Le Temps du libertinage: de Crébillon fils - Eighteenth

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Le Temps du libertinage: de Crébillon fils - Eighteenth
Le Temps du libertinage:
Les Égarements du cœur
et de l'esprit
de Crébillon fils
Anne Richardot
L
es Égarements du cœur et de l'esprit sont à la fois des memoires et
un roman d'éducation: deux genres fort à la mode au xviiie siècle,
qu'ils se combinent, comme ici, ou non. L'une et l'autre de ces deux
formes litîéraires, chacune à sa manière, supposent une réflexion sur
le temps: les Mémoires qui, comme l'indique leur appellation, reaacent les souvenirs du narrateur mon, font coïncider l'acte narratif et le
travail d'anamnèse; le roman d'éducation est, pour sa part, inséparable
de la notion d'évolution, d'acquisition progressive-d'un savoir, d'une
maturiié-que comporte nécessairement l'apprentissage.'
Le texte de Crébillon est ainsi marque par une double temporalitC:
celle, interne, qui structure le récit de ces quelques semaines de la
vie de Meilcour, et celle qui, en aval, est constituée par le prCsent de
l'écrihire du narrateur. D'autre part, la sociétC dans laquelle Cvolue le
jeune Meilcour-que l'on peut supposer &ire celle de la RCgenceL
Ctablit de fréquents rapprochements avec les générations précedentes,
1 SUIle canevas haditionne1 de ce gente romanesque, voir Claude Reichler. "Le Récit d'initiation
dans le roman libertin." Lindraiuir 47 (19821, 1 W 1 2 .
2 E p q u e chamibn qui, ui rompant avec l'esprit du siècle de Louis m,inaugure une nouvelle
bre. Le règne de Philippe d'Orléans, par le laxisme m r a l a les l é g e n d a i debauches qui
l'accompagnent, donne le ton: ce n'cst plus h la cour que se presse la noblesse mais au fond des
boudoirs; les exploiU militaires s'effmnt devaut oeux, non m i n s sbatégiques. qui prennent les
alc8ves paur champs de bataille; et l'hondte homme devient petit-maii. Cette mumion fait
l'objet d'une h d e approfondie de Philip Stewm: "Les huit an. que d m la Régence eurent
paw résullat de changer sensiblement l'atm>sphen morale du royaume." Lc Marque et la pomlc
E I G H T E E N T H - C E N T U R Y FICTION, Volume 6. Number 2, Januav 1994
142 E I G H T E E N T H - C E N T U R Y FICTlON
dont l'évocation installe un amont du récit. Ce fragment de biographie
se lit ainsi à la lumière de deux modèles, qui sont aussi deux référents
temporels entre lesquels il prend place: l'un, fort peu datable, peut correspondre aussi bien au siècle précédent qu'aux temps héroïques-t
m y t h i q u e s a e la chevalerie; l'autre renvoie au moment de la nmation, h l'heure où le Meilcour assagi prend la plume du mémorialiste.
Tout ie début des Égarements met en parallèIe ces trois ères, considerées
dans leurs pratiques amoureuses, proposant ainsi une "image contrastée
des mœurs de la société moderne et des mœurs anciennes" comme le
souligne Bernadette Fort, qui voit dans cette opposition de perspectives
un schéma souvent exploité par Crébillon pour insister sur les mutations et le profond "bouIeversement moral" qui affectent la société dans
laquelle le romancier fait évoluer ses personnage^.^ Ces trois ancrages
temporels sont respectivement désignés dans le roman par les adverbes
"autrefois," "alors," et "maintenant" ou "aujourd'hui." L'époque du récit,
"la façon dont alors [les femmes] pensaient," ''ce qu'alors les deux
sexes nommaient Amour,"4 s'oppose ainsi aux usages révolus que rapportent "d'anciens Mémoires." Deux générations féminines sont mises
en balance:
Les femmes étaient autrefois plus flattées d'inspirer le respect que le désir. [...]
Celles de mon temps pensaient d'abord qu'il n'était pas possible qu'elles se
défendissent; et succombaient par ce préjugé dans l'instant même qu'on les
attaquait. (pp. 7 1-72)
A ce temps de sa jeunesse, à cet "alors," s'oppose à son tour le présent
du mémorialiste:
Les mœurs ont depuis ce temps-là si prodigieusement changé, que je ne serais
pas surpris qu'on traitât de fable aujourd'hui ce que je viens de dire sur cet
article. Nous croyons difficilement, que des vices et des vertus qui ne sont plus
soiis nos yeux, aient jamais existé: il est cependant réel que je n'exagère pas.
(P. 72)
Ces deux horizons du texte, de part et d'autre du récit des égarements
du jeune Meilcour, accentuent l'effet de spécularité propre au genre des
(Paris:Corti. 1973). p. 14.
3 Bernadette Fob, Le L e g a g e de l'ambiguïté dans l'reuvre de Crébillnn~fs(Paris:Klincksieck,
1978). p. 1 1.
4 Cr6billon fils. Les &arements du ccPuret d k l l i q r i t (Pans: Garnier-Piammanon, 1985), p. 71.
Les rkfkrences au texie renvoient h cette Mtih. C'est moi qui souligne ici et, sauf indication
contraire, partout.
LE T E M P S D U LIBERTINAGE ET C R ~ B I L L O NPlLS 143
Mémoires, en nous invitant à de continuels va-et-vient chronologiques,"
et permettent une lecture que l'on pourrait dire panoramique, pour filer
la métaphore géographique, c'est-à-dire en diachronie.
Le récit lui-même, en synchronie, redouble cette tension entre deux
instances temporelles, non plus cette fois entre les pôles antériorité1
postériorité mais entre deux notions propres au libertinage: la planification et l'opportunité. Les Égarements du cœur et de l'esprit sont en effet
un roman d'éducation d'un genre particulier, puisqu'il s'agit d'une initiation au libertinage. Or, le libertin accompli-un Versac ou, mieux encore,
un Valmontdst celui qui maîtrise le temps, et c'est en cela que consistera dès lors la tâche du novice: apprendre à la fois à prevenir et i?i
tourner à son avantage la conjoncture-"l'o~casion.'~En d'autres termes,
il faut à Meilcour s'extraire de cette durée d'enfant impatient et étourdi
dans laquelle il se trouve englué et parvenir il faire sien l'art du stratège
aussi bien que du tacticien.
Tout en gardant à l'esprit les deux référents temporels qui flanquent
le roman, nous nous concentrerons donc ici, dans une perspective synchronique, sur cet aspect de la "f~rmation"~de l'apprenti-libertin de
Crébillon: cette éducation, tout autant qu'arnoureuse~uplutôt, parce
qu'arnoureuse-consiste avant tout en une maîtrise du temps.
Versac, le libertin qui prend en charge l'éducation de Meilcour, est à
plusieurs reprises défini par le terme d'"étourdi" (pp. 129, 144, 212, et
passim). Mais cette Qtourderien'est que de surface, puisque nous avons 18
affaire au type même du petit-maître calculateur et cynique: "Je sacrifiai
tout au frivole; je devins étourdi, pour paraître plus brillant" (p. 214).
Le vrai étourdi du roman, malgré lui cette fois, c'est Meilcour. Qu'il
paraisse sans cesse embarrassé et gauches7rien n'est plus dans l'ordre
5 Cette oscillation tempo~tllepeut en effet etre envisagée comme l'équivalent de la dyaPmique
autobiographique q$ fait alterner le &it et sa glose, en une permanente réflexivité d n M i w .
La spécularité des Eganments ne se manifeste pas, du reste, par ce seul aspect: le personnage de Versac, l'auto-commentateur et l'auto-spectateur par excellence, l'illustre clairement.
L'autobiographie qu'il insère dans son discours pédagogique h l'adresse de Meilcour constitue
ainsi une sorte de mise en abyme du projet du roman ("Entré de bonne heure dans le monde."
p. 214sq.)
6 On sait que cette métaphore pAiagogique, rapidement devenue un lieu commun dans la littérature
galante du siècle, équivaut euphémistiquement à "déniaisag." Crebillon fait sllusion+du yeste;
B cet emploi:+t en propose me définition e l l e - m h e fort périphrastique: "elle # Mi en tete de
me former. Mot h la mode. qui couvre bien d i s id& qu'il w d t dificile de nndn" (p. 146).
7 N'avoue-t-il pas lui-&me avoir "cet air décontenancé qui [le] quittait rarement" (p. 136)?
144 EIOHTEENTH-CENTURY PICTION
des choses, s'agissant d'un pareil béjaune; mais pourquoi tant de lapsus,
une mémoire si défaillante? A plusieurs reprises, il mentionne lui-même
les distractions auxquelles il est sujet en société:
les r6flexions qu'elles me faisaient faire me donnknt des disuactions si
fkquentes. (p. 160)
ma r&vene, mes disuactions et ma stupidité n'&aient que des preuves plus
incontestables que j'6tais fortement bpns. (p. 118)
j'avais dans le cœur un sujet de disuaction. (p. 94)
Et, bien qu'il s'en défende parfois-')e
n'ai pas d'aussi ridicules distracportrait qu'il offre est
tions," proteste-t-il Mme de Lursay (p. 168)-le
celui d'un étourdi. Lorsqu'il décide de se "faire une passion," plongé dans
cet état de vacance sentimentale qui prête se fixer, c'est pdcidment
l'impossibilité entretenir un désir qui le caractérise: "Les sentiments
que I'une m'inspirait étaient détruits le moment d'après par ceux qu'une
autre faisait naître" (p. 70): Ces intermittences du cœur se manifestent surtout pleinement quand Meilcour, ayant enfin réduit le nombre de
ses possibles victimes, se trouve pris entre deux tentations: Mme de Lursay et Hortense. Ses hésitations infiniesvéritablement, puisque l'œuvre
est inachevée-constituent en fait beaucoup de la matière du roman. Dès
le début, ses relations avec Mme de Lursay sont placées sous le signe
de l'inconstance: "le peu d'espoir d'y réussir m'avait fait porter mes
vœux ailleurs; mais, après deux jours d'infidélité, je revenais elle, plus
tendre et plus timide que jamais" (p. 73). D'une manière générale, Meilcour est en proie des alternances de passion et de désillusion qui font
de lui un etre totalement discontinu: 'Toutes les résolutions que j'avais
formées de ne plus voir Mme de Lursay s'étaient évanouies, et avaient
fait place au retour le plus vif' (p. 89). Après la rencontre d'Hortense,
la mémoire de cet inconstant se trouve encore plus prise en défaut, et
Crébillon prend soin toujours de souligner qu'il ne s'agit pas là d'un effet ordinaire de l'oubli, en insistant sur l'extrême rapiditB de ces allers
et retours du sentiment:
Sa conquête [celle de Mme de Lursayl, à laquelle il y avait si peu de temps,
j'attachais mon bonheur, ne me paraissait plus digne de me fixer. (p. 94)
8 Ces "edipses de la conscience" sont h analyser egalement partir du tiue de i'œuvre. Voir h
ce sujet Jean S g d , "La Nnion d'egarement chez Cdbillon." DU.-Huifi2mr SU& 1 (1969),
241-49.
LE TEMPS D U L I B E R T I N A G E E T C R E B I L L O N FILS 145
La conversation que je venais d'avoir avec Mme de Lursay me faisait r6fléchir
sur mon inconnue avec plus de froideur qu'auparavant. (p. 103)
On aurait tort, pourtant, de voir dans cette attitude inconséquente
quelque marque de cynisme: entouré de gens qui se souviennent, qui
se forgent une conduite à la lumiBre de leurs actes passés et qui font
l'historique-galant-de la vie des autres, en véritables chroniqueurs de
la société mondaine, Meilcour, pour sa part, est l'oublieux par excellence.
Certes, il s'agit à maintes reprises d'un oubli né du "transport": "J'oubliai
dans ce moment, le plus cher de ma vie, que je croyais qu'elle aimait un
autre que moi; je m'oubliai moi-même" (p. 105). Cependant, c'est un oubli bien souvent théorise, pourrait-on dire, car érigé en principe. La part
volontaire de ce lapsus memorioe est en effet soulignee: "pour vouloir
continuer à lui plaire [à Mme de Lursay], j'avais besoin d'oublier A
quel point j'aimais mon inconnue" (p. 118). Le narrateur, "enfin rendu
à [luil-même," se charge d'autre part de. justifier ces "absences," en les
mettant sur le compte de la jeunesse: "J'etais trop jeune pour m'occuper
longtemps de cette idee; à l'âge que j'avais dors, le préjugé ne tient
pas contre l'occasion" (p. 139). Et Meilcour semble assez conscient de
cette defaillance pour savoir parfois s'en servir-est-ce le signe d'un
début de "rouerie"? Ne répond-il pas en effet avec une fausse ingénuite
à Mme de. Lursay, A qui il a manque de parole à propos d'un rendez-vous:
"Comment se peut-il donc que je l'aie oublié" (p. 114)?
Mais Meilcour n'est pas seulement cet 6cerve16 que sa m6moire trahit;
son rapport au temps par&, d'une maniBre génerde, tout à fait en porteA-faux. Ainsi s'imagine-t-il engage dans un amour eternel, lors même
qu'il se reconnai2 incapable de. fixer une image en souvenir, au début
de sa relation avec Mme de Lursay: "Je me regardais comme destine au
rigoureux tourment d'aimer sans espoir de plaire, ni de pouvoir jamais
c h g e r " (p. 89). De la même mani&re,il est persuade qu'"au moins six
rendez-vous" (p. 127) avec elle lui seront nécessaires pour parvenir A ses
fins, sans observer que la platonicienne n'est guBre disposée à attendre si
longtemps. Il est, caricaturalement,un homme A contre-temps. il ne sait ni
patienter quand l'exigent les circonstances, ni saisir l'occasion qui s'offre.
à lui. Le moment propice à l'action est-il venu? Il ne sait le mettre à
profit: "tout ajoutait A l'occasion et rien ne me la fit comprendre'' (p. 127).
Les gaffes de ce type qu'il commet dans le tête-A-tête sont si nombreuses
et si peu conscientes qu'elles en viennent à causer l'incrédulité de Mme
de Lursay, "etonnée sans doute qu'on pot pousser si loin la stupidité" (p.
127).
146 E I G H T E E N T H - C E N T U R Y FICTION
Aussi incapable de maîtriser la durée, d'avoir un projet-sa rCaction
lors de sa rencontre avec Hortense est, A cet Bgard, significative: "Il fallait donc attendre du hasani le bonheur de la revoir encore" (p. 9 2 t q u ' i l
s'avbre lamentable dans l'instant, Meilcour est I'anti-libertin par excellence: impatient? oublieux, passivement ballottB par les circonstances, il
manifeste une totale inaptitude A influer sur le temps. Ce sont ces lacunes
que ses pédagogues auront A combler.
Meilcour n'est en effet pas livre A lui-m&me dans le "monde" où il
fait son entrbe; deux ames charitables se chargent de son éducation:
la partie thCorique revient A Versac, la mise en application à Mme de
Lursay. Mme de Senanges, Cgalement, est BvoquCe comme Ndagogue,
bien que I'inachbvement du roman ne permette pas d'avoir connaissance
de son r81e exact: "Madame de Senanges, A qui, comme on le verra
dans la suite, j'ai eu le malheur de devoir mon Cducation, Btait une de
ces femmes philosophes" (p. 145). Mais c'est principalement A Mme de
Lursay que Meilcour est redevable de ses faibles lumibres. C'est elle qui,
dès le dCbut du roman, entreprend de le dégourdir: "Je fus six mois dans
cet embarras, et j'y serais sans doute reste plus longtemps, si une des
Dames, qui m'avait le plus vivement frapp-6, n'eQt bien voulu se charger
de mon Cducation" (p. 72). Sa bonne volont6 ne se démentira pas et
le narrateur lui devra son initiation sexuelle, puisque le roman s'achbve
A l'aube d'une nuit qui a vu se relâcher quelque peu les principes de
cette "Dame A sentiment" (p. 127). Quant A Versac, par l'exemple qu'il
propose mais plus encore par son grand discours de I'Etoile, c'est le
ma& incontesté du jeune Meilcour, A qui il déclare: "je n'ai d'autre but
que celui de vous instruire" (p. 208).1°
Or, ce que ces libertinsnous y incluons malgré elle Mme de
L u r s a y 4 n t à transmettre ou à offrir comme modéle, c'est leur maitrise
9 11 est sans doute pertinent de considérer, comme le fait Marcel H6naiT. que la parience n'est
gukre mune qualit6 libertine dans la mesure où elle peut appacùue wmme "un dispositif de
ddsamorçage du ddsù." Sade, L'Invention du corps libertin (Paris: Resses universitaires de
Franœ. 1978). p. 140. Cependani, l'imparienœ d'un Meilcour n'est pas de mise: elle contredit
la soigneuse plnnificntion 6mtique dont les personnages de Cr6billon. comme ceux de Sade. se
montrent si soucieux.
Roman Wald-Lssowski, ceue activit6 pedagogique leur est
10 Comme le fait justement re-uer
A eux-&mes profitable: "sondant l'inerpé"enee de l'apprenti-mondain, le libertin se tient averti
en wnfirmant ses progrès. [..] L'lng6nu n'est-il p a le r6vdlateur le plus sOr des mutations de
la mode, réagissant en personnage d'un 'au- temps,' il en dpouse les contours labiles jusque
dans sa b o n d'aimer." "Cr6billon fils et le libertinage galant," Liniroture 47 (19821, 83-99.
LE TEMPS DU LIBERTINAGE ET CRBBILLON FILS 147
du temps. Le libertin-Régence se caractérise toujours, certes, par la fondamentale inconstance qui était l'apanage de ses devanciers mais il ne
s'agit plus tant avec lui d'une revendication hédoniste qui fait de la mobilité une loi universelle, d'une volonté de se laisser porter au gré des
sollicitations de la nature: la génération des Versacs, ou plus tard des
Le plaisir se prémédite, il est
Valmonts, est calculatrice et méth~dique.~'
l'aboutissement logique de démarches suivies et couronne un systkme.
L'amour devient dès lors une question de gestion du temps. Tout libertin se doit donc d'avoir un programme d'action, il se spécialise dans
l'étude de la conjoncture et récuse la notion même de fortuit. Versac
et Mme de Lursay sont, l'un comme l'autre, des êtres de projet, animés
qu'ils sont d'une volonté d'abolir le hasard et de se soustraire à la contingence pour imprimer leur marque sur le cours des événements. On peut
reprendre, à leur propos, la définition du libertin que propose Georges
Poulet: "Il est une pensée calculatrice qui se fixe sur l'avenir pour lui
imposer la forme qu'elle s'est donnée pour fin."12
Versac, certes, n'est pas Valmont,13 il partage avec lui cette "pensée
calculatrice," cette conscience de l'historicité et de la durée. II est tout
d'abord, plus encore que l'homme à la mode, celui qui en impose les
canons, attentif aux notions d'innovation et de caducité, avec ce qu'elles
comportent d'arbitraire:
il donnait un charme nouveau à ce qu'il rendait après les autres, et personne ne
redisait comme lui ce dont il était l'inventeur. (p. 129)
tant qu'un ridicule plaît, il est grace, agrément, esprit, et ce n'est que quand
pour l'avoir usé, on s'en lasse, qu'on lui donne le nom qu'en effet il merite.
(pp. 210-1 1)
Sa theorie des "ridicules en crddit" qui, "dépendant du caprice, sont
sujets à varier, n'ont comme toutes les modes, qu'un certain temps pour
plaire," dénote une conscience aiguë de l'opportunité: "C'est dans le
temps de leur vogue qu'il faut les saisir," ajoute-t-il (p. 210). De la même
manibre, Versac est la mémoire de la petite soci6té mondaine, celui qui
tient registre de l'histoire de la vie privée de ses contemporains+e sont
11 Sur cette évolution du thème de I'inwnstance libertine, voir Andrzej Siemek. La Recherche
morale et esthktique cinris le r o m de Cribillonfils (Oxford: Voltaire Foundation, 1981). p. 50.
12 Georges Poulet, "Chamfort et Laclos," Ewdes sur le temps humain II, La Distance intérieure
(Paris: Plon, 1952), p. 71.
13 m F 7 s m S M t R ~ , ~ ~ Q - M , E & @ + + :
au delà du clin d'œil, i'onamastique du roman g a i h t a i t u n fonds commun au xvirf siècle.
148 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION
surtout les scènes d'alc8ve qui l'intéressent. Dès sa première apparition,
il se pose en expert en chronologie, récapitulant les frasques de telle ou
telle. Pour faire part, ainsi, de son apitoiement sur les malheurs de la
"bonne Comtesse," il lui faut faire un rapide historique de la situation:
Elle vient de perdre le petit Marquis, qui lui a fait la plus condamnable infidélité
que de mbmoire d'homme on ait imaginb. Comme ce n'est pas la première fois
qu'elle est quittée, on pourrait croire qu'elle se consolerait de celle-ci comme
des autres, car l'habitude au malheur le fait moins vif. (p. 131)
Le tour de Mme de Lursay ne se fait pas attendre dans cet acharnement
?à exhumer des souvenirs:
Ne sait-on pas qu'il y a cinquante ans au moins qu'elle a le cœur fort tendre?
Cela n'btait-il pas décide avant même qu'elle bpousat cet infortund Lursay? [...]
Ignore-t-on qu'il la surprit un jour avec D..., le lendemain avec un autre, et deux
jours aprks avec un troisihe? (p. 131)
Impitoyable chroniqueur-t
la part de la calomnie importe ici assez peu-Versac envisage les individus dans leur é v ~ l u t i o ndans
, ~ ~ leur
épaisseur temporelle et paraîî @nétré de l'importance de ces stratifications, y compris pour lui-même. Son autobiographie (p. 214sq.), qu'il
destine A I'edification de Meilcour et qui, tout compte fait, n'est guère
flatteuse, insiste sur cet aspect, et il pourrait fort bien faire sienne la formule de Mme de Merteuil: "Je puis d i que je suis mon o ~ v r a g e . " ~ ~
Versac est en effet une personnalité composée d'acquis successifs, tout
au contraire de cet égaré dans le temps qu'est Meilcour, êîre de la discontinuité vivant dans une instantanéité qui détruit la minute précédente.
Mme de Lursay n'est pas moins attentive ?à ces notions temporelles
que ce fat professionnel, et c'est surtout de ses leçons que pourra tirer
profit Meilcour. Ce qu'elle tente de lui enseigner, c'est l'art de savoir
conjuguer une planification ?à plus ou moins long termet6et un sens de la
repartie: de savoir, en d'auîres termes, envisager la durée en stratège et
saisir le moment en tacticien." Elle-même manie suprêmement ces armes:
14 C'est ainsi l'itinéraire incohérent de Madame de '"qui lui donne de l'humeur: "Avoir pris
son age. après avoir ete &vote deux fois, le petit de "'!" (p. 154).
dnngcreuscs.
N
lem 11'81.
15 Pierre Choderlos de Laclos. Les I ~ , S O
16 Souvent avvz coun, en tout cas, s'il s'agit d'uas entrepk de sédunion. qui se donne quinze
jours pour limite e x M m (p. 72).
17 l'adopte ici l'éclairante distindon qu'etablit Mickl de Ceraau: "l'appelle strntdgie le calcul
(ou la mipulaüon) des rapports de forcc qui devient possible B p h du momnt OP un sujet de
vouloir et de pouvoir [...] est isolable. EUe postule un Qu susceptible d'@In circo~critcomme
L E T E M P S D U L I B E R T I N A G E E T C R E B I L L O N F I L S 149
"Patiente dans ses vengeances comme dans ses plaisirs, elle savait les
attendre du temps, lorsque le moment ne les lui fournissait pas" (p. 74).
Cette patience est symboliquement illustrée dans le roman par l'activité
?i laquelle elle se livre, sous l'œil médusé de Meilcour: faire des nœuds.
Mais cette nouvelle Pénélope n'est pas pour autant passive: elle se livre
?i un "manbge" @p. 85, 88). elle met en place un "systbme" @. 85) de
séduction, combinant prévoyance et effet de surprise. Tout en décidant
que "le plus décent était d'attendre que l'amour, qui ne peut longtemps
se contraindre" (p. 96). force Meilcour ?i se déclarer, elle sait mettre ?i
profit les "occasions délicates" et rendre "dangereux" le "moment" (p.
114):
Elle Ctait dans une de ces parures où les femmes Cblouissent moins les yeux, mais
où elles surprennent plus les sens. II fallait, puisqu'elle l'avait prise dans une
occasion qu'elle regardait comme fort importante, que, par sa propre expérience,
eile en connût tout le prix. @. 113)
De meme, elle enseigne ?i son jeune protégé l'art des "gradations" (p.
142),18qui sont également l'indice d'une maîtrise du temps et s'opposent
aux "emportements" auxquels est sujet Meilcour. Le portrait qu'offre en
fait Mme de Lursay est celui d'une femme qui influe sur la conjoncture et
impose son rythme aux événements: "elle était une de ces femmes avec
lesquelles il faut tout attendre, et pour qui le moment n'est redoutable
que quand elles le veulent" (p. 127).
S'il n'est pas bien certain que cette éducation "temporelle" de Meilcour
soit réussie-tout au moins dans les limites du roman tel que Crébillon
nous l'a donné ?i lire-il serait injuste d'incriminer ses maîtres, véritables
experts en la matibre, dont les exemples et les théories sont ?i même de
lui révéler l'importance de cette arme dans la panoplie du libertin.
un pmpre et d'être la base d'oh g6Rr les relations avec une utério"td de cibles ou de m e n u .
L I C'est une mai*
du Mnps par la fondmion d'un lien autonome. [...] J'appelle toctique
l'action calcul& que à é t e d n e l'absence d'un propre. [...] La tactique n'a pour lieu que celui de
l'autre. [...] Elle est mouvement 'a l'intérieur du champ de vision de l'ennemi.' [...] elle fait du
cnup par coup. Eile pmhte des 'arasions"' et manifeste "une docilité ren!nquable aux &as du
temps. pour saisir au vol les possibilites qu'offre un instant." Arts de faim, tome 1, L'Invention
du quotidien (Paris: Union Generale d'Editions. 1980). p. 8Jsq.
suceesives de la
18 Ce termeclef du lexique libertin d v U e la constante altention p l é e aux etdémarche erotique. Comme i'indique Peter Cryle, c'est la la maque d'un "remarlrable sense of
emtic timing. It is a mater. not of leaping io the point of grcatesi inrensity. but of reaching it
by 'gdadations."' Voir "Pssing the T h e in Emtic Narrative: Fictions of Power and Negotiation
in Crébillon. Nerciat and Sade." Romnnic Reviev 8 0 3 (1989), 383.
150 E I G H T E E N T H - C E N T U R Y FICTION
On ne voit guère que Meilcour ait beaucoup 6volué au cours du roman. II est vrai que le stage est court, et tous les &lèvesne ressemblent
pas à I'Eug&nie de La Philosophie dans le boudoir, savante aussitôt
qu'entreprise.
De son e n e e dans le monde & la fin de l'œuvre, il ne s'&coule guère
en effet que quelques mois, et encore ne faudrait-il pas tenir compte de
la première période de trouble-"six
mois" (p. 72) d'embarras solitaire
et "deux mois" (p. 76) pendant lesquels le narrateur et Mme de Lursay
soupirent en secret l'un pour I'autre-qui n'occupe que huit pages du
roman, en manière de prologue. L'action demarre crit table ment avec le
premier tête-à-tête qu'ils parviennent & se procurer,lYet qui coïncide avec
la première leçon: comment faire une d&claration?A partir de là, le tempo
du roman se ralentit considérablement puisque le récit des Cgarements
de Meilcour couvre à peine quinze jours. Cette rigoureuse chronologie s'appuie sur la mention du "lendemain,"m indication temporelle qui
clôt d'ailleurs le texte et le laisse en suspens: "Je la quittai, en lui promettant, malgré mes remords, de la voir le lendemain de bonne heure, très
déterminé de plus & lui tenir parole" (p. 248).
L'apprentissage, quoiqu'intensif, est donc fort bref et l'on ne saurait
s'&tonner que le jeune Meilcour, que l'on quitte & l'aube de la première
nuit d'amour, paraisse tout aussi peu apte & apprehender le temps, à
s'inscrire dans une dur&e,que lors de ses débuts dans le monde. N'offret-il pas toujours le portrait de l'inconstant, notamment par cette remarque:
"Hortense, cette Hortense que j'adorais, quoique je l'eusse si parfaitement oubliée" (p. 247)? Cette "d&n&gationdynamique," selon la formule
de A. Siemek, semble ainsi condamner le h&ros& un mouvement oscillatoire sans fin; il est ballotte d'instant en instant, et tout ancrage temporel,
de meme que toute &volution, lui sont interdits?' On peut alors se demander comment cet oublieux, perdu dans des distractions sans fin, en
est venu & se faire mémorialiste, c'est-&-dire, dans le cas présent, & retracer l'histoire des défaillances de sa mémoire. Entre le temps du r&cit
et celui de la narration, dans ce iups de temps qui est bien une "~hute"~'
hors du texte, comment Meilcour e s t 4 parvenu à dresser l'inventaire de
19 "Un jour qu'il y avait beaucoup de monde chez Mme de Meilcour" (p. 77).
20 4.86, 89, 93, 9d, 103, 129, 164, 205, et 206 ("le jour d'après").
21 Les personnages des autres mmans de Crébillon sont kgalement "prédestinCs h une Msitalion
6temelle. [...] Ils sont. h tous les niveaux. plut8t une ouverture face h des solutions diBrenles,
une attente devant des systèmes d'attraction concurrentiels, qu'un subslrat existentiel achevp
(Siemek, p. 184).
22 Conformhent h I'ktymologie latine.
L E T E M P S D U L I B E R T I N A G E ET C R É B I L L O N FILS 151
ses lapsus? Robert Favre souligne ainsi avec fines= 1'6tonnement que
doit ressentir le lecteur "de voir cette existence chaotique échapper [...] à
la succession incohérente des instants. Meilcour embrasse enfin la suite
de ses Bgarements, de ses oublis, pour en tracer le cours et l'organiser en
dis~ours."'~Du jeune homme qui ne connaît pas, au sens le plus littbral, le
"pr6jugé" (p. 139) à l'homme mtlr qui se consacre à la réflexion aposteriori, 1'6volution ne nous est pas cont6e. Si de cet intervalle, durant lequel
a lieu la vkritable Bducation du narrateur, nous ne savons rien, nous pouvons dire qu'il entre cependant en compte dans la lecture de l'œuvre en
jouant en quelque sorte le rsle d'une pr6supposition.24
L'inachèvement du roman, à d6faut d'être dklibéré, prend une valeur
particulière si on le replace dans la perspective de cette éducation libertine
qui fait la matière des Égarements. Cette queue de poisson litt6raire mime
en fait parfaitement les pratiques des libertins, auxquelles le titre du petit
roman de Vivant-Denon pourrait servir de devise: Point de lendemain.25
Si le programme libertin se fixe en effet une fin bien d6termin6e-la reddition de la victime de la s6duction-il se caractérise cependant par une
fondamentale incompl6tude. peut-&re due à une insatiabilit6 toujours renouvelee qui lui interdit tout a posteriori. Le sujet libertin, vivant dans
la tension, projeté, ne peut paradoxalement s'accommoder de la notion
de jouissance, avec ce que l'idée de possession qui la sous-tend comporte de durable: "La première vue decidait d'une affaire; mais, en même
temps, il etait rare que le lendemain la vît subsister" (p. 71). Cette impossibilité du "lendemain," de nombreux romans "galants" l'illustrent, à
commencer par ceux de Crébillon, dont beaucoup sont restés inachevés:
Les Égarements, mais aussi Ah, quel conte! et Les Heureux Orphelins,
présentent cette particularit6. La Nuit et le moment et Le Husani au coin
du feu, pour être achevks selon les normes romanesques admises, n'en
présentent pas moins, par leur titre même, cette insistance à nier tout
"après" de la s6duction: avec l'aube, les amants se s6parent et l'affaire
en reste là.
Ce que Les Éprememts du cœur et de l'esprit semblent ainsi s'attacher
à montrer, c'est la cornplexit6 du rapport au temps qui caracterise
l'entreprise libertine. Si l'atout principal du seducteur paraît être la juste
appréhension de la durée et du "moment"+ette volonté de transformer
23 Robert Favre, "Les h i h o i r e s d'un oublieux," Iar porodorss du mmancier: " k s Éganmeni.v"
de Cribillon (Grenoble: Presses universitaires de Grenoble. 1975). p. 66.
24 Au sens grammatical de ce qui, bien que sous-entendu, rend un enoncd intelligible.
25 Vivant-Denon, Point de lendemain, dans Romans librrtimdu xvlne siècle, Ad. R. Trousson (Paris:
Lafont. 1993).
152 E I G H T E E N T H - C E N T U R Y FICTION
le hasard en calcul qui nécessite un patient travail sur soi-son projet
se résout en une brutale syncope. Ce fondamental "point de lendemain"
du libertinage est aussi h l'image de sa circonscription temporelle, dans
l'histoire du xviiie sibcle-cet "alors" révolu de la Régence-comme
dans la biographie du narrateur dont les égarements passés se justifient
par les dix-sept ans qu'il avait h l'époque-âge peu "sérieux" comme on
le sait.
Université Brown