Europe - Répertoire des sites d`auteurs SGDL

Transcription

Europe - Répertoire des sites d`auteurs SGDL
Un discours de Guillevic
Le 4 septembre 1965, aux Biennales de poésie de
Knokke-le-Zoute (Belgique), Guillevic fit une intervention
remarquable intitulée : Le poète et le monde social 1. A ce
moment, il a 58 ans et est l’auteur d’une dizaine de livres.
Depuis 1957, il a renoncé à écrire les poèmes militants qui
le caractérisèrent après la guerre. Avec Carnac (1961) et
Sphère (1963), son inspiration est redevenue intimiste.
Dans le discours de Knokke, l’engagement
communiste de Guillevic se détecte à travers la référence au
marxisme 2 et à la « lutte des classes », lutte des classes qui,
selon le poète, cessera lorsque la fête des hommes se
réalisera. En 1993, Guillevic confiera : « J’ai quitté le Parti
fin 80, après l’invasion de l’Afghanistan (…) Je reste un
homme de gauche, anti-capitaliste. Je ne suis plus
communiste, mais j’espère toujours qu’on arrivera un jour à
un socialisme humaniste. » 3
D’emblée, dans son discours, Guillevic se réfère à
Rimbaud : « …je postule que nous sommes « au monde » et
qu’il dépend de nous que la « vraie vie » soit présente, de
plus en plus présente. » Rappelons que dans Délires I, de
Une Saison en enfer, une femme se plaint de son époux :
« J’ai oublié tout mon devoir humain pour le suivre. Quelle
vie ! La vraie vie est absente. Nous ne sommes pas au
monde… » Plus loin, elle dit : « …cherchant pourquoi il
voulait tant s’évader de la réalité…/… Je reconnaissais, sans craindre pour lui, – qu’il pouvait être un sérieux danger
dans la société. – Il a peut-être des secrets pour changer la
vie ? »
Guillevic cite une deuxième fois Rimbaud : « trouver
le lieu et la formule », phrase qui se trouve dans le texte
Vagabonds – plus explicitement lié à la relation avec
Verlaine – des Illuminations : « … et nous errions, nourris
1
Europe, n°443, mars 1966, pp. 18 à 27.
A propos du marxisme de Guillevic, on pourra se référer à Vivre en poésie, Stock, 1980, pp. 199 à 202 et
Choses parlées, Champ Vallon, 1982, pp. 109 à 113.
3
Entretien avec Eugène Michel, Bulletin de la Bibliothèque de Raincy, 2001.
2
page 1
du vin des cavernes et du biscuit de la route, moi pressé de
trouver le lieu et la formule. »
En 1912, dans sa préface aux poèmes de Rimbaud,
Paul Claudel avait été l’un des premiers à évoquer ces lignes
de Rimbaud : « « La vraie vie est absente. Nous ne sommes
pas au monde. » Ce n’est pas de fuir qu’il s’agit, mais de
trouver « le lieu et la formule », « l’Eden » ; de reconquérir
notre état primitif de « Fils du Soleil ». » 4
En 1924, dans le Manifeste du surréalisme, Breton aura
également recours aux pages rimbaldiennes : « C’est peutêtre l’enfance qui approche le plus de la « vraie vie ». » Le
Manifeste se conclut par : « L’existence est ailleurs. »
Pour
Guillevic,
qui
s’affirme
« matérialiste
conséquent », la vie des hommes dépend d’eux-mêmes et de
leur action. Le monde « n’est pas donné une fois pour
toutes ». Quant aux poètes, ils ont toujours été « insatisfaits
de la vie vécue par eux et par les hommes autour d’eux. »
Donc, ils luttent pour un progrès. Guillevic cite deux vers de
La Jolie rousse d’Apollinaire : « …nous qui combattons
toujours aux frontières / De l’illimité et de l’avenir. » Dans
ce poème programmatique, Apollinaire décrit son
expérience humaine et observe la « longue querelle de la
tradition et de l’invention / De l’Ordre et de l’Aventure »,
puis il explique pourquoi il se place du côté de
l’exploration : « Nous ne sommes pas vos ennemis / Nous
voulons vous donner de vastes et d’étranges domaines / Où
le mystère en fleurs s’offre à qui veut le cueillir… » Ainsi,
Apollinaire demande « Pitié pour nous qui combattons
toujours aux frontières… »
La question des frontières est pour Guillevic
fondamentale, lieu de délimitation entre soi et l’autre, entre
l’humain et le monde. A travers cette frontière qu’il
convient de sans cesse localiser afin d’élargir l’espace
humain, la fonction de la poésie est de « tendre à rendre
présente la « vraie vie ». Et pour cela d’adapter l’homme au
monde et le monde à l’homme. »
D’abord : « adapter l’homme au monde ». Il s’agit en
fait d’aider l’homme à se définir par rapport au monde. Le
poète aide l’homme à prendre conscience « de ce qu’il est
dans le monde et de ce à quoi il peut aspirer ». Si c’est le
monde qui a produit l’homme, l’homme l’explore,
l’expérimente, le force à se révéler, et il doit ensuite
4
Paul Claudel, Proses, Pléiade, 1989, p. 517.
page 2
effectuer tout un travail pour augmenter sa relation au
monde. La poésie est là pour « enrichir l’homme de
sensations nouvelles, de sentiments nouveaux, de pensers
nouveaux… »
Se référant au schéma théorique freudien, Guillevic
pense que l’écriture du poème permet de « fouiller dans
cette marge d’ombre et de pénombre qui se situe à la limite
du conscient. » La « conscience » semble être, pour
Guillevic, la valeur suprême. Le but de la poésie est de faire
que l’homme soit « de plus en plus conscient de ce qu’il est,
de ce qu’il peut et pourra être. »
Guillevic insiste sur la nouveauté. Le poète est soit le
premier à vivre des choses nouvelles, comme Rimbaud avec
ses Illuminations, ou Henri Michaux, soit le premier à dire
ce qui est vécu par d’autres, comme Baudelaire avec la ville.
Guillevic se demande dans quel chaos et désert nous
serions s’il n’y avait pas eu les poètes pour « inscrire dans le
langage » les rapports de l’homme et du monde. Et de citer
pour exemple le rôle d’Eluard et Aragon dans la célébration
de la tendresse et de l’amour.
Nietzsche, Rimbaud à nouveau, Hölderlin, Attila
Jozsef sont évoqués pour leurs formules efficaces, comme
celle d’Ungaretti : « M’illumino / D’immenso ».
En définitive, le poète « élargit la zone de sensibilité où
vivre avec honneur et si possible avec joie. » Il est un carrier
qui tend aux hommes « ce qu’il a extrait avec le pic et la
pioche de leurs mots. »
Bien sûr, le poète, parmi les artistes, n’est pas « le seul
à inventer l’homme », mais il le fait avec un « élément
particulièrement sacré du patrimoine de la tribu » : le
langage, les mots. C’est pourquoi les peuples ont une
reconnaissance pour leurs poètes et leurs œuvres. « Leur
langage, ce tréfonds d’eux-mêmes, chargé par le poète d’un
potentiel plus fort, explose pour ainsi dire en eux… »
Cette fonction radicale du poème explique alors sa
permanence à travers les siècles quand bien même certaines
« superstructures » (la religion, les tabous, …) de la société
– Guillevic précise qu’il emploie un terme marxiste –
évoluent ou disparaissent.
Mais, selon lui, la connaissance du monde n’est pas
suffisante pour que l’homme atteigne « la vraie vie ». Pour
réaliser son but l’homme veut non seulement « changer la
vie », mais aussi « changer le monde ». Et s’il agit en
page 3
citoyen, pourquoi « n’agirait-il pas aussi par le poème » ?
La poésie est « utile, par nature » et « faire du poème un
levier pour changer le monde, c’est être fidèle à la
poésie… »
Guillevic ne transige pas : il appartient au poète de
travailler avec génie, talent et bonheur la matière première
du poème qui est partout dans le réel.
A nouveau, Guillevic évoque la question des limites en
une phrase révélatrice de son œuvre : « Remarquons que si
monde intérieur et monde extérieur il y a, le poète est, de
par sa nature, le moins apte à établir la démarcation,
puisqu’il passe sa vie à les fondre pour, de cette fusion,
recueillir la poésie. »
Phrase qui rejoint le poème Le Dehors-Dedans 5, ainsi
que la très belle page de Maintenant :
Il y a des limites.
Partout tu en trouveras,
Sauf dans ton désir
De les franchir. 6
Pour Guillevic, « Tout est matière à poème,
absolument tout ». Le poète veut nécessairement être un
homme libre, donc un homme complet. Les poètes qui se
désengagent de « l’épopée de leur temps sont des victimes
de la lutte des classes ». Il n’y a pas de séparation entre
l’homme et le poète. La vie influe sur l’art. « Si le poète
choisit d’être un militant – et en vertu de quel décret ne le
serait-il pas ? – soutiendra-t-on que son besoin de poète n’en
sera pas changé ? »
Cependant, le poète doit préserver son autonomie. Il ne
peut pas être dirigé de l’extérieur. Et il ne doit pas se forcer,
« tirer la laitue pour la faire pousser », expression de LéonPaul Fargue. Il doit savoir que le poème « provoqué par un
événement social ou politique est difficile, dans la mesure
même où sa conscience est atteinte plus que son tréfonds,
que donc l’émotion risque de ne pas s’incarner ».
A la question « Pour qui écrivez-vous ? », Guillevic
répond qu’il écrit pour tous : « Je n’écris pour aucune
catégorie sociale, pour aucune classe. J’écris pour d’autres
5
6
In Motifs, Gallimard, 1987, pp. 52 à 60.
Gallimard, 1993, p. 77.
page 4
moi-même. J’écris aussi haut que je peux. » Et si le poème
est trop difficile, les critiques et les enseignants doivent en
être les médiateurs.
Pour Guillevic, le temps où une « communion
fraternelle » s’établira entre le poète et un nombre de plus en
plus grand de lecteurs sera celui de la fête. L’accession de
tous à la poésie sera le signe d’une libération. Car « depuis
l’origine des temps, à travers les cris, les lamentations, les
larmes, ils (les poètes) appellent à la fête, ils la préparent. Ils
ne font que cela en définitive. »
On ne peut manquer de penser au texte « L’esprit
nouveau et les poètes » 7. Guillevic se rapproche en
plusieurs points de ce discours où Guillaume Apollinaire
affirme que : « le poète est celui qui découvre de nouvelles
joies, fussent-elles pénibles à supporter. » 8
Participant à un colloque sur Eluard en 1972, Guillevic
remarque que s’il y avait une sorte de complaisance à la
douleur chez les romantiques et chez certains symbolistes,
une rupture est apparue à partir de Rimbaud, et que la poésie
moderne se distingue « dans la volonté, dans la recherche
dans la tension vers le bonheur au lieu de l’acceptation du
malheur. » 9
Plus précisément, en 1969, Guillevic explique pourquoi
Rimbaud est selon lui le plus important des poètes. Il le
compare à La Fontaine et surtout à Baudelaire : « Car
Rimbaud a continué en cela l’œuvre de Baudelaire,
initiateur d’une morale basée sur la poésie, c’est-à-dire sur
l’exploration des rapports possibles et inéluctables entre
l’homme et son corps, entre l’homme et le monde. / Et s’il a
comme personne inventé les valeurs d’un monde où « Dieu
est mort », c’est sans doute parce qu’il fut comme personne
le poète des sensations. » 10
A Knokke, Guillevic, en conclusion, nomme « sacré »
tout ce qui mène à ce but suprême qu’est la fête : « cela qui
confie grandeur et noblesse à notre vie, ce qui colore d’une
joie tremblante, d’une joie tragique, nos misérables et
grandioses journées. » Un sacré sans transcendance « au
7
Le titre du discours de Guillevic semble intertextuel avec celui du discours d’Apollinaire.
Proses, t. II, Pléiade, 1991, p. 950.
9
Europe, n°525, janvier 1973, p. 58.
10
Études rimbaldiennes, 2, Ed. Minard, 1970. Pour Guillevic, Rimbaud ouvre la poésie moderne en la libérant
de toute croyance, et, en conséquence, de la rime : « La rime disparaît quand disparaît sa raison d’être comme
écho… » (Choses parlées, op. cité, p. 79)
8
page 5
sein d’un monde qui restera toujours à découvrir et à
découvrir rien qu’en lui-même. »
Le poète crée « cet état de sensibilité qui fait de la vie
de chaque homme une épopée », où le moindre événement
sensoriel – « cette ombre sur un mur, cette couleur d’un toit,
ce regard, cette feuille qui tremble » – conduit l’homme vers
un « ton de vie que seuls les poèmes laissent aujourd’hui
entrevoir. » Les poètes ont toute leur œuvre devant eux, ils
sont « inventeurs et porteurs de la joie tragique, inventeurs
et porteurs de la joie sacrée… »
Ainsi, le poète n’est plus un plaintif, mais un lutteur. Il
lutte pour lui-même autant que pour autrui. L’enjeu est la
joie, la fête, grâce à un progrès lent, mais résolu, un
élargissement constant de notre relation au seul monde
physique, un accroissement par l’écriture de notre
« conscience » sensorielle, et une libération des servitudes.
Eugène Michel
Juillet 2001
page 6