Région et régionalisme au Maroc : Ambivalence du politique et de l

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Région et régionalisme au Maroc : Ambivalence du politique et de l
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Région et régionalisme au Maroc :
Ambivalence du politique et de l’administratif (1)
Mohamed Fakihi
Professeur a la Faculté de Droit de Fès
Directeur exécutif du CMIESI
L’ordre décentralisateur est supposé être un système intégré et intégrateur.
Tout d'abord, il vise à mettre la viabilité géographique et l'harmonie
sociologique d'un espace déterminé au service de l'œuvre du développement
économique, social et culturel. En contrepartie, il se situe sous la pression du
maintien d'un certain équilibre entre les tendances identitaires locales et
l'exigence d'harmonie avec la même tendance de l’espace décentralisé exprimée
par des collectivités identiques, partie intégrante de la politique intégrative de la
structure régulatrice de l'ensemble du système, notamment la collectivité
nationale.
La simplicité de ce schéma théorique est promptement trahie par la
précarité -voir même le caractère illusoire- de l'équilibre entre les différentes
composantes du système décentralisé notamment au Maroc, plus
particulièrement s'agissant de son volet régional. En effet, l'exemple marocain
institue un rapport particulier entre « régionalisation » en tant que forme
d’organisation administrative décentralisée et « régionalisme » en tant que
réflexe identitaire local reposant naturellement sur un référentiel sociologique,
culturel, historique et économique, déterminant un sentiment d'appartenance à
une zone géographique et justifiant la revendication d'une qualité identitaire
calquée sur cette zone et par là même une certaine autonomie de gestion par
rapport au pouvoir central (2).
1- Article de synthèse d’une communication donnée au Congrès international sous le thème : « régionalisation
et avenir de la région au Maroc », organisé par la Faculté des Sciences Juridiques, Economiques et sociales de
Fès, les 20 et 21 novembre 2006.
2- Opposer la notion de « régionalisme » dans son acception sociologique « telle quelle imprégnait la société
traditionnelle et ses fondements communautaires et tribaux, ainsi que ses mythes et comportements culturels et
sociaux consacrant la différence entre communautés et groupements ethniques », et dans son acception «
moderne » en tant que mode de gestion territoriale, est une approche trop simpliste : la réalisation de la seconde
acception implique inéluctablement le dépassement de la première. Cf. MOHCINE (M.), « la question régionale
et la problématique de développement au Maroc : approche sociologique et critique », REMALD, « Thèmes
actuels », n° 16, page : 74 (en arabe). Élaborer un projet de développement ou de décentralisation régionale sur
cette conception iconoclaste conduirait certainement à sa dénaturation et, par conséquent, compromettrait son
fonctionnement et son évolution.
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Il est clair que ce propos est à même de représenter l’esquisse du principe
qui détermine le processus de régionalisation administrative ; à quelques
nuances près mais qui s'avéreront d’une grande importance dans les
développements qui vont suivre, en ce qui concerne notamment l'identité
sociologique, culturelle ou économique de la collectivité décentralisée dite «
région ». Ce qui implique deux remarques qui préfigureront les deux axes de
notre étude :
- le processus de régionalisation administrative a marginalisé le
particularisme identitaire au profit d'autres référentiels d'ordre plutôt mécanique
(le référentiel économique dans le sens centre - périphérie et le référentiel
territorial, la région étant considérée comme une simple entité territoriale
facilitant la déclinaison des politiques publiques). Ce qui a lourdement
compromit l'affirmation de ce processus au niveau de la perception sociologique
locale.
- d'autre part, si des considérations politiques ont contribué à modeler le
processus de régionalisation administrative pour le vider à plusieurs égards de sa
teneur décentralisatrice, une autre considération de nature politique aussi,
notamment la question de la plénitude territoriale de notre pays, en grande partie
sous forme d'un input de l'environnement international, se profile comme un
facteur qui contribuera certainement à heurter l'ordre actuel des choses et
déclencher une dynamique régionale d'une ampleur particulière.
I- velléités du politique face au processus régional.
Le discours politique qui a présidé à la mise en oeuvre du projet régional a
systématiquement occulté l'importance des données sociologiques, notamment
les homogénéités culturelles, les solidarités historiques (3) et les cadres
géographiques économiquement viables afin de structurer l'espace régional. Ces
facteurs n’étaient pas considérés de la même façon à l’occasion du découpage
communal qui, malgré quelques aménagements, repose essentiellement sur le
schéma tribal traditionnel alors que les considérations sociologiques jouent en
rôle manifestement négatif au niveau de la structuration institutionnelle
communale (4). Il est certain que l'espace communal est facilement contrôlable
du point de vue politique, contrairement à l'espace régional géographiquement
beaucoup plus étendu et où s’effectuent des échanges et s’entretiennent des
3- « Au Maroc, la diversité de la représentation populaire autorise l'expression d'intérêts régionaux. L'originalité
du Maroc dans ce domaine s'explique par des conditions historiques qui ont favorisé depuis des siècles
émergence de pouvoirs régionaux », DE MAS (P.), « pouvoir et migration au Maroc : dynamique électorale
divergente dans le Rif et le Sous », in « Elecciones, participacion y transicon politicas en el norte de Africa »,
Edicion a Cargo, Madrid, 1991, page : 80.
4- FAKIHI (M.), « La commune rurale au Maroc, la décentralisation à l’épreuve. Etude de cas : la commune
rurale de Sebaa Rouadi », thèse, droit, Faculté de Droit et de Science politique, Aix-en-Provence, 1995, pages :
190 et suivantes
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réseaux de solidarité et d’intérêts beaucoup plus complexes et à répercussion à
l’échelle nationale.
Le recul historique permet de tirer un certain nombre d’enseignements à
cet égard. En effet, le soulèvement du Tafilet est mené en janvier 1957 par le
gouverneur Addi ou Bihi au nom de la monarchie (5) contre le pouvoir central.
Le soulèvement du Rif est survenu un an plus tard en janvier 1958 pour les
mêmes raisons que R. Leveau estime très simples : méconnaissance voir mépris
aussi bien par le gouvernement dominé par le Parti de l’Istiqlal que par les
représentants de l’administration de la manière de penser des populations des
zones rurales périphériques, de leurs traditions, de leurs problèmes et
généralement de leur identité, caractère excessivement bureaucratique et
paperassier de la nouvelle administration, opacité des règles de fonctionnement
de cette même administration… (6)
Un autre point d'une grande importance doit être soulevé. L'ancrage du
système judiciaire coutumier cimentait l'identité locale en pays amazigh. En
appui à la réforme de la justice, il était nécessaire de démanteler l’influence des
structures sociologiques traditionnelles au profit d'un brassage administratif d'un
ordre nouveau plus à même de faciliter l’assimilation du système judiciaire
moderne par la population locale qui, a titre illustratif, a longuement persisté à
considérer la mise en oeuvre du principe de la séparation des pouvoirs entre le
représentant du pouvoir central et les organes judiciaires comme une atteinte à
ses propres coutumes et, par là même, à sa propre identité (7).
Ces facteurs de nature politique et sociologique ne constituent que des
détails parmi d'autres qui permettent de déduire que les considérations de
quadrillage politique ont été à la base de la définition du projet régional tel que
l’affirment aussi bien le statut de la région économique de 1971 que celui de la
région collectivité décentralisée de 1997.
I-1- le statut de la région économique.
La principale caractéristique de la région économique issue du statut de
1971 est qu'elle constitue exclusivement une structure fonctionnelle érigée en
circonscription d'action régionale afin de servir de cadre à l'application des plans
économiques régionaux, d'aménagement du territoire, de planification
économique... La région est définie par l'article 2 du dahir du 6 juin 1971
5- LEVEAU (R.), « le fellah marocain, défenseur du Trône », Collection « Référence », Presses de la Fondation
Nationale des Sciences Politiques, Paris, 1985, page : 23.
6 - AARAB (M), « Le Rif : entre le Palais, l’Armée de libération et le parti de l’Istiqlal », 2° édition, Imprimerie
Kawtar, (lieu d’édition inconnu), 2002, (en arabe), pages : 109 et suivantes.
7- LEVEAU (R.), « Le fellah marocain, défenseur du Trône », collection « Références », FNSP, Paris, 1985,
page : 23.
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comme « un ensemble de provinces qui - tant sur le plan géographique
qu’économique et social - entretiennent ou sont susceptibles d'entretenir des
relations de nature à stimuler leur développement et de ce fait, justifient un
aménagement d'ensemble ».
Il en ressort donc que la région ainsi instituée constitue un simple objectif
tactique au regard des décideurs politiques, un « cadre neutre et dépersonnalisé
qui a eu le grand mérite d'opérer l'expérimentation de l'idée régionale » (8). Il est
clair que fonder une région sur la base d'une somme mécanique de plusieurs
provinces dont la définition territoriale reste elle-même sujette à caution des
points de vue sociologique et économique, ne constitue aucunement la réponse à
une exigence d'aménagement des structures d'accueil de grands projets de
développement économique, social et culturel. Le projet régional est à ses
débuts. Il ne peut supporter une ossature polycentrique locale. La prudence
politique est également de mise pour contenir et réguler les identités culturelles
et historiques régionales.
I-2- le statut de la région collectivité décentralisée.
Le statut régional de 1997 s’articule autour de trois points essentiels :
- le découpage régional écarte quasi systématiquement les référentiels
culturel et historique (9) conformément à l'esprit de l'article 2 de la charte
régionale qui dispose : « la création et l'organisation des régions ne peuvent, en
aucun cas, porter atteinte à l'unité de la Nation et à l'intégrité territoriale du
Royaume ». Le référentiel économique demeure, à certains égards, sujet à
caution. La région Fès-Boulmane constitue un archétype à ce sujet dans la
mesure où l'axe Fès-Boulemane, comparé à l'axe Fès- Taounate-El Hoceima, est
peu viable des points de vue aussi bien économiques que géographique,
historique et sociologique (10).
- l'omniprésence du représentant du pouvoir central au niveau de l'instance
exécutive de la région. En effet, le gouverneur du chef-lieu de la région est
habilité à exécuter les délibérations du conseil régional (11). L’avis préalable du
8- YAAGOUBI (M), « la région en tant que nouvelle collectivité locale au Maroc », REMALD, n° 20-21,
Juillet-décembre 1997, page : 22.
9- « Le découpage régional s'est effectué à l'abri de toute revendication identitaire » affirme M. le Wali de la
Région Fès-Boulemane, séance d’ouverture du colloque, le 20 novembre 2006.
10- En effet, « les écarts de superficie et de population sont criards (le Sud représente 55,4 % du territoire
national mais seulement 12,4 % de la population globale, alors que le Centre ne représente que 4,2 % de la
superficie mais concentrent 21,6 % de la population globale), au problème de la couverture spatiale (alors que
l'Orientale ne concentre que 7,53 % des établissements patentés avec 29 551 unités, le Centre regroupe 32,37 %
avec 126 992 unités) et au déficit de coordination (alors que le Centre représente 42,44 % du produit intérieur
brut, le Centre- sud n'en représente que 5,09 %) ».Voir HADDY (M.), « réflexion sur la région et le
développement régional », REMALD, n° 54-55, janvier-avril 2004, page : 156.
11- Article 54-1 de la loi n° 47-96 relative à l'organisation de la région, B.O. n° 4447, 03 avril 1997, page : 292.
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président du conseil régional, autorité élue, n'est même pas formellement requis
à cet effet, c'est-à-dire afin de réaliser un cadre consensuel minimum entre les
différentes composantes régionales de prise de décision. Le gouverneur peut
ordonner l'exécution des délibérations si le président refuse de donner son
contreseing dans un « délai de cinq jours à compter de leur réception ».
Il est clair que cette disposition vise essentiellement, au nom de la
sauvegarde de l'unité nationale, à « dépersonnaliser » la région en étiolant tout
mécanisme en mesure de favoriser l'émergence d'un « pouvoir régional » viable
et à même d'imprimer une vision
spécifique de la gestion des affaires
régionales. Or le statut exécutif du gouverneur lui permet de perpétuer une
forme de « centralisme » géré sur le plan régional. L’élite locale issue des urnes
apparaît peut en mesure de constituer un contrepoids par rapport à la consistance
des attributions du gouverneur. La règle juridique est taillée de façon à endiguer
toute consistance de ce contrepoids. Insérée dans le cadre conceptuel de la
décentralisation, l'obligation imposée au gouverneur d'informer régulièrement le
président de la mise en œuvre des délibérations du conseil régional (12) s'y
accommode péniblement, parce que la simple information, même sous
obligation formelle, ce qui n'est pas le cas dans le cadre de la loi relative à la
région, ne peut théoriquement compenser l'attribution de la responsabilité
exécutive à l'« autorité » élue. Elle est également dépourvue d'intérêt sur le plan
pratique parce qu'elle constitue une évidence : l'essence même de la
décentralisation serait profondément mise en cause si l'exécutif élu ainsi que le
conseil régional ne pouvaient être informés du devenir de leurs décisions, qui
sont d'ailleurs de nature exécutoire par la force de la loi.
D'autre part, le président et les membres du conseil régional ne peuvent
contester l'abstention ou le refus d'information par le gouverneur de la mise en
œuvre des délibérations du conseil régional, même si le texte prévoit que celuici est « tenu » d'y procéder « régulièrement » aux termes de l'alinéa 6 de l'article
54 de la loi relative à l'organisation de la région.
- le rôle assez timide attribué au juge administratif pour trancher les litiges
survenus au niveau des rapports entre les différentes composantes de prise de
décision de la région, surtout en ce qui se rapporte à l'exécution des délibérations
du conseil régional au terme de l'article 60 de la loi relative à la région. Le juge
administratif n'intervient qu’à l'issue d'une longue procédure qui engage
également le gouverneur du chef-lieu de la région et le ministre de l'Intérieur
(13). La principale caractéristique de cette procédure est qu'elle ne peut être
12- Article 54-6 de la loi n° 47-96, idem.
13- Ce type d'intervention concerne le contrôle de l'opportunité des actes du conseil régional. Le contrôle se
rapportant à la légalité de ces mêmes actes, en raison de son caractère objectif, s'impose par la force des choses
et ne peut pas être facteur de controverse. Voir à ce sujet : ANTARI (M.), « La participation du juge
administratif à la tutelle sur les actes du conseil régional », REMALD, série « Thèmes actuels », n° 52, 2006,
page : 169.
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déclenchée que sur la base d'une solidarité sans faille au sein d'une tranche des
membres du conseil régional au moins égale à la majorité absolue, qui serait en
mesure de voter une motion constatant l'absence ou l'insuffisance de la réponse
du gouverneur à l'issue d'une demande d'explication qui peut lui être adressée
par le président du conseil régional (14).
Or cette forme de solidarité est difficilement réalisable en fonction de la
composition du conseil régional et des mécanismes électoraux adoptés pour
mettre en place les instances administratives élues, et également en fonction du
découpage régional établit de façon à dépersonnaliser cette entité administrative
et, partant de là, empêcher la consécration d'une élite locale viable et solidaire,
pouvant jouer le rôle de contrepoids vis-à-vis du représentant du pouvoir central.
D'autre part, le rôle axial du ministre de l'Intérieur, autorité ultime de tutelle,
dans cette procédure est en mesure d'en atténuer la suite, notamment faire en
sorte qu'il ne puisse pas aboutir devant le juge administratif (15).
De la sorte, fonctionnant selon les règles d’un modèle verrouillé, les
institutions régionales n’ont pas permis de dégager une élite avertie des
problèmes et des besoins ponctuels de la région. L’élite locale issue des urnes
est de nature artificielle (16). Elle est entretenue aussi bien par l’appareil d’État
en tant que institution officieuse constituant l’armature du réseau notabiliaire
local, dont l’appui, plus diffus certes, demeure aussi indispensable que dans le
passé ; que par les partis politiques et les organisations professionnelles en tant
que porte-drapeaux à engagement partisan souvent aléatoire et par conséquent
plus pesant, particulièrement sur l’appareil des partis en termes de coût de
recrutement.
Le pouvoir central demeure le véritable détenteur des outils de diagnostic
des besoins et des problèmes régionaux et le principal aiguilleur des
investissements notamment privés. A titre d’exemple, une bonne tranche de
l’élite économique de la ville de Fès, livrée à elle-même dans une certaine
période a procédé au transfert de ses activités sur d’autres villes plus attractives
notamment Casablanca. Le pouvoir central est également le principal
pourvoyeur de fonds, de compétences et de logistique pour répondre aux
14- Et même lorsque c'est le cas, le gouverneur du chef-lieu de la région, habilité à représenter la région en
justice aux termes de l'article 56-1, peut-il, en représentant le conseil régional, saisir le tribunal administratif
contre ses propres services ? Cf. ANTARI (M.), « la participation du juge administratif à la tutelle sur les actes
du conseil régional », op. cit, page : 174.
15- En effet, le juge administratif n'a pas encore formulé de jurisprudence significative dans le cadre de l'article
60 de la loi relative à la région. Aucune décision n'a été rendue par le tribunal administratif de Fès, à titre
d'exemple, dont le commandement s'étend sur le territoire de deux régions : la région Fès-Boulmane et la région
Taza- El Hoceima-Taounate.
16- La nature des recours en matière électorale formulés devant le juge administratif peut apporter un éclairage
supplémentaire sur ce caractère artificiel de l'élite régionale. Les comportements électoraux dénoncés et
également le recours intempestif au juge sont des indicateurs de la profondeur de la rupture entre les
composantes élues des conseils régionaux notamment ceux de Fès-Boulmane et de Taza- El Hoceima-Taounate.
Voir T. A. Fès, 27-12-2006, n° 1068 ; T.A. Fès, 03-01-2007, n° 14/2007 ; T.A. Fès, 03-01-2007, n° 15/2007.
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exigences locales à des niveaux très différenciés privilégiant des régions au
détriment d’autres et parfois des secteurs au détriment d’autres dans le cadre
d’une même région.
II- l'autonomie élargie « octroyée » aux provinces du sud : facteur
régulateur de la dynamique régionale.
L’édifice régional tel qu'il est conçu actuellement fonctionne à régime
réduit. Son autonomie est aussi restreinte qu'il s'avère plus commode de le
percevoir sous un angle de « décentralisation partielle » (17). L'article 41 de la
loi 74-96 institue un contrôle par approbation préalable du ministère de
l'Intérieur sur les actes du conseil régional qui peut être considéré comme une
véritable « association paritaire » (18) entre le ministre de l'Intérieur et le conseil
régional, et qui constitue une limite sévère à la liberté d'action de la région, peu
conforme à l'esprit de l'article 1 de cette même loi et également à celui de
l'article 101 de la constitution.
Il ressort donc de cet état des choses que ce système contraste notoirement
avec l'hypothèse d'une collectivité décentralisée à autonomie « élargie »
proposée comme issue définitive à la question de la plénitude territoriale de la
collectivité nationale.
I-1- la question de l'« identité institutionnelle » ou du principe de l'«
uniformité de régime » du dispositif régional.
L'initiative royale soulignée dans le discours à l'occasion du 31ème
anniversaire de la Marche Verte (19) met l'accent sur la volonté d'octroyer aux
provinces du sud « une autonomie élargie dans le cadre de la souveraineté du
Royaume, de son unité nationale et de son intégrité territoriale ». Aucun statut
n'est directement évoqué comme structure de gestion des ces provinces. Mais il
paraît que la région autonome est le procédé quasiment désigné dans la mesure
où le souverain précise dans le même discours « au niveau national, nous
entendons aller résolument de l'avant pour consolider notre édifice démocratique
par le biais d'une régionalisation avancée qui représente l’épine dorsale de l'État
moderne dont nous sommes en train d'asseoir solidement les fondements ».
Le Souverain a déjà souligné dans le discours lors de l'ouverture de la
première année de la 7ème législature (11 octobre 2002) que la participation
massive des citoyens du sud au vote, « avec un taux record de 64%, dépassant la
17- YAAGOUBI (M), « La région en tant que nouvelle collectivité locale au Maroc » REMALD n° 20-21,
op.cit, page : 45.
18- YAAGOUBI (M), « La région en tant que nouvelle collectivité locale au Maroc », idem, page : 45.
19- Discours de SM le Roi à l'occasion du 31ème anniversaire de la Marche Verte, le 06 novembre 2006.
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moyenne nationale, ainsi que l'élection de leurs députés, traduisent aussi bien
leur foi en la démocratie … qui est la voie idoine pour la gestion de leurs
affaires régionales… ». Il est certain que les choses ont beaucoup évolué depuis
la date de ce discours. D’autres éléments d’analyse confortent ce propos.
Ce postulat implique nécessairement deux questions à savoir :
- quel sera le degré d'autonomie qui se veut par hypothèse « avancée » de
la nouvelle collectivité régionale ?
- l'édifice régional se conformera-t-il à l'exigence de l'identité
institutionnelle, c'est-à-dire est-ce que c'est l'ensemble régional qui sera aligné
sur la collectivité prototype proposée ou est-ce qu’une solution axée sur une
forme de dérogation au droit commun applicable à l'édifice régional qui sera
adoptée ?
Les éléments de réponse à la première question peuvent être déduits de
deux points fondamentaux :
- le discours royal du 6 novembre dernier. Le souverain annonce
l'attribution aux provinces du sud d'une autonomie élargie. Mais il enserre cet «
octroi » dans un cadre clairement défini de « conformité à la souveraineté du
Royaume, de son unité nationale et de son intégrité territoriale ». Ce qui signifie
de prime abord qu’il ne peut y avoir divisibilité du pouvoir normatif. Celui-ci est
un attribut exclusif de la Nation aux termes de l'article 2 de la constitution.
Partant de là, la nouvelle collectivité régionale ne sera pas dotée d'un pouvoir
normatif ou organisationnel propre mais de pouvoirs délibératif et exécutif à
autonomie élargie.
Cette perception des choses ressort d’une lecture restrictive du propos du
dernier discours Royal. Mais, il n’est pas exclu que, vu l’ampleur de l’enjeu, les
décideurs marocains accepteront un compromis allant jusqu’à reconnaître la
capacité politique notamment la reconnaissance des compétences législative et
réglementaire et d’un pouvoir organisationnel propre. Ce dispositif devra être
rigoureusement contrôlé par des mécanismes constitutionnels et juridictionnels à
mettre en place pour assurer la cohésion institutionnelle et l’unité nationale
conformément aux propos du Souverain.
- en cas d’acceptation de négociations de la solution initiée dans le
discours royale évoqué, les interlocuteurs qui devront négocier ce compromis
sont multiples, notamment la représentation de l’ONU, les autonomistes (20) et
les représentants de la population des provinces du sud. Les identités des
interlocuteurs retentiront certainement sur le déroulement des négociations et
par conséquent faudra-t-il s’attendre à l’exigence d’un niveau d’autonomie
beaucoup plu élargi que ce que tolérera par hypothèse le projet marocain du
20- Et l’Algérie sans doute comme partie au conflit.
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moment. Et il n’est pas exclu que les autonomistes soient conditionnés par leur
allié strategique, vu ses positions actuelles, pour exiger l’entretien de relations
bilatérales privilégiées (21). Les intérêts économiques, stratégiques et
géopolitiques du voisin de l’est à travers cette région sont tellement importants
pour appréhender une telle exigence.
En l’état actuel des choses, même s’il est très difficile de faire un
diagnostic précis de ce que pourrait être l'étendue maximale des concessions
conformes à l'exigence de la souveraineté nationale, le modèle de la région
espagnole à spécificité politique reste le plus envisageable pour répondre à cette
situation (22). Mais dans la mesure où la surenchère à propos de cette étendue
s'avère au deçà du seuil tolérable, tout comme si aucune négociation n’est
engagée, le Maroc pourra procéder à l’application unilatérale de son initiative.
Dans cette hypothèse, il est fort probable que c’est le statut de la région à
compétence « politico-administrative », c'est-à-dire à autonomie élargie qui
prévaudra.
Quant à la seconde question, elle comporte en elle-même un premier
élément de réponse qui semble pourtant de nature radicale et par conséquent
difficilement envisageable. C'est la spécificité même des provinces du sud qui
justifie un statut à autonomie avancée. De ce fait et dans le cas d’une solution
minimale, l'édifice régional préalable est appelé à comporter une exception sous
forme de statut particulier. L'uniformité de régime de l'édifice régional est
inéluctablement appelée à céder le pas en faveur d'une structure dérogatoire. En
droit comparé, nous pouvons relever des situations qui peuvent présenter des
schémas intéressants (23) notamment le Statut particulier de la Région Corse
dont le Conseil constitutionnel n'a censuré à peu près que l'expression « le
peuple corse, composante du peuple français » (24) et a affirmé un statut
dérogatoire se situant entre l'autonomie administrative et l'autonomie politique.
Mais dans l’hypothèse d’une solution aboutissant sur la capacité politique de la
21- notamment l’exigence de la mise en œuvre forcée du concept d’ « actorité », c’est-à-dire affirmation d’une
certaine « présence » dans les débats en perspective (aptitude à agir sur les perceptions et les anticipations des
autres parties) (actorness) et démonstration d’une capacité à agir (capability). Voir cette définition du terme
dans : BESSON (J. L.) et GUILLERMIN (G.), « L’Europe puissance : entre virtualité et réalité », série «
Cahiers du CUREI », n° 16, Janvier 2002, page : 130.
22- Mais il convient de se poser la question à savoir si la définition de l'identité des provinces du Sud pourraitelle être étalée dans les mêmes termes que ceux du préambule du statut de la région de Catalogne (voir note 22) :
« le Parlement catalan reconnaît la Catalogne comme une nation et la constitution espagnole comme une
nationalité »
23- Le statut particulier de la région parisienne dont la conformité à la constitution n'a jamais été mise en cause.
24- Dans sa décision 91-290 DC dite « statut de la Corse », le Conseil constitutionnel affirme que « le concept
juridique de « peuple français » à valeur constitutionnelle » et, partant de là, « la mention faite par le législateur
du « peuple corse, composante du peuple français » est contraire à la constitution, laquelle ne connaît que le
peuple français, composé de tous les citoyens français sans distinction d'origine, de race ou de religion ».
FAVOREU (L.), LOIC (PH.), Grandes décisions du Conseil constitutionnel , 10° édition, Sirey, Dalloz, Paris,
1999, page : 772.
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collectivité à mettre en place, une révision de la constitution devra être initiée
afin de déterminer les modalités de répartition des compétences législatives et
réglementaires entre la capitale et la collectivité autonome en question.
De toute façon, quel que soit le degré d'autonomie de la collectivité
prototype annoncée, il sera largement à l'avance par rapport au niveau
d'autonomie de l'édifice régional national en son état actuel. Cet état de fait est
par la force des choses appelé à évoluer afin de s'adapter à une situation inédite.
Le Souverain a anticipé cette situation. Il souligne une volonté politique résolue
en vue de consolider l'édifice démocratique national « par le biais d'une
régionalisation avancée qui représente l'épine dorsale de l'État moderne » (25).
II-2- la revendication par d'autres collectivités régionales d'une
autonomie plus élargie : résurgence des régionalismes jusque-là
savamment contrôlés.
L'abandon du principe de l'uniformité de régime au niveau de l'édifice
régional entamé sur la base d'une spécificité de nature politique qui est celle des
provinces du sud, ou la mise en place d’une collectivité dotée de compétences
politico-administratives dans le cas de la solution maximale, peuvent constituer
un antécédent pour d'autres collectivités régionales. L'argument économique,
neutre de nature, peut justifier une telle revendication. Mais il peut occulter un
argument sociologique, ethnique ou culturel. L'évolution irréversible vers l'État
de droit est à même de favoriser voire d'autoriser de telles aspirations (26).
Cette évolution, une fois déclenchée, risque de secouer ce que le pouvoir
central considère comme des vieux démons à peine endormis, plus
particulièrement, les identités régionales ou sociologiques et la revendication de
leur reconnaissance.
Il est certain que le système politique marocain dispose de mécanismes
régulateurs suffisamment au point pour endiguer toute dérive issue de ce type de
revendication. Il a atteint un niveau d'intégration assez avancé permettant, dans
des limites prédéfinies, la revendication et même la reconnaissance de
particularismes culturels ou ethniques sans que ceux-ci ne constituent une
menace pour sa cohésion ou son équilibre (27).
25- Discours de SM le Roi à l'occasion du 31ème anniversaire de la Marche Verte, op. cit.
26- l'exemple espagnol offre une référence de taille à cet effet : la Catalogne approuve par voie référendaire sont
statut d'autonomie élargie le 18 juin 2006. Malgré les remous qui ont agité la classe politique espagnole (« le PP
estime que le texte accorde trop d'autogestion à la gestion autonome et qu'il est anticonstitutionnel », le Figaro du
18 juin 2006), l'Andalousie se met en situation en vue de la même opération référendaire (prévue pour le 18
février 2007). La dynamique est désormais lancée. D'autre régions se préparent à se doter par la même voie
référendaire d'un nouveau statut d'autonomie élargie notamment la Galice, l'Aragon, la Castille et Léon, la
Castille-la Manche, les Asturies, le Pays basque, Murcie, les Canaries et les Baléares.
27- La reconnaissance de l'identité et de la culture Amazigh, à titre d'exemple.
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D'autre part, la nature même de l'édifice régional, notamment le
découpage des différentes régions et leur nombre assez élevé, constitue un
facteur mécanique permettant, on l’a observé, de démanteler toute expression
identitaire infranationale préexistante et de juguler les expressions résiduelles ou
naissantes, exception faite de la connotation nouvelle du phénomène régional,
administratif ou politique, en tant que mécanisme amortisseur de tension, qui
pourra permettre l'expression d'une identité politique infra nationale inédite.
Nonobstant, ce serait une erreur de se focaliser systématiquement sur le
côté négatif des identités locales et de considérer celles-ci comme génératrices
de forces centrifuges qui persistent dans un dessein désintégrateur de l’identité
et de la cohésion nationales. Le sentiment d'appartenance culturelle ou ethnique
et l'existence d'un intérêt économique commun à une population dans un espace
régional constituent certainement un facteur amplificateur de l'action
développante de la région.

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