Ordre et désordre alimentaire - Agropolis

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Ordre et désordre alimentaire - Agropolis
Les savoirs partagés – Cycle sécurité alimentaire
Conférence Agropolis Muséum, Montpellier
23 novembre 2005
ORDRE ET DESORDRE ALIMENTAIRE
Jean-Louis Rastoin*, Martine Padilla**, Bénédicte Oberti**1
*Agro.Montpellier – UMR Moisa, **Ciheam/Iamm – UMR Moisa
Dès la naissance, la consommation alimentaire devient, pour tout être humain, un acte
fondamental de survie. Durant des centaines de milliers d’années, elle a occupé l’essentiel du
temps éveillé des Hommes. Elle a ensuite accompagné les lents progrès des techniques et des
arts, et, beaucoup plus récemment à l’échelle de l’histoire, ceux de l’économie. L’émergence
des premières civilisations, il y a 5 ou 6000 ans, s’est faite en grande partie autour des
pratiques alimentaires, tant du point de vue social (le banquet), que du point de vue culturel
(les arts de la table), et économique (la terre, source de richesse).
Cette histoire est parsemée de terribles tragédies, les famines, dont l’humanité parvient
difficilement à sortir. Aujourd’hui, certains pays sont parvenus à l’état de satiété généralisée
selon l’expression de L. Malassis (Malassis, 1997). Ces pays vivent dans l’abondance et
l’hyperchoix de la société de consommation. Mais d’autres fléaux liés à l’alimentation
apparaissent, que l’on pourrait qualifier de désordre alimentaire car ils résultent de
déséquilibres dans nos rapports à la nutrition. Ainsi ce désordre prend 2 formes : la pénurie ou
l’excès.
Nous décrirons dans cette conférence ces fléaux, puis nous présenterons les analyses de
quelques grands penseurs, philosophes et économistes, pour finalement suggérer l’existence
d’un cycle alimentaire ponctué par l’ordre et le désordre (Padilla, Rastoin, Oberti, 2005).
Famines
En apprivoisant le feu, il y a cinq cent mille ans, l’Homme a pu transformer des denrées
comestibles en aliments. En inventant dans le croissant fertile de la Mésopotamie
l’agriculture, il a franchi, voilà dix mille ans une nouvelle étape de l’histoire alimentaire,
1
Les auteurs remercient François Lérin de l’IAM Montpellier pour sa relecture du texte et ses remarques.
1
grâce à la fabrication et au stockage de matières premières puis à leur conservation par des
procédés physiques ou biochimiques. Pendant des siècles, un difficile équilibre entre la
population et les ressources alimentaires a été recherché. Souvent rompu, il a conduit à
d’épouvantables famines, dont les plus récentes ont concerné certains pays d’Afrique ou
d’Asie.
Contrairement à une opinion largement répandue, inspirée par le positivisme comtien, le
XXème siècle a causé bien plus de ravages par la famine que tous les siècles qui l’ont précédé.
Un spécialiste de l’université du Sussex, S. Devereux, estime à plus de 75 millions le nombre
de morts de faim entre 1903 et 1998, contre 2 millions au XVIIème, 10 millions au XVIIIème et
25 millions au XIXème (dont plus d’un million de personnes en Irlande entre 1845 et 1850).
Cette évolution correspond à une aggravation dans le temps de la mortalité par famine
jusqu’au milieu du XXème siècle2, avec un facteur de progression de 37 fois entre le XVIIème et
le XXème siècle, alors que la population n’a été multipliée que par 8 dans le même temps. Sur
les 32 famines de grande ampleur recensées au siècle dernier, 11 sont imputables à des
catastrophes naturelles (sécheresses dans 9 cas, inondation et tremblement de terre dans 1 cas)
et 21 à des causes humaines (conflits armés parfois aggravés par des sécheresses et politiques
gouvernementales) (Devereux, 2002).
On relève en particulier les génocides par la faim perpétrés par Staline en Ukraine (7 à 8
millions de morts entre 1932 et 1934), Mao Tsé-Toung en Chine (30 à 33 millions de morts,
lors du « grand bond en avant » de 1958-62) et Pol Pot au Cambodge (1,5 à 2 millions de
morts en 1979).
Au total, la folie des dictatures s’est révélée bien plus meurtrière que les éléments puisque les
¾ des victimes ont été privées de nourriture du fait de déplacements massifs de populations
ou de guerres. Nous sommes alors sur le registre de décisions totalement exogènes au système
alimentaire qui ne peuvent qu’inspirer l’appel à la raison et à la sagesse mais qui posent
néanmoins le problème de l’acheminement de nourriture en situation de crise et de l’aide
alimentaire. Pour le quart restant des affamés, c’est la question de l’eau qui se révèle critique.
Or l’eau devient un facteur très limitant de la production agricole dans certains pays. Il
faudrait donc plus attendre des progrès de la démocratie et de la solidarité internationale que
2
Les famines entraînent la mort d’environ 0,5 % de la population mondiale au 17e siècle, 1,3 % au 18e, 1,6 % au
19e et 2 % au 20e.
2
des acteurs mêmes du système alimentaire (qui ne pourront intervenir qu’en second rang)
pour réduire puis éliminer les situations d’extrême pénurie.
Sous-alimentation
Si les famines provoquées par un mauvais fonctionnement du système de production
agroalimentaire ont pu, sinon être éliminées, du moins ont vu leur ampleur considérablement
réduite, les situations de sous-alimentation tendent à perdurer.
Selon les études de l’OMS, au début des années 2000, plus de 50% de la population mondiale,
soit 3 milliards de personnes, sont atteints par une forme ou une autre de la malnutrition par
sous-alimentation, les femmes et les enfants étant les plus touchés (Delpeuch et al., 2005).
On notera en particulier que plus de 850 millions d’êtres humains souffrent aujourd’hui de
sous-alimentation, phénomène concentré à plus de 95% dans les PVD3. Les coûts induits sont
colossaux : plusieurs centaines de milliards de $, du fait des décès prématurés, de la perte de
productivité, de l’absentéisme scolaire et professionnel, etc. (FAO, 2005).
Comment expliquer et vaincre famines et sous-alimentation ?
Durant la Préhistoire, le nomadisme d’une population limitée permettait un accès aisé à
l’aliment, de l’Antiquité à nos jours. Avec l’explosion du nombre des humains, les dirigeants
politiques dans leur majorité, qu’ils soient empereurs, rois ou présidents ont senti la priorité à
accorder à une alimentation correcte de leur peuple et ont tous été confrontés au problème de
l’insécurité alimentaire. La question a donc aussi intéressé leurs conseillers. Devant le constat
d’un déséquilibre alimentaire, plusieurs interprétations et solutions ont été avancées, fondées
sur :
-
la démographie et le peuplement,
-
la sous-production et le rôle du progrès technique,
3
815 millions de sous-alimentés dans les PVD, 28 millions dans les pays en transition et 9 dans les pays
industrialisés pour la période 2000-2002. Chaque année, 6 millions d’enfants de moins de 5 ans meurent de faim.
Le fléau du déficit nutritionnel concerne principalement les PVD dont 233 millions en Inde, 196 millions en
Afrique sub-saharienne et 119 millions en Chine. Cependant, l’amélioration de la situation constatée dans
quelques grands pays d’Asie (- 100 millions de sous-alimentés depuis 1990-92) parvient à peine à compenser la
dégradation observée dans 47 pays (+ 96 millions).
En conséquence l’objectif de réduction de moitié du nombre de sous-alimentés dans le monde en 20 ans adopté
au sommet mondial de l’alimentation organisé en 1995 par la FAO à Québec est d’ores et déjà hors d’atteinte.
3
-
le libre commerce et les inégalités « incitatives »,
-
les inégalités et la justice redistributive.
Aujourd’hui encore la démographie reste un des paramètres essentiels pour expliquer le
niveau de la demande alimentaire. Les chiffres de l’évolution de la population mondiale
montrent combien cette demande est récente et explosive, et, en conséquence, combien les
efforts déployés pour la satisfaire ont été considérables : le premier milliard d’habitants a été
atteint en 1800, alors que la population du globe était estimée à environ 100 millions de
personnes au début de l’ère chrétienne ; le second milliard en 1927, soit 127 ans plus tard. Il a
fallu ensuite 47 ans (1974) pour que le nombre des terriens double à nouveau. Les
démographes des Nations Unies, dans leurs dernières projections, tablent, en hypothèse
moyenne, sur 7,9 milliards en 2025, soit 51 ans pour un quasi doublement supplémentaire.
Nous sommes donc probablement entrés, à l’échelle de la planète, dans ce que les spécialistes
qualifient de « transition démographique ». Il s’agit d’un ralentissement de la croissance de la
population4 qui prélude à un état stationnaire du nombre d’habitants (entre 9 et 11 milliards à
l’horizon 2050), puis à un éventuel déclin5. De 86 millions de bouches supplémentaires à
nourrir chaque année entre 1990 et 1995, on devrait passer à 78 millions entre 2020 et 2030 et
52 millions entre 2040 et 2050.
En attendant le retournement démographique, l’écart entre population et ressources
alimentaires a inspiré, dès l’antiquité, des doctrines tendant à limiter la croissance
démographique. La forme la plus aboutie de ces théories a été élaborée à la fin du XVIIIème
siècle par Thomas Malthus [économiste (1766-1834)].
Malthus présente le danger de l’augmentation de la population pour la subsistance du monde.
Il prétend que la misère n’est pas le produit de la société mais celui de la nature et que
l’inégalité sociale est non seulement inévitable, mais encore nécessaire. Fasciné par le pouvoir
multiplicateur de la reproduction humaine et de la tendance au doublement de la population
en vingt-cinq ans, alors que la Terre ne peut se multiplier aussi aisément, il recommande la
4
La transition démographique correspond au moment où la fécondité ne permet plus qu’un remplacement des
générations. Néanmoins, le nombre de naissances ne diminue que très lentement, lorsque baisse de la fécondité
et baisse du nombre de femmes en âge de procréer se conjuguent.
5
L’écart entre les variantes hautes et basses des projections est tel, à plus de 20 ans (une génération), que les
chiffres perdent de leur intérêt.
4
restriction volontaire des naissances par l’abstinence ou des pratiques sexuelles frappées
d’anathèmes à son époque.
Le Club de Rome (1968-1974) reprendra cette idée malthusienne d’une croissance
exponentielle de la population confrontée à des ressources limitées. Cette distorsion ne peut
dès lors qu’engendrer des prix alimentaires élevés entraînant la famine (Meadows, 1972).
Un autre mouvement de pensée contemporain, le Néo-malthusianisme contemporain (19751982) analyse les limites des capacités de charge de la planète en humains et en terres compte
tenu du mode vie et de production de type occidental. Pour eux ce mode constitue une menace
pour l’environnement et obère l’avenir des populations. Le déséquilibre alimentaire est issu de
contraintes au niveau de la production, confronté à une population trop importante. Aussi
réclament-ils le planning familial, la conservation des ressources, la réduction de la
consommation des pays industrialisés pour aider les pauvres.
Des ressources agricoles insuffisantes malgré le progrès technique et la spécialisation des
travailleurs
L’inquiétude soulevée par une insuffisance des ressources issues de la Terre pour nourrir le
monde est très ancienne. Cette préoccupation a tout naturellement engendré des propositions
techniques sur la meilleure manière de produire des aliments. Déjà Columelle [agronome (1er
siècle)] et Lucrèce [poète (98-53 av JC)] constataient que l’intensification épuisait les
ressources naturelles de la Terre. Pour Columelle, l’insuffisance de la production vient
notamment de la séparation entre l’agriculture et l’élevage mais aussi d’une mauvaise gestion
de la force de travail : on doit augmenter la productivité du travail des esclaves par une
spécialisation.
Pline l’Ancien [naturaliste écrivain (23-79)] a la même préoccupation mais propose des voies
différentes. Il dénonce les méfaits de la grande exploitation et estime comme socialement et
économiquement plus profitable de favoriser les petites exploitations paysannes (donc libres)
à base de polyculture. Les physiocrates au XVIIIème siècle avec Quesnay [médecin
économiste (1694-1774)] comme chef de file, ont largement démontré que la Terre était la
première source de richesse et ont plaidé pour l’intensification. Le grand agronome français,
5
Olivier de Serres (1539-1619) s’inscrit dans ce courant, avec son fameux ouvrage sur le
« Théâtre d'agriculture et mesnage des champs » (1600).
Aujourd’hui Lester Brown [économiste contemporain] s’écrie : « Nous nous alimentons aux
dépens de nos enfants ». Pour lui, la tendance actuelle des modes de production est en train
de nous mener vers un déclin brusque et incontrôlable de la production. La baisse des
rendements agricoles serait le résultat d’un gaspillage des terres, de l’eau, une altération des
climats et un réchauffement de la Planète. Il pense que "nous serons en pénurie alimentaire en
2010". Pour lui les projections de la FAO et de la Banque mondiale sont "complètement
irréalistes". Les 90 millions d'hommes que la terre compte en plus chaque année ne peuvent
être nourris qu'en diminuant la ration calorique des autres. Les progrès techniques ne pourront
pas, selon lui, inverser la tendance actuelle de la production (Brown, 2005).
Un monde fondé sur la liberté de commerce et les inégalités « naturelles »
Ce courant intellectuel reprend l’idée de la spécialisation des travailleurs et notamment de
l’esclavage qui remonte à Aristote et avance, à la sortie du Moyen Age, l’intérêt du libre
échange des marchandises.
Pour Aristote [philosophe (384-322 av JC)], l’inégalité est dans l’ordre naturel des choses.
L’inégalité sociale est le reflet de l’inégalité naturelle. Sa thèse de l’inégalité naturelle a
largement influencé le libéralisme forcené et a longtemps justifié l’exploitation de l’homme
au moyen de l’esclavage. Marcus Porcius Cato dit Caton l’Ancien [Homme d’Etat (234-149
av JC)] dans la lignée d’Aristote, ne condamne pas l’esclavage ; au contraire il estime qu’il
permet de rompre avec la polyculture d’autoconsommation et favorise la spécialisation
agricole, fruit d’une rationalité économique. Ce système permet de gagner de l’argent en
produisant pour un marché libre. Varron [avocat polygraphe(116-27 av JC) ] est aussi
convaincu que les domaines esclavagistes (latifundia italiens) favorisent le progrès
économique et l’enrichissement.
Ces thèses des inégalités naturelles ont eu longue vie et ont justifié pauvreté et sousalimentation depuis le Moyen-Age jusqu’à la Révolution Française. On comprend alors toute
l’importance de la rupture profonde dans les conceptions des sociétés, issue des idées de
1789.
6
Avec la révolution industrielle, apparaît un concept héritier des recommandations sur la
spécialisation agricole, celui de « division du travail », qui se fonde sur la suprématie du
marché comme forme d’organisation des échanges économiques. Ce courant a son théoricien
fondateur, l’économiste Adam Smith (1723-1790), le père de la main invisible qui fait en sorte
que « les intérêts particuliers concourent à l’intérêt général ». A. Smith a une métaphore
empruntée à la question alimentaire : « Ce n’est pas de la bienveillance du brasseur et du
boucher que nous espérons notre repas, mais de l’intérêt qu’ils ont pour eux-mêmes, et nous
ne parlons jamais de nos besoins, mais de leurs avantages ».
A. Smith insiste sur l’intérêt de la concurrence et donc du marché pour stimuler l’économie. Il
s’oppose en ce sens aux mercantilistes du XVIème siècle qui ne voyaient dans le commerce
international qu’un « jeu à somme nulle » (nul ne gagne ce qu’un autre ne perd) et
préconisaient une protection aux frontières. David Ricardo (1772-1823) a perfectionné la
théorie d’A. Smith sur les échanges en démontrant l’intérêt de la spécialisation des pays et
donc de la division internationale du travail par les écarts de productivité existant entre les
secteurs économiques au sein d’un pays (concept d’avantage comparatif).
À la suite d’A. Smith et de D. Ricardo, les économistes orthodoxes, au XXème siècle estiment
que la faim est un problème d’ajustement pouvant être résolu par le marché libre et par les
systèmes de prix. Les ressources sont suffisantes et les techniques capables d’assurer les
ressources alimentaires (Lance Taylor, Colin Clark, Alan Berg). La solution résiderait dans la
croissance de la production agricole qui procurerait des revenus et fournirait des suppléments
de nourriture négociables sur le marché. Ils pensent qu’à terme, la croissance économique
éliminera la pauvreté ; cependant une certaine inégalité serait stimulante et susceptible de
maintenir un niveau de demande nécessaire à l’expansion des marchés.
Vaincre des inégalités économiques et sociales par la redistribution
L’équité a peu inspiré les Grands Penseurs. Depuis Platon au Vème siècle av JC, il faudra
attendre le XVIème siècle avec Thomas More pour voir émerger à nouveau l’idée d’une
société équitable. Pour Platon [philosophe (429-347 av JC)], la société idéale est une société
juste basée sur la communauté de biens et l’égalité sociale. L’obstacle principal est l’inégalité
sociale qui est le produit de l’histoire. Il faut répartir les richesses par la force de persuasion
ou par la force tout court. Thomas More [humaniste (1478-1535)] dénonce la société
7
mercantiliste basée sur le commerce et propose une société Utopia (u-tops : sans lieu) de type
communautaire. Pour lui les inégalités engendrent pauvreté et famines.
Le Christianisme se serait fortement inspiré de cette idée d’égalité, mais il ne s’oppose pas
aux inégalités criantes. Saint Augustin [évêque (354-430)], Saint Thomas d’Acquin
[théologien (1225-1274)] reprenant les arguments d’Aristote, justifient la propriété privée à
condition que les biens soient gérés comme s’ils étaient à tous et que la misère des pauvres
soit soulagée par la charité des puissants. Ils déplorent cet état de fait, mais incitent les
populations à se soumettre avec une sorte de fatalisme à cet « ordre naturel », sachant qu’un
« ordre surnaturel » les récompensera dans un autre monde.
Karl Marx [philosophe économiste (1818-1883)] a eu une forte influence au XXème siècle
jusqu’à la chute du mur de Berlin (1989) qui marque l’effondrement de l’empire soviétique.
Selon lui la quantité d’aliments produits dans le monde est suffisante et il n’y a pas
surpopulation. Le problème est le capitalisme avec ses conséquences : pauvreté, sous-emploi,
inégalités. La science et la technologie sont susceptibles de résoudre les problèmes
d’environnement et garantissent une reproduction matérielle illimitée. La solution se trouve
dans la croissance économique, accompagnée d’une redistribution des richesses, ce qui est
incompatible avec le capitalisme qui favorise les sociétés de classes.
Cette économie sociale a inspiré une Ecole de pensée moderne dénommée « La justice
distributive (1980-2000) » dont un des chefs de file n’est autre que Amartya Sen, Prix Nobel
1998 d'économie, pour « avoir placé la pauvreté et le développement au cœur de la théorie
économique, rapprochant ainsi les dimensions sociale et économique du développement
humain ». Selon lui, la libération de la faim et de la malnutrition est un droit inaliénable. La
nourriture est produite en quantités suffisantes pour tous, le problème réside dans la
répartition. La faim ne résulte pas de la croissance de la population mais de la pauvreté et des
inégalités, du manque d’éducation, d’emplois, de services de santé. Il faut donc vaincre avant
tout la pauvreté. Pour cela, il faut prendre le contre-pied de la théorie libérale. En effet
Kenneth Arrow, économiste contemporain (Prix Nobel 1972) a énoncé le « théorème de
l’impossibilité » qui dit qu’on ne peut définir l’intérêt général à partir des intérêts particuliers.
En conséquence, le bien être social doit être évalué seulement par référence à la situation de
l’individu le plus désavantagé (Rawls, 2001). Le développement économique dépend de la
capacité qu’ont les individus de convertir leurs ressources en liberté réelle de choix
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(capabilities). Ceci implique un Etat de droit et une Justice. Sen a démontré, en étudiant le
Bangladesh, que des famines peuvent avoir lieu alors que les greniers sont pleins faute de
capabilities et d’institutions (Sen, 1981).
L’abondance et l’excès
Aujourd’hui, un nouveau fléau apparaît, celui du désordre alimentaire provoqué par la
surabondance de nourriture. Près de 30% de la population aux Etats-Unis et de 20% en
Europe sont touchés par l’obésité (IMC, indice de masse corporelle > à 30 kg/m2). Au total, le
monde compterait, selon les estimations de l’OMS6, plus de 300 millions de personnes en
surpoids, c’est-à-dire en sur-alimentation. Ce phénomène concerne également, et de façon
croissante, les PVD. Cette dérive alimentaire génère de redoutables pathologies qualifiées de
MNTA (maladies non transmissibles ou chroniques liées à l’alimentation), première cause de
mortalité (maladies cardio-vasculaires, diabète, cancers du tube digestif, ostéoporose) et
génératrices de coûts économiques considérables (6 milliards d’euros en France, au moins 90
milliards de $ aux Etats-Unis en 2000).
Les causes de ce « nouveau désordre alimentaire » ont été identifiées. Elles se situent au
niveau du modèle de consommation, du système de production-distribution des aliments et
des pouvoirs publics.
Pour les consommateurs, la malnutrition résulte de plusieurs facteurs : la pauvreté, le statut
des femmes et le mode de vie, les carences des systèmes de santé, l’absence d’éducation, la
porosité aux incitations déversées par de puissants médias de communication, qui conduisent
à une sur-consommation de sucres et de lipides.
Le modèle de production-distribution, qualifié d’agro-industriel et d’agro-tertiaire a certes
permis de considérables progrès dans l’amélioration de la sécurité alimentaire de l’humanité,
prise dans son ensemble (Rastoin, 2005). Le nombre de sous-alimentés est ainsi passé de 66%
de la population mondiale au milieu des années 1930 à moins de 15% aujourd’hui.
Cependant, ce système se caractérise par un caractère très intensif (et donc générateur
d’externalités négatives sur l’environnement), une forte concentration et spécialisation, et par
6
OMS : Organisation Mondiale de la Santé
9
une offre de produits standardisés et marketés, porteurs de calories souvent vides ou de
produits énergétiquement denses (apport énergétique sans qualité nutritionnelle). Ce système
est aussi basé sur un coût faible des transports. Les mécanismes de marché (concurrence
élargie) font que les composants de notre alimentation sont achetés dans le monde entier, en
fonction des coûts comparés. Il en résulte, là aussi des nuisances (près de 200 milliards de
tonnes-km pour alimenter la population du Royaume-Uni en 2002 (Smith et al.) !
Enfin on relève l’inexistence de politiques publiques consacrées à la question alimentaire.
Une véritable politique alimentaire devrait orienter le consommateur à la fois par l’éducation
nutritionnelle et par la redécouverte des plaisirs de la table, ou encore par des instruments
économiques (taxations et subventions). Elle responsabiliserait également les producteurs
agricoles, les industriels et les distributeurs vis-à-vis de la qualité nutritionnelle de leurs
produits, si nécessaire au moyen d’instruments institutionnels (lois et décrets).
Conclusion
Si l’on regarde l’histoire de l’alimentation qui « embrasse toute entière celle de l’humanité »
(Montanari, 1995), on décèle un cycle millénaire, avec 4 périodes :
-
La première est celle de la chasse, de la cueillette et de la consommation de produits
crus qui caractérise pendant plus d’un million d’années le modèle alimentaire ;
-
« L’invention » du feu, il y a 500 000 ans, marque le début de la cuisine. Claude LévyStrauss explique l’importance du cru et du cuit dans le comportement social et culturel
des groupes humains.
Dans ces 2 périodes régnait, sauf situation exceptionnelle, un « ordre » alimentaire en ce sens
que les ressources étaient globalement supérieures aux besoins et totalement « naturelles ».
L’ethnologue Marshall Shalins qualifie fort justement l’âge de pierre « d’âge d’abondance »
(Shalins, 1976).
-
La troisième période débute avec l’agriculture ; elle marque une véritable révolution
dans le mode de vie et surtout les mentalités. Cependant, la sédentarisation et la
croissance de la population, sans augmentation de la productivité a provoqué, à
certaines époques et de façon récurrente, de graves pénuries évoquées plus haut,
10
synonymes de « désordre alimentaire ». Pourtant, cet âge agricole et rural façonne la
société, crée des valeurs, une organisation et un ordre qui est « l’ordre éternel des
champs », célébré, il y a 2000 ans par le poète Virgile et régulièrement repris par le
pouvoir politique (Henri IV), religieux ou artistique, jusqu’à la révolution industrielle
du XVIIIe et XIX siècle. Ce phénomène est bien décrit par E. Leroy-Ladurie.
-
La quatrième période a vu la production et la consommation de masse envahir la
planète, avec l’ordre apporté par une nourriture saine et bon marché. Mais,
insidieusement,
l’abondance
engendre
l’uniformité,
donc
l’appauvrissement
alimentaire, et des pathologies de plus en plus larges ainsi que des dégâts sur
l’environnement.
Nous entrons donc dans un nouveau désordre, paradoxal, caractérisé par la présence
simultanée, pour un grand nombre d’individus, de sous et de sur-alimentation. Nous sommes
donc interpellés par un certain échec du modèle agro-industriel et agro-tertiaire.
Il nous faut donc réfléchir à un modèle alternatif, basé sur le concept de développement
durable : respect du patrimoine naturel, équité sociale et respect de l’environnement. Ce
modèle, appliqué au système alimentaire, pourrait être inspiré par de nouvelles proximités des
consommateurs avec le territoire de production (produits de terroir), avec les producteurs euxmêmes (circuits courts) et avec les autres, à travers la réhabilitation des repas comme moment
de rencontre créateur de lien social. Cela semble d’autant plus urgent que la route est longue
jusqu’à un nouvel ordre alimentaire.
Ludwig Feuerbach, philosophe allemand du XIXème siècle, nous a indiqué toute l’importance
psycho-sociologique et anthropologique de l’alimentation avec une phrase célèbre :
« L’Homme est ce qu’il mange », formulée en d’autres termes par Jean-Anthelme BrillatSavarin (1755-1826) : « Dites-moi ce que vous mangez, je vous dirai qui vous êtes ».
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