À PROPOS DE L`ARRÊT BOSPHORUS AIR LINES DU 30 JUIN 2005
Transcription
À PROPOS DE L`ARRÊT BOSPHORUS AIR LINES DU 30 JUIN 2005
À PROPOS DE L’ARRÊT BOSPHORUS AIR LINES DU 30 JUIN 2005 : L’ADHÉSION CONTRAINTE DE L’UNION À LA CONVENTION par Florence BENOIT-ROHMER Professeur à l’Université Robert Schuman (Strasbourg) Le statut du droit communautaire devant les instances de la Convention européenne des droits de l’homme restait depuis toujours incertain. Des réponses partielles avaient été apportées par l’ancienne Commission européenne des droits de l’homme dans diverses requêtes et par la Cour dans l’arrêt Matthews (1). Mais la réponse donnée dans Matthews ne concernait que le droit primaire et de légitimes hésitations pouvaient subsister quant à la recevabilité de requêtes relatives au droit dérivé. L’affaire Senator Lines paraissait de nature à permettre à la Cour d’apporter les réponses attendues (2). Mais en annulant les sanctions prises dans le cadre du droit de la concurrence contre cette société, la Cour de Justice des Communautés privait la Cour de Strasbourg de la possibilité de se prononcer. Les diverses requêtes introduites depuis plusieurs années à propos du droit communautaire ayant été déclarées irrecevables, de mauvais esprits pouvaient se demander si la Cour avait vraiment l’intention de statuer sur cette question ou si elle s’efforcerait de laisser la situation dans l’incertitude dans l’attente d’une éventuelle adhésion de l’Union à la Convention européenne des droits de l’homme. C’est dire que la solution de l’affaire Bosphorus Airlines (1) Cour eur. dr. h., Matthews c. Royaume Uni, req. n° 24833/94, arrêt du 18 février 1999; voy. notamment G. Cohen-Jonathan et J.F. Flauss, «A propos de l’arrêt Matthews c/ Royaume-Uni», RTDE, 1999, p. 637. (2) Voir le texte de la requête Senator Lines qui pose de manière très claire la problématique, Human Rights Law Journal, 2000, p. 112. Voy. aussi à cet égard O. de Schutter et O. L’Hoest, «La Cour européenne des droits de l’homme, juge du droit communautaire : Gibraltar, l’Union européenne et la Convention européenne des droits de l’homme», Cahiers de droit européen, 2000, p. 141 et notre note, Chronique d’une décision annoncée : l’affaire Senator Lines devant la Cour européenne des droits de l’homme, L’Europe des Libertés, janvier 2001, p. 2. 828 Rev. trim. dr. h. (64/2005) était attendue avec impatience. La requête avait été introduite dès 1998 devant la Cour européenne des droits de l’homme et concerne la saisie par les autorités irlandaises d’un aéronef que la compagnie aérienne turque Bosphorus Airlines avait loué à la compagnie aérienne yougoslave JAT. Alors que l’aéronef se trouvait en 1993 sur le territoire irlandais pour des opérations de maintenance, il fut saisi par les autorités irlandaises en application du règlement communautaire 990/93 qui mettait en œuvre le régime de sanctions décidé par l’ONU contre la République fédérale de Yougoslavie. La compagnie Bosphorus intente alors un recours devant les tribunaux irlandais pour dénoncer la saisie de l’avion. Durant la procédure, la Cour suprême irlandaise a demandé par voie préjudicielle à la Cour de Justice des Communautés européennes si l’avion concerné était bien visé par le règlement 990/93. La réponse a été positive et la Cour de Justice a notamment considéré qu’ «au regard d’un intérêt aussi fondamental pour la communauté internationale qui consiste à mettre un terme à l’état de guerre dans la région et aux violations massives des droits de l’homme et du droit international humanitaire dans la République de Bosnie-Herzégovine, la saisie de l’aéronef en question qui est la propriété d’une personne ayant son siège dans la République fédérale de Yougoslavie ou opérant depuis cette république ne saurait passer pour inadéquate ou disproportionnée». La Cour Suprême n’eut donc pas d’autre choix que d’appliquer la décision de la Cour de Justice des Communautés européennes et de rejeter l’appel de la société Bosphorus. En 1997, la société Bosphorus saisit la Commission européenne des droits de l’homme. Suite à l’entrée en vigueur du Protocole n°11, la requête fut transmise en 1998 à la Cour de Strasbourg. La requérante alléguait que la manière dont les autorités irlandaises ont exercé leur pouvoir d’appréciation dans le cadre de la saisie litigieuse n’est pas compatible avec la Convention européenne des droits de l’homme et viole l’article premier du Protocole 1 qui garantit le droit de propriété. Quatre ans plus tard, en septembre 2001, la Cour de Strasbourg tient une audience suite à laquelle la requête est déclarée recevable (3). Deux ans plus tard, la chambre saisie se désiste au profit de la Grande Chambre qui statuera en juin 2005 (4). La longueur inha(3) Cour eur. dr. h., Bosphorus Airways v. Irlande décision du 13 septembre 2001, req. n° 45036/98. (4) Cour eur. dr. h. (GCh.), Bosphorus Hava Yollari turizm ve ticaret anonim sirketi c. Irlande 30 juin 2005, req. n° 45036/98. Florence Benoit-Rohmer 829 bituelle de la procédure – qui aurait certainement justifié une condamnation des juridictions des Etats parties pour violation du délai raisonnable dans lequel doit s’inscrire toute procédure juridictionnelle- montre combien l’affaire en cause a été considérée par la Cour de Strasbourg comme politiquement sensible. Après avoir systématiquement déclarées irrecevables pour les motifs les plus divers des requêtes mettant indirectement en cause le droit communautaire dérivé, la Cour s’est enfin décidé à préciser les règles relatives au contrôle qu’elle exerce sur les mesures nationales d’exécution du droit communautaire. L’arrêt intervient à un moment où l’idée d’une adhésion de l’Union à la Convention européenne des droits de l’homme devient incertaine dès lors que la perspective d’une proche entrée en vigueur de la Constitution européenne paraît s’éloigner. La Cour n’a-t-elle pas voulu par cet arrêt établir un régime transitoire dans l’attente de l’adhésion tout en exerçant une pression discrète sur l’Union dans la mesure où la solution retenue produit, certes d’une manière nuancée, des conséquences similaires à l’adhésion sans que l’Union puisse bénéficier des avantages de celle-ci? L’importance de l’arrêt Bosphorus Airlines ne doit assurément pas être négligée. Il règle l’une des dernières questions qui n’avait pas encore été abordée par la Cour, celle de la responsabilité d’un Etat membre de l’Union pour une mesure nationale d’application du droit communautaire pour laquelle il ne dispose d’aucune marge d’appréciation. En effet, comme l’indique la Cour, l’atteinte litigieuse ne procédait pas d’un quelconque pouvoir d’appréciation, que ce soit au titre du droit communautaire ou du droit irlandais, mais bien du respect par l’Etat irlandais de ses obligations juridiques résultant du droit communautaire et, en particulier, de l’article 8 du règlement (CEE) n° 990/93. La question est épineuse car la violation alléguée aboutit à mettre en cause un acte communautaire à travers une mesure d’application nationale et, en conséquence, de façon indirecte la responsabilité de la Communauté, alors que celleci n’est pas partie à la Convention européenne des droits de l’homme. Si la Cour a déclaré la requête recevable ratione personae, ratione loci et ratione materiae, elle n’a pas condamné l’Irlande. Elle a en effet présumé qu’à partir du moment où l’Union offrait une protection des droits fondamentaux équivalente à celle offerte par la Convention européenne des droits de l’homme, les exigences de la Convention étaient satisfaites dès lors qu’un Etat membre se conformait à une obligation découlant de sa participation à l’Union. Cette présomption pourrait toutefois être renversée dans le cadre 830 Rev. trim. dr. h. (64/2005) d’une affaire donnée s’il était établi que la protection des droits garantis par la Convention était entachée d’une insuffisance manifeste. Cette question fondamentale ayant été réglée, il semble possible de tenter de dresser un bilan de la jurisprudence des organes de Strasbourg concernant les relations qu’entretient le droit communautaire avec la Convention. La prudence doit toutefois être de mise. Toute systématisation est empreinte de fragilité, car le juge ne peut statuer qu’en fonction des affaires qui lui sont soumises et sa jurisprudence est encore susceptible d’évolution. Cependant certaines solutions semblent aujourd’hui acquises comme en témoignent les principes sur lesquels la Cour s’est basée dans l’examen de la requête Bosphorus Airlines. L’arrêt Bosphorus Airlines vient donc à point nommé compléter le tableau des solutions proposées. I. – La confirmation des acquis jurisprudentiels Certains principes concernant les rapports du droit communautaire et de la Convention européenne des droits de l’homme ont été fixés dès les premières décisions rendues par la Commission. Ils constituent des acquis jurisprudentiels dès lors qu’ils ont par la suite servi de base aux analyses de la Cour européenne des droits de l’homme. Il s’agit du principe fondamental de la responsabilité des Etats membres pour l’exercice par la Communauté des compétences qui lui ont été transférées. Les instances de Strasbourg tireront de ce principe de base toute une série de conséquences dans les affaires dont elles étaient saisies (5). A. – Le principe de base : la responsabilité des Etats membres de l’Union européenne pour une violation de la Convention qui trouve son origine dans le droit communautaire Dès les années 1950, la Commission a eu à connaître de toute une série d’affaires dans lesquelles elle suggère que la responsabilité des Etats membres pour le comportement des organisations internationales auxquelles ils appartiennent puisse être mise en jeu, mais déclare les requêtes irrecevables sur d’autres fondements. Ainsi dans (5) Voy. sur l’évolution de la jurisprudence de la Cour, F. Tulkens, «L’Union européenne devant la Cour de Strasbourg», RUDH, 2009, vol. 12 n° 1-2, p.50. 831 Rev. trim. dr. h. (64/2005) une décision du 10 juin 1958, elle relève qu’un Etat partie à la Convention doit être tenu pour responsable s’il ne peut remplir ses obligations dans le cadre de la Convention en raison de la conclusion d’un traité contradictoire. Elle estime que, conformément aux règles du droit international public sur les traités successifs, la conclusion par les Etats de traités internationaux ne permet pas de les libérer des obligations qu’ils avaient contractées dans le cadre d’une convention antérieure. Ainsi la Commission «tient à rappeler que si un Etat assume des obligations contractuelles et conclut par la suite un autre accord international qui ne lui permet pas de s’acquitter des obligations qu’il a assumées par le premier traité, il encourt une responsabilité pour toute atteinte portée de ce fait aux obligations qu’il assumait en vertu du traité antérieur» (6). Cette responsabilité s’impose avec d’autant plus de force qu’il s’agit «d’obligations assumées par un traité, la Convention, dont les garanties touchent à «l’ordre public de l’Europe» (7). Il est donc acquis dès les premières décisions de la Commission que les Etats membres de l’Union restent responsables, en application des règles du droit international public, des violations de la Convention européenne des droits de l’homme fondées sur un accord successif. Dans sa décision M. & Co du 9 janvier 1990 (8), la Commission applique cette règle aux traités constitutifs d’organisations internationales. Elle rappelle qu’aux termes de l’article 1er de la Convention, un transfert de compétences au profit des Communautés n’exclut pas pour autant la responsabilité d’un Etat au titre des compétences transférées. Les Etats membres sont responsables de tous les actes et omissions de leurs organes internes qui auraient violé la Convention, que l’acte ou l’omission en question soit effectué en application du droit ou des règlements internes ou des obligations internationales. En effet, si les Etats membres n’étaient pas responsables, les garanties prévues par la Convention pourraient être limitées ou exclues sans motif et ainsi être privées de leur caractère contraignant. La Cour européenne des droits de l’homme confirme cette analyse, brièvement dans l’arrêt Matthews, puis plus longuement dans l’arrêt Bosphorus Airlines. Dans ce dernier, elle relève, conformé(6) Commission européenne des droits de l’homme, décision du 10 juin 1958, X et X v. FRG, req. n° 235/56, Annuaire CEDH (1958-1959), p. 256. (7) Commission européenne des droits de l’homme, décision du 11 janvier 1961, Autriche contre Italie, req. n° 788/60, Annuaire 4, p. 116. (8) Commission européenne des droits de l’homme , décision du 9 février 1990, M. & Co. contre la RFA, req. n° 13258/87. 832 Rev. trim. dr. h. (64/2005) ment à la jurisprudence de la Commission, que la Convention européenne des droits de l’homme n’interdit pas aux parties contractantes de transférer des pouvoirs souverains à une organisation internationale à des fins de coopération dans certains domaines d’activité (9). Mais elle reconnaît qu’il serait contraire au but et à l’objet de la Convention que les Etats contractants puissent être exonérés de toute responsabilité au regard de la Convention dans le domaine d’activité concerné car «les garanties prévues par la Convention pourraient être limitées ou exclues discrétionnairement, et être par là même privées de leur caractère contraignant ainsi que de leur nature concrète et effective. L’Etat demeure responsable au regard de la Convention pour les engagements pris en vertu de traités postérieurement à l’entrée en vigueur de la Convention» (10). Tel qu’il est exprimé ce principe suscite certaines interrogations. Peut-on appliquer la théorie des traités successifs aux traités constitutifs d’organisations internationales? S’il est vrai que certaines parties à un traité ne peuvent se dégager d’obligations contractées à l’égard d’autres Etats dans un traité antérieur, le raisonnement est-il transposable lorsque le nouveau traité crée une organisation internationale dotée d’une personnalité propre et que cette organisation a le pouvoir de donner naissance à des normes qui participent d’un ordre juridique nouveau? Dans ce cas, ces normes nouvelles ne sont plus imputables aux Etats membres, mais à la Communauté. Les Etats n’ont donc plus individuellement ou parfois collectivement d’influence sur l’élaboration de actes de l’organisation. Peut-on rendre un Etat membre responsable d’un acte adopté à la majorité ou d’un jugement de la Cour de Justice? Doiton examiner au cas par cas la production normative de l’organisation pour déterminer la part prise par un Etat dans son élaboration afin de se prononcer sur l’imputabilité d’un acte à un Etat ou peuton de manière abstraite rendre l’Etat responsable de l’ensemble de (9) Voy. aussi Cour eur. dr. h., Waite et Kennedy c. Allemagne, 18 février 1999, req. n° 26083/94. Dans cet arrêt, la Cour fixe la ratio decidendi s’agissant du transfert de compétences à des organisations internationales : «De l’avis de la Cour, lorsque des Etats créent des organisations internationales pour coopérer dans certains domaines d’activité ou pour renforcer leur coopération, et qu’ils transfèrent des compétences à ces organisations en leur accordant des immunités, la protection des droits de l’homme peut s’en trouver affectée. Toutefois il serait contraire au but et à l’objet de la Convention que les Etats contractants soient ainsi exonérés de tout responsabilité au regard de la Convention dans le domaine d’activité concerné» §67. (10) Voy., mutatis mutandis, l’arrêt Matthews précité, §§29 et 32, et Prince HansAdam II de Liechtenstein c. Allemagne [GC], no 42527/98, §47, Convention européenne des droits de l’homme 2001-VIII). Florence Benoit-Rohmer 833 l’activité de l’organisation? Le principe tel que défini par la Cour s’il devait être entendu dans ce dernier sens rendrait totalement transparente la personnalité juridique de l’organisation. Mieux, il encouragerait les Etats à se livrer à leur propre appréciation de la compatibilité des actes de l’organisation avec la Convention, les encourageant de la sorte à nier la primauté du droit de l’Union. C’est la raison pour laquelle les modalités d’application du principe dégagé par la Cour ne sont pas uniformes. Les solutions sont déclinées au cas par cas selon la nature des actes envisagés. B. – Les solutions jurisprudentielles déduites de ce principe La Commission en a déduit très tôt l’irrecevabilité ratione personae des requêtes dirigées contre la Communauté européenne. En revanche, la réponse est moins claire quant à la responsabilité collective ou individuelle des Etats pour les actes communautaires qui produisent exclusivement leurs effets dans la sphère communautaire sans avoir d’incidence dans le droit national. La Cour, elle, conclura à la responsabilité des Etats membres lorsqu’ils mettent en oeuvre le droit communautaire alors qu’ils disposent d’une marge d’appréciation ainsi qu’à l’égard du droit communautaire primaire. 1. Le principe de l’irrecevabilité ratione personae des requêtes dirigées contre les Communautés européennes peut être considéré comme acquis dès la décision de la Commission CFDT du10 juillet 1978 (11). Dans cette affaire, l’organisation syndicale requérante se plaignait de ne pas avoir été inscrite par le Conseil des Communautés sur la liste des organisations syndicales représentatives appelées à établir des listes de candidats pour le comité consultatif de la CECA. Elle intentait un recours sur le fondement des articles 11, 13 et 14 de la Convention à la fois contre la Communauté et les Etats membres pris collectivement et individuellement. Après avoir établi que la décision attaquée était bien un acte qui relevait des Communautés, la Commission considère que les Communautés européennes ne sont pas parties à la Convention européenne des droits de l’homme et qu’en conséquence, l’examen des griefs de l’organisation requérante échappe à sa compétence ratione personae. (11) Commission européenne des droits de l’homme, décision du 10 juillet 1978, CFDT contre les Communautés européennes, subsidiairement : la collectivité des Etats membres et les Etats membres pris individuellement, req. n° 8030/77, D.R. 113, p. 231. 834 Rev. trim. dr. h. (64/2005) La solution sera réaffirmée tant par Commission dans l’affaire Dufay (12) et M. & Co, que par la Cour, notamment dans les affaires Matthews et Bosphorus Airlines. Dans ce dernier arrêt, la Cour insiste sur le fait que même en tant que détentrice des pouvoirs souverains ainsi transférés, la Communauté ne peut, tant qu’elle n’est pas partie à la Convention, voir sa responsabilité engagée au titre de celle-ci pour les procédures conduites devant ses organes ou les décisions rendues par eux. 2. S’agissant des décisions qui produisent exclusivement leurs effets dans la sphère interne communautaire sans avoir d’incidence sur les ordres juridiques nationaux, la jurisprudence paraît plus incertaine quant à la responsabilité des Etats membres. Confrontée à la question de la responsabilité collective des Etat dans l’affaire CFDT, la Commission aurait pu sur ce fondement examiner si la décision concernée du Conseil des Communautés européennes était susceptible d’engager la responsabilité des neuf Etats membres sur le terrain de la Convention. Elle a toutefois estimé que puisque la France n’avait pas reconnu à le recours individuel, la requête ne relevait pas non plus de sa compétence ratione materiae. Concernant les huit autres Etats, la requête échappe également à sa compétence ratione materiae car en participant aux décisions du Conseil des communautés, ces Etats n’ont pas exercé leur juridiction au sens de l’article premier de la Convention européenne des droits de l’homme. Dans la décision qu’elle adopte le 19 janvier 1989, Christiane Dufay c. les Communautés, subsidiairement la collectivité de leurs Etats membres et leurs Etats membres pris individuellement (13), la Commission n’a pas jugé nécessaire d’examiner l’affaire au fond dès lors que les voies de recours internes n’avaient pas été épuisées. La requérante contestait son licenciement par le Parlement européen et, en particulier, la procédure telle qu’elle s’était déroulée devant la Cour de Justice. Elle soutenait qu’elle n’avait pas bénéficié d’un procès équitable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention dont elle alléguait la violation. Avant de décider d’une éventuelle responsabilité des douze Etats membres des Communautés européennes, la Commission a jugé nécessaire d’établir sa compétence. Or pour la Commission, la requérante n’a pas satis(12) Commission européenne des droits de l’homme, décision du 19 janvier 1989, Dufay contre les Communautés européennes, subsidiairement, la collectivité de leurs Etats membres et leurs Etats membres pris individuellement, req. n° 13539/88. (13) Décision précitée. Florence Benoit-Rohmer 835 fait à la condition de l’épuisement des voies de recours interne car il résulte de l’arrêt de la Cour de Justice des Communautés européennes que le recours dont elle avait été saisie avait été déclaré irrecevable pour cause de tardiveté, la requérante n’ayant pas respecté quant aux délais la réglementation applicable en matière de recours émanant du personnel du Parlement européen. Dans ces conditions, il est difficile de savoir quelle serait l’opinion de la Cour, bien qu’une responsabilité collective ne soit pas exclue. Mais, dans ce cas, la Cour devrait percer le voile de la personnalité juridique de la Communauté pour pouvoir admettre une responsabilité d’Etats qui n’ont pu exercer aucune influence sur la décision critiquée. La même incertitude résulte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. L’affaire Guérin automobiles est l’une des premières affaires qui mettent en cause devant la Cour la responsabilité collective des Etats de l’Union européenne (14). Le requérant contestait deux lettres que lui avait fait parvenir la Commission européenne de Bruxelles et qui rejetaient sa plainte pour violation du droit de la concurrence parce que celles-ci ne comportaient pas les indications relatives aux voies, délais, computation des délais et juridictions de recours. Il y voit une violation des articles 6 et 13 de la Convention. La Cour a toutefois préféré esquiver la question de sa compétence ratione personae dans la mesure où en tout état de cause la requête était incompatible ratione materiae avec la Convention (15). Elle a en effet estimé que le requérant entendait fonder sur les articles 6 et 13 de la Convention le droit d’être informé, par des mentions figurant sur tout acte attaquable, des délais ainsi que des voies de recours et juridictions disponibles. Or pour la Cour les dispositions invoquées ne couvrent pas de telles garanties. 3. Quant aux mesures nationales d’exécution du droit communautaire laissant aux Etats une marge d’appréciation, les organes de la Convention ont examiné à maintes reprises la compatibilité avec la Convention du pouvoir d’appréciation exercé par l’Etat lorsqu’il (14) Cour eur. dr. h., décision d’irrecevabilité du 4 juillet 2000, Société Guérin automobiles contre les quinze Etats de l’Union européenne, req. n° 5171/99. (15) La Cour estime que «Cette observation suffit à faire regarder la requête comme étant, en tout état de cause, irrecevable. Elle dispense la Cour de la nécessité d’examiner la question de sa compatibilité ratione personae avec la Convention, question qui ne manquerait pas autrement de se poser puisque la requête est dirigée, non contre l’Union européenne (laquelle n’est pas partie à la Convention), mais contre les 15 Etats contractants, qui sont en même temps membres de l’Union européenne». 836 Rev. trim. dr. h. (64/2005) applique le droit communautaire (16). Ceux-ci n’ont jusqu’à présent accepté la responsabilité d’un Etat membre au titre de la Convention dans un cas concret que si l’Etat disposait d’une marge d’appréciation quant aux moyens à mettre en oeuvre pour atteindre le résultat exigé par le droit communautaire. La Cour dans l’arrêt Bosphorus Airlines confirme que le critère essentiel de distinction au sein des mesures nationales d’exécution consiste à savoir si la mesure litigieuse correspond, dans le chef de l’Etat, à une obligation ou à l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire. Si l’Etat peut, sur le plan juridique, exercer un pouvoir d’appréciation indépendant, il reste responsable des violations de la Convention. L’arrêt Bosphorus relève ainsi que dans le cas d’espèce qui lui était soumis, l’usage d’un pouvoir d’appréciation dans l’exécution d’un arrêt préjudiciel de la Cour de Justice des Communautés européennes n’est pas couvert par la présomption de la «protection équivalente». Celle-ci ne peut jouer que si l’Etat est tenu d’agir dans un sens déterminé en sa qualité de membre de l’Union européenne. La Commission avait déjà eu l’occasion de se prononcer sur la possibilité de mettre en cause les Etats pris individuellement pour des mesures nationales d’application du droit communautaire dans une décision Etienne Tête c. la France du 9 décembre 1987 (17). La requête était dirigée contre la loi française du 7 juillet 1977 qui précisait les modalités d’application de la réglementation communautaire relative à l’élection du Parlement européen au suffrage universel direct, notamment le mode de scrutin, le cautionnement exigé des listes, la prise en charge par l’Etat des dépenses de propagande et la réglementation en matière d’émissions radiodiffusées ou télévisées. Selon la requérante, de telles modalités étaient contraires à l’article 3 du Protocole ainsi qu’à l’article 14 de la Convention. La Commission jugea que la France était responsable dès lors qu’elle avait librement déterminé ces modalités, même si, en fin de compte, elle décida que la requête était manifestement mal fondée dans la mesure où les modalités législatives contestées n’avaient assurément pas porté atteinte à la libre expression du peuple sur le choix du corps législatif. Elle relève effectivement qu’«On ne saurait donc admettre que par le biais de transferts de compétence, les Hautes Par(16) Voy., notamment, Van de Hurk c. Pays-Bas, arrêt du 19 avril 1994; Procola c. Luxembourg, arrêt du 28 septembre 1995; Cantoni c. France, arrêt du 15 novembre 1996, req. n° 11123/84, D.R., 54, pp. 53 et s., Hornsby c. Grèce, arrêt précité; Pafitis et autres c. Grèce, arrêt du 26 février 1998; Matthews c. Royaume-Uni, arrêt préc. (17) Req. n° 11123/84, D.R., 54, pp. 53 et s. Florence Benoit-Rohmer 837 ties contractantes puissent soustraire, du même coup, des matières normalement visées par la Convention aux garanties qui y sont édictées. Il y va du respect des droits essentiels comme le sont notamment ceux prévus à l’article 3 du Protocole additionnel qui revêt dans le système de la Convention une importance capitale». L’arrêt Cantoni contre France du 15 novembre 1996 (18) s’inscrit dans la même lignée. Dans cette affaire, la Cour s’est trouvée face à un conflit potentiel entre la Convention et une directive communautaire. Elle était appelée à se prononcer sur la question de savoir si la définition légale de la notion de médicament reprise d’une directive communautaire était suffisamment précise pour répondre aux exigences du principe de légalité des peines garanti par l’article 7 de la Convention européenne des droits de l’homme. Le gouvernement français soutenait que la loi trouvait son origine dans une directive communautaire et qu’en conséquence sanctionner la loi française pour défaut de précision revenait en fait à censurer la directive communautaire, ce qui ne relève pas de la compétence de la Cour européenne des droits de l’homme. Celle-ci n’a pas partagé ce point de vue et a déclaré que «la circonstance que l’article L 511 du Code de la santé publique s’inspire presque mot pour mot de la directive communautaire 65/65 ne le soustrait pas à l’empire de l’article 7 de la Convention européenne». La Cour n’a toutefois pas condamné la France. Il est vrai que si elle l’avait fait, elle aurait indirectement censuré la directive communautaire. Mais s’agissant d’une directive pour laquelle la France disposait d’une large marge d’appréciation, cet Etat aurait pu préciser la définition du médicament donnée par la directive pour autant qu’elle ne s’écarte pas de celle-ci. 4. Enfin dans l’arrêt Matthews (19), la nouvelle Cour s’est déclarée compétente pour contrôler la conventionalité des mesures nationales d’application du droit communautaire primaire. Elle a justifié sa compétence par le fait que le droit primaire est insusceptible de recours devant la Cour de Justice des Communautés européennes et que les Etats membres peuvent en empêcher l’adoption en n’y souscrivant pas. En l’occurrence, la décision concernée avait été adoptée à l’unanimité et avait été soumise à la ratification de tous les Etats membres. Le Royaume-Uni aurait donc pu s’opposer à l’adoption (18) Cour eur. dr. h., 15 novembre 1996, Cantoni c. France, req. n° 11123/84, D.R., 54, pp. 53 et s. (19) Cour eur. dr. h., 18 février 1999, req. n° 24833/94. 838 Rev. trim. dr. h. (64/2005) de toute mesure non conforme à la Convention européenne des droits de l’homme. Dans cette affaire, Mme Matthews contestait le fait que le Royaume-Uni n’ait pas organisé d’élections au Parlement européen sur le territoire de Gibraltar. En effet, les dispositions de l’annexe II de l’Acte CE de 1976 relatif à l’élection du Parlement européen au suffrage universel direct disposent que le droit de suffrage ne s’applique que sur le territoire du Royaume-Uni. Cet Acte a été adopté à l’unanimité des Etats membres et fait partie du droit primaire puisqu’il a été soumis à ratification dans tous les Etats membres. Mme Mathews estimait que depuis l’entrée en vigueur du Traité de Maastricht qui étend les pouvoir du Parlement européen, celui-ci est justiciable de l’article 3 du Protocole n° 1 selon lequel «Les hautes Parties contractantes s’engagent à organiser, à des intervalles raisonnables, des élections libres au scrutin secret, dans les conditions qui assurent la libre expression de l’opinion du peuple sur le choix du corps législatif». La Cour constate que l’Acte de 1976 et le traité de Maastricht constituent des instruments internationaux auxquels le RoyaumeUni a librement souscrit. «De fait l’Acte de 1976 ne peut être attaqué devant la Cour de Justice des Communautés européennes, car il ne s’agit pas d’un acte «ordinaire» de la Communauté, mais d’un Traité conclu au sein de l’ordre juridique communautaire. Le traité de Maastricht n’est pas, lui non plus, un acte de la Communauté, mais un traité, par la voie duquel s’est réalisée la révision du traité CEE ». Elle juge en conséquence le Royaume-Uni, conjointement avec l’ensemble des autres parties au Traité de Maastricht, responsable ratione materiae au titre de l’article 1 de la Convention et, en particulier, de l’article 3 du Protocole n° 1, des conséquences de ce traité (§33). Ainsi la jurisprudence antérieure à l’arrêt Bosphorus ne conférait aucune immunité au droit communautaire et proposait toute une gamme de solutions couvrant les diverses hypothèses dans lesquelles celui-ci pouvait entrer en conflit avec la Convention. La seule question non abordée concernait le contrôle des mesures nationales d’application pour lesquelles les Etats membres n’ont aucune marge d’appréciation. L’arrêt Bosphorus Airlines a le mérite de répondre à ce dernier cas de figure. Florence Benoit-Rohmer 839 II. – L’apport de l’arrêt Bosphorus et l’hypothèse de mesures nationales d’application du droit communautaire sans marge d’appréciation pour les Etats membres La Cour de Strasbourg a longuement hésité avant de se décider à préciser le contrôle qu’elle entendait exercer sur les mesures nationales d’application pour lesquelles les Etats ne disposaient d’aucune marge d’appréciation. De telles mesures sont fréquentes. C’est le cas par exemple lorsqu’un Etat est tenu en application de l’article du traité CE d’accorder l’exequatur à un jugement de la Cour de Justice des Communautés européennes ou lorsqu’il met en oeuvre un règlement, voire lorsqu’il prend une loi de transposition d’une directive lorsque celle-ci lui refuse tout pouvoir d’appréciation. Dans cette hypothèse, condamner un Etat membre parce qu’il applique une norme communautaire conduit à sanctionner indirectement la Communauté sans que cette dernière ait adhéré à la Convention. Elle deviendrait responsable au travers des Etats membres. Dans ce cas, l’adhésion de l’Union à la Convention, sans être formelle, serait de facto réalisée. On peut comprendre les réticences de la Cour à contraindre de la sorte l’Union alors que les Etats membres ont dans le projet de Constitution européenne indiqué leur volonté que l’Union adhère à la Convention. La Commission avait tenté dans la fameuse décision M. & Co c. la RFA du 9 février 1990 de résoudre cette difficulté (20). La Cour tout en s’en inspirant n’a pas suivi entièrement la solution proposée par la Commission. A. – Le précédent M. & Co. La Commission a tenté dans sa décision M. & Co de définir la portée de son contrôle sur les mesures nationales d’application pour lesquelles n’existe aucune marge de manœuvre pour les Etats membres de la Communauté. Dans cette affaire, la Commission devait décider si l’Allemagne avait engagé sa responsabilité conventionnelle pour avoir accordé l’exequatur à un arrêt de la Cour de Justice des Communautés européennes imposant à la société requérante une lourde amende pour avoir violé l’ancien article 85 du traité sur la Communauté européenne. La société requérante soutenait en particulier que la Cour avait méconnu la présomption d’innocence, au sens de l’article 6 §2 de la Convention européenne des droits de (20) Req. n° 13258/87, décision de la Commission du 9 février 1990, D.R., 67, p. 138. 840 Rev. trim. dr. h. (64/2005) l’homme, en condamnant ses associés pour un acte qui, en réalité, avait été commis à leur insu par un employé. Le 9 février 1990, la Commission a déclaré la requête irrecevable ratione materiae. Elle a estimé que si le transfert de compétences aux Communautés ne déliait pas les Etats membres de leur responsabilité, cette responsabilité ne peut jouer dès lors que le droit communautaire offre une protection équivalente à celle garantie par la Convention européenne. Or cette condition est remplie dans le cas des Communautés européennes, puisque celles-ci, tant par certaines déclarations qu’à travers la jurisprudence de la Cour de justice, reconnaissent les droits fondamentaux et assurent le contrôle de leur respect. Sur cette base, elle a jugé que le droit à un procès équitable était garanti par la Cour de justice de façon équivalente à la protection offerte par la Convention et a rejeté la requête. A l’évidence, la solution M. & Co s’inspire de la jurisprudence Solange II rendue quelques années auparavant par la Cour constitutionnelle allemande (21), laquelle avait constaté que la protection communautaire des droits fondamentaux avait évolué au point d’offrir désormais «une protection correspondant pour l’essentiel au standard inaliénable fixé par la loi fondamentale». Elle renonçait en conséquence à exercer son contrôle sur le droit communautaire dérivé «aussi longtemps» que la Communauté accorderait une protection des droits fondamentaux équivalente à celle qui découle de la Loi fondamentale. Certains ont pu regretter que la Commission n’ait pas fait preuve d’autant de prudence que la Cour constitutionnelle allemande, dès lors que la réserve «aussi longtemps» ne se retrouve pas dans la décision de la Commission. D’autres se sont interrogés à juste titre sur la portée de la décision. En effet, sa rédaction prête à l’ambiguïté en raison du compromis qu’elle entendait certainement réaliser entre ses auteurs. En déclarant la requête irrecevable ratione materiae, la Commission voulait-elle signifier qu’elle renonçait d’une manière très générale, à l’instar de la Cour constitutionnelle allemande, à exercer un contrôle des actes et organes communautaires ? Dans ce cas, la solution est ingénieuse parce qu’elle ne rend pas les Etats responsables de violations ponctuelles qu’ils ne peuvent d’ailleurs pas éviter. Elle implique en revanche que puisse jouer la responsabilité des Etats membres dans l’éventualité où le niveau de protection serait d’une manière générale inférieure à celui offert par la Con(21) Décision du 22 octobre 1986, BverfGE, 73, p.339, EuGRZ, 1987, p. 10. Florence Benoit-Rohmer 841 vention. Cette solution aurait été logique puisque, dans un tel cas, les Etats membres, qui sont également les auteurs des traités, doivent réagir et en ont la possibilité, ne serait-ce que par la révision des traités. Interprétée de manière littérale cette décision signifierait que dès lors qu’un transfert de compétence a été réalisé au profit d’une organisation qui dispose d’un système efficace de contrôle du respect des droits fondamentaux, la question sortirait du champ d’application de la Convention. Ceci voudrait-il dire que les Etats ne sont plus responsables du comportement des Communautés à partir du moment où ces dernières affirment respecter les droits fondamentaux alors qu’ils resteraient responsables si la Communauté ne s’était pas dotée d’un système efficace de contrôle? Les Etats membres sont également dotés dans leur ordre interne de systèmes de protection non moins efficaces ce qui ne les empêche pas d’être responsables d’éventuelles violations de la Convention. Le mécanisme de la Convention ne repose pas sur une évaluation globale de l’existence de mécanismes internes de protection équivalents à ceux offerts par la Convention, mais sur l’examen au cas par cas des violations alléguées. Les Communautés disposeraientelles d’un privilège d’infaillibilité qui les dispenseraient de tout contrôle externe? La décision pourrait toutefois être interprétée plus restrictivement, comme si elle ne concernait que le droit à un procès équitable. Ce droit serait pour elle suffisamment garanti dans le cadre du droit communautaire, notamment dans le droit de la concurrence, pour que les Etats membres ne soient pas obligés de vérifier, avant d’accorder l’exequatur à un arrêt de la Cour de Justice, la compatibilité d’un tel arrêt avec la Convention. La décision Procola contre Luxembourg du 1er juillet 1993 (22) semble corroborer une telle interprétation. Dans cette affaire, il était demandé à la Commission de vérifier la compatibilité de mesures luxembourgeoise mettant en œuvre un règlement communautaire sur les quotas laitiers avec l’article premier du premier Protocole additionnel. Elle a dans ce cas estimé la requête manifestement mal fondée et non plus irrecevable pour incompétence ratione materiae. On attendait donc avec impatience que la Cour dissipe les incertitudes de la jurisprudence M. & Co. Plusieurs affaires auraient pu lui permettre de résoudre la question. Elle a toutefois estimé néces(22) Req. 14570/89, D.R., 75, p. 5. 842 Rev. trim. dr. h. (64/2005) saire de faire preuve de retenue et de réflexion, ne souhaitant sans doute pas brusquer la Communauté par une éventuelle condamnation alors que celle-ci semblait prête à officiellement adhérer à la Convention. Dans toute une série d’arrêts, elle a savamment éludé la question de sa compétence ratione materiae (23). L’affaire Senator Lines introduite en 2000 contre les quinze Etats membres était fort attendue par la doctrine. La firme DSR Senator Lines G.M.B.H. s’était vue infliger par la Commission européenne une amende de 13,75 millions d’euros pour violation des règles de concurrence. Elle a attaqué la décision de la Commission et demandé la suspension du versement de l’amende. La Commission a accepté à condition que Senator Lines puisse fournir une garantie bancaire, ce dont cette dernière a été incapable en raison notamment du refus des actionnaires de se porter garants auprès des banques. Une demande de mesures provisoires devant le Tribunal de première instance puis un pourvoi devant la Cour de Justice se sont révélés infructueux au motif que Senator Lines aurait pu obtenir l’assistance de ses actionnaires. La société a saisi la Cour européenne des droits de l’homme d’une requête dirigée contre les quinze Etats membres. Elle soutenait qu’exiger le paiement de l’amende alors même que son recours au fond n’avait pas encore été jugé porte atteinte à la présomption d’innocence et viole l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme. Suite à l’intervention d’une décision du Tribunal de première Instance annulant l’amende infligée à la requérante, la Cour s’est prononcée en Grande chambre en 2004 en faveur de l’irrecevabilité de la requête. En effet, la société requérante ne pouvait plus se dire victime d’une violation de ses droits découlant de la Convention, dès lors que la procédure devant le Tribunal de première instance avait connu un aboutissement entièrement satisfaisant pour la requérante (24). (23) Voir aussi la décision Segi et autres et Gestoras pro-amnistia et autres contre les 15 Etats de l’Union européenne des 16 et 23 mai 2002, les associations requérantes se plaignent de ne pas pouvoir contester devant la Cour de Justice les mesures et décisions prises conjointement par les quinze Etats membres dans le cadre de deux positions communes destinées à lutter contre le terrorisme, dès lors qu’elles sont qualifiées par ces dernières d’organisations terroristes. Elles estiment que cette qualification porte atteinte aux droits et libertés qui leur sont reconnus par la Convention. Là encore, la Cour n’a pas jugé nécessaire de s’interroger sur sa compétence ratione personae au regard des deux positions communes mais a préféré rejeter la requête pour irrecevabilité estimant que les requérantes ne pouvaient être considérées comme ayant la qualité de victime d’une violation de la Convention, au sens où l’entend l’article 34 de la Convention. (24) Cour eur. dr. h., décision d’irrecevabilité du 10 mars 2004, req. n° 56672/00. Florence Benoit-Rohmer 843 L’affaire Emesa Sugar c. Pays-Bas (décision d’irrecevabilité du 13 janvier 2005, req. 62023/00) aurait également pu constituer une affaire test. La société Emesa Sugar se plaignait de ne pas avoir bénéficié d’un procès équitable dans le cadre de la procédure contentieuse devant la Cour de Justice dès lors que ne lui avait pas été reconnu le droit de répondre aux conclusions de l’avocat général. Alors que le gouvernement hollandais soutenait qu’il ne pouvait être tenu pour responsable de la procédure suivie devant la Cour de Justice des Communautés européennes, et qu’en conséquence la requête devait être déclarée irrecevable ratione personae, la Cour n’a pas jugé nécessaire de trancher cette question dès lors que l’affaire concernait des droits de douane, matière qui échappe au champ d’application de l’article 6 de la Convention. B. – L’arrêt Bosphorus et la présomption d’équivalence de protection des droits de l’homme par le droit communautaire L’adhésion de l’Union à la Convention européenne des droits de l’homme semblait acquise avec le projet de Constitution européenne puisque celle-ci était prévue dans son article I.9. Le refus de la France et des Pays-Bas de ratifier la Constitution européenne a toutefois suscité de l’incertitude quant à la concrétisation -à court terme en tout cas- de l’adhésion. La Cour a peut-être voulu par l’arrêt Bosphorus, rendu quelques mois après le référendum français sur la Constitution européenne, marquer combien il importe, pour parfaire le mécanisme de contrôle de la Convention, que le processus d’adhésion de l’Union à la Convention européenne des droits de l’homme suive son cours. En effet, l’arrêt Bosphorus Airlines se démarque de la position adoptée par la Commission dans l’affaire M. & Co dans la mesure où il reconnaît pour la première fois la compétence ratione loci, personae et materiae de la Cour au titre de l’article 1 de la Convention. Il s’écarte ainsi clairement de l’approche de la Commission qui consistait à déclarer la Communauté européenne à l’abri, même indirectement, de toute supervision de la Cour. 1. La présomption d’équivalence de protection des droits fondamentaux dans la Communauté La Cour accepte d’examiner au fond la requête au regard du droit de propriété garanti par la Convention. Pour elle, la mesure contestée constitue une restriction à l’usage des biens qui ne serait possi- 844 Rev. trim. dr. h. (64/2005) ble que si elle était justifiée par un intérêt général et respectait le principe de proportionnalité. Pour la Cour, l’intérêt général poursuivi par la mesure litigieuse réside dans l’exécution des obligations juridiques découlant de la qualité de membre de la Communauté européenne de l’Irlande. En effet, le souci de respecter le droit communautaire constitue pour une Partie contractante un dessein légitime conforme à l’intérêt général au sens de l’article 1 du Protocole n° 1. Le respect par l’Irlande de ses obligations internationales constitue donc en soi une justification suffisante pour l’atteinte portée aux droits de propriété de la société requérante. En outre, le droit communautaire ne permettait en l’espèce à l’Irlande aucune marge d’appréciation puisqu’elle devait mettre en œuvre un règlement obligatoire dans tous ses éléments et directement applicable. Dès lors que la Cour admettait que la mesure a été prise dans l’intérêt général, il lui restait à l’examiner au regard de la proportionnalité. Or c’est ici que se situe l’apport essentiel de l’arrêt puisque la Cour se dispense de cet examen au motif de l’existence d’une protection équivalente des droits fondamentaux en droit communautaire. La Cour fonde les prémisses de son raisonnement sur la jurisprudence M. & Co. Elle relève que si le transfert de compétences aux Communautés ne délie pas les Etats membres de leur responsabilité, cette responsabilité ne peut jouer «dès lors qu’il est constant que l’organisation en question accorde aux droits fondamentaux (cette notion recouvrant à la fois les garanties substantielles offertes et les mécanismes censés en contrôler le respect) une protection à tout le moins équivalente à celle assurée par la Convention». La Cour précise toutefois que par le terme «équivalent», il faut entendre «comparable», car «toute exigence de protection «identique» de la part de l’organisation concernée pourrait aller à l’encontre de l’intérêt de la coopération internationale poursuivi». L’équivalence ne se résume pas à l’identité, mais suppose un niveau comparable de protection. Cependant, la Cour indique que ce niveau comparable doit exister tant au niveau des garanties qu’à celui des procédures juridictionnelles de contrôle. Là s’arrêtent toutefois les ressemblances avec la décision M. & Co. À la différence de la Commission, la Cour estime que le constat de protection équivalente n’est pas définitif et doit pouvoir être réexaminé à la lumière de tout changement pertinent dans la pro- Florence Benoit-Rohmer 845 tection des droits fondamentaux (25). Certes, la Cour de Strasbourg aurait pu s’inspirer de l’arrêt de la Cour constitutionnelle allemande du 7 juin 2000 dans lequel celle-ci indiquait qu’elle n’exercerait plus sa juridiction sur les mesures d’application du droit communautaire au regard des droits garantis par la Loi fondamentale allemande, à moins que ne soit démontrée une baisse générale du niveau de protection communautaire des droits de l’homme par rapport à celui atteint depuis l’arrêt Solange II. Elle ne l’a pas fait, sans doute parce qu’elle estimait hautement improbable de pouvoir démontrer une évolution d’une telle ampleur et parce qu’elle ne souhaitait pas donner un tel blanc seing à la Communauté. Elle n’a donc pas voulu se contenter d’une analyse unique et générale pour répondre à la question de l’équivalence, ce d’autant plus que le droit évolue très vite et que la Convention est, comme elle aime à le rappeler «un instrument vivant qui doit être interprété à la lumière des conditions actuelles» (26). La Cour a préféré fonder sa démarche sur un système de présomption. Pour la Cour, à partir du moment où il est établi que l’organisation offre une protection équivalente, le respect de la Convention est présumé dès lors que l’Etat se limite à l’exécution, sans aucune marge d’appréciation, d’obligations résultant de sa participation à l’organisation. La Cour explique cette présomption de conformité par l’exigence de ne pas paralyser le fonctionnement de l’intégration européenne. En effet, imposer à un Etat, avant de mettre en œuvre un acte de la Communauté d’en vérifier la conformité à la Convention, avec le risque d’action unilatérale et d’inobservation du droit communautaire que cela comporterait, ferait (25) Ceci n’est pas sans rappeler l’arrêt du 7 juin 2000 (affaire dite des bananes) rendu par la Cour constitutionnelle allemande dans lequel elle affirme qu’elle n’exercera plus sa juridiction sur les mesures d’application du droit communautaire au regard des droits garantis par la Loi fondamentale allemande, à moins que ne soit prouvée une baisse générale du niveau de protection communautaire des droits de l’homme par rapport à celui atteint depuis l’arrêt Solange II. Tant que cette constatation ne sera pas effectuée, la Cour constitutionnelle s’engage à déclarer d’emblée irrecevables les recours constitutionnels et les renvois préjudiciels effectués par des juridictions visant à faire contrôler des mesures d’application du droit communautaire au regard des droits fondamentaux garantis par la Loi fondamentale. Ce n’est que si la jurisprudence de la Cour de justice des Communautés européennes retombait sous le niveau général de protection atteint en 1986 que la compétence de la Cour constitutionnelle retrouverait sa raison d’être. Cette «coopération» entre juridictions nationales et juridictions communautaires apparaît pour la Cour allemande comme une garantie indispensable pour une protection effective des droits fondamentaux à l’échelon européen. (26) Voy. parmi d’autres l’arrêt Matthews, §39. 846 Rev. trim. dr. h. (64/2005) peser une menace grave sur les fondements mêmes de la Communauté européenne. Or ce résultat n’a pas été envisagé par les auteurs de la Convention, pour lesquels la coopération et l’intégration européennes devaient être encouragées. La présomption est donc le résultat d’un compromis entre les exigences de protection des droits fondamentaux et celles de la coopération internationale. Cette présomption n’est toutefois pas irréfragable. Elle peut être renversée si dans les circonstances d’une affaire donnée, la protection des droits garantis par la Convention était entachée d’insuffisance manifeste. Dans un tel cas, le rôle de la Convention en tant qu’instrument constitutionnel de l’ordre public européen dans le domaine des droits de l’homme l’emporterait sur l’intérêt de la coopération internationale. Il reviendra ainsi au requérant de prouver une insuffisance manifeste de la protection communautaire pour que la présomption puisse ne pas jouer. La solution retenue par la Cour montre combien celle-ci est partagée entre la nécessité de confirmer sa jurisprudence antérieure sur la responsabilité des Etats pour l’exercice des compétences transférées, car elle ne désirait pas accorder un blanc seing à la Communauté, et la difficulté d’imposer aux Etats membres un contrôle systématique de la conformité des actes communautaires à la Convention, notamment dans le cas où l’Etat se bornerait à exécuter le droit communautaire. On comprend l’intérêt du système de présomption d’équivalence, même si celui-ci a fait naître, on le verra, des craintes quant à l’instauration d’un double standard de protection et a justifié la rédaction de deux opinions qui n’ont de concordante que le nom. À dire vrai, la présomption permet à la Cour de reprendre l’exercice de son contrôle dès qu’elle jugera dans une affaire donnée que la protection accordée par le droit communautaire n’est pas satisfaisante. Le système retenu est apparemment libéral car il laisse entendre que la protection communautaire est équivalente. En réalité, il préserve le pouvoir de la Cour. La Cour se livre ensuite à un examen du système de protection des droits fondamentaux dans l’ordre juridique communautaire pour constater que la Communauté offre aujourd’hui une protection effective des droits et libertés fondamentaux y compris ceux qui sont garantis par la Convention, ce qui permettra à la présomption de jouer. La requérante n’ayant pas apporté d’arguments pour contredire cette constatation, elle en conclut qu’il faut présumer que l’Irlande ne s’est pas écartée des obligations qui lui incombaient au Florence Benoit-Rohmer 847 titre de la Convention lorsqu’elle a mis en oeuvre celles qui résultaient de son appartenance à la Communauté européenne. 2. La portée de l’arrêt Plusieurs points du raisonnement de la Cour ont suscité la critique. Deux opinions, concordantes sur la solution retenue par la Cour, mais à vrai dire dissidentes sur le raisonnement retenu, ont été rédigées pour pondérer le raisonnement suivi par l’arrêt. – La première critique concerne l’examen in abstracto auquel s’est livrée la Cour pour conclure à l’équivalence actuelle du système de protection des droits fondamentaux du droit communautaire. Que la Cour relève une équivalence de protection n’a rien de surprenant. Quinze ans plus tôt, la Commission, dans l’affaire M. & Co, avait déjà procédé à une telle constatation. Dès lors la Cour ne pouvait faire autrement que de constater qu’est accordée depuis le Traité de Maastricht au sein de l’Union européenne une place sans cesse croissante aux droits de l’homme. Il est vrai, comme le note la Cour, que «si les traités constitutifs des Communautés européennes ne renfermaient initialement pas de dispositions expresses protégeant les droits fondamentaux, la Cour de Justice des Communautés européennes a reconnu par la suite que ces droits faisaient partie des principes généraux du droit communautaire dont elle assurait le respect et que la Convention avait une « importance particulière » en tant que source de ces droits. Le respect des droits fondamentaux est désormais devenu « une condition de légalité des actes communautaires », et lorsqu’elle procède à son appréciation, la CJCE se réfère largement aux dispositions de la Convention et à la jurisprudence de la Cour ». Elle constate en outre que cette évolution est confirmée notamment dans le traité d’Amsterdam, la Charte des droits fondamentaux et le projet de constitution européenne (27). (27) Voy. §159 «Cette évolution s’est confirmée par la suite, notamment dans le Traité d’Amsterdam de 1997, mentionné au paragraphe 79 ci-dessus. Les dispositions de la Charte sur les droits fondamentaux de l’Union européenne, bien qu’elles ne soient pas entièrement contraignantes, s’inspirent largement de celles de la Convention, et la Charte reconnaît que la Convention établit les normes minimales en matière de droits de l’homme. L’article I-9 du Traité, ultérieur, établissant une Constitution pour l’Europe (non en vigueur) prévoit que la Charte devient partie intégrante de la législation primaire de l’Union européenne et que l’Union adhérera à la Convention». 848 Rev. trim. dr. h. (64/2005) Quant aux mécanismes de contrôle dont dépend l’effectivité des droits fondamentaux, la Cour relève que «les recours exercés devant la CJCE par les institutions de la Communauté ou par un Etat membre constituent un contrôle important du respect des normes communautaires, qui bénéficie indirectement aux particuliers. Ceux-ci peuvent également saisir la CJCE d’un recours en réparation fondé sur la responsabilité non contractuelle des institutions». Elle note également que c’est essentiellement «par l’intermédiaire des juridictions nationales que le système communautaire fournit aux particuliers un recours leur permettant de faire constater, notamment dans le cadre de la procédure préjudicielle de l’article 234 du Traité C.E., qu’un Etat membre ou un autre individu a enfreint le droit communautaire.» Enfin, elle constate que la Cour de justice maintient son contrôle sur l’application par les juridictions nationales du droit communautaire, y compris les garanties en matière de droits fondamentaux, par le biais de la procédure prévue par l’article 177 du traité CE (28). Dans leur opinion concordante, les six juges ont estimé l’analyse de la Cour par trop favorable à l’Union. Pour eux, l’Union n’a pas encore adhéré à la Convention et la protection n’est pas encore complète sur le plan européen. Surtout, la Cour minimiserait, voire négligerait, certains éléments qui marquent une réelle différence et ne permettent pas raisonnablement de conclure, dans tous les cas, à une «protection équivalente». D’une part, l’affaire concerne un recours préjudiciel en interprétation devant la Cour de justice des Communautés européennes et, «Même si l’interprétation du droit communautaire donnée par la Cour de justice des Communautés européennes s’impose à la juridiction qui l’a saisie, celle-ci reste souveraine dans la manière de l’appliquer in concreto au règlement du litige qui lui est soumis». D’autre part, comme l’arrêt le reconnaît luimême, l’accès des particuliers aux juridictions communautaires est (28) Les juges dans leur opinion concordante estiment en effet que «Bien que, conformément au rôle qui lui est imparti, la CJCE se limite à répondre à la question d’interprétation ou de validité soumise par la juridiction nationale, sa réponse a souvent un effet déterminant sur l’issue de la procédure interne (comme cela a en fait été le cas en l’espèce – voy. le paragraphe 147 ci-dessus), et l’article 177 du traité CE donne des indications détaillées, qui ont été développées par la CJCE dans sa jurisprudence, sur l’objet que peut avoir un renvoi préjudiciel et sur le moment auquel il peut, ou doit, être opéré. Les parties à la procédure interne ont le droit de présenter des observations à la CJCE dans le cadre de la procédure prévue par l’article 177. La Cour rappelle en outre que les tribunaux internes fonctionnent au sein de systèmes juridiques dans lesquels la Convention est intégrée, même si elle l’est à des degrés différents d’un Etat à l’autre». Florence Benoit-Rohmer 849 «restreint» et «il paraît difficilement admissible que les Etats membres aient pu réduire l’efficacité de ce droit pour les personnes relevant de leur juridiction au motif qu’ils ont transféré certaines de leurs compétences aux Communautés européennes». La Cour se devait donc de soulever la question de savoir si cet accès restreint à la Cour de Justice est conforme à l’article 6 §1 de la Convention. On ne peut qu’approuver le rappel par les juges de l’importance que la Cour accorde au droit de recours individuel (29) à une époque où celui-ci est plutôt malmené par les différentes révisions procédurales dont la Convention fait l’objet. N’est-ce pas le Protocole 14 lui-même qui vient restreindre l’accès des particuliers au prétoire de la Cour en introduisant une nouvelle condition de recevabilité exigeant d’eux qu’ils aient subi un préjudice important (30)? En fait les inquiétudes semblent sur ce point exagérées. Si les jurisprudences Jego-Quéré (31) et Union de Pequenos Agricultores (32) ont sans doute attiré l’attention des juges sur certaines situations dans lesquelles il semble y avoir une carence de protection, ces cas sont très limités puisqu’ils ne concernent que les hypothèses dans lesquelles un acte communautaire de portée générale est applicable à un particulier sans qu’il soit besoin de mesures nationales d’application. Or l’arrêt Bosphorus ne concerne que la situation dans laquelle un Etat membre a adopté des mesures nationales d’application sans disposer d’une marge d’appréciation. Interprétée stricto sensu, la jurisprudence Bosphorus ne couvre donc pas la lacune que l’on a cru déceler dans l’affaire Jego-Quéré. En outre, même dans une telle hypothèse, le particulier dispose d’une voie de recours puisqu’il peut mettre en jeu la responsabilité de la Communauté et que s’agissant d’une violation des droits fondamentaux, il s’agirait d’une violation caractérisée du droit communautaire susceptible d’engager sa responsabilité (33). En outre, on (29) Voy. par exemple l’arrêt Mamatkulov et Askarov c. Turquie du 4 février 2005. dans cet arrêt, la Cour estime que le recours individuel «figure parmi les clés de voûte du mécanisme de sauvegarde des droits et libertés énoncés dans la Convention» (§122 dudit arrêt). (30) Le Protocole 14 a ainsi ajouté à l’article 35 de la Convention une condition supplémentaire de recevabilité. Une requête est dorénavant déclarée irrecevable «lorsque le requérant n’a subi aucun préjudice important et si l’affaire ne soulève aucune question grave relative à l’interprétation ou à l’application de la Convention ou de ses protocoles, ni une question grave de caractère général». (31) Arrêt du 3 mai 2002, affaire T-177/01. (32) Arrêt du 25 juillet 2002, affaire C-50/00P. (33) Arrêt du 4 juillet 2000, affaire C-352/98P. 850 Rev. trim. dr. h. (64/2005) ne peut vraiment pas dire que les demandes préjudicielles en invalidité aboutissent à une décision in abstracto laissant le juge national libre d’appliquer ou non l’acte. Dès lors que l’invalidité de l’acte communautaire est constatée pour violation des droits fondamentaux, non seulement l’arrêt s’impose au juge national, mais aussi à toute autre juridiction (34). Enfin, les juges auraient pu méditer les analyses de la Cour de Justice dans l’arrêt Union de Pequenos Agricultores relatives au caractère complet du système de recours et notamment sur les devoirs qui incombent au juge national en ce domaine (35). Si le système communautaire peut être amélioré et la Constitution européenne témoigne des améliorations possibles, il assure certainement un niveau de protection comparable à celui de beaucoup d’Etats membres. D’ailleurs, en cas d’absence d’équivalence manifeste, il reviendrait à la Cour de renoncer à faire jouer la présomption et d’exercer son contrôle. – Les six juges qui ont rédigé l’opinion concordante craignent également que le critère d’ «insuffisance manifeste» permette à la Communauté d’appliquer des standards inférieurs à ceux de la Convention européenne des droits de l’homme et aboutisse à créer en Europe un double standard de protection au sein des Etats parties à la Convention, entre ceux qui ont adhéré à l’Union et ceux qui n’ont pas adhéré. Ils appellent à la vigilance, car pour eux, «le critère d’une insuffisance manifeste semble fixer un seuil d’exigence relativement bas qui contraste singulièrement avec la nature du contrôle qui s’exerce dans le cadre de la Convention européenne des droits de l’homme. Or s’il est vrai que la Convention fixe un niveau de protection minimum, toute équivalence entre celle-ci et la protection communautaire ne peut jamais se situer qu’au niveau des moyens, pas du résultat. Il semble d’ailleurs d’autant plus difficile d’accepter que le droit communautaire pourrait être autorisé à appliquer, au nom de la «protection équivalente» des standards inférieurs à ceux de la Convention européenne des droits de l’homme que ces derniers ont été formellement repris par la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, elle-même intégrée dans le Traité constitutionnel de l’Union». (34) Arrêt du 13 mai 1981, International Chemical Corporation, affaire 66 /80. (35) Pour une étude de ces arrêts, voy. Jean Paul Jacqué, «Charte des droits fondamentaux et droit à un recours effectif – dialogue entre le juge et le Constituant», Il Diritto dell’Unione Europea, 2002, p. 1 et Rostane Medhi, «La recevabilité des recours formés par les personnes physiques et morales à l’encontre d’un acte de portée générale : l’aggiornamento n’aura pas lieu», RTDE, 2003, p. 23. Florence Benoit-Rohmer 851 Mais que faut-il entendre par «insuffisance manifeste»? Le juge Ress, dans son opinion concordante, cite un certain nombre d’hypothèses dans lesquelles il pourrait y avoir une «insuffisance manifeste» de protection. Ce serait, à ses yeux, le cas lorsqu’il n’y a pas de contrôle adéquat dans l’affaire considérée, par exemple lorsque la Cour de Justice n’est pas compétente, lorsque l’accès des particuliers à la Cour de Justice a fait l’objet d’une interprétation trop restrictive ou, encore lorsque les garanties de tel ou tel droit protégé par la Convention ont été mal interprétées ou appliquées. Tel serait notamment le cas si en tranchant la question principale dans une affaire, la Cour de Justice s’écartait de l’interprétation de la Convention ou de ses Protocoles telle que celle-ci résulte de la jurisprudence constante de la Cour de Strasbourg. Ce n’est donc que dans des cas exceptionnels que l’on pourra juger que la protection est entachée d’insuffisance manifeste. Mieux, la réserve tirée de l’insuffisance manifeste aurait pour avantage de contraindre la Cour de Justice à accorder dans les affaires dont elle sera saisie une protection équivalente à celle offerte par la Convention. Elle sera donc tenue de s’assurer du respect de la jurisprudence de la Cour et d’expliquer, si elle n’applique pas cette jurisprudence, en quoi la voie qu’elle a choisi permet de protéger de manière comparable des droits fondamentaux garantis par la Convention. – Enfin, s’agissant de l’interprétation de l’article 1er de la Convention (36), la Cour avait auparavant insisté sur la prépondérance du principe de territorialité dans l’application de la Convention, de manière à consacrer l’existence d’un espace juridique pan européen couvert par la juridiction des Etats membres. Cela l’a conduit par le passé à juger qu’au titre de l’article 1 les Etats parties doivent répondre de toute violation des droits et libertés protégés par la Convention commise sur l’ensemble de leur territoire (37). En déclarant la requête Bosphorus airlines recevable ratione materiae (§137), la Cour reconnaît clairement sa compétence pour contrôler la conformité à la Convention d’un acte national pris sur le fondement (36) L’article 1 de la Convention énonce que «Les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la présente Convention». (37) Ilascu et autres c. Moldova et Russie [GCh], no 48787/99, § 311. Voy. aussi F. Benoit-Rohmer, «Pour la construction d’un espace juridique européen de protection des droits de l’homme, Réflexions sur l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme, Ilascu et autres contre Russie et Moldova du 8 juillet 2004», L’Europe des Libertés, 2005, p. 3. 852 Rev. trim. dr. h. (64/2005) d’un règlement communautaire. Ainsi la constatation déjà faite dans l’arrêt Parti communiste unifié de Turquie selon laquelle l’article 1 de la Convention «ne fait aucune distinction quant au type de normes ou de mesures en cause et ne soustrait aucune partie de la «juridiction» des Etats membres à l’empire de la Convention» (38) s’applique aussi au droit communautaire. Il en résulte que les Etats membres sont responsables, au titre de l’article 1 de la Convention, de tous les actes et omissions de leurs organes, qu’ils découlent du droit interne ou de la nécessité d’observer des obligations juridiques internationales. Conclusion L’arrêt Bosphorus marque le terme d’une longue saga dans les relations entre le droit communautaire et la Convention. Déjà tenue par l’article 6, paragraphe 2, du Traité sur l’Union européenne d’appliquer les normes de la Convention en tant que principes généraux du droit, la Communauté voit s’ouvrir la possibilité d’un contrôle de ses actes à Strasbourg. On peut penser que les cas seront peu nombreux compte tenu de l’effet pédagogique qu’aura l’arrêt sur les institutions communautaires. Déjà soumises au contrôle vigilant de la Cour de Justice, elles devront accorder une attention accrue aux exigences qui découlent de la Convention. Certes, le droit communautaire bénéficie de la présomption de compatibilité que lui offre la Cour européenne des droits de l’homme, mais il appartiendra à la Cour d’apprécier la notion d’absence manifeste d’équivalence. Cette notion relativement souple lui permettra d’adapter son contrôle aux circonstances en allant d’une exigence stricte d’équivalence à la reconnaissance d’une certaine marge d’appréciation. Rien ne lui interdira de moduler son contrôle en fonction des droits garantis. Dans cette tâche, la Cour de Strasbourg sera amenée à pénétrer dans l’interprétation du droit communautaire, ou plus largement du droit de l’Union, puisque la solution Bosphorus est applicable à l’ensemble de ce droit. Par exemple, pour apprécier si la présomption peut ou non jouer, elle devra déterminer si l’Etat membre disposait ou non d’une marge de liberté dans l’application de la norme communautaire. Ceci la conduira à se pencher sur des notions telles (38) Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie, arrêt du 30 janvier 1998, §29. 853 Florence Benoit-Rohmer que celle d’applicabilité directe, portant ainsi atteinte au monopole de la Cour de Luxembourg. Nul doute que la coopération entre les cours sera appelée à se développer pour éviter des solutions contradictoires. L’arrêt Bosphorus ne met pas un terme à toutes les incertitudes. Subsiste la question de la recevabilité des requêtes formées à l’encontre d’actes communautaires de droit dérivé qui ne font pas l’objet de mesures nationales d’exécution notamment parce qu’ils ne produisent pas d’effets hors de l’ordre interne des Communautés. La solution Bosphorus sera-t-elle applicable dans ce cas alors qu’il n’existe pas de possibilité à les imputer à un Etat membre? Aurat-on recours à la responsabilité collective des Etats membres? L’arrêt Bosphorus constitue une incitation directe à l’adhésion de l’Union à la Convention. En effet, il place l’Union dans la pire des situations possibles, celle d’être justiciable devant une Cour où elle ne peut avoir le statut de partie au litige. Des arrangements procéduraux permettent sans doute à la Communauté d’intervenir, mais le défendeur principal sera un Etat membre. L’exécution des arrêts pourrait également se révéler délicate puisque l’Etat condamné aura l’obligation de ne pas appliquer le droit de l’Union alors qu’il recevra l’injonction inverse de l’Union. Ici encore, on peut espérer que la coopération entre Etats et institutions permettra de trouver des solutions. Cependant, seule l’adhésion permettra de résoudre de manière efficace ces problèmes. ✩