Introduction
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Introduction
Attention ! Les indications en couleur ne sont qu’une aide à la lecture et ne doivent pas figurer dans votre rédaction. Introduction Dans « Épigraphe pour un livre condamné », premier poème des Fleurs du Mal, Baudelaire écrit : « Lecteur, […] lis-moi pour apprendre à m’aimer ; […] sinon je te maudis ! » Devant cette malédiction, le lecteur doit se demander ©HATIER comment il doit « comprendre » l’auteur : par sa vie ou par son œuvre ? par sa biographie ou par ses écrits ? Tout élève de première le sait : l’explication de texte ou la lecture d’une œuvre intégrale au lycée est presque toujours précédée d’un « point sur l’auteur » ou d’une recherche biographique, qui débouchera sur une « ficheauteur » « pour l’oral du bac » ! Les universités proposent des « cours de littérature et d’histoire littéraire ». L’étudiant en lettres a en général feuilleté un volume de la célèbre et déjà ancienne collection : « L’homme et l’œuvre ». Ces constatations posent le problème des rapports entre l’écrivain et sa création, de l’utilité, voire de la nécessité de connaître la biographie d’un auteur pour en comprendre et en aimer l’œuvre. Peut-on apprécier la littérature et en saisir tout le sens sans aucun recours à des repères biographiques ? Ou faut-il s’imprégner de la vie de tel auteur pour en apprécier les œuvres ? Y aurait-il un « mode d’emploi » idéal pour lire et goûter les textes ? I. La biographie d’écrivain est secondaire : apprécier et connaître / comprendre une œuvre littéraire pour et par elle-même Prendre un livre est un geste naturel que, d’ordinaire, en dehors du contexte scolaire, universitaire ou professionnel, on ne prémédite pas ou qu’on ne fait pas précéder d’une recherche biographique. Lire devrait être un plaisir, non une démarche scientifique rigoureuse, et l’on peut aimer un livre pour luimême. Ainsi, le critique Émile Faguet conseille : « j’avertis […] les jeunes gens qu’ils doivent lire les auteurs plutôt que les critiques ». Il aurait aussi bien pu ajouter : « plutôt que les biographes » … 1. Aimer une œuvre pour elle-même • Une œuvre littéraire présente un univers, un style, des personnages, des « histoires » que l’on peut considérer, aimer pour eux-mêmes. Un roman se lit et captive, sans que l’on ait besoin de connaître la vie de son créateur. Le monde que Balzac invente dans la Comédie humaine a un intérêt intrinsèque : on suit les événements, la trame romanesque, désireux de savoir « la suite », sensible aux revers de fortune, aux rebondissements. Le lecteur s’attache aux personnages, comme s’ils étaient vraiment vivants, et suit le destin de Rastignac, le jeune ambitieux. Il n’y a pas de réelle difficulté à « comprendre », il y a même un plaisir à reconnaître les personnages, à observer leur évolution. On peut aussi trouver dans ces romans un intérêt presque documentaire de témoignage sur les mécanismes de la société de l’époque. On peut aimer La Peau de chagrin sans même savoir que l’œuvre est de Balzac… ©HATIER • Il en va de même de la poésie : pour goûter la force évocatrice de « Parfum exotique » ou de « L’invitation au voyage », est-il besoin de connaître le nom des maîtresses de Baudelaire ? Est-il vraiment indispensable de savoir qu’Apollinaire a fait des voyages en Rhénanie pour apprécier la magie poétique de « Nuit rhénane » ? Mieux encore, certains poèmes de Saint-John Perse, pour n’en citer qu’un, n’ont pas vraiment de « sens » : on les apprécie pour leur musique verbale ou leur force créatrice. Faut-il nécessairement savoir que le poète était en exil aux États-Unis pour aimer son recueil Exil (Pluies) ou son poème « Le banyan de la pluie » ? Au contraire, le recueil, au lieu de s’enraciner dans des repères biographiques très terre-à-terre qui risquent de l’engluer dans un excès de dates et de détails, peut prendre son essor et une signification plus générale, plus symbolique ; il acquiert son charme et son sens par rapport au seul lecteur, et peut symboliser la renaissance sous toutes ses formes : « Le banyan de la pluie perd ses assises sur la Ville… » 2. Comprendre une œuvre par elle-même, par soi-même • Au début du XXe siècle, Marcel Proust, Paul Valéry remettent en question l’approche positiviste du XIXe siècle, qui prétendait trouver la clé des œuvres en accumulant les informations sur l’écrivain. Paul Valéry s’indigne qu’on noie les œuvres sous des connaissances qui ne l’éclairent pas et même l’encombrent et conçoit plutôt la lecture comme un départ à l’aventure. « Je ne vois rien dans tout ceci qui me permette de mieux lire ce poème, de l’exécuter mieux pour mon plaisir… […] On m’enseigne des dates, de la biographie ; on m’entretient de querelles, de doctrines dont je n’ai cure, quand il s’agit de chants et de l’art subtil de la voix porteuse d’idées… […] Que fait-on de ce qui s’observe immédiatement dans un texte ? Il sera bien temps de traiter de la vie, des amours et des opinions du poète, de ses amis et ennemis, de sa naissance et de sa mort, quand nous aurons assez avancé dans la connaissance poétique de son poème, c’est-à-dire quand nous nous serons fait l’instrument de la chose écrite, de manière que notre voix, notre intelligence et tous les ressorts de notre sensibilité se soient composés pour donner vie et présence puissante à l’acte de création de l’auteur. » Par ailleurs, l’artiste n’est pas l’homme et, comme l’affirme Proust, « un livre est le produit d’un autre moi que celui que nous manifestons dans la société ». À quoi bon alors connaître l’homme s’il n’a pas vraiment à voir avec l’écrivain ? • Enfin, ne pas se brider par des repères (auto)biographiques permet de laisser libre cours à des interprétations multiples, en allant au-delà peut-être de ce que l’auteur lui-même pensait y mettre : « À Villequier », pour un lecteur ©HATIER non averti, prend une dimension symbolique qui dépasse la douleur individuelle de Hugo. Le biographe risque de détruire la liberté d’interprétation. 3. Quand la vie est une ombre portée sur l’œuvre… • D’ailleurs, en fouillant dans la vie des auteurs, qui ont malgré tout les faiblesses des hommes, on risque parfois même d’être déçu : on ressent une certaine tristesse lorsqu’on apprend, après avoir lu les poèmes délicats et mystiques de Sagesse, que Verlaine était violent, parfois vulgaire et que progressivement il est tombé dans la déchéance la plus misérable. Ici, inutile de connaître tous ces détails ; pire encore, c’est sans doute nuisible par l’ombre portée que cela jette sur l’œuvre, un peu entachée. • Il est dérangeant de savoir que Céline a été antisémite, qu’il a rendu responsables de la décadence de l’Occident et les antifascistes, et les Noirs, les Jaunes, les Juifs… Voilà qui risque de teinter le jugement du lecteur sur son œuvre, qui devrait être appréciée pour elle-même. • On aimerait se dire que Stendhal ou Mérimée n’ont pas écrit les lettres parfois grossières et même vulgaires que l’on peut lire dans leur correspondance, eux qui ont analysé avec tant de finesse l’âme humaine… Et après tout, est-il sain d’être voyeur, d’avoir une curiosité parfois malsaine à l’égard de certains écrivains ? II. L’intérêt d’une biographie d’écrivain : comment (mieux) comprendre une œuvre littéraire ? Et pourtant, on enseigne encore l’histoire littéraire, il s’écrit et se lit bien des biographies d’écrivains… C’est que, le plus souvent, la vie éclaire l’œuvre. 1. Comprendre une œuvre, c’est comprendre les raisons de sa création • Les œuvres littéraires sont parfois loin de nous et par leur forme et par leurs idées. Elles risquent de perdre de leur intérêt et leur sens réel si le lecteur ignore les circonstances dans lesquelles elles ont été composées. Il faut alors, pour les goûter et les comprendre, retrouver l’esprit de leur auteur. • Si l’on sait que Racine, élève de Port-Royal, a appris là le grec mieux qu’on ne le faisait dans les collèges habituels, on comprend qu’il se soit tourné vers les modèles que lui offrait le théâtre grec. Si l’on connaît les désordres de sa jeunesse, ses aventures passionnées pour des comédiennes, la Duparc, la Champmeslé, on verra que son expérience l’a aidé à représenter avec force les effets de la passion. • Remarques d’autant plus valables quand des écrivains se mettent en scène eux-mêmes. Beaucoup de lecteurs ont été émus en lisant les vers que Lamartine consacre au souvenir d’Elvire ; mais ceux-ci prennent un ©HATIER intérêt nouveau pour ceux qui connaissent toute l’histoire du poète avec Madame Charles. S’il s’agit de Victor Hugo, si le lecteur suit sa vie d’enfant, de jeune homme, de poète engagé, de père tendre puis désespéré, d’amant, d’exilé fier, de grand-père, on s’aperçoit que chaque détail de sa vie a des répercussions sur l’œuvre et éclaire ses écrits : « Demain, dès l’aube » prend une résonance toute différente si, en regardant la date que le poète a inscrite, on y reconnaît la date anniversaire de la mort de sa fille préférée Léopoldine ; alors la tristesse du poète est celle d’un père cruellement éprouvé et non plus le lyrisme d’un amant qui pourrait bien se consoler. De même on comprend mieux « La servante au grand cœur… » de Baudelaire à la lumière de ce que lui-même dévoile dans ses lettres de ses relations avec sa mère. 2. Comprendre une œuvre, c’est comprendre les intentions de l’auteur dans un contexte historique et social • Cela est évident pour les œuvres remplies d’allusions au temps où a vécu leur auteur : pour saisir tout le sens des Caractères, il faut connaître la société du XVIIe siècle, ses usages, ses préjugés, le monde dans lequel évoluait La Bruyère. De même, pour apprécier toute la portée des Lettres persanes, mieux vaut avoir une idée des mœurs de la fin du règne de Louis XIV et du début de la régence, connaître les habitudes de la Cour, même si on ne doit pas aller jusqu’à déceler, comme les contemporains, l’identité précise de celui que Montesquieu vise, derrière Pamphile, à savoir un des plus gros joueurs de la cour de Louis XIV, Philippe de Courcillon. Comment comprendre Les Châtiments sans avoir aucune notion des rapports de Hugo avec Napoléon III et de l’exil du poète ? Quel sens prendrait alors le célèbre vers : « Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là ! » Plus généralement, toute œuvre engagée se charge de sens lorsqu’elle est éclairée par les positions politiques et sociales de son auteur. • Même, dans certains cas extrêmes, il est des œuvres où la méconnaissance de l’auteur peut entraîner le contresens : ainsi un chroniqueur, dans un article de Ouest France, prend au pied de la lettre le plaidoyer de l’esclavagiste dans L’Esprit des lois et reproche à Montesquieu de soutenir l’esclavage, sans percevoir l’ironie du passage : « Les peuples d’Europe ayant exterminé ceux de l’Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l’Afrique… » Il y a fort à parier que ce journaliste ignorait beaucoup de la vie et des idées du philosophe du XVIIIe siècle… 3. Le cas particulier de l’autobiographie : pour démasquer l’écrivain, rectifier son image et corriger les erreurs • Il faut en conclure que la nécessité de connaître la biographie d’un écrivain dépend aussi du genre ou du type d’œuvres que l’on lit. ©HATIER • Il est en effet des ouvrages où la compréhension va de pair avec la connaissance de l’auteur : c’est le cas de l’autobiographie. Lire les Essais de Montaigne, les Confessions de Rousseau implique qu’on s’intéresse à l’homme qu’ils ont été, conformément à leur but : « Je suis moi-même la matière de mon livre », affirme Montaigne. • Paradoxalement, dans ce cas précis, la lecture – en parallèle – d’une biographie de l’auteur, qui pourrait sembler superflue, présente un intérêt particulier. Bien souvent, les mobiles qui poussent ces écrivains à rédiger leur autobiographie impliquent le risque de déformer les faits, fausser les points de vue. Il faut aussi compter sur les faiblesses de la mémoire, les erreurs d’interprétation (même de bonne foi), les éléments d’information qui ont pu échapper aux auteurs. • Le regard objectif, extérieur du biographe peut alors paraître nécessaire pour rectifier les approximations, les erreurs volontaires ou involontaires de l’autobiographe. Le biographe mène une enquête la plus rigoureuse possible, croisant les informations les plus variées – témoignages de contemporains, archives administratives ou privées, correspondances… • Deux exemples nous éclaireront : Chateaubriand, dans ses Mémoires d’outre-tombe, donne une image particulièrement sévère de son père – un homme lointain, dur. Or quelques lignes – qu’il a lui-même finalement supprimées dans l’édition définitive – auraient suffi à corriger cette impression négative : il arrivait à son père de se confier à ses enfants, de leur témoigner sa tendresse. Plus près de nous, Sartre, dans son autobiographie Les Mots, se félicite de la disparition précoce de son père : le peu qu’il nous en dit est empreint d’un cynisme assez condescendant. Annie Cohen-Solal, dans sa biographie de Sartre, n’a pas de mal à rétablir la vérité. Le père de Sartre n’était pas cette pâle figure que nous dépeint son fils mais un esprit brillant à la personnalité affirmée, physiquement assez ressemblant à son fils… mais Sartre trouvait plus commode de se prémunir contre un modèle paternel qui lui aurait fait de l’ombre pour s’affranchir de toute hérédité intellectuelle et, conformément à ses théories existentialistes, renier toute influence extérieure pour n’être aliéné par personne… au risque de s’attirer, si ses « mensonges » sont découverts, l’antipathie du lecteur ; ce dernier, s’il n’en aime pas plus Sartre, comprendra cependant mieux son œuvre. • De manière générale, tout écrivain se compose un peu une sorte de personnage. La biographie rectifie cette image déformée et souvent incomplète. ©HATIER III. L’utilité d’une biographie d’écrivain pour mieux faire aimer une œuvre Mais la littérature n’est pas seulement à comprendre. Elle a aussi vocation à plaire, à être « aimée ». Est-il du reste possible de dissocier le goût pour un écrivain et la compréhension de son œuvre ? 1. Comment aimer ce que l’on ne connaît pas « Ignoti nulla cupido », dit la sentence latine : « on ne peut pas aimer ce que l’on ne connaît pas ». Comme le Renard du Petit Prince, le lecteur appréciera mieux une œuvre s’il l’a « apprivoisée », s’il l’a creusée ; or, nous l’avons vu, pour comprendre une œuvre, il est souvent utile d’avoir apprivoisé son auteur. 2. Qui aime cherche à connaître et à comprendre Mais, à l’inverse, le lecteur qui apprécie une œuvre ressent le besoin d’entrer en rapport avec son auteur ; au fond, s’il était vivant, il chercherait à lui être présenté… La mode des biographies romancées et des vies d’hommes et de femmes célèbres se répand. Si l’on s’intéresse à une œuvre qui raconte la vie d’un inconnu, d’un personnage imaginaire, à plus forte raison on s’attache à la vie d’un être dont les écrits nous ont déjà attirés. Le critique du XIXe siècle Sainte-Beuve conseille de lier en quelque sorte amitié avec l’homme que l’on peut découvrir à travers le livre et l’auteur : « En matière de critique et d’histoire littéraire, il n’est point, ce me semble, de lecture plus récréante, plus délectable et à la fois plus féconde en enseignements de toute espèce que les biographies bien faites des grands hommes. » Il faut, selon lui, « saisir, embrasser et analyser tout l’homme ». 3. Le plaisir de découvrir un homme sous un écrivain Il est intéressant de saisir non seulement le génie littéraire, mais aussi l’homme semblable à tout lecteur, soumis aux mêmes nécessités, de le voir « en pantoufles et en robe de chambre ». Il est amusant d’imaginer Voltaire, l’auteur du Dictionnaire philosophique, dans ses démêlés de « seigneur de village » avec ses fournisseurs, ou encore Montesquieu s’occuper de la vente de son vin en Angleterre… 4. Mais quels critères pour une biographie d’écrivain idéale ? Cependant il faut sans doute respecter quelques critères pour qu’une biographie d’écrivain soit utile et efficace. On pourrait s’amuser à composer la « recette », les « commandements » à donner au biographe idéal… Il devra s’astreindre à n’utiliser que des informations sérieuses et des documents authentiques, ou du moins vérifiés avec précaution, sans se laisser séduire par le goût du sensationnel, par les « potins et ragots ». Il ne retiendra que ce qui permet réellement de mieux comprendre et aimer ©HATIER l’homme et l’œuvre. Que nous importent les notes de la blanchisseuse de Mallarmé ? Il ne se contentera pas de relater les faits de la vie de l’écrivain, mais il essaiera de rendre compte de ses relations avec son temps, avec ses contemporains, le milieu qui l’a formé, le contexte historique et social. Il tentera – si c’est possible – d’entrer, mais sans extrapoler, dans l’âme de l’écrivain, qui parfois se dévoile dans de simples anecdotes : tout ce qui concerne les démêlés de Molière avec la justice éclaire ses personnages de notaires et autres professions juridiques ; la perte de sa fille que les médecins n’ont pu soigner, sa propre maladie « expliquent » l’image qu’il donne de la médecine… Conclusion Le plus souvent, les connaissances biographiques sur un écrivain ne sont pas indispensables, mais elles peuvent se révéler utiles. Au fond, ne peut-on concevoir qu’il y ait deux modes de lecture, comme deux manières de voyager ? L’un qui consiste à partir à l’aventure, quitte à ne pas forcément explorer tous les recoins les plus profonds d’une œuvre ; l’autre qui ressemble plus à un voyage rigoureusement préparé et médité et qui vous assure de ne rien manquer des pays à explorer… Encore peut-on dire que le choix d’un de ces modes dépend en grande partie du type d’œuvre à découvrir comme du tempérament du voyageur-lecteur. Lire peut être un coup de cœur ou un coup de raison. Mais si d’aimer l’œuvre sans connaître son auteur le lecteur ne passe pas à l’aimer en le connaissant, c’est sans doute qu’il manque de curiosité ou qu’au fond il n’aime pas vraiment l’œuvre. ©HATIER