Un Theatrum Mundi à l`heure d`internet

Transcription

Un Theatrum Mundi à l`heure d`internet
http://revel.unice.fr
Pour citer cet article :
Gruppo Scienza Semplice,
" La science a-t-elle un avenir ? ",
Alliage, n°61 - Décembre 2007, ,
mis en ligne le 01 août 2012.
URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3462
Voir l'article en ligne
AVERTISSEMENT
Les publications du site REVEL sont protégées par les dispositions générales du Code de la propriété intellectuelle.
Conditions d'utilisation - respect du droit d'auteur et de la propriété intellectuelle
L'accès aux références bibliographiques et au texte intégral, aux outils de recherche ou au feuilletage de l'ensemble des revues est libre,
cependant article, recension et autre contribution sont couvertes par le droit d'auteur et sont la propriété de leurs auteurs.
Les utilisateurs doivent toujours associer à toute unité documentaire les éléments bibliographiques permettant de l'identifier correctement
et notamment toujours faire mention du nom de l'auteur, du titre de l'article, de la revue et du site Revel. Ces mentions apparaissent sur la
page de garde des documents sauvegardés sur les postes des utilisateurs ou imprimés par leur soin.
L'université de Nice-Sophia Antipolis est l'éditeur du portail REVEL@Nice et à ce titre détient la propriété intellectuelle et les droits
d'exploitation du site.
L'exploitation du site à des fins commerciales ou publicitaires est interdite ainsi que toute diffusion massive du contenu ou modification
des données sans l'accord des auteurs et de l'équipe Revel.
La science a-t-elle un avenir ?
Gruppo Scienza Semplice
Collectif de chercheurs italiens japonais et américains.
fr
41-46
Décembre 2007
[On trouvera à la fin de l’article la liste des membres du groupe signataire.]
À l’aube de la science moderne, dans la période qui s’étend de la fin du XVIe siècle au
milieu du XVIIe, le monde intellectuel européen était à peu près complètement persuadé qu’il
disposait des principe fondamentaux de la connaissance et que les brillants esprits de l’époque
avaient pour tâche essentielle la systématisation de tout le savoir en schèmes universels
intitulés Theatrum Mundi ou Theatrum Naturæ. Il y eut nombre de tels systèmes généraux, les
plus connus étant probablement ceux que l’on doit à Robert Fludd et Athanase Kircher.1
Au même moment, le grand savant Johannes Kepler s’attaquait à la description de l’orbite
de Mars. Il avait la possibilité d’expliquer les trajectoires planétaires en conservant la vieille
conception d’orbites circulaires grâce à l’utilisation d’une combinaison complexe de cycles et
d’épicycles. Ce type de calcul permettait aux astronomes d’obtenir d’excellentes descriptions
des trajectoires planétaires. Dans l’esprit des représentations du Theatrum Mundi, le procédé
consistait à utiliser un paradigme (les mouvements circulaires) pouvant s’appliquer à
n’importe quel phénomène pour en obtenir une parfaite description par simple itération. Nous
savons maintenant pourquoi les épicycles marchaient si bien : elles ne sont en fait qu’une
version du spectre de Fourier des trajectoires, et leur adéquation résulte du théorème qui
affirme que tout phénomène périodique, aussi complexe soit-il, peut être considéré comme
une combinaison de variations harmoniques, donc de mouvements circulaires uniformes.
Mais pour la raison même qui permet à cette méthode de fournir dans tous les cas une
solution en accord avec les données, elle ne peut assurer un modèle effectif et se ramène à une
pure tautologie. Kepler accomplit le pas décisif hors de la stérile perfection du calcul des
épicycles, ce qui donna une impulsion décisive à la naissance de la science moderne : il
supposa que les orbites n’étaient pas des combinaisons de cercles, mais des ellipses. Ceci
simplifia les calculs, ne détériora pas (mais n’améliora pas non plus) la qualité des prévisions
astronomiques ; ce fut simplement un mouvement esthétique vers une explication de plus
grande beauté, qui créa la possibilité de sortir l’astronomie de la répétition improductive de
descriptions correctes.
Une pathologie récurrente, le surajustage
La pathologie des épicycles porte un nom : le surajustage, voulant dire que si l’on a un
excès de paramètres ajustables pour expliquer un phénomène donné, on arrivera forcément à
une adéquation parfaite pour la simple raison que l’on n’aura rien découvert de nouveau, mais
simplement reformulé le problème.
Aujourd’hui, les bases de données de gènes, de protéines, d’interactions, de voies
réactionnelles, provenant des diverses « -omiques » (génomique, protéomique, etc.) des
sciences biomédicales, sont la version contemporaine des représentations prétendument
universelles d’il y a quatre siècles. Les méthodes bioinformatiques permettent de simuler
pratiquement tout résultat expérimental en recourant à un stock d’informations disponibles si
riche et si flexible d’une façon pratiquement impossible à réfuter. Autrement dit, nous avons
assez d’information pour expliquer n’importe quoi — ou rien du tout. Cette situation
1
Robert Fludd, Utriusque Cosmi Historia, 1617.
Athanase Kircher, Polygraphia Nova et Universalis ex Combinatoria Arte Detecta, 1663.
paradoxale et extrêmement dangereuse pour le progrès de la science est fort bien décrite dans
un article de Rzhetsky & al. ;2 ils dénomment « microparadigmes » ces idées qui,
indépendamment de leur véracité, deviennent de plus en plus consensuelles dans la
communauté scientifique, car la validité des résultats dont elles sont issues n’est plus
questionnée, et que leurs conséquences sont utilisées comme des vérités indubitables sur
lesquelles construire d’autres modèles.
Un exemple patent des conséquences de cette situation est la chute rapide du nombre de
nouveaux médicaments au cours des trois dernières décennies ; Overington est ses collègues
estiment que 76 % des médicaments développés de 1989 à 2003 visent des cibles déjà
connues avant la biologie moléculaire moderne, et que seuls 6 % visent des cibles nouvelles.
La recherche dans les bases de données (existantes) plutôt que la recherche de données de
base (nouvelles) est maintenant explicitement revendiquée comme stratégie moderne. 3 La
prétendue révolution biotechnologique de la pharmacologie apparaît de plus en plus
clairement comme un échec.
Les mêmes tendances régressives se retrouvent en physique théorique. Elles se manifestent
dans l’adhésion acritique aux « Théories du tout » (…ou rien). Ces théories englobent des
ingrédients fondamentaux — relativité, quantique, cosmologie — qui, cependant, contiennent
un potentiel explosif de problèmes irrésolus. Le problème, avec ces théories de presquen’importe-quoi est que le « presque » qu’elles ne décrivent pas est plus intéressant que le
« n’importe quoi » qu’elles décrivent. Il semble bien que l’utilité essentielle de ces théories
soit de justifier la construction des nouvelles cathédrales que sont les grands accélérateurs de
particules. Elles peuvent être considérées comme des mythologies post-modernes destinées à
accroître le prestige de la science dans nos sociétés du spectacle en y apportant une touche
d’ésotérisme.4 Du coup, la physique théorique devient de plus en plus autoréférentielle, se
transformant en un Theatrum Mundi autonome, sans plus pouvoir expliquer quelque
phénomène naturel que ce soit.
Un nouvel habitus scientifique
Les conséquences de cet état de choses, selon nous, dépassent largement le champ interne
de la science. Bien plus important est le fait que le développement d’une telle science, se
targuant de tout pouvoir expliquer, entraîne pour la société deux conséquences possibles et
liées. La première est le risque que l’innovation technoscientifique perde tout rapport avec la
demande sociale réelle : si je puis trouver une explication scientifique pour n’importe quelle
idée, alors, je peux manipuler la société en utilisant des énoncés simili-scientifiques. La
seconde est le danger d’une érosion toujours accrue des codes déontologiques sur lesquels
étaient traditionnellement fondées les professions scientifiques.
Les deux facteurs pourraient marquer une évolution fatale de la qualité de la science par
l’introduction d’une nouvelle typologie dans les procédures de validation/communication.
2
A. Rzhetsky & aal., Proc. Natl Acad. Sci. USA, 103, 4940-4945, 2006.
Voir l’entretien avec Tim Berners-Lee, inventeur d’internet, dans La Recherche, n°413, novembre 2007, où
il défend le projet d’un nouveau « Web sémantique » avec l’argument suivant : « Je pense que le Web
sémantique démarrera avec les sciences de la vie parce qu'elles sont en première ligne des sciences, comme la
physique l'était au moment où le Web a été inventé. Dans ce secteur, il existe un besoin urgent de croiser un
grand nombre d'informations pour trouver de nouveaux médicaments. Ces informations sont disséminées dans
des bases de données sur les maladies, les gènes, les protéines, les essais cliniques, les autorisations de mise sur
le marché, etc. Si la mise au point d'un médicament prend beaucoup de temps, c'est, entre autres, parce que ces
silos de données ne sont pas reliés entre eux. »
4
L. Smolin, The Trouble with Physics: The Rise of String Theory, the Fall of a Science, and What Comes
Next, Houghton & Mifflin, 2006 ; trad. fr. : Rien ne va plus en physique ! : L'échec de la théorie des cordes,
Dunod, 2007.
P. Woit, Not Even Wrong: The Failure of String Theory and the Search for Unity in Physical Law, Basic
Books, 2006.
3
Dans les pays développés, les valeurs de l’innovation connaissent déjà une dérive
substantielle, de l’utilité publique vers des buts privés et commerciaux. Ainsi, sont de plus en
plus fréquents les cas de scientifiques enclins à abandonner les normes de désintéressement et
d’objectivité de leur activité ; certains auteurs ont mis en évidence le lien entre cet aspect
sociologique et le problème du surajustage.5
La tendance technocratique des programmes publics de recherche et développement
conduit les chercheurs à porter leur attention vers les intérêts privés, et à négliger les
bénéfices sociaux de l’innovation scientifique et technologique. En d’autres termes, s’affirme
dans la culture scientifique professionnelle un nouvel habitus, qui, il y a seulement deux ou
trois décennies, n’était pas autorisé par les normes mertoniennes de la science. 6 Il faut réaliser
que les cas de fraude, comme celui du biologiste coréen Woo Suk Hwang ne sont pas des
troubles sporadiques d’un système qui serait fondamentalement sain, mais bien des
symptômes d’une maladie systématique en cours d’aggravation.
Personne ne peut contester que le mythe positiviste d’une science neutre imperméable aux
pressions externes a été remplacé par l’évidence de sa dimension sociale inévitable — comme
pour toute activité humaine. Cependant, la direction actuelle des transformations de la
recherche inhibe l’expression de cette tension idéale qui devrait gouverner les pratiques
scientifiques — surtout publiques — et sans laquelle la science n’aurait pu se développer. Des
pages mémorables ont été écrites sur ce sujet par des spécialistes de l’histoire naturelle, tel
Stephen J. Gould.7
On le voit, le schème épistémologique et méthodologique de notre raisonnement est lié à
un argument éthique et politique. À titre d’exemple, voilà six ans, l’une des sources
d’information biomédicale les plus importantes, la revue The Lancet, publia un éditorial
faisant état de sérieuses préoccupations quant à l’intégrité de la production scientifique et son
impact sur les décisions en matière de santé publique. 8 Il était devenu évident que
l’intervention de l’industrie dans la recherche et la communication scientifiques s’était faite
trop pressante. En conséquence, était adoptée une règle pragmatique de publication imposant
aux auteurs d’accompagner leurs articles d’une déclaration selon laquelle ils n’avaient aucun
intérêt matériel privé dans leur travail. La plupart des grands organes de communication
scientifique, comme Nature, ont adopté la même règle. Plus généralement, les difficultés bien
connues du processus de publication scientifique montrent de façon tangible que le système
scientifique a encodé un bogue non accidentel dans ses mécanismes formels.
Pour une recherche transparente
Étant donné l’effet massif des produits de la recherche scientifique sur des politiques
d’intérêt social incontestable, l’ouverture d’un débat clair et franc ne concernant pas
seulement les délinquances scientifiques, mais la question épistémologique fondamentale de
la formation des connaissances scientifiques, est à notre avis impérative. Nous affirmons
l’urgence d’une alliance différente entre la recherche et les citoyens, au moyen d’un nouveau
contrat qui devrait réconcilier les politiques scientifiques et les exigences sociales. Tout projet
réaliste de promotion de l’innovation dans la société actuelle doit être fondé sur la
transparence de toutes les étapes du processus scientifique, depuis les activités de laboratoire
jusqu’aux prises de décision en passant par les mécanismes de communication. Faute que soit
observé ce principe, les intérêts publics seront exclus de facto de l’agenda scientifique et
technique, et le projet sera à long terme condamné à l’échec. Il nous faut accroître non la
quantité mais la qualité de la production du savoir scientifique, ce qui demande de nouvelles
5
J. Ioannidis, PLoS Medicine 2(8), 0696-0701, 2005.
R. K. Merton, The Sociology of Science: Theoretical and Empirical Investigations, Chicago U. Press, 1942.
7
S. J. Gould, Eight Little Piggies, Penguin Science, 1993.
8
F. Davidoff & al., The Lancet, 358, 854-856, 2001.
6
approches heuristiques dans les pratiques de recherche, aussi bien que de nouvelles formes
d’éducation sociale et une participation collective aux contributions de la science à la culture
et au bien-être.
Précisons-le : nous n’avons pas une attitude négative ou alarmiste à l’égard de notre sujet
de réflexion. En d’autres termes, nous ne craignons pas que la science ou la technologie
disparaissent demain, et nous voulons au contraire voir s’y développer des attitudes positives
et rationnelles. Beaucoup de chercheurs comprennent qu’ils vivent dans un monde rapidement
changeant, et que leur travail concerne moins les particules subatomiques, les molécules, les
cellules, les arbres, les paysages ou les galaxies, que leur relation avec ces objets d’étude. La
question est de savoir comment se comporter dans ce système où ils fonctionnent comme
chercheurs et vivent comme êtres humains.
Nous aimons la science.
C’est pourquoi nous proposons quelques pistes utiles pour développer de nouvelles
politiques de la science et de l’innovation. Nous pensons que la véritable innovation souffre
d’une trop forte domination par un corpus trop vaste et trop flexible. Nous devons oser
redémarrer avec de nouveaux paradigmes, de nouvelles données, de nouvelles méthodes, et
n’utiliser le savoir préalable que comme un matériau statistique, à soumettre à
l’expérimentation, et non comme un standard établi et intangible.
Nous devons savoir être brutaux et refuser d’écouter les super-experts. Nous devons
privilégier des approches indépendantes des modèles et faciles à tester par rapport à celles,
plus élaborées, qui reposent sur trop d’hypothèses injustifiées (comme les modèles
complexes, où un nombre considérable de paramètres libres est ajusté à de maigres ensembles
de données).
Nous devons tenter de lancer des aventures scientifiques dégagées du besoin pressant
d’une applicabilité immédiate, faute de quoi notre connaissance restera confinée au déjà-su,
déjà-accepté, et n’aura plus d’avenir.
Liste des membres du groupe signataire :
Gruppo Scienza Semplice
Giovanni Asti, Dipartimento di Fisica, università di Parma, Italia
Jenner Barretto Bastos-Filho, Physics Department, Alagoas University, Brasil
Marcello Cini, Dipartimento di Fisica, università di Roma La Sapienza, Italia
Antonella De Ninno, ENEA Frascati Lab, Rome, Italia
Emilio Del Giudice, INFN, Sezione di Milano, Italia.
Antonino Drago, Dipartimento di Fisica, università di Napoli Federico II, Italia
Vittorio Elia, Dipartimento di Chimica, università di Napoli Federico II, Italia
Lorenzo Farina, Dipartmento A. Ruberti, università di Roma La Sapienza, Italia
Elena Gagliasso, Dipto di Filosofia di Scienza, università di Roma La Sapienza, Italia
Roberto Germano, PROMETE, INFM, Napoli, Italia
Alessandro Giuliani, Istituto Superiore di Sanità, Roma, Italia
Arun Krishna, Keio University, Tsuruoka City Yamagata, Japon
Ignazio Licata, Istituto per Scientifica Methodologia (ISEM), Palermo, Italia
Carlo Modonesi, Museo d’Historia Naturale, università di Parma, Italia
Paolo Aldo Rossi, Dipartimento di Filosofia, università di Genova, Italia
Kumar Selvarajoo, Keio University, Tsuruoka City, Yamagata, Japon
Vittorio Silvestrini, Dipartimento di Fisica, università di Napoli Federico II, Italia
Gianni Tamino, Dipartimento di Biologia, università di Padova, Italia
Masaru Tomita, Keio University, Tsuruoka City Yamagata, Japon
Masa Tsuchiya, Keio University, Tsuruoka City Yamagata, Japan
Chandra Verma, Bioinformatics Institute, Singapore
Giuseppe Vitiello, Dipartmento di Matematica, università di Salerno, Italia
Charles L. Webber, Stritch School of Medicine, Loyola University of Chicago, USA
Joseph P. Zbilut, Mol. Biophysics and Physiology Dept, Rush University, Chicago, USA

Documents pareils

la science a-t-elle un avenir?

la science a-t-elle un avenir? Arun Krishna, Keio University, Tsuruoka City Yamagata, Japon Ignazio Licata, Istituto per Scientifica Methodologia (ISEM), Palermo, Italia Carlo Modonesi, Museo d’Historia Naturale, università di P...

Plus en détail