Règles, conventions et régulation du système de soins
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Règles, conventions et régulation du système de soins
RÈGLES, CONVENTIONS ET RÉGULATI ON DU SYSTÈME DE SOINS Philippe BATIFOULIER FORUM (U.R.A. 1700 CNRS) Université Paris X-Nanterre, 200, avenue de la République, 92001 Nanterre cedex Contribution pour les 10emes journées des économistes français de la santé. Lille 17 et 18 octobre 1996. RÉSUMÉ Depuis quelques années, l’économie de la santé s’est enrichie d’un certain nombre de travaux novateurs dont le point commun est d’insister sur le rôle des règles dans les processus de régulation. Dans ce cadre, l ’économie des conventions propose d’interpréter ces règles comme dispositifs conventionnels. Ces dispositifs de coordination sont internes aux acteurs car ils reposent sur des programmes d’actions ancrés dans la mémoire des individus (l’éthique professionnelle par exemple). Ils sont également externes car ils s’appuient sur des objets collectifs de nature industrielle (le diplôme ou les classifications) ou domestique (la proximité ou la réputation). Le trait commun de ces dispositifs est de permettre des économies de savoir. Ils assurent la coordination sans que tout soit explicité à l’avance. Ces dispositifs ne sont donc intelligibles qu’au travers d’une hypothèse de rationalité limitée. Depuis quelques années, la théorie économique a délaissé le mythe du marché walrasien pour s'intéresser au rôle des règles dans les processus de régulation. En tenant compte des phénomènes organisationnels, la micro-économie a décrit les relations économiques en terme de contrats bilatéraux entre individus rationnels. Ce faisant, elle a pu appréhender de façon beaucoup plus satisfaisante qu'auparavant, les conflits d'intérêt, l'incertitude des relations économiques et l'asymétrie d'information entre agents. 2 L'économie de la santé n'a pas échappé à cette évolution et a formalisé, de plus en plus, le système de soins par une multiplicité de relations d'agence où un régulateur appellé "principal" définit une politique et confie sa réalisation à un ou plusieurs agents qui peuvent avoir des comportements opportunistes. La régulation du système repose alors sur la mise en oeuvre d'accords non contraignants où les acteurs ne sont plus obligés d'agir conformément à la volonté du principal mais le font parce qu'ils y ont intérêt. La mise en oeuvre de contrats incitatifs permet ainsi de remédier au blocage et à l'inefficacité du système (Mougeot 1986, 1994, Rochaix 1986). L'apport de la théorie des contrats est donc important aussi bien sur le plan théorique qu'en matière de politique économique. Son grand mérite est de montrer que la coordination des individus ne repose pas sur des mouvements de prix mais sur des règles. Toutefois si les règles ont le statut de contrat, c'est qu'elles procèdent des seules volontés individuelles et de comportements intentionnels. Notre thèse, au contraire, est que les règles sanitaires repose sur une large part d'inintentionnel et que la coordination entre individus nécessite l'existence de repères communs. Nous proposons donc d'interpréter les règles sanitaires comme dispositifs conventionnels à l'instar du courant de l'économie des conventions (Revue économique 1989, Orléan 1994) et à la suite des applications au domaine sanitaire par Batifoulier (1990) et Béjean (1994). Nous tenterons de monter que la résolution d'un problème de coordination nécessite l'existence de repères collectifs (I) qui sont des appuis conventionnels de l'action (II) et fournissent une théorie de la décision avec rationalité limitée (III). I. LES CONVENTIONS COMME MODÈLES DE COORDINATION. En matière de santé comme dans d'autres domaines, le rôle des règles est primordial. Cet accent mis sur les règles plutôt que sur les mouvements de prix constitue une tendance lourde de la science économique contemporaine. Ce n'est donc pas sur la place des règles qu'il convient de s'interroger mais sur leur statut. Or, l'analyse du rôle des règles ne peut se faire sans l'analyse de la coordination qu'elles autorisent. Les règles permettent, en effet, aux individus de se coordonner. 1. Règles et coordination. 3 L'analyse des règles se déplace donc, dans un premier temps, vers l'analyse de la coordination. La théorie orthodoxe dispose, pour analyser les phénomènes de coordination, d'un outil puissant et très souvent séduisant: la théorie des jeux non coopératifs qui modélise les interactions stratégiques entre individus aux objectifs divergents. La façon la plus simple d'appréhender une interaction bilatérale est de la formaliser en termes 1 de dilemme du prisonnier . Ce jeu, dans ces nombreuses versions, cherche à faire émerger la coopération des seuls intérêts individuels. On sait que le dilemme du prisonnier admet la solution individualiste comme équilibre. La 2 coopération mutuelle, qui constitue un optimum collectif ne peut jamais émerger . Ainsi, puisque les deux joueurs se laissent guider par leur seul intérêt, il en résulte une posture défavorable pour tout le monde: l'absence de coopération, pourtant profitable à tous. En théorie, le jeu des décisions individuelles doit aboutir au blocage complet de la relation bilatérale. Les individus ne coopérent jamais. Ce résultat contre intuitif a donné lieu à de nombreux travaux. Deux voies de recherche ont été explorées pour assurer l'existence de comportements coopératifs. · L'intervention du temps. Le passage aux jeux dynamiques peut être source d'enseignements car la durée façonne le contenu d'une interaction. Malheureusement, la coopération dans un jeu du type dilemme du prisonnier répété reste problématique. En effet, dans le jeu à horizon fini, le seul équilibre de Nash dynamique est celui où les deux joueurs font défection. Il n'y a donc pas de coopération. En horizon infini, la coopération est possible mais incertaine. Il existe, en effet, en vertu du "folk théorème", un grand nombre d'équilibres nouveaux de type coopératif mais aussi non coopératif. · La prise en compte de l'information. L'existence d'une information incomplète (incertitude sur les croyances de l'autre joueur) ou imparfaite (incertitude sur les actions passées de l'autre joueur ou sur la nature si c'est elle qui joue au premier coup) modifie, dans certaines conditions, l'issue du jeu. Ainsi, en introduisant une hypothèse d'information imparfaite, même en horizon fini, il est possible d'obtenir la coopération dans le dilemme du prisonnier répété. Il suffit que chaque joueur ait une incertitude sur la stratégie de son adversaire. Cette incertitude va se manifester par l'introduction d'une dose d'irrationalité ou de 1 Ce jeu est loin d'être anecdotique. Il permet de nombreuses applications en sciences sociales. Voir Cordonnier (1993). 2 Techniquement, ce jeu admet un seul équilibre en stratégies dominantes qui est un équilibre de Nash et qui présente la particularité remarquable d'être dominé par trois optima de Paréto c'est à dire trois situations qui sont préférables pour au moins un des joueurs. 4 3 coopération (aussi petite soit - elle) . Il faut ici supposer un doute (même petit) sur la rationalité de l'autre pour que soit assurée la pérennité de la coopération. L'existence préalable d'une réputation coopérative de l'autre conduit à l'optimum collectif. Au total, la théorie des jeux peine à expliquer la coopération à partir de comportements individualistes et calculateurs. Même si les individus ont des objectifs divergeants voire conflictuels comme le décrit le cadre du dilemme du prisonnier, ils sont amenés à coopérer pour tisser des relations sociales. Or, la théorie des jeux a du mal à fournir une nécessité théorique à de telles attitudes. Si l'accord a du mal à émerger de comportements strictement individuels, c'est peut-être qu'il nécessite l'existence d'un cadre commun pour s'exprimer. Telle est la problématique des jeux de pure coordination au sens de Schelling (1960). Un exemple simple va nous permettre d'expliciter cette notion. Deux personnes se sont perdues et cherchent à se retrouver. Deux solutions s'offrent à elles: aller en un point A ou aller en un point B sachant que B est plus éloigné que A. Ce jeu (appelé "problème du rendez-vous") admet deux équilibres de Nash: les deux joueurs vont en A d'une part et les deux joueurs vont en B d'autre part. Seul le premier de ces équilibres est Paréto - optimal car les coûts de déplacement sont moindres. Pourtant, il n'y a aucune raison pour que la meilleure solution soit celle adoptée par les joueurs. En effet, les joueurs pourront préférer aller en B (alors que c'est beaucoup plus éloigné que A) parce qu'il existe une habitude acquise de se retrouver en B. L'endroit présente une prégnance ou une réputation particulière et il s'impose naturellement aux agents. C'est le cas, par exemple, des points de rencontre dans les lieux publics (aéroports, gares, etc..) ou eux forgés de leur propre chef par un couple d'acteurs (il n'est pas nécessaire que les points de rencontre soient universels). La coordination s'effectue sur la base d'une convention définie par Lewis (1969) au sens d'une régularité de comportement. Cette régularité est une convention dans une population donnée si chacun s'y conforme et si chacun s'attend à ce que les autres en fassent autant. La convention est donc stable, ce qui assure son efficacité. Elle est, en effet, auto-réalisante. Chacun, non seulement, maintient son action si les autres en font autant mais préfère qu'il en soit ainsi. Une autre particularité fondamentale de la convention est qu'elle n'a pas besoin d'être optimale pour s'imposer. On l'a vu avec le problème du rendez-vous. On peut également l'apprécier tous les jours avec les institutions (feux, stop, priorités) qui règlent la circulation routière. La priorité à droite n'est pas meilleure que la priorité à gauche. Pourtant, elle est respectée par les automobilistes. On imagine les problèmes de coordination dans le cas contraire. De même, en 3 La démonstration est due à Kreps, Milgrom, Roberts et Wilson (1982). 5 cas de coupure de la communication téléphonique, c'est la personne qui a appelé la première qui rappelle. Ce n’est pas forcément la meilleure solution. Certaines conventions sont quasi universelles, comme celles que nous avons citées. D'autres n'appartiennent qu'à une poignée d'individus, à leur histoire personnelle. D'autres encore sont très éphémères et ne concernent que l'instant présent. 2. Coordination et régularité de comportement. La convention, quelle que soit son degré de généralité, assure donc la coordination. En privilégiant des points focaux qui ont le statut de règles coutumières, d'habitudes personnelles ou encore de saillance, les acteurs sélectionnent une solution parmi d'autres (Kreps 1984). Pour se coordonner les individus ont besoin d'un repère commun. Prenons l'exemple de la durée de la consultation médicale. Combien de temps doit durer une consultation médicale ? Notons tout d'abord que la durée de la consultation n’est pas une variable observable a priori par l’agent économique et, à ce titre, ne peut prétendre au statut de “ signal ”. La pratique des médecins est totalement libre et peut osciller entre deux extrêmes comme le note Gomez (1994, p 141) : “ le médecin restera-t-il deux heures avec chaque patient au nom de l’exigence scientifique ou au contraire cinq minutes comme l’incite à penser son intérêt économique ? Entre les deux, il ajustera son comportement à la “normale”, c’est-à-dire à ce que ses confrères pratiquent autour de lui ”. Il existerait donc une norme sur la “ juste durée ” de la consultation. Cela s’explique par l’identification des médecins à un même groupe (Arliaud 1984). Le médecin se définit par rapport au groupe d’appartenance, que celui-ci soit un groupe aux contours larges (le groupe médecin) et/ou un segment (les généralistes, les médecins 4 5 alternatifs , etc.) ou encore un réseau . Ce sentiment d’appartenance à un groupe est peut-être plus fort pour le médecin que pour les autres groupes sociaux dans la mesure où le terme “médecin” ne désigne pas seulement une profession mais aussi un label, une représentation sociale. Le médecin va agir donc par mimétisme et ce mimétisme est rationnel. Il n’est pas possible pour un praticien de faire abstraction du comportement de ses confrères, et ce pour au moins deux raisons. D’une part, ils sont plus ou moins en concurrence les uns avec les autres (même si ce terme ne peut s’entendre dans l’acception usuellement retenue par la théorie 4 Traverso (1993) montre que les homéopathes et acupuncteurs en tant que groupe ont une vision particulière de leur pratique et aussi une vision différente du monde. 5 que ce soient des réseaux d'expertise ("société" savantes") ou des réseaux d'alerte ("centre de vigilance"). Pour un exposé plus complet, voir Coquin (1995). 6 économique). D’autre part, le sentiment fort d’une identité collective propre à la profession (au sens large comme au sens restreint) oblige les médecins à s’observer mutuellement et continûment. En d’autres termes, le médecin va imiter, ses principaux collègues. Aussi, comme tout le monde observe tout le monde, la durée de la consultation va, in fine, correspondre aux attentes initiales. On parle alors d’anticipations auto-réalisatrices. Ce mimétisme est rationnel car le comportement optimal de chacun, en présence d'incertitude, consiste à imiter les autres. Les médecins imitent leur congénères pensant que les autres sont peut-être mieux informés. Il tirent ainsi parti de leurs savoirs. Les médecins copient les autres même si leurs préférences sont opposées en vertu du principe "il vaut mieux avoir tors avec les autres que raison tout seul". La “ juste durée ” de la consultation est ainsi une convention qui apporte une “ solution systématique à un problème systématiquement indécidable ” (Gomez 1995, p. 146) : combien de temps retenir le patient ?. Les nouveaux médecins, c’est-à-dire les nouveaux entrants dans la profession observent la norme en vigueur et perpétuent la convention en imitant les pratiques des anciens. Les pratiques médicales typiques doivent alors être interprétées comme le vecteur qui autorise le mimétisme et, par là même, l’émergence et la pérennité d’une convention. La "juste durée" de consultation est donc une convention, c'est à dire une régularité de comportement (R). Elle vérifie les cinq conditions que doit posséder une convention pour Lewis comme en témoigne le tableau ci -aprés6 . 6 Ce tableau est issu de Batifoulier et Biencourt (1996). 7 Tableau 1: Conditions de Lewis et “ juste durée ” de la consultation Conditions de Lewis L'exemple de la durée de consultation médicale Chacun se conforme à R Le fort sentiment d’appartenance à un groupe conduit les médecins à se conformer à “ la juste durée ”. Ne pas le faire reviendrait à s’exclure du groupe Chacun croit que les autres se Les médecins se réfèrent, et éventuellement se conforment à R justifient aux yeux des malades, à la pratique de leurs collègues Chacun préfère une conformité Un médecin “ hors-norme ” serait mal perçu par ses générale à R à une conformité moins confrères. Par une durée trop courte, il pourrait que générale “ déshonorer ” la profession. Par une durée trop longue, il pourrait laisser penser que les autres bâclent leur travail. D’autres régularités, différentes de R, Il n’y a pas une nécessité absolue que la satisfont les précédentes trois conditions consultation dure un certain laps de temps. D’autres durées pourraient être jugées aussi satisfaisantes. Les quatre conditions précédentes Chacun sait que chacun sait etc. sont common knowledge Le grand mérite de l'approche lewisienne est de montrer que les conventions résolvent un problème de coordination. L'accent mis sur les comportements conventionnels dans la prise de décision permet ici de déduire la coutume et l'habitude de la parfaite rationalité des joueurs. Les conventions sont solutions d'équilibre de Nash d'un jeu. Si elles émergent, c'est parce que les acteurs ont intérêt à les accepter puis à les respecter. Si la convention n'est plus utile, ou si une autre lui est supérieure, elle cesse d'être respectée. La convention ainsi définie met donc l'accent sur le savoir individuel. C'est l'individu qui a la connaissance particulière d'un phénomène et qui la mobilise dans sa relation avec autrui. Or, la convention mobilise un savoir collectif. Les repères de coordination n'appartiennent en propre à personne. Ils se construisent dans l'interaction. Ils sont appris collectivement par les individus et témoignent ainsi d'un apprentissage collectif. Avec la convention, les savoirs individuels se transforment en savoir collectif (Favereau 1994). 8 Cette notion de savoir collectif n'est pas absente de la conception de Lewis mais elle est appréhendée par l'opérateur "common knowledge" (CK) ou savoir partagé. Un repère de coordination n'a de sens que si chacun des acteurs le connaît et sait que les autres le connaissent. Dans l'approche de Lewis, les joueurs ont un savoir commun sur la structure du jeu, leur parfaite rationalité, les actions mises en oeuvre et les variations autorisées de ces actions. Ainsi avec l'opérateur CK, tout le monde sait que tout le monde sait que tous savent. Le raisonnement (ou la rationalité) d'un acteur est donc accessible à tous les autres. Les personnes ont des principes de légitimité semblables. Or, le véritable accord est celui qui fait tenir ensemble des personnes différentes. Les médecins ont différentes visions du monde, de la médecine et même des patients, cela n'empêche en rien l'existence de pratiques conventionnelles. L'accord nécessite donc bien une référence collective mais celle-ci n'est pas le CK de Lewis. Il est nul besoin de parfaite commensurabilité des univers cognitifs. Ce sont des dispositifs cognitifs et collectifs qui assurent la coordination (Favereau 1989). II. LES DISPOSITIFS CONVENTIONNELS DE L'ACTION. Le problème est bien posé par la théorie des jeux non coopératifs. Comment des individus aux objectifs différents vont pouvoir se coordonner ? Comment l'accord va - t- il émerger de la disparité des points de vue ? Les dispositifs conventionnels apportent une réponse à ces questions. L'accord entre les personnes repose sur des dispositifs. La coordination est bâtie sur un espace de références commun sur lequel s’appuie les individus au cours de leur interaction. Dans la justification de leurs actions et dans l'élaboration des compromis (Boltanki et Thévenot 1989), les individus mobilisent des ressources diverses. Ces dernières sont activées aux cours de l’interaction. Elles peuvent donc être combinées, remodelées voire détruites (Eymard Duvernay et Marchal 1994). Ces dispositifs sont de nature conventionnelle car “ leur existence témoigne d'un travail antérieur pour constituer, entre les personnes, ou entre les personnes et leur environnement, les préalables d'une orientation commune ” (Dodier 1993 p 66). Ces dispositifs sont donc mémorisés par les acteurs. Pour fixer les idées, on distinguera les appuis conventionnels internes des appuis conventionnels externes. Dans la situation concrète, ces dispositifs sont utilisés conjointement. 9 1. Les dispositifs internes. L'accord en situation exige la mobilisation consciente ou inconsciente de ressources internes, ancrées dans la mémoire des acteurs. Les individus s'adaptent au moment présent en puisant dans des répertoires de programmes d'actions qui sont renouvelés en fonction de leur pouvoir opératoire, de leur capacité à répondre aux questions posées par l'interaction (nous y reviendrons plus loin). Les appuis conventionnels internes de l'action sont donc des dépôts du passé, cristallisés dans la mémoire des individus. Leur activation nécessite une dotation conventionnelle de base, c'est à dire un ensemble de valeurs intériorisée par l’acteur. L'éthique professionnelle, qui constitue un sujet d'étude particulièrement intéressant pour les économistes de la santé, joue le rôle de cette dotation conventionnelle de base pour le médecin. L'éthique professionnelle est une norme. Elle prescrit ou prohibe l'attitude à tenir. En ce sens, elle est une injonction à l'action. Elle dicte la conduite à tenir en matière de durée de consultation, de pratiques tarifaires (pour les dépassements), de prescription, etc. Cette norme revêt un caractère social car l'éthique professionnelle n'est intelligible que si elle est partagée par une communauté. Cette norme sociale perdure grâce à un système de sanctions (rôle que peut remplir l’ordre des médecins notamment) mais surtout par les "émotions très fortes" que provoque sa violation chez les patients mais aussi chez les médecins eux mêmes (Elster 1995). L'éthique professionnelle est donc un instrument de régulation très efficace d'un professionnel face aux pratiques des autres professionnels d'une part et envers les patients d'autre part. Elle a un statut intra - professionnel et extra - professionnel. L'éthique professionnelle médicale, en tant que norme sociale, n'est donc pas réductible à la poursuite du simple intérêt personnel. Caractéristique intrinsèque du corps médical, elle forge son statut et aussi son autorité. La profession médicale tire une certaine légitimité de la représentation sociale de son activité. Il s'agit de donner ou de maintenir la vie (voir Michel 1989). Le médecin, même libéral, puisqu'il est pénétré de la fonction sociale de sa pratique, ne peut donc pas être assimilé à un entrepreneur individuel qui cherche à maximiser son revenu. Il dispose d'une "rationalité psychosociale" appréhendée par l’éthique professionnelle et distincte de la rationalité économique standard (Carrere 1987). En effet, le comportement professionnel des médecins est dicté par un certain désintéressement (Karpic 1989). Désintéressement n’est pas synonyme de voeux de pauvreté ni de simple objectif humanitaire. Le médecin cherche à obtenir un revenu satisfaisant ou revenu cible mais 10 pas un revenu maximal. Son comportement, notamment en matière de fixation des honoraires est dicté par une économie de la modération. L'éthique professionnelle n'est donc pas réductible à l'intérêt personnel car elle témoigne au contraire d'un certain désintéressement. Elle n'est pas non plus une contrainte car elle est suivie de leur plein gré par les médecins. Elle valorise leur image sociale et leur donne en contre partie certains droits d’autorégulation. Elle ne peut être assimilée à un contrat entre individus parfaitement rationnels car elle ne repose pas sur des repères explicites prévoyants tout à l'avance. Les agents ne peuvent pas contracter sur des informations qu'ils ne disposent pas. L'éthique professionnelle est un appui conventionnel de l'action, mémorisée par les individus et ancrée dans les coutumes et les habitudes d'une profession (Granovetter 1985). Observée et attendue par les patients, apprise par les jeunes médecins, elle définit la plus grande part du versant économique7 de la pratique soignante. L'éthique professionnelle fournit au médecin un moyen rapide et économique (en mobilisation de savoirs) de traiter, hic et nunc, l'incertitude de sa pratique, face au patient ou à la tutelle. Avec l'éthique professionnelle, il n'est plus besoin de s'interroger longuement face à un aléa quelconque. L'éthique professionnelle agit donc comme routine. Il s'agit d'un dispositif conventionnel, remarquablement efficace, de coordination. 2. Les dispositifs externes. La coordination ne repose pas uniquement sur les personnes elles - mêmes. Elle s'appuie sur des repères externes: les objets au sens large. Facilement reconnaissables par les acteurs, ces objets médiatisent l'interaction (Eymard Duvernay 1989). En matière de santé, ces dispositifs externes définissent notamment le référentiel de qualité. Ils supportent la relation patient - médecin en donnant une mesure générale et stable de la qualité d'une prestation. Ces objets sont par exemple la lettre - clé qui définit l'acte médical, le métier qui donne l'étiquette du médecin, les nomenclatures et classifications, les normes de commercialisation pour les médicaments, etc. On est ici dans un espace de qualification industriel au sens de Boltanski et Thévenot (1989). 7 Le versant "moral" est lui aussi assujetti à des règles éthiques d'une nature différente. 11 Il va de soi que les liens de proximité qui peuvent exister entre les acteurs sont une autre manière d'appréhender la qualité. Ainsi en est il de la réputation8, du bouche à oreille, de la fidélisation d'une clientèle comme de la proximité géographique. Nous sommes ici dans une logique domestique9. Ces appuis externes sont mémorisés par les acteurs. Ils assurent la visibilité de la relation en illuminant les caractéristiques des protagonistes. Selon le type de qualité recherchée, les patients vont faire appel à des objets différents. La proximité géographique sera mise en avant dans les prestations standards comme le traitement de la grippe ou les vaccinations, les qualités d'écoute pour les problèmes plus psychologiques, le savoir faire réputé pour une intervention chirurgicale, etc. La définition de la qualité est fonction des attentes des patients. La qualité est construite par le choix du ou des critères de qualité (Gomez 1994). Ces critères externes de qualité renseignent à distance les patients des caractéristiques des médecins. En portant un savoir, ils sont générateurs de confiance10. Les repères externes sont donc une réponse à l'incertitude du patient. Même s'il n'est pas complètement démunie, il se trouve en situation de "carence pragmatique" (Hatchuel 1992). En effet, non seulement, il ne peut apprécier le résultat mais encore, il doit, au préalable, formuler le problème. Or, l'appréciation du résultat comme la formulation du problème nécessitent une échelle de valeur non directement observable11. Le patient n'est pas en situation de risque comme l'est par exemple le pronostiqueur qui connaît tous les concurrents au départ et doit donner le nom du 8 Circourel (1994) montre que la réputation joue également dans l'élaboration du diagnostic médical. La réputation du patient d'être un bon ou un mauvais "historien", comme celle des autres médecins soignants influent sur le diagnostic final. 9 Voir Batifoulier (1992) pour de plus amples développements. 10 L'accent mis sur la pluralité des référentiels de qualité constitue une rupture importante avec l'économie orthodoxe. Sur le sujet, on renvoiera le lecteur à la thèse de Biencourt qui conclue ainsi: "l'unicité du référentiel est une condition implicite de la plupart des modèles orthodoxes. La question de la qualité est alors abordée sous l'angle, habituel au sein de ce paradigme, d'un simple problème informationnel. Il existe une bonne qualité qui, par ailleurs, est rarement définie mais elle est connue uniquement par l'une des parties. En général, il s'agit de l'offreur. Or, toutes les études sur la qualité montrent que la règle est la pluralité des référentiels de qualité" (Biencourt 1995 p 545). 11 Sauf dans les cas de prestations standards où la personnalité du médecin comme celle du malade importent peu. On parlera alors, à la suite de Salais et Storper (1993) de "produit standard - générique". 12 gagnant. Le patient ne connaît pas la liste de tous les états de la nature. Il est en situation d'incertitude radicale (Batifoulier 1994)12. Le patient a donc besoin de repères cognitifs pour aborder l'incertitude inhérente à sa démarche. Tel est le rôle des appuis conventionnels. Ainsi, en répondant à l'incertitude par des dispositifs conventionnels, le patient n'a plus besoin de tout savoir. Si la liste de tous les états de la nature n'est plus requise, il devient inutile de la connaître. Cette économie de savoirs est directement imputable à la rationalité limitée des acteurs. III. CONVENTION ET RATIONALITÉ. Si la théorie économique dominante a considérablement amendé un de ces noyaux dur - la coordination par le marché - en donnant une plus grande place aux phénomènes organisationnels, elle n'a pas touché à l'hypothèse de rationalité parfaite. Cette hypothèse qui appréhende la prise de décision rationnelle par un mécanisme d'optimisation sous contrainte constitue aujourd'hui le véritable signalétique de la théorie standard. Pourtant, le processus de choix ne correspond pas à une logique d'optimisation car, pour ce faire, les agents doivent être dotés d'une capacité phénoménale de calcul. En effet, maximiser revient à identifier la meilleure solution. Ce qui oblige, au préalable, de les connaître toutes. Chaque agent est donc supposé pouvoir identifier pour lui et aussi pour les autres l'ensemble des conséquences de ces choix. 1. De la rationalité substantielle à la rationalité procédurale. Outre la nécessité d'une information initiale excessive, avec l’hypothèse de rationalité parfaite, les individus sont sensés effectuer des calculs d'une complexité démesurée pour résoudre le problème et non pour le définir. En effet, la complexité est déplacée de la définition du problème à la technique de résolution. Trouver une solution est souvent très difficile (et peu applicable) alors que l'énoncé est considérablement simplifié en comparaison de la réalité. L'axiomatique de l'utilité espérée qui permet de rendre compte des situations de risque ne gagne pas en simplification et est démentie, pour une part, par l'expérience. 12 La distinction entre risque et incertitude est due à Knight (1921). 13 Cet ensemble d'affirmations, à quelques nuances prés, peut être partagé par les économistes néoclassiques. Ces derniers reconnaissent volontiers que l'hypothèse de rationalité parfaite est irréaliste. Mais elle permet d'obtenir, en vertu d'une position instrumentaliste, des résultats ou des prédictions qui sont vraisemblables. Peu importe que l'hypothèse de rationalité parfaite soit “ fausse ” si elle constitue un bon instrument à faire des prédictions . De plus, en procédant ainsi, l’économie continue de suivre le cheminement scientifique des sciences de la nature comme la physique. Elle recourt aux mêmes discours hypothéticodéductifs, élaborant des lois “ naturelles ”, objectives et.... mathématiquement démontrées. L’économie standard va ainsi revendiquer, avec le paradigme de la rationalité parfaite, le statut de science exacte et donc établir rigoureusement des propositions qui auront la vocation de vérités scientifiques. Ces arguments, d’une remarquable efficacité, autorisent le rejet du paradigme de la rationalité limitée aux confins de la science économique. L'économie des conventions prétend au contraire redonner à l'hypothèse de rationalité limitée ou plus exactement procédurale la place qui lui revient. Elle ne le fait pas par simple souci de réalisme mais parce que les conventions ne sont pas intelligibles sans cette hypothèse. Avant de développer ce point central, il convient de bien définir le concept de rationalité procédurale ou limitée par rapport à la rationalité substantielle ou parfaite. Pour Simon (1976, 1978, 1979), la rationalité n'est pas seulement limitée par l'information. Souvent, les individus en ont même trop. La rationalité est limitée par les capacités du cerveau humain. Les agents économiques décrits par la théorie traditionnelle font de l'Homme, un héros, un Dieu et le modèle de l'utilité espérée, un modèle de l'esprit de Dieu. Simon (1983, auquel sont empruntées ces expressions) qualifie l'approche standard de modèle olympien. Une autre approche de la rationalité s'avère donc nécessaire. Tel est l'objet de la rationalité procédurale dont les deux piliers sont: · Le critère de satisfaction qui définit l'action choisie non pas comme la meilleure action possible mais comme l'action satisfaisante du point de vue d'un seuil de satisfaction. L’action choisie est donc relative à un processus séquentiel de délibération. Il n'est plus besoin d'explorer l'ensemble des actions envisageables. La comparaison d'un niveau d'aspiration à l'action permet de retenir ou de délaisser cette dernière. · Le répertoire de programmes d'actions. L'espèce humaine s'adapte à la complexité par l'adoption de mécanismes hiérarchiques. Quand l'information est trop abondante, par exemple, il faut une procédure pour la traiter. Chacun décide en fonction d'une liste de programmes d'actions préalables et l'arrivée d'un cas de figure imprévu conduit à une modification du répertoire qui intègre ce nouveau cas. 14 Dans le paradigme de la rationalité procédurale, résumé dans le tableau ci-après, il y a autant de solutions que de seuils de satisfaction. Tableau 2: De la rationalité substantielle à la rationalité procédurale RATIONALITES SUBSTANTIELLE PROCEDURALE Limitation de conjoncturelle: structurelle: la rationalité l'information le cerveau humain Règle de optimisation satisfaction Objet de la les résultats le processus rationalité du choix du choix Conditions fixées non fixées évaluation délibération comportement du choix Définition de la décision L'existence de conventions est incompatible avec la rationalité substantielle. Ce rejet de "l'hypothèse économique de rationalité" constitue la véritable ligne de démarcation de l'économie des conventions avec la théorie standard. 2. Conventions et économies de savoir. La coordination par dispositifs conventionnels n'a de sens que si elle permet des économies de savoirs. Avec les appuis conventionnels, les individus n'ont pas besoin de dresser préalablement la liste de tous les états de la nature pour agir. Les repères internes ou externes, en répondant à l’incertitude, sont justement là pour éviter cela. L'économie des conventions se libère ainsi de l'hypothèse - embarrassante d'un point de vue épistémologique - de rationalité parfaite. Dans le système de soins, l'attitude des acteurs est typiquement une attitude de rationalité limitée. Le patient, par exemple, n'a nul besoin de connaître tous les médecins pour en 15 consulter un. Il s'en tient au professionnel le plus accessible en fonction d'un critère de satisfaction. La démarche du patient relève de la construction de répertoires ou régimes d'actions. Elle nécessite préalablement une décision quand au régime d'actions adéquat (Eymard Duvernay et Marchal, 1996). Comme on l'a vu plus haut, le patient construit sa qualité en choisissant le critère de qualité approprié à ses attentes. Il se forge donc un seuil de satisfaction ce qui correspond à la définition simmonienne de la rationalité. Le patient a besoin d'une procédure pour atteindre l'objectif qu'il s'est lui même fixé. En d'autres termes, il interprète le(s) moyen(s) et le(s) résultat(s) de la prestation médicale Or, s'il y a interprétation, c'est que les individus ne peuvent être postulés psychologiquement semblables, a priori, comme le fait la rationalité standard. En dotant tous les individus de la même rationalité parfaite, la théorie standard les voient tous comme des hyper calculateurs guidés par leur seul intérêt et agissant par opportunisme. Étant tous identiques, ils ne peuvent interpréter que de la même façon (Reynaud 1996). A cela s'ajoute la gestion de la complexité. Dans bien des cas, le patient n'a pas affaire au seul médecin. Le colloque n'est pas uniquement singulier, il est pluriel. En effet, la mise en oeuvre de la prestation médicale suppose la rencontre du patient avec un ensemble hybride qui comprend le savoir du ou des médecins et les moyens divers et variés nécessaires à l'obtention du résultat. Plus qu'une relation bilatérale, l'interaction médecin - patient peut être vue comme un "agencement organisationnel" (Girin 1995). Cet agencement organisationnel est structurellement confus. Le "dire" du patient comme le "faire" des professionnels sont flous. Leur compréhension nécessite de s’appuyer sur des dispositifs conventionnels qui mettent en forme l'information tout en produisant la confiance. La complexité exige la présence de références communes. La complexité se gère au moyen de procédures économisant le savoir. La superposition des conventions et de la rationalité procédurale sont donc indispensable à l'intelligibilité des phénomènes de coordination. Ce sont pourtant deux concepts écartés ou, dans le meilleur des cas, minimisés par la théorie économique standard. Cependant, il ne saurait être question, en abordant les règles conventionnelles à l'aide d'une hypothèse de rationalité limitée, de proposer une nouvelle approche économique. En effet, on peut affirmer, sans grand risque de se tromper que les phénomènes que nous avons analysés sont admis par tous, y compris par les économistes néoclassiques. Mais, pour ces derniers, ils sont donnés et extérieurs au champ de l'économie. Pour le courant conventionnaliste, au contraire, ces phénomènes assurent la coordination économique. C'est ce 16 que nous avons essayés de monter dans le cas du système de soins. La science économique ne peut donc faire l'impasse de leur étude L'objectif est donc de faire évoluer le langage de l'économie pour lui permettre d'appréhender plus efficacement ces concepts fondamentaux. En ce sens l'économie des conventions renoue avec la tradition d'ouverture de l'économie politique. Après tout, la distinction entre économie et sociologie est récente. Elle est consécutive à l’avènement de l'école marginaliste il y a un siècle. RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES ARLIAUD M. (1984), “ Le corps étranger : trajectoires sociales et socialisation professionnelle ”, LEST / CNRS. BATIFOULIER P. (1990), “ Incitations et conventions dans l’allocation des ressources : une application à l’économie de la santé ”, Thèse pour le Doctorat de Sciences Économiques, Université de Paris X-Nanterre. BATIFOULIER P. (1992), “ Le rôle des conventions dans le système de santé ”, Sciences sociales et santé, vol. X, n° 1, p. 5-44. BATIFOULIER P. 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