Plan pour la lecture analytique n°2 : « La visite du Prince » (p154

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Plan pour la lecture analytique n°2 : « La visite du Prince » (p154
Plan pour la lecture analytique n°2 : « La visite du Prince » (p154/155)
Présentation de l'extrait :
– Au théâtre des Variétés se donne la 34ème représentation de « La Blonde Vénus » qui connaît un succès
retentissant malgré la médiocrité et le mauvais goût du spectacle, succès essentiellement dû à l'obscure
fascination qu'exerce Nana sur le public, notamment masculin. Le Prince de Galles, qui assiste à la représentation,
a décidé de rendre visite à Nana dans sa loge de comédienne.
– L'extrait proposé nous plonge dans les coulisses du théâtre pendant l'entracte qui succède au second acte, et plus
précisément dans l'intimité de la loge de Nana où se trouvent réunit, pour boire au succès de la pièce, Nana à
demi-nue (cf. p153 : « les bras nus, les épaules nues, la pointe des seins à l'air, dans son adorable jeunesse de
blonde grasse »), Mme Jules, son habilleuse, vieille fille desséchée, Satin, prostituée des rues, amie de Nana et sa
maîtresse occasionnelle, Le Comte Muffat, chambellan de l'Impératrice, profondément troublé et irrésistiblement
attiré par Nana (cf. p154 il « bégayait, frissonnant d'avoir tenu une seconde, dans sa main brûlante, cette petite
main »), Le Marquis de Chouard, beau-père de Muffat et vieillard libidineux 1, Le Prince de Galles, en visite à
Paris, venu complimenter Nana, Bordenave, directeur du théâtre des Variétés, qu'il préfère appeler son « bordel »,
et trois autres comédiens : Fontan, préposé aux emplois comiques à cause de son visage hideux, qui joue le rôle
de Vulcain dans la pièce, Bosc, ivrogne notoire, toujours déguisé en roi Dagobert, et Prullière dans son costume
d'Amiral Suisse.
– Le texte associe la description du comportement des différents protagonistes qui se livrent à une parodie
d'une cour aristocratique badinant autour d'un verre aux commentaires sévères ou ironiques du narrateur.
La description de la scène se charge ainsi d'une visée satirique.
Problématique : En quoi la visite du Prince dans la loge de Nana est-elle révélatrice de la déchéance de la société du 2d
Empire ?
I ) Une parodie d'une cour aristocratique
L'extrait proposé s'organise autour de trois mouvements : deux moments où les personnages montrent leur vrai visage et
ce qu'ils sont réellement (début et fin du passage), entrecoupés par un moment d'illusion carnavalesque où ils jouent la
comédie.
a) Une scène entre réalité ...
– Le 1er mouvement coïncide avec l'entrée dans la loge de Nana des 3 comédiens emmenés par Fontan. Ceux-ci
révèlent leur véritable nature : ce sont des personnages de basse condition s'exprimant dans un langage
populaire. Le discours direct de la ligne 3 (« Moi pas pignouf, moi payer du champagne ») avec sa syntaxe
fautive (négation incorrecte, absence de verbe, …), l'emploi du terme familier « pignouf2 » ainsi que l'indication
« sans attendre la permission » traduisent le défaut d'éducation, le peu de manières et le manque de finesse
des personnages. Les adverbes « brusquement » et « court » (l.4/5) marquent la stupéfaction de découvrir le
prince dans la loge de Nana et préparent le second mouvement annoncé par l'oxymore « bouffonne solennité »
(l.5) qui indique le basculement dans la comédie.
– A la fin de l'extrait, l'indication « devenant familier » (l. 45) marque le retour à la réalité (3ème mouvement).
La « mascarade » s'achève : Bordenave et Nana dévoilent leur vrai visage. Finis les révérences et les échanges
policés ! Bordenave redevient le tenancier d'un bordel à peine maquillé en théâtre (« nous allons faire
descendre mes petites femmes », dit-il) et Nana une bête érotomane vorace « qui a envie de manger » Fontan.
Le verbe « se lâchait » (l.47) est révélateur : il suggère que Nana abandonne le rôle de composition qu'elle jouait
jusque-là.
b) … et illusion carnavalesque
– Le second mouvement (le plus étendu, au milieu de l'extrait) voit les protagonistes singer le comportement des
aristocrates en une illusion carnavalesque. On notera le lexique associé au jeu (des comédiens) qui indique
l'affectation et la simulation : « il prit un air » (l.5), «avaient imité » (l.27), « jouait » (l.31), « carnaval des
dieux », « mascarade » (l. 39). Les personnages de basse extraction prennent les poses et empruntent les paroles
des puissants : à cet égard, le contraste entre le discours direct des lignes 6 à 7 et celui de la ligne 3 est saisissant :
à « Moi pas pignouf » succède « Le roi Dagobert est dans le corridor, qui demande à trinquer avec Son Altesse
Royale ».
– Ce passage est un véritable moment de théâtre dans un théâtre. Les acteurs ont conservé leurs costumes de
scène (seule Nana est à moitié vêtue), ce qui prépare la scène parodique. Le vocabulaire du théâtre abonde et on
peut relever l'expression « mise en scène » (l. 42), à elle seule éloquente : il s'agit d'un procédé de mise en
abyme avec la représentation d'une scène théâtrale dans les coulisses du théâtre (autrement dit, du théâtre dans le
1 (Celui, celle) qui a une tendance particulière pour les plaisirs de la chair, qui le manifeste, qui s'adonne à ces plaisirs avec excès;
sensuel.
2 Pop. et fam. Individu grossier, dépourvu de finesse, de délicatesse.
théâtre). Notons aussi la présence du terme « rideau » (l.12) qui évoque l'univers théâtral et la disposition des
différents protagonistes : Nana et les hommes occupent littéralement la scène (au milieu de la loge), les autres
femmes (Mme Jules, Satin) sont reléguées « au fond, contre le rideau » en simples spectatrices, comme le
narrateur et le lecteur d'ailleurs. Notons enfin l'usage des déterminants démonstratifs (« ce monde du théâtre »,
« ces chienlits ... », « cet étrange mélange ... », « ce carnaval des dieux », « cette mascarade ... ») qui donnent
l'impression que la scène se déroule directement devant les yeux du lecteur-spectateur.
c) Une parodie burlesque
– La mise en scène dans la loge de Nana relève de la parodie burlesque : des personnages de basse extraction
adoptent le comportement de personnages de statut social élevé. Celle-ci se manifeste dans le texte par une
opposition constante entre la trivialité / le prosaïsme et la noblesse (des mots, des situations, …). La
« couronne » de Bosc est en « fer-blanc », il salue « en monarque » sur ses jambes « d'ivrogne », Nana « en
pantalon » et en « chemise » joue « la grande dame » et « la reine Vénus », les « chienlits » de Bosc et de
Prullière sont traités « en souverain », tous boivent « le champagne d'un cabotin », ...
II) Révélatrice des travers et des vices de la société du 2d Empire
L'extrait mêle à la description de cette parodie des commentaires sévères ou ironiques du narrateur qui transforment le
passage en une condamnation de la société du second Empire.
a) Un théâtre du monde
– Le dispositif théâtral décrit dans l'extrait révèle le vrai visage d'une société corrompue. En effet, le commentaire
critique du narrateur de la ligne 28 (« Ce monde du théâtre prolongeait le monde réel dans une farce grave »)
fournit une clef de lecture du passage. La mascarade qui se joue dans la loge de Nana n'est pas différente du
monde réel, elle en est le prolongement. Les membres de la haute société du 2d Empire (le Comte Muffat, Le
marquis de Chouard, et le Prince) ne valent pas mieux que le bas peuple qui joue leurs rôles dans cette
« mascarade » (l.39). L'oxymore « farce grave » qui caractérise la scène parodique qui se donne dans
l'intimité des coulisses s'applique de la même façon au monde réel de la société du second Empire. Le réel
est lui aussi une farce risible : la déliquescence du pouvoir, de l'armée et de la morale sont bien réelles sous
des dehors hypocrites qui ne font plus illusion. Il est significatif que les toasts soient portés par les comédiens
qui n'ont aucune légitimité pour le faire : ceci indique le déclin irrémédiable de l'Empire à travers les trois cibles
privilégiées de Zola : la pouvoir impérial usurpé (« à Votre Altesse ! dit royalement Bosc » : notez l'ironie
savoureuse de l'adverbe), le pouvoir militaire illusoire (« A l'armée! ajouta Prullière »), la beauté et la morale (« A
Vénus! cria Fontan »).
b) Une dispositif théâtral habile
– L'habileté du dispositif proprement théâtral de cette scène est de brouiller les frontières entre le réel et
l'illusion. La scène se déroule dans les coulisses, lieu où généralement les masques tombent, où la vérité éclate
une fois les costumes trompeurs ôtés. Mais ici, les coulissent deviennent le décor d'une nouvelle illusion
mensongère (le bas peuple, « peuple d'habilleuses et de filles, de rouleurs de planches et de montreurs de
femmes », singe les aristocrates) qui paradoxalement se change en expression de la réalité (les vrais
représentants du pouvoir impérial ne diffèrent pas réellement de leurs doubles parodiques).
– Un « vrai prince » (l.37) côtoie une « Vénus » de pacotille, mais le comte Muffat et le marquis de Chouard
valent-ils mieux que leur doubles parodiques ? Si Bosc agit « en monarque » (l. 18), le comte et le marquis
n'agissent-ils pas en « cabotin » comme le suggère l'emploi du verbe « imité » à la ligne 27, ne sont-ils pas
eux aussi en train de singer le prince ?
– Où s'arrête le réel ? Où commence l'illusion ? La confusion est totale puisque Bordenave va jusqu'à
imaginer le prince sur scène « au second acte de La Blonde Vénus » (l.44) et puisque les comédiens se
prennent au jeu, à tel point qu'ils semblent oublier qu'ils ne sont pas ceux qu'ils jouent. L'expression
« Le prince ayant souri » à la ligne 9 indique que les protagonistes ont encore conscience de jouer un comédie
d'une « bouffonne solennité » tandis que les expressions suivantes comme « on ne plaisantait plus » (l. 27),
« personne ne souriait » (l.37), « Nana, oubliant qu'elle ... » et « elle faisait des révérences convaincues » (l.
34) signalent un basculement : l'illusion devient si tangible et si crédible qu'elle se transforme en réalité.
– L'expression « on était à la cour » (l. 27) participe aussi efficacement à cette confusion entre réel et illusion
puisqu'elle est doublement ironique. Si une première lecture de la proposition est évidemment antiphrastique (en
effet, ce n'est pas la cour, mais sa parodie), une seconde lecture en inverse le sens d'une manière paradoxale (c'est
malgré tout la cour, ou plutôt la vraie cour est comme cela, à l'image de sa parodie).
c) Un « étrange mélange », révélateur de la déchéance du 2d Empire
– Le mélange des statuts sociaux (« cet étrange mélange » l.36) est révélateur de la déchéance de la société
toute entière : le vice touche toutes les classes sans aucune distinction. Tout se mêle : le prince et les nobles
frayent volontiers (adverbe « complaisamment », expression « très à l'aise ») avec les « habilleuses », avec les
–
–
« filles » de joie et autres courtisanes, avec des comédiens de seconde zone (« rouleurs de planches »), avec des
proxénètes à peine masqués (« montreurs de femmes »), ce qui est symptomatique d'une société en déclin et
d'une perte des valeurs et des repères éthiques.
L'usage du pronom indéfini « on » produit le même effet car il désigne les protagonistes comme une masse
collective et indifférenciée (« on trinqua » l.19, « on ne plaisantait plus, on était à la cour » l.27, « on but » l.53) :
la corruption morale est à tous les étages...
Nana, à elle seule et plus que les autres, incarne la déchéance du 2d Empire.
– Elle est, tout d'abord, révélatrice de l'hypocrisie morale de cette société. Si tous hommes se retrouvent dans
la loge minuscule de Nana, ce n'est évidemment pas pour trinquer, ni pour deviser sur les qualités du
spectacle, mais c'est parce qu'ils sont irrésistiblement attirés par le corps de chair de Nana, en vertu d'une
sorte de loi gravitationnelle implacable (l'exiguïté de la loge renforce la tension du désir et le climat érotique).
Les lignes 10 à 12 sont révélatrices : les autres femmes sont reléguées à l'écart et les hommes « serrés autour
de Nana demi-nue ».
– Nana incarne aussi la force des instincts bestiaux, notamment sexuels. La fin de l'extrait est éloquente. Le
narrateur prend plaisir à décrire l'indécence et la vulgarité de Nana dans son comportement d'animale lascivité
(expressions « se frottant », « couvant » et « manger quelque chose de malpropre », passage au tutoiement).
– Que tous les hommes, et même les plus grands, convergent vers la loge d'une bête grasse, obscène et
vulgaire est le signe d'une société totalement déchue. Attraction sexuelle irrésistible et déchéance morale
absolue : Nana est à la fois allégorie de la Chair et allégorie de l'Empire.