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FLIBUSTE ET LINGUISTIQUE
Sur la piste de la vérité
1
Le 6 mai 1999
Voici une sélection de textes qui montrent que Madagascar, la Réunion,
Maurice et les Comores n’étaient pas isolées des Indes Occidentales.
Il me semble utile de préciser que les fameux flibustiers dont on parle font
l’objet d’idées reçues qui ne correspondent pas vraiment à la vérité historique.
Selon les circonstances ils sont corsaires ou pirates ; la différence entre ces
deux états ne tient qu’à une commission1 qu’il faut se procurer auprès du
gouverneur d’un territoire : Jamaïque, Tortue ou autre, contre paiement. Par
exemple, tel flibustier anglais pourra détenir une commission française ou d’un
autre pays. Dans cette guerre, à l’origine, il n’y a qu’un ennemi commun
l’Espagnol. A l’époque de la Flibuste les pays européens sont souvent en conflit,
les informations ne circulent pas vite et les alizés ne sont praticables qu’à
certaines périodes de l’année. S’il avait fallu attendre que l’avis de déclaration
de la guerre entre un quelconque pays et l’Espagne arrive aux Indes
Occidentales pour que l’on pille les galions espagnols, ces braves garçons se
seraient certainement reconvertis dans quelque autre activité. Dans tous les cas
les gouvernements européens étaient très satisfaits des incommodités que les
flibustiers occasionnaient aux Espagnols.
Le terrain de jeu des flibustiers s’était déjà agrandi depuis au moins un
demi-siècle mais en 1697 la paix de Ryswick changera définitivement l’ordre
des choses et, à mon avis, donnera raison aux substratomaniaques2.
Vous découvrirez dans ces textes que des esclaves provenant de Guinée
avaient été libérés et introduits dans la communauté de Libertalia à
Madagascar3. Aux Indes Occidentales des troupes de Nègres marrons avaient
fait alliance avec des Indiens natifs et étaient devenus la hantise des Espagnols,
autant dire qu’ils étaient aptes aux actions de guerre comme celles menées par
les flibustiers, (c’était d’ailleurs tout aussi vrai de certains4 Indiens qui se
trouvaient sur ces navires ; ils avaient la haine commune de l’Espagnol). A
Libertalia ces esclaves affranchis avaient naturellement toute leur place5.
1
(PS) Lettre qui prouve qu’il fait la course pour le compte d’un état ; il n’est donc pas pirate. Bien entendu on ne
peut l’obtenir qu’en temps de guerre. Dans bien des cas les dates portées sur les commissions sont falsifiées par
leurs possesseurs pour en prolonger la durée.
2
(PS) Je vous ai transcrit un petit texte en sabir qui je l’espère vous intéressera. Voir Bibique.
3
(PS) Il ne faut pas en déduire que tous les flibustiers eurent ce comportement avec les esclaves.
4
(PS) Selon J. Burney, aux Indes Occidentales, quand Christophe Colomb installa les premières colonies
espagnoles, il trouva deux types d’Indiens très différents : les uns dociles acceptaient (sous la contrainte) de
travailler dans les mines à l’extraction des minerais de métaux précieux, toutefois ils se laissaient mourir et ne
vivaient guère plus de six mois - aujourd’hui on pense que les maladies importées par les Européens sont
responsables d’une bonne part des décès des indigènes ; on peut légitimement se demander si au bout de six mois
dans les mines ils mouraient de maladie ou des suites des mauvais traitements -, les autres, féroces, menèrent
aux envahisseurs une guerre sans merci.
5
(PS) Les flibustiers étaient en permanence à la recherche de nouvelles recrues. Le taux de mortalité dans cette
corporation était assez élevé.
2
A l’origine les Flibustiers étaient pratiquement tous basés aux Caraïbes.
Les forbans dont il est fait mention dans les textes ci-après, venaient de cette
région6. Ils sont parmi les premiers à avoir colonisé l’île Bourbon dans la
seconde moitié du XVIIe siècle. Dans ces conditions il semble compréhensible
que les parlers créoles de ces deux régions présentent des analogies.
Les esclaves faisaient partie des marchandises qui se négociaient
facilement7, ils étaient le nerf de l’économie de toutes ces colonies. Les
Malgaches étaient impropres à la servitude, la main-d’œuvre la plus rentable
était africaine.
En observant un planisphère on se rend compte que depuis l’Europe, une
escale au Brésil ne fait pas vraiment faire un détour pour se rendre à
Madagascar, Bourbon, Maurice ou aux Comores. Le voyage du capitaine de
vaisseau Philibert en 1819 dont il est fait mention plus loin, en est une parfaite
illustration. En cherchant dans cette direction on trouverait vraisemblablement
d’autres voyages suivant le même parcours, peut-être même y avait-il une ligne
régulière ?
Les Flibustiers venus s’installer dans ces îles de la côte orientale de
l’Afrique méridionale étaient le plus souvent des Anglais et des Français bien
que de nombreuses nationalités soient représentées dans leurs rangs.
J’espère que de ces textes vous pourrez tirer les arguments utiles pour
défendre votre position contre les innéistes et que cette petite contribution aura
un peu servi les études linguistiques.
PS
**
6
(PS) Jamaïque pour les Anglais, Saint-Domingue et île de la Tortue pour les Français, sont les principaux lieux
où se trouvaient basés les flibustiers aux Caraïbes.
7
(PS) Le tableau des indemnités et récompenses dans le texte de Fernand Nicolay, montre bien que l’esclave est
indissociable du flibustier. Entre deux courses, il n’est pas rare que le vaisseau aille faire un chargement de
Nègres sur les côtes africaines, à moins qu’il n’arraisonne un traitteur déjà chargé.
3
Burney James, -A chronological history of the voyages and discoveries in the
south sea or pacific ocean- Volume IV to the year 1723, including a history of
the Buccaneers of America by James Burney F.R.S. Captain in the Royal Navy.
London : printed by Luke Hansard and sons, near Lincoln inn Fields 1816.
Burney : Buccaneers of America. 8
P. 294.
Chapitre XXIV.
Retreat of the French Buccaneers across New Spain to the West Indies. All
the Buccaneers quit the South Sea.
(Le Sage) At the time that the English and the French Buccaneers were
crossing the Isthmus in great numbers from the West Indies to the South Sea,
two hundred French Buccaneers departed from Hispaniola in a ship commanded
by a Captain Le Sage, intending to go to the South Sea by the Strait of
Maghalhanes ; but having chosen a wrong season of the year for that passage,
and finding the winds unfavourable, they stood over to the coast of Africa,
where they continued cruising two years, and returned to the West Indies with
great booty, obtained at the expence of the Hollanders.9
p.298.
Chap. XXV.
Steps taken towards reducing the Buccaneers and Flibustiers under
subordination to the regular Governments. War of the Grand Alliance against
France. The Neutrality of the Island Saint Christopher broken.
Whilst these matters were passing in the Pacific Ocean, small progress
was made in the reform which had been begun in the West Indies. The English
Governors by a few examples of severity restrained the English Buccaneers
from undertaking any enterprise of magnitude. With the French, the case was
different. The number of the Flibustiers who absented themselves from
Hispaniola, to go to the South Sea, alarmed the French Government for the
safety of their colonies, and especially of their settlements in Hispaniola, the
security and defence of which against the Spaniards they had almost wholly
8
(PS) D’après J. Burney, les Anglais utilisent le terme buccaneer, tandis que les Français les appellent
flibustiers pour désigner les mêmes personnes.
9
(PS) Ce passage montre bien les connexions qui existaient entre les Indes Occidentales et les différentes côtes
africaines.
4
rested on its being the place of residence and the home of those adventurers. To
persist in a rigourous police against their cruising, it was apprehended would
make the rest of them quit Hispaniola, for which reason it was judged prudent to
relax in the enforcement of the prohibitions ; the Flibustiers accordingly
continued their courses as usual.
In 1686, Granmont and de Graaf prepared an armament against
Campeachy. M. de Cussy, who was Governor of Tortuga and the French part of
Hispaniola, applied personally to them to relinquish their design ; but as the
force was collected, and all preparation made, neither the Flibustiers nor their
Commanders would be dissuaded from the undertaking, and de Cussy
submitted. Campeachy was plundered and burnt.
A measure was adopted by the French Government which certainly
trenched on the honour of the regular military establishments of France, but was
attended with success in bringing the Flibustiers more under control and
rendering them more manageable. This was, the taking into the King’s service of
the principal leaders of the Flibustiers, and giving them commissions of
advanced rank, either in the land service or in the French marine. A commission
was made out for Granmont, appointing him Commandant on the South coast of
San Domingo, with the rank of Lieutenant du Roy. But of Granmont as a
Buccaneer, it might be said in the language of sportsmen, that he was game to
the last. Before the commission arrived, he received information of the honour
intended him, and whilst in his state of liberty, was seized with the wish to make
one more cruise. He armed a ship, and, with a crew of 180 Flibustiers in her, put
to sea. This was near the end of the year 1686 ; and afterwards became of him
and his followers is not known, for they were not again seen or heard of.
In the beginning of 1687, a commission arrived from France, appointing
De Graaf Major in the King’s army in the West Indies. He was taken with a
crew of Flibustiers near Carthagena. In this cruise, twenty-five of his men who
landed in the Gulf of Darien, were cut off by the Darien Indians. De Graaf on his
return into port accepted his commission, and when transformed to an officer in
the King’s army, became, like Morgan, a great scourge to the Flibustiers and
Forbans.
In consequence of complaints made by the Spaniards, a Proclamation was
issued at this time, by the King of Great Britain, James the IInd, specified in the
title to be ‘for the more effectual reducing and suppressing of Pirates and
Privateers in America, as well as on the sea as on the land, who in great numbers
commited frequent robberies, which hath occasioned great prejudice and
obstruction to Trade and commerce’.
5
p.320.
Chapitre XXVII.
Second plunder of Carthagena. Peace of Ryswick, in 1697. Entire
Suppression of the Buccaneers and Flibustiers.
The Carthagena expedition was the last transaction in which the
Flibustiers or Buccaneers made a conspicuous figure. It turned out to their
disadvantage in many respects ; but chiefly in stripping them of public favour. In
September 1697, an end was put to the war, by a Treaty signed at Ryswick. By
this treaty, the part of the Island St. Christopher which had belonged to the
French was restored to them.
In earlier times, peace, by releasing the Buccaneers from public demands
on their services, left them free to pursue their own projects, with an understood
license or privilege to cruise or form any other enterprise against the Spaniards,
without danger of being subjected to inquiry ; but the aspect of affairs in this
respect was now greatly altered. The Treaty of 1670 between Great Britain and
Spain, with the late alliance of those powers against France, had put an end to
buccaneering in Jamaica ; the scandal of the second plunder of Carthagena lay
heavy on the Flibustiers of St. Domingo ; and a circumstance in which both
Great Britain and France were deeply interested, went yet more strongly to the
entire suppression of the cruisings of the Buccaneers, and to the dissolution of
their piratical union ; which was, the King of Spain believed to depend upon his
will. On this last account, the kings of Great Britain and France were earnest in
their endeavours to give satisfaction to Spain. Louis XIV sent back from France
to Carthegena the silver ornaments of which the churches there had been
stripped ; and distinction was no longer admitted in the French Settlements
between Flibustier and Pirate. The Flibustiers themselves had grown tired of
preserving the distinction ; for after the Peace of Ryswick had been fully
notified in the West Indies, they continued to seize and plunder the ships of the
English and Dutch, till complaint was made to the French Governor of Saint
Domingo, M. du Casse, who thought proper to make indemnification to the
sufferers. Fresh prohibitions and proclamations were issued, and encouragement
was given to the adventurers to become planters. The French were desirous to
obtain permission to trade in the Spanish ports of the Terra Firma. Charlevoix
says, ‘the Spaniards were charmed by the sending back the ornaments taken
from the churches at Carthagena, and it was hoped to gain them entirely by
putting a stop to the cruisings of the Flibustiers. The commands of the King
6
were strict and precise on this head ; that the Governor should persuade the
Flibustiers to make themselves inhabitants10, and in default of prevailing by
persuasion, to use force.’
Many Flibustiers and Buccaneers did turn planters, or followed their
profession of mariner in the ships of merchants. Attachment to old habits,
difficulties in finding employment, and being provided with vessels fit for
cruising, made many persist in their former courses. The evil most grievously
felt by them was their proscribed state, which left them no place in the West
Indies where they might riot with safety and to their liking, in the expenditure of
their booty. Not having the same inducement as formerly to limit themselves to
the plundering one people, they extended their scope of action, and robbed
vessels of all nations. Most of those who were in good vessels, quitted the West
Indian Seas, and went roving to the different part of the world. Mention is made
of pirates or buccaneers being in the South Sea in the year 1697, but their
particular deeds are not related ; and Robert Drury, who was shipwrecked at
Madagascar in the year 1702, relates, ‘King Samuel’s messenger then desired to
know what they demanded for me ? To which, Deaan Crindo sent word that they
required two buccaneer guns.’
**
Traduction en français des extraits de l’ouvrage de J. Burney.
Burney James, - Une histoire chronologique des voyages et des découvertes à la mer du Sud ou
océan Pacifique – Volume IV, jusqu’à l’année 1723, incluant une histoire des Boucaniers
d’Amérique par James Burney, F.R.S. Capitaine de la Royal Navy. Londres, imprimé chez Luke
Hansard et fils, près des champs de l’auberge Lincoln, 1816.
Burney : Les Boucaniers d’Amérique11.
p. 294
Chapitre XXIV
Retraite des flibustiers français à travers la Nouvelle-Espagne vers les Indes Occidentales.
Tous les flibustiers quittent la mer du Sud.
(Le Sage) À l’époque où les flibustiers anglais et français traversaient l’isthme en grand
nombre depuis les Indes Occidentales en direction de la mer du Sud, deux cents flibustiers quittaient
Hispaniola dans un navire commandé par le capitaine Le Sage, avec l’intention de se rendre à la mer
10
(PS) Le terme inhabitant est à rapprocher de celui d’habitant qui désigne aux Indes Occidentales françaises,
les propriétaires de plantations ou de fermes. Ces habitants utilisaient des esclaves pour exploiter leurs
habitations qui étaient formées d’une bâtisse et de terrains cultivés, souvent plantés de canne à sucre.
11
PS. D’après J. Burney, les Anglais utilisent le terme buccaneer, tandis que les Français les appellent flibustiers
pour désigner les mêmes personnes.
7
du Sud par le détroit de Magellan ; mais ayant choisi la mauvaise saison de l’année pour leur passage,
et rencontrant des vents défavorables, ils restèrent sur la côte d’Afrique où ils croisèrent pendant
deux ans, et retournèrent aux Indes Occidentales avec un butin important qu’ils avaient pris aux
Hollandais12.
p. 298
Chapitre XXV
Quelques pas en direction de la réduction des boucaniers et des flibustiers aux ordres des
Gouvernements. Guerre de la Grande Alliance contre la France. Neutralité de l’Île de Saint-Christophe
brisée.
Alors que ces affaires se passaient dans l’océan Pacifique, la réforme entreprise aux Indes
Occidentales ne faisait que peu de progrès. Les gouverneurs anglais, par quelques exemples sévères,
empêchaient les boucaniers anglais de se lancer dans quelque entreprise d’importance. Avec les
Français, les choses étaient différentes. Le nombre des flibustiers qui s’absentaient d’Hispaniola pour
se rendre à la mer du Sud alarmait le Gouvernement français (inquiet) pour la sécurité de ses colonies,
et plus particulièrement pour les installations d’Hispaniola dont la sécurité et la défense contre les
Espagnols étaient presque exclusivement basées sur la présence de ces aventuriers. Persister dans une
politique de rigueur contre leurs raids faisait craindre que ceux qui restaient ne quittent Hispaniola,
c’est la raison pour laquelle il avait été jugé plus prudent de relâcher la pression ; en conséquence, les
flibustiers continuaient leurs courses comme d’ordinaire.
En 1686, Granmont et de Graaf s’armaient pour aller contre Campêche. M. de Cussy,
gouverneur de la Tortue et de la partie française d’Hispaniola, s’impliqua personnellement pour qu’ils
abandonnent leur dessein ; mais comme les forces étaient réunies et tous les préparatifs réalisés, ni les
flibustiers ni leur commandants ne pouvaient être dissuadés dans leur entreprise, et de Cussy s’inclina.
Campêche fut pillée et brûlée.
Le Gouvernement français adopta une mesure qui tranchait avec l’honneur des établissements
militaires de France, mais qui fut couronnée de succès, en mettant les flibustiers sous son contrôle
pour les rendre plus dociles. Cela consistait à faire entrer les principaux meneurs des flibustiers au
service du roi en leur procurant des commissions d’un grade élevé, soit dans l’armée de terre, soit dans
la marine. On donna une commission à Granmont le faisant Commandant de la côte sud de SaintDomingue avec le rang de lieutenant du Roi. Mais de Granmont en tant que flibustier, on devrait dire
qu’il ne faisait pas de quartier. Il avait eu connaissance de l’honneur qui lui était fait avant même de
recevoir la commission, et alors qu’il était encore libre, il fut pris du désir de se lancer dans une
dernière course. Il a armé un navire, et, avec un équipage de 180 flibustiers, il a pris la mer. Cela se
passait à la fin de l’année 1686 ; ce qui intervint ensuite nous est inconnu, on n’a plus jamais entendu
parler d’eux.
Au début de 1687, une commission est arrivée de France, nommant de Graaf major de l’armée
du Roi aux Indes Occidentales. Il a été pris près de Carthagène avec un équipage de flibustiers. Au
cours de sa course, vingt-cinq de ses hommes qui avaient mis pied à terre dans le Golfe de Darien, ont
été décimé par les Indiens dariens. De Graaf à son retour a accepté la commission, et transformé en
officier de l’armée du Roi, il est devenu, comme Morgan, la hantise des flibustiers et des forbans.
Comme conséquence des plaintes portées par les Espagnols, une Proclamation a été faite à cette
occasion par le Roi de Grande-Bretagne, Jacques II, qui spécifiait dans son titre -Pour une réduction et
une suppression effective des pirates et des privés en Amérique, tant sur mer que sur terre, qui en
grand nombre commettent des vols fréquents, ayant causé grand préjudice et gêne au commerce et aux
affaires-.
12
PS. Ce passage montre bien les connexions qui existaient entre les Indes Occidentales et des différentes côtes
africaines.
8
p. 320
Chapitre XXVII
Second sac de Carthagène. Paix de Ryswick, en 1697. Totale élimination des boucaniers et des
flibustiers.
L’expédition de Carthagène fut la dernière opération dans laquelle les flibustiers et les
boucaniers ont été remarqués. Cela ne leur a pas été favorable à biens des égards ; surtout en les
discréditant aux yeux du public. En septembre 1697 la guerre s’est terminée par un traité signé à
Ryswick. Par ce traité, la partie de l’île Saint-Christophe qui appartenait aux Français leur a été
restituée.
Dans le temps, la paix, laissant les flibustiers sans engagement public, les rendait libres de
poursuivre leurs propres projets, avec le privilège bien compris de courir sus aux Espagnols, sans le
risque d’être l’objet d’enquête, encore que les aspects de ces affaires soient très confus. Le Traité de
1670 entre la Grande-Bretagne et l’Espagne, et l’alliance tardive de ces deux puissances contre la
France, avait mis fin au phénomène de la flibuste à la Jamaïque ; le scandale du second sac de
Carthagène pesait lourd sur les flibustiers de Saint-Domingue ; et une circonstance qui intéressait tant
la France que la Grande-Bretagne a conduit plus encore à l’arrêt total des courses des flibustiers et à la
dissolution des unions de pirates, qui selon le roi d’Espagne, ne dépendaient que de son bon vouloir.
En fin de compte, les rois de Grande-Bretagne et de France ont accepté de donner satisfaction à
l’Espagne. Louis XIV avait renvoyé de France à Carthagène des décorations d’argent dont les églises
avaient été dépouillées ; et désormais on ne distinguait plus dans les établissements français entre
flibustier et pirate. Les flibustiers eux-mêmes étaient fatigués de préserver cette distinction ; après que
la paix de Ryswick ait été connue de tous aux Indes Occidentales, ils continuèrent à saisir et piller les
navires anglais et hollandais, jusqu’à ce que les doléances faites au Gouverneur français de SaintDomingue, M. du Casse, le fassent juger bon d’indemniser les plaignants. Des interdictions et des
proclamations ont été faites, et on a encouragé les aventuriers à devenir planteurs. Les Français
voulaient obtenir la permission de commercer avec les ports espagnols de la terre ferme. Charlevoix
dit : « Les Espagnols furent enchantés du retour de leurs ornements dérobés dans les églises de
Carthagène, et on espérait se les concilier entièrement en interrompant les courses des flibustiers. Les
ordres du roi étaient stricts et précis ; le gouverneur devait convaincre les flibustiers de se transformer
en habitants, et faute d’y réussir par la persuasion, il devait utiliser la force.
Beaucoup de flibustiers et de boucaniers se sont faits planteurs, ou ils ont continué à pratiquer
leur profession de marin sur des navires marchands. L’attachement aux vieilles habitudes, la difficulté
à trouver un emploi, et le fait qu’ils possèdent des navires bâtis pour la course, faisait que beaucoup
d’entre eux persistèrent dans leur ancien état. Le problème le plus sérieux pour eux était leur condition
de proscrit, qui ne leur permettait plus de rester aux Indes Occidentales où il leur fallait lutter pour leur
sécurité et aussi pour continuer à vivre selon leur goût, en prenant sur leur butin. N’ayant plus comme
avant un seul ennemi, ils élargirent leurs activités, et dévalisèrent des navires de toutes nations. La
plupart de ceux qui possédaient de bons navires, quittèrent les mers des Indes Occidentales, et s’en
allèrent piller dans les différentes parties du monde. On fait mention de pirates ou de flibustiers qui se
trouvaient dans la mer du Sud en 1697, leur exploits n’ont pas été publiés ; et Robert Drury, qui avait
coulé à Madagascar en 1702, écrit, ‘Le messager du roi Samuel désirait savoir ce qu’ils demandaient
pour moi ? À quoi, Deaan Crindo répondit qu’il exigeait deux fusils de boucaniers’.
**
9
HISTOIRE DES PIRATES ANGLOIS.
Depuis leur Etablissement dans l’Isle de la Providence ; jusqu’à présent,
Contenant toutes leurs Avantures, Pirateries, Meurtres, Cruautez & Excez.
Avec :
La vie et les Avantures
BONNY
deux Femmes Pirates MARIE READ & ANNE
Et un extrait des Loix & Ordonnances concernant la Piraterie.
Traduite de l’Anglois Du Capitaine CHARLES JOHNSON.
Seconde Edition corrigée.
A Paris,
Etienne Ganeau, ruë S. Jacques, aux Armes de Dombes, près la ruë du Plâtre.
Chez
Guillaume Cavelier Fils, ruë Saint Jacques, au Lys d’Or.
M.DCC. XXVI.
Avec Approbation & Privilege du Roi.
Introduction.
Comme les Pirates se sont tellement multipliez, & sont devenus si
formidables dans les Indes Occidentales, qu’ils y ont interrompu le commerce de
l’Europe, & qu’en particulier nos marchands Anglois ont plus soufferts par leur
brigandages, que par les forces unies de la France & de l’Espagne dans la
derniere guerre ; nous ne doutons point que l’on ne soit curieux d’apprendre
l’origine & les progrès de ces désesperez, qui ont été la terreur de tous les
Négocians du monde. Mais avant que d’entrer dans le détail de ce qui les
regarde, il ne sera pas hors de propos de montrer ici par des exemples tirez de
l’Histoire, à quels malheurs & à quels dangers sont exposez les Roïaumes & les
10
Republiques par l’accroissement de ces sortes de Voleurs, lorsqu’on se trouve
dans certaines circonstances fâcheuses, qui font négliger de les exterminer avant
qu’ils soient devenus puissans. C’est ainsi qu’on a vû plus d’une fois qu’un
simple Pirate qu’on laissoit infester impunément les mers, comme peu digne de
l’attention du Gouvernement, s’est rendu peu à peu si redoutable, qu’il en a
coûté bien du sang, & des trésors pour l’exterminer. Nous n’examinerons point
ici de quelle maniere nos Pirates se sont accrus de jour en jour dans les Indes
Occidentales, nous laisserons cette recherche exacte aux dépositaires des Loix,
ou aux representans du peuple en Parlement, à qui il appartient de le faire. Nôtre
soin sera dans cette Introduction, de montrer en peu de mots ce que d’autres
Nations ont soufferts par des commencemens aussi peu considerables que ceuxci.
Du temps de Marius & de Sylla, Rome étoit au plus haut degré de sa
puissance ; mais elle se trouvoit tellement déchirée par les factions de ces deux
grands hommes, que tout ce qui concernoit le bien Public étoit entierement
négligé. Ce fut alors que certains Pirates sortirent de Cilicie, contrée de l’Asie
Mineure, située sur la mer Mediterranée entre la Syrie, dont elle est separée à
l’Orient par le mont Taurus, & l’Armenie Mineure, du côté de l’Occident. Ils
n’avoient au commencement que deux ou trois Vaisseaux, avec lesquels ils
croisoient du côté de la Grece, prenant les Vaisseaux mal armez & de peu de
defense. Leur premier coup d’éclat fut la prise de Jules Cesar, qui étoit jeune
encore, & qui avoit été obligé de s’éloigner pour se soustraire aux cruautez de
Sylla, qui en vouloit à sa vie. Pour cet effet, il s’étoit rendu auprès de Nicomede,
Roi de Bithinie, où il fit quelque séjour. A son retour par mer, il fut pris par ces
Pirates près de l’Isle de Pharmacuse. Ces Ecumeurs de mer avoient la barbare
coutume d’attacher leurs Prisonniers dos à dos, & de les jetter ainsi dans la mer ;
mais présumant que Cesar étoit une personne d’un rang distingué, tant à cause
de sa robe de pourpre, que du grand nombre de ses domestiques, ils crurent qu’il
leur seroit plus avantageux de le conserver, dans l’esperance d’en obtenir une
grosse somme pour sa rançon. En effet, ils lui offrirent sa liberté moïennant 20.
talens, ce qui fait environ trois mille six cens livres sterling de nôtre monnoïe,
somme qu’ils jugerent eux-mêmes un peu exorbitante. Sur quoi Cesar en
souriant, & de son propre mouvement, leur promit quinze talens. Cette réponse à
laquelle ils ne s’attendoient pas, leur causa autant de joïe que de surprise : ce qui
fit qu’ils consentirent sans peine, qu’il envoïat plusieurs de ses domestiques pour
chercher cette somme. Quoiqu’il n’en restât que trois auprès de lui, & qu’il fut
obligé de passer ainsi 12 ou 15 jours à la merci de ces Brigands, il ne laissoit pas
d’en paroître si peu effraïé & embarassé, que lorsqu’il se couchoit, il leur
recommandoit de ne point faire de bruit, les menaçant de les faire tous pendre,
s’il leur arrivoit de troubler son repos. Il se divertissoit à joüer aux dez avec
eux ; souvent il composoit des vers & des dialogues qu’il étoit accoutumé de
réciter, & les obligeoit d’en faire de même ; & s’ils manquoient de les loüer, ou
d’en témoigner leur admiration, il les traitoit de bêtes & de barbares, & les
11
tançoit vivement ; mais bien-loin que ces Pirates s’en offenssassent, ils prenoient
plaisir aux saillies de ce jeune homme. Enfin ses domestiques arriverent avec
l’argent pour païer sa rançon ; & dès qu’il eut recouvré sa liberté, il se rendit au
port de Milet, où il ne fut pas plûtôt arrivé, qu’il fit tous ses efforts pour mettre
une Escadre en mer, qu’il équipa, & qu’il arma à ses dépens. Aussi-tôt il fit voile
contre les Pirates, qu’il surprit bien-tôt entre des Isles, où ils avoient jetté
l’ancre ; il se rendit maître de ceux qui l’avoient pris auparavant, & de quelques
autres encore ; s’étant emparé de tout l’argent qui se trouvoit à bord de leurs
Vaisseaux, pour se dédommager des frais qu’il avoit été obligé de faire, il les
conduisit à Pergame ou à Troye, où il les fit mettre en lieu de sûreté ; il s’adresse
ensuite à Junius, qui étoit pour lors Gouverneur de l’Asie, à qui il appartenoit de
juger ces Prisonniers ; mais celui-ci voïant qu’il n’y avoit point d’argent à
gagner, répondit à Cesar, qu’il verroit à loisir ce qu’il y auroit à faire de ces
gens-là ; sur quoi Cesar étant retourné à Pergame, fit exécuter ces Pirates
conformément à la Loi, dont il sera parlé à la fin de ce Livre. C’est ainsi qu’il
effectua serieusement ce dont il avoit menacé par maniere de plaisanterie.
Après cette expedition Cesar se rendit à Rome,où à l’exemple des
principaux d’entre les Romains, il se livra tout entier à son ambition. Cependant
les Pirates qui restoient encore, profitant des troubles de la Republique,
s’accrurent considerablement par la negligence qu’on apportoit à garder les
mers ; & pendant que durerent les guerres civiles, ils parvinrent à une si
prodigieuse puissance, qu’au rapport de Plutarque, ils avoient construits
plusieurs Arsenaux remplis de toutes sortes de munitions de guerre, posé des
gardes & des fanaux le long des côtes de Cilicie, & rassemblé une Flote
composée de plus de mille voiles, tant Vaisseaux de guerre, que Galeres à rames
& Fregates legeres, pour croiser & faire des découvertes. Ces Vaisseaux ne
manquoient de rien , ils étoient montez non seulement par des hommes des plus
déterminez, mais aussi par des Pilotes & Matelots d’une experience
consommée ; les voiles étoient de pourpre, la poupe dorée & les rames couvertes
de lames d’argent, comme pour faire parade de leurs rapines, de sorte qu’ils
étoient autant enviez pour leur magnificence que craints pour leur grandes
forces. Ils ne se contentoient pas de commettre des Pirateries & des brigandages
par mer, ils en faisoient aussi par terre, ce qu’on appelle aujourd’hui faire des
Conquêtes ; car ils prirent & saccagerent plus de 400.Villes, en mirent plusieurs
autres sous contribution, pillerent les Temples des Dieux, & s’enrichirent des
offrandes qui y étoient déposées ; ils débarquerent souvent des troupes qui
ravageoient, non seulement les païs voisins de la mer, mais aussi les belles
maisons de plaisance de la Noblesse, situées le long du Tibre. Un de ces Partis
enleva un jour les Préteurs Sixtillius & Bellinus, revêtus de leurs Robes de
pourpre, dans le tems qu’ils partoient de Rome pour leurs Gouvernemens
accompagnez de leurs Licteurs, & de ceux qui portoient les Faisceaux devant
eux. La fille d’Antoine qui avoit été Consul, & reçu les honneurs du Triomphe,
eut le même sort en allant à la maison de campagne de son pere. Ce qu’il y avoit
12
de plus fâcheux, c’est qu’ajoutant l’insulte à la barbarie, lorsqu’ils avoient pris
quelque Vaisseau, ils s’informoient du nom & de la patrie de leurs Prisonniers ;
& si quelqu’un se disoit Romain, ils se prosternoient devant lui comme par
respect pour ce grand nom, en lui demandant pardon de ce qu’ils avoient fait, &
comme pour mériter sa clemence ; ils le servoient avec soumission, & dès qu’ils
s’appercevoient que le Romain paroissoit persuadé de leur prétenduë sincerité,
ils prenoient une échelle qu’ils mettoient sur le bord du Vaisseau, lui disant avec
courtoisie, qu’ils étoit libre de sortir, & de s’aller promener, ensuite de quoi ils
le jettoient à la mer, en faisant de grands éclats de rire. C’est ainsi que Rome,
dans le tems même qu’elle étoit maîtresse du Monde, se vit forcé de souffrir
jusqu’à ses portes les insultes de ces redoutables Voleurs. Mais ce qui fit cesser
pour un tems les factions, & reveilla l’esprit de ce peuple peu accoutumé à
souffrir des affronts, ce fut la disette excessive des vivres qu’il y avoit pour lors
à Rome, causée par la perte des Vaisseaux venant de Sicile, de Corse, & autres
endroits, chargez de grains & de vivres, qui furent pris par ces Pirates, ce qui le
réduisit à la famine. Sur quoi Pompée le Grand aïant été déclaré General de cette
guerre, on arma avec toute la diligence possible 500 Vaiseaux, on lui donna 14
Senateurs, d’une experience consommée, pour servir sous lui en qualité de ViceAmiraux, & on ordonna de tenir prête une armée de 100 mille hommes
d’Infanterie, & de 5000 de Cavalerie pour les attaquer par terre ; les Pirates
étoient alors si redoutables, qu’il ne faloit pas moins que de si grandes forces
pour les réduire.
Il arriva heureusement pour Rome que Pompée sortit avec toute sa Flote
avant que les Pirates eussent aucune connoissance des desseins qu’on avoit
formé contr’eux : déjà les Vaisseaux couvroient la mer Mediterranée,
semblables aux Abeilles, qui sortant de leur ruche se separent, & se dispersent
de toute part pour chercher & raporter leurs charges. Pompée partagea sa Flote
en 14 Escadres qu’il envoïa en divers endroits pour mieux surprendre les Pirates.
En effet plusieurs Vaisseaux tomberent l’un après l’autre au pouvoir des
Romains, sans aucune perte de leur côté. Quarante jours se passerent à côtoïer la
Mediterranée. Les uns croiserent le long des côtes d’Afrique, les autres vers les
Isles, & d’autres sur les côtes d’Italie. Ils étoient si avantageusement postez, que
les Pirates voulant fuïr une Escadre, tomboient le plus souvent dans une autre ;
neanmoins quelques uns d’entr’eux échaperent, & se rendirent promptement en
Cilicie, pour en donner avis à leurs Compagnons, sur quoi ils ordonnerent à tous
les Vaisseaux qui purent échapper, de se rendre au Port de Coracesium dans la
même Province, où ils marquerent le rendez-vous general. Pompée aïant
entierement nétoïé la Mediterranée, rassembla sa Flote à Brindes, d’où il fit
voile pour attaquer les Pirates jusques dans leurs Ports. Lorsqu’il fut arrivé près
de Coracesium en Cilicie, où étoit le reste des Pirates, ils eurent la hardiesse
d’aller au-devant de lui, & de lui presenter la bataille ; mais la fortune de
l’ancienne Rome prévalut, & ces scelerats furent entierement défaits, aïant été
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tous, ou pris ou dispersez. Cependant comme ils possedoient plusieurs places
fortes le long de la mer, & qu’ils avoient fait bâtir des Chateaux & Forteresses
dans les terres, & particulierement au pied du mont Taurus, Pompée fut obligé
de les assieger avec son armée ; il en prit quelques unes d’assaut, & reçut les
autres à discretion, leur faisant grace de la vie, de sorte qu’il s’en rendit
entierement le maître. Il y a apparence que si ces Pirates avoient été avertis à
tems des préparatifs que les Romains faisoient contr’eux, ils auroient rassemblé
toutes leurs forces, & disputé la victoire à Pompée, qui vrai-semblablement
n’auroit pas eu l’avantage, si l’on considere le nombre des vaisseaux & des
hommes qui les montoient. Le courage ne leur manquoit pas non plus ; puisque,
comme on a vû, ils sortirent du Port de Coracesium, pour combattre les
Romains, avec des forces beaucoup inferieures. Je dis plus, s’ils avoient battu
Pompée, il y a apparence qu’ils auroient fait de plus grandes entreprises, &
Rome même qui avoit conquis tout le Monde, auroit pû être subjuguée par cette
troupe de Voleurs. On peut juger par-là combien il est dangereux de ne pas
s’opposer de bonne heure aux entreprises de ces Pirates.
La verité de cette maxime se fera encore mieux sentir par l’Histoire de
Barberousse, natif de Mitylene, ville de Lesbos dans la mer Egée ; c’étoit un
homme d’une naissance médiocre élevé pour la mer : Il sortit premierement avec
un seul petit Vaisseau dans le dessein de pirater ; il y réüssit si bien, que par les
prises qu’il fit, il accumula des richesses immenses, en sorte qu’il rassembla un
grand nombre de gros Vaisseaux, & les fit monter par des Avanturiers, qui
accoururent des Isles voisines, pour servir sous lui, dans l’esperance du butin. Se
voïant maître d’une très-puissante Flote, il forma des entreprises tres-perilleuses,
& les executa avec tant de hardiesse, qu’il devint la terreur des mers. Il arriva
environ ce tems-là que Selim Eutemi, Roi d’Alger, craignant d’être attaqué par
les Espagnols à qui il avoit refusé de païer le tribut ordinaire ; traita avec
Barberousse sur le pied d’Allié, pour venir à son secours, & l’affranchir de ce
tribut ; Barberousse y aïant consenti fit voile vers Alger avec une puissante
Flote, mit une partie de son monde à terre, & aïant fait dessein de surprendre la
Place, il l’executa avec beaucoup de succès, & tua le Roi Selim dans un bain ;
après quoi il se fit couronner lui-même Roi d’Alger. Il fit ensuite la guerre à
Abdilabde, Roi de Tunis, qu’il vainquit dans un combat, étendit ses conquêtes
de tous côtez, & ainsi de Voleur qu’il étoit, devint un très-puissant Roi. Il s’étoit
si bien affermi sur son Trône, qu’il le laissa à son frere, autre Pirate, n’aïant
point laissé d’enfans après sa mort, qui arriva dans une bataille où il fut tué.
Venons presentement aux Pirates qui infestent les mers dans les Indes
Occidentales, où ils sont en plus grand nombre, qu’en aucune autre partie du
monde, & cela pour plusieurs raisons.
I. - Parce qu’il y a une si grande quantité de petites Isles inhabitées, avec des
Ports fort commodes & des Quais très-propres à radouber leurs Vaisseaux, y
aïant abondance des provisions dont ils ont très-souvent besoin ; sçavoir , des
Oiseaux, des Tortuës, des Huîtres & autres Poissons de mer ; en sorte que
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pourvû qu’ils aïent seulement des liqueurs fortes, ils peuvent se mettre en état de
faire de nouvelles expeditons, avant que personne puisse leur nuire. Il ne sera
pas inutile de faire ici une petite digression pour expliquer ce qu’on appelle
Quais en Amerique. Ce sont de petites Isles sablonneuses, qui ne s’élevent que
très-peu hors de l’eau, & qui ne sont couvertes que de quelques buissons, ou
méchantes herbes, mais d’ailleurs abondantes en Tortuës. Ces Animaux
amphibies cherchent toujours les endroits les moins frequentez pour y pondre
leurs œufs, & il y en a toujours une très-grande quantité dans la saison. Il y a
lieu de croire, que ces Quais, principalement ceux qui sont près des Isles, en ont
autrefois fait partie, & n’en ont été séparez que par des tremblemens de terre, qui
sont assez frequens en ce païs-là, ou par quelques inondations. Ce qui le fait
juger ainsi, c’est qu’on a remarqué, que quelques-unes de ces Isles qu’on étoit
toujours accoutumé de voir, comme celles qui sont près de la Jamaïque, ont
disparu avec le tems, & que d’autres diminuoient de jour en jour. Ces endroits-là
ne servent pas seulement aux Pirates, mais on croit communément que les
Flibustiers s’en servoient aussi pour y cacher leur butin, & s’y retiroient le plus
souvent, jusqu’à ce que par le moïen de leurs amis, ils eussent obtenu l’impunité
de leurs Brigandages ; car il faut sçavoir, que dans le tems que les Lettres de
grace étoient plus fréquentes, & les Loix moins severes, ces gens-là trouvoient
facilement de la protection à la Jamaïque.
II. - Une autre raison pour laquelle ils ont choisi ces mers, c’est le grand
commerce qui s’y fait par les François, les Espagnols, les Hollandois, &
principalement les Anglois. Ils sont sûrs d’y faire souvent des Prises, & d’y
trouver de quoi se pourvoir d’habillemens, & des provisions necessaires pour
leurs Vaisseaux, outre l’argent dont on remet souvent de grosses sommes en
Angleterre pour le retour de l’Assiento, ou du commerce des Esclaves aux Indes
Occidentales, sans parler que c’est par ces Isles-là que passent toutes les
richesses du Potosi.
III. - La troisième raison, c’est la difficulté d’y être poursuivis par des
Vaisseaux de guerre, eu égard à la quantité de passages étroits, de retraites &
ports qui sont parmi ces Isles solitaires, & qui les mettent à couvert de toute
insulte.
C’est donc par ces endroits-là que les Pirates commencent generalement à
faire leurs courses. Ils sortent d’abord avec forces peu considerables, puis
infestent ces mers, & celles du continent de l’Amerique Septentrionale ; s’ils ont
du bonheur, ils accumulent tant de richesses, qu’ils sont bien-tôt en état de faire
des expeditions plus importantes. Ils vont premierement vers la Guinée, en
côtoïant chemin faisant les Isles Açores & du Cap Verd, ensuite le Bresil, & puis
aux Indes Orientales. Si leurs voïages sont heureux, ils se retirent à Madagascar,
ou aux Isles voisines, où ils joüissent impunément de leurs acquisitions parmi
leurs anciens camarades. Mais pour ne pas donner trop d’encouragement à ceux
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de cette profession, je dois avertir le Lecteur, qu’on a déjà purgé ces Isles de la
plus grande partie de ces Brigands.
On peut attribuer l’origine & les progrès de ces Voleurs depuis la paix
d’Utrecht, à l’établissement des Espagnols dans les Indes Occidentales, dont les
Gouverneurs étant le plus souvent des Courtisans affamez qu’on y envoïe pour
faire leur fortune, protegent tout ce qui leur raporte du profit ; Ils donnent des
Commissions à un grand nombre de Vaisseaux de guerre, sous le pretexte
specieux d’empêcher le commerce de contrebande, avec ordre de se saisir de
tous les Vaisseaux qu’ils trouvent à cinq lieuës des côtes ; ce que nos Anglois
peuvent très-difficilement éviter dans leur voïage à la Jamaïque. S’il arrive que
les Capitaines Espagnols excedent leur Commission, & qu’ils volent ou pillent à
leur gré, les Interessez en portent leurs plaintes à la Cour d’Espagne, y intentent
procès ; & après bien des frais & des délais, ils obtiennent un décret en leur
faveur ; mais lorsqu’il est question de reclamer le Vaisseau & la cargaison sur
les lieux avec les frais du procès, ils trouvent à leur grand regret qu’ils y ont été
condamnez par provision, que le butin a été partagé par la Troupe, & que le
Capitaine qui a fait la Prise, & qui seul en doit répondre, est un pauvre misérable
qui n’a pas de sol, & qu’on a sans doute choisi exprès pour frustrer les Interessez
de leurs prétentions.
Les pertes frequentes que nos Marchands ont soufferts par ces Pirates,
étoient un sujet plus que suffisant pour entreprendre quelque chose par voïe de
represailles ; il s’offrit pour cela une occasion très-favorable en l’annèe 1716.
Dont les Negocians aux Indes Occidentales ne manquerent pas de profiter. Les
Gallions d’Espagne avoient fait naufrage deux ans auparavant dans le golfe de la
Floride, plusieurs Vaisseaux de la Havane travailloient à pêcher l’argent qui
avoit été à bord de ces Gallions. Les Espagnols avoient déjà retiré quelques
millions de pieces de huit, qu’ils avoient fait conduire à la Havane, mais il leur
restoit environ 350 000 pieces de huit, outre ce qu’ils retiroient tous les jours,
lorsque deux Vaisseaux & 3 Chaloupes sortis de la Jamaïque, des Barbades, &c.
sous la conduite du Capitaine Henri Jennings, firent voile vers le golfe, &
trouverent les Espagnols où les Gallions avoient fait naufrage ; l’argent dont on
a parlé avoit été porté à terre dans un magasin, sous la direction de
Commissaires, & avec une garde d’environ 60 soldats.
Le Capitaine s’approcha, jetta l’ancre, mit 300 hommes à terre, & attaqua
la garde, qui d’abord prit la fuite ; de sorte qu’il n’eut pas de peine à se rendre
maître du Trésor qu’il embarqua pour la Jamaïque.
Comme il rencontra dans sa route un Vaisseau Espagnol, allant de Porto
Bello à la Havane richement chargé, aïant à bord plusieurs bales de Cochenille,
des caisses d’Indigo, & 60000 pieces de huit, il crut faire merveille de le piller,
& de l’abandonner ensuite ; mais cette rencontre fut la cause de son malheur ;
car les Espagnols qu’il avoit pillez ne l’aïant point perdu de vûë, en allerent
porter leurs plaintes au Gouverneur de la Havane, qui envoïa d’abord un
Vaisseau à celui de la Jamaïque, pour reclamer ce qui avoit été pris.
16
On étoit pour lors en pleine paix, & cette action avoit été commise contre
droit & justice : ce qui fit juger au Capitaine Jennings, que bien loin de trouver
protection à la Jamaïque, son entreprise n’y demeureroit pas impunie ; c’est
pourquoi il songea à se mettre en sûreté. Ainsi après avoir disposé de sa charge à
son profit, & s’être pourvû de toutes sortes de provisions, il se mit en mer lui &
toute sa Troupe, & se firent tous Pirates. Dès-lors ils ne se contenterent pas de
piller seulement les Espagnols ; mais ils coururent sur leurs propres
compatriotes, & n’épargnerent aucunes des Nations qui tomberent entre leurs
mains. Il arriva environ le même tems, que les Espagnols tomberent avec trois
ou quatre petits Vaisseaux de Guerre sur les Anglois, qui coupoient le bois de
Campêche dans la Baye de ce nom, & dans celle de Honduras, & se rendirent
maître des Bâtimens, dont voici la liste, se contentant de donner trois Chaloupes
à ceux qui les montoient pour les conduire chez eux ; mais ceux-ci au desespoir
de ce qui venoit de leur arriver, aïant rencontré les Pirates, se joignirent à eux, &
en accrurent le nombre.
Liste des Bâtimens Anglois pris par les Vaisseaux de Guerre Espagnols en
l’année 1716.
Le Stafford, Cap. Knocks, de la Nouvelle Angleterre, chargé pour Londres.
L’Anne,------------Gernish, chargé pour Londres.
Le Dove,-----------Grimstone,-----------La Nouvelle Angleterre.
Une Chaloupe,----Alden,-----------------La Nouvelle Angleterre.
Un Brigantin,------Mosson,--------------La Nouvelle Angleterre.
Un Brigantin,------Turfield,--------------La Nouvelle Angleterre.
Un Brigantin,------Tennis,----------------La Nouvelle Angleterre.
Un Bâtiment,------Porter,-----------------La Nouvelle Angleterre.
L’Emp. Indien,----Wentworth,-----------La Nouvelle Angleterre.
Un Bâtiment,------Rich, Maître.
Un autre,-----------Bay,
Un autre,-----------Smith,
Un autre,-----------Stockum,
Un autre,-----------Satlely,
Une Chaloupe,-----Richards, appartenante à La Nouvelle Angleterre.
Deux Chaloupes, appartenantes à La Jamaïque.
Une Chaloupe, de Barbades.
Deux Bâtimens, d’Ecosse.
Deux Bâtimens, de Hollande.
Les Pirates ainsi augmentez en nombre, délibererent sur le lieu qu’ils
devoient choisir pour retraite, afin d’y mettre leurs effets en sûreté, d’y radouber
leurs Vaisseaux, & d’en faire une espece de demeure. Ils ne balancerent pas
long-tems, mais résolurent de s’établir dans l’Isle de Providence, la plus
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considérable de celles de Bahama, située à 24 degrez au Nord, & à l’Est de la
Floride Espagnole.
Cette Isle, dont la longueur est de 23 & la largeur de II. milles, a un Port
assez grand pour contenir 500 voiles. Il est fermé d’un côté par une petite Isle,
qui ne laisse que deux passages fort étroits, & de l’autre par une barre sur
laquelle un Vaisseau de 500 tonneaux ne sçauroit passer.
Les Isles de Bahama ont été possedées par les Anglois jusqu’à l’année
1700 que les François & les Espagnols du Petit Guave se rendirent maîtres du
Fort, dont ils firent le Gouverneur prisonnier, détruisirent les établissemens, &
emmenerent les Negres & le reste des Habitans qui prirent la fuite, se retira vers
la Caroline.
Au mois de Mars 1705. La Chambre des Seigneurs presenta une adresse à
la feuë Reine, portant : « Que pendant la derniere guerre les François & les
Espagnols avoient envahi & pillé par deux fois les Isles Bahama ; qu’il n’y avoit
aucune forme de Gouvernement dans ce païs-là ; que le Port de l’Isle de la
Providence pouvoit facilement être mis hors d’insulte, & qu’il seroit d’une trop
dangereuse consequence de laisser ces Isles au pouvoir des ennemis ; c’est
pourquoi les Seigneurs suplioient très-humblement S.M. de prendre les mesures
qu’elle jugeroit les plus convenables pour recouvrer ces Isles, & les assurer à la
Couronne pour l’avantage du Commerce. »
Cependant on ne fit aucune tentative en consequence de cette Adresse
pour mettre ces Isles en sûreté, jusqu’à ce que les Pirates Anglois se saisirent de
l’Isle de la Providence, pour y fixer leur retraite generale. Ce fut alors qu’on
jugea qu’il étoit absolument necessaire d’en déloger cette dangereuse Colonie.
Ainsi conformément aux informations, que donnerent les Marchands, de tous les
maux qui avoient été causez par ces Pirates, & de ceux qu’on avoit encore à
craindre à l’avenir, il plut à S.M. de publier l’Ordonnance suivante :
Witheal le 15.Septembre 1716.
« Sur les plaintes portées à S.M. par un grand nombre de Marchands,
Maîtres de Navires, & autres, comme aussi par les Gouverneurs des Isles &
Plantages de S.M. dans les Indes Occidentales, que les Pirates étoient tellement
augmentez en nombre, qu’ils infestoient, non seulement les mers voisines de la
Jamaïque, mais aussi celles de l’Amerique Septentrionale, & qu’à moins d’un
prompt remede, le commerce de la Grande Bretagne étoit en danger de se perdre
entierement ; S.M. après une mûre déliberation, & de l’avis de son Conseil, a
ordonné qu’il seroit emploïé des forces convenables pour réduire ces Pirates,
lesquelles forces seront composées de ce qui suit.
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Liste des Vaisseaux de S.M. qui sont déjà emploïez, ou qui doivent servir dans
les Isles & Plantages de la domination Britannique aux Indes Occidentales.
Rang.
5.
Navires
canons
L’Aventure,
40.
qui y est déjà
Le Diamant,
40.
parti d’ici le 5. Du mois
dernier pour s’y rendre.
Le Ludlow Castle, 40.
pour
transporter
le
Gouverneur.
Chaloupe legere,
qui y est déjà.
6
Le Winchelsea,
20.
Pour garder les Côtes des
Indes Occidentales, & ensuite
retourner, mais pendant son séjour à la Jamaïque, se joindre aux autres pour la
sûreté du Commerce, & surprendre les Pirates.
5
Le Scarboroug,
30.
qui y est aussi.
6
Le Seaford, Chaloupe 6.
qui y est aussi.
6
Le Lime,
20.
qui y est aussi.
5
Le Shoreham,
30.
ordre de revenir.
La Perle,
40.
parti d’ici pour ce lieu-là le 7.
du mois dern. pour croiser aux environs des Caps.
6
Le Phoenix,
30.
qui y est aussi.
6
Le Squirrel,
20.
6
La Rose,
20.
ordre de revenir.
Les vaisseaux qui sont à la Jamaïque, aux Barbades, & aux Isles de
Barlevento, doivent se joindre dans l’occasion pour nuire aux Pirates, & assurer
le Commerce, & ceux qui sont à la Nouvelle Angleterre, Virginie &
Nouvelle York, doivent faire de même.
Outre ces Fregates, deux Vaisseaux de Guerre furent ordonnez pour le
service du Capitaine Wode Rogers, ci-devant Commandant les deux Vaisseaux
de Bristol, nommez le Duc & la Duchesse, qui prirent le riche Vaisseau
d’Acapulca, & qui firent le tour du Monde. Ce Gentil-homme reçut la
Commission de S.M. pour être Gouverneur de l’Isle de la Providence, & étoit
revêtû du pouvoir de se servir tous les moïens possibles pour exterminer les
Pirates ; & afin que rien ne manquât, il portoit avec lui la Proclamation du Roi,
qui accorde la grace à ceux qui rentreront dans leur devoir dans un certain tems.
La Proclamation contient ce qui suit.
PAR LE ROI PROCLAMATION,
Pour la réduction des Pirates.
GEORGE R.
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Aïant été informez, que plusieurs sujets de la Grande Bretagne ont
commis depuis le 24. Juin de l’Année 1705. diverses Pirateries & Brigandages
dans les mers des Indes Occidentales,ou aux environs de nos Plantages, qui ont
causez de très-grandes pertes aux Marchands de la Grande Bretagne, & aux
autres Négocians dans ces quartiers, nonobstant les ordres que nous avons
donnez de mettre sur pied des forces suffisantes, pour réduire ces Pirates ;
cependant pour en venir à bout plus efficacement, nous avons trouvé à propos,
de l’avis de nôtre Conseil Privé, de publier cette nôtre Roïale Proclamation ;
promettant & declarant par la présente, que tous & un chacun des Pirates qui se
soumettront avant le 5 Septembre 1718 par devant un de nos secretaires de la
Grande Bretagne ou Irlande, ou pardevant quelque Gouverneur ou sousGouverneur de quelqu’un de nos Plantages au-delà des mers, joüiront de nôtre
gracieux pardon, pour les Pirateries qu’ils auroient pû commettre avant le 5 du
mois de Janvier prochain. Nous enjoignons & commandons très-expressément à
tous nos Amiraux, Capitaines & autres Officiers de mer, comme aussi à tous nos
Gouverneurs & Commandans de nos Forts, Chateaux ou autres Places dans nos
Plantages, & à tous autres Officiers Civils ou Militaires, de se saisir de tous
Pirates, qui refuseront, ou negligeront de se soumettre conformément à la
Presente. Declarons en outre, que toute personne qui pourra découvrir ou arrêter,
ou faire en sorte que l’on découvre & arrête un ou plusieurs de ces Pirates, à
commencer le 6 Septembre 1708 en sorte qu’ils tombent entre les mains de la
Justice, pour être punis de leurs crimes, recevra pour récompense ; sçavoir, pour
chaque Commandant des Vaisseaux, la somme de 100 liv. sterl pour chaque
Lieutenant, Maître, Contre-Maître, Charpentier & Canonier, 40 liv. sterl. pour
chaque bas Officier, 30 liv. & pour chaque particulier, 20 Liv. Et si quelqu’un de
la Troupe, ou au service des Commandans ou Navires, peut dans le terme susdit
saisir ou livrer, ou faire en sorte, qu’on arrête quelques uns de ces Commandans,
il aura pour chacun 200 liv. sterl. lesquelles sommes seront païées par le Lord
Trésorier, ou par les Commissaires de nôtre Trésorerie, qui seront pour lors en
service, en étant requis par la Présente.
Donné à Hamptoncourt
Le 5 Septembre 1717.
l’an quatrième
de nôtre Regne.
Cette Proclamation leur fut envôïée avant le départ du Gouverneur Rogers
par un Vaisseau qui fut pris par quelques-uns de ces Pirates, dont ils donnerent
aussi-tôt avis à leurs Compagnons qui étoient sortis pour croiser, avec ordre de
revenir incessamment, pour asister à un Conseil general. Ce Conseil se tint avec
tant de desordre, de bruit & de confusion, qu’on n’y put convenir de rien ;
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plusieurs étoient d’avis qu’il falloit fortifier l’Isle, s’y maintenir, & traiter avec
le Gouvernement, sur le pied d’une Republique ; d’autres étoient bien d’avis
qu’on fortifiât l’Isle pour leur plus grande sûreté ; mais qu’il falloit songer à
accepter le Pardon, à conditon neanmoins qu’il leur seroit permis de se retirer
dans quelque Plantage voisin, sans être obligé à aucune restitution.
Mais le Capitaine Jennings, qui étoit leur Commandant, & qui avoit
beaucoup de credit parmi eux, d’ailleurs homme d’esprit & de conduite, avant
que son caprice le fist Pirate, conclut que sans perdre de tems, il falloit se
soumettre aux termes de la Proclamation. Cette déclaration les déconcerta,
rompit toutes leurs mesures, & l’assemblée se separa brusquement, sans rien
conclure. Mais le Capitaine Jennings, & à son exemple plus de 150 autres, se
soumirent au Gouverneur des Barmudes, dont ils prirent leurs Certificats,
quoique dans la suite plusieurs d’entr’eux soient retournez à leur Pirateries.
Ceux qui commandoient pour lors dans l’Isle étoient, si je ne me trompe,
Benjamin Hornigold, Edward Teach, Jean Martel, Jacques Life, Christophe
Winter, Nicolas Brown, Paul Williams, Charles Bellamy, Olivier la Bouche, le
Major Penner, Ed. England, T. Burgess, Tho. Cocklyn, R. Sample, Charles
Vane, & encore 2 ou 3 autres. Hornigold, Williams, Burges & la Bouche firent
ensuite naufrage ; Teach & Penner furent tuez, & leurs Troupes prises ; Jean
Tife fut tué par ses propres gens ; la Troupe de Martel fut détruite, & lui forcé à
se retirer sur une Isle inhabitée ; Cocklyn, Sample & Vane furent pendus ;
Winter & Brow se rendirent aux Espagnols de Cuba, & England est encore en
vie à Madagascar.
Le Capitaine Rogers arriva dans son gouvernement au mois de Mai ou de
Juin avec deux vaisseaux de S.M. Il y trouva plusieurs de ces Pirates, qui se
soumirent à l’arrivée des vaisseaux de Guerre, & accepterent le Pardon, excepté
Charles Vane & sa Troupe : ce qui arriva de cette maniere. J’ai déja dit que
devant le Port il y avoit une petite Isle qui formoit deux entrées fort étroites ; les
Vaisseaux de Guerre passerent par une de ces entrées ; mais l’autre resta libre,
en sorte que Vane coupa ses cables, & après avoir mis le feu à une Prise qu’il y
avoit, il mit résolument à la voile, en faisant feu sur les Vaisseaux de Guerre
lorsqu’il partit. Dès que le Capitaine Rogers eût pris possession de son
Gouvernement, il fît bâtir un Fort pour lui servir de défense, & y mit en garnison
le monde qu’il avoit trouvé dans l’Isle ; il forma quelques Compagnies des
Pirates qui s’étoient soumis, au nombre de 400. Nomma pour Officiers ceux
auxquels il se confia le plus, & entreprit d’établir le Commerce avec les
Espagnols dans le golfe de Mexique. Le Capitaine Burges, dont on a fait
mention ci-dessus, mourut dans un de ces voïages, & le Capitaine Hornigold,
autre fameux Pirate, fit naufrage contre un rocher, où il périt ; mais cinq
hommes de son équipage se sauverent dans l’Esquif. Le Capitaine Rogers fit
partir une Chaloupe pour chercher des provisions, & en donna le
commandement à un certain Jean Augur, l’un des Pirates qui avoit accepté le
Pardon ; celui-ci rencontra sur sa route deux Chaloupes, & comme Jean & ses
21
camarades n’avoient pas encore oublié leur premier mêtier, ils userent de leur
ancienne liberté, & prirent de ces Chaloupes pour environ 500 Livres sterl. en
argent ou marchandises, après quoi ils firent voile vers Hispaniola ; mais le
malheur voulut qu’ils eussent une tempête à essuïer, dans laquelle ils perdirent
leur mât, & furent repoussez vers une des Isles inhabitées de Bahama, où leur
Chaloupe se perdit. L’équipage neanmoins se sauva à terre, où ils vécurent
quelque tems dans les bois, jusqu’à ce que le Gouverneur aïant appris leur
expedition, & ce qu’ils étoient devenus, y envoïa une Chaloupe bien armée, dont
le Commandant les attira à bord par de belles paroles & des promesses, & les
transporta ensuite à l’Isle de la Providence au nombre d’onze personnes, dont
dix furent condamnez par l’Amirauté à être pendu : ce qui fut executé en
présence de leurs anciens Compagnons. Ces miserables firent tout ce qu’ils
purent pour exciter les autres Pirates, qui avoient accepté le Pardon, à les tirer
des mains des Officiers de la Justice. Etant près de la potence, ils leur dirent,
qu’ils n’auroient jamais crû que dix personnes comme eux se fussent vûs
attachez & pendus comme des chiens, & cela en présence de 400 de leurs
meilleurs amis & Compagnons qui regardoient ce spectacle avec la derniere
tranquillité. Un certain Humphrey Morrice outra la matiere, en les taxant de
pusillanimité & de poltronnerie, comme si c’étoit faire brêche à leur honneur, de
ne pas se soulever pour les arracher à la mort ignominieuse qu’ils alloient
souffrir. Ce fut en vain qu’on les exhortoit à songer à l’autre vie, & à se repentir
de tant de maux qu’ils avoient commis. Oüi, répondit un de ces malheureux, Je
me repens sincerement, & de tout mon cœur, je me repens de n’avoir point fait
plus de mal, & de n’avoir point coupé la gorge à ceux qui nous ont pris, & je
voudrois vous voir tous pendre de compagnie avec nous, & nous aussi,
s’écrierent les autres ; après quoi ils furent pendus, sans dire mot, excepté un
Denis Macarty, qui dit aux assistans, que plusieurs de ses amis lui avoient prédit,
qu’il moureroit dans ses souliers ; mais qu’il vouloit leur en donner le démenti :
sur quoi à force de remuer les pieds, il jetta ses souliers par terre. Tel fut le
catastrophe de ces miserables Avanturiers, qui fait voir le peu d’impression que
fait le pardon sur des hommes accoutumez à une mauvaise vie.
Avant que de finir cette Introduction, & de commencer l’Histoire
particuliere de ces Pirates, qui ont fait tant de bruit dans ce monde, il faut dire ici
quelques mots du procedé des Espagnols envers nous dans les Indes
Occidentales, dans les termes les plus concis qu’il sera possible, & sans paroître
trop severe envers eux, dont on pourra juger par la copie des Lettres originales
ci-jointes du Gouverneur de la Jamaïque, aussi bien que d’un Officier d’un
Vaisseau de Guerre aux Alcades de la Trinité à l’Isle de Cuba, avec leurs
réponses.
Environ le mois de Mars de l’année 1722 un de nos Vaisseaux de Guerre,
nommé le Greyhound, commandé par le Capitaine Walron, négocioit sur la côte.
22
Un jour que ce Capitaine avoit invité plusieurs Marchands à dîner ; ils vinrent à
bord avec leurs amis & domestiques, au nombre d’environ 16 ou 18 personnes,
& aïant pris leurs mesures pour le dessein qu’ils méditoient, 5 ou 6 d’entr’eux se
mirent à table dans la loge du Capitaine, pendant que les autres se promenoient
sur le tillac. Durant le repas le Contre-Maître aïant distribué des vivres aux gens
de l’équipage, ceux-ci descendirent pour manger ; de sorte que n’étant restez
que 4 à 5 hommes sur le tillac, les Espagnols s’en défirent sans beaucoup de
peine, & enfermerent ceux qui étoient descendus. Alors les Conviez qui étoient à
table avec le Capitaine, le tuerent de leurs pistolets, de même que le Sergent &
un autre, & blesserent dangereusement le Lieutenant, qui eut neanmoins le
bonheur de se sauver par la fenêtre ; & ainsi se rendirent maîtres du Vaisseau en
un instant ; mais ils ne purent l’emmener, par la raison que je vais dire. Le
Capitaine Walron avoit envoïé quelques jours auparavant une Chaloupe armée
pour négocier avec les Espagnols ; cette Chaloupe étant revenuë dans le tems
que le Vaisseau venoit d’être surpris par ceux de cette Nation ; dès qu’ils la
virent de loin avec le vent en poupe, ils abandonnerent le Vaisseau, Après en
avoir enlevé 10000 liv. sterl. & se retirerent sans être poursuivis. Dans le même
tems le Garde-Côtes de Porto Rico, commandé par un certain Mathieu Luke,
Italien de Nation, prit quatre Vaisseaux Anglois, dont il égorgea l’équipage : il
fut pris lui-même au mois de Mai 1722 par le Vaisseau de Guerre le Lanceston,
& mené à la Jamaïque, où tous, à l’exception de sept, furent pendus comme ils le
méritoient. Il y a apparence neanmoins que le Vaisseau de Guerre auroit fait son
chemin sans le molester, si le Garde-Côtes, le prenant pour un Vaisseau
Marchand, ne l’eût abordé à son grand dommage. On trouva depuis un cartouche
de poudre, fait avec le papier d’un Journal Anglois, appartenant au Navire le
Crean ; on découvrit par-là qu’ils avoient pris ce vaisseau, & assassiné
l’équipage. Un de ces Espagnols avoüa en mourant, qu’il avoit tué de sa propre
main 20 Anglois. Voici maintenant la traduction des Lettres dont j’ai parlé.
De S. Jacques de la Vega le 20.Février.
Lettre de son Excellence M. Nicolas Laws, nôtre gouverneur aux Alcades de la
Trinité à Cuba, datée du 26. Janvier 1721-2
« Messieurs. Les frequens brigandages, vols & autres actes d’hostilité
commis envers les Sujets du Roi mon Maître, par une Troupe de Bandits, qui
prétendent avoir des Commissions de vous, & qui en effet résident dans vôtre
Gouvernement, font que je vous envoïe le Capitaine Chamberlain, Commandant
le Happy, Vaisseau de S.M. porteur de la présente, pour vous demander
satisfaction de tant de vols notoires, que vos gens ont commis envers les Sujets
de S.M. dans cette Isle, & principalement par les traîtres Nicolas Brown &
Christophe Winter, à qui vous avez donné protection. De semblables procedez
23
ne sont pas seulement contraires au droit des gens ; mais doivent paroître devant
tout le monde d’une nature extraordinaire, si on considere que les Sujets d’un
Prince qui est en amitié avec un autre, maintiennent & encouragent des pratiques
si indignes. J’avouë que j’ai eu longtems patience, & que j’ai differé de me
servir de moïens violens pour en obtenir satisfaction, dans l’esperance que la
Paix, qui a été si heureusement concluë entre nos deux Souverains, auroit mis
fin à tous ces desordres ; mais au contraire je m’apperçois que le Port de la
Trinité sert de retraite aux Bandits de toutes les Nations. C’est pourquoi j’ai
trouvé à propos de vous avertir au nom du Roi mon Maître, que si à l’avenir je
rencontre sur les côtes de cette Isle aucuns de vos Pirates, je les ferai tous pendre
sans quartier. Je vous demande aussi, que vous aïez à faire au Capitaine
Chamberlain une ample restitution de tous les Negres qui ont été enlevez en
dernier lieu par les susdits Brown & Winter, dans la partie Septentrionale de
cette Isle, comme aussi les chaloupes & autres effets qu’ils ont pris & emmenez
depuis la Paix, & que vous fassiez livrer audit Capitaine, les Anglois qui sont
présentement à la Trinité. J’espere aussi que vous n’accorderez plus aucune
commission, ni ne permettrez que de semblables Fripons arment & sortent de
votre port pour aller en course : Autrement vous pouvez être assurez que ceux
que je trouverai, seront pris pour Pirates & traitez comme tels. C’est ce que j’ai
crû qu’il étoit nécessaire de vous faire sçavoir, & suis, &c. »
« Lettre de M. Joseph Laws, Lieutenant du Vaisseau de S.M. le Happy, aux
Alcades de la Trinité.
Messieurs.
Je suis envoïé par M. Vernon, Commandant en chef tous les vaisseaux de
Sa Majesté, dans les Indes Occidentales, pour vous demander au nom du Roi
notre Maître, tous les Vaisseaux avec leurs effets, &c. Comme aussi les Negres
qui ont été enlevez de la Jamaïque, depuis la cessation d’armes ; de même que
les Anglois qui sont présentement dans votre Port de la Trinité, spécialement
Nicolas Brown & Christophe Winter, tous deux Traîtres, Pirates & ennemis
communs de toutes les Nations : J’ai aussi ordre de M. le Commandant Vernon,
de vous faire sçavoir qu’il est surpris que les sujets d’un Prince en amitié avec
un autre, donnent protection à des Brigands si notoires. En attendant votre
réponse je suis,
Messieurs,
Votre très-humble serviteur
Joseph Laws
Sur la riviere de la Trinité
24
Le 8 Février 1720.
Réponses des Alcades de la Trinité à la Lettre de M. Laws.
Capt Laws.
En réponse à la vôtre, la présente est pour vous faire savoir, qu’il n’y a ni
dans cette ville, ni dans le Port aucun Negre ou Vaisseau, qui ait été pris dans
votre Ile de la Jamaique ou sur cette côte-là depuis la suspension d’armes, ceux
qui ont été pris, l’ont été pour avoir négocié en contre-bande ; & quant aux
Anglois fugitifs dont vous faites mention, ils sont ici sur le pié des autres sujets
de Roi nôtre Maître, aïant embrassé de leur pur mouvement notre sainte
Religion Catholique, & reçu le St. Batême ; mais s’ils viennent à ce mal
comporter, & qu’ils ne remplissent pas le devoir auquel ils sont présentement
obligez, ils seront pour lors punis conformément aux Ordonnances du Roi nôtre
Maître, que Dieu garde. Ainsi nous vous prions de lever l’ancre au plûtôt
possible, & de quitter ce Port & ces Côtes, d’autant que nous sommes résolus de
ne point permettre que vous fassiez aucun négoce ni rien de semblable. Dieu
vous conserve, &c.
De la Trinité le 8 Février 1720.
Signé Hiéronimo de Fuentes,
Benette Alfonse del Monzano. »
Replique de M. Laws à la Lettre des Alcades.
Messieurs.
Le refus que vous faites de livrer les Sujets du Roi mon maître, me
surprend d’autant plus que nous sommes en Paix & que c’est agir contre le Droit
des gens, que de les vouloir retenir. Nonobstant le prétexte frivol dont vous vous
servez pour prévenir la recherche que je pourrois faire des faits que j’ai alleguez
dans ma précedente, je dois vous dire que ma résolution est de ne pas quitter
cette côte que je n’aïe fait auparavant des représailles ; & si je rencontre
quelques Vaisseaux de votre Port, je ne les traiterai pas comme des sujets du Roi
d’Espagne, mais comme des Pirates, puis que vous faites servir votre Religion à
maintenir de semblables scelerats.
Votre très humble Serviteur
Joseph Laws
25
Sur la riviere de la Trinité le 20. Février 1720. »
Réponse d’un des Alcades à la Replique de M. Laws.
« Capitaine Laws.
Vous pouvez vous assurer que je ne manquerai jamais au devoir de ma
charge. Les Prisonniers qui sont ici ne sont pas en Prison, on les garde seulement
pour les envoïer au Gouverneur de la Havane. Si vous commandez sur la mer,
comme vous dites, je commande à Terre ; si vous traitez les Espagnols que vous
pourrez prendre comme des Pirates, j’en ferai de même de tous ceux de votre
Nation que je pourrai prendre aussi. Je ne pecherai jamais contre les loix de la
civilité, si vous en usez de même. Je puis aussi en agir en Soldat, & le monde ne
me manque pas ici. Si d’ailleurs vous souhaitez quelqu’autre chose sur cette côte
vous pourrez l’executer. Dieu vous conserve, &c.
Signé Bennette Alfonse del Monzano. »
De la Trinité le 20. Février 1720.
Les derniers avis que nous avons reçu de nos Plantages dans l’Amerique
sont du 9 Juin 1724 ils marquent, que le Capitaine Jones, Commandant le
vaisseau Jean & Marie, rencontra le 5 du même mois près du Cap de Virginie le
Garde-Côtes Espagnol, monté de 96 hommes parmi lesquels il y avoit 60
Espagnols, 18 François, 18 Anglois, commandé par Don Benite. Outre ce
Capitaine Espagnol il y avoit sur ce vaisseau un capitaine Anglois nommé
Richard Holland, qui avoit servi ci-devant sur le Suffolk, vaisseau de guerre,
dont il déserta à Naples, où il se retira dans un convent ; il s’engagea depuis sur
la flote des Espagnols sous l’Amiral Cammock pendant la guerre de la
Mediterannée, mais après la suspension d’armes il alla s’établir dans les Indes
Occidentales Espagnoles avec plusieurs Irlandois ses compatriotes. Ce GardeCôtes prit le Capitaine Jones & le garda depuis le 5 jusqu’au 8 pendant lequel
tems, il prit encore le Prudent Hannah de Boston, Maître Thomas Mussel, & le
Dauphin de Topsham, Maître Theodore Bare, tous deux chargez pour Virginie :
le premier fit renvoïé le même jour qu’il fut pris sous la conduite d’un Officier
Espagnol ; ils emmenerent le second avec eux après avoir mis le maître & tout
l’Equipage sur le vaisseau du Capitaine Jones, du quel ils prirent trente-six
esclaves, quelque poudre d’or, tous ses habillements, quatre grands Canons &
26
environ quatre cent mesures d’une certaine boisson qu’on appelle Rum, outre
toutes ses provisions & agrez estimez eu tout 1500 liv.sterl.
**
L’île de la Réunion en 1889. Son Industrie Agricole par Ed. Du Buisson.
Historique, état actuel, progrès, avenir. Chez Gorges de Salazie, Typographie
Gaston Lahuppe & cie. 48 rue de l’Eglise, Saint–Denis, (Réunion).
p.113.
Les premiers plans de vanille introduits à Bourbon remontent à l’année
1819. Le capitaine de vaisseau Philibert, créole de cette île, commandait les
gabarres de l’Etat le Rhône et la Durance ; un jardinier botaniste, M. Perrotet,
l’accompagnait dans un grand voyage, au cours duquel des lianes de vanilles
ainsi que d’autres végétaux furent déposés à Bourbon.
En ce qui concerne la vanille, le Commandant a revendiqué l’honneur
d’en avoir eu l’initiative, et la lettre suivante, écrite le 3 juillet 1819 à M. le
gouverneur Milius est catégorique :
« J’ai eu l’honneur de vous dire que je n’étais nullement chargé de porter
ici les végétaux que j’ai introduits dans cette colonie.
Le Gouvernement aurait pris une voie plus courte ; et à Cayenne, on
ignorait absolument ce qui pouvait lui convenir. C’est par l’intérêt que je porte à
Bourbon ; c’est par zèle à faire ce que je crois utile à notre patrie, que j’ai
sollicité de M. le Roi à Cayenne, de me donner les plantes et graines que je crois
être utiles à cette colonie… J’obtins des pieds de vanillier de plusieurs habitants
afin d’en avoir qui fussent venus sur des terrains différents.
J’ai fait tous les efforts, j’ai pris toutes mes précautions pour les
conserver, etc… »
Dans notre opinion, la lettre du commandant Philibert le condamne, parce
qu’elle ne dit pas un mot du concours de M. Perrotet, le jardinier botaniste qui
ne se trouvait pas, il faut supposer, à son bord par le plus grand des hasards…
Comment admettre que le Commandant ait tout fait pour se procurer,
soigner, sauver des végétaux sans que le botaniste n’y ait pris aucune part ?
Celui qui écrit ces lignes se trouvant en 1866 à Pondichéry, où M.
Perrotet, âgé de 84 ans donnait encore des soins actifs au jardin botanique de la
ville, a passé souvent des journées entières en compagnie du savant vieillard ;
dans ses causeries pleines d’attraits, les passages et le séjour de M. Perrotet
revenaient souvent et l’incident du commandant Philibert eut son tour.
27
Il en parlait sans amertume, et souriait en rappelant la passion que le
marin mettait à s’attribuer l’introduction du vanillier, qui ne serait jamais monté
à bord, et ne serait jamais arrivé à destination sans le botaniste. Celui-ci
rencontra des vanilliers à Cayenne, et en fit part au Commandant : « Ne pensezvous pas que cette plante se plairait dans votre pays, dit-il ?
– Pourquoi pas ?
– Prenons-en donc.
Et des plans de vanilliers embarqués et soignés par M. Perrotet, purent
être distribués à Bourbon.
Voilà le fait dans toute sa vérité ; certes Philibert a eu part au mérite, mais
lorsqu’il se l’est attribué tout entier, il a manqué de générosité.
**
Bibique13.
Sur la piste des frères de la côte. A la découverte de l’île de la Réunion.
Copyright « Editions de la Réunion insolite ». IV trimestre 1982.
p.15.
Préface d’Agnès Guéneau.
« L’intentionnalité première de l’ouvrage est cependant historique et clairement
donnée ‘j’ai écrit ce livre dit Bibique pour que l’on puisse appréhender l’environnement
historique des trésors cachés par les Frères de la Côte qui ont utilisé l’Ile de la Réunion à la
fin du XVIIè siècle et au début du XVIIIè siècle comme une véritable ‘banque suisse’, mais
ici, l’histoire saisie sur le vif si on peut dire, racontée de façon alerte, en plus des faits, dates et
événements rapportés, sait convoquer un certain merveilleux, fait aussi éclater les frontières
puisque Bibique nous entraîne de Madagascar à Mayotte et du Portugal en Inde… réveillant
en nous ce ‘ rêveur définitif ’ dont parlait André Breton. »
p.19 Avant Propos
« Cela fait que, venant de France où résidant à La Réunion, de nombreuses personnes
cherchent à me rencontrer. Alors, pour ces dernières, j’ai écrit ce livre pour qu’elles puissent
découvrir La Réunion insolite et appréhender l’environnement historique des trésors cachés
par les ‘Frères de la Côte’ qui ont utilisé l’Ile de la Réunion, à la fin du XVIIe siècle et au
début du XVIIIe, comme une véritable banque suisse. C’est ce que corrobore, à ma
connaissance, une douzaine de documents de trésor appartenant à des familles
réunionnaises. »
13
(PS) Les informations contenues dans cet ouvrage sont pour la plupart confirmées dans ‘Le Flibustier
Mystérieux. Histoire d’un trésor caché’. 1934. Par Charles de la Roncière. Ancien président de l’académie de
marine. BN : 8° Y2. 80345 (6)
28
p.27
« L’éminent député de la Réunion, François de Mahy, en faisant allusion aux
Flibustiers, s’est exprimé ainsi à l’assemblée Nationale, le 25 juillet 1885 : « Je ne me
reconnais pas le droit de les omettre dans cette énumération d’où procède la population de
mon pays ». En effet, ceux qu’il convient d’appeler - les Frères de la Côte - ont apporté
l’essentiel pour assurer la pérennité du peuplement de cette île, jadis appelée Bourbon. De son
côté, I. Guet - archiviste bibliothécaire de l’Administration des Colonies, et ami de François
de Mahy - a écrit : ‘il ne faut pas se le dissimuler, c’est en suivant l’exemple de ces coureurs
de monde, instruits par leur voyage et par leur séjour dans les colonies des Indes et
d’Amérique, que les habitants de Bourbon apprirent peu à peu à tirer parti des terres qu’ils
n’avaient fait que défricher pour les rendre propres à devenir des pâturages. On étendit la
culture des vivres. Celle du tabac fut plus d’importance. La canne à sucre ne fut plus laissée à
l’état sauvage. Il y eut dès lors une suite dans les idées, dans les travaux agricoles. Tout cela
vient de l’initiative des forbans’. De hors-ban, c’est-à-dire, hors-la-loi. Ce qui n’a pas
empêché à trois des leurs d’être des notables sur l’île, comme le précise, en annexe de ce
livre, la généalogie sommaire des descendants de flibustiers à la Réunion.
C’est avec ces derniers que les premiers colons de Bourbon ont commencé tout
d’abord à faire du trafic, dès que ces écumeurs des mers sont apparus dans l’Océan Indien
vers 1686, après avoir fui la Mer des Caraïbes devenue trop policée pour ces hommes épris
d’indépendance. Comment les éléments primitifs du peuplement de Bourbon, perdus sur une
île isolée du reste du monde, et pratiquement abandonnée en cette fin du XVIIe siècle, à tel
point qu’elle s’est trouvée dans un état d’indépendance de fait, auraient-ils pu ne pas chercher
à échanger leurs produits de la terre contre des produits manufacturés provenant des prises
faites par les flibustiers ? Il suffit de lire cette pétition adressée à Colbert le 16 novembre
1678, pour comprendre combien ces habitants ont éprouvé le besoin de trafiquer avec les
forbans pour obtenir : ‘des douceurs et des commodités ’, voire des numéraires avec des gens
qui ‘paye sans discuter’.
Monseigneur,
Pierre Hibon, François Mussard, Jacques Fontaine, Pierre Collin, Claude de
Chauffour, François Ricquebourg, Gille Launay, René Houarault, Nicolas Prou, Hervé
Dennemont, Guillaume Girard, Jean Bellon, Pierre Nativelle, Jacques Georges, François
Penaouet, Georges Piolant, Jean Pressien, François Vallée, Robert Vigoureux,
Tous habitants de l’isle Bourbon, supplions très humblement Monseigneur de Colbert,
protecteur spécial de la dicte isle Bourbon, d’avoir esgard à la nécessité où elle se trouve
présentement, estant dégarnie de toute commodité nécessaire, tant pour l’entretien des
familles que pour le cultivement de la terre ; et surtout, ce qui nous décourage entièrement du
service, est le mauvais traictement des commandants qui se saisissent de la plus grande part,
du meilleur et du plus beau des petits secours qu’on y envoie, soit pour eux, soit pour leurs
valets ; comme aussi de considérer qu’ils nous empeschent entièrement le commerce que nous
pourrions faire avec les navires qui passent dans ces quartiers (ce qui n’arrive que très
rarement). Néanmoins, nous aurions quelque consolation, si l’on nous permettait d’eschanger
les fruits que nous cultivons en petites commodités qui nous sont de la nécessité.
Monseigneur, espérant que vous aurez quelque charité pour le pauvre peuple de
Mascareigne, nous vous pouvons assurer que, de nostre côté, nous contribueront nous aussi
de nostre meilleur à donner toute la satisfaction que peut souhaiter nostre bon Roy, que Dieu
conserve et votre Excellence.
Les matériaux qui nous seroient plus de besoin, ce sont : fer, acier, meuble, avec un
bon taillandier ; quelque toille forte pour le travail, avec des marmites et poisles.
29
Monseigneur, en passant, nous prendront la liberté de vous dire qu’il y a ici quantité
de jeunesse que les navires ont laissé comme malades, et qui sont plus tôt tous soldats, que
dans le dessin de s’arrester dans ces quartiers, qui maudissent tous les jours le moment qu’ils
ont mis pieds à terre. Ce serait une grande charité que de les enretirer, comme aussi de nous
donner la liberté de nous défaire des Madagascarins qui sont icy , qui sont gens traict et
turbulant ; car, pendant qu’il y en aura, au lieu de cultiver nos terres, il faut que nous allions
faire la guerre pour les esloigner de nos habitations.
C’est derechef la supplique que vous font vostres humbles et obéissants serviteurs.
De Saint-Paul, en l’isle Bourbon le 16ème jour de novembre mil six cent septante huit.
Il n’est pas exagéré d’écrire, que les premiers colons de Bourbon, débarqués à St-Paul
en Juillet 1665, ont trouvé, dans la contrebande avec les forbans, les moyens, voire ‘la
patience’, pour se fixer sur une île restée déserte jusqu’en novembre 1663, date à laquelle
Louis Payen et un autre Français, probablement Pierre Pau, accompagnés de dix Malgaches,
dont trois femmes, ont commencé à la mettre en valeur. Cette mise en valeur s’intensifiera
lorsque le roi de France en septembre 1718 rédige une ordonnance visant à amnistier les
forbans pour les inciter à s’établir sur l’île. Et voilà que débarque à Bourbon Congdom avec
les 150 membres de son équipage. Ils viennent de piller un vaisseau du Grand Mogol descendant de Tamerlan - et ont emporté un butin de « 650.000 escus d’or ». Une manne pour
les habitants. Le gouverneur Beauvoillier de Courchant ne laisse pas échapper une pareille
aubaine, et il fixe un règlement, le 10 janvier 1721, qui démontre que « l’établissement des
forbans à Bourbon ne fut pas clandestin, comme beaucoup l’ont pensé ». (I. Guet : Les
origines de l’Ile Bourbon et de la Colonisation Française à Madagascar - Archives
départementales).
« Règlement pour la nourriture et le logement des forbans auxquels l’amnistie a été
accordée.
« Que chaque forban payera pour sa pension et son logement, à l’habitant qui le logera
et nourrira, la somme de 15 piastres par mois…
« L’habitant qui logera un ou plusieurs forbans fournira à chacun un lit convenable
garni au moins d’un bon matelas, d’un oreiller avec sa souille, et d’un couverture. Ces lits
doivent être dans une case ou de bois ou de feuilles, construite de manière qu’elle soit pour le
moins distinguée de ce qui se nomme hangar ou ajoupa, et que les injures du temps ne la
puissent pénétrer.
p.43
En vérité, l’arrivée des flibustiers dans l’Océan Indien a été une providence pour la
population naissante de Bourbon, à un moment où les Directeurs de la Compagnie des Indes
plus soucieux de sauvegarder leurs propres intérêts que de promouvoir l’avenir de cette
dernière dont ils ont été propriétaires, ne se sont pas gênés pour « affirmer avec véhémence
que Mascarin (de Mascarenha patronyme du Portugais qui à découvert l’île en 1512) ne leur
appartenait pas, pour assurer qu’ils n’avaient jamais prétendu en faire et qu’ils n’en voulaient
pas user à l’avenir, « tant trop loin de l’Europe et trop près des Indes ».
C’est ainsi que, par la volonté de la Compagnie des Indes Orientales Françaises, à la
fin de la Guerre de la Ligue d’Augsbourg, où la France perd sa marine à la Hougue en 1692,
l’escale du Cap de Bonne Espérance, tenue par les Hollandais supplante celle de Bourbon.
Les flibustiers, avec les moyens financiers et armés qu’ils possédaient alors - et assurés du
30
soutien logistique de la flotte des Frères de la Côte ancrée à Madagascar - aguerris à tous les
combats, au lieu de perpétuer à leur profit l’indépendance de fait dans laquelle l’île s’est
trouvée, sont restés fidèles à la « mère patrie ». C’est une leçon qu’il convient de retenir de
l’Histoire à travers laquelle la France s’identifie à la Liberté, surtout à une époque où l’Océan
Indien est l’enjeu de forces destructrices.
p.47 Chapitre II
Les Frères de la Côte
Peu à peu, ces approvisionnements, ces comptes, et le renouvellement des « Lettres de
marque » se feront aux Antilles. Les corsaires éprouvent, sans retenue, le besoin de ne plus se
baser en France. C’est la Flibuste. A partir de 1640, sous la férule de Le Vasseur, un ancien
officier de la marine royale, elle acquiert ses lettres de noblesse. Gouverneur de l’Ile
St-Christophe, au nom du roi, il délivre, tout d’abord, les « Lettres de marque », et il le fera
par la suite en son propre nom.
Devenu un monarque absolu dans cette partie du monde, il est assassiné par ses deux
lieutenants après douze années de règne. C’est ce qui a amené le roi de France à considérer la
flibuste avec moins de bienveillance. Ainsi s’est substituée à cet état de fait « l’organisation
étatique » qui a fait fuir vers d’autres cieux ces êtres « épris avant tout d’indépendance ». En
refusant le contrôle de l’état la flibuste a disparu d’elle-même.
p.48.
Ainsi est apparue la piraterie européenne dans l’Océan Indien, et celle-ci conserve les
coutumes créées par une communauté composée des corporations de : boucaniers ; habitants
et flibustiers – de vrij buiter, mots hollandais qui devient fribustier puis flibustier, c’est-à-dire
libre faiseur de butin - qui ont donné le jour aux Frères de la Côte. Comment s’est formée
cette confrérie ?
p.81 & suivantes.
De libertalia à l’île aux trésors.
Les Portugais sont dans l’Océan Indien depuis les premières décades du XVIIe siècle.
Ils y ont créé un empire en y laissant beaucoup des leurs, ce qui a fait dire au poète Gil
Vicente « O mer combien de ton sel est larme au Portugal ». Les Français apparaissent sur la
Route des Indes près de 150 ans plus tard, et établissent à Madagascar, à Fort-Dauphin, une
colonie de peuplement qui se fait massacrer par les Malgaches en août 1674. L’île Bourbon
devient alors la seule « Terre Française » sur cette voie maritime, où à l’aller, comme au
retour, les navires sont de véritables cargaisons d’or. A l’aller, l’or monnayé pour payer les
fonctionnaires, les armées, les échanges commerciaux des nations européennes qui y sont
présentes : Portugal ; Hollande ; Angleterre ; France ; au retour, l’or en poudre, les pierres
précieuses des pays producteurs pour renflouer les caisses de ces états saignés à blanc par les
guerres.
Ainsi à la suite du développement du commerce sur cette Route des Indes, les
corsaires et les Frères de la Côte montrent de plus en plus leur nez et font des prises
fabuleuses. Les flibustiers devenus de vulgaires pirates s’établissent à leur tour à Madagascar,
31
délaissés par les Européens, et qui leur offre des repaires sûrs. Quelques centaines de ces
« écumeurs des mers » élisent domicile dans le Nord-Est de l’île - de la Baie d’Antongil à la
Baie de Diego-Suarez - parce que l’alizé du secteur du secteur Est exerce une influence quasi
permanente » sur cette région, ce qui, en toute sûreté permet de rejoindre à chaque fois ces
ancrages.
L’installation des forbans dans l’Océan Indien s’inscrit dans trois périodes : la
première de 1686 à 1701 avec les grands pirates, Avery, Misson, Kid ; la deuxième, celles des
petits pirates ou « pirates mineurs » vers 1705 ; enfin la troisième, celle des derniers forbans,
en 1718, et se termine en 1730 avec la pendaison de La Buse et l’application de l’ordonnance
royale visant à les assimiler.
Cette première période est marquée à Bourbon par l’arrivée sur l’île, en novembre
1695, de 70 pirates Danois et Français - une trentaine - dont Claude Ruelle que l’on retrouve
dans les branches de l’arbre généalogique des Tipveau, mon nom patronymique. Ces «cydevant flibustiers » ont été débarqués par John Avery, devenu célèbre à la suite de sa
retentissante victoire sur l’un des vaisseaux les mieux armés du Grand Mogol, et renfermant à
son bord des richesses colossales. Mécontents de la répartition du butin entre les membres de
l’équipage, Français et Danois n’hésitent pas à fomenter une mutinerie qui entraîne Avery à se
séparer d’eux.
Et les voilà à Bourbon, avec chacun « 3 ou 4 mille escus », ce qui représente, par
individu, en valeur numismatique - en considérant qu’un écu d’or du XVIIe siècle vaut au
minimum 5.000 FF - un peu plus de 15.000.000 FF. Pour la première fois, autant de
numéraires pénètrent dans l’île, à la vue de la population qui compte au recensement de 1689 :
55 hommes de race blanche, pour 57 hommes de race noire.
Si une histoire mérite ici d’être contée, c’est bien celle de Libertalia ou
« La République égalitaire des Forbans de toutes les couleurs », car c’est parce qu’elle a
existé que de nombreux petits trésors, de la valeur énoncée ci-dessus, gisent encore
aujourd’hui, à la Réunion, dans leurs cachettes. Cette république - un siècle avant celle qui
fait naître le Révolution Française - est l’œuvre d’un « gentilhomme provençal » et d’un
« moine dominicain ». Le premier a laissé un mémoire qui a permis au capitaine Johnson
d’écrire un ouvrage, paru au XVIIIe siècle, sur la piraterie européenne dans l’Océan Indien.
Misson est né en Provence de ces vieilles familles du Midi de la France, et reçoit une
« excellente éducation » en même temps qu’il fait de sérieuses études. Mais l’esprit
d’aventure que fait naître le grand large prend le dessus chez cet adolescent que son père
destine à être mousquetaire. C’est ainsi qu’ils s’embarquent sur « Le Victoire », navire
commandé par un membre de sa famille, et touche Naples.
De là, il va visiter Rome ayant à l’esprit les études faites sur le latin et le grec. Ces
nobles sentiments l’entraînent vers sa perte et le plongent dans une fantastique aventure de la
mer, avec comme bagages le peu de connaissances acquises durant la traversée de la
Méditerranée, et ce, à partir du moment où il rencontre dans la Ville Eternelle un moine du
nom de Caraccioli ; de « mœurs et d’esprit fort libre », un vrai révolutionnaire. Notre jeune
provençal, à l’intelligence vive, se laisse séduire par les théories de ce dernier. Et les deux
hommes s’embarquent sur le Victoire. En route, et devant Libourne, l’équipage doit se battre
contre des barbaresques, ce qui donne l’occasion à Misson et Caraccioli de démontrer leur
intrépidité. De retour à Marseille, le capitaine reçoit l’ordre de se rendre aux Antilles pour
combattre l’Anglais. C’est vers 1690, la Guerre de la Ligue d’Augsbourg fait rage.
Pendant que Le Victoire se met en radoub à La Rochelle avant de prendre la mer, les
deux nouveaux compagnons impatients s’engagent sur un corsaire, « Le Triomphe », et
participent à la prise d’un navire anglais, « Le Mayflower ». Après s’être ainsi initiés à la dure
technique de l’abordage, ils regagnent leur ancien bâtiment qui met voiles pour la Mer des
Caraïbes. Tout va se jouer pendant cette traversée. Durant les longues heures de veillée, ils ne
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parlent que de liberté, de révolutions, de « peine de mort », mûrissant « une sainte révolte »
tout en commençant à « prêcher leur évangile ». Et lorsque Le Victoire perd « tous ses
officiers », ainsi qu’une grande partie de son équipage, après un engagement acharné avec un
corsaire anglais qui s’est perdu corps et biens en explosant, Caraccioli persuade Misson de
prendre le commandement et d’aller « établir la liberté dans le monde ». Après une
prédication des plus passionnées devant le reste de l’équipage, Caraccioli demande à cette
dernière de se joindre à eux. Ce qui est fait au cri de « Liberté ! Liberté ! »
Commencent alors les abordages, et les prises sont faites pour le compte de cette
nouvelle confrérie. C’est de la piraterie. Une riche cargaison, « de soies brochées, de dentelles
d’or et d ‘argent et autres étoffes précieuses » provenant d’un navire hollandais leur tombe
sous la main. Le tout est vendu à Carthagène. C’est de là qu’ils mettent le cap sur l’Océan
Indien, et sur leur route, près de la Guinée, ils prennent deux autres vaisseaux hollandais, dont
l’un « Le Nieuwstaak » transporte de la poudre d’or et des esclaves noirs.
A la vue de ces derniers, Misson déclare à son équipage : « il est impossible que le
commerce des gens de notre espèce soit jamais agréable aux yeux de la divine justice. Car
aucun homme n’a de pouvoir sur la liberté d’aucun autre… Nous n’avons pas dégagé notre
cou du joug irritant de l’esclavage et assuré notre liberté pour imposer l’esclavage à d’autres.
Sans doute, ces hommes se distinguent des Européens par la couleur, les coutumes ou les rites
religieux ; ils n’en sont pas moins des créatures du même être omnipotent et doués d’une
raison égale. Je désire donc qu’ils soient traités comme des hommes libres et répartis entre les
différentes tables afin qu’ils puissent bientôt apprendre notre langue, se rendre compte des
obligations qu’ils ont envers nous et devenir plus aptes et empressés à défendre cette liberté
qu’ils devront à notre justice et à notre humanité. »
Ces pauvres êtres, libérés et habillés des « costumes des Hollandais tués au combat »,
sont incorporés aux membres de l’équipage ainsi que quelques prisonniers qui ont désiré se
ranger sous la bannière des pirates. Les « quatre vingt » autres prisonniers Hollandais qui
n’ont pas voulu suivre leurs camarades sont conduits à la côte et relâchés. C’est ainsi que
Misson et ses compagnons repartent, et dans les parages du Cap de Bonne Espérance ils
s’emparent, après un combat acharné, d’un navire anglais riche d’étoffes et de « grosses
sommes d’argent ». Misson rend hommage au capitaine anglais tué à l’abordage, et accepte
que les membres de l’équipage de ce dernier se joignent au sien. Caraccioli prend le
commandement du bâtiment récupéré à cette occasion, et les voilà forts d’un rassemblement
international d’hommes prêts à tout pour sauvegarder leur Liberté.
Ils atteignent Anjouan aux îles Comores après avoir longé la côte ouest de
Madagascar. A la vue de la force des nouveaux arrivants, la reine de l’île choisit de s’en faire
des amis. D’ailleurs, elle espère bien les utiliser dans sa lutte contre son voisin, le sultan de
Mohely, de qui elle appréhende une proche attaque. L’alliance est soudée, par la suite, à
travers de nombreuses idylles entre forbans et Anjouannaises. Misson « épouse la sœur de la
reine, et Caraccioli une autre altesse royale ». Certains membres de l’équipage ayant une
charge d’âmes éprouvent alors le besoin de se réparer de leur capitaine pour vivre
paisiblement à Anjouan. Misson répond à son désir, et leur remet leur part de butin.
Sur ces entrefaites, débarque le sultan de Moheli à la tête de ses troupes. Misson et
Caraccioli arment tous les hommes disponibles qui habitent l’île, et pendant que le premier
attaque de front, mettant l’ennemi en déroute, le second avec leurs deux navires coupe la
retraite au sultan. Les Anjouannais voulant massacrer leurs ennemis, Misson s’interpose, et
renvoie les malheureux vaincus à leur maître en lui proposant de vivre en paix avec ses
voisins, ce qu’il refuse perpétuant ainsi la lutte ancestrale entre les populations de ces deux
îles.
Misson et Caraccioli n’acceptent pas de guerroyer perpétuellement pour une telle
cause, car leur métier est de faire des prises. Ils vont croiser dans le Canal de Mozambique et
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attaquent un vaisseau portugais ayant à son bord « 6 millions de poudre d’or ». Un combat
sans merci s’engage, « 60 Portugais et 30 pirates » sont tués, et Caraccioli perd sa jambe
gauche. Il fallait donc attendre qu’il se rétablisse. Retour à Anjouan, et pendant la
convalescence de son compagnon, Misson prend la résolution d’édifier sa « République ».
Elle est déjà riche d’un trésor important protégé par « une artillerie de quarante pièces », et
une petite flotte de trois navires.
Il choisit la baie de Diego-Suarez pour accomplir son rêve. Tout y est favorable,
« étroitesse de l’entrée » qui fait que les navires ne l’abordent pas, donc « repaire idéal facile à
défendre du côté de la mer » et un arrière-pays immense, arrosé par une rivière, et « isolé du
reste de l’île par un massif volcanique ». De plus, elle est proche de cette route maritime qui
passe par la Canal de Mozambique, vers l’Arabie et l’Inde.
Son petit peuple débarqué, Misson s’attache à créer une ville. On déboise et on
équarrit pour construire des maisons. Il lui faut du renfort pour avancer, il va le chercher à
Anjouan d’où il ramène les autre pirates qui s’y sont installés après leur mariage, et aussi, 300
Anjouannais que la reine lui a confiés pour « quatre mois », avec promesse par lui de l’aider
dans sa lutte contre son éternel ennemi. Cette communauté, dont le nombre s’est accru par le
ralliement des équipages, comptait des Français, des Hollandais, des Portugais, des Anglais,
des esclaves africains libérés. Misson choisit pour ces derniers le nom de « liberi », et pour sa
« République » celui de « Libertalia ».
Il fallait se nourrir, donc se mettre à la chasse. Et elle s’organise, avec quelques
compagnons qui se mettent « en pistes », puis établissent un camp pour rayonner vers
l’intérieur. C’est à partir de ce moment que les premiers Liberis découvrent l’existence
d’indigènes dans la région. Les chasseurs rencontrent un Malgache armé d’une sagaie,
l’emmènent dans leur camp, le traitent bien, et le laissent repartir « en lui faisant cadeau d’une
pièce de toile rouge et d’une hache ». Faute de parler sa langue, ils n’ont pas pu se renseigner
sur cet homme et sur ses semblables. En empruntant le chemin suivi par ce dernier, ils
découvrent un important village, où, à force de présents en étoffe, ils finissent par être reçus.
Autour d’une table, garnie de riz et de viande de poulet, s’engage une discussion faite de
signes. A la suite de quoi les pirates reviennent à Libertalia, en compagnie de dix Malgaches
« chargés de volailles et de cabris ». La cause est entendue. On peut continuer à édifier la
République en toute sérénité.
Misson en profite donc pour partir en expédition : Il fait face à un navire portugais de
« 50 canons et 300 hommes », le double de sa puissance. La lutte tourne à l’avantage de son
ennemi et il se voit déjà capturé. Il est sauvé par cette ardeur au combat qui survolte les
hommes de son équipage. Finalement la prise est faite, après un perte de 56 hommes « le  de
son effectif ». Mais quel butin : « 200.000 livres sterling et une grande abondance de
marchandises ».
Sur le chemin du retour, il rencontre un sloop qui piratait dans le Canal de
Mozambique, et, après avoir hissé le pavillon noir, ce dernier se fait reconnaître. Après les
échanges de coups de canon, selon la tradition, Misson reçoit, comme il se doit, ce Frère de la
Côte, à son bord. C’est Tom Tew. Il le séduit et en fait un néophyte à sa cause, puis il
l’emmène avec lui à Libertalia, où, charmé, le nouvel arrivant décide de se joindre, avec son
équipage, à la communauté qui y vit. Tous fêtent ensemble cette nouvelle alliance et
l’important butin pris aux Portugais, dont le vaisseau est venu grossir la flotte des pirates.
Néanmoins, il restait à résoudre un épineux problème causé par la présence de ces 200
prisonniers Portugais. Difficile de partir en expédition en les laissant à Libertalia. Les
abattre ? Misson refuse cette proposition et préconise de les embarquer sur leur navire,
laissant le choix de rester à ceux qui en manifesteraient le désir. Il demande alors aux
prisonniers de « prêter serment de ne jamais prendre les armes contre lui », ajoutant « qu’il ne
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faisait pas la guerre aux opprimés mais aux oppresseurs ». 137 Portugais quittent aussi
Libertalia « ahuris d’une telle générosité ».
Après cet épisode, Misson organise la vie de ses semblables, développe l’élevage et
l’agriculture. On met en pâturage « 300 bœufs achetés aux indigènes », des champs de maïs
s’étalent de plus en plus. Des échanges entre Libertalia et le village malgache créent un climat
de confiance entre les deux peuples, au point qu’une langue, une espèce de sabir - mélange de
malgache, de français, d’anglais - est employé pour communiquer. Des familles entières de
Malgaches viennent vivre près des forbans s’y sentant en toute sécurité.
De cette diversité d’hommes devait naître fatalement « une cause de division et de
faiblesse », suscitée surtout par les Anglais et les Français, à croire que les uns et les autres se
sont toujours pris à la gorge. Evidemment, il fallait vider l’abcès à coups de sabre.
Heureusement, avant d’en être arrivé là, la neutralité de Caraccioli a joué avec les
prédications d’usage, prêchant l’union indispensable « pour des gens qui avaient le monde
entier comme ennemi ». Il est donc apparu nécessaire de doter Libertalia de règlements ou
lois pour satisfaire aux désirs des partis en présence.
Aussitôt dit aussitôt fait. Les trois chefs convoquent tout le monde et proposent la
formation d’une gouvernement en tenant le discours suivant : « sans lois, les plus faibles
seraient toujours les opprimés et toute chose tendrait à la confusion. Les passions des hommes
les rendent aveugles à la justice et partiaux envers eux-mêmes, ils devraient soumettre les
différents qui pourraient survenir à des personnes calmes et désintéressées ». On divise alors
les compagnons « par groupe de dix » pour que chaque groupe nomme un délégué chargé
d’élaborer une constitution et de promulguer des lois. Le trésor, les troupeaux, les terres,
seront divisées et partagés. Une maison commune en bois est construite pour qu’on puisse
siéger. Un conservateur est nommé en la présence de Misson - appelé sa haute Excellence le
Conservateur - « chargé de récompenser les actions courageuses et vertueuses, et de punir le
vice conformément aux lois qui seraient établies ». Tew devient amiral, et Caraccioli
secrétaire d’état entouré d’un conseil « composé des individus les plus capables de la colonie
sans acceptation de nationalité ni couleur ». Ceci mis en place, on vote les lois et on les fait
imprimer puisque Libertalia possède sa propre imprimerie.
L’ordre assuré, il fallait bien songer à reprendre la mer. Tew part de son côté et
s’empare d’un navire hollandais. Aux abords de l’Angola il prend un Anglais qui fait la traite
des noirs, et il libère ces derniers. Caraccioli près de l’île Bourbon capture un autre hollandais.
Misson et Tew, de concert, chacun sur son propre bâtiment, s’attaquent à un « grand navire »
qui se rend à la Mecque. Armé de 110 canons et « encombré de 1.600 passagers » ce
mastodonte devient une proie facile pour les deux pirates. Le butin est digne des Contes des
Mille et une nuit. En plus « d’une centaine de jeunes filles de douze à dix huit ans » qu’ils ont
gardées, « les femmes manquant dans la colonie », les autre passagers ayant été débarqués,
dans la prise qu’ils ramenèrent à Libertalia ont peut dénombrer : « une quantité bien
satisfaisante de diamants, de soieries, de tapis, d’épées… » Toutes ces choses retirées du
navire, celui-ci « est mis en pièces ».
Et voilà donc, alors que Libertalia prospère et baigne dans l’euphorie qu’un coup de
semonce résonne dans cet univers utopique. Cinq navires portugais s’apprêtent à franchir
l’entrée de la baie, pour mettre fin aux exploits de Misson et de ses compagnons, qui se font
aux dépens du commerce de la couronne de Portugal. La milice, qui se compose d’une
centaine de noirs et que commande un sergent français, se jette en avant pour faire face à un
débarquement. Les deux batteries sont prêtes à cracher leurs feux, les vaisseaux de la
République montent leurs voiles pour aller à l’abordage. Comme un seul homme la
population de Libertalia s’est levée. Malgré les bordées des batteries, les Portugais pénètrent
dans la baie. Les quatre navires et la canons du fort entrent en action, et coulent deux navires
portugais. Leurs équipages se noient. Les deux autres bâtiments tentent leur chance dans la
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fuite. Trop tard, les pirates leur barrent la route, et les acculent à la côte, où les prisonniers
seront humainement traités, à l’exception de deux, reconnus pour avoir été de ceux qui ont
juré de ne pas s’attaquer à Misson. C’est au bout d’une corde qu’ils terminent leur aventure
dans la baie de Diego-Suarez.
Voilà une victoire à gonfler le cœur de tout un peuple, et à le conforter dans sa
démarche. Le seul moyen d’assurer la pérennité d’une telle d’une telle entreprise réside dans
le peuplement et l’occupation des terres. Tew et Caraccioli sont chargés de faire du
recrutement parmi les frères de la côte établis dans l’Océan Indien depuis 1686, certains à
Madagascar, d’autres à Bourbon. Caraccioli rencontre dans cette île des Mascareignes, parmi
les 70 forbans débarqués par Avery, des hommes prêts à le suivre, alors que son compagnon
se heurte sur la Grande Ile à l’incompréhension de ses anciens frères, chez lesquels « il n’y
avait plus rien de pirate et de révolté (…) et qui n’aspiraient plus qu’à vivre paisiblement de
leurs plantations en faisant travailler des esclaves sous la protection d’un pavillon décent. »
Tew soudainement se trouve coupé de Libertalia, à la suite d’une tempête qui a
emporté son navire et son équipage pendant qu’il parlementait avec ces anciens pirates, après
leur refus de prendre la mer. Obligé de passer la nuit avec ces derniers, le rhum aidant, c’est
ainsi qu’il voit « la Victoire » casser ses amarres à l’aube, et se fracasser sur les récifs. Sans
moyen de rejoindre Libertalia, il végète dans l’inaction jusqu’au jour où il voit s’approcher un
sloop. Se précipitant sur la plage, il reconnaît Misson qui descend du canot qui s’en est
détaché. « Arrivé à terre, Misson embrasse Tew et lui dit que tous leurs rêves de bonheur
s’étaient envolés ». Bien tristes nouvelles en effet. « Deux troupes considérables d’indigènes
étaient venues surprendre la colonie et avaient fait un horrible carnage de tous les colons
avant qu’ils aient pu se mettre en défense ». Caraccioli est resté parmi les cadavres des autres
Libéris. 45 hommes seulement ont pu se sauver sur deux sloops.
Misson n’a jamais imaginé que le danger viendrait de la terre, et encore moins du côté
des indigènes. Dans sa grande confiance envers les hommes, il a oublié de tirer les leçons du
massacre de la Colonie française de Fort-Dauphin par les Malgaches. S’il avait lu Estienne de
Flacourt, gouverneur de cette dernière, peut-être aurait-il appréhendé ce qui est arrivé aux
siens. « S’il y a nation au monde adonnée à la trahison, dissimulation, flatterie, cruauté,
mensonge et tromperie, c’est celle-cy. Ce sont les plus grands adulateurs, menteurs et
dissimulez qu’il y ait au monde, gens sans cœur, promettant beaucoup et n’accomplissant
rien, si ce n’est par la force de la crainte, gens qu’il faut chastier sans pardon, tant grands que
petits. C’est la nation la plus vindicative du monde : de la vengeance et de la trahison, ils font
leurs deux principales vertus : mais, qui pardonne. Ce sont leurs délices que de rencontrer des
enfants, qu’ils fendent en deux tout en vie, et des femmes à qui ils fendaient le ventre, les
laissant ainsi languir à demi-mortes » (Tels sont les propos de de Flacourt). Il faut retenir que
de Flacourt « noble, instruit, énergique, et curieux » est une référence pour l’époque, il est très
écouté à la Cour et apprécié pour ses connaissances. Il est choisi pour assurer la colonisation
française à Madagascar. Dès décembre 1653 il fait graver, sur une pierre de la Côte Est « dans l’île des Portugais - ce qui suit : « O advena, lege monita nostra, tibi tuis vitaeque tuae
profitura : cave ab incolis. Vale (O toi qui arrives, lis notre conseil ; il sera utile pour toi, pour
les tiens et pour ta vie : méfie-toi des habitants. Salut).
Dans ces sombres circonstances, Tew propose à Misson d’aller en Amérique, « où
avec les richesses qu’il avait sauvées, on pourrait mener une vie agréable ». Misson préfère
rentrer en France pour revoir sa famille, et donne à Tew un sloop et la moitié du trésor sauvé
du massacre. Appréhendant quelque danger il remet son mémoire à l’un des matelots qui s’est
séparé de lui pour embarquer avec l’Anglais vers les Amériques. C’est ainsi que l’histoire de
Libertalia peut être contée aujourd’hui, puis que celui qui l’a édifiée disparaît à la vue de Tew,
durant « un terrible ouragan » sans que ce dernier ait pu le secourir.
36
Des 70 pirates débarqués par Avery, un certain nombre a repris la mer avec Caraccioli,
venu, « comme il est écrit », faire du recrutement à Bourbon. D’autres sont repartis avec
l’escadre de Serquigny qui a séjourné dans l’île du 2 juillet au 29 Août 1696. Ceux qui s’y
sont définitivement établis, qui ont pris épouse, et investi leurs « escus », portent les
patronymes suivants :
–
Boucher François, né vers 1664, de la ville de Loches (Indre et Loire) 9 enfants.
–
Cheveau Louis né vers 1661, sans enfant.
–
Garnier François - Poitevin - 4 enfants.
–
Huet Jacques, né vers 1660 de la ville de Rouen (Seine maritime) 6 enfants.
–
Le Baillif Etienne, dit « l’Angevin » né vers 1667 d’Angers (Maine et Loire) 11
enfants.
–
Narresque (ou Vinisquin = Van Hesche) Jean, né vers 1669, à Bruges en Flandre - sans
enfant.
–
Riverain Victor, dit « Tourangeau » né vers 1660 de Tours (Indre et Loire) 3 enfants.
–
Turpin Denis né vers 1649, de Saint-Malo-de Ré (Charente Maritime) 7 enfants.
–
Ruelle Claude, né vers 1656 de la Paroisse de Saint Rémy, évêché de Langres, 3
enfants. Il épouse à St-Paul, le 29 août 1696, Monique Caron, fille de Louis Caron dit
« La Pie », du Morbihan, arrivé à Bourbon en novembre 1674, après le massacre de
Fort-Dauphin dont il est un des rescapés.
Claude Ruelle est le premier flibustier à acquérir, le 3 avril 1696, une concession à
Bourbon, et ce, des mains du gouverneur Bastide. De son union avec Monique Caron , naîtra
Françoise. Elle prend pour époux Adams Jams, « Consort de la Buse », qui débarque sur l’île
en janvier 1724 pour restituer au Conseil Provincial de St-Paul les vases sacrés pillés sur la
Vierge du Cap, caraque portugaise qui mouillait en face de St-Denis en avril 1721, et
transportant, en plus des trésors de la Vice-Royauté de Goa en Inde, les richesses de
l’Archevêché de cette dernière14. C’est de cette union que remonte en ligne « agnatique » de
ma grand-mère paternelle, épouse Tipveau, née Léonie Jams.
Du recensement qui précède, on peut affirmer que c’est quelques 60 forbans qui ont
quitté Bourbon en 1696 pour reprendre la mer, soit d’une manière régulière, soit pour faire de
la piraterie. Des documents d’archives précisent bien que les 70 « cy devant flibustiers »
débarqués par Avery, sont arrivés sur l’île avec des milliers d’écus d’or, et un rapport de
l’Amiral Serquigny précise : « Chacun des flibustiers estant dépourveu de toutes choses,
l’escadre a beaucoup profité de leur indigence et l’on a peu dire que c’estoit l’isle d’argent,
puisque l’on avoit couché au jeu jusqu’à 10.200 escus sur une seule carte ; vendu un baril
d’eau-de-vie 600 livres, tout de reste à proportion. Chacun s’est bien raffraîchi. Les plus
gueux ont fait leur bourse, et les malades se sont bien remis pour y avoir un air admirable. »
La preuve officielle démontre que Caraccioli est venu faire du recrutement à Bourbon,
après le passage de cette escadre, c’est dans le même rapport qu’on le découvre. « Nous avons
trouvé dans l’île environ 70 flibustiers qu’un vaisseau anglais y avoit amenés et laissés, qui y
bâtissaient une frégate environ de 80 tonneaux. Nous estant assemblés, nous jugeâmes à
propos de la faire brûler, ce que nous fîmes exécuter le 25 août 1696 […] Une partie de ces
flibustiers se sont embarqués sur nos vaisseaux… »
14
(PS) La marine des PTOLEMEES et la marine des Romains ; [BN : O3A 644 (2)]. Jurien de la Gravière.1885.
p.112. -"Qui n'a entendu parler de cette communauté chrétienne que les Portugais retrouvèrent, en l'année 1503,
sur le littoral où ils s'imaginaient apporter les premiers la connaissance du Christ et de son évangile ? Les
archevêques de Goa essayèrent en vain de convertir ces vieux croyants qui s'obstinaient à ne vouloir reconnaître
pour chef que le patriarche de Babylone. Evangélisés, disaient-ils, par saint Thomas, ils prétendaient demeurer
fidèles aux sentiments de Nestorius. - saint Pierre, répondaient-ils aux docteurs qui s'efforçaient de les arracher à
leur hérésie, est le chef de l'église de Rome ; saint Thomas est le chef de la nôtre.- Ils résistèrent si bien, qu'ils en
ont gardé, dans l'histoire ecclésiastique de l'Inde, le nom de Chrétiens de saint Thomas."
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Il est de tradition que ceux qui ont détenu des richesses en numéraire, plus
particulièrement les marins, n’emportaient jamais ces dernières avec eux à bord, car elles
engendrent des convoitises et des conflits. Pourquoi prendre le risque de perdre bêtement ce
qui a été acquis dangereusement au cours des combats sanglants ? Et toujours selon la
tradition ces richesses ont été dissimulées dans des cachettes, dans les ravines en général qui
renferment des cavernes - de véritables coffres-forts - les unes aussi secrètes que les autres.
Toutes ces traditions orales, dont l’origine s’est perdue dans la nuit des temps, ressurgissent
toujours dans les rêves de beaucoup de Réunionnais qui croient se trouver en présence d’une
manifestation surnaturelle les avisant de l’existence d’un trésor dans leur propriété. Beaucoup
de fouilles à la Réunion se font à la suite de ces rêves que l’on peut assimiler à des
hallucinations. En vérité, de génération en génération, s’est transmis le même message : « Un
tel est arrivé à Bourbon avec beaucoup d’or, et il est reparti en mer sans l’emmener avec lui »,
c’est donc qu’il l’a caché quelque part dans l’île.
A ne pas douter, dans des caches secrètes dorment des milliers de pièces d’or qui ont
été la propriété de ces hommes que Caraccioli a entraînés avec lui dans son tragique destin, ou
de tant d’autres flibustiers - ceux de l’équipage de Congdom notamment, avec leurs 650.000
écus pris au Grand Mogol - qui n’ont pas eu l’occasion de revenir reprendre ce qu’ils ont
dissimulé. A cet égard, le document suivant rédigé dans un sabir à prédominance espagnol et
français est suffisamment édifiant.
« Fouente fois iay pensé revenir à Bourbon, estant malade laquelle surmonte mes
forces, iay donner Jacobus par escrit les moyens de descuerte que Dieu me refuse de
reprendre, si bien que s’il luy possible de ioindre avec marque MIDI lesquels Jacobus estoient
connu.
Iay separe MIDI.
Quand le soleil aisément donnes es ombre entre MIDI, on trouve lettres au bout
ombre. S.O. 15, liure Sud Ouest 20 toises. Là estoient mes biens.
Pro censu fest.
Profadero.
Es volonté de Dieu a pas voulu que je reviendre estant davantage malade, iay souvent
tombe sans couance le sentist hateauc il mort, iay ni plus même le que bailler ce iay doit au
gens qui estoyent charitable avec moi, estre en afanur de cinquante onces d’or et de
merveillus diamants qui douent consciance anot revernce pour que ie aille pour moi.
Porquay ie attends que iluys respondray avant le meure, Dieu me a durement espour le
uige ».
En plus de trésors à thèmes, c’est-à-dire, des trésors qui concernent des personnages
historiques ou légendaires, tels que La Buse, Najeon de L’Etang, il existe effectivement à l’île
de la Réunion d’autres trésors cachés - des documents le prouvent - moins importants, qui
procèdent de la philosophie d’un « peuple singulier, né d’un rêve brutal, peuple libre
retranché des autres sociétés humaines et de l’avenir, sans enfant et sans vieillard, sans
maison, sans cimetière, sans espoir mais non sans audace, un peuple pour qui l’atrocité était
un métier, la mort une certitude de lendemain, tout un instant de vie un dernier sourire de la
fortune, avant le rictus final, portion de l’humanité, qui s’était voulu inhumaine, peuple
violent, tragique, éphémère comme le sont les tempêtes et le destin des hommes. » (in, Les
38
Pirates à Madagascar aux XVIIe et XVIIIe siècles, par Hubert Deschamps - Archives
Départementales).
Contrairement à ce que l’on peut penser les flibustiers n’ont pas tout dilapidé au jeu, et
dans des bacchanales sans fin. Déjà chacun d’entre eux s’est senti obligé de participer à la
constitution d’une « caisse noire » matérialisée à bord de chaque Corsaire par « le coffre d’or
et d’argent » dont le second capitaine avait la garde. C’est probablement l’ensemble de ces
coffres, propriété de Frères de la Côte - au plus haut degré, dans le sens d’une société secrète
initiatique, selon la conception de Geoffroy de Charnay - qui se trouve caché dans « un
caveau » au Baril à St-Philippe.
C’est bien une trésorerie que cette communauté s’est constituée, moyen sans lequel il
est impossible, pour rejoindre Misson dans sa théorie, de « faire la guerre aux oppresseurs ».
Pour cela il s’est fait pirate. « Seule, à cette époque, écrit encore Hubert Deschamps, la société
des hors-la-loi offrait à cet égard un cadre convenable et des hommes compréhensifs. La
liberté en était le ressort, l’égalité y régnait ; les chefs étaient élus, les décisions prises par le
consentement commun ; la fraternité et l’entr’aide y étaient la règle. Ce que les intellectuels
Misson et Caraccioli y ajoutèrent, ce fut une large générosité humaine et un sens constructif.
C’est ainsi qu’ils abolirent l’esclavage cent cinquante ans avant les nations européennes les
plus avancées et répudièrent effectivement le racisme bien avant notre époque et bien plus
qu’elle ».
p.105
Chapitre V
L’insertion des forbans dans la société bourbonnaise naissante
[…] Eh bien, il fait retrouver les flibustiers dans cette manie de donner de surnoms à
leurs semblables selon certains traits de leur caractère, manie qui a été reprise par des
Réunionnais. On sait combien dans l’île les flibustiers ont été gens à tout faire, pour avoir
navigué sur les mers du monde, et appris beaucoup de choses. C’est ainsi que le terme
« gabier » est resté dans le parler créole pour désigner un débrouillard. « Oté boug là lé
gabier » signifie que tel individu est capable de faire quelque chose, ou de se dépasser. En fait
les gabiers avaient « la charge du gréement des voiles de la manœuvre ». Une question de vie
ou de mort, c’est-à-dire, l’affaire du plus fort ou du plus faible. « Un bon gabier était apte à
tout faire et à monter en tête de mât par tous les temps, tout aussi bien qu’à participer aux
combats, et à se servir de toutes les armes y compris les canons. Les gabiers formaient la
majorité de l’équipage. » (Les Corsaires d’Etienne Blandin. Editions F. Leréec 4 rue de Dinan
St-Malo)
Or donc, si les prénoms les plus pittoresques ne se comptent plus à la Réunion –
« trompe la mort » ; « papangue » ; « mal chatte » ; « ptit carté » ; « martin vol à terre » ;
« quat’ yeux » ; « z’araignée ; « ti pique » ; etc ; etc et un quotidien réunionnais en donne tout
un répertoire – c’est que le Réunionnais a fait sienne cette tradition qui est née de la mer. Et si
Anchaing, Cimandef, identifient les cirques grandioses de la Salazie et de Mafate, c’est parce
que la mémoire populaire – qu’on veuille le reconnaître ou pas – a voulu que les noms de ces
chefs marrons perpétuent l’épopée de tous ces hommes qui se sont faits abattre comme des
cabris sauvages. C’est à la suite de cette chasse inhumaine que les marrons ont déserté les
ravines et leurs cavernes pour se réfugier dans les cirques.
39
**
Voyages anciens à l’île Bourbon.
Relations glanées à travers l’imprimé et colligées avec dix illustrations en hors-texte par
Albert Lougnon (professeur au Lycée de Tananarive) Première série Sous le signe de la
Tortue (1611–1725). En vente à La librairie Gaston Daudé, rue de l’Eglise St–Denis. Ile de la
Réunion. La librairie Ernest Leroux, 108, boulevard St–Germain, Paris VI°. –MCMXXXIX–.
p.5
Moins pressé que Verhuff, l’anglais Samuel Castleton y débarqua à la fin mars 1613.
Parti de Blackwall en Angleterre, à bord du navire The Pearl, il avait croisé quelques temps
dans les parages de Ceylan, plus occupé, semble-t-il, de piraterie que de commerce.
p.17
Chapitre deuxième.
La société de l’Orient.
En 1651 paraissait à Paris un volume intitulé Relations véritables et curieuses de l’isle
de Madagascar et du Brésil, avec l’histoire de la dernière guerre faite au Brésil entre les
Portugais et les Hollandais, trois relations d’Egypte et une du royaume de Perse.
Ce curieux ouvrage comprend deux parties. Dans la première, qui compte 307 pages,
se trouve, de la page 1 à la page 193, la Relation du voyage que François Cauche, de Rouen, a
fait à Madagascar, isles adjacentes et coste d’Afrique. Recueilly par le sieur Morisot, avec
des notes en marge. Une lettre non signée, mais émanant certainement de Cauche, précède le
texte de la relation. Elle nous informe que le récit a été rédigé par le sieur Morisot, de Dijon,
sur les indications du voyageur.
Cela posé, nous apprenons que François Cauche, poussé par l’amour des aventures,
avait quitté Dieppe le 15 janvier 1638 à bord de la flûte Saint-Alexis, capitaine Alonse
Goubert. On devait, en allant à la Mer Rouge, laisser un poste à l’île Maurice pour
l’exploitation des ébéniers qui y croissaient en nombre.
Le vingt-cinquième juin 1638 nous abordâmes l’île de Diégo Rois (ou Rodrique), qui
est à la hauteur de 20 degrés de la Ligne équinoxiale, du côté du Pôle antarctique, à quarante
lieues ou environ de l’île de Madagascar. Nous y descendîmes et y arborâmes les armes de
France contre un tronc d’arbre, par les mains de Salomon Goubert. Notre navire fut toujours
en mer, n’ayant pu ancrer, le fond y étant trop bas. Aussitôt que les armes du Roi y furent
posées, ceux qui avaient eu charge de la faire retournèrent à nous dans la chaloupe qui les y
avait portés.
40
De là nous tirâmes en l’île de Mascarhène15 qui en est éloignée de 30 lieues, située
environ à deux degrès au-delà du tropique du Capricorne, où nous arborâmes aussi les armes
du Roi. Elle est inhabitée comme la précédente, quoique les eaux y soient bonnes ; abondante
en gibier, poissons et fruits. On y voit grand nombre d’oiseaux et tortues de terre et les
rivières y sont fort pisqueuses.
Ayant séjourné 24 heures en cette île, nous fûmes surgir en celle de Sainte Apollonie,
qui est à un degré plus haut, tirant vers la Ligne, en intention de l’habiter. Mais étant entrés au
port qui est entre le Sud et l’Est, c’est-à-dire le Midi et le Levant, nous trouvâmes la place
prise par des Hollandais qui y bâtissaient un fort, s’y étaient huttés et avaient nommé, il y
avait longtemps, ladite île du nom du Prince Maurice (de Nassau).
Le capitaine d’un navire anglais en relâche à Maurice proposa aux Français de les
aider à chasser les Hollandais. Goubert déclina l’offre et gagna Madagascar où le Saint-Alexis
périt et où François Cauche demeura jusqu’en 1643.
Pendant longtemps on a tenu cette relation pour exacte et l’on s’est plu à rappeler le
souvenir des premiers Français qui étaient ainsi venus en 1638 « arborer » à Mascarin les
armes du roi très chrétien. Mais en 1890 le prince Roland Bonaparte, publiant une étude sur le
premier établissement des Néerlandais à l’île Maurice, produisit des pièces qui étaient de
nature à jeter le doute sur la parfaite véracité du récit de Cauche. Ces documents établissent en
effet que le Saint-Alexis a accompli non pas un mais deux voyages à Maurice et que c’est
probablement au cours du deuxième, soit en 1640, qu’eut lieu la « prise de possession »
relatée par Cauche.
p.22
Le cinquième septembre 1649 arriva au Fort-Dauphin le navire Saint-Laurent, de l’île
Sainte-Marie, qui apporta deux cent quatre-vingts poinçons de ris blanc ; et deux jours après
la barque que j’avais fait bâtir arriva, qui amena douze Français qu’elle avait trouvés à
Mascareigne biens sains et gaillards. Là, au lieu d’y avoir eu disette, ils n’avaient pas eu le
moindre accès de fièvre, et m’ont tous assûré que c’est l’île la plus saine qui soit au monde,
où les vivres sont à foison, le cochon très savoureux ; la tortue de terre, tortue de mer, toutes
sortes d’oiseaux en si grande abondance qu’il ne faut qu’une houssine à la main pour trouver
en quelque lieu que ce soit de quoi dîner, et avoir un fossaire que l’on nomme fusil à allumer
le feu.
p.25
L’île restait inhabitée quand, en 1654, Flacourt poussa à s’y transporter un colon dont
il avait à se plaindre à propos d’un vol, Antoine Thoreau, dit Couillard. Sept autres Français et
six Malgaches se joignirent à Thoreau.
La petite bande séjourna à Bourbon jusqu’en 1658. Privés alors de nouvelles de
Fort-Dauphin, ils ajoutèrent foi aux mensonges - aux anticipations plutôt - d’un Anglais de
passage qui leur persuada que la colonie n’existait plus. Justement alarmés ils se laissèrent
emmener dans l’Inde où, pour vivre, ils durent se faire soldats.
A la suite de la deuxième édition de son Histoire de la Grande isle de Madagascar,
Flacourt raconte ses travaux et ses malheurs.
Le dixième de septembre 1654 je m’embarquai par l’ordre de monsieur de Flacourt,
notre commandant, et Directeur de la compagnie, de mon consentement et par la prière que je
lui avais faite, dans le navire l’Ours, pour aller demeurer dans l’île de Bourbon anciennement
nommée Mascareigne, avec sept autres Français et six nègres qui nous ont aussi suivis ; en
laquelle étant arrivés au bout de douze jours de navigation nous nous sommes établis sur le
15
Les Portugais appellent cette île, isla de Mascarenhas pour avoir été découverte par un de cette maison qui
tient encore des premiers rangs en Portugal. [note de Morisot].
41
bord d’un étang qui se débouche de temps en temps dans la mer dans une grande anse qui est
l’Ouest Nord-Ouest de l’île où est le plus sûr ancrage.
P.52.
Chapitre troisième :
La compagnie des Indes.
A l’égard des moyens, l’on ne peut cultiver ces trois sortes16 qu’en y employant des
esclaves, ainsi que l’on pratique dans les îles de l’Amérique, et, sur ce pied, l’on a envisagé
l’île de Madagascar et la côte d’Afrique dont l’on en pouvait tirer quantité. Les récipients qui
sont nécessaires pour servir à faire le sucre et l’indigo ainsi que les autres instruments ou
outils sont faciles à tirer de l’Europe ou des Indes, et, cela établi, il semble qu’il n’y ait autre
chose à faire qu’à envoyer du monde pour commencer à travailler. Pour les noirs de
Madagascar, je crois que les personnes qui connaissent le naturel des habitants de cette île,
seront d’accord avec moi qu’il n’y aurait pas de sûreté dans Mascareigne, pour des Français
qui y seraient habitués, s’il y en avait quantité dans l’île, et ce serait pourtant une nécessité d’y
en avoir nombre, si l’on y voulait travailler et y faire de grands établissements. Le peuple de
Madagascar, généralement parlant, est traître, vindicatif, remuant, capable de tout
entreprendre en corps, ennemi de la suggestion ; il ne pardonne jamais, mais j’en dirai
quelque chose de plus lorsque je parlerai de cette grande île. Quant aux noirs de la côte
d’Afrique opposée à l’ouest de Madagascar, ils sont assez bons mais je ne sais si l’on pourrait
en tirer la quantité dont l’on aurait besoin. Il y aurait pourtant encore une ressource, ce serait
de tirer des esclaves de quelques endroits des Indes où l’on peut en trouver. Passons
néanmoins sur les difficultés que l’on pourrait rencontrer à en avoir et voyons ce que l’on
pourrait espérer du travail de ces noirs.
p. 115.
Chapitre quatrième
L’escadre de Perse.
[…] Nous apprîmes que les vaisseaux le Jules, le Robin et le Barbault avaient mouillé
ici en s’en allant en France. Le Jules laissa ici quinze prisonniers noirs de St-Thomé17.
p.158.
16
(PS). Sucre, indigo, tabac
(PS) São Tomé et Príncipe. (Encyclopédie Universalis) Anciennes possessions portugaises du golfe de Guinée,
les îles São Tomé (859 km²) et Príncipe (142 km²) sont situées à 220 kilomètres de environ au nord-ouest du
Gabon. De nature volcanique, le relief est accidenté et le sol très riche se prête très bien à l’agriculture. (…) On
pense que São Tomé était une terre vierge lors de sa découverte par les navigateurs portugais João de Santarem
et Péro Escobar vers 1471-1472. La colonisation fut entreprise rapidement et la population fut constituée par des
condamnés de droit commun, des juifs victimes de l’Inquisition et des femmes africaines amenées du continent.
Cette population dont le métissage était général, mit en valeur les riches terres volcaniques de l’île dans des
conditions voisines de l’esclavage, qui provoquèrent en 1909 le boycottage du cacao de São Tomé par les
chocolatiers britanniques et allemands. Durant l’époque de la traite, l’île était un comptoir d’esclaves sur la route
du Brésil . Au XVIe siècle, São Tomé était le centre diocésain pour toute la côte du Kongo et fut la base de
départ pour la colonisation de l’Angola. Les Hollandais occupèrent l’île quelque temps eu XVIIe siècle. Elle
subit également les attaques de corsaires français.
17
42
Chapitre sixième
Au fil des ans.
Les habitants de cette île sont servis par des nègres ou noirs esclaves à eux vendus par
les vaisseaux flibustiers qui y ont relâché, et quelquefois aussi par des vaisseaux français ou
autres, lesquels ayant fait des prises aux Indes, vendent à leur retour dans cette île ou en
d’autres lieux, sur un pied fort considérable, les esclaves qui s’y trouvent et qui pour lors leur
appartiennent.
Une fois vendus les dits esclaves sont la propriété de leur maître le reste de leur vie,
ainsi que les enfants qui en peuvent provenir, étant de l’intérêt d’un maître, lorsqu’il a un
nègre, de lui assortir une femme, tout aussi esclave, qu’il achète des vaisseaux s’il y en
trouve, ou d’un habitant, pour la marier avec son nègre, faisant visiter avant que de les acheter
s’ils sont propres à la génération pour lui rapporter plus de profit. Cependant, lorsqu’ils
travaillent avec affection pour leur maître, après un certain nombre d’années, les esclaves
reçoivent pour récompense quelque petit morceau de terre qu’ils cultivent à leur profit, et
quelquefois aussi leur liberté sur leurs vieux jours.
Outre les habitants français qui demeurent en cette île il y a encore quelques flibustiers
ou forbans qui, lassés d’avoir mené une vie aussi pénible pendant un certain nombre d’années,
et ayant amassé du bien considérablement pour vivre, s’y sont établis et mariés avec des
femmes du pays. Mais comme tous ces gens ne bornent pas leur fortune à s’établir dans un
pays aussi éloigné, nous en trouvâmes environ trente des plus riches qui, attendant la
première occasion pour se rendre en France, demandèrent le passage en payant à M. de
Pallières, ce qui leur fut accordé. Ils furent dispersés sur les quatre vaisseaux et nous en
reçûmes huit pour notre part.
p. 160.
Chapitre septième
Messieurs de Saint-Malo.
L’impuissance où se trouvait la Compagnie d’exploiter elle-même le monopole qu’elle
détenait des relations commerciales avec les Indes l’amena à conclure, à partir de 1707, toute
une série de conventions avec des négociants de Saint-Malo qui s’offraient à le faire fructifier.
La première de ces conventions concernait la traite du café en Arabie. En conséquence
les Malouins expédièrent en 1708, à destination de la Mer Rouge, deux navires, le Curieux et
le Diligent. Ils atteignirent Moka en janvier 1709, après avoir capturé un beau vaisseau
hollandais. Leur chargement terminé, ils quittèrent l’Arabie en août. Ils s’emparèrent le mois
suivant d’un deuxième bâtiment hollandais, cinglèrent vers Maurice où ils déposèrent leurs
prisonniers, puis se rendirent à Bourbon en décembre. Chassés de la rade de Saint-Paul par un
cyclone, ils furent de retour à Saint-Malo en mai 1710.
p.176.
Les armements à destination de la Mer Rouge ne sont qu’une des manifestations de
l’activité des armateurs malouins à cette époque. Pendant la guerre de succession d’Espagne
ils ne se firent pas faute d’envoyer des navires dans les colonies espagnoles de l’Amérique du
sud - à la Mer du Sud, comme l’on disait -. Le traité de d’Utrecht le leur interdit, mais les
bénéfices que leur procurait ce commerce « interlope » étaient trop beaux pour qu’ils y
renonçassent, et ils le poursuivirent clandestinement quelque temps encore.
43
Guy Le Gentil de la Barbinais, né à Saint-Malo le 16 janvier 1692, a pris part à l’une
de ces expéditions, mais n’a pas limité sa course à l’Amérique. Parti de Cancale le 29 août
1714, il visita les côtes du Brésil, de l’argentine et Chili, franchit le Pacifique, atteignit la
Chine, les Philippines, les îles de la Sonde, et rentra en Europe, en 1718, par l’Océan Indien.
Il a raconté, dans son Nouveau voyage autour du Monde, le séjour de cinq mois qu’il fit à
Bourbon en 1717.
p.193.
Chapitre huitième.
Forbans et missionnaires
Quand la nouvelle eut été portée en France de la découverte, en 1715, d’un caféier
indigène et du succès de l’introduction, cette même année, de quelques plants venus de Moka,
l’indifférence que la Compagnie des Indes professait à l’égard de Bourbon fit place à un
sentiment qui n’était pas encore de l’enthousiasme mais qui n’était plus du dédain, et, dans le
courant de 1717, les directeurs de cette société élaborèrent un plan rationnel de mise en valeur
de l’île.
Il comportait notamment une immigration d’esclaves à tirer de Madagascar ; mais,
pour que les navires de la Compagnie pussent effectuer dans les meilleures conditions ces
opérations de traite, il était souhaitable que la grande île fût au préalable purgée des
associations de forbans qui s’y étaient constituées à la fin du XVIIe siècle.
Des deux moyens qui avaient été employés jusqu’alors par les nations européennes, la
poursuite et l’amnistie, il parut que le second serait le plus efficace, outre qu’il était le moins
coûteux. En conséquence les agents de la Compagnie en service à Bourbon, nommément
Beauvollier de Courchant et Desforges-Boucher, reçurent l’ordre d’offrir le pardon à tous les
écumeurs de mer qui solliciteraient l’aman. Un certain nombre le demandèrent et vinrent faire
leur soumission à Mascarin. Ils furent alors embarqués à destination de l’Europe, et non
installés dans l’île en qualité de colons comme on le croit communément. Cette opinion
n’étant fondée qu’en ce qui concerne quelques pirates venus individuellement à résipiscence
au cours de la période précédente.
Plus heureux sans doute dans leurs établissements de la baie d’Antongil et de
Sainte-Marie de Madagascar, un groupe de forbans repoussèrent cependant l’amnistie qu’on
leur offrait et tinrent à prouver qu’ils n’entendaient nullement renoncer à leur état. De ce
nombre furent les « capitaines » Taylor - un anglais qui se prétendait ancien officier des
vaisseaux de Sa Majesté - et Olivier le Vasseur, dit la Buse, un français natif de Calais. En
1721, le dimanche de Quasimodo, ils capturèrent de haute lutte, sous les yeux de nos
insulaires impuissants, deux navires ancrés l’un en rade de Saint-Denis, la Vierge du Cap,
battant pavillon portugais, l’autre dans la baie de Saint-Paul, la Ville d’Ostende, propriété de
la Compagnie de ce nom.
L’épisode a été rapporté par plusieurs auteurs, et Bernardin de Saint-Pierre lui-même a
cru utile d’en faire le récit. Les deux relations qui suivent, bien qu’elles ne concordent pas
dans les détails, semblent serrer de près la réalité.
p.225.
Dans la Bibliographie, n° 7, François Cauche. Relation du voyage que François
Cauche de Rouen a fait à Madagascar, isles adjacentes et coste d’Afrique. Recueilly par le
sieur Morisot avec des notes en marge. In Relations véritables et curieuses de l’isle de
Madagascar et du Brésil, avec l’histoire de la dernière guerre faite au Brésil entre les
44
Portugais et les Hollandais, trois relations d’Egypte et une du royaume de Perse. A Paris,
chez Augustin Courbé, au Palais, en la gallerie des merciers, à la Palme. M.DC.LI, page 7,
In-quarto de 10 fnc., 307 pages, 10 fnc., 212 pages, 158 pages, 1 fnc., avec cartes.
**
Histoire des croyances, superstitions, mœurs, usages et coutumes (selon le
plan du décalogue). Par Fernand Nicolay, avocat à la cour de Paris. Paris 1901.
BN : 8-G-7874. En 3 tomes. Livre premier, chapitre VI, enquête sur les
superstitions : astrologues, devins, magiciens et sorciers p.219.Livre cinquième :
chapitre premier.
p.225
« Coup d’œil historique sur l’homicide et le meurtre » - Tarif des
blessures chez divers peuples. Anciennes coutumes de l’Irlande en cas de
meurtre : lettre de St Patrice.
Chapitre III : Supplices capitaux chez les divers peuples. P.285.
Chapitre IV : l’homicide à la guerre. P.326.
Livre septième : Faits mémorables de l’histoire de la propriété. Les biens des
émigrés. P.49.
Livre dixième, chapitre II. Bandes et associations de voleurs. Brigands, pirates,
flibustiers. P.390.
Chapitre III. Les Négriers et les razzias humaines. L’esclavage jadis et
aujourd’hui.
Histoire des croyances, tome III.
P.423.
Les boucaniers (originaires de Normandie pour la plupart), pour faire
partie du groupe on devait renoncer à tous les usages de la vie sociale, et même
à son nom de famille. Les candidats boucaniers ne reconnaissaient plus pour
chef que le gouverneur de l’île de la Tortue, et acceptaient d’être désignés
désormais par un sobriquet qui passait à leur descendance quand, cessant d’être
boucaniers, ils devenaient colons par le mariage.
De 1660 à 1665, un grand nombre tombèrent sous les coups des
Espagnols : c’est alors que les survivants, se sentant incapables de lutter seuls,
s’associèrent aux flibustiers qui, eux, parcouraient les mers d’Amérique en ne se
proposant – que le butin – comme objectif ;
p.424.
Les boucaniers durent leur force à une discipline rigoureuse. A l’origine
ils mettaient tout en commun. Rien de plus remarquable que de voir des gens ne
vivant que de rapine se montrer impitoyables à l’égard des voleurs.
45
De toutes les petites républiques formant la société, celle composée de
Français se montrait la plus sévère à cet égard. Un flibustier volait-il un
camarade ? On commençait par lui couper le nez et les oreilles. Dérobait-il de
l’argent ou des objets appartenant à la société, n’eussent-ils que la valeur d’une
piastre ? Il était marronné - c’est-à-dire qu’on le déposait dans quelqu’îlot
désert, en ne lui laissant pour toute provision qu’une bouteille d’eau, un morceau
de viande de porc ou de tortue, un fusil, du plomb et de la poudre.
Ne pouvant se dispenser d’établir certains règlements, ils rédigèrent un
« Code des flibustiers » que chacun d’eux jurait d’observer quand il s’affiliait au
groupe. La plupart d’entre eux, ne sachant point écrire, adhéraient au statuts en y
traçant une simple croix. Aux termes de ce code, - « Les frères de la Côte » -,
ainsi qu’ils se désignaient, avaient tous des droits égaux, c’est-à-dire pouvaient
réclamer le partage égal des vivres ou boissons dont on s’emparait. Dans les
circonstances graves on précédait à un vote par suffrage universel. D’après le
règlement, si quelqu’un faisait monter à bord une jeune fille ou une jeune femme
déguisée, il était puni de mort. Pendant tout le temps que les flibustiers tenaient
la mer, il leur était interdit de la façon la plus absolue de se battre. S’élevait-il
quelque querelle ? La solution ou était ajournée jusqu’à ce qu’on fût descendu à
terre, et alors le différend se vidait à coup de sabre ou au pistolet.
Indemnités et récompenses étaient prévues par un tarif ; les blessés recevaient :
-
Pour la perte du bras droit : 600 piastres ou six esclaves.
Pour le bras gauche ou la jambe droite : 500 piastres ou 5 esclaves.
Pour la jambe gauche : 400.
Pour un œil ou un doigt : 100 piastres ou 1 esclave.
Celui qui enlevait le pavillon d’un vaisseau, et arborait à sa place celui des
flibustiers, recevait une gratification de 50 piastres.
- Quand on s’emparait d’un prisonnier de marque, on obtenait une récompense
de 100 piastres.
Devenus colons, ils songèrent à fonder des familles de petits flibustiers, et en
1685, on leur expédia de France, une -cargaison de femmes- pour organiser ou
plutôt développer la colonie d’Haïti.
Après la paix générale qui suivit les guerres de Louis XIV, la piraterie
disparut presque complètement de la mer des Antilles. Quelques aventuriers
essayèrent bien de la remettre à l’honneur ; mais outre les Espagnols, ils eurent
contre eux les Hollandais, les Anglais et aussi les Français qui tentaient alors de
coloniser leurs possessions ; et ils furent promptement dispersés.
Cependant, aussitôt que l’Amérique combattit pour son indépendance, la
course se réorganisa de nouveau dans la mer des Antilles et le Golfe du
Mexique ; en même temps on vit reparaître les pirates qui ne se faisaient aucun
scrupule de surprendre, trahir, égorger même leurs frères d’armes de la veille.
46
Livre dixième, chapitre III.
p.436.
Razzias humaines : négriers et esclaves.
Au quinzième siècle, l’esclavage était complètement aboli chez toutes les
nations chrétiennes de l’ancien continent ; mais lors de la découverte de
l’Amérique, on songea à employer les robustes habitants de l’Afrique
occidentale pour cultiver les terres et exploiter les richesses du Nouveau-Monde.
Dans la Guinée, une foule de petits rois sans cesse en guerre entre eux, se
débarrassaient de leurs prisonniers, soit par le cannibalisme, soit par d’autres
procédés barbares. Dès qu’on trouva moyen de tirer parti des vaincus, un nouvel
état de choses s’accentua. Les colons des Antilles réclamaient des bras pour
l’exploitation de leurs concessions, et le travail des Européens avait été essayé
sans succès sous le climat dévorant de la zone torride ; seuls les Nègres
pouvaient résister à la chaleur des régions intertropicales. Une fois que ce fait fut
bien établi par quelques expériences isolées, le commerce des noirs
commença18. Quand les prisonniers de guerre firent défaut, on s’empara par ruse
ou par violence des hommes libres, et, dans l’espace de trois siècles, des
millions de naturels africains furent transportés en Amérique.
Il faut l’avouer, des chartes publiques ont légitimé le négoce des esclaves,
et ont même blasonné ceux qui s’en faisaient une triste spécialité, en échange de
certaines redevances stipulées au profit de l’état19. Et un arrêt du Conseil d’Etat
de Septembre 1720 « accorde à la Compagnie des Indes, à perpétuité, le
privilège de la traite des nègres, de la poudre d’or, et d’autres marchandises… »
L’esclave faisait exactement partie de la « pacotille » du capitaine, c’est
ainsi que s’exprime à cet égard une Ordonnance du 25 juillet 1724. Inscrit dans
la cargaison du vaisseau, il est marqué au fer rouge, ce qui permet de le
reconnaître comme un vulgaire colis d’exportation.
Toutefois on serait injuste en supposant que le pouvoir obéissait à cet
égard uniquement à une préoccupation de lucre : il désirait avant tout peupler
nos colonies en mettant, comme condition du monopole concédé, « l’obligation
d’amener un nombre considérable de noirs dans les possessions françaises ».
Ainsi par le traité du 21 Mars 1679, la Compagnie du Sénégal s’engageait à
transporter, pendant huit années 2000 nègres par an aux îles de la Martinique, la
Guadeloupe, Saint-Christophe, Sainte-Croix à Saint Domingue, à Cayenne, etc.
18
V. Oronoko, Patrice Chauvièrre, p.18 à propos de l’autorisation de la traite des Noirs par Charles-Quint en
1517.
19
Déclaration du roi 1685 en 1696, il avait été accordé à la Compagnie Royale d’Afrique un blason spécial,
« ayant deux nègres pour support ».
47
Si la mère patrie y eût envoyé de ses nationaux, peu eussent survécu à
cause de la différence des climats : cette considération n’excuse certes pas, mais
du moins explique la faveur dont le marché d’-ébène vivant- furent si longtemps
l’objet.
p.441.
Disons, en quelques mots, comment on s’emparait, dans les principaux
comptoirs de la Côte d’Or, des infortunés Guinéens.
Des compagnies de négriers débarquaient avec des armes, des ferrements
et des chaînes sur les côtes de la Gambie, à Gorée, ou plus au Sud, à Elmina et
au Bénin. Ces cruels flibustiers arrivaient par caravanes chez des tribus simples
qui leur ouvraient largement leurs cabanes hospitalières. Des échanges se
négociaient dans des conditions d’apparence correcte ; mais quand les trop
crédules naturels apportaient leurs marchandises à bord des vaisseaux, ils se
voyaient tout à coup, non seulement dévalisés, mais privés de leur liberté, et
entassés à fond de cale dans des sentines infectes. On volait marchand et
marchandises tout ensemble. Tel a été le début de la -traite- .
Dans la suite, quand les Noirs sont devenus plus méfiants, les négriers ont
eu recours aux chefs des tribus sauvages pour exercer en grand leur scandaleux
commerce. Ils ont, par l’appât du gain, excité ces despotes à des guerres et a des
razzias afin de profiter de la capture des prisonniers.
Dès le 4 février 1794, la Convention vota, sur la demande des députés de
Saint-Domingue, l’abolition de l’esclavage dans toutes les possessions de la
République ; toutefois le 1er Consul, croyant par là rendre les colonies plus
prospères, rétablit la traite le 30 floréal an X ; et c’est seulement par les décrets
du 4 mars et du 27 avril 1848 que l’esclavage a été effacé définitivement de nos
lois ! A ce moment un esclave valait encore 800 francs.
p. 442.
Note 1.
En Angleterre, la proposition présentée à la Chambre des Communes en
1790 a été votée définitivement le 2 janvier 1807. En Amérique le décret
d’émancipation générale date du 1er janvier 1863. Quant au Portugal, il n’a
complètement supprimé l’esclavage dans ses colonies qu’en 1875 ; et c’est
seulement en 1880 que l’Espagne l’a aboli à Cuba.
48
p. 443.
Nous empruntons au docteur Virey les détails suivants : ‘on attache les
captifs à une chaîne ; on leur saisit le cou dans une fourche dont la queue,
longue et pesante, les empêche de fuir. Ces bandes, semblables à celles des
galériens, sont conduites à deux ou trois cent lieues, à travers d’affreuses
solitudes ; elles portent l’eau, la farine, les grains ou racines nécessaires pour
subsister. Si quelques femmes ou enfants ne peuvent suivre, on les abandonne au
désert, et ceux qui parcourent ces régions trouveront un jour leurs cadavres
desséchés, rongés par les bêtes sauvages.
Arrivés sur la côte, les malheureux qui ont survécu sont massés dans les
vaisseaux négriers, jetés à fond de cale, chacun sur des cadres si étroits qu’il leur
est impossible de se retourner avec leurs ferrements. Ils n’occupent que l’espace
qu’ils auraient dans un tombeau, et ne respirent l’air qu’autant qu’il en faut pour
prolonger leur lamentable vie, car ils sont empilés jusqu’à 1500 dans un même
bâtiment, qu’on juge des vapeurs méphitiques et de l’odeur infecte qui
s’exhalent de tant de corps malades quand, pendant la nuit, on ferme les
écoutilles de crainte d’évasion ! Beaucoup périssent faute d’air, de nourriture ou
d’eau.
Au milieu de ce croupissement de malpropreté, de cette putricité
dégoûtante née de l’encombrement, la fièvre s’allume souvent, et une contagion
dévorante moissonne comme la peste, en peu de jours, une multitude de nègres.
Un pauvre moribond, gisant à côté de ses compagnons de misère, demandera en
vain quelques gouttes d’eau pour se rafraîchir : il faut qu’il se lève avec sa
chaîne, ou qu’il meure sur place.
Et si dans quelques endroits, ce mode épouvantable de transport fut un
peu adouci, ce fut bien moins par humanité que par calcul, la mortalité des
cargaisons d’esclaves devenant une ruine, un désastre, pour les « marchands de
bois noir » ainsi qu’on appelle les exploiteurs de troupeaux humains sur les
côtes africaines.
De tous les délits propres à l’esclavage le principal et aussi le plus
fréquent, était le -marronnage-20. Par ce mot on désignait, non seulement la fuite
des esclaves, mais aussi celles des animaux : c’est ainsi qu’il existe des
Ordonnances réglementant la chasse « des cochons marrons » c’est-à-dire
errants21. Non seulement le nègre marron était une perte pour le maître, mais en
se réunissant à d’autres, il formait des bandes de pillards qui, à leur tour,
exerçaient d’implacables représailles contre les grands propriétaires qui les
avaient domestiqués ; ils dévastaient les fermes, détroussaient la nuit les
voyageurs sur les grands chemins et ruinaient les établissements des blancs. En
s’entendant entre elles, ces bandes, rendues entreprenantes par l’impunité et
grossies chaque jour par de nouvelles recrues, auraient fini par devenir
maîtresses du pays.
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Marron veut dire fugitif, errant.
Ord. Adm. Du 27 mai 1766 pour l’île de la Tortue.
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On imagina donc contre les -marrons- les plus cruelles répressions : un
arrêté du Conseil Supérieur de la Martinique autorise le maître à « couper les
nerfs du jarret » au nègre qui aurait l’habitude de déserter. Un autre arrêté23
autorise même à lui amputer les jambes, si la révolte a duré six mois au moins.
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Enfin le Code Noir (article 38) prononce les peines suivantes :
– A la première fuite, les oreilles coupées et la marque sur une épaule,
– A la deuxième, les jarrets coupés et la marque sur l’autre épaule,
– A la troisième fois, la mort.
L’esclave n’était dit -marron- qu’au bout d’un certain délai d’absence : un mois,
d’après le Code Noir
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(Imprimé le mercredi 5 mai 1999)
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13 octobre 1671.
4 octobre 1677.
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