la même ontologie quelle que soit l’échelle.
Le local contribue au global selon les catégories
géochimiques et énergétiques. L’existence de paysages
locaux plus ou moins désirables pour ceux qui les
fréquentent, plus ou moins équivalents en termes de
contribution globale, n’est pas abordée.
Introduction
Dans le langage courant en français, l’écologie
politique désigne la théorie politique qui fait de la
préservation des conditions de vie sur Terre un enjeu
primordial. Cette pensée verte prend au sérieux la crise
écologique selon une épistémologie naturaliste. La science
politique l’étudie de manière constructiviste comme un
discours
politique.
Malgré
leurs
divergences
épistémologiques, ces deux postures de recherche cadrent la
question environnementale à la même échelle planétaire,
celle où l’environnement s’apprécie en termes géochimique
et énergétique. C’est aussi l’échelle où l’impulsion du
changement semble la plus difficile. L’agir local est
supposé plus évident. Selon l’aphorisme de Jacques Ellul il
faut « penser global, agir local ». Cependant, l’écologie
politique se place du côté de la pensée. Dans une autre
discipline, la géographie, un courant critique anglosaxon
appelé political ecology, fait le pari d’explorer tous les
niveaux scalaires du local au global et d’aborder à la fois
les enjeux politiques de la préservation et les enjeux
ontologiques de définition de ce qui est à préserver au
risque d’une épistémologie instable entre naturalisme et
constructivisme. En France, d’autres auteurs ont tenté cette
réconciliation entre naturalisme et constructivisme, par la
sociologie pragmatique. Cette communication explore la
manière dont la combinaison de ces différentes approches
permet de dessiner les contours d’une écologie politique de
terrain. La première partie présente l’écologie politique
théorique en explicitant ses prémisses épistémologiques et
son impossible dialogue avec l’analyse des politiques
publiques. La deuxième partie s’intéresse aux
contradictions de la political ecology qui relève le défi de
ce dialogue. La troisième partie s’appuie sur la sociologie
pragmatique pour proposer des pistes permettant de
dépasser ces contradictions.
Si elle abordait cette question, l’écologie politique
serait confrontée aux interprétations contradictoires des
décisions locales en termes globaux, à l’incertitude vis-àvis de l’imputation des causes, aux différentes méthodes
d’agrégation spatiale des données 733 et de prise en compte
fait une notion centrale en géographie : « ce que la géographie, en
échange du secours qu'elle reçoit des autres sciences, peut
apporter au trésor commun, c'est l'aptitude à ne pas morceler ce
que la nature rassemble, à comprendre la correspondance et la
corrélation des faits, soit dans le milieu terrestre qui les enveloppe
tous, soit dans les milieux régionaux où ils se localisent. » P. Vidal
de la Blache "Géographie générale," Annales de Géographie 22,
no. 124 (1913), p.299
730
On peut lire à ce sujet : C. Bonneuil, C. Pessis, et S. Topçu, eds,
Une autre histoire des "Trente Glorieuses". Modernisation,
contestations et pollutions dans la France d'après guerre (Paris:
La Découverte,2013); C. Bonneuil et J.-B. Fressoz, L'Evénement
Anthropocène. La Terre, l'histoire et nous, Anthropocène (Paris:
Le Seuil, 2013).
731
Les écrits pris en compte par Whiteside dans son ouvrage sont
antérieurs à 2002.
732
D. Chartier et J.-P. Deléage, "Mise à jour des écologies
politiques pour une politique de l’anthropocène," Ecologie
politique, no. 40 (2010); Bonneuil et Fressoz, L'Evénement
Anthropocène. La Terre, l'histoire et nous. (Le Seuil, 2013)
733
Il est amusant de noter que les méthodes d’agrégation spatiale
des données font l’objet d’une discussion constructiviste en
science politique, mais uniquement dans le domaine de l’analyse
des comportements électoraux, au sein de ce qu’on appelle (aussi)
l’« écologie politique » ou l’approche contextuelle : A. Siegfried,
Tableau politique de la France de l’Ouest sous la troisième
république (Paris: Armand Colin, 1913); J. Klatzmann,
Comportement électoral et classe sociale. Etude du vote
communiste et du vote socialiste à Paris et dans la Seine Cahier de
la Fondation nationale des Sciences politique n°82 (Paris: Armand
Colin, 1957); M. Dogan et S. Rokkan, eds, Quantitative
L’écologie politique philosophique
Les écologies politiques françaises ont été présentées
et analysées par Kerry Whiteside728 qui considère qu’elles
ont en commun d’être toujours intermédiaires entre
l’écocentrisme et l’anthropocentrisme, en dépassant la
dichotomie nature/culture et en situant l’homme dans un
« milieu »729 à la fois construit et contraint.
728
Divided Natures: French contributions to political ecology,
Contemporary French civilization (Cambridge, MA: MIT Press,
2002).
729
La pensée verte ne se donne pas pour objet de décrire
ontologiquement ce « milieu » et laisse ce soin à d’autres sciences.
On retiendra ici la définition de Pierre Vidal de la Blache qui en a
172
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
univers de légitimation »740. Elles ne regardent pas non plus
comment ce milieu matériel constitue des ressources
auxquelles les acteurs n’ont pas tous accès de la même
manière. Enfin, la posture normative des chercheurs
constructivistes est une posture critique à l’égard du
pouvoir et des institutions qui s’intéresse peu aux effets
écologiques des politiques publiques741.
des contraintes héritées. Autant d’ambiguïtés du réel qui
font l’objet de traductions politiques et scientifiques 734.
Discuter ces traductions, nous place d’emblée dans une
épistémologie plus constructiviste. Le principe de symétrie
s’engage dans cette voie. Il porte une attention plus
particulière à la diversité des formes d’interaction des
hommes avec les choses, qui produisent autant de formes
de connaissance et d’individualité différentes. L’écologie
ne s’y réduit pas à un bilan énergétique ou de matière. Ce
principe est plus compatible avec l’idée que le milieu luimême est un espace de lutte de définition où se mêlent
discours et action. Cependant cette posture philosophique a
souvent été interprétée comme un constructivisme peu
compatible avec un engagement sur le terrain des valeurs,
socle commun de la pensée verte.
L’épistémologie instable de la political ecology
Les deux postures évoquées précédemment permettent
d’introduire les contradictions inhérentes à la sousdiscipline de la géographie anglo-saxonne que l’on appelle
political ecology 742. Cette sous-discipline s’appuie sur trois
corpus théoriques différents, l’écologie culturelle,
l’économie politique et l’analyse de discours poststructuraliste qui s’agencent les unes avec les autres plus
par antithèse que par couplage cohérent.
La construction sociale de la réalité 735 est davantage
explorée par la sociologie politique et l’analyse des
politiques publiques qui s’intéressent à la mise en forme des
catégories légitimes736 et à la formulation des problèmes
publics737 de manière constructiviste. Si ces approches ne
nient pas l’existence d’une réalité par-delà les croyances
des acteurs, elles évoquent rarement la matérialité du
paysage fréquenté738. Elles explorent peu les relations entre
cette matérialité et les routines de typification739 alors que
« l'environnement gagne à être observé comme une réalité
qui se décline en réalité quotidienne, univers d'initiés et
Ce sont des géographes et des anthropologues
critiques réunis autour Carl Sauer au début du vingtième
siècle qui développent l’écologie culturelle pour rendre
compte des relations homme/nature, dans la continuité des
travaux de Alexander von Humbolt, Elisée Reclus, Alfred
Russel Walace et George Perkins Marsh743. Ils abordent ces
relations de manière plus complexe qu’elles ne sont
envisagées à l’époque par le déterminisme environnemental
souvent saturé de préjugés racistes. L’écologie culturelle
(ou humaine) s’intéresse ainsi aux ajustements des sociétés
à leur environnement744 et à l’évolution mutuelle des
cultures et des paysages745. Elle sera fortement inspirée par
le concept d’écosystème, développé par le botaniste Arthur
Tansley746
pour rendre compte des phénomènes de
rétroaction écologiques qui maintiennent des systèmes en
équilibre. L’étude la plus emblématique de cette cultural
ecology qui reste un classique en political ecology747 est le
travail ethnographique de Roy Rappaport « Pigs for the
Ancestors »748. Cette étude, par ailleurs très documentée et
nuancée, interprète un rituel de Nouvelle Guinée en termes
fonctionnalistes comme un régulateur de la densité de
population. Parce qu’elle explique en dernier ressort les
règles sociales par des contraintes naturelles, à travers des
ecological analysis in the social sciences (Boston: MIT press,
1969). Si l’on peut parler d’écologie ici c’est parce que les
indicateurs agrégés spatialement rendent compte d’un « milieu »
social et à qui l’on attribue une valeur explicative sur le vote périurbain ou rural. J. M. Sellers et al, eds, The Political Ecology of
the Metropolis: Metropolitan Sources of Electoral Behaviour in
Eleven Countries (ECPR Press,2013). J. Gombin et P. Mayance,
"Analyse écologique des votes et mondes ruraux. Quelques
réflexions méthodologiques," in Battre la campagne. Les élections
municipales en milieu rural, ed. A. Troupel et S. Barone
(L'harmattan, 2010). Derivry et Dogan "Unité d'analyse et espace
de référence en écologie politique. Le canton et le département
français " Revue française de science politique 21, no. 3 (1971).
Les auteurs montrent que cette méthode construit des « milieux »
différents selon le grain d’observation (cantonal ou
départemental).
734
M. Callon, P. Lascoumes, et Y. Barthe, Agir dans un monde
incertain, la couleur des idées (Paris: Editions du Seuil, 2001).
735
P. Berger et T. Luckmann, La construction sociale de la réalité
(Paris: Méridiens Klincksieck, 1986).
736
A. Desrosières et L. Thévenot, Les catégories
socioprofessionnelles, Repères, n° 62 (Paris: Ed. La Découverte,
1988); L. Boltanski, Les cadres, la formation d'un groupe social
(Paris: Ed. Minuit, 1982).
737
S. A. Hunt, R. D. Benford, et D. A. Snow, "Identity fields:
Framing processes et the social construction of movement
identities," in New Social Movements: From Ideology to Identity,
ed. E. Laraña, H. Johnston, et J. R. Gusfield (Philadelphia: Temple
University Press 1994); J. Gusfield, La culture des problèmes
publics. L'alcool au volant : la production d'un ordre symbolique,
études sociologiques (Paris: Economica, 2009); E. Goffman,
Frame Analysis: An essay on the organization of experience
(1974).
738
« En dépit de leur diversité, ces études [politistes sur
l’environnement] convergent pour centrer l'analyse sur les acteurs
en compétition (leurs prises de position, leurs stratégies de
persuasion et ressources) et les structures sociales dans lesquelles
ils évoluent » M. Ansaloni, "La fabrique du consensus politique.
Le débat sur la politique agricole commune et ses rapports à
l'environnement en Europe," Revue française de science politique
63, no. 5 (2013), p.919, italique ajouté. Les structures spatiales et
écologiques ne sont pas abordées.
739
Berger et Luckmann, La construction sociale de la réalité.
740
F. Rudolf, L'environnement, une construction sociale.
Pratiques et discours sur l'environnement en Allemagne et en
France (Strasbourg: Presses universitaires de Strasbourg, 1998),
p.14
741
Il existe cependant quelques exceptions, comme les travaux de
M. Bourblanc sur les marées vertes et ceux de D. Fassin sur le
plomb. M. Bourblanc, ""Des instruments émancipés » La gestion
des pollutions agricoles des eaux en Côtes-d'Armor au prisme
d'une dépendance aux instruments (1990-2007)," Revue française
de science politique 61, no. 6 (2011). D. Fassin, "Les scènes
locales de l'hygiénisme contemporain. La lutte contre le
saturnisme infantile : une bio-politique à la française," in Les
Hygiénistes. Enjeux, modèles et pratiques, ed. P. Bourdelais
(Paris: Belin, 2001).
742
R. P. Neumann, Making Political Ecology, Human geography
in the making (London: Hodder Arnold, 2005); P. Robbins,
Political Ecology (Oxford: Blackwell, 2004).
743
Robbins, Political Ecology, pp.23-26
744
H. Barrows, "Geography as human ecology," Annals of the
Association of American Geographers 23, no. 1 (1923).
745
J. Steward, Theory of culture change : the methodology of
mutilinear evolution (Urbana, IL: University of Illinois Press,
1955).
746
Introduction to Plant Ecology (London: Allen & Unwin, 1946).
747
Neumann, Making Political Ecology, p.19.
748
Pigs for the Ancestors (New Haven, CT: Yale University Press,
1968).
173
Premier colloque sur l’Ecologie Politique, Paris, 13 et 14 janvier 2014
notions telles que l’efficacité énergétique, l’adaptation et la
capacité de charge, l’écologie culturelle s’inscrit dans une
épistémologie naturaliste, tout en admettant que
l’innovation et les institutions sociales soient aussi le fruit
d’une certaine contingence. De ces premiers travaux qui ont
comptabilisé des flux de matière et d’énergie dans des
systèmes agraires très différents, la political ecology tient
pour acquis que les pratiques agronomiques modernes sont
moins efficaces que ne l’étaient les modèles traditionnels et
beaucoup plus dépendantes de l’énergie fossile.
Comme l’écologie culturelle, cette analyse structuraliste et
matérialiste s’inscrit aussi dans une épistémologie
naturaliste.
C’est le troisième corpus théorique, celui de l’analyse
de discours ou de la critical political ecology753 qui est
constructiviste. Ce corpus vi