Télécharger la suite - Espace Recherche Santé, Espace de

Transcription

Télécharger la suite - Espace Recherche Santé, Espace de
Avant propos
Un médecin comme les autres
Je n’ai rien dit, ni fait, d’extraordinaire lors de mon travail de tous les jours au sein de
l’Assurance Maladie. Rien d’extraordinaire à mon avis.
Rien fait d’extraordinaire pour le malade. Juste mon devoir de médecin.
Juste pensé que nous devions, nous Médecins conseils, faire en sorte que le malade que
nous contrôlons se sorte au mieux et au plus vite de son problème médical. Que nous devions
faire avec le malade, non contre lui : tant que le malade va mal face à nous, nous médecins,
nous devions sentir notre devoir non accompli.
Pensé que nous Médecins conseils, nous pouvions participer à ce que le malade
retrouve la Santé. Enfin, c’était ma perception de mon rôle de Médecin.
Et pensé que nous, Médecin Conseils, pouvions garder bonne conscience vis à vis de
notre mère nourricière l’Assurance Maladie : si un citoyen malade coûte à son assurance tant
qu’il est malade, participer au retour à la Santé de celui-ci, c’est « tout bénéfice » pour notre
Assurance Maladie. Cà me paraissait évident.
Bref, j’ai pensé pouvoir être médecin à l’Assurance Maladie, dans la continuité du
médecin que j’avais été en cabinet et auparavant à l’hôpital, et que cela ne devait poser aucun
problème insurmontable, ni pour moi, ni pour la maison Assurance maladie.
Rien fait d’extraordinaire face aux collègues dont nous avions le contrôle. Juste respecté
leurs droits.
Contrôler les déviances, je voulais bien. S’assurer de la bonne utilisation des prestations,
je voulais bien. Evaluer les soins donnés aux patients, apporter ma contribution au praticien
traitant pour un retour plus rapide du patient à la Santé, je voulais bien.
Oui, j’ai imaginé pouvoir être artisan de l’amélioration de la qualité des soins. Cà
m’allait bien. Sans prétention, à mon niveau de base, sur le terrain, entre patient et praticien
traitant. Sur le terrain de la médecine de tous les jours, celle que j’avais pratiquée déjà quinze
ans.
Oui, j’ai imaginé faire tout simplement du social à la sécurité sociale. Tout simplement.
Je ne cherchais rien d’extraordinaire, que de me rendre utile dans notre société. Et il me
semblait bien que, à la « sécu », je pourrais être utile.
Etais-je naïve ? Si c’est être naïf de penser que tout problème correctement énoncé
trouve solution, de vouloir exercer son métier à l’écart des querelles politiques, à l’écart des
polémiques, de ne pas être rompu aux calculs de ses propres intérêts,… si c’est être naïf de
vouloir être technicienne de Santé seulement, apolitique, … alors oui, j’étais naïve.
1
Apolitique? Pas faute de conscience: tout n’est que politique, que choix de société, nous
le savons bien. Pas faute de réflexion, d’idée, ou d’oser se positionner. Mais faute de
possibilités pratiques: composant déjà entre deux continents, entre deux religions, entre deux
modes de vie et mille modes de pensée, occupés à chercher un espace de vie pour nos petits et
leurs petits, entre deux mondes en guerre froide quand ce n’est pas chaude. Trop peu de
disponibilité pour entrer en politique, car il nous paraît que la politique, il faut s’y plonger.
Sans quoi, on a les données qu’on nous a données. Bien peu, bien peu objectives. Pour nous,
trop de chances de se tromper, de s’enflammer pour tout puis son contraire. La politique à ses
spécialistes, et nous à notre branche: nous témoins d’alliances mixtes entre deux mondes que
tout veut opposer, nous témoins de la vie possible dans la diversité sans adversité. C’est déjà
beaucoup. Voilà comment moi…. décidément à l’écart des querelles politiques …. au risque
de me faire traiter de bêtement naïve…
Dire que je n’avais, à l’heure du concours de Praticiens conseils 1990, aucun doute sur
mon avenir à la Sécurité Sociale serait faux. J’avais quelques doutes. Mais aucune angoisse,
çà n’était pas mon style.
De mon cabinet durant dix ans sur l’agglomération de Pont de Beauvoisin, moitié Isère moitié Savoie, j’avais eu sous les yeux, me semblait-il, deux visages du Contrôle Médical.
Côté Isère, tout allait bien. Quelques fois, un patient me disait revenir du Contrôle
Médical à La Tour du Pin. Rien d’extraordinaire. Le Médecin qu’il avait vu, une dame, lui
avait donné son accord pour les soins, ou pour l’arrêt de maladie. Ou ils devaient se revoir.
Ou elle allait me téléphoner pour les suites à donner. Rien d’extraordinaire. Tout allait
normalement.
Côté Savoie, rien n’allait bien. Je ne sais par quel hasard, ou par quelle malchance
chaque contrôle avait tant de risques de se compliquer. Ayant en tête seulement la santé du
patient pris en sandwich entre médecin traitant et médecin contrôle, j’avais coutume
d’arrondir les angles. A quoi sert de perdre de l’énergie à se noyer dans des batailles stériles,
avec des gens qui ne paraissent pas parler le même langage ? Concentrons nous donc sur le
devenir du patient que pour un instant, nous partageons. Si l’on peut dire. Au delà de nos
différences, ou de nos contingences, travaillons ensemble pour sortir le malade de son
problème, puisque problème il a s’il se trouve entre nos mains !…
Etais-je un médecin à problèmes avec les malades savoyards, et un médecin adéquat
avec les isérois ?
De quoi avoir quelques doutes.
Je me rassurais en relisant les devoirs et missions du Médecin Conseil de l’Assurance
Maladie :
« …le contrôle médical a pour mission notamment de donner des avis d’ordre médical
sur l’appréciation faite par le médecin traitant de l’état de santé et de la capacité de travail
des bénéficiaires de la législations de sécurité sociale, sur les moyens thérapeutiques et les
appareillages mis en œuvre, sur la prévention de l’invalidité et la possibilité de rééducation
professionnelle, la constatation des abus en matière de soins, d’interruption de travail et
d’application de la tarification des honoraires.
2
Le service du contrôle médical procède en outre à une analyse, sur le plan médical, de
l’activité des établissements …dans lesquels sont admis les bénéficiaires d l’assurance
maladie… ».
Officiellement, de l’extérieur, rien de plus défini, rien de plus inquiétant quant à une
implication du Service Médical en matière de Santé Publique, ou de politique de Santé : nous
étions en 1990.
Donner des avis sur la prise en charge des malades, analyser l’activité des services
hospitaliers, çà m’allait. Il n’y allait pas avoir de problème. J’allais être dans mon élément
après cinq ans à l’hôpital et dix ans en cabinet. J’allais savoir donner un avis le plus juste
possible sur cette médecine que j’avais pratiquée durant quinze ans.
Je me rassurais aussi en repensant à la discussion que j’avais eu avec la collègue
médecin conseil à La Tour du Pin. Une discussion sereine, un médecin conseil avec laquelle
j’avais toujours trouvé un terrain d’entente sur les dossiers des patients, au cas par cas. Un
médecin conseil qui paraissait pouvoir exercer sans contraintes majeures une médecine de bon
sens.
Contexte local rassurant, bien que je le sache peu extrapolable : maître à bord d’une
antenne locale la plus réduite qui existait, ce Médecin conseil là n’exerçait peut-être que du
contrôle individuel de patients, sans être impliquée en épidémiologie, domaine peut-être
réservé à d’autres de ses collègues, ou à ses supérieurs.
D’autres contacts directs avec des collègues Médecins Conseils de l’Assurance Maladie,
en effet, ne me rassuraient qu’à moitié.
Ce Médecin Conseil Régional de LYON qui m'avait convoquée à plusieurs
entretiens: il avait souligné mon investissement en médecine de soins, mon activité
importante depuis des années, que lui avait révélé son enquête, mon dynamisme "qui
correspond plus a une activité autre qu'en secteur médico-administratif". Et m'avait
demandé de bien réfléchir avant de m'engager : je n'avais pas le profil du médecin conseil.
J'avais énoncé mes motivations, fortes : mon goût pour le travail médico-social, mes
objectifs de santé publique. A la question : "Comment ferrez-vous pour vous transformer
en Médecin Conseil ?", j'avais répondu que je n'étais pas une angoissée, que je m’étais
toujours adaptée à toute nouvelle situation. Et que nos enfants étaient suffisamment grands
pour que je puisse m'investir professionnellement.
« Nul doute que vous aurez le concours ….mais j’ai des doutes sur votre avenir dans
la maison ….Réfléchissez-y !… »
Fort correct, ce Médecin Conseil Régional . Mi-rassurant, mi-inquiétant.
Rassurant, un responsable de personnel qui a des doutes : quoi de plus humain !… Sa
réflexion en amont d’un problème éventuel d’intégration, sa façon de m’en parler, …çà me
rassure plutôt.
Inquiétant, un responsable de personnel qui flaire à ce point un problème qui n’a pas
encore cours ! … Il connaît bien sa maison, mais ne me connaît pas, ou seulement par son
3
enquête… Son enquête, elle paraît tout de même un peu poussée : je ne sais pas tout ce
qu’il sait sur moi, mais il en sait …. Des Renseignements Généraux à la Sécu ?
Mi-rassurée, mi-inquiète sur mon avenir dans la maison Assurance Maladie. Mais
pas angoissée, çà n’était pas mon style. Mon style, c’était : « Tout problème a une
solution. Ne créons pas le problème qui n’existe pas encore. Je suis un médecin sans
problèmes, épanouie dans ma médecine, entourée de malades, beaucoup de malades. Rien
ne me fait peur. Les malades ? je travaille avec et pour eux. Le travail ? je suis passionnée
de médecine. Je soigne des malades dix sept heures par jour depuis des années… ».
Je me sentais foncièrement honnête, osant espérer que c’était à cause de cela que je
n’avais jamais eu de problème dans mon exercice de médecin … Naïve, me re-dira-t-on !
Soit, je voulais garder encore un peu de naïveté.
Mais surtout, j’étais « toute neuve » en médecine: personnellement sans blessure,
sans contrariété majeure dans le milieu médical. Heureuse de pratiquer une médecine de
terrain. Même dix sept heures par jour. Toujours avec plaisir. Peut-être par sensation d’être
fidèle à moi-même : à cinq ans, sans docteur autour de moi, je jouais aux piqûres, pas pour
piquer des fesses mais « pour enlever le mal » …
Soulager celui qui souffre, c’était mon rôle. Proposer une aide, une solution au
patient qui présente un problème. Faire tout le nécessaire pour trouver cette solution,
quelqu’elle soit, en s’entourant si besoin d’autres professionnels: c’était mon rôle. Car c’est
bien ce que venait chercher le patient en me consultant.
J’avais été une étudiante sans problème bien que non issue du milieu médical, une
étudiante apprenant apparemment facilement. Mais je m’en étais toujours donné la peine :
laborieuse consciencieuse, je voulais apprendre le plus possible pour faire le moins de
bêtises possibles. Consciente de la responsabilité immense du médecin qui ne travaille que
sur du matériel humain, je ne m’estimais aucun droit à l’erreur : trop grave, …bien plus
grave qu’à l’usine !…
Je crois n’avoir rien fait d’extraordinaire dans mon travail de tous les jours « à la
sécu ». Rien que mon devoir de médecin.
Alors pourquoi, et comment ai-je pu être embarquée à contre-courant, puis engloutie
dans un tel tourbillon, une telle spirale infernale ?
4
Chapitre 1
Devenir médecin conseil au Service Médical de l'Assurance Maladie
J’ai passé le Concours National de Praticien Conseil 1990. Je l’ai réussi, et me trouve
sur la liste d’aptitude aux fonctions de Médecins conseils de l’Assurance. Il me faut
maintenant postuler.
Chambéry, n’y pensons pas. Je me fie à l’impression venue des années de contacts …
difficiles, disons. Ce serait idéal sur le plan géographique, en habitant Pont de Beauvoisin :
un petit bout d’autoroute chaque matin et j’y serais. Mais n’y pensons pas : je me sens
incapable de travailler avec les collègues de Chambéry, avec le peu que j’ai connu d’eux
depuis le cabinet. Une impression seulement. J’espère que je me trompe. C’est possible
que je me trompe, mais je ne cherche pas la difficulté. Chambéry, trop de risques que je ne
m’y fasse pas.
La Tour de Pin ? Il n’y a qu’un poste et ma collègue paraît s’y trouver très bien. Très
bien, cette collègue. Laissons la tranquille dans son petit coin. Grenoble, j’aimerais bien.
Cà n’est pas si loin de la maison. Mais est-ce la ville qui plaît beaucoup, ou le Service ? Il
n’y a jamais de poste vacant à Grenoble. Lyon ? Pas très pratique géographiquement: une
heure et demi de route matin et soir, çà rallonge les journées de travail. L'existence du
Médecin Conseil Régional que j’ai rencontré me rassure un peu: n’ai-je pas parlé
franchement avec celui-ci ?
Il n’y a jamais non plus de poste disponible sur Lyon. N’y pensons plus.
Il y a un poste vacant à Lons le Saunier. Je suis originaire de cette petite ville du Jura,
y ai encore de la famille et une possibilité de nous loger.
A Lons, le Médecin Chef de Service m’accorde un premier entretien sur un ton
convivial. Petit homme souriant, il se montre intéressé. « Mon mari ? Chirurgien en hôpital
public….. Dr Samir Mouhamed … -« Enfin… médecin en service de chirurgie… » « - Non,
non, chirurgien, enfin …pas encore reconnu…. mais il a fait toutes ses études en même temps
que moi, depuis le bac, la médecine puis la chirurgie, en France depuis vingt ans…. ».
Une demi-seconde de flottement sur le visage de mon interlocuteur, et dans ma cervelle,
- j’aurais peut être pas dû dire…. - vite dissipée: « Enthousiaste », le Médecin Chef se
déclare « enthousiaste » à l’idée de m’accueillir dans son service, en tous sourires….
Je me décide pour Lons. Il faut bien se lancer, et ce petit homme enthousiaste m’y a
encouragée.
A Dijon, le Médecin Conseil Régional m’accorde une minute d'entretien pour le choix
du poste au sein de sa région. Autre lieu, autre façon d’être. Ce médecin là, à peine entrevu
derrière un nuage de fumée de pipe, n'a aucunement entamé de dialogue.
5
Il faut dire que, si j’ai gardé de mon enfance un reste de timidité, j’ai par l‘expérience
de mon cabinet acquis une certaine assurance. C’est assurément pour Lons que je postule,
non pour ailleurs. C’est Lons, ou je reste dans mon cabinet.
Cà n’arrange pas mon interlocuteur, qui voudrait me caser à Dole. Je persiste : Dole, je
n’en veux pas. Un instant, ma résistance paraît amuser mon interlocuteur. Son regard
s’éclaire d’une lueur bizarre, il se détend, pivote sur son siège, allongeant ses pieds sur le
coin de son bureau. Je n’y comprends rien. Est-ce que je rêve ? Où suis-je tombée ?
Je sursaute en moi-même. Simple instant d’égarement, sans doute. Il me faut ne pas
perdre pied. Je veux Lons. Je maintiens « Lons, parce que j’y ai de la famille, une
maison ».
« Bon, c’est tout. C’est d’accord pour Lons ». L’instant trouble est passé. Mon
interlocuteur est à nouveau assis à son bureau. Il me plante un regard glacé, ou peut-être
seulement un regard qui me glace.
Je sors déconfite de cet entretien avec un supérieur direct de première importance.
C’est à peine si je réponds aux autres candidats qui viennent à moi : « Qu’est-ce qu’il t’a
dit ? Où tu es ?… »
« Où je suis ? … Ah oui, …à Lons ».
Sortie du Service Médical Régional, je me rassure vite : c’est seulement une
impression. Une impression qui me laisse un goût bizarre. Une première impression. Sans
doute doit-on se garder d’interpréter hâtivement une première impression.
Lune de miel au Service Médical de l’Assurance Maladie
Me voilà donc en poste de médecin conseil le premier septembre 1991, comme
stagiaire pour un an environ, jusqu’à titularisation. Nous sommes deux à être arrivés dans
le service le même jour à l’Echelon Local de Lons : deux nouveaux de ma même fournée.
Il nous faut acquérir les bases techniques de ce nouveau travail, qui me semble à
première vue ne rien avoir à voir avec ce que j’ai connu jusqu’alors de la médecine.
Des papiers partout dans nos bureaux, beaucoup de papiers : formulaires, circulaires
internes, consignes écrites, etc… Je m’y attendais, et suis décidée à m’en accommoder. Je
veux en comprendre la nécessité.
Pas de malades, seulement des assurés. J’ai du mal : spontanément, j’appelle çà des
malades. Et çà passe mal d’emblée : il me faut absolument adapter mon langage. Question
de point de vue, je ne suis plus dans mon cabinet.
Peu de malades dans le service, seulement ceux que nous convoquons lorsque nous
n’arrivons pas à régler leur dossier « sur pièces ». Il faut oublier le cabinet où le malade, je
dois l’avouer, était roi : ici, nous sommes au royaume des assurés sur pièces.
6
Le travail est fait de pièces médico-administraticves, bases du raisonnement médicoadministratif qui aboutira à un avis du médecin conseil : en gros , régler ou ne pas régler
les prestations demandées. Il faut donc intégrer correctement quelque chose de totalement
nouveau pour un ex-praticien traitant : le raisonnement médico-administratif. J’aurais
tendance à appeler çà le raisonnement administratif tout cours, car les données médicales
sont tellement infimes, tellement noyées, qu’elles me paraissent en avoir perdu leur sens.
Qu’à cela ne tienne, je me suis toujours adaptée à toute nouvelle situation, celle-ci doit
être gérable : je ramène chaque soir à l’appartement des piles de circulaires, que je veux
absolument intégrer. Et finalement, avec du travail, çà devient digeste.
Je trouve même du plaisir à découvrir la complexité des règlements administratifs de
l’institution, dans les moindres détails, enchevêtrés jusqu’à l’inextricable. Cà a quelque
chose du raisonnement mathématique, ce qui n’est pas pour me déplaire : j’adorais les
maths. Quiconque extérieur à l’institution a toute chance de s’y perdre, mais une fois à
l’intérieur, avec toutes les données et du temps pour les travailler, on s’y retrouve. Et çà
n’est pas désagréable, de s’y retrouver.
Quant aux consultations des malades, disons des assurés, le Dr A…, Médecin Chef, a
programmé pour les deux nouveaux médecins conseil du service, durant quelques
semaines, un apprentissage en binôme. Une sorte de compagnonnage. Pour nous inculquer
notre nouvelle façon d’être face à « l’assuré ».
Je consulte donc les assurés en binôme avec le Dr B…, qui se montre attentionné,
d’une courtoisie extrême, bien plus que je n’en demande. Voir des malades, çà ne me
paraît pas difficile. Les examiner, je fais çà depuis quinze ans. Mais ici, l’interrogatoire est
tout autre, l’examen aussi. A moins que ce soit moi qui n’interrogeais pas, n’examinais pas
comme les autres.
Il faut dire qu’une fois installé en cabinet libéral depuis des années, on travaille
rarement en binôme. On n’a plus l’occasion de comparer son mode de fonctionnement
avec celui des collègues. Si j’ai travaillé dix sept heures par jour durant des années, c’est
sans doute aussi parce que j’examinais différemment, je résolvais différemment le
problème médical exposé….
Ici, l’interrogatoire de l’assuré doit être rapide, ciblé, ponctuel. L’examen de même. Le
tout doit être efficace. On cherche les éléments pour donner un avis médico-administratif à
la C.P.A.M. : accorder ou ne pas accorder la prestation demandée. Ne pas perdre de vue
l’objectif, ne pas se noyer dans tout ce que raconterait le malade. On n’est pas là pour le
soigner, on est là pour donner un avis. Et il y a beaucoup de travail, peu de temps à y
passer.
Le Dr B…. prend à cœur de me former le mieux possible. Il se montre gentil,
attentionné. Je ne voudrais pas perturber son fonctionnement habituel : c’est dur de
consulter devant un confrère et si celui-ci devient critique, çà pourrait devenir carrément
désagréable. Je ne suis pas là pour perturber. Je limite mes remarques.
Quelques fois, une fois le patient sorti, j’essaie d’exprimer le fait que nous avons pu
passer à côté du problème de fond du patient : celui-ci, par exemple, en arrêt de travail
depuis des mois, a autre chose que les suites de son traumatisme; il y a autre chose que
7
j’aurais voulu comprendre, et qui fait que ce patient ne va pas bien, et qu’on le reverra, car
tant qu’il n’ira pas bien, on payera pour lui des prestations sous une forme ou une autre.
Mes remarques tombent dans le vide, ou passent pour une plaisanterie: si je veux faire
de la psycho, je n’ai pas choisi la bonne maison.
Cà n’est pourtant que le raisonnement que j’ai pratiqué en médecine générale tout
venant, médecine non spécialisée : un patient consulte parce qu’il a un problème qu’il croit
médical à régler, je ne le soignerai bien que si je comprends où est son problème, quelque
soit celui-ci. Je dois essayer de comprendre ce qui ne va pas en lui, quitte à déléguer à
d’autres professionnels si çà ne relève pas du médecin que je suis.
Ici, essayer de comprendre le malade, c’est une perte de temps. Inefficace à court
terme, pour la prestation d’aujourd’hui. Jugé inefficace tout court, inutile. Il faut que
j’oublie çà.
Je compose. Je n’arrive pas à oublier le malade, mais je vais arriver à apprendre la
matière médico-administrative. Et avec tout çà, j’espère trouver un juste milieu. Car après
tout, seule en consultation avec les malades, personne ne m’empêchera d’interroger,
d’examiner comme bon me semblera, si c’est dans l’intérêt de tous, caisse et malades.
De fait, après plusieurs mois d’apprentissage en bonne et due forme, à la tête d’un
« porte-feuille d’assurés », entendez d’une population de citoyens susceptibles d’être
malades en demande de prise en charge de soins, je prends le rythme en essayant de
trouver pour chaque patient présentant un problème assez important pour retenir l’attention
du service, entendez présentant une demande de prestations honéreuses, la moins mauvaise
solution pour tous.
Au printemps 1992, je suis à Paris en stage de titularisation. Les données techniques
affluent. Plus il y a à apprendre, plus çà me plait. J’ai toujours fonctionné comme çà. Mais
maintenant que je suis dans une institution, je veux en comprendre les moindres détails.
En fin de stage de titularisation, on peut dire, je crois, que la satisfaction règne de part
et d'autre. Le Médecin Chef, en tous cas, me fait part de sa satisfaction : « tu passes toutes
épreuves brillamment, félicitations ! ». Il accueille mon rapport de stage avec un
enthousiasme déclaré : « Ton rapport de stage, félicitations… çà se lit comme un roman !».
Je ris aux éclats : « Chef, çà n’a rien de romanesque, c’est du médico-administratif !».
« Oui, bien sûr. Tout de même…c’est ta façon d’écrire … c’est un plaisir de te lire. »
Les candidats à la titularisation sont examinés par 2 médecins dont le Médecin Conseil
Responsable de la formation interne au niveau de l'Echelon Régional de Bourgogne
Franche-Comté. Au sortir de cette visite médicale, un membre de l'Echelon Régional, que
je ne connais pas – nous sommes 2 filles candidates à la titularisation, attablées au self de
la C.R.A.M., et nous ne nous connaissons pas - nous fait savoir que le Médecin Régional
nous ayant examiné a été « impressionné » par notre « bon état », et que nous devrions
savoir « en tirer partie ».
Bizarre, cette façon de faire, cette façon de dire…. Mais je dois avoir mal compris.
J'exprime ma surprise à avoir été examinée par un membre de ma hiérarchie, alors que je
8
pensais l'être par un Médecin du Travail. Sans écho : notre interlocuteur s’esquive comme
il était arrivé, sans façons.
Certainement que ma réaction n’a pas plu. Sans doute aurait-il fallu me taire.
Au bout de 9 mois, fin juin 1992, tous les collègues nouveaux arrivés au 1° septembre
1991 avec lesquels je reste en contact ont reçu leur lettre de titularisation. Sauf moi. Je ne
m'en offusque pas.
C'est finalement par lettre de septembre 92 que ma titularisation est rendue officielle,
au 1° mars 1992. La moindre des bizarreries administratives. Je n'y porte aucune attention:
peut-être a-t-on hésité à me titulariser …
Tout va bien à l’Echelon Local, à l'issue de cette première année de travail. Le
Médecin Chef de service paraît satisfait de mon adaptation. Il y a bien tous ces instants où
il plaisante devant l’assistance : « Oui, mais Elisabeth, c’est une pure ! »… « Elisabeth,
quelle idéaliste !… » ou entre quatre yeux : « Tu n’es plus dans ton cabinet…il faut que tu
évolues »… Mais je ne le prends pas mal : idéaliste, je le suis ; évoluer, je ne demande que
çà.
En conclusion de cette première année, la fiche de notation du 8 octobre 1992 est ainsi
formulée : "Très bon démarrage avec toutes les qualités pour acquérir rapidement une
efficacité dans les différentes missions du Service Médical".
A l'annonce de cette appréciation annuelle, le Médecin Chef me confie avoir été très
gêné par mon nom auquel "il ne pouvait se faire". Et que « çà pourrait m'être un gros
handicap ». Richem-Mouhamed, désolée, c’est mon nom. Enfin, le mien accolé à celui de
mon mari. « Désolée pour mon nom, mais je suis mariée et n’ai pas l’intention de changer
de mari ». Je ris franchement. Sachant que franchement, il n’y a pas de quoi. Suis-je bête,
de rire au moment où on mon supérieur me dit une chose pareille !
Après discussion revenue au sérieux, le Médecin Chef m'accorde au final que je
"gagne à être connue". « Merci Chef ». Voilà qui me semble rectifié.
Tout semble donc se passer correctement. Il y a bien la collègue, conjointe du Médecin
Chef, qui sursaute chaque fois que j'aurais quelque chose à dire. Pourquoi réagit-elle si
vivement à ma simple présence ? Et se sent elle investie lors de tout travail en groupe d'un
monopole de la parole propre à donner le tournis à chacun? Je décide de n'en pas faire cas.
L’apparente cohésion de notre équipe locale de médecins conseils trouvera symbole.
Car sur appel d’offre de l’Echelon National aux échelons locaux, il nous est demandé de
proposer un logo pour l’Assurance Maladie. A nos crayons : comment représenter
graphiquement l’Assurance Maladie ? Nous esquissons maladroitement des personnages
que nous voudrions représentatifs de la population de nos « assurés ». Peut-être est-ce que
je prends la chose à l’envers : je voudrais représenter la Santé. J’esquisse une femme en
cours de cross, et nous jouons les six, ensemble, à l’arrondir, l’amincir, lui allonger les
cheveux, lui allonger le pas… Mme A…. passe à la suite : un enfant en cours de gym, un
bébé arborant sa première course, un vieillard se tendant vers la jeunesse …Oui, que tu es
bonne ! … un super coup de crayon !….
9
Instant récréatif, insouciant, comme il n’en n’existait pas dans nos journées. Instant de
« presque bonheur » à l’Assurance Maladie, qui restera fixé: notre logo made in Lons le
Saunier deviendra le logo de l’Assurance Maladie.
10
Chapitre 2
Très vite personna non grata
Maladie interdite au Service Médical
Je travaille depuis un an dans le service et aux yeux de tous, tout doit paraître super:
Chef affiche ouvertement une bonne humeur permanente, Madame Chef fait preuve d'une
hyperactivité prometteuse pour le service, les autres collègues sont gentils comme tout, et les
secrétaires font de leur mieux.
Super, mais sont-ce les quelques discussions en un an qui ont tourné court à dents
grinçantes, à propos de mon mari ou de la chirurgie, qui me font voir à chaque approche un
Chef un peu trop sautillant ou une Madame Chef en révulsion instantanée, comme si elle
venait de croiser une vipère …?
Début septembre 1992, je tombe dans le sous-sol de la Caisse Primaire, dans le noir.
Radios: entorse grave de la cheville. Immobilisation plâtrée, déclaration d'accident de
travail, et arrêt de travail pour quatre semaines.
Le Médecin Chef s'insurge: quel médecin peut-il plâtrer une entorse quatre semaines ?
Un stripping aurait bien suffit et le travail ne peut attendre !
Quel médecin m’a donc soigné ? Mon mari, chirurgien orthopédiste… Médecin…
Médecin en service de chirurgie orthopédique, si tu veux …. Quoi qu’il en soit, c’est son
métier de soigner des entorses et des fractures depuis des années…
J'habite un appartement de dépannage à Lons en attente d'un regroupement familial,
avec nos deux enfants, au troisième étage sans ascenseur. Plâtre, deux béquilles, antidouleurs, anti-œdèmes, injections sous-cutanées anti-phlébite : çà peut paraître au Médecin
Chef indécent pour une entorse … Cà peut paraître coûteux, mais c’est le traitement.
Tout au long du mois d'arrêt prescrit, les secrétaires de mon "Unité Fonctionnelle" sont
chargées de véhiculer les dossiers des "assurés" pour que je les traite "sur pièces" à mon
domicile: va et vient de dossiers à l'extérieur du service, traités selon les moyens du bord,
par un médecin malade, en arrêt de travail ….
Ce travail sur dossiers, gérable dans les conditions habituelles, se montre dans ces
conditions là compliqué, décuplé: il me manque toujours un papier, une partie de la
reglementation… Je me déplace avec 2 béquilles, et dois surélever mon pied très
œdématié. Malgré les anti-inflammatoires, les antalgiques, l'héparine sous-cutanée, le
traumatisme se complique d'un début de phlébite.
Après ce mois d'officiel arrêt de travail, je reprends le service malade, alors que je ne
l'avais jamais été de ma vie. Déplâtrée, la cheville reste douloureuse, la jambe n'est pas
revenue ad intégrum sous héparine, des vomissements sont apparus, répétés, rapprochés,
asthéniants. Dans les dossiers ou face à des malades, je n’ai pas plus de dix minutes
tranquilles entre deux vomissements. Je n’ai jamais été si malade. Une aménohrrée sous
contraceptifs micro-dosés paraît d'abord banale mais, associée à de tels vomissements, fait
pratiquer un test de grossesse : positif. Le Médecin Chef est informé de cette surprise.
11
Au service médical, chaque consultation d'assuré est interrompue par au moins trois
vomissements. Le poids stable depuis vingt cinq ans, chute de cinq, six, sept kilos. Le
Médecin Chef coupe toute discussion par un ironique "tu as bonne mine".
Est-ce le hasard ? Un coup de fil de la médecine du travail me convoque d'office "cet
après-midi" pour contrôle de la cheville qui a eu l'accident de travail. Comme je dis à ma
collègue médecin du travail que la cheville, çà va, elle ne la regarde même pas: ces
vomissements incontrôlables dans son lave-mains, cette petite tension, cette pâleur: elle
veut m'hospitaliser de suite !
Je suis hospitalisée en gynécologie-obstétrique pour bilan de vomissements
incoercibles. Perfusion de douze ampoules de Primpéran par vingt quatre heures, sans effet
sur les vomissements incessants, et avec effets secondaires. L'échographie montre un
oligamnios. Une consultation psychiatrique ne donne aucune piste, pas de traitement à
proposer.
Le personnel du service de gynécologie est attentionné. Il y a là, en poste de
surveillante, l’épouse de mon collègue, le Dr B….. Pour le peu que je la vois - elle est très
occupée à de tâches administratives - elle se montre compatissante. Toute discussion avec
qui que ce soit est interrompue par un vomissement inopiné, désolant. Le traitement n’y
fait rien. Médecins, Infirmières, Aides soignantes, sont désemparés.
Combien de fois les infirmières m’ont-elles dit, sans doute pour me consoler : « vos
collègues sont dans le service ce matin, vous allez avoir de la visite !.. »
De fait, mes collègues sont dans le service. Je le sais bien, nous sommes en cours de
contrôle du service de gynéco-obstétrique. Un protocole de contrôle avec des heures de
présence en équipe dans le service.
Pas un collègue n’est passé dans ma chambre. Pas un coup de téléphone pour prendre
de mes nouvelles. Ni du Médecin Chef, ni de mes collègues, ces personnes que j’ai
côtoyées huit heures par jour depuis quatorze mois, ces médecins que je croyais connaître.
Après trois semaines d'hospitalisation sans amélioration des signes, je demande le
retour à domicile. Les perfusions sont maintenues plusieurs semaines à domicile, pour
rééquilibrage électrolytique et maintien des antiémétiques, à défaut de traitement plus
efficace. En externe, une douzaine de ponctions de liquide amniotique n'a pu ramener
suffisamment de liquide pour un caryotype fœtal.
Aucun contact n'a été pris par le Service Médical depuis mon hospitalisation. Pas un
téléphone, pas de nouvelles ni du Médecin Chef, ni des collègues médecins. Je croyais
avoir travaillé en bonne entente avec ces collègues. Que dois-je comprendre? Sans doute
mon absence dérange-t-elle beaucoup …..
Plusieurs semaines ont passé lorsqu’une secrétaire de mon unité fonctionnelle
m'appelle. Elle est désolée, elle n'a pas osé prendre des nouvelles : « si çà se savait... çà ne
se fait pas dans le service, qu'une secrétaire appelle un Médecin conseil ». Le service est
en crise, rien ne va plus. Le travail est en retard. On n'ose pas prononcer le nom du Dr
12
RICHEM-MOUHAMED. Un médecin conseil a lancé au secrétariat : "elle pouvait pas
travailler avec son plâtre, mais elle a bien pu faire un gosse ! …".
Je ne suis pas en état de travailler après sept semaines d'arrêt et de traitement sans
effet. Mais je reprends. Je retrouve mon poste entouré d'un mutisme total. Personne ne me
demande rien. Il ne faut attendre de chacun de mes collègues qu'un "Bonjour" sec par jour.
Et quelques fois un regard désolé d'une secrétaire.
Consciente d'être portée responsable de tous les maux du service, je tente de rattraper
le retard de mon travail "médico-social". C'est le plus discrètement possible que je me
précipite aux toilettes pour vomir x fois par heure.
Jusqu'au matin où l'obstétricien m'appelle alors que j'examinais un assuré : la dernière
amniosynthèse a permis un caryotype. Il s'agit d'une trisomie 21. Je suis attendue au Centre
Hospitalier dans quatre heures pour accouchement provoqué. Nous sommes à six mois
moins une semaine de grossesse.
Le Médecin Chef est informé immédiatement de cette nouvelle. Il ne dit rien, ne se
départit pas de son sourire habituel.
L'analyse du placenta révèle une structure molaire. Un dosage des béta-HCG aurait pu
révéler des prolans décuplés, mais il n'a pas été réalisé. Là était l'explication des
vomissements incoercibles, disparus dix minutes après la délivrance.
De retour en poste, cette information ne dit rien au Médecin Chef. Vomissements
incoercibles, placenta à structure molaire, çà ne lui dit rien : ou feint-il de méconnaître ?
Le travail reprend son cours dans une incompréhension grandissante. Qui est malade,
qui est voleur de soins, qui est dispensateur de soin injustifié, si on ne connaît, si on ne
reconnaît pas la maladie ?
Paradoxe 93, de mauvaises plaisanteries en suggestions délétères
A notre petit Echelon local du Service Médical, à Lons le Saunier, nous ne sommes
que cinq médecins conseils de base à entourer Monsieur A. , Médecin Chef: Madame A. sa
conjointe, trois collègues messieurs et moi-même. Et deux collègues dames à Dole, qui ne
viennent nous rencontrer à Lons que pour les réunions trimestrielles de Praticiens conseils, ou
quelques fois pour un travail en équipe.
Cinq collègues travaillant côtes à côtes dans un petit service, voici une petite équipe
qui pourrait être sympathique, avec un Chef toujours souriant, enjoué quelque soit la charge
de travail, plaisantin si besoin ...
"Sainte Elisabeth, idéaliste parfaite!", çà rime, c'est pour rire, et on en rigole bien...
" Tu n'as pas compris.... tu n'es plus dans ton cabinet.... faudrait changer en
urgence.... c'est pas possible.... y a bien que toi pour pas avoir compris....": petits bouts de
phrases que Chef lance à la ronde des collègues non sans assaisonner d'un regard noir: c'est
vrai çà, il faut s'adapter, on est pas dans un cabinet ...
13
"Deux ans bientôt ici, toujours pas compris.... t'es arrivée en même temps que G....,
pourtant": çà fait du bien à G.... qui sourit en se renfonçant, conforté, au fond de son siège.
C'est ce que je ferais à sa place, une petite reconnaissance comme çà, çà fait du bien. Il n'est
pas tordu ce G... , il n'a pas de méchanceté, c'est un gars bien: je le crois même capable de ne
pas se laisser monter contre moi ...
"Oh là là, Elisabeth, qu'est-ce que tu vas nous inventer!", çà vous cloue le bec, au cas
où vous auriez une idée à exprimer.... Et çà met tout le monde d'accord: "Oh là, là, Elisabeth
! ...." Tandis que Madame A. prend la parole assurément: "Allez on s'y remet, Madame A...
va nous exposer..... " ... Madame, A. , quelle assurance, c'est rassurant ...
A quel jeu jouent Monsieur et Madame A, conjointement, complicément, et ce qui
soustend leur comportement, je le sais bien. Je sais aussi que tant que je n'ai pas démontré
l'erreur de droit des "chirurgiens non chirurgiens", je n'ai rien dans les mains: "Y a que toi
pour dire une telle chose, tais toi donc et mets toi au travail, tu es en retard ...
Je ne suis pas plus en retard que les collègues. Si l'on voulait bien compter, on est tous
en retard, car à mesure des demandes des assurés, les dossiers s'empilent dans notre casier
"sur pièces" en attente de notre avis, et 150 dossiers en attente, c'est une journée d'avis. On a
tous tous les jours devant nous une journée de "sur-pièces", mais la différence pour moi, c'est
que les miens, on en parle....
Se concentrer sur le travail, Chef a bien raison: je vais me concentrer. Sur le travail du
Service pour qu'on ait rien à me reprocher, mais aussi en dehors des heures de travail, sur les
dossiers "chirurgien non chirurgien": désolée, je ne peux pas laisser un telle situation sans
comprendre le fin mot de l'histoire, je sens trop de victimes....
Me concentrer, ne pas me laisser déstabiliser, ne pas me laisser disperser. Travailler
tant est plus, il finira bien par en sortir du bon un jour .... Quelle idéaliste je suis, c'est bien
vrai, Chef !
Notre travail de Médecin conseil, de Médecin expert ?
Notre travail comporte deux volets : le contrôle des prestations des patients, nommé
Activité d’Expertise Médico-Sociale, A.E.M.S. pour nous, et l’épidémiologie, nommée
Activité d’Expertise en Santé Publique, A.E.S.P. pour nous.
Deux modes d’expertise, mais de quoi sommes nous experts ?
Face au malade, si c’est être médecin spécialiste du Code de la Sécurité Sociale et de
la réglementation sociale, je veux bien. A condition d’être encore médecin en face de
l’assuré « consommateur de prestations » qui, ne l’oublions pas, est là parce qu’il est
malade.
Si c’est être spécialiste de l’épidémiologie, je veux bien. Mais à condition d’être
formés à cela. Or nous ne sommes pour la plupart pas formés en épidémiologie : ni en
méthodologies, ni en bio-statistiques. Bref, nous les médecins-conseils banaux, nous
n’avons pas les moyens de monter des études de Santé Publique correctes. Il faut en
14
monter au risque d’un bidouillage des textes et des chiffres, connaissant a priori le résultat
souhaité, que l’on va bien finir par trouver, si on veut se montrer efficace.
Expert, je veux bien. Et j’en demande les formations. Mais, décidément, aucune ne
s’envisage pour moi.
Les consignes tombant de l’Echelon National nous invitent bien à partager
équitablement : moitié médico-social, moitié santé publique. Mais nous croulons sous les
dossiers de patients qui attendent notre accord pour leurs prestations. Résultats : le médicosocial occupe encore quatre vingt pour cent de notre temps.
Sauf peut-être pour quelques uns de nous. Sauf peut-être pour un médecin conseil de
base par Echelon Local ? A Lons en tous cas, Madame le Dr A... est absente deux ou trois
jours par semaine. Pour formation en Santé Publique, à Paris. Dans le plus grand secret. En
tous cas vis à vis de moi. Et çà fait grogner le Dr B… : pour nous, praticiens banaux, les
portes-feuilles d’assurés ont été gonflés de ce que ne peut plus faire Madame A…. Moi, je
ne réagit pas : un peu plus ou un peu moins, peu m’importe, et puis, les malades, j’aime les
voir, les examiner, trouver une solution à leur problème. C’est le métier pour lequel je suis
formée.
En Expertise Médico-Sociale, le raisonnement de l’Assurance, organisme payeur qui
doit gérer au mieux ses dépenses, c’est de régler aujourd’hui le moins possible.
Régler aujourd’hui le moins possible sans penser au lendemain, moi, j’ai du mal à
comprendre. Je ne comprends pas qu’on ne fasse pas l’addition : coût du jour + coût des
lendemains. Pourtant on sait compter à l’assurance Maladie, on n’arrête pas de compter !…
En Expertise de Santé Publique, nous devons être les acteurs de la « Maîtrise
Médicalisée des Dépenses de Santé ». La théorie est séduisante, et je veux bien être cet
acteur là.
Mais qu’a-t-elle de Médicalisée, cette Maîtrise des Dépenses de Santé ? Un
département « Gestion des Risques » partie intégrante des services administratifs de la
C.P.A.M., un comité de pilotage majoritairement administratif. Où est le raisonnement
médical ? Accessoire, en retrait, en rattrapage. Pas à l’initiative.
Conçue ainsi, une « Gestion des Risques » qui a moins de mal à manipuler les
prestations que les malades. Et qui passe à côté de l’essentiel : le malade, et la médecine
dont il est porteur. Grand dommage : le « Risque Maladie », existe pour le malade, pas
pour la prestation.
C’est ce que je sens de la Santé Publique pratiquée dans la maison. Mais je n’ai qu’une
vue extérieure de cette « Santé Publique Maison ». Je n’ai jamais assisté à un comité de
pilotage à la Gestion des Risques. On ne me laisse rien faire. Chacune de mes idées, certes
purement médicale, est repoussée à priori.
Idées repoussées mais quelques fois « repoussant » sous la plume de Monsieur ou
Madame D…., souvent sous forme inversée. Çà me fait sourire, de constater que toutes
mes idées ne sont pas si déplacées qu’on veut bien le dire. J’en tire une maigre consolation,
et me replie sur le contrôle individuel des malades.
15
Savoir utiliser les écrits, les textes, et leurs silences :
Combien ai-je vu de dossiers traités comme celui de Mme M….. ?
Madame M…., 55 ans, a été victime d’un accident de la route avec tiers responsable
sur le trajet entre son domicile et son travail : voici un dossier en accident de travail avec
recours contre tiers, voici en jeu deux partenaires régleurs de prestations : l’Assurance
Maladie règle d’emblée les frais de soins mais recourt auprès de l’Assurance
Responsabilité Civile du conducteur responsable de l’accident.
Madame M….., a été hospitalisée en urgence en traumatologie pour poly-traumatisme.
Le certificat médical initial fait mention d’une fracture du fémur, d’une fracture de l’avantbras, de contusions multiples. Prise au bloc pour ostéosynthèse, pose de matériel pour fixer
les os fracturés. En post-opératoire, Mme M…. se remet difficilement. Elle garde des
douleurs importantes du bassin. A la troisième semaine post-opératoire, devant les plaintes,
on refait des radios : fracture des deux branches de l’os du bassin, avec déplacement
vertical, cisaillement. Pas de traitement chirurgical, mais séjour prolongé à l’hôpital. Après
l’hôpital, et après le séjour en rééducation, Madame M… continue à présenter des signes
fonctionnels digestifs, urinaires, et marche difficilement. Elle ne peut rester assise, ne
pouvant s’appuyer sur sa fesse droite.
Quand, plus d’un an après l’accident, Mme M…. est déclarée consolidée, je trouve une
dame maigre, le visage creusé, marchant lentement avec une boiterie majeure, décrivant
des douleurs à tout mouvement du bassin, une impossibilité de rester assise. A l’examen,
les mouvements de la hanche droite sont douloureux mais non limités, la pression
concomitante des deux ailes iliaques déclenche un sursaut douloureux, la sacro-iliaque est
électivement douloureuse, l’accroupissement se limite à moitié, avec grimace au
relèvement.
Notre barème indicatif d’évaluation de l’incapacité permanente partielle, I.P.P., en
accident du travail et maladies professionnelles fait mention, pour les séquelles de
traumatisme du bassin, de :
« Symphyse pubienne :
- Disjonction (selon le diastasis, la gêne à la marche, l’impossibilité des efforts, les douleurs
éventuelles, compte tenu des retentissements sacro-iliaques)……………………………10 à 20
Articulations sacro-iliaques :
- Diastasis (entraînant un mobilité anormale du sacrum, avec retentissement sur la marche,
accroupissement impossible, sacralgies)………………….………………………………… 45
-Arthropathie sacro-iliaque douloureuse chronique d’origine traumatique ………………………15
…
Sacrum ; coccyx :
Les fractures du sacrum laissent en général peu de séquelles. Il peut exister cependant une certaine gêne
aux mouvements du tronc, des douleurs à la station assise, une gêne plus ou moins importante à l’usage
de la bicyclette :
- Sacrum ……………………………………………………………………………5 à 15
Les fractures des ailerons peuvent laisser de graves séquelles, appréciées selon les indications fournies
au chapitre du membre inférieur (articulatons sacro-iliaques).
- Coccygodynie : avec tiraillements à l’accroupissement, douleurs en position assise, etc
……….………………………………………………………………………………………5 à 15 »
16
Rien sur les séquelles des fractures déplacées des branches ilio et ischio-pubiennes
avec phénomène de cisaillement. Mais les séquelles que je constate se rapprochent des
signes de diastasis sacro-iliaque. Y a-t-il une mobilité anormale du sacrum ? Je suis bien
incapable de le dire : je ne suis ni chirurgien, ni ostéopathe.
En conclusion devant le malade, je dis ne pouvoir annoncer sur le champ une
estimation chiffrée du préjudice, et que je dois chercher d’avantage dans notre barème un
équivalent de ses séquelles, pour faire une estimation la plus juste possible. Mme M…
m’annonce une prochaine expertise pour l’Assurance du tiers responsable, et j’en prends
bien note.
A la reprise du dossier, et après réflexion, ce que j’ai eu sous les yeux me paraît devoir
30 ou 35 % d’I.P.P., pas moins. Le problème de ce dossier, c’est que la fracture du bassin
n’a pas été portée sur le Certificat Médical Initial. Il y a bien une notion de traumatisme du
bassin dans les certificats de prolongation, mais rien d’autre. Je voudrais demander au
chirurgien des précisions écrites sur cette fracture, et son avis sur les séquelles. J’en
informe le Médecin Chef. Pour lui, la solution est simple: demandons le rapport de
l’expertise de l’Assurance privée.
Le dossier est mis en attente. J’en reste à 30 %. Puis je reçois le rapport de l’expert. Il
est fait mention d’une fracture du bassin, sans précision du déplacement. Les séquelles
fonctionnelles sont peu détaillées : douleurs du bassin, gêne à la position assise. Chiffrage
du préjudice ………………………………………………………………………….. 10 %
Le Médecin Chef s’insurge : comment ai-je pu trouver 30 % sur ce qui vaut 10 % ?
Je m’explique. Je maintiens que cette malade présente une gène à la vie quotidienne et
professionnelle qui n’a rien à voir avec un 10%, que d’ailleurs elle n’a pas repris son
travail, toute incapable de le reprendre quelle est. « Chef » ne veut rien entendre : 10 %,
pas 1 % de plus. Si elle n’est pas contente, elle n’a qu’à recourir.
Ne pouvons nous faire correct du premier coup ? La patiente, recourir ? Dans son état,
et sans argument ? Alors que moi, avec le barème sous le coude, je n’arrive pas à décider
« Chef » à 1 % de plus ?
En Commission Technique Régionale, commission de recours invalidité, nous y
sommes. A l’écart des membres assesseurs non médecins, nous examinons le malade aux
côtés du collègue expert « choisi par l’organisme de sécurité sociale » et nous savons bien
l’influence que nous avons sur lui : autant dire qu’en premier recours, notre estimation de
l’incapacité prévaut. Et si la patiente est encore insatisfaite, elle recourra en Commission
Technique Nationale ? Nous savons que celle-ci statue sur pièces. Si bien qu’au total le
dédommagement final, même après des années de perte d’énergie pour le malade, ne
s’écartera guère de notre première estimation.
Je le dis tout nettement, pour moi, dix pour cent, çà n’est pas honnête. Ne pas
mentionner le déplacement, le cisaillement, occulter les séquelles fonctionnelles, çà n’est
pas correct. C’est pratique, mais pas correct. Je propose un examen conjoint avec le
médecin expert de l’Assurance privée. Pour revoir tout le versant fracture du bassin et ses
séquelles. « Chef » s’y oppose catégoriquement et me retire le dossier : il va examiner luimême la patiente, et décidera lui-même.
17
Plusieurs mois plus tard, une de mes secrétaires me passe un appel téléphonique d’une
assurée. C’est Madame M…, qui veux me parler: le Médecin Chef lui a accordé 10 %,
sans rien écrire sur les signes qu’elle avait décrits. Le taux n’a pas été bougé par la
commission de recours.
« - Vous le savez, vous, Docteur, que je ne peux pas travailler. Comment je vais faire ?
Vous me voyez faire des ménages, dans l’état où je suis ? Docteur, faites quelque
chose…
- Désolée, je ne peux rien faire pour vous. Le dossier m’a été retiré. »
Désolée, je le suis d’autant plus en constatant que cette assurée est prête à
décompenser : on la reverra bientôt en dépression. Au mieux pour elle, après des années à
ne pas être entendue, on lui cédera une invalidité catégorie I pour affection psychiatrique.
Car là dessus, je vois qu’on ne se bat pas : çà coûte deux fois rien.
Retiré, ce dossier, et traité discrètement par le Médecin Chef, comme les dossiers
auxquels je n’ai jamais eu droit d’accès : les dossiers « amiante ».
Ne pas voir, et payer moins ?
Pas de pathologie, pas de prestations à accorder. Le raisonnement me paraît simpliste,
trop simpliste. Et il faut encore ne pas voir en toute bonne conscience.
Lorsqu’une pathologie est méconnue, le patient s'aggrave dans l'incompréhension
totale et s'épuise dans des voix contentieuses sans issues. Et sa pathologie s'amplifie ou se
complique. Et l’Assurance Maladie paye.
Combien ai-je vu de pathologies initialement légères, à être méconnues, se
compliquer ? Particulièrement en « psy », terme confondant le psychique, le
psychologique, le psychiatrique ….
Problème nié, problème amplifié. Mais de toutes façons, au final, pris en charge par
l'Assurance Maladie.
Car il n’y a pas lieu de confondre Assurance Maladie et Assurances privées, il n’y a
pas lieu de transcrire le fonctionnement de celles-ci à celle-là. L’Assurance privée qui
assure l’accident, quand elle réfute l’imputabilité à l’accident d’une séquelle ou occulte
une séquelle, se décharge de la prestation. Le plus souvent sur l’Assurance Maladie.
Quand l’Assurance Maladie occulte une pathologie, elle la retrouvera dans son tiroir
« Maladie » tôt ou tard. En reconnaissant la pathologie à temps, elle pourrait participer à la
gérer. Alors qu’en la reconnaissant tard, ou en la méconnaissant, elle a participé à son
aggravation.
Au fil des dossiers de patients, aux discussions sur la réalité de la pathologie à prendre
en charge le Médecin Chef a pour toute réponse : …."Ma pauvre Elisabeth, tu n'es pas là
pour soigner les gens, …oublies tout çà, … tu es trop médecin … tu n’as pas su faire le
pas, tu est toujours le même médecin, çà n’est pas possible… »
18
Mais au fil des dossiers, et des années, je constate un fait qui me paraît digne
d’attention : je n’ai jamais perdu aucune expertise – celle demandée par le malade lorsqu’il
n’est pas d’accord avec l’avis médical du médecin conseil - et suis la seule du service dans
ce cas. Au Médecin Chef qui me qualifie volontiers « d’inadaptée », je propose un état des
lieux : une évaluation de la qualité de nos avis, un suivi de nos expertises, une analyse de
nos avis déboutés. Une démarche qualité en vue de l’amélioration de la qualité de nos avis.
Déboutée, je le suis. De quoi est-ce que je parle ? Si je n’ai jamais été déboutée par
aucun expert, c’est que je ne sais pas prendre de risques.
J’ai du mal à comprendre. Il faut traduire: saches refuser la prestation, tu saisiras ta
chance que l’assuré abandonne avant l’expertise, au risque de perdre l’expertise si l’assuré
est assez persévérant pour ne pas abandonner; mais au moins, tu auras pris ta chance de
refus de prestation.
Si j’ai eu du mal à comprendre ce raisonnement-là, c’est qu’il heurte ma conscience de
médecin. Faire faux sciemment, par intérêt, et en comptant sur l’incapacité, ou le défaut de
disponibilité, ou le découragement, …quoique ce soit qui empêche le malade de se
défendre, moi, j’ai trop de mal. Désolée, j’ai une conscience.
De plus, faire faux pour nous, Médecin conseil, c’est multiplier les mécontentements,
les frustrations, les décompensations, ….toutes situations de déséquilibre à la charge de
l’assurance maladie, de la sécurité sociale, sous une forme ou une autre.
Pour moi, l’état de santé du malade nécessite, ou ne nécessite pas le traitement. Je dois
peser les arguments médicaux. Je pèse aussi les arguments médico-économiques en cas de
traitements à efficacité identique démontrée.
En limitant mon raisonnement à la médecine, suis-je trop simple … ou pas assez
futée ? C’est qu’en matière d’intérêts de l’assurance maladie, çà me paraît pas si simple
qu’on veut bien me le présenter : payer moins tout de suite et les finances iront mieux.
A ce raisonnement là, je pense qu’on se trompe. Je propose depuis toujours : payer
juste toujours, et les finances iront mieux.
Santé Publique, domaine réservé
En Activité de Santé Publique, le Médecin Chef et sa conjointe Responsable du
contrôle hospitalier tiennent les rennes d'une politique non dévoilée. A moi en tous cas.
Ce qui m’apparaît par contre, nonobstant l’étiquette d’idéaliste inadaptée au contrôle
qu’on a voulu m’attribuer dans le service, ce sont les détails pragmatiques de la médecine
de tous les jours, qui font qu’en matière de contrôle des praticiens, je nous sens en contresens médical permanent.
Déjà le fait que, en contrôle des praticiens, on parte du ciblage des services
administratifs sur les plus gros chiffres d’affaires, source des plus gros pool de prestations :
les « plus de 500 000 FF ». Soit : on rembourse plus à celui qui travaille plus. Mais il me
19
semble évident que le raisonnement est faux quand on le poursuit à considérer tout gros
travailleur comme suspect, donc digne qu’on s’attache à lui trouver « l’erreur ».
Car le gros travailleur, en médecine comme dans d’autres domaines, à de grandes
chances d’être un bon travailleur : si les malades l’ont choisi, c’est qu’ils l’estiment bon.
Et nous médecins conseils, refusant de parler qualité des soins alors que les malades en
parlent depuis des siècles, on s’attache à décourager les meilleurs des médecins, tout en
remboursant les yeux fermés les soins de mauvaise qualité des médecins qui n’ont pas ou
qui n’ont plu de clientèle : ils génèrent peu de remboursements, on estime qu’ils grèvent
peu le budget de l’Assurance Maladie.
A ce raisonnement là, il me paraît encore évident qu’on se trompe. En assurance
privée, en responsabilité médicale, on dit que 95 % des dépenses viennent de 5 % des
assurés, toujours les mêmes. Comme quoi le petit nombre peut faire la grosse dépense.
Il y peu de chances que ces 5 % de médecins assurés se trouvent dans nos plus de
500 000 FF, les grosses clientèles : les malades font eux-mêmes le tri, nous devrions leur
faire confiance.
Reconsidérons donc le critère « plus de 500 000 » comme un critère seulement
quantitatif, qui n’a pas plus de valeur qu’un autre, et cherchons des critères qualitatifs, çà
n’est pas ce qui manque sous nos yeux : voilà quelque chose de tout simple que je n’ose
plus dire depuis longtemps.
On va aussi, par exemple, s’arque bouter sur un médecin O.R.L., parce qu’on lui a
trouvé trois ou cinq cotations à Kc 12 au lieu de Kc 10,5, échanger des courriers pendant
des mois, le traîner en Comité Médical Régional, être au final, au bout de trois ans
d’énergie investie, satisfait de notifier un indû de 2000 ou 3000 FF. Le tout en ne voulant
pas voir que ce Médecin O.R.L., excédé, aurait tôt fait de récupérer 3000 FF en pratiquant
quelques consultations supplémentaires de contrôle, de sécurité, que nous rembourserions
les yeux fermés, car incapables d’en estimer la nécessité.
On va, par exemple, s’arquebouter sur des médecins généralistes pratiquant la
mésothérapie en facturant des Kc 10 à 137 FF, qu’on veut transformer en consultations à
115 FF, sans vouloir penser qu’on va favoriser une multiplication des consultations,
réactionnelle : deux consultations simples en remplacement d’un Kc 10, on y perd.
Si j’ai osé quelques fois exprimer de pareilles idées, j’ai vite appris à ne plus rien dire.
Mais en permanence, je nous sens marcher à contre sens de la médecine praticienne, celle
que j’ai trop vécue pour ne pas la comprendre. Et je suis qualifiée d’inadaptée au contrôle
médical. Et je suis écartée de tout ce qui pourrait avoir de l’intérêt.
Le travail de fond, le recueil des données peuvent m’être confiés, mais le traitement
des données ne peut me revenir, les conclusions ne peuvent émaner de moi, et ne seront
connues de moi qu'à sortie officielle des rapports. Mais d’autres collègues, semble-t-il,
ressentent, peut-être à un moindre degré, ce court-circuitage là.
D'ailleurs, les médecins conseils de base, à part quelques uns, ne sont pas, ou très peu,
formés à la Santé Publique. Moi particulièrement: toutes mes demandes de formations
internes depuis ma titularisation sont restées sans réponses.
20
Ni Word, ni Excel, ni Epi-info, ni aucune formation envisageable. Lorsque le sujet est
abordé oralement, la réponse est univoque: …"Ma pauvre Elisabeth, tu n'y es pas du tout",
…"Ma petite Elisabeth, on ne peut pas investir en toi …il nous faut faire des choix, …".
Poly-handicapée aux yeux de tous dans le Service
Il faut dire que, cette année 93, je l'ai bien méritée: après l’interruption thérapeutique
de grossesse pour trisomie en janvier ... pas de retour de couches: qui va croire que c'était
non calculé, que la vie a pris ses droits inopinément sur quelque chose de mortifère,
imposé de l'extérieur ? Qui va croire à un instinct de survie en moi ?
Dans le service toute cette année 1993, je n'ai pas risqué d'afficher cette grossesse
malvenue. Mieux vallait pour moi faire comme si de rien était. Discrétion assurée.
Cà n'a été qu'à l'approche de mon congé de maternité 1993, que je me suis risquée à
demander les formations refusées par la hiérarchie depuis 1991: au moins, çà n’empiéterait
pas sur mes heures de travail. Joint par téléphone, le Responsable chargé des formations à
l'Echelon Régional a trouvé çà incroyable de vouloir des formations durant des congés: il
n’en était pas question, c’était impossible, il y avait incompatibilité avec mon état.
L’état de maternité ne me paraissait pas devoir interdire ni de réfléchir, ni d’apprendre.
J'ai cherché à l’extérieur. J’avais droit aux formations du GRETA de Lons le Saunier à titre
individuel. Même en état de grossesse. Même sans l’avis de l’employeur. J'ai démarré puis
poursuivi les formations non spécifiques du GRETA jusqu'à ma reprise de travail en août
1994: traitement de texte, Word sous windows, Excel.
Me voici en août 1994 à reprendre le travail avec motivation et bien décidée à me faire
pardonner mon congé de maternité. A domicile, j'ai travaillé aussi l'expertise du dommage
corporel. J'espére bien appliquer ce que j'avais appris durant mon absence.
Sur le terrain, il n'est pas question d'appliquer quoique ce soit: je retrouve une
ambiance de travail encore détériorée. Mes collègues paraissent surpris que je me
débrouille sur un ordinateur, le Médecin Chef est pincé. Que voulait-on : que je soit nulle,
dépassée par les avancées technologiques du Service ?
Je n’en veux à personne. Je suis consciente d'avoir gêné par mes absences depuis
septembre 1992. Je me remets au travail bien décidée à me faire pardonner mes absences.
Je redouble d’énergie, j’ai perdu assez de temps.
Mais me voici avec un nouvel handicap 1994, occasionnant la risée de mes collègues :
j’allaite mon bébé. Le Chef me suggère d’arrêter. Puis il me juge: je dois me prendre
« pour une vache montbéliarde », à continuer d’allaiter des mois…
Cà ne change pourtant rien à mon travail: j’allaite matin, midi et soir, sans que mes
horaires en pâtissent. Et çà n'est pas fair-play, Chef, de m'attaquer jusque dans mon
ascendant RICHEM Emile, et ses Montbéliardes: çà fait sourire les collègues jurassiens en
connaissance de cause Richem, mais c'est vraiment pas fair-play, Chef ....
21
A passer sous cette affiche sponsorisée Assurance Maladie, plantée dans le couloir
juste à la sortie de mon bureau : « Donnez lui le sein, Donnez lui la Santé », chaque fois il
me vient envie de pleurer. X fois par jour. Nul ne s'étonne de voir ici cette affiche bien
connue des collègues, des assurés, qui voient la même à l’hôpital. Mais moi, sachant
comment elle est venue se loger à ma porte, j’en pleurerais.
D'août 1994 à août 1995, il n'est d'important que de se concentrer. Ne pas se laisser
démolir. Travailler sur les dossiers de malades, sans poser de questions, çà évitera les
conflits. Et les piles de circulaires que je n'ai pas le temps de lire sur les heures de travail,
les travailler le soir à domicile: si je suis "trop médecin", cela ne doit pas m'empêcher de
devenir "très administrative".
Mais je risque à parler encore de mes dossiers de malades avec le Médecin Chef car, je
ne sais pourquoi, il parait s’y intéresser. Peut-être s'intéresse-t-il particulièrement à mes
dossiers? Cherche-t-il quelque erreur? Peu m'importe, j'en profite pour essayer de
débrouiller quelques situations d'assurés en difficultés.
Mais décidément, de dossier en dossier, je ne parle pas le même langage que Chef. J’ai
l’impression d’être un ex-médecin traitant ringard, qui parle encore du malade. Non, nous
n’avons pas le même langage. Et c'est sans doute lui qui a raison, puisqu’en poste de Chef.
Du coup, je demande à nouveau à bénéficier de la culture institutionnelle qui parait me
manquer. A nouveau, Chef souligne que mon environnement ne permet pas d'imaginer
que je pourrais devenir bien intégrée dans le service. Je ne comprends pas. Il est précisé
que la situation de mon mari va à l'encontre des intérêts du Service Médical, et que je dois
choisir entre les intérêts de mon conjoint et mon travail.
Je ne comprends pas l'incompatibilité qu'il y a entre mes fonctions de conjointe et
celles de médecin salariée de l'Assurance Maladie. S'il y a divergence d'intérêts, parlons
en, et trouvons un terrain d'entente !
Mais toute discussion est rapidement close par un "Que tu es naïve…Ma pauvre
Elisabeth, …Dans la vie, il faut choisir".
A domicile, je travaille sur l'évaluation et les critères de qualité en orthopédietraumatologie. J'en ai parlé au Médecin Chef au fil des dossiers de patients victimes d'actes
relevant de responsabilité médicale: il est sourd à toute ouverture sur ce thème. La qualité
des soins, il ne veut pas le savoir. Le coût, c'est le seul souci que nous devons avoir en tête.
J’ai beau dire à quel point la non-qualité a un coût, c’est parler dans le vide.
Les pressions sur moi dans le service sont telles que je ne pourrai travailler encore
longtemps dans ces conditions sans tomber malade. Et quand en juin 1995, je demande
officiellement à travailler à mi-temps, le Médecin Chef sait très bien que ce congé à mitemps n'a rien d'un congé parental d'éducation volontaire pour mon troisième enfant: cet
enfant ne me pose aucun problème pour travailler, j'ai toujours travaillé, et beaucoup
travaillé, avec des enfants en bas âge. Question d’organisation.
Le mi-temps m'est accordé officiellement sous forme de congé parental. Sans
commentaire. On ne me retient pas, mais on grince des dents en me voyant passer à mitemps: le service va en pâtir. Dans tous les cas, présente ou à demi-présente, j'ai tout faux.
22
Mon statut à mi-temps entretient maintenant l'ambiguïté. Il arrange pour ce qui est de
m'écarter de toutes les fonctions à responsabilité. Il dérange lorsqu'il s'agit de me faire
assumer le même travail d'E.M.S. sur moitié moins de temps: effectivement, je suis en
perpétuel retard.
Mais pour moi, le travail est devenu possible. A temps plein, je n’y aurais pas tenu,
mais à quatre heures par jour, je peux subir les pressions en restant debout.
Rien ne va plus au Service Médical en 1995,
et il y a un responsable tout désigné
Je suis arrivée trop médecin, trop traitante, trop attentive au malade. Je ne suis pas
arrivée à oublier tout çà, j’ai voulu rester médecin.
Au lieu de me montrer Médecin conseil digne de confiance, je suis tombée malade,
puis enceinte.
J’ai demandé à être formée, à devenir expert, puisque nous devions être acteur d’une
double expertise. En soulignant mon défaut de formation, j’ai révélé un défaut qui
concernait la plupart de mes collègues.
J’ai quelques fois osé demander le respect des droits à l’indemnisation des patients.
Quelques fois de trop pour le Médecin Chef que je plaçais dans l’embarras.
J’aurais voulu participer activement à la mise en place des actions de Santé Publique.
Mais, déjà jugée, j’en ai été très vite écartée.
D’hors série, je suis devenue poly-handicapée dans le Service : mon association par
mariage à un praticien ex-étranger, mon mode de vie familiale comprenant un allaitement
persistant, mon idéologie au respect des droits de l’homme, ont été déclarés handicaps pour
une carrière au Service Médical.
Pour ne pas imploser, j’ai demandé un mi-temps: déjà écartée de tout ce qui pouvait
avoir de l’intérêt, je m’écartais plus encore, moi-même.
Tout ceci sous les yeux de mes collègues. Sans parler de mon goût à mettre à jour
d’autres problèmes de fond bien plus graves, qui pourraient réveiller des consciences, ….
C’en est trop. Je peux être portée responsable de tous les maux du service.
Les maux du service sont multiples : la profusion des demandes, les mécontentements
des assurés, la multiplication des recours, la montée en charge de l’informatisation du
service, l’échec du passage au service « sans papiers » du fait de versions évolutives mais
restant peu adaptées de notre logiciel MEDICIS, … par exemples.
Mais à Lons le Saunier, le mal du Service Médical a trouvé un nom : le mien.
23