M KLEIN ANGOISSE cours DES

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M KLEIN ANGOISSE cours DES
III L’ANGOISSE
Les phénomènes liés à l’angoisse de séparation tiennent une grande
place dans la théorie et la pratique de Melanie Klein. Ses travaux se sont
inscrits dans le prolongement de ceux de Karl Abraham, sur la dépression et
les états maniaco-dépressifs, qu’il avait entrepris dès 1911. Les recherches
d’Abraham, antérieures à celles de Freud, avaient inspiré celui-ci dans sa
rédaction de « Deuil et mélancolie », en 1915.
Grâce à son expérience de l’analyse avec de très jeunes enfants et à
son autoanalyse sur ses propres deuils, Melanie Klein découvre les racines
précoces de la dépression dans l’enfance. Elle n’a pas eu une vie de femme
très heureuse et a longtemps été dépressive, dans la première partie de sa
vie. Plus tard, grâce aux satisfactions trouvées dans son travail et sa
créativité, elle vivra beaucoup plus dans la joie. Elle attribuera au deuil un
rôle central, non seulement dans la psychopathologie, mais aussi dans le
développement normal.
Ses travaux, de 1935 à 1940, puis de 1946 à 1948, l’ont amenée à
distinguer deux formes d’angoisse, l’angoisse persécutive et l’angoisse
dépressive, qui recouvrent toutes les formes d’angoisse que traverse
l’enfant. L’angoisse est suscitée par la polarisation innée des pulsions, avec
conflit immédiat entre pulsion de vie et pulsion de mort. Le nourrisson est
exposé au choc de la réalité externe, à la fois angoissante comme le
traumatisme de la naissance et vivifiante comme la chaleur, l’amour et la
1
nourriture reçus de la mère. Une des principales fonctions du moi, la
maîtrise de l’angoisse va ainsi être mise en action dès le début de la vie.
L’ANGOISSE PERSECUTIVE OU PARANOÏDE-SCHIZOÏDE
Cette angoisse prédomine dès les premiers mois de la vie et donne
naissance à ce que Melanie Klein appelle la position paranoïde-schizoïde.
L’angoisse est ressentie dès la vie postnatale. Cette angoisse peut provenir
de sources internes, véritables menaces contre l’organisme. Elle peut venir
de sources externes : l’expérience de la naissance, ressentie comme une
attaque, mais aussi la première angoisse de séparation ou la frustration des
besoins physiques.
Selon Freud, cette angoisse provient de l’instinct de mort. Confronté
à l’angoisse produite par la pulsion de mort, le moi va en détourner une
partie dans la projection et une partie dans l’agressivité. Freud avait affirmé
qu’aucune peur de la mort n’existe dans l’inconscient, mais pour Melanie
Klein ceci ne semble pas compatible avec la découverte des dangers
provenant de l’instinct de mort. Pour Freud, l’angoisse est un signal qui se
produit à la limite du moi. L’angoisse est la réaction signal à la perte d’un
objet1.
Cette notion d’instinct de mort est propre à Melanie Klein. Pour elle,
l’angoisse primordiale que combat le moi est la menace provenant de
l’instinct de mort, la peur de l’annihilation. Dès 1933, dans « Le
développement précoce de la conscience chez l’enfant », elle écrit : « Le
danger d’être détruit par cet instinct d’agression provoque, je pense, une
tension excessive dans le moi, tension qui est ressentie par une angoisse, si
bien qu’il est confronté au tout début de son développement à la tâche de
mobiliser sa libido contre son instinct de mort. »
1
S. Freud, Inhibition, Symptôme et Angoisse (1925), Paris, PUF, 1965.
2
En 1948, elle exprime son désaccord avec Freud dans « La théorie de
l’angoisse et de la culpabilité » et conclut que c’est le danger d’être détruit
par cet instinct de mort qui suscite l’angoisse primordiale dans le moi.
Cette peur de l’anéantissement n’est pas sans analogie avec la
première situation de danger pour le moi, décrite par Freud en 1926, peur
d’être submergé par une trop grande quantité d’excitation non maîtrisable.
Certaines « angoisses archaïques » se retrouvent chez des enfants
dont le développement a été altéré, stoppé, mais aussi des enfants en
psychothérapie qui passent par des moments de régression ou de
reviviscence. Elles se retrouvent aussi au décours de la cure analytique,
quand on remonte aux couches les plus profondes de l’inconscient. Citons
par exemple le rêve d’une jeune femme de vingt-cinq ans, suivie en analyse
pour névrose phobique. Le rêve se déroule ainsi : elle voit une personne
donner un bébé à une collègue. Tout d’un coup, surgit un chat énorme et
terrifiant, qui s’agrippe à elle, sur la peau de son thorax, toutes griffes
dehors, dans un climat d’angoisse très éprouvant. Le travail d’associations
effectué à la suite de ce rêve a mis en évidence que la patiente avait souffert
d’une séparation précoce de sa mère, hospitalisée plusieurs fois peu après sa
naissance ; dix-huit mois plus tard, au moment de la naissance de son petit
frère, elle avait présenté une série d’automutilations : elle se lacérait la peau
et le visage.
Le moi est donc mis en action dès le début de la vie et va activer des
processus de défense. Le processus primitif de projection va être le moyen
de défléchir l’instinct de mort vers le dehors. La projection va aussi servir à
imprégner de libido, à « libidinaliser » le premier objet.
Un autre processus primitif est l’introjection, qui est en grande partie
au service de l’instinct de vie. Ce processus combat l’instinct de mort, dans
la mesure où il amène le moi à recevoir quelque chose de vivifiant, en
commençant par de la nourriture et ainsi à lier l’instinct de mort, qui œuvre
à l’intérieur, le rendant en quelque sorte moins actif.
Dès le début de la vie, les deux instincts s’attachent à des objets, tout
d’abord le sein de la mère. Melanie Klein émet l’hypothèse que
l’introjection du sein nourricier de la mère pose les bases de tous les
3
processus d’intériorisation2, véritable étape vers la constitution d’un monde
interne et vers la subjectivation.
Selon que les motions destructrices ou que les sentiments d’amour
prédominent, le sein, ou sa représentation symbolique par le biberon, est
ressenti par moments comme bon et par moments comme mauvais.
L’investissement libidinal du sein, conjointement à des expériences
gratifiantes, va édifier dans l’esprit du nourrisson le bon objet primitif. La
projection sur le sein des motions destructrices va édifier le mauvais objet
primitif. Ces deux aspects vont être introjectés et de nouveau les deux
instincts, de vie et de mort, qui avaient été projetés, vont agir dans le moi.
Le besoin de maîtriser l’angoisse persécutive donne l’impulsion au
clivage du sein et de la mère, extérieurement et intérieurement, en un objet
secourable et aimé d’une part, et en un objet effrayant et haï d’autre part. Ce
clivage sera le prototype de tous les objets intériorisés ultérieurs. Le clivage
est une des réalisations de la position paranoïde-schizoïde. Il permet au moi
d’émerger du chaos et de mettre de l’ordre dans ses acquisitions, soutenant
l’organisation de l’univers des impressions émotionnelles. Le clivage est à
la base de ce qui sera plus tard le refoulement.
Si le clivage a été excessif et rigide, il entraînera un refoulement
d’une excessive rigidité névrotique ; si le clivage est moins accusé, le
refoulement sera moins paralysant et la communication inconscientconscient sera meilleure.
On peut illustrer cette question du clivage à travers le rêve infantile
répétitif que s’est remémoré, au cours de son analyse, une patiente adulte
souffrant de névrose hystérique. Il s’agissait d’une image circulaire
morcelée, un peu de la forme d’une orange, s’approchant de son visage
comme un zoom et menaçant de l’écraser. Elle faisait ce rêve très souvent
dans sa petite enfance, chaque fois qu’elle se sentait angoissée avant de
s’endormir. Adulte, elle y pensait très souvent encore. Née à un moment où
sa mère était en deuil, cette patiente n’a vraisemblablement pas pu établir
avec elle une bonne relation d’objet. Ce type de mère est décrit par André
2
M. Klein, « Sur le développement du fonctionnement mental », Le Transfert et
autres écrits, Paris, PUF, 2001, p. 54.
4
Green comme une mère morte, une mère psychiquement morte et ne
pouvant apporter suffisamment de chaleur relationnelle et d’amour à
l’enfant dont elle prend soin. Il s’agit « d’une imago qui s’est constituée
dans la psyché de l’enfant, à la suite d’une dépression maternelle,
transformant brutalement l’objet vivant, source de vitalité de l’enfant, en
une figure lointaine, atone, quasi inanimée, imprégnant très profondément
les investissements de certains sujets que nous avons en analyse et pesant
sur le destin de leur avenir libidinal objectal et narcissique »3. Cette image
morcelée du rêve de la patiente, en forme de sein écrasant, est la
représentation de la projection de ses pulsions destructrices, qu’elle
retournait sur elle en menace persécutive. Pour Melanie Klein, la projection
des parties mauvaises du soi fragmenté est typique des défenses schizoïdes.
L’interprétation de ce rêve eut un effet libérant sur la poursuite de l’analyse
de cette patiente, en réduisant le clivage. « Représenter permet de donner
congé à l’irreprésentable absolu », comme l’écrit Hector Yankelevitch, dans
un ouvrage remarquable sur l’autisme4.
La force du moi est, d’après Melanie Klein, déterminée par la
constitution de l’individu. Si, dans la fusion entre les deux instincts,
l’instinct de vie prédomine, le moi va être relativement fort, capable
d’amour et plus à même de supporter et neutraliser l’angoisse provenant de
l’instinct de mort. Certains facteurs externes, en particulier l’attitude de la
mère à l’égard du nourrisson, peuvent influencer le maintien et la croissance
de la force du moi. « Le bon objet intériorisé vient former le noyau du moi
autour duquel il s’étend et se développe.
Car lorsque le moi est soutenu par le bon objet intériorisé, il est plus
à même de maîtriser l’angoisse et de préserver la vie en liant avec la libido
certaines parties de l’instinct de mort agissant à l’intérieur », dit-elle dans
« Sur le développement du fonctionnement mental »5.
Une des conséquences du conflit engendré dans le moi par la polarité
de ces deux instincts va être le clivage du moi. Freud l’a décrit dans les
3
A.. Green, Narcissisme de vie, Narcissisme de mort, Paris, Minuit, 1983, p. 222.
H. Yankelevitch, Du père à la lettre, Paris, Érès, 2003.
5
M. Klein, « Sur le développement du fonctionnement mental », Le Transfert et
autres écrits, Paris, PUF, 2001, p. 55.
4
5
Nouvelles leçons d’introduction à la psychanalyse6 : une partie du moi vient
occuper une position de surveillance, en opposition à l’autre partie. Cette
partie clivée, qui accomplit nombre de fonctions, est le surmoi.
L’introjection précoce du bon et du mauvais sein constitue, pour Melanie
Klein, le fondement du surmoi et influence le développement du complexe
d’Œdipe. Le surmoi précède de quelques mois le commencement du
complexe d’Œdipe, que Melanie Klein situe conjointement à celui de la
position dépressive, dans le second trimestre de la première année. Sa
conception diverge là de celle de Freud, pour qui le surmoi se constitue
après l’Œdipe. Les identifications avec les parents sont pour lui les
héritières du complexe d’Œdipe et ne réussissent que si le complexe
d’Œdipe est surmonté avec succès.
Une des défenses contre l’angoisse persécutive et son corollaire, la
position paranoïde-schizoïde, va être l’idéalisation. Dans cette position
paranoïde-schizoïde, l’angoisse dominante provient de la crainte que l’objet
ou les objets persécuteurs ne pénètrent dans le moi, écrasant et anéantissant
l’objet idéal et le soi. L’angoisse prédominante est paranoïde et le stade du
moi et de ses objets se caractérise par le clivage, qui est schizoïde. Le moi
développe une série de mécanismes de défense dont le premier est l’emploi
défensif de l’introjection et de la projection : il introjecte ce qui est bon et
rejette ce qui est mauvais. La caractéristique principale est que le clivage est
élargi et que ces mécanismes sont employés pour maintenir l’objet
persécuteur aussi loin que possible de l’objet idéal. Lorsqu’il y a idéalisation
croissante de l’objet d’amour, le clivage est utilisé pour rendre l’objet idéal
inaccessible au mal. Poussée à l’extrême, cette idéalisation est liée au déni
magique, tout-puissant, de la persécution. On le rencontre souvent en
analyse chez des patients schizoïdes.
Un autre mécanisme de défense très important, à l’œuvre dans cette
phase paranoïde-schizoïde, est l’identification projective. Des parties du soi
et des objets internes sont détachées et projetées dans l’objet externe. Celui6
S. Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse (1932), Paris,
Gallimard, 1984.
6
ci devient une possession de ces parties projetées, qui le contrôlent et
s’identifient à lui.
Le moi, pour se protéger face à cette angoisse persécutrice, utilise
donc des mécanismes schizoïdes de défense tel le renforcement du clivage
entre l’objet idéalisé et le mauvais objet, l’idéalisation excessive et le déni
omnipotent.
L’ANGOISSE DEPRESSIVE
Melanie Klein situe l’angoisse dépressive comme point critique au
milieu de la première année. Elle donne naissance à la position dépressive.
À ce moment, l’angoisse persécutive a diminué, bien qu’elle joue encore un
rôle important.
L’angoisse dépressive se rapporte à des dangers ressentis comme
menaçant l’objet aimé, essentiellement à travers l’agressivité du sujet. Ces
angoisses surgissent de l’ambivalence du nourrisson : tout se passe comme
s’il avait peur que sa haine et ses pulsions destructrices n’anéantissent
l’objet dont il dépend entièrement et qu’il aime.
Cette angoisse proviendrait des processus de synthèse dans le moi de
l’amour et de la haine, par suite de l’intégration croissante des bons et des
mauvais objets. Ces bons et mauvais objets se rapprochent dans l’esprit de
l’enfant, permettant une certaine intégration, ce qui représente une précondition pour l’introjection de la mère en tant que personne complète. Si le
nourrisson est mieux intégré, il peut se souvenir de l’amour pour le bon
objet et le conserver, même lorsqu’il le hait. Comme le dit Melanie Klein
dans « Contribution à la psychogenèse des états maniaco-dépressifs »
(1935) : « En franchissant cette étape, le moi atteint une nouvelle position,
qui donne assise à la situation que l’on appelle perte de l’objet. »
La perte de l’objet ne peut pas être ressentie comme une perte totale
avant que celui-ci ne soit aimé comme un objet total. Dans cette situation, le
nourrisson éprouve différents sentiments, de nostalgie, de perte, de tristesse,
mais aussi un sentiment de culpabilité, qui menace l’objet interne comme
s’il était dû aux propres pulsions et fantasmes du nourrisson. Celui-ci se
7
trouve alors exposé au « désespoir dépressif », selon l’expression de Hanna
Segal. Il y a fluctuation constante entre l’angoisse de persécution, lorsque la
haine est la plus forte et l’angoisse dépressive, lorsque l’amour l’emporte
sur la haine.
Un apport important de Melanie Klein est que le sentiment de
culpabilité est lié à cette angoisse dépressive. Il se rapporte au mal qui aurait
pu être fait, sous-tendu par les désirs cannibaliques et sadiques. Rappelons
que la position dépressive commence à la phase orale de développement, au
cours de laquelle aimer c’est dévorer.
Cette culpabilité suscite alors le besoin pressant de réparer l’objet
aimé, de le préserver ou le ranimer. Ce besoin approfondit les sentiments
d’amour et promeut les relations d’objet. Au moment du sevrage, le
nourrisson sent qu’il a perdu le premier objet aimé, le sein de la mère, à la
fois comme objet externe et comme objet introjecté. Il peut attribuer cette
perte à sa haine, à son avidité et à son agressivité. Le sevrage accentue les
sentiments dépressifs et équivaut à un état de deuil.
La souffrance inhérente à la position dépressive est étroitement liée à
un accroissement de l’insight, qui désigne le moment de prise de conscience
du conflictuel dans la réalité psychique et qui contribue à son tour, à une
meilleure compréhension du monde externe.
Le nourrisson acquiert assez rapidement une meilleure adaptation à
la réalité et étend la gamme de ses relations d’objet. Il devient ainsi de plus
en plus capable de combattre et de diminuer les angoisses dépressives et
d’installer, dans une certaine mesure, ses bons objets intériorisés, c'est-àdire la dimension secourable et protectrice du surmoi. L’élaboration de la
position dépressive vise à établir au cœur du moi du nourrisson un objet
interne total suffisamment stable. S’il n’y parvient pas, il risque de présenter
des troubles psychiques de type paranoïde ou maniaco-dépressif. C’est
pourquoi la position dépressive marque un tournant décisif entre le point de
fixation des névroses et celui des psychoses.
8
Freud a décrit l’épreuve de réalité comme une part essentielle du
travail de deuil. Pour Melanie Klein, dans la petite enfance, l’épreuve de
réalité correspond d’abord à une tentative de surmonter l’affliction inhérente
à la position dépressive. Chaque fois que le deuil est éprouvé dans la vie,
ces processus précoces sont ravivés. Dans le prolongement des travaux de
Freud et Abraham, Melanie Klein a découvert que, chez l’adulte, le succès
du travail de deuil dépend non seulement de l’installation dans le moi de la
personne dont on fait le deuil, mais aussi de la réinstallation des premiers
objets aimés, qui ont été ressentis dans la petite enfance comme mis en
danger ou détruits par les motions destructrices. Pour Melanie Klein, la
réalité extérieure et la réalité interne sont en constante interrelation.
Les sentiments persécutifs et dépressifs reviennent tout au long de
l’enfance, bien que les progrès fondamentaux dans le but de contrecarrer la
position dépressive soient faits au cours de la première année. Lorsque
Melanie Klein développera ses idées sur le rôle joué par la culpabilité et la
réparation dans le développement psychique, elle montrera comment les
désirs et les fantasmes de restauration permettent de constituer un bon objet
interne. Les angoisses sont élaborées et en grande partie surmontées dans le
cours de la névrose infantile. Au début de la période de latence, les défenses
adéquates se sont développées et un certain degré de stabilisation est apparu.
Ceci implique que les relations d’objet satisfaisantes ont été atteintes, que le
complexe d’Œdipe a été réduit en puissance et le primat du génital acquis.
Ces deux formes d’angoisse, persécutive et dépressive, comprennent
toutes les situations d’angoisse que traverse l’enfant et sont souvent mêlées.
Les peurs d’être dévoré, empoisonné, châtré, attaqué à l’intérieur du corps,
se rangent dans la rubrique de l’angoisse persécutive. Toutes les angoisses
se rapportant à l’objet aimé sont dépressives.
Pour l’homme, la peur de la castration est persécutive, mais elle est
teintée d’angoisse dépressive dans la mesure où elle peut donner naissance
au sentiment de ne pas pouvoir féconder une femme. Ce qui veut dire au
fond qu’il ne peut pas féconder la mère aimée, donc est incapable de réparer
9
ce qui a été détruit par ses motions sadiques. L’impuissance, on le sait,
mène souvent à des dépressions sévères.
Pour la femme, la peur que la mère n’attaque son corps et les bébés
qu’il contient constitue l’angoisse féminine fondamentale. Elle est de nature
persécutive. Une patiente âgée de trente-cinq ans, mère de deux enfants, en
cure analytique pour dépression grave après une rupture conjugale qu’elle a
pourtant provoquée, raconte une série de rêves au cours desquels sa mère
enlève et tue ses deux enfants. Tino, un enfant de huit ans, reçu à temps
partiel en hôpital de jour de psychiatrie infanto-juvénile, a beaucoup
impressionné, les premiers temps, l’équipe soignante, par sa présentation
évoquant une véritable paranoïa. Peu à peu, les moments d’effondrements
dépressifs, avec désir d’autodestruction, sentiment d’impuissance à
satisfaire les attentes de l’autre, l’emporteront sur les mouvements projectifs
et interprétatifs. Il pourra alors véritablement s’engager dans le travail de
psychothérapie.
Dans la thèse de Melanie Klein, il est une pré-condition du
développement normal, que les angoisses persécutives et dépressives aient
été en grande partie réduites et modifiées. La capacité d’amour et de
relations d’objets ne se développe librement que si ces deux angoisses ne
sont pas trop excessives. On peut résumer ainsi son approche du problème
de la fin de l’analyse d’enfants, comme celle d’adultes : l’angoisse
persécutive et dépressive se doit d’être suffisamment réduite, ce qui
présuppose l’analyse complète des premières expériences de deuil. La
psychanalyse doit remonter pour cela aux stades les plus précoces du
développement. Il faut tout de même préciser que le nourrisson ne passe pas
la plus grande partie de son temps dans un état d’angoisse. Au contraire,
dans des circonstances favorables, il passe son temps à dormir, à se laisser
bercer et nourrir, à éprouver des plaisirs réels ou hallucinatoires, ce qui lui
permet à la fois d’assimiler progressivement son objet idéal et d’intégrer
harmonieusement son moi. Mais tous les nourrissons passent par des
périodes d’angoisse, ce qui est le lot du développement humain.
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Concernant la question complexe du développement du moi,
Melanie Klein ajoute au développement en stabilité et au sens de la réalité,
l’expansion en profondeur du moi, tout aussi essentielle pour elle que pour
nous. Les éléments inhérents à une personnalité profonde et complète sont
la richesse de la vie fantasmatique et la capacité d’éprouver des émotions
librement. Ces caractéristiques présupposent que l’angoisse dépressive a été
dépassée, perlaborée. C'est-à-dire que toute la gamme de l’amour et de la
haine, de l’angoisse, de l’affliction et de la culpabilité, en relation avec les
objets primaires, a été vécue et mobilisée maintes et maintes fois. Par
ailleurs, le développement émotionnel reste étroitement lié à la nature des
défenses.
L’échec de la perlaboration de la position dépressive est
inextricablement lié à une prédominance des défenses qui entraînent une
répression des émotions et de la vie fantasmatique et qui font obstacle à
l’insight. Ces défenses, qu’elle nomme « maniaques », ne sont pas
incompatibles avec un certain degré de stabilité et de force du moi, mais
elles vont avec un manque de profondeur.
L’ANGOISSE DE FIN D’ANALYSE
La fin d’une analyse réactive chez le patient les situations les plus
anciennes de séparation et ravive les angoisses précoces. C’est ce que Lacan
nomme l’entre deux morts, ce passage d’une logique du « Tout » phallique
de la névrose, à celle du « Pas tout », qui permet d’accéder à son désir et
peut s’apparenter à la fin d’un monde. Elle a la nature d’une expérience de
sevrage pour Melanie Klein. Les émotions éprouvées par le nouveau-né au
moment du sevrage, quand les conflits infantiles précoces deviennent
critiques, sont fortement ravivées à ce moment-là. La fin d’une analyse
équivaut à un véritable moment de deuil.
Selon Melanie Klein, il faut se demander, avant de terminer une
analyse, si les conflits et les angoisses vécus dans la première année de vie
ont été suffisamment analysés et perlaborés au cours de la cure. L’analyse
des premières expériences de deuil doit être faite. Même si l’analyse
11
remonte aux stades les plus précoces du développement, les résultats
varieront toujours en fonction de la gravité et de la structure. C’est une des
limites de la psychanalyse.
Les critères de fin d’analyse sont pour elle :
- Une puissance sexuelle établie.
- Une capacité d’amour.
- Des relations d’objet et de travail satisfaisantes.
- Une stabilité du moi.
Lorsque la perte représentée par la fin de l’analyse s’est produite, le
patient a encore à effectuer par lui-même une part du travail de deuil. Un
progrès supplémentaire est accompli. C’est seulement si les angoisses
persécutives et dépressives ont été en grande partie modifiées que le patient
peut effectuer par lui-même la dernière partie du travail de deuil. Ce qui,
une fois de plus, implique une mise à l’épreuve par la réalité.
Quand l’analyste estime qu’une cure peut être menée à son terme, il
doit, pour Melanie Klein, le dire plusieurs mois à l’avance à son patient.
Ceci va l’aider à perlaborer et à diminuer la douleur inévitable liée à la
séparation et prépare le terrain pour qu’il termine le travail de deuil luimême. Le critère que Melanie Klein propose est que l’analyse a été menée
jusqu’aux stades les plus précoces du développement, aux couches les plus
profondes de l’esprit et qu’elle a inclus la perlaboration des angoisses
persécutives et dépressives.
Par rapport à la technique, le psychanalyste apparaît souvent pendant
la cure comme une figure idéalisée. L’idéalisation est une défense contre
l’angoisse persécutive et son corollaire. Si l’analyste autorise la persistance
d’une idéalisation importante, permettant une identification idéalisante, il
agit sur le transfert positif, influant sur l’amélioration. Mais Melanie Klein
insiste sur l’importance d’analyser le transfert négatif, tout autant que le
transfert positif. Ce n’est qu’en analysant le transfert négatif que l’angoisse
est réduite à la racine.
Dans la cure, l’analyste vient représenter dans la situation de
transfert toute une variété de figures correspondant à celles qui furent
12
introjectées dans le développement précoce. Il peut s’agir quelquefois d’une
figure idéale, quelquefois d’une figure persécutrice, avec toutes les nuances
et tous les degrés intermédiaires. Dans la cure, une plus grande synthèse
entre les différents aspects du psychanalyste se produit parallèlement à une
plus grande synthèse entre les différents aspects du surmoi. Les figures
effrayantes les plus anciennes subissent une altération essentielle dans le
psychisme du patient et s’améliorent foncièrement. Les bons objets distincts
des objets idéalisés ne peuvent être solidement installés dans le psychisme
que si le clivage puissant entre figures persécutrices et figures idéales a
diminué, si les motions agressives et libidinales se sont rapprochées et si la
haine a été mitigée par l’amour. Une telle progression dans la capacité de
synthétiser est la preuve que les processus de clivage, qui prennent
naissance pour Melanie Klein dans la petite enfance, ont diminué et que
l’intégration du moi en profondeur s’est produite.
Lorsque ces traits sont suffisamment affermis, une psychanalyse peut
se terminer, bien que ce terme puisse raviver jusqu’à une angoisse très
aiguë.
D’une certaine façon, très précocement et à chaque étape de la vie et
du développement, il faut choisir entre régresser, pour fuir la douleur
dépressive, vers un mode de fonctionnement paranoïde-schizoïde, ou
élaborer la douleur dépressive pour permettre au développement de
s’accomplir. En ce sens, la position dépressive n’est jamais totalement
élaborée, ce qui aboutirait à quelque chose comme la parfaite maturité. Mais
pour Melanie Klein, ce sont le degré d’élaboration de la dépression et le
degré d’intégration des bons objets internes par le moi, qui déterminent la
maturité et l’équilibre d’un individu. Ces notions de position sont
considérées actuellement comme des états momentanés d’organisation du
moi, subissant des fluctuations incessantes, plutôt qu’une organisation, qui
ne ferait que s’installer de manière chronologique dans le développement
infantile.
(…)
Melanie Klein, une pensée vivante. Lauret M, Raynaud JP. Paris, PUF, 2008.
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