Apollinaire et l`oiseau du Bénin Fichier
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64 Oiseau tenant un poisson dans son bec convoité par deux serpents, Royaume du Danhomè, République du Bénin, fin du xıxe siècle, coll. part. Apollinaire et l’Oiseau du Bénin (Picasso) : le primitivisme en question Maureen Murphy « Ordonner un chaos, voilà la création1 », écrit Guillaume Apollinaire en 1907. Convoquer, orchestrer, donner forme à l’insaisissable en se fiant à son instinct. Autant d’impulsions qui traversent l’œuvre du poète, ainsi que celle des artistes dont il défend le travail et au cœur desquelles les arts d’Afrique jouent un rôle central, un rôle de révélateur au sens photographique du terme. Dans un texte qu’il aurait pu consacrer à Picasso, Apollinaire analyse l’impact « des idoles de tribus africaines » sur Alexandre Archipenko : il fut « illuminé […]. Il ne travaillait plus uniquement pour le plaisir des yeux, mais pour son esprit superstitieux entraîné aux abstractions formelles. Il composait des fétiches qui le protégeaient dans les moments douloureux et d’autres qui évoquaient des souvenirs22». Si « rencontre » il y eut, ou « découverte » par les artistes d’avant-garde L’auteur tient à remercier chaleureusement le Professeur Peter Read pour sa relecture attentive, ses remarques et conseils avisés, ainsi que Laurence Bertrand Dorléac. 1 Guillaume Apollinaire, « Henri Matisse », La Phalange, 15 décembre 1907. 2 Guillaume Apollinaire, « Alexandre Archipenko », Der Sturm, mars 1914, traduit en français dans Guillaume Apollinaire, Œuvres en prose complètes, t. II, textes établis, présentés et annotés par Pierre Caizergues et Michel Décaudin, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, p. 660-661. parisiens, elle ne fut ni aussi brutale ni aussi soudaine que ce qu’on lit bien souvent. Car tout était déjà présent : les échanges entre l’Europe et l’Afrique, les questionnements et critiques de certains artistes sur la nature de ces échanges, les objets (conservés dans les musées d’ethnographie), ainsi que les réflexions sur les rapports entre l’art et le réel, ou la société. Alors pourquoi ? Et comment ? Pourquoi ces peintres, sculpteurs et poètes intégrèrent-ils des références aux objets rapportés d’Afrique autour de 1907 ? Et que représentaient-ils pour eux ? L’histoire du primitivisme a maintes fois été écrite, mais il est nécessaire de la repenser en l’intégrant à une histoire des idées et du politique qui englobe celle des formes et de l’esthétique, sans s’y limiter. Le rôle de certains acteurs tels que Guillaume Apollinaire a également bien souvent été sous-estimé, et certains textes ou objets sont restés dans l’ombre, faute d’avoir été analysés sous un angle qui ne se limiterait pas aux seuls critères esthétiques ou modernistes. Pourquoi Apollinaire choisit-il, par exemple, d’évoquer Picasso sous la figure de « l’Oiseau du Bénin3 » ? Ce « détail », loin d’être anecdotique, prend sens si on le replace dans le contexte de l’époque, au lendemain de la conquête du royaume du Danhomè4 par les Français, et en regard de l’un des objets de sa collection rarement mentionné, une sculpture en métal représentant un oiseau dévorant un poisson (ill. 119). Nous y reviendrons. Se considérant comme un artiste au même titre que les peintres ou les sculpteurs, le poète s’identifiait aux créateurs de son temps et partageait, lorsqu’il ne les initiait pas, une quête de renouveau, un besoin de « mêler un grain de folie » à la sagesse héritée des maîtres. Désireux de rompre avec ce « quelque chose de mondain et de bourgeois, qui révoltait Voir supra, p. 296 (Guillaume Apollinaire, « Alexandre Archipenko »). 3 Guillaume Apollinaire désigne ainsi Pablo Picasso dans Le Poète assassiné, presque achevé avant la guerre, mais qui ne sera publié qu’en 1916. Voir supra, p. 156 (Guillaume Apollinaire, Le Poète assassiné). 4 Nous distinguons le « Danhomè » qui désigne en langue fon le territoire du royaume tel qu’il fut défini au xviie siècle par la dynastie royale et qui s’agrandit jusqu’à la conquête par les Français en 1894, de la colonie française du « Dahomey » qui intégra le Danhomè en 1894. 83 son âme [et dans lequel] il [ne] voyait pas l’esprit5 », Apollinaire comme Archipenko ou Picasso se tourna vers les arts « sauvages » dans un esprit de rébellion, mais également pour mieux créer et inventer. Ce qui ne les empêcha pas tous trois de projeter sur des œuvres dont ils savaient peu de choses leurs peurs, leurs fantasmes, leurs désirs parfois bien éloignés des significations originelles de ces dernieres. Nous tenterons d’analyser les rapports du poète avec les arts de l’Afrique au plan de sa création propre, mais également par ses liens avec les artistes de son temps et avec Picasso en particulier. Car s’il fallait « une grande audace du goût […] pour considérer ces idoles nègres comme de véritables œuvres d’art6 », comme il l’écrivit en 1917, ce n’est pas non plus un hasard s’il choisit de s’intéresser en particulier à des œuvres du Bénin et du Congo, et de les collectionner. Ses liens avec le marché de l’art et la figure de Paul Guillaume seront questionnés pour mieux éclairer un moment de l’histoire du primitivisme dont le poète fut l’un des acteurs essentiels. avec le réel qui donne toute sa place à l’invention et laisse aux photographes la tâche de fabriquer « la reproduction de la nature8 ». Ces quelques lignes ne furent jamais publiées du vivant d’Apollinaire. Elles rejoignent pourtant un courant d’idées anarchistes et anticoloniales qu’il partage avec son cercle, à savoir Pablo Picasso, André Salmon, Max Jacob, Félix Fénéon et Alfred Jarry9. En 1901, ce dernier publie Ubu colonial, une pièce satirique et comique illustrée par les dessins de Bonnard qui relate le séjour du Père et de la Mère Ubu dans les colonies et ridiculise le bedonnant Ubu, prêt à tout pour conserver pouvoir et confort, par « pure philanthropie ». Le grotesque se joint à la caricature pour dénoncer les abus et dérives du pouvoir colonial. Jeux de mots et calambours mêlent l’absurde à la bêtise et se conjuguent aux dessins de Bonnard pour mieux questionner le poids des mots, leur place sur le papier. Et Alfred Jarry de glisser, en fin de récit, que finalement « le blanc ne serait autre chose qu’un nègre retourné comme un gant ». Cette idée d’égalité confrontée aux écarts réels de pouvoir et à la violence exercée dans les colonies, dénoncée par une minorité à l’époque, résonne comme une provocation et ne pouvait que toucher Apollinaire, sensible aux récits à consonances rabelaisiennes. Elle plut également à son ami Pablo Picasso. Apollinaire, Picasso et le Père Ubu aux colonies Dans un texte manuscrit inédit conservé dans les archives de la bibliothèque Jacques-Doucet, Apollinaire donne une place centrale aux arts de l’Afrique et de l’Océanie dans la révolution moderniste alors en cours à Paris : « Les lois élémentaires qui conservent l’existence du monde laissent encore éclater leur rôle lorsque l’artiste crée dangereusement selon la formule serpentine : vous serez semblables à Dieu. Et il y a bien longtemps que les artistes n’avaient plus ni la conscience ni le souci de leur propre divinité. Aujourd’hui l’orgueil des hommes se manifeste enfin. Les artistes ont pris le raisonnable parti de créer. On reste confondu de penser que cette grave leçon morale a été donnée à l’Europe par l’Afrique et l’Océanie. Rien n’est plus vrai7. » Affirmer que l’Europe aurait quelque chose à apprendre des contrées lointaines revient à renverser le rapport de hiérarchie établi entre « civilisés » et « primitifs », voire même contredire la « mission civilisatrice » de l’Europe qui s’appuyait justement sur l’idée d’absence de culture des « sauvages ». En attribuant aux « Nègres » le rôle de porteurs d’une « leçon morale », Apollinaire prend le contre-pied des discours tenus alors sur les contrées réputées vierges et les place en modèles. Que ce modèle n’ait pas grand-chose à voir avec la réalité importe alors peu (les sculpteurs d’Afrique ne se seraient jamais placés au même niveau que la divinité appelée à s’incarner dans l’objet). Il s’agissait pour Apollinaire de renverser l’ordre établi et d’instaurer un rapport Matisse et Picasso : deux rapports au primitif L’année de parution de l’œuvre de Jarry, Picasso s’amuse à reproduire le personnage du Père Ubu10 qu’il avait lu, à l’évidence. Au sortir de sa période bleue hantée par les figures graciles et les corps émaciés des quartiers pauvres d’Espagne, il rejoint l’esprit de l’écrivain dans sa dimension critique de la bourgeoisie en réalisant différentes caricatures de personnages ventripotents. La Danse barbare (1905) met par exemple en scène trois Européens au corps flasque, dansant nus devant un couple assis (Hérode et Salomé). Parmi les danseurs, deux hommes affichent leur embonpoint, tandis qu’une maigre femme enjouée exhibe la laideur d’un corps sans pudeur. Au premier plan, une odalisque aux courbes gracieuses s’appuie contre son compagnon couronné dont la chair lourde clame le pouvoir et l’abondance. À gauche, un homme aux traits à la fois asiatiques (yeux bridés) et africains (bouche pulpeuse) leur tend une coupe de fruits. Il est le seul à nous tourner le dos et affiche son altérité par une peau graphiquement noire. Sans origine précise, il multiplie les signes de l’altérité et impose sa discrétion comme un constat. De même qu’à l’époque, les objets, qu’ils viennent d’Afrique ou d’Océanie, sont indistinctement classés sous la catégorie « Nègres », ce personnage incarne l’Autre 84 par excellence. Il est le témoin de cette danse ridicule, au même titre que la servante de l’odalisque de Manet pouvait témoigner, dans l’ombre, du commerce de la chair mise à nue. La même année, Henri Matisse réalise La Joie de vivre (1905-1906), avec laquelle la comparaison s’impose. Que Picasso l’ait vue ou pas avant de produire La Danse barbare,, il n’en exécute pas moins un croquis qui offre un saisissant contraste avec le primitivisme de Matisse. La danse, située dans un univers onirique et mythologique si séduisant chez ce dernier, devient grotesque chez Picasso. Exotique et atemporelle chez l’un, elle est résolument européenne et contemporaine chez l’autre11.. Aux joueurs de flûte antiques, Picasso préfère un joueur de violon absurde, qui tient le corps d’un enfant en guise d’instrument. La référence à l’ailleurs invite au voyage chez l’un, elle accuse chez l’autre. Car si Picasso se tourna vers l’Afrique par la suite, ce ne fut pas pour séduire, mais pour dénoncer, rompre, briser les critères du bon goût et créer autre chose. Il ne revendiquait pas le beau, mais cherchait à exorciser ses démons. « À la vérité, M. Henri Matisse est un novateur, mais il rénove plutôt qu’il innove, écrivit Apollinaire en 1909. Ce fauve est un raffiné. Il aime à s’entourer d’œuvres d’art anciennes et modernes, d’étoffes précieuses, de ces sculptures où les nègres de la Guinée, du Sénégal et du Gabon ont figuré avec une rare pureté leurs passions les plus paniques12.. » Picasso s’entourait lui aussi d’œuvres venues d’ailleurs, non pour leur dimension esthétique, mais pour mieux provoquer et mêler « la laideur et la beauté13 ». Ici encore, la figure d’Apollinaire nous éclaire. 5 Guillaume Apollinaire, « Alexandre Archipenko », op. cit. 6 Guillaume Apollinaire, préface de l’album Sculptures nègres, Paris, Paul Guillaume, 1917. 7 Guillaume Apollinaire, note manuscrite non datée, Paris, bibliothèque littéraire Jacques-Doucet, Archives Apollinaire, Ms 7460. 8 Guillaume Apollinaire, « Sur la peinture, les peintres cubistes », dans Méditations esthétiques, les peintres cubistes, Paris, Figuière, 1913. 9 Voir Patricia Leighten, The Liberation of Painting: Modernism and Anarchism in Avant-Guerre Paris, Chicago, Londres, University of Chicago Press, 2013. 65 Alexandre Archipenko, Danseuse, 1912, Paris, MNAM Ancienne collection Apollinaire. 10 Voir Emmanuel Pernoud, L’Invention du dessin d’enfant en France à l’aube des avantgardes, Paris, Hazan, 2003. 11 Cette danse s’inspire d’ailleurs probablement du cake walk,, très en vogue à l’époque. Voir Jody Blake, Le Tumulte noir and Popular Entertainment in jazz-age Paris, 1900-1930, University Park, Pennsylvania State University Press, 1999. 12 Guillaume Apollinaire, « Médaillon. Un fauve » dans Apollinaire, chroniques d’art 1902 – 1918, Paris, Gallimard, 1960. 13 L’Oiseau du Bénin, soit Picasso, qualifie ainsi la femme de Croniamantal, soit Apollinaire, dans Le Poète assassiné : « Elle est la laideur et la beauté ; elle est comme tout ce que nous aimons aujourd’hui. » 85 66 Pablo Picasso, Nu debout, avers de la matrice pour L’Aigle et Le Poussin, Poussin illustrations pour Le Bestiaire ou Cortège d’Orphée d’Apollinaire, 1907, Paris, musée national Picasso 67 Objet de pouvoir « Nkisi NKondi » anciennement dit « fétiche », Kongo, République démocratique du Congo, fin du xıxe siècle, Paris, MNAM Ancienne collection Apollinaire. Dans un tapuscrit cité par Katia Samaltanos, Apollinaire a retranscrit les entretiens qu’il eut avec le peintre bien avant les propos de 1937 souvent cités et rapportés par André Malraux dans La Tête d’obsidienne. Dès l’introduction, Apollinaire met d’obsidienne en garde le lecteur et souligne à juste titre que ces « citations » relèvent plutôt de la reformulation, car le peintre était peu disert : « Avec moi-même qui suis, je crois son meilleur ami, Picasso, dont les jugements artistiques et littéraires sont les plus justes qui soient, n’a jamais tenu un discours suivi sur l’art ; et Dieu sait que nous avons souvent parlé d’art. Jamais il n’a exposé sa doctrine […]. Aussi ne faut-il point compter recueillir de la bouche de Picasso des propos qui pourraient engager sa liberté de peintre et trahir la responsabilité de son œuvre vis-à-vis de l’art contemporain14. contemporain » Le lecteur étant prévenu, Apollinaire retrace le parcours de Picasso pour en arriver à son rapport aux arts lointains : « Mes plus grandes émotions artistiques, je les ai ressenties lorsque m’apparut soudain la sublime beauté des sculptures exécutées par les artistes anonymes de l’Afrique. Ces ouvrages d’un art religieux, passionné et rigoureusement logiques sont ce que l’imagination humaine a produit de plus puissant et de plus beau […]. Je me hâte d’ajouter que cependant, je déteste l’exotisme. Je n’ai jamais aimé les Chinois, les Japonais ni les Persans15. Persans » Picasso ne se tourne pas vers les arts de l’Afrique par hasard. Les objets qu’il acquiert dans ces années-là ne sont pas voués à venir décorer son atelier ou le manteau de sa cheminée. Contrairement aux tapis, meubles et statuettes rapportés d’Asie et d’Orient pour se fondre harmonieusement dans les intérieurs bourgeois européens, ils sont convoqués pour trancher, s’imposer, détonner. Leur force ne passe pas par l’adéquation avec le goût de l’époque, mais par leur altérité esthétique radicale. Le rapport de Picasso 14 Guillaume Apollinaire, Propos de Pablo Picasso, Picasso Paris, bibliothèque littéraire Jacques-Doucet, Archives Apollinaire, Ms 7540. Ce texte est retranscrit de manière lacunaire dans Guillaume 86 Apollinaire, Œuvres en prose complètes, t. II, p. 875- 877, op. cit. Voir supra, p. 289 (Guillaume Apollinaire, « Propos de Pablo Picasso »). 15 Ibid. à l’Afrique ne se fait donc pas sur le mode de l’exotisme, mais plutôt de la « leçon morale » et philosophique16. Se confiant des années plus tard à Françoise Gilot, il dira : « J’ai alors compris que c’était le sens même de la peinture. Ce n’est pas un processus esthétique ; c’est une forme de magie qui s’interpose entre l’univers hostile et nous, une façon de saisir le pouvoir, en imposant une forme à nos terreurs comme à nos désirs17. » Tout le projet moderne semble cristallisé dans cette identification aux auteurs des fétiches. Si Apollinaire accentue sans doute quelque peu la dimension esthétique du rapport de l’artiste aux arts du continent, il choisit des termes qui dénotent un réel respect envers ces « auteurs anonymes ». Induire l’idée de signature et d’individualité dans la création tranchait en effet radicalement avec la perception qui pouvait en être donnée dans les musées d’ethnographie où les objets étaient présentés comme des documents venant témoigner d’une identité collective, ethnique, voire raciale, mais certainement pas singulière. « L’artiste nègre était évidemment un créateur18 », écrit Apollinaire en 1912. si simples et si grotesques qu’on pouvait les refaire facilement. Et puis vraiment, l’anatomie par exemple n’existait plus dans l’art, il fallait la réinventer et exécuter son propre assassinat avec la science et la méthode d’un grand chirurgien. La grande révolution des arts qu’il a accomplie presque seul, c’est que le monde est sa nouvelle représentation. Énorme flamme. » La visite du musée d’ethnographie du Trocadéro Le texte dans lequel il écrivit cette phrase est le seul, à notre connaissance, dans lequel Apollinaire fait explicitement référence à un objet non seulement identifiable (il fut exposé au musée du Trocadéro dès la fin du xixe siècle19), mais dont l’auteur, Akati Ekplékendo, est connu20. S’il n’est pas le premier à écrire sur les qualités artistiques de l’objet21, Apollinaire l’inscrivit dans une perspective inédite en l’intégrant à ses réflexions esthétiques. Le musée « n’est guère fréquenté que le dimanche et […] n’y vont que les militaires en congés et les bonnes d’enfant en balade », déplore-t-il. Et pourtant, « il y a là quelques œuvres d’art de premier ordre, et tout particulièrement cette perle de la collection dahoméenne : la grande statue en fer représentant le Dieu de la Guerre, qui est, sans aucun doute, l’objet d’art le plus imprévu et un des plus gracieux qu’il y ait à Paris ». Plusieurs aspects de l’œuvre, aujourd’hui dans les collections du musée du quai Branly, fascinent le poète : « Invention cocasse et profonde – ainsi qu’une page de Rabelais », la statue s’impose aussi comme témoignage d’inventivité : « La figure humaine a certainement inspiré cette œuvre singulière. Et toutefois, aucun des éléments qui la composent […] ne ressemble à un détail de corps humain. » Créer sans imiter, exprimer sans forcément séduire, surprendre. Telles sont quelques-unes des qualités de cette œuvre dédiée au dieu de la guerre et du métal Gou qui, par ses disproportions (la tête est légèrement plus petite que nature), ses jambes grêles et sa large tunique, déroge aux canons de l’époque (ill. 64). La monumentalité (cent soixante-cinq centimètres) ainsi que l’utilisation du métal martelé, cloué, riveté plurent sans doute à Apollinaire qui, dans Le Poète assassiné, fait dire à l’Oiseau du Bénin que le bronze, « c’est trop vieux ». Apollinaire et Picasso observèrent-ils cette œuvre ensemble ? Katia Samaltanos affirme que le poète aurait sans doute accompagné le peintre au musée du Trocadéro, participant ainsi de sa découverte des arts lointains22. Une hypothèse confirmée par de nombreux auteurs de l’époque et qui transparaît dans le texte rédigé par Apollinaire sur Picasso en 191323 : « Un autre de ses amis l’amena un jour sur les confins d’un pays mystique où les habitants étaient à la fois 68 Marie Laurencin, Le Roi Nabuchodonosor. Portrait de Guillaume Apollinaire, 1909, Paris, MNAM Marie Laurencin déclina ce profil anguleux d’Apollinaire parfois appelé « égyptien » sur divers supports dont une petite toile, qui était accrochée chez lui. 69 Marionnette « kyebe kyebe », Kuyu, République du Congo, arrivée en France avant 1914, musée du quai Branly, Paris Ancienne collection Apollinaire. 88 Qu’Apollinaire ait visité le musée avec Picasso ne serait guère étonnant, vu l’amitié qui liait les deux hommes et leur intérêt partagé pour l’art des marges. Apollinaire lui-même essaya d’imiter les « Nègres », ou du moins de nourrir sa poésie de la force des objets qui l’entouraient. Lorsqu’il écrit, par exemple, qu’il faut « exécuter son propre assassinat », c’est un objet du Congo qui lui inspire la tournure de la mort de son double, Croniamantal : « Les couteaux se fichèrent dans le ventre, la poitrine, et bientôt il n’y eut sur le sol qu’un cadavre hérissé comme une bogue de châtaigne marine. » Apollinaire possédait un objet de pouvoir, dit « nkisi », du Congo, criblé de clous, lames et autres morceaux de métal. Intermédiaires par excellence, les « minkisis » étaient utilisés, au Congo, pour solliciter les divinités en cas de conflit, jeter un sort ou protéger leur détenteur (ill. 67). Le nombre de clous plantés dans l’âme en bois attestait du nombre de sollicitations reçues par la divinité et matérialisait l’accord conclu entre les deux mondes. L’image d’intercesseurs utilisée par Picasso pour évoquer la fonction des fétiches n’était pas si éloignée de celle de certains objets rangés dans cette catégorie. 16 Ce que confirment en un sens Les Demoiselles d’Avignon, d’abord intitulées Le Bordel philosophique. 17 Françoise Gilot, Vivre avec Picasso, Paris, Calmann-Lévy, 1973, p. 248-249. 18 Guillaume Apollinaire, « Les arts exotiques et l’ethnographie », Paris-Journal, 10 septembre 1912. Guillaume Apollinaire, Œuvres en prose complètes, t. II, op. cit., 473-476. 19 À propos de l’objet en question, voir Maureen Murphy, « Du champ de bataille au musée : les tribulations d’une sculpture fon », dans Thierry Dufrêne et AnneChristine Taylor, Cannibalismes disciplinaires, quand l’histoire de l’art et l’anthropologie se rencontrent, Paris, musée du quai Branly, 2010, p. 347-359. 20 Sur la notion de signature, voir Maureen Murphy, « Quand authenticité rime avec africanité », dans De l’authenticité, une histoire des valeurs de l’art ((xvie-xx -xxe siècle), -xx Charlotte Guichard (dir.), Paris, Publications de la Sorbonne, 2014, p. 145-160. 21 Voir Maurice Delafosse, « Une statue dahoméenne en fonte », La Nature, noo 1105, 4 août 1894. 22 Katia Samaltanos, Apollinaire, Catalyst for Primitivism, Picabia, and Duchamp.. Ann Arbor, UMI Research Press, 1984. 23 Guillaume Apollinaire, « Pablo Picasso », Montjoie !, ! 14 mai 1913. Voir supra supra, p. 294. 24 Guillaume Apollinaire, « Alexandre Archipenko », op. cit. Si le dieu Gou du Trocadéro (fig. 64) marqua Apollinaire, il en est un autre qui l’inspira sans doute également. Écrivant à propos d’Alexandre Archipenko ces lignes qu’il aurait pu dédier à Picasso, Apollinaire cite quelques œuvres fortes : « Il vécut auprès des autels de pierre, des statues des dieux et des sculptures de fétiches qui leur sont dédiées en offrande : des dieux de la guerre et du sémen aux organes génitaux énormes […], une danseuse antique aux yeux creusés, surprise dans une pose sensuelle, les seins pointus et lourds, et de nombreuses autres divinités24. » Les « seins lourds et pointus » pourraient évoquer certaines sculptures du Congo, tandis que les « dieux de la guerre et du sémen aux organes génitaux énormes » désigneraient une autre représentation du dieu Gou connue, aujourd’hui conservée au musée Dapper. Car rares sont les œuvres d’Afrique à allier des symboles guerriers et sexuels de manière aussi explicite que les représentations de Gou. Plus petite et d’un style bien différent de celui du Trocadéro, l’œuvre dont il pourrait s’agir fut reproduite sur des cartes postales par l’héritier du général Dodds, Achille Lemoine, et largement diffusée pour en favoriser la vente. Il ne serait pas étonnant qu’Apollinaire et Picasso l’aient vue. Sur ces cartes postales, elle apparaît nue ou parfois revêtue d’un large manteau de fourrure. Selon les propos rapportés à Guy Ladrière par le marchand Charles Ratton qui acquit l’œuvre dans les années 1920, la figure de Gou était à l’origine représentée en érection. Le marchand aurait remplacé la partie litigieuse par une version correspondant mieux aux critères de décence de l’époque25, une intervention qui, lorsqu’elle n’allait pas jusqu’à la suppression pure et simple, était assez fréquente à cette période. Les deux artistes virent-ils l’œuvre dans son état originel ? Dans son état modifié ? Quoi qu’il en soit, un tel objet ne pouvait manquer de les ravir et les inciter à aller plus loin dans la représentation crue de leurs désirs, de leurs pulsions. L’Oiseau du Bénin compte parmi les sources importantes d’inspiration du poète. Il provient, lui aussi, du Danhomè. saisi dans le bec du volatile, l’œil rond, la bouche grande ouverte. Contrastant avec la plénitude et la stabilité incarnée par l’oiseau, deux serpents se dressent à l’avant du socle, pour tenter de saisir la proie. Leur mouvement est torsadé, nerveux, perturbateur. Leur gestuelle crée une tension et exprime une menace qui souligne l’idée de prédation. Comme la figure du dieu Gou du musée Dapper, ce type d’objets de petite taille fut probablement rapporté du Bénin au lendemain de la reddition du roi Béhanzin en 1894 pour garnir les intérieurs privés, tandis que les pièces monumentales étaient réservées aux collections de musées. Si l’on évoque souvent les années 1920 pour dater l’essor d’un marché des arts dits « nègres », leur commercialisation est en fait bien plus précoce et remonte à la fin du xixe siècle26. Suite aux guerres coloniales, militaires et administratifs rapportèrent de nombreux artefacts dont la vente constituait une manne financière non négligeable qui contribua à diffuser et alimenter une demande croissante27. Il n’est donc pas étonnant qu’Apollinaire compte parmi ses collections plusieurs œuvres du Dahomey, soit six sur vingt-deux, selon J. Donne qui les étudia en 198328. Pour les autres, il s’agit essentiellement de sculptures en bois du Congo, du Gabon ou de la Côte d’Ivoire29. À l’image des collections des artistes de l’époque, celle d’Apollinaire compte beaucoup d’objets de seconde main, sans doute réalisés pour satisfaire la demande occidentale et issus pour la majorité d’entre eux des colonies françaises, voire du Congo belge. Peu étudiés ou même mentionnés, si ce n’est pour le fameux nkisi du Congo du musée national d’Art moderne de Paris, ils reflètent l’état du marché de l’époque et témoignent du type d’objets alors accessibles. L’Oiseau du Bénin. Légèrement penché en avant pour mieux saisir sa proie, l’oiseau se dresse sur de fines pattes, elles-mêmes fixées sur un socle. Battu, martelé, cloué, le cuivre est travaillé dans la tradition des ateliers royaux du Danhomè. Le plumage, figuré par de légères incisions dans le métal, répond au traitement des écailles du poisson 70 Statuette féminine, Vili, République du Congo, arrivée en France avant 1918, coll. part. Ancienne collection Apollinaire. 71 Marionnette, Kuyu, République du Congo, arrivée en France avant 1918, coll. part. Ancienne collection Apollinaire. 72 Appui-nuque, Kuba, République démocratique du Congo, arrivée en France avant 1918, coll. part. Ancienne collection Apollinaire. 90 25 Ce détail fut raconté par Charles Ratton à Guy Ladrière, qui conserve aujourd’hui les collections et les archives du marchand. Guy Ladrière nous confia l’anecdote lors de la préparation de l’exposition « Charles Ratton. L’invention des arts “primitifs” ». L’hypothèse est tout à fait probable, vu que l’objet conserve la trace visible de modifications et restaurations multiples. Cette opération qui consista à remplacer le sexe, plutôt qu’à tordre le métal, n’eut en revanche pas lieu en 1931, comme nous l’écrivions dans le catalogue, mais sans doute avant. Voir Philippe Dagen et Maureen Murphy, Charles Ratton. L’invention des arts « primitifs », cat. exp., Paris, musée du quai Branly / Flammarion, 2013. 26 Voir Yaëlle Biro, Transformation de l’objet ethnographique africain en « objet d’art » : circulation, commerce et diffusion des œuvres africaines en Europe occidentale et aux États-Unis, des années 1900 aux années 1920, thèse de doctorat sous la direction de Philippe Dagen, Paris, université Paris I – La Sorbonne, 2010. Car Apollinaire et son cercle ne s’intéressaient pas aux arts de l’Afrique seulement pour leurs formes, mais également et surtout pour ce qu’ils incarnaient. Selon Patricia Leighten30, deux colonies correspondant à deux visions complémentaires de l’Afrique étaient fréquemment évoquées dans la presse du début du siècle : le Dahomey, d’où provenaient des images de sacrifices humains, de sorcellerie et de fétichisme, et le Congo belge, dont les excès de violence coloniale commençaient à être diffusés et condamnés. Loin d’être isolés dans leur tour d’ivoire, Picasso et ses proches lisaient la presse, lorsqu’ils n’y publiaient pas des croquis comme André Salmon dans L’Assiette au beurre, ou Van Dongen dans le journal anarchiste Les Temps nouveaux. Apollinaire publia sa première chronique en 1902 dans La Revue blanche et rédigera des critiques d’art pour L’Intransigeant à partir de 1910, soit deux revues au parti pris anticolonial 27 Voir Marlène-Michèle Biton, Arts, politiques et pouvoirs, les productions artistiques du Dahomey : fonctions et devenirs, Paris, L’Harmattan, 2010, p. 43-58. 28 J. B. Donne, « Guillaume Apollinaire’s African Collection », Museum Ethnographers’ Group Newsletter, no 14, août 1983, p. 4-9. 29 Plusieurs objets extra-occidentaux ont disparu en 1977, lors du cambriolage de l’appartement d’Apollinaire situé boulevard Saint-Germain, où la veuve du poète Jacqueline Apollinaire avait conservé ses collections. 30 Voir Patricia Leighten, The Liberation of Painting: Modernism and Anarchism in Avant-Guerre Paris, op. cit. 91 clairement affiché. Avant de s’intéresser aux œuvres, les artistes s’intéressaient au continent et aux débats qu’il pouvait susciter. Les références qu’ils firent par la suite aux objets se nourrissent d’une vision de l’Afrique exploitée, fantasmée, révoltante et primitive à la fois. S’ils se tournèrent vers ce continent plutôt qu’un autre, c’est qu’il incarnait deux facettes d’un rapport à l’ailleurs différent de l’Asie ou de l’Orient et qui rejoignaient leurs convictions politiques du moment. Envisagée sous cet angle, l’association de Picasso avec la figure de l’Oiseau du Bénin peut être interprétée de différentes façons : elle peut évoquer l’image d’un Picasso prédateur, puisant à toutes les sources, qu’elles soient antiques ou contemporaines, européennes ou extra-occidentales. Moderne par excellence, Picasso était celui qui retenait les leçons des anciens, sans pour autant les imiter ou suivre leur modèle. Apollinaire n’était pas un défenseur de l’idée de table rase et Picasso incarnait pour lui l’artiste héritier du passé, tourné vers les expérimentations modernes. Le poète ne fut-il pas d’ailleurs l’un de ceux qui contribuèrent à « nourrir » le peintre ? Lorsque ce dernier travaillait aux Demoiselles d’Avignon, Géry Pieret (qui fut un temps le secrétaire d’Apollinaire) lui vendit des sculptures ibériques dérobées au musée du Louvre, ce qui valut au poète d’être accusé de complicité de vol et incarcéré à la prison de la Santé. Lors de la confrontation avec Picasso, ce dernier nia dans un premier temps toute relation avec Apollinaire. Une trahison à laquelle ce dernier fait probablement écho dans Le Poète assassiné, lorsqu’il évoque Tristouse31, son épouse, à qui l’Oiseau du Bénin fait la cour sitôt Croniamantal (Apollinaire) décédé. Puis, poursuit-il, « après qu’il en eut eu ce qu’il voulait, ils se mirent à parler de Croniamantal » et à évoquer le type de sculptures à lui élever. Picasso, « l’homme à femmes », le moderne avide de toutes références qui puise dans l’art de l’Europe aussi bien que dans celui de l’Afrique. Un artiste qui s’identifie aussi aux auteurs anonymes des œuvres dont il s’entoure et dont il aimerait pouvoir égaler la force d’évocation, la puissance d’exorcisme. L’Oiseau du Bénin, au sens de l’incarnation du sauvage, de l’étranger venu d’ailleurs, attiré par l’autre. Par cette appellation mystérieuse et poétique, Apollinaire puise à la fois dans l’image cristallisée par l’objet et l’imaginaire associé au Bénin. Esthétique, politique et poétique, le rapport d’Apollinaire à l’Afrique fut également critique. L’association du poète au marchand Paul Guillaume fut décisive dans la diffusion et la connaissance des arts du continent. Guillaume Apollinaire et Paul Guillaume. En 1934, le peintre Pierre Roy évoque en ces termes la rencontre entre Apollinaire et Paul Guillaume : « Apollinaire venait de découvrir l’artiste et le marchand. Celui-ci avait installé à la devanture d’un marchand de caoutchouc en gros, des sculptures nègres envoyées par de lointains concessionnaires de l’entreprise. Depuis, le poète ne cessa de prodiguer ses conseils à l’amateur avisé32. » La même année (date du décès de Paul Guillaume), Joseph Brummer répond à la revue Art News et rappelle qu’Apollinaire était venu le voir pour lui dire qu’il avait vu dans la vitrine d’un magasin de fournitures pour voitures une belle sculpture nègre. Intéressé, le marchand demanda au « petit garçon qui gardait le magasin » de lui apporter ladite statuette. De cette rencontre initiale naquirent une amitié et une collaboration qui durèrent jusqu’à la mort d’Apollinaire en 1918. Paul Guillaume bénéficia des conseils et encouragements d’Apollinaire, qui joua le rôle d’éclaireur, voire de père spirituel33. La correspondance entre les deux hommes conservée dans les archives de Paul Guillaume au musée de l’Orangerie permet de se rendre compte de l’implication d’Apollinaire dans l’ascension de Paul Guillaume, qui devint rapidement, et sans doute en partie grâce à lui, l’une des personnalités les plus influentes du marché de l’art moderne et primitif à Paris dans les années 1910-1920. Lorsqu’ils se rencontrent, Paul Guillaume a 19 ans, Apollinaire en a 31. Les goûts de ce dernier sont déjà affirmés, ses amitiés avec les artistes parisiens solides et anciennes. Paul Guillaume a tout à apprendre du poète, qui, dès 1905, avait le projet d’écrire un livre sur L’Art chez les sauvages34 et lui fait rencontrer des artistes, le conseille sur les stratégies à adopter envers untel, les risques à ne pas prendre avec un autre. Son apport ne s’arrête pas là : Apollinaire rédige des courriers, publie des articles à la demande de son ami et l’encense dans la presse, lui dont le nom, écrit-il « est à retenir pour qui veut être au courant des annales de la curiosité35 ». Sa caution artistique et intellectuelle contribue indubitablement à soutenir l’entreprise de Paul Guillaume et participe de l’essor du marché de l’art « nègre », qui n’en est pas à ses débuts en 1912 : « Les fétiches qui se vendaient un louis il y a cinq ou six ans sont regardés aujourd’hui comme des objets extrêmement précieux, et les marchands eux-mêmes n’hésitent pas à les payer plusieurs milliers de francs36 », écrit Apollinaire. Paul Guillaume saura tirer profit de l’impulsion initiale donnée par les artistes, la soutenir et 92 l’encourager en proposant des œuvres susceptibles d’alimenter une demande croissante, bien que minoritaire. S’essayant à la critique d’art en fondant la revue Les Arts à Paris, Paul Guillaume semble aussi vouloir donner forme aux rêves poétiques d’Apollinaire et traduire dans un langage pragmatique les aspirations artistiques de ce dernier. Dans le poème « Zone37 », Apollinaire écrit : « À la fin tu es las de ce monde ancien […] Tu en as assez de vivre dans l’antiquité grecque et romaine. […] Tu marches vers Auteuil tu veux aller chez toi à pied Dormir parmi tes fétiches d’Océanie et de Guinée. […] » À quoi Paul Guillaume semble répondre : « Aujourd’hui on commence à être un peu las du conventionnel des œuvres traditionalistes : c’est comme un besoin qu’on a après trop de douceurs et de sucreries de retrouver un goût âpre, brutal, simple partout38. » Au sortir de la Première Guerre mondiale, pendant laquelle les deux hommes ne cessent de correspondre, ils publient un album de photographies, intitulé Sculptures nègres (ill. 58). 31 Il s’agit sans doute de Marie Laurencin, qui fut présentée à Apollinaire par Picasso. 32 Cité par Jean Bouret dans « Une amitié esthétique au début du siècle : Apollinaire et Paul Guillaume (1911-1918), d’après une correspondance inédite », Gazette des beaux-arts, décembre 1970, p. 373-399. 33 Dans les derniers échanges de courriers, Paul Guillaume semble vouloir se passer de cette figure paternelle. Il ne répond plus, ne vient pas aux rendezvous. Dans la dernière lettre qu’il lui adresse, Apollinaire s’insurge : « Votre conduite est celle d’un fou, d’un voyou », lettre du 11 octobre 1918, Paris, musée de l’Orangerie, Archives Paul Guillaume, DOCOR 2011.0.63 (D.0.048.Ms). 34 Voir Peter Read, « Apollinaire critique d’art : la sculpture en question », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, no 47, 1995, p. 408. 35 Guillaume Apollinaire, « Les arts exotiques et l’ethnographie », Paris-Journal, 10 septembre 1912, Paris, musée de l’Orangerie, Archives Paul Guillaume. 36 Ibid. 37 Guillaume Apollinaire, « Zone », Les Soirées de Paris, décembre 1912. L’album photographique Sculptures nègres (1917) Avec Negerplatisk de Carl Einstein (1915), African Negro Art: Its Influence on Modern Art de Marius de Zayas (1916) et L’Art nègre de Vladimir Markov (1919), l’album compte parmi les ouvrages importants de l’époque. C’est également l’un des premiers à utiliser la reproduction photographique comme outil de valorisation et de diffusion des œuvres. Lors de sa réalisation Apollinaire tient à tout préciser, tout contrôler : la mise en pages, la taille des caractères, ainsi que la place du titre. Pour la préface, « je désire la signer, écrit-il. S’il ne s’agissait que d’un simple catalogue gratuit précédé de quelques mots la signature serait inutile. Mais pour un album de cette importance et une préface qui n’est point vide, la signature me paraît indispensable39 ». S’il tient à apparaître, ce n’est pourtant qu’à titre d’auteur et non de prêteur, bien que certaines de ses œuvres y soient reproduites : « Comme je signe la préface, il vaut mieux que mon nom ne figure pas parmi les collectionneurs40 », précise-t-il. Paul Guillaume suit toutes les instructions du poète, mais lui demande tout de même de reprendre un passage de sa préface qui pourrait laisser transparaître la dimension mercantile de l’entreprise. Un manuscrit inédit conservé dans les archives de la bibliothèque Jacques-Doucet offre la toute première version du texte de la préface : « Le but de cette collection a été avant tout l’agrément et ensuite de réunir une série d’exemples typiques au point de vue esthétique. Il s’agissait principalement de trouver de belles choses neuves pour garnir un logis moderne41. Les belles œuvres de l’exotisme pour ainsi dire classique de la Perse, de la Chine et du Japon étaient déjà presque inaccessibles ; en s’intéressant à l’art mystérieux des noirs, récemment découvert, on ne court pas encore les risques redoutables du faux, du truqué, du surfait42. » Ces quelques phrases semblent contredire presque mot pour mot les propos de Picasso rapportés par Apollinaire43 et que nous citions précédemment : « l’art mystérieux des noirs » est ici présenté comme un élément de décoration du « logis moderne » et sa valeur inédite contribue à en augmenter les charmes. C’était sans doute souligner de manière trop explicite le potentiel commercial de ces œuvres. Apollinaire reprendra finalement ce passage : « En outre, l’éclectisme contemporain trouvait un attrait à faire figurer, à côté des antiquités, des curiosités européennes ou exotiques, les belles œuvres de l’art mystérieux des noirs », et d’écrire à Paul Guillaume : « Voilà donc le mal réparé, faites paraître rapidement l’album et tenez-moi pour vôtre44. » 38 Paul Guillaume, « Un curieux mouvement artistique », Les Annales coloniales, 14 juillet 1912. 39 Lettre à Paul Guillaume, du 28 janvier 1917, Paris, musée de l’Orangerie, Archives Paul Guillaume, DOCOR 2011.0.63 (D.0.064.Ms). 40 Lettre à Paul Guillaume de 1917, Paris, musée de l’Orangerie, Archives Paul Guillaume, DOCOR 2011.0.63 (D.0.065.Ms). 41 Les mots en italique ont été rajoutés à la main par Guillaume Apollinaire. 42 Paris, bibliothèque littéraire Jacques-Doucet, Archives Guillaume Apollinaire, Ms 7439. 43 Apollinaire prévoyait d’écrire un livre sur Picasso, ce dont témoigne la correspondance entre Paul Guillaume et Apollinaire conservée au musée de l’Orangerie. 44 Lettre à Paul Guillaume de 1917, Paris, musée de l’Orangerie, Archives Paul Guillaume, DOCOR 2011.0.63 (D.0.0.51.Ms). La préface de l’album reprend en grande partie l’article « Mélanophilie ou mélanomanie » publié dans Le Mercure de France, la même année. 93 Un anticolonialisme relatif. La collaboration avec Paul Guillaume nuance quelque peu l’engagement anticolonial du poète noté avant la guerre. Rappelons aussi qu’en mai 1918, Apollinaire est recruté dans le service de presse du ministère de la Guerre, où il rédige le bulletin des informations coloniales étrangères. Cet emploi, sans doute alimentaire, consiste à reproduire des articles ou extraits d’articles étrangers relatifs aux colonies et destinés au ministère concerné. De même que son nationalisme put lui être reproché pendant la guerre, cet aspect de sa carrière complexifie le rapport du poète à l’Afrique même s’il reste, dans ces années-là, l’un des rares à défendre ce que la majorité considère comme une mode passagère et déplorable. Maître d’œuvre et unique collaborateur de la revue fondée par Paul Guillaume Les Arts à Paris,, Apollinaire y publie plusieurs articles sous des pseudonymes divers (Paracelse, Louis Troème, Dr Pressement ou F. Jolibois) qui participent du débat sur les arts extra-occidentaux, en déplorant le manque de connaissances sur ces objets, ainsi que l’approche purement ethnographique privilégiée jusqu’alors. En réaffirmant le rôle des artistes dans la prise en compte des qualités artistiques des arts « exotiques », Apollinaire milite pour leur entrée au musée et rappelle certaines données qui, si elles ne sont pas inédites45,, n’en constituent pas moins des pistes de réflexion, qui mériteraient d’être développées encore aujourd’hui, sur les liens entre la Grèce antique, l’Égypte et l’Afrique subsaharienne46 : « Les Grecs ont appris des sculpteurs africains beaucoup plus qu’il n’a été dit jusqu’ici. S’il est vrai que l’Égypte ait eu quelque influence sur l’art très humain de l’Hellade, il ne faudrait pas avoir une grande connaissance de l’art égyptien et de celui des fétiches nègres pour nier que ceux-ci ne donnent la clef de l’hiératisme et des formes qui caractérisent l’art égyptien47. » 73 (fig.) Akati Ekplékendo, Sculpture dédiée à la divinité du fer et de la guerre Gou, Royaume du Danhomè, République du Bénin, avant 1858, fer martelé et bois, H. 165 cm, Paris, musée du quai Branly. 74 Pluriarc, Punu, Gabon, arrivé en France avant 1908, Paris, musée du quai Branly Ancienne collection Apollinaire. Complexe, paradoxal et parfois même contradictoire, le rapport de Guillaume Apollinaire aux arts de l’Afrique est à l’image de celui entretenu par les artistes de sa génération avec le continent. Dans l’entre-deux-guerres, d’autres tels que les surréalistes ou le marchand Charles Ratton poursuivront le débat primitiviste en tentant de le nuancer et d’en modifier la forme. 45 Apollinaire s’inspire sans doute des écrits de Maurice Delafosse sur les liens entre l’Égypte et l’Afrique subsaharienne. Paris, Éditions africaines, 1954, et Martin Bernal, Black Athena: The Afroasiatic Roots of Classical Civilization, Londres, Free Association Books, 1987. 46 Voir à ce sujet Cheikh Anta Diop, Nations nègres et cultures, de l’antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique noire d’aujourd’hui, 47 Guillaume Apollinaire, « Sculptures d’Afrique et d’Océanie », Les Arts à Paris, no 2, 15 juillet 1918. 95