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Greg Iles
UNE PETITE VILLE
SANS HISTOIRE
R O M A N
Traduit de l'anglais (États-Unis)
par Jacques Martinache
Presses de la Cité
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TEXTE INTÉGRAL
TITRE ORIGINAL
Turning Angel
© Greg Iles, 2005
ISBN 978-2-7578-2915-8
(ISBN 978-2-258-07177-3, 1re publication)
© Presses de la Cité, un département de Place des éditeurs, 2009,
pour la traduction française
Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation
collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé
que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une
contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.
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Il est des histoires qui doivent attendre avant d'être
racontées.
Tout écrivain digne de ce nom le sait. Parfois, on
attend que les événements décantent dans votre
subconscient jusqu'à ce qu'une vérité plus profonde
émerge ; d'autres fois, on attend simplement que les
protagonistes meurent. Quelquefois, c'est les deux.
Cette histoire appartient à la troisième catégorie.
Un homme suit l'étroit chemin de la droiture toute
sa vie, il respecte les règles, reste dans les limites
fixées ; puis, un jour, il fait un faux pas. Il franchit une
ligne et met en branle une chaîne d'événements qui le
dépouillera de tout ce qu'il possède et le condamnera à
jamais aux yeux de ceux qu'il aime.
Nous sentons tous cette ligne de démarcation invisible, tel un défi tacite suspendu dans l'air. Un côté sauvage de notre nature nous incite à la franchir, nous
pousse, avec l'insistance silencieuse d'un impératif
hérité de l'évolution, à tout risquer pour l'éclat d'une
ombre. La plupart d'entre nous répriment ce désir. La
peur nous retient plus souvent que la sagesse, comme
dans la majorité des choses. Mais quelques-uns sautent
le pas. Et commencent à descendre une route qu'il est
difficile et parfois impossible de remonter.
Le Dr Andrew Elliott fait partie de ces hommes.
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J'ai connu Drew quand il avait trois ans, bien avant
qu'il obtienne une bourse Rhodes, qu'il fasse des études
de médecine et revienne pratiquer dans notre ville de
vingt mille âmes. Le lien qui existe entre nous est plus
profond que celui qui unit la plupart des amis d'enfance.
Quand j'avais quatorze ans, Drew Elliott, qui en avait
onze, a failli perdre la vie en sauvant la mienne. Nous
sommes restés amis jusqu'à ce qu'il obtienne son
diplôme et puis pendant longtemps – une vingtaine
d'années, je pense – nous ne nous sommes quasiment
plus vus. J'ai passé une grande partie de ce temps à faire
condamner des meurtriers en qualité d'adjoint du procureur à Houston, Texas. Le reste, je l'ai consacré à écrire
des romans inspirés d'affaires exceptionnelles dont
j'avais eu connaissance dans ma carrière, ce qui m'a
offert une seconde vie et du temps pour m'occuper de
ma famille.
Drew et moi avons renoué il y a cinq ans, après la
mort de ma femme, quand je suis revenu à Natchez avec
ma fille pour tenter de recoller les morceaux de ma vie.
Les premières semaines de mon retour furent englouties
dans le tourbillon d'une affaire de meurtre, mais, une
fois le tapage retombé, Drew a été le premier à me tirer
de mon trou et à s'efforcer de m'intégrer à la communauté. Il m'a fait entrer au conseil d'administration de
notre ancien lycée et au country club, m'a persuadé de
sponsoriser une montgolfière et un ténor du Metropolitan pendant le festival de Natchez. Il a travaillé dur pour
ramener à la vie le veuf que j'étais et, avec l'aide précieuse de Caitlin Masters, mon amour depuis quelques
années, il y est parvenu.
Tout cela paraît lointain, à présent.
Hier, Drew Elliott était un pilier de notre communauté, respecté par beaucoup, considéré par tous comme
un exemple ; aujourd'hui, il est méprisé par ceux-là
mêmes qui le vénéraient et sa vie est en jeu. Drew était
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notre golden boy, le parangon de tout ce que l'Amérique
des petites villes révère, et selon une loi non écrite, la
ville le crucifiera avec une haine égale à son amour trahi.
Comment, de héros, Drew s'est-il transformé en
monstre ? Il a cherché l'amour et ce faisant s'est mis à
dos toute une ville. Hier soir, sa légende était intacte. Il
était assis à côté de moi dans la salle du conseil d'administration du collège et lycée St Stephen's, encore séduisant à quarante ans, l'allure sportive – il a été joueur de
football pour l'université Vanderbilt –, un peu grisonnant aux tempes mais rayonnant de la présence imposante d'un médecin dans la force de l'âge. Je revois ce
moment avec clarté parce qu'il précède la révélation,
parce que c'est l'instant suspendu où le Vieux Monde
se tient en équilibre avant sa destruction, telle une tasse
de porcelaine qui vacille au bord d'une table. Dans une
seconde, elle se fracassera en morceaux de façon irrécupérable, mais pour le moment elle demeure intacte et le
salut semble possible.
Les fenêtres de la salle sont obscures et la pluie argent
qui est tombée toute la journée, rabattue maintenant par
le vent, cingle les carreaux dans un crépitement glacé.
Nous sommes onze autour de la table en bois de rose
brésilien – six hommes, cinq femmes – et l'air sent le
renfermé. Les yeux clairs de Drew fixent avec attention
Holden Smith, le président du conseil d'administration
de St Stephen's, à l'élégance ostentatoire, tandis que
nous discutons de l'achat de nouveaux ordinateurs.
Comme Holden et plusieurs autres membres du conseil,
Drew et moi avons fait nos études à St Stephen's une
vingtaine d'années plus tôt et nos enfants le fréquentent
à leur tour. Nous faisons partie d'une vague d'anciens
élèves qui sont intervenus lors du récent déclin économique de la ville pour tenter de remettre sur pied l'établissement qui nous a prodigué un enseignement
excellent. À la différence de la plupart des écoles privées
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du Mississippi, qui ont poussé comme des champignons
en riposte à l'intégration forcée de 1968, St Stephen's a
été fondé en 1946 comme école libre. Il n'a admis son
premier élève noir qu'en 1982, mais la volonté de le
faire était là depuis des années. Des frais de scolarité
élevés et la perspective angoissante d'être le seul enfant
noir dans un établissement exclusivement blanc ont probablement retardé pendant quelques années cet événement retentissant. Vingt et un jeunes Noirs suivent
maintenant les cours de St Stephen's et ils seraient plus
nombreux s'il n'y avait le facteur coût. Peu de familles
noires de Natchez peuvent se permettre de consacrer
cinq mille dollars par an à l'éducation d'un enfant alors
que l'enseignement public est gratuit. Si on va par là,
peu de familles blanches aussi peuvent se le permettre et
elles sont de moins en moins nombreuses à mesure que
les années passent. C'est le problème éternel du conseil
d'administration : trouver des fonds.
Holden Smith prêche en ce moment pour Apple alors
que le réseau informatique de l'école fonctionne parfaitement avec des clones d'IBM moins chers. S'il s'interrompt pour reprendre son souffle, j'arguerai que si
j'utilise moi-même un Powerbook Apple, nous devons
nous montrer pragmatiques sur les questions pécuniaires. Mais avant que j'en aie la possibilité, la secrétaire de l'école ouvre la porte et lève la main d'un geste
hésitant, le visage blême. Holden la gratifie d'un regard
irrité.
– Qu'est-ce que vous voulez, Theresa ? Nous en
avons encore pour une demi-heure, au moins.
Comme la plupart des employés de St Stephen's,
Theresa Cook est également parent d'élève.
– Je viens d'apprendre une chose affreuse, dit-elle
d'une voix brisée. Kate Townsend est aux urgences de
l'hôpital St Catherine. Ils disent… qu'elle est morte.
Noyée. Kate Townsend. Comment est-ce possible ?
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Les lèvres minces de Holden Smith s'étirent en un
sourire grimaçant tandis qu'il s'efforce de se convaincre
qu'il s'agit d'une blague macabre. Kate Townsend est la
star de la classe de terminale : major de sa promotion,
championne de l'État du Mississippi en tennis et natation, titulaire d'une bourse pour Harvard à la rentrée
prochaine. C'est l'élève modèle de St Stephen's. Nous
avons même eu recours à elle dans un spot télévisé
publicitaire pour l'école.
– Impossible, finit par répondre Holden. J'ai vu Kate
sur le court de tennis à deux heures cet après-midi.
Je regarde ma montre : il est presque vingt heures.
Holden ouvre à nouveau la bouche, mais aucun son
n'en sort. Lorsque je parcours des yeux les visages
autour de la table, je me rends compte que nous sommes
tous saisis de cette paralysie étrange et familière qui
s'empare de vous lorsque vous apprenez que le gosse du
voisin s'est fait tuer à l'aube dans un accident de chasse,
ou qu'il est mort au volant de sa voiture en rentrant de
boîte la veille. L'idée me traverse que nous ne sommes
qu'au début du mois d'avril et que si le souffle du printemps commence à réchauffer l'air, il fait encore trop
froid pour se baigner, même dans le Mississippi. Si une
élève de terminale s'est noyée aujourd'hui, ça ne peut
être que dans une piscine couverte. Sauf que je ne
connais personne qui en ait une.
– Qu'est-ce que vous avez entendu exactement et
quand, Theresa ? demande Holden, comme si des détails
pouvaient alléger l'horreur de ce qui plane au-dessus de
nos têtes.
– Ann Geter a téléphoné chez moi de l'hôpital.
Infirmière aux urgences de St Catherine, Ann Geter
est une autre mère d'élève de St Stephen's. Comme les
effectifs de l'école sont peu élevés, tout le monde
connaît tout le monde.
– Mon mari lui a répondu que j'étais encore ici pour
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la réunion. Elle m'a appelée, elle m'a dit que des
pêcheurs ont trouvé Kate coincée dans la fourche d'un
arbre près du confluent de la St Catherine avec le Mississippi. Pensant qu'elle vivait peut-être encore, ils l'ont
hissée sur leur barque et l'ont amenée à l'hôpital. Elle
était nue à partir de la taille, d'après Ann.
« De la taaaaille », a prononcé Theresa avec l'accent
du Sud, mais les mots ont eu l'effet recherché. La
stupeur fait pâlir les visages tandis que chacun de nous
intègre l'idée qu'il ne s'agit peut-être pas d'un accident
ordinaire.
– Kate avait des bleus sur tout le corps, d'après Ann.
Comme si on l'avait battue.
– Seigneur Dieu, murmure Clara Jenkins à ma
gauche. Ça ne peut pas être vrai. C'est sûrement quelqu'un d'autre.
La lèvre inférieure de Theresa se met à trembler. La
secrétaire de St Stephen's a toujours été proche des
élèves les plus âgés, en particulier des filles.
– Ann dit que Kate avait un tatouage sur la cuisse.
Moi, je n'étais pas au courant, mais sa maman devait
le savoir. Jenny Townsend a identifié le corps il y a
quelques minutes.
Au bout de la table, une femme sanglote, et je suis
parcouru d'un frisson d'empathie. Bien que ma fille
n'ait que neuf ans, j'ai failli la perdre deux fois et j'ai
eu ma part de cauchemars sur ce que Jenny Townsend
est en train d'endurer.
Holden Smith se lève, l'air prêt à un combat physique.
– Il vaut mieux que j'aille à l'hôpital. Jenny y est
encore ?
– Je suppose, répond Theresa. Je n'arrive pas à y
croire. On m'aurait dit n'importe qui d'autre au monde,
je l'aurais peut-être cru, mais Kate…
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– Bon sang, ce n'est pas juste, lâche Bill Sims, un
géologue local.
– Pour ça non, approuve Theresa, comme si la justice avait quelque chose à voir dans le fait que certains
meurent jeunes et d'autres vivent jusqu'à quatre-vingtquinze ans.
Je me rends alors compte qu'elle n'a pas tort. Les
Townsend ont perdu un autre enfant, mort de leucémie
quelques années plus tôt, avant mon retour à Natchez.
J'ai entendu dire que c'est ce qui a brisé leur couple.
Holden tire un téléphone portable de la poche de sa
veste et compose un numéro. Il appelle probablement
sa femme. Les autres membres du conseil gardent le
silence et songent sans doute à leurs propres enfants.
Combien d'entre eux ont intérieurement remercié Dieu
de la chance de ne pas être Jenny Townsend ce soir ?
Un autre portable bourdonne sous la table. Drew
approche l'appareil de son oreille et annonce « Docteur
Elliott ». Il écoute un moment, tous les regards rivés sur
lui, puis il se raidit comme un homme apprenant la nouvelle d'une tragédie familiale.
– C'est exact, dit-il, je suis le médecin de famille,
mais cela relève du légiste, maintenant… Bon, je viendrai leur parler… Chez eux ? D'accord. Merci.
Drew range son portable et considère le cercle de
figures dans l'expectative.
– Ce n'est pas une erreur, dit-il, livide. Kate est
morte. Elle a succombé avant même d'arriver aux
urgences. Jenny Townsend est en train de rentrer chez
elle.
Il se tourne vers moi.
– C'est ton père qui la ramène en voiture, Penn. Tom
examinait un patient quand les pêcheurs ont amené
Kate. Des parents et des amis se retrouvent là-bas. Le
père est en Angleterre, bien sûr, mais on l'a prévenu.
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Le père de Kate, citoyen britannique, vit en Angleterre depuis cinq ans.
– J'ajourne la réunion, déclare Holden en rassemblant
la documentation publicitaire pour Apple. La question
des ordinateurs peut attendre jusqu'à la réunion du mois
prochain.
Alors qu'il se dirige vers la porte, Jan Chancellor, la
directrice, le rappelle :
– Un instant, Holden. La mort de Kate est une horrible tragédie, mais il y a un problème qui ne peut pas
attendre le mois prochain.
Holden ne cache pas son irritation quand il se
retourne.
– De quoi s'agit-il ?
– De Marko Bakic.
– Bon Dieu, qu'est-ce qu'il a encore fait, ce gosse ?
s'exclame Bill Sims.
Marko Bakic est un jeune Croate participant à un
programme d'échange qui n'a fait que causer des
ennuis depuis son arrivée en septembre. Qu'il ait été
admis à ce programme nous dépasse tous. Son dossier
indique d'excellents résultats aux tests de QI, mais il
semble mettre toute son intelligence au service de ses
penchants anarchistes. Si l'on adopte un point de vue
charitable, on estimera que ce malheureux enfant des
guerres des Balkans a apporté désordre et confusion à
St Stephen's, ternissant un programme qui ne nous
avait valu que des éloges par le passé. Selon un point de
vue plus sévère, Marko Bakic, sous couvert d'être un
chahuteur, dissimule des activités plus néfastes comme
vendre de l'ecstasy aux élèves et des stéroïdes anabolisants aux membres de l'équipe de football. Le conseil
m'a déjà consulté, en ma qualité d'ancien procureur,
sur le moyen de régler la question drogue. J'ai répondu
qu'à moins de pincer Marko la main dans le sac, ou de
trouver quelqu'un prêt à témoigner sur son trafic, nous
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ne pouvions rien faire. Bill Sims a proposé des analyses
de sang et d'urine inopinées, mais son idée a été rejetée
quand le conseil a pris conscience qu'un test positif
serait fatalement rendu public, ce qui anéantirait tous
nos efforts en matière de relations publiques et ferait la
joie du conseil d'administration du Cœur Immaculé, le
lycée catholique situé à l'autre bout de la ville. Les
autorités locales ont elles aussi Marko dans leur collimateur mais n'ont rien trouvé non plus. S'il deale, personne n'en parle. Pas officiellement, en tout cas.
– Marko s'est battu hier dans le hall avec Ben Ritchie, nous informe Jan. Il a traité la copine de Ben de
pouffiasse.
– Pas très malin, marmonne Bill Sims.
Marko Bakic mesure près d'un mètre quatre-vingtdix et est d'une extrême maigreur ; Ben Ritchie, un
mètre soixante-dix, est bâti comme un poêle en fonte, à
l'image de son père qui jouait dans l'équipe de football
avec Drew et moi vingt ans plus tôt.
– Ben a poussé Marko contre le mur et lui a demandé
de s'excuser, poursuit Jan. Marko l'a envoyé se faire
foutre.
– Et ensuite ? demande Sims, les yeux brillants.
Cette histoire est plus intéressante que les questions
de routine des réunions du conseil.
Manifestement rebutée par le plaisir puéril exprimé
par Bill, Jan répond :
– Ben a fait à Marko un étranglement et lui a cogné
la tête contre le sol jusqu'à ce qu'il s'excuse. Il lui a
fait honte devant une troupe d'élèves.
– On dirait que notre hippie croate a eu ce qu'il méritait…
– Quoi qu'il en soit, réplique Jan d'un ton glacial, en
se relevant, Marko a lancé à Ben qu'il le tuerait. Deux
élèves l'ont entendu.
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– Numéro macho, estime Sims. Bakic a essayé de
sauver la face.
– Vraiment ? dit Jan. Quand Ben lui a demandé comment il comptait faire ça, Marko a répondu : « J'ai un
flingue dans ma voiture. »
Sims pousse un soupir.
– C'est vrai ? Qu'il a un flingue, je veux dire ?
– Personne ne le sait. Je n'ai appris l'incident
qu'après les cours. Franchement, je pense que les
élèves avaient trop peur pour m'en parler.
– Peur de ce que vous feriez ?
– Non. Peur de Marko. Plusieurs élèves disent qu'il
lui arrive effectivement de porter un pistolet. Pourtant,
personne ne reconnaît l'avoir vu avec une arme à l'intérieur de l'établissement.
– Vous avez parlé aux Wilson ? s'enquiert Holden
du seuil.
– Pour quoi faire ? rétorque Bill Sims avec un grognement de mépris.
C'est la famille Wilson qui a accepté de nourrir et
d'héberger Marko pendant deux semestres. Jack Wilson est un enseignant à la retraite que Marko a totalement embobiné, apparemment.
Jan Chancellor tourne vers Holden un regard chargé
d'attente. C'est une bonne directrice, bien qu'elle
déteste les confrontations directes, ce qu'on ne peut éviter dans un métier comme le sien. Son visage est pâle
sous ses cheveux noirs et lisses coupés au carré et elle
semble très tendue. Elle doit l'être pour insister à ce
point.
– Je propose de siéger à huis clos, dit-elle.
Ce qui signifie qu'à partir de cet instant il n'y aura
plus de procès-verbal de la réunion.
– Je suis pour, dis-je.
Jan m'adresse un bref regard de gratitude.
– Comme vous le savez, ce n'est que le dernier
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d'une longue série d'incidents. Il s'agit manifestement
d'une conduite répétitive et je crains qu'elle ne finisse
par avoir des conséquences irréparables. Si cela se produit – et si l'on peut prouver que nous avions connaissance du problème –, St Stephen's et tous les membres
du conseil seront exposés à des poursuites judiciaires.
– C'est une affaire sérieuse, reconnaît Holden avec
un soupir. Et fichtrement emmerdante. Mais la mort de
Kate Townsend va bouleverser tous les élèves et tous les
parents. Je convoquerai une réunion extraordinaire plus
tard dans la semaine pour régler le problème Marko.
Pour le moment, la priorité, c'est Kate.
– Vous la convoquerez, cette réunion ? persiste Jan.
Parce que le problème ne disparaîtra pas par magie.
– Je vous le promets. Maintenant, je vais voir Jenny
Townsend. Theresa, vous fermerez quand tout le monde
sera parti ?
La secrétaire opine du chef, contente d'avoir quelque
chose à faire. Tandis que les autres membres du conseil
continuent à exprimer leur incrédulité, mon portable
sonne. Le numéro de chez moi s'affiche et j'hésite à
répondre. Ma fille, Annie, est capable de m'accabler de
coups de téléphone inutiles quand l'envie lui en prend,
mais, encore sous le coup de l'annonce de la mort de
Kate, je passe dans le bureau de Theresa pour répondre.
– Annie ?
– Non, c'est Mia.
Mia Burke, camarade de classe de Kate Townsend,
est la baby-sitter de ma fille.
– Désolée d'interrompre votre réunion, mais je vais
péter les plombs, là.
– Qu'est-ce qui se passe ?
– Je sais pas. Trois personnes m'ont appelée pour me
dire qu'il est arrivé quelque chose à Kate Townsend.
Elle se serait noyée.
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J'hésite avant de confirmer la rumeur, mais si la nouvelle ne s'est pas encore répandue dans toute la ville, ce
sera chose faite dans quelques minutes.
– C'est vrai, Mia. On a retrouvé le corps de Kate
dans la St Catherine.
– Oh ! Mon Dieu…
– Je sais que c'est un choc terrible et que tu voudrais
être avec tes amis, je te demande seulement de rester
auprès d'Annie jusqu'à ce que je rentre. Je serai là dans
dix minutes.
– Oh, je ne laisserais jamais Annie seule. Prenez
votre temps. De toute façon, je préfère rester ici plutôt
que de voir les autres. Ils vont tous réagir comme des
arriérés.
Je remercie intérieurement Jan Chancellor de m'avoir
recommandé comme baby-sitter l'une des rares filles du
lycée à avoir la tête sur les épaules.
– Merci, Mia. Comment ça s'est passé avec Annie ?
– Elle s'est endormie en regardant un documentaire
sur les oiseaux migrateurs.
– C'est bien. J'arrive dans quelques minutes.
Je mets fin à la communication et regarde par la porte
la salle du conseil. Drew Elliott, resté assis à la table,
parle dans son portable, mais les autres sont sur le
départ. En les observant, je revois une image de notre
spot publicitaire dont Kate était la vedette. En tenue
blanche classique, elle traverse le court de tennis et ses
yeux d'un bleu froid transpercent l'objectif de la caméra.
Elle est grande, près d'un mètre quatre-vingts, avec une
chevelure blonde qui lui balaie le haut du dos. Plus
impressionnante que belle, Kate ressemblait davantage
à une étudiante qu'à une lycéenne et c'était pour cette
raison que nous l'avions choisie pour ce spot. Elle était
le parfait symbole du recrutement pour un établissement
préparant à l'université.
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Je tends la main vers la poignée de la porte et me
fige. Drew Elliott fixe la table, les joues ruisselantes de
larmes. J'hésite, lui laisse le temps de se ressaisir.
Qu'est-ce qui fait pleurer un médecin ? Mon père a vu
quelques-uns de ses patients mourir pendant quarante
ans et ils tombent maintenant comme des épis de maïs
sous la faux. Je sais que chacune de ces morts l'affecte,
pourtant, je ne l'ai jamais vu pleurer. Sauf pour ma
femme, mais c'est une autre histoire. Drew croit peutêtre qu'il est seul, que je suis parti avec les autres.
Comme il ne semble pas sur le point de s'arrêter, je sors
du bureau et je pose une main sur son épaule musclée.
– Ça va, vieux ?
Il ne répond pas, mais je le sens frissonner.
– Drew ? Hé.
Il essuie ses yeux d'un revers de manche puis se lève.
– Il vaut mieux laisser Theresa fermer la boutique,
bredouille-t‑il.
Nous traversons ensemble le hall d'entrée de St Stephen's comme nous l'avons fait des milliers de fois
lorsque nous fréquentions cette école, dans les années 60
et 70. Dans la vitrine à trophées, derrière une batte de
base-ball en bois portant treize noms écrits au feutre, est
accrochée une grande photo de Drew prise en un jour
historique pour l'établissement. Âgé de quatorze ans, il
se tient sous les projecteurs du stade Smith-Wills de
Jackson et frappe ce qui sera le coup de circuit gagnant
du championnat de base-ball de 1977. Quels qu'aient
été nos mérites dans le domaine scolaire – et ils étaient
nombreux –, c'est cet exploit qui a fait la célébrité de
notre petite école. Dans le Mississippi comme ailleurs
dans le Sud, le sport passe avant tout.
– Ça remonte loin, dit-il. Une éternité.
Sur la photo, je suis deuxième base et je m'apprête à
m'élancer.
– Pas si loin que ça, fais-je remarquer.
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Il pose sur moi un regard perdu puis nous franchissons la porte et nous faisons halte sous l'avant-toit,
prêts à sprinter sous la pluie vers nos voitures.
– Kate faisait du baby-sitting pour vous, non ? dis-je
pour tenter de le ramener sur terre.
– Elle l'a fait pendant deux ans. Cette année, elle ne
pouvait plus, elle était trop prise par ses études.
– Une fille remarquable, hein ?
– Oui, vraiment. Même maintenant, avec la flopée de
surdoués qu'on a, elle sortait du lot.
Je pourrais souligner que ce sont souvent les plus
brillants qui s'en vont et qui nous laissent poursuivre
seuls, mais Drew le sait. Il a vu plus de gens mourir que
je n'en verrai jamais.
Sa Volvo est garée à une trentaine de mètres, derrière
ma Saab. Je lui tapote le dos comme je le faisais au
lycée puis je prends la position de receveur rapproché.
– On court ?
Au lieu de jouer le jeu, il me regarde dans les yeux
et prend un ton que je ne lui ai pas entendu depuis des
années :
– Je peux te parler ?
– Bien sûr.
– Allons dans une des voitures.
Il presse le bouton de sa clef et les lumières de sa
Volvo clignotent. Mus par un starter silencieux, nous
sprintons sous l'averse glacée et nous laissons tomber
sur les sièges en cuir de la S80. Drew ferme sa portière,
met le moteur en marche et secoue la tête avec une violence étrange.
– Je n'arrive pas à y croire. C'est littéralement
incroyable. Tu connaissais Kate, Penn ? Tu la connaissais un peu ?
– Nous avons échangé quelques mots une ou deux
fois. Elle m'a posé des questions sur mes livres, mais ça
n'est jamais allé plus loin. Mia parlait beaucoup d'elle.
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Ses yeux cherchent les miens dans l'obscurité.
– Toi et moi, on n'est jamais allés beaucoup plus
loin non plus, ces cinq dernières années. C'est plus ma
faute que la tienne, je sais. Je garde des tas de choses
pour moi.
– Comme tout le monde, dis-je, mal à l'aise, en me
demandant où cette conversation nous mène.
– On ne connaît jamais vraiment quelqu'un. Douze
années d'école ensemble, ton meilleur ami pendant
toute notre enfance. Tu sais beaucoup de choses sur moi
et en même temps tu ne sais rien. La façade, comme tout
le monde.
– J'espère voir au-delà de ça, Drew.
– Je n'ai pas voulu te vexer. Si quelqu'un voit audelà de la façade, c'est bien toi. Voilà pourquoi je veux
te parler.
– Je suis là. Vas-y.
Il hoche la tête comme pour confirmer une décision
intérieure.
– Je veux t'engager.
– M'engager ?
– Comme avocat.
C'est la dernière chose que je m'attendais à entendre.
– Tu sais que je ne pratique plus.
– Tu t'es chargé de l'affaire Payton, cette histoire
d'attentat à la bombe.
– C'était particulier. Et ça remonte à cinq ans.
Drew scrute mon visage à la lueur du tableau de
bord.
– C'est particulier aussi.
Ça l'est toujours pour le client.
– Je n'en doute pas. Le problème, c'est que je ne suis
plus vraiment avocat. Je suis écrivain. Si tu as besoin
d'un avocat, je peux te recommander quelques anciens
confrères. Il s'agit d'une faute professionnelle ?
Il cligne des yeux, l'air étonné.
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– Tu crois que je te ferais perdre ton temps pour une
connerie comme ça ?
– Drew… je ne sais pas de quoi il s'agit. Si tu
m'expliquais ?
– Suppose que tu sois malade. Que tu aies le sida, par
exemple. Tu viens me voir et tu me dis : « Drew, aidemoi, s'il te plaît. En tant qu'ami. Je veux que tu me
soignes et que tu n'en parles à personne. » Et moi je te
réponds : « Penn, je voudrais bien, mais ce n'est pas ma
spécialité. Tu dois t'adresser à un spécialiste. »
– Drew, arrête…
– Écoute-moi jusqu'au bout. Si tu me disais : « Drew,
en tant qu'ami, rends-moi ce service. Aide-moi, je t'en
prie », je n'hésiterais pas une seconde. Je te soignerais
sans dossier médical.
Il le ferait, je ne peux le nier. Mais il y a autre chose
qu'il n'a pas dit : sans lui, je ne serais pas vivant aujourd'hui. Quand j'avais quatorze ans, nous sommes partis
en randonnée dans l'Arkansas et nous nous sommes
perdus dans les monts Ozark. À l'approche de la nuit,
je suis tombé dans une gorge et je me suis cassé le
fémur. Drew n'avait que onze ans, mais il est descendu
à quatre pattes jusqu'au fond de cette gorge, il a éclissé
ma jambe avec une branche, a fabriqué une sorte de
litière pour me transporter. Il m'a traîné sur plus de six
kilomètres dans la montagne, s'est cassé le poignet et a
manqué se rompre le cou à deux reprises. Juste avant
l'aube, il a réussi à m'amener à un campement où quelqu'un avait un émetteur CB. Mais est-ce qu'il a eu
recours à cet argument ? Non, c'est à moi de m'en souvenir.
– Pourquoi tu veux m'engager, Drew ?
– Pour bénéficier de tes conseils. Avec la garantie du
secret professionnel.
– Tu déconnes. Pas besoin de m'engager pour ça.
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Il tire de son portefeuille un billet de vingt dollars,
me le tend.
– Je le sais. Mais si on t'interrogeait plus tard en
qualité d'ami, tu serais obligé de mentir pour me protéger. Si tu es mon avocat, nos entretiens seront couverts
par le secret professionnel. Prends cet argent, Penn.
– C'est complètement dingue…
– S'il te plaît.
Je plie le billet et le fourre dans ma poche.
– OK, qu'est-ce qui se passe ?
Drew s'affale contre le dossier de son siège et se
frotte les tempes.
– Je connaissais Kate mieux que personne…
La perplexité que j'ai ressentie dans la salle de
réunion n'est rien à côté de ce que j'éprouve maintenant. Au moment même où je pose la question, je prie
pour avoir tort.
– Tu la connaissais… intimement ?
Il ne cille pas.
– Je l'aimais.

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