Enfants soldats et mafia, du Congo à la Sicile Cet article est

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Enfants soldats et mafia, du Congo à la Sicile
Enfants, adolescents, ils sont dressés à tuer, enrôlés de force dans la guerre, ou comme très jeunes hommes de main
pour la mafia. Une décision de la Cour pénale internationale de La Haye marque une étape.
par Cristiano Morsolin*
Mercredi 15 mars 2012 : un jour historique pour la justice internationale. Dix ans après sa création, la Cour pénale internationale (CPI) rend
son premier verdict, qui est de plus une avancée dont peuvent se féliciter les défenseurs des enfants-soldats. La CPI a reconnu coupable
l'ancien « seigneur de guerre » Thomas Lubanga. Les juges, qui prononceront la peine ultérieurement, ont conclu « à l'unanimité que
l'accusation a prouvé, au-delà de tout doute raisonnable, que Thomas Lubanga est coupable des crimes de conscription et d'enrôlement
d'enfants de moins de quinze ans et les a fait participer à un conflit armé », en République démocratique du Congo (RDC) entre 2002
et 2003. La Cour pénale internationale délivre un résumé du jugement.
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Selon Karine Bonneau, responsable du bureau justice internationale de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH), « cela
se justifie dans la mesure où quatre des pays concernés (l'Ouganda, la RDC, la République centre-africaine, la Côte-d'Ivoire) ont eux-mêmes
fait appel à la CPI car ils se trouvaient dans l'incapacité de rendre justice eux-mêmes. Cela se justifie aussi par la gravité des crimes commis
dans ces Etats. Cela dit, on attend que la CPI enquête ailleurs, c'est l'un de ses défis majeurs. Elle y travaille : le procureur a lancé des
enquêtes en Colombie, au Honduras, en Géorgie, en Afghanistan. Il s'agit d'examiner si des crimes ont été commis dans ces pays et, le cas
échéant, si la Cour est compétente. Si des poursuites sont engagées par les pays concernés eux-mêmes, elle ne l'est pas, puisqu'elle agit
selon le principe de complémentarité avec les juridictions nationales ».
Colombie, Mexique : les mineurs toujours victimes
« Cette décision est historique. Elle ouvre de nouveaux scénarios pour la justice transnationale. Peut affecter l'utilisation de l'impunité
contre les enfants et les adolescents dans les conflits tels que la Colombie, où l'on estime qu'il ya plus de 10 000 enfants soldats. Il est
urgent que la Cour pénale internationale intervienne en Colombie. Ici, c'est un sentiment commun partagé par la société civile », dit un
observateur colombien.
« Selon la REDIM, Red mexicana por los derechos de la Infancia – Réseau pour les droits de l’enfance, plus de 1000 enfants âgés de moins
de 17 ans sont morts depuis décembre 2006 à cause du climat de violence dans le pays », rapporte en décembre 2010 le quotidien
mexicain El Universal (Ester Sanchez, ONG : 1,066 menores muertos por narcoguerra). Quatre-vingt dix d’entre eux sont morts entre janvier
et mai 2010 du fait de la guerre que se livrent l’Etat et les narcotrafiquants.
Selon Juan Martín Pérez García, directeur du Bureau des droits de l’enfance à Mexico, les adolescents sont les plus touchés, notamment
dans les États de Basse-Californie, Chihuahua, Durango et Sinaloa, dans le nord du pays. Ainsi, en Basse-Californie, entre 2007 et 2008, le
taux d’homicides des 15-17 ans est passé de 8,8 pour 100 000, à 24,3 pour 100 000. Juan Martín Pérez a demandé au gouvernement de
cesser de « stigmatiser [les jeunes] qui meurent dans la guerre contre le narcotrafic et d’éviter de les associer aux bandes, groupes de
tueurs à gages ou autres délinquants » (Niños utilizados por el narcotrafico, Cristiano Morsolin – ALAI agency, july 2011).
Les enfants victimes de la guerre des narcos
La question des enfants enrôlés de force dans la violence et les trafics se pose aussi en Europe.
En Sicile, des adolescents sont recrutés et formés par la pègre locale à tuer, voler, racketter, torturer... Une manière « d'exister » pour de
nombreux gamins des quartiers défavorisés.
Exemple donné par Libération traduisant un reportage en 2007 du correspondant à Palerme de La Repubblica Franceso Viviano ( I bambini
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Enfants soldats et mafia, du Congo à la Sicile
soldato della mafia, La Repubblica, 16 giugno 2007) : Giovanni (son véritable prénom a été modifié) a manié une arme de poing pour la
première fois quand il avait 15 ans. Une arme de mort fournie par un membre de la mafia, pour son « baptême du feu ». Sur ordre, il a tué
un autre adolescent. Même âge que lui. Premier d'une série de quatre meurtres en deux ans, premières étapes du destin tout tracé de ces
picciotti (« petits criminels»), bas de l'échelle au sein de la mafia avec « perspectives de carrière » pour parler comme les services
d'orientation scolaire, sauf qu'il s'agit là de démarrer dans la vie comme tueur pour espérer grimper dans la hiérarchie de la mafia. Giovanni
a dit stop, décidant de tourner le dos à ce parcours d'homme de main, de sicaire au service de la mafia. Collaborer avec la justice est loin
d'être facile. Psychologiquement, humainement, socialement mais aussi pour ne pas perdre la vie. Il faut admettre de se couper de sa
famille, de voir ses amis dont la réprobation n'est pas que morale. Celui qui assume de devenir « un repenti », « un infâme », est même
l'homme à abattre, après un procès sommaire et secret. Depuis, il ne vit que sous la protection de l'Etat italien. L'exemple est courageux,
mais rare. L'article rappelle que dans les villes de Sicile, Palerme, Catane, Messine ou Gela, de « véritables élevages de baby killers »
écrivent pour ces jeunes un scénario de vie bien connu mais sans issue : « entrer en prison et en sortir, dans le meilleur des cas, ou être tué
ou condamné à la perpétuité ».
L'article cite un autre ado, Enzo, fils de berger, berger lui-même, qui rêvait de pâtissier et s'est fait enrôler par ses oncles, dressé à tuer
dans son propre milieu familial, et ce dès ses dix ans. On lui promet alors une protection, un statut social, voire un destin de chef. Après
deux meurtres, Enzo a lui aussi franchi le pas en adhérant à un programme de protection en découvrant que, lui, le jeune homme de main,
était aussi une cible pour d'autres ados tueurs, quand interviennent des litiges sur la répartition du butin issu d'extorsions de fonds et de
trafic de stupéfiants. Ses aveux aux enquêteurs et aux magistrats sont édifiants : « Je tirais et tuais parce que j'avais été dressé à le faire,
parce que mes oncles, des représentants de premier plan de la mafia, m'avaient "éduqué" à tirer, depuis que je suis petit. (...) Ils
m'emmenaient à la campagne et m'expliquaient comment il fallait empoigner un pistolet, comment viser et comment tuer. »
L'apprentissage passe aussi par des tâches d'exécutant, incendies volontaires, représailles, extorsions de fonds, racket. Pourtant, certains
disent non à ce que d'autres considèrent comme une fatalité. Sans attendre l'âge adulte, on peut être pentito, repenti de la mafia dans le
programme italien de protection des témoins.
Enfants soldat, pas travailleur du pire
Le phénomène des enfants soldats est compliqué pour deux raisons : d'abord parce qu'il y a une confusion, puisque selon la Convention
n° 182 de l'OIT, l'Organisation internationale du Travail, le recours à ces mineurs employés pour tuer est classé dans la catégorie des «
pires formes de travail des enfants », au même titre que la prostitution ou l'esclavage, alors qu'en fait, ça pourrait plutôt être qualifié de
crimes contre l'humanité.
La deuxième raison est qu'on ne peut pas analyser le problème du trafic de drogue comme une cause qui se nourrit de la violation
systématique des droits de l'homme, dont sont victimes les différents secteurs de la société, sans prendre en considération l'impact sur les
enfants et les adolescents utilisés par la mafia (Estrada, Toro, Diazgrados, Tejada – Socializacion politica y reflexividad moral de menores
desvinculados del conflicto interno en Colombia, revista Contraversia n°195, 2011 Editores : Universidad Javeriana, Centro jesuita CINEP de
Bogota).
Des solutions locales
A ce sujet, certaines propositions alternatives proviennent de la société civile, dans un dialogue avec les gouvernements progressistes
municipaux. En novembre 2008, Medellín a connu un échange intéressant entre Rosario Crocetta (actuellement membre du Parlement
européen, promoteur de la première commission européenne anti-mafia), alors maire de Gela en Sicile, considérée comme la capitale du
baby killer, et le maire de Medellín Alonso Salazar. Les discussions ont porté sur les meilleures pratiques dans les politiques publiques pour
la prévention du crime des jeunes, la lutte anti-mafia par la reconnaissance de la société civile dans le dialogue avec les institutions
publiques démocratiques.
Pourquoi Medellín ? Dans les années 80, le narcotrafiquant le plus puissant de tous les temps, Pablo Escobar, chef du Cartel de Medellín, y
régnait en toute impunité, fort de milices de plusieurs milliers de « sicarios » (jeunes tueurs à gages) ultraviolents, jusqu’à ce que l’armée
ne déclenche en 1990 une guerre totale pour démanteler le cartel. En 1993, Pablo Escobar a été tué. En 2003, un prof de maths
n’appartenant à aucun parti mais très charismatique, Sergio Fajardo, est élu maire de Medellín. Il s'entoure d’une équipe de jeunes
intellectuels enthousiastes, choisit comme numéro deux un brillant journaliste spécialiste des milices urbaines, Alonso Salazar, qui lui
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succèdera à la mairie de 2007 à 2011.
Le modèle de Medellín
Au cours des dix dernières années environ, Medellín a subi une transformation de haut niveau, renvoyant au passé sa réputation d'être une
des villes les plus violentes du monde. Les bibliothèques de quartiers, les téléfériques desservant les communautés et l'investissement dans
la culture, les loisirs et le sport sont devenus des icônes du « modèle de Medellín ».
Coordinateur de l'Observatoire de l'Enfant dans les conflits armés et dans la violence armée organisée, dans le cadre de l´organisation Paix
et Démocratie, le sociologue Ivan Ramirez propose sa vision de l'(évolution de cette ville industrielle de l'ouest de la Colombie, explique les
réalisations et les échecs du « modèle de Medellin » lancé par les maires Sergio Fajardo et Alonso Salazar, et attire l'attention sur
l'importance de renforcer l'investissement social pour éviter des reculs en matière de sécurité, de progrès et de démocratie.
Selon Ivan Ramirez, interrogé en juillet 2011 par le « réseau d'idées et de pratiques en sécurité humaine » Comunidade segura, «
l'histoire de Medellín doit être divisée entre l´avant et l´après du projet de l'Engagement des Citoyens, qui était dirigé par Sergio Fajardo et
qui se poursuit aujourd'hui avec Alonso Salazar. Les deux gouvernements locaux ont fait un effort majeur en mettant en œuvre ce projet,
visant à donner plus de transparence aux ressources de la ville et de la façon dont elles sont dépensées dans les programmes sociaux. À
mon avis, cette stratégie a été basée sur le fait que la ville (et pas seulement pour des raisons de sécurité, mais de la façon dont elle a été
administrée) était dépourvue de conditions qui pouvaient la rendre compétitive au niveau international. Ces deux administrations ont tenté
d´améliorer quelques indicateurs pour rendre la ville plus compétitive, et l'investissement social a été un moyen de le faire. Cela a ses
avantages et ses inconvénients, en ce sens que l'intérêt principal est dans le capital et non dans les personnes. Mais nous devons
reconnaître que ce fut une rupture avec les modèles précédents et qu´il y eut une plus grande préoccupation pour les droits des individus.
(…) Il existe des structures appelées “violence armée organisée” qui n'ont pas nécessairement un intérêt au projet de contre-insurrection,
mais bien sûr un intérêt fondamentalement économique, qui utilisent des groupes paramilitaires et tentent d´avoir un impact sur l'État.
Elles ne sont pas seulement liées au trafic de drogue, mais également à d´autres activités économiques illégales, telles que le contrôle des
territoires, avec une conception claire d'attaquer les défenseurs des droits humains et les leaders sociaux, comme les organisations des
victimes. Le recrutement important d'enfants et d´adolescents à ces groupes armés a également augmenté les taux d'homicide dans les
deux dernières années ».
En instaurant le principe de condamner ceux qui utilisent des mineurs pour des actions armées, la récente décision du Cour pénale
internationale de La Haye établit un précédent qui a valeur universelle, et peut donc avoir un impact politique et social fort, tant en
Colombie qu'en Sicile, au Mexique ou ailleurs dans le monde.
* Cristiano Morsolin est actuellement opérateur de réseaux internationaux pour les droits des enfants à Bogota. Il a été éducateur de rue à
Palermo (Italie) dans les années 90, coordinateur des programmes sociaux pour l’enfance de coopération internationale à Quito (Equador),
Lima (Pérou), Rio de Janeiro (Brésil) dans la dernière décade. Auteur des notes sur les droits de l'homme et les mouvements sociaux en
Amérique Latine, il est aussi co-auteur du livre « Contre le travail des enfants ? Points de vue du Sud », Editions Syllepse-Paris et Centre
Tricontinental CETRI-Louvain (Belgique), 2009.
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