fiche zoom sur journée lect jeu 30 janv tristan garcia fons
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Tristan Garcia-Fons, jeudi 30 janvier 2014 Processus de sexuation et figures adolescentes dans le cinéma contemporain Je vous décevrai en ne répondant pas ou marginalement aux questions posées dans l’argument de cette journée : Sur l’inégalité entre sexes induites par les représentations masculines et féminines auxquelles les ados sont soumis Comment leur parler d’égalité ? d’amour ? et de sexe ? Quelles surdéterminations (sociales, politiques, inconscientes) ont court et modèlent les orientations des sujets ? Quel rapport possible entre sexes masculin et féminin? La psychanalyse ne répond pas ou ne répond que partiellement à ces questions. Ce que la psychanalyse apporte, c’est une conception de l’Altérité Homme-Femme. Cela veut dire qu’on évite la question de la différence entre hommes et femmes en termes d’inégalité, qui n’est pas une question psychanalytique mais une question sociologique, politique, et qui ne trouve pas de réponse unique ni définitive ; et qu’on s’intéresse à la question de ce qu’est l’autre sexe, dont je dirai d’emblée que l’autre sexe, c’est le sexe féminin que ce soit pour les garçons et pour les filles. Ce dont témoigne l’expérience de la psychanalyse c’est non seulement de la dimension de bisexualité qui existe chez tous les sujets ; mais de l’impossibilité d’un savoir exhaustif, qui dirait le dernier mot sur le sexe, la différence des sexes, le masculin et le féminin, le désir et l’amour, et sur le rapport entre les sexes. Ce que je constate dans mon expérience avec les adolescents, au-delà de leurs particularités comme jeunes filles ou jeunes hommes, ce sont aussi les questions qu’ils ont en commun dans un contexte qui me semble plutôt caractérisé par une certaine indifférenciation des générations et des sexes. Depuis Freud puis avec l’apport de Lacan, nous disposons de théories, complexes, non pas tant des rôles masculin et féminin mais des positions masculine et féminine qui vont structurer le sujet humain. Ce n’est pas le but de cette journée de vous faire un exposé détaillé sur ces théories sur la sexualité biphasée du sujet humain avec ses deux grands temps critiques que sont la phase oedipienne et le passage adolescent. Disons seulement que les modalités de sortie de l’œdipe masculin et féminin, avec leurs conséquences en termes d’identifications et de promesses pour l’avenir des petits garçons et petites filles vont justement être remises en cause à l’adolescence. 1 Physiologiquement, l’adolescence débute à la puberté, au plan biologique la transformation corporelle qui mène à un corps capable de procréation. Le corps change dans le réel. Sociologiquement, c’est la période de transition entre dépendance et émancipation sociale. L’adolescence est un passage, une tempête souvent douloureuse, une quête identitaire, un malaise qui mène de l’enfance à l’état adulte, un passage pour se situer en tant qu’adulte dans le contexte actuel d’une modernité où sa place n’est pas fixée d’avance et est même problématique. Il s’agit donc de pouvoir la trouver et pour cela, l’adolescent va rechercher un Autre (l’autre de la relation amoureuse, un parent de l’autre, des modèles ou idoles communes à un groupe, Dieu, une figure mystique, ou un idéal politique ou idéologique, etc.), une référence qui tienne, qui donne un sens à ce qu’il vit. Un Autre garant de sa parole et de son identité. Mais l’adolescence est avant tout un processus psychique, un temps logique, forcé par la rencontre du sexuel, de l’autre, et en particulier de l’autre sexe. L’adolescent est amené à remettre en cause ses repères d’enfant fruits de la crise œdipienne et des renoncements auxquels elle a conduit ; à remettre en cause l’illusion infantile de la complémentarité des sexes et de la possible réunion, quand on sera grand, avec l’objet perdu. L’image du corps change, ce qui entraine un changement de statut ; et que la réalité, ce qu’on se représente, ce que l’on perçoit, est modifié, et déclenche une crise identitaire (comment changer en restant le même ?). L’adolescence passe par un long processus de deuil de l’enfance. L’adolescent cherche à s’arracher de ses parents, mais surtout, il doit perdre, se séparer de l’enfant qu’il était, plus exactement du fantasme, de l’image d’enfant qu’il avait de lui-même et de celle qu’il était pour ses parents. Cela passe par un travail progressif et par plusieurs étapes qui vont mener à l’appropriation symbolique de son corps, au sentiment d’être soi et à l’assomption d’une identité sexuée. C’est-à-dire à la sexuation : ce qui conduit à se reconnaître dans une identité sexuée, et à l’assumer quel que soit son sexe anatomique ; et à se reconnaître dans une orientation sexuelle : désirer les hommes ou les femmes ou les deux. La sexuation constitue l'aboutissement des identifications qui amènent tout sujet parlant, quel qu'il soit, à assumer une identité sexuée, masculine ou féminine, une identité sexuée qui est toujours un alliage particulier à chacun, une combinatoire de masculin et de féminin qui fait que l’on se constitue avec une part plus ou moins importante de masculin et de féminin. L’adolescence, c’est justement le moment privilégié de structuration de la sexuation et de la subjectivation du sexe, avec tous les embarras et errances que cela peut susciter. Du point de vue de la sexuation, ce n’est pas simple de pouvoir dire de façon certaine : voilà, je suis dans une position masculine ou féminine. Qu’on soit de sexe masculin ou féminin, on est confronté à cette question et à la difficulté de trouver une définition et un sens assuré au masculin et au féminin ; en particulier à définir ce qu’est non pas la féminité mais le féminin, parce que le féminin vient en plus, s’ajoute à la logique phallique sans qu’il y ait un mot ou représentation symbolique de référence pour l’ordonner ; ce qui a conduit Lacan à dire que « la femme n’existe pas », mais bien sûr, il y a des femmes. C’est particulièrement compliqué aujourd’hui pour les adolescents de se situer dans un contexte social où le statut et les représentations de l’adolescence se transforment et revêtent diverses figures parmi lesquelles se détachent, d’un côté, l’image angélique d’une adolescence 2 de conte de fées, idéal narcissique de la société de consommation et, de l’autre côté, son envers, l’adolescent dangereux, diabolique. Dans la réalité, l’adolescent se confronte douloureusement à l’incomplétude et aux failles que révèle la rencontre de l’autre. Comme le dit la chanson, « les histoires d’amour finissent mal, en général ». Il éprouve le trouble et la « confusion des sentiments » et se débat entre angoisse, dépression et révolte. Car ce qui est en jeu pour lui, c’est la remise en cause de l’illusion infantile de la possible réunion, quand on sera grand, avec l’objet perdu. Dans le bouleversement qui s’en suit, l’adolescent est aux prises avec un informalisable dans la pensée, un inarticulable par la parole et une difficulté à se faire entendre qui pousse à l’acte. Pour l’ado, tout est nouveau, y compris ce qui se réactualise de l’enfance. Ce n’est pas un retour du même dans la mesure où l’adolescent n’est plus dans l’impuissance de l’enfant mais dans une flambée pulsionnelle où il vit une explosion d’énergie inédite. L’adolescent est idolâtré et paré de vertus angéliques dans l’imaginaire actuel. L’angeadolescent est devenu une figure majeure de l’imagerie contemporaine dans les médias, la littérature et les arts en général. Pourquoi ? Pas seulement parce que les adolescents sont beaux comme des anges (comme on parle aussi de « la beauté du diable »). Mais ce qui fascine dans l’image de l’ange, souvent représenté comme un adolescent androgyne, c’est la permanence de l’enfant dans un corps déjà adulte. C’est cette ambigüité-là plus que l’indétermination sexuelle qui rend l’ange si attirant en faisant se rejoindre sexuel infantile et sexualité de l’adulte. C’est ce qui rend son image désirable : tout le monde est invité à se shooter à l’image hédonique, du corps ado naturalisé et phallicisé. C’est moins la « femmeobjet » que « l’ado-objet » que nous vendent désormais les magazines, la pub et la mode : une icône de bonheur et de liberté qui a colonisé l’imaginaire médiatique. L’image de l’adolescent avec sa jeunesse, sa beauté, son énergie, est proposée comme Moi Idéal auquel chacun devrait s’identifier. Tout le monde est engagé à se glisser dans la peau de Narcisse admirant son corps d’éphèbe dans le miroir de l’imagerie contemporaine, bercé par l’adolescence starifiée (dans les reality shows télévisuels, par exemple). Cette fabrication de l’ado adulé rejoint l’entreprise de normativation du désir et de l’amour qui sont rabattus sur de simples besoins à satisfaire, sur le modèle du self-service ; car nous sommes entrés dans l’ère de la dépendance perverse ordinaire à des objets fétichisés interchangeables, dans le règne du polymorphisme (du sexuel infantile) comme norme prescrite à tous : le discours de l’autonomie et de la responsabilité individuelle, de l’homme entrepreneur de lui-même, voisine sans problème avec le discours promotionnel de la dépendance aux objets. Comme si l’on vous disait en permanence : « tu peux, pour ton bonheur, te passer de l’autre mais pas de l’objet dont tu peux jouir par tous les bouts ». Donc, les anges sont partout, pour peu qu’on y prête attention : dans la pub, sur les affiches et les magazines, dans l’art… et spécialement dans la production de jeunes artistes (le rock en particulier, mais aussi la peinture, la littérature,...) autant d’ailleurs que dans les œuvres sur l’adolescence ou mettant en scène des adolescents, au cinéma en particulier : notamment les films de Gus Van Sant et de Sofia Coppola. Tous traitent du passage adolescent et de ce que 3 je résume par déchéance de l’ange1 à entendre non pas négativement mais comme incarnation, possibilité de rencontre de l’autre qui passe par une traversée de l’incomplétude comme c’est parfaitement illustré par le film de Wim Wenders, Les ailes du désir, ou un archange renonce à ses pouvoirs d’ange pour devenir mortel et rencontrer la femme aimée. Pour illustrer le douloureux atterrissage des anges adolescents dans la rencontre de l’autre et du sexuel, j’évoquerais maintenant plusieurs autres films. Naissance des pieuvres Dans ce film d’une grande finesse et justesse, Céline Sciamma nous fait découvrir 3 archétypes d’adolescentes aux prises avec la transformation de leur corps, leur image, la naissance de leur désir, leur découverte de l’autre, garçon ou fille, et leurs troubles amoureux. Les hommes, jeunes ou plus âgés, sont montrés comme prédateurs, débordés par leur énergie active, « prêts à tout pour faire l’amour, même à aimer », comme le disait Lacan, et les filles, « prêtes à tout pour être aimées, même faire l’amour », ajoutait-il. Les jeunes filles sont mises en scène dans leurs désarrois et leurs plaisirs à jouer de leurs corps (le ballet aquatique, qui montre un au-delà de la performance sportive, un plaisir qui n’est pas seulement exercice compétitif ou de puissance). Céline Sciamma filme la douleur, l’amertume féminine – distincte de ce qui est davantage l’angoisse pour les garçons, de ne pas y arriver, de perdre la face devant les autres, de se montrer faible ou impuissant – qui tient à un rapport au manque désillusionné. Le devenir femme passe par l’étape de la défloration qui en soit ne règle rien (de ne pas entrer dans un cadre symbolique initiatique qui marque la séparation d’avec le père et la mère). Les filles prennent appui l’une sur l’autre dans leur quête identificatoire : elles se parlent, échangent des confidences, là où les garçons sont montrés muets et –pendant une fête- avec leur slip sur la tête ! Spring breakers Les 4 adolescentes de Spring breakers, étudiantes américaines de la middle class white protestant, veulent jouir de leurs possibilités toutes neuves en s’échappant de leur vie toute tracée et du puritanisme USAien : faire le break au printemps qu’est leur jeunesse : une rupture, une parenthèse. Leur corps est sexuellement mature, mais elles sont encore menées par leur infantile, l’illusion d’une toute puissance imaginaire d’accéder à ce qu’elles ont rêvé petites filles, un état d’où tout manque serait banni, où tout serait possible. Les corps des adolescents, filles et garçons sont montrés, dans tous leurs débordements et transgressions, comme phallicisés, identifiés aux images prêtes à consommer des pubs et des clips vidéos, de la perversion ordinaire du néolibéralisme : la vie est un rêve, continuez de rêver éveillés ! Elles retomberont sur terre après avoir traversé la peur, la violence et la mort, et reprendront le droit chemin de l’american way of life. Le personnage complexe, ambigu, du jeune rappeur 1 Les anges déchus - dont le premier, Lucifer a refusé de se prosterner devant l’homme créé par Dieu - sont dans certains textes apocryphes, ceux qui ont perdus leur état angélique parce qu’ils ont désiré les filles des hommes et sont descendus sur terre s’unir à elles. 4 et « gangster au cœur d’or » qui finit tragiquement, indique les limites de l’american dream et de ses leurres. Harmony Korine nous montre un homme qui n’est pas sans composante féminine ni fragilité derrière l’apparence des attributs de puissance qu’il manipule et dans lesquels il se perd, par amour, et par nostalgie d’une enfance rêvée à laquelle il ne sait renoncer. Le réalisateur joue de toutes les images qui on court et qui peuplent l’imaginaire contemporain pour mieux en démontrer l’inconsistance. Mais plus encore, son film apparaît comme une métaphore de la violence de la rencontre du sexuel, et de l’impossible du rapport sexuel au sens où il confronte à l’incomplétude et à l’incertitude. Le spring break n’est qu’un semblant, une duperie : il n’a pas de valeur initiatique. Virgin suicides Dans le premier film de Sofia Coppola, les quatre sœurs suicidées demeurent au seuil virginal. Le passage vers la féminité se heurte à l’interdit par la mère de toute extraterritorialité familiale, de tout affranchissement du corps et du toit maternels. Les sœurs Lisbon, qui fascinent tant les garçons, sont condamnées à rester filles. La seule d’entre elles qui saute le pas, Lux, ne parvient pas à s’affranchir du poids familial incestueux malgré la rencontre sexuelle et la perte réelle de sa virginité, qu’elle répète désespérément sur le toit de la maison familiale (elle ne parvient pas à quitter le toit). Celle-ci la laisse à l’abandon, ce que Sofia Coppola met en scène sous la forme d’un réveil à l’aube, seule dans un stade de foot. La blessure et le vide sont ici exhibés : une intimité à nu, surexposée ; et la construction féminine semble sans issue. Le dépucelage n’a pas suffi au franchissement ni à l’affranchissement. La possibilité de réalisation de l’acte sexuel la laisse devant l’impossibilité du devenir jeune femme, ce qui la conduit au suicide (par asphyxie dans la voiture familiale !). Paranoïd Park Le héros du film, Alex a tout d’un ange. Il semble flotter, les yeux au ciel et la tête dans les nuages, sans idéal et sans accroche, plein d’angoisse vis-à-vis du monde des sales guerres de Bush, et d’une famille bouleversée par le divorce parental. Alex est passionné de skate : être « skater » lui tient lieu d’identité provisoire et la planche à roulettes d’ailes pour s’envoler loin des réalités douloureuses. « Paranoïd Park est une métaphore de l’adolescence ellemême. Un hors-lieu, hors-temps qu’il faut avoir expérimenté, un lieu de passage »…« Parc du clivage adolescent : amour/sexe, inhibition/acte, enfant/adulte ». J’ajouterai, que ce lieu « paranoïde » (c’est-à-dire si l’on se réfère à la définition de ce terme : lieu d’une folie délirante non structurée), est un tenant-lieu d’espace initiatique, à défaut de véritable dispositif social d’initiation. L’espace est ici intermédiaire, interstitiel, dans le no man’s land des lieux abandonnés entre échangeurs d’autoroutes et voies de chemin de fer ; terrain d’essai, auto-construit ; lieu de mouvement, d’éprouvé corporel, point de rencontres et de ralliement. Alex oscille au bord du skate park (« Personne n’est jamais prêt pour Paranoïd », lui dit son copain) comme devant la rencontre sexuelle. Coucher avec sa petite amie qui singe l’adulte et le couple conformes de l’Amérique moyenne, ne l’intéresse pas. Il vit une perte d’idéal qui 5 l’expose au vide : il flotte, saute et s’envole, ses ailes d’anges poussent… Tout ce qui roule, glisse, s’élève est de l’ordre de l’envol de l’ange. Gus Van Sant filme longuement, au ralenti, les jeunes s’élever dans les airs en skate avant de retomber plus ou moins harmonieusement sur l’asphalte : envols et retombées, plus dure sera la chute… Alex suit un aîné marginal qui l’entraîne dans l’épreuve initiatique de sauter dans un train en marche : La chute, traumatique, sera celle de la mort qu’il cause involontairement en se défendant d’un vigile qui le poursuivait. Ce vigile meurt, littéralement coupé en deux : plongée dans le réel qui fera trauma dans le second temps où Axel est saisi par la nouvelle de l’accident au journal télévisé. Comme Icare, Alex tombe douloureusement. C’est alors que, dans le désarroi profond, dans l’abandon dans lequel il s’abîme, quelqu’un vient à sa rencontre : une adolescente étonnement mure, toujours présente au bon moment, ange gardien en même temps que jeune fille bien réelle qui va lui proposer une voie de sortie : « - Moi, à ta place j’écrirais une lettre… - Et je fais quoi de la lettre après ? – Tu t’en fous. Garde-la, envoie-la, brûle-la. L’essentiel, c’est de l’écrire. Dès que tu l’auras fait, tu seras soulagé… Mais attention, écris à quelqu’un à qui tu peux parler, te confier… Ecris à un ami… A moi… » On comprend alors que le film lui-même est ce récit, le résultat de cette création. Le « message » du film, c’est que l’objet de la création est la création elle-même, ici l’écriture, le désir de créer, la solution créatrice. Dans l’avant-dernière séquence, Alex brûle le récit, écrit pour l’autre, de ce qui s’est passé. Le feu indique qu’Alex en a fini avec son enfance passée, qu’il est entré dans l’irréversible, qu’il passe à autre chose. Alex a cessé d’être ange, car l’ange est une chimère, figure de l’intermédiaire comme l’est le Paranoïd Park, lieu des délires et clivages, scène des contradictions et expérimentations adolescentes, espace de quête initiatique. L’écriture, la poésie, la création en général, constituent autant de voies possibles pour cesser de flotter, pour sentir le sol, pour habiter un lieu où se sentir vivre et aimer… 6