KALIAYEV J`ai tué le grand-duc Serge. FOKA Le grand

Transcription

KALIAYEV J`ai tué le grand-duc Serge. FOKA Le grand
KALIAYEV
J'ai tué le grand-duc Serge.
FOKA
Le grand-duc? Eh! comme tu y vas. Voyez-vous ces barines! C'est grave, dis-moi?
KALIAYEV
C'est grave. Mais il le fallait.
FOKA
Pourquoi? Tu vivais à la cour? Une histoire de femme, non? Bien fait comme tu l'es…
KALIAYEV
Je suis socialiste.
LE GARDIEN
Moins haut.
KALIAYEV (plus haut)
Je suis socialiste révolutionnaire.
FOKA
En voilà une histoire. Et qu'avais-tu besoin d'être comme tu dis. Tu n'avais qu'à rester tranquille et tout
allait pour le mieux. La terre est faite pour les barines.
KALIAYEV
Non, elle est faite pour toi. Il y a trop de misère et trop de crimes. Quand il y aura moins de misère, il y
aura moins de crimes. Si la terre était libre, tu ne serais pas là.
FOKA
Oui et non. Enfin, libre ou pas, ce n'est jamais bon de boire un coup de trop.
KALIAYEV
Ce n'est jamais bon. Seulement on boit parce qu'on est humilié. Un temps viendra où il ne sera plus utile
de boire, où personne n'aura plus de honte, ni barine ni pauvre diable. Nous serons frères et la justice
rendra nos cœurs transparents. Sais-tu ce dont je parle?
FOKA
Oui, c'est le royaume de Dieu.
LE GARDIEN
Moins haut.
KALIAYEV
Il ne faut pas dire cela, frère. Dieu ne peut rien. La justice est notre affaire! (Un silence.) Tu ne
comprends pas? Connais-tu la légende de saint Dmitri?
FOKA
Non.
KALIAYEV
Il avait rendez-vous dans la steppe avec Dieu lui-même, et il se hâtait lorsqu'il rencontra un paysan dont
la voiture était embourbée. Alors saint Dmitri l'aida. La boue était épaisse, la fondrière profonde. Il fallut
batailler pendant une heure. Et quand ce fut fini, saint Dmitri courut au rendez-vous. Mais Dieu n'était
plus là.
FOKA
Et alors?
KALIAYEV
Et alors il y a ceux qui arriveront toujours en retard au rendez-vous parce qu'il y a trop de charrettes
embourbées et trop de frères à secourir.
Foka recule.
Albert CAMUS, Les Justes (1947), acte IV