Lectures d`une oeuvre, Lolita de Vladimir Nabokov et

Transcription

Lectures d`une oeuvre, Lolita de Vladimir Nabokov et
AVANT-PROPOS
Aux côtés de Roméo et Juliette, de Dr. Jekyll et Mr. Hyde, de Carmen,
Don Juan et Don Quichotte, Lolita est aujourd’hui une figure mythique
dont la renommée a voyagé par-delà les frontières de la littérature pour
embrasser non seulement les autres arts, mais également l’ensemble de
notre paysage culturel, de l’Amérique à l’Asie. Plus encore qu’une antonomase, trope par lequel un nom propre est utilisé comme nom commun,
la lolita est devenue un mème, c’est à dire un élément culturel reconnaissable, répliqué et transmis de manière mimétique d’individu en individu, tant et si bien qu’on a pu parler, au tournant du nouveau siècle,
d’une véritable ‘Lolitocracie’ pour désigner le pouvoir d’attraction de la
jeune fille précoce dans l’univers des mangas, de la chanson pop et du
cinéma ou sur les courts de tennis1. Rares sont les œuvres littéraires qui,
dans le demi-siècle qui a suivi leur parution, ont inspiré ou suscité
l’admiration d’écrivains aussi divers que Thomas Pynchon, Italo Calvino,
John Updike, Martin Amis, Edmund White, Salman Rushdie, Steven
Millhauser, Orhan Pamuk, Zadie Smith, Lee Siegel ou J.K. Rowling –
pour n’en citer que quelques-uns. Longtemps banni de sa patrie, Nabokov fait également figure de modèle pour les nouvelles générations
d’intellectuels russes, selon Nina Khrushcheva, petite fille du chef d’État
soviétique : « [t]he “American” Nabokov of the second half of the twentieth century is the most important cultural and literary phenomenon for
Russia in the first half of the twenty-first. He is our textbook, and our
road map for today’s transitional period from a closed and communal
terrain to its Western alternative, one open and competitive » (Khrushcheva 20). De l’autre côté d’un autre mur, Azar Nafisi, enseignante exclue de l’université de Téhéran en 1981 pour avoir refusé de porter le
voile, souligne dans son best-seller, Reading Lolita in Teheran (2003), la
pertinence de Lolita dans le contexte islamiste iranien : « what linked us
so closely was this perverse intimacy of victim and jailer » (Nafisi 37).
Au XXIe siècle, l’audace tant formelle que thématique du roman
continue d’inspirer des artistes de tous bords, que l’on songe par exemple
au roman Eclipse (2000) de l’Irlandais John Banville, ou à Vengeance du
1. Certains réalisateurs et chanteurs font référence plus ou moins explicitement à Lolita ou Lolita :
Sam Mendes dans American Beauty (1999), Jim Jarmusch dans Broken Flowers (2005) ; Sting, Nick
Cave, Alizée. Juan Martinez et Suellen Stringer-Hye ont référencé de nombreuses autres apparitions dans la culture populaire.
Voir http ://www.fulmerford.com/waxwing/nabokov.html
et http ://www.libraries.psu.edu/nabokov/colo.htm).
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Synthèse d’une œuvre : Lolita de Nabokov et de Stanley Kubrick
Traducteur (2009) du Français Brice Matthieussent, dont l’agencement
narratif opposant corps du texte et notes de bas de page rappelle Pale
Fire, mais qui rend également hommage à Lolita à travers les diverses
apparitions de « la petite Dolorès Haze, cette jeune actrice yankee dont
les amours tumultueuses ont jadis défrayé la chronique parisienne1 ».
On compte également un certain nombre d’adaptations du roman dans
d’autres médias, notamment cet « opéra imaginé » de Joshua Fineberg,
créé à Marseilles en mars 2008 et utilisant les nouvelles technologies
informatiques pour démultiplier les voix d’Humbert2 ; ou ce monologue
lu par l’acteur Brian Cox dans une adaptation de Richard Nelson créée à
Londres, au National Theatre, en septembre 20093. Ces deux versions,
bien que très différentes, choisissent toutes deux de mettre en relief,
plutôt que l’aspect érotique du texte, l’enfermement tragique du héros,
matérialisé sur scène dans le premier cas par une cage, dans le
deuxième par une cellule de prison. Ce choix va quelque peu à contrecourant de l’exploitation populaire du mythe de Lolita qui a eu tendance
à exacerber l’érotisme du roman en en s’appuyant sur l’image
qu’Humbert donne de la nymphette dans la première partie. Or, malgré
ses saillies comiques, la tonalité dominante du roman est tragique et ce,
dès l’ouverture. « Look at this tangle of thorns » : l’entrelacs d’épines sur
lequel Humbert clôt le premier chapitre de son histoire attire notre attention sur cette dimension à la fois passionnelle et tragique.
Mais telle une offrande empoisonnée au lecteur, cet objet métaphorique se présente également comme un avertissement : qui s’y frotte, s’y
pique4. L’objet de cette synthèse est d’aider le lecteur à conquérir la belle
endormie gisant au-delà de l’entrelacs, tout en s’épargnant trop
d’égratignures. Notre objectif n’a pas été pour autant de déblayer la végétation luxuriante du roman en aplanissant ses difficultés ou en traitant tous ces thèmes à l’aide de solutions définitives. Il s’agit avant tout
de rendre lisible un merveilleux écosystème à la beauté déroutante. Le
terrain instable sur lequel s’aventure le lecteur de Lolita n’a pas tou1. Brice Matthieussent, Vengeance du traducteur, Paris, P.O.L, 2009 (110). Pour une étude comparée
de Lolita et Eclipse, voir René Alladaye, « The Soft Detonation of Recognition : Quelques aspects de
la réécriture de Lolita dans Eclipse de John Banville », Kaleidoscopic Nabokov.
2. Voir à ce propos l’étude de Marie Bouchet, « Nabokov’s Poerotics of Dancing: from Word to Movement », Kaleidoscopic Nabokov.
3. Je ne cite que les initiatives les plus récentes. Il faudrait également mentionner le film d’Adrian
Lyne (1998), la comédie musicale Lolita, my love (1971) de John Barry et Alan Jay Lerner et la pièce
d’Edward Albee (1981) ainsi que l’opéra de Rodion Schedrin (créé en 1994). Aucune de ses œuvres
n’a été considérée comme véritablement marquante du point de vue artistique.
4. Près d’un siècle avant Nabokov, Nathaniel Hawthorne présente au seuil de son grand roman, The
Scarlet Letter, un objet semblable, un rosier poussant au pied d’une porte de prison. Mais contrairement à Nabokov, Hawthorne privilégie la fleur plutôt que l’épine afin d’évoquer la possibilité d’une
« douce floraison morale » (« some sweet moral blossom »). Malgré certaines similitudes entre ces
deux romans, notamment le crime sexuel et la nemesis qui les sous-tend, l’orientation d’Hawthorne
offre d’emblée au lecteur une fin morale bien plus accessible que Nabokov et ses circonvolutions épineuses.
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Avant-propos
jours de quoi le rassurer, mais c’est aussi grâce à cette déroute hors du
sens connu que l’écoute est aiguisée, l’attention rendue plus subtile et
l’heureuse découverte rendue plus jouissive. Sans vouloir faire l’apologie
d’un quelconque sado-masochisme qui irait à l’encontre de l’esprit de
Nabokov, disons que les épines que le lecteur pugnace trouvera sur son
parcours sont aussi les aiguillons, les stimuli qui lui offriront cet ineffable frisson dans l’épine dorsale, ce « tingle in the spine » (SO 41) par
lequel l’œuvre transmet son énergie au lecteur.
La deuxième partie de cette synthèse est consacrée à l’adaptation cinématographique du roman par Stanley Kubrick, sortie en 1962. Même
s’il a contribué à la renommée du roman et l’a aidé à toucher un public à
la culture moins savante, le film a été largement éclipsé et par le succès
du roman et par le reste de l’œuvre de Kubrick. L’étude qui suit a donc
pour objectif de faire sortir de l’ombre une œuvre qui mérite qu’on s’y
attarde malgré tout, ne serait-ce que parce qu’elle a eu l’audace – proclamée haut et fort par son slogan – non seulement de mettre à l’écran
un sujet tabou, mais également d’offrir par son propre langage une réponse artistique à la réflexion de Nabokov, en dépit des contraintes morales, financières et techniques qui ont affecté sa production. Il est
d’ailleurs très intéressant de considérer les stratégies qu’a pu adopter
Kubrick pour à la fois transiger avec ces contraintes et répondre aux
exigences de l’art afin d’entrer en résonance avec la créativité de Nabokov. Indépendamment de leur issue, positive ou négative, ces stratégies
nourrissent cet inépuisable questionnement, aussi ancien que le cinéma,
sur les manières dont les deux arts peuvent s’articuler. Comme le déclare Peter Sellers jouant au ping-pong avec James Mason, « it’s not
really who wins, it’s how you play ».
Certains partis pris dans la constitution de cette synthèse sont motivés par le programme des concours de l’agrégation et du CAPES
d’anglais. Ainsi, l’autre adaptation cinématographique, celle d’Adrian
Lyne, ne figure pas au centre de cette étude croisée, mais il est conseillé
d’en prendre connaissance à titre de comparaison. En outre, l’édition de
référence pour le roman est celle de Penguin (« Red Classics ») 2006,
mais il est fortement recommandé de consulter l’édition annotée par
Alfred Appel, qui fournit une introduction et des notes très utiles et
constitue souvent l’édition de référence pour nombre de critiques. Enfin,
une section en anglais, ‘Significant Moments’, offre des analyses approfondies mais non exhaustives de passages clefs du roman, constituant de
ce fait un support utile à l’entraînement à l’épreuve de commentaire,
sans imposer une rhétorique prête à l’emploi ou une ‘grille de lecture’.
Enfin j’aimerais remercier ceux et celles qui m’ont, d’une manière ou
d’une autre, entourée de leur soutien au cours de cette aventure : Terri
et Jean-Pierre, Laure, Xavier, Barbara et Michel. Leur aide fut pré-
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Synthèse d’une œuvre : Lolita de Nabokov et de Stanley Kubrick
cieuse et je leur en suis très reconnaissante. Je remercie également la
dame de la bibliothèque du cinéma l’Odyssée à Strasbourg, qui se reconnaîtra j’en suis sûre.
Références
Dans un souci d’allègement, les références aux critiques ne comprennent la plupart du temps que le nom du critique, suivi de la page. Le
lecteur se reportera alors à la bibliographie pour obtenir la référence
complète. Si le critique a plusieurs entrées dans la bibliographie, la référence est augmentée d’une date. Les références de pages ne comportant
que des chiffres se rapportent à Lolita, mais parfois aussi à un ouvrage
critique qui vient d’être cité. Les références à d’autres œuvres de Nabokov sont précédées d’abréviations :
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A : Ada or Ardor: A Family Chronicle, London, Weidenfeld & Nicolson, 1969.
AL : The Annotated Lolita, ed. Alfred Appel, Harmondsworth, Penguin, 1993.
BS : Bend Sinister, Harmondsworth, Penguin, 1974.
D : Despair (Otchayanie), trad. Vladimir Nabokov, London, Weidenfeld & Nicolson.
G : The Gift (Dar), trad. Michael Scammelle et Dmitri Nabokov avec Vladimir
Nabokov, Londres, Weidenfeld & Nicolson, 1972.
LaS : Lolita: A Screenplay (1974), New York, Vintage International, 1997.
LDQ : Lectures on Don Quixote, ed. Fred Bowers, London, Weidenfeld & Nicolson,
1983.
LL : Lectures on Literature, ed. Fredson Bowers, London, Weidenfeld & Nicolson,
1980.
LRL : Lectures on Russian Literature, ed. Fredson Bowers, London, Weidenfeld &
Nicolson, 1981.
LATH : Look at the Harlequins!, Harmondsworth, Penguin, 1980.
M : Mary (Mashenka), trad. Michael Glenny avec Vladimir Nabokov, Harmondsworth, Penguin, 1973.
NWL : Dear Bunny, Dear Volodya: the Nabokov-Wilson letters, 1940-1971, ed.
Simon Karlinsky, Berkeley, University of California Press, 2001.
NG : Nikolai Gogol, Norfolk, Conn., New Directions, 1944.
PF : Pale Fire, Harmondsworth, Penguin, 1991.
P : Pnin, London, Heinemann, 1957.
RLSK : The Real Life of Sebastian Knight, Harmondsworth, Penguin, 1995.
SL : Selected Letters 1940-1977, éd. Dmitri Nabokov & Matthew J. Bruccoli, London, Weidenfeld & Nicolson, 1990.
SM : Speak, Memory: An Autobiography Revisited, Harmondsworth, Penguin,
1969.
SO : Strong Opinions, New York, Vintage International, 1990.
ST : The Stories of Vladimir Nabokov, ed. et trad. Dmitri Nabokov, London, Weidenfeld & Nicolson, 1996.