Les politiques publiques au Maroc et la question des enfants en

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Les politiques publiques au Maroc et la question des enfants en
LLaa ffaabbrriiqquuee ddee ppooppuullaattiioonnss pprroobblléém
maattiiqquueess ppaarr lleess ppoolliittiiqquueess ppuubblliiqquueess
Colloque international
Nantes — 13, 14 et 15 juin 2007
A
Atteelliieerr 22 –– PPoolliittiiqquueess ppuubblliiqquueess,, iinnssttiittuuttiioonnss,, aacctteeuurrss
Les politiques publiques au Maroc et la question des enfants
en difficulté
Khadija ZAHI
maître de conférences,
département de sociologie, université Cadi Ayyad, Marrakech (Maroc)
[email protected]
I - Politiques Publiques : vers de nouvelles approches de gestion de la question sociale
Après un demi-siècle d'indépendance, le gouvernement marocain lance un appel à tous les
acteurs sociaux (chercheurs universitaires, experts, cadres administratifs) afin de procéder à une
évaluation rétrospective, à une identification des changements sociaux et des blocages survenus
pendant cette période et à une élaboration d'une nouvelle vision d'avenir.
Le verdict de cette évaluation est sans appel, le bilan de cette période, malgré les efforts
consentis par les pouvoirs publics, est désastreux : dégradation des indicateurs sociaux, crise
économique, absence de perspectives d'ascension sociale, restrictions des libertés publiques…
Cette situation est le résultat, comme le souligne le Rapport Cinquantenaire, de la nature et du
mode de gouvernance des politiques publiques : "l'absence de constance des options
gouvernementales a pu donner l'impression d'un système de décision plus réactif que proactif. En
effet, bien des politiques retenues ne semblent pas inscrites dans la durée: elles semblent varier au
gré de la conjoncture, de l'air du temps et des changements de personnel ministériel. Tout se passe
comme si bien des réformes entreprises étaient d'essence conjoncturelle plutôt que structurelle.
(…) Ainsi l'impulsion et l'improvisation, plutôt que le choix raisonné et l'engagement inscrit dans
le temps, ont pu sembler présider à la formulation de certaines politiques gouvernementales."1.
Dans ces choix politiques volatils et aléatoires, la question sociale avait été la grande oubliée
mais la dégradation des indicateurs sociaux, les émeutes urbaines, les grèves des jeunes diplômés
étaient telles que la question ne pouvait plus être occultée. On assiste depuis le début des années
1990 à un changement d'orientation et de discours politique (le passage de l'État-nation, à la
société civile), à des "nouvelles approches" du développement (Initiative Nationale du
Développement Humain qui met les populations locales et tous les acteurs sociaux au centre de la
décision et de l'élaboration des projets).
Ces changements d'orientation politique se sont traduits par la mise en place d'une batterie de
réforme et l'ouverture des grands chantiers sociaux : réforme du code personnel de la famille,
réforme du code du travail, ratification des droits de l'enfant… Sur le plan politique : libération et
grâces de détenus politiques, reconnaissance publique du référentiel des droits de l'homme… Sur
1
Le Maroc possible, Rapport du cinquantenaire, Éditions Maghrébines, 2006, P 91.
1
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« La fabrique de populations problématiques par les politiques publiques »
le plan social plusieurs programmes sont orientés vers la lutte contre la pauvreté, l'exclusion et la
marginalisation des populations vulnérables2,
C'est dans cette conjoncture que la question des enfants en difficulté a surgi sur la scène
publique. Afin de comprendre comment s'opère la fabrication de cette population "les enfants en
difficulté" par les politiques publiques, nous présenterons dans un premier temps, un état des
lieux du contexte socio-économique, politique et institutionnel en nous intéressant aux
mutations que ces dernières années ont connu, notamment l'entrée de la société civile dans la
scène politique. Dans un second temps, nous nous intéresserons aux institutions, aux procédures
législatives, et aux normes qui régissent le domaine de la protection des enfants en difficulté.
Enfin, nous nous intéresserons à l'intervention sur la situation de cette population telle qu'elle est
vécue au quotidien par les travailleurs sociaux.
Politiques publiques : du diagnostic à la mise en place des stratégies de luttes contre la
pauvreté
L'évaluation des politiques publiques en matière de lutte contre la pauvreté et l'exclusion sociale
menées depuis l'indépendance révèle que, après 50 ans d'indépendance les déficits demeurent
encore importants, qu'il s'agisse de l'accès aux services sociaux de base (éducation, santé,
logement, adduction d'eau potable, électrification, routes) ou de la performance du système
d'insertion socioprofessionnelle (persistance du chômage, et du sous-emploi, aggravation des
pensions migratoires).Les données sur l'ensemble de la période sont très éclairantes et assez
édifiantes dans tous les domaines.
Pendant la décennie quatre-vingt-dix, la part de la population vivant en dessous du seuil de
pauvreté absolue est ainsi passée de 13 % à 19 % de 1991 à 1999 (soit de 3,2 à 5,3 millions de
personnes).
Cette pauvreté se traduit par des phénomènes très concrets, en particulier dans le monde rural,
où la pauvreté absolue atteint 27,2 %.
La rentabilité du secteur éducatif, malgré les efforts financiers fournis depuis cinq décennies est
décevante. L'analphabétisme atteint près de la moitié de la population (55 % des plus de 15 ans en
1998 d'après la Banque Mondiale), avec un taux plus élevé pour les catégories fragiles : le taux
d'analphabétisme des ruraux était en 1998 de 74 %, et celui des femmes de plus de 15 ans de 69 %,
il dépassait les 82 % pour les femmes de zones rurales.
Paradoxalement, l'école marocaine scolarise à la fois peu et trop, le chômage des diplômés en est
l'exemple vivant. Parmi la population urbaine en chômage en 1997, la proportion des diplômés de
l'enseignement supérieur était de 30 %, chiffre très nettement supérieur à leur poids réel dans la
société (10 %) et dans les villes.
Le secteur de la santé et de la protection sociale souffre également d'un grand déficit, L'accès au
service de la santé demeure très faible notamment pour les couches sociales pauvres en raison de
l'absence d'une couverture médico-sociale.
Selon le rapport annuel de la Banque Mondiale, le Maroc dépense 5 % de son PIB pour fournir
des réseaux de protection sociale, dans le domaine de la santé ou des retraites. Néanmoins c'est
insuffisant, particulièrement dans les zones rurales. Au niveau national, seulement 28 % des
travailleurs jouissent d'une retraite et moins de 15 % ont accès à une assurance médicale (moins
de 4 % pour les populations du milieu rural contre 22 % en milieu urbain)3.
2
. Programmes d'infrastructures rurales, programme de lutte contre l'habitat insalubre et de logement social,
programme de lutte contre la pauvreté urbaine et périurbaine, programme de développement rural et de proximité,
modernisation du système de protection sociale… Ministère du Développement Social de la Famille et de la
Solidarité, 2004.
3
Données tirées du rapport annuel de la banque mondiale sur le Maroc de l'année2000.
2
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L'accès à l'eau potable (ou assainie) concerne 57,7 % de la population, et seulement 26 % des
ruraux (dont 4 % des ménages possèdent un branchement individuel, c’est-à-dire l'eau courante).
De même l'électrification des zones rurales est encore largement à réaliser (elle est passée de 12 % à
20 % entre 1997 et 2000).
Quant au réseau routier, plusieurs régions restent encore enclavées et souffrent d'une grave
pénurie d'équipements publics : à peine 14 % des ruraux ont un accès direct aux services publics
(centres de soin, autorités administratives…)
Il a fallu attendre le début des années 1990 pour que le pouvoir politique reconnaisse l'existence
et l'ampleur des déficits accumulés, notamment dans le monde rural, en termes d'enclavement,
d'insuffisance d'accès à l'éducation, à la santé, à l'eau potable et à l'électricité. C'est suite aux
pressions internes (grèves, sitting, émeutes urbaines…) et à la présentation par les institutions
internationales (en particulier la banque mondiale)4 de plusieurs indices sociaux désastreux que
les pouvoirs publics marocains ont accepté de parler explicitement de la pauvreté et de l'exclusion
sociale.
Pour concrétiser cette prise de conscience tardive de la question du service de base, les pouvoirs
publics ont mis en place une stratégie de développement social qui vise la réduction de la pauvreté,
notamment en milieu rural. Des programmes de rattrapage ont été lancés dans des secteurs vitaux
comme l'approvisionnement en eau potable, l'électrification des zones rurales et la construction
des routes rurales5.
Depuis la mise en place de cette stratégie, les secteurs sociaux ont été placés au centre des
priorités, même sur le plan budgétaire. Les actions les plus récentes en la matière, mais dont
l’efficacité est encore difficile à juger aujourd'hui sont :
− la création de l'Agence de Développement Social (1999-2000) qui a pour mission la
contribution à l'amélioration durable des conditions de vie des populations les plus
vulnérables.
− La mise en place des fonds Hassan II qui se chargent d'améliorer l'habitat social, les
infrastructures routières, le secteur touristique, le sport, la culture, les projets de
microcrédits…
− L'adoption et la mise en place de la réforme d'enseignement
L'implication active des associations locales et la mobilisation de la société civile dans
l'élaboration et la mise en place des stratégies de développement social a été considérée par les
pouvoirs publics comme une condition sine qua non pour la réussite de ces actions sociales.
L'évolution de la société civile traduit une nouvelle conception que les pouvoirs politiques se font
des moyens de leur domination, elle montre également que ces derniers n'entendent plus être
omnipotents dans la gestion de la société6.
4
Après la prise de conscience des conséquences sociales désastreuses de la politique d'ajustement structurel, En
2000 le Rapport de la Banque Mondiale s'intitulait "combattre la pauvreté".
5
Le PAGER, programme spécifique de rattrapage et d'accélération de l'approvisionnement en eau potable, a été
lancé à partir de 1995 et a pu hausser le taux de desserte à plus de 60 % en 2004, alors que ce taux ne dépassait pas
les 14 % en 1995.
Le PERG, a été mis en place en 1996 et a réussi à porter le taux d'électrification rurale à 55 % fin 2003. En 1985,
presque 30 ans après l'indépendance, seulement 4 ménages sur 10 disposaient de l'électricité (37 % de la télévision
et 18 % d'un réfrigérateur). En 1998-1999, la situation était encore problématique puisque seuls 16 % des ménages
ruraux avaient accès au réseau électrique, contre 86 % des ménages urbains.
Le PNCRR, Programme National de Construction des Routes Rurales, lancé en 1995, vise l'amélioration du taux
d'accessibilité des populations rurales aux routes pour le porter à 80 % en 2015, tout en réduisant les disparités
actuelles entre les provinces.
6
M. Catusse, F. Vairel, "Ni tout à fait le même. Ni tout à fait un autre". Métamorphoses et continuité du Régime
Marocain, Maghreb-Machrek, n° 175, Printemps 2003. P. 73-91.
3
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La société civile : évolution et renforcement de l'associationnisme
Depuis le début des années quatre-vingt-dix, le monde associatif a connu un essor et un
dynamisme sans précédent, on compte aujourd'hui plus de 30 000 associations à travers le pays.
Avant cette date, le Maroc pouvait apparaître comme un État privé de société civile, entre le
Makhzen, l'administration et une presse très contrôlée, il n'existait guère d'espace de réflexion libre
et critique7.
De nombreux secteurs sont ainsi plongés dans un tissu associatif de plus en plus dense, il
nous renseigne sur les besoins énormes des secteurs appauvris du monde rural et urbain et sur
l'insuffisance criante des politiques publiques.
Le développement de ce mouvement associatif a été soutenu par l'État qui à plusieurs occasions
a aidé certaines associations régionales à se développer dans les zones urbaines.
L'accompagnement de la société civile par l'État "révèle une certaine volonté d'étendre les bases de
la consultation populaire et notamment de renouveler les formes de l'exercice du pouvoir, ses
modes d'expression, ses buts et ses formes de légitimation."8.
Ce nouveau rapport9 de l'État à la société civile et sa tolérance relative en ce qui concerne les
associations, peuvent s'expliquer par au moins trois raisons d'après Jean-Noël Ferrié:
- la première est que celle-ci, et particulièrement les associations de service, intervient dans un
domaine, la régulation sociale, laissé en friche par eux (comme au Maroc)…, domaine dont l'échec
ne pouvant plus être compensé ni par l'espoir de lendemains meilleurs (…), ni par un régime de
subventions et de suremploi dans la fonction publique (…) compensant l'absence de protection
sociale et la faiblesse généralisée des salaires.
- La deuxième dans les coûts de l'autoritarisme, c’est-à-dire : (a) le coût et les dangers propres
de l'infrastructure répressive ; (b) le coût externe en termes de relations internationales et d'accès
aux aides et subventions proposés par les organismes financiers et les fondations qui
conditionnent celles-ci à une politique intérieure respectueuse des standards de la good
gouvernance.
- La troisième raison, découlant de la précédente, tient à la rentabilité marginale décroissante de
la répression. (…) le constat s'établit à partir de la fin des années quatre vingt pour les
gouvernements comme pour les opposants que les régimes autoritaires sont "robustes", c’est-àdire peu susceptibles d'être renversés par la colère populaire comme par l'activisme armé.10.
L'ensemble de ces facteurs internes et externes ont contribué à l'émergence de ces nouveaux
acteurs de développement qui sont devenus non seulement des intermédiaires entre l'État et la
société mais aussi des partenaires influents sur la scène internationale par leur capacité d'action.
Afin d'éviter les écueils du passé, Les organismes de coopération internationale et autres bailleurs
de fonds s'orientent de plus en plus vers des institutions relais dont l'efficacité est démontrée.
L'expansion du mouvement associatif a donné lieu à l'élaboration de plusieurs classifications
des associations. Selon la typologie élaborée par Maria-Angels Roque et Mohammed Tozy11, on
peut distinguer trois grandes catégories :
7
P Vermeren, Le Maroc en Transition, Éditions la découverte, Paris, 2002, p. 60.
Roque M.-A., La société civile au Maroc, l'émergence de nouveaux acteurs de développement, Éditions Publisud,
2004, p. 37.
9
Les rapports du mouvement associatif à l'État étaient marqués par une méfiance réciproque. Initiatives du tissu
associatives ont été quelques fois encouragées, simplement tolérés, ou encore instrumentalisées et parfois même
empêchées.
10
J.-N. Ferrié, les limites d'une démocratisation par la société civile en Afrique du Nord, Maghreb-Machrek, n° 175,
Printemps 2003. p. 15-33.
11
" Le Maroc en devenir et les grands axes du changement, Quel rôle pour la société civile ?" Séminaire organisé
par L'ICM en collaboration avec l'institut des hautes études de management (HEM) le 11 novembre 1999 à
Casablanca.
4
8
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1. Associations de promotion et de la défense des droits fondamentaux : elles œuvrent pour la
promotion des droits fondamentaux, qui comprend trois volets principaux : la défense des droits
humains, l'amélioration du statut légal de la femme et la promotion de la culture berbère.
2. Associations de soutien au processus de modernisation économique et au développement
local, qui abordent des questions structurelles (structure agricole, propriété rurale, électrification,
canalisation de l'eau potable, infrastructures insuffisantes, soutien à la petite et moyenne
entreprise…) dans le monde rural et urbain.
3. Associations de bienfaisance et de bénévolat, parmi lesquelles on trouve des associations
laïques et religieuses à vocation culturelle et éducative, des associations caritatives pour porter
secours au plus nécessiteux (pauvres, veuves, enfants, vieillards), des associations axées sur le
domaine de la santé.
En dépit de cette évolution du tissu associatif, la configuration de la société civile, son
utilisation par les élites sociales, se pose le problème du rapport de la société civile avec l'appareil
politique. Le développement d'une " vraie société civile", à même de représenter et défendre les
demandes du citoyen marocain, nourrit les discussions des chercheurs marocains et étrangers.
Une chose à reconnaître, est que c’est la société civile qui a porté sur la scène publique plusieurs
problèmes tabous notamment la question des enfants en difficulté.
II - Politiques publiques et fabrication des enfants en difficulté : de l'ignorance à la
reconnaissance
Longtemps considérée comme un sujet tabou, la question des enfants en difficulté (les enfants
de la rue, les enfants abandonnés, les enfants victimes de violence, les petites bonnes…) est
devenue, depuis la fin des années 1990, l'objet d'une dénonciation sur la scène publique. Des
associations, des journalistes, des intellectuels, la famille royale, se sont mobilisés pour sensibiliser
les citoyens à la maltraitance et à l'exploitation des enfants démunis. Des campagnes d'information
et de sensibilisation sont ainsi organisées sur tout le royaume, en utilisant tous les moyens de
communication (radio, télévision, presse, forums, conférences, animations dans des quartiers…).
Les actions entreprises par la société civile en matière de sensibilisation et de plaidoyer auprès
des responsables gouvernementaux ont largement contribué à la révision et l'amélioration des
procédures législatives relatives à la protection de l'enfant contre la violence (nouvelles
dispositions protectrices du code pénal, nouvelle loi sur l'état civil, nouvelle loi sur la kafala
(adoption), introduction dans le code pénal de nouvelles infractions sanctionnant les violences à
l'égard des enfants, code de la famille…).
Si ces procédures attestent de l'implication des pouvoirs publics dans la protection de l'enfant
contre les violences, leur mise en œuvre rencontre d'énormes problèmes en raison soit de
l'imprécision des textes législatifs soit de l'absence de textes qui fixent les normes de gestion et
d'organisation des institutions chargées des enfants en difficulté12.
Qu'est ce qu'un enfant en situation de difficulté ?
Avant le code de procédure pénale de 2003, aucune disposition législative ne concernait l'enfant
fuyant sa famille et devenu vagabond, sinon les mesures répressives du code pénal qui
sanctionnent le vagabondage. Autrement dit, le juge ne pouvait intervenir que lorsque l'enfant
était victime d'une infraction qualifiée crime ou délit ou auteur d'une infraction. Actuellement ;
avec le nouveau code, le juge peut intervenir plus tôt, dès que l'enfant est en danger.
Selon le texte de l'article 513 pour qu'un enfant soit considéré comme étant en situation
difficile, il doit répondre aux conditions suivantes :
12
Pour relever ces manques, nous nous appuyons sur un rapport sur "la protection de l'enfant contre la violence :
Bilan législatif et institutionnel.
5
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"Le mineur n'ayant pas atteint l'âge de 16 ans est considéré en situation difficile lorsque sa
sécurité corporelle, mentale, psychologique ou morale est en danger à cause de sa fréquentation
des personnes délinquantes ou connues pour leur mauvaise réputation ou ayant des antécédents
judiciaires, lorsqu'il se rebelle contre l'autorité de ses parents, la personne ayant sa garde, son
tuteur, son tuteur datif, la personne qui le prend en charge, la personne ou l'établissement à qui il
a été confié, lorsqu'il s'habitue à fuir de l'établissement où il suit ses études ou sa formation,
lorsqu'il quitte son domicile ou lorsqu'il ne dispose pas d'un lieu adéquat où s'installer.".
Il faut donc que la sécurité corporelle, mentale, psychologique ou morale ou l'éducation de
l'enfant soit en danger. Le texte énumère quatre causes, responsables en outre de cette situation :
− Lorsqu'il a de mauvaises fréquentations,
− Lorsqu'il refuse de se soumettre à l'autorité des personnes qui en ont juridiquement la
charge.
− Lorsqu'il fait habituellement des fugues,
− Lorsque, abandonné par sa famille, il n'a pas de lieu où résider,
Nous constatons que parmi ces critères qui sont censés définir une personne en difficulté,
quelques-uns ne sont pas clairs, trop subjectifs voire non opérationnels comme une personne
délinquante, les mauvaises fréquentations, les personnes de mauvaise réputation.
Les institutions étatiques chargées de la protection des enfants.
La reconnaissance de la part des pouvoirs publics de la question des enfants en difficulté a été
accompagnée par la mise en place de nouvelles institutions et des structures d'accueil et de suivi
des enfants en difficulté. Trois ministères essentiellement ont des attributions dans le domaine de
l'enfance.
Le Ministère du développement social, de la famille et de la solidarité
Ce nouveau ministère est chargé de développer et de coordonner avec les autres ministères et
les partenaires sociaux toutes les actions et les mesures de nature à assurer la prévention, la
protection et la promotion sociale dans le cadre de la réglementation en vigueur, en particulier : la
promotion sociale de la famille, de la femme et de l'enfant, notamment de l'enfant abandonné.
Le Secrétariat d'État chargé de la jeunesse
Il élabore, contrôle et coordonne des programmes et des recherches au niveau régional et
international dans le domaine de la protection de la jeunesse et de l'enfance.
La direction de la jeunesse, de l'enfance et des affaires féminines est en particulier chargée du
suivi et du contrôle des établissements de l'enfance, de la jeunesse et de la femme relevant du
département de la jeunesse et des sports, de l'élaboration des programmes de rééducation et de
réinsertion concernant les mineurs placés dans un établissement pénitentiaire.
Le Ministère de la Justice
La direction des affaires pénales et des grâces est chargée, parmi ses attributions, du suivi des
affaires de la délinquance juvénile et comporte, dans la division des affaires pénales spéciales, un
service de la délinquance juvénile. Malgré le laconisme des textes, le rôle du ministère de la justice
est de toute première importance en ce qui concerne l'enfance puisque c'est de lui que dépendent
la poursuite et le jugement des mineurs délinquants, ainsi que la prise en charge des mineurs
placés dans un établissement pénitentiaire.
Autres départements ministériels appelés à intervenir dans le domaine de la protection de l'enfance :
Le Ministère de l'intérieur (police, gendarmerie), qui a remplacé la brigade des mineurs par la
création des officiers de police chargés de la protection de mineurs.
Le Ministère de la santé, dans la prise en charge d'enfants victimes de violence et sur le volet
6
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médico-légal (expertise, signalement)
Le ministère de l'éducation, dans la scolarisation des enfants et de l'éducation non formelle
Le ministère de l'Emploi et de la formation professionnelle, dans la lutte contre le travail des
enfants (inspection du travail).
La mise en place de ces nouvelles institutions étatiques chargées de l'intervention auprès des
enfants en danger pose des questions épineuses d'une part au niveau des normes d'organisation et
de contrôle des établissements pour enfants en difficulté et d'autre part au niveau du mode de
coordination entre ces divers ministères et partenaires sociaux.
Norme et mode de contrôle des établissements pour enfants en difficulté: le flou complet
D'après un rapport sur "la protection de l'enfant contre la violence"13, les institutions chargées
des enfants souffrent d'une absence flagrante de législation et de normes de contrôle et
d'organisation :
"La recherche au bulletin officiel d'une législation concernant ces établissements a été vaine
quel que soit le moyen utilisé. Il apparaît donc que les établissements existants ne sont que peu
(ou pas) organisés par la législation en vigueur.
Apparemment, il n'existe aucun texte précis fixant des normes pour les institutions pour
enfants. Aucune législation qui imposerait des standards concernant le personnel d'encadrement,
les conditions d'hébergement, les activités etc. en fonction du type de l'institution14".
Dans ce vide législatif, on peut distinguer, selon le même rapport, cinq types d'établissements
selon le mode de gestion :
Les orphelinats gérés par les associations musulmanes de bienfaisance
Les associations musulmanes de bienfaisance sont des associations gérant des orphelinats.
Aucun texte spécifique ne les organise. Elles sont soumises au dahir 1958 réglementant le droit
d'association. Le contrôle est exercé sur ces associations par l'Entraide nationale.
L'Entraide nationale est un établissement public actuellement placé sous la tutelle du ministère
de l'emploi, des affaires sociales et de la solidarité. L'entraide nationale est chargée de l'inspection et
du contrôle des "sociétés musulmanes de bienfaisance, des maisons d'enfants de martyrs, des
foyers d'étudiants, des complexes socio-éducatifs, des centres sociaux et de l'assistance par le
travail, des ateliers de formation professionnelle et autres institutions bénéficiant de l'aide directe
ou indirecte de l'entraide nationale".
Les établissements relevant du ministère de la jeunesse sont contrôlés par ce ministère
Il gère les établissements d'observation et de rééducation où sont placés les mineurs en attente
de jugement ou déjà jugés. Mais il ne semble pas qu'il existe des textes officiels spécifiques à ces
différents centres.
Les institutions privées
Elles sont soumises à un contrôle organisé par un arrêté de 1935 très bref et qui manque pour
le moins de précision.
Les établissements gérés par des associations
Les associations sont soumises aux contrôles prévus par le dahir de 1958 : la règle posée par le
dahir de 1958 oblige les associations qui reçoivent des subventions périodiques d'une collectivité
publique à présenter leur budget et leurs comptes aux ministères qui les accordent.
13
14
N. M'jid, M. Zirari, "La protection de l'enfant contre la violence. Bilan législatif ", UNICEF, 2005.
Ibid. p 36
7
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Elles doivent, en outre, tenir une comptabilité et la mettre à la disposition des inspecteurs des
ministères qui les subventionnent. Il s'agit là d'un contrôle portant sur la gestion des ressources
mais non sur les activités de l'association.
Les associations œuvrant dans le domaine de l'action sociale peuvent être encadrées par
l'autorité gouvernementale chargée des affaires, sociales mais là encore, le texte manque de
précision, il n'indique pas la nature de cet encadrement ni les pouvoirs qu'il confère.
Centres sociaux sans statut
À côté des structures d'accueil étatiques, associatives et privées, existent des centres sociaux,
gérés jusque-là par la wilaya " la préfecture" de la ville, où se trouvent des enfants raflés par la
police, des enfants issus des mères célibataires vivant dans ces centres. Ces centres (Tit Melil à
Casablanca, Ain Atik à Rabat) n'ont aucun statut légal.
Comme le souligne le rapport sur "la protection de l'enfant contre la violence", ce secteur
souffre de plusieurs problèmes au niveau institutionnel malgré les progrès notables qui ont été
réalisés dans le domaine de la législation :
- L'intervention de plusieurs départements dans le domaine de l'enfance (justice, jeunesse,
secrétariat d'État chargé de l'enfance) est marquée par une grande dispersion des attributions.
Cette situation sans doute inévitable, ne facilite pas une action intégrée et globale dans le domaine
de l'enfance.
- L'absence d'une procédure simple et facile limite également la portée de l'intervention sociale
dans le domaine de l'enfance : en cas de violences commises sur un enfant, les personnes qui en
ont connaissance ne savent, le plus souvent ni à qui recourir, ni comment le faire. L'enfant luimême ne sait à qui s'adresser.
- Une insuffisance au niveau des institutions chargées de prendre en charge les enfants : ces
institutions n'existent pas en nombre suffisant, mais c'est surtout leur qualité qui pose problème :
elles ne sont soumises à aucune norme, à aucun standard dûment établi.
- Une absence de suivi et d'évaluation de l'activité déployée dans le domaine de la protection de
l'enfance15.
À la lumière de ces dysfonctionnements institutionnels, on ne peut que s'interroger sur la
manière dont les travailleurs sociaux interviennent sur le terrain16
III - L'intervention sociale auprès des enfants en difficulté au quotidien
L'intervention auprès des enfants en difficulté peut prendre des formes différentes selon
l'institution qui se charge de l'enfant."Il n'y a pas une approche qui rassemble ou unit tous ces
intervenants dans ce domaine la police, les gendarmes, les juristes, les centres sociaux ceux de l'état ou du privé
et les associations de la société civile ; (…) Il n’y a pas de coordination, chacun travaille dans son coin, suivant
ses moyens, suivant sa façon de concevoir le problème, sa politique, ses objectifs."
En général, c’est dans les centres sociaux de protection de l'enfance, que les mineurs, qui ont
commis des délits ou des crimes sont placés par ordre de la police et du tribunal, quant aux
mineurs en difficulté contactés par les travailleurs sociaux, ils sont confiés aux associations qui
œuvrent dans ce domaine. L'intervention se déroule, en grande partie, dans la rue ; le travail des
éducateurs spécialisés consiste dans un premier temps à rencontrer les enfants, à repérer les
endroits où ils se rassemblent le jour ou le soir et à pénétrer ces groupes. Comme l'explique
Ahmed, éducateur spécialisé "c'est un travail difficile qui demande beaucoup de technique".
15
Rapport sur " la protection de l'enfant contre la violence", p 40.
Pour comprendre comment s'opère l'intervention sociale auprès des enfants en difficulté, nous nous appuyons
sur des entretiens menés auprès des travailleurs sociaux dans deux associations :
L'association BAYTI est basée à Casablanca depuis 1995 et à Essaouira depuis 1999. L'association ALKARAM est
créée en 1997 à Safi, reconnue d'utilité publique en 2001, elle s'est également développée à la ville de Marrakech en
2004.
8
16
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La première difficulté, c'est de rentrer en contact et de créer une relation de confiance avec ces
enfants :
"Parmi les activités les plus difficiles qu’assume l'éducateur, c'est de rencontrer des enfants dans la rue. Il
faut arriver à avoir leur confiance, il faut jouer leurs jeux avec eux pour pouvoir être accepté, par exemple s'ils
jouent aux cartes, je joue avec eux aux cartes, s'ils jouent au foot, je joue au foot. C’est-à-dire il faut essayer de
s'approcher d'eux sans briser l'obstacle, que tu es éducateur. (…) Je parle de moi, de mon métier, de
l'institution où je travaille, de l'aide que je peux leur apporter. Évidemment, il y en a qui acceptent dès le
premier contact, il y en a d'autres, plusieurs, qui refusent le dialogue, qui te fuient. Petit à petit, quand ils te
connaissent, tu deviens un habitué des lieux."
L'autre difficulté, c'est le repérage des lieux selon les heures et les saisons :
"Il est difficile parce que les lieux et les horaires de ce travail sont difficiles, on ne s’attend pas à trouver les
enfants de la rue dans un café à gueliz (centre-ville). Obligatoirement, on les trouve dans des lieux cachés, par
exemple dès 10 heures 11 heures à la Gare routière, Bab doukala, Asswak assalam… et maintenant, plus l'été
s'approche, plus les heures se prolongent, au lieu de les rencontrer à 10 heures, on les rencontre à minuit ou
une heure du matin par exemple, à côté de Marjane (grande surface), à la place Jemaa EL fna l'été, mois de
juillet à 3 heures 4 heures du matin, quand la place se vide, on repère les résidus…"
Ces aléas relatifs à la variabilité des lieux, des heures de rencontres posent le problème de la
régularité et la pérennité du travail auprès de ces enfants.
"Autre problème, c'est la régularité du contact, c’est-à-dire, tu te dis, j'ai rencontré cet enfant, j'ai travaillé
avec lui une semaine, 15 jours, il me fait confiance, on se parle ; du jour au lendemain, tu ne le trouves plus
dans le même coin, il revient peut-être, après un long temps ou il ne revient plus. C’est-à-dire tout le travail est
parti pour rien".
Dans ces premières rencontres, les éducateurs essayent de subvenir aux besoins primaires les
plus urgents de ces enfants.
"On essaye de les amener pour prendre une douche, leur donner des habits, des petits soins pour ceux qui
sont blessés, qui toussent, qui souffrent des maladies dermatologiques comme la gale à cause du manque
d'hygiène… C'est la première étape primordiale, s’ils veulent sortir de la rue et s'intégrer dans l'association".
Après cette première étape de prise de contact et de repérages des besoins primaires, les
éducateurs démarrent avec les enfants, ceux qui veulent sortir de la rue, une seconde étape de
réinsertion dans la vie sociale.
"Quand il commence à avoir confiance, il commence à se confier, on fait beaucoup d'écoute, à ce moment
l'enfant vient te voir, te parler de ses problèmes, de sa famille, à chaque fois, il te raconte comment il est sorti à
la rue, il choisit l'éducateur avec qui il s'entend bien et de là on voit l'enfant qui veut sortir de cette situation, on
comprend que ce sont seulement les conditions sociales ou familiales qui l'ont amené à sortir à la rue…".
Dans cette tentative de réinsertion de ces jeunes, les travailleurs sociaux mettent en œuvre
plusieurs actions :
- L'inscription à l'état civil pour les enfants qui n'y sont pas déclarés parce qu'ils sont issus
d'une union illégitime, les parents non reconnus, le père ayant refusé de reconnaître le fils, ou les
parents n'ayant pas fait les démarches nécessaires pour inscrire leurs enfants à l'état civil.
- la réinsertion familiale : la prise en charge des enfants par l'association est temporaire d'où la
nécessité de préparer progressivement la réinsertion des enfants dans leurs familles, dans des
familles d'accueil ou dans des structures de substitution. Plusieurs actions sont ainsi menées par
les travailleurs sociaux pour atteindre cet objectif : des enquêtes auprès des parents, la
sensibilisation de ces derniers à leurs devoirs…
"On fait des enquêtes auprès des familles, on cherche les familles des enfants, on essaye de comprendre les
problèmes des familles, de voir comment leur fournir les conditions favorables pour insérer l'enfant dans sa
famille, parfois on trouve que le problème de l'enfant c'est que la famille n'est pas stable, au niveau
économique, le père ne travaille pas, l'habitat est insalubre… Ce qui pousse l'enfant à vivre dans la rue, c'est
pour cette raison que maintenant on travaille avec l'enfant et la famille, par exemple, on achète des choses pour
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Colloque international – Nantes, 13 14 et 15 juin 2007
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la famille, si l'enfant est habitué à voir la télé, à jouer sur l'ordinateur, il a un lit pour dormir ici au refuge,
l'enfant n'aime pas revenir chez lui, on achète par exemple une télé à la famille pour encourager l'enfant à
revenir."
- L'insertion scolaire : porte sur une scolarisation informelle de ces enfants, en tenant compte
de leur rythme d'évolution et de leurs particularités.
- L'insertion professionnelle : les enfants ne pouvant plus intégrer le milieu scolaire pour
différentes raisons (ils n'ont pas l'âge requis, pas de motivation) l'association oriente et soutien les
enfants âgés de 15 à 18 ans dans leurs démarches professionnelles.
En accomplissant ces démarches, les travailleurs sociaux sont confrontés, par manque ou
absence de coordination avec les différents intervenants, à plusieurs obstacles institutionnels
"Parfois on a des demandes urgentes, par exemple scolariser ou soigner un enfant, on s'adresse aux
institutions de l'état, elles nous demandent une attestation d'invalidité, cet enfant vit dans l'association, il n'a
pas des parents, d'où peut-on sortir cette attestation. On connaît l'administration marocaine, c'est la lenteur, il
faut attendre une semaine ou deux alors que l'enfant est en situation d'urgence. Ce sont des gens de l'extérieur,
des bienfaiteurs qui sauvent la situation."
Plusieurs histoires, racontées avec beaucoup d'humour et de déception, par ces travailleurs et
qui posent la question même de l'efficacité de leur intervention.
"Ils nous disent celui que tu sauves, c'est bien, c'est comme si tu pratiques la pêche dans la mer, tu peux
tomber sur toutes les sortes de poissons (sardines, crevettes…) ceux qui restent prisonniers de filets, c'est bon,
ceux qui s'échappent ce n'est pas grave. C'est ça l'approche qui domine"
C'est une intervention sectorielle, il s'agit plus d'une œuvre caritative, d'un travail de
bienfaisance, de services rendus à un certain nombre de catégories d'enfants que d'un travail
professionnalisant.
L'action des associations auprès de cette population est subventionnée par les ONG publiques
et les ONG internationales ; chacune se distingue par un mode de travail et de suivi des projets.
Les aides de l'État ou des ONG étatiques sont très insuffisantes, elles se limitent à des frais
(louer ou bâtir un local) mais elles ne participent pas aux frais de fonctionnement, surtout pour
les associations qui ont en charge l'hébergement (l'électricité, la nourriture des enfants, l'hygiène,
le salaire des employés…). Le contrôle des projets est avant tout quantitatif plutôt que qualitatif, il
se limite à un processus de comptable "contrôle des bons d'achats", sans aucun suivi des actions
menées par l'association, ni une évaluation des résultats.
Par ailleurs, les ONG internationales imposent un mode de travailler complètement différent
des ONG nationales. Suivi des projets, des comptes rendus tous les deux mois, l'audit… :
" La différence entre ces ONG internationales et les ONG nationales étatiques, la valeur de la subvention, le
partenariat, la façon de travailler, c’est-à-dire une grande différence, on ne peut même pas comparer. Avec les
ONG internationales, il y'a un programme de travail validé par les différents partenaires pour une durée
déterminée, deux années ou plus, il y'a un budget très conséquent (dix fois si non plus) que le budget de l'état.
Les ONG participent aux budgets de fonctionnement, aucune ONG nationale ne participe à ce budget"
Les déclarations de ces travailleurs sociaux mettent en évidence la part très limitée des
politiques publiques dans le domaine de la protection des enfants en difficulté, cette intervention
étant marquée par la prédominance d'une logique traditionnelle basée sur l'improvisation. La
question du statut des travailleurs sociaux, de ces professionnels de la relation17 avec des individus
ou des groupes en difficulté, est un miroir de cette logique d'intervention sociale et de ces
contradictions.
17
. V. Guienne, Le travail social piégé, Éditions L'Harmattan, Paris, 1999, p 50.
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Des travailleurs sociaux en situation difficile
Dans le domaine du travail social au Maroc, on ne peut parler des enfants en situation difficile
sans évoquer le statut des travailleurs sociaux. Diplômés des écoles de formation des travailleurs
sociaux18, comme l'Institut Royal de la Jeunesse et des Sports à Rabat19, et l'Institut National
d'Action Sociale à Tanger20, ou des diplômés des Facultés des Lettres et de Droit qui ont appris le
travail social sur le tas21, ces travailleurs sociaux n'ont aucun statut professionnel. En l'état actuel,
la fonction "travailleur social" dans toute sa diversité (animateur, éducateur spécialisé, assistance
sociale…) est absente du registre des métiers reconnus par l'État marocain.
Ahmed, éducateur spécialisé à l'association ALKARAM, décrit cette situation avec beaucoup
d'ironie : "Dans des formations continues, avec d'autres collègues des autres associations, on dit que nous, on
travaille avec les enfants en situation difficile et nous sommes en situation difficile".
Le choix de travailler dans des associations est avant tout un choix par repli ; l'absence de
postes budgétaires dans le secteur public pousse ces diplômés, notamment ceux issus des écoles
de formation des travailleurs sociaux à travailler dans le secteur associatif dans des conditions très
précaires :
"Une association reste une association, ses moyens sont limités, à chaque moment, elles peuvent fermer, le
président peut démissionner, c’est-à-dire que le salaire s'arrête. (…)
En ce qui concerne les contrats des associations, sans exceptions, c'est juste un papier sans valeur, les
clauses du contrat n'ont rien à voir avec le droit du travail. C'est la même chose si tu travailles un jour ou cent
ans parce qu'à la fin du contrat il y a une clause qui stipule que n'importe qui peut l'arrêter, à chaque moment
on peut te mettre dehors, dans le cas où l'association fait des contrats mais la plupart des associations recrutent
sans contrat, comme si tu travaillais aux "mawqûf 22").
Devant cette situation professionnelle très fragile, c'est l'incompréhension totale de cette
attitude aberrante et contradictoire des responsables, qui domine le discours des travailleurs
sociaux :
"On parle actuellement de l'Initiative Nationale du Développement Humain, mais la dynamo de cette
initiative est dépossédée de ces droits, il faut lui rendre ses droits. Le travailleur social, comme identité
professionnelle, droit, métier, n'existe pas, il n'existe que dans la réalité. Il travaille mais il n'y a pas de
reconnaissance officielle."
"J'ai posé cette question dans plusieurs rencontres, auprès de différents responsables "le préfet et d'autres
responsables". J'ai posé cette question mais je n'ai pas eu de réponse jusqu'à maintenant. Il faut que cette
situation change parce que le Maroc perd plus que ce qu'il gagne"(Ahmed).
Les contradictions des politiques publiques en matière de protection des enfants en
difficulté
Depuis le début des années quatre-vingt-dix, Le gouvernement marocain a décidé de lever le
voile sur plusieurs problèmes sociaux, d'intégrer de nouvelles approches dans la gestion des
politiques sociales et d'impliquer de nouveaux acteurs sociaux dans cette transition. Cependant,
malgré la mise en place des nouvelles procédures législatives, il existe un grand écart entre la
volonté politique et la réalité de l'intervention sociale auprès des enfants en difficulté.
18
L'accès à ces écoles est soumis à une très forte sélection, le nombre des candidats retenus ne dépasse pas 30
étudiants. La majorité des travailleurs sociaux de l'association ALKARAM sont issus de ces écoles.
19
L'Institut Royal de la Jeunesse et des Sports a pour mission de former des cadres dans le domaine de la jeunesse,
de l'éducation physique et du sport, destinés à servir dans des administrations publiques, les établissements
d'enseignement, les collectivités, les organismes publics et le secteur privé. Une des options de formation que
propose ce centre est la sauvegarde de l'enfance et de l'adolescence.
20
Cet Institut assure la formation des assistances sociales.
21
C'est le cas des travailleurs sociaux de l'Association BAYTI.
22
Le mawqûf est un endroit d'embauche (dans la plupart du temps un coin de rue) où se rassemblent des
demandeurs d'emploi.
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Si le sort de ces enfants, comme celui de toutes les autres populations vulnérables
(analphabètes, chômeurs, handicapés, femmes victimes des violences…) a acquis une
reconnaissance officielle et une visibilité sociale, force est de constater que les actions des pouvoirs
publics manquent de coordination, de clarification des rôles des divers intervenants et d'efficacité
en terme de suivi des actions et de valorisation des ressources humaines. Cette situation rend les
probabilités de réussite de ces actions très minimes :
"Le Maroc actuellement perd, il perd des travailleurs sociaux, perd des jeunes, perd de l'argent. C'est le
problème principal, le Maroc perd dans ce domaine, alors, on sait s'il y' a une politique qui unit l'ensemble de
ces intervenants, peut être les résultats seront meilleurs."
Le manque de visibilité du mode de fonctionnement de certaines structures sociales comme les
centres de protection des enfants, les orphelinats, et du mode d'intervention de l'État dans ces
institutions donne l'impression que c'est le flou qui domine : des institutions archi-pleines qui ne
prennent pas ou peu en compte l'intérêt supérieur de l'enfant, qui souffre d'un manque flagrant
des cadres compétents (on compte dans des centres de protection des enfants un éducateur pour
plus de 100 enfants)…
Ce sont l'improvisation, la gestion des contraintes quotidiennes, le bricolage afin de se
soumettre aux exigences de quelques textes législatifs qui dominent l'intervention sociale dans
plusieurs institutions chargées de la protection de l'enfant.
La non-reconnaissance évidente du statut des travailleurs sociaux est l’un des facteurs qui
mettent en lumière les contradictions des politiques publiques dans le domaine de la protection de
l'enfance. Ces jeunes qui ont voué leur vie à la détresse sociale sont les premiers à être touchés par
toutes les formes de précarité sociale (insécurité de l'emploi, salaires dérisoires (entre 250 et
500 euros), conditions de travail très difficile, et par conséquent, difficulté de fonder une
famille…).
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