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Dossier : se321136_3b2_V11 Document Ville_321136 Date : 18/7/2012 15h54 Page 5/624 : Petite_- Greg Iles UNE PETITE VILLE SANS HISTOIRE R O M A N Traduit de l'anglais (États-Unis) par Jacques Martinache Presses de la Cité Dossier : se321136_3b2_V11 Document Ville_321136 Date : 18/7/2012 15h54 Page 6/624 : Petite_- TEXTE INTÉGRAL TITRE ORIGINAL Turning Angel © Greg Iles, 2005 ISBN 978-2-7578-2915-8 (ISBN 978-2-258-07177-3, 1re publication) © Presses de la Cité, un département de Place des éditeurs, 2009, pour la traduction française Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. Dossier : se321136_3b2_V11 Document Ville_321136 Date : 18/7/2012 15h54 Page 11/624 : Petite_- 1 Il est des histoires qui doivent attendre avant d'être racontées. Tout écrivain digne de ce nom le sait. Parfois, on attend que les événements décantent dans votre subconscient jusqu'à ce qu'une vérité plus profonde émerge ; d'autres fois, on attend simplement que les protagonistes meurent. Quelquefois, c'est les deux. Cette histoire appartient à la troisième catégorie. Un homme suit l'étroit chemin de la droiture toute sa vie, il respecte les règles, reste dans les limites fixées ; puis, un jour, il fait un faux pas. Il franchit une ligne et met en branle une chaîne d'événements qui le dépouillera de tout ce qu'il possède et le condamnera à jamais aux yeux de ceux qu'il aime. Nous sentons tous cette ligne de démarcation invisible, tel un défi tacite suspendu dans l'air. Un côté sauvage de notre nature nous incite à la franchir, nous pousse, avec l'insistance silencieuse d'un impératif hérité de l'évolution, à tout risquer pour l'éclat d'une ombre. La plupart d'entre nous répriment ce désir. La peur nous retient plus souvent que la sagesse, comme dans la majorité des choses. Mais quelques-uns sautent le pas. Et commencent à descendre une route qu'il est difficile et parfois impossible de remonter. Le Dr Andrew Elliott fait partie de ces hommes. 11 Dossier : se321136_3b2_V11 Document Ville_321136 Date : 18/7/2012 15h54 Page 12/624 : Petite_- J'ai connu Drew quand il avait trois ans, bien avant qu'il obtienne une bourse Rhodes, qu'il fasse des études de médecine et revienne pratiquer dans notre ville de vingt mille âmes. Le lien qui existe entre nous est plus profond que celui qui unit la plupart des amis d'enfance. Quand j'avais quatorze ans, Drew Elliott, qui en avait onze, a failli perdre la vie en sauvant la mienne. Nous sommes restés amis jusqu'à ce qu'il obtienne son diplôme et puis pendant longtemps – une vingtaine d'années, je pense – nous ne nous sommes quasiment plus vus. J'ai passé une grande partie de ce temps à faire condamner des meurtriers en qualité d'adjoint du procureur à Houston, Texas. Le reste, je l'ai consacré à écrire des romans inspirés d'affaires exceptionnelles dont j'avais eu connaissance dans ma carrière, ce qui m'a offert une seconde vie et du temps pour m'occuper de ma famille. Drew et moi avons renoué il y a cinq ans, après la mort de ma femme, quand je suis revenu à Natchez avec ma fille pour tenter de recoller les morceaux de ma vie. Les premières semaines de mon retour furent englouties dans le tourbillon d'une affaire de meurtre, mais, une fois le tapage retombé, Drew a été le premier à me tirer de mon trou et à s'efforcer de m'intégrer à la communauté. Il m'a fait entrer au conseil d'administration de notre ancien lycée et au country club, m'a persuadé de sponsoriser une montgolfière et un ténor du Metropolitan pendant le festival de Natchez. Il a travaillé dur pour ramener à la vie le veuf que j'étais et, avec l'aide précieuse de Caitlin Masters, mon amour depuis quelques années, il y est parvenu. Tout cela paraît lointain, à présent. Hier, Drew Elliott était un pilier de notre communauté, respecté par beaucoup, considéré par tous comme un exemple ; aujourd'hui, il est méprisé par ceux-là mêmes qui le vénéraient et sa vie est en jeu. Drew était 12 Dossier : se321136_3b2_V11 Document Ville_321136 Date : 18/7/2012 15h54 Page 13/624 : Petite_- notre golden boy, le parangon de tout ce que l'Amérique des petites villes révère, et selon une loi non écrite, la ville le crucifiera avec une haine égale à son amour trahi. Comment, de héros, Drew s'est-il transformé en monstre ? Il a cherché l'amour et ce faisant s'est mis à dos toute une ville. Hier soir, sa légende était intacte. Il était assis à côté de moi dans la salle du conseil d'administration du collège et lycée St Stephen's, encore séduisant à quarante ans, l'allure sportive – il a été joueur de football pour l'université Vanderbilt –, un peu grisonnant aux tempes mais rayonnant de la présence imposante d'un médecin dans la force de l'âge. Je revois ce moment avec clarté parce qu'il précède la révélation, parce que c'est l'instant suspendu où le Vieux Monde se tient en équilibre avant sa destruction, telle une tasse de porcelaine qui vacille au bord d'une table. Dans une seconde, elle se fracassera en morceaux de façon irrécupérable, mais pour le moment elle demeure intacte et le salut semble possible. Les fenêtres de la salle sont obscures et la pluie argent qui est tombée toute la journée, rabattue maintenant par le vent, cingle les carreaux dans un crépitement glacé. Nous sommes onze autour de la table en bois de rose brésilien – six hommes, cinq femmes – et l'air sent le renfermé. Les yeux clairs de Drew fixent avec attention Holden Smith, le président du conseil d'administration de St Stephen's, à l'élégance ostentatoire, tandis que nous discutons de l'achat de nouveaux ordinateurs. Comme Holden et plusieurs autres membres du conseil, Drew et moi avons fait nos études à St Stephen's une vingtaine d'années plus tôt et nos enfants le fréquentent à leur tour. Nous faisons partie d'une vague d'anciens élèves qui sont intervenus lors du récent déclin économique de la ville pour tenter de remettre sur pied l'établissement qui nous a prodigué un enseignement excellent. À la différence de la plupart des écoles privées 13 Dossier : se321136_3b2_V11 Document Ville_321136 Date : 18/7/2012 15h54 Page 14/624 : Petite_- du Mississippi, qui ont poussé comme des champignons en riposte à l'intégration forcée de 1968, St Stephen's a été fondé en 1946 comme école libre. Il n'a admis son premier élève noir qu'en 1982, mais la volonté de le faire était là depuis des années. Des frais de scolarité élevés et la perspective angoissante d'être le seul enfant noir dans un établissement exclusivement blanc ont probablement retardé pendant quelques années cet événement retentissant. Vingt et un jeunes Noirs suivent maintenant les cours de St Stephen's et ils seraient plus nombreux s'il n'y avait le facteur coût. Peu de familles noires de Natchez peuvent se permettre de consacrer cinq mille dollars par an à l'éducation d'un enfant alors que l'enseignement public est gratuit. Si on va par là, peu de familles blanches aussi peuvent se le permettre et elles sont de moins en moins nombreuses à mesure que les années passent. C'est le problème éternel du conseil d'administration : trouver des fonds. Holden Smith prêche en ce moment pour Apple alors que le réseau informatique de l'école fonctionne parfaitement avec des clones d'IBM moins chers. S'il s'interrompt pour reprendre son souffle, j'arguerai que si j'utilise moi-même un Powerbook Apple, nous devons nous montrer pragmatiques sur les questions pécuniaires. Mais avant que j'en aie la possibilité, la secrétaire de l'école ouvre la porte et lève la main d'un geste hésitant, le visage blême. Holden la gratifie d'un regard irrité. – Qu'est-ce que vous voulez, Theresa ? Nous en avons encore pour une demi-heure, au moins. Comme la plupart des employés de St Stephen's, Theresa Cook est également parent d'élève. – Je viens d'apprendre une chose affreuse, dit-elle d'une voix brisée. Kate Townsend est aux urgences de l'hôpital St Catherine. Ils disent… qu'elle est morte. Noyée. Kate Townsend. Comment est-ce possible ? 14 Dossier : se321136_3b2_V11 Document Ville_321136 Date : 18/7/2012 15h54 Page 15/624 : Petite_- Les lèvres minces de Holden Smith s'étirent en un sourire grimaçant tandis qu'il s'efforce de se convaincre qu'il s'agit d'une blague macabre. Kate Townsend est la star de la classe de terminale : major de sa promotion, championne de l'État du Mississippi en tennis et natation, titulaire d'une bourse pour Harvard à la rentrée prochaine. C'est l'élève modèle de St Stephen's. Nous avons même eu recours à elle dans un spot télévisé publicitaire pour l'école. – Impossible, finit par répondre Holden. J'ai vu Kate sur le court de tennis à deux heures cet après-midi. Je regarde ma montre : il est presque vingt heures. Holden ouvre à nouveau la bouche, mais aucun son n'en sort. Lorsque je parcours des yeux les visages autour de la table, je me rends compte que nous sommes tous saisis de cette paralysie étrange et familière qui s'empare de vous lorsque vous apprenez que le gosse du voisin s'est fait tuer à l'aube dans un accident de chasse, ou qu'il est mort au volant de sa voiture en rentrant de boîte la veille. L'idée me traverse que nous ne sommes qu'au début du mois d'avril et que si le souffle du printemps commence à réchauffer l'air, il fait encore trop froid pour se baigner, même dans le Mississippi. Si une élève de terminale s'est noyée aujourd'hui, ça ne peut être que dans une piscine couverte. Sauf que je ne connais personne qui en ait une. – Qu'est-ce que vous avez entendu exactement et quand, Theresa ? demande Holden, comme si des détails pouvaient alléger l'horreur de ce qui plane au-dessus de nos têtes. – Ann Geter a téléphoné chez moi de l'hôpital. Infirmière aux urgences de St Catherine, Ann Geter est une autre mère d'élève de St Stephen's. Comme les effectifs de l'école sont peu élevés, tout le monde connaît tout le monde. – Mon mari lui a répondu que j'étais encore ici pour 15 Dossier : se321136_3b2_V11 Document Ville_321136 Date : 18/7/2012 15h54 Page 16/624 : Petite_- la réunion. Elle m'a appelée, elle m'a dit que des pêcheurs ont trouvé Kate coincée dans la fourche d'un arbre près du confluent de la St Catherine avec le Mississippi. Pensant qu'elle vivait peut-être encore, ils l'ont hissée sur leur barque et l'ont amenée à l'hôpital. Elle était nue à partir de la taille, d'après Ann. « De la taaaaille », a prononcé Theresa avec l'accent du Sud, mais les mots ont eu l'effet recherché. La stupeur fait pâlir les visages tandis que chacun de nous intègre l'idée qu'il ne s'agit peut-être pas d'un accident ordinaire. – Kate avait des bleus sur tout le corps, d'après Ann. Comme si on l'avait battue. – Seigneur Dieu, murmure Clara Jenkins à ma gauche. Ça ne peut pas être vrai. C'est sûrement quelqu'un d'autre. La lèvre inférieure de Theresa se met à trembler. La secrétaire de St Stephen's a toujours été proche des élèves les plus âgés, en particulier des filles. – Ann dit que Kate avait un tatouage sur la cuisse. Moi, je n'étais pas au courant, mais sa maman devait le savoir. Jenny Townsend a identifié le corps il y a quelques minutes. Au bout de la table, une femme sanglote, et je suis parcouru d'un frisson d'empathie. Bien que ma fille n'ait que neuf ans, j'ai failli la perdre deux fois et j'ai eu ma part de cauchemars sur ce que Jenny Townsend est en train d'endurer. Holden Smith se lève, l'air prêt à un combat physique. – Il vaut mieux que j'aille à l'hôpital. Jenny y est encore ? – Je suppose, répond Theresa. Je n'arrive pas à y croire. On m'aurait dit n'importe qui d'autre au monde, je l'aurais peut-être cru, mais Kate… 16 Dossier : se321136_3b2_V11 Document Ville_321136 Date : 18/7/2012 15h54 Page 17/624 : Petite_- – Bon sang, ce n'est pas juste, lâche Bill Sims, un géologue local. – Pour ça non, approuve Theresa, comme si la justice avait quelque chose à voir dans le fait que certains meurent jeunes et d'autres vivent jusqu'à quatre-vingtquinze ans. Je me rends alors compte qu'elle n'a pas tort. Les Townsend ont perdu un autre enfant, mort de leucémie quelques années plus tôt, avant mon retour à Natchez. J'ai entendu dire que c'est ce qui a brisé leur couple. Holden tire un téléphone portable de la poche de sa veste et compose un numéro. Il appelle probablement sa femme. Les autres membres du conseil gardent le silence et songent sans doute à leurs propres enfants. Combien d'entre eux ont intérieurement remercié Dieu de la chance de ne pas être Jenny Townsend ce soir ? Un autre portable bourdonne sous la table. Drew approche l'appareil de son oreille et annonce « Docteur Elliott ». Il écoute un moment, tous les regards rivés sur lui, puis il se raidit comme un homme apprenant la nouvelle d'une tragédie familiale. – C'est exact, dit-il, je suis le médecin de famille, mais cela relève du légiste, maintenant… Bon, je viendrai leur parler… Chez eux ? D'accord. Merci. Drew range son portable et considère le cercle de figures dans l'expectative. – Ce n'est pas une erreur, dit-il, livide. Kate est morte. Elle a succombé avant même d'arriver aux urgences. Jenny Townsend est en train de rentrer chez elle. Il se tourne vers moi. – C'est ton père qui la ramène en voiture, Penn. Tom examinait un patient quand les pêcheurs ont amené Kate. Des parents et des amis se retrouvent là-bas. Le père est en Angleterre, bien sûr, mais on l'a prévenu. 17 Dossier : se321136_3b2_V11 Document Ville_321136 Date : 18/7/2012 15h54 Page 18/624 : Petite_- Le père de Kate, citoyen britannique, vit en Angleterre depuis cinq ans. – J'ajourne la réunion, déclare Holden en rassemblant la documentation publicitaire pour Apple. La question des ordinateurs peut attendre jusqu'à la réunion du mois prochain. Alors qu'il se dirige vers la porte, Jan Chancellor, la directrice, le rappelle : – Un instant, Holden. La mort de Kate est une horrible tragédie, mais il y a un problème qui ne peut pas attendre le mois prochain. Holden ne cache pas son irritation quand il se retourne. – De quoi s'agit-il ? – De Marko Bakic. – Bon Dieu, qu'est-ce qu'il a encore fait, ce gosse ? s'exclame Bill Sims. Marko Bakic est un jeune Croate participant à un programme d'échange qui n'a fait que causer des ennuis depuis son arrivée en septembre. Qu'il ait été admis à ce programme nous dépasse tous. Son dossier indique d'excellents résultats aux tests de QI, mais il semble mettre toute son intelligence au service de ses penchants anarchistes. Si l'on adopte un point de vue charitable, on estimera que ce malheureux enfant des guerres des Balkans a apporté désordre et confusion à St Stephen's, ternissant un programme qui ne nous avait valu que des éloges par le passé. Selon un point de vue plus sévère, Marko Bakic, sous couvert d'être un chahuteur, dissimule des activités plus néfastes comme vendre de l'ecstasy aux élèves et des stéroïdes anabolisants aux membres de l'équipe de football. Le conseil m'a déjà consulté, en ma qualité d'ancien procureur, sur le moyen de régler la question drogue. J'ai répondu qu'à moins de pincer Marko la main dans le sac, ou de trouver quelqu'un prêt à témoigner sur son trafic, nous 18 Dossier : se321136_3b2_V11 Document Ville_321136 Date : 18/7/2012 15h54 Page 19/624 : Petite_- ne pouvions rien faire. Bill Sims a proposé des analyses de sang et d'urine inopinées, mais son idée a été rejetée quand le conseil a pris conscience qu'un test positif serait fatalement rendu public, ce qui anéantirait tous nos efforts en matière de relations publiques et ferait la joie du conseil d'administration du Cœur Immaculé, le lycée catholique situé à l'autre bout de la ville. Les autorités locales ont elles aussi Marko dans leur collimateur mais n'ont rien trouvé non plus. S'il deale, personne n'en parle. Pas officiellement, en tout cas. – Marko s'est battu hier dans le hall avec Ben Ritchie, nous informe Jan. Il a traité la copine de Ben de pouffiasse. – Pas très malin, marmonne Bill Sims. Marko Bakic mesure près d'un mètre quatre-vingtdix et est d'une extrême maigreur ; Ben Ritchie, un mètre soixante-dix, est bâti comme un poêle en fonte, à l'image de son père qui jouait dans l'équipe de football avec Drew et moi vingt ans plus tôt. – Ben a poussé Marko contre le mur et lui a demandé de s'excuser, poursuit Jan. Marko l'a envoyé se faire foutre. – Et ensuite ? demande Sims, les yeux brillants. Cette histoire est plus intéressante que les questions de routine des réunions du conseil. Manifestement rebutée par le plaisir puéril exprimé par Bill, Jan répond : – Ben a fait à Marko un étranglement et lui a cogné la tête contre le sol jusqu'à ce qu'il s'excuse. Il lui a fait honte devant une troupe d'élèves. – On dirait que notre hippie croate a eu ce qu'il méritait… – Quoi qu'il en soit, réplique Jan d'un ton glacial, en se relevant, Marko a lancé à Ben qu'il le tuerait. Deux élèves l'ont entendu. 19 Dossier : se321136_3b2_V11 Document Ville_321136 Date : 18/7/2012 15h54 Page 20/624 : Petite_- – Numéro macho, estime Sims. Bakic a essayé de sauver la face. – Vraiment ? dit Jan. Quand Ben lui a demandé comment il comptait faire ça, Marko a répondu : « J'ai un flingue dans ma voiture. » Sims pousse un soupir. – C'est vrai ? Qu'il a un flingue, je veux dire ? – Personne ne le sait. Je n'ai appris l'incident qu'après les cours. Franchement, je pense que les élèves avaient trop peur pour m'en parler. – Peur de ce que vous feriez ? – Non. Peur de Marko. Plusieurs élèves disent qu'il lui arrive effectivement de porter un pistolet. Pourtant, personne ne reconnaît l'avoir vu avec une arme à l'intérieur de l'établissement. – Vous avez parlé aux Wilson ? s'enquiert Holden du seuil. – Pour quoi faire ? rétorque Bill Sims avec un grognement de mépris. C'est la famille Wilson qui a accepté de nourrir et d'héberger Marko pendant deux semestres. Jack Wilson est un enseignant à la retraite que Marko a totalement embobiné, apparemment. Jan Chancellor tourne vers Holden un regard chargé d'attente. C'est une bonne directrice, bien qu'elle déteste les confrontations directes, ce qu'on ne peut éviter dans un métier comme le sien. Son visage est pâle sous ses cheveux noirs et lisses coupés au carré et elle semble très tendue. Elle doit l'être pour insister à ce point. – Je propose de siéger à huis clos, dit-elle. Ce qui signifie qu'à partir de cet instant il n'y aura plus de procès-verbal de la réunion. – Je suis pour, dis-je. Jan m'adresse un bref regard de gratitude. – Comme vous le savez, ce n'est que le dernier 20 Dossier : se321136_3b2_V11 Document Ville_321136 Date : 18/7/2012 15h54 Page 21/624 : Petite_- d'une longue série d'incidents. Il s'agit manifestement d'une conduite répétitive et je crains qu'elle ne finisse par avoir des conséquences irréparables. Si cela se produit – et si l'on peut prouver que nous avions connaissance du problème –, St Stephen's et tous les membres du conseil seront exposés à des poursuites judiciaires. – C'est une affaire sérieuse, reconnaît Holden avec un soupir. Et fichtrement emmerdante. Mais la mort de Kate Townsend va bouleverser tous les élèves et tous les parents. Je convoquerai une réunion extraordinaire plus tard dans la semaine pour régler le problème Marko. Pour le moment, la priorité, c'est Kate. – Vous la convoquerez, cette réunion ? persiste Jan. Parce que le problème ne disparaîtra pas par magie. – Je vous le promets. Maintenant, je vais voir Jenny Townsend. Theresa, vous fermerez quand tout le monde sera parti ? La secrétaire opine du chef, contente d'avoir quelque chose à faire. Tandis que les autres membres du conseil continuent à exprimer leur incrédulité, mon portable sonne. Le numéro de chez moi s'affiche et j'hésite à répondre. Ma fille, Annie, est capable de m'accabler de coups de téléphone inutiles quand l'envie lui en prend, mais, encore sous le coup de l'annonce de la mort de Kate, je passe dans le bureau de Theresa pour répondre. – Annie ? – Non, c'est Mia. Mia Burke, camarade de classe de Kate Townsend, est la baby-sitter de ma fille. – Désolée d'interrompre votre réunion, mais je vais péter les plombs, là. – Qu'est-ce qui se passe ? – Je sais pas. Trois personnes m'ont appelée pour me dire qu'il est arrivé quelque chose à Kate Townsend. Elle se serait noyée. 21 Dossier : se321136_3b2_V11 Document Ville_321136 Date : 18/7/2012 15h54 Page 22/624 : Petite_- J'hésite avant de confirmer la rumeur, mais si la nouvelle ne s'est pas encore répandue dans toute la ville, ce sera chose faite dans quelques minutes. – C'est vrai, Mia. On a retrouvé le corps de Kate dans la St Catherine. – Oh ! Mon Dieu… – Je sais que c'est un choc terrible et que tu voudrais être avec tes amis, je te demande seulement de rester auprès d'Annie jusqu'à ce que je rentre. Je serai là dans dix minutes. – Oh, je ne laisserais jamais Annie seule. Prenez votre temps. De toute façon, je préfère rester ici plutôt que de voir les autres. Ils vont tous réagir comme des arriérés. Je remercie intérieurement Jan Chancellor de m'avoir recommandé comme baby-sitter l'une des rares filles du lycée à avoir la tête sur les épaules. – Merci, Mia. Comment ça s'est passé avec Annie ? – Elle s'est endormie en regardant un documentaire sur les oiseaux migrateurs. – C'est bien. J'arrive dans quelques minutes. Je mets fin à la communication et regarde par la porte la salle du conseil. Drew Elliott, resté assis à la table, parle dans son portable, mais les autres sont sur le départ. En les observant, je revois une image de notre spot publicitaire dont Kate était la vedette. En tenue blanche classique, elle traverse le court de tennis et ses yeux d'un bleu froid transpercent l'objectif de la caméra. Elle est grande, près d'un mètre quatre-vingts, avec une chevelure blonde qui lui balaie le haut du dos. Plus impressionnante que belle, Kate ressemblait davantage à une étudiante qu'à une lycéenne et c'était pour cette raison que nous l'avions choisie pour ce spot. Elle était le parfait symbole du recrutement pour un établissement préparant à l'université. 22 Dossier : se321136_3b2_V11 Document Ville_321136 Date : 18/7/2012 15h54 Page 23/624 : Petite_- Je tends la main vers la poignée de la porte et me fige. Drew Elliott fixe la table, les joues ruisselantes de larmes. J'hésite, lui laisse le temps de se ressaisir. Qu'est-ce qui fait pleurer un médecin ? Mon père a vu quelques-uns de ses patients mourir pendant quarante ans et ils tombent maintenant comme des épis de maïs sous la faux. Je sais que chacune de ces morts l'affecte, pourtant, je ne l'ai jamais vu pleurer. Sauf pour ma femme, mais c'est une autre histoire. Drew croit peutêtre qu'il est seul, que je suis parti avec les autres. Comme il ne semble pas sur le point de s'arrêter, je sors du bureau et je pose une main sur son épaule musclée. – Ça va, vieux ? Il ne répond pas, mais je le sens frissonner. – Drew ? Hé. Il essuie ses yeux d'un revers de manche puis se lève. – Il vaut mieux laisser Theresa fermer la boutique, bredouille-t‑il. Nous traversons ensemble le hall d'entrée de St Stephen's comme nous l'avons fait des milliers de fois lorsque nous fréquentions cette école, dans les années 60 et 70. Dans la vitrine à trophées, derrière une batte de base-ball en bois portant treize noms écrits au feutre, est accrochée une grande photo de Drew prise en un jour historique pour l'établissement. Âgé de quatorze ans, il se tient sous les projecteurs du stade Smith-Wills de Jackson et frappe ce qui sera le coup de circuit gagnant du championnat de base-ball de 1977. Quels qu'aient été nos mérites dans le domaine scolaire – et ils étaient nombreux –, c'est cet exploit qui a fait la célébrité de notre petite école. Dans le Mississippi comme ailleurs dans le Sud, le sport passe avant tout. – Ça remonte loin, dit-il. Une éternité. Sur la photo, je suis deuxième base et je m'apprête à m'élancer. – Pas si loin que ça, fais-je remarquer. 23 Dossier : se321136_3b2_V11 Document Ville_321136 Date : 18/7/2012 15h54 Page 24/624 : Petite_- Il pose sur moi un regard perdu puis nous franchissons la porte et nous faisons halte sous l'avant-toit, prêts à sprinter sous la pluie vers nos voitures. – Kate faisait du baby-sitting pour vous, non ? dis-je pour tenter de le ramener sur terre. – Elle l'a fait pendant deux ans. Cette année, elle ne pouvait plus, elle était trop prise par ses études. – Une fille remarquable, hein ? – Oui, vraiment. Même maintenant, avec la flopée de surdoués qu'on a, elle sortait du lot. Je pourrais souligner que ce sont souvent les plus brillants qui s'en vont et qui nous laissent poursuivre seuls, mais Drew le sait. Il a vu plus de gens mourir que je n'en verrai jamais. Sa Volvo est garée à une trentaine de mètres, derrière ma Saab. Je lui tapote le dos comme je le faisais au lycée puis je prends la position de receveur rapproché. – On court ? Au lieu de jouer le jeu, il me regarde dans les yeux et prend un ton que je ne lui ai pas entendu depuis des années : – Je peux te parler ? – Bien sûr. – Allons dans une des voitures. Il presse le bouton de sa clef et les lumières de sa Volvo clignotent. Mus par un starter silencieux, nous sprintons sous l'averse glacée et nous laissons tomber sur les sièges en cuir de la S80. Drew ferme sa portière, met le moteur en marche et secoue la tête avec une violence étrange. – Je n'arrive pas à y croire. C'est littéralement incroyable. Tu connaissais Kate, Penn ? Tu la connaissais un peu ? – Nous avons échangé quelques mots une ou deux fois. Elle m'a posé des questions sur mes livres, mais ça n'est jamais allé plus loin. Mia parlait beaucoup d'elle. 24 Dossier : se321136_3b2_V11 Document Ville_321136 Date : 18/7/2012 15h54 Page 25/624 : Petite_- Ses yeux cherchent les miens dans l'obscurité. – Toi et moi, on n'est jamais allés beaucoup plus loin non plus, ces cinq dernières années. C'est plus ma faute que la tienne, je sais. Je garde des tas de choses pour moi. – Comme tout le monde, dis-je, mal à l'aise, en me demandant où cette conversation nous mène. – On ne connaît jamais vraiment quelqu'un. Douze années d'école ensemble, ton meilleur ami pendant toute notre enfance. Tu sais beaucoup de choses sur moi et en même temps tu ne sais rien. La façade, comme tout le monde. – J'espère voir au-delà de ça, Drew. – Je n'ai pas voulu te vexer. Si quelqu'un voit audelà de la façade, c'est bien toi. Voilà pourquoi je veux te parler. – Je suis là. Vas-y. Il hoche la tête comme pour confirmer une décision intérieure. – Je veux t'engager. – M'engager ? – Comme avocat. C'est la dernière chose que je m'attendais à entendre. – Tu sais que je ne pratique plus. – Tu t'es chargé de l'affaire Payton, cette histoire d'attentat à la bombe. – C'était particulier. Et ça remonte à cinq ans. Drew scrute mon visage à la lueur du tableau de bord. – C'est particulier aussi. Ça l'est toujours pour le client. – Je n'en doute pas. Le problème, c'est que je ne suis plus vraiment avocat. Je suis écrivain. Si tu as besoin d'un avocat, je peux te recommander quelques anciens confrères. Il s'agit d'une faute professionnelle ? Il cligne des yeux, l'air étonné. 25 Dossier : se321136_3b2_V11 Document Ville_321136 Date : 18/7/2012 15h54 Page 26/624 : Petite_- – Tu crois que je te ferais perdre ton temps pour une connerie comme ça ? – Drew… je ne sais pas de quoi il s'agit. Si tu m'expliquais ? – Suppose que tu sois malade. Que tu aies le sida, par exemple. Tu viens me voir et tu me dis : « Drew, aidemoi, s'il te plaît. En tant qu'ami. Je veux que tu me soignes et que tu n'en parles à personne. » Et moi je te réponds : « Penn, je voudrais bien, mais ce n'est pas ma spécialité. Tu dois t'adresser à un spécialiste. » – Drew, arrête… – Écoute-moi jusqu'au bout. Si tu me disais : « Drew, en tant qu'ami, rends-moi ce service. Aide-moi, je t'en prie », je n'hésiterais pas une seconde. Je te soignerais sans dossier médical. Il le ferait, je ne peux le nier. Mais il y a autre chose qu'il n'a pas dit : sans lui, je ne serais pas vivant aujourd'hui. Quand j'avais quatorze ans, nous sommes partis en randonnée dans l'Arkansas et nous nous sommes perdus dans les monts Ozark. À l'approche de la nuit, je suis tombé dans une gorge et je me suis cassé le fémur. Drew n'avait que onze ans, mais il est descendu à quatre pattes jusqu'au fond de cette gorge, il a éclissé ma jambe avec une branche, a fabriqué une sorte de litière pour me transporter. Il m'a traîné sur plus de six kilomètres dans la montagne, s'est cassé le poignet et a manqué se rompre le cou à deux reprises. Juste avant l'aube, il a réussi à m'amener à un campement où quelqu'un avait un émetteur CB. Mais est-ce qu'il a eu recours à cet argument ? Non, c'est à moi de m'en souvenir. – Pourquoi tu veux m'engager, Drew ? – Pour bénéficier de tes conseils. Avec la garantie du secret professionnel. – Tu déconnes. Pas besoin de m'engager pour ça. 26 Dossier : se321136_3b2_V11 Document Ville_321136 Date : 18/7/2012 15h54 Page 27/624 : Petite_- Il tire de son portefeuille un billet de vingt dollars, me le tend. – Je le sais. Mais si on t'interrogeait plus tard en qualité d'ami, tu serais obligé de mentir pour me protéger. Si tu es mon avocat, nos entretiens seront couverts par le secret professionnel. Prends cet argent, Penn. – C'est complètement dingue… – S'il te plaît. Je plie le billet et le fourre dans ma poche. – OK, qu'est-ce qui se passe ? Drew s'affale contre le dossier de son siège et se frotte les tempes. – Je connaissais Kate mieux que personne… La perplexité que j'ai ressentie dans la salle de réunion n'est rien à côté de ce que j'éprouve maintenant. Au moment même où je pose la question, je prie pour avoir tort. – Tu la connaissais… intimement ? Il ne cille pas. – Je l'aimais.