Apollinaire et l`oiseau du Bénin Fichier

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Apollinaire et l`oiseau du Bénin Fichier
64 Oiseau tenant un poisson
dans son bec convoité par deux
serpents, Royaume du Danhomè,
République du Bénin,
fin du xıxe siècle, coll. part.
Apollinaire et l’Oiseau
du Bénin (Picasso) :
le primitivisme en question
Maureen Murphy
« Ordonner un chaos, voilà la création1 », écrit
Guillaume Apollinaire en 1907. Convoquer, orchestrer,
donner forme à l’insaisissable en se fiant à son
instinct. Autant d’impulsions qui traversent l’œuvre
du poète, ainsi que celle des artistes dont il défend
le travail et au cœur desquelles les arts d’Afrique
jouent un rôle central, un rôle de révélateur au sens
photographique du terme. Dans un texte qu’il aurait
pu consacrer à Picasso, Apollinaire analyse l’impact
« des idoles de tribus africaines » sur Alexandre
Archipenko : il fut « illuminé […]. Il ne travaillait
plus uniquement pour le plaisir des yeux, mais pour
son esprit superstitieux entraîné aux abstractions
formelles. Il composait des fétiches qui le protégeaient
dans les moments douloureux et d’autres qui
évoquaient des souvenirs22». Si « rencontre » il y eut,
ou « découverte » par les artistes d’avant-garde
L’auteur tient à remercier
chaleureusement le Professeur
Peter Read pour sa relecture
attentive, ses remarques
et conseils avisés, ainsi que
Laurence Bertrand Dorléac.
1 Guillaume Apollinaire,
« Henri Matisse », La Phalange,
15 décembre 1907.
2 Guillaume Apollinaire,
« Alexandre Archipenko »,
Der Sturm, mars 1914, traduit
en français dans Guillaume
Apollinaire, Œuvres en prose
complètes, t. II, textes établis,
présentés et annotés par
Pierre Caizergues et Michel
Décaudin, Paris, Gallimard,
coll. « Bibliothèque de la
Pléiade », 1991, p. 660-661.
parisiens, elle ne fut ni aussi brutale ni aussi
soudaine que ce qu’on lit bien souvent. Car tout
était déjà présent : les échanges entre l’Europe et
l’Afrique, les questionnements et critiques de certains
artistes sur la nature de ces échanges, les objets
(conservés dans les musées d’ethnographie), ainsi
que les réflexions sur les rapports entre l’art et le réel,
ou la société. Alors pourquoi ? Et comment ? Pourquoi
ces peintres, sculpteurs et poètes intégrèrent-ils
des références aux objets rapportés d’Afrique autour
de 1907 ? Et que représentaient-ils pour eux ? L’histoire
du primitivisme a maintes fois été écrite, mais il est
nécessaire de la repenser en l’intégrant à une histoire
des idées et du politique qui englobe celle des formes
et de l’esthétique, sans s’y limiter. Le rôle de certains
acteurs tels que Guillaume Apollinaire a également
bien souvent été sous-estimé, et certains textes ou objets
sont restés dans l’ombre, faute d’avoir été analysés sous
un angle qui ne se limiterait pas aux seuls critères
esthétiques ou modernistes. Pourquoi Apollinaire
choisit-il, par exemple, d’évoquer Picasso sous la
figure de « l’Oiseau du Bénin3 » ? Ce « détail », loin
d’être anecdotique, prend sens si on le replace dans
le contexte de l’époque, au lendemain de la conquête
du royaume du Danhomè4 par les Français, et en regard
de l’un des objets de sa collection rarement mentionné,
une sculpture en métal représentant un oiseau
dévorant un poisson (ill. 119). Nous y reviendrons.
Se considérant comme un artiste au même titre
que les peintres ou les sculpteurs, le poète s’identifiait
aux créateurs de son temps et partageait, lorsqu’il
ne les initiait pas, une quête de renouveau, un besoin
de « mêler un grain de folie » à la sagesse héritée
des maîtres. Désireux de rompre avec ce « quelque
chose de mondain et de bourgeois, qui révoltait
Voir supra, p. 296
(Guillaume Apollinaire,
« Alexandre Archipenko »).
3 Guillaume Apollinaire
désigne ainsi Pablo Picasso
dans Le Poète assassiné,
presque achevé avant la
guerre, mais qui ne sera
publié qu’en 1916. Voir supra,
p. 156 (Guillaume Apollinaire,
Le Poète assassiné).
4 Nous distinguons le
« Danhomè » qui désigne en
langue fon le territoire du
royaume tel qu’il fut défini
au xviie siècle par la dynastie
royale et qui s’agrandit jusqu’à
la conquête par les Français
en 1894, de la colonie française
du « Dahomey » qui intégra
le Danhomè en 1894.
83
son âme [et dans lequel] il [ne] voyait pas l’esprit5 »,
Apollinaire comme Archipenko ou Picasso se tourna
vers les arts « sauvages » dans un esprit de rébellion,
mais également pour mieux créer et inventer. Ce qui
ne les empêcha pas tous trois de projeter sur des
œuvres dont ils savaient peu de choses leurs peurs,
leurs fantasmes, leurs désirs parfois bien éloignés
des significations originelles de ces dernieres. Nous
tenterons d’analyser les rapports du poète avec les
arts de l’Afrique au plan de sa création propre, mais
également par ses liens avec les artistes de son
temps et avec Picasso en particulier. Car s’il fallait
« une grande audace du goût […] pour considérer
ces idoles nègres comme de véritables œuvres d’art6 »,
comme il l’écrivit en 1917, ce n’est pas non plus un
hasard s’il choisit de s’intéresser en particulier à des
œuvres du Bénin et du Congo, et de les collectionner.
Ses liens avec le marché de l’art et la figure de Paul
Guillaume seront questionnés pour mieux éclairer
un moment de l’histoire du primitivisme dont
le poète fut l’un des acteurs essentiels.
avec le réel qui donne toute sa place à l’invention
et laisse aux photographes la tâche de fabriquer
« la reproduction de la nature8 ». Ces quelques lignes
ne furent jamais publiées du vivant d’Apollinaire.
Elles rejoignent pourtant un courant d’idées
anarchistes et anticoloniales qu’il partage avec
son cercle, à savoir Pablo Picasso, André Salmon,
Max Jacob, Félix Fénéon et Alfred Jarry9.
En 1901, ce dernier publie Ubu colonial, une pièce
satirique et comique illustrée par les dessins
de Bonnard qui relate le séjour du Père et de la Mère
Ubu dans les colonies et ridiculise le bedonnant Ubu,
prêt à tout pour conserver pouvoir et confort,
par « pure philanthropie ». Le grotesque se joint
à la caricature pour dénoncer les abus et dérives du
pouvoir colonial. Jeux de mots et calambours mêlent
l’absurde à la bêtise et se conjuguent aux dessins
de Bonnard pour mieux questionner le poids des mots,
leur place sur le papier. Et Alfred Jarry de glisser,
en fin de récit, que finalement « le blanc ne serait autre
chose qu’un nègre retourné comme un gant ». Cette
idée d’égalité confrontée aux écarts réels de pouvoir
et à la violence exercée dans les colonies, dénoncée
par une minorité à l’époque, résonne comme
une provocation et ne pouvait que toucher Apollinaire,
sensible aux récits à consonances rabelaisiennes.
Elle plut également à son ami Pablo Picasso.
Apollinaire, Picasso et le Père Ubu aux colonies
Dans un texte manuscrit inédit conservé dans
les archives de la bibliothèque Jacques-Doucet,
Apollinaire donne une place centrale aux arts
de l’Afrique et de l’Océanie dans la révolution
moderniste alors en cours à Paris :
« Les lois élémentaires qui conservent l’existence
du monde laissent encore éclater leur rôle lorsque
l’artiste crée dangereusement selon la formule
serpentine : vous serez semblables à Dieu. Et il y a
bien longtemps que les artistes n’avaient plus ni
la conscience ni le souci de leur propre divinité.
Aujourd’hui l’orgueil des hommes se manifeste
enfin. Les artistes ont pris le raisonnable parti
de créer. On reste confondu de penser que cette grave
leçon morale a été donnée à l’Europe par l’Afrique
et l’Océanie. Rien n’est plus vrai7. »
Affirmer que l’Europe aurait quelque chose à
apprendre des contrées lointaines revient à renverser
le rapport de hiérarchie établi entre « civilisés » et
« primitifs », voire même contredire la « mission
civilisatrice » de l’Europe qui s’appuyait justement
sur l’idée d’absence de culture des « sauvages ».
En attribuant aux « Nègres » le rôle de porteurs
d’une « leçon morale », Apollinaire prend le contre-pied
des discours tenus alors sur les contrées réputées
vierges et les place en modèles. Que ce modèle n’ait
pas grand-chose à voir avec la réalité importe alors
peu (les sculpteurs d’Afrique ne se seraient jamais
placés au même niveau que la divinité appelée à
s’incarner dans l’objet). Il s’agissait pour Apollinaire
de renverser l’ordre établi et d’instaurer un rapport
Matisse et Picasso : deux rapports au primitif
L’année de parution de l’œuvre de Jarry, Picasso
s’amuse à reproduire le personnage du Père Ubu10
qu’il avait lu, à l’évidence. Au sortir de sa période bleue
hantée par les figures graciles et les corps émaciés
des quartiers pauvres d’Espagne, il rejoint l’esprit de
l’écrivain dans sa dimension critique de la bourgeoisie
en réalisant différentes caricatures de personnages
ventripotents. La Danse barbare (1905) met par
exemple en scène trois Européens au corps flasque,
dansant nus devant un couple assis (Hérode et
Salomé). Parmi les danseurs, deux hommes affichent
leur embonpoint, tandis qu’une maigre femme enjouée
exhibe la laideur d’un corps sans pudeur. Au premier
plan, une odalisque aux courbes gracieuses s’appuie
contre son compagnon couronné dont la chair lourde
clame le pouvoir et l’abondance. À gauche, un homme
aux traits à la fois asiatiques (yeux bridés) et africains
(bouche pulpeuse) leur tend une coupe de fruits.
Il est le seul à nous tourner le dos et affiche son altérité
par une peau graphiquement noire. Sans origine
précise, il multiplie les signes de l’altérité et impose
sa discrétion comme un constat. De même qu’à
l’époque, les objets, qu’ils viennent d’Afrique
ou d’Océanie, sont indistinctement classés sous
la catégorie « Nègres », ce personnage incarne l’Autre
84
par excellence. Il est le témoin de cette danse ridicule,
au même titre que la servante de l’odalisque de Manet
pouvait témoigner, dans l’ombre, du commerce
de la chair mise à nue.
La même année, Henri Matisse réalise La Joie de vivre
(1905-1906), avec laquelle la comparaison s’impose.
Que Picasso l’ait vue ou pas avant de produire La
Danse barbare,, il n’en exécute pas moins un croquis
qui offre un saisissant contraste avec le primitivisme
de Matisse. La danse, située dans un univers onirique
et mythologique si séduisant chez ce dernier, devient
grotesque chez Picasso. Exotique et atemporelle chez
l’un, elle est résolument européenne et contemporaine
chez l’autre11.. Aux joueurs de flûte antiques, Picasso
préfère un joueur de violon absurde, qui tient le corps
d’un enfant en guise d’instrument. La référence à
l’ailleurs invite au voyage chez l’un, elle accuse chez
l’autre. Car si Picasso se tourna vers l’Afrique par la
suite, ce ne fut pas pour séduire, mais pour dénoncer,
rompre, briser les critères du bon goût et créer autre
chose. Il ne revendiquait pas le beau, mais cherchait
à exorciser ses démons. « À la vérité, M. Henri Matisse
est un novateur, mais il rénove plutôt qu’il innove,
écrivit Apollinaire en 1909. Ce fauve est un raffiné.
Il aime à s’entourer d’œuvres d’art anciennes et
modernes, d’étoffes précieuses, de ces sculptures
où les nègres de la Guinée, du Sénégal et du Gabon
ont figuré avec une rare pureté leurs passions les plus
paniques12.. » Picasso s’entourait lui aussi d’œuvres
venues d’ailleurs, non pour leur dimension
esthétique, mais pour mieux provoquer et mêler
« la laideur et la beauté13 ». Ici encore, la figure
d’Apollinaire nous éclaire.
5 Guillaume Apollinaire,
« Alexandre Archipenko », op. cit.
6 Guillaume Apollinaire,
préface de l’album Sculptures
nègres, Paris, Paul Guillaume,
1917.
7 Guillaume Apollinaire,
note manuscrite non datée,
Paris, bibliothèque littéraire
Jacques-Doucet, Archives
Apollinaire, Ms 7460.
8 Guillaume Apollinaire,
« Sur la peinture, les peintres
cubistes », dans Méditations
esthétiques, les peintres
cubistes, Paris, Figuière, 1913.
9 Voir Patricia Leighten, The
Liberation of Painting: Modernism
and Anarchism in Avant-Guerre
Paris, Chicago, Londres,
University of Chicago Press,
2013.
65 Alexandre
Archipenko, Danseuse,
1912, Paris, MNAM
Ancienne collection
Apollinaire.
10 Voir Emmanuel Pernoud,
L’Invention du dessin d’enfant
en France à l’aube des avantgardes, Paris, Hazan, 2003.
11 Cette danse s’inspire
d’ailleurs probablement du cake
walk,, très en vogue à l’époque.
Voir Jody Blake, Le Tumulte noir
and Popular Entertainment in
jazz-age Paris, 1900-1930,
University Park, Pennsylvania
State University Press, 1999.
12 Guillaume Apollinaire,
« Médaillon. Un fauve »
dans Apollinaire, chroniques
d’art 1902 – 1918, Paris,
Gallimard, 1960.
13 L’Oiseau du Bénin, soit
Picasso, qualifie ainsi la femme
de Croniamantal, soit Apollinaire,
dans Le Poète assassiné : « Elle
est la laideur et la beauté ; elle
est comme tout ce que nous
aimons aujourd’hui. »
85
66 Pablo Picasso, Nu debout,
avers de la matrice pour L’Aigle
et Le Poussin,
Poussin illustrations
pour Le Bestiaire ou Cortège
d’Orphée d’Apollinaire, 1907,
Paris, musée national Picasso
67 Objet de pouvoir « Nkisi
NKondi » anciennement dit
« fétiche », Kongo, République
démocratique du Congo, fin
du xıxe siècle, Paris, MNAM
Ancienne collection Apollinaire.
Dans un tapuscrit cité par Katia Samaltanos,
Apollinaire a retranscrit les entretiens qu’il eut avec
le peintre bien avant les propos de 1937 souvent
cités et rapportés par André Malraux dans La Tête
d’obsidienne. Dès l’introduction, Apollinaire met
d’obsidienne
en garde le lecteur et souligne à juste titre que
ces « citations » relèvent plutôt de la reformulation,
car le peintre était peu disert :
« Avec moi-même qui suis, je crois son meilleur ami,
Picasso, dont les jugements artistiques et littéraires
sont les plus justes qui soient, n’a jamais tenu un
discours suivi sur l’art ; et Dieu sait que nous avons
souvent parlé d’art. Jamais il n’a exposé sa doctrine
[…]. Aussi ne faut-il point compter recueillir de la
bouche de Picasso des propos qui pourraient engager
sa liberté de peintre et trahir la responsabilité de son
œuvre vis-à-vis de l’art contemporain14.
contemporain »
Le lecteur étant prévenu, Apollinaire retrace
le parcours de Picasso pour en arriver à son rapport
aux arts lointains :
« Mes plus grandes émotions artistiques, je les ai
ressenties lorsque m’apparut soudain la sublime
beauté des sculptures exécutées par les artistes
anonymes de l’Afrique. Ces ouvrages d’un art religieux,
passionné et rigoureusement logiques sont ce que
l’imagination humaine a produit de plus puissant et
de plus beau […]. Je me hâte d’ajouter que cependant,
je déteste l’exotisme. Je n’ai jamais aimé les Chinois,
les Japonais ni les Persans15.
Persans »
Picasso ne se tourne pas vers les arts de l’Afrique par
hasard. Les objets qu’il acquiert dans ces années-là
ne sont pas voués à venir décorer son atelier ou
le manteau de sa cheminée. Contrairement aux tapis,
meubles et statuettes rapportés d’Asie et d’Orient
pour se fondre harmonieusement dans les intérieurs
bourgeois européens, ils sont convoqués pour trancher,
s’imposer, détonner. Leur force ne passe pas par
l’adéquation avec le goût de l’époque, mais par leur
altérité esthétique radicale. Le rapport de Picasso
14 Guillaume Apollinaire,
Propos de Pablo Picasso,
Picasso
Paris, bibliothèque littéraire
Jacques-Doucet, Archives
Apollinaire, Ms 7540. Ce texte
est retranscrit de manière
lacunaire dans Guillaume
86
Apollinaire, Œuvres en prose
complètes, t. II, p. 875- 877,
op. cit. Voir supra, p. 289
(Guillaume Apollinaire,
« Propos de Pablo Picasso »).
15 Ibid.
à l’Afrique ne se fait donc pas sur le mode
de l’exotisme, mais plutôt de la « leçon morale »
et philosophique16. Se confiant des années plus tard
à Françoise Gilot, il dira : « J’ai alors compris que
c’était le sens même de la peinture. Ce n’est pas un
processus esthétique ; c’est une forme de magie qui
s’interpose entre l’univers hostile et nous, une façon
de saisir le pouvoir, en imposant une forme à nos
terreurs comme à nos désirs17. » Tout le projet
moderne semble cristallisé dans cette identification
aux auteurs des fétiches. Si Apollinaire accentue
sans doute quelque peu la dimension esthétique
du rapport de l’artiste aux arts du continent, il choisit
des termes qui dénotent un réel respect envers
ces « auteurs anonymes ». Induire l’idée de signature
et d’individualité dans la création tranchait en effet
radicalement avec la perception qui pouvait en être
donnée dans les musées d’ethnographie où les objets
étaient présentés comme des documents venant
témoigner d’une identité collective, ethnique, voire
raciale, mais certainement pas singulière. « L’artiste
nègre était évidemment un créateur18 », écrit
Apollinaire en 1912.
si simples et si grotesques qu’on pouvait les refaire
facilement. Et puis vraiment, l’anatomie par exemple
n’existait plus dans l’art, il fallait la réinventer
et exécuter son propre assassinat avec la science
et la méthode d’un grand chirurgien. La grande
révolution des arts qu’il a accomplie presque seul,
c’est que le monde est sa nouvelle représentation.
Énorme flamme. »
La visite du musée d’ethnographie du Trocadéro
Le texte dans lequel il écrivit cette phrase est le seul,
à notre connaissance, dans lequel Apollinaire fait
explicitement référence à un objet non seulement
identifiable (il fut exposé au musée du Trocadéro
dès la fin du xixe siècle19), mais dont l’auteur, Akati
Ekplékendo, est connu20. S’il n’est pas le premier
à écrire sur les qualités artistiques de l’objet21,
Apollinaire l’inscrivit dans une perspective inédite
en l’intégrant à ses réflexions esthétiques. Le musée
« n’est guère fréquenté que le dimanche et […] n’y vont
que les militaires en congés et les bonnes d’enfant en
balade », déplore-t-il. Et pourtant, « il y a là quelques
œuvres d’art de premier ordre, et tout particulièrement
cette perle de la collection dahoméenne : la grande
statue en fer représentant le Dieu de la Guerre, qui
est, sans aucun doute, l’objet d’art le plus imprévu
et un des plus gracieux qu’il y ait à Paris ». Plusieurs
aspects de l’œuvre, aujourd’hui dans les collections
du musée du quai Branly, fascinent le poète :
« Invention cocasse et profonde – ainsi qu’une
page de Rabelais », la statue s’impose aussi comme
témoignage d’inventivité : « La figure humaine
a certainement inspiré cette œuvre singulière.
Et toutefois, aucun des éléments qui la composent […]
ne ressemble à un détail de corps humain. »
Créer sans imiter, exprimer sans forcément séduire,
surprendre. Telles sont quelques-unes des qualités
de cette œuvre dédiée au dieu de la guerre et du métal
Gou qui, par ses disproportions (la tête est légèrement
plus petite que nature), ses jambes grêles et sa large
tunique, déroge aux canons de l’époque (ill. 64).
La monumentalité (cent soixante-cinq centimètres)
ainsi que l’utilisation du métal martelé, cloué,
riveté plurent sans doute à Apollinaire qui, dans
Le Poète assassiné, fait dire à l’Oiseau du Bénin que
le bronze, « c’est trop vieux ». Apollinaire et Picasso
observèrent-ils cette œuvre ensemble ?
Katia Samaltanos affirme que le poète aurait sans
doute accompagné le peintre au musée du Trocadéro,
participant ainsi de sa découverte des arts lointains22.
Une hypothèse confirmée par de nombreux auteurs
de l’époque et qui transparaît dans le texte rédigé
par Apollinaire sur Picasso en 191323 :
« Un autre de ses amis l’amena un jour sur les confins
d’un pays mystique où les habitants étaient à la fois
68 Marie Laurencin, Le Roi Nabuchodonosor.
Portrait de Guillaume Apollinaire, 1909, Paris, MNAM
Marie Laurencin déclina ce profil anguleux d’Apollinaire
parfois appelé « égyptien » sur divers supports dont
une petite toile, qui était accrochée chez lui.
69 Marionnette « kyebe kyebe », Kuyu, République du Congo,
arrivée en France avant 1914, musée du quai Branly, Paris
Ancienne collection Apollinaire.
88
Qu’Apollinaire ait visité le musée avec Picasso
ne serait guère étonnant, vu l’amitié qui liait les deux
hommes et leur intérêt partagé pour l’art des marges.
Apollinaire lui-même essaya d’imiter les « Nègres »,
ou du moins de nourrir sa poésie de la force des
objets qui l’entouraient. Lorsqu’il écrit, par exemple,
qu’il faut « exécuter son propre assassinat », c’est un
objet du Congo qui lui inspire la tournure de la mort
de son double, Croniamantal : « Les couteaux
se fichèrent dans le ventre, la poitrine, et bientôt
il n’y eut sur le sol qu’un cadavre hérissé comme une
bogue de châtaigne marine. » Apollinaire possédait
un objet de pouvoir, dit « nkisi », du Congo, criblé
de clous, lames et autres morceaux de métal.
Intermédiaires par excellence, les « minkisis »
étaient utilisés, au Congo, pour solliciter les divinités
en cas de conflit, jeter un sort ou protéger leur
détenteur (ill. 67). Le nombre de clous plantés dans
l’âme en bois attestait du nombre de sollicitations
reçues par la divinité et matérialisait l’accord conclu
entre les deux mondes. L’image d’intercesseurs
utilisée par Picasso pour évoquer la fonction des
fétiches n’était pas si éloignée de celle de certains
objets rangés dans cette catégorie.
16 Ce que confirment en un
sens Les Demoiselles d’Avignon,
d’abord intitulées Le Bordel
philosophique.
17 Françoise Gilot, Vivre avec
Picasso, Paris, Calmann-Lévy,
1973, p. 248-249.
18 Guillaume Apollinaire,
« Les arts exotiques et
l’ethnographie », Paris-Journal,
10 septembre 1912. Guillaume
Apollinaire, Œuvres en prose
complètes, t. II, op. cit., 473-476.
19 À propos de l’objet en
question, voir Maureen
Murphy, « Du champ de bataille
au musée : les tribulations
d’une sculpture fon », dans
Thierry Dufrêne et AnneChristine Taylor, Cannibalismes
disciplinaires, quand l’histoire
de l’art et l’anthropologie se
rencontrent, Paris, musée du
quai Branly, 2010, p. 347-359.
20 Sur la notion de signature,
voir Maureen Murphy,
« Quand authenticité rime
avec africanité », dans De
l’authenticité, une histoire des
valeurs de l’art ((xvie-xx
-xxe siècle),
-xx
Charlotte Guichard (dir.), Paris,
Publications de la Sorbonne,
2014, p. 145-160.
21 Voir Maurice Delafosse,
« Une statue dahoméenne en
fonte », La Nature, noo 1105,
4 août 1894.
22 Katia Samaltanos,
Apollinaire, Catalyst for
Primitivism, Picabia, and
Duchamp.. Ann Arbor, UMI
Research Press, 1984.
23 Guillaume Apollinaire,
« Pablo Picasso », Montjoie !,
!
14 mai 1913. Voir supra
supra, p. 294.
24 Guillaume Apollinaire,
« Alexandre Archipenko », op. cit.
Si le dieu Gou du Trocadéro (fig. 64) marqua
Apollinaire, il en est un autre qui l’inspira sans doute
également. Écrivant à propos d’Alexandre Archipenko
ces lignes qu’il aurait pu dédier à Picasso, Apollinaire
cite quelques œuvres fortes :
« Il vécut auprès des autels de pierre, des statues
des dieux et des sculptures de fétiches qui leur sont
dédiées en offrande : des dieux de la guerre et
du sémen aux organes génitaux énormes […], une
danseuse antique aux yeux creusés, surprise dans
une pose sensuelle, les seins pointus et lourds,
et de nombreuses autres divinités24. »
Les « seins lourds et pointus » pourraient évoquer
certaines sculptures du Congo, tandis que les « dieux
de la guerre et du sémen aux organes génitaux
énormes » désigneraient une autre représentation
du dieu Gou connue, aujourd’hui conservée au
musée Dapper. Car rares sont les œuvres d’Afrique
à allier des symboles guerriers et sexuels de manière
aussi explicite que les représentations de Gou.
Plus petite et d’un style bien différent de celui
du Trocadéro, l’œuvre dont il pourrait s’agir fut
reproduite sur des cartes postales par l’héritier
du général Dodds, Achille Lemoine, et largement
diffusée pour en favoriser la vente. Il ne serait pas
étonnant qu’Apollinaire et Picasso l’aient vue.
Sur ces cartes postales, elle apparaît nue ou parfois
revêtue d’un large manteau de fourrure. Selon les
propos rapportés à Guy Ladrière par le marchand
Charles Ratton qui acquit l’œuvre dans les années
1920, la figure de Gou était à l’origine représentée
en érection. Le marchand aurait remplacé la partie
litigieuse par une version correspondant mieux aux
critères de décence de l’époque25, une intervention
qui, lorsqu’elle n’allait pas jusqu’à la suppression
pure et simple, était assez fréquente à cette période.
Les deux artistes virent-ils l’œuvre dans son état
originel ? Dans son état modifié ? Quoi qu’il en soit,
un tel objet ne pouvait manquer de les ravir et les
inciter à aller plus loin dans la représentation crue
de leurs désirs, de leurs pulsions. L’Oiseau du Bénin
compte parmi les sources importantes d’inspiration
du poète. Il provient, lui aussi, du Danhomè.
saisi dans le bec du volatile, l’œil rond, la bouche
grande ouverte. Contrastant avec la plénitude
et la stabilité incarnée par l’oiseau, deux serpents
se dressent à l’avant du socle, pour tenter de saisir
la proie. Leur mouvement est torsadé, nerveux,
perturbateur. Leur gestuelle crée une tension et
exprime une menace qui souligne l’idée de prédation.
Comme la figure du dieu Gou du musée Dapper,
ce type d’objets de petite taille fut probablement
rapporté du Bénin au lendemain de la reddition
du roi Béhanzin en 1894 pour garnir les intérieurs
privés, tandis que les pièces monumentales étaient
réservées aux collections de musées. Si l’on évoque
souvent les années 1920 pour dater l’essor d’un
marché des arts dits « nègres », leur commercialisation
est en fait bien plus précoce et remonte à la fin du
xixe siècle26. Suite aux guerres coloniales, militaires
et administratifs rapportèrent de nombreux artefacts
dont la vente constituait une manne financière non
négligeable qui contribua à diffuser et alimenter
une demande croissante27. Il n’est donc pas étonnant
qu’Apollinaire compte parmi ses collections plusieurs
œuvres du Dahomey, soit six sur vingt-deux, selon
J. Donne qui les étudia en 198328. Pour les autres,
il s’agit essentiellement de sculptures en bois du
Congo, du Gabon ou de la Côte d’Ivoire29. À l’image
des collections des artistes de l’époque, celle
d’Apollinaire compte beaucoup d’objets de seconde
main, sans doute réalisés pour satisfaire la demande
occidentale et issus pour la majorité d’entre eux des
colonies françaises, voire du Congo belge. Peu étudiés
ou même mentionnés, si ce n’est pour le fameux
nkisi du Congo du musée national d’Art moderne
de Paris, ils reflètent l’état du marché de l’époque
et témoignent du type d’objets alors accessibles.
L’Oiseau du Bénin. Légèrement penché en avant
pour mieux saisir sa proie, l’oiseau se dresse sur
de fines pattes, elles-mêmes fixées sur un socle.
Battu, martelé, cloué, le cuivre est travaillé dans
la tradition des ateliers royaux du Danhomè.
Le plumage, figuré par de légères incisions dans
le métal, répond au traitement des écailles du poisson
70 Statuette féminine, Vili, République du Congo,
arrivée en France avant 1918, coll. part.
Ancienne collection Apollinaire.
71 Marionnette, Kuyu, République du Congo,
arrivée en France avant 1918, coll. part.
Ancienne collection Apollinaire.
72 Appui-nuque, Kuba, République démocratique
du Congo, arrivée en France avant 1918, coll. part.
Ancienne collection Apollinaire.
90
25 Ce détail fut raconté par
Charles Ratton à Guy Ladrière,
qui conserve aujourd’hui
les collections et les archives
du marchand. Guy Ladrière
nous confia l’anecdote lors de
la préparation de l’exposition
« Charles Ratton. L’invention
des arts “primitifs” ».
L’hypothèse est tout à fait
probable, vu que l’objet conserve
la trace visible de modifications
et restaurations multiples.
Cette opération qui consista
à remplacer le sexe, plutôt
qu’à tordre le métal, n’eut en
revanche pas lieu en 1931,
comme nous l’écrivions dans
le catalogue, mais sans doute
avant. Voir Philippe Dagen
et Maureen Murphy, Charles
Ratton. L’invention des arts
« primitifs », cat. exp., Paris,
musée du quai Branly /
Flammarion, 2013.
26 Voir Yaëlle Biro,
Transformation de l’objet
ethnographique africain en
« objet d’art » : circulation,
commerce et diffusion des œuvres
africaines en Europe occidentale
et aux États-Unis, des années
1900 aux années 1920, thèse
de doctorat sous la direction
de Philippe Dagen, Paris,
université Paris I – La
Sorbonne, 2010.
Car Apollinaire et son cercle ne s’intéressaient pas
aux arts de l’Afrique seulement pour leurs formes,
mais également et surtout pour ce qu’ils incarnaient.
Selon Patricia Leighten30, deux colonies correspondant
à deux visions complémentaires de l’Afrique étaient
fréquemment évoquées dans la presse du début
du siècle : le Dahomey, d’où provenaient des images
de sacrifices humains, de sorcellerie et de fétichisme,
et le Congo belge, dont les excès de violence coloniale
commençaient à être diffusés et condamnés. Loin
d’être isolés dans leur tour d’ivoire, Picasso et ses
proches lisaient la presse, lorsqu’ils n’y publiaient
pas des croquis comme André Salmon dans L’Assiette
au beurre, ou Van Dongen dans le journal anarchiste
Les Temps nouveaux. Apollinaire publia sa première
chronique en 1902 dans La Revue blanche et rédigera
des critiques d’art pour L’Intransigeant à partir
de 1910, soit deux revues au parti pris anticolonial
27 Voir Marlène-Michèle Biton,
Arts, politiques et pouvoirs,
les productions artistiques
du Dahomey : fonctions et
devenirs, Paris, L’Harmattan,
2010, p. 43-58.
28 J. B. Donne, « Guillaume
Apollinaire’s African Collection »,
Museum Ethnographers’
Group Newsletter, no 14,
août 1983, p. 4-9.
29 Plusieurs objets
extra-occidentaux ont disparu
en 1977, lors du cambriolage
de l’appartement d’Apollinaire
situé boulevard Saint-Germain,
où la veuve du poète Jacqueline
Apollinaire avait conservé
ses collections.
30 Voir Patricia Leighten,
The Liberation of Painting:
Modernism and Anarchism
in Avant-Guerre Paris, op. cit.
91
clairement affiché. Avant de s’intéresser aux œuvres,
les artistes s’intéressaient au continent et aux
débats qu’il pouvait susciter. Les références qu’ils
firent par la suite aux objets se nourrissent d’une
vision de l’Afrique exploitée, fantasmée, révoltante
et primitive à la fois. S’ils se tournèrent vers
ce continent plutôt qu’un autre, c’est qu’il incarnait
deux facettes d’un rapport à l’ailleurs différent
de l’Asie ou de l’Orient et qui rejoignaient leurs
convictions politiques du moment.
Envisagée sous cet angle, l’association de Picasso
avec la figure de l’Oiseau du Bénin peut être
interprétée de différentes façons : elle peut évoquer
l’image d’un Picasso prédateur, puisant à toutes les
sources, qu’elles soient antiques ou contemporaines,
européennes ou extra-occidentales. Moderne par
excellence, Picasso était celui qui retenait les leçons
des anciens, sans pour autant les imiter ou suivre
leur modèle. Apollinaire n’était pas un défenseur
de l’idée de table rase et Picasso incarnait pour
lui l’artiste héritier du passé, tourné vers les
expérimentations modernes. Le poète ne fut-il
pas d’ailleurs l’un de ceux qui contribuèrent à
« nourrir » le peintre ? Lorsque ce dernier travaillait
aux Demoiselles d’Avignon, Géry Pieret (qui fut un
temps le secrétaire d’Apollinaire) lui vendit des
sculptures ibériques dérobées au musée du Louvre,
ce qui valut au poète d’être accusé de complicité
de vol et incarcéré à la prison de la Santé. Lors
de la confrontation avec Picasso, ce dernier nia dans
un premier temps toute relation avec Apollinaire.
Une trahison à laquelle ce dernier fait probablement
écho dans Le Poète assassiné, lorsqu’il évoque
Tristouse31, son épouse, à qui l’Oiseau du Bénin
fait la cour sitôt Croniamantal (Apollinaire) décédé.
Puis, poursuit-il, « après qu’il en eut eu ce qu’il
voulait, ils se mirent à parler de Croniamantal » et
à évoquer le type de sculptures à lui élever. Picasso,
« l’homme à femmes », le moderne avide de toutes
références qui puise dans l’art de l’Europe aussi
bien que dans celui de l’Afrique. Un artiste qui
s’identifie aussi aux auteurs anonymes des œuvres
dont il s’entoure et dont il aimerait pouvoir égaler
la force d’évocation, la puissance d’exorcisme.
L’Oiseau du Bénin, au sens de l’incarnation
du sauvage, de l’étranger venu d’ailleurs, attiré
par l’autre. Par cette appellation mystérieuse et
poétique, Apollinaire puise à la fois dans l’image
cristallisée par l’objet et l’imaginaire associé au
Bénin. Esthétique, politique et poétique, le rapport
d’Apollinaire à l’Afrique fut également critique.
L’association du poète au marchand Paul Guillaume
fut décisive dans la diffusion et la connaissance
des arts du continent.
Guillaume Apollinaire et Paul Guillaume.
En 1934, le peintre Pierre Roy évoque en ces termes
la rencontre entre Apollinaire et Paul Guillaume :
« Apollinaire venait de découvrir l’artiste et le
marchand. Celui-ci avait installé à la devanture
d’un marchand de caoutchouc en gros, des sculptures
nègres envoyées par de lointains concessionnaires
de l’entreprise. Depuis, le poète ne cessa de prodiguer
ses conseils à l’amateur avisé32. » La même
année (date du décès de Paul Guillaume), Joseph
Brummer répond à la revue Art News et rappelle
qu’Apollinaire était venu le voir pour lui dire qu’il
avait vu dans la vitrine d’un magasin de fournitures
pour voitures une belle sculpture nègre. Intéressé,
le marchand demanda au « petit garçon qui gardait
le magasin » de lui apporter ladite statuette.
De cette rencontre initiale naquirent une amitié
et une collaboration qui durèrent jusqu’à la mort
d’Apollinaire en 1918. Paul Guillaume bénéficia
des conseils et encouragements d’Apollinaire,
qui joua le rôle d’éclaireur, voire de père spirituel33.
La correspondance entre les deux hommes
conservée dans les archives de Paul Guillaume au
musée de l’Orangerie permet de se rendre compte
de l’implication d’Apollinaire dans l’ascension
de Paul Guillaume, qui devint rapidement, et sans
doute en partie grâce à lui, l’une des personnalités
les plus influentes du marché de l’art moderne
et primitif à Paris dans les années 1910-1920.
Lorsqu’ils se rencontrent, Paul Guillaume a 19 ans,
Apollinaire en a 31. Les goûts de ce dernier sont
déjà affirmés, ses amitiés avec les artistes parisiens
solides et anciennes. Paul Guillaume a tout à
apprendre du poète, qui, dès 1905, avait le projet
d’écrire un livre sur L’Art chez les sauvages34 et lui
fait rencontrer des artistes, le conseille sur les
stratégies à adopter envers untel, les risques à ne pas
prendre avec un autre. Son apport ne s’arrête pas
là : Apollinaire rédige des courriers, publie des
articles à la demande de son ami et l’encense dans
la presse, lui dont le nom, écrit-il « est à retenir
pour qui veut être au courant des annales de la
curiosité35 ». Sa caution artistique et intellectuelle
contribue indubitablement à soutenir l’entreprise
de Paul Guillaume et participe de l’essor du marché
de l’art « nègre », qui n’en est pas à ses débuts
en 1912 : « Les fétiches qui se vendaient un louis
il y a cinq ou six ans sont regardés aujourd’hui
comme des objets extrêmement précieux, et
les marchands eux-mêmes n’hésitent pas à les payer
plusieurs milliers de francs36 », écrit Apollinaire.
Paul Guillaume saura tirer profit de l’impulsion
initiale donnée par les artistes, la soutenir et
92
l’encourager en proposant des œuvres susceptibles
d’alimenter une demande croissante, bien que
minoritaire. S’essayant à la critique d’art en fondant
la revue Les Arts à Paris, Paul Guillaume semble
aussi vouloir donner forme aux rêves poétiques
d’Apollinaire et traduire dans un langage
pragmatique les aspirations artistiques de ce
dernier. Dans le poème « Zone37 », Apollinaire écrit :
« À la fin tu es las de ce monde ancien […]
Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et
romaine. […]
Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied
Dormir parmi tes fétiches d’Océanie et de Guinée. […] »
À quoi Paul Guillaume semble répondre :
« Aujourd’hui on commence à être un peu las
du conventionnel des œuvres traditionalistes : c’est
comme un besoin qu’on a après trop de douceurs
et de sucreries de retrouver un goût âpre, brutal,
simple partout38. » Au sortir de la Première Guerre
mondiale, pendant laquelle les deux hommes
ne cessent de correspondre, ils publient un album
de photographies, intitulé Sculptures nègres (ill. 58).
31 Il s’agit sans doute de Marie
Laurencin, qui fut présentée à
Apollinaire par Picasso.
32 Cité par Jean Bouret dans
« Une amitié esthétique au
début du siècle : Apollinaire et
Paul Guillaume (1911-1918),
d’après une correspondance
inédite », Gazette des beaux-arts,
décembre 1970, p. 373-399.
33 Dans les derniers échanges
de courriers, Paul Guillaume
semble vouloir se passer de cette
figure paternelle. Il ne répond
plus, ne vient pas aux rendezvous. Dans la dernière lettre
qu’il lui adresse, Apollinaire
s’insurge : « Votre conduite est
celle d’un fou, d’un voyou »,
lettre du 11 octobre 1918, Paris,
musée de l’Orangerie, Archives
Paul Guillaume, DOCOR
2011.0.63 (D.0.048.Ms).
34 Voir Peter Read,
« Apollinaire critique d’art : la
sculpture en question », Cahiers
de l’Association internationale
des études françaises, no 47,
1995, p. 408.
35 Guillaume Apollinaire,
« Les arts exotiques et
l’ethnographie », Paris-Journal,
10 septembre 1912, Paris,
musée de l’Orangerie, Archives
Paul Guillaume.
36 Ibid.
37 Guillaume Apollinaire,
« Zone », Les Soirées de Paris,
décembre 1912.
L’album photographique Sculptures nègres (1917)
Avec Negerplatisk de Carl Einstein (1915), African
Negro Art: Its Influence on Modern Art de Marius de
Zayas (1916) et L’Art nègre de Vladimir Markov (1919),
l’album compte parmi les ouvrages importants
de l’époque. C’est également l’un des premiers à
utiliser la reproduction photographique comme
outil de valorisation et de diffusion des œuvres.
Lors de sa réalisation Apollinaire tient à tout préciser,
tout contrôler : la mise en pages, la taille des
caractères, ainsi que la place du titre. Pour la préface,
« je désire la signer, écrit-il. S’il ne s’agissait que
d’un simple catalogue gratuit précédé de quelques
mots la signature serait inutile. Mais pour un album
de cette importance et une préface qui n’est point
vide, la signature me paraît indispensable39 ».
S’il tient à apparaître, ce n’est pourtant qu’à titre
d’auteur et non de prêteur, bien que certaines de
ses œuvres y soient reproduites : « Comme je signe
la préface, il vaut mieux que mon nom ne figure
pas parmi les collectionneurs40 », précise-t-il.
Paul Guillaume suit toutes les instructions du
poète, mais lui demande tout de même de reprendre
un passage de sa préface qui pourrait laisser
transparaître la dimension mercantile de l’entreprise.
Un manuscrit inédit conservé dans les archives
de la bibliothèque Jacques-Doucet offre la toute
première version du texte de la préface :
« Le but de cette collection a été avant tout l’agrément
et ensuite de réunir une série d’exemples typiques
au point de vue esthétique. Il s’agissait principalement
de trouver de belles choses neuves pour garnir un
logis moderne41. Les belles œuvres de l’exotisme
pour ainsi dire classique de la Perse, de la Chine
et du Japon étaient déjà presque inaccessibles ; en
s’intéressant à l’art mystérieux des noirs, récemment
découvert, on ne court pas encore les risques
redoutables du faux, du truqué, du surfait42. »
Ces quelques phrases semblent contredire presque
mot pour mot les propos de Picasso rapportés par
Apollinaire43 et que nous citions précédemment :
« l’art mystérieux des noirs » est ici présenté
comme un élément de décoration du « logis moderne »
et sa valeur inédite contribue à en augmenter les
charmes. C’était sans doute souligner de manière
trop explicite le potentiel commercial de ces œuvres.
Apollinaire reprendra finalement ce passage :
« En outre, l’éclectisme contemporain trouvait
un attrait à faire figurer, à côté des antiquités,
des curiosités européennes ou exotiques, les belles
œuvres de l’art mystérieux des noirs », et d’écrire
à Paul Guillaume : « Voilà donc le mal réparé,
faites paraître rapidement l’album et tenez-moi
pour vôtre44. »
38 Paul Guillaume,
« Un curieux mouvement
artistique », Les Annales
coloniales, 14 juillet 1912.
39 Lettre à Paul Guillaume,
du 28 janvier 1917, Paris, musée
de l’Orangerie, Archives Paul
Guillaume, DOCOR 2011.0.63
(D.0.064.Ms).
40 Lettre à Paul Guillaume
de 1917, Paris, musée de
l’Orangerie, Archives Paul
Guillaume, DOCOR 2011.0.63
(D.0.065.Ms).
41 Les mots en italique ont
été rajoutés à la main par
Guillaume Apollinaire.
42 Paris, bibliothèque littéraire
Jacques-Doucet, Archives
Guillaume Apollinaire, Ms 7439.
43 Apollinaire prévoyait d’écrire
un livre sur Picasso, ce dont
témoigne la correspondance
entre Paul Guillaume et
Apollinaire conservée au musée
de l’Orangerie.
44 Lettre à Paul Guillaume
de 1917, Paris, musée de
l’Orangerie, Archives Paul
Guillaume, DOCOR 2011.0.63
(D.0.0.51.Ms). La préface de
l’album reprend en grande
partie l’article « Mélanophilie
ou mélanomanie » publié
dans Le Mercure de France,
la même année.
93
Un anticolonialisme relatif. La collaboration avec
Paul Guillaume nuance quelque peu l’engagement
anticolonial du poète noté avant la guerre. Rappelons
aussi qu’en mai 1918, Apollinaire est recruté dans le
service de presse du ministère de la Guerre, où il rédige
le bulletin des informations coloniales étrangères.
Cet emploi, sans doute alimentaire, consiste à reproduire
des articles ou extraits d’articles étrangers relatifs aux
colonies et destinés au ministère concerné. De même
que son nationalisme put lui être reproché pendant
la guerre, cet aspect de sa carrière complexifie le rapport
du poète à l’Afrique même s’il reste, dans ces années-là,
l’un des rares à défendre ce que la majorité considère
comme une mode passagère et déplorable. Maître
d’œuvre et unique collaborateur de la revue fondée par
Paul Guillaume Les Arts à Paris,, Apollinaire y publie
plusieurs articles sous des pseudonymes divers
(Paracelse, Louis Troème, Dr Pressement ou F. Jolibois)
qui participent du débat sur les arts extra-occidentaux,
en déplorant le manque de connaissances sur ces
objets, ainsi que l’approche purement ethnographique
privilégiée jusqu’alors. En réaffirmant le rôle des
artistes dans la prise en compte des qualités artistiques
des arts « exotiques », Apollinaire milite pour leur entrée
au musée et rappelle certaines données qui, si elles
ne sont pas inédites45,, n’en constituent pas moins des
pistes de réflexion, qui mériteraient d’être développées
encore aujourd’hui, sur les liens entre la Grèce
antique, l’Égypte et l’Afrique subsaharienne46 :
« Les Grecs ont appris des sculpteurs africains
beaucoup plus qu’il n’a été dit jusqu’ici. S’il est vrai que
l’Égypte ait eu quelque influence sur l’art très humain
de l’Hellade, il ne faudrait pas avoir une grande
connaissance de l’art égyptien et de celui des fétiches
nègres pour nier que ceux-ci ne donnent la clef
de l’hiératisme et des formes qui caractérisent l’art
égyptien47. »
73 (fig.) Akati
Ekplékendo,
Sculpture dédiée
à la divinité
du fer et de
la guerre Gou,
Royaume
du Danhomè,
République
du Bénin,
avant 1858,
fer martelé
et bois, H. 165 cm,
Paris, musée
du quai Branly.
74 Pluriarc,
Punu, Gabon,
arrivé en France
avant 1908,
Paris, musée
du quai Branly
Ancienne
collection
Apollinaire.
Complexe, paradoxal et parfois même contradictoire,
le rapport de Guillaume Apollinaire aux arts de l’Afrique
est à l’image de celui entretenu par les artistes de sa
génération avec le continent. Dans l’entre-deux-guerres,
d’autres tels que les surréalistes ou le marchand
Charles Ratton poursuivront le débat primitiviste
en tentant de le nuancer et d’en modifier la forme.
45 Apollinaire s’inspire sans
doute des écrits de Maurice
Delafosse sur les liens entre
l’Égypte et l’Afrique
subsaharienne.
Paris, Éditions africaines, 1954,
et Martin Bernal, Black Athena:
The Afroasiatic Roots of
Classical Civilization, Londres,
Free Association Books, 1987.
46 Voir à ce sujet Cheikh Anta
Diop, Nations nègres et cultures,
de l’antiquité nègre égyptienne
aux problèmes culturels de
l’Afrique noire d’aujourd’hui,
47 Guillaume Apollinaire,
« Sculptures d’Afrique et
d’Océanie », Les Arts à Paris,
no 2, 15 juillet 1918.
95