Le Blanc et le noir chez Marguerite Duras et Roman Opalka - E

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Le Blanc et le noir chez Marguerite Duras et Roman Opalka - E
Alexandra Saemmer
Le blanc et le noir chez Marguerite Duras et Roman Opalka
c’est un peu comme regarder toujours à
travers la même fenêtre afin d’avoir le
temps d’approfondir le regard
(Roman Opalka)
« On se jette ou on ne se jette pas par la fenêtre il faut trouver d’autres voies pour
voler dans l’esprit. »1 L’écrivain Bernard Noël, qui rencontre le peintre Roman
Opalka afin de s’entretenir avec lui sur cette unique oeuvre que l’artiste poursuit
depuis 1965, décide de publier l’enregistrement de la conversation sous forme d’une
seule phrase très longue, n’insérant ni points ni virgules qui découperaient le flux
des paroles. « J’ai peur d’exploser peur de mourir car dans cet instant je suis dehors
c’est-à-dire hors de chez moi hors de ma peau tant que rien n’est commencé je ne
suis pas là dès qu’un nombre est tracé ça va mieux. »2 Pas de point d’exclamation,
pas de suspension, pas d’interrogation. Malgré la haute charge émotive des mots,
rien que le mouvement irréversible de la parole. En 1965, Roman Opalka peint son
premier chiffre blanc, le 1, à l’angle supérieur gauche d’un tableau de couleur sombre. Depuis il fait, jour après jour et sans s’arrêter même en voyage, son décompte
vital. Il est maintenant arrivé à plusieurs millions. Depuis 1972, la visibilité du mouvement de décompte baisse cependant avec chaque nouvelle toile : Opalka décida de
rajouter, avant chaque reprise du geste initial qui consiste à poser un chiffre blanc
sur une toile monochrome sombre, un pourcent de blanc de plus à la couleur de fond.
Sur des tableaux devenus progressivement blancs, il continue maintenant à tracer
des chiffres blancs qui, dès que la peinture est séchée, disparaissent dans le fond. Sur
les photos en noir-et-blanc que Roman Opalka prend de lui-même à la fin de chaque
séance de travail, les cheveux de l’artiste, s’éclaircissant de plus en plus, s’amalgament progressivement avec le fond également blanc. Les traits se creusent. Roman
Opalka s’efforce en revanche de garder toujours une même expression du visage. Il
décida d’enregistrer sa voix, qui répète en polonais, dans sa langue maternelle, les
chiffres qu’il peint. Maintenant qu’il est arrivé au blanc sur blanc, cet enregistrement
lui permet de se repérer.
Quelle réduplication monotone, quel travail de Sisyphe, sommes-nous tentés de
nous exclamer, quelle répétition ennuyeuse d’un même geste de décompte qui, par
sa rigidité conceptuelle, semble exclure toute nouveauté, toute expressivité – toute
émotion. Un ordinateur, travaillant plus rapidement et sans aucune faute, pourrait
décharger l’artiste de ce travail de forçat, comme une machine aurait pu remplacer
le père de Roman Opalka qui a passé sa vie à travailler dans les mines de charbon.
1
2
Bernard Noël, « Détails », in Roman Opalka, Paris, Éditions Dis voir, 1996, p. 54.
Idem, p. 68.
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Roman Opalka, 1965/1- ∞ (détail)
Si un tas de matière noire représenterait, selon l’artiste, l’œuvre du père que celui-ci
« a accumulé[e] tout au long de cette vie de labeur obscur »3, le fils va pourtant vers
le blanc. Si, comme Opalka avance, « chez l’ouvrier le travail absurde est la partie
3
Voir Catherine Desprats-Péquignot, Roman Opalka : une vie en peinture, Paris,
L’Harmattan, 1998, p. 65.
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honteuse de notre monde qui exige d’être esclave pour manger »4, sa démarche de
décompte lui permettrait « de faire une chose qui ne sert à rien qu’à sauver le
sens »5. À l’âge de neuf ans, Roman Opalka, déporté dans un camp de concentration, se trouva enfermé dans une cellule noire. Mais à partir d’un petit objet trouvé
dans la cellule, il se fabrique un jouet qui le sauve du noir de la folie. Lorsqu’il
Roman Opalka, 1965/1- ∞ (détail)
4
5
Bernard Noël, « Détails », op.cit., p. 68.
Idem, p. 68-69.
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apprend la mort de son père, Opalka se remet tout suite au travail de décompte –
geste fondateur d’un fils qui se désigne lui-même de « Sisyphe libéré ». Dès qu’un
nombre est tracé, ça va mieux...
Opalka se distingue effectivement du Sisyphe mythique : dans son travail, la
répétition n’est qu’apparente. Car la logique mathématique même de son concept
inscrit l’artiste dans un mouvement progressif qui rend tout retour sur le passé
impossible : l’axe du temps qu’il retrace dans son oeuvre ne peut, par définition,
jamais se reboucler sur lui-même. La constante progression s’interrompt seulement
avec la mort du peintre. Du vivant de l’artiste, son œuvre restera en mouvement perpétuel. Bien que les éléments qui composent les chiffres se répètent, les chiffres euxmêmes ne se répètent jamais. Sauf erreur de l’artiste, ils augmentent avec la même
irréversibilité que le nombre de secondes représentant une vie. « J’ai mis au monde
un système dans le mouvement duquel tout change sans arrêt et où tout est sans
cesse la même chose », explique le peintre6. La décision qu’il avait prise en 65 de
ne pas commencer son décompte avec le O, mais avec le chiffre 1, symboliserait le
dynamisme de sa peinture étant, comme il dit, en marche vers un « sens ». « Le 1
prenait en charge tout le futur, et de l’œuvre et de la vie de l’artiste », commente
l’écrivain et mathématicien Jacques Roubaud7, et il ajoute : « C’est affirmer indirectement l’existence réelle de l’éternité »8.
Bien que le geste de tracer des chiffres pendant toute une vie, puisse sembler
entièrement répétitif et que la tâche que l’artiste s’inflige, jour après jour, paraisse
monotone et tournée vers l’attente de son unique fin possible, la mort, Opalka
lui-même y voit une exaltation de la vie. En effet, ses toiles dégagent, malgré leur
sobriété strictement anti-expressioniste, un étrange souffle vital. Premièrement, il y
a les erreurs que le peintre accepte de faire, et qui témoignent d’une émotion contenue
dans le concept : « Très souvent je me projette en faisant ce que je fais je me
promène dans le passé et dans le futur j’ai la sensation du présent et quand elle me
jette dans le futur c’est une drogue qui me fait l’éviter »9. Une manière comme une
autre de voler dans l’esprit... Deuxièmement, l’approche des chiffres « magiques »
comme le premier million, semble provoquer une émotion extraordinairement forte
chez l’artiste, qui se transcrit par des petites irrégularités d’écriture, et se manifeste,
sur la bande-son, par le tremblement de sa voix. Troisièmement, les traces du
pinceau ne sont jamais parfaitement régulières. Les contours des chiffres, d’abord
bien précis, s’estompent lorsque les poils du pinceau se vident progressivement de
la couleur absorbée. Systole et diastole, rythme du coeur, pulsations émotionnelles –
écriture. « Ce que je fais... c’est de l’écriture... l’écriture souffle la suite de son propre événement ce que je fais pourrait être un livre », explique Opalka à maintes
reprises10. Si c’était un livre, il s’agirait d’une autobiographie ; il s’agirait d’un journal qui, dit-il, serait écrit « sans fantasmes sans petits oiseaux », et qui serait quand
même, compté de un jusqu’à l’infini, d’abord strictement personnel – l’artiste a
inclus son nom dans le titre du projet, « Opalka 1965 / 1-∞ ».
6
7
Ibid., p. 54.
Jacques Roubaud, « Le Nombre d’Opalka », in Roman Opalka, Paris, Éditions Dis voir,
1996, p. 32.
8 Idem, p. 35.
9 Bernard Noël, « Détails », op. cit., p. 53.
10 Idem, p. 85.
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Représentation d’une vie donc, comme on la croyait impossible après le suprématisme ; affirmation tenace en une croyance dans le Tout, après l’écroulement des
systèmes métaphysiques : « C’est en ce sens que l’ensemble forme comme une
phrase sans virgule sans point c’est une unité qui ne se sépare plus et qui produit un
sens. »11 Opalka mystique, oui. Opalka-écrivain d’une confession extatique, et qui
n’a pas conscience du chiffre qu’il peint, car « c’est inconscient c’est comme l’écriture quand tu écris un mot tu ne penses pas à l’orthographe tu ne penses qu’à la
phrase au sens de la phrase... »12 Si l’écriture des chiffres produit un sens, qu’en estil pourtant du blanc qui a progressivement envahi ses toiles ? Ne nous confronte-t-il
pas à l’absence finale de toute possibilité de représentation, à une icône inébranlable
d’un infini pétrifié – à l’absence de sens ? L’oeuvre de Roman Opalka a souvent été
comparée à celle de Malévitch. Le peintre lui-même situe pourtant sa démarche à
l’opposé de celle de Malévitch qui consiste à peindre des monochromes parfaitement blancs ou noirs. Malévitch se serait échecmatisé lui-même : « il ne savait plus
comment s’en sortir », commente Opalka. Le 1 de sa première toile de 65 s’opposerait au zéro de Malévitch ou de Duchamp, qui ne serait rien qu’une recherche du
niveau 0 de la sensibilité de l’artiste. Il aurait libéré la peinture de l’impasse dans
laquelle les artistes cités l’auraient menée. « J’ai parlé de blanc mental de blanc
spirituel il n’existe aucun raccourci pour y parvenir car ce blanc n’est ni une toile
vierge ni un monochrome c’est plutôt un fantôme oui le fantôme de la totalité du trajet
qui a conduit jusque-là », explique-t-il à Bernard Noël.13
Même si le rapprochement peut paraître étonnant d’un premier abord, je voudrais
donc, au lieu de comparer le blanc chez Opalka au blanc et au noir chez Malévitch
ou Bob Ryman, le rapprocher du noir qui envahit la bande-images de l’un des
derniers films de Marguerite Duras, intitulé L’Homme atlantique14. Pendant la
moitié du temps de projection, le spectateur se trouve enveloppé dans un noir total.
Les rares images qui traversent encore l’écran, ne se laissent plus inscrire dans une
cohérence narrative. Fait-elle, quelques décennies après les radicalismes de
Malévitch dans la peinture, le massacre du cinéma, met-elle en scène sa vanité, sa
mort ? Lorsqu’une journaliste lui pose la question, Marguerite Duras paraît étonnée :
« Je ne savais pas que je filmais en même temps la vanité du cinéma. »15 Elle précise : « Je crois que le noir est dans tous mes films, terré, sous les images... Il est
également dans tous mes livres. Ce noir, je l’ai appelé l’ombre interne »16. À
d’autres endroits, l’image d’une « chambre noire » symbolisera cette « ombre
interne ». Comme la « chambre noire intérieure » dont a parlé Marcel Proust, cette
chambre durassienne n’est jamais un équivalent du vide. Elle contient au contraire
le tissu du trop-plein, le dense réseau des histoires, des ombres intra-, intertextuelles
et biographiques, « la masse du vécu non inventoriée, non rationalisée », lorsqu’elle
11
12
13
14
Ibid., p. 80.
Ibid., p. 74.
Ibid., p. 76.
Marguerite Duras, L’Homme atlantique, production : Berthemont, INA, Des femmes filment, 1981.
15 Marguerite Duras, « J’ai toujours désespérément filmé... », interview avec Colette
Mazabrard, Cahiers du cinéma n° 426, p. 65.
16 Marguerite Duras et Xavière Gauthier, Les Parleuses, Paris, Éditions de Minuit, 1974,
p. 50.
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est encore entassée dans « une sorte de désordre originel »17 et que l’écriture n’est
pas encore passée dessus.
D’habitude, des couches se détachent du noir, elles s’aèrent, noires et blanches,
elles deviennent lisibles, pages de livres, images approximatives.
Dans mon ombre interne où la fomentation du moi par moi se fait, dans
ma région écrite, je lis qu’il s’est passé cela. Si je suis un professionnel, je prends le stylo et la feuille de papier et j’opère la conversion de
la conversion. Qu’est-ce que je fais, ce faisant ? Je tente de traduire
l’illisible en passant par le véhicule d’un langage indifférencié, égalitaire... Je m’enlève de la masse intérieure18.
La chambre est obscure, mais on lit à travers... Marcel dans La Recherche est
couché sur son lit, et lentement, « comme après la métempsycose les pensées d’une
existence antérieure, le sujet du livre se détache de lui. »19 La chambre est noire
parce qu’elle est trop pleine, pleine de paroles, pleine d’ombres, pleine de masse de
vécu. Si le noir de L’Homme atlantique représente cette chambre noire, sa couleur
est donc infiniment profonde, et dynamique. « Regardez cette obscurité autour de
nous, si dense, il ne faut pas s’en plaindre désormais, voyez comme on lit à travers »,
dit l’auteur à Yann Andréa20 – invitation à des « lectures illimitées » qui nous est
adressée aussi.
D’habitude, Marguerite Duras fait la « conversion de la conversion » du noir en
remplissant la feuille blanche de papier des strates détachées de la « masse du
vécu » – tout comme Roman Opalka, qui fait le décompte vital à notre place en
écrivant des chiffres blancs sur des toiles sombres. On voit à travers, on lit à travers.
Lorsque l’écran nous enveloppe du noir et le tableau éclate de blanc, les masses de
vécu qui le constituent, demeurent inextricablement mêlées. « Chacun de mes
romans se présente comme un négatif où les lecteurs, s’ils sont de bonne volonté,
doivent s’y retrouver et remplir les vides que je laisse dans mes livres », avait-elle
dit avant d’entreprendre ses expériences cinématographiques. Marguerite Duras
explique que, lorsqu’elle voulait tourner le texte de son livre L’Homme atlantique,
« toute image proposée tombait en désuétude eu égard au texte », qu’elle s’était
trouvée « tout à coup devant le manque définitif de la représentation de l’écriture. »21 Depuis le début de son activité de cinéaste, l’auteur s’acharne à ce que les
images projetées laissent assez de place, « en donnant moins à voir et plus à
penser »22. Devant l’écran noir de L’Homme atlantique, qui n’est pas une icône
figée d’une éternité statique comme celui de Malévitch, mais dynamique et
dynamisant, le spectateur se trouve confronté à un négatif au contenu le plus radical, qui donne à la masse de vécu accumulée de l’auteur, d’abord strictement personnelle, un caractère universel, accessible à chaque spectateur qui accepte d’en
faire sa « conversion de la conversion » personnelle.
17
Marguerite Duras et Michelle Porte, Les Lieux de Marguerite Duras, Paris, Éditions de
Minuit, 1977, p. 99.
18 Marguerite Duras et Xavière Gauthier, Les Parleuses, op. cit., p. 50.
19 Marcel Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, Folio, 1987 et 1988, p. 3.
20 Marguerite Duras, L’Été 80, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 87.
21 Marguerite Duras, « J’ai toujours désespérément filmé... », p. 65.
22 Jean Mascolo et Jérôme Beaujour, Duras filme, 1984.
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« Le spectateur, lui, n’a pas grand-chose à faire » lorsqu’il regarde les Détails de
l’œuvre de Roman Opalka, commente Christine Savinel23. Selon l’artiste lui-même,
ce sont plutôt les monochromes de Malévitch qui mettent le spectateur dans une telle
stase. Il est vrai que Roman Opalka fait d’abord son propre décompte vital, et que
sa démarche est donc, avant tout, strictement personnelle. Lorsqu’il nous confronte
pourtant à la toile blanche, la vision devient une expérience de pensée universelle,
accessible à tout et à chacun qui accepte de s’y risquer. « Regarde cette toile c’est
un miroir où tu vois l’infini un miroir n’a pas de couleur c’est nous qui donnons la
couleur aux miroirs », explique-t-il à Bernard Noël24. Nous nous souvenons de l’invitation que Marguerite Duras avait adressée à Yann Andréa, de ne pas se plaindre
de la couleur noire de la chambre, mais d’essayer de lire à travers. En effet, ni Duras
ni Opalka ne veulent produire des monochromes aveuglants, statiques, et ni Duras
ni Opalka ne le font. Car même si l’écran de L’Homme atlantique est d’apparence
parfaitement noire, il s’agit encore d’une image, d’images ; à chaque moment, ces
images peuvent s’éclaircir vers le blanc qui, d’un point de vue technique déjà,
continue à illuminer l’image noire par derrière. Marguerite Duras continue d’ailleurs
à écrire et à faire des films après L’Homme atlantique. Le dynamisme du noir
l’amène de nouveau vers l’image et le mot distinct. De même, le blanc de Roman
Opalka, en apparence total, reste toujours dynamique : la démarche de rajouter au
fond de chaque nouvelle toile un pour-cent de blanc fait que, d’un point de vue
mathématique, il n’atteindra jamais le blanc total, et que le noir continue à assombrir l’image blanche par derrière. Le fond de la toile est couvert de couleur
acrylique, mais les chiffres qui se tracent sur ce fond, sont peints en couleur de
titane. Des rayons X révéleraient la maculature sur laquelle Opalka s’acharne à
écrire, même maintenant qu’il est d’apparence arrivé au blanc sur blanc. Le noir, dit
Duras, est terré sous tous ses écrits, sous tous ses films, et elle travaille avec. « Et
même si je ne l’atteins jamais, il est déjà là. Je vis avec l’idée de ce blanc qui se crée,
que j’exalte tout au long de l’exécution de ce concept », explique Roman Opalka.25
Une objection capitale pourrait nous empêcher maintenant à mener notre comparaison entre les deux artistes à terme : Roman Opalka va vers le blanc, « l’exaltation d’un blanc qui est toute une vie allant vers la lumière »26. Marguerite Duras va
vers le noir, et elle constate : « Ou bien on fait toute la lumière et on est fou. »27
Est-ce que l’on ne peut pas en conclure que les deux concepts sont foncièrement différents, diamétralement opposés – comme le noir et le blanc ?
Nous pensons que la cause de cette apparente différence entre Marguerite Duras
et Roman Opalka se trouve dans leur fonds de culture respectif, dans leur biographie. En Occident, le noir est la couleur représentative du deuil, de la séparation, de
la peur. Pour Opalka, ce noir, culturellement chargé, acquiert une profondeur très
personnelle : petit garçon, déporté dans un camp de concentration, il fût enfermé
dans une cellule noire, se souvient-il. Comme nous l’avons déjà évoqué, son père
travaillait dans les mines de charbon. Catherine Desprats-Péquignot a donc sans
23
24
25
Christine Savinel, in Roman Opalka, Paris, Éditions Dis voir, 1996, p. 13.
Bernard Noël, « Détails », op. cit., p. 69.
« Roman Opalka, une vie de chiffres », interview avec Hervé Legros, Art Press 168
(1992), p. 11.
26 Bernard Noël, « Détails », op. cit., p. 70.
27 Marguerite Duras et Xavière Gauthier, Les Parleuses, op. cit., p. 50.
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doute raison de présumer que, avec chaque Détail, Opalka essaie de repousser un
peu plus ce noir de l’injustice sociale, de la cruauté imméritée, de la peur existentielle28. Marguerite Duras est née en Indochine. Ses parents étaient d’origine
française, mais elle a grandi dans un entourage culturel vietnamien. « Pour un
Asiatique », explique Antonin Artaud, « la couleur blanche est devenue insigne de la
plus extrême décomposition »29. Dans l’œuvre de Marguerite Duras, le blanc
devient la teinte du silence de la fin du monde, de l’impossibilité de l’écriture, du
manque d’identité, de la mort, de l’horreur, de l’holocauste. La cour blanche
d’Auschwitz, où le père et la mère de la petite fille Aurélia Steiner trouvent la mort,
est son symbole le plus pertinent.30
Si Marguerite Duras avait voulu filmer la mort du cinéma, elle se serait décidée
pour l’écran blanc. Après, elle aurait arrêté de faire des films. Mais Marguerite
Duras explique : « Je vois la destruction ainsi : comme si une première couche de
réel était partie et qu’une deuxième couche apparaisse. »31 Au bout de plusieurs
décennies de création artistique, de travail sur le temps, l’image, le mot, le noir-surblanc, elle arrive à un noir dynamique à partir duquel toute écriture peut repartir. Si
Roman Opalka avait voulu peindre une icône de la mort de la peinture, il serait
arrivé à l’écran noir. Mais, en allant vers sa propre mort, il arrive à une toile blanche,
d’un blanc qui, explique-t-il, « est mental c’est l’exaltation d’un blanc qui est toute
une vie allant vers la lumière »32, et qui redonne une nouvelle vie à la création artistique.
28 Catherine Desprats-Péquignot, Roman Opalka : une vie en peinture, op. cit., p. 65.
29 Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, Paris, Gallimard, 1964, p. 14.
30 Marguerite Duras, Le Navire Night ; Césarée ; Les mains négatives ; Aurélia Steiner, Paris,
Mercure de France, 1979.
Marguerite Duras, Œuvres cinématographiques, édition vidéographique critique, Paris,
Ministère des relations extérieures, p. 36.
32 Bernard Noël, « Détails », op. cit., p. 62.
31

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