compte rendu istanbul - Recherche Droits Sociaux

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compte rendu istanbul - Recherche Droits Sociaux
Colloque d’Istanbul des 15 et 16 octobre 2009
Compte rendu rédigé par Céline Fercot*
Université de Marmara (Istanbul),
Campus de Haydarpaşa, Grande Salle (Ord. Prof. Dr. Reşat Kaynar)
Les 15 et 16 octobre 2009
LES DROITS SOCIAUX CONSTITUTIONNELS ET LA CHARTE SOCIALE EUROPÉENNE
Colloque franco-turc
Organisé en coopération avec :
L’Ambassade de France en Turquie et le Consulat Général de France à Istanbul
Le Comité européen des droits sociaux du Conseil de l’Europe
L’Institut Français des Etudes Anatoliennes (IFEA) d’Istanbul
L’Université Montesquieu (Bordeaux IV)
L’Université de Limoges
Le colloque s’est déroulé sur deux journées.
1. La première partie du colloque fut consacrée au droit international et européen.
- La toute première séance a été inaugurée par Jean-François Akandji-Kombé, Doyen de
l’Université de Caen.
A cette occasion, il est apparu qu’il fallait se méfier des évidences, et qu’il ne suffisait pas de
se reporter aux textes internationaux en se demandant s’ils se présentaient comme proclamant ou
garantissant des droits sociaux. A n’en pas douter, les sources internationales des droits sociaux sont
en effet plus diversifiées qu’il n’y paraît. Ainsi, M. Akandji-Kombé distingue les sources qu’il qualifie
de « directes » des sources qu’il considère comme étant « indirectes », dont la vocation originelle n’est
pas de protéger les droits sociaux mais qui, de différentes manières, ont étendu leur champ
d’application matériel. Au-delà de cette distinction, il n’existe aucune « cloison étanche » entre droits
civils et sociaux, tous deux étant soumis à un même processus de « socialisation » des droits
fondamentaux.
M. Akandji-Kombé a terminé son intervention en évoquant une triple réalité du droit
international des droits de l’Homme. La première correspond à un chevauchement entre les
instruments de protection des droits sociaux d’une part et des droits civils d’autre part (cf. PIDCP). La
seconde est que les droits civils peuvent, de par leurs conditions d’exercice, se retrouver placés dans
un contexte qui les « socialise ». Ils apparaissent ainsi comme « le prolongement » des droits sociaux
(cf. le droit à une vie privée et familiale, le droit au recours, mais aussi le droit à la liberté de pensée,
de conscience, qui jouent un rôle essentiel dans les rapports de travail). Enfin, les droits civils peuvent
être interprétés de telle sorte qu’ils s’enrichissent d’une dimension sociale ou qu’ils impliquent des
exigences sociales particulières (cf. droit au bien, art. 1er du Protocole 1 en matière de sécurité
sociale). Or il convient de constater que cette conception d’une interprétation « socialisante » n’est
pas celle du PIDCP. Jusqu’à présent, le contexte particulier des Nations-Unies, et la volonté des Etats
parties de bien marquer la séparation entre les Pactes n’a pas permis au Comité des droits de l’Homme
de faire preuve des mêmes audaces de la Cour EDH, sauf à la marge – lorsqu’est en cause la norme de
non discrimination.
*
Coordinatrice du projet de recherches « Droits des pauvres : pauvres droits ? Recherches sur la justiciabilité
des droits sociaux » [http://droits-sociaux.u-paris10.fr], dirigé par Mme Diane Roman, professeur à l’Université
de Tours et chercheuse associée au CREDOF.
Ensuite, Mme Ioanna Kucuradi, professeur à l’Université de Marmara et Directrice du Centre
de recherche et d’application des droits de l’Homme1, a insisté sur la nécessité de concevoir les droits
sociaux dans un rapport étroit avec les problématiques relatives aux pays en voie de développement,
aux flux migratoires ou encore au développement durable. En effet, nombreuses sont les politiques de
développement qui ont engendré des inégalités sociales.
Enfin, Mme Isabelle Chablais-Fabrizzi, Juriste au Secrétariat du Comité européen des droits
sociaux, a essentiellement rappelé les mécanismes procéduraux entourant la mise en œuvre de la
Charte sociale européenne. En guise de conclusion, elle a évoqué le rôle de la Charte sociale
européenne en tant que complément à la CEDH, et en tant qu’instrument permettant de donner un sens
à l’interdivisibilité et à l’interdépendance des droits de l’Homme. Elle a également souligné la
nécessité de dégager des principes qui soient également effectifs au sein de chaque Etat.
Au cours de la séance de questions, il s’est tout d’abord agi de déterminer la place des rapports
émis par les ONG dans les procédures engagées devant le Comité européen. Ensuite, les questions se
sont toutes orientées vers un même débat, relatif à la nécessité d’envisager un changement d’objectif
dans les politiques, lesquelles devraient être davantage axées sur l’éducation, les ressources financières
étant quant à elle en réalité souvent suffisantes. Luis Jimena Quesada, professeur à l’Université de
Valence (Espagne) est longuement intervenu sur le problème de la gestion des ressources, critiquant
très fortement l’argument actuel selon lequel il est impossible de protéger correctement les droits
sociaux en raison de la crise économique. Il a cité un exemple très intéressant : en Espagne,
l’administration a récemment été condamnée à payer, à plusieurs reprises, des sommes astronomiques,
sous la forme notamment d’intérêts moratoires, pour la simple raison qu’elle ne paie pas, ou paie très
tard les entreprises privées qui fournissent des médicaments aux hôpitaux publics. Or il est bien
évidemment ridicule que de tels intérêts moratoires soient versés uniquement en raison de l’attitude de
l’administration, qui procède quotidiennement à un véritable gaspillage d’argent. Aussi, on peut
affirmer que deux problématiques se côtoient : se pose un problème de ressources, d’une part, mais
également un problème de responsabilité de la puissance publique, d’autre part. Or, il arrive souvent
que le comportement fautif de l’administration nuise à la responsabilité sociale de l’Etat. De plus, il est
totalement faux de dire que les droits civils et politiques ne coûtent rien (citons ne serait-ce que le droit
à un procès équitable). Enfin, Jean-François Akandji-Kombé a souligné qu’il serait intéressant que des
économistes calculent le coût de l’absence de droits sociaux (idée soulignée par tous comme étant très
originale !). Il a ainsi suggéré d’envisager, par hypothèse, un Etat dans lequel il n’existe pas de
garantie du droit syndical ou du droit à un salaire minimum … en calculant le coût d’une telle absence,
non seulement en termes financiers, mais également en termes de structures sociales et de « paix
sociale ».
- La seconde séance a quant à elle été intégralement consacrée à la Charte sociale européenne, avec
les interventions de M. Rüchan Isik, Membre du Comité européen des droits sociaux, professeur à
l’Université de Bilkent (Ankara), et de Luis Jimena Quesada, membre du Comité européen des droits
sociaux et professeur de droit constitutionnel à l’Université de Valence (Espagne). M. Quesada, après
avoir rappelé les règles entourant l’application de la Charte sociale par les juridictions internes, a
souligné le rapport de complémentarité existant entre la Charte sociale européenne et la CEDH d’une
part, et entre la Charte et les droits nationaux d’autre part. Il a notamment insisté sur le fait que la
Charte et la jurisprudence du Comité contribuent à mieux développer les systèmes constitutionnels
nationaux. Dans tous les cas, la cohérence des différents systèmes de protection des droits
fondamentaux doit conduire à retenir la source la plus favorable à la liberté (favor libertatis).
1
Remarque : traduction simultanée du turc vers le français très problématique.
2. La deuxième partie du colloque fut quant à elle consacrée au droit comparé.
- Dans un premier temps, l’expérience française a été présentée au travers d’une synthèse de notre
projet de recherche, présentée par Céline2. Cette contribution a été suivie d’un exposé sur le droit au
logement dans le contexte de la loi DALO, présenté par M. Eric Sales, Maître de conférences
l’Université de Montpellier I, en détachement à l’Université de Galatasaray (Istanbul).
- Dans un deuxième temps, trois intervenants, dont deux professeurs de droit social, sont intervenus
sur les droits sociaux en Turquie. A cette occasion, a été soulevée la difficulté de parvenir à une
définition commune des droits sociaux, lesquels sont surtout envisagés, en Turquie, sous l’angle des
droits des travailleurs. M. Mesut Gulmez a rappelé la « double expérience constitutionnelle » de la
Turquie du point de vue des droits sociaux et de l’Etat social. Consacrés avec force par le texte
constitutionnel de 19613, les droits sociaux ont par la suite connu un recul certain, avec l’adoption
d’une nouvelle Constitution en 1982. Depuis, il apparaît qu’une majorité de travailleurs demeure
juridiquement « en dehors » des droits sociaux (d’autant plus que le taux de syndicalisation – officieux
– des travailleurs turcs ne serait que de 5%). Il a ainsi conclu son intervention en évoquant « une
pathologie congénitale » des droits sociaux, accentuée par le fait que même les dynamiques externes
(OIT, Charte sociale, Charte des droits fondamentaux) ne sont pas efficaces (notamment en matière de
droit de grève).
- Enfin, dans un dernier temps, la situation des droits sociaux en Italie a été présentée par Mme Tania
Groppi, professeur à l’Université de Sienne (Italie). Puis M. Rainer Arnold, professeur à
l’Université de Regensburg (Allemagne) a présenté le cas de l’Allemagne et des pays d’Europe
centrale. A cette occasion, plusieurs éléments de divergence sont apparus.
La Constitution italienne ne contient aucune disposition équivalente au principe de l’Etat
social. Néanmoins, depuis 2007, les traités internationaux ont une force supérieure à la loi, et influent
très largement sur l’ordre juridique italien. Alors qu’au départ, les droits sociaux n’étaient conçus que
comme des normes programmatiques adressées au législateur, la Cour constitutionnelle est revenue
sur cette interprétation, en reconnaissant à toutes les dispositions constitutionnelles, y compris les
droits sociaux, un caractère normatif. Elle a notamment développé la notion de « droits
constitutionnels conditionnés » (par la réalisation donnée par le législateur)4. En 1999, tout en
continuant à employer l’expression de droits sociaux « conditionnés », les juges constitutionnels ont
affirmé l’existence d’un « contenu essentiel » de certains droits sociaux ; ce minimum devant être
garanti sans que soient prises en compte les nécessités liées à l’équilibre du budget public.
Parallèlement, toujours dans les années 1990, la Cour constitutionnelle a développé la technique des
« décisions additives de principes » (ce qui correspond à un recours en carence). Par ce biais, la Cour
constitutionnelle est ainsi en mesure de venir compléter le travail du législateur. Ainsi, les droits
sociaux apparaissent comme un véritable « laboratoire de techniques constitutionnelles ».
A l’opposé, la Loi fondamentale allemande mentionne explicitement l’existence d’un Etat
social. Néanmoins, ce principe est surtout puissant lorsqu’il s’agit de légitimer des interventions dans
la propriété ou la liberté de l’individu sur la base d’un autre droit fondamental. Parallèlement, le
silence de la Loi fondamentale sur les droits sociaux tend à laisser penser que les droits sociaux ne
sont que des programmes. Il s’avère en réalité que le domaine législatif est beaucoup plus riche en
matière de droits sociaux : l’Etat social est ainsi avant tout réalisé par le législateur. En revanche,
2
Cette contribution orale a été présentée en remplacement de celle de M. Oberdorff. Elle a par la suite été
totalement refondue, et a débouché sur l’article commun écrit par Isabelle, Diane, Tatiana et Marc (qui sera
bientôt publié dans les Actes du colloque).
3
M. Ali Karagulmez a rappelé les six caractéristiques de la Constitution de 1961 : outre le respect des droits de
l’Homme, ce texte insistait sur le bien-être de l’individu, l’égalité, la dignité, mais évoquait aussi la protection
contre le chômage, ainsi que la distribution équitable des richesses.
4
La conception des droits sociaux en tant que droits conditionnés aux ressources financières a surtout été
développée au cours des années 1990, alors que l’Italie s’efforçait d’atteindre les paramètres établis par le traité
de Maastricht.
contrairement au droit italien, le droit allemand préfère construire la protection des droits sociaux sous
l’angle de son droit interne plutôt que sous l’influence du droit international, même communautaire ou
européen5.
3. La troisième et dernière partie du colloque s’est quant à elle concentrée sur la place des droits
sociaux en droit communautaire et européen.
- Une séance entière a été consacrée aux droits sociaux dans la jurisprudence de la Cour de Strasbourg.
A cette occasion, sont intervenus MM. Jean-Pierre Marguénaud et Jean Mouly, tous deux professeurs
à l’Université de Limoges.
M. Jean-Pierre Marguénaud a débuté son intervention en rappelant que la Charte sociale
européenne avait eu, pendant longtemps, un « effet inhibiteur » sur la CEDH. Néanmoins, cet effet est
rapidement devenu « stimulant », et s’est peu à peu estompé devant le « dynamisme interprétatif » de
la Cour. Reprenant les termes du professeur Frédéric Sudre, M. Marguénaud a évoqué la
« perméabilité » de la CEDH aux droits sociaux. Il a ensuite articulé son intervention autour de deux
points : le principe d’indivisibilité des droits de l’Homme et le rôle autonome du principe de non
discrimination. Il a ensuite évoqué la « synergie » des sources en matière de droits sociaux : toutes les
sources européennes, communautaires, et internationales alimentent un immense réservoir normatif,
que la CourEDH aménage, pour pouvoir « irriguer » à sa guise le domaine des droits civils et
politiques.
C’est d’ailleurs cette même idée que M. Jean Mouly a développée, en étudiant l’arrêt de la
CEDH Demir c. Baykara. M. Mouly a souligné que la Cour n’a jamais considéré la Convention
comme étant son unique texte de référence : elle utilise ainsi régulièrement des textes très divers,
même non contraignants, et recherche des « dénominateurs communs » parmi les différents Etats.
C’est justement la portée de cette décision, qui favorise la synergie des sources, en permettant à la
Cour de mettre la convention en osmose avec des instruments internationaux ou européens, quels
qu’ils soient.
- Ensuite, dans le cadre de la seconde séance de cette demi-journée, Melle Annie Gruber, professeur
à l’Université Paris Descartes, puis M. Aziz Çelik, chercheur et formateur au syndicat Kristal-İş et
Cengiz Aktar et enseignant à l’Université de Bahçesehir (Istanbul) ont focalisé leur attention sur la
Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, soulignant la « communauté de valeurs » qui
existe en matière sociale au sein des Etats membres.
En conclusion, M. Christian Grellois, professeur et vice-président de l’Université Montesquieu
(Bordeaux-IV), a évoqué la notion de « droits mendiants », de « droits qui font l’aumône », sans pour
autant être des « droits orphelins ». Il a insisté sur le fait qu’il s’agit surtout de droits mal connus, mal
aimés, voire inconnus. Il a parlé de créances qui doivent être « honorées » et non pas « contemplées ».
Il a ensuite souligné l’impact de la Charte sociale européenne, qui a conduit à une harmonisation des
droits sociaux en Europe. Il a ensuite ajouté que la consécration de l’universalité des droits sociaux
s’appuie sur des mécanismes juridictionnels déjà performants, avant d’insister sur la nécessité de
conférer une effectivité à des sources déjà anciennes, telles que la Loi fondamentale allemande de
1949, le Préambule français de la Constitution de 1946 ou encore la Constitution turque de 1961. Il a
terminé son intervention en évoquant la nécessité de s’entendre sur une « définition minimale » des
droits sociaux. Il semble en effet, par exemple, qu’en Turquie, les droits sociaux s’apparentent surtout
au droit de grève, aux droits des travailleurs ou aux droits syndicaux de manière générale.
5
A titre d’exemple, l’Allemagne n’a toujours pas ratifié la Charte sociale révisée.