Italie - L`Albe à la bouche

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Italie - L`Albe à la bouche
Liberation dell'8-9.11.03
Italie - L’Albe à la bouche
Farniente et bonne pitance : rester scotché au comptoir d’un bar est peut-être le meilleur
moyen de découvrir le Piémont.
Albe (Piémont) envoyé spécial
L’Italie c’est la porte à côté. On ne parle pas de Susa et du saut de puce chez Zizi juste
après le mont Cenis pour le plein de Cinzano. Non. Mais les vignobles du Piémont sont
amplement suffisants pour le dépaysement. Il suffit de s’arrêter un midi à Asti pour s’en
persuader — juste le temps de voir les tours et la jolie église de San Secondo, avant de se
mettre les pieds sous la table à La Piuma d’Oro, un «prix fixe» étonnant où les plats et les
vins (au verre) défilent de façon magique, sereine, sans pour autant être ruineuse.
Truffe, pinard et Ferrero, mamelles de la ville
Pour les bourgeois d’Asti, la ville voisine d’Albe est considérée comme risible et
ploucissima. Mais c’est une ville comme on les aime : une vraie, qui fonctionne, avec ses
rythmes à elle. Pas un rat dans les rues le lundi soir, grouillante le mardi matin. Au lieu de
visiter la ville, on pourrait se contenter de la voir passer au comptoir de la Brasilena, le café
sur le Corso Vittorio Emanuele, juste après la Piazza Savona. La Brasilena joue de la
musique acid-jazz mâtinée Ibiza, moins un signe de branchitude que d’abbondanza. Il y a au
moins une Brasilena dans chaque ville du Piémont. On pourrait ne pas en bouger et subsister
une semaine au comptoir, pied sur le rail, rien qu’en sifflant des ballons d’Arneis (le
blancapéro du coin), un honnête Barbera (Fratelli Revello) ou des trucs plus profonds
comme un Barbaresco La Rocca, tout en décimant des hectares d’excellents hors-d’œuvre
gratuits, salumi et fromages variés, que la direction vous pousse à consommer avec une
fierté désarmante.
On aura compris qu’à Albe l’immersion passive et imbibante est plus recommandée que
le périple touristique obligé. On se fout de Frédéric Barberousse, et les divines langues de
belle-mère (pour les lingue di suocere on vous fera cruellement saliver jusqu’en bas de
page) importent plus qu’une Vierge à l’enfant du Macrimo.
Nos moments les plus enchanteurs furent peut-être les entrées et sorties d’usine, un
étonnant casino pétaradant qu’il ne faut surtout pas rater. Le meilleur endroit c’est à la grille
de Miroglio, une boîte de confection qui, en plus d’une ligne pour femmes obèses (Miro),
fournit les articles de Motivi, les magasins de mode teenage trash très en vogue cette année.
Avec les chocolateries Ferrero (qui fabriquent le Nutella), Miroglio constitue la deuxième
mamelle d’Albe, en plus de la truffe et du pinard. On dit que c’est grâce au carton que fait
Motivi dans les rues piétonnes italiennes qu’Albe a pu supporter le début de récession
économique sans trop de bobo. En tout cas, voir un parking se vider de 1500 voitures et
scooters en exactement deux minutes aux heures des repas est un spectacle comblant et
inoubliable. Pas qu’on soit complètement indifférent à la vieille pierre. Vieille brique, en
fait, puisque c’est le style local : depuis les heureuses broderies au mortier de la minuscule
église baroque de la Maddalena jusqu’au triomphe absolu de la façade de San Domenico,
avec son portique en damier et ses trois curieuses pointes en métal, les autochtones semblent
avoir sensiblement dégénéré ; ce fief de la Résistance a morflé pendant la guerre, et les
immeubles neufs s’essaient parfois aux mêmes audaces de briquettes décalées, avec des
résultats aussi navrants qu’attachants.
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Il y a aussi un ancien électricien qui sévit fort dans la déco hôtelière de la ville et dont le
plafonnier poulpe de l’hôtel Langhe est peut-être la Chapelle Sixtine : des petites lampes
vissées sur des tentacules de tubulure annelée, genre conduit électrique, tordue de manière
aussi fantasque qu’artistique. Le Langhe est une base parfaite pour l’expérience langhoise ;
on voit même les vignes sur les collines affleurant derrière. L’hôtel, pourtant banlieusard,
est fabuleusement moderne, avec des innovations en plomberie et électricité tout à fait
décoiffantes, même selon les critères italiens déjà élevés - l’obsession transalpine pour la
seule robinetterie de chiottes est une inépuisable source de plaisir pour le voyageur, avec les
sucriers de bar. La quasi-disparition de ces derniers et le placement totalitaire (ou
autoritaire?) de sachets de sucre est un signe plus convaincant de dégénérescence culturelle
qu’un quelconque Berlusconi.
Mais l’atout principal du Langhe s’appelle Nico, un puits de science parfaitement
bilingue et issu d’une dynastie hôtelière qui lui permet de vous éclairer sur certains mystères
rencontrés en randonnée, comme ces serveurs chinois gantés de blanc dans un restaurant de
Neive, petit patelin vinicole. «C’est mon oncle Guido qui a pété les plombs avec l’Internet.
Il s’imagine qu’il fera plus d’argent avec des serveurs orientaux...». Neive, en plein
vignoble Barbaresco, est un bourg à voir la nuit. Surtout pour la Luna nel Pozzo, un
restaurant à décorum intimidant mais néanmoins simple, qui vaut l’extravagance. Ils font
leur propre pain (trois sortes, dont les fameuses langues de belle-mère addictives - un pain
blanc plat, croquant, avec sel, sauge et romarin), et le menu dégustation vaut son prix (49
euros).
On pourrait faire pire que suivre les conseils du proprio en matière de vin : un bon
Nebbiolo d’Albe très raisonnable (Prunotto 2000, Ochetti), et une grappa de Nebbiolo
soufflante, à trois euros seulement (Ciabot Mentin Ginestra). Pietro Lo Nardo est un petit
bonhomme chauve qui porte ses lunettes en pendentif en guise de coquille de sommelier.
Ses yeux de gnome s’allument quand on lui demande de quand est le Crepax au mur (le
grand Guido n’était pas encore mort) : «Il date de 69. C’était un ami, il m’en a fait cadeau.»
Lucky Lo Nardo.
Des années de barrique
Une fois sortis, sous la lune, on a écouté une chorale répéter dans un bâtiment municipal
rénové. Moment qui vaut toutes les pinacoteche de la région. La zone d’appellation
Barbaresco, et au-delà les collines de Monferrato qu’a mises en scène le Turinois Pavese
(La Casa in collina), est comme un pubis taillé de près, comparé au reste plus hirsute des
Langhe. Vous pouvez vous lancer à fonds perdu dans la mystique du Barolo si ça vous
amuse : les années de barrique justifient soi-disant les prix, mais les gens du pays boivent
surtout le Barbera, le Nebbiolo ou le plus plébéien Dolcetto. On peut voir les collines des
Langhe de la terrasse de La Morra, patelin bruttissimo qui ne vaut la visite que pour ça, et
pour les plateaux de fromages de Marisa Montanaro, fameux jusqu’à Asti (au bar à vin Pane
e Vini, près de l’arrêt d’autocar). Le Piémont est l’une des rares régions d’Italie à servir du
fromage au petit déjeuner dans les pensions et hôtels, et à proposer des plateaux en fin de
repas : des trucs crémeux et souvent puants, rarement très heureux, sauf si on raffole des
fromages de Bourgogne.
Mais on mange bien à Albe. Et pas seulement la truffe. La pasta incontournable est une
sorte d’étroite pappardella délicieusement élastique appelée tajarin. Al sugo ou con
verdure, c’est toujours bon, mais spécialement à l’Osteria dei Sognatori, où pour 30 euros
tout compris on fait le tour de la question : trois antipasti, tajarin, lapin, bunet (pudding aux
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noisettes et chocolat), deux pichets de Dolcetto et une acquavite de Barolo à tomber de sa
chaise. La campagne est belle, mais laisse rarement oublier sa rudesse. On imagine les
hivers sur ces collines à lire sur des panneaux les extraits d’Il Partigiano Johnny dont est
parsemé Mango, le village qui a servi de cadre au roman de Beppe Fenoglio qui n’est paru
que quatre ans après sa mort, en 1967. Hommage littéraire qui étonne un peu dans cette
méchante bourgade, et dont se serait sans doute moqué Fenoglio, qui écrivait dans son
journal : «A propos de pierres tombales, moi il me suffira d’avoir mon nom et mes deux
titres d’écrivain et de partisan. Il me semble avoir mieux fait le second que le premier.»
Philippe Garnier
Dessins Elizabeth Stromme
La semaine prochaine: révolution de façades à Tirana.
En collaboration avec «le Guide du Routard Piémont» (à paraître en février) pour se bons
plans.
Y ALLER
Train : Paris-Turin (train de nuit). A partir de 88 € l’aller. SNCF : 0892 353535.
Avion : 5 vols/j. Paris-Turin à partir de 270,62 € A/R. Air France : 0820 820820.
DORMIR
Villa La Meridiana Ca’Reiné : à 1 km du centre, 8 chambres de 75 à 85 €. Piscine et loc.
vélos. Località Altavilla, 9 ; 00 39 0173 44011.
Langhe Hotel : de 75 à 95 € la double selon saison. Strada Profonda, 21 ; 00 39 0173
366933.
MANGER
ALBE
Osteria dell’Arco : sympa e populaire. Cuisine familiale inspirée. 2 menus dégustation à 28
€. Fermé dim. et lun. Piazza Savona 5 ; 00 39 0173 363974
Osteria dei Sognatori : compter 30 € le repas (sans l’acquavite). Via Macrimo, 8 ; 00 39
0173 340 43.
ASTI
La Piuma d’Oro : deux menus à prix fixe. Celui a 40 € est parfait. Fermé le lun. Via Cesare
Battisti, 14 ; 00 39 0141 59 20 59.
NEIVE
La Luna nel Pozzo : menu dégustation à 49 €. Gâteau aux noisettes et zabaione al moscato
d’Asti. Fermé mar. soir et merc. Piazza Italia, 23 ; 00 39 0173 67098.
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ACHETER
Polleria Elio Ratti : bonnes victuailles. Truffe blanche en automne et noire le reste du
temps, fromages régionaux et salumi. Via Emanuele, 18.
Tartufi Morra : épicerie fine dont le fondateur fut le premier à faire la promotion de la
truffe blanche dans le monde. Essayez la torta alle nocciole (tarte à la noisette), une
spécialité de la région. Piazza Pertinace, 3.
Enoteca Regionale del Barbaresco : installée dans une ancienne église. Commercialise 96
producteurs vinicoles de la région. Fermé le merc. et en janvier. Via Torino 8A, Barbaresco ;
0173 635 251.
A SAVOIR
Office de tourisme d’Albe, via Vittorio Emanuele, dans la galerie commerciale. 00 39
0173 362562 ; www.langhe.monferrato.roero.it.
[Didascalie immagini:]
Bonnes bouteilles à la Luna nel Pozzo
Piazza del castello à la Morra avec vue sur les collines des Langhe
Une rue d’Albe
Déco délire de l’hôtel Langhe, à Albe.
L’obsession transalpine pour la seule robinetterie de chiottes est une inépuisable source de
plaisir pour le voyageur.
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