ligne - Université Paris

Transcription

ligne - Université Paris
UNIVERSITÉ DE PARIS SORBONNE (PARIS IV)
ÉCOLE DOCTORALE III, Littératures Françaises et Comparée
N° d’enregistrement : . . . . . . . .
Thèse pour obtenir le grade de
Docteur de l’Université de Paris Sorbonne
Discipline : Littérature Française
Présentée et soutenue publiquement par
Sophie NAULEAU
Le 31 janvier 2009
Titre de la thèse :
ANDRÉ VELTER
TROUBADOUR AU LONG COURS
Vers une nouvelle oralité poétique
Sous la direction de :
M.le Professeur Pierre BRUNEL
Non seulement je vois plus clair
grâce à vous, mais je me sens aussi le
cœur plus vaste et l’âme ardente, capable
de tenir la vie sur le qui-vive.
André Velter à René Char,
lettre du 2 juin 1986.
2
Merci à Françoise d’Aubigné,
et à Messieurs Pierre Brunel,
Robert Kopp, Serge Bourjea et Jean-Pierre Martin.
3
OÙ L’ÉCRIT S’ORALISE
Au-dedans et au-dehors, le poème a ouvert l’espace. De gré et de force. Avec
volonté de nuire au sommeil des mots, au froid profil des jours, à l’avenir donné en
héritage.
Le poème a décliné les noms, les lieux, les solitudes. Il a brûlé l’étape première.
La route est devenue l’horizon des horizons, le départ sans fin, le rêve au plus près du
soleil et des pierres.
Ainsi je suis parti à la suite de mon chant.
André Velter, Étapes brûlées.
4
Si André Velter considère la poésie comme le genre majeur des littératures du siècle
dernier, c’est qu’il a choisi de l’éprouver en tant que « ferment actif, irremplaçable,
irréductible »1. Et ce dès ses débuts à Paris en 1963, avec Serge Sautreau, sous le regard
de Simone de Beauvoir2 et Jean-Paul Sartre qui furent pour beaucoup dans leur
première publication aux éditions Gallimard à l’âge de vingt ans : « seule la poésie peut
encore éprouver et penser le monde, en son entier comme en chacun de ses éléments,
parce qu’elle seule sait accueillir le philosophique, le politique, le social, voire
l’économique (autrement dit le champ collectif), et le souffle de l’être dans sa
singularité (autrement dit le chant individuel). La poésie est le lieu sur le qui-vive, en
alerte, du prophétique. Le lieu de la clairvoyance, autant que de la voyance. Car la
prophétie n’a rien à faire du futur : elle est dans le présent une effraction, un éclair, une
révolte qui va à contre-destin. »3
Né le 1er février 1945 dans le village sous la neige de Signy-l’Abbaye,
précisément entre la fin de la bataille des Ardennes et le partage du monde à Yalta,
l’itinéraire à contre destinée d’André Velter témoigne de cette confiance active accordée
aux pouvoirs et au souffle du poème. Depuis les années 60 et la publication de Aisha suite polyphonique dans le sillage sax et blues de John Coltrane -, il n’a cessé de s’en
remettre à l’écriture. Près d’un bon mètre linéaire en volumes de poèmes sur les
rayonnages des bibliothèques. Auxquels s’ajoutent les traductions, préfaces, articles,
revues, inédits, livres à tirage limité et de nombreux essais aux formats inclassables.
Sans oublier les bandes magnétiques et leurs dizaines de milliers d’heures enregistrées.
Car en plus d’être poète, André Velter a très longtemps parlé aux auditeurs de France
Culture. Là, il a créé en 1987 Poésie sur parole – titre inspiré du sang andalou et
mexicain d’Octavio Paz : « Contre le silence et le vacarme, j’invente la Parole, liberté
qui s’invente elle-même et m’invente, chaque jour »4, et qui dit l’engagement tonique et
quotidien de la parole poétique : « La poésie mais où en est-elle en ce vacarme »5
interrogeait déjà les jeunes auteurs d’Aisha… L’émission a fêté ses vingt ans, avant de
rendre l’antenne. Avec la complicité de Claude Guerre, il a voulu réconcilier musique et
1
André Velter, présentation d’Orphée Studio. Poésie d’aujourd’hui à voix haute, Gallimard, 1999, p.8.
« Une réunion, très nombreuse et assez hétéroclite, s’est tenue chez moi au début de l’automne 64. Il y
avait des romanciers en herbe : Annie Leclerc, Georges Perec ; des poètes : Velter et Sautreau qui
écrivaient leurs œuvres en collaboration ; (…) des étudiants et surtout des étudiants en philosophie :
Jeanine Rovet, Sylvie Le Bon, Dollé, Peretz, Benabou, Régis Debray. » Simone de Beauvoir, Tout
compte fait, Gallimard, 1995, p.189.
3
Serge Sautreau & André Velter, « Ça s’aggrave », entretien avec Franck Laroze, 1998, inédit.
4
Octavio Paz, Liberté sur parole, Poésie / Gallimard, 1994, p.16.
5
Serge Sautreau & André Velter, Aisha, Gallimard, 1966, p.29.
2
5
poésie sous la forme de mises en voix publiques et radiophoniques, consacrées autant
aux contemporains qu’aux poètes classiques. Tentative réussie faisant salle comble au
Théâtre du Rond-Point de 1995 à 1999, pour « décupler l’audience d’une poésie sans
entrave, prête [encore et toujours] à tenir parole » : « Les Poétiques sont à la poésie ce
que les Dramatiques sont au théâtre, explique André Velter. Des mises en écoute plutôt
que des mises en scène. Des polyphonies qui déclinent tous les modes d’une entreprise
singulière. Chaque mois, c’est un poète tel qu’en lui-même, mais escorté, guidé,
bousculé parfois, qui risque sa parole. »1 Puisqu’il n’y a plus à craindre de se retourner
sur la beauté au bord de tout dire, ni de raison d’enterrer avec Eurydice tous les chants
enchantés, ce tour d’horizon des voix a reçu pour baptême du feu le nom d’Orphée
Studio. « Car une fois pour toutes » Rilke a tranché : « Quand cela chante, c’est
Orphée »2. Puis, en l’an 2000, le ring s’est expatrié de ville en ville : Marseille, Reims,
Bayonne ou Saint Malo et s’en est allé jusqu’en Transylvanie avant de poser ses câbles
et micros, le temps de deux hivers, au Théâtre de l’Aquarium – Mais nous, à qui le
monde est patrie, comme au poisson la mer… disait le divin Dante de La vie en dansant.
Également directeur de Poésie / Gallimard depuis 1998 (la collection de poche
de six pouces et des poussières aux bandeaux de couleur sur couverture blanche
marquée des trois lettres noires de la nrf qui font encore effet), c’est quotidiennement, et
à grand renfort d’exemplaires réimprimés, qu’André Velter dénonce « l’acte de décès de
la poésie (…) placardé voilà plus de trente ans »3 ! Amoureux des caravansérails, il est
aussi l’inventeur et le coéditeur de Caravanes, « lieu d’universelle rencontre qui
accueille les récits, les blasphèmes et les chants », soit une belle et dense revue des
littératures de la planète qui n’a d’égal que la générosité de son maître de publication
Jean-Pierre Sicre, feu Monsieur Phébus. C’est dire son attachement aux voix étrangères
et à l’immense caisse des résonances possibles :
En accomplissant une sorte de déambulation dans la poésie mondiale, je tiens à
multiplier les pistes, à secouer la torpeur formaliste et jargonnante qui n’a que
trop régné chez nous. Écoutez Adonis, Bhattacharya, Juarroz, Souleïmenov et
vous retrouverez la nécessaire présence du chant. 4
Ayant rebandé la corde de L’Arbalète qui publia Genet, il officie, toujours chez
Gallimard, à la sortie de vingt-et-un volumes puis cède la place. Enfin, bien que
1
André Velter, présentation d’Orphée Studio. Poésie d’aujourd’hui à voix haute, Gallimard, 1999, pp.8-9.
Rainer Maria Rilke, Sonnets à Orphée, XXVIII, traduction de Charles Dobzynski.
3
André Velter, « Les secrets de la situation poétique », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.310.
4
André Velter, entretien avec Robert San Geroteo et Jean-Marie Le Sidaner, Flache, N°9, CharlevilleMézières, Juin 1989.
2
6
désormais à l’écart du Monde, pour lequel il rédigea tant et tant de feuillets, il reprend
parfois du service, comme à la mort de l’ami de L’été grec Jacques Lacarrière ou encore
de Julien Gracq. Bref, non content d’écrire ses propres livres, qui pourtant le contentent,
André Velter travaille à ceux des autres.
Sa bibliographie débute en poésie et en tandem avec Aisha. Proses, essais et
traductions ouvrent ensuite la voie d’une écriture plurielle. Le Grand passage et Ça
cavale sont les tout premiers disques, avec volonté d’explorer à l’oreille, en musique et
sur tous les tons l’oralité nouvelle. L’Arbre-Seul révèle le panache, les voyages et
l’errance des deux côtés du monde, avec un faible immense pour les déserts et les rives
lointaines de l’inconnu. Du Gange à Zanzibar confirme l’appel des Orients, destinations
bien réelles revues et corrigées à l’aune de nos imaginaires. Le Haut-Pays garde le cap
sur l’ailleurs mais vu du ciel des rapaces, fortifiant et l’altitude et le lyrisme aride de la
langue velterienne. L’entrée en scène du Théâtre équestre de Bartabas précise la
trajectoire, canalisant la fougue, affinant la pensée, attendu qu’à cheval comme « En
camion ou sur un buffle bleu / l’heure est toujours à passer la frontière »1. Non
seulement Zingaro suite équestre met les mots à nu et au galop mais il est, n’en déplaise
à la monture de Lao-tseu, le signe éclatant d’une véritable « consanguinité d’énergie »2.
Velter a trouvé le lieu et la formule d’un art poétique inédit dans le sillage du grand
centaure d’Aubervilliers : la Poésie équestre qui ne craint pas d’improviser avec de la
sciure, de la sueur, de la colère et du cœur. Bien sûr, côté œuvre vécue sans fauxsemblant ni arrangements à la petite semaine, il y a surtout La vie en dansant fauchée
par la mort et les poèmes nés en la forêt de longue absence, telle la « longue attente » de
Charles d’Orléans, dédiés à l’alpiniste Chantal Mauduit. Mais le poète a repris la route
« avec dans le sang le désir féroce / de trouer la peau de chagrin de ce monde. »3 Et la
joie et l’envie folles sont revenues, pointant le bout de leurs ailes Au Cabaret de
l’éphémère pour bivouaquer légères en compagnie d’Omar Khayam. C’est un retour
aux migrations, à la pleine lumière « de la contrée solaire »4, une reprise de souffle apte
à contrer le temps, sept ans après.
1
André Velter, « (matin voilé) », L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, p.106.
C’est Julien Gracq, dans sa préface à La victoire à l’ombre des ailes de Stanislas Rodanski, qui parle de
la « consanguinité d’esprit » des surréalistes. Nous lui empruntons cette expression déclinée version
Zingaro, la « consanguinité d’énergie » qui unie André Velter et Bartabas se situant tout autant au niveau
des muscles que de la pensée.
3
André Velter, « En vue soudain », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.15.
4
André Velter, « Herbe folle », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.158.
2
7
Parallèlement aux livres de poèmes, le nombre d’ouvrages cosignés atteste d’une
présence à l’autre qui tient autant du compagnonnage que de l’amitié. De même, la
rencontre et la collaboration avec les peintres engagent l’écriture dans une dynamique
renouvelée qui échappe à la décalcomanie pour accéder à une transmutation des formes
d’expression, l’œuvre picturale étant support d’inspiration, à la manière de ces thang-ka
tibétaines, images sacrées portatives et support de méditation. Citons entre autres Ernest
Pignon-Ernest, Vladimir Velickovic, Zao Wou-Ki, Himat, Paul Rebeyrolle, Ramon
Alejandro, Antonio Saura, Antonio Segui, Abidine, Bernard Moninot, Lise-Marie
Brochen, Francis Herth, Jacques Monory, Dado, Bertrand Dorny, Babou… Enfin, la
diversité des spectacles et récitals donnés par André Velter témoigne d’une pratique qui
ne se plaît que dans l’ivresse de « l’allant et l’allure »1. Esquisse d’état des lieux qui n’a
pas vocation à dénombrer toutes les activités ou fonctions de l’auteur, mais à souligner
simplement l’engagement en poésie de l’homme autant que du poète. Certes André
Velter est un maillon fort de cette chaîne poétique contemporaine qui, au train où
s’active le monde, compte sans doute pour peu de chose. Ainsi cette monographie ne
mettra-t-elle pas la main à un quelconque piédestal, ne donnant à voir que le négatif épreuve sombre d’une réalité lumineuse, empreinte figée d’une glyptique faussée,
relevé incomplet d’un déroulé partiel - d’une histoire qui se vit au long cours et en
couleurs. Balade brossant le corpus à rebours, évoquant peu la grammaire officielle et
tirant son miel de-ci de-là, c’est-à-dire de tout, pour s’en tenir d’emblée, vue et oreille
sensibles, à la voix d’une vraie œuvre-vie – selon la contraction borerienne destinée à
Rimbaud. Parole à soi, tantôt violente tantôt réjouie tantôt désespérée, centre de gravité
variable d’une âme vive.
Désir, à l’origine de ces lignes, d’exprimer le nouvel enjeu d’une poésie vécue :
exacte au rendez-vous fixé, fidèle au verbe - à « la brûlante morsure des mots »2 comme
l’appelait Luca -, poésie si présente, et toutes affaires cessantes, à la vie comme elle va.
Pourquoi André Velter, quand on aime à lire et à citer tellement d’autres poètes ? Parce
qu’il y a tant d’émotion et de raison de vivre recroquevillée dans l’ombre d’un soir de
récital. Tant d’éternel à l’arraché et de réel partagé dans le parler d’un seul de ses vers.
Tant d’épopée à prendre ou à laisser… Aussi, peut-être, parce qu’il n’y a que lui pour
dire « le pouvoir primordial de la poésie, sa puissance oraculaire et sa vertu de
1
2
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.13.
Ghérasim Luca, « Le verbe », Héros-Limite, Poésie / Gallimard, 2001, p.109.
8
subversion »1 aussi bien à l’écrit que face aux caméras – comment oublier en effet sa
lecture, chemise en jean usée et bague de corail rouge sur Paris Première, du
voluptueux « Prendre corps » de Ghérasim Luca2 ? Ainsi prononcé, confidence, caresse
ou cri, le poème « touche tellement à notre liberté intime » que l’on ne pouvait « pas
impunément faire silence là-dessus »3.
Nous aurions pu envisager l’œuvre d’André Velter en son enclos, soit au fur et à
mesure des thèmes et des pages, et souligner la ferveur de l’élan initial, la quête infinie
de plus loin que soi-même, la force d’attraction d’un verbe vertical « à l’abordage autant
qu’à l’aventure »4. Cela eut ajouté au nombre des travaux consacrés à la cartographie
des terres d’un poète forcément singulier. Or il ne s’agit pas ici d’analyser simplement
le paysage ou le processus de création pour une approche au plus juste des textes
d’André Velter - car « peut-on expliciter ou, pour reprendre la formule provocatrice de
Paul Veyne, traduire des poèmes sans en altérer l’indicible saveur ? »5 - mais de suivre
le timbre d’une voix contemporaine exemplaire qui se veut moins l’écho d’un style que
la marque d’une oralité nouvelle. Dire l’enchantement d’une parole pulsée. Témoigner
de l’ardeur au partage du poème. Comprendre la puissance du tempo. Révéler
l’alchimie de la langue et du corps. Affirmer le charme du chant. Découvrir ce qui
métamorphose l’invisible d’une lecture en magie blanche. Montrer comment une
poignée de syllabes devient talisman ou mantra, métamorphose l’écoute, envoûte le
tympan jusqu’à parler intimement à tous : « non le public précisait Genet, mais chaque
spectateur »6 – paradoxe en effet de la poésie qui, offerte à une personne ou des milliers,
s’adresse d’abord à un seul être. Déchiffrer les vertiges de la langue polyphonique.
Saisir ce grain d’écho, cet espace reconquis, cet envers de la vie dédoublée à l’œuvre
alors que le poète module et son souffle et ses mots. Traquer à ne plus s’en sortir ce
quelque chose de peu de poids qui marquent pourtant nos pensées. Raviver le
ravissement de l’écoute comme on souffle sur une plaie. Pour découvrir enfin où l’écrit
s’oralise.
Voilà l’impulsion et l’aspiration d’un questionnement continu, enquête trottemenu, thèse outrepassant les rapports « du poète et de son Champollion »7 attendu qu’il
1
André Velter, « Parler apatride », préface à Ghérasim Luca, Héros-Limite, Poésie/Gallimard, 2001, p.VIII.
Vers une nouvelle oralité, magazine Le Canal du Savoir (52 minutes), Paris Première, mars 1999.
3
André Velter, 7 et demi, Arte, 29 décembre 1997.
4
André Velter, « Troubadour au long cours », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.184.
5
André Velter, « René Char mot à mot », Le Monde, 6 juillet 1990.
6
Jean Genet, Lettres à Roger Blin, Gallimard, 1966, p.68.
7
Paul Veyne, René Char en ses poèmes, Gallimard, 1990, p.28.
2
9
n’y a ni à traduire ni à translittérer – juste à rendre les modulations du spectre poétique
d’un troubadour cheminant à l’oreille, de conquêtes en déroute :
Il n’est de poésie qu’orale. Un poème qui ne se peut dire, qui n’engage ni le
souffle ni le corps ressemble à un violon dont l’âme a été volée ou faussée. Il est
sans harmonie, sans magie, sans amplitude. (…) Ce qui distingue le poème (en
vers ou en prose) de la prose qui n’est que prose, c’est cet alliage fragile du son
et du sens dans le périple des mots. Comparé à l’absolu de la musique, la poésie
campe toujours un peu au-delà de ses limites, mais demeure tributaire de la
double substance qui la constitue. Par son tempo, le poème dit plus que ce qu’il
dit et engage plus à découvert la pensée. L’être tout entier est en jeu, fibre à fibre
et mot à mot. Qu’il s’agisse d’un oracle ou d’une offrande, d’un rire, d’une
chanson ou d’un blasphème, hors la voix ils restent inaccomplis. Qu’elle se
murmure ou qu’elle se crie, la poésie, comme la vie, ne tient qu’à ce souffle. Je
suis pour la parole haute et vive, pas pour le papier mâché. 1
Lectures et récitals permettent une échappée, évasion des strophes jusque-là
joliment couchées sur la page. Solo en acte aussi où l’on se mesure, et en public, au
« feu de chaque jour »2. Le poète risque alors plus que le ridicule puisqu’il ne peut se
dérober au lyrisme de ses propres vers. Liseur en première ligne, doublement
responsable, n’ayant pas l’innocence des acteurs déclamant la folie d’un autre. Le voilà
face à lui, auteur au beau milieu d’une phrase, capable d’incarner ou pas. Beaucoup
scandent la virgule à merveille, soulignent la rime riche, feignent l’exclamation et
boivent la gorgée d’eau à point et bien face au micro. Certains s’effacent derrière
l’écran de leurs livres. D’aucuns royalement s’exaltent et poétisent. Mais peu savent
transmettre « cette émotion appelée poésie »3. Pactiser de vive voix avec l’aura des mots
- tout comme le cavalier de Haute Asie cherchant l’aura des choses dans le vide et les
éboulis se rappelle Han-Shan : « Il pousse son cheval par la ville ruinée… »4 - n’est pas
donné à tous. Pas plus dans les berceaux que devant un bureau à manier consonnes et
« voyelles de chiffon »5. Il faut s’en être allé d’abord « par le chaos du monde »6. S’être
forgé un chant et « un larynx de tigre »7.
1
André Velter, entretien avec Robert San Geroteo et Jean-Marie Le Sidaner, Flache, N°9, juin 1989.
Octavio Paz, Le feu de chaque jour, Poésie / Gallimard, 1999.
3
Pierre Reverdy, « Cette émotion appelée poésie », Sable mouvant, Poésie / Gallimard, 2003.
4
André Velter, « Ce pourrait être une épopée », Du Gange à Zanzibar, Gallimard, 1993, p.122.
5
André Velter, « Squelette-braise », Passage en force, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.311.
6
André Velter, « Chambre d’échos », Du Gange à Zanzibar, Gallimard, 1993, p.45.
7
André Velter, « Cantonnement provisoire », Passage en force, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.295.
2
10
C’est dans son Orphée Studio, sous-titré Poésie d’aujourd’hui à voix haute1,
qu’André Velter parle vraiment d’oralité nouvelle. Déclaration fondée sur l’expérience,
ces quelques feuillets font office de manifeste. Le terme même d’oralité, trop souvent
uniquement appliqué aux griots africains ou aux traditions orales, offre en effet un vaste
champ de réalités dès lors qu’il est entendu, non dans son acception moderne, mais bien
dans son rapport à la modernité 2 :
L’ère moderne est parlante. Nos villes sont couvertes de gigantesques écritures,
la nuit même est peuplée de lettres de feu. Dès le matin, des feuilles imprimées
innombrables sont aux mains de tous. Il suffit de tourner un bouton dans sa
chambre pour entendre la voix du monde. Que peut-il résulter de cette grande
débauche ? 3
Il importe, ne serait-ce que face au souci visionnaire de Valéry et à cette
« grande débauche » de sons et de paroles qui caractérise notre époque, de savoir quels
chemins de traverse suit l’écriture. Surtout celle d’un poète du troisième millénaire né
dans l’immédiat après-guerre – des campagnes françaises de 1945 au réel d’aujourd’hui,
c’est passer de la charrette à foin du XIXème siècle au Mach 2 du Rafale (deux fois la
vitesse du son). Or le tempo d’un monde démultiplié et changeant influe inévitablement
sur la tessiture du chant, sur « l’alliage fragile du son et du sens dans le périple des
mots »4 – le bruit et la fureur des siècles ne pouvant, depuis William Faulkner, demeurer
sans écho. « Mon corps est fait du bruit des autres » : c’est là le dernier vers d’un poème
de Vitez envoyé à un cheminot rencontré dans le train. Et pour celui qui vit « Jouvet
retrouvant l’asthme de Molière dans la ponctuation de L’École des femmes »5, il est clair
que « le corps et la voix ne font qu’un »6.
Ainsi l’oralité est-elle à lire dans sa polysémie, tant pour le plaisir de l’œil que
de l’oreille, sans se limiter au bêtement verbal ou buccal qui, d’ordinaire, définissent
l’oral. L’oralité, certes, se transmet par la parole, mais en rien ne s’oppose à l’écrit. Au
1
« Vers une nouvelle oralité poétique », Orphée Studio, Poésie d’aujourd’hui à voix haute,
Poésie/Gallimard, 1999. Texte de présentation reproduit en intégralité en annexe.
2
Signalons dès maintenant l’existence d’un Centre d’Études sur l’Oralité, créé en 1993 par Jerusa Pires
Ferreira, dans le domaine des systèmes intersémiotiques du Programme d’Études Post-graduées en
Communication et Sémiotique de l’Université Catholique de São Paulo, ayant pour objectif principal
l’analyse et la collecte des matériaux relatifs aux poétiques de la voix et à la mémoire des textes et des
éditions populaires.
3
Paul Valéry, cité par Alain Chestier, Beckett bouche bée ou la parole tue. Essai d’analyse
phénoménologique et sémiologique de l’expérience du délaissement et de l’oralité dans le théâtre de
Samuel Beckett, thèse sous la direction de Jean Foyard, Dijon, 1992, p.170.
4
André Velter, entretien avec Robert San Geroteo & Jean-Marie Le Sidaner, Flache, N°9, juin 1989.
5
Antoine Vitez, L’Essai de solitude, 27 juin 1971.
6
Antoine Vitez, Journal de Chaillot, N°3, avril 1974, in Henri Meschonnic, « Les poèmes d’Antoine
Vitez », P.O.L., 1997.
11
contraire et Paz l’a dit : « La main pense à voix haute »1. Cela impose à l’écrivain d’être
lucide, droit dans ses bottes et dans sa langue. Conscient de ses strophes. En phase avec
ses métaphores. Ni dupe des mots menteurs ni voleur de feu de paille : « Doucement
avec ta fièvre. Tu veux caser du rêve entre le vertige et l’index. »2 L’oralité d’André
Velter rime avec loyauté. Vérité nouvelle qui veut le rythme accordé à la respiration,
une mémoire nourrie de la rumeur des voix, « un cœur où chaque mot a laissé son
entaille »3. C’est une remise en cause, séance tenante, du sens et du tracé. Dès lors plus
d’alouette, plus de compromis, plus d’alchimie de pacotille. À chacun sa façon, son
discours et sa soif. À chacun d’assembler ses « profils dissemblables »4.
« Pour monter à l’assaut de l’azur / La musique et les mots valent mieux que les
pierres. »5 D’où l’aventure scénique et radiophonique d’André Velter voulant recréer
une chambre d’échos ou « chambre de Babel » à la mémoire d’Armand Robin, écouteur
en temps de guerre des radios étrangères. Chambre d’un jour, pour une soirée sans
lendemain qui chamboule les repères : invités déambulants, courtoisement entassés dans
le frigidarium du Musée de Cluny, auditeurs casqués attendant dans le noir, spectateurs
de l’Odéon au balcon en pleine scène de ménage à la Jacques Rebotier ou encore
rassemblés en Meeting Poétique à La Mutualité6… tout est envisageable à qui ressuscite
la saveur de la voix et des sons. Il est donc inexact de déclarer aux côtés de François
Rigolot que « la poésie n’occupe plus aujourd’hui [en Occident] qu’une place restreinte
dans l’activité et la sensibilité humaine. » Certes le spécialiste de la poésie renaissante
déplore à raison le déclin de l’empire humaniste, rappelant avec nostalgie que François
Ier signait des vers d’une élégance rare. L’ère républicaine, il est vrai, apparaît moins
encline à versifier sa pensée et même nos ministres se le tiennent pour dit. La hiérarchie
des genres semble s’être inversée, la gloire poétique éclipsée au profit de la prose. Citez
Hugo et d’emblée le poète l’emporte sur le romancier, citez un écrivain actuel au
parcours comparable et le poète cèdera sa place au romancier, à croire que le titre
1
Octavio Paz, « Intérieur », Le feu de chaque jour, Poésie / Gallimard, 1999, p.76.
André Velter, « Cantonnement provisoire », Passage en force, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.295.
3
Pierre Reverdy, « Tard dans la vie », Sable mouvant, Poésie / Gallimard, 2003, p.87.
4
André Velter, « Incognito », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.111.
5
André Velter, « La chambre de Babel », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.77.
6
Le Meeting Poétique, par André Velter et Claude Guerre, avec Armand Gatti, Serge Pey, Valérie
Rouzeau, Michel Piccoli, Julie Brochen, Beñat Achiary, Jacques Bonnaffé, Élise Caron, Laurent Terzieff,
les voix de Colette Magny, Gérard Depardieu, Nazim Hikmet, Pablo Neruda, Allen Ginsberg, Serge
Essenine. Avec des chansons de Serge Utgé-Royo et des musiques de Philippe Leygnac, devant un
tableau de Vladimir Velickovic. Enregistré en public par France Culture le 11 mars 2002 à la Mutualité.
2
12
d’écrivain soit plus propice au succès. Pour autant la poésie n’est pas « une peau de
chagrin qui se rétrécit chaque jour davantage »1.
À l’inverse son expansion gagne du terrain, sa parole se propage, son audience
s’accroît tandis que le « clan si émouvant et si méritant des pleureuses »2, qu’André
Velter aime à contrer, s’arrache de vieux cheveux en vain. Absurdité moderne : ce que
la poésie gagne en lecteurs - par une diffusion plus grande - elle le perd en notoriété. Art
de cour autrefois et d’esprit, diamant jalousement gardé, réservé aux lettrés, elle a
rejoint le lot commun de l’édition littéraire, pour se donner à entendre, au risque de se
déparer - aux yeux des fervents de la noblesse du genre - de son auréole laurée. Tant
mieux car l’ardeur du poème est irrévérencieuse. La poésie n’est pas l’opéra. Pas de
trame ni de livret forcés. Pas de sacralisation pour seuls privilégiés d’une audience
choisie. La vraie poésie est indéfectible et se transmet : elle résiste à la répétition. Lue,
relue, dite et redite elle tient bon. Jamais elle ne s’use ni ne perd au partage. Elle
s’affranchit du néant de la page, s’extrait de sa dormance ou de sa prétendue tour
d’ivoire, et délivre sa charge d’alarmes et de prophéties. Le poème s’offre à tous et
indéfiniment. On l’accueille de plein fouet, émotion ricochet, intimité nôtre par-delà le
temps, comme un secret ne dure qu’autant qu’on le divulgue. Le poème porte en lui la
magie de la langue, résonne du tocsin des mots, s’ébruite mais jamais ne s’évente.
Entendrais-je mille fois les fragments pris dans le dernier carnet de Maïakovski, reliraisje mille fois Allégeance de René Char ou Tard dans la vie de Reverdy, que rien ne les
galvauderait.
Sans remonter à l’âge bellifontain où la sensibilité poétique était la qualité la
mieux partagée des esprits cultivés, l’évolution du XIXème au XXIème siècle marque une
belle avancée. Plus de Poésie majuscule ou ampoulée, idem des trémolos rebutants et de
la pompe. Plus de grandiloquence donc, mais un souffle étrange et frère, une voix si
proche et pourtant étrangère, une promesse de ralliement possible. Le poème touche
universellement à l’âme et en plein cœur, c’est banal et un peu niais à dire mais
terriblement vrai. Les résultats éditoriaux traduisent ce changement de cap. La
forteresse a baissé le pont-levis pour s’ouvrir aux fracas de la vie courante : le poème ne
se contente plus des embrasures mais s’incarne au grand jour. Les chiffres en effet, qui
eux ne racontent pas d’histoire, révèlent la venue d’un lectorat plus vaste : la poésie se
démocratise et ne s’amoindrit pas. Si le nombre de recueils éparpillés dans la nature ne
1
2
François Rigolot, Poésie et Renaissance, Seuil, 2002, p.11.
André Velter, Autoportraits, entretien avec Bruno Grégoire, Paroles d’Aube, 1991, p.23.
13
gage pas le talent de l’auteur, il interdit cependant tout glissement sur la pente trop
fréquentée du poète maudit. Oui, Sagesses de Verlaine s’est réellement vendu à huit
exemplaires, mais ce n’est même plus le sort des plus mauvais poètes d’aujourd’hui.
Un livre de poèmes, la plupart du temps, se distingue par son titre : Les Mots
longs, Commune présence, La vie promise, Sable mouvant… D’abord il se lit en silence
– dans sa tête comme on disait enfant. Puis il s’évade au-dehors de soi, compagnon qui
requinque, suivante qui console, mémento de vie, sur un strapontin du métro ou dans un
sac à dos. Ensuite seulement il nous monte à la gorge et nous pend à l’oreille :
J’aurai tellement tourné retourné dans mon plume vos mots sous l’oreiller
Rien dormi jusqu’au jour rien sommeillé du tout (…)
Dans mes bras c’est du vent que je serre roseau creuse du papier à musique pour
ma peine sans paroles
S’agit de me bercer moi de la tête aux pieds
Que je fasse un beau rêve dans les bras de Morphée et que j’oublie beaucoup vos
poèmes à la joue 1
Les poèmes d’amour « à la chaîne » de Valérie Rouzeau sont parmi les plus
envoûtants. Et une fois dits par elle, montre en main et doigts noués, pas la peine de leur
tourner le dos ils ne vous lâcheront plus. « Cœur de rainette » qui porte l’oralité et le
rouge au front comme l’homme ses soucis, elle lit à voix basse et mitraille. Preuve que
l’oralité est une arme entêtante. Le vers démarre inopiné, s’en retourne à la ligne,
trinque à la tchatche sempiternelle. Ces syllabes-là ont cogné fort au ventre, force coups
de tonnerre et d’audace, fredonné à toute bringue de veine en veine avant de s’envoler à
ciel ouvert. Et la langue réactive le sang, essouffle l’air dare-dare et les regrets, pousse à
la joyeuseté.
Écoutez, prêtez l’oreille : même très à l’écart, des livres aimés, des livres
essentiels ont commencé de râler 2 annonçait René Char – lui qui répugnait tant à être
enregistré et à se lire lui-même. Depuis, de nombreuses scènes se sont constituées afin
de convier spectateurs, poètes et comédiens à un festin de sentiments sonores : aussi
étonnant que cela puisse paraître à ceux qui pensaient que la poésie n’avait plus qu’une
existence en sursis, il se dit tous les jours en France de la poésie en public et l’on y
bâille souvent moins qu’ailleurs. Nouvelle donne grâce à laquelle vitalité et poésie ne
cessent de correspondre : « la poésie ce n’est pas que des mots sur du papier, c’est de
l’oxygène qu’on respire et c’est de la vie que l’on s’adjoint. La poésie c’est la vie de
1
2
Valérie Rouzeau, Va où, Le temps qu’il fait, 2002, p.54.
René Char, Chants de la Balandrane, Poésie / Gallimard, 1998, p.97.
14
toutes nos vies potentielles »1 répète André Velter. « Toute âme est un nœud
rythmique »2 prétendait Mallarmé. Est-ce pour cette raison par exemple que Michel
Houellebecq (auquel Les Poétiques ont permis d’enregistrer son tout premier disque de
poèmes)3 passe de la prose à la poésie et du roman à la chanson – variétés d’écritures
nées d’un seul et même pouls autrement jugulé ?
Au chapitre XI de La Genèse Yahvé dit : « Voici que tous font un seul peuple et
parlent une seule langue, et tel est le début de leurs entreprises ! Maintenant, aucun
dessein ne sera irréalisable pour eux. Allons, descendons et là confondons leur langage
pour qu’ils ne s’entendent plus les uns les autres. » Réinterpréter la funeste leçon de
Babel - dont le nom hébreu traduisant Babylone signifie confondre -, exorciser les
incompréhensions et les rivalités nées de la diversité des langues, faire de la malédiction
divine la chance d’une polyphonie universelle où décupler les résonances, c’est là le
dessein de cette « nouvelle oralité poétique » éprouvée dans la mouvance et le tohubohu du monde. La perte d’une langue des origines commune n’est plus à déplorer
puisque la multiplication des sonorités muscle notre écoute. Mêlée qui épanouit les
sens. Surcroît d’accents et d’harmonies sur cette terre pleine « d’écailles de chanson »4.
L’oralité métamorphose ainsi l’inaudible cacophonie des langues en caravansérail
ouvert à tous les vents. La mélodie succède au tintamarre et la pluralité des idiomes
ouvre la voie au plain-chant.
L’oralité polyglotte est originelle. Avant même l’histoire et la naissance de
l’écriture, la volonté humaine use de la parole : récits, rites, prières, proverbes,
incantations, cantiques, dictons ou formules magiques sont la mémoire sonore d’une
oralité première. Car le langage s’apparente à la plus ancienne technique de pointe, à la
fois naturelle, puisque l’être est conçu pour en user, et artificielle, puisqu’elle nécessite
un apprentissage qui peut s’étendre jusqu’au plurilinguisme. Parallèlement, les sciences
développent une oralité seconde qui a pour épicentre la production sonore et prolonge
de manière artificielle la voix qui parle : microphone, haut-parleur, mégaphone,
téléphone, radio… tout instrument destiné à répercuter et amplifier l’oralité première.
Pour autant les progrès technologiques sont liés aux capacités naturelles de l’oral – ce
1
André Velter, 7 et demi, Arte, 29 décembre 1997.
Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes, La Pléiade, 1945, p.644.
3
C’est au cours des Poétiques réalisées pour France Culture par Claude Guerre et André Velter pendant
quatre années consécutives au théâtre du Rond Point que Michel Houellebecq a enregistré son premier
disque le 21 mars 1996 : Le sens du combat, sur des musiques de Jean-Jacques Birgé et des
improvisations vocales de Martine Viard.
4
Pierre Reverdy, Sable mouvant, Poésie / Gallimard, 2003, p.67.
2
15
qui contrecarre les frénésies de la modernité. La langue a cette chance d’utiliser en effet
ses propres facultés sans dépendre d’un quelconque bond en avant. Ainsi, contrairement
au toucher ou à la vue qui doivent s’adapter diversement aux évolutions des siècles
(informatiques, audiovisuelles et autres), la parole, quant à elle, reste maîtresse de son
émission.
Si la naissance du cinéma parlant constitue une révolution mémorable c’est aussi
parce que l’accès du comédien aux mots contribue à masquer la frontière entre fantasme
et réalité. L’acteur qui recouvre sa voix redevient tel qu’en lui-même : dès lors la
distinction entre réel et fiction s’estompe, les rapports se complexifient jusqu’à
confondre la salle et l’écran comme un unique lieu des possibles – chose que Woody
Allen mit en romance et images dans La Rose pourpre du Caire. La fin du muet marque
donc l’émergence d’une oralité essentielle. Certes l’oreille était déjà requise par la
musique accompagnant l’action, mais avec le parlant, l’étoffe et le ton de la voix
personnifient l’image. Le cinéma ne se fait plus uniquement pour l’œil, rivé sur les
sous-titres, mais aussi pour l’oreille : il n’y a pas loin jusqu’au poème qui ne se plie plus
au seul plaisir de l’œil pour jouir des pouvoirs de l’oreille. La bascule du muet au
parlant, qui pouvait apparaître comme une extériorisation nouvelle par le langage,
procure en fait un jeu d’intériorisation plus varié. Le paradoxe se résumant ainsi : le
muet mise avec succès sur les vertus évocatrices et signifiantes de la gestuelle qui incite
le comédien, condamné aux mimiques, à outrer les sentiments exprimés, tandis que la
syntaxe permet plus de subtilité, sans se départir des non-dits et du précieux silence.
C’est parce qu’il se fait entendre que le cinéma peut se taire à propos. Il en va de même
de l’oralité poétique : si le récital témoigne d’une aptitude à l’extériorisation, d’un
plaisir à dire, la voix haute n’a pas à s’épancher publiquement : c’est un équilibre
fragile, une balance à faire entre pause et phrasé, pudeur et exhibition.
Syntaxe complexe, lexique pluriel, imaginaire hardi, figures de rhétorique,
accents multiples et styles aubères disent la formidable potentialité du langage qui de
plus, évolue selon les pays, les régions, les cultures et les âges. Média léger (que l’on
porte en soi), éphémère (qui ne laisse pas de trace), abstrait et révélateur (de soi mais
aussi pour l’autre), média réel (d’une bouche à une oreille), média environnant (qui
nécessite un relatif silence), média engagé (foi de celui qui parle), l’oralité primordiale
est riche de caractéristiques. Reste la magie d’une parole à l’œuvre, par-delà les
suprématies sociales de la triade Ethos, Pathos, Logos. Parole en train de s’inventer
sous nos yeux. Parole qui se cherche à vie par la voix de Ludovic Janvier :
16
Respirer mis à part
le plus clair de ta vie
passe à chercher les mots
qui diront comme ils peuvent
le plus clair de ta vie
respirer mis à part 1
C’est à l’oreille que le fœtus perçoit l’univers qui l’entoure. Passés les cris et les
pleurs, l’enfant commence à épeler le monde. Sa parole - somme d’imprégnation et
d’inventions - dès lors est efficiente. Elle nomme les choses, les êtres, les sentiments et
la vie va sa ronde. Ma bouche, ma cousue, murmure disait Henri Pichette, homme et
poète « de la plus longue enfance » :
Hommes de nulle part qui parlez plusieurs langues ;
Camelots, boulangers, marneurs, anachorètes ; 2
Et la liste est longue de ceux qui jonglent et recomposent, commercent avec les
mots, parlant sabir, créole, pidgin, prêchi-prêcha ou petit nègre. La confection de ces
langues d’appoint, jargons hybrides issus de la rencontre des peuples et communautés,
démontre les besoins d’une vieille oralité commune. En poésie mêmement, l’oralité fait
école mixte mais s’oppose au patchwork et autres stratagèmes de la communication. Car
la mécanique torpillante est inverse : l’écriture ne rabote pas elle étend, passe tout de go
les bornes et propage plus loin que le présent. Pas de brèves bas de gamme,
d’uniformisation ni de couci-couça :
Pauvre de moi qui craque en poésie comme la poutre maîtresse d’un château en
Espagne. – Non pas ! je suis caryatide. Le poète doit porter la parole, et non être
supporté par elle. Ce siècle doit voir les mots en bloc, les mots taillés dans le
roc. Un athlétisme sain ! la pensée architectonique ! Nos lèvres feront un aveu
immense et complet au Soleil.3
Toujours ces mots farouches du jeune loup aux dents de lait. Mots qui montrent
les crocs, montent d’un cran et aussitôt condamnent les enroués de naissance. L’oralité
entraîne la langue dans un va-et-vient entre expression et intériorité. Le poète dénude
les apparences pour palper l’intime et délaisse, comme le rappelle aujourd’hui encore
Yves Bonnefoy4, la signification pour s’attaquer au sens.
1
Ludovic Janvier, Bon d’accord allez je reste, Inventaire / Invention, 2004, p.36.
Henri Pichette, Apoèmes, Poésie / Gallimard, 1995, pp.13, 9, 30.
3
Henri Pichette, Apoèmes, Poésie / Gallimard, 1995, pp.59-60.
4
Surpris par la nuit, émission d’André Velter, avec Yves Bonnefoy, Jacqueline Risset, Pierre
Alechinsky, Patrice Chéreau, Martine Franck et Henri Cartier-Bresson, enregistrée en Avignon pour
France Culture le 19 juillet 2003.
2
17
Rendre compte de l’expérience velterienne1 revient à s’attacher au traitement du
verbe, présentant une assise biologique évidente et bon nombre de réappropriations.
Cependant il n’est guère question ici de psycholinguistique car « le gouffre intellectuel
séparant les sciences cognitives et l’esthétique, que ce soit dans le domaine des arts
plastiques ou celui de la littérature, reste sidéral – un peu comme si l’on voulait
expliquer l’être vivant en regardant au niveau des atomes. Des avancées requerraient
des chercheurs possédant à fond les deux cultures : la culture microscopique,
expérimentale et technique des sciences cognitives, et la culture macroscopique et
phénoménologique des humanités. »2 Ces pages de fait, ne prétendent analyser ni les
processus mentaux ni les représentations corticales du langage qui permettent
l’apprentissage de la parole. La nouvelle oralité poétique, néanmoins, engage notre
appareil d’élocution et d’écoute dans un périple audacieux qui implique un minimum de
curiosité quant à l’acquisition et la pratique des mots par le cerveau humain. D’autant
qu’intuitions et résultats scientifiques coïncident parfois. Pour preuve cette hypothèse de
travail, du Laboratoire de Science Cognitive et de Psycholinguistique d’Emmanuel
Dupoux, sur le rôle des connaissances phonologiques dans la perception de la parole :
« lorsqu’on écoute un son, celui-ci est recodé dans ce que nous appelons un code
phonologique, c’est à dire une représentation abstraite et hiérarchique spécifique à la
langue maternelle ». Cette proposition établit la possibilité d’une grille de lecture où
primerait sur la normalisation de la parole la découverte d’un code phonologique, c’està-dire d’une culture auditive personnelle. Aussi ne s’agit-il pas d’observer l’oreille de
façon clinique et indifférenciée mais bien de déceler les sonorités, tonalités et sensations
qui ont, jour après jour, heurté et composé l’univers d’un poète. Or dans le cas d’André
Velter, voyageur autant que « troubadour au long cours »3, la géologie auditive semble
une science particulièrement appropriée, largement plus révélatrice que celle de la
surface du sol. La phonologie serait donc un allié précieux dans l’appréhension de cette
nouvelle oralité émergente, capable d’allier la musique de l’âme et le corps de la langue.
« Il me faut la voix et l’écho »4 résumait René Char. Nécessité depuis bel et bien établie.
Cependant si la Sorgue est toujours aussi fraîche et les mots tels des herbes folles de la
1
Osons désormais le qualificatif : velterisons ! C’est Nicole Ponomareff, professeur de philosophie en
hypokhâgne au lycée de Reims, qui l’employa la première en 1962 : « Une jeune professeur de
philosophie, rousse et nietzschéenne, qui roule en voiture découverte cours Drouet d’Erlon ». André
Velter, Marelle-Mémoire, Marval, 1998, pp.45-46.
2
Emmanuel Dupoux, directeur d’études du Laboratoire de Science Cognitive et Psycholinguistique de
l’École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris.
3
André Velter, Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.183.
4
René Char, « Chants de la Balandrane », Éloge d’une soupçonnée, Poésie / Gallimard, 1998, p.143.
18
Saint-Jean, qu’est-ce qu’un troubadour de nos jours, à l’heure du TGV, de l’internet et
même de l’Alpha Jet ?
19
LE RENDEZ-VOUS EST AILLEURS
Comment passe un poème au plus près des jours et
des nuits, des clameurs, des émeutes, des amours, des
souffrances et des deuils ? Comment, pour qui
n’apparente pas le chant au songe ni le souffle au
soupir ?
André Velter, La vie en dansant.
20
Qu’est-ce donc que cette nouvelle oralité poétique dont se réclame André
Velter1 ? Comment exprimer par écrit les migrations sonores d’une mise au défi qui ne
serait ni la résurgence d’un chant perdu ni un retour à la primauté du dire ? La
« N.O.P »2, selon le sigle forgé par Bernard Noël, balaye la question du lyrisme en
poésie et lui substitue de nouveaux vertiges3 : d’où vient et la voix et le rythme des
épopées contemporaines, strophes sous l’influence d’un macrocosme sonore de plus en
plus vaste et diversifié ? Comment le progrès technique, qui semblait à distance du
poétique, participe-t-il de l’inspiration et de la dynamique même de l’écriture ?
Comment cohabitent les rimes élastiques, les inflexions variées, les scansions inédites,
les rythmes à contre bruit ou les mélodies nouvelles qui forment une matière poétique
composite ?
C’est vers le souffle d’André Velter qu’il faut tendre l’oreille. Tout comme le
souffle de vie chinois qui donne sa respiration aux peintures, il est à l’origine du poème,
affranchi de « l’hésitation [valéryenne] du sens et du son », prêt à renouer
inlassablement avec la voix haute. La mesure du vers se calque alors sur la respiration et
la course commence :
La poésie ne peut être coupée ni du sacré ni du réel.
Elle n’est pas un réservoir de mots d’ordre.
Elle a du souffle et pas de frontières.
Sa langue lui appartient, mais elle appartient à la rumeur des langues 4
Où se situe la langue du poème ? « Un texte est toujours le souvenir d’une
bouche »5 écrit Serge Pey. C’est là, au cœur de la parole qu’il importe de chercher les
causes du verbe ensauvagé. Sans exagérer la symbolique de l’organe lui-même, que l’on
1
S’il se plaît à « inventer le chant et la chance du mouvement qui l’anime c’est qu’il est autant de corps
que d’esprit ». Correspondance d’André Velter.
2
Nouvelle Oralité Poétique. Lettre de Bernard Noël, 2000.
3
Pour imager cette idée d’une écriture véritablement accordée aux échos d’un univers sonore mais aussi
visuel sans entrave, André Velter se plaît à rappeler que Baudelaire n’avait jamais pris l’avion ni écouté
de musique dodécaphonique. Il n’est évidemment pas question de prétendre posséder aujourd’hui un
monde plus riche qui permettrait une poésie plus absolue, mais simplement d’exprimer l’exceptionnelle
liberté apportée par l’irruption de la technique qui offre au poète à l’écoute du monde, un champ
d’investigation infini.
4
André Velter, « Du Ladakh », La vie en dansant, Gallimard, 2000, pp.25-26.
5
Serge Pey, La langue arrachée ou la poésie orale. Essai d’analyse et d’histoire de l’oralité dans le
poème à la fin du vingtième siècle, thèse soutenue sous la direction de Georges Mailhos, Toulouse, 1995.
Rappelons également la célèbre formule « le poème se fait dans la bouche » proclamée par Valéry puis
Tzara et qui apparaît aujourd’hui d’une étonnante modernité.
21
associe aisément au souffle de la puissance créatrice et à l’insufflation de l’air ou de
l’âme1, rappelons la dimension pragmatique, esthétique, émotionnelle et pulsionnelle de
la phonation. Des modulations harmoniques de la voix découle la cadence qui, comme
en musique, suppose l’alternance de phrases et de silence, de temps forts et faibles,
d’accélérations et de pauses. Certes la forme versifiée est par essence liée à la tradition
orale - répits et récurrences résultant des nécessités de la vocalisation - et le tempo du
vers épouse les mouvements du corps parlant. Cependant, il y a dans cette nouvelle
oralité, irisant la mémoire et l’écriture, plus qu’un simple acte d’oralisation. C’est
pourquoi la N.O.P ne se reconnaît pas dans la pratique publique de l’invention verbale
exercée par les poètes oraux d’action2. Le texte écrit peut parfois naître d’une
énonciation, et nous aurons l’occasion de le constater dans l’expérience d’une écriture
orale commune entre André Velter et Serge Sautreau, mais l’intérêt n’est pas dans
l’exercice d’une création au fil de la parole. En effet, l’oralité ne consiste pas à inverser
la chronologie écrit / oral.
Si pour Valéry « un poème n’existe qu’au moment de sa diction »3, l’inventivité
à l’œuvre au cours des performances orales relève du domaine de l’improvisation. Or
André Velter n’est pas un performer. Poète d’instinct certes, mais dont l’œuvre ne se
réalise que sous le coup de l’écriture. Aussi, nul moyens de fortune lors de ses lectures,
parce que le texte qui tient sur la page est avant tout écrit 4. Si la mise en voix n’entraîne
pas de métamorphose du poème, quel sens donner alors au récital et quel attrait dans un
acte de pure lecture ?
Hors de la parole, il n’est pas de poème. Je suis résolument du côté de la voix
haute. Non seulement j’entends réhabiliter l’oreille, mais je voudrais faire de
mes livres à venir de véritables partitions qui ne trouveraient leur parfaite
expression qu’une fois interprétées oralement et enregistrées. 5
Donner à entendre l’oralité en branle bien avant l’acte d’écrire. Et moduler ainsi
l’expérience de la rumeur des êtres et des langues d’un seul tenant sur la page : « Je suis
ce que je vis, et chante ce qui me fait vivre. Mais mon destin n’est pas que dans les
1
Nous noterons simplement à titre d’exemple son importance dans le rite égyptien de l’ouverture de la
bouche, aussi indispensable à la survie du défunt qu’au bon « fonctionnement » d’une statue funéraire.
2
Citons pour exemple « l’oralien » Serge Pey qui cherche à abolir toute distinction entre la poésie, la
musique et la danse.
3
Paul Valéry, « Un poème, par exemple est action, parce qu’un poème n’existe qu’au moment de sa
diction : il est alors en acte. » In « Philosophie de la danse », Variété, Œuvres I, Gallimard, 1974.
4
André Velter n’aime pas donner à lire la version inaboutie d’un poème. S’il tente une lecture de ce qu’il
vient d’écrire à la personne qui l’accompagne c’est que selon lui, le texte « est calé » et ne connaîtra que
quelques très légères modifications.
5
André Velter, Autoportraits, entretien avec Claude-Edmond Braulx, Paroles d’Aube, 1991, p.57.
22
mots »1 explique André Velter. Pas question, dans ces conditions, d’abandonner
l’effraction et le souffle. Ni de monter gentiment sur scène pour lire ses propres textes.
Il faut désormais risquer plus que monts et merveilles, larsens ou fautes de liaison.
Rendre perceptible pour l’oreille une poésie qui s’écrit à l’oreille. Prodiguer le plaisir de
dire et inviter à une écoute active. Car la force de l’enchantement poétique peut mener à
la « jubilation d’un bouche-à-oreille public »2.
L’oralité « porte de surcroît en elle-même des vertus révélatrices, au sens
photographique du terme : la voix servant en quelque sorte de bain révélateur »3. Le
pouvoir évocateur d’un mot, qui est sens autant que phonie, décuple sa magie au tamis
des consciences. La mémoire auditive s’adjoint aux souvenirs visuels et compose un
kaléidoscope sensoriel original. « Prononcez le mot soie : il disparaît avec le son, mais
vos sensations, votre mémoire et votre savoir produisent un écho. Écrivez-le sur une
feuille de papier : il reste là immobile, mais vos pensées et vos émotions voyagent déjà
vers les horizons les plus lointains du monde »4 raconte Inger Christensen. La N.O.P. agitatrice de résonances - métisse ces deux magies.
Si le Coup de dés mallarméen témoignait dès 1897 d’une dimension nouvelle de
l’écrit délivré du carcan de la page, la mise en espace du poème outrepasse aujourd’hui
le « lyrisme visuel », cher à Apollinaire, pour traduire l’impulsion de l’oralité. Certes la
disposition typographique distingue toujours les vers de la prose, mais elle tend chez
André Velter à une fonction plus vaste : fidèle à ses propriétés mimétiques, elle incarne
le tempo et l’allure du souffle poétique – l’usage de l’italique indiquant par exemple un
parti pris polyphonique. Et donne corps, aussi, à l’étonnant babil de qui écrit. Le poète
s’attache donc au système graphique pour signifier l’oralité première, comme on monte
le volume d’une chanson adorée à l’aide d’un bouton. Le livre-poème - singulier
volontaire qui s’oppose au pluriel du recueil (ainsi du Haut-Pays, « Le poème du Tibet
et de l’Himalaya », dixit le bandeau initial) - s’apparente à un livret musical. La
composition évoque une partition poétique à laquelle ne cesse d’aspirer l’auteur. La
voix s’incarne à la jointure du corps et du langage et renoue avec l’ardeur de l’écriture.
« L’oralité ne se réduit [plus] à l’action de la voix. Expansion du corps, celle-ci ne
1
André Velter, Autoportraits, entretien avec Claude-Edmond Braulx, Paroles d’Aube, 1991, p.57.
Selon l’expression d’André Velter.
3
Lettre de Gil Jouanard, 2000.
4
Inger Christensen, La soie, l’espace, la langue, le cœur (traduit du danois par Janine et Karl Ejby
Poulsen) in L’ardeur du poème, Revue Europe, mars 2002, p.10.
2
23
l’épuise pas. L’oralité implique tout ce qui, en nous, s’adresse à l’autre : fut-ce un geste
muet, un regard… Geste et regard sont également concernés. »1 L’autre ne se limite pas
aux rangs des spectateurs et peut prendre les traits d’un compagnon de scène, tel
l’instrumentiste Pedro Soler dont la guitarra flamenca est à l’origine du « livre-récital »
composé à l’été 2007. En effet, Tant de soleil dans le sang a été explicitement écrit
comme une partition, dans la résonance de ces musiques qui appellent « une femme ou
un cheval / pour un baiser, pour un galop, pour une flamme » 2. Textes nés de l’envie
d’un spectacle inédit en partage. D’où la présence d’un DVD, images de cette voix haut
portée et de sa muse espagnole et solaire escortant chaque poème publié. « Ici, des mots
jetés sur des cordes de guitare entendent faire chants, sens et rythmes à la fois. Des mots
pour repartir encore et encore, et se retrouver à jamais en terrain découvert »3.
Ainsi, le récital fait de la lecture publique un exercice du corps autant que des
cordes vocales. D’où les bienfaits de l’oralité qui enhardit la plume et « requiert de son
auteur [tels les Apoèmes du sieur Pichette] la plus grande liberté d’expression et le refus
des compromissions. »4 Divulgué, délivré, libéré de la page, le poème sort de son
cadavre de lettres. Et, s’il ne se bonifie guère à l’oral pas la peine de le lire, même
silencieusement. L’examen de la voix haute est sans pitié, qui à défaut d’arrondir les
angles avive les faiblesses. Parce qu’il parle vrai, le poème réclame la phonation de la
voix vive. Les vers en appellent aux vibrations de l’air. Leurs sons nécessitent du
muscle et de l’espace. Les voies respiratoires enfantent les sonorités, l’organe influe sur
le phrasé du poème et la respiration sur papier croise le souffle biologique : ainsi le
poète au grand souffle s’occupe bel et bien d’alchimie5. L’oralité apparie physiquement
l’haleine et les images : les cartilages thyroïde et cricoïde du larynx soutiennent les
cordes vocales qui modulent la voix qui dit le poème et ses comètes. Le pouvoir des
mots s’associe au mouvement de la luette, glisse du voile du palais à la voûte palatine,
et l’esprit rejoint le corps dans ce travail incessant de la langue.
1
Paul Zumthor, Introduction à la poésie orale, Seuil, 1983, p.141.
André Velter, Tant de soleils dans le sang, « Un livre-récital avec Pedro Soler et sept poèmes-tracts
avec Ernest Pignon-Ernest », Alphabet de l’Espace, 2008, p.84.
3
André Velter, Tant de soleils dans le sang, Alphabet de l’Espace, 2008, quatrième de couverture.
4
Henri Pichette, Apoèmes, Poésie / Gallimard, 1995, p.83.
5
Nous renouons ici avec le sens classique du verbe souffler : s’occuper d’alchimie, chercher la pierre philosophale.
2
24
Le théâtre aspire parfois à « laver le regard, débarbouiller le quotidien »1. André
Velter, lui, entend régénérer l’oreille, « prendre la tangente et déjanter »2 :
Rien n’appartient à rien, tout appartient à tous.
Il faut être ignorant comme un maître d’école
Pour se flatter de dire une seule parole
Que personne ici-bas n’ait pu dire avant vous.
C’est imiter quelqu’un que de planter des choux. 3
Du pessimisme chrétien de La Bruyère, Tout est dit et l’on vient trop tard, à la
simplicité de Reverdy (« rien ne sera jamais définitivement dit tant que l’homme aura
besoin de s’exprimer pour vivre »4), en passant par la douce folie du jeune Alfred, « il y
a dans l’écho des rengaines / de quoi s’en aller dégainer. »5 C’est pourquoi l’œuvre
d’André Velter s’oriente sans souci des frontières, sans souci des époques ou du
vocabulaire. Passe muraille « à travers l’espace et le temps »6, la N.O.P. vagabonde
librement : « l’oreille se jette dans les sons »7 lisait-on dès 1971 et Du prisme noir au
livre tourné court… Contrairement à la vue, dont le champ de vision dépend toujours
d’un angle plus ou moins aigu, « les oreilles n’ont pas de paupières »8 et peuvent ainsi
percevoir à toute heure du jour ou de la nuit et à 360 degrés. Il importe donc au poète,
non seulement d’ouvrir l’œil et le bon, mais aussi d’ouvrir le chant / champ (et Velter
tient à la double orthographe) afin d’assurer « la présence revivifiée d’une parole
primordiale libérée des anachronismes, des barrières linguistiques et des interdits »9. En
ce sens, la collection Orphée dirigée par Claude Michel Cluny traduisait cette envie
commune d’une chambre d’échos universelle :
Il est aussi essentiel pour le lecteur d’aujourd’hui de découvrir la beauté des
poèmes sanskrits du treizième siècle que de lire ou relire Garcia Lorca. L’un des
buts de la collection Orphée, on peut même dire son but manifeste, c’est
d’indiquer combien la poésie est riche de réponses grâce à l’extrême diversité de
sa parole. (…) Donner à lire successivement Victor Segalen, Sandro Penna,
Raymond Lulle, D.H.Lawrence et Martial s’apparente peut-être, au premier
1
J. Lassalle, Entretien avec G.Banu, in Brecht, cité par Alain Chestier dans Beckett bouche bée ou la
parole tue. Essai d’analyse phénoménologique et sémiologique de l’expérience du délaissement et de
l’oralité dans le théâtre de Samuel Beckett, thèse sous la direction de Jean Foyard, Dijon, 1992, p.181.
2
André Velter, « Le couteau sous la gorge », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.129.
3
Alfred de Musset, « Namouna », Premières Poésies, Poésie / Gallimard, 1995, p.181.
4
Pierre Reverdy, « Cette émotion appelée poésie », Sable mouvant, Poésie / Gallimard, 2003, p.98.
5
André Velter, « Un autre bal », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.108.
6
L’amour sauvage, paroles d’Alain Aurenche, musique de Jean-Luc Debattice et Alain Bréhéré.
7
Serge Sautreau & André Velter, Du prisme noir au livre tourné court…, Fata Morgana, 1971.
8
Pascal Quignard, La haine de la musique, Calmann-Lévy, 1996, p.115.
9
André Velter, « Toutes les voix d’Orphée », Le Monde, 10 mars 1989.
25
abord, à de l’éclectisme ; mais c’est plutôt une merveilleuse occasion de
ressentir à quel point ils appartiennent tous à un champ unique d’aimantation. 1
Au contact des autres voix, et grâce à la traduction, l’écrivain accède à une
temporalité hors du temps : « Écrire garde l’élan d’une lecture à ciel ouvert. »2 C’est se
placer hors-jeu sur le terrain du monde, tactique de desperado solitaire vivant sous le
couvert du verbe. « Il a chanté les mots / de dessous la mémoire »3 disait Le calligraphe
du vide. Mots qui redonnent force d’éveil et d’espoir à pierre fendre :
Alors la poésie précédait le poème. Le sens déjà annonçait la rumeur. Une
mélodie s’incarnait de syllabe en syllabe. Les mêmes mots traduisaient les
soupirs d’Apollon ou dansaient avec Dionysos. Sous la voûte étoilée, l’écoute
s’ouvrait d’instinct comme si le festin était inépuisable, et la parole une belle
proie entre les dents. 4
« Pour la Grèce archaïque la parole poétique n’est pas simple objet de jouissance
esthétique ; comme l’oracle, elle est visée et atteinte de la Vérité. »5 Apollon - symbole
par excellence de la parole prophétique et poétique - incarne la magie originelle du
chant. Poètes et devins font donc mythologie commune puisque l’oralité, symbole de
clairvoyance, règne sur leurs incantations. Et ce jusqu’en la mystique tibétaine où l’on
reconnaît « la puissance sacerdotale du poète-voyant (kavi) »6. Plus près de nous, la
forme latine désigne sous le même vocable de vates, le devin, le prophète, le poète et
l’oracle – d’où la polysémie du TU VATES ERIS 7 composé par Rimbaud.
Des siècles de transmissions et traditions orales nous ont formé le caractère.
Communiquer, apprendre, mémoriser, raconter, l’oralité recouvre un domaine immense
de faits culturels. À tel point que son étude s’est toujours partagée entre les disciplines
ethnologique, linguistique ou purement historique, constituant pour l’ethnologue la voie
d’accès aux croyances et pour l’historien une source précieuse quoique très peu fiable.
Quant à la linguistique, face aux « bribes de sons et de sens qui battent aux tempes »8 et
font la part belle à la musicalité d’un vers, elle demeure impuissante : « dès lors qu’elle
est musicale, la parole - ou son substitut instrumental - n’est pas linguistique mais
1
Claude Michel Cluny cité par André Velter, « Toutes les voix d’Orphée », Le Monde, 10 mars 1989.
André Velter, « Des mots sur le motif », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.156.
3
André Velter, « Le calligraphe du vide », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.162.
4
André Velter, « Les Argonautes », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.29.
5
Dictionnaire des mythologies, sous la direction de Yves Bonnefoy, Flammarion, 1981, p.54.
6
Lama Anagarika Govinda, Les fondements de la mystique tibétaine, Albin Michel, 1960, p.17.
7
Ver erat, composition latine publiée par Le Moniteur du 15 janvier 1869. Arthur Rimbaud, Œuvres
complètes, édition établie par Pierre Brunel, Le Livre de Poche, 1999, p.93.
8
André Velter, « Des mots sur le motif », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.155.
2
26
corporelle ; elle ne dit jamais que ceci et rien d’autre : mon corps se met en état de
parole »1. Propos de Roland Barthes confirmant que les mots, pour le poète, ne se
rapportent pas au langagier mais à la chair, à la poussière, au concret. Le corps humain
pris pour cible dans Le Livre de l’outil et Les Outils du corps2 préfigure d’ailleurs avec
une étonnante longueur d’avance - tropisme que nous reverrons à l’ouvrage - le rôle
fondamental du physique en amont de la sémantique. L’oralité n’est donc pas
dissociable de sa corporéité.
Peu importe la multiplicité et la diversité des modes de mise en bouche poétique,
voix blanche, cadavres exquis, cut-up ou vocalises, l’oralité ici traquée n’est ni du côté
de « l’œilralité » ni de celui des « oraliens ». Tout en prolongeant le chant des vieilles
lunes, tantôt rauque, tantôt pur, André Velter recrée le tournis d’un monde éperdu et
perdu sur la terre comme au ciel. « C’est le rythme qui décide, qui capte, qui révèle et
transfigure »3 dit-il. À force de « présent monstre »4 éprouvé en personne, à force de
poèmes écrits sur le motif, à force d’indicible « dans le cristal du cœur »5, la vraie vie
prend ses aises en un autre alphabet. Ainsi l’importance du réel se dit-elle sans détour :
Tout a changé dans l’écriture poétique depuis le milieu du XXème siècle. Majeure
durant quelques grandes décades - « si peu dans notre histoire » constatait Paul
Zumthor, l’écriture se déplace, se diversifie en rencontrant des multiplications et
déviations que nos aînés ne pouvaient connaître.(…) Ces bouleversements ne
sont ni enseignés ni connus du grand public, pour lequel le vu, les formes,
l’entendu doivent être régis par nos antiques muses, en voulant sauvegarder pour
elles LA poésie, LA musique, LA sculpture, LA peinture, en oubliant que depuis
ses débuts le siècle en découvertes est au moins égal à la grande Renaissance
(méconnue en réalité) mais en universel. Contrairement aux automobiles, aux
trains, aux fusées…bien sûr acceptés et souhaités, les domaines privilégiés de la
connaissance du Verbe et des expressions de l’homme sont tous, pour la
rencontre de notre époque, inopinément laissés en jachère, et nos académies n’y
prennent garde (…) Rappelons-nous, autour des années cinquante, paraissent
pour tous les moyens enregistreurs. Plus que l’écriture l’homme découvre sa
voix, et elle devient un portrait lingual ; une présence sonore qui s’évade des
dictions théâtrales, de la déclamation du stentor. Même faible, la voix se grave,
devient puissante, peut obéir au verbe fixé, imprimé, mais surtout, elle devient
elle-même, un esprit tangible, une musique où, comme en peinture il y a le
figuratif et le non-figuratif, il y a d’une part l’obéissance au verbe connu et
dirigé, d’autre part l’exploration dans l’espace des tessitures vocales qui ont
1
Roland Barthes, Langage, discours, société, Seuil 1975, p.222, cité par Serge Pey dans La langue
arrachée ou la poésie orale d’action, sous la direction de Georges Mailhos, Toulouse, 1995, p.148.
2
André Velter, Marie-José Lamothe, Jean Marquis, Le Livre de l’outil, éditions Hier et Demain, 1976.
Les Outils du corps, éditions Hier et Demain, 1978
3
André Velter, « Des mots sur le motif », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.155.
4
André Velter, « Deux temps », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.91.
5
André Velter, « Victoire sans victoire », L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, p.155.
27
l’avantage d’étendre la voix dans des variations insoupçonnées de nos pères,
variations qui peuvent allier les deux grands langages que sont et poésie et
musique.(…) Ainsi, dans tous les pays dotés des progrès électroniques (…), on
peut compter nos festivals, nos théâtres, nos ententes radiophoniques, nos films,
nos vidéos, touchant la divine oreille se diversifiant par plusieurs milliers de
sens.(…) Là encore la poésie est active, loin du secret de ses lectures quand on
sait que la poésie a su se rendre agissante avec l’usage de ses média. 1
Bien qu’adepte d’une poésie sonore aux antipodes de celle qui nous occupe,
Henri Chopin explicite avec justesse ce bouleversement de l’écriture poétique opéré
dans la mouvance du progrès technique. Il n’est donc pas question d’extirper la voix
velterienne de son enveloppe sensorielle. Aucune biopsie ne pouvant rendre compte
d’un environnement composé de sons, de visions, de goûts, d’odeurs, de sensations
tactiles. L’espace poétique n’est pas un jardin clos, chapelle aseptisée, cosmos à l’abri
des semelles et du bruit des badauds. Mais un ailleurs mouvant que le poète place
partout c’est-à-dire n’importe où, ici et au-delà : « étranger à plein temps »2, chez soi
comme à l’autre bout du monde. Ainsi les mots sont à replonger dans leur bain, pour
authentifier la couleur du poème puis saisir la source et le mouvement de l’écriture, à la
volée ou pas. C’est dans ce reflux d’existences, de résonances et de voix que se glisse le
poème. Un peu comme le sable dans le retroussis d’une manche. Parfois composée au
vert, à l’écart du brouhaha humain, souvent griffonnée au rythme des cahots d’un bus
ou d’une jeep afghane, la ballade s’invente sur « le qui-vive »3. Qui-vive on ne peut plus
velterien, reflet d’une « nouvelle oralité qui tienne compte des mutations sonores, sans
souci d’un retour archaïsant aux formes traditionnelles de la poésie orale »4. La forme
évolue donc au diapason de la vie, armature du poème donnant le la et la tonalité à l’œil
et à l’oreille.
En écho à l’essai d’audiocritique réalisé par Patrick Quillier et sa mise à
l’épreuve d’une gnoséologie auditive, nous miserons sur l’acroamatique5 (sans trop
s’en laisser accroire tout de même) afin de privilégier l’oreille comme instance centrale
1
Henri Chopin, « Sans titre », avril 1995, in La langue arrachée ou la poésie orale d’action, thèse d’état
soutenue par Serge Pey, Toulouse, 1995, Annexes, pp.293-296.
2
André Velter, Ça cavale, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.94.
3
André Velter, « Faux départ », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.88.
4
André Velter, A.V. « dans la lumière et dans la force », catalogue d’exposition, 1998, p.75.
5
L’acroamatique, dérivant du grec « écouter, prêter l’oreille », désigne tout enseignement reçu par
l’oreille. Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement, Garnier Flammarion, 1966, p.33 : « Il [Locke] est
plus populaire, et moi je suis forcé quelques fois d’être un peu plus acroamatique et plus abstrait ». Cité
par Patrick Quillier, L’usage de l’oreille selon René Char, sous la direction de Georges Mailhos,
Toulouse, 1997.
28
de l’expérience poétique : pour le poète et son lecteur / auditeur. En effet l’écoute
perçoit la voix à l’abordage du sens et des sons. Elle participe de la rencontre entre
musique, éclair et poésie. Cependant le rendez-vous est ailleurs : la poésie n’est pas un
exercice de style mais d’être. La rhétorique, aussi lumineuse soit-elle, finit toujours par
montrer ses coutures. Tout langage impose ses limites. Le poète, dans sa quête
métaphysique, extrait donc de l’ontologique avant de creuser la langue. Sa phrase dit
l’être en dépit du langage. Les mots montrent la voie. Le sens éclaire l’accès. Lyre
sauvage qui désapprend les règles du verbe et de la mélodie. La clairière poétique est
faite d’un soleil ineffable, soleil qui ne va pas de soi.
« L’approche de l’oralité du poème ne peut se réduire à une étude extérieure
phonostylistique de la langue, à la description des phénomènes oraux et des instruments
de musique qui les accompagnent. »1 Dire tout haut ce n’est pas dérouiller la langue ou
dépoussiérer les mots. Encore moins illustrer l’écriture avec surcroît de mains levées et
d’artifices. Un rien de gestes et de voix nue peuvent susciter l’émotion. Pour Richard
Blin, « la voix d’André Velter est une voix chaude, fraternelle, qui a d’indéniables
vertus de contagion. Elle incite à une lecture à voix haute, invite à des connivences (...);
elle appelle l’énergie exacte et pure d’une danse, d’un chant d’innocence et de muscles
noués, où la présence épouserait l’évidence. »2 À nous de savoir capter, derrière la mise
en espace d’une profération « sans réplique ni théâtre », l’émergence d’une parole
emportée, parole « à l’assaut des grands sentiments »3. Preuve que la nouvelle oralité du
poème n’est pas dans sa mise en scène mais bien dans sa « mise en sujet »4.
Le sujet Velter est un cas parfait : interlocuteur loquace, écrivain qui aime à
créer du sens rubis sur l’ongle, à l’oral comme à l’écrit. S’il a pratiqué le
démembrement de la syntaxe, joué du « divorce des mots »5, chahuté la langue, jamais
les phonèmes ne l’ont emporté chez lui sur la signification. Toujours, le plaisir préside à
la diction. Strophes de contrebande faites de mots de tous les jours. C’est affaire de
poète que de piocher dans la langue commune pour exprimer des choses, des songes ou
des pensées qui ne le sont guère. La tension du vocable est continue entre parole et
écriture : hostile à tout poétisme, André Velter sait faire la mise au point. Non
1
Serge Pey, La langue arrachée ou la poésie orale d’action. Essai d’analyse et d’histoire de l’oralité
dans le poème à la fin du vingtième siècle, sous la direction de Georges Mailhos, Toulouse, 1995.
2
Richard Blin, Le Mensuel littéraire et poétique, avril 2000.
3
André Velter, « Rien et rouge », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.147.
4
Serge Pey, La langue arrachée ou la poésie orale d’action. Essai d’analyse et d’histoire de l’oralité
dans le poème à la fin du vingtième siècle, sous la direction de Georges Mailhos, Toulouse, 1995.
5
Louis Aragon, « Grenade », Le Fou d’Elsa, Poésie/Gallimard, 2002, p.12.
29
aficionado du flou, il annonce pouvoir expliciter chacune de ses locutions poétiques –
littéralement et dans tous les sens pavanait déjà Rimbaud. C’est pourquoi il se prête
volontiers aux interrogatoires, raconte avec entrain « l’arrière-histoire »1 des livres, s’en
retourne au « tempo volcanique »2 et au pied de la lettre, retrace l’aimantation de ses
champs magnétiques. Oscillant entre enchantement apollonien et mystique dionysiaque,
cet Orphée-là, tout jeune prix Dionysos, a gardé « le cœur de chanter dans un buisson de
questions »3.
Parce qu’en poésie comme « en sorcellerie, il n’y a pas de place pour un
observateur non engagé »4, nous voudrions mener cette étude en bon chercheur
poémologue. Car, comme l’indique l’inventeur de la « poémologie »5, Serge Pey,
« l’oralité ne s’étudie pas dans les livres ». Elle nécessite une observation active,
auscultant le poème autant dans sa langue de papier que dans sa langue de
sang. Cette monographie d’une âme en mouvement suit donc le « souple, ductile et
ondulant fil conducteur »6 de l’oralité poétique version André Velter. Recoupements,
échos et prolongements rythment le parcours. La voix à l’œuvre empêche de boucler la
boucle, pousse à s’aventurer plus avant et à donner, quelques fois, cette satanée langue
au chat. La visée demeure mais l’horizon s’élargit. À chaque pas de nouvelles
impressions. À chaque développement une multitude de possibilités. À chaque avancée
des écrits à venir. C’est une course-poursuite vécue en temps réel. Cible mouvante, la
voix vivante veut d’instinct et sur-le-champ trouver une forme neuve. Chercher in vivo,
pour le coup, n’est pas de tout repos. D’où le regret parfois des écrivains qui ont cessé
d’écrire, hommes et femmes au corpus clos, sujets au corps six pieds sous terre ou dans
les airs et aux œuvres complètes...
L’auteur de Ça cavale, heureusement, n’écrit pas toujours plus vite que son
ombre. Et c’est souvent dans cet écart du temps que l’essayiste trouve son second
souffle. Alors la traque recommence. Les exemples se multiplient. Les grandes lignes se
confirment. Le plan s’élabore au fur et à mesure. Ajouts successifs, lectures
renouvelées, découvertes différées : c’est une dynamique personnelle et fragile. Les
chapitres s’écrivent, avec l’espoir que l’architecture s’imposera d’évidence, à la manière
des livres de poèmes qui, si l’on sait attendre, se composent d’eux-mêmes : « Pendant
1
Paul Veyne, René Char en ses poèmes, Gallimard, 1990, p.28.
André Velter, « L’aube à la bouche », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.68.
3
Lettre d’André Velter à René Char, 13 avril 1985. Correspondance publiée à L’Atelier des Brisants, 2002.
4
J. Favret-Saada, Les Mots, les Sorts, la Mort, Gallimard, 1985, p.153. Cité par Serge Pey dans son doctorat.
5
Serge Pey définit la « poémologie » par l’observation des faits de poésie orale.
6
Jacques Dars, Au bord de l’eau, introduction, tome I, Gallimard, Folio 2954, 1997, p.8.
2
30
des mois, des années, les poèmes s’écrivent un à un, chacun témoignant d’un éclair
singulier, d’une émotion forte ou fugace, d’un désir, d’une révolte, d’un éblouissement.
Ce sont des éclats dispersés. Je ne m’en soucie guère. J’attends. Et un jour,
soudainement, le livre est là. Non pas achevé, mais fixé à grands traits : les poèmes,
comme de la limaille sous l’effet d’un aimant, ont trouvé leurs marques dans le
mouvement de ce qui sera un poème plus vaste. »1
Oui, la force d’attraction de l’oreille semble avoir eu raison des parcelles de fer
détachées du métal de la voix. C’est l’histoire d’une écoute, l’emprise d’une écriture,
l’aura d’une vie. C’est suivre les pas du seul troubadour au long cours de ce temps,
noter les doigtés de son chant, aborder au toril de son cœur, guetter le péril des secrets.
C’est chercher le sens « où nidifie l’éclair »2, sans relâche et sans intercesseur : nul
stéthoscope pour s’interposer entre le souffle et son exploration. « Pourquoi mon âme
est si sonore ? »3 demandait Mandelstam. Pour le savoir, collez vos deux oreilles à la
paroi du poème. La langue mêle l’haleine et le muscle, le cri et la syncope. « En terre
d’asphyxie, le souffle »4 s’exclame André Velter dans Passage en force. Écrire comme
on respire n’est pas mensonge ni facilité. C’est chercher un phrasé en symbiose avec
soi. Parler clair. Au plus près. Être en adéquation. « Et la lecture ne serait plus
déchiffrement d’un code, réception d’un message ; il ne s’agirait plus de lire de son
poste d’observation prudemment extérieur, mais de se couler dans le cheminement
imprévisible qui est, d’un même geste, le mouvement et ses lois, la différence et
l’identité, la forme qui se construit et se défait. Lire et écrire : accueillir, aller avec,
creuser, respirer, jaillir. »5
1
André Velter, Autoportraits, entretien avec Jean-Marie Le Sidaner, Paroles d’Aube, 1991, p.31.
André Velter, L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, p.131.
3
Ossip Mandelstam, in Anthologie de la poésie russe, Poésie / Gallimard, 1993, p.369.
4
André Velter, Passage en force, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.11.
5
Lorand Gaspar, « Approche de la parole », Sol absolu, Poésie / Gallimard, 2000, p.31.
2
31
APPEL DES HORIZONS
On peut dire de Velter (père et fils) ce
que l’on disait d’Étienne Dolet, poète et
humaniste du XVIème siècle : L’ardeur était le
fond de sa nature.
Alain Borer, Balade dans les Ardennes.
32
À Philippe Jaccottet qui définit le poète comme un des rares hommes écrivant
encore à la plume et à la bougie, André Velter oppose une image expressément « à
distance »1 quand il se plaît à déclarer : « Je place volontiers une bougie devant mon
Macintosh. Et j’ai souvent un petit vélo dans la tête quand je fonce en moto »2. Poète du
mouvement et de l’amour du risque, scootériste taillant la route côté couloirs de bus à
contresens, il aime de fait filer fissa à contresens où il ne s’attend pas. Côté pomme, il
reste plus tranquille penché sur l’écran noir de son ordinateur. Là, la poésie le tient,
assis des heures « en lisière des jours »3. Guetteur de mots farouches, de vers qui
claquent, de strophes bien balancées, il pianote « en ses doigts de sourcier »4. Car
l’écriture ne se donne pas toujours « les pieds dans le vide ». Il faut parfois poser ses
fesses ailleurs que « sur le rebord d’un toit, d’une fenêtre, d’un fossé »5 pour que les
neurones, sagement, apprennent à chalouper. C’est une ascèse forcée, loin des embruns,
des oasis ou des nuages de sable. Ascèse consentie, de rigueur et d’énergie gaie. Ascèse
face au clavier d’où naissent les livres et les feuillets.
Alors par quel bout la prendre l’œuvre aux aguets de ce poète qui monte à la
tête ? Certes l’état civil a fixé la naissance mais ni prophète ni diseuse de bonne
aventure n’ont prédit l’échéance. Point de date butoir donc et un corpus ouvert et
conséquent qui ne se parcourt pas en coup de vent. Aussi ces pages suivront-t-elles les
périples de l’oralité et de l’existence, s’attachant à la fois aux livres de poèmes6 (qui
diffèrent du recueil7), aux imposants essais8 qui, même volumineux sont en résonance
1
En hommage au titre donné par André Velter au recueil posthume d’Henri Michaux publié en 1997 au
Mercure de France.
2
André Velter, « À la volée », réponse à un questionnaire de la revue Sud.
3
André Velter, « Ce qui murmure de loin », Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.120.
4
André Velter, « La fiancée bleue », L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, p.122.
5
André Velter, « Des mots sur le motif », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.156.
6
Citons rapidement Aisha, Du Prisme Noir, Dar-î-Nur, Velickovic l’épouvante et le vent, L’Enfer et les
fleurs, L’Arbre-Seul, Du Gange à Zanzibar, Passage en force, Le Haut-Pays, Étapes brûlées, Ouvrir le
chant, Zingaro suite équestre, La vie en dansant, Au Cabaret de l’éphémère, Midi à toutes les portes,
Tant de soleils dans le sang… Les nombreux livres à tirages limités participent également de notre
corpus et sont présentés dans la bibliographie en annexe d’André Velter.
7
Le recueil ne propose qu’un regroupement de poèmes, florilège présenté sous forme de volume, qui ne
résulte pas d’un agencement significatif. Par contraste, le « livre de poèmes », selon la formule d’André
Velter, est composé. Certes, le lecteur peut choisir de le manipuler selon sa fantaisie mais il peut aussi
suivre la disposition de l’auteur et cheminer ainsi dans la découverte d’une composition signifiante.
8
Le Livre de l’outil, Les Outils du corps, Les Bazars de Kaboul, Peuples du Toit du monde et LadakhHimalaya écrits avec Marie-José Lamothe, mais aussi Marelle-Mémoire, Ciels…
33
directe avec la concision poétique, aux disques personnels1 ou inspirés à d’autres, aux
créations radiophoniques, aux pages oubliées, aux préfaces, traductions, récits,
apostilles, chroniques, carnets de route, articles et argumentaires, aux récitals,
spectacles, entretiens et autre darshan télévisuel…
Une seule réticence, peut-être, à ce corpus sans fin : le Tombeau de Chantal
Mauduit2. La trilogie touche en effet tant à l’intime et à la commotion qu’il pouvait
sembler impudique de la livrer à un tel champ d’étude. Cependant elle seule témoigne
des embrasements de l’oralité poétique jusque dans le drame et le désarroi. Aussi les
citations de ces poèmes se voulaient à l’origine absentes, les références volontairement
rares et toujours justifiées par le caractère précieux de leur à-propos, et voilà qu’il n’en
est rien. Sans doute le temps a passé, levant de lui-même l’interdit à force de vie sauve.
Et la barque brisée « à l’envers de la vie quotidienne »3 du Septième sommet peut
désormais venir saluer dans un « contre-écho » les amours déchirantes de Lyli Brik et
Vladimir Maïakovski. « Un poète, disait ce dernier, doit développer son propre rythme,
abandonnant iambes et chorés, mesures canonisées, qui ne lui appartiennent pas en
propre. Le rythme magnétise et électrise la poésie ; chaque poète doit trouver le sien, ou
les siens. »4 Et c’est ce rythme autre, précisément, rythme d’accablement, de deuil et de
magie qui impose d’être dit. Tempo extrême, aveu d’amour par pertes et profits, « réel
subjugué »5, déclaration si belle qu’elle ne méritait pas de rester sous silence. D’autant
que ces trois petits livres ont inspiré plus d’un créateur : d’Alain Carré à François-René
Duchâble, de Beñat Achiary à François Cheng, d’Alexandre Galperine à Jean-Baptiste
Para, de Himat à Sylvie Germain ou encore de Jean Schwarz à Charles Dobzynski6…
Nulle « proposition de lectures destinées à forcer l’écoute » donc ne sera
négligée :
J’ai déjà dit que, pour moi, un poème qui ne peut être lu à haute voix n’existe
pas. Ce qui ne veut pas dire que la lecture solitaire, silencieuse, celle que l’on
1
Comprenant à ce jour Le Grand Passage, Ça cavale, Jérusalem 2000, La faute à qui, La traversée du
Tsangpo, Décale-moi l’horaire, Récital équestre, N’importe où.
2
Le septième sommet, L’amour extrême, Une autre altitude et de nombreux livres à tirage limité.
3
André Velter, « Contre-écho », Le septième sommet, Gallimard, 1998, p.47.
4
Vladimir Maïakovski, in Anthologie de la poésie russe, Poésie / Gallimard, 1993, p.386.
5
André Velter, « Épiphanie », Une autre altitude, Gallimard, 2001, p.47.
6
L’Amour extrême par l’ensemble Alla Francesca et Alain Carré. Tombeau de Chantal Mauduit par
François-René Duchâble (piano) et Alain Carré (récitant). L’Amour extrême avec Beñat Achiary (chant),
Pedro Soler (guitare), André Velter (récitant), Rajendra B. Kulkarni (flûte), Makarand Tulankar (tablas) et
Pedro Pauwels (danse), d’après une chorégraphie d’Anne-Marie Reynaud. Calligraphies inédites de
François Cheng. Déclarations, polyphonie velterienne par Jean Schwarz. « Sagarmatha », poème de
Charles Dobzynski.
34
entreprend pour soi, n’est pas nécessaire. Je la crois même décisive, comme je
crois l’édition des poèmes sous forme de livres absolument indispensable. Les
spectacles, les récitals, les émissions radio, les cassettes, les CD sont des
propositions de lectures destinées à forcer l’écoute, aussi une façon d’affirmer le
plaisir qu’il y a à dire et à entendre, à partager cette jubilation communicative
qui favorise la mise en voix. Les poètes d’aujourd’hui sont de plus en plus
nombreux à prendre en compte cette dimension orale, et cela dès l’écriture du
poème : ils écrivent de nouveau à l’oreille. Si l’on ne déteste pas être entendu,
c’est sans doute la meilleure solution. 1
Si André Velter fait figure de proue, les présences qui appareillent à ses côtés
sont multiples : peintres, compositeurs, photographes, écrivains, géopoliticiens, sportifs,
sculpteurs, chanteurs, danseurs, musiciens, comédiens, voltigeurs, écuyers, toreros…
Désigné comme prisme unique d’une oralité nouvelle, et traduit en allemand, amazigh,
anglais, arabe, arménien, basque, bengali, bulgare, chinois, espagnol, grec, hébreu,
hongrois, indonésien, néerlandais, persan, polonais, roumain, russe, serbo-croate,
slovène, suédois, tibétain, turc et vietnamien, il fait rarement cavalier seul. Étonnante
distribution qui atteste du mouvement des créations autant que de l’indispensable
adéquation de l’écriture à une essence, une énergie. Ainsi prête-t-il ses mots avec autant
d’aisance au truc en plumes de Zizi Jeanmaire - « un trésor de petit nom / des merveilles
de jambes sans fin / et du feu de déesse / qui danse sa vie »2 -, à la « chemise retroussée
sur l’Origine du Monde comme un linceul de foutre »3 peinte par Rebeyrolle ou à la
belle « fiancée bleue »4 de René Char… L’envie, foi de poète, est le seul mot d’ordre de
ces ralliements éclectiques. Pas de compagnonnage de confort ni de rimes pour la
gloire. Pas de filiations impunément revendiquées ni d’arbre généalogique que l’on
paye au prix fort, ou alors un arbre sec : « J’admire mon père - sa force, sa droiture, sa
générosité - et je chéris ma mère. Au-delà d’eux : personne. Tribu minimum. Au
cousinage involontaire du sang, je préfère infiniment le pacte décidé de l’amitié. »5
Quinze ans plus tard, ses parents sont morts à soixante jours d’écart, mais nul ne les a
remplacés. Tribu réduite à rien. Toujours « de la confrérie dispersée des solitaires »6. Si
ce n’étaient la horde des poèmes qui veillent à l’authenticité, au grain « d’un
engagement total de l’être »7.
1
André Velter, « Un verbe à cheval », entretien avec Cathy Bouvard, Lyon capitale, 26 mai 1999.
André Velter, « Pour Zizi », programme du tour de chant à l’amphithéâtre Bastille, novembre 2000.
3
André Velter, « La grande colère des généreux », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.57.
4
André Velter, « La fiancée bleue », L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, p.119.
5
André Velter, Autoportraits, entretien avec Claude-Edmond Braulx, Paroles d’Aube, 1991, p.61.
6
André Velter, Ernest Pignon-Ernest, Bärtschi-Salomon éditions, 2006, p.92.
7
André Velter, « Ferrailler dans l’or du temps », Le Monde des Livres, 18 juin 1999.
2
35
« Hard bouddhist »1, tel cet improbable « brahmane matador »2 du Haut-Pays,
revendiquant l’espace contre le temps, André Velter « fraternise avec les héros qui ont
su prendre l’héroïsme par-dessous la jambe. »3 À jouer ainsi cartes sur table, il coupe la
chique au lyrisme et à la foi des imposteurs. Il chante « la tête dans les étoiles »4 ou se
laisse aller encore une fois, tel Vincent Van Gogh, à faire des étoiles trop grandes. Écrit
des poèmes à mains nues et le diable au cœur, cherchant la pensée juste dans un éclat de
rire. Complexion tonique qui porte à parler en connaissance de cause. À cet égard
mieux vaut ne pas trop s’en remettre aux analogies hâtives, comparaisons faciles. Oui,
« l’adolescent irréductible »5, Rimbaud l’indocile, aspirait aussi à la liberté libre. Mais
si la terre ardennaise est le lieu de partance commune, l’aventure rimbaldienne procède
d’une autre véhémence. La quête de l’ailleurs et de l’indépendance n’étant pas une
bannière suffisante : le passage en poésie du jeune Rimbaud témoigne d’un rapport
singulier à l’œuvre, au monde, à soi… André Velter, lui, continue de publier depuis plus
de quarante ans et ne veut pas d’une ceinture de huit kilos d’or qui lui serrerait
l’abdomen. Certes le périple indompté et l’appel solaire de Zanzibar ont brusqué deux
itinéraires dont les traces parfois se recoupent : les injonctions peuvent ainsi se répondre
mais jamais l’auteur de La vie en dansant ne se paiera de références qu’il ne puisse
contresigner. Seul étendard partagé, les mots de Verlaine écrivant, sous le coup d’une
fabuleuse intuition, que la vie de Rimbaud est « tout en avant dans la lumière et dans la
force, belle de logique et d’unité comme son œuvre »6. C’est dans cette citation
qu’Alain Borer a taillé le titre de l’exposition carolomacérienne consacrée en 1998 à
« l’illustre enfant de Signy-l’Abbaye »7 qui, lorsque l’alerte et le sens le réclame, ne se
prive pas d’un franc salut à Arthur.
« Tout poème d’André Velter se déploie en rose des vents, en étoile à six
branches : physique (une expérience du corps…) - métaphysique (…et de la liberté) ;
imaginaire (l’errance…) - réel (…au sommet) ; subjectivité (l’affirmation à voix
haute…) - intersubjectivité (…d’un dépassement de soi) »8 explique Alain Borer qui
partage ses talents d’exégète de Velter à Rimbaud. La poésie est rose des vents, dit aussi
1
André Velter, Autoportraits, entretien avec Jean-Philippe Domecq, Paroles d’Aube, 1991, p.43.
André Velter, « La santé des infidèles », Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.85.
3
André Velter, Autoportraits, entretien avec R. San Geroteo & J.-M. Le Sidaner, Paroles d’Aube, 1991, p.18.
4
André Velter, « l’homme de Nichapour », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.87.
5
André Velter, Ernest Pignon-Ernest, Bärtschi-Salomon éditions, 2006, p.92.
6
Paul Verlaine, Les Hommes d’aujourd’hui, Vanier, 1888. Cité par Alain Borer, Rimbaud l’heure de la
fuite, Découvertes Gallimard, 1991, p.11.
7
Yanny Hureaux, La beuquette, chronique du journal L’Ardennais.
8
Alain Borer, A.V., « dans la lumière et dans la force », catalogue d’exposition, 1998, p.11.
2
36
Adonis. Cette monographie, cependant, ne comptera pas six sections mais quatre, tant
l’appel des horizons ne cesse de retentir dans l’œuvre du poète de Midi à toutes les
portes qui s’attaque à tous les versants à la fois, décuplant les flèches de la girouette et
affolant l’aiguille au cadran des boussoles :
Il n’est d’autre éternité
que cette migration perpétuelle
qui voit l’espace enfin
contrer le temps 1
Le chantre du Cabaret de l’éphémère n’est pas homme à regarder sa montre.
Aussi n’y a-t-il guère d’intérêt à suivre les pages du calendrier : pas de chronologie à
remonter le temps, pas de risque d’anachronisme, pas d’éphémérides à investir pour
embrasser son œuvre. La contemporanéité du sujet implique au contraire une écoute
simultanée, cheminement au long cours, expérience tous azimuts et en devenir d’une
pratique en mouvement. « Le meilleur de l’art d’écrire, ce n’est pas le mal réel qu’on se
donne pour accoler le mot au mot, pour entasser brique sur brique ; ce sont les
préliminaires, le travail à la bêche que l’on fait en silence en toutes circonstances, que
ce soit dans le rêve ou à l’état de veille. » 2 Il y a de l’euphorie en effet à réunir ses
briques tandis que les préliminaires, si chers à Henry Miller, auteur d’ailleurs fétiche
d’André Velter3, forment un prélude de plusieurs années. La bêche n’en finit pas de
retourner la terre – consciente que « le commentaire n’est pas un pacte noué avec le
poème »4 et que « la poésie n’est pas paraphrasable »5. Travail sans cesse sur le métier,
avec des incartades ici ou là : Jacques Roubaud, Valérie Rouzeau, Liliane Wouters et
tant d’autres. Recherche vivante et quotidienne afin de « rendre visible ce qui est
manifeste »6 : une nouvelle oralité poétique désinvolte et dans tous ses états. Essai
souvent en asymptote, éconduisant donc l’inventaire tatillon autant que les conclusions
établies, pour prolonger les échos d’une langue qui se danse à l’oreille. Poésie qui ne
craint pas d’accéder à la transcendance – « histoire d’apprécier la transcendance à sa
juste mesure de transe et de danse »7. Parole pulsée qui va plus vite au cœur et colporte
1
André Velter, Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.169.
Henry Miller, La Crucifixion en Rose, Sexus, Christian Bourgois, 1990, p.43.
3
« je dis Tynianov, Henry Miller, Istrati ». André Velter, « Cinquième horizon », Du Gange à Zanzibar,
Gallimard, 1993, p.32. Également cité dans Étapes brûlées, Le Castor Astral / Les Écrits des Forges,
1996, p.124. « Henry le magnifique », Le Monde, 27 juillet 1990.
4
Serge Sautreau & André Velter, Du prisme noir au livre tourné court…, Fata Morgana, 1971.
5
Jacques Roubaud, Poésie, etcetera : ménage, Stock, 1995, p.77.
6
André Velter, lors d’une présentation du Printemps des Poètes, 1998.
7
André Velter, Parler apatride, préface à Ghérasim Luca, Poésie/Gallimard, 2001, p.X. Plus un salut à
Prévert : « Il y a des gens qui dansent sans entrer en transe et il y en d’autres qui entrent en transe sans
2
37
des deltas d’oxygène. Verbe funambule qui va d’Aisha à Tant de soleils dans le sang en
passant par La vie en dansant. Soit de l’adolescence au bel aujourd’hui.
danser. Ce phénomène s’appelle la Transcendance et dans nos régions il est fort apprécié. » Spectacle in
Œuvres complètes I, La Pléiade, 1992, p.217.
38
I. DE L’ORALITÉ
39
il est de l’autre côté de la page
un murmure à bout de sens
un arc-en-ciel en terre en friche
une errance de couleurs et de sons
une incantation d’espace un diapason,
l’éclair là qui dure et signe
la chute de reins de l’horizon
la courbe nue du violoncelle
une passion où se déchaîne
si fragile le regard nécessaire
la part sensible de l’invisible,
on peut chemin sans croix
gravir par défi et plaisir
les pentes du mont Sabir
tout en armant son pas
à mille lieues de Ta’izz
ne plus parler langue raisonnable
ne plus mâcher écorce de syllabes
et cracher tout son qat
et taire toute voix
entendre par-devers soi la houle
d’outre-Levant le secret
d’avancer sans croire à l’outre-cime
et marcher à l’oreille comme d’autres à l’énergie
André Velter, L’Arbre-Seul.
40
L’oralité est une réalité qui colle à la peau. Mots familiers comme un accrochecœur, une mèche folle de cheveux en croc plaquée sur la tempe ou mise derrière
l’oreille « comme un crayon de marchande des quatre saisons »1. Oralité des histoires de
mère-grand contées au pied du lit. Oralité des cachotteries par nuit noire ou des cris de
dispute en plein jour. Oralité des injures, des premiers mots d’amour ou des adieux dans
un dernier soupir. Tout est oralité dans l’escarcelle sonore du passé : promesses,
berceuses, menaces, conseils, chansons à boire, reproches, gros mots, confessions, petits
noms, comptines, salutations, condoléances sincères et tout le saint-frusquin. Au
royaume des entendants, nos oreilles d’homo sapiens nous tintent en effet depuis fort
longtemps. Avec André Velter, la chose est claire : « Un cri fut le premier éveil / Et la
parole un échange de lumière »2.
Il n’y a plus guère d’Agnès pour demander encore si l’on fait les enfants par
l’oreille. Plus de Sainte Vierge, Marie pleine de grâces, pour concevoir de même le
petit Jésus mort en croix : « Virgo per aurem impraegnabatur. Marie conçut par
l’oreille. L’oreille est le site où la semence divine est déposée. La langue en nous est
une injonction. Elle lève en nous. Et nous levons en elle »3 précise Pascal Quignard,
pour qui « toute lecture sort d’Égypte »4. Et de fait même les langues mortes, une fois
réinjectées, nous trottent dans la tête. D’alea jacta est au fameux carpe diem latin ou du
nemes pharaonique à son uræus grec, « l’aventure orale est sans limite »5. D’autant qu’il
suffit de voir le nombre de didascalies, pauses ou bis indiqués dans les textes
hiéroglyphiques pour se rendre compte que, dès l’antiquité, l’écriture a vocation à être
récitée. À Sumer, il paraîtrait que des indications mélodiques avoisinent certains signes
cunéiformes des tablettes d’argile. Peu importe donc la recherche d’une définition
historique de l’oralité, qui ne s’exerce réellement que dans l’infinie modulation des voix
et des souffles. Et n’est pas près d’être mesurée au carbone 14. Mais il est une alliance
ancienne, pas née du dernier chic ni de la dernière pluie : celle du bris des langues et de
la poésie. Car finalement, de l’amoureux toulousain Peire Vidal, « troubadour de longue
1
Valérie Rouzeau, Va où, Le temps qu’il fait, 2002, p.80.
André Velter, Le Grand Passage, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Les Écrits des Forges, 1994, p.13.
3
Pascal Quignard, Petits traités, tome II, Folio 2977, Gallimard, 1997, p.357.
4
Pascal Quignard, Vie secrète, Gallimard, 1998, p.213.
5
Serge Pey, La langue arrachée ou la poésie orale d’action. Essai d’analyse et d’histoire de l’oralité
dans le poème à la fin du vingtième siècle, sous la direction de Georges Mailhos, Toulouse, 1995.
2
41
errance »1, à André Velter, « troubadour au long cours », rien n’a vraiment changé –
« c’est à l’oreille aussi / qu’il faut courir le monde »2. D’où ce préambule qui, sans
remonter jusqu’en la nuit des temps, tient lieu de canter.
1
2
André Velter, « Je vais te faire passer les siècles », L’amour extrême, Gallimard, 2000, p.76.
André Velter, « Cities’ blues », inédit.
42
Mémoire du chant
La poésie s’est toujours inventé des lieux. Et pas seulement dans
les livres. De temples en châteaux, de tréteaux en boudoirs, de
théâtres en salons, guinguettes, cabarets, bistrots, préaux, stades,
chapiteaux, roulottes, librairies, bibliothèques, elle a, selon les
âges, vaticiné, charmé, séduit, forcé l’écoute, diverti, enflammé,
mobilisé, enchanté les esprits et les cœurs. 1
Penser l’oralité et l’écrit dos à dos est une aberration moderne. Le poème est
pieds et rimes liés à sa musique, tantôt accordé à l’harmonie des vieilles mélodies,
tantôt mis K.-O. dans le décor et les cordes. Mais toujours dans le rythme. D’hier à
aujourd’hui, ce n’est qu’une question de siècle, d’oubli de soi et d’air. Reste les litanies
qui enchantaient Ulysse ou les Dianes chasseresses : « Pareille au vieux laurier j’aurai
les yeux en pluie au bout d’un certain temps à verse canzoniere et je n’y verrai
goutte »2. Pétrarque revisité façon mon petit doigt m’a dit, idem de mon petit Liré. Et
s’il y a belle heurette qu’on ne croit plus au charme des sirènes alanguies sur rochers, le
pouvoir de leurs chants continue d’envoûter. Car, pas de poème sans mélopée. Dès
l’origine, l’expression poétique s’est dotée d’une escorte instrumentale : des bardes
celtiques à Du Bellay, en passant par la Chanson de Roland, les lais de Marie de France,
les clercs goliards dits vagants, les troubadours et trouvères en langue d’oc et d’oïl, puis
de l’infortuné Rutebeuf à Adam le Bossu, de Guillaume de Machaut à Charles
d’Orléans, ou encore de Christine de Pisan à François Villon, la poésie se dit, s’écoute
et se chante en musique.
L’astre avant-coureur de l’aurore
Du soleil qui s’approche annonce le retour ;
Sous le pâle horizon l’ombre se décolore :
Lève-toi dans nos cœurs, chaste et bienheureux jour. 3
Si le génie de Racine fut célébré par l’andante de Gabriel Fauré, c’est que ses
vers s’enivraient de musique tels les immortels du mont Olympe d’ambroisie. Ainsi Les
Cantiques Spirituels, destinés aux jeunes protégées désargentées de Madame de
Maintenon, devaient être chantés sur une composition de Jean-Baptiste Moreau, l’auteur
1
André Velter, in Orphée Studio. Poésie d’aujourd’hui à voix haute, Gallimard, 1999, p.7.
Valérie Rouzeau, Va où, Le temps qu’il fait, 2002, p.13.
3
Jean Racine, « Le vendredi, À laudes », Hymnes traduites du Bréviaire romain, 1688.
2
43
des chœurs d’Esther et Athalie, mais ce fut finalement Delalande, surintendant de la
musique du roi, qui s’attaqua au deuxième cantique. Quant aux pièces de théâtre en
question, elles firent du dramaturge un librettiste d’opéra, la grâce et le talent en plus.
Parce que la musique n’est pas de l’ordre du divertissement lorsqu’elle aspire à épouser
le verbe. Déjà, dans la tragédie grecque, l’omniprésence du chœur atteste des fonctions
réelles du chant poétique. Et il en va de même de la poésie érotique et lyrique à Rome.
Ajoutons que la connaissance des textes anciens et le compagnonnage des livres,
étrangement, favorise l’émergence d’une voix sienne :
Alexandre connaissait l’Odyssée par cœur et lisait passionnément les rouleaux
de sa bibliothèque. Il croyait aux oracles, à la parole inspirée des dieux sans
autre médiation que la bouche du médium, et il répondait avec fougue aux
missives d’Aristote. 1
« Ercole Strozzi et Ludovico Ariosto se lisaient leurs vers et ils évoquaient les
œuvres du passé avec lesquelles ils essayaient de rivaliser »2 apprend-on à la lecture des
Petits traités. « Jadis, les princes et les comtes qu’Amour tenait au nombre des siens
écrivaient des chants, des récits et des jeux-partis en rimes d’agréable facture »3 raconte
le Roman du Châtelain de Coucy et de la dame de Fayel. C’était au temps des
croisades, au temps où Blanche de Castille faisait tourner les têtes sans même avoir à
ôter son manteau. On ne lésinait pas, alors, sur la passion courtoise. Ainsi un comte de
Champagne fit peindre chansons et poèmes enamourés aux murs de ses palais – flamme
qui lui valut de passer à la postérité, non pas en qualité de fils Posthume, mais sous le
nom de Thibaut le Chansonnier. Lettres et parole ne s’excluent donc pas à l’âme
moyenâgeuse :
Pour la joie qu’il éprouva
de revoir son amie
et pour se rappeler les paroles de la reine
qu’il avait mises par écrit,
Tristan qui savait bien jouer de la harpe,
avait composé un nouveau lai.
Je vous en citerai le nom brièvement :
Gotelef l’appelle-t-on en anglais,
Chèvrefeuille le nomment les Français.
1
André Velter, Autoportraits, entretien avec Chawki Abdelamir, Paroles d’Aube, 1991, p.13.
Pascal Quignard, Petits traités, tome II, Folio 2977, Gallimard, 1997, p.289.
3
Cité par André Velter, Marelle-Mémoire, Marval, 1998, p.44.
2
44
Aucune notation musicale sur les manuscrits rapportant l’œuvre de Marie de
France. Aucune certitude donc que son histoire de forêt et de chèvrefeuille ait jamais été
chantée. Cependant, comme le signale Philippe Walter, ses lais « sont travaillés par la
nostalgie d’une musique originelle et fondatrice de toute la poésie romane. »1 Et de
plus, ils sont le fruit d’une antique tradition orale : récits retranscrits de merveilles et de
choses entendues. « Ce qui importe, ce n’est pas de dire, mais de redire, et dans cette
redite de redire chaque fois encore une fois. »2 C’est là l’originalité de l’oralité, selon
Maurice Blanchot, sous le coup de foudre des mots. Du leitmotiv charmant des
chevaliers ou gueux jongleurs, Chanson va-t-en dire pour moi…, aux sonnets des
Amours de Cassandre, plusieurs siècles de pigeons voyageurs, mais toujours cette
adresse à l’ami au loin ou à la belle dame sans mercy :
Puisqu’au partir, rongé de soin et d’ire,
À ce bel œil Adieu je n’ai su dire,
Qui près et loin me détient en émoi,
Je vous supply, Ciel, air, vents, monts et plaines,
Taillis, forêts, rivages et fontaines,
Antres, près, fleurs, dites-le-lui pour moi. 3
Si les ballettes, pastourelles, fabliaux et fatrasies, motets de malmariée, chansons
de toile et de croisade s’éclipsent dans l’ombre de La Renaissance et que le poète n’est
plus à lui seul scribe, trompette et musicien, néanmoins le besoin d’un cortège musical
perdure, et sans cloche de bois. Tracer des lignes d’écriture ne va-t-il pas de pair avec
les signes que l’on place sur la portée ? Musique et poésie marchent donc toujours en
tandem, inséparables. On a dit de Ronsard, pourtant prince des poètes, qu’il « frappait
comme un sourd sur la pauvre langue française »4. C’était, pour un cadet de Beethoven,
un jeu de mots facile. D’autant que des partitions retrouvées ont prouvé qu’il y avait,
derrière la mélodie, et la musique des mots et la musique des notes. D’où la raison
d’être de cette Académie de poésie et de musique, fondée en 1570 par Jean Antoine de
Baïf dans sa maison du faubourg Saint-Marceau. Soutenu par Charles IX, ce condisciple
et ami de Ronsard, membre de La Pléiade, recevait le dimanche afin de célébrer
l’infrangible union des mots et des notes sous le sceau du secret. Rencontres éphémères
aux cours desquelles il tentait de réacclimater l’oreille à la mesure antique, prosodie des
1
Marie de France, Lais, édition bilingue de Philippe Walter, Gallimard, Folio, 2000, p.8.
Maurice Blanchot, L’Entretien infini, Gallimard, 1969, p.459.
3
Pierre de Ronsard, Les Amours, LXVI, Poésie / Gallimard, 2000, p.56.
4
Jules Michelet, Œuvres complètes, t.VIII, Viallaneix, 1974-1982, p.117.
2
45
syllabes brèves et longues. Il entendait aussi réformer l’orthographe à force d’écriture
phonétique, plus « en rapport avec la primauté de l’oralité » selon le Petit Robert. Mais
la stricte métrique ne prît point, trop contrainte par la règle d’un carcan étranger.
On raconte également que Claude Le jeune, maître de musique du duc d’Anjou,
puis compositeur ordinaire de la chambre du roi Henri IV, aimait à battre la mesure à
l’antique. Motets et psaumes s’appuyaient ainsi sur le rythme syllabique des vers.
Créant un autre langage harmonique, il joua du mélisme et de la polyphonie, du plainchant et des madrigaux, et de l’art de la fugue en canon. Ancien protégé du Fierabras
au court nez, plus connu sous les traits de Guillaume d’Orange, il est l’homme des
pavanes et des batailles gaillardes. Car depuis Marignan, la France ne guerroie qu’en
musique.
Si l’on en croit De l’éloquence en langue vulgaire, « toutes paroles mises en vers
[étaient] chansons »1. C’était il y a longtemps, mais Dante pressentait déjà une langue
illustre, ni latine, ni d’oc ou d’oïl, simplement singulière. C’était, tout compte fait,
« jadis il y a peu »2.
Mais les jeux de l’amour ont changé de tempo,
Le sonnet ne vaut plus un coup de téléphone
Pour emballer presto une belle personne… 3
Que s’est-il passé entre-temps ? Le Grand siècle aurait-il boudé le poète et les
facéties ? Et remisant son luth, exit les Muses et la musiquette (« Il faut aller tout nus où
le destin commande »4 préconisait Malherbe) ? En partie peut-être, puisque la société
d’alors se grise de romans, de maximes, de fables, de théâtre... La poésie ne tient plus
seule, semble-t-il, le haut du pavé. Nul siècle blanc pour autant, ou tout-perdant selon
l’expression d’Abraham de Vermeille, auteur des Muses françaises ralliées. De Jean de
La Ceppède à Nicolas Boileau, de Vincent Voiture à George de Scudéry ou du sieur de
Saint-Amant à Théophile de Viau, pas de stances stériles à balayer du tranchant de la
main. Pas de néant donc ni de R.A.S. à noter. Juste un défaut de musique, en nota bene.
Rhétorique et poésie pure ont pointé le bout de leur nez, délaissant la partie musicale
pour mieux repriser la morale aux talons du vers. Le monde ne résonne plus alors des
soupirs de la lyre d’Orphée mais de bons mots, farces et bouts-rimés. Contexte
1
Dante Alighieri, Œuvres complètes, Gallimard, 1965, p. 599.
André Velter, « Jadis il y a peu », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.61.
3
André Velter, « Remember Henry J.-M. Levet », Du Gange à Zanzibar, Gallimard, 1993, p.109.
4
François de Malherbe, « Aux ombres de Damon », in Anthologie de la poésie française du XVIIème
siècle, Poésie / Gallimard, 1987, p.57.
2
46
social voué aux jeux de l’esprit. Salons où l’on déclame certes, pour la gloire et le
crédit. Où l’on risque son rang et l’honneur à voix haute et à tout va – aux cartes, à
l’inverse, cela s’appelle faire son va-tout. Ainsi, le poète cède à Dieu qui emplit le
monde le rôle de l’homme-orchestre :
Mais surtout, ô Seigneur, [que] le los de tes merveilles
Fasse éternellement sonner à nos oreilles
Ce nom de qui les rois tiennent leur majesté. 1
Ailleurs, dans un style moins ourlé que les psaumes de Jean Bertaut, on « crie et
braille : Hurlons comme des loups »2. Alors on médit de Scarron, s’exclamant presque :
doucement les basses ! Quant au vieux Corneille, aux pieds de la du Parc, sa marquise
mariée, il ne se sent plus d’orgueil, et c’est de bonne guerre. Malheureux en amour,
heureux au je, celui-là joue de l’heptamètre. Et, paraphrasant Ronsard et son Hélène au
fier dédain, il n’y va pas de main morte : « Cependant j’ai quelques charmes / Qui sont
assez éclatants / Pour n’avoir pas trop d’alarmes / De ces ravages du temps. / (…) Ils
pourront sauver la gloire / Des yeux qui me semblent doux, / Et dans mille ans faire
croire / Ce qu’il me plaira de vous. »3 Mille ans, nous n’en sommes qu’à mi-chemin
mais les stances, à ce jour, n’ont point menti. Et Brassens, mettant en musique trois
quatrains sur huit avant de laisser le dernier mot à l’irrévérencieux Tristan Bernard, ne
s’y est pas trompé :
Peut-être que je serai vieille,
Répond Marquise, cependant
J’ai vingt-six ans, mon vieux Corneille,
Et je t’emmerde en attendant.
Pourquoi un chanteur à moustache des années 60 décide-t-il de gratter sa guitare
sur un air de Corneille ? Et comment sait-il ce qu’il y a à prendre et à jeter dans un
poème passé de mode pour en faire une chanson ? Sûrement le sent-il à l’oreille, comme
Léo Ferré adaptant Aragon, Hélène Martin chantant magnifiquement Genet ou Colette
Magny révélant son homonyme défunt Olivier de Magny… Preuve que l’oralité est
vivace et ne date pas d’hier. Suffit-il donc de se les mettre en bouche pour que les mots
durent ? Oui, s’ils sont d’or, le toc en poésie ne passant guère l’année et pas du tout les
lèvres.
1
Jean Bertaut, « Imitation du psaume LXXI », in id., p.55.
Paul Scarron, « Chanson à boire », in id., p.332.
3
Pierre Corneille, « Stances », in id., p.323.
2
47
Les poèmes du siècle de Louis XIII se nomment encore villanelle, rondeau,
chanson mais, au regard de leurs aînés, manquent de musique. Je sais l’art d’embellir
vos plus rares merveilles rétorque-t-elle pourtant à la poésie dramatique, dans le
Fragment d’un Prologue d’Opéra de Boileau. Ainsi, plus de mariages arrangés ou de
raison. Il appartient désormais au poète de consentir au chant ou non, libre à lui de
déchanter.
À la date du 14 juillet 1789, dans son journal, Louis XVI ne traça qu’un seul
mot : Rien. Un mot de quatre lettres qui, pour l’histoire et lui, compta plus que triple.
Aveuglement d’un roi bredouille qui coûta bien des têtes, même si l’allusion ne se
référait en effet qu’à une partie de chasse dans les bois de Versailles. Peut-on en dire
autant de la création poétique du XVIIIème siècle ? Hormis André Chénier ou « Le mot
et la chose » de Gabriel Lattaignant, à deux doigts du standard depuis qu’André Velter
l’a soufflé à André Dussollier pour ses Monstres sacrés ? Certes, la chose est drôle et
licencieuse, surtout signée de la main d’un abbé auquel on attribue J’ai du bon tabac…
Les anthologies en la matière ne sont pas maigres ni ridicules, simplement pas à
emporter sur l’île déserte depuis très fréquentée. Des dizaines et des dizaines de poètes
donc ne laissant pas de traces. Restent l’opéra et les chansonniers de la Révolution pour
redonner au vers un petit coup de fouet et un bon coup de neuf. En avant la musique et
les chants exaltés. Et ce de la scène à la rue, d’autant que pour Jean-François de La
Harpe, le peuple français est le peuple chanteur par excellence1. Hélas plutôt que de
hisser le peuple jusqu’à la poésie, on a baissé la poésie jusqu’à lui : Poète du peuple, ton
premier devoir n’est-il pas d’être populaire, et de sacrifier, s’il le faut, à ce but sacré
quelques beautés poétiques d’un ordre trop élevé ? Musicien de la Révolution, ne veuxtu pas rouler avec elle vers les siècles ?
2
L’élitisme pour tous n’était pas inventé et
quand bien même, tous les révolutionnaires ne sont pas des Michel Onfray ! Cependant,
poète et musicien à nouveau ne font qu’un :
Compagnons de misère,
Allez dire à ma mère,
Qu’elle ne me reverra plus,
Je suis un enfant...
Vous m’entendez ?
Qu’elle ne me reverra plus ?
Je suis un enfant perdu !
1
2
La Harpe, cité par Michel Delon, Chansonnier révolutionnaire, Poésie / Gallimard, 1989, p.10.
Métastase, cité par Michel Delon, Chansonnier révolutionnaire, Poésie / Gallimard, 1989, p.26.
48
La « complainte de Mandrin », inspirée à la fois des airs de brigands de la fin du
XVIème siècle et des bienfaits de ce contrebandier de tabac de l’Ancien Régime, mieux
connue depuis qu’Yves Montand l’a chantée, est un bel exemple de l’embrouillamini
des influences. Le jeu de piste débute avec ce chant anonyme (1755) dont le timbre est
tiré d’Acajou (1748), opéra comique de Charles-Simon Favart, parodiant lui-même sur
le mode majeur un intermède instrumental d’Hippolyte et Aricie (1733) de JeanPhilippe Rameau, qui lui-même avait pris pour modèle une musique traditionnelle.
Ainsi y a-t-il souvent de la musique sérieuse dans le populaire et réciproquement.
C’est qu’il n’est pas de mésalliance possible entre les mots et la mélodie – ne
parle-t-on pas pareillement de phrase à leur propos ? Gémellité dès l’origine, puisque la
solmisation est sortie des lettres d’un hymne à Saint-Jean Baptiste, par la grâce du pur
grain de folie bénédictin de Guido d’Arezzo :
Ut queant laxis
Resonare fibris
Mira gestorum
Famuli tuorum,
Solve polluti
Labii reatum,
Sancte Ionnaes.
Pour que puissent
résonner des cordes
détendues de nos lèvres
les merveilles de tes actions,
enlève le péché
de ton impur serviteur,
ô Saint Jean.
Ainsi Guillaume le Conquérant naissait tandis que l’on scellait à jamais les
noces de la musique et de la poésie, à grand renfort de chant grégorien. Il faut dire que
chaque vers commençait un ton plus haut que l’autre. Drôle d’acrostiche avant l’heure –
le si n’étant extirpé que cinq cents ans plus tard par Anselme de Flandres, moine
français. Quant au ut, il se changera en do en 1673, en hommage à Giovanni Battista
Doni. De la musique avant toute chose donc. Et Verlaine de protester quand même
auprès de Debussy : « mais pourquoi diable tenez-vous à mettre de la musique sur ma
musique ? »1 Le XIXème est un siècle indécis. À l’ombre de Cyrano la voix s’est
dédoublée, comme si le bretteur des mots n’avait plus place nette au devant de la scène
– déjà le Néron de Racine disait J’ai voulu lui parler, et ma voix s’est perdue. Dans la
foulée Hugo s’emporte : défense de déposer de la musique au pied de mes vers ! Prière
célèbre, certainement apocryphe. Épitaphe à l’emporte-pièce dont nul n’a retrouvé la
trace. Or les poèmes symphoniques de son ami Franz Liszt, tirés des Orientales ou des
Feuilles d’automne, prouvent bien que le grand homme n’était pas tout refus ou veto
1
Cité par Guy Goffette, 20 poètes pour l’an 2000, Gallimard, 1999, p.103.
49
mordicus. Certes les romantiques rechignent, n’intitulant plus leurs œuvres Poésies
lyriques. Cependant, la chanson a beau appartenir à un genre mineur, elle court de plus
en plus les rues le soir. Réaliste avec Aristide Bruant, ingénue chez Verlaine qui ne
pleure que pour vous plaire. Entre Schubert et Goethe aussi, le poème oscille du lied à
la chanson populaire. De Baudelaire ou Charles Cros à Marie Krysinska, l’unique
femme, qui plus est pianiste et poète, à se produire aux Hydropathes et au Chat Noir, ça
symphonise sec. Le fantaisiste Franc-Nohain, « Bâtard des trouvères antiques »1 se
prenant sans cesse les pieds dans les temps anciens, est néanmoins l’auteur de L’Heure
espagnole changée en comédie musicale par Maurice Ravel. Puis viendra le tour
d’Apollinaire, Guillaume mal-aimé des mélodies de Francis Poulenc. Sans oublier
Cocteau et son Groupe des Six musiciens qui en comptait plus d’une douzaine. Plus tard
Serge Gainsbourg dira derechef ses réticences à remettre de la musique sur la musique
des mots. Peur du pléonasme justifiée car « la poésie n’est pas quelque chose de vague,
d’indifférencié, un ectoplasmique et sentimental passe-partout. »2 Le poète tient encore,
tel le dieu Nâbu de Babylone, le calame des destins. Or ce roseau des peut-être ne s’est
pas totalement départi des sons et des souffles du vent qui, autrefois, l’ont ballotté.
Roseau qui ne rompt pas et dont on fait les anches des instruments à vent. Comme un
retour aux sources. Moralité bouclant la ronde de l’histoire.
Plus loin de nous, demeurent des traditions où le poème ne peut se penser sans
musique. Ainsi Tagore composait-il afin de pouvoir chanter ses propres vers, dans le
sillage du raga indien. En Argentine, les poètes ne rougissent pas d’écrire des textes de
tango ou de milonga. Et au Brésil, les chansons les plus populaires sortent tout droit des
villas des penseurs. « Si haut que nous placions rythmes, musiques et interprètes, il faut
savoir que les textes qui les accompagnent - ou qu’ils accompagnent - ne logent pas à
moindre altitude »3 précise Didier Lamaison au sujet de Chico Buarque ou Caetano
Veloso. Les intellectuels français, en revanche, ont du mal à croire aux merveilles dans
la voix des crooners. Où la cassure sans merci ? Quand le changement d’aiguillage ?
Pourquoi cette sortie des rails ?
1
Franc-Nohain, Les Poètes du Chat Noir, Poésie / Gallimard, 1996, p.42.
Jacques Roubaud, Poésie, etcetera : ménage, Stock, 1995, p.82.
3
Didier Lamaison, Caravanes 6, 1997, p.187.
2
50
Écrire après Auschwitz
il y a ce silence
auquel ne manque
aucun mot
mais qui veut la bouche
d’un voyageur égaré
le souffle
d’une sombre cavalière 1
« Écoute le temps dur se dépouiller de nous »2 disait Armand Robin en 1940.
Comment penser après Auschwitz, comment continuer d’écrire, comment chanter
encore et pour célébrer quoi ? L’interrogation d’Adorno condense la charge des tensions
ontologiques et officialise le déchirement de la parole poétique en Europe. La fracture a
lieu, avec pour frontière l’insupportable réalité des atrocités nazies. La rupture est
incontournable, marquée par deux écritures : la voix possible, d’avant la barbarie, et
l’autre, assassinée, depuis l’holocauste. Meurtrie, entre mutisme et traumatisme, la
poésie cependant résiste à la Seconde Guerre Mondiale et à son lot d’abominations.
Parmi tant d’autres prisonniers dans les camps de concentration, Primo Lévi récitait
Dante pour rester digne. Avant lui Mandelstam, dans son goulag de Sibérie, citait
Pétrarque par cœur à ses codétenus – la poésie étant la goutte d’eau de l’homme qui
marche en plein désert. Et Robert Desnos, poète déporté, de rêver tellement fort à son
amour Youki et du typhus mourir à la Libération. J’en veux à mes poèmes qui ne t’ont
pas sauvée dira plus tard, bien plus tard et en d’autres circonstances, le « quasimécréant »3 du Septième sommet.
La guerre met à mal la pensée, l’ignominie condamne le peu de souffle à vivre.
Ainsi l’horreur menace-t-elle l’oralité. La voix du poème s’étrangle sous la chape de
l’innommable. Comment espérer en effet un accès au sublime face à un tel massacre ?
Comment croire en la beauté qui transcende devant des charniers d’os et des montagnes
de cendre ? Écrire comme avant reviendrait à nier, à reprendre la plume comme si de
rien n’était. Place est donc faite au silence qui entraîne la poésie sur la voie de l’obscur :
1
André Velter, « L’aura des choses », Du Gange à Zanzibar, Gallimard, 1993, p.71.
Armand Robin, « Sans passé », Ma vie sans moi, Poésie / Gallimard, 2004, p.26.
3
André Velter, « Élégie », Le septième sommet, Gallimard, 1998, pp.30, 10.
2
51
« Ton silence ton silence ah refermées les portes romanes de l’espoir sur l’architecture
de la voix »1 criaient au temps des violences de la guerre d’Algérie les auteurs d’Aisha,
tout imprégnés des Feuillets d’Hypnos :
Nous avons recensé toute la douleur qu’éventuellement le bourreau pouvait
prélever sur chaque pouce de notre corps ; puis le cœur serré, nous sommes allés
et avons fait face. 2
L’hermétisme tant reproché à René Char n’était peut-être qu’une façon, une fois
réchappé du combat, de réapprendre à fredonner. Il y avait « la chanson borgne »3 du
poète russe. Voici la « voix d’encre »4, souvent gelée à force de terreur et d’indicible :
Le gel est un exil de la voix
Vertige courtisé avec le garrot bleu d’urgence
La mort a pris le son pour cible 5
Lorsque le mutisme ne se métamorphose pas en incommunicabilité et que le
poète sait se faire violence, la parole alors s’en revient. Le corps du poème reproduisant
physiquement dans l’espace les gestes d’une quête, afin que l’effacement du sujet
lyrique, au cœur du langage, s’incarne sur la page blanche :
L’absence qui me tient lieu de souffle recommence à tomber sur les papiers
comme de la neige. La nuit apparaît. J’écris aussi loin que possible de moi. 6
André du Bouchet, qui parle lui aussi de si loin, est l’exemple même d’une âme
blessée – « absence que je ne puis pourtant connaître qu’en étant là pour l’éprouver
absente, donc en demeurant d’une certaine façon présent à son absentement. Nous
découvrons ainsi la situation paradoxale de la conscience humaine, à la fois présence et
arrachement à soi, présence arrachée, arrachement auquel je suis présent »7. Poésie du
concret, au plus près de la terre. Verbe clairsemé qui ne sauve ni n’avilit mais respire en
grand et toutes persiennes ouvertes. Bribes de mots suspendus dans le paradis blanc en
un rythme qui reflète les fractions du temps. Signes aussi légers que vents ou neige pour
dire l’ascèse et la difficulté d’une conscience rangée des vanités. Oui la voix s’est brisée
mais le souffle a repris, phénix brûlé renaissant de ses cendres dans le parler des
assassins :
1
Serge Sautreau & André Velter, Aisha, Gallimard, 1966, p.56.
René Char, Feuillets d’Hypnos, Gallimard, 1946, p.14.
3
Ossip Mandelstam, Tristia, Poésie / Gallimard, 2001, p.19.
4
René Char, Feuillets d’Hypnos, Gallimard, 1946, p.80.
5
André Velter, La poupée du vent, Étapes brûlées, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1996, p.25.
6
André du Bouchet, « Météore », Dans la chaleur vacante, Gallimard, 1961, p.38.
7
Jean-Pierre Richard, Onze études sur la poésie moderne, Seuil, 1964, p.295.
2
52
Schwarze Milch der Frühe wir trinken sie abends
wir trinken sie mittags und morgens wir trinken sie nachts
wir trinken und trinken
wir schaufeln ein Grab in den Lüften da liegt man nicht eng 1
« Certes, et c’est une déchirure, il faut admettre que la poésie n’est pas partout
souveraine au milieu des charniers, des tortures. Mais le poète peut quant à lui préserver
par delà les temps rétrécis et comptés sa charge d’absolu »2 écrit André Velter, louant
René Char, poète intraitable qui jamais n’acquiesça. S’il fut un Juif des ghettos capable
de chanter la Shoah, il se nomme Paul Celan. Orphelin au destin tragique, comme
prédestiné par son second prénom hébreu, Pessakh, « la bouche qui relate », Celan
symbolise à lui seul cette reprise du souffle poétique dénonçant l’indicible : non pas
poésie militante mais poésie vécue, de nerfs, de sang et de cœur alarmé. L’auteur de
Noir péage « représente la réalisation de ce qui ne semblait pas possible : non seulement
écrire de la poésie après Auschwitz mais écrire dans ces cendres »3. Le cri est d’autant
plus poignant que le poète, par ailleurs traducteur d’André du Bouchet, a choisi d’écrire
dans la langue même de ses bourreaux :
Il n’a pour ainsi dire jamais vécu dans les « patries » de sa langue maternelle.
L’Allemagne est restée une terre de brèves visites, Vienne, un séjour abandonné,
sinon fui. S’il « chante encore » après Auschwitz, c’est sous un nom quasi
francisé et, pour l’essentiel, depuis les rives de la Seine, qui furent sa dernière
escorte d’hommes et de choses, une nuit d’avril 1970, deux semaines après une
ultime lecture de ses poèmes devant les auditeurs dubitatifs de la société
Hölderlin, à Stuttgart. Mais c’est en allemand, dans l’idiome natal et fatal,
maternel et criminel, de ceux qui avaient assassiné sa famille et détruit à jamais
sa propre existence, autant que dans l’élément austro-hongrois d’une langue
rescapée du « monde d’hier », exceptionnellement pure, qu’il prononçait avec
une intensité discrète, proche de la douleur. (…) Et c’est cette langue elle-même
que sa poésie continue de fouiller aujourd’hui obstinément comme un ciel infini,
si obstinément qu’elle en paraît - chez les poètes du moins - changée pour
longtemps. 4
Cette résurgence de l’oralité, devenue mortifère, ressuscite le plain-chant du
poème. Sa voix module un lyrisme fragile né de la douleur enragée, une langue nouvelle
belle et musicale, apte à psalmodier le crime. La parole martèle un psaume déchirant,
1
« Lait noir de l’aube nous le buvons le soir / le buvons à midi et le matin nous le buvons la nuit / nous
buvons et buvons / nous creusons dans le ciel une tombe où l’on est pas serré » Traduction de Jean-Pierre
Lefebvre. Paul Celan, « Todesfugue » in Mohn und Gedächtnis, (Pavot et mémoire), Choix de poèmes,
Poésie / Gallimard, 1998, p.52.
2
André Velter, « À hauteur d’homme », Écrire au long cours, L’Atelier des Brisants, 2003, p.143.
3
Andrea Zanzotto, Pour Paul Celan, traduit de l’italien par Jean Nimis, Revue Europe, n°861-862, p.67.
4
Jean-Pierre Lefebvre, in Paul Celan, Choix de poèmes, Poésie / Gallimard, 1998, pp.7-8.
53
« offre une tombe dans le ciel »1. La Rose de personne est un Tombeau pour fantômes
et nuages, « quelque chose comme de la poussière d’âme »2. « Sur le carrelage du
monde résonne [encore aujourd’hui] le dur thaler des rêves »3 et le cas Celan entraîne la
raison sur un versant terrible. Vérité ontologique, sonnante et trébuchante. Voie sans
issue et sans espoir possible : « la main qui ouvrira mon livre aura peut-être serré la
main de celui qui fut l’assassin de ma mère » écrit-il dans une lettre en 1946.
Vie et poésie dès lors ne sont plus dissociables. C’est pourquoi André Velter, qui
n’entend pas plus renouer avec un lyrisme perdu que reproduire « l’unicité du geste
celanien »4, fait résonner ce cri. Et il faut avoir vu Gérard Depardieu débouler dans un
studio de la Maison de la Radio, son casque de moto encore sur la tête, dire au débotté
le slogan des absurdistes russes : la poésie n’est pas de la semoule qu’on avale sans
mâcher et qu’on oublie aussitôt. Il faut l’avoir entendu découvrir au micro les vers et la
cendre de Paul Celan, sous le regard d’André Velter préparant là son premier Meeting
Poétique du Printemps des Poètes. Et pouvoir se remémorer cela longtemps. Car
Depardieu lisant, pour la première fois, en coup de vent et le temps d’une seule prise, le
psaume de La Rose de personne est plus inoubliable encore que le poème, déjà très audessus.
S’il est une musique funèbre intouchable, propre au poète juif germanophone, en
revanche, créer une parole accordée et à soi et à la voix-miracle de Paul Celan implique
l’aventurier errant du Cabaret de l’éphémère. Sculpter son propre souffle à partir de
l’empreinte d’un autre. Épouser dans le creux la litanie qui a changé la langue.
Redonner du relief à la mémoire enfouie. Et répondre enfin en son nom à la question
fatale d’Adorno. Réponse polyphonique, sans devoir commémoratif, Ein Grab in der
Luft est un hommage. Poème qui ne venge ni ne s’acquitte de rien, mais témoigne d’un
engagement à hauteur d’homme, d’une exigence d’écriture – « écho / de ce qui chuinte
au coin de vieilles lèvres / jusqu’à ne plus faire bouche »5.
Né en 1945, André Velter n’a connu aucun génocide, juste vécu in extremis dans
la proximité d’un passé meurtrier, dans la rumeur horrifiée d’une mémoire collective. Il
n’en fallait pas davantage. La solution finale, tôt ou tard, serait cause d’un poème.
1
Paul Celan, « er schenkt uns ein Grab in der Luft / il nous offre une tombe dans le ciel»,
« Todesfugue », Mohn und Gedächtnis, (Pavot et mémoire), Choix de poèmes, Poésie / Gallimard, 1998,
pp. 54-55.
2
André Velter, « Ein Grab in der Luft », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.58.
3
Paul Celan, « Nun klingt auf den Fliesen der Welt der harte Taler der Traüme », « Marianne », Mohn
und Gedächtnis, (Pavot et mémoire), Choix de poèmes, Poésie / Gallimard, 1998 , p.26.
4
Fernand Cambon, Paul Celan ou la passion du réel, Revue Europe, n°861-862, p.100.
5
André Velter, « Ein Grab in der Luft », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, pp.57-58.
54
Considérant Todesfugue comme l’un des textes majeurs du XXème siècle, l’envie d’y
faire écho fait son dur bonhomme de chemin dans l’esprit du poète. Cela prendra du
temps, des années et des années, ce qui n’est pas tant pour un thème pareil. Car, parler
après Celan nécessite justesse et tact, révolte et sagesse. Surtout quand on a ni « les
mots ni la langue / qui tue et chante tout à la fois »1. L’écriture requiert une impulsion
extérieure, l’inconscient réclame un aiguillon déclencheur. Or c’est un simple dessin à
l’encre noire de Vladimir Velickovic qui sert de déclic : un corbeau posé sur un grillage
au milieu de nulle part et l’image graphique libère la parole poétique. Le témoignage
d’Armand Gatti2 refermera le chant grâce au vécu d’un anonyme polonais. Entre ces
deux électrochocs, l’écriture de dix-huit strophes qui portent la marque d’une
interrogation, le fardeau d’une commotion que Velter n’a pas éprouvée. Ainsi la retenue
s’impose à qui parle par ouï dire. Pas question de fanfaronner à la première personne.
Mais pas question non plus de penser en sourdine : Parle, toi aussi / parle le dernier à
parler / dis ton dire 3 invitait Celan.
Les mots surgissent donc de la vision du motif - étrangement, parmi les moins
sombres et explicites de la série - parce que la désolation autour de l’oiseau de mauvais
augure évoque énormément, que le grillage suggère l’univers concentrationnaire, que
justement cette violence à distance dit le rapport du poète aux camps. La solitude de
l’espace s’exprime en face à face : noir et blanc mènent une lutte efficace. « Dans
l’espace cadré, quadrillé, s’inscrit une déchirure, une épure fracassée sur les
coordonnées du vide. »4 L’image des barbelés - symbole majeur et ultime légué à la
mémoire - occulte l’horreur dans son incarnation : c’est peut-être aussi parce que la
représentation n’exhibait pas l’effroi qu’André Velter s’est permis d’en parler. La
rumeur se fond dans le branle-bas du souffle, tandis que le titre allemand marque la
filiation. Sans faux-semblant, sans chercher à peser « sur la balance de la douleur »5,
1
André Velter, « Ein Grab in der Luft », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.57.
Amené à la chambre à gaz, un anonyme de Pologne écrit en yiddish - « langue condamnée à mort – mais
qui peut-être était la seule à savoir dire la vie et même la survie (pour combien de temps ?) » - avec son
sang « Dos Vord Hunt tsi bilt er ? le mot chien aboie-t-il ? » et glisse « le plus grand défi littéraire du
siècle » dans une bouteille jetée « au fond de la Vistule (sur une couche d’os pilés que le fleuve n’avait
pas réussi à entraîner vers la mer) », in Armand Gatti, La parole errante, Verdier, 1999, pp.54, 1730.
3
Paul Celan, Anthologie de la poésie allemande, traduction de Maurice Blanchot, Pléiade, 1998, p.1183.
4
André Velter, « L’enfer au présent », Velickovic, l’épouvante et le vent, Fata Morgana, 1987, p.85.
5
Paul Celan, « So hobst du es leicht auf die Waage des Leids, da war es schwerer als ich… / Alors tu les
as soulevés [tes cheveux] et mis légers sur la balance de la douleur : ils étaient plus lourds que moi… »
Mohn und Gedächtnis, (Pavot et mémoire), Choix de poèmes, Poésie / Gallimard, 1998, pp.28-29.
2
55
sans s’abandonner au sentiment de culpabilité de vivre qui tortura Celan, Velter décline
son identité, conscient de parler « par défaut sans [s’]écorcher / si profond que cela »1.
Le leitmotiv tourne à la « ritournelle » qui chante l’holocauste. La rengaine,
ponctuée avec douceur, perpétue l’entêtante mélodie celanienne qui dirige le chorus,
berçant l’oreille pour mieux ébranler la conscience : « dein goldenes Haar Margarete /
dein aschenes Haar Sulamith »2. L’harmonie féminine des prénoms se prolonge
[« l’heure est la même Sulamith, Margarete »], le contraste ravive le souvenir et la
bien-aimée du Cantique des cantiques personnifie l’écho. La parole enchâsse les
références au « maître d’Allemagne », égrène les citations jusqu’à « trouver ce qui est
en la langue du chant »3. Langue qui éveille la violence d’un autre traumatisme, d’une
autre guerre sans fin, que chantait déjà pudiquement la répétition finale du « Grand
épouvantail », d’après un triptyque de Vladimir Velickovic : « L’âme n’est pas revenue
/ de la guerre de cent ans. »4 Ainsi le travail du peintre agit directement sur l’esprit. Ses
tableaux interrogent les ténèbres, la part sombre, et toujours mènent le poète sur le
versant noir du verbe. « L’art a commencé avec la chute des anges, dit Vladimir Holan,
quand la carapace physique a pris le poids des malédictions, qu’il a fallu penser le
néant, et l’exorciser au jour le jour. Il y a comme une réminiscence et un refus de ce
commencement-là dans la peinture de Vladimir Velickovic »5 qui appelle au sursaut de
l’être, traquant la mort sur tous les horizons du monde.
Le refrain d’Ein Grab in der Luft scande la cadence. C’est un poème à dire et
dans toutes les langues : « en serbe ou en chinois, / en russe, turc, anglais, arabe,
français, coréen, / l’heure est la même Leïla, Tséring, Marina »6. Zvétaéva, « femme à
l’âme virile, active, décidée, conquérante, indomptable »7. Leïla au nom de nuit : je suis
noire mais belle. Quant à Tséring, serait-ce l’orpheline tibétaine, « petite fée de
poussière » du nom de Lhamo, « déesse de longue vie » ? Fillette démunie, grave et en
retrait dans un camp de réfugiés. Enfant sponsorisée avec « ce charme étrange, cet effroi
au visage, qui ne se laissait pas raboter. » André Velter se souvient : « Adolescente,
jeune fille, femme, c’était la même statue fragile, posée de biais parmi les choses. » 8
1
André Velter, « Ein Grab in der Luft », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.57.
« Tes cheveux d’or Margarete / tes cheveux cendre Sulamith », Paul Celan, op. cit., p.57.
3
Frédéric Bruyas, Jacques Rebotier la langue du corps, le corps de la langue, Mémoire de DEA, 1997, p.5.
4
André Velter, « Grand épouvantail », Velickovic, l’épouvante et le vent, Fata Morgana, 1987, pp.19-23.
5
André Velter, « La fin de l’homme efficace », Velickovic, l’épouvante et le vent, Fata Morgana, 1987, p.55.
6
André Velter, « Ein Grab in der Luft », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.60.
7
Boris Pasternak, Essais autobiographiques, in Anthologie de la poésie russe, Poésie / Gallimard, 1993, p.379.
8
André Velter, « Petite fée de poussière », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.204.
2
56
Leïla, Tséring, Marina, syllabes d’un drame universel, « tant de prénoms qui sortent des
enfers », d’un chaos éternel achevé au couperet :
D’une bouteille jetée à la Vistule
sur le chemin de la chambre à gaz
remonte le message d’un anonyme
après quoi tout se tait :
Le mot chien aboie-t-il ? 1
« Mots, autant de voix d’un écho sur la face nocturne d’une langue qui s’est
tue »2 selon Armand Gatti. Retentissant point d’orgue à faire froid dans le dos. Trois
pseudos décasyllabes et un sinistre alexandrin final pour éconduire l’amnésie,
ressusciter la mélodie et l’équivoque « quand on a oublié note à note la musique / lettre
à lettre le sens du dernier cantique. »3 Singbarer Rest, reste qu’on peut encore chanter –
la lèvre annonçant qu’il se passe toujours, encore, quelque chose / non loin 4.
Ein Grab in der Luft creuse où ça fait mal, toujours sous la garde des corbeaux :
Il y a dans le décor des cadavres sans cause.
La mort est un bourbier recouvert d’oiseaux noirs. 5
Chaque vers remâche des mots blessés, vérités crues intensifiant les résonances
et l’éclat du parcours celanien. Celan qui ne s’est pas soustrait à l’effroyable réalité, n’a
pas séparé l’ombre de la parole. Humanité violée, brisée, déchirée, précipité du siècle, la
poésie réactive son pouvoir primordial : outrepasser le traumatisme et la noirceur,
garder force de mots et de lucidité. « Les abeilles frontalières »6 - ces abeilles de
l’horizon qui font la poésie de René Char - escortent par bonheur la langue, tel cet
essaim s’échappant de la bouche de certains saints. Contrepoint déchantant un parcours
ravagé, ce poème dit l’ascendant de Paul Celan, énième suicidé de naissance et
cependant maître d’une oralité salutaire.
1
André Velter, « Ein Grab in der Luft », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, pp.59, 62.
Armand Gatti, La parole errante, Verdier, 1999, p.55.
3
André Velter, « Ein Grab in der Luft », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.58.
4
Paul Celan, Anthologie de la poésie allemande, traduction de Jean-Pierre Lefebvre, Pléiade, 1998, p.1195-1197.
5
André Velter, « Ein Grab in der Luft », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.61.
6
« Elle transporte le verbe, l’abeille frontalière qui, à travers haines ou embuscades, va pondre son miel sur le
passage d’un nuage. » René Char, « Poèmes des deux années », La Parole en archipel, Pléiade, p.370.
2
57
La voix renaissante
l’espace de nos cris
tient au creux de la gorge
où le souffle a vacillé 1
C’est par cette alliance d’un sens tragique contemporain et d’une écoute à vif
que la parole poétique parvient à reprendre souffle. Celan a démontré qu’il n’était pas
barbare d’écrire des poèmes après Auschwitz. Que c’était au contraire la seule manière
pour lui de mériter de vivre. Non pas barbare donc mais on ne peut plus humain.
Tentative honnête et torturée de s’en sortir, comme dans ce titre curieux de l’unique
récital télévisuel de l’apatride Luca, Comment s’en sortir sans sortir2, Ghérasim Luca
l’exilé roumain qui, dans un ultime salut à Celan, se suicida dans les eaux de la Seine.
En ce sens Fernand Cambon dit vrai, « l’adage ressassé d’Adorno (…) présuppose une
conception de la poésie navrante de traditionalisme et de platitude. Cela reviendrait-il en
effet à dire que la poésie ne serait bonne qu’à ornementer les desserts de première
communion, à faire le beau devant sa belle ou à tenir le journal de ses épanchements au
clair de lune ? (…) s’il est vrai que la possibilité d’une parole et/ou d’une écriture après
Auschwitz, en particulier d’une parole et/ou d’une écriture qui en témoignent, fasse
problème, loin que la poésie soit alors d’emblée disqualifiée, c’est au contraire la forme
de langage qui serait a priori la plus adéquate - pour autant que ce prédicat ne soit pas,
dans ce contexte, privé de sens - à cette tâche impossible. En effet, la poésie peut être
définie comme une tentative du langage de rencontrer le ou un réel, ou, pour le formuler
autrement de se faire l’équivalent d’un silence, de dire de l’impossible. » 3
Déjà la Terreur française avait torpillé la chanson. Ça ne chansonnait plus dans
les rues de Paris mais à en croire La Harpe « dès qu’on a cessé d’égorger, les Français
ont recommencé à chanter. »4 Instinct de vie que Jaques Roubaud résume avec plus
d’ironie :
Après Auschwitz, la poésie n’est plus possible.
Et la philatélie ?
1
André Velter, « Celle qui passe comme une ombre », L’Arbre-Seul, Gallimard, 1990, p.133.
Raoul Sangla, Luca, comment s’en sortir sans sortir, La Sept / FR3 / CND Productions, 1988, 52 min.
3
Fernand Cambon, Paul Celan ou la passion du réel, Revue Europe, n°861-862, pp.99-100.
4
La Harpe, cité par Michel Delon, Chansonnier révolutionnaire, Poésie / Gallimard, 1989, p.10.
2
58
oui ?
non ?
Mais vous respirez, non ? 1
Certes la tentation fut grande de s’emmurer dans le silence. Sans besoin même
de recourir à la Shoah. Ainsi un deuil intime transmué par la voix de Wystan Hugh
Auden, et partagé par les millions de spectateurs de Quatre mariages et un enterrement
avec plus de cinquante ans de retard : Stop all the clocks, cut off the telephone / Prevent
the dog from barking with a juicy bone / Silence the pianos and with muffled drum /
Bring out the coffin, let the mourners come 2. « Funeral Blues » qui en appelait au
silence et que l’on entend de plus en plus retentir aux baffles des églises. De fait il est
des morts cruelles (accidentelles, dit-on bêtement) qui font se dessécher l’âme avant
l’heure des vivants. Le corps se recroqueville et la poésie suit. Les mots se replient dans
leur carapace de premier de la classe, reprennent la position du fœtus et c’est le début de
la fin. Littéralité ou la parole terne des années 70 : « décanter, déchanter » récapitule
Jean-Michel Maulpoix. Poésie refroidie pour ne pas dire congelée d’une génération
perdue. Langue neutre, sourde et muette, et fière de l’être : « Dire ce bras est de chair,
je trouve cela plus émouvant que la terre est bleue comme une orange » s’enorgueillit
Claude Royet-Journoud, maudissant la métaphore et la polysémie. N’est pas Eluard qui
veut. Et il ne suffit guère d’être soi-même ému par une écriture à plat pour émouvoir
quiconque.
André Velter, qui sait pourquoi les décrets talibans interdisent d’emblée
musique, cassettes, danse, tambours et jusqu’aux oiseaux et cerfs-volants, entend abattre
ce « mur de mutisme et de mots sans musique »3. En terre d’asphyxie, le souffle écrit-il
dans Passage en force : « Je voulais l’inconnu de la voix. Le mouvement pour le
mouvement. La parole pour la parole. Les nerfs pour le souffle. »4 Et c’est à Kaboul
justement qu’il mesure la puissance du chant. En la personne surtout de Sayd Bahodine
Majrouh, passeur de poèmes persans et de landays, ces sortes de haïku des femmes
pashtounes, mais sur deux vers seulement, de neuf et treize syllabes. « Je n’avais jamais
rien entendu d’aussi fulgurant : des plaintes qui étaient d’implacables défis, des sanglots
qui crachaient du sang, des désirs fous et piégés, des destins inhumains déjà voués à la
1
Jacques Roubaud, Poésie, etcetera : ménage, Stock, 1995, p.54.
Arrêtez les pendules, coupez le téléphone / Empêchez le chien d’aboyer pour l’os que je lui donne /
Faites taire les pianos et sans roulement de tambour / Sortez le cercueil avant la fin du jour.
3
André Velter, « En terre d’asphyxie, le souffle », Passage en force, Le Castor Astral, 1994, p.11.
4
André Velter, id.
2
59
mort. »1 Chants étrangers qui nous parviennent enfin grâce à la traduction. Translations
qui se multiplient et prouvent en effet la persistance d’un verbe exalté, fiévreux,
universel. Ce sont ces fureurs des langues étrangères qui, en quelque sorte, ont sauvé de
l’aphasie la poésie française :
Secret laissé à l’abandon, si peu audible
dans l’éclatement du verbe,
si peu présent dans le crassier des jours. 2
Il faudra l’exemple des parlés d’orient, qui jamais ne se sont fâchés avec le sens
ou l’oralité, afin de relancer l’élan poétique occidental. Car il n’y a pas que Shéhérazade
pour inventer jusqu’aux premières lueurs du jour. Les poètes arabes aussi remplissent
les stades et le public se pâme. Ce sont des vers de plain-pied. Des vers de vieux loups
de mer bien dans leur peau. Des vers pleins de ressort et de bonne santé bien que rendus
à la poussière. On dirait que je suis un mot dans la langue de l’éternité, un mot chargé
de fins infinies disait Abu al-Ma’arrî 3. Ali Ahmad Saïd Esber, dit Adonis, gamin de
Kassabine aux pieds nus gagnant les bonnes grâces du premier président de la
République syrienne, armé de la seule magie d’un poème, écrit, parle et lit en caressant
de sa main libre le vent. Il réinvente à chaque instant les règles, congédiant la rime et la
métrique, et toujours exhorte ses frères : « La parole ? Voulez-vous découvrir sa
flamme ? Alors, écrivez. Je dis écrivez, je ne dis pas mimez ou recopiez. Écrivez. De
l’Océan au Golfe, je n’entends aucune langue, je ne lis aucune parole. Je n’entends que
du bruit. Je n’aperçois aucun lanceur de flammes. »4 Le poète ne peut se satisfaire de la
langue de ses pairs, ni des larmes d’un autre ou des bottes de sept lieues de son voisin.
À chacun sa silhouette, ses silences et son souffle.
Pour Mahmoud Darwich, le poète de la Palestine - l’ami si proche qui vient de
mourir si loin5 - la poésie arabe est un « immense trésor de cadences »6. Trésor jamais
renié, et pour autant jamais dilapidé. « Autrefois, j’enregistrais mes nouveaux poèmes
sur une cassette, pour entendre et corriger mes fautes de rythme »7 confiait-il au journal
Le Monde, vérifiant ainsi le constat de Paul Zumthor : « C’est grâce à l’oreille que tout
1
André Velter, « L’éclaireur de minuit », Écrire au long cours, L’Atelier des Brisants, 2003, p.235.
André Velter, Ça Cavale, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Les Écrits des Forges, 1994, p.76.
3
Abû l-Alâ al-Ma’arrî, « Poussière viendra s’en emparer », Caravanes 1, Phébus, 1989, p.126.
4
Adonis, in André Velter, « L’exilé universel », Écrire au long cours, L’Atelier des Brisants, 2003, p.270.
5
« J’apprends soudain. Mahmoud Darwich, ami si proche qui vient de mourir si loin. Après la terre, la vie
« nous est étroite », Mahmoud. Je pense à ton cœur fraternel désormais arrêté. Et le temps bat encore plus
faux dans le labyrinthe où sombrent nos destinées. » André Velter, Jerez de la Frontera, 10 août 2008, midi.
6
Mahmoud Darwich, « Le voyageur des mots », par Catherine Bédarida, Le Monde, 4 avril 2003.
7
Mahmoud Darwich, « Le voyageur des mots », par Catherine Bédarida, Le Monde, 4 avril 2003.
2
60
sujet peut contrôler les divers paramètres de sa voix »1. La voix de Darwich résonnait si
fort que la justice israélienne n’a pas hésité à accuser de blasphème, et par trois fois, le
célèbre musicien Marcel Khalifé, à cause de la chanson Je suis Joseph, oh père, dans
laquelle l’auteur de La terre nous est étroite citait un verset coranique.
Ça croule sur l’idéal ferré, sous
l’œil, avec paralysie bleue
de l’hémisphère muet, ça
coince dans la syllabe aux trésors ;2
Clamait André Velter de l’autre côté de la Méditerranée. Il importe alors de
remiser la rigueur formelle, d’arrêter de fixer dans le blanc des yeux une poésie à sec, et
de redécouvrir l’univers et la voix. Car « il n’y a rien à attendre (…) de la dépression du
sens »3. C’est dans l’élan et la violence du cri que la poésie française renoue avec le
chant.
Pour tout texte, quel qu’il soit, au fond de l’encrier, ou de l’ordinateur, il y avait
d’abord une voix. Une lecture rend la voix à la voix : ce qui est venu d’une voix
retourne donc à la voix. La voix d’un autre. Aucun livre, aucun imprimeur au
monde ne rendra cette voix si quelqu’un d’autre ne s’en mêle pas. Voilà ce qui
justifie une lecture, ce qui en constitue le statut et l’autorisation.
Ce sont les mots de Daniel Mesguish. Mots récents de 2006 qui tentent encore
de justifier la voix haute, preuve que la réalité est dure à avaler. Le poète n’a-t-il pas été
assez clair : « mon pays fut un chant / une nuit blessée / une halte / un arc-en-ciel dans
l’azur le plus clair »4 ? Oui, mais il y eut la jungle des poètes sonores avant l’arrivée de
ces nouveaux lyriques. Parmi les défricheurs, l’impresario du futurisme Marinetti en
1914 avec son « Zang Tumb Tumb » ou Hugo Ball au Cabaret Voltaire. Mais rien que
du charabia, véritable gabegie : « des vers sans mots, ou poèmes sonores ». Reste
l’Ursonate, ou sonate parlée de l’ancien dadaïste Kurt Schwitters. Partition uniquement
fondée sur la force expressive des sons et leur tonalité. Expérience reprise par Bernard
Heidsieck, poète multimédia et cofondateur de la Poésie sonore, en 1959, avec Henri
Chopin. Mais l’usage exacerbé du magnétophone pousse la parole à bout : la poésie
bascule. Succession d’onomatopées à la dérive, oubliant que les mots, avant tout, sont
des signes. Poésie Action manquant plutôt d’action, à force de brasser du vide. Car, à
trop priver de sens et d’émotion le corps, la langue se mord la queue.
1
Paul Zumthor, La lettre et la voix, Seuil, 1974, p.132.
André Velter, La poupée du vent, Étapes brûlées, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1996, p.13.
3
André Velter, Ça cavale, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.64.
4
André Velter, « Dépaysement », L’Arbre-Seul, Gallimard, 1990, p.141.
2
61
Quand je dis qu’un poème qui ne peut être lu à haute voix n’existe pas, je
souligne à quel point le passage à l’oral est décisif. Mais j’affirme également
qu’un poème qui ne « tient » pas sur la page, qui ne résiste pas à la lecture
muette, n’a pas plus d’existence. Le poème est un alliage, et une alliance, de son
et de sens. C’est sa grandeur et sa malédiction : il risque toujours de renier l’un
au profit de l’autre. 1
C’est le cas chez la plupart des poètes oraux soi-disant d’action qui ne misent
que sur la poésie brute. Mais il en est qui ont foi en la page. Et dont la voix jamais ne
nous quitte, parce qu’elle vient de plus loin. C’est « la voix qui dit le poème »2, selon
Serge Pey. Voix haut portée, clamée voire hurlée. Voix culte et engagée d’Allen
Ginsberg hululant Howl : « Brisez la distinction entre ce que vous dites à vos amis et ce
que vous dites dans vos manuscrits. »3 Honnêteté ontologique parfaitement velterienne.
Jacques Ancet d’ailleurs, à la lecture des livres d’André Velter, voit « dans cette
violence de la profération, dans l’usage du parlé comme d’une arme de jet, dans une
prise à partie du lecteur absente du Surréalisme, quelque chose qui s’apparente à la Beat
Generation ». Filiation volontiers confirmée :
Ce n’est pas ce que représentait la Beat Generation en général qui m’attirait.
D’emblée j’ai privilégié les parcours de Kerouac et de Ginsberg, sans être pour
autant un inconditionnel de tout ce qu’ils ont pu écrire. J’aimais tel ou tel
passage de Sur la route, de Howl ou de Kaddish, quand le « parlé » donne du
tranchant au texte, évacue toute forme de pose mais je décrochais dès que cela
tournait à l’incontinence verbale. 4
Le 11 mars 2002, le soir à La Mutualité, la voix damnée du Roi de Mai, Allen
Ginsberg - prophète de la contestation, de l’esperluette et du tiret -, succédait à celles de
Colette Magny, Nâzim Hikmet et Pablo Neruda. Serge Essenine suivrait, si l’on s’en
tient aux morts. Les langues alors s’emparaient de la scène. Les mots faisaient irruption.
La voix se donnait en Meeting Poétique. Soirée de Printemps des Poètes, sans
« lecturage » mallarméen ni vers de néant, conçue et orchestrée par le duo VelterGuerre. Précisons qu’André Velter, un an auparavant, se morfondait sur les cimaises de
Beaubourg pour cause d’Années Pop : une affiche de 1965 annonçant sa première
participation à un Festival de la libre expression au Centre américain, avec ceux de la
Beat Generation dont pourtant il n’était pas ! Cela étant, la rencontre avec Allen
1
« J’entends ce qui s’écrit », entretien avec André Velter, 2000. Reproduit en annexe.
Titre emprunté à Serge Pey, La langue arrachée ou la poésie orale d’action. Essai d’analyse et
d’histoire de l’oralité dans le poème à la fin du vingtième siècle, sous la direction de Georges Mailhos,
Toulouse, 1995.
3
Allen Ginsberg, entretien avec Tom Clark, in Paris Review Interviews, n°37, 1967, p.21.
4
André Velter, entretien avec Jacques Ancet, in Étapes brûlées, Le Castor Astral, 1996, p.151.
2
62
Ginsberg, à défaut d’être décisive pour qui n’écrit que sous l’effet des bulles de la
Vichy Saint-Yorre et n’a jamais fumé, compta. Car à l’époque, très peu de poètes
avaient vraiment songé à la possibilité de lire leurs textes en public. Un petit pas pour
un Américain donc débarquant à Paris, mais un grand pas pour l’oralité françoise :
(oralité)
il dit souvent
ce qu’il ne faut pas dire
sans se le tenir pour dit 1
Définition façon Verheggen de cette chevauchée jouissive entre ouïr et dire. Le
poète belge - qui « n’en conçoit nul déplaisir »2 - suant effectivement tout son être par
amour de l’ouïssance. Mais ce récent haïku tiré des Casseroles de Cassandre est tout à
fait en règle : dix-sept syllabes, certes réparties d’une main leste, signées André Velter.
Rabelais déjà jouait, dans Gargantua, à Je te pinse sans rire. Ivresse folâtre de l’oralité.
Jeux de mots balancés pour le plaisir, et non histoire de dire. Ivresse du tac au tac.
Ivresse encore, pas toujours gaie : tant de soldes au bazar aux esclaves / tant de mises
en souffrance 3. Mais l’auteur de La vie en dansant, à bonne école comme d’autres
derrière la grande porte de l’abbaye de Thélème, ne dézingue qu’atavisme, expressions
toutes faites et mots tout miel. Notez que lors du Festival Polyphonix 22, à l’automne
1993, c’est lui qui enregistra à la cinémathèque de Paris l’ultime récital du père
Ginsberg, citant comme par anticipation le Tantra et les paroles de Chögyam Trungpa.
Tampe tön ni jikpa me : la proclamation de la vérité est intrépide dit le Vidyadhara,
« détenteur de la folle sagesse »4.
« De partout montaient des rumeurs. Des légendes ou des chants. Des cris. Des
épopées »5 rapporte André Velter. À son tour Yves Bonnefoy s’en remet à la voix : voix
« frêle »6 ou « voix dansante »7 de la suite des Planches courbes ; « voix lointaine »8
avant de devenir voix haute, en souvenir de la mère ou hommage au poème :
Je l’écoutais, puis j’ai craint de ne plus
L’entendre, qui me parle ou qui se parle. 9
1
André Velter, « (oralité) », Les casseroles de Cassandre, parues dans la revue Blackstreet.
André Velter, Orphée Studio, Poésie d’aujourd’hui à voix haute, Poésie / Gallimard, 1999, p.61.
3
André Velter, « quel royaume », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.164.
4
Chögyam Trungpa, Tantra La voie de l’ultime, Points Seuil, 1996, pp.8, 200.
5
André Velter, « Une longueur d’avance », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.60.
6
Yves Bonnefoy, Les planches courbes, Poésie / Gallimard, 2003, p.40.
7
Yves Bonnefoy, « La voix lointaine », Les planches courbes, Poésie / Gallimard, 2003, p.63.
8
Yves Bonnefoy, id., pp.55-67.
9
Yves Bonnefoy, id., p.57.
2
63
Monologue intérieur ou folle du logis qui murmure entre ses dents, l’oralité
soliloque partout. Aussi Jeanne d’Arc la Pucelle, « brave amazone »1 en habit d’homme,
brûlée adolescente et vive en place du marché, n’était pas plus démente, à coup sûr, que
sorcière. On a tous nos démons, marottes et ritournelles. « Que n’ai-je mes esprits un
peu plus endormis »2 se lamentait Jodelle. Chansons traîtres, bribes de romances filmées
ou complainte – « aussi déchirante que la corne de brume quand elle appelle dans les
soirs gris et que le cœur nous fend »3. Il y a comme un « refrain d’avant la chanson »4.
Comme un héritage de fables, de peines et de sons. Une ribambelle de reines Margot
bien avant la jeune bergère. Et de quoi se perdre, aussi, dans ce lacis de siècles et
d’histoires.
Un poète d’aujourd’hui écrit après les poètes assassinés et grâce à eux. Un poète
d’aujourd’hui ne peut plus oublier la balle bureaucratique dans le cœur de
Maïakovski, le voyage de Max Jacob à Drancy, la rafale dans le dos de Federico
Garcia Lorca, sexe enfoncé dans la bouche, les années de prison de Nâzim
Hikmet dans l’ombre bleue des coupoles de Sainte Sophie, la disparition d’Ossip
Mandelstam dans les isolateurs de Vorkouta et de Magadan ou dans quelque
cave stalinienne, l’internement de Stanislas, les tremblements d’Artaud à
l’électrochoc, tout un peuple de Jean Sénac, de Majrouh et de Nedjma. Un poète
d’aujourd’hui ne peut se proposer de résultat plus décisif que celui de lier au
développement de son chant la plus complète et collective liberté possible. 5
Ainsi parle Alain Borer, avec dans sa ligne de mire le « ton vengeur » d’André
Velter. De fait le contremaître d’Orphée Studio n’appartient pas au clan des cancres
revendiquant leur inculture, ignorants volontaires, oublieux tout exprès. Gens nés de la
cuisse de Jupiter et sans reconnaissance. Êtres de peu, si ce n’est de déni, à tenir à
distance. Edmond Jabès l’a dit, il n’y a pas d’avenir possible là où la mémoire fait
défaut. Même les plus lourds secrets de famille se transmettent malgré nous dans les
langes… Alors à quoi bon ignorer la petite mort et l’aube qui nous ont faits ?
La parole poétique n’est pas sortie du silence ex abrupto, ou du vide. Mais à
force de remous et de voix, d’accords, d’émotions, de heurts et d’expressions
mélodiques. Dans l’écume du temps qui brasse paroles et musiques. Grâce au sel des
résonances qui donnent son piquant à la langue et nous giflent au visage. Si la filiation
des mots équivaut à l’étymologie, celle des rythmes et des images pourrait bien se
nommer poésie. L’art du langage est un duende sans fin. Ma vie, le mystère du comme
1
Voltaire, La Henriade, 1728, chant VII.
Étienne Jodelle, in Passeurs de mémoire, Poésie / Gallimard, 2005, p.153.
3
Guy Goffette, in Passeurs de mémoire, Poésie / Gallimard, 2005, p.337.
4
André Velter, Le Grand Passage, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.23.
5
Alain Borer, A.V., « dans la lumière et dans la force », catalogue d’exposition, 1998, p.15.
2
64
signe Michel Deguy. Passeur de mémoire, passeur de songes, passeur de vie, le poète
détient le trousseau des clés de Barbe Bleue. À lui d’oser franchir tous les seuils – ce
qui sera chose faite avec Midi à toutes les portes. Temporalité immortelle qui faufile
l’éphémère du présent aux échos d’antan. N’attendez rien du XXIème siècle, il attend tout
de vous aurait dit Lorca. Et le chroniqueur d’Attendons Zapata d’urgence, conciliant
parole et écriture, de chercher à « préserver un peu de l’allant de la voix dans le sillage
d’encre des mots »1 :
Je cherche
L’autre monde sur terre
Et sur terre, mon écho. 2
Quête d’un autre Graal, d’une coupe où abreuver les lèvres inspirées par Orphée.
Oralité entêtante, telle la musique du « moulin vagabond » d’Emily Dickinson ou le
marathon de la trotteuse des gares qui ne prend même plus le temps de marquer l’arrêt.
« Même les choses les plus muettes / ont pour nous / un son / une musique »3 confiait
Jean-Louis Giovannoni, dans un numéro de la revue Nulle Part consacré au chant.
Oralité manifeste, terriblement audible. Voix qui nous traversent à longueur de journées
sans le secours de Dieu. Souvenirs qui imprègnent les esprits et les lieux. Et jusqu’aux
crins de l’archet des joueurs de viole de gambe sous le charme des Voix humaines. Déjà
le compositeur et néanmoins capitaine Tobias Hume, contemporain de Shakespeare,
avait prédit à l’instrument un bel avenir en solo, tandis que le luth piriforme à cordes
pincées avait alors les faveurs de la cour : « Son propos n’était pas d’adoucir les mœurs,
mais de décliner au fil de l’archet toutes les nuances d’une vraie vie vécue, de la plus
vive couleur à la plus sombre, de la plus brillante attaque au souvenir le plus
mélancolique. »4 Intuition velterienne infiniment fidèle aux enjeux de sa propre poésie.
Ainsi l’oralité s’exerce de la portée à la prose, entre rudesse et paradis. « La musique
transporte aussitôt dans le transport physique de sa cadence celui qui l’exécute comme
celui qui la subit. »5 Pascal Quignard, sauveur du sieur de Sainte Colombe, livre ici la
raison de cet emportement au sortir d’un concert de Jordi Savall en plein dortoir des
convers de l’abbaye de Fontfroide. Signe que l’oralité ne se limite pas au flux établi de
la parole parlée. Elle est le lieu de naissance des mots, le la du poème, le diapason
changeant qui ne s’embarrasse guère des roses, des cigognes ou des choux.
1
André Velter, Écrire au long cours, L’Atelier des Brisants, 2003, quatrième de couverture.
André Velter, Le Grand Passage, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Les Écrits des Forges, 1994, p.44.
3
Jean-Louis Giovannoni, « Ce qui bouge dans notre voix », Revue Nulle Part IV, 1984, p.107.
4
André Velter, « Tambour battant & viole de gambe », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.290.
5
Pascal Quignard, La haine de la musique, Calmann-Lévy, 1996, p.122.
2
65
L’oralité, parce qu’elle est la trace du passage de cet « autre » qui est « je », se
tisse dans l’épaisseur à la fois la plus physique et la plus culturelle de la langue.
Un poème s’écrit avec toute une époque, ses valeurs, ses croyances, ses espoirs,
ses obsessions et avec les croyances, les espoirs, les obsessions d’un seul : avec
des voix à travers et contre lesquelles se forme et s’entend une voix. 1
Voix de travers et voix fantômes, champ de bataille retentissant en amont du
poème. Je pense à l’indien, l’oreille collée aux rails, écoutant le train venir – le son se
propageant plus vite dans le métal que dans l’air. Oralité et solitude, souligne donc
Jacques Ancet, ne semblent pas très heureuses en ménage. La première d’évidence en
appelle au décibel, aux cris et à la compagnie. La seconde au calme, à l’isolement et
bouche cousue. Toutefois, même lorsque tout dort alentour dans le silence de l’espace,
aucun ange n’a le pouvoir de faire chut dans nos têtes. Les sons ruissellent, suivant
« la pente sonore » décrite par Pascal Quignard. Les homophonies entraînant l’esprit
sans souci « de rigoles en rigoles ». Ainsi, « toute ressemblance sonore au sein des mots
dont nous avons l’usage annexe aussitôt à son empire le territoire simplement
homophone de la meute sonore qui l’évoque. »2 Les paroles quotidiennes s’associent
aux bruits familiers, comme au jeu des sept familles. Les effets bien sûr varient selon les
individus, mais la dérive sonore est inévitable. L’enfant rit du mot qui en évoque un
autre plus malpoli. Un ennuyeux lapsus échappe à l’homme d’affaires. Et de fil en
aiguille le courant nous emporte. Tel ce nom sur le bout de la langue qui, parce qu’il
nous fait défaut, nous habite doublement, il y aurait donc des mots dans un coin du
cerveau, connotés à jamais. Idem du membre fantôme qui, bien que disparu, subsiste
chez la personne amputée. En raison d’une imprégnation neuronale définitive, la
sensibilité effectivement persiste. L’oreille, de la même manière, garde le souvenir des
mots qui nous ont accrochés. Y’en a marre marabout, Bout de ficelle, c’est la vie
chantait Serge Gainsbourg. Jeux d’esprit en cascade destinés à l’oreille. Mise en boîte
du destin que l’on garde à l’œil – question de mémoire : plutôt visuelle ou auditive ?
« Dans le ruisseau il y a une chanson qui coule »3 remarquait Reverdy. Mais il y
a plus que cela. Plus que les mots et leur polysémie. Impossible pour moi, par exemple,
d’entendre raccorder sans avoir instantanément sur les lèvres le rythme lancinant et
ferroviaire de Valérie Rouzeau dans Va où : Je vais me raccorder au tempo d’Alexandre
et plutôt deux fois qu’une… Rapt étrange, impressionnant, comme si une fois dits,
1
Jacques Ancet, « Celui qui parle », in Jean de la Croix, Poésie / Gallimard, 1997, p.44.
Pascal Quignard, Petits traités II, Gallimard, Folio 2977, 1997, pp.361-362.
3
Pierre Reverdy, « Surprise d’en haut », Plupart du temps, Poésie / Gallimard, 1994, p.121.
2
66
tournés et retournés par elle, les sons lui appartenaient en propre. À quoi cet
envoûtement tient-il ? Resterait-il encore des sortilèges à revendre, jetés à pleine voix ?
À peine eut-il prononcé ces mots que tout arrive dans les contes de fées. Mais jamais je
n’ai vu, or j’en ai vus des récitals, de perles ou gros diamants sortir de la bouche des
poètes. Et pourtant au contact de la voix vraie la poésie devient indéfectible. « J’écoute
la sciure des lèvres »1 disaient à l’unisson les révoltés d’Aisha. Ou encore, sans nul pied
de nez à Rimbaud, « La poésie colle à mes semelles »2, et ça ne date pas d’hier. Il y a le
débit bégayant et timbré de Ghérasim Luca déclamant Passio, passionnément. La voix
blanche, clandestine, quasi silencieuse, d’André du Bouchet. Et au commencement,
comme sorti d’un disque microsillon en vinylite noire ou de son cylindre d’antan, le ton
grave et trouble, touchant d’émotion et de grandiloquence, de Guillaume Apollinaire
pleurant l’amour et Le Pont Mirabeau.
1
2
Serge Sautreau & André Velter, Aisha, Gallimard, 1966, p.76.
Serge Sautreau & André Velter, id., p.42.
67
Entre marteau et enclume
« Ce lit où dix, vingt, trente fleuves coulant de front peuvent devenir chant, c’est
la parole errante » confie Armand Gatti. De même que la couleur excite le nerf optique,
et dit-on le taureau, cette pente sonore façonne notre nerf auditif. Ainsi vivons-nous
cernés de surimpressions, réminiscences sonores qui s’accumulent et se superposent,
concrétions personnelles et solides bien que sans consistance – « Lustre d’eau en
surimpression de murmures »1 disait André Velter. Sillon sonore suivant l’inclinaison
des canaux. De gargouille en gouttière, de nuages en flaches ardennaises, d’orages en
rivières, le son, comme la pluie, circule. Les syllabes débordent de vécu et l’onde se
propage « sur l’eau vocale du corps »2. Y compris à Kaboul, où les djouilles des rues
conduisaient l’eau du ciel au jardin. Goutte-à-goutte entêtant, le poème ricoche:
Plus qu’yeux brillants lucidités reflets tympans
Tympans tympans crevés de flashes 3
Oreilles moins saturées que la vue, en dépit d’une pollution sonore croissante.
Le souvenir d’une voix semblant plus tenace, plus fort que celui du visage. « L’autre a
des souvenirs dans les oreilles »4, comme du sable dans les yeux, s’étonnait Aragon. À
chacun sa mémoire. N’est-il pas plus dur d’entendre la parole enregistrée d’un proche
récemment disparu que de le voir en photographie ? À croire que ce qui se donne à
écouter serait ce qui se rapproche le plus de la réalité. Seule la voix ne vieillirait pas.
Ainsi, la vie, marouflée sur la toile des mots, nidifie dans les plis de nos inflexions.
C’est pourquoi ce n’est guère la réplique, au cinéma, qui devient culte, pas plus que le
scénario ou l’image à l’écran, mais l’accent et les coups de glotte du comédien. Nul
n’imite Michel Simon ou Louis Jouvet, reprenant Drôle de drame, sans y mettre
l’intonation. « L’écriture n’est pas dans les mots, mais avant eux et entre eux »5, dans
leur navigation. De même que l’aigu et le rire ne sortent pas des ballons que l’on gonfle
à l’hélium, mais des cordes vocales. Le flot sonore existe dans nos corps, allant de
l’oreille au cœur et du cœur à l’oreille. Il s’écoule et grandit en circuit ouvert. Chez
1
André Velter, Blanc de scalp, dessins de Vladimir Velickovic, Christian Bourgois, 1974, p.29.
André Velter, id., p.17.
3
Serge Sautreau & André Velter, Du prisme noir au livre tourné court…, Fata Morgana, 1971.
4
Louis Aragon, « Poème de cape et d’épée », Le mouvement perpétuel, Poésie /Gallimard, 1997, p.124.
5
Bernard Noël, « Le saut », in André Velter, irrémédiable L’, Seghers / Laffont, 1973, p.10.
2
68
Virginia Woolf, « les cercles de plomb se dissolvent dans l’air ». Mrs Dalloway ne
cesse de le répéter, à l’affût du « son franc et positif de Big Ben », du bruit des heures
qui rythme la journée :
Il est onze heures et demi, dit-elle, et le son de St. Margaret se glisse dans les
replis du cœur et s’enfouit sous les cercles et les cercles de sons, comme une
chose vivante qui a besoin de se confier, de se disperser et, avec un frisson de
joie, de se blottir. 1
Nous captons l’univers par nos cinq sens. Et généralement, les expressions
communes renvoient à la vue : point de vue, vision de l’avenir, ni vu ni connu… Drôle
de façon de voir - même à vue de nez - sachant que c’est l’ouïe, souvent, qui agit. Elle
prévaut en effet, non pas au détriment des autres sens, mais dans la plénitude de l’être.
Ceux qui reprochent à Alfred Tomatis d’avoir attribué à l’écoute une valeur excessive
(premièrement la voix ne contient que ce que l’oreille entend ; deuxièmement la voix
est immédiatement et inconsciemment modifiée en fonction de l’audition ;
troisièmement il est possible de transformer durablement la phonation par une
stimulation auditive entretenue pendant un certain temps) trouveront sans doute à me
lire le même mécontentement, car je tiens l’ouïe fine pour l’atout majeur du poète.
Connaissez-vous de grands troubadours nés sourds ? Certes la main droite de Cendrars
tranchée jusqu’au coude ne l’a pas empêché d’écrire ni de bourlinguer. Van Gogh ne
s’est pas arrêté de peindre une fois Noël 1888 et son délire en terre tauromachique
passés. Ni Goya avant lui, quadragénaire atteint de surdité – affaiblissement qui
néanmoins infléchira le sens de son inspiration. Et nos meilleurs auteurs n’ont pas tous
5/5 à chaque oreille, surtout l’âge venant. Déjà dans la nuit du 1er janvier 1560, Joachim
du Bellay trépassait à sa table de travail, malade et sourd.
Cependant l’audition est le premier des sens. Premier dans le temps puisqu’il est,
de tous les organes sensoriels à se développer, le plus précoce. Fonctionnel dès le
quatrième mois et achevé au cinquième mois de grossesse. Aussi le fœtus perçoit-il
d’abord à l’oreille le ramdam du monde de l’autre côté du ventre de sa mère. L’ouïe
précède tellement la naissance : « Avant la naissance, jusqu’à l’ultime instant de la
mort, les hommes et les femmes ouïssent sans un instant de cesse »2 résume Pascal
Quignard. Perception qui ne connaît pas de repos ni d’angles morts. Et entend aussi bien
devant que derrière, sans métaphore portugaise ni ensablée. « La tête peut faire le grand
1
2
Virginia Woolf, Mrs Dalloway, traduit par S. David, Livre de Poche, 1993, pp.62, 64.
Pascal Quignard, La haine de la musique, Calmann-Lévy, 1996, pp.120-121.
69
écart »1 puisqu’il y a un argot du corps et une esgourde à chaque extrémité à la place du
pied. À l’image, en quelque sorte, des deux oreilles en pointe du cheval cremello aux
yeux bleus de Bartabas qui, farfadets affolés dans Mazeppa, ne cessent de tournoyer
comme des marionnettes - ainsi font font font - sous le regard des spectateurs.
Plus qu’un troisième œil, l’ouïe est un outil essentiel de l’équilibre et de l’oralité.
Il importe donc de comprendre le mode de son fonctionnement. Oreille interne, oreille
moyenne, oreille externe, l’évolution ontogénétique suit cette même progression
ternaire. Plagions l’étude anatomique et physiologique menée par le Docteur Tomatis
dans L’oreille et la voix2, et décortiquons une vue simplifiée de l’oreille en coupe.
Ainsi est fait le microcosme auriculaire. L’oreille interne, profondément située
sur la partie latérale du crâne, se présente comme une poche osseuse appelée vésicule
labyrinthique. Elle renferme un labyrinthe membraneux, comprenant le vestibule et la
cochlée. Le vestibule, lui-même composé de l’utricule, surmonté des canaux circulaires,
et du saccule, constitue la partie la plus archaïque de l’oreille, la plus enfouie, et la plus
parlante dans le cas d’un poète qui puise sa voix dans le mouvement de son corps.
L’utricule organise les déplacements, surtout dans le domaine de l’horizontalité et
1
2
André Velter, Blanc de scalp, dessins de Vladimir Velickovic, Christian Bourgois, 1974, p.41.
Alfred Tomatis, L’oreille et la voix, Laffont, 1987, pp.128-140.
70
notamment au niveau de la tête. Le saccule procède identiquement, mais en jouant plus
spécialement sur la verticalité, notamment au niveau de la colonne vertébrale. Les
canaux semi-circulaires, quant à eux, servent à intégrer les angulations latérales, ou
antéropostérieures, et à affiner les notions posturales dans les trois axes de l’espace.
Côté physiologique, le labyrinthe membraneux contient un ensemble cellulaire cilié lié
à la perception des gestes, rythmes et cadences. La cochlée, en forme d’escargot ou de
limaçon, est la partie réservée à l’audition. Fonction déterminante dans l’écriture qui
s’exerce à l’oreille – rôle que pressentait Rilke : « et de se faire un lit dans mon oreille. /
Et de dormir en moi. »1 Spirale sensible à des déplacements beaucoup plus subtils,
presque infinitésimaux, la cochlée perçoit les sons. Le labyrinthe de l’oreille interne est
une entité : ainsi toute dysharmonie de l’une des parties qui le constituent entraîne un
déséquilibre fonctionnel. En effet, pour que la cochlée puisse agir le plus efficacement
possible, il faut que le vestibule soit parfaitement situé dans l’espace. Car tous les
muscles du corps, ceux de la verticalité bien sûr, mais également ceux de la posture,
dépendent du vestibule labyrinthique. C’est pourquoi Alfred Tomatis incite tant les
chanteurs à connaître la disposition spatiale de leur vestibule, afin d’obtenir non
seulement une bonne audition, et mieux encore une excellente écoute, mais aussi, l’un
découlant de l’autre, une absolue maîtrise corporelle – autant de comportements qui
favorisent contrôle et travail de la voix. Voilà qui ne saurait tomber dans l’oreille d’un
sourd : si André Velter sait manier le micro et jouer des différents registres de la langue,
fredonnée, pulsée ou murmurée, c’est en partie grâce à sa propre écoute. Il importe donc
d’observer ce qui change dans son attitude, du sommet du crâne jusqu’aux orteils,
lorsqu’il s’exprime à la radio, donne des récitals ou parle dans l’intimité. Regardons-le
se déplacer, puisque le poème, souvent, lui vient en marchant. Espionnons la posture
des épaules, l’ampleur de la foulée, le balancement des bras, toujours pour la bonne
cause. Bref suivons-le en mouvement : dans l’allant et la vie en dansant où la parole
surgit. Idem de l’auditeur, plongé dans une écoute active, attentif et tendu vers le lieu du
langage.
L’oreille moyenne est comprise entre l’oreille interne et l’oreille externe. Elle
comprend trois osselets - l’étrier, l’enclume et le marteau - et communique sur l’arrière
avec la mastoïde, sur l’avant avec la trompe dite d’Eustache qui la relie au pharynx. Les
muscles de l’étrier et du marteau sont capitaux puisque la régulation de l’oreille qui
1
Rainer Maria Rilke, Sonnets à Orphée, trad. Maurice Regnaut, Poésie / Gallimard, 1994, p.135.
71
capte et écoute dépend, pour une large part, d’eux. De quoi rêver être en mesure de
prendre l’empreinte auditive d’André Velter, aussi simplement qu’un dentiste muni
d’un sachet d’alginate et de mâchoires. « À tresser des métamorphoses / vivre couché
dans son oreille »1 chantait Aisha. Ouvrir le chant, trente ans plus tard, comme ouvrir
ses oreilles, faire fonctionner le muscle de l’étrier, extenseur, et celui, fléchisseur, de
son frère le marteau. Tendre l’oreille donc c’est grandir son corps, tel cet homme nu en
extension sur fond noir d’Ernest Pignon-Ernest, en couverture. Titre actif, comme une
prise de conscience. Plus que temps d’agir sur tous les extenseurs, celui de l’oreille
compris – l’oreille, instrument corporel aussi fort que la voix. Toute rupture d’équilibre
étant perçue par l’oreille et répercutée par la voix dont le rythme s’altère. « Tendre
l’oreille, c’est tendre le corps comme c’est inviter tout le système nerveux à entrer dans
cette dynamique particulièrement active, agissante, mobilisant et notre corps et notre
pensée. »2 Total engagement de l’être, volonté à l’œuvre différenciant la perception des
sensations. Passage à l’acte selon Tomatis.
L’oreille externe, enfin, visible et accessible, comprend pavillon et conduit
auditif externe – ce dernier se terminant par la membrane du tympan, seuil de l’oreille
moyenne. C’est l’organe coupe-vent, l’organe scotché au berceau par les mères les plus
attentionnées, l’organe fauteur de troubles et de complexes. À la fois filtre et
amplificateur, il privilégie la transmission des aigus sur l’oreille interne. Car l’oreille est
discriminative, qualité permettant l’analyse fine des sons – « j’ai pu transpercer les
distances qui séparent l’ouïe d’avec l’oreille »3 lit-on encore dans Aisha. L’être humain
entend de 16 à 16 000 hertz environ : en deçà de ce spectre auditif, ce sont les infrasons
(que notre cage thoracique peut percevoir), au-delà les ultrasons (que les chauvessouris, par exemple, utilisent pour se repérer). La voix chuchotée se situe à 25 décibels,
la voix parlée à 60 et un orchestre rock à 90, le danger avoisinant les 100 décibels.
Exposée longuement, l’oreille atteint le seuil de la douleur à 120 décibels.
Il n’y a pas d’étanchéité de soi à l’égard du sonore. Le son touche illico le corps
comme si le corps devant le son se présentait plus que nu : dépourvu de peau.
Oreilles, où est votre prépuce ? Oreilles, où sont vos paupières ? Oreilles, où
sont la porte, les persiennes, la membrane ou le toit ? 4
1
Serge Sautreau & André Velter, Aisha, Gallimard, 1966, p.82.
Alfred Tomatis, L’oreille et la voix, Laffont, 1987, p.123.
3
Serge Sautreau & André Velter, Aisha, Gallimard, 1966, p.129.
4
Pascal Quignard, La haine de la musique, Calmann-Lévy, 1996, p.120.
2
72
À 150 décibels la dangerosité est extrême – « que veux-tu, j’ai maintenant des
ultrasons pour habiter les murs, les transpercer, me détruire tout entier de l’oreille à
l’acteur. »1 Petit-fils de chaudronnier, et lui-même frappeur d’enclume ou traqueur de
feu, André Velter ne peut nier l’influence de ce batteur de cuivre sur le vaste réseau de
ses neurones : « Je vais marteler la question encore et encore. Comme un sourd. »2
L’écoute conditionne donc la verticalité, la latéralité et le langage. Triade primordiale
sous l’emprise du son :
Tout son est l’invisible sous la forme du perceur d’enveloppes. Qu’il s’agisse de
corps, de chambres, d’appartements, de châteaux, de cités remparées.
Immatériel, il franchit toutes les barrières. Le son ignore la peau, ne sait pas ce
qu’est une limite : il n’est ni interne, ni externe. Illimitant, il est inlocalisable. Il
ne peut être touché, il est l’insaisissable. L’audition n’est pas comme la vision.
Ce qui est vu peut être aboli par les paupières, peut être arrêté par la cloison ou
la tenture, peut être aussitôt inaccessible par la muraille. Ce qui est entendu ne
connaît ni paupières, ni cloisons, ni tentures, ni murailles. Indélimitable, nul ne
peut s’en protéger. Il n’y a pas de point de vue sonore. Il n’y a pas de terrasse, de
fenêtre, de donjon, de citadelle, de point de vue panoramique pour le son. Il n’y
a pas de sujet ni d’objet de l’audition. Le son s’engouffre. 3
« Il n’y a pas de sommeil pour l’audition », Pascal Quignard le sait mieux que
quiconque. Car, « faute que l’oreille eût des paupières pour se clore »4, celle-ci frôle,
chaque nuit, l’insomnie. « L’ouïe, lors de l’endormissement, est le dernier sens qui
capitule devant la passivité sans conscience qui vient. »5 Sens perméable, elle ne peut se
défendre des voix et des agresseurs. Même les bouchons en cire végétal et coton naturel,
boules sourdines baptisées du nom de la quiétude latine - pour dormir ou travailler dans
le silence -, ne font pas de miracles. Certes l’oreille peut choisir de ne pas écouter,
comme l’œil de ne pas voir, et les faux sourds s’y entendent très bien, mais elle ne peut
cependant se défendre d’entendre. La présence du son est là, diffuse, envahissante et
tellement prégnante : même les gros coquillages creux en allés répercutent le bruit de la
mer – à moins que ce ne soit les ressacs de notre propre sang.
C’est la parole de l’œil,
C’est la parole du cœur,
C’est la parole de l’âme,
La parole du présent. 6
1
Serge Sautreau & André Velter, Aisha, Gallimard, 1966, p.120.
André Velter, « Fracture », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.302.
3
Pascal Quignard, La haine de la musique, Calmann-Lévy, 1996, pp.117-118.
4
Pascal Quignard, Les escaliers de Chambord, Gallimard, 1989, p.78.
5
Pascal Quignard, La haine de la musique, Calmann-Lévy, 1996, pp.120-121.
6
André Velter, Le Grand Passage, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Les Écrits des Forges, 1994, p.41.
2
73
Ainsi l’ouïe a-t-elle peu de répit. Combien d’enfants paumes plaquées contre les
oreilles à s’en crever le tympan pour ne pas entendre les cris de leurs parents, tels Oreste
en proie aux Furies ? Combien d’esprits troués, « troués par tout le corps / du fond des
yeux au fond des os / et par un cri plus grand / que leur bouche écorchée »1 ? Combien
d’âmes transpercées, tel ce visage de statue en métal trépané, photographié par Gérard
Rondeau dans un cimetière de Reims : « Personnages comme des tympans de statues :
un trou dans l’oreille par où plonger. À l’intérieur. »2 Parfois cependant, un poème peut
naître d’une oreille violée à l’aube. Ce fut le cas à Rameshwaram, ville sainte du Tamil
Nadu : les haut-parleurs du grand temple hindou commençant à chanter au soleil levant
– Nama Shiva hé, Nama Shiva hé, Om Nama Shiva hé… Cassette passée en boucle au
niveau maximum. Mantra insupportable en guise de réveil forcé tous les matins à
l’aube. Il n’empêche que Nataraja, chanson parlée du Cabaret de l’éphémère, se
déhanche sur ce rythme-là : Danse Shiva danse, / Shiva danse danse, / hé hé Shiva
danse / au rythme perpétué d’Om Shiva Hé.3 Le poète n’a donc pas de rancune. Il n’a
que de la mémoire. Et se plaît à dévaster la langue : « Cela tombe sous le sang »4.
Changer de chute pour lézarder le sens. Facilité de jeune homme pour accroître les
résonances, couper l’herbe sous le pied de l’adage et étourdir l’oreille. « Il y avait une
fois André Velter, autrement dit une mémoire, des mots, des sens »5 a dit Bernard Noël.
« L’oreille est le seul sens où l’œil ne voit pas »6, particularisme comptant tout
particulièrement en poésie où les mots, entre le marteau et l’enclume, se hasardent à la
volée, louvoyant sans cesse entre la voix et l’écriture :
Le créateur rêvait déjà d’être
Le calligraphe du vide. 7
Et de fait comment refléter les ruées de la voix avec de l’encre et du papier ?
Comment préserver la surprise des syllabes quand parler n’est plus là ? Y a-t-il une
chance de garder des paroles en suspens sur des pages encollées ? De faire coïncider le
chant et un bon à tirer ? Peut-on satisfaire et l’œil et l’oreille dans un bodoni corps 12 ?
1
André Velter, « Ce n’est pas pour ce monde-ci », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.65.
André Velter, Hors-texte, Le Débarcadère, 1972.
3
André Velter, « Nataraja », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.142.
4
André Velter, Blanc de scalp, dessins de Vladimir Velickovic, Christian Bourgois, 1974, p.31.
5
Bernard Noël, « Le saut », in André Velter, irrémédiable L’, Seghers / Laffont, 1973, p.10.
6
Pascal Quignard, La haine de la musique, Gallimard, Folio, 1997, p.112.
7
André Velter, Le Grand Passage, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Les Écrits des Forges, 1994, p.35.
2
74
Où la caresse des sons dans une Composition Interligne ? Où le souffle des lèvres dans
un Achevé d’imprimer, quand bien même serait-ce par l’imprimerie Floch à Mayenne ?
La défiance pour la parole et le chant ne représente pas, loin sans faut, le credo
de tous les poètes de ce temps. Mallarmé, dont on se sert comme d’un argument
d’autorité, ne fertilise qu’une frileuse descendance (…). Infiniment plus
dispendieuse se révèle l’œuvre de Guillaume Apollinaire : il a joué comme
personne avec les lettres et multiplié les chansons. À lui seul, il prouve combien
est artificielle l’opposition du livre et du chant. La nostalgie de l’oralité, si
présente en moi, ne m’incite jamais à saborder cet héritage de la poésie
française, même s’il me paraît nécessaire aujourd’hui de diversifier les sources,
d’aller revivifier notre souffle au-delà des déserts et des mers et très loin dans le
temps. 1
Certes mais comment donner du son et du sens à une mise en page ?
« L’essentiel, selon Bernard Noël, est l’espace, la conscience que le poème est un
événement spatial, tout comme le tableau, l’installation. Si l’on a conscience de
l’importance de l’espace, la page en devient l’équivalent analogique – d’où le travail sur
les blancs, sur la répartition… Si on lit en tenant compte de la page, on est évidemment
dans un tout autre rapport au texte et au sens. L’espace visuel et l’espace de la voix sont
en relation. »2 Aussi, dans sa quête d’oralité, André Velter ajuste-t-il son chant au
rectangle immuable de la feuille. L’errance et les mots sans attache s’inscrivent sur la
page, sur l’endroit puis l’envers. Ils prennent place, au centre autant qu’au fer à gauche.
Droits ou penchés. Semés d’étoiles et de lignes blanche. De minuscules insouciantes et
de titres en exil ou entre parenthèses. De strophes rarement ponctuées et de vers
échappés. Empreinte légère, rythme travaillé, c’est façon de se taire sans s’absenter.
Écrire enfin comme Zhang Xu
En « herbe folle »3
Exit les pesanteurs. André Velter met de l’air dans les marges, un rien d’haleine
entre les lignes, des slogans en belle page et des post-scriptum pas plus grands qu’un
Post-it. « En arrêt / devant un bouquet de chardons bleus / renversés par le vent »4, un
papillon de nuit en plein midi ou un amas de pierre, il veut un livre ouvert. Aussi franc
qu’un soleil. Rien qui sonne le glas. Il fuit les recueils bien remplis, feuilles de deux
mille signes qui jamais ne respirent et vous prennent à la gorge à peine survolée la table
des matières. Pas de strophes indigestes donc, ni de cent lignes à faire, ni quoi que ce
1
André Velter, entretien avec Chawki Abdelamir, Autoportraits, Paroles d’Aube, 1991, pp.13-14.
Lettre de Bernard Noël, 2000.
3
André Velter, « Herbe folle », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.159.
4
André Velter, « (un peu) », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.26.
2
75
soit qui grippe, y compris dans la prose et les litanies. Car l’auteur se méfie des pensées
asphyxiées. Aussi égrène-t-il ses poèmes, un peu, beaucoup, à la folie, pas du tout...
Tantôt presque pas, tantôt à la manière orientale du riz en paille placé sur les routes que
l’on croit devoir éviter mais qui, en vérité, attend le passage compresseur des pneus.
Lorsqu’il met la dernière main à ses livres, André Velter ressemble à ces cuisinières
averties qui, l’hiver venu, savent ôter le petit germe vert au cœur de l’ail – détail qu’on
appelle un remords.
Je ne veux pas d’une pièce d’argent
Qui bloquerait mes dents
Et ma voix 1
Il en va de même de l’oralité qui ne doit pas faillir. Promise à Une autre altitude,
la voix interdit toute chape de plomb étouffant le plain-chant ou le blues. Enjambements
et typographie se chargent de donner la couleur du phrasé : l’humeur du poème, au sens
où l’entendait Shakespeare, son état d’âme, au sens où l’entend Wong Kar-wai, le
cinéaste d’In the Mood for Love. La mise en page n’est donc pas l’ennemie du poète. Ni
gel de la langue. Ni donjon pour l’oreille. Car, loin d’être muette (à condition de ne rien
cadenasser), elle donne à entendre à la fois le tic-tac et le dérèglement des sons.
Vous lisez ces textes des yeux, et vous sentez qu’ils ont été écrits à voix haute –
et qu’ils exigent, peut-être de recouvrer cette voix. Vous sentez qu’il convient de
les dire pour faire surgir tout leur secret (pas toujours visible à l’œil nu). 2
C’est pourquoi il faudrait, selon André Velter, concevoir une typographie à trois
ou quatre dimensions 3. Expérience tentée en 1991 avec Le Grand Passage : cinq actes
écrits pour être donnés en spectacle. Partition sous forme de polyphonie, orchestrée par
une multitude de graphies différentes. Variété typographique mimant la rumeur des
voix. Le récitant, dont le monologue est le fil continu, précise en ouverture « Nous
sommes dans un poème. »4 Il faut dire que l’éclatement des vers, façon paroles
éparpillées ou tirades éclair, détonne. Désordre de polices, de formats, de corps, de
lettres italiques, en romain, grasses ou maigres, déliées ou en bâtons. Débauche de
capitales et de voix cut, de phrases soulignées, de blancs et de cadratins… Le poème
polyphonique n’est pas destiné à la lecture silencieuse - « la lecture silencieuse comme
la pêche silencieuse »5 disait Quignard - et cependant la page est déjà mise en scène : la
1
André Velter, « Marche d’approche », Une autre altitude, Gallimard, 2001, p.58.
Zéno Bianu, présentation aux Poèmes à dire, Poésie/Gallimard, 2002, p.7.
3
André Velter, L’Irrémédiable, in Passage en force, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.38.
4
André Velter, Le Grand Passage, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.15.
5
Pascal Quignard, Petits traités, tome II, Folio 2977, Gallimard, 1997, p.167.
2
76
position des strophes, renforcée par leur style propre, s’apparentant à ces croix de scotch
ou tracées à la craie, repères concrets qui, au théâtre, marquent l’emplacement du
comédien. D’où cet enregistrement à Laon, au soir de la création du Grand Passage,
proposition indispensable, non à la compréhension mais au plaisir des sens.
« La poésie est pour un œil-oreille » déclare Jacques Roubaud. C’est il est vrai,
sans facéties de pitre, « un quatuor de formes » :
Il faut distinguer, par exemple, la page superficielle de la forme-poésie écrite de
la page interne de la forme-poésie dans la mémoire. La poésie a une forme écrite
et une forme eQrite, qui est l’image visuelle intérieure, mémorielle, de la page
de poésie. De la même manière la forme-poésie a une composante orale, externe
et une composante aurale, interne. Elle entre par l’œil et par l’oreille, mais
surtout elle entre. Elle est faite de ces deux couples formels, l’un externe, l’autre
interne. Omettre le second, le couple interne, c’est couper la poésie en deux,
c’est la vider de tout sens. 1
Il est des poètes qui carburent à l’oreille comme d’autres à l’érythropoïétine.
Quel rapport, me direz-vous, entre la nouvelle oralité poétique d’André Velter et le
dopage des cyclistes ? Aucun, si ce n’est qu’en poésie comme à vélo tout est affaire de
souffle, de globules rouges, de sprints et de funambulisme. Souvent la voix d’ailleurs
déraille et l’arpenteur des sables, tel celui de l’asphalte, change de braquet. Toujours sur
le départ, sans techniques de calcul et sur la corde raide, danseurs au regard droit
devant, le cœur étourdi d’effort et de vitesse. De n’importe où on peut s’élancer vers le
ciel affirme Sénèque le Jeune. Philosophe pris au mot et à coups de poèmes. Postulat
d’il y a presque deux millénaires, conseil à Lucilius emprunté, recopié au crayon sur un
bout de papier. Foi de stoïcien qui s’est ouvert les veines. Message d’astronome qui,
plus de mille ans avant Omar Khayam, ne croyait pas au ciel. Exhortation latine ayant
enfin, après des mois de traîne adossée à la lampe du bureau sous les toits d’André
Velter, rejoint le verbe migrateur de Midi à toutes les portes. Mots nomades à la beauté
aride, tels ces oiseaux marcheurs encombrés de leurs ailes d’autruche dégingandée et
plus rapides pourtant que n’importe quel autre frère bipède. Oui, entre poussière et
horizon, la poésie velterienne a l’éclat brut d’un silex taillé, d’une chanson de longue
haleine, d’une épée au soleil.
1
Jacques Roubaud, Poésie, etcetera : ménage, Stock, 1995, pp.126-127.
77
II. UN LYRISME ARIDE
78
Je vais à contre-soif,
lèvres aiguisées
sous un vent de silex,
dans l’écho violent des mots
que je ne livre pas.
André Velter, L’Arbre-Seul.
79
André Velter n’est pas homme à se vouer au miroir aux alouettes des mots en
isme. S’il marche en terrain lyrique, c’est bille en tête et sans atermoiement. Lyrique ?
Oui. Épique ? Oui. Mystique ? Par mégarde.1 Tempérament radicalement lyrique mais
actif et ensauvagé, sans fleurs bleues ni sentimentalisme. Signacien exilé - selon Yanny
Hureaux, fervent défenseur de Signy-l’Abbaye - que Madeleine de Scudéry n’aurait pu
à sa guise faire citoyen de Tendre – au contraire de l’honnête et transi Pellisson. Car
c’est un combat farouche, « le beau bleu optimiste / du langage toujours à vaincre »2, à
des lieux de la géographie amoureuse du pays des Précieuses. Ici, l’embarquement pour
Cythère se change aussitôt en galère : « la galère pour Cythère / a pris l’eau / on ne va
pas toucher terre / de si tôt »3… Et les fêtes galantes de Verlaine ou Watteau, dans
l’ensemble, n’ont pas droit de cité. Pas de pastels, de Lac d’Indifférence ni de
coquetteries au royaume de Lyrisme aride. Certes un style élevé et hardi mais des mots
prosaïques, un chant aux pieds sur terre – telle cette fillette en robe à volants des ghâts
de Bénarès, couverte de suie et de poussière, Cendrillon indienne aux pieds nus sur la
cendre des bûchers funéraires, à la recherche d’un reste d’or pour son père, d’un débris
de bois pour sa mère, et riante au côté de son frère.
Si le chantre de L’Arbre-Sec, des « sans-nom sur la terre »4 et des aventuriers,
aime que le vers soit porteur de musique et de sens, dans la longue tradition française de
la voix lyrique, il n’a pas négligé, cependant, le refus exprimé de « l’illusion lyrique ».
Refus d’un genre faisant peu de cas du réel au nom d’un style plus séduisant et sacré,
procès des années d’après-guerre. En effet vous ne verrez jamais factice inscrit au bas
d’un livre velterien, comme pour certains plats, pains ou pâtisseries exposés en vitrine.
Poésie lucide et sans pitié, parce que le grand lyrisme, souvent, se paye de mots et
stridule, parfois à tout venant, uniquement pour chanter. À l’inverse, le lyrisme aride,
s’il sait dans la parole les mots embarcadères, a mis d’emblée le cap au plus abrupt :
Beckett disait : cap au pire. – Soit.
Milarépa disait : cap au vide. – Soit.
Au choix. 5
1
André Velter, Passage en force, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.11.
Serge Sautreau & André Velter, Aisha, Gallimard, 1966, p.81.
3
André Velter, « Galère pour Cythère », inédit.
4
André Velter, « L’Arbre-Sec », L’Arbre-Seul, Poésie/Gallimard, 2001, p.43.
5
André Velter, « Au choix », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.143.
2
80
Lyrisme de gypaète ou d’ange des glaciers. Chant qui monte en la saison ardente
et en dépit de tout, mais sans rien oublier. Entre retrait du monde et vie immédiate qui
jamais ne mise à demi. Ni cigale ni fourmi, depuis que la langue d’Ésope peut être la
meilleure et la pire des choses.
Contrairement aux « modernistes » repliés sur leurs ouvroirs et leurs réseaux, les
nouveaux lyriques - du moins une bonne poignée d’entre eux - entrent de plain
pied dans le monde. Ils s’intéressent aux médias sans craindre d’y perdre leur
âme. Ils démontrent par le concret que le prétendu « modernisme », naguère lié
aux révolutions technologiques, fait preuve d’une incompréhensible timidité
dans leur usage. 1
André Velter ne se plaît guère dans la case forcément étriquée de ces néolyriques. Car après Paul Celan et son lyrisme de cendre - « lyrisme éteint qui explore
des paysages pétrifiés, des zones exsangues, des no man’s land sans âme ni
résurrection »2 -, il veut une poésie sienne, sans dieu ni maître. « Renaître au lyrisme de
la colère, ne pas céder un pouce de son cœur. »3
Un Sibérien, Valentin Raspoutine, a déjà prévenu pour nous : Je n’ai rien de
commun avec les écrivains qui, quoi qu’il arrive, quoi qu’il se passe, ne savent
que s’exclamer : « Ah ! que c’est merveilleux ! » Là où tout n’est que merveille
ne s’avancent que des touristes, et non des écrivains. 4
Lyrisme aride donc, mais non de reître. Moins sanglant que cinglant : « Il ne
reste à la parole que le son des herbes coupantes »5. Lyrisme à pic, sans peur ni tristesse.
« Sa musique avait quelques rudesses, et des délicatesses qui alarmaient le cœur. »6
Lyrisme enamouré, souvent corsé. Et soudain aussi rêche qu’une barbe d’un jour.
1
Jacques Darras, « Le paradoxe français », Où va la poésie française au début du troisième millénaire ?,
Actes du Colloque de Bari, 14 janvier 2002, sous la direction de Giovanni Dotoli, P.U.P.S, 2002, p.168.
2
André Velter, argumentaire lors de la publication de Paul Celan en Poésie / Gallimard.
3
André Velter, L’Irrémédiable, in Passage en force, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.24.
4
André Velter et Emmanuel Delloye, Les bazars de Kaboul, Hier et Demain, 1979, p.29.
5
Serge Sautreau & André Velter, Aisha, Gallimard, 1966, p.125.
6
André Velter, « Tambour battant & viole de gambe », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.290.
81
Aisha
Deux jeunes poètes d’aujourd’hui ne sont pas, ne peuvent être
(quel que soit le génie), ce que pouvaient être deux jeunes
poètes de 1870-1871, ou de 1918-1921. Leur langage tient en
suspens toutes les contradictions vécues par la pensée. 1
Aisha, « trois syllabes mentholées ». Suite à deux voix sans salut. Poème en
lutte, aux prises avec les meurtres d’Algérie, du Vietnam et d’ailleurs. Car, derrière les
vapeurs de jazz, il y a « l’espace immense d’un cri »2. Il y a, « comme un délire
d’atomes en farandole », la guerre, le crime et la torture. « Le mot est là il est lâché
comme les chiens à la curée il carillonne à mes oreilles deux syllabes qu’aucune église
ne m’a jamais ainsi carillonnées »3. Poésie violente - La poésie ne se mesure qu’à la
violence prône le bandeau du livre - de deux adolescents lucides et survoltés. Illustration
vive, rendant coup pour coup, du règne de la brute et de la « splendeur corrosive » des
mots, substance acide, acerbe et subversive.
Aisha n’est pas un livre militant, mais un livre investi par l’Histoire que nous
venions de subir : l’horreur de la guerre coloniale, les tortures et toutes les
lâchetés d’un monde avili. Face à cette violence, la poésie était notre violence de
sauvegarde, la part la plus pure de notre révolte. Nous avions, Serge et moi, une
énergie neuve, une soif, une urgence capable de décliner tous les temps de la
parole, tous les tempos du cri, du chant et de l’émerveillement. Aujourd’hui, en
traduisant Adonis et Sayd Bahodine Majrouh, nous poursuivons autrement ce
qui était sans doute la visée décisive d’Aisha : créer la chambre d’échos des
différents souffles poétiques, inventer ce lieu qui tient du miracle où la liberté
accéderait pleinement à la parole. 4
D’emblée la véhémence, le souffle et les échos. Serge Sautreau et André Velter
conjuguent leur révolte, confrontant lectures et découvertes jusqu’à écrire à deux.
Écriture pour ainsi dire automatique, s’il n’y avait le traumatisme des sévices, cette
double conscience claire et les amis morts. Car, dans le sillage de Breton et Soupault,
« pour inventer l’équivalent d’une écriture automatique, il faut demeurer conscient de
1
Alain Jouffroy, « Qui frappe à la porte ? », préface à Aisha, Gallimard, 1966, p.VIII.
André Velter, Passage en force, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.11.
3
Serge Sautreau & André Velter, Aisha, Gallimard, 1966, pp.45, 89, 21.
4
André Velter, « Lever le camp », entretien avec Thierry Renard, Aube Magazine n°37, 1990, p.3.
2
82
toutes les écritures auxquelles elle a conduit certains grands poètes surréalistes »1. Et
conscient aussi que le poète n’est pas exempt du combat. À quelques mois près, l’un et
l’autre en effet auraient pu être appelés. Si Les Champs magnétiques de 1919 est le
« livre de jeunesse »2 de surréalistes novices, âgés, à eux deux, de quarante-cinq ans,
que dire alors d’Aisha dont les auteurs n’ont pas vingt ans ?
Le cri prend dans l’écho ce qui l’anéantit,
Ce qui le ressuscite.
Je recommence enfant de mes métamorphoses. 3
Je déroutant quand on sait les personnalités de chacun si différentes aujourd’hui.
Aisha, en ce sens est le « poème de la première exploration consciemment menée depuis
Breton et Soupault au-delà du Je est un autre de Rimbaud »4. Alain Jouffroy, alors
également préfacier d’Aragon ou Breton, parle en connaissance de cause et, s’il se porte
garant des deux jeunes gens, publiés chez Gallimard par l’entremise du couple Sartre et
de Beauvoir, c’est que cette « langue jetée d’ortie »5 - du verset à la prose et de la rime
désagrégée au vers libre, comme à la recherche d’une voix unifiée - a bien de l’avenir.
Pour qui veut comprendre la portée d’Aisha - ouvrage composé en Times corps 11,
achevé d’imprimer le 22 avril 1966 sur les presses de l’Imprimerie Firmin-Didot et tiré
à deux mille quatre cents exemplaires, sur vélin bouffant des papeteries Teka - il faut
apprendre à lire entre les lignes, les métaphores et les citations distillées. Et « d’abord
avoir lu et relu, avant toutes choses, ce palimpseste où la poésie dialogue avec ellemême, ce palimpseste où l’écriture dédouble, contredit et transforme la trace d’écritures
précédentes »6. Les influences sont nommées tête baissée et pas que poétiques. Certes
les surréalistes et Saint-John Perse ou encore Aimé Césaire, l’homme de la négritude
fière, mais surtout Henri Alleg, journaliste séquestré et torturé à Alger. L’auteur de La
question, à coup d’extrait quatre fois répété, constituant à lui seul le leitmotiv et
l’aiguillon du livre. Car le récit de son atroce détention, publié en 1958 et aussitôt
interdit, interfère avec la poésie. « Non le sang ne sèche pas si vite qu’on n’ait l’espace
de bien l’éclabousser »7 rétorquent-ils en chœur au général de Gaulle. Aisha est à classer
dans la catégorie « des écrits de survie »8. Poème politique, critique et rusé. « Pas si
1
Alain Jouffroy, « Qui frappe à la porte ? », préface à Aisha, Gallimard, 1966, pp.XV-XVI.
Philippe Audouin, préface à Les Champs magnétiques, Poésie / Gallimard, 2000, p.9.
3
André Velter, Le Grand Passage, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.26.
4
Alain Jouffroy, « Qui frappe à la porte ? », préface à Aisha, Gallimard, 1966, p.XX.
5
André Velter, Blanc de scalp, dessins de Vladimir Velickovic, Christian Bourgois, 1974, p.9.
6
Alain Jouffroy, « Qui frappe à la porte ? », préface à Aisha, Gallimard, 1966, p.VII.
7
Serge Sautreau & André Velter, Aisha, Gallimard, 1966, p.27.
8
André Velter, Autoportraits, Paroles d’Aube, 1991, p.50.
2
83
désabusé voyez-vous ». Poème démantelé à force de mots d’ordre et de citations
fausses, saluant il est vrai l’inventeur de Clair de terre mais sans obliger tout le monde,
ni plus fort ni plus petit que soi, et sans jamais être dupe des mots de rhétorique :
Je
navigue entre délire et jungle rationnelle de mes panoplies filantes « aux yeux
de courts-circuits d’influx nerveux
aux yeux de perroquets de bracelets bavards
aux yeux de breloque scintillante de foudre de bourrasques » 1
Bien sûr, les guillemets se réfèrent aux vers fiévreux de « L’union libre », à
l’écoute desquels Aragon disait avoir reconnu, non le poète, mais la femme. Serge
Sautreau et André Velter l’ont intitulé « Regards », poème placé en numéro deux avant
d’être repris en italique et bis à la fin du volume, volume qui s’achève en miroir sur le
texte initial, poème éponyme. Déjà peu de ponctuation, mais beaucoup de panoplies, de
paraphrases et un trop plein d’images (tel ce faible clapotis de clémentines) – parole
réflexe quasi égarée par l’insomnie : « mes yeux de nuit surréalistes »2.
Contrairement à André Breton, qui voulut signer ses apports en marge d’une
publication des Champs magnétiques, ni Velter ni Sautreau ne signale leur dû.
Cependant, il semble possible d’aller en éclaireur, entre intuition et reconnaissance.
« De grands oiseaux de guerre lasse / Tombent d’eux-mêmes des falaises / Blêmes à pic
comme des morts »3. Trois vers qui ne sont pas sans rappeler et le thème et le rythme
velteriens. Oiseaux des falaises, octosyllabes et chute libre en à-pic que l’on retrouve en
tout livre, à commencer par Ça cavale : « chute libre, librement choisie »4. Quant à la
guerre lasse, puisque rien ne dure vraiment, elle ressurgit en la « complainte des gisants
d’Astana », lassitude à peine trafiquée mais plus définitive :
Rien ne demeure et rien ne passe,
on a détruit nos destinées.
Nous revivons de mort lasse
le fol espoir d’être nés. 5
Ailleurs, « Le dernier oiseau aiguise à vif sa dernière / Chute libre au nid de mon
oreille »6 et déjà l’oralité poétique s’affirme avant l’âge de la majorité. Alexandrin lâché
dans le vide, telle la tortue « au soleil de Sicile » larguée sur le crâne d’Eschyle. Tout
1
Serge Sautreau & André Velter, Aisha, Gallimard, 1966, p.3 & p.177.
Serge Sautreau & André Velter, id., p.177.
3
Serge Sautreau & André Velter, « Blues du reflux », Aisha, Gallimard, 1966, p.99.
4
André Velter, Ça cavale, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.91.
5
André Velter, « (complainte des gisants d’Astana) », L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, p.100.
6
Serge Sautreau & André Velter, « Blues du reflux », Aisha, Gallimard, 1966, p.100.
2
84
passe, tout casse, tout lasse, dit parfois étrangement André Velter, poète des
« Morceaux choisis »1. Aisha / ma violence hors série 2 – poème à bout de nerfs, comme
englouti sous les grains, passés, présents, futurs, de l’unique sablier du temps. « Quant à
l’avenir, il pousse toujours du pied les mêmes braises à l’horizon »3 écrira, presque jour
pour jour quarante ans plus tard, le vagabond désinvolte voyant Midi à toutes les portes
sans jamais faire l’article : André Velter n’a pas l’âme des commis voyageurs. « On
peut classer les poètes par cris, comme les oiseaux certifie Alain Borer. Velter, dans les
aigus du martial. Il n’aime, selon le paradoxe d’al-Ma’arî, que les sages qui meurent de
colère.» 4 De la force du premier cri du nouveau-né à la voix haute de la colère d’Aisha
- « Mon parcours fait corps avec la colère »5 - et du souffle de l’un à l’algèbre musicale
du sang de l’autre, qui coule à petit feu 6, toujours le même roulement de tambour aux
tempes. Et la vitesse aussi :
Au grand galop des tam-tams volés
aussi vrai que je t’aime
je me rappelle écoute
c’était un soir près de Bratislava 7
Hormis ce beau serment d’amour trop vite et facilement juré (faut-il reconnaître
l’insouciance de l’ami Serge à qui l’on passe beaucoup dans ce deuxième vers ?), la
strophe entière résonne du « souffle à fleur de feu »8 d’André Velter – du grand galop
jusqu’en la capitale slovaque et musicale. À moins que l’aîné ait à jamais marqué sa
poésie ou qu’il y ait eu alors adéquation parfaite entre les compagnons de chance, de
mots et d’infortune. Toujours est-il que cette rhapsodie semble des plus personnelles,
Velter ayant cristallisé, pour le blues des syllabes, La Rose de Bratislava, titre et roman
d’Émile Henriot. Le reste est imagination et voyage à l’oreille, comme on rêve dans sa
chambre de la Prague aux doigts de pluie de Vitezslav Nezval. « Tant qu’il y aura des
murs dans le murmure et des cris dans le cristal, j’amplifierai le moteur des mots. »9
Sur le terrain de la révolte, de l’écriture et de la prise de conscience, Aisha est un
électrochoc. Livre fondateur, par sa violence vraie extraite des tortures, son énergie à
1
André Velter, « Morceaux choisis », L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, p.216.
Serge Sautreau & André Velter, Aisha, Gallimard, 1966, p.45.
3
André Velter, « Temps », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.134.
4
Alain Borer, A.V., « dans la lumière et dans la force », catalogue d’exposition, 1998, p.17.
5
André Velter, Ça cavale, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.96.
6
Serge Sautreau & André Velter, Aisha, Gallimard, 1966, p.107.
7
Serge Sautreau & André Velter, id., p.89.
8
André Velter, « Soleil toujours soleil », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.13.
9
André Velter, L’Irrémédiable, Passage en force, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.30.
2
85
vous tordre le cou et sa ronde en mouvement perpétuel – « preuve, si besoin en était, que
la poésie, à moins d’être de circonstance, ne passe pas avec le temps »1. Oui, même
pour un lecteur né quinze ans après la fin de la guerre d’Algérie et quatre ans après le
cessez-le-feu théorique au Vietnam, ignorant le sort d’Henri Alleg autant que la guerre
et ses désertions - Pendant de très longs vols comme on se troue la peau -, et même
déconnecté du contexte et des circonstances de sa création, Aisha continue de chanter.
Certes sans trop d’alexandrins et beaucoup de cris, comme on allume la mèche à grand
renfort de joues gonflées à bloc. Puisque selon Serge Sautreau et André Velter, il suffit
aux poètes « de prendre à bout de silence ces résidus de leur erreur, de souffler
vivement dessus, c’est de la braise (…) L’essentiel tient dans le coup de vent de
l’explosion possible. »2
Aisha est un chant en eaux troubles. Un poème pris au piège des sables
mouvants. Un repère de barbarie, d’insultes et de fureur :
Un arbre en fleurs, c’est déjà la violence. Lorsque les Américains du haut de
leurs bombardiers exfolient pour vingt-cinq ans la jungle vietnamienne afin
d’essayer d’en débusquer les maquisards Viêt-cong, nul arbre, nul oiseau ne peut
encore symboliser la prétendue douceur de vivre. Quant à la poésie proprement
dite, ce serait la confiner dans quelque tour d’ivoire que d’ignorer le caractère
essentiellement violent de ce qui la suscite. La sérénité n’est pas poétique, elle
est sénile. Essayez donc de trouver un de ces grands poètes de la sérénité chez
qui l’acte poétique irait sans affres. 3
Assassinats et incendies réclament un nouvel alphabet, à la hauteur des flammes
et du saccage. Car nulle expression toute faite ne peut convenir face à l’apocalypse des
actualités. « Le paon fait la roue, l’union fait la force : il faut vider les dictionnaires et
en meubler tous les tiroirs. Je jouis de mes croissants fertiles comme des
boomerangs. »4 De fait, les dernières armes de guerre appellent un vocabulaire plus
offensif, les destructions massives des mots mieux équipés. Plus d’armures, de côtes de
maille ni de vaillants destriers. Plus de fleur au fusil. Mais un verbe de riposte, enragé et
armé jusqu’aux dents. Un verbe au coude à coude, prêt à dégoupiller. D’où ce je
singulier peuplé d’une meute de pluriel – jusqu’à l’enlisement. Aisha ou la menace et
l’escalade de l’écriture.
Il y a là rassemblés tous les éléments d’un langage indomptable, irréductible aux
forces institutionnelles. Car Aisha demeure dans un éclat perpétuel. Son énergie
1
Guy Goffette, in Jungle, n°19, 1999.
Serge Sautreau & André Velter, Du prisme noir au livre tourné court…, Fata Morgana, 1971.
3
Serge Sautreau & André Velter, entretien avec Camille Lecrique, L’Ardennais, 4 juillet 1966.
4
Serge Sautreau & André Velter, Aisha, Gallimard, 1966, p.129.
2
86
offensive est plus que jamais présente et efficace : elle est destinée à ceux qui
vivent en harmonie avec le danger. 1
Harmonie fragile, toujours provisoire pour ne pas dire impossible. Lyrisme de
l’étincelle et de la tête haute, non du danger : « La voix déchire du fond des os »2. Serge
Sautreau et André Velter écrivent à deux mains et une seule voix, pour cause de déroute
commune et de présent terrible :
J’ai tout laissé dans mon cœur d’hirondelle à la débâcle du soleil
Mon cœur de l’autre hiver et de boîte à malices
Mon cœur intarissable oiseau de proie en ses matins démantelés 3
Logique en asymptote, poésie en dialogue et cascade, comme si les mots de l’un
étaient la pierre d’attente des fantasmes de l’autre. Encore faut-il en choisir le souffle
intérieur.4 Avec Aisha, la donne est claire et guerrière, aussi terrible qu’enfoncer « une
lave tiède dans l’oreille »5. Mais on n’a pas toujours vingt ans et un cœur d’amoureux
au long cours. Ce lyrisme en tandem, insolite poésie commune quand tant d’autres font
livre à part, ne durera donc qu’une dizaine d’années, entre noces d’étain et de soie. Onze
ans à compter du printemps 1964, et quatre titres : Aisha, 1966, Du prime noir au livre
tourné court, 1971, Puissance théorique, théorie de l’impuissance, 1972, et enfin Conte
rouge pour Paloma, 1975. Mais la plupart de ces textes furent écrits bien avant la date
de leur publication, dans un temps resserré. Expérience fulgurante, échos épisodiques,
partages qui n’ont évidemment rien d’exclusifs. À quoi il faut ajouter Dar-Î-Nûr,
« errance en pleine lumière afghane »6 parue en 1983, bien que composée aux premiers
jours de 1978.
Dans Aisha donc, Serge Sautreau et André Velter traitent d’un même corps de
récit. Éprouvent la même tension mentale. Et mettent la langue au défi d’écrire la
question. Du prime noir au livre tourné court ainsi que l’ode inachevée à Jean
Jeannerot, comme son titre à rallonge et sa couverture charbon le laissaient pressentir,
n’est pas beaucoup plus gai. Illustrés de neuf portraits imaginaires de Jean Jeannerot
par Paul Rebeyrolle, ces poèmes du temps gâché – comme on gâche du plâtre, sont nés
de la rencontre avec un professeur de philosophie, « génie de la provocation », venant
d’Auxerre et croisé pour la première fois en 1964 à Charleville, en pleine écriture
1
Adonis, in Al Hayat, 19 mars 1998.
André Velter, La poupée du vent, Étapes brûlées, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1996, p.13.
3
Serge Sautreau & André Velter, Aisha, Gallimard, 1966, p.125.
4
Serge Sautreau & André Velter, id., p.19.
5
Serge Sautreau & André Velter, Du prisme noir au livre tourné court…, Fata Morgana, 1971.
6
André Velter, « dédicace à ses parents ».
2
87
d’Aisha. Encore un sujet appartenant ainsi en propre aux deux amis, avec la garantie
par-dessus le marché de leurs régions natales. Cette « ode inachevée à Jean Jeannerot »
est le portrait sans chrysanthèmes d’un homme aux traces sulfureuses. Hommage au
personnage extravagant tout juste mort, paru dans Les Temps Modernes. Puissance
théorique, théorie de l’impuissance1, opuscule en cinq mots dédié à quiconque, le titre
épuisant le sujet, est comble d’ironie et de lyrisme à sec. Conte rouge pour Paloma est
une autre histoire, histoire d’adultes et d’amour sur le dos des enfants, nous y
reviendrons. L’Afghanistan, enfin, est l’ultime pays partagé, même à des années
lumières. Dar-î-Nur témoigne des magies d’une vallée d’altitude. Zénith Afghanistan,
plus récemment, entendait ranimer l’énergie commune, prolonger les territoires
partagés. Mais le projet a replongé dans les tiroirs. Car s’il n’y a rendez-vous risqué, pas
d’exactitude ontologique et pas de poésie promise. En-dehors de ces thèmes donc,
l’écriture à deux n’a pas lieu d’exister. En effet pour qu’il y ait résonance, et non pas
simple partie de ping-pong, il faut qu’implication et vision soient les mêmes, et au
même moment. Du prisme noir, déjà, dit la limite atteinte. « Que tourne court le livre
envisagé » et c’est la fin du mythe de « la-poésie-faite-par-deux ». Échec explicite « Voix de confusion », « Année de faible feu » - du « livre qui ne sera jamais écrit »2 et
qui, au final, n’a « de place authentiquement sienne qu’au fond d’un tiroir ». Même
l’ode à Jean Jeannerot se dit « inachevée ». Idem du texte intitulé « Le délateur, prose
fatale 1965 ». Prose tellement fatale qu’elle ne verra jamais l’imprimerie : plusieurs
versions, mais une divergence d’exigence formelle. La prose à quatre mains
apparaissant toujours trop compliquée au goût d’André Velter et pas assez à celui de
Serge Sautreau. À chaque nouvelle mouture, la chose devenant de plus en plus
complexe, c’est-à-dire de moins en moins lisible. Car, là où la poésie peut se permettre
ellipse et densité - et encore pas toujours : « Hurle éparpillé d’horizon / Comme un
poignard de nuage pâle »3 - le style sans perpétuel retour à la ligne nécessite un rythme
à soi. Aussi est-ce la prose qui, sans mot dire, leur intime d’arrêter les frais.
Assurément, tout ce qui n’est point vers ne peut s’envisager très longtemps sans marque
personnelle – comme une envie au bas des reins, une sifflante chuintante, un swing
distinctif entre mille.
1
Serge Sautreau & André Velter, Puissance théorique, théorie de l’impuissance, Fata Morgana, 1972.
Serge Sautreau & André Velter, Du prisme noir au livre tourné court…, Fata Morgana, 1971.
3
André Velter, Blanc de scalp, dessins de Vladimir Velickovic, Christian Bourgois, 1974, p.17.
2
88
Libre comme l’air
Le lyrisme aride d’André Velter, ferveur non conforme, a souvent la
désinvolture du coucou diffamé – Au motif qu’il pond ses œufs dans le nid des bruants,
des fauvettes ou des bergeronnettes :
Il n’a qu’une heure : celle d’aller chanter ailleurs.
Libre comme l’air.
Et sans rancune. 1
Chant de dénicheur – dont un exemplaire en régule veille joyeux sur ses livres
de poèmes. Ritournelle aux allures de bras d’honneur, ou mieux encore, à l’indienne, de
brahmane d’honneur. Bon de sortie de misanthrope. Lyrisme à l’état sauvage, comme
vivre au jour le jour : « Placer le jour en place d’encre et de lyrisme »2 disait Aisha. Et
même, au petit bonheur la chance ! s’exclame l’explorateur de Midi à toutes les portes,
surmené de souvenirs. Pourtant chez les cuculidés, c’est madame qui s’en va observer
des heures entières la roselière de la rousserolle effarvatte afin, dès que le nid sera laissé
sans surveillance, d’ôter un œuf pour y mettre le sien. Et ainsi de suite, parasitant de la
sorte des dizaines de nids autres. Échanges de coquilles, à défaut de bons procédés, en
la saison d’incubation. Et ni vu ni connu aux bons soins de son hôte.
Il est sûr que ni le dépeupleur de Ça cavale, ni le survivant en solo du Cabaret
de l’éphémère, n’est homme à faire lui-même, comme on se couche, son nid. Aussi ne
chante-t-il pas pareil. Déambulant d’Halicarnasse à Grambois et de Québec à Tanger, il
vagabonde de corps et d’esprit. Façon d’ajourner retards et contraintes. Et de sortir du
rang. Façon aussi d’éviter toute chausse-trape ou « destin de draisine »3. Du mythe de
l’absent baroudeur au poète d’aujourd’hui, aimant à citer Charaka - L’homme sans
enfants ressemble à l’arbre solitaire, sans branches, sans ombre et sans fruits -, restent
les coudées franches et l’attrait des hardiesses. Car André Velter, depuis longtemps
déjà, « joue à saute-saisons »4. Ni mouton, ni mariolle, ni du genre larme à l’œil, lui a le
1
André Velter, « Chanter ailleurs », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.271.
Serge Sautreau & André Velter, Aisha, Gallimard, 1966, p.111.
3
André Velter, « Sur les rails », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.272.
4
André Velter, « On board », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.308.
2
89
lyrisme stérile : « comprenez-moi bien j’ai un désert au bord des yeux un moral de silex
et de sables mouvant »1. Stérile et néanmoins sensible :
Il faut se méfier de la simplicité apparente des poèmes d’André Velter, des
poèmes aux accents tantôt presque épiques, tantôt lapidaires, comme si c’était là
une manière de communier avec le monde et les choses par effraction, par la
voix de l’intime. Un peu à la manière de la poésie orientale, ces poèmes sont des
constats, la mise en reflet d’un monde qu’ils s’efforcent d’accueillir avec la plus
grande précision, tel qu’il advient au poète. Ce sont des moments fragiles dont le
dépouillement procède de l’aveu aussi bien que du doute. 2
Guy Cloutier a prononcé le mot juste : effraction. C’est un lyrisme par effraction
– et il y en a de l’effraction dans les livres d’André Velter, cependant peu enclin à user
du jargon juridique. « Est-ce parce que je suis né en toute innocence rue de la Justice
dans un village des Ardennes que je me suis défié d’instinct de la loi et des lois ? »3
S’interroge-t-il en préambule d’Attendons Zapata d’urgence. Or il en va uniment des
lois de l’écriture. Sa voix marche à pied sec, sans peur et sans regret. Orphée n’a plus à
se contenter d’élans remâchés ni d’un pot pourri de syllabes anciennes. Oui pour la lyre
et le néant, mais à son propre feu. Oui pour le chant et la musique, mais selon son
oreille. Oui pour la vie dansée, mais sur des pas à soi. Certes les sentiments existent
depuis la nuit des temps et les mots pour les dire, mais le monde a changé. La passion
veut un vocable neuf, ce qui n’est pas nouveau. Au poète donc de réinventer les étoiles,
le verbe et l’émotion. Rythmes tombés du ciel, vers météores, images vierges et souffle
intact.
Reste pourtant un rire tonique
Au plus aigu de la lumière
Petite cascade en rappel qui rembarre le lyrisme 4
André Velter veut élever sa parole à une autre altitude. Par temps de grand deuil
autant que par beau temps, la perte d’une alpiniste vous exhortant à grimper au plus
haut. Si l’on montait toujours, que verrait-on là-haut ? Se demandait Arthur Rimbaud.
Lyrisme sans limite auquel l’amant de Midi consacre ses Ciels. Lyrisme on ne peut plus
céleste certes, mais sans fleurs ni couronnes. Car nul dieu de Clotilde au royaume des
morts. Pas plus que d’illusions remises au lendemain :
1
Serge Sautreau & André Velter, Aisha, Gallimard, 1966, p.135.
Guy Cloutier, Le goût de l’autre, Éditions du Noroît, 2006, p.218.
3
André Velter, « Sous le signe du feu », Attendons Zapata d’urgence, L’Atelier des Brisants, 2001, p.7.
4
André Velter, « Oui », Une autre altitude, Gallimard, 2001, p.75.
2
90
Le pire est toujours sûr, dit le proverbe des proverbes. Rien là qui puisse désoler
ou désespérer. La désolation est devenue notre marraine de guerre, le désespoir
un mirage pour la soif. 1
Drôle d’entrée en matière d’un livre de poésie intitulé La vie en dansant. Exorde
d’autant plus tragique que tel quel, 176 pages regroupées sous le numéro 2-07-075763-3
de l’International Standard Book Number, le manuscrit est inachevé. Livre tué net,
comme on dit sur le coup, par la disparition de Marie-José Lamothe et Chantal Mauduit
– à quarante-neuf jours d’écart, qui est le chiffre exact du sixième et dernier état du
Bardo tibétain, période intermédiaire où le karma décide des réincarnations. D’où
l’allusion de cette strophe acharnée :
Il n’y aura plus d’élégie
Plus de reprise de sanglots au refrain
Même si les accents de la malédiction
Remontent métronome
Tous les quarante-neuf jours 2
Présent tragique, venu donner la main à ce lyrisme ancien de desperado. Rendre
raison, peut-être aussi, au destin intraitable. Condamner l’apologie du risque et de
l’insouciance. Et punir le poète : « prenant sans doute naissance dans le mouvement très
libre où j’inventais ma vie, le feu s’est étendu à tout ce que j’aimais »3. Aveu intime,
quasi ultime, en dernière page de La vie en dansant. Ainsi l’incessante mise au défi de
la poésie velterienne se vérifie-t-elle de la manière la plus cruelle qui soit. L’innocence
légère se couvre soudain d’absences inébranlables, de regrets et de cendre. Et l’écriture
s’annonce en mano a mano. Déjà la reliure noire du Prisme noir relayait le désespoir :
« c’était délibérément que cette opacité tenait de la révolte, du blues, du désespoir.
L’heure était au noir. Le refus était noir. L’encre noire en broyait. »4 Mais André Velter
et Serge Sautreau alors, n’avaient pas trente ans. Et la gageure tenait davantage du parti
pris littéraire que de l’affliction: « À écrire noir sur noir, on supprime toutes les marges,
et le poème superpose son vide propre sur le vide où il s’inscrit et dans le vide où il
renvoie. »5 En ce temps-là donc, voir noir voulait dire non. Et même Johnny Hallyday
s’y était essayé.
De Noir c’est noir au Quelque chose noir de Jacques Roubaud, André Velter a
fait bien du chemin. « Noir sur noir ou bleu sur bleu, il est des foudroiements qui vous
1
André Velter, « Avec les dents », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.15.
André Velter, « Sacrifice », Une autre altitude, Gallimard, 2001, p.39.
3
André Velter, « Du même pas léger », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.167.
4
Serge Sautreau & André Velter, Du prisme noir au livre tourné court…, Fata Morgana, 1971.
5
Serge Sautreau & André Velter, id., 1971.
2
91
déchire un ciel de la ligne des épaules jusqu’au plexus solaire, et le sang appartient à
une autre lumière. »1 Alexandrin et banderilles mêlés il y a peu, depuis l’un des gradins
de pierre des arènes d’Arles, entre sable et soleil. Sans doute faudrait-il trouver un terme
qui ne soit pas propre aux genres issus de la poésie grecque. Un terme libéré de la
tutelle d’Orphée. Un terme sans lyre, ni flûte, ni trompette. Un terme étranger aux
dépouilles des lyrismes vieillots. Un mot, en résumé, du troisième millénaire. Non pour
un lyrisme à la mode mais une poésie moderne. Un qualificatif n’oubliant rien de
l’histoire des siècles et de l’évolution des harmonies, dissonances et disharmonies – car
autant la poésie sonore, obnubilée par le son, est une forme mutilée, autant celle qui n’a
recours qu’aux harmonies antiques, est expression datée. Un nom qui ne soit ni hautain,
ni sectaire. Ni, surtout, le contraire de la prose. Pas de grandiloquence donc, mais de la
transcendance ici, maintenant, et sans souci de Dieu. Ou, comme chez Zingaro,
de la noblesse chez les gueux
qui se mettent l’impossible en tête
avant de commencer
par se sortir les tripes 2
André Velter veut intégrer à ses vers les avancées du jazz, du dodécaphonisme,
de la musique sérielle et autres créations contemporaines plus ou moins répétitives.
Qu’il y ait dans ses poèmes des accents du shenaï de Bismillah Khan, un reste de la
plainte bouleversante d’Osvaldo Golijov ou des symphonies de Jean Sibelius, ou encore
du minimalisme dans l’air, comme chez Philip Glass et Terry Riley. « Il est des
musiciens qui, tout uniment, s’adressent à l’univers et ne jouent que pour lui »3 s’extasie
le poète. Rien n’est pure perte en poésie. Et les coups d’archet du Kronos Quartet ne
tarderont pas à vibrer sur la page. Pour en effet rendre compte du souffle velterien, il y
aurait à troquer la lyre et son étroite caisse de résonance, souvent inexistante, contre le
chevalet et l’âme d’un violoncelle. Cordes frottées, pincées ou frappées, façon piano,
guitare ou contrebasse, pour inspirer, guider ou escorter plus loin les mots. La musique
n’a plus à jouer les accompagnatrices, dès lors, ni les seconds couteaux. Car la langue
écrite d’aujourd’hui est un creuset aussi vaste et inventif que ce spectre immense que
nos oreilles peuvent capter à toute heure du jour et de la nuit, et en chaque point du
globe. Lyrisme aride des quatre coins du monde :
À Amman et partout nous ne sommes plus que des amants de cendre
1
André Velter, « Mano a mano », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.332.
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.19.
3
André Velter, « Shenaï », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.131.
2
92
Mais cela serait-il la folie la plus folle,
nous sommes encore amants au ciel de l’outre-vie.1
À force de réel inouï, d’intonations et de rêves, André Velter dépasse la mesure.
Inventeur en deux mots d’un nouvel au-delà, monnayant l’outre-tombe contre un rien de
survie. Lyrisme des possibles. Oralité libre telle cette cavale au galop entraînant la triple
répétition : « libre libre libre et seule »2. Car cheval et cavalier forment l’un des
emblèmes de cette poésie au long cours, faussement solitaire.
Je ne sais si c’était pour moi
ce destin de condottiere
où je me suis trouvé
sans terre ni combat 3
André Velter, une âme de mercenaire au salaire de misère ? Non, rien à faire. Ni
à la solde de quiconque. Ni tiraillé par l’appât du gain. Au Vatican, ce sont des Gardes
suisses. En Afrique, des affreux. Soldat de milice, non merci. Mais Kurosawa, Les Sept
Mercenaires et l’Italie aux tyrans magnifiques, pourquoi pas ? Et de fait, derrière ce mot
de condottiere, il y a Padoue et sa statue équestre signée Donatello. Image de carte
postale de la Piazza del Santo et du grand chef de guerre au nom de chatte mielleuse
monté sur son fier destrier de bataille. Image souvenir. Signe de Renaissance. Cliché
déclencheur – dans l’ombre de Colleoni, Francesco Sforza ou même Malatesta : de
pareils patronymes, cela ne s’oublie pas. Surtout lorsque l’on a confié les traits de son
profil, pas exactement grec, aux coups de pinceaux de Piero della Francesca. Poète au
« souffle aride »4 et aux paroles « débordantes parfois ironiques toujours »5, André
Velter guerroie, pour ainsi dire, de tous côtés. Et ce lyrisme âpre, en bon oxymore disant
la dualité de l’être, dessine un chant entre abandon, violence et plénitude. Masque des
sentiments absolus et contraires.
La marche funambule a du bon
Surtout à côté du fil
Ici pas tout à fait là
Maintenant quand il n’est plus l’heure 6
Désir ancien et obstiné d’équilibriste. Tentation du vide, y compris à cheval - de
Ça cavale, « cavalier au bord du vide / cavale cavale ça cavale »1, au Piaffer de plus
1
André Velter, « Bagdad éclair », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.259.
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.124.
3
André Velter, « Troubadour au long cours », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.184.
4
André Velter, « Dépaysement », L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, p.177.
5
André Velter, « En vue soudain », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.15.
6
André Velter, « Incognito », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, pp.112-113.
2
93
dans l’inconnu, « une pensée sur le fil / ou à côté du fil / ou au dévers du vide »2 - le
vide découlant du vent, « ils effleurent le vent / ils font siffler le vide »3. Course des
atomes, débridée. Et sans filet, sur la terre comme au ciel « sur un tapis d’étoiles »4.
Avec, en tous recueils, un zeste des Rubayat en l’honneur desquels l’astéroïde 3095,
succédant à un cratère lunaire, fut baptisé Omar Khayam :
De la marche des univers tu ne sais rien –
fait d’errance et de vent tu sens que tu n’es rien.
Ta vie n’est plus qu’un pont jeté entre deux vides
qu’on dirait sans limite, et entre eux il n’est rien. 5
Quatrain réajusté au tu, comme pour des accordailles, quand l’accordée était une
fiancée. Alexandrins rimés à la manière persane - aaba - avec cet effet de monotonie
volontaire. Viatique de sens et de sons pour « qui a reconnu le soleil et l’été / jusqu’en
la cendre enclose »6. Et ce conditionnel qui est la part d’enfance : on dirait que t’es pas
mort… Mais, ni cow-boy, ni Indien, ni gendarme, ni voleur, le poète n’écrit pas pour de
faux. Jamais un grand poème ne pourra faire semblant. D’où ce rien martelé à valeur
d’antidote. Entre hommes et brasseurs de néant lucides.
Je ne voy le tout de rien se lamentait à mi-chemin Montaigne. Métaphysique et
vérité. Vertige des apparences. Loi de l’impermanence. Mesure de l’immensité et du
vide. Conscience d’évidence décuplée en montagne où l’infini semble à portée de voix.
Se croire, pour un instant, pour un instant seulement, « l’égal des univers »7. Du HautPays, dédié à Marie-José Lamothe, jusqu’aux trois livres écrits pour Chantal Mauduit,
André Velter s’en remet humblement aux nuages et au vide :
Je n’ai ni ta vaillance ni ta grâce,
je ne danse pas à l’aplomb des cascades,
je ne dors pas dans les nacelles du vide,
je tente loyalement l’impossible. 8
Bien sûr, il y avait moins d’harmonie en suspens, moins de soleils brisés, moins
d’effacement de soi, plus de joie, d’envols et d’exaltation dans le poème du Tibet et de
l’Himalaya. Mais aussi « Rien que du vide et du vent » et déjà « une touffe de chardons
1
André Velter, Ça cavale, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.77.
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.233.
3
André Velter, id., p.99.
4
André Velter, « Litanie de toi », Le septième sommet, Gallimard, 1998, p.61.
5
Omar Khayyam, in André Velter, Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.10.
6
André Velter, « En vue soudain », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.16.
7
André Velter, « On board », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.308.
8
André Velter, L’amour extrême, Gallimard, 2000, p.75.
2
94
bleus »1. Parcours de fils unique libre comme l’air, ici et ailleurs, c’est-à-dire toujours
autre part. « Libre de mes pas, libre de mes désirs, je peux courir tous les ailleurs
possibles »2 constate-t-il sans forfanterie, et le chagrin au cœur, dans Une autre altitude.
Poète du décalage horaire, André Velter n’est pas comme l’homme qui tombe à pic.
Plutôt poète de l’escapade ou de la poudre d’escampette. En effet il n’a guère de
velléités d’ubiquité. Juste un besoin féroce de se savoir irrepérable :
Où je suis, c’est ici. Pourtant, je ne suis jamais sûr d’être là. Je rêve même de ne
pas y être. Je joue avec cette idée absurde, mais infiniment séduisante, que je
réussi à déjouer toute localisation, que j’échappe à tout repérage, qu’en quelque
sorte j’ai le pouvoir d’aller jusqu’à me faire faux bond ! 3
Envie de savant fou, de mage ou de sorcier ? Désir pas si insensé cependant,
pour qui sait les effets de la poésie : « J’appartiens aux strophes qui ont trouvé ton
souffle et en un éclair m’ont fait pareil aux dieux » jure le « rôdeur survivant »4 de
L’amour extrême. Or on peut faire confiance au lyrisme aride, autant de forme que de
fond, pour parler sans ambages : « Lorsque j’utilise ma langue d’aujourd’hui, je dis
strictement ce que je dis »5. Poète paraphrasant Rimbaud - J’ai voulu dire ce que ça dit,
littéralement et dans tous les sens - et pour aller plus loin : « je m’essaye à éliminer
toutes les ambiguïtés »6. Poète de nulle part donc sans trop d’ambiguïté possible.
« Je est un autre, soit. Mais j’aurais aimé que cet autre fût Hun. »7 André Velter
s’amuse au vu et su de tous, surtout des rimbaldiens. Incipit effronté, comme une claque
aux clichés. Formule entortillée, moins pour cacher une vérité que pour en rire soimême. Car, ce n’est pas tant que l’écrivain sincèrement regrette de n’avoir été l’un de
ces cavaliers de la steppe, mais il ne cesse d’envier au peuple migrateur ce blâme de
l’historien latin Ammien Marcellin : Conçu ici, né ailleurs, grandi plus loin, le Hun ne
peut répondre quand on lui demande : D’où es-tu ? Du coucou dénigré à cet Hun de
partout, Midi à toutes les portes s’en donne à cœur joie, narguant les habitués du
« destin à quai ». Signe qu’il n’est plus de fardeau, ni trop d’alarmes au plein jour de
midi. Quasi certitude aussi d’être au commencement d’une vita nuova, sous la houlette
d’un soleil éclatant, joyeux et conquérant. « Intensité absolue de l’être au monde dans
1
André Velter, « (altitude) », Le Haut-Pays, Gallilard, 1995, p.141.
André Velter, Une autre altitude, Gallimard, 2001, p.15.
3
André Velter, « Wagons & Théières », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.296.
4
André Velter, L’amour extrême, Gallimard, 2000, pp.32, 85.
5
Serge Sautreau & André Velter, Du prisme noir au livre tourné court…, Fata Morgana, 1971.
6
Serge Sautreau & André Velter, Aisha, Gallimard, 1966, p.38.
7
André Velter, « D’où est-tu ? », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.274.
2
95
l’absolue vacance d’un lâchez-tout solaire »1 – à l’âge où l’on se damne d’ordinaire, au
nom du démon de la Bible. Obsession, sensation, intuition qui s’expriment à mi-voix,
« sans tambour ni bagages »2. Sous la forme d’une expression parlante et populaire,
image réduite au strict minimum, sonnant aussi sec qu’un claquement de doigts : poser
le sac. Soit le sac du marin, le fourre-tout du marcheur, le cartable à bretelles de
l’écolier, le havresac du fantassin ou encore le sac à dos du grimpeur. Et, pour aller plus
pesant dans la métaphore et le bât, le sac et la cendre des pénitences - aussi lourd que le
sac de sable des boxeurs -, le sac encaillouté ou le barda des peines, tel l’écrasant rocher
du pauvre Sisyphe.
L’homme achevait un parcours anonyme. Le fardeau posé au sol, il se sentait
lourd soudain de tout cet allègement. Comme si le rien sur les épaules
convoquait le vaste univers, avec son rire en creux et l’espace délié. 3
Ce rien sur les épaules enfin c’est poser les valises. Non pas s’immobiliser mais
reprendre pied. S’autoriser à vivre sans « porter une grille sur le dos. Un poids d’acier
tressé qui marque les épaules, labyrinthe dont j’assure la garde et qui me tient captif. »4
C’est réapprendre la douceur d’aller et d’exister sans « ceux que notre amour n’a ni
sauvés ni rejoints »5. À la manière de cette vieille dame, rescapée d’Auschwitz, envahie
de mémoire à vif et d’un sentiment sombre de culpabilité, qui toute sa vie se demanda
Pourquoi moi ? Avant de trouver, à quatre-vingts ans passés, et en renversant la
question, un semblant de réponse et de paix : Pourquoi pas moi ? Courage et lâcher
prise, soupçon de délivrance qui frappèrent l’auteur de La vie en dansant. Plus d’envies
de terrains vagues donc, les épaules / aux fardeaux dispersés / oubliés à jamais 6. Leçon
de vie, d’envol autant que de poésie : « c’est l’arrachement, le sursaut, le bond qui ne
cesse de rebondir plus avant, persuadé que le compte n’est jamais bon. »7 C’est briser
les chaînes, affoler sans cesse le barycentre d’Archimède, et le dire le plus simplement
du monde. Libellé lapidaire, qui ne déparerait pas aux tablettes des fauteuils d’Airbus,
Boeing et autres caravelles des airs : « ici on décolle après avoir posé le sac »8.
1
André Velter, « Sortir du cadre », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.293.
André Velter, « (si pur, si clair) », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.30.
3
André Velter, Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.21.
4
André Velter, Une autre altitude, Gallimard, 2001, p.15.
5
André Velter, Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.12.
6
André Velter, « Énonciation », avec huit peintures d’Himat, 2004, hors commerce.
7
André Velter, « Soleil toujours soleil », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.9.
8
André Velter, « On board », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.307.
2
96
Épopée sèche
D’un horizon l’autre, André Velter « s’est inventé un goût d’infini asséché. »1
Avec panache et leitmotive au refrain. Une errance à toute force dans les plis du vent
d’Est ! Une errance imbriquée avec les éléments, de mèche avec la marche et le
mouvement – « avec pour incurable nostalgie / le mal d’un pays qui n’existe pas »2. De
capitales en continents, de broken english en pistes d’atterrissage, de sentiers, de ravins,
de passages à gué en routes non carrossable, de villages en ermitages et de camps de
base himalayens en aérogares, le voyageur-éclair des rezzous poétiques aime à se sentir
« souverainement à côté de la plaque ». « D’où ces zigzags à saute-méridiens »3. Ces
raids au long cours. Et ces razzias sur l’Eurasie. Effectivement André Velter fait fond
sur l’espace, la distance et « l’énigme // d’un étranger / qui n’est chez lui / que
cheminant / à l’étranger »4. Sur une errance fervente et sèche 5. Un lyrisme intense, aux
vertus tout aussi actives qu’un parterre de simples. Pas de pommes d’or, de demi-dieux
ni de jardin des Hespérides dans les poèmes velteriens. Pas de cieux ainsi à bout de bras
ni d’Atlas aux triceps de titan. Mais « d’autres fables clandestines », d’autres dragons
tués et bivouacs de fortune dans d’autres confins du monde,
pour planer au plus près
du versant brutal, aride, inhabité. 6
Syllabes comme des raisins secs – Kishmishs à l’automne accablés de soleil, sur
les toits plats d’Afghanistan. Mots coups de fouet et néanmoins sucrés. Alexandrin
volontairement déshydraté et suave cependant. Velter appareille son vocabulaire, et
pour longtemps, comme un mur de pierres sèches. À flanc et sans liant. Élémentaire
mon cher Orphée. C’est creuser à mains nues dans la langue commune : « faudrait-il
être simple »7 demandait-il déjà avec Serge Sautreau, pressentant ce « lyrisme ignoré »8
des atomes et des univers visibles. Vide n’est-il pas l’anagramme anamorphique de
1
André Velter, Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.12.
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.29.
3
André Velter, « Sur quelques mètres carrés », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.326.
4
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.62.
5
André Velter, « Raga du grand midi », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.137.
6
André Velter, Ça cavale, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, pp.99, 91.
7
Serge Sautreau & André Velter, Du prisme noir au livre tourné court…, Fata Morgana, 1971.
8
André Velter, Ça cavale, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.93.
2
97
Dieu ? s’interroge Michel Cassé, théoricien du ciel. « Qui peut encore sortir du cadre, /
lever les yeux vers les étoiles, / respirer de très haut ? »1 déplore l’apache de Ça cavale.
À deux doigts du romantisme, et des brillantes sœurs de Lamartine, si le poète de
L’Arbre-Seul ne s’en tenait d’instinct au minimum vital :
Tout est dépense.
Tout est désert.
Au grand miroir de nos mains vides. 2
Lyrisme rudimentaire qui s’enivre mieux emmailloté dans un sac de couchage à
la belle étoile que pavoisant face au bleu firmament d’Alphonse. S’il est un romantique,
alors à la Caspar David Friedrich ! Debout, de dos, tout en haut : Voyageur au-dessus de
la mer de nuages. Homme au sommet, canne à la main, tête nue et jambe gauche en
avant comme au temps de l’Égypte ancienne, témoin devant l’immensité du monde.
D’autant que les paysages austères, souvent hostiles, les ruines, les arbres desséchés, les
montagnes, les rivages et la solitude du peintre allemand ne sont pas pour déplaire à
André Velter. Voyou qui ne craint pas de terminer Du Gange à Zanzibar sur un sonnet
aux vers de quatre pieds, naïvement intitulé « Nuage ». Le poète n’est pas un amnésique
ni un pantin, se cachant derrière son petit doigt, ses rimes ou l’ombre de son chapeau :
Derrière tout poème / est (…) / un gouffre sec / de dix mille ans 3.
Serait-ce parce qu’il a longuement rêvé la venue des chameaux de Bactriane
avant de l’avoir vue qu’André Velter écrit « des mots qui sèchent qui se dessèchent »4 ?
Écrit comme on trinque cul sec « la nuit au bar de L’Enfer »5. Pour ceux qui lisent en
silence, les « yeux saignés à blanc », ceux qui marchent en avant, calme et droit ou ceux
qui crèvent à coups de trique. « Ici pas de pluie d’orage, / rien que l’éclair à sec »6. Tant
pis pour les oracles, les marchands d’ombrelles ou les amoureux au cœur tendre. « J’ai
le cœur aussi net qu’une épée »7 confie la voie nomade de Ça cavale. Or il y avait, diton aussi, de l’épée dans l’air le long des couloirs de Radio France. Réputation d’homme
tranchant ? Non pas. Allusion à l’arme blanche suspendue par un crin de cheval audessus du crâne de Damoclès ? Pas davantage. Alors quoi ? Un cœur d’acier
inoxydable ? Peut-être. Une façon aiguë et droite de fendre les difficultés et la foule ?
1
André Velter, id.
André Velter, La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.11.
3
André Velter, La Poupée du vent, in Étapes brûlées, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1996, p.64.
4
Serge Sautreau & André Velter, Aisha, Gallimard, 1966, p.136.
5
André Velter, « Purgatoire », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.337.
6
André Velter, « (ermites des montagnes de feu) », L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, p.100.
7
André Velter, Ça cavale, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.96.
2
98
Aussi. Une âme de janséniste à l’étroit dans un corps de poète – un corps qui a connu /
midi à toutes les portes 1 ? Sans doute.
Toujours la parole nomade de Ça cavale, tenue par Ghaouti Faraoun : Il y a dans
l’air sec une sueur d’épopée 2. Cet air sec est une vue de l’esprit, attendu qu’une
atmosphère totalement dépourvue d’humidité n’existe pas à l’état naturel. Mais nous
sommes ici au « royaume des sables »3 et le fluide en mouvement est surtout synonyme
des vents sifflants. L’air sec c’est le champ libre, l’évasion par le haut, le souffle et
l’oxygène ! Comble du dénuement et du bien-être au monde : Il régnait alentour un
silence que seuls les vents troublaient parfois, et une pureté absolument étrangère au
monde des humains. Phrase de Thesiger, l’écrivain du Désert des déserts et grand
explorateur, placée en écho à « Lever le camp »4. Lyrisme du néant qui est le luxe des
dépossédés et la marque de l’inspiration velterienne, son écriture faisant rarement en
effet l’économie du vent. Avant elle, les poèmes de Roger Gilbert-Lecomte
« consacrent la présence du vide, la circulation mystérieuse du vent »5 : le vent est « Le
premier mouvement »6. Mais cela va plus loin : « J’aime le vent »7 déclare André Velter
dans L’enfer et les fleurs après avoir cité « l’harmattan ». « Soif, soif du vent »8. Soif
qui n’imaginait pas alors filer un jour douze nœuds, par vent portant au large de
Makassar, sur un trois-mâts goélette flambant du nom de La Boudeuse.
Dans La vie en dansant une prose a pris pour titre « Du vent ». Intitulé olé-olé,
façon out of Africa de dire oust à la Karen Blixen, façon aussi de « mener un rapt qui ne
rapporte rien. Lever un filet rompu. N’enlever que du vent. »9 Pour Antonin Artaud, il y
a « une Rose des Vents magnétique, qui s’oriente et qui nous oriente à travers toute la
variété des aimantations et des courants. »10 Encore une fois pour André Velter, le
souffle est essentiel : « il me faut du feu sur les lèvres / de l’ouragan dans les cheveux /
(…) et de l’infini dans les yeux »11. Même si l’on ne joue pas impunément avec le feu.
Et même si l’infini est redoutable. « Et le vent un allié imprudent »12. Chez les Zingaro,
1
André Velter, « Raga du grand midi », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.138.
André Velter, Ça cavale, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.92.
3
André Velter, id., p.65.
4
André Velter, « Lever le camp », Étapes brûlées, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1996, p.115.
5
Antonin Artaud, « Sur La vie l’amour la mort… », Les Poètes du Grand Jeu, Poésie / Gallimard, 2003, p.356.
6
Roger Gilbert-Lecomte, « Le vent d’après… », Les Poètes du Grand Jeu, Poésie / Gallimard, 2003, p.275.
7
André Velter, L’enfer et les fleurs, Fata Morgana, 1988, pp.92, 89.
8
André Velter, La poupée du vent, in Étapes brûlées, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1996, p.31.
9
André Velter, La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.34.
10
Antonin Artaud, « Sur La vie l’amour la mort… », Les Poètes du Grand Jeu, Poésie / Gallimard, 2003, p.356.
11
André Velter, Ça cavale, Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.77.
12
André Velter, « Marche d’approche », Une autre altitude, Gallimard, 2001, p.58.
2
99
« leur bivouac ouvert à tous les vents »1, le vent est à la fois lumière et viatique. Dans
Aisha, il y a cet air vert qui monte de la Meuse, jeune pousse qui dit quand même le
vent : « Taillis du vent allez je dis la soif »2, avec guillemets en dernier hommage à
Saint-John Perse. « Mais vous, je ne peux imaginer sur quelle matière vous travaillez, à
moins que ce ne soit sur du vent »3 dit un jour un ami à Miller. Henri Miller qui « parle
comme personne de l’art d’écrire et vous submerge d’une énergie de tous les diables »4.
Velter, découvrant cette adresse, la cite d’emblée dans un court texte consacré aux
joueurs de cerf-volant afghans. « Moi / Je parlerai du vent »5 promettait-il dans
Irrémédiable L’ au début des années 70. Avant de rappeler, en toute connaissance de
cause, dans Ça cavale : « Nous n’avons jamais semé que du vent sur du vent »6.
Primauté des éléments, depuis que l’infini file un mauvais coton. À noter que la
terre, l’air et le feu l’emportent, et de loin, sur l’eau. André Velter n’est pas encore poète
des pleines mers. En bon « Chat noir de soi-même »7, il déteste se mouiller trop. A
horreur d’avoir la tête sous l’eau. Et ne vante la sueur que dans les livres.
J’adresse alors ma prière aux torrents asséchés,
aux carcasses dépulpées le long des pistes,
aux cheminées de fées, aux silex 8
Lits encaissés à sec, squelette d’animal autant que de métal, pyramides d’argile,
roches de silice, l’inanimé est matière à lyrisme. En plus du sel, de la pierre et des
sables. Aussi, toujours dans Ça cavale, est-ce la voix nomade qui a le dernier mot – bien
qu’ayant, historiquement, le moins de chances de s’en sortir, l’auteur marquant ainsi sa
préférence et son dégoût de « l’avidité totalitaire des empires »9. Entre Les Sept Piliers
de la Sagesse et un bouddhisme sans simagrées - Accomplis ton œuvre et restes-en
détaché -, André Velter a trouvé le lieu et la mesure de son épopée. Faim d’absolu,
d’exil et de déserts digne de Sir Thomas Edward Lawrence. Sur les traces de Wilfred
Thesiger ou Lawrence d’Arabie, le poète éprouve à bras-le-corps le bien-fondé de son
lyrisme aride. Légitimité qui se traduit souvent le souffle coupé :
1
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.29.
Serge Sautreau & André Velter, « Blues du reflux », Aisha, Gallimard, 1966, p.8.
3
Cité par André Velter, in Étapes brûlées, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1996, p.124.
4
André Velter, Caravanes, n°3, 1991, p.80.
5
André Velter, « L’Irrémédiable », Passage en force, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.47.
6
André Velter, Ça cavale, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.92.
7
Alain Borer, in André Velter, Décale-moi l’horaire, CD, EPM, 2005, quatrième de couverture.
8
André Velter, Ça cavale, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.95.
9
André Velter, Ladakh Himalaya, photographies de Marie-José Lamothe, Albin Michel, 1987.
2
100
Brûlé sous le ciel. Brûlé dans un manteau d’ombre. Brûlé jusqu’au fond des os.
Brûlé comme un cri. Brûlé. Rien que la dispersion du silence. Rien que la
solitude démembrée. Et le feu si présent. 1
Étrangement, les phrases nominales qui devraient neutraliser tout mouvement
ont un fort caractère épique. Mais sans surnaturel ni merveilles feintes. Héroïsme et
sublime velteriens se devant de tenir l’emphase à distance. D’où le mode conditionnel,
qui n’est plus ce présent magique des jeux de l’enfance, et « l’ironie légère » du titre
invoqué : « Ce pourrait être une épopée »2. Trois occlusives bilabiales sourdes pour
murmurer une confidence. Poème presque épopée donc, qui n’entend renoncer ni à
« l’amplitude du chant, ni à la magie des lieux, ni à la quasi extase »3 d’une aventure
vécue. Pour un oui, pour un non, se battre ou faire un vers ! Tel Cyrano de Bergerac.
Au summum du rien et de la vie, sans souci de gloire ou de fortune, oralité poétique et
épopée sèche découvrent ainsi un nouvel absolu.
Dès lors André Velter, oracle du néant et des pierres, se fait chantre de la
poussière. « Poussière de maharajah, poussière de vagabond, poussière de pauvre,
poussière d’infirme, poussière de mahatma, le fleuve recycle les destinées. »4 Particules
humaines, corpuscules assez ténus pour pouvoir se maintenir en suspension dans l’air,
atomes foulés qui, à Bénarès plus que partout ailleurs, incarnent la migration des corps.
Éloge de la terre battue autant que du commun des mortels. Pour qu’enfin notre devise
fasse sens : Liberté, Égalité, Fraternité dans la mort, à mordre la poussière. Tu es
poussière, et tu redeviendras poussière annonçait d’emblée la Genèse. Mais le poète n’a
guère d’affinités bibliques. S’il marche de concert, c’est forcément au bras d’Omar
Khayam, compagnon parmi les plus fidèles :
Plus Khayyâm est appréhendé au sein de son époque troublée, plus sa parole se
voit nettement, brutalement restituée, plus il trouve d’échos aujourd’hui. Car s’il
vient de loin dans le temps, il n’appartient à aucun passé. Son inflexible parti
pris existentiel, celui d’être en toutes circonstances pleinement présent au
présent, garantit l’exactitude et l’acuité de sa présence. 5
1
André Velter, « Le Grand Passage », Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Les Écrits des Forges, 1994, p.43.
« Ce n’est pas un hasard que cette oralité ait retrouvé l’épopée, la manière épique, qu’une tradition de
poésie écrite considérait comme impossible ou reléguée au passé, parce qu’elle n’en concevait qu’une
définition qui était celle du passé. En même temps qu’elle prenait pour une nature de la poésie une coupure
née de l’histoire entre le lyrisme et l’épopée. » Henri Meschonnic, La rime et la vie, Verdier, 1990, p.261.
2
André Velter, « Ce pourrait être une épopée », Du Gange à Zanzibar, Gallimard, 1993, pp.111-129.
3
André Velter, A.V., « dans la lumière et dans la force », catalogue d’exposition, 1998, p.61.
4
André Velter, « Palais », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.128.
5
André Velter, préface à Omar Khayam, Rubayat, Gallimard, 1994, pp.14 -15.
101
Parti pris d’existence qui n’a rien d’affligeant. Au contraire. À écouter Khayyâm
par la voix d’André Velter, on se sent plus chanceux. Plus vaste. Plus vivant. Et pour
bien plus longtemps.
Chaque atome sur terre
Fut une joue de soleil, un front de Vénus.
La poussière qui se pose sur ce front délicat, essuie-la doucement :
Elle fut, elle aussi, visage et chevelure d’un être fragile. 1
Quatrain qui sera vieux bientôt d’un millénaire. Et cependant une fois de plus
remis sur le métier. Quatrain retraduit et cité dans Les Outils du corps, ouvrage de
chirurgie, d’hier et d’aujourd’hui. C’est dire la profondeur, la force et la permanence de
cette métaphysique persane. Le vent d’Est passera tant sur cette terre, qu’il portera
chacun de nos atomes en un lieu différent chantait Saadi. Pensée qui hante la mémoire.
Mirage familier. Phrasé qui ne sait s’empêcher de renaître. Et dans nos cœurs et dans les
livres :
Sur les lèvres la poussière a ce goût d’amour fou
Qu’un grand vent dispersa
Comme à l’instant les cheveux d’une étrangère
Qui ne sait qui l’appelle ni en quel pays. 2
Ainsi Velter ferraille-t-il sans cesse dans les quatrains de l’incrédule du
Khorasan. Credo de mécréant. Souffle immortel. Et chant de tous les diables. Du Gange
à Zanzibar fédère l’haleine et la poussière, support de migration et de méditation.
Auparavant dans Les Bazars de Kaboul, le voyageur français s’était épris déjà d’une
légende faite de clairière, de héros en guenilles et d’eau miraculeuse : il était une fois
l’histoire d’une reine châtiée d’avoir vu juste et de son fils. « Et comme celui-ci était
venu au monde dans la poussière, elle l’appela Khâklôt »3. S’ensuivent tueries, trahisons
et vengeance. Et une fin de conte de fées. Cependant, le conteur n’a gardé de tout cela
que le goût du périple. « Il y a ce cavalier au galop dans la steppe avec ses cris et sa
sueur légués à l’éphémère. »4 Et partout l’absolu des visions cavalières – « soleil sur les
épaules » :
Debout sur les étriers
couronné de poussière –
hors d’atteinte.5
1
In André Velter, « Les 11 corps de l’humanité », Les outils du corps, Hier et Demain, 1978, p.9.
André Velter, « Omar Khayyâm », Du Gange à Zanzibar, Gallimard, 1993, p.50.
3
André Velter et Emmanuel Delloye, Les Bazars de Kaboul, Hier et Demain, 1979, p.238.
4
André Velter, « Les Argonautes », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.29.
5
André Velter, « Ce pourrait être une épopée », Du Gange à Zanzibar, Gallimard, 1993, pp.115, 117
2
102
Dans Zingaro suite équestre, le poète réoriente le folklore à sa guise, déplaçant
gitans et roulottes du côté de Gobi : « comme s’il fallait toujours / être à la veille d’un
pèlerinage / aux Saintes-Maries-de-la-Steppe »1. Ainsi réajustées, plaines incultes et
allitérations mènent tout droit sur le versant désert de son lyrisme aride. Certes André
Velter laisse à la tribu tzigane ses réflexes nomades, mais non ses stations balnéaires et
rituelles en Camargue. Il remplace donc sans ciller, ne pouvant davantage se retenir, la
mer et les manades par le climat des steppes. Manie de « prêcheurs de désert »2. En
faveur d’un lyrisme obstiné des terres inexplorées. « On a répertorié l’inexploré »3
hélas. « J’ai quitté le désert des déserts »4 dit la voix féminine du Grand Passage. Pour
autant, André Velter ne faiblit pas. Dans le sillage de Xingte, jeune personnage chinois
de Yasushi Inoue, qui, coûte que coûte, continue d’avancer. Les Chemins du désert étant
en effet l’un de ses « livres cultes ». Parce qu’il y a chez Inoue, sans jeu de mots inouïs,
un étrange pouvoir d’envoûtement : « c’est le mystère de la simplicité, du manque, du
dénuement appliqué au romanesque et qui, très vite, le transfigure. »5
L’Arbre-Seul se voue au « désert des déserts ». Idem de Ça cavale : « Le désert
est pour toujours ma dignité et ma parure / mes longs silences et ma parole. » À croire
qu’à force de côtoyer l’adversité des déserts, d’éprouver l’illusion de ses propres envies,
et de faire le vide dans son esprit, l’être soit chez lui même en terrain hostile : « le feu
qui me lave, le désert qui m’enchante / ont investi pour moi plus qu’une éternité. »6
Rudesse des oxymores qui ne cesse de célébrer le « séjour au désert »7. Leçon de plaisir,
d’humilité et d’impossibles qui vous marque à jamais.
Je me tiens auprès du soleil.
Je suis son scribe et sa parole. (…)
Je murmure dans les remous de l’eau,
Dans l’incendie des pierres,
Dans le sillage des vents.
Je remonte les fleuves, les océans,
Célèbre ce qui est nu
Et baise la poussière. 8
Une seule mesure d’eau. Une overdose de soleil. Soit une goutte de pluie dans
un océan de sable. En dernières pages du Haut-Pays, « Sentiers et secrets » exalte « ce
1
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.30.
André Velter, « Du Ladakh », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.25.
3
André Velter, Ça cavale, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.97.
4
André Velter, Le Grand Passage, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.39.
5
André Velter, à propos de Yasushi Inoue, Caravanes, n°3, 1991, p.16.
6
André Velter, Ça cavale, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, pp.65, 96.
7
André Velter, Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.11.
8
André Velter, Le Grand Passage, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.27.
2
103
désir à perte de vue / qui a goût de poussière, de pierre à feu, / qui a goût d’autre temps
et de sueur mêlés »1. Respect pour le « passant des déserts », poète des ergs et des oasis,
« dans l’exactitude des choses, à l’écoute de toutes les déclinaisons de la matière, avec
ce qui relie la poussière et le vent, le soleil et le rythme du sang, l’infiniment vivant et le
presque immuable. »2 Ce nomade n’est pas un touareg mais fils de Transylvanie
orientale. Chirurgien adepte du « grand battement pur de l’espace ». Et de « ces jours de
marche où la chair dessine les distances, la durée, et en même temps les épelle »3. C’est
le poète Lorand Gaspar à qui André Velter, tout simplement, dédie son poème :
Telles sont les traces des corps à corps
qui nous mènent par déserts ou volcans,
éboulis, glaciers, ruines, torrents
et renaissent et s’évadent, et s’effacent et renaissent
comme sentiers épars de secrets érodés. 4
Ce dernier vers, exacte citation de Sol absolu5, étant l’accroche du texte. Signe
d’une complicité entre frères des confins. Entre arpenteurs contemporains. Entre marin
de nulle part et « imagier du vide ». Car ils ont en partage cet idéal des lieux inhabités,
régions tellement hostiles à la vie humaine qu’elle s’en trouve singulièrement décuplée :
« La gamme prodigieuse du minéral n’est pas chose morte, elle déploie l’étendue. Il y a
dans chacune de ces notes, dans chacun de ces rythmes, comme dans chaque molécule
du vivant, une parcelle de la puissance de se déplier, de s’inventer une musique sans
frontière. » Silence et solitude. « Proximité d’une force que l’on sent indivise. » Ou
encore dénuement, toujours selon Gaspar, apte à éveiller « des forces et des lenteurs
jusqu’alors insoupçonnées. »6 Attraction des déserts comme autant de lisières et
d’échappées possibles. Immensité sous le soleil : sous le soleil, sous le soleil /
exactement, juste en dessous.
En effet le lyrisme aride d’André Velter n’est pleinement à son aise qu’à partir
d’un nombre élevé de degrés Celsius. Et rarement lorsque les précipitations deviennent
supérieures à l’évaporation. Tel le lézard, la vipère à cornes ou le scorpion des déserts,
le poète est un autre Diogène, capable de s’écrier à la ronde : Ôte-toi de mon soleil ! Ce
qui n’est pas le moindre de leurs points communs. Écoutez le cynique Laërce, Diogène
tout aussi grec, décrivant, dans ses Vies, doctrines et sentences des philosophes illustres
1
André Velter, « Sentiers et secrets », Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.145.
André Velter, au sujet de Lorand Gaspar, Caravanes 2, Phébus, 1990, p.304.
3
Lorand Gaspar, « Retours au désert », Caravanes 2, Phébus, 1990, p.307.
4
André Velter, « Sentiers et secrets », Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.146.
5
Lorand Gaspar, Sol absolu, Poésie / Gallimard, 2000, p.119.
6
Lorand Gaspar, « Retours au désert », Caravanes 2, Phébus, 1990, pp.306-308.
2
104
traduites par Robert Genaille, l’attitude du Diogène en question (qui, soit dit en passant,
n’a jamais connu de tonneau, ni gaulois ni romain) :
Il s’étonnait de voir les grammairiens tant étudier les mœurs d’Ulysse, et
négliger les leurs, de voir les musiciens si bien accorder leur lyre, et oublier
d’accorder leur âme, de voir les mathématiciens étudier le soleil et la lune, et
oublier ce qu’ils ont sous les pieds, de voir les orateurs pleins de zèle pour bien
dire, mais jamais pressés de bien faire, de voir les avares blâmer l’argent, et
pourtant l’aimer comme des fous. Il reprenait ceux qui louent les gens vertueux
parce qu’ils méprisent les richesses, et qui dans le même temps envient les
riches. Il était indigné de voir des hommes faire des sacrifices pour conserver la
santé, et en même temps se gaver de nourriture pendant ces sacrifices, sans
aucun souci de leur santé.
Oui, il y a bien chez Diogène de Sinope une façon de voir et de raisonner
typiquement velterienne. Vous en direz ce que vous voudrez, mais sincèrement, si je
n’étais pas Alexandre, je voudrais être Diogène. La phrase, selon Plutarque, est bel et
bien signée Alexandre. « Soleil toujours soleil » clame dans son coin le monomaniaque
de Midi à toutes les portes. Homme du lever ardent, à en croire la belle anagramme
trouvée par une enchanteresse des mots, André Velter a le sang chaud et le zénith en
tête. Défi aride, insolé, insolent : « Comme à midi l’intuition d’un lever ardent »1. Défi
relevé jusque dans le deuil : « j’entends me montrer digne de ce que je nomme la
déploration de midi, afin de former coûte que coûte une douleur verticale avec un peu
de haut soleil »2. Ainsi le soleil fut, est, et restera un « allié de toujours »3. Comme
autant d’astres qui sont à tous sans être jamais à personne.
Antonin Artaud défend un « vrai lyrisme qui puise sa force à la force de vie, qui
prend sa source à la source de toute vie. »4 En s’associant au soleil, André Velter se lie à
la source de tout, des origines aux prophéties d’apocalypse. Sans possibilité de retour.
J’adresse ma prière au fabuleux soleil / qui est de mes jours le premier et l’ultime 5. Ce
sont des vers envoûtés. Alexandrins élémentaires quasi organiques. À tel point que la
déesse de Farine d’orge et feuilles de laurier veut quitter son Olympe, prête à perdre
ses passe-droits divins, pour connaître enfin le monde des humains :
De l’être en plénitude il n’était plus question.
Vous vouliez voir le soleil fut-ce par d’autres yeux,
caresser la poussière même avec d’autres mains,
1
André Velter, « Zénith », Une autre altitude, Gallimard, 2001, p.23.
André Velter, L’amour extrême, Gallimard, 2000, p.30.
3
André Velter, « Bleu », L’amour extrême, Gallimard, 2000, p.43.
4
Antonin Artaud, « Sur La vie l’amour… », Les Poètes du Grand Jeu, Poésie / Gallimard, 2003, pp.356-357.
5
André Velter, Ça cavale, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.95.
2
105
aimer le grand amour dans l’amour d’un mortel. 1
De fait, il est un septième ciel que jamais les dieux ne connaîtront. Chez André
Velter l’extase, toujours, côtoie le « Grand midi »2. Preuve qu’il n’est pas né en vain en
plein milieu du jour. Et que Midi le Juste a bien fait de sonner. De quoi éclairer tous ses
remue-ménage : « Le plein midi impose une turbulence lourde. Une pesanteur solaire
dans le champ des aveugles. Une écrasante ascension. Tu te tiens en cet aplomb. Tu
reconnais la brûlure et la source. (…) Tu n’es que soleil dispersé. Soleil de poussière.
Soleil insolé. » Redondance accordée aux « Esprits du soleil sur la cime du Midi »3 – à
l’évidence, moins sommet du Mont-Blanc que personnification de la douzième heure du
jour, par opposition aux ténèbres infernales d’Érèbe, fils de Chaos, frère de la Nuit.
« Du côté du soleil / de jour et même de nuit, »4 l’auteur, sans conteste, est de la famille
des hélianthes, ces grosses fleurs en capitules jaunes qui tournent, tournent et font
tourner la tête. Tournesols ensoleillant la nef d’une église au mois de mai 1998 aussi
sûrement que dans les films d’Emir Kusturica. Soit de Van Gogh à Chantal Mauduit –
« Comment céder à ce miracle de toi qui peuple les rues de tournesols, pose un papillon
sur mon épaule et fait merveille à contre-mort ? »5
Ailleurs reparaît le silhouette de « l’impatient solaire »6, Rimbaud d’Abyssinie,
Arthur fils du soleil et descendant de l’impatient Achille. « Nos corps sont des soleils en
creux » crie l’amante du Grand Passage, « gagnée par un souffle puissant »7. Et
l’amour s’en revient :
Notre absolu a l’éclat du soleil,
amour qui passe dans la lumière des choses, (…)
c’est une marche déroutée et vouée
à la saison ardente, à la beauté,
aux noces d’océan et d’orage
avec plus de soif que de source,
plus de midi que d’aube. 8
Une chose est sûre : le poète ne veut « suivre que le plein été, la saison
ardente. »1 Pleins feux presque en écho à ces vers autrefois inspirés par Jacqueline
Kolb, une adorable rousse :
1
André Velter, Farine d’orge et feuilles de lauriers, in Ouvrir le chant, Castor Astral, 1994, p.109.
André Velter, La vie en dansant, Gallimard, 2000, pp.35-36.
3
André Velter, Le Grand Passage, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral, 1994, pp.48-49, 25.
4
André Velter, « Tournesol », Le septième sommet, Gallimard, 1998, p.19.
5
André Velter, L’amour extrême, Gallimard, 2000, p.13.
6
André Velter, Du Gange à Zanzibar, Gallimard, 1993, p.72.
7
André Velter, Le Grand Passage, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Les Écrits des Forges, 1994, p.55.
8
André Velter, « Sentiers et secrets », Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.146.
2
106
Voici que vient l’été la saison violente
Et ma jeunesse est morte ainsi que le printemps
O Soleil c’est le temps de la Raison ardente 2
D’une ardeur à l’autre, Apollinaire aime encore un an avant sa mort. Bien sûr la
métaphore solaire de la flamme amoureuse et des corps en bataille est vieille comme
Éros. Mais il y a de l’humilité et de la grandeur d’âme à confier sa déraison au ciel, à ne
croire qu’au solstice d’été, à « ne mesurer que la course / vers le soleil levant »3. Velter
glisse ainsi du lyrisme aride à un style doublement torride : « Salves blanches en plein
midi, / extases qui ne tuent, amours qui ne perpétuent »4. Plaçant toute chose, y compris
le désir et le sexe, sous le sceau du soleil. Après l’âme hors d’haleine, apologie donc de
l’extase au zénith : nul soleil noir de la Mélancolie. Et la lumière devient garante de nos
vies : « dans l’angle éteint de l’univers / est un amour qui meurt »5. Comme à chaque
vœu d’étoile filante est un astre qui meurt. Et l’orphelin redoute de s’endormir la nuit.
Et Pénélope usant jusqu’à la corde son stratagème pour faire durer l’amour – défaisant
chaque nuit l’ouvrage qu’elle avait fait le jour.
Dans le livre des jours d’André Velter, Athéna n’a plus à rallonger les heures de
clair de lune. Ni Aznavour à retenir la nuit. Ni Roméo et Juliette à craindre le chant de
l’alouette. Puisque la sainte journée ici n’est pas moins belle que le ciel étoilé. Et si la
sphère nocturne est invoquée, ce n’est qu’à la faveur de ses éblouissements et autres
magies blanches. « Éclairs sous la peau » tels « un arc qui tremble »6. Étreintes
physiques telles « un fort soleil une évasion »7. Jouissance reins cambrés – « reins / qui
ont fait de l’été / leur unique saison »8. Peu de jubilations donc entre chiens et loups
mais un plaisir extrême sur le coup de minuit : « mouvement au grand midi »9. Midi
minuit, points cardinaux et milieu exact des amours à leur comble. Anti-Méphistophélès
des temps modernes, Velter ne fuit pas la lumière. Entiché à jamais, il la suit au
contraire. Épopée sèche sur les pas d’Apollon. Avec le soleil alchimique de Lorenzo
Lotto dans l’œil, soleil du grand chaos et de la création, dérangeante marqueterie de
Bergame à la hauteur de l’obsession.
1
André Velter, « Sans retour », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.22.
Guillaume Apollinaire, « La jolie rousse », Calligrammes, in Œuvres poétiques, La Pléiade, 1965, p.314.
3
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, Folio n°3385, 2000, p.86.
4
André Velter, Ça cavale, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.91.
5
André Velter, Zingaro suite équestre, Folio n°3385, 2000, p.122.
6
André Velter, « Transparente », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.123.
7
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.211.
8
André Velter, « Énonciation », avec huit peintures d’Himat, 2004.
9
Serge Sautreau & André Velter, Du prisme noir au livre tourné court…, Fata Morgana, 1971.
2
107
« De sa voix nette et délicate, de sa voix païenne qui traduit l’intensité de la vie
immédiate, l’harmonie du lieu et de l’instant »1, Eugénio de Andrade, poète des corps
adolescents, avoue : J’ai aimé ces endroits / où le soleil / secrètement se laissait
caresser. Trois vers dédiés à la matière solaire. Trois vers traduits par Michel
Chandeigne et placés en épigraphe d’un poème de quatre strophes louant le désir, cet
« ami intime des âmes insolées » :
Chaque corps est un soleil
qui brûle les doigts, les lèvres,
et assèche nos nuits.2
Toujours cette volonté de tarir. Mettre les sens à sec et sens dessus dessous. Pour
un surcroît d’orgasme. Détermination velterienne ni dépourvue de sentiments ni dénuée
de tendresse. En écho aux consonnes qui brûlent entre l’éclat des oranges et le soleil
des chevaux. En hommage à ce chant portugais – « creuset de sensations, de désirs,
d’éblouissements, de commotions mentales et physiques »3. André Velter attelle donc
ses poèmes à toutes sortes de bêtes, de vers et de machines : chevaux, wagons, vaches,
yaks, chansons, sonnets ou jeep. Syllabes toutes voiles dehors. Substance aride.
Ardente. Mais sans grands airs. Poétique à l’aplomb du soleil, rêvant simplement
d’amour, de sable et d’équipages.
Ô combien je jalouse
l’ange qui n’a pas survécu
au seul baiser donné
à la femme qu’il aimait.4
To die upon a kiss écrivait Shakespeare. Dire si juste et s’en aller ainsi – comme
un dernier baiser tu fermeras ma bouche espérait Marceline Desbordes-Valmore.
Souhaiter partir, sans penser à William, Desdémone, ni au Maure de Venise, sur « un
baiser de lumière »5. « Plus haut la tête, respirez à fond, disait Tynianov, ajoutant : La
vie passe comme un poème. »6 Expirer de même, plein d’impatience et le temps d’un
poème.
1
André Velter, au sujet d’Eugénio de Andrade, Caravanes, n°3, 1991, p.156.
André Velter, « Eugénio de Andrade », Du Gange à Zanzibar, Gallimard, 1993, p.47.
3
André Velter, au sujet d’Eugénio de Andrade, Caravanes, n°3, 1991, p.156.
4
André Velter, L’amour extrême, Gallimard, 2001, p.26.
5
André Velter, « Eugénio de Andrade », Du Gange à Zanzibar, Gallimard, 1993, p.47.
6
André Velter, « Avec les dents », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.17.
2
108
L’errance était en lui
André Velter n’adore pas d’idoles. Ni de bois ni d’or. Juste un état d’être entre
rien et soleil. Entre ici et ailleurs : « Accéder au tranchant et au ciel de notre peau de
loup, / surgir à découvert déjà livré au vent. »1 État de « Vagabond »2. De poète
ambulant. D’athée itinérant chantant l’allant, la poussière et les pierres. Troubadour au
long cours louant l’étendue, les nuages et la soif. Prince de « l’absolu aux sens / et à
l’oreille »3. Rajah des Étapes brûlées. Seigneur des steppes et du Passage en force.
Caravanier des vies de contrebande. Va-nu-pieds ivre de voyages et de dénuement. Roi
de l’errance. « L’errance était en lui l’au-delà en personne » dit l’avant-dernier poème
du Haut-Pays, offert à Ghaouti Faraoun. Éloge des destinés nomades, de qui porte en lui
joies et refus : « frère de famine, djinn, devin »4. Mais autoportrait aussi en filigrane
d’un nouvel Orphée rimant à la volée. Tour à tour ascète et ribaud. Sprinter et baladin.
Barde et baroudeur. « Bougre ascétique, ascète bandant, il fait chanter l’archange, en le
plumant. »5 Pèlerin intrépide aux mœurs mal famées. Bonze aux manières de mauvais
garçon. « Cœur dur, cœur tendre »6 – Je suis dur / Je suis tendre disait Reverdy, « Tard
dans la vie ». Saltimbanque des hautes terres. Essayiste ayant tout balancé aux orties :
À moi, désert !
Je marche à pied sec dans mes rêves. 7
Pas besoin ici « de marcher sur les flots »8. Pas de semi-miracle non plus ni de
marchand de sommeil. Mais du sable et du sable à perte de vue. « Il n’y a que du sable. /
Que du souffle de sable. / Et la peau et les os. »9 Sans compter les tempêtes, le limon
des arènes et le sable des pistes. Les grains du sablier qui se hâtent en vain. Les traces
sur le sol. Et la brûlure friable. Sans oublier les oasis - bien qu’à peine espérées 10 -, les
fables et autres magies du Rajasthan : Jaisalmer du bout du monde, forteresse de grès
jaune des amours indiennes, ville voisine des dunes de l’immense Thar. Ou encore
1
André Velter, « Aquatiques », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.151.
André Velter, Les Cahiers de Zanzibar, 1996, p.29.
3
André Velter, « L’aube à la bouche », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.68.
4
André Velter, « L’errance était en lui », Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, pp.143-144.
5
André Velter, « La santé des infidèles », Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.84.
6
André Velter, « Mendiants », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.117.
7
André Velter, « Aquatiques », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.151.
8
André Velter, « Marcher sur les flots », La traversée du Tsangpo, Rencontres, 2003.
9
André Velter, Le Grand Passage, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral, 1994, p.41.
10
André Velter, « Ce pourrait être une épopée », Du Gange à Zanzibar, Gallimard, 1993, p.115.
2
109
« Mandawa des rives du désert, cité des sables »1. Et tout près de là, ou presque, le
grand vide des déserts afghans :
Il y avait là, d’Hérat à Djellalabad, de Kunduz à Maïmana, une grandeur abrupte
qui s’incarnait aussi bien chez les hommes que dans les pierres. Et il n’est pas
exagéré de dire que les déserts afghans ont en quelque sorte essoré mon écriture
d’un coup. 2
Verbe désengorgé, ainsi désenrayé, essoré une fois pour toutes. « La conscience
est à sec »3 s’exclamait déjà le jeune narrateur de « Lever le camp ». Et Zénith
Afghanistan, lorsqu’il paraîtra, ne reniera rien de cet ancien motto velterien : « Tout
était sable et soleil. »4 Les mots naissent ainsi de l’errance en terrain minéral comme
chez Reverdy les poèmes écrits sur chaque ardoise glissant du toit. Le poète, alors, a la
voix et l’allure d’un chevalier errant. Ou bien de cet autre « chat noir aux aguets qui
aimante [sa] mémoire »5. Vers en majesté. Lexique taillé à la serpe. Vocabulaire puisé
aux sources du silence et de la solitude, là où l’épreuve se change en viatique et le
manque en richesse. Aimantation unique vers l’Orient et périples des excès qui
rapprochent l’auteur de L’épouvante et le vent de la spiritualité Bön. En effet, la pensée
chamanique qui, semble-t-il, précéda le bouddhisme au Tibet se consacre exclusivement
au culte des éléments naturels. Philosophie faisant de chaque montagne l’un des piquets
de la tente céleste. De même André Velter, gardant l’esprit tourné vers les lointains,
observe les plus hauts sommets : « Un voile ou un drap flotte sur nos montagnes »6. Ou
la silhouette en déroute d’un moine itinérant : « il s’égarait dans l’étendue comme une
toupie, un tourbillon, une créature de soif et de vent. »7
Des petites « gens de hautes terres et de haut mutisme », le poète a « reçu le pain
du vide, aliment des nerfs et du cœur. Aussi la soif qui désaltère. »8 Enseignement de
très haut rang sans nul besoin de maître, d’années d’ascèse ni de méditation.
Simplement au contact de quelques paysans du toit du monde, sherpas au visage rougi
ou femmes aux tchubas ceintes de tabliers arc-en-ciel. Oui, les exemples vivants sont
d’un autre pouvoir. Surtout à côtoyer un peuple vivant plus près du ciel. Et l’écharpe
d’Iris au cou – à moins que ce ne soit celle, plus suicidaire, d’Isis : « Je poursuis la
1
André Velter, « Shekawati blues », Du Gange à Zanzibar, Gallimard, 1993, p.101.
André Velter, « Passage à l’Est », entretien avec Jacques Ancet, Étapes brûlées, Le Castor Astral, 1996, p.155.
3
André Velter, « Lever le camp », Étapes brûlées, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1996, p.108.
4
André Velter, « Une fresque peinte sur le vide I », Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.22.
5
André Velter, « La santé des infidèles », Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.83.
6
André Velter, Une autre altitude, Gallimard, 2001, p.37.
7
André Velter, « Une fresque peinte sur le vide I », Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.22.
8
André Velter, « Une fresque peinte sur le vide I », Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.16.
2
110
même migration / La même illusion véloce qui court l’éternité / L’écharpe d’Isis au cou
/ Pour se pendre sans trop prendre froid »1. Leçon à brûle-pourpoint et sans mot dire.
Éveil venu à les regarder moissonner la plaine ou basculer derrière les lignes de crête. À
les écouter rire, enfants des neiges éternelles autant que des abîmes. À les suivre de loin
en loin, entre réel et égarement. Ils habitent naturellement le monde, même dans ses plis
les plus inhospitaliers, « pareils aux éléments »2. Auprès d’eux,
Ce ne sont que récits arides
Récifs en plein désert 3
André Velter découvre l’extrême lucidité, la plus aiguë qui soit. Celle qui vous
gifle sèchement aux joues et vous laisse sans voix. Découvre chaque jour un peu moins
d’imposture psalmodie le sage de « L’archer s’éveille ». Et de fait, ce qui compte
d’emblée n’est plus l’alexandrin discret mais la simplicité de l’invocation. Minimalisme
des mots. Austérité de la syntaxe. Mais sens et profondeur des sons longuement
soupesés et à chaque syllabe. Le poème devient « hymne à la lucidité »4. D’où ce
numéro trois de la revue Nulle Part 5 entièrement consacré à cette acuité de plus en plus
nécessaire aux esprits. Et cette lettre adressée de Leh, au Ladakh, à Bernard Noël :
« Évidemment les montagnes résistent. De telle sorte qu’il n’y aura bientôt plus que le
soleil et les pierres pour accueillir une ombre de vie intense. »6 Dérive programmée des
consciences et du globe, datée du 4 septembre 1993. Dégoût de la marche du monde qui
défigure les paysages. Et massacre l’espace, à grands renforts de tôles ou d’antennes de
télévision – « lucidité cruelle qui s’énonce uniment » : c’est le règne de la publicité
marchande jusqu’aux confins du plus Haut-Pays. Reste l’errance sur les versants
abrupts de la beauté :
Aride reste l’avancée, et le secret même de la route vit dans cette aridité. Là ne
s’ébauche nullement un horizon de devoir. Peut-être une tension plus lucide.
Une écoute qui tend à l’entente. L’expression, pourquoi pas, d’un lyrisme aride.7
Climat aride, aujourd’hui éprouvé sur les terres moins escarpées de Provence,
quoique tout aussi sèches – « ménestrel changé en loup / dans les pierres de Provence »8
chantait L’amour extrême. Mais cet attachement à la chaleur est sans doute né plus au
1
André Velter, « Incognito », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, pp.111-112.
André Velter, Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.48.
3
André Velter, « Ce qui murmure de loin », Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.123.
4
André Velter, « Lever le camp », Étapes brûlées, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1996, p.109.
5
Dirigée par Jean-Louis Clavé, Bernard Noël, Serge Sautreau & André Velter, 1983-1986.
6
André Velter, « Du Ladakh », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.23.
7
André Velter, « La santé des infidèles », Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.83.
8
André Velter, L’amour extrême, Gallimard, 2000, p.62.
2
111
sud. Du côté de la Grèce et de ses oliviers, ou peut-être d’une montagne calabraise : « le
soleil avait bu l’horizon / je suis né de cette ivresse / où il n’est jamais de saison / pour
le spleen ou la détresse »1. Adieu Baudelaire. Bonjour les coups de chaleur, à défaut de
tristesse. S’il croit quelques fois aux esprits de l’air, André Velter n’est pas un bon
génie. Pas plus du genre gendre idéal. Ni prince des ténèbres, ni ange déchu, ni démon
de minuit. Lui c’est un « Djinn du torrent sec »2. Certes, il sait l’haleine de la nuit, la
voix plus haute, le chant sur la grève, bref le vers brisé, la cadence et les étranges
syllabes des Orientales de Victor Hugo. Mais il ne se laisse pas effrayer par la cohorte
de ces impurs démons des soirs. « Errant à la vie à la mort »3, André Velter tutoie
quotidiennement le soleil et les dieux qui se tuent la santé à vouloir toujours surplomber
volcans et sommets. Errance ontologique qui est l’inverse du laisser-aller. Errance où
l’on ne se perd pas. Errance du face-à-face et du rendez-vous incessant avec soi.
L’errance est toujours au-delà. Comme une promesse d’éveil et d’innocence.
Comme un corps à corps d’instinct et de joie. Comme un désir au bout des
doigts qui saurait retenir l’éclair. 4
L’éclair me dure écrivait René Char, poète du désir réalisé et de l’éclair au front.
Compagnon de colère et d’azur, allié substantiel. Et il y avait en effet, derrière la drôle
d’écharpe d’Isis, en plus de la quête insensée du corps démembré d’Osiris, un peu du
papillon « dit le grand mars changeant », un peu de la plante « jaune des rivières » et
beaucoup de cet « Iris plural, iris d’Éros, iris de Lettera amorosa. »5 Frère d’altitude tel,
qu’André Velter le croisa presque au détour d’une rivière de l’Himalaya indien. Car le
village du Haut-Zanskar annoncé par la carte, sur le chemin de la grande lamaserie de
Puktal, se nomme Char 6. L’errance décuple les présences, peuplant ainsi les sentiers de
signes et de figures amies. Voici la chance en sa version lucide. En somme le poète
crapahute-t-il moins pour voir du pays que pour y voir plus clair en lui. L’homme est
bien cet « excès de matière solaire » dont l’énergie ne cesse de le porter plus loin. Et il
fait et refait le tour de la planète sans sortir de son corps ou de ses pensées insolés. Ni de
son « chant d’argile sèche »7 :
1
André Velter, Ça cavale, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.77.
André Velter, « Ce qui murmure de loin », Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.122.
3
André Velter, id., p.112.
4
André Velter, Le Grand Passage, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Les Écrits des Forges, 1994, p.51.
5
René Char, « Sur le franc-bord », La parole en archipel, in Les Matinaux, Poésie / Gallimard, 1995, p.100.
6
André Velter, « Une parenté d’altitude », Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.32.
7
André Velter, Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.16.
2
112
On a beau fermer les livres, quitter les femmes, changer de ville, renoncer aux
métiers, gravir des montagnes, traverser les mers, franchir les frontières,
monter dans des avions, on ne sort pas de son rêve. 1
Cela étant, notre aède aux « consonnes de pierre »2 est foncièrement gai. Pinson
moins pessimiste que Pascal Quignard, grand romancier des Abîmes. Poète calligraphe
des vertiges. Plus derviche que désespéré. Aussi sa course cap à l’est, « avec le feu du
soleil pour complice »3, n’a rien d’une escapade. Certes une mise à distance mais sans
mélancolie. Une fin de non-recevoir face à l’agitation du monde. Sans vanité d’éternel
voyageur ni ridicule orgueil de globe trotteur :
globe-trop-tôt
globe-trop-tard
ciel ! ma terre
et le sentier qui va
au-dessus des sommets 4
Chaque poème d’André Velter est comme un écho d’errance. Course plus ou
moins lointaine, telle cette Princesse des temps jadis, comtesse de Tripoli dont Jaufré
Rudel s’était épris. Course plus ou moins ancienne aussi et souvent révolue mais vaste
toujours et éblouie. D’où cet excès de tirets reliant les mots, tirets étapes tel un trait de
feutre tracé sur une carte d’Asie. André Velter arpente le monde comme il respire, c’està-dire sans cesse et sans trop y penser. C’est un vagabondage volontaire, façon de se
défaire du quotidien, de se sentir partout ailleurs sans domicile fixe. Façon de s’extraire
surtout du jeu et des carcans mondains, de s’effacer pour mieux « démissionner des
faux-semblants, des bonnes raisons et des impostures »5. Car tout vrai poète se sait à des
années-lumière.
Pour autant l’assaut velterien ne s’en tient pas aux lieux prédestinés, à « l’ivresse
de midi » ni « au faîte des déserts »6. C’est ailleurs que je vis 7 explique-t-il simplement.
Aussi chante-t-il Lhassa, Sanaa, Kaboul, Bénarès, Ecbatane, autant que « les villes
inconnues ». Peu importe donc l’endroit ou l’heure tant que demeure « la corde du
funambule »8. Marotte de solitaire, plus acrobate que célibataire. Corde raide de poète,
d’alpiniste ou de fil-de-fériste mais aussi de pendu depuis la ballade du pauvre Villon
1
Pascal Quignard, Abîmes, Grasset, 2002, p.151.
André Velter, « Ce qui murmure de loin », Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.124.
3
André Velter, « Vagabond », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.230.
4
André Velter, « (marche forcée) », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.137.
5
André Velter, « Ça ne dépend que de toi », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.340.
6
André Velter, « Une parenté d’altitude », Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.32.
7
André Velter, « qui va me dire pourquoi », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.129.
8
André Velter, « dans les villes inconnues », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.103.
2
113
ou les Cravates de chanvre de Pierre Reverdy. Velter n’a pas la superstition facile et use
par conséquent de la corde sans modération, quitte à désespérer marins et comédiens
autant que Billancourt. D’ailleurs, avant même de s’encorder ou de s’en aller vaguer,
l’auteur du Cabaret de l’éphémère bivouaque in petto. Pratique de « l’infini à portée de
main, et le cœur en partance »1 sans vraiment divaguer, avec champ libre au hasard et à
l’adrénaline : Je rebondissais de pays en pays / et chaque désert me jetait en pâture au
suivant avouait Badî’ al-Zamâne al Hamahânî. C’est « une mystique de l’écart »2 –
liberté, plaisirs et périls mêlés. Alors l’errance n’a pas vocation à s’écarter de la vérité.
Mais à s’en approcher :
Pourquoi irais-je plus vite que le galop de mon cheval ?
Pourquoi renoncerais-je au luxe de ne posséder
qu’un tapis, un auvent, une théière d’argent ? 3
Se dépouiller ce n’est pas renoncer. Mais se libérer du besoin et des artifices du
superflu. Nous avons trop de tout et pas assez de rien lit-on souvent entre les lignes. Et
pas à mots couverts. Effectivement André Velter a mis pas mal d’Orient dans son vin.
Distillé violence et sagesse, offrande et famine. Brassant le soufisme et le feu, l’errance,
la poussière et l’élégance indienne. Oui, en dépit des apparences, il existe une vraie
« majesté de va-nu-pieds »4. L’oxymore le prouve, « prince ici, mendiant là-bas, exilé
partout… »5 Vigny aimait la majesté des souffrances humaines. Velter, à l’inverse, celle
des êtres aux mains vides mais le sourire aux lèvres. Et même les vaches sacrées de
l’Inde lui semblent souveraines : « même faméliques vous respirez la majesté (…).
Couvertes de boue et de bouse ou immaculées, vous êtes des souveraines vouées à la
rue, au trottoir, aux terrains vagues »6. Sâdhu sans illusion mais rayonnant de vie, André
Velter célèbre les dépossédés, chamans ou déesses dilapidant la pluie, l’or et le feu :
« Toi, passionnément démunie et distribuant partout le trésor des songes »7. Voilà
pourquoi il apprécia tant l’expression « aller à l’Épine » qui, outre la couronne du
Christ, évoque « un dur labeur qui ne rapporte rien ». Puisque « les pierres calcaires des
carrières de Haironville et de Brillon qui servirent à la construction de la basilique
Notre-Dame de l’Épine furent charroyées gratuitement par les rouliers des environs »8.
1
André Velter, « Où va Monsieur ? », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.373.
André Velter, Marelle-Mémoire, Marval, 1998, p.33.
3
André Velter, Ça cavale, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.65.
4
André Velter, Ça cavale, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.92.
5
André Velter, « Soleil toujours soleil », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.10.
6
André Velter, « Vaches », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, pp.135-136.
7
André Velter, « Litanie de toi », Le septième sommet, Gallimard, 1998, p.63.
8
André Velter, Marelle-Mémoire, Marval, 1998, p.33.
2
114
De l’Inde millénaire et ses « splendeurs défuntes »1 à l’argile lourde de la Marne, un
seul mot d’ordre : « L’imaginaire se paye en nature »2.
Étrangement dans la poésie velterienne errance rime avec élégance. Et en toutes
circonstances. « Sables, poussières, buées sèches » 3 n’y changent rien. Pas plus que la
neige, l’altitude ou le froid. Car il en va d’une harmonie à être, attention journalière,
grâce féminine qui ne vieillira pas :
Quand tu tires la fermeture éclair, écarte le pan de toile et paraît, ils semblent
tétanisés, paroles coupées, gestes suspendus, regards incrédules. Car sur cette
prairie d’un coin perdu d’Afghanistan, à cinq heures et demi du matin, tu es
impeccablement habillée, parfaitement maquillée, comme si, entre les matelas
pneumatiques, un boudoir secret avait été mis à ta disposition. 4
Gravure de mode sortie d’une tente au beau milieu de nulle part, apparition sans
doute aussi troublante que celle de la Vénus anadyomène de Botticelli, Marie-José
Lamothe est l’épouse de toutes les errances passées et distinguées – Amie, amante, ô ma
femme 5. Celle par qui les vrais voyages, l’ascèse et le plain chant arrivent. Ainsi,
malgré ce que le singulier prétend souvent à tort, l’errance n’est pas traversée solitaire.
Il va, il vaque, il vague dit le poème, mais rarement seul. Aussi est-il certes question de
partir soleil en tête, mais d’abord côte à côte, souvent main dans la main. D’où ces
présences qui se devinent, passantes discrètes, presque irréelles, de livre en livre. Il y a
la « passagère au plus près du présent »6, maîtresse du Grand Passage et amante de
Paris à Aden. Il y a la « Transparente » qui « règne légère / Sur un palais de shantoung
et d’encens » :
Je sais qu’elle est
D’Assouan à Syracuse
De Thèbes à Sélinonte
Le viatique idéal 7
Compagne des rêves et des instants volés : « Femme très femme de nature ». Et
bien sûr il y a la femme si claire, si riche d’aventures annoncée par Federico Garcia
Lorca. Celle qui n’est pas revenue, la « femme céleste »8 du Septième sommet. Et
1
André Velter, « Palais », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.127.
André Velter, Marelle-Mémoire, Marval, 1998, p.14.
3
André Velter, « Ce pourrait être une épopée », Du Gange à Zanzibar, Gallimard, 1993, p.115.
4
André Velter, « José », Femme de lumière, Albin Michel, 1999, pp.9-10.
5
André Velter, « Cet univers-là », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.343.
6
André Velter, Le Grand Passage, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.52.
7
André Velter, « Transparente », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, pp.122-125.
8
André Velter, « Litanie de toi », Le septième sommet, Gallimard, 1998, p.10.
2
115
quelques autres aussi, dames de passions et des pensées interlopes. Mais aucune depuis
Chantal Mauduit qui n’ait eu droit aux mots publics de l’amour fol.
Poète et explorateur dit la plaque accolée à la maison natale d’Arthur Rimbaud.
Qui avait cependant cessé d’être l’un avant même d’être l’autre. Pour André Velter, en
revanche, l’expression Poète et voyageur conviendrait parfaitement. Avec surcroît
d’extase et de fatigues et un lyrisme en proie à la besogne du quotidien autant qu’aux
questionnements de Saint John Perse :
Qui dira la routine du long cours quand il n’a pas la taille requise ? Le trip du
fringant navigateur étouffé par la même écume ? 1
Vérité d’un lyrisme à fond de cale. Lyrisme du concret, de la mer brute, sans
frime ni fioritures, quand on a la gorge serrée ou le moral à zéro. Lyrisme étale.
Expression décalée, histoire de rendre compte aussi de l’encéphalogramme plat. Car
l’errance des aventuriers n’est pas toujours périple enchanteur ni enchanté. Et parfois
l’onde elle-même déferle à sec. Lame de fond soudaine. La voix hésite alors et tangue,
entre être au creux de la vague ou bien avoir du vague à l’âme : « Le corps au creux
d’une vague immense / mais dans un monde si sec qu’il n’arme aucun cri. »2 Ailleurs,
marchant sur la roche des montagnes himalayennes, où ondulait il y a des millions
d’années l’océan de Thétys, André Velter espionne la pluie :
La haute vague errante
Choisit un coquillage
Où cacher son tourment 3
L’eau du ciel, ici, ne fait point de claquettes. Au contraire, elle se cache. Tel le
murex tapi dans sa coquille d’épines, qui aurait servi à peigner les cheveux de Vénus.
Homme libre, toujours tu chériras la mer ! Hélas André Velter, boudeur cependant
averti depuis ses heures de quarts passés sur le trois-mâts goélette de Patrice Franceschi,
ne voit pas de miroir en ses flots. Et ne s’épuise donc pas à broder sur la houle : « Je ne
suis pas de ce royaume de mousses et d’algues, / pas de ces grands fonds d’avant-naître
en exil de soleil »4. La vague n’est autre chez lui que métaphore d’errance, symbole de
force naturelle et petite sœur des vents. Fluide en mouvement dans le sillage ancien de
La poupée du vent, ce texte de jeunesse suivant Squelette-braise, écrit en réaction au
1
André Velter, « Un rien rayonnant », in Étapes brûlées, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1996, p.74.
André Velter, « Lever le camp », Étapes brûlées, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1996, p.112.
3
André Velter, « Ce qui murmure de loin », Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.124.
4
André Velter, « Aquatiques », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.150.
2
116
formalisme ambiant. Or il y a dans ce titre une naïveté voulue, vaillamment défendue –
à la fois pour le caractère enfantin de l’image et la simplicité de ses termes :
Après la lecture publique de plusieurs extraits, des amis ne se privèrent pas de
railler ce titre : trop naïf, trop enfantin. J’inclinais à leur donner raison mais sans
me résoudre à changer quoi que ce soit. 1
En effet ce jouet détonne dans l’univers poétique d’André Velter, d’ordinaire
plus féroce et pas du tout poupin. Mais il exprime aussi le temps de l’innocence, l’âge
où la langue se livrait sans trucage. Poupée que l’on retrouve ainsi triste de solitude,
« poupée perdue »2 en bas de page du Cercle de l’errance, ou « poupée souveraine,
abandonnée, / qui descend les rapides du temps »3, métaphore de la chance dans la
polyphonie du Grand Passage. En outre, la poupée n’est pas qu’une figurine fétiche,
qu’un objet de fillettes. Elle est également la cible des fins tireurs et l’embout à chaque
extrémité des deux branches flexibles d’un arc. Associée au vent enfin, acteur de
premier plan, elle condense et le mystère de la transcendance et la vacance des choses.
« Et l’aplomb sera maintenu, sous la talonnade salée du vent »4 conclue en bon marin
qui se respecte Mandelstam. Et Velter, futur exégète des mers « quand ça flingue au
grand large »5 et qu’on a mis les voiles, d’ajouter :
Ainsi est exaltée l’errance qui nous épuise,
l’errance qui nous traverse. 6
1
André Velter, « Passage à l’Est », entretien avec Jacques Ancet, Étapes brûlées, Le Castor Astral, 1996, p.154.
André Velter, « Lever le camp », Étapes brûlées, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1996, p.131.
3
André Velter, Le Grand Passage, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.57.
4
Ossip Mandelstam, « Celui qui trouve un fer à cheval », Europe, juin-juillet 2003, n°890-891, p.240.
5
André Velter, « Douze nœuds », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.330.
6
André Velter, Ça cavale, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.95.
2
117
Rien et rouge
Qui sait la couleur du ciel qui nous habite ? 1
En ce qui concerne le chevalier des « migrations sans fin ni origine »2 nul doute :
son ciel est rouge. Et sa mémoire aussi. Et son ombre, et son âme – « rouge de pierre et
de soleil mêlés ». Passé, orients et firmament liés, d’un pays ou d’une femme comme
« d’une commotion l’autre ». Que ferons-nous d’un ciel privé de notre amour ?
3
pleurait Armand Robin. Faute de grives, de merles moqueurs ou de vitriol, André Velter
broie du rouge :
Je me blesse à la volée,
je parle la bouche en sang
c’est la nuit rouge quand je chante. 4
En effet la poésie velterienne, aussi exaltée soit elle, ne renie rien des réalités
sociales ni de ses engagements. Et la voix politique participe de ce lyrisme aride entre
raison sublime et désillusion. Il y a de la furie entre les vers, du feu de barricades et du
souffle incendiaire – J’ai parfois de Caïn l’implacable rougeur rugissait l’Antéros de
Nerval. Il y a de la ferveur, des bruits de forges et des réflexes de flambeur. Enfin il y a
la poudre, la braise des grands sentiments et la vie tisonnée, souvent pied au plancher –
ou à fond les manettes sur la selle d’un scooter lorsque ça vire au rouge / sur le pavé 5.
Le poète n’est pas un cracheur de feu ni fakir marchant sur des charbons ardents. À
peine un passager pris et « repris en flagrant délit de vivre / (…) sur le scalp du vieux
monde. »6 Et le rouge ne cesse de gagner le poème, depuis le titre brique des livres de la
collection Blanche ou le Conte rouge pour Paloma, jusqu’au vernis que l’on dit
vermillon :
parole sur peur et sur parole
dit que la tragédie du monde
est agonie légère
sous l’ongle rouge du soleil 7
1
André Velter, « Soleil toujours soleil », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.13.
André Velter, « Rien et rouge », La vie en dansant, Gallimard, 2000, pp.147-149.
3
Armand Robin, « Sans passé », Ma vie sans moi, Poésie / Gallimard, 2004, p.27.
4
André Velter, Ça Cavale, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Les Écrits des Forges, 1994, p.93.
5
André Velter, La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.114.
6
André Velter, « Fresque et feu », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.152.
7
André Velter, « Siffleur de vent », L’Arbre-Seul, Gallimard, 1990, p.127.
2
118
Dans la langue des blasons la couleur sang se dit gueules. Dans celle d’André
Velter, tour à tour ascendante ou « exploratrice d’angoisse »1 mais tonique toujours, elle
se dit en toutes lettres, sans se cacher derrière un miroir, une armoirie ou un écu :
« rouge comme un secret rouge ». Or le nom écarlate autant que l’adjectif obsède
l’imaginaire. Comme si le poète du plein midi ne cessait en fait de se débattre au
crépuscule. Ou qu’un fil rouge eût pris la place du chat dans sa gorge. Poèmes rougis,
tels les yeux par les pleurs ou les eaux de l’enfance par la Rougeanne chez Reverdy.
Jamais l’étoile ici n’a pleuré rose ni l’Homme saigné noir. La poésie est un four à brûler
le réel disait l’ex-languedocien exilé à Solesmes. Et la blessure, en effet, s’accommode
mal des métaphores. Chez André Velter aussi les souvenirs sont amarante : « Avec une
source de fer : la Fontaine rouge »2 dans un coin de Thiérache ardennaise. Fontaine à
laquelle il faut ajouter la fleur des champs née du cocorico d’un coq, le rouge-gorge et
le rouge-queue dit rossignol des murailles qui a trouvé refuge, selon Midi à toutes les
portes, à 4 800 mètres dans un abri de berger – et aussi le goût des rougets que Reverdy
jadis faisait flamber au whisky.
Déjà le danseur d’Aisha cueillait « quelques pavots »3. Cette « fleur rouge au
cœur noir qui jamais ne supporte d’être cueillie et qui n’est fascinante, éclatante,
sublime, que sauvage »4 est l’emblème de ce lyrisme d’ailes et de soie rouges – « Il y a
des mots comme ça, dans toutes les langues, mots en couleur, en relief et stéréophonie
quadridimensionnelle »5 s’extasie Claude Roy, à la lettre C de son Lexique familier.
Fascination telle qu’un coquelicot pousse même sur l’écume d’une plage au milieu de
Malive6. Sans doute le vif et le fait qu’on ne puisse le contraindre expliquent-ils cette
passion chantée par Mouloudji et transmise au poète qui, parfois, écrit au dos d’une
carte postale la tête pleine de coquelicots. Bien sûr tout le monde sait le langage des
fleurs, messagères du désir ou brassées de joie. Mais Velter n’a que faire de ces codeslà : « Il suffit d’un orage, du feulement d’une faux dans l’herbe, d’une touffe de
coquelicots sur un talus »7 pour que s’affolent les sens et la mémoire. De l’enfance et sa
colline rougie de la Vénerie jusqu’à ce champ de Laon ou ce fossé de Provence, partout
1
Serge Sautreau & André Velter, Du prisme noir au livre tourné court…, Fata Morgana, 1971.
André Velter, Marelle-Mémoire, Marval, 1998, p.14.
3
Serge Sautreau & André Velter, Aisha, Gallimard, 1966, p.29.
4
André Velter, Marelle-Mémoire, Marval, 1998, p.7.
5
Claude Roy, « Lexique familier », L’étonnement du voyageur, Gallimard, 1990, p.350.
6
André Velter, « Sortie sans secours », Passage en force, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.332.
7
André Velter, Marelle-Mémoire, Marval, 1998, p.7.
2
119
les coquelicots fascinent. « Ils sont fleurs bleues / On est fleurs rouges » affirment les
duettistes de « La faute à qui », André Velter et Valérie Rouzeau. Chanson dérimée au
fer rouge, avec des cerises en pendant d’oreilles ou du feu d’amoureuse aux joues, « des
cheveux rouges et cætera »1… Au temps de l’écriture commune avec Serge Sautreau,
l’impératif épousait presque le ponceau : « papilles-cris écrivez pourpre »2. Et du
pourpre aux pires champs de batailles de la Somme fleurit encore le coquelicot – tant de
fleurs fanées / tant de fleurs vivaces / tant de cœurs qui saignent en chantant les
coquelicots 3 écrit l’auteur du Cabaret de l’éphémère, sans savoir que les quatre pétales
froissés de l’ardeur fragile sont aussi associés à la guerre et a ses gueules cassées.
Beaucoup de fleurs saturées de vécus dans la poésie velterienne mais sauvages et
en rien romantiques. « Le néant décisif des fleurs »4, soit celui des tombes et des
cimetières, dit La poupée du vent. Ailleurs, dans L’enfer ou les fleurs, Kobayashi Issa
oriente le recueil : Nous marchons en ce monde / sur le toit de l’enfer / en regardant les
fleurs. Versant rebelle, symbole de révoltes ou de fugues adolescentes, l’œillet paraît.
Ni de poète, ni d’Inde, et nullement à la boutonnière : « Un sillage d’évasion pure / En
œillet d’alliage adolescent »5. Plante toujours jeune, renaissante d’année en année, à la
façon des mots qui s’assemblent à l’oreille. Ainsi « des cris d’iris »6. Et toujours ce fond
d’œil derrière la fleur. « Les statues crèvent en hoquets de pivoines »7, décasyllabe des
saisons insensées entre surréalisme et quête d’identité. Un peu avant l’Afghanistan et sa
pivoine rose, large et sans épine, signifiant honneur et dignité. « J’étais le pouls d’une
fleur qui changeait le registre du sang »8 raconte André Velter, en proie aux
hallucinations d’une seule cuillère de moffara, miel de haschich afghan.
S’il est une fleur dont le destin bascule, c’est bien « le tournesol »9 de La poupée
du vent. « Celui qui se fie au tournesol ne méditera pas dans la maison. Toutes les
pensées de l’amour deviendront ses pensées »10 annonçait René Char. Et de fait :
Soupirs et pleurs
spectres semés à la volée
1
André Velter, « Amorces diagonales », Passage en force, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.179.
Serge Sautreau & André Velter, Du prisme noir au livre tourné court…, Fata Morgana, 1971.
3
André Velter, « quel royaume », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.165.
4
André Velter, La poupée du vent, Étapes brûlées, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1996, p.13.
5
André Velter, id., p.20.
6
André Velter, id., p.36.
7
André Velter, id., p.13.
8
André Velter, « Lever le camp », Étapes brûlées, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1996, p.135.
9
André Velter, La poupée du vent, Étapes brûlées, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1996, p.15.
10
René Char, « À la santé du serpent », Commune présence, Poésie / Gallimard, 1998, p.298.
2
120
j’ai peuplé l’hébétude
de tournesols qui n’existent pas 1
La fleur fétiche de Chantal Mauduit renverse le soleil. Et l’esprit pareil au cœur,
ou à la barque de terre cuite de Saint Julien le Pauvre signée Georges Jeanclos, chavire
– « l’âme est la barque de tous les naufrages »2. Le troubadour alors veut déserter le
bleu des ciels et le chant du poème : « J’ai cherché un ange rouge qui me rende muet. »3
Mais les anges gardiens, inexplicablement, n’en font qu’à leur tête. Et le poète reprend
sa route, vivant et bel et bien obsédé. D’où cette « âme rouillée » et cette « brèche [à
jamais] rouge »4 par-delà l’horizon. D’où « ce goût d’avant-neige du Québec où les
érables se mettent au rouge »5. D’où ce débord de cinabre donc, et de sang, de Midi à
partout. Restent aujourd’hui quelques crocus jaunes à fleurissement précoce, modestes
safrans des près. Colchiques nées des cendres d’un « Soleil sauvage »6 – floraison
moins « cruelle que le sacrifice d’une fleur de soleil »7.
N’ai pas choisi le nuage
ni le signe
pas repeint les frissons du décor
seulement la lumière rouge 8
Pressentait l’étranger de L’Arbre-Seul débarrassé du je. Partout l’extase, ou
presque, est « un territoire fauve »9, no man’s land des plaisirs indomptables : « Silex
contre silex / l’instant sauvage / est cri d’année-lumière »10. Car l’arme de l’homo
erectus a sa place dans l’âme du poète. Pierre de préhistoire concrète, plus sûre
qu’Héphaïstos le boiteux et plus dangereuse qu’une allumette. Femme-silex / Rouge
comme le visage du loup
11
. Nous sommes « au point névralgique de l’amour » selon
L’Irrémédiable. Or le silex va plus loin que le sexe. C’est la Nuit des chevaux brûlés. Le
portugais Vitorino Nemésio, auteur du poème À bride abattue, le sait : « (Nos rêves sont
rouges) »12 et la parenthèse ne retranche rien. Il y a cette même « présence écarlate », tel
« un sillage de braises et de sang » au cœur du Zingaro suite équestre :
1
André Velter, « En la saison d’absence », L’amour extrême, Gallimard, 2000, p.59.
André Velter, La poupée du vent, Étapes brûlées, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1996, p.54.
3
André Velter, Une autre altitude, Gallimard, 2001, p.18.
4
André Velter, « Fumée », Une autre altitude, Gallimard, 2001, p.24.
5
André Velter, « On board », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.308.
6
André Velter, La vie en dansant, Gallimard, 2000, pp.72-74.
7
André Velter, « Sacrifice », Une autre altitude, Gallimard, 2001, p.39.
8
André Velter, « Ballade de l’étranger », L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, p.206.
9
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, Folio n°3385, 2000, p.56.
10
André Velter, L’enfer et les fleurs, Fata Morgana, 1988, p.18.
11
André Velter, L’Irrémédiable, in Passage en force, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.50.
12
Vitorino Nemésio, Anthologie de la poésie portugaise contemporaine, Poésie / Gallimard, 2003, p.28.
2
121
en turban rouge
en robe rouge
déboule le messager (…)
il est rouge rouge rouge
revenant du dernier crépuscule
rouge rouge rouge
comme l’ombre irritée 1
Chimère et l’Inde où tout flamboie : des temples à la poussière, de Holi et son
bain de couleurs criardes à la poudre tikka, et des bijoux jusqu’aux saris des femmes le
long des routes latéritiques. « En Inde / comme dans l’univers / le soleil / est un fagot /
un flambeau / un sursaut / de roses rouges »2. Sans doute le pays des maharajas est-il à
jamais rouge feu, couleur d’amour sauvage :
C’est violent dans le regard,
brûlant sur la nuque et les épaules,
exaltant contre la poitrine,
léger au bout des pieds,
divin entre les cuisses,
c’est à la vie à la mort
une chute libre, librement choisie,
sauvagement menée,
qui ne se veut aucune racine. 3
L’adverbe est lâché. Et depuis Ça cavale, les quatrièmes de couvertures d’André
Velter sont suffisamment claires : « Toute son œuvre est vouée au souffle, à la révolte, à
l’amour sauvage, à la jubilation physique et mentale » ! Certes le lyrisme sauvage
s’entend mais comment comprendre cet absolu volontairement brut et cette violence qui
n’y va pas de main morte ? Comment vouloir d’une sauvagerie lorsqu’il s’agit d’aimer ?
C’est que l’adjectif n’est pas celui de l’ours, ni des « chacals aux yeux rouges »4,
davantage celui d’une côte escarpée ou d’un rosier sauvages. Oui, il faut avoir en tête
l’affreux carnage de la morale et des principes d’Alain Aurenche et les 2 minutes 54 de
« L’amour sauvage » :
On mettra le désir à nu
Et la vertu dans un placard
Notre innocence dans la rue
Pour la semer à tout hasard
1
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, Folio n°3385, 2000, p.96.
André Velter, inédit.
3
André Velter, Ça cavale, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.91.
4
André Velter, L’amour extrême, Gallimard, 2000, p.9.
2
122
Chanson d’amour si réussie qu’André Velter semble presque lui emprunter un
vers. En effet « dans l’espace et le temps »1 de Ça cavale sonne comme une citation d’à
travers l’espace et le temps écrit à peu près à la même époque par cette voix de parolier
farouche faisant déjà du bien à Léo Ferré. Dans la foulée Le Grand Passage livre « la
nuit d’intime sauvagerie »2. « Et le cœur si violent »3. Puis Catherine Sauvage chante
Paris est un roman d’amour… « Aimer féroce »4 crie La vie en dansant. De cet amour
sans fard, jeté à tous les vents, au « rouge d’amante à tes joues »5 de L’amour extrême,
c’est l’amour hors d’atteinte et libre :
Amour sauvage que tu voulais
libre du chasseur et de la proie,
amour qu’inventait l’amour
sans un appui sans une corde,
amour absolu, tout à toi. 6
Anaphore du désespoir autant que du trop tard. Déjà dans « Indomptable »,
poème élu entre tous par Chantal Mauduit, deux vers semblaient prédire la souffrance à
venir : « le sauve-qui-peut s’évade d’une géhenne intime / qui voudrait déchirer son ciel
rouge »7. Sans doute l’oxymore du lyrisme sauvage et sa douceur féroce sont-ils le lieu
où la tragédie s’est nouée. Contradiction très expressive et contrecoup de la dualité de
nos cerveaux, ou de nos âmes :
Il y a de la douceur dans les ténèbres
où se déplient nos lits, où se risquent nos rêves,
de la douceur pareille à la férocité
qui nous arme les yeux et nous ferme les lèvres. 8
Ça cavale, à l’évidence, est l’oratorio des contraires : « Nous sommes là tout
coton et tout cuir »9. Oratorio rock voué au « miel amer d’un amour ajourné »10. Paroles
de poète enragé, tour à tour orpailleur ou marlou : « ange amoché »11 pourvu d’une aile
blanche et l’autre noire, comme Alfred Brendel. Le miracle est que cela puisse voler.
Pour autant la voix intime ne renonce pas devant les matamores : « je parle d’un amour
1
André Velter, Ça cavale, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.70.
André Velter, Le Grand Passage, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.54.
3
André Velter, id., p.15.
4
André Velter, « Deux temps », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.91.
5
André Velter, « Blasons », L’amour extrême, Gallimard, 2000, p.22.
6
André Velter, « Où que tu sois, je t’aime », Le septième sommet, Gallimard, 1998, p.46.
7
André Velter, « Indomptable », L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, p.167.
8
André Velter, Ça cavale, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.96.
9
André Velter, Ça cavale, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.102.
10
André Velter, id., p.88.
11
André Velter, id., p.100.
2
123
si physique et si pur »1. Ni fier-à-bras, ni joli cœur stipulait Hugo ! Bien sûr, le
saccageur de noces de Ça cavale n’ignore rien de l’orage ni des refrains chantés par le
héros des Doors : « My wild love went riding, she rode for an hour ; / she stopped and
she rested, and then she rode on. »2 Cet amour sauvage, chez Jim Morrison, prend les
traits d’une inlassable cavalière. Or depuis la Lou d’Apollinaire, on sait les voluptés
cachées de certaines chevauchées.
Mais le coursier de feu qui traverse les poèmes d’André Velter n’est pas un
cheval de bois. Pas une image. Il a plutôt la fougue des équipées sauvages d’Alexandre
le Grand jusqu’aux westerns de Sam Peckinpah ou Sergio Leone. La cavalerie des
Irréguliers de Pancho Villa à Bartabas : tous « sur de grands chevaux noirs avec des
éperons d’argent »3.
Je t’imagine toujours à cheval
entouré d’une forêt de fusils 4
Dit La vie en dansant – cherchant l’ombre d’Emiliano le mexicain, mort dans un
guet-apens. Attendons Zapata d’urgence dit le titre d’un autre livre. Car l’instinct
velterien de révolution n’est pas un sentiment vain. Partout il s’agit de vivre « à contrepente »5, « brûler à contre-destin »6, « avancer à contre-peur, à contre-soif, à contrenéant »7 ! Renouvelons aussi toute vieille pensée
8
lançait en son temps Joachim du
Bellay. André Velter s’y colle d’emblée. Et ses textes entre autres dédiés à la peinture le
prouvent. Ainsi de Rebeyrolle, « peintre de ce combat. De cet élan sauvage. De cet
accord sauvage. De ces ébats furieux. »9 Paul sans oiseaux ni couvent. Davantage géant
à ras de terre, ailes arc-boutées et toiles au plancher. L’écriture accentue et cette férocité
et « La grande colère des généreux ». Colère de ceux qui luttent dans leur coin. Seuls et
à mains nues. Ainsi d’Ernest Pignon-Ernest, peintre du périssable. Colleur de dessins
éphémères tout en haut d’une échelle. Colleur nocturne et à même la rue – à la manière
de ces personnages de Yasushi Inoue qui « passent en fugitifs ou en faussaires devant
des lambeaux de fresques que d’autres prennent pour le décor de l’Histoire. »10 Artiste
1
André Velter, id., p.103.
Mon amour sauvage s’en est allée à cheval, a chevauché toute une heure; / elle s’arrêta pour se reposer,
puis chevaucha encore. Jim Morrison, « My wild love », Écrits, Christian Bourgois, 1993, pp.318-319.
3
André Velter, Attendons Zapata d’urgence, L’Atelier des Brisants, 2001, p.82.
4
André Velter, « Dix pesos pour Zapata », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.123.
5
André Velter, Ça cavale, Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.76.
6
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, Folio n°3385, 2000, p.50.
7
André Velter, Ça cavale, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.68.
8
Joachim du Bellay, Œuvres poétiques, recueils lyriques, t.III, Droz, 1912, p. 28.
9
André Velter, « La grande colère des généreux », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.54.
10
André Velter, « Fugitifs et faussaires », Le Monde des Livres, 30 septembre 1988.
2
124
en marge, au prénom redoublé pour un nom composé qui ne joue pas les durs. « Ce
n’est pas assez d’être contre. Pas assez de détruire ni de rompre. »1 Aussi le poète en
appelle à l’action – peindre ou écrire comme prendre les armes :
Méditer devant un miroir rouge !
(…)
L’orgueil de votre renoncement,
beau spectacle de torture
jeté à la face de ce miroir rouge, rouge, rouge –
rouge comme la mort embrasée des passions
rouge comme la paupière arrachée contre le vide
rouge comme l’obsession de vaincre
rouge comme rien d’autre qu’une présence rouge. 2
Agir en poésie, c’est ne pas se « payer sur le vocabulaire / comme d’autres sur la
bête. »3 Vous ne verrez donc pas de ces mots chrétiens, par exemple, employés par
Eluard. Pas de salut ni de pardon. Pas d’ici-bas non plus ou alors sans pitié. Et fort peu
de poèmes de circonstances. Ça cavale, encore une fois, a valeur d’étendard, vantant ce
« goût de vrais fruits défendus »4. De La poupée du vent à aujourd’hui, une seule et
même règle de conduite ainsi vertement résumée :
Être hors la loi
voilà la question
et l’unique voie de la quête
Trois vers de Ghérasim Luca extraits de La Proie s’ombre et placés par André
Velter en exergue de sa préface à Héros-Limite 5. En effet chez le poète de L’Arbre-Seul
les héros sont très souvent limites. Bandits populaires ou poètes brigands, tels Lampiao,
Bonnie Parker et Clyde Barrow ou encore, toujours dans Attendons Zapata d’urgence,
Henricius Van Meegeren, l’inventeur des faux Vermeer. Ainsi l’homme, d’articles en
poèmes, égrène les « variations sur les thèmes de l’ordre, du jeu social et des leurres
mortels qui tentent de piéger les rebelles irréductibles »6 et l’honneur. Étudiant déjà, en
licence d’histoire, lisant Pouchkine et les écrivains russes, il se consacre à Pougatchev –
montrant comment l’interprétation de la figure légendaire du chef en cavale, fugitif livré
par ses troupes dans une cage de fer et décapité à Moscou en janvier 1775, évolue selon
les époques ou la société. Et pour ce, exceptionnellement, citant Sigmund Freud :
1
André Velter, « Le lieu et la formule », La vie en dansant, Gallimard, 2000, pp.46-47.
André Velter, « Poussière de soie », L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, pp.100-101.
3
André Velter, Ça cavale, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.67.
4
André Velter, id., p.100.
5
André Velter, « Parler apatride », préface à Ghérasim Luca, Héros-Limite, Poésie /Gallimard, 2001.
6
André Velter, Attendons Zapata d’urgence, L’Atelier des Brisants, 2001, quatrième de couverture.
2
125
Au sein de la horde des frères révoltés, s’était-il vraiment trouvé un meneur, un
instigateur du meurtre ou bien ce personnage a-t-il été créé ultérieurement et
introduit dans la tradition par les poètes pour se magnifier eux-mêmes ?
L’image, les images du meneur dans la littérature russe tentent de proclamer la
filiation, mais les écrivains ne peuvent supporter qu’elle soit directe.
Pougatchev, petit frère en bâtardise, peut perpétrer le meurtre, il l’accomplira
seul, ses nobles frères ne revendiqueront que la parole de l’assassinat. 1
D’où cette épigraphe cosaque au début de Passage en force tirée du Pougatchev
d’Essenine. Serge Essenine, archange blond au destin dissipé. Cet « homme noir », ce
« houligan » avant l’heure qui se serait ouvert les veines pour écrire de son sang un
dernier poème d’adieu en 1925, avant de se pendre à l’Hôtel d’Angleterre de Leningrad.
Autant avouer qu’il a été tué. « Le sang est le plus grand fleuve de Russie ! Image
séduisante, évocation qui fripe le cervelet d’un frisson délicieux » 2 écrit l’apprenti
historien dans la tourmente, entre Histoire et fiction – « à nous d’ouvrir le chant /
comme on s’ouvre les veines »3 entonne Ça cavale.
Il existe un lyrisme de l’effort sans euphémisme, réalité variable propre aux
aventuriers du verbe autant que de l’espace. Poète de terrain, André Velter subjugue les
échos et « la fatigue si nocive »4. Mêlant « le miel et le fiel »5 – tels La Bonne Chanson
de Verlaine ou l’enfant des bars de Francis Carco qui N’aime d’amour que Zanzibar.
Bien avant « La barque bleue »6 d’Une autre altitude, L’Irrémédiable disait : « La
barque rouge me désaltère »7. Étrangement trente ans séparent les deux embarcations
mais le feu de la gorge brûle encore et se fond à fleur de sang, entre larynx et fatigue 8.
Comme si le souffle et les mots seuls étaient immortels. Et que le fugace l’emportât sur
les bonimenteurs. Oui le rebond des vers a le roulis d’un vieux rocking-chair qui jamais
ne vous berce :
graine de voyou
ou graine d’ange
mauvaise au premier sang
mauvaise au premier feu
1
André Velter & Anne Ber, Approche de Pougatchev, Histoire et fiction, 1966, inédit.
André Velter & Anne Ber, id.
3
André Velter, Ça cavale, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.99.
4
André Velter, id., p.95.
5
André Velter, La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.108.
6
André Velter, « Oui », Une autre altitude, Gallimard, 2001, p.77.
7
André Velter, L’Irrémédiable, in Passage en force, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.85.
8
André Velter, « Une parenté d’altitude », Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.33.
2
126
j’entends ce cœur qui n’en peut mais 1
Qui du cœur ou du poète, par hypallage, n’y peut rien ? André Velter a l’art de
concilier l’argot des rues, le suspens et le parler ancien. Tout poème velterien
effectivement résonne tel ce gisant croulé en vrac. Gisant d’un seigneur ou de sa dame
privé de son enfeu, sculpture funéraire tristement éboulée, ronde-bosse médiévale en
train de gésir vraiment. Car pour le coup les allitérations roulent comme cailloux et
pierres du Mont Ventoux. Au diable les scrupules, les sacrilèges, l’aphonie ou « les
allusions trop discrètes »2 ! La poésie n’a pas fonction à veiller les morts mais les âmes
vives. Aussi chaque strophe est-elle un caravansérail de présences et de cris, une cité de
fortune où nul ne fait chut, un chapelet d’oasis plus ou moins enchantés, un improbable
carpe diem bel et bien journalier.
1
2
André Velter, « Un autre bal », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.110.
André Velter, « Fracture », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.302.
127
III. CHAMBRE D’ÉCHOS
128
Il n’est pas de poème sans parcours, il n’est pas de poète sans
égarement.
L’espace dérègle le sablier.
Un vacillement évoque notre âme bleue sur le bleu du ciel.
L’infini se dit à tu et à toi.
Le rythme de tous les songes conquiert un cœur silencieux.
Le chant le plus profond semble une chambre d’échos.
André Velter, Étapes brûlées.
129
« Horizon cloué. Infini fini. Regard court. Souffle étroit. Âme frileuse. »1
À d’autres ! André Velter, « voyageur dans le vaste monde, la grande nuit, la
lumière »2, n’est pas en reste. Et jamais ne laisse ses poèmes en rade. Ermite, producteur
ou pèlerin, l’inspiration le guide, physiologique autant que poétique. Car si le premier
cri déploie les alvéoles pulmonaires du nouveau-né, l’errance et les lointains de même
ouvrent la cage thoracique du chant. C’est affaire d’air, d’instinct et de surprises.
Quiconque vit à pleins poumons sait les pouvoirs de la respiration. « Le souffle est notre
seule réalité »3 affirme le chroniqueur alerté du Haut-Pays. L’espace en poésie est
surcroît d’oxygène. D’où ce peu de ponctuation, ces retours constants à la ligne et cette
défiance innée à l’égard du point-virgule : « Même en marchant de travers, on suit
l’alignement, coincé comme un point-virgule dans un manuel de sociologie. »4 L’auteur
de La vie en dansant se méfie donc de ses adeptes et de son plein usage :
Souffle sans fin souffle d’au-delà des âges
Bivouac du vent dans les roselières
Souffle porteur des limons du temps
Et pourtant chant d’un esprit pur
À l’aube de lui-même 5
Le souffle à l’évidence est la clé de voûte de l’écriture velterienne, prosodie et
sifflantes mêlées – « le souffle est pur l’espace est clair, / rouge le nouveau ciel »6.
Comme un reste d’enfance aux jours d’anniversaire, de sarbacane ou de grand méchant
loup. Mais il ne s’agit plus d’éteindre une poignée de lueurs ni de renverser une maison
de paille. Plutôt de propager l’ardeur et le feu. Et beaucoup plus loin qu’un jet de
fléchette. « L’émergence du souffle »7 est une constante, en amont de la prose autant, si
ce n’est plus, que des prémices d’un vers. Tout commence et finit dans un souffle. Estce à dire que vie et poésie sont sœurs siamoises ? À lire l’œuvre d’André Velter, cela ne
se discute guère. D’autant qu’Aisha, d’emblée, nous avait avertis :
Je recommencerai
Car j’ai du souffle encore 8
1
André Velter, « Le lieu et la formule », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.45.
André Velter, Autoportraits, Paroles d’Aube, 1991, p.8.
3
André Velter, « Chronique de l’impermanence », Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.101.
4
André Velter, « Avec les dents », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.14.
5
André Velter, « Musique et lumière (Bismillah Khan) », L’Arbre-Seul, Gallimard, 1990, p.40.
6
André Velter, « Abidine », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.76.
7
André Velter, Vieux chaman, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Les Écrits des Forges, 1994, p.131.
8
Serge Sautreau & André Velter, Aisha, Gallimard, 1966, p.30.
2
130
Les textes indiens racontent qu’il y aurait quarante-neuf sortes de respiration,
dont quarante-huit mèneraient tout droit vers l’illusion. Seule la quarante-neuvième,
souffle extrêmement court dit udana, procurerait sérénité, calme et libération. Dans le
Kriya Yoga, que pratiquait Gandhi, le souffle équivaut au dharma. Déjà poète du corps
subtil, peut-être André Velter est-il un kriyavan qui s’ignore… À coup sûr cependant
chantre du Om, monosyllabe magique : « Tu es l’unique et l’illimité, la syllabe qui d’un
seul souffle engendre les univers et dit l’illusion de les avoir créés. »1
1
André Velter, « Om », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.126.
131
À bout de souffle
« En dépit de l’insurpassable Tao »1 et de ses trois souffles qui s’entrecroisent, le
poète du Haut-Pays dégaine plus vite que le vent. Soucieux de ne pas oublier l’adage
fatal au tireur manchot : Quand on tire, on tire ! On ne raconte pas sa vie ! Oui, André
Velter cite Dante aussi naturellement que Le Bon la Brute et le Truand. Jonglant avec le
yin, le yang et le Vide médian, il joue des échos de ses vers comme dans un gymkhana
– mais loin, très loin des rythmes rap, insultes ou rimes d’actualité des bardes de
banlieue. Qui va là ? Se demande-t-il in petto en ouverture d’Autoportraits. Clin d’œil
probable - façon la bourse ou la vie du prince des voleurs - à Walt Whitman, poète des
grands espaces qui, jeune homme, entre autres, lui a rendu le souffle. « Je ne sais plus
qui peut m’entendre »2 déplorait le vieux père privé de fils de Ça cavale. Constat du
rétrécissement des êtres, d’une surdité doublée d’une aphasie moderne, indifférence aux
sens et aux pouvoirs des mots. Diaphragme contracté presque à perpétuité. Oreilles
condamnées. Gosier à sec.
Il y aurait à naître,
à naître avec les mots,
trouver l’autre corps de ce corps
et du souffle dans les os 3
Troubadour du souffle au long cours, Velter sait le corps accordé aux battements
du cœur et au tempo des lieux. « À Bénarès, pour moi, c’est le souffle du Gange, le
tempo de ses flots. »4 Ainsi de la couleur des ragas indiens, mélodies intimement liées
au moment, aux saisons ou à la tension des sentiments… Ou bien encore du souffle
carnatique qui, des heures durant, s’empare de Ramani, le flûtiste, ou de Kadri
Gopalnath, saxophoniste fou installé en tailleur. Notes tenues telle la voix du poète
vouée à une temporalité autre – « les longues stances répétitives de Terry Riley, le
phrasé à la fois charnel et spirituel de John Coltrane, l’étirement et le fracassement du
poème dans le chant dhrupad des frères Dagar »5 selon Zéno Bianu. Le souffle ici est
1
André Velter, « Au final », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.341.
André Velter, Ça cavale, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.65.
3
André Velter, Vieux chaman, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Les Écrits des Forges, 1994, p.127.
4
André Velter, « Shenaï », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.131.
5
Zéno Bianu, entretien en annexe, septembre 2003.
2
132
condition sine qua non. C’est pourquoi jamais André Velter ne donne à publier un texte
qu’il n’ait lu à voix haute. « Libérez le souffle et chaque mot devient un signal. »1
Signal du départ ou bien de détresse. Pavillons et feux à chaque vers du poème. Mots tel
un mouchoir blanc brandi à bout de fusil, ou de main dans une corrida de plein vent.
Signaux à bras et à fanfare :
Des poèmes qui disent toute leur musique à voix haute, murmure multiple et
démultiplié ; des poèmes liés au souffle, à la respiration, à ses cadences et à ses
rythmes ; des poèmes qui ne gardent aucune sonorité prisonnière, où les mots
sont des foyers d’énergie, retentissant dans les corps et dans l’espace. 2
Le maître de l’Infiniment proche et des Poèmes à dire vante les largesses de la
nouvelle oralité poétique en général et l’on sent le pouls du poème, son mouvement
cardiaque, ces rythmes tatoués sur les épaules
3
propres au lyrisme velterien. Oui le
matador de la syncope et du crescendo transmue les bruits, les songes et l’énergie. C’est
un mineur de mots, avec un rien de houille ou de charbon dans l’âme. Un sapeur de sens
commun. Un démineur de grands chemins. Velter a le goût des rengaines enrayées ou
des refrains qui tournent mal – « rocker à cantiques »4 tranchait Alain Borer. Aussi,
après « les voix volées »5 et « les mélodies sèches »6 du Grand Passage. Après les
guitares saturées de Ça cavale. Les accords blues de L’Arbre-Seul plaqués par le
crooner « des temps soudains désaccordés »7. Après les rythmes chahutés par Chet
Baker, « le feu vide où ça chante »8 et les « chevilles folles » de La vie en dansant, le
phrasé singulier et swingué de Décale-moi l’horaire s’élève sur la lancée. Il y a de
l’insolée saudade dans ces chansons parlées. Du poème poing levé et de la vie en douce
dans cette voix solitaire qui, tel Leonard Cohen, parle sans déchanter.
Écoutez attentivement ce parlé-chanté,
où le timbre de la voix s’accorde au soufflet du cœur –
une poésie où l’on entend le corps-de-la-tête-aux-pieds. 9
Zéno Bianu, là encore, parle la bouche pleine de prémonitions. Car Décale-moi
l’horaire, paroles et musiques soudées, est une illustration on ne peut plus exacte de ces
1
Zéno Bianu, présentation aux Poèmes à dire, Poésie/Gallimard, 2002, p.7.
Zéno Bianu, id.
3
André Velter, « quel royaume », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.165.
4
Alain Borer, « L’enclume et l’entonnoir », préface à L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, p.31.
5
André Velter, Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Les Écrits des Forges, 1994, p.9.
6
André Velter, Le Grand Passage, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Les Écrits des Forges, 1994, p.20.
7
André Velter, « Piano bar », L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, p.207.
8
André Velter, « Parler d’or », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.134.
9
Zéno Bianu, présentation aux Poèmes à dire, Poésie/Gallimard, 2002, p.7.
2
133
trois vers. « Je fais tourner le globe et garde la tête chaude »1 écrivait le poète des
Planisphères. Depuis c’en est fait de l’alexandrin rimé. Le parolier n’a pas déserté les
marges du monde ou les replis du temps mais clairement changé de tempo. Les mots ne
se disent plus au feeling sur la vague des musiques. Mais viennent en résonance.
S’emparent des sons et contresignent, à mi-voix autant qu’à tue-tête, la partition. Ainsi
quatorze titres sont nés « d’un air de sax » ou des échos d’un orphéon, sortis des notes
sombres d’un clavier ou d’une envoûtante valse composés par Jean Schwarz. Textes
assurément décalés en ces temps de paroles maigres. Chansons en partance réchappées
du chagrin. Avec clins d’œil shakespeariens, scies shivaïtes et « désirs jetés aux
étoiles » à l’ombre des guinguettes. Attention au départ ! s’exclamait Jacques Dars,
« frère juré par les versants lumineux ou abrupts du destin »2 et ami familier des récits
fantastiques de la Chine ancienne aux portes de l’enfer.
j’ai rêvé comme un ange
moi qui ne suis pas
un ange 3
Murmure le prince des démons, mi-ange mi-angiologue. Perturbant la nuit et le
sommeil du juste des expressions toutes faites. Pour mieux se la jouer au grand bonheur
la chance4. Tel ce vieil acolyte de L’Arbre-Seul : « ange / nullement tombé de la
dernière pluie »5. Ou ce poète dépossédé mais toujours intraitable : « On ne tolère ici ni
regrets / Ni larmes ni couronnes »6. Le chanteur de charme - loin du beau ciel de
Mexico (où il fit ses débuts) et cependant adepte du latin lover madrilène Julio Iglesias réajuste le souffle au sens et la cendre au soleil, puisant tous azimuts de Nerval à
Hamlet : « j’ai rêvé dans la Grotte où nage la Syrène… »7 dit El Desdichado. Life is a
Cabaret fredonnait Liza Minnelli ; « quel royaume » s’exclame-t-on depuis au sortir du
tonitruant Cabaret de l’éphémère… André Velter, baladin qui est là sans y être, tait la
question / qui ne meurt plus / à Elseneur, mais le poète ne se l’envoie pas dire : si je ne
suis pas né d’hier / ni de demain / je sais me perdre / en chemin8. Être ou ne pas être,
quand il est temps de fuir, est le thème, « dans les villes inconnues », d’une poignée de
couplets. Entre terre ferme et plane movie :
1
André Velter, « Planisphères », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.155.
André Velter, « Sous le signe du feu », Attendons Zapata d’urgence, L’Atelier des Brisants, 2001, p.13.
3
André Velter, « c’est sorti de partout », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.19.
4
André Velter, « l’homme de Nichapour », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.83.
5
André Velter, « Guetteur », L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, p.160.
6
André Velter, « Herbe folle », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.152.
7
Gérard de Nerval, « El Desdichado », Poésies et Souvenirs, Poésie / Gallimard, 1997, p.137.
8
André Velter, « qui va me dire pourquoi », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, pp.127-131.
2
134
car il y a tant à parier
que la vie est un songe
et que l’on ne dort pas 1
Est-ce du Calderón ou du Jacques Vallée des Barreaux, son aîné d’une année,
auteur du sonnet homonyme et désabusé – qu’est-ce que cette vie ? / C’est un songe qui
dure un peu plus qu’une nuit ? Sans doute ni l’un ni l’autre, l’absence de majuscule titres et textes ligués - soulignant ce réalisme à la fois terre-à-terre et de haute volée.
Pensées de longue haleine, telles ces chansons de toile filées par les femmes du MoyenÂge : Seulette suis et seulette veux être soliloquait la vénitienne Christine de Pisan qui
de femelle devînt mâle, à force de vers et de ballades… Chansons fin de siècle façon
déphasée, refrains en porte-à-faux et syllabes en sursis pour conjurer le récent millénaire
à venir. En avion, entre Paris et Montréal, André Velter avait déjà noté : « Ce que je
cherche ? Couper les ponts, échapper à ce qui lie et relie, sortir définitivement du cadre
sans déserter la vie. »2 Tentation forte qui s’incarne désormais dans cet album
inclassable. Avec en plage 4, la trop courte minute trente d’un insolite slow de
l’automne. Et au final, l’exaltante litanie de derviche, intitulée « quel royaume », que
l’on ne peut s’empêcher d’écouter en boucle tant il y a de force, d’anaphores et de
souffle qui tangue – tant d’efforts surhumains ou guerriers / tant de vagues qui n’en
firent pas / (…) tant et tant de départs et d’errances 3… « Avec du sang dans les rigoles
/ Et tant de soleil sous la peau / Tant de promesse au creux des ombres »4 confessait
Reverdy, solitaire intranquille. De même ce « Faux départ » laconique et sec de La vie
en dansant :
Petit jour
Ventre creux
La vie tangue 5
Tel est ce disque qui se joue des fuseaux horaires. Pour enfin remettre les
pendules à l’heure. S’évader droit devant. Débarrasser le plancher. Sans au revoir ni
remords ni secrets. « Partir pour ne plus être / en avance ou en retard »6. De fait la peur
au cœur 7, l’âme en partance et la tête pleine d’échappées belles - « ce jour-là je
1
André Velter, « dans les villes inconnues », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, pp.103-105.
André Velter, « Sur le départ », in Ghérasim Luca, Jean-Michel Place, 2001, p.127.
3
André Velter, « quel royaume », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, pp.165-166.
4
Pierre Reverdy, « Bonne chance », Sable mouvant, Poésie / Gallimard, 2003, p.84.
5
André Velter, « Faux départ », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.88.
6
André Velter, « Herbe folle », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.159.
7
André Velter, « toi alors », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.38.
2
135
partirai » -, Décale-moi l’horaire et ses trente-neuf minutes cinquante-neuf secondes
préfigurent les proses et divagations de Midi à toutes les portes :
Mais c’est à toi de rompre sans haine, sans mépris ni ressentiment. À toi
de démissionner des faux-semblants, des bonnes raisons et des impostures pour
ne pas démissionner de toi.
Avec ou sans buffle bleu, passe la frontière. Si tu ne peux t’en empêcher,
laisse au garde-barrière le petit carnet où tu as griffonné Tchao, Bye bye, Bon
vent, Basta ! 1
Rapt, inspiration et strophes simples, comme ces « chants débondés »2 du Grand
Passage : « pas la peine de pavoiser »3 résume « soir de fête », citant Cesare Pavese le
suicidé de Turin pris dans l’engrenage des allitérations. Velter, un peu plus loin, dans
« l’autre voyage », évoque non pas le dur métier de vivre mais les rives de ce qu’était /
le bel été 4… Pour une cantate déjà, dans Le septième sommet, reprenait les poèmes à
Constance Dowling, l’éblouissante actrice américaine de Black Angel - « Toi, / sourire
diapré / sur la glace des neiges / (…) toi, sourire diapré / toi, rire étincelant. »5 - muse
cruelle des cantilènes de La mort viendra et elle aura tes yeux :
Un vers de Pavese a troué ma mémoire :
Verrà la morte e avrà i tuoi occhi… 6
Car Chantal Mauduit, cœur d’amour épris de l’inédite « Litanie de toi », est la
nouvelle Ève défunte « venue changer l’heure des cadrans »7. Peut-être aussi « Celle qui
venait à minuit / Et repartait à l’aube », passante de la suite écrite, non sans-souci en
« herbe folle »8, ou peut-être pas... « Se laisser aller à toutes les disponibilités et s’en
remettre aux aiguillages que trafiquent les herbes dites folles. Le silence, après, est des
plus émouvants »9 annonçait dès 1977 La poupée du vent, avec pour couverture le profil
d’un corps de femme vêtue de blanc marchant une arme à la main – Exercice de style
mêlant mousseline et revolver signé Jacques Monory. La ronde des obsessions s’en
revient donc sans cesse - comme la passante / de ce qui passe / au petit jour -, avec
l’irruption des refrains, les rêves en italique, le bal du feu, les ombres, les absences et
cette démesure à mourir que l’on fredonne encore pour y croire plus fort. « Encore un
1
André Velter, « Ça ne dépend que de toi », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.340.
André Velter, Le Grand Passage, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Les Écrits des Forges, 1994, p.31.
3
André Velter, « soir de fête », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.54.
4
André Velter, « l’autre voyage », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.162.
5
Cesare Pavese, « To C. from C. », La mort viendra et elle aura tes yeux, Poésie / Gallimard, 1993, p.203.
6
André Velter, « Pour une cantate », Le septième sommet, Gallimard, 1998, p.37.
7
André Velter, « Sans rien céder de nous », Le septième sommet, Gallimard, 1998, p.33.
8
André Velter, « Herbe folle », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, pp.147-160.
9
André Velter, La poupée du vent, Étapes brûlées, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1996, p.54.
2
136
swing / Sur les miroirs »1 chantait La vie en dansant. Toujours le jazz, les coups de
poing et le diable au corps entre les pages du Cabaret de l’éphémère. Ainsi ce pas de
chance / à bout de souffle de « toi alors », on ne peut plus bref et ambigu. Entre pas de
danse ou de loup et pas de chance du tout. Tu me parles avec des mots et moi, je te
regarde avec des sentiments disait Pierrot le Fou.
Décale-moi l’horaire s’adresse ainsi à l’autre. Non pas autrui ni un alter ego
mais à celles et ceux qui peuplent l’âme autant que l’imaginaire : amoureuse, poète,
femme fantôme, témoin, maîtres des heures et « du Tao qui n’y sont pour personne »2,
Eurydice, Béatrice Laure ou Roxane et même un dieu hindou. Beaucoup de tu en effet
pour un seul je : « c’est sorti de partout » explique le cabaretier, à deux doigts de se
défendre. D’où ces correspondances qui se répondent comme dans le rythme à deux
temps du tango :
d’un premier coup de sabot
au fond de la fourmilière
il est sorti des êtres insolents
démons centaures et sortes d’anges 3
Il y a du Zingaro dans l’air au Cabaret de l’éphémère. Et encore et toujours de
drôles d’anges : « ange au menton bleu »4, mixte de Marlene Dietrich et Barbe Bleue.
« L’ange au bord du chemin »5, « ange abandonné de tous / Et qui sait que l’azur est
désert »6, anges déchus de Ça cavale, et autre « poussière d’ange »7 migrateur… Ange
du combat, bercé par les eaux du Gange ou déployant ses ailes face au danger. C’est la
part des anges, comme ces larmes d’alcools en barrique s’évaporant dans l’atmosphère
durant le vieillissement du vin. André Velter, en effet, « navigue joyeusement / auprès
d’anges éméchés »8 – Ces voix, ces voix, écoute-les, mon cœur, comme seuls naguère
écoutaient les saints : si intensément que l’incroyable appel les soulevait de terre écrit
Rainer Maria Rilke dans ses Élégies de Duino, citées dans une traduction de Maximine
en page 7 d’Ouvrir le chant.
Je suis l’aile du dernier ange
qui bat avant la chute,
doucement, désespérément,
à peine détachée du ciel, (…)
1
André Velter, La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.116.
André Velter, Ça cavale, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Les Écrits des Forges, 1994, p.100.
3
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.17.
4
André Velter, « Le galop de l’ange », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.277.
5
André Velter, « Incognito », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.112.
6
André Velter, « Quelque part », Une autre altitude, Gallimard, 2001, p.29.
7
André Velter, « Blasons », L’amour extrême, Gallimard, 2000, p.22.
8
André Velter, « Troubadour au long cours », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, pp.183-184.
2
137
à peine abandonnée
à son poids de plumes
en mal d’éternité. 1
André Velter sait l’art de l’alexandrin brisé autant que de l’asyndète, du demivol ou des correspondances. Épaule et voix blanches, métonymie fragile, émouvante,
féminine et ailée... Il y a de quoi bien sûr repenser au Triptyk de Bartabas, à son
« Archange s’éveillant », cigogne noire et silencieuse – « À l’aplomb des vivants et des
morts. Pour une chute sans disgrâce. »2 À Ernest Pignon-Ernest et « le linceul déchiré
d’une mise au tombeau / qui ressemble à jamais au parachute d’un ange »3. Au « vol des
oies sauvages » aussi « qui jamais ne se posent / au milieu du désert. »4 Derrière ce saut
de l’ange, et par-delà l’épaule du « calligraphe du vide », les images, effectivement,
fourmillent. Tragiques, androgynes ou baroques, mais invariablement aux vertus
psychopompes. De La chute des anges rebelles peinte par Bruegel jusqu’à l’ultime
plongeon de l’homme et les cinq anges aquatiques pour le millénaire de Bill Viola, les
maux s’incarnent à même la peau, stigmates des passions plus que de la souffrance :
« Dans ce corps-là aussi / Est une épaule calcinée / Ancienne soudure d’Ange »5
reconnaît le poète « passé / au travers »6. L’homme n’est ni ange ni bête selon Blaise
Pascal, et Orphée moins cousin de l’archange des Annonciations que de l’ange squale,
ce grand poisson de mer presque requin dont la peau se change en galuchat.
c’est qu’on allait crescendo
naviguer dans le dos
des naufrages 7
Jamais d’ange lourdaud qui passe donc ni de nuées d’échassiers, mais des mots
ballottés pas la houle marine. Il va, il vaque, il vague, dit le veuf de « Cet univers-là »8.
Parce que quelques fois l’âme tangue9, le souffle velterien emprunte aux rimes et
métaphores maritimes. Même au cabaret il mettait les voiles chante « l’homme de
1
André Velter, « Une source plus haut », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.174.
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, pp.171, 173.
3
André Velter, « Le lieu et la formule », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.50.
4
André Velter, « Le calligraphe du vide », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.161.
5
André Velter, « Herbe folle », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.152.
6
André Velter, « (une aile ou deux) », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.135.
7
André Velter, « c’est sorti de partout », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.20.
8
André Velter, « Cet univers-là », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.342.
9
André Velter, « qui va me dire pourquoi », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.129.
2
138
Nichapour »1. Ailleurs est un vaisseau fantôme et partout des rives et des poèmes à
l’abordage. Flammes en déroute. Voix altérée à travers terres et océans.
Ce qui navigue dans nos os,
Rumeur naïve ou vent de fronde,
Tient du vieux blues et du tango.
Âme qui pleure âme qui gronde,
Saudade attachée aux trois-mâts
Passé déjà par l’autre monde
Tout près de Sal et de Brava… 2
Déjà « des envers de chansons »3 dans L’Arbre-Seul, comme « Avaler sa vie / de
travers »4 au temps de L’Irrémédiable. Puis des chimères à chanter, analogies, silences
et synesthésies en suspens amarrés au « chant / Des équipages »5 de La vie en dansant.
Restent « ces notations de parolier qui veut tenir parole »6 reprises face au micro.
Chansons parlées pour renouer l’espoir, ébruiter la beauté des pensées sans retour.
Dire l’émotion et « l’indompté de nos désirs »7 et encore l’inconnu des sens
insaisissables : le plaisir est à vivre 8 et au plus près du souffle.
Parler c’est avec la voix.
Chanter c’est avec la voix.
Parler n’est pas chanter.
La voix peut chanter des paroles.
La voix ne peut pas parler la chanson.
La voix qui parle la chanson parle les paroles de la chanson.
Dans ce cas elle n’a plus besoin de la chanson.
La voix qui parle les paroles d’une chanson est étrange. 9
Voix étrange précisément, presque étrangère comme s’en étonne Jacques Darras.
« Je vais sans doute l’âme à l’envers »10 précise l’amant courtois de L’amour extrême –
je vais envers et contre moi renchérit le Calligraphe sans pinceau ni pierre à encre du
Cabaret de l’éphémère11. Non plus seul contre tous mais troubadour solitaire avec rien
que « des mots du soleil et des rêves »12. Poèmes dépossédés depuis que la mort a ravi
1
André Velter, « l’homme de Nichapour », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.83.
André Velter, « En marche », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.160.
3
André Velter, « Divertissements avec des ombres », L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, p.158.
4
André Velter, L’Irrémédiable, in Passage en force, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.68.
5
André Velter, « Suspens », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.98.
6
André Velter, « Revenir en ce monde ci… », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.11.
7
André Velter, « Troubadour au long cours », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.184.
8
André Velter, « l’homme de Nichapour », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, pp.86-87.
9
Jacques Darras, Nommer Namur, in Orphée Studio, Poésie / Gallimard, 1999, p.124.
10
André Velter, L’amour extrême, Gallimard, 2000, p.49.
11
André Velter, « Herbe folle », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.147.
12
André Velter, Le septième sommet, Gallimard, 1998, p.9.
2
139
les amours : Hors vous mes amours mortes / Que reste-t-il au monde 1 questionne André
Velter, sans cependant s’abaisser à un quelconque point d’interrogation. Et chaque fois
les feuilles mortes / Te rappellent à mon souvenir… Hommage aux amours mortes
anonymes, de « la chanson de Prévert » jusqu’à Serge Gainsbourg. Car le souffle depuis
s’est voilé, roue de bicyclette qui tourne / tourne à vide / comme un enfant qui a déjà /
perdu la mémoire. Ou un vieux 33 tours rayé dans une vie en noir et blanc2. Voix
enrouée tels les négatifs d’une pellicule à jamais voilée. Alors, de La traversée du
Tsangpo à Décale-moi l’horaire, par deux fois au contact des mélodies de Jean
Schwarz, le poète s’en remet aux chansons :
chanter le bleu et son contraire
gager l’horreur sous la beauté
je ne veux pas savoir y faire
jouer à ce jeu hébété
qui nous met la voix de travers 3
Voix de travers et vers debout, grâce à la partition intangible de l’orchestration.
Le Cabaret Velter, contrairement au bon mot d’Alain Borer, n’est pas un fils du Cabaret
Voltaire ni du Cabaret-Vert d’Arthur Rimbaud. Plus de tartines au jambon beurre... Ici
chaque parole est pesée. Pas d’improvisation possible. Sons et sens accordés. Et
rythmes souverains. Chansons qui rien n’effacent : Passent les jours et passent les
semaines / Ni temps passé / Ni les amours reviennent chantait Apollinaire le Mal-aimé.
Aussi André Velter passe-t-il des échos de l’enfance à un manège de soir de fête et de la
ronde des enchantements perdus aux prodiges de la danse des mots : « Fatale
renaissante danse / Sur les décombres du temps »4. Ni Argonaute ni Toison d’or alors.
Juste « un pari à prendre / contre la loi du temps / pour une clairière possible. »5 Pari de
poète sans partie adverse. Pari pour conjurer le sort sans cinéma et le présent – et
repartir en extérieur jour 6 ainsi qu’il est dit sur le tournage des films… Car Décale-moi
l’horaire démultiplie les prises de vue comme autant de souvenirs.
André Velter n’est pas moins de son temps qu’un autre, sauf qu’il ne limite pas
ses soucis à quelques problèmes régionaux ou ponctuels. Il aime l’espace, et le
sien est toujours au pluriel, ne serait-ce que d’être à la fois intérieur et extérieur.
Cela suffirait à donner un certain élan au souffle qui, d’être ainsi décomprimé,
ne peut qu’en mener large, et donc secouer toute la substance aérienne qui fait la
1
André Velter, « Sacrifice », Une autre altitude, Gallimard, 2001, p.40.
André Velter, « un rêve en noir et blanc », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, pp.40-41.
3
André Velter, « La voix de travers », La traversée du Tsangpo, Rencontres, 2003.
4
André Velter, « Herbe folle », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.150.
5
André Velter, « Une source plus haut », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.173.
6
André Velter, « extérieur jour », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.144.
2
140
parole et la pensée, le regard et la communication. (…) Le souffle introduit dans
la ligne, autrement toute livrée au temps, un volume toujours en expansion parce
que solidaire de l’espace entier ; introduit dans l’épaisseur illusoire du langage la
présence réelle du verbe. (…) La prose d’André Velter me paraît écrite dans cet
à-bout-de-souffle de la représentation, où elle devient merveilleuse dans
l’épuisement de ses illusions. Toujours renaissante donc et par cet élan rythmée,
heureuse, inventive, surprenante, fraîche, prodigue, éclatante, volage,
irrépressible, lucide, éclairante. (…) J’aime comme elle engage sa force dans la
fragilité, son souffle et sa durée dans l’éphémère et le passant. 1
Enthousiasme et éloge signés Bernard Noël. Souffle, lointains et harmonie
soulignés comme au khôl il y a près de vingt ans. Et déjà tout est là. L’élan, l’âme silex
et le respect de sa propre respiration. Présences fugaces et Grand Passage bien avant les
« coups redoublés »2 de la tragédie, les amarres larguées et la quête du « lieu-dit perdu /
de nos vies »3. André Velter, en dépit du destin, ne déchante guère ou alors un cran audessus du plain-chant. Certes l’Himalaya, la mort, l’amour l’ont ébranlé mais point tué.
D’où ce regain de voix, d’aventures et d’envies :
Le souffle à bout de souffle crée le temps suspendu
Nous accédons à cette harmonie d’outre-fatigue
Au face à face après un long désir
Au secret qui traverse la mise au défi de nos vies
Car l’altitude passée dans les nerfs révèle un autre corps 4
La longue Traversée du Tsangpo dit l’autre hémisphère du temps, le balancier de
l’espace et la bascule des sentiments. Voyage des retrouvailles, avec retour aux sources,
remous et dédicace post-mortem à Marie-José Lamothe – et l’ange au noir en cendres /
y retrouverait sa voix / d’ange 5. Tant qu’il y aura du souffle donc et ne serait-ce qu’un
rien de mémoire, il y aura des chansons et du fol espoir : « Rien ne demeure et rien ne
passe, / on a détruit nos destinées. / Nous revivons de mort lasse / le fol espoir d’être
nés »6 remâchait jadis la sage et visionnaire complainte des gisants d’Astana.
Sans doute l’énergie qui me mène témoigne-t-elle souvent d’un irréductible
esprit de conquête, en ce qu’il est essentiel à mon souffle, à mon sang, à mes
amours, d’accorder sans cesse mon espace à ce qui ne se connaît pas de limites.7
De l’exaltation effrénée d’hier à aujourd’hui, du panache de L’Arbre-Seul
jusqu’à « cet élan alerté » de Midi, les mots d’André Velter défient les enfers désertés /
1
Bernard Noël, Ce qui murmure de près, publié dans Aube Magazine n°37, 1990, p.23.
Jacques Dars, « Attention au départ ! », in André Velter, De départ en départ, Centre Joë Bousquet, 2008, p.15.
3
André Velter, « Une source plus haut », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.173.
4
André Velter, « Migration », La traversée du Tsangpo, Rencontres, 2003.
5
André Velter, « c’est sorti de partout », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.21.
6
André Velter, « (complainte des gisants d’Astana) », L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, p.100.
7
André Velter, « Soleil toujours soleil », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.9.
2
141
et la mort en attente mais sans inquiétude ni mélancolie – continuer à / faire de moi /
cet envoûté éternel / etc etc écrivait Antonin Artaud, pour tout programme, sur son
ultime cahier de fou à lier. Poèmes de l’impossible retour. Strophes des équations sans
escale, rendez-vous à pas d’heure et allers sans retour. Ainsi chante-t-on, sans trop de
tristesse, seul et en tête-à-tête Au Cabaret de l’éphémère : Je serais dans l’instant / qui
tient au dernier souffle / de ta bouche 1 jure « le crooner des amours mortes »2 à M.-J.
dite José. Dernier souffle à la clinique Bachaumont, le 22 mars 1998 à 18 heures 30, tel
qu’il est écrit au revers d’un carnet de timbre – noté pour ne jamais oublier, comme
dans ce carnet demeuré vierge depuis : « C’est, très léger, moins qu’une caresse, moins
qu’un soupir : ton dernier souffle au creux de ma main gauche »3. Autre femme, autre
voyage avec Chantal Mauduit, mais ce face à face toujours plus puissant que le deuil :
Quand nous serons face à face
Sous le grand manteau blanc
L’ombre blanche effacera mes fatigues
Et voilera ma voix 4
Revoyure rêvée, attendue et finalement vécue au travers des poèmes. Vers
comme autant de mains jointes, missives ou exorcismes. Poèmes « des deux rives »5 qui
débordent l’absence et le spleen. Bientôt le « troubadour au long cours » avouera :
J’aime que l’impossible n’ait plus d’avenir et le soleil alors se fera plus brûlant... Et ce
jour là, mes amours mortes / En auront fini de mourir dit la chanson des Feuilles mortes
qui ne saurait mentir.
1
André Velter, « l’autre voyage », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.162.
André Velter, « Piano bar », L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, p.207.
3
André Velter, « José », Femme de lumière, Question de, N°115, Albin Michel, 1999, p.16.
4
André Velter, « Sacrifice », Une autre altitude, Gallimard, 2001, p.40.
5
André Velter, « (soleil pourtant) », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.31.
2
142
Caravansérail de rumeurs
« Un soir à Lodève / avec du vent dans les micros, / Paco chante Goytisolo – /
souffle sur souffle »1 se souvient André Velter. Paco c’est Ibáñez bien sûr, l’espagnol
libertaire chantant A galopar mais aussi l’ami intime de José Agustin Goytisolo, poète
catalan tombé de sa fenêtre le 20 mars 1999 – fin mystérieuse, accident ou suicide à
contre ciel… Au Cabaret de l’éphémère évoque ce récital et ces « larmes de sang » que
l’on s’en veut de ne pas savoir pleurer. Poème à peine. Juste un frisson, une émotion,
sensation plus fugace qu’une bulle de savon. Deux courtes strophes de quatre vers pour
seul témoignage et toute confidence. Deux phrases donc en guise de souvenir, comme
dans la triste ritournelle de L’été meurtrier chantée par Yves Montand – trois petites
notes de musique / ont plié boutique / au creux du souvenir…
La poésie d’André Velter est une tanière d’échos : « Nous sommes dans un
caravansérail de rumeurs. De peurs. De secrets. Nous sommes dans un poème. »2 Or
chaque poème est bivouac : sous une yourte d’Asie centrale, une tente des hautes terres,
une hutte de noisetier tressé, la brume de nos villes ou le toit d’une grange vide. « Il y a
sur terre / Plus d’une Auberge du Bout du Monde »3 déclare le trouvère à l’affût d’Une
autre altitude, encore le cœur en friche. Auberge des quatre coins du monde et des
quatre cents coups, livrée aux quatre vents ou aux quarante voleurs, peu importe
l’expression, Velter n’y va pas par quatre chemins. Pas du genre, selon son vieux
complice Serge Sautreau, à chercher midi à Tozeur – Midi à quatorze heures, cela reste
dans l’arithmétique du temps4 écrivait-il il y a plus de trente ans. Simplement Tourner
le coin de la rue, / partir soleil en tête pour ne plus se retourner. Dès lors, il n’y a de
halte possible que droit devant : campement de plein air, gîte d’étape, tchaïrona,
« refuge qui ferme mal »5, cabane ou cabaret de belle étoile… C’est une escale de
voyageur, à la fois repos du quidam, escapade de guerrier ou relais réinventé de Grand
Veneur, en mémoire de l’enfance à découvert et des vastes forêts de la Vénerie.
1
André Velter, « (à peine) », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.28.
André Velter, Le Grand Passage, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.15.
3
André Velter, « Jusqu’où », Une autre altitude, Gallimard, 2001, p.30.
4
André Velter, La poupée du vent, Étapes brûlées, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1996, p.54.
5
André Velter, « Un piaffer de plus dans l’inconnu », Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.230.
2
143
Prémonitions de passeur aussi, entre quelque autrefois et aujourd’hui, entre insouciance
et tragédie :
Vagabond est celui qui passe comme moi
dans la vacance des choses 1
Vacance au singulier et verbe être au présent, comme un écho au caravansérail
fortifié de Midi : sur la terre désolée et battue des marchands et pèlerins de Perse puis
d’Afghanistan. Au ciel de la vie velterienne c’est la caravane qui compte, plus que le
sérail – bien que fils unique des Ardennes entouré d’un harem de femmes et de petites
filles ! Palais des caravanes loin des mille et une nuits - Perdu à tous les vents / comme
un cercle / sans clôture2 - tout caravansérail accueille les bêtes, les hommes, les âmes,
leurs solitudes et leurs bardas : « et partout, des dromadaires, des chevaux, des ânes qui
sortaient des caravansérails ou s’y réfugiaient peu avant la nuit. »3 Pause entre quatre
portes battantes, le temps de boire, manger, échanger, trinquer, marchander, voler ou
dormir. D’où la sérénade vouée à ces abris d’Orient au carrefour de nulle part, placée
au commencement de Midi à toutes les portes. « Le bout de la planète est la porte à
côté »4 ironisait l’auteur de Lumières d’ombres en hommage aux photographies noir et
blanc de Marie-Laure de Decker, en plein Cabaret de l’éphémère. La porte - étroite ou
monumentale, qu’elle soit d’un ermitage dans les alpages, d’un saloon au Mexique, de
Mars à Reims ou du Jugement Dernier, qu’elle soit close, à claire-voie autant qu’à
forcer, de bois, de pierre ou bien d’acier, - est une brèche obligée. À la fois ouverture
essentielle et seuil à franchir, promontoire des possibles. Échappée basique et passage
symbolique vers l’ailleurs du poème qui, à huis clos, s’étiole sur le champ. Peu de
grottes donc ou de voies sans issue, et pas du tout de spéléologie velterienne, mais
l’escalade au plus haut, avec for intérieur frayant toujours au bord du vide.
Ce caravansérail qu’on appelle le monde prophétisait il y a longtemps Omar
Khayam, en familier des humains et des astres. Vaste enclos fait d’écuries, de rudesses,
de chambres, d’échoppes, de galeries et d’échanges. Imposante architecture d’Islam ou
murailles de terre : la place est au précaire. Chez nous ce sont gens du voyage,
romanichels, gitans ou bohémiens, et toute la cohorte de leurs noms d’oiseaux sans feu
ni lieu, insultes et peurs ancrées, a priori du pire… Là-bas ce sont gens de toutes sortes,
1
André Velter, « Cet univers-là », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.342.
André Velter, « Caravansérail », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.84.
3
André Velter, « La gratitude et l’effroi », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.76.
4
André Velter, « Lumières d’ombres », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.46.
2
144
sans commisération ni ton péjoratif. Gens de passage, de fortune ou de peu, gens d’ici et
d’ailleurs, nomades venus de tous les horizons :
avec
leurs chants
leurs armes
leurs dieux
leurs chevaux
leurs chameaux
leurs chapeaux
leurs tapis
leurs babils
leurs chimères
Cascade de pluriel, comme un grand courant d’air chuintant d’amitiés farouches
et de mémoires éphémères. Brassage des êtres, des souffles, des clans et des ethnies.
Creuset des âmes et des cultures. Autant que dans Les cavaliers de Joseph Kessel célébrant Toursène le victorieux, Zéré l’humiliée lumineuse, Mokkhi l’égaré de
l’amour, le pantin de la haine, / et Jehol le cheval tutélaire, quasi divin, et fou1 - ou
encore Caravan, ce disque sans frontière du Kronos Quartet qu’aime particulièrement
André Velter. « La maison est / À tous les vents vouée »2 annonçait déjà
L’Irrémédiable, pressentant l’immense cour carrée des caravansérails, l’enchantement
et les plaisirs de cette grande brassée d’espace. Car ce qui touche d’emblée au cœur,
dans ce campement où le nombre des animaux l’emporte souvent de loin sur celui des
êtres, c’est l’aspect provisoire, éphémère et sacrément rudimentaire qui néanmoins,
pareil à l’oiseau sur la branche continuant de chanter, perdure par-delà les saisons, la
tempête et les siècles. Rendez-vous des marcheurs, des fugitifs et des caravaniers. Soit
le seul endroit où demeurent un instant ceux qui bougent tout le temps. Clairière et terre
d’accueil, tels l’oasis en plein désert ou le crieur de thé par temps de lune gelée.
Colossal no man’s land offert à toutes les bourses, pour un moment ou pour la nuit.
Melting-pot bariolé, tout compte fait, avant l’heure. Pendant presque parfait, enfin, à la
philosophie cavalière du Zingaro suite équestre :
nous sommes présents
déjà peuplés de mille parcours anciens
déjà jetés à tous les vents
déjà revenus repartis
abandonnés conquis impatients
1
André Velter, « Un royaume indocile et solaire », in Sur les pas des cavaliers, photographies d’Alain
Buu, Gallimard, 2007, p.11.
2
André Velter, L’Irrémédiable, in Passage en force, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.16.
145
en un temps qui conjugue
les mots les souffles
les âmes mortes les âmes vives 1
Tout troubadour au long cours a des mots plein ses manches. André Velter y
adjoint son mouchoir en papier, la rumeur des lointains, le chuchotis des langues, la
violence des échos et le bruit de nos pas : « Là où personne ne passe, les témoins de la
caravane oubliée, quant à eux, passent. »2 Il pousse d’instinct l’au-delà et l’amnésie à
bout, espace et temps compris, dans la mêlée des destinées. « Pas d’abri sur les
lointains »3 a prévenu le poète jusqu’au-boutiste d’Une autre altitude. Puisqu’il n’y a
pas de repère pérenne qui tienne, ni géographique - N’importe où, Nulle Part -, ni
physique - d’où la dédicace A QUICONQUE en 1972
4
-, et encore moins oral : « Le
chaos s’en tient à deux lèvres ouvertes, sans dire si ça parle »5. Pas d’abri sur parole non
plus pour qui s’attache « à saisir la merveille, à forcer l’interdit, à favoriser, dans le
champ du visible, l’accès à l’invisible, comme à mettre sur la peau des reflets d’éternité,
et aux lèvres des cantiques à chavirer les anges. »6 Des anges qui chavirent (encore un
naufrage) aux caravanes oubliées (de là le nom de l’imposante revue Caravanes), ou
encore des cris de l’amante aux soupirs de la Fée, c’est un mélange mystérieux fait de
rêves, de fureurs, d’assonances, d’allitérations et de legs – Velterji masala pourrait dire
un indien des bazars ignorant Artémis autant que la Treizième.
La poésie se joue du temps.
Elle parle et sait de très loin. Dans l’univers d’avant-naître. Dans l’instant
d’outre-venue. Dans le réel plus vaste. 7
Le caravansérail est l’incarnation de cette rose des vents, bâtisse de hasard à la
croisée du vide, du passé, du présent – et sans souci de quelque lendemain qui soit.
Espace à peine hors d’eau qui appartient à tous sans exclusivité. Motel sans les
commodités mais avec moult étoiles. Lieux de replis et de partage plus ou
moins clandestins : j’y vois / le génie du non-lieu conclut André Velter. D’où cette
prédisposition à pérégriner libre et à écrire de même : « la ville où je vais vacant »8 dit
le touriste à Mexico de La vie en dansant. Car les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui
partent / Pour partir ; cœurs légers, semblables aux ballons, / De leur fatalité jamais ils
1
André Velter, « Un piaffer de plus dans l’inconnu », Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.229.
André Velter, « La caravane oubliée », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.243.
3
André Velter, « Jusqu’où », Une autre altitude, Gallimard, 2001, p.30.
4
Serge Sautreau & André Velter, Puissance théorique, théorie de l’impuissance, Fata Morgana, 1972.
5
André Velter, « Précaire », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.240.
6
André Velter, Corps d’extase, Les Amis du Livre contemporain, 2004. Repris in Extases, Gallimard, 2008.
7
André Velter, « Une longueur d’avance », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.58.
8
André Velter, « Sur un mur blanc », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p. 120.
2
146
ne s’écartent, / Et sans savoir pourquoi disent toujours : Allons ! Mais du citadin de
Paris Charles Baudelaire (imprimant son « Voyage » à Honfleur en février 1859)
jusqu’à André Velter, la planète toute entière est passée sous nos pieds, y compris
l’espagnol se faufilant de la rue à l’oreille et de l’âme au poème, de sorte qu’on ne crie
plus Allons mais volontiers Vamos !
D’UN MOT QUI VIBRE
JUSQU’À L’OS
NOUS AVONS ENGAGÉ
VAMOS VAMOS
VAMOS VAMOS
LE POÈME
À SORTIR DE LUI-MÊME 1
Le continuum du chant poétique ne connaît pas de borne. Aussi le poète lâché
dans la rumeur du monde, « en ce parler d’Andalousie »2 ou d’ailleurs, se doit d’être à
l’écoute tout autant que voyant. Rimbaud est mort il y a plus de cent ans et la donne
depuis s’est démultipliée. Tumulte sonore universel - « ah laissez-moi au désordre des
bruits qui se faufilent à travers la remontée du temps au temps premier de la présence et
du présent »3 suppliait Aisha - étant moins vacarme inaudible, et le contraire du bruit,
qu’une ressource inépuisable à l’oreille de celui qui la tend. Déjà la poésie écrite à deux,
Sautreau et Velter menant le double je, « affûte ses radars / Assemble les débordements
/ Écoute »4 ! En quarante ans passés, l’homme de Bagdad éclair n’en a pas démordu :
attentif aux scansions de la terre, consignant les mélodies d’amours d’un « crooner
irakien », la musique passe-partout des avions et des ascenseurs - « le haut-parleur
grésille l’Adagio d’Albinoni »5 (comme s’il fallait à tous prix apaiser d’improbables
vertiges) -, autant que les phrases en partance et les fables d’antan :
Écoute ce désordre de chants. On dirait des plaintes et des pleurs. Des rires
enragés. Des malédictions. Des hymnes. Des mélopées. Toute une partition de
départs. Avec des voix tracées. Et des mots captés. Recueillis. Dispersés. 6
Avec Ouvrir le chant, André Velter déclare sa vocation de poète aux écoutes.
Poète sous influence par conséquent et pas vraiment des moindres – Là, des soupirs, des
plaintes et de profonds gémissements résonnaient dans l’air dit La Divine comédie,
décrivant les enfers. Car pour ouvrir le chant il faut avoir auparavant ouvert grand non
1
André Velter, Tant de soleils dans le sang, Un récital avec Pedro Soler, Alphabet de l’espace, 2008, p.41.
André Velter, L’amour extrême, Gallimard, 2000, p.30.
3
Serge Sautreau & André Velter, Aisha, Gallimard, 1966, p.15.
4
Serge Sautreau & André Velter, id., p.29.
5
André Velter, « Bagdad éclair », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.265.
6
André Velter, Le Grand Passage, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.15.
2
147
seulement les poumons et l’œil mais aussi les oreilles et le cœur, s’être mis à l’écoute du
monde – à sa droite de préférence, non pour lui donner à voir son plus mauvais profil
mais, selon les récents conseils de la PNL (Programmation Neuro Linguistique),
l’entendre mieux… Personne pour nous apprendre « enfants que la réalité n’était pas
forcément visible, audible ou tangible, mais souvent indiscernable, impalpable, ne se
dévoilant qu’à celui qui la cherchait avec les yeux de l’esprit, était capable de l’entendre
avec les oreilles de l’âme ou de la toucher avec les doigts de la pensée. »1 Si ce n’est
l’israélien au nom de magicien, Amos Oz, ici moins philosophe ou romancier que
conteur, et poète encore davantage.
Écoute autre, intuitive, active, intime et positive donc, dont les bienfaits se
retrouvent d’évidence à la scène : « Faire du théâtre, c’est se mettre à l’écoute du monde
pour en être la caisse de résonance » résume Laurent Terzieff, modestement mais non
moins magnifique. Caisse de résonance et caravansérail de rumeurs sont ici synonymes,
en dépit du caractère quasiment clos de la première s’opposant aux cours à ciel ouvert
des hostelleries de nulle part. De l’instrument à sa note tenue résonnant dans l’air, ou
des mots enclos sur la page délivrés par la langue, c’est une même aventure – puisque la
voix humaine serait, à en croire les descendants de Roy Hart et Alfred Wolfsohn,
défenseurs de la voix en tant que sonde et miroir de soi-même, ou, plus en amont
encore, de Marin Marais, le muscle de l’âme. Sonorités fragiles et éphémères. Tel ce
septième degré de la gamme diatonique nommé note sensible, à cause de sa tendance
qui le porte vers la tonique dont il n’est séparé que par un demi-ton. Tonique, médiante,
dominante ou note sensible, résultat de la résonance naturelle des corps sonores, et
harmonie qui a sa place dans le tangage propre au poète du Septième sommet :
« J’oublie l’ardeur de Bismillah Khan à l’écoute d’un inconnu. Et je m’éloigne un peu
sur la rive, jusqu’à ne plus savoir qui j’entends du shenaï ou du vent. »2 Évidemment,
depuis les semaines passées à bord de La Boudeuse - ce trois-mâts goélette et ses
nombreux cordages dédiés à Bougainville par Patrice Franceschi, capitaine du navire, les noces lyriques de l’écoute et du vent, si exotiques dans l’œuvre d’un amoureux du
désert, sont à deux doigts soudain de la lapalissade.
Formule prémonitoire que ce « sursaut d’une oreille de corail »3 dans La poupée
du vent ? Quoiqu’il en soit écho – du nom de cette nymphe grecque personnifiant le
1
Amos Oz, Soudain dans la forêt profonde, traduit de l’hébreu pas Sylvie Cohen, Gallimard, 2006, p.50.
André Velter, « Shenaï », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.131.
3
André Velter, La poupée du vent, Étapes brûlées, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1996, p.14.
2
148
phénomène acoustique de réflexion des sons. Écho et concrétions de sens. Car il n’y a là
ni métaphore sexuelle ni dérive surréaliste, mais l’inconscient d’un jeune poète qui
s’inspire d’une conque marine. Or l’image est étonnamment juste, comparée au dessin
de l’oreille interne, cavité osseuse tapissée de cils. Ainsi l’instinct poétique recoupe-t-il
le savoir biologique. La perception auditive est donc bien cette chance formidable
décrite par Alfred Tomatis : « faculté de très haut niveau, susceptible de s’inscrire sur le
même plan que la conscience, comme si l’écoute était tout à la fois une porte ouverte
sur la conscience et une ouverture de la conscience sur le champ de la perception. »1
Ouverture sur soi à force d’ouverture au monde, va-et-vient perpétuel telle la vague qui
s’en va vers la mer y puiser sa rumeur infinie pour s’échouer juste sur vos chevilles,
c’est la base du rapport velterien de l’être à l’univers. « Nous sommes tous rois, poètes,
musiciens : il n’est que de nous ouvrir comme le lotus, pour découvrir ce qui était en
nous »2 disait Henry Miller, citant précisément la plante sacrée qui fleurit dans les pires
marécages. Moins nénuphar du Nil que symbole majeur de l’hindouisme et du
bouddhisme, le lotus est l’emblème même de la beauté née du chaos des choses.
Car ce monde n’est vivant
que dans le clair chaos
d’une chambre d’échos 3
Échos rimant avec le clair chaos, et l’oxymore valsant presque en écho.
Sextolets de syllabes à dessein consonantes. Dans la lignée comme qui dirait des
caravansérails – « langage de plein midi » et d’après-guerre à la façon du Aragon de
Mes caravanes. Paroles claires qui ricochent sur la langue. Mots qui se répercutent,
s’appellent, se répondent, s’aimantent. Matière électrique, où chaque lettre conduit le
courant et le souffle. Car les sons du poème jamais ne se repoussent ni les sens ne
s’excluent. À la différence des électrons, ils s’attirent et s’enchevêtrent, « se croisent et
s’embrassent et se font du plat »4. D’où cette enceinte à soi évoquant la voûte latine, la
camera obscura des peintres, la chambre des cartes des navigateurs, la pièce noire des
photographes, le ciel de lit de la chambre des époux du palais de Mantoue et jusqu’à la
Caravana obscura récemment inventée par Christine Felten et Véronique Massinger
pour capter les images du monde au fil des temps de pose.
1
Alfred Tomatis, L’oreille et la voix, Laffont, 1987, p.122.
Cité par André Velter, Caravanes, n°3, 1991, p.80.
3
André Velter, « Tenir parole », Tant de soleils dans le sang, Alphabet de l’espace, 2008, p.29.
4
Valérie Rouzeau, Va où, Le temps qu’il fait, 2002, p.18.
2
149
Rythmes qui claquent à l’oreille telles ces petites cascades nommées cascatelles.
Ou le cavalier cliquetis des fers. Rarement clopin-clopant. Et la rumeur des langues et
des souvenirs mène la danse, comme il est dit purement et simplement dans « La
chambre de Babel », création radiophonique et suite poétique :
Au chaos du destin il y a des poètes qui dansent, (…)
Ce qu’ils bâtissent ? Rien qu’une chambre d’échos
Sans murs ni portes ni fenêtres : la chambre de Babel. 1
Pluriels sans fin envahissant jusqu’à la négation. Même ce qui n’est pas est à
multiplier. C’est que la poésie d’André Velter s’exerce à décupler, voire « distiller le
ramage des anges »2. Bâtir à force d’imagination et de vers libres, bâtir à la plume, à tire
d’ailes toujours plus haut, mais sans souci d’accéder à l’Olympe des dieux. S’il est
souvent affaire de résonances et de jeux de langue - suivant la trajectoire du volant de
badminton sans cesse renvoyé, ou de la balle, tout aussi légère, de ping-pong reprise au
bond - il n’est pas, en ce caravansérail-là, un seul bibelot mallarméen d’inanité sonore.
Palabres de nulle part, plaintes et passions, murmures,
Serments qui font long feu, chocs de mâchoires, tortures,
Toute une ronde à creuser furieusement les décombres de Babel
Jusqu’à en faire un théâtre inouï, souterrain et céleste,
Refuge de vertiges sonores en mal d’écoute et de sens. 3
« Je livre à vos oreilles de prétoriens quelques blandineries fugaces » écrit le
jeune auteur de La poupée du vent, déjà « Nomade d’un avenir sans nom »4. Il parle
alors des hors-la-loi - Lampiao, Clovis Trouille, le pinceau à la main, ou Nikola Suhaj,
déserteur des Karpathes - du courage des bandits d’honneur plus que du martyre de la
vierge livrée successivement aux lions, au gril et au taureau avant de mourir par le
glaive. André Velter n’est pas de ceux qui s’en remettent aux saintes - si ce n’est
Thérèse d’Avila et depuis peu, entraîné par Ernest Pignon-Ernest, les belles extatiques
enfiévrées5 - guère plus à l’étoile du berger. Sauf si elle mène, cela va sans dire, à la
Maison sur quatre roues du sieur de Vigny – roulotte d’amour et des passions secrètes
offerte par Alfred à l’intrépide Éva. Moins gémissant du poids de notre vie que le poète
des Destinées, et cependant plus romantique qu’il n’y paraît, le voyageur de La vie en
1
André Velter, « La chambre de Babel », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.76.
André Velter, « Ciels », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.358.
3
André Velter, « La chambre de Babel », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.78.
4
André Velter, La poupée du vent, Étapes brûlées, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1996, pp.55, 29.
5
Ernest Pignon-Ernest & André Velter, Extases, Gallimard, 2008.
2
150
dansant ne se prive ni d’esprit ni de sombrero : « écoute le rire de Pancho Villa / après
le coup des chapeaux… »1
Girouettes livrées à tous les vents et à tous les échos, ses vers vont à vau-l’eau.
Ainsi la rengaine du Gange au Malabar a-t-elle dévié vers l’océan Indien : « Et me
souviens / que je me souvenais de travers / du refrain du Chant des canons / (…) Dans
ma mémoire jamais / les soldats ne marchèrent / « du Cap à Couch Behar » / mais
martelé à mon rythme : / du Gange à Zanzibar »2. Dans la cacophonie du monde, l’âme
autant que les semelles se refuse à marcher droit : jamais le poème ne trempe dans la
combine. D’où le ton inchoatif et désinvolte de cet air soudain à la dérive. Maldonne ou
bien faux-pas, l’Opéra de Quat’sous de Kurt Weill et Bertolt Brecht a radicalement
changé de continent et de destination. Mais il demeure, par-delà le clin d’œil et ainsi
trafiqué, porteur d’orientation et de sens. C’est l’effet caravansérail, l’effet Cabaret de
l’éphémère, l’effet Omar Khayam :
des crissements de soie aux doigts des musiciens
et même la voix prise de boisson d’un poète
qui liait les étoiles au linceul
au turban dénoué de son front
pour un départ désinvolte.3
Effet désinvolte tel le vent qui rend fou. Et poème liant les êtres, les siècles et la
voix lactée, par la grâce d’une allitération et d’une image heureuse : étoffe changée en
échelle magique jusqu’au ciel, cette « contrée d’appel »4. Corde de rappel aussi, en écho
à la tresse de la belle amoureuse emmurée appelant à l’aide du haut de son donjon de
conte de fées, et variation combien plus poétique que l’histoire de Jack et le haricot
magique. De la tombe (à l’ombre d’un verger de Nichapour) jusqu’aux astres, André
Velter retrace le destin irréductible d’Omar Khayam. Et non seulement il préface
l’édition des Rubayat en Poésie / Gallimard (bien avant d’en être le directeur), mais il
les retraduit parallèlement lui-même, à l’œil, quatre à quatre et à coup
d’alexandrins rimés :
Ce cruchon fut jadis un amant tourmenté
Qui se serait damné aux cheveux d’une belle.
Et l’anse que tu vois à ce col accordée
Fut une main aussi au cou d’une autre belle. 5
1
André Velter, La poupée du vent, Étapes brûlées, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1996, p.14.
André Velter, « Le Bel Absolu », Du Gange à Zanzibar, Gallimard, 1993, p.15.
3
André Velter, « L’Arbre-Sec », L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, p.43.
4
André Velter, « Ciels », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.355.
5
André Velter, « Chambre d’échos », Du Gange à Zanzibar, Gallimard, 1993, p.50.
2
151
Amour, modestie et beauté en pleine « Chambre d’échos ». Et la simplicité de la
répétition pour gage d’impermanence et de sincérité. De fait, l’esprit universel et le
verbe noceur fascinent, près de mille ans après. D’où ces multiples réécritures, variantes
nées du cœur, ajustées à l’oreille. Aussi la présence tutélaire de qui comparait toute
femme à une tulipe est-elle diffuse : de L’Arbre-Seul au Haut-Pays, Du Gange à
Zanzibar au Cabaret de l’éphémère… et jusqu’au récital avec Pedro Soler, Tant de
soleils dans le sang. Mais c’est en juillet 2003, après s’être souvent inspiré de ces
strophes lucides, qu’André Velter s’attelle à la traduction d’un grand nombre de
Rubayat, les cochant un par un dans son livre – Prénoms d’amants avec une croix entre
eux qui veut dire toujours plus, fredonne Valérie Rouzeau1. Moins volonté d’en
découdre que désir d’accorder ces pensées fugaces à son propre souffle, à ses propres
valeurs, ses propres obsessions, son propre chant. Ce n’est pas reprendre l’infini à son
compte. Ni prétendre parler couramment le persan. Juste faire résonner encore quelques
quatrains ivres d’éternité, d’azur et de banqueroute. Interpréter l’intemporel et la langue
et le thème. Le passeur du troisième millénaire ayant d’ailleurs choisi de ne pas
respecter la reprise ternaire persane qui donnait au français un accent vieillot. Car
il fait bon être présent au présent, aimer l’amour infiniment, bivouaquer dans la
résonance active des quatrains d’Omar Khayam, mais en improvisant une poésie
au long cours qui entend tenir parole. 2
1
2
Valérie Rouzeau, Va où, Le Temps qu’il fait, 2002, p.14.
André Velter, Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, quatrième de couverture.
152
La fusion des voix
Or il importe, pour tenir parole, de traduire au plus vrai. Et non plus au plus
juste. Jouer note à note ne suffisant guère. Un nom vous précède. Veuillez lui prêter
l’oreille1 aurait dit Han Siang-tze. Dès lors, pour accorder sa voix aux vers, aux soupirs
et musiques passés, il est nécessaire de s’approprier les scansions et les mots et donc de
transposer non seulement le vocabulaire mais le souffle. Et les silences aussi. Car,
Pascal Quignard l’a très sobrement dit, le poème est un mouvement de langue qui retient
son souffle, engendrant des silences.2 C’est un dosage inconstant et fragile, sans cesse
au diapason de l’être. Signe d’une écriture engagée, d’un vécu passé au tamis de
l’ontologie. Nul ne peut impunément co-traduire Une autre vie de Taslima Nasreen,
Mémoire du vent d’Adonis ou encore Le suicide ou le chant de Sayd Bahodine Majrouh.
Un « humaniste irréductible »3 afghan assassiné sur le seuil de sa porte, un « exilé
universel »4 menacé de mort et une bangladeshi condamnée par une fatwa islamiste. De
la poésie orale et populaire des amantes pashtounes jusqu’aux vers bengalis de la plus
persécutée des femmes, c’est un même combat contre « ces musulmans fanatiques qui
n’ont que la frustration et la haine à offrir en partage »5. Le poète dans ces conditions
n’est pas qu’un passeur de mots et de civilisations, c’est un passeur de colère.
D’où la célérité d’écriture de ces cent Landays féminins retranscrits au côté de
Majrouh, autant que de la cinquantaine de ces autres distiques, ou cris du cœur sans
apprêt ni appel, traduits du mot à mot en un jour, plusieurs années après sa mort en
1988, la veille de ses soixante ans. Le temps a joué, à l’évidence, en faveur du chant,
puisqu’au début « la sobriété profonde et pure »6 de ces improvisations très brèves
semblait intraduisible. Le caravansérail aussi, fugitif non-lieu d’où sonner l’alarme. Et
l’amitié enfin, qui forge les folles équipées. Or s’il est un raid fondateur dans l’œuvre
velterienne, bien avant l’oralité confortée des mises en voix radiophoniques ou le
désarmant « rezzou poétique » de Bagdad éclair, c’est celui de l’écriture en partage :
1
Han Siang-tze cité par Pascal Quignard, Les escaliers de Chambord, Gallimard, 1989, p.101.
Pascal Quignard, Petits traités, tome I, Folio 2976, Gallimard, 1997, p.98.
3
André Velter, « L’éclaireur de minuit », Écrire au long cours, L’Atelier des Brisants, 2003, p.241.
4
André Velter, « L’exilé universel », Écrire au long cours, L’Atelier des Brisants, 2003, p.262.
5
André Velter, « L’éclaireur de minuit », Écrire au long cours, L’Atelier des Brisants, 2003, p.250.
6
André Velter, in Sayd Bahodine Majrouh, Le suicide et le chant, Les Cahiers des Brisants, 1988, p.15.
2
153
« je ne leur laisserai rien pas même cette ambiguïté possible »1 s’enorgueillit Aisha,
allant jusqu’à fondre les deux je en un seul.
J’ai rencontré Serge en 1963, j’avais dix-huit ans. Un après-midi, du côté de
l’hippodrome de Vincennes, nous avons improvisé ensemble, par jeu, un poème.
Et ce poème nous est aussitôt apparu, à l’un et à l’autre, plus intense et plus
surprenant que ce que nous avions séparément composé jusque là. Il n’y a pas eu
de décision à prendre, le poème nous a fait savoir que la décision était déjà
prise : pour nous la poésie imposait alors l’échange des paroles et le partage des
découvertes. Très vite, à Paris puis à Charleville, nous avons écrit Aisha. Écrit
n’est d’ailleurs pas le mot juste, il faudrait dire transcrit à voix haute. Chaque
poème ébauché était jeté dans une chambre d’échos avant de trouver son timbre
définitif. Chaque sonorité s’adjoignait une résonance, chaque intuition une
audace plus vaste, chaque idée une succession de dérives. 2
C’est donc très tôt, et avec Sautreau pour associé, que le poète d’Orphée Studio
découvre la dynamique du double sens et l’efficience de l’écoute active3. Certes ayant la
certitude que le résultat outrepassait ce qu’ils pouvaient produire auparavant chacun de
leur côté, mais surtout par entraînement spontané de la voix. Ni téléphone arabe pour
autant, ni Renshi japonais. « Poème, partition, suite polyphonique, Aisha a été composé
en 1964, publié en 1966, réédité en 1998. Écrit avec Serge Sautreau, c’est un livre
décisif. L’expérience de l’écriture commune m’a à ce point marqué qu’elle continue à
sous-tendre ma pratique de la poésie comme chambre d’échos »4 confirme André Velter
plus de trente ans après. Ainsi l’écriture s’oralise, l’oral s’imposant comptant avant
même de s’inscrire sur la page. Comme si tout était dit avant même d’être écrit. Et qu’il
faille séance tenante simplement retranscrire : deux étudiants abandonnèrent leurs
études de philosophie en Sorbonne pour écrire, en quelques semaines d’octobre 1964,
Aisha, un livre de poésie d’une seule coulée, flux créatif qui proposait d’en finir avec la
notion laborieuse et fragmentaire de « recueils », chant d’amplitude dans lequel Alain
Jouffroy salua « un des rares évènements de la poésie écrite en langue française depuis
1945 ».5 Sans doute l’héritage surréaliste n’a pas compté pour rien dans cette fusion des
1
Serge Sautreau & André Velter, Aisha, Gallimard, 1966, p.34.
Entretien avec André Velter par R. San Geroteo et J.-M. Le Sidaner, in Flache, n°9, juin 1989.
3
« Il existe un gouffre entre l’individu, ses rêves, ses désirs, et les individus, leurs cauchemars tangibles,
leurs besoins inachevés. Écrire à deux, pour nous, c’est parvenir au moins mentalement à faire cri d’un
bord à l’autre de ce gouffre, c’est jeter la corde vibrante où circulera - ou bien se court-circuitera - un
certain double sens, lequel permettra par exemple à un poème “d’amour” (“intimiste”...) d’être aussi un
poème “politique”, “cosmique”, etc... donc révolutionnaire. Isolé, le poète est en effet placé dans la
difficulté, voire dans l’impossibilité pratique, d’être sur ce bord et sur l’autre à la fois. » Serge Sautreau
& André Velter sur des questions de Camille Lecrique, L’Ardennais, 4 juillet 1966.
4
André Velter, A.V., « dans la lumière et dans la force », catalogue d’exposition, 1998, p.52.
5
Alain Borer, « L’enclume et l’entonnoir », préface à L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, p.14.
2
154
voix – même si jamais les deux jeunes coauteurs n’ont eu la tentation d’aller décortiquer
la trame de leur inspiration. Encore une fois, contrairement à André Breton ou Philippe
Soupault, ni l’un ni l’autre n’a tenu, sinon à reprendre ses billes, du moins à éclaircir la
donne. Si Champs magnétiques il y avait, l’intensité doit demeurer d’un seul tenant. Ce
qu’Orphée a uni que nul ne le sépare ! « La poésie comme exercice d’aimantation »1
crée ainsi sa propre force magnétique, courant et rythme continûment sous haute
tension. L’oralité poétique « impose une commotion / sans concordance des temps »2,
l’oreille seule étant juge et partie.
De même « que la musique ne se résume pas à de petits points noirs portés sur
un papier » comme l’a si joliment dit et redit à ses élèves le violoniste Isaac Stern - « La
musique, c’est ce qu’il y a entre les notes, c’est la manière dont on se rend de l’une à
l’autre. C’est une pulsation, une continuité. »3 - la poésie n’est pas dans le son des mots
mais dans leurs résonances, évocations en asymptote, effets incalculables voulus autant
qu’inattendus. Et l’intérêt de la collection Breton aussi - dispersée aux enchères à l’hôtel
Drouot en dépit des 2500 signataires dont André Velter ou Yves Bonnefoy qui résuma
l’affaire d’un cinglant Breton à l’encan : vulgaire - ne résidait pas en chaque objet,
depuis offert au plus offrant, mais dans leur mise en commun, dans ce lien invisible né
de main humaine, dans cette parenté amoncelée qui ne se peut vendre et cependant a
donné sa valeur à des milliers de lots.
À 17 ans, l’auteur de La vie en dansant, alors encore apprenti poète à
Charleville, découvre Les Manifestes du Surréalisme dans la réédition Pauvert de 1962 :
« J’y ai tout de suite trouvé trace de mes impatiences, de mes fureurs, de mes
incertitudes, de mes intuitions. » Car l’amoureux anonyme de L’Union libre « révélait
un espace de liberté (…) vertigineux, qui était de conquête immédiate et qui, sans
renoncer à l’action politique, engageait d’abord à décider coûte que coûte de son destin
individuel »4. Espace vital et mental que la poésie velterienne ne cesse d’arpenter, de la
clairière des ciels à celle des arènes de sable, en passant par la pointe bien réelle du Stok
Kangri (6153 mètres) et autres royaumes d’altitude de l’Himalaya. Territoires hélas de
plus en plus circonscrits, sur les cartes autant que dans les têtes. Aussi ne pactiser
1
Zéno Bianu, « Le tout pour le tout », préface aux Poètes du Grand Jeu, Poésie / Gallimard, 2003, p.17.
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, Folio n°3385, 2000, p.82.
3
Isaac Stern, entretien avec Dominique Simonnet, L’Express, 21 décembre 2000.
4
André Velter, Passage à l’Est, entretien avec Jacques Ancet, in Étapes brûlées, Le Castor Astral, 1996,
pp.149-150.
2
155
qu’avec les « poètes à l’aplomb de la vie / et de la poésie même »1. Tel Apollinaire,
fraternellement apostrophé post mortem le 10 mars 2003 à La Mutualité, lors du second
Meeting Poétique du Printemps des Poètes :
Aujourd’hui Guillaume Apollinaire, tu serais las de ce monde nouveau qui
veut imposer partout son ordre, sa loi, ses normes, avec pour seule devise :
« tout est à vendre ! » Tout, depuis les os des victimes de l’holocauste proposés
sur le net, jusqu’aux poumons, aux reins et aux cœurs des suppliciés chinois
quasiment cotés à la bourse de Hong-Kong ; tout, et dans tous les domaines, sur
tous les registres, en tous lieux privés ou publics, comme s’il n’y avait plus de
zone libre consentie à la conscience rebelle, à l’aventure gratuite, à l’émotion
non-rentable, à l’amour fou sans liste de mariage.
Aujourd’hui Guillaume Apollinaire, tu serais las de ce monde nouveau qui
s’apprête à désactiver le fabuleux champ magnétique que ton jeune ami André
Breton avait créé autour de lui pour que la vie réelle, la vie rêvée jaillissent
d’une même source – d’une seule source qu’un hasard objectif et magique avait
situé rue Fontaine. Là ce n’étaient pas tant les peintures, les assemblages, les
masques qui surprenaient ou fascinaient mais une énergie qui passait des uns
aux autres, mais une tension violente qui se donnait d’emblée pour la porte
d’accès au merveilleux. Une énergie, une tension, radicalement,
souverainement, ontologiquement opposées au code de la marchandise.
Dénonciation violente que ce texte d’ouverture inédit, avec anaphore douceamère et citation réactualisée sur le mode de l’aparté ou presque, et néanmoins très
clairement destiné au ministre de la Culture présent et impliqué dans la vente Breton.
Symbole d’autant plus à vif que « l’exploration détaillée de l’aventure surréaliste » s’est
faite pour André Velter « en compagnie de Serge Sautreau et sous son impulsion ». De
sorte que le surréalisme est né de la voix haute, tels ces contes de l’enfance qui fondent
la mémoire: « À proprement parler, dans un premier temps, je n’ai pas lu les poèmes
d’Aragon, Soupault, Eluard ou Breton, j’ai écouté Serge me les lire. »2 L’influence n’en
est que plus profonde : « Dormeuse imprévue, ma cicatrice hésite à être cage ou grille,
hésite à être, hésite à être comme le regard de la loutre sous l’électrochoc »3. Le poète
de L’Irrémédiable slalomant entre le sens et la charge éclatante des mots. Hésitation
passagère, tel le cheval de rejon trompant le taureau au jeu risqué du contre-pied, même
si l’on peut noter dans La Poupée du vent comme Jacques Ancet : « Textes sarcastiques,
fantasmatiques, débridés qui par leur usage du « stupéfiant image » (« la locomotive
défait ses habits de gala » - « la paix pianote sa mécanique d’herbe ») manifestent une
1
André Velter, « Soif & cendre », Tant de soleils dans le sang, Alphabet de l’Espace, 2008, p.65.
André Velter, Passage à l’Est, entretien avec Jacques Ancet, in op. cit., p.150.
3
André Velter, L’Irrémédiable, in Passage en force, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.17.
2
156
claire filiation surréaliste. »1 Certes influence claire mais de courte durée, le « recours à
l’écriture automatique » n’ayant été « qu’épisodique et peu respectueux du dogme ».
Toujours méfiant à l’égard de ce savoir-faire, qui a vite fait de transformer l’auteur en
faiseur, André Velter a plutôt pratiqué, « même si la formule paraît contradictoire, une
sorte d’écriture automatique maîtrisée. » C’est-à-dire constamment dans une proximité
critique : « très proche de la vitesse mentale qui foudroie le réel et en décuple les
territoires, très loin du bric-à-brac symbolisé, entre autres, par cette manie des collages
ramasse-poussière. »2 À l’instar de « ceux de la poésie vécue », Char, Michaux ou bien
Daumal, qui passèrent par le surréalisme pour accéder ensuite à autre chose. Non pas
qu’il se soit interdit l’usage de la métaphore mais petit à petit imposé davantage de
contraintes : que l’image soit licite, tout terme rare essentiel et la majuscule minimale,
afin de filtrer le vocabulaire. Aussi les caractères courants, dits de bas de casse,
abondent-ils dans l’œuvre, y compris dans les titres – si ce n’est cet « Arbre sec » chez
Fata Morgana changé en « Arbre-Sec » sitôt dans L’Arbre-Seul.
Mais L’Arbre-Seul et son pendant Le Haut-Pays font exception à la règle : deux
livres en miroir ayant pour titre géminé une création verbale de dix lettres, soit deux
mots de 6 et 4, articles compris, avec ce même tiret rassemblant plus qu’il ne sépare. Un
peu à la manière de ce trait d’union qui lie la naissance à la mort et, en un millimètre,
condense les deux extrémités d’une vie. S’il décale par deux fois la graphie habituelle,
c’est que celui qui signe A.V. au dos des couvertures comme au bas des courriels, a
voulu signifier que ces deux recueils-là se répondaient. Écrits en effet sur de
nombreuses années, et bien qu’ayant chacun leur unité, ils recouvrent non seulement la
même temporalité mais le second semble l’extension verticale du premier. Car par-delà
la résonance des noms donnés, le parcours asiatique et horizontal de L’Arbre-Seul, avec
cet interdit de la limite d’un désert millénaire outrepassé, a pour escale principale un
autre parcours qui ne serait plus simplement d’ouest en est mais de bas en haut : c’est le
thème géographique et spirituel du Haut-Pays qui en est l’assomption. Ascension il est
vrai discrètement amorcée dès L’Arbre-Seul puisque, si l’on en croît Connaissance de
l’Est de Claudel que cite en ouverture de sa préface Alain Borer, L’arbre seul, dans la
nature, pour une raison typifique, est vertical, avec l’homme.
Il est frappant également de remarquer l’emploi excessif du tiret dans les textes
de jeunesse, pour ne pas dire d’apprentissage. Pour preuve, ce rapide inventaire des
1
2
Jacques Ancet, Passage à l’Est, entretien avec André Velter, in op. cit., p.149.
André Velter, Passage à l’Est, entretien avec Jacques Ancet, in op. cit., pp.150-151.
157
mots composés d’Aisha : « Dieu-bronze »,
« révolte-express »,
« rebelle-multitude »,
« jour-instants »,
« pupilles-napalm »,
« remue-ramage »,
« lumière-tibia »,
« argument-massue », « l’amour-floralie », « orgues-nuit », « claire-aveugle », « bleumort », « miasmes-connaissances », « oursin-actualité », « caillou-défi », « innocencesoleil », « encre-hirondelle », « lupanar-innocence », « yeux-marais », « sexe-pari »,
« trait-photo »,
« oiseau-soleil »,
« objet-bariolage »,
« aréopage-futur »,
« nuit-
volonté »… Petit signe horizontal typographique qui, ainsi utilisé, évoque moins la
césure que l’oxymore, moins la liaison que l’électrochoc, moins la confrontation
surréaliste que la commotion au sens propre qui s’opère dans le corps et l’esprit livrés à
la torture. De fait si l’attrait du tiret trahit Serge Sautreau, qui en use encore
abondamment dans Le sel de l’Éden, il est sûr que ce martèlement des syllabes, à
l’inverse des mots-valises, entend incarner l’influx nerveux et avant tout traduire, entre
deux secousses, la décharge électrique décrite par Henri Alleg.
Du Prisme noir au livre tourné court…1 prolonge l’aventure commune et
l’emploi généreux du tiret – qui dit aussi la dualité des consciences fondues dans une
même écriture. Avec Hors-texte2, l’année suivante, André Velter avance en solitaire et
cependant ne se défait pas de ce tic de langage revendiqué dès la page de titre. Il accole
les objets et les êtres, allie le tranchant de la hache aux fleurs de rhétorique : « aiglelampe »,
« vertèbre-rhétorique »,
« chouette-prophète »,
« pélican-métaphore »,
« fer-témoin »,
« naissances-équinoxes »,
« pavot-conscience »,
« meute-expression »,
« saison-plaisir »,
« bouche-prisme »,
« conseils-tulipes »,
« époque-hache »,
« région-rasoir », « comète-outrecuidance »… Et cela continue dans Blanc de scalp3,
avec surcroît de lettres capitales : « Caverne-ignore », « Vie-texte », « Verglasautobiographie », « outre-moi », « l’alerte-cataplasme », « Défonce-sodium », « Rêverapace »,
« Folie-plèvre »,
« Métal-mémoire »,
« Orchidée-labyrinthe »…
Même
« L’anti-cyclone » s’écrit à ses yeux en deux mots. Ainsi le trait d’union marque-t-il la
rupture autant que le collage. Assemblages d’images qui se poursuivent dans La poupée
du vent : « Blessure-catalyse », « dérape-hécatombe », « déluge-brûlure », « starcontrainte », « parfum-charogne », « sortie-cymbale », « venelles-balafres »… De
moins en moins, dix ans plus tard, avec Velickovic, l’épouvante et le vent 4 : « outrecorps », « caverne-rétroviseur », « l’homme-cible », « athlètes-indicateurs », « clinique1
Serge Sautreau & André Velter, Du prisme noir au livre tourné court…, Fata Morgana, 1971.
André Velter, Hors-texte, Le Débarcadère, 1972.
3
André Velter, Blanc de scalp, dessins de Vladimir Velickovic, Christian Bourgois, 1974.
4
André Velter, Velickovic, l’épouvante et le vent, Fata Morgana, 1987, p.35.
2
158
limite », « l’avenir-marathon »… Mais tout de même encore et toujours. Ne serait-ce
que dans Ladakh-Himalaya et Marelle-Mémoire pour les essais. Ou dans ce « sangsilex » et cet « Azur-refuge, azur-impatience » qui guident Du Gange à Zanzibar en
1993. Ou encore ce « centaure-papillon » aux « tendons-lyres » du récent Zingaro suite
équestre dans lequel surgit au beau milieu des pages « une fille-lotus ». À croire que la
description poétique, qui ne se suffit plus du comme, en vient à court-circuiter en un
tournemain métaphores et comparaisons.
Ainsi ces images composées, créations verbales qui accélèrent le vers, sont-elles
des courts-circuits. Une façon de dénuder la syntaxe, de faire se rencontrer face à face le
sens brut et premier des mots. Poésie tamponneuse, tantôt violente, tantôt souveraine,
mais qui rarement ne heurte le cœur en vain. Car il importe toujours de produire autre
chose : émotion, coup de poing, ravissement, vision voire révélation. Comme deux
aimants qui se repoussent à jamais et que l’on forcerait à tenir côte à côte. L’écriture
velterienne ne tient que du « qui-vive ». Parole de fusion et d’éclairs qui n’en a pas fini
d’allumer l’étincelle en frottant les pierres, de provoquer le choc des électrodes ou la
châtaigne des fils dénudés. Il va de soi que ces condensés de langage ont à voir avec la
vitesse mentale : véritables raccourcis de l’esprit, ils s’opposent volontairement aux
figures métaphoriques qui pèsent ou qui détournent. Évidence première qui tient de
l’intuition. Aller d’instinct à la cible même si la sensation est pour l’instant obscure. Pas
de réalité repérable mais une image détonateur, loin des « réalistes [qui] baignent dans
les adverbes »1. Déflagration plus ramassée encore que la rencontre fortuite sur une
table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie signée Lautréamont, et
souvent plus sereine que celles de la Beat generation.
André Velter abandonne donc peu à peu ce procédé. S’il s’en détourne, après
l’avoir employé à l’excès comme pour le mettre à l’épreuve, c’est que sa pratique lui a
semblé devenir sinon automatique, du moins trop confortable. Et que l’authenticité a
vite fait de mourir étouffée sous les mécanismes. Il s’agit désormais de tenir le sens
irradiant sans ce recours systématique aux mots composés. Toutefois il arrive parfois
que le tiret resurgisse du passé dès lors que le poète évoque « cette poussière à nulle
autre pareille (…) poussière qui met le cœur à l’envers de tous les téméraires, de tous
les vagabonds, de tous les frères-jurés »2. De Jacques Dars le dédicataire du « Royaume
indocile et solaire », sinologue qui sait ce qu’un frère juré est à un empereur de Chine,
1
2
André Velter, La poupée du vent, in Étapes brûlées, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1996, p.17.
André Velter, « Un royaume indocile et solaire », in Alain Buu, Sur les pas des cavaliers, Gallimard, 2007, p.11.
159
jusqu’à Ernest Pignon-Ernest qui a fait du tiret un trait de génie, André Velter se permet
quelques écarts. Car comment nommer ces dessins nés des « bribes de pensée brute » en
partage qu’il a voulu tailler à vif, comme « à l’emporte-pièces »1 (là encore un tiret), si
ce n’est par une expression contractée qui n’existe pas, à savoir les « poèmes-tracts » ?
Emploi au compte-goutte désormais, de la contraction autant que du relais, pour ne pas
abuser de ces tours de langue et autres facilités qui se forgent à loisir :
Ce refus de l’enclume (« écrire n’est pas travailler ») et du formalisme, qui
s’étend au rejet de la préciosité, de l’usurpation, de l’esprit de cour, des plans de
carrière, implique une prise de risque, un passage en force : « D’entrée, qu’on
ôte la paralysie. Il ne s’agit pas de cela ; certains mots, leur morphine – assez ! »2
C’est en citant De la déception pure du Manifeste froid collectif, qu’Alain Borer
illustre le « Plan de travail » à dessein voué au « sabotage » des rengaines anesthésiées
du couple Sautreau-Velter. À deux et à haute voix les vers se chargent de mots
torpilles : « Le poème résultant d’un dialogue permanent, c’était une succession de
propositions, de variantes, d’improvisations, de reprises. Depuis, je parle plus volontiers
de poème composé que de poème écrit »3 rappelle André Velter. C’est dire qu’avec
Serge Sautreau, dont l’action fut d’emblée déterminante, le poème a goût de révolte et
d’utopie, d’amitié et de communion survoltée. Ainsi la postface au Livre de l’outil, qui
s’intitule « L’outil de l’utopie », fait-elle appel au compagnon d’écriture de la pensée
parlée même si, quelques années auparavant la facture commune avait tourné court
avec Du Prisme noir ou Puissance théorique, théorie de l’impuissance – dont le titre
contient autant de mots et plus de lettres encore que le contenu potache du livre,
indiquant, avec une seule majuscule imprimée par page : « LE TITRE ÉPUISE LE
SUJET ». Certes l’ironie tente « d’exercer poétiquement son terrorisme »4, en réaction à
la multiplication des titres et slogans aux termes inversés, tels Misère de la philosophie
en réponse à Philosophie de la misère de Proudhon, et autres habitudes marxistes. Mais
le « gag », censé renvoyer les théoriciens du formalisme aride ou les adeptes du jeu de
langage facile dans les cordes, est pris à son propre piège. Arroseurs arrosés, les auteurs
deviennent, le temps d’un opuscule de circonstance tombé dans l’oubli, les fainéants de
la farce. Serait-ce que l’écriture simultanée s’essouffle ? Que « la grande complicité
télépathique » s’épuise ? Ou bien plus simplement que le temps passe ? « La terre, et
1
André Velter, Tant de soleils dans le sang, Alphabet de l’Espace, 2008, p.87.
Alain Borer, « L’enclume et l’entonnoir », préface à L’Arbre-Seul, Poésie/Gallimard, 2001, p.14. Citant
Serge Sautreau & André Velter, Plan de travail, Les Lettres françaises, 1972.
3
André Velter, « J’entends ce qui s’écrit », entretien en annexe, 2000.
4
Serge Sautreau & André Velter, Puissance théorique, théorie de l’impuissance, Fata Morgana, 1972.
2
160
notre espace d’enfance ; la pierre et nos secrets de portes celtiques ; la transparence, et
notre parole tue »1 écrit André Velter en guise d’ultime remerciement au Livre de l’outil
dès 1976. Et cependant il reste un astérisque en bibliographie qui toujours indiquera la
place du pêcheur à la mouche d’exception dans ces Œuvres poétiques complètes qui, si
le destin épouse la visée borerienne, s’intituleront peut-être un jour La course en tête –
« Premier de cordée, premier arrivé, premier à rendre copie, d’une ponctualité
scrupuleuse d’avant l’heure dite, André vit et écrit comme Christine de Pisan, fille de
l’astrologue de Charles V : en toute hâte. »2
Sans doute la rencontre avec Serge Sautreau a-t-elle radicalement lancé la course
à l’assaut du poème. L’esprit de prose du troubadour au long cours s’étant nourri des
milliers de récits lus à l’adolescence et jusque-là également essayé aux formes théâtrales
ou romanesques – la tentation consistant à allier le laisser-aller stendhalien et la maîtrise
de Flaubert. Mais la fusion fut telle qu’ils n’hésitèrent pas à écrire en tandem Conte
rouge pour Paloma quand l’un envisageait de composer une fable pour petite fille dont
il visait la mère. Publié en feuilles aux éditions Maeght en 1975, avec quinze
lithographies de Rebeyrolle très peu enfantines, cette fiction de neige est une histoire de
grandes personnes. Conte qui s’inspire moins des fées ou de l’ogre des bois que de ces
« bons conseils aux amants » qu’André Velter aime à propager : « vous qui cherchez à
plaire / ne mangez pas l’enfant dont vous aimez la mère ». C’est qu’il connaît comme
Hugo et « le défaut des poètes à courte vue » et les excès de la lyre. Aussi l’Orphée des
Temps modernes a-t-il usé autrement des mystères de Paris : à grand renfort de missives
express dites pneumatiques, expédiées le long des anciens tubes à air comprimé, et force
coups de téléphone. Tant et si bien que les deux fiches du standard aux mains des dames
de la Poste et Télécommunications ont fini collées. C’est du moins ce que raconte le duo
d’astronomes des Actes de l’année3, à la fois scribes et greffiers qui assurent avoir établi
les strophes de ces douze mois par téléphone ! Chaque scansion ressortant d’un filage
de notations amorcé par l’un ou par l’autre, la douzaine d’entités évoque la découpe du
temps, tels les pavillons symbolisant les signes du zodiaque tout autour du château de
Marly construit par Jules Hardouin-Mansart à la gloire du Roi-Soleil. Déjà Le Livre de
l’outil avait appréhendé « Le calendrier » et son décompte des semaines et
1
André Velter, « Remerciements », Le livre de l’outil, éditions hier et demain, 1977, p.478.
Alain Borer, « La course en tête », in André Velter, De départ en départ, Centre Joë Bousquet, 2008, p.7.
3
Poème publié dans la revue Nulle Part, Les Cahiers des Brisants, novembre 1983, pp.64 -75.
2
161
saisons : « Encore une fois, réinvestir le temps, disperser l’inventaire, suivre la geste
d’une année entière et tous les gestes recommencés qui fertilisent les saisons. »1
Vingt ans plus tard, Les Actes de l’année s’appellent Le ciel dans les mains, le
projet étant de les republier dans la foulée de Dar-î-Nûr, dernier titre à tiret dont
l’achevé d’imprimer précise : « Ecrit en Afghanistan dans les premiers jours de l’année
1978, ce texte a gardé son titre persan de DAR-I-NUR, soit, ici : VALLÉE DE LA
LUMIÈRE. » Zénith Afghanistan, telle est l’inscription solaire trouvée ensemble encore
une fois au téléphone et donnée à ce livre inédit. Bannière qui renoue avec la mémoire
d’un « pays perdu »2 et le lexique familier d’une écriture commune – aveuglant soleil
au zénith3 prophétisait jadis Aisha. Enfin ce dernier recueil, de prélude en transitions,
renoue avec le double souffle mais surtout avec la fusion des vers et de la prose.
L’appréhension du temps suspendu ayant été violemment bouleversée par l’Histoire,
Zénith Afghanistan s’achève sur « L’harmonie est violente ». Troisième partie nouvelle
pour dire « l’après-ravage » et l’évasion du songe :
Dans la grand-nuit.
Dans le haut-jour.
Dans la cascade.
Dans le lacis des ruelles.
Quand le regard
Commence
Dernier verbe du dernier vers de ce troisième et dernier poème en partage. Quasi
suite pour renaître à Kaboul – bien avant Tant de soleils dans le sang et sa Chanson
pour renaître à Grenade dont le refrain rappelle l’impatiente et rimbaldienne Chanson
de la plus haute tour. « Midis brûlants » et « secret perdu » que cette fin de Zénith
Afghanistan dont André Velter rédigea une première version. Qu’il alla glisser, d’un
coup de scooter nocturne du côté de l’hippodrome de Vincennes, dans la boîte aux
lettres de Serge le lundi 10 février 2003 à 23 heures 12.
1
André Velter, « Le calendrier », Le livre de l’outil, éditions hier et demain, 1977, p.63.
André Velter, C’était l’Afghanistan, portrait d’un pays perdu, CD Frémeaux & Associés, 2002.
3
Serge Sautreau & André Velter, Aisha, Gallimard, 1966, p.22.
2
162
Ouvrir le chant
« Ce sera sans éclipse. Sans adieu. Passion sublime. Fournaise fraîche. Comme
pour la fusion des voix. »1 À force d’assonances, d’oxymores affirmés et de futurs
fervents, André Velter déclenche la migration des chants. Tel l’Éternel de La Genèse
séparant la lumière d’avec les ténèbres afin qu’il y eut un soir et qu’il y eut un matin.
Appartenant à « l’école des poètes du tympan »2, chère à Mahmoud Darwich
autant qu’à René Char, il change le recueil en suite, la page en partition et le souffle en
phrasé. D’emblée avec Aisha, « le poème ouvre en lui toutes les brèches »3 et le verbe
s’incarne. Cependant l’expérience d’une poésie à quatre mains se prolonge par-delà le
duo. Et il n’est plus seulement question d’influences confrontées ou de contrepoints.
Davantage d’échos, de résonances et de connivences partagées. C’est le pari de ce
premier opus polyphonique éperdu - pour voix, chants et percussions - intitulé Le
Grand Passage. Créé l’ultime nuit de l’été 1991 à Laon par François Chaumette, Jean
Négroni, Maud Rayer, Jean-Luc Debattice, Beñat Achiary, Ahmed Ben Dhiab et Carlo
Rizzo, le poème court du premier éveil et cri au dernier jour sans jugement. Vaste
alliage de vies par l’échange des voix et des cœurs, jusqu’à la mort sans retour en une
cinquantaine de feuillets. Frère de sang qui n’impose sa loi hors du temps qu’à luimême, et rarement à tâtons en dépit du ressac de l’anaphore :
Ouvre la voix sans te soucier de l’agonie des voix. Ouvre la voix accordée à la
lumière. Accordée au silence. Accordée au désert. Ne crains ni l’écho ni la
transe. Accueille l’effraction et l’extase. 4
L’auteur impénitent use de l’impératif présent qui exhorte entre ordre et prière,
commandement et conseil. Et abuse du verbe transitif le plus simple qui soit : Ouvrir le
chant et entendre les voix des bons et des mauvais anges, dit la dédicace diaboliquement
exacte à Marthe et Jean Velter, ses parents. Le sens et la portée homophonique sont
clairs, directement décalqués de l’expression « ouvrir le champ » – plus agissante et
volontaire que « laisser le champ libre » à l’oiseau, plus risquée que « prendre du
champ » et pas arriviste du tout comme « ouvrir la carrière »… Car il ne s’agit pas
1
André Velter, Le Grand Passage, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Les Écrits des Forges, 1994, p.57.
René Char, Fureur et mystère, La Pléiade, Gallimard, 1983, p.211.
3
Serge Sautreau & André Velter, Aisha, Gallimard, 1966, p.43.
4
André Velter, Le Grand Passage, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Les Écrits des Forges, 1994, p.51.
2
163
d’entrer le premier dans la lice, ni de gendarmer les mots. Le poète n’est pas cet alguazil
des arènes détenant la clef du toril. Au contraire, suivant à la lettre le sens initial du
Littré, il a vocation à écarter ce qui empêche d’entrer, de pénétrer, de voir ; faire que ce
qui était clos ne le soit plus. À ouvrir la gamme des possibles – à l’instar de Vladimir
Velickovic signant ses dessins noirs d’une succession de couleurs pures, ou de Chantal
Mauduit qui ne pouvait s’empêcher de parler, après avoir frayé sa propre voie sur les
montagnes les plus élevées du monde, en ouvrant grand et haut les bras.
La partition du Grand Passage, qui « fait place aux divers surgissements de la
parole et du chant », manie la langue des oracles, limpide et néanmoins énigmatique.
Destins individuels et prophéties se croisent, avec l’univers tout entier pour théâtre.
C’est pourquoi « les poèmes qui forment le grand poème ne vont pas sans mouvements
contraires, sans effractions, sans tumulte »1. Et la divergence de ton des récitatifs étend
ainsi la toile de la polysémie, affranchissant l’écoute des règles et discours établis. À
commencer par ce titre obscur, plus funeste qu’il n’y paraît sous l’aura du grand saut.
Un texte polyphonique ne progresse pas de manière linéaire et ne délivre pas un
message tranchant. Il n’éclaire pas toutes les zones d’ombre, ne lève pas tous les
secrets, n’efface pas toutes les contradictions. Les spectateurs sont maîtres de
leurs émotions, de leurs doutes, de leurs intuitions et, pourquoi pas, de leurs
fourvoiements. Le poème ne manque pas de notations acérées qui marquent,
d’un côté, le rejet des dogmes et, de l’autre, l’accueil des techniques d’éveil.
Mais il n’est pas plus question d’indiquer un sens étroit que de désigner une voie
étroite, mystique et obligatoire. Chacun est simplement convié à cette traversée
des états du langage qui correspond, en simultané, à une exploration ascendante
des différents états de la lumière. 2
Plusieurs voix masculines et féminine se succèdent, rarement à l’unisson. Elles
se répondent pourtant. S’affranchissent et se nouent à la fois dans leur rapport aux
rythmes des percussions et des chants. S’il est destiné à être représenté, le dit
polyphonique (tel le Ditié de Jehanne d’Arc par Christine de Pisan) n’en demeure pas
moins écrit. Aussi s’exprime-t-il concrètement sur la page : mise en espace inédite avec
de nombreuses diversions typographiques – polices, styles et attributs variés, romains
ou italiques, vers en gras, en lettres capitales et/ou soulignés… Tout participe de la
reconnaissance des voix autant que de l’égarement. Et le lecteur de renoncer très vite à
l’identification précise. La quête n’est plus celle de l’auteur. Pas plus celle des
personnages. Mais la traque pirandellienne d’un écho accordé aux êtres, vauriens ou
1
André Velter, « La parole, la lumière », entretien avec Jean-Marie Le Sidaner, in Ouvrir le chant, Le
Castor Astral / Les Écrits des forges, 1994, p.132.
2
André Velter, « La parole, la lumière », entretien avec Jean-Marie Le Sidaner, in op. cit., p.134.
164
souveraine, qui ne dissimulent guère les contradictions de leur âme dans la masse d’un
chœur.
Entrez seigneurs et manants, aveugles ou pucelles,
Dans le royaume du souverain rien
Comme qui dirait la basse-cour de l’Olympe. 1
De l’unique représentation du Grand Passage, donnée dans la ville fortifiée
d’Enguerrand Quarton le vendredi 20 septembre 1991, est né un disque qui dit la
mémoire de cette tribu d’un soir, troupe sans lendemain, totalement velterienne, et qui
prolonge le timbre majestueusement grave et envolé du jeune figurant des Visiteurs du
soir. Cet enregistrement piraté, resté sans rival, n’est cependant, malgré l’emprise du
souvenir, que l’une des interprétations possibles. Comme tout texte de scène, la
polyphonie appelle la mise en voix plurielle pour s’éprouver de multiples façons. Écrit
afin de montrer à Jean-Marie Borzeix, alors directeur de France Culture, que la
polyphonie était possible sur les ondes, Le Grand Passage a incontestablement ouvert la
voie à l’expérience radiophonique des soirées conçues et réalisées au Théâtre du RondPoint à partir de 1995 en compagnie de Claude Guerre – Les Poétiques se consacrant
mois après mois à de nouvelles polyphonies autour d’un poète invité. Avec À fleur de
Pau pour prémices, le tout premier spectacle public créé pour l’antenne en 1989. Sans
oublier la complicité de Geneviève Ladouès, productrice radio et femme qui n’est peutêtre pas pour rien dans tous ces e muets du Grand Passage, voire la flamme amoureuse
du long et mystérieux monologue final.
C’est donc un tournant majeur dans l’œuvre d’André Velter que cet éclatement
du je. Ce surcroît de musiques et d’ardeurs humaines. Rôles et paroles venus d’ailleurs,
fortement inspirés par le trio Beñat Achiary, Ahmed Ben Dhiab et Carlo Rizzo
rencontré en concert à Grenoble. De fait c’est à les entendre répéter que le compositeur
d’Ouvrir le chant, en plein chantier polyphonique (à peine deux séquences écrites noir
sur blanc), trouve la répartition des trois chanteurs. Chantres ayant pour tâche d’unifier
le chaos des voix. Puisque la partition, bien que les spectateurs n’aient vu que quatre
comédiens sur scène, comporte en réalité onze registres différents brisant sans cesse la
linéarité des vers. Mêlée qui saute à l’œil nu pour qui parcourt le livre, ne serait-ce
qu’un instant.
Quid d’André Velter dans ce tohu-bohu des tessitures tous azimuts savamment
orchestré ? Sans doute les aficions d’aujourd’hui s’étonneront d’apprendre que le poète
1
André Velter, Le Grand Passage, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Les Écrits des Forges, 1994, p.34.
165
d’alors n’était pas sur les planches, pour la simple raison qu’il n’avait pas encore fait ce
genre d’expérience. Pas encore mis la main au micro. Comme il n’a pas encore posé le
pied dans ce rond de lumière à même le rideau qu’Ingrid Caven traverse divinement,
d’un coup de talon à la traîne de sa très longue robe noire signée, de toute éternité, Yves
Saint-Laurent. Si Le Grand Passage venait à renaître de ses cendres, ce qui ne saurait
semble-t-il advenir sans la voix du Dark Vador de La Guerre des étoiles, gageons que
l’auteur tiendrait la partition du récitant, attribuée à Jean Négroni. La voix haute, c’està-dire prophétique, assurée par le presque Belphégor défunt François Chaumette, est la
plus archaïque. Inspirée en droite ligne des grands textes d’appel : Feu protecteur, / Feu
vainqueur, / Feu du foyer je t’appelle pour expiation ! 1 Thème, scansion et forme
appartenant en effet au mode oraculaire.
Le comédien Jean-Luc Debattice, depuis sparing partner de longue date,
endosse le képi du « ludion ». Présence multiforme affublée de six voix aux courtes
interventions décalées qui servent de ponctuation autant que de transition d’un acteur à
l’autre. D’où la nécessité des différentes typographies qui véhiculent, par-delà
l’approche sommaire du caractère de chacun, une sonorité plus personnelle. Voix
proche du basson, tantôt du violoncelle, et toujours cette idée des couleurs
instrumentales si caractéristique du poème polyphonique. Quasi didascalies, ces
écritures distinctes sont un indice à l’interprétation, orientant la rythmique du travail
poétique dialogué. Sans souci ni connotation psychologique, elles aident à cerner
concrètement chaque type de voix. Leur style et leur brièveté déterminant le tempo à
suivre. Ce « bouffon » sans roi - qui préfigure de presque vingt ans celui du Zingaro
suite équestre - dans sa fonction de divertir distille toutefois des bribes de visions. Par
touches certes, sous forme de cassures. Voix qui déséquilibrent, jusqu’à perturber
l’unité générale, et forcent à « changer de braquet »2.
Bouffon bouffé, pitre empêtré,
Malin et demi quasiment deux,
J’entends l’abattoir sous le lit. 3
Quant à la « passagère au plus près du présent »4, interprétée par Maud Rayer,
elle se fait d’autant plus omniprésente vers la fin que c’est là, comme au final, que l’on
1
André Velter, Le Grand Passage, in Ouvrir le chant, Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.17.
Jean-Luc Debattice, entretien, 20 octobre 2003.
3
André Velter, Le Grand Passage, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Les Écrits des Forges, 1994, p.37.
4
André Velter, Le Grand Passage, in op. cit., p.52.
2
166
croît reconnaître la voix d’André Velter. Aussi bien dans la plainte féminine que dans la
litanie prophétique et la parole du récitant. Ainsi, absent physiquement, le poète se
révèle néanmoins peu à peu dans chacune des trois voix majeures du dernier
mouvement. À croire que la polyphonie du Grand Passage entendait tester l’amplitude
des épopées poétiques des origines jusqu’à nos jours, telle que livrée dans les
anthologies, afin de trouver la légitimité d’une seule : la voix velterienne. À l’évidence,
le corpus anonyme qui est le fond lyrique de l’humanité est au cœur de l’œuvre,
profondément marquée par les « premières invocations à la pluie, au soleil, premières
célébrations des esprits ou des dieux, premiers anathèmes, premières lamentations,
premiers hymnes à la nuit, première plainte aux ténèbres. Chacune de ces irruptions
primitives témoigne d’une force brute, d’un élan intact, d’une absolue puissance d’appel
en direction de l’inconnu, de l’invisible, du démoniaque ou du divin. Ces chants ne sont
pas des ornements, ils tendent, certes sur le mode magique, à l’efficacité. Ils recèlent
une formidable charge physique. »1
Aussi le troubadour qui ne se ressemble plus veut-il éprouver la multitude des
expressions du chant poétique des origines. Voir ce qu’il en reste dans sa gorge. Pour
savoir en son âme et conscience à quel écho répondre, à quelle résonance se vouer, où
placer enfin sa propre oralité. Faire usage des sources et du passé. Tout expérimenter de
l’héritage ou presque. Jusqu’à ressentir intimement sur sa peau l’ombre des litanies
millénaires. L’univers ancestral de la langue contre les dents. Et le poids de la fatalité à
bras raccourcis. Tel est l’enjeu de cette escapade radio et polyphonique.
J’ai levé les yeux du livre et je t’ai vue. Et le regard s’est reconnu. Et l’écoute est
devenue le chant. Et j’ai dit sans le dire qu’il est dans le secret des corps une
porte battante.2
Sorte d’Adam et Ève réinventés, venus se délivrer de la faute originelle, nos
héros avancent à corps masqués. Péché balayé, par prescription à cœur perdu pour les
siècles des siècles. De quoi éclairer certains aphorismes du Grand Passage où la belle
princesse n’a que faire des blonds chevaliers : « LA DÉESSE EST LE RÊVE D’UN DÉSIR
FOUDROYÉ »3. Déjà la blessure, comme en amont de nous. Ou peut-être du monde.
Comme si le poète s’essayait à juger de l’écart entre la voix natale et la voix prêtée,
tentait de mesurer l’intervalle sonore autour duquel le chant se forme. D’où l’immense
chaos du troisième mouvement : cacophonie des voix à l’oreille autant que sur la page.
1
André Velter, « La parole, la lumière », entretien avec Jean-Marie Le Sidaner, in op. cit., p.133.
André Velter, Le Grand Passage, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Les Écrits des Forges, 1994, p.51.
3
André Velter, Le Grand Passage, in Ouvrir le chant, Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.28.
2
167
Cependant plus les variantes typographiques se développent, plus la langue s’arrime aux
formes fixes : distiques, tercets, quatrains… Chaque irruption pouvant s’apparenter aux
refrains d’une chanson tout en mêlant les genres. L’inspiration velterienne se frotte ainsi
aux différents cactus poétiques. Et s’amuse à retranscrire ce qui lui a été donné depuis
l’Antiquité disons, jusqu’à Apollinaire. Les mutations de la parole poétique aboutissant
donc bel et bien, au fil du poème, à sa propre voix/e. Cette prise de décision à la
dernière séquence, avec l’unification des trois voix en une polyphonie homogène
découpée sur un mode ternaire, s’enracine en bas de pages. Présence au dernier acte,
sous le masque du récitant, tels un renfort ou une escorte à la parole féminine – la plus
importante, contrairement aux apparences, aussi bien dans son assomption finale que
dans sa fonction récitative qui, tout du long, expose les thématiques. Tel un œil-ouvert
qui court au fil du texte, veilleur dont la prose en versets rythmés tranche très nettement
des autres. Il se peut d’ailleurs qu’il ne soit plus question de voix plurielles mais de trois
états parallèles de l’écriture velterienne. Puisque même la voix haute, la prophétique, se
velterise au fur et à mesure. Passant de l’invocation prophétique :
Esprit de l’éclair,
Viens, viens vite,
Ton oracle t’appelle ! 1
Aux quatrains chaloupés et chuintés :
Les Rois Mages font la manche aux portes des dancings.
L’architecte a trafiqué les clés.
Le monde s’interprète comme l’opéra d’un songe.
On a changé de carnaval. 2
Épiphanie renversée. Rois Mages de bastringue. La partition se veut décidément
et définitivement anti-religieuse, même si ces treize pieds initiaux ont le swing d’un
alexandrin. Les vers ne sont pas réguliers, et étrangement toujours terminés par un
point. Assez longs pour avoir leur autonomie sans être fermés sur eux-mêmes, ouvrant
ainsi la porte aux résonances. Sur les six quatrains, l’ultime a pour rimes croisées : taire
/ destin / terre / tain, condensé désenchanté qui n’est pas anodin. Cet usage du point en
fin de vers annonce ce qu’André Velter appelle ses « proses en poème », par opposition
aux « poèmes en prose », que l’on trouve entre autres dans La vie en dansant avec « Le
lieu et la formule », « La grande colère des généreux » ou encore « Une longueur
d’avance »… C’est donc du côté des versets surprenants du Grand Passage, faits de
1
2
André Velter, id., p.18.
André Velter, id., p.51.
168
phrases et de rythmes en suspens, qu’il faut en chercher l’amorce. De même du
« Calligraphe du vide que Chantal avait recopié et appris par cœur pour s’en aller le
dire en haut du Dhaulagiri, la montagne qui devait lui être fatale »1. L’aspiration de cet
« alphabet de l’espace » remontant donc aux années d’avant le démon de midi :
LE CRÉATREUR RÊVAIT D’ÊTRE
2
LE CALLIGRAPHE DU VIDE.
Le Grand Passage, en ce sens, est un incroyable creuset. Un texte fondamental
puisque expérimental. Une polyphonie fondatrice ayant affirmé la rhétorique du chant.
Et promulgué la passion pour unique viatique – « Comme des mécréants qui auraient le
sacré à la bouche. Le sacré résurgent. Transparent. Transparent. »3 Répétition à deux
doigts d’évoquer, il est vrai avec deux décennies d’avance, les vingt-et-une strophes de
« Transparente », poème à l’amante qui aime « Comme on aime l’amour en personne »4
– telle Madame Guyon, la septième mystique embastillée d’Extases dont André Velter a
cité les tourments et Torrents spirituels : Ô mon Dieu, enseignera-t-on avec méthode à
faire l’amour à l’Amour même ? 5 Mais après avoir cédé à l’heure du Grand Passage à
l’élan religieux, y compris prophétique pour l’étreindre mieux, Velter l’essore tout net :
Les poètes ont cessé de se prêter aux dieux.6 Ne reste qu’une mystique sèche. Sans dieu.
Mais pas sans amours. Dès lors la religion, c’est à dire la révolte, est aux mains des
amants.7
J’arrive en émissaire.
Je repars en amant.8
Dit la voix de François Chaumette. Aveu presque insolent, et dans le même
temps tout aussi innocent que la « pêche en eau pure dans un rayon de lune ».
L’évocation décline cette image de minuit que le poète aime à donner : dans la mer,
lorsque le soleil n’est plus, nul ne peut se baigner en dehors du rayon de lune et
cependant chacun a le sentiment d’être le seul au cœur de la clarté, pris pour cible.
Métaphore du poème qui parle à des milliers ne s’adressant qu’à une âme. Et déborde
dans la vie quotidienne : « La barque sur l’eau qui ne dort / S’invente une vraie
1
André Velter, « Du même pas léger », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.165.
André Velter, Le Grand Passage, in Ouvrir le chant, Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.35.
3
André Velter, id., p.56.
4
André Velter, « Transparente », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.124.
5
Ernest Pignon-Ernest & André Velter, Extases, Gallimard, 2008, p.116.
6
André Velter, Le Grand Passage, in Ouvrir le chant, Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.52.
7
André Velter, id., p.55.
8
André Velter, id., p.27.
2
169
traversée »1 module le poète. Voyageur des lointains, par deux fois veuf et orphelin, qui
posa un soir de l’été 2002 à Biarritz, au pied du Rocher de la Vierge, la question restée
sans réponse par tous les océans du monde : C’est combien de vagues une vie ? Et déjà,
avant même les deuils, Le Grand Passage met l’au-delà à nu : « Je cherche / L’autre
monde sur terre / Et sur terre, mon écho. »2 Quête aux accents de Haut-Pays, car ici ou
ailleurs, toujours, Le réel approche de la visée du cœur.3 Or à force de provoquer
l’inconnu et le chant, peut-être aussi d’offenser le destin, les résonances adviennent,
entre réminiscences et bribes de prophéties, imperceptibles alors et désormais terribles :
J’AI QUITTÉ LA MONTAGNE DES MORTS.
4
Sentence en écho au dernier poème du Haut-Pays dédié à Ghaouti Faraoun, ici
dépouillé de sa rhétorique. Car pour ouvrir le champ, il convient d’apprendre à redire
sans se parodier. Ni s’interdire les effets multiples de la réverbération. Ainsi le livret de
La traversée du Tsangpo, par exemple, est intégralement publié à la suite du Haut-Pays
dans l’édition revue et augmentée de 2007, doublons compris. Façon d’affirmer les
bienfaits de la réutilisation. Textes repris à découvert sans souci des redites, car dans le
mouvement de création, Christian Bobin le sait, « ce n’est pas l’encre qui fait l’écriture,
c’est la voix, la vérité solitaire de la voix, l’hémorragie de vérité au ventre de la voix. »5
André Velter s’attache donc avant tout à cette vérité d’une parole incarnée.
« Si j’étais poète / selon mon cœur / je chanterais les pierres / le soleil et les
fées »6 prétend-il sobrement en hommage au galant Antonio Machado. De La poupée du
vent à L’amour extrême, de L’Arbre-Seul au Cabaret de l’éphémère, ou encore du HautPays au Babil des dieux à naître, voilà qui est chose faite. Pas moins de treize poèmes
forment ainsi le corpus de cette « Chambre d’échos » ayant la citation pour pied d’appel
et la langue maternelle de l’autre pour support d’inspiration. Du Gange à Zanzibar
convoquant successivement l’espagnol, l’italien, le japonais, l’américain, le persan de
Kaboul, le portugais, le grec, le persan de Nichapour, le coréen, le turc, l’allemand, le
chinois et le tibétain, en la personne d’Antonio Machado, Giuseppe Ungaretti,
Kobayashi Issa, Walt Whitman, Sayd Bahodine Majrouh, Eugénio de Andrade, Georges
Séféris, Omar Khayam, Kim Sakkat, Melih Cevdet Anday, Rainer Maria Rilke, HanShan et Milarépa. Treize citations placées en exergue, jamais en aval, afin d’improviser
1
André Velter, « Transparente », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.125.
André Velter, Le Grand Passage, in Ouvrir le chant, Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.44.
3
André Velter, id., p.56.
4
André Velter, id., p.40.
5
Christian Bobin, L’Inespérée, Gallimard, 1994, p.33.
6
André Velter, « Antonio Machado », Du Gange à Zanzibar, Gallimard, 1993, p.35.
2
170
à partir d’un vers ou d’un écho étranger (et l’on ne peut s’empêcher de penser à Karen
Blixen et son envoûtante première phrase lancée comme son héroïne raconte : J’avais
une ferme en Afrique…) Riche de cette migration des voix en son for intérieur, autant
que de ces correspondances empruntées au vacarme du monde, André Velter recrée un
espace où donner à entendre l’oralité « À livre ouvert / Dans toutes les langues
étrangères »1.
Non pas remâcher les idées d’une parole poétique déjà prononcée mais renouer
avec le plaisir d’écouter et de dire, avec la jubilation intense d’une effraction sonore
sans cesse renouvelée. D’autant qu’une dédicace ou un clin d’œil s’adjoint parfois à la
suite : de Walt Whitman à François Chaumette ou de Mila, « L’homme des horizons »2,
à Marie-José Lamothe, sa traductrice. « Méditation d’abord à l’orée des poèmes – parmi
les voix nombreuses des poètes qui l’accompagnent, jusqu’à trouver la sienne »3,
résume Alain Borer. Aussi le poète de « la vie adorable », de « la vie éphémère »4,
donne-t-il parfois en récital ses textes sources, aura des mots qui ont été un point de
départ à ses poèmes. À défaut de pierre d’attente.
Il arrive cependant, et de plus en plus, que le chemin se corse. Difficile en effet
de reconnaître sous l’italique l’authentique de la citation inventée. Avec « Les mains
d’Arthur Rimbaud » et l’exclamation en tercet répétée :
Assez vu.
Assez eu.
Assez connu.5
La référence écourtée à l’anaphore célèbre de « Départ » semble évidente dans le
contexte d’un poème consacré au « génie français » d’Une saison en enfer. Mais c’est
loin d’être toujours le cas. D’autant que depuis Aisha, et ces guillemets à tout va
destinés à piéger le lecteur trop révérencieux, Velter s’emploie à naviguer de temps à
autre « entre délire et jungle rationnelle »6. Méfiance donc face aux sirènes des fausses
citations. Qui, adolescent, a réécrit Eluard sans ciller - transformant Il n’y a pas de salut
sur la terre / Tant que l’on peut pardonner aux bourreaux en Il n’y a pas de parcours
pour les hommes / Tant qu’on fait naître en l’homme le bourreau 7 - n’en est pas à un
1
André Velter, « Incognito », Visage antérieur, Rencontres, 1999.
André Velter, « À Mila-vêtu-de-coton », Le Haut-Pays, Gallimard, 2007, p.145.
3
Alain Borer, « L’enclume et l’entonnoir », préface à L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, p.7.
4
André Velter, « Antonio Machado », Du Gange à Zanzibar, Gallimard, 1993, p.35.
5
André Velter, « Les mains d’Arthur Rimbaud », Du Gange à Zanzibar, Gallimard, 1993, pp.25, 27.
6
Serge Sautreau & André Velter, « Regards », Aisha, Gallimard, 1966, p.3.
7
Serge Sautreau & André Velter, Aisha, Gallimard, 1966, pp.33-35.
2
171
détournement près. L’ironie étant, quarante ans plus tard, de le voir rédiger la préface à
l’anthologie personnelle de l’auteur de La vie immédiate, intitulée J’ai un visage pour
être aimé (1914-1953), en Poésie / Gallimard.
Assurément, il n’a pas attendu d’être directeur de la plus prestigieuse collection
française de poésie en poche pour mêler sa parole à l’anonymat. En effet, dès 1965 et sa
participation à la revue Les Temps Modernes, et par la suite dans Les Cahiers de
Zanzibar, qui présentent une succession de textes ne livrant leur signature qu’en fin de
recueil, André Velter se plaît à brouiller les pistes :
Je ressens physiquement mon appartenance à cette vaste migration de la parole
qui commence en amont de moi et qui bien après se poursuivra. Dans cet
immense cheminement des murmures, des oracles, des légendes, dans ce flot
incessant où se mêlent tous les âges, toutes les langues, tous les chants, j’écoute,
je capte, je transcris. 1
Transcrire n’est pas jouer. Pas plus se jeter dans l’ariette de toutes lyres. Plutôt
rendre à Verlaine ce qui lui appartient. Célébrer Le contour subtil des voix anciennes /
Et dans les lueurs musiciennes… une aurore future ! Car ce n’est pas se perdre ou
piétiner que de revenir en arrière pour savoir d’où l’on vient. Aussi se chevauchent, à
même le vers et depuis belle lurette, et la voix actuelle et les voix antérieures – que
d’ailleurs, elle ne tardera pas à rejoindre. Osmose garante d’une inépuisable poétique de
l’écho. Entre hier et présent, secret et universel. Tout comme le maître d’œuvre d’une
émission, libre de monter à sa guise le sens et la musique, outrepasse le caractère
subjectif de ses choix pour prétendre à l’émotion plurielle, André Velter travaille ses
résonances. Filiation sans entrave dès lors que le poème rend grâce :
J’entends l’anonyme dans l’assemblée des étoiles,
j’entends cette bouche de mirage et de menthe,
j’entends l’écho de celui qui ne s’est jamais égaré.
Quelle parole est la nôtre et qui est à l’écoute ?
Quelle parole est la mienne et qui est près de moi ? 2
Pillages et migrations poétiques. À l’assaut d’infinies variations sur le même
thème et le métier. Les références se veulent parlantes, encore faut-il savoir les
décrypter. Mieux vaut donc conclure sur cet exemple simple de L’Arbre-Seul dont la clé
est donnée d’emblée, quoique entre parenthèses, comme pour s’excuser : « (sur un
thème de Cavafy) ». La simplicité de l’intitulé annonce la couleur. « On n’en finit
1
2
André Velter, « Lever le camp », entretien avec Thierry Renard, Aube Magazine n°37, 1990, p.2.
André Velter, Ça Cavale, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Les Écrits des Forges, 1994, p.84.
172
jamais avec les barbares » et les « frileux sédentaires »1 confirment et signent. C’est
« En attendant les barbares » de l’illustre fonctionnaire du service de l’Irrigation du
Ministère des Travaux publics alexandrin, mort d’un cancer du larynx le jour
anniversaire de ses soixante-dix ans, qui inspire le poète de « Poussière de soie ». Bien
avant Leonard Cohen et sa chanson Alexandra leaving, sous le charme du bel « Antoine
abandonné de Dieu » :
Si soudain à l’heure de minuit tu entends passer
Les musiques ineffables et les voix d’une troupe invisible,
Ne pleure pas le destin qui t’échoit
Ni tes œuvres manquées ni tes projets devenus illusoires. (…)
Approche-toi de la fenêtre,
Toi qui n’a pas démérité de cette ville ;
Et écoute avec émotion, en refusant
Les plaintes et les prières des lâches,
Écoute jusqu’à l’ultime écho (…) 2
Souffle hellénique et stoïcien courage singulièrement cousins de « ce destin de
condottiere »3 précédemment cité. Ou encore de ce poème écrit à la toute fin de l’an
2000 et publié au tout début du Cabaret de l’éphémère, sous le titre un rien désenchanté
de « En vue soudain ». Ajoutons qu’André Velter s’est employé à réactiver l’ironie de
ce poème barbare hérité de Plutarque lors du premier Meeting Poétique de la Mutualité
le 11 mars 2002, par la bouche de Julie Brochen. Fable oblique et grecque qui, à un
siècle d’écart et devant plus de deux mille personnes, n’a pas pris une ride. « Car ici
cohabitent [et c’est Jacques Lacarrière qui l’a dit] l’impensable et l’inespéré : l’attente
d’une apocalypse qui serait - peut-être - une résurrection. »4
1
André Velter, « (sur un thème de Cavafy) », L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, pp.102-103.
Constantin Cavafy, « Le dieu déserte Antoine », trad. Jacques Lacarrière, in Caravanes, 1990, p.25.
3
André Velter, « Troubadour au long cours », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.184.
4
Jacques Lacarrière, in Caravanes, 1990, p.21.
2
173
Orphée Studio
Si notre condottiere au long cours vient tout juste de dire adieu à vingt-cinq ans
de poésie sur France Culture - sortie digne de l’injonction intérieure amorcée dans Midi
à toutes les portes sous la forme d’un tonitruant Tchao, Bye bye, Bon vent, Basta ! 1 - il
n’en demeure pas moins que l’aventure radiophonique a fait de lui un poète sur parole.
Des deux voix unifiées d’Aisha, je suis passé, des années plus tard, aux voix
multiples des polyphonies. Était-ce une résurgence de l’expérience première ?
C’est possible, mais à mon avis l’incitation décisive se trouve dans l’immédiat
prolongement de mes émissions radiophoniques, notamment de Poésie sur
Parole et des soirées conçues et réalisées avec Claude Guerre. 2
Oui, à l’évidence l’œuvre d’André Velter n’aurait pas été telle sans toutes ces
heures vouées à la Tour de Babel de Radio France. Nul n’aurait à coup sûr comparé « la
cour de Champagne » à « une chambre d’échos qui témoignait d’un monde soudain
élargi, soudain plus vaste. Il y avait les habitués comme Chrétiens de Troyes, Gace
Brulé, Conon de Béthune, Pierre de Molins… »3 D’aucuns diront que la bascule du
Moyen-Âge à la chambre d’échos est due aux assonances. Ce serait s’avancer sans
savoir, car jamais une trouvaille, aussi belle et velterienne soit elle, ne l’emporte sur le
sens. Et ce, dès la chanson de geste d’Aisha où a lieu l’expérience débutante de la mise
en écho : Tu te perds dans l’absence l’absence l’absence (écho de l’absence) / Mes yeux
créent redoutablement mes yeux mes yeux mes yeux / Qui ne ratifient que les présences
présences sences / Sur ces grands catalogues qu’on vend en librairie ibrairie prairie
airie (l’écho s’estompe tombe ombe) / Ce qui pulvérise mes faiblesses blesse laisse
(l’écho est mort)4… Par-delà la répétition ternaire, deux jeunes gens s’essaient aux jeux
d’échos des mots. Fins de vers jetés à la face du poème et le son dans l’espace écourté
qui s’amorce en retour. Syllabes boomerang qui se dissolvent et se transforment à force
de se réduire. Miroir des mots qui distord le sens, ne reflétant que de moins en moins. Et
cependant décuple le signifié et la portée du vers, avec cet italique en porte-voix
répercutant les ondes.
1
André Velter, « Ça ne dépend que de toi », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.340.
André Velter, « J’entends ce qui s’écrit », entretien en annexe, 2000.
3
André Velter, Marelle-Mémoire, Marval, 1998, p.43.
4
Serge Sautreau & André Velter, Aisha, Gallimard, 1966, p.161.
2
174
L’oralité n’est pas différente du chant pour lequel, si on en croit l’ancienne
sagesse chinoise, il faut trouver la meilleure relation possible entre l’air du dedans et
l’air du dehors1. Car il n’est de poésie sans air ni résonance, la voix étant un instrument
à vent dont le son dépend du souffle et de la vitesse d’air. D’où cette oralité de mèche
avec l’allant du monde : « Partout le mouvement s’impose comme un souffle profond,
une irruption hantée. La coupe contient plus de secrets que les lèvres ne pourront boire.
L’amphore se rappelle les tempêtes ; les naufrages. »2 Prétend l’aventurier du HautPays, suggérant que l’oreille aussi est vase millénaire, organe qui écoute autant qu’il
réverbère – « les mots ces caisses de résonances ces cymbales de nous-mêmes qui
trouent les digues épaisses de la gorge »3 s’exclamait, sans frein de la virgule, Aisha.
Que serait la corde d’une guitare en effet sans caisse de résonance, ou le roseau d’une
anche sans le corps d’un hautbois ?
Sans doute la première émission de Poésie sur Parole en 1987 a-t-elle fait office
de déclencheur. André Velter se consacrait alors à Edmond Jabès l’Égyptien qui disait
détester qu’une musique accompagnât ses poèmes. Le réalisateur, François Teste, eut
l’idée de lancer des sons dans la chambre d’échos du studio et de n’en conserver que les
résonances. La composition finale semblait restituer la rumeur silencieuse du désert, et
cette façon d’habiter silencieusement la parole a explicitement réjoui le poète du sable
et de l’exil. Aussi André Velter a-t-il créé la collection « Chambre d’échos » à L’Atelier
des Brisants. Titre en hommage à l’ailleurs hic et nunc. À ces nuits poétiques de belle
étoile bercées par Radio Kaboul. Et peut-être à ce petit garçon, écoutant, l’oreille collée
au poste qui l’escortait de Signy-l’Abbaye à la Vénerie et vice-versa, les programmes de
Radio Luxembourg ou d’Europe 1 sous les draps de son lit. Oui, dès l’enfance la rumeur
des ondes est venue se mêler aux échos de la fable. « Un enfant tombe dans les bottes de
l’ogre. / Il rit d’écraser le jour. »4 Lit-on à la section « Lever le camp » des Étapes
brûlées, à propos du philosophe roumain qui connaissait l’itinéraire des bus de Paris et
leurs correspondances comme personne. Ainsi Emil Cioran passa-t-il sur l’inconvénient
d’être né jusqu’à l’âge mûr… « Près de moi jamais rangées / Tes bottes de sept lieues
sont en état de marche »5 promet le poète d’Une autre altitude. Et Orphée sait que
l’homme du Passage en force n’est pas du genre fleur bleue. Ni Charles Perrault ni Petit
1
Benoît Amy de la Bretèque, À l’origine du son : le souffle, Solal, 2004.
André Velter, Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.12.
3
Serge Sautreau & André Velter, Aisha, Gallimard, 1966, p.80.
4
André Velter, « Lever le camp », Étapes brûlées, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1996, p.110.
5
André Velter, « Promesse », Une autre altitude, Poèmes pour Chantal Mauduit, Gallimard, 2001, p.20.
2
175
Poucet. À peine cite-t-il une fois par décennie, et oralement encore, la rancunière Mule
du Pape d’Alphonse Daudet. C’est dire qu’il aura fallu la disparition de « la Fée des
glaciers »1 pour qu’il se laisse aller à la saveur du conte. Les résurgences de paradis
perdu s’en viennent soudain dérégler l’heure aux cadrans de l’âme. Et la voix remonte
le sablier des légendes et des réminiscences, mascaret des temporalités et sentiments en
friche. « Oreille et coquillage tu es de l’équipée des légendes »2 avait prédit Le HautPays. « Les légendes un rien les dissipe et le même souffle les réincarne »3 avait
également constaté La poupée du vent. « Mon idée est que si un nombre important de
gens croient sur une grande période de temps à une créature imaginaire, la pure force de
cette croyance est capable d’amener cette créature à la vie avec toutes les
caractéristiques que lui a attribuées l’imagination des hommes. »4 Telle est en effet la
conviction de l’un des narrateurs de La nuit de l’indigo de Satyajit Ray.
Bien avant celui des « malfrats des mers »5, André Velter a le goût des bandits
de grand chemin : « ils arrivent jusqu’ici et laissent ma bouche hantée. »6 Héros voués à
la vie errante et autres pirates qui peuplent l’au-delà des livres : « La bourse ou la vie
encore »7, au cœur des Étapes brûlées. Mais ce n’est pas un rimbaldien voleur de feu
que l’écrivain du Zingaro suite équestre, féru de viatiques. Plutôt un voleur de souffle,
et de lumière : « plus de mille ans à colporter / les images et les chants / (…) plus de
mille ans à partir / droit devant / pour que vole sur les routes / l’haleine de ceux qui
passent »8. Détours et « chevauchée dans les fables »9 si parlante que Claude Guerre a
réalisé une version radiophonique de la suite équestre pour France Culture, avec Daniel
Emilfork, Claude Piéplu, Jacques Bonnaffé, Élise Caron, Agnès Sourdillon, Jean-Luc
Debattice, Christophe Brault et Bartabas. Les hennissements des chevaux se mêlent aux
voix des comédiens, les cloches à la ferrure des portes qui claquent, et les mots du
poème aux jacasseries des oies cacardant tout le jour. Ainsi, les vers quittent-ils la page
pour une mise en onde des plus animales. Déjà Le Grand Passage, se riant du Maître
Corbeau de La Fontaine, avait jeté la fable à l’eau des rites initiatiques, de l’histoire
sainte et autres mythologies :
1
André Velter, Une autre altitude, Gallimard, 2001, p.54.
André Velter, « L’archer d’éveille », Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.56.
3
André Velter, La poupée du vent, Étapes brûlées, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1996, p.51.
4
Cité par André Velter, « Satyajit Ray et la magie du réel », Le Monde des Livres, 2 octobre 1987.
5
André Velter, « L’éphéméride des mers », in « Messagerie Maritime », inédit.
6
André Velter, La poupée du vent, in Étapes brûlées, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1996, p.52.
7
André Velter, id., p.37.
8
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, Folio n°3385, 2000, p.86.
9
André Velter, id., p.80.
2
176
C’est ici vous y êtes : tout n’est que parodie,
Cacophonie, polyphonie, trucage et fausse blonde,
1
Ramage, plumage, fromage et catacombes.
Dérision ou humour noir ? Qu’importe l’ironie, tant que l’on se souvient de ce
Bon Plaisir (toujours sur France Culture) qu’André Velter consacra au poète chrétien
Jean-Claude Renard, allant jusqu’à l’entraîner dans les entrailles de Paris. Et l’auteur du
Dieu de nuit, effrayé au point de reprendre l’accent toulonnais de sa petite enfance,
demandant au micro d’où venait le bruit de cette bête mythologique, avant d’entendre la
bouche d’ombre sous la lampe frontale du jeune cataphile qui leur servait de guide
s’exclamer : c’est la ligne C du RER !
Un peu plus loin dans Le Grand Passage, c’est encore la voix de Jean-Luc
Debattice qui persifle et raille la comptine :
Chef y es-tu ? Chapeau plumé ou rabattu
Il n’y a plus que des crânes emplâtrés
Dans les allées des âges et les vergers sans queues ! 2
Plus de loup y es-tu ni de chapeau pointu, la promenade dans les bois a viré
court dans les allées sans âges du Verger du roi Louis. Le jeu de mot de la verge aussi.
Ainsi, Villon, Banville ou encore le Rimbaud du bal des pendus, tout y passe. Et
soudain la ballade médiévale a de sacrés relents amers, surtout marié à ce turlututu de la
chanson prétendue enfantine dans laquelle maman voulait m’y battre. Sans doute
l’auteur lui-même n’a-t-il pas clairement conscience de cet imbroglio des références et
sources d’inspirations qui, somme toute, convergent incroyablement. Un vers d’André
Chénier chanta dans ma mémoire, / Un vers presque inconnu, refrain inachevé, / Frais
comme le hasard, moins écrit que rêvé 3 a expliqué Musset. Comme ce jour renversant
où, dans un train dit-on, Marie-José Lamothe et André Velter entendirent une jeune
femme citer à sa voisine un vers aimé, sans savoir le nom de l’auteur ni qu’il se trouvait
assis tout près d’elle. Si cette dernière ne s’est doutée de rien, le poète, lui, a senti alors
que la plus formidable des postérités était ainsi : à jamais anonyme. Car Tynianov l’a
écrit à propos de Pouchkine : « En poésie comme à la bataille, les noms sont inutiles. »4
1
André Velter, Le Grand Passage, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.35.
André Velter, id., p.38.
3
Alfred de Musset, « Une soirée perdue », Poésies nouvelles, Poésie / Gallimard, 1995, p.344.
4
Iouri Tynianov, La jeunesse de Pouchkine, Gallimard, 1980, p.627.
2
177
La nouvelle oralité poétique est une forme moderne d’ouïe dire du monde.
Tenant compte à la fois de notre espace sonore contemporain et, dans les mots même,
du choc émotionnel créé par cette rumeur née de plus loin que nous. À chacun donc
d’inscrire sa voix dans la chambre d’échos universelle. Et il n’est plus possible pour un
poète d’aujourd’hui de penser qu’il compose à partir d’un instrument unique qui serait
son seul langage ou sa seule lyre à lui. Tout, désormais, en poésie est polyphonie.
L’écoute des voix venues de tous les horizons ne peut demeurer sans incidence
sur le mouvement de notre propre création. Il ne s’agit pas forcément
d’influences directes - chaque langue possède ses traditions, ses spécificités
formelles, son registre sonore - plutôt de confrontations toniques et parfois
d’élans partagés. Personnellement, la persistance et la modernité du chant, de
l’oralité, et même du souffle épique, voilà ce qui m’alerte. 1
C’est le pari de la voix haute, toujours ancrée dans une langue d’origine certes,
mais brassée au roulis du monde. « Orphée Studio ajoute à l’aventure de la poésie à
voix haute celle de la pensée vive, exacte aux rendez-vous qu’elle se fixe par temps
d’amnésie et de confusion. Sur France Culture, la poésie s’invente et se risque, sans
faiblesse ni compromission, sans désinvolture ni effet de mode, sous la forme opérante
d’une pensée sonore » assure André Velter. De fait, escortée par des sonorités inédites,
instrumentales, électroacoustiques voire industrielles, la poésie ne craint plus de braver
les enfers. Et sans doute l’Eurydice aux pieds nus à la clarté du jour dont Claude Roy,
longtemps, a guetté le retour n’est-elle pas morte en vain. Il n’y a qu’à réécouter Les
Poétiques (1995-1999), avec chaque fois poète, musiciens et comédiens autres, afin de
s’en convaincre. Et l’éventail est vaste, de Christian Prigent à Franck Venaille ou encore
de Serge Pey à André du Bouchet, accompagné selon son souhait d’un quatuor à cordes
ayant, entre autres, pour répertoire Franz Schubert. Il est sûr que cette trentaine de
créations originales - avec poèmes, chants, musiques et sons donc - constituent dans
cette perspective « un espace de totale liberté. Liberté de personnifier, d’incarner, voire
d’amplifier son propre champ poétique. Amplifier, au sens où cet exercice collectif
donne - souvent - l’occasion de se risquer, d’aller là où l’on n’irait pas forcément tout
seul. » Et Zéno Bianu ajoute, citant Shiro Daimon, l’un des très grands danseurs
japonais contemporains : À partir d’un certain moment il devient nécessaire de changer
d’attitude, si l’on veut aller au-delà et trouver le « feu fou » de sa propre danse… Et ici
il n’y a plus ni règle ni modèle... Il faut oser brûler son âme et plonger dans l’inconnu,
1
André Velter, « Lever le camp », entretien avec Thierry Renard, in Aube Magazine n°37, 1990, p.4.
178
dans ce qui nous est complètement personnel et qui se construit et se déconstruit en
permanence.1
Oser danser sa vie. Oser miser son âme et son salut aux seuls échos de la poésie.
Oui oser « brûler le réel » par les deux bouts du verbe et de la vie. « Le verbe est un
brasier clandestin »2 dit Le Grand Passage. Et en matière d’inconnu le poète bravo ne
craint personne, tel le jeune torero français Sébastien Castella qui affirme que dans
l’arène aussi, il faut « se jouer la vie »3.
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il
reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables.
Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. 4
De fait le poème n’a pas fonction à refléter un simple réel filtré – peu importe
l’endroit où se pose le regard du poète. Il se doit au contraire de ranimer la forge d’une
langue étouffée par le vacarme des mots. Or pour gagner le grand large, en vérité, ou
dans sa tête, ou dans son cœur, André Velter le sait, il est mille galions, mille frégates,
schooners et goélettes, mille vaisseaux qui sans laisser de traces au creux des vagues ne
cessent cependant d’irriguer les siècles et les livres.5
Ajouter à cela l’exploration permanente d’une nouvelle oralité poétique, et vous
aurez sous les yeux « la voie privilégiée qui, tout à la fois, change la poésie et change la
vie. »6 C’est pourquoi la poésie velterienne (qui mériterait bien son petit Vade mecum,
recensant les expressions du lexique personnel, vaste glossaire avec ardennismes,
djouilles afghans et autres rickshaws indiens…) essaime le vocabulaire, variations qui
ne tendent pas à l’exotisme mais entendent dire avec justesse l’écho d’une réalité vécue,
délivré du carcan de la langue :
Chaque langue a son carcan et ses cavales, sa gangue, ses guenilles, ses
désertions. Ainsi, en cet alphabet, transcrire : à tire-d’aile, et c’est une
silencieuse détonation de plumes. Oiseau dégoupillé au plein du ciel, qui
s’efface. Des mots repris, reconquis, explosés, avant d’avoir fait sens. Alors
mener un rapt qui ne rapporte rien. Lever un filet rompu. N’enlever que du
vent. 7
1
Zéno Bianu, entretien en annexe, septembre 2003.
André Velter, Le Grand Passage, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Les Écrits des Forges, 1994, p.54.
3
Sébastien Castella, in Midi Libre, propos recueilli par Stéphane Guin, 20 septembre 2008, p.3.
4
Pierre Reverdy, Le Gant de crin, Flammarion, 1927.
5
André Velter, « L’éphéméride des mers », in « Messagerie Maritime », inédit.
6
André Velter, A.V., « dans la lumière et dans la force », 1998, p.75.
7
André Velter, « Du vent », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.34.
2
179
Changer la vie ou « changer la poésie »1, c’est tout un pour qui a d’emblée
pressenti, tel Henry Miller, que « la vie se joue à livre ouvert »2 : « J’approchais de ma
trente-troisième année, l’âge du Christ en croix. Une vie entièrement neuve s’ouvrait
devant moi, pourvu que j’eusse le courage de tout mettre en jeu »3 confie le narrateur au
début de Sexus. Tout mettre ainsi en jeu et en œuvre, d’Orphée Studio aux livres de
poèmes, pour sortir des rails (la métaphore est d’ailleurs présente depuis Aisha et Du
prisme noir jusqu’à « Sur les rails » et ce destin de draisine battu en brèche à chaque
page de Midi à toutes les portes). Sortir des rails du langage donc, du rythme ronronnant
de la langue, « rythme refermé / comme rasoir »4, autant que des rails du destin. Pour
quitter le calque cependant « il faut changer toutes les pistes »5, à commencer par celles
de son « Art poétique ».
Or ils sont de plus en plus nombreux ces textes au fil desquels, mine de rien,
l’auteur livre sa conception et convictions poétiques : chant secret dans « Ce qui
murmure de loin » (Chant secret d’une voix qui écoute, la poésie vit d’une aventureuse
nécessité6), ou encore L’Arbre-Seul : « La poésie / requiert l’ombre, la révolte / le secret
murmuré et la profanation »7. Tout l’Art poétique velterien est, à l’instar de ses vers,
une expérience vécue contre le formalisme : « Le poète parle d’une blessure / (…) qui
fait battre / les tempes d’un autre monde - / de l’anti-monde où ne se risquent / que les
âmes singulières »8, dit « Le temps du blasphème ». Engagement ontologique autant
qu’emportement, accordés au mystère jamais tout à fait profane de la parole, que révèle
la belle anaphore de l’ultime poème de La Poupée du vent : Derrière tout poème / est
une épaule poignardée (…) Derrière tout poème / est un refus fragile 9. Il y a l’image
de la lésion physique, récurrente dans l’œuvre, et ces « âmes singulières » qui appellent
un mouvement de bascule, presque de retour en arrière :
Écoutez c’était hier
cela semble encore inaccessible au-devant de nous,
un homme arrachait le nerf de ses oracles
calcinait le cancer du fondement des siècles
les désirs du désir
la racine de toute idée
1
André Velter, « Changer la poésie », La vie en dansant, Gallimard, 2000, pp.19-38.
André Velter, à propos d’Henry Miller, Caravanes, n°3, 1991, p.80.
3
Henry Miller, La crucifixion en rose, Sexus¸ trad. Georges Belmont, Christian Bourgois, 1990, p.25.
4
Serge Sautreau & André Velter, Du prisme noir au livre tourné court…, Fata Morgana, 1971.
5
Serge Sautreau & André Velter, id.
6
André Velter, « Ce qui murmure de loin », Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.107.
7
André Velter, « Le temps du blasphème », L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, p.193.
8
André Velter, id., pp.194-195.
9
André Velter, La Poupée du vent, in Étapes brûlées, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1996, p.64.
2
180
l’arrimage de l’être au corps,
un homme vaticinait comme on se suicide
un homme transmué en verbe, en désastre
en verbe du vertige seul
qui puisse en finir avec le jugement de Dieu.1
La strophe tout entière est tournée vers la figure d’Artaud, avec la multiplication
des références à l’homme « transmué en verbe » dont le médium radio a préservé la
voix. Sans l’effraction poétique par l’enregistrement radiophonique - que ce soit jusqu’à
la folie comme ici ou dans ces poèmes aux allures de chansons composés spécialement
par Desnos ou Tardieu - point d’appel à se risquer plus loin. C’est pourquoi il faut cette
irruption envoûtante, recréée à chaque Poétique, Orphée Studio ou encore Poème du
siècle dernier, afin que l’écriture n’opère pas sur le mode du divertissement mais celui
de la quête, de l’approfondissement. Afin que la poésie ne mène pas à la dispersion mais
à la concentration, la recherche de soi. Ainsi à force de se consacrer à d’autres en ce
conservatoire de la parole qu’est France Culture, comme Jacques Bonnaffé l’a fait
remarquer lors de son spectacle sous le signe du jazz, du nomadisme et de la poésie
velterienne à La Villette le 10 septembre 2008, André Velter s’est forgé une formidable
mémoire auditive. Cheminement à l’oreille et savoir-faire aussi, depuis la connaissance
du chant des origines à nos jours pour choisir d’innombrables corpus de textes, jusqu’à
l’écriture, souvent dans l’urgence des répétitions, de ses « chapeaux » de présentation
qui auraient bel et bien leur place dans ses Œuvres complètes. André est un homme de
l’onde. Dans tous les sens. Il est une voix. Explique Serge Pey. Qu’il soit là ou pas,
dans sa présence physique peu importe. On l’écoute toujours en fermant les yeux.2
Homme qui a tant créé de pensée sonore en ce mur des rumeurs, qu’il n’est pas
un auditeur confirmé qui ne le reconnaisse dès la première inflexion de voix. Pour
preuve cet horloger de Cannes, en trek à Manang au Népal, alerté par un simple « bon
appétit » : « De retour au Yak Hôtel, pendant le lunch, un français auditeur de France
Culture me reconnaît à l’oreille et, sous le coup d’une émotion incontrôlée se met à
pleurer ! »3 À croire qu’on ne ferraille pas infiniment sans fans dans la Chambre de
Babel d’Armand Robin. La série des émissions tirées de Babel étant d’ailleurs liée à
cette même idée revendiquée dans la « Chambre d’échos » de Du Gange à Zanzibar ou
1
André Velter, « Le temps du blasphème », L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, p.195.
Serge Pey, entretien en annexe, mars 2003.
3
André Velter, carnet de voyage, tour des Annapurnas, vendredi 17 novembre 2000.
2
181
la revue Caravanes, à savoir que le poète, aujourd’hui, ne peut être à l’écart de ce qui
s’écrit dans toutes les langues du monde.
Les royaumes des rois sont limités, soit par des montagnes, soit par des rivières,
soit par un changement de mœurs, soit par une mutation de langage. Mon
royaume, à moi, est grand comme le monde, car je ne suis ni Italien, ni Français,
ni Indou, ni Américain, ni Espagnol : je suis cosmopolite. 1
Oui, André Velter aurait pu dire ces mots du Comte de Monte-Cristo. Non pas
qu’il soit devenu « celui qui avait dans toute sa personne cet air de calme et de
résolution particulier aux hommes habitués depuis leur enfance à lutter avec le danger,
autrement dit, Edmond Dantès »2, mais un Orphée des ondes tout aussi résolu à se
venger d’un monde trop étriqué. Aussi, regrettant qu’Alexandrie, entre autres, ne soit
plus la belle cosmopolite du temps de Constantin Cavafy, avec ses communautés
grecques, juives, italiennes, françaises ou anglaises, le poète a-t-il décidé de faire justice
lui-même. De se faire le medium de la jubilation plutôt que de l’appauvrissement
intellectuel ou de la régression. Car loin d’être une malédiction, les ruines de la tour de
Babel sont une bénédiction. Pourquoi vouloir aller à tout prix jusqu’au ciel quand la
terre des hommes est encore assez riche pour être retournée saison après saison ?
La pluralité des langues diffusées à l’antenne tient de la chance, non pas facteur
d’incompréhension, mais ferment de la pensée dans sa diversité. Ainsi jadis Armand
Robin, écoutant dans sa chambre des dizaines de radios du monde, reste un modèle à
suivre. En effet plus les identités s’appauvrissent, plus il importe de marquer la grandeur
des échanges, des sonorités et structures de langages pouvant mener à un type nouveau
de concorde. « Je m’embarquerai / (…) Pour la traduction du bruit »3 avait prévenu
Aisha. À tel point qu’en plus de la visée politique déclinée de Babel sur France Culture,
André Velter a tenu à questionner, sans excès de militarisme ni démagogie, différents
« territoires des opérations poétiques ». Après avoir prouvé qu’il est des lieux où la
seule issue aux conflits réside précisément dans la confrontation, pour que de la
polyphonie naisse une harmonie possible, il a choisi d’en finir, avec un peu plus de
vingt ans de Poésie sur Parole, en programmant une série d’états des lieux,
contemporains et quasi géopolitiques, de la poésie.
Je sais : la poésie est fille du sacré.
Mais fille de mauvaise vie
qui met en toute chose la transcendance
1
Alexandre Dumas, Le Comte de Monte-Cristo, La Pléiade, 1981, p.616.
André Velter, « L’éphéméride des mers », Messagerie maritime, inédit.
3
Serge Sautreau & André Velter, Aisha, Gallimard, 1966, p.118.
2
182
et le chant 1
André Velter taquine ici la muse, faisant contre très bonne fortune bon cœur. Car
il y a sous cette mauvaise vie-là, un peu comme dans La mala educación d’Almodóvar,
beaucoup d’ironie et de plaisir à vivre. En effet l’homme ne croit pas un instant que la
poésie soit fille de mauvaise vie, si ce n’est au sens où l’entendent les bien-pensants.
Déjà un coup de griffe dans « Le temps du blasphème » : « Le poète n’invente les mots
de la tribu / Que contre elle et ses chefs / Ses rhéteurs et ses juges. »2 Assertion sans
ambiguïté moins contre Mallarmé, néanmoins toujours le plus grand « disciple de ses
commentateurs »3, que contre cette idée selon laquelle le poète donnerait un sens plus
pur aux « mots de la tribu », parce que tout simplement pour André Velter « le collectif,
le grégaire n’ont pas leurs mots à dire »4.
L’autre en revanche, frère juré ou amante, s’il n’a pas toujours son mot à dire, a
plus qu’un rôle de muse à jouer. Qui plus est s’il s’agit d’Eurydice. Et toujours la
parole s’élaborant par coprésence5, écrit Alain Borer pensant aux poèmes pour Chantal
Mauduit où toute parole se dit et se risque à vif. Au bras nu d’Orphée, the addressee of
the poem, comme dit si joliment l’anglais, participe de l’écriture. Bien sûr il y a d’abord
tout naturellement la coprésence absence des êtres disparus :
Tu es celui
Et tu es moi 6
Ce sont les premiers vers de « L’Autre », poème inaugural de Du Gange à
Zanzibar dédié à la mémoire de Stéphane Thiollier, mort d’une overdose. Déjà le poème
« i.m. » s’écrit en italique, comme nous le verrons plus tard pour Monsieur Zingaro. S’il
n’aime guère à citer le « Que serais-je sans toi » du Roman inachevé d’Aragon
immortalisé par Jean Ferrat, pas plus qu’il ne se recommande de Marguerite Duras, qui
prétendait pourtant que l’on n’écrit jamais seul, que tout est donné de l’extérieur, André
Velter a cependant, avec Serge Sautreau, reconnu : Seul / (…) qu’un saxo rauque
déchiré sans bruit / qu’une voix sans corde / une guitare fracassée.7
Citons en écho la réflexion de l’intrigante Madame Merle à Isabel Archer, la
jeune héroïne américaine d’Henry James : « tout être humain possède sa coquille (…).
1
André Velter, « Le temps du blasphème », L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, p.193.
André Velter, id., p.194.
3
Daniel Oster, L’Individu littéraire, P.U.F., 1997, p.227.
4
André Velter, « Le temps du blasphème », L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, p.194.
5
Alain Borer, « L’enclume et l’entonnoir », préface à L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, p.12.
6
André Velter, « L’Autre », Du Gange à Zanzibar, Gallimard, 1993, p.9.
7
Serge Sautreau & André Velter, Aisha, Gallimard, 1966, p.31.
2
183
Par coquille j’entends tout le jeu des circonstances. Vous ne trouverez jamais un homme
ou une femme isolés : chacun de nous est un faisceau de réciprocités. »1 Faisceau de
réciprocités en effet que le poème s’en va décupler, plus ou moins consciemment.
Comme la lumière qui « apparaît toujours pour un regard unique »2, le poème se partage
et se propage. Il y a la coprésence des livres signés à deux donc, l’amitié étant ferment
de création et d’accomplissement :
J’ai une idée très absolue de l’amitié, ayant des rapports privilégiés avec
quelques individus avec qui j’ai un accord complet. Voilà pourquoi j’ai écrit [Le
livre de l’outil, Les outils du corps et Les bazars de Kaboul] en collaboration.
J’écris d’abord pour moi, pour le plaisir de pouvoir communiquer encore mieux
et plus avec ces gens-là. Je n’ai pas la notion du public mais celle de la
communauté étroite. 3
Et puis il y a la coprésence amoureuse, par-delà l’amitié : « Les livres, souvent,
s’écrivent dans la solitude, ou avec la complicité d’un autre unique, et cet exil
volontaire crée la part essentielle du plaisir. »4 Voilà pourquoi il ne faut pas douter
qu’un jour José sera le titre d’un joli petit livre bleu de la collection « L’un et l’autre »,
entièrement consacré à la Femme de lumière décrite au numéro 115 de la revue
Question de. Car le plus souvent les rencontres et décisions décisives arrivent à leur
heure : Bartabas, Jean-Luc Debattice, François-René Duchâble, Beñat Achiary, Claude
Guerre, Vladimir Velickovic, Ernest Pignon-Ernest, Renaud Garcia-Fons, Francis
Herth, Jean Schwarz, Himat, Pedro Soler…, tous ceux qui artistiquement ont compté au
moment même où l’échange allait aboutir à une création commune. Bien entendu prime
d’abord le plaisir de la rencontre, mais il est une chose plus intense encore, un
accomplissement suprême dès lors que l’on devient non plus simple participant mais
acteur, voire co-auteur. Car dans le partage, certes il y a ce qui vient de l’un et de
l’autre, et qui appartient désormais aux deux, mais il y a surtout, parfois, un petit
quelque chose en plus : une aimantation que nul n’a maîtrisée et qui fait toute la grâce.
Toutes les réponses en un mot,
celui-là comme un lieu-dit
où s’échangent les destinées.5
1
Henry James, Un portrait de femme, trad. Philippe Neel, Stock, 1969, pp.246-247.
André Velter, « Un rien rayonnant », Étapes brûlées, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1996, p.67.
3
André Velter, « Un plébéien totalement extérieur aux modes littéraires », entretien avec D. Louis,
L’Ardennais, 12 décembre 1979.
4
André Velter, « Remerciements », Le livre de l’outil, éditions hier et demain, 1977, p.478.
5
Lettre d’André Velter à René Char datée du 29 octobre 1977. In René Char, L’Atelier des Brisants, 2002.
2
184
Ainsi la poésie se fait souvent palimpsestueuse. Coprésence dans l’écriture mais
aussi par le dialogue et la voix, si l’on en croit l’expérience de la coprésence active, plus
ou moins visible, qui s’exerce régulièrement en la personne de Zéno Bianu. En effet,
c’est au poète d’Infiniment proche, immense présence hors champ dans un studio
sombre des Halles, qu’André Velter s’adresse, lorsqu’il parle d’oralité seul face à la
caméra statique de Paris Première1. C’est toujours grâce à son soutien, et dans une
même temporalité précipitée, qu’il parvient à terminer son texte manifeste intitulé
« Vers une nouvelle oralité poétique ». Le sujet se développant dans une formidable
mise en abîme de l’oralité vécue. Le complice éperonnant le mouvement lorsque
l’impulsion s’amenuise. Questionnements et échange dialogué qui sont à l’origine de
nombreuses contributions sinon secrètes, disons restées anonymes. Ce rapport à l’autre
éprouve quotidiennement les pouvoirs de l’oralité.
« L’éloge de Ghérasim Luca improvisé en dialogue » avec Zéno Bianu, « prise
de parole autant qu’expérience intuitive, dans l’élan de la pensée qui prend le vide pour
tremplin et le silence pour vertige »2, ajoute André Velter, illustre cette faculté
attentive : l’improvisation orale appelle l’écrit, preuve que l’oralité ne s’échappe pas
toujours du livre mais y mène souvent. Zéno Bianu est bien le partenaire particulier
d’une relation où l’écoute engendre l’écriture. D’où son idée de s’inventer ensemble
« un Luca au fil de la voix, au fil de l’écoute - d’improviser une sorte de dialogue à la
mesure (à la démesure, plutôt) de cette ontophonie, pour reprendre le mot de Luca. Un
dialogue forgé au creuset d’une double expérience. Constellé d’étincelles vivantes.
Quelque chose qui résiste à toute emprise explicative ou englobante. Une écriture de la
parole. Luca avait compris, peut-être mieux que quiconque, ce qu’implique cette
affirmation radicale de Daumal : Le poème qui n’est pas écouté devient un œuf
pourri. »3 Écriture de la parole qui, parue chez Jean-Michel Place en 2001, s’intitule
Ghérasim Luca passio passionnément.
Il faut rappeler que l’improvisation d’un poème à deux voix avait déjà eu lieu,
moins figure imposée qu’évidence à suivre, comme le raconte Zéno Bianu : « Cet aprèsmidi-là, durant les répétitions, quelques bribes de poème cherchaient leur voie sous
forme d’octosyllabe, comme un mantra au fond de ma tête : à fleur de ciel / à fleur de
nerfs / le cœur s’étend / à l’infini. Plus tard, au fond d’un singulier café bosniaque, non
1
Vers une nouvelle oralité, magazine Le Canal du Savoir (52 minutes), Paris Première, mars 1999.
André Velter, Ghérasim Luca, Jean Michel Place, 2001, p.4.
3
Zéno Bianu, entretien en annexe, septembre 2003.
2
185
loin de la Maison de la Poésie, je les lançais à André, qui aussitôt les prit au bond : c’est
un écho / sur la lumière… En quelques minutes, nous avons écrit La Chance et le Feu que nous allions dire le soir même en point d’orgue au cycle des Voix du Tibet. »1 Cette
suite impromptue « prend l’inconnu / au bond »2 et donne aux mots les réflexes d’une
balle. C’est un exemple fort d’effervescence à l’œuvre que ce ping-pong poétique
pratiqué sur une table du Djurjura. Chacune des voix se succédant explicitement à
l’oreille autant que sur la feuille – celle d’André Velter usant de l’italique. La concision
des vers jouant de la structure rhétorique donne au phrasé des accents de chanson triste
qui n’en peut mais.
C’est le poème comme main tendue, selon la forte parole de Celan,
explique Zéno Bianu. La recherche, aussi, d’une forme de lancinance. Cette
ligne de basse entêtante, qu’on retrouve aussi bien dans les « Madrigaux
guerriers et amoureux » de Monteverdi que dans le « Olé » de John Coltrane.
J’attache une grande importance à ces expériences d’écriture en commun. On y
est traversé ; elles interrogent nos limites. On y retrouve (recouvre) l’état de
poésie comme conscience accrue.
Avec toujours ce rapport à creuser - sans relâche, pour un artiste digne de
ce nom - entre solitude et solidarité. C’est en plongeant au plus profond de soi
qu’on peut faire cause commune. Plus on va au fond de soi, plus (et mieux) on
rencontre autrui. Ce serait cela, précisément, le degré d’efficacité métaphysique
de la poésie dont parle Artaud : « C’est que la vraie poésie, qu’on le veuille ou
non, est métaphysique, et c’est même, dirais-je, sa portée métaphysique, son
degré d’efficacité métaphysique qui en fait tout le prix. » Il y a là une façon
d’ouvrir la sensibilité éthique d’autrui plus opérante que tous les mots d’ordre. 3
1
« C’était l’après-midi du 16 novembre 1997. Dans la grande salle de la Maison de la Poésie, nous
répétions, avec Jacques Lacarrière, Michel de Maulne et André Velter, la soirée qui devait clore une série
de sept rencontres et de spectacles intitulée Voix du Tibet et coordonnée en ce même lieu par MarieJosé. » Zéno Bianu, « En exacte altitude » in Femme de lumière Marie-José Lamothe sur les chemins du
Tibet, Albin Michel, 1999, p.78-79.
2
Zéno Bianu & André Velter, id., p.80. Poème reproduit en annexe.
3
Zéno Bianu, entretien en annexe, septembre 2003.
186
Life is a cabaret
En s’attaquant aux Poètes du Chat Noir, André Velter réactive le rêve verlainien
sur le mode décalé, et non moins familier, du cabaret d’un soir. Plus d’inconnue aimante
ni aimée, mais un espace où lancer la parole en perpétuel contre-pied, et où le métissage
des voix et des genres serait le maître mot :
C’est un rêve étrange, et qui ne laisse pas d’être pénétrant, que celui qui propose
un lieu qui n’existe plus, qui n’existe pas, où se seraient côtoyés poètes de
renom, compositeurs, musiciens, dessinateurs, paroliers, dramaturges,
monologuistes… Imaginons un soir, à Montmartre ou ailleurs, Léo Ferré chante
Jolie môme, Thank you Satan, Les Anarchistes ; Francis Ponge dit Le Gymnaste
et Le Papillon ; Pierre Dac et Francis Blanche enchaînent (après boire) sur le
sketch du Sâr Rabindranath Duval, Pierre Jean Jouve risque des extraits d’Isis
accompagné par Olivier Messiaen, on donne lecture de La Cantatrice chauve,
Reiser multiplie les caricatures, Boby Lapointe scande Avanies et framboise sont
les mamelles du destin… 1
Imaginons un soir Yves Bonnefoy et Edith Azam réunis sur une même scène.
Ou encore Juliette et Adonis main dans la main. L’alliance éphémère de la carpe et du
lapin. Cabarets de l’éphémère du XXI ème siècle, formes et lieux à réinventer sans cesse,
depuis la petite estrade du Limonaire parisien (où Jean-Luc Debattice et Philippe
Leygnac ont, à plusieurs reprises, fait tourner le chapeau à billets sur des poèmes
d’André Velter) jusqu’à la grande Scène ouverte de la Comédie de Reims régulièrement
prise d’assaut par les poètes contemporains, et autres rings de boxe inspirés par Arthur
Cravan que l’on retrouve dans L’Arbre-Seul…
Il est un autre duo de mots itinérant, grand écart d’univers et d’écritures
néanmoins bien réel, qui va d’André Velter à Valérie Rouzeau. Il s’intitule, dans un
sourire et clairière d’enfance, La Faute à qui
2
– fi du point d’interrogation, puisque
c’est bien connu :
Je suis tombé par terre
C’est la faute à Velter
Le nez dans le ruisseau
C’est la faute à Rouzeau
1
2
André Velter, préface à l’anthologie Les Poètes du Chat Noir, Gallimard, 1996, p.52
Récital à deux voix, avec Philippe Leygnac. Créé le 19 octobre 2001 à Vénissieux.
187
La première rencontre de ces fauteurs de trouble fut celle de la voix. Une lecture
mezza-voce qui, mot à mot mais sans lamento, dit la perte du père1 ; une écoute gagnée
par ce timbre précipité qui n’en finit pas de s’écouler telle une marée montante,
inéluctable mais sans violence, qui jamais ne connaît le reflux. André Velter découvre
« une voix vraiment nouvelle qui ne ressemble à aucune autre. Une voix qui se
reconnaît au premier signe, au premier souffle, que l’on entend une fois pour toutes, et à
chaque fois une fois pour toutes, comme personne. »2 C’est un rendez-vous soudain que
ce récitatif de la déploration « qui se prend de vitesse pour lutter contre un destin qui
n’attendra pas »3. C’est une monodie de la douleur « qui mêle reconnaissance brutale et
fragile complicité »4 à l’oreille de celui qui l’accueille.
Valérie Rouzeau accole les mots, simples ou savants, bouscule les niveaux de
langue, bouleverse la syntaxe, aligne les échos, mêle la fable de ses souvenirs et le
bruissement de son microcosme. Elle conjugue joies, deuils et amours autant que
solitudes, charrie ses images d’enfance, transcrit les anagrammes secrets, compose
l’herbier de ses néologismes, essaime son latin, révise sa botanique, invente les « façons
de se raccorder ciel et terre »5. Son écriture va l’amble, ses poèmes s’enchaînent dans un
même mouvement jusqu’à faire de l’alexandrin l’allant de son propre cœur. Ce tempo
étrangement désinvolte nourrit une mélodie qui s’emballe, révèle la magie de sa langue.
André Velter, comme à son habitude, décline ses horizons nomades, puise la
ferveur de sa voix dans la rumeur des mondes, fait du poème une chambre d’échos où
ranimer les chants. Sa partition multiplie les escales, s’attache à la voix haute, sans
relâche à l’écoute de cette petite pièce de bois qui fait l’âme des violons.
Sur la page, le poème marque l’ampleur de son espace et s’oppose aux feuillets
de petits blocs compacts que Valérie Rouzeau dispose comme autant de galets où
s’arrimer le pied. Le premier contraste est donc pour l’œil et annonce clairement ce qui
attend l’oreille. Deux rythmes distincts, deux modes différents : un souffle qui guide
vers les lointains pour lui, une parole qui tisse sa propre histoire de Pénélope pour elle.
La faute à qui rassemble avec impertinence deux caractères si dissemblables
qu’ils s’inventent des parentés sur un air de chanson risqué en ouverture. La connivence
permet les dissonances, accorde les échos, transcende les particularismes et l’harmonie
1
Pas revoir, lecture par Valérie Rouzeau le 7 mai 1999 au Centre de rencontre de Glay.
André Velter, « Une mélodie entêtante », Le Monde des Livres, 2002.
3
André Velter, « Ferrailler dans l’or du temps », Le Monde des Livres, 18 juin 1999.
4
André Velter, id..
5
Valérie Rouzeau, Va où, Le Temps qu’il fait, 2002.
2
188
opère. Elle, sans prendre le temps de musarder parle à mi-voix ; elle lit à blanc, s’en
tient à son tempo, à bout de souffle, parfois escorté par le son délicat d’une flûte ou d’un
accordina1. Lui s’appuie sur des percussions, varie son répertoire, joue des accords du
piano, souligne avec ses mots, librement, un solo de trompette. Tour à tour, il parle
Luca, s’emporte aux côtés d’Abdoh Rimb, cherche à dire la musique première et,
lorsqu’il martèle sa version du Chant des canons, c’est la gorge qui marque le cadence
et se prend à chanter.
Leurs paroles se succèdent mais ne fusionnent pas. L’alternance des lectures
tresse une complicité et les mène à l’acmé d’un unique poème à deux « qui tue et chante
tout à la fois »2, pour dire l’écho, à la suite de Celan, de ce qui ne se dit pas. Un long
intermède musical de Philippe Leygnac permet à l’un et à l’autre de reprendre sa voix.
Encore quelques poèmes en solo qui « s’accordent dans le tumulte, le silence ou la
fragilité des vies »3 et le récital s’achève.
Loin du mano a mano, André Velter et Valérie Rouzeau disent à deux l’alchimie
du poème entre souffle et musique, divulguant l’étendue des registres de leur écriture à
l’oreille. Les accents de leur poésie se donnent à écouter en une chasse au trésor qui
décuple les réminiscences, prolonge les résonances, enchante le réel. Intensité de ces
inflexions poétiques à la noce le temps d’un récital, et puis d’un disque. Preuve que
l’exemple du Chat Noir n’est pas tombé dans l’esprit d’un sourd :
Des œuvres comme celles de Prévert, Queneau, Boris Vian, Ionesco, Henri
Michaux (Plume, avant d’entrer dans la chambre de la Reine, avait-il lu le Conte
pour rendre les petits enfants fous d’Henry Somm ?) reprennent et développent
des thèmes, des sonorités, des rythmes ébauchés au Chat Noir. Et que dire de la
filiation où se retrouvent pêle-mêle Pierre Dac, Francis Blanche, Boby Lapointe,
Raymond Devos, Romain Bouteille, Pierre Desproges et Coluche ? 4
Avec Au Cabaret de l’éphémère, spectacle caravansérail (donné en la chapelle
Saint Marcel de Sisteron le 31 août 2002) avant d’être recueil, André Velter tente une
1
« Cette façon qu’elle a de ne jamais interrompre le flux des mots qui s’entrechoquent dans ce qu’on
pourrait croire des jeux – n’était que c’est sa vie qui se donne et se joue dans une parole sans fin, laquelle
avoue, et sa fragilité (la voix elle-même, on dirait qu’elle va se briser) et sa force : comment elle est le
contrepoint dynamique des arpèges lancés par le piano, ou du lamento de la trompette de Philippe
Leygnac. Et j’ai aimé aussi que dans tout ce charroi si simple la poésie la plus ancienne soit convoquée
comme partenaire, comme autre de la parole, François, Arthur, Guillaume, tandis qu’elle, Valérie, tient
son agenda de Pénélope. Toujours à coudre et à découdre. » Jean-Marie Barnaud, « poète de garde » aux
Langagières de Reims, décembre 2001.
2
André Velter, « Ein Grab in der Luft », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.57.
3
« Aériens, fiévreux, rythmes amples ou syncopés, résonances de vies et de voyages, leurs poèmes
s’accordent dans le tumulte, le silence ou la fragilité des vies. Une lecture vibrante qui dévoile la beauté
de deux voix qui ont fait le choix de la poésie pour dire le monde. » Ouest-France, 9 avril 2002.
4
André Velter, préface à l’anthologie Les Poètes du Chat Noir, Gallimard, 1996, p.52.
189
version plus orientale du cabaret en compagnie de Renaud Garcia-Fons. Le plus grand
et le plus grave des violons incarne une voix aux timbres changeants, modulés par la
liberté de jeu d’un contrebassiste passant de l’archet aux pizzicati comme d’une
respiration à l’autre. L’étendue du territoire musical s’allie aux souffles du poème « qui
parle et sait de très loin ». Une parole qui « se joue du temps » et « risque une sortie
dans l’azur » avec pour écho les modulations infinies d’une musique intérieure – Au
Cabaret des mages, je vois la lumière de Dieu. / Quelle étrange chose que d’apercevoir
telle lumière en tel lieu ! Se serait exclamé il y a plus de sept siècles Hafiz…
Du cabaret au cinéma, il n’y a qu’un simple travelling à faire. Avant ou arrière,
c’est selon l’époque, l’envie et les vers du poète. Aisha en ce sens s’apparente déjà à un
mini script, avec ses descriptions et ce ton de scénario que suggèrent ces sortes de
didascalies répétées telles que « vue fixe » ou « vue mouvante », sans compter cet
homme solitaire et la voiture lancée « à cent vingt à l’heure »1. Plus tard, beaucoup plus
tard, « extérieur jour » sera le titre de l’une des chansons parlées de Décale-moi
l’horaire. Influence réelle du grand écran sur l’inconscient et la rétine des poètes que
Louis Jouvet avait annoncée :
Les trois participants d’une traditionnelle association : poètes, acteurs,
spectateurs voient changer, altérer, amplifier, les règles, les conventions,
divertissements ou cérémonies d’une pratique dont l’exercice avait conservé
jusqu’ici un caractère empirique, confiné et mystérieux. Par le cinéma, ils
subissent une transformation profonde, inéluctable. 2
Paris est un roman d’amour, création radiophonique réalisée pour France
Culture à la Vidéothèque de la Ville de Paris le 21 avril 1994 par André Velter et
Claude Guerre, avec de nombreux extraits de films, et la formidable déclaration
d’amour de Jean-Claude Carrière enregistrée à l’arrière d’un taxi tournant en rond, en
guise d’exergue à blanc, est sans hésiter la meilleure des entrées en matière :
Quand une cinéaste comme Agnès Varda veut évoquer Paris, elle cite d’emblée
Prévert, puis Apollinaire. Comme si les mots des poètes, chantés d’abord dans la
mémoire, annonçaient naturellement les images à venir et créaient une mise en
résonance sans fin. 3
1
Serge Sautreau & André Velter, Aisha, Gallimard, 1966, pp.133-135.
Louis Jouvet, Témoignages sur le théâtre, Flammarion, 1952, p.126.
3
André Velter, « chapeau », in Paris est un roman d’amour, création radiophonique réalisée pour France
Culture par Claude Guerre et André Velter le 21 avril 1994.
2
190
Images cinématographiques et poésie qu’André Velter a voulu continuer à tisser
dans le prolongement de cette soirée. Le projet, resté inédit, se compose de trois poèmes
séquences et s’intitule 24 images seconde. Le premier, « Nuit de pleine lune au Café
Notre-Dame » a pour stimulus la réplique de Fabrice Luchini à Pascale Ogier dans Les
nuits de pleine lune d’Éric Rohmer. C’est un sonnet en bloc - qui vaut mieux qu’un
verre de vin, n’en déplaise au Fantasio désargenté d’Alfred de Musset - avec gros plan
sur le couple attablé dans l’ancien bistrot qui jouxte Notre-Dame de Paris. Le cadre est
donné en ouverture, le temps d’un quatrain minimaliste et sans issue :
Le petit noir est amer.
Le blanc sec sent le bouchon.
La bière traîne un faux-col d’ennui.
C’est enfumé et plein de bruits…1
Il y a la femme, « avec ses yeux qui divaguent, qui effacent / au moins cinq
horizons » - revoilà donc notre horizon supplémentaire - et l’homme qui « parle pour
parler / comme on partirait pour partir », lui qui, sans se pousser du col ni se prendre
pour Baudelaire :
parle pour rester
au bord d’un autre départ
en célébrant Paris : l’air est mauvais, mais je respire ! 2
L’autre sonnet se nomme « Apaches », tiré, comme nous avons eu l’occasion de
le dire, du Non toccare la donna bianca de Marco Ferreri avec Catherine Deneuve. Une
vision des aventures du général Custer (Marcello Mastroianni) et de Buffalo Bill
(Michel Piccoli) tournées dans le trou des Halles, et c’est « le cañon de SaintEustache »3 en plein Paris. Arrêt sur image qui continue de galoper dans la tête et de
secouer le cœur. Quatrains et tercets d’un seul tenant, sans ligne de blanc pour
départager les strophes, comme pour mimer l’assaut de ces apaches sortant « des
entrailles de la ville »4.
Toujours sous l’impulsion de Paris est un roman d’amour, il est « Un autre bal »
dans La vie en dansant. Section qui n’est pas sans faire échos aux poètes de Ça cavale,
qui « mettent la vie au vestiaire / et désertent le bal »5 pour le plain-chant de Georgina
1
André Velter, « Nuit de la pleine lune au Café Notre-Dame », inédit.
André Velter, id.
3
André Velter, « Apaches », inédit.
4
André Velter, id.
5
André Velter, Ça cavale, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.86.
2
191
Smolen. Paris semble-t-il est le lieu cinématographique par excellence, même à l’oreille
du poète. Paris sera toujours Paris. D’où cette nostalgie des vieux films comme dans
« un rêve en noir et blanc » : « le film passé n’a plus d’histoire » 1. Car désormais, au
cœur du poème, « Paris n’est plus dans Paris »2 : « Au centre maintenant ça se dope et
ça deale / dans un trou »3 reprend la référence au marché des Halles à jamais exilé à
Rungis. Ailleurs dans un clin d’œil à Abidine, c’est le cinéaste russe du Cuirassier
Potemkine qu’André Velter salue :
Meyerhold Youkevitch Eisenstein
le réel qui se rêve
quitte la scène et l’écran.4
Et « la voix off d’un film déjà / jeté sur le carreau… »5 n’en finit plus de fausser
le ton de La vie en dansant. Même atmosphère sur l’écran noir de Ça cavale où c’est la
voix apache qui dérape sur le pavé des songes, et au final ne se l’envoie pas dire :
Je ne suis plus le petit bossu
qui cachait ses ailes dessous son pardessus,
la peau a recouvert les plumes, mangé la bosse.
De l’ange il me reste le cri,
et de l’apache, la voix.6
Derrière ces vers se cache le souvenir d’un autre film en noir et blanc, dans
lequel, la voix étranglée de sanglots, Toine le valet de ferme récite la chanson des petits
bossus. Si ce long métrage oublié de Marcel Pagnol, tourné à Cassis au printemps 1945
et titré Naïs, est tiré de la nouvelle d’Émile Zola, en revanche l’émouvante scène de la
comptine, nous la devons à Fernandel. C’est Martine Mouneyres, script-girl sur le
tournage comme on le disait déjà, qui évoque de mémoire l’enfance du comédien. Des
vacances paradisiaques chez sa grand-mère qui l’adorait, il raconte le jour où elle « fit
les frais d’une armoire à glace » : « Je n’étais pas aussi beau que mon adorable grandmère me le répétait sans cesse ; je n’étais pas bossu… ça, non. Mais de plus beau que
moi, oui, il y en avait. Seulement voilà, c’était elle qui me voyait à travers son amour. »
Le lendemain, regrettant de ne faire endosser à l’acteur que des rôles de ridicules et de
simplets dont on se moque, Pagnol discrètement offre à Fernandel de se dire lui-même.
Les dialogues dès lors fourmillent d’échos complices :
1
André Velter, « un rêve en noir et blanc », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.40.
André Velter, « Un autre bal », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.107.
3
André Velter, id.
4
André Velter, « Abidine », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.77.
5
André Velter, « Un autre bal », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.106.
6
André Velter, Ça cavale, oratorio rock in Ouvrir le chant, Le Castor Astral, 1994, p.94.
2
192
Je vais vous dire Madame Rostaing, quand j’étais petit mes parents m’adoraient.
Et surtout ma grand-mère, j’étais déjà comme je suis naturellement. Et moi, je
savais pas, enfin je veux dire je savais pas la différence qu’il y avait avec les
autres. La bosse c’est traître, ça vous vient par derrière on la voit pas. Chez les
paysans y’a pas d’armoire à glace et on se voit dans les yeux de sa mère, et
naturellement on s’y voit beau. Un jour un voisin qui était très gentil m’a dit:
« Oh le joli petit bossu ! » Alors j’ai demandé à ma grand-mère : « Qu’est-ce que
c’est un bossu ? » Alors elle m’a dit : « C’est vrai que tu es un joli petit bossu
parce que tu as un peu le dos rond et c’est parce que tu n’es pas comme les
autres qu’on t’aime beaucoup. » Alors elle m’a chanté une vieille chanson, je me
rappelle pas la musique mais les paroles ça disait comme ça : « Un rêve m’a dit
une chose étrange, un secret de Dieu qu’on a jamais su. Les petits bossus sont de
petits anges, qui cachent leurs ailes sous leur pardessus. Voilà le secret des petits
bossus. » C’est joli mais c’est pas vrai. Moi, j’y ai cru jusqu’à dix ans, je croyais
que les ailes me poussaient. Alors souvent, ma grand-mère, elle me chantait la
chanson qui était beaucoup plus longue que ça. Seulement les grands-mères,
Madame Rostaing, c’est comme le mimosa, c’est doux et c’est frais et c’est
fragile. Un matin elle n’était plus là. Un bossu et une grand-mère tout va bien on
peut chanter. Mais un petit bossu qui a perdu sa grand-mère, c’est un bossu tout
court. 1
Après plusieurs essais, Marcel Pagnol choisira de garder la voix émue et
trébuchante de Fernandel lors de la première prise. Or c’est précisément cette vérité qui
touche le spectateur et le poète du même coup qui, s’il n’est guère un inconditionnel de
Don Camillo, a gardé quelque part en lui cette drôle de scène, bien qu’incapable de la
resituer ainsi. C’est que les mots du bossu de l’Estaque assurément appartiennent
désormais à sa mémoire auditive, à mi-chemin de la vue et du cœur.
Sur les alexandrins de « N’importe où », en revanche, il pourrait vous en dire de
belles. À commencer par ces « marlous en chaleur autour d’un casque d’or »2 qui n’ont
rien à envier au dernier recueil d’Hélène Picard, Pour un mauvais garçon. L’allusion de
la chanson désignant l’éclatante chevelure blonde de la reine des fortifs, le blason d’or
de la prostituée Amélie Hélie alias Simone Signoret entourée de sa bande d’apaches de
Belleville en pleine Belle Époque. La référence au film de Jacques Becker et sa noirceur
sans concession renforçant naturellement l’atmosphère voyou tragique de Ça cavale.
Ailleurs, avec une autre femme en ligne de mire, celle du célèbre pillard
Lampiao, le film est tout aussi noir mais mental :
j’actionne ce film où verse
encore et encore ralentie
1
Naïs, film de Marcel Pagnol, réal. Raymond Leboursier, mus. Vincent Scotto et Henri Tomasi, avec
Fernandel, Jacqueline Bouvier, Henri Poupon, Raymond Pellegrin, Arius, Germaine Kerjean, Charles
Blavette, 1945.
2
André Velter, Ça cavale, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.101.
193
la tête coupée de Maria Bonita
dans un jerrican de sel – 1
De même de ce « nosferatu de bastringue / aux lèvres retroussées / jouissant un
instant de sa totale emprise »2 pour décrire Bartabas tout droit sorti du Dracula de
Murnau, film culte des surréalistes. Il y aurait aussi à citer l’indien Satyajit Ray, l’un
des cinéastes étrangers qui a le plus profondément marqué André Velter, par cette
alliance unique de tendresse, de beauté et de sens du tragique. Aussi dans « Musique et
Lumière » de L’Arbre-Seul, le diptyque consacré aux musiques de Ram Narayan et
Bismillah Khan est une célébration des Frères Lumières, avec cadrage et zoom, tout
comme la faculté du poème à scander les visions, une à une :
Le voile d’une moustiquaire
Des pieds nus sur le seuil 3
La trilogie d’Apu, Le Salon de Musique, La Déesse ou encore Les joueurs
d’échecs ont tellement compté pour le poète qu’il les considère autant comme des
œuvres cinématographiques que littéraires. C’est pourquoi il leur a consacré cet article
dans Le Monde4 du temps où il espérait encore pouvoir publier dans Caravanes une
nouvelle ou un extrait de roman policier de Satyajit Ray.
S’ajoutent pêle-mêle à ce goût so indian, la mystique scandinave d’Ingmar
Bergman, l’ordonnance façon puzzle, où il n’y a pas que de la pomme, des Tontons
flingueurs, l’insolent humour noir et les jeux dangereux du To be or not to be d’Ernst
Lubitsch, ou encore le western italien de Sergio Leone qui, ayant démontré que mieux
vallait tirer que raconter sa vie, a inspiré à André Velter le concept du poème spaghetti.
De fait, lassé d’entendre des poètes passer plus longtemps à expliquer les raisons du
poème qu’à lire leur texte, l’auteur d’Attendons Zapata d’urgence s’en remet à la leçon
du cinéma : telle l’image d’un film tenant seule à l’écran sans arrière texte explicatif du
réalisateur, le poème doit se suffire à lui-même. D’où cette nouvelle oralité velterienne
prompte à dégainer et à craquer les emmanchures de « la vie écrite, / qui n’est plus à
vivre, / au bord de celle qui vient / et s’annonce un soleil / à la bouche / plutôt qu’à la
boutonnière... »5
1
André Velter, La Poupée du vent, in Étapes brûlées, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1996, 19.
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, Folio n°3385, 2000, p.45.
3
André Velter, « Musique et Lumière », (Satyajit Ray), L’Arbre-Seul, Poésie/Gallimard, 2001, p.71.
4
André Velter, « Satyajit Ray et la magie du réel », Le Monde des Livres, 2 octobre 1987.
5
André Velter, courriel.
2
194
La traversée du Tsangpo
Avec le récent oratorio intitulé La traversée du Tsangpo1, le mode de création
poétique d’André Velter suit un autre cours inédit. La collaboration avec un musicien et
un chanteur entraîne ici une inversion des repères. Le « pas de plus dans l’inconnu »,
cher au poète de L’Arbre-Seul, conjugue des expériences nouvelles qui, s’adjoignant
d’autres énergies, changent les données et l’ordre même de la composition.
À l’origine se trouve une simple cassette audio, entreposée avec tant d’autres
supports déjà passés de mode, témoins oubliés d’enregistrements et d’émissions
diverses. Trace sonore brute, précieuse, signe d’un vécu aventureux capté pour l’oreille
- volontairement ou par mégarde 2- en vue d’une possible utilisation radiophonique, la
bande restitue les bruits et les bribes de conversations de la brève traversée du fleuve
Tsangpo, au Tibet.
La mise en ondes conçue pour France Culture prend alors pour bannière une
interrogation fragile qui flotte au vent tel le loungta tibétain3 : Tibet 87, illusion ou
renaissance ? C’est dans cette temporalité sursitaire - « période de répit ou évolution
décisive ? »4- qu’André Velter et Marie-José Lamothe, après avoir parcouru l’initiatique
Ladakh, abordent le Pays des Neiges pour la première fois.
À presque quinze ans de ce périple-là, au printemps 2001, André Velter remet
par hasard la main sur cette captation de voyage ; les progrès techniques du numérique
ont laissé derrière eux l’usage de la bande magnétique et il s’en faut de peu que la
cassette ne se trouve sans lecteur adéquat. Par chance le décrypteur n’a pas encore été
remisé : le ruban enroulé retrouve le contact des têtes du magnétophone et ressuscite le
spectre d’une atmosphère éprouvée, celle du bac pour Samyé un jour de juillet 1987.
Le rythme du moteur, les voix, les bruits, les présences devinées réactivent le
flux des souvenirs. Réminiscences et nostalgie accompagnent le déroulement régulier de
1
Poème d’André Velter dit par l’auteur, avec l’amicale participation de Laurent Terzieff, musique
originale de Jean Schwarz, chansons traduites en tibétain et interprétées par Tenzin Gönpo. Spectacle créé
le samedi 23 novembre 2002 au Théâtre Molière / Maison de la Poésie, Paris.
2
« En 1987, volontairement ou par mégarde (je ne me souviens plus), j’ai laissé tourner mon
magnétophone tout le temps de la traversée. » André Velter, présentation du spectacle.
3
Le « cheval de vent » est le nom tibétain des drapeaux de prière, auxquels André Velter fait référence
dans le poème « (apparition) » : « Ils vont dans la tourmente / en vrais chevaux de vent. » Le Haut-Pays,
Gallimard, 1995, p.139.
4
André Velter, « Alexandra la grande », Le Monde des Livres, 5 avril 1985.
195
la bande. La résurrection sonore incite au retour en arrière. L’écoute rétrospective à la
narration à venir. L’évidence d’un poème à naître, au diapason de l’oreille, de cette
résurgence de sonorités passées, symbole inattendu d’une vie perdue, s’expose, à
découvert. La rumeur stimule la conscience. Le bruyant témoignage ranime le vécu des
sens. L’enregistrement impose un sursaut spatiotemporel abrupt et conjugue au présent
un passé celé dans le lacis de la mémoire.
Du bruit à la composition
C’est à Jean Schwarz - qui, au cours du Festival d’Ixtassu de Beñat Achiary en
juillet 2000, avait choisi de tisser certaines lectures des poèmes dédiés à Chantal
Mauduit sous forme de Déclarations1 - qu’André Velter décide de confier le document.
Dès la première écoute commune, la charge des résonances affectives, dont le
compositeur ne soupçonne pas l’intensité, peut se fondre dans l’énergie d’un projet à
mener ensemble. Isoler la trame, capter une ligne mélodique, jouer des disharmonies,
créer à partir de ce prétexte sonore une œuvre musicale originale qui guide
musicalement autant que spirituellement La traversée du Tsangpo, appartient au
compositeur, et à lui seul. Sa liberté est absolue puisqu’il part d’un bref élément et que
les poèmes qui rythmeront le spectacle futur ne sont pas encore écrits. Jean Schwarz,
longtemps membre du Groupe de Recherches Musicales de Radio France, invente sa
partition avec cette réjouissante latitude, ayant pour unique contrainte le court matériausource qui oriente la visée.
C’est une expérience inédite pour celui qui d’ordinaire, lorsqu’il collabore,
compose en fonction des aspirations particulières d’un commanditaire. Imaginer la
musique d’un spectacle pour Carolyn Carlson2 requiert une attention alertée, à même
d’entendre ce qui ne s’exprime pas, apte à concrétiser l’élan, capable d’accompagner le
désir. Ce travail s’élabore dans un étroit compagnonnage avec la chorégraphe qui peut à
tout instant et dans l’urgence, perturber le mouvement, inverser les séquences, mettre à
mal la composition. La musique électroacoustique permet chacune de ces variations qui
ne sont pas repentirs mais mises au diapason du corps. La technique, dès lors qu’elle est
maîtrisée, favorise cette souplesse d’exécution qui rythme la création. La partition
s’apparente ainsi à un work in progress qui ne cesse de s’écrire à l’oreille.
1
Jean Schwarz, Déclarations, polyphonie velterienne, Ixtassu, 14 juillet 2000, CD inédit, 47 mn.
Year Of The Horse, Opéra de Paris, 1978. Undici onde, Teatro La Fenice, Venise, 1981. Still Waters,
Théâtre de la Ville, Paris, 1986. Dall’Interno, Théâtre de la Ville, Paris, 1998.
2
196
La traversée du Tsangpo modifie la donne. L’inspiration est livrée à son propre
vagabondage et le compositeur « amoureux des sons »1 n’a pas à respecter la vision du
poète. Son rapport à l’emblème himalayen ne s’inscrit pas dans une fantasmagorie qui
sublimerait le surcroît spirituel du peuple tibétain. Jean Schwarz n’est pas de ces
fervents d’altitude qui mythifient un Tibet rêvé. Bien qu’ingénieur au département
d’ethnomusicologie du Musée de l’Homme pendant plus de trente ans, et donc pas du
tout profane en matière de formes musicales tibétaines, son inspiration est affranchie de
tout souvenir, de tout parcours, exempte de toute représentation. L’alchimie réside
précisément dans cette confrontation de deux univers personnels qui ne s’affrontent pas
mais se répondent, sans souci d’une quelconque hiérarchie des genres. La rencontre
poésie / musique se fonde sur l’authenticité du projet et récuse la voie unique.
Dix séquences variées forment à l’origine sa proposition, afin de laisser à André
Velter le champ libre – bien qu’il soit souvent plus facile pour un compositeur d’avoir
des références, qu’elles soient positives ou négatives, vis-à-vis de l’attente de son
commanditaire, la carte blanche impliquant des propositions musicales très différentes.
Le spectre de la bande passante est donc volontairement étendu car Jean Schwarz,
contrairement à la tendance qui confine la musique électroacoustique dans un registre
de combinaisons réduit, manie aussi bien les graves que les aigus. Celui-ci ne vise pas
un unique instrument de prédilection mais tient au contraire à jouir d’une palette
orchestrale quasi symphonique, qui confère à sa musique l’étendue d’une grande variété
instrumentale : des aigus qui montent « le plus haut possible » - selon un seuil
d’audibilité qui s’amenuise - et des « graves vraiment graves »2 qui donnent à la
composition un relief riche et contrasté. Les harmoniques se développent dans la lignée
des créations précédentes, car les expériences antérieures, de prises de sons autant que
d’élaborations musicales, accompagnent l’inspiration du compositeur qui extrait de ses
archives personnelles chacun des éléments qu’il a choisi d’utiliser.
La fréquence sonore capte simultanément l’écoute de l’auditeur et l’œil du
compositeur à l’œuvre devant sa table de mixage (qui interviendra sur scène comme
dans son propre studio). Le travail technique fonde l’écriture qui joue d’univers
mélodiques, de variations de volume, d’amplitudes musicales. La composition s’articule
autour de cette fusion des sons minutieusement régie par une grande technicité qui
s’efface cependant au moment de la diffusion. L’intervention se fonde sur une partition
1
2
Francis Marmande, « Jean Schwarz, pour l’amour du son », Le Monde, 6 mai 2003.
Jean Schwarz, entretien, 14 février 2002.
197
précise : la diversité de la palette électroacoustique captée dans le quotidien crée une
forme musicale pénétrante. Tuilages, mixages et transitions complexifient la trame.
Cette musique requiert une sorte d’extension de la géologie, une stratigraphie sonore
qui révèlerait l’écorce des sons. La fusion des diverses strates, qui s’éloignent du délicat
feuilletage pour atteindre l’interpénétration, densifie la sphère musicale créée par Jean
Schwarz. L’oreille éprouve une profondeur qui fluctue entre abysse fluide et sommet
minéral. La composition réussit, sans jamais tomber dans l’illustration, à réinventer ce
lieu d’altitude qui impose un « bouleversement des perceptions »1. Lieu d’eau, de
poussière et de vent, où les rives du ciel et de la terre s’inversent continuellement : « Le
lama Anagarika Govinda avoue : Les rôles du ciel et de la terre sont inversés. »2.
L’expérience n’est pas du côté de l’improvisation, mais bien de l’écriture. La musique
devient elle-même ce « troisième pôle » au centre mouvant de la parole et de la vue.
Elle se reçoit physiquement.
La fabrique d’objets sonores à partir des prises de son, à la base du travail
électroacoustique, détermine en amont la forme à venir. Ainsi l’idée de la composition
ne naît pas ex abrupto, elle dérive du son initial ; le cadre de l’enregistrement révèle
déjà une direction puis, la captation faite, le matériau oriente l’idée de la forme, un peu
comme le sculpteur sachant utiliser le nœud d’un bois ou la veine d’un marbre. C’est
une approche sensorielle, quasi terre-à-terre parce qu’en contact avec la matière, qui
diffère de celle, plus intellectuelle, de l’écriture mélodique. Jean Schwarz définit deux
sortes de prise de son : la captation de sons réalistes, enregistrés dans la nature, qui
s’accompagnent souvent de conditions rocambolesques (d’où l’utilisation des bruiteurs
au cinéma), avec pour exemple cette nuit passée dans la forêt de Viroflay à recueillir des
bruits de pas sur des feuilles (malgré l’autoroute à proximité, le survol des avions et le
chant d’un coq dès l’aube) ; et la captation de sons instrumentaux, enregistrés en studio.
Le microphone permet d’effectuer quantité de zooms sonores qui offrent des possibilités
infinies. Ainsi est-il possible d’isoler le son produit par une simple frappe de piano, d’en
singulariser l’attaque, et de ne conserver que la résonance de cette percussion qui peut
être inversée, multipliée, amplifiée. Cette seconde démarche, plus musicale, combine
ses effets aux sons bruts de la première jusqu’à effacer tout repère sensible.
Des 140 minutes de la proposition initiale, ne reste au final qu’un tiers, disposé
en neuf séquences. L’introduction module longuement d’étranges sonorités en forme de
1
2
André Velter, « Troisième pôle », La traversée du Tsangpo, Rencontres, 2003.
André Velter, id.
198
prise d’altitude ; la gravité sourde et inquiétante des basses issues du synthétiseur
contraste avec la légèreté aiguë des percussions. Jean Schwarz aime à brouiller les
pistes pour mettre l’auditeur en éveil, stimuler les sens, préparer au voyage. L’ouverture
résonne comme un appel. Une multitude de sons instrumentaux envahissent tout d’un
coup l’espace musical mais de façon furtive. Ils ne font que passer, comme pour
signifier qu’il s’agit d’autre chose. L’écoute est en alerte. La résonance d’un puissant
coup de percussion canalise l’attention puis, libère un flot mélodique de sons graves
dont la richesse évoque l’écoulement de l’eau. La composition avance tandis que les
sons aux ondes de faible fréquence s’enracinent afin de supporter la voix. Les registres
de la partition et de la parole doivent se tenir séparés afin de ne pas interférer sur
l’échelle musicale. Une dernière frappe de percussion retentit en écho à l’ouverture.
Cette intervention rythmique clôt la séquence inaugurale.
L’eau s’écoule soudain goutte à goutte dans la chambre d’écho d’un espace au
volume sonore momentanément tamisé. Jean Schwarz introduit l’élément liquide qui
mènera jusqu’au fleuve. Le climat s’apparente au repos, la trame musicale se tient à la
limite du perceptible (comme il arrive souvent au cinéma), une flûte occupe l’espace
sans accaparer l’esprit. Il s’agit pour le compositeur d’« habiter un silence »1. L’apport
inattendu de sons familiers - que Jean Schwarz répugne à nommer bruits - déclenche
l’interaction musicale et stimule les sensations auditives. Le compositeur élabore une
atmosphère inédite dans laquelle l’auditeur aborde en terrain inconnu :
Chaque contrée extrême impose un parcours qui tient du voyage, de
l’escalade, du pèlerinage, d’une sorte de repérage à l’intuition pour pays sans
autre mode d’emploi que le dépaysement. Quand la nature paraît à ce point en
proie au surnaturel, l’errance se charge de signes et se change en initiation. Le
cheminement ne suit plus le seul chemin connu. La ligne de crête devient
paysage au-dedans. La conscience participe d’un élan qui a prise sur l’inconnu.2
L’écoute est d’emblée sur le qui-vive, l’attention dans un mouvement de sereine
tension qui oscille entre détente et concentration. Ce no man’s land sonore s’accorde à
ce Tibet longtemps perçu comme un « troisième pôle » saturé de mystère. La
fascination ne tient pas ici de la seule puissance du regard, mais de l’ascendant auditif.
1
Cette expression de Jean Schwarz, qui n’est pas sans rappeler l’exhortation hölderlinienne à « habiter
poétiquement le monde », peut être rapprochée de l’expérience de cette première émission de Poésie sur
Parole consacrée à Edmond Jabès, pour laquelle un studio vide devint réceptacle et chambre d’échos.
2
André Velter, « Troisième pôle », La traversée du Tsangpo, Rencontres, 2003.
199
De sonores enjambées dans l’eau inaugurent le départ « entre les bancs de
sable »1. Les spasmes du moteur se mêlent au brouhaha tibétain des voix qui suggèrent
l’embarquement. La véritable traversée se donne à entendre. C’est là l’unique présence
enregistrée de 1987. La force motrice de la machine transforme l’énergie sonore. Le
vrombissement s’installe pour mieux se transformer, jusqu’à devenir un son autre. La
citation sonore n’étouffe pas la création musicale sous le sceau d’une authenticité quasi
ethnologique mais rappelle - à qui le connaît - le caractère premier de l’aventure du
Tsangpo : un souvenir de voyage exhumé qui fait monter aux lèvres le goût d’un présent
échappé. L’entreprise prend alors des airs d’exorcismes et ressuscite l’allant d’une
temporalité passée. La mémoire remonte le cours du fleuve, inéluctable mascaret,
jusqu’à atteindre l’autre rive du temps. « Tsangpo est le nom du haut-Brahmapoutre
quand il coule au Tibet. Pour rejoindre Samyé, le plus ancien monastère bouddhique
fondé au VIIIème siècle, il faut franchir le fleuve. Le passage s’effectue dans une barque
à moteur où s’entassent pèlerins et villageois, animaux et ustensiles de toutes sortes. Le
courant divague entre les bancs de sable, ce qui impose une navigation lente et
sinueuse. »2 La traversée physique recoupe le parcours spirituel ; le passage vers l’audelà transparaît en filigrane et le thème de la navigation sillonne largement les
consciences : du nocher infernal de la mythologie grecque et romaine passeur de
l’Achéron, aux cosmogonies égyptiennes antiques ou au Bardo-Thödol, livre tibétain
des morts, l’embarcation symbolise l’accès à l’autre monde.
Jean Schwarz tisse le bruit du vent au galop d’un cheval qui déboule de nulle
part, traverse l’espace invisible, et tient le public aux aguets. La concentration pourrait
presque se mesurer visuellement dans la salle si l’organe auditif humain était
comparable dans sa mobilité attentive à celui du cheval ! L’oreille se plaît au jeu des
bruitages qui n’en sont pas. L’auditeur reconnaît des bribes de sons qui fondent
l’atmosphère. Le tous-les-jours sonore devient instrument de mélodie au tamis d’une
musicalité contemporaine. Des pas sur un sol jonché de feuilles rythment une transition.
Des tintements de cloches répercutent les échos de l’univers tibétain.
Cependant la lecture du Cavalier noir progresse sur un étrange tapis mélodique
qui rythme l’attente puis le déchirement. Une succession de flûtes graves submerge
progressivement la composition. Cette sonorité inconnue, qui rappelle parfois les
accents plaintifs de la corne de brume, dérive de la transformation musicale d’une seule
1
2
D’après le titre donné à cette séquence.
André Velter, présentation du spectacle La traversée de Tsangpo.
200
et même flûte : Jean Schwarz a enregistré le son de la flûte en l’abaissant de deux
octaves. Ce traitement s’est effectué en direct à l’aide d’un harmoniseur, tandis que
l’instrumentiste découvrait au moment même où il jouait le rendu métamorphosé de son
instrument. Si l’octavin (petite flûte accordée à l’octave supérieure) nous a habitués aux
aigus, l’oreille ne cesse ici de s’interroger, sans jamais se douter qu’une simple flûte
puisse être à l’origine d’une telle profusion de souffles graves. Cette mystérieuse
anamorphose sonore, qui neutralise l’effet traditionnel produit par la flûte, ouvre sur un
passage méditatif où l’instrument à vent retrouve sa musicalité naturelle.
L’enchaînement, fondé sur le grand principe musical alternant tension et détente,
prépare à la violence explosive de la séquence culminante. Acmé tellurique où la
tension sous-jacente jusqu’alors contenue se déchaîne, exclusivement encadrée par une
tenue musclée de saxophone qui s’improvise en thème, à l’ouverture et au final, et lie
l’entité furieuse. Cet unique accès de fureur naît d’une fusion technique totale où
s’affrontent sons électroniques et sonorités concrètes. Les ruptures caractérisent
l’emportement que le souffle poétique choisira d’amplifier, tant par le thème que la
forme, avec La voix de travers.
Reprendre souffle succède au chaos sonore et replace l’écoute malmenée au sein
d’une temporalité apaisée. Pas question pour Jean Schwarz d’avoir alors recours à un
instrument d’orchestre ni à un instrument ethnique tibétain, d’où le choix de la flûte de
Pan qui (trop ancienne pour être connotée) est neutre, de partout parce que de nulle part.
L’improvisation est simple. La musique renoue avec la mélodie. Bardo décline ensuite
les harmoniques du son fondamental mi, grâce à une longue pédale en mi majeur qui
permet tous les ralentissements. La composition musicale cherche son espace. Ce jeu
pour l’oreille préfigure formidablement, parce qu’inconsciemment, le son ininterrompu
que ne peut produire le choc d’aucun d’objet, le son incréé, sans commencement ni fin,
le mantra primordial, l’image auditive de l’éternité : le Ôm sanskrit dont la
prononciation annoncera la fin de La traversée du Tsangpo. Un très léger vent tapisse
l’espace. La présence de sonorités graves (que le compositeur affectionne tout
particulièrement1, parce que sans être agressives, elles vous pénètrent physiquement)
envahit l’écoute. Schwarz passe du « grand classique de la pédale grave en mi » à un
flot musical qui va crescendo : Chronique de l’impermanence joue des lignes
1
Il suffit pour s’en persuader d’écouter son anthologie sonore du Jazz dans laquelle la contrebasse minimisée par les mauvais enregistrements d’une technique ancienne - retrouve sa place. André Francis &
Jean Schwarz, Les trésors du Jazz, Le Chant du Monde, 2002.
201
mélodiques composées au clavier tandis que les percussions finales dérivent d’une
mailloche qui délaisse la grosse caisse pour aller frapper les cordes d’un piano. Le
compositeur conserve seulement les résonances qu’il mixe à l’endroit comme à
l’envers. Sentiers et secrets et Troisième souffle s’empare d’un même souffle dû à la
transformation en direct de la voix d’Élise Caron, dans une improvisation dirigée puis
recomposée par Jean Schwarz1. La démultiplication haletante de la chanteuse vocalisant
ses expirations métamorphose le souffle en percussions sensuelles. L’organe devient la
fabuleuse caisse de résonance du corps vivant, objet sonore, présence musicale.
La musique n’a résolument plus fonction d’accompagnement et participe
concrètement de la mise en souffle du poème qui s’oriente à l’oreille. Cette expérience
de création parallèle, due à la pratique velterienne de la fusion des genres, témoigne de
l’interaction des influences sonores et de l’écriture poétique. L’oralité éprouve un
spectre formidable : musique et mémoire se nouent dans la composition qui tisse les
résonances.
Inédite poésie en aval
L’écriture d’André Velter viendra donc en aval, dans le sillage d’une
géographie, d’une expérience, d’un rapport à l’être et d’une histoire sonore personnelle,
avec pour emblème majeur et anachronique visée, les inflexions tibétaines de la voix de
Marie-José Lamothe. Dédicataire exclusive du Haut-Pays, la traductrice des Cent mille
chants de Milarépa incarne cette présence au monde perdue, et c’est à sa mémoire que
s’effectue La traversée du Tsangpo.
Le premier mouvement s’apparente à un alap indien : André Velter s’accorde à
son sujet, raffine son thème, redécouvre les textes fondateurs, se plonge dans la
mystique tibétaine, rythme sa « mise en souffle »2 par ses « sautes de lectures »3 de
1
Schwarz-Caron, The Sea Maid Music, 1990, CD Ina-GRM. Le seul matériau constitutif de cette pièce
est la voix de la soliste Élise Caron. Les transformations ont été obtenues en direct sur Syter, le Système
de synthèse et traitement en temps réel de l’INA-GRM.
2
L’allusion à une préparation physique du poète n’est pas à prendre ici à la lettre (comme c’est parfois le
cas lorsque l’écriture du poème retrace une marche d’altitude). Cette mise en souffle s’apparente plutôt à
une mise au diapason du souffle du corps et nécessite une mise en condition spirituelle, ontologique.
3
En écho aux « sautes de récit, comme on qualifie généralement les coupures d’électricité après courtcircuit ou survoltage. Avec cette différence que chez [René Char] la lumière ne manquait pas : elle
changeait d’intensité, de vitesse, de couleur. Elle se métamorphosait, devenait radicalement autre. »
André Velter, « La terre nous aimait un peu », in René Char, L’Atelier des Brisants, 2002, pp.23-24.
202
l’aventureuse exploration d’Alexandra David Néel1 au Bardo-Thödol présenté par le
Lama Anagarika Govinda2. La structure s’élabore, les références se précisent, les
résonances se tissent, l’écriture se prépare. La traversée se propose à l’esprit comme au
corps : le périple physique incite à l’élévation mentale et l’expérience vécue du voyage
« change l’esprit d’aventure en aventure de l’esprit »3. C’est un retour au mode de
pensée tibétain, expérimenté dans sa force et sa complexité, qu’André Velter accomplit
pour prolonger l’écho d’une mystique extraordinairement juste. L’aimantation
spirituelle oriente la ligne d’horizon du poème à écrire. La composition poétique débute
tranquillement, à trois mois des premières représentations ; elle ne s’achèvera
véritablement que dans l’urgence des répétitions et connaîtra encore quelques légères
modifications au fil des spectacles, au contact de la scène : à l’épreuve de la mise en
bouche publique. L’expérience de la voix haute est un révélateur qui ne permet aucune
approximation lexicale et impose aux mots une justesse de sens et de son qui authentifie
la prise de parole du poète. Car « les mots sont la marque de l’esprit, les points finaux
ou plus exactement les étapes de séries indéfinies d’expériences qui, sortant du plus
inimaginable passé, parviennent au présent et constituent de leur côté les points de
départ de nouvelles séries indéfinies qui touchent à un futur tout aussi peu
imaginable. »4
Parallèlement à cette mise en condition psychique, l’univers musical conçu par
Jean Schwarz entre en résonance avec l’aspiration au poème. La volonté d’une
collaboration musicale témoigne d’une pratique poétique quotidienne fondée sur la
polyphonie et la rencontre des genres. Mais la nouveauté est ici radicale : « Polyphonie,
poème, oratorio, litanie, la musique jusqu’à présent est toujours intervenue après
l’écriture »5 explique André Velter. La traversée du Tsangpo opère un renversement
significatif : la règle s’inverse et l’écriture poétique succède à l’écriture musicale. Le
poème pour la première fois se compose à l’écoute de la composition qui oriente
l’espace sonore. La perception de l’œil qui naturellement nourrit la parole du poète face
1
Alexandra David-Néel et le Lama Yongden, La vie surhumaine de Guesar de Ling, Éditions du Rocher,
1978. Les dits du Bouddha, Dhammapada, Albin Michel, 1993.
2
Bardo-Thödol, le livre tibétain des morts, présenté par Lama Anagarika Govinda, Albin Michel, 1981.
Citons aussi : Shrî Aurobindo, Trois Upanishads, Isha, Kena, Mundaka, Albin Michel, 1972. Upanishads
du yoga, traduction de Jean Varenne, Gallimard, 1971. Patanjali, Yoga-Sutras, traduction de Françoise
Mazet, Albin Michel, 1991. Jean Herbert, Le Yoga de l’amour, Albin Michel, 1992. Les dits du Bouddha,
Dhammapada, Albin Michel, 1993.
3
André Velter, « Alexandra la grande », Le Monde des Livres, 5 avril 1985.
4
Lama Anagarika Govinda, Les fondements de la mystique tibétaine, Albin Michel, 1960, p.15.
5
André Velter, « J’entends ce qui s’écrit », entretien en annexe, 2000.
203
au travail pictural cède ici la place à l’oreille qui absorbe les sonorités. Ce n’est pas au
compositeur de s’inspirer de la musicalité du poème mais au poète de s’imprégner d’une
atmosphère sonore. La musique ne se greffe plus sur un poème préexistant mais
s’inscrit en amont. Cette inversion du rapport entre musique et poésie doit autant à la
rapidité d’exécution de Jean Schwarz qu’au désir d’André Velter de travailler à partir
d’une proposition musicale. L’expérience de cette double création presque simultanée,
s’engendrant l’une l’autre, se modifiant légèrement au fur et à mesure, correspond à la
mise en espace programmée de deux formes d’inspiration différentes. La captation
première de la traversée du fleuve tibétain constitue l’âme sonore autour de laquelle se
moulent les deux créations parallèles, l’élément déclencheur commun d’où partent, vers
des voies dissemblables, et sur un mode nouveau, le compositeur et le poète.
Le souffle tibétain
L’écriture d’André Velter rencontre l’approche musicale expérimentale et
sophistiquée de Jean Schwarz sur ce thème fondateur du Tibet, pays de toutes les
cristallisations. L’exactitude d’un tel viatique imposait, aussi nécessairement que
naturellement, la participation complice de Tenzin Gönpo1, qui ne tend pas à
authentifier l’aura d’un spectacle consacré au Tibet mais donne à entendre réellement et
physiquement la parole tibétaine.
Le spectacle s’élabore autour de cette troisième présence qui « assure à ce retour
amont le souffle même du Haut-Pays »2 : le musicien, danseur et chanteur tibétain
traduit dans sa langue les chansons spécialement conçues par André Velter et les met en
musique, renouant ainsi avec l’enchaînement chronologique poésie / musique qui
s’enrichit d’une insolite variation, celle de la traduction quasi simultanée. Son seul
instrument est ici la guitare dont le timbre familier module une harmonie nouvelle : le
premier accord qui amorce en solo La traversée du Tsangpo largue les amarres et donne
le ton de l’expérience à venir. La caisse de résonance amplifie l’intensité mélodique.
Les effets se répètent, magnifiés par la pure et simple sonorité exercée par la main sur
les cordes. Les rythmes fascinent jusque dans leur caractère répétitif. La voix puissante
porte les accents pénétrants du chant. Les couplets se succèdent. Les syllabes tibétaines
transforment le souffle poétique d’André Velter en libres psalmodies. Le refrain tourne
1
2
Tenzin Gönpo et André Velter ont créé le récital Souffle du Tibet à L’Isle-sur-Sorgue le 16 mars 2002.
André Velter, présentation du spectacle La traversée de Tsangpo.
204
à l’envoûtante ritournelle. La chanson accède à une temporalité autre qui s’autorise
l’amplitude, car la durée participe de la mise en voix des mots.
Si la lecture s’appuie parfois sur le souffle du vent (qui permet au texte de
prendre son ampleur tout en s’assurant une certaine tension), il en va de même des
danses de Tenzin Gönpo qui trouvent naturellement, et à deux reprises, leur inscription
dans la composition électroacoustique – tout particulièrement avec Reprendre souffle
dont la mélodie apaisée rythme admirablement l’élan du corps. La trajectoire physique
suit naturellement l’impulsion musicale. La réussite est d’autant plus étonnante que Jean
Schwarz ignorait qu’une tierce personne s’associerait à la création. Réticent à l’idée
d’ajouter une inconnue qui risquerait de perturber la composition générale, il est très
rapidement enchanté par la manière dont les interventions s’imbriquent. L’identité
tibétaine impose un engagement réel. Cette irruption prend d’autant mieux place dans la
partition préexistante qu’André Velter l’avait en tête. Aussi s’insère-t-elle avec justesse
et naturel, ce qui n’aurait pas été évident s’il s’était agi de composer ensemble.
La temporalité oriente ainsi tout du long La traversée du Tsangpo :
Dans ce temps suspendu tout arrive à son heure.
Aujourd’hui perdure dans la mouvance d’il y a plus de mille ans, dans ce
mouvement des effets et des causes qui noue ensemble nos destinées.
Ce n’est pas le passé qui nous escorte, mais nous qui dérivons dans une errance
sans limite et sans fin. 1
En amont il y a d’abord cette résurrection enregistrée d’un passé perdu, une
composition musicale qui chemine solitaire, une écriture poétique qui se déploie dans ce
sillage sonore, puis une mise en regard des deux formes à laquelle vient s’ajouter la
présence vocale, instrumentale et corporelle de Tenzin Gönpo. La chronologie
s’accélère à quelques jours des premières représentations. Velter termine son poème ;
Gönpo ses mises en musique autant que ses traductions ; seul Schwarz se familiarise
tranquillement avec sa table de mixage. Temporalité resserrée des soirs de spectacle où
les partitions s’affinent ; certains mots qui ne résistent guère à l’épreuve du public sont
remplacés tandis que La traversée s’effectue. La chanson Udumvara qui n’existe pas
encore au moment de la scène sera composée par Tenzin Gönpo quelques semaines plus
tard. Et viendra occuper la plage 15 qui lui était réservée sur le disque à venir2, trace
d’un récital abouti. La concordance des temps apparaît incroyable dès lors que Bartabas,
après s’être tourné vers l’Inde ou la Corée, entraîne l’écurie Zingaro dans la découverte
1
2
André Velter, La traversée du Tsangpo, Rencontres, 2003.
Velter, Schwarz, Gönpo, La traversée du Tsangpo, CD Thélème, 2003.
205
du chant diphonique des moines tibétains du monastère de Gyutö auquel André Velter
consacra l’un de ses articles du Monde1. Ainsi Tenzin Gönpo a-t-il rallié la troupe
tzigane et fait partie du Théâtre équestre durant les trois années de la tournée de
Loungta. Et que dire du récent compagnonnage de Bartabas avec Jean Schwarz, invité à
composer la musique du spectacle versaillais donné à l’été 2008 sur le Bassin de
Neptune intitulé, en clin d’œil aux shakespeariens nightmares de Lady Macbeth, Les
Juments de la Nuit, si ce n’est que le grand écuyer d’Aubervilliers n’est pas venu en
vain à la Maison de la Poésie de Paris, un soir de l’hiver 2002, pour assister à l’une des
toutes premières représentations de La traversée du Tsangpo.
Les chants tibétains du Tsangpo concrétisent l’oralité de la partition poétique
velterienne. Les langues se croisent pour délivrer l’original français et la version
tibétaine chantée par Tenzin Gönpo. Là encore c’est une expérience inédite pour le
poète qui choisit d’écrire des chansons destinées à la traduction. La traversée du
Tsangpo s’autorise tous les élans : prenant la norme à revers, Velter renverse les points
cardinaux, transmue le centre de la carte vers le soleil levant, et passant d’une langue
répandue à un vocable peu pratiqué, célèbre la métamorphose de l’alphabet français en
écriture tibétaine. Cette étonnante translation se destine pourtant au public français qui
n’a, dans son immense majorité, aucune connaissance approfondie de la civilisation
tibétaine. C’est une chance nouvelle que cette inversion des repères, un surcroît
d’ouverture, un accès qui annule les frontières et s’offre au plus grand nombre. La
poésie n’est plus ici le domaine réservé de quelques initiés. Elle est au contraire ce
précipité qui, s’adressant toujours à une oreille singulière parle à l’esprit de tous, avec
plus ou moins d’échos et d’alarmes. Comme Antoine Vitez2, Velter défend « l’élitisme
pour tous » ; chacun de ses spectacles vérifiant cette vision, peut enchanter ainsi, sans
distinction, néophytes ou aficionados.
La voix enregistrée
Une telle tendance - plus proche de l’instinct que de l’inclination - incite à tout
imaginer : « C’est à partir de [la] musique [de Jean Schwarz] que j’ai écrit mon poème,
1
Le monastère de Gyutö fut « détruit en 1959 lors de l’invasion des troupes communistes chinoises. La
plupart des mille moines qui l’habitaient furent tués. Une centaine d’entre eux purent gagner l’Inde,
reconstruire un monastère dans la région de l’Arunachal Pradesh, un État du Nord-Est, et assurer ainsi la
continuité de la transmission religieuse et artistique. » André Velter, « Chants secrets des lamas
tibétains », Le Monde, 4 juillet 1990.
2
Qui rencontra A.V., porteur de mêmes initiales, quelques années avant sa mort et lui adressa une lettre
complice à l’occasion de la parution de L’Arbre-Seul. In A.V., « dans la lumière et dans la force », p.83.
206
souhaitant d’emblée y associer pour quelques séquences la voix enregistrée de Laurent
Terzieff »1 précise le poète.
L’homme qui s’était glissé, au sortir de son spectacle consacré à Bertold Brecht2
sur la scène de la Mutualité, tel une apparition, au soir du 11 mars 2002, en merveilleux
point d’orgue au Meeting Poétique, pour dire par cœur, à blanc et debout devant plus de
deux mille personnes Rilke puis Brecht, accepte de livrer sa voix. C’est au Théâtre Rive
Gauche, où il joue Le Regard de Murray Schisgal, que Laurent Terzieff, le 19 novembre
2002, lit trois poèmes d’André Velter (extraits du Haut-Pays et Peuples du Toit du
Monde3) au micro de Jean Schwarz qui l’enregistre. La parole velterienne qui se veut
verticale trouve en la personne du grand comédien une aura décuplée. Il y a avant tout la
voix qui résonne du souffle des âges ; cette émouvante tessiture qui mêle la profondeur
et le cristal ; cet enrouement fragile qui livre le sens et le mystère ; cette intensité vocale
qui porte l’oralité de la poésie pure. Il y a ce long corps droit et émacié qui incarne la
parole. Il y a cette présence délicate qui dit le poème. Il y a ce visage diaphane auréolé
de lumière qui appelle l’intériorité. Il y a ce regard bleu d’une étonnante clarté qui a
choisi d’explorer le dire poétique autant que le décor noir et blanc des films de gangster
d’antan. Il y a cette bouche à l’immense sourire qui malaxe les mots. Enfin, il y a ce
fabuleux passeur de textes qui sait depuis toujours que « les vrais décrypteurs de la vie,
ce sont les poètes »4, et pense « avec René Char, qu’ils sont capables de faire surgir les
mots qui savent de nous ce que nous ignorons d’eux »5. Dès lors, la transmission orale
du poème par le comédien nécessite davantage une véritable intimité avec la langue du
poète qu’une connaissance sans faille. Laurent Terzieff allie le plus souvent les deux,
afin de délivrer l’œil de la page, la langue de la lecture et de porter la voix haute à même
le corps. Ce travail implique un long apprentissage qui passe du plaisir de la découverte
au déchiffrage quotidien jusqu’au compagnonnage qui restitue sens et pouvoirs au
poème. Car les mots éprouvés deviennent d’indéfectibles complices capables d’escorter
le cœur dans le chaos du monde :
Pour que le comédien tienne vraiment son rôle dans l’oralité de la poésie
il faut qu’il ait défini pour lui-même une fois pour toutes les différents sens
cachés du poème mais sans jamais vouloir les imposer à l’auditeur. Il faut
1
André Velter, présentation du spectacle La traversée de Tsangpo.
Moi, Bertold Brecht, Compagnie Laurent Terzieff, mise en scène de L. Terzieff, Théâtre Molière, 2002.
3
Il est intéressant de noter que l’intervention de Laurent Terzieff voulue par André Velter correspond aux
trois poèmes anciens contenus dans la partition inédite de La traversée du Tsangpo.
4
Paul Morand, préface à Blaise Cendrars, Du monde entier, Poésie / Gallimard, 2006, p.11.
5
Discours prononcé par Laurent Terzieff au Printemps des Poètes. Repris sous le titre « À propos de
l’oralité en poésie » dans le livret de Moi, Bertold Brecht, CD Thélème, 2002.
2
207
essayer et faire en sorte que, pendant le temps de la représentation, le
poème devienne la propriété de tous (…)
Pour que le comédien soit véritablement un passeur, et non seulement un
diseur, il faut qu’il ait envie de nous faire partager, comme on partage un secret,
le plaisir qu’il a lui-même éprouvé en découvrant le poème (…) Cela suppose
selon moi que le comédien ne devrait dire que les poètes qui occupent une place
privilégiée dans son esprit.
Il faut qu’il sache nous transmettre son émerveillement, que sa voix et sa
diction s’ouvrent sur un paysage de mots d’où s’élève un chant avec son rythme,
ses couleurs, ses silences, que ce pays de mots soit le lieu du poème où
l’auditeur pourra se promener en toute liberté choisissant lui-même ses chemins
quitte à les tracer lui-même et quitte aussi à s’y perdre. 1
La voix enregistrée de Laurent Terzieff succède à l’ouverture chantée de Tenzin
Gönpo et restitue le sens de l’Invocation initiale. Elle impose sa présence et donne au
souffle une ferveur verticale. Cette parole invisible qui semble venir d’en haut capte
l’écoute et place la représentation sous le signe d’une réalité autre :
Cette vision donne un corps à l’immuable
Ce qui est se dit mot à mot
Les sources de la parole se tiennent en altitude 2
« Voyage d’altitude, approche de l’autre rive, célébration de la pure lumière, La
traversée du Tsangpo est aussi le poème d’une présence, d’une mystique, d’un
engagement sans retenue. C’est un pacte renoué, à la vie à la mort, avec la voie qui
éveille et foudroie »3 confie André Velter. Cette présence absence de Marie-José
Lamothe imprègne le spectacle. Son évocation au dernier couplet de la chanson
Udumvara, encadrée par les deux seuls poèmes qui jouent du passage de la voix
enregistrée à celle d’André Velter sur scène, consacre le flux des résonances.
La fin du spectacle se compose principalement autour de ces deux textes écrits
entre 1987 et 1993, dans la proximité du premier voyage au Tibet, à l’origine de cette
traversée du Tsangpo. André Velter qui pensait écrire intégralement sa partition
poétique se trouve face au dilemme de la redite ou de la reprise. Le Haut-Pays « est le
troisième pôle de la terre : là où les boussoles s’essoufflent et perdent leurs repères, là
où s’ébauche un réel aimanté. Ce qui s’éprouve alors, c’est l’expérience même du
lointain et du proche, de l’infini, de l’infime, de la plénitude et du manque. Il y a tout
ensemble le jeu des muscles, l’ivresse des visions, le silence, la solitude, la montée des
mots ou des chants. Il y a aussi comme une traque fervente qui s’exalte, s’irrite,
1
Laurent Terzieff, Moi, Bertold Brecht, livret de CD, Thélème, 2002.
André Velter, « Invocation », in « L’archer s’éveille », Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.45.
3
André Velter, présentation du spectacle La traversée de Tsangpo.
2
208
s’émerveille de son propre mouvement. Il va sans dire que ce parcours n’est pas celui
d’un dévot. La rencontre avec le bouddhisme tibétain, si intense, intervient d’abord et
tout naturellement dans le sens de la marche : c’est une approche physique, pas un acte
de piété. »1 Le livre de poèmes témoigne avec justesse des périples sur le Toit du
Monde. Dès lors faut-il réécrire, sur un ton nouveau quoique rétrospectif, ce qui a déjà
été éprouvé, confié, écrit, composé et publié sept ans auparavant ? L’agencement final
du Haut-Pays révèle l’accès spirituel autant que l’arrivée physique. Velter respecte la
vérité première du dénouement poétique originel. Le terme du voyage apparaît
identique : les spectateurs de La traversée du Tsangpo peuvent reconnaître l’épilogue
du Haut-Pays qui se prolonge en coda ou encore l’ouverture de Peuples du Toit du
Monde dont la refonte apparaît ici sous le titre de Troisième Pôle. La reprise dépasse la
citation car la lecture de Chronique de l’impermanence déploie le jeu sonore de la
double présence : deux voix se répondent pour dire ensemble le poème de la
transmutation. La voix off est celle de Laurent Terzieff qui, moins narrateur qu’oracle,
décline son enseignement sur le mode anaphorique du il dit, réminiscence velterienne
du il chanta de Milarépa. La répétition renforce le néologisme de forme donné au titre
afin d’offrir son contraire à la permanence :
Il dit : « - La goutte de pluie ne se noie jamais dans l’océan. Elle ne se perd pas,
même si personne ne la distingue plus. » 2
D’emblée le mot de Chronique définit le long poème comme un recueil de faits
réels. Les sensations s’annoncent authentiques et scrupuleusement rapportées dans
l’ordre de leur succession. Les accents de vaticinations modulent la perception des
éléments et des sens. La syntaxe se simplifie mais le sens s’aiguise :
Celui qui danse
Approche d’une aube vide
La terre a disparu
Et la lumière écoute 3
La spiritualité bouddhique s’infiltre jusque dans les mots. Le rôle du « maître à
penser » revient au comédien absent dont la voix profonde transforme la réflexion
complexe en paroles d’évidence. Sentiers et secrets marque l’étape ultime, arrivée du
voyage qui clôt Le Haut-Pays et constitue l’avant dernier poème de La traversée du
Tsangpo. L’ascension s’est vécue dans les têtes autant que dans le corps. La voix
1
André Velter, Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, réédition de 2002, quatrième de couverture.
André Velter, « Chronique de l’impermanence », Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.103.
3
André Velter, « Chronique de l’impermanence », Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.93.
2
209
enregistrée d’André Velter succède à sa propre voix sur scène, d’une strophe à l’autre,
personnifiant l’écho de l’élévation. La voix off est celle de la première personne :
Je ne parle pas de la caverne aux étoiles
mais des lointains sur terre où sont nos équipages 1
La multiplication des effets de voix qui concorde avec la fin de la représentation
symbolise peut-être cet accès personnel à la voie qui éveille. L’ultime lecture consacrée
au Mantra de Tchenrézigs (extrait de la dernière page de Peuples du Toit du monde) est
délivrée par Laurent Terzieff qui indique l’accès. C’est à lui qu’il appartient de
psalmodier le « om mani padmé hûm hrîh », les sept fameuses syllabes qui auraient pu
sembler factices dans la bouche du poète. Car, comme l’a écrit le Lama Anagarika
Govinda, « dans l’ère de la Radio [de la télévision] et des journaux où les mots, parlés
ou écrits, se projettent par millions et sans choix dans le monde entier, la valeur du
vocable est si bas descendue qu’il est difficile de donner à l’homme d’aujourd’hui une
idée - même lointaine - de l’attitude respectueuse que l’homme des temps plus
spiritualisés et les civilisations religieuses observaient à l’égard du mot, porteur de la
tradition sacrée et incarnation de l’esprit. »2 L’oralité est à son comble dans ce mantra
qui « appelle le souffle » et l’éternelle répétition. Tenzin Gönpo joint son chant à la
parole du comédien et la traversée s’achève sur une ultime chanson. L’inscription
tibétaine concrétise les deux pôles du spectacle, telle une âme de chaque côté de la rive.
Le sourire du Bouddha
C’est donc une « approche physique » que cette Traversée du Tsangpo,
« comme un vagabondage au petit bonheur sur la face claire du Toit du Monde »3 ;
l’altitude « n’accueille que des ascèses gaies où le corps est en fête et l’esprit des plus
libres »4. Ainsi l’insolite ironie s’accorde-t-elle naturellement au mode de pensée
bouddhiste « car il n’est pas requis / de marcher sur les flots »5 :
On dit que le bouddha Sakyamuni, qui n’était encore éveillé que d’un œil,
rencontra un ermite au bord d’une rivière.
L’homme se tenait dans un terrible dénuement, quasi squelettique, proclamant
qu’il ne dormait jamais et ne mangeait qu’un grain de riz par jour.
- Depuis combien de temps, s’enquit Sakyamuni ?
1
André Velter, id., p.145.
Lama Anagarika Govinda, Les fondements de la mystique tibétaine, Albin Michel, 1960, p.18.
3
André Velter, La traversée du Tsangpo, Rencontres, 2003.
4
André Velter, Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, réédition de 2002, quatrième de couverture.
5
André Velter, « Marcher sur les flots », La traversée du Tsangpo, Rencontres, 2003.
2
210
- Trente ans, lui fut-il répondu.
- Et à quelles réalisations êtes-vous donc parvenu ?
- Voyez ce courant, ces remous, dit fièrement l’ascète, eh bien, je les franchis à
pied.
- Prodigieux, murmura le Bouddha, après tant et tant d’austérités… alors qu’il
suffit d’un sou dans la barque du passeur !
Est-ce là, au bord de cette rivière, que l’on décela pour la première fois
l’esquisse du plus parfait sourire ? 1
Le poème divague entre vers et récit au rythme du courant, fluctuant entre les
bancs de sable. « À la limite du ciel et de la terre, du réel et de l’imaginaire, du monde
des dieux et de celui des hommes ; (…) là où les sommets se confondent avec les
sphères de l’invisible, souffle l’Esprit du Tibet »2 qui révèle l’être au monde. La quête
spirituelle stimule la conscience qui ne s’aveugle pas dans l’absolue révérence mais
exerce son sens critique. L’humour à l’égard du Bouddha - qui n’est encore éveillé que
d’un œil (soit seulement à demi bouddha3 !) - et la distance à l’égard de l’ascète - qui
s’enorgueillit de marcher sur les flots - témoignent d’une libre vision. L’esprit qui invite
à sourire est ici en alerte, l’œil critique requis et l’entendement recommandé. Cependant
le jugement n’est nullement rendu, car il n’y a pas ici à chercher de morale. La
conclusion tourne moins à la sentence qu’au sous-entendu. Esprit et spiritualité vont de
paire sur la Voie de l’Éveil. Et le poète le prouve lorsqu’il consacre plusieurs feuillets à
Tintin au Tibet. Ainsi débute l’article :
En près de vingt-cinq ans de séjours au Tibet et dans l’Himalaya, je n’ai
jamais vu le moindre moine, le moindre ascète, le moindre chaman, pas plus que
le plus réputé des maîtres spirituels, en état de lévitation. Ce n’est pourtant pas
faute d’avoir suivi leurs faits et gestes ni d’avoir vérifié sans cesse l’adhérence
au sol de leurs bottes de feutre. 4
Sur les flots du Tsangpo, Velter navigue à l’estime dans le sillage des légendes.
Batelier de la voix, il accommode les ingrédients de la fable au souffle du poème :
« nous sortons d’âge en âge / du tamis d’une fable »5 ; « avec quelques fables au creux
de la mémoire. On dit que le Bouddha Sakyamuni »6 ; « Et c’est l’histoire (…) dans ces
légendes-là »7 ; « montait un récit déraisonnable, impensable / et qui disait déjà à livre
1
André Velter, « Après tant d’austérités », La traversée du Tsangpo, Rencontres, 2003.
André Velter, Marie-José Lamothe, Peuples du Toit du Monde, Chêne/Hachette, 1981, rabat de couverture.
3
Car en sanskrit « le mot bouddha est un nom commun qui signifie simplement éveillé ». Pascal Quignard,
Les Ombres errantes, Grasset, 2002, p.70.
4
André Velter, Tintin au Tibet, Télérama Hors-série, janvier 2003, p.36. Reproduit en annexe.
5
André Velter, « Vers Samyé », La traversée du Tsangpo, Rencontres, 2003.
6
André Velter, « Après tant d’austérités », La traversée du Tsangpo, Rencontres, 2003.
7
André Velter, « Le cavalier noir », La traversée du Tsangpo, Rencontres, 2003.
2
211
ouvert l’apocalypse en marche sous nos pas »1 ; « il dit »2 ; « on dit que tu fleuris »3…
L’oralité s’exerce doublement, à la fois par la transmission orale de récits - entre réalités
historiques et adjonctions légendaires -, et par la forme donnée au poème. L’architecture
repose sur une mise en abîme de la parole, à l’œuvre antérieurement dans la mémoire
collective, puis dans les écrits, puis dans le poème et finalement dans la voix haute du
spectacle. L’épopée passée s’infiltre au cœur de la chronique personnelle. La narration
se fonde autant sur les annales que les détails imaginaires car la parole active préserve la
mémoire des lieux ravagés, des consciences exilées et des massacres perpétués au Tibet
« terre de renaissance »4.
Du live au livre
Le spectacle s’appréhende sur scène et en direct : la présence de Jean Schwarz
derrière sa table de mixage orchestrant la dérive des sons s’accorde au parti pris affiché
d’une mise en scène élémentaire. La source sonore n’est pas hors champ (comme c’est
d’ordinaire le cas en raison du faible attrait scénique) afin qu’aucune des composantes
ne soit occultée. Le poète lit debout, derrière un simple pupitre placé côté cour, tandis
que Tenzin Gönpo se tient au centre. Une telle sobriété n’est possible que dans ce genre
de configuration initiale. Remplacer l’auteur par un comédien et la présence du
compositeur électroacoustique devient accessoire. Le rudimentaire ne se justifie à la
scène que dans une interprétation des « créateurs » eux-mêmes. C’est un sujet d’ailleurs
de réflexion puisque les reprises de La traversée du Tsangpo se sont multipliées, et
qu’André Velter se refuse à devenir le comédien de ses propres textes. Or la création se
doit de garder un caractère unique et authentique contraire aux conséquences de la
répétition. L’éphémère de la représentation se prolonge par l’intermédiaire du disque,
réalisé dans la foulée des cinq soirées données à la Maison de la Poésie. Le média offre
une transmission délivrée des contraintes de la temporalité : l’auditeur est libre de ses
écoutes.
L’aventure sonore se double d’un projet éditorial. Le spectacle étant
majoritairement composés d’inédits, l’évidence d’une édition de La traversée du
Tsangpo s’impose naturellement. Restituer la vérité du poème nécessite une
1
André Velter, « Face à l’histoire changer la mort », La traversée du Tsangpo, Rencontres, 2003.
André Velter, « Chronique de l’impermanence », La traversée du Tsangpo, Rencontres, 2003.
3
André Velter, « Udumvara », La traversée du Tsangpo, Rencontres, 2003.
4
André Velter, « Alexandra la grande », Le Monde des Livres, 5 avril 1985.
2
212
présentation proche de la partition qui tienne compte de la présence des trois
participants. L’optique d’un livre à tirage limité offre toutes les possibilités et permet la
réalisation de toutes les envies : le format adopté est celui d’un petcha tibétain présenté
dans un emboîtage rouge de 13 centimètres sur 40, livre traditionnel tibétain composé
de feuillets volants de forme oblongue, que l’on tourne d’avant en arrière. Les
interventions musicales de Jean Schwarz sont signalées sous forme de brèves
didascalies entre parenthèses et les traductions tibétaines de Tenzin Gönpo participent
de la mise en page du poème. Là encore (après la composition musicale précédant
l’écriture poétique ou le passage de la traduction du français en tibétain), la chronologie
se déroule à rebours et l’édition procède d’une inversion originale : s’il est fréquent
d’adapter des œuvres publiées à la scène, il est peu courant d’assister à la publication
d’un texte après sa mise en voix. Ce n’est pas le spectacle qui est tiré du livre mais bien
le livre qui découle du spectacle. L’édition succède donc aux représentations. La
typographie restitue le mouvement de la création. La pagination s’accorde au souffle de
l’oralité première. La voix haute s’inscrit en amont du livre et témoigne résolument
d’une pratique poétique vivante. Le texte destiné à la publication subit quelques rares
modifications afin de s’assurer de sa corporéité sur la page, car il doit non seulement
réussir l’épreuve charnelle du public mais aussi celle du livre, soit sa mise en espace
sonore autant que silencieuse. Le premier tirage de La traversée du Tsangpo fait par
André Velter en vue des représentations s’était, on ne sait pourquoi, imprimé en bleu.
Ce détail - hasard heureux et signifiant lorsqu’il s’agit de la traversée d’un fleuve - est
conservé dans la version définitive composée par l’imprimerie parisienne Del Arco.
Reste à choisir l’artiste apte à illustrer cette transcription écrite du spectacle.
Bien qu’ayant travaillé avec de nombreux peintres, André Velter ne trouve pas la
personne qu’il désire associer au Tsangpo. Les noms défilent mais les aspirations
diffèrent : la fluidité picturale de Zao Wou-Ki correspond à l’élan de La traversée mais
la figure du peintre chinois sans affinité tibétaine s’y oppose ; de même, l’impulsion des
calligraphies de Fabienne Verdier révèle une fabuleuse énergie ascendante mais
l’empreinte chinoise demeure trop présente pour accompagner une thématique
exclusivement vouée au Tibet.
La rencontre se fait à la sortie d’une représentation alors qu’André Velter
envisage déjà d’éditer le texte. Ce sont Yvette Ollier et Ernest Pignon-Ernest également rencontré au moment d’un premier travail commun en 1992 pour Ça cavale qui invitent Francis Herth à les accompagner. Ce dernier dira plus tard avoir ressenti à
213
deux ou trois reprises au cours de La traversée du Tsangpo cette sensation qui passe
chez lui par le poignet quand peindre devient autre chose. Intime d’Edmond Jabès,
François Cheng et Fabienne Verdier, le peintre arpente un même terrain de prédilection.
La consanguinité d’énergie s’exprime sur le versant oriental de la pensée. Avant même
qu’André Velter ne découvre son travail, la collaboration semble s’imposer d’évidence.
Chose extraordinaire : la peinture de Francis Herth illustre cette profondeur musicale,
créée par Jean Schwarz, fluctuant entre abysse fluide et sommet minéral. Dans son
atelier de la Ruche1, un papier Japon traité à la verticale et dans les bleus évoque entre
tous le passage de l’élément liquide, en bas, au minéral, en haut. L’élévation est
naturelle, la mise en altitude familière : le terme de transmutation ne s’applique plus
seulement à la musique, au chant, à l’écriture velterienne ou à la voix mais aussi à la
représentation picturale. La découverte tient du hasard objectif, tel qu’annoncé par
André Breton. Elle apparaît comme stupéfiante, intervenant dans une temporalité active
et resserrée, puisque les résonances s’imposent et que la complicité élective incite
spontanément à l’intervention du peintre. La constatation de Valéry se vérifie à l’heure
de la rencontre : « Il arrive que l’œuvre de l’un reçoive dans l’être de l’autre une valeur
toute singulière, y engendre des conséquences agissantes qu’il était impossible de
prévoir… »2 Francis Herth réclame l’intégralité de la partition ainsi que le disque réalisé
par Jean Schwarz, indispensables matériaux à sa mise en condition. L’adéquation des
sensibilités s’exprime jusque dans la présence sur la table de l’artiste d’un livre de
Chögyam Trungpa, auteur de Shambala la voie du guerrier exploré par André Velter au
moment de la rédaction du Tsangpo.
Se dégage de l’atelier du peintre une atmosphère pénétrante où le calme, la
lumière et la sérénité concourent au sentiment de paix. De nombreux objets rappellent
l’univers harmonieux du calligraphe. La ritualisation de l’espace ordonne le climat
intérieur, reflet extérieur fidèle d’une visée personnelle. La peinture s’appréhende
comme un rite quotidien, réclamant un agencement minutieux du lieu et une préparation
intime de l’officiant, semblable à celle de la cérémonie du thé. Pierres à encre, porte
encens, bol à thé, successions ordonnées de pinceaux suspendus, musique orientale,
estampes japonaises, sceaux en attente d’apposition, chaque élément atteste du rapport à
la recherche picturale. Cette dernière participant d’un art de vivre. Oui le cas de Francis
1
Cité d’artistes créée au début du XXème siècle par le sculpteur Alfred Boucher. La « Villa Médicis »,
véritable foyer d’artistes très vite surnommée « la Ruche », se tient toujours au 2 passage Dantzig, à Paris.
2
Paul Valéry cité par Alain Jouffroy, Baj chez Proust, Les Guermantes, Seuil, 2000, p.25.
214
Herth révèle une approche existentielle de la création, allant bien au-delà de la pratique
artistique. L’exigence esthétique est à l’œuvre avant même de se mettre au travail. Telle
la poésie vécue, en perpétuelle recherche d’authentification ontologique, la « peinture
vécue » s’attache à l’être par-delà la représentation.
Huit pleines pages du livre sont finalement réservées aux peintures de Francis
Herth. La dominante bleue, emblème de l’eau, rythme le cours du périple. Les
sérigraphies, presque aquatiques, replongent l’écriture au centre du fleuve, miroir où se
mêlent le ciel et les montagnes. Supports de méditation, mandala immergé délivré de la
géométrie, elles incarnent visuellement cet espace donné à la respiration –
physiquement assumée sur scène par les deux passages dansés de Tenzin Gönpo.
Remous graphiques, méandres de l’encre et ressacs du pinceau escortent le débit vers
son ultime destinée maritime. La thématique en accord avec la tendance spirituelle
japonisante de Francis Herth évoque immanquablement La vague d’Hokusai. La suite
composée de huit peintures - choisies parmi une vingtaine de réalisations - prolonge
pourtant l’esprit du Tibet qui considère ce nombre, symbole de l’infini dès lors qu’il est
couché, comme bénéfique. L’azur azulejo s’accompagne de deux monochromes rouges
succédant au Bardo et encadrant Chronique de l’impermanence et Udumvara. Couleur
tonique, essentielle dans le bouddhisme tibétain, et plus généralement auspicieuse dans
le monde oriental, le rouge s’est imposé au peintre qui l’avait abandonné depuis
plusieurs années. Ce retour d’énergie intuitivement senti et picturalement transmué
reflète la véhémence du texte, tout comme le vent qui, modulé par Jean Schwarz, porte
l’allant des mots. La violence s’exprime dans le rouge, se dépasse, se pacifie avant de
retourner au bleu… Ces deux composantes fondamentales miment en quelque sorte la
transmigration de l’âme au cours des quarante-neuf jours suivant la mort. Les
interventions au pinceau en marge du texte semblent des migrations, spatiales et
spirituelles, entre vague et nuage, ressacs et méandres. L’œil perçoit parfois le
mouvement contractile d’une méduse faite d’encre qui, elle aussi, voit rouge !
L’avancée picturale suit le pouls du poème, accompagne le souffle et souligne l’énergie
qui innerve les mots.
L’intervention finale de Jean Schwarz, qui s’en tient au seul bruit du galop d’un
cheval, semble procéder d’une intuition comparable. L’acception céleste transforme
aisément l’animal, monture privilégiée de la quête spirituelle, en véhicule
psychopompe. Cependant le compositeur est en droit d’ignorer que l’enseignement du
Bardo s’assimile au contrôle de la bouche du cheval par les brides ou encore que,
215
Ratnasambhava, Bouddha du Sud et symbole solaire dans le Bardo-Thödol, est assis sur
un trône constitué de chevaux ! La justesse de l’adéquation s’explique donc davantage
par le caractère décisif d’une fusion des genres que par la mise en pratique de
connaissances multiples.
C’est dans ce creuset que se mêlent les expressions créatrices, et confèrent à La
traversée du Tsangpo son caractère singulier, sa tonalité à part. Musique, poésie, voix,
chant, danse et peinture : c’est une expérience qui n’a guère d’autre exemple. La reprise
du spectacle à l’automne 2003 s’accompagne d’ailleurs d’un point d’orgue qui boucle
l’aventure avec la sortie chez Gallimard d’une nouvelle édition : Le Haut-Pays suivi de
La traversée du Tsangpo. Car la bonne aventure a bien été le ferment de cette œuvre en
miroirs, en échos et en ressouvenir. Œuvre en extension où l’oralité n’a cessé de se
déployer suivant toutes les pistes à la fois. Telle l’épaule en dedans sur trois pistes qui
est, selon le maître portugais de l’art équestre Nuno Oliveira, l’aspirine du cheval. Ou,
enfin, telle les plis d’un éventail géant qui n’en finirait pas de découvrir la finesse du
motif. Avec pour ultime accomplissement en date un tout nouveau spectacle et disque
au souffle cavalier, sur des musiques de Jean Schwarz : Récital équestre, né des poèmes
et proses d’André Velter à la gloire du cheval, depuis les steppes d’Afghanistan
jusqu’au terrain vague d’Aubervilliers où campent les Zingaro.
216
IV. UN VERBE À CHEVAL
217
Quel est le temps où tu désires vivre ?
Mon désir est de vivre à l’impératif, participe futur,
voix passive - au « devant être ».
Tel est mon vouloir. Telle, ma joie. Il y a là comme
un honneur équestre, honneur de basmatch et de cavalier.
Telle est précisément la joie que je trouve au glorieux
gerundivus latin. Ce verbe à cheval.
Ossip Mandelstam, Voyage en Arménie,
traduction André du Bouchet.
218
Je n’ai jamais vu le poète d’Un royaume indocile et solaire à cheval si ce n’est
sur des photographies parfois plus vieilles que moi. Ce verbe à cheval ne serait-il donc
pas un rien exagéré pour un signacien certes au long cours, mais qui va généralement à
pied ? Et qui, ayant décliné l’offre de Bartabas de veiller aux beaux jours de l’une des
nobles montures retraitées d’Éclipse, ne rêve que d’un noir et vaillant mérens en
Provence ? À terre à cheval dit l’une des expressions des acrobates sans états d’âme de
la voltige. Figure sautée allant du galop à la terre, et du sol au cheval, et vice-versa, des
talons à la selle, et toujours dans le rythme…
S’il s’invente des vers souvent à la renverse, puisque sans verbe, André Velter a
le verbe haut – mais l’altitude jamais hautaine. Certains ont le verbe chantant ou fleuri,
lui a le verbe allant, comme ce cheval aux quatre fers du Vert Galant dont l’antérieur
levé vit au Musée Carnavalet. Or s’il n’est pas de Dieu caché dans ce Verbe-là, si ce
n’est un cheval, quels mots imaginer alors à dos d’équidé ? Le petit cheval peut s’en
tenir au trot, écrit l’auteur du Zingaro suite équestre en hommage à Paul Fort, moi je
suis au galop, et je force l’allure.1 Confidence, à coup sûr, qui a valeur d’indice. De
même que ce paquet de cartes enfantines afin de devenir le spécialiste des chevaux,
cadeau autant que clin d’œil « pour André Velter, étonnant voyageur, étonnant poète,
étonnant ami »2 de la part de la grande dame du polar à l’indienne Sarah Dars – qui sait
que le cheval mongol, « autant que la femme, la steppe et le désert, fut toujours célébré
par les poètes et les bardes »3.
Peu attaché aux règles de la versification, André Velter se plaît à malmener
césure et hémistiches, et quand il donne à l’alexandrin une allure personnelle, c’est
d’ailleurs souvent l’amble qui s’y colle :
Il y a sur la route tout le bruit qu’on peut faire,
Du fuel incomburé, des cartons, des vapeurs,
Des carlingues rouillées, des bouts de radiateur,
Tout cela tributaire du pas des dromadaires. 4
Le vers improvise son tempo et suggère à l’oreille une cadence nouvelle, sans
renoncer au charme musical des pieds à la douzaine : l’alexandrin libéré joue des
1
André Velter, « Ballade pour accompagner Paul Fort sur son petit cheval blanc », in Paul Fort… comme
un poète, Les Éditions du Coq à l’Âne, H.C., 1999, p.5.
2
Sarah Dars, dédicace à Bengal Hot, Piquier poche, 2007, p.5.
3
Sarah Dars, Mongolie, Seuil, 1979.
4
André Velter, « Main road », Du Gange à Zanzibar, Gallimard, 1993, p.108.
219
formules métriques, s’empare de la langue et revêt ici, à juste titre, ce que Jacques Réda
nomme son aspect « pneumatique ». Et l’étonnante chute, réjouissante car doucement
abrupte, entraîne le regard du vacarme moderne au flegme antique des camélidés à une
seule bosse. Heureusement, en dépit de son attachement aux chameaux de Bactriane
(auprès de qui les dromadaires ne sont pour lui que des demi-sels), André Velter ne s’en
tient pas aux caravanes oubliées des ruminants. Ainsi l’art équestre ne s’impose-t-il pas
seulement comme une évocation constante ou une référence tonique dans son œuvre,
mais en véritable pacte de vie, façon de penser, d’agir et d’être, qui incite une bonne
fois pour toutes à habiter cavalièrement le monde. Et « le lyrisme va l’amble, depuis les
sabots jusqu’au vertige de la lumière »1 prévient Patrice Delbourg.
1
Patrice Delbourg, L’Évènement du Jeudi, 26 novembre 1998.
220
Dans l’allant et l’allure
Comme chaque soir, après le spectacle éphémère de son Théâtre équestre,
Bartabas soupe à l’une des tables qui s’offrent aux spectateurs. Inventeur d’un genre
fragile et sans pareil, ce chef de troupe n’est cependant pas là en représentation. C’est à
Aubervilliers, entre des murs à demi ruinés, fondation fantôme de l’actuelle
antichambre de bois clair, qu’André Velter rencontre cet écuyer hors pair. À l’esprit du
poète « l’aventure Zingaro s’impose [déjà] comme un défi exaltant, fabuleux,
irréductible aux nouvelles normes planétaires ». Insolence vive « en tout point
cavalière »1 qui, d’entrée de jeu, répond au goût fringant et nomade du rêveur des
« galops de mémoire »2. Nous sommes en 1994, au temps où Chimère découvrait les
terres indiennes, prétexte fertile à la magie équestre d’une quête artistique autant que
spirituelle. Chorégraphie des hommes enturbannés, danse gitane des chevaux, musique
« du vaste Rajasthan »3, la route vers l’Orient est tracée. Les chants éraillés des Langas
et Manganiars, ces « bardes vagabonds »4 ou divagantes divas, ressuscitent une passe
ensablée dans « la fournaise »5 du désert de Thar.
Entre l’artisan de L’Atelier céleste de Bénarès6 et le penseur-picador qui s’abîme
immobile dans le miroir des eaux du Gange - comme exorcisant le mythe narcissique du
chasseur à l’épieu happé par Liriopé - il n’y a d’écart que l’élan d’une ascendante
enjambée. L’entremetteur et célébrant à tous crins de la cause équine, Jean-Louis
Gouraud, le sait, c’est celle du pied à l’étrier. Car pour le reste les territoires de leurs
affinités électives se recoupent nettement. Une simple référence et l’entente sera
évidente et profonde. Ce n’est pas Goethe réclamant un cheval pour suivre le battement
de son cœur7 que convoque Velter, mais l’un des grands poètes russes du siècle dernier.
Curieusement, c’est autour du génie latin que s’enracine l’amitié à venir. Étrange
1
André Velter, Zingaro suite équestre, Folio n°3385, 2000, quatrième de couverture.
André Velter, Marelle-Mémoire, Marval, 1998, p.7.
3
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.86.
4
André Velter, id., p.86.
5
André Velter, id., p.89.
6
André Velter, L’Atelier céleste de Bénarès, L’Étoile des limites, 1994.
7
« Es schlug mein Herz, geschwind zu Pferde ! / Es war getan fast eh gedacht. » « Mon cœur battait fort,
vite en selle! / Et, sitôt, j’étais à cheval. » Goethe Anthologie de la poésie allemande, traduction de JeanPierre Lefebvre, Pléiade, 1998, p.361.
2
221
marche d’approche que cette apologie du glorieux gerundivus. C’est sur le réjouissant
récit de Mandelstam1 - chevauchant les contreforts de l’Alaguez, une poule non plumée,
égorgée le matin même à Byourakan, bringuebalant au pommeau de sa selle - que le
dialogue s’enclenche. L’éloge de ce verbe à cheval éveille l’œil et l’oreille du cavalier
qui pense que parole et haute école n’iront jamais ensemble : « le texte t’envoie d’abord
à la tête, puis aux tripes. Le cheval, la musique te prennent d’abord à l’émotion, puis
peut-être à l’intellect. »2 Physique et intellect demeurent donc pour l’instant dos à dos.
Le temps ne tardera pas à fusionner la chair et les mots. Avec pour modèle, l’alchimie
de l’homme et du cheval qui ne sont pas l’un au-dessus de l’autre, ni l’un contre l’autre,
mais ensemble, par-delà le contact. Acteurs d’une union fugitive engendrant un être de
lisière, figure fabuleuse et double du centaure grec. Le repas a pris fin mais l’injonction
continue de trotter dans la tête de Bartabas qui dès le lendemain matin réclame par
téléphone la citation exacte de Mandelstam. Prémices d’une connivence prodigue, ce
premier épisode donne le ton au compagnonnage futur. Poète versus cavalier.
Association neuve pour synergie nouvelle. Conjonction de l’art absolu du langage et
d’une équitation silencieuse qui entend échapper à la langue. Deux formes d’expression,
que l’on dirait contraires, pour une même conquête. Coterie détonante et qui dure. Avec
bientôt, outre les textes de prose émaillant les livrets de spectacle, un premier manifeste
rédigé en vers et au triple galop, paru en 1998 à l’enseigne de Zingaro suite équestre.
Dès 1992, Ça cavale mettait à l’épreuve le métissage des genres. Dans cette
« cavalcade de mots et de sons »3 qu’il nomme Oratorio Rock, André Velter chamboule
les convenances et les catégories. L’histoire épouse le chaos du monde au rythme d’une
partition moderne et radicale. « Petite odyssée équestre, et néanmoins motorisée, de tous
les êtres en cavale »4, elle dit l’apocalypse, l’électrochoc du souffle, le sauve-qui-peut
des consciences. C’est un cri heurté, tantôt aimant, tantôt révolté, toujours violent. Un
hurlement dans la nuit des villes ou le sable des dunes. L’écho de la « longue déchirure
de l’écorce humaine »5. La fougue instinctive de ce franc-parler brutal et débridé
prélude au « grand galop de mots »6 lâché dans Zingaro. D’autant que c’est Ernest
Pignon-Ernest, prédiction muette tracée au crayon, qui illustre la maquette de Ça
cavale. Certes il n’y a pas de chevaux sauvages mais des chaînes, des gorges et des
1
Ossip Mandelstam, Voyage en Arménie, traduit par André du Bouchet, Mercure de France, 1984, p.108.
Bartabas, in Anne-Marie Paquotte, Zingaro, La saga des centaures, Télérama Hors/série, 2000, p.63.
3
André Velter, dédicace à ses parents.
4
André Velter, Ça cavale, Paroles d’Aube, 1992, quatrième de couverture.
5
André Velter, Ça Cavale, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Les Écrits des Forges, 1994, p.85.
6
André Velter, Zingaro suite équestre, Folio n°3385, 2000, quatrième de couverture.
2
222
cordes nouées. Pourtant l’espace organique de la page mime déjà l’élan pulsé de
l’écriture. La voix apache, tenue par Jean-Luc Debattice, s’accorde ainsi à la disposition
centrale des vers dont l’auteur a dû, un à un, dénombrer les signes afin de caler le flux
rebelle au beau milieu de la feuille. Triomphant de l’encre et du ruban de l’Hermes
Baby, l’ordinateur devient ce nouvel outil d’écriture qui ne ralentit plus l’énergie de la
langue. Qui, au contraire, donne corps sur-le-champ au timbre de la voix. Et autorise la
course folle du Zingaro suite équestre, écrit en un éclair au cours d’un été ébranlé.
Le tempo est donc imprimé noir sur blanc, duramen de mots, bois parfait lignifié
en plein cœur. Centre de gravité du livre, typographié, comme une cible immuable. Car
l’ultime plage endiablée du disque Jérusalem 2000 le prouve, Zingaro suite équestre,
toupie lancée dans la sciure des pistes, se donne à bout de souffle1. André Velter y
martèle debout, dans un entrain « jeté à pleins poumons »2, une poésie vécue et qui
monte à la tête. La vivacité de l’écriture impose à son lecteur une cadence prompte :
Tout est concerté pour que la lecture s’arrête une seconde au moment de
tourner la page puis reprenne aussitôt. Les images, les détournements
d’expression (« quand rien ne demeure / il y a péril en la pesanteur »), les
interpellations (« te voici donc à l’œuvre / don Bartabas de la Manche »), les
énumérations emballent constamment l’écriture. Il ne s’agit pas d’accomplir un
quelconque reportage, mais par la frappe et le rythme, de trouver des
équivalences aux frissons que procurent les corps et les lumières.3
Gérard Noiret relève « la célérité de la formule, le claquement des syllabes »,
soit cette oralité galopante que le poète tient à l’autre extrémité de la longe. La
concision des strophes retrace le mouvement de la composition, engouffrée dans un
tourbillon laconique de mots et d’ellipses dont nulle ponctuation n’entrave l’allure.
Depuis le titre sans virgule jusqu’à l’affirmation d’une unique disposition des vers sur la
page, une même impulsion témoigne de la continuité au fil des thématiques : de
Cabarets équestres en Opéra équestre, l’élan se précise. Chimère, Éclipse, Triptyk,
Loungta, Battuta, sept lettres qui portent la griffe de Zingaro et multiplient les traces
d’une recherche absolue : « l’émotion universelle »4. Débarrassé des critères établis tel
le point à jamais suivi d’une majuscule, le poème-fleuve, au sens où la parole s’écoule
sans obstacle, se met en scène librement. Seul Triptyk, spectacle charnière né d’une
1
Retrouvez cet extrait à la plage 15 du second disque en annexe. André Velter n’a lu Zingaro suite équestre
intégralement qu’une seule fois. À Tarbes, ville du cheval. L’énergie physique réclamée, éprouvée pour la
première fois dans l’Oratorio Rock Ça cavale, limitant le nombre et la durée des lectures.
2
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.14.
3
Gérard Noiret, La Quinzaine littéraire, l février 1999.
4
Bartabas, in Anne-Marie Paquotte, Zingaro, La saga des centaures, Télérama Hors/série, 2000, p.63.
223
absence, appelle une autre forme. D’où ces mots rassemblés sur huit lignes - quoique
initialement apprivoisés sur sept -, petits blocs compacts et ponctués, fils naturels du
verset aride et du poème en prose alexandrine. Mais auparavant, Velter « défie le
langage, ses normes et ses codes, va jusqu’à utiliser le verlan »1 :
tout les déborde tout les décadre
avec leur nom devant derrière
ils sont « micos » chez Zingaro2
Cette inversion des syllabes, argot noté par Émilie Grangeray, résume le parti
pris. Célébration sans détour de la syncope et du raccourci, la suite accélère bille en tête.
En effet, le poète a choisi de ne pas céder à l’adéquation entre poèmes-séquences et
allures équestres. Les bribes de phrases n’ont pas fonction d’analogie. Puisqu’il n’y a
pas de rituel imposé. Pas de cérémonial ni de détente commençant invariablement au
pas. Mais un échauffement lancé d’emblée à fond de train. L’homme se fie dès lors
davantage à l’instinct qu’au contrat de foulées. Les transitions sont foudroyantes et les
corps en « alerte permanente »3, affranchis des blanches lices des carrières de dressage.
C’est une reprise libre dansée sans état d’âme. Exécutée mot à mot mais avec
fulgurance. Les nuances s’esquissent saccadées ou fluides, fluctuations à l’estime de ces
battues qui n’en finissent pas de frapper le sol. Cependant il s’agit de ne contraindre
quiconque, ni cheval ni lecteur. La scénographie est donc rigoureuse, précise, mais les
tableaux vivants. Pour André Velter, l’allure n’est pas à dompter, juste à canaliser ou à
prendre au lasso, mais sans heurt, dans le halo des mots. C’est une sardane sans fin qui
n’a de cesse de renaître ailleurs et autre, à l’image du Shiva dansant, dieu indien de
Chidambaram, maître du cycle perpétuel des recréations dans un cercle de flammes.
La répartition des blancs centre le poème, ombilic de lettres et reflet sonore de la
piste circulaire ; le vide tourne en rond autour du texte ; le cheval galope dans le cirque
autour d’un disque d’eau sombre ; le voltigeur entre dans le cercle ; l’attraction est au
centre – aimantation de la course merveilleusement saisie par Ernest Pignon-Ernest. Des
reflets luisants glissent sur la surface noire, et les évocations jaillissent spontanément.
La présence tutélaire du massif frison moreau excite la mémoire. L’image réfléchie,
ombre noire, de l’un des quatre cavaliers de l’Apocalypse surgi d’un volet de Memling,
traverse le regard. D’autant que les sept sceaux et l’agneau à sept cornes et sept yeux
1
Émilie Grangeray, « Poésie au galop », Le Monde des Poches, 7 juillet 2000.
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.33.
3
André Velter, id., p.46.
2
224
lovés dans le double arc-en-ciel du Triptyque brugeois, semblent corroborer
l’anachronique rapprochement avec Zingaro. Quant à André Velter, il se contente de
glisser à mi-voix :
le cavalier de jadis
le cavalier d’Apocalypse
s’est éclipsé 1
Le rythme se module sans contrainte, qui célèbre ces « rendez-vous
d’Apocalypse »2. Les enjambements s’affranchissent - cavaliers et plus souvent qu’à
leur tour à califourchon - du carcan de la forme. Le poème se livre sans entrave, peut
être pulsé à l’envie, sans barrière pour l’œil ni frein pour la voix. Les vers sont
excessivement brefs - instantanés scéniques - s’enchaînent avec rapidité, essoufflent,
donnent le tournis, invitent à pénétrer l’envoûtant tournoiement. Révolution des
origines, qui alimente l’ardeur de la parole et prolonge sa rotation dans La vie en
dansant :
Les premiers mots avaient prédit l’affolement du globe autour de son
axe. Le déboulé des repères et des cartes. La fièvre secrète des planisphères.
L’aventure commençait par une danse de derviche. Creusant au
centre. Attirant les confins. Embrassant l’ouragan.
Il y avait ivresse. Gravitation. Jeu de forces.3
Plus loin, dans Loungta, des coursiers aux allures de quarter horse pirouettent à
la manière persane, pivotent sur les hanches, « virevoltent sur eux-mêmes / comme s’ils
creusaient enfin / le sol léger des nébuleuses / ou la poussière d’une étoile »4.
Circonvolutions des corps entrés calmement dans la transe, « gravitation perpétuelle »
livrée aux vaticinations bouche close. Le nouveau millénaire n’en finit pas de
tourniquer. Et c’est encore
(…) à la verticale de soi
qu’invite le centaure
devenu derviche
quand il change toute pesanteur
en vertige ascendant
en échappée ardente 5
1
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.120.
André Velter, id., p.31.
3
André Velter, « Une longueur d’avance », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.60.
4
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.204.
5
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.206.
2
225
La rédaction du premier Zingaro, millésimé 98, s’élabore à l’oreille et à bride
abattue dans un temps resserré. Quatre pièces d’une même tonalité toujours sur le quivive et « au son des sabots »1 marquent les temps de cette suite équestre. L’ouverture
alla zingara, cent vingt-six vers « de fond en comble »2, plante le décor dans
« un raffut »3 du diable. Prologue zigzagant « pour divaguer éructer pourfendre »4 dans
le sillage d’un zig au drôle de pedigree, et « à cela infliger du sens »5. Aventure à
l’instinct, « mélange de passions »6, l’épopée dit l’exaltation outrageuse des nerfs et la
force d’un destin tranché dans le vif. André Velter opte pour l’élan de cette « course à
l’écart »7. Célèbre l’âme baroudeuse de Bartabas et son « entreprise sans autre exemple
qui allie révolte et maîtrise, effort et liberté, fureur et quête spirituelle »8. Mais il n’y a
pas de planche de salut, seule une planche d’appel sans âge où frapper une dernière fois
avant le grand saut. L’original panégyrique de Bartabas ouvre le livre, tandis que le clôt
celui de son cheval, avec pour trait d’union Rimbaud. D’un « hidalgo ombrageux »9 à
Monsieur Zingaro, du « voyou qui (…) a des manières de voyant »10 au frison vieux de
« dix-sept ans » et toujours pas « sérieux »11, Velter mêle furie et art équestre, fer de
l’étrille et mystique, galop et poésie.
En Bartabas l’insurgé, l’Indomptable de L’Arbre-Seul a trouvé l’un de ses
avatars. L’impossible et « le sauve-qui-peut »12 ont pris corps à merveille. Et Velter a
renoué avec son « histoire de nomades et de voleurs », de « pouliche des grands
espaces »13, et par-dessus tout avec la véhémence de Ça cavale. Grâce à Martex,
arrogant comme un timide
qui n’a pas pris de gants 14
le poète met enfin la main sur le vivant « cavalier en cavale »15 de ses emportements,
sur « l’ombre de Zapata »16 attendu d’urgence depuis si longtemps… Déjà dans les
1
André Velter, id., p.129.
André Velter, id., p.13.
3
André Velter, id., p.16.
4
André Velter, id., p.19.
5
André Velter, id., p.14.
6
Bartabas in « L’homme qui aimait les chevaux », Alice Géraud, Lyon capitale, 26 mai 1999.
7
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.13.
8
André Velter, Zingaro suite équestre, Folio n°3385, 2000, quatrième de couverture.
9
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.19.
10
André Velter, id.
11
André Velter, « Monsieur Zingaro », Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.140.
12
André Velter, « Indomptable », L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, p.167.
13
André Velter, Ça cavale, Paroles d’Aube, 1992, quatrième de couverture.
14
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.20.
15
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.21.
16
André Velter, « Sans retour », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.22.
2
226
éclats de voix du Grand Passage, poème polyphonique au titre annonciateur, le vœu
était clair :
Surgis donc cheval des steppes, emporte-moi ! 1
Alors le rêve se disait aussi sous les traits d’une prose épurée :
Le galop des nomades traverse la mélodie qui naît de leur haleine. Ils
improvisent ce qu’ils prennent de vitesse. Et nous n’entendons que le bruit des
sabots. Que le bruit rêvé qui martèle notre nuit.2
Un alexandrin et demi suspendu qui interrompt la mélodie comme pour battre la
mesure d’un temps de suspension rythmant le triple bruit « du galop qui monte / qui
submerge / qui embrasse »3 la cavale des corps d’un Opéra équestre chanté à hue et à
dia. Velter transfèrera cette allure ternaire de la course sous la forme de brefs tercets
d’ouverture – trois vers sept fois imprimés au verso, toujours en bas de casse mais de
corps plus haut, qui servent d’incipit tout en donnant le ton frappé des différents
spectacles.
L’engagement poétique et l’histoire Zingaro coïncident donc de but en blanc.
« Les hennissements des chevaux à l’enclos »4 qui n’étaient que mots sur le papier se
font vraiment sonores. De même, le martèlement des mots recoupe la cadence des
sabots « comme un seul être / acharné à fouler / le tambour de la terre »5. Et l’être
mythologique du « Bestiaire à visage surhumain », cliché au début des années 80,
semble l’exacte carrure de Bartabas :
Homme-Cheval
Pour la course
L’écume de l’espace
Pour saillir l’indomptable 6
Car André Velter chante « [l’]effort physique / changé en code d’honneur »7 et
depuis toujours la caste des peuples migrateurs, la transhumance des « longues
caravanes »8 :
Ils ont métissé leurs cris, rythmé leurs visions, changé de langues, bu à des
sources de rencontre. Ils ont bâti des toits et des tentes, mais aucune muraille,
1
André Velter, Le Grand Passage, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.25.
André Velter, id., p.54.
3
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.64.
4
André Velter, Ça cavale, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.92.
5
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.64.
6
André Velter, « Bestiaire à visage surhumain », Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.90.
7
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.114.
8
André Velter, « Détails d’une fresque », Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.23.
2
227
aucune fondation. Ils vont de départ en départ. Leurs chevaux les mènent sans
retour. 1
D’emblée la prise de parole s’est vouée aux destins que l’on force. D’où cet
extrait de La vie en dansant louant les « êtres de passage » et que l’on pourrait croire à
la gloire des bivouacs de la tribu d’Aubervilliers. Seul le rythme diffère. Mais il n’y a
pas à chercher bien loin pour retrouver, jusque dans l’ampleur de la prose, un peu de
mordant et « d’énergie fauve »2 du Zingaro :
Même l’espace où inscrire notre manque est venu à manquer. Alors, agripper et
prendre en grippe. Mâcher ce mort que l’on recrache de proche en proche
toujours plus vite, ou cette peur qui cherche entre les dents le mordant de la vie.3
Le verbe à la Zingaro n’est pas un à-côté. « Superbe et orgueilleux », il
« attaque de façon incessante, sans le moindre atome de peur », tel le taureau de combat,
vaillant toro de corrida. Et à l’image du poète bravo - portraituré dans une cocasse
variation tauromachique - « Il improvise sans retenue, la voix haut portée, droit devant,
au galop des mots et non en mesurant le souffle ou le vocabulaire. »4 Poésie manifeste,
la poésie équestre concentre ainsi tous les thèmes conscients ou inconscients de
l’écriture velterienne. Le souffle : « aussi braver la terre entière / et déterrer avec les
dents / un souffle d’infinie conquête »5. La vitesse et le vent : « il passe un alezan / plus
vite que le vent »6. L’ailleurs et l’horizon nomade : « très loin de tout »7. Le départ et le
corps : « de fond en comble la force / dans l’errance et les muscles »8. Et enfin la
lumière : « de fond en comble la lumière / dans l’excès et l’extase »9. Mais aussi la vie
qui s’invente sur-le-champ, « le mouvement qui emporte / qui déporte qui submerge »10,
l’éphémère et l’instinct, le risque et « l’impossible tempo » de ce « flamenco équestre »
frappé « des quatre fers »11 au sortir du Cabaret. Nul doute, la voix de Paco Ibáñez
chantant A galopar s’est glissée dans les veines de l’affabulateur au cœur andalou.
L’image d’un « cavalier qui passe à gué de Cadix à Tanger »12 revient dans La vie en
1
André Velter, « Sans retour », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.22.
André Velter, « Personne », Du Gange à Zanzibar, Gallimard, 1993, p.93.
3
André Velter, « Du vent », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.34.
4
André Velter, « Portrait du poète en toro bravo », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.323.
5
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.14.
6
André Velter, id., p.48.
7
André Velter, id., p.28.
8
André Velter, id., p.15.
9
André Velter, id., p.22.
10
André Velter, id., p.34.
11
André Velter, id., p.51.
12
André Velter, « Planisphères », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.155.
2
228
dansant comme un nouvel épanchement de ce sang espagnol fixant tout net l’hérédité
fictive de Ça cavale :
tout est parti d’un coup de chaleur
du côté de la Calabre
quand j’ai su que j’avais le cœur
de vivre à cru comme on se cabre 1
Le cheval accapare ainsi chez André Velter une bonne part du champ lexical –
bien que le poète ne soit guère du clan des écrivains-cavaliers en charge, dès qu’ils sont
à pied, de transcrire. Deux vers en suspens, dans la « mélodie au long cours »2 de la
Ballade de l’étranger, sous-entendent peut-être la raison première de l’équine présence :
Printemps à fleur de peau
Sous les sabots d’un cheval…3
L’alexandrin des saisons renaissantes dit le temps du jeune âge, l’infini de
l’espace et les jours en partance. Et c’est là, dans ce « sursaut d’adolescence à jamais »4,
antidote au goût d’évasion et de sel, que réside l’adéquation équestre. Mais sans
amertume ni nostalgie. Avec « le ciel comme un cavalier noir qui tire les rênes de
l’orage »5 et la rage plutôt de ce vengeur masqué qui signe du même Z que Zingaro.
1
André Velter, Ça cavale, Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.77.
André Velter, « Ballade de l’étranger », L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, p.205.
3
André Velter, id.
4
André Velter, « Une longueur d’avance », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.58.
5
André Velter, « Poussière de soie », L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, p.86.
2
229
Une aspiration cavalière
Et c’est l’histoire d’un meurtre avec toute la préméditation possible, l’histoire
d’un meurtre noble et beau.
Le tyran s’appelait Langdarma, qui ne renonçait à aucune cruauté ni ravage.
Un matin devant son palais, vint un cavalier vêtu de noir qui montait un cheval
noir.
Il se dit maître en magie noire, capable de commander à la foudre ou aux
secousses de la terre.
Intrigué, le roi parut à son balcon, et reçut aussitôt une flèche qui le troua de part
en part.
On donna la chasse au cavalier noir en direction de la rivière où il s’était jeté
avec son cheval noir.
Mais sur l’autre rive, il n’y avait à galoper qu’un cheval blanc sous la selle d’un
cavalier blanc. Celui-là avait retourné son manteau, tandis que le courant lavait la robe
de fumée qui couvrait sa monture. 1
L’assassinat en 842 de l’empereur tibétain surnommé « Darma le Taureau » dont le règne s’achève comme il a commencé, dans le sang et les règlements de compte
- est ici rapporté à la faveur équestre de la légende. C’est un moine bouddhiste,
Lhaloung Palgyi Dordjé, qui l’ayant approché lui décoche une flèche en plein cœur.
Vengeance, panache, adresse, esprit, honneur, sont les qualités chevaleresques de cet
ermite monté sur un étalon noir, tour à tour loué dans Peuples du Toit du monde et La
traversée du Tsangpo. Même bravoure, même force morale, même audace téméraire, à
dix siècles d’écart, mais cette fois au service du roi, et sous les traits du gentilhomme
gascon, capitaine des mousquetaires, immortalisé par Alexandre Dumas :
Pendant longtemps, il courut sans apercevoir le cheval blanc ; sa fureur prenait
les teintes de la rage, il doutait de lui, il supposait que Fouquet s’était abîmé dans
un chemin souterrain ou qu’il avait relayé le cheval blanc par un de ses fameux
chevaux noirs, rapides comme le vent, dont d’Artagnan, à Saint-Mandé, avait
tant de fois admiré, envié la légèreté vigoureuse. 2
Effet d’écho fortuit et jeu des apparences dans cette course-poursuite au triple
galop qui entraîne le lecteur du Vicomte de Bragelonne à l’époque où l’équidé était
1
2
André Velter, « Le cavalier noir », La traversée du Tsangpo, Rencontres, 2003.
Alexandre Dumas, Le Vicomte de Bragelonne, tome III, Gallimard, Folio 3025, 1997, p.647.
230
encore de toutes les aventures. Chanfrein, robe, dos ou aplombs avaient alors valeur
d’importance, car le coursier, toujours, menait l’action. Allégresse de l’écriture, art du
dialogue, grandeur des sentiments, impétuosité des destinées risquées, autant d’attributs
réunis pour ravir les liseurs alertes. C’est le cas du jeune Velter, grisé par la voiture
attelée emportée par quatre chevaux au début de Joseph Basalmo. Si « la vocation de
Dumas est, selon Jean-Yves Tadié, née quand il avait dix-huit ans, d’une chevauchée à
travers un paysage de rêve »1, l’attirance équestre du poète trouve son origine dans les
livres. Présence énergétique qui emporte autant que partie prenante du récit, le destrier
donne son allure aux romans qui transportent : de La Chartreuse de Parme au Hussard
sur le toit, de Fabrice à Angelo, d’un cavalier à l’autre, l’attachement aux chevaux du
futur prix Pégase pour son Zingaro, tient d’abord aux plaisirs littéraires. Comme
Stendhal, André Velter veut « marcher droit au but » et rêve avant la trentaine de
« grandiose » :
Je roule sous les sabots d’un cheval au galop sur la neige. Je suis nimbé
d’étincelles de silence, sur les rives très loin s’écharpent les témoins du drame.
L’issue de la bataille de Pavie ne fait de doute pour personne. J’échappe au
couteau. 2
Transformant le soldat novice de Waterloo en héroïque cavalier à Pavie, cet
éclatant Passage en force s’inspire autant des histoires de cape et d’épée ou autres récits
d’exploit que des souvenirs de l’enfance – mémoire des hivers de neige, visions de La
Vénerie, ancien pavillon de chasse à courre transformé, l’été venu, en colonie de
vacances, ou encore images de l’ardennais cheval de trait et du petit champ de course de
La Cappelle.
C’est l’art de vivre afghan de la fin des années 70 qui va se charger de réajuster
séduction livresque du mouvement de l’écriture et besoin quotidien du cheval comme
moyen de transport. André Velter découvre physiquement une temporalité perdue. Et
éprouve la grisante réalité oubliée d’un mode de déplacement antique et naturel, d’une
harmonie séculaire, d’une mouvance équestre associée au soleil, au vent et à la
1
Un cavalier funèbre répète « à la fiancée frémissante qu’il emporte sur son chevalspectre » : « Hourra ! fantôme, les morts vont vite ! » C’est la célèbre ballade Lénore de Bürger. Quand,
sous les centaines de titres que comporte cette œuvre, nous entendons ce galop frémissant, cette course
contre la mort, ressuscitent mille et un fantômes. Jean-Yves Tadié, préface au Vicomte de Bragelonne,
tome I, Gallimard, Folio 3023, 1997, p.7.
2
André Velter, « Cantonnement provisoire », Passage en force, Le Castor Astral, 1994, p.295.
231
poussière. Chevaucher alors en Afghanistan participait d’une étrange fascination.
C’était comme « une légende à vivre au jour le jour »1 :
C’était comme cesser de feuilleter le précieux livre des très riches heures
englouties pour constater que les images étaient là, resurgies, à portée de regard.
Qu’une caravane de chameaux de Bactriane s’en allait au matin par le chemin de
Marco Polo. (…) Que des calèches levaient de la poussière blanche aux rives du
désert. 2
C’est « l’antique sentier »3 des « récits de la terre »4 qu’exalte le poète de
L’Arbre-Sec. Lumière du Khorassan et beauté des confins loin des saisons rythmées du
duché de Berry. C’est Balkh et ses remparts ruinés où la poudre enivrante des épopées
repose à ciel ouvert : « Ici Alexandre avait épousé Roxane et remonté sa cavalerie »5
raconte l’écrivain à jamais sous le charme. Là Timūr le Boîteux se serait écrié : Le ciel
est vide. Où donc attacher mon cheval ? 6 selon Melih Cevdet Anday. Matière à éclairer
le clin d’œil au roi de Transoxiane à l’avant dernière strophe de Monsieur Zingaro :
tu ris du spectre de Tamerlan
qui dans un ciel vide
cherche où attacher sa monture 7
L’Afghanistan, c’est aussi le bozkashi et ses joutes brutales qui rappellent le rôle
capital joué par le cheval dans l’histoire des peuples de la steppe. Le jeu exprime à la
fois la violence des rivalités entre chefs de clans et l’importance du lien qui unit
l’homme à sa monture. Des qualités de cette dernière dépendent avant tout le prestige et
la supériorité du khan. C’est pourquoi, comme le rappellent Roland et Sabrina Michaud,
« le cheval passe ici avant femmes et enfants »8. Bouleversement des codes de
bienséance ayant de quoi réjouir le parolier de Père de personne, fidèle « au bon usage
de la bestialité »9. Mais plus que le grégaire ou l’inversion sociale, c’est cette « ivresse
promise au galop du cheval »10 qui happe le poète :
et à l’heure du jeu féroce
de la chèvre à la tête coupée
ils sont dans la mêlée
des poitrails et des torses
1
André Velter, « Le miroir et le talisman », in Roland & Sabrina Michaud, Afghanistan, La Martinière, 2002, p.9.
André Velter, id., p.8.
3
André Velter, « Ce pourrait être une épopée », Du Gange à Zanzibar, Gallimard, 1993, p.128.
4
André Velter, id., p.115.
5
André Velter, « Le miroir et le talisman », in Roland & Sabrina Michaud, Afghanistan, La Martinière, 2002, p.8.
6
André Velter, « Melih Cevdet Anday », Du Gange à Zanzibar, Gallimard, 1993, p.52.
7
André Velter, « Monsieur Zingaro », Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.140.
8
Roland & Sabrina Michaud, Afghanistan, La Martinière, 2002, p.250.
9
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.19.
10
André Velter, « Melih Cevdet Anday », Du Gange à Zanzibar, Gallimard, 1993, p.52.
2
232
des croupes et des dos cravachés
autant de masses de muscles
(…)
de ce grand corps
de caillasse et de fièvre
qui hante les fiefs de Bactriane 1
Pour ceux, indéfectibles compagnons de route, qui, ensemble et à cheval,
passèrent en ce pays « et n’en revinrent jamais tout à fait »2, « la grâce était absolue et
violente, d’évidence brutale, en à-pic, en vertiges, toujours s’imposant de haut »3.
L’écoulement des heures, au rythme des sabots, exhume l’harmonie passée, et réajuste
le rapport au monde des êtres affranchis de la norme moderne. Une photographie4 de
Marie-José Lamothe témoigne de cette énergie lumineuse attachée aux longs séjours
afghans : c’est en juillet 1977, sur fond de ciel à bords perdus, qu’André Velter et
Emmanuel Delloye, le cheveu rebelle et la barbe de plusieurs jours, marchent aux côtés
de Stéphane Thiollier, le « cavalier d’azur »5 qui n’est plus. Trois bustes qui avancent et
débordent du cadre. Un prisme de présences qui continue d’agir par-delà le périple.
L’image, emblème de la traversée du Badarshan à cheval, conserve intacte sa charge
solaire et verticale. Désormais la jubilation de l’expérience des corps a rejoint la
délectation des lectures de prédilection, et l’intensité de l’épopée vécue outrepassé
l’imaginaire romanesque. Velter a transposé sous d’autres longitudes le projet
rimbaldien - Je vais acheter un cheval et m’en aller 6 - et chaussé ses propres étriers.
Vraiment, l’aspiration cavalière n’est donc pas de circonstance chez celui qui
« se surprend à chevaucher en lisière »7 et sait « [qu’]il est un accès équestre à
l’extase »8. Ainsi lorsque la silhouette de Jim Morrison « passe en catastrophe comme
un ange fracturé »9, dans L’Irrémédiable ou La poupée du vent, c’est pour saluer Horse
Latitudes et ses chevaux jetés à la mer. « Il pousse son cheval et sa destinée »10 du
Gange à Zanzibar rapporte le voyageur désorienté qui vante « l’ivresse du mors sous
l’écume »11. Rhapsodiant « acht wâa », surprenante mélopée au couteau déclinée du
1
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.68.
André Velter, « C’était l’Afghanistan », in Chris Steele-Perkins, Afghanistan, Marval, 2002, p.5.
3
André Velter, id., p.7.
4
Publiée in A.V., « dans la lumière et dans la force », catalogue d’exposition, 1998, p.58.
5
André Velter, « Élégie », Du Gange à Zanzibar, Gallimard, 1993, p.147.
6
Arthur Rimbaud, lettre, Harar, 4 mai 1881.
7
André Velter, « Ce pourrait être une épopée » 22, Du Gange à Zanzibar, Gallimard, 1993, p.125.
8
André Velter, « Ce pourrait être une épopée » 25, Du Gange à Zanzibar, Gallimard, 1993, p.126.
9
André Velter, « Une mémoire désespérée », in Jim Morrison, Seigneurs et nouvelles créatures, Bourgois, 1976.
10
André Velter, « Ce pourrait être une épopée » 19, Du Gange à Zanzibar, Gallimard, 1993, p.123.
11
André Velter, « célébration », Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.138.
2
233
pashtou, André Velter célèbre « le corps farouche »1 plus qu’il ne l’imagine, car dans la
langue de Brahma cheval se dit aswa. « Les poètes sont comme les chevaux, ils ont
même fierté »2 confiait Aragon au sujet de Vladimir Holan. Et à peine repéré, le conteur
de « Ça pourrait être une épopée » s’empare de l’insolite adage. « Incessible éclat »3 de
ces destins cambrés, inaltérable attrait de la « course éblouie »4. Fascination telle, que
l’essayiste des hautes terres délaisse sans crier gare la voie du guerrier pour celle du
rejoneador. Avec Hugo, chanteur des rues et des bois, Velter fête de bon cœur le
« quadrupède de l’infini », « aventurier du vertige » qui, d’un seul coup de fer,
Envoie à ce fatal ciel noir
Une éclaboussure d’étoiles.
Pas de doute, ce « puissant faiseur d’étincelles »5 les fascine pareillement tous
deux. Parce que, selon l’archer du Haut-Pays, « un goût de corne de sabot de crinière /
escorte [la mémoire] / comme une fin d’enfance qui n’en finirait pas »6. Dans le poèmeballade pour le peintre Abidine, c’est encore un coursier, resurgi de l’ancienne fatrasie
de l’Abeille boiteuse et comme piqué par on ne sait quelle mouche, qui se met en
travers du refrain : Va toi qui vas galope toi qui galopes 7.
Au cinéma, la cavalcade d’Indiens sortant du trou des Halles filmée par Marco
Ferreri8 est la matière d’Apaches, sonnet pris sur le vif. Bien plus à l’est que ce western
improvisé en plein « cañon de Saint-Eustache »9, « trois cavaliers ont dévalé la
montagne / les poches pleines de lapis-lazuli »10. C’est l’absolu au goût de contrebande,
quand « la croupe a quasi chaviré »11. Quand il ne reste plus, pour déjouer un tant soit
peu l’ordre social du monde, que la vie vagabonde et l’instinct cavalier des bandits
populaires. André Velter se consacre ainsi aux « poètes brigands »12, héros révoltés de
ses récits amassés du côté des hors-la-loi. Il glorifie l’honneur sauvage de ces « rebelles
irréductibles » en route vers d’autres vies, parce qu’il se plaît à imaginer « sous un jour
éclatant » le sort des redresseurs de torts et autres justiciers – « mystérieuse
1
André Velter, « célébration », Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.138.
Louis Aragon, préface à Vladimír Holan, Une nuit avec Hamlet, Poésie / Gallimard, 2000, p.23.
3
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.219.
4
André Velter, « Un piaffer de plus dans l’inconnu », Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.234.
5
Victor Hugo, « Au cheval », Les Chansons des rues et des bois, Poésie / Gallimard, 2001, pp.320-328.
6
André Velter, « L’archer s’éveille », Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.57.
7
André Velter, « Abidine », La vie en dansant, Gallimard, 2000, pp.75-81.
8
Marco Ferreri, Touche pas à la femme blanche, film franco-italien, 1974.
9
André Velter, « Apaches », inédit.
10
André Velter, « Ce pourrait être une épopée » 6, Du Gange à Zanzibar, Gallimard, 1993, p.117.
11
André Velter, « Ce pourrait être une épopée » 29, Du Gange à Zanzibar, Gallimard, 1993, p.128.
12
André Velter, Attendons Zapata d’urgence, L’Atelier des Brisants, 2001, quatrième de couverture.
2
234
complexion » qui l’incite à porter aux nues ces silhouettes déboulant « la cravache entre
les dents »1 par-delà l’horizon des légendes. Et de fait à Kaboul, où « la vérité avait un
goût de pierre à fusil et [où] la moindre peccadille pouvait déchaîner des règlements de
compte »2, c’est à la ceinture « et en lucide connaissance de cause »3 qu’il porte un
revolver. Manier une arme à feu, « brandir un solide gourdin » ou « maîtriser sa peur »,
Velter l’a appris des Afghans. Identité de combat et singulière fraternité étonnamment
en phase avec la prosodie bousculée et « l’harmonie insensée » du poème à la Zingaro :
car il est un honneur de basmatch
d’hommes des steppes des déserts
et des longues errances
un honneur qui n’a plus cours
que dans la voix
qui veut rendre gorge 4
Mettre en mots Bartabas c’est « remettre les pas dans les pas »5. D’où le
« phénix aux ailes noires », « les songes de la vraie vie » qui sortent du mâchefer et
cette « tête brûlée qui prend feu et ne se consume pas »6. Tout en dévisageant
l’impassible profil du centaure aux rouflaquettes, André Velter regagne le temps des
fantasias et de l’effort physique, quand l’inconfort valait pour règle de conduite. Car « il
est bon (…) de partir sur un vrai cheval par les chemins de poussière et de cendre qui ne
gardent traces de nos passages que quelques instants : au gré du vent. »7 « Partons à
cheval dans les montagnes et oublions le reste du monde »8 lance Sirkandar, l’amant de
la princesse moghole du Manège d’ombres, comme une ultime tentative d’amour
désespéré. Voyageur des « lointaines évasions »9, n’ayant pas couru le monde dans sa
chambre comme le talentueux Frédéric Prokosch cité dans L’Arbre-Seul, le poète est
depuis belle lurette dépouillé de rêves d’escapades ou de fuites. Vu que la traversée
s’est vécue au long cours, aussitôt escortée par de vrais équipages. Même dans les longs
parcours caravaniers de la très Haute Asie où le cheval cède le pas au yak himalayen, où
les imprévisibles facéties de cette ruminante bête de somme à la longue toison de poils
1
André Velter, « Ce pourrait être une épopée » 6, Du Gange à Zanzibar, Gallimard, p.117.
André Velter, « Le miroir et le talisman », in Roland & Sabrina Michaud, Afghanistan, La Martinière, 2002, p.7.
3
André Velter, Attendons Zapata d’urgence, L’Atelier des Brisants, 2001, p.7.
4
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.235.
5
André Velter et Emmanuel Delloye, Les bazars de Kaboul, Hier et Demain, 1979, p.250.
6
André Velter, « Un piaffer de plus dans l’inconnu », Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.232.
7
André Velter, A.V., « dans la lumière et dans la force », catalogue d’exposition, 1998, p.51.
8
Frédéric Prokosch, Le manège d’ombres, 10/18, 1987, p.16.
9
André Velter, Attendons Zapata d’urgence, L’Atelier des Brisants, 2001, p.9.
2
235
noirs préfigurent le cabotinage de « la masse obscure » et fantasque du « grand frison /
qui reprend la parade / et se frotte à la terre »1 :
Sitôt constatée la présence d’un public, le yak s’élança dans une suite de
fougueuses excentricités, avec galop, volte-face, plongée de ravin au milieu
d’éboulis provoqués, remontée écumante, sabots étincelants, secousse
d’encolure et tourbillons incessants de sa queue en panache. 2
Il est clair que pour André Velter il y a derrière « la bête ensauvagée »3 du
Cabaret équestre la marque endiablée de ce bœuf puissant des Peuples du Toit du
Monde. Ainsi la « stature quasi mythologique » du bovidé dément transparaît-elle dans
« Monsieur Zingaro » :
toi l’emblème des insolences
toi le mastodonte farceur qui joue
à la bête mythologique 4
De « l’animal des altitudes » au cheval de la Frise qui galopait « en assommant
les pierres »5 c’est bien le souvenir d’un même « grain de folie »6. Et la boucle avec
Loungta semble inopinément se boucler. Puisque la horde de yaks « dévalant au
crépuscule la ruelle principale de Namché Bazar » en agitant « des tissus votifs cousus
au sommet de l’échine »7 s’est changée en coursiers ivres de vitesse au fort
d’Aubervilliers :
la flamme verte
qui claque dans la nuit
se veut l’étendard du vent
au déboulé
de nos errances 8
Violence des errances passées où repérer « le signe / du présent fugitif ». La
queue flottant en haut des mâts de prières des monastères bouddhiques aurait donc
désormais sa place au fronton du « cirque » Zingaro. Et ce sont ces images d’un espace
à la limite du ciel et de la terre, visions sans mesure à la limite du réel et de l’imaginaire,
qui aimantent le regard d’André Velter. Son écriture naît de réminiscences spontanées,
de flashs réactivés par l’esprit du Tibet mis en scène et à cheval par Bartabas. Le
1
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.137.
André Velter, Marie-José Lamothe, Peuples du Toit du Monde, Esprit du Tibet, Chêne/Hachette, 1981, p.67.
3
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.44.
4
André Velter, « Monsieur Zingaro », Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.139.
5
André Velter, id., p.140.
6
André Velter, Marie-José Lamothe, Peuples du Toit du Monde, Esprit du Tibet, Chêne/Hachette, 1981, p.68.
7
André Velter, Marie-José Lamothe, id.
8
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.205.
2
236
spectacle se surimpose à l’inconsciente mémoire, et le poète joue de l’invisible et des
mots jusqu’à trouver l’exact chromo, refuge de l’âme et de la pure lumière. C’est une
résurrection en proie à l’émotion, un rituel apparenté au pèlerinage, un cheminement
accordé à l’intime :
ce qui s’entend là se traduit
en remède ou blessure
le cœur en reste effarouché 1
De même, de la photographie d’André Velter, tirant un âne de bât sous le soleil
de la Nubra Vallée, à Saraswathi, « la déesse aux seins bleus » coursée par son propre
baudet qui « la pousse en coulisses »2 sous le rire du public, puis sous la plume d’Ernest
Pignon-Ernest, il y a plus qu’un clin d’œil aux yeux des initiés. L’air de rien, le Pays
des Neiges étend donc son emprise au-delà des montagnes – jusqu’au dernier étage d’un
immeuble parisien où le sol est jonché de rectangles de feutre multicolores, tapis de
selle tibétains exilés de leurs contrées extrêmes.
Montaigne aurait voulu passer sa vie « le cul sur la selle », le regret est fameux.
Pourtant, c’est au coréen Yi Munyol qu’André Velter emprunte cet éloge absolu : Si
j’avais pu choisir ma destinée, cela aurait été une vie à cheval…3 Alain Borer,
biographe officiel, n’a pas manqué d’expliciter ce fantasme partagé avec l’auteur de
L’oiseau aux ailes d’or :
Incarnation même de l’énergie que l’on retrouve en poème dans Ça cavale, et
souvenir emblématique de ce cheval ardennais dont je suis, à cinq ans, le
minuscule cavalier dans un village d’étrange résonance : Sécheval, tel est le
véhicule idéal d’une quête dans l’œuvre et la vie, puissance et liberté,
symbolique et réelle : l’auteur du Gange à Zanzibar piquant des deux fuseaux
dans les plaines d’Asie – comme le poète Millevoye, le jeune pré-romantique
dont Sainte Beuve dit qu’il partait soudain, dès qu’un rayon de soleil l’appelait,
pour une course à cheval. 4
1
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.202.
André Velter, id., p.200.
3
Cité dans Du Gange à Zanzibar, Gallimard, 1993, p.113.
4
Alain Borer, A.V., « dans la lumière et dans la force », catalogue d’exposition, 1998, pp.22-23.
2
237
Chevaux et soleils
L’extrait du Pougatchev d’Essenine placé en exergue de Passage en force
renoue d’instinct avec la ferveur cavalière d’Alexandre Dumas :
La vie est un grand bois que traverse
L’aube rouge comme un cavalier. 1
L’historiographe écrit « l’histoire d’un poète à la hussarde »2. Tandis que les
lecteurs de la première heure signalent au sommaire du vieux Livre de l’outil les
chapitres consacrés au travail du bourrelier et aux techniques de la maréchalerie.
Découvrant la topologie du sabot, Velter y interprète en effet le sens des vocables selon
son bon plaisir :
Le maréchal qui ferre n’ignore rien de la face cachée du sabot, de sa sole. La
sole repose sur le sol, et il n’est pas inintéressant d’observer ici le contact des
étymologies, qui veut que le solum désigne et la plante du pied et la surface de la
terre. 3
La sole du sabot, née du moyen français, se lie par homonymie au sol du latin
classique. Soleil et cheval s’offrent ainsi en pendant, comme si la levée du pied cornée
découvrait la naissance de l’astre solaire. Les derniers vers d’un hypothétique Rubayat
d’Omar Khayam - cet « homme de Nichapour »4 auquel André Velter a voué son
Cabaret de l’éphémère - filent d’ailleurs la métaphore jusqu’à donner de l’or : « Quand
ton coursier aux sabots d’or bouge / Et pose le pied par terre, le sol se dore. »5 Pégase
n’avait-il pas le don de faire jaillir les sources par le simple choc de son « sabot
dompteur »6 ? Dans L’Arbre-Seul, c’est un « fils de personne » qui jette « des pièces
1
André Velter, Passage en force, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.9.
Alain Borer, A.V., « dans la lumière et dans la force », catalogue d’exposition, 1998, p.8.
3
André Velter, « Maréchal-ferrant », Le livre de l’outil, éditions hier et demain, 1977, p.245.
4
André Velter, « l’homme de Nichapour », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.83.
5
In Jean-Louis Gouraud, Le cheval, Favre, 2000, p.79.
6
Rainer Maria Rilke, « Tendres impôts à la France », Vergers, Poésie/Gallimard, 2000, p.164.
2
238
d’or / sous les sabots d’un cheval »1. L’herbivore est à même de transmuer les choses « Un cavalier lève une poussière d’or à l’aplomb du soleil »2 -, susceptible de faire
naître plus que de l’eau dès lors que Bartabas prend les traits de Bellérophon :
d’un premier coup de sabot
au fond de la fourmilière
il est sorti des êtres insolents
démons centaures et sortes d’anges 3
Le cheval ailé de la légende a déserté les rives de l’Hélicon pour gagner en
douce le canal Saint-Denis. Quatre sabots pour porter en croupe l’inspiration du poète
qui « passe son chemin / avec aux yeux l’aimant de la lumière » 4.
Ce sont les communautés indissociables de la vie
Hommes et algues
Nuages et silices
Chevaux et soleils 5
Ça cavale les unit au rythme de l’alexandrin : « sous un soleil volé sur un
coursier de feu »6. Idem du Haut-Pays, contrée solaire « des cavales enfiévrées à
l’écume rougie »7. « Tashkôrgan » immortalise « ses cavaliers éclatants »8 tandis que
Farine d’orge et feuilles de laurier place l’homme sous l’emprise du feu éternel :
Le soleil a pris ton cœur, te voilà feu,
son maître et son aliment,
son cavalier et son galop
te voilà feu qui ne saurait périr…9
Dans Triptyk, un cheval pie dénommé Picasso martèle la terre battue du tertre
rouge. La cavalière cambrée de cet apache « s’impose en majesté », le visage grimé telle
une femme sioux, squaw solitaire au dos magnifié par une fine raie de mulet :
Quel alliage de muscles et de grâce ? Quelle incarnation d’énergie rassemblée et
de pure lumière ? Est-ce le cheval ? La déesse ? La centauresse ? Est-ce le rêve
où s’évadent sans retour et la belle et la bête ? 10
André Velter donne une autre forme à ses vers, faux petits poèmes en prose plus
en adéquation avec la partition musicale de Stravinsky choisie par Bartabas. Si le point
1
André Velter, « Personne », L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, p.180.
André Velter, « Avec les dents », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.13.
3
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.17.
4
André Velter, « Le temps du blasphème », L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, p.195.
5
André Velter, « Musique et Lumière », (Bismillah Khan), L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, p.70.
6
André Velter, Ça cavale, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.100.
7
André Velter, « Chronique de l’impermanence », Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.95.
8
André Velter, « (Tashkôrgan) », L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, p.85.
9
André Velter, Farine d’orge et feuilles de lauriers, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral, 1994, p.110.
10
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.160.
2
239
d’interrogation, volontairement surexposé au beau milieu de l’énergique et caracolante
suite équestre, fait figure d’intrus, l’auteur a néanmoins tenu à préserver « le rythme
frémissant qui met à fleur de peau l’insolence et la gloire ». Et malgré « la mort du
grand cheval », « l’extase équestre » mêle encore « l’infini et le feu »1. Dès Loungta, la
voix renoue avec le maelström imprimé sur la page et le tournoiement des chevaux ne
craint plus le « brasier de midi »2.
Au crépuscule d’un soir de mai 1980, « un cavalier se détache des brumes du
soleil, son cheval au galop secoue furieusement les clochettes qui lui battent
l’encolure. »3 Scène typiquement velterienne, à coup sûr orientée par la rencontre de cet
enfant népalais de trois ans qui, dans le marché de Salleri, secouait « frénétiquement la
longe d’un cheval pour faire tinter la clochette que l’animal [portait] au cou »4. Mirage
rêvé ou apparition réelle à peine vue au travers d’une vitre dans un train pour Delhi,
c’est une image entraperçue
aussi soudainement
qu’un galop entrevu
par l’encoignure d’une porte 5
Chose vue comme un secret volé, comme une fée surprise au sortir de son bain,
comme un duo osé entr’aperçu sur la scène d’un théâtre hanté par Segalen – tel ce
couple formé par Bartabas et Sole mio chevauchant au Châtelet entre des voiles de
fumée. Dans Loungta, il n’y a guère de grelots au cou des chevaux car ce sont de
« petites cymbales / qui lancent des rappels cinglants / aux quatre coins de l’univers »6.
Pour Éclipse, l’alexandrin et le soleil font course commune :
et la grâce insolée
d’une geste mystique 7
Cependant, pas le temps de bercer son oreille car très vite l’alexandrin
dérape pour sortir du cadre et franchir la limite. C’est un pas de trop, une syllabe en rab
qui sème un grain de sable dans les rouages du vers :
et ce destin rétif
au goût de crin sur les dents 8
1
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, pp.207-208.
André Velter, id., p.206.
3
André Velter, « Railway to Delhi », L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, p.59.
4
André Velter, carnet de voyage, 12 avril 1980.
5
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.205.
6
André Velter, id., p.204.
7
André Velter, id., p.133.
8
André Velter, id.
2
240
Ce treizième pied campe un alexandrin cabré, plein d’assonances rugueuses qui
restent entre les dents. Cinquième roue du carrosse, cet ultime monosyllabe dit
l’indomptable allure, « la mesure sans mesure » à l’assaut de Shakespeare. Un simple
mot tout bête, mais récalcitrant et riche d’une cohorte de locutions dont Velter use sans
ménagement, marque à lui seul l’entêtement et le « territoire fauve »1. « Au temple des
chevaux »2, l’impulsion est fille du dieu Hélios, feu indompté, lumière jour après jour
renouvelée sous « des soleils contraires »3.
Effectivement André Velter, suivant les rites de l’âge du bronze, repère dans le
noble équidé un acteur essentiel du culte solaire. C’est pourquoi, d’entrée, il certifie
qu’au Cabaret « le matin est un envol de paille dans le soleil »4. Le disque plaqué d’or
tiré par le cheval du Char de Trundholm5 exalte cette même et étroite association.
L’animal est encore au centre des monnaies gauloises, côtoyant dans un décor de
rayons, de rouelles et de svastikas, l’unique astre de vie. Et c’est justement en sa qualité
de véloce coursier attelé qu’il devient le brillant attribut d’Apollon. À des milliers de
kilomètres des chevaux du Soleil, sur le sol d’adoption indien du poète apollinien, se
propage l’ancienne représentation de Surya debout sur son char mené par quatre
chevaux – équipage qui, à l’époque médiévale, ne comptera pas moins de sept chevaux,
signe que le nombre fétiche des Zingaro n’est pas sans accointances équestres. L’image
du dieu chevauchant en personne demeure exceptionnelle, et c’est au bord de la mer, du
côté de Puri, qu’il faut se rendre pour contempler, clandestin et curieusement niché dans
l’ombre, le couple de Konarak. Ce temple du Soleil érigé au XIIIème siècle - monument
le plus prodigieux d’Orissa - reposait à l’origine sur une vaste plate-forme représentant
un char. Et les sept destriers de Surya entraînaient vers la route des cieux vingt-quatre
énormes roues de pierre, symboles des heures du jour. Même ravagé, c’est à n’en pas
douter l’emblème pérenne le plus gigantesque de l’universel compagnonnage de la déité
solaire et du cheval. D’où l’immuable prédilection d’André Velter pour ce sanctuaire
ocre bâti « sur les sables du temps »6, colosse de lumière galopant à jamais pétrifié sur
les rives du Golfe du Bengale.
1
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.56.
André Velter, id., p.23.
3
André Velter, id., p.106.
4
André Velter, id., p.31.
5
Conservé au Nationalmuseet de Copenhague, il présente un disque solaire plaqué d’or d’un côté et mat
de l’autre, ce qui symbolise peut-être le soleil diurne et nocturne.
6
André Velter, « Suffocation », L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, p.75.
2
241
Il est une autre allégorie de pierre, mais sans danseuses d’odissi et taillée cette
fois au nord du Tonle Sap sous le règne de Jayavarman, dernier grand roi d’Angkor.
Septième du nom, ce fervent bouddhiste, aujourd’hui célébré pour son « parfait
sourire »1, fit élever en son temps bon nombre d’édifices dédiés à la loi du cosmos
autant qu’aux êtres chers. Ces temples, toujours, s’articulaient autour d’un symbolique
Mont Méru représentant « l’axe central autour duquel s’organisent les royaumes du
visible et de l’invisible, le principe essentiel dont les fondements plongent en de
mystérieux abysses et sur lequel repose le ciel »2 explique André Velter. Pourtant parmi
tous ces temples-montagnes du Cambodge et d’ailleurs, il en est un, peu connu et ruiné,
qui détonne d’emblée. Au beau milieu d’un bassin asséché, non loin d’Angkor Vat et de
ses somptueuses apsaras sculptées, deux serpents - de ceux qui d’ordinaire barattent la
mer de lait - entrecroisent leurs queues. Nous sommes au Preah Neak Pean, « temple
des Nagas enlacés »3, sorte de petite île sacrée fondée dans un baray. Cet ancien paradis
de pierres appareillées, minuscule Kailash à présent effondré et privé de ses lacs
gardiens du reflet, « murmure » encore, cependant, à l’oreille de qui sait écouter. Moins
qu’une plainte perpétuelle et plus qu’un bruissement léger, c’est l’histoire d’un naufrage
évité que célèbrent quatre statues animales rituellement placées aux quatre points
cardinaux. Ce ne sont plus que des vestiges de vieilles rondes-bosses mais dans ce
mandala khmer en trois dimensions, ce qui séduit le poète des caravanes oubliées c’est
la figure préservée du Bouddha de la compassion transformé en cheval :
il y a près d’Angkor Vat
dans le temple des Nagas enlacés
une célébration qui préfigure
l’invention du mandala équestre
à Aubervilliers en l’an 2589 après Sakyamuni
là-bas au soleil levant du bassin sacré
une sculpture vient rappeler à fleur d’eau
que le cheval Balaha
avatar du protecteur Lokeshvara
sauva plusieurs naufragés des temps chimériques
en leur offrant son encolure et son dos
pour traverser les flots 4
1
André Velter, « Mandala équestre », Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.223.
André Velter, Marie-José Lamothe, Peuples du Toit du Monde, Esprit du Tibet, Chêne/Hachette, 1981, p.15.
3
André Velter, « Mandala équestre », Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.223.
4
André Velter, id., pp.223-224.
2
242
C’est d’ores et déjà à l’est, « à l’unisson de la claire lumière »1, comme une
bonne fois pour toutes, que Balaha se tient. Architecture séculaire hiératiquement
scénographiée qui en appelle au « cercle aimanté » d’Aubervilliers ainsi qu’à Bartabas,
démiurge exilé du temps menant « à coup de cymbales » ses « cavaliers du vent »2.
Après l’invention du concept de Poésie équestre, André Velter découvre ainsi la forme
du « mandala équestre » en terre d’Asie. Car tout à coup et « par vive intuition
magnétique », il voit dans le « tournis » successif des quatre chevaux voués au
Yamantaka de Loungta la transposition en mouvement d’un mandala vivant, mandala
demeuré éphémère mais fait d’âme et de sang.
Le « galop de bronze »3 du feima, célèbre cheval volant originaire du Gansu,
dont le pied est posé sur une hirondelle saisie en plein vol, a lui aussi viré poème –
c’était seize ans plus tôt dans L’Arbre-Seul. Emblème yang par excellence, le cheval
chinois - associé au dragon dans les mythes - est une émanation du feu. « Naseaux,
crinière, sabots, poitrail, la liberté / respire à fleur de peau toute la sueur du vent. »4
« Plein de fougue et comme ivre il sort de l’au-delà »5, instantané de l’histoire. Le
décompte des millénaires s’opère dès lors à rebours. Le sculpteur a donné « forme fixe /
aux bonds des courses folles », l’archéologue extirpé du repos éternel le vestige espéré
et le poète tracé en seize vers le destin d’une idole. L’alexandrin encadre le récit qui
déraille en plein cœur, « quand on passe la mesure »6, quand on fige un envol, quand on
viole l’espace d’un secret. La mise au jour dénie l’obscurité chtonienne. L’ombre
volante de la découverte se découpe désormais en pleine lumière, pour longtemps
scellée aux socles des musées. Minuscule silhouette ailée imprimée au revers des
pochettes de disque de Ça cavale et du Grand Passage, ce cheval Han qui « mène une
armée morte »7 rappelle une autre fouille. Celle, plus spectaculaire encore, du tombeau
de Huo Qubing photographiée par Victor Segalen, ce jeune poète breton posant à Pékin
en 1914 sur la selle de son cheval blanc. Enthousiasmé par ce nouveau jalon de
l’archéologie, celui-ci se confie dans une lettre à Georges-Daniel de Monfreid, son ami :
J’ai eu, ces jours derniers, la fortune de mettre la main sur la plus
ancienne statue de pierre que l’art ait jamais signalée en Chine… Ce cheval est
daté sans conteste de l’année 117 avant J-C. Pour la première fois l’ère
1
André Velter, « Mandala équestre », Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.224.
André Velter, id.
3
André Velter, « Poussière de soie », (le cheval du Gansu), L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, p.103.
4
André Velter, id.
5
André Velter, id.
6
André Velter, id.
7
André Velter, id.
2
243
chrétienne est franchie. Par-dessus l’amusement du record battu, il y a ce fait que
mon cheval est une belle chose… » 1
L’auteur d’Équipée n’a pas vu l’impressionnante armée des six mille guerriers
sortir de la terre. En revanche André Velter, qui marcha justement « dans la glaise du
Gansu (…) là où Segalen passa / avec ses sandales de paille / et son verbe d’aventure »2,
a connu la longue exhumation amorcée dès 1973. Or il y a dans Éclipse
de la poussière
de très vieux temps
du calcaire ou du lœss
de très haute ascendance 3
qui semblent tout droit venus d’une des routes de la Soie. Tout comme il y a sûrement
de cette épopée-là dans la « fresque peinte sur le vide » du Haut-Pays et l’équestre
vision-éclair de l’unique distique d’alexandrins valant « éternité » :
Sortir du néant avec un poitrail de pierre
et se mettre au galop entre sable et soleil !4
Étonnante constante que ce ménage à trois, inséparables en trio. Voilà comment
le soleil, le cheval et l’homme dansent, imperturbables, une galopante valse. Ce tiercé
est partout. Tant dans l’image célèbre et colorée du cow-boy solitaire s’en allant à
cheval vers le soleil couchant – Longtemps mes voyages ne furent que de feuillages, de
couchants, de chevaux disait aussi Armand Robin5. Qu’au fil des poèmes qui perpétuent
l’alliance : « Le vagabond signe alezan »6. La robe du cheval s’accorde au « galop du
soleil »7. Et les mots se répètent : « Comme un galop dans le sang. Comme un soleil à la
bouche. »8 André Velter consume l’anaphore à même le vers, libérant les
correspondances et sans cesse réactivant cette extase équestre « exilée on ne sait / de
quel manteau cosmique »9. Peut-être de ce manteau magique dans lequel voyagèrent
Faust et Méphistophélès… Peu importe car la trame est donnée, leitmotiv enivrant venu
amplifier la sensation née, au temps des Étapes brûlées, d’une cuillerée de moffara, ce
1
Jean-Paul Desroches, « Les premiers découvreurs », Chine : des chevaux et des hommes, R.M.N, 1995, p.23.
André Velter, « Poussière de soie », (labyrinthe), L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, p.107.
3
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.112.
4
André Velter, « Une fresque peinte sur le vide III », (éternité), Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.137.
5
Armand Robin, Ma vie sans moi, Gallimard, 2004, p.186.
6
André Velter, Blanc de scalp, dessins de Vladimir Velickovic, Christian Bourgois, 1974, p.9.
7
André Velter, « La dérobée », La cible des comme si, Les Cahiers des Brisants, 1984.
8
André Velter, « Une longueur d’avance », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.58.
9
André Velter, « Mandala équestre », Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.224.
2
244
miel de haschich couleur de soleil : « J’étais immense, un cheval incandescent galopait
sur mes spectres »1 !
Ultime reflet de ce compagnonnage insolé - qui scella d’ailleurs autrefois la
rencontre d’Alexandre et de l’ombrageux Bucéphale - l’effigie de l’Académie du
spectacle équestre de Versailles fondée par Bartabas : une tête de cheval auréolée d’une
crinière de flammes comparables aux rayons du soleil. Gorgone réinventée, en héritière
digne des écuries du Roi, cet emblème dardant authentifie l’indignation d’Artaud :
Mais c’est le cheval
qui est le soleil
et non l’homme 2
L’être des prophéties, inventeur « des dieux fauves »3, surgit au plus fort de
l’Éclipse, dans « un cri écorché »4. C’est un premier salut envers et contre tout - « soleil
blanc soleil noir » - au fol écrivain suicidé de naissance. Avant qu’André Velter,
détournant la citation rituelle au profit du cheval, n’en ait définitivement fini de dieu et
ne tourne la page. Incognito, il poursuit son récit des « destin[s] au galop »5. Mais en
poète « du plein midi / qui ne vénère que le soleil »6, il ne tarde pas à modifier le tour
entêtant de la grande suite équestre. Et tente in extremis Un piaffer de plus dans
l’inconnu – résurgence inversée du « piaffer métronome qui piétine le temps » au sortir
de Tripyk sous « une volée de cloches »7.
C’est un hymne équestre. Un poème poing serré. Un chant radical et risqué
unissant tout à trac le « souverain » coup de dès et le théâtre shakespearien du monde.
Huit stances - autre extension discrète de la huitaine inaugurant « Le sacre des
chevaux » - composent cet excentrique chapelet dévidé coûte que coûte, au point
d’accorder « le profil sans peur » du centaure de Versailles au pas grisé de spleen du
poète solitaire – « comme dans une cape trop grande », attribut du secret, du
mousquetaire et même du torero. Un piaffer de plus dans l’inconnu - titre aux allures de
legs baudelairien - rameute « les songes de la vraie vie ». Cent huit vers jouent donc sur
parole l’espace contre le temps. L’aube d’un « éden inédit »8 en amont du chaos. « La
1
André Velter, « Lever le camp », in Étapes brûlées, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1996, p.135.
Antonin Artaud, « Tutuguri, Le rite du soleil noir », Pour en finir avec le jugement de dieu, Poésie /
Gallimard, 2003, p.34.
3
André Velter, « Ce n’est pas pour ce monde-ci », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.66.
4
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, Gallimard, 2005, p.123.
5
André Velter, « Incognito », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.110.
6
André Velter, « (c’est ainsi) », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.138.
7
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.176.
8
André Velter, id., p.156.
2
245
lumière attendue, espérée, renaissante, souveraine, comme celle que célèbre le colossal
chariot de pierre de Konarak en route vers le soleil levant. »1 Jusqu’à tutoyer les dieux
au côté d’Hölderlin. « Habiter cavalièrement le monde ». Et « s’en aller droit devant /
un vertige à la bouche ». Usant au final et pour la première fois du je, André Velter
conjugue ainsi
les âmes mortes les âmes vives
comme le voulait Mandelstam
quand il rêvait l’irruption
d’un verbe à cheval 2
1
2
André Velter, « Ce qui pourtant ne va finir », Écrire au long cours, L’Atelier des Brisants, 2003, p.258.
André Velter, « Un piaffer de plus dans l’inconnu », Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.229.
246
Poésie manifeste, poésie équestre
Autrefois Supervielle, dans sa Fable du monde, regrettait de ne pouvoir confier
librement ses poèmes aux « oreilles en cornets » :
Pourquoi ne peut-on dire des vers à l’oreille de son cheval
Sans voir s’ouvrir devant soi les portes de l’hôpital. 1
Velter, lui, n’a pas murmuré à l’oreille des chevaux – si ce n’est peut-être une
fois au ciel du Haut-Pays :
Le cavalier parlait à sa monture
Pour sentir les mots se mêler de sueur et de vent 2
Puis il a pris la poésie en croupe sans craindre de passer pour un fou. « Je sais
qu’il n’est plus temps / que la pièce est jouée / mais que je suis l’auteur »3 confesse-t-il
en fredonnant soliste du Cabaret de l’éphémère. Ce jaseur « dont l’énergie s’épuise,
s’exaspère, s’exalte et se régénère à trafiquer orgueilleusement dans l’inconnu »4 n’a
pas oublié cet autre Cabaret, manège changé en bastringue, où l’on trinquait « sans trop
y croire » « à la buvette de l’au-delà »5. Avec André Velter, parolier dès Le Grand
Passage, « le verbe s’invente aveuglément »6. Ainsi, par la grâce du vers libre,
l’aventure Zingaro « a gagné le théâtre du monde »7. Et la métaphore théâtrale signé la
déroute stendhalienne des trois unités :
1
Jules Supervielle, « Visages des animaux », La Fable du monde, Gallimard, 1987, p.118.
André Velter, « Ce qui murmure de loin », Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.114.
3
André Velter, « qui va me dire pourquoi », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, pp.130-131.
4
André Velter, « Revenir en ce monde ci… », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.11.
5
André Velter, « Cabaret », Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.32.
6
André Velter, Le Grand Passage, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Les Écrits des Forges, 1994, p.24.
7
André Velter, « Un piaffer de plus dans l’inconnu », Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.230.
2
247
l’action ne tient pas le compte de ses actes
elle déborde coulisses écuries cour ou jardin 1
L’allitération cogne à dessein pour secouer le carcan. Pour scander « une mise
en pièces / un traité d’inconfort ». Comme les chevaux se cabrent. L’alexandrin,
pourtant, calme l’énergie folle, l’alarme « qui leur rue dans les reins »2. Toujours cette
même tension entre harmonie et rébellion, héritage et création. Entre la forme et le fond.
C’est « de la ferveur à vif »3, fille de ce « frisson nouveau » signé Charles Baudelaire
selon Victor Hugo. Oui, la poésie équestre s’en est allée chercher « l’amplitude de son
chant »4 « au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau »5. Du Haut-Pays et « du réel
soudain plus vaste / dans une herbe qui tremble, / sous le sabot d’un cheval »6 est né ce
« galop de syllabes »7 dénombrant les errances menées. Après « tant de courses sur le
chemin des nuages blancs », « tant de galops et d’orages » partagés pour de bon au
royaume d’Aubervilliers, « tant et tant d’appels solaires »8, le corps aspire à l’accalmie.
Après la tempête du Zingaro suite équestre, la voix s’accorde donc un instant de répit.
C’est Un piaffer de plus dans l’inconnu, écrit pour être dit sur scène et au final de la
dernière de L’Académie expérimentale des Théâtres 9. « Armé d’un nouvel inconnu »10,
Velter avance ainsi « sans aucune précaution »11 vers plus de retenue. Il ne s’agit plus
« d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens » mais cette fois,
contrairement à Rimbaud, par la droiture et l’équilibre. Les vers - « tout en reprise
maîtrise et muscle »12 - ne se jouent plus à fond de train. Car la course s’est changée en
piaffer. Dans ce théâtre où le public fait front, il n’y a ni piste ni sable, tout juste un
solide praticable installé sur les planches. Questa sera si recita a soggetto disait
Pirandello.
La grande scène du Rond-Point est vide. L’ultime soirée touche à sa fin. Pupitre
et micro apparaissent côté jardin sous une douche de lumière. Le poète lit seul son
1
André Velter, id., p.233.
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.66
3
André Velter, Le Grand Passage, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Les Écrits des Forges, 1994, p.31.
4
André Velter, « Un piaffer de plus dans l’inconnu », Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.235.
5
Charles Baudelaire, « La mort », Les Fleurs du Mal, Poésie / Gallimard, 1998, p.182.
6
André Velter, « Chronique de l’impermanence », Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.145.
7
André Velter, « L’errance était en lui », Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.144.
8
André Velter, « quel royaume », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, pp.166-168.
9
Un piaffer de plus dans l’inconnu, avec Bartabas, Horizonte, lusitanien de 9 ans, poème d’André Velter
lu au Théâtre du Rond-Point, le 10 décembre 2001, pour la dernière de l’Académie expérimentale des
Théâtres de Michelle Kokosowski.
10
André Velter, Le Grand Passage, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Les Écrits des Forges, 1994, p.48.
11
André Velter, « Un piaffer de plus dans l’inconnu », Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.234.
12
André Velter, id., p.235.
2
248
Piaffer de plus dans l’inconnu improvisé pour l’occasion sur une musique de Morin
Khuur : « pour saluer au final / ce qui est sans fin »1. Le rideau se lève ensuite
doucement dans son dos, révélant côté cour les sabots d’un cheval qui piaffe sur place
au son de la mélodie mongole devenue plus pressante. L’ombre chinoise d’un lusitanien
de neuf ans sous la selle de Bartabas effectue un piaffer avant, calme et régulier, puis, la
longueur parcourue, s’en retourne à reculons. La silhouette noire qui avance en méplat
se découpe à merveille. Les contours sont nets, l’allure épurée, les détails émouvants.
L’esquisse monochrome tient du graphisme autant que de la calligraphie. Et
magiquement coïncide avec le signalement premier : « ne rode en lisière / que la
découpe immense / d’une ombre portant une ombre / qui fauche la lumière »2.
L’inscription cavalière sur cet horizon blanc - partition vierge réglée pour une autre
musique - condense les expressions. Ce négatif résolument sombre se meut avec une
extraordinaire légèreté. L’opaque reflet du piaffeur gris perle dont la queue caresse le
sol et de son cavalier vêtu de noir dont la tête dodeline en cadence compose une masse
exacte, rassemblée, aérienne. Le tracé « qui lève doucement / l’horizon des déserts / et
l’horizon des steppes »3 rappelle la romantique légende du premier dessin de l’histoire :
l’image d’une amoureuse à la bougie, jeune corinthienne d’après Pline, traçant au
crayon sur un mur le profil de son amant partant pour la guerre. Le clapotis des fers qui
frappent avec douceur l’épais tapis de scène bat la mesure fougueuse de ces quelques
minutes.
Le réalisme et le style, l’élégance et la rigueur s’accordent dans l’être
luxueusement pur de la bête de race. Le cheval marche sur les pointes. Quatre
ongles le portent. Nul animal ne tient de la première danseuse, de l’étoile du
corps de ballet comme un pur sang en parfait équilibre, que la main de celui qui
le monte semble tenir suspendu, et qui s’avance au petit pas en plein soleil. 4
Valéry pressentait la grâce de l’art équestre. Bartabas a troqué le cheval de
course contre un lusitanien, le soleil contre un disque de lune et le petit pas contre un
piaffer de haute lignée. Il a réfréné son ombre. Donné du temps au suspens des sabots.
Et cadencé l’espace. Dans ce théâtre des apparences, l’image d’un centaure traverse la
coulisse comme un ange passerait sur la pointe des pieds. Fantôme sous les feux de la
1
André Velter, id., p.229.
André Velter, « Un piaffer de plus dans l’inconnu », Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.120.
3
André Velter, id., p.118.
4
Paul Valéry, Degas Danse Dessin, in Pièces sur l’art, Gallimard, 1949.
2
249
rampe « qui nous force les yeux / qui nous ouvre les lèvres »1. Silhouette sombre de
l’écuyer taciturne faisant cavalier seul.
L’apparition d’un vrai cheval sur le plateau d’un théâtre parisien tient du rêve
éveillé. Une poursuite accompagne le passage éphémère de l’homme et de la bête qui
traversent à la volée et reviennent sur leurs pas, poussant l’audace jusqu’à disparaître
sans laisser de traces. Ne restent que le souvenir de cette ombre cavalière que l’on dirait
volée aux lanternes magiques et l’écho « de cette course à jamais déroutée »2 qui
commande à la voix :
course éblouie
dans un écart de lumière
mais d’allure hautement ralentie
et le roulement du cœur
au rythme des sabots 3
C’est à cœur joie que le poème entre en piste, annonçant l’auguste piaffer à venir
et toujours ce même battement de tambour qui roule sur la peau tendue du monde. En
inversant les expressions, André Velter croise les sens et amplifie les effets – usant
encore de l’immense caisse de résonance du Zingaro. Car s’il a ralenti l’allure, l’auteur
ne s’est pas dessaisi de ses réflexes. Pour preuve, le « profil sans peur et sans honte »4
de la strophe finale marque un énième détournement au profit de Bartabas – emprunt
sauvage fait au seigneur de Bayard, héros de la bataille de Mézières, à quelques
kilomètres du village natal de Signy-l’Abbaye, plus connu sous le titre de « Chevalier
sans peur et sans reproche ». Autre Bayard célèbre, contemporain de Charlemagne à la
barbe fleurie et cheval merveilleux du Renaud de Montauban, héros de la geste épique
et rebelle monté par les quatre Fils Aymon… Cependant, là où l’écriture de la suite
équestre emboîtait le pas aux spectacles, le Piaffer de plus dans l’inconnu précède,
ouvre la voie, prédit la venue du condottiere solitaire dans un rond de lumière. Martex
demandait simplement à Velter de lire en ouverture des extraits de son Zingaro, mais ce
dernier en a profité pour écrire tout exprès. Moins désireux de célébrer le départ de
Michelle Kokosowski, bien qu’il y ait des références au théâtre et aux exubérances de
cette « tête brûlée »5, que de mettre enfin noir sur blanc les principes à tout rompre de
son art poétique. D’autant que pour la première fois cavalier et poète partagent la même
1
André Velter, « Un piaffer de plus dans l’inconnu », Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.231.
André Velter, L’amour extrême, Gallimard, 2000, p.71.
3
André Velter, « Un piaffer de plus dans l’inconnu », Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.234.
4
André Velter, id., p.236.
5
André Velter, id., p.232.
2
250
scène. L’investissement ontologique du maître d’Aubervilliers et l’engagement
existentiel, physique, violent, « irréductible et pur »1 du « troubadour dément »2 de
L’amour extrême semblent alors à l’unisson. L’équitation de Bartabas appelle la
rigueur, la patience et l’authenticité :
L’art que nous pratiquons est très astreignant. La technique n’est pas l’art, mais
l’art équestre, comme la musique ou la danse n’est pas envisageable sans une
très grande maîtrise qu’il s’agit de vivre, d’habiter, de dépasser pour parvenir à
la naissance d’une figure nouvelle troublant celles que nous avons déjà vécues. 3
Exigence radicale, très éloignée des aspirations contemporaines du monde, que
revendique depuis toujours l’œuvre d’André Velter. C’est une communauté de vues, de
parcours et d’intransigeance qui, dans la nuit du 10 décembre 2001, saute soudain aux
yeux : « manifeste est la poésie équestre »4. D’intuitive, l’adéquation devient évidente
dès lors que publiquement, poésie vécue et pratique cavalière s’exposent conjointement
– comme dans « les aventures jouées pour de vrai »5. Deux exercices qui pourtant ne se
ressemblent guère : l’un est à pied, exposé, et déclame des vers ; l’autre à cheval,
bouche close et hors d’atteinte, piaffe en rebroussant chemin derrière un rideau clair.
C’est une même esthétique qui en pince à jamais pour le mystère et la sublimation.
D’où cette triple prise de risque. Imposer la lecture d’un hymne qui ne mâche pas ses
mots quand c’est Bartabas que l’on attend. Tenter un piaffer de haute école qui requiert
sentiment et maîtrise absolue. Et enfin commander, délicate trouvaille, à une ombre
chinoise qui transcende mais ne pardonne rien.
L’extraordinaire, cependant, a eu lieu bien avant le spectacle. Alors qu’à la lueur
électrique des guirlandes de Noël un homme marchait sa monture dans la nuit et le
froid. Avant que le cheval ne pénètre calmement dans un inquiétant monte-charge,
ascenseur destiné à d’autres, passage obligé pour regagner la scène. Voir le cavalier
détendre au nez des passants à demi étonnés – ne se doutant même pas que celui qui
trotte tranquillement sur la pelouse humide du Rond-Point des Champs-Élysées, la tête
enfouie sous un bonnet, est celui pour lequel des milliers de spectateurs vont à
Aubervilliers ! Être sur un banc ce lundi-là vers 23 heures, les pieds et les doigts gelés, à
regarder silencieusement le couple évoluer en plein cœur de Paris, à scruter la tension
des muscles sous le couvre rein, à observer la pression des doigts ou la sollicitation des
1
André Velter, L’amour extrême, Gallimard, 2000, p.9.
André Velter, id., p.65.
3
Bartabas, « Zingaro, une barbarie très étudiée », Olivier Kaeppelin, Art Press n°20, 1999, pp.52-55.
4
André Velter, « Un piaffer de plus dans l’inconnu », Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.235.
5
André Velter, id., p.230.
2
251
jambes au cours d’un changement de pied, à constater la décontraction et l’entente
malgré la difficulté des mouvements, relève d’une fabuleuse initiation. Il n’y a pas à
tergiverser, Bartabas à cheval subjugue le réel. Si Velter dit vrai, à savoir qu’au contact
de ses créations « la piste de cirque devient le lieu d’un pur enchantement : espace voué
à la seule beauté »1, il en est ainsi à chaque séance de travail, et peu importe l’endroit ou
le simple attirail. À son insu dans le sillage de René Char qui traversant l’enfer ne cesse
de chanter la beauté, l’étrange écuyer « place son ordre désordonné / sous l’empire seul
de la beauté »2.
« Et déjà la beauté avait toute la place »3 dans Le septième sommet – premier
cahier d’amour en larmes écrit juste avant le Zingaro. « Au comble de l’accablement »4
de l’été 98, André Velter multiplie les poèmes et les offrandes pour Chantal Mauduit.
C’est dire combien il a dû faire violence à ce « cœur dévasté »5 pour ne pas se détourner
totalement du reste et en finir au moins avec la suite équestre. Fatalement le registre et
les accents diffèrent – la trilogie vouée à « la Fée des glaciers »6 tenant définitivement
une place et un office à part. Mais il n’est ni sacrilège ni insensé de rapprocher les
recueils car des résonances outrepassent la cruelle concordance des temps. Premier
signe dès les premières pages dédiées à Bartabas :
un sacrifice d’amour sauvage
allie fureur et mystique
pour un galop qui se rêve
à l’aplomb de lui-même 7
D’intimes épanchements se devinent d’un livre à l’autre. L’amour sauvage étant
le sujet jalousement célébré par Le septième sommet, ce troublant sacrifice « au temple
des chevaux »8 semble glissé irrépressiblement du Tombeau vers le Zingaro. Quelques
lettres ont suffi à détourner un titre pour escorter la peine, garder « force de mots »9 et
tenir bon à l’instar d’Alexandre. Non plus le conquérant mais l’allié des Busclats. Au
résistant du maquis et des Sorgues, capitaine de Fureur et mystère, André Velter doit en
effet « un surcroît de mémoire et la volonté de vivre à hauteur d’homme »10. D’où ces
1
André Velter, A.V., « dans la lumière et dans la force », catalogue d’exposition, 1998, p.85.
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.20.
3
André Velter, Le septième sommet, Gallimard, 1998, p.16.
4
André Velter, id., p.69.
5
André Velter, L’amour extrême, Gallimard, 2001, p.68.
6
André Velter, Une autre altitude, Gallimard, 2001, p.54.
7
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.23.
8
André Velter, id.
9
André Velter, Le septième sommet, Gallimard, 1998, p.70.
10
André Velter, René Char, photos de Marie-José Lamothe, L’Atelier des Brisants, 2002, p.108.
2
252
éternelles citations qui reviennent, en temps de paix ou de détresse, « comme un semis
d’étoiles »1. D’autres similitudes inopinées lient les vertiges de l’aventure équestre à
ceux de la déploration. À commencer par les mots qui se croisent en écho, chantant
l’extase de la « course » sur le dos des montagnes autant que des chevaux. D’un univers
à l’autre, du garrot à la cime, le corps s’en remet à la folle bascule. Il s’abandonne au
même emportement, galopade rituelle proche du coup de sang – attendu que dans l’icibas velterien l’échappée des grandes destinées suit le « galop » du cœur. Malgré « ce
galop perpétuel où le cavalier ne peut être que sa propre monture »2, il n’en reste pas
moins que tant d’abrupts recoupements frappent. Mais après coup seulement. Parce que
le chant tragique des poèmes à l’absente, « amante éperdue perdue »3, chavire la raison
et l’âme. Et que l’émotion forte des premières lectures embue la conscience et les yeux
– contrecoup direct de « l’hébétude »4 qui dicta au début l’écriture. Une fois l’espace
réorienté et l’amour fanatiquement loué, les champs de force redeviennent visibles. Et
l’on apprend alors qu’il n’est question que d’horizon :
qu’on l’escalade ou le chevauche
l’horizon se change
en départ incessant 5
André Velter « parle clair »6. Brasse les univers de la très haute altitude et de la
terre ferme. Pour défendre une unique manière d’échapper à « la norme du commun des
mortels »7 et vivre d’instinct à la verticale. C’est une exhortation ascendante, plus que
jamais déconcertante, une invitation vive à « habiter cavalièrement le monde » à la
façon funambule d’une alpiniste défunte ou d’un écuyer à la cambrure marquée. En
effet, à plus de huit mille mètres d’écart, c’est encore d’absolu, d’aplomb et d’Hölderlin
dont il est question. Le parallèle semblait impensable. L’esprit du poète l’a tracé à son
corps défendant et le poème a rendu compatibles deux pôles que l’œil gardait à
distance : le ciel et la cendrée. « Du sol martelé »8 de la piste à l’escalade des
montagnes, c’est une célébration commune. Velter vante un assaut sans arme. Une
profession de foi sans credo. Un esprit d’aventure sans divination. Ainsi en selle sur
Horizonte - même le nom du cheval nous mène au bord du ciel - Bartabas ose « un
1
André Velter, « La terre nous aimait un peu », in René Char, L’Atelier des Brisants, 2002, p.12.
André Velter, Une autre altitude, Gallimard, 2001, p.54.
3
André Velter, id., p.61.
4
André Velter, Le septième sommet, Gallimard, 1998, p.28.
5
André Velter, « Un piaffer de plus dans l’inconnu », Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.230.
6
André Velter, Une autre altitude, Gallimard, 2001, p.76.
7
André Velter, Le septième sommet, Gallimard, 1998, p.41.
8
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.160.
2
253
piaffer de plus dans l’inconnu », quand l’héroïne de l’Himalaya « danse au-delà du
dernier pas »1. « Un pas toujours plus haut »2 avec Chantal Mauduit, mais vers un
inconnu plus céleste et fatal. « Tu danses sur l’horizon que je porte en moi pour abolir
l’espace et le temps »3 écrit l’aède épris qui dispute à la mort son Eurydice des hauts
sommets. Et la magie équestre du centaure qu’il décrit ensuite, trafiquant sur tous les
horizons du monde, est comme l’ombre du souvenir, renaissance d’un « éblouissement
si physique et si pur »4. Les thèmes pérégrinent et tournent à l’obsession. Entre autres,
la « voix / qui veut rendre gorge »5 et tourmente sans répit le poème – dans les blasons
du corps amoureux de L’amour extrême comme au final du Zingaro.
Le verbe entretient l’existence d’une alliance quasi inconcevable, si ce n’est à
cheval, entre instinct et maîtrise du moment que « l’instinct se transforme / en harmonie
à risque »6. « Rien ne peut faire que l’on renonce / à ce qu’il y a d’absolu sous nos
pas »7 clame scandaleusement l’amant, tout à sa déraison. Rien, y compris l’avalanche
sur les pentes du Dhaulagiri. En effet, la mort a tout détruit mais la poésie après coup a
tout ré-enchanté. Et ce « destin d’assonances »8 lié inextricablement « passion équestre
à passion tout court »9. Huit siècles séparent Bertran de Born, « bon guerrier, bon
amoureux, bon troubadour », du sort d’André Velter. Dorénavant pourtant, tous deux
sont à la vie à la mort « frères d’une prière commune »10 qui prétend que L’amour veut
un amant cavalier…
Lui qui soude son vers à ces vers d’autrefois porte la marque de
« l’Inconsolé »11. Mais au risque de paraître « singulièrement désinvolte »12, ce fils d’El
Desdichado s’interdisant de céder ne reste pas longtemps vassal de ce Soleil noir.
Puisqu’il est, par-delà les chimères, un refuge ouvert à tous les vents. Pour qui avance,
le cœur dévasté et l’âme en bandoulière, « du même pas léger »13. En proie à
« l’attraction qui déborde du cadre »14 et entraîne vers Une autre altitude, sensible aux
1
André Velter, Le septième sommet, Gallimard, 1998, p.59.
André Velter, Une autre altitude, Gallimard, 2001, p.59.
3
André Velter, L’amour extrême, Gallimard, 2000, p.89.
4
André Velter, Une autre altitude, Gallimard, 2001, p.72.
5
André Velter, L’amour extrême, Gallimard, 2000, p.23 & Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.235.
6
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.22.
7
André Velter, L’amour extrême, Gallimard, 2000, p.71.
8
André Velter, Une autre altitude, Gallimard, 2001, p.22.
9
André Velter, L’amour extrême, Gallimard, 2000, p.70.
10
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.153.
11
Gérard de Nerval, « El Desdichado », Poésies et Souvenirs, Poésie / Gallimard, 1997, p.137.
12
André Velter, La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.165.
13
André Velter, id.
14
André Velter, Une autre altitude, Gallimard, 2001, p.16.
2
254
émotions « entre ivresse et vertige »1 autant qu’aux franches « avancées ferventes »2 du
Piaffer de plus, l’esprit cherche dans l’inconnu réconfort et « refuge »3. Par deux fois
c’est écrit noir sur blanc et en des circonstances puissamment contraires. L’élégie
amoureuse et le poème tzigane partagent donc contre toute attente la voix et la visée –
comme « pour renouer l’harmonie sans espoir / Semer dans l’inconnu un écho
éphémère »4.
Pour le pèlerin de l’azur, tantôt trouvère tantôt gitan, « le pas de plus dans
l’inconnu tient souvent à une assonance fortuite, à une dissonance imprévue, qui
enchantent ou qui blessent, et créent ce décalage qui place la voix hors de portée du
bruit que font les langues d’ordinaire asservies à tous les bavardages. »5 L’affliction
pousse le poème à bout, force le destin et contraint le poète à poursuivre la langue hors
de ses retranchements. Sur le papier il n’était déjà plus question de se payer de mots. Or
voilà qu’à présent « tout a été payé comptant »6 :
Si loin si proche
dans un envol de neige
par syncope du destin
la vie entrevue et perdue. 7
L’articulation de ce quatrain funeste de L’amour extrême, astreint au minimum
sans verbe ni attribut, recoupe le pur et laconique phrasé d’Éclipse. Et l’on ne peut
s’empêcher de penser à cet « amour qui meurt » au beau milieu du Zingaro et qui,
« dans l’angle éteint de l’univers »8, semble venu d’ailleurs. Ainsi la vie vécue hante-telle la poésie, ravive les vers et le vocabulaire. « La souffrance connaît peu de mots »
avait annoncé René Char, « seigneur de l’impossible » et « des lavandes noires »9. Ceux
qui en réchappent ici tranchent dans le vide, élémentaires et efficients. Mots d’aller
simple. Sans-façon. Pour aller droit au but. Mots émaciés. En syncope. Revenus de plus
loin que par arrêt du cœur. La conscience balafrée, reine de « mille et mille mots »10,
s’exprime au goutte-à-goutte. Le poète au long cours écrit le souffle court. Le temps,
poème après poème, de contrer le destin et de reprendre pied.
1
André Velter, « Une source plus haut », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.174.
André Velter, « Un piaffer de plus dans l’inconnu », Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.230.
3
André Velter, Une autre altitude, Gallimard, 2001, p.59 & Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.230.
4
André Velter, Une autre altitude, Gallimard, 2001, p.63.
5
André Velter, « J’entends ce qui s’écrit », entretien en annexe, 2000.
6
André Velter, Une autre altitude, Gallimard, 2001, p.58.
7
André Velter, L’amour extrême, Gallimard, 2000, p.33.
8
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.122.
9
René Char, « J’habite une douleur », Commune présence, Poésie / Gallimard, 1998, pp.289-290.
10
André Velter, Le septième sommet, Gallimard, 1998, p.27.
2
255
C’est avec Reverdy et au « bonheur des mots » que « tout est revenu ». Le désir
indompté et la soif d’antan. Et, comme il est dit à la dernière page du Cabaret, « surtout
la joie de voir se tendre la distance »1. N’invoquant ni Dieu ni la légitime défense,
André Velter est de « ces téméraires accumulateurs d’émotions violentes »2. Il détourne
« le fameux pas de plus dans l’inconnu »3 et la pesante gravité des êtres pour chanter
« un piaffer de légende »4 et une « âme en suspens »5. Manière diffuse aussi de faire
durer l’appel fantasque de la Fée qui hèle sur la ligne de crête des cimes et des rêves :
Tu danses sur une cascade de glace
Tu dis : « L’inconnu, c’est ici ; saute donc ! » 6
L’inconnu provocant est l’unique boussole. Au royaume risqué des ombres ou
« sur la terre des chevaux »7, il reste sans pitié et rembarre désarroi ou lyrisme facile.
Ailes brûlées et tête haute, le poète aime encore à creuser le mouvement. À incarner
l’élan,
Sa fulgurante immobilité
Son impassible vitesse 8
Atteintes par Bartabas au faîte du piaffer et de ses éphémères effets
d’apesanteur. C’est que l’impulsion équestre en appelle elle aussi à l’oxymore, elle qui
n’a de cesse de prendre son envol à force de fouler le sol.
1
Pierre Reverdy, « Le bonheur des mots », Sable mouvant, Poésie / Gallimard, 2003, p.51.
Pierre Reverdy, « Cette émotion appelée poésie », Sable mouvant, Poésie / Gallimard, 2003, pp.108-109.
3
André Velter, Une autre altitude, Gallimard, 2001, p.52.
4
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.118.
5
André Velter, id., p.134.
6
André Velter, Une autre altitude, Gallimard, 2001, p.69.
7
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.11.
8
André Velter, Une autre altitude, Gallimard, 2001, p.73.
2
256
Ici on loge à pied et à cheval
S’il avait été marin - de ceux qui ont cette « manie de toujours faire des
phrases » ou bien qui s’abandonnent avec Francesco Biamonti aux charmes de la mer André Velter en aurait appelé à la vie hauturière. En marcheur des Ardennes, il s’en
tient à l’inverse aux chemins de terre sèche. Dans cette cosmogonie aride, que
surplombent toutefois les neiges et sources éternelles, il engage crûment à vivre
dangereusement. Écrivant « mon pays fut cheval »1 dans les années 80 à l’ami Claude
Roy, l’inventeur de la suite équestre semblait n’avoir pour vocation que « d’habiter
cavalièrement le monde »2.
Espace. Horizon renaissant. Infini. Chevauchées. Chevauchements. Ivresse
d’aller dans la clairière de l’univers. Et de hanter le vent. 3
Ce sont les noces de la cavale et du vers libre au temps du Grand Passage. Sans
discontinuer Velter sème panique et cavalcade dans le champ poétique. Invariablement
soucieux d’Ouvrir le chant, il va de Tübingen à Bartabas, retaillant en effet la célèbre
formule du poète devenu fou que l’on confia jadis à la garde d’un menuisier. Dans la
lointaine résonance d’Hölderlin, il trouve l’exact énoncé de son impertinent précepte.
Un piaffer de plus dans l’inconnu se charge de proclamer cet inconvenant cogito
cavalier – preuve qu’ayant tordu le cou à la tourmente, Velter entend garder le goût du
risque :
en suivant le sillage
d’un centaure qui décide
sur un coup de dès souverain
d’habiter cavalièrement le monde
pour un piaffer de plus dans l’inconnu
1
André Velter, « Dépaysement », L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, p.177.
André Velter, « Un piaffer de plus dans l’inconnu », Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.236.
3
André Velter, Le Grand Passage, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral, 1994, p.25.
2
257
C’est à coup sûr pour finir sur ces trois derniers vers qu’André Velter s’est attelé
à l’écriture. Afin de transformer des idées-forces en devise imparable et de théoriser
sa poésie équestre. Ce qui ne devait être qu’une lecture hors champ, une parole poétique
destinée au public d’un soir avant de retourner au silence de la page, va connaître un
autre prolongement. Ce n’est plus sur la scène du théâtre du Rond-Point mais dans le
manège restauré de la Grande Écurie du château de Versailles. Plus du tout pour saluer
une dernière mais clore une première et fêter l’ouverture d’une autre Académie, pour le
coup cavalière, celle du Spectacle équestre fondée par Bartabas. Nouvelle sollicitation
donc et reprise finale1. Avec ambiguïtés à résoudre pour le poète car l’ironie veut que le
tract écrit pour solde de tout compte soit à présent l’augure d’une aventure naissante.
Velter intervertit donc le temps, réajustant son chant de circonstance « à l’aube d’un
cycle inédit »2. Voilà qu’un testament, légèrement retouché, inaugure hardiment ! Cette
seconde version, née dans le voisinage de la galerie des glaces, se couvre de miroirs et
transforme « bastringues cabarets cirques chapiteaux / en somptueux manèges
réinventés »3. Néanmoins, la poésie équestre résolument lucide et de pur sang-mêlé
persiste à professer l’écart et le péril. D’où ce « coup de dés souverain »4 finalement
attribué à l’écuyer Marty plutôt qu’à Mallarmé – estocade qu’il faut imaginer assénée à
un parterre d’officiels et de ministres venus inaugurer. Velter a calibré ses strophes
selon la durée du piaffer annoncé mais n’a pas refréné sa pensée. Or, il peut avoir « le
verbe violent comme d’autres le vin »5. Ce fut le cas ce soir-là, prononçant un pamphlet
qui fomente l’ardeur, à Versailles, ancienne capitale royale. La critique se veut littérale,
tant sur le plan artistique que politique. Et le poète n’y va pas de main morte « quand le
quelque chose de pourri / a gagné le théâtre du monde »6. Les esprits fiers et cultivés
esquissent un sourire signifiant par là qu’ils ont reconnu Hamlet… Mais ont-ils
seulement compris que l’avilissement et la corruption dénoncés par ces vers ne se
limitaient guère au vieux royaume de Danemark ? Celui qui rameuta public et poésie à
La Mutualité, prouvant que le poétique aussi pouvait se donner en Meeting, vante seul
les exigences de l’art équestre et consacre ainsi, debout dans un manège de seize mètres
de large, « ce verbe à cheval » dont rêvait Mandelstam. Un piaffer de plus dans
1
Soirée inaugurale dans le manège de la grande écurie de Versailles, le 24 février 2003. Reprise le 24 juin.
André Velter, « Un piaffer de plus dans l’inconnu », Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.236.
3
André Velter, id., p.231.
4
André Velter, « Un piaffer de plus dans l’inconnu », Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.236.
5
André Velter, L’amour extrême, Gallimard, 2000, p.66.
6
André Velter, « Un piaffer de plus dans l’inconnu », Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.230.
2
258
l’inconnu est ce poème de non-retour. Délibérément publié en fin de recueil, il marque
le point d’orgue d’une épopée toujours à la limite, « comme au comble du désir »1.
Les vers irréguliers jouissent de cette liberté-là. Sublimant la contrainte, Velter
taille à bout portant et souvent dans le biais. Sa voix s’émancipe « des fastes et de la
pompe »2, avec pour seule mesure le souffle qui n’abdique jamais. Elle éprouve ce
corps peuplé « de mille parcours anciens »3 qui se refuse à jouer impunément de la
langue. Ici on ne discute point du sexe des anges. On mise sur le vécu et le moment
présent. Et on s’en tient à l’expérience, à l’adéquation primordiale du sens et de la chair
pour parler au plus juste. L’écriture en minuscules - involontaire mais signifiant miroir
de la microscopique4 graphie du poète - suggère la particularité du genre. En effet, le
poème équestre ne découvre sa route que chemin faisant, au fur et à mesure de
l’avancée. Forgé en temps réel, certes au triple galop, mais battu lettre à lettre, comme
une histoire ancienne rondement tapée à la machine à écrire.
Dette de hussard ou serment de poète, les mots sont une affaire d’honneur –
« honneur qui n’a plus cours »5 qu’hors des rangs de Pavie, de Versailles ou bien
d’Aubervilliers. Mené par André Velter, ce chant de guerre tzigane suit la voie du
basmatch et autres bandits d’honneur, avec pour entêtante nostalgie tombée du HautPays « le roulement des sabots contre la peau du monde »6. Tumulte que guident
ensemble Hernani, les « cliquetis du mors »7 et les embardées du cœur :
c’est une force qui va
une alarme qui bat
une traversée toujours à l’œuvre
liée au plus secret du commun
des mortels et des dieux 8
L’hexamètre l’emporte, s’abandonnant même à l’alexandrin, avant qu’à nouveau
l’octosyllabe ne vienne contrebalancer l’harmonie. L’enjambement sauve la locution
« du commun des mortels » qu’enchâssait déjà le céleste secret des dieux. L’alarme
tient du guetteur autant que de la fougue spontanément rattachée à l’emportement
baudelairien. Un piaffer de plus dans l’inconnu conforte ainsi les réminiscences
1
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.46.
André Velter, « Un piaffer de plus dans l’inconnu », Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.229.
3
André Velter, id.
4
André Velter, A.V., « dans la lumière et dans la force », catalogue d’exposition, 1998, p.67.
5
André Velter, « Un piaffer de plus dans l’inconnu », Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.235.
6
André Velter, Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.11.
7
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.98.
8
André Velter, « Un piaffer de plus dans l’inconnu », Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.233.
2
259
corrigées et dispensées au fil d’Éclipse, afin que plus jamais les ailes de géant
n’empêchent de marcher :
ici Baudelaire pas de châtiment
pour l’homme ivre d’une ombre qui passe 1
Velter use des « Hiboux » de Baudelaire « comme d’un principe actif »2 –
premier poème lu au temps des paternelles tartes à la rhubarbe et retenu « d’emblée,
sans jamais obéir à sa mise en garde »3 ! Cette allusion au tercet final de
l’octosyllabique sonnet n’est pas un pied de nez au vieux hibou mélancolique, juste un
soupçon d’enfance qui n’a que faire d’appels à la prudence. En poète doublement averti,
André Velter s’inspire cependant de la parfaite alliance du sens et de la forme fixe. Car,
si en sa compagnie la rime s’absente à loisir, le rythme n’en demeure pas moins sculpté.
L’oreille ne se lasse pas de battre « de vieilles cartes »4. Shakespeare, Hölderlin,
Baudelaire, Hugo, Mallarmé, Rimbaud, mais aussi Artaud, Pirandello, Apollinaire,
Cavafy, Cervantès… L’âge de la chevalerie s’est estompé mais Velter n’en a pas fini de
soliloquer en sentinelle et de prophétiser les sensations nouvelles. L’écriture mobilise
des échos familiers qui montent à la tête, des répliques qui conjuguent sur le champ les
siècles et les morts :
mon néant, pour un cheval ! 5
On ne pourra décemment accuser le poète d’avoir passé par pertes et profits les
rouages élisabéthains de la tragédie du pouvoir. Ixième incursion au royaume de
William. Énième rapt velterien pour contrefaire l’histoire. Ou peut-être sommes-nous
chez le roi Boabdil. Quoiqu’il en soit la suite équestre a de la répartie dans les idées.
Lyrisme cavalier qui rue dans les brancards, recycle à tout va et tourne la primauté en
« blasphème » – tels ces « chevaliers de l’ouragan / chevaliers extravagants » qui
« tournent autour des têtes » dans le « poème de cape et d’épée »6 d’Aragon. « Tu te
ronges d’appartenir à un peuple mangeur de chevaux, esprit et estomac mitoyens »7
écrivit René Char. Racontant un être tout aussi preux, les mots caracolants d’André
Velter cependant s’interdisent de racoler. La parole se vit en fringant capriccio, libre
mais sans folklore. La mélodie s’installe à contretemps, mimant « ce qui se risque à vif /
1
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.128.
André Velter, Marelle-Mémoire, photos de Gérard Rondeau, Marval, 1998, p.21.
3
André Velter, id., p.46.
4
André Velter, id., p.22.
5
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.14.
6
Louis Aragon, « Poème de cape et d’épée », Le mouvement perpétuel, Poésie /Gallimard, 1997, pp.123-125.
7
René Char, « Éloquence d’Orion », Commune présence, Poésie/Gallimard, 1998, p.337.
2
260
la phrase électrocutée / l’éclair et le ressac / la syncope la chute l’harmonie insensée »1.
La prosodie inverse son mystère qui veut que la magie survienne dans l’abrupte
transition du régulier au déréglé, dans le soudain passage du galop à l’amble. Le chant
se fracasse pour résonner plus fort. Les vers se morcellent pour propager l’éclat :
voix qui se brisent
et qui renaissent
enchantement
ou vrai tourment
d’être né là
et de partir 2
La vague de l’alexandrin, dont les douze pieds se succèdent sur un rythme
ternaire, se devine à l’écoute. Car c’est le tympan qui entend ce que l’œil ne voit pas.
Trois octosyllabes en cascade ou deux alexandrins dilettantes, c’est selon l’ouie et le
plaisir. L’enchantement n’est plus assujetti à l’écran de la page. Il s’échappe au
contraire d’une partition vocale qui, trahissant le tempo des syllabes, respecte l’appétit
du poète. Cette écriture « se mène à l’oreille / s’oriente à l’écho / se déroute pour un
cri »3. C’est l’oralité nouvelle qui se risque au dédale de la voix et traque dans les
langues « leur héritage de mots / leur viatique de sons »4. André Velter a fait « de
l’univers une chambre d’échos »5 où il puise allègrement, puisque la volupté à dire
monte à l’oreille avant de passer par la bouche. La jubilation voyage et se loge dans les
vers – au sens où l’on pouvait lire autrefois aux portes des auberges Ici on loge à pied et
à cheval. La poésie équestre joue des pulsations comme d’un appel de langue.
Délectation sonore mais délice aussi pour la vue lorsque la suite se prend à chahuter les
lettres :
sur le divan d’un étalon
une sultane en Joséphine
dite de très beau harnais
fait ce qui lui plaît 6
« Le Bonaparte du Pont d’Arcole »7 déboulant à l’orée de L’Arbre-Seul trouve
ici sa parèdre en la personne de Joséphine Tascher de La Pagerie, veuve du général
Alexandre de Beauharnais. Le patronyme à particule de ce vicomte, mort sur
1
André Velter, « Un piaffer de plus dans l’inconnu », Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.232.
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.95.
3
André Velter, id., p.88.
4
André Velter, id., p.88.
5
André Velter, inédit, reproduit sur une peinture de Youl, 2005.
6
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.129.
7
André Velter, « Rester fidèle à l’inconnu », L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, p.35.
2
261
l’échafaud, se prête au calembour équestre. La posture alanguie de l’écuyère n’est pas
sans rappeler le portrait par Prud’hon de L’impératrice à la Malmaison – nom
majestueusement approprié aux « mœurs légères »… Quant au dive divan, il évoque à la
fois les coussins ottomans, « le dos satiné des molles avalanches »1 baudelairiennes et la
brune Madame Récamier posant pour Jacques-Louis David. En amont de ces
octosyllabes langoureux enfin, il y a Musset, sa « cavale isabelle »2 et le souffle indolent
de ce conte oriental « qu’André [Velter] aime à citer »3 :
Le sofa sur lequel Hassan était couché
Était dans son espèce une admirable chose.
Il était de peau d’ours, – mais d’un ours bien léché ;
Moelleux comme une chatte, et frais comme une rose.
Hassan avait d’ailleurs une très noble pose,
Il était nu comme Ève à son premier péché. 4
Ce « tour éblouissant de naturel coulé » a fait du bel Alfred, au dire d’Alain
Borer, « l’un de nos meilleurs patineurs » artistiques. Cependant ce dernier, plus
facétieux que moqueur et trouvant à redire, reproche « l’inconvénient de la glisse »
facile des verbes auxiliaires – qui n’était pas pour déplaire à Velter. Dans Namouna
comme dans Zingaro, l’exercice de style s’éclipse devant l’irrépressible. Récit et
anecdotes s’inclinent devant le surgissement. Et les mots se soumettent à plus impérieux
qu’eux. Irrésistible poésie « qui ne se donne qu’en beauté »5.
Ainsi ni la désinvolture ni les prétextes n’empêchent la vérité d’advenir. « Et
puissiez-vous trouvez, quand vous en voudrez rire, / À dépecer nos vers le plaisir qu’il
nous font ! »6 Que ce soit donc chez Musset ou André Velter, le poème, même avec
triple axel, est d’un accès facile. Nul besoin d’examen ou de titre d’entrée. L’admission
ne s’y fait pas non plus à force de mérites. D’autant que le barda herméneutique a peu
de prise sur le versant doux et familier de la langue maternelle. L’alchimie est ailleurs,
dans cette mise en contact épurée, ramassée, condensée, de vocables simples qui
souvent échappent. La complexité en deçà du vocabulaire, dans la richesse des
correspondances, la profondeur des résonances, le corps subtil d’une langue insurgée de
mèche avec l’esprit. Le poète dégage le lexique de la gangue qui l’étouffe, le limite, le
galvaude. Il l’innerve à nouveau. Par là l’aura peut naître, davantage du fluide poétique
1
Charles Baudelaire, « Tristesses de la lune », Les Fleurs du Mal, Poésie / Gallimard, 1998, p.103.
Alfred de Musset, « Le lever », Premières Poésies, Poésie / Gallimard, 1995, p.59.
3
Alain Borer, « L’enclume et l’entonnoir », préface à L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, p.16.
4
Alfred de Musset, « Namouna », Premières Poésies, Poésie / Gallimard, 1995, p.156.
5
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.162.
6
Alfred de Musset, « Namouna », Premières Poésies, Poésie / Gallimard, 1995, p.180.
2
262
que des combinaisons. Vrai, c’est « un métier de pointe »1 grâce auquel, Reverdy l’a dit,
« l’avenir est plus près, plus souple, plus tentant »2. Et l’oreille réapprend les reliefs
sans partage de la polysémie lorsque, remise à neuf et en un tournemain, la parole
sensible fait feu des quatre fers :
car l’insolence peut être douce
et quasi éternelle
quand elle prend fait et cause
et force de révélation 3
Velter a trouvé la clé de son verbe à cheval dans la blanche fraîcheur d’un cloître
cistercien. C’était à l’abbaye de Silvacane, un dimanche soir d’été, bien loin des
« douves d’Aubervilliers »4. Au programme du quatuor à cordes, une œuvre de Haydn.
Et alla zingara s’il vous plaît, selon l’indication laissée par ce fils de charron. Une
marraine porteuse du nom tombe à point sur la terre provençale des manades. Gardienne
distinguée, quasi prédisposée à tenir le rôle-titre de la longue suite équestre où les
« voix de derviches »5, les cavales gitanes et autres inflexions nomades bivouaquent à la
bohème. Le poète se réserve pour l’heure l’italienne formule changée en secrète
didascalie. Un seul vers du Piaffer de plus dans l’inconnu se réfère en effet sans
l’avouer à l’enseigne tzigane. Il aura donc fallu trois ans à André Velter pour qu’il
s’avise à la fin, désertant l’invisible, de signer à la Zingaro 6.
1
René Char, En trente-trois morceaux, Poésie / Gallimard, 1997, p.54.
Pierre Reverdy, « Le bonheur des mots », Sable mouvant, Poésie / Gallimard, 2003, p.52.
3
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.74.
4
André Velter, id., p.16.
5
André Velter, id., p.95.
6
André Velter, « Un piaffer de plus dans l’inconnu », Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.235.
2
263
Vamos
Cela étant, l’anonymat ne l’a pas empêché - tout comme Boby Lapointe voulant
prouver que le violon supporte la médiocrité - de jouer tzigane ! En amateur de Cabaret
et de « violon qui chavire »1, il cite illico les « mélodies tsiganes / qui mettent le cœur à
l’envers »2. Idem du prélude. Préambule disloquant avec « volonté d’en découdre »3 :
d’emblée l’agression la dérision le saccage
dans une arène façon caf’ conc’ ou cathédrale 4
Tel le beaujolais, voilà l’alexandrin nouveau qui combine rythmique moderne et
ancienne métrique. Le poète bravo, allant « toujours au-delà de la métaphore », a, il
l’avoue volontiers, l’oreille permissive. Sauf lorsqu’il s’agit « de traquer l’inconnu »5 :
il passe un picador
et c’est à peine une ombre
pour fasciner l’absence
et toréer le vide 6
Chez Yeats l’irlandais, un cavalier passe son chemin envers et contre tout. Dans
le poème du « desperado superbe et orgueilleux »7, des chimères tauromachiques
effleurent le sol sablé sous chapiteau. De fait, même sans taurillon sauvage ni mise à
mort, la piste ronde des Zingaro - anciens squatteurs des arènes de Nîmes - porte la
trace des corridas. Tout toro bravo va a más, aux dires des matadors. Le vers noble et
vaillant tâche d’en faire autant, qui lui aussi se grandit au combat. « Sûr de sa force, de
son pouvoir, sans appréhension, sans fausse brusquerie, »8 l’alexandrin redevenu
classique déclame à la loyale. Placé au centre de l’amphithéâtre, alors il respecte les
1
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.29.
André Velter, id., p.28.
3
André Velter, id., p.15.
4
André Velter, id., p.31.
5
André Velter, « Portrait du poète en toro bravo », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.323.
6
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.48.
7
André Velter, « Portrait du poète en toro bravo », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.323.
8
André Velter, id.
2
264
règles et chante avec adresse – comme on pique au premier tercio avec style et dextérité
suivant une grammaire précise. À l’époque, André Velter n’a pas encore croisé de
rejoneador. L’intuition des images captées cependant, entre centaure et picador, semble
le signe d’un sujet à venir. Comme si l’écriture trahissait le devenir. Annonçant, avec le
recul du temps, la venue en piste du torero à cheval. Puisqu’il est évident que le célèbre
Pablo Hermoso de Mendoza a toutes les chances d’entrer bientôt en poésie équestre
auprès de son compañero de France.
Le chant à la Zingaro est en marche qui pulse sa ballade, mi ange mi Dalton. Il
récuse les clichés et les calques mais déjà s’apparente, chaque mouvement de la suite
pouvant tenir lieu de lidia, à l’art du toreo. Version aride d’une épopée moderne dont
Bartabas est le héros. Le dithyrambe est vif et condensé. Les vers ramassés. La brièveté
voisine du haiku. « Le temps d’un souffle (un haiku, selon la règle, ne doit pas être plus
long qu’une respiration, explique Zéno Bianu), le poème coïncide tout à coup avec notre
exacte intimité, provoquant le plus subtil des séismes ». Chez Zingaro, l’intimité de
l’individu rallie celle du clan. Et, du théâtre équestre au recueil, le séisme se propage.
De spectacles en récits, l’irrésistible tourbillon de vie se rapproche, brassant intrigues et
complicités. « Expression vraie d’un vrai vertige, [le poème d’André Velter] se tient à
l’évidence du côté de la phrase vivante (…). Habité par une exigence d’expression
absolue, il dénude la langue jusqu’à sa moelle. Pour révéler sans discourir »1 :
le danseur est celui
qui sait réaccorder
la beauté et la terre 2
« Débordant les mots par les mots (…) il gambade toujours aux limites du
langage »3 – jusqu’à décaper la langue et raccorder la voix verticale au timbre
d’aventure. Fauconnerie de haut vol dans laquelle, pour ses vers, Velter préfère à l’aigle
de Bartabas ou à l’alexandrin faucon la petite envergure de l’émerillon. « C’est dans sa
rétention que la forme de poésie la plus dense de l’histoire [c’est-à-dire le haiku] trouve
son amplitude. »4 En cela Zingaro chevauche à l’identique : l’enchaînement des
spectacles répond à la succession des saisons mais distille un même « lyrisme
ramassé »5, mode d’expression tout en finesse et muscles. Le poète rassemble ses
1
Corinne Atlan & Zéno Bianu, « Le sublime au ras de l’expérience », préface au Haiku Anthologie du
poème court japonais, Poésie / Gallimard, 2002, pp.7-11.
2
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.100.
3
Corinne Atlan & Zéno Bianu, op.cit., p.11.
4
Corinne Atlan & Zéno Bianu, id.
5
Corinne Atlan & Zéno Bianu, in Haiku Anthologie du poème court japonais, Poésie / Gallimard, 2002, p.13.
265
phonèmes comme l’écuyer son cheval – tel centaure, tel stentor. Des confidences
discrètes perlent de la délicate emprise mais comprenne qui pourra. Le « sabir de la
tribu »1 est de ceux qui ne se divulguent pas, étant donné que l’on a jeté, chez les
saltimbanques, le nom de baptême avec l’eau du bain. Velter adjective à dessein - « ne
plus vouloir d’un ciel clément »2 - jonglant avec la polysémie, la miséricorde et la loi du
silence. Le bateleur joue également de l’anagramme mais du plus court qui soit, et cette
fois « au ras du sol »3 :
user violemment
des trois lettres du rat
jusqu’à en faire du grand art 4
Vaticinant tercet fuyant les grivoiseries de la contrepèterie. « Espace de pure
intensité mentale »5 le poème pour autant n’est pas détaché du corps. La tête ne va pas
sans les jambes. Sanctifiant la « violence cavalière »6, Velter néglige la rime mais « ne
renie rien du labeur des voyages »7. L’esprit exalte son appartenance. Fixe le charivari
des spectacles. Et enjôle sans belles paroles. Si ce n’est pour évoquer la belle :
il faut avoir ruiné
plus d’un château en Espagne
pris d’assaut plus d’un moulin
et séduit Dulcinée
autant que Cascabelle 8
« Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, beaucoup
d’hommes et de choses »9 lit-on dans Les Cahiers de Malte Laurids Brigge. De Rilke
aux châteaux en Espagne, d’El ingenioso hidalgo de Miguel de Cervantès à « don
Bartabas de la Manche »10, Velter colporte les légendes. Fusionnant romanesque et
réalité, il brouille en quelques vers les cartes du temps et du tendre. Et ainsi s’autorise,
sous le couvert d’un Casque d’or ou des déserts de Castille, ce baisemain complice à la
rousse Cascabelle. Trois sibyllines syllabes composent le nom de scène de cette muse
qui ne musarde pas. Pas plus dans le poème que lorsqu’elle frappait du talon à la cour
d’un dindon menaçant. L’auteur a le goût des taconeos autant que des énigmes qui
1
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.26.
André Velter, id., p.14.
3
André Velter, id., p.30.
4
André Velter, id., p.18.
5
Corinne Atlan & Zéno Bianu, op.cit., p.11.
6
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.26.
7
André Velter, id., p.29.
8
André Velter, id., p.87.
9
Rainer Maria Rilke, Les Cahiers de Malte Laurids Brigge, Gallimard, Folio Classique n°2294, 1991, p.36.
10
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.88.
2
266
n’empêchent pas le sens. Ayant jeté bonnet par-dessus les moulins, il ne se prive pas de
semer le vent. Va-t-en-guerre entre tous préféré, le chevalier qui « n’a pas quitté / son
profil de déroute / ni sa triste figure »1 a repris du service. Quant à André Velter, il va
plus vite à la ligne que ne devaient tourner les volants à vous rendre fou, sous le coup
des tempêtes d’Incognito :
Destin au galop entre deux étendards plantés sur l’horizon
Ma pensée passe comme un nuage (…)
Chevalier tu changes de triste figure 2
L’allusion attendue au vieil homme insensé cependant n’a rien de déjà-vu.
Chimère, spectacle et titre d’un seul tenant, portait à l’évidence la marque des mirages.
Mais le poème ne se contente pas de transfuges ou de souvenirs, fussent-ils littéraires et
de parfaite lignée. Il en use simplement comme d’un stimulant. Le plus dur reste à faire.
Transcrire cette saga nouvelle « où l’inconnu est roi »3. Les adversaires imaginaires s’en
retournent à la décadence en terre d’Espagne tandis que déboulent du no man’s land de
l’âme des images métisses. Les vers et les siècles, comme l’eau et le vin, dès lors sont
entièrement miscibles. Et Velter, ayant toutes les audaces, catapulte son Don Quichotte
« au pays des merveilles »4. La transplantation passe aux derniers mots de la fable
presque inaperçue, c’est dire si elle a pris. De tous les hybrides le poème accompli serait
donc le seul porte-greffe fécond.
On pourrait, d’Alice à Bartabas, en toute bonne foi crier au grand écart. Et
pourtant. La mare, l’autre côté du miroir, les songes inouïs et l’incertain pays aussi « où
l’on devise avec les bêtes »5 viennent gonfler le simple dénominateur commun des
Aventures. Si Velter a choisi de convoquer Lewis Carroll, moins par goût des contes
pour enfants que par vive intuition, c’est sûrement pour aller au bout de sa propre
martingale poétique. Car celui « qui s’est un jour accordé / le gai savoir et l’errance »6
ne boude pas les plaisirs de l’arithmétique. Quelle leçon du diacre britannique et
mathématicien le poète a-t-il bien pu retenir ? Au moins celle des premières lignes de la
descente dans le terrier du Lapin Blanc, puisque son Zingaro n’est pas de ces livres
« sans images ni dialogues »7 qui ennuyaient Alice :
1
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.97.
André Velter, « Incognito », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.110.
3
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.103.
4
André Velter, id.
5
Lewis Carroll, Les Aventures d’Alice au pays des merveilles, Flammarion, 1968, p.6.
6
André Velter, « Rester fidèle à l’inconnu », L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, p.36.
7
Lewis Carroll, Les Aventures d’Alice au pays des merveilles, Flammarion, 1968, p.9.
2
267
je n’ai rien à te dire
bouffon qui vas à pied
autant à ton service
toi qui portes un fêlé
tu me fais toujours rire
bouffon qui vas à pied
nous voilà vieux complices
toi qui portes un fêlé 1
Unique dialogue en aparté de toute la suite équestre, ce tête-à-tête loufoque
remâche un air ancien. Huit fois six pieds pour désigner le plus ridicule des deux. Les
rimes burlesques et croisées modulent un « refrain déjanté »2. Répétitions de rondeau
aux manières familières. Toi et moi de comptine, sans am stram gram ni barbichette,
pour savoir à la fin qui sera le bouffon de la farce. C’est encore l’univers généreux de
Cervantès le manchot qui inspire à André Velter ce « dialogue très gai / d’une sorte de
Sancho / et d’un coursier farceur »3. À moins que ce ne soit le Cangrande, deuxième du
nom et riant cuirassier sur sa drôle de statue équestre et caparaçonnée du Castelvecchio
de Vérone. Ou bien au loin, bien que plus récente, l’interminable conversation à bâtons
rompus sur les amours de Jacques :
Ainsi, Jacques le fataliste et son maître s’ouvre-t-il, avant tout dialogue, sur sept
questions qui n’ont pour but que d’effacer les repères obligés. En quelques
lignes le terrain se trouve déblayé. On sent que tout ira désormais à l’aventure,
c’est-à-dire au plus aventureux de la pensée, avec comme aiguillons affûtés la
raison, le goût, le plaisir. 4
De Marelle-mémoire à Zingaro - soit de la prose au poème et de la fugue à la
suite - André Velter garde le cap sur l’aventure. Enfant ne rêvant que plaies et bosses
juché en haut des arbres ou des charrettes à foin, il échafaude depuis des histoires
lointaines. Fan de Kipling et de L’homme qui voulut être roi – « de l’exergue à
l’épilogue : quarante feuillets, une aventure qui déferle d’un seul souffle fou, un
royaume conquis, un royaume perdu, une dernière phrase pour congédier les acteurs et
vider la scène sanglante du pouvoir : Et l’histoire s’arrête là. »5 - il travaille au scénario
d’un long métrage aux côtés de Bartabas : Sean Connery dans la peau d’un lord anglais,
1
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.98.
André Velter, id.
3
André Velter, id.
4
André Velter, Marelle-Mémoire, photos de Gérard Rondeau, Marval, 1998, p.21.
5
André Velter, Le Monde des livres, 16 décembre 1988.
2
268
fidèle aux dernières volontés de son épouse indienne, explorant l’immuable Rajasthan à
cheval. Le script du Chevalier de Mandawa existe dans un tiroir. Synopsis sur papier
qui - après les déboires du Don Quichotte d’Orson Welles ou de Terry Gilliam, Lost in
La Mancha dès les premiers jours de tournage - ne rencontrera sûrement jamais ni
désert de Thar ni écran de cinéma.
On connaissait le roman picaresque. Voici qu’André Velter invente la suite
équestre. Perpétuant les codes d’un genre en décalage, il substitue la morale
zingaresque à celle des picaros. Don Quichotte raille le sens illusoire des récits
chevaleresques, Zingaro la bassesse de nos chevaleries modernes, sans « panache » ni
« cheval blanc »1… Ennemi des « hommes si oublieux / du défi qui délivre »2, le poème
se bat à coups de sabots et de mots. En mal de noblesse et de Vert galant, il décline ainsi
les exploits, les mœurs et les amours du
très patient chevalier
toujours armé d’impatience
qui mène ses chimères
et qui s’est baptisé
d’un déboulé barbare
où ça se barre et tabasse
façon Tarass Boulba
pour dire surtout « basta »
avant de poser la question
qu’oublient les Évangiles :
le Barabbas sauvé à la place du Sauveur
était-il fier comme Artaban ? 3
Velter dézingue la rengaine. « Amants de l’impossible et basta ! »4 crie-t-il au
même moment dans Le septième sommet. Interjection toujours à l’italienne, à deux
doigts du juron en cette époque blême. Les vers remontent la filiation de Bartabas le
Furieux, pseudonyme pris au vol par temps de nuit bien arrosée. Qui sait ? Peut-être
« autour d’un brasero »5 (salut possible aux années 70 et aux « braseros de paille »6 de
L’Irrémédiable). Là encore c’est affaire de barouf et d’oreille. Littérature, Histoire et
Saintes Écritures fournissent pêle-mêle des effigies sonores à faire trembler la norme.
De voleur en roi Parthe ou héros de Cléopâtre, de l’amant fier de La Calprenède au
1
André Velter, « Rester fidèle à l’inconnu », L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, p.35.
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.17.
3
André Velter, id., p.15.
4
André Velter, Le septième sommet, Gallimard, 1998, p.44.
5
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.31.
6
André Velter, L’Irrémédiable, in Passage en force, Le Castor Astral, 1994, p.152.
2
269
condamné à mort gracié par la foule devant Ponce Pilate, et du Christ à Gogol en
passant par ce chef cosaque meurtrier de son fils, l’adoption obéit ici à de curieux
canons. Passage en revue de baroudeur lettré où ne manquent à l’appel que Guillaume
de Salluste - courageux guerrier et seigneur du Bartas -, le riche marquis de Carabas meunier du Chat botté - et peut-être le fameux bar-tabac du sketch de Michel Colucci
dit Coluche… Comme les spectacles de Bartabas aimés du grand public, le barde parle à
tous, y compris ceux qui n’ont jamais su leurs classiques.
Le réel en rajoute, depuis que l’étoile du Neuf Trois s’en est allée à Versailles du
côté de chez Hardouin-Mansart prendre de nouveaux quartiers. Car avant le Sire Soleil
il y a l’auguste père, et avant le palais le pavillon de chasse. Or, le Gédéon des
Historiettes1 rapporte que le favori du Juste roi Louis XIII était un chevalier appelé
Barradas. Moralité, l’Académie du spectacle équestre de Bartabas était prédestinée !
Blason d’emprunt, comme on adopte un nom de guerre, ce patronyme burine à lui seul
un imposant et dissonant portrait. De tentes en cabarets, de caravanes en chapiteaux, de
piste en écurie de course et de cirque en château, Bartabas ne cesse, plus sauvage que
barbare et emportant son bastringue avec lui, de casser la baraque. Pourtant, sans « le
gardien du nom »2, pas de Théâtre équestre, pas de baraka et pas de poème non plus à
la Zingaro. Le père de la tribu, insigne noir comme jais, est l’hongre par qui le scandale
arrive. Frison très frison. Viatique quotidien pour les nerfs et le cœur. C’est le coursier
superbe que l’on « fête comme une idole »3. Mystique sans malheur qui sent les crins et
la sueur, les copeaux et le cuir. À ses flancs la matière s’enhardit tandis que les atomes
s’ébrouent sur de la sciure. Sa « force impressionne / avec ses reflets d’argent »4 et les
moulins à vent sur son passage auraient, dit-on, viré « licornes »5. L’auguste Zingaro en
effet en impose – tout à ses aises, tant au manège que dans la suite équestre. Devenu le
garant tutélaire des libertés, il pousse la puissance à bout. Transmue de toute sa « masse
animée »6 la violence en caresse. Puisqu’il est en mesure, quand il veut, d’attendrir à
sept lieux à la ronde. Le poète le sait et le livre en atteste.
Monsieur Zingaro est un sacre. Les médiévistes parleraient presque
d’adoubement. Quatre septains d’investiture, cérémonie sans armes ni coup sur la
1
Gédéon Tallemant des Réaux, Historiettes, La Pléiade, tome I, 1960, p.339.
André Velter, « Monsieur Zingaro », Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.139.
3
André Velter, id.
4
André Velter, « Monsieur Zingaro », Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.140.
5
André Velter, id.
6
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.44.
2
270
nuque, où pour la première fois André Velter tutoie, s’en retourne à la marge et dit je.
Où pour la première fois, la voix tzigane se fait sentimentale :
mais tu as l’œil câlin sous le toupet
presque confiance dans les matins du monde 1
Selon Pascal Quignard, « tous les matins du monde sont sans retour »2. Et les
chevaux aussi. D’autant que Bartabas pourrait, sans en rougir, faire sienne la remarque
du joueur de viole de gambe ombrageux, Monsieur de Sainte Colombe : « Ce que je
fais, ce n’est que la discipline d’une vie où aucun jour n’est férié. J’accomplis mon
destin. »3 Dans l’orbe d’ébène du cheval d’Aubervilliers, le poète devient plus sombre –
comme écoutant tout à coup « les chants aux vieilles cadences »4 du sévillan Machado.
« Château de cartes, château de Bohême, château en Espagne, telles sont les premières
stations à parcourir pour tout poète »5 disait Nerval. Encore à sa passion, Velter quitte
sierra et Rossinante pour plagier le dix-septième chant de L’Iliade :
tu pleures avec les chevaux d’Achille
devant la dépouille de Patrocle 6
Étrangement, Zingaro a alors dix-sept ans… Toutefois ce n’est pas dans
l’hexamètre dactylique d’Homère que Velter a retrouvé l’histoire du beau troyen tué.
Plutôt chez Cavafy louant les larmes des « immortels chevaux »7, mais peu importe
l’élégie pourvu qu’elle soit grecque. Pourquoi, cependant, tant de mélancolie à l’heure
où « le grand cheval »8 n’est pas encore parti ? Au nom du destrier quasi sacré, la poésie
équestre s’offre un retour aux mythes. Entre ténèbre et ciels, terre et nuages, rêve et
fossiles :
l’empreinte des sabots
marque le creux des songes 9
L’alexandrin disperse les fantasmes, résonances d’un monde où les poèmes
naîtraient des sabots d’un cheval – tels les « poèmes de sable » d’André Verdet,
« poèmes de vive voix » jetés, à n’en pas croire Prévert, « sous les pieds du cheval »10.
1
André Velter, « Monsieur Zingaro », Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.140.
Pascal Quignard, Tous les matins du monde, Gallimard, 1991, p.124.
3
Pascal Quignard, id., p.86.
4
Antonio Machado, Solitudes, traduit de l’espagnol par Bernard Sesé, Poésie/Gallimard, 1980, p.31.
5
Gérard de Nerval, « Troisième château », Poésies et Souvenirs, Poésie/Gallimard, 1997, p.128.
6
André Velter, « Monsieur Zingaro », Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.140.
7
Constantin Cavafy, « Les chevaux d’Achille », Œuvres complètes, Imprimerie Nationale, 1992.
8
André Velter, « La mort du grand cheval », Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.143.
9
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.118.
10
Jacques Prévert, « C’est à Saint-Paul de Vence », Histoires, Gallimard, 1963, p.192.
2
271
Les traces s’orientent vers un terme toujours plus loin : la marque ovale des fers signe
l’aplomb du mouvement, puis l’effigie s’efface à la surface du sol pour tout de suite
réapparaître à la battue suivante. Naturel antidote à « la dérive programmée des
consciences »1, cet alphabet se lit d’arrière en avant et d’une foulée à l’autre. Éphémère
qui se perpétue, comme issu des souvenirs oniriques qui s’estompent au matin, il est la
transcription chtonienne de la frontière fragile entre éveil et songe – songe qui sans
mentir chez Nerval s’épanche dans la vraie vie... L’intime, sous atmosphère velterienne,
s’imprime à même la terre. Et donc - « comme défi d’une noire solitude / contre le sabot
fendu de l’aube »2 - à l’opposé de la constellation du Cheval, septième par la taille.
Pégase ne se contente plus de faire jaillir l’eau : « messager d’insomnie »3 il abreuve
l’esprit. Hugo avait rêvé la course d’un « cheval météore », ordonnant « qu’on entende
[ses] sabots / Sonner sur le plafond des songes »4. Tandis qu’André Velter a vu, de ses
yeux vu « la trace réelle qui hante / le haut des songes »5.
L’hipparion, petit cheval des paléontologues, a disparu voilà plusieurs centaines
de milliers d’années. Hippogriffes et licornes dorment dans les incunables ou bestiaires
fantastiques. L’Hippè d’Euripide, abusée par les vents, est au ciel, Pholos mort d’une
malencontreuse flèche empoisonnée dans le pied. Chiron, bon centaure, céda à
Prométhée son immortalité, et l’hippocampe s’est réincarné en tout petit poisson. Le
cheval volant de la culture indienne saute son croissant de lune sur des cartes postales et
son vieux cousin celte galope sur des eaux de bandes dessinées. Ce monde, cruellement,
manque d’équipage céleste. Il en est un au cœur du Zingaro. Un seul qui ne fait que
passer. Passeur ailé, parent des libellules ou des phalènes, tout juste sorti d’une obscure
chrysalide :
soudain le corps magique
du centaure-papillon
avec ses ailes volées aux limbes
devient l’âme en suspens
d’une errance accordée 6
1
André Velter, « Sans retour », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.22.
André Velter, « Indomptable », L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, p.167.
3
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.117.
4
Victor Hugo, « Au cheval », Les Chansons des rues et des bois, Poésie / Gallimard, 2001, p.328.
5
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.182.
6
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.134.
2
272
Éclipse à cet instant tient du darshan – telle « une idole qui n’apparaît jamais
qu’un seul instant. Pour l’éblouissement. L’émerveillement qui semble le murmure d’un
miracle. »1 Bartabas en papillon de nuit sur un cheval blanc Et, d’après son rhapsode,
« au sommet de son art, à l’avancée extrême de sa quête équestre et spirituelle. Un
univers en noir et blanc où les jeux de l’ombre et de la lumière, les robes des chevaux,
le grain des peaux, les sons écorchés d’une chanteuse coréenne de P’ansori
accompagnent et accomplissent une véritable transfiguration. »2 Le charme suit le
moulinet lent des bras et le drapé alaire, délicat et plissé dévidant des secrets. Paupières
closes et rênes à la ceinture, le cavalier chauve-souris rythme les envols de sa course
aussi légère que soie. Les manches de son kimono sont immenses, membranes de
mousseline noire qui embrasse crinière, poitrail et encolure crème. Antoine Poupel,
photographe, a capté la sobre pantomime et immortalisé ce prince des cités. Bartabas,
albatros majestueux au plumage de suie en son Eldorado.
Sur la page, le poème rend hommage à la photographie, à peine revisitée par
l’encre sans lavis d’Ernest Pignon-Ernest reproduite en pendant. Deux alexandrins
scindés encadrent un octosyllabe. Temps forts et césures scandent la mesure désormais
familière du tempo velterien. Seul le vers central, plus long de deux spondées, vient
troubler l’harmonie du quatrain, afin que papillon ou sombre demoiselle puisse étendre
ses ailes. Friand des pieds à la douzaine ne marchant qu’à l’oreille, l’auteur tolèrerait
donc le calligramme pour l’œil. Pourvu qu’en somme il soit deltiste ! Dans L’ArbreSeul, huit fois huit lignes, invoquant Ramon Alejandro peintre des nuées, percent des
« Emblèmes » à jour. Ici, c’est l’exact contretype. Pléiade éthérée reposant sur
l’alternance active des couleurs du yin et du yang, cinq vers succincts tracent au khôl et
à l’horizontale la silhouette du centaure libériste. Le vol en appelle à la vue et son
« suspens » au vide – « Quand vivre était le ciel, ou s’en ressouvenir »3. L’âme prend
les traits de Psyché et les fines écailles d’azur de ce papillon faisant « merveille à
contre-mort »4 sur l’épaule des Poèmes pour Chantal Mauduit. Comment ne pas penser
en effet à la nymphe des montagnes, à la folle passagère sur la selle d’un scooter qui
agite les bras, « cavalière allumée »5 qui s’acquitte de la tâche quotidienne des anges
gardiens ? Qui me rendra ces jours où la vie a des ailes… notait André Velter répétant
1
André Velter, id., p.159.
André Velter, A.V., « dans la lumière et dans la force », catalogue d’exposition, 1998, p.85.
3
Marceline Desbordes-Valmore, « L’Impossible », Poésies, Poésie / Gallimard, 1994, p.97.
4
André Velter, L’amour extrême, Gallimard, 1998, p.13.
5
André Velter, Le septième sommet, Gallimard, 1998, p.55.
2
273
mot pour mot « L’Impossible ». Depuis lors, le poète aux aguets navigue entre
« l’alouette aux cieux » de Marceline Desbordes-Valmore et l’implacable théorie du
chaos. Ainsi, de battement d’aile en « astre sombre »1, la tornade de Lorenz se terre au
dos des éventails du samouraï tzigane. Car, du Dhaulagiri à Paris, et bientôt de
Lambertville à Aubervilliers, l’effet papillon scientifiquement prouvé du Brésil au
Texas aura tout balayé, rendant tristement raison aux vieux papillons noirs. En cette fin
de « siècle vaurien »2 où les séraphins n’ont que faire de leur triple paire d’ailes, Velter
a trouvé plus que réconfort en l’écuyer « voguant toujours vers d’autres Amériques »3 :
« Son amitié est l’un des rares viatiques qui me force à toujours et encore m’inventer un
chemin. »4
1
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.108.
Charles Baudelaire, « L’Idéal », Les Fleurs du Mal, Poésie / Gallimard, 1998, p.52.
3
André Velter, « La mort du grand cheval », Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.143.
4
André Velter, A.V., « dans la lumière et dans la force », catalogue d’exposition, 1998, p.85.
2
274
Mystère d’une fraternité
Dans son Cycle du cheval daté de 1975, suite d’une soixantaine de variations sur
cet unique thème donné, António Ramos Rosa a pressenti
que la figure du cheval possédait la potentialité nécessaire pour condenser la
violence libératrice et insurrectionnelle qui est en même temps humaine et
poétique. Mais le cheval est aussi une figure d’équilibre, de tranquillité, de
retenue. Le mouvement du poème est une affirmation plénière des potentialités
de la vie. C’est une figure de la liberté vitale, de l’insoumission constante, de la
vitalité cosmique. 1
Expérience libératrice essentielle mais surtout ontologique précise Robert
Bréchon, car « le cheval est le modèle d’une vie corporelle totale où se réconcilient la
présence au monde et la verticalité que Ramos Rosa admire chez l’argentin Roberto
Juarroz »2. Il en va d’André Velter sur ce point comme du poète portugais. Pour le reste,
ses vers éclairs à la Zingaro sont des électrons libres. Nul rival ni comparatif au
velterien verbe à cheval. À son « énergie brute »3, son « assaut impassible »4 ou sa
« grâce éclatante »5. Nourri à de vrais flancs en effet, il ne se consacre guère à l’âge
« d’or qui demeure / hors du temps »6. Davantage à « ce mystère d’une fraternité / qui
n’exclurait personne / ni arbres ni bêtes ni hommes »7.
Stupéfiante liturgie païenne où le poème cavale entre trouvailles et tradition –
hanté par « un désordre de sabots lancés sur l’histoire »8 depuis que le roi Herla divague
avec sa suite à cheval dans les bois… Le vers libre tombe à verse sans s’épancher du
tout, portant corselet qui enserre, élève et libère. Dans ce « cérémonial »9
admirablement corseté donc, la musicalité prime sur la rime, fut-elle féminine.
L’homophonie se lace à même les mots. Et les sons, de strophes en courts versets, se
1
Robert Bréchon, préface à António Ramos Rosa, Le cycle du cheval, Poésie/Gallimard, 1998, pp.10-11.
Robert Bréchon, id.
3
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.152.
4
André Velter, id., p.154.
5
André Velter, id., p.156.
6
André Velter, id., p.189.
7
André Velter, id., p.186.
8
André Velter, « Ombre pour ombre », Étapes brûlées, Le Castor Astral, 1996, p.52.
9
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.176.
2
275
répercutent. Stances à Bartabas donnant l’illusion du couplet. La cascade polysémique
plonge à pic, trompe-l’œil pour l’oreille, pain bénit pour la voix. Mots familiers,
paronymes et savantes onomatopées forgent une lingua franca, espéranto équestre de
haut niveau, jargon à soi, dialecte sauvé ayant regagné la terre ferme. « Avec le peuple
des centaures »1 André Velter enfin entend « trouver l’imprudence, l’extase ou
l’outrage, et se risquer corps et âme sur un coup de sang plutôt que sur un coup de
dés. »2 C’était en juillet 1991, dix ans avant le Piaffer de plus dans l’inconnu,
contrefaisant déjà l’imbécile hasard.
« Je désapprends (…) le fleuve indolent qui rythme mes oreilles ; le licou des
siècles arraché »3 annonçait le poète qui n’avait pas trente ans. Zingaro suite équestre a
débâillonné la « joie fauve de l’instantané »4 noyée dans le grand chantier de
L’Irrémédiable. Verbe secret, jamais acquis ni à quia avec, qui plus est, un « pari de
maîtrise »5 régnant sur la composition. Puisque sous des apparences de flux libre ou
débridé, le poème est en fait minutieusement construit :
sur les champs de parade
qui retournent au désert
les écuyers se grisent
d’un fabuleux envol 6
À l’accoutumée, l’alexandrin accompagne l’ivresse et l’essor. Signe qu’André
Velter n’a pas mis au mont-de-piété les rythmes balancés. Pas d’oreille conditionnée, de
rails réflexes ni de vers pavloviens pour autant. Juste une aptitude à chaperonner la
langue. À aiguiller le sens. Sans renoncer à l’impair sensible qui boite ou sonne
magnifiquement, allez savoir pourquoi. Sans laisser non plus au vestiaire l’argot, la
rogne et la grogne – pour paraphraser le général qui, en Argentine, aurait dit : allez
Yvonne, encore deux bourrins et on rentre… Tout Zingaro grouille de citations plus ou
moins détournées, entre aphorismes de pointe, références littéraires et saillies familières.
Car l’insolence ne tient pas la pose, tel ce « nosferatu de bastringue / aux lèvres
retroussées »7, vampire aux pieds d’argile échappé du château des Carpates. Du
fantastique au « rictus de qui a tremblé »8, du comte Orlock de Murnau au courroux du
1
André Velter, id., p.155.
André Velter, « Petite adresse sans importance », Passage en force, Le Castor Astral, 1994, p.340.
3
André Velter, L’Irrémédiable, in Passage en force, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.151.
4
André Velter, id., p.106.
5
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.114.
6
André Velter, id., p.99.
7
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.45.
8
André Velter, id.
2
276
Cabaret, comme de l’alias à Bartabas, effroi et damnation imposent « de boire le vin
des morts »1. La langue - « avec cela cerner le maléfice »2 - joue tout du long de
l’épouvante. Mixité des registres qui excite la horde multiple des champs sémantiques.
L’haleine vole à la prose sa liberté de ton, tout en décuplant les évocations. La
forme à la Zingaro est incorrigible, résolument compacte, transhumante, de la taille
d’un baladeur. Et ciselée, malgré le trop-plein de la voix. La syntaxe poétique y est
explosive, par abondance de formules et d’énergie. Le phrasé, souvent dans le dévers et
démembré, tient du baroud d’honneur qui « n’a d’appartenance / qu’avec sa liturgie
équestre »3. Par là, André Velter dompte la démesure. Grâce au constant retour à la
ligne, il entretient le souffle et relance la cadence. Ainsi le « Disloqué poème » des
jeunes années - au « Disloqué chevalier / Cuirasse étourdie » et « Disloqué château /
Espagne enfouie »4 - a trouvé son remède : « mater les maléfices »5 et ne jamais
s’attarder pour se taire à temps. Du reste, ne pas s’attacher à un système, comme d’autre
à leur proie. Avant tout recourir aux sensations. Rester en affection à chaque nuance du
chant sans se soucier du mètre. Et réajuster l’âme selon la perception :
satin de muscles
tendons-lyres
crinières d’étoiles
croupes océanes 6
André Velter condense cheval et cosmos, comme Luca la femme. Célébrant
ailleurs « L’aube à la bouche »7, la pulpe du désir et « La langue Ghérasim », il hauttalonne ici les sens et décline ainsi en toute innocence les érotiques contractions du
poème « Prendre corps ». Charnelles métaphores « en cataracte »8, à la mémoire de
« Bach pour clavecin sein et flûte »9 ou encore de « l’océan du vertige de l’éclair du
cheval »10… Pas de césure possible à ce moment-là de l’Éclipse. Car les vers ne sont
plus qu’une poignée de syllabes. Main sybarite de mariages infrangibles, avec tiret en
guise de témoin. « J’appartiens à la syncope »11 lisait-on autrefois. Celle-ci, dans la suite
équestre, n’engendre ni rupture ni repos forcé. Elle suit au contraire la tenue d’une note,
1
André Velter, id., p.32.
André Velter, id., p.50.
3
André Velter, id., p.69.
4
André Velter, L’Irrémédiable, in Passage en force, Le Castor Astral, 1994, p.18.
5
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.203.
6
André Velter, id., p.130.
7
André Velter, « L’aube à la bouche », La vie en dansant, Gallimard, 2000, pp.67-71.
8
André Velter, id., p.67.
9
Ghérasim Luca, « Prendre corps », La fin du monde, in Héros-Limite, Poésie/Gallimard, 2001, p.295.
10
Ghérasim Luca, « Initiation spontanée », Héros-Limite, Le Soleil Noir, 1970, p.59.
11
André Velter, L’Irrémédiable, in Passage en force, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.18.
2
277
la force d’une vision, la vitesse d’une respiration. Très haut solo que le Zingaro. Trésor
qui passe la mémoire. Mirage en incessante migration – « de cendre aux cieux jusqu’au
néant vannée »1.
Cette mise au défi est sa déraison d’être, tel l’apatride désespoir du Héroslimite. La voix en effet frôle le point de rosée, déposant sur la page des gouttelettes de
mots, quand « la tourmente n’a laissé / qu’un tapis de ténèbres »2 où filent des étoiles
éteintes. Des réminiscences classiques trouvent donc le moyen de se glisser dans ces
condensations. Et l’accent d’Alexandre de se dissimuler sous des mêlées de simples.
Des mots de tous les jours à rebours pour dire un destin peu commun : « sur la terre des
chevaux / l’aventure Zingaro ». Des vers épurés qui préservent la richesse du vécu en
alerte : « de fond en comble la vie / dans l’allant et l’allure »3. Un verbe qui s’absente
grisé par l’atmosphère nomade : « ce sortilège gitan / aussi fou que le vent »4. Douze
pieds pour estourbir. Huit mots d’effraction douce pour ébaudir l’espace. Deux vers
pour ouvrir le bal ou relancer la suite.
« C’est en assistant aux répétitions d’Éclipse, que les premières séquences de ce
qui aller devenir Zingaro suite équestre me sont montées à la tête »5 explique André
Velter. Ainsi le regard a-t-il précédé l’écriture et l’imprégnation physique tendu les
cordes vocales. Les tableaux créés par Bartabas sont le point de départ et le style s’en
inspire. Seul, cependant, la visée poétique est à même de translittérer le parcours. Chant
rythmé autant que plans-séquences, elle oriente les différentes unités langagières,
narratives et esthétiques. C’est pourquoi la suite n’est pas en perpétuelle éruption. Plus
ou moins volcanique, elle coïncide avec l’inclination équestre de spectacles plus ou
moins tumultueux. Et il n’est pas anodin que le déclic soit né de la « liturgie froide / en
noir et blanc »6 d’Éclipse. Si le poète prend des notes, assis dans l’ombre des gradins de
bois, c’est que l’art inédit pratiqué par Martex, teinté alors de zen et de Corée, l’incite à
trouver un lyrisme à la hauteur de ce Théâtre équestre. Car il n’y a rien sous le sabot
d’un cheval, même chez les Zingaro. C’est plus haut qu’il faut porter les yeux. Et c’est
soudain dans l’extrême élégance, dans l’antinomie nue des couples qui s’épousent, dans
la « pâleur d’éclipse »7 d’un oxymore en acte que s’impose la poésie :
1
Catherine Pozzi, « Ave », Très haut amour, Poésie / Gallimard, 2002, p.24.
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.132.
3
André Velter, id., p.13.
4
André Velter, id., p.86.
5
André Velter, « Un verbe à cheval », entretien avec Cathy Bouvard, Lyon capitale, 26 mai 1999.
6
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.109.
7
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.116.
2
278
puis la neige revient
c’est parfois de la cendre
de la rosée parfois
ou une pluie de roses 1
Bartabas ne raconte pas d’histoire ni ne cherche d’explication aux choses.
Velter, l’âme chevillée au corps, ouvre à l’avenant un millier de pistes, toujours à coup
de flash. Le récit des images est mental, voire psychologique parfois. Le décor reste
ailleurs. Car le poème n’a pas vocation à décrire. L’encre du trait non plus. Dans sa
forme définitive, Zingaro suite équestre résulte d’une effervescence tonique des genres :
« Il y a eu entre nous trois (Bartabas, Ernest et moi), rapporte André Velter, une sorte
d’émulation, de complicité créatrice qui a précipité le mouvement : textes et dessins
réalisés en quelques semaines. »2 Textes et dessins, pour autant, n’ont pas vu le jour en
tandem, parce que la création ne ressemble guère à ces travaux pratiques effectués en
binôme. Peintre et poète, cependant, se sont accordés sur un modèle digne du cas
d’espèce : « ce cavalier hors norme en train d’inventer, de développer une aventure
unique, à la fois folle et têtue, violente et lumineuse »3. Dès lors, les arts s’appliquent et
s’entrecroisent. L’affection réciproque délivre des contretemps et l’ouvrage imprimé se
porte garant d’une vérité rare – la rapidité d’exécution authentifiant autant la virtuosité
que la sincérité de l’entreprise. Multiplication des talents et des mains qui transforme le
recueil en kaléidoscope fidèle et qui tient dans la poche. « À l’évidence, mon livre est
un témoignage d’amitié, mais il tire sa légitimité d’une admiration alertée, sans cesse
revivifiée. Je tiens en effet Bartabas, toutes catégories artistiques confondues, pour le
plus grand créateur de ce temps. »4 Une conviction telle, qu’elle ne pouvait rester sans
marques.
Éclipse advient vraiment à point nommé. La plume noircie d’Ernest PignonErnest prolonge l’élan taoïste, et les contours donnent corps à la chevauchée du poème.
Coursier blanc sur fond noir et réciproquement, le dessin unifie la dualité sauvage et
raffiné de l’univers d’Aubervilliers. Pour tout chromatisme donc, le noir et blanc. Duo
qui résume l’ordre équestre depuis qu’un voyageur a vu, dans un « ciel laiteux » qui
n’avait rien à envier aux lumières d’Éclipse, « un homme en dhoti blanc, sur un cheval
1
André Velter, id., p.136.
André Velter, « Un verbe à cheval », entretien avec Cathy Bouvard, Lyon capitale, 26 mai 1999.
3
André Velter, id.
4
André Velter, id.
2
279
blanc, [qui] galope à l’horizon de la plaine. Un parapluie noir l’isole du soleil. »1 C’était
entre Delhi et New Jalpaguri, présage indien de mai 1980. Depuis, par alliance poétique
et graphique, Velter a pu approcher « le mystère / de cette unité double »2. Mais
pourquoi Ernest Pignon-Ernest ? Pourquoi avoir fait appel à l’artiste qui n’interroge que
l’homme ? À qui a voué sa vie au périssable, à la violence des corps suppliciés, aux
ténèbres ou au tragique ? Peut-être parce que son parcours est aussi atypique que celui
de Bartabas. Parce que son inscription dans le panorama de la peinture contemporaine
est aussi décalée que celle du cavalier dans le monde du cheval. Parce que son art est
aussi inclassable. Sa pratique aussi éblouissante. Sa ferveur aussi quotidienne. Parce que
tous deux façonnent dans la beauté fugace.
Éveilleur d’éphémère dès la nuit tombée, Ernest Pignon-Ernest va coller
l’immense dessin original d’un Desnos volant, les yeux exorbités, tenant dans l’une de
ses mains le portrait de Nerval. La scène se passe à Paris, à l’automne 2000, sous l’une
des arches dorsales du Théâtre de la Ville. À quelques pas du Châtelet et de son Pont au
Change. Tout signifie dans cette mise à l’air libre du trait, dans cette imprégnation du
dessin et du mur, dans cette effraction à ciel ouvert d’une création artistique livrée au
vent et à la pluie. Et aussi aux regards qui s’aventurent sous l’armature de fer de la rue
Adolphe Adam. Le IVème arrondissement parisien est ce quartier des souvenirs de
l’enfance qu’évoquait Robert Desnos dans son Journal, à la veille de son arrestation. Or
c’est à l’aube enneigée du 26 janvier 1855, à l’emplacement de la scène de l’actuel
théâtre autrefois rue de la Vieille-Lanterne, que Gérard de Nerval s’est pendu. Par
moins dix-huit degrés.
Lieu de prédilection, à la croisée terrible des destins, l’espace choisi est le
réceptacle idéal pour qui a longtemps travaillé sur des décors de scène. L’artiste
insomniaque déploie son geste à même la pierre. Le rituel amalgame la colle,
l’invisible, la lumière artificielle, l’immense feuille de papier fragile, de gros pinceaux
aux allures télescopiques, le travail du bras, l’inattendu des ombres et les marches d’une
échelle. « Je fixais des vertiges »3 répétait Rimbaud. Le dessin semble poindre dessous
la pierre, par excédent surnaturel de mémoire. Comme un ultime suintement du mur,
une décalcomanie géante se révélant peu à peu. Les cous sont à la renverse, les yeux en
attente, l’attention suspendue. Les rares spectateurs ne sont pas au spectacle. Cette
1
André Velter, « Railway to Delhi », L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, p.55.
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.101.
3
Arthur Rimbaud, « Alchimie du verbe », Une saison en enfer, Poésie/Gallimard, 1998, p.140.
2
280
étrange communauté d’un soir qui mêle aux proches, amis ou rares passants, une équipe
de télévision et deux trois policiers sur la défensive, participe de la révélation.
L’apparition progressive de la représentation, alliée à la fabuleuse sensation noctambule
d’en être, subjugue les présences. Le tracé s’extrait de sa surface plane, pénètre
l’enveloppe tridimensionnelle de l’architecture. Le badigeon de colle sculpte les reliefs.
La scène se moule, épouse les interstices du support. L’écrin inattendu abrite ainsi une
œuvre en lévitation, fresque en trompe-l’œil, dessin passe muraille hors de portée de
main mais voué aux périls extérieurs. L’entreprise est par nature risquée. Le danger
viendra sans doute d’un collectionneur envieux et bien informé qui, quelques temps plus
tard, désolidarisera l’écorce de la muraille. Reste aujourd’hui pour preuve de
l’intervention d’Ernest Pignon-Ernest le souvenir, quelques photographies et un
reportage. Et peut-être le dessin lui-même qui, bien qu’ayant échappé au passage des
saisons et donc à son ernestienne « disparition annoncée »1, garde, même volé et celé on
ne sait où, la marque de l’expérience originelle. Reste enfin le mur qui, à défaut de
trace, porte debout l’histoire de son passé.
C’est ce « vaguant » au fusain, à l’encre ou à la pierre noire qui « va de nuit pour
des offrandes gratuites »2 que sollicite Bartabas. Imprégné du Caravage autant que du
Gréco, Ernest Pignon-Ernest chamboule momentanément ses perspectives en créant
l’affiche du spectacle Éclipse. Le Cheval drapé collé Largo Corpo di Napoli, en octobre
1995, présentait l’animal cabré, symbole de Naples, dissimulé sous les plis d’une ample
draperie. Le sujet s’attachait alors davantage au traitement classique du rendu de l’étoffe
tombant sur l’anatomie en action. Car ce qui importe avant tout, c’est l’empreinte du
corps, rappel de l’extrême préfiguration du Saint Suaire de Turin. La symbolique
équestre rattachée à la ville n’est que prétexte à l’interrogation sur le réel et sur
l’insoupçonné. Mais le modèle est là. Même caché, recouvert, occulté, il est le fantôme
des chevaux à venir. En 1996, Ernest Pignon-Ernest s’inspire des effigies équestres de
condottieres qui peuplent le Quattrocento de tradition toscane. Déjà Donatello, dans son
bronze de Gattamelata qui va l’amble, s’était servi de l’antique statue de Marc Aurèle.
Mais l’artiste français, lui, désamorce aisément les problèmes d’équilibre liés au
monument. Réjouissant contre-pied de la thématique du pouvoir, son dessin d’un bon
mètre quarante de hauteur présente le piédestal nu, vide, privé de son cavalier et de sa
monture. Sur ce socle gris et fissuré est inscrit : « A André Velter / 1 février 1945 » :
1
2
Ernest Pignon-Ernest, sur des questions de Maurice Simon, Regard, N°80, octobre 2002.
André Velter, « Le lieu et la formule », La vie en dansant, Gallimard, 2000, pp.46-47.
281
Même s’il s’agissait d’une statue équestre, ce dont je ne doute pas, écrit
l’heureux dédicataire, il est bon de descendre très tôt de son socle, de
s’affranchir du granit ou du bronze, de partir sur un vrai cheval... 1
La trouvaille subversive d’Ernest Pignon-Ernest, renversant physiquement la
statue et métaphoriquement les conventions, trahit son peu d’empressement à
représenter un cheval. Le vagabond qui dessinait sur les trottoirs florentins et qui « le
soir, changeait en grosses gelati les lires ramassées », tandis que « les Piétas
s’effaçaient lentement sous les pas des passants, s’en allaient imprimées sous mille
semelles »2, peine au contact des équidés. Seule exception à la règle, un rond et
fougueux palefroi d’après Rubens, daté du 11 novembre 1992. Peut-être son premier
morceau d’académie équestre.
Ayant simplement promis deux dessins pour illustrer le Zingaro suite équestre, il
fournit au final une cinquantaine d’emblèmes. Tandis qu’André Velter, seul dans le
Midi, tient sa décision d’écriture quotidienne, Ernest Pignon-Ernest travaille d’après de
nombreuses photographies et quelques bribes de poèmes fournis par le poète. À Nice,
derrière les persiennes closes des chaudes après-midi aoûtiennes, les esquisses se
succèdent. Jour après jour la série se forme, escortée soudain, stimulante récompense,
par des bruits de sabots sur l’asphalte. L’artiste quitte sa table de travail pour apercevoir
dans la rue deux policiers de la garde montée. En plus d’un demi-siècle à côtoyer la
ville où il est né, c’est la première fois qu’il y voit des chevaux. À croire qu’on ne
ferraille pas impunément dans le dos de Zingaro.
Monsieur Zingaro, soldant la suite équestre, fait figure d’exception. Noir
bénéficiaire d’un surcroît d’égards, la tête d’affiche d’Aubervilliers jouit en effet d’un
traitement de faveur. C’est le cas en public, aux écuries et même aux éditions
Gallimard. En ce « maître de l’éphémère »3, l’homme, d’emblée, a reconnu son dieu.
D’où la griffe pleine de zèle saluant partout : au fronton des box, sur les épaules des
palefreniers, en couverture des livres ou sur les quatre mètres par trois des couloirs du
métro. Zingaro à la robe Soulages. O vocatif des sentiments vifs. Olé bien ibérique pour
un équidé des tourbières. Signature enlevée qui, depuis plus de vingt ans, fait le tour du
monde, de la Suisse au Japon, de New York à Moscou. Mais la camarde, venue avec la
fin du mois des morts jusqu’au New Jersey, emporte le cheval en pleine tournée
d’Éclipse. Frison défunt non loin des Appalaches sous la neuvième lune des vieilles
1
André Velter, A.V. Dans la lumière et dans force, 1998, p.51.
Alain Borer, « Nothing de Rimbe », Rimbaud, Aréa, 1986.
3
André Velter, « Monsieur Zingaro », Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.139.
2
282
années romaines. Sombre révolution terrestre décidément que 98, tant pour l’artiste
cavalier que le poète de Ballade en balade. Les temps s’enlisent autour de la disparition.
« La tzigane savait d’avance »1 a dit Apollinaire. Et la fin de la première suite équestre,
achevée plusieurs mois auparavant à la cent quarante-et-unième page, résonne depuis
comme une prémonition. De fait « la pure poésie est hiéroglyphique : déchiffrable
seulement en terme de destin »2 comme il est dit dans Les Impardonnables. Ainsi, les
derniers vers d’Éclipse - titre bel et bien noir - louaient les officiants
cheminant tout autour
de leur mémoire vivante 3
Et le point d’orgue au poème éponyme - décalquage taquin de l’alexandrine et
rimbaldienne ritournelle où « le cœur fou Robinsonne »4 - a changé l’adolescent adage
en exacte prophétie, puisque c’est un cheval de dix-sept ans qui meurt. « Une vie
d’homme dure autant que celle de trois chevaux »5 prétend Erri De Luca. Combien
d’années pour une vie équine ? Quel âge au tableau de nos correspondances ? Faut-il,
comme pour les chats, multiplier par sept en égrenant les lettres du nom de Zingaro ? À
échelle humaine l’écoulement du temps malmène les certitudes, tourmente les repères.
L’écriture velterienne ajuste, sans le savoir, le sablier des heures aux jours, sûrs, de
solitudes. Ainsi les lettres en italique imprimées sur chaque face de l’ultime feuillet font
figure d’épitaphe, aujourd’hui que le cheval n’est plus. Vision tremblée comme dans un
rêve pressentant une histoire perdue ; d’autant que l’illuminé « bohémien »6, convoqué
pour conclure avec brio sur un bon mot, a lui aussi, à en croire l’inscription funéraire de
sa tombe, rencontré un jour de novembre « la fin de son aventure terrestre »7.
Un dessin pour finir, comme un hommage posthume qui aurait de l’avance. Un
portrait en pied, en belle page et en bas à droite, pour signer une œuvre et répondre au
visage fermé de Bartabas tatoué en page sept. Ernest Pignon-Ernest esquisse le profil de
l’hongre noir, « assis en majesté »8, antérieurs tendus tel qu’au final d’Éclipse. Martex
se refusant à remplacer Zingaro par un autre, c’est cette image qui sera projetée post
mortem sur la peau blanche d’un grand tambour. L’ombre portée dit l’absence à présent
1
Guillaume Apollinaire, « La tzigane », Alcools, Poésie / Gallimard, 1997, p.78.
Cristina Campo, Les Impardonnables, L’Arpenteur, 1992, p.185.
3
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.137.
4
Arthur Rimbaud, « Roman », Poésies, Poésie / Gallimard, 1998, p.50.
5
Erri De Luca, Trois chevaux, Gallimard, 2000, p.99.
6
Arthur Rimbaud, « Sensation », Poésies, Poésie / Gallimard, 1998, p.23.
7
Ici le 10 novembre 1891, revenant d’Aden, le poète Jean-Arthur Rimbaud rencontra la fin de son
aventure terrestre. Épitaphe sur la tombe d’Arthur Rimbaud.
8
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.137.
2
283
dans la neige. Et rappelle étrangement le décor en repoussé doré sur une gourde
d’argent vieille de plus de mille ans. En effet il existe au Musée d’Histoire de Xi’an,
dans le trésor du prince de Bin, un ustensile sur la panse duquel un cheval a été façonné
dans la même attitude, quoique plus enrubanné et tenant une coupe entre les dents.
Iconographie singulière qui évoque peut-être un épisode des célébrations d’anniversaire
de l’empereur au palais Xingping où quatre cents chevaux, après avoir dansé - ainsi
qu’il est dit dans le Minghuang Xuanzong - saluent ainsi le souverain. Rapprochement
d’autant plus surprenant que c’est dans cette posture que Bartabas aimerait voir son
Zingaro revenir grandeur nature sculpté dans le bronze d’une ronde bosse.
L’édition augmentée de la suite équestre, publié en février 2005, reprend à « La
mort du grand cheval ». Velter l’avait d’abord titré « Après N.Y. », en référence à la
ville au premier gratte-ciel où feu Monsieur Zingaro a commencé d’aller mal. Manière
de signifier la cassure dès le premier mot et aussi de matérialiser un avant et un après,
tant dans l’histoire du recueil que dans celle du Théâtre équestre. En dépit de l’intitulé
finalement retenu, le poème n’est pas une complainte. Pas plus un tombeau. Mais une
adresse au roi mort, composée en miroir : mêmes minuscules inclinées, même
tutoiement complice. De fait, le second volet du diptyque débute également sur un
décasyllabe des plus durs à manier. Et se poursuit par strophes de sept vers, toujours au
nombre des épées de la mélancolie d’Apollinaire. Le poète a beau ne tourner que très
peu sa langue dans sa bouche, il ne peut semble-t-il éviter l’irrémédiable programmé au
début des années soixante-dix : demain tourne 7 rêves sous mon front où tu parais
toujours1. Voulant dire « le cheval qui était un royaume aux yeux du cavalier »2, Velter
abandonne Shakespeare pour refaire la route de « L’émigrant de Landor Road » :
Mon bateau partira demain pour l’Amérique
Et je ne reviendrai jamais
Avec l’argent gagné dans les prairies lyriques 3
Par intuition géniale, Alain Borer voyait dans L’Arbre-Seul le recueil le plus
tonique depuis Alcools d’Apollinaire… Cet éloge pince-sans-rire n’est pas tombé dans
l’oreille d’un ingrat puisque Velter ne cesse de faire main basse sur les airs du poète
assassiné par la grippe espagnole. De fait, ces « terrains si vagues qu’ils touchaient aux
songes et au ciel »4 de La vie en dansant sont d’émanation fort reconnaissable. Surtout
1
André Velter, L’Irrémédiable, in Passage en force, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.58.
André Velter, « Le sacre des chevaux », Triptyk, Éditions Zingaro, 2000.
3
Guillaume Apollinaire, Alcools, La Pléiade, 1965, p.105.
4
André Velter, « Frontières », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.42.
2
284
quand « Zones » est pris pour titre et que le s ne masque rien. De même dans « La mort
du grand cheval », le hold-up s’entend aussitôt :
il était dit que tu ne vieillirais pas (…)
et qu’à la fin tu serais las de ce monde nouveau
loin de la zone et des prairies 1
André Velter inverse le voyage, remplaçant « ce monde ancien »2 de la vieille
Europe par la jeune Amérique de Christophe Colomb. Et la référence s’accorde
parfaitement au destin du frison. « Mes dormeurs vont s’enfuir vers une autre
Amérique »3 murmurait ailleurs le poète du Condamné à mort. « Destin troué que l’on
ne herse pas »4 et qui, manifestement, n’est pas si différent de celui d’Arthur Rimbaud
qui « passe au galop devant les Ogadins »5, « martyr lassé des pôles et des zones »6,
puis « homme au semelle de vent » selon l’ami Verlaine qui écrivit :
La malédiction de n’être jamais las
Suit tes pas sur le monde où l’horizon t’attire,7
En plus d’Apollinaire, il y a donc kyrielle de voix dans ce poème aux effets
inédits
de
nuit
américaine.
Mais
l’histoire
est
sans
conteste
celle
du
cheval d’Aubervilliers éclipsé pour de bon. Depuis, le temps qui passe le temps qui
vient / a quelque chose de suspendu 8… Et voilà Lamartine et ce rythme en suspens
swingué « des temps soudain désaccordés ». André Velter a l’art des balancements « en
battement de porte » : La fille qui vient la fille qui va sonne l’hallali de L’Arbre-Seul,
alors « la vie n’est rien la vie n’est plus »9. Dans « La mort du grand cheval », le va-etvient envahit les versets velteriens lorsque la vague a vraiment atteint l’âme :
pour Bartabas poursuivre sans toi
est une blessure qui garde le deuil et le défi
Comme dans ce testament ultime pour Chantal Mauduit signé « D’un oui
définitif / Qui n’abdique jamais »10. Comme dans ce « pari de fou » d’Orphée mis au
défi « qui se voue au meurtre rituel du temps. »11 Là encore se cachent des échos.
1
André Velter, « La mort du grand cheval », Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.143.
Guillaume Apollinaire, « Zone », Alcools, Poésie / Gallimard, 1997, p.7.
3
Jean Genet, Le condamné à mort, Poésie / Gallimard, 1999, p.23.
4
André Velter, « La mort du grand cheval », Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.143.
5
André Velter, « L’aura des choses », Du Gange à Zanzibar, Gallimard, 1993, p.72.
6
Arthur Rimbaud, « Le bateau ivre », Poésies, Poésie / Gallimard, 1998, p.96.
7
Paul Verlaine, Sagesse, Poésie / Gallimard, 2000, p.55.
8
André Velter, « La mort du grand cheval », Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.144.
9
André Velter, « Piano bar », L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, pp.207-208.
10
André Velter, « Oui », Une autre altitude, Gallimard, 2001, p.76.
11
André Velter, Le septième sommet, Gallimard, 1998, p.58.
2
285
Étranges analogies entre Monsieur Zingaro disparaissant « avant les lumières et
l’ombre » et l’alpiniste « partie en [son] adolescence »1. Étranges analogies dans
l’écriture même, et par-delà le sort, entre le centaure amputé d’Aubervilliers et le
mécréant perdu du Septième sommet :
Être avec toi qui n’es plus, ce n’est pas choisir l’immobile.
Être fanatiquement avec toi qui n’es plus, ce n’est pas
ralentir, alanguir, arrêter notre course. Ton absence violente,
irrémédiable, ne doit rien pétrifier. (…) Car je veux
poursuivre avec toi, sans toi. Car je vais poursuivre sans toi,
avec toi, cette ascension qui ne dépend plus que de nous. 2
Les mots s’en reviennent, célébrant une même « identité fantasque »3, qu’elle
touche à la plus extrême altitude ou à la sciure des chapiteaux, sans cependant tourner à
la rengaine. Sans doute ces similitudes tiennent-elles au ton à tu et à toi, à cette
loyauté « bouche et ongles »4, à ce parler tragique et sobre « qui tue et chante tout à la
fois »5. Règne sur le cœur un rien des amours de Tristan et Iseult : « ni vous sans moi, ni
moi sans vous », chiasme dans l’octosyllabe légué par Marie de France. Un rien aussi
du drame de La femme d’à côté de François Truffaut, résumé d’emblée en sept pieds :
« ni avec toi, ni sans toi… » La voix d’André Velter s’engouffre donc à nouveau dans
un « corps à corps / de la mort et du ciel »6. Déjà les titres sans majuscule de la trilogie
dédiée à Chantal Mauduit n’étaient pas sans rappeler le parti pris précaire de la grande
suite équestre. Ainsi la mort du grand frison a brisé le miroir, rompu « l’élan continu »7
des créations, bouleversé le déroulé de l’histoire. Et, du même coup, rattrapé le poète au
tournant. Le Théâtre équestre est sens dessus dessous. Orphelin. Privé du seigneur
insolent de la troupe. Dans l’ordre des spectacles, Éclipse arrive en sixième position.
Pas de numéro sept donc pour le « gardien du nom »8. Certes ce n’était qu’une bête, pas
un démiurge, à peine « la plus noble conquête que l’Homme ait jamais faite » puisque
chez Zingaro, le maître c’est le cheval : « j’ai déposé mon âme entre ses jambes » répète
Bartabas qui jadis, « quasi fœtus (…) replié entre les jambes de son propre cheval »9, l’a
physiquement prouvé.
1
André Velter, « Épiphanie », Une autre altitude, Gallimard, 2001, p.46.
André Velter, Le septième sommet, Gallimard, 1998, p.58.
3
André Velter, « Oui », Une autre altitude, Gallimard, 2001, p.75.
4
André Velter, Le septième sommet, Gallimard, 1998, p.62 & Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.150.
5
André Velter, « Ein Grab in der Luft », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.61.
6
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.148.
7
André Velter, « La mort du grand cheval », Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.144.
8
André Velter, « Monsieur Zingaro », Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.139.
9
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.45.
2
286
Après quoi Triptyk célèbre la blessure et le manque. Spectacle sans brassard de
crêpe, mais au titre dégingandé pour continuer, vaille que vaille, en sept lettres.
Bartabas « change délibérément de registre. Il affronte le grand répertoire. Le souffle de
Stravinsky. Son ardeur tellurique. La scansion de Boulez. Son dialogue à distance. »1
C’est une fracture franche, ouverte sur l’absence. Un couple de danseurs funambules se
risque à éveiller « les fantômes figés aux allures anciennes en souvenir du grand cheval
mort »2. Solitaire, la noire clarinette qui les guide a d’ostensibles « reflets d’argent »3.
L’ombre de la star sombre d’Éclipse hante la « nécropole »4 : « Le clan des cavaliers a
reformé le cercle où Zingaro n’est plus. »5
Pour le poète, comme pour « le cavalier en cavale »6, il est dur de reprendre la
suite - « furie équestre / avec autant de rage que de joie »7 - dur de s’élancer encore à
perte de vue. La perte impose de réformer et le sens et la forme. Sur la piste couverte
d’un tertre de terre rouge ça « bat » toujours, mais le pouls en saccades et la sueur au
bas des reins. C’est un combat à même le sol, une fièvre d’autodéfense, une « reptation
en mal de renouveau »8. Il faut renaître à d’autres danses et d’autres destinées,
s’abandonner à de nouveaux assauts. Comme relancer l’eau des norias ou le vent dans
les pales de l’éolienne pour tendre différemment les voiles de l’écriture. « Il est vain de
parler le langage des anges »9 quand tout n’est plus que soupir et nuées. Derechef André
Velter aborde en saison inconnue, paraphrasant Racine et Saint Paul à la fois, usant des
Cantiques spirituels et du « babil des dieux »10. Faisant ainsi son miel d’un « Christ à la
renverse »11, il ose l’appassionato. L’haleine des symphonies. Maniant l’alléluia, le
logos et les psaumes, l’hymne emporté s’adonne au répertoire classique. D’où l’emprunt
surprenant à Saül de Tarse, l’apôtre des gentils… Mais ici le messie est noir, sauveur
tombé de son linceul, pour « une chute pareille à une assomption »12. Soudain la suite
équestre, sanctifiant la diérèse, a goût d’éternel et de résurrection. Ode à la gloire encore
et toujours de Bartabas, mais sur un mode mineur pour brûler tous les ponts.
1
André Velter, « Le sacre des chevaux », Triptyk, Éditions Zingaro, 2000.
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.164.
3
André Velter, « Monsieur Zingaro », Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.140.
4
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.164.
5
André Velter, id., p.174.
6
André Velter, id., p.21.
7
André Velter, id., p.40.
8
André Velter, id., p.151.
9
André Velter, id., 2005, p.174.
10
André Velter, « Chevaux du Toit du monde », Loungta les chevaux de vent, Éditions Zingaro, 2003, p.3.
11
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.174.
12
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.173.
2
287
« Il y a une part d’étrange, d’impalpable dans un cerf-volant que l’on touche. »1
L’observation remonte aux années afghanes, à l’époque où les toits de Kaboul tenaient
encore debout et où Zingaro n’était pas encore né. Or ce thème mystérieux revient au
beau milieu de Loungta, comme pour la première fois :
il est ainsi des rituels
qui touchent à l’impalpable
du bout des doigts 2
L’un parle d’amitié de la séance tenante, l’autre de compagnonnage. Il y a, de
toute évidence, entre Velter et Bartabas plus que des affinités ou des atomes crochus.
On dit en marine naviguer de conserve, mais que dit-on de ceux qui, sans aller jusqu’à
la prédestination, se trouvent sans se chercher, se croisent et se répondent avant même
de s’être rencontrés ? Avec Patricio Manns et son Cavalier seul, la réponse tient en une
phrase : « Si tu connaissais le lieu où je t’emmène, tu m’emmènerais au lieu où je
t’emmène. »3
1
André Velter, Du rôle des joueurs de cerf-volant, La Feugraie, 1978.
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.208.
3
Patricio Manns, Cavalier seul, traduit de l’espagnol par François Gaudry, Phébus, 1999, p.89.
2
288
Consanguinité d’énergie
C’est en 1980 et à Katmandou qu’André Velter voit pour la première fois des
drapeaux de prières. « Esprits ailés », de mèche avec le vent, ils s’offrent à la seule et
silencieuse lecture de l’inaccessible azur. En terre bouddhique, la main fait tourner le
cylindre des moulins à mantras, mais c’est l’air en personne qui au ciel se charge des
formules sacrées. Sur l’un de ses carnets, au dimanche 6 avril, l’écrivain a noté deux
brèves dédicaces amies, signes légués au secret des rafales, inscrites sur un simple tissu
de coton blanc. Et c’est en haut d’un arbre rouge aux fleurs de rhododendrons, au cours
de la longue ascension du petit col de Déodali ouvrant sur le pays Sherpa, qu’il grimpa
pour aller nouer ses propres « étendards ». Deux lambeaux de poème sur le chemin du
camp de base de l’Everest répondent ainsi à « l’appel des nuages blancs ». Cosmogonie
des montagnes où flottent des messagers porteurs d’invocations intimes livrées aux
intempéries et aux regards cachés de l’atmosphère. Vayū, dans la tradition indienne, est
la divinité védique du Vent et du Souffle vital, parfois juchée sur un cheval, symbole de
force et de rapidité. Mais au Tibet, ce sont les chevaux eux-mêmes qui chevauchent
l’altitude et le vent. Motifs imprimés au cœur des prières, galopant sur ces oriflammes
sans or ni paillettes, on les nomme lungta qui veut dire chevaux de vent :
Les bannières claquent dans l’azur. (…)
Surgissent soudain du roc en surplomb
un cheval blanc un cheval noir
libres de toute charge
libres de tout harnais sans guide ni cavalier. 1
Vivante « apparition » vue à l’approche du Ganda-la (col ladakhi à 4800
mètres) ce tandem incarné couronne librement l’éminence et le vide. « Ils vont dans la
tourmente / en vrais chevaux de vent »2 conclut l’arpenteur du Haut-Pays. Avant de
convier à nouveau, dans Le galop de l’ange, ces « émissaires d’un miracle qui
1
2
André Velter, « Une fresque peinte sur le vide I », (apparition), Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.139.
André Velter, « Une fresque peinte sur le vide I », (apparition), Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.139.
289
transformait les muscles en sources de grand vent »1. Et d’en faire finalement, aux côtés
de Bartabas, la marque résurgente du « haut des songes »2 :
ils portent leurs oracles au galop
par les royaumes secrets
où le vent est lumière 3
Ces trois vers qui laissent à l’oreille l’allant naturel de l’alexandrin inaugurent,
comme à chaque séquence du Zingaro, la partie consacrée à Loungta. Ils sont comme
une lettrine restée en petites lettres, comme une formule sacrée extraite d’un drapeau de
prière. En 1985, un cheval rouge au galop volant, portant sur son dos la flamme des
envoyés du vent, faisait la couverture d’Une fresque peinte sur le vide chez Fata
Morgana. Dix-huit ans plus tard, au bord des douves d’Aubervilliers, « le monde se
livre en transparence »4 sous les reflets « d’intuitions »5 et de tulle d’un dôme
mystérieux. Décor qui coïncide avec « les processions, la cohorte (…), le galop des
nuages » des Détails d’une fresque – prose dans laquelle « la pointe du pinceau »6
traquait l’illusion de la vie alentour. Aussi incroyable que cela puisse paraître, Loungta
renoue pas à pas avec ces sensations visuelles autrefois décrites par André Velter,
interrogeant alors l’une des métaphores du bouddhisme : « La vie est une fresque
dessinée sur le vide »7. Vide qui avec Bartabas s’incarne entre les mailles d’une
gigantesque cloche amovible, chorten de tissu fin et de lumière. Ainsi le thème du
spectacle consacré au Tibet est tout entier, ou presque, entre les lignes du Haut-Pays.
D’où le risque pour l’écrivain de se répéter. Ne pas tourner en rond sous la coupole d’un
univers trop familier, mais trouver le patron inédit pour un nouveau poème – « en
refusant d’être son propre copiste »8. Trouver la géométrie juste et les couleurs du
« mandala équestre » créé en Seine-Saint-Denis, « à Aubervilliers en l’an 2589 après
Sakyamuni »9 :
dans l’ombre les pèlerins
ont fait vœu de lenteur 10
1
André Velter, « Le galop de l’ange », in Première rencontre, Le Cheval et l’Homme, Phébus, 2001, p.246.
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.182.
3
André Velter, id., p.178.
4
André Velter, id., p.182.
5
André Velter, id., p.185.
6
André Velter, « Détails d’une fresque », Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.28.
7
André Velter, Marie-José Lamothe, Peuples du Toit du Monde, Esprit du Tibet, Chêne/Hachette, 1981, p.73.
8
André Velter, « Un mot plus haut que l’autre », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.32.
9
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.223.
10
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.180.
2
290
Dès les premiers vers, Velter célèbre la lenteur et l’alexandrin. La douzaine de
syllabes ne surprend guère quand la pesanteur, en revanche, étonne. C’est la première
fois en cent quatre-vingt pages que le ton est d’emblée si grave, comme accordé aux
voix de buffles des moines tibétains. Parce que Bartabas le Furieux semble s’être calmé
- pas encore Bartabas le Bienheureux mais déjà « l’impassible messager »1, « le cavalier
du Toit du monde / qui se tient à distance »2 tel Bertran de Born, « en 1196, à l’âge de
trente-sept ans, choisissant l’existence immobile après une vie au galop »3 - l’histoire
suit le rythme hors du temps des « gens de hautes terres »4. Les corps cheminent cœurs
et faces contre sol, en signe d’absolue dévotion. Prosternations qui dictent le phrasé
solennel, sans pour autant s’en laisser compter par la superstition :
suggérant de penser
pour une fois comme un âne
qu’il est des dieux
qui nous font braire 5
Prosternations qui font se ressouvenir aussi des hommes rampant « sur le tertre
aride »6 au commencement de Triptyk… En plus des « rives assoiffées »7 de Chimère et
des charmes du monde indien, cavalier et poète partagent désormais « la marge rêvée
d’un haut-pays »8, pays des confins, pays des « âmes vives »9, lointain Tibet où « le
premier oracle est un double, le premier cavalier un frère, le premier yak une autre
folie »10. Le frère juré a pris les traits de ce « Chaman » décrit dans Le Haut-Pays :
Ivre de l’ivresse même
Tu danses comme les esprits dansent
Avec ce détachement de geste et de pensée
Qui manifeste ceux qui ne s’appartiennent plus 11
Frère de sang qui, à s’y méprendre, ressemble à Bartabas lorsqu’il danse à
cheval sur Zanzibar et, transporté par la serpentine de ses bras, ferme les yeux. André
Velter n’a pas oublié les sorties d’oracles du Ladakh appelés à « chevaucher le premier
1
André Velter, id., p.190.
André Velter, id., p.198.
3
André Velter, L’amour extrême, Gallimard, 2000, p.70.
4
André Velter, « Une fresque peinte sur le vide I », Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.16.
5
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.200.
6
André Velter, id., p.150.
7
André Velter, id., p.86.
8
André Velter, id., p.182
9
André Velter, id., p.183.
10
André Velter, « Une fresque peinte sur le vide I », Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.16.
11
André Velter, « Chaman », Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.81.
2
291
rayon du soleil »1. Ni les « oracles du Tibet »2 auxquels il dédia un singulier poème
polyphonique pour voix et percussions nommé Farine d’orge et feuilles de laurier. Pour
dire l’esprit qui vaticine, il veut un verbe « sans exemple »3, un verbe sorcier, un verbe
apte à faire valser les apparences. Et vaciller « les angles morts / du visible et de
l’invisible »4. Le rituel aspire à « harmoniser l’en deçà / et l’au-delà des cieux »5. Il
invite à l’éveil, mais un éveil tonique et fort, un éveil d’ici-bas : « dans l’éperdu / de la
beauté qui s’incarne »6. Doucement avec les anges ou le Bouddha, puisque le spirituel
ici, ainsi que la pensée du désespoir chez Ludovic Janvier, n’empêche pas le rire.
Humour à même la langue et l’allitération : « mater les maléfices »7. Humour noir : « au
quadrige des squelettes (…) en tenue de déterrés »8. Humour enfin, par amour des oies
blanches : « avec ses palmipèdes / qui valent des séraphins »9… Gaieté aux éclats donc,
en dépit des « infamies de l’histoire »10, « salut aussi / de joie »11 en dépit de l’exil et du
combat. Or il y a du vécu et du vrai dans le défi de ces prophéties-là :
c’est une blessure qui crie
une transe qui voyage
une effraction qui capte
aussi bien l’agonie d’une étoile
que la chute d’un milan foudroyé 12
Le destin, tôt ou tard, finit par s’acquitter de toutes les prédictions. Aussi est-il
troublant de lire Loungta et d’y voir les coursiers de Bartabas, chevaux venus
d’Argentine ou d’ailleurs, se frotter au Tibet – Pays des Neiges que le poète n’a
parcouru qu’avec Marie-José Lamothe, traductrice de l’ermite Milarépa, l’ascète
vagabond vêtu de coton et « le meilleur des yogis ». De quoi expliquer cet « incessible
éclat »13 final, placé en point d’honneur sept ans après la disparition de sa compagne,
cette « folle sagesse » pratiquée par Chögyam Trungpa, et peut-être également cet « âge
d’or »14 invoqué par deux fois : « ô / âge sans âge qui serait / l’or du temps // pour peu
1
André Velter, in Sophie Nauleau, Radio Libre spécial Bartabas la folle allure, France Culture, 2006.
André Velter, Ça cavale, Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.105.
3
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.210.
4
André Velter, id., p.181.
5
André Velter, id., p.199.
6
André Velter, id., p.189.
7
André Velter, id., p.203.
8
André Velter, id., pp.196-197.
9
André Velter, id., p.210.
10
André Velter, id., p.219.
11
André Velter, id., p.217.
12
André Velter, id., p.202.
13
André Velter, id., p.219.
14
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, pp.189, 192.
2
292
que passent / toutes nos peurs // au feu clair / du grand passage // où la mort / est un
songe »1. Si rare ce ô vocatif, entre allégresse et nostalgie, et cette bascule de la vie au
trépas, dénouement inversé trouvé dans l’escarcelle de Calderón. Cette fois, André
Velter ne recourt pas au Grand Théâtre du monde pour y marauder un surcroît d’ordre
meurtrier ou tragique, non, il convoque au contraire les mots du chevalier madrilène
devenus rengaine pour apaiser la mort dans l’âme de ceux qui restent. L’épopée
cavalière puise donc aux sources de la vraie vie, de ses tourments, ses magies, ses
effractions, ses deuils, « avec risques et ruades / périls et enchantements »2. Car la suite
équestre ne tient pas auberge au Fort d’Aubervilliers, ou alors à la manière de ces
auberges espagnoles « où l’on ne trouve - dixit le Petit Robert - que ce qu’on a soimême apporté ». Certes, Bartabas est un motif d’inspiration puissant et passionnant
mais qui n’est rien sans consanguinité d’énergie et « regard lucide »3, rien sans « de la
pulpe et des nerfs en partance »4 comme il est dit dans Ça cavale. « Gare à ceux qui ne
pratiquent pas leur propre pureté avec férocité »5 met en garde Erri De Luca citant
l’argentin Mario Trejo en exergue de Trois chevaux. La netteté des vers d’André Velter
tient à leur vérité – sensations éprouvées, horizons chevauchés et présent doublement
foudroyé. Dès lors l’escalade du temps et les sentiments en bataille ont pris place sur le
flanc de la page :
Tu tires sur la corde de ton âme
la fable sans un mot
d’un galop
de nulle part
Jean-Luc Debattice joue à « Saute-frontières », ayant mis la chanson en musique
et le mot à mot résonne, entre les sautes d’humeur de l’archet du violon et les folles
foulées du centaure. Ce qui lie le poète à l’écuyer c’est d’abord le cheval bien sûr, selon
l’expression du commandant Massoud auquel on demandait le nom de son animal
préféré, mais surtout « de l’esprit dompté / sitôt monté à cru »6. Car, l’indispensable
corps à corps de la poésie velterienne épouse parfaitement les envolés voulues et
orchestrées par Bartabas, « œuvre totale qui ne s’interdit aucun territoire ». Le Théâtre
1
André Velter, id., p.192.
André Velter, id., p.217.
3
André Velter, id., p.234.
4
André Velter, Ça cavale, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.63.
5
Erri De Lucca, Trois chevaux, Gallimard, 2000, p.9.
6
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.114.
2
293
équestre, ayant fait de la relation universelle de l’homme et du cheval sa quête et son
gagne-pain quotidien, reste un inépuisable réservoir d’« énergie pure »1 :
L’acte théâtral ici ne se résume pas à un acte d’une heure trente
présenté, à un public, par ces individus qui, après cela, redeviennent quelqu’un
d’autre sans rapport avec ce qu’ils ont joué. Il s’agit, en fait, de vivre
entièrement une aventure dont l’expression sur scène n’est qu’un moment. […]
Pour ma part, je me considère comme Bartabas, acteur d’un processus
d’existence et de création dont tous les aspects m’intéressent. Notre utopie
active est peut-être celle d’une totalité que nous avons choisie de vivre et qui
nous permet de réaliser notre art.2
Totalité à valeur de viatique. Fidélité à laquelle muscles, instinct, danger,
jubilation physique et spirituelle concourent jour après jour. L’ontologie est simple et
naturelle, sans phénoménologie : « Zingaro, ce n’est pas une idée sur le papier, ce n’est
pas un concept, c’est une aventure humaine. Une aventure qui se joue et se construit
avec le temps. »3 Cette allégeance équestre, engagement suprême, brouille les frontières
du réel et encourage l’alliance avec la poésie. François Cheng, pérégrinant sans cesse à
l’orient de tout, sait « que le propos de la vraie vie n’est pas la domination mais la
communion. »4 À cheval aussi, il n’est question que de cela. Pour une rencontre sans
fin, chaque fois remise sur le métier. Pourquoi irais-je plus vite que le galop de mon
cheval ? 5 martelait déjà la voix nomade de Ça cavale. Bartabas enseigne l’écoute à sa
monture qu’il écoute lui-même, cavalier manouche d’antan « un aigle sur l’épaule /
crachant sur les passants »6, et « c’est ce parcours de rupture radicale que [Velter a] tenu
à célébrer, tant la poésie vécue est indissociable pour [lui] d’un engagement physique,
éthique et esthétique : précisément ce qui est à l’œuvre chez Zingaro. »7 Au sentiment
équestre répond le plaisir sensuel de la parole qui monte des talons à la tête, usant du
souffle et de la chair. La suite équestre s’exerce à la voltige des mots, tel le Centaure de
Rilke traversant « par bonds les saisons / d’un monde à peine commencé »8, tandis que
la voix haute escorte la caravane des saltimbanques en route vers de nouveaux
lointains :
debout sur un cheval
1
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.215.
Bartabas, « Zingaro, une barbarie très étudiée », Olivier Kaeppelin, Art Press n°20, 1999, pp.52-55.
3
Bartabas in « L’homme qui aimait les chevaux », Alice Géraud, Lyon capitale, 26 mai 1999.
4
François Cheng, Le Dialogue, Desclée de Brouwer, 2002, pp.65-66.
5
André Velter, Ça cavale, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.65.
6
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.18.
7
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, quatrième de couverture.
8
Rainer Maria Rilke, Vergers, Poésie / Gallimard, 2000, p.26.
2
294
l’infini change de place 1
Toujours ce haut-le-corps, ce « hop les cœurs » façon Valérie Rouzeau, toujours
s’élever par sursaut volontaire pour se hausser du col sans trop se la jouer : « je sais
l’orgueil nocif mais tiens au sursaut de l’être / à l’aplomb de lui-même »2 écrit l’homme
de La traversée du Tsangpo. Acrobate à chat perché sur une croupe bondissante et
rebondie ou cœur juché sur la pointe des étriers, le voltigeur étire sa ligne de fuite, de
chance et d’horizon. Vie de cavales funambules, regards au loin, risques d’équilibriste
toujours à folle allure entre sciure et ciels de chapiteau – comme un coup de chapeau
lancé « à tort et à travers » en mémoire de Norge :
Regarder de très haut, ce n’est plus voir, regarder de très bas, ce n’est plus voir,
il faut en tout de la mesure. Mais Lucien rétorquait : tout ça dépend des goûts : je
regarde à cheval ; moi, la vue qui me plaît, c’est la vue cavalière. 3
Altitude réelle ou élévation à hauteur de garrot, les perspectives débordent les
cadres du visible et, défi périlleux ou pas, éloignent à chaque foulée l’au-delà – tout un
là-bas de lointains bleus chroniquait Saint-John Perse. Oui, « qu’on l’escalade ou le
chevauche / le dernier horizon se change / en départ incessant »4 aux yeux d’André
Velter. Qui, en plus de l’attrait des chevaux, sait la contrée de ce lieu dit de l’Arbre Sec
que nomme le sieur Léger. Avec Du Gange à Zanzibar, les jeux sont faits : « Le
cinquième horizon s’affranchit de l’espace »5. Puis avec Zingaro, le phrasé à son tour
s’affranchit de la page. La suite équestre souvent taquine l’alexandrin, mais toujours
l’air de rien – jamais à la manière claironnante huée par Jacques Prévert « des poèmes
qui déroulent comme sur Déroulède leurs douze néo pieds bots salutaires réglementaires
cinéraires exemplaires et apocalyptiques »6. André Velter pratique le vers d’Alexandre
sous toutes ses formes, car la cadence qui lui plaît, c’est la coupe cavalière :
il se voue aux visions
le visage fermé
et la moue fardée
d’un soupçon d’effarement 7
Voilà deux hexamètres avec leurs hémistiches, le retour à la ligne accentuant la
césure, suivis de syllabes impaires (cinq + sept le compte est bon), trait caractéristique
1
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.128.
André Velter, « Bardo », La traversée du Tsangpo, Rencontres, 2003.
3
Norge, Les Oignons, Flammarion, 1992.
4
André Velter, « Un piaffer de plus dans l’inconnu », Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.234.
5
André Velter, « Cinquième horizon », Du Gange à Zanzibar, Gallimard, 1993, p.29.
6
Jacques Prévert, « C’est à Saint-Paul de Vence », Histoires, Gallimard, 1963, p.192.
7
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.97.
2
295
de la métrique velterienne. La rime a de l’avance sur la strophe, les allitérations en v
ouvrent le quatrain que ferment les échos du f, tandis que les m répétés, eux-mêmes par
trois, intensifient l’harmonie musicale. C’est une prosodie libérée, mi régulière mi verslibriste, silhouette fine – comme « dans le sillage d’une violoniste / qui improvise sa
mélodie »1. C’est une langue enlevée, altière et familière, suivant « le grand galop du
corps enchaîné à l’éclair »2. Versification sobre et sans attaches, digne de « l’haleine des
chevaliers errants »3 sortis du Blanc de scalp de 1974. Histoires à la gloire déjà de ces
« indomptés de naissance / qui forcent le destin »4 d’arènes en terrains vagues et de
roulottes en rodéo. Car il est rappelé au revers du livret de Battuta, dernier spectacle en
date du Théâtre équestre d’Aubervilliers plus tzigane que jamais, « qu’il fait bon vivre
débridé / au rodéo des roulottes »5…
André Charles Roland (fils de Jean Velter et de Marthe Velter épouse Velter !) a
grandi au rythme des saisons et des déménagements : un hémistiche au village de
Signy-l’Abbaye, l’autre en forêt à quelques virages de là. « Nous avons toujours été des
camps volants »6 expliquait son père, de cour d’école en école de plein air et colonie de
vacances, en chef de La Vénerie. Ainsi, lorsqu’on découvre en haut de la page 30 du
Zingaro, quasi devise, « transhumance est leur saison »7 ou ailleurs que Bartabas « a fait
du cabaret le rendez-vous des camps-volants »8, on y lit plus qu’un gage d’amitié. Ce
sont des mots de la main à la main, signe de ralliement, sésame d’un autre monde :
« très loin du règne du pareil au même »9. Et le partage monte et déborde. C’est affaire
de réminiscences et d’obsessions intimes. Les résonances se répercutent de livre en
livre, rimant par bonds successifs juste pour soi. Ainsi l’épigraphe de l’Opéra équestre :
« nomades de tous les pays / semez l’histoire et le temps / par les sentiers du monde »10
scandée en prélude ou variation de La vie en dansant : « Gueux des ravins, princes des
bois / Semez nos vies où peu abonde »11. Thèmes et homophonies se répondent d’un
recueil à l’autre, effets de reprise souvent involontaire, échanges de pongiste en solo
contre les murs de sa propre mémoire. Car l’Autre dépeint par la voix velterienne est un
1
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.70.
André Velter, L’Irrémédiable, in Passage en force, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.152.
3
André Velter, Blanc de scalp, dessins de Vladimir Velickovic, Christian Bourgois, 1974, p.49.
4
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.13.
5
André Velter, quatrième de couverture du livret de Battuta, Éditions Zingaro, 2006.
6
André Velter, « Lever le camp », entretien avec Thierry Renard, Autoportraits, Paroles d’Aube, 1991, pp.25-26.
7
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.30.
8
André Velter, « Le sacre des chevaux », Triptyk, Éditions Zingaro, 2000.
9
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.29.
10
André Velter, id., p.54.
11
André Velter, « En marche », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.160.
2
296
autre soi-même : Tu es celui / Et tu es moi 1 disent les premiers vers du prix Louise Labé
dédié à Stéphane Thiollier... Versant Bartabas, pas de Montaigne-La Boétie qui tienne,
quoique. Point d’union façon Parce que c’était lui… donc, si ce n’est à cheval. Restent
les « coups de reins », « les foulées doublent et la vitesse et le vent » du maître des
« Marches d’Empire »2, Victor Segalen. De quoi revisiter les terres et les passions
communes. « Tout confondre, de l’orient d’amour à l’occident héroïque »3. Reprendre
« tous ses entêtements »4, les additionner à sa propre ardeur - « Je m’armais
d’impatience »5 - et mettre dans la description du centaure piaffeur en ombre chinoise
un rien d’autoportrait :
il croit contre l’usage et l’usure
à l’histoire inversée
à l’insomnie des légendes
aux mythologies actives
aux rites efficaces
au trouble fertile des choses
voire au bon usage de la bestialité 6
Strophe qu’André Velter pourrait à l’aise contresigner à chaque fin de vers.
Entre le il et lui, même rudesse au combat. Plus de clémence à honorer mais une même
« âme de feu – oui, de feu »7. Pourtant il faut attendre le Piaffer de plus dans l’inconnu
pour voir la preuve de cette complicité : « en nous à jamais il y a / comme dans une
cape trop grande / ou un refuge qui ferme mal / les aventures jouées pour de vrai »8.
Preuve à la première personne du pluriel, comme un aveu brandi d’une traite, une vérité
qui n’irait pas par quatre chemins – connivence, vocabulaire et cape empruntés à
l’enfance… Le narrateur du Haut-Pays avait déjà tranché : « un homme qui reste en
selle pendant la descente n’est pas un cavalier »9. Au contact de Monsieur Bartabas, et
de son « raffut de haute école / avec un rire de table rase »10, l’écriture s’emploie ainsi à
rudoyer de vieilles convenances, doublant les enjambements, raccourcissant la ligne,
blackboulant la lyrique facile et froissant les rimes qui ne se croisent ni ne s’embrassent
plus comme au temps des marquises ou de la belle Hélène. Zingaro suite équestre
1
André Velter, « L’Autre », Du Gange à Zanzibar, Gallimard, 1993, p.9.
Victor Segalen, « Char emporté », Stèles, Poésie / Gallimard, 1991, p.132.
3
Victor Segalen, « Perdre le Midi quotidien », Stèles, Poésie / Gallimard, 1991, p.116.
4
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.190.
5
André Velter, « En terre d’asphyxie, le souffle », Passage en force, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.11.
6
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.19.
7
André Velter, « (c’est ainsi) », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.138.
8
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.230.
9
André Velter, « Détails d’une fresque », Le Haut-Pays, Gallimard, 1995, p.23.
10
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.16.
2
297
écorne les standards, se défiant des beaux adjectifs et alignant les pieds tels des
dominos. Les vers semblent sans queue ni tête, la syntaxe cul par-dessus encolure et le
tempo cependant et le sens emportent la mise. C’est une musique hardie, un style
façonné autrement et ailleurs. Langue qui dépayse autant l’oreille que l’œil, même
lorsqu’elle véhicule et la sensualité et la noblesse indienne :
toute la grâce s’est drapée
dans un sari mouillé
l’indomptable se laisse
subjuguer en douceur
et ce geste très pur
signe un trouble très chaste 1
Tout près de la bestialité, l’érotisme surgit à mots comptés dans le s des
sifflantes. À quoi tient que les deux premiers dodécasyllabes passent inaperçus quand
l’alexandrin final, lui, résonne des charmes de la tragédie ? Est-ce la répétition d’un bref
adverbe d’intensité ou l’inversion des assonances (« geste » et « chaste », « pur » et
« trouble ») ? Ou encore la succession des allitérations qui, dans la série tongue twisters
du chasseur sachant chasser, trouble la langue et rend les derniers mots, comme en
proie au désir, difficiles à articuler ? Les sons détourent l’émotion d’une image, longent
la frontière des corps et nomment ce presque pas où le cœur et le sang recommencent à
neuf.
Le verbe à cheval d’André Velter avance dans cet écart-là. Une stance furioso,
l’autre pianissimo – Qui veut voyager loin ménage sa monture recommandait Racine
sur la foi du Petit Jean des Plaideurs. Zingaro suite équestre rend compte de la ferveur
des êtres - hommes, femmes et bêtes d’un seul tenant - qui ont marqué de leur poids le
sol hersé des pistes : « c’est une migration sans peur sans reproche / un miroir sans
nostalgie »2 où se reflètent les mille et une nuits d’une histoire folle, risquée et
éphémère. Cabaret, Opéra, Chimère, Éclipse, Triptyk, Loungta, Battuta… À chaque
nouveau spectacle son univers, son allure, ses lois et sa fin programmée « avec pour
seule mystique et seul viatique l’amour des chevaux »3.
Le petit trot des gauchos me façonne,
les oreilles fixes de mon cheval m’aident à me situer.
1
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, p.94.
André Velter, quatrième de couverture du livret de Battuta, Éditions Zingaro, 2006.
3
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, 2005, quatrième de couverture.
2
298
Je retrouve dans sa plénitude ce que je n’osais plus envisager,
même par une petite lucarne,
toute la pampa étendue à mes pieds (...) 1
Ainsi dit, Supervielle éternise ce sentiment rare. Plénitude de ne plus toucher
terre. De ne faire plus qu’un. De se sentir revivre tout à l’or du temps. Il est une vision
fugitive qui porte en elle le charisme et le merveilleux du Théâtre équestre de Bartabas.
Magie paradoxale : anamorphose de la contrainte des tendons et des muscles en liberté
d’action, de l’effort consenti en grisante légèreté, de la complexité technique en miracle
incarné. C’est le célèbre galop arrière. « Déjà, pour son film Mazeppa, le cavalier étoile
avait réalisé sur son cher Quixote, dans la cour des haras du Pin et devant des officiers
médusés, cette figure que les manuels d’art équestre considèrent toujours comme une…
chimère »2 raconte Jérôme Garcin qui sait Milady et le « tour de force du marquis de la
Bigue qui mit une heure pour traverser la Place d’Armes de Versailles sans avoir une
seule fois abandonné le galop. Et ce n’est pas qu’il s’accrochait à la bouche, puisqu’il
n’avait comme rênes que deux fils de soie ! »3 Ce galop on ne peut plus rassemblé, à
quatre temps et en arrière, ressuscité par Bartabas est à l’image de ses créations :
quelques minutes offertes d’un envol refréné, presque surnaturel, en regard des années
passées au travail des chevaux. Or ce moment de mystérieux prodige concrétise aussi
l’énergie poétique – la poésie d’André Velter étant « la vie rêvée de toutes nos vies »4.
La beauté inversée de cet exploit équestre, ultime ralenti d’une impulsion fragile, se doit
d’être muette. Cependant il est des mots pour dire sans la nommer l’extase, et prolonger
l’éclair. Dire le cristal des corps, l’absolue souplesse, l’exaltation des sens
et du seul élan
magique
d’un galop arrière
retourner à la nuit
dans un dernier écho 5
1
Jules Supervielle, « Retour à l’Estancia », Débarcadères, Poésie / Gallimard, 2000, p.29.
Jérôme Garcin, La chute de cheval, Gallimard, 1998, p.119.
3
Paul Morand, Milady, in Anthologie de la littérature équestre, Olivier Perrin, 1966, p.371.
4
André Velter, « Les Argonautes », La vie en dansant, Gallimard, 2000, p.30.
5
André Velter, Zingaro suite équestre, Gallimard, Folio n°3385, 2000, p.51.
2
299
À TOUJOURS, FUGITIF
Voix enregistrée de Bartabas (scène dans le noir)
JE SAIS QU’IL FAUT PARTIR
QUOIQU’IL ARRIVE,
REPOUSSER LES DÉCOMBRES DU TEMPS
PLUS LOIN QUE NOS VIES,
ET VIVRE L’IMPOSSIBLE.
JE SAIS QUE JE VAIS CHEVAUCHER SANS FIN,
QUOIQU’IL ARRIVE.
ET S’IL N’ARRIVE RIEN,
C’EST QUE QUELQU’UN, OU QUELQU’UNE,
AURA RÊVÉ MA VIE...
André Velter, La ballade de Don Quichotte.
300
« Tu portes l’effigie du cheval de vent sur ton scooter analogue » confie Zéno
Bianu, l’ami infiniment proche qui sait, parce qu’il l’a lui aussi vérifié, « que l’art et
l’amour naissent sans arrêt en nous, dans cette immensité interne où tout, oui, tout ne
cesse de tomber pile »1. Et il n’y a guère de hasard ni de magie blanche là-dessous, mais
un état d’être sans répit, vérité intrinsèque, physique, poétique, terre-à-terre autant que
spirituelle :
Ton monologue déborde de dialogues ravivés. D’intonations franches. Tu
murmures au-dedans de toi. Tu partages le souffle. L’altitude vraie de l’être. Le
tempo des tempes. 2
Sans doute la clé est-elle dans ce « tempo des tempes » qui scande Le Grand
Passage en sa polyphonie. Souffle intérieur des mots, ou « rythmique des tempes »3 dès
le début d’Aisha : « L’algèbre musicale du sang / qui coule à petit feu / contre ma tempe
/ inscrit / ses équations vertes / dans les paumes de mes mains / sur leurs lignes de
chance et de mort »4. Près d’un demi-siècle plus tard, au spectacle des voltigeurs cassecou de Battuta, ces équations se changent en « des prédictions qui leur creusent / les
lignes de la main »5. Certes le poète ne croit plus à la courbe des sillons entre pouce et
index, ni au destin inné conté par les voyantes ou cartomanciennes - parce qu’il a vu
mourir trop de lignes de vie plus longues que la sienne -, mais reconnaît que l’on ne
peut rien, en dépit de l’infini des galaxies et des tragédies intimes, pour endeuiller
« l’algèbre musical du sang ».
Oui l’oralité poétique tient de la science rationnelle et du battement en bataille
des cœurs. En témoigne ce récital singulier intitulé « Miroirs d’absence », créé en la
chapelle Saint Charles d’Avignon le vendredi 17 juillet 2009 en compagnie du jeune
Gaspar Claus au violoncelle. Spectacle plus qu’éphémère, puisque donné une seule fois,
à même l’obscurité et le sol recouvert des miroirs de l’exposition « Vertiges / Vestiges »
d’Anne et Patrick Poirier. Trois quarts d’heure sur le fil, inspirés du double métronome
scandant les rythmes cardiaques du couple de plasticiens, parents orphelins. Égrenage
arythmique du temps qui s’apaise quand le tic-tac des cœurs semble coïncider, se
rejoignant presque jusqu’à s’unir. Harmonies à peine, rivalisant sans cesse, un instant en
1
Zéno Bianu, « Tout ce que tu sais », in A.V., De départ en départ, Centre Joë Bousquet, 2008, pp.126-127.
André Velter, Le Grand Passage, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Les Écrits des Forges, 1994, p.47.
3
Serge Sautreau & André Velter, Aisha, Gallimard, 1966, p.32.
4
Serge Sautreau & André Velter, id., pp.107-108.
5
André Velter, « Battuta », Zingaro suite équestre, inédit.
2
301
cadence puis aussitôt, comme à perpétuité, désaccordées. Mesures irrégulières,
bousculées par l’urgence à vivre, que le poème s’acharne à dire, et l’archet avec lui à la
lueur d’une lampe frontale. Phrasés en rythmes impairs ou pas : « et sous les doigts
filent les accords / des temps soudain désaccordés »1, swinguait l’étranger nostalgique
de L’Arbre-Seul.
Ainsi les vers d’André Velter, « à force de vivre à perte de vue »2, étrangement
s’incarnent à l’oreille. Les mots voyagent par tous les sens et le poème, dans sa langue
de papier et de chair, perdure pour les lunes à venir – « autant qu’il s’accorde / à l’écho
du dedans »3. Voilà une poésie vécue, pulsée « à tout instant, à tout désir, à toute
force »4 et, de fait, résolument vivante.
La poésie irrigue plus le réel et les rêves que toute autre forme de discours –
seule la musique la supplante sur le terrain de l’émotion, pas sur celui du sens.
La poésie agit bien au-delà de son audience repérable ; qu’elle soit publique ou
clandestine, elle préserve l’espace de résistance des êtres aux asservissements
économiques, médiatiques, voire culturels… (…) Les livres ne sont pas des blocs
de marbre mais des alchimies de mots et de sang qui n’attendent qu’un vent
léger pour être dispersées aux quatre coins de la mémoire. 5
Gageons que le poète, longtemps encore, entendra brûler les étapes, « lever le
camp » et dérégler « le tempo inentamé d’un corps métronome »6. Tel ses héros en
chantier de La ballade de Don Quichotte, Miguel de Cervantès, Terry Gilliam, Orson
Welles, Herman Melville, Bartabas et l’ingénieux hidalgo lui-même, qui, morts ou vifs,
jamais ne troqueront leurs châteaux en Espagne, mystérieux graals et autre toison d’or,
contre une peau de chagrin. Ce colossal projet d’ailleurs, d’emblée conçu comme une
rêverie, une dérive, voire une extravagance (si l’on considère que l’unique
représentation improvisée à la Comédie de Reims, le 18 décembre 2006 avec Emmanuel
Demarcy-Mota pour metteur en scène, a nécessité sept centimètres de sable noir sur la
scène, soit des tonnes de sacs répandus, pour un seul soir et deux chevaux, Soutine et
Horizonte)7, est à l’image de l’engagement utopique et ontologique d’André Velter.
1
André Velter, « Piano bar », L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, p.207.
André Velter, « Battuta », Zingaro suite équestre, inédit.
3
André Velter, « Alap », L’Arbre-Seul, Poésie / Gallimard, 2001, p.50.
4
André Velter, « Entr’aperçu », Zingaro suite équestre, inédit.
5
André Velter, « Lever le camp », entretien avec Thierry Renard, Aube Magazine n°37, 1990, p.4.
6
André Velter, « Lever le camp », Étapes brûlées, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1996, p.105.
7
La ballade de Don Quichotte, texte d’André Velter avec des emprunts à Miguel de Cervantès. Avec
Bartabas, Jean-Pierre Drouet, André Velter et les comédiens du collectif artistique de la Comédie de
Reims. Spectacle mis en espace par Emmanuel Demarcy-Mota, le 18 décembre 2006.
2
302
« Rien que le tambour des tempes »1 encore et encore, vibrant de démesure et roulant
l’arioso des enchantements.
Les sabots remontent jusqu’aux tempes
Et leurs battues d’un sang léger
Ont des secrets de messagers
Qui miment en riant le pays des dieux 2
Entre chevauchées et secrets, et nulle chimère en vue, la N.O.P velterienne, ici
« Incognito », mène décidément ses équipages sans se soucier des voies express et
conventions du monde (bien qu’elle ne se prive pas du lexique de pointe et sonorisé des
mécaniques modernes…)
Peut-être manque-t-il à l’appel, dans la rose des vents de ce livre, un tout dernier
tour d’horizon avec moult moulins à vents, sens ascendant, scène réinventée et énième
vie en dansant. Peut-être un « cinquième horizon »3 digne du poème dédié à Pascal
Quignard et la passion des livres que l’on retrouve dans Du Gange à Zanzibar. Car
Aisha, bien avant Midi à toutes les portes, voulait déjà d’un ciel plus vaste : « Mes yeux
n’ont pas de porte mais plusieurs horizons »4. L’au-delà de la vision appelle d’instinct
l’inconnu du départ, l’objective beauté dévoilée de l’espace en personne : « L’espace
comme il est dit que le voile fut levé. »5 Révélation délicate que cette prose simple et
gaie comme dans « Le galop de l’ange » dès l’incipit planté :
En ce temps-là le temps n’existait pas. Les mortels n’étaient pas nés. La
terre touchait au ciel. Il y avait d’immenses prairies où festoyaient les dieux.
L’espace était libre à perte de vue et au-delà de la vue. Les dieux voyaient sans
effort plus loin que l’horizon. 6
Et toujours la vue qui l’emporte sur l’ouïe dans le vade mecum de l’imaginaire
velterien, et qui cependant n’avance qu’à l’oreille. On n’en n’a jamais fini des poètes
contemporains. Et l’on a beau voir plus loin que le cœur ou le dernier poème, il faut
accepter un jour de mettre pied à terre. Non pas rendre les armes, ni passer le relais,
juste garder pour soi ces citations captées et recopiées que l’on pourrait confronter à
l’infini sans se lasser. Disons que la tapisserie, loin d’être achevée, commence à devenir
trop longue pour être suspendue, même dans la plus haute tour des demeures de l’âme.
Et que Pénélope ne peut finir comme Phèdre à sa proie attachée. D’autant qu’il est bon
1
André Velter, Le Grand Passage, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.15.
André Velter, « Incognito », Au Cabaret de l’éphémère, Gallimard, 2005, p.112.
3
André Velter, « Cinquième horizon », Du Gange à Zanzibar, Gallimard, 1993, pp.29-32.
4
Serge Sautreau & André Velter, Aisha, Gallimard, 1966, p.41.
5
André Velter, Le Grand Passage, in Ouvrir le chant, Le Castor Astral / Écrits des Forges, 1994, p.25.
6
André Velter, « Le galop de l’ange », in Première rencontre, Le Cheval et l’Homme, Phébus, 2001, p.245.
2
303
de ne pas bloquer la passe aux courants d’air. Et de laisser au vent, « en fin de compte,
cet élan vers l’avant, tragique, insatiable, qui ne finit qu’avec la mort »1.
Le ciel du cinquième horizon ne se peut donc trahir. « Maintes personnes me
demandent, lorsque je raconte que je suis monté sur une montagne, si j’ai emporté une
longue vue. (…) Les faits de la science, comparés à la poésie, sont aussi vulgaires que
l’habitude de regarder au télescope sur le sommet d’une montagne. Cela revient à
compter des églises. »2 S’exclamait autrefois Henry David Thoreau. Il en va
pareillement de la cinquième saison. Et de ce troubadour au long cours « à toujours,
fugitif »3, tel le pèlerin dans sa barque silencieuse sculptée par Jeanclos. Poète qui pour
l’heure compte les syllabes et les pieds, joyeux de se laisser aller encore une fois, mais
cette fois-ci en compagnie de Vincent Van Gogh, à fomenter des poèmes pareils à des
désirs risqués, à des paris insolents, à des aventures désarçonnées, et surtout, à des
étoiles trop grandes.
1
André Velter, « Portrait du poète en toro bravo », Midi à toutes les portes, Gallimard, 2007, p.323.
Henry David Thoreau, Un philosophe dans les bois, Seghers, 1967, p.148.
3
André Velter, « À toujours, fugitif », Des étoiles trop grandes, inédit.
2
304
BIBLIOGRAPHIE
AMY DE LA BRETÈQUE, Benoît, À l’origine du son : le souffle, Marseille, Solal, 2004.
APOLLINAIRE, Guillaume, Œuvres poétiques, Paris, La Pléiade, Gallimard, 1965.
ARAGON, Louis, Le mouvement perpétuel, Paris, Poésie/Gallimard, 1997.
ARAGON, Louis, Le Fou d’Elsa, Paris, Poésie/Gallimard, 2002.
ARTAUD, Antonin Pour en finir avec le jugement de dieu, Paris, Poésie/Gallimard, 2003.
BAUDELAIRE, Charles, Les Fleurs du Mal, Paris, Poésie/Gallimard, 1998.
BLANCHOT, Maurice, L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969.
BOBIN, Christian, L’Inespérée, Paris, Gallimard, 1994.
BONNEFOY, Yves, Les planches courbes, Paris, Poésie/Gallimard, 2003.
BORER, Alain, Rimbaud l’heure de la fuite, Paris, Découvertes Gallimard, 1991.
BRETON, André & SOUPAULT, Philippe, Les Champs magnétiques, Poésie/Gallimard, 2000.
CELAN, Paul, Choix de poèmes, Paris, Poésie/Gallimard, 1998.
CAMPO, Cristina, Les Impardonnables, Paris, L’Arpenteur, 1992.
CARROLL, Lewis, Les Aventures d’Alice au pays des merveilles, Paris, Flammarion, 1968.
CAVAFY, Constantin, En attendant les barbares, Paris, Poésie/Gallimard, 2003.
CHAR, René, Œuvres complètes, Paris, La Pléiade, Gallimard, 1983.
CHENG, François, Le Dialogue, Paris, Desclée de Brouwer, 2002.
CLOUTIER, Guy, Le goût de l’autre, Québec, Éditions du Noroît, 2006.
DANTE, Alighieri, Œuvres complètes, Paris, La Pléiade, Gallimard, 1965.
DARS, Jacques (trad.), Shi Nai-an, Au bord de l’eau, Paris, La Pléiade, Gallimard, 1978, 2 tomes.
DARS, Sarah, Mongolie, Paris, Seuil, 1979.
DARS, Sarah, Bengal Hot, Arles, Piquier poche, 2007.
DE LUCA, Erri, Trois chevaux, Paris, Gallimard, 2000.
DESBORDES-VALMORE, Marceline, Poésies, Paris, Poésie / Gallimard, 1994.
DU BELLAY, Joachim, Œuvres poétiques, Paris, Droz, 1912, 3 tomes.
DU BOUCHET, André, Dans la chaleur vacante, Paris, Mercure de France, 1961.
DUMAS, Alexandre, Le Comte de Monte-Cristo, Paris, La Pléiade, Gallimard, 1981.
DUMAS, Alexandre, Le Vicomte de Bragelonne, Paris, Gallimard, Folio, 1997.
GARCIN, Jérôme La chute de cheval, Paris, Gallimard, 1998.
GARCIA LORCA, Federico, Théorie et jeu du duende, Toulouse, Sables, 1989.
GASPAR, Lorand, Sol absolu, Paris, Poésie/Gallimard, 2000.
GATTI, Armand, La parole errante, Lagrasse, Verdier, 1999.
GENET, Jean, Lettres à Roger Blin, Paris, Gallimard, 1966.
GENET, Jean, Le condamné à mort, Paris, Poésie/Gallimard, 1999.
GOVINDA, Lama Anagarika, Les fondements de la mystique tibétaine, Paris, Albin Michel, 1960.
GUILLEVIC, Eugène, Art poétique de Guillevic, Paris, Gallimard, 1989.
HOLAN, Vladimír, Une nuit avec Hamlet, Paris, Poésie/Gallimard, 2000.
HUGO, Victor, Les Chansons des rues et des bois, Paris, Poésie/Gallimard, 2001.
JAMES, Henry, Un portrait de femme, trad. Philippe Neel, Paris, Stock, 1969.
JANVIER, Ludovic, Bon d’accord allez je reste, Paris, Inventaire/Invention, 2004.
JEAN DE LA CROIX, Nuit obscure, trad. Jacques Ancet, Paris, Poésie/Gallimard, 1997.
JOUVET, Louis, Témoignages sur le théâtre, Paris, Flammarion, 1952.
LAMOTHE, Marie-José, Les Cents Mille Chants de Milarépa, Paris, Fayard, 1993.
305
LUCA, Ghérasim, Héros-limite, Paris, Poésie / Gallimard, 2001.
MACHADO, Antonio, Solitudes, trad. Bernard Sesé, Paris, Poésie/Gallimard, 1980.
MALLARMÉ, Stéphane, Œuvres complètes, Paris, La Pléiade, Gallimard, 1945.
MANDELSTAM, Ossip, Voyage en Arménie, trad. A. du Bouchet, Paris, Mercure de France, 1984.
MANDELSTAM, Ossip, Tristia, Paris, Poésie/Gallimard, 2001.
MANNS, Patricio, Cavalier seul, trad. François Gaudry, Paris, Phébus, 1999.
MARIE de France, Lais, édition bilingue de Philippe Walter, Paris, Folio, Gallimard, 2000.
MESCHONNIC, Henri, La Rime et la Vie, Paris, Verdier, 1990.
MICHAUX, Henri, Qui je fus, Paris, Poésie/Gallimard, 2000.
MILLER, Henry, Printemps noir, Paris, Folio Gallimard, trad. Henri Fluchère, 1975.
MILLER, Henry, La Crucifixion en Rose, Sexus, Paris, Christian Bourgois, 1990.
MORAND, Paul, Milady, Paris, Gallimard, 1936.
MUSSET, Alfred de, Premières Poésies, Paris, Garnier-Flammarion, 1998.
MUSSET, Alfred de, Poésies nouvelles, Paris, Poésie/Gallimard, 1995.
NERVAL, Gérard de, Poésies et Souvenirs, Paris, Poésie/Gallimard, 1997.
NORGE, Géo, Les Oignons, Paris, Poésie/Gallimard, 1990.
OSTER, Daniel, L’Individu littéraire, Paris, P.U.F., 1997.
OZ, Amos, Soudain dans la forêt profonde, trad. Sylvie Cohen, Paris, Gallimard, 2006.
PAVESE, Cesare, La mort viendra et elle aura tes yeux, Paris, Poésie / Gallimard, 1993.
PAZ, Octavio, Liberté sur parole, Paris, Poésie/Gallimard, 1994.
PAZ, Octavio, Le feu de chaque jour, Paris, Poésie/Gallimard, 1999.
PESSOA, Fernando, Le Gardeur de troupeaux, Paris, Gallimard, 1987.
PICHETTE, Henri, Apoèmes, Paris, Poésie /Gallimard, 1995
POZZI, Catherine, Très haut amour, Paris, Poésie/Gallimard, 2002.
PREVERT, Jacques, Histoires, Paris, Gallimard, 1963.
PROKOSCH, Frédéric, Le manège d’ombres, Paris, 10/18, 1987.
QUIGNARD, Pascal, Les escaliers de Chambord, Paris, Gallimard, 1989.
QUIGNARD, Pascal, Tous les matins du monde, Paris, Gallimard, 1991.
QUIGNARD, Pascal, La Haine de la musique, Paris, Calmann-Lévy, 1996.
QUIGNARD, Pascal, Petits traités, Paris, Gallimard, 1997, 8 tomes.
QUIGNARD, Pascal, Vie secrète, Paris, Gallimard, 1998.
QUIGNARD, Pascal, Les Ombres errantes, Paris, Grasset, 2002.
QUIGNARD, Pascal, Abîmes, Paris, Grasset, 2002
RAMOS ROSA, António, Le cycle du cheval, Paris, Poésie/Gallimard, 1998.
REVERDY, Pierre, Le Gant de crin, Paris, Flammarion, 1927.
REVERDY, Pierre, Plupart du temps, Paris, Poésie/Gallimard, 1994.
REVERDY, Pierre, Sable mouvant, Paris, Poésie / Gallimard, 2003.
RICHARD, Jean-Pierre, Onze études sur la poésie moderne, Paris, Seuil, 1964,
RIGOLOT, François, Poésie et Renaissance, Paris, Seuil, 2002.
RILKE, Rainer Maria, Œuvres en prose, Paris, La Pléiade, Gallimard, 1993.
RILKE, Rainer Maria, Œuvres poétiques et théâtrales, Paris, La Pléiade, Gallimard, 1997.
RIMBAUD, Arthur, Œuvres complètes, par Pierre Brunel, Paris, Le Livre de Poche, 1999.
ROBIN, Armand, Fragments, Paris, Gallimard, 1992.
ROBIN, Armand, Ma vie sans moi, Paris, Poésie/Gallimard, 2004.
RODANSKI, Stanislas, Victoire à l’ombre des ailes, Paris, Christian Bourgois, 1989.
RONSARD, Pierre de, Les Amours, Paris, Poésie/Gallimard, 2000.
ROUBAUD, Jacques, Poésie, etcetera : ménage, Paris, Stock, 1995.
ROUZEAU, Valérie, Va où, Cognac, Le temps qu’il fait, 2002.
ROY, Claude, À la lisière du temps, Paris, Gallimard, 1984.
ROY, Claude, L’étonnement du voyageur, Paris, Gallimard, 1990.
306
SEGALEN, Victor, Stèles, Paris, Poésie/Gallimard, 1991.
SOULEÏMENOV, Oljas Omarovitch, Transformation du feu, Paris, Gallimard, 1981.
SUPERVIELLE, Jules, Débarcadères, Paris, Poésie/Gallimard, 2000.
SUPERVIELLE, Jules, La Fable du monde, Paris, Gallimard, 1987.
THOREAU, Henry David, Un philosophe dans les bois, Paris, Seghers, 1967.
TOMATIS, Alfred, L’Oreille et la Voix, Paris, Laffont, 1977.
TRUNGPA, Chögyam, Tantra La voie de l’ultime, Paris, Points Seuil, 1996.
TYNIANOV, Iouri, La jeunesse de Pouchkine, Paris, Gallimard, 1980.
VALÉRY, Paul, Œuvres I et II, Paris, La Pléiade, Gallimard, 1957 et 1960.
VERLAINE, Paul, Sagesse, Paris, Poésie/Gallimard, 2000.
VEYNE, Paul, René Char en ses poèmes, Paris, Gallimard, 1990.
VITEZ, Antoine, Les poèmes d’Antoine Vitez, Paris, P.O.L., 1997.
WOOLF, Virginia, Mrs Dalloway, trad. S. David, Paris, Livre de Poche, 1993.
ZUMTHOR, Paul, La lettre et la voix, Paris, Seuil, 1974.
ZUMTHOR, Paul, Introduction à la poésie orale, Paris, Seuil, 1983.
Anthologies
Anthologie de la poésie française du XVIIème siècle, Paris, Poésie / Gallimard, 1987.
Chansonnier révolutionnaire, Paris, Poésie / Gallimard, 1989.
Anthologie de la poésie russe, Paris, Poésie / Gallimard, 1993.
Les Poètes du Chat Noir, par André Velter, Paris, Poésie / Gallimard, 1996.
Anthologie de la poésie allemande, par Jean-Pierre Lefebvre, Paris, La Pléiade, Gallimard, 1998.
20 poètes pour l’an 2000, par Guy Goffette, Paris, Gallimard, 1999.
Le cheval, par Jean-Louis Gouraud, Lausanne, Favre, 2000.
Poèmes à dire, par Zéno Bianu, Paris Poésie/Gallimard, 2002.
Anthologie de la poésie portugaise contemporaine, Paris, Poésie / Gallimard, 2003.
Anthologie du poème court japonais, Corinne Atlan & Zéno Bianu, Paris, Poésie/Gallimard, 2002.
Les Poètes du Grand Jeu, par Zéno Bianu, Paris, Poésie / Gallimard, 2003.
Passeurs de mémoire, Paris, Poésie / Gallimard, 2005.
Articles
ADONIS, in Al Hayat, 19 mars 1998.
VELTER, André, « Un verbe à cheval », avec Cathy Bouvard, Lyon capitale, 26 mai 1999.
NOIRET, Gérard, La Quinzaine littéraire, l février 1999.
BARTABAS, « Zingaro, une barbarie très étudiée », Olivier Kaeppelin, Art Press n°20, 1999.
BARTABAS, « L’homme qui aimait les chevaux », Alice Géraud, Lyon capitale, 26 mai 1999.
BARTABAS, in Anne-Marie Paquotte, Zingaro, La saga des centaures, Télérama Hors/série, 2000.
GRANGERAY, Émilie, « Poésie au galop », Le Monde des Poches, 7 juillet 2000.
STERN, Isaac, entretien avec Dominique Simonnet, L’Express, 21 décembre 2000.
PIGNON-ERNEST, Ernest, avec Maurice Simon, Regard, N°80, octobre 2002.
CASTELLA, Sébastien, entretien avec Stéphane Guin, Midi Libre, 20 septembre 2008.
Thèses
CHESTIER, Alain, Beckett bouche bée ou la parole tue. Essai d’analyse phénoménologique
et sémiologique de l’expérience du délaissement de l’oralité dans le théâtre de Samuel Beckett,
thèse sous la direction de Jean Foyard, université de Dijon, 1992.
307
PEY, Serge, La langue arrachée ou la poésie orale d’action. Essai d’analyse et d’histoire de
l’oralité dans le poème à la fin du XX ème siècle, thèse sous la direction de Georges Mailhos,
Toulouse, 1995.
QUILLIER, Patrick, L’usage de l’oreille selon René Char, thèse sous la direction de Georges
Mailhos, Toulouse, 1997.
308
INDEX
A
Abidine Dino, 8, 130, 192, 234
Abu al-Ma’arrî, 60
Achiary, Beñat, 12, 34, 163, 165, 184, 196
Adam le Bossu, 43
Adonis, 6, 37, 60, 82, 87, 153, 187
Adorno, Theodor, 51, 54, 58
Albinoni, Tomaso, 147
Alejandro, Ramon, 8, 273
Alexandre le Grand, 44, 105, 124, 232, 245
Alleg, Henri, 83, 86, 158
Allen, Woody, 16
Almodóvar, Pedro, 183
Ancet, Jacques, 62, 66, 110, 117, 155, 156, 157
Anday, Melih Cevdet, 170, 232
Andrade, Eugénio de, 108, 170
Anselme de Flandres, 49
Apollinaire, Guillaume, 23, 50, 67, 75, 107, 124, 140,
156, 168, 190, 260, 283, 284, 285
Aragon, Louis, 29, 47, 68, 83, 84, 149, 156, 183, 234,
260
Ariosto, Ludovico, 44
Aristote, 44
Artaud, Antonin, 64, 99, 105, 142, 181, 186, 245, 260
Auden, Wystan Hugh, 59
Azam, Edith, 187
Aznavour, Charles, 107
B
Babou, 8
Badî’ al-Zamâne al Hamahânî, 114
Baïf, Antoine de, 45
Baker, Joséphine, 133
Barradas, 270
Barrow, Clyde, 125
Bartabas, 7, 70, 124, 138, 176, 184, 205, 219, 221,
222, 223, 226, 227, 235, 236, 239, 240, 243, 245,
248, 249, 250, 251, 252, 253, 256, 257, 258, 265,
266, 267, 268, 269, 270, 271, 273, 276, 277, 278,
279, 280, 281, 283, 285, 286, 287, 288, 290, 291,
292, 293, 294, 296, 297, 299, 300, 302
Barthes, Roland, 27
Baudelaire, Charles, 21, 50, 112, 147, 191, 248, 260,
262, 274
Bayard, Pierre Terrail de, 250
Beauharnais, Joséphine de, 261
Beauvoir, Simone de, 5, 83
Becker, Jacques, 193
Beckett, Samuel, 11, 25, 80
Beethoven, Ludwig van, 45
Bellay, Joachim du, 69, 124
Ben Dhiab, Ahmed, 163, 165
Bernard, Tristan, 47
Bertaut, Jean, 47
Bertran de Born, 254, 291
Biamonti, Francesco, 257
Bianu, Zéno, 76, 132, 133, 155, 178, 179, 185, 186,
265, 266, 301
Bismillah Khan, 92, 130, 148, 194, 239
Blanche, Francis, 187, 189
Blanche de Castille, 44
Blanchot, Maurice, 45, 55
Blin, Richard, 9, 29, 305
Blixen, Karen, 99, 171
Boabdil, 260
Bobin, Christian, 170
Boileau, Nicolas, 46, 48
Bonnaffé, Jacques, 12, 176, 181
Bonnefoy, Yves, 17, 26, 63, 155, 187
Borer, Alain, 32, 36, 64, 85, 100, 133, 140, 154, 157,
160, 161, 171, 183, 237, 238, 262, 282, 284
Borzeix, Jean-Marie, 165
Botticelli, Sandro, 115
Bouchet, André du, 52, 53, 67, 178, 218, 222
Boulez, Pierre, 287
Bouteille, Romain, 189
Brassens, Georges, 47
Brault, Christophe, 176
Bréchon, Robert, 275
Brecht, Bertolt, 25, 151, 207, 208
Brendel, Alfred, 123
Breton, André, 82, 83, 84, 155, 156, 214
Brik, Lyli, 34
Brochen, Lise-Marie, 8, 12
Brochen, Julie, 173
Bruant, Aristide, 50
Bruegel, Pieter, 138
Buarque, Chico, 50
C
Calderón, Pedro, 135, 293
Cambon, Fernand, 54, 58
Campo, Cristina, 283
Caravage, 281
Carco, Francis, 126
Carlson, Carolyn, 196
Caron, Elise, 12, 176, 202
Carrière, Jean-Claude 190
Carroll, Lewis, 267
Cassé, Michel, 98
Castella, Sébastien, 179
Cavafy, Constantin, 172, 173, 182, 260, 271
Caven, Ingrid, 166
Celan, Paul, 53, 54, 55, 56, 57, 58, 81, 186, 189
Cendrars, Blaise, 69, 207
Cervantès, Miguel de, 260, 266, 268, 302
Césaire, Aimé, 83
Champollion, Jean-François, 10
Chandeigne, Michel, 108
Char, René, 2, 9, 10, 13, 14, 18, 28, 30, 35, 52, 53,
57, 112, 120, 157, 163, 184, 202, 207, 252, 253,
255, 260, 263, 297
Charaka, 89
Charlemagne, 250
309
Charles d’Orléans, 7, 43
Chaumette, François, 163, 166, 169, 171
Cheng, François, 34, 214, 294
Chénier, André, 48, 177
Chopin, Frédéric, 28, 61
Chrétiens de Troyes, 174
Christensen, Inger, 23
Cioran, Emil, 175
Claus Gaspar, 301
Claude Le jeune, 46
Claudel, Paul, 157
Cloutier, Guy, 90
Cluny, Claude Michel, 25, 26
Cocteau, Jean, 50
Cohen, Leonard, 133, 173
Colleoni, Bartolomeo, 93
Colomb, Christophe, 285
Coltrane, John, 5, 132, 186
Colucci, Michel, 189, 270
Connery, Sean, 268
Conon de Béthune, 174
Corneille, Pierre, 47
Cros, Charles, 50
D
Dac, Pierre, 187, 189
Dado, 8
Dagar, Frères, 132
Dante Alighieri, 6, 46, 51, 132
Darras, Jacques, 81, 139
Dars, Jacques, 30, 134, 141, 159
Dars, Sarah, 219
Darwich, Mahmoud, 60, 163
Daudet, Alphonse, 176
Daumal, René, 157, 185
David, Jacques-Louis, 262
De Luca, 283, 293
Debattice, Jean-Luc, 25, 163, 166, 176, 177, 184,
187, 223, 293
Debussy, Claude, 49
Deguy, Michel, 65
Delalande, Michel-Richard, 44
Delbourg, Patrice, 220
Delloye, Emmanuel, 81, 102, 233, 235
Demarcy-Mota, Emmanuel, 302
Deneuve, Catherine, 191
Depardieu, Gérard, 12, 54
Desbordes-Valmore, Marceline, 108, 273, 274
Desnos, Robert, 51, 181, 280
Desproges, Pierre, 189
Devos, Raymond, 189
Dickinson, Emily, 65
Dietrich, Marlene, 137
Diogène de Sinope, 105
Dobzynski, Charles, 6, 34
Donatello, 93, 281
Doni, Giovanni Battista, 49
Dorny, Bertrand, 8
Dowling, Constance, 136
Duchâble, François-René, 34, 184
Dumas, Alexandre, 182, 230, 231, 238
Dupoux, Emmanuel, 18
Duras, Marguerite, 183
Dussollier, André, 48
E
Eisenstein, Sergeï, 192
Eluard, Paul, 59, 125, 156, 171
Emilfork, Daniel, 176
Eschyle, 84
Essenine, Serge, 12, 62, 126, 238
Euripide, 272
F
Faraoun, Ghaouti, 99, 109, 170
Faulkner, William, 11
Fauré, Gabriel, 43
Favart, Charles-Simon, 49
Felten, Christine, 149
Fernandel, 192, 193
Ferrat, Jean, 183
Ferré, Léo, 47, 123, 187
Ferreri, Marco, 191, 234
Fort, Paul, 219, 293
Franceschi, Patrice, 116, 148
Franc-Nohain, 50
François Ier, 12
Freud, Sigmund, 125
Friedrich, Caspar David, 98
G
Gace Brulé, 174
Gainsbourg, Serge, 50, 66, 140
Galperine, Alexandre, 34
Gandhi, 131
Garcia Lorca, Federico, 25, 64, 65, 115
Garcia-Fons, Renaud, 184, 190
Garcin, Jérôme, 299
Gaspar, Lorand, 31, 104
Gatti, Armand, 12, 55, 57, 68
Genaille, Robert, 105
Genet, Jean, 7, 9, 47, 285
Germain, Sylvie, 34
Gilbert-Lecomte, Roger, 99
Gilliam, Terry, 269, 302
Ginsberg, Allen, 12, 62, 63
Giovannoni, Jean-Louis, 65
Glass, Philip, 92
Goethe, Johann Wolfgang von, 50, 221
Gogol, Nicolas, 270
Golijov, Osvaldo, 92
Gönpo, Tenzin, 195, 204, 205, 206, 208, 210, 212,
213, 215
Gopalnath, Kadri, 132
Gouraud, Jean-Louis, 221, 238, 307
Govinda, Anagarika, 26, 198, 203, 210
Goya, Francisco de, 69
Goytisolo, Juan, 143
Gracq, Julien, 7
Grangeray, Emilie, 224
Gréco, Juliette, 281
Guerre, Claude, 6, 12, 15, 62, 165, 174, 176, 184, 190
Guido d’Arezzo, 49
Guillaume d’Orange, 46
Guillaume de Salluste, 270
Guillaume le Conquérant, 49
Guyon, Madame, 169
310
H
Hafiz, 190
Hallyday, Johnny, 91
Han Siang-tze, 153
Han-Shan, 10, 170
Hardouin-Mansart, Jules, 161, 270
Hart, Roy, 148
Haydn, Joseph, 263
Henri IV, 46
Henriot, Emile, 85
Herth, Francis, 8, 184, 213, 215
Hikmet, Nazim, 12, 62, 64
Himat, 8, 34, 96, 107, 184
Holan, Vladimir, 56, 234
Hölderlin, Friedrich, 53, 246, 253, 257, 260
Homère, 271
Houellebecq, Michel, 15
Hugo, Victor, 12, 49, 61, 112, 124, 161, 234, 248,
260, 272
Hureaux, Yanny, 36, 80
I
Ibáñez, Paco, 143, 228
Iglesias, Julio, 134
Inoue, Yasushi, 103, 124
Ionesco, Eugène, 189
J
Jabès, Edmond, 64, 175, 199, 214
Jaccottet, Philippe, 33
Jacob, Max, 64
James, Henry, 183, 184
Janvier, Ludovic, 16, 17, 292
Jayavarman VII, 242
Jeanclos, 121, 304
Jeanmaire, Zizi, 35
Jeanne d’Arc, 64, 164
Jeannerot, Jean, 87
Jodelle, Etienne, 64
Jouffroy, Alain, 82, 83, 154, 214
Jouve, Pierre Jean, 187
Jouvet, Louis, 11, 68, 190
Juarroz, Roberto, 6, 275
Juliette, 187
K
Kerouac, Jack, 62
Kessel, Joseph, 145
Khalifé, Marcel, 61
Khayam, Omar, 7, 77, 94, 101, 144, 151, 152, 170,
238
Kipling, Rudyard, 268
Kobayashi Issa, 120, 170
Kokosowski, Michelle, 248, 250
Kolb, Jacqueline, 106
Kronos Quartet, 92, 145
Krysinska, Marie, 50
Kurosawa, Akira, 93
Kusturica, Emir, 106
L
La Boétie, Etienne de, 297
La Bruyère, Jean de, 25
La Calprenède, 269
La Ceppède, Jean de, 46
La Fontaine, Jean de, 176
La Harpe, Jean-François de, 48, 58
Labé, Louise, 297
Lacarrière, Jacques, 7, 173, 186
Ladouès, Geneviève, 165
Laërce, Diogène, 104
Lamaison, Didier, 50
Lamartine, Alphonse de, 98, 285
Lamothe, Marie-José, 27, 33, 91, 94, 100, 115, 141,
142, 171, 177, 184, 186, 195, 202, 208, 211, 233,
236, 242, 252, 290, 292
Lampiao, 125, 150
Langdarma, 230
Lao-tseu, 7
Lapointe, Boby, 187, 189, 264
Lattaignant, Gabriel Charles de, 48
Lautréamont, 159
Lawrence, David Herbert, 25
Lawrence, Thomas Edward, 100
Leone, Sergio, 124, 194
Lévi, Primo, 51
Leygnac, Philippe, 12, 187, 189
Liszt, Franz, 49
Lorenz, Edward, 274
Lotto, Lorenzo, 107
Louis XIII, 48, 270
Louis XVI, 48
Lubitsch, Ernst, 194
Luca, Gherasim, 8, 9, 37, 58, 67, 125, 135, 185, 189,
277
Luchini, Fabrice, 191
Lucilius, Caius, 77
Lulle, Raymond, 25
M
Machado, Antonio, 170, 171, 271
Machaut, Guillaume de, 43
Magny, Colette, 47, 62
Magny, Olivier de, 47
Maïakovski, Vladimir, 13, 34, 64
Maintenon, Madame de, 43
Majrouh, Sayd Bahodine, 59, 64, 82, 153, 170
Malatesta, Sigismondo, 93
Malherbe, François de, 46
Mallarmé, Stéphane, 15, 75, 183, 258, 260
Mandelstam, Ossip, 31, 51, 52, 64, 117, 218, 222,
246, 258
Manns, Patricio, 288
Marais, Marin, 148
Marcellin, Ammien, 95
Marie de France, 43, 45, 286
Martial, 25
Martin, Hélène, 47
Massinger, Véronique, 149
Massoud, Ahmed Shah, 293
Mastroianni, Marcello, 191
Mauduit, Chantal, 7, 34, 91, 94, 106, 116, 121, 123,
136, 142, 164, 169, 175, 183, 196, 252, 254, 273,
285, 286
Maulpoix, Jean-Michel, 59
311
Maximine, 137
Melville, Herman, 302
Memling, Hanz, 224
Mendoza, Pablo Hermoso de, 265
Mesguish, Daniel, 61
Messiaen, Olivier, 187
Michaud, Sabrina et Roland, 232, 235
Michaux, Henri, 33, 157, 189
Milarépa, 80, 170, 171, 202, 209, 292
Miller, Henry, 37, 100, 149, 180
Minnelli, Liza, 134
Molière, 11, 195, 207
Molins, Pierre de, 174
Monfreid, Georges-Daniel de, 243
Moninot, Bernard, 8
Monory, Jacques, 8, 136
Montaigne, Michel de, 94, 237, 297
Montand, Yves, 49, 143
Morand, Paul, 207, 299
Moreau, Jean-Baptiste, 43
Morrison, Jim, 124, 233
Mouloudji, Marcel, 119
Mouneyres, Martine, 192
Murnau, Friedrich Wilhelm, 276
Musset, Alfred de, 25, 177, 191, 262
N
Nasreen, Taslima, 153
Négroni, Jean, 163, 166
Nemésio, Vitorino, 121
Neruda, Pablo, 12, 62
Nerval, Gérard de, 118, 134, 254, 271, 272, 280
Noël, Bernard, 21, 68, 74, 75, 111, 141
Noiret, Gérard, 223
Norge, Geo, 295
O
Ogier, Pascale, 191
Ollier, Yvette, 213
Onfray, Michel, 48
Oz, Amos, 148
P
Pagnol, Marcel, 192, 193
Para, Jean-Baptiste, 34
Parker, Bonnie, 125
Pascal, Blaise, 138
Pavese, Cesare, 136
Paz, Octavio, 5, 10, 12
Peckinpah, Sam, 124
Pellisson, Paul, 80
Penna, Sandro, 25
Perrault, Charles, 175
Pétrarque, 43, 51
Pey, Serge, 12, 21, 22, 27, 28, 29, 30, 41, 62, 178,
181
Picard, Hélène, 193
Piccoli, Michel, 12, 191
Pichette, Henri, 17, 24
Piéplu, Claude, 176
Piero della Francesca, 93
Pignon-Ernest, Ernest, 8, 24, 35, 36, 72, 124, 138,
150, 160, 169, 184, 213, 222, 224, 237, 273, 279,
280, 281, 282, 283
Pirandello, Luigi, 248, 260
Pisan, Christine de, 43, 135, 161, 164
Plutarque, 105, 173
Poirier, Anne et Patrick, 301
Polo, Marco, 232
Pouchkine, Alexandre, 125, 177, 307
Pougatchev, Sergueï, 125, 126, 238
Poulenc, Francis, 50
Prévert, Jacques, 37, 140, 189, 190, 271, 295
Prigent, Christian, 178
Prokosch, Frédéric, 235
Prud’hon, Pierre-Paul, 262
Q
Quarton, Enguerrand, 165
Queneau, Raymond, 189
Quignard, Pascal, 25, 41, 44, 65, 66, 69, 72, 73, 74,
76, 113, 153, 211, 271, 303
Quillier, Patrick, 28
R
Rabelais, François, 63
Racine, Jean, 43, 49, 287, 298
Ram Narayan, 194
Ramani, Nadesan, 132
Rameau, Jean-Philippe, 49
Ramos Rosa, António, 275
Raspoutine, Grigori, 81
Ravel, Maurice, 50
Ray, Satyajit, 176, 194
Rayer, Maud, 163, 166
Rebeyrolle, Paul, 8, 35, 87, 124, 161
Rebotier, Jacques, 12, 56
Récamier, Juliette, 262
Réda, Jacques, 220
Reiser, Jean-Marc, 187
Renard, Jean-Claude, 177
Reverdy, Pierre, 10, 12, 13, 15, 25, 66, 109, 110, 114,
119, 135, 179, 256, 263
Rigolot, François, 12, 13
Riley, Terry, 92, 132
Rilke, Rainer Maria, 6, 71, 137, 170, 207, 238, 266,
294
Rimbaud, Arthur, 8, 26, 30, 36, 67, 83, 90, 95, 106,
116, 140, 147, 171, 177, 189, 226, 233, 248, 260,
280, 282, 283, 285, 305
Rizzo, Carlo, 163, 165
Robin, Armand, 12, 51, 118, 181, 182, 244
Rohmer, Eric, 191
Rondeau, Gérard, 74, 260, 268
Ronsard, Pierre de, 45, 47
Roubaud, Jacques, 37, 50, 58, 59, 77, 91
Rouzeau, Valérie, 12, 14, 37, 41, 43, 66, 120, 149,
152, 187, 188, 189, 295
Roy, Claude, 119, 178, 257
Royet-Journoud, Claude, 59
Rubens, Peter Paul, 282
Rudel, Jaufré, 113
Rutebeuf, 43
S
Saadi, 102
Saint Paul, 287
Saint-Amant, Antoine Girard de, 46
312
Sainte Colombe, Monsieur de, 65, 271
Saint-John Perse, 83, 100, 295
Saint-Laurent, Yves, 166
Sakkat, Kim, 170
Sakyamuni, 210, 211, 242, 290
Sartre, Jean-Paul, 5, 83
Saura, Antonio, 8
Sautreau, Serge, 5, 22, 25, 37, 52, 67, 68, 72, 73, 80,
81, 82, 83, 84, 85, 86, 87, 88, 89, 90, 91, 95, 97,
98, 100, 107, 111, 119, 120, 130, 143, 146, 147,
154, 156, 158, 160, 161, 162, 163, 171, 174, 175,
180, 182, 183, 190, 301, 303
Sauvage, Catherine, 123
Savall, Jordi, 65
Scarron, Paul, 47
Schubert, Franz, 50, 178
Schwarz, Jean, 34, 134, 140, 184, 195, 196, 197, 198,
199, 200, 201, 202, 203, 204, 205, 206, 207, 212,
213, 214, 215, 216
Schwitters, Kurt, 61
Scudéry, George de, 46,
Scudéry, Madeleine de, 80
Séféris, Georges, 170
Segalen, Victor, 25, 240, 243, 244, 297
Segui, Antonio, 8
Sénèque, 77
Sforza, Francesco, 93
Shakespeare, William, 65, 76, 108, 241, 258, 260,
284
Shiro Daimon, 178
Sibelius, Jean, 92
Sicre, Jean-Pierre, 6
Signoret, Simone, 193
Simon, Michel, 68
Soler, Pedro, 24, 34, 147, 152, 184
Soupault, Philippe, 82, 83, 155, 156
Sourdillon, Agnès, 176
Stendhal, 231
Stern, Isaac, 155
Stravinsky, Igor, 239, 287
Strozzi, Ercole, 44
Suhaj, Nikola, 150
Supervielle, Jules, 247, 299
U
Ungaretti, Giuseppe, 170
V
Valéry, Paul, 11, 21, 22, 214, 249
Vallée des Barreaux, Jacques, 135
Van Gogh, Vincent, 36, 69, 106, 304
Van Meegeren, Henricius, 125
Varda, Agnès, 190
Velickovic, Vladimir, 8, 12, 33, 55, 56, 68, 70, 74,
83, 88, 158, 164, 184, 244, 296
Veloso, Caetano, 50
Velter, Marthe et Jean, 163, 296
Venaille, Franck, 178
Verdet, André, 271
Verdier, Fabienne, 213, 214
Verheggen, Jean-Pierre, 63
Verlaine, Paul, 14, 36, 49, 80, 126, 172, 285
Vermeer, Johannes, 125
Vermeille, Abraham de, 46
Veyne, Paul, 9, 10, 30
Vian, Boris, 189
Viau, Théophile de, 46
Vidal, Peire, 41
Vigny, Alfred de, 114, 150
Villa, Pancho, 124, 151, 214
Villon, François, 43, 113, 177
Viola, Bill, 138
Vitez, Antoine, 11, 206
Voiture, Vincent, 46
W
Walter, Philippe, 45
Watteau, Antoine, 80
Weill, Kurt, 151
Welles, Orson, 269, 302
Whitman, Walt, 132, 170, 171
Wolfsohn, Alfred, 148
Wong Kar-wai, 76
Woolf, Virginia, 69
Wouters, Liliane, 37
T
Tadié, Jean-Yves, 231
Tagore, Rabindranath, 50
Tardieu, Jean, 181
Terzieff, Laurent, 12, 148, 195, 207, 208, 209, 210
Teste, François, 175
Thérèse d’Avila, 150
Thesiger, Wilfred, 99, 100
Thibaut le Chansonnier, 44
Thiollier, Stéphane, 183, 233, 297
Thoreau, Henry David, 304
Tomatis, Alfred, 69, 70, 71, 72, 149
Trouille, Clovis, 150
Truffaut, François, 286
Trungpa, Chögyam, 63, 214, 292
Tynianov, Iouri, 37, 108, 177
Y
Yeats, William Butler, 264
Yi Munyol, 237
Z
Zao Wou-Ki, 8, 213
Zapata, Emiliano,124
Zhang Xu, 75
Zola, Emile, 192
Zumthor, Paul, 24, 27, 60, 61
Zvétaéva, Marina, 56
313
OÙ L’ÉCRIT S’ORALISE ............................................................................... 4
LE RENDEZ-VOUS EST AILLEURS......................................................... 20
APPEL DES HORIZONS ............................................................................. 32
I. DE L’ORALITÉ ......................................................................................... 39
Mémoire du chant..................................................................................................... 43
Écrire après Auschwitz ............................................................................................ 51
La voix renaissante ................................................................................................... 58
Entre marteau et enclume........................................................................................ 68
II. UN LYRISME ARIDE.............................................................................. 78
Aisha........................................................................................................................... 82
Libre comme l’air ..................................................................................................... 89
Épopée sèche.............................................................................................................. 97
L’errance était en lui ............................................................................................... 109
Rien et rouge ............................................................................................................ 118
III. CHAMBRE D’ÉCHOS ..........................................................................128
À bout de souffle ...................................................................................................... 132
Caravansérail de rumeurs ....................................................................................... 143
La fusion des voix .................................................................................................... 153
Ouvrir le chant ......................................................................................................... 163
Orphée Studio........................................................................................................... 174
Life is a cabaret ........................................................................................................ 187
La traversée du Tsangpo.......................................................................................... 195
IV. UN VERBE À CHEVAL ........................................................................217
Dans l’allant et l’allure ........................................................................................... 221
Une aspiration cavalière......................................................................................... 230
Chevaux et soleils .................................................................................................... 238
Poésie manifeste, poésie équestre .......................................................................... 247
Ici on loge à pied et à cheval................................................................................... 257
Vamos....................................................................................................................... 264
Mystère d’une fraternité ........................................................................................ 275
Consanguinité d’énergie......................................................................................... 289
À TOUJOURS, FUGITIF ............................................................................ 300
BIBLIOGRAPHIE....................................................................................... 305
INDEX.......................................................................................................... 309
314