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recherches sociologiques PHENOMENOLOGIE DES PROBLEMES SOCIAUX Volume XXII, numéro 1-2, 1991 Textes rassemblés et présentés par J. Delcourt J. Delcourt, Les problèmes sociaux d'une société à risque- M.Hubert, L'approche constructiviste appliquée à la sociologie des problèmes sociaux: éléments d'un débat - J.Marquet, Handicap et avortement thérapeutique ou l'Impossible Intégration - M. Leleu, M.Welsch, Le loisir comme événement. Un révélateur à propos de l'Identité. De la reconnaissance et de la représentation sociale de la personne handicapée - J.-P. Delchambre, La construction sociale du décrochage scolaire - J.-L. Guyot, Problèmes Institutionnels et problèmes organisationnels: le cas des perspectives de populations universitaires - J. Verly, Travail précaire et protection soclaleE. Saussez, Une politique sociale: la retraite - A. Franssen, De la légitimité de l'Etat-providence : crise et mutation Notes de recherche: T. Nguyen Nam, Significations et enjeux d'un champ socio-sanitaire émergeant : l'éducation pour la santé dans la Communauté française de Belgique - J.-M. Foucart, La pratique de l'éducateur social spécialisé - P.-N. Denleull, Organisation du travail et rapports sociaux dans une PME Dossier publications : A propos de livres - Bibliographie sociologique de la Belgique francophone - Thèses doctorales - Livres reçus English Summaries RECHERCHES SOCIOLOGIQUES Université Catholique de Louvain - Belgique Unité de sociologie Comité de gestion P. de BlE, A.DELOBELLE, M. MOLITOR, J. REMY, L.VOYÉ Bureau de rédaction L.ALBARELLO, Secrétariat: A.DELOBELLE, R.DELIEGE, L.VOYÉ (président) C.WÉRY, Collège J.Leclercq, Pl.Montesquieu 1348 Louvain-La-Neuve 1/10 Comité de lecture A.GARCIA, H.GÉRARD, M. LELEU, G.MASUY, G.P. TORRlSI, A. VERDOODT, A.W ALLEMACQ, M.WELSCH Edition et abonnements : Recherches Sociologiques Collège J.Leclercq Place Montesquieu 1/10 Tél. 010/47.42.04 CCP n? 000-0565081-56 Tarif d'abonnement 1991 : 1.100 frs b. (3 numéros) port non compris Le numéro: 400 frs b. Double: 600 frs b. Les auteurs sont priés de prendre contact avec la rédaction et de conformer texte a/a normes d'édition qui se trouvent à la page 3 de la couverture. Les articles publiis n'engagent que la responsabilité de leurs auteurs. CopyrighJ : la reproduction rédaction. leur des articles est interdite sans autorisation du Comité de ISSN 0771-677 X RECHERCHES SOCIOLOGIQUES Volume XXII, numéro 1-2, 1991 SOMMAIRE Phénoménologie des problèmes sociaux 1. DELCOURT Les problèmes sociaux d'une société à risque............................... M.HUBERT L'approche constructiviste appliquée à la sociologie des problèmes sociaux: éléments d'un débat..................................... 1.MARQUET Handicap et avortement thérapeutique ou l'impossible intégration M. LELEU, M.WELSCH Le loisir comme événement Un révélateur à propos de l'identité, de la reconnaissance et de la représentation sociale de la persorme handicapée. 1. - P. DELCHAMBRE La construction sociale du décrochage scolaire 1. -L.GUYOT Problèmes institutiormels et problèmes organisationnels : le cas des perspectives de populations universitaires..... 1.YERLY Travail précaire et protection sociale........ E.SAUSSEZ Une politique sociale: la retraite A.FRANSSEN De la légitimité de l'Etat-providence: crise et mutation................ 1 . 21 33 47 65 89 105 121 133 Publié avec le concours de la Fondation Universitaire de Belgique et de l'Unité de sociologie de la Faculté des Sciences Economiques, Sociales et Politiques de l'Université Catholique de Louvain. NOTES DE RECHERCHE T. NGUYEN NAM, Significations et enjeux d'un champ socio-sanitaire émergeant: l'éducation pour la santé dans la Communauté française de Belgique........................................................................ J.-M. FOUCART, La pratique de l'éducateur social spécialisé....................... P.-N. DENIEun., Organisation du travail et rapports sociaux dans une PME... DOSSIER PUBLICATIONS A propos de livres Bibliographie sociologique de la Belgiquefrancophone........................ 151 167 181 197 Thèses doctorales.................................................................................... Livres reçus............................................................................................. 225 243 245 ENGLISH SUMMARIES 24 7 J.Delcourt : 1-19 Les problèmes sociaux d'une société à risque par Jacques Delcourt * Cet article se veut à la fois introduction à la sociologie et à la phénoménologie des problèmes sociaux et aux articles qui composent ce numéro. Par delà l'opposition entre les approches subjectivistes et objectivistes, il cherche à en repérer les points forts et les points faibles afin d'en montrer les complémentarités. Le sociologue considère que les problèmes sociaux naissent aussi bien de la reconnaissance et de la contestation d'un ordre social que de sa transformation. Ils naissent des jugements d'égalité et d'équité, des sentiments de justice et de convenance, des conceptions du bien et du mal qui prennent corps dans les relations sociales et qui s'incarnent pour partie dans des règles, des cadres et des institutions de la vie coUective. Mais les problèmes sociaux découlent aussi des risques de la vie, de leur perception et du jugement porté par les acteurs sur la menace qu'ils représentent et sur leur possible prévention ou remédiation. Sans nier l'importance des autres points de vue possibles dans l'analyse des problèmes sociaux qui ont été étudiés successivement en termes de handicap, de pathologie sociale, de déviance (délinquance et dissidence) ou encore de désorganisation sociale, cet article insistera sur l'utilité d'une analyse de l'évolution en termes de risques sociaux, car les sociétés développées sont des sociétés à hauts risques et donc aussi des sociétés assurancieUes consuuites sur des formes de solidarité globale. Ces risques évoluent, cenains croissent, d'autres s'atténuent ou même disparaissent, mais leur nature et leur forme changent. Les risques deviennent globaux. Selon les cas, ils vont menacer tout ou partie de la population d'un Etat, voire d'un continent ou du monde. • Département des sciences politiques et sociales, Unité de sociologie de l'U.C.L. 2 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 I. La double subjectivité de l'analyse des problèmes sociaux Un des problèmes fondamentaux de la sociologie des problèmes sociaux est de savoir qui les définit: les acteurs qui les vivent ou le scientifique qui observe. D'où deux courants s'affrontent pour savoir si, à côté de la définition d'un problème par les acteurs, il y a possibilité d'une définition scientifique autonome. De fait, les phénomènes sociaux sont des constructions sociales parce qu'ils sont repérés et analysés à partir de notions ou de concepts fabriqués dans la société, tantôt par les personnes en relations, tantôt à partir d'instances particulières attentives à ces phénomènes. Ils ne sont pas seulement objets de perception et d'analyse, mais aussi de jugements qualitatifs, normatifs et évaluatifs. Ainsi, le problème de l'inceste est-il le résultat d'une définition de l'acte mais aussi d'un jugement social négatif; il n'est pas seulement objet d'une réprobation sociale mais, en cas de dénonciation, il est passible d'une condamnation légale. Telle n'est pas nécessairement la perception de l'acte par son auteur. Par ailleurs, l'acte ne s'accompagne pas nécessairement d'un sentiment de culpabilité chez les partenaires, même s'il existe le plus souvent en raison du jugement social qui l'affecte au cas où il serait découvert ou dénoncé. Les problèmes sociaux concernant des individus (comme le SIDA, par exemple), des groupes (comme les étrangers ou des grévistes) ou encore des communautés (les régions en déclin) naissent donc de la visibilité des phénomènes sociaux, de leur désignation, de leur qualification sociale, de leur différenciation et classification; en bref, de leurs étiquetage, dénonciation et répression (Spector/Kitsuse, 1977). Les phénomènes sociaux ainsi qualifiés sont tantôt des événements ou séquences d'événements (des processus), tantôt des comportements ou des actes ou des ensembles de comportements ou d'actes émanant de personnes individuelles ou de groupes. Les problèmes sociaux sont objets d'analyse de la part d'une multiplicité d'acteurs sociaux: de la part de ceux qui les créent en étant à l'origine d'une situation ou d'un comportement dérangeant; de la part de ceux qui les subissent ou en pâtissent, comme aussi de la part de ceux qui de l'extérieur les perçoivent, les étudient et, dans certains cas, les traitent (comme les radiologues et les pédiatres, par exemple, qui furent les premiers à attirer l'attention sur les enfants battus ou sur les violences sexuelles vis-àvis des jeunes enfants) ou encore de la part de ceux qui jugent et répriment la déviance ou qui luttent contre la pauvreté au titre de professionnels du champ politique ou administratif, juridique, médical ou social, et donc au titre de médecin, de psychologue, de psychiatre, d'assistant social, de juge ou de sociologue. A ce sujet, Martin Bulmer (1989) montre fort bien le caractère multidisciplinaire de l'étude des problèmes sociaux et présente de manière perspicace les embûches qui résultent du jeu des différentes J.Delcoun 3 disciplines engagées dans l'analyse ou le traitement des problèmes sociaux. Ceux-ci ne sont pas seulement susceptibles de diagnostics différents mais aussi de traitements concurrents. Selon la nature du diagnostic retenu, on recherchera la médicalisation ou la "juridicialisation" ou la "juridictionnalisation" et la criminalisation ou encore la psychiatrisation ou encore l'institutionnalisation des problèmes sociaux. Selon les périodes, on pourra assister à la "démédicalisation" d'un problème, comme dans le cas de l'alcoolisme, par exemple, ou à la "décriminalisation" de certains actes, comme rr.v.o. ou à la dés institutionnalisation du traitement dans le cas de la maladie mentale (Schur, 1973). Deux grands points de vue sont donc théoriquement possibles dans la description et l'analyse des problèmes sociaux. A. Le point de vue subjectiviste De ce premier point de vue, la qualification d'un phénomène en tant que problème social n'est pas à rechercher dans l'essence de l'acte et dans l'intention de l'acteur ou encore dans la nature de l'événement qui se produit mais dans la qualification et la dénonciation de ce comportement, dans le repérage de l'intention de l'acteur ou encore de l'événement, notamment par ceux et celles qui en sont affectés ou qui en ont été les témoins. Dans ces cas, l'accident, l'acte déviant ou le crime n'acquièrent leur existence sociale que parce qu'ils sont qualifiés ou dénoncés. Ils n'existeraient donc pas en tant que tels, séparément de l'étiquetage et de la dénonciation de ceux qui sont dérangés par quelqu'un ou quelque chose qu'ils qualifient de menaçant ou de dangereux. Dans cette perspective, celle qu'en sociologie on qualifie de "constructivisme social", l'objectif est d'analyser où, quand et comment naissent et s'affinent la définition, la qualification et la classification des actes ou des événements ou encore la désignation/stigmatisation des personnes impliquées et finalement leur dénonciation et leur accusation. Partant de ce point de vue, tout se passe comme si actes, intentions ou comportements déviants n'existaient que parce qu'ils sont désignés comme tels etcomme s'ils allaient cesser d'exister si, dans la société, on cessait de classer les personnes, les attitudes ou les actions comme déviantes ou dangereuses. TI faudrait alors faire comme si la déviance et le danger n'existaient pas en soi. Telle est la position du courant subjectiviste, interactionniste ou constructiviste à la base de la théorie du labelling ou de l'étiquetage social. Dans ce courant le rôle du sociologue des problèmes sociaux se borne à reconnaître les problèmes tels que perçus. Il n'a pas de rôle dans la fabrication du social. Son rôle ne peut dépasser la codification déjà faite par les acteurs. Il n'a donc pas à rechercher les causes du passage à l'acte ou encore de la genèse des caractéristiques des acteurs ou des événements ou des accidents. C'est pour ainsi dire le regard porté sur la personne qui la 4 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 fait folle ou celui jeté sur l'acte qui le rend déraisonnable. Ainsi, par exemple, la déviance appelée primaire apparaît là où le système d'interaction et d'interdépendance des acteurs conduit à une qualification, une désignation ou à une dénonciation d'une personne, d'un acte ou d'un accident. La déviance secondaire, dans cette optique, résulte des effets de la dénonciation qui conduit par delà l'étiquetage au marquage social des personnes en raison du jeu des instances policières, judiciaires, correctionnelles, sanitaires ou sociales. Ainsi, par exemple, en est-il de "l'asilisme" qui se développe suite à l'institutionnalisation de la folie. De même, la récidive qui apparaît comme la déviance tertiaire ne serait que l'effet du marquage social résultant de la condamnation et des peines encourues et, par là, du stigmate dont à travers la vie une personne qui a été incarcérée ne peut se débarrasser. La déviance est ainsi une pure fabrication sociale; car dans l'état de nature, il n'y a pas de dénonciation et donc pas de déviants ... B. Le point de vue des objectivistes A cette vision subjectiviste, essentiellement relativiste (Horowitz, 1987, 1989) s'oppose le courant objectiviste. Dans le courant subjectiviste, pour reprendre une image courante, on dirait qu'il n'y a de pied-bot que parce que nous le désignons tel. TIn'empêche que le chirurgien partant de l'idée qu'il se fait d'un pied normalement constitué puisse par ses techniques le normaliser et rendre la marche du patient plus aisée qu'auparavant. De même, il ne penserait pas trouver la cause de l'anomalie dans son proces. sus de désignation, mais bien dans des facteurs génétiques qu'il faut expliquer de bien d'autres façons. Un objectiviste, comme Durkheim, en choisissant d'analyser le suicide, pensait bien démontrer la possibilité de poursuivre cette démarche sociologique objective puisqu'il ne pouvait interroger les suicidés sur leurs intentions. Ce que d'autres dénoncent comme du positivisme scientifique. C. La critique de l'objectivisme par les subjectivistes Les subjectivistes s'opposent à une approche purement objective parce qu'ils trouvent qu'elle n'est pas neutre. Selon eux, les objectivistes s'inscrivent dans une approche essentialiste ; ce qui, dans l'analyse des problèmes sociaux, implique que le comportement d'une personne ou d'un groupe soit jugé in se menaçant ou discriminant et l'événement considéré in se comme dangereux pour autrui indépendamment de l'intention ou de la conscience exprimée de l'acteur, ou encore indépendamment de la qualification et de la dénonciation par un ou plusieurs autres. De fait, lorsqu'on part de ce point de vue essentialiste, normatif et juridique, il n'est pas nécessaire qu'il y ait dénonciation des atteintes aux droits de l'homme, par exemple, pour que celles-ci soient repérables par un observateur expert J.Delcourt 5 dans le domaine. Il ne faudrait pas non plus que les inégalités soient ressenties par ceux qui les subissent pour qu'elles puissent être relevées par le sociologue. Sinon, il n'y aurait de système esclavagiste que là où il serait dénoncé et ce serait la révolte et le sentiment de révolte exprimés par l'esclave qui seuls permettraient de vérifier l'existence d'une situation d'esclavage et de la condition d'esclave. Cet objectivisme est dénoncé parce qu'il implique une vision de l'homme, de son développement, comme aussi de la société, voire de l'humanité; en bref, il suppose une anthropologie sociale, un humanisme ou encore une conception du progrès (Rule, 1978). Car en fonction de quoi pourrait-on défmir les phénomènes et problèmes sans référence à ce qu'en disent ou pensent les hommes en interaction? En fonction de quels universels pourrait-on observer ou agir? Tout se passe comme si le sociologue ne pouvait s'inspirer d'aucun universel. Comme si pour lui une vie pouvait n'être pas égale à une autre vie, un corps à un autre corps, un homme à un autre homme, même lorsqu'ils sont en péril de maladie ou de mort, en souffrance ou atteints dans leur dignité ou simplement dans leurs moyens d'existence. Cette vision objectiviste de la science à la recherche de causalités, plutôt que de la signification des actes ou de la compréhension d'une situation, est aussi dénoncée en raison de son caractère structuraliste et déterministe qui paraît enlever à l'homme tout libre-arbitre. Il en est ainsi, par exemple, lorsque la sociologie développe une théorie de la reproduction: celle dans laquelle les comportements des acteurs, quelles que soient leurs intentions ou leurs positions, sont censés reproduire l'ordre social, comme si la logique des choses, pour reprendre l'expression d'Emile Durkheim, échappait à la logique des hommes ou encore comme si cette logique ne pouvait être que contrainte. Face à l'existence de ces deux courants, il faut bien reconnaître que l'analyse des phénomènes et des problèmes sociaux se caractérise par une double subjectivité. D'une part, il y a celle des acteurs en interaction, des témoins et des personnes informées et, d'autre part, celle du ou des spécialiste(s) qui partant du point de vue propre à leur discipline analysent les phénomènes, leur causalité génétique et structurale (l'ensemble des facteurs qui en interdépendance déterminent un phénomène), même si parallèlement, ils s'intéressent aux définitions et qualifications diverses et changeantes élaborées par les acteurs ou les tierces personnes. C'est la possibilité d'une démarche autonome de la sociologie qualifiée d'objective que les subjectivistes "déconstruisent" en en faisant un discours parmi d'autres parce que toute description de la réalité, même celle du sociologue, n'est jamais qu'une construction mentale et sociale parmi d'autres. Du point de vue des "constructionnistes", la sociologie ne peut être qu'un discours sur les discours. Elle ne peut produire un discours propre séparé de celui des acteurs sociaux, car de quel droit le sociologue pourrait-il voir 6 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 un phénomène ou un problème social, là où les acteurs sociaux n'en voient pas? Une double phénoménologie s'impose alors: l'une analyse comment les notions et qualifications des personnes s'élaborent dans les réseaux d'interaction; l'autre serait une phénoménologie des sciences sociales qui, à leur tour et à leur façon, cherchent à définir et à qualifier des phénomènes sociaux séparément des acteurs sociaux. Mais en fonction de quel droit et à partir de quel point archimédien ? A première vue, les subjectivistes partant des déclarations des acteurs, observateurs ou gestionnaires sociaux ont la position la plus "objective". Face à l'hétérogénéité des valeurs, comme le pensait Max Weber, il n'y a que l'observation des faits ou des opinions, pourrait-on ajouter, qui nous fasse approcher de l'objectivité et donc de la réalité. A la réflexion, le même discours "déconstructeur" s'applique à la fois aux différents types d'acteurs ou d'observateurs parce que tous voient la même réalité avec des yeux différents. D'où viendrait alors qu'une opinion soit supérieure à l'opinion opposée? A quel discours donner de l'importance? Ou alors faudrait-il simplement décider que la majorité l'emporte? Mais, en outre, comment prouver que le sociologue, partisan de la thèse subjectiviste, a bien saisi la perception ou la signification exprimée par l'acteur ou encore qu'elle ne lui a pas été cachée? Enfin, reconnaître le problème de l'héterogénéité des valeurs, n'est-ce pas simplement valoriser l'indifférence aux valeurs? L'article d'Abraham Franssen aborde ce problème en montrant l'importance de la "superstructure" culturelle dans le jeu social, dans le choix des modalités de reconnaissance et de traitement des problèmes sociaux. Ainsi, en sociologie, les courants subjectiviste et objectiviste s' opposent: le premier déniant toute valeur à des analyses s'écartant des perceptions et notions exprimées par les acteurs et observateurs sociaux quels qu'ils soient, refusant ainsi à la sociologie de tenir un discours qui ne soit pas celui d'un ou des personnages sociaux et interdisant ainsi à la sociologie le droit de construire un point de vue autonome: ce que revendique le courant objectiviste. La dialectique entre ces deux positions est très bien présentée ci-après, dans les articles de Michel Hubert et de Jean-Pierre Delchambre. D. Les critiques du subjectivisme par les objectivistes Les partisans d'une analyse objective (séparée des discours courants) se défendent en partant de la reconnaissance de la rationalité toujours limitée des acteurs sociaux du fait qu'ils peuvent manquer d'informations pertinentes ou encore parce que leur intelligence ne peut s'étendre aux conséquences inattendues et non intentionnelles de l'action: celles qui résultent de l'agrégation des discours ou des comportements des acteurs ou encore J.Delcourt 7 des réactions concurrentes, voire opposées de la part de personnes ou groupes en interaction (Giddens, 1990). Les limites à la rationalité risquent d'être d'autant plus fréquentes que la société change de manière turbulente. Par ailleurs, les opinions exprimées par les personnes peuvent très bien être le reflet des mécanismes de réduction de la dissonance cognitive, comme, par exemple, lorsque l'esclave qui ne peut échapper à l'autorité de son maître, se déclare fort heureux d'en servir un bon. En résumé, on ne peut exclure la possibilité de ce que l'on appelait jadis une "fausse conscience" et que les marxistes qualifient d'aliénation. Celle-ci se retrouve chez ceux qui dans une situation donnée n'ont ni «exit», ni «voice» pour reprendre les expressions bien connues d'Oliver Hirschman. La fausse conscience ou la conscience heureuse n'est pas nécessairement inconsciente, il suffit, par exemple, de se rappeler la conspiration du silence qui entoure les sévices sexuels intrafamiliaux. Par ailleurs, il faut bien reconnaître que l'opinion publique est toujours travaillée par des forces sociales, celles qui s'exercent à partir d'appareils ou, à l'opposé, de mouvements sociaux ou encore par les formes de publicité et les médias qui visibilisent certains problèmes plus et mieux que d'autres moins sensationnels ou télévisuels. De ce point de vue, on pourrait dire que les problèmes sociaux sont en concurrence les uns avec les autres dans la conquête de l'espace public. En effet, l'attention du public est une ressource rare. Dans cette arène, un problème en chasse rapidement un autre : l'enfance maltraitée fait place aux violences sexuelles ou à la délinquance des jeunes lorsqu'ils se révoltent et se constituent en bande d'hooligans, aux femmes battues ou à la prostitution, aux malades du SIDA ou aux personnes en phase finale d'une maladie mortelle. Inévitablement les médias opèrent une sélection parce que tous les phénomènes sociaux n'ont pas la même photogénie. Tous ne sont pas capables de capter également l'attention (Hilgartner, 1988). Tous les groupes concernés ne disposent pas des moyens financiers nécessaires à un bon marketing. Des sélections s'imposent: elles sont faites par les "portiers" préposés à la garde des "entrées" des appareils et de la scène médiatique. De nombreux problèmes tombent ainsi dans, mais aussi en dehors du champ d'attention des publics ou audiences. Ainsi la télévision et, en général, les médias interviennent-ils dans l'attention accrue que le public accorde à la lutte contre le cancer ou le SIDA, par exemple, alors que d'autres sont banalisés et tombent dans les oubliettes de la conscience collective, comme la solitude ou la réintégration professionnelle des chômeurs ou des prisonniers libérés ou encore l'endettement des familles. Tout se passe comme si, dans l'opinion publique, l'attention aux problèmes sociaux dépendait de la réussite d'un bon coup de "pub" ou d'une belle campagne de "marketing" social (techniques d'ailleurs en plein développement). 8 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 Les objectivistes ne se défendent pas seulement par une critique des approches subjectivistes des problèmes sociaux, ils considèrent que l'engendrement et l'interdépendance des problèmes doit faire l'objet d'analyses qui ne peuvent se contenter de déclarations souvent biaisées d'acteurs qui peuvent avoir intérêt à cacher ce qu'ils pensent. Une analyse sociologique objective des problèmes sociaux implique une attention suffisante au changement social et donc la prise en compte d'une dimension historique. Celle-ci peut échapper à des acteurs aisément frappés d'amnésie. Les régulations et institutions sont, à la fois, sources et conséquences de problèmes sociaux. Elles ont chacune une histoire qui se construit en interaction avec des acteurs en collaboration, concurrence ou conflit. Les articles de Jean Verly sur la protection sociale des statuts précaires, celui d'Eric Saussez sur le passage à le retraite en constituent de bonnes illustrations. Le sociologue doit en tout cas accorder une attention suffisante, d'une part, à l'interdépendance entre phénomènes et problèmes sociaux et, d'autre part, à leur évolution en rapport avec les institutions qui les traitent ou les contrôlent. Mais les problèmes rencontrés dans la sociologie des problèmes sociaux ne s'arrêtent pas à cette dialectique entre objectivistes et subjectivistes. Quel que soit le courant dans lequel on se place dès l'abord, on ne peut échapper à l'analyse et à la reconnaissance des multiples sources des problèmes sociaux. II. Les diverses portes d'entrée dans l'analyse des problèmes sociaux A. L'ordre social, sa contestation et son évolution L'émergence des problèmes sociaux est incontestablement liée à la reconnaissance et à l'imposition d'un ensemble de modèles de relations sociales en fonction desquels diverses formes de contrôle social sont instaurées. Ces modèles et contrôles composent ce que l'on a pris coutume d'appeler un ordre social. Les attitudes qui ont cours à l'intérieur d'une société donnée par rapport à cet ordre sont diverses, voire contradictoires (dans leur logique) ou conflictuelles (selon les intérêts ou valeurs en jeu). Mais les problèmes sociaux résultent de bien d'autres sources et, notamment, des changements plus ou moins rapides et turbulents de l'ordre social qui, de l'intérieur ou de l'extérieur, transforment la société. Dans leur sillage, divers problèmes sociaux vont apparaître, d'autres s'atténuer ou disparaître. Cette turbulence affecte tantôt les rapports de travail, tantôt les rapports marchands ; tantôt le système de production et la structure des activités, professions et emplois, tantôt les formes et les structures de consommation J.Delcourt 9 de biens et services, tantôt encore les systèmes de socialisation et de normalisation. Dans ces temps de turbulence, apparaissent des zones dont les unes se caractérisent par l'indétermination ou l'inorganisation sociale là où le nouveau émerge, et d'autres par la désorganisation sociale là où les changements déstructurent les conditions de l'ordre social traditionnel. Ces deux types de zones ne se recouvrent pas nécessairement. li suffit pour s'en convaincre de se rappeler ce qui s'est passé lors de la révolution industrielle. Ceci ne signifie pas que des phénomènes de désorganisation sociale ne puissent se manifester dans une société relativement stable. On y découvre aussi des zones d'indétermination ou d'inorganisation sociale parce que tout, dans la vie sociale, n'est pas nécessairement régulé ou réglé ou encore parce que la socialisation des personnes est insuffisante ou parce que des mécanismes de socialisation parallèle se sont développés ou parce que les forces de contrôle social n'arrivent pas à une normalisation satisfaisante des comportements. B. La déviance et la désorganisation sociales En sociologie des problèmes sociaux, une série d'approches objectivistes se sont succédé. Il n'est pas inutile d'en faire un bref tour d'horizon, même si certaines théories peuvent pour un moment être tombées en désuétude. Cette présentation ne cherche pas à occulter l'analyse indispensable des perceptions ou des positions prises par les acteurs. Selon Robert King Merton, il y a deux types de problèmes sociaux objectivement repérables. D'une part, il y a ceux qui découlent de la déviance individuelle. On pourrait y ajouter ceux qui sont liés aux handicaps des personnes, de même que ceux qui naissent des formes collectives de déviance. D'autre part, il y a les problèmes qui résultent de la désorganisation et/ou de l'inorganisation sociales, comme, par exemple, au moment de la révolution industrielle. Celle-ci provoqua l'exode rural et la désintégration des communautés traditionnelles et, parallèlement, la concentration géographique de populations toujours plus nombreuses dans les zones industrielles et urbaines où diverses formes de criminalité apparurent. III. Brève présentation de la succession des théories A. L'approche des problèmes en terme de handicaps Les premières théories raisonnèrent les problèmes sociaux en partant des handicaps de naissance ou des accidents de la vie dont les conséquences se manifestent sur les plans physique, mental ou social. Les handicaps sociaux sont peut-être les seuls qui soient du ressort unique de la sociologie. lis peuvent être dus, par exemple, aux échecs ou insuffisances des mécanismes de socialisation ou de contrôle social ou encore être dus à des 10 Recherches Sociologiques, 1991/l-2 formes de socialisation parallèle dans des filières et des réseaux informels ( ceux de la prostitution ou de la drogue, par exemple) où les comportements déviants sont appris. L'article de Jacques Marquet montre bien comment, par delà la relativité des handicaps et quelle qu'en soit la nature, la sociologie peut analyser l'évolution de leur perception et de l'attitude de la société par rapport à ceux-ci. Quant à l'article de Myriam Leleu et de Marie Welsch, il explique comment le sociologue peut, par delà l'étude de la genèse des handicaps, poser le problème de la qualité de la vie, notamment, des handicapés. B. L'approche en termes de pathologie et de pathogénie sociales Une deuxième théorie des problèmes sociaux se braque sur les comportements pathologiques des personnes ou des groupes. Les actes humains (séparément des accidents ou des catastrophes) peuvent être de nature pathologique : c'est le cas des actes destructifs de soi (le suicide), des actes destructifs ou agressifs des autres (le crime, le viol), ou encore des biens et des propriétés (le vol, le vandalisme) ou même de la nature (les pollutions). Les actes destructifs de soi seront tantôt indivi. -- -- - J .Delcourt Il Ces théories ont été critiquées par ceux qui y voyaient une stigmatisation de comportements et d'actes et donc d'acteurs dont l'explication principale était plutôt à rechercher dans le jeu pur et dur de l'économie de marché, dans la désorganisation sociale et les conflits sociaux qu'elle engendre fatalement. Pour les opposants à cette théorie de la pathologie sociale, celle-ci condamne les personnes (Kaplan, 1990), là où il aurait fallu dénoncer leurs conditions d'existence ou encore les institutions, structures et mécanismes de l'économie de marché et développer "une herméneutique du soupçon". C. L'approche en termes de déviance, de délinquance et de dissidence Les théories de la déviance restent les plus nombreuses et les plus en vogue. La déviance a de multiples acceptions et utilisations. Le sociologue emploie cette notion, notamment, dans la mesure des écarts par rapport à une moyenne. Elle aide alors à représenter l'inégalité de distributions quelconques et à établir des seuils dans l'évaluation de la précarité, de la marginalité ou de la pauvreté, par exemple. Mais c'est bien sûr l'écart par rapport à la normale et le degré de normalité des opinions ou des comportements qui constitue l'objet principal des théories de la déviance. Celle-ci se définit alors par rapport à des règles, des normes plus ou moins contraignantes et sanctionnées. Les partisans de la théorie du labelling social, les adeptes de la théorie de l'étiquetage et du marquage social considèrent d'ailleurs que c'est la norme qui est la source ou l'instrument de fabrication de la déviance. Celle-ci n'existe, selon eux, que par rapport à des prescriptions et proscriptions sociales et légales, par rapport à des critères de classement et de jugement. Dans ces conditions, la déviance cesserait d'exister, si l'on s'arrêtait de la désigner et de la dénoncer (Kittrie, 1977) ... De même, ce sont les décisions contraignantes et arbitraires prises par des institutions bureaucratiques et technocratiques qui provoquent la résistance. En résumé, c'est dans la volonté de développer le contrôle social que se trouve la source de la déviance et donc de nombreux problèmes sociaux. Par contre, les partisans de l'analyse objectiviste en sociologie de la déviance partent de la réalité de la règle ou de la norme et recherchent en dehors d'elle les causes pouvant expliquer la fréquence des déviances. Celles-ci dépendent soit de la (mé)connaissance de la règle, de la (non-) reconnaissance de sa légitimité, des modalités de socialisation, mais aussi des modalités de contrôle de la conformité, ainsi que du "sanctionnement" plus ou moins correct et efficace de la non-conformité. La déviance s'explique encore, selon Merton, par l'insuffisance ou l'inexistence des moyens et des ressources à la disposition des personnes et des groupes par rapport aux fins prescrites. 12 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 Toutefois, il est parfois difficile de juger la nature de la déviance ou encore d'en dégager sa signification si, par delà l'écart d'opinion, d'attitude ou de comportement, on ne distingue pas ce que l'on peut classer comme déviance/délinquance et, par ailleurs, la déviance/dissidence. L'acte délinquant est celui dans lequel le déviant se soustrait à l'observabilité parce qu'il cherche à échapper à la sanction. Son objectif n'est pas de changer la norme, il n'en conteste même pas nécessairement la légitimité. A la recherche de ressources ou de la satisfaction de ses intérêts égoïstes ou altruistes, il poursuit son but quelles que soient les normes qui théoriquement s'imposent à lui. Par contre, l'individu ou le groupe dissident est celui dont la déviance conteste la coutume, la règle ou la loi par rapport à laquelle il ne dispose d'aucune forme d'exit et que la revendication ne parvient pas à faire changer. La dissidence veut contester la légalité, voire la légitimité de la norme. Le dissident ne cherche pas nécessairement à cacher sa transgression, comme il ne souhaite pas échapper à la sanction qui, au contraire, va fournir une publicité à sa résistance et à sa contestation. Braver la loi représente alors une forme de résistance. La dissidence peut se manifester tantôt par rapport à une règle morale, c'est le cas du médecin qui fournit de la drogue au drogué ou qui pratique l'euthanasie dans certains cas désespérés; tantôt par rapport au champ politique, c'est le cas des terroristes. Mais ceux-ci se cachent en raison de la violence de leurs actes qui visent la société au coeur. La dissidence peut encore être libidinale, comme chez les partisans d'une sexualité libre; ou, enfin être organisationnelle, comme chez ces jeunes dont l'union monogamique et féconde se veut en dehors de l'institution du mariage. Les chahuts, absences et décrochages scolaires peuvent ainsi signifier le désir d'une transformation de l'ordre ou de la relation scolaire. Le dissident se dit à la recherche d'une nouvelle règle ou d'une nouvelle légitimité. Les raisons de la dissidence peuvent être multiples: l'inadaptation des règles et des normes, l'appartenance à une sous-culture déviante. A travers le temps, une double distance a été prise par rapport aux théories de la déviance sociale, d'un côté, par le courant interactionniste qui a reformulé la théorie de la déviance en en faisant une théorie de l'étiquetage ou du marquage social (il en a déjà été question) et, d'un autre côté, par ceux qui voyaient dans la déviance, une conséquence du développement d'une situation ou d'une période d'anomie ou de plurinomie. L'accroissement de la déviance ne faisait alors que manifester la perte de légitimité de l'ordre social, l'affaiblissement de la capacité de légitimation du système social ou du pouvoir ou encore l'épuisement des modèles de négociation et de concertation. Ce point de vue est fort bien énoncé dans l'article d'Abraham Franssen. J.Delcourt 13 D. Les approches en termes de désorganisation et d'inorganisation sociales Parmi les adeptes d'une démarche objectivante, on peut encore classer les théories de la désorganisation sociale. Dans tout système social, il y a, comme l'écrit Alain Touraine (1974), des zones qui échappent au contrôle social de la société et qu'elle tentera de ceinturer de diverses façons. De fait, il n'échappe à personne que certaines aires de la vie sociale se dérobent aux normes dominantes. Les politiques sociales se développent alors pas tellement en vue de porter remède à la déviance ou à la pauvreté mais comme instruments de contrôle social et de disciplinarisation COffe, 1984, 1985 ; Squires, 1990). Dans la logique tourainienne, les problèmes sociaux apparaissent avant tout dans le sillage de décisions prises ou de normes instaurées par le sommet. Ce qui provoque inévitablement diverses réactions qui vont alors se traduire dans l'émergence d'un ou de leaderïs) charismatiqueïs) entraînant la constitution d'un mouvement social lequel va, à son tour, entraîner une contre-réaction. Le sens de ces réactions et contre-réactions n'est pas toujours prévisible. On n'en connaît pas nécessairement les mécanismes. Ainsi, les investissements réalisés dans une entreprise peuvent entraîner l'embauche de nouveaux travailleurs et la liquidation de quelques autres. La dimension croissante de l'entreprise va favoriser l'anonymité des relations mais, à terme, on assistera au renforcement de la solidarité des travailleurs. Actions et réactions induisent des conséquences non intentionnelles, non prévues et non prévisibles qui enclenchent, à leur tour, des contreréactions. Pour traiter des problèmes sociaux, les économistes raisonnent souvent en termes de coûts sociaux et partent de l'analyse des écarts constatables, mais non nécessairement reconnus, entre comptabilités privées et sociales. Quant aux sociologues, ils s'expriment plutôt en termes d'effets émergents ou encore d'effets pervers. Cette dernière expression plus courante n'est peut-être pas la plus adéquate dans la mesure où elle a une connotation péjorative. Mais les problèmes sociaux naissent aussi de situation soit d'hypo soit d'hyperdétermination. Dans le premier cas, la régulation est trop faible; dans le second cas, au contraire, la situation se caractérise par une organisation et une régulation trop strictes créant des réactions à l'encontre de ce phénomène de "surorganisation". E. Les approches en termes de contradictions sociales et de conflits sociaux D'autres théories sont encore développées, comme celle de Daniel Bell dans Les contradictions culturelles du capitalisme (1979). Selon lui, les secteurs politique, économique et culturel sont traversés par des logiques 14 Recherches Sociologiques, 1991/l-2 différentes sinon contradictoires. Dans le champ économique, le principe d'efficacité prédomine; le secteur politique serait plutôt travaillé par la logique de l'égalité et de l'équité; quant à l'épanouissement de la personnalité, elle constituerait sans doute le principe prévalent dans le champ culturel. Les problèmes sociaux découleraient alors des contradictions entre les actions conçues par divers acteurs en partant de ces différentes perspectives. Selon d'autres auteurs, comme Jürgen Habermas, par exemple, les problèmes sociaux découleraient plutôt des rapports non nécessairement harmonieux entre les processus de production et de légitimation, entre les exigences de fonctionnement du système (qui implique la coordination du ramassage des inputs et leur transformation en outputs) et, par ailleurs, celles découlant du fonctionnement du système social (qui requiert une motivation et une collaboration entre les acteurs sociaux : individus ou groupes). De nos jours cependant, une nouvelle lecture de l'évolution prend forme. Elle part de la turbulence constatable dans l'environnement des sociétés, ainsi que de la multiplication des risques encourus par chacun. IV. Essai de présentation de la "société à risques" Ceux qui observent le changement social adoptent des opinions fort différentes sur l'évolution des risques au sein des sociétés avancées. Selon les uns, le développement des sociétés s'accompagne d'une sécurisation croissante de la vie; d'autres, par contre, estiment que l'insécurité se déplace avec les progrès de la civilisation. Ceux-là considèrent que dans des sociétés de plus en plus différenciées et complexes, les risques se multiplient (comme ceux d'accident, par exemple), se globalisent et s'internationalisent (en raison de l'agressivité des techniques et de la dimension des appareils ou des réactions provoquées). Cette société à risques se caractérise aussi par une civilisation de l'angoisse, d'autant mieux qu'elle s'est fortement sécularisée. A. Les risques écologiques et biologiques Dans les sociétés développées, les sciences et les techniques ont des applications de plus en plus lourdes. Leurs impacts possibles sur l' environnement, l 'homme et la société sont considérables. De plus en plus nombreux sont d'ailleurs ceux qui dénoncent les agressions qui découlent des applications des sciences et des techniques sur la vie de l 'homme, sur les conditions de sa naissance et de sa mort, sur la nature et l'environnement, voire sur les conditions de survie de l'espèce humaine. Que l'on songe, par exemple, aux conséquences possibles des progrès de la biologie génétique ou de l'utilisation de l'énergie nucléaire ou encore des pollutions de J.Delcourt 15 tous genres auxquelles sont exposées les générations présentes mais qui affecteront aussi les générations futures. En conséquence, la dangerosité des sociétés ne serait pas essentiellement liée à une forme de gestion économique parce que les risques se développent tant en régime capitaliste que dans les nations socialistes, encore qu'aujourd'hui on tende à considérer ces dernières comme les plus polluantes. Ainsi, suite aux avancées des sciences et des techniques, les chances de la vie ou life-chances, selon l'expression de Ralph Dahrendorf (1979), comme les risques de la vie ou life-risks, selon Anthony Giddens (1990) sont croissants. Assez paradoxalement, sécurité et vulnérabilité croissent parallèlement. Nous vivons à la fois de manière plus sûre et plus dangereuse qu'autrefois, parce que notre vulnérabilité croît au fur et à mesure que s'étendent les champs et les réseaux de relations auxquels nous sommes intégrés. Giddens, dans The Consequences of Modernity, montre bien comment les aires de sécurité se multiplient et s'élargissent mais aussi comment, parallèlement, de nouvelles zones de risque apparaissent et non des moindres. Qui ne connaît, après Tchernobyl, ce que signifient les risques nucléaires et d'irradiation? Qui n'est pas sensibilisé aux désastres écologiques qui résultent d'accidents survenus à des pétroliers, aux risques écologiques que constituent pour la nature et pour l'homme les pesticides et les fertilisants ou encore les colorants, les pollutions chimiques multiples et les pluies acides ? Qui peut se sentir à l'abri des dangers qui découlent de l'effet de serre ou de la destruction de la couche d'ozone ou encore à l'abri des risques d'une guerre nucléaire, bactériologique ou chimique ? Car il ne faudrait pas sous-estimer les dangers qui découlent des violences interhumaines. B. Les risques liés à la violence Ces violences ne se limitent pas à la guerre. Il ne se passe pas de jour que nous ne soyons confrontés à l'escalade de I'horreur et du crime, à moins que ce ne soit l'information que l'on donne à leur sujet qui soit plus abondante. Il n'empêche, on aurait tort de sous-estimer les phénomènes de violence qui vont des diverses formes de maltraitance au sein de la cellule familiale aux accidents de la route dont les jeunes sont les premières victimes, aux violences sexuelles auxquelles les femmes sont les plus exposées, aux agressions criminelles dans lesquelles on recourt à des moyens toujours plus lourds et, par delà le banditisme, aux terrorismes de tous genres auxquels les plus innocents peuvent être exposés. Mais paradoxalement encore, les statistiques montrent que ce sont les accidents domestiques qui sont les plus nombreux et peut-être finalement les plus dangereux: ce qu'attestent les statistiques des handicaps et des mortalités. En effet, elles démontrent que les mortalités résultant des acci- 16 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 dents domestiques sont plus nombreuses que celles provoquées par les accidents de la route et ceux-ci plus nombreux que les accidents du travail, sans doute parce que, dans ces deux derniers cas, la prévention est mieux...• organisée et le contrôle plus strict que dans le cadre de la vie privée. C. Les risques de maladie chronique A côté de ces risques, il y a tous ceux qui découlent de la maladie. Incontestablement, les risques de maladies infectieuses d'origine microbienne ont reculé. Elles frappaient tous les âges. Mais une série d'autres maladies sont apparues liées à la longévité. Ainsi en est-il des décès dus aux maladies chroniques, aux maladies cardio-vasculaires, au cancer ou encore au SIDA. Ces maladies par essence incurables ne sont pas seulement pénibles pour les malades mais aussi pour les personnes de l'entourage et aussi très onéreuses pour la société. Les chances de survie ont augmenté mais parallèlement les risques de survivre malade ou handicapé. Par là-même, les risques d'hospitalisation et de placement ont été multipliés, notamment pour les personnes qui atteignent le quatrième âge. Parmi les risques encourus, certains sont simplement le résultat de de problèmes personnels ou familiaux, tels le vieillissement, la maladie, le chômage, les difficultés dans les relations interpersonnelles entre époux ou entre parents et enfants. D'autres sont plus collectifs et découlent des conditions d'environnement, comme dans le cas des populations sises à proximité de la faille de San Andréas en Californie (même s'ils ont construit de manière à ce que leurs bâtiments résistent aux tremblements de terre). D'autres encore découlent des mutations sociales qui bouleversent le fonctionnement des sociétés et, par là même, les formes de la vie collective. D. Les risques sociaux Parallèlement à la croissance des risques vitaux et environnementaux, il ya aussi celle des risques sociaux. Ceux-ci ne sont pas nouveaux. Des pans entiers de l'histoire sociale des cent dernières années sont consacrés à la description de la progression des risques sociaux découlant du développement d'une société industrielle, ainsi que de la mise en forme des systèmes, sinon de prévention, alors de protection et de solidarité sociales. A ce sujet, François Ewald (1990), un des disciples de Michel Foucault, parle du développement d'une société assurancielle et Jacques Donzelot de l'établissement de liens fédérateurs entre les diverses classes sociales; liens qui ont pu aller jusqu'à désarmer le conflit de classe. Parmi les risques ainsi couverts par le jeu des assurances sociales, il y a ceux qui découlent des accidents de travail et des maladies professionnelles, les risques d'accident et de maladie, ceux du chômage et de la vieillesse, ceux liés à la dimension de la famille. Mais il n'est pas du tout certain que l'on J.Delcourt 17 soit au bout des risques sociaux. Les transformations continues des sociétés en font apparaître de nouveaux. Parmi les transformations au sein des économies occidentales, il y a celles générées par la nouvelle division internationale du travail et l'explosion des nouvelles technologies de production, d'information et de communication. Cela se traduit sans doute dans la création de nouveaux emplois et dans le développement de nouvelles professions mais aussi dans la précarisation de nombreux postes de travail, dans un dépassement de multiples qualifications et dans un chômage toujours plus important et plus long parmi les travailleurs les moins qualifiés. Ainsi se multiplient les risques de déqualification et, par là, les besoins de reconversion et donc de mise en place des mécanismes de solidarité destinés à faciliter les transitions entre les postes de travail, de même que les mises à jour des connaissances professionnelles. L'ampleur des risques sociaux provient aussi des transformations dans les modèles de vie et les conditions d'existence, mais aussi de la modification dans la composition des ménages et des familles résultant de la diversité des formes d'union, de mariage ou de convivance. La famille monoparentale n'est de loin plus une exception, même si après un temps de monoparentalité, les familles se recomposent de diverses manières. Certains observateurs prétendent que cette évolution serait due aux règles fiscales relatives au cumul des revenus des époux ou encore aux modalités de la protection sociale et au développement dans l'individualisation des allocations sociales. Mais cette évolution a sans doute bien d'autres explications. Parallèlement s'accroît le nombre des personnes qui souffrent de l'abandon et de la solitude. Une analyse sociologique pertinente de l'évolution et de la croissance des risques devrait être poursuivie en examinant la succession et l'interdépendance des problèmes auxquels les hommes et les familles sont confrontés dans le parcours et dans la combinaison des trois grands cycles aujourd'hui dégagés: celui de la vie qui va de la naissance à la mort, celui du cycle familial qui court de la composition d'une famille (en passant, le cas échéant par diverses recompositions) jusqu'à sa dissolution; et enfin le cycle de la vie professionnelle qui va de l'entrée à la sortie de la vie de travail (Delcourt, 1989). L'analyse en termes d'accroissement des risques vitaux et sociaux n'est pas admise par ceux qui voient dans la prolifération des diagnostics sur les nouveaux maux sociaux avant tout le jeu des intérêts des professionnels que la société chargera de la remédiation. Ce diagnostic n'est non plus admis par ceux qui voient dans la prise en charge de ces nouveaux problèmes le renforcement de l'Etat prédateur ou la consolidation d'un capitalisme dont il vaudrait mieux limiter l'expansion. 18 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 Quelle que soit la valeur de ces objections, il paraît difficile d'affirmer que les risques auxquels nous sommes exposés sont en réduction. Pour lutter contre ces risques nouveaux et croissants, il est d'ailleurs urgent de penser à la manière d'organiser des réseaux d'assurance et de solidarité toujours plus larges afin de tenir compte de l'extension des systèmes et des réseaux d'interdépendance entre les hommes et les nations. Là se découvre le profond hiatus entre les risques auxquels l'homme se trouvait exposé jusqu'ici et ceux auxquels il doit faire face dès ce jour ou devra faire face dès demain. E. La nécessaire recherche sur le traitement des risques et leur prévention A n'en pas douter, les risques auxquels les peuples sont exposés deviennent énormes et pour ainsi dire cosmiques dans la mesure où, de plus en plus fréquemment, ils dépassent les frontières d'une nation, voire des continents. De même, ils menacent à la fois toutes les catégories sociales, comme aussi une succession de générations. Ce sont des risques par rapport auxquels les personnes ne disposent pas de chance d'exit. En d'autres mots, aucune ne peut s'y soustraire. Ces risques dépassent aussi les capacités d'intervention et de gestion des sociétés considérées une à une. Toutefois, il s'agit de risques majeurs par rapport auxquels les citoyens s'inquiètent de partout. A raison d'ailleurs parce que pour l'heure, face à eux, les systèmes de protection sont inexistants, voire inefficaces. Quant aux systèmes d'assurances tant privés que publics, ils se trouvent désarmés. RÉFÉRENCES BffiLIOGRAPHIQUES BELLD., 1979 us contradictions culturelles du capitalisme, Paris, P.U.F. BESNARD Ph., 1987 L'anomie, Paris, P.U.F. BULMER M. LEWIS J., PIACHAUD D., 1989 The Goals of Social Policy, London, Unwin Hyman. DAHRENOORF R., 1979 Life Chances - Approaches to Social and Political Theory, London, Weidenfeld and Nicholson. DE LAUBIER P., 1984 La politique sociale dans les sociétés industrielles Paris, Economica. 1800 à nos jours, DELCOURTJ., 1989 "Familles et cycles de vie", Cahier de l'Inst. des Sciences du travail, Louvain-la-Neuve, n025, pp.1-20. EWALD Fr., 1990 "La société assurancielle", C.F.D.T., Aujourd' hui, n094, pp.45-50. J .Delcourt 19 GIDDENSA., 1990 The Consequences of Modernity, Oxford, Polity Press. GUSFlELD J. 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It draws together work of cross-cultural relevance from the international community of sociologists, focusing on fundamental issues of theory and method and on new directions in empirical research. 'International Sociology can be relied upon to include something of interest and reward, for a range of tastes and specialisms, in practically every number.' - Times Higher Education Supplement International Sociology is published In March. June. September. December ~age Publications Ltd, 6 Bonblll Street, London EC l A 4PU, UK ~SagePublications Ltd, PO Box5096,NewburyPark, CA 91359,USA M.Hubert : 21-31 L'approche constructiviste appliquée à la sociologie des problèmes sociaux : éléments d'un débat par Michel Hubert * Le débat entre approches objectiviste et constructiviste est au centre du problème de la connaissance el traverse régulièrement, à des degrés divers, l'ensemble des disciplines scientifiques. Il s'est tenu en particulier, au cours de ces dernières années, dans le domaine de la sociologie des problèmes sociaux, notamment aux Etats-Unis. L'auteur rend compte ici de ce débat et montre en quoi, au-delà de son caractère polémique, il pose le problème du statut des "faits" ou des "conditions objectives" dans l'analyse sociologique, en particulier quand ces faits sont d'origine extrasociale. On a longtemps considéré que le propre de la démarche scientifique était de développer des connaissances qui tentent de correspondre au mieux à la réalité objective qu'elles décrivent. Autrement dit, nous serions occupés à approcher sans cesse davantage le monde objectif tel qu'il est réellement. Celui-ci constituerait donc une donnée aux caractéristiques propres, qui existerait indépendamment de la perception qu'en a l'observateur. Selon ce point de vue, l'échec éventuel de l'observation découle de faiblesses soit au niveau des méthodes utilisées (erreurs de mesure ... ), soit au niveau de la réception sensorielle, en particulier en l'absence d'un acte "d'attention" (qui ne produit en rien l'objet mais facilite simplement sa perception [Hazelrigg, 1986 :4 ; Kapferer, 1978]). • Centre d'études sociologiques, Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles. 22 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 On qualifie généralement d' objectiviste une telle conception de la connaissance. Une autre approche consiste à penser qu'au contraire; le sujet "invente" la réalité qu'il croit avoir découverte. Plutôt que de correspondre au monde objectif, on dira que le savoir lui "convient" plus ou moins bien (von Glasersfeld, 1988), ce qui signifie qu'il est bien adapté, qu'il s'accorde bien à l'objet qu'il cherche à décrire mais qu'en aucune façon, une relation de conformité ou de similitude ne s'instaure entre les deux éléments. Selon ce point de vue, poussé à l'extrême, tout ce que nous pouvons connaître du monde réel, c'est ce qu'il n"'est pas". Watzlawick (1988 :16) a illustré cette position d'une métaphore: Par une nuit sombre et orageuse, un capitaine doit, sans balises ni rien qui puisse l'aider dans sa navigation, traverser un détroit qui ne figure sur aucune carte maritime. Dans cette situation, ou bien il échoue son bateau sur les rochers, ou bien il passe le détroit et retrouve la sécurité de la pleine mer. S'il perd à la fois son bateau et sa vie, son échec prouve que la route qu'il avait choisie n'était pas la bonne. On peut dire qu'il a découven, en quelque sone, ce que la traversée n'était pas. Si, par contre, il traverse le détroit, son succès prouve simplement que, littéralement, son bateau n'est pas entré en collision avec la forme et la nature (autrement inconnue) de la voie navigable. Mais il ne le renseigne en rien sur le degré de sécurité ou de danger dans lequel il se trouvait à chaque moment de la traversée. Le capitaine a traversé le détroit comme un aveugle. La route choisie a convenu à la topographie inconnue, ce qui ne signifie pas qu'elle lui ait correspondu, autrement dit, que la route ait correspondu à la réelle configuration géographique du détroit. On peut facilement imaginer que la réelle configuration géographique du détroit permette des traversées plus sûres et plus counes. Cette seconde conception de la connaissance ne se satisfait bien évidemment pas d'une stricte séparation du sujet qui observe et de l'objet observé. Pour elle, la conscience fait partie intégrante du monde dans lequel nous vivons. Autrement dit, le statut d'objet n'est pas inhérent aux choses elles-mêmes mais à notre expérience : l'acteur constitue un objet par un acte intentionnel de conscience à partir du lieu où il se trouve. MerleauPonty (1945) explique: Lorsque nous nous promenons autour d'une maison, si nous y entrons pour explorer ses différentes pièces ou si nous montons sur son toit, nous voyons la maison différemment selon le lieu et le moment où l'on se trouve. Parce que nous avons tendance à penser que c'est la même maison que nous voyons des différentes perspectives, plutôt que de croire que nous voyons différentes maisons, les objectivistes concluent que la maison existe en elle-même, i.e. indépendamment de toute perspective. Mais, comme il le souligne, si la maison existe indépendamment de toute perspective, c'est une maison «vue de nulle part» (ou «de partout à la M.Hubert 23 fois»), ce qui veut dire que ce ne peut pas être une maison humainement vue, étant donné que le regard humain est toujours fixé quelque part. L'existence de cette maison peut dès lors être seulement une maison dans l'idéalité, l'idée d'une maison. Si nous ressentons le besoin de construire des explications du monde qui "conviennent", c'est parce nous nous trouvons face à la nécessité de répondre aux questions les plus urgentes auxquelles la vie nous confronte. Et nous ne pouvons accepter l'idée - en tous cas, dans la pensée occidentale - d'un monde chaotique sur lequel nous n'aurions aucune prise. C'est la raison pour laquelle nous devons éternellement construire un "pourquoi" viable. C'est seulement lorsque cette tentative échoue (c'est-àdire lorsque nos constructions ne conviennent plus) que le chaos - ou ce que nous ressentons comme tel- intervient (Watzlawick, 1988 :74). Le propre de ce qu'on appellera le point de vue "constructiviste" 1 est précisément de rendre compte des différentes constructions de la réalité que les acteurs développent, d'étudier leurs conditions de production, les "réalités" qu'elles produisent (institutions, idéologies ... ), les effets, voulus ou non, qu'elles induisent. Après tout, comme le souligne Watzlawick (1988 :351), si nous savons que nous ne connaissons jamais la vérité, que notre vision du monde "convient" seulement plus ou moins, on est tolérant: comment, en effet, pourrions-nous alors considérer les visions des autres comme démentes ou mauvaises ? On est de plus responsable de la réalité que nous inventons et libre d'en construire une autre. L'objet de la sociologie des problèmes sociaux Le débat, tel qu'il vient d'être esquissé, entre perspectives objectiviste et constructiviste traverse, à des degrés divers, l'ensemble des disciplines scientifiques. TI se tient également en sociologie, et en particulier dans l'une de ses branches : la sociologie des problèmes sociaux. La parution, en 1977, du livre de Malcom Spector et John I. Kitsuse, Constructing Social Problems, a certainement joué un rôle prépondérant dans l'application de l'approche constructiviste aux problèmes sociaux. Ces auteurs ont eu, en tous cas, le mérite de systématiser une démarche qui était latente ou imparfaitement mise en œuvre jusque là 2. Pour la perspective constructiviste, l'objet de la sociologie des problèmes sociaux est l'étude des «activités d'individus ou groupes qui affirment 1 D'autres qualificatifs lui ont parfois été assignés: construcûonniste, défi~iûonnel, subjectiviste, perceptionniste. II est à noter que le constructivisme n'a rien à voir ici avec le mouvement artistique qui fleurit dans l'architecture soviétique des années 20 ... (Value-Conf/icI School) qui s'est développée dès les années 20 ou dans ceux de l'approche interacûonniste de la déviance (labelling theory of 2 Notamment, dans les travaux de l'école des conflits de valeur deviance ). 24 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 des griefs ou expriment des revendications eu égard à certaines conditions putatives» (Spector et Kitsuse, 1977 :75). Ou encore: c'est «la manière dont s'élaborent collectivement les critères de perception de la "réalité"» (Duclos, 1987 :25). En d'autres mots, adopter cette perspective, c'est considérer que ce sont les acteurs eux-mêmes qui font d'une condition qu'elle soit naturelle (une maladie, une pollution atmosphérique ... ) ou sociale (une inégalité des chances de mobilité, un taux élevé de chômage ... ) - par exemple un risque, une insatisfaction ou une injustice. En parlant de conditions "putatives", le sociologue constructiviste souhaite adopter une attitude de neutralité par rapport à la réalité (et à l'importance) objective des conditions qui sont présentées par les acteurs comme problème social (c'est-à-dire comme risque, injustice ... ). Autrement dit, il considère que toute revendication est posée à propos d'une condition "censée" exister (ce sont les acteurs qui l'affirment), plutôt qu'à propos d'une condition dont le sociologue est chargé de vérifier ou de certifier l'existence. Par conséquent, la manière dont les acteurs documentent une condition pour en montrer l'importance ou, au contraire, la minimiser (travail auquel le sociologue lui-même est parfois appelé à participer) fait déjà partie de l'analyse. A partir de là, le problème central, pour les constructivistes, est d'élaborer une théorie des problèmes sociaux, c'est-à-dire une théorie capable de rendre compte précisément de l'émergence, de la nature et du maintien des activités revendicatives (claims-making activities) 3 développées par les différents acteurs à propos de certaines conditions. En d'autres mots, la tâche du sociologue est de comprendre «le processus par lequel des membres d'une société définissent une condition putative comme un problème social» (Spector, Kitsuse, 1977 :76). Pour concrétiser quelle est la nature de cette tâche, Spector et Kitsuse font un parallèle entre la sociologie du travail et des occupations et la sociologie des problèmes sociaux. Dans un cas, l'activité étudiée, c'est le travail (on y examine comment les gens gagnent leur vie) ; dans l'autre, ce sont les activités revendicatives (on y examine comment les gens définissent des problèmes sociaux). Les activités liées aux problèmes sociaux sont en quelque sorte le travail de beaucoup de personnes. Dans l'un et l'autre domaine, peu importe le nombre de personnes engagées dans une activité donnée, tel n'est pas le critère pour déterminer si celle-ci est digne d'intérêt. Le sociologue objectiviste, quant à lui, considère que la perspective constructiviste est réductrice. En effet, si, selon lui, le sociologue ne doit pas exclure d'étudier le processus par lequel des acteurs définissent une 3 Le terme d'activités "revendicatives" n'est peut-être pas le plus adéquat dans la traduction que je propose ici. Il faut entendre "revendications" à la fois dans son sens fort (réclamer avec force) mais aussi dans un sens atténué en tant que prétentions, voire même simples affirmations. M.Hubert 25 condition particulière comme un problème social, ildoit surtout (Hazelrigg, 1986:2): - comprendre la condition elle-même comme une situation objective qui est logiquement antérieure à la perception qu'en ont les acteurs ; - évaluer la validité des perceptions que se font les acteurs de la condition et rendre compte de toute faiblesse à ce niveau ; - investiguer les conditions identifiées par le sociologue comme étant des problèmes sociaux même si ces conditions n'ont pas été perçues comme telles pat les acteurs, ou à tout le moins n'ont pas fait l'objet "d'affirmations de griefs ou de revendications". Les perspectives objectiviste et constructiviste se distinguent donc surtout par l'objet qu'elles étudient en priorité. Pour les constructivistes, le sociologue des problèmes sociaux ne doit s'intéresser qu'aux activités revendicatives des acteurs, étant donné que ce n'est pas à lui à porter un jugement sur les conditions à partir desquelles ces activités revendicatives sont construites. Pour les objectivistes, le champ d'investigation doit être élargi à ces conditions elles-mêmes et celles-ci font l'objet de toute l'attention du sociologue. De cette différence découle la manière dont les deux perspectives expliquent l'émergence d'activités revendicatives. C'est ainsi que les constructivistes privilégient les circonstances socio-historiques et l'interaction entre les acteurs pour expliquer les variations dans les définitions que ceux-ci donnent des conditions, tandis que les objectivistes mettent en avant les caractéristiques (et l'évolution) des conditions objectives elIesmêmes comme déterminantes, en grande partie, de ces mêmes activités revendicatives (voir figure 1 p. 26). Mais il faut bien dire que l'intérêt manifeste des objectivistes pour les conditions les conduit bien souvent à autonomiser l'analyse de ces conditions et à ne plus considérer l'étude des activités revendicatives que comme un terrain marginal d'investigation. C'est d'ailleurs sur ce point que porte principalement la critique des constructivistes. Pour eux en effet, l'approche objectiviste n'est pas une théorie des problèmes sociaux (entendus au sens de construction de la réalité) mais plutôt une théorie des conditions sociales. Car, disent-ils, ce qui intéresse surtout les objectivistes, c'est l'identification de conditions (ou de comportements) considérés comme indésirables, c'est-à-dire de conditions qui entravent l'accomplissement des buts de la société, qui interfèrent avec son bon fonctionnement ou qui la mettent en déséquilibre (Spector, Kitsuse, 1977 :23 ; Schneider, 1985 :210). Après avoir identifié ces conditions comme problèmes sociaux (eu égard bien sûr à leurs valeurs implicites), les objectivistes cherchent ensuite à en analyser et à en expliquer les origines et s'orientent ain- 26 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 si, selon les cas, vers une théorie de la déviance, de la désorganisation des conflits de valeurs, ou de tout autre produit de la sociologie. 4, Figure 1 : Représentation synthétique des points de vue objectiviste et constructiviste sur les problèmes sociaux Point de vue objectiviste Activités revendicatives (= prise de conscience de conditions "déjà là") (la variation des ar. dépend principalement des conditions) conditions ("en soi") It" dont le sociologue a connaissance et qui troublent le bon fonctionneOlentsociaI causes avancées par le sociologue pour expliquer pourquoi les conditions sont ce qu'elles sont Point de vue constructiviste circonstances socio-historiques (faites à propos de ... ) interaction entre acteurs !1 Conditions 4 Voir, par exemple, Merton et Nisbet (1971). (problématiques et postulées à titre heuristique, par l'observateur comme objet unique) M.Hubert 27 Cette tendance à privilégier l'analyse des conditions (plutôt que l'analyse des activités revendicatives) trouve sa source, d'après les constructivistes, dans la quête du sociologue à se voir reconnu comme détenteur d'un discours privilégié (i.e. supérieur et objectif) sur le social, d' «un genre d'écriture qui se voudrait ne pas être un genre d'écriture» (Rorty, 1982 cité dans Hazelrigg, 1986 :236), dans un environnement compétitif où le champ d'application des différentes disciplines fait l'objet d'enjeux. On peut cependant se demander si, ce faisant, le sociologue objectiviste ne court pas le risque d'entrer inutilement en concurrence avec des savoirs plus techniques dont la légitimité est mieux assurée. La perspective constructiviste, à l'inverse, a le mérite d'accorder au discours sociologique une plus grande spécificité (en le limitant à l'étude des activités revendicatives sans présumer de la réalité des enjeux qu'elles sont censées recouvrir) s. Relativisme sélectif et "trucage ontologique" La mise en œuvre pratique du point de vue constructiviste repose cependant sur un paradoxe. Alors que le sociologue constructiviste est avant tout préoccupé par l'étude des variations observées dans les activités revendicatives et qu'il fait porter l'explication de ces variations sur les circonstances socio-historiques et l'interaction entre les acteurs, il est amené - et c'est même, pour lui, une nécessité s'il veut maintenir son point de vue - à tenir pour "donné" l'objet par rapport auquel des activités revendicatives sont développées. En considérant que toutes les activités revendicatives portent sur un même objet, il prend ainsi position sur l'existence de la condition (ne fût-ce qu'en la nommant) et accorde ainsi au regard scientifique, tout comme le sociologue objectiviste, un statut à part, plutôt que de le considérer comme une construction de la réalité au même titre que les autres. En quelque sorte, perspectives constructiviste et objectiviste se rejoindraient ici dans une même conception des conditions objectives. C'est en tous cas la thèse que Woolgar et Pawluch (1985a, 1985b) ont défendue en analysant de près les différentes recherches empiriques qui se sont inscrites dans la perspective constructiviste. Pour ces auteurs, les tenants de l'approche constructiviste font preuve de relativisme sélectif en plaçant une limite entre ce qui doit être considéré comme problématique (les activités revendicatives) et ce qui ne doit pas l'être (les conditions). SPar exemple, le sociologue objectiviste qui voudrait étudier le problème du nucléaire ne ferait qu'ajouter sa voix - avec cependant beaucoup moins d'autorité - à celle des divers experts et techniciens, en cherchant lui aussi à donner une mesure du risque encouru pour déterminer s'il y a lieu d'encourager ou de renoncer à cette forme d'énergie - et done d'en faire un problème. Le sociologue constructiviste, de son côté, sans renoncer à fonder son discours sur une connaissance approfondie des savoirs en jeu, axera plutôt son analyse sur la description des discours en présence, les acteurs qui les émettent, la manière dont ils interagissent, l'émergence de zones d'accord et de désaccord, etc. 28 Recherches Sociologiques, 1991/l-2 Pour réaliser une telle distinction, la sociologie constructiviste utilise, d'après ces auteurs, une stratégie de rhétorique -le trucage ontologique (ontological gerrymandering) - qui consiste à laisser dans l'ombre le caractère problématique des énoncés "objectifs" sur les conditions pour mettre uniquement en avant la relativité des réponses données par les acteurs à ces conditions (Woolgar, Pawluch, 1985a :215). Woolgar et Pawluch ont illustré leur critique à l'aide notamment de l'étude de Pfohl (1977) sur le mauvais traitement des enfants (child abuse). TIsmontrent que l'évidence selon laquelle des enfants ont toujours été battus n'est pas discutée par Pfohl alors que les définitions le sont. Selon celui-ci, on a toujours battu des enfants (il s'agit là d'une condition stable) mais, selon les circonstances historiques, cette pratique fut tantôt légitimée, tantôt considérée comme un problème faisant partie de celui, plus large, de la pauvreté, tantôt encore comme une fonction du dérangement psychologique des parents, ou encore (aujourd'hui) comme un child abuse (cette dernière définition étant le résultat d'une coalition de différentes spécialités médicales). Il est intéressant de rapprocher les problèmes conceptuels rencontrés par la perspective constructiviste de la sociologie des problèmes sociaux de ceux du courant interactionniste (labelling school), en particulier dans le domaine de la sociologie de la déviance à laquelle, d'ailleurs, la sociologie des problèmes sociaux est souvent associée 6. Dans ce domaine en effet, la discussion tourne souvent autour du statut réel ou imputé (attribué) du comportement qui sera désigné comme déviant. Pour les uns, le comportement peut exister indépendamment de la réaction sociétale. Pour les autres, le processus d'étiquetage est constitutif du phénomène de déVIance. Pour Woolgar et Pawluch (1985a :224), la tension entre les différentes manières de conceptualiser la déviance est une expression du jeu continuel entre les faits objectifs et les représentations de ces faits qui caractérise toutes les explications de ce genre. Dans ce contexte, le trucage ontologique est un moyen par lequel le scientifique gère pratiquement, par un effet de pure rhétorique, cette tension. 6 D'après Woolgar et Pawluch (1985a :222), certains auteurs parlent indistinctement de déviance ou de problèmes sociaux pour nommer le même ordre de phénomènes, tandis que d'autres soutiennent que la sociologie des problèmes sociaux est plutôt associée aux changements économiques et technologiques qu'aux comportements supposés déviants. Merton et Nisbet (1971) utilisent le terme "problèmes sociaux" comme rubrique générale sous laquelle sont réunis à la fois les phénomènes de déviance (crime, maladie mentale ... ) et de désorganisation sociale (relations interraciales, pauvreté, rôles sexuels ... ). M.Hubert 29 Conclusions et perspectives pour la recherche Au-delà de son caractère polémique, l'approche constructiviste a le mérite de rappeler au sociologue, si besoin en est, que les faits ou les conditions qui sont censés constituer les problèmes sociaux sont inséparables des acteurs sociaux : - d'abord, parce que ce sont les acteurs sociaux eux-mêmes qui les constituent en tant que "faits", c'est-à-dire qui les identifient, les nomment et les réunissent sous une même catégorie; - ensuite, parce que ce sont aussi les acteurs sociaux qui les rendent problématiques en exprimant à leur égard des revendications, en en donnant éventuellement des définitions contradictoires ou en faisant valoir divers modes de traitement à leur appliquer. Relativiser de cette manière les faits qui sont présentés par les acteurs ne doit cependant pas conduire à conclure à l'inconsistance de ces faits, ce qui reviendrait d'ailleurs à prendre parti dans le débat du point de vue de ceux qui ont intérêt à en minimiser l'importance. Si, par exemple, le sociologue ne peut pas, de lui-même, trancher sur la signification à attribuer au nombre de victimes du SIDA, il ne peut pas faire comme si celles-ci n'existaient pas, ou comme si leur évolution n'influait pas sur le système d'interaction dans lequel se trouvent les acteurs impliqués dans la construction du problème ou sur leurs logiques d'action. Quel statut dès lors peut-on donner à ces faits qui permette à la fois d'en relativiser le poids dans l'évolution du problème social (plutôt que de considérer qu'ils déterminent à eux seuls la forme que prend le problème social, comme le feraient les objectivistes) sans pour autant les réifier dans un état immuable et définitif, comme le ferait un certain constructivisme radical que dénoncent Woolgar et Pawluch quand ils parlent de «trucage ontologique» ? Une piste intéressante est certainement celle que nous ouvre M.Callon (1986) quand il défend un principe de symétrie généralisée qui consiste à «ne pas changer de grille d'analyse pour étudier les controverses sur la Nature et les controverses sur la Société» 7. Autrement dit, sans tomber dans un anthropomorphisme de mauvais aloi, toutes les catégories d'acteurs, en ce compris l'acteur extrasocial qui peut, par exemple, prendre la forme d'un virus comme dans mon étude sur le SIDA (Hubert, 1988, 1989) ou de larves de coquilles Saint-Jacques comme dans l'étude de CalIon (1986), doivent être prises en compte et peuvent être étudiées avec le même outillage conceptuel. Une mutation soudaine du virus H.I.V. ou une 7 Dans cette étude, M. Calion étudie ce qu'il appelle des processus de "traduction" à travers lesquels des réalités sociales et naturelles sont construites et par lesquels «s'établit le silence du plus grand nombre qui assure à quelques-uns la légitimité de la représentativité et le droit à la parole». Ces processus sont jalonnés de différentes phases: la problématisation, l'intéressement, l'enrôlement. la mobilisation et la dissidence. 30 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 non-fixation des larves de coquilles Saint-Jacques sur les collecteurs destinés à les protéger sont des événements majeurs qui risquent de remettre en cause la manière dont le problème social est posé ainsi que le fragile équilibre des forces qui permettait à certains d'avoir le monopole légitime du droit à la parole. La multiplication, à l'avenir, d'études mettant enjeu, dans le même modèle d'analyse, acteurs sociaux et extrasociaux serait certainement de nature à améliorer notre connaissance des processus de transformation des problèmes sociaux. RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES CAU...ONM., 1986 "Eléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins-pêcheurs dans la baie de Saint-Brieuc", L'année sociologique, Vol. XXXVI, pp.169-208. 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J.Marquet : 33-46 Handicap et avortement thérapeutique ou l'impossible intégration par Jacques~arquet* Dans son livre Corps infirmes et sociétés publié en 1982, H.-J. Stiker développe la thèse selon laquelle l'imaginaire social de notre société industrielle est, en ce qui concerne les personnes handicapées, dominé par la volonté de les réintégrer. Un certain nombre de discours et de pratiques ayant trait à l'avortement, à la reproduction médicalement assistée, aux manipulations génétiques semblent cependant remeure cette analyse en cause car davantage en adéquation avec une logique de l'exclusion que de l'intégration. Cet article se propose de réfléchir sur l'articulation entre ce qui, a priori tout au moins, se présente comme deux logiques contradictoires. Dans son livre Corps infirmes et sociétés publié en 1982, H.-J. Stiker développe la thèse selon laquelle l'imaginaire social de notre société industrielle est, en ce qui concerne les personnes handicapées, dominé par la volonté de les réintégrer. Un certain nombre de discours et de pratiques ayant trait à l'avortement, à la reproduction médicalement assistée, aux manipulations génétiques semblent cependant remettre cette analyse en cause car davantage en adéquation avec une logique de l' exclusion que de l'intégration. Et si Stiker n'ignore pas l'existence de l'avortement thérapeutique (1982 :201), il n'explique nullement la compatibilité de celui-ci avec l'interprétation qu'il nous soumet. Cet article se propose de réfléchir sur la possibilité d'une telle articulation. Il ne s'agit nullement, on l'aura compris, de nous prononcer pour ou contre l'avortement en général, ou l'avortement dit thérapeutique en particulier, mais bien de poser la ques- * Département des sciences politiques et sociales, Unité de sociologie de l'U.C.L. 34 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 tion des conditions de coexistence des logiques d'intégration et d'exclusion, pour autant qu'on puisse les nommer ainsi. I. La volonté d'intégration Selon Stiker, le rapport moderne à l'infirmité peut être résumé par la formule «réadaptation des handicapés». Les deux termes ont leur importance. L'essor du mot handicap est contemporain du développement de la réadaptation. Tant comme adjectif que comme substantif, l'usage du mot handicap ne date pas de plus de quarante ans. A son origine Hand-in-cap signifie la main dans le chapeau, et fait référence à la fatalité naturelle, au tirage au sort. Un glissement de sens va nous projeter dans un monde tout différent: celui d'une régulation possible. Le mot handicap sera utilisé pour désigner l'égalisation des chances dans les courses de chevaux. Une seconde évolution situera dans le social ce qui valait pour l'hippodrome. Le handicapé doit retrouver ses chances et participer à la vie sociale "comme tout le monde" ; et même si au départ il a un désavantage, tout comme les chevaux handicapés, il doit rejoindre l'ensemble du groupe. Handicap désigne bien évidemment le désavantage, le manque, mais sans aucun doute l'aspect prégnant est-il celui de la compétition, de la participation à l'épreuve. Cette qualification positive au niveau du registre lexical remplace une série de termes au préfixe négatif (in-firme, in-valide, im-potent, in-capable, im-pur ... ) qui traduisaient certes une exclusion, mais peut-être aussi une plus grande capacité de différenciation : les personnes ainsi désignées n'avaient pas à participer à la même course que les autres. Le terme de handicapé par contre regroupe tous ceux qui ne correspondent pas à la norme, dans le but de leur faire reprendre la compétition à laquelle tout le monde doit participer. Le handicap, c'est surtout l'obligation faite à l'infirme de se réintégrer. La réintégration implique le reclassement, qui implique la rééducation, qui elle-même implique la réadaptation. Aujourd'hui le terme réadaptation s'est banalisé, désignant l'ensemble des actions en faveur des handicapés : «Permettre aux handicapés de s'intégrer dans la société, faire en sorte qu'ils deviennent des citoyens à part entière, tel est l'objectif de la réadaptation» (Fonds National de Reclassement des handicapés, 1981). Stiker montre le rôle fondamental joué par les mutilés de la Première Guerre mondiale dans l'essor de cette terminologie. Ceux-ci ne pouvaient en aucun cas être considérés comme déviants, et les dirigeants de l'époque se sont vus dans l'obligation de les réintégrer, c'est-à-dire de faire en sorte qu'on leur rende leur intégrité première, mais aussi la place qu'ils occupaient antérieurement. Les notions de réintégration, de réadaptation débordent donc le champ médical pour se situer cette fois dans le champ social. J.Marquet 35 L'idée de réadaptation s'impose à un moment où la médecine marque ses limites ; l'adaptation, par sa panoplie de techniques pour faire vivre normalement, est proposée, voire imposée, à toute personne et peut-être essentiellement à celles qu'on ne peut prétendre guérir. Ce vocabulaire va petit à petit s'étendre à tous les handicapés, à toutes les formes de handicap. Tout diminué devient, à l'image du mutilé, celui à qui il convient de donner une place. Le changement ne se limite pas au seul plan linguistique. Le xx- siècle marque son intention de replacer tout handicapé dans les rouages de la vie quotidienne. La réadaptation apparaît donc comme la tentative de faire disparaître tout handicap. Et les meilleures intentions ne manquent pas de créer le doute tant le vocabulaire reste ambigu: «Les efforts en faveur des handicapés seront poursuivis, notamment afm de réaliser leur intégration totale dans la société» 1. Certes, on leur reconnaît des droits, mais ceux-ci leur accordent ce que les "non-handicapés" obtiennent sans qu'aucune déclaration formelle ne soit nécessaire. Réadapter c'est avant tout ramener à la norme, imiter les valides, redevenir "comme tout le monde". Notre société "anonymise" 2 ses handicapés. Selon Stiker la spécificité de notre époque par rapport aux précédentes, se situe dans le fait qu'aujourd'hui le handicap prend sens autour de la catégorie de l'intégrabilité, là où il prenait sens vis-à-vis de l'intégrité. Antérieurement, "on savait" si l'individu était, d'un point de vue biologique, intègre ou non, et un second registre tantôt religieux, tantôt éthique, venait donner sens aux catégories du premier, conférant par la même occasion à l'individu en question une place au sein de la société. Si l'individu non intègre était placé du côté du mal, et pour autant qu'aucune autre valorisation ne tempère cette disposition, il devenait normal et même souhaitable de le supprimer. Des formes plus subtiles d'exclusion ont existé, mais l'ensemble de ces systèmes reposaient sur le registre biologique. Aujourd'hui, le registre fondateur est social, il défmit ce qui est intégrable ; tout individu sera soit normal, soit déviant, et si le diagnostic de la déviance est posé, ce sera pour le conformer. Au niveau social, l'effacement des frontières est tel qu'il n'y a quasiment plus qu'une classe de handicapés regroupant l'ensemble des personnes à ramener à la norme. Un second registre, médical cette fois, vient axiologiser les catégories issues du registre dominant. Il s'appuie essentiellement sur les oppositions sain/malsain, hygiénique/nuisible. Le discours médical distingue diffé1 Accord de gouvernement, Bruxelles, 15 mai 1980. C'est nous qui soulignons. 2 Un bon exemple de cette "anonymisation" nous est donné par G. de Villers (1981) : «L'intolérance peut se manifester aussi par l'opposition fondée cette fois sur la volonté d'imposer la normalité à certaines formes d'adaptation ou certaines techniques mises au point par les handicapés pour pallier leur handicap. On a pu analyser en ce sens la lutte menée par les spécialistes contre le langage gestuel des malentendants an profit de techniques comme la lecture labiale plus proche de l'expression orale et donc de la normalité». G. de Villers fait lui même référence à un article de B.Mottez (1977). 36 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 rentes formes de handicap afin de pouvoir administrer le traitement le plus adéquat, mais il est second, et le discours social, lui, ne reconnaît que quelques grandes catégories. Le fait d'être différent est peu valorisé sur le plan ontologique et quasiment nié. La différence exigeait la mise à part, aujourd'hui, elle doit disparaître. Le handicapé ne peut ni être éliminé, ni s'exclure de la course. Bien que l'imaginaire social soit dominé par la volonté de réintégrer le handicapé, Stiker ne prétend pas que, dans les faits, toute différence soit totalement et parfaitement gommée. Dans le modèle qu'il nous propose, intégration et exclusion ne sont pas antinomiques. Ainsi certaines pratiques (de nombreuses formules d'étiquetage, le travail en atelier protégé ... ) pourraient être interprétées comme autant d'éléments d'une logique de mise à l'écart; néanmoins pour Stiker le but reste l'intégration à la norme. Certes les places de parking, de cinéma, ou de train réservées aux handicapés sont dûment signalées et par là stigmatisantes, mais en l'absence de celles-ci la participation des handicapés à ces activités reste problématique. Oui, l'atelier protégé isole les travailleurs handicapés, mais il leur permet d'être travailleurs. Il ne s'agit pas de dire que les solutions appliquées sont idéales - après tout la mise en place de cette logique d'intégration reste relativement récente - mais de dessiner l'imaginaire dans lequel elles s'insèrent. Une enquête effectuée en Wallonie et à Bruxelles en 1980 auprès de 3500 personnes âgées de 18 à 74 ans 3 ne révélait-elle pas que 77.1 % des interrogés estimaient l'action des pouvoirs publics en faveur des personnes handicapées insuffisante. Et quand on leur demandait de citer la catégorie de la population, qui, à leur avis, devrait être aidée en premier, 37.7% répondaient les personnes handicapées. Les autres catégories enregistraient des scores nettement inférieurs: les personnes âgées, 19.1 % ; les défavorisés économiquement, 13.9% ; les femmes au foyer, 8.2% ; et les catégories restantes récoltaient toutes moins de 5%. Nous ne disposons pas d'infonnation sur l'orientation souhaitée pour cette aide, de sorte que l'on ne peut prétendre qu'elle serait destinée à une logique d'intégration. Ces chiffres témoignent seulement d'une disposition relativement favorable de l'imaginaire social à l'égard des personnes handicapées. La volonté de rendre la différence invisible socialement n'empêche pas non plus que le handicap puisse être vécu comme une exclusion. La majorité des intéressés semble cependant avoir intériorisé le modèle de la réadaptation, et le développement de groupes de handicapés en position contestataire par rapport à la nonne empirique reste très marginal. 3 Les données sont issues d'une enquête intitulée "Le Citoyen et la Population: Opinions, Attitudes et Aspirations", effectuée en 1980 par le Département de Démographie et le Groupe de Sociologie Wallonne de l'U.C.L. Les calculs sont personnels et sont présentés plus en détail in Marquet (1986). J.Marquet 37 Face à cette analyse, qui montre un consensus sur la nécessité de réintégrer le handicapé, l'avortement dit thérapeutique ainsi que de nombreuses recherches dans le domaine de la biologie génétique semblent cependant poser problème. L'enquête à laquelle nous venons de faire référence montre également que 88.1 % des interviewés pensent que l'avortement pourrait être légalisé si l'enfant porté par la mère risque d'être anormal ". En quoi ces démarches s'apparentent-elles à une logique dominée par la volonté de réintégration ? II. Les empêchements à naître Les développements tiples commentaires, et dicap". Sans prétention ques-uns de ces propos récents en biologie génétique font l'objet de mulnombre d'entre eux traitent de la "gestion du hand'exhaustivité, nous résumons ci-dessous quel: - L'insémination artificielle avec donneur anonyme et la pratique des mères porteuses permettent techniquement à un couple possédant des patrimoines génétiques incompatibles entre eux mais individuellement sains, d'avoir un enfant normal qui portera un patrimoine génétique issu à 50% du couple social et à 50% de l'extérieur. Sans cet artifice, les parents soit renonçaient à engendrer, soit acceptaient le risque de donner le jour à un enfant handicapé. - Toute technique qui fait appel à des gènes extérieurs au couple social, ou simplement à une mère porteuse, présente le risque, en cas de malformation de l'enfant à naître, d'ouvrir un débat sur la "responsabilité" des uns et des autres, avec comme conséquence qu'un refus de la part de l'ensemble des parties en présence d'assumer cette responsabilité conduira inévitablement au placement en institution. - La division d'un embryon aux premières heures de son développement permet de créer deux embryons parfaitement complets et identiques. Appliquée à l'homme, les spécialistes expliquent que cette technique permettrait de suivre le développement de l'embryon implanté dans le ventre de la mère, par observation de l'embryon-jumeau cultivé, lui, in-vitro. Dès que des anomalies seraient décelées, une intervention en vue de la guérison ou de l'atténuation du mal serait entreprise. En cas d'échec ou d'impossibilité d'intervention, un avortement pourrait être envisagé à une époque où le diagnostic prénatal ne donne pas encore de résultats probants. Autre possibilité, la congélation momentanée de l'embryon destiné à être transféré dans Si l'on excepte les situations où la grossesse met la vie de la mère en danger (92.3%) elles grossesses consécutives à un viol (90.8%), il s'agit là du pourcemage le plus élevé; le chiffre de 88.1% dépasse de plus de 30%, et souvent beaucoup plus, les résultats se rapportant à toutes les autres situations (raisons psychologiques, raisons financières, caractère illégitime de l'enfant, .. ). Si l'on envisage que la population qui demande que l'aide des pouvoirs publics aille en premier aux personnes handicapées, ils sont 89.7% à accepter l'avortement de l'enfan,t handicapé. 4 38 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 l'utérus de la mère, permettrait d'attendre les résultats de l'analyse afin de savoir s'il y a lieu ou non de procéder à cette implantation. - L'argumentation des défenseurs du diagnostic prénatal est double. D'une part, le diagnostic permet d'accéder à des informations sur le foetus in utero et notamment de dépister la présence d'anomalies. Une fois celles-ci dépistées, les mesures envisagées et/ou envisageables selon les cas - traitement in utero, traitement dès la naissance, avortement. .. - peuvent être décidées de manière précoce. D'autre part, le diagnostic prénatal peut, techniquement, permettre à un couple présentant des patrimoines génétiques à haut risque d'engendrer, et tout en surveillant la grossesse, de prendre connaissance de l'état de santé de l'enfant, le couple restant maître de son choix en fonction des informations reçues. Un diagnostic positif n'implique pas nécessairement l'avortement, il peut au contraire permettre au couple concerné de mieux préparer la venue de l'enfant handicapé. - Les principaux arguments contre la culture d'embryons et contre les méthodes de diagnostic prénatal émanent pour la plupart des adversaires de l'avortement. La majorité des malformations décelées étant incurables, ces méthodes ne sont d'aucune utilité, à moins bien sûr qu'un avortement ne sanctionne le diagnostic positif. Approuver le diagnostic prénatal revient donc quasi automatiquement à admettre l'avortement en cas de malformation du foetus. Ces quelques éléments d'argumentations sélectionnés au sein d'un corpus plus large suffisent pour témoigner de la place problématique occupée par le handicapé dans la société qui est la nôtre. Tantôt il s'agit d'éviter sa naissance ou de diminuer son handicap, tantôt l'accent est mis sur l'inacceptable manque d'ouverture à son égard, mais les deux perspectives se rejoignent en un point, à savoir qu'elles tiennent toutes deux compte de la difficulté de notre société à accepter la personne handicapée et, plus particulièrement, le bébé malformé à naître. Faisant référence aux recherches visant à dépister les anomalies génétiques, Pierre Thuillier (1984) se demande si les conditions nécessaires à la naissance d'un nouvel eugénisme S qu'il qualifie de «médical» ne sont pas réunies. Celui-ci viserait à éliminer tous les gènes susceptibles de causer des maladies graves bien caractérisées. Traditionnellement les spécialistes distinguent deux eugéniques: l'eugénique positive qui tend à favoriser la reproduction des sujets réputés "supérieurs", et l'eugénique négative qui a pour projet l'élimination des prétendues "races inférieures". Si cette distinction peut paraître satisfaisante, et il n'y a pas de doute sur le fait que l'horreur nazie qui a particu- S En français, le terme anglais eugenics sera traduit tantôt par "eugénisme" et il évoquera alors une doctrine morale ou une philosophie en attirant l'attention sur les aspects militants, et tantôt par "eugénique", plus neutre, généralement utilisé pour désigner les recherches scientifiques correspondantes (Thuillier, 1984 :736). J.Marquet 39 lièrement développé la seconde forme d'eugénique y soit pour quelque chose 6, il n'en reste pas moins que dans la plupart des cas la démarche reste la même, elle consiste à vouloir combattre les problèmes sociaux et politiques avec ces armes que sont la biologie et la génétique. Et à un autre niveau, l'absolue nécessité de distinguer l'élément "sain" de l'élément "malsain", qu'il s'appelle race, individu ou gène, reste là, inhérente à toute perspective eugénique. Et de ce point de vue, l'eugénique médicale ne se distingue en rien des eugéniques précédentes, et si rupture il devait y avoir, elle ne sépare, en aucun cas, un eugénisme intégrateur d'un eugénisme excluant. III. Du registre médical... Si nous suivons Stiker, nous sommes donc amenés à expliquer la présence de pratiques comme l'avortement thérapeutique ou les recherches pour éliminer les gènes porteurs de maladies, au sein d'un univers social dominé par la volonté d'intégrer les handicapés. Avec l'avortement thérapeutique, de même qu'avec d'autres techniques évoquées ci-dessus et rendues possibles par les récents progrès de la biologie et de la génétique, nous nous situons dans le registre médical qui, pour Stiker, est second par rapport au registre social. Et si ce dernier est dominé par la question de l'intégrabilité, le plan médical, articulé autour de l'opposition sain/malsain, s'attache d'abord à la question du "traitable" . Et cette question du "traitable" est bien présente au sein des propos repris ci-dessus, à tel point même que la distinction quelque peu naïve entre handicap et maladie qui se base sur le caractère définitif du premier, alors que la maladie serait une affection temporaire, semble ici tout à fait inopérante. Car, en plus du fait que les promoteurs des techniques de réadaptation proclament de façon récurrente leur capacité d'effacer le handicap, les orientations récentes en matière de recherche néonatale qui visent à traquer l'anomalie avant la naissance donnent parfois l'impression de pouvoir éliminer totalement les malformations congénitales. Le fœtus handicapé devient un fœtus malade, et il peut être soigné. S'il ne peut être traité, l'avortement "thérapeutique" envisagé par certains, et bien qu'il s'agisse d'un empêchement de naître, porte lui aussi l'accent de la guérison. De même, mais du côté de la maladie cette fois, son caractère passager est mis en doute: «Les maladies nouvelles s'inscrivent dans l'identité biologique héritée de chacun pour faire de chaque malade un handicapé le plus souvent définitif» (Funck-Brentano, 1983 :68). Les hypertensions, rhumatismes, allergies, cancers ... quand ils apparaissent, 6 Qui oserait, en effet, cornparer les pratiques de nos chercheurs el médecins en blouses blanches avec les actes perpétrés par les tortionnaires nazis ? 40 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 ne font que révéler une "capacité à développer la maladie" inscrite dans les gènes. Ne développe pas un cancer qui veut; la maladie est déjà là, tapie au coeur du patrimoine génétique, elle ne demande qu'à s'exprimer. Depuis que règne la génétique, l'homme sain n'est plus qu'un handicapé en sursis. Handicapé et homme sain n'en finissent pas de se rapprocher. Situer les recherches sur le génotype et l'avortement thérapeutique dans le registre médical est une chose, expliquer en quoi ce registre serait second par rapport au registre social en est une autre. Cette question mérite d'autant plus d'être posée que les pratiques évoquées ci-dessus ne manquent pas de susciter certains heurts ; des colloques sont organisés, des comités d'éthique sont mis sur pied pour réfléchir aux problèmes soulevés par les progrès réalisés par l'ingénierie génétique. Pour Stiker, le registre social est premier dans le sens où, pour lui, c'est l'opposition normal/ déviant, opposition sociale et non biologique, qui est fondamentale. C'est l'affaiblissement progressif des plans religieux, éthico-religieux et éthiques et le primat du plan social sur le plan médical qui ont conduit au "grand effacement" de l'infirmité. IV.... à l'émergence du social Nous pensons que l'extrême sensibilité de cette question, que nous appellerons bio-éthique, peut s'expliquer par sa qualité de révélateur du caractère social du handicap, de sa définition et de sa gestion. Le terme social traduit le fait que ce sont les hommes qui construisent leur réalité. Social signifie donc, par conséquent, que les choses pourraient être autres. Dans nos sociétés, le contrôle des naissances, la décision relative à l'avortement sont de plus en plus du ressort des individus. Ceci permet de comprendre comment un imaginaire social dominé par la volonté de réintégrer le handicapé peut tolérer des pratiques comme l'avortement thérapeutique : les sphères de la société principalement marquées par une responsabilité collective (par exemple la politique sociale) ne sont que faiblement touchées par les pratiques survenant dans les sphères où domine la responsabilité individuelle (par exemple, la santé) 7. Certes, il existe une politique de la santé et la responsabilité de la société vis-à-vis de certains risques auxquels sont exposés les travailleurs ou plus généralement les citoyens est parfois soulignée. Cependant nous pensons que cette approche est encore secondaire, et qu'en matière de grossesse, la tendance est de laisser la femme ou le couple de plus en plus seuls à décider. 7 La distinction individu/sociëté relève, selon nous, du sens commun. Dans notre société, il va de soi qu'existe l'individu et la société, l'un étant distinct de l'autre, plutôt que dans et par l'autre ou vice versa. D'un point de vue analytique, ce couple individU/société mériterait d'être étudié en tant que tel. Si nous pouvons parler, sans plus d'analyse, de responsabilité individuelle et de responsabilité collective, c'est que nous nous situons ici du côté des acteurs pour qui celte distinction est tout à fait peninente. J.Marquet 41 Sans doute les aspirations personnelles qui guident choix et pratiques ne sont elles pas propres à un individu, mais dans la mesure où la dimension sociale de ces aspirations est largement occultée, les distinctions et actes qui en découlent apparaissent comme des comportements strictement individuels. Car bien que, comme le montre Fletcher (1980), les parents qui demandent l'amniocentèse se trouvent coincés entre leur considération pour la vie de l'enfant, 1eur désir d'enfant, et leur attachement envers «la norme de la vie "saine" telle qu'elle se manifeste chez des enfants sans malformation génétique», ce qui témoigne de la dimension sociale des décisions, les individus se reconnaissant comme acteurs autonomes. «De nos jours, on peut choisir d'avoir un enfant bien portant» dit une mère à John Fletcher (ibid.,14e). «Bientôt comblés, nous serons de plus en plus nombreux à n'avoir que des enfants désirés. [... ] L'enfant devient un choix, une liberté, une préférence. L'histoire que nous voulons vivre avec lui est une histoire de désir et d'amour» (Peemans-Poullet, 1979 :531). Le renvoi de la décision à la responsabilité individuelle confère à l'avortement un caractère privé. Et sur ce point, l'avortement thérapeutique et l'exposition des infirmes chez les Grecs ou le bûcher aux sorcières du XVIe occupent des places diamétralement opposées. L'exposition, tout comme le bûcher, faisaient partie du domaine public. Chez les Grecs, exposer un enfant infirme, c'était le rendre aux dieux. il était signe pour le groupe, et c'est le groupe dans son ensemble qu'il remettait en question. Et bien que ce soit le père qui s'acquitte de la tâche, il l'exposait. Le terme employé témoigne du caractère visible de l'acte. Au XVIesiècle, le bûcher était au centre du village et ne pouvait être ignoré. Il sanctionnait un jugement rendu par un tribunal légalement constitué. L'avortement, par contre, se situe du côté de la non-visibilité. Tant la pratique que le vocabulaire contribuent à rendre l'I.V.G. discrète. Le transfert de la responsabilité au niveau individuel, a cependant le désavantage de dévoiler le caractère construit de nos catégories de pensée. Chaque individu peut réaliser le caractère relatif de "sa" définition en la confrontant à celle d'autrui ; deux expériences sont mises en relation. En ce qui concerne le handicap, il semble que les pratiques liées aux récents progrès enregistrés en biologie et en génétique aient joué le rôle de révélateur. Entre ceux pour qui «la frontière entre le taré et l 'homme de génie est souvent très mince» et les autres pour qui les "malformés" n'ont rien d'humain, pour qui ce sont «des êtres qui seront peut-être des monstres, qui seront des déchets, un peu comme une chose qu'on observe dans un bocal», des êtres «qui ne donneront jamais rien», entre ceux pour qui il n'y a quasiment pas de handicapés, et les autres qui s'insurgent contre 42 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 «l'année d'handicapés que nous avons» 8,le fossé est suffisant pour que le doute puisse s'installer. Et ce d'autant plus que les pratiques connaissent un même écart, allant du refus de toucher à l'intégrité physique de toute personne, handicapée ou non, aux avortements d'enfants ne présentant que des malformations mineures comme l'absence de l'index à la main droite. Cette pluralité de discours et de pratiques, pour peu qu'elle soit par trop perceptible, est à même de ruiner les effets des rites d'institution chargés de maintenir et de sauvegarder nos ordres de réalité, ici le handicap. «Parler de rite d'institution, c'est indiquer que tout rite tend à consacrer ou à légitimer, c'est-à-dire à faire méconnaître en tant qu'arbitraire et reconnaître en tant que légitime, naturelle, une limite arbitraire; ou ce qui revient au même, à gérer solennellement, c'est-à-dire de manière licite et extraordinaire, une transgression des limites constitutives de l'ordre social et de l'ordre mental qu'il s'agit de sauvegarder à tout prix» (Bourdieu, 1982 :58). Dans notre société, le handicapé est institué en tant que tel au cours d'un processus composé de nombreuses étapes. Les actes nécessaires à la création d'un consensus sur l'institué fonctionnent principalement par l'exposition de preuves: les dizaines de formulaires administratifs, les visites médicales ... constituent autant de rites d'institution. Ces actes instaurent un ensemble de séparations. Ils séparent, par exemple, les handicapés locomoteurs dont le handicap est d'origine osseuse, articulaire ou neurologique, des handicapés locomoteurs par lésion neurologique centrale. Les handicapés médicaux sont séparés des mentaux ou des sensoriels. En fonction de I' étiquette, la personne désignée reçoit un montant d' allocation, le droit de travailler en atelier protégé ou en centre de jour. Et bien que cette catégorisation des handicapés soit moins présente une fois que l'on quitte les champs administratif et médical, elle n'en est pas moins fondamentale. Elle tend à masquer une séparation bien plus fondamentale, à savoir celle qui distingue les handicapés des non-handicapés, et peut-être plus encore les handicapés qui passent par ces actes d'institution de ceux qui, quelle que soit leur situation, pourront toujours éviter l'institutionnalisation de leur handicap. L'acte d'institution consacre la différence; la simple différence physique de départ est montrée et reconnue. Par là, la différence physique devient différence sociale. La personne n'est plus seulement différente physiquement, elle est devenue pour elle-même et pour les autres un handicapé. «L'investiture [... ] transforme la représentation que s'en [la personne consacrée] font les autres agents et surtout peut-être les comportements qu'ils adoptent à son égard [... ] ; et ensuite [... ] elle transforme du même coup la représentation que la personne investie se fait d'elle même et les 8 Ces différentes citations sont reprises de Fougeroux (1980). J.Marquet 43 comportements qu'elle se croit tenue d'adopter pour se conformer à cette représentation» tOp.cit. :59). Plusieurs éléments déterminent le degré d'efficacité d'un acte d'institution. Les distinctions les plus efficaces socialement sont celles qui donnent l'apparence de se fonder sur des différences objectives, et tel est bien le cas du handicap 9. Ensuite, un acte d'institution a d'autant plus de force qu'il n'est pas isolé, mais intégré dans un processus marqué par la durée : la répétition des opérations et l'étalement temporel rendent la distinction moins fragile. D'autre part, la personne instituée adhérera d'autant plus à l'institution que les actes, les rites d'institution sont nombreux et pénibles, ou comme c'est le cas pour le handicapé, que ceuxci paraissent découler directement d'un événement douloureux. De ce point de vue, le fœtus malformé soulève une double difficulté. D'une part, le consentement du fœtus, et pour cause, n'est pas demandé, et de ce fait une des parties prenantes ne participe pas au processus d'imposition de la limite arbitraire. Le handicapé adulte qui participe aux rites d'institution fait autant pour la reconnaissance de la limite que ceux qui organisent le rite. Pour le fœtus, rien de semblable, il n'a pas à se comporter en handicapé. D'autre part, le processus qui aboutit à la désignation du fœtus comme handicapé est très court. Il ne bénéficie pas des avantages que procure un processus composé de nombreux actes étalés dans le temps. La différence sur laquelle se fonde la distinction ne peut plus apparaître comme objective et la limite dévoile son caractère arbitraire. Le continuum qui va du monstre à l 'homme physiquement parfait, et qui avait été artificiellement découpé réapparaît dans sa continuité. La production du discontinu est dévoilée. Dans cette perspective, on peut se demander si les comités d'éthique ne sont pas amenés à pallier les carences d'un système qui, à force de déléguer des zones importantes de responsabilité à la sphère privée, risque de voir certaines limites constitutives de l'ordre social remises en cause. Notons toutefois que cette délégation de responsabilité permet également d'instituer de nouvelles distinctions (privé/non privé, fœtus/enfant né ... ) autour desquelles un nouvel ordre social vient prendre sens, de sorte qu'a priori aucune distinction n'est, en soi, indispensable. Mais les rites d'institution jouent un rôle fondamental dans l'orientation du système social et les luttes pour le contrôle de ceux-ci traduisent la pluralité de positions et l'absence de consensus. D'un point de vue théorique, il serait intéressant de s'interroger sur la raison qui fait que panni des différences toutes aussi objectives les unes que les autres, certaines seront valorisées et d'autres non, certaines pouvant même être tout à fait ignorées. 9 44 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 Ainsi la création de comités de bioéthique traduit-elle la tension autour de limites instituées ou en voie d'institutionnalisation (sain/malsain, mais aussi vie/non-vie, patient/médecin, savoir/non-savoir, santé gratuite/santé payante ... ). * * * Essayant de comprendre l'extrême sensibilité du thème du handicap par rapport aux questions bioéthiques, nous nous sommes retrouvé à étudier un mécanisme fondamental de la constitution et de la préservation de tout ordre social: le voilement de l'arbitraire. Or la contrepartie de l'arbitraire révélé, c'est "l'illimitation" du pouvoir. La biologie et la génétique apportent avec elles "l'illimitation" du bio-pouvoir 10. Elles dévoilent le caractère artificiel du vivant; non que ce soit l'homme qui crée, mais dans le sens où il est seul à choisir ce qu'il va être. «L'illimitation du pouvoir de la vie sur la vie, la possibilité d'un exercice de la biopolitique affranchie de toute contrainte, voilà ce qui explique la grande angoisse qui se manifeste aujourd'hui autour des problèmes de procréation et de filiation. On demande des lois, des garde-fous, de nouveaux interdits, que de nouvelles contraintes prennent la place de celles que la nature n'offre plus. [... J Plus le vivant prend connaissance de luimême par la biologie, plus il sait qu'il ne pourra en tirer aucun enseignement sur la manière dont il convient qu'il mène sa vie» (Ewald, 1985 :43). Comme le dit F. Ewald, le social c'est l'enfant le plus légitime de la biopolitique. Dans cette perspective, la thèse d'un registre médical second par rapport au registre social, paraît difficilement soutenable; non qu'il soit premier, mais plutôt parce qu'il est intimement articulé au registre social. Un registre médical qui ne soit aussi social n'existe pas, et ceci est d'autant plus vrai que ce que Stiker appelle «registre médical» est chargé de gérer des limites indispensables au maintien de l'ordre social et de l'ordre mental. Et dans ce sens, une logique d'intégration ne peut exister que pour autant que des différences soient, à un autre niveau, reconnues. On ne peut intégrer que du différent. Que l'on envisage la reconnaissance, la cons- 10 L'inflexion qui a donné naissance à ce que Michel Foucault a appelé le "bio-pouvoir" remonte à l'âge classique. C'est à cette période que l'on passe d'une société où l'existence est l'affaire du souverainil a droit de vie et de mort, il fait les guerres en son nom propre ... - à une société où l'existence est la question biologique d'une population - le pouvoir doit produire des vies, car elles sont richesses. La biopolitique de la population a pour fonction d'investir la vie de part en part. Voir à ce sujet, Foucault (1976). J .Marquet 45 truction, le maintien, la restructuration ... de ces limites, le processus qui leur donne une consistance est de part en part marqué par le social. Enfin, mais ceci nous emmène peut-être trop loin, il nous semble que, au même titre que chaque société possède ses rites d'institution de la différence, une société ne peut exister sans processus intégrateur rendant certaines limites potentielles totalement insignifiantes, voire invisibles et donc inexistantes pour les membres de cette société. Dès lors la question n'est plus de savoir s'il faut laisser une place à une différence spécifique, par exemple celle qui distingue l'infirme de l'homme sain, ou au contraire la faire disparaître, mais plutôt de se demander en quoi une limite qui ne peut apparaître ici devient indispensable ailleurs. Une telle approche éviterait de poser la question de l'intégration des personnes handicapées sans retour sur la société qui historiquement s'est mise à appréhender le monde dans ces termes-là. RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES BOURDIEU P., 1982 "Les rites comme actes d'institution", Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n043, pp.58-63. DE VILLERS G., 1981 "La condition sociale des handicapés", Recherches Sociologiques, Vol.XII, n03, pp.259-281. EWALDF., 1985 "Le bio-pouvoir", Le magazine littéraire, n0218, pp.42-43. 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Opérationnalisation du concept de handicap, Louvain-la-Neuve, Mémoire présenté en vue de l'obtention du Diplôme et maîtrise en sociologie, U.C.L., Département de sociologie. 46 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 MOITEZ B., 1977 "A s'obstiner contre les déficiences, on augmente souvent le handicap", Sociologie et sociétés, Vo1.3,.no1,pp.20-32. PEEMANS-POULLET ., 1979 "Enfant désiré, autre enfant", Sociologie et sociétés, n05-6, pp.531-535. H.-J., 1982 Corps infirmes et sociétés, Paris, Aubier Montaigne. STIKER THUn.LIER P., 1984 "La tentation de l'eugénisme", La Recherche, n0155, pp.734-748. M.Leleu, M.Welsch: 47-63 Le loisir comme événement. Un révélateur à propos de l'identité, de la reconnaissance et de la représentation sociale de la personne handicapée par Myriam Leleu et Marie Welsch * L'espace/temps du loisir sen de révélateur dans cet anic1e pour une compréhension en profondeur des rapports entre personnes handicapées et non handicapées. Un premier développement concernant les conditions sociales et structurelles d'existence des personnes handicapées permet de préciser les notions de représentation sociale et d'identité. Après un bref point de vue sur le sens de l'intégration, le loisir est approché dans son rappen aux temps sociaux, balisés jusqu'à présent par le travail et modulés par des valeurs en transformation: affirmation de soi, épanouissement, autoréalisation, investissement hédoniste du corps, culte narcissique de soi. Il est présenté comme un fait social, outil d'identification faisant partie intégrante de la vie quotidienne. n est événement, tète, à la fois source de signification commémorative et zone de divertissement non instituée. Enfin, le sens du loisir pour la personne handicapée est précisé par un questionnement sur la gestion des loisirs par ces personnes: comment être acteur de ses loisirs quand on n'est pas maître ou décideur de son projet? Introduction L'objet de cet article émerge d'une demande sociale portant sur le sens et l'enjeu du loisir pour les personnes souffrant d'un handicap mental et! ou physique. Il a pour objectif l'élaboration d'un canevas de réflexion théorique surplombant la pratique quotidienne, et ce, au départ du suivi d'un projet du Village nOI Reine Fabiola I à Braine-I'Alleud "Tandem, •.Département des sciences politiques et sociales, Unité de sociologie d~ l'U.C.L. I Centre d'adaptation pédagogique et sociale pour adultes et adolescents mentalement handicapés, fondé en 1963 (A.S.BL.). 48 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 loisirs pour tous" La finalité de ce projet est d'intégrer les loisirs des personnes handicapées aux loisirs du "Monde", des personnes extérieures au Village n 1, des gens "normaux" 2. Nous n'entrerons pas ici dans une longue interrogation sur le sens du handicap pour la société. TIest néanmoins important de rappeler une connotation globalement négative ou stigmatisante qui induit des attitudes de rejet, de dégoût, paternalistes ou infantilisantes. De manière générale, handicap réfère à infirme, invalide, impotent, incapable, inutile, différent, déviant, l'Autre par opposition à la normalité, l'intégration, la participation. Ces représentations sociales ne seront pas sans influer sur un projet qui a pour but l'instauration d'une forme de partenariat entre une organisation se préoccupant du bien-être et de l'organisation de la vie des personnes handicapées et des associations dispensant des services de loisirs à des personnes y adhérant librement, en pleine conscience de leur choix. Voici les idées essentielles qui ont présidé à la construction de cet article. Le loisir y est abordé dans un sens global de détente, épanouissement, créativité, création/re-création de soi et de reconnaissance identitaire 3. TI n'est pas vu comme une fin en soi mais comme un support, un régulateur qui permet la construction de l'identité, à côté du monde du travail. C'est un outil qui pourrait agir dans le sens d'un travail sur les différences. Ceci suscite des interrogations. Comment les personnes dites normales acceptent-elles les personnes handicapées? Comment ces dernières voient-elles les premières? Quel type de collaboration peut-on instaurer entre ces deux mondes? Quels sont les effets des représentations sociales sur les nonnes d'intégration ... ? 0 I. Conditions sociales et structurelles d'existence des personnes handicapées Pour comprendre la place et les enjeux que peut ou pourrait avoir le loisir chez les personnes handicapées, il faut repartir du contexte même, soit leurs conditions d'existence. Dans l'approche de leur vie quotidienne, deux conditions peuvent être distinguées : - des conditions sociales, liées à la représentation de soi, du handicap, à la vision du monde; - des conditions structurelles, portant sur les modes d'organisation de la vie en institution, sur les modalités pratiques d'interaction sociale. 2 Le point de vue développé dépasse le cadre du Village nO}pour s'étendre à la situation des handicapés vivant en home. 3 Les modalités pratiques en sont diverses: sport, télévision, théâtre, promenade ... M.Leleu, M.Welsch 49 A. Les conditions sociales Si les représentations sociales ont pour double fonction, selon S.Moscovici (cité par Sylvana de Rosa, 1988), la mise en ordre du réel et la communication interindividuelle et intergroupale au moyen de codes servant à nommer et classer les différents éléments de la réalité, il en est qui "collent" tellement à la peau qu'il devient malaisé de s'en dépêtrer. La représentation sociale du handicap et des personnes qui le subissent semble bien relever de ce phénomène. Ainsi, à l'origine, on observe qu'un processus d'assimilation s'effectue presque naturellement entre un attribut et un préjugé: les différences physiques ou mentales sont transformées et interprétées en différences sociales (G. de Villers, 1981). La personne handicapée, de par ses caractéristiques, devient l'incapable, l'inutile, le malade, l'anormal, le déviant, l'Autre par excellence. La représentation du handicap se construit ainsi au travers de mécanismes sociaux de désignation, produits des interactions qui cherchent à équilibrer la balance des codes d'anormalité, de déviance face aux codes-étalons de la normalité. Tout est mis en place pour un véritable processus d'étiquetage, de stigmatisation qui s'attache aux personnes concernées et à l'image qu'elles renvoient. Ceci engendre des modalités particulières de perception et de communication réciproque entre personnes handicapées et non handicapées. Plus fondamentalement, c'est tout le problème de la construction de l'identité et de la reconnaissance par les autres qui est mis en évidence. C'est au nom des multiples interactions entre les individus et avec lees) système(s) dans le(s)quel(s) nous vivons que se construit et se régularise notre identité (Soi), et corrélativement que s'effectue la reconnaissance de l'identité des autres (Autrui). Par un double mouvement de projection et d'identification, chaque individu se constitue et se reconnaît, mutuellement et simultanément, à la fois comme autre, différent de soi (projection) et comme semblable à soi (identification). L'Autrui sera tantôt reconnu comme un ego alter, un individu-sujet, un Moi (ego) étranger au Moi (alter) ; tantôt inclus comme un alter ego, un sujet étranger (alter) semblable à Moi (ego) (Morin, 1980). Dans cette logique d'identification, la communication entre individus ne devient réellement possible qu'au moment où les deux partenaires se reconnaissent mutuellement comme individussujets. Sur cette base, un constat s'impose. Personnes "normales" et personnes handicapées sont prises dans les filets de cette logique d'identification. Cependant, cette dernière est tronquée dès le début. Comme nous l'avions souligné, la personne handicapée devient socialement l'Autre par excellence, mais elle demeure contrainte dans cet alter (projection). Etant marquée socialement par un attribut qui la discrédite et joue négativement sur 50 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 les dimensions réelle et virtuelle de son identité, elle subit une mise à distance et l'instauration de rites d'évitement 4. L'identification dérange, angoisse, elle est surplombée par la peur d'être remis en question par l'autre perçu comme trop différent: il est celui qui ne peut pas, ne sait pas ... «Provenant d'une expérience que nous n'avons pas, ils (ses avis, compétences, observations ... ) sont d'abord perçus comme une menace pour les conventions sur lesquelles nous vivons et sur lesquelles est construite notre identité» (Labregère, 1989 :27). La dissonance, l'incongruité, l'imprévu engendrent des réactions de défense et d'exclusion; on se défend par rapport à l'incertitude des comportements et des paroles. La normalisation, les "actes rituels" participent et alimentent notre perception de la réalité. Ils nous prémunissent contre l'accidentel pour "sauver la face" et conserver les bases de notre identité. Ces propos rappellent ceux d'E.Goffman quant au face-à-face, aux rites d'interaction, qui mettent en œuvre la conscience du Moi (état permanent de la personnalité de l'individu) et la présentation de Soi (effet dramatique, médiatisé par le public) (Goffman, 1974). L'acceptation des convenances et de la normalité devient une condition de reconnaissance de l'autre comme interlocuteur valable, fiable, équilibré et constant pour la communication. Dès lors, l'interaction entre personne "normale" et personne handicapée s'immobilise; le processus d'identification se déforce et l'on se cantonne dans des représentations socialement construites (infirme, impotent. .. ) qui tranquillisent parce qu'elles mettent à l'écart de soi, du normal. Tout se passe dans un silence complice, presque consensuel, où l'on reconnaît que la personne handicapée ne sait pas se constituer une identité personnelle par elle-même. L'identité de la personne présentant un handicap est ainsi socialement constituée; elle est assignée presque "naturellement" à un groupe de référence unique: les Handicapés. Son identité transite par ce groupe. Celui-ci transcende le groupe de référence du travail, l'origine sociale, les caractéristiques personnelles ... et provoque par là un appauvrissement des repères de la personne handicapée. Cette perception est encore renforcée par l'institutionnalisation du handicap qui en organise la gestion. L'individu est pris en charge totalement par une organisation qui dispense les services les plus divers (médical, 4 E.Goffman établit une distinction entre deux dimensions de l'identité,la dimension virtuelle, image que les autres se font à panic de signes symboliques, transmetteurs de l'infonnation sociale et la dimension réelle, caractère que l'individu construit à partir de ses attributs. Ces deux dimensions recouvrent sans s'y assimiler les notions suivantes: l'identité sociale, domaine des rôles autorisés socialement et fondés sur les attributs sociaux objectifs, l'identité personnelle, combinaison unique de faits biographiques qui s'attachent à un individu et forment sa conscience subjective de l'identité (le "Je"), c'est-à-dire l'identité pour soi (à rapprocher de "l'irréductible Je" d'Ho Janne, 1989) définie par le sentiment de l'individu vis-à-vis de lui-même, de ses stigmates éventuels (pour plus de précisions, voir Goffman, 1975 et Zavalloni, 1984). M.Leleu, M.Welsch 51 psychologique, aide matérielle ... ). li y a en quelque sorte visualisation du problème par une institutionnalisation de la différence, ce qui engendre de la part du public l'adoption de comportements d'assistance, de rejet vis-àvis de la personne handicapée qui la stigmatisent d'autant plus s. En retour, la personne se comporte en assistée, marginalisée 6. Ainsi, au travers de ce processus d'identification par les autres, elle devient pour les autres et pour elle-même un Handicapé et non plus une personne 7. B. Les conditions structurelles L'institution participe à l'image et à la représentation de la personne handicapée. Rappelons brièvement quelques éléments constitutifs des conditions structurelles d'existence de ces personnes 8. Certaines institutions prennent en charge quasi toutes les activités des individus (on y mange, on y dort, on y travaille, on s'y détend ... ). li en est ainsi d'un hôpital psychiatrique, d'un asile, d'une prison, d'un monastère, d'un home pour handicapés ... Malgré leurs nettes différences, certaines homologies structurales existent quant à leurs modalités de fonctionnement et aux interactions qui s'y nouent. Celles-ci peuvent être approchées par l'idéal-type de l'institution totale 9 qui présente les caractéristiques suivantes (Goffman, 1968) : rites d'intégration particuliers, consécration d'une différence; autorégulation par l'intérieur; univers clos en rupture avec le monde extérieur; promiscuité, sphère privée réduite; contrôle et forte visibilité; rythmique propre; assignation à un même groupe de référence ; rapports de pouvoir entre «personnel» et «reclus» ; ensemble de valeurs, codes ... regroupés dans un discours dominant. Il en découle un problème de constitution identitaire, l'absence de multiréférence à des groupes de pairs, une autarcie relationnelle, un manque de distance par rapport aux rôles sociaux contraints; l'absence de soupape d'expression de l'émotivité, de l'affectivité ainsi que le peu de mobilité et de latitude dans le choix des activités. E.Servais et Fr.Hambye (1971) affinent cette notion d'institution totale et parlent plus précisément d'organisation claustrale suite à une distinction entre système culturel ou institutionnel et système social ou organisationS Une émission suisse sur les personnes handicapées utilise un slogan qui pone à réfléchir: «Equilibre, un magazine sur des gens dont on dit qu'ils sont tellement spéciaux qu'ils disent que ça les handicape». 6 Le problème est d'ailleurs bien plus complexe: à l'intérieur même du groupe étiqueté "handicapé", certaines personnes ont un sentiment de malaise et un comportement de rejet vis-à-vis de leur groupe d'appartenance. De ce fait, elles recherchent des façons de se démarquer par rapport à ce groupe. 7 Dans le cas de la pratique d'un sport, on ne parlera pas d'une personne qui s'adonne à un sport mais plutôt d'un handicapé qui éventuellement pourra s'y adonner. 8 Pour un développement plus complet, voir G.de Villers, 1981. (Total institution) comme un lieu de résidence, de travail où un grand nombre d'individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées» (Goffman,l968, p.4I). 9 «On peut défmir une institution totalitaire 52 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 nel. J.A.Guilhon Albuquerque rencontre cette position lorsqu'il explique que certaines institutions n'existent que par le manque qu'elles entretiennent dans un système culturel donné. En ce sens, les modes de prise en charge des personnes handicapées et les normes d'intégration seraient fondées sur l'idée d'une carence par rapport à une normalité légitimée par un ordre transcendant, de type métasocial. Les personnes "normales" reconnaîtraient ainsi dans les personnes handicapées la clientèle privilégiée d'un ordre institutionnel régi par des agents reproducteurs (ministères, éducateurs, animateurs ... ) qui auraient pour fonction de préserver les repères culturels. Les caractéristiques énoncées ci-dessus s'appliquent de façon variable selon le contexte de vie des handicapés (centres de jour, homes occupationnels, hébergement en homes, appartements, maisons familiales). Le Village nOl, bien entendu, ne se confond pas avec la description qui précède. Il s'agit d'un projet-pilote, ouvert au monde extérieur, espace de liberté relative où se pratiquent de multiples activités qui tiennent compte du degré du handicap (atelier protégé, centre de jour, artisanat, entretien des lieux de vie, activités d'autoproduction, voyages, sport ... ). L'hébergement y est de type convivial, dans des maisons familiales, des appartements supervisés et des studios dispersés dans l'espace du Village. Ce dernier n'est cependant pas détaché de toute caractéristique "claustrale". Par exemple, la situation géographique, certes issue d'éléments historiques et financiers JO, est l'indice d'une coupure avec le monde extérieur. D'autre part, des relents de paternalisme découlant du caractère privé et de bénévolat de l'initiative peuvent influencer les relations de pouvoir. Le loisir quant à lui n'est jamais qu'une activité parmi d'autres proposées par l'institution. ll. Discussion quant au loisir Nous avons contextualisé et souligné quelques conséquences de l'environnement immédiat de la personne handicapée institutionnalisée. Interrogeons-nous maintenant plus précisément sur sa réalité du loisir. En général, le loisir est une activité proposée par l'organisation et non choisie par la personne parmi un éventail diversifié. TIfaudrait pouvoir assurer au loisir sa dimension de liberté, de sociabilité spontanée de sorte que la personne handicapée soit à même de nouer des relations d'identification naturelle. Dans un groupe organisé, elle vit des modèles fermés voire enfermants. Une question fondamentale se pose donc: celle d'une participation active et d'un choix individuel dans un cadre institutionnel. Le loisir pourrait devenir ce lieu de rencontre d'autres groupes de référence et offrir ainsi des possibilités de constitution de l'identité en dehors 10Le Village nO}est sis en dehors de la ville, à côté du cimetière et de l'Institut médico-psychiatrique. M.Leleu, M.Welsch 53 des conditions habituelles d'existence. De cette façon, il s' affirmerait comme terrain de rencontre entre personnes handicapées et non handicapées. Il reste néanmoins une utopie de base dans ce genre de projet dans la mesure où la gestion de ces nouveaux modes de loisirs est aux mains de gestionnaires institutionnels (cf. infra). Afin de mieux percevoir le sens du loisir pour une personne handicapée, au-delà des conditions structurelles, il paraît important de visualiser quelque peu le surplomb idéologique. Intégration, contexte socio-professionnel et temps libre nous paraissent, à ce propos, fondamentaux. A. Intégration Le problème de constitution et de reconnaissance de l'identité et les représentations sociales qui s'ensuivent, ainsi que la mise en place d'une gestion institutionnelle du handicap alimentent la "cacophonie" autour de l'idée d'intégration. Etymologiquement, elle signifie "rendre complet", comme un processus qui mettrait fin à une situation antérieure de non-intégration, et au-delà, de non-appartenance (Labregère, 1989). Dans cette perspective, la société tente, non pas de s'adapter (elle-même et son environnement), mais bien d'adapter, d'intégrer des personnes que la fatalité naturelle a touchées. A ce propos, le mot Hand-in-cap signifie littéralement "la main dans le chapeau" et fait référence à un tirage au sort (Marquet, 1991 :34), défavorable pour certains et donc "à corriger". Dès lors, l'objectif implicite de la ré-adaptation veut que le handicapé rejoigne la nonne, qu'il imite les valides en gommant toute différence. G.de Villers - repris par J.Marquet - éclaircit ce point de vue par l'exemple de la «lutte menée par les spécialistes contre le langage gestuel des mal-entendants au profit de techniques comme la lecture labiale plus proche de l'expression orale et donc de la normalité» (G.de Villers, 1981 :264). "Ils sont comme les autres", dit-on, pour annihiler la différence! Certains discours, intégrationnistes mais moins normalisateurs, jouent sur le "droit à la différence". Cependant, corrélativement, cette dernière se trouve reléguée dans des lieux spécifiques, à l'écart et en vase clos, répondant mieux, dit-on, à leurs besoins. Cette pratique, si elle n'entend pas être reconnue comme un processus détourné d'exclusion et de mise à l'écart, a pour effets pervers non seulement le renforcement du processus de stigmatisation en œuvre dans les représentations sociales, mais aussi la reproduction d'une dépendanceau détriment d'une autonomie proclamée. D'autres mettent en exergue les rôles sociaux valorisants que personnes handicapées et personnes valides peuvent développer dans une relation d'adaptation réciproque. En porte-à-faux par rapport aux deux premiers types, ces discours luttent à la fois contre la négation du handicap et contre le refoulement des handicapés dans des groupes clos. Les applications 54 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 demeurent cependant davantage à l'état de principes que de réalisations pratiques. Le projet "Tandem, loisirs pour tous" fera sans doute exception. Doit-on y voir une hiérarchisation des formes d'intégration, ou s'agit-il plutôt de choix de société? Faut-il développer l'autonomie dans une multiplicité de lieux en milieu "normal" et lesquels? Faut-il promouvoir davantage d'espaces spécifiques aux personnes handicapées ... ? Les avantages et inconvénients se bousculent au profit d'une notion floue, presque magique, l'intégration. B. Temps Le loisir est un moment du vécu, un temps socialement construit en constante transformation. Un peu d'histoire. Jadis, on vivait un temps climatique, biologique aux cycles rythmés par la succession des saisons. Progressivement, un temps chronologique, ponctué par des rythmes sociaux s'est mis en place: l'école, le travail, la retraite en sont les points forts. Le vécu du temps change et notre société dite du temps libre a fortement accru la période des loisirs en libérant du travail. De ce point de vue, il importe d'établir une distinction entre temps contraint, obligé et temps libre. Le premier comprend travail domestique (tâches ménagères, encadrement familial, entraide avec les voisins), activités d'autoproduction, bénévolat, études et activités professionnelles. Le temps libre quant à lui se subdivise en deux axes: le temps librement consenti, privilégié, de créativité, moment de détente, d'investissement culturel, d'engagement politique ... ; le temps libre non librement consenti, de la retraite, du chômage, temps omniprésent, désenchanté, vide. Considérons le cas de la personne handicapée. Celle-ci, outre le fait qu'elle vit un temps libre illimité et donc en grande partie vide de sens social ou porteur d'un sens autre, subit plus qu'elle n'agit son rôle et se situe, de par le choix dirigé de ses activités, face à du temps libre -.:...et contraint - imposé. Or, le temps de l'individu est un temps propre. n ne peut se résumer au temps horloge "métro - boulot - dodo", temps socialement construit. C'est essentiellement le temps du projet qui importe. Bien que certaines personnes vivent à la marge du temps horloge (handicapés, vieillards, femmes au foyer, chômeurs ... ) cela ne les empêche pas d'avoir un projet temporel propre. C. Loisir Si le loisir occupe une place de plus en plus prégnante dans la société, le travail demeure toutefois une valeur structurante pour l'individu. Le premier s'articule souvent en fonction du second. Cependant, l'idée même de loisir a évolué dans l'histoire au point de s'écarter progressivement de l'épicentre travail. D'abord considéré comme du non travail, de l'oisiveté de mauvais aloi, le loisir s'est transformé en délassement, divertissement par M.Leleu, M.Welsch 55 rapport au rythme contraignant du travail répétitif. Aujourd'hui, il est plutôt envisagé comme une possibilité d'expression plus libre de soi, d'épanouissement en dehors des contraintes du travail, des charges familiales. Pour cerner davantage la valeur que recouvre le loisir aujourd'hui, articulons notre réflexion autour de deux axes d'épanouissement de la personne, le niveau individuel et le niveau collectif. 1. Le loisir crée les conditions d'une libération personnelle, c'est-à-dire les conditions d'une nouvelle forme d'affirmation de soi; c'est un temps de réalisation personnelle, de créativité individuelle, de recherche de soi comme individualité. C'est aussi le temps du plaisir pour soi, de la satisfaction de soi-même, où vivre pour vivre est la règle dominante; nos sens, notre corps, nos sentiments, notre imagination, notre esprit sont alors mobilisés. C'est encore l'occasion de rechercher des formes d'autonomie par rapport aux contraintes routinières (impression de faire ce que je veux, quand je le veux) et ainsi de développer un projet de vie. 2. Le loisir crée aussi les conditions d'une identification sociale relativement spontanée - ou perçue comme telle - à des groupes de pairs. Je décide de participer à tel groupe associatif (ciné-club par exemple) en dehors de mon groupe de travail. .. On assiste ainsi à une modulation des appartenances et des références : en fait, il y a multiréférence, forme d' éclectisme structurant l'individu, qui lui permet de ne pas rester cantonné dans un monde particulier (sphère du travail, sphère politique ... ) et de se constituer une identité sociale polysémique. Celle-ci offre la possibilité de rechercher par soi-même des repères pour soi, sans que les autres ne désignent des rôles bien définis. Elle dépasse les limites du loisir: en effet, l'individu constitue son identité à la fois dans son lieu de travail, par ses relations familiales, ses appartenances religieuses et politiques et dans ses loisirs. Ainsi, pour M.Maffesoli, la personne joue des rôles, tant à l'intérieur de son activité professionnelle, qu'au sein des diverses «tribus» dont elle fait partie. «Son costume de scène changeant, elle va suivant ses goûts (sexuels, culturels, amicaux, religieux) prendre sa place, chaque jour, dans les divers jeuxdu theatrum mundi» (Maffesoli, 1990 :7). Ceci n'est pas sans rappeler la mise en scène de la vie quotidienne d'E.Goffman. Cependant, les personnes handicapées ne jouissent pas de cette multiréférence, de cette théâtralité comme moyen d'éprouver, de sentir commun et de se reconnaître (Maffesoli, 1990 :7). En effet, elles n'appartiennent bien souvent qu'au seul groupe de référence des handicapés, généralement localisé en un lieu marquant et marqué. Voilà pourquoi on tente de réinsérer les travailleurs des ateliers protégés dans le circuit de production tablant sur la rencontre entre personnes handicapées et non handicapées. Mais les logiques de productivité, entre autres facteurs, rendent la réussite aléatoire. Alors, pourquoi ne pas miser sur le loisir pour rassembler les uns et les autres dans une activité commune? 56 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 D. Variations sur le thème du loisir et de la fête Le loisir est un événement, un fait de la vie quotidienne qu'il structure. li revêt différents sens, intensités et valeurs selon 1'importance qu'on lui accorde, la place - temps et espace - qu'il occupe, la personnalité et 1'état physique et mental de la personne concernée. A ce propos, il nous semble pertinent de reprendre, sous le mode de 1'analogie, la grille analytique établie par Chr.Lalive d'Epinay sur la perception du loisir comme événement constitutif d'une qualité de vie pour les personnes âgées (Lalive d'Epinay, 1983) 11. a. Un premier processus consiste en une réduction de l'événement; on s'aménage un temps et un espace sécurisantsd'où l'inconnu est rejeté: un coup de téléphone, une visite, un simple repas y sont vécus comme des événements banalisés et ne transforment pas le cours de la vie. b. Un deuxième processus se révèle par la poursuite de 1'événement dans la vie quotidienne et ce, de trois façons. D'abord une attitude de spectateur face à l'événement survient dans un cadre de sécurité maximale : comme forme de vie par procuration, la télévision est un exemple typique . Ensuite une attitude d'espérance s'exprime par l'attente passive : c'est 1'espoir d'une visite, sans action pour la provoquer. Enfm une attitude de quête revêt une dimension plus active: elle peut s'exprimer par l'inscription dans un club sportif pour celui qui désire faire des rencontres. c. Un troisième processus se traduit par une production de l'événementiel : soit par des créations individuelles normées (artisanat) ; soit par des actions collectives qui procèdent d'un refus du quotidien (rejet de toute participation aux festivités institutionnelles et collectives lié à un refus de l'assimilation au groupe des handicapés [cf. supra note 6]) ; soit par une fusion du routinier et de l'exceptionnel dans la fête (la préparation des vacances s'inscrit dans la quotidienneté qu'elle fonde et ravive en rappelant le sens profond du routinier). En réalité, la vie quotidienne ne se réduit pas au routinier. Ce sont les pratiques des hommes qui ont donné à certains événements le statut de banalités et la fête vient rappeler à l'homme le sens de ses traditions et de son quotidien. La fête, bien qu'étant un fait concret, est difficile à définir car elle fait référence à une multitude de réalités: la fête du village, la fête de Noël ou d'anniversaire, le plaisir de revoir un ami, la fête mythique, une partie de pêche, les vacances, une surprise-party, un festival de musique, le cinéma ou le théâtre. Il Cette analyse envisage les activités sociales de l'individu au sens wébérien de pratiques significatives, reliées aux actions sociales d'autres individus. Les faits de la vie quotidienne se déroulent selon une dialectique de la routine et de l'événement. La perception de l'événement différera d'un individu à l'autre: la visite d'un voisin, ou un voyage en Asie produiront, selon les cas, l'événementiel. M.l..eleu, M.Welsch 57 Aujourd'hui, les formes du loisir, de la fête changent. De nouveaux lieux et modes d'émergence de la fête naissent, qui rappellent son caractère vivant, imprévisible, instantané et fugitif. L'expression "société du temps libre" est révélatrice de ce changement insidieux: le caractère divertissant est valorisé. La fête cérémonie, phénomène sacré, ritualisé, en rupture avec le quotidien s'estompe derrière la fête divertissement, désacralisée, intégrée au présent et se mouvant en dehors des contrôles institutionnels 12. La fête, subversion créatrice qui tente d'innover, de renverser l'ordre s'impose face à la fête cérémonie dont l'enjeu est un retour au temps mythique ou fondateur. Elle apparaît ainsi de plus en plus comme une fonction libératoire, récréative et se présente comme lieu d'expression mû par des règles propres en dehors des nonnes. Elle est alors cet espace/temps où l'excès est permis, la transgression autorisée. "Paire la fête" devient une possibilité plus indépendante par rapport aux fêtes institutionnalisées. Ceci favorise, selon nous, les possibilités d'autoréalisation, la reconnaissance d'une conscience de soi en dehors du cadre professionnel, la recherche de l'épanouissement au-delà de contraintes culturelles en voie de perdition. Le loisir peut donc être vu aujourd'hui comme une expression plus libre de soi en dehors des contraintes institutionnelles dans lesquelles nous sommes insérés (famille, travail...). Ceci conforte la pertinence d'une interrogation sur le sens du loisir pour une personne handicapée, surtout lorsqu'elle vit dans une organisation claustrale (cf. supra) et est prise dans des jeux institutionnels. III. La personne handicapée face aux loisirs Si le loisir peut devenir une source supplémentaire d'identification, c'est parce qu'il permet la rencontre avec le "différent de soi". De ce point de vue, la fête organisée pour un groupe particulier, en l'occurrence les handicapés, n'aura pas le même impact que celle qui déborde le cadre d'un groupe spécifique et s'adresse à un public large et indifférencié. Le premier type de fête peut, dans certains cas, conduire à une situation de reconnaissance sociale, mais elle paraît plus proche de l'extase vis-àvis de l'exploit (acte) que de la reconnaissance identitaire (personne). Avide d'êtres exceptionnels, l'opinion publique s'extasie devant ceux et celles qui luttent et triomphent de l'adversité, sortes de "héros positifs". Ceci est dans la ligne d'A.Labregère lorsqu'il dit qu'«il n'y a pas de triomphe plus emblématique que le sport des handicapés» (Labre gère, 12 Passage de la «tète essence» à la «tète existence» (Villadary, cité par Simon, 1988, P.l8). 58 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 1989 :158) 13. La visite d'expositions en groupes d'handicapés bien serrés ne produit pas le même éblouissement aux yeux de l'opinion publique. Il reste cependant que ni l'exploit sportif ni la visite d'expositions ne sont sources d'identification externe au groupe des handicapés. Dans le cas des fêtes s'adressant à un public indifférencié, on peut s'imaginer que «la présence médiatique des handicapés dans ces espaces sociaux particuliers [... ] est le signe le plus éloquent de leur place dans le champ social en tant qu 'hommes, partageant sans conteste, avec les autres le besoin de passer de l'autre côté du miroir qui nous renvoie l'image (finalement rassurante) des pesanteurs quotidiennes ... » (Labregère, 1989 : 159). Cette vision des choses nous paraît néanmoins très optimiste dans la mesure où elle ne semble pas intégrer les différences et étiquetages sociaux développés ci-dessus. Pour les personnes handicapées, le sens de l'événementiel ou de la fête diffère certainement du sens qu'on lui accorde communément. Elles situent leur idée de l'événement d'un point de vue qui leur est propre et en référence au monde - souvent non librement choisi - dans lequel elles vivent. La commémoration dans la fête peut n'avoir aucun sens pour ces personnes si ce n'est celui de voir leur famille, par exemple. Et voir sa famille aurait peut-être un tout autre sens dans d'autres conditions. De la même façon, les personnes âgées accordent un poids différent aux événements de la vie mais ce, consciemment, contrairement aux personnes handicapées mentales : ainsi, une visite imprévue peut -elle les déranger lorsqu'elles s'apprêtent à passer une bonne soirée devant leur télévision. L'intérêt d'un projet tel que "Tandem, loisirs pour tous" est de fournir à la personne handicapée l'occasion de sortir d'un contexte relationnel autarcique et de pouvoir nouer des relations en dehors du cadre institutionnel. L'éventail des références et repères s'étend inévitablement dès la sortie de l'institution et permet ainsi à la personne de se formuler une identité sociale propre. Certains, en effet, découvrent leur différence mais ne peuvent l'accepter; ils refusent la stigmatisation dont ils font l'objet et le discrédit qui l'accompagne. Ils veulent se démarquer de ce groupe unique des "Handicapés". Les moments et espaces de la fête deviendraient des événements du quotidien sélectionnés et, de ce fait, rencontreraient de façon plus satisfaisante l'aspiration à une identité sociale particulière et autoconstruite et donc, au temps du projet de l'individu. En outre, dans toute communauté, des soupapes, des lieux d'éclatement, des zones interstitielles (piette, 1988) sont nécessaires; les personnes vivant en institution ne bénéficient que trop rarement de sas de décompres13 Considérons l'exemple des personnes handicapées qui tentent de maîtriser une discipline (ne fût-ce que la danse en chaise roulante), Celle-ci, a priori, leur est impossible en vertu de leur handicap mais ils veulent y parvenir afm de casser ou d'améliorer l'image négative qu'ils ont vis-à-vis d'eux-mêmes et des autres. M.Leleu, M.Welsch 59 sion. Or, la fête rend possible l'expression du refoulé, du non-dit et permet l'équilibre du système par l'existence d'espaces/temps où s'expriment le trop-plein, les tensions accumulées. D'où la nécessité pour les personnes institutionnalisées de bénéficier d'espaces de loisir librement choisis. Cependant, des réserves doivent être formulées, En réalité, l'éducateur est en interaction avec un groupe de personnes qui ont un projet - et nous revenons ici à l'idée du temps du projet propre à l'individu. Si celui-ci est rempli, on peut parler d'épanouissement relatif. Cependant, «le temps contraint, lorsqu'il est associé à une vie entière de travail, se superpose aux structures temporelles personnelles, voire s'y substitue, au point que les loisirs eux-mêmes se vident de tout investissement personnel» (Beauchesne, 1988 :40). Bien souvent, le travail et le loisir sont mis en concurrence. Or, la confrontation du travail et du non-travail au projet de l'individu, à sa capacité d'identification socio-culturelle est beaucoup plus riche. De cette confrontation émerge une congruence plus ou moins grande entre projet et vie de travail/non-travail, La personne handicapée vit dans des structures temporelles organisées pour elle et non par elle. Une ambivalence fondamentale apparaît ici : des loisirs sont organisés collectivement pour les personnes handicapées par des éducateurs qui sont en situation de travail. ils se doivent de justifier leur fonction, d'accompagner les personnes handicapées dans leurs loisirs et il leur est difficile d'imaginer "ne rien faire". Or, qu'en est-il des desiderata des personnes handicapées? Qu'est-ce qui, pour eux, symbolise la fête? Les meilleurs moments de leur vie sont peut-être ceux durant lesquels il est permis de ne rien faire! Comme le montre la typologie de Chr. Lalive d'Epinay, la perception de l'événement est différente d'un individu à l'autre, d'une situation à l'autre. Dès lors, la fête organisée par l'éducateur peut assez rapidement revêtir une connotation d'obligation et entraîner des effets de saturation et de banalisation pour les personnes handicapées. Au-delà de ces effets pervers, intervient encore un aspect d'infantilisation de la personne que l'on cantonne dans des rôles restreints : l'analogie avec l'enfant y transparaît au travers de certaines pratiques de loisir 14. La personne handicapée possède néanmoins un projet personnel, difficilement exprimable et peu reconnu car son statut ne lui confère ni réel pouvoir ni légitimité sociale. Ejectée du monde du travail, la personne âgée retraitée vit une situation marginalisée semblable. Or, tous les privilèges sont encore accordés au travail productif comme lieu de nonnali14 Quelques exemples pour illustrer notre propos. La fête. est banalisée par la répétition et l'obligation collective :«c'est Noël, tout le monde doit fêter Noël» et ce, en de multiples endroits (home, atelier protégé, famille ... ). Le sens de l'événement est autre pour une personne handicapée pour laquelle "faire des courses" peut être très attractif. Néanmoins, elle ne va pas faire les achats ménagers de la semaine mais bien s'acheter quelques sucreries et d'autres gadgets inutiles pour l'organisation de la vie collective. Avec des adultes handicapés, l'aspect d'infantilisation apparaît de façon évidente lors des fêtes de Saint-Nicolas. 60 Recherches Sociologiques. 1991/1-2 sation et d'intégration - même si l'on observe quelques changements avec l'émergence de ce que certains appellent le nouveau modèle culturel (auto réalisation, épanouissement personnel, narcissisme, hédonisme, Carpe Diem ... ). Cette constatation est en contradiction avec le vécu des personnes handicapées qui ne participent pas - ou de façon indirecte dans les ateliers protégés - au monde du travail et ne distinguent généralement pas temps de travail et de loisir. Elles ne profitent donc pas vraiment des structures de loisirs telles qu'organisées dans notre société où la jouissance des produits de consommation est le résultat de la participation à leur production. En termes d'intégration, il y a une impossibilité structurelle de base pour les personnes handicapées de se référer au modèle dominant de socialisation par le travail et donc au modèle dominant des loisirs. Cette impossibilité se révèle plus nettement à l'observation du travail en atelier protégé. Celui-ci fonctionne sur base de deux logiques disjointes: d'une part, une logique économique qui fait prévaloir la productivité et la rentabilité; d'autre part, une logique sociale d'assistance qui agit en fonction de modèles occupationnels où la rémunération n'est pas liée à la productivité mais à un aspect de conformité sociale (G.de Villers, 1981 :275). La personne handicapée se retrouve dès lors coincée dans les effets pervers des perspectives intégrationnistes (cf. supra). En conclusion L'idéologie dominante agit actuellement dans le sens de l'adaptation par laquelle les individus se modifient pour épouser harmonieusement les conditions sociales de leur milieu (Lopez, 1979). L'ordre social, fondé sur une reconnaissance collective, organise une marginalisation extérieure à la condition de handicapé. Ce processus d'étiquetage s'étend à d'autres groupes de personnes infériorisées socialement. L'intégration des personnes handicapées est donc un problème plus global, qui touche non seulement ce groupe mais aussi les femmes au foyer, les' retraités, les chômeurs ... Ce qui est en cause, c'est un problème de reconnaissance sociale, de légitimité et de légitimation. Tout discours intégrateur comporte en lui des usages sociaux et politiques qui mettent en œuvre des pratiques de gestion et d'occultation de l'altérité. Dès lors qu'une population est perçue comme différente, elle est étiquetée, exclue et parfois recluse. Le champ du loisir comme terrain d'intégration relève donc de l'utopie si l'on entend par là une reconnaissance sociale complète. Par ailleurs, les projets d'ouverture institutionnelle ne peuvent qu'élargir pour le reclus le champ de ses pratiques et l'éventail de ses repères, groupes de référence et sources d'identification. Néanmoins, ces' projets sont portés par des représentants institutionnalisés des personnes handicapées qui font valoir un besoin. Toutefois, ce dernier estil réellement ressenti par la population concernée ou n'est-il que l'émana- M.Leleu, M.Welsch 61 tion de la structure institutionnelle qui autojustifie par là son action? En tout état de cause, une question majeure subsiste pour la personne handicapée : comment être acteur dans ses loisirs quand on n'est pas maître de son projet de vie, qu'on n'a pas de pouvoir sur les conditions mêmes de son intégration et qu'on ne correspond pas aux normes et attentes de la société globale? La personne handicapée se meut dans un monde qui la considère, audelà de la différence, comme un "autre", défini par la mort sociale et dans l'attente d'une finitude biologique. En quelque sorte en vacances perpétuelles, elle vit des rites d'exclusion programmés qui la place en marge des loisirs communs et en décalage temporel vis-à-vis des périodes de loisir du reste de la société. J.-D.Urbain conforte notre point de vue et parle, à propos des vacanciers âgés, d'une «organisation du temps orientée par un projet séparatiste de non-rencontre entre les deux populations que sont désormais les Vieux et le Non-Vieux» (Urbain, 1983 :143). On peut supposer que les personnes handicapées vivent le même type de processus d'évacuation, d'autant plus fort qu'elles ne maîtrisent pas leur devenir. Enfin, la mise en place de structures et pratiques répondant à des besoins présumés par des personnes "normales" pour des personnes "non normales" correspond sans doute à une nécessité de normalisation qui cache une volonté implicite de mise à l'écart, des stratégies effectives d' évitement. De ce point de vue, l'institutionnalisation de la prise en charge des personnes handicapées comme réponse à des besoins sociaux médiatise les rapports à la matérialité et la construction de l'identité par un ensemble de pratiques et rites visant à nier la différence, l'altérité. Cette institutionnalisation semble refléter un paradoxe social global: elle tente de pallier une culpabilité collective engendrée par des lieux "à part" tout en organisant et en justifiant la nécessité de l'existence de ces lieux afm de ménager l'équilibre du système. Cette culpabilité sera d'autant plus affaiblie que les objectifs de normalisation et d'intégration seront réussis. Une question plus globale surgit des prémices de cette réflexion: jusqu'où et de quelle manière la mise en œuvre de politiques sociales censées répondre à des demandes sociales et visant à gérer les problèmes sociaux ou en tout cas ce qui est désigné comme tel- ne tend-t-elle pas à occulter un sentiment de culpabilité collective? Ce qui peut être assuré, en tout cas, c'est que tout mode de gestion d'un problème social procède d'un modèle culturel à l'élaboration duquel il participe. Celui-ci engendre quant à lui une éthique de la prise en charge productrice d'une image sociale de la population-cible, image d'une ségrégation institutionnalisée dans le cas des personnes handicapées. 62 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 RÉFÉRENCES BmUOGRAPHIQUES BEAUCHESNE M.-N., 1988 "La retraite? Rupture? Continuité T", Lien social. Sociologie du vieillissement - Les cahiers du Comité de recherche en sociologie de l'action sociale, n03, I.E.I.A.S.,Marcinelle, pp.31-52. 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RECHERCHE SOCIALE* N° 116, octobre-décembre 1990 SOMMAIRE lA TERRITORIALISATION DE lA FORMATION PROFESSIONNEllE ** par Catherine FROISSART et François ABALLEA Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 3 1. La problématique du local dans les dispositifs territorialisés d'action concertée 12 2. Dispositif déconcentré, dispositif d'action concertée. 33 3. L'adaptation de l'offre à la demande sociale 52 Conclusion . . . . . . . . . . . 70 * * * Notes bibliographiques .. .. . . .. . .. .. . .. . ... . . .. . . . * Abstract * 78 * 79 * La revue Recherche Sociale est publiée depuis 1965 par la FORS (Fondation pour la Recherche Sociale), 14, rue Saint-Benoît, 75006 Paris . •* Ce texte reproduit le rapport d'une recherche réalisée en 1989 par la FORS et financée par le Commissariat Général du Plan. 1.- P. Delchambre : 65-87 La construction sociale du décrochage scolaire par Jean-Pierre Delchambre * Comme d'autres "problèmes" sociaux, le décrochage scolaire fait l'objet d'une construction sociale qui oriente sa perception selon certains degrés de liberté par rapport à ses caractéristiques objectives. Loin de nous limiter à ce constat, nous nous proposons d'esquisser la transaction sociale qui a produit la représentation actuelle du décrochage. Après avoir relevé quelques conditions de problématisation qui focalisent l'attention du public sur ce fait, nous distinguons entre deux niveaux de construction de ce phénomène: la transaction interne à l'école (l'image du décrochage renvoyée principalement par les agents scolaires) et la transaction externe à l'école (le travail des "dénonciateurs" publics condamnant la loi de prolongation de la scolarité obligatoire ou les pratiques arbitraires des agents scolaires ... ). Nous terminons par la mise en rapport de ces deux niveaux, notamment sous l'angle de la réaction des agents scolaires face aux mises en question dont ils soot l'objet dans le débat public. Sans doute trouvera-t-on ici une nouvelle variation sur le thème: les idées reçues abusent le sens commun. Ainsi, il serait faux de croire que ce qu'il est convenu d'appeler le décrochage scolaire gagne nécessairement et effectivement en intensité à mesure que prolifèrent les discours l'impliquant dans le débat public et la transaction sociale. La règle de prudence au départ de la démarche sociologique, qui commande de rectifier la connaissance spontanée par une mise en suspens des jugements socialement diffusés, reste plus que jamais indiquée au moment d'aborder un point sensible de la politique sociale de ces dernières années. • Facultés universitaires Saint-Louis, Bruxelles. 66 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 Contrairement à ce qui serait l'avis du "bon sens", nous pouvons poser que l'inflation des discours et l'attention mise sur le décrochage scolaire ne recouvrent pas le problème que l'on croit cerner par là. Soyons précis. Loin de nous l'idée de prétendre qu'il n'y a pas de problème de décrochage scolaire. Une telle opinion serait indéfendable, farfelue, ignorante de faits avérés et incontestables. Nous entendons plutôt mettre en évidence le décalage existant entre le fait social "brut" et l'appréhension spontanée qu'en a la société, dans le cadre d'une réflexion sur la construction sociale des problèmes sociaux. Une première hypothèse nous permettra d'introduire notre propos. Nous pouvons ainsi soutenir, sans grand risque d'être démenti - pour l'heure, ce risque est singulièrement minime, puisque les statistiques tant attendues, qui permettraient de constater l'ampleur du phénomène, n'existent toujours pas! - que la décennie passée n'a pas vu s'accroître sensiblement le nombre de jeunes à la dérive hors des murs de l'école. Ce serait bien plutôt le flux inverse qu'il conviendrait de mettre en exergue. Depuis 1983, en effet, la population scolaire aurait dû augmenter, du moins en termes relatifs (les effectifs, pour être significatifs, devant être rapportés à l'évolution démographique, qui est, comme l'on sait, décroissante). En dépit de l'absence de statistiques fiables, on est raisonnablement conduit à penser que la proportion des jeunes fréquentant l'école au sein de la classe d'âge délimitée par la barre discriminante des 18 ans doit s'être accrue subitement, au lendemain de 1983. Une raison évidente à cela: la loi du 29 juin 1983, qui prolonge l'obligation scolaire en Belgique jusqu'à 18 ans. Ce dispositif légal mis en place, il ne devrait guère faire de doute que la proportion des jeunes fréquentant l'école (ou un établissement assimilé, selon une liste établie par le législateur) entre 14 et 18 ans ait grimpé d'un seul coup plusieurs échelons. De gré ou de force, la plupart de ces jeunes ont dû se plier à la loi. De fait, on peut dire toutefois que la proportion de la classe d'âge respectant la norme de prolongation de la scolarité obligatoire a eu tendance à plafonner à l'abord d'un seuil indiquant la marge des jeunes rétifs à la mesure d'assignation scolaire jusqu'à 18 ans. Envisagé sous cet angle, le décrochage scolaire apparaît comme un phénomène résiduel, qui subsisterait à l'ombre du coup de force des pouvoirs publics, ceux-ci étant parvenus, grâce à un acte législatif contraignant, à grossir le flux des jeunes parcourant les filières du système éducatif. Ce renversement de perspective ne peut que déconcerter l'opinion commune qui voit dans le décrochage scolaire un phénomène contagieux (et par conséquent en progression constante) de défiarice à l'égard de l'école de la part de jeunes incapables ou refusant de s'intégrer dans le système d'enseignement. Nul besoin d'aller plus avant pour illustrer la noncoïncidence que nous évoquions entre les faits et leur perception sociale. J.- P. Delchambre 67 Loin de nous borner à cette constatation, somme toute banale en sociologie, nous voudrions également saisir les principales composantes du jeu social complexe qui a contribué à produire le décrochage scolaire comme "problème" ou enjeu de société. En d'autres termes, nous allons nous interroger sur les conditions de problématisation sociale du décrochage scolaire, en veillant, comme préalable, à distinguer entre, d'une part, ce que l'on peut conserver sous le concept de "conditions de production", ou les causes véritables, du fait social ' et, d'autre part, les conditions de problématisation du phénomène. Nous esquisserons, à partir de la situation nouvellement créée par la loi de 1983, la transaction sociale à partir de laquelle le décrochage scolaire a pu être "socialement construit". Nous rencontrerons, d'une part, la transaction externe à l'école: elle est la plus visible, puisque vérifiant le principe de publicité de l'espace public. Peu de temps après la prolongation de la scolarité obligatoire, une série d'acteurs sociaux se sont mis à dénoncer le nouveau contexte créé par la loi. De leur côté, les instigateurs de l'acte législatif ont tenté de se justifier, prenant part à leur tour à l'opération de problématisation externe. D'autre part, nous aurons à considérer la transaction interne à l'école : contrairement à la précédente, celle-ci tend à rester opaque pour le citoyen, tant les professionnels du champ scolaire se méfient des incursions en provenance du dehors. L'école, en effet, contribue elle aussi à la problématisation, notamment parce qu'elle est obligée de se positionner face au problème émergent, et donc renvoie inévitablement une image orientée de celui-ci. Enfin, nous évoquerons le rapport qui se joue entre ces deux niveaux de problématisation (externe/interne) : une dialectique s'instaure entre les rapports de force externes et la gestion interne. li sera en particulier intéressant d'observer comment les écoles réagissent face aux modes de gestion imposés ou proposés de l'extérieur par les responsables de la politique sociale ou des groupes de pression: les modes de gestion prescrits administrativement sont-ils scrupuleusement appliqués, ou plutôt réappropriés, voire détournés ou escamotés par l'institution scolaire ... ? I Le contexte théorique actuel incite à prendre ces termes avec des pincettes. Le point de vue constructiviste, de même - autre exemple panni d'autres - que les théories du labelling, se méfient de ces postures "objectivistes" qui prétendent saisir les mécanismes réellement à l'œuvre dans la détermination des phénomènes sociaux. Tout en approuvant cette remise en question de l'arbitraire, le point de vue explicatif holistique s'arroge une supériorité analytique en postulant l'incapacité critique des acteurs (voir, panni les contributions récentes à ce débat, les arguments nuancés et convaincants développés par L. Boltanski, 1990). Il faut bien admettre que ce n'est pas parce que les problèmes sociaux surgissent à travers le filtre "imaginaire" d'une construction sociale, que ceux-ci se réduisent à quelques conventions relatives à leur perception sociale. Le constructivisme, jusque-là fécond, devient fallacieux (et donc dangereux), s'il ne permet pas la prise en compte, en particulier dans une optique pratique, des conditions structurelles pesant sur le phénomène socialement perçu comme dysfonctionnel. 68 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 Le décrochage et la galère La problématique du décrochage scolaire est récente. Il y a une décennie à peine, le terme n'était pas encore en usage. Il apparaît vers le premier tiers des années '80, apparemment comme un symptôme supplémentaire de la crise en cours. Il est rapidement admis dans le lexique socio-politique et dans le langage ordinaire, après que des groupes de pression (organismes de protection de la jeunesse, associations de parents, services juridiques ... ) aient identifié et dénoncé le phénomène. Après 1985, ce problème social devient un enjeu suffisamment important pour que le souci d'information du politique s'accompagne de l'allocation d'un budget pour une recherche interuniversitaire sur le sujet 2. Si l'on se place à l'intérieur du champ scolaire, on constate que le décrochage est parvenu à s'imposer comme un des pôles d'attention mobilisant tant les acteurs de terrain (professionnels et parents) que les gestionnaires politiques. Sans doute est-il raisonnable de penser que ce nouvel enjeu est symptomatique d'une société non seulement - hypothèse devenue banale - en voie de dualisation, mais également soumise à des dispositifs de contrôle de plus en plus sophistiqués. Avant d'introduire les ingrédients de la transaction qui a contribué à orienter la perception sociale du décrochage, il nous faut encore présenter une circonstance qui est venue grever le contexte sociétal dans lequel s'est développée cette construction sociale du décrochage: nous voulons parler des phénomènes de décomposition sociale et des comportements de crise qui n'ont pas manqué d'affecter les segments de la jeunesse concernés ici, ceux-ci étant d'autant plus vulnérables qu'ils échappaient davantage aux mécanismes classiques de socialisation mis à mal par la dissolution des appartenances de classe traditionnelles. Cette constellation sociale qui interfère avec la question du décrochage scolaire peut être appelée, à la suite de Fr.Dubet (1987), l'expérience de la «galère» . Un esprit tant soit peu sagace ne manquera pas de relever la coïncidence entre la prolongation de la scolarité obligatoire et la crise de l'emploi en Belgique; dans la première partie des années '80. Justifiée à l'origine par des motifs positifs visant à élever le niveau de formation général de la jeunesse, la loi de prolongation de 1983 s'est pourtant vue critiquée d'entrée de jeu pour son côté "hypocrite" : «Motivée officiellement par la volonté d'aligner la Belgique sur les autres pays européens et d'assurer une meilleure formation des jeunes, la prolongation de la scolarité obligatoire a en fait essentiellement pour objectif de réduire le nombre de demandeurs 2 La ligne de réflexion proposée dans cet article a pour toile de fond une recherche qui nous a permis de nous familiariser avec le sujet. Nous n'approfondissons ici qu'un aspect quelque peu décentré par rapport au schéma général de notre étude. Celle-ci mettait l'accent sur les processus internes à l'école favorisant le décrochage scolaire. Voir 1.-P.Delchambre, A.Franssen, M.Leleu (sous la direction de J.Delcourt), Le décrochage scolaire, Rapport de recherche. 1989,299 p. J.- P. De1chambre 69 d'emploi et de compenser les effets de la dénatalité sur l'effectif des classes dans l'enseignement secondaire» (Fr.Tulkens, 1984). La préoccupation des promoteurs de cette loi était-elle purement négative, ou du moins défensive? On peut admettre que l'intention du Ministre comportait un essai de positivité : après tout, il était établi que la sous-scolarisation conduisait au chômage. Ce n'était donc pas uniquement par opportunisme à courte vue, mais peut-être aussi par prévoyance que l'on entendait allonger la formation des jeunes. A cela s'ajoutait l'espoir de réduire la criminalité en maintenant le jeune dans l'école plutôt que de le laisser à la rue. Cependant, il faut bien constater que «rien n'a été fait à aucun des trois niveaux (secondaire, primaire et maternel) pour que l'institution scolaire pût s'adapter aux nouvelles situations qu'allait engendrer la loi» (M. Leurin, inspecteur, ex-chargé de mission auprès du ministère de l'Education nationale, 1985). C'est sur base de ce constat que l'on peut poser la question: «Mais peut-être cette loi n'était-elle pas inspirée par des préoccupations pédagogiques ?» (ibid.). Quoi qu'il en soit, il faut admettre le poids de la conjoncture de crise sur la décision de prolonger la scolarité obligatoire. Mais il y a plus. Pour ce qui intéresse notre point de vue, il faut aussi prendre acte de l'incidence du chômage, du désœuvrement des jeunes, de l'expérience de la "zone" ou de la "galère", dans la construction sociale du décrochage scolaire. En quelques années, on est en effet passé d'une configuration sociétale globalement peu insécurisante, où la contrainte (légale) à la scolarisation n'existait pas au-delà de 14 ans, et où les jeunes trouvaient de l'embauche sans trop de difficultés, quand ils n'optaient pas pour une modalité d'apprentissage extra-scolaire (apprentissage informel, "sur le tas", dans une entreprise familiale ou de petite dimension), à une configuration autrement anxiogène, socialement pénible et culturellement dépressive. Avant de connaître la figure du décrocheur, la conscience collective (autre dénomination de l'esprit du temps) a retenu celle du chômeur. Le décrocheur a d'ailleurs été conçu originellement, lui aussi, comme une victime de «l'exclusion» (voir le très significatif Cahier noir de l'exclusion scolaire, publié dès 1984 par les A.P.A.J.I., l'Atelier Marollien et D.E.F.I.S.). C'est dire que le décrocheur paraît appartenir, à l'origine, à cette configuration marquée par la figure centrale du chômeur - figure emblématique, hautement visible, de la pénibilité de la vie en temps de crise. Sans doute une part de la luminosité blafarde du personnage du chômeur a-t-elle déteint sur le décrocheur ... Toujours est-il que c'est dans ce faisceau blême que ce dernier semble recevoir une première visibilité sociale. Né dans les miasmes de l'atmosphère de crise, le décrochage scolaire n'en est encore là qu'à son premier stade de développement. Nous 70 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 croyons plus fécond de placer ensuite la transaction sociale qui va dessiner ses traits actuels, non plus sous le signe de la crise, mais de la mutation 3. Un problème social aux contours imprécis Tout problème de société fait l'objet, en dehors même de la prise en considération de sa gravité soi-disant réelle ou objective, d'une construction sociale, qui focalise à un moment donné l'attention de l'opinion publique sur cette problématique ainsi sortie de l'insignifiance. Comme l'exprime M.Hubert (1988), «Ce n'est pas tant la nature présumée d'une condition qui fait que les acteurs en font ipso facto un problème social mais bien plutôt les significations que ceux-ci conviennent de lui accorder à partir du contexte dans lequel ils se trouvent et de l'interaction qui régit leurs échanges». L'eau du robinet ou l'eau de baignade, peuvent être infestées des pires bactéries, cette forme de pollution ne devient "problématique" - et donc enjeu social- qu'à partir du moment où une série d'acteurs légitimés pour dénoncer le phénomène (les spécialistes, relayés par des groupes de pression, puis par des agents politiques ... ) interviennent sur la scène publique. Auparavant, c'est en toute quiétude que l'on buvait l'eau de ville impropre ou qu'on laissait barboter les enfants dans une mer polluée. Pour qu'un phénomène social émerge et soit perçu sous la forme d'un problème, il faut donc des dénonciateurs. TI n'en va pas autrement dans le champ scolaire où la loi de prolongation de la scolarité obligatoire a joué un rôle catalyseur: la loi de 1983 a en effet permis d'officialiser, de porter sur la scène publique, et de légitimer l'expression d'activités revendicatives autour de l'enseignement obligatoire jusqu'à 18 ans, et de sa face sombre, les jeunes "inadaptés" qui, plutôt que de subir la contrainte légale, décident de déserter ou de se faire mettre en marge de l'école. La loi de prolongation de la scolarité obligatoire a donc constitué le principal cheval de bataille des dénonciateurs du décrochage scolaire. Nous l'avons dit, elle a été démasquée comme un subterfuge permettant, sous couvert d'un souci pédagogique, de retarder l'entrée d'une classe d'âge sur le marché de l'emploi en pleine récession. Des acteurs à forte légitimité, ainsi des magistrats, sont intervenus pour condamner cette loi tout à la fois «inique, inapplicable et dangereuse» 4 : 1°) inique, étant donné les attentes paradoxales d'une société qui maintient en état de dépendance 3 Encore qu'il faille rappeler, par précaution, que les configurations envisagées ne sont jamais pures ; éléments de crise et éléments de mutation sont toujours mêlés, selon des dosages différents qui justifient des appellations qu'il faut concevoir sur un mode, disons idéal-typique. A propos du débat "crise ou mutation 7", voir le texte séminal de Touraine, 1976. Nous nous basons notamment ici sur les propos tenus par Madame G. Dom, Juge de la Jeunesse à Charleroi, au COUIll de la journée annuelle d'étude et d'information du Comité de Contact des Organismes d'Aide à la Jeunesse (27 janv. 1989), repris in "Le décrochage scolaire. Causes et remèdes", Contact, n° 5, Bruxelles, avril 1989, pp.37-40. 4 J.- P. Delchambre 71 économique des jeunes par ailleurs submergés par des incitations à consommer des produits spécifiquement ciblés sur eux ; inique aussi parce que cette loi n'est d'aucun poids dans la résolution de ceux qui décident de poursuivre leur scolarité et enfin parce que, en conséquence, elle s'avère uniquement coercitive (bien que, semble-t-il, de facto peu dissuasive) pour les jeunes "à la traîne" que l'on voudrait maintenir contre leur gré à l'école, en dépit parfois d'un vécu scolaire et social passablement délabré; 2°) inapplicable: dans certains cas de décrochage ou de renvoi en cours d'année, le jeune exclu, surtout s'il est chargé d'un passé scolaire erratique, se voit fréquemment opposer un refus d'inscription dans un nouvel établissement; ces difficultés de réintégration rendent évidemment encore plus pénible l'intervention du juge de la jeunesse S ; 3°) dangereuse: le magistrat qui est amené à «rappeler une loi qu'il sait inapplicable» à des jeunes «qui n'ont pas toujours la possibilité de faire la différence entre ce qui est essentiel et ce qui est accessoire» ressent un malaise lorsqu'il doit tenir au jeune un tel discours: «Tu ne peux pas voler, tu ne peux pas violer, tu ne peux pas tuer; si tu le fais, tu ne respectes pas la loi. Et tu dois aller à l'école jusqu'à 18 ans, car si tu ne le fais pas, tu ne respectes pas non plus la loi...» 6. Mais quels autres arguments peuvent être évoqués dans la "dénonciation" du décrochage scolaire, à côté de cette mobilisation contre la loi de prolongation de la scolarité obligatoire? Il est à noter que si cet acte législatif crée un nouveau contexte dans lequel le problème du décrochage prend une signification sociale, il demeure sans incidence, hors d'une perspective constructiviste, sur la question structurelle de l'inadaptation de certaines couches de la jeunesse à l'école (ou de l'école à cette partie de la jeunesse ?). Bien entendu, nous le verrons bientôt, les intervenants dans la transaction sociale autour du décrochage scolaire ont trouvé d'autres griefs ou motifs de dénonciation: l'absence de mesures pédagogiques ou institutionnelles visant à "accrocher" le jeune à l'école, les pratiques discrétionnaires de certaines directions d'école, voire de certains agents éducatifs, l'état de délabrement dans lequel est laissé l'enseignement professionnel et l'incompétence ou l'absence de motivation de professeurs qui ne sont pas formés dans ce sens et qui ne désirent pas affronter les segments les plus vulnérables de la jeunesse scolarisée, etc. Face à un problème aigu et polymorphe, les arguments ne manquent pas. Pourtant, si l'on inverse la perspective, on constate que la complexité est surtout un obstacle à une perception sociale non déformée du phénomène. Encore nous exprimons-nous ici par euphémisme! Force est en effet d'admettre, lorsS En outre, il est à peine besoin de souligner que cette attitude intransigeante de la part des directions d'école est en contradiction flagrante avec le droit à l'éducation, garanti dans notre pays par des textes de loi fondamentaux, et repris dans le Pacte scolaire. 6Madame le Juge de la Jeunesse G. Dom, ibid. 72 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 que l'on tente de faire le point sur ce que la perception sociale retient du phénomène du décrochage, que le "tableau de réalité" ainsi constitué est pour le moins rudimentaire. Il en est d'ailleurs de même de la perception médiatisée par les "dénonciateurs" à légitimité quasi-officielle, tels par exemple les organismes de protection de la jeunesse, les associations de parents, les centres P.M.S. 1, les magistrats, etc. Témoin du caractère imprécis de la représentation sociale du décrochage scolaire, la limitation des indications rassemblées en cours de recherche et issues des instances parmi les plus compétentes dans la définition du problème : -l'âge moyen des jeunes concernés par le décrochage se situerait entre 15 et 17 ans (cf. C.P.J. 8, services de police, etc.) ; - «sur le plan de la répartition de la population, jeunes belges et immigrés se répartissent équitablement en ce qui concerne le désinvestissement scolaire» (c.P.J., 1984) 9 ; -Ies étapes du cursus scolaire les plus exposées au risque de décrochage seraient les deuxième et troisième professionnelles (cf. entretiens avec directeurs d'école, responsables de centre P.M.S., etc.) ; - l'information la plus fiable, confirmée par la plupart des intervenants, concerne les variations saisonnières des exclusions scolaires, qui connaîtraient des pointes importantes après le r= octobre et le 5 janvier, "dates fatidiques" auxquelles les directions d'école transmettent au ministère leurs chiffres de population, donnant droit aux ouvertures de classes (cf. normes d'encadrement) et aux subsides perçus par élève inscrit. Il faut toutefois préciser que cette information ne fait pas le partage entre les délestages par décision de l'institution (renvois), et les décrochages proprement dits, résultant d'une décision du jeune (auto-exclusion) ; - enfin, la donnée de perception sociale la plus incertaine, de façon significative, concerne l'ampleur ou simplement l'ordre de grandeur à accorder au phénomène du décrochage scolaire. Si l'on prend à nouveau pour référent les estimations des instances les mieux placées pour "formaliser" la représentation sociale du phénomène, on constate avec un mélange d'amusement et d'effarement que la plus consistante des tentatives de quantification réalisée à ce jour remonte à ... 1982. Il s'agit d'une louable mais modeste enquête menée à l'époque par le Comité de Protection de la Jeunesse de Bruxelles (c.P.J., 1984, appuyé ensuite par C.P.J., 1985) auprès d'écoles secondaires de l'agglomération bruxelloise, qui fournit une estimation du taux de rupture de scolarité (décrochages et délestages) dans ces écoles de l'ordre de 10 à 15 % (il est d'ailleurs piquant de relever 1Centres P.M.S. ou C.P.M.S. : centres Psycho-Médico-Sociaux. 8 Comité de Protection de la Jeunesse. 9 En l'absence de spécification, on suppose que la répartition par nationalités fournie par le C.P J. est exprimée en grandeurs absolues et non relatives - ce qui ne permet pas de trancher la polémique à propos de la sur-représentation des étrangers parmi les décrocheurs ... J.- P. Delchambre 73 qu'en fait cette enquête, du moins dans sa phase de collecte des données, a été réalisée avant la loi de prolongation de la scolarité obligatoire). Le flou qui entoure finalement la représentation sociale du décrochage scolaire n'est pas fait pour déforcer le point de vue constructiviste. Reconnaître qu'un problème social n'a pas besoin de formes précises pour constituer un enjeu de société conduit ipso facto à admettre le postulat d'une "élasticité" de la construction sociale d'un fait par rapport à ses propriétés objectives. Une telle vue incite à rapprocher la transaction sociale et symbolique productrice de la représentation du "problème" davantage des conditions de problématisation que des conditions de production réelle du fait social. Conditions de problématisation du décrochage scolaire Par "conditions de problématisation", nous entendons ces circonstances qui ont contribué à focaliser l'attention des agents sociaux et de l'opinion publique sur le phénomène du décrochage scolaire. Ces conditions sont à distinguer, au moins sur le plan analytique, des facteurs qui tendent à expliquer l'abandon de scolarité par certains jeunes. Si certaines conditions interviennent à la fois dans la problématisation et dans l'explication du phénomène, il en est d'autres qui pèsent d'un poids plus important ici ou là, ou même qui n'opèrent que dans un seul des deux registres. En particulier, la prolongation de la scolarité obligatoire jusqu'à 18 ans est un argument communément invoqué pour rendre compte de la croissance (supposée) du décrochage scolaire depuis 1983. Pourtant, on ne peut pas dire à proprement parler que l'allongement de la scolarité obligatoire provoque l'abandon de scolarité de certains jeunes; en revanche, elle met en évidence l'inadéquation de ces jeunes avec l'école qu'ils sont contraints légalement de fréquenter jusqu'à 18 ans ... En d'autres termes, sans cette mesure de prolongation de la scolarité obligatoire, le problème posé à travers la transaction sociale ne serait certainement pas le même ; pourtant, cet acte législatif n'a aucune incidence sur les fondements sociaux du phénomène de l'abandon scolaire, déjà existant avant 1983. A dater de l'installation du nouveau contexte légal, le "problème" deJ'inadaptation scolaire, jusque-là bien réel encore que banalisé socialement, prend une forme inédite, et rapidement alarmante : les jeunes qui échappent à la contrainte légale entrent en situation d'illégalité. Le décrocheur est non seulement pénalisable judiciairement mais, en plus, il n'est pas employable régulièrement. Le jeune qui recherche son indépendance avant 18 ans n'a donc plus la possibilité de participer à la vie économique : il est en fait forcé, sous peine d'être sanctionné judiciairement, de rester dépendant de ses parents et de l'institution scolaire. La loi de prolongation de la scolarité obligatoire apparaît bien comme la principale condition de problématisation du décrochage scolaire. Mais il en est d'autres qui contribuent également à 74 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 accroître et à orienter la visibilité sociale du phénomène. En voici un bref aperçu, modestement indicatif: - l'allongement de la période de transition (ou de "flottement") avant l'insertion professionnelle, qui s'accompagne d'une dépendance socioéconomique du jeune, n'est qu'un phénomène parmi d'autres qui brouille les repères socio-culturels d'une société en phase de mutation; - des contradictions peuvent être perçues dans le statut de l'adolescent, à qui l'on accorde de plus en plus d'autonomie (ainsi sur le plan formel: avancement de la responsabilité politique, juridique, etc.), mais que l'on maintient de force dans le champ scolaire structuré en fonction de principes relativement autoritaires et passablement déresponsabilisants ; -le discours sur le relèvement des exigences de l'école ("le niveau monte") qui, par un effet "d'apitoiement social", accroît l'inquiétude de l'opinion et des agents sociaux à propos des difficultés rencontrées par certains jeunes moins favorisés; -la perception de l'évolution technologique et de la déqualification relative qui en découle, provoque un effet de découragement (eà quoi bon étudier dans une école dépassée par le rythme des innovations ?») dont les répercussions sont similaires sur la construction du décrochage scolaire ; - la perte de leurs repères socio-culturels par certaines positions sociales déstabilisées et menacées de régression par la mutation générale en cours modifie la perception de la jeunesse dans ces franges de la population (<<la jeunesse n'est plus ce qu'elle était») ; le jeune semble plus imprévisible qu'autrefois (voir également l'incidence de cette représentation anxiogène sur les agents éducatifs les plus fragilisés, en particulier certains enseignants du professionnel qui subissent leur affectation comme une relégation sociale ... ) ; - dans le même ordre d'idées, certains réflexes "sécuritaires" peuvent amplifier le danger représenté par les jeunes à la rue, même si leur nombre n'augmente pas forcément (du moins on n'en sait trop rien ... ) ; -les réactions racistes de rejet des immigrés interviennent dans le même sens : on sait que la:fixation sur la couleur de la peau ou sur l'attribut ethnique dispense de se préoccuper encore sérieusement de l'évolution des flux migratoires ... Nous ferons l'économie, dans cet article, de la prise en compte des "conditions de production" du décrochage scolaire. Cette dimension du problème, certainement cruciale - surtout d'un point de vue "propositionnel" - nous mènerait trop loin en dehors du cadre de notre réflexion sur la problématisation sociale du décrochage 10. Les conditions de contexte qui entourent cette problématisation suffisent, étant donné notre objectif 10Nous renvoyons bien entendu à notre rapport de recherche (op. cit.), consacré prioritairement à fournir une explication du décrochage scolaire, assortie, dans la mesure du possible, de propositions de remédiation. 1,- P. Delchambre 75 de départ, à camper l'environnement à l'intérieur duquel nous allons à présent esquisser la transaction sociale qui a contribué à produire la représentation socialement diffusée du décrochage scolaire. La transaction interne à l'école Nous irons droit aux logiques qui informent les activités des agents les plus efficaces dans la production sociale du problème du décrochage à l'intérieur de l'école. La centration sur le rôle joué par les agents institutionnels nous permettra en effet de restreindre notre analyse Il. Ces agents, qui regroupent les directions d'école, mais également les enseignants et le personnel administratif 12, sont forcés, par responsabilité professionnelle, de se positionner face au problème latent de l'inadaptation scolaire de certains segments de la jeunesse, et, par-là, de rendre manifeste le phénomène du décrochage scolaire en même temps qu'ils renvoient une certaine représentation du problème. La perception du décrochage par les agents institutionnels incorpore le plus souvent deux schèmes mentaux caractéristiques et complémentaires. D'une part, les agents institutionnels ont tendance à externaliser la causalité du phénomène. Pour eux, l'école n'est pas le lieu des déterminations premières de l'inadaptation scolaire : le jeune viendrait avec une série de "handicaps" que l'école, malgré parfois des efforts de formation compensatoire (rattrapages, etc.), est finalement conduite à sanctionner de façon irréversible (échec, redoublement). Le thème de la distance séparant le bagage socio-culturel du jeune de la culture scolaire est dès lors inséparable, chez ces agents, d'un réquisitoire contre les "influences néfastes" subies par le jeune à l'extérieur de l'école (dans sa famille, à la rue, devant la télévision, etc., selon des modalités de composition diversifiées: par exemple, l'influence du groupe des pairs dans et hors de l'école est perçue comme inversement proportionnelle à l'emprise de la famille ... ). D'autre part, les agents institutionnels présentent habituellement un tableau dans lequel l'inadéquation des jeunes à l'école et finalement le déIl Les interactions entre partenaires de la situation scolaire (profs/élèves ...) mais aussi les rapports entre pairs, quoique décisifs dans la production effective du problème de l'abandon scolaire, ont une incidence moins directe sur la problématisation du phénomène, sans doute parce que parveuant plus difficilement à un niveau de visibilité sociale (cf. infra: transaction externe). Pour une analyse plus fouillée du système d'interactions scolaires, nous renvoyons à notre rapport de recherche, op cit. Signalons que J. Remy et M. Saint-Jacques (1986) fournissent les principes d'une analyse transactionnelle au sein de l'école. 12 La non-distinction entre les agents éducatifs et leurs supérieurs hiérarchiques est à bien des égards intenable (voir p. ex. l'effet délétère des "contrôles tâtillons" et "infantilisants" de certains directeurs ou inspecteurs [cf. J. Liesenborghs, 1990]). Nous pouvons la maintenir ici, par souci de simplification, à condition de limiter notre objet d'analyse aux établissements scolaires "déclassés", durement frappés par les problèmes de l'inadaptation scolaire et, de surcroît, points d'atterrissage d'agents éducatifs déçus par leur carrière professionnelle (affectation dans le professionnel vécue comme une relégation, techniciens passant dans l'enseignement après avoir échoué dans le privé, etc.), Dans de telles conditions, la plupart des agents institutionnels ont bien le sentiment de se trouver "dans la même galère". 76 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 crochage scolaire sont dus à des "déterminations lourdes" qui correspondent aux variables socio-démographiques classiques: position sociale, origine ethnique, niveau de vie, caractéristiques de l'habitat, mode de vie des parents, etc. L'accent est mis de cette façon sur la précarité des conditions matérielles d'existence, sur le degré d'inculture du milieu familial, ainsi que sur la pauvreté du langage (dans des termes proches des théories de B. Bernstein sur le code linguistique restreint des classes populaires) ou sur la vulnérabilité sociale de ces jeunes attirés par la délinquance, etc. Un tel discours peut étonner de la part d'agents encore portés, il n'y a guère, à idéaliser le rôle, la "mission" de l'école, en minimisant le poids des contraintes extra-scolaires. Nous pourrions appeler humaniste le modèle qui inspirait de tels discours idéalistes ; on le trouve à l' œuvre, déjà parfois à partir de la seconde moitié du XIX" siècle, et en tout cas pendant les deux premiers tiers du xx" siècle, aussi bien dans l'école publique, "républicaine" en France, que dans l'école confessionnelle, certes avec des nuances ... Ce renversement de ce que l'on pourrait appeler, sans accent péjoratif, l'idéologie des agents scolaires, traduit assurément un nouveau fatalisme face aux difficultés d'intégrer à l'école une fraction importante de la jeunesse actuelle. Ainsi les agents scolaires insistent-ils sur la disproportion radicale existant entre les leviers d'action et les moyens dont ils disposent pour lutter contre le désinvestissement des jeunes à l'école, et le caractère massif, insurmontable, des problèmes auxquels ils ont à faire face. Nous disions que ces deux traits de la perception des agents institutionnels - la tendance à rejeter en dehors de l'école la causalité du décrochage, et à la faire correspondre à des déterminations sociales massives étaient complémentaires. En effet, ils contribuent à désimpliquer l'institution scolaire et ses agents de la responsabilité du décrochage scolaire, en imputant sa production au niveau des réalités sociales les plus contraignantes et par conséquent aussi les plus difficilement modifiables. Cette représentation renvoie ainsi par la même occasion une image fataliste du décrochage scolaire, en tant que phénomène implacable et irréductible à moins de transformerles structures sociales les plus inflexibles, ce à quoi nos modes de pensée politiques ne nous ont plus habitués depuis la prétendue faillite des idéologies ... Cette perception du décrochage scolaire par les agents scolaires n'est pas inéluctable. Un tableau plus nuancé devrait inclure ce fait qualitativement décisif selon lequel les agents institutionnels qui ont tendance à internaliser les causes du décrochage ainsi qu'à identifier un niveau de causalité accessible à une action de moyenne portée (sans qu'il soit question, évidemment, de gommer le niveau bien réel, mais difficilement "opérationalisable" parce que peu discriminant 13 des 13 I.-E. Charlier, au départ de notre recherche, nous acculait à la réflexion suivante: «Dans une même école, une même classe, à conditions sociales et familiales comparables, comment se fait-il que d'aucuns s'évadent, quand les autres restent dans les limites du permis ?» (note de travail interne). 1.- P. Delchambre 77 "déterminations lourdes") sont aussi ceux qui réussissent le mieux, effectivement, à réduire le phénomène du décrochage, c'est-à-dire à "accrocher" leurs élèves. Au passage, on constate que la construction sociale de la réalité oriente l'action bien concrète que l'on peut mener dans le cadre de cette réalité construite. Toutefois, sous l'angle de la problématisation sociale, la représentation "extemalisante-fataliste" du décrochage scolaire nous paraît beaucoup plus prégnante. Nous pouvons ajouter, sans que cette remarque ait valeur de représentativité statistique, que dans les établissements que nous avons visités, ce type de discours était véhiculé par les directions ainsi que par la majorité des enseignants. Parmi ces derniers, la plupart correspondaient, sans qu'il soit besoin de tellement grossir le trait, à la figure du prof "démotivé", désabusé, parfois aigri, vivant son affectation sur le "front" de la lutte contre les difficultés scolaires comme une relégation, et en tout cas rarement préparé à affronter - et l'on sait que dans pareil cas, ce mot n'est pas trop fort - une classe de jeunes "défavorisés", retardés scolairement, indifférents sinon hostiles à l'école. Cette acceptation et cette naturalisation de l'image "extemalisante-fataliste" du décrochage scolaire par bon nombre d'agents internes à l'école, va avoir une incidence sur la gestion des cas de décrochage, et même plus largement encore sur l'attitude de l'institution face aux jeunes potentiellement en rupture de scolarité. Sans entrer dans les détails, nous pouvons relever cette tendance des écoles, apparue au cours de la décennie passée, à se délester sans beaucoup de gêne des élèves jugés menaçants ou dangereux pour l'ordre scolaire - qui est surtout, d'après notre regard, un ordre disciplinaire! - ou simplement inadaptés par rapport au niveau d'exigences de l'établissement. Dans le premier cas, la forme la plus courante de délestage est le "renvoi pour motifs disciplinaires" ; dans le second cas, le renvoi est déguisé en une réorientation forcée, dans une filière au rabais ou dans une institution d'accueil parallèle, spécialement conçue pour recevoir les jeunes incapables de fréquenter les filières classiques (général, technique, professionnel) du système d'enseignement. Le développement récent de ces institutions parallèles (par exemple l'enseignement spécial ou les C.E.H.R.) répond bien entendu à un souci de cohérence de la part du législateur. On ne peut imposer la scolarité obligatoire jusqu'à 18 ans sans prévoir des lieux adéquats où recevoir la minorité de jeunes qui ont plus besoin d'un traitement psycho-motriciel ou d'un travail d'assistance sociale que d'un encadrement pédagogique tel que celui fourni dans les filières classiques d'enseignement. L'inflation des délestages opérés par les établissements scolaires peut apparaître, dans cette optique, comme un effet pervers de l'aménagement de cette zone-tampon destinée à empêcher le déversement des éléments "défectueux" hors du système d'enseigne- 78 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 ment 14. Formellement parlant, le délestage se distingue du décrochage. Toutefois, sous l'angle de la problématisation sociale, ces deux thèmes sont régulièrement amalgamés, principalement dans le chef des agents sociaux qui dénoncent certaines pratiques irrégulières des institutions scolaires envers les jeunes. C'est ainsi que le décrochage scolaire, associé à la question du délestage, a pu constituer un point de cristallisation dans la transaction externe à l'école, mobilisant en particulier des intervenants qui revendiquaient la reconnaissance des droits des élèves à l'intérieur de l'école. La transaction externe à l'école On peut répartir la multiplicité des interventions externes à l'école ayant trait à la problématisation sociale du décrochage scolaire selon deux constellations principales. La première, que nous avons déjà abordée, regroupe les arguments échangés par les adversaires et partisans de la loi de prolongation de la scolarité obligatoire. Condamnations de fond ou critiques démasquant des motifs inavoués de cet acte législatif ont obligé les promoteurs et les défenseurs de cette loi à réagir et à se justifier aux yeux de l'opinion publique. Dans ce débat, où l'éclat des dénonciations a pourtant porté ombrage aux témoignages de bonne foi, aux explications embrouillées ... ou aux stratégies de diversion des responsables politiques, chacun semble être resté sur sa position, dans l'attente d'une modification du statu quo, à ce jour improbable: rien, en effet, n'annonce une remise en question du régime de l'obligation scolaire jusqu'à 18 ans. Par ailleurs, étant donné les contraintes budgétaires actuelles, peu pourrait être fait en faveur tant d'un meilleur encadrement pédagogique des jeunes obligés de fréquenter l'école jusqu'à un âge "avancé", que d'un rapprochement du système éducatif des réalités nouvelles d'une société en phase de mutation. Rapidement cependant, les instances dénonciatrices ont pu trouver un autre terrain propice à une activité revendicative autour de la question du décrochage scolaire. Ce sont principalement des organismes de service juridique ou de protection de la jeunesse, mais aussi parfois des magistrats, voire des associations de parents, qui ont commencé à focaliser l'attention du public sur certaines pratiques abusives ou irrégulières des établisse- 14 Il Y a un effet indésirable, d'après la vocation première de ces institutions parallèles, de croissance incontrôlée des flux dirigés vers elles. Mais si l'on fait éclater cette perspective, il est clair que la question posée est beaucoup plus complexe et rejoint en quelque sorte la crise que DOUS évoquions précédemment du modèle "républicain-humaniste" de l'école. Comment obliger toute une classe d'âge jusqu'à 18 ans, tous milieux sociaux confondus, à fréquenter une école encore conçue selon les orientations du modèle culturel industriel et bourgeois ? Certaines structures parallèles, faiblement institutionnalisées, parviennent ainsi à remplir une fonction d'enseignement différencié à travers une série de compositions, d'aménagements, d'innovations rendus possibles à la base précisément grâce au faible niveau de formalisation de ces structures. J.- P. DeIchambre 79 ments scolaires dont les jeunes seraient victimes. Ont ainsi été mis au jour des aspects de ce que l'on pourrait appeler la violence institutionnelle qui imprègne les rapports des agents scolaires aux élèves dans certaines situations : sanctions disproportionnées par rapport aux faits reprochés, renvois pour motifs futiles ou pour des raisons d'ordre pédagogique, sanctions collectives, absence de garanties procédurières lors de l'accusation d'un élève ou non-respect des procédures lorsque celles-ci existent, confusion des registres scolaire et disciplinaire (dans un sens comme dans l'autre), refus d'inscription en cours d'année, etc. Une remarque s'impose ici sur le statut de ce type de transaction. Cette dénonciation, de la part d'agents externes à l'école, de pratiques ou de mécanismes internes au champ scolaire, met naturellement en contact les deux versants (externe/interne) du processus de problématisation sociale du décrochage. Toutefois, pour l'heure, nous n'envisageons que la manière dont ces instances dénonciatrices rendent publiques certaines "injustices" ou du moins certains faits interpellant notre raison pratique (notre conscience ajustée aux standards normatifs de notre société), jusque-là trop bien confmée dans le champ scolaire. Ce qui justifie que nous placions ce point au centre d'une seconde constellation de transactions externes à l'école. Le rapport entre transaction externe et transaction interne sera abordé dans le point suivant, particulièrement à travers la prise en compte des réactions des agents scolaires face aux mises en cause de l'école par ces "dénonciateurs publics". Nous nous proposons d'envisager quelques situations parmi les plus typiques, et pour fmir exemplaires, qui servent à asseoir la légitimité des récriminations des agents contestataires. Les principaux motifs de dénonciation des pratiques discrétionnaires de la part des institutions scolaires peuvent être repérés dans les cas suivants : - «Alain est inscrit depuis septembre dans une importante école de la ville de Bruxelles. TI est âgé de 13 ans. Le 21 octobre, le sous-directeur lui signifie son renvoi pour motifs disciplinaires. Le C.P.M.S. n'est au courant de rien. Le garçon annonce lui-même à son père son exclusion de l'école. La visite rendue par le père à l'école ne modifiera en rien la décision. Toutes les écoles contactées, y compris l'Athénée de sa commune, refusent l'inscription de ce garçon de 13 ans. Ce cas est d'une banalité journalière» 15. Ce cas banal concentre, au regard des standards normatifs mobilisables dans notre société, les "motifs d'indignation" suivants: non-respect de règles procédurières dans la décision de renvoi (la rapidité du renvoi, peu de temps après la date fatidique du 1er octobre, ainsi que la non-consultation des instances chargées d'intervenir en cas de difficulté d'intégration d'un élève, mais aussi l'absence d'avertissement des parents et le caractère irrévocable de la mesure de renvoi, semblent indiquer pour le moins une prise de décision sommaire, sinon arbitraire de la part de la direction ... ), non-respect du droit fon- 15 C.P J., 1984, Op.cit. Outre les "affaires" que nous avons pu observer dans le cadre de notre recherche, les sources les plus importantes sont ici les C.P.J. et autres organismes juridiques intéressés par le droit des jeunes (cf. Centres Infor-Jeunes ...). 80 Recherches Sociologiques, 1991/l-2 damental à l'éducation (cf. les refus d'inscription), sans compter le soupçon de disproportion de la sanction par rapport aux faits reprochés (voir le flou qui entoure généralement l'évocation de "motifs disciplinaires" par les agents institutionnels ... ). - Un jeune faisant l'objet d'une ordonnance du juge de la jeunesse, est sommé par ce dernier de trouver une école en cours d'année (après avoir décroché), sous peine d'être placé dans une institution fermée. Le jeune parvient à trouver une école qui accepte de l'inscrire. Mais la déléguée du juge, dans un accès d'excès de zèle, téléphone à la direction de cette école pour vérifier si le jeune est bien inscrit comme il le prétend. La direction, apprenant que le jeune est suivi par le juge de la jeunesse, décide sur le champ de le renvoyer sans doute pour ne pas nuire à l'image de marque de l'école. Le jeune est victime d'une décision de renvoi arbitraire, suite à la violation du secret professionnel de la part du travailleur social! D'autres renvois pour des faits extérieurs à l'école sont avérés, ainsi cette "affaire" : la direction d'une école apprend qu'un de ses élèves est interrogé par la police pour une série de vols dont il est soupçonné. La décision d'exclusion est immédiate et signifiée oralement aux parents (absence, ici aussi, de règles de procédure garantissant l'équité de la décision). Le centre P.M.S. n'est pas averti, n'est pas sollicité et ne peut donc pas intervenir avant la décision de renvoi. - Elève renvoyé, avec pour motif: "chahuts répétés" et devoirs non faits (sanction disproportionnée). Le centre P.M.S. est contacté après le renvoi, en vue de fournir au jeune une liste d'écoles où chercher pour se réinscrire. Les remarques des bulletins précédents montraient une progression constante de l'élève (<<Continue comme cela !»... ), qui se fait donc "briser" en phase de redressement, sous prétexte d'un comportement dissipé peut-être seulement conjoncturel. .. Nous avons observé par ailleurs, au niveau cette fois des interactions entre partenaires de la situation scolaire, des attitudes inflexibles de la part d'agents éducatifs qui entraînaient les jeunes dans des modèles d'interactions en escalade (ou des stratégies de la tension) souvent fatals pour ces jeunes. Sans doute prenons-nous part ainsi à la dénonciation, cautionnant ce propos de B. Van Keirsbilck (Service Droit des Jeunes) qui relevait les pratiques de certains agents institutionnels revenant à "faire basculer un élève en bout de course". Exemple: l'attitude "hiérarchiqueautoritaire" de certains enseignants, qui n'acceptent pas l'idée d'être remis en question par les élèves, peut engendrer des pratiques discrétionnaires, telle la réaction de ce prof qui impose "par erreur" 4 heures de retenue à deux élèves, et qui refuse de revenir sur sa décision, considérant que ces élèves peuvent être punis «pour tout ce qu'ils ont fait avant» ! - Elève renvoyé pour avoir volé les questions d'examen. Pour commettre un tel acte, le jeune devait posséder, selon la direction, un double des clés permettant d'accéder au local où ces questions étaient rangées (naturellement, l'hypothèse selon laquelle la porte de ce local aurait pu rester ouverte un instant est négligée d'office ... ). Malgré les protestations d'innocence du jeune, l'école a fait changer les serrures des 105 portes de l'établissement (!) et a envoyé la facture au responsable présumé du vol. On n'a jamais cherché à établir aucune preuve: la suspicion suffit à justifier le renvoi de l'élève ! Aucune procédure n'a été appliquée, par "manque de temps" (sen période d'examens, on a d'autres chats à fouetter» ... ). - TIn'est pas rare d'assister à des renvois motivés par des raisons d'ordre pédagogique, tels le manque de motivation au travail, la passivité ou les résultats scolaires insuffisants. Une affaire du mois de juin '89 illustre de façon spectaculaire la con- J.- P. Delchambre 81 fusion entretenue à propos des registres scolaire (les performances du jeune) et "disciplinaire" (son comportement à l'école) : une trentaine d'élèves d'un établissement bruxellois n'ont pu présenter leurs examens de fin d'année. Motif invoqué: «un comportement trop dissipé pendant l'année» ! C'est l'occasion de relever les cas, trop nombreux pour en épingler un seul, de sanctions collectives, pouvant aller jusqu'au renvoi. - Toujours au chapitre de la "violence institutionnelle", nous pouvons indiquer les différents rapports à la norme imposés aux divers partenaires de la situation scolaire : alors que les élèves, par delà la contrainte qui les oblige à se soumettre strictement à la règle, sont parfois victimes d'abus de pouvoir de la part des agents institutionnels, ces derniers s'octroient une possibilité de jeu vis-à-vis de la norme. Autrement dit, les degrés de liberté sont uniquement du côté des agents scolaires, ce qui justifie les récriminations des jeunes qui se plaignent que «le règlement, on n'en réclame l'application que pour les élèves» ... Voyons quelques exemples: un jeune reproche à son professeur (en notre présence) : «Tu arrives toujours en retard à l'école, on devrait te donner des sanctions comme à nous». Par ailleurs nous avons été témoin de plusieurs cas de sanctions corporelles, pourtant prohibées légalement. Ce qui donne d'autant plus d'épaisseur au témoignage émouvant de ce jeune, à l'adresse d'un professeur: «Hier tu as poussé le banc sur ma poitrine, j'ai eu mal, je voulais te donner une de ces pêches, mais je me suis calmé, si je te l'avais donnée, j'aurais été renvoyé de l'école. Vous les profs vous avez toujours raison, si on vous insulte on est directement renvoyé ... », - Enfin, nous avons gardé pour la fine bouche cette affaire assez ahurissante, lancée par le Service Droit des Jeunes de Bruxelles, reprise par le C.P J. et répercutée dans la presse 16: une école de l'agglomération bruxelloise demande aux parents d'élèves arrivant en cours d'année de signer un document (non daté !) que nous reproduisons in extenso: «Je soussigné [... ] déclare avoir été prévenu des nombreuses absences de mon fils Y par l'école où il est inscrit. Je reconnais avoir de nombreuses difficultés à faire obéir ce garçon et ne pas le recevoir à mon domicile régulièrement. Je le retire de mon plein gré à dater de ce jour, Signé X.». Chantage et hypocrisie. Cela se passe de commentaire. Nous pourrions résumer les accusations dont est chargée l'institution scolaire, dans cette transaction sociale, en recourant précisément à l'analogie entre l'école et le tribunal. Cette comparaison, sur base analogique, est justifiée par le fait que c'est finalement I'horizon normatif de la justice, à prétention universalisable, qui sert de ressource référentielle dans la mobilisation de certains acteurs contre les pratiques discrétionnaires ou arbitraires de l'institution scolaire. En particulier, il est tentant de rapprocher la comparution d'un élève devant la direction de son école (principalement le préfet de discipline) et la traduction d'un prévenu de droit commun devant un tribunal. Notons tout d'abord qu'au tribunal, la définition sociale de la faute est engagée par de nombreux intervenants (interaction et confrontation entre l'accusé, la victime, le plaignant ou la partie civile, le juge, l'avocat de la 16 Voir Le Soir du 26~189. 82 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 défense, le procureur, la police, les témoins, les experts ... ). Dans le cadre scolaire, la plupart de ces rôles peuvent être combinés dans une seule et unique personne: l'agent éducatif, pour les litiges réglés à l'intérieur de la classe (réprimandes, punitions ... ), et le directeur (ou le préfet de discipline) pour les litiges dont le règlement est renvoyé auprès des plus hautes instances de l'école. Dès lors, ces personnages au pouvoir discrétionnaire peuvent être à la fois requérant, détective, procureur, juge, jury et exécuteur! Plus grave encore: l'élève soupçonné ou accusé d'une infraction à la règle ne peut généralement disposer d'une défense véritable, contrairement à la pratique régulière de toute justice digne de ce nom. On peut constater et déplorer le fait particulièrement choquant que, dans la plupart des cas, le jeune ne parvient pas à se faire entendre, fut-ce partiellement. Ce qui est d'autant plus fâcheux que dans la justice de l'école, nouvelle aberration, c'est au "prévenu" à faire la preuve de son innocence! 17Enfm, aucun crédit n'est généralement accordé aux témoignages en faveur de la défense lorsqu'ils émanent des pairs (somme toute, seuls les témoins à charge, voire même la seule institution scolaire pourtant juge et partie, ont leur mot à dire). Toute justice respectable se caractérise également par l'application sereine de procédures formalisées, ce qui implique que le jugement ne soit pas précipité ni surtout approximatif. Au terme des délibérations, la sentence prononcée est toujours justifiée et les parties impliquées dans le procès peuvent, si elles le souhaitent, interjeter appel. Au contraire, dans le cadre scolaire, le traitement de la déviance est trop souvent expéditif, même lorsqu'il s'agit de cas graves échappant à la déviance routinière. L'énoncé du verdict semble se suffire à lui-même, le motif de la sanction tenant lieu d'explication. Les élèves (ou les parents) ont rarement des possibilités de recours. Soit que l'on n'ose pas intervenir, à propos d'un litige mineur, par crainte de représailles ultérieures (<<êtremal vu par le prof»), soit que les possibilités de recours légal soient techniquement 18ou socialement 19hors de portée. Rapport entre transactions externe et interne La formalisation de cette analogie entre l'école et le tribunal n'est sans doute pas poussée à bout par les agents dénonciateurs des pratiques irrégulières de l'institution scolaire. Pourtant, même partiellement verbalisée, 17H. Arendt verrait là un trait caractéristique tinnions totales». des «systèmes totahtaires», 18Voir, par exemple, la question des délais à respecter 19Faut-il le préciser,les difficultés à manier l'appareil Gotfrnan une dimension des «ins- pour les recours en référé. judiciaire augmentent avec la "distance" sociale. Ce qui justifie d'ailleurs le travail des services juridiques qui voudraient compenser cette "incompétence sociale" des positions les plus démunies. donc aussi les plus vulnérables. J.- P. Delchambre 83 il ne fait guère de doute qu'elle informe leur action revendicative. Preuve en est le niveau auquel se situent ces agents lorsqu'ils proposent des garanties contre les pratiques abusives de l'institution scolaire: les défenseurs du droit des élèves attendent en effet que le mouvement de juridictionalisation, dont on peut dire qu'il constitue une des tendances lourdes de nos sociétés à rationalité croissante, pénètre à l'intérieur de l'école 20. TI ne s'agit plus ici uniquement de dénoncer les pratiques "inadmissibles" de l'institution scolaire. Les agents contestataires (les dénonciateurs) se font donc offensifs, envahissent le registre propositionnel et mobilisent autour d'un cadre normatif dont ils tirent des mesures à appliquer précisément à l'intérieur du champ scolaire. Grâce à une pression externe, ces agents espèrent agir sur les modes de gestion internes à l'école, de préférence via la médiation des pouvoirs publics qui rendraient contraignantes les nouvelles garanties procédurières destinées à protéger les élèves contre l'arbitraire toujours possible des agents institutionnels en position d'autorité très privilégiée (par rapport aux jeunes, s'entend). La juridictionalisation du champ scolaire ne signifie pas la banalisation des recours aux cours et tribunaux judiciaires pour régler les litiges internes à l'école. Les agents qui revendiquent une reconnaissance du droit des élèves admettent que l'intervention de l'autorité judiciaire pour trancher des affaires d'exclusion scolaire représente une mesure coûteuse et extrême. Et c'est précisément pour éviter, autant que faire se peut, cette situation de "dernier recours", que ces agents insistent pour que soit reconnue la conception de l'élève comme sujet de droit, qui, pour ne pas rester lettre morte, doit s'accompagner d'un cadre de référence juridique, sorte de garde-fou, comprenant prioritairement une série de garanties procédurières internes à l'établissement scolaire. Pour illustrer cette "offensive juridique" de la part des défenseurs du droit des jeunes à l'école, nous pouvons rappeler quelques mesures qui composeraient la procédure de renvoi minimale à respecter par les écoles, telle qu'elle se dégage du débat public, en prenant ici appui sur les recommandations de la C.N.A.P. 21 à propos de l'exclusion scolaire 22 : - n s'agit d'abord de mettre en œuvre toute mesure susceptible de prévenir l'exclusion. Lorsque des comportements déviants se manifestent, des sanctions de gravité appropriée sont à appliquer, depuis le simple avertissement jusqu'au renvoi tem- 20 Le droit des jeunes à l'école tend, de plus en plus, à devenir une ressource non seulement symbolique, mais aussi juridique. La Convention internationale des droits de l'enfant, adoptée par les Nations Unies en 1989, crée ainsi un nouveau contexte juridique (de la même manière que la loi de prolongation de la scolarité obligatoire de 1983 en Belgique) dont nous avons omis ici délibérément les implications dans le champ scolaire, faute de place, donc à charge de développements ultérieurs. 21 Confédération Nationale des Associations de Parents. 22 Documents de la C.N.A.P. tels que Renvois d'élèves, Bruxelles, juin 1984, ou plus récemment un document sur l'exclusion scolaire daté du 27/02/1987. Voir aussi J.-E. Charlier, qui évoque la portée des travaux revendicatifs à propos de l'exclusion scolaire (1987, p. 184 et sv). 84 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 poraire en utilisant de préférence des sanctions positives qui permettent à l'élève de s'amender par l'accomplissement d'une tâche utile à son progrès personnel ou à la communauté. La sanction ne peut se suffire à elle-même. On veillera surtout à adopter une attitude d'accueil et de compréhension via, par exemple, des entretiens préventifs avec l'élève et ses parents, un parrainage de l'élève en difficulté par un adulte avec lequel le jeune a des affinités. - La matérialité des faits reprochés à l'élève doit être établie. Ce n'est pas à l'élève à faire la preuve de son innocence en cas de litige mais à l'école de prouver la faute. - Aucune mesure d'exclusion ne peut être prise sans que l'élève n'ait été entendu. L'exclusion requiert le respect des droits de la défense. L'élève (et ses parents s'il est mineur) doit être entendu, disposer d'un délai pour préparer sa défense, avoir accès aux pièces sur lesquelles porte l'accusation. Dans certains établissements, la décision de renvoi est prise par le directeur après avis d'un comité de gestion paritaire composé de deux élèves en plus de l'élève concerné, de deux professeurs et du directeur. - Les exclusions collectives doivent être proscrites. - Des problèmes pédagogiques ou d'insufflsance de résultats ne peuvent justifier le renvoi de l'élève, même s'ils peuvent nécessiter une réorientation. - La décision de renvoi ou d'exclusion doit être prise par les autorités responsables. Elle ne peut être prise par le conseil de classe, lequel doit conserver son rôle de guidance et non se transformer en conseil de discipline. - Aucun renvoi ne pourrait être prononcé pendant les périodes de bilan et devrait être évité dans les semaines qui les précèdent. - Toute mesure d'exclusion doit être notifiée aux parents. - L'établissement qui exclut un élève en garde la responsabilité jusqu'à ce qu'une école d'accueil ait été trouvée. L'activité revendicative autour du statut de l'élève comme sujet de droit, et plus encore l'engagement en faveur de l'imposition de garanties formelles contre les pratiques arbitraires des agents institutionnels, sont perçus par les professionnels du champ scolaire comme des tentatives d'ingérence difficilement acceptables. L'intervention de l'autorité judiciaire est déjà très mal ressentie par l'école qui se sent atteinte dans sa souveraineté. Dans ces conditions, tout projet visant à l'élargissement du processus de juridictionalisation à l'intérieur de l'école suscite non seulement de la mauvaise humeur mais surtout une sérieuse opposition de la part des agents scolaires, en particulier des directions d'école qui ont admis, de fait, le délestage et le décrochage comme outils "normaux" de gestion ou de régulation de l'institution scolaire. En somme, l'école fait de la résistance. Elle refuse non seulement les perspectives ouvertes par le débat public, en particulier par les groupes de pression qui défendent une conception de l'élève comme sujet de droit, mais qui plus est elle escamote, quand elle n'enfreint pas purement et simplement, certaines dispositions ayant pourtant force de loi (voir les renvois collectifs, ou les refus d'inscription). Envisagé sous cet angle, le rapport entre transaction externe et transaction interne, ou encore la dialectique entre pressions externes et modes de J.- P. Delchambre 85 gestion internes, semble donner un avantage argumentatoire aux défenseurs du droit des élèves à l'intérieur de l'école. Pourtant, même si les professionnels du champ scolaire sont parfois contraints d'adopter, sur ce terrain, un profil défensif, ils paraissent assez solidement campés sur une position finalement peu entamée par le débat public. L'analyse gagne ici en clarté si l'on dissocie le registre de la rhétorique ou du débat public et celui de l'implantation sociale des positions en présence. Sur le plan des principes, on conçoit aisément qu'il soit difficile, sinon risqué, de s'opposer à un mouvement de juridictionalisation figuré comme un élargissement à l'école des conquêtes "démocratiques" en faveur d'un droit à prétention universaliste. Les agents scolaires, dans un débat ayant pour référent l'idéologie-éponge des droits de l'homme, semblent condamnés à adopter un profil bas tant qu'ils refusent de reconnaître le jeune comme sujet de droit à l'école, et d'en tirer les conséquences pratiques. Bien entendu, les agents scolaires vont tenter d'esquiver la question centrale du statut de l'élève à l'école. Tout en évitant l'interpellation de front (et de fond), ces agents sont d'ailleurs parvenus à faire mieux que se défendre: ils ont lancé une contre-offensive non dénuée d'intérêt en dénonçant les effets pervers des mouvements de juridictionalisation. Accentuer la formalisation des pratiques scolaires conduirait, d'après eux, à uniformiser la richesse de la pratique quotidienne des agents éducatifs, à supprimer la possibilité du traitement au cas par cas (lequel, prétendent les adversaires de la juridictionalisation, comporte plus d'avantages que d'inconvénients lorsqu'il est appliqué dans un contexte positif et serein), et à déposséder les agents du champ scolaire de leurs capacités d'initiative, ou du moins à émousser leur volonté et leur motivation. Notre rôle ici n'est pas bien sûr de répondre à ces arguments. Relevons simplement le référent informant le discours des opposants au mouvement de juridictionalisation : la valeur mobilisée à travers cette réplique est l'autonomie. Elle vient ainsi subtilement concurrencer la reconnaissance du sujet de droit, alors que ces deux ressources symboliques paraissaient aller de pair dans la configuration culturelle et philosophique qui leur a donné naissance. Par ailleurs, on remarquera, à travers le combat que se livrent partisans et adversaires de la juridictionalisation à l'intérieur de l'école, une nouvelle illustration du débat classique entre l'intérêt particulier et l'intérêt général. En l'occurrence, l'intérêt du jeune victime d'une violence institutionnelle, contre l'intérêt de l'institution aux prises avec des difficultés qu'elle peut à peine juguler en recourant à des modes de gestion expéditifs sinon irréguliers. Ainsi donc, les professionnels du champ scolaire ne se défendent pas si mal sur le plan argumentatoire du débat public. Leur position semble encore se renforcer si elle est envisagée à présent sous l'angle de sa résonance ou de sa représentativité sociale. Il faut rappeler au passage la fragilité de certaines positions normatives ou idéologiques discursivement fortes à 86 Recherches Sociologiques. 1991/1-2 un moment donné mais sans incidence réelle (ou profonde) sur le magma social de cette époque. Si l'on est fondé de parler, avec Castoriadis, d'une «institution imaginaire de la société», il faut aussi admettre conjointement, pour rendre compte de certaines situations "instituées", la prépondérance d'une infrastructure sociale et imaginaire lestée des nombreuses forces d'inertie qui traversent le social. Ce petit détour permet d'éclairer cette connivence entre l'imaginaire social constitué autour du décrochage et l'attitude inflexible d'une bonne partie des agents internes à l'école. Le raidissement des agents scolaires face aux tentatives externes d'imposition d'une solution juridique aux problèmes de gestion des cas d'élèves en rupture de scolarité ou (r)éprouvant l'ordre scolaire, est favorisé en effet par l'image négative du décrocheur ou du fauteur de trouble. Cette image s'est constituée socialement après que la perception "misérabiliste" des jeunes victimes de la crise ou de l'exclusion sous toutes ses formes se soit transmuée en perception en termes de menace ou de dangerosité (cf. supra). Difficile de traduire ce fait à l'aide d'un schéma causal; l'approximation d'une convergence ou d'un support mutuel à partir de la mesure weberienne des homologies structurales paraît davantage indiquée. Ainsi, dans un contexte où le décrocheur est chargé d'une connotation inquiétante, les agents scolaires peuvent mobiliser, à travers des pratiques sans doute rarement conscientes ou a fortiori malveillantes, toute la puissance du bon sens qui commande la prudence et le réalisme, surtout s'il est question de reconnaître au jeune un statut plus équitable à l'école, du moins en rapport avec les grandes orientations normatives du modèle démocratique-libéral de notre société. Où l'on rencontre, pour finir, cette réalité sociologiquement avérée, bien qu'indisposant les bonnes consciences, qui veut qu'il soit socialement coûteux, au-delà du débat d'idées, d'accorder des droits à ceux qui incarnent une partie de nos "classes dangereuses" ... Références bibliographiques A.P.A.J.I., Atelier Marollien, D.E.F.I.S., 1984 Cahier noir de l'exclusion seo/aire. Bruxelles, av. Clémenceau BOLTANSKI 10. L., 1990 L'amour et la justice comme compétences. Trois essais de sociologie de l'action, Paris, A.M. Métailié CHARLIER J.-E., 1987 Les logiques internes des districts seo/aires. Rites et images d'éco/es secondaires, thèse de doctorat, département de sociologie, V.C.L. C.N.A.P. (Confédération Nationale des Associations de Parents), 1984 Renvois d'élèves, juin. CONf ACT (revue du Comité de Contact des Organismes d'Aide à la Jeunesse) 1989 Le décrochage scolaire. Causes et remèdes, n" 5, avril. J.- P. Delchambre 87 C.P.J. 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TOURAINE A., 1976 "Crise ou mutation T', in Au-delà de la crise, Paris, Seuil. TuLKENSFR., 1984 "La loi du 29 juin 1983 concernant l'obligation scolaire: ses répercutions dans l'enseignement professionnel", C.R.I.D.E., mai. SOCIAL COMPASS International Review of Sociology of Religion Edited by F Houtart and A Bastenier University of Louvain, Belgium For more than thirty years, Social Compass has provided a unique forum for all scholars in sociology, religious studies, anthropology and theology concerned with the sociology of religion. Each issue is devoted to a coherent thematic debate on a key area in current social scientific research on religion in society. The journal is interdisciplinary, international and interdenominational in its approach. The journal publishes articles in English or French: articles in English are furnished with abstracts in French, and articles in French carry an English abstract. Published in March. June. September and December Ic.,SN m7-7hH6 Sage Publications Ltd, 6 BonbiU Street, London EC 2 A 4PU, UK Sage PubUcations Ltd, PO Box 5096, Newbury Park, CA 91359, USA J.- L.Guyot : 89-103 Problèmes institutionnels et problèmes organisationnels : le cas des perspectives de populations universitaires par Jean-Luc Guyot • L'objectif de cet article est de proposer, à partir de deux recherches menées dans le domaine des perspectives de populations scolaires, un cadre d'analyse des problèmes sociaux et des interventions que ceux-ci entraînent. Dans un premier temps, l'auteur souligne les différences qui existent entre les deux recherches considérées, tant au niveau des préoccupations et de la rationalité des commanditaires qu'au niveau de la position que ceux-ci occupent sur la scène sociale. Ensuite, à partir de ces différences, une typologie des problèmes "à dimensions sociales" est proposée et les divers types d'initiatives qui peuvent en découler sont analysés en relation avec la nature des acteurs qui sont à la base de celles-ci. Pour conclure, l'auteur pose un certain nombre de questions à propos du rôle du sociologue face aux problèmes "à dimensions sociales" et à leur résolution. Il arrive parfois que les acteurs sociaux ou économiques fassent appel au sociologue pour définir et présenter une réflexion originale et de nouveaux outils d'intervention pour faire face à certaines difficultés auxquelles ils sont confrontés. Le sociologue est alors perçu comme le spécialiste auquel on peut confier la résolution de "questions sociales". Cette conception techniciste du travail sociologique s'accompagne souvent d'une incapacité à définir clairement les motifs pour lesquels l'acteur s'est adressé au sociologue. Les attentes de ce dernier vis-à-vis du sociologue seront parfois imprécises: «Nous nous adressons à vous parce que vous êtes le spécialiste du social. Nous avons en effet besoin de votre • Institut de démographie de l'U.C.L. 90 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 point de vue et de vos méthodes parce que nous nous trouvons face à un problème, une question à dimensions sociales, qui fait intervenir du "social" ... », Sous cette appellation vague et générale de "question à dimensions sociales", le sociologue découvrira des attentes et des enjeux de natures on ne peut plus diverses. Tantôt, il s'agira de mettre sur pied un programme d'intégration des jeunes immigrés dans une commune économiquement défavorisée, tantôt il sera question d'assurer une meilleure mise en valeur des ressources humaines dans une entreprise, une autre fois il faudra participer à la mise au point d'une politique de répartition plus équitable des revenus ou bien encore cerner les caractéristiques socio-économiques des consommateurs de margarine ... L'objectif de cet article est de proposer certaines pistes de réflexion à propos des "questions à dimensions sociales". A partir de l'exemple des études perspectives de populations universitaires que nous menons actuellement, nous tenterons de créer un cadre conceptuel pour l'analyse de ces "questions à dimensions sociales" et des interventions qui s'y rattachent. Pour chaque type, nous essayerons de définir l'identité et la rationalité des acteurs en présence, l'essence et les enjeux de la question posée, et la position du sociologue face à ces éléments. n ne s'agira donc pas de présenter ici les résultats de nos travaux de perspectives mais de replacer ceux-ci dans un contexte double: un cadre organisationnel d'abord, et un cadre sociétal ensuite. Les premiers paragraphes de cet article viseront donc l'analyse des acteurs et des enjeux liés à ces recherches. I. L'objet d'analyse: deux études de cas C'est en février 1989 que l'Institut de Démographie de l'Université Catholique de Louvain a été mandaté par le Service d'Etudes de cet établissement d'une recherche concernant ses effectifs étudiants. Celle-ci s'inscrivait dans un processus général de rationalisation de la gestion de l'université enclenché par les autorités académiques depuis plusieurs années. C'est dans le cadre de cette recherche que nous avons été chargé d'une quadruple mission: 1° faire un relevé le plus complet possible des ouvrages et articles relatifs aux prévisions et à la gestion universitaires; 2° élaborer une banque de données informatique conviviale concernant les étudiants de l'U.C.L. (effectifs par orientation et niveau d'études, caractéristiques de ces effectifs ... ), pouvant être remise à jour chaque année et pouvant être interrogée sur ordinateur personnel; 3° calibrer un modèle prévisionnel à court terme des effectifs étudiants de l'U.C.L. par orientation d'études, et ce en relation avec la banque de données citée ci-dessus et les prévisions démographiques; J.- L.Guyot 91 4 enfm, grâce aux informations obtenues par la réalisation des trois premiers points, souligner les problèmes relatifs à la population étudiante auxquels l'U.C.L. devra faire face à l'avenir, et, dans la mesure du possible, en proposer les solutions. Cette recherche, d'une durée d'une année et demie, a été menée en collaboration avec le Service d'Etudes de l'Université. Un peu moins d'un an plus tard, sous l'égide du C.LU.F. (Conseillnteruniversitaire Francophone I), un projet d'étude interuniversitaire a été déposé auprès du F.R.F.C. (Fonds de la Recherche Fondamentale Collective 2) par les Instituts de sociologie de l'Université Libre de Bruxelles et de l'Université Catholique de Louvain, le Service d'Etudes et l'Institut de démographie de l'U.C.L., et le Service de programmation de l'U.L.B. Ce projet, dont le financement fut accepté par le F.R.F.C.,a pour objet, lui aussi, des prévisions de futures populations universitaires. Les objectifs de ce projet sont très ambitieux. De fait, il s'agit de mettre au point différents scénarios de prévision à moyen terme (15 ans) du nombre de futurs entrants dans l'ensemble des universités francophones belges, en tenant compte de divers processus sociaux et économiques tels que la non-démocratisation des études universitaires, les échanges croissants entre les pays européens, l'expansion des études supérieures non universitaires, les interactions entre le choix des filières d'études, la visibilité des exigences du marché de l'emploi et les demandes qualitatives et quantitatives de celui-ci, le développement de nouveaux publics (université du troisième âge, formations à temps partiel, cours à horaire décalé ... ), la politique de financement des universités ... Remarquons que le cahier des charges de ce projet exclut une approche prévisionnelle par institution universitaire. Pour atteindre ces objectifs, deux chercheurs, l'un à l'U.C.L., l'autre à l'U.L.B., ont été affectés à cette recherche d'une durée de deux ans. Celleci est actuellement en cours. Nous allons maintenant tenter de mettre en évidence les différences existant entre ces deux études qui, du premier abord, peuvent apparaître très similaires, en nous efforçant de voir en quoi elles se rattachent à la problématique de la "question à dimensions sociales" et de l'intervention sociale. 0 , Le C.l.U.F. est un organisme de droit public créé par un décret ministériel de la Communauté Française de Belgique. Il regroupe l'ensemble des universités francophones de ce pays et vise la promotion de la concertation entre ces universités 2 Le F.R.F.C. est un fonds subventionné par la Communauté Française de Belgique. Il assure la promotion de la recherche fondamentale au sein des universités francophones de Belgique. 92 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 n, L'analyse Abstraction faite de leurs objectifs avoués, les deux recherches que nous venons de présenter brièvement se distinguent entre elles à trois autres niveaux : A. la position des commanditaires et leur statut; B. les logiques dans lesquelles s'enracinent les préoccupations qui ont poussé les commanditaires à considérer la "question à dimensions sociales" et qui les ont amenés à faire appel au.praticien social ; C. les acteurs sociaux impliqués directement ou indirectement par les processus de questionnement, d'analyse et d'intervention. A. La position des commanditaires et leur statut Dans la première recherche, le commanditaire est le Service d'Etudes de l'U.C.L., c'est à dire une entité administrative chargée, entre autres, de la rationalisation du fonctionnement de cette université. li s'agit, en fait, d'un travail de sous-traitance : le sociologue prend en charge une partie des tâches imparties au commanditaire dans un cadre organisationnel précis. Le commanditaire n'est donc pas un acteur agissant au niveau de la société globale, mais bien au sein d'une organisation (c'est-à-dire un ensemble de ressources et de moyens combinés entre eux en vue d'atteindre certains objectifs), même si celle-ci peut aussi être considérée, dans d'autres contextes, comme un agent institutionnel ou un appareil d'Etat (suivant le paradigme auquel on se réfère). Le commanditaire du second travail est plus difficile à définir. Deux optiques sont envisageables. Dans la première, on considère que c'est le C.I.U.F. qui, étant à la base du projet, est le commanditaire. Le F.R.F.C. ne serait alors qu'un bailleur de fonds dont les choix et les critères de sélection d'attribution de budget ne répondent qu'à des contraintes d'ordre administratif (quotas d'octrois par université, appréciation des projets suivant certaines caractéristiques prédéfinies comme étant d'intérêt fondamentaL .. ) et au jeu des influences informelles entre ses membres et le corps professoral universitaire. Le commanditaire pourrait donc être considéré ici comme une organisation plutôt que comme un acteur politique dans le système de décision. Cette organisation, c'est une association d'universités qui s'interroge, dans le cadre de la gestion de celles-ci, sur l'avenir des effectifs étudiants. Remarquons que dans d'autres situations, cette association peut être considérée comme acteur politique, défendant les intérêts de ses membres, tentant d'infléchir la politique de l'Etat en matière d'éducation. Dans la seconde optique, on estime qu'en dernière instance c'est le F.R.F.C. qui, par l'octroi de budgets, détient le pouvoir de concrétiser le projet et de rendre l'étude possible. En avalisant le projet, le F.R.F.e. donne son crédit à une recherche jugée intéressante pour la connaissance du 1.-L.Guyot 93 fonctionnement du système social, et plus particulièrement du système d'enseignement. Dans ce cas, le commanditaire devrait être considéré comme un agent institutionnel parastatal agissant ici dans le cadre plus large d'un programme général de politique sociale. L'importance attachée au processus de démocratisation des études, à l'évolution future des choix de filières et aux interactions entre le système d'enseignement et le système économique tendrait à confirmer cette façon de voir les choses. Effectivement, il ne s'agirait plus simplement de s'intéresser à l'aspect quantitatif des perspectives de population universitaire, dans l'optique, par exemple, de la politique budgétaire des pouvoirs publics en matière de financement des universités, mais aussi à leur aspect qualitatif, et ce dans un double objectif: tout d'abord étudier les effets de la démocratisation des études, donc évaluer les résultats d'une politique sociale, et, ensuite, prévenir un éventuel décalage qui pourrait survenir à l'avenir entre, d'une part, les exigences du développement technologique et économique au niveau du marché de l'emploi et, d'autre part, la nature des qualifications des futurs universitaires, donc veiller à la bonne marche du système économique, ce qui est, selon le paradigme matérialiste, la raison d'être fondamentale de toute politique sociale. B. Les logiques dans lesquelles s'enracinent les préoccupations qui ont poussé les commanditaires à considérer la "question à dimensions sociales" et qui les ont incités à faire appel au.praticien social La logique qui dirige l'action du Service d'Etude, qui a commandité les premières perspectives, est d'ordre instrumental. Elle se rapporte en effet au choix et à l' optimalisation des moyens à mettre en œuvre pour remplir la fonction première de l'u.C.L., l'enseignement et la recherche de niveau universitaire. De fait, pour atteindre cet objectif, l'U.C.L. doit rassembler un ensemble de moyens, notamment financiers. C'est pourquoi une de ses entités administratives a pour charge l'étude de l'environnement inteme et externe de l'université. Dès lors, il est compréhensible que cette entité interroge le sociologue et le démographe à propos de l'évolution future du volume des effectifs étudiants et de leur ventilation dans les différentes facultés. Ces deux éléments sont en effet cruciaux à deux niveaux puisqu'ils déterminent à la fois une part importante des revenus de l'université (minervals et subsides des pouvoirs publics, dont les montants sont actuellement calculés en fonction du nombre d'étudiants inscrits et de leur orientation d'études, les étudiants en sciences médicales ou exactes étant "subsidiables" à un niveau plus élevé que leurs collègues en sciences humaines) et des dépenses (frais d'équipement, frais de gestion ... qui varient, eux aussi, avec le volume des inscriptions et la nature de celles-ci). C'est aussi cette logique qui guiderait le C.I.U.F. lorsqu'il se préoccupe des perspectives de population universitaire: l'intérêt porté à ces perspec- 94 Recherches Sociologiques. 1991/1-2 tives s'intégrerait dans le souci de s'assurer une bonne visibilité de l'environnement dans lequel les universités doivent se mouvoir. Par contre, si 1'on considère le F.R.F.C. comme étant le commanditaire de la seconde étude, la logique qui détermine son action est moins aisée à défmir. Tout d'abord, il est difficile de déterminer les objectifs de cet acteur, du moins dans le cas présent. En tant qu'agent parastatal, on peut néanmoins admettre que ses objectifs et sa logique se soumettent à ceux de l'Etat. On reporte alors la question à un niveau supérieur: quelles sont les logiques qui gouvernent les préoccupations de l'Etat, quelles sont ces dernières? S'agit-il d'assurer le bien-être et la protection de la population? D'arbitrer le jeu des conflits sociaux? De veiller au respect des règles de l'économie de marché et de corriger ses éventuels effets secondaires indésirables ? De permettre aux individus de satisfaire certains besoins qui ne peuvent l'être sur le marché? Ou bien encore de reproduire la différenciation socio-économique et d'en adapter les résultats à l'évolution du contexte historique? Mais nous abordons là un débat épineux que les sociologues ne sont pas prêts de clore. Nous pouvons cependant considérer que c'est la combinaison de différentes logiques qui a poussé le F.R.F.C. à fmancer le projet. Tout d'abord, si 1'on envisage le C.I.U.F. non plus en tant qu'organisation mais en tant qu'acteur institutionnel œuvrant au niveau du système politique global, le F.R.F.C. pourrait alors apparaître comme l'interlocuteur représentant l'Etat vis-à-vis duquel le C.I.U.F. exprimerait son appréhension face à un problème socio-démographique précis: la diminution du volume des classes d'âge jeunes et ses conséquences au niveau des futures inscriptions universitaires. En réponse à ces inquiétudes, le F.R.F.C. jugerait opportun de mener une recherche sur la question, afin de permettre aux pouvoirs publics compétents d'apporter une éventuelle solution au problème. La logique qui sous-tendrait la décision du F.R.F.C. s'inscrirait donc dans un processus de revendication-négociation-consultation entre une institution de la société civile et l'Etat. La position du F.R.F.C. dans ce débat reflète aussi à propos certaines préoccupations gouvernementales en matière d'enseignement universitaire. En effet, les autorités publiques envisagent de modifier le système de financement des universités. Actuellement, comme le stipule la loi du 27 juillet 1971 sur le financement et le contrôle des institutions universitaires, le système de subvention est basé sur le nombre d'étudiants et sur la nature des programmes d'études auxquels ceux-ci sont inscrits. Chaque université reçoit annuellement un fmancement qui dépend du nombre d'étudiants inscrits dans ses diverses facultés, le taux de fmancement variant suivant la type de programme d'études considéré. L'augmentation soutenue et marquée qu'a connue le nombre des inscriptions dans les universités au cours de ces dernières an- J.- L.Guyot 95 nées pose à présent un problème financier important aux pouvoirs publics. Pour y faire face, un système de subvention alternatif, basé non plus sur le volume des effectifs inscrits mais sur un cadre de personnel académique et scientifique prédéfini, est proposé. Un tel système permettrait à l'Etat de fixer et de stabiliser ses dépenses en matière d'enseignement universitaire. Ce système serait donc profitable à l'Etat si le nombre d'inscrits continuait à croître. Néanmoins, du point de vue des universités, ce système, auquel elles sont opposées, ne serait pas sans entraîner certaines difficultés, surtout dans un scénario de croissance des effectifs étudiants. Elles devraient en effet faire face à une charge d'enseignement de plus en plus importante avec des moyens constants. En conséquence, elles pourraient être tentées de diminuer cette charge en réduisant l'accès à leur enseignement, avec les implications que cela laisse entrevoir. En outre, le nouveau système de financement entraînerait une modification des relations entre les établissements universitaires. D'une part, on envisage facilement les tensions qui pourraient émerger lors de la définition du cadre de chaque université, avec toutes les incidences que celles-ci pourraient avoir sur la scène politique belge, et, d'autre part, le jeu de la "concurrence" interuniversitaire verrait ses règles complètement inversées: l'accroissement du marché ne constituerait plus un objectif à atteindre, au contraire, et, sur ce marché, la poursuite d'une clientèle plus importante n'aurait plus d'attrait. Ce dernier point pourrait conduire les universités à ne plus promouvoir un enseignement accessible au plus grand nombre, mais à en développer un réservé à une minorité privilégiée. Dès lors, la recherche commanditée par le F.R.F.C., suite à la demande du C.I.U.F., permettrait d'apporter certains éléments dans ce débat important. Remarquons aussi que les diverses questions abordées par cette recherche attestent des préoccupations débordant du cadre des simples perspectives d'effectifs étudiants. On aborde en effet le problème de la démocratisation de l'enseignement, celui de l'adéquation entre les futurs choix d'études et l'évolution du marché de l'emploi... bref des thèmes chers aux gestionnaires de la politique sociale. Les résultats de la recherche seraient donc aussi profitables à l'Etat. De fait, ils apporteraient certains éclaircissements non seulement sur les effets de politiques antérieures en matière de démocratisation de l'enseignement et d'égalisation des chances mais aussi sur les éventuelles tensions qui pourraient survenir à moyen terme sur le marché de l'emploi. C. Les acteurs sociaux impliqués directement ou indirectement processus de questionnement, d'analyse et d'intervention par les En ce qui concerne la première recherche, on ne peut pas mettre en évidence la présence d'acteurs sociaux impliqués directement lors du proces- 96 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 sus de questionnement. En effet, comme nous l'avons vu, l'instigateur de la recherche est une entité administrative, agissant au sein d'une organisation suivant une logique instrumentale. n n'y a pas d'action au niveau institutionnel. Nous ferons cependant remarquer que cette recherche s'inscrit dans un processus général de rationalisation de la gestion des universités enclenché par les autorités académiques depuis plusieurs années et ce sous la pression des pouvoirs publics. Peut-on toutefois considérer ceux-ci comme un acteur social impliqué indirectement? L'analyse, quant à elle, ne tient pas compte des acteurs sociaux dont les comportements pourraient avoir des conséquences sur le système d' enseignement (associations d'enseignants, de parents ou d'étudiants, pouvoirs publics ... ). Néanmoins ces acteurs sont impliqués au niveau des propositions d'intervention proposées. . Pour ce qui est de la seconde étude, et si l'on adopte le point de vue présentant le F.R.F.C. comme commanditaire, divers acteurs sont impliqués directement dans le questionnement, tout d'abord le C.I.U.F., qui exprime à un interlocuteur proche de l'Etat un problème ressenti par l'institution universitaire, et, ensuite, le F.R.F.C., cet interlocuteur. Au niveau de l'analyse, la recherche doit considérer, dans la mesure du possible, les manœuvres, ainsi que leurs conséquences, des divers acteurs pouvant influencer le système d'éducation et, par là, l'évolution future des effectifs étudiant à l'université. De fait, dans cette recherche, ce système et ses caractéristiques seront analysés comme un produit de la société, avec tout ce que cela sous-entend. Enfin, les acteurs impliqués au niveau des interventions qui pourraient résulter de cette étude sont, ici aussi, nombreux: l'université tout d'abord, car elle devra faire face à l'évolution future de la population étudiante et au problème du financement, l'Etat ensuite, parce qu'il est impliqué dans le système d'enseignement de par ses fonctions (que ces fonctions soient définies d'un point de vue matérialiste ou non) et parce qu'ilsubsidie ce système, et, finalement, l'ensemble des acteurs prenant part à la production et au fonctionnement de celui-ci. Comme nous le voyons, bien que présentant des similarités sur le plan de l'objet étudié, les deux recherches considérées renvoient en fait à des niveaux de questionnement et d'enjeux sociaux relativement différents. La problématique dans laquelle s'intègre la première étude est de nature organisationnelle, celle concernant la seconde est de nature institutionnelle. Ces deux types de problématiques impliquent des réponses différentes : dans le premier cas nous parlerons de gestion organisationnelle, dans l'autre, de politique sociale. Ce sont ces concepts que nous nous proposons à présent d'approfondir. J.- L.Guyot 97 III. Les problèmes à caractère social et les interventions qu'ils suscitent: essai de construction d'un cadre conceptuel Nous n'avons pas ici la prétention de présenter au lecteur une théorie générale, ni même restreinte, de la naissance des problèmes à caractère social et des politiques sociales. Notre objectif est plus limité: nous ne présenterons qu'une tentative de classification de ces problèmes et des interventions qu'ils suscitent. L'exemple des perspectives de populations universitaires nous a montré que les situations problématiques à caractère social peuvent prendre plusieurs formes. Nous en avons distingué deux: les problèmes institutionnels d'une part, et les problèmes organisationnels d'autre part. Remarquons que nous ne définirons pas de façon compréhensive ce que nous entendons par «problème à caractère social» ou par «question à dimensions sociales», nous nous limiterons à une défmition extensive en définissant l'ensemble des problèmes à caractère social, ou questions à dimensions sociales, comme l'ensemble de tous les problèmes institutionnels et organisationnels. Le concept de problème organisationnel renvoie aux difficultés que rencontrent les organisations dans la poursuite de leurs objectifs et qui sont perçues par elles comme relevant du domaine social. Ces difficultés ne concernent cependant pas les obstacles qui pourraient relever de la critique des rapports sociaux de production ou de la légitimité de l'autorité au sein de l'organisation. Ne sont visées par ce concept que les questions posées par la gestion des nombreux éléments combinés par l'organisation suivant une rationalité instrumentale pour atteindre ses objectifs ou remplir les fonctions qui lui sont assignées par la société. Le concept de problème institutionnel est relatif au système socio-politique. Il renvoie à la notion de problème social. Nous dirons qu'il y a problème institutionnel quand un acteur social exprime au niveau du système de décision ses doléances à propos d'une situation économique, sociale ou matérielle qu'il perçoit comme difficile ou injuste et qu'il revendique, avec plus ou moins de force, une amélioration de cette situation. La critique des rapports sociaux de production ou de la légitimité de l'autorité, que ce soit au sein d'organisations ou au niveau de la société globale, relève donc de ce concept. Ces deux définitions appellent certaines remarques. Nous devons d'abord souligner que dans les deux cas, nous ne visons que les situations problématiques perçues comme telles par l'organisation ou par l'acteur. Il arrive néanmoins que l'organisation ou l'acteur ne soient pas conscients de l'aspect critique de sa situation et ne passent pas à la formulation de la question ou du problème qui les concerne. Mais notre objet n'est pas de traiter ici des processus de genèse des problèmes so- 98 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 ciaux et de conscientisation, et du rôle éventuel que le sociologue peut y jouer. TI faut aussi remarquer que, dans certaines circonstances, la limite entre les deux types de problèmes à caractère social est relativement floue. Ainsi, l'échec scolaire, par exemple, peut être tantôt perçu comme un problème institutionnel, produit par le système social, et suscitant des réactions vis-à-vis de l'Etat, tantôt comme une incapacité de la part des écoles, en tant qu'organisations, à atteindre leur objectif, et donc comme problème organisationnel. En outre, certains problèmes institutionnels, comme par exemple ceux dénoncés par le mouvement ouvrier, peuvent s'exprimer au niveau des organisations et entraîner des problèmes organisationnels. Il y a alors interdépendance des deux types de problèmes. Une dernière remarque concerne les rationalités impliquées dans les problèmes institutionnels. A la différence des problèmes organisationnels, qui se posent dans le cadre d'une rationalité instrumentale de mise au point d'une stratégie permettant d'atteindre un objectif précis, les problèmes institutionnels, dans leur genèse, s'enracinent souvent dans une rationalité émotionnelle ou affective. La rationalité de l'entrepreneur qui commandite une étude de marché s'inscrit dans une stratégie commerciale répondant à un objectif de profit et qui est dictée par une autre rationalité que celle qui pousse tel ou tel acteur social à descendre manifester dans la rue. Dans le cas des problèmes institutionnels, les acteurs feront souvent référence à certaines valeurs et aux droits fondamentaux. Face à ces problèmes, certaines actions seront mises sur pied afin d'y apporter des solutions. Suivant le type de problème rencontré et celui du promoteur de ces actions, on peut élaborer une typologie des interventions sociales. Nous distinguerons deux types de promoteurs d'interventions: d'une part les promoteurs privés, d'autre part le promoteur public, l'Etat. Le croisement des axes "type de promoteur" et "type de problème à dimensions sociales" permet de construire un espace d'attributs à quatre positions: Tableau 1. Typologie des interventions I Problème Institutionnel Organisationnel Promoteur sociales I Public Privé 1 3 2 4 J.- L.Guyot 99 Cet espace d'attributs nous fournit la base d'une typologie des interventions sociales. Analysons à présent les différents types ainsi obtenus. A. Le type 1 : la politique sociale Le concept de politique sociale désigne l'ensemble des actions menées par l'Etat en vue de gérer les problèmes institutionnels. Ce concept vise la totalité des réponses de l'Etat aux doléances et revendications des acteurs sociaux. Ces réponses peuvent prendre des formes diverses: discours (report d'une réelle résolution du problème en vertu de valeurs consensuelles ou grâce à la production de discours idéologiques), actions matérielles (équipements collectifs), mesures financières (système de prélèvement et de transfert), et législations (définition et adaptation des droits et obligations). Les caractéristiques de ces réponses et des processus qui conduisent à leur élaboration dépendront du type de rapports existant entre les acteurs sociaux et du type de dynamique adopté par eux. Par exemple une attitude ouverte et innovatrice de l'Etat face à des acteurs mus par une volonté réformiste aboutira à un autre type de politique sociale que celle qui résulterait d'une confrontation brutale entre un Etat immobiliste et des acteurs engagés dans une contestation radicale. La finalité ultime poursuivie par l'Etat lors de la gestion des problèmes institutionnels, quant à elle, demeure une question épineuse. De fait, face, d'une part, aux déclarations de bonnes intentions des pouvoirs publics ("Egalité, Liberté, Fraternité "" ... ) , et, d'autre part, le constat d'échec des mesures visant à réaliser ces intentions, on serait en droit de s'interroger sur l'efficience de ces mesures ou, plus encore, sur la véracité de ces intentions. Ne doit-on pas voir dans l'immuabilité de certaines revendications sociales non pas l'incapacité d'y répondre avec efficacité mais une volonté latente et inavouée (et inavouable !) de reproduire l'ordre social et économique. De fait, les mesures prises par l'Etat pour répondre aux problèmes institutionnels ont toujours une fin intégratrice, ou plutôt centripète; il n'est jamais envisagé de remettre en question les structures sociales et économiques ni leurs fondements mais il s'agit d'éviter que ces problèmes ne conduisent à l'éclatement de ces structures. Dans ce contexte, le sociologue, comme tout chercheur, est en droit de s'interroger sur son rôle au sein de l'appareil étatique et des institutions politiques internationales. A-t-il encore la liberté et les moyens de produire un discours sociologique? Doit-il se plier aux objectifs de reproduction et de contrôle de son employeur? De manière plus générale, que penser de la fiabilité et de la validité de la recherche sociologique quand elle devient outil d'intervention aux mains des forces sociales, qu'elles 100 Recherches Sociologiques. 1991/1-2 supportent le modèle dominant de société ou qu'elles s'opposent et critiquent celui-ci. Le sociologue est-il contraint de se plier à l'idéologie développée par son employeur? Face à cette question, le sociologue peut envisager trois positions : le refus de travailler pour cet employeur, l'acceptation de ce travail en fermant les yeux sur la finalité ultime du travail et en évitant de prendre position par rapport à celle-ci (mais l'adoption de cette attitude professionnelle est-elle réellement compatible avec la finalité du travail sociologique et ne réduit-elle pas le sociologue à un simple technicien du social ?), ou l'acceptation du travail en tâchant néanmoins de respecter ses conceptions éthiques, notamment en s'assurant l'appui de ses pairs au sein de l'organisme employeur, ce qui peut lui permettre une autonomie plus grande. B. Le type 2 : l'action autonome L'ensemble des actions menées par des acteurs sociaux autres que l'Etat en vue de gérer les problèmes institutionnels sera désignée par le concept d'action autonome. Les actions autonomes ne sont pas des mouvements sociaux. Elles tentent d'apporter des solutions aux problèmes institutionnels par des pratiques concrètes et par la création d'organisations, au sens ou nous l'entendons, ayant cet objectif, alors que les mouvements sociaux, quant à eux, posent et traduisent ces problèmes au niveau du système politique. Cependant, il arrive parfois que certains acteurs impliqués dans un mouvement social soient aussi les promoteurs d'actions autonomes, comme c'est le cas du mouvement pacifiste avec la création de l'Université de Paix. Néanmoins, il est souvent malaisé de distinguer les organisations résultant de telles initiatives de celles créées par les acteurs sociaux dans le cadre de stratégies visant la traduction des problèmes institutionnels au niveau du système politique et leur résolution par l'Etat, comme c'est le cas des organisations syndicales et des partis politiques. Les actions autonomes sont, en général, gouvernées par le souci d' améliorer certaines situations matérielles et économiques. Leurs promoteurs agissent rarement suivant des préoccupations d'ordre économique ou instrumental. Néanmoins, certaines actions autonomes peuvent avoir des objectifs latents, tels que le maintien de positions socio-économiques privilégiées en évitant la remise en question du système social dont elles sont le produit. On pensera à ce propos au patemalisme de la bourgeoisie industrielle du XIXc siècle. Le développement des actions autonomes durant ces dernières années dans des domaines aussi variés que la lutte contre la pauvreté ou contre la faim, la défense des consommateurs et l'aide aux pays du Tiers-Monde tend à prouver un changement dans la manière de concevoir la prise en charge des problèmes institutionnels. Du reste, il serait intéressant de dé- J.- L.Guyot 101 terminer les raisons de cette modification. S'agit-il là du résultat de la désillusion des acteurs sociaux vis-à-vis du pouvoir d'action de l'Etat, ou du refus de recourir à un appareil étatique jugé trop lourd et trop lent, ou bien encore de l'essor d'une nouvelle conception du changement social plus axée sur le quotidien? Toutefois, la promotion d'actions autonomes, notamment par l'octroi de subsides, constitue pour l'Etat un moyen économique de "sous-traiter" une partie de la gestion des problèmes institutionnels. Celui-ci veillera cependant à ce que ces actions et leurs effets demeurent inscrits dans le carcan des structures économiques et sociales en place. Cette opportunité de sous-traitance se conjugue d'ailleurs avec la volonté que marque l'Etat dans certains pays de privatiser les organisations créées dans le cadre de la politique sociale, par exemple dans les secteurs des transports en commun, des assurances en matière de santé, des télécommunications ... C. Le type 3-4 : la gestion organisationnelle Nous appelons "gestion organisationnelle" l'ensemble des interventions menées par une organisation en vue de répondre à ses problèmes organisationnels. Ce concept ne vise pas un outil méthodologique particulier. Par exemple, une étude de marché ou une étude sur la division des tâches dans une chaîne de montage automobile relèveront de la gestion organisationnelle. Remarquons à ce sujet que certaines méthodes particulières, l'analyse institutionnelle par exemple, peuvent être appliquées aussi bien dans le cadre de la gestion organisationnelle que dans le cadre de la politique sociale. Les promoteurs de la gestion organisationnelle sont, par définition, des organisations. L'Etat, qui est aussi un ensemble de ressources et de moyens qu'il s'agit de coordonner et de structurer en vue d'atteindre certains objectifs, peut donc aussi promouvoir un tel type d'intervention. On pourrait en effet imaginer que des sociologues soient amenés à collaborer à la réorganisation du travail de la Société Nationale des Chemins de fer Belges. Comme nous l'avons déjà souligné, la rationalité qui gouvernera la gestion organisationnelle sera de type instrumental: il conviendra d'élaborer les meilleures stratégies en vue d'atteindre les objectifs visés. Néanmoins les solutions apportées aux problèmes organisationnels devront fréquemment tenir compte de certaines contraintes éthiques ou économiques. Par exemple, dans une entreprise dont l'objectif serait la recherche d'un profit maximum, une hausse de la productivité de la main-d'œuvre pourrait être obtenue par une augmentation des salaires, mais cette solution conduirait à une baisse de la rentabilité et serait, par conséquent, en contradiction avec les impératifs économiques qui gouvernent l'entre- 102 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 prise. De même, face à une diminution éventuelle du volume des effectifs inscrits à l'université et donc des moyens de financement, on pourrait proposer comme solution l'augmentation délibérée des taux d'échec et la favorisation des redoublements; cette solution serait toutefois inacceptable pour des raisons éthiques. Remarquons pour clore la définition de ce type d'intervention sociale que la résolution des problèmes organisationnels met parfois à jour l'existence de problèmes institutionnels. La gestion organisationnelle nécessitera alors la résolution de ces derniers. A ce propos, on peut citer le cas du fonctionnement des universités lié au problème de la politique nationale et régionale en matière d'enseignement. En guise de conclusion Cette tentative d'élaboration d'un cadre conceptuel des problèmes à caractère social et des interventions qu'ils suscitent n'avait pas pour ambition de clôturer le débat à leur sujet mais bien de mettre en évidence, à partir d'un exemple concret, les divers types de questions auxquelles le sociologue peut être amené à apporter des solutions et les interrogations que ce travail de résolution soulève au niveau déontologique. De fait, en quittant son poste d'observateur désincarné socialement et en prenant part, ne fût-ce qu'en tant que conseiller, dans la décision et le jeu politique, le sociologue ne doit-il pas porter toute son attention vers les pressions dont il peut faire l'objet et vers la production du changement social plutôt que d'un discours universitaire? Ne doit-il pas alors aussi aider les acteurs sociaux impliqués dans ce changement à parler d'eux-même plutôt que de simplement discourir à leur sujet? RÉFÉRENCES BmLIOGRAPHIQVES GREFFEX., 1975 La politique sociale: étude critique. Paris, P.U.F. HUBERTM., 1988 La production et la diffusion de problèmes sociaux dans l'espace public, un point de vue constructiviste sur le SIDA. Dissertation doctorale en Sociologie soumise au jury en vue de la défense publique, V.c.L., Département de Sociologie, Louvain-la-Neuve. LAPASSADEG., 1967 Recherches institutionnel/es, Vol.I, "Groupes, organisations, institutions", Paris, Gauthier Villard. 1971 Recherches institutionnel/es, Vol.II, "L'autogestion pédagogique", Paris, Gauthier Villard. J.- L.Guyot 103 LoUREAUR., 1976a L'analyse institutionnelle. Paris, Minuit. 1976b Analyse institutionnelle et pédagogie. Paris, Ed. Epi. MAYENCES., 1982 Sociologie et Action Sociale. Bruxelles, Ed.Labor. TOURAINE A., 1965 Sociologie de l'action. Paris, Seuil. 1973 Production de la société. Paris, Seuil. 1978 "Théorie et pratique d'une sociologie de l'action", Sociologie et société, Vol. X, n02, pp.149-188. WEBER M., 1959 Le savant et la politique, Paris, Plon. 1964 L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme. Paris, Plon. 1971 Economie et société, Tome 1, Paris, Plon. J.Verly: 105-119 Travail précaire et protection sociale par Jean Verly * Depuis la fin de la décennie '70, la protection sociale et la législation du travail ont connu des évolutions significatives, en Belgique paniculièrement, dans un marché du travail marqué par un chômage élevé en début de période, en diminution en fm de période. Ces évolutions vont de pair avec un développement, à tout le moins quantitatif, des systèmes de travail atypique. Ces systèmes se développent dans une tendance à la généralisation de la protection sociale, à l'exception du travail "occasionnel", et à la flexibilité accrue pratiquée par les entreprises, adoptant des décisions marquées par J'incertitude en période de reprise. La précarité s'Observerait dans la mesure où se vérifie une non-proportionnalité des prestations sociales par rapport aux contributions, ainsi que des similitudes sociologiques, âge et sexe notamment, au sein des catégories d'individus concernés par le phénomène. Depuis la première crise pétrolière jusqu'au milieu de la décennie '80, les pays industrialisés européens ont connu une augmentation prononcée de leur taux de chômage ainsi qu'une diminution de leur population occupant un emploi salarié; ces dernières années cependant une tendance inverse s'observe. Depuis le début des années '80, dans ces pays et particulièrement en Belgique, des formes d'emplois "atypiques" se développent. Ces évolutions s'accompagnent d'adaptations de normes juridiques pour les contrats eux-mêmes, mais aussi de normes qui concernent la protection sociale, à * Institut des Sciences du travail de l'U.C.L. Ce texte constitue une synthèse de la contribution belge à une comparaison européenne sur la "Protection sociale face au travail flexible" effectuée au Centre de recherches économiques sociales et de gestion des Facultés Catholiques de Lille sous la direction de Fr. Calcoen, directeur de recherches au C.N.R.S., pour la mission "Recherche Expérimentation" du ministère français des affaires sociales. 106 Recherches Sociologiques. 1991/1-2 la fois sous l'angle de la contribution du travailleur et celui de l'accès aux prestations. Le développement des formes d'emplois atypiques, notamment dans le cas de la Belgique, peut être analysé à partir de la conception du marché mettant en présence une offre et une demande de travail. Partant du principe que tout marché requiert des règles d'organisation, on s'interrogera sur le rôle que joue les règles du droit social à la fois côté offre et côté demande de travail. Le droit social regroupe les règles des contrats et la protection sociale. La protection sociale elle-même s'organise en conditions d'accès - règles d'éligibilité et de cotisations - et importance des prestations. Chacun de ces deux axes a subi des changements significatifs depuis la fin de la décennie '70. On considérera a priori que le droit social a un double rôle: protection et stimulation du marché du travail. Ce double rôle concerne les deux acteurs: l'offre émanant des travailleurs et la demande émanant des entreprises. La dimension sociologique apparaîtra à l'examen des éléments d'informations, de type quantitatifs et qualitatifs, relatifs à la mise en œuvre des normes. Elle sera d'autant plus pertinente qu'une convergence des faits s'observera au sein de certaines catégories sociales. Certains facteurs ne seront pas pris ici en considération: la dimension démographique nécessaire dans le cas d'une analyse prospective et la dimension culturelle, concrétisée par la poursuite de l'accroissement de la population active féminine malgré l'accroissement important du chômage, considérée ici comme sous-jacente à l'évolution des formes d'emplois a-typiques. Etant des phénomènes de long terme, ces dimensions seront momentanément traitées comme exogènes à notre propos. I. Emploi atypique et précarité L'emploi atypique est défini ici en regard de l'emploi typique. Ce dernier est caractérisé comme suit: - il s'agit d'un emploi salarié (l'emploi indépendant est exclu de la présente analyse) ; - le contrat est à temps plein et à durée indéterminée; -l'employeur est unique et correspond à l'entreprise où s'exerce le travail ; - les conditions de travail, au sens large, sont réglées par la négociation collective, aux différents niveaux où elle est susceptible de s'exercer (national, sectoriel, entreprise) ; -le salarié bénéficie d'un salaire régulier; - il est assujetti au système de protection sociale en vigueur dans le pays. lYerly 107 Ces caractéristiques de l'emploi "typique" suggèrent que les formes d'emplois atypiques n'en vérifient pas la totalité. Une distance s'y manifeste par rapport à l'emploi typique selon la forme d'emploi atypique prise en considération. La forme extrême et, par défmition, la plus éloignée est le travail "au noir" où aucune des conditions mentionnées ci-dessus n'est vérifiée. On considère aussi que l'emploi atypique est lié à la précarité, et que cette dernière se caractérise notamment par un revenu faible et/ou irrégulier, un contrat à durée limitée et/ou irrégulier, une protection sociale moins favorable. De ce point de vue, le droit social a toujours constitué et constitue encore dans le cas présent, et notamment en Belgique où il est particulièrement développé, une manière privilégiée de limiter la précarité du travail. Une logique économique de minimisation des coûts tendrait à la favoriser, notamment en réduisant l'efficacité des lois et des conventions collectives lorsqu'il s'agit de leur mise en œuvre. La question de la précarité doit cependant être appréciée à deux niveaux: celui des normes du droit social et celui des faits, les effectifs des individus concernés par exemple par les types de contrats et le degré d'efficacité des normes. Pour ce qui est des normes, le droit du travail est perçu comme ayant a priori un rôle de protection: il établit des règles qui visent à limiter des excès. Il organise aussi une hiérarchie entre les contrats: il sauvegarde la position du contrat à durée indéterminée, relativement plus favorable que le contrat atypique. De ce point de vue, l'évolution du droit du travail ferait apparaître une volonté de favoriser des contrats atypiques dans la mesure où certains assouplissements, par exemple les interruptions de carrière, sont consentis en faveur des contrats typiques. Le développement des premiers résulterait du maintien des droits des seconds. La difficulté d'accéder au contrat typique serait un facteur de précarisation, favorisé par les normes. La précarité est conditionnée aussi par les caractéristiques du système de protection sociale. A cet égard, on distingue, au delà du principe même de l'assujettissement, le niveau de protection sociale du salarié selon le volume de son travail et/ou le niveau de son salaire, c'est-à-dire les règles qui concernent l'organisation des prestations sociales, notamment financières. Dans la mesure où le niveau de protection sociale ne sera pas nécessairement proportionnel au salaire et/ou au volume de travail de l'individu, il y aura précarisation, caractérisée par la non-proportionnalité du degré de protection sociale du travailleur "atypique" par rapport au statut du travail "typique". Ceci supposerait en outre que le principe de proportionnalité 108 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 soit acquis en ce qui concerne les clauses du contrat. Cette hypothèse est retenue a priori I. Outre le niveau des règles qui régissent le contrat et la protection sociale, la mise en œuvre des règles doit aussi être prise en considération. Elle apparaît notamment à l'observation des caractéristiques sociologiques des effectifs d'individus des catégories dites a-typiques. Il y aurait précarité dans la mesure où l'on constate que certaines constantes, notamment le sexe, peuvent être observées. On noterait ainsi une convergence entre l'évolution du droit du travail et les caractéristiques sociologiques des groupes d'individus concernés. La mise en œuvre concerne aussi le degré d'application des normes. En matière de droit du travail, les contrats mini-max et d'appel-le travailleur étant en attente d'un appel de l'employeur - constituent à la fois des manières de contourner les normes mais aussi des incitations à renforcer celles-ci pour limiter ces situations "à la marge". Les formes d'emplois atypiques qui seront prises ici en considération sont: - le travail à temps partiel; - le travail intérimaire ; -le travail occasionnel ainsi que le travail saisonnier et intermittent 2. On exclura les formes de contrats qui impliquent une intervention des pouvoirs publics, soit de type juridique, soit de type économique, c'est-àdire les contrats qualifiés de sous-statuts y compris les stages des nouveaux diplômés. On exclura aussi le statut d'indépendant bien que celui-ci puisse se substituer au contrat de travail salarié - dans une moindre mesure cependant en Belgique par rapport à d'autres pays européens telle la Grande-Bretagne - et constituer ainsi une forme de précarisation. Il, Les tendances générales du marché de l'emploi De manière générale, rappelons les tendances de deux éléments fondamentaux du marché de l'emploi en Belgique. D'une part, la population active civile occupée est sensible à la conjoncture économique. Trois sommets s'observent - 1974, 1980 et 1989 se situant à un niveau de 3,8 millions d'individus - entrecoupés de deux phases de dépression: 1977 et 1984-5. I EUe n'est cependant pas vérifiée au départ de la période prise ici en considération en ce qui concerne les règles de calcul de l'effectif moyen des travailleurs dans l'entreprise pour l'organisation des élections sociales. 2 L'expression minent, travail à temps réduit regroupe le travail à temps partiel, le travail saisonnier et inter- lYerly 109 En regard de l'évolution de l'emploi salarié, la part de l'emploi indépendant reste sensiblement stable durant ces quinze années: quelque 13% de la population active. Complémentairement, le taux de chômage, partant de 3,2% de la population active totale 3 s'est accru pour culminer en 1983-4 au niveau de 14% et redescendre ensuite, sous la barre des 10% (9,9%) en 1989. On remarquera que la part des chômeurs complets indemnisés (C.c.I.) par rapport à l'ensemble des c.c.I., qui était de 26% en 1974, a atteint 33% durant la période de 1980 à 82 pour diminuer ensuite vers 19% en 1989. III. Les tendances des normes : vers une généralisation de la protection sociale ? Lorsqu'on compare les évolutions quantitatives résumées ci-dessus en ce qui concerne la population active et le chômage aux évolutions quantitatives des formes d'emplois a-typiques, la dimension chronologique apparaît essentielle. Quelles relations, quantitatives à tout le moins, peuvent être dégagées entre l'emploi atypique et le chômage? Assiste-t-on à la croissance du premier en période de croissance du chômage? Si les statistiques peuvent apporter une certaine réponse à cette question, il serait davantage utile d'examiner si les normes en matière de contrat et de protection sociale ont contribué soit à stimuler, soit limiter cette évolution. Or deux périodes de modifications des normes se dégagent : 81-82 et 87. Dans la première phase de la crise (jusqu'à la fin de la décennie '70), la restructuration industrielle domine l'évolution du marché de l'emploi; les politiques de l'emploi s'avèrent défensives. On citera les éléments suivants qui concernent notre propos : -la législation concernant le travail temporaire (loi du 28 juin 1976) limite ce dernier à des conditions précises ainsi qu'à une durée de prestations correspondant à ces conditions; la même loi réglemente le travail intérimaire 4 ; elle balise cette forme de travail en reconnaissant notanunent au travailleur intérimaire le droit aux mêmes conditions salariales qu'au travailleur sous contrat "normal" ; -la loi du 3 mars 1978 sur les contrats de travail salarié précise notamment tes, correspondant à certaines conditions, du contrat à durée déterminée; les limi- 3 Concept européen Source: ministère de l'Emploi et du travail. 4 Pour une période de cinq ans. Elle sera relayée par la Convention collective n036 conclue au Conseil National du Travail en 1981, elle-même relayée par la loi du 24 juillet 1987. Les principes de la loi du 28 juin 1976 sont toutefois maintenus à travers ces textes. Signalons nocamment que les secteurs du déménagement et de la construction se voient exclus, respectivement en 1977 et 1978, du recours à cette forme d'emploi. 110 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 - en matière de sécurité sociale, on supprime progressivement les plafonds des cotisations durant la seconde partie de la décennie '70, et cette suppression a pour résultat de supprimer le coût relatif plus élevé des bas salaires, et donc des prestations plus réduites. Les années 81-82 représentent une première période-charnière. Elles marquent le souci de lutter contre le chômage par des formes de partage de l'emploi, par le travail à temps partiel et les premières formes de flexibilité du temps de travail. Les innovations suivantes apparaissent: - le caractère "normal" du travail à temps partiel est reconnu par une convention collective conclue en février 1981 au Conseil National du Travail. Ses caractéristiques sont d'être régulier, volontaire et d'une durée plus courte que la durée de l'emploi à temps plein. Cette reconnaissance est confirmée par la loi du 23 juin 1981 qui précise le statut et les modalités de contrat du travailleur à temps partiel ainsi que son assujettissement à la sécurité sociale selon les mêmes principes que le travailleur à temps plein S • Cette loi consacre le principe de proportionnalité pour le travail à temps partiel au prorata du volume de travail; -la réforme de la réglementation du chômage en 1982 introduit, d'une part, dans le calcul de l'allocation le double critère de la situation familiale et de la durée de l'inoccupation. Cette réforme n'est pas sans rapport notamment avec la répartition des effectifs de chômeurs selon le sexe; sur base du critère de la situation familiale, le rapport des prestations aux cotisations se détériore pour une certaine partie des allocataires (isolés et cohabitants) ; d'autre part, elle améliore significativement l'indemnisation du chômage en cas de travail à temps partiel en introduisant la distinction entre le temps réduit volontaire et le temps réduit involontaire, ce dernier donnant droit à une allocation de chômage pour la partie du temps non prestée calculée selon les critères proches du chômeur complet indemnisé (C.C.!.). Les conditions d'accès tiennent compte de l'évolution de la durée des prestations dans le cas du temps réduit volontaire: assouplissement de la durée des prestations en faveur d'une durée hebdomadaire et journalière plus courte; -les conditions d'accès générales au régime de l'assurance maladie-invalidité sont assouplies, en 1982, pour tenir compte de l'évolution en faveur de la flexibilité du temps de travail : passage à une durée de stage de 400 heures en six mois au lieu des 120 jours requis précédemment. La cotisation est cependant soumise à un minimum qui sera revalorisé en 1983, minimum qui pourrait être atteint par une contribution personnelle complémentaire 6. Dans les faits, seul le travailleur isolé qui ne satisfait pas à ces conditions d'accès risque la non-couverture en matière de soins de santé. Le droit à l'indemnité risque de poser difficulté pour le travailleur à S La durée du préavis est identique à celle du conttat à temps plein. Les heures supplémentaires peuvent être prestées (cene caractéristique subissant des aménagements à partir de la loi du 23 janvier 1985) dont il sera question ci-après. Les relations collectives de travail concernent les travailleurs à temps partiel quoique leur effectif dans l'entreprise ne soit pas proportionnel aux heures prestées pour calculer l'effectif moyen dans l'entreprise en vue des élections sociales. 6 Une cotisation minimale est exigée à partir de 1983 qui correspond annuellement à six fois le montant du revenu minimum mensuel moyen, condition qui s'ajoute à la condition de volume de prestations. lYerly 111 temps partiel qui ne satisfait pas au volume de prestations minimal dès qu'il se trouve en situation d'incapacité; - en ce qui concerne l'invalidité 7, la condition de régularité qui impose la satisfaction de conditions de volume de prestations et de niveau de salaire a été renforcée en 1983 limitant dans les faits l'accès à ce régime pour les travailleurs ayant eu une prestation proche d'un trois quarts temps et un salaire équivalent au moins au revenu minimum mensuel moyen ; le calcul de la prestation - proportionnelle au salaire perdu en cas d'incapacité primaire, tenant compte de l'existence de personnes à charge, en cas d'invalidité - n'est pas modifié à cette date; - en matière d'allocations familiales pour les salariés, la condition d'accès relative au volume du temps de travail est assouplie en 1981 ; un minimum de durée de travail reste requis (80 heures par mois) qui distingue l'allocation mensuelle forfaitaire de l'allocation journalière; des améliorations interviendront à l'étape suivante; - le principe de proportionnalité dans le calcul des pensions reste acquis et inchangé sur la période de même que le principe du droit à une pension minimum si la condition de prestations d'au moins deux tiers du temps plein n'est pas satisfaite. L'année '87 est la seconde période-charnière dans l'évolution. En phase de résorption du chômage, on assiste aussi à une accentuation de la flexibilité notamment des nonnes relatives aux contrats temporaires; des situations de mixité entre l'emploi et le chômage sont stimulées et s'étendent, outre au travail à temps partiel, aux occupations occasionnelles. Cette période est aussi celle de l'évolution quantitative la plus marquante des formes d'emplois a-typiques. On rappellera les éléments suivants : -Ja loi du 24 juillet 1987 assouplit les possibilités d'usage du contrat temporaire et notamment les conditions de son utilisation ainsi que le caractère successif desdits contrats; son usage est, en outre, étendu au secteur public 8 ; - en ce qui concerne les prestations très réduites (travail occasionnel), l'assujettissement devient obligatoire pour les prestations inférieures à deux heures par jour (Arrêté Royal du 24 août 1987) 9 ; les exceptions principales à cette obligation sont les domestiques externes dont les prestations peuvent aller jusqu'à 24 heures par semaine, les étudiants pour une occupation maximale d'un mois durant les mois d'été; - la compatibilité entre travail occasionnel et chômage est encouragée par la création des Agences Locales pour l'Emploi (A.R. du 19 juin 1987) ; cet assouplissement 7 A partir de douze mois d'incapacité. 8 Cette possibilité de recours au contrat temporaire avait été, dans les principes, assouplie par la loi du 23 janvier 1985, dite de flexibilité sociale, instaurant l'interruption de la carrière professionnelle et stimulant, en conséquence, le remplacement du travailleur par un travailleur sous contrat à durée déterminée. Il s'agit ici d'une formule réglementaire qui stimulerait explicitement le recours au travail temporaire. date de l'A.R. du 28 novembre 1969, à l'exception notamment des artistes rémunérés, des domestiques internes, des sportifs rémunérés et des travailleurs du nettoyage. 9 La dispense de l'assujettissement 112 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 apparaît comme une forme d'atténuation lutte contre l'exclusion économique; du travail au noir, en même temps que de - on observe une tendance à la restriction dans le calcul de l'allocation de chômage du travail à temps partiel pour échapper au chômage 10, ainsi qu'un renforcement des contrôles dans la mise en œuvre de ce régime, notamment en cas de changement d'employeur; à l'inverse, une tendance à l'assouplissement du droit à l'allocation de chômage dans le cas du travailleur à temps partiel volontaire qui aurait perdu son emploi : la proportionnalité est totalement acquise dans ce cas; en outre, le droit à une allocation complémentaire est reconnu, en 1990, en cas d'acceptation d'un travail à temps plus réduit que le précédent; - les conditions d'accès à l'assurance maladie-invalidité en termes de cotisation minimale sont renforcées en 1989 tandis qu'elles sont assouplies en termes de durée de prestations 11 ; - le régime des allocations familiales pour travailleur l'allocation journalière par l'assouplissement de la la trimestrialisation du paiement à partir de 1989 ; une majoration progressive de l'allocation familiale salarié voit la suppression de condition d'accès au régime et en outre, cette période apporte pour enfants de chômeurs 12. En résumé, les années 81-82 sont marquées par l'adaptation des réglementations des contrats et de la protection sociale en faveur du travail à temps partiel, considéré comme moyen privilégié pour diminuer le chômage, à un moment où le taux de chômage est le plus élevé de toute la période. Selon le droit du travail, le travail partiel devient un emploi "normal" 13. Selon la protection sociale, pour les cotisations aussi bien que pour les prestations, les discriminations sont supprimées. Elles subsistent cependant en assurance maladie et en invalidité, à propos des conditions d' accès. Dès lors, un travail de durée et/ou de salaire inférieur à ces conditions d'accès est discriminé. La reconnaissance de deux catégories de temps partiel, volontaireet involontaire, du point de vue du chômage constitue une originalité de l'assurance-chômage en Belgique. Durant cette période, on observe une tendance à limiter le montant des allocations notamment de chômage à partir du critère de revenu familial modifiant ainsi le type de correspondance entre cotisations et prestations. 10 Aboutissant progressivement à limiter le revenu global du travailleur à 137% du revenu minimum mensuel moyen. 11 Une cotisation perçue sur l'équivalent de six fois le revenu minimum mensuel moyen et une prestation de 120 jours ou 400 heures sur 6 à 18 mois avant la demande de bénéfice du régime. 12 Progressivement 13 Certains aspects pour le premia enfant en 1983 au troisième enfant en 1988. tels que durée des préavis, durée des vacances, jours fériés, peuvent être considérés comme étant plus favorables que le principe quantitatif de proportionnalité. Par contre, la réglementation des élections sociales concernant le calcul de l'effectif moyen des travailleurs maintient une discrimination en défaveur des prestations inférieures à l'équivalent d'un mi-temps. J.Verly 113 Durant la seconde partie de la décennie '80, en période de diminution du chômage, différents types de mesures agissent de manière apparemment contradictoire sur l'offre de travail: une extension de la protection sociale, en faveur du travail occasionnel ou à prestation très réduite, une incitation à des statuts combinant droit au chômage et prestations de travail, une désincitation au travail à temps réduit pour échapper au chômage dans la mesure où des conditions de calcul de l'allocation de chômage sont rendues moins favorables. La demande de travail serait favorisée par un assouplissement des règles concernant les contrats à durée déterminée. Derrière ces différentes mesures se profile la contrainte budgétaire de l'Etat: nécessité de résorber le coût du chômage en modifiant les conditions de l'allocation; accroissement de la contribution par l'élargissement de l'assujettissement. Durant l'ensemble de cette période, on observe une tendance à long terme à rendre les allocations familiales indépendantes de l'activité professionnelle et, a fortiori, des critères liés au revenu familial qui sont introduits en matière de chômage et d'invalidité. IV. Les faits On résume ci-dessous des faits de type quantitatif et qualitatif pour tenter de cerner le type de relation entre ceux-ci et les normes dont on vient de rappeler l'évolution. A. Les effectifs du travail a-typique Sur l'ensemble de la décennie, on observe l'évolution quantitative suivante des formes d'emplois a-typiques, (voir tableaux 1 et 2 en annexe). L'effectif du travail à temps réduit a quadruplé durant la période des vingt dernières années en Belgique; il a doublé entre 1983 et 1988 ; sa part, relativement à l'ensemble du travail salarié, privé et public, est passée de 10,1% à 18,7% entre 1983 et 1988. Dans le total de l'emploi masculin, la part des travailleurs à temps réduit passe de 3,6% eil1983 à 7,3% en 1988 ; dans l'emploi féminin, cette part passe de 21,6% à 36,5% sur la même période, si bien qu'en 1988, chez les femmes, l'effectif du temps réduit représente 57% de l'effectif du temps plein. Dans l'ensemble du travail à temps réduit, la part de la catégorie des "Chômeurs travaillant à temps réduit pour échapper au chômage", système existant en Belgique depuis 1982, connaît une croissance particulièrement significative pour atteindre en 1988 le tiers de l'ensemble des travailleurs à temps réduit; la croissance se poursuit malgré des contraintes plus marquées concernant les conditions d'accès au régime et le calcul de l'allocation. 114 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 Si l'on tient compte de l'âge et du sexe, les chiffres de l'I.N.A.M.I. (Institut National d'Assurance Maladie Invalidité) permettent de constater que le travail à temps partiel se retrouve chez les hommes aux deux extrêmes d'âges de la carrière professionnelle, tandis qu'on le retrouve chez les femmes plutôt dans la tranche des 25 à 45 ans. En outre, selon un sondage effectué par l'O.N.Em. (Office National de l'Emploi) en 1987, la part des travailleurs à temps partiel bénéficiant d'allocations de chômage - de la catégorie du temps partiel involontaire était de 35% de l'ensemble des travailleurs à temps partiel tandis que cette part était de 63% pour les travailleurs à temps partiel de moins de 25 ans. En ce qui concerne le travail intérimaire, ses effectifs ont été multipliés par 2,44 entre 1983 et 198814; la composition de l'effectif a cependant significativement changé: la part des travailleurs manuels y a considérablement augmenté, passant de 35 à68% de 1977 à 1988; la part des femmes a connu une évolution inverse, passant de 55 à 36% sur la même période. Le travail occasionnel ne fait pas l'objet d'évaluation régulière; pour 1988I'o.N.S.S. évalue à 62.220 le nombre d'individus dont les prestations ne dépassaient pas deux heures par jour et qui furent assujettis à la sécurité sociale, à l'occasion de la loi du 1987. B. Les conditions de travail La mise en œuvre du droit du travail concerne ici principalement le contrat et le volume des prestations. La tendance des normes a consisté à délimiter plus clairement les circonstances autorisant le recours au travail à durée déterminée IS. Après un premier contrat de ce type, le travailleur est sensé passer sous contrat à durée indéterminée; dans les faits cependant, il semble par exemple que des interruptions de contrats justifient la succession de contrats à durée déterminée. L'organisation des prestations semble poser problème principalement lorsqu'il s'agit du travail à temps partiel. Dans les faits, ont été relevés des systèmes de mini-max et des contrats d'appel dits aussi "de vacation". Ces formules se traduisent soit par une succession, discutée par la jurisprudence, du nombre de contrats à durée déterminée dans le chef du même travailleur, soit par une durée de travail variable, voire des horaires variables sans procédure d'avertissement. 14 De 16.385 individus en 1983 dont 41 % de femmes à 39.921 individus en 1988 dont 36% de femmes. à trois circonstances le recours à ce type de contrat La loi du 24 juillet 1987 assouplit cependant les conditions de recours aux contrats successifs. 15 La loi du 28 juin 1976 relative au travail temporaire limite J.Verly 115 Ces situations ont donné lieu, en Belgique, à une volonté de clarification par la loi-programme de 1990 16limitant à un minimum de trois heures par jour les prestations de travail à temps partiel et introduisant une procédure de contrôle plus stricte des horaires de travail. La fluctuation du volume des prestations peut aussi poser problème dans le cas du travail à temps partiel "pour échapper au chômage" : la prestation d'heures complémentaires peut avoir une incidence sur le montant voire le droit à l'allocation de chômage. En résumé, l'évolution de la période analysée ici, en Belgique, montre une volonté de baliser les effets de la tendance à la flexibilité du temps de travail, tendance induite par la législation et les conventions collectives, particulièrement depuis 1987. Durant la même période cependant, une loi de 1987 clarifie la notion de prestations très réduites, officialisant ainsi un nouveau champ du marché du travail. Soulignons enfin que la connaissance des faits se rapportant aux conditions de travail ne fait, en Belgique, l'objet d'aucune enquête voire d'aucun relevé systématique. v. Conclusions Partis du principe du marché c'est-à-dire du principe d'interaction entre offre et demande dans le domaine du travail, nous proposons les remarques suivantes : 1. Le droit social joue un double rôle par rapport au fonctionnement de ce marché: rôle de protection et rôle d'organisation; ce double rôle vise les deux protagonistes du marché du travail. Du point de vue de l'offre, dans les années '80, en Belgique, le droit du travail a stimulé le développement des emplois atypiques; le droit social a joué un rôle comparable tout au moins à propos des conditions d'accès à la protection sociale. Ona pu remarquer que ce rôle, selon qu'il s'agit de l'offre ou de la demande, peut être soit protecteur, soit stimulateur selon les phases de l'activité économique. Si le développement quantitatif de l'emploi atypique est simultané à la baisse du chômage complet, c'est-à-dire depuis le milieu de la décennie '80, il peut être interprété comme répondant à la nécessité des entreprises de s'adapter à un accroissement de la demande de produits en situation d'incertitude et de pratiquer une gestion de la main-d'œuvre répondant à cette contrainte. 16La loi du 22 décembre 1989 dite loi-programme pour 1990 entrant en application à ce sujet le 1er avrill990. 116 Recherches Sociologiques. 1991/1-2 2. Cette étude des contrats atypiques a permis d'apporter des éléments à la discussion concernant la convergence entre ces contrats et la précarité dans l'emploi. La convergence a été significativement corrigée à l'occasion des réformes du début de la décennie concernant le travail à temps partiel. Elle persiste cependant à propos des conditions d'accès à l'invalidité, et, d'autre pan, pour les non-assujettis isolés c'est-à-dire les personnes ne travaillant "qu'occasionnellement". Seul le droit à l'allocation de chômage permettrait l'accès à la protection sociale, droit qui par ailleurs et dans la même période, est stimulé dans l'évolution de la réglementation concernant l'assistance sociale (minimex). . Sociologiquement, au vu des effectifs, la précarité risque de toucher davantage les femmes et les personnes aux âges extrêmes de la carrière professionnelle. Le critère du sexe ne semble pas jouer dans le cas du travail intérimaire comme on l'observe dans le cas du travail à temps partiel. Le critère du statut, ouvrier, employé, y semble le plus déterminant. 3. Une évolution récente montre que des statuts intermédiaires entre l'emploi typique (à temps plein et à durée indéterminée) et le chômage complet tendent à se développer. Ces différents statuts se situent à une certaine "distance" par rapport à l'emploi typique. Quantitativement, l'ensemble de ces statuts intermédiaires serait devenu aussi important que le chômage complet. Sociologiquement, ce phénomène signifie un éclatement des situations de travail, phénomène concrétisé dans les conditions d'exercice de ce travail et le degré d'appartenance à la collectivité de travail, par exemple au niveau de l'entreprise lorsqu'il s'agit de l'exercice de la représentation collective. 4. Si les conditions de l'emploi qui concernent l'emploi typique se déterminent en Belgique, dans une très large mesure, dans le cadre de la négociation collective au différents niveaux où elle s'exerce, il apparaît à l'examen du développement des emplois atypiques que ceux-ci trouvent leur origine essentiellement dans des mesures réglementaires (lois, A.R.) et que, pour l'essentiel, la mise en œuvre de ces règles est de type contractuel (le contrat individuel liant le travailleur à l'employeur) plutôt que conventionnel (dans le cadre de la négociation collective aux différents niveaux où elle s'exerce). En d'autres termes, le développement des contrats atypiques signifie un rôle croissant du pouvoir législatif sur les relations de travail c'est-à-dire aussi une réduction du champ de la négociation collective. lVerly RÉFÉRENCES 117 BmLlOGRAPHIQUES DE BEYS X., 1981 Vos droits face à la sécurité sociale, Bruxelles, Vie Ouvrière. 1983 Vos droits face à la sécurité sociale après les pouvoirs spéciaux, Bruxelles, Vie Ouvrière. DELPEREEA., 1973 "Faut-il adapter la sécurité sociale au travail à temps partiel T", Revue belge de sécurité sociale, n02, pp.217-228. DELVAUX B., 1988 La qualité de la protection sociale organisée par la sécurité sociale, Rapport final remis à Ph.Busquin, Ministre des Affaires sociales, I.R.E.S., texte ronéo. DISPERSYN M., 1989 La protection sociale du travailleur à temps partiel en Belgique, Rapport au congrès européen "Travail, protection sociale et lutte contre la paupérisation familiale en Europe" (Brux. 5-8 juillet 1989), texte ronéo. LEROY R., GODANO A., 1985 "Travail à temps partiel: une nouvelle statistique", Louvain-la-Neuve, U.C.L., Bulletin de l'IRES, n096. MAGREZM., 1989 Le travail à temps partiel et le droit de la sécurité sociale, Rapport de la commission permanente des questions juridiques et institutionnelles de l'Association internationale de sécurité sociale, texte ronéo. MEULDERS D., PLASMAN R., 1989 "Pouvoirs publics et nouvelles formes d'emploi", Revue française des affaires sociales, Numéro hors série, pp.143-166. TOLLETR., VANDEWALLEJ., 1987 Le travail à temps partiel de 1973 à 1985, Bruxelles, Bureau du Plan, Planning Papers. VERLY t; 1989 Emploi et travail, Bruxelles, Ciaco. 118 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 Annexes Tableau 1. Proportion du temps partiel dans l'emploi total à diverses dates 1973 1975 1977 1979 1981 1983 1984 1985 1988 OSCE* OSCE OSCE INS OSCE OSCE INS OSCE INAM!** OSCE INAM! INS (OSCE) INAM! INAM! Dans l'emploi total H F H+F 1.0 10.2 3.8 1.0 13.0 4.9 1.2 16.7 6.1 1.0 15.6 5.6 1.0 16.5 6.0 1.3 6.4 16.3 1.7 18.2 7.2 2.0 19.7 8.1 Dans l'emploi salarié H F H+F 0.7 14.1 4.9 1.9 20.1 20.9 22.2 24.1 23.2 26.8 36.5 8.3 9.5 8.5 11.1 1.5 20.3 8.0 3.2 1.3 1.8 21.1 8.6 3.6 1.8 4.1 7.3 9.2 12.5 18.7 Sources: 1973-83 : R.Leroy, V.C.L. ; 1983-85: R.Tollet, Bureau du Plan; 1988: calculs personnels •.O.S.C.E. (Office Statistique des Communautés Européennes) : Enquête par sondage sur les forces de travail. Les taux portent sur la somme des personnes ayant un emploi "principal" et "occasionnel". **I.N.A.M.I. : Déclaration des employeurs à l'Assurance Maladie Invalidité. Tableau 2. Emploi à temps plein et à temps réduit H F H+F H F H+F Travailleurs manuels (contrat privé) T. plein T. réduit T.partiel Saisonniers Intermittents Total T.réd.!I'ot (%) 808 23.2 18 0.4 4.8 831.2 2.8 229 66.4 65 0.5 1.9 295.4 22.5 1037 90.7 83 0.9 6.8 1127.7 8.0 763 67.5 46.6 0.5 20.4 187 139.3 130.3 0.6 8.4 808.6 8.3 289.2 48.2 28.8 1097.8 18.8 824 134.5 129.1 0.14 5.2 958.1 14 488 46.2 42.1 0.14 4.0 534.2 8.6 345 207.6 197.3 0.05 10.2 552.6 37.6 833 253.8 239.4 0.19 14.2 1086.8 23.4 345 12.1 170 56.2 226.2 24.8 515 68.4 583.4 11.7 703 403.4 384 19.4 1106.4 2307 529.4 485 44.4 2836.4 36.5 18.7 950 206.8 176.9 1.1 Travailleurs intellectuels (contrat privé) T.plein T.réduit T.partiel Saisonniers Intermittents Total T.réd.!I'ot (%) 485 27.4 389 107.1 25.9 0.04 1.5 512.4 5.3 103.2 0.1 3.8 446.1 24 363 11.4 374.4 3.0 184 33 217 15.2 547 44.4 591.4 7.5 357.2 3.4 1656 61.8 753 207.4 201 6.4 960.4 21.6 2409 269.2 256 13.2 2678.4 10.1 1604 126 101 25 1730 7.3 Fonctionnaires T.plein T.partiel Total T'pa/Tot (%) Ensemble des travailleurs salariés T.plein T.réduit T.partiel Sais. + intermittents Total T.rédffot (%) 55 6.8 17i8 3.6 Revue scientifique internationale Directeur, Jean Rémy Secrétariat de rédaction, Odile Saint-Raymond 5. allées Antonio-Machado 31058 Toulouse Cedex - Tél. 6150 43 92 Sommaire du nO 56 Partages de l'Espace Le logement des minorités ethniques en GrandeBretagne, par Danièle Bloch-Rive. Habitat social et politiques de territorielisetion : une nouvelle génération d"'acteurs" urbains? par Thierry Bloss. La distribution de l'espace monastique, par Albert Levy. Les courants fondateurs de la sociologie urbaine américaine: des origines à 1970, par Jean Rémy. L'économie de la construction en France face aux mutations de la tiuère. Quelques éléments pour une approche nouvelle, par Maurice Vincent. Des familles maghrébines dans une ville nouvelle de la région parisienne, par Mauricio Catani. Sommaire du nO 57-58 Raymond Ledrut et son œuvre Introduction S, Autour de la "Révolution cachée": - Allégresse tragique, Aperçus sur le nihilisme dans "La révolution cachée" de R. Ledrut, par Patrick Tacussel. - Entre l'essai et le programme: "La révolution cachée", par Alain Bourdin. 6, Autour de "La forme et le sens dans la société" : - L'espace urbain conçu comme projection de "formes" (au sens de R. Ledrut) sur le sol, traduites techniquement en structures "alvéolaires", par Henri Janne. - Liens dynamiques entre la forme et le sens ou l'épistémologie sociologique de R. Ledrut, par Jean Rémy. - Espace, forme sociale et forme de vie: une exploration d'après Ledrut, Schutz et Simmel, par Claude Javeau. - "La forme et le sens dans la société": un nouvel esprit scientifique à l'usage des sociologues, par Monique Hirshhorn. 7, Autour de l'œuvre de Raymond Ledrut: - Ledrut, l'espace, la ville, par Jean Duvignaud. - Métropoles et réseaux, par Michel Bassand, Pierre Rossel. - La forme d'un univers et sa valeur. Hommage à R.' Ledrut, par Pierre Pellegrino. 1, Biographie de Raymond Ledrut, par Claude Rivals. 2, Textes inédits de Raymond Ledrut: - "L'Age de la Terreur" - Avant-propos. - "Les communications sociales urbaines: l'information du citadin". 3, Autour de "l'Espace en question": - Le nouveau monde urbain, par Bernard Kayser. - Le champ politique local et la "concertation" dans "L'espace en question" de R. Ledrut, par Maurice Blanc. - A la recherche de l'espace pour un nouveau monde urbain. A propos de "L'espace en question" de R. Ledrut, par Monique Coornaert, 4, Autour des "Images de la ville" : - "Les images de la ville" : questions au postmodemisme, par Uliane Voye. - Images de la ville, images de la vie; par Chistian Roy. . - Composer la ville et ses images. Hommage à R. Ledrut, par Michel Conan. En vente aux Editions L'Harmattan l'ordre et le paiement sont à adresser aux Editions L'Harmattan 5-7, rue de l'Ecole Polytechnique, 75005 PARIS o n" 56 "Partages de l'espace: 80 F 0 nO 57-58 "R. Ledrut et son œuvre" Envoi par poste aérienne: port en sus facturé par nos soins. o désire recevoir o o exemplaire(s) du nO 56 verse ci-joint la somme de souhaite recevoir une facture en 3 exemplaires exemplaire(s) du nO 57-5a F (réservé aux administrations) : 100 F E. Saussez: 121-132 Une politique sociale laretraite par Eric Saussez * Cet article a pour objectif de cerner l'évolution des politiques de retrait de la vie active des travailleurs âgés et de leurs enjeux pour la société et montre que ce retrait a progressivement pris, dans la société industrieUe, la fonne de la retraite. Avec la crise économique, il a été fréquemment anticipé par le biais de diverses mesures du type "prépension". Cette évolution a eu et aura des conséquences tant sur le financement actuel que futur de la sécurité sociale, les rapports entre générations et l'évolution du contenu de la vieiUesse. I. Historique La retraite actuelle est une création de la société industrielle. Sa mise en place se fit en plusieurs étapes et donna lieu à un débat contradictoire entre divers acteurs: les travailleurs et leurs organisations représentatives, les entreprises et le patronat ainsi que les pouvoirs publics. En effet, la doctrine libérale de la fin du XIX" siècle s'est longtemps opposée à ce type de protection sociale: elle ne voulait ni de l'intervention de l'Etat, ni de l'obligation de s'assurer. Pour les libéraux, la retraite obligatoire était une "prime à l'imprévoyance" qui empêchait la constitution d'un patrimoine par le travailleur et affaiblissait les solidarités familiales: seule la prévoyance individuelle avait grâce à leurs yeux. Andreani voit dans cette doctrine une façon de «préconiser pour l'ouvrier ce qui est bon pour le bourgeois». «On accède à la bourgeoisie par le patrimoine. La retraite pérenniserait le salariat» (1986 :16). Un rapport parlementaire français de 1849 précise qu'un ouvrier qui serait assuré contre la maladie et la vieillesse ne chercherait plus dans la constitution d'une famille les * Institut des Sciences du travail de l'U.CL. 122 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 garanties que celle-ci procure aux travailleurs âgés. Le retraité serait donc tenté par la débauche (Bois, 1989). Le développement de l'industrialisation soulevait cependant de façon aiguë la question de la condition sociale du vieux travailleur. En effet, le début de l'industrialisation se caractérisait par une «accumulation extensive du capital avec un rapport salarial défavorable aux salariés» (Frossard, 1983 :11). Pour Frossard, «Ceux qui résistent aux dures conditions de travail [... ] peuvent [... ] travailler sans âge limite défini, de même que ceux qui sont hors de la sphère capitaliste» (Ibid.). Si ce n'est pas le cas, l'exclusion sans protection s'impose. Plus tard, l'organisation du travail sera d'ailleurs un des facteurs nécessitant le développement d'une politique de retraite. En effet, lorsque l'organisation scientifique du travail (O.S.T.) de Taylor va prédominer, la situation des travailleurs âgés sera difficile. De fait, l'O.S.T. se base sur le postulat d'un "travailleur moyen", «correspondant à un modèle d'homme jeune, en bonne santé, stable dans le temps et interchangeable» (Teiger, Villatte, 1983 :28). La retraite deviendra alors une "récompense" octroyée au travailleur qui ne répond plus à la norme standard. Si les organisations syndicales naissantes se préoccupaient de la situation de ces vieux travailleurs, elles étaient cependant mitigées quant aux retraites qui se mettaient en place. Ainsi, la Centrale Générale des Travailleurs (C.G.T. française) parlait de "droit pour les morts", vu l'âge élevé d'accès et critiquait les faibles montants de ces retraites. Les syndicats britanniques craignaient quant à eux de voir diminuer «les capacités de cotiser de leurs adhérents». De plus, se posait fréquemment la question de la gestion des fonds faisant souvent l'objet de caisses d'entreprises. Les syndicats voulaient en contrôler la gestion (Babeau, 1985). Pour sa part, l'Etat va progressivement prendre conscience de la situation des travailleurs âgés dans la société industrielle : le paupérisme les menaçait. La retraite va permettre à ces anciens travailleurs de vivre la dernière période de leur vie dans une relative sécurité financière. Andreani voit dans les premières retraites, «un effort pour réduire des tensions jugées dangereuses», rapprocher de la bourgeoise «les classes populaires et gagner leur appui électoral [... ] La fonction politique d'intégration sociale se révèle clairement et contribue à expliquer les réticences des syndicats» (1986 :23). A cet égard, il signale qu'en France, l'initiative vient principalement de la gauche réformatrice plutôt que de la gauche révolutionnaire. Une des fonctions assignées à la retraite est donc celle d 'assistance aux vieux travailleurs qui peuvent accéder au "droit au repos" ne pouvant plus jouir de leur "droit au travail" (Harff, 1982). L'Etat ad' ailleurs été le précurseur des retraites dans nombre de pays (dès 1847 en Belgique), celles-ci étant octroyées à diverses catégories de ses travailleurs (et, en particulier, les militaires). En Belgique, dans le sec- E. Saussez 123 teur privé, au milieu du XIX- siècle, des mesures d'encouragement à l'épargne individuelle furent mises en place. En 1911, l'obligation d' assurance était imposée au secteur minier, «secteur par ailleurs stratégique pour l'économie de l'époque» (Lewalle, Spronck, 1989 :297). En 1924, l'assurance obligatoire était étendue aux ouvriers et, en 1925, aux employés. Ces systèmes de retraite sont basés sur le principe de la capitalisation (les cotisations versées donnent lieu, le moment venu, à la perception d'un capital ou d'une rente). A ce moment, le financement devient tripartite: les cotisations des travailleurs et des employeurs sont complétées par les subsides de l'Etat. La capitalisation va cependant vite montrer ses lacunes face à l'érosion monétaire, ses «difficultés de garantir un revenu en rapport au capital investi» et surtout, son incapacité «à mettre en place des instruments de politique sociale de relèvement des niveaux de prestation» (Op.cit. :298). Ainsi, l'Etat va devoir financer au moyen de la fiscalisation des prestations annexes (allocation annuelle de vieillesse pour employés, majoration des rentes de veuves pour ouvriers, etc.). L'arrêté royal du 28 décembre 1944 fondant la sécurité sociale des travailleurs salariés va être à la base du système actuel de retraite fondé sur la répartition. Cette dernière introduit une solidarité entre les générations d'actifs et d'inactifs âgés (les cotisations versées par les actifs à un moment donné sont la base du financement des retraites perçues par les retraités de ce même moment). On parlera à cet égard de "pension du vieux travailleur", car le calcul du montant de la retraite est principalement fonction de sa carrière passée et des revenus moyens perçus durant celle-ci (Laurent, 1985). Nous noterons que, peu à peu, la retraite s'est généralisée à la quasi totalité de la population: les travailleurs indépendants et les professions libérales ont, à présent, leur retraite légale calculée, pour les années postérieures à 1983, selon les mêmes modalités que celle des travailleurs salariés. II. Répartition et solidarité entre générations La solidarité est plus aisée à mettre en œuvre dans la répartition que dans la capitalisation; dans le premier système, le lien entre les droits acquis et l'effort contributif est moins direct: la répartition favorise notamment les revenus faibles. En effet, si les cotisations sont prélevées sur base des salaires réels, l'avantage octroyé est calculé sur base de ces mêmes salaires de référence, mais plafonnés: l'existence de minima et de maxima de pensions va aller dans le sens d'une redistribution en faveur des anciens travailleurs à faibles revenus. La retraite légale va donc avoir une nouvelle fonction de réduction des inégalités. Le financement d'un régime de répartition peut cependant connaître des difficultés, principalement en période de récession économique (la masse salariale qui donne lieu à perception de cotisations s'amenuise) et/ou de 124 Recherches Sociologiques. 1991/1-2 vieillissement démographique. La période actuelle se caractérise par la combinaison de ces deux facteurs. Actuellement, les recettes de ce secteur de la sécurité sociale se font plus rares alors que les dépenses sont en augmentation sous la combinaison de trois facteurs : - le nombre des bénéficiaires est plus élevé; -l'allongement de la longévité fait que les retraites sont versées aux retraités sur une période de vie plus longue; l'âge de la retraite n'a pas évolué alors que la longévité moyenne a augmenté, d'où une période de perception de la retraite qui augmente; - les régimes de retraite sont arrivés à maturité et ont pour principale conséquence une augmentation du montant des retraites (en effet, les retraites actuelles sont calculées à partir des salaires réels plafonnés perçus durant la carrière alors qu'au départ du système, ces données faisant défaut, le calcul s'effectuait sur base de salaires forfaitaires moins élevés). A partir de ce constat, on peut craindre un conflit de générations. En effet, les projections démographiques sont pessimistes de ce point de vue : la tendance longue est à un vieillissement accentué de la population. Les "65 ans et plus", représentaient 10,7 % de la population totale belge en 1947; ce chiffre est passé à 14 % en 1986 et atteindra les 16,8 % en 2001 (Carnoy, Defeyt, Saussez, Verly, 1988). D'autre part, le lien entre reprise économique et reprise de l'emploi est parfois contesté. Nous y reviendrons plus loin dans cet article. L'on s'orienterait donc vers une augmentation des dépenses en une période incertaine pour les recettes. Le scénario classique consisterait donc en une augmentation des cotisations sociales sur le revenu du travail des actifs; le problème d'un seuil-limite se posera, le poids des inactifs âgés devenant trop lourd pour les actifs plus jeunes. Pour Gollier, il n'est possible de garantir les pensions futures en système de répartition que par : soit une croissance économique, soit une croissance démographique, soit l'affectation de réserves, rares dans ce système, et, enfin, soit par une solidarité illimitée entre les générations successives, «chacune d'entre elles acceptant de payer de ses cotisations les pensions que se sont votées à elles-mêmes les générations précédentes et cela, quelles que soient les circonstances» (1989 :287) Cette dernière solution, parfois évoquée, poserait, par le biais d'une augmentation des cotisations des travailleurs, la question de l'équité entre les générations qui voudrait que l'on n'exige pas des générations qui nous suivent des cotisations plus élevées pour les mêmes pensions. Or un scénario possible est plutôt une augmentation des cotisations pour des pensions moins élevées. Des discours très pessimistes sur l'avenir des retraites légales sont donc développés. Ils s'insèrent dans une approche classique du problème en termes de recettes et de dépenses sans modification du système actuel. Or E. Saussez 125 de nouvelles pistes doivent être étudiées. Ainsi, en va-t-il dès sources de financement. A cet égard, Gollier signale que l'on met fréquemment en évidence le rapport actifs/inactifs alors qu'il serait plus pertinent de rapprocher la masse salariale (donnant lieu à perception de cotisations) des dépenses. En effet, même en cas de stagnation de l'emploi, une augmentation des salaires engendrerait celle de la masse salariale qui aurait, quant à elle, pour conséquence l'augmentation des cotisations perçues et, cela, même à taux de cotisation constant. Le rapport actifs/inactifs tant cité présente donc la faiblesse de ne pas inclure dans le raisonnement la variable "évolution des salaires" pourtant fondamentale. Pour sa part, Delcourt reproche à ces scénarios "catastrophes" de ne pas tenir compte d'une possible "sortie de crise" ; «la révolution technologique en cours» permettrait à la population active d' «être autrement productive demain qu'elle ne l'est aujourd'hui» (1989 :330). A ce propos, est-il exclu d'envisager de nouvelles sources de financement? Ainsi, pourrait-il en être de la plus-value dégagée par l'introduction des nouvelles technologies "mangeuses d'emplois" et donc de salaires et par voie de conséquence de cotisations sociales. Nous rappellerons que le système légal actuel des retraites date de la fm de la Seconde Guerre mondiale et a pour base, l'organisation de l' économie et du travail de ce moment, d'un certain type de rapport entre le capital et le travail. Or, cette situation a évolué. Ne conviendrait-il pas d'en tenir compte dans la réflexion future ? Gollier propose, quant à lui, une réforme fondamentale du système de retraite qui irait dans le sens d'une politique des trois piliers: à une pension légale, scindée en deux étages, s'ajouteraient des pensions extra-légales de groupe et individuelles. Ce système permettrait de combiner divers modes de financement des retraites (répartition, capitalisation collective et individuelle). L'avantage principal serait de combiner les avantages et inconvénients des divers systèmes avec pour effet de garantir un certain niveau de pension aux futurs retraités. De plus, cette approche renouvelle le débat contradictoire entre capitalisation et répartition: à une approche en termes d'opposition se substituerait celle en termes de complémentarité. III. De la vieillesse Par ailleurs, le vieillissement de la société est toujours perçu sur base d'une image classique de la vieillesse dans notre société (celle d'un individu inactif passif qui occasionne des dépenses à une société à laquelle il n'apporte plus rien). Ainsi, l'on met fréquemment en évidence le poids des "vieux" dans l'évolution du régime d'assurance maladie-invalidité. Or, la vieillesse d'aujourd'hui n'est plus nécessairement celle du début de l'industrialisation. Le débat, en termes financiers, ne tient pas compte de 126 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 cette évolution; en particulier, le fait que les "vieux" ne constituent pas une catégorie homogène de personnes. En effet, de multiples facteurs et, en particulier l'âge, les différencient. Pour rappel, lors de la mise en place de la retraite, le vieillard était un travailleur "usé" rejeté du système productif principalement pour des raisons de santé. Une première évolution est à constater: alors que l'âge de la retraite n'évoluait pas, la longévité augmentait. TI s'est ensuivi une période de vie à la retraite plus longue, et cela, dans de meilleures conditions de santé. De plus, les revenus de ces retraités ont bénéficié de "l'âge d'or" des retraites ; l'évolution positive des montants des retraites avait permis une augmentation du pouvoir d'achat de ces ex-travailleurs (Babeau, 1985). A ce moment, a prévalu le discours relatif au "troisième âge" qui part du postulat d'une personne âgée active, participante, insérée dans la société. Cette notion, fruit des années d'expansion économique, est contestée en période de crise où le début du "3ème âge participant" prend la forme d'une exclusion souvent imposée du système productif. Pitrou voit dans cette expression une invention technocratique, la base de l'intervention sociale (1990). TI s'agit d'une «curieuse dénomination» puisqu'on «ne connaît de premier et de deuxième âge qu'à propos des nourrissons [... J Est-ce une référence à la marginalité sociale habituellement accolée au chiffre trois: Tiers-Etat, Tiers-Monde ... ?» (1990 :372). IV. Travailleurs âgés et crise économique La récente crise économique a mis en évidence une accentuation de cette tendance. En effet, pour des raisons économiques, les entreprises ont géré leurs divers sureffectifs par l'exclusion de leurs travailleurs âgés. Cette exclusion a pris la forme de mesures tant légales (prépension de retraite) que conventionnelles (prépensions conventionnelles). Nous ne citons que ces deux types de prépensions car ils sont quantitativement les plus importants au niveau du nombre de leurs bénéficiaires et ils sont les rares à être toujours octroyés actuellement, la prépension de retraite disparaissant début 1991 au profit de la retraite flexible. TI est, cependant, à noter que la baisse du taux d'activité des travailleurs âgés a démarré avant le début de la crise économique. TI semble qu'à la gestion des sureffectifs quantitatifs dus à la crise économique doive être ajoutée celle des sureffectifs qualitatifs (les travailleurs âgés ne possédant pas les nouvelles qualifications requises sont exclus du système productif). Cette politique de retrait anticipé a rencontré l'adhésion des trois acteurs concernés - les organisations syndicales, le patronat et les pouvoirs publics - dont nous avons résumé l'attitude face à la retraite au début de cet article. Les entreprises y voyaient une façon de faire face "en douceur" . à la gestion de leur personnel en période de crise et de réorganisation du E. Saussez 127 travail (le terme "douceur" est surtout relatif aux conditions financières proposées). De plus, les prépensions permettaient de sauvegarder un climat social relativement bon au sein des entreprises, ou en tout cas meilleur qu'en cas de licenciement pur et simple. Les divers moyens pour y parvenir ont soulevé tant la question du choix réel laissé à ces travailleurs que celle du rapport entre le droit au travail et le droit au repos (souvent devenu une obligation de repos) (Harff, 1982). Les syndicats voyaient, de facto, réalisée, pour certains de leurs adhérents, leur revendication de réduction du temps de travail dans la vie des travailleurs (un départ anticipé de la vie active laisse à ceux-ci une période de vie hors travail en meilleure santé). Nous noterons que ces mesures introduisaient une certaine flexibilité de l'âge de retrait de la vie active pour des raisons économiques. La situation de ce point de vue pouvait varier sensiblement selon les catégories socio-professionnelles ou les secteurs d'activité. De leur côté, les pouvoirs publics espéraient réduire le problème du chômage des jeunes. Ainsi, la prépension conventionnelle faisait partie du programme de résorption du chômage dès 1974. De ce point de vue, le jeu des vases communiquants ne s'est pas toujours produit: dans beaucoup de cas, les départs en prépension n'ont pas donné lieu à l'engagement de demandeurs d'emploi, même s'ils ont souvent permis de sauvegarder ou de réorganiser des activités. Ces politiques conjoncturelles ont cependant présenté une caractéristique commune : celle de leur coût pour les finances publiques. De ce fait, l'octroi, notamment des prépensions conventionnelles, a progressivement été soumis à des règles de plus en plus strictes qui limitent le nombre de nouveaux bénéficiaires futurs. Une autre de leurs conséquences est l'allongement de la période de vieillesse dans le cycle de vie des travailleurs concernés. De ce point de vue, nous souhaiterions attirer l'attention du lecteur sur un fait peu présent dans le débat relatif à la fixation de l'âge de la retraite. D'un côté, les statistiques belges nous montrent que les travailleurs les plus concernés par la prépension conventionnelle sont les travailleurs manuels occupés dans le secteur secondaire. D'un autre côté, les travaux de Desplanques (1984) mettent en évidence «l'inégalité sociale devant la mort». En effet, l'espérance de vie est constamment abordée sous l'angle de la moyenne. Or, la mortalité varie sensiblement selon les catégories socio-professionnelles. En 1984 et en France, l'espérance de vie à 35 ans était de 43,2 ans pour les professeurs, 42 ans pour les cadres supérieurs et les professions libérales, mais seulement de 37,2 ans pour les ouvriers et 34,3 ans pour les manœuvres. Avec un âge de la retraite uniforme à 65 ans, ces travailleurs ne peuvent disposer que d'une période de retraite peu importante au niveau temps. De plus, elle se déroule dans un état de santé le plus souvent assez dégradé. Nous y verrions un "quatrième âge physiologique préco- 128 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 ce". De facto, le retrait anticipé n' a-t-il pas permis une certaine tendance au rapprochement entre catégories favorisées et celles qui le sont moins du point de vue de l'amplitude de la période de vieillesse et, en particulier, de la "jeune vieillesse" qui permet une nouvelle vie hors travail pour ces travailleurs également ? Le législateur, à partir du milieu des années '80, a proposé aux partenaires sociaux de revoir la politique de l'âge de la retraite et de l'adapter à cette évolution récente: une mesure de type structurel était donc recherchée en remplacement de ces mesures tant conjoncturelles que différentielles du point de vue de leurs conditions d'octroi. Elles entraînaient de très nettes différences à l'intérieur de la catégorie des travailleurs salariés. D'autre part, les statistiques montrent que l'activité est devenue l'exception dans la classe d'âge qui précède celui de la retraite. Par exemple, seuls 26 % des hommes de 60 à 64 ans étaient toujours actifs en 1985 alors que pour la plupart d'entre eux l'âge de la retraite restait fixé à 65 ans. Le patronat s'y opposa pour des raisons fmancières en argumentant sur les projections démographiques pessimistes pour l'avenir. Tant le financement des retraites que la compétitivité future des entreprises seraient en difficulté. Finalement, la décision a été prise de flexibiliser l'âge de la retraite (entre 60 et 65 ans) et cette mesure est d'application depuis le 1er janvier 1991. Un autre argument patronal était qu'avec la reprise économique les travailleurs âgés seraient, de nouveau, demandés par le marché de l'emploi: abaisser l'âge de la retraite aurait donc pu, à long terme, poser des problèmes de recrutement pour les entreprises en nouvelle période de croissance économique conjuguée avec une faible fécondité. Cette évolution est paradoxale compte tenu des nombreux préjugés et stéréotypes formulés, ces dernières années, à propos des travailleurs âgés. D'autant plus que les outils nécessaires à leur maintien plus tardif en activité ne semblent pas fréquents dans nos organisations (aménagement des postes de travail et formation aux nouveaux modes de travail). Il est à noter que l'utilisation de préjugés à l'égard des travailleurs âgés pour justifier leur retrait anticipé en période de récession économique n'est pas nouvelle. Le scénario classique de la reprise (celui qui tend à voir dans la reprise économique, la reprise de l'emploi) n'est pas évident (Gaullier, 1989). Standing (1986 :367) doute en tout cas de la reprise de l'emploi pour les travailleurs âgés. Pour lui, il y aurait plutôt menace pour ceux-ci qui doivent craindre «la flexibilité croissante des modes d'utilisation de la maind'œuvre». En effet, le type d'emploi développé n'est guère favorable à cette catégorie de travailleurs. Gaullier prévoit plutôt le recours aux jeunes et aux femmes. E. Saussez 129 En cas de reprise de l'activité économique avec création d'emplois, les travailleurs âgés ne seraient donc pas les premiers rappelés. Cette évolution pourrait, elle aussi, donner lieu à une guerre des générations. Cette approche du conflit possible de générations a jusqu'à présent été peu traitée. De plus, à l'heure de la flexibilité de la gestion de l'emploi pour des raisons économiques, il est permis de se demander s'il ne faudra pas maintenir une flexibilité de l'emploi pour des raisons sociales cette fois. En effet, même en cas de maintien des travailleurs âgés dans la vie active, celuici ne sera probablement pas possible pour toutes les catégories socio-professionnelles, vu les nouvelles exigences (tant physiques que mentales) des diverses tâches nouvelles ou anciennes réorganisées. Les politiques de retrait de la vie active des travailleurs âgés sont donc diversifiées et ne correspondent plus à la seule retraite. D'une fonction d'assistance aux travailleurs "usés", l'on est passé à une politique de l'emploi liée à la conjoncture économique, flexible de ce point de vue. Se posera alors la question du statut et du rôle de ces personnes dans la société. Pourra-t-on continuer à les maintenir dans un espace de vie où seule l'inactivité leur est reconnue? Par ailleurs, pourra-t-on les maintenir dans divers statuts financiers? En effet, si cette inactivité prend fréquemment le visage de la prépension conventionnelle, elle peut aussi se traduire par le chômage. Dans ce cas, l'ex-travailleur ne perçoit qu'une indemnité de chômage sans aucun complément versé par l'employeur. La situation financière des chômeurs âgés peut être difficile, surtout lorsque l'on connaît leurs difficultés, pour ne pas dire l'impossibilité, qu'ils ont à retrouver un nouvel emploi. A cet égard, dans l'éventualité d'une reprise de l'emploi non accessible aux travailleurs âgés, ceux-ci pourraient n'avoir, à plus long terme, que le recours à cette solution du chômage. De fait, la prépension conventionnelle étant une mesure à caractère conjoncturel, sera-t-elle maintenue en période de prospérité retrouvée? Quant au coût du vieillissement démographique, il conviendrait, à cet égard, de dresser le bilan de l'apport de ces "nouveaux retraités" à la collectivité. Ce terme récent et fréquemment utilisé nous semble peu conforme à la réalité; ces "nouveaux retraités" sont surtout des prépensionnés. Nous lui préférerions celui de "nouveaux inactifs âgés". Des travaux ont montré leur apport en matière de solidarité familiale. Ainsi, le travail des jeunes (et du couple dans son ensemble) est-il souvent rendu possible grâce à l'aide ménagère des parents : la solidarité entre générations s'est maintenue au sein des familles et a parfois pris des formes nouvelles (Pitrou, 1990). Il conviendrait de la distinguer de la. solidarité entre générations au niveau du financement de la sécurité sociale. De plus, la vieillesse, vu son amplitude en espace temps, se scinde en deux catégories : les "jeunes vieux" et les "vieux vieux", ces derniers bénéficiant souvent de 130 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 l'aide des premiers et étant ceux qui posent le plus de problèmes au fmancement de l'I.N.A.M.I. ou à celui des politiques d'hébergement des personnes âgées. Par ailleurs, les "jeunes vieux" sont quant à eux devenus de grands consommateurs de loisirs sous diverses formes ainsi que de médias (certains organes de presse leur sont d'ailleurs spécifiques). Enfin, ils ont développé ces dernières années diverses activités de bénévolat dans divers secteurs sociaux (alphabétisation, intégration de jeunes exclus de milieux populaires, formation de ces jeunes, etc.) ou économiques (apport de leur expérience à de jeunes P.M.E.ou à des entreprises de pays en voie de développement). Ces diverses activités traduisent soit un apport financier à des secteurs d'activité en développement (et occupant souvent de jeunes travailleurs), soit un moindre coût pour les pouvoirs publics dans divers secteurs où leur intervention financière pourrait être requise en cas de retrait de ces personnes. Le report de l'âge de la retraite parfois préconisé aurait pour conséquence notamment l'augmentation des budgets de diverses politiques sociales ou la non-satisfaction de divers besoins sociaux. De plus, la non-adaptation de certaines catégories de travailleurs à leurs tâches les exclurait toujours de la vie activé de façon anticipée et accentuerait leur éventuelle marginalité. Dans diverses récentes publications, l'Organisation de Coopération et de Développement Economiques se prononce pour le développement d'une «société active». Ainsi, les ministres du Comité de la main-d'œuvre et des affaires sociales de cette organisation se sont mis d'accord pour assigner comme «objectifs aux politiques de garantie de revenu à la fois d'assurer un revenu et d'améliorer les qualifications professionnelles des chômeurs et des travailleurs dont l'emploi est menacé [... ] et de fournir une aide aux chômeurs de longue durée les plus âgés pour qu'ils puissent trouver des activités qui leur permettent de jouer un rôle actif dans la société lorsque leurs perspectives d'emploi immédiates sont faibles ... » (O.C.D.E., 1988 :60). Durant les années '90, «les politiques économique et sociale devraient s'attacher à lutter» contre l'exclusion du marché du travail «en faisant de la participation à l'emploi, à des activités collectives et de volontariat un objectif important, parallèlement aux efforts visant à garantir à tous l'accès aux soins de santé et à l'éducation, et la possibilité de percevoir un revenu adéquat» (Ibid.). L'activité de chacun est donc encouragée. Elle passe par un «consensus politique et social en faveur d'une réforme et d'une intégration des politiques d'emploi et de protection sociale» (Ibid.). A côté de cette volonté de «société active», l'O.C.D.E. propose une réflexion sur l'âge de la retraite et, en particulier, sa flexibilité et sa progressivité. La vieillesse dite sociale (qui précède la vraie vieillesse physique et/ou psychologique) a donc pris une place plus importante dans la vie des individus. Si la "retraite mort sociale subsiste", d'autres modes de vie à la re- E. Saussez 131 traite se sont développés: mettant l'accent sur la famille ou sur la consommation de biens et de services et notamment de loisirs, A.M.Guillemard (1981) constate aussi une participation à la société par la consommation des «médias de "masse». Enfin, elle signale une autre attitude de revendication qui conteste la place laissée à la vieillesse dans la société. Ces pratiques diffèrent selon les individus, selon leurs ressources et leurs potentialités. TIserait peut être erroné de ne pas tenir compte de cette évolution dans l'élaboration des multiples scénarios du futur. Conclusions La crise économique a donc eu pour conséquence le développement de nouvelles méthodes de retrait de la vie active à caractère conjoncturel dont la conséquence a notamment été de renforcer la tendance déjà précédemment constatée à un allongement de la période de vieillesse dans le cycle de vie des individus, avec une scission marquée entre les "jeunes vieux" et les "vieux vieux". Ces "nouveaux vieux" adoptent des modes de vie nouveaux par rapport à ceux de leurs prédécesseurs. Ainsi, ils manifestent un plus grand dynamisme tant au niveau odela consommation de biens et de services qu'à celui de leur contribution à diverses activités à caractère social ou économique. Cette évolution risque de poser des difficultés de financement de la sécurité sociale dans le futur, du moins dans son mode de fonctionnement actuel. C'est du moins l'analyse la plus fréquente. A l'avenir, il conviendra de tenir compte de ces constats dans l'élaboration de futures politiques, eu égard, notamment, à l'âge de la retraite et à son type de fmancement. RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES E., 1986 Les retraites, Paris, La Découverte, Coll. Repères. ANDREANI BABEAUA., 1985 La fin des retraites ?, Coll. Pluriel "Inédit", Paris, Hachette. BOISJ.-P., 1989 Les vieux. De Montaigne aux premières retraites, Paris, Fayard. E., VERLY J., 1988 Dérider la retraite, Bruxelles, Fondation Roi Baudouin. DELCOURT J., 1989 "La guerre des générations aura-t-elle lieu T", Reflets et perspectives de la vie économique, n04, pp.327-336. DESPLANQUES G., 1984 "L'inégalité sociale devant la mort", Economie et statistiques, n0162, pp.2950. 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A.Franssen: 133-148 De la légitimité de l'Etat-providence: crise et mutation par Abraham Franssen * Le propos du présent article, que l'on pourait qualifier d'essai, est de discuter la légitimité des politique sociales dans la perspective d'une mutation culturelle. Dans l'espace de la société industrielle et de l'Etat social-démocrate, le système de sécurité sociale correspond à un sens historique et reflète une série de figures du social idéologiquement et culturellement légitimées. Aujourd'hui, on peut se demander quels sont les cadres normatifs et les systèmes de légitimités qui sont opérants dans le rapport des individus à la solidarité sociale. L'article distingue d'une part les scénarios de crise qui se traduisent par une demande de protection sociale accrue de la part des catégories margiualisées par le changement et, d'autre part, les incidences sur le rapport aux solidarités sociales d'une mutation culturelle centrée autour du sujet individuel. A partir de ce second scénario, l'article envisage les conditions d'une redéfinition du contrat social qui passe par l'explicitation des enjeux culturels autour desquels se cristallisent un certain nombre de conflits sociaux actuels. I. Introduction : Au delà de la crise, les dimensions culturelles de l'Etat-providence A. Etat-providence. 1975-1990. Rien n'a changé. Tout a changé. Rien n'a changé. Loin des scénarios catastrophes sur le démantèlement de l'Etat-providence, sur le détricotage de la couverture sociale, sur l'implosion du système d'assurance chômage, la privatisation du système de soin de santé ... les années 80 impressionnent, tout compte fait, par la * Faculté Ouverte de Politique Economique et Sociale (p.O.P.E.S.) de l' u.eL. 134 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 résistance des mécanismes d'assurance et d'assistance forgés dans les luttes du siècle et les consensus des trente glorieuses. Au sortir des années de désindustrialisation et de crise financière, l'outil social-démocrate est groggy, mais toujours sur pied. La grande majorité de la population est intégrée dans ses droits et, si le maillage social a cédé par endroits, le corps social reste largement couvert. L'image est offensante. On n'oserait la présenter aux jeunes coincés entre prolongation de la scolarité et stages d'attente. Ni aux couples coupables d'être à la fois chômeurs et de cohabiter. Ni aux chômeurs âgés prépensionnés. Et pourtant, la dénomination même de ces catégories atteste de la permanence d'un traitement social-démocrate de la crise au cœur des années de plomb. Les phénomènes de marginalisation, de pauvreté, d'exclusion sociale ont suscité une extension, et non une régression, du champ d'intervention de l'action redistributive de l'Etat. Plus même, depuis 1987, le retour de la croissance permet d'amorcer un "retour du cœur" qui nous suggère que la parenthèse est refermée et que, du point de vue des politiques sociales, 1990, c'est 1970. Tout a changé. Derrière la permanence lisse des institutions et le maintien du système, les convictions ont vacillé, les principes de légitimité ce qui fait sens - se sont modifiés en profondeur. En effet, les niveaux d'appréhension des politiques sociales ne sont pas seulement sociaux, économiques et institutionnels. Si depuis une quinzaine d'années, la "crise de l'Etat-providence" a une composante financière "incontournable", celle-ci ne doit pas estomper les évolutions culturelles qui se manifestent à l'endroit d'une série de principes régulateurs du social. C'est au moment où l'Etat-providence semble sauvé que l'on s'aperçoit que le "contrat social" qui le fonde a perdu de son évidence. Cette question est d'importance, du moins si l'on accepte le diagnostic formulé par Luc Carton: [...] En définitive, où tout se joue, c'est dans la perception et l'interprétation culturelle, par les individus et les groupes, de ces réglementations et services [de l'intervention publique] : au point d'intersection des modes de vie de tout un chacun, privé ou marchand, se mesurent les pesanteurs et les libertés que propose l'espace public. C'est là que les politiques se font ou se défont, prennent ou perdent légitimité, efficacité et crédibilité. C'est cette intersection des individus et des groupes dans la collectivité publique qui est aujourd'hui difficile : les points de repères traditionnels ont perdu de leur vigueur symbolique sans que les substituts ne soient disponibles: comment repenser les systèmes de solidarité quant il y a crise de l'intégration sociale? (Carton, 1989 :53) Eclairer les dimensions et les incidences possibles de cette mutation est un enjeu démocratique majeur, et une tâche sociologique urgente. Ce qui sera discuté ci-après, ce sera bien de la légitimité des politiques sociales dans la perspective d'une mutation culturelle. A.Franssen 135 On doit en effet se demander comment s'opère aujourd'hui la socialisation aux principes mêmes de ce système et quels sont les cadres normatifs qui sont opérants dans le rapport des individus à la solidarité sociale. B. Le point de vue adopté Nous n'envisagerons par conséquent pas la crise de l'Etat-providence au niveau où elle se manifeste: celui des problèmes sociaux et financiers, mais davantage au niveau des conditions culturelles de son développement. Avant de discuter l'actualité culturelle de l'Etat-providence et d'envisager les caractéristiques d'un hypothétique nouveau rapport à celui-ci, il importe de préciser d'une manière plus formelle ce que l'on entend par modèle culturel. Nous envisagerons ensuite comment l'Etat-providence participe du modèle culturel de la société industrielle et de ses acteurs pour en discuter la crise et/ou la mutation. II. Les concepts A. Le modèle culturel Rainer Zoll définit le modèle culturel comme «la structure fondamentale qui détermine la caractéristique distinctive essentielle d'une culture » (Zoll, 1989 :7). Dans son acception tourainienne, il s'agit des principes de sens (ou «l'image de créativité») qui orientent l'action de la société sur elle-même. Le modèle culturel donne sens aux pratiques sociales, il oriente l'action historique. Comme représentation des rapports d'une société à elle-même, le modèle culturel est un ensemble d'objectifs qui dominent la société toute entière. Le niveau des finalités culturelles est donc celui de la constitution du sens et des orientations sociales ultimes (systèmes de représentation qui constituent le référent ultime des valeurs, la source de leur légitimité). Les différentes réponses particulières qui sont apportées au sein d'un ensemble social à ces questions constituent les idéologies. Alors que l'idéologie appartient à des acteurs particuliers, le modèle culturel appartient à un type de société globale en définissant l'enjeu central. Bien entendu, une société concrète n'est jamais l'incarnation "pure" d'un modèle culturel unique; elle cristallise dans un agencement original et plus ou moins stable des traits de différents modèles culturels idéal-typiquement construits. B. Finalités culturelles, valeurs, normes Au niveau des finalités culturelles défini plus haut, il nous faut ajouter celui des valeurs sociales (c'est-à-dire le fondement des jugements de ce 136 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 qui est socialement bon ou mauvais: égalité, liberté ... ) et celui des normes (c'est-à-dire les modalités d'action socialement reconnues dans les différents champs d'activité: le juridique, l'économique ... définissant le permis et l'interdit, le normal et le déviant). III. Les fondements culturels de l'Etat-providence La définition de ces niveaux nous aidera à définir les fondements culturels de l'Etat-providence. Pour chacun des trois niveaux, on s'efforcera de dégager le principe de légitimité central qui a été opérant: la libération illimitée par rapport au besoin au niveau des finalités, l'égalité et la solidarité comme valeurs motrices, le travail comme source de normativité. A. La libération du besoin et le progrès comme finalités Le programme que s'assigne l'Etat-providence est inséparable des idéaux de la modernité: progrès et raison. L'idée d'une libération par rapport au besoin, d'une sortie de l'état de nature et de l'aléa qui le caractérise pour accéder à une maîtrise rationnelle du devenir social est consubtantielle à cette représentation. En cela, comme l'indique Pierre Rosanvallon, la dynamique de l'Etat-providence repose sur un programme illimité : libérer la société du besoin et du risque (Rosanvallon, 1981 :33). C'est ce programme qui fonde sa légitimité et renouvelle sa dynamique: celle-ci ne saurait être bornée par un seuil quantitatif dans la mesure où l'état de bien-être social est relatif et son contenu sans cesse actualisé en fonction du progrès (associé à la croissance économique). En cela, la logique du social et de l'intervention étatique n'est pas première. Antonio Piaser montre bien que dans le cadre social-démocrate, pour être légitime, elle doit être subordonnée au respect de la condition de croissance économique (1986 :189) li y a là une représentation générale du devenir des sociétés humaines qui donne sens aux revendications des acteurs, alimente une stratégie offensive à l'égard du social: «L'avenir est pensé comme poursuite d'une tendance, développement d'un progrès cumulatif, réalisation d'une promesse première» (Rosanvallon, 1981 :35) B. L'égalité et la solidarité comme valeurs L'égalité a longtemps constitué l'objectif naturel, "évident" de l'action de la société sur elle-même à travers l'outil étatique. L'Etat devient d'abord et avant tout protecteur à travers un système de redistribution dont le but est de corriger les inégalités: assurance vieillesse, allocations de chômage, assurance maladie-invalidité, allocations familiales constituent ainsi autant de revenus de substitution et de complément. A.Franssen 137 L'intervention des politiques sociales correspond à une justification égalisatrice et promotionnelle et assure une fonction corrective. La référence égalitaire ainsi affirmée a servi de moteur aux conquêtes sociales. Parallèlement, ce qui a justifié la mise en place de mécanismes de redistribution, c'est l'affirmation du principe de solidarité. En tant que telle, la solidarité s'est imposée comme valeur centrale de l'Etat-providence, comme le ciment d'une nation (n'en trouve-t-on pas encore une manifestation dans le maintien d'une sécurité sociale nationale alors que quasi l'ensemble des compétences sont régionalisées et communautarisées ?). Comme le signale Pierre Reman (1989 :100) les mécanismes de solidarité et de redistribution sont à la fois horizontaux (c'est-à-dire solidarisant des personnes et des groupes dont les risques sont inégalement répartis: actifs/non-actifs, isolés/familles ... ) et verticaux (c'est-à-dire liant des personnes et des groupes dont les revenus sont inégalement répartis). C. Le travail comme source de normativité C'est le travail qui définit les droits et les devoirs des individus dans la collectivité. TIest au centre de la norme juridique qui consacre les droits sociaux. On relèvera ainsi que l'arrêté Loi de 1944 instaurant la sécurité sociale se limitait à «soustraire à la misère les hommes et les femmes laborieux». La première phase de mise en place du système de la sécurité sociale (1944-1961) est basée sur la relation entre travailleur et bénéficiaire de la sécurité sociale. Par la suite, la définition de la sécurité sociale s'est progressivement éloignée de son centre productiviste pour intégrer des populations hors travail (handicapés, catégories couvertes par le minimex). Mais il faut remarquer que cette universalisation des droits n'est acceptée qu'en tant que résiduaire (pour des sous-populations particulières) et temporaire (l'octroi d'un minimum de moyens d'existence est limité par la restauration d'une situation normale de travail). Sur le plan symbolique, l'assistance tend à apparaître illégitime au regard de la norme productive (il s'agit de faire la preuve que l'on recherche du travail). Comme le relève E. Jacques: La liaison entre d'une part la contribution des intéressés provenant de leur insertion dans le circuit de travail et d'autre part, les prestations sociales auxquelles cette insertion donnait droit a constitué la philosophie de base de notre système de sécurité sociale que des aménagements ultérieurs et des modifications substantielles n'ont pas altérée radicalement (1982 :45). Plus près de nous, on observera que si l'idée de l'allocation universelle témoigne d'une évolution à ce niveau, le rejet quasi unanime, voire indigné qu'elle a suscité témoigne des résistances de la norme productiviste. 138 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 D. La médiation par l'action collective Cette entrée "culturaliste" pourrait suggérer un développement endogène et harmonieux des institutions par l'adhésion a priori des membres de la société à un système de référence commun. Le socle des évidences partagées qui permet leur compromis ne doit pas faire oublier les intérêts et les idéologies antagoniques des acteurs. Surtout, on oublierait là une dimension essentielle du rapport des individus à l'Etat-providence: la médiation par des instances collectives, la constitution d'acteurs collectifs qui ont une fonction d'interface entre l'individu et l'Etat. Progressivement, la démocratie est devenue représentative au sens où elle s'est en partie constituée sur le conflit social central qui opposait le capital au travail. Sur ce point, le système social-démocrate belge présente des caractéristiques remarquables. Une série d'organisations représentatives (syndicats, mutuelles, partis) sont médiatrices des droits et les devoirs des citoyens-prestataires-bénéficiaires. Ces organisations ont rempli une fonction importante de socialisation. La négociation collective et la concertation entre des organisations représentatives apparaît dès lors comme une des figures de l'Etat-providence. La cohésion du lien social à l'échelle de la nation est ainsi liée à la légitimité de ces corps intermédiaires et à leur capacité à articuler dans un projet idéologique revendications sectorielles et intérêt général, le court terme et le long terme. IV. Crise et mutation : deux scénarios Nous sommes au terme d'un mouvement long qui a vu la réalisation du programme de l'Etat-providence dans le cadre de la société industrielle. Subjectivement, le retournement de la courbe de pénétration de l'Etatprovidence à l'intersection des années '70 et '80 se manifeste par le sentiment largement partagé d'avoir forgé un système achevé ("le meilleur du monde"), abouti, arrivé, certes perfectible, mais qu'il s'agit avant tout de préserver. A rappeler ces figures familières et pourtant déjà désuètes de l'Etatprovidence, on perçoit mieux les évolutions récentes qui se sont manifestées dans le rapport des individus au social (compris ici essentiellement dans la dimension des solidarités collectives). Ou plutôt, même si l'on a encore du mal à désigner positivement ce qui émerge, au moins identifiet-on ce qui n'est plus. D'où la tentation de parler en termes de reflux, de décomposition, de crise. Tout se passe comme si un reflux culturel fragilisait un édifice qui ne se maintient que par sa force d'inertie alors même que ses fondations culturelles sont rongées. On pourrait certes relever les conditions objectives de cette crise: extension de la demande d'assurance et d'assistance sociale, écart entre recettes et dépenses publiques depuis le début de la crise, fragmentation du A.Franssen 139 marché de l'emploi, ralentissement de la croissance et donc de la capacité redistributive de l'Etat, déficit de la capacité gestionnaire de la fonction publique, émergence de pouvoirs privés qui affirment leur capacité à se substituer aux régulations publiques pour mieux les contourner, etc. S'il y a là un champ de contraintes et d'acteurs en redéfinition, on posera ici l'hypothèse qu'ils ne sont opérants que si l'on prend en compte la mutation culturelle qui leur fait fond et qui détermine les conditions de leur recevabilité et de leur activité. L'hypothèse qui servira ici de fil conducteur établira que les problèmes de l'Etat-providence ne se cantonnent pas à des questions de modernisation gestionnaire ou au rétablissement de la croissance (même si celle ci permet "d'absorber" bien des questions sociales et culturelles), mais touchent à la redéfinition même du lien social, dont le pôle individuel est l'identité et le pôle collectif le contrat social. Nous envisagerons la redéfinition des rapports des individus aux solidarités collectives en distinguant les aspects de crise et les aspects de mutation. Ces deux mouvements renvoient en effet à des tendances et à des réalités observables dans les sociétés industrialisées, et plus particulièrement dans l'espace belge. A. Crise du modèle de la société industrielle et demande de protection sociale La première expérience et dimension de la mutation, c'est la crise. Celle-ci intervient dans le cadre des finalités culturelles établies et affecte les groupes sociaux et les institutions les plus dépendants de la société industrielle. Cette appréhension d'un "monde qui fout le camp" est bien présente en Wallonie. On retrouve, dans les régions de vieille industrialisation, ce désarroi lié à la non-praticabilité des solutions traditionnelles. Bernard Francq dans son étude du monde ouvrier et populaire de la région liégeoise ne dit pas autre chose lorsqu'il définit les deux climats sociaux qu'il y observe en parlant de «forteresse assiégée» et de «monde défait» (Francq,1990). On a affaire à un problème typique d'anomie comprise comme décalage entre les moyens et les [ms. Cette anomie se traduit subjectivement par l'impression de "crise du système", lorsque les valeurs, les normes, les moyens établis ne suffisent plus à la régulation du tout social, laissant apparaître dans des proportions pathologiques des phénomènes anormaux: ruptures de solidarité, individualismes exacerbés, atonie et désintégration de l'action collective, déficit de l'action publique. Dans ce schéma, l'adhésion aux finalités culturelles de la société industrielle s'effectue douloureusement, d'une manière inversée. La confiance en un mieux-être futur s'estompe dans une perception fataliste de l'avenir. La conviction que "c'est mal parti" se retrouve particulièrement chez les 140 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 jeunes précaires. Dans sa recherche sur l'identité de travail des jeunes, Michel Molitor parle d'une «conscience inversée du progrès» pour caractériser cette représentation qui consiste à localiser dans le passé de la société industrielle ses expériences positives et ses capacités d'évolution (Molitor, 1990 :9). Dans un contexte de précarité et de chômage, la demande sociale qui s'exprime est essentiellement défensive. La revendication offensive motivée par l'idéal d'un progrès social continu cède la place à une demande de sauvegarde des acquis et de gestion du déclin. La demande de protection sociale tend à s'adresser à l'Etat vécu comme pure extériorité. Le modèle de l'assistance prend ici le pas sur celui de l'assurance: on attend de l'Etat la résolution de problèmes que la collectivité est trop faible pour résoudre ; dans le même temps, on associe celui-ci aux "autres", au patronat, et plus encore aux "hommes politiques qui magouillent" identifiés comme responsables de la crise et de la décadence. Travaillant sur les représentations sociales des jeunes précaires, Michel Molitor relève ainsi la figure du garantisme : l'exigence de ces jeunes sera de bénéficier d'un minimum de ressources qui leur garantisse l'accès à la consommation sans que cela ne s'accompagne d'une prestation de leur part. On relève là un éclatement de l'ancienne éthique du travail qui associe le bénéfice de la prestation à la contribution (Molitor, 1990 :13). La dégradation des anciennes sources de normativité se manifeste aussi dans la dissolution des appartenances et des identités collectives. La crise s'accompagne d'une désaffection croissante par rapport aux modalités instituées de participation. L'acteur syndical en particulier tend à être fortement déconsidéré par les jeunes. A terme, il ne reste plus que des attitudes sporadiques et expressives de défis à l'ordre social pour exprimer les frustrations accumulées. Ou alors le repli identitaire relayé par des leaders populistes. Le tableau qui vient d'être brossé pourrait apparaître exagérément pessimiste. Il représente pourtant un des visages - la face sombre - de la mutation. B. Mutation: le sujet individuel au cœur du lien social Ce second scénario vise à rencontrer les observations et analyses relatives à l'émergence de l'individualisme "post-moderne" dans une société de consommation et de communication de masse. 1. Du travailleur au consommateur et au sujet individuel a) Les contradictions de la société de consommation Dans la société industrielle, celui qui fait le monde, c'est le travailleur, et c'est autour de cette image qu'il y a à la fois conflit et consensus des acteurs sociaux, Au travail sont associés le progrès, la richesse, l'avenir. La figure du sujet-travailleur (au niveau de l'historicité de la société indus- A.Franssen 141 trielle) informe et délimite le champ des mouvements sociaux et des institutions. L'éthique du rendement de la société industrielle est caractérisée par sa discipline temporelle, sa dominance du futur sur le présent, la défmition du bon comme étant ce qui est raisonnable, la centralité du travail, la définition des identités sur une base socio-professionnelle. Avec le développement de la société de consommation, le travail qui fut le lien social déterminant de la société industrielle est mis en cause comme principe structurant des identités et des rapports sociaux. Ainsi dans les années '70, Daniel Bell s'inquiète de la contradiction entre l'individu rationnel et ascétique dans la sphère du travail et l'individu hédoniste, narcissique dans la sphère privée et les loisirs. Cette tension entre la rationalité technique et l 'hédonisme individuel est envisagée comme une menace pour l'unité de la société (Bell, 1979). En parlant, au début des années '80, du passage d'une socialisation de production à une socialisation de consommation, Martin Baethge exprime le glissement d'une structuration identitaire par le travail à une non-structuration par la scolarité prolongée et la consommation. En effet, alors que l'activité professionnelle, par son insertion dans un processus collectif, va provoquer une perception de soi comme acteur social, la scolarité, quant à elle, va se caractériser par un rapport plus passif, par un "être-au-monde" qui est en fait un "non-être au monde" dans la mesure où les jeunes bénéficient de plus de tolérance que dans la vie professionnelle. Dans le chef de Martin Baetghe, comme dans celui de Daniel Bell, l'accent est davantage mis sur la rupture ou les contradictions par rapport au modèle traditionnel de travail que sur une définition positive d'un nouveau modèle. La société industrielle débouche sur la société de masse et sur la société-marché. Celles-ci sont à leur tour la condition du dépassement du modèle culturel industriel et de l'émergence d'une société dite post-industrielle à la culture dite post-moderne. b) Le sujet individuel au cœur du nouveau modèle culturel? L'hypothèse que l'on peut formuler notamment avec Serge Moscovici et François Dubet (France) et appuyer sur les travaux de Rainer Zoll (R.F.A.) et Yankelovich (U.S.A.) est qu'aujourd'hui l'image du sujet est précisément le sujet individuel comme tel, que ce qui est en jeu, ce n'est plus la défmition d'un personnage historique ("le saint", "le travailleur", "l'être de raison"), mais celle de l'individu pour lui-même. «L'hypothèse est que l'image du sujet est vécue en terme de sujet individuel. Le sujet collectif n'existe plus sinon comme l'aspiration de tous à être une personne» (Dubet, 1990). 2. L'individu et le social Quelles sont les incidences de cette hypothèse sur la gestion sociale et sur la manière dont se construit le rapport des individus au social et à l'Etat? Qu'est-ce qu'un social qui place l'individu au cœur de son modèle 142 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 culturel ? On peut évidemment se contenter de louer les channes badins de l'individualisme hédoniste et narcissique. On peut aussi chercher à cerner les dimensions de cette nouvelle donne et les défis ainsi posés à une recomposition des solidarités et des acteurs. a) Une difficile gestion identitaire Alors qu'auparavant, compte tenu de sa catégorie socio-professionnelle liée à une communauté de vie, on avait une représentation du monde et à un système idéologique donné, aujourd'hui les individus tendent à se défmir en dehors de leur appartenance sociale, ou plutôt à moduler leurs appartenances sans donner de prépondérance à l'une d'entre elles. On observe ainsi, dans des proportions variables, au niveau des jeunes générations, des attitudes de "bricolage identitaire" - être tout à la fois sans se laisser enfermer dans une catégorie (cf. la musique, le mélange des styles et des genres). "Je suis tout à la fois, moi, je ne suis pas du genre à me définir". Les identités des individus tendent à être débridées ; elles ne sont plus "assignées à résidence" et sont fluctuantes à la manière de monnaies qui auraient perdu la parité or. «La caractéristique de la post-modernité n'estelle pas précisément d'avoir délié les différentes formes d'individualité entre elles et de leur milieu d'origine 't» (Moscovici, 1988 :30). b) Arbitrer ses différents rôles Les arbitrages sociaux en deviennent plus instables et difficiles : ils se réalisent moins entre des acteurs sociaux auxquels est reconnu le monopole de la représentation des intérêts d'une catégorie entière qu'entre les différents rôles des individus. On le voit, par exemple, à propos du mouvement des enseignants en Communauté française de Belgique où les questions posées renvoient in fine chacune à la gestion de ses rôles. Il est particulièrement malaisé d'être à la fois enseignant, parent, contribuable, électeur et syndiqué. c) L'opacité du social Le brouillage lié à la stratification sociale, l'affaiblissement des alternatives idéologiques, la dégradation des appartenances collectives sont autant de facteurs qui favorisent l'opacité du social. Dans l'enchevêtrement complexe des catégories, réglementations, statuts, intérêts, appartenances, l'individu n'est plus sûr que de lui-même et n'appréhende qu'un environnement limité et changeant. A l'exclusion des marges, les frontières entre catégories sociales tendent à s'estomper en un continuum dont les variations dessinent une courbe de Gauss: les classes moyennes tendent à saturer le paysage social. On se trouve ainsi dans une situation où le social ne communique plus avec lui-même et où les groupes sociaux ne sont plus suffisamment définis pour expliciter leurs rapports mutuels. La complexité des mécanismes de transferts et de redistribution, la méconnaissance par les individus des sources de financements de l'Etat accentuent encore leur A.Franssen 143 sentiment de déconnection par rapport à un système dont ils sont par ailleurs les bénéficiaires et les contribuables. La dissolution des appartenances collectives et l'incrédulité par rapport à toute solution idéologique s'accompagne le plus souvent d'un retrait à l'égard de toute participation publique. Le thème de la déconnection (ou celui de déliance) apparaît incontournable. Subjectivement, les individus produisent moins la société qu'ils ne la consomment. Les instruments dont la collectivité s'est dotée pour réaliser ses objectifs tendent à être perçus comme des entités séparées, autonomes, extérieures. Cette déconnection alimente l'ambivalence des attitudes à l'égard de l'Etat. On passe son temps à le critiquer tout en exigeant son appui. On dénonce la gabégie publique tout en faisant de la fraude fiscale un point d'honneur. On revendique à la fois la gratuité des services et le privilège de payer moins d'impôts ... A ces éléments partagés par l'ensemble des sociétés industrielles, il faut adjoindre la structuration spécifique de l'espace politique et public en Belgique. La sécurité sociale reste nationale tandis que l'aide aux personnes est communautaire. Les impôts sont régionaux et les collectivités d'identification ne correspondent pas aux entités institutionnelles. L'instance gérant les matières personnalisables ne possède pas le pouvoir fiscal, etc. Cette confusion institutionnelle a pour effet de renforcer l'opacité du système et la confusion du citoyen. d) De l'Etat-providence à l'Etat minimum TIsuffit de tendre l'oreille pour percevoir les connotations négatives aujourd'hui attachées à des termes et des principes dont la seule évocation avait il y a peu encore le pouvoir de dissuader toute critique. L'objectif même d'une réduction des disparités de revenus est aujourd'hui connoté négativement. On préfère accorder la priorité à la réforme de la fiscalité plutôt qu'à là redistribution. Les attitudes à l'égard de la fiscalité se fondent aujourd'hui largement sur la conviction que les choses vont d'autant mieux que l'on paye moins d'impôts. Le faible taux d'imposition devient en soi un indice de prospérité. Le thème majeur de la réduction des inégalités est aujourd'hui tout simplement "hors jeu", exclu du champs des préoccupations légitimes d'une société. On mesure qu'il y a eu là un retournement fondamental. La référence à la sauvegarde des droits acquis - qui était le socle minimum, non négociable, sur lequel se sont fondés bien des conflits sociaux - a tendance à être lue comme la défense corporatiste de rigidités désuètes et contre-productives. Plus fondamentalement, on observe une perte de légitimité de l'idée d'une maîtrise rationnelle de la société sur elle-même, idée qui est au principe de l'Etat-providence. Suite à la représentation prométhéenne du devenir des sociétés humaines tend à s'imposer l'image du fonctionne- 144 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 ment naturel des sociétés pour autant que le marché et le jeu démocratique soient garantis. Comme le relève Marcel Gauchet :«[ ... ] il en résulte une formidable perte de substance comprise comme pouvoir de la collectivité sur elle-même» (Gauchet, 1990 :88). e) Le libéralisme : réponse idéologique à un problème culturel Si l'on prend en compte les évolutions qui viennent d'être mentionnées, on saisit mieux ce qui alimente le succès de l'idéologie libérale. L'émergence culturelle de l'individualisme constitue, en effet, la principale condition de recevabilité de l'idéologie néo-libérale: [ ... J une idéologie ne parviendra à établir sa domination que si elle parvient à assimiler certains points de références culturels où les gens puissent se reconnaître. Le néo-libéralisme a su regrouper insatisfactions latentes, vérités partielles et phénomènes superficiels au sein d'une cohérence nouvelle. L'anti-étatisme, l'apathie politique, l'aliénation sociale, la résistance passive contre les bureaucraties impersonnelles et "l'Etat fiscal", le sentiment de menace pesant sur la vie privée et la dignité personnelle ont pu y trouver un sens et une explication (Raes, 1984 :247). 3. Un social sans centralité ? Le marché et les corporatismes ... Le problème qui est ici posé est de déterminer si la gestion du social peut s'accomplir en évacuant toute référence à un modèle culturel collectivement partagé. A partir du moment où il n'y a plus d'image d'un sujet historique (comme l'était la figure du travailleur, être de Raison et de Progrès), on peut être tenté de considérer qu'il n'y a plus de mouvements sociaux fondamentaux, plus d'enjeu central et donc de contrat social véritable: il n'y a que des arrangements localisés et des conflits d'intérêts. A défaut de références collectives sur lesquelles fonder de nouveaux compromis, ainsi que d'acteurs pour les mener à bien, il ne subsisterait d'une part que le marché, d'autre part que les corporatismes comme instances de régulation du social. La scène historique serait vide; ses anciens acteurs seraient réduits au rôle "d'agences de gestion sociale" ou de groupes de pression. Ainsi soit-il? 4. Le sujet individuel au cœur des mouvements sociaux? La question ici posée estde déterminer si la référence au sujet individuel peut servir de système de légitimation à un projet collectif et fonder le lien social. La référence au sujet individuel (dont on perçoit bien la légitimité qu'en tire le libéralisme pour sa critique des instruments de régulations étatiques et des médiations collectives) peut-elle être au cœur de nouvelles conflictualités sociales, et partant de nouveaux acteurs collectifs et compromis sociaux? «Le sujet individuel comme tel, tourné vers lui-même et sa spécificité, sans référence à des principes à prétentions universelles, peut- A.Franssen 145 il se lier à un sujet historique et devenir à la fois l'agent et l'enjeu d'un mouvement social ?» (Dubet, 1990). D'une part il faut reconnaître que la figure du sujet individuel pose aujourd'hui un problème majeur à ceux qui s'intéressent aux mouvements sociaux et à l'émergence de nouveaux principes de solidarité. D'autre part, l'hypothèse de l'importance croissante de la référence au sujet individuel dans la construction du rapport des individus au monde et à la société nous permet d'identifier des dynamiques culturelles et sociales émergentes. a) La revendication de la qualité de la vie Ainsi le thème de la qualité de la vie n'intègre-t-il pas l'individualisme, la dimension personnelle tout en développant un point de vue qui permet une globalisation et une extériorisation de la revendication ? Les caractéristiques des conflits sociaux actuels où la revendication tend à être la fois intense, expressive et sporadique ne traduisent-ils pas une aspiration fondamentale à l'auto-réalisation des individus et à une qualité de la vie qui ne se réduit pas à un niveau de vie? La percée culturelle de la conscience écologiste (bien au delà de sa représentation politique) ne .tient-elle pas à l'articulation qu'elle propose entre dimension personnelle et dimension universelle? On entrevoit là un discours sur les finalités contestant au modèle libéral-productiviste le monopole de la définition de la réussite et de la réalisation de soi. A partir de catégories morales et personnelles, on peut en arriver ainsi à la constitution d'un nouveau point de vue (à vrai dire déjà fortement légitime) dans le débat sur la scène publique. N'est-ce pas un des éléments de la redéfinition d'un espace public? De même, la référence aux Droits de l'Homme ne tend-elle pas à s'imposer comme nouvelle source de normativité ? En Belgique, l'introduction du minime x en 1974 a constitué une première étape dans la voie de l'universalisation des droits (dont l'allocation universelle représenterait une des conclusions possibles). Les propositions relatives au droit à la culture, à la formation continuée ou à un environnement (urbain et naturel) de qualité peuvent être envisagées en ce sens. L'action et le type d'argumentation développées par un mouvement comme A TD-Quart Monde en appelle également à la dignité de la personne. Les critères de jugement et de perception de l'action publique ne tendent-ils pas à passer du registre quantitatif, productiviste, collectif et idéologique à un registre qualitatif, personnaliste et éthique? b) Expliciter les conflits : un préalable à la recomposition de compromis La redéfinition des fonctions et des missions de l'Etat comme instrument de la volonté politique d'une collectivité suppose une explicitation des finalités culturelles poursuivies, de ce qui fait sens. De la même manière que l'Etat-providence correspond à un système d'action historique 146 Recherches Sociologiques. 1991/1-2 dans le cadre du modèle culturel de la société industrielle, l'Etat contemporain ne trouvera sens (et donc légitimité) que dans sa capacité à répondre aux débats des acteurs sociaux. La priorité dès lors n'est peut être pas tant de réformer l'Etat (dans quel sens ?) que d'expliciter les enjeux et les conflits des acteurs sociaux. A considérer le mouvement des enseignants qui s'est déployé en Communauté française de Belgique l'année dernière, à être attentif aux revendications de nombreux secteurs sociaux (pour le moment encore négativement défmis par le label de "non-marchand"), on perçoit bien la difficulté de ces mouvements à simplement définir leur identité (au nom de qui revendiquent- ils ?), le projet qui les anime (pour quoi ?) et l'adversaire auquel ils s'opposent (contre qui ?). Ce travail d'explication est pourtant un préalable à la définition de nouvelles solidarités. De la mutation culturelle à une recomposition forte des systèmes de solidarité, il y a une marge importante, un abîme et le surmonter suppose la résolution de deux problèmes majeurs: un problème d'acteur (ce qui suppose le passage de revendications purement expressives et sectorielles à des solidarités transversales) et un problème d'échelle dans la mesure où le cadre national n'est plus aujourd'hui l'espace pertinent où peut se réguler le marché. Conclusion La coexistence - avec quelle majeure? - de ces tendances dans notre société manifeste l'ambivalence des mutations en cours qui se traduisent à la fois en replis défensifs et en attitudes innovatrices. Cette complexité plaide aussi contre les schémas millénaristes de changement d'ère, de basculement soudain dans un nouveau modèle culturel. L'ambivalence des mutations nous interpelle enfm sur les conditions d'appropriation des normes culturelles, car chaque scénario (de crise et de mutation) a ses acteurs et ses figurants privilégiés. On pourrait retrouver ici la distinction tourainienne des catégories sociales en fonction de leur rapport à la mutation: les "perdants de la modernité" (les exclus du changement et l'archéostructure), la classe moyenne largement majoritaire, les élites modernisatrices (des "yuppies" aux écologistes), et associer d'une manière privilégiée chaque catégorie à un scénario sans pour autant occulter les recompositions originales qui peuvent s'opérer. En associant le terme de "chômage" à celui de "créativité", l'intitulé d'un colloque consacré en 1984 aux transformations du modèle de travail chez les jeunes indiquait peut être une des voies (pentues) de l'innovation sociale et culturelle. Dans tous les cas, l'hypothèse d'une mutation culturelle éclaire le constat d'une crise de légitimité des institutions, du système, d'atonie de l'espace public. Celle-ci ne s'explique pas seulement par l'entropie qui conditionne le fonctionnement de tout système, elle renvoie aussi à l'évo- A.Franssen 147 lution des représentations sociales qui conduisent à juger intolérable ce qui auparavant était accepté, et inversement. Au delà des composantes financières et gestionnaires de la crise de l'Etat-providence et du service public, le constat est celui d'un écart entre d'une part les catégories de la pratique institutionnelle, celles de la vie publique et des représentations sociales qui commandent l'ordre social (qui est au moins autant celui des progressistes que des conservateurs) et, d'autre part, celles du monde vécu par les individus. En cela, on pourrait parler d'une crise de la normalité. Les conduites (des jeunes en particulier) se caractériseraient par la distance à un contexte qui ne fait pas sens, distance aux institutions qui sont ressenties comme autant de lieux de conservation sociale. La distinction proposée par Habermas entre "monde vécu" et "système" exprime la distanciation qui caractérise aujourd'hui le rapport des individus (des jeunes ?) au social institué (Habermas, 1988). On retrouve à maints indices ce sentiment que la société n'est plus là où elle proclame institutionnellement son existence, qu'elle n'est pas dans les luttes que les appareils se livrent en vue d'en contrôler d'autres. Le retrait vis-à-vis des partis politiques, des syndicats et des autres organisations lourdes qui prétendent monopoliser les affaires publiques en est le signe. Plus positivement, il s'agit d'être attentif aux évolutions culturelles qui peuvent être opérantes à deux niveaux: celui des conceptions qui commandent les politiques (avec l'hypothèse d'une extension du paradigme marchand comme expression d'un brouillage des finalités propres de la politique sociale), celui des représentations qui commandent les pratiques individuelles (le rapport usager-service public, bénéficiaire-système de sécurité sociale, membre-organisation). Comment demain vont se recomposer les principes et les modèles d'actions qui régulent le système? En quoi les orientations culturelles vantelles déterminer de nouveaux modes d'organisation sociale? Dans quelle mesure le système en place, empêtré dans les contraintes financières et gestionnaires, ne va-t-il pas être culturellement débordé par l'appel à de nouvelles pratiques et à de nouveaux rapports qui faute d'être rencontrés vont renforcer les stratégies purement instrumentales d'utilisation? Si l'on s'accorde pour considérer l'Etat comme l'instrument de la réalisation du dessein d'une collectivité, ces questions sont centrales. Elles appellent l'urgence d'une explicitation des finalités culturelles que nous poursuivons ("Quel sens donnons-nous à la vie sociale T", "Quelles sont nos priorités ?", "A quel critère subordonne-t-on les arbitrages ?"). Pour ce faire, il pourrait être utile et stimulant de méditer une maxime vieille de deux siècles déjà: «Le but de la société est le bonheur commun». (Constitution française, 1793). 148 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 RÉFÉRENCES BmLIOGRAPHIQUES BAETHGEM., 1985 "L'individualisation comme espoir et danger: apories et paradoxes de l'adolescence dans les sociétés occidentales", Revue internationale des sciences sociales, nOl06, pp.479-492. BAJorrG., 1990 "Une mutation culturelle est en cours", Louvain-la-Neuve, Cahiers de la F.O.P.E.S , "Extension de la sphère marchande", n06. BAUDRIlLARD J., 1990 La transparence du mal. Essai sur les phénomènes extrêmes, Paris, Galilée. BELLD., 1979 Les contradictions culturelles du capitalisme, Paris, P.U.F. CARTONL., 1989 "Face au déficit de la pensée publique", in Coll., Semaine sociale du pp.51-74. M.O.C., DUBETFR., 1990 Sujet et acteur, Exposé aux Facultés Univ. Saint-Louis (Bruxelles), mars. FRANCQB., 1990 Les deux morts de la Wallonie sidérurgique, Bruxelles, Ciaco. 1982 "Comment les politiques sociales se sont-elles constituées en Belgique T", Revue internationale d'action communautaire, 7/47, pp.9-23. GAUCHETM., 1990 "Pacification démocratique, désertion civique", Le Débat, n060, mai-août, pp.87-98 (Paris, Gallimard). GORZA., 1988 Métamorphoses du travail. Quête de sens, Paris, Galilée. HABERMAS J., 1988 Le discours philosophique de la modernité, Paris, Gallimard. JACQUES E., 1982 Le processus de marginalisation - les ayants droits au minimex, Rapport 19D, Brux., Serv.du Premier ministre, Pr. nat. de rech. en sciences sociales. 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La genèse du projet de recherche L'idée du projet d'étude s'inscrit dans une série de recherches effectuées au Département Sciences-philosophies-sociétés des Facultés universitaires Notre-Dame de la Paix à Namur, durant la période 1980-1985. De manière concrète, nous avons mené deux grandes enquêtes dans les régions de la Basse-Sambre namuroise et de la HauteMeuse dinantaise, l'objectif des enquêtes étant d'analyser les relations entre la santé et les modes de vie professionnelle, familiale et sociale des populations 1. Dans le prolongement de l'analyse des résultats des enquêtes, nous avons amorcé en 1985 un début d'expérience de retour des informations vers les populations, de manière à promouvoir une prise en charge par les populations de leur propre. santé et de leurs conditions de vie. C'est en entamant cette expérience de retour des informations vers les populations que nous avons pu évaluer l'impact déterminant des relais locaux, notamment des "professionnels de santé travaillant dans le domaine de l'éducation pour la santé". Cependant, nous avons aussi constaté combien les activités d'éducation sanitaire accusent le poids des contraintes institutionnelles et culturelles, et que, par ailleurs, au niveau des "significations" et des "enjeux" de l'éducation-santé, un certain nombre de questions méritent d'être explicitées. B. Le contexte socio-historique de l'éducation-santé dans la Communauté française de Belgique A côté des observations tirées de notre propre expérience, nous avons aussi constaté qu'à un niveau plus général, la période 1980-1987 était marquée par un grand développement institutionnel de l'éducation-santé dans la Communauté française de Belgique. * Facultés universitaires Notre-Dame de la Paix, Namur. résultats des enquêtes sont notamment présentés dans l'ouvrage collectif: L'invention socio-épidémiologique, deux tomes, sous la direction de G. Thill, Pr. des facultés univ. de Namur, 1980, pp.II1.l.l.111.6.28. 1 Les 152 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 En effet, avant 1970, ces activités fonctionnent de manière latente en Belgique et occupent une place nettement secondaire par rapport au développement de la pharmacopée et du réseau hospitalier. Vers le début des années 1980, l'on assiste à un regain d'intérêt des pouvoirs publics pour le développement de cette discipline, volonté institutionnelle se traduisant par une forte augmentation des subsides accordés aux programmes d'éducation-santé 2. Ainsi, en 1970, un premier article de la loi budgétaire belge ne prévoit qu'une modeste somme d'environ deux millions de francs belges pour subsidier des campagnes nationales d'éducation-santé. En quelques années, ce budget a connu une nette progression pour se stabiliser autour de 85 millions de francs belges dans les années 1985-1987. En toile de fond à ces événements, il existe un triple constat relatif au domaine de la santé: l'arrêt d'amélioration des indices de morbidité, l'augmentation des maladies dites "de civilisation" (cancer, obésité, stress, maladies d'origine sociale, etc.), et la hausse continue du coût des soins de santé. Parallèlement aux données épidémiologiques et économiques, transparaissent de même en filigrane une série de mouvances socio-culturelles liées à une évolution de la définition sociale de la notion de santé, comprise non seulement comme étant l'absence de maladie ou d'infirmité, mais un "état de complet bien-être physique, mental et social" 3. De même, au niveau de certains groupes de populations, s'affirme de plus en plus une volonté de prise de distance vis-à-vis de la pratique médicale classique, attitude s'inscrivant dans une recherche d'auto-détermination des citoyens devant leur santé, et ce, à l'intérieur d'un ensemble plus large de revendications portant sur la qualité de la vie et la maîtrise des conditions d'existence (logement, travail, environnement, loisirs ... ). La conjonction de ces multiples facteurs donne lieu à l'émergence d'un nouveau champ de la santé dans lequel de nombreuses organisations socio-sanitaires vont se mobiliser pour des enjeux communs et s'affronter sur des intérêts divergents. Ces organisations, de par leurs origines, leurs structures et leurs moyens de fonctionnement, constituent un groupe d'acteurs très diversifié que nous présenterons plus loin. Dans ce foisonnement général, il est cependant à préciser que l'efflorescence de l' éducation-santé dans la Communauté française de Belgique s'est établie dans un contexte historique et institutionnel marqué par une absence de réglementation officielle, un manque de définition précise des rôles et compétences de chaque type d'organisation et une insuffisance de réflexion sur les aspects conceptuels et méthodologiques de la discipline éducation-santé 4. A cette situation quelque peu confuse, viennent s'ajouter des facteurs événementiels liés aux divers changements de majorité gouvernementale en Belgique qui contribuent à accentuer la complexité du terrain de l'éducation-santé. Ainsi, il est à signaler que la politique d'encouragement à la multiplication des activités dont nous avons parlé a été mise en place dans les années 1970-1985 par une coalition gouvernementale socialistes/socio-chrétiens. En 1986, cette politique d'extension se trouve quelque peu freinée par l'avènement d'une majorité gouvernementale libéraux/socio-chrétiens, prônant une plus grande rationalisation des activités d'éducation-santé (dans la partie consacrée à la 2 Sources : Publications du Moniteur Belge. Article 12.42 : Dépenses de toute nature en matière d'éducation-santé, années 1970 à 1987. Cf. de même Hans, 1980, pp. 62-66. 3 Organisation Mondiale de la Santé, article la de la Constitution, 1946. Cf. de même: O.M.S., 1983 et 1985. 4 POIU une description détaillée de la situation, cf. Mintiens, 1985. T. Nguyen Nam 153 présentation des résultats de l'étude, nous aurons l'occasion d'expliciter les conséquences de cette mesure de rationalisation). C'est dans ce contexte doublement marqué par des données structurelles et des facteurs événementiels que s'est déroulée notre étude portant sur les significations et les enjeux de l'éducation-santé dans la Communauté française de Belgique. C. Le terrain d'étude: présentation des principaux acteurs Un premier survol du panorama global des acteurs de l'éducation-santé révèle un foisonnement d'activités à la fois multiformes et multidirectionnelles. De manière concrète, nous pouvons repérer sept principaux types d'acteurs que nous présentons brièvement ici: a) Les pouvoirs politiques Depuis 1980, l'éducation à la santé fait partie des compétences du ministre de la Santé de l'exécutif de la Communauté française. Celui-ci est secondé dans sa tâche par le Conseil communautaire consultatif de la prévention et de l'éducation pour la santé, créé en 1982, et ayant pour mission «d'émettre à l'initiative ou à la demande de l'exécutif de la Communauté française, tout avis relatif à la prévention et à l'éducation pour la santé» s. A côté des pouvoirs politiques, existent des administrations compétentes, les plus importantes étant : le Service des études du ministère de l'Education nationale, l'A.D.E.P.S. (Association pour le Développement de l'Education Physique et du Sport), la médiathèque de la Communauté française, l' A.N.P.A.T. (Association Nationale pour la Prévention des Accidents du travail), VIA-SECURA (accidents de la route), l'O.N.E. (Office de la Naissance et de l'Enfance). b) Les organisations thématiques Comme sa dénomination l'indique, la deuxième catégorie regroupe des organisations travaillant sur un thème de santé bien précis (par exemple, diabète, cancer, etc.). Certains organismes existent depuis le début du siècle et reposent sur une longue tradition de prestige et d'expérience (par exemple, la Croix Rouge de Belgique, la fondation contre les affections respiratoires et pour l'éducation à la santé, etc.). D'autres sont apparues plus récemment, dans les années '70-80, suite au mouvement de "renaissance" de l'éducation-santé, et travaillent sur des thèmes divers: alcool, drogues, alimentation, etc). Lorsque plusieurs organisations travaillent sur un thème commun, elles se regroupent souvent en comités de concertation thématique, qui sont des lieux de rencontre et d'échange entre personnes spécialisées. c) Les organismes de coordination sur le terrain Arm d'éviter des actions dispersées sur le terrain, parfois à double emploi, les pouvoirs publics ont créé en 1984 des commissions sectorielles de coordination de l'éducation pour la santé. Cette mission officielle a été confiée à la F.A.R.E.S. (Fondation contre les Affections Respiratoires et pour l'Education à la Santé) 6, compte tenu de son expérience acquise dans le passé concernant les coordinations sectorielles de la lutte anti-tuberculose. d) Les organisations d'évaluation méthodologique Depuis quelques années, les travailleurs en éducation-santé tentent de dépasser le stade du volontarisme et de l'amateurisme pour s'orienter vers des activités basées sur des méthodes plus rigoureuses et plus scientifiques. En décembre 1980, a été créé l'A.P.E.S. (Association pour la Promotion de l'Education pour la Santé), association 5 Arrêté du 9-11-82 du Moniteur Belge. 6 Arrêtés du 7-3 et du 7-10-84 du Moniteur Belge. 154 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 ayant entre autres pour mission de fournir des conseils méthodologiques et d'aider les travailleurs à évaluer leurs programmes d'éducation-santé. A côté de l'A.P.E.S., existent d'autres associations qui donnent aussi des conseils méthodologiques, tantôt vis-à-vis d'un large public (par exemple, le Centre de Recherche et d'Information des Organisations de Consommateurs, C.R.I.O.C.), tantôt vis-à-vis d'un public d'affiliés (par exemple,les organisations mutualistes). e) Les lieux d'enseignement, de formation et de recherche Dans le cadre de l'enseignement destiné aux futurs professionnels de la santé, les programmes des universités proposent traditionnellement des cours généraux de santé publique et d'éducation-santé. En 1984, le ministre chargé de la Santé et de l'Enseignement de la Communauté française a constitué un groupe de réflexion interuniversitaire, avec pour mission la promotion de l'enseignement de l'éducation-santé à tous les niveaux de l'enseignement normal, ainsi que la création de cycles de formation continuée pour des personnes travaillant déjà dans le circuit. Ont participé à ce groupe interuniversitaire les représentants des principales universités de la Communauté française de Belgique (Piette/Schleiper, 1985). f) Les organismes mutualistes A côté de leurs missions principales dans le secteur de l'assurance-maladie-invalidité, les mutuelles participent aussi de manière active au domaine de l'éducation pour la santé, et ce, à des degrés divers selon les organismes. Les activités des mutuelles s'adressent en priorité à leurs affiliés, mais demeurent ouvertes à un public plus large. g) Les travailleurs de terrain On les désigne souvent par le terme "d'intervenants du premier échelon". Les travailleurs de terrain ont des formations professionnelles initiales assez variées (médecins, paramédicaux, psychologues, animateurs socio-culturels, assistants sociaux, etc.), et appartiennent à des organisations diverses : grands organismes préventifs traditionnels' mutualités, groupes d'éducation permanente, centres de santé, etc. Malgré cette hétérogénéité, ils partagent une caractéristique commune: la confrontation quotidienne avec le terrain, ce qui leur confère une place stratégique importante dans la tâche d'éducation pour la santé. D. Deux principales pistes de recherche A partir de ce premier tour d'horizon, l'objectif de la recherche visera à répondre à deux questionnements : 1) Quelles sont les logiques implicites qui sous-tendent les discours des professionnels de la santé engagés dans l'action d'éducation sanitaire? 2) En lien avec les discours, comment se situent les rapports de force concrets entre acteurs, quelles sont les stratégies qu'ils développent, et ce, pour quels enjeux? II. Précisions méthodologiques A. Choix de deux outils d'analyse complémentaires Pour répondre à nos questions de recherche, nous avons utilisé deux outils méthodologiques différents mais cependant complémentaires: une grille d'analyse structurale des discours, inspirée des écrits de J.P.Hiemaux et J.RemY (Hiemaux/Remy, 1975, 1978; Hiemaux, 1973, 1987), et une grille d'analyse des relations de pouvoir élaborée par J. Pfeffer (1981, pp.35-229). De manière intuitive, notre point de départ réside dans la volonté de repérer les décalages entre les discours et les pratiques des acteurs. Or, au fur et à mesure des inves- T. Nguyen Nam 155 tigations, nous nous sommes aperçu qu'il n'existe pas d'un côté, des discours, et de l'autre, des pratiques. Au contraire, les discours sont intimement liés aux pratiques, et fonctionnent souvent comme moyens de légitimation des actions, à l'intérieur du contexte social global. La perspective de recherche se trouve ainsi déplacée. Au lieu de marquer les cloisonnements entre discours et pratiques, il s'avère dès lors plus enrichissant de souligner leurs interactions. A cet égard, la méthode d'analyse structurale nous fournit une grille de lecture pertinente, en explicitant les contenus implicites des discours et en les articulant aux rapports sociaux. En complémentarité avec la méthode d'analyse structurale, la grille d'analyse des relations de pouvoir nous permet de mettre davantage l'accent sur la dynamique des acteurs à l'intérieur d'un ensemble de rapports de force concrets, notamment en examinant la manière dont les acteurs mettent en œuvre un certain nombre de ressources pour atteindre leurs objectifs. De même, l'utilisation des deux grilles méthodologiques nous aide à mieux saisir le fait qu'à côté de la logique intentionnelle des acteurs (c'est-à-dire le sens vécu autour duquel ceux-ci se mobilisent), il existe une logique objective découlant des effets de leurs pratiques, et ce, indépendamment de la conscience qu'ont les acteurs de leurs actions. Logique intentionnelle et logique objective sont ainsi distinctes, mais ne prennent cependant corps qu'à travers leurs rapports réciproques. Ainsi, dans la partie consacrée à l'analyse des résultats, nous aurons l'occasion de montrer comment, à partir d'un idéal de désintéressement (par exemple la promotion de nouvelles pratiques de santé pour le bien-être des populations), les éducateurs sanitaires vont progressivement engendrer des conflits de légitimité et instaurer des relations de pouvoir à la fois entre eux et avec d'autres acteurs du domaine de la santé. B. Matériau d'analyse Le matériau de base pour l'analyse est composé de 41 interviews menées par le chercheur auprès des acteurs. En ce qui concerne la période d'investigations, notre recherche a porté essentiellement sur la période fin 85 - fin 87 (ce qui correspond plus ou moins à l'époque de la politique du ministre de la Santé A. Bertouille). Les interviews ont été menées sous forme d'entretiens semi-directifs, dans le cadre d'une recherche qualitative 7. 7 Par ailleurs, comme le fait remarquer J.P. Hiemaux «il se peut que le recensement des discours parlés ou écrits ne suffise pas, et différentes modalités de collecte des données doivent être combinées pour saisir les divers plans et leur imbrication. Cette exigence peut supposer un renouvellement de pratiques concrètes de collecte des données» (1973, pp.187-188). En ce qui nous concerne, nous avons complété le matériau de base par une série de documents et de témoignages supplémentaires, sans toutefois mélanger les statuts des divers matériaux. Ainsi, nous avons effectué une analyse structurale à partir du matériau de base en précisant à chaque fois les apports complémentaires provenant d'autres sources d'information. Les sources d'information complémentaires que nous avons utilisées sont les suivantes: I) les textes législatifs publiés au Moniteur et concernant les organisations: création, statuts, compositions des Conseils d'administration, ressources financières, etc. 2) les documents publiés par les organisations et destinés à leur public-cible ou à l'extérieur en général (dépliants d'information, brochures didactiques, messages éducatifs, etc.) 3) des témoignages et informations recueillis lors de rencontres informelles avec des "interlocuteurs privilégiés" : experts dans le domaine concerné, responsables institutionnels parlant en leur nom personnel et non en tant que représentants d'une institution, etc. 4) des impressions notées par le chercheur au fur et à mesure de ses investigations quotidiennes, sorte de "carnet anthropologique" servant de points de repère à l'avancement des travaux. 156 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 III. Présentation des résultats Nous présenterons les résultats de la recherche en 3 volets: le premier volet montre la confrontation entre une logique institutionnelle et une logique "du terrain", ces deux logiques se renvoyant constamment l'une à l'autre, tout en étant distinctes. Le deuxième volet situe l'ensemble des rapports de force concrets entre acteurs, en articulant les discours, les positions et les stratégies des acteurs. Le troisième volet explicite les multiples enjeux sous-jacents aux luttes des acteurs. A. Logique institutionnelle et logique du terrain 1. Responsables d'organisations et agents de base Une manière d'aborder la complexité du terrain d'étude a été pour nous de mener, dans un premier temps, une analyse comparative entre le niveau des responsables d'organisations et celui des agents de base: confrontation des différents discours, et mise en relation de ces discours avec les positions structurelles de chaque type d'acteurs. Cette première approche comparative entre niveaux sera complexifiée et complétée par une analyse des alliances et oppositions à l'intérieur de chaque niveau. Une lecture des résultats de l'enquête permet tout d'abord de dégager deux types de logique: une logique "institutionnelle", avancée par les responsables des organisations, et une logique de terrain, soutenue par des agents de base travaillant au sein des organisations (paramédicaux, travailleurs sociaux, psychologues, pédagogues ... ). Du côté des responsables d'organisations, un des objectifs principaux consiste en un partage territorial entre organisations, en vue d'occuper un "nouveau" créneau d'activité qui s'est constitué suite à une série de facteurs socio-historiques et contextuels que nous avons présentés plus avant. Du côté des agents de terrain, on remarque que ceuxci cherchent plutôt à promouvoir l'éducation-santé comme étant un "nouveau" vecteur professionnel, au travers duquel ils pourront faire valoir leurs diverses compétences et renforcer leur légitimité professionnelle. De même, si les responsables d'organisations ont tendance à mettre l'accent sur la scientificité comme valeur de référence pour les activités éducatives (et ce, afin de se conformer aux discours de rationalité et d'efficacité exprimés par les pouvoirs publics), les agents de base revendiquent, de leur côté, une position intermédiaire entre le niveau institutionnel et les interventions quotidiennes auprès des populations, atout qu'ils tentent de valoriser pour contrebalancer la faible position structurelle qu'ils occupent à l'intérieur de leur propre organisation. Par ailleurs, face à une démarche d'éducation-santé se focalisant sur des aspects individuels (que l'on retrouve souvent dans l'optique des responsables d'organisations), les agents de base ont tendance à mettre en avant l'influence des conditions de vie sur la santé, dans la mesure où ils se rendent compte d'une certaine impuissance de l'éducation-santé individualisée à résoudre les problèmes socio-économiques rencontrés par les populations. De là, une forte insistance à bien départager la responsabilité de l'individu et la responsabilité du système devant les problèmes de santé, ce qui explique par ailleurs, une prise de distance vis-à-vis de l'image du "professionnel neutre" chez certains agents de terrain, ces derniers optant dès lors pour une mobilisation d'ordre socio-politique, 2. Interactions inter- et intra-niveaux A côté des points de confrontation ver un certain nombre d'interactions et celui des agents de base. entre les deux logiques, on peut de même obserentre le niveau des responsables d'organisations T. Nguyen Nam 157 Ainsi par exemple, un grand nombre de travailleurs de base ressentent la nécessité d'acquérir une formation scientifique solide, et inversement, certains responsables d'organisation accordent une place centrale au travail de terrain, dans la mesure où eux-mêmes ont commencé leur trajectoire professionnelle en partant de la base. De manière plus fondamentale, on remarque que la frontière entre les deux niveaux s'estompe fortement lorsqu'entrent en jeu un certain nombre d'éléments transversaux aux deux niveaux. Tout d'abord, le combat pour une valorisation de la démarche préventive face à la médecine curative, enjeu qui rassemble à la fois les responsables et les agents de base. De même, le clivage de l'appartenance idéologico-politique des acteurs, qui imprègne aussi bien le niveau des responsables que celui des agents de base, démarquant par là des zones d'alliance et d'opposition entre acteurs à l'intérieur d'un même niveau. Ce clivage idéologique représente une donnée incontournable dans la mesure où l'imprégnation de la variable politique sur le secteur social a toujours été profondément inscrite dans la trajectoire historique des politiques sociales en Belgique 8 .. En effet, dès le début du siècle, le secteur social a été investi par deux fractions du mouvement ouvrier belge: la social-démocratie et les démocrates chrétiens. A partir d'un même objectif de base, à savoir la moralisation des classes ouvrières par la conjugaison de l'hygiénisme et de la protection sociale des "personnes à risques", ces deux fractions se sont progressivement partagé le terrain social, en mettant en place deux réseaux parallèles d'institutions sociales, politiques et sanitaires: syndicats, établissements scolaires, groupes d'éducation permanente, mouvements de jeunesse, partis politiques, établissements hospitaliers, caisses de sécurité sociale et d'assurance maladieinvalidité, etc. Cette situation héritée du passé explique ainsi par exemple l'ambiguïté des relations à la fois de concurrence et d'alliance entre les mutualités socialistes et les mutualités chrétiennes dans le secteur de l'éducation-santé: concurrence par rapport à l'occupation d'un nouveau créneau socio-sanitaire (notamment, le bénéfice des subsides accordés aux projets d'éducation-santé), mais alliance objective de par leur spécificité d'organisation sociale face aux autres types d'institutions (médicales, sanitaires ou scientifiques). De même, malgré la différence de leur appartenance idéologique, les mutualités socialistes et chrétiennes se présentent comme des "partenaires obligés", dans la mesure où, de par le jeu du pluralisme politique en Belgique, ce qui est accordé à une famille politique doit toujours trouver son équivalent (ou sa compensation) dans d'autres familles politiques. Outre le clivage idéologique, d'autres éléments contribuent à accentuer l'hétérogénéité dans chaque niveau d'acteurs. Ainsi, en analysant les positions des responsables des différents organismes, on peut par exemple repérer un certain nombre de lignes de démarcation entre organisations. Tout d'abord, un premier clivage trouve son ancrage dans le contexte historique du domaine socio-sanitaire de la Belgique francophone. Il oppose d'un côté, des organisations traditionnelles telles que la Croix Rouge de Belgique, l'D.N.E. ou la F.A.R.E.S., et de l'autre, des associations d'éducation-santé plus "jeunes", créées au début des années 1980 (par exemple, les groupes de prévention des toxicomanies, de consommation des médicaments, des habitudes alimentaires, etc.). Face à la multiplication d'acteurs, les traditionnels valorisent davantage leur "autorité traditionnelle", tout en cherchant à se donner une nouvelle image de marque, plus "scientifique" et plus "moderne". Par ailleurs, à l'intérieur même du groupe des tradi- 8 Pour cette problématique, cf.entre autres Francq, 1982. 158 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 tionnels, on observe un certain nombre de nuances entre organisations. Certaines, comme par exemple la Croix Rouge de Belgique, la F.A.R.E,S.,présentent les caractéristiques suivantes: prégnance du modèle médical, longue tradition, position de bénéficiaire privilégié des subsides des pouvoirs publics, place secondaire de l'éducationsanté dans leurs activités (par rapport aux actions de secourisme dans la Croix Rouge, ou à la lutte anti-tuberculose dans la F.A.R.E.S.).D'autres, notamment l'O.N.E., se démarquent quelque peu, dans la mesure où l'éducation-santé représente une de leurs activités principales. En ce qui concerne les jeunes associations, celles-ci se caractérisent par plusieurs aspects communs, comme par exemple la petite dimension, la précarité des ressources financières, le manque de moyens matériels et de personnel, ete. A côté de la distinction anciens/jeunes, on peut dégager un deuxième clivage situant deux conceptions différentes du travail éducatif et préventif: d'une part, l'optique "thématique", qui consiste pour les acteurs à se spécialiser dans un domaine ou dans un thème spécifique de l'action socio-sanitaire (par exemple, la tuberculose, le cancer, la petite enfance, la prévention contre l'alcool et les autres drogues, etc.), et d'autre part, la démarche "horizontale" visant à valoriser une action géographiquement localisée, par exemple, à confier aux mêmes agents locaux la prise en charge globale des problèmes d'éducation-santé d'une population. Il est aussi intéressant de noter que le clivage thématique/horizontal est assez lié au clivage anciens/jeunes, sans toutefois y être totalement confondu. Ainsi, des grands organismes traditionnels comme la Croix Rouge de Belgique, la F.A.R.E.S.ou l'O.N.E.travaillent dans l'optique "thématique". Par contre, d'autres grandes institutions traditionnelles comme les organismes mutualistes favorisent plutôt les expériences de terrain, dans la mesure où elles disposent de nombreuses sections régionales et locales qui leur permettent d'entretenir des contacts directs avec leurs réseaux d'affiliés. Du côté des petites associations, certaines (par exemple les comités de concertation thématique) adoptent aussi la démarche "spécialisée". Ces groupes se trouvent dès lors partagés entre d'une part la nécessité d'avoir une compétence spécialisée, et d'autre part, le risque d'instaurer une vision trop fragmentée de la réalité globale. Au carrefour des multiples relations entre organisations, on peut aussi observer la place stratégique des experts universitaires. En effet. de par leur présence dans les multiples lieux institutionnels et scientifiques, ces acteurs se situent à une zone d'interaction entre les pouvoirs politiques, les responsables d'organisation et les agents de base. Cependant, on peut aussi remarquer qu'en dépit de leur position-clé dans le domaine de l'éducation-santé, ces acteurs scientifiques occupent une position dominée dans leur propre lieu institutionnel, dans la mesure où la prévention et l'éducationsanté constituent des disciplines secondaires au sein des facultés de médecine des universités. . Au niveau des agents de base, la situation est tout aussi hétérogène, celle-ci étant marquée par deux principaux clivages: l'appartenance idéologique des agents dont nous avons parlé plus haut, et la diversité des formations professionnelles initiales des agents. En ce qui concerne le clivage de la formation professionnelle initiale, on peut relever la différence entre, d'un côté, des médecins s'occupant d'éducation-santé, et, de l'autre, des éducateurs-santé de formation non médicale. Les premiers occupent une position à la fois dominante dans le secteur éducation-santé et dominée dans le domaine de la médecine, tandis que les seconds revendiquent une plus grande légitimité professionnelle face aux médecins. Concernant ce dernier point, on peut aussi remarquer qu'à l'intérieur du groupe des non-médecins, les revendications revêtent des formes différentes selon qu'il s'agisse de paramédicaux ou de travailleurs en sciences humai- T. Nguyen Nam 159 nes. Ainsi, du côté des paramédicaux, les lunes cherchent à remettre en question la hiérarchie des statuts professionnels (les paramédicaux étant traditionnellement considérés comme des auxiliaires fonctionnant en subordination directe sous les directives des médecins) et du côté des travailleurs en sciences humaines, les mobilisations visent une remise en cause de la hiérarchie des disciplines scientifiques (les connaissances médicales étant plus valorisées que les compétences en sciences humaines). B. Rapports de force concrets: discours, positions et stratégies Après avoir analysé les discours, nous nous sommes concentrés sur l'étude des rapports de force concrets entre acteurs, en articulant les stratégies, les positions structurelles et les discours des acteurs. Comme matériau de départ pour l'analyse, nous avons étudié une prise de décision concrète, à savoir la répartition des subsides que les pouvoirs publics accordent aux organisations d'éducation-santé. Comme pour l'analyse des discours, nous avons comparé le programme budgétaire des libéraux (1986) à celui des socialistes (1985), en faisant tout d'abord remarquer que la restructuration budgétaire proposée par le ministre libéral ne reflétait pas un choix précis de politique de santé globale et cohérente, mais plutôt des options idéologiques visant à écarter des acteurs appartenant aux familles socialiste et socio-chrétienne 9 • Par ailleurs, indépendamment des événements conjoncturels, nous avons relevé la place privilégiée qu'occupent les grands organismes traditionnels et les acteurs scientifiques dans le partage des subsides financiers, de par leur présence dans les multiples lieux de négociation politique, leur maîtrise des informations, de l'expertise, des règles de fonctionnement institutionnel, etc., avec en arrière fond, la forte légitimité qu'ils détiennent dans le secteur de l'éducation-santé, légitimité basée sur différents types d'autorités: traditionnelle, légale, "charismatique", et/ou scientifique. De même, nous avons rappelé un certain nombre de propos dans les discours des responsables d'organisations, et montré que ceux-ci fonctionnent souvent comme moyens de légitimation des pratiques (par exemple, les pouvoirs politiques parlent de «rationalité» et «d'efficacité», les acteurs scientifiques valorisent la rigueur méthodologique, les organismes traditionnels font valoir leur passé prestigieux, les associations thématiques mettent en avant leur spécialité, etc.), tout en faisant jouer une série d'images symboliques (par exemple, le secours humanitaire pour la Croix Rouge, la mère et l'enfant pour l'O.N.E., la lutte anti-tuberculose pour la F.A.R.E.S., etc.). D'autre part, nous avons souligné le lien entre les stratégies des acteurs et leurs positions structurelles intra-organisationnelles, en montrant par exemple que certains agents occupent à la fois une position extérieure forte et une position intérieure faible (c'est le cas notamment des services d'éducation-santé dans les grands organismes traditionnels, des unités d'éducation-santé à l'intérieur des facultés de médecine des universités, etc.), et que dès lors, les "réussites" qu'ils obtiennent dans le secteur de l'éducation-santé leur permettent du même coup de renforcer leur position interne. En ce qui concerne plus particulièrement les agents de base fonctionnant au sein des grands organismes traditionnels, nous avons aussi remarqué une stratégie à double sens entre ceux-ci et leurs supérieurs hiérarchiques. D'un côté, les supérieurs hiérarchiques envoient les agents de base sur le terrain pour avoir des informations concernant un nouveau créneau d'activités qu'ils maîtrisent peu. De l'autre côté, les agents de base cherchent à développer l'éducation-santé pour diversifier leurs tâches quotidien- 9 Pour les détails de l'analyse, cf. texte intégral de la thèse, Facultés univ. de Namur, pp.217-232. 160 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 nes et échapper ainsi d'une certaine manière au contrôle permanent et direct de leurs supérieurs hiérarchiques. Dans cette optique, ils vont intensifier les contacts professionnels qu'ils entretiennent avec l'extérieur (rapports avec les enseignants, animateurs socio-culturels, groupes d'usagers, etc.), tout en développant un réseau de relations personnalisées entre agents de base appartenant à des organismes différents. Du côté des travailleurs appartenant aux petites associations, créées dans les années 1980, nous avons noté que ces agents se trouvent devant une situation inverse. Ainsi, agissant dans des structures mises en place expressément pour l'éducation-santé, ils peuvent concentrer tous leurs efforts sur ce terrain. Cependant, comme nous l'avons fait remarquer, ces travailleurs sont souvent confrontés à de grandes difficultés extérieures : précarité des subsides financiers, dépendance vis-à-vis des conjonctures politiques, faible légitimité, etc. C. Enjeux sous-jacents Tout au long des pages précédentes, nous avons eu l'occasion d'esquisser, de façon intermittente, certains enjeux du domaine de l'éducation-santé. Dans cette partie du texte, nous voudrions reprendre les enjeux de manière plus systématique, en les situant à l'intérieur d'une lecture globale qui articule les différents niveaux d'enjeux. 1. Lutte pour les ressources financières Comme nous l'avons déjà développé ci-dessus, l'enjeu le plus visible réside dans l'obtention des subsides financiers aux programmes d'éducation-santé. En effet, la mobilisation des acteurs n'aurait pas été aussi intense s'il n'y avait pas eu l'extension des possibilités financières. Extension cependant tout à fait modeste, si on la relativise par rapport à l'ensemble des dépenses-santé de l'Etat. Il est ainsi frappant de constater combien les luttes peuvent s'avérer ardues, même pour un enjeu financier assez limité. Un des facteurs explicatifs de cette situation pourrait se comprendre de la façon suivante: l'enjeu financier constitue un tremplin pour la poursuite d'autres enjeux moins apparents. C'est ce que nous tenterons d'expliciter ci-après. 2. Occupation d'un nouveau créneau, partage des compétences et professionnalisation Avec le développement des subsides financiers, l'éducation-santé constitue dès lors un nouveau créneau autour duquel se mobilisent de nombreux acteurs. Comme nous l'avons souligné, un des objectifs principaux de ces acteurs est d'occuper le terrain, en se donnant des compétences spécifiques. Ce processus revêt des formes multiples (créations d'associations surdes terrains encore inoccupés, reconversions d'anciens organismes par l'attribution de nouvelIes missions ... ) et trouve son aboutissement dans l'agréation officielle par les pouvoirs publics. Les compétences s'étendent dans des domaines divers tels que la coordination des activités, la formation des travailleurs en éducation sanitaire, l'évaluation scientifique des projets, ou encore la spécialisation dans des thèmes de santé spécifiques. 3. Médecine scientifique et "santé globale" En filigrane des luttes pour les ressources financières, des conflits de compétence et des processus de professionnalisation, transparaît un enjeu plus théorique portant sur l'opposition entre le paradigme de la médecine scientifique et la notion de "santé globale" 10. A cet égard, rappelons que le modèle de la médecine scientifique fonctionne essentiellement selon une vision organique de la maladie, une logique curative, une infrastructure de soins centrée sur l'hôpital et une prise en charge de la maladie par les 10 Pour une réflexion approfondie de la notion de "santé globale", cf. entre autres, Bury, 1988, Illich, 1975, Herzlich, 1984, Attali, 1979, etc. T. Nguyen Nam de prévention et d'éducation-santé, et préconise une décentralisation soins ainsi qu'une responsabilisation accrue des non-professionnels. 161 des structures de 4. Intervention des experts scientifiques dans l'éducation-santé: légitimation et autolégitimation En articulation avec les enjeux précités, se repère de même la position-clé des acteurs scientifiques dans le secteur de l'éducation-santé. Ainsi, jusqu'en 1983, la plupart des activités éducatives se sont effectuées en l'absence de critères de pertinence, de rigueur scientifique et d'évaluation. Par ailleurs, la discipline de l'éducation pour la santé s'est progressivement révélée depuis ces dernières années comme un ensemble de savoirs constitués, ou plus exactement selon les termes des experts, des «savoirs, des savoir être, des savoir faire, des savoir devenir» (Piene/Schleiper, 1985), sa principale caractéristique résidant dans l'interférence entre des disciplines traditionnelles (médecine, épidémiologie ... ) et des apports nouveaux de la pédagogie, de la psychologie des sciences en communication sociale, etc. Parallèlement, sur le terrain, les travailleurs en éducation sanitaire ressentent de plus en plus la nécessité de prendre un recul réflexif par rapport à leurs premières périodes d'activités. Nous assistons dès lors à une conjoncture favorable pour que les scientifiques interviennent de plus en plus dans les projets d'éducation. Cette intervention recouvre ainsi un enjeu de légitimation à double niveau: d'une part, la rigueur scientifique légitime les activités éducatives aux yeux des pouvoirs publics et des acteurs concernés, et d'autre part, l'éducation pour la-santé instaure sa propre légitimation à l'intérieur de la communauté scientifique, en s'affirmant en tant que "discipline" à part entière, avec tous les aspects inhérents à l'acceptation de ce terme, à savoir la constitution d'un stock de connaissances, le contrôle par les pairs, la reconnaissance officielle par les autorités scientifiques et politiques, etc. Ainsi, de manière globale, et en s'inspirant des réflexions de J. Remy (RemyNoyé/ Servais, 1978), nous pouvons comprendre le développement de l'éducation-santé dans la Communauté française de Belgique comme étant l'émergence d'une nouvelle légitimité dans le champ de la santé, cette situation donnant lieu à l'instauration d'un nouveau champ socio-sanitaire qui cherche à se structurer progressivement et à s'autonomiser, notamment en fondant sa pratique sur un savoir systématique, en instaurant ses propres critères d'évaluation et en fixant ses règles de promotion interne. Par ailleurs, il est aussi à noter que la dynamique interne de ce champ ne va pas sans engendrer des effets de feed back sur la demande sociale en matière de santé, en visant par exemple à promouvoir chez les populations l'image d'un "double idéalisé", cette image pouvant se traduire par des styles très différents, voire opposés: par exemple, d'un côté, l'image du "bon" patient conforme aux attentes des professionnels de santé, et de l'autre, celle du "citoyen capable de jugement et d'initiative face à sa propre santé".(cette dernière problématique contient à elle seule toute une réflexion approfondie que nous espérons pouvoir développer dans un prochain texte). IV. Perspectives ..• A. Nouvelles données du contexte institutionnel depuis novembre 1988 Tout au long de l'article, nous avons voulu montrer la trame des multiples luttes et enjeux du domaine de l'éducation-santé, situation complexe et multiforme engendrant souvent des difficultés de coordination des activités dans le cadre d'une politique globale en matière d'éducation-santé dans la Communauté française de Belgique. A cet égard, depuis novembre 1988, la situation institutionnelle semble quelque peu se clarifier. En effet, avec le retour au pouvoir d'une coalition socialistes/socio-chré- 162 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 A cet égard, depuis novembre 1988,la situation institutionnelle semble quelque peu se clarifier. En effet, avec le retour au pouvoir d'une coalition socialistes/socio-chrétiens en mai 1988, une réglementation officielle du secteur éducation-santé a été instaurée le 8 novembre 1988, fixant les rôles et compétences de trois principaux niveaux d'acteurs Il: une cellule consultative permanente (composée de représentants des organisations, des universités et des différents ministères de santé publique qui conseillent le ministre de la Santé dans la mise en œuvre d'une politique cohérente), des services d'éducation-santé agréés disposant de ressources financières stables, et des programmes d'action et de recherche concrètement localisés et limités dans le temps. De même, les mesures réglementaires insistent sur la nécessité de définition des axes prioritaires d'action, ainsi que sur la planification et l'évaluation des activités. Malgré cette volonté positive d'harmonisation, on peut cependant constater que toute réglementation officielle doit tenir compte d'un certain nombre de rapports de force existant de fait sur le terrain, avec des acteurs incontournables ayant acquis leur territoire par la pratique (par exemple, les organisations préventives traditionnelles,les organismes mutualistes, les experts universitaires, etc.). Ainsi, de nombreuses questions demeurent, notamment le fait de savoir si le renforcement d'experts multipositionnés dans divers lieux ne va pas engendrer un durcissement et une clôture du champ de l'éducation-santé en Belgique francophone. De même, plus fortes que les lois, demeurent les pratiques quotidiennes, marquées par des difficultés de communication aussi bien entre organisations qu'entre responsables et agents de terrain à l'intérieur d'une même organisation. B. Pistes de réflexion et d'action: connaissance, éthique et praxéologie Malgré les difficultés et contraintes évoquées ci-dessus, le champ de l'éducation pour la santé comporte cependant de riches potentialités. A cet égard, nous voudrions esquisser ici quelques pistes de réflexion et d'action pour le futur. Une première piste concerne tout d'abord l'utilisation éventuelle de notre travail de recherche par et pour les acteurs eux-mêmes. Il s'agirait ainsi pour chaque responsable d'organisation ou agent de terrain de réexaminer ses propres pratiques en fonction des possibilités et contraintes à la fois institutionnelles et culturelles que nous avons analysées précédemment. Malgré l'imperfection de notre regard d'extérieur, nous pensons que cette recherche peut fournir un outil conceptuel et méthodologique pour des acteurs désireux d'entamer une réflexion plus globale sur leurs pratiques. Ainsi, une attitude éthique exigerait des éducateurs-santé qu'ils mettent en œuvre une (auto-) évaluation constante de leurs actions, de manière à éviter des activités "contre-productives". De même, l'interrogation éthique permettrait aux travailleurs en éducation-santé de se donner une lucidité sur certaines formes de "manipulation" (au sens objectif et non culpabilisant du terme) dans les actions éducatives, sur un certain nombre d'idéologies sous-jacentes à la démarche préventive, et sur de nouvelles aliénations engendrées par le nouveau paradigme de la santé globale (ainsi, dans la partie consacrée à l'explicitation des enjeux de l'éducation-santé, nous avons présenté le modèle de la santé globale comme étant une alternative intéressante pour contrebalancer le paradigme de la médecine scientifique). Pourtant, la réalité est beaucoup plus complexe et dépasse de loin cette vision schématique et manichéenne des choses. En effet, n'assistons-nous pas ces dernières années à la montée d'une culture nouvelle qui, en s'appuyant sur l'idée de santé globale, donne lieu à de nouvelles aliénations: surexIl Exécutif de la Communauté française de Belgique. Arrêté du 8-11-1988: réglementation en éducation pour la santé ( Ministre C. Picqué), T. Nguyen Nam 163 ploitation commerciale de l'image de "l'homme moderne parfaitement épanoui", ou encore, développement de groupes de "thérapies alternatives" fonctionnant plus ou moins selon le modèle des sectes mystico-religieuses, etc. Plus importante encore, nous semble-t-il, est la liaison directe qui peut s'établir entre santé globale et traitement global, perspective à l'intérieur de laquelle, selon les termes d'Illich (repris dans Bury, 1985 :72-73) «soins médicaux, rééducation et remise en état psychique ne seraient alors que les différentes formes d'une programmation de l'homme pour l'adaptation à un environnement programmé». D'autre part, sur le plan des pratiques quotidiennes, la dimension éthique rejoint aussi l'acte socio-politique lorsque les éducateurs-santé auront à établir leurs priorités d'action, notamment en définissant les groupes de populations auxquels l'éducationsanté devra se consacrer en premier lieu. De même, à côté des choix de solidarité sociale, les planificateurs et intervenants en éducation-santé devraient aussi tenir compte d'une articulation entre des perspectives d'action à court, moyen, et long termes. Ainsi; en confrontant les contradictions de la vie quotidienne à des perspectives socio-sanitaires à plus long terme, les éducateurssanté pourraient contribuer à une recherche d'harmonisation entre ce que J. Dufresne (1985) appelle le «sens du prochain» et le «sens du lointain», démarche globale soustendue par des choix de société et qui engage en même temps un pari sur le futur. Pourtant, dans la multiplicité des interactions s'effectuant entre acteurs de la santé, l'innovation socio-sanitaire se présente comme un terrain complexe dans lequel aucun groupe social ne détient le monopole des éléments qui s'imposeront pour le futur. Il s'avère dès lors crucial pour les éducateurs-santé de pouvoir mener des actions à moyen et long termes, au delà de l'exaltation immédiate des moments "chauds" de la vie sociale. A ce propos, nous pensons qu'un des atouts majeurs de l'éducation pour la santé réside précisément dans sa capacité de travailler "à froid" et en profondeur sur les rapports de force existant dans le champ de la santé. Ainsi, en partant de l'idée que les pratiques innovatrices les plus significatives ne sont pas nécessairement celles qui affrontent le plus directement le rapport social qu'elles désirent déplacer, nous estimons que l'éducation pour la santé, de par son apparence souvent anodine, possède l'avantage de se trouver à l'abri d'oppositions violentes de la part des pouvoirs dominants (contrairement au cas des médecines parallèles par exemple), et que dès lors, ses pratiques peuvent, à long terme et de manière indirecte, contribuer à une remise en question de la dominance du modèle bio-médical de la santé. D'un autre côté, on ne peut ignorer le fait qu'en cherchant à donner des contenus concrets et réalisables à des aspirations latentes au niveau des populations, les éducateurs-santé se constituent progressivement, eux aussi, comme lieu d'expertise. De ce fait, ils représentent sur le plan objectif, et indépendamment du degré de prise de conscience de leurs projets, la base d'un pouvoir nouveau. 164 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 RÉFÉRENCES BmLIOGRAPHIQUES ANDERSONJ., 1986 "Health skills: the power to choose", Health Education Journal, volume 45, n? I, pp.34-41. AITAUJ., 1979 L'ordre cannibale. Vie et mort de la médecine, Paris, Grasset. BACHARACH S. et LAWLER, 1980 Power and politics in organizations, Mass., Jossey Bass Inc .. BEN SAloN., 1981 La lumière médicale, les illusions de la prévention, Paris, Seuil. BOLTANSKI L., 1969 Prime éducation et morale de classe, Paris, Mouton. BOURDIEUP. 1980 Questions de sociologie, Paris, Minuit. BURY J.A., 1985 Problématique de l'éducation pour la santé, Notes de cours, U.CL./R.E.S.O. 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Foucart: 167-179 La pratique de l'éducateur social spécialisé Une quête d'oralité et d'indivisibilité par Jean-Marie Foucart * On regroupe sous l'expression "secteur socle-éducatif" des catégories de professionnels chargés de la rééducation d'enfants et d'adolescents "présentant des déficiences physiques ou psychiques, des troubles du caractère ou du comportement, délinquants ou en danger, confiés par les autorités judiciaires ou administratives, ou par les familles à des institutions spécialisées", c'est-à-dire ceux qu'on dénomme officiellement l'enfance inadaptée. L'éducateur social spécialisé sur qui reposent pour l'essentielles tâches éducatives est chargé en dehors des heures de classe ou d'atelier, de l'observation ou de l'éducation de cette population. Notre propos sera de dégager les procédures au travers desquelles l'éducateur donne sens à sa pratique pédagogique. Nous commencerons par exposer la position de cet acteur. Après avoir introduit le mode d'approche, nous étudierons la représentation qu'il donne de lui-même, de son rôle et des moyens pédagogiques mis en œuvre, ce qui nous conduira à présenter l'oralité et l'utopie comme dimensions centrales de l'habitus. Nous interpréterons ce travail micro-sociologique en fonction d'une dynamique plus macro-sociale exprimée en termes de fraction de classe, ce qui nous mènera à un construit théorique Cette analyse demandera un complément. Dans celui-ci, nous nous centrerons sur la logique du social en tant qu'il explique les caractéristiques de la transaction pédagogique. I. L'éducateur: un acteur en position ambiguë et incertaine Le travail de l'éducateur est flou, peu défini. A partir des faits les plus prosaïques de la vie quotidienne, il doit chercher à resocialiser le jeune. Son activité professionnelle est donc constituée d'un ensemble d'actes très diversifiés: intervention au cours de discussions, de chahuts, de bagarres, tâches accomplies en commun, réponses à des demandes matérielles et autres, marques d'intérêt, manifestations d'autorité, etc., qui sont entendus comme supports du projet éducatif. La situation professionnelle de l'éducateur se caractérise par un embarras considérable. Le peu de reconnaissance des usagers et de considération de la part des experts * Cel article synlhétise quelques aspects d'une thèse de doctorat défendue en mai 1990. L'auteur tient à exprimer ici sa reconnaissance envers le promoteur de ce travail, le Professeur 1. Remy. 168 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 (psychologues, psychiatres, magistrats) et des autres intermédiaires (professeurs, assistants sociaux, paramédicaux) engendre chez lui un profond malaise. TI ne peut guère se définir à partir d'un savoir objectivé, mais à partir d'un ensemble de propriétés incorporées. Il est donc dans une situation très fragile. Peu aidé par des capacités techniques ou des compétences en matière d'inadaptation, la réussite va dépendre de sa débrouillardise et en particulier de la manière dont il résout ses problèmes au plan personnel. Ceci constitue une de nos hyptohèses de base. Fréquemment, l'éducateur spécialisé réussit sa tâche dans la mesure où il vient à bout des malaises liés à sa trajectoire personnelle. Par ailleurs, il est mandaté à la fois pour établir une relation et pour distribuer des sanctions, ce qui le situe dans une position inconfortable entre le dialogue et la violence physique ou symbolique. Il est constamment amené à se rapprocher et en même temps à s'éloigner de ceux qu'il prétend aider. En réponse au désarroi de sa position, l'éducateur se mettra en scène dans un récit multiple. A travers celui-ci, il transfigure la situation vécue. Il s'agit là d'une production utopique, la pensée utopique procédant d'une insatisfaction fondamentale à l'égard des conditions actuelles de l'existence sociale. Le désirable social se construit en rupture de certains aspects du vécu et aussi par projection et idéalisation d'autres aspects. Les prises de position déréalisées et contestataires tout à la fois sont spécifiques non seulement aux éducateurs mais aux autres fractions de la nouvelle petite bourgeoisie. M.Voisin (1977) analyse celles-ci à partir de propriétés de position structurellement ambiguës médiatisées par une délégation de pouvoir incertaine. Toutefois ces autres fractions (enseignants, infirmières, assistants sociaux ... ) détiennent un savoir défini, fondement d'une légitimité rationnelle. Il en résulte la constitution d'un espace d'intervention à l'intérieur duquel ces professionnels peuvent jouer et possèdent une certaine sécurité dans le jeu. II. Un mode d'approche varié La compréhension de ce récit demande des approches différentes mais complémentaires. Nous avons entremêlé divers modes de recueil du discours des éducateurs avec l'observation participante, laquelle nous donne une sensibilité plus grande. a) Le discours des éducateurs est abordé à travers trois sources : les mémoires de fin d'études, les entretiens non directifs, la littérature professionnelle. Les mémoires de fin d'études: nous nous sommes basé sur quinze mémoires. L'intérêt du mémoire pour notre propos est qu'il est défendu devant d'autres acteurs pris avec les éducateurs dans le même champ d'intervention. Les entretiens non directifs: nous avons procédé à douze entretiens non directifs, dont deux de groupe et dix individuels. Le thème central de ceux-ci fut axé sur la question : «Que représente pour vous l'action pédagogique que vous menez 'l» La littérature professionnelle: sur base des bibliographies des mémoires, nous avons recensé les ouvrages et articles professionnels parus au cours de ces quinze dernières années. Ces livres et articles nous renseignent sur le savoir-être et le savoir-faire de l'éducateur. b) L'observation participante a été le fait de notre pratique de formateur d'éducateurs en fonction. Une telle position nous permet d'écouter les discours et les pratiques de ces agents. Elle nous a permis d'élaborer ce que Bertaux appelle une «description pénétrante». Celle-ci s'est élaborée à partir: - de la vie quotidienne d'une institution de formation pour éducateurs en fonction, - des discussions avec les étudiants lors de la guidance de mémoires ou de travaux de séminaires, J.- M.Foucart 169 - de la participation régulière aux réunions des directions d'écoles de formation d'éducateur, - de la participation à des réunions préparatoires et/ou de réflexions sur les propositions de lois relatives au statut de l'éducateur, - de la participation à diverses manifestations dans le champ plus élargi du travail socio-éducatif, - des échanges informels avec des directeurs d'institutions, des psychothérapeutes, de magistrats. Les informations recueillies nous donnent le discours que les éducateurs tiennent sur leur pratique. Ces discours sont variés et nous nous sommes demandé si une cohérence soutenait cette multiplicité. En vue de dégager celle-ci, nous avons utilisé la méthode de l'analyse structurale. Le but de cette méthode est de reconstituer la logique sous-jacente en supposant que le sens vécu part de la perception d'un manque ou d'un problème à résoudre tout en proposant une manière de liquider ce manque. Le récit de quête se structure autour de trois axes: l'axe du désir, l'axe du pouvoir et l'axe de l'avoir. L'axe du désir ou axe existentiel part d'un sujet en quête d'un objet permettant de se réaliser et/ou d'assurer le bien social. L'axe de l'avoir indique les garants de la légitimité ou de l'efficacité de l'action. TI se compose du destinateur et du destinataire. Le destinateur est celui qui se trouve au point de départ de la quête, celui (ce) qui "envoie" le sujet en quête, le destinataire celui (ce) à qui (quoi) l'objet ou le sujet sont destinés. L'axe du pouvoir définit les moteurs et les freins de l'action à savoir d'une part les actes permis et défendus, d'autre part, les moyens favorables ou les adjuvants et les moyens défavorables ou opposants. III. La représentation de la pratique L'analyse structurale, et en particulier le récit de quête, va nous permettre d'organiser les mises en scène à partir desquelles l'éducateur se représente son rôle et transfigure les situations vécues. A. La réalisation de soi par la valorisation d'une ouverture personnalisée Le résultat de l'analyse structurale sur l'axe existentiel nous montre que le pôle positif de l'alternative est marqué par la valorisation de l'ouverture, de l'indétermination, de la secondarité et de l'individu. Pour bien saisir cette manière de valoriser l'image positive de soi, nous allons reprendre l'analyse pas à pas. L'ouverture, c'est-à-dire la rencontre et la confrontation des différences, est la condition de la confirmation de soi et de la reconnaissance de l'autre. Elle est associée à l'incertitude relationnelle, à la mise en cause de soi. Elle apparaît donc liée au mouvement. L'éducateur valorise l'existant et se détermine dans l'indétermination. La réalisation de soi s'appréhende aussi au travers de la secondarité, tandis que la sécurité se trouve placée du côté de la primarité. Selon J.RemylL.Voyé (1981), la primarité correspond aux exigences de l'ordre formel tandis que la secondarité laisse s'exprimer davantage la "fantaisie". Cette distinction n'est pas sans rejoindre la théorie des conflits de rôle, notamment lorsqu'elle montre comment le rôle clef, c'est-à-dire celui autour duquel se structure l'identité sociale, pourrait ne pas être celui sur lequel repose l'investissement affectif principal de la personne. La secondarité ne prend sens que par rapport à la primarité, vis-à-vis de laquelle «elle est une possibilité d'écart, de 170 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 mise à distance, une possibilité de faire et d'être autre chose et de multiples choses» (Op.cit. :71). Il existe une vision sociale qui s'exprime selon un schéma de sommation. Celui-ci suppose que l'individu et ses réactions soient la base de la vie sociale aussi bien dans la famille, le groupe que dans l'institution qui sont perçus comme autant d'éléments. Ce schéma va se compléter par un schéma d'agression selon lequel la somme des individus devient une masse qui, de façon perverse, va faire pression sur chacun. Pour sortir de cette pression, ils cherchent un modèle "d'équilibre", à base affective autour du communautaire. Comme le dit l'un de nos interviewés: Dans le modèle d'ordre, les fonctions sont assignées par voie réglementaire. Les statuts sont attribués à partir de critères rationnels. Les rôles et les fonctions sont réglés et définis une fois pour toutes et les communications suivent une voie hiérarchique. Tout est ordonné en fonction d'une organisation sociale qui se préoccupe d'une stratégie fonctionnelle qui veut ignorer les conflits et la dimension affective des échanges. Le terme même de modèle d'équilibre implique qu'il peut exister dans le monde des déséquilibres, du désordre, des évolutions, qu'il ne s'agit pas de nier ces perturbations ni a contrario la nécessité d'instaurer un ordre, mais que la prise en considération de ces phénomènes doit amener à rechercher activement des paliers d'équilibre. Alors que le modèle d'ordre est (ou se veut être) un modèle pour l'éternité, le modèle d'équilibre admet l'histoire, les conflits, les débats, et mieux encore se nourrit des contradictions.Un tel modèle, ai-je dit, admet des conflits. D'où des conséquences importantes: les rapports avec autrui ne vont pas être totalement formalisés, des communications véritables vont avoir lieu, des confrontations vont devenir impossibles.Le modèle d'ordre sera source de problèmes d'adaptation, d'intégration sociale, sera générateur d'inadaptation, de formes de déviance, plus spécifiquement durant cette période critique qu'est l'adolescence. L'éducateur valorise aussi la communauté. C'est ce que Nisbet (1984 :100) précise en ces termes: «La notion de Gesellschaft prend toute son importance typologique si nous l'envisageons comme une forme individuelle, impersonnelle, contractuelle et qui résulte plus de la volonté ou simplement de l'intérêt que de l'ensemble complexe d'états affectifs, d'habitudes et de traditions qu'implique la Gemeinschaft». En clair, il y aurait des relations de type sociétal soumises à une relative impersonnalité; ce n'est pas tant le sujet individuel qui prime que le rôle et le statut social qu'il incarne. De la même manière, il y aurait des relations de type communautaire, telles celles qui se manifestent au niveau de la famille simple ou élargie et du voisinage par exemple, c'est-àdire des relations dans lesquelles l'affectif et le désintérêt ont droit de cité. B. La mission de l'éducateur: un leadership personnalisé Vu cette lecture en termes de somme d'individus, de valorisation du communautaire, l'éducateur envisage sa mission comme une communication de sens. Cette valorisation du sens se fait par opposition au technicien qui se contenterait de la transmission d'un savoir. Le personnage est magnifié car il ne peut y arriver que grâce à un charisme fait de vocation, de sacrifice, d'exemplarité et de compréhension. Il pourrait de la sorte contribuer à sauver les personnes placées dans les institutions, mais les effets pervers de cette société agressive contrarient l'émergence de relations d'équilibre et de relations communautaires. 1.- M.Foucart 171 Reprenons cette présentation du rôle point par point. Weber (1970) définit ainsi le "charisme" : «Qualité extraordinaire d'un homme soit réelle, soit supposée, soit prétendue [... ] L'autorité charismatique est une autorité sur les hommes, à laquelle les sujets se soumettent en vertu de leur croyance en cette qualité extraordinaire de la personne considérée [... ] La légitimité du pouvoir repose sur la croyance et l'attachement à l'égard de ce qui est extraordinaire: pouvoir magique, révélation, héroïsme». L'éducateur est aussi cet excès, ce surplus de sens, il est le mana, il est celui qui donne la vie. «Le mana est proprement ce qui fait la valeur des choses et des gens, valeur magique et même la valeur sociale» (Isembert, 1982 :227). Selon Hubert et Mauss (cité par Isembert :228), «Le mana est la force par excellence, l'efficacité véritable des choses, qui corrobore leur action mécanique sans l'annihiler. C'est lui qui fait que le filet prend, que la maison est solide, que le canot tient bien la mer. Dans le champ, il est la fertilité; dans les médecines, il est la vertu salutaire ou mortelle». Ainsi que le relève l'extrait suivant, l'éducateur est la vie : [... ] «animateur: celui qui anime, qui insuffle la vie». Son rôle implique une grande discrétion: ne jamais imposer une discipline. Imposer, c'est pour nous manquer à son devoir. Il doit être là et ne pas.y être. n doit être présent, être une force. Une vitalité doit émaner de sa personne, il doit faire en sorte de communiquer sa vitalité aux autres par son dynamisme. n doit créer la vie autour de lui et, quand cette vie apparaît chez les autres, il doit se retirer. Quand les autres explosent, il disparaît et reçoit, par son observation permanente, la richesse des autres, ces autres qui étalent leur personnalité au grand jour, au travers d'activités créées par l'animateur. Toute animation est un accouchement: l'animateur estle gynécologue qui pratique l'accouchement du groupe, il doit faire sortir le meilleur de chacun et le don devient réalité. Le groupe donne alors quelque chose de neuf et c'est toujours la joie. On pourrait croire que ce texte ne représente que l'opinion subjective d'un individu isolé. Il suffit pourtant de tendre attentivement l'oreille lors de colloques ou d'échanges entre travailleurs sociaux pour comprendre qu'il n'en est rien. Le besoin idéaliste d'aider les autres et plus particulièrement les adolescents "à problème" reste la raison essentielle du désir de devenir éducateur : Je pense qu'il est de mon devoir de donner à ces enfants défavorisés au départ, le moyen de réussir aussi bien que les autres dans la vie. D'être pour eux l'intermédiaire entre eux-mêmes et ce monde des adultes qui leur paraît si effrayant. Un intermédiaire qui les aide, les conseille, de façon qu'à leur tour, ils puissent prendre une part active dans le monde de demain. Dans la perspective des éducateurs, l'idée du bénévolat est la garantie d'un don total de soi, d'une totale disponibilité: «Le véritable éducateur est celui qui ferait son travail avec autant de cœur et de sérieux s'il n'était pas rémunéré», Etre éducateur implique un don total de soi, une totale disponibilité: «Le permanent est celui qui est toujours là, vigilant, qui est toujours en état de réceptivité, en état de donner». Sous la mouvance d'une lecture de soi personnalisée, les éducateurs mettent en avant combien ils doivent avoir un équilibre psychologique et nerveux parfaits. Celui-ci leur permet, dans des situations inattendues et difficiles, d'allier la bonté à la patience, la vigueur à l'enthousiasme. Ils s'attribuent donc un ensemble de qualités humaines idéalisées qui les situent en un lieu accessible à toute interrogation du regard humain, mais inacces- 172 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 sible à une critique qui se fonderait sur cette société agressive. Par un tel discours, ils se présentent comme les dépositaires d'une foi sacerdotale. L'éducateur se propose comme pôle d'identification pour les usagers. La problématique du "transfert" ou de "l'accrochage affectif' est fréquemment invoquée dans les analyses ou réflexions sur l'action pédagogique. L'éducateur, par la relation positive qu'il réussira à instaurer entre son élève et lui-même permettra à cet élève de découvrir dans son univers psychique le plus proche une figure bénéfique. Si cette figure devient privilégiée, elle induira une nouvelle image. n ne peut y avoir de transfert entre l'usager et une "faible personnalité" : L'éducateur a encore tendance à appeler "accrochage affectif' quelque chose qui, non seulement n'a plus rien à voir avec le transfert mais qui, phénomène regrettable, au lieu de constituer le puissant levier d'une rééducation réussie, ne représente qu'une tactique à des fins égocentriques fournissant à l'élève l'occasion de pressentir l'existence chez l'adulte d'une faiblesse exploitante. L'éducateur privilégie la compréhension. Il se meut principalement dans les sphères du concret, de l'analogique, de l'intuition, du subjectif ce qui permet de comprendre le rapport qu'il entretient avec le savoir scientifique. La science est vue comme objectivante réduisant les sujets à des "éprouvettes". Sa pertinence et sa dimension objectivante sont envisagées comme plus adéquates dans le cabinet du psychologue ou du psychiatre qui n'entretiennent qu'une relation discontinue et relativement artificielle avec le client. S'inscrivant dans le flux de la quotidienneté, la démarche de l'éducateur vise la compréhension, la saisie du sens. La compréhension s'oppose à l'explication comme le continu au discontinu, le cadre naturel à l'artificiel, l'imprévisible au prévisible, le global au parcellaire. Considérées comme secondaires, les connaissances ne sont néanmoins pas méprisées ; elles sont perçues comme un adjuvant pouvant aider la pratique. C. Les modalités de l'intervention pédagogique Dans le prolongement de l'image de soi et de la définition de sa mission, les textes laissent percevoir une présentation des moyens qui semblent opérants. Aussi les trois dichotomies proximité/distance, transparence/opacité, analogique/digital, vont nous permettre d'analyser de façon systématique la relation pédagogique. Loin de valoriser une composition entre les deux pôles, les éducateurs vont valoriser un des pôles à l'exclusion de l'autre. La proximité désigne une relation plutôt égalitaire et symétrique tandis que la distance est une relation asymétrique. L'éducateur valorise la proximité et le dialogue est une composante essentielle de celle-ci. Q. : «Vous croyez que le dialogue est important ?» R. :«Pour moi, il est primordial, parce que cela permet aux jeunes de s'exprimer, même inconsciemment, ce qu'ils vivent, ce qu'ils ressentent et de le faire passer ... Tu peux me parler, je peux te parler ... mais tu dois aussi me comprendre» Pour que la communication personnelle puisse avoir lieu, il faut que les deux protagonistes se rencontrent en toute liberté et en tant que personnes. Lorsqu'il essaie de s'imposer, donc d'agir en fonction de ses caractéristiques d'adulte, l'éducateur risque de couper la communication. J.- M.Foucart 173 Quand c'est le jeune qui le demande, l'entretien est beaucoup plus positif, beaucoup plus enrichissant. D'un côté, pour moi, c'est le plus important; je suis arrivé à un stade où un jeune peut m'envoyer sur les roses et je trouve que c'est important qu'il puisse [... J et que ce ne soit pas rien-que moi qui puisse le faire, car alors, c'est de nouveau l'adulte qui fait passer ses idées et le jeune doit accepter ça comme un cours et tout cela. Ce mode de stratégie s'accompagne de la non-utilisation de contraintes directes et personnelles, et d'une remise en cause de soi dans et par la relation. Le recours aux contraintes réglementaires pose parfois problème aux éducateurs. Quelquefois, les éducateurs qui sont, face aux usagers, les représentants des exigences de l'institution, se plaignent des contraintes de discipline qu'ils sont censés faire respecter mais qu'ils jugent excessives, et dont ils pensent qu'elles sont la source du conflit que l'on éviterait avec un esprit plus ouvert. L'éducateur vit et agit au vu et au su de tout le monde. n est vu par son groupe, vu par ses collègues, vu et noté par la direction de l'établissement. Face à ces regards, il doit être transparent Frans Veldman parle de transparence. Je crois que l'intervenant éducateur doit posséder cette qualité essentielle dans le contact. Il ne doit laisser subsister aucun doute, aucune interprétation à propos de ses interventions gestuelles et verbales. Lorsqu'il dit oui, il ne dit pas non! Combien d'éducateurs crient de plus en plus fort pour exprimer leur volonté, leur idée, alors qu'intérieurement, ils ne sont pas "en accord" avec ce qu'ils disent Les résultats sont désastreux, voire catastrophiques au niveau du groupe. Le registre de l'analogique s'avère particulièrement important dans la pratique pédagogique. Globalement, précisent Watzlawick, Helmick-Beavin, Jackson (1972 :5760), on peut dire que la communication analogique recouvre l'ensemble des aspects non verbaux de la communication, mais il faut inclure dans cette catégorie non seulement la kinésthésie mais «toute posture gestuelle, mimique, inflexion de la voix, succession, rythme et intonation des mots, et toute autre manifestation non verbale dont est susceptible l'organisme, ainsi que les indices ayant valeur de communication qui ne manquentjarnais dans tout contexte qui est le théâtre d'une interaction». L'analogique s'oppose au digital, le terme "digital" se référant directement à binary digit (ou unité d'information au sens de Shannon et Weaver), c'est-à-dire une unité d'information mesurable et exprimable sous une forme qualifiée d'arbitraire: des mots, des chiffres, etc. Elle est "arbitraire" parce qu'il n'y a aucun lien autre que conventionnel entre le signifiant et le signifié, entre le mot par exemple et ce à quoi il renvoie. La tonalité de sa voix, l'amplitude de ses mouvements, l'intensité de sa respiration, la tension de ses muscles, ont un impact réel sur tous les membres du groupe. [... J Dans cette situation, je suis relativement peu en contact avec le corps des jeunes, peu conscient de mes messages non verbaux et peu à même de recevoir ceux des jeunes. Dans d'autres circonstances, il arrive que l'éducateur soit plus proche des jeunes, d'un jeune. Je pense notamment à des moments où l'affection, la tendresse, la sexualité risquent de se confondre. 174 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 IV. Difficultés du poste et mode de résolution Ayant ainsi présenté la manière dont les éducateurs parlent d'eux-mêmes et valorisent leur mission dans un contexte chargé d'ambiguïté, nous pouvons reprendre l'une ou l'autre de leurs affirmations pour tâcher d'interpréter la manière dont leur profil se constitue. Les difficultés inhérentes à la position trouvent leur mode de résolution dans une survalorisation de ce qu'Y.Barel désigne par la métaphore de l'oralité d'une part et d'autre part par le concept d'invisibilité (1982a :201-214). Au travers de cette double procédure, l'éducateur donne sens et transfigure ce qui fait problème. L'invisible social est une manière de désigner le fait qu'une partie de la "réalité" sociale se laisse mal percevoir, décrire, analyser, interpréter, alors que, par ailleurs, s'impose l'impression qu'il est impossible de tenir cette partie pour négligeable (Op.cit. :7). Une différence importante entre l'oralité sociale et l'organisation "écrite" tient au fait que cette dernière est rendue visible par l'écrit proprement dit, par des règlements, par des monuments ou des édifices fonctionnels, par toutes sortes de dispositifs qui ont pour charge d'incarner pour ainsi dire physiquement, la mémoire sociale et de poser l'applicabilité générale (la vocation universalisante) de ses dispositifs (Op.cit. :202203). Au contraire, l'oralité sociale est plus ou moins invisible parce que son domaine d'élection est souvent le micro-social, parce qu'elle n'a pas de support physique durable (ce peut être une parole, un geste, une expression faciale, un silence). Elle a une vocation de spécificité : elle est censée être affaire de circonstances, répondre au besoin du moment, ne pas avoir de sens et de portée au-delà de ce moment. L'oralité est étroitement liée à la distinction entre deux modes fondamentaux régissant l'action et la pensée humaines, le savoir-faire d'une part, l'algorithme d'autre part (Op.cit. :207). Il y a algorithme quand on peut effectuer la décomposition et l'analyse totales de tous les gestes et de tous les actes nécessaires à l'obtention d'un résultat désiré, de telle sorte que rien ne soit laissé au hasard ou à l'improvisation. Il y a savoir-faire, par contre, quand l'analyse et la décomposition ne peuvent être menées jusqu'à leur terme ou pour tous les moments de l'action, et que l'on obtient néanmoins le résultat désiré parce qu'on sait le faire mais sans complètement savoir comment l'on fait, ni comment le faire savoir aux autres par les procédures analytiques habituelles. L'éducation, c'est un art, c'est un savoir-faire, c'est un ensemble de gestes, c'est un ensemble de tours de mains, qui s'apprend plutôt à la longue et non pas dans les livres ou dans les écoles. Il y a quelque chose qui se transmet d'homme à homme en quelque sorte, comme dans la relation continue, continuée entre l' artisan et son apprenti. L'algorithme a à faire avec le digital et, par conséquent, objective facilement et sans inconvénient. Le savoir-faire, lui, affronte l'analogique, et nous savons que l'analogique se laisse mal enfermer dans des objets visibles. La distinction entre l'algorithme et le savoir-faire met en branle le jeu du visible et de l'invisible. On peut dire en simplifiant que l'algorithme est plutôt de l'ordre du visible et le savoir-faire de l'ordre de l'invisible. L'algorithme a aussi la visibilité de la prévisibilité parfaite, le savoir-faire l'invisibilité de l'imprévisibilité partielle, la ruse de 1'invisibité et l'invisibilité de la ruse. En valorisant l'oralité, l'éducateur se visibilise tout en s'invisibilisant. Par cette invisibilisation, il cherche à exprimer l'essence de la relation professionnelle sans devoir la codifier, La référence à l'analogique, à l'être, au don, à la transparence, etc., expri- J.- M. Foucart 175 me l'impossibilité d'être enfermé par des concepts. Mettant en parallèle l'investissement du métier par les instituteurs et les éducateurs spécialisés, F. Muel-Dreyfus (1983) souligne la manière différente dont cet acte s'opère. Dans un cas, cet acte repose sur une codification nette, précise, rigide du métier, dans l'autre, il fait place à un flou continuel et volontairement entretenu afin de laisser libre cours à un travail de novation et d'innovation permanentes, mais aussi de ménager les marges de manœuvre et les zones d'incertitudes les plus larges possibles. Une telle problématique révèle pour les éducateurs spécialisés le jeu continuel qui est à l' œuvre au plan de l'identité professionnelle. Cette problématique exprime le refus d'une position précise et dénie une inscription dans une représentation définie et définitive, fermée et enfermante du métier. La codification formelle de l'activité professionnelle renvoie en ce sens à quelque chose de l'ordre de la perte d'autonomie, comme le montre le cas des instituteurs. Mais l'indicible est toujours à nommer. Ce qui entraîne une imperfection constante et un appauvrissement de la signification, une objectivation en quelque sorte. Serge Moscovici exprime bien cette idée quand il écrit :«Objectiver, c'est résorber un excès de significations en les matérialisant (et prendre ainsi distance à leur égard). C'est aussi transplanter au niveau de l'observation ce qui n'était qu'inférence ou symbole» (l96l :108). On se trouve devant le paradoxe de devoir dire sans enfermer. L'acte de nomination, c'est-à-dire la désignation, est un acte d'objectivation et de visibilisation des choses. On ne peut donc pas parler de l'invisible sans le nommer et le désigner, c'est-àdire sans lui dénier sa qualité d'invisibilité; d'où il semble que la parole comporte ici une inévitable et grave trahison de la "réalité". L'accent est donc mis sur l'inexprimable, sur ce qui ne peut se formuler. Le problème s'apparente donc à ce que nomme un «indécidable» (1982), qui peut être caractérisé comme un phénomène social dont le sens est défini par l'absence de sens. «Le plus important est invisible» écrit une éducatrice. N'est-ce pas valoriser l'indétermination que de valoriser l'être pour l'être, travailler la transparence pour être? N'y a-t-il pas une prétention proprement utopique à nier toutes les déterminations ? Le discours de l'éducateur est un discours d'où sont bannis tous les marqueurs sociaux. «C'est un discours qui, excluant tout objet, ne peut avoir d'autre objet que le discours lui-même: prétendre à parler en refusant de dire quelque chose, c'est se vouer à parler pour ne rien dire, à parler pour dire rien, à parler pour parler, bref au culte pur de la forme» (Bourdieu cité par Voisin, 1977 :288). C'est un discours socialement utopique. Louis Marin écrit avec raison: «La séparation d'avec "la société", la constitution d'un autre monde n'est-elle pas la marque primitive de l'utopie? Entrer en état d'indépendance par.rapport à la culture ambiante, se mettre dans une position désimpliquée des institutions et des lois existantes, circonscrire un lieu séparé bénéficiant d'une sorte d'exterritorialité, se déterminer par ses exigences propres dans une autonomie radicale, se reproduire soi-même dans une autosuffisance totale, autant de traits qui conviennent à l'universalité et à l'utopie et que le terme de neutralité devrait parfaitement couvrir» (Marin, 1973 :9). On peut reconnaître deux formes d'utopie: le rationalisme social et l'utopie poétique. Dans la première forme, «l'espérance s'investit dans un rationalisme social inspirant la conception d'une société idéale. L'égalité y est assurée à travers une programmation "institutionnelle"» (Remy, 1987 :10-11). Pour ce faire, il s'agit de prévoir une fois pour toutes les détails organisant la vie quotidienne en vue d'instaurer un éternel présent. Une division rationnelle du temps et de l'espace est une des clefs de cet univers. Le discours de l'éducateur relève de ce que Jean Ladrière appelle l'utopisme poétique. Selon lui, l'utopisme poétique «veut tout, immédiatement. L'au-delà, il prétend 176 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 le faire apparaître dans l'instant, sans médiation, sans appareil, sans l'interposition de structure, donc par la seule vertu de la parole, et c'est ce en quoi il est poétique. Seule la parole, en effet, peut faire exister dans le présent ce qui excède tous les contenus assignables. Car elle est la puissance évocatrice par excellence, elle conjure l'absence, le possible et même l'impossible, elle suscite l'impensable, elle franchit les abîmes, elle est cette fluidité absolue qui est capable de mettre en question l'ordre entier des choses et de produire un univers transparent qui n'est plus fait de marchandises et de produits, mais de significations pures. Ce que vise l'utopie poétique, c'est un état de choses où la liberté pourrait d'affirmer sans restriction, où la vie sociale ne serait plus cette immense somme de contraintes qu'elle est mais un champ de rencontres dans lequel toute les individualités pourraient s'exposer les unes au regard des autres, s'exprimer sans réserve» (1973) Certes, une telle société suppose un même accès, pour tous, aux biens matériels et culturels disponibles. Mais elle ne se définit nullement par rapport aux choses, à leur production et leur usage; elle se situe au niveau des relations interhumaines, elle se définit comme une société pure. On ne peut toutefois comprendre pleinement cette production utopique qu'en situant le métier d'éducateur par rapport aux autres intermédiaires tels les enseignants, les assistants sociaux et les infmniers. v. Utopie et position dans la nouvelle petite bourgeoisie Les éducateurs sont ainsi le lieu d'une production utopique à caractère communautaire. C'est elle qui donne sens à leur pratique et soutient leur action. Analysant le utopies communautaires, divers auteurs notent qu'une proportion considérable de la population pratiquant ces utopies est composée de jeunes issus des professions médico-sociales, à qui le système social prescrit un rôle de plus en plus important dans la sélection, l'orientation, le repérage ou le fichage des. déviants. Nombre d'entre eux sont aussi de jeunes enseignants. La contradiction entre le projet personnel (la volonté d'établir une relation d'aide, d'établir un rapport thérapeutique personnalisé, de s'impliquer dans les relations avec les élèves ... ) et les conditions de la réalisation dans l'exercice de la profession hante toutes les professions adonnées à la distribution de biens et de services symboliques (Léger, 1979). On y accède après une formation qui magnifie de façon illusoire l'initiative, la créativité, la polyvalence, la responsabilité cependant que la liberté relative d'organisation dans ce travail implique l'imposition de l'objet de travail. Dans la vie professionnelle, ces agents sont confrontés immédiatement non pas tant à la logique quantitative de la productivité qu'à la loi moins brutale mais plus insidieuse de la programmation et du contrôle. La particularité de leur situation sociale et professionnelle réside dans le fait que toute parcelle de pouvoir et d'initiative qui leur est conférée est immédiatement reprise dans les procédures de contrôle auxquelles ils sont, directement ou indirectement, soumis. Cette dépendance est ambiguë car elle n'exclut pas toute fiction d'autonomie: fiction qui reste très vivace et coexiste avec une représentation non moins aiguë des contrôles bureaucratiques limitant nécessairement toute initiative individuelle. La déception que cette contradiction fait surgir et la révolte qu'elle engendre, sont d'autant plus aiguës que les intéressés sont très souvent soit des individus qui compensent par une forte insistance sur la "vocation" éducative ou soignante leur perte de statut par rapport à leur milieu d'origine, soit, majoritairement, des individus en ascension pour qui l'accès à ces professions a représenté de gros investissements scolaires et est un élément essentiel d'autovalorisation. 1.- M.Foucart 177 Etudiant les luttes urbaines, les mouvement écologiques, les utopies communautaires, M.Voisin et R.Doutrelepont (1979) notent qu'il s'agit dans l'ensemble d'une population composée d'enseignants, de travailleurs sociaux, de paramédicaux, véhiculant un habitus chrétien et ayant réussi en l'espace de deux générations, à quitter les classes inférieures, les postes de petits commerçants, indépendants, ouvriers, agriculteurs, pour trouver refuge au sein des classes moyennes, moyennant de gros investissements scolaires et l'acquisition de diplômes. n sont accompagnés aussi, mais dans une moindre proportion, de jeunes bourgeois déclassés, empêchés par les circonstances scolaires de réaliser leur avenir de classe. Les conditions de la pratique professionnelle ont remis profondément en question les représentations de soi attachées au statut économique et social attendu. Cette situation détermine une conscience possible de la logique institutionnelle dans laquelle ils sont pris. Conscience possible qui tend à devenir de plus en plus une conscience effective, du fait de l'aggravation de cette dépendance et du renforcement de la précarité de leur situation. Mais cette conscience demeure étroitement dépendante du vécu des intéressés et se résout fréquemment en un "mal d'être", généralisé qui s'exprime sous la double forme d'un malaise indéfinissable à l'égard de toute forme d'engagement social, et d'une représentation manichéenne opposant une "société globale", mauvaise, hostile et dangereuse, à la richesse, la transparence des relations personnalisées, à échelle humaine. Cette oscillation entre l'impression purement subjective des "difficultés personnelles" «<Je suis mal dans ma peau») et l'évocation des rapports sociaux en termes d'affrontement global du bien et du mal est une des constantes du discours que tiennent ces agents. Ces représentations sont l'expression transfigurée d'une expérience de structures bureaucratisées qui n'offrent pas une figure personnalisée de "l'agression institutionnelle". Le fait qu'il n'y ait pas de "patron" localisable, pas de niveau de décision sur lequel on puisse peser, sauf à s'en remettre à des "actions d'ensemble" décidées et mises en œuvre par les appareils syndicaux, est un élément important dans la forme que prend la radicalisation anti-institutionnelle de la petite bourgeoisie nouvelle. Au centre de la disposition utopique de cette population (au moins chez certains intellectuels salariés), il y a une invocation de la cohérence, expression renversée de la situation en porte-à-faux de intéressés. Cette capacité de totalisation et de rationalisation idéologique des représentations de la société n'est pas sans lien avec leur formation intellectuelle et leur position marginale à l'égard de rapports directs de production et donc, des luttes sociales. Toutefois, au travers de son discours, l'éducateur s'oppose aux autres fractions de la nouvelle petite bourgeoisie. Quelles que soient le difficultés liées à leur position, ces fractions sont détentrices d'un capital culturel institutionnalisé, enrichi et complété par les exigences de la profession. Ce capital technique est au fondement d'une légitimité rationnelle, en d'autres termes, d'un espace d'intervention à l'intérieur duquel ces professionnels peuvent "jouer" tout en disposant d'une certaine sécurité dans le jeu. L'éducateur se définit à partir de qualités telles que le don, la vocation, le savoirêtre, la spontanéité ... Il se définit exclusivement à partir de propriétés qui échappent à la légitimité culturelle en ce qu'elles ne sont pas organisées par des règles ayant prétention à être universellement reconnues et enseignées par des institutions chargées de les inculquer méthodiquement et systématiquement comme c'est le cas de l'école dans le domaine de la légitimité culturelle scolaire. L'éducateur et les autres fractions de la nouvelle petite bourgeoisie apparaissent dotés de traits structurels qui les opposent point par point et qu'ils revendiquent dans la définition sociale qu'ils donnent d'eux-mêmes. Ainsi, au métier d'instituteur "sans 178 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 surprise" qui ne permet pas à l'individu de remettre en question la définition institutionnelle d'un poste "rigide", les éducateurs opposent volontiers leur "métier" riche d'inventions permanentes et d'ouvertures. De même, au savoir "desséchant", l'éducateur oppose la richesse du "vécu", à l'explication, la compréhension ... En bref, face à un corps de spécialistes, défini par la possession d'un capital culturel instituionnalisé et agissant selon certaines règles légitimes, relativement précises, s'oppose une légitimité charismatique dont l'idéologie repose sur l'absence de codification, la valorisation de l'invisible, la détermination de soi dans l'oralité. Conclusion Parti de l'ambiguïté et de l'incertitude de la position, nous avons dégagé comment, à travers de multiples discours, l'éducateur constuit le sens de ses pratiques. Cette autoconstruction d'un sens suppose une valorisation de l'image de soi, d'une définition de la mission en termes de leadership personnel et d'un ensemble de moyens pédagogiques d'intervention. Au travers du discours sur la pratique se construit ce qu'Yves Barel (1982b :23-40) nomme un «indécidable» qui peut être caractérisé comme un phénomène social dont le sens est défini par l'absence de sens. Pour remédier à l'incertitude de sa position, l'éducateur va mettre en scène et exalter cet «indécidable» : il espère en obtenir sécurité, identité, légitimité et pouvoir, aussi précaire soit-il. Une classe ou une fraction de classe peut faire face à une position difficile d'une double manière: «soit la démoralisation qui conduit à la débandade comme sommation de fuites individuelles, soit la mobilisation qui conduit à la recherche collective d'une solution collective de la crise» (Bourdieu/Boltanski/Saint-Martin, 1973 :102) «Ce qui sépare la débandade de la mobilisation, c'est fondamentalement la possession des instruments symboliques permettant au groupe de se donner la maîtrise de la crise et de s'organiser pour lui opposer une riposte collective au lieu de fuir la dégradation réelle ou redoutée du statut social dans le ressentiment réactionnaire et la représentation de l'histoire comme complot» (Ibid.). La parole des éducateurs tient à la fois de la débandade et de la mobilisation. Elle est à la fois évasion et révolte, évasion d'une situation difficile, révolte contre un ordre dans lequel ils occupent une position subordonnée. La lutte politique qu'ils mènent en vue de l'obtention d'un statut professionnel constitue un exemple efficace de mobilisation. Des propositions de loi ont été élaborées et discutées au cours des quinze dernières années; ces propositions ont un commun dénominateur: une reconnaissance du titre et d'une formation scolaire pour obtenir ce titre. Le cas des éducateurs éclaire largement l'analyse des réactions possibles d'une position ambiguë, dotée de faible légitimité, position où les problèmes personnels et la signification que l'on donne à la tâche s'entremêlent de façon intime. J.- M. Foucart 179 RÉFÉRENCES BmLIOGRAPHIQUES BAREL Y., 1982a La marginalité sociale, Paris, P.U.F, Coll. Le sens commun. 1982b "Les enjeux du travail social", Actions et recherches sociales, Vol. VIII, n03, pp.23-40. BOURDIEU P., BOLTANSKI L., DE SAINT-MARTIN M., 1973 "Les classes sociales et le système d'enseignement", Information sur les sciences sociales, Vol.XXI, n05. ISAMBERTF.A., 1982 Le sens du sacré, Paris, Minuit, Coll. Le sens commun. LADRIERE J., 1973 "Prospective et utopie", in LADRIERE J., Vie sociale et destinée. Sociologie nouvelle, Gembloux, Duculot, pp.211-225. LEGERD., 1979 "Les utopies du retour", Actes de la Recherche en sciences sociales, n029, pp.211-225. MARINL., 1973 Utopiques: jeux d'espaces, Paris, Minuit. MOSCOVICI S., 1961 La psychanalyse, son image, son public, Paris, P.U.F. MUEL-DREYFUS F., 1983 Le métier d'éducateur, Paris, Minuit, Coll. Le sens commun. NISBET R.A., 1984 La tradition sociologique, Paris, P.U.F. 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Directeur adjoint: Thierry HENTSCH. xx•...• ANNIVERSAIRE Pierre BEAUDET Diane ÉTHIER Yvon GRENIER Jorge NIOSI, Maryse BERGERON et Michèle SA WCHUCK Gerald J. SCHMITZ-LE GRAND Secrétaire de rédaction: Claude BASSET D'ÉTUDES INTERNATIONALES Le grand débat sur l'avenir économique de l'Afrique du Sud (Note) Les impacts de l'adhésion à la Communauté européenne sur la balance commerciale de l'Espagne et du Portugal De l'inflation révolutionnaire - Guerre interne, coup d'État et changements radicaux en Amérique latine (Note) Les alliances technologiques stratégiques: de la théorie à la situation canadienne Le destin n'est pas inéluctable: évaluation des effets probables du libre-échange nord-américain sur la politique étrangère du Canada ÉTUDE BIBLIOGRAPHIQUE: Philippe LE PRESTRE Facteurs de progrès en coopération internationale pour l'environnement: essai en marge d'études récentes CHRONIQUE DES RELATIONS EXTÉRIEURES DU CANADA ET DU QUÉBEC DIRECTION ET RÉDACTION: Centre québécois de relations internationales, Faculté des sciences sociales, Université Laval, Québec, Qué., Canada GIK 7P4, tél: (418) 656-2462, télécopieur: (418)656-3634. _ SERVICEDESABONNEMENTS: Les demandes d'abonnement, le paiement et toute correspondance relative à ce service doivent être adressés au Centre québécois de relations internationales, Faculté des sciences sociales, Université Laval, Québec, Qué., GIK 7P4, Canada. ABONNEMENT ANNUEL: Quatre numéros par an ÉTRANGER Régulier: $38.00 (Can.) Régulier :$40.00 (Can.) Étudiant: $27.00 (Can.) Institution: $45.00 (Can.) Institution au Canada: $48.00 (Can.) le numéro: $16.00 (Can.) P.- N.Denieuil : 181-193 Organisation du travail et rapports sociaux dans une PME Le chercheur et son terrain: histoire d'une enquête par Pierre-Noël Denieuil * Nous évoquerons ici une recherche menée dans une entreprise de prestation de service en archivage située en région parisienne. Il s'agissait d'y analyser les formes d'organisation du travail et la dynamique des rapports sociaux. Cette PME emploie plus de cent personnes réparties sur quatre entrepôts dispersés géographiquement sur la banlieue Est. Les enquêtes furent conduites sur la base de soixante entretiens non directifs auprès de soixante personnes durant quatre mois, à raison de trente minutes à deux heures par individu. La thématique du questionnement portait sur l'organisation d'une journée de travail, les représentations et les motivations au travail, l'insertion dans les équipes et les attitudes hiérarchiques, les relations entre le personnel et l'origine présupposée des éventuels conflits, ainsi que sur les diverses expressions de l'appartenance à l'entreprise. Ayant eu accès à l'entreprise par relations auprès de l'équipe de direction, nous devions justifier au personnel notre présence non interventionniste et non commanditée, ainsi que la légitimité de notre recherche. Cette mise au point, effectuée par la distribution d'une lettre ouverte, nous paraissait d'autant plus nécessaire qu'un psychologue venait de séjourner deux ans dans l'entreprise et était accusé par beaucoup d'avoir rendu compte à la direction de ses entretiens individuels menés avec les employés. La méfiance à notre égard se trouvait renforcée par le fait que nous n'avions pas d'implication participante et que notre enquête s'effectuait uniquement par interviews. Toutes ces raisons, ainsi que le souci de compléter nos informations que notre méthode d'approche rendait difficiles à collecter et pas toujours fiables, nous ont conduit à effectuer, en cours de travail, un "retour" aux interviewés. Nous avons alors décidé de restituer à chacun le texte de son entretien confidentiel, ainsi qu'une première synthèse sur l'ensemble des enquêtes. Là se situe le point focal, le pivot autour duquel nous avons articulé notre rapport final. Face à la richesse des réactions et à la nouveauté des informations glanées en réponse à notre première synthèse, nous avions compris que notre intervention nous permettrait d'en savoir "plus", voire de mettre à jour des blo- * Laboratoire de sociologie du changement IRESCO-C.N.R.S. institutionnel, équipe "socio-anthropologie du travail", 182 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 cages ou des contradictions dans les réponses de nos interlocuteurs avant et après le "retour". Les seconds entretiens s'édifièrent sur le fond des représentations de l'enquête que notre interlocuteur s'était lui-même forgées. Nous avons donc choisi d'intégrer dans notre monographie de l'entreprise l'histoire même de notre tentative pour recueillir notre information tout en nous focalisant sur la distance et sur la situation d'interaction produite par notre démarche. Notre objet devenait ainsi tout autant l'analyse des mécanismes de la connaissance sur l'entreprise que celle de la restitution même de cette connaissance. En effet, le fait d'avoir opéré un "retour" nous permettait de prendre notre recherche comme objet, de comparer les évolutions ou les suppositions entre le premier et le deuxième questionnement, de mettre à jour les enjeux institutionnels constitués autour de notre présence, ainsi que les représentations et les attentes que suscitait notre étude. Un tel travail nous renseignait alors tout à la fois sur l'aspect relatif et ponctuel d'une recherche, puis sur les fonctions interprétatives et perturbatrices de sa construction. I. Portrait d'une P.M.E. La culture d'entreprise et la "figure" du patron Deux entrepôts, localement proches, regroupent plus de la moitié du personnel et sont spécialisés en commercialisation et gestion de données d'archives disposées en rayonnages ou dans des cartons répertoriés. Le travail quotidien y est consacré aux rentrées et aux sorties de ces données. La manutention y est donc importante et s'y ajoute à un travail d'entretien des chemises et "hamacs", puis à une activité de classement et de "réintégration" dans le dossier principal, des feuilles ou des sous-dossiers manipulés par le client. Si dans le deuxième entrepôt les tâches toument autour du responsable de l'entrepôt (avec à ses côtés une administrative, un manutentionnaire et un chauffeur), les activités sont plus organisées dans le premier qui constitue le siège. La partie direction et administration se situe au deuxième étage de cet entrepôt. Le premier étage et le sous-sol, plus le fond du deuxième étage sont les lieux d'archivage. Le travail est réparti en équipes (sous-sol, premier étage, deuxième étage) et plusieurs vérificatrices s'occupent à surveiller que les réintégrations soient correctement faites. Le troisième entrepôt comprend trois services dont les responsables sont autonomes, puis un étage administratif. Il est consacré à l'archivage de revues, matériel cinématographiqueet conserves. Le quatrième entrepôt stocke et dispatche du matériel de fourniture automobile. Quatre agents de maîtrise y ont le statut de cadre. A. Typologie des appartenances Nous sommes parti de l'hypothèse que la culture produite ou reproduite dans une communauté s'élabore à partir du degré d'enracinement de chacun de ses membres et de son sentiment d'appartenance à la collectivité. Nous avons donc analysé dans un premier temps les motivations du personnel et ses modes d'adhésion à la vie et à l'esprit de l'entreprise. Cette grille de lecture s'est avérée dans notre cas d'autant plus pertinente que les différenciations professionnelles et hiérarchiques ne sont pas affirmées (dominante du personnel manutentionnaire avec peu de cadres) et ne peuvent donner lieu à une typologie des motivations par catégorie d'activité. De multiples formes d'appartenances ont émergé lors de cette analyse: - Les "impliqués" sont le plus souvent des cadres ou des employés qui ont une responsabilité hiérarchique et se présentent comme les courroies de transmission de la di- P.- N. Denieuil 183 rection. Il peut s'agir aussi des délégués du personnel ou du Comité d'entreprise (C.E.) qui voudraient faire "bouger" les choses et se constituent en "médiateurs" entre les employés et le patron. - Les "indépendants" préfèrent travailler seuls et n'aiment pas recevoir de ordres. Certains y sont prédisposés par leur fonction: les chauffeurs-livreurs, les standardistes, les secrétaires. Ce personnel recueille les confidences des uns et des autres et a un regard souvent distancié sur la vie de l'entreprise. - Les "en retrait" soulignent l'inintérêt de leur travail ou tout au plus son intérêt relatif (<<moins dur que le travail en usine») et l'absence de communication avec les collègues. Des femmes surtout déplorent une ambiance agressive et peu stimulante. - Les personnes "de passage" sont parfois en instance de départ et considèrent leur emploi à X comme un appoint. Ces individus sont souvent à mi-temps et ont une autre activité (danseur, musicien, étudiant, chauffeur ... ). Ils s'estiment moins impliqués dans la vie sociale et les conflits que les autres, ils voient "de haut" l'ambiance et lajugent mauvaise. - Les "étrangers" paraissent favorables à la direction qui affirme une sympathie "culturelle" à leur égard. Certains, notamment les exilés ou ceux qui ont un passé politique, voient leur vie actuelle comme un tremplin pour autre chose et se tiennent à l'écart des conflits relationnels quotidiens. Les Antillais toutefois ne se revendiquent pas tous comme étrangers, mais des conflits se créent entre eux et des Français qui leur reprochent parfois des complaisances de la part du supérieur hiérarchique. Ils sont souvent constitués en boucs émissaires du racisme, ce qui a pour fonction cathartique d'écarter les autres "étrangers" de cette xénophobie. D'une manière générale, la plupart des témoignages du personnel manutentionnaire s'accordent sur le fait qu'il n'y a pas de sentiment de groupe et d'esprit "maison". Une culture du "retrait" basée sur une non-implication et sur un désengagement semble se développer dans le groupe ouvrier. Elle se concrétise par un grand nombre d'attitudes souvent non participatives, face au C.E. Pour beaucoup, celui-ci n'apparaît que comme "œuvre sociale" plutôt pour l'employeur que pour les employés. La direction a été favorable à sa constitution car elle y voyait un trait d'union possible entre les lieux dispersés et les spécificités des quatre entrepôts. Mis à part ses membres et quelques sympathisants, la majorité des employés semble ignorer ou tout au moins contester son action. Son refus nous paraît moins lié à ses activités qu'à l'expression des individualismes qui n'arrivent pas à se constituer en identité collective. Enfin, cette absence d'unité qui modélise l'appartenance à l'entreprise se manifeste dans un jeu d'oppositions et d'exclusions entre groupes internes: tensions hommes! femmes, clivages et absence de communication entre l'étage "ouvrier" et l'étage "cadres-direction", rivalités "interentrepôts". B. La ''figure»''du patron et sa gestion des rôles Si la culture d'entreprise que nous recherchions apparaît difficile à cerner, les entretiens nous révélèrent toutefois un positionnement constant face à la "figure" du patron. L'identification à la "boîte", au groupe de production ou à la catégorie professionnelle, caractéristique de la grande entreprise, se trouve dans le cadre de la PME focalisée sur l'image du patron. Beaucoup évoquent alors les contacts directs avec celuici. Les uns louent son accessibilité et sa disponibilité et d'autres s'affirment réticents à l'égard de sa parole, remettant en question les fluctuations de son humeur et les effets «démagogiques» de l'esprit d'ouverture affiché par la direction. Nous ne statuerons pas ici sur le bien-fondé de l'un ou l'autre de ces points de vue et admettrons plutôt leur coexistence nécessaire. Qu'elles vantent «sa finesse psycho- 184 Recherches Sociologiques, 1991/l-2 logique» ou qu'elles constatent «qu'il ne tient pas compte des gens», ces représentations ont pour fonction de constituer le patron en bouc émissaire et figure explicative. Qu'il apprécie ou déteste ses interventions, le personnel évoque constamment le patron comme faisant intervenir sa subjectivité et jouant entre le pouvoir et la relation, c'està-dire conune «séduisant» (<<lIne vise pas tellement l'argent, mais le pouvoir de relation, de gestion des individus»). Lors de notre entretien avec lui, le patron d'X évoque un souci de liberté entre les gens dans le travail, d'ouverture culturelle, de compréhension psychologique et sociale des problèmes de chacun. Il pose la nécessité pour ses cadres d'une attention et d'une «écoute sociale» portée aux problèmes des employés. Il affirme toutefois vouloir conserver son «image de patron». Cette nécessité de se préserver un domaine «privé» qui puisse échapper aux conséquences contradictoires du libéralisme et de «l'ouverture» sociale, débouche pour lui sur l'évocation d'une «norme», sorte de frontière relationnelle qu'il ne serait pas souhaitable de dépasser. Il nous a semblé d'autre part que ce conflit entre la gestion humaine et les représentations du pouvoir était à l'origine d'une double ambiguïté constitutive de la culture du travail àX. a) En matière de mobilité interne: De nombreux employés se plaignent de fortes rivalités et de «petites souverainetés» entre vérificateurs (ou vérificatrices). Leur querelle est l'occasion d'une remise en question de la politique de promotion. Pour beaucoup, elle baigne dans le flou et l'incertitude, une formation «sauvage» pouvant entraîner une «déqualification» tout aussi sauvage d'où une dé motivation de certains qui pensent que «tout ça n'en vaut pas la peine» et que les nominations sont surtout données pour «faire plaisir» ou encourager. D'autres estiment toutefois être face à une nécessité de structure qui condamne la promotion dans une PME de services à n'être «que le remplacement d'un gars par un autre». b) En matière de distribution hiérarchique : Beaucoup évoquèrent une hiérarchie un peu factice et diluée. Ils discernent les cadres de la direction des cadres qualifiés de «temporaires» relevant beaucoup plus de la catégorie des agents de maîtrise dont la dénomination de «cadre» est plutôt honorifique et prête aux confusions et ambiguïtés évoquées précédenunent. La fonction cadre "hors direction" est représentée d'autant plus négativement que la direction elle-même valorise le contact direct et le court-circuitage hiérarchique. Il semblerait donc que la hiérarchie soit extrêmement limitée, ce qui favoriserait la constitution de petites cellules contrôlées par des "cadres" au pouvoir fragile se sentant mal soutenus par la direction et pris en tampon entre deux forces. Ces fluidités hiérarchiques débouchent sur une perception "éclatée" de la maison X et suscitent des demandes régulières d'explication 1. On comprendra dès lors qu'un tel flou de perception des réalités entre personnel et direction puisse être à l'origine d'une demande «d'éclaircissements» dont nous avons été, parfois malgré nous, le porte-parole. 1 «Ce qui est embêtant ici c'est que c'est un ttavail dans le flou, on sait pas tellement au point où l'entreprise est». P.- N. Denieuil 185 II. L'entreprise interpellée - questionnements et dialogues A. Les attitudes face au chercheur. La peur de dire Dès le début de notre recherche était posée l'hypothèse que notre seule présence dans l'entreprise constituait d'ores et déjà une «intervention» et que les représentations de l'enquête devaient s'appréhender elles-mêmes comme l'un des fragments de son contenu. Les premiers enregistrements eurent lieu dans un bureau du premier étage dont nous réclamions à chaque fois la clef au chef de service. Ce dernier prit souvent l'initiative, que dans les premiers temps nous n'osions décliner, d'appeler les gens et de les convier à venir «nous parler». En effet, les nécessités horaires de bon fonctionnement du service justifiaient selon la direction une telle intervention. Une des conditions de l'accord à notre enquête était que notre présence ne perturbe pas le travail et la planification quotidienne. Le chef de service et la direction n'acceptèrent l'entretien qu'après s'être expliqués avec nous. Le choix du bureau dérouta certains 2. Il en rassura d'autres car, situé à l'étage "archivage" du service des ouvriers, quelques employés virent avec satisfaction que tout le monde «était à la même enseigne» puisque plusieurs personnes de l'étage administration-direction descendaient ainsi sur le «territoire» pour s'entretenir avec nous. Notre présence dans l'entreprise revêtait un sens qui nous échappa lors des prises de contacts préliminaires aux enquêtes, et qui référait à l'histoire de l'entreprise. L'attitude la plus fréquente à notre égard fut en effet l'assimilation du sociologue ou de l'ethnologue (on nous appelait «le géologue») au psychologue qui avait travaillé à X avant nos enquêtes et ne bénéficiait pas d'un grand crédit auprès du personnel. Nous étions ainsi pris dans un réseau de réticences et de confiance selon la personnalité ou la position hiérarchique de nos interlocuteurs. Cet accord ou cette crainte investis sur notre parole amorcèrent chez certains une réflexion sur le «dire» et sur les conséquences d'une parole trop exposée 3. D'autres n'avaient pas une parfaite maîtrise de ce "dire" et s'inquiétaient parfois des paroles lâchées et impossibles à reprendre 4. Beaucoup de personnes furent en ce sens (sur)prises par le discours et le flux langagier et doutaient parfois de la confiance qu'elles faisaient aux mots s. Elles s'affirmaient à cet égard sceptiques sur la portée de cette recherche où nous avions plus à gagner qu'elles «<ça vous rapportera à vous mais à nous rien»). Certains enfin, ont retenu de ces enquêtes la libération d'une parole qui s'était peu exprimée jusqu'à présent: «Les gens ont eu l'occasion de parler à quelqu'un, ça leur a fait du bien mais dans six mois ils y penseront plus; tout le monde a un peu vidé son sac mais ça va pas changer grandchose». L'enquête aurait à cet égard aidé à dire ce qui ne ressortait pas des réunions et ce qui n'était jamais abordé en public. L'intérêt de notre rapport résidait alors dans sa restitution d'une parole mal entendue sur le lieu de travail. Une petite majorité des interviewés le saisissait comme l'opportunité de pouvoir signifier à la direction ce qu'on n'avait jamais osé exprimer. 2 «ÛIl n'est pas au confessionnal ici». 3 «Sur la question de l'encadrement et de la direction, je préfère me réserver parce qu'on voit tout ça, on sait bien en tirer des petites conclusions mais je ne veux pas le dire». 4 "y a des passages confidentiels. J'ai osé parler, j'ai osé le dire ; après on regrette mais c'est dit, c'est dit, quand on fait quelque chose on ne se rend pas compte la première fois du faux pas, c' est après qu'on s'en rend compte». S «On peut parfois le doigt sur des choses qu'on ne veut pas laisser dire». 186 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 n donnait l'occasion de "faire passer" et de faire aboutir une parole. Plusieurs personnes violemment opposées à l'enquête lors de notre premier passage, se sont à cet égard décidées à nous rencontrer par la suite lorsqu'elles eurent pris connaissance de notre compte rendu. Un tel renversement de situation donne ici à réfléchir sur le rôle du chercheur et l'utilisation de son action par la population enquêtée. Refusée, poliment tolérée ou plébiscitée, sa présence n'est jamais neutre. Elle peut à tous moments être utilisée et finalisée sur des objectifs qui très souvent lui échappent 6. Les enquêtes apparaissaient ici comme une structure de communication possible, où les choses pouvaient être dites sans qu'il en coûte, sans que le sujet soit directement atteint lorsqu'il s'exprime. Le chercheur y jouait le rôle d'un intermédiaire, d'un médiateur par qui la parole s'exprimerait en toute impunité et hors de toute crainte, une possibilité de dire dans une structure où d'ordinaire on ne doit pas dire 7. Pour quelque-uns encore notre recherche fut considérée comme une sommation par laquelle on «attend» le patron pour lui demander des comptes lorsque le moment sera venu, en espérant «qu'il ne fermera pas les yeux». Enfin, pour le patron lui-même ce rapport tint lieu de sonnette d'alarme, une sorte de balise survenant sur son parcours de chef d'entreprise (<<Lesclignotants qui se sont allumés, des informations qui sont arrivées à mes oreilles»). B. Justifications et réactions internes. La chasse aux citations. Une majorité des seconds entretiens, après restitution d'un premier compte rendu, fut marquée par un questionnement sur «qui a bien pu dire cela». Une personne nous a d'ailleurs confié: «Ils l'ont épluché comme des commères, votre rapport». Certains ont insisté sur l'anonymat indispensable et la nécessité que les gens ne soient pas directement impliqués, c'est-à-dire soumis aux critiques et à la réprobation de leurs collègues. D'autres au contraire se sont fait un point d'honneur à identifier d'où provenaient certaines assertions. Les réactions à notre rapport reflétaient ainsi des tensions internes à l'entreprise. Dans les prises de position de quelques-uns sur l'ensemble de notre compte rendu, se profilaient de nombreuses mise à l'écart. Il s'agissait d'attitudes fréquentes par lesquelles on précise que l'on ne pense pas la même chose que l'ensemble des individus interrogés. C'était ici l'occasion de se situer face à ses collègues. Tel employé s'étonna par exemple que le compte rendu insiste beaucoup sur les relations des gens avec leurs chefs, accusant ses collègues de s'être dérobés individuellement en reportant les conflits sur la hiérarchie. Bien au contraire, selon lui, l'éventuelle «mauvaise ambiance» évoquée à X provenait des individus eux-mêmes et de leur refus de communiquer entre eux. Les réactions au compte rendu ont d'autre part mis à jour des tensions mal soupçonnées à l'intérieur du groupe des cadres. Certain cadre de la direction, par exemple, nous expliqua que la responsabilité du malaise des agents de maîtrise pourrait tenir à la personnalité de ceux qui les commandent. Plusieurs cadres ont d'ailleurs estimé que le 6 «Au début j'avais pas envie de vous parler, ça me disait rien, mais j'ai su que le patron lisait après le compte rendu et c'est ce qui m'a incité à venir. J'ai vu ce que les autres ont dit et comme j'étais d'accord avec eux je vais dire le même truc pour qu'il y ait le même avis". 7 «Il faut déballer son sac si on veut que ça serve à quelque chose parce que si M.Y nous prend indi- viduellement. vous savez ce que ça peut donner, alors là il Y a une échappatoire pour dire ce qu'on a sur le cœur, qu'Hie dise, qu'il en profite, il verra bien, c'est anonyme! S'il peut pas le dire seul, en groupe, là qu'il en profite, c'est anonyme. Celui qui peut pas s'exprimer avec les formes que j'ai indiquées ça peut servir à ça votre rapport». P.- N. Denieuil 187 rapport était très dur pour l'entreprise et que ceux panni eux qui avaient tenu des propos hostiles à l'entreprise n'avaient plus leur place dans l'établissement. Toutefois une autre manière de réagir à notre rapport se manifesta par des attitudes de solidarité du personnel se reconnaissant dans ce qui est écrit et l'identifiant comme sa propre parole. Plusieurs s'estimaient ainsi en harmonie avec notre texte et le considéraient comme un stimulant de leur action ou de leur réflexion, une caution à leur pensée et un encouragement à émettre leur opinion. Le patron d'X nous expliqua pour sa part que la lecture de notre texte avait suscité chez lui une colère moins dirigée contre nous que contre l'entreprise. Il nous précisa ensuite que nous pouvions rapporter en son nom aux employés sa réaction et sa volonté de dialogue individuel face à la «souffrance« et à la «douleur» qu'il avait pu cerner entre les lignes des témoignages. Dans tous les cas énoncés ici, le chercheur se trouvait mis en situation, acteur au cœur d'un dialogue patron/employés. ill. La recherche comme construction La constitution et la diffusion d'un rapport intermédiaire nous a permis d'obtenir des compléments d'information sur nos premières enquêtes. Elle a de plus favorisé l'élaboration d'une image de marque positive à notre égard. Ainsi après cette première restitution de notre travail, les témoignages se sont progressivement transformés, ont évolué, se sont nuancés voire contredits parfois. Il nous a donc fallu reconstruire l'information recueillie. La réalité transcrite rendue publique n'est jamais strictement conforme à la réalité donnée à voir par les acteurs ni même à la réalité perçue par l' enquêteur lors de son séjour sur le terrain. Il existe donc une autre intervention du chercheur, par delà l'écoute et la disponibilité à la parole de l'autre, un travail de connaissance approfondie et de reconstitution progressive de la réalité questionnée, que nous décrirons ici. A. La situation de recherche. L'effort de proximité Toute recherche peut être présentée comme la tentative d'établir une transparence minimum, de réduire l'insaisissable écart entre observateur et observé 8. Dans cette perspective, nous avons tenté de pratiquer, au cours de nos enquêtes, cette politique de dévoilement du chercheur basée sur le «contrat de confiance» (Ferrarotti, 1983) entre enquêteur et enquêté. Ce contrat fut centré sur l'observation de quelques points : rassurer tout d'abord chacun de nos interlocuteurs et lui donner la garantie de l'anonymat, lui certifier qu'il ne serait pas trahi ou récupéré, que ce qu'il disait ne se retournerait pas contre lui 9. Insister d'autre part sur le fait que cela servirait, que la participation qui était demandée aux acteurs aurait urie utilité qu'ils percevraient. Enfin, justifier de notre position dans l'entreprise, ce que nous y faisions, notre intérêt pour cette recherche et la finalité que nous lui assignions. Nous nous étions expliqué en partie sur ce point dans le papier préliminaire distribué et affiché. Nous avons dû au début de chaque entretien repréciser que la direction ne nous avait pas commandité cette recherche pour laquelle nous ne recevions pas d'argent. Nous attachions une grande importance à l'image que nous donnions de notre indépendance, de notre différence visà-vis des enquêtés, de notre travail de chercheur expérimentant une méthode pour aborder la vie sociale et les formes d'organisation de l'entreprise. 8 Sur l'implication de l'observateur dans le champ de l'observé, voir Devereux, 1980. 9 Beaucoup, comme nous l'avons montré, nous ideruifiaient au psychologue une parole». qui avait selon eux «trahi 188 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 Dans cette perspective, les restitutions du compte rendu intermédiaire de synthèse et du compte rendu individuel confidentiel ont favorisé cette reconnaissance implicite que nous cherchions à établir à la faveur d'une durée. Seule cette durée en effet a pu produire une familiarisation minimum avec le lieu et les personnes. Elle a de plus favorisé la confrontation et la comparaison des données toujours inscrites dans l'espacetemps de l'enquête. B. L'enquête de longue durée. L'information à l'épreuve du temps Nous insisterons tout d'abord sur l'influence qu'a eue le temps de l'enquête sur les attitudes à notre égard. Tout d'abord l'étalement de l'enquête sur dix mois nous a permis de saisir l'évolution des situations 10. Nous voyons ici combien le temps, voire le moment de l'enquête, peut en déterminer le contenu. Ainsi la présence sur un temps long et le "retour" de l'enquête en cours de recherche renforce la possibilité d'une connaissance plus approfondie de son objet. On pourra en ce sens mettre à jour des évolutions ou d'éventuelles réticences, voire des contradictions, dans l'information recueillie. Donnons ici un exemple. Telle personne nous a parlé lors du premier entretien de ses difficultés relationnelles avec ses collègues. Elle nous a fait état d'une mauvaise entente, de la difficulté de se faire accepter, des attitudes de racisme à son égard et de l'intolérance de son entourage, puis de ses difficultés personnelles et de l'impossibilité de les communiquer à ses collègues de travail. Cette thématique fut beaucoup plus discrète lors du deuxième entretien au cours duquel elle évoqua surtout son rapport avec la direction, le manque de confiance que lui témoignaient ses supérieurs hiérarchiques, le fait que d'autres avaient été nommés à un poste qu'elle aurait voulu avoir,les ennuis rencontrés lorsqu'elle sollicitait des arrangements autour de l'organisation de son temps de travail. Elle nous apporta ainsi des informations sur les rapports des employés et de la hiérarchie puis sur la politique de promotion à X. Les raisons pour lesquelles nous n'avions pas eu ces informations lors de notre premier passage sont nombreuses: des absences d'une vérificatrice, un remaniement hiérarchique, la mise en place du C.E. qui avait décidé de soutenir cette personne, des renversements qui nous échappaient dans les rapports de force entre celle-ci et d'autres employés. D'autre part, cette personne se serait probablement sentie trop exposée si elle avait évoqué ses conflits avec la direction dès notre première entrevue. Nous avons pu constater de multiples contradictions au cours des dix mois d'enquêtes. Ainsi tel employé qui nous avait confié qu'il ne se présenterait pas au C.E. en faisait partie dans un rôle clef lorsque nous l'avons revu quelques mois plus tard. De même plusieurs individus qui nous avaient parlé d'un départ imminent étaient encore là. D'autres au contraire que nous estimions plus enracinés dans l'entreprise étaient partis. Une autre personne s'est totalement rétractée lors du second entretien et s'est attachée à démonter les propos de ceux avec lesquels elle s'était montrée solidaire au cours de notre première rencontre. D'autre part un employé qui nous avait avoué lors d'un premier contact ne rien savoir sur «l'état d'esprit» de l'entreprise, en arguant d'une absence de plusieurs mois, nous rapporta par la suite après lecture de notre rapport que «Tout le monde se tire dans les pattes. Ce que vous dites est vrai. Ça n'a pas changé depuis que je suis parti et ça restera toujours comme ça». D'autres encore ont 10 «Maintenant ça va mieux mais vous seriez venu il y a deux semaines c'était catastrophique. C'est difficile de parler d'X. C'est une situation qui évolue ou pas. Ça dépend des moments, vous seriez venu à ce moment vous auriez eu de la nouveauté parce qu'on était tous remontés, on ne vous aurait pas dit les mêmes choses, à un moment déterminé, Ici, c'est important, on vit dans le moment présent et l'émotion». P.- N. Denieuil 189 évolué et, ayant changé de service, déclarent désormais «s'entendre très bien avec les gens» ou au contraire «Depuis quelques mois ça se dégrade, ce que vous dites dans votre rapport se confmne pour moi». Ainsi la présence de longue durée nous permit, sans toujours pouvoir les déjouer ou les expliciter, de pointer des évolutions ou des contradictions, voire des différences dans les formulations et le dire des personnes interrogées. De tels décalages montrent suffisamment la précarité de la confiance que l'on peut placer dans des résultats d'enquête, la nécessité de ne pas toujours prendre les individus au mot et les paroles à la lettre 11. C. Entre représentations et réalités. Traduire et interpréter. Le chercheur comme décodeur L'enquête de long terme nous a montré qu'on ne pouvait bâtir une connaissance sur la simple analyse du propos des interviewés sans le passer au crible du doute et de la contradiction. Nous poserons ici une question méthodologique. Nous dirons qu'utiliser ou prendre pour "argent comptant" toute information émanant de l'enquête consiste à prendre à la lettre ce qui n'est au départ qu'une "représentation". Chaque individu est en ce sens sociologue de sa propre réalité et détient des éléments de description et d'interprétation de l'ensemble qui constituent son propre point de vue, son angle de vision de la réalité dans laquelle il évolue. Nous émettons ici l'hypothèse que cette expérience personnelle est pour lui une réalité, sa réalité. Nous dirons alors que cette réalité se transforme en réalité représentée dès lors qu'elle est formulée et traduite à un tiers pour lequel elle est alors représentation. Au cours des interviews nous fûmes parfois confronté à des témoignages que nous considérions comme des analyses à part entière. Alors que la plupart des personnes interrogées abordaient par exemple les réalités ponctuelles de tel service ou de tel entrePÔt, certains nous renvoyaient une vision globale de l'entreprise et du fonctionnement des quatre entrepôts. Leur prise de distance face à ce qu'ils mentionnaient rapprochait leurs propos du contenu de notre compte rendu. Quelques personnes nous livrèrent en ce sens des analyses qui venaient alimenter et stimuler notre propre réflexion (parmi d'autres sur la fragilité de la fonction cadre face à la direction ou sur l'utilisation ambiguë de l'idée de promotion dans les PME). Nous avions donc affaire dans ces cas, plus qu'à des informations, à des analyses, à une conceptualisation de la réalité immédiate. D'autre part certains personnages nous apparaissaient comme des informateurs clefs dont les interventions faisaient considérablement avancer notre enquête. Des secrétaires, cadres "stratégiques" ou chauffeurs, nous apportaient des renseignements sur ce qu'ils pouvaient voir ou entendre dans les entrepôts. Ainsi des individus occupant dans l'entreprise une position centrale ou stratégique ou ayant une réflexion personnelle sur leur entourage, livrent au chercheur une information précieuse qui lui permettra de se guider dans un labyrinthe de pensées et de comportements et de reconstituer ainsi progressivement une trame sur son lieu d'enquête. Le recours à de telles informations traduit précisément le glissement d'une réalité à une représentation. La question est de savoir comment une réalité énoncée par d'autres sera traduite et interprétée par le chercheur en tant que reconstruction de la réalité. Il existe à cet égard un inévitable décalage entre ce qu'on lui dit et ce qu'il en rapporte 11 Les réflexions développées ici et dans la partie suivante doivent beaucoup à des discussions que nous avons eues, à l'époque des enquêtes, avec G.Althabe sur la problématique de la construction et de la "vérité" de l'enquête entre représentations et réalités. Nous l'en remercions. 190 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 dans une compte rendu de recherche 12. Transcrire aboutit souvent à déformer. Le témoignage de l'informateur consiste à cet égard en ce que les ethnométhodologues (CEMS, 1985 :25) nomment une «expression réelle». Ils définissent en effet l'expression réelle comme la description que l'individu acteur peut donner d'une activité ordinaire dans laquelle il est engagé et telle qu'il la perçoit lorsqu'il se trouve confronté à elle. Ils nomment «expression idéale» la description suscitée par l'enquêteur de cette activité ordinaire et obtenue en sa présence. Or si l'on admet que les mots sont des "index" qui n'ont de sens que dans la situation où ils sont prononcés, situation définie par un contexte d'interaction enquêteur/enquêté, nous dirons que ces expressions idéales sont indexicalisées (Ibid.) et qu'elles n'ont elles-mêmes de sens que dans leur contexte d'énonciation (on ne dira pas la même chose à telle ou telle personne). Ainsi ces expressions idéales seront directement liées au contexte pragmatique de l'interaction avec le chercheur (espace, temps, sujets présents, objets présents, enjeux supposés de l'autre par les partenaires en présence, etc.). Il semble alors que le chercheur opère trop souvent un glissement méthodologique qui consiste à dégager des thèmes dans les expressions idéales dont les résultats sont assignés avec une valeur de vérité comme les propriétés des expressions réelles. Ainsi le chercheur en sciences humaines a le plus souvent tendance à présenter les représentations, les analyses ou jugements que l'enquêté effectue en sa présence comme des réalités, en donnant à croire que ce qu'il écrit reflète ce qui se passe réellement et apporte une quelconque connaissance de contenu sur le lieu de travail. Les informations recueillies dans le cadre et dans les circonstances d'une interaction avec l'enquêteur ne peuvent en aucun cas être considérées comme existant objectivement en tant que propriétés inhérentes à l'objet étudié. Nous dirons que tout ce que nous pourrions énoncer sur la réalité quotidienne d'X ne pourra être lu et entendu que par référence au contexte dans lequel nous avons produit cet énoncé. En ce sens, nous aurions énoncé de tout autres réalités si nous avions procédé par observation participante avec immersion sur le terrain ou encore si nous avions effectué des enquêtes courtes, d'un mois par exemple, et directives. Nous n'aurions alors pu saisir certains retournements de situation par rapport au C.E., certaines attitudes de méfiance. Disons toutefois que nous avons provoqué dans certains cas une information qui ne nous serait pas parvenue la seconde fois si nous n'avions pas élaboré dans un premier temps un compte rendu critique sur l'entreprise. D. De l'écrit à l'oral. Le chercheur comme transformateur Nous sommes ici au cœur d'une question méthodologique: l'interprétation en sciences humaines. Nous reprendrons les thèses de l'ethnométhodologie en disant que le passage de l'entretien à son compte rendu est toujours problématique. En effet, on ne peut jamais précisément décrire ce qui vient d'être dit par son interlocuteur car l'on enrichit à chaque fois les paroles que l'on rapporte par une reformulation, un commentaire implicite accompagnant la description des propos 13. Dans un tel contexte la tâche 12 Cf. à ce propos les intéressantes analyses de Paul Rabinov sur la relation de l'ethnologue à ses informateurs et la médiatisation de l'information: «L'anthropologie est une science de l'intégration. L'ethnologue et ses informateurs vivent tous deux dans un univers culturellement médiatisé, pris tous deux dans des "réseaux de signification" qu'ils ont eux-mêmes tissés ... Il s'ensuit que les matériaux que nous recueillons sont doublement médiatisés: d'abord par notre propre présence, puis par le travail de constitution d'une image de soi que nous exigeons de nos informateurs» (1988). 13 «Chaque fois que l'on cherche un contenu qui accompagnerait la manière dont on parle, on ajoute une nouvelle façon de parler à la première car ce dont on parle n'est pas séparable de la façon dont on en P.- N. Denieuil 191 du chercheur est de ne pas dissocier ce dont parient les interlocuteurs de la manière dont ils en parlent, de situer les finalités de leurs propos avec leurs méthodes d'énonciation. Il se trouve alors engagé dans un processus de compréhension interprétative et de clarification du discours de la personne interrogée. Dans cette perspective, nous nous sommes attaché à globaliser et à expliciter le plus possible par les logiques internes les éléments des discours de chaque sujet, en tentant d'éclaircir certaines de leurs réflexions par le sens global de leur témoignage, l'état d'esprit dans lequel ils avaient abordé l'entretien. Nous avons, pour cette raison même, tenu à restituer à chaque personne le texte de son entretien. Notre intention était ainsi de montrer que Ies citations composant notre rapport de synthèse n'étaient pas déracinées et s'inscrivaient bien dans une logique explicative de ces citations, une rationalité qui les enveloppait. La pratique de citer fonctionne bien souvent comme une légitimation du propre discours de celui qui parle. Par ce biais il fait silence sur lui-même et exorcise son absence par l'impact du témoignage citation qui s'impose avec l'alibi de la précision, de l'évidence, de la vérité. La pratique de la citation déracinée apparaît ici comme une transmutation de l'observateur dans sa capacité de compréhension globale et démultipliée de l'expérience de l'autre. Elle traduit d'autre part une utilisation parfois abusive du discours de l'autre qui bien souvent n'a pas voulu «dire ça». Elle recontextualise souvent arbitrairement et avec une finalité dont l'émetteur originaire n'est plus le maître les fragments d'un discours ainsi lui-même dépouillé de ses référents sémantiques. Ce point méthodologique pose la question fondamentale en sciences humaines du passage de l'information à la connaissance, de l'oralité véhiculée par les informateurs à l'écriture objectivante pratiquée par le chercheur pour communiquer et faire connaître. Cette dernière concrétise alors l'opération de synthèse où l'expérience évoquée par l'enquêté va devenir une réalité objective traduite en discours. Cette alchimie des sciences humaines est en général gommée par le chercheur qui, par transformation et tel un magicien, produit sa connaissance et s'efface sans dire "comment il a fait". Ainsi le passage de l'oral à l'écrit s'effectue le plus souvent dans le trouble et l'inexactitude pour la personne interrogée. En ce sens, les travailleurs d'X ne s'y sont pas trompés dans leur étonnement de lire leur compte rendu individuel, leur crainte de se relire et de voir leur parole ainsi figée, dactylographiée et de ce fait accessible à une multiplicité de lecteurs potentiels. L'écrit apparaît en effet comme fait pour durer alors que la parole est vécue comme contingente et éphémère. La parole perd de son innocence et se charge de dangerosité lorsqu'elle est transcrite. On comprend ici que la parole "orale" a une destination directe, elle est pour quelqu'un, alors que la parole écrite s'adresse à tout le monde et que son destinataire est inconnu et potentiel, livré au hasard et à l'éventuel !". Alors transcrite par le chercheur, la paroIe change de destinataire, et même de propriétaire, celui qui l'a recueillie s'en désolidarise ou au contraire se la ré approprie pour la reproduire où bon lui semble. * * * parle [... ) La conversation à décrire étant déjà un langage, un commentaire sur une conversation substitue une notation symbolique à une autre» (CEMS, 1985). 14 Cf. sur ces questions les analyses de R.Barthes (1981). 192 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 Nous conclurons sur le type de connaissance apportée par de telles enquêtes. Tout en permettant de dresser le portrait type d'une "culture" de PME, centrée sur la figure du patron comme pôle de références positives et négatives, elles nous renseignent sur les logiques de l'intervention et de la construction d'une recherche sociologique. De fait les données sur les formes d'organisation du travail et de la vie sociale se superposent à celles relatives à l'image produite par le chercheur, les attentes face à lui, les modes de constitution de son information. Nous nous sommes toutefois uniquement intéressé à la parole, à la formulation par le langage des expériences des personnes interrogées. Nous avons progressivement bâti une image de l'entreprise à partir de ce que nous en dirent ses acteurs. Nous n'avons pas observé et décrit des faits et des comportements, mais des mots et des formulations. Notre recherche ne fut pas en effet une observation participante mais plutôt une "écoute comme participation" (Ferrarotti, 1983). C'est donc à partir de réprésentations, d'interprétations de la réalité que nous avons construit notre connaissance sur X. Nous demeurons ici conscient que les propos recueillis font écran à des attitudes, des comportements, des réappropriations quotidiennes et des stratégies du faire que nous n'avons pu atteindre que dans la stricte mesure où nos interlocuteurs ont bien voulu les formuler, dans les limites de ce qu'ils ont consenti à nous accorder. Nous avons tout au moins voulu poser ici la question d'une sociologie de la relation d'enquête, du dire et de l'atteignable dans un contexte où l'enquêteur, délibérément inséré sur le lieu d'enquête se présente à ses interlocuteurs en tentant d'imposer son altérité et son identité de chercheur. P.- N. Denieuil 193 RÉFÉRENCES BmLIOGRAPHIQUES ALTHABEG., 1990 "l'ethnologue et sa discipline", L' homme et la société (Paris, L'Harmattan), n095-96 , pp.25-42. BARTHESR., 1981 Le grain de la voix, Paris, Seuil. 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DEFEYT ET P.LANNOYE Au cœur de la relation environnement-économie: une énergie à bon marché M.CAPRON Le S.P.D. et le "renouveau écologique" de la société industrielle TH.G.VERHELST Quel "développement" pour les années 90 ? Réflexions sur la nature culturelle du développement Recherche et diffusion économique Chemin Ducal 41 B 1970 Wezembeek Tél.02{7676526 Comptes bancaires 210-0256888-84 310-0550550-64 Abonn.Belgique 1.500 F.B. Abonn.étranger 2.000 F.B. Ce numéro, qui fait partie de l'abonnement. peut être obtenu en virant la somme de 350 FB (450 FB pour l'étranger) à l'un des comptes de l'A.S.B.L. Recherche et diffusion économiques. Dossier publications A Propos de livres: 197-223 A propos de livres BAUMANZ., Thinking Sociologically, Oxford, Basil Blackwell, 1990,241 p. Avec quelques lignes maladroites un enfant dessinera naïvement un oiseau rudimentaire. Le même enfant, novice à l'académie des beaux arts, apprendra à rendre aussi "réellement" que possible les becs, les griffes, les plumes de toutes sortes d'oiseaux. Artiste consommé, il campera en quelques traits magistraux, à la Picasso, la quintessence d'une colombe. Le sociologue ne suit-il pas une évolution similaire? Etudiant, ses premiers essais seront d'une candeur extrême; devenu expert, il aura l'art non seulement de rendre des choses simples excessivement compliquées, mais de ne plus voir la forêt à cause des arbres; émérite, enfin, tout redeviendra limpide et quelques mots lui suffiront désormais pour évoquer à la fois l'ensemble et l'essentiel de son savoir sociologique. Le sociologue vieillissant comprendra que le mystique puisse avoir l'impression d'avoir tout dit en affirmant que "Tout est Amour" et sympathisera avec le poète qui conclut que The rest et même the Best is Silence. Ce modèle à trois étapes successives pose tout le problème de la communication pédagogique dans sa complexité dia- et synchronique. L'enfant pourrait être tenté de croire qu'il dessine déjà aussi bien que Picasso et celui-ci risque de voir sa simplicité prise pour du simplisme par les spécialistes. J'ai encore parfois l'impression que les évidences qui ont fini par éclore dans mon esprit après des années de terrain et de travail théorique font figure de lieux communs aux oreilles des sociologues en herbe. Pour entrer dans le Royaume, disait le Prophète, il faut revenir à son enfance ... mais, pour reprendre un autre de ses dits, le sociologue avancé éprouve plus de mal à reculer à son point de départ qu'un chameau de passer à travers le chas d'une aiguille. J'ai beau pratiquer l'anamnèse, je ne me rappelle plus très bien ce que j'ignorais au début de ma carrière d'anthropologue et ce n'est pas ce que mes étudiants me demandent qui m'aide vraiment à savoir ce qu'ils savent déjà. Ceci dit pour souligner que chercher à expliquer l'abc de la démarche sociologique comme a voulu le faire, après tant d'autres, Zygmunt Bauman, relève du véritable défi. Vulgariser est une chose, rejoindre le vulgus plebs là où il se trouve n'en est même pas une autre, puisque tout simplement impossible ... du point de vue de la sociologie même! Celui qui a quitté un lieu ne peut jamais y revenir comme s'il n'en était jamais parti. C'est dire aussi donc notre admiration pour les collègues qui s'efforcent néanmoins de se mettre à la place de ceux qui ignorent tout ou à peu près de la discipline afin d'imaginer comment ils penseraient à leur place. Le conditionnement est un travail de longue haleine, ce n'est pas au premier son de la cloche que les chiens de Pavlov ont commencé à saliver. Il faut néanmoins commencer quelque part avec quelque chose. Que celui qui n'a jamais tenté d'expliquer 198 Recherches sociologiques, 1991/1-2 son choix d'une carrière sociologique jette la première pierre. C'est pourquoi les tentatives de l'auteur de préprogrammer ceux qui sont tentés par la sociologie ou de renforcer les penchants de ceux qui sympathisent du dehors avec le projet sociologique sont convaincantes. Bien qu'il réussisse à glisser quelques barbarismes gargarisants du genre destructive Gemeinschaft ou schismogenesis dans son ouvrage, les mots clés choisis par l'auteur pour caractériser l'intentionalité de la sociologie ne paraîtront pas trop idiosyncrasiques à la plupart de ses pairs. Ses chapitres sont organisés autour des contrastes entre l'autonomie et la dépendance, entre Nous et Eux, entre le pouvoir et le choix, entre Nature et Culture, Ordre et Chaos, signes des temps révolus - il n'est plus beaucoup question de structures et de fonctions, mais plutôt d'une sociologie de la connaissance et des rôles. Ouvrage engageant et même engagé, ses origines anglo-saxonnes l' empêchent de verser dans le structuralisme et/ou le marxisme caractéristique d'une certaine sociologie "continentale". Bauman n'a pas voulu écrire une introduction académique à la sociologie et encore moins rédiger un manuel en bonne et due forme. Si on lit son livre comme un plaidoyer pour la pensée sociologique, comme un manifeste pour la sociologie comme projet social, même le professionnel y trouverait de quoi nourrir ses utopies pour un avenir positivement pluriel. Dans le genre, il y a mieux, mais il y a pire. Personnellement je m'y serais pris tout autrement en partant des études de cas - dont il est fait très peu de cas ici - pour ancrer les grilles théoriques de la sociologie dans le vécu et la pratique des lecteurs potentiels. J'aurais annexé plus d'indications bibliographiques et surtout je les aurais faites moins sommairement que l'auteur a jugé utile de le faire - ni lieu ni date d'édition - pour qu'aspirant ou apprenti sociologue puisse se retrouver. C'est peut-être justement à un sociologue en herbe plutôt qu'à un sociologue qui monte en graine qu'on aurait dû confier le compte rendu de ce livre pour mettre ses intentions séminales à l'épreuve d'un terrain plus fertile! Michael Singleton BOLLE DE BAL Marcel, Préf.R. Sainsaulieu, Les doubles jeux de la participation. Rémunération, performance et culture, Maestricht/Bruxelles, 1990, XXI+ 328 p. Pr. Univers. Européennes, Coll."Travail et société", nOlO, Ce livre se présente comme la synthèse de nombreux travaux réalisés par l'auteur depuis la fm des années cinquante, pour l'Office Belge d'Accroissement de la Productivité, au départ, pour des institutions internationales par la suite. Il a donc une portée géographique internationale, englobant aussi bien les économies de marché que les économies planifiées, proposant une réflexion sur les tendances en matière de rémunération dans ces différentes sphères. La choix du titre se justifie, selon l'auteur, par le lien très ancien existant entre les deux termes: «La liaison de la rémunération aux résultats du travail pour stimuler l'activité économique» des citoyens (p.5). Le développement se fait en trois parties: la première situant le contexte est intitulée "les enjeux de la participation" ; l'auteur y propose, d'une part, sept points de vue à partir desquels peuvent être envisagés les problèmes de la rémunération, points de vue correspondant à sept disciplines, dont six relèvent des sciences humaines, une septième étant le point de vue technique; d'autre part, six enjeux liés à la mise en A propos de livres 199 œuvre de formules de rémunération aux résultats (l'équité, la productivité, la flexibilité, la solidarité, la liberté, la société) et, enfin six doubles jeux, tels équité égalité, quantité - qualité ... révélant la nature souvent ambivalente des systèmes de participation dans leurs objectifs. La seconde partie s'attache aux différentes modalités de la participation. Elle propose un premier chapitre théorique consacré à l'examen des structures et des fonctions des différents systèmes de rémunération, un deuxième chapitre consacré à la mise en œuvre de la partie théorique, un troisième chapitre soulignant une complexité très accentuée (diversité des motivations, des fonctions et des dysfonctions du salaire) et, d'autre part, les enjeux pratiques de la négociation elle-même. Le deuxième chapitre de cette partie nous semble particulièrement intéressant: constatant certaines évolutions dans les modes de rémunération (aplatissement des courbes de primes, allongement des délais de paiement traduisant une tendance à passer de la rémunération à la quantité vers la rémunération au mérite, évaluation des fonctions comme critère de calcul, apparition desfringe benefit), l'auteur décèle une évolution allant de la stimulation, au départ quantitative, du travailleur, vers l'intéressement aux résultats globaux de l'entreprise. Cette évolution est constatée par l'auteur dans les différents systèmes économiques (de marché ou planifié) ; elle montrerait donc une certaine neutralité des modes de rémunération par rapport au contexte économique global. Si cette évolution est constatée dans les faits, nous partagerons avec l'auteur (Ch.I et annexe) la constatation selon laquelle la connaissance factuelle des salaires et principalement de ses modalités et de sa structure, est connue de manière très insatisfaisante (enquête partielle et relativement ancienne, aucune régularité dans la collecte des données nationales ou internationales). En économie de marché, tout au moins, l'hypothèse de transparence devrait donner la possibilité aux acteurs - entreprises et travailleurs - de faire les choix optimaux permettant la meilleure régulation du système. Cette remarque est reprise par l'auteur dans sa troisième partie en tant qu'une des sept ambivalences d'ordre sociologique "idéologies et réalités": les modes de rémunération semblent évoluer parallèlement mais «le type de relation micro-macro existant dans chacun d'eux, entre les unités décentralisées de production et les institutions centrales ... constitue un des critères principaux de divergence entre les systèmes» (p.239). Cette troisième partie est consacrée au "théâtre" de la participation proposant d'une part une sociologie de la participation - sept points de vue sociologiques - et d'autre part les stratégies de la participation (trois). On soulignera, dans cette troisième partie, une autre ambivalence de la participation "déterminants et indéterminants" (section 7) où l'auteur remarque que, si le déterminisme technologique n'était pas négligeable comme critère de calcul de la rémunération dans les années '50, «les nouvelles technologies n'exercent [plus récemment] aucune influence déterminante sur le système de rémunération» (p.245). La pensée économique semble, quant à elle, toujours marquée par le fait que le salaire serait la conséquence de la productivité économique (individuelle). L'intérêt de cet ouvrage réside dans son caractère de type encyclopédique: somme des éléments factuels soulignant aussi les carences de la statistique dans le domaine, somme des points de vue d'analyse, champ d'investigation couvrant les différents systèmes d'organisation économique. Une dimension ambivalente de la rémunération doit, nous semble-t-il être souligné: en économie de marché, elle répond à la fois à la logique économique de l'entreprise par rapport à ses concurrents et vis-à-vis de l'offre de travail (équité externe) et à une logique sociale induite par la hiérarchie des salaires aussi bien à l'intérieur de l'entreprise qu'à l'extérieur de celle-ci (entre secteurs). Le 200 Recherches sociologiques, 1991/l-2 défi consiste à garder un équilibre satisfaisant entre ces deux dimensions mais il montre aussi les limites de déterminismes qui interviennent dans la formation de la rémunération. Jean Verly BOUSTANI Rafic, FARGUES Philippe, Atlas du Monde Arabe, Paris, Bordas, 1990, 144 p., ill. Le monde arabe - fondé sur un territoire, une histoire, une langue, une religion, un inconscient commun, tous éléments auxquels il n'est pas entièrement réductible - a toujours fasciné l'Occident. En même temps, les réactions de rejet à son égard s'y manifestent régulièrement. L'intérêt de sa position stratégique et les liens tissés par l'histoire contribuent à en expliquer l'attrait. Les différends, les incompréhensions mutuelles, engendrés par le hasard des circonstances, ont provoqué maints signes de répulsion. Divers facteurs interviennent dans la formation de la politique étrangère : la puissance, la diplomatie, les individus ... L'image que l'on se fait de l'autre, l'étranger, l'ennemi ou l'ami, y occupe une place importante. Si elle constitue l'élément principal du prisme à travers lequel la perception s'opère, elle ne peut toutefois pas prétendre, à elle seule, figer une fois pour toutes la vision qui alimente l'attitude adoptée. Fréquemment fondée sur des éléments irrationnels, elle peut conduire à des positions rigides, peu propices à la négociation, ou au contraire souples et changeantes en fonction de l'air du temps, laissant le partenaire dans l'incertitude. L'attitude occidentale vis-à-vis du monde arabe relève trop souvent de ce type de comportement. Il est vrai que le monde arabe n'est pas facile à appréhender. Trop d'images déformées, trop de rancœurs et de passions, trop de de clichés nous en fournissent encore une vision tronquée. Les Etats arabes eux-mêmes, divisés ou engagés dans des pratiques et des comportements peu conformes aux exigences de la démocratie ou des droits de l'homme, ne contribuent pas à rétablir l'équilibre de cette perception. Omniprésent dans l'actualité politique, économique, sociale ou culturelle, le monde arabe demeure largement inconnu ou mal connu. La première démarche qui s'impose, si l'on veut sortir de l'erreur, emprunte le chemin de la connaissance, de l'examen, de l'écoute. L'ouvrage de R.Boustani et Ph.Fargues contribue largement à l'éclaircissement nécessaire en fournissant les bases solides et sûres pour une approche globale de ce monde arabe. C'est d'une large introduction qu'il s'agit. Cartes et statistiques, encadrées par un texte sobre mais dense, dressent un vaste tableau de cet ensemble arabe. Elles le saisissent dans son identité et son unité potentielle mais aussi dans sa diversité. Héritiers de l'histoire, les Etats arabes sont le produit du XXe siècle, à tout le moins quant à leurs limites. Jointe à la richesse pétrolière, dont tous les Etats arabes profitent directement ou indirectement, la valeur géostratégique du Maghreb, du Croissant fertile ou de la Péninsule n'a jamais échappé à l'attention des puissances. Laissant faire ou y encourageant la création d'Etats forts, peu soucieux des libertés fondamentales, mais appuyés sur un surarmement dont ils ont su se servir dans les conflits auxquels ils ont tous eu à faire face. La prise en compte d'une série d'autres données complète utilement l'aperçu politique. La géopolitique du nombre fait l'objet de diverses approches: répartition, com- A propos de livres 201 position, avenir de la population arabe; à côté de celle-ci, les minorités religieuses (musulmanes, chrétiennes, juives) et ethniques (Berbères, Kurdes ... ) alimentent une série de tensions dont la majorité arabe sunnite doit tenir compte. Les principaux aspects de la vie sociale et culturelle retiennent également l'attention: la situation réservée à la femme, les problèmes de l'éducation, le phénomène urbain, le développement des médias. Avec les grandes orientations économiques, l'importance du facteur pétrolier, le développement industriel, les difficultés des politiques agraires, apparaissent ainsi la plupart des traits et des couleurs du tableau général. Reste au monde arabe à construire l'avenir. Sans renoncer à son identité mais en sachant réaliser l'intégration, à partir de bases régionales comme au Maghreb, en vue de participer davantage à la vie internationale. Les récents événements qui ont affecté le Moyen-Orient soulignent, si besoin en était, l'intérêt de la publication. On en appréciera l'importance et la diversité des informations, la richesse de la cartographie et l'étendue du domaine couvert. A côté de ces qualités, l'absence d'index et le manque de cartes consacrées aux aspects physiques du territoire sont des lacunes auxquelles une édition ultérieure apportera aisément une réponse adéquate. Claude Roosens Connexions, "Malaise dans l'identification", n055, Toulouse, Ed.Erès, 1990/1, 189 p. Comme nous pourrions le faire dire à Baudrillard, le monde répond de plus en plus à une logique du simulacre. Ce numéro de Connexions voudrait mettre l'homme au centre de ce monde inconsistant, articuler l'individu et le groupe dans cet univers. La société perdrait les prises qu'elle offrait habituellement à l'individu; la famille, le travail, les organisations et les institutions ne fourniraient plus les repères culturels nécessaires. Devant cette faillite des mécanismes traditionnels, il est nécessaire de développer de nouveaux ancrages, de réenchanter le monde. Pour analyser cette situation, la psychanalyse, le psychosocial, l'analyse socio-économique et l'analyse culturelle sont concomitamment invoqués dans cet ouvrage pour présenter une recherche du sens. Certains auteurs (comme Castoriadis ou Palmade, nous y reviendrons) vont chercher des facteurs de désidentification, d'autres (tels que André Nicolai's, qui y voit une possibilité d'innovations sociales, ou que François Plassard, qui modélise la dynamique économique pour permettre l'émergence d'un nouveau projet de société) chercheront des issues à cette crise, qu'elles soient originales ou le fruit de l'observation. Toutefois, l'ensemble reste relativement peu descriptif, relevant plus de l'analyse théorique que de l'observation empirique. Nouvel avatar traitant de la postmodernité, ce numéro de Connexions est le résultat d'un colloque tenu en novembre 1989 à l'université Dauphine par l'Association pour la Recherche et l'Intervention Psychosociologique (A.R.I.P.) à l'occasion de son trentième anniversaire. Il avait comme projet l'étude de la désidentification constatée dans nos sociétés. Quoiqu'étant une suite de contributions principalement organisées par le thème général, la revue nous permet de nous faire une idée de la dynamique que chaque intervention a pu faire naître en nous donnant à chaque fois une ébauche de discussion critique et une réponse de l'auteur à ce premier dialogue. Toutefois, malgré les mérites de cette publication, il nous faut constater qu'elle est avant tout psychanaly- 202 Recherches sociologiques, 1991/1-2 tique, et que parfois ces analyses manquent de la profondeur sociologique que le sujet permettait d'attendre. Telle que définie dans l'introduction, l'identification estun processus intrapsychique, invariant et central. Les identités, qui sont sujettes à variations et modifications autant individuelles que culturelles, sont sa résultante psychosociale. Les sources d'identification comme les 'images identificatoires dont l'affaiblissement ou les carences peuvent perturber la construction des identités seraient à la source du malaise que nos sociétés vivraient. Et il y a malaise. D'une part, les repères sont en transformation et ces transformations ont des effets sur tous les secteurs sociaux et individuels (personnes, groupes, institutions, sociétés). D'autre part, il y a dans notre monde contemporain un bouleversement des certitudes. Ainsi; s'il existe un affaiblissement de l'institution, il faut s'interroger sur les nouvelles valeurs instituantes. Il nous semble cependant qu'il y a à la base un vice de forme dans la façon dont la question est posée. Une situation problématique mais normale est présentée comme quelque chose d'exceptionnel. Cette situation est problématique car il s'agit d'un enjeu social, mais elle est normale car toute société doit peu ou prou répondre à cet enjeu. TI n 'y a pas dans notre monde "postmoderne" une acuité plus particulière à ce problème. Conserver l'institué et les repères malgré les changements du contexte et les changements d'interprétation est toujours un problème pour toute société. La seule différence est que la nôtre ressent peut-être plus de changements de contextes, de confrontations avec d'autres contextes, et de transformations de nos propres lectures des situations. La réponse fournie ne fait problème, n'occasionne une "crise" que si l'on tente de la lire dans les termes anciens. Mais revenons à l'ouvrage proprement dit. Le lecteur l'aura compris, la postmodernité est centrale dans cette problématique. L'éclatement de notre société doit se retrouver dans ce terme dont la philosophie contemporaine et les médias ont fait une mode. La contribution de Jacqueline Palmade, après avoir défini la postmodernité comme un temps de crise, mais un temps pleinement humain, montre qu'en son sein il y a surtout un effacement du symbolique et donc des repères d'identification. La postmodernité, étant à la fois une perte générale de sens (des fondements et de la transcendance) et un affaiblissement tant du lien social que des bases identitaires, ne permet plus "l'étayage" qui est cet essentiel transfert de sens que nécessite l'identification. Il ne le permet plus puisque le sens s'est délité. Cette impossibilité de toute socialisation, on la retrouvera dans d'autres textes, sous d'autres formes, entre autres chez Rouchy lorsqu'il nous parlera du groupe comme centre d'un rapport d'ajustement individuel/collectif. Pour Jean-Claude Rouchy, le groupe serait le chaînon manquant permettant de faire le lien entre le singulier et le collectif. Toute identification doit passer par le groupe d'appartenance. L'homme qui vit toujours en groupe développe son identité au sein de celui-ci et donc doit continuer à pouvoir s'inscrire dans des groupes qui structurent son quotidien et son identité. L'article faisant de facto le meilleur résumé de la question est celui que Cornelius Castoriadis consacre à la crise du processus identificatoire. Cette intéressante contribution se présente d'abord sous la forme d'un constat. La crise de la société contemporaine produit mais aussi, dans une rétroaction positive et complexe, est reproduite et aggravée par la crise des processus identificatoires. Pour Castoriadis, la crise est globale, profonde et bien réelle, puisqu'elle atteint l'élément central de la société qu'est l'hominisation sociale. Cette crise est, le terme a beau être galvaudé il n'en reste pas moins vrai, une crise de valeur, ou, plus précisément selon Castoriadis, une «crise des significations imaginaires sociales». Ces significations donnent cohésion à la société par leur intervention dans trois dimensions qu'elles structurent ou organisent: les re- A propos de livres 203 presentations du monde, les finalités des actions et enfin les affects paniculiers à une société qu'elles induisent. Ce délitement des significations imaginaires entraîne une inversion des logiques et un émiettement de l'identité qui ne peut plus être qu'un collage conformiste. Mais il est encore d'autres inversions. Un très bel exemple empirique nous est donné par le texte de Pierre Jarniou et Félix Torres sur la culture d'entreprise, concept lui aussi à la mode. Ils montrent avec brio qu'il est l'essence d'une totale absence d'identité et aussi la concrétisation d'une nouvelle inversion, inversion où l'identification est devenue un préalable à l'intégration et, de facto, s'est ainsi vidée de toute substance. Jean Maisonneuve, quant à lui, nous montre que le rituel qui est un nœud symbolique et une présence visible dans le quotidien du procès d'identification serait en perte de vitesse et de prégnance. Cette crise de valeurs, sans que celles-ci soient précisées, réduit les références collectives, les ancrages possibles. Elle offre ainsi un facteur supplémentaire au solipsisme, à un éclatement toujours plus grand des identités. Maisonneuve montre alors la vitalité qui renaît dans certaines parties de la société et propose comme enjeu pour l'avenir cette reappropriation des rituels. Ont encore participé à ce numéro de Connexions, Alain Aymard, Jean-Léon Beauvois, Engène Enriquez, Véronique Guienne, André Lévy, Franca Manoukian, Jean-François Revah, Guy Roustang, Bernard Sigg, André Sirota, Victor Smirnoff, Monique Soula-Desroche. Frédéric Moens Contradictions, "Logiques marchandes et action publique", n064, Bruxelles, Contradictions, Paris, L'Harmattan, 1991, 176 p. Ce numéro de la Revue Contradictions' présente le resultat d'une année de réflexion et de discussion sur le thème de "l'extension de la sphère marchande". Cette recherche a été organisée par la FOPES , sous la forme d'un séminaire mensuel, d'octobre 1989 à juin 1990. Au départ de cette réflexion collective, une intuition partagée par les auteurs de vivre, intellectuellement et politiquement, un moment de transformation de la société puissamment marqué par l'emprise des logiques marchandes. A la faveur de la crise profonde des années septante et quatre-vingts, la pensée néolibérale a acquis une position hégémonique: elle imprègne profondément les analyses sociales et les représentations culturelles. Au-delà, elle pèse d'un poids déterminant sur les discours politiques et sur les pratiques sociales et économiques. Face à cette emprise, l'impuissance des acteurs, et en particulier des Etats, revêt des formes diverses. On assiste soit à une attitude d'alignement résultant de la naturalisation des postulats libéraux, soit à l'émiettement des resistances, soit encore à l'incapacité d'articuler une pensée sociale renouvelée avec une pratique opératoire. Les douze contributions réunies dans ce numéro de Contradictions s'attachent à donner corps à cette intuition d'une «extension de la sphère marchande», à étayer et à vérifier l'une ou l'autre hypothèse sur sa genèse et ses conséquences, à comprendre un peu mieux les leviers, facteurs et acteurs du changement, à repérer des points de résis• Avenue des Grenadiers 2/1,1050 Bruxelles. Ce numéro est aussi en vente à la FOPES, 32 rue de la Lanterne Magique, 1348 Louvain-La-Neuve au prix de 350 F.B. 204 Recherches sociologiques, J 991/1-2 tance et d'éventuelles perspectives d'inflexion ou de transformation des processus en cours. Dans le chef des auteurs, l'effort d'analyse pour saisir la logique de cette décomposition-restructuration est en effet clairement motivé par la volonté de contribuer à structurer de nouvelles régulations et de nouvelles articulations positives entre l' économique, le social, le culturel, le politique. Qu'elles consistent en l'analyse de secteurs paniculiers ou qu'elles soient plus "transversales", les différentes contributions peuvent être resituées par rapport à quatre questions fondamentales: 1. Les changements que connaissent actuellement nos sociétés sont-ils précisément et complètement définis par les concepts de "l'extension de la sphère marchande" ? Est-ce bien de cela, et seulement de cela qu'il s'agit? Que recouvrent au juste ces mots qui prétendent désigner la mutation en cours? 2. Peut-on affirmer que, dans les divers secteurs de la politique économique et sociale analysés, un phénomène d'extension de la sphère marchande est effectivement observé? 3. Si oui, dans quelles conditions et par quels processus ce fait s'est-il produit, autrement dit, quelles en sont les causes? Si non, comment peut-on qualifier et expliquer les changements qui se sont passés dans ce secteur? 4. Si oui, quels en sont les effets, et, dans la mesure où ceux-ci sont indésirables, quelles sont les solutions envisageables? Chacun des auteurs s'est efforcé d'apporter, sur des terrains toujours techniquement très complexes, des réponses nuancées à l'une ou l'autre de (ou à toutes) ces questions. Ils tentent d'y répondre pour des secteurs importants de la politique économique et sociale : pour l'enseignement et la formation (Luc Canon), pour la recherche et la technologie (Ricardo Petrella), pour les soins de santé (Pierre Reman), pour les industries culturelles (Jacques Delcourt), pour l'aménagement du territoire et la politique foncière (Paul Venneylen), et pour les transports (Vincent Canon). Sur la base de ces apports concrets, d'autres ont essayé de formuler quelques hypothèses plus générales, procédant à une analyse dite "transversale", dont le but est de faire apparaître des régularités et de dégager des processus généralisables. A cette entreprise risquée, et d'ailleurs inachevée, contribuent les textes de Robert Leroy, d'Eugène Mommen, d'Abraham Franssen, de Georges Liénard et de Guy Bajoit. A l'arrivée, plutôt que de parler de manière univoque du «Marché» ou de «la sphère marchande», les différentes textes mettent en évidence une pluralité de logiques marchandes, qui sont autant de «fils rouges» qui constituent la trame de la mutation en cours. (Logique marchande comme privatisation, logiques marchandes comme rationalité limitée, de type instrumental et économiciste, logiques marchandes comme mise en cause des procédures et cultures démocratiques ... ). Surtout, l'hypothèse forte qui se dégage de l'ensemble du numéro et que Luc Canon formule en conclusion a trait à l'imbrication massive de l'économie et de la culture, du mode de production et des représentations culturelles. Il y a là une piste de recherche qui se profile, associant l'évolution des modèles culturels des acteurs et l'extension des logiques marchandes. Procédant d'une démarche de réflexion collective, d'un travail interdisciplinaire et intersectoriel, l'intérêt de ce numéro de Contradictions est d'ouvrir les interrogations plutôt que de renforcer les certitudes, d'aiguiser les appétits plutôt que d'apaiser l'esprit. A suivre donc ... Abraham Franssen A propos de livres 205 DE BlE Pierre, Naissance et premiers développements de la sociologie en Belgique, Bruxelles, Ciaco, 1988, 138 p. Développant et faisant la synthèse d'études antérieures, l'auteur décrit l'apparition de la sociologie en Belgique. L'apport le plus important de l'ouvrage est la mise en relief d'initiatives, peu connues, lancées en Belgique à la fin du XIXe siècle et au début du nôtre. En effet, l'analyse privilégie plus l'étude des groupes d'intellectuels, des centres de recherches et de documentation et des centres d'enseignement que la contribution de quelques figures de proue de l 'histoire intellectuelle de la période. Mais son intérêt ne s'arrête pas à une documentation solide et rigoureuse des projets et des activités de toutes ces sociétés, mais provient surtout de la référence que l'auteur opère - en filigrane et sobrement - au contexte social et intellectuel. En Belgique aussi la naissance de la sociologie est intimement liée à l'acuité de problèmes sociaux dérivant de la révolution industrielle, aux querelles idéologiques et aux débats scientifiques: l'éphémère et le durable sont deux facettes de la même réalité. Cet ouvrage passionnera sûrement tous ceux qui cherchent à comprendre le sens du présent à travers les traces du chemin parcouru. Les préoccupations, les rêves ou les scrupules des sociologues belges d'aujourd'hui sont-ils autres que ceux de leurs "prédécesseurs" : Pierre de Bie ne formule pas la question mais suggère une réponse: c'est l'éphémère qui rend signifiant le durable, ou, si l'on préfère, le mot est souvent plus (im)portant que la chose. G. Pietro Torrisi DE SELYS Gérard, Médiamensonges, Bruxelles, EPO, "Dossier", 1990, 140 p. La couverture des événements par la presse est telle que parfois on a l'impression que ces événements disparaissent dans la relation que l'on fait d'eux. Les événements du monde semblent échapper à toute logique factuelle pour verser dans une nouvelle métalogique où tout se réduit à la narration, où l'être d'un fait n'est plus que son paraître. Ainsi, la réalité se borne à ce qui est dit et non plus à ce qui se passe. Ce constat que nous posons d'une réalité extérieure se réduisant de plus en plus à un spectre communicationnel offre une place importante à la presse en général. Cette médiatisation du monde implique des conséquences irréversibles sur notre perception du quotidien. Le livre de Gérard de Sélys tente d'examiner ce phénomène qui transforme tout phénomène en événement et tout événement en information. Toujours donnée comme une dimension importante, voire fondamentale, de nos sociétés démocratiques, la presse mérite cette analyse. Médiamensonges ne se présente pas comme un ouvrage collectif ou concerté, mais comme un rassemblement de textes, de réflexions et de documents orchestrés par un journaliste pour une maison d'édition "progressiste". Volonté de journalistes, ce livre veut faire le point sur les questions de la crédibilité de l'information et sur les mécanismes d'industrie de la presse. Il s'agit bien d'une réflexion, au sens propre, puisque des journalistes se retournent sur leurs pratiques et cherchent à en distinguer toutes les 206 Recherches sociologiques, 1991/l-2 conséquences. Cette origine journalistique est importante à prendre en compte car elle marque les qualités et les limites de ce petit opuscule. Colette Braekman conclut un article de presse reproduit dans l'ouvrage par ces mots: «La télévision avait tout montré, tout expliqué. Et si c'était passé à télévision, c'était vrai. Cela devenait vrai». Ces trois phrases donnent toute la dimension d'un événement qui se construit plus qu'il ne se déroule et dont la preuve réside dans la narration, L'homme de médias, en nous faisant partager sa perception, nous fait intégrer une nouvelle réalité, qui se subsume en partie au quotidien, repose sur une capacité technique de voir le monde. Elle fonde sa reconstruction sur la conviction d'objectivité, dont Eliséo Veron (dans son livre Construire l'événement. La médias et l'accident de Three Miles Island, Paris, Minuit, 1981) montre tout le caractère convenu. D'autre part, à foree d'être "informé", on en oublie le lien naturel entre information et manipulation. En effet, notre perception, nos conceptions, notre action sont toutes formées par les informations qui nous arrivent du milieu. Dans une première partie, G.de Selys passe en revue les pressions que subit la presse. Ces pressions, plus ou moins latentes, entraînent un musellement plus ou moins doux des mass-media. Dans un rapport de 1975, la commission Trilatérale, groupe informel d'influence regroupant une série de décideurs économiques et politiques, soutient que la défense de la démocratie nécessite qu'elle se développe dans une certaine apathie. Le même rapport définissait la presse en général comme sapant dangereusement toute base de contrôle social et proposait à mots à peine couverts de la manipuler aux fins de ne point gêner l'action des gouvernements. Parallèlement, il y a des pressions technico-économiques, qui d'ailleurs peuvent se cumuler avec les précédentes. L'économie agit dans la presse comme dans toute industrie de masse par la concentration. La diminution numérique des médias induit, avec l'exigence de rentabilité, une réduction des équipes rédactionnelles et une soumission de l'information à la censure des annonceurs. Par delà cette option, et par delà les radios de propagande (un article d'Anne Maesschalk:analyse le cas de Radio Free Europe et de ses sœurs), il existe des manipulations plus insidieuses. En effet, la désinformation organisée et l'intoxication ne cachent pas leur objectif et leurs moyens. Il en va tout autrement de la presse "sérieuse" qui, malgré sa réputation d'objectivité, n'échappe pas au travestissement et à la trahison des faits. La contribution de Thomas Cutsem présente les recherches lucides et systématiques de Noam Chomsky et d'Edward Herman. Leur réflexion critique donne à voir les différences de traitement médiatique qu'une information, pourtant similaire, subit dans la presse nord-américaine si elle est originaire de contextes socio-culturels différents. Cette partialité quantitative et qualitative est superbement illustrée au tmvers d'exemples précis. Entre autres, la différence de traitement entre le meurtre en 1984 du pere Popieluszko en Pologne et les meurtres, entre 1980 et 1985, d'une centaine de religieux en Amérique latine. La place réservée proportionnellement à l'événement polonais est de loin plus importante. Et cet exemple dans ce qu'il a de sordide n'est pas unique. A propos de ce mécanisme qui distingue entre bons et mauvais morts, Cutsem parle avec Chomsky d'informations utiles, utiles aux objectifs des gens de pouvoir aux Etats-Unis. Il n'y aurait pas d'information vraie mais des informations utiles, utiles à quelqu'un pour réaliser quelque chose. Au-delà de la manipulation simple, il yale mensonge pur. L'exemple parfait en est la Roumanie, dont la révolution "spontanée" n'a pas fini de faire couler de l'encre (renvoyons entre autres au livre d'un autre journaliste, Michel Castex, Un mensonge gros comme le siècle. Roumanie, histoire d'une manipulation, Paris, A.Michel, 1990). L'article d'Ignacio Ramonet, directeur du Monde diplomatique, est d'un intérêt encore A propos de livres 207 plus grand que les autres car, au lieu de dénoncer un complot dont les journalistes seraient les premières victimes, il impute nombre de "dérapages" à la logique même de la communication médiatique. Ramonet dénonce l'inertie de journalistes qui réagissent souvent comme si l'information qui leur arrive était par essence vraie. D'autre part, il remarque que la manipulation et le mensonge sont en eux-mêmes des informations trop rarement exploitées. TI y a une complaisance des mass-media à l'égard des manipulations. L'information médiatique la plus sérieuse fonctionne comme un récit mythique et non comme une narration informative, alors qu'elle se présente comme telle. La visibilité d'un événement joue aussi. L'invisible ne forme pas d'opinion publique, ne mobilise personne, ne fait pas d'audience et donc n'intéresse que peu les médias. L'événement est l'image ou le récit rapporté de là-bas, pas les faits euxmêmes (et tout le discours des journalistes, particulièrement en télévision le montre à loisir). Michel Mommerency, journaliste à l'hebdomadaire de gauche Solidaire montre en parallèle le stratagème qui a vu dans les médias l'invention de cadavres en Roumanie et leur subtilisation au Panama. Dans une autre contribution, Frenk van der Linden démonte le mécanisme qui a fait parler de massacre sur la place Tienanmen, alors que la répression en Chine était beaucoup plus sourde et donc beaucoup moins médiatique. Toutefois, ces deux articles n'échappent pas eux-mêmes à certains dérapages par l'amalgame qu'ils posent et parce qu'ils ne critiquent pas le principe de l'information mais le fait qu'il soit, toujours, mal appliqué. Une dernière partie, regroupant des témoignages de journalistes sur le terrain (Braekman en Afrique, Roger Job au Mozambique et Karim Lievens au Salvador), prend la narration et l'engagement comme cadre. Le journaliste agit sur le monde en le racontant, en décrivant ce qu'il voit. Une place existe encore pour un autre journalisme. En conclusion, G.de Selys nous met devant nos responsabilités, les partageant équitablement entre journalistes honnêtes et public critique. Médiamensonges est un livre intéressant qui détruit partiellement l'image d'un monde dévoilé par la presse. Le monde se dissimule sous ou par l'information. Nous pourrions reprocher à l'ouvrage de ne pas être assez critique envers les journalistes, de manquer de perspective. Le travail de relais, objectif et neutre, que les journalistes veulent assumer n'est pas œuvre facile. Pour eux, l'apostolat est de chercher la Vérité, ou à tout le moins l'exactitude de l'événement. En fait, ils devraient surtout montrer la labilité de la vérité et de la réalité qui ne sont que questions de définition. Ce qui importe est ce qu'on rapporte des faits, pas ce qui s'est passé. Entre récits et faits, une distorsion est toujours présente: celle du monde recréé. Il faudrait prendre le temps de rendre compte et de prendre conscience de ce glissement de l'information, une information qui n'est pas le monde mais le discours sur le monde. Frédéric Moens DRAGADZETamara, Rural Families in Soviet Georgia: a case Study in Ratcha Province, London, Routledge, 1988,226 p. Le travail de terrain sur lequel repose ce livre est bien antérieur à sa publication puisque c'est en 1970 que Tamara Dragadze s'est rendue sur la terre de ses ancêtres pour y poursuivre des études à l'université de Tbilissi et y mener une enquête anthropologique selon les canons de l'observation participante. Il s'agit donc d'une expérience unique car peu d'ethnologues occidentaux ont pu ainsi résider dans des zones 208 Recherches sociologiques, 1991/1-2 rurales de l'Union Soviétique. Cela ne se fit pas sans mal car Dragadze ne put sortir ses données d'U.R.S.S. et elle éprouva donc de nombreuses difficultés pour mener à bien sa thèse de doctorat à l'université d'Oxford. En publiant ce travail en 1988, Dragadze n'aurait guère pu choisir de pire moment. Nous étions alors à l'aube des terribles bouleversements qui allaient frapper les pays de l'Est et la montée des nationalismes n'avait pas encore fait tressaillir l'Union Soviétique. On attendait donc Dragadze au tournant. Son ouvrage nous permit-il de comprendre ce qui se passe actuellement dans les républiques soviétiques ? Les événements actuels soumettent ce travail à une terrible épreuve et il nous faut d'emblée affirmer que Dragadze a réussi le test avec brio. Son ouvrage est aujourd'hui un véritable document sur la vie dans l'Union Soviétique d'avant Gorbatchev et comme tel je crois pouvoir dire qu'il fait honneur à l'anthropologie sociale en général car il rend compte d'une manière unique et originale de la vie des gens. Le nationalisme géorgien n'est pas un phénomène récent et il n'a sans doute jamais quitté l'âme de ce petit peuple. Les spécialistes de l'Union Soviétique ont rarement pénétré ce pays de l'intérieur. Lorsqu'ils l'ont fait, ils se sont, la plupart du temps, cantonnés à la société moscovite, de sorte que nous ne disposons que de peu de témoignages vivants et bien informés sur la vie rurale des républiques. Peu d'ethnologues occidentaux s'étaient vu accorder les autorisations nécessaires pour pénétrer dans ce monde inconnu et notre image de la société soviétique était celle d'une société homogène, quasi indifférenciée. C'est dire si le travail de Dragadze est particulièrement bienvenu, d'autant plus qu'il risque fort d'acquérir la valeur d'un document historique si les événements continuent de se précipiter à la même vitesse. L'enquête de terrain fut menée dans la province de Ratcha, au nord-ouest de la Géorgie. Le village d'Abari où résidait l'auteur est particulièrement éloigné du reste du monde puisqu'en hiver il est pratiquement coupé du reste de la Géorgie. Le village ne fut électrifié qu'en 1962 et l'eau courante ne fut installée qu'en 1964. Au moment de l'étude, il n'y avait pas de téléphones. Abari comprend 85 familles soit à peu près 263 habitants. L'essentiel du livre traite de la parenté. Il est dès lors intéressant de constater, et ce n'est pas là la seule surprise, combien les relations familiales sont restées importantes dans une société qui a pourtant prôné de tout autres valeurs. Le régime soviétique a largement, et paradoxalement, contribué à renforcer certaines valeurs traditionnelles. Ainsi la structure familiale a conservé ici une vivacité qu'elle a souvent perdue ailleurs: les jeunes adultes se soumettent aux décisions familiales prises collectivement et la profession d'un jeune homme est souvent choisie selon les besoins collectifs de la famille. Chaque famille se trouve confrontée à un dilemme: d'une part, elle a besoin de produits agricoles que seuls les cultivateurs produisent et d'autre part elle a besoin de cash qui s'obtient grâce aux emplois rémunérés, souvent It la ville. Chaque famille planifie et tente de satisfaire au mieux ces deux besoins en répartissant ses membres dans les divers secteurs de l'économie (p.56 et p.86). Il en résulte une famille unie dont le caractère sacré est sans cesse souligné. Lorsqu'un jeune homme passe des examens à l'université de Tbilissi, toute sa famille l'y accompagne. Dans le même registre, mourir en dehors de sa famille est considéré comme une terrible calamité. Les sentiments religieux sont tout aussi vifs. Ici non plus des décennies de propagande antireligieuse n'ont pas réussi à faire disparaître les convictions d'une population très chrétienne. Le mariage est ainsi une institution sacrée et le plus souvent indissoluble (p.108). De même, la sexualité extraconjugale est très peu fréquente. Un docteur local n'a par exemple rencontré que 2 ou 3 cas d'enfants illégitimes en 36 ans de pratique! En lisant cet ouvrage, on a d'ailleurs souvent l'impression que les Géorgiens A propos de livres 209 sont plus proches des populations traditionnelles qu'étudie généralement l'ethnologue que des citoyens d'une superpuissance socialiste de la fin du xx· siècle. On n'a cependant à aucun moment l'impression que Dragadze exagère ce traditionalisme. Elle nous dresse au contraire le portrait d'une société très attachante qui a su préserver sa culture et ses valeurs. Le nationalisme géorgien semble enfin omniprésent. Les relations entre les villageois et les non-Géorgiens sont toujours problématiques (p.133) et les gens se considèrent avant tout comme Géorgiens. On s'attend d'ailleurs à ce que les politiciens locaux fassent passer les intérêts de la Géorgie avant tout autre (p.3l). Ces données sur le sentiment d'identité nationale ne manqueront donc pas d'intéresser un public large. L'ouvrage est du reste écrit dans un style agréable, accessible à tout "honnête homme". L'anthropologie sociale n'est pas une science et comme telle n'a pas la capacité de prédire l'avenir. Cette limitation ne signifie cependant pas qu'elle ne fournit que des représentations arbitraires de la réalité. Bien au contraire, le livre de Dragadze nous appone ici la preuve que l'anthropologie sociale permet de saisir d'une manière irremplaçable la vie sociale d'une population. A ce titre, ce livre, par son originalité mais aussi par ses qualités intrinsèques, mérite d'être lu par tous ceux qui veulent comprendre l'évolution récente de l'Union Soviétique. Roben Deliège DUPONTAlain, Dir., L'évaluation dans le travail social (Actes des journées de l'Institut d'Etudes Sociales), Genève, Ed. I.E.S., 1989,245 p. Les économistes néolibéraux prétendent que l'efficacité dans la production des biens et services marchands est liée à la propriété des biens capitaux, à la responsabilité gestionnaire qu'elle détermine, aux contrôles des entrées et sorties, aux rapports établis entre les prix et les coûts, à l'existence d'un marché ainsi que d'une concurrence suffisante. D'où la tentation de soumettre les personnes et les institutions sociales aux lois du marché à l'instar de celles qui font partie du secteur marchand. Depuis quelques années, l'ensemble des professions sociales se voit interpellé, parfois vivement, sur sa production, son efficacité, sa rentabilité. L'évaluation est devenue un thème à la mode, comme d'ailleurs le recours aux audits pour juger de l'action d'une série d'instances des secteurs non marchands. Une foule de techniques sont aujourd'hui utilisées en vue de l'évaluation d'actions, de pratiques sociales, ou encore d'institutions sociales ainsi que de professionnels du social, comme aussi des formations de base et continues de la gamme des professionnels actifs dans les secteurs sociaux. Ce boom de l'évaluation est sans doute lié aux problèmes croissants rencontrés sur le plan du financement de ces secteurs, de même qu'aux critiques développées par rapport à une gestion bureaucratique et technocratique de trop nombreuses institutions. Mais il s'explique peut-être aussi par la multiplication du nombre de problèmes et de cas sociaux auxquels nos sociétés en mutation rapide sont confrontées, de même que par le développement de la volonté et des capacités de contrôle de la pan des divers acteurs intéressés à une évaluation, qu'il s'agisse de la puissance subsidiante, du pouvoir organisateur, des usagers ou des patients, ou encore des personnels ou institutions d'aide ou de soins. 210 Recherches sociologiques, 1991/1-2 Quelle que soit l'origine de cette volonté d'évaluation, on ne peut sous-estimer la difficulté à transférer simplement les techniques de contrôle et d'évaluation des secteurs marchands vers les secteurs non marchands en raison des problèmes que posent la quantification du social comme aussi la mesure des effets découlant des formes d'aide et de soins. Il n'empêche que de diverses manières on cherche à passer d'évaluations implicites à des évaluations explicites du social. Le livre sous revue présente quelques-unes des techniques utilisées présentement dans une diversité de secteurs sociaux. On y traite de nombreuses questions pertinentes relatives aux problèmes et techniques d'évaluation, y compris des attitudes des professionnels face aux pratiques par lesquelles 'on cherche à mesurer ce qu'ils font. Jacques De1court KAHNRené, Dir., Migrants et travail en Europe (Colloque organisé par le Centre européen "Travail et Société, 3-5 déc.1987), Maestricht, Pr. Univers. Européennes, 1989, 129 p. Cet ouvrage commence par l'histoire récente des migrations européennes en distinguant la période avant et après 1974, année du coup d'arrêt à l'immigration. Si, au départ, la légitimité des migrations découla de l'insuffisance de main-d'œuvre locale, le chômage structurel qui suivit la crise économique et les restructurations allait conduire à la recherche d'une nouvelle légitimité à la présence étrangère. Malgré des différences importantes dans les traditions et les pratiques des pays européens en matière de politique des migrations internationales, on enregistre à travers le temps une convergence des grands axes de la politique. Par ailleurs, sur le plan des faits, on peut constater que plus de 80% des migrants ont plus de dix ans de résidence. Outre l'accélération du regroupement familial, il se produit un alignement progressif des aspirations des migrants et de leurs enfants sur celles des nationaux. L'intérêt de cette première partie de l'ouvrage est indéniable. On peut toutefois regretter que le remplacement d'une migration d'origine économique par une autre d'origine politique ne soit pas mieux étudié. De plus, quelques tableaux eussent donné, en peu de pages, une idée claire de la croissance de l'immigration à partir des pays tiers et plus seulement à partir des régions défavorisées de l'Europe communautaire . .La deuxième partie de l'étude démontre le caractère paradoxal de la situation présente. En effet, préoccupée de la libre circulation des travailleurs communautaires, les principales mesures prises par la Communauté ont avant tout concerné les migrations intra-européennes, alors que le problème le plus important résultait de la difficulté de contrôle des entrées aux frontières extérieures. Le nombre de migrants extracommunautaires croît d'ailleurs plus vite que celui des migrations internes et pose donc crûment le problème du contrôle des entrées, de même que celui de l'harmonisation des législations nationales sur les étrangers en provenance des pays extracommunautaires. Dans cette deuxième partie sont également examinés les problèmes découlant de l'évolution des secteurs dans lesquels les migrants ont été introduits au départ. Ces secteurs ont été les plus affectés par les restructurations, l'automatisation, la tertiarisation des économies, COmmeencore par la segmentation du marché du travail et la réapparition du travail déqualifié non salarié. Parmi ces problèmes, il y a notamment A propos de livres 211 ceux relatifs à l'insertion professionnelle et sociale, mais aussi aux relations interculturelles. La troisième partie analyse la place réservée aux migrants dans le texte de l'Acte unique et constate qu'il reproduit les mêmes imperfections que le Traité instituant la Communauté européenne. Celui-ci avait privilégié les questions économiques par rapport aux questions sociales et l'Acte unique fait de même. Loin de contribuer à la résolution des problèmes, il faut bien constater qu'en ce qui concerne la libre circulation, la règle de l'unanimité est maintenue dans l'Acte unique, ce qui ralentit considérablement les mesures à prendre visant, par exemple, à l'imposition d'un visa à l'entrée dans la communauté ou encore à l'élaboration d'un statut unique des migrants. Ceci éviterait d'opérer des discriminations entre les migrants en fonction de leur appartenance communautaire ou de leur origine extracommunautaire. Jusqu'à ce jour, pour le visa, les Etats membres conservent des politiques très différentes: les uns l'exigent et d'autres non. Par ailleurs, la suppression des frontières intérieures appellerait, sinon une interprétation commune du droit des demandeurs d'asile et des réfugiés, du moins la formation d'un consensus en ce domaine. . Le Traité et l'Acte unique sont susceptibles de deux interprétations. L'une est minimaliste et se limite aux dispositions nécessaires pour assurer la libre circulation des personnes d'ici la fin de 1992. L'autre interprétation plus audacieuse présente l'Acte unique, ou plus exactement son corollaire, le marché intérieur, comme une première étape vers la définition d'un nouveau statut des migrants en Europe. C'est évidemment la première interprétation qui triomphe aujourd'hui. Ce livre est à lire par tous ceux qui s'intéressent au problème majeur que constitue la migration à une époque de libre circulation, mais aussi par tous ceux qui s'inquiètent de son développement. Jacques Delcourt MOLITORMichel, REMYJean, VANCAMPENHOUDT Luc, Dir., Le mouvement et la/orme. Essais sur le changement social en hommage à Maurice Chaumont, Bruxelles, Fac.univ. Saint-Louis, 1989,308 p., Publication n046. Le Professeur Maurice Chaumont (1932-1987) enseigna la sociologie simultanément à l'Université Catholique de Louvain où il créa le Centre pour l'analyse du changement social ( 1969) et aux Facultés universitaires Saint-Louis à Bruxelles, dont il fut un membre éminent. Lui rendant hommage, les collaborateurs à cet ouvrage ont voulu celui-ci comme un reflet de sa manière critique et distanciée mais toujours soucieuse de l'acteur concret, en butte aux contradictions de son statut et faisant évoluer la structure sociale par sa recherche tâtonnante de solutions politiques. Nous avons effectivement de beaux exemples avec la reprise d'articles anciens, rédigés dans le roulement des événements. Le premier d'entre eux concerne les grèves belges de la fin 1960, début 1961 (pp.27-46). Les deux suivants sont de réaction aux soubresauts politiques et militaires de la décolonisation au Congo-Zaïre, l'un rédigé immédiatement avant l'indépendance (pp.79-93), l'autre dans les mois qui la suivirent (pp.95-103). Si les grèves montrent combien les mobiles peuvent différer d'une catégorie d'acteurs à l'autre, et donc aussi évoluer autrement au fil des événements, les décolonisations révèlent toutes les spécificités latentes ou manifestes des rapports entre 212 Recherches sociologiques, 1991/1-2 "partenaires coloniaux", les confusions entre décolonisation interne et indépendance externe, les inadéquations des politiques suivies. Ainsi, dans les différents champs sociaux qu'il étudie, Maurice Chaumont fait des motivations et des statuts des acteurs sociaux, individuels ou collectifs, les clés pour comprendre les situations, y suivre les changements significatifs. Dans cette approche des phénomènes sociologiques, il se sentait proche, comme le rappelle Jacques Dabin, Recteur des Facultés, de Michel Crozier, de Serge Mallet ou d'Alain Touraine, tout comme cela l'entraînait dans de nombreuses missions à l'étranger, en particulier en Amérique latine ou en Afrique du nord, ou le rendait disponible aux étudiants (pp. 1118). Benoît Verhaegen (Universités du Zaïre), introduisant et chronologisant les articles sur la décolonisation, les commente dans le même sens (pp.67-77), tandis que Jean Ladrière (U.C.L.) accompagne celui sur les grèves de réflexions épistémologiques et théoriques particulièrement importantes et éclairantes (pp.47-61) qu'il faudra garder à portée de main pour être davantage méditées :«La sociologie telle que l'a comprise et pratiquée Maurice Chaumont [... ] opère consciemment à partir de ce que lui prescrit son a priori constitutif et en fonction des indications qu'il comporte. Le principe régulateur sur lequel elle repose consiste en la prescription d'un certain type d'intelligibilité: l'étude de la réalité sociale est une entreprise de compréhension, et la compréhension est la mise à jour des significations immanentes des conduites collectives» (p.48). Dans les parties ultérieures du livre, divers spécialistes poursuivent l'hommage sur des modes ou plus théoriques ou plus descriptifs, mais à propos de phénomènes sociologiques analogues. Parmi les premiers, nous trouvons les distinctions multiples et nuancées qu'introduit Jean Remy (U.C.L.) dans la problématisation du changement social en fonction des engrenages entre dynamiques actorielles et séquentialisations des événements (pp.119-147) et celles, plus dichotomisées, que Guy Bajoit (U.C.L.) énumère en entrecroisant objectifs et moyens dans l'étude des relations et échanges sociaux, aboutissant à une typologie quadrangulaire des formes de solidarité (pp. 149169). Egalement les réflexions d'Alain Touraine (E.H.E.S.S., Paris) sur la crise contemporaine de l'idée de. rationalité, si essentielle pourtant à la modernité, alors même qu'elle est redessinée par la réémergence du sujet au travers des mouvement sociaux (pp.l09-117), ou celles de José A.Guilhon Albuquerque (Université de Sao Paulo, Brésil) sur les asymétries sociales entre sujets et ces pendants des mouvements sociaux que sont les institutions, asymétries obligeant à distinguer entre changements véritables, portant sur les normes institutionnelles elles-mêmes, et ces pseudo-changements qui ne concernent que les pratiques internes (pp.171-179). Ajoutons à ce plan théorique les remarques de Luc Van Campenhoudt (Facultés univ. Saint-Louis) qui, partant des textes d'Oscar Wilde théoricien de l'art, présente l'œuvre artistique comme le lieu d'un changement formel, à la fois au sein des contraintes d'une époque et indépendant de son état technique (pp.271-300), cette même forme nous "parlant" éventuellement bien plus que les choses de la vie matérielle: «Planté vers l'arrière de l'église Santa-Croce à Florence, à mi-chemin entre les tombeaux de Galilée et de Michel-Ange, le visiteur réalise soudain qu'il s'y trouve infiniment plus près de ses racines que dans la commune quelconque où il a passé sa jeunesse» (p.295). Parmi les autres textes de l'ouvrage, d'allure plus descriptive, plus proche d'une sociologie événementielle sinon historique, citons celui d'Annick Germain (Université de Montréal) retraçant les étapes de la sociologie urbaine au Québec en partant des manières de poser les questions en termes de différences sociales d'abord, d'inégalités sociales ensuite, pour évoluer plus tard vers ceux de stratification sociale ou, enfin, de classes sociales (pp.241-250). A ces transformations du construit d'une définition so- A propos de livres 213 ciologique, nous trouvons un écho chez Michel Hubert (Facultés univ. Saint-Louis) montrant comment, en Belgique, le problème du SIDAfut peu à peu défini et abordé en fonction des informations dont disposaient les organismes qui le prenaient officiellement en charge et des conceptions qu'ils en avaient (pp.225-239). Il y a encore la très belle étude d'Anne Devillé (Facultés univ. Saint-Louis) sur l'émergence depuis une bonne vingtaine d'années, en France, du syndicat de la magistrature et son évolution selon les redéfinitions internes ou externes de son action (pp.205-223). Ou enfin, en reprise directe des thèmes abordés par Maurice Chaumont au moment de leur surgissement, l'article de Gauthier de Villers (Centre d'étude et de documentation africaines, Bruxelles) sur le type de rationalité limitée qui prévaut actuellement au Zaïre eu égard à l'extension aux cercles dirigeants des anciennes relations de dons et de contre-dons, les réciprocités se muant en clientèles politiques hiérarchisées, fondées sur la prédation, que la société reconnaît et récuse dans le même mouvement (pp.251-270), ainsi que l'article de Michel Molitor (U.C.L.) sur les transformations institutionnelles de la Belgique sous la poussée d'une nouvelle classe dirigeante flamande, s'imposant chez elle ou à l'Etat national, face à une Wallonie frustrée, en mal de définition ou d'identité, cherchant à maîtriser son propre destin mais qui doit, pour cela, «refaire l'initiative» (pp.183-204). Malgré le caractère relativement sommaire de la bibliographie de Maurice Chaumont telle que reproduite aux pages 63 et 105, le livre doit donc être signalé pour la diversité et la qualité des analyses théoriques ou socio-historiques qu'il comporte, bien dans la ligne de ce qu'avait été sa propre approche du sociologique. André Delobelle NAVLAKHASuren, Elite and social change. A study of elite formation in India, New Delhi/London, Sage Publications, 1989, 190 p. Cet ouvrage - une des premières études de la structure sociale indienne réalisée par un sociologue indien - me semble particulièrement intéressant, non seulement au niveau de ses résultats, présentant toutes les garanties de rigueur sociologique et méthodologique, mais surtout en ce qui concerne les présupposés de son auteur, appartenant manifestement à "l'élite sociale", qui constituent son objet. .. L'auteur commence en effet par resituer l'enquête dans son contexte, celui d'une société postcoloniale. Les sociétés de ce type, pose-t-il, se trouvent dans une situation extrêmement complexe et plurielle, tant au niveau économique qu'en ce qui concerne leur structure sociale. La condition immédiate de leur survie passerait par une transition réussie vers un système politiquement plus égalitaire et autonome, ainsi que par un progrès industriel conséquent. Et le succès de cette opération reposerait sur la transformation profonde de la structure sociale, permettant l'émergence d'une nouvelle élite capable de prendre en charge de tels bouleversements. Seule entrave à ce processus idéal: il ne peut manifestement être porté ni par l'élite sociale traditionnelle, ni par les résidus de l'expérience coloniale. La problématique générale ainsi posée, Suren Navlakha se centre sur l'Inde pour y examiner les problèmes de transformation structurale rencontrés par ce pays au cours de ce qu'il appelle son «processus de modernisation». Il se penche ainsi sur les traits principaux de la structure sociale traditionnelle indienne pouvant avoir une incidence sur la problématique. 214 Recherches sociologiques, 1991/1-2 Viennent ensuite les résultats de son enquête proprement dite. Celle-ci est basée sur un échantillon de 1432 membres de trois groupes sociaux situés en haut de l'échelle socio-professionnelle et présentant un haut niveau d'éducation (fonctionnaires publics, directeurs d'entreprises et professeurs d'université). L'auteur entame alors une analyse approfondie de ces groupes, cherchant à définir, à l'aide de divers facteurs (religion, langue, caste, revenu, niveau d'éducation et trajectoire sociale sur quatre générations), ce qui leur confère un statut d'élite sociale. Ses investigations le conduisent à mettre en évidence l'existence d'une strate sociale supérieure extrêmement restreinte, constituée uniquement de membres de ces trois groupes éminents étudiés auparavant (à l'exclusion de la strate inférieure constituant la majorité de la société) et davantage tournée vers la reproduction de son propre pouvoir que préoccupée par la démocratisation et le progrès économique du pays. L'auteur adopte alors une perspective historique plus large, pour poser que cette situation n'est ni récente ni éphémère mais constitue un trait stable de la civilisation indienne. L'inertie d'un tel système d'exclusion serait, en dépit de la diffusion des idées d'égalité, un solide obstacle à la modernisation de l'Inde. L'auteur conclut que tout changement substantiel de la situation dépendra essentiellement de la capacité des strates inférieures de se libérer de la société traditionnelle. Nonobstant son intérêt factuel, tout le livre me semble reposer sur le paradigme marxiste et sur le postulat corrélatif d'un changement social mené tant par une élite sociale "éclairée" que par une base "conscientisée" et libérée du joug des dominations traditionnelles. On ne manquera pas non plus d'y déceler, de manière transversale, une vision évolutionniste et quasi européo-centriste du développement. D'aucuns s'étonneront de voir de telles positions soutenues par l'intelligentsia indienne ellemême ... Au delà des implications de ces postulats, l'ouvrage analyse remarquablement les problèmes de la transition entre deux systèmes économiques et entre deux systèmes sociaux, et le jeu entre une archéo- et une néo-structure développant deux rapports au pouvoir totalement différents. Marie Verhoeven PATURETJean-Bernard, Introduction philosophique à l' œuvre de Freud, Toulouse, Erès, 1990, 122p. L'auteur nous présente Freud à la croisée des chemins. Paturet situe en effet le génie de Freud au carrefour des cultures juive, germanique et gréco-latine. «Le jeu d'imbrication des trois cultures, leurs paradoxes intrinsèques et leurs contradictions conflictuelles ont trouvé dans l'esprit, dans l'âme et dans le cœur de Freud la scène de leur rencontre et dans toute son œuvre une tentative de synthèse jamais aboutie» (p.13). Paturet se propose de nous montrer la richesse de cette rencontre pluri-culturelle, Et tout d'abord il tente de mettre en évidence la façon dont «l'esprit juif a marqué Freud dans une sorte de prédisposition intuitive à dévoiler et à interpréter» (p.23). Sur les traces de Joseph et de Daniel, Freud apprendra à interpréter les rêves. Les interprétations rabbiniques des histoires de Saül et de David l'amèneront tout à la fois à considérer la folie comme forme d'expression et moyen de défense, et à saisir le rôle libérateur de la parole. La culture germanique laisse son empreinte chez Freud au travers de la philosophie des lumières d'une part, du romantisme allemand d'autre part. Il exprimera tout à la A propos de livres 215 fois son admiration pour le modèle physico-chimique, son espoir de voir la raison dominer la vie psychique et son désir de connaître l'âme humaine dans ce qu'elle a de plus profond, de plus mystérieux. On retrouve d'ailleurs une même fascination pour le rationalisme des Lumières et l'attitude introspective des romantiques chez Kant, Schopenhauer ou Nietzsche, trois philosophes qui ont contribué à l'évolution de la pensée freudienne. Quand Freud tente d'opérer la révolution copernicienne de la psychologie par l'introduction de la psychanalyse, c'est la révolution instaurée par Kant en philosophie qui lui sen de modèle. L'influence kantienne se retrouve également au niveau des concepts d'inconscient et d'impératif catégorique, ainsi que de la conception freudienne de la conscience, même si cette référence n'exclut pas certaines critiques et prises de distances manifestes. L'étude des notions de rêve, de refoulement, de vie, d'amour, de mon et de sexualité témoigne quant à elles d'une parenté certaine entre les pensées freudienne et schopenhauerienne. Quant à Nietzsche, suivant en cela les travaux d'Otto Rank, Paturet souligne le rapport entre la trilogie mise en œuvre dans Ainsi parlait Zarathoustra -le lion, le chameau et l'enfant - et les trois instances freudiennes - le ça, le surmoi et le moi. La notion de ça est d'ailleurs commune aux deux auteurs, même si le "ça" freudien s'apparente plutôt au "soi" nietzschéen. Au delà de ce parallélisme conceptuel, Freud et Nietzsche partagent aussi une même «herméneutique du soupçon» (p.89), une même mise en cause de la conception qui veut que la conscience guide l'agir humain. La marque de la culture grecque dans la pensée freudienne est étudiée au travers des références à Empédocle d'Agrigente et à Platon. Le premier a contribué au développement de la pensée freudienne sur trois points essentiels: l'idée de «bouillie originaire» (p.lO?), le modèle de psychologie sans âme, le concept-clé de forces contraires (Eros versus instinct de mon). Chez le second, Freud semble avoir cherché «un fondement moniste de la sexualité» (p.121). La méthode psychanalytique doit également beaucoup à l' anamnèsis platonicienne. S'agissant d'une introduction, il serait sans doute maladroit de réclamer de plus larges développements, même si indéniablement certains chapitres laissent un goût de trop peu. On regrettera ainsi le décalage entre des hypothèses très stimulantes et des démonstrations quelquefois un peu trop concises. Cependant la lacune principale nous semble résider dans le faible degré d'intégration des trois regards philosophiques. Paturet nous annonce Freud à la croisée des chemins, il nous montre trois chemins. Sans doute nous prévient-il que la synthèse freudienne reste insatisfaisante, mais on aurait, à tout le moins, souhaité suivre Freud dans ses tours et détours. Cela étant, les sociologues trouveront dans ce livre bien construit et à la portée de tous, un ensemble de pistes de réflexion qui ne manquent pas de pertinence. Jacques Marquet PERRENOUD Philippe, MONTANDON Cléopâtre, Dir., Qui maîtrise l' école? Politiques d'institutions et pratiques des acteurs, Lausanne, Bd.Réalités sociales, 1988,351 p. Cet ouvrage réunit des contributions de chercheurs de l'équipe de sociologie de l'éducation de l'Université de Paris V et du Service de la recherche sociologique de Genève, Il explore les rapports complexes entre les politiques d'institutions et les pra- 216 Recherches sociologiques, 1991/1-2 tiques des acteurs, en présentant la synthèse de travaux empiriques portant sur trois axes principaux, à savoir la division du travail éducatif entre l'école, la famille et le milieu naturel, l'évolution du curriculum et des technologies éducatives et, enfin, les rapports entre le système scolaire et le marché du travail. La cohérence de 'la vingtaine de contributions réside dans leur volonté partagée de concilier l'observation des actions et interactions quotidiennes avec l'approche des systèmes, plus classiques, en sociologie de l'éducation. L'étude des stratégies des acteurs individuels au sein des collectivités et des organisations est dès lors privilégiée parce qu'elle semble porteuse de possibilités originales d'articulation du micro- et du macro-structurel. Les mises au jour des logiques organisationnelles vont de pair dans ce livre foisonnant, avec l'analyse des interventions de groupes externes, fédérant ou opposant leurs influences sur un système qu'ils contribuent à faire évoluer. Le livre ne propose pas d'élaboration théorique organisant les apports de tous les auteurs. n ne fait que constater la complexité de jeux qui se jouent dans les systèmes scolaires, sans toujours parvenir à en préciser les règles ou les enjeux. Les pratiques collectives fixent des cadres en exprimant des déterminismes autant que des calculs stratégiques. Les ensembles dont l'analyse nous est présentée n'ont pas une structure ni une genèse identiques et montrent la diversité des situations possibles. Les textes apportent finalement une réponse sans équivoque à la question qui sert de titre à l'ouvrage: personne ne maîtrise l'école. les politiques, quelles que soient leur cohérence et leurs intentions, sont dénaturées ou orientées par les acteurs individuels ou collectifs qu'elles concernent ou qui doivent les mettre en œuvre. Les décideurs les plus avisés ne parviennent jamais à contrôler l'orientation ou les effets des systèmes scolaires mis au cœur d'interactions innombrables. Jean-Emile Charlier PICHAUL T François, Le conflit informatique, Bruxelles, De Boeck-Wesmael, 1990,259 p. A côté d'une prolifération de discours relatifs aux nouvelles technologies de l'information, dominés par l'empreinte techniciste, le point de vue adopté ici se veut résolument sociologique. Il s'agit avant tout de rappeler que toute technologie s'inscrit dans des contextes où les rapports de pouvoir, les stratégies personnelles et collectives, les compromis sont souvent plus déterminants que les potentialités intrinsèques et que ce sont donc des mécanismes proprement sociaux qui sont à l'œuvre dans tout processus d'informatisation. S'adressant avant tout à ceux qui se montrent intéressés par la regard des sciences sociales sur le développement de l'informatisation, l'ouvrage entend aussi concerner les spécialistes de l'informatique. Le sous-titre du livre, gérer les ressources humaines dans le changement technologique, indique cette volonté de s'adresser également aux praticiens de l'informatique, impliqués dans des processus concrets, en leur permettant de prendre du recul et d'atteindre une meilleure maîtrise des mécanismes complexes auxquels ils ont à faire face dans le cadre de leurs projets. Le conflit informatique se structure en cinq chapitres. Le premier cherche à établir la spécificité du regard que les sciences sociales peuvent jeter sur le développement technologique, en précisant la manière dont les modèles explicatifs y sont générale- A propos de livres 217 ment constitués et les investigations menées. Deux traditions théoriques fondamentales balisent la réflexion sur le changement technologique - plus précisément sur les relations entre bases techniques et modes d'organisation du travail- à savoir le matérialisme historique et la sociologie des organisations. Au delà de leurs divergences idéologiques et de la différence de point de vue est mise en évidence la même attention que ces deux paradigmes accordent aux phénomènes de pouvoir en leur apportant chacun un éclairage spécifique et complémentaire. Notons toutefois que la référence au matérialisme historique est également l'occasion de montrer l'intérêt qu'il y a à prendre en compte, dans la conduite d'un changement technico-organisationnel, les mises en garde, voire les dénonciations auxquelles aboutissent nombre d'analyses matérialistes, confirmant ainsi la perspective "managériale" de l'ouvrage. Le deuxième chapitre précise le champ d'investigation en examinant les principales caractéristiques du travail administratif et la manière dont peut s'y engager un processus de formalisation. Ensuite est entamée la construction d'une grille d'analyse du changement technico-organisationnellié à l'informatisation. Cette grille est construite autour de deux concepts : celui de moment et celui de productivité du travail administratif. Trois grandes étapes ou moments sont dégagés en fonction de cohérences logiques repérées entre bases techniques et modes d'organisation du travail administratif. Ces étapes s'articulent elles-mêmes autour de la question centrale et conflictuelle de l'augmentation de la productivité du travail administratif, question qui sous-tend l'ensemble du processus d'informatisation. Le but de cette grille est d'aider à systématiser la description de cas concrets d'informatisation et à mieux appréhender les phénomènes conflictuels inévitablement présents lors de tout processus d'informatisation. A partir d'un examen critique de la littérature consacrée à ce thème, le troisième chapitre cherche à apprécier le rôle des pratiques d'appropriation, des phénomènes conflictuels et des rapports de pouvoir dans le passage d'une étape, d'un moment, à l'autre au sein du processus d'informatisation. Tout processus d'innovation technicoorganisationnelle est en effet fondamentalement marqué par la confrontation entre une logique de rationalisation émanant du groupe managérial et une logique d'appropriation exprimée par les agents d'exécution. Si la tendance à la rationalisation est sans doute largement dominante, étant donné les contraintes de l'accumulation qui conduisent le groupe managérial à modifier sans cesse la composition organique du capital, celle-ci ne peut toutefois pas, à elle seule, rendre compte de la réalité du processus d'informatisation. Au contraire, à chaque stade, des comportements imprévus et non maîtrisés apparaissent. Le conflit permanent entre ces diverses rationalités limitées soumet toute innovation technico-organisationnelle à un processus de socialisation dont les résultats sont davantage le fruit d'ajustements réciproques et d'apprentissages croisés que de l'imposition mécanique des seuls intérêts managériaux. Le quatrième chapitre aborde la question, très controversée, de la mesure des effets de productivité liés à l'informatisation. Diverses positions sont passées en revue et, après un rappel des principales limites conceptuelles et méthodologiques liées à une telle mesure, l'accent est mis sur l'imprévisibilité de ces effets de productivité. Enfin l'auteur s'interroge sur la spécificité du travail administratif par rapport à l'automation des activités industrielles, posant la question de la différenciation entre ces deux sphères d'activité dans leur rapport à la technologie. Au cours du cinquième et dernier chapitre, F. Pichault insiste sur la nécessité de définir et de promouvoir un management "politique" de la technologie, qui parvienne à mettre en place un jeu plus explicitement ouvert à l'affrontement de diverses rationalités. TI envisage ensuite les défis lancés par un tel renouvellement de la gestion 218 Recherches sociologiques, 1991/1-2 des ressources humaines, le rôle et les fonctions traditionnelles de l'encadrement et des instances syndicales étant soumis à forte révision. Il débouche enfin sur une évaluation critique des principales méthodes d'implantation "participative" qui se basent sur une implication plus ou moins large des utilisateurs lors de la mise en place et de la conduite des projets d'informatisation. Pour que les lecteurs non initiés puissent entrer pleinement dans la démarche proposée, une série d'analyses de cas concrets illustre le corps de l'exposé. Un glossaire des principaux termes techniques utilisés est présenté en fin d'ouvrage. Mario Deffrenne ROBINSONFrancis, Ed., The Cambridge Encyclopedia of India, Pakistan, Bangladesh, Sri Lanka, Nepal, Bhutan and the Maldives, Cambridge, Cambridge Univ.Press, 1989,520 p. On ne peut commenter un tel ouvrage sans commencer par parler de sa présentation. Une encyclopédie est en effet plus qu'un simple livre; la beauté des illustrations, le format et la clarté de l'exposition sont sans doute presqu'aussi importants que le texte lui-même. Sur ce point, nous avons tout lieu d'être ravis. Cet ouvrage est un instrument de travail merveilleux que l'on ne se lasse pas de parcourir et de feuilleter. Les photos sont belles et bien choisies, les cartes et diagrammes clairs et nombreux, la présentation cossue. On pourrait évidemment craindre que de telles qualités n'entraînent un prix particulièrement élevé, or tel n'est pas le cas puisque l'on peut se procurer cette encyclopédie pour un prix qui dépasse à peine celui d'un ouvrage scientifique moyen. Le contenu est certes à la hauteur de la présentation. L'éditeur, Francis Robinson, s'est entouré d'une large équipe scientifique des plus compétentes et la qualité des textes ne saurait être mise en doute même s'ils s'adressent davantage aux novices qu'aux véritables experts. L'ensemble est divisé en neuf parties: la terre, la population, l'histoire de l'indépendance, la politique, les relations extérieures, l'économie, les religions, la société et la culture. La multiplicité des sujets ainsi abordés empêche qu'ils soient traités de manière exhaustive, mais l'exhaustivité n'est pas le but de cet ouvrage qui est, en tous cas, loin d'être superficiel. Chaque sujet est en effet traité par un expert d'une manière érudite mais accessible. Il ne s'agit pas d'un véritable ouvrage de vulgarisation, du moins si l'on entend par là un certaine appauvrissement de l'analyse. Dans l'ensemble, il s'agit donc d'une initiative heureuse qui devrait intéresser tous ceux qui se sentent concernés par l'Asie du sud. Robert Deliège SIROTARégine, L'école primaire au ,:/uotidien, Paris, P.U.F., Coll. Pédagogie d'aujourd'hui, 1988, 196 p. Depuis ses origines, la sociologie française de l'éducation a été attentive à analyser les relations entre les systèmes d'enseignement et les sociétés qui les suscitent et leur permettent de se développer. L'intérêt pour cette question remonte à Durkheim et s'est A propos de livres 219 encore manifesté de manière éclatante pendant les années '60 et 70, où nombre d'écrits théoriques et de travaux empiriques tentèrent sans succès de lui apporter une réponse définitive. La décennie '80 aura indubitablement été celle de la recomposition des préoccupations intellectuelles des sociologues français de l'éducation. Les investigations menées à l'échelle d'écoles ou même de classes les ont amenés à énoncer de nouvelles hypothèses et à déplacer leur angle d'analyse. Les travaux érudits de Derouet, Forquin ou Perrenoud ont grandement contribué à faire connaître les recherches anglaises et américaines, distantes d'une sociologie française qu'elles contribuent aujourd'hui à régénérer. L'ouvrage de Régine Sirota s'appuie sur les analyses anglo-saxonnes des phénomènes repérables dans la classe dont le premier chapitre propose une synthèse serrée et précise. L'auteur y rappelle utilement que les Britanniques ont cherché à l'intérieur de la classe non les effets importés de la structure sociale mais les constructions collectives qui montrent l'autonomie de la situation scolaire. Pour Régine Sirota, la vie de la classe ne s'organise pas seulement autour de la transmission des savoirs mais se structure comme un processus de négociations constantes et implicites. Les motivations individuelles et les contraintes extérieures s'y rencontrent et génèrent des stratégies complexes. L'auteur avance l'hypothèse de l'existence d'un double réseau de communication, suscité par la norme produite par le comportement du maître. Dans le réseau principal, les élèves sont sujets de la communication, qui les valorise et les intéresse. Un réseau parallèle n'accueille que les individus externes au réseau principal, incapables d'y participer et de s'y révéler efficaces. Des données multiples permettent de tester l'hypothèse et d'en mesurer la justesse. L'auteur montre entre autres choses que l'adaptation aux règles scolaires en donne la maîtrise, en permet un dépassement valorisé, socialement distribué. La proximité culturelle entre les classes moyennes et l'école crée une complicité particulière entre maîtres et élèves, alors que les enfants des groupes sociaux supérieurs ou inférieurs, par les distances qu'ils prennent ou qu'ils vivent par rapport à la norme, sont moins spontanément valorisés par l'école. Jean-Emile Charlier SMARTNinian, The World' s Religions: old Traditions and modern Transformations, Cambridge, Cambridge Univ.Press, 576 p. Avant d'accéder à l'éméritat à l'université de Lancaster où il enseignait les religions comparées, Ninian Smart a publié cet ouvrage imposant qui témoigne d'une assez formidable érudition. De par sa dimension, sa présentation richement illustrée et le nombre de sujets traités, ce livre ressemble à une encyclopédie. n faut une fois encore souligner le remarquable travail d'édition des Presses universitaires de Cambridge: la présentation et les illustrations contribuent en effet largement à rendre le texte moins aride et permettent souvent de mieux comprendre certains de ses aspects les plus essentiels. Cet ouvrage est cependant loin d'être un dictionnaire ou un catalogue et l'auteur nous propose un cadre d'analyse en sept dimensions qui permettent de mieux aborder la religion: il s'agit de la dimension rituelle, émotionnelle, mythique, philosophique, 220 Recherches sociologiques, 1991/1-2 éthique, sociale et matérielle. Chaque religion peut alors être analysée comme une combinaison de ces sept dimensions. Une telle grille permet aussi, selon Smart, d'assimiler des phénomènes aussi divers que le marxisme, l'humanisme scientifique ou le nationalisme aux phénomènes religieux. Il est clair que ces phénomènes ont bien quelque chose en commun avec la religion, mais il leur manque pourtant la dimension transcendantale et la référence surnaturelle qui caractérisent de fait la plupart des religions du monde. L'ouvrage se divise en deux parties: la première qui comprend treize chapitres dresse un portrait des grandes religions du monde. Smart couvre en 310 pages l'ensemble de la planète; il s'attarde en particulier à l'Asie du Sud,la Chine, le Japon, l'Asie du Sud-Est, l'Amérique, l'Afrique et l'Europe ... Les exposés sont clairs et complets, particulièrement en ce qui conceme les grandes religions comme l'hindouisme, le bouddhisme ou l'islam. Par contre, les lignes consacrées aux religions d'Amérique du Nord ou à celles d'Afrique sont nettement moins bien inspirées. Cette première partie vaut surtout par la synthèse qu'elle opère des grandes religions, mais elle n'apporte pas vraiment quelque chose de neuf à notre connaissance. La seconde partie se centre sur les transformations qui ont marqué les grands courants religieux et est sans nul doute plus originale. C'est dans cette partie que l'on trouvera une analyse de phénomènes aussi divers que la montée du fondamentalisme en Amérique, la multiplication des cultes "cargos" en Mélanésie, la religion dans la Chine de Mao et tous les mouvements religieux qui se sont développés dans le monde contemporain. L'ampleur de l'objet d'étude interdit bien entendu un traitement exhaustif en un seul ouvrage. Ce livre n'aspire d'ailleurs pas à l'exhaustivité. Il se contente de dresser un tableau général des religions du monde et de leurs transformations contemporaines. Il y réussit d'ailleurs fort bien. Robert Deliège URRYJohn, The Tourist Gaze. Leisure and Travel in Contemporary Societies, London, Sage Publication, 1990, 176 p. Ce livre paru dans la très intéressante collection "Theory, Culture and Society", analyse le développement du tourisme d'un point de vue principalement sociologique. Le tourisme, sous forme de voyage ou de loisir, n'est sans doute pas un phénomène nouveau mais il devient caractéristique de la vie et de la société modernes, de même qu'il devient une activité florissante et en pleine expansion. Ce phénomène et "cette industrie nouvelle" restent largement méconnus dans le monde académique (encore qu'un diplôme en tourisme vienne d'être créé à l'U.C.L.). La réflexion que mérite le tourisme ne découle pas simplement de son développement rapide suite à la multiplication des temps libres et des populations intéressées ou encore en raison de l'élargissement de l'éventail des sites et des activités accessibles à des consommateurs sans cesse plus nombreux et mieux informés qu'autrefois ou dû enfin à l'extension géographique prise par le phénomène grâce à des moyens de transport à distance toujours plus rapides et favorables à son intemationalisation. L'attention portée au phénomène touristique découle aussi, d'une part, de l'ensemble des activités qu'il suscite notamment par la création de circuits historiques, récréatifs ou sportifs conçus partiellement ou totalement à l'écart des populations autochto- A propos de livres 221 nes, par l'aménagement et la rénovation de sites et de monuments historiques ou simplement de leur accessibilité et, d'autre part, par l'éventail des activités qu'il induit et qui se déploient en amont, en parallèle ou en aval des activités proprement touristiques. Parmi ces activités de support, il y a, par exemple, celles qui visent à l'anticipation des plaisirs du voyage ou des séjours et à la "spectacularisation" du monde, des modèles différents de vie, de civilisation et de culture et donc à la présentation de tout ce qui peut valoir un détour, un coup d'œil, voire la contemplation du touriste. Parmi ces activités dérivées, il y a aussi celles qui assurent la diversité des conditions de confort correspondant à la stratification financière, démographique et sociale des populations de touristes dont certaines aspirent d'ailleurs autant à être vus qu'à voir et à découvrir. C'est à une analyse sociologique d'inspiration foucaultienne que l'auteur nous convie en nous faisant découvrir cette importante industrie culturelle que constituent le tourisme, ses conditions de production et de travail, comme aussi d'innovation qui contribuent à la fabrication et à l'affinement du coup d'œil ou du regard touristique. Jacques Delcourt VAN HAECHT Anne, L'école à /'épreuve de la sociologie. Questions de sociologie de /' éducation, Bruxelles, De Boeck Université, Coll.Ouvertures sociologiques, 1990,264 p. Ce livre présente une synthèse des travaux et apports de la sociologie à l'examen des problèmes d'éducation au cours des vingt-cinq dernières années. On y montre la transformation du mode de penser sociologique à partir des principales théories de la reproduction : celle de Pierre Bourdieu basée sur l'origine sociale et celle de Raymond Boudon plutôt axée sur la stratification des destinations. Deux types de critiques sont alors présentées: les critiques ontologiques qui dénoncent la surdétermination et donc la déresponsabilisation des choix et donc des acteurs, et par ailleurs, les critiques épistémologiques des paradigmes holistes et déterministes préférés aux paradigmes actionnalistes et interactionnistes. Là se trouve l'explication du passage du paradigme du conditionnement à celui de l'interaction et donc de l'émergence du constructivisme anglo-saxon dans lequel le jeu des acteurs, leurs représentations et leurs interactions passent au centre des préoccupations de la recherche. Entre les deux explications opposées, celle du subjectivisme et celle de l'objectivisme,l'issue apparaît être le constructivisme. Entre l'explication par le contexte et celle par la conscience, le moyen terme est l'explication par la représentation. Le basculement d'un paradigme vers un autre est présenté à travers la démarche théorique d'Anthony Giddens et par le biais des analyses ethnométhodologiques et interactionnistes de Paul Willis, par exemple, ainsi que de travaux dans lesquels les mécanismes de socialisation prennent le pas sur ceux de contrôle social. Quelques remarques s'imposent cependant Les théories et les explications de la reproduction sont multiples. Les unes croient à la convergence entre les quantités et qualités produites par les écoles et les besoins des sociétés capitalistes; d'autres analysent la reproduction de manière plus subtile en montrant que l'autonomisation de l'école par rapport à la société n'est qu'apparente; d'autres encore voient l'explication de la reproduction dans la résistance des jeunes issus des milieux populaires à l'inculcation d'une culture bourgeoise. De plus, par delà une possible innéité et héritabilité 222 Recherches sociologiques, 1991/1-2 des talents, la reproduction s'explique tantôt par le jeu des familles, tantôt par celui de l'école ou encore par le surplomb du marché de l'emploi ou par la combinaison de ces divers facteurs. Sans nier le basculement qui s'est opéré dans les préoccupations des sociologues, il reste nécessaire de chercher à repérer tout ce qui produit l'émancipation et la mobilité sociales ou ce qui, au contraire, tend à reproduire les positions des familles ou des classes. Malgré la connaissance des travaux de Jean-Claude Forquin, l'auteur laisse dans l'ombre une séries d'analyses fines de l'évolution et de la diversification des contenus, ainsi que du jeu des acteurs intervenant dans leur sélection, leur imposition ou leur exclusion. De même, il ne faudrait pas sous-estimer le jeu des acteurs sociaux et des forces politiques et sociales qui interviennent dans la gestion des écoles et du système éducationnel, ainsi que dans la définition de leurs orientations. Le paradigme interactionniste ne devrait pas confiner la recherche à la relation pédagogique ou encore à l'étude de la dynamique de la classe scolaire ou encore de l'école. Le chapitre sur la socialisation oppose bien les processus selon qu'ils visent l'autonomisation ou la détermination de la personne mais on peut se demander s'il n'eût pas été intéressant d'expliquer pourquoi l'on est passé d'une socialisation de production (par des apprentissages sur le tas) à une socialisation de consommation (par des apprentissages à blanc et sans responsabilités). On peut enfin regretter que l'auteur n'ait pas accordé plus d'importance au problème des débouchés, à la pénurie d'emploi et aux effets de contrôle qui en découlent pour le système d'enseignement Ces critiques ne visent pas à minimiser les performances de l'auteur. Tout sociologue de l'éducation en acte ou en puissance trouvera intérêt à la lecture de cet ouvrage, mais aussi tout sociologue intéressé à reconnaître la nature du basculement remarquable dans le développement de la sociologie au cours de la période sous revue. Jacques Delcourt WII.LIŒ HELMUT, Systemtheorie. Eine Einfûhrung in die Grundprobleme, 2, Erweiterte Auflage, Stuttgart/New York:,G.Fischer Verlag, 1987, 194 p. La sociologie systémique connaît depuis quelques années une évolution significative caractérisée par l'importation dans son propre champ théorique du modèle biologique du système autopoiétique (Maturana Varela). Cela justifiait qu'à l'occasion de sa seconde édition H.Willke ajoutât trois chapitres à cet ouvrage d'introduction à la théorie sociale des systèmes. Le paradigme de l'autopoièse permet en effet de mieux comprendre comment des sous-systèmes sociaux fonctionnellement spécifiés procèdent à une réduction de la complexité sociale de leur environnement par la production d'une complexité interne. Un système autopoiétique ne crée pas seulement sa propre structure mais aussi ses propres éléments constituants et son unité dans un "processus opérateur fermé". Nos sociétés modernes sont caractérisées par un haut degré de différenciation fonctionnelle entre des sous-systèmes sociaux autopoiétiques : systèmes clos composés d'actes de communications et se reproduisant dans un processus autoréférentiel à partir de ces seuls actes. Ainsi par exemple, le système juridique, devenu entièrement positif définit lui-même ce qu'est un acte ou un fait juridique et ce qui et légal ou illégal. Le système juridique crée le droit. A propos de livres 223 H.Willke souligne deux types d'implication liés à l'introduction de ce nouveau paradigme. 10 Une épistémologie radicalement constructiviste. Toute "observation" réalisée par un système autopoiétique - psychique ou social- est d'abord auto-observation. L'observation dirigée vers l'extérieur (les autres systèmes ou la totalité sociale) est produite à l'intérieur même du mode d'opération spécifique du système. 20 Les questions des rapports entre sous-systèmes sociaux et d'une action possible de la société sur elle-même (Steuerungsprobleme) sont posées en des termes qui invalident à la fois la solution libérale classique (autorégulation interne de la complexité intrasystémique) et la solution apportée par l'Etat-providence (régulation centrale de la société par le système politique). "L'institutionnalisation de l'hétérogénéité" dans les procédures internes aux différents systèmes permettrait de prendre en compte le haut degré de complexité à la fois intra et intersystémique. Cette voie constitue pour Willke une alternative conciliant l'autonomie des différents sous-systèmes sociaux et leur nécessaire autolimitation réciproque. Ecrit dans un style clair (fait assez rare dans le domaine que pour être souligné), illustré par des exemples et utilement agrémenté d'un glossaire et d'une bibliographie, cet ouvrage n'intéressera pas seulement le sociologue néophyte en recherche d'un bonne introduction. Il offrira également aux spécialistes (tenants ou adversaires de l'approche systémique) une remarquable tentative de reconstruction et de clarification conceptuelle à l'intérieur d'un champ théorique en pleine effervescence. Hervé Pourtois Inst. Sup. de Philos., U.C.L. SONDAGES Basé sur une période de recherche et développement en milieu universitaire SONECOM se particularise par A. La gestion d'un réseau d'enquêteurs de niveau professionnel élevé et en particulier des procédures de contrôle particulièrement strictes. B. La possibilité, par une formule de partenariat, d'intervenir à toutes les phases des recherches empiriques (questionnaires, saisies, traitements ...) > m ,... œ -I > ;0 c: m ,... ,... C m en 0 ,... m C -I C. Le recours fréquent aux diverses formes de l'analyse qualitative: entretiens individuels, panels, entretiens de groupes, récits de vie. C o D. L'expérience originale permettant de passer de l'observotton empirique à l'analyse et à la communication y compris audiovisuelle des résultats d'étude. CD ..o 0 o ~ CD C ••• ::l en 0 o _. o Z » - 0 <C _. Z 0 0 SONECOM - Sprl. 5 rue des merciers - 1300 Wavre 010/24.13.74 - 24.14.32. 0 3: 3: c: CD -I Bibliographie sociologique de Belgique: 225-242 Bibliographie sociologique de la Belgique francophone 1987 - 1990 * La rubrique bibliographique annuelle que nous publions, à la demande de nombreux lecteurs, se veut un relevé aussi exhaustif que possible de ce qui paraît en sociologie - au sens large de ce terme - à propos de la partie francophone du pays ou en provenance de celle-ci. Pour établir ce relevé, nous ne disposons actuellement que de la liste publiée par le Dépôt légal, dans laquelle nous opérons une sélection. C'est dire que ce relevé ne concerne encore que les livres publiés. Nous demandons aux auteurs et aux chercheurs qu'ils nous communiquent les titres des ouvrages ou des rapports auxquels ils ont travaillé ou collaboré au sein des diverses institutions de recherche, aussi bien dans le monde universitaire qu'en dehors de celui-ci. Le relevé bibliographique pourrait, à l'avenir, être beaucoup plus complet. Le classement que nous avons adopté s'inspire des rubriques qui apparaissent dans l'International Bibliography of social Sciences, UNESCO, London/New York, Routledge, et dans le Bulletin signalétique. Sociologie (Paris, CNRS, 4 numéros/an). Pierre de Bie Luc Albarello André Delobelle Cécile Wéry •Nous ne reprenons et 199011. pas dans notre catalogue les ouvrages cités dans Recherches Sociologiques 1989/1 226 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 Principales abréviations : C.R.I.S.P. G.R.I.P. I.R.E.S. K.U.L. L.L.N. U.L.B. U.C.L. U.L.G. V.U.B. Centre de Recherche et d'Information Socio-Politiques Groupe de recherches et d'infonnation sur la paix Institut de Recherches Economiques Katholieke Universiteit Leuven Louvain-la-Neuve Université Libre de Bruxelles Université Catholique de Louvain Université de Liège Vrije Universiteit Brussel o SCIENCESSOCIALES: THEORIE. DOCUMENTATION·RECHERCHE 0.0 Sociologie générale HUYSEL., Sociologie, 4" éd., néerl., Leuven, Acco, 1987,92 p. Auteurs et écoles en sociologie DELRUELLEE., Claude Lévi-Strauss et la philosophie: essai, Paris, Ed.univ./ Brux., De Boeck univ., 1989, 143 p. GARRlGONR., Pourquoi pas les sciences humaines révolutionnaires, Waterloo, A.I.D.E., 1987,314 p. Organisation et enseignement de la sociologie COLL., Syllabi-boek van de licenties in de politieke en sociale wetenschappen, communicatiewetenschap, sociologie, Leuven, K.U.L., Fac. der Sociale Wetenschappen, 1988, 222 p. DE KETELE J.M., Méthodologie de /' observation, Brux., De Boeck, 1988, IV+302p. QUIVYR., VANCAMPENHOUDT L., Manuel de recherche en sciences sociales, Paris, Dunod, 1988,272 p. Epistémologie, méthodologie BRAIVEG., CAUCHIESJ.M., Dir., La critique historique à l'épreuve. Liber discipulorum Jacques Paquet, Brux., Fac. Univ. St-Louis, 1989,321 p. COLL.,Spatial processes and spatial time series analysis. Proceedings of the 6"' Franco-Belgian Meetings of Statisticians (Nov.1985), Brux., Fac. Univ. StLouis, 1987, 232 p. MARQUES-PEREIRA B., Méthodologie des sciences politiques, Brux., Pr Univ.de Bruxelles, 1989,51 p. PARKERM., Le charme discret de la mathématique du côté des sciences humaines, Brux., Pr. Univ.de Bruxelles, 1987-1988,2 vol (89 et 62 p.), ill. Associations, colloques, congrès 0.1 0.2 0.3 0.4 0.5 Documentation, bibliographies D'HERTEFELDM., BOU1TIAUXA.M., Bibliographie de l'Afrique sud-saharienne: sciences humaines et sociales 1981-1983, Tervueren, Musée royal de l'Afrique centrale, 1986, IV, 543 p. FRAIPONTCHR.,Bibliographie des ans du spectacle: ouvrages en langue française publiés en 1987... ,L.L.N., Cahiers théâtre Louvain, 1989, 124 p. GROSBOISTH., Inventaire des archives du secrétariat général du Benelux, Brux., Ciaco/L.L.N., Hist.contemporaine, 1988,218 p. Bibliographie sociologique de Belgique 227 HAINAUX R., Les arts du spectacle. 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Les villageois ou «rien n'est jamais 'égal ailleurs' ». Foucart J.-M., La pratique de l'éducateur social spécialisé - D'une transaction crisique à sa transfiguration symbolique. Nguyen-Nam Tien, Significations et enjeux d'un champ socio-sanitaire émergeant. L'éducation pour la santé dans la Communauté française de Belgique. Vega Centeno I., La mistica en la politica : el caso del aprismo popular en el Peru . . Bibliothèque ESPO Place Montesquieu 1 1348 Louvain-La-Neuve Tél. 010/47.42 .34 I Ces thèses, publiées, sont déposées dans les bibliothèques des universités respectives. Les adresses où peuvent être consultés les ouvrages figurent à la suite des publications. Réseau - LLN Hssociotion des sociologues de l'U.LL. est d'abord un lien entre des sociologues ancrés dans des univers professionnels différents est encore un lieu où peuvent converger des idées, naître des discussions, se concrétiser des projets est enfin un milieu, l'extérieur un point de contact ouvert sur Réseau-LLN se présente comme une structure formelle, mais aussi comme un espace dynamique. A son actif, entre autres, un périodique trimestriel, l'organisation de débats, une banque d'adresses ... Pour tout renseignement Réseou - LLN Morie Welsch PI. Montesquieu 1/10 B 1348 Lnuualn-Ia-Neuue Tél. 32 1047.42.23 245 Livres reçus * Compte rendu dans le présent recueil Bauman Z. *, Thinking Sociologically, Oxford, Basil Blackwell, 1990,241 p. Baudrillard J., La transparence du mal. Essai sur les phénomènes extrêmes, Paris, Galilée, 1990, 179 p. Berger J. et aI., Sociological theories in Progress, London, Sage Publ., 1989, 416p. Bourdieu P., Passeron J.C., Reproduction in Education, Society and Culture, 2" éd., tr.fr.R.Nice, London, Sage, 1990,254 p. Boudon R., Besnard Ph., Cherkaoui M., Lécuyer B.P., Eds, Dictionnaire de la sociologie, Paris, Larousse, 1989, 207 p. Boustani R., Fargues Ph. et al. *, Atlas du monde arabe, Paris, Bordas-Dunod, 1990, 144 p., 267 cartes. Brint Steven, Karabel Jerome, The diverted dream. Commmunity Colleges and the Promise of educational opportunity in America, 1900-1985, New York, Oxford Univ.Press, 1989,312 p. Broué J., Guèvrement C., Quand l' amour fait mal, Montréal, Ed. St Martin, 1989, 185p. Clifford C.Clogg (Ed.), Sociological Methodology, Oxford, Basil Blackwell, 1989, 474p. Coll. *, "Malaise dans l'identification", Connexions, 1990/1, Toulouse, Erès, 189 p. Coli., Une galaxie anthropologique. Hommage à L.V. Thomas, Montpellier, Quel Corps, n038/39, 1989,400 p. Coll., "Histoire de villes", Revue Internationale des Sciences sociales, n" 125, Toulouse, UNESCO/Erès, 585 p. 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While dwelling on the complementary strengths and weaknesses of objectivist and subjectivist approaches, it seeks to go beyond them. Social problems can arise as much from the recognition of the social order as from its contestation and transformation. But they depend as well on risks and their perception, on the judgments actors make relative to the threat they represent, to their prevention or remedies. Without questioning the importance of other analytical viewpoints on social problems in terms of handicaps, social pathology, deviance (delinquency or dissidence) or social disorganization, this article underlines the usefulness of a dynamic undestanding of the issues involved from the angle of social risk - for developped societies being full of risks are also insuring societies built around forms of global solidarity. M.Hubert, The constructivist approach applied to the sociology of social problems: contributions to the debate The debate between objectivist and constructivist approaches is at the heart of the problem of knowing and in one way or another affects all scientific disciplines. This issue has surfaced of late, especially in America, in the sociologicial field concerned with social problems. The author resumes this debate and shows how, polemics apart, it touches upon the status of "facts" and "objective conditions" in the sociological analysis - especially there where these facts of extrasocial origin. J.Marquet, Handicap and therapeutic abortion. An impossible integration In his book Societies and Infirm Bodies published in 1982, H.-J. Stiker has it that the "social imaginary" of industrial society leans in particular towards the integration of the handicapped. However some theories and practice of abortion, of medically assisted reproduction and of genetic manipulation would seem "toquestion his thesis in that they appear to answer more to a logic of exclusion than of integration. This article reflects upon the articulation between theses seemingly contradictory logics. 248 Recherches Sociologiques, 1991/1-2 M.Leleu, M.Welsch, Leisure as an event, as a revealing factor relative to the identity, the recognition and the social representation of the handicapped The time/space of leisure is treated here as a revealing factor towards a deeper understanding of the relationships between the handicapped and the normal, An examination of the social and structural conditions of the handicappeds' existence leads to a clearer notion of what is to be understood by identity and social representation. After proposing a point of view on the meaning of integration, leisure is related to social time which till now has been preeminently linked with work and articulated around such evolving values as : self-affirmation, fulfillment, self-realization, hedonistic investment in the body, narcistic cult of the self. Leisure is a social fact, a means of identification, an integral part of daily life. It is an event, a happening, at once a source of commemorative meaning and an informal area of pleasure. In a concluding section, the meaning of leisure for the handicapped is outlined thanks to a questioning of how they manage their leisure pursuits and activities: how in fact can be an actor if one is not effectively in charge of the project? J.- P. Delchambre, The social construction of school drop outs As with other social problems, school drop outs are the object of social construction which influences the freedom to perceive the objective features of the issue. The social transaction responsable for the present undestanding of this matter is here outlined. Having examined some of the reasons why the public's attention is drawn to the phenomenon, two levels in the processus of construction can be distinguished: the transaction within the schoool (the image of drop outs articulated by actors within the school system) and without (public criticism of lengthening stay at school or of arbitrary practices on the part of actors within school system). These two levels are related in a concluding section especially from the angle of the reaction of actors within the school system to broader public criticism. J.- L. Guyot, Institutional and organizational problems: a case study of perspectives amongst university populations This paper based on two enquiries into enrollment forecasts proposes a typology of problems with social dimensions and the interventions they lead to. This typology is built taking into account the nature and rationality of the social actors involved in these problems. J.Verly, Work precarity and social protection This paper aims at explaining the links between on the one hand the spreading of social welfare and labour contracts and on the other the development of atypical contracts. This study is part relevant to Belgium of a comparative european undertaking. During the eighties especially this kind of contract increased at the same time as employment decreased. The relation between atypical contracts and job precarity is underlined together with their association with discrimination in social allowances. 249 E.Saussez, A social policy : retirement This article addresses itself to the evolution in the withdrawal from active life on the part of elderly workers and its impact on society. In industrial societies this withdrawal has increasingly taken the form of retirement. With the oncoming of economic crisis, retirement has often been anticipated by pre-retirement measures. This evolution has and will have consequences both on the actual and future financing of social security, relationships between the generations and changing content of ageing. A.Franssen, On the legitimacy of the Welfare State: crisis and change This essay seeks to discuss the legitimacy of social policies from the angle of cultural change. In industrial society and the social-democratic state, social securityemerged with historical meaning and reflects a series of social images which enjoy cultural and ideologicallegitimacy. At present one can ask what are the normative frameworks and the legitimated systems operative in the relationships between individuals and social solidarity. This paper distinguishes on the one hand crisis scenarios caracterized by an increasing demand for social protection on the part of groups marginalised by change and on the other the impact on social solidarity of cultural change centred on the ascendancy of the individual. This second scenario leads the author to speak of a redefinition of the social contract involving the discussion of cultural issues around which a nomber of presently prevailing social conflicts have crystallized. RECHERCHE SOCIALE* N° 115, juillet-septembre 1990 SOMMAIRE DEVENIR DE L'ESPACE RURAL FRANÇAIS Conséquences de l'achèvement du marché intérieur et de l'évolution prévisible de la politique agricole commune sur les déséquilibres régionaux en France par Jacqueline MENGIN, Elizabeth AUCLAIR et Roger BENJAMIN Introduction . 1. Eléments de problématique . 2. Typologie des petites régions rurales . 3. Etudes de cas . 4. Conséquences de l'ouverture du grand marché intérieur européen sur le devenir des espaces ruraux . . . . . . Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . .. . .. . 3 5 15 23 28 51 *** Philippe ROSE : La longue marche vers l'Europe sociale Jocelyne SIMBILLE : Le R.M.I. : question périphérique ou question centrale pour la décentralisation * * * 55 Notes bibliographiques . Serge MILANO: Le revenu minimum garanti dans (Ph. ROSE) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Jean-Pierre DURAND, Robert WEIL: Sociologie raine (F. ABALLEA) Abstracts . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 64 la C.E.E. . .. .. . . contempo. .. . .. . 58 64 67 72 • La revue Recherche Sociale est publiée depuis 1965 par la FORS (Fondation pour la Recherche Sociale), 14, rue Saint-Benoît, 75006 Paris. Leading the field in sociology and the related social sciences: sociological abstracts (sa) and Social Planning / Policy & Development Abstracts (SOPODA) Our subject specialists track the broad spectrum of theoretical and applied sociology from the more than 1,800 discipline-specific and related journals published in North America, Europe, Asia, Africa, Australia, and South America. STAR, DIALOG, and DIMDI. Hardcopy subscriptions can be ordered from the address below. 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Directeur adjoint: Thierry HENTSCH. 1990 Secrétaire de rédaction: Claude BASSET NUMÉRO SPÉCIAL DU XX·moANNIVERSAIRE D'ÉTUDES INTERNATIONALES sous LA DIRECTION DE GÉRARD MONDE: Thierry HENTSCH et Gérard HERVOUET Robert W. COX Kal J. HOLSTI Bernard WOOD B. G. RAMCHARAN Serge LA TOUCHE Louis BAL THAZAR Marie LA VIGNE François-Georges DREYFUS Miklos MOLNAR HERVOUET ET THIERRY HENTSCH PROCHAIN ÉPISODE Fin de siècle: cadrage Dialectique Points de repère et premier de l'économie-monde en fin de siècle L'État et l'état de guerre Réflexions sur les orientations du développement futures Stratégies pour la protection des droits de l'Homme au niveau international dans les années 90 L'irruption des identités et le retour des aspirations communautaires Leadership américaine ou partnership? La nouvelle politique L'URSS dans le nouveau système international L'Europe et la question Allemande Vieux démons et jeunes démocraties - l'horizon de l'an 2000 en Europe de l'Est: le cas Hongrois ÉTUDE BIBLIOGRAPHIQUE: Lawrence T. WOODS CHRONIQUE Le Canada: un partenaire désintéressé ou réticent? DES RELATIONS EXTÉRIEURES pour le Pacifique DU CANADA ET DU QUÉBEC DIRECTION ET RÉDACTION: Centre québécois de relations internationales, Faculté des sciences sociales, Université Laval, Québec, Qué., Canada G 1K 7P4, tél: (418) 656-2462, télécopieur: (418)656-3634. SERVICEDESABONNEMENTS: Les demandes d'abonnement, le paiement et toute correspondance relative à ce service doivent être adressés au Centre québécois de relations internationales, Faculté des sciences sociales, Université Laval, Québec, Qué., GIK 7P4, Canada. ABONNEMENT ANNUEL: ÉTRANGER Quatre numéros par an Régulier :$40.00 (Can.) Régulier: $38.00 (Can.) Institution: $45.00 (Can.) Étudiant: $27.00 (Can.) le numéro: $16.00 (Can.) Institution au Canada: $48.00 (Can.) 46e année Numéro 12, Tome XCII Décembre 1990 Enseignement La crise reste ouverte R.N. Paul Géradin Le véritable déficit «Dans l'enseignement, c'est le réveil de la parole» Témoignage Les revendications des enseignants et l'intérêt général Christian MaroL L'école et l'interculturalisme Albert Bastenier Politiques La soviétologie en crise Nicaragua. La nonnalisation tragique Social. Le travail est de retour International Rwanda, miroir brisé La panne rwandaise Anne Peeters et Jean-Claude Willame Jean-Claude Willame La rose des vents Société. Savoir se vendre Liban. Des femmes, dans leur pays Ethnologie. Aborigène Pour Maurice Chaumont Idées-culture Le sujet de la psychanalyse Jean Florence Nina Berberova Joëlle Kwaschin et un siècle dans une vie Philippe Brou Bibliographie Artel s.c. Chaussée de Gand 14, 1080 Bruxelles Tél. 32-2-425.43.62 - CCP 000-1297008-21 - BBL 310-0758300-40 Abonnements 1990 (12 numéros) : Belgique 1850 FB - Canada CS 90 - U.S.A. US S 75 Notice à l'intention des auteurs En vue de facilitez l'impression et d'assurer l'uniformité de la présentation, nous demandons instamment aux auteurs de se conformer aux usages suivants : • Les manuscrits seront dactylographiés en double interligne, sans rature. Ils seront fomnis en trois exemplaires, accompagnés d'un résumé français de 15lignes et d'un résumé anglais de 5lignes ; • les notes seront dactylographiées sur des feuilles distinctes du corpsdu texte ; • les renvois bibliographiques se feront dans le corps du texte, et non dans les notes. Ils se feront par indication du nom de l'auteur, suivie de l'année de publication et de la page de référence, le tout inclus dans des parenthèses comme suit: ... (Dumon, 1977 :10). Les écrits d'un même auteur parus la même année seront distingués par des lettres minuscules (1977a, 1977b ...) ; • une bibliographie, par ordre alphabétique d'auteurs, accompagnera l'article. Les titres d'ouvrages et de revues seront soulignés, l'année de parution, la ville et l'éditeur seront mentionnés selon le modèle suivant: BATESONG., 1977 Vers une écoloiÏe de l'esprit Paris, Seuil. FERGUSON C., 1959 "Diglossia",~ 15, pp.325-340. GRALLX., 1977 Le cheval couché, Paris, Hachette. • Le texte, rédigé dans un français correct et clair, devra être structuré comme suit : Titre, suivi du nom de l'auteur - I (romains) pour les grands points - A. pour les subdivisions des grands points - l.pour les nouvelles subdivisions - a pour les sous-subdivisions N.B. Les auteurs peuvent nous/aire parvenir en même temps que leur texte la disquette sur laquelle il est enregistri. Macintosh ou PC. logiciel word 3. Nous pré/irons un texte brut ou du moins sans/euille de style. Le non-respect de ces règles entraine le refus de l'article Les ankles doivent ftre InHlts Ils ne peuvent ftre lOumls l une autre revue en mfme temps qu'l la nôtre Les IIWIUSCritsnon ln.Mris ne IOBtpas renvoya lieurs auteurs Panni les numéros à thème: 1991/1-2 1990/3 1990/2 tion 1990/1 1989/3 1989/2 1988/2-3 1988/1 1987/3 1987/2 1987/1 1986/3 1986/1 1985/3 1985/2 1984/2-3 1984/1 1982/3 Phénoménologie des problèmes sociaux Vers un nouveau modèle de communication ? Acteurs et stratégies dans le champ de la formaDe l'utopie Sociologie rurale, sociologie du rural ? 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