LA REFORME AGRAIRE AU BRESIL :

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LA REFORME AGRAIRE AU BRESIL :
LA REFORME AGRAIRE AU BRESIL :
PANORAMA HISTORIQUE ET REALITE D'AUJOURD'HUI
Maria Esther FERNANDES*
LES CHEMINS DE LA MODERNISATION
Une discussion sur la réforme agraire brésilienne aujourd'hui requiert
l'examen préalable de la situation du pays avant la modernisation de l'agriculture
et les choix politico-économiques des dernières décennies.
La logique du modèle de modernisation agricole développée à partir de 1966
se résume en deux points : maintenir l'appui que les oligarchies régionales avaient
donné au coup d'Etat militaire de 1964 et élever le niveau techno-économique de
l'agriculture sans pour autant intervenir profondément sur la structure foncière.
Cette deuxième option devait permettre au pays de produire un excédent
alimentaire et d'être compétitif sur le marché international. Ces objectifs faisaient
partie du plan général du régime militaire qui était de construire un Brésil
moderne, industrialisé et internationalement reconnu comme une puissance
naissante.
De nouveaux modes de production agricole apparaissent ; ils intègrent
d'autres données que celles de l'agriculture traditionnelle qui se fondait
exclusivement sur le binôme terre - main-d'œuvre. Pour remédier à la faible
productivité de cette agriculture, le gouvernement prend une série de mesures : il
favorise l'accès au crédit en le subventionnant, finance des programmes d'aide
aux producteurs et stimule l'acquisition de matériel et de produits agricoles, afin
d'insérer les producteurs dans ce nouveau marché. L'agriculture se définit ainsi, et
de manière de plus en plus manifeste, comme un secteur de l'industrie : d'une
part, elle est consommatrice de biens agricoles et, de l'autre, productrice de
matières premières pour l'industrie, ceci au détriment de sa fonction de
production d'aliments pour le marché interne.
*
Professeur de sociologie à l'Université de l'Etat de São Paulo (UNESP).
Cahiers du Brésil Contemporain, 1989, n°4
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Maria Esther FERNANDES
Les transformations provoquées par l'industrialisation des campagnes ne se
réduisent pas seulement à des transformations socio-économiques. Elles vont
altérer profondément leur cadre social et politique et être le reflet d'une volonté
gouvernementale de stimuler l'efficacité économique au détriment d'une égalité
sociale.
L'intervention de l'Etat a été, jusqu'aux années soixante, ponctuelle et
localisée. Le secteur rural se maintenait alors en marge de l'industrialisation du
pays avec ses propres marchés et ses structures régionales de pouvoir. A partir de
1965 et plus encore au début des années soixante-dix, surgissent des politiques
agraires centralisées. L'Etat n'intervient plus sur des régions déterminées, mais au
niveau national, de manière "planifiée". En somme, l'Etat, en modifiant les
données de production, oblige l'agriculture à s'intégrer peu à peu dans l'économie
nationale.
La concentration des populations des villes et l'exode rural des trente
dernières années - de 1950 à 1980, la population rurale est passée de 64 à 32 % de
la population totale - sont associés d'une manière ou d'une autre à cette
industrialisation dont l'objectif était d'augmenter à tout prix la production et aussi,
dans un certain sens, la productivité.
Le modèle économique qui a orienté le développement brésilien après le
coup d'Etat militaire de 1964 a réduit encore plus les droits des travailleurs dans
tous les domaines. En milieu rural, les expulsions des paysans se sont multipliées
et une nouvelle catégorie sociale est apparue, celle des boias-frias (cf. Annexe I).
D'un autre côté, le processus de modernisation s'appuie sur l'expansion des
latifundia transformés en pâturages, en champs de canne à sucre ou de toute autre
monoculture stimulée par l'Etat.
STRUCTURE DE LA PROPRIETE ET UTILISATION DES TERRES
Dans un pays comme le Brésil, qui s'étend sur près de 850 millions
d'hectares, la majeure partie de la population ne dispose pas de terres à travailler.
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Les données de l'IBGE et de l'INCRA1 montrent clairement la concentration
de la propriété foncière :
Tableau I. - Evolution de la concentration de la propriété foncière
Année
Etablissements de moins de 10 ha
Etablissements de plus de 1000 ha
% du total
d'établissements
% de la superficie totale
relevée
% du total
d'établissements
% de la superficie totale
relevée
1950
34
1,3
-
-
1975
52,3
2,8
0,8
43
Source : INCRA / IBGE.
Année
Etablissements de moins de 10 ha
Etablissements de plus de 1000 ha
% de la superficie totale relevée
% de la superficie totale relevée
1967
18,7
46,9
1984
14
58,3
Source : INCRA.
Selon le recensement agricole de 1980, 83 % des 4,2 millions d'exploitations
agricoles, soit 3,48 millions, ont une superficie inférieure à 100 ha tandis que
1202 924 établissements sont inclus dans la catégorie "latifundia par son mode
d'exploitation" (cf. Annexe II) et occupent une aire de 371,69 millions d'hectares.
Ces autres chiffres de l'INCRA montrent encore mieux l'inégale distribution des
terres : les exploitations de plus de 1 000 ha représentaient en 1984 à peine 2,9 %
du total et celles de moins de 100 ha, 83,2 %. De ces dernières, 66,4 % (soit plus
de 1,7 million d'exploitations) avaient des superficies inférieures à 25 ha.
En 1984, il y avait 10,6 millions de travailleurs sans terre, tandis que les
latifundia (définis selon le Statut de la terre) occupaient 409 millions d'hectares.
En 1972, près d'un quart de la superficie cultivable de ces exploitations était en
friche. Depuis, cette situation s'est aggravée notablement puisqu'en 1984, ces
friches représentaient 41% des terres.
1
Respectivement Institut brésilien de géographie et statistiques et Institut national de
colonisation et réforme agraire.
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Maria Esther FERNANDES
La tendance à la concentration et non à la mise en valeur des terres dans les
latifundia s'accompagne d'une augmentation généralisée des conflits sociaux et de
la violence. Selon des statistiques émanant du MIRAD et de l'INCRA, de janvier
1985 à janvier 1987 près de 3 000 conflits ont eu lieu. Ce sont non seulement des
litiges portant sur les terres mais aussi des conflits sur les relations de travail et la
circulation des produits agricoles. Ils configurent les "zones critiques ou de
tension sociale" selon l'article 15 de la loi 4504 du 30 novembre 1964 ou Statut
de la terre.
Ces mêmes sources montrent que durant les années 1985-86, les conflits
concernant l'occupation des terres sont à l'origine de 558 morts et de plus d'une
dizaine de disparitions de travailleurs ruraux.
REFORME AGRAIRE : LES INTERETS EN JEU
Le débat sur la réforme agraire est d'une importance fondamentale car il
révèle le problème des structures sociales en milieu rural. Cette réforme remet en
question le problème du pouvoir tant au niveau de l'organisation et de la
mobilisation des travailleurs qu'à celui de la structure plus générale de la société.
Ainsi, la concrétisation d'une réforme agraire et les formes qu'elle adopte sont
étroitement liées aux caractéristiques des acteurs sociaux antagonistes et aux
rapports des forces mises en jeu.
Si l'on se reporte à la période qui a précédé le coup d'Etat militaire, vers les
années 1962-63, on observe que ni les grands propriétaires ni ceux qui militaient
activement contre la réforme agraire n'osent s'opposer à elle. En effet, à la fin de
la période populiste, malgré l'inexpérience des organisations paysannes, les luttes
s'intensifient. Le fait que les paysans soient en train de lutter pour la terre, de
camper aux portes des palais de gouvernement, de s'unir autour d'une série de
revendications et de s'imposer en tant que force sur la scène politique oblige à une
reconnaissance du problème foncier auquel il devient urgent d'apporter quelques
transformations. Les pouvoirs législatif et exécutif débattent de la réforme
agraire, thème jusqu'alors en marge de leurs préoccupations. Plusieurs messages
présidentiels soulignent la nécessité d'une réforme agraire. Des dizaines de
projets sont étudiés par la Chambre des députés. Leurs points communs sont la
modernisation de l'agriculture ; l'éducation du travailleur, son manque de
connaissances étant rendu responsable de la faible productivité de l'agriculture;
l'utilisation des terres publiques; l'utilisation des terres improductives des
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latifundia; l'étude en priorité des cas d'expropriation de terres proches des centres
urbains pour résoudre les problèmes d'approvisionnement. A partir de 1964, les
recours juridiques des travailleurs se multiplient. En 1963, le Congrès promulgue
le Statut du travailleur rural qui établit les droits et devoirs des travailleurs
salariés et, vers la fin de 1964, le Statut de la terre est adopté. Cette loi régit la
structure foncière et définit les conditions d'accès à la terre. Au début de la lutte
(les ligues paysannes du Nordeste datent des années cinquante), le seul recours
des travailleurs était le Code civil. Après 1964, la réforme agraire va s'estomper
du discours officiel en même temps que disparaissent les organismes
théoriquement chargés de son application. Mais la répression des travailleurs
ruraux s'intensifie.
Aujourd'hui, le mouvement syndical des travailleurs ruraux est implanté à
l'échelle nationale : la principale pièce de la législation agraire est le Statut de la
terre; l'Eglise aussi assume un nouveau rôle dans la lutte des travailleurs, celles
des posseiros (cf. Annexe I) pour leurs droits à la terre.
Les données du problème agraire sont aussi totalement modifiées. Dans les
années cinquante, la solution était une redistribution des terres jugée
indispensable à une industrialisation. Une réforme agraire éliminerait le
ravitaillement des villes et créerait par l'intégration des populations rurales de
nouveaux pôles de consommation.
La position de la réforme agraire est aujourd'hui tout autre. Le problème
strictement agricole n'est plus prioritaire. Il a déjà été résolu comme le demandait
le système, c'est-à-dire en produisant de l'alcool de canne à sucre et du soja et non
des aliments de base. Désormais, la réforme agraire ne correspond plus à une
exigence du développement du système capitaliste mais à une remise en question
de celui-ci. Du point de vue des travailleurs ruraux, le caractère de cette
revendication a aussi changé. Vers 1960, la réforme agraire était extérieure au
monde du paysan tandis qu'aujourd'hui elle a pour lui une signification très forte :
la réforme agraire représente l'exercice de la citoyenneté, l'appropriation des
fruits de son travail. En affrontant la police, la justice, les capangas (hommes de
main des propriétaires ruraux), les pressions de tous ordres pour défendre le droit
à la terre qu'il cultive, le paysan remet en question les structures du pouvoir. Il
s'ensuit une nouvelle orientation de la réforme agraire qui, de problème
économique, se transforme en problème politique.
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Maria Esther FERNANDES
Avec la Nouvelle République et la démocratisation du pays, la réforme
agraire et ses controverses reviennent à l'ordre du jour du débat politique. Les
grands propriétaires, pour qui une partie des terres constitue une valeur de réserve
et un moyen de drainer des subventions gouvernementales, se sont toujours
opposés à n'importe quel type de réforme du régime foncier. Ils sont soutenus en
cela par la bourgeoisie. Les problèmes de l'agriculture sont envisagés sous l'angle
des capitaux et des techniques et une reconsidération des problèmes fonciers, une
redistribution des terres, sont regardés comme une atteinte à la libre initiative
devant être combattue. Le projet initial du PNRA (Plan national de réforme
agraire), élaboré en juin 1985 par une équipe du gouvernement de la Nouvelle
République, a provoqué une contre-offensive des secteurs patronaux de
l'agriculture. Les lobbies des grands propriétaires ruraux, malgré des dissensions
internes, se regroupent, s'organisent et prennent position contre ce qui pourrait
porter atteinte à leur statut. Leur action va jusqu'à faire minimiser le contenu de la
proposition initiale par le décret présidentiel (n° 91766 du 10 mai 1985)
approuvant le plan qui introduit des dispositions contraires au Statut de la terre.
En particulier, les deuxième et troisième alinéas de l'article 2 empêchent, en
pratique, toute expropriation des grands propriétaires et "des exploitations rurales
incluses dans les zones (d'action) prioritaire".
Les critiques, limitées au début, se sont accumulées au point de remettre
totalement en question le plan au nom d'une prétendue "intention communisante".
Cette accusation venait d'une faction de présidents des syndicats ruraux de l'Etat
de São Paulo. Leurs discussions avaient été bien au-delà d'une simple
constatation de non-viabilité technique ou politique du plan, allant jusqu'à
affirmer que "la R.A. faisait partie d'une alliance entre les communistes, l'Eglise
et les Etats-Unis". Les Américains auraient intérêt à "arrêter le Brésil qui pourrait
devenir son plus grand concurrent dans la production d'aliments"1. Un autre
argument est que les paysans "étant liés à la terre n'atteindraient jamais un revenu
familial identique à celui qu'ils auraient comme travailleurs". Les patrons ruraux
se servent de ce que José Eli Veiga2 appelle "une des principales attaques contre
la réforme agraire", c'est-à-dire la non-viabilité de la petite propriété foncière face
à la modernisation de l'agriculture. Or, les petits exploitants sont responsables de
la plus grande partie de la production alimentaire et de celle des matières
1
2
Folha de São Paulo, 11 juin 1985 : 7.
Extrait du document de la FAESP (Fédération des agriculteurs de São Paulo), O Estado
de São Paulo, 11 juin 1985 : 38.
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premières destinées à l'industrie. Le secteur de la production d'aliments au Brésil
n'a jamais, à quelques exceptions près, attiré les capitaux. En effet, les
mécanismes de blocage des prix freinaient la rentabilité de ce secteur.
La fazenda Primavera, dans le nord-ouest de l'Etat de São Paulo, constitue
un exemple : avec une superficie de 9 511 000 hectares, elle a été expropriée par
l'INCRA en juillet 1980 et 300 familles y ont été installées. Après un seul cycle
agricole, la production était le double de celle de l'année antérieure.
Au nom des forces de l'ordre et de la défense de la paix sociale, le projet
initial du PNRA a été bloqué par un véritable barrage érigé par les secteurs ruraux
privilégiés. Parmi les groupes les plus résolument opposés à la réforme agraire,
l'UDR (Union démocratique ruraliste) se détache par son agressivité tant dans son
discours que dans ses méthodes. Les expulsions, les emprisonnements et les
menaces de mort font partie des formes de violence employées par les grands
propriétaires pour faire pression et intimider ceux qui sont directement liés au
problème de la terre, les posseiros, et ceux qui défendent leur cause comme les
syndicats, les leaders et des membres de l'Eglise.
La période précédant les élections de novembre 1986 est à l'origine de
nouvelles formes de pression. Pendant la campagne électorale, il y a une baisse
non seulement du nombre des homicides mais aussi des expulsions; les actes de
violence semblent être limités et même évités. Mais, une fois les résultats du vote
connus, dès décembre 1986, on enregistre une recrudescence du nombre des
assassinats liés aux conflits de la terre. Ils atteignent 91,6% de ceux commis en
décembre 1985 et 130 % de ceux de novembre 1986. Le MIRAD et l'INCRA
reçoivent, entre la seconde quinzaine de décembre et le début de janvier 1987,
410 communiqués d'expulsion concernant les Etats du Paraná, du Mato Grosso,
de Goiás et d'Alagoas. L'incendie des maisons, la destruction des biens, la mort
du bétail, la suppression de clôtures entre terres d'élevage et terres cultivées font
partie des moyens de pression des grands propriétaires.
L'Eglise catholique se pose en défenseur des travailleurs ruraux. Son action
se fait sentir surtout à travers la Commission pastorale des terres (CPT) et la
Conférence nationale des évêques du Brésil (CNBB), organismes qui
interviennent activement. Pour mieux comprendre l'action de l'Eglise dans la
défense des libertés, des droits humains et de la justice sociale, il faut revenir dix
ans en arrière.
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Maria Esther FERNANDES
A la fin des années cinquante et au début des années soixante, quelques
secteurs de l'Eglise et une partie de catholiques se rapprochent des mouvements
des classes défavorisées et des éléments qui se battent contre les structures
sociales en vigueur. Ces secteurs se redéfinissent en passant de la défense de la
stabilité sociale, du statu quo, à sa critique.
Quand l'Eglise, par sa pratique, rompt de manière claire avec le passé, elle
replace la question agraire dans le contexte social et politique du pays. C'est sur
ce chemin qu'évêques, prêtres et croyants s'engageront toujours. Ainsi, l'Eglise
condamne le capitalisme, le régime économique et politique en vigueur dans le
pays après 1964, les latifundia, et propose un autre mode d'utilisation de la terre
et une participation du paysan dans la lutte pour la réforme agraire.
L'action de l'Eglise auprès du paysan s'étend peu à peu ; en même temps, sa
conception se précise. Le rôle de la CPT est un exemple de la capacité
d'adaptation de l'Eglise à de nouvelles exigences historiques. Martins, s'opposant
à la thèse de ceux qui considèrent cette action comme un moyen d'imposer les
idéaux religieux, familiaux ou communautaires à une fraction de la population ou
encore comme "une dispute pour le monopole des âmes", note que "l'Eglise a
réellement changé (...) et son avancée à propos du problème agraire est définitive.
Elle s'est impliquée profondément dans la lutte pour la terre, avec celle des
travailleurs et elle a assumé en même temps une position conflictuelle face à
l'Etat. Ainsi, qu'il y ait un désir de compromis, ou de recul même, et il y a
certainement des gens avec cette volonté, il n'y a plus d'autres alternatives : elle
est définitivement écartée du pouvoir"1. L'Eglise est ainsi passée d'un système
oligarchique où les relations sociales avec les classes dominantes déterminaient
son comportement politique (durant la Colonie, l'Empire et la Première
République) à un système où sa base sociale englobait les grands secteurs des
classes moyennes (période populiste). Enfin, elle est maintenant entrée dans une
phase caractérisée par des liens étroits avec les paysans, la classe ouvrière et les
secteurs marginaux de la société brésilienne.
1
José de Souza MARTINS, "A Igreja face à política ágraria do Estado", in Vanilda
PAIVA, ed., Igreja e questão agraria, São Paulo, Loyola, 1985 : 15.
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LE PLAN NATIONAL DE REFORME AGRAIRE (PNRA)
Actuellement le MIRAD tente de mettre en œuvre le PNRA approuvé par le
gouvernement de la Nouvelle République par le décret n° 91 766 du 10 octobre
1985.
Le PNRA propose une distribution plus équitable des terres fondée sur des
"modifications dans les régimes de propriété et d'exploitation, les rendant
compatibles avec les contraintes liées au développement du pays, ceci par
l'élimination progressive du latifundium et du minifundium, de manière à
permettre l'augmentation de la production et de la productivité et en respectant en
conséquence les principes de justice sociale et le droit du travailleur rural à
l'exercice de sa citoyenneté"1.
Parmi les objectifs spécifiques se détachent l'augmentation de la production
d'aliments pour répondre prioritairement à la demande interne ; la mise en place
de nouveaux emplois dans le secteur rural; la diminution de l'exode rural afin de
réduire la pression démographique exercée sur les villes et les problèmes en
découlant.
Ce plan devrait se concrétiser en quatre ans, soit de 1985 à 1989. Durant ce
laps de temps, environ 1 400 000 familles de travailleurs ruraux, sans, ou avec
des terres en quantité insuffisante, devaient être assentadas (cf. Annexe I). Les
données de base du PNRA estiment que le nombre d'assentamentos des familles
devait être limité les premières années puis augmenter progressivement. Des
raisons opérationnelles étaient aussi à l'origine de délai : l'INCRA, organisme
exécutif du MIRAD, devait s'adapter aux nouveaux objectifs.
Le recensement démographique de 1980 souligne l'existence de près de 7,2
millions de chefs de famille exerçant leur activité principale dans le secteur
primaire. Il révèle aussi une population économiquement active de 12,6 millions
d'habitants (cf.Tableau II). La même année, le recensement agricole relève 3,2
millions d'exploitations sous le régime de la propriété individuelle. Selon
l'INCRA, il existe près de deux millions de minifundia dans le pays et nombre de
ces minifundia abritent souvent plus d'une famille.
1
Premier Plan national de réforme agraire de la Nouvelle République (1985-1989),
Brasilia DF, octobre 1985, MIRAD / INCRA : 23.
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Maria Esther FERNANDES
Tableau II. - Nombre de personnes économiquement actives de plus de 10 ans dans les
secteurs de l'agriculture, de l'exploitation des ressources végétales et de la pêche en 1980
Catégorie
Employeurs
Nombre
Catégorie
Nombre
*
303 901
Travailleurs indépendants( )
5 041 066
Employés
3 042 609
Travailleurs non rémunérés
2 030 762
Boias-frias
1 530 236
Catégorie non déclarée
Parceiros
63 873
648 750
Total
12 661 017
(*) - Environ 1 500 000 boias-frias sont inclus dans cette catégorie.
Source - Censo demográfico, vol. I, t. 5, n° 1 : 35 ("Mão de obra).
Si on considère qu'une seule famille, ou un individu, peut être propriétaire de
plus d'une exploitation, on peut estimer que la réforme agraire touche
potentiellement une population de six à sept millions de familles, cette population
étant formée de travailleurs sans terre, de posseiros, d'arrendatários (cf. Annexe
I), de parceiros, d'une partie des salariés du secteur rural et de propriétaires de
minifundia et de leurs familles.
Les zones destinées aux assentamentos sont composées de terres menacées
d'expropriation et de terres publiques. Ces aires sont incorporées à celles définies
par les plans régionaux de réforma agraire qui ont été intégrés au PNRA.
Les latifundia, qu'ils soient définis par leur taille ou par leur mode
d'exploitation, et ceux qui ne remplissent pas leur fonction sociale (cf. p. 42) sont
passibles d'expropriation. A ce propos, le Statut de la terre (article 2, premier
alinéa) souligne qu'une propriété rurale accomplit intégralement sa fonction
quand, simultanément, elle contribue au bien-être des propriétaires et des
travailleurs comme de leurs familles; maintient un niveau satisfaisant de
productivité; respecte, enfin, les dispositions légales qui régissent les relations
entre propriétaires et travailleurs.
Selon les données du Cadastre des exploitations rurales de l'INCRA de 1985,
sur les 595,4 millions d'hectares recensés, 250,1 sont passibles d'expropriation.
Ce sont des terres pouvant être mises en valeur, en cours d'utilisation ou non, et
appartenant à des exploitations d'une superficie totale supérieure à trois modules
fiscaux (cf. p. 43). Sur ce total, 191,6 millions (soit près de 77% des terres
La réforme agraire au Brésil …
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passibles d'expropriation pour des raisons sociales) font partie d'exploitations de
plus de 500 hectares.
Le tableau III indique que, dans toutes les grandes régions administratives
du pays et quel que soit le critère choisi (latifundia de plus de 500 ha ou de plus
de 3 modules fiscaux), il y a des terres en quantité suffisante pour exécuter le
PNRA.
Selon le critère "latifundia de plus de 3 modules fiscaux", l'accomplissement
du plan mènera à une utilisation de 16,6% seulement des disponibilités en terre.
Ce pourcentage varie selon les régions : il passe de 8,8% dans le Centre-Ouest à
27,4% dans le Nord-Est. En considérant le premier critère (latifundia de plus de
500 ha), ce pourcentage passe de 24,3 de la capacité (10% pour la région du
Centre-Ouest et 40% pour celle du Sud).
La délimitation des aires prioritaires se fait en deux étapes. La première
consiste à déterminer le nombre de familles bénéficiaires et la superficie
nécessaire à leur assentamento. Par la suite, étant donné la diversité des
conditions agraires, il est obligatoire de spécifier les caractéristiques des
différentes zones.
L'un des principes de base qui régit le choix des zones devant être occupées
est la disponibilité en terres de latifundia et en terres publiques.
Le coût des assentamentos est évalué en fonction de trois éléments : le coût
de la terre, celui des aménagements réalisés et de la redistribution des terres et,
enfin, ceux des services nécessaires aux assentamentos. Les deux premiers
comprennent les coûts d'implantation, le troisième se réfère à l'organisation et à la
manutention des instruments d'action institutionnelle (soit l'infrastructure,
l'éducation, l'assistance technique, le crédit rural). Le coût moyen d'installation
d'une famille s'élève à 5 901 dollars, valeur bien inférieure au coût de création
d'un emploi dans les autres secteurs de l'économie (cf. Annexe III).
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Maria Esther FERNANDES
Tableau III. - Disponibilités en terre, capacité d'assentamento et objectifs pour 1986 -1989
(PNRA)
Grande région Aire totale Disponibilité
casastrée en terres (x106
(x106 ha)
ha)
Objectifs
du PNRA
(x103 fam.)
%
(1)
(2)
(3)
(4)
(5)
(6)
(6/4)
(6/5)
44,4
382
654
617
140
21,4
22,7
138,4
69
50,1
2 332
2 300 1 670
630
27,4
37,7
86,7
34,1
16
1 302
2 186 1 024
280
12,8
27,3
54
13,9
5,5
638
140
15,7
40
191,1
86
75,6
402
125,2
Nord-Est
Sud-Est
Centre-Ouest
Capacité
d’assentamen
to (x103
fam.)
47,1
Nord
Sud
Bénéficiaire
s potentiels
(x103 pers.)
Total
595,4
250,1 191,6
5 056
Source : Statistiques du Cadastre, INCRA / DC, 1985.
891
350
2 389 2 100
210
8,8
10
8 420 2 761
1 400
16,6
24,3
(1) aire utilisable totale des exploitations considérées comme des latifundia en raison de leur
superficie totale supérieure à trois modules fiscaux ;
(2) aire utilisable totale des exploitations considérées comme des latifundia en raison de leur
superficie totale égale ou supérieure à 500 ha ;
(3) posseiros, parceiros, arrendatários, nombre moyen de salariés saisonniers et autres travailleurs non
salariés (les propriétaires de minifundia et les salariés permanents) ;
(4) et (5) disponibilités en terres / superficie moyenne par famille selon le PNRA (Nord : 72 ha, Nordest : 30 ha, Sud-est et Sud : 15,6 ha et Centre-ouest : 36 ha).
Observation : ne sont pas considérées comme des terres exploitables (colonnes 1 et 2) les réserves
légales, les aires de préservation permanente, les aires reboisées avec des essences locales, les aires
non utilisables tant par leurs caractéristiques que par l'existence de constructions et d'installations
diverses.
Il ne faut pas oublier que la réalisation de la réforme agraire, en particulier la
détermination du nombre de familles devant être installées, dépend aussi de la
capacité opérationnelle du MIRAD/INCRA et d'autres institutions impliquées
dans ce processus comme de la situation économique et politique du pays.
CONSIDERATIONS FINALES
Les données chiffrées sur le problème foncier brésilien effraient tous les
analystes. Il s'agit d'un problème à la dimension de populations entières comme la
Bolivie, l'Equateur, Cuba ou le Guatemala. Et, chaque jour, ce schéma semble
plus difficilement modifiable, du moins dans le contexte actuel.
La réforme agraire au Brésil …
37
Nous assistons au renforcement de groupes ruraux hégémoniques,
représentés par l'UDR. L'opposition de certaines fractions bourgeoises à
l'introduction de changements dans la structure foncière brésilienne se fait
nettement sentir.
L'insensibilité face à ce problème est évidente avec la récente extinction de
l'INCRA et la victoire, dans la Constituante, des thèses de l'extrême droite.
Aujourd'hui, nous courons le risque d'avoir une Constituante plus rétrograde que
celles de 1946 et de 1967 - cette dernière simplement mise en place par les
militaires. Le Statut de la terre, en ce qui concerne la réforme agraire, est plus
avancé que n'importe laquelle des propositions émises par l'Assemblée nationale
constituante. La promulgation par le président Sarney du décret-loi n° 2363 du
21 octobre 1987, est un fait aggravant : il permet tout simplement au latifundiaire
d'être, de façon légale, exempté d'une expropriation et réduit de façon drastique la
portée des instruments permettant la réforme agraire.
La société est en train de mesurer les effets immédiats du décret-loi mais les
conséquences profondes des altérations de la législation foncière ne seront
perçues qu'à plus longue échéance.
L'INCRA était devenu une "autarcie spéciale" jouissant d'une autonomie
totale sur les plans administratif et financier ; il avait des pouvoirs légaux pour
agir au nom de l'Union sur le secteur foncier. Il provoquait sans doute des
problèmes de coordination pour le MIRAD qui était, lui, prisonnier des limites
générales et de l'administration directe, une simple abstraction créée pour des
raisons conjoncturelles.
Le MIRAD, par le décret-loi n° 2363, a instauré une nouvelle autarcie,
l'INTER, qui jouit d'un statut juridique propre et a donc besoin de support
administratif et financier. On a supprimé un organisme consolidé, mais on en a
créé un autre aux nombreuses incertitudes.
Ce sont là quelques-unes des analyses faites par les spécialistes en la
matière. Sous le gouvernement de la Nouvelle République, selon l'économiste et
journaliste Jair Borin (ex-chef du cabinet de l'INCRA et ex-secrétaire adjoint du
MIRAD) nous marchons en crabe à propos de la question agraire comme à
propos d'autres problèmes.
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Maria Esther FERNANDES
ANNEXES
I. Quelques définitions courantes de la réalité agraire brésilienne
Arrendátario : personne qui tient une exploitation agricole moyennant le
paiement d'une somme fixe au propriétaire de la terre. Généralement ce paiement
se fait sous forme monétaire. L'arrendatário serait l'équivalent du fermier tandis
que le parceiro se rapprocherait du métayer.
Assentamento (assentar, assentado) : mot d'origine espagnole désignant dans
le droit rural brésilien l'ensemble des mesures prises lors des projets de
colonisation agricole ou des réformes agraires. L'assentamento représente ainsi
une forme d'accès à la terre par l'intermédiaire des mesures gouvernementales.
Boia-fria (litt. "repas-froid") : travailleur agricole saisonnier expulsé des
campagnes vers les années soixante en raison de la mécanisation de l'agriculture,
des transformations des activités agricoles et, surtout, de l'intensification de
l'élevage. Il vit à la périphérie des villes.
Parceiro (dérivé de parceria ) : la parceria est une société dans laquelle l'un
des participants fournit la terre et garde un droit sur une partie de la production
obtenue par l'autre participant. La définition légale est : "Il y a parceria agricole
lorsqu'une personne cède une terre tandis que l'autre la cultive, la production étant
répartie selon un accord préalable"1.
Posseiro : paysan mettant en valeur une certaine quantité de terres durant au
moins cinq ans, sans en être propriétaire. Cette mise en valeur se fait uniquement
par sa force de travail et celle de sa famille. Il doit aussi résider de manière
permanente sur les terres qu'il cultive.
II. Quelques définitions légales de la réalité agraire brésilienne
"Toute réforme agraire établit des normes pour définir les propriétés
passibles d'expropriation. Au Brésil, le Statut de la terre a établi un système de
cadastre qui classe les exploitations selon une unité appelée le module rural :
1
Code civil brésilien, art. 1410, cité par Antônio Cândido (A. C. Mello e SOUZA), Os
parceiros do Rio Bonito. Estudo sobre o caipira paulista e a transformação dos seus meios
de vida, Rio de Janeiro, J. Olympio, 1964 : 81.
La réforme agraire au Brésil …
39
1. Le module rural est la superficie qui, dans une zone géographique
donnée, absorbe toute la force de travail familiale d'un groupe de quatre
personnes adultes et lui apporte un revenu assurant sa subsistance et une
possibilité de progrès social et économique.
2. Une fois défini le module rural de chaque micro-région homogène (et
donc de chaque municipio ou commune), il est possible de classer toutes les
exploitations agricoles en quatre grandes catégories : le minifundium, l'entreprise
rurale, le latifundium par mode d'exploitation et le latifundium par dimension.
- le minifundium est l'exploitation agricole d'une superficie inférieure au
module rural ;
- l'entreprise rurale est une exploitation agricole rationnellement mise en
valeur, avec au moins 50 % de sa superficie exploitable utilisée et d'une
superficie totale inférieure à 600 fois le module ou 600 fois la superficie moyenne
des exploitations de la micro-région considérée ;
- le latifundium par son mode d'exploitation est l'unité agricole qui, dans les
mêmes limites que l'entreprise rurale, présente une sous-utilisation de ses
potentialités physiques, économiques et sociales ;
- le latifundium par sa taille est une exploitation de superficie supérieure à
600 fois le module ou à 600 fois la superficie moyenne des exploitations de la
micro-région concernée, quel que soit son type d'exploitation.
3. Selon le Statut de la terre, les propriétés pouvant faire l'objet
d'expropriation sont les deux types de latifundia mais aussi :
- les superficies concernées par des travaux publics importants ;
- les aires dont les propriétaires n'assurent pas la protection des ressources
naturelles ;
- les aires destinées à la colonisation ;
- les aires comprenant de nombreux arrendatários, parceiros ou posseiros ;
- les aires soumises à une utilisation ne correspondant pas à leur vocation
naturelle.
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Maria Esther FERNANDES
Le Statut de la terre prévoit aussi l'expropriation de minifundia si leur
regroupement est exigé par la Réforme agraire"1.
Module fiscal : "superficie exprimée en hectares et fixée par l'INCRA pour
chaque municipio. Cette notion est utilisée pour l'établissement des impôts, elle
tient compte du mode d'exploitation dominant du municipio, du revenu et du type
de propriété familiale"2.
III. Plan national de réforme agraire : données de base
A. Objectifs
Années
Familles concernées
Superficie nécessaire (ha)
1985/1986
150 000
4 620 000
1987
300 000
9 240 000
1988
450 000
13 860 000
1989
500 000
15 370 000
Total
1 400 000
43 000 000
B. Nombre de personnes concernées dans les quinze prochaines années
Six à sept millions de familles de travailleurs ruraux sans terre, de posseiros,
d'arrendatários, de parceiros et de propriétaires de minifundia. De ce total, 700
000 à 1 400 000 devront avoir bénéficié de la réforme agraire dès les quatre
premières années.
1
José Eli VEIGA, "Informações básicas sobre a realidade agrária do Estado de São
Paulo", Reforma agrária, XV (1) : 44-45.
2
Statut de la terre, art. 5, deuxième alinéa, modifié par la loi 6746 / 79.
La réforme agraire au Brésil …
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C. Coût moyen par famille implantée
Six mille dollars correspondant à la terre et à l'infrastructure de base de la
propriété (habitation, eau, voie d'accès). L'infrastructure complémentaire, comme
la voirie interne, ou celle pour l'éducation et la santé seront fournies par les
ministères concernés, par les gouvernements des Etats de la fédération et par les
mairies.
D. Sources de financement du programme
Un financement propre du gouvernement fédéral géré par le
MIRAD/INCRA et un financement venant des programmes spécifiques comme le
PROTERRA, les POLONORDESTE et NORDESTE, le FINSOCIAL , etc.
E. Données de base : recensement agricole de 1980
Nombre d'exploitations rurales
4 200 000
Nombre de minifundia
2 000 000
Population économiquement active dans le secteur agricole
600 000
Terres pouvant être mises en valeur
500 000 000 ha
Terres effectivement exploitées
120 000 000 ha
Terres pouvant être mises en valeur mais non exploitées
170 000 000 ha
F. Latifundia par mode d'exploitation
1 202 924 latifundia occupant une superficie de 371 690 000 ha
G. Expropriations
De 1963 à 1984, 158 soit une superficie de 11 620 000 ha; de 1985 à 1986,
204 soit une superficie de 800 000 ha.