L` Architectural Association School of Architecture

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L` Architectural Association School of Architecture
Les cahiers d’hortence
Volume 01 — Année 2009
3 – Vol. 01
Les cahiers d’hortence
Volume 01 — Année 2009
Table des matières
00. — p. 7
Editorial
par hortence
01. — p. 11
« Mom, when it rots can we dig it up and see the bones ? »
par Radim Louda
02. — p. 23
Sur les traces de Henri Lefebvre
par Michaël Ghyoot
03. — p. 57
Souvenirs du Pruitt Igoe, l’infâme architecture du blâme
par Christine Roels
¤
… ou l’approche transdisciplinaire de l’environnement urbain à travers deux fi gures de l’architecture,
l’Homme et l’Edifi ce.
***
04. — p. 87
POST LLN
par Bernard Dubois
05. — p. 99
Regard distancié sur la ville : 1968-1982 Blade Runner
par Catherine Nguyen
06. — p. 123
Porte-avions : Hans Hollein versus Luc Deleu
par Door Smits
¤
… ou la rencontre de l’architecture hors de la convention du projet à construire.
4 – Vol. 01
07. — p. 135
hypotiposis
par Michaël Ghyoot
08. — p. 149
Oppositions : la critique en « montage »
par Déborah Hasson
09. — p. 165
Territoires P.
par Jordi Palà Balanyà
10. — p. 175
L’ Architectural Association School of Architecture
par Oriana Klausner
¤
… ou le rendez-vous dans les revues et écoles, hauts
lieux de la critique architecturale.
***
11. — p. 195
« Andy, Bob, Jim, Pete… »
par Christine Roels
12. — p. 205
Colophon
5 – Vol. 01
Table des matières
Editorial
hortence
Ce premier volume des cahiers d’hortence propose de « reconsidérer les années
1970 ». L’hypothèse implicite à l’origine
de ce premier opus repose entre autres,
d’une part, sur l’intuition d’un retour
après une longue période d’absence,
de questions soulevées durant cette
décennie ; d’autre part, sur la méconnaissance généralisée des débats et de
la production de l’époque, ternis par la
condamnation a priori d’une production
obscurcie par certaines attitudes dont la
période actuelle semble encore subir les
conséquences.
L’actualisation des préoccupations
propres aux années 1970 prend, dans le
domaine architectural, des formes multiples. Celles-ci, sans être explicitement
identifiées, peuvent être abordées selon
diverses perspectives, dont certaines ont
été à l’origine des contributions présentées ci-après. D’une part, une approche
historique se cristallisant tantôt dans
l’étude de figures importantes de la critique et de l’histoire de l’architecture ayant
marqué de leurs lectures la discipline,
tantôt dans l’analyse d’institutions phares
du débat architectural de la décennie en
question, ou encore dans l’étude de fortunes critiques de productions architecturales, mais aussi littéraires, cinématographiques et éditoriales emblématiques de
cette époque. D’autre part, une démarche
prenant le prétexte du projet d’architecture pour interroger les moyens architecturaux et leurs manifestations.
Cette exploration est ici présentée par le biais d’un ensemble de onze
7 – Vol. 01 – 00
contributions constitué de sept articles
et de quatre projets.
Les deux premiers articles rendent
compte d’approches transdisciplinaires
de l’environnement urbain à travers deux
figures de l’architecture, l’homme et
l’édifi ce. Michaël Ghyoot revient sur les
traces du sociologue Henri Lefebvre et
tente d’identifier son héritage au sein de
la critique et de l’analyse contemporaines du territoire, de la ville et de l’architecture. Christine Roels relate l’histoire
marquante du Pruitt Igoe, bâtiment incarnant, au-delà du célèbre « L’architecture
moderne est morte à Saint-Louis, Missouri, le 15 juillet 1972 à 15h32 (ou à peu
près) » de Charles Jencks, tout un pan de
l’histoire de l’architecture américaine de
la seconde moitié du XXe siècle.
Les deux articles suivants interrogent
les disciplines architecturale et
urbanistique et leurs productions audelà des conventions disciplinaires.
Catherine Nguyen propose une lecture
du célèbre film de science-fi ction
Blade Runner de Ridley Scott sorti en
1982 et de son roman d’origine Do
Androids Dream of Electric Sheep ?
écrit en 1968 par Philip K. Dick à la
lumière de considérations spatiales et
architecturales. Door Smits présente
une lecture comparative de deux projets
de Hans Hollein et Luc Deleu, AircraftCarrier-City Enterprise et Mobile Medium
University, respectivement de 1964
et 1972, détournant, sous des modes
différents, le porte-avions comme readymade architectural.
Les trois derniers articles envisagent
la production éditoriale comme
enjeu disciplinaire et interrogent,
respectivement, la revue Oppositions,
l’Architectural Association School et la
revue Carrer de la Ciutat comme lieux
et modes d’expression de l’architecture.
Si Déborah Hasson nous rend compte
de l’importance d’Oppositions
comme cadre unique de construction
d’un savoir architectural autonome,
Jordi Palà Balanyà, de son côté, nous
livre la quintessence d’une dérive
rhétorique au fil des pages de « la Rue de
la ville », publication éditée à Barcelone
de 1977 à 1980. Oriana Klausner, enfin,
revient sur l’histoire de l’AA School,
identifiant et explicitant combien la
politique, entre autres éditoriale, mise en
place par son chairman Alvin Boyarsky,
durant cette décennie, marque le
positionnement singulier de cette
institution dans le milieu de l’architecture
internationale.
Les quatre projets présentés envisagent, pour leur part, la possibilité
d’une extension de la Bibliothèque des
Sciences de Louvain-la-Neuve, conçue
et érigée par André Jacqmain et l’Atelier
d’Architecture de Genval entre 1970 et
1975 alors que Louvain-la-Neuve en était
à ses balbutiements. Comment envisager
une « architecture d’accompagnement »
pour un « monument », dans un contexte
urbain à ce point caractérisé que celui de
cette ville nouvelle ?
Le résultat de ces onze prises de
position forme un ensemble à la fois
dense et hybride, un assortiment nonexhaustif de points de vue reconsidérant
un pan de l’histoire récente de
l’architecture, et une invitation à de
nouvelles lectures de notre discipline,
de ses histoires, théories et critiques.
L’espoir est évidemment que cette
modeste contribution au débat, que ce
projet à la fois éditorial et pédagogique en
appelle d’autres. Le site www . hortence . be
sur lequel est disponible ce cahier
d’hortence sera d’ailleurs un moyen de
vous faire part d’autres points de vue.
En 1977, Peter Blake exhortait la
discipline à « lever le pied ». Faisons de
même. Et tentons d’identifier, en observateurs attentifs, les apports de démarches historiques, théoriques et critiques
en matière d’architecture.
Laboratoire HTC,
Pablo Lhoas,
Maurice Culot &
Alice Corbion Verlaine,
novembre 2007,
Bruxelles
Laboratoire HTC,
André Jacqmain &
Vincent Brunetta,
février 2008,
Louvain-la-Neuve
Laboratoire HTC,
hortence,
Bruxelles, mars 2009
La Cambre s’exp(l)ose,
Exposition,
mars 2008,
Bruxelles
8 – Vol. 01 – 00
hortence
« Dans l’histoire de l’architecture,
aucune période n’a été aussi créative,
destructrice ou épuisante pour tous,
architectes et profanes.
Il est temps de faire une pause. »
Peter Blake, 1977
9 – Vol. 01 – 00
Editorial
« Mom, when it
rots can we dig
it up and see the
bones ? »
Projet de Radim Louda
Récemment, les derniers grands projets de Louvain-la-Neuve montrent une
mutation dans l’identité même de la
jeune ville. Loin de mettre en valeur ses
propres caractéristiques, la ville tend à
nier celles-ci, à oublier son jeune passé.
Elle se développe à la manière d’un
« mall », cherchant désespérément à se
doter de monuments pouvant lui donner
un nouveau caractère.
La Place des Sciences est décentrée par rapport à ce développement
urbanistique nouveau. Sa position est
particulière et ambiguë. Partie intégrante
du complexe universitaire de par sa
fonction, elle apparaît pourtant comme
le cul-de-sac d’une ville sur dalle en
pleine « gentrifi cation ». Alors qu’elle est
un symbole culturel et universitaire fort,
la place et ses bâtiments semblent se
replier sur eux-mêmes.
Elément singulier et monumental, la
Place des Sciences représente à elle seule
l’esprit pionnier de LLN ; la bibliothèque
en est le bâtiment le plus emblématique.
11 – Vol. 01 – 01
Notre proposition envisage la question de l’extension de cette bibliothèque
sous un angle spécifique : agir davantage par soustraction que par addition.
Concrètement, nous proposons de
travailler sur le sous-sol existant pour
mettre en évidence la structure la plus
primitive du lieu, et ainsi requalifier le
statut de la place.
Par ailleurs, nous cherchons à explorer l’ambiguïté créée par la mise en exergue du bâtiment posé sur piédestal et
scarifié par des manipulations violentes.
La confrontation de ces deux traitements
révèle les véritables potentialités du
bâtiment mis à nu.
Le projet s’inscrit donc comme une
tentative d’identifi cation, de reconsidération et de sublimation des forces déjà
présentes.
12 – Vol. 01 – 01
Radim Louda
13 – Vol. 01 – 01
« Mom… »
14 – Vol. 01 – 01
Radim Louda
15 – Vol. 01 – 01
« Mom… »
16 – Vol. 01 – 01
Radim Louda
17 – Vol. 01 – 01
« Mom… »
18 – Vol. 01 – 01
Radim Louda
19 – Vol. 01 – 01
« Mom… »
20 – Vol. 01 – 01
Radim Louda
21 – Vol. 01 – 01
« Mom… »
Sur les traces de
Henri Lefebvre
Texte de Michaël Ghyoot
UN AVERTISSEMENT EN GUISE D’INTRODUCTION
Le présent article fait suite à un précédent travail, portant également sur Henri Lefebvre, que j’ai effectué dans le cadre conjoint
du cours de sociologie et du séminaire de l’option HTC. Il avait
pour objectif de présenter la figure de H. Lefebvre et de mettre
en évidence ses idées principales concernant la ville, le milieu urbain et, de manière plus générale, la production de l’espace. Ce
travail s’articulait autour de deux notions principales : d’une part,
il était question de relire les textes de H. Lefebvre, tout en les
reliant au contexte dans lequel il évoluait ; d’autre part, ce travail
considérait les idées de H. Lefebvre comme révélatrices du basculement entre la période des « trente glorieuses » et la condition
« post-fordiste ». Cette dernière notion nous a donc déjà amené à
confronter certains textes de H. Lefebvre à des situations tout à
fait actuelles, ce que cet article fera plus explicitement.
Les quelques pages que vous vous apprêtez à lire ne constituent pas à proprement parler une suite directe de la recherche
antérieure. Pour autant, elles ne font pas l’impasse sur toutes les
notions qui ont été développées dans celle-ci – bien au contraire ! Toutefois, les objectifs sont quelque peu différents. En l’occurrence, je propose de rebondir sur la confrontation entre les
idées de H. Lefebvre et la situation urbaine actuelle. Plus précisément, il s’agit de partir à la recherche des traces de H. Lefebvre
au sein de la critique contemporaine sur le territoire, la ville ou
l’architecture. Ou, pour le dire d’une troisième manière, tenter de
mesurer la fortune critique de H. Lefebvre aujourd’hui.
Toutes ces propositions portent dans leur expression même
les limites évidentes d’un tel travail : à savoir, l’inévitable incomplétude de ce qui ne pourra jamais – on en devine aisément
les raisons – être un relevé précis, minutieux, scientifique et
raisonné. Tout d’abord l’ampleur de la tâche dépasserait de très
loin les limites de cet article. Ensuite, les idées de H. Lefebvre sur
la ville, du fait de leur grand succès à l’époque de leur publication, ont essaimé un peu partout et sont devenues des sortes
de références communes, invoquées très fréquemment et dans
des contextes fort différents. Nous aurons l’occasion de montrer
que certaines idées de H. Lefebvre trouvent un prolongement
relativement évident dans des positions actuelles.
23 – Vol. 01 – 02
Il convient donc de considérer cette contribution comme
la discussion de quelques idées clefs, puisées dans un certain
nombre d’ouvrages. Ces derniers ne proviennent pas d’une
liste qui prétendrait à l’exhaustivité. Par certains aspects, ils
jouent au contraire de ce caractère forcément fragmentaire. De
même, je suis prêt à assumer le caractère relativement subjectif
du choix des références, qui dépendent inévitablement de mes
centres d’intérêts personnels. Je pense toutefois avoir réuni suffisamment d’informations pour parvenir à tisser des liens étroits
entre cette constellation de références contemporaines et la
figure du sociologue urbain/philosophe marxiste H. Lefebvre.
Ces quelques précautions posées, nous pouvons entrer plus
avant dans le vif du sujet.
I. DE LA RENOMMÉE – Y COMPRIS POSTHUME –
DE H. LEFEBVRE
En tant que sociologue urbain, H. Lefebvre a connu un succès
important au début des années 1970. A cette période en effet,
en France principalement, la pensée marxiste investit le champ
de la sociologie urbaine et donne à cette discipline de nouvelles directions, s’écartant de la sociologie urbaine plus traditionnelle, héritière de l’Ecole de Chicago et représentée notamment
par des figures comme P.H. Chombart de Lauwe. H. Lefebvre
devient alors l’une des têtes de file de la sociologie urbaine et
étendra son influence jusqu’au sein de la discipline architecturale et urbanistique.
Ce sont probablement ses ouvrages Le droit à la ville (1968) et
La production de l’espace (1974) qui connaîtront le succès le plus
retentissant et qui d’ailleurs jalonneront sa pratique de sociologue urbain. L’architecte Bernard Tschumi, lors d’un entretien avec
Enrique Walker, évoque l’influence de H. Lefebvre en ces termes :
« J’étais fasciné par l’analyse du phénomène urbain chez
Lefebvre. Il disait, parlant de la politique et de l’espace,
que la ville était une projection verticale de la société, que
l’architecture était littéralement un miroir dans lequel se
reflétait la société. Cette affirmation générait un dilemme :
on ne pouvait construire une chose qui ne fut le reflet de
ce qui existait déjà, et simultanément on voulait créer un
moule nouveau pour la société de demain. […] La question se posait également de savoir si l’on pouvait, en réorganisant l’espace et la destination pratique d’un édifice,
modifier les rapports sociaux entre ses occupants 1. »
Pourtant, si la pensée de H. Lefebvre devient incontournable à
ce moment, elle n’est pas seule au sein du paysage intellectuel
français. D’autres sociologues urbains se distinguent et certains
proposeront bientôt des discours permettant de dépasser les
idées de H. Lefebvre. C’est le cas notamment de Manuel Castells,
influencé à cette époque par Alain Touraine. M. Castells repro-
24 – Vol. 01 – 02
Michaël Ghyoot
che à H. Lefebvre de réifier l’urbain et de s’en occuper en termes
essentiellement – voire exclusivement – philosophiques :
« Castells a accusé Lefebvre de fétichisme spatial, de fétichiser l’espace urbain, en brandissant une théorie urbanistique de la problématique Marxiste ; soit dit sans compliment. Au contraire, Castells a opté pour une analyse
Marxiste des phénomènes urbains 2. »
Il est vrai que H. Lefebvre, via sa notion de droit à la ville, fait de
l’urbain le moteur de la réalisation de l’Homme – pour le dire
dans ses termes : il rend l’urbain porteur « d’un humanisme et d’une
démocratie renouvelés 3.» L’invocation de cet objectif pour le moins
ambitieux l’amène à utiliser un ton qui se rapproche parfois plus
du pamphlet que de l’étude méthodologique et minutieuse. On
comprend que cette manière de procéder s’accorde assez mal à
celle de M. Castells, sociologue beaucoup plus porté sur les outils
empiriques, les recherches de terrain et les statistiques que sur
la conceptualisation pure. Selon ses propres mots, cette dernière
n’est pas pour lui une finalité mais seulement une « préparation pour
mener à bien la recherche 4. » D’ailleurs, le jugement que M. Castells
porte sur La production de l’espace est plutôt lapidaire :
« Je considère cet ouvrage très faible sur le plan de la recherche
empirique. Franchement, je ne crois pas possible de proposer une théorie de la production de l’espace sur un plan
strictement philosophique, sans connaissance approfondie
des données économiques, technologiques et d’organisation sociale et politique du processus d’urbanisation 5. »
Les limites évoquées par Castells semblent pertinentes, et sa
manière d’aborder la problématique urbaine fait probablement
de lui un sociologue plus effi cace que H. Lefebvre – lequel
n’était d’ailleurs pas à proprement parler un sociologue, mais
plutôt un philosophe marxiste engagé dans la problématique
urbaine. Il n’en reste pas moins que H. Lefebvre a accompli un
fameux travail de mise en évidence et de dénonciation d’un
nombre considérable de phénomènes urbains (banlieues,
grands ensembles, implosion/explosion des centres-villes,
ségrégation, participation, etc.).
Peut-être doit-on déceler derrière les critiques de M. Castells,
les traces de la fin d’une certaine hégémonie marxiste sur
la pensée urbaine 6 . Aussi, à partir de ce moment, la figure de
H. Lefebvre va peu à peu perdre son actualité et son statut de
référence incontournable.
Il faudra attendre les années 1990 – H. Lefebvre meurt en
1991 – pour que H. Lefebvre redevienne une référence dans le
débat sur la question urbaine. Et, étrangement, ce n’est pas en
France qu’il réapparaît, mais bien dans le monde anglo-américain. En 1996, E. Kofman et E. Lebas publient un recueil des traductions des principaux textes de H. Lefebvre traitant de la ville
25 – Vol. 01 – 02
Sur les traces de Henri Lefebvre
et de la vie urbaine 7, portant ainsi à la connaissance du public
anglo-saxon des œuvres majeures des débats en France durant
les années 1960 et 1970.
Dans un premier temps, E. Kofman et E. Lebas se proposent
de redresser l’équilibre dans les traductions en anglais des écrits
de H. Lefebvre. Elles craignent en effet que ses recherches sur
la question urbaine soient restées jusqu’alors trop exclusivement subordonnées à ses recherches plus philosophiques sur
les questions spatiales. Elles prétendent pourtant que « [la vision
urbaine de H. Lefebvre] reste pertinente pour le monde développé malgré toutes les transformations dans la vie urbaine et les structures 8. »
Dans un second temps, les auteurs de l’ouvrage effectuent
une distinction très nette entre les différents champs de recherche de H. Lefebvre. Nous venons d’évoquer ci-dessus la distinction effectuée entre les questions urbaines et citoyennes et les
questions philosophiques sur l’espace ; les auteurs présentent
également une troisième facette du personnage : H. Lefebvre
en tant que philosophe de la vie quotidienne. C’est en effet
un pan entier de sa carrière 9 qu’il considère lui-même comme
« sa contribution majeure au Marxisme 10 ». Alors qu’en France les
préoccupations sur les questions urbaines étaient restées très
imperméables à ce sujet, nous allons voir comment le monde
anglo-américain a fait de cette question un thème central dans
le débat sur l’architecture et l’urbanisme.
Pour résumer, nous nous trouvons en présence de trois thèmes distincts (la question urbaine, la quotidienneté et la philosophie de l’espace) qui nous ont été légués par H. Lefebvre et pour
lesquels nous pouvons trouver des prolongements actuels. Je
n’aborderai pas la question de l’actualité philosophique des
conceptions spatiales de H. Lefebvre. En revanche je vais m’attarder plus longuement sur les deux autres sujets.
D’une part, je vais tenter de soulever quelques questions
actuelles dans la manière dont on traite aujourd’hui ce fameux
droit à la ville et ses corollaires directs (citoyenneté, centres de
décision, relégation, etc.). D’autre part, je propose d’effectuer
un petit tour d’horizon de cette question de l’architecture et de
l’urbanisme du quotidien. Enfin, je présenterai certaines idées
– certaines stratégies – qui lient ces deux notions.
II. HENRI LEFEBVRE ET LA CONDITION URBAINE
CONTEMPORAINE
IIa. H. Lefebvre à Rotterdam
« La tâche pour toute personne impliquée dans la création
de notre environnement urbain aujourd’hui est de savoir
comment nous pouvons ré-inventer une idée de la ville
en opposition au terrorisme de l’interminable (sub)urbanisation que le néo-libéralisme préfère préconiser 11. »
26 – Vol. 01 – 02
Michaël Ghyoot
Cette citation provient d’un commentaire accompagnant une
exposition du Berlage Institute, lors d’une biennale d’Architecture Internationale à Rotterdam en 2007. L’exposition avait
pour thème « le pouvoir », entendu comme le moteur se cachant
derrière les processus de production de la ville contemporaine
( « Visionary Power – Producing the Contemporary City » ). De nombreux architectes, philosophes et critiques y sont intervenus
dans le but de mettre en place des « systèmes collectifs poreux
(de médiation) au sein desquels le pouvoir du néo-libéralisme est exposé, contesté, et des relations entre étrangers deviennent possibles
à travers différentes formations de dissidence (dissonance) 12. » Cette
exposition et la publication qui l’accompagne présentent donc
un large panel de critiques – plus ou moins explicites, plus ou
moins développées et plus ou moins globales – mais qui toutes
mettent en évidence et dénoncent la dépendance de l’urbanisation à des logiques de profi t, de rentabilité, de normalisation,
de bureaucratisation, de sécurité, etc.
On trouve évidemment là une certaine ressemblance
avec les propos de H. Lefebvre. Roemer van Toorn l’invoque
d’ailleurs explicitement comme prédécesseur dans le combat à
mener contre l’aliénation de la ville. Si R. van Toorn estime que
le droit à la ville de H. Lefebvre reste une revendication « plus
urgente que jamais », il nous précise toutefois que depuis 1968,
la ville a beaucoup changé.
IIb. Où l’on énumère et l’on fragmente
Il me semble intéressant de tenter de préciser ici quels sont
exactement ces changements. L’exercice peut sembler fort
périlleux dans la mesure où, d’une part, H. Lefebvre ne dresse
pas une analyse précise et rigoureuse de la situation à son
époque, sur laquelle il serait possible de fonder une comparaison ; d’autre part, nous allons rapidement nous rendre compte
de la diffi culté de procéder à une telle analyse aujourd’hui. Il
faut donc à nouveau prendre ceci comme un prétexte à explorer quelques considérations sur le sujet plutôt que comme une
tentative d’analyse rigoureuse.
D’une certaine manière, chacun des intervenants de cette
biennale de Rotterdam a développé un thème particulier, tournant
autour d’un phénomène précis et actuel qui se veut représentatif
de la condition urbaine contemporaine (le terme « contemporain »
peut sous-entendre qu’il existe une différence avec la condition
urbaine de l’époque de H. Lefebvre, sans pour autant la rendre
explicite). Le philosophe M. de Waal s’est amusé à essayer de rassembler en quelques catégories tous ces phénomènes abordés
plus ou moins explicitement dans les projets de la biennale 13 . Il l’a
probablement fait davantage pour montrer le côté absurde de ce
genre de classifications plutôt que par réelle ambition d’exhaustivité. Il traite d’ailleurs cette question avec une certaine ironie. Il
énumère donc la liste suivante : urbanisme de l’ersatz, urbanisme
de l’arrière-plan, urbanisme des coulisses, urbanisme pétroliste, urbanisme civique, urbanisme de CV, urbanisme software,
27 – Vol. 01 – 02
Sur les traces de Henri Lefebvre
disneyfication, unescofication, california dreamification, instantanéification, sohofication, bronxification, ville garage, ville Barrio, ville des squatters, ville des « little quelque part ailleurs », ville
majordome, etc. Et tous ces termes ne concernent que la matière
présentée à la biennale ! On pourrait allonger la liste à l’infini en
épluchant plus profondément l’abondante littérature sur le sujet.
Cet exercice d’énumération un peu abscons a au moins le mérite
de mettre en évidence la grande difficulté de définir précisément
cette fameuse condition urbaine contemporaine :
« Des termes comme post-urban space, postsuburbia, exurbia, exopolis, suburban downtown, et disurbia font partie
de la vertigineuse collection de labels, auxquels on peut
ajouter des expression comme edge city, generic city,
city à la carte, middle landscape, carpet metropolis, the
burbs, slurb, technoburb, superburbia, nonplace urban
field, technocity, polynucleated city, nebular city, galactic
city, spread city, perimeter city, città diffusa, città autostradale, Nowheresville, autopia, etc. […] La pléthore de
néologismes énumérés ci-dessus démontre combien
il est devenu difficile de nommer, de cartographier et
d’analyser le paysage urbain contemporain 14. »
Ce qu’on peut déduire de cette dispersion dans les termes et
dans les définitions, c’est que la réalité physique doit être, elle
aussi, très fragmentée. Cette idée selon laquelle la fragmentation
est une caractéristique de notre époque (la modernité, et la post-modernité) 15 est un argument que l’on retrouve chez H. Lefebvre :
« Voici les éléments de la vie sociale et de l’urbain, dissociés, inertes. Voici des ‹ ensembles › sans adolescents,
sans personnes âgées. Voici des femmes somnolentes
pendant que les hommes vont travailler au loin et rentrent
harassés. Voici des secteurs pavillonnaires qui forment
un microcosme et cependant restent urbains parce qu’ils
dépendent des centres de décision et que chaque foyer
a la télévision. Voici une vie quotidienne bien découpée
en fragments : travail, transport, vie privée, loisirs. La séparation analytique les a isolés comme des ingrédients et
des éléments chimiques […] Ce n’est pas fini. Voici l’être
humain démembré, dissocié. Voici les sens, l’odorat,
le goût, la vue, le toucher, l’ouïe, les uns atrophiés, les
autres hypertrophiés. Voici, fonctionnant séparément, la
perception, l’intelligence, la raison. Voici la parole et le
discours, l’écrit. Voici la quotidienneté et la fête, celle-ci
moribonde. De toute évidence, de toute urgence, impossible de s’en tenir là. La synthèse s’inscrit donc à l’ordre
du jour, à l’ordre du siècle 16. »
C’est volontairement que H. Lefebvre dresse le portrait d’une société
complètement dissociée, séparée, fragmentée, dispersée, morcelée.
28 – Vol. 01 – 02
Michaël Ghyoot
C’est bien sûr une manière pour lui de mettre en avant son projet urbain, qu’il juge la seule issue possible à cette situation dramatique.
IIc. Où il est à nouveau question de grands récits
Nous avons déjà eu l’occasion de discuter de la légitimité de sa
proposition, en évoquant notamment tous les risques liés au fait
d’adhérer à un grand récit, en l’occurrence la forme de marxisme
que propose H. Lefebvre. Le débat portant sur les grands mythes
auxquels se raccroche ou non l’humanité mérite évidemment
qu’on fasse preuve de nuance et de circonspection. On peut tout
de même avoir du mal à entendre l’argument qui postule que
nous évoluerions dans une société qui se serait débarrassée
de ses méta-récits au profit d’une culture de l’hétérogénéité,
comme le suggérait J.F. Lyotard. Tout porte plutôt à croire que
nous avons définitivement opté pour le grand récit néo-libéral.
Or celui-ci possède cette capacité de tout neutraliser, normaliser
sur son passage – a fortiori tout ce qui a trait à l’urbain et à ses
valeurs intrinsèques de démocratie, de dialogue et de liberté :
« Nous explorons l’état des politiques urbaines à l’âge du néolibéralisme, un âge dans lequel le marché – accompagné
d’un solide affaiblissement du gouvernement, dont la tâche
principale devient de fournir les conditions préalables aux
règles du marché, et qui opère lui-même selon les règles
du marché – s’accorde au pouvoir utopique de parvenir à
neutraliser chaque antagonisme social et assurer le bonheur
de tous, de la façon la plus efficace et la plus soutenable
[…]. Nous démontrerons qu’avec la néo-libéralisation des
politiques urbaines, les droits à la ville démocratiques ont
été sévèrement entamés et sont de plus en plus érodés 17.»
IId. Histoires de Palais et de capsules
En ce qui concerne cette idée de dissociation, les choses ont
peut-être empiré et l’on tend aujourd’hui vers des situations de
plus en plus binaires, laissant de moins en moins de place à la
diversité et à la multitude. Ainsi, le philosophe Peter Sloterdijk
propose, pour décrire l’état du monde, l’image du Palais de
Cristal de l’exposition universelle de Londres en 1851. Il voit en
effet ce bâtiment comme une métaphore extrêmement éloquente de la globalisation capitaliste du XXe siècle :
« Ce que l’on appelle aujourd’hui le capitalisme psychédélique était déjà un fait accompli dans ce bâtiment pratiquement dématérialisé et doté d’une climatisation artificielle.
[...] Avec son édification, le principe d’intérieur franchit un
seuil critique : désormais, il ne signifiait plus ni le logement bourgeois ou aristocratique, ni sa projection dans
la sphère des arcades commerciales urbaines – il visait
plutôt à transposer le monde extérieur en tant que tout
dans une immanence magique, transfigurée par le luxe et
le cosmopolitisme 18. »
29 – Vol. 01 – 02
Sur les traces de Henri Lefebvre
Dans cet extrait, P. Sloterdijk adresse une critique explicite à l’égard
du philosophe Walter Benjamin. Il estime en effet que ce dernier
n’a pas été capable de voir ce qu’il y avait réellement à voir dans
le XIXe siècle, et que P. Sloterdijk décèle dans le Palais de Cristal,
à savoir les prémisses et les fondements de ce que deviendra le
capitalisme planétaire au cours du XXe siècle. Pour P. Sloterdijk, le
Livre des passages de W. Benjamin aurait été plus inspiré et plus
clairvoyant en s’appelant le Livre des palais de cristal – appellation
qui aurait renvoyé plus directement aux situations où un intérieur
confortable se distingue très nettement d’un extérieur chaotique,
comme dans le cas des shopping malls par exemple.
P. Sloterdijk nous rappelle que cette idée « d’un monde extérieur en tant que tout » est forcément et inéluctablement exclusive.
Aussi, tout comme le Palais de Cristal de J. Paxton n’était accessible qu’à une fraction de la population (peut-être considérable
pour l’époque, mais cependant très loin de concerner tout le
monde), la civilisation occidentale n’offre une forme de confort
globalisé qu’à un nombre restreint de personnes. Ce grand intérieur entièrement dédié « à un culte joyeux et frénétique de Baal,
pour lequel le XXe siècle a proposé le nom de consumérisme 19 » reste
une réalité inaccessible pour des milliards de citoyens, obligés
d’attendre à la porte – et ceci n’est pas qu’une image littéraire :
songeons aux situations des frontières à Ceuta, à Melilla, ou
encore entre le Mexique et les Etats-Unis, etc.
Ces idées se retrouvent dans les écrits du philosophe et historien de l’art Lieven De Cauter. Selon ce dernier, nous vivrions
aujourd’hui à l’ère de la civilisation capsulaire 20 . Il s’agit d’un modèle assez général, qui permet néanmoins de mettre en perspective et de rassembler sous un terme commun, un grand nombre
de phénomènes contemporains – y compris ceux touchant plus
spécifiquement à des questions urbaines. Cette fonction heuristique est un avantage indéniable du modèle ; un autre des ses
attraits est sa relative souplesse, qui lui permet de ne pas tomber dans les travers de la pensée unique. En somme, la vision
des choses que nous propose L. De Cauter permet de surmonter
la profusion de termes et de phénomènes que j’évoquais un peu
plus haut, tout en conservant leurs spécificités.
En réalité, L. De Cauter base sa théorie sur une notion formulée par Michel Foucault lors d’une de ses conférences portant
sur les « espace autres 21 ». Pour M. Foucault, l’entièreté de notre
existence se déroule « à l’intérieur d’un ensemble de relations qui
définissent des emplacements irréductibles les uns aux autres et
absolument non superposables 22. »
Dans ce vaste réseau de relations entre lieux, il existe pourtant des espaces d’un autre type : « [Des] espaces […] qui sont en
liaison avec tous les autres, qui contredisent pourtant tous les autres
emplacements 23. »
Il effectue alors une distinction entre deux catégories :
d’un côté, les utopies, soit des emplacements qui n’ont pas
de lieu réel (par étymologie) ; de l’autre côté, les hétérotopies,
30 – Vol. 01 – 02
Michaël Ghyoot
qui seraient des lieux bien réels, propres à chaque société,
dans lesquels une forme d’utopie a été effectivement réalisée.
Anthropologiquement, les hétérotopies sont ces espaces sacrés
qui accueillent les membres d’une société donnée à une période
symbolique de leur vie, qui serait par exemple liée à certains
rites de passage ou à certaines traditions culturelles (lieux
d’isolement pour les femmes en période menstruelle, lieu où
s’accomplit le passage de l’adolescence, etc.). Pour M. Foucault,
il est possible de trouver l’équivalent de ces lieux dans la société
occidentale : par certains de ses aspects le service militaire
a joué ce rôle ; il en va de même pour certaines institutions
comme les instituts psychiatriques ou les maisons de repos, qui
sont des hétérotopies « de déviation » dans lesquelles on isole et
contrôle « les individus dont le comportement est déviant par rapport
à la moyenne ou à la norme exigée 24. »
Or, L. De Cauter rebondit sur cette définition de l’hétérotopie
et lui substitue en quelque sorte le terme de capsule. Il en tire
un petit glossaire dans lequel la capsule devient ce « dispositif
(device) qui permet d’effectuer une distinction rigide entre l’intérieur
et l’extérieur » ; la société capsulaire est « la somme des réseaux
spatiaux, l’espace fantasmagorique de la consommation » ; la forteresse, une forme particulière de capsule, correspond à « l’enclave blindée contre le monde extérieur hostile dans une société
de plus en plus caractérisée par une dualité entre riches et pauvres,
entre intérieur et extérieur 25. »
Pour L. De Cauter, la ville peut tolérer un certain nombre d’hétérotopies. On peut même définir la ville comme une concentration d’hétérotopies, vues comme des lieux fermés et autonomes,
et pourtant en connexion avec les autres lieux. En effet, traditionnellement, la ville est cet endroit qui « [accueille] tout, depuis les
bibliothèques, les musées, les théâtres, les cinémas, les bordels et les
prisons, jusqu’aux bains publics et aux piscines tropicales 26. »
Il se demande toutefois si la ville traditionnelle, la ville du
quotidien et de l’ordinaire n’est pas en train de devenir « un espace résiduel au milieu d’un archipel de capsules et d’hétérotopies 27 »,
lesquelles se définissent les unes par rapport aux autres comme
autant de nœuds dans un vaste réseau mais qui délaissent complètement les zones hors de ce monde de connexions. On rejoint
ici les théories récentes de M. Castells : recentrage sur des environnements très contrôlés (les capsules), eux-mêmes interconnectés en de gigantesques réseaux où toute hiérarchie de lieux a
disparu et où seul compte éventuellement le degré de connexion
entre capsules. On observe surtout que cette dynamique engendre énormément d’espaces résiduels, qui posent évidemment de
nombreuses questions. En définitive, L. De Cauter nous apprend
que « l’urbanisme de l’hétérotopie et l’architecture capsulaire produisent la synthèse entre la consommation et la ségrégation 28. »
IIe. De la capsule au camp : une forme de ségrégation
On peut, comme l’a déjà fait remarquer P. Sloterdijk, retrouver
ces processus de ségrégation liés à l’urbanisation capsulaire (à
31 – Vol. 01 – 02
Sur les traces de Henri Lefebvre
la civilisation capsulaire) à de multiples échelles. Le concept du
shopping mall est un exemple-type de capsule – un cas d’école ! Cet univers fermé et régulé artifi ciellement inclut implicitement toute une série de processus de surveillance, de contrôle,
de militarisation, rendant impossible l’accès à ces palais de
cristal des XXe et XXIe siècles pour toute une série de personnes – et incidemment, rendant impossibles certains comportements même pour ceux qui ont pu y accéder.
Ce sont exactement les mêmes principes que l’on retrouve
dans le cas des capsules gated-communities. Autre exemple
qui conjugue ces mêmes principes de ségrégation, d’ordre et
de sécurité omniprésents dans un modèle générique s’implantant un peu partout, sans réelle considération pour le milieu
d’accueil, tout en restant connecté à toute une série de réseaux.
Pour rester dans la – relativement – petite échelle, on peut
encore citer comme exemple de capsule le cas du centre fermé
pour immigrés. Encore que, dans ce cas, L. De Cauter lui préfère
le terme de camp :
« L’archipel de capsules sécurisées et connectées possède
son contrepoint obscur, l’archipel des camps : l’archipel
de l’ordre, de la richesse et de la sécurité comme opposé
à l’archipel du goulag des centres de détention, des prisons, des camps de travail, des camps de réfugiés, des
camps militaires, des prisons secrètes 29. »
Il s’agit en effet d’une hétérotopie dans le sens où ce sont des
endroits bien réels. Par contre, si ce sont bel et bien des hétérotopies, leur principe de base est davantage fondé sur la dystopie
que sur l’utopie. Créés par la société, ils sont pourtant complètement séparés d’elle. A un point tel que les règles et les lois supposées régir la vie en communauté n’y ont pas cours. Les autorités
peuvent y agir comme bon leur semble, servant en cela les intérêts généraux et les valeurs qui sont celles que le système dominant véhicule. Pensons au cas particulier de cette véritable zone
de non-droit représentée par la prison de Guantánamo, « historique
impunité de la férocité 30», où le régime américain isole ses prisonniers politiques et, par la même occasion, piétine allègrement les
droits les plus fondamentaux. Et il n’est pas nécessaire d’aller si
loin pour trouver des exemples similaires : la situation dans les
centres fermés en Belgique est tout aussi préoccupante 31.
IIf. L’illustration par Office KGDVS
Les architectes bruxellois de Office KGDVS ont dessiné un projet
qui permet d’illustrer ces notions de capsule, d’hétérotopie et de
ségrégation. Ce projet a d’ailleurs été exposé lors de la biennale à
Rotterdam. Ces architectes se sont intéressés à Ceuta, cette petite
enclave espagnole située au nord du continent africain, sur le territoire marocain. Cette zone est évidemment un point particulier
du globe, dans la mesure où la notion de frontière s’y matérialise
très clairement, via la mise en place de nombreuses barrières, de
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Michaël Ghyoot
Offi ce KGDVS, Cité de Refuge, Ceuta, 2007
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Sur les traces de Henri Lefebvre
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Michaël Ghyoot
Offi ce KGDVS, Cité de Refuge, Ceuta, 2007
kilomètres de fil de fer barbelé, de hauts murs et de nombreux
postes militaires, qui n’ont d’autre fonction que d’empêcher les
immigrés illégaux de rentrer dans la Forteresse Europe. Une sorte
de village clandestin s’est établi dans les zones de no man’s land
et les immigrés s’y organisent pour trouver des moyens de franchir la frontière et d’accéder en Europe – bien souvent au péril de
leur vie et au profit de passeurs peu scrupuleux. Cet endroit est
donc le lieu d’évènements tragiques, comme ces tentatives de prises d’assaut des barrières qui finissent dans des bains de sang 32.
Face à ce contexte politique peu évident, favorisant l’émergence des camps, Kersten Geers et David Van Severen proposent
de créer ce qu’ils appellent une Cité de Refuge (que L. De Cauter
désigne sous le nom de sanctuaire). Ils proposent donc de réarranger tous les éléments de la zone neutre de Ceuta en une configuration architecturale incroyablement monumentale :
« Le projet ne traite pas Ceuta comme un problème à résoudre, il ne prétend pas non plus pouvoir démêler la situation de la frontière. Nulle part, pourtant, la frontière de
l’Europe n’est aussi tragiquement concrétisée ; dès lors,
il n’existe nulle part une telle opportunité de la rendre
(tragiquement) belle 33. »
En faisant une proposition architecturale pour cet espace,
K. Geers et D. Van Severen parviennent à créer un lieu possédant
un caractère très marqué dont le principal mérite est sans doute
de parvenir à ré-insuffler à la notion d’hétérotopie / capsule sa
fonction positive – quoique cruelle. Cette monumentalité, qui
cache mal un petit air de néo-rationalisme italien, parvient à redonner une forme de dignité à la situation des immigrés obligés
d’attendre là, dans ce qui devient une sorte d’oasis confortable,
isolée des turpitudes de l’extérieur : une capsule destinée à ceux
qui sont a priori exclus du monde capsulaire ! L’entièreté des
dispositifs spatiaux qu’ils mettent en place contribue à atteindre
cet objectif, jusqu’à l’implantation même du monument, orienté
selon l’axe nord / sud, dans une superbe indifférence au contexte,
à cheval entre la terre et la mer.
S’il est clair que ce projet ne propose pas une solution très
engagée à la problématique des frontières de l’Europe et des
flux migratoires (notamment dans la manière dont il a accepté
implicitement l’état actuel des choses), il n’en reste pas moins
qu’il formalise très concrètement cette question au travers d’un
projet d’architecture.
La méthode qu’Office KGDVS propose au travers de ce
projet doit alors être jugée par rapport à ses ambitions, à savoir :
matérialiser une synthèse concrète d’un certain nombre de
problématiques, dont on peut par ailleurs montrer les origines et
les développements. Cette méthode qui mêle analyse théorique
relativement rigoureuse et propositions pratiques plus subjectives me semble un bon moyen pour expliciter efficacement un
propos et pour décrire – finalement assez précisément – une
35 – Vol. 01 – 02
Sur les traces de Henri Lefebvre
situation existante dont il importe certainement de prendre
conscience. Et ce qui rend ce cas encore plus intéressant, c’est
que chacune des parties est restée autonome : les théoriciens ont
rassemblé les informations d’un côté, les architectes ont dessiné
un projet de l’autre. La situation n’en est pas restée là et les deux
résultats ont été confrontés l’un à l’autre. C’est à ce moment que
le propos, que les propos, ont acquis une réelle substance.
IIg. Le bidonville : un cas de camp à très grande échelle
Si Office KGDVS nous présente un projet de sanctuaire (qui
détourne le concept de la capsule, et plus encore du camp), la
réalité actuelle a plutôt tendance à produire des configurations spatiales négatives générant des processus d’exclusion.
L. De Cauter et Michiel Dehaene se sont attachés à montrer
jusqu’à quel point ces situations de camps et d’exclusion sont
intimement liées à des configurations du monde capsulaire. Ils
nous disent en effet que « le camp est l’appareil bio-politique qui
permet d’opérer dans les terrains semés d’embûches situés en-dehors du réseau inter-connecté des Premiers-Mondes 34. »
Cette phrase qui peut sembler légèrement ésotérique se base
en réalité sur l’idée que la puissance qui dirige notre civilisation,
et qui trouve peut-être son accomplissement dans le capitalisme
globalisé, ne peut atteindre ses objectifs qu’en exerçant un pouvoir sur les choses, celui-ci se faisant de plus en plus insidieux et
s’implantant de plus en plus profondément dans les structures de
la société. Ainsi le terme « bio-politique » auquel L. De Cauter fait
référence se définit comme « l’implication croissante de la vie naturelle de l’homme dans les mécanismes et les calculs du pouvoir 35. »
Cette instrumentalisation de la vie même par les structures
du pouvoir aboutit dans certains cas à des situations où l’on
constate la perte de distinction entre zōē et bios, entre la vie nue,
sacrifiable, et l’existence humaine dans ce qu’elle possède de
culturel, de civil et de civilisé. Dans ces cas extrêmes « la décision
sur la vie se transforme en une décision sur la mort, […] la biopolitique
peut ainsi se renverser en thanatopolitique36. »
Giorgio Agamben démontre que le paradigme de cette thanatopolitique est le camp de concentration nazi. Il précise toutefois
que ce point de renversement n’est pas toujours aussi clair :
« Aujourd’hui, ce point ne se présente plus comme une
frontière fixe, divisant deux zones clairement distinctes : il s’agit plutôt d’une ligne mouvante qui se déplace
dans des zones de plus en plus vastes de la vie sociale,
et dans lesquelles le souverain agit de plus en plus en
symbiose non seulement avec le juriste, mais aussi avec
le médecin, le savant, l’expert et le prêtre 37. »
Cette définition du camp nous permet, ainsi que le suggèrent
L. De Cauter et M. Dehaene, d’éclairer la situation des « bidonvilles des mégavilles du Sud 38. » Il suffi t pour cela de montrer en
quoi ces structures urbaines contemporaines si interpellantes
36 – Vol. 01 – 02
Michaël Ghyoot
répondent aux caractéristiques du camp – déterminisme politique et mise à nu de la vie.
En cela, L. De Cauter et M. Dehaene rejoignent le penseur
Mike Davis qui s’est penché sur ces configurations urbaines
dans son ouvrage Le pire des mondes possibles 39 .
Parmi les causes à la base de la création des bidonvilles,
M. Davis identifie comme facteurs principaux les contraintes
économiques imposées par la Banque mondiale et le FMI, auxquelles s’ajoutent des Etats qui, pour autant qu’ils le puissent
encore, ne prennent pas les responsabilités ni les décisions
qu’on est en droit d’attendre d’eux :
« Le minimalisme du rôle des gouvernements nationaux dans
le domaine du logement a été accentué par l’orthodoxie
économique néolibérale définie par le FMI et la Banque
mondiale. Les programmes d’ajustement structurels
(PAS) imposés aux nations débitrices à la fin des années
1970 et 1980 exigeaient une réduction drastique des programmes étatiques et, souvent, la privatisation du marché
du logement 40. »
Il en découle une situation urbaine absolument alarmante à
tout point de vue, où la vie humaine se trouve bel et bien réduite à son plus strict minimum. Au fil des pages de son ouvrage,
M. Davis parvient à nous convaincre que nous nous dirigeons
bel et bien vers le pire des mondes possibles. Et savoir que
cette dimension apocalyptique est une composante essentielle
de sa pensée 41 ne rend pas les choses moins inquiétantes.
Je ne vais pas rentrer ici dans des descriptions plus poussées de ce bidonville global – les informations sur le sujet sont
suffisamment nombreuses ; je voudrais toutefois citer encore
l’article de A. Brillembourg et H. Klumpner, membres du UTT
(The Urban Think Tank), spécialistes de Caracas, également
présents lors de la biennale de Rotterdam. Leur article traite
la question de l’informel et de la redéfinition du rôle de l’architecte dans ces nouvelles conditions.
Nous avons vu que c’est effectivement l’une des caractéristiques du bidonville que d’être en-dehors des systèmes formels.
La forme d’informalité la plus connue est sans doute la figure
du squatter qui, par manque de moyens, se voit obligé d’habiter un terrain qui ne lui appartient pas. C’est d’ailleurs l’un des
principes de base du bidonville ; par voie de conséquence, ces
derniers se développent dans les terrains les moins bien situés
– ce qui explique en partie les conditions de vie dramatiquement mauvaises (« la maison la moins feng shui du monde pourrait
être une villa misera à la périphérie de Buenos Aires – construite sur
un ancien lac, une décharge toxique et un cimetière, dans une zone
inondable 42. »). Ce qui se passe dans ces zones de bidonvilles
échappe complètement aux décideurs du système formel, qui
d’ailleurs ne prennent pas réellement la peine de s’y intéresser.
UTT nous donne un exemple, décrit de la manière suivante :
37 – Vol. 01 – 02
Sur les traces de Henri Lefebvre
« Le barrio de Caracas est simplement le résultat de générations de tels développements informels : une ville
entièrement piétonne de près d’un million d’habitants,
d’une densité sans précédent, avec des infrastructures et
des systèmes de gouvernance extra-légaux, et, exceptionnellement, des systèmes innovateurs d’attribution et
de gestion de la propriété 43. »
Ce sont évidemment ces « systèmes innovateurs » qui vont intéresser les membres de UTT. Mais avant de présenter leurs idées,
je voudrais ré-invoquer M. Davis pour contester la croyance selon
laquelle ces systèmes informels seraient également autonomes –
ce qui constitue pourtant une dérive que l’on ressent parfois à la
lecture de certains textes sur le sujet. D’une part, il explique que
les conditions même de naissance et de développement de ces
zones informelles dépendent, en première instance, du système
formel. Par exemple, les terrains où poussent les bidonvilles ne
sont laissés inoccupés que dans la mesure où les promoteurs
privés n’ont pas intérêt à s’en servir, et cet intérêt varie tout simplement en fonction des lois de l’offre et de la demande :
« Les possibilités de solutions informelles [à la crise du
logement s’étaient] déjà réduites, et continueraient à se
réduire de plus en plus rapidement à mesure que des
organisations privées puissantes et organisées affermiraient leur mainmise sur l’urbanisation des marges 44. »
D’autre part, il met en garde contre l’argument qui consisterait à
admirer cette informalité, et le lot de débrouillardise qu’elle véhicule – une sorte de réification du système D –, dans la mesure
où c’est un argument qui a été utilisé par les tenants du laisserfaire (« un amalgame d’anarchisme et de néolibéralisme 45 »), alors
même que, selon M. Davis, il aurait fallu agir fermement : « Louer
la praxis des pauvres est devenu un écran de fumée derrière lequel
cacher le reniement des intérêts historiques de l’Etat dans la lutte en
faveur des pauvres et des sans-abris 46. »
IIh. L’architecte et l’informel – interstices et marges
Pour autant, ces mises en garde de M. Davis ne s’adressent pas
aux propositions de UTT, qui développent un point de vue plus
fin, et vraisemblablement plus effi cient. Ils partent donc bel et
bien du constat que le pouvoir formel est devenu impuissant à
traiter de cette question de l’informel :
« Les théories et idéologies urbaines et architecturales
émergeant des universités et des grandes signatures
d’architectes échouent précisément là où elles devraient
se concentrer avec le plus d’intensité : sur la ville comme
lieu de possibilités équitables, de culture urbaine et de
politiques au service du bien-être des citoyens 47. »
38 – Vol. 01 – 02
Michaël Ghyoot
Mais ils ne se découragent pas face à ce constat d’impuissance. Ils proposent d’inverser la tendance et de développer
des stratégies qui partent du bas vers le haut, plutôt qu’une
planifi cation par trop abstraite à vol d’oiseau. Cette position est
accompagnée de propositions plus concrètes. En l’occurrence,
ils proposent de s’inspirer des méthodes déjà présentes dans
le bidonville – ce fameux système D, royaume de la réutilisation, de l’adaptation, des modifi cations de l’infrastructure
existante, de la rénovation, etc. – et, une fois ces méthodes
identifiées, tenter de les renforcer, en étroite collaboration avec
les habitants. Pour UTT, en effet, les habitants des barrios « ont
abandonné les conventions pratiques de l’architecture et de l’aménagement urbain, ils brouillent les frontières entre planification urbaine,
design urbain, art et activisme social et politique 48. »
Cette convergence d’aptitudes, cette mise en commun des
ressources leur semble une stratégie à promouvoir. Dans ce
type de méthodes, le rôle du spécialiste se joue à deux niveaux.
Il peut, d’une part, contribuer à cette phase d’identifi cation
(jusqu’à un certain point, c’est ce que fait UTT… Et ils vont plus
loin que la petite énumération que je donne ci-dessus). Il doit,
d’autre part, « partager ses connaissances et son expertise, [et]
conseiller ceux avec qui [il] travaille 49. » En d’autres termes : il doit
mettre ses capacités au service du renforcement des forces
pré-existantes dans le contexte.
Cette manière de traiter l’informel – lucide et progressiste –
se rapproche de démarches similaires dans un cadre plus proche
de nous, qui est celui de la métropole occidentale. Ces dernières
sont théorisées sous le nom de « architecture interstitielle » ou
« architecture de la marge ». Les architectes parisiens de l’atelier
d’architecture autogéré (aaa) sont représentatifs de cette tendance qui tend à considérer que « la métropole, maintenant, comme
espace de production biopolitique, est l’équivalent de l’usine […] et
qu’il faut la penser comme un espace de résistance et de lutte 50. »
Ils proposent donc, tout comme le fait UTT, d’investir ce
qu’ils nomment les interstices urbains. En effet, ces derniers
« […] représentent en quelque sorte ce qui résiste encore, du moins
temporairement, aux politiques foncières de l’aménagement : ils sont
la métonymie de tout ce qui est encore non investi dans une métropole. C’est la réserve de ‹ disponibilité › d’une ville. Leur qualité principale consiste notamment en leur résistance à l’homogénéisation et à
l’appropriation définitive. Situés à l’opposé des espaces figés par les
fonctions et les formes de propriété de la ville moderne, les délaissés
urbains, les friches et les terrains vagues conservent justement ‹ le
vague ›, l’indéfini, l’indéterminé, l’ouverture dans la ville 51. »
C’est dans ce type de lieux que aaa (et ils ne sont pas les
seuls) vient faire émerger des micro-projets qui sont autant de
tentatives de ré-enclencher des processus de participation, de
gestion autonome, de production collective de la ville. C’est dans
ces interstices porteurs d’une multitude de possibilités que sont
proposés des projets sociaux, culturels ou politiques alternatifs.
39 – Vol. 01 – 02
Sur les traces de Henri Lefebvre
Il me semble que cette culture de l’interstice, soutenue par
des philosophes comme Isabelle Stengers, est à même d’effectuer le lien – peut-être un peu forcé – entre l’émergence d’une
forme de contre-pouvoir dans des contextes informels – dont
le cas extrême est le bidonville – et les formes de lutte qu’on
retrouve dans la métropole contemporaine et qui s’avèrent être
le prolongement actuel des revendications du droit à la ville de
H. Lefebvre.
IIi. Une conclusion où se vérifie l’adage
« c’est dans les vieux pots… »
Avant de revenir à H. Lefebvre et pour conclure cette partie
qui nous a permis d’aborder de vastes considérations sur la
condition urbaine contemporaine, et son aboutissement le plus
dramatique : le bidonville, j’aimerais me permettre une licence
et remonter le temps pour citer Antonio Gramsci, un intellectuel marxiste italien des années 1920-1930.
Ce sont les dernières considérations sur le rôle de l’architecte dans le cadre des luttes urbaines de revendication du droit à
la ville qui justifient cette référence. Du reste, elle n’est pas si
absurde puisque R. Van Toorn, dans son article Contesting the
Neoliberal Urbanization 52 , cite également A. Gramsci.
Parmi de nombreux autres thèmes, A. Gramsci a été amené
à réfléchir sur le rôle de l’intellectuel dans la société. Ses
premières constatations nous apprennent que chaque classe
sociale, qui prend naissance en fonction des nécessités et des
besoins d’une époque, génère automatiquement une couche
d’intellectuels. Ces derniers sont tout d’abord des spécialistes,
indispensables au bon fonctionnement de la classe sociale en
question. Il explique cependant que cet intellectuel « traditionnel » tend à devenir un intellectuel « organique » :
« La façon d’être du nouvel intellectuel ne peut plus consister
dans l’éloquence […] mais dans le fait qu’il se mêle activement à la vie pratique, comme constructeur, organisateur, ‹ persuadeur permanent › parce qu’il n’est plus un
simple orateur – et qu’il est toutefois supérieur au travail
mathématique abstrait ; de la technique-travail il parvient
à la technique-science et à la conception humaniste historique, sans laquelle on reste un ‹ spécialiste › et l’on ne
devient pas un ‹ dirigeant › (spécialiste + politique) 53. »
A condition de ne pas être au service des intérêts de la classe
dominante (la classe capsulaire), il semble bien que ce rôle
d’intellectuel organique puisse être celui que l’architecte / planifi cateur urbain va devoir être amené à jouer s’il veut rester
cohérent face aux processus qui façonnent la condition urbaine
contemporaine – c’est en tout cas très clairement la stratégie
proposée par UTT pour intervenir dans des contextes tels que
les méga-bidonvilles ou celle prônée par aaa dans des contextes relativement moins ravagés.
40 – Vol. 01 – 02
Michaël Ghyoot
III. HENRI LEFEBVRE ET L’ARCHITECTURE DU QUOTIDIEN
Je viens de discuter longuement de quelques prolongements
actuels que l’on peut imaginer à partir de la critique urbaine
formulée par H. Lefebvre. Je vais maintenant m’intéresser à
une autre de ses thématiques qui a refait surface dans les théories urbanistiques et architecturales de ces quinze dernières
années. Il s’agit de la question du quotidien.
Comme je l’ai déjà indiqué, c’est principalement l’univers
anglo-américain qui s’est intéressé à cet aspect des théories de
H. Lefebvre. J’ai émis l’hypothèse que cet intérêt avait sans doute
été généré par la parution des traductions anglaises de certains
textes de H. Lefebvre, et principalement ses critiques de la vie
quotidienne. Il faut toutefois reconnaître que cette raison seule
ne suffit pas à expliquer le succès de cette thématique. Sans
doute est-elle aussi arrivée à un moment propice pour recevoir ce
genre de théories. J’aurai l’occasion de revenir sur cette question.
Dans un premier temps, je vais résumer la position de
H. Lefebvre par rapport à cette question de la vie quotidienne.
IIIa. Le quotidien de H. Lefebvre :
de Guy Debord à Michel de Certeau
En bon marxiste qu’il est, le point de vue de H. Lefebvre sur le
quotidien est tout à fait dialectique.
D’une part, il le considère comme révélateur d’une forme
d’oppression et d’aliénation capitaliste. Il évoque bien sûr ce côté
abrutissant du métro-boulot-dodo, cette forme de vie entièrement
colonisée par un capitalisme qui s’est fait, au cours du XXe siècle,
de plus en plus intrusif et insidieux, allant jusqu’à s’infiltrer dans
ce qu’on peut avoir de plus intime : notre quotidien. On peut illustrer ce rapport au quotidien par les théories de l’Internationale
Situationniste, dont H. Lefebvre a été proche quelques temps et
dont l’une des ambitions était de créer des configurations capables de transcender le quotidien, d’en faire une Fête permanente :
« Une science des situations est à faire, qui empruntera des éléments à la psychologie, aux statistiques, à l’urbanisme et à
la morale. Ces éléments devront concourir à un but absolument nouveau : une création consciente de situations54.»
Cette volonté d’enrichir le quotidien 55 s’est traduite dans la mise
en place de principes visant à rendre la ville – leur environnement privilégié : Paris – plus ludique. C’est à ce titre qu’ils ont
inventé, entre autres, la psychogéographie :
« La psychogéographie est la part de jeu dans l’urbanisme
actuel. A travers cette appréhension ludique du milieu urbain, nous développerons les perspectives de la construction ininterrompue du futur. La psychogéographie est, si
l’on veut, une sorte de ‹ science-fiction ›, mais science-
41 – Vol. 01 – 02
Sur les traces de Henri Lefebvre
fiction d’un morceau de la vie immédiate, et dont les
propositions sont destinées à une application pratique,
directement pour nous. Nous souhaitons donc que des
entreprises de science-fiction de cette nature mettent en
question tous les aspects de la vie 56. »
D’autre part, à l’opposé de cette vision aliénante, H. Lefebvre
considère également le quotidien comme un domaine éminemment respectable, le seul sur lequel on ait encore prise, le
dernier peut-être où il reste possible de développer de véritables espaces de liberté :
« La vie quotidienne est également le premier site pour une résistance sociale chargée de sens, ‹ l’inévitable point de départ pour la réalisation du possible › […] Personne ne peut
arriver derrière la vie quotidienne, qui intègre littéralement le
capitalisme global ; et le capitalisme global, en retour, n’est
rien sans beaucoup de vies quotidiennes, des vies de vraies
personnes dans un véritable espace-temps, coexistant avec
d’autres personnes dans un véritable espace-temps 57.»
Cette conception du quotidien se rapproche de celle d’un autre
auteur – les deux ayant aujourd’hui l’honneur de se côtoyer dans
les pages des magazines d’architecture qui se penchent sur la
question de la quotidienneté –, il s’agit de Michel de Certeau.
Ce dernier développe en effet toute une théorie sur les « arts
de faire », dont la première partie s’intitule très explicitement
« l’invention du quotidien 58 ». Il envisage avant tout le quotidien
comme une activité, une production d’actes divers dans lesquels
il cherche à injecter du sens :
« Pour de Certeau, le quotidien est une scène d’inventions (une
poesis) qui exige une nouvelle poétique capable d’articuler
les opérations et les registres de la vie quotidienne. Dans
cette poesis, c’est la productivité mineure et journalière
qui doit fournir la base pour établir cette poétique de la vie
quotidienne […] Pour de Certeau, la pratique de la vie quotidienne se divise en deux catégories qui se superposent :
l’usage inventif et insaisissable de la culture à des fins non
voulues, et la préservation obstinée des anciens arts de
‹ faire › (se souvenir, parler, cuisiner, marcher, etc.) 59. »
Dans son ouvrage, M. de Certeau s’attarde également sur la question de la ville. Mais là où H. Lefebvre envisage les choses sous
un angle essentiellement déterministe, la vision de la ville chez
M. de Certeau tend à « se déplacer d’un macro-système de contrôle
et de discipline vers une ‹ collection de singularités › que marquent les
(presque) invisibles micro-pratiques des usagers de la rue 60. »
En agissant de la sorte – et, comme le montre B.J. Morris
c’est tout à fait lié au contexte intellectuel de l’époque –
M. de Certeau offre au quotidien son autonomie. Il devient
42 – Vol. 01 – 02
Michaël Ghyoot
alors un domaine que l’on peut envisager d’étudier en tant
que tel, sans devoir le subordonner aux théories marxistes de
H. Lefebvre. Du reste, les conceptions de ce dernier ne font plus
véritablement l’actualité du débat intellectuel.
Une fois le quotidien devenu une discipline autonome, il
devient possible de l’étudier sous différents angles, dont bien
sûr l’aspect architectural. C’est ce qui va se passer durant la
décennie des années 1990, qui s’intéressera beaucoup aux
potentialités contenues dans cette notion de quotidien.
IIIb. L’émergence de la notion
En jetant un rapide coup d’œil sur le contexte architectural des
années 1990, on peut identifier un ensemble de facteurs qui
permettent d’expliquer ce regain d’intérêt pour le quotidien,
cette re-considération d’un domaine a priori banal et trivial.
Naturellement, la plupart de ces facteurs sont liés et se recouvrent partiellement. Ces facteurs sont également envisagés
très différemment selon les points de vue des auteurs. Je vais
toutefois tenter d’en identifier quelques-uns, qui me semblent
récurrents – et intéressants.
Tout d’abord, il apparaît que les années 1990 peuvent être
considérées comme une période qui a connu une crise de la
forme. Il est vrai que l’évolution des moyens techniques offre
à cette époque des possibilités de construction quasiment
illimitées – l’arrivée de l’ordinateur comme outil de conception
y est certainement pour beaucoup. Il est tout aussi vrai que
cette période suit directement un passé proche qui est passé
de l’hégémonie d’une manière de concevoir l’architecture –
cette forme décadente de fonctionnalisme – à une diversité de
styles et de théories fusant dans toutes les directions – cette
fameuse pluralité des années 1970. On se trouve donc, au
début des années 1990, dans une situation où l’architecte est
confronté à une liberté formelle sans précédent. Face à de tels
champs de liberté, les réactions peuvent être – en étant un
peu caricatural – de deux types : ou bien on s’engage dans une
voie, et on jouit pleinement de cette liberté – pour le meilleur
et pour le pire – ; ou bien, au contraire, cette liberté devient
complexante, et l’architecte sans repères doit trouver quelque
chose de prégnant sur lequel fonder sa pratique architecturale
– et, à nouveau, cela peut générer le meilleur comme le pire !
C’est à ce titre que l’architecture vernaculaire (ou spontanée, ou
sans architecte, ou banale, etc.) est devenue l’une des sources
d’inspiration pour ces architectes soucieux de renouer avec
« la sérénité des générations passées, qui savaient se déplacer avec
élégance et fermeté dans un système de typologies 61. »
Cette recherche de fondements indiscutables sur lesquels
baser une pratique architecturale n’est pas un phénomène
propre aux années 1990 et à l’architecture du quotidien. On en
retrouve par exemple des traces dans les années 1970 mêmes,
chez des architectes comme G. Grassi ou A. Rossi. Pourtant, les
deux démarches sont sensiblement différentes. Notamment :
43 – Vol. 01 – 02
Sur les traces de Henri Lefebvre
ces néo-rationalistes italiens sont à la recherche de ces fameuses certitudes via l’étude de l’histoire de l’architecture (l’approche manuelistique de G. Grassi) ou via la recherche d’une sorte
d’universelle transcendance (chez A. Rossi), alors que les architectes du quotidien des années 1990 s’intéressent davantage à
la production contemporaine, telle qu’ils peuvent la retrouver
dans les suburbs, dont ils tentent d’identifier les richesses,
les configurations intéressantes, les éléments subversifs.
Rem Koolhaas parle de ce moment où l’avant-garde architecturale prend soudain conscience qu’elle s’est fait dépasser, sans
même s’en rendre compte, par une urbanisation galopante,
créant des productions à mille lieues de ce qui était pensé et
conçu dans les tours d’ivoire du star-system.
L’architecture du quotidien peut également être comprise
comme une réaction (de rejet) face à cette architecture starsystem, qu’on peut imaginer de plus en plus présente en cette
fin de XXe siècle (il serait instructif de mener une étude sérieuse
sur la question). On reproche notamment à l’architecture
star-system de négliger de nombreuses dimensions. Selon
F.B. Raith :
« Malgré une conscience aiguisée de la nature obstinée et
entêtée de la réalité, il demeure l’illusion que le concepteur, alimenté par la volonté et le pouvoir, est fondamentalement maître de la situation et peut imposer sa volonté
aux autres (spectateurs, utilisateurs) en pure vertu de la
permanence physique du bâtiment 62. »
En opposition à cette manière très brutale d’imposer une
création, l’architecture du quotidien envisage de concevoir
l’architecture à partir de sa destination finale, à savoir sa pratique quotidienne, ce qu’on peut appeler la consommation de
l’architecture. « Ici, la consommation n’est pas réduite à ses aspects
les plus évidents, qui sont l’usage et la vue d’un bâtiment ; plutôt,
les consommateurs sont tous ceux qui entrent en contact avec lui,
quelles que soient leurs intentions. La consommation est donc une
procédure largement indépendante des intentions de l’architecte,
puisqu’elle est dominée par un sujet indépendant 63. »
Concevoir un bâtiment en fonction de sa consommation est
évidemment louable. Pour autant, ça laisse encore le champ libre... au meilleur comme au pire. Puisque, comme le soulignent
F.B. Raith, et avant lui M. de Certeau, la consommation du
bâtiment est une dimension qui échappe en grande partie au
concepteur. Cela implique d’élargir la définition de concepteur.
Quoi qu’il en soit, c’est dans cette optique que naît la notion
d’architecture du quotidien.
Cette réaction – légitime – face à l’empirisme et à l’individualisme à l’œuvre en architecture 64 , est donc l’une des dimensions présentes dans la notion d’architecture du quotidien. On
peut effectuer le rapprochement avec une dimension évoquée
par S. Harris dans l’introduction de son livre Architecture of the
44 – Vol. 01 – 02
Michaël Ghyoot
Everyday 65 . Selon lui, la désignation architecture du quotidien
représente une tentative de regrouper sous un même terme
une série de positions dont le point commun est de proposer
des alternatives à l’architecture dérivée des théories structuralistes. Il explique en effet que, depuis les années 1970, on assiste à une forme d’hégémonie de ce type de théories et de ses
dérivés (structuralisme français, post-structuralisme, etc.). Or,
S. Harris leur reproche « l’abandon virtuel des ambitions sociales
et politiques de l’architecture et la séparation de l’expérience directe
dans les discours architecturaux 66. »
Il constate en effet une tendance de plus en plus marquée
à la création d’objets autonomes et à une certaine obsession
pour la « dextérité formelle héroïque 67 », fort éloignée de la réalité
du terrain. Pire encore, cette manière de procéder est devenue
complètement institutionnalisée, entièrement récupérée par le
système capitaliste et ses dérives commerciales. C’est à ce titre
qu’il invoque H. Lefebvre et sa notion du quotidien comme lieu
primaire de résistance à ces forces. S. Harris résume la situation comme ceci :
« Ce qui unit les articles et les projets collectés ici est une
défiance envers l’héroïque et le formellement à la mode,
une profonde suspicion vis-à-vis de l’objet architectural
vu comme un produit commercial. Les considérations sur
l’architecture du quotidien sont vues comme des potentialités capables de résister, selon les termes de Lefebvre,
à la bureaucratisation de la consommation contrôlée, qui
sont les forces de l’économie capitaliste et de leur complice : l’autorité gouvernementale 68. »
IIIc. Les limites de la dénomination
Je viens de brosser un rapide tableau décrivant le contexte
dans lequel est née cette architecture de la quotidienneté. La
principale conclusion à laquelle on peut aboutir est que cette
dénomination architecture du quotidien semble se définir
principalement comme une « réaction à ». Ce qui a pour principale conséquence de permettre à énormément de démarches, éventuellement très différentes les unes des autres, de
se retrouver sous cette bannière commune puisqu’il suffi t de
« ne pas être » quelque chose pour, presque automatiquement,
« être » de l’architecture du quotidien. Il y a là quelque chose
qui touche au syllogisme ! Il faut sans doute comprendre cette
caractéristique comme étant une dimension intrinsèque d’une
tentative d’opposition à l’ordre établi. Il est relativement aisé de
définir ce contre quoi on lutte ; il est beaucoup plus diffi cile de
déterminer avec précision ce qu’on essaye de mettre en place
(et ceux qui parviennent à formuler clairement leurs objectifs
passent pour être dogmatiques, excessivement radicaux, etc.),
de sorte qu’il y a une tendance naturelle qui unit les opposants
d’un système – tout au moins jusqu’à ce qu’ils parviennent à
renverser le pouvoir en place.
45 – Vol. 01 – 02
Sur les traces de Henri Lefebvre
Toutefois, cette cohésion « contre » possède quelque chose
d’artificiel, et l’unité peut avoir du mal à tenir le coup au fil du
temps. Il me semble que c’est ce qui s’est passé avec la notion
d’architecture du quotidien, qu’on aurait beaucoup de mal à définir
aujourd’hui comme un réel courant (même si, bien sûr, la thématique refait des apparitions sporadiques plus ou moins remarquées).
Ainsi, même d’un point de vue strictement architectural,
il est très difficile de décrire précisément ce que représente
l’architecture du quotidien, tant cette dénomination couvre de
multiples démarches : depuis des reconsidérations optimistes sur
l’architecture vernaculaire ou sur certaines formes de métissages
culturels (de préférence quelque chose qui mélange des natifs
américains et des endroits un peu sordides, type « des traces de
l’habitat traditionnel Navajo dans les sites post-industriels de
Detroit »), en passant par des analyses de l’habitat informel 69 , jusqu’à
des démarches plus prospectives du type Samuel Mockbee & Rural
Studio, ou encore des références plus académiques aux travaux de
Venturi sur l’habitat traditionnel américain (la célèbre exposition
Signs of Life : Symbols of the American City). On y retrouve
également des démarches moins strictement architecturales,
parfois multi-disciplinaires, souvent portées sur les revendications
politiques, dans le prolongement d’un certain militantisme
féministe ou homosexuel. En forçant à peine, on pourrait ramener
la notion dans nos contrées et éclairer à la lumière de l’architecture
du quotidien les propos de Geert Bekaert concernant la place de
l’architecture – entre poésie et lieu commun. Et tout cela sans
même évoquer l’ensemble des projets qui reçoivent le label
« quotidien » pour pouvoir entrer dans les dossiers spéciaux que les
revues ne manquent pas de publier, surfant ainsi sur la vague de ce
qui devient un simple effet de mode.
Si je suis volontairement sarcastique ce n’est pas tant par
mépris pour cette architecture du quotidien (qu’on ne s’y trompe
pas : je partage un certain nombre des idées qui s’y trouvent et
suis persuadé qu’il y a beaucoup de choses à en retenir) mais
plutôt pour dénoncer l’utilisation du concept comme label fourre-tout, pauvre substitut d’une analyse sérieuse et personnalisée.
On peut trouver un prolongement nettement plus
consistant du concept d’architecture du quotidien dans ce que
Margaret Crawford appelle l’urbanisme du quotidien. Celui-ci,
comme nous allons le voir, fera l’articulation entre certaines
idées présentées dans la partie sur la condition urbaine et ces
notions de quotidienneté que je viens d’évoquer.
IV. MARGARET CRAWFORD
ET L’URBANISME DU QUOTIDIEN
IVa. Le cadre théorique :
un nouveau discours sur l’espace public
J’ai évoqué, dans la première partie du travail, quelques auteurs
s’intéressant à la situation urbaine actuelle. De manière générale,
46 – Vol. 01 – 02
Michaël Ghyoot
la situation qu’ils décrivent semble complètement bouchée. La
conclusion implicite de leurs idées est que la ville est de moins en
moins – et même, ne peut plus être – le lieu porteur des valeurs
démocratiques et humanistes. Ce qui pose évidemment de lourdes questions puisque la ville, pour reprendre les termes de Marx,
est censée être le terrain de la lutte historique pour la liberté.
Bien que tous les auteurs s’accordent à reconnaître le droit
à la ville comme un objectif plus important que jamais, peu
montrent autant d’optimisme, ou font preuve d’une telle vision
prospective que H. Lefebvre 70 . Son optimisme quasi romantique 71 ,
nous l’avons ensuite retrouvé dans sa manière d’aborder la
question du quotidien, en l’évoquant comme le premier (et le
seul) lieu d’où il est possible d’établir la résistance face aux
vastes manoeuvres capitalistes qui tendent à aliéner tous les
niveaux de la vie et de la société.
L’auteur et critique M. Crawford parvient, avec sa théorie de
l’urbanisme du quotidien 72 à surmonter, à synthétiser ces deux
points de vue. Si elle reconnaît aux réflexions des auteurs « apocalyptiques » une certaine légitimité, elle ne peut pas – et ne
veut pas – en conclure pour autant que la ville devient nécessairement une sorte de no man’s land où ne règne plus que l’exclusion, la domination et le totalitarisme – en somme « la destruction de tous les espaces urbains réellement démocratiques 73. »
A travers une déconstruction systématique, M. Crawford
montre que le constat négatif sur l’espace public repose en
fait sur une vision de cet espace qui est loin d’être évidente et
absolue. Selon elle :
« Cette perception de la perte a pour origine des définitions
extrêmement limitées des concepts d’espace et de public qui découlent de l’insistance sur l’unité, du désir de
catégories de l’espace et du temps fixes, ainsi que de notions de privé et de public conçues de manière rigide 74. »
A vrai dire, cette vision de l’espace public se base sur un
modèle très abstrait, dont le but ultime est d’offrir un lieu où
tenir « un débat public, rationnel, désintéressé et vertueux 75. » Ce
modèle, véhiculé par des philosophes comme Jürgen Habermas
et Richard Sennett, en plus d’être très rigide – c’est presque
une idée platonicienne – s’inspire de modèles à la légitimité
douteuse : l’agora grecque et la piazza italienne ne sont pas
forcément des parangons d’intégration et de participation.
En conséquence, pour ne pas rester sur ce constat d’échec,
M. Crawford nous invite à élargir la notion de publicité, et de
considérer d’autres formes d’expression publique que ce forum
public idéalisé. Elle nous engage notamment à nous intéresser à
la forme qui « se base sur la contestation davantage que sur l’unité 76. »
En guise d’exemple, elle évoque ces organisations contrepubliques (entre autres des institutions de charité ou des ligues
anti-alcooliques dans l’Amérique des XIXe et XXe siècles) qui en
viennent à manifester dans la sphère publique et parviennent in
47 – Vol. 01 – 02
Sur les traces de Henri Lefebvre
fine à influencer cette dernière (en faisant adopter les lois sur la
prohibition, pour poursuivre l’exemple).
Ainsi, de la même manière qu’il faut élargir la notion
de publicité, nous devons également redéfinir notre
compréhension de l’espace. En l’occurrence, pour découvrir
les lieux où se déroulent ces nouvelles formes particulières
de publicité, M. Crawford nous invite à considérer l’espace
de tous les jours ( la boucle est bouclée ! ). Son étude de
cas porte sur Los Angeles dont elle décrit « le paysage banal,
incohérent et répétitif […] sillonné par une grandes quantité de
centres commerciaux, de supermarchés, de services de réparation
d’automobiles, de fast-foods, et de terrains vagues qui refusent tout
ordre physique ou conceptuel 77. »
M. Crawford analyse et identifie les principales caractéristiques de cet espace du quotidien : tout d’abord, il est le théâtre
d’une multitudes de transactions sociales et économiques, qui
couvrent une multitude d’échelles (bien que la petite échelle soit
la plus présente et la plus représentative) ; ensuite, il se définit comme un lieu dévolu avant tout à l’automobile (la plupart
des configurations spatiales résultent d’aménagements mis en
place pour l’automobile) ; par ailleurs, il s’organise autour du temps
beaucoup plus que de l’espace, ainsi un parking de centre commercial
peut servir successivement de parking, de lieu de rassemblement de
jeunes, de cinéma en plein air, d’espace pour une brocante, etc. 78 ;
en outre, il est un lieu d’interactions entre différentes cultures
et identités, parfois conflictuelles, toujours complexes ; et enfin,
il est un lieu où peuvent naître, par effet « boule de neige » et du
fait d’une certaine précarité, des émeutes et des révoltes, ce qui
renvoie à la notion de contestation abordée un peu plus haut.
En somme cet espace du quotidien s’avère bel et bien être le
lieu où trouver une nouvelle forme de publicité. Cette dernière
ne renvoie certes pas au modèle « traditionnel » et idéalisé de
l’espace public ; au contraire, elle se fonde sur des éléments très
pragmatiques, triviaux, presque insignifiants une fois isolés,
mais qui, pour autant, s’accordent probablement davantage aux
conditions actuelles de l’urbanité que les modèles établis.
En identifiant cet espace vécu du quotidien et en lui reconnaissant une valeur en tant que lieu de résistance (sociale, mais
également économique), M. Crawford met au point un modèle
qui permet « d’articuler un nouveau discours sur l’espace public, un
discours qui ne se fonde pas sur la perte mais sur la possibilité 79. »
Le modèle tel qu’il se formule dans cette démonstration
semble séduisant. Sa plus grande qualité découle vraisemblablement de sa dimension prospective, qui suggère un moyen
de surmonter une situation jugée par beaucoup insurmontable.
IVb. Le cadre pratique et ses limites
Nous allons à présent voir comment cette revalorisation des
espaces du quotidien peut devenir un outil stratégique, sous
la forme de l’urbanisme du quotidien, tel que le décrivent
M. Crawford et J. Kaliski.
48 – Vol. 01 – 02
Michaël Ghyoot
L’urbanisme du quotidien se profile comme une approche
partielle, cumulative, cherchant systématiquement à renforcer
des potentialités existantes sur des sites de la vie de tous les
jours. Il s’adapte donc à de nombreuses situations : « [ l’urbanisme du quotidien] n’est pas intéressé par la transformation d’un
terrain vague en quelque chose de neuf, mais plutôt, typiquement,
de remanier une situation existante afin qu’elle s’accommode mieux
à la vie de tous les jours 80. »
L’urbanisme du quotidien se distingue donc des démarches
de planifi cation plus traditionnelles, puisque, contrairement à
ces dernières, il ne s’articule pas autour de grands principes
identifiables. Plutôt que par des stratégies d’action, la pratique
de l’urbanisme du quotidien se caractérise par une accumulation de positions de réactions, d’identifications de forces, de
renforcements de celles-ci, etc. On peut trouver là une certaine
similitude avec la démarche du UTT par rapport à la question
des environnements informels.
On peut se demander dans quelle mesure les ambitions
de M. Crawford – à savoir : tenter de poser en d’autres termes la question de l’espace public, de la démocratie, de la
participation – se retrouvent dans une pratique qui, l’un dans
l’autre, reste très subordonnée aux pratiques traditionnelles
de planifi cation, dont on a montré les conséquences en terme
d’exclusion, de ségrégation, d’inégalité, etc. Malgré la dimension subversive que l’on prête au quotidien, il n’est pas certain
que l’urbanisme du quotidien puisse faire beaucoup plus que
réparer des dégâts minimes, causés par des systèmes dont il
s’accommode : « […] l’urbanisme du quotidien ne cherche pas à
remplacer les autres pratiques de planification urbaine mais travaille
avec, au sommet, ou après elles 81. »
Ce caractère dialectique le rapproche évidemment de la
conception du quotidien chez H. Lefebvre. Le pragmatisme
dont fait preuve l’urbanisme du quotidien est à la fois
l’une de ses plus grandes forces en ce sens qu’il permet de
reconsidérer des situations conflictuelles, ce qui est d’ailleurs
très stimulant intellectuellement parlant, mais il constitue
aussi l’une de ses limites. Dans un débat opposant M. Crawford
à son interlocuteur Michael Speaks, ce dernier fait très
justement remarquer que les vendeurs à la sauvette et autres
magasins aménagés dans les cours et les garages, qui sont les
protagonistes exemplaires de l’espace du quotidien, restent
malgré tout « des mini-capitalistes », « des forces du marché 82. » S’il
est indéniable que les rassemblements et les manifestations
des vendeurs d’oranges de rue à Los Angeles 83 ont créé une
contestation publique qui a permis d’améliorer leur statut, d’un
point de vue strictement marxiste, ils sont simplement passés
du stade le plus bas du prolétariat à un stade sensiblement plus
élevé, sans pour autant résoudre des problèmes plus généraux.
Au-delà de cette position ambiguë – dont on serait de mauvaise foi de leur en tenir trop rigueur : existe-t-il réellement des démarches qui ne se heurtent pas aux mêmes limites ? – les tenants
49 – Vol. 01 – 02
Sur les traces de Henri Lefebvre
de l’urbanisme du quotidien fondent leur démarche sur un principe
important : le dialogisme. Il s’agit en fait d’un principe qu’ils empruntent au critique littéraire russe Mikhail Bakhtine (1895-1975)
et qui s’utilise pour désigner « un mot, un discours, une langue, une
signification (un bâtiment) qui devient déprivilégié, relativisé et conscient
qu’il est en compétition avec d’autres définitions pour le même objet 84.»
Cette notion prend son sens dans la discipline architecturale
lorsqu’un même projet est porteur d’ambitions et d’intérêts
divergents selon les interlocuteurs (typiquement : le concepteur, le maître d’ouvrage, le constructeur, l’utilisateur, etc.).
Les urbanistes du quotidien tiennent à prendre acte de cette
conception. Ils tentent d’en tenir compte dans leurs projets en
faisant s’entrecroiser les différents niveaux de signifi cation.
Il peut paraître étonnant d’invoquer M. Bakhtine, alors que,
beaucoup plus proche de nous, Charles Jencks a tenu le même
type de propos : « Ce double code de l’architecture post-moderne,
mi-moderne, mi-conventionnelle, provient de sa tentative de communiquer à la fois avec le public et avec une minorité concernée,
d’habitude les architectes 85. »
Peut-être s’agit-il là d’une précaution que prennent
M. Crawford et J. Kaliski pour ne pas se faire taxer de populistes
ou de démagogues, comme on a pu le faire pour le postmodernisme. Quoi qu’il en soit, et s’il est vrai que l’urbanisme
du quotidien se fonde sur une proximité avec les utilisateurs, il
n’est pas question pour autant de populisme ou de démagogie.
Pour M. Speaks, ce type de préoccupations très littéraires
est révélateur de la principale limite qu’il relève dans le concept
de l’urbanisme du quotidien. En l’occurrence, il reproche à cette
démarche de rester trop exclusivement théorique. Il estime que
la portée pratique de la démarche est à peu près inexistante :
« […] les interventions de l’urbanisme du quotidien, comme
beaucoup de pratiques architecturales des années 1980
et du début des années 1990 basées sur la linguistique
– postmodernisme et Déconstructivisme y compris – ne
sont pas intéressées par ce que n’importe quelle pratique
de planification urbaine peut faire, en d’autre mots, la
réalisation ; au contraire, l’urbanisme du quotidien est
intéressé par ce que cette planification urbaine particulière signifie. Le combat pour changer la ville est donc
toujours au niveau de l’interprétation et de la signification,
en contestant les idées reçues et en dévoilant ce qui est
caché ou marginalisé, ce qui, quelque part, nous rend
plus familiers et plus confortables dans la ville. C’est
pourquoi, en définitive, l’urbanisme du quotidien est un
commentaire sur la ville, une interprétation plutôt qu’une
force de transformation 86. »
IVc. Conclusion
Cette sentence pleine de bon sens résume admirablement
la situation. M. Speaks ouvre là un vaste débat, qui concerne
50 – Vol. 01 – 02
Michaël Ghyoot
les frontières entre la théorie et la pratique, et leurs apports
respectifs. Je pense pour ma part que l’on gagne à reconnaître
une forme d’autonomie à chacun des deux versants – la théorie,
la pratique –, tout en aménageant des cadres permettant de
faire se rencontrer ces deux mondes le plus souvent possible.
La théorie doit pouvoir nourrir la pratique, la pratique doit
pouvoir expliciter la théorie, mais aucune des deux ne peut être
le prolongement direct de l’autre, sous peine de tomber dans la
simple illustration.
Finalement, c’est peut-être cette autonomie qui manque à
la pratique de l’urbanisme du quotidien, que l’on a tendance à
juger exclusivement via le filtre des préoccupations théoriques
de M. Crawford. Et inversement : peut-être que les urbanistes
du quotidien tendent à se reposer un peu trop confortablement
sur ces apports théoriques – bien qu’il soit diffi cile de porter
un jugement très subtil dans la mesure où leurs réalisations
restent très discrètes, peu accessibles, peu publiées.
V. CONCLUSION
Je viens de dresser un bref panorama des traces de H. Lefebvre
dans la critique contemporaine. Comme nous avons pu le voir,
ses théories ont connu des prolongements très divers et ont
évolué dans des directions très diffuses, parfois surprenantes.
Ainsi, le quotidien qui était pour lui un domaine d’étude en tant
que tel, a aujourd’hui rejoint des préoccupations qui sont davantage en prise avec ses recherches sur la condition urbaine.
Il semble presque impossible de pointer une tendance
particulière qui se voudrait le prolongement direct de la pensée
de H. Lefebvre. C’est évidemment dû, d’une part, à sa gigantesque production (plus de soixante ouvrages) ; d’autre part, à sa
grande renommée, qui a donné lieu à de nombreuses citations,
même si la plupart sont très superfi cielles ; et enfin, au caractère exceptionnel de sa pensée, qui mélange des influences et
des périodes fort particulières.
En revanche nous avons constaté que certaines de ses revendications, pour peu qu’on prenne la peine de s’y intéresser,
restent tout à fait valables aujourd’hui. J’ai tenté de pointer, au
cours de cet article, les éléments qui me semblent intéressants
à retenir des idées de H. Lefebvre afin d’alimenter un débat
actuel. Parmi celles-ci, je citerai :
– La vision prospective et optimiste de H. Lefebvre, qui manque
peut-être aujourd’hui. Même si les contextes respectifs justifient aisément cette différence – à la limite, l’optimisme se fait
de plus en plus nécessaire. Cette vision prospective devient
intéressante lorsqu’elle permet d’apporter un regard neuf sur
des situations a priori déconsidérées.
– La recherche de vérité, ou du moins de lucidité et de
conscience, qui doit rester une valeur guidant notre pratique.
51 – Vol. 01 – 02
Sur les traces de Henri Lefebvre
J’ai également essayé de montrer en quoi la confrontation entre la théorie et la pratique peut devenir un outil effi cace dans
ce processus de dévoilement des phénomènes (cf. le projet de
Office KGDVS et les propos de L. De Cauter).
– La position de l’architecte en tant que spécialiste dans la
société. Il doit en effet parvenir à conjuguer une pratique autonome de sa discipline (laquelle possède ses exigences propres,
ses contraintes internes) et une vision beaucoup plus collective
de sa pratique (en ce sens qu’il doit contribuer au partage des
compétences entre les divers intervenants).
Toutes ces questions constituent des fragments de réflexions et
restent bien entendu ouvertes au débat.
52 – Vol. 01 – 02
Michaël Ghyoot
Notes
16. LEFEBVRE Henri, Le droit à la ville, op. cit., p. 102.
Ce sont peut-être des passages comme celui-ci
1. TSCHUMI Bernard & WALKER Enrique, Tschumi
qui font dire à BARTH Lawrence que
sur l’architecture. Entretiens avec Enrique Walker,
« en relation avec l’urbain, c’est sa propre position
Offi ce Fédéral de la culture et Bernard Tschumi et
[à H. Lefebvre] qui semble aujourd’hui anachroni-
Enrique Walker, 2006, p. 8.
que, contrainte par l’imagination spatiale roman-
2. MERRIFIELD Andy, Metromarxism.
A Marxist Tale of the City, Routledge, 2002, p. 9.
(Traduction de l’auteur).
3. LEFEBVRE Henri, Le droit à la ville,
Anthropos, Paris, 1968.
4. PFLIEGER Géraldine, De la ville aux réseaux / dialogues avec Manuel Castells, Presses Polytechniques et Universitaires Romandes, 2006, p. 65.
5. Ibid., p. 72.
6. Encore que cette question soit plus complexe qu’il
n’y paraît, car si les penseurs marxistes ne font
tique ! » in « Revisited : Henri Lefebvre and the
Urban Condition » in Daidalos no. 75, Mai 2000,
p. 23-25. (Traduction de l’auteur).
17. BAVO, « Democracy & the neoliberal City »
in Urban Politics Now. Re-Imagining Democracy
in the Neoliberal City, BAVO/NAi Publishers, 2007,
p. 215, 216. (Traduction de l’auteur).
18. SLOTERDIJK Peter, Le Palais de Cristal. A l’intérieur
du capitalisme planétaire, Maren Sell Editeurs,
2006 (2005 pour l’édition originale), p. 244.
19. SLOTERDIJK Peter, Le Palais de Cristal. A l’intérieur
plus l’actualité dans le paysage intellectuel fran-
du capitalisme planétaire, op. cit., p. 246.
çais, ils restent néanmoins attachés (accrochés !)
20. DE CAUTER Lieven, The Capsular Civilization.
à des instances académiques mais aussi à des
instances politiques, où ils auront l’opportunité
de diffuser et de réaliser leurs idées.
7. KOFMAN Eleonore & LEBAS Elizabeth,
On the City in the Age of Fear, NAi Publishers, 2004.
21. FOUCAULT Michel, « Des espaces autres.
Conférence prononcée le 14 mars 1967 à Paris »,
in A.M.C. n°5, octobre 1984, p. 46-49.
Writings on the cities / Henri Lefebvre ; selected,
22 .+ 23. + 24. Id.
translated and introduced by Eleonore Kofman
25. DE CAUTER Lieven, The Capsular Civilization.
and Elizabeth Lebas, Blackwell, 1996.
8. Ibid., p. 6. (Traduction de l’auteur).
9. Il s’agit même d’un thème qui traversa l’ensemble
de sa carrière : il publie le premier volume sur
On the City in the Age of Fear, op. cit., p. 69.
(Traduction de l’auteur).
26. + 27. + 28. Id.
29. DE CAUTER Lieven & DEHAENE Michiel,
la question en 1947, le deuxième en 1962 et le
« Meditations on Razor Wire. A Plea for Para-
troisième en 1981 (sans compter un quatrième
Architecture » in Visionary Power. Producing the
volume, traitant du même thème, en 1968).
Contemporary City, op. cit. p. 236.
10. cité par KOFMAN & LEBAS, op. cit., p. 5.
11. VAN TOORN Roemer, « Contesting the Neoliberal
Urbanization. The Right to the City », in Visionary
Power. Producing the Contemporary City, NAi
Publishers, 2007, p. 271. (Traduction de l’auteur).
12. Ibid. (Traduction de l’auteur).
13. Visionary Power. Producing the Contemporary
City, NAi Publishers, 2007, p. 126, 127, 228, 229,
280, 281.
14. GHENT URBAN STUDIES TEAM [GUST],
-post, -ex, -sub, -dis. Urban Fragmentations and
(Traduction de l’auteur).
30. MEDINE, « Guantánamo » in 11 septembre,
Din Record, 2004. (Transcription de l’auteur).
31. Voir à ce propos, par exemple, le roman de
VERHULST Dimitri, Hotel Problemski, Christian
Bourgeois Editeur, 2005
(2003 pour l’édition originale).
32. Voir à ce propos l’article de DIOP Boubacar Boris,
« The new wretched on the earth », disponible en
version électronique à l’adresse suivante :
http://www.signandsight.com/features/425.html.
Constructions, 010 Publishers, 2002, p. 8.
Cité par DE CAUTER Lieven & DEHAENE Michiel,
(Traduction de l’auteur).
« Meditations on Razor Wire. A Plea for Para-Ar-
15. Voir à ce sujet l’article de JACOBS Steven
« Shreds of boring Postcards: Toward a Posturban
chitecture », op. cit.
33. GEERS Kersten & VAN SEVEREN David,
Aesthetics of the Generic and the Everyday »,
« Cité de Refuge. Inverting the Power of Separa-
introduction de -post, -ex, -sub, -dis, op. cit.,
tion » in Visionary Power. Producing the Contem-
p. 15-48.
porary City, op. cit., p. 259.
(Traduction de l’auteur).
53 – Vol. 01 – 02
Sur les traces de Henri Lefebvre
34. DE CAUTER Lieven & DEHAENE Michiel,
51. PETCOU Constantin, PETRESCU Doina,
« Meditations on Razor Wire. A Plea for Para-Ar-
« Au rez-de-chaussée de la ville », texte mis en
chitecture », op. cit., p. 236.
ligne le 29 avril 2006, disponible à l’adresse
(Traduction de l’auteur).
suivante : http://multitudes.samizdat.net/
35. AGAMBEN Giorgio, Homo Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, 1995 (1997), p. 129.
spip.php?article1912.
52. VAN TOORN Roemer, « Contesting the Neoliberal
36. Ibid., p. 132.
Urbanization. The Right to the City »,
37. Id.
op. cit., p. 273.
38. DE CAUTER Lieven & DEHAENE Michiel,
« Meditations on Razor Wire.
A Plea for Para-Architecture », op. cit., p. 237.
(Traduction de l’auteur).
39. DAVIS Mike, Le pire des mondes possibles.
De l’explosion urbaine au bidonville global,
La Découverte, Paris, 2006.
53. GRAMSCI Antonio, « La formation des intellectuels » (1930-1932) in Gramsci dans le texte,
Editions Sociales, 1977, p. 604.
54. DEBORD Guy, « Hurlements en faveur de Sade »
(1952), in Oeuvres, Gallimard, 2006, p. 63.
55. « Achever l’art, aller dire en pleine cathédrale que
Dieu était mort, entreprendre de faire sauter la
40. Ibid., p. 66.
tour Eiffel, tels furent les petits scandales aux-
41. « c’est une […] vision marxiste, au ton apoca-
quels se livrèrent sporadiquement ceux dont la
lyptique sous-tendu et grondant […] c’est un
manière de vivre fut en permanence un si grand
militantisme basé sur le souterrain plutôt que sur
scandale », in DEBORD Guy, « In girum imus nocte
le trottoir […] sur Charles Bukowski plutôt que
et consumimur igni » (1978) in Oeuvres,
sur Frederick Engels […] Le marxisme de Davis
op. cit., p. 1368.
est réellement habité par deux âmes, ‹ le citoyen
radical qui veut se saisir de la totalité de sa vie
urbaine › et ‹ le guerillero urbain qui attend de
voir exploser toute cette merde › » in MERRIFIELD
Andy, Metromarxism, op. cit., p. 171. (Traduction
de l’auteur).
42. DAVIS Mike, Le pire des mondes possibles.
De l’explosion urbaine au bidonville global,
op. cit., p. 126.
43. BRILLEMBOURG Alfredo & KLUMPNER Hubert,
« The Failure of the Formal » in Visionary Power.
56. DEBORD Guy, « Ecologie, psychogéographie et
transformation du milieu humain » in Oeuvres,
op. cit., p. 457.
57. MERRIFIELD Andy, Metromarxism,
op. cit., p. 79. (Traduction de l’auteur).
58. DE CERTEAU Michel, L’invention du quotidien
(1980), Gallimard, Paris, 1990.
59. HIGHMORE Ben, « Dwelling on the Daily »
in Daidalos n° 75, op. cit., p. 41, 42.
(Traduction de l’auteur).
60. MORRIS Brian John, « Journeys in Extraordinary
Producing the Contemporary City, op. cit., p. 185.
Everyday Culture : Walking in the Contemporary
(Traduction de l’auteur).
City », thèse en vue de l’obtention du grade de
44. DAVIS Mike, Le pire des mondes possibles.
Doctor of Philosophy, Université de Melbourne,
De l’explosion urbaine au bidonville global,
Janvier 2001. p. 48. (Traduction de l’auteur).
op. cit., p. 95.
Le texte est disponible en version électronique à
45. Ibid., p. 76.
l’adresse suivante :
46. id.
http://eprints.infodiv.unimelb.edu.au/archi-
47. BRILLEMBOURG Alfredo & KLUMPNER Hubert,
« The Failure of the Formal », op. cit., p. 185.
(Traduction de l’auteur).
48. Ibid., p. 188.
49. Ibid., p. 196.
50. NEGRI Toni, « Qu’est-ce qu’un évènement ou un
ve/00002256/01/morris_phd_2001.pdf
61. CONFURIUS Gerrit, « Editorial » in Daidalos n° 75,
op. cit., p. 4. (Traduction de l’auteur).
62. RAITH Frank-Bertholt, « Everyday Architecture.
In what style should we build ? » in Daidalos n° 75,
op. cit., p. 14. (Traduction de l’auteur).
lieu biopolitique dans la métropole ? Discussion
63. Id.
avec Constantin Petcou, Doina Petrescu et Anne
64. Je reprends ici des termes utilisés tels quels par
Querrien » in Multitudes n° 31,
G. Grassi en 1974. Voilà bien la preuve que la
Editions Amsterdam, hiver 2008, p. 27.
critique, tout comme la problématique, ne sont
pas neuves.
54 – Vol. 01 – 02
Michaël Ghyoot
65. HARRIS Steven & BERKE Deborah, Architecture
of the Everyday, Princeton Architectural Press,
New-York, 1997.
66. Ibid., p. 2. (Traduction de l’auteur).
67. Id.
68. Ibid., p. 3. (Traduction de l’auteur).
69. Lire à ce propos le chapitre de RAY Mary-Ann,
« Gecekondu » in Architecture of the Everyday,
84. CRAWFORD Margaret, « Everyday Urbanism. Margaret Crawford vs. Michael Speaks »
in Michigan Debates on Urbanism vol. I,
op. cit., p. 27. (Traduction de l’auteur).
85. JENCKS Charles, Le langage de l’architecture postmoderne (1977), 4 e édition, Denoël, 1984, p. 6.
86. CRAWFORD Margaret, « Everyday Urbanism. Margaret Crawford vs. Michael Speaks »
op. cit., p. 153, dans lequel elle s’intéresse aux
in Michigan Debates on Urbanism vol. I,
baraquements érigés en une seule nuit dans les
op. cit., p. 35, 36. (Traduction de l’auteur).
bidonvilles turcs, qui rejoint certains propos
évoqués ci-dessus à propos de UTT.
70. On en arrive à se demander si ce sont eux qui ne
parviennent pas à cacher leurs tendances nihilistes, ou si, réellement, « nous vivons une époque
formidable ».
71. Cette épithète se rencontre fréquemment dans la
littérature pour caractériser H. Lefebvre.
72. CRAWFORD Margaret & KALISKI John, Everyday
Urbanism, Monacelli, 1999.
73. DAVIS Mike, « Fortress Los Angeles : The Militarization of Urban Space » in SORKIN Michael,
Variations on a Theme Park. The New American
City and the End of Public Space, Hill and Wang,
1992, p. 155.
74. CRAWFORD Margaret, « Estomper les frontières :
espace public et vie privée » in Quadernas d’arquitectura / urbanism n° 228, p. 23.
75. Id.
76. Ibid., p. 24.
77. Id.
78. Cf. le projet de ARMBORST Tobias qui explore
cette dimension. In « Everyday Urbanism.
Margaret Crawford vs. Michael Speaks »
in Michigan Debates on Urbanism vol. I,
University of Michigan, 2004.
79. CRAWFORD Margaret, « Estomper les frontières :
espace public et vie privée », op. cit., p. 27.
80. CRAWFORD Margaret, « Everyday Urbanism. Margaret Crawford vs. Michael Speaks »
in Michigan Debates on Urbanism vol. I,
op. cit., p. 19. (Traduction de l’auteur).
81. Id.
82. Ibid., p. 55.
83. CRAWFORD Margaret, « Estomper les frontières :
espace public et vie privée », op. cit., p. 27.
55 – Vol. 01 – 02
Sur les traces de Henri Lefebvre
Souvenirs du Pruitt Igoe,
l’infâme architecture du blâme
Texte de Christine Roels
I. J’AI DÉCOUVERT LE MYTHIQUE PRUITT IGOE !
« Une image et une citation, par leur seule rencontre, m’ont
conduite à la construction d’une délectable petite intrigue.
Elle s’alimente d’un nom, d’un événement, de l’aura mystérieuse et du pouvoir d’attraction – personne ne semblant
jamais pouvoir s’en détacher – d’une architecture… Cette
image singulière est une photographie en noir et blanc, au
grain malmené révélant sa nature originelle d’image télévisuelle, d’un immeuble du complexe de logements appelé
Pruitt Igoe. Elle a été réalisée lors de son effondrement.
Rencontrée à l’occasion d’un cours d’histoire suivi dans
ma chère école, celle-ci est gravée à jamais dans ma mémoire. Plus tard, il y eut cette citation de Charles Jencks
qui éveilla ma curiosité : ‹ L’architecture moderne est morte
à Saint Louis, Missouri, le 15 juillet 1972 à 15h32 (ou à
peu près) 1. › Rapidement, j’ai soupçonné que le Pruitt Igoe
cachait quelque chose. En réalité, sa disparition matérielle
a emporté d’anciennes et apporté de nouvelles significations et symbolisations… »
Ces quelques formules, elle se les remémora en chemin.
Michèle éprouva un certain réconfort à se retrouver à moins
d’une petite centaine de mètres de chez elle. Entrer dans la cité,
c’était pour elle, tous les jours, passer devant ce panneau bleu
sur lequel il est écrit « Pour nos enfants, roulez prudemment », être
souvent seule en rue ou ne croiser que des visages connus depuis
la plus tendre enfance. Il fallait toujours faire attention où poser
le pied, car le trottoir jusqu’alors plane, voyait, après le tournant
à nonante degrés pour quitter les voies principales de la ville, ses
dalles se déchausser comme les dents d’une très vieille personne.
Dans leurs jointures, poussaient des brins d’herbe. Les plus
sauvages sans aucun doute. Ils semblaient s’être échappés des
parterres tout proches, surélevés derrière les murets. Grâce à ces
derniers, sur lesquels donnait la vue à travers la fenêtre du salon,
et aux quelques marches menant à chaque porte d’entrée les
traversant, les familles retirées à l’abris de ces groupes de murs
57 – Vol. 01 – 03
identiques en briques rouges, détenaient leur Espace Défendable.
A cette idée, Michèle, chargée de plusieurs livres, sourit.
Devant la portion de façade louée par sa famille, il y avait
une remorque, deux sapins en pot, les bouteilles en verre à
recycler dans un panier en plastique et la boîte aux lettres
dont elle extirpa le paquet de journaux locaux. Enfin, installée
confortablement dans un grand pouf, elle mit en lecture le dvd
d’un film. Dès les premières images des Grandes Rocheuses
du désert du continent nord-américain, elle ne put s’empêcher
de cligner des yeux avant de sombrer dans un léger sommeil.
Quand soudain, les chœurs et les cuivres de Philip Glass accompagnant des images d’immeubles la tirèrent tout à coup de
son assoupissement. La télécommande, vite ! Rebobinage arrière. Il ne fallait pas rater l’ensemble des images accompagnant
le morceau du célèbre compositeur de la bande originale, intitulé Pruitt Igoe 2 . Ce passage évoquait, tout comme le contenu
de la pile de livres, le projet du même nom. Et plus particulièrement, son rapport aux autres projets de grands ensembles de
logements qui concentraient les problèmes sociaux, la manière
dont il incarnait une certaine architecture moderne, et finalement, sa destruction. Michèle, se dit, les yeux encore piquants,
qu’elle était véritablement esclave de ces longues journées
passées dans la peau d’une étudiante en architecture mais que
les souvenirs de certains auteurs des années 1970 l’appelaient
irrésistiblement…
II. SOUVENIRS DU PRUITT IGOE,
L’INFÂME ARCHITECTURE DU BLÂME
Oscar Newman fut témoin de la ruine de l’ensemble d’appartements Pruitt Igoe. Professeur à cette époque, à l’Université
Washington de Saint-Louis dans l’Etat du Missouri, lieu même
de cet événement, il a retenu de ce projet sa venue au monde
sous les salutations de la critique architecturale dans les années 1950 et n’a pas oublié sa sortie – explosive – d’une réalité
noire faite de criminalité, de misère insoutenable et de malpropreté, dans les années 1970. A son avis, l’échec en matière
de logement public à Saint-Louis était précurseur de ce qui
arrivait souvent ailleurs dans le pays : les espaces partagés en
commun, perçus comme zone d’insécurité, les halls, galeries,
ascenseurs et escaliers, buanderies et boîtes aux lettres vandalisés, les dépotoirs sauvages, les agressions, l’inoccupation
à plus de soixante pour cent des appartements… Ce sinistre
relevé, il le coucha sur papier en 1972 dans son livre Defensible Space 3 . Relayé dans toutes les presses, il n’a jamais pu se
détacher du nom Pruitt Igoe à chaque fois que celui-ci était
prononcé publiquement. Jusque dans les salles obscures, on
projetait sur les écrans cette association de tels faits au projet
architectural. Un film, Koyaanisqatsi 4 de Godfrey Reggio, sorti
en 1983, montre effectivement à ses spectateurs, juste avant un
survol des immeubles vides du Pruitt Igoe, séquence terminant
58 – Vol. 01 – 03
Christine Roels
par leur dynamitage, des amas de briques et d’ordures, non pas
autour de ce site mais dans une rue new-yorkaise sombre et
déserte. Ses habitants y errent entre des aires de jeu abandonnées et des vitres brisées sous les regards d’autres, courbés sur
les porches ou penchés aux fenêtres. Ils sont les laissés-pourcompte, les misérables des coulisses de la vie trépidante, du
revers de la carte postale, avec pour fond le magnifique skyline
de Manhattan, une métaphore transpirant des plans filmés sous
la direction de Ron Fricke.
Oscar Newman, développant la théorie de l’Espace Défendable, use donc de cette interprétation du vécu du Pruitt Igoe.
Sa volonté est de créer des moyens utilisables par les autorités en charge de logement public dans la définition de leurs
projets, afin de mieux gérer leurs biens immobiliers, d’offrir
des conditions de vie meilleure à leurs résidents et de rendre
à ces derniers les pleins pouvoirs de contrôle de leurs espaces de vie. Il mena diverses études statistiques indiquant que,
dans ce type d’habitation, vivaient principalement des familles
bénéfi ciant d’aides financières, des mères élevant seules des
adolescents et, pour la plupart, appartenant à la communauté
afro-américaine. Une population déjà fragilisée socialement
et économiquement qui semblait de surcroît victime de la
criminalité, en raison de lieux de résidence ne pouvant répondre à leurs besoins et aspirations. En plus de la défense
d’autres modèles d’habitat, ces questions sociétales autour
du thème du logement public activèrent les investigations du
milieu des sciences humaines. L’étude anthropologique menée
notamment par Lee Rainwater, durant les années 1960, fait
apparaître un degré supplémentaire dans la dimension réelle
de la débâcle du projet Pruitt Igoe. Elle rapporte qu’y vécut un
certain Thomas Coolidge, un point perdu dans un graphique,
ou plus concrètement, un Afro-Américain, pauvre, sans emploi,
qui n’aspirait qu’à s’en sortir, à devenir ce héros de la classe
moyenne auquel tous rêvaient.
Thomas Coolidge quitta un appartement du Pruitt Igoe, proche du centre de Saint-Louis, pour s’installer, à l’aube de son mariage, sur Waterman Street à l’extrême ouest de la ville. Cependant, la rude froideur de l’hiver qui s’infiltrait avec aisance dans
l’unique pièce avec kitchenette ainsi que le loyer beaucoup plus
élevé, sans garantie d’un confort de première nécessité pourtant
trouvé au Pruitt Igoe, les firent revenir. En 1963, de retour depuis
trois mois, Thomas Coolidge, vingt-et-un ans, son épouse et
son enfant de quinze mois, y occupèrent un appartement deux
chambres au cinquième étage de l’un des immeubles.
« […] après chaque départ du locataire, ils nettoient l’appartement
et le repeignent. […] Nous avons assez chaud et nous avons une salle
de bain privée 5. » La famille se reconstruisit enfin. Ils travaillaient
tous les deux. Heureusement, un seul revenu fut déclaré pour le
calcul du loyer, si bien qu’ils purent mieux équiper leur intérieur.
La vie quotidienne dans cet immeuble de onze étages apporta souvent son lot de contrariétés : Thomas Coolidge regrettait
59 – Vol. 01 – 03
Souvenirs du Pruitt Igoe
que les gens salissent les halls, que l’ascenseur tombe en panne
et qu’il doive porter le bébé ; il regrettait le trop grand nombre de
fenêtres qui laissaient entrer la poussière. Se montrant plus grave, alors qu’on le questionnait sur la vie au Pruitt Igoe, il rajouta :
« Autant que je sois concerné, si le loyer n’était pas aussi raisonnable, je suis certain que la plupart des personnes ne voudraient pas
être ici 6. » Le jeune père ne sembla guère trouver réponse à ses
aspirations, à ces destins auxquels il associait son fils, dans son
existence qu’il sentait cadenassée à cet environnement :
« Chaque individu, ici, a une manière différente d’éduquer
et d’enseigner à son enfant […] En ce moment même,
vous pouvez descendre ci-dessous et entendre un gosse
de cinq ou six ans en traiter un autre d’e***** 7. » « Personne ne veut de ce genre de sécurité pour sa famille, du
genre : quand son fils va avoir six ou sept ans et qu’il sera
dehors en train de voler quelque chose… Eux (les enfants
plus âgés), ils prennent les plus jeunes et les entraînent
avec eux pour voler. […] Mais raconte aux parents ce que
leur gosse est en train de faire et ils n’en tiendront pas
compte 8. »
Vivre entre ces murs et même en dehors lui paraissait de plus
en plus impitoyable. Il compara la vie en général à une « jungle 9 »
ou « [...] une ville qui n’en est pas une, où les gens font leurs propres
lois 10. » « Je peux me rappeler l’époque où quand vous marchiez sur
les pieds de quelqu’un, vous pouviez lui dire ‹ excusez-moi m’dame,
je suis vraiment désolé. › Après [maintenant], la première chose que
vous entendrez, est la lame de couteau expulsée 11. » Enormément
de méfiance consolidait les rares liens noués entre les habitants. Là, comme partout, Thomas Coolidge était conscient
qu’ils étaient tous, les uns pour les autres, des « étrangers 12 ».
L’absence ou le manque d’ordre et de journées paisibles dans
les immeubles, il n’en attribua pas la faute à l’administration
gestionnaire du projet. Les membres de cette communauté
avaient tellement de choses à supporter qu’ils semblaient,
fatalement, souvent baisser les bras. La police n’apparut pas
comme un organe opérationnel dans le maintien de la qualité
de vie au Pruitt Igoe. Elle était perçue par Thomas Coolidge, soit
comme corrompue : « Mais, si à chaque fois qu’un crime est commis, vous pouvez mettre quelque chose dans votre poche et pouvez
réaliser un gain sur le crime, alors, quel genre d’aide vous montrez
aux autres – aucun 13. », soit comme inefficace par l’abandon des
poursuites à l’intérieur des bâtiments : « [ayant hypothétiquement
commis un délit] Je te parie que je peux venir ici et frapper à n’importe laquelle de ces portes et trouver quelqu’un qui me laissera entrer 14. », voire comme inutile : « Personne ne voudrait ressembler à
celui qui a peur de rentrer à la maison, dans sa propre maison, ou de
prendre l’ascenseur, terrorisé à l’idée qu’il est sur le point d’être attaqué, frappé à la tête 15. » Le climat de violence latente, d’insécurité
certaine, se chargeait encore du poids du racisme. La popula-
60 – Vol. 01 – 03
Christine Roels
tion du Pruitt Igoe fut, en effet, presque entièrement afro-américaine. « Si tu regardes autour de toi, tu comprendras qu’il y a plus de
Noirs que de Blancs 16. » Thomas Coolidge parla non seulement de
la couleur de peau mais aussi de sentiments d’appartenance à
une communauté stigmatisée par le reste de la société, menant à l’adoption de comportements particuliers. Les « Noirs »
qui imitaient les « Blancs » furent ainsi considérés comme des
traîtres. Au seuil de l’Histoire, Pruitt Igoe était la contraction de
deux noms, Wendel O. Pruitt et William L. Igoe. Le premier était
pilote de chasse, le second, membre du Congrès des Etats-Unis ;
tous deux de couleur de peau « noire et blanche » et originaires de Saint-Louis. Le projet, au début, intégrait la ségrégation
raciale, qui fut ensuite déclarée anticonstitutionnelle avant
son abolition définitive en 1954. Au quotidien, tous vécurent le
racisme. Thomas perdit son job dans un fast-food suite à une
embrouille délibérément menée par les patrons :
« Je pense qu’ils m’ont pris au piège avec ce jeu du ‹ je
t’enm**** ›, au lieu de dire ‹ tu es licencié ou tu as été
viré sans raison 17 ›. Vous nous rejetez comme vous placez
hors de portée, sur une étagère, une bouteille portant
une étiquette. Sur celle-ci, il est indiqué ‹ poison, gardez
vos distances ›. Vous avez besoin de nous pour vous aider
à construire votre pays mais vous ne voulez pas nous y
voir vivre 18. »
Sans emploi, Thomas Coolidge ne put que laisser ses espérances glisser entre ses mains. Sa femme finit par le quitter, emmenant son fils. Agée de dix-neuf ans à peine, il avait l’impression qu’elle ne pouvait plus résister à l’envie de rattraper sa
jeunesse et à l’appel de la rue. Cette rue qui paraissait, à travers
la vitre de la fenêtre, offrir tant d’opportunités et de satisfactions immédiates. Il eut, dès lors, à retourner vivre dans l’appartement de ses parents. Toujours à la recherche de cet amour
évaporé, d’une situation confortable et porteuse d’avenir serein
dans une société américaine à laquelle il voulait entièrement
participer, le Pruitt Igoe s’associa, dans son esprit, davantage à
un générateur d’échecs qu’à l’endroit où se sentir bien. Evoquant le « Fun Boat », une remorque décorée utilisée par une
association caritative pour l’organisation d’activités destinées
aux enfants, il durcit le ton : « La seule chose qu’ils font, est de venir ici et de nous donner l’air ignorant, bête et stupide avec ces jeux
idiots 19. » La présence de ces jeunes « Blancs » fut, pour lui, une
façon supplémentaire de marquer leur supériorité sur sa communauté. Les gestes vraiment effectifs envers celle-ci seraient
plutôt ceux qui permettraient à ses enfants d’avoir accès à une
éducation convenable, à des formations permettant de trouver
un emploi. Il répéta que quelqu’un de cette association finirait
par mourir, et qu’il tenait cette information des réunions d’un
groupe extrémiste, les « Blacks Muslims », installé et recrutant
dans le quartier et les immeubles du Pruitt Igoe…
61 – Vol. 01 – 03
Souvenirs du Pruitt Igoe
Parfois contradictoire dans ses propos, tiraillé entre peine,
colère et fragilité, Thomas Coolidge continua à vouloir poser un
regard lucide sur le monde qui l’entourait et à garder espoir :
« Non seulement les Blancs mais tous verrons que nous ne
pouvons vivre les uns sans les autres. Pour survivre, nous
devons être unis. Et c’est juste semblable à une partie de
baseball. Une personne seule ne peut s’emparer de tout
le jeu, tu as à agir avec l’esprit d’équipe 20. »
Boone Hammond, étudiant et chercheur de l’Université
Washington, a récolté les confidences de Thomas Coolidge. De
l’été 1963 à l’été 1966, un ensemble de témoignages sur la vie
au Pruitt Igoe, chacun en proposant un portrait singulier, fut
moissonné. Hammond s’inscrivait dans le cadre d’une étude,
visant à comprendre les problèmes connus dans les logements
publics, afin d’améliorer l’effi cacité des programmes d’aides
sociales du gouvernement. Rapidement, les réponses attenantes à cet enjeu se sont enrichies de considérations sur les
inégalités socioéconomiques, dont les ravages au sein de la
communauté afro- américaine ont été particulièrement édifiants. Il en naquit une publication en 1969. L’ouvrage Behind
Ghetto Walls, Black Families in a Federal Slum 21 de Lee Rainwater
capture les souffles vitaux de deux mille sept cent soixantedeux appartements, répartis dans trente-trois immeubles de
onze étages. On peut y lire cet extrait du crédit que Boone
Hammond accordait aux confidences de Thomas Coolidge : « Il
n’avait certainement jamais eu l’air de mentir, en aucune manière, et
bien qu’il avait une vision plutôt dramatique de la vie dans ce projet,
elle n’était pas très différente de celles de beaucoup de jeunes hommes qui demeuraient au Pruitt Igoe et qui étaient alternativement
attirés et dégoûtés par la vie là-bas 22. »
Oscar Newman en était persuadé, grâce à ses interventions,
tous ceux qui le désiraient s’approcheraient un peu plus d’un
environnement où grandir et vieillir se ferait paisiblement. A
partir de 1986, à Yonkers dans l’Etat de New York, il réussit à
persuader toute une ville de ne pas reloger à nouveau deux
cents familles afro-américaines dans des immeubles élevés,
mais de les installer au sein de groupes de maisons mitoyennes
dispersés sur sept sites situés dans les quartiers suburbains.
« Bien qu’aucun des résidents n’avait eu une expérience précédente
de la vie dans une maison mitoyenne, avec un jardin privé à l’avant
et à l’arrière, à la surprise des habitants de la classe moyenne de
Yonkers, les nouveaux venus adoptèrent rapidement les habitudes
de leurs voisins suburbains. Ils plantaient des fleurs, définissaient
ensuite leurs parterres à l’aide de barrières basses à piquets et installaient des barbecues. Ils devinrent fiers de leurs réussites et jaloux
de leurs droits au territoire. Ils sortirent aussi de leur réserve en
aidant de nouveaux arrivants, leurs semblables, dans l’entretien des
pelouses 23. » En fait, deux questions fondaient la théorie de l’Espace Défendable mise, dans ce cas-ci, en application. Elles ré-
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Christine Roels
sultaient de manière immédiate d’une observation du quartier
où avait été construit le Pruitt Igoe. De l’autre côté des rues longeant le terrain des hauts immeubles d’appartements, se sont
succédées des rangées de maisons basses, plus anciennes,
disposant d’un jardin à l’arrière et d’un parterre en façade à
rue. Les résidents de ces quartiers, dont l’occupation est moins
troublée, partagent avec ceux du Pruitt Igoe un même profil
social. Oscar Newman s’interroge alors sur la signifi cation des
différences physiques entre ces espaces de vie permettant, à
l’un des côtés de la rue de pérenniser son existence, et à l’autre,
d’être détruit. Il est aussi conscient des diffi cultés à agir sur le
financement du personnel de surveillance et d’entretien quand
les logements sont loués par des familles à très faibles revenus. Il invoque, en outre, le constat que les résidents n’entretiennent et ne contrôlent que les espaces qui sont clairement
définis comme les leurs : leur appartement, un palier partagé
par deux foyers au maximum, leur jardinet. Il s’interroge donc
sur la possibilité de penser des logements publics sans espaces
communs intérieurs, où chaque surface au sol serait assignée à
une seule famille.
A comprendre ces principes, le projet Pruitt Igoe fut certainement la pire configuration de logements pensée pour des
familles, d’autant que celles-ci étaient à ce point fragilisées.
Cette configuration devait probablement son origine à une
autre époque de conception, confiante en ses capacités de
valorisation de ses habitants. Oscar Newman soutient qu’elle a
peut-être aussi été destinée à des modes de vie tellement plus
spécifiques que ceux généralement menés, non sans quelques
frustrations.
Pour atteindre l’appartement de Thomas Coolidge,
Boone Hammond eut à grimper au cinquième étage d’un de ces
immeubles. Il aurait inévitablement emprunté de larges voies
bitumées, longeant de grandes aires de parking exposées au
soleil derrière lesquelles se dressaient d’imposants volumes. Ces
blocs parallélépipédiques étaient répartis en groupes, proches
les uns des autres et disposés en quinconce sur un tapis de
surfaces grises et vertes, tels des dominos qui se coucheraient
d’un seul coup de doigt. En effet, le site évoquait de façon
évidente l’image de la table rase. A cette époque, une politique
de rénovation urbaine s’empara du quartier De Soto Carr dans
lequel s’était élevé le Pruitt Igoe. « Probablement le pire quartier,
peu importe le critère : sanitaire, tuberculose, taux d’homicides 24. »,
selon Joseph Darst, maire élu en 1949 et issu d’une famille
influente sur le marché de l’immobilier.
Entre 1950 et 1957, les édifi ces de béton, de verre et de
briques remplacèrent, hygiéniques, les petites masures délabrées. Malgré la charge de contraintes inhérentes à une telle
entreprise, l’équipe d’architectes Hellmuth, Obata, Kassabaum,
Yamasaki put développer ce qui fut reçu, par la critique, comme
une innovation architecturale. Deux articles, publiés respectivement en 1951 dans la revue Architectural Forum, « Slum
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Souvenirs du Pruitt Igoe
Surgery in Saint-Louis 25 » et en 1956 dans la revue Architectural
Record, « Four Vast Housing Projects for Saint-Louis 26 » portèrent
notamment ce projet à la connaissance du public. Ils saluaient
les économies réalisées malgré les innovations en termes de
configurations spatiales et les efforts réussis en matière de
traitement des espaces de circulation. Intégré initialement à un
plan d’urbanisme, véritable réflexion à l’échelle de la ville, ce
projet paraissait « rafraîchissant 27 ».
Boone Hammond, se dirigeant vers l’entrée au pied de
l’immeuble, traversa une pelouse. Un espace vert, bien maigre
comparé à la « rivière d’arbres 28 » qui aurait dû couler à travers le
site, avant de se répandre dans le reste de la ville pour former
une ceinture verte autour du centre de Saint-Louis. A échelle
locale, aux pieds des barres de logements, elle aurait abrité des
aires de jeu, des jardins et des équipements pour la pratique
d’activités. Malheureusement, ceux-ci ne quittèrent pas les
planches à dessin, pour cause de restriction budgétaire.
Le système de circulation novateur en raison des
économies pécuniaires et de la qualité de vie qu’il proposait,
Boone Hammond le testa. Il entra dans une cabine d’ascenseur
ne s’arrêtant qu’aux quatrième, septième et dixième étages.
Au quatrième, les portes s’ouvrirent au milieu d’une galerie,
entièrement vitrée face à lui, aérée et baignée des chauds rayons
du soleil du sud. A sa gauche et à sa droite, aux extrémités
de la galerie, il eut la possibilité de frapper à la porte de deux
appartements ou de mettre le pied sur la première marche
d’un escalier menant aux étages supérieurs et inférieurs. Là, il
termina son ascension vers l’étage supérieur sur un palier exigu
de la cage d’escalier, distribuant trois appartements. Une porte
s’ouvrit et il se présenta.
La galerie avait pour vocation de renforcer le sentiment d’un
entourage connu et apprécié, invitant les locataires liés par
une volée d’escalier ou habitant au même niveau à s’y croiser.
Equipée d’espaces de rangement et d’une buanderie partagée
par plusieurs foyers, les mères pouvaient y laisser jouer les
enfants, tout en vaquant aux tâches ménagères. Ces galeries
avaient un intérêt esthétique, rythmant les façades des immeubles, un intérêt pratique et un intérêt pour l’implantation
des bâtiments et leur éventuelle extension. Ce système évitait
la création de longs halls horizontaux sur lesquels se seraient
alignés, à chaque étage, les appartements.
Ces derniers furent dessinés selon cinq types différents,
de une à cinq chambres, leur distribution dans les immeubles
s’adaptant aux besoins des familles. Ils ne proposaient qu’un
seul espace de vie, une pièce cumulant les qualités de séjour,
salle à manger et cuisine, ouverte sur le couloir. Celui-ci menait
aux pièces fermées et de superfi cies réduites au strict minimum nécessaire à assurer leur fonction de chambres et de salle
de bain. Contrastant avec la taille restreinte des espaces, les
baies s’étiraient sur l’entière longueur de chacun de leurs murs.
64 – Vol. 01 – 03
Christine Roels
III. ECLAIRCISSEMENTS SUR LA FORTUNE DU PRUITT IGOE
Les pages à présent jaunies et à la forte odeur de poussière
des deux revues des années 1950, dans lesquelles on trouve
un article sur le Pruitt Igoe, regorgent d’exemples de grands
ensembles construits à travers le pays. La période qui s’écoule
entre sa conception et son achèvement, entre 1950 et 1957,
semble glorieuse pour ce type de logements. A Saint-Louis, les
opérations de construction de sept projets destinés à offrir sept
mille cinq cents logements à trente mille personnes débutèrent
dès 1943. L’un d’entre eux, le John Cochran Garden Apartments
dessiné par l’équipe d’architectes du Pruitt Igoe, fut même
primé à deux reprises.
Malheureusement, les faits de vandalisme, les vices du
bâtiment et la concentration d’une population extrêmement
pauvre ne constituèrent bientôt plus que les seules matières
traitées par les articles de presse. Dès 1959, le Pruitt Igoe acquit
une mauvaise réputation. L’ouvrage Behind Ghetto Walls, Black
Families in a Federal Slum de Lee Rainwater, publié en 1969, et
celui d’Oscar Newman Defensible Space, publié quant à lui en
1972, se distinguaient par leur réfl exion approfondie sur le véritable échec qu’avaient pu devenir la conception et la matérialisation de cet environnement de logements. Pour Lee Rainwater,
le Pruitt Igoe est le corps grâce auquel peuvent s’exercer et
s’observer des dynamiques socioéconomiques particulièrement dures pour les populations fragilisées : « La description
suivante du Pruitt Igoe n’est pas présentée comme typique du milieu
de la classe sociale inférieure ; aucun autre projet de logement public
dans le pays n’aborde autant cela en termes de non occupation,
inquiétudes et anxiété des locataires, ou détérioration physique.
Pire, le Pruitt Igoe condense, sur une étendue de cinquante-sept
acres, tous les problèmes et difficultés qui naissent des concepts de
race et de pauvreté, et toute l’impotence, l’indifférence et l’hostilité
avec lesquelles, jusqu’ à présent, notre société s’est chargée de ces
problèmes. Des processus qui sont parfois cachés sous la surface,
dans des taudis de sous classe sociale moins virulente, apparaissent
au grand jour au Pruitt Igoe. Car le Pruitt Igoe existe en tant que
réponse du Fédéral aux problèmes de pauvreté. L’échec de cette
réponse est d’une particulière importance 29. » Pour Oscar Newman,
le bâti lui-même est cause du mal-être et des difficultés rencontrés par ses occupants.
Les développements théoriques d’Oscar Newman basés
sur des projets tels que le Pruitt Igoe, ont cet attrait de faire
écho à la réalité de la vie dans un immeuble de logement
public, perceptible à travers les propos de Thomas Coolidge et
d’en définir une causalité sur laquelle il serait techniquement
possible d’agir. Des solutions d’ordre architectural résoudraient
une part importante des problèmes relevés par cet architecte
et par un éminent sociologue. Les observations et analyses
de Lee Rainwater le mènent plutôt à promouvoir la remise en
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Souvenirs du Pruitt Igoe
question des actions des différentes autorités compétentes
dans le traitement de la pauvreté. Actions qui, selon lui, doivent
être préalables aux interventions sur les bâtiments du parc de
logements public. Deux écoles se sont donc affrontées sur un
terrain qu’elles ont, toutes deux, reconnu : celui de l’affirmation
de la défaillance du Pruitt Igoe.
Oscar Newman y décela une série de défauts d’usage des
configurations spatiales, dont l’origine de conception renvoyait
aux normes en vigueur. Les architectes du Pruitt Igoe avaient
certainement ouvert la voie à un horizon élargi d’aménagements
possibles en dépit des contraintes. Par contre, cette option
n’était pas celle de l’Espace Défendable d’Oscar Newman.
D’autres modèles devaient être pensés. Et si l’immeuble de logements élevé ne pouvait être détruit, la solution devait passer par
une gestion adéquate.
Grâce à leur préférence pour les ascenseurs, à une propension à inclure leurs voisins dans leur entourage proche et à leur
dévouement certain dans l’entretien des espaces communs, les
personnes âgées sont capables elles-mêmes de construire, au
sein de ces immeubles, un environnement favorable, apaisant notamment les soucis liés à l’isolement qu’elles peuvent
connaître dans d’autres environnements. De plus, si l’appel
à la police était facilité par un dispositif et si une enceinte
limitait les espaces extérieurs, leurs lieux de vie deviendraient
entièrement sécurisés et définis comme leur propriété. Oscar
Newman, quand il écrivit ce plaidoyer dans l’ouvrage Creating
Defensible Space en 1996, et ses prémices en 1972, précisa
encore qu’à cette époque, le peu de demandes, la localisation des immeubles et les coûts élevés de la transformation
ne permettaient que diffi cilement de mettre en œuvre cette
appropriation des immeubles par les personnes âgées. Cette
idée devait toutefois être diffusée en prévision d’une évolution future de la société. Ainsi, il rapporte ces propos de son
interview du chef de l’unité de police de Yonkers : « La leçon que
j’ai apprise de tout cela est que les ‹ immeubles élevés › ne devraient
être employés pour personnes excepté le troisième âge, et que le
troisième âge et les enfants ne se mélangent pas. L’autre chose est
de ne pas concentrer en masse les Afro-Américains pauvres. Les petits amis des femmes dépendantes de l’assistance sociale viennent
en ville, depuis Detroit ou d’ailleurs, et enferment ces femmes dans
leurs propres appartements, pour la drogue ou la prostitution. Dans
un ‹ immeuble élevé ›, cela contamine tout l‘immeuble et parfois
tout le parc d’immeubles. Il faut être capable d’évincer ces personnes, rapidement et facilement. Les procédures du Département du
Logement et du Développement Urbain prennent trop de temps et
ne mènent nulle part 30. »
Voilà ! Le projet Pruitt Igoe, et comme tentait de l’expliquer
Oscar Newman « à l’instar de tout autre projet d’immeuble à appartements élevé », marqua les esprits de sa vie affligeante. Cette
raison, Charles Jencks, architecte lui aussi, en fi t le postulat de
sa démonstration : assez de l’architecture moderne, passons à
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Christine Roels
autre chose ! Le premier grand boum du Pruitt Igoe en 1972 fut
un événement qui ne pouvait être nié et, par conséquent, une
aubaine, cinq ans plus tard, pour l’auteur de The Language of
Post Modern Architecture 31 désireux de marquer d’une date précise la fin du Modernisme en architecture. Pour Jencks, le Pruitt
Igoe en serait le plus digne représentant.
En 1983, le destin tragique du Pruitt Igoe fut magistralement
mis en scène dans Koyaanisqatsi de Godfrey Reggio. Les chutes
successives des masses de briques et de verre sous l’effet des
explosions, dont la dimension spectaculaire est décuplée par
les images d’un ouvrage d’art, conquête sur le fleuve, et d’un
gratte-ciel, apparaissent symboliques de l’échec de la société
occidentale, d’un certain monde moderne. Ces séquences renvoient à l’idée d’anéantissement d’un état des choses, ne durant
par contre qu’un moment. Ces déflagrations ciblées ont en effet
surtout régénéré la valse des foules, des voitures, des videogames, des fast-foods, des télévisions, des plages bondées et fait
place à d’autres tours. Dans leurs robes de verre scintillantes,
elles n’ont aucune retenue à se dresser prétentieusement vers
le ciel. D’une part, la séquence précédant la démolition, un
travelling de la caméra dans les bas quartiers de New York, évoque irrémédiablement les liens établis entre grands ensembles,
population en marge de la société et phénomènes de violence
urbaine. D’autre part, Koyaanisqatsi laisse entrevoir des images de villes de gratte-ciel, d’autoroutes, stations de métro et
barres de logement. Autant d’objets sur lesquels ont bâti leurs
rêves architectes et urbanistes du Mouvement Moderne.
Alors que Godfrey Reggio et Charles Jencks reconnurent la
dimension symbolique du Pruitt Igoe, le premier l’emprisonna
dans un cycle voué à la perte de toute humanité en accord avec
la nature, le second l’isola et l’autopsia selon ses propres critères comme s’il s’agissait d’une tumeur cancéreuse rongeant
l’architecture occidentale. A cette fin, Charles Jencks mit en
exergue la conception selon les idéaux des CIAM, la « barre 32 »,
les « rues suspendues 33 », les équipements collectifs, les « trois
joies essentielles de l’urbanisme, soleil, espace et verdure 34 », préférés aux schémas plus traditionnels du trio formé par la rue, la
maison et le jardin, qui selon lui auraient été plus appropriés.
Pour mieux dramatiser sa destruction, il attribua un prix au
Pruitt Igoe. Un prix soit-disant décerné en 1951 par l’Institut
Américain des Architectes. Il s’agissait d’une récompense fi ctive qui, en réalité, profi tait de la mémoire incertaine autour de
la frénésie de constructions et des engouements que connût la
ville de Saint-Louis dans les années 1950. Le style puriste des
immeubles les font ressembler à des hôpitaux. La philosophie
dont Yamasaki s’inspira, pour avoir imaginé un environnement
propre et salubre permettant d’assainir le comportement, était
placée sous le poids du simplisme et de l’irrationalité. Il ira
jusqu’à convoquer Oscar Newman et s’associera à son idée
d’habitat destiné aux familles des classes moyennes et inférieures. Il reprendra ses arguments pour illustrer les nombreuses
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Souvenirs du Pruitt Igoe
critiques que le projet a essuyées. La contradiction du projet
avec les codes architecturaux des habitants « la maison avec
jardin » clôt la liste des problèmes qui ont pu être relevés. Enfin,
il argumenta, très ironiquement, à propos du sens symbolique
véhiculé par cette architecture, valeur que se devaient d’offrir
les projets à venir. Une nécessité, car, par exemple, l’événement de la première destruction avait renforcé la communauté
des derniers résidents : « Les événements et l’idéologie contribuent, non moins que l’architecture, à un environnement réussi 35. »
Aujourd’hui, le Pruitt Igoe n’est plus. Mais, élevés au rang
de ruine, ses débris l’auraient définitivement relégué au Passé,
témoignant à tout jamais d’une banqueroute architecturale et
urbanistique. Charles Jencks le soutint, en dépit des millions dépensés à sa revalidation « L’architecture moderne est morte à Saint
Louis, Missouri, le 15 juillet 1972 à 15h32 (ou à peu près) 36. » Elever
le Pruitt Igoe au rang de patrimoine était une idée qui plaisait à
un autre critique d’architecture antimoderne. Mais dans d’autres
conditions. Peter Blake se présenta, en effet, en faveur d’une
préservation s’appliquant à la « pharmacie du coin 37. » Un tableau
de ville idéalisée se doit d’être complété par des édifices de tous
types, de toutes importances, tous « jalons de l’histoire 38 », sauvés
de la destruction. Une opération trop souvent répétée sur les logements modestes au profit de « terrains vagues 39 », de « parkings
lugubres 40 » ou de « constructions luxueuses 41 ».
Peter Blake, fondateur en cette année 1972 de la revue Architecture Plus, reçut dans son bureau son vieil ami Peter Davidson.
Ce dernier était directeur du journal Atlantic Monthly, pour lequel
Peter Blake avait rédigé un article recensant et examinant neuf
erreurs décelables dans l’architecture du Mouvement Moderne.
Le grand public avait réagi, provoquant un tollé général. La réception de l’article n’effraya nullement les deux compères. Davidson
commanda à Peter Blake un manifeste antimoderniste : après un
torpillage en règle, il y proposerait des voies alternatives à celles
qui constituaient l’architecture de l’époque, sorte de fonctionnalisme tardif clairement ancré sur les préceptes des pères modernes, mais dont l’absence de toute valeur subversive semait le
trouble au sein de la communauté des architectes. Ansi, l’ouvrage
Form Follows Fiasco ; Why Modern Architecture hasn’t work 42 parut
en 1974. Cette publication à laquelle s’était consacré Peter Blake
est entrée en contradiction avec son passé d’architecte moderne,
enseignant, auteur de nombreuses études critiques consacrées
à de grandes figures telles que Le Corbusier, Frank Loyd Wright,
Mies van der Rohe ou encore Marcel Breuer…
De plus, à partir de 1950 et ce durant vingt-deux ans, sa
carrière professionnelle s’est enrichie de responsabilités au sein
du comité éditorial de la revue Architectural Forum. Revue dans
laquelle figure, dans un des numéros de 1951, l’article prometteur sur l’avenir du Pruitt Igoe. Pour Form Follows Fiasco, Blake
ne conserve que les images de la démolition du projet : trois
photographies, trois instantanés du mouvement d’effondrement des blocs et de l’éruption du nuage de fines particules. La
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Christine Roels
légende, écrite de sa main, précise : « Projet de logement populaire
du Pruitt Igoe à Saint-Louis. Réalisé dans les années 1950, ce projet
a été applaudi et accueilli comme un schéma réellement éclairé. Mais
il a fallu le dynamiter, tout au moins en partie, moins de vingt ans plus
tard. En effet, cet ensemble était destructeur de toute vie humaine et
s’avérait une menace pour les quelques survivants 43. » Ce nouveau
portrait du Pruitt Igoe, subsistant à sa disparition physique, illustre le chapitre La Quête de l’Architecture. La quête est cet objet
tant recherché, idéalisé, qui pousse à l’action. Il est certain que
l’enchaînement des événements effectifs dans l’avancée ou le
recul dans la poursuite d’un objectif est important. La finalité de
chacune de ces entreprises sur la fonction, la mobilité, la technologie, le logement, la forme, le plan ouvert, la pureté, le zoning, la
ville radieuse, le gratte-ciel et l’architecture n’a pas, selon Blake,
été atteinte ici. L’ensemble renvoie à cet aphorisme dont le titre
est composé. Form Follows Fiasco rappelle aux lecteurs le Form
Follows Function, célèbre aphorisme de Louis Sullivan, incarnation en syllabes de l’Architecture Moderne, de ses réalisations, de
ses concepts. Blake empruntait alors les mots prononcés en 1968
par Philip Johnson : « L’architecture moderne est un fiasco… Il est
incontestable que nos villes sont plus laides qu’il y a cinquante ans 44. »
Les immeubles de grande hauteur, il ne leur reconnaît que peu de
qualités eu égard aux conséquences connues sur leur environnement et trop souvent désastreuses : des rafales de vent désagréables aux incendies ravageurs. Il dénonce, en particulier, l’élévation qui se compte parfois en centaines d’étages. Il la considère
comme un jeu dangereux de la part de quelques-uns, usant à
leur seul profit d’une science incapable de résoudre toutes les
interrogations structurelles. Les gratte-ciel n’auraient d’autre
justification de leur existence que la cupidité. En matière de
densité, il défend les recherches de Peter Land : « 200 personnes
pour 4000 m² […] cette densité serait très satisfaisante si l’on construisait de petits immeubles sans ascenseurs, facilement accessibles et
des maisons individuelles agglomérées le long des rues et autour de
charmants espaces libres 45. »
Pour toutes ces raisons, Le Pruitt Igoe incarna, dans cet
ouvrage, l’introduction à une nouvelle ère de l’architecture :
« Le monde postmoderne… Il a été créé par les maîtres modernes
eux-mêmes et par bon nombre de leurs échecs 46. » Suite à cette
sentence, Peter Blake posa des bases édifi catrices : oublier la
conception de tours, bannir la destruction de l’ancien, abandonner le tracé de nouvelles autoroutes, légiférer sévèrement sur
la qualité des produits industriels, vaincre le zonage, arrêter la
course au gigantisme, revoir les cours d’architecture et poser
un moratoire sur cette discipline.
Les critiques de Jencks et Blake démontrèrent que le
Pruitt Igoe devint, principalement grâce à sa démolition, un
projet emblématique pour toute une génération désireuse
de se défaire de cet héritage du Mouvement Moderne. Tous
convergeaient sur l’identifi cation de la disparition dans les
productions de la dernière période moderniste de la charge
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Souvenirs du Pruitt Igoe
réformiste d’antan. Ces réalisations n’étaient rien d’autre
de plus qu’une adhésion à un style, instrumentalisant les
fruits des recherches esthétiques et architecturales avantgardistes. L’effet caricatural de la lecture de cette architecture,
explicité par Jencks, montre à quel point il partage les idées
de Blake : « Plutôt que de me lancer dans une attaque en règle et
en profondeur contre l’architecture moderne pour montrer en quoi
ses maux sont très étroitement liés aux philosophies dominantes de
l’époque moderne, je m’en tiendrai à la caricature, à la polémique.
Ce genre a l’avantage (et l’inconvénient) de permettre de manier
allègrement les généralités, sans s’embarrasser des exceptions ni
des subtilités d’argumentation 47. » A ce propos, l’« à peu près » de
la locution de Jencks est à prendre véritablement en compte :
le 16 mars 1972 ayant été le premier jour de démolition, le seul,
un test de la dynamite et du mode mécanique de destruction.
L’attaque dans Form Follows Fiasco ; Why Modern Architecture
Hasn’t Work de Blake et dans The Language of Post-Modern
Architecture de Jencks, publié en 1977, vise surtout la
typologie. L’expression architecturale des bâtiments formait
rupture avec leur environnement bâti proche, avec l’histoire
d’une architecture plus traditionnelle, reconnue dans son
appropriation par ses habitants, dont les formes et dispositifs
ont été construits tout au long de l’évolution des pratiques. De
plus, le grand ensemble de ce type est également en rupture
de par la reconfiguration de l’espace urbain, empilant par
exemple les lieux de vie sur une surface au sol restreinte, mais
aussi de par une mise en question de l’ordre social, permettant
d’offrir à une classe sociale à bas revenus des logements
équipés destinés à une seule famille, en tant qu’alternatives à
des bâtisses parfois louées par plusieurs d’entre-elles. Peutêtre que cette volonté sous-jacente d’améliorer l’Homme par
de nouvelles conditions de vie, Jencks et Blake l’ont partagée
avec les architectes modernistes. Ils examinent néanmoins les
problématiques soulevées au Pruitt Igoe avec une nostalgie
propre aux postmodernes, attachée aux univers idéalisés d’un
monde préindustriel comme celui du charmant quartier de
maisonnettes mitoyennes. Il ressort de ces dernières attaques
fatales portées à l’image du Pruitt Igoe, autant un renvoi à des
coups d’éclat dans le milieu spécialisé de l’écriture stylisée
du manifeste, qu’une ouverture à des recherches de fond en
matière d’architecture et d’urbanisme.
Le Pruitt Igoe ne connut véritablement plus qu’une existence de papier, sans aucune présence probante dans le monde
du bâti. Présence qui n’aurait toutefois pas mis fin au débat.
Ainsi, à l’heure actuelle, l’esprit de communauté entretenu par
les quelques survivants, pressenti par Charles Jencks, demeure
l’un des deux aspects physiques du Pruitt Igoe. Chaque année,
depuis 1977, une nuit s’anime sous les spots de lumière et sur
les pas de danse de « Miss Lady Girl 48 », foulant le plancher d’une
salle de fête de Saint-Louis et rassemblant ses anciens voisins.
En 2005, la vingt-huitième réunion est sincère et chaleureuse.
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Christine Roels
Elle exalte par de grands moments de ferveur : « Lève tes mains
au ciel ! Ressens l’unité dans la pièce. Ce sont les résidents du
Pruitt Igoe ! Hourra au Pruitt Igoe ! Nous sommes de retour ! Autour
de toi, chéri(e), autour de toi. C’est la famille. Oui ! Cela faisait
longtemps, mais devine quoi ? Nous revenons ensemble aujourd’hui
en une famille ! 49 » Ensemble, ils ressuscitent un fantôme dont
la tombe est une large friche urbaine. Les plantes vivaces et
sauvages ont pris possession des quelques dépôts de détritus
déposés sur un sol devenu lit, presque éternel, des larges fondations de béton endormies.
L’autre visage du Pruitt Igoe se dessine dans les nouvelles réflexions qui pourraient être regroupées sous une seule
et même attitude. Attitude résumée par Joseph Heathcott,
professeur d’Etudes Américaines à l’Université Saint-Louis et
qui prépare un nouvel ouvrage sur le Pruitt Igoe : « […] La plupart
de ce que nous pensons connaître du Pruitt Igoe est basé sur des
documents rédigés par des individus et partis intéressés, il y a plus
de trente ans, et subséquemment répété comme étant la vérité 50. »
Dès 1981, un article du Journal of Architectural Education,
« Pruitt Igoe and other stories 51 » de Mary C. Comerio, use d’un
point de vue rétrospectif sur les événements factuels et littéraires, pour invoquer un contexte élargi aux réalités politiques,
économiques et sociales dans lequel ce projet a eu à se développer. La conjonction de facteurs défavorables à la réussite de
cette entreprise, plûtot que la conception des espaces, aurait été
la raison de cet échec. Dans ce cadre de réflexion, l’auteur étend
notamment son propos à un questionnement de la qualité d’expertise et des responsabilités de l’architecte dans une société de
plus en plus complexe. En 1991, un second article de ce même
journal The Pruitt Igoe Myth 52 de Katharine G. Bristol, se référant
au précédent, précise encore les renseignements permettant de
distinguer mythe et réalité à propos des informations véhiculées autour du Pruitt Igoe. L’article Why They Built the Pruitt Igoe
Project ? 53 d’Alexander von Hoffman du Centre d’Etudes sur le
Logement de l’Université d’Harvard et les démarches personnelles de Joseph Heathcott, se basent sur la volonté de retourner
à des recherches sur des sources de première main afin de
comprendre les interactions créées entre les milieux politique,
économique, social, urbain ou autres. Ces interactions étant
inévitables autour de ce type de projets d’architecture.
Finalement, de sa naissance à l’annonce de sa mort, le
Pruitt Igoe des mots et de l’image passa de l’objet d’une
critique architecturale à celui d’une critique sociopolitique. Il
incarna la valorisation du grand ensemble dans les années 1950
et la remise en question contemporaine des politiques urbaines. Entre-temps, il se fi t argument de poids pour d’une part,
les discours lançant des signaux d’urgence ou des propositions
progressistes à la société américaine, et d’autre part, pour
ceux marquant la fin du Modernisme. Aujourd’hui, sujet encore
vivant et friche toujours en attente d’un réaménagement 54 , l’entièreté de ses lignes ne parait pas avoir été rédigée…
71 – Vol. 01 – 03
Souvenirs du Pruitt Igoe
72 – Vol. 01 – 03
Christine Roels
Retour sur le Pruitt Igoe :
d’Aujourd’hui aux Origines
« I like
to think about it
when it was just
opened up, how
it was just like
Beverly Hills. »
Rose Jones
In ROBERTS R.,
It Was Just Like Beverly
Hills, River Front Times,
http://www.riverfronttimes.com/2005-06-01/
news/it-was-just-like-beverly-hills/full,
1 juin 2005, p. 2 sur 9.
73 – Vol. 01 – 03
Souvenirs du Pruitt Igoe
10.
9.
La friche urbaine
Les habitants de
Street lamp, Pruitt-Igoe.
Saint-Louis
I’d heard there were a
few of these. We found
Noël 1966 au Vaughn
one.
Housing Project
S t Louis - Protesters
angry of the condition of
their apartments march
in front of Jewel Apartments. 20 July 1970.
74 – Vol. 01 – 03
Christine Roels
Belle of the ball:
Miss Lady Girl takes to
the dance floor at the
Pruitt-Igoe reunion.
75 – Vol. 01 – 03
Souvenirs du Pruitt Igoe
8.
7.
La destruction
Les murs
Le premier effondrement
« Behind ghetto walls:
black families in a fede-
Le tas de gravats
ral slum »
Maquette de la façade
d’un immeuble
76 – Vol. 01 – 03
Christine Roels
77 – Vol. 01 – 03
Souvenirs du Pruitt Igoe
6.
5.
La galerie commune
Les étages
d’appartements
Croquis de conception
Plans types des étages
Début des années 1970
avec ou sans galerie
Schéma de distribution
de l’ascenceur
Montage de plans sur
photographie d’une
maquette d’immeuble
78 – Vol. 01 – 03
Christine Roels
79 – Vol. 01 – 03
Souvenirs du Pruitt Igoe
80 – Vol. 01 – 03
Christine Roels
4.
3.
Le projet associé d’un
Les quatre projets de
parc pour le centre ville
logement public menés
par le bureau Hellmuth,
Plan d’implantation
Obata and Kassabaum,
sur le site
Inc.
Schéma d’implantation
Schéma urbanistique de
dans la ville
la ville de Saint-Louis
Plan d’implantation
Photographie de la maquette du projet Joseph
M. Darst Apartments
Maquette du projet
81 – Vol. 01 – 03
Souvenirs du Pruitt Igoe
2.
1.
La rénovation du
Le projet Pruitt Igoe
quartier De Soto Carr
Photographie générale
Photographie au
pied d’un immeuble du
Pruitt Igoe
Photographie d’anciennes habitations
82 – Vol. 01 – 03
Christine Roels
du projet
83 – Vol. 01 – 03
Souvenirs du Pruitt Igoe
Notes
27. « Slum Surgery in St. Louis », op. cit. ; p. 128-136.
1. JENCKS Charles, Le langage de l’architecture
28. Ibid. , p. 134.
(Traduction de l’auteur).
post-moderne (1977), 4 e édition, Denoël,
Paris, 1984, p. 9.
2. GLASS Philip, « Pruit Igoe », 7’02, in Koyaanisqatsi,
Institute for Regional Education, Island Records,
New York, 1983.
3. NEWMAN Oscar, Creating Defensible Space, U.S.
29. LEE RAINWATER, op. cit. ; p. 3.
(Traduction de l’auteur).
30. op.cit. ; p. 101. (Traduction de l’auteur).
31. JENCKS Charles, op.cit.
32. Ibid. , p. 9.
33. + 34. Id.
Department of Housing and Urban Development,
35. Ibid. , p. 9.
Offi ce of Policy Development and Research USA,
36. Id.
Washington D.C., 1996.
37. BLAKE Peter, L’architecture moderne est morte à
http://www.defensiblespace.com/book.htm.
Saint-Louis, Missouri, le 15 juillet 1972 à 15h32
& NEWMAN Oscar, Defensible Space, (1972),
(ou à peu près), Moniteur, Paris, 1980, p. 158.
Collier Books, New York, 1973.
1e édition : Form Follows Fiasco : Why Modern Ar-
4. REGGIO Godfrey, Koyaanisqatsi, 87’,
chitecture Hasn’t Worked, Atlantic Monthly Press,
Alton Walpole & Ron Fricke, USA, 1983.
5. LEE RAINWATER, Behind Ghetto Walls ;
Boston, 1977.
38. + 39. + 40 + 41. Id.
Black Families in a Federal Slum (1970),
42. BLAKE Peter, op. cit.
Aldine Transaction, New Brunswick, 2007, p. 13.
43. Ibid. , p. 159.
(Traduction de l’auteur).
44. Ibid. , Quatrième de couverture.
6. Ibid. , p. 14.
45. Ibid. , p. 155-156.
7. Id.
46. Ibid. , p. 153.
8. Ibid. , p. 43.
47. JENCKS Charles, op. cit. , p. 10.
9. Ibid. , p. 15.
10. Ibid. , p. 13.
(Traduction de l’auteur).
48. ROBERTS Randall, It Was Just Like Beverly Hills,
11. + 12. Id.
River Front Times, 2005.
13. Ibid. , p. 42.
http://www.riverfronttimes.com/2005-06-01/
14. Ibid. , p. 16.
news/it-was-just-like-beverly-hills/
15. Ibid. , p. 43.
(Traduction de l’auteur).
16. Ibid. , p. 38.
49. Ibid. , p. 8-9.
17. Ibid., p. 23.
50. ROBERTS Randall, It Was Just Like Beverly Hills,
18. Ibid. , p. 41.
River Front Times, 2005.
19. Ibid. , p. 29.
http://www.riverfronttimes.com/2005-06-01/
20. Ibid. , p. 45.
news/it-was-just-like-beverly-hills/full, 1 juin
21. LEE RAINWATER, op. cit. ; p. 13.
2005, HEATHCOTT Joseph, p. 2 sur 9.
(Traduction de l’auteur).
(Traduction de l’auteur).
22. Ibid. , p. 36.
Joseph Heathcott prépare un livre sur le
23. NEWMAN Oscar, op. cit. ; p. 99-100.
Pruitt Igoe. Nous lui devons aussi une exposition
(Traduction de l’auteur).
24. ROBERTS Randall, It Was Just Like Beverly Hills,
River Front Times, 2005.
http://www.riverfronttimes.com/2005-06-01/
tenue au Massachusetts Institute of Technology
durant l’année 2004, intitulée Vertical City : The
Life and Design of Pruitt Igoe.
51. COMERIO Mary C., « Pruitt Igoe and Other
news/it-was-just-like-beverly-hills/
Stories », in Journal of Architectural Education
(Traduction de l’auteur).
vol. 34, n° 4, été 1981, p. 26-31.
25. « Slum Surgery in St. Louis »,
in Architectural Forum 94, avril 1951, p. 128-136.
26. « Four Vast Housing Projects for St. Louis:
Hellmuth, Obata and Kassabaum, Inc. »,
in Architectural Record 120, août 1956, p. 182-189.
84 – Vol. 01 – 03
52. BRISTOL Katharine G., « The Pruitt Igoe Myth »,
in Journal of Architectural Education vol. 44, n° 3,
mai 1991, p. 163-171.
53. Résumé disponible en ligne :
http://www.soc.iastate.edu/sapp/PruittIgoe.html
Christine Roels
54. Article traitant de cet avenir indéterminé :
6. X, s.d., p.131, in « Slum Surgery in S t Louis », Ibid.
M C KEE B., « Urban sand trap »,
NEWMAN Oscar, s.d., in NEWMAN Oscar,
in Architecture vol.86, n°4,
Creating Defensible Space, U.S. Department of
New York, avril 1997, p. 63.
Housing and Urban Development, Offi ce of Policy
& LEONARD M. D., « Pruitt Igoe Housing
Development and Research, Washington D.C.,
Complex », in S t Louis Post Dispatch historical
1996, p.11. http://www.defensiblespace.com/
summary, 13 janvier 2004.
http://www.stltoday.com/stltoday/news/special/
pd125.nsf/0/AB4B1191EB6948C186256E04006BB
BCD?OpenDocument
book.htm.
5. X, s.d., p. 130-132 in « Slum Surgery in S t Louis »,
op. cit.
4. X, s.d., p. 134-135 in « Slum Surgery in S t Louis »,
op. cit.
3. X, s.d., p. 127 in « Slum Surgery in S t Louis », op. cit.
Index des illustrations
X, s.d., p. 187, in « Four Vast Housing Projects for
10. AKITASAN, 4 novembre 2005, Flickr,
Architectural Record n°120, août 1956, p. 182-189.
S t Louis : Hellmuth, Obata and Kassabaum, Inc. »,
http://www.flickr.com/photos/51252573@N00/
MIZUKI Mac, s.d., p. 186, in « Four Vast Housing
1866497581/in/set-72157602922247332/,
Projects for S t Louis : Hellmuth, Obata and Kassa-
4 novembre 2007.
9. X, St Louis Missouri Historical Society,
baum, Inc. », op. cit.
2. Ibid., p. 188.
photographs and Prints Collections, MHS Page,
BERG Paul, Saint Louis Post Dispatch, s.d., p. 127
http://www.mohistory.org/content/LibraryAn-
in Slum Surgery in S t Louis, Architectural Forum
dResearch/EyesOfChild.html, 1999-2007.
DIAZ Bob, 20 juillet 1970, S t Louis Mercantile
94, avril 1951, p. 128-136.
1. MIZUKI Mac, op. cit., p. 182-183.
Library at the University of Missouri, Missouri
Digital Heritage : Collections, http://cdm.sos.
mo.gov/cdm4/item_viewer.php?CISOROOT=/stlg
lobedem&CISOPTR= 534&CISOBOX=1&REC=23,
23 juillet 2003.
SILVERBERG Jennifer, 28 e réunion en 2005, in
ROBERTS Randall, It Was Just Like Beverly Hills,
River Front Times, http://www.riverfronttimes.
com/2005-06-01/news/it-was-just-like-beverlyhills/full,1 juin 2005.
8. THE SAINT-LOUIS POST DISPATCH, s.d., p. 159 in
BLAKE Peter, L’architecture moderne est morte à
Saint-Louis, Missouri, le 15 juillet 1972 à 15h32 (ou
à peu près), Moniteur, Paris, 1980.
X, s.d., in JENCKS Charles, Le langage de l’architecture post-moderne (1977), 4 e édition, Denoël,
Paris, 1984, p.9.
7. RAINWATER Lee, s.d., in RAINWATER LEE, Behind
Ghetto Walls; Black Families in a Federal Slum
(1970), Aldine Transaction, New Brunswick, 2007,
première de couverture.
X, s.d. p. 133, in « Slum Surgery in St. Louis »,
Architectural Forum n°94, avril 1951, p. 128-136.
85 – Vol. 01 – 03
Souvenirs du Pruitt Igoe
POST LLN
Projet de Bernard Dubois
De l’invention de l’imprimerie à l’invention du Mégabyte, le livre est un moment.
Le contenu des livres devient accessible de partout, à tout moment et par
tout le monde. Le rôle d’une bibliothèque
n’est plus exclusivement d’offrir un lieu
de stockage et d’accès à l’information.
Cette information, pour en faire usage,
nous devons la choisir, l’assimiler, la
traiter, l’intégrer, la produire…
Dans notre proposition, l’ancienne
Bibliothèque des Sciences, remplissant
déjà effi cacement les fonctions de stockage et de consultation, reste intacte.
Quant au nouveau bâtiment, il prolonge
le programme de la bibliothèque existante et le complète en abritant un espace
de lecture, des salles de réunion, une
salle de conférence, une salle d’étude,
une librairie et un restaurant.
A la fois commerciale et publique,
l’extension offre également un espace
prestigieux de représentation utilisable
par l’Université et par les entreprises
installées aux alentours. Cet espace de
87 – Vol. 01 – 04
représentation est, de plus, nécessaire et
utilisable par les nouveaux occupants de
Louvain-la-Neuve, les entreprises installées à proximité, dispersées et accessibles en voiture.
Par sa position stratégique, le projet
offre une nouvelle façade et une visibilité
à la bibliothèque depuis le parking, cette
nouvelle image se distinguant de celle
depuis la Place des Sciences.
Nouveau pôle des facultés scientifi ques dans la ville, cet objet monumental remanie directement et de manière
contemporaine le motif mystérieux et
emblématique de la place des Sciences,
dont le style – moderne ou post-moderne
– est diffi cilement cernable.
Entre l’asymétrie de ses façades, la
symétrie de son plan et de ses coupes
en oblique, le projet joue d’ambiguïtés à
différents niveaux.
88 – Vol. 01 – 04
Bernard Dubois
89 – Vol. 01 – 04
POST LLN
90 – Vol. 01 – 04
Bernard Dubois
Niveau 0
Niveau 1
91 – Vol. 01 – 04
POST LLN
Niveau 2
Niveau 3
92 – Vol. 01 – 04
Bernard Dubois
Niveau 4
Niveau 5
93 – Vol. 01 – 04
POST LLN
Coupe longitudinale
94 – Vol. 01 – 04
Bernard Dubois
Coupe transversale
95 – Vol. 01 – 04
POST LLN
96 – Vol. 01 – 04
Bernard Dubois
97 – Vol. 01 – 04
POST LLN
Regard distancié sur la ville :
1968 – 1982 Blade Runner
Texte de Catherine Nguyen
LES CYBERPUNKS RÊVENT-ILS DE POSTMODERNISME ?
Los Angeles, 2019… La ville est devenue une gigantesque
mégalopole insalubre, obscure et polluée. Malgré l’exode de
l’humanité vers d’autres planètes, une population hétéroclite
et multiculturelle s’affaire encore dans les rues pluvieuses,
embouteillées et saturées de publicité. Les répliquants 1 , des
créatures artifi cielles d’apparence humaine, sont utilisés sur
les nouvelles colonies pour effectuer les travaux dangereux,
avilissants, ou encore pour le combat. A la suite de l’évasion de
quatre d’entre eux, des modèles ultra-perfectionnés, l’ancien
détective Rick Deckard reprend du service. En tant qu’ex-blade
runner 2 (chasseur de primes), il reçoit l’ordre de retrouver ces
fugitifs et de les éliminer. La tâche s’annonce diffi cile car, hormis le fait que ceux-ci soient dénués d’émotion et dotés de capacités physiques hors normes, rien ne les distingue des êtres
humains. La mission de Deckard débute à la Tyrell Corporation
où sont conçus ces répliquants. Il y rencontre Rachel, une répliquante dernier cri, qui se croit humaine…
Blade Runner est ce film réalisé en 1982 par Ridley Scott.
A la fois thriller, drame et film noir, il est une interprétation
libre du roman de science-fi ction de Philip K. Dick Do Androids
Dream of Electric Sheep ? (Les androïdes rêvent-ils de moutons
électriques ?), écrit en 1968.
Philip K. Dick est né à Chicago en 1928. Commençant à
écrire au début des années 1950, il peine à se faire éditer. Ses
thèmes dystopiques voire paranoïaques rencontrent peu d’écho
à cette époque, plus portée à l’expression de la joie de vivre
qu’à la suspicion. Dans les années 1970, un plus large lectorat
s’enthousiasme pour cet écrivain au style inédit. Ses nouvelles
et romans connaissent un vif succès, notamment en France
où ses idées rencontrent les préoccupations sociologiques
du moment, surtout après 1968. Reconnu comme véritable
auteur par le monde littéraire européen, il reste plus méconnu
dans son pays, aux Etats-Unis, en dehors du cercle des
magazines spécialisés. Lorsqu’il reçoit la proposition d’adapter
à l’écran Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, il
décline celle-ci et cède les droits d’adaptation, tout en suivant
l’évolution du scénario et du tournage. Il décède juste avant
99 – Vol. 01 – 05
Scène d’ouverture
du fi lm
« La réalité c’est ce qui
refuse de disparaître
quand on a cessé d’y
croire 3. »
Philip K. Dick
Ridley Scott et Philip
K. Dick
Philip K. Dick lisant un
article sur Blade Runner
L’affi che du fi lm
100 – Vol. 01 – 05
Catherine Nguyen
la sortie du film, qui marque le début de sa reconnaissance
autant par les milieux intellectuels et artistiques que par le
grand public. L’engouement pour cet auteur subversif s’est
aujourd’hui considérablement accru. Son œuvre, devenue une
référence incontournable de la littérature de science-fi ction du
XXe siècle, a engendré et influencé de nombreuses adaptations
cinématographiques comme Total Recall (P. Verhoeven,
Etats-Unis, 1990), Minority Report (S. Spielberg, Etats-Unis,
2002), Paycheck (J. Woo, Etats-Unis, 2003), A Scanner Darkly
(R. Linklater, Etats-Unis, 2006), The Truman Show (P. Weir,
Etats-Unis, 1998) ou EXistenZ (D. Cronenberg, Etats-Unis,
1999), et il est aujourd’hui étudié à l’Université. Bien que
sa reconnaissance fût tardive, Blade Runner a participé à la
découverte du potentiel critique de l’œuvre de Philip K. Dick.
« Il est de ces films mythiques, passés à la postérité, entourés d’une aura de légende, parfois acquise avec le
temps… Blade Runner est clairement de ceux-là. Sorti à
l’été 1982 dans l’indifférence générale, accusant un flop
cuisant au box-office américain, où triomphe alors E.T.
[S. Spielberg, Etats-Unis, 1982] ou Poltergeist [T. Hooper,
Etats-Unis, 1982], il constitue pourtant aujourd’hui une
étape majeure dans la science-fiction et, au-delà, une
référence importante dans la culture populaire, tant son
influence a été immense, sur les cinéastes bien sûr, mais
aussi sur l’architecture, l’esthétique… 4 »
Effectivement, aujourd’hui encore, Blade Runner suscite de
nombreuses analyses qui révèlent différents niveaux de lecture du film. En faisant éclore une esthétique de la décadence,
Ridley Scott y dévoile le côté obscur de la technologie.Comme
le démontre Bruno Giuliana, la ville y est le résultat de conditions
postmodernes 5 . De plus, l’accélération du processus entropique,
l’érosion des limites et l’utilisation abondante du recyclage sont
les signes de conditions postindustrielles.
A l’inverse, Mike Davis souligne les caractéristiques
typiquement modernistes de la vision de Ridley Scott 6 . Le film
est également considéré comme une référence de l’esthétique
cyberpunk, mouvement, lui aussi, fortement influencé par
l’œuvre de Philip K. Dick, qui s’est développé dans les années
1980 (cf. annexe 1).
Il est ainsi intéressant de voir comment l’adaptation d’un tel
récit de science-fi ction, à travers une mise en scène, donne aux
décors un rôle de premier ordre, quand l’architecture participe
au scénario et devient le canal d’une critique des projections de
la société contemporaine.
101 – Vol. 01 – 05
Regard distancié sur la ville
Scène du fi lm : survol du Q.G. de la police
Metropolis de Fritz Lang (1927)
102 – Vol. 01 – 05
Catherine Nguyen
UNE IMAGE RÉFLEXIVE
L’ARCHITECTURE COMME MÉTAPHORE
I. La ville futuriste
Par leur altérité, les récits de science-fi ction cherchent à créer
un effet de distanciation par rapport à la société contemporaine. Bien qu’il y soit plus souvent question des sociétés futuristes que des villes en elles-mêmes, l’espace urbain est un « cadre
privilégié pour rendre compte des transformations plus générales de
l’Humanité 7 ».
La ville prend alors un rôle narratif, métonymique ou métaphorique, pour incarner la civilisation future. Ses caractéristiques
nouvelles, qu’elles soient politiques, culturelles ou autres, se manifestent à travers ses formes bâties, en particulier dans leur version cinématographique. Par sa structure, la cité y témoigne de
la situation socio-économique du récit et donne une mesure du
contrôle qu’exerce l’Etat sur ses citoyens. L’urbanisme et l’architecture y sont également tributaires de moyens de communication, liés aux avancées techniques et technologiques et déterminent donc l’aspect futuriste de la ville (cf. annexe 2). L’anonymat,
le sentiment de perte d’humanité, l’absence de végétation sont
d’autres symptômes récurrents des dystopies urbaines.
De manière plus générale, il apparaît clairement que les
métropoles en science-fiction cristallisent et accentuent les
inquiétudes sociétales d’une époque. Pour cette raison, dans ce
genre fi ctionnel s’observe une certaine continuité temporelle,
marquée à la fois par des références cinématographiques à des
villes du futur, par des témoins des utopies passées et par des
situations urbaines historiques et contemporaines.
« La plupart des films ne se servent pas de la ville […]
comme d’un décor, mais comme d’un élément constitutif
de l’intrigue et du jeu des acteurs 8. »
Dans Blade Runner, la ville est un personnage clé de l’histoire.
En 2019, ce Los Angeles est fort différent de celui de 1982.
Influencée par la densité et la verticalité new-yorkaise, par la
frénésie électrique des néons de Times Square, Hong-Kong ou
Tokyo, la ville est une composition éclectique, un condensé de
citations architecturales où se fondent les spécifi cités de villes,
de cultures et d’époques différentes. Blade Runner présente
également une référence au film Metropolis de Fritz Lang, 1927,
héritage emblématique du cinéma muet en matière de représentation urbaine de science-fi ction, les codes du film noir des
années 1940 et le regard du réalisateur sur son milieu socioculturel. Leur confrontation dans l’image et la rémanence des détails architecturaux induisent une critique implicite ou parfois
explicite de l’urbanisation et de son évolution.
103 – Vol. 01 – 05
Regard distancié sur la ville
Scènes du fi lm
104 – Vol. 01 – 05
Catherine Nguyen
II. LE DÉCOR ET SES « NON-DITS »
Dans le cinéma d’anticipation, penser l’architecture participe
donc à la construction du scénario. La description du contexte
et de l’ambiance du récit lui apporte du sens. A fortiori, pour
adapter une œuvre littéraire, architecture et urbanisme permettent de transposer en quelques images les descriptions et
réflexions de l’auteur. Le décor incite alors à porter le regard
au-delà de l’action. L’environnement des personnages crée une
tension et prend part à l’intrigue, incarnant les états émotionnels et les rapports des uns avec les autres. En parallèle
à la structure narrative linéaire du thriller, l’architecture dans
Blade Runner est la métaphore des relations triangulées entre
humains, répliquants et société.
IIa. Humanité cherche nouvelle(s) unité(s)
Dans Blade Runner, alors que la plupart des habitants ont émigré vers les colonies spatiales, une partie d’entre eux demeure
sur Terre, en dépit de la pollution qui voile le soleil. Cette frange
marginale semble pourtant se complaire dans l’ambiance chaotique de la ville, représentée comme une sinistre mégalopole,
devenue un lieu sans rêves ni illusions, une cité oppressante
et sans limite, où la structure sociale a perdu sa raison d’être,
et l’urbanisation sa cohérence. Elle incarne l’état d’esprit des
personnages, comme J.F. Sebastian, personnage victime d’une
anomalie génétique ; Rick Deckard, personnage dépressif en
proie au doute et à une remise en question de ses certitudes ;
les répliquants, qui représentent l’amélioration génétique de
l’espèce humaine, mais dont la quête d’identité et d’individualité les poussent à transgresser leur condition d’esclave.
IIb. Perte d’identité : la ville schizophrène
La ville de 2019 s’est étendue sur base de la trame de la ville ancienne, mais aucun espace public et aucune logique de répartition horizontale ne permettent d’y déceler un plan régulateur.
Bien que l’urbanisation induise habituellement une dynamisation des relations sociales, dans ce L. A., évolution sociale et
urbanisation paraissent agir en interaction, comme deux forces
en concours, qui se renforcent l’une l’autre, menant par contre
tout droit à la dégénération de la société et à une indifférenciation des caractéristiques typologiques de la ville. A l’image
des nombreuses références à la mythologie chinoise revisitée
au néon, l’architecture exhibe ses hybridations, ses influences
disparates et la disparition de sa spécifi cité par rapport au lieu.
La schizophrénie, thème dickien par excellence, rend impossible toute expérience de continuité entre passé et futur et crée
de ce fait un décalage par rapport à l’ordre social 9 . Les répliquants
sont condamnés à cet état : ils cherchent à se construire une
histoire, à défaut d’un passé, et à prolonger leur durée de vie
limitée. Cet état schizophrénique et le décalage qu’il inflige aux
personnages permet de poser et de mettre en évidence les questions existentielles : qu’est-ce qui fait de nous des êtres humains ?
105 – Vol. 01 – 05
Regard distancié sur la ville
Siège de la Tyrell Company
106 – Vol. 01 – 05
Catherine Nguyen
D’où venons-nous ? Vers quoi allons-nous ? Quelles sont nos
valeurs ? etc. La perception qu’a le spectateur de cette société de
2019 est également schizophrénique ; il est projeté dans le présent du film en rupture avec son passé et son avenir, puisqu’il est
dans l’ignorance des évènements qui ont conduit à cette situation et des projets que cette société échafaude pour le futur.
IIc. Verticalité et caricature : la vente pyramidale
Historiquement, la domination a coutume de s’exprimer par
une position élevée, proche du soleil. La division horizontale
que nous connaissons entre quartiers riches et pauvres, entre
quartiers résidentiels, quartiers industriels et autres, le zonage,
est souvent transposée en une division sociétale verticale dans
les villes futuristes. Metropolis illustre cette métaphore de la
verticalité : les maîtres occupent le haut de la ville alors que
la cité des travailleurs en charge de son fonctionnement est
profondément enfouie.
Dans Blade Runner en revanche, seule une gigantesque
pyramide ultramoderne se distingue clairement du tissu urbain
et du centre-ville : la Tyrell Corporation, du nom du talentueux
généticien, concepteur du cerveau des répliquants. Allégorie
évidente du dieu-créateur, la pyramide incarne le pouvoir et le
monopole de cette entreprise qui domine le reste de la société. La référence directe à la typologie maya est ostensible et
évocatrice. En effet, la pyramide maya est un assemblage de
deux structures superposées, comme celles de la Tyrell Corp.
D’une part, la plus volumineuse est un socle monumental qui
n’a d’autre fonction que d’élever le temple, c’est-à-dire symboliser la supériorité du dieu aux yeux de la population. D’autre
part, en considérant la portée métaphorique de la cosmogonie
maya, qui liait étroitement culte, astronomie, sciences, arts et
sacrifi ces humains, le bâtiment évoque par sa seule géométrie
une civilisation complexe, fascinante et décadente… et suggère
peut-être aussi sa disparition brutale.
Pourtant, malgré cette imposante présence de la Tyrell Corp.
et son symbolisme appuyé, il n’est pas question à proprement
parler d’une organisation verticale du reste de la ville. Par
exemple, J. F. Sebastian, ingénieur-généticien chez Tyrell,
habite un hôtel du vieux L. A., tandis que l’ex-blade runner
Deckard occupe un appartement au 97e étage. Bien que le
paysage urbain soit marqué par la verticalité, il n’y a donc pas
de corrélation entre hauteur et statut social, ni d’indice de
distinction ou de critère d’appartenance à une classe sociale
particulière. Seul Tyrell s’est construit sa tour d’ivoire et s’est
isolé du reste de la société. Il la surplombe, l’alimente en
répliquants de haute technologie, mais il ne participe pas à sa
gestion et ne s’intéresse pas à son développement. La pyramide
est une parodie du système capitaliste et de l’individualisme.
Tyrell : « – Commerce is our goal here at Tyrell 10. »
107 – Vol. 01 – 05
Regard distancié sur la ville
Intégration effi cace des sponsors dans le fi lm
108 – Vol. 01 – 05
Catherine Nguyen
L’entreprise, seule au sommet, garde le monopole en maintenant la concurrence dans les rôles de sous-traitants. Grâce à
cette logique économique, l’entreprise semble s’être substituée
au politique. En réalité, elle ne se prévaut que d’une simulation
de pouvoir et d’autorité. En effet, la Tyrell Corp. paraît bien plus
puissante que le gouvernement, dont on ne peut identifier les
édifi ces administratifs parmi le foisonnement indéterminé de
gratte-ciel. Ni l’architecture ni l’urbanisme ne lui assigne de
position prépondérante, le gouvernement est confiné à un rôle
de gestionnaire dans la ville et, à l’inverse de Tyrell, néglige son
rôle de représentation. Ses bureaux administratifs sont archaïques, dépourvus du moindre signe de prestige ou de progrès
technologique.
IId. La ville porteuse d’images
Les rues en 2019 révèlent un autre indice explicitant une
position critique face à l’évolution du système capitaliste :
l’intrusion du message publicitaire dans l’espace public et
privé, sa propension à conquérir des espaces vierges et à
renouveler ses moyens. La publicité se substitue à la culture
tout en prenant son apparence, sous les traits d’une Geisha par
exemple. Comme la publicité a toujours été omniprésente dans
le paysage urbain de L. A., pour illustrer celui de 2019, l’effet de
distanciation vient d’un changement d’échelle, de média et de
support. Aux panneaux et affi ches collées se substitue l’architecture aux façades-écrans pour films publicitaires parlants. La
frontière entre illustration du monde réel et pure fi ction s’amenuise lorsqu’apparaissent des marques du quotidien, sponsors
du film : Coca-Cola Company, TDK, Atari, etc. Dès lors, en dépit
des différences, l’espace d’un instant, 2019 devient familier.
Comme cette invasion de la publicité s’est confirmée depuis
les années 1980 dans les centres urbains, son omniprésence
actuelle a contribué à la réputation visionnaire du film.
IIe. La ville porteuse de messages
Pour développer son programme de colonisation martienne,
l’État utilise aussi la publicité : un immense dirigeable soutient
des écrans géants et une voix langoureuse vante les bienfaits de
la colonie, l’Off-World. Le son et les rais de lumière qui pénètrent
les bâtiments soulignent le côté intrusif de la publicité, qu’elle
soit commerciale ou gouvernementale, dans l’espace privé.
La propagande est plus insistante dans le roman de
Philip K. Dick mais s’opère par des moyens de communication
typiques du XXe siècle, notamment par la prégnance de la
télévision dans les foyers des différents protagonistes :
« Comme le proclamaient les affiches, les spots publicitaires à
la télé et la propagande de merde que le gouvernement envoyait à tout le monde par la poste : « Émigration ou détérioration ! Émigrez ou dégénérez, c’est à VOUS de choisir ! 11 »
109 – Vol. 01 – 05
Regard distancié sur la ville
« […] Isidore était bien obligé de se résigner à regarder ( et
écouter ! ) encore la chaîne gouvernementale […] qui
diffusait l’éternelle propagande de Washington pour son
programme de colonisation 12. »
Des nouvelles de Philip K. Dick, transparaît l’esprit de contestation qui a marqué les années 1970. L’oppression ressentie
dans le roman par la répétition des intrusions publicitaires est
transposée à l’écran en un gigantesque show urbain de son et
lumière permanent.
IIf. Rapport de densité /(sur)population
Blade Runner est souvent interprété, à tort, comme une vision
de la surpopulation sur Terre. Le roman précise le contexte
post-apocalyptique de cet exode : une guerre nucléaire et des retombées radioactives ont causé la disparition de presque toute
vie animale et ont provoqué des dégénérescences qui menace
la survie du genre humain. Les androïdes rêvent-ils de moutons
électriques ? insiste sur la baisse de la densité de population :
« Et pourtant, pour l’époque, un immeuble en coprop à moitié plein, c’était déjà pas mal – le haut du panier du point
de vue densité de la population. Là-bas, dans ce qui avait
été, avant la guerre, la banlieue, on trouvait des immeubles entièrement vides… 13 »
La surface de logement est le premier indicateur d’une situation de surpopulation, comme nous pouvons l’observer actuellement au Japon, par exemple. Or, le logement de Deckard,
dans le film, est relativement spacieux alors que son statut social n’est pas particulièrement élevé. De même, J.F. Sebastian,
l’inventeur et proche collaborateur de Tyrell, habite seul dans
un immense hôtel désaffecté et décrépi.
J.F. Sebastian : « – I live here pretty much alone right now. No
housing shortage around here 14. »
La chambre d’hôtel de Léon, premier répliquant qui apparaît dans
le film, est vétuste, modestement meublée, mais elle a la taille et
l’aspect d’un appartement des années 1970-1980, équipée d’une
salle de bain avec baignoire, d’un espace de séjour, etc.
Une surpopulation caractérisée dans le film par les rues
grouillantes, l’accumulation de déchets sur la voirie et l’état de
délabrement des immeubles peut se comprendre autrement. Tout
d’abord, la foule et les embouteillages visibles dans le film sont
ceux d’un quelconque centre-ville. Dans le roman, Philip K. Dick
explique la raison du regroupement des populations :
« Logiquement, tous les réguliers auraient déjà dû émigrer
jusqu’au dernier. Défigurée comme elle l’était, la Terre
110 – Vol. 01 – 05
Catherine Nguyen
Scènes du fi lm
111 – Vol. 01 – 05
Regard distancié sur la ville
demeurait un endroit familier. Et peut-être les réfractaires
s’imaginaient-ils que le linceul de poussière finirait par
s’éclaircir ? En tout cas, quelques milliers d’individus
étaient restés là, répartis pour la plupart dans les centres
urbains où le contact physique mutuel leur redonnait un
peu de cœur au ventre 15. »
Ensuite, l’état de saleté des rues et le délabrement des édifi ces,
que connaissent nombre de quartiers pauvres ou industriels de
nos métropoles, peuvent s’expliquer par le laxisme de la classe
politique et expriment la décadence de la société. En effet,
puisque l’avenir de l’humanité se poursuit ailleurs (sur les colonies), les cités terriennes, comme Los Angeles sont des restes
urbains sans projet d’avenir, vouées à l’entropie.
« Il vivait seul dans le grand immeuble aveugle et dégradé,
avec ses mille appartements inoccupés, qui retournait
peu à peu, comme tous ses semblables, à l’entropie,
aux ruines… A la longue, tout ce que contenait l’immeuble tournerait en ratatouille indistincte, fatras sans nom
empilé du plancher au plafond de chaque appartement,
couches indifférenciées d’un pudding hétérogène et
pourtant homogène 16. »
De plus, les véhicules se déplacent aussi bien sur terre que
dans les airs. La circulation se faisant principalement au-dessus
de la ville, l’espace au sol est rendu aux piétons, aux plus petits
véhicules, aux échoppes, contrairement aux villes américaines
actuelles où la rue est exclusivement le domaine de la circulation automobile. L’espace public est utilisé à la manière des
villes orientales où vivre, travailler et manger se fait dehors,
d’autant plus que la vision anticipatrice de Ridley Scott est celle
d’une grande mixité de peuples et que l’intrigue se déroule
principalement dans les rues du quartier de Chinatown.
III. SECRETS DE FABRICATION
GENÈSE DE LA VILLE FUTURISTE
IIIa. Source de la ville futuriste
Philip K. Dick, dont le génie visionnaire et l’imagination débordante ne sont plus à prouver, n’est pas un auteur à longues
descriptions. Son roman Les androïdes rêvent-ils de moutons
électriques ? a inspiré la trame et les thèmes de réflexion du
film mais offre peu de points de comparaison visuels avec
celui-ci. Le lecteur interprète librement les descriptions laissées
vagues pour se construire sa propre image mentale.
« Dans un immense immeuble, vide et décrépi, qui avait jadis
abrité des milliers d’habitants… »
112 – Vol. 01 – 05
Catherine Nguyen
« Avant la Guerre Mondiale Terminus, cette ruine maintenant
inoccupée avait été entretenue à grands soins 17. »
La description architecturale la plus précise du roman reste :
« Le toit du palais de justice de Mission Street était hérissé d’une série de tours ornementées, dans le plus pur style baroque. Rick Deckard fut séduit par le modernisme compliqué de cette élégante structure, à ceci près qu’il ne l’avait jamais vu auparavant 18. »
Philip K. Dick ne s’intéresse pas aux aspects urbanistiques
ou matériels du futur, mais aux conséquences possibles de
certaines conjectures sur les conditions de vie et les relations
entre les êtres humains. Les éléments science-fi ctionnels,
objets du quotidien, lui permettent de tourner en dérision et de
dénoncer l’influence et l’emprise sur l’esprit critique et le comportement, que pourraient avoir les médias et les organismes
de pouvoir d’un système déshumanisant et ultra-capitaliste,
s’ils disposaient de technologies réellement intrusives.
Un exemple est le principe du Penfield ou « orgue d’humeur » :
« – Alors, compose-toi un triple 8, dit Rick pendant que le
récepteur chauffait. Avec un désir de regarder la télé quel
que soit le programme…
– Je n’ai pas envie de me programmer QUOI QUE CE
SOIT pour le moment, l’interrompit Iran 19. »
« Devant sa console à elle, il composa un 594 : soumission
reconnaissante à la sagesse supérieure de l’époux dans
tous les domaines. Devant sa propre console, il composa une attitude inventive et créatrice à l’égard de son
travail 20. »
Une fois encore, l’humour et la dérision, malgré le contexte
dystopique du roman, offrent un regard satirique et une
ambiance fort différente de celle du film. Ce ton ironique est
absent dans la vision de Ridley Scott qui joue sur le registre du
film d’action tout en conservant l’atmosphère mélancolique du
livre, dans la lignée du cinéma noir des années 1940.
IIIb. Conception de la ville futuriste
« La graphie de la ville de science-fiction à l’écran offre ainsi
d’évidentes connivences avec la bande dessinée (la
figure d’Enki Bilal, dessinateur avant d’être réalisateur
est, à cet égard, significative), la littérature (puisque la
plupart des films de science-fiction sont des adaptations
d’œuvres littéraires […]) et l’architecture (Fritz Lang) 21. »
Pour concevoir l’esthétique urbaine futuriste du film, Ridley
Scott s’est inspiré des dessins d’Enki Bilal et de ceux de Jean
Giraud alias Moebius dans Métal Hurlant.
113 – Vol. 01 – 05
Regard distancié sur la ville
Planche d’Enki Bilal
Le magazine Métal
(Immortel)
Hurlant
Planche de Moebius
Croquis de Ridley Scott
Illustrations de Syd
Illustration de Dane
Mead - 2X
114 – Vol. 01 – 05
Catherine Nguyen
Lui-même dessinateur de talent, il développe une ligne directrice précise lors de la définition esthétique de l’image et dirige le département artistique. Là sont réalisés des dessins par
trois illustrateurs différents, qui permettent de communiquer
les volontés du réalisateur au chef décorateur, Lawrence Paull,
et aux constructeurs. La collaboration du concepteur futuriste,
Syd Mead, qui a participé à la conception des univers visuels de
films tels que Star Trek (StarTrek II The Wrath of Khan, N. Meyer,
Etats-Unis, 1982), Tron (S. Lisberger, Etats-Unis, 1982), Aliens
(R. Scott, Etats-Unis et Grande-Bretagne, 1979), est déterminante dans la composition des ambiances et du design urbain. A la
fois dessinateur de projets d’architecture et d’urbanisme, illustrateur futuriste pour le cinéma et designer industriel, Syd Mead
sera le véritable « styliste » du film. Initialement engagé pour
imaginer les véhicules, il propose des dessins d’engins présentés dans un contexte urbanisé, dont les ambiances préfigurent
l’évolution de certaines métropoles contemporaines.
IIIc. Construction de la ville futuriste
Lors de la phase de pré-production du film survient une grève
des acteurs qui dure neuf mois ; le film bénéficie ainsi d’un temps
de préparation du décor et des accessoires exceptionnellement
long. Perfectionniste, Ridley Scott exige de ses dessinateurs
une diversité de détails qui donnera à l’écran cette qualité de
densité et de réalisme que beaucoup considèrent comme inédite
et encore inégalée à ce jour. Philip K. Dick est impressionné par
le soin apporté jusqu’aux moindres détails : les vêtements des
acteurs étiquetés d’une marque du futur, le logo des véhicules,
les couvertures de magazines, l’équipement urbain, etc.
IIId. Réalisation de la ville futuriste
Contrairement à Stanley Kubrick pour le tournage de
2001 : l’Odyssée de l’espace en 1968, Ridley Scott ne dispose
pas d’un budget suffisant pour construire de nouveaux décors.
Il doit composer avec ceux qui existent déjà. Le récit situé dans
un futur proche, il fait modifier les bâtiments, réels et de studio,
jusqu’à les faire correspondre aux illustrations. A partir d’un
décor de rue new-yorkaise des années 1940 et de celui d’une
rue de western, une équipe de quatre cents personnes doit
façonner une ambiance urbaine lourde et oppressante. Aux
façades sont ajoutées toutes sortes d’enseignes et d’équipements techniques (aération, climatiseurs, etc.), sorte de version
débridée de l’esthétique high-tech. Pourtant, contrairement
au mouvement high-tech qui propose plutôt une esthétique
aseptisée, Blade Runner montre une évolution de la ville par
ajouts fonctionnels successifs, sans volonté formelle d’ensemble. C’est une accumulation de fonctions et de morphologies
hétéroclites qui s’empilent sur la trace de la ville ancienne et
envahissent les interstices urbains. Cette démarche est appelée retrofitting 22 . L’ensemble urbain, influencé par le skyline de
Hong-Kong, est une hybridation entre décors et édifi ces réels
115 – Vol. 01 – 05
Regard distancié sur la ville
emblématiques de L. A., tels que l’Hôtel Bradbury, le Million
Dollar Theater, l’Union Station, la Ennis-Brown House de Frank
Lloyd Wright, etc. Cette démarche permet d’inscrire la représentation dans une construction narrative cohérente, historique
et dystopique et de croiser les différents regards sur une ville,
une époque, une société : habitués, idéalisés, désenchantés,
fascinés, etc.
Pour parvenir, dans un timing et un budget précis, à transformer cet univers western en une énorme mégalopole futuriste et à retrouver l’atmosphère des illustrations, les scènes
extérieures sont tournées de nuit, sous la pluie, et dans une
ambiance brumeuse et fumigène. Ces conditions permettent de
simuler la ville et de dissimuler les décors. Ainsi, par nécessités
techniques, le scénario rejoint les conditions environnementales du livre où la Terre est plongée dans une obscurité continue.
Par ailleurs, un dessinateur va développer le design d’une
quarantaine d’enseignes lumineuses différentes qui contribueront à donner la densité visuelle de la vie nocturne, anticipant
des paysages urbains comme Tokyo ou Times Square. La
pluie et la fumée éclairées par la lumière des néons créent une
ambiance particulière et apportent une patine aux décors, les
rendant plus crédibles sur la pellicule.
Les vues aériennes de L.A. et les scènes jouées par les acteurs sur fond urbain sont possibles grâce aux matte paintings.
Le procédé – qui consiste à peindre un décor en y laissant des
espaces vides dans lesquels les scènes filmées sont incorporées – permet de réaliser les vues plongeantes et de donner de
la profondeur aux paysages urbains. Chaque plan est donc une
fresque réalisée par le matte painter aux pinceaux et en négatif.
Ainsi, Blade Runner représente l’apogée de ces techniques
manuelles d’effets spéciaux. Elles seront ensuite progressivement
abandonnées par les grands studios au profit des effets numériques. En 1982, les premières images de synthèse du cinéma apparaissent dans Star Trek II de Meyer, puis dans Tron de Lisberger.
IV. DÉTAILS DE LA VILLE FUTURISTE
IVa. L’appartement de J. F. Sebastian
L’ingénieur généticien, atteint de sénescence accélérée, vit
dans un hôtel désaffecté : The Bradbury (cf. annexe 3). Ironiquement, les colonnes de l’entrée du bâtiment sont sculptées en
forme d’ananas, fruit symbolique de bonne santé dans le sud.
Son appartement est à son image et à celle d’une partie de la
société : en état de décrépitude accélérée, vide bien que peuplé
d’êtres artifi ciels recyclés, qu’il crée pour combler son vide
affectif et son incapacité à nouer des contacts sociaux.
IVb. L’appartement de Deckard
Deckard est un personnage froid et peu émotif, détaché de
la vie et de la société. Son appartement est une extension de
116 – Vol. 01 – 05
Catherine Nguyen
son état psychologique : son détachement est exprimé par sa
situation (au 97e étage), sa froideur et son état dépressif sont
renforcés par la pénombre. La présence de vieilles photos et
d’un piano, une évocation de l’union entre l’individuel et le
collectif au sein d’un espace, humanise Deckard et signifie que
dans le passé, il était capable d’émotions.
Pour générer le sentiment d’oppression et de surcharge
de l’espace représenté dans l’illustration de Syd Mead par un
foisonnement de mobiliers, l’équipe de décoration a utilisé le
relief des blocs de béton de la Ennis-Brown House construite à
Los Angeles, en 1924, par Frank Lloyd Wright. Voici la définition
que l’architecte donnait de la ville de Los Angeles elle-même :
« Penchez le monde sur un côté et tout ce qui ne tient pas très bien
glissera vers Los Angeles 23. » Le moulage des murs appliqué à
toutes les surfaces du bâtiment (corridor, ascenseur et intérieur de l’appartement) confère à l’architecture une présence
écrasante. Par ailleurs, le mobilier ne présente pas d’avancée
technologique particulière, l’appartement de type standard
tend à confirmer son statut de classe moyenne. Les seuls éléments futuristes sont sa localisation au 97e étage et l’ascenseur
à commande vocale.
IVc. La Tyrell Corporation - Plus humain que l’humain (devise)
Le futur est généré par l’ancien et la tradition. En tant qu’archétype architectural, la Tyrell Corporation est double. D’une part,
à l’inverse de la décadence du reste de la ville, elle représente
la vision technophile progressiste de la science-fi ction, une
géométrie pure sillonnée de technologie. D’autre part, elle
se réfère à la cosmogonie archétypale maya, au symbolisme
archaïque et mythique, qui s’oppose au L.A. profane.
L’espace intérieur révèle une architecture monumentale,
dépouillée et minérale, rythmée par une imposante double
colonnade. Les éléments de mobilier et la décoration éclectique
se composent d’improbables reliques de l’histoire comme un
buste en pierre et un bureau en marbre, accentuant la solennité
de l’espace. Une ouverture immense offre une vue sur le soleil
couchant. Cette seule apparition de la lumière naturelle dans le
film laisse sous-entendre que le bureau se situe au-dessus du
nuage de pollution et révèle une nouvelle technologie invisible d’occultation de la lumière. Tyrell vit dans l’antre du savoir
mystique et génétique où se côtoient les derniers modèles de la
technologie génétique, un hibou artifi ciel et Rachel, répliquante
dernier cri qui se croit humaine, et les vestiges du passé culturel. L’architecture de la Tyrell Corporation illustre l’exagération
des options architecturales et urbanistiques caractéristiques de
la science-fi ction. Elles incarnent la crainte de voir le pouvoir
garder le privilège du savoir et de l’histoire — ce qui entraînerait une déshumanisation couplée à une ségrégation spatiale
de l’environnement.
117 – Vol. 01 – 05
Regard distancié sur la ville
V. CONCLUSION :
LES ARCHITECTES RÊVENT-ILS D’ESPACES ÉCLECTIQUES ?
Maintenant que la réalité dépasse la fi ction ou s’apprête à le
faire, les prochaines générations de spectateurs auront sans
doute un regard différent sur la portée du film. Mais à titre
d’exemple, la ville du futur proposée en 1927 dans Metropolis,
au-delà du charme de l’imaginaire technologique désuet du
début du XXe siècle, reste une référence pour les recherches
actuelles. La dystopie a une vocation critique qui porte sur la
projection en avant, puis sur une remise en cause des sociétés
humaines à travers le temps. Elle prend alors place dans l’histoire en tant que témoin des espoirs et des peurs d’une époque.
Après un accueil des plus glacials, Blade Runner est devenu
une référence non seulement pour les amateurs de science-fi ction, mais aussi pour les scientifiques et les urbanistes :
« Le film Blade Runner, réalisé par le Britannique Ridley Scott,
a été élu meilleur film de science-fiction de l’histoire du cinéma par soixante des plus grands scientifiques mondiaux
sondés par le quotidien britannique The Guardian 24. »
« Les membres des comités d’orientation et de rédaction
d’Urbanisme ont été invités à nous communiquer la liste
des dix films qu’ils considèrent comme les plus représentatifs de l’imaginaire cinématographique urbain. Le tiercé
gagnant est le suivant :
premier, Blade Runner de Ridley Scott (1982) ;
deuxième, Manhattan de Woody Allen (1979) ;
troisième, Metropolis de Fritz Lang (1927) 25. »
Lorsque la science-fi ction projette, au-delà d’un caractère divertissant, elle peut devenir le regard critique, usant de l’image
de la ville et de l’architecture à travers le temps. Dans le réel
comme dans la fi ction, la ville est un livre ouvert : à parcourir, à
écrire, à raconter, à habiter…
Blade Runner explore un thème de réflexion qui a obnubilé
Philip K. Dick durant toute sa vie : Qu’est-ce qui fait de nous des
êtres humains ? Ridley Scott montre la ville non plus comme
l’expression d’intentions architecturales et urbanistiques, mais
comme résultante de la logique d’un système. La limite entre le
bien et le mal est remise en question, également au niveau urbain. L’intérêt du film ne réside pas seulement dans son aspect
visionnaire, en montrant une extrapolation de conditions urbaines existantes en un hypothétique développement, abandonné
aux seules lois de l’économie et de l’entropie, Blade Runner
pose en outre des questions laissées ouvertes : quel futur pour
nos villes ? En quoi l’évolution de nos technologies et de nos
villes serait le reflet de notre humanité ? Bien que rationnels et
fonctionnels, les artefacts humanisés glorifient le quotidien et
les sentiments. En considérant la position des répliquants, le
118 – Vol. 01 – 05
Catherine Nguyen
film questionne l’importance de l’identité, de la définition de
soi-même en relation à autrui et à l’histoire. La ville et l’architecture sont avant tout des lieux de rencontre, des concrétisations
de relations. Elles ne peuvent être pensées sans empathie.
« L’homme ou l’être humain sont des termes que nous devons comprendre et utiliser correctement : ils ne concernent ni l’origine ni l’ontologie, mais une manière d’être
dans le monde 26. »
Philip K. Dick, Hommes, androïdes et machines, 1976.
Annexes
1.
« Cette notion de faux souvenirs, d’implants mémoire, génératrice
de réalité virtuelle, fait de Philip K. Dick un étonnant visionnaire et
l’incontestable précurseur de toute la vague cyberpunk des années
1980. William Gibson s’en inspire dès ses premiers textes, comme
dans la nouvelle Johnny Mnemonic, dont le héros se balade avec
« des centaines de méga-octets planqués dans la tête ». Mais aucun
d’entre eux n’en a poussé les implications métaphysiques aussi
loin que Philip K. Dick. Ridley Scott a, par ailleurs, poursuivi cette
entreprise visionnaire en établissant les fondements de l’esthétique
cyberpunk, avec l’adaptation cinématographique d’un autre de ses
romans : Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?
Au tout début des années 1960, en abandonnant les conventions
d’une SF classique que l’on pourrait qualifier d’objective et
« réaliste », Philip K. Dick, tout comme l’auteur anglais J. G. Ballard,
créateur du concept d’espace intérieur, a fait éclater les limites du
genre. Cela a donné lieu à des œuvres ouvertes selon l’expression
d’Umberto Eco ou, comme le précise Yann Hernot dans son article
Science Fiction et Totalité : ‹ […] d’œuvres questionnantes plus que
répondantes, qui acceptent le jeu avec un extérieur problématique
qui, plus que jamais dans la prolifération folle de ses transformations,
reste à penser 27. › »
119 – Vol. 01 – 05
Regard distancié sur la ville
2.
« Avant 1890, peu de bâtiments s’élevaient à plus de sept étages.
Ensuite les ascenseurs électriques ont tout changé. […]
Alors que les villes s’emballèrent vers le ciel, notre vision de ce
que la ville moderne devait être s’est emballée encore plus rapidement. Trente ans après l’ascenceur électrique, ces bâtiments
toujours plus élevés avaient donné naissance à un nouveau concept
radical du logement humain.
Ce concept arrivait à son épanouissement dans les années 1920.
Peut-être avez-vous vu le film de Fritz Lang : Metropolis. Il a incarné
cette nouvelle vision en 1926. Les films modernes l’ont redécouvert,
mais ils y ajoutent des traits sinistres. Vous avez vu des caricatures
de la ville des années 1920 dans Blade Runner et Batman. Ceux-ci
montrent la vision (de F. Lang) devenue folle 28. »
(traduction de l’auteur)
3.
« L’hôtel Bradbury ( construit en 1893 par G. H. Wyman ) est un
monument architectural du centre de Los Angeles. A l’écran, il
apparaît désaffecté et laissé à l’abandon. Il correspond à l’état de
l’urbanisme et de l’architecture décrit dans le roman de Philip K. Dick.
Bâti en 1893 par un apprenti architecte, qui n’avait jamais rien
conçu avant ce chef-d’œuvre, le bâtiment en briques rouges de quatre étages n’a l’air de rien vu depuis la rue. Son cœur est en revanche
une symphonie unique de fer forgé, marbre, marqueterie et verre 29. »
Le bâtiment abrite actuellement les bureaux administratifs de l’American
Institute of Architecture.
120 – Vol. 01 – 05
Catherine Nguyen
7. OLAGNIER Pierre-Jacques, « Les dystopies urbaines
Notes
dans le cinéma de science-fi ction. Mise en regard
1. Un REPLIQUANT (androïde) est un être artifi ciel
des représentations spatiales de la ville dans les
doté de capacités physiques surhumaines, à
cinémas européens et américains », colloque La
l’apparence et au comportement humains.
ville mal-aimée, ville à aimer, 2007, p. 5, article en
Face à un répliquant de dernière génération
ligne, URL (septembre 2008) :
– Nexus-6 – seul le Test Voigt-Kampff, basé sur
http://www.ohp.univ-paris1.fr/Textes/
Olagnier.pdf
l’empathie, permet de distinguer l’homme de la
machine. Mais comment définir cette frontière si
une machine agit avec empathie à l’égard d’un
8. PAQUOT Thierry, « La ville au cinéma »,
in Urbanisme n° 328, 2003, pp. 43-44.
humain, ou si un humain en est incapable ?
9. Cette condition schizophrénique, qui aliène le
A l’instar de 2001 : l’Odyssée de l’espace de
sujet prisonnier d’un perpétuel présent, est
Stanley Kubrick (1968), le film propose un ques-
développée dans l’analyse de JAMESON Fredric,
tionnement sur le sens de la condition humaine et
« Postmodernism, or The Cultural Logic of Late
est devenu une référence dans le développement
Capitalism », in New Left Review, 1984,
de l’intelligence artifi cielle. Cette approche est
« Le postmodernisme ou la logique culturelle du
radicalement opposée à celle des « Trois lois de
capitalisme tardif », Ecole Nat.sup.des Beaux-
la robotique » inventée par Isaac Asimov, autre
Arts, 2007.
écrivain célèbre de science-fi ction. Philip K. Dick
10. Dialogue du film.
lui-même incarne cette réfl exion de plus en
11. DICK Philip K., Les androïdes rêvent-ils de
plus actuelle. Pour preuve, Hanson Robotics,
moutons électriques ? (1968),
FedEx Institute of Technology, le département
trad. Serge Quadruppani, Champ Libre,
Recherche / Robotique / Automation de l’Univer-
Paris, 1976, p. 13.
sité du Texas et l’Université de Memphis lui ont
Suite au film, le roman est rebaptisé
rendu hommage en créant l’androïde PKD à son
Blade Runner. Sous la forme d’une nouvelle,
image. Le public a pu s’entretenir avec son avatar
Robot Blues (éditée en français en 1968 puis
mécanique, mis en scène dans une réplique de
rééditée sous le nom de Sisyphe Blues) contient
son salon, à Chicago en juin 2005 (site offi ciel :
http://pkdandroid.blogspot.com/).
2. Un BLADE RUNNER est chargé de traquer et
les prémices du roman.
12. Ibid., p. 23.
13. Ibid., p. 9.
de « retirer » les répliquants récalcitrants. Le nom
14. Dialogue du film.
vient d’un roman de BURROUGHS William S. ,
15. DICK Philip K. , Les androïdes rêvent-ils de
Blade Runner (a movie), publié en 1979.
3. Illustration de G. K. Bellows,
moutons électriques ? , op. cit. , p. 22.
16. Ibid., p. 26.
article de WILLIAMS Paul, « Burgling the Most
17. Ibid., p. 20.
Brilliant Sci-Fi Mind on Earth – It is Earth, Isn’t
18. Ibid., p. 119.
It ? », in Rolling Stone, novembre 1975, p. 44.
19. Ibid., p. 11.
4. HEYRENDT Hubert, « Les visions d’un futur au
20. Ibid., p. 12.
présent », in www.lalibre.be, avril 2008, article en
21. OLAGNIER Pierre-Jacques, « Les dystopies
ligne, URL (mai 2008) :
urbaines dans le cinéma de science-fi ction »,
http://prepod.lalibre.be/culture/cinema/
2007, op. cit. , p. 6.
article/416711/les-visions-d-un-futur-au-présent.
html
22. Le RETROFITTING consiste à transformer une
machine ancienne en une machine de conception
5. GIULIANA Bruno, « Ramble City: Postmodernism
and Blade Runner », in October n° 41, 1987, p. 61-
moderne.
23. WRIGHT Frank Lloyd, cité par DEBRAINE Luc,
74, article en ligne, URL (août 2008) :
« Ailleurs. Downtown L.A., découverte pédestre »,
http://www.stanford.edu/dept/HPS/Bruno/
in Le Temps, octobre 2004.
bladerunner.html
6. DAVIS Mike, Au-delà de Blade Runner.
Los Angeles et l’imagination du désastre,
trad. Arnaud Pouillot, Allia, Paris, 2006.
121 – Vol. 01 – 05
Regard distancié sur la ville
24. Venaient ensuite 2001 : A Space Odyssey (1968)
en seconde position, puis Star Wars (1977) et The
Empire Strikes Back (1980) en troisième position.
Section : « Life news and features »,
in The Guardian, mardi 26 août 2004, p. 3. ,
guardian.co.uk © Guardian News and Media
Limited 2008, URL (juillet 2008) :
http://www.guardian.co.uk/science/2004/aug/26/
sciencenews.sciencefi ctionspecial.
25. PAQUOT Thierry, « Le palmarès de l’Urbanisme »,
La ville au cinéma, in Urbanisme n°328, 2003,
article en ligne, URL (mai 2008) :
http://www.urbanisme.fr/archives
26. DICK Philip K. , « Man, Android and the Machine »,
in S. F. at large, anth. Peter Nichols, Gollancz,
Londres, 1976,
« Hommes, androïdes et machines »,
trad. Brice Matthieussent, in Les défenseurs,
anth. Jean-Claude Zylberstein,
Domaines étrangers, 10/18, Paris, 1976.
27. BARBERI Jean, « Les trois stigmates de
Philip K. Dick », in Chronic’art webmag culturel,
article en ligne, URL (mai 2008) :
http://www.chronicart.com/dick/
28. LIENHARD John H. , « City of the Future »,
in Engines of our Ingenuity n°585,
University of Houston’s College of Engineering,
article en ligne, URL (mai 2008) :
http://www.uh.edu/engines/epi585.htm
29. DEBRAINE Luc, « Ailleurs. Downtown L.A.,
découverte pédestre », in Le Temps,
octobre 2004, article en ligne, URL (mai 2008) :
http://www.letemps.ch/dossiers/dossiersarticle.
asp?ID =144414
122 – Vol. 01 – 05
Catherine Nguyen
Porte- avions :
Hans Hollein versus Luc Deleu
Texte de Door Smits
En 1964, Hans Hollein expose son projet Aircraft-Carrier-City
Enterprise dans le cadre des Transformations , une série de
projets-collages, qui font partie d’une réflexion sur le changement d’échelle. En 1972, Luc Deleu propose le Mobile Medium
University à l’occasion d’un concours pour l’Université d’Anvers. Ce sont deux projets de porte-avions. Celui de Hollein est
souvent utilisé à titre de référence lorsque l’on parle de l’autre.
Mais pourquoi ces deux architectes introduisent-ils cet objet
dans l’architecture ?
Ce texte nous renvoie à l’époque des ultra-structures et
des micro-environnements et va nous permettre de découvrir
les différentes pratiques et théories de ces deux architectes, à
partir de leurs projets respectifs de porte-avions.
La première chose qui saute aux yeux quand on regarde les
deux projets est le fait que le porte-avions de Hollein est écrasé
dans le paysage, alors que le celui de Deleu est en fonctionnement, prêt à découvrir le monde. Ceci dévoile déjà les intérêts
divergents des deux architectes. Dans le projet de Hollein, le
porte-avions a perdu toute sa fonctionnalité. La ville prend
la forme d’une machine de guerre mais celle-ci apparaît sans
aucune modifi cation. Comme un readymade posé brutalement
dans les champs autrichiens. Hollein ne va pas adapter cet objet à l’architecture. Seul le mot « City » dans le titre donne une
indication quant à sa signifi cation. Il n’essaie pas de crédibiliser
sa proposition. On n’y trouve ni le dynamisme, ni la vitalité
d’une ville. Son échelle n’est pas identifiable. Le porte-avions
apparaît énorme à côté des petits arbres situés tout autour.
C’est une machine monumentale. Non seulement par sa taille,
mais aussi par la force de sa symbolique. Elle est collée dans
un contexte qui lui est étranger, un contexte où elle ne pourrait
probablement pas survivre. Hollein confère des caractéristiques humaines à son architecture. C’est comme si elle était en
train de mourir. En cela, il montre que, pour lui, l’architecture
est fondamentalement sacrée. Ce projet fait partie de son
plaidoyer pour un retour à la forme et au sens dans l’architecture. Un retour à une architecture qui provoque et fait appel aux
émotions. Hollein ne représente pas la ville par une mégastructure légère comme le font Constant, Yona Friedman, le groupe
123 – Vol. 01 – 06
Archigram, ou les Métabolistes au Japon. Son but n’est pas de
créer un monde meilleur. C’est le projet d’une « ville » qui ne se
pose pas de questions sur son propre fonctionnement.
« A aucun moment Hollein n’a partagé l‘euphorie des architectes de sa génération qui voyaient dans la mégastructure le moyen de résoudre le problème de la ville moderne
au développement incontrôlé 1. »
Cette machine mourante démontre les contraintes et les limites
des mégastructures. En signalant leur caractère autoritaire, le projet de Hollein se manifeste en tant que mégastructure autocritique 2.
« On y lit l’ironie par laquelle Hollein se démarque ici des
rêves futuristes pour réaffirmer la place de l’homme dans
la ville obligatoirement dominée par les technologies et la
communication 3. »
Mais le projet n’est pas seulement un commentaire sur les mégastructures des architectes visionnaires de cette époque. Le
bateau échoué, icône du modernisme déchu, dans le paysage
autrichien illustre le mépris de Hollein envers l’architecture
fonctionnaliste. C’est un manifeste contre l’impersonnalité,
contre le caractère monotone et froid de cette architecture.
Hollein remet en question le projet d’architecture en soi. Pour
lui, l’architecture sert à stimuler, à provoquer des émotions, et
à éveiller les sens. Il est fasciné par les possibilités de l’architecture non-physique, l’architecture comme art de l’environnement. Il explore son effet spirituel et son aspect culturel.
Dans le texte Zurück zur Architektur, il explique sa vision de
la manière suivante :
« L’architecture est sans but. Inutile dans le sens de l’utilisation
matérielle prédéterminée. La configuration (Gestalt) ne se
développe pas à partir des conditions matérielles d’une
utilité, mais à partir de l’essence de l’utilité elle-même, à
partir de sa signification spirituelle, à partir du sens de la
réalité physique.La spiritualisation du matériel conduit à
la matérialisation du spirituel. Par conséquent, il n’y a pas
d’architecture fonctionnelle, ou fonctionnaliste 4. »
Luc Deleu, quant à lui, imagine ses porte-avions en pleine action. Sur la maquette, il les a peints en vert, bleu, et blanc, avec
une bande de couleur contrastée. Celle-ci intensifie la maquette
et lui confère un ton positif et optimiste. Deleu propose de recycler et de réhabiliter trois porte-avions en les transformant en
université mobile. Ils circuleraient en permanence autour du
monde en respectant une distance intermédiaire de cent-vingt
degrés. Les étudiants auraient alors l’opportunité de voir le
monde entier pendant leurs études, sans jamais s’éloigner de
leur domicile de plus de vingt-quatre heures d’avion. Leurs an-
124 – Vol. 01 – 06
Door Smits
nées d’études seraient donc une exploration du monde au sens
littéral comme au sens figuré. Ce projet s’inscrit d’une manière
conséquente dans les préoccupations écologiques que Deleu
développe à cette époque. Il attire l’attention sur le fait que,
en raison de l’augmentation exponentielle de la population, la
sphère terrestre est de plus en plus bâtie. La surface disponible
sur Terre par habitant diminue sans cesse ; il faut donc se lancer
urgemment à la recherche d’alternatives. On sent là une forte
influence de Yona Friedman.
En 1980, il rédige son Manifeste de l’Orbanisme qui commence par le constat suivant :
« Tant que nous ne pouvons pas quitter notre planète en
masse, ni importer de l’espace, la Terre est une planète
qui en est réduite à ses propres moyens, outre l’énergie
solaire ( nécessaire ), et peut-être d’autres formes d’énergie spatiale, ( non déterminées mais nécessaires ) 5. »
Deleu conçoit des projets où la consommation du sol est largement réduite par une exploitation rationnelle et intensive des
terrains. En combinant les notions de mobilité, transport et habitat, tant sur terre que sur la mer, il considère que l’architecte
a pour mission de collaborer à la formulation d’idées à propos
de l’avenir de la Terre, afin de permettre à chacun de vivre dans
n’importe quelle forme d’habitation.
Le projet d’université n’est pas la seule proposition d’architecture recyclée et mobile de la part de Deleu. Il propose
notamment d’ouvrir un musée pour l’art cassé, d’utiliser des
monuments classés en tant que logement social, de transformer Anvers en Ville Roulotte, et de loger toute la population sur
des bateaux qualifiés de Mobile Sea Cities.
Le 30 mars 1979, Deleu pose la dernière pierre de Belgique.
Par ce geste, il affirme que construire peu, voire rien, pourrait être
la meilleure contribution architecturale au troisième millénaire.
La Mobile Medium University de Deleu suscite un étonnement joyeux. Un objet de guerre y est transformé en un objet
utile et paisible. Ce projet est né d’un idéalisme parlant et innocent. On ne peut nier son aspect naïf, et c’est justement ce qui le
rend à ce point modeste et charmant. Deleu défend une théorie
humoristique, claire, évidente, compréhensible et simple. Il va
explorer les frontières de l’architecture sans jamais proposer
l’impossible ou l’infaisable. La réalisation n’est pas un but en soi,
mais ses propositions sont toujours logiquement réalisables.
« Tout semble aussi évident et rationnel qu’utopique et
absurde 6. »
L’aspect ludique qui caractérise le porte-avions de Deleu est
complètement absent du projet de Hollein. On le qualifierait
plus volontiers de cynique que d’humoristique : on n’y retrouve
pas cette ambition d’améliorer le monde. Au contraire de Deleu,
125 – Vol. 01 – 06
Porte-avions
Hollein ne croit pas à la faisabilité de la ville et du monde. Avec
ce projet négatif, Hollein rejette l’aspect « thérapeutique » de
l’architecture 7. Il pose des questions plutôt que de proposer une
réponse. Il signale un problème, en l’occurrence la myopie et
l’étroitesse de l’architecture de cette époque, au lieu d’esquisser
une solution. C’est une provocation destinée à élargir les idées,
un appel aux esprits ouverts.
Il est étonnant que le projet de Hollein soit publié bien avant
celui de Deleu car il est en contradiction avec l’évolution générale de la pensée utopique de cette époque.
« The sixties were the age of the megastructures, the age of
utopian dreams but also of dystopian commentaries. The
beginning and ending of this age can be roughly marked
by two exhibitions at the MoMA in New York : Visionary
Architecture in 1960 and New Domestic Landscape in
1972. In the short history of the megastructures one can
observe the reversion of utopia to dystopia, from activist
optimism to critic and pessimism 8. »
On est alors à l’époque où l’architecture connaît une crise de
signifi cation, les dogmes modernistes sont remis en question
par certains architectes qui proposent des alternatives à l’architecture fonctionnaliste. Le modernisme d’après-guerre ne suffi t
plus. La lutte contre une architecture qui aurait perdu toute
signifi cation, toute personnalité et tout contenu, commencée
pendant les années 1960, cultive, durant les années 1970, une
pluralité et une multiplicité d’alternatives. Certains architectes vont redéfinir le champ de compétences de l’architecture,
ouvrant la discipline à l’art, au design, au théâtre etc. Ils se placeront en dehors de la pratique professionnelle, afin de pouvoir
réformer, d’une manière radicale, la discipline architecturale. Ils
vont modifier non seulement les formes de l’architecture, mais
aussi son concept même.
Hans Hollein et Luc Deleu sont à la fois architectes, artistes,
écrivains, médiums, humoristes, joueurs, etc. Ils vont détruire
l’idée d’une conception architecturale traditionnelle réduite aux
problèmes de la construction. Ils se distinguent du conventionnel et s’adaptent aux nouvelles conditions de l’époque. En toute
liberté, ils réussissent à trouver de nouveaux liens entre des
choses banales et l’architecture.
Chez ces deux architectes, cette attitude se manifeste dès le
début de leur carrière. En 1970, Deleu (qui vient d’être diplômé)
organise une exposition dans une galerie d’Anvers, intitulée :
Luc Deleu fait ses adieux à l’architecture. Avec ce titre, il donne
clairement le ton à son œuvre ultérieure, qui se distingue de la
pensée architecturale conventionnelle. Plus tard, il dira lors d’un
entretien avec Hans Theys, qu’il regrette d’avoir choisi ce titre :
« Il y a encore des gens qui ne savent pas qu’en fait ça fait trentecinq ans que je m’occupe d’architecture. J’aurais mieux fait d’intituler
cette exposition : Luc Deleu Super-Architecte et Multi-Millionnaire. »
126 – Vol. 01 – 06
Door Smits
Hans Hollein commence également sa carrière dans une
galerie d’art. En 1962, deux ans après avoir obtenu son Master
of Architecture aux Etats-Unis, il donne une conférence à la galerie St. Stephan au cours de laquelle il explique, à l’aide d’une
série de diapositives, sa conception de ce qu’est l’architecture.
Zurück zur Architectur (retour à l’architecture) est un plaidoyer
pour un retour aux origines, à l’essence même de l’architecture. C’est également dans cette galerie qu’il rencontre pour la
première fois Walter Pichler, le sculpteur avec qui il y exposera
plus tard – notamment lorsqu’il exposera ses Transformations,
dont fait partie le projet Aircraft-Carrier-City in landscape.
Deleu partage la vision des modernistes : l’architecture a
une responsabilité quant au bien-être de l’individu. Il ne porte
cependant pas son attention sur la qualité des habitations
individuelles, mais il s’investit autant qu’il peut et du mieux
qu’il peut dans tout ce qui touche au public. Il va ainsi redéfinir
l’architecture et propose un changement radical du contenu de
la profession. Il lui donne même un nouveau nom : l’Orbanisme.
« Les modernistes ont élargi la discipline de l’architecture à
l’échelle de la ville, mais ça ne suffisait pas. L’architecture
s’exprime sur deux échelles qui se rencontrent perpétuellement : l’échelle de l’homme et l’échelle de la Terre 9. »
Le projet de la Mobile Medium University rend compte de ces deux
échelles. Le nouvel architecte, ou plutôt l’orbaniste ne doit pas s’occuper de la conception des maisons. Sa tâche a maintenant une
dimension complètement différente. Deleu considère l’architecture
comme un exercice théorique, conceptuel, et non-pragmatique.
« L’information est maintenant une partie essentielle du
travail de l’orbaniste momentané. Il est un médium, un
trendsetter, et / ou un bouffon de ville, etc. »
Il réalise des projets, produit des publications, fait des apparitions, organise des expositions, conçoit des réalisations, joue,
etc. Son idéal maintenant est « l’espace libre ». Abandonnant les
infrastructures qui définissent l’espace mondial et le rendent unidimensionnel, l’orbaniste utilise à présent des ultra-structures qui
élargissent l’espace mondial sans limiter les diverses possibilités.
« L’orbaniste est devenu avant tout un théoricien qui, dans de
rares cas, réalise ses modèles visionnaires d’aménagement des espaces sur la Terre 10. »
Deleu part à la recherche d’une alternative convenable à la situation existante. Au contraire des postmodernistes qui, selon
lui, rejettent les objectifs des modernistes mais continuent
à matérialiser l’environnement construit de façon erronée. Il
décrit ceux-ci comme suit :
127 – Vol. 01 – 06
Porte-avions
« Aussi le postmodernisme n’est qu’un modernisme et ne
peut pas faire face à la nouvelle situation, par conséquent : l’architecture en révolution 11. »
Deleu part du principe que l’on peut concevoir la liberté à petite
échelle si l’on crée de l’ordre à grande échelle. Ce principe, on
le trouve chez Le Corbusier – « le dernier maître » selon Deleu –,
dans le Plan Obus pour Alger de 1939, où l’architecte dessine une
structure fixe dans laquelle chaque individu peut vivre sa vie.
En 1978, Deleu réalise une exposition intitulée : Proposition
pour l’abolition de la loi du 20 février 1939, autrement dit la loi
qui assure la protection du titre et de la profession de l’architecte. Il y construit un nid d’oiseau qui exprime le fait que, pour lui,
chacun doit avoir la possibilité de construire sa propre maison.
En Belgique, tout est architecture ! Il suffi t de regarder autour
de soi pour constater que cette loi n’a pas atteint son objectif.
Plus tard, il ira encore plus loin et distribuera gratuitement
sa signature pour de nombreuses demandes de permis d’urbanisme de maisons dessinées par leurs propres habitants.
Ainsi, entre 1979 et 1985, il signe les plans de cent-cinquante
maisons. Pour Deleu, les bâtiments ne doivent pas toujours
être de l’architecture et l’architecture ne doit pas toujours être
construite. Ainsi, le nouvel architecte, ou plutôt l’orbaniste, ne
doit certainement pas s’occuper de la conception de maisons.
De même, Hollein va exploser les frontières de l’architecture et tenter d’élargir les horizons de la discipline. Il constate
une croissance énorme des moyens et des technologies.
Tout devient possible dans cet environnement artifi ciel créé
par l’homme. Modifier l’environnement ne se limite plus à la
construction, tout est architecture.
« Les cabines téléphoniques sont des exemples antérieurs de
l’extension de l’architecture par les moyens de communication – un bâtiment de dimension minimale, mais enfermant
directement un monde environnant global. Des environnements de cette sorte, avec un lien encore plus étroit avec
le corps et sous une forme encore plus concentrée sont
aussi, par exemple, les casques de pilotes qui, à travers leurs
connexions télé-communicatives, élargissent les sens et les
organes sensoriels et qui se mettent également directement
en liaison avec de vastes domaines. Une synthèse et une
formulation extrême de la situation d’une architecture actuelle amène finalement au développement de capsules spatiales et particulièrement à celui de la combinaison spatiale. Un
logis est ici créé, qui est de loin plus parfait que tout édifice
et qui offre, d’autre part, un contrôle global de la température du corps, de l’arrivé de nourriture et du recyclage des
matières fécales, du bien–être et ceci dans des conditions
extrêmes, combiné avec un maximum de mobilité 12.»
Cette citation est extraite du texte Alles ist Architektur que Hollein
128 – Vol. 01 – 06
Door Smits
rédige en 1967 et publie en 1968 dans la revue BAU – revue dont
il est éditeur en collaboration avec Günther Feuerstein, Walter
Pichler, Gustav Peichl, et Sokratis Dimitriou entre 1965 et 1971.
Cette revue constituait un lieu important pour le mouvement de
l’architecture radicale en Autriche.
« On the one hand, the magazine excavated work lost to history, rediscovering the architecture of Rudolf Schindler,
Ludwig Wittgenstein, and Frederick Kiesler, among others.
On the other hand, the magazine was the vessel for desires that looked to radically expand architecture’s definition. The most notorious of these was Hollein’s 1968 text
Alles ist Architektur 13. »
Dans cette publication, le texte de Hollein est accompagné
d’une série de photomontages qui renforcent son point de vue.
« Les architectes doivent arrêter de penser en termes de
bâtiments ! 14 »
Il y montre, entre autres, le portrait de Lyndon B. Johnson
assemblé comme une raffinerie de pétrole, emprunté à la revue
activiste américaine Ramparts, une série de top models qui
portent des lunettes de soleil et « la pilule architecturale » ou le
« non physical environment kit. » Ce dernier atteste des intentions du manifeste de Hollein. Il propose en effet un paquet
de différentes pilules qui ont la faculté de créer des situations
environnementales variées. L’architecture devient ici « art de
l’environnement. » Comme la drogue, elle devient un moyen
d’imaginer un environnement virtuel ou hallucinatoire. La pilule
de Hollein est une architecture qui fonctionne par ses effets,
son action, et non par sa présence ou son impact visuel.
« Malgré son caractère dérisoire, la pilule s’inscrit dans la
continuité des projets élaborés depuis plus d’une décennie, appelant à considérer les ‹ actions › qui donnent à la
ville sa réalité et sa vérité – contre son bâti – qu’on les
appelle événements, situations, émotions ou stimuli 15. »
Dans le même esprit, il propose le spray spatial, qui permet de
changer l’atmosphère d’une salle. Ce produit « made in Austria »
sera vendu dans les supermarchés comme un remède à pas mal
de troubles : mauvaise humeur du patron ? moral bas ? manque
d’idées ? travail ennuyeux ? épuisant ? dérangements ? Dow
Jones en baisse ? irritation due aux fumeurs ? La solution : Svobodair ! Hollein nous montre ainsi que l’architecture est réalisée
non seulement pour être vue, mais aussi pour être touchée et
sentie. Elle dépasse sa fonction primaire de protection. L’architecture est ici libérée de toute structure, de tout formalisme.
C’est la dématérialisation totale de l’architecture, l’abolition de
l’espace et du temps. Tout est possible, tout est architecture !
129 – Vol. 01 – 06
Porte-avions
H. Hollein, Aircraft-Carrier-City in landscape, 1964
130 – Vol. 01 – 06
Door Smits
L.Deleu, Mobile Medium University, 1972
131 – Vol. 01 – 06
Porte-avions
Les deux architectes partagent une fascination commune
pour la technologie, et plus précisément pour son aspect esthétique. Selon Hollein, la technologie n’est pas seulement utile
par sa capacité à résoudre les problèmes constructifs, mais les
constructions technologiques possèdent une monumentalité
latente, et c’est la tâche des architectes de la découvrir et de
la mettre en évidence. En 1963, il renforce cette idée par un
collage qu’il réalise en collaboration avec Walter Pichler. Ils affi chent des images de l’architecture aztèque à côté de grandes
installations technologiques, telles que des plateformes de forage, des raffineries, une base de lancement de fusées, et… un
porte-avions, sur une double page du catalogue de l’exposition
Architektur. Ce collage est accompagné du texte suivant :
« Architekten haben nichts mit den grossen Bauwerken unserer
Zeit zu tun. Die Architektur von Heute gibt es noch nicht. »
En français :
« Les architectes n’ont rien à voir avec les grandes constructions de notre époque. L’architecture d’aujourd’hui
n’existe pas encore. »
« Today for the first time in the history of mankind, at this moment when immensely developed science and perfected
technology offer the means, we are building what we
want, making an architecture that is not determined by
technique, but that uses technique - pure, absolute architecture. Today, man is master over infinite space 16. »
Deleu est, quant à lui, convaincu qu’il faut exploiter les possibilités des nouveaux moyens technologiques afin de trouver des
solutions aux problèmes écologiques. Plutôt que de l’utiliser
pour maîtriser l’espace infini comme le propose Hollein, il veut
engager la technologie pour libérer cet espace. Il propose par
exemple d’utiliser des vaisseaux spatiaux pour se débarrasser
des déchets dans l’espace. Plus tard, il montrera, dans le cadre
de ses recherches sur l’échelle et la perspective, des grues
allongées à même le sol ; étrange beauté de l’objet défait de sa
fonction originale. Diffi cile, ici, de ne pas penser à la monumentalité du porte-avions de Hollein.
Avec leurs projets de porte-avions, les deux architectes
réussissent à exprimer par la simple introduction en architecture
d’un objet existant, sorte de readymade, leur vision de la discipline. Un seul photomontage de Hollein ou une seule maquette de
Deleu peut raconter toute une histoire, née dans l’esprit ouvert
de cette époque de contestation. Se dégageant de la manière
conventionnelle d’envisager l’architecture, ils arrivent à développer leur propre théorie de l’architecture, ou, comme l’écrit Guy
Châtel, ils parviennent à « toucher au cœur de la discipline. »
132 – Vol. 01 – 06
Door Smits
Notes
1. STANIC Jaqueline, « Hans Hollein,
Metaphern und Metamorphosen »,
in catalogue-Collection d’architecture du Centre
Pompidou, Paris, 1987.
2. Terme utilisée par ROUILLARD Dominique dans
Superarchitecture, La Villette, Paris, 2004.
3. RYKWERT Joseph, « Hollein’s General Approach »,
in A+U, février 1985.
4. HOLLEIN Hans, Zürück zur Architektur, Exposé
galerie St. Stephan, Vienne, 1962.
5. DELEU Luc, Het Orbanistisch Manifest, ICC, Anvers,
1980.
6. BEKAERT Geert, « Luc Deleu, a self-power man »,
in ARCHIS n° 4, avril 1991, p. 22-35.
7. ROUILLARD Dominique, Superarchitecture,
La Villette, Paris, 2004.
8. HEYNEN Hilde, « The antinomies of utopia.
Superstudio in context », in BYVANCK Valentijn,
Superstudio – The Middelburg Lectures,
De Vleeshal + Zeeuws Museum, Middelburg,
2005, p. 61-74.
9. DELEU Luc, Luc Deleu en T.O.P. Offi ce 1967-1991
(catalogue), Anvers, Muhka, 1991.
10. DELEU Luc, Het Orbanistisch Manifest,
ICC, Anvers, 1980.
11. DELEU Luc, Postfuturismus ?,
Den Gulden Engel & De Singel, Anvers, 1987.
12. HOLLEIN Hans, « Alles ist Architektur »,
in Bau schrift fur Architektur und Städtebau n°23,
1968.
13. BUCKLEY Craig, « From Absolute to Everything :
Taking Possession », in Alles ist Architectur,
conférence à Little Magazines: then and now,
Princeton, 2007.
14. HOLLEIN Hans, « Alles ist Architektur »,
in Bau schrift fur Architektur und Städtebau n°23,
1968.
15. ROUILLARD Dominique, op.cit.
16. HOLLEIN Hans, Arts & Architecture, 1963.
133 – Vol. 01 – 06
Porte-avions
Hypotiposis*
Projet de Michaël Ghyoot
* [ornement par lequel
la signifi cation du texte
est à ce point éclairée
que tout ce qui se trouve
sous le texte et qui
manque d’âme et de
vie en semble vitalisé
(J. Burmeister, Musica
Poetica, 1606)]
Si l’on envisage le terme « extension »
selon la première définition du Trésor de
la Langue Française – à savoir : « développement dans l’espace par englobement
d’éléments, d’objets qui n’étaient pas inclus primitivement » – on est rapidement
confronté à des questions d’intégration
fort complexes, dans la mesure où la
Place des Sciences possède une très forte homogénéité s’accompagnant d’une
grande qualité spatiale. En englober des
éléments, ou tenter de s’y étendre risque
bien de mettre à mal cette belle unité.
Non seulement la Place des Sciences
– l’écrin –, mais également le bijou qu’elle
renferme – la Bibliothèque des Sciences
– possèdent cette grande qualité spatiale.
Il y règne une ambiance magistrale (dans
les deux sens du terme) et délicieusement
surannée, qui ne laisse d’ailleurs personne
indifférent. Cela tient tant aux éléments
de décoration qui s’y trouvent (modèles
réduits, squelettes, animaux empaillés,
plaques de cuivre au plafond) qu’aux
caractéristiques intrinsèques de l’espace
(contractions, dilatations entre les rayonnages et l’espace de travail, qualité du
béton, lumière savamment maîtrisée).
Cependant, on peut constater que
certains espaces ne sont pas exploités
de la manière la plus effi ciente. C’est
le cas notamment de l’entresol – prévu
à l’origine pour devenir une cafétéria –
qui mériterait quelques aménagements
organisationnels pour devenir un espace
tout à fait exploitable.
C’est le cas également des réserves,
partie immergée mais conséquente de la
135 – Vol. 01 – 07
bibliothèque, actuellement inaccessibles
aux visiteurs alors même qu’ils pourraient y trouver des documents spécifiques ainsi que des espaces de travail
supplémentaires.
Je propose donc, dans un premier
temps, de rendre accessible et viable
cette partie du bâtiment.
Or ceci constitue un acte fort : Il ne
s’agit pas simplement de libérer de
l’espace ou d’exposer des documents ; ce
sont dans les racines même de Louvainla-Neuve que nous nous aventurons.
Si, pour le Philosophe, la cave est cet
être obscur, cet être qui participe aux
puissances souterraines, le royaume de
l’irrationalité, les sous-sols de la bibliothèque, en tant que première cave de la
ville, renferment, à n’en pas douter, les
secrets les plus inavoués de Louvainla-Neuve. C’est là que doivent se tapir
les plus grands traumatismes de cette
étrange ville – Abel-la-Neuve – née d’une
rupture douloureuse. Songeons par
exemple aux collections de revues scientifiques amputées de leur numéros pairs,
restés à Leuven lors du Walen Buiten.
S’y risquer, c’est donc exhumer tout
l’inconscient de la ville !
Et c’est précisément ce que je propose en les ouvrant au public : procéder
à une psychanalyse collective de la ville.
Voilà l’occasion, trente-six ans après
sa création, de revenir sur ses traumatismes, ses névroses, ses actes manqués.
Pas pour la guérir – ce n’est du ressort ni
de l’architecture ni de la psychanalyse –,
mais bien pour prendre acte d’un certain
nombre de faits.
Par exemple, en explorant les soussols nous tomberons immanquablement sur les voitures que la ville, à sa
naissance, a rejetées sous sa surface, et
qu’aujourd’hui encore, dans un comportement schizophrénique, elle refuse
d’affronter.
Peut-être aussi, trouverons-nous des
traces des intentions directrices de la
ville, que Louvain-la-Neuve s’évertue à
ne plus vouloir considérer aujourd’hui.
En masquant par exemple les notions de
136 – Vol. 01 – 07
Michaël Ghyoot
137 – Vol. 01 – 07
Hypotiposis
participation, de coopération, de collectivité derrière des stratégies de city
branding de province.
Cette opération de psychanalyse
constitue donc le point de départ pour
le développement d’une extension de la
bibliothèque, comprise selon la seconde
définition du terme, à savoir : « accroissement, augmentation des possibilités
par adjonction de dispositifs, d’appareils
supplémentaires ».
Cette définition nous amène à envisager la construction d’un nouvel édifi ce,
légèrement à l’écart de la Place des
Sciences. Situé dans un contexte plus
proche du campus que du tissu moyenâgeux, il doit assumer une inévitable
autonomie. Celle-ci se traduit dans une
forte compacité et dans la programmation de l’extension, en l’occurrence du
stockage d’ouvrages précis, des salles de
travail pour petits groupes ainsi que des
espaces de travail pour des chercheurs
et l’administration.
Une fois cet axiome de base posé,
le projet oscille sans cesse entre deux
pôles a priori antagonistes. Il tente de
surmonter l’apparente contradiction
entre, d’un côté, une expression et une
organisation claire, naturelle, évidente,
distinguée comme dirait Loos, et, de
l’autre côté, un fort pouvoir évocateur,
expressif, fantasmagorique, hérité de la
première partie du travail.
Ainsi, d’une part, le projet fait, par
exemple, l’objet d’une réflexion sur ce
que peut être une organisation typique
(au sens où Grassi par exemple utilise
ce terme) autour d’un patio ; il invoque
des principes transcendantaux (tracés
régulateurs, nombre d’or, etc.) ; jusqu’à
un certain point, il s’inspire de lieux communs évoqués par la bibliothèque.
D’autre part, il se nourrit de références puisées dans des édifi ces célèbres
de la littérature. Cette dernière possède
en effet cette caractéristique de parvenir
à conférer à l’architecture énormément
de puissance, sans jamais la matérialiser – par essence elle ne peut être que
virtuelle. Ainsi le Château d’Argol de
138 – Vol. 01 – 07
Michaël Ghyoot
Julien Gracq, l’Univers-Bibliothèque de
Borges ou la Bibliothèque du Monastère
de Umberto Eco sont des références
implicites du projet.
Cette oscillation constante que je
viens d’évoquer se retrouve à plusieurs
niveaux. Dans une certaine mesure, le
mode de représentation un peu particulier rend compte de cela. Si le plan
constitue probablement la trace la plus
fondamentale de l’édifice, la plus abstraite aussi, la représentation axonométrique est censée apporter plus de réalisme.
L’axonométrie droite, un cas particulier
d’isométrie, se rapproche davantage
des codes du plan. Quant aux ombres,
elles apportent un troisième niveau de
lecture, qui assure le lien entre les deux
précédents. Le projet s’est nourri de ce
mode de représentation. Dans le même
ordre d’idée, mais à l’exact inverse, les
perspectives expriment une vue « réelle »,
alors qu’elles ne sont que le produit d’une
construction géométrique rigoureuse.
Derrière ce genre de considérations
se retrouve également une volonté de
garder un contrôle sur l’ensemble de la
production. Ainsi les matériaux et les
systèmes constructifs (en béton coulé et
blocs béton) sont choisis pour leur simplicité, qui permet de garder une maîtrise
sur la construction et qui permet également de faire la part belle au savoir-faire
de l’artisan chargé de la mise en œuvre.
Cette forme de simplicité, proche des
fondements du vocabulaire architectural,
permet aussi de commencer à tester les
limites des systèmes que je me fixe, pour
les détourner, les dépasser, les pervertir.
Les variations sur le thème de l’appareillage sont virtuellement infinies ; de
légers décalages par rapport à l’orthogonalité se répercutent un peu partout
dans l’édifice ; les différents rythmes se
décalent ou s’harmonisent, etc.
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Niveau 1
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Hypotiposis
Oppositions :
la critique en « montage »
Texte de Déborah Hasson
La revue d’architecture Oppositions, publiée à l’origine
par l’Institute for Architecture and Urban Studies (IAUS),
est extraordinaire dans sa contribution à la théorie de
l’architecture. Au-delà d’un vecteur de diffusion, Oppositions
agit comme document répercutant la pensée critique des
années 1970. Il serait toutefois incorrect de n’y percevoir qu’un
« reflet » de la production architecturale de cette période. Les
articles pris comme tels, indépendamment de leurs référents,
peuvent être considérés comme production en tant que telle et
se juxtaposent ainsi à l’œuvre architecturale construite.
Partant de cette conviction, nous proposons d’élaborer notre
étude en abordant la revue de deux points de vue : d’une part en
tant que lieu de la représentation, de l’interprétation de la scène
architecturale et d’autre part comme constituant de la scène
elle-même. Sans doute faut-il relativiser l’autonomie de la revue
d’architecture par rapport à ce qu’elle est supposée représenter
au risque de faire abstraction du contexte dans lequel elle
s’insère. Ainsi, c’est en considérant l’autonomie relative
de la revue Oppositions que nous pourrons non seulement
réinterpréter l’ambition de ses auteurs, mais aussi disséquer
l’espace interne de publication. Nous tenterons de mettre en
exergue les spécificités de la revue dans son contenu, dans sa
forme (la couverture et la mise en pages feront l’objet de notre
attention) et dans les relations qui s’établissent entre les deux.
En tant que mode de communication, nous verrons dans quelle
mesure Oppositions est comparable aux revues de son temps,
voire d’aujourd’hui.
« Oppositions is an attempt to establish a new arena for
architectural discourse in which a consistent effort will be
made to discuss and develop specific notions about the
nature of architecture and design in relation to the manmade world 1. »
C’est par cette assertion, à l’occasion de la publication du
premier numéro en 1973, que Peter Eisenman, Kenneth
Frampton et Mario Gandelsonas introduisaient les objectifs
de la revue. Inscrivant Oppositions dans le contexte de la
149 – Vol. 01 – 08
pensée architecturale américaine, les éditeurs insistaient plus
particulièrement sur la nécessité de développer un point de vue
critique ouvrant ainsi la voie à l’émergence d’une publication qui
se distinguerait assurément des autres revues de son époque.
Oppositions est née de la volonté de rendre compte, par
le biais d’un périodique, des diverses recherches théoriques
et pratiques menées par les membres de l’IAUS. Créé en 1967
par Peter Eisenman, cet institut constituait un centre culturel et
intellectuel, une arène de dialogue, d’échange et d’information
qui organisait de multiples expositions et conférences ainsi
que l’édition de publications (Oppositions Books) et de
périodiques (Oppositions, Skyline, née en 1978, dirigée par
Andrew MacNair et traitant de l’actualité de l’architecture).
La contribution majeure de l’IAUS est sans nul doute
Oppositions. Les origines internationales de ses principaux
auteurs – Colin Rowe, Kenneth Frampton, Anthony Vidler,
Diana Agrest, Mario Gandelsonas et Peter Eisenman – n’y
sont probablement pas étrangères. La revue apparut dans
une période d’effervescence de l’écriture, les années 1970,
qui furent marquées par la redéfinition de la profession et de
la pensée architecturale. Alors qu’on assistait aux Etats-Unis
à la naissance d’Oppositions, la revue Architectural Design
attestait d’un épanouissement quasi simultané de la pensée
architecturale en Grande-Bretagne. On se souvient également
de la première parution, en 1971, de la revue japonaise
Architecture and Urbanism (A+U) quelques années seulement
après l’émergence de la revue italienne Lotus. Outre ces
nouveaux périodiques commerciaux, les revues d’architecture
académiques proliférèrent. Aux Etats-Unis, de 1952 à 1973,
Perspecta publiée par la Yale University School of Art and
Architecture demeurait le seul périodique académique traitant
d’architecture contemporaine, d’histoire et de théorie 2 . Dans un
article de The Journal of the Society of Architectural Historians,
Mitchell Schwarzer revient sur cet essor académique : « Are
the new academic journals responding to the decline of analytical
substance in the trade magazines ? Is their emergence part of the
cause of this decline or is it just that academic and professional
conversations are moving apart ? […] During the same decades
that saw intellectual analysis vanish from trade periodicals and the
popular press, history and theory thrived within American schools of
architecture. Through a slew of new Ph.D programs, conferences,
books, and journals, writing in architecture in American universities
has become more philosophical and scholarly than ever before 3. »
Au cours des années 1960-1970, se manifeste en effet un
renouveau d’intérêt dans les universités américaines pour
l’étude de l’histoire de l’architecture : « For an architect, to edit
a magazine, like teaching, or participating in public debates, is a
way of cultivating theoretical reflection, not as a separate activity,
but as an indispensable part of design craft. Indeed, theory and
history have been and still are, two important constituents of
design, at least for my generation 4. » Par une telle déclaration,
150 – Vol. 01 – 08
Déborah Hasson
“The institutionalization
of architectural theory is
evident in the founding of two independent
think tanks in New York
(1967-85) and Venice
(1968-), both of which
undertook prodigious
publication. Similar in
its mission to London’s
Architectural Association
(AA, founded 1847), the
cosmopolitan Institute
for Architecture and
Urban studies (IAUS)
in Manhattan offered
a program of lectures,
conferences, symposia,
and exhibitions. Like
the AA and the Venice
Institute, the IAUS was
established by a board of
architects (led by Peter
Eisenman) in opposition
to the existing architectural educational system,
which in England and
Italy is state-run”.
NESBITT, Kate,
Theorizing a New Agenda for Architecture: an
Anthology of Architectural Theory 1965-1995,
Princeton Architectural
Press, New-York, 1996.
Vittorio Gregotti – éditeur de Casabella dès 1982 – rendait
compte notamment des positions de la ligne éditoriale
d’Oppositions. Notons, par ailleurs, que la crise pétrolière de
1973 contribua sans doute en partie à ce repli des architectes
sur une approche théorique. Ainsi, l’IAUS – financé depuis sa
création en 1967 par des groupes privés et des organismes
publics – fut forcé en raison de la crise économique de
revoir ses objectifs prioritaires, d’abandonner sa position
opérationnelle (dont son contrat avec le US Department
of Housing) et d’accorder plus de place à l’enseignement.
Mais ce ralentissement du secteur de la construction et plus
généralement du contexte économique restent secondaires
en regard de l’essor académique accompagnant la crise que
connut la discipline architecturale durant les années 19601970. Aux Etats-Unis, depuis l’exposition International Style
organisée en 1932 au MoMA de New-York par Philip Johnson,
l’architecture s’était engagée dans une dérive fonctionnaliste
et décadente du modernisme. Le langage de l’architecture
moderne européenne y était récupéré au profi t d’un « style ».
L’adoption de ce vocabulaire faisant l’économie de la dimension
idéologique du Mouvement Moderne. « By the late 1970’s
functionalism was a sinking ship 5. » Cette métaphore proposée
par George Marcus illustre la position communément admise
par les architectes rejetant les idéaux modernistes. Bien que
s’inscrivant dans des courants architecturaux différents, c’est
dans une aversion commune pour la syntaxe du verre et de
l’acier que certains architectes américains tels Robert Venturi et
son épouse Denise Scott Brown, Frank Gehry, Michael Graves
et Peter Eisenman proposèrent une alternative au langage
fonctionnaliste.
« Architectural culture is disseminated either directly through
architecture, or indirectly through talk, conferences,
television, books and magazines. In the 1920s, small
magazines with circulations from 500 to 30,000 had a big
impact, especially if they were polemical ones. Today,
small, elite, professional magazines have taken their role.
These include AD, Arch, Architectural Review, Casabella,
Domus, El Croquis, Lotus, Perspecta, Viva and, in the
1970s-80s, A&U and Oppositions 6. »
Lors de sa création, Oppositions – bien que s’inscrivant dans
un contexte éditorial fourni – se distinguait des autres revues
d’architecture. Son épaisseur de l’ordre d’1 cm n’est-elle pas
singulière ? La revue n’a-t-elle pas davantage l’apparence et
les caractéristiques d’un livre ? Contrairement à la longue
espérance de vie et au rythme irrégulier de vente de ce dernier,
les périodiques sont généralement rapidement consommés. Le
graphisme d’Oppositions d’une part, et les préoccupations de
ses éditeurs, d’autre part, n’attestent-ils pas d’une temporalité
différente de celle des périodiques habituels ?
151 – Vol. 01 – 08
Oppositions
Durant cette période significative et polémique que
constituèrent les années 1970, l’effervescence de l’écrit tendait
souvent à un investissement des éditeurs dans l’espace interne
de publication. Revenant sur la « grande période » d’Architectural
Design, Haig Beck évoque le nouveau design de cette revue à
partir de 1977 : « When I took over as sole editor I had the magazine
redesigned, keeping Adrian George’s familiar logo. We went to glossy
paper, abandoning Peter Murray’s low-cost alternative newsprintlook,
and I nailed my editorial colours to the mast(head) with an entire
issue devoted to the work of Arata Isozaki 7. » La publication en
Grande-Bretagne de ce numéro d’Architectural Design et en
particulier de l’article de Charles Jencks Isozaki and Radical
Eclectism 8 inaugurait une période à la gloire du pluralisme. En
1966 déjà, dans Complexity and Contradiction in Architecture,
s’opposant à l’architecture moderne orthodoxe et favorable
à la tradition du l’un et l’autre, Robert Venturi écrivait : « I like
elements which are hybrid rather than ‘pure’, compromising rather
than ‘clean’ ; distorted rather than ‘straightforward’, ambiguous rather
than ‘articulated’, perverse as well as impersonal, boring as well
as ‘interesting’, conventional rather than ‘designed’, accomodating
rather than excluding, redundant rather than simple, vestigial as
well as innovating, inconsistent and equivocal rather than direct
and clear… 9 » Si cette position était largement soutenue par les
architectes de la vague post-moderne, elle le fut d’autant plus
avec la publication du fameux ouvrage de Charles Jencks, The
Language of Post-Modern Architecture 10 . En revanche, les éditeurs
d’Oppositions maintinrent une certaine distance vis-à-vis de la
réponse communément admise que constituait l’éclectisme. Par
son design fonctionnaliste, la couverture de la revue – élaborée
par Massimo Vignelli – est révélatrice en ce qu’elle traduit le
rejet de l’historicisme vulgaire omniprésent. A l’ornementation,
Vignelli opposait un graphisme épuré, universel et reproductible.
La couverture de la revue n’était pas le lieu d’exposition de
l’actualité ardente ; en aucun cas, ne figurait un titre « choc »
ou une photo en couleur du dernier projet à la mode ou d’un
architecte incontournable. Nonobstant certaines modifications
quant à la disposition du texte, son expression globale demeura
inchangée : « OPPOSITIONS » en lettres capitales, et le fond
orange vif resteraient à jamais indissociables. Pour certains
numéros, une image en noir et blanc était superposée au
graphisme de base sans que celui-ci n’en paraisse néanmoins
changé : la couverture orange de 21,4 x 24,6 cm restait
largement dominante. Il serait certainement erroné d’assimiler
le graphisme de la couverture d’Oppositions à de la modestie.
Si les éditeurs eurent recours aux services du célèbre Massimo
Vignelli, ce n’était ni fortuitement ni dans l’ignorance de ses
affinités pour une certaine esthétique fonctionnaliste. Rappelons
que Vignelli est également le concepteur des identités
graphiques d’United Colors of Benetton, d’American Airlines,
d’IBM etc. et d’autres périodiques tels a+u, Zodiac, et Skyline,
pour n’en citer que quelques-uns.
152 – Vol. 01 – 08
Déborah Hasson
153 – Vol. 01 – 00
154 – Vol. 01 – 00
155 – Vol. 01 – 00
En dépit de sa « simplicité » graphique, la couverture
d’Oppositions affiche fermement les revendications de la ligne
éditoriale, notamment quant à la place accordée au Modernisme
– question sur laquelle nous reviendrons ultérieurement.
Le design épuré et pragmatique de la revue contribue à la
mise en évidence du titre. Celui-ci occupe toute la largeur
de la première de couverture et sa typographie, à savoir
Helvetica, nous renvoie directement aux aspirations puristes de
Massimo Vignelli. Parallèlement, il semble que la couverture soit
également le lieu de manifestation d’une autre problématique,
à savoir celle de l’orientation architecturale d’Oppositions.
Fondamentalement, Eisenman, Gandelsonas et Frampton
entendent l’architecture avant tout comme l’incarnation d’idées
et privilégient la production et le développement théoriques.
L’apparence extérieure d’Oppositions n’est donc à envisager
ni comme un moyen modeste de protéger ou de rigidifier
l’ouvrage, ni comme un espace de frivolité ou de décoration, ni
même comme une représentation de l’actualité architecturale
ardente : la couverture au design vif et tranché est utilisée
comme le lieu de représentation d’une revue aux aspirations
principalement idéologiques. Ce qui nous ramène à la question
posée précédemment : Oppositions ne s’intéresserait-elle
pas davantage au long terme ? Par ses préoccupations pour
l’histoire et la théorie, par son académisme, par la diversité de
ses articles et par son caractère pointu, la revue fut une source
fondamentale dans l’éducation des architectes de ces trente
dernières années. Elle est reconnue comme le document de
référence dans la théorie de l’architecture des années 1970 aux
Etats-Unis. Malgré son caractère éphémère – intrinsèquement
lié à son statut de périodique – elle demeure aujourd’hui encore
essentielle tant dans l’intemporalité de ses préoccupations – le
rôle de l’idéologie en architecture est un thème d’une pleine
actualité – que dans l’effectivité de l’image qu’elle renvoie de
cette époque fertile de la pensée architecturale. Si le graphisme
de la revue nous révélait déjà des indices quant au projet visé
par ses éditeurs, ses ambitions semblent appuyer largement
notre hypothèse concernant sa portée temporelle.
Nous touchons ici l’une des dimensions essentielles de cette
revue d’architecture : son rôle de témoin. Oppositions atteste
de la présence d’une élite intellectuelle durant la période postmoderne et nous apprend comment les glissements qui se sont
opérés ces dernières années dans la pensée architecturale sont
indissociables de la pratique et de la profession. A l’occasion
des soixante ans de la revue l’Architecture d’Aujourd’hui,
François Chaslin dressait un bilan de la critique : « Le fondement
traditionnel de la critique se trouve ébranlé puisqu’il n’y a pas
de cause, pas de système de valeurs général, pas d’autorité
philosophique plus grande et plus noble que le simple travail
architectural sur lesquels appuyer désormais son point de vue. […]
L’époque, les revues, le système médiatique en général et même
les architectes les plus modestes (quoiqu’ils prétendent, et quelle
156 – Vol. 01 – 08
Déborah Hasson
que soit leur exaspération frustrée), s’intéressent principalement
à une maigre cohorte de vedettes, celles-ci qui, pour telle ou telle
raison, et chacune à sa manière, ont su focaliser une part nettement
identifiable de la réflexion architecturale du moment. […] Les
scrupules, les exigences soucieuses des années soixante-dix, ces
filles vieillies de la pensée soixante-huit, sont encore présents, mais
plutôt à titre de survivance, comme une mauvaise conscience râleuse
qui agacerait la jeunesse trop active au moment de ses reproches
toujours latents 11. » Le propos de Chaslin nous semble éclairant
quant au basculement qui s’est opéré dans le domaine de la
critique ces trente dernières années. Il ne s’agit pas ici de juger
de son orientation récente, mais simplement d’insister sur son
déplacement – sans doute malheureux.
Dans les articles d’Oppositions (dont le dernier numéro paraît
en 1984), les auteurs soumettaient à la critique des positions
théoriques, des réalisations, des projets ou des publications…
Il s’agissait alors d’interpréter sans la moindre ségrégation
la production architecturale, d’évaluer les idées induites et
d’étendre le débat à l’extérieur : « It is hoped that a series of
dialogues will result which will occasion an exchange of views not
only among the editors, but also between the reader and other outside
contributors 12. » Cependant, le caractère pointu à outrance de
la revue rend peu crédible cette dernière ambition. C’est en
effet en tant qu’antithèse de la presse professionnelle que l’on
doit comprendre Oppositions. Contrairement à d’autres revues
d’architecture qui se proposent d’aborder la dimension pratique,
le métier d’architecte, ou encore l’actualité ardente, Oppositions
se distingue en tant que périodique centré sur la théorie
architecturale : « We are concerned with an aspect which must
precede any built work – the ideas which inform any architecture. […]
Thus, whatever our differences, OPPOSITIONS continues in this issue
to assert our belief in the importance of theory as the critical basis
of significant practice 13. » Nombre d’architectes et de critiques
déplorent l’orientation commerciale de certaines revues tandis
que d’autres décrient le jargon des revues académiques. De
telles positions nous paraissant peu relevantes, voire futiles,
nous ne porterons pas de jugement de valeur sur l’attitude
ou la pratique à adopter dans le domaine de la publication.
En revanche, en nous appuyant sur la revue Oppositions, il
nous semble essentiel de mettre en exergue les qualités de la
publication académique et l’apport qu’elle peut constituer. La
vocation pédagogique de la revue était destinée aux étudiants
en architecture et aux architectes eux-mêmes, à leur population
clanique. Considérant le rôle majeur de la conception, elle
constituait aussi et sans aucun doute un moyen pour certains
architectes d’appuyer leurs projets sur un fondement théorique
et d’assurer la cohérence intellectuelle de leur démarche. Il n’est
que de voir Peter Eisenman transposer des préoccupations
sémiotiques en architecture pour observer ce souci de
conceptualisation. Ces développements théoriques, éclairés
par l’histoire, étaient centrés sur l’actualité intellectuelle sans
157 – Vol. 01 – 08
Oppositions
toutefois ignorer les réalisations architecturales. Ces dernières
étant principalement appréhendées en tant que manifestations
d’aspirations et d’idéaux. L’analyse d’Alan Colquhoun consacrée
à l’extension du Musée Oberlin réalisée par Robert Venturi,
dans Sign and Substance : Reflections on Complexity, Las Vegas and
Oberlin 14 , est révélatrice à cet égard.
Il ne s’agissait donc nullement pour cette revue élitiste
d’une démocratisation du débat architectural. En effet, une
telle démarche aurait immanquablement donné lieu à une
vulgarisation de l’histoire de l’architecture et aurait par là même
échoué à rencontrer l’un des objectifs majeurs des éditeurs :
« maintain the discourse at a high level 15. » Cette volonté d’élever
le débat, certainement redevable à Kenneth Frampton dont
on connaît la collaboration et l’expérience avec Architectural
Design, se traduisait d’abord par l’ouverture du débat à un
point de vue inédit. Si Gandelsonas, Frampton et Eisenman
témoignaient d’une préoccupation pour l’actualité et l’avenir de
l’architecture, celle-ci se réalisait à travers une réinterprétation
du passé. Ces différents auteurs eurent, par exemple, l’audace
de revenir à plusieurs reprises sur l’œuvre de Le Corbusier.
En 1979, Kenneth Frampton exprimait ses objectifs dans le
double numéro qu’il consacrait à l’architecte : « It is our intent
with this double issue of Oppositions to initiate a reexamination
of this figure and to pinpoint certain aspects of his ideological
development within the framework of the twentieth century 16. »
C’est fondamentalement moins une pensée nostalgique à
l’égard d’une époque héroïque qu’une conscience d’historien
qui mena Kenneth Frampton à faire ressurgir dans cette
contribution les idéaux du mentor du Mouvement Moderne.
A travers une critique nuancée, l’historien contextualisait
et réinterprétait l’utopie moderniste de Le Corbusier afin de
dépasser l’appréciation manichéenne à laquelle celui-ci était
généralement soumis. Retraçant le parcours de l’architecte
démiurge, de 1905 à 1933, et le replaçant dans une filiation
historique, Frampton revenait sur les réalisations théoriques
ainsi que sur les projets de Le Corbusier. Proposant une lecture
cohérente de son œuvre, l’historien dénonçait l’attitude des
architectes post-modernes à célébrer l’historicisme sous
couvert d’une position virulente à l’égard de l’idéologie
moderniste. Cette aversion pour la réponse fantaisiste et
vulgaire des post-modernistes, Kenneth Frampton la confirma
d’ailleurs plus tard lorsqu’il définit le populisme 17.
Ce double numéro d’Oppositions ouvrit la voie à une
résurrection de l’œuvre de Le Corbusier dans l’espace des
revues publiées par la suite. Quelques mois plus tard dans From
Structure to Subject : The Formation of an Architectural Language
(Oppositions 17), Mario Gandelsonas revenait notamment sur
les fameuses quatre compositions 18 . L’année suivante, Frampton
publiait un autre double numéro, Oppositions 19 / 20, dans
lequel plusieurs intervenants étaient sollicités pour réinterpréter
l’œuvre de Le Corbusier mais cette fois de 1933 à 1960. Ce retour
158 – Vol. 01 – 08
Déborah Hasson
sur Le Corbusier se prolongea jusque dans Oppositions 24, avec
l’article de Werner Oechslin, Critical Note to Elmar Holenstein’s
Criticism of Le Corbusier’s Monofunctionalism 19 .
Dans les différents articles de la revue, le propos louvoyait
entre un point de vue prospectif et une tendance rétrospective
pour suggérer en définitive l’établissement de liens entre
passé et présent. Dans Oppositions 15 / 16, Peter Eisenman
manifestait ses préoccupations pour la sémantique à travers une
réinterprétation de la maison Dom-ino : « Looking now at Maison
Dom-ino with a different lens, proposing a different conceptual
spectrum, it is possible to see in the precise selection, size, number,
and location of the elements in the Dom-ino diagram the incipient
presence of the self-referential sign 20. » Ce sujet avait également été
abordé par Eleanor Gregh, dans The Dom-ino Idea, paru dans
ce même numéro consacré à Le Corbusier 21 . Les contributions
croisées et simultanées de plusieurs auteurs participaient à
n’en pas douter à la création d’un contexte critique. Le nom
de la revue Oppositions illustre cette volonté d’exposer une
variété de points de vue nettement tranchés, construisant de la
sorte un espace de débat inédit. Il va sans dire que le recours
à un discours largement fondé sur des bases théoriques n’est
probablement pas étranger à la fortune critique d’Oppositions.
Ainsi, le rapport privilégié à l’histoire, l’ouverture de la revue
aux contributions d’intervenants extérieurs et les aspirations
théoriques profitèrent largement à la pertinence de la ligne
éditoriale en ce qu’ils permirent de relativiser et d’éclairer la
démarche du trio Eisenman, Frampton et Gandelsonas.
Tandis que certains numéros étaient structurés autour d’une
thématique particulière, d’autres agissaient plutôt comme
compilations d’articles autonomes. Dans les deux cas, l’espace
interne de publication était structuré autour des rubriques :
Oppositions, History, Theory, Document, Reviews, Letters &
Forum. Dès la première page, la table des matières annonçait
les prises de position des éditeurs, mais ceux-ci dépassaient
généralement cette première classification. Quels que fussent
la rubrique et le type de publication, les préoccupations
dominantes d’Oppositions demeuraient la réinterprétation de la
production des mentors de l’architecture moderne, notamment
Peter Behrens, Le Corbusier et Louis Kahn ; l’ouverture de la
discipline architecturale au champ de la linguistique et enfin
l’internationalisation du débat. Cette dernière ambition se
concrétisa dès le troisième numéro avec la publication de
L’Architecture dans le Boudoir de Manfredo Tafuri (traduit par
Victor Calliandro) ou encore avec The Space Between d’Alison
et Peter Smithson dans Oppositions 4. Dans Oppositions
5, la pensée rationaliste italienne était exposée à l’audience
américaine : « With this set of articles, Oppositions brings to its
English-speaking reader, for the first time, the work of Aldo Rossi. »
Y apparaissaient un article de Rafael Moneo, Aldo Rossi: the
Idea of Architecture and the Modena Cemetery et un article
d’Aldo Rossi, The Blue of the Sky, ainsi que la virulente
159 – Vol. 01 – 08
Oppositions
critique de Manfredo Tafuri, American Graffiti : Five x Five =
Twenty-five et la traduction de Veshch / Gegenstand / Objet
par Kestutis Paul Zyga. L’internationalisation du débat se
poursuivit dans Oppositions avec les traductions inédites
de textes et les contributions d’auteurs internationaux qui
présentaient des historiens et théoriciens au lecteur américain :
Manfredo Tafuri, mais aussi Christian Norberg-Schulz,
Francesco Dal Co, Georges Teyssot, Giorgio Ciucci… Et ce,
jusqu’au dernier numéro consacré aux projets de Rossi. A
travers cette reconnaissance de la pensée européenne, la revue
manifestait une dimension internationale qui, au contraire
d’autres revues de la même époque, ne s’exprimait pas de
manière littérale, par l’emploi de plusieurs langues par exemple.
Les éditeurs d’Oppositions se soucièrent de traduire des textes
historiques et théoriques jusqu’alors négligés tels ceux de
Quatremère de Quincy 22 ou d’Aloïs Riegl 23 , cette attitude étant
certainement liée à l’émergence à la fin des années 1970 de la
conscience patrimoniale. Les questions de la restauration et
de la conservation du patrimoine devenaient centrales alors
qu’auparavant la démolition était entrée dans les mœurs. En
réaction aux destructions massives de la seconde Guerre
Mondiale, émerge l’idée selon laquelle l’architecture pourrait
vivre au-delà de ce qu’elle valait symboliquement, ainsi que
la volonté de conserver des traces du passé. C’est en réalité la
lecture du passé se substituant à l’idée de table rase qui fonda
cette intention de conserver l’existant. Ainsi, dans un contexte
où le respect de l’histoire devenait un argument majeur,
Kurt Forster consacrait le numéro 25 d’Oppositions, intitulé
Monument / Memory, à la question du patrimoine.
Dans les années 1970, parallèlement à cette volonté de
conserver des traces, la tentative de propagation d’idées
s’accompagne d’une explosion du nombre de lieux de
médiatisation ; celle-ci suit le pas de la mécanisation, qui sera
suivie, à son tour, par l’informatisation. La photographie joue
alors un rôle essentiel, alors que, jusque dans les années
1950-1960, le dessin demeurait dominant. Ce glissement
de la nature du support iconographique traduit une volonté
croissante de réalisme motivée, dans certains cas, par une
logique publicitaire ou, dans d’autres, par une conscience
historique. Pour Oppositions, il s’agit incontestablement de la
deuxième hypothèse : les objectifs pédagogiques de la revue
et sa perspective historique tendent à accorder à l’image un
rôle de témoignage. En tant que trace, la représentation se
juxtapose au texte plutôt qu’elle ne l’illustre. Elle le documente
plutôt qu’elle ne le décore, elle est active plutôt que passive.
Dans cette perspective, les éditeurs n’opèrent aucune
hiérarchie entre les moyens de représentation : les croquis, la
photographie, les gravures, le dessin technique d’architecture
(plans, coupes, élévations, axonométries et perspectives)
sont considérés comme équivalents dans la mesure où ils
possèdent cette même valeur documentaire. La couleur est
160 – Vol. 01 – 08
Déborah Hasson
par ailleurs bannie à l’intérieur de la revue, renforçant ainsi
l’idée d’une valeur informative et unique de la représentation.
Aussi, l’image est-elle souvent placée en appui du texte ; elle
renvoie à un passage, à une description précise. Son rapport
au texte est clair, pragmatique et réglé par une trame : en aucun
cas l’image n’empiète sur l’écrit et inversement. La page est
structurée selon deux colonnes de 9 cm chacune, espacées
de 0,5 cm, placées à 1 cm des bords gauche, droit et inférieur
et à 6 cm du bord supérieur. Le numéro de page est inscrit
au départ de la colonne située à l’extrémité. Cette structure
rigide varie alors selon trois configurations : la première,
où le texte occupe les deux colonnes, la deuxième, où une
colonne est réservée au texte et l’autre aux illustrations et
enfin la troisième, où l’image occupe les deux colonnes (ou
l’espace de ces deux colonnes). La marge supérieure de 6 cm
est réservée à l’insertion de légendes ou au titre et au nom de
l’auteur. Lorsqu’il s’agit de la première page d’un article, d’une
introduction à celui-ci ou du courrier des lecteurs, la structure
de la page varie. Pour les éditoriaux par exemple, la division
de la page est tripartite. Le texte est inséré de manière justifiée
et condensée dans les colonnes et cela, en toute sobriété.
Ainsi, seule la typographie Times New Roman est utilisée à
l’intérieur de la revue et de simples nuances de gras mettent en
évidence le titre des articles. L’austérité et la rigidité de l’espace
interne de publication renforcent la valeur documentaire du
texte et nous renvoient à nos hypothèses quant à la singularité
d’Oppositions, notamment concernant sa temporalité,
sa dimension académique, ses aspirations théoriques et
historiques et son caractère élitiste.
Enfin, au vu des préoccupations dont témoigne
Oppositions, tant dans sa forme que dans son contenu, il
serait incontestablement peu pertinent de réduire cette
revue d’architecture à un simple lieu de médiatisation. Car
Oppositions ne se limite pas à dresser un état des lieux de
l’architecture, mais propose un regard critique et engagé à
travers l’analyse de la production architecturale, quelles que
soient la nature et l’époque de celle-ci. Dans la mesure où elle
constitue un apport académique et une source majeure de
l’histoire de l’architecture, Oppositions est à considérer comme
constituante de la scène architecturale des années 1970 et par
suite, comme une production architecturale autonome.
161 – Vol. 01 – 08
Oppositions
162 – Vol. 01 – 00
Notes
15. EISENMAN Peter, FRAMPTON Kenneth,
GANDELSONAS Mario, « Editorial Statement »,
1. EISENMAN Peter, FRAMPTON Kenneth,
GANDELSONAS Mario, « Editorial Statement »,
in Oppositions 1, Institute for Architecture and
Urban Studies, Princeton Architectural Press,
New-York, septembre 1973.
2. SCHWARZER Mitchell, « History and Theory
in Architectural Periodicals :
in Oppositions 1, Institute for Architecture and
Urban Studies, Princeton Architectural Press,
New-York, septembre 1973.
16. FRAMPTON Kenneth, Le Corbusier 1905-1933,
Oppositions 15/16, Princeton Architectural Press,
New-York, hiver/printemps 1979.
17. FRAMPTON Kenneth, L’architecture moderne :
Assembling Oppositions »,
Une histoire critique, Editions Thames & Hudson,
in The Journal of the Society of Architectural
Paris, 2006.
Historians, vol. 58, n°3,
18. GANDELSONAS Mario, « From Structure to
Architectural History 1999/2000,
Subject: The Formation of an Architectural Lan-
septembre 1999, p. 342-348.
guage », in Oppositions 17, Princeton Architectu-
3. ibid.
4. GREGOTTI Vittorio, « The Necessity of Theory »,
in Casabella n°494, septembre 1983, p. 12-13.
5. MARCUS George H., Functionalist Design,
Prestel-Verlag, Munich, 1995.
6. JENCKS Charles, « The Bigness of Small
Magazines », in Architectural Design, vol. 71, n°1,
février 2001, p. 94-95.
7. « Arata Isozaki »,
in Architectural Design, vol. 47 n°1, 1977.
8. BECK Haig, « Being There », in Architectural Design,
vol. 70, n°5, 2000, p. 98-101.
9. VENTURI Robert, De l’ambiguïté en architecture,
Dunod, Paris, 1999.
10. JENCKS Charles, The Language of Post-Modern
Architecture, Rizzoli International Publications,
Etats-Unis, 1977.
11. CHASLIN François, « AA, 1930-1990 :
ral Press, New-York, été 1979.
19. OECHSLIN Werner,
« Critical Note to Elmar Holenstein’s Criticism of
Le Corbusier’s Monofunctionalism »,
in Oppositions 24, Princeton Architectural Press,
New-York, printemps 1981.
20. EISENMAN Peter, « Aspects of Modernism :
Maison Dom-ino and the Self-Referential Sign »,
in Oppositions 15/16, Princeton Architectural
Press, New-York, été 1979.
21. GREGH Eleanor, « The Dom-ino Idea »,
in Le Corbusier 1905-1933, Oppositions 15/16,
Princeton Architectural Press,
New-York, hiver/printemps 1979.
22. Oppositions 8, Institute for Architecture and
Urban Studies, Princeton Architectural Press,
New-York, été 1977.
23. FORSTER Kurt W., Monument / Memory,
Un état critique », in L’ Architecture d’Aujourd’hui,
Oppositions 25, Princeton Architectural Press,
n°272, Paris, décembre 1990.
New-York, automne 1982.
12. EISENMAN Peter, FRAMPTON Kenneth,
GANDELSONAS Mario, « Editorial Statement »,
in Oppositions 1, Institute for Architecture and
Urban Studies, Princeton Architectural Press,
New-York, septembre 1973.
13. EISENMAN Peter, FRAMPTON Kenneth,
GANDELSONAS Mario, « Editorial Statement »,
in Oppositions 2, Institute for Architecture and
Urban Studies, Princeton Architectural Press,
New-York, janvier 1974.
14. COLQUHOUN Alan, « Sign and Substance :
Refl ections on Complexity, Las Vegas and
Oberlin », in Oppositions 14, Institute for
Architecture and Urban Studies,
Princeton Architectural Press, New-York,
automne 1978.
163 – Vol. 01 – 08
Oppositions
Les territoires p.
Texte de Jordi Palà Balanyà
Rue de Paris (1977)
L’espace commence ainsi, avec seulement des mots, des
signes tracés sur la page blanche.
GEORGES PEREC, Espèces d’espaces (1974),
Galilée, « L’espace critique », Paris, 2000, p. 26.
P.INCÉES.
Dans le numéro 11 de la revue Carrer de la Ciutat (Rue de la
Ville) se trouve un texte de Josep Maria Rovira, membre de
l’équipe de rédaction de la publication. Le texte n’a pas de titre,
mais la première phrase est écrite en majuscules : « PIÈCES
DÉTACHÉES D’UN CASSE-TÊTE. » Les paragraphes qui suivent
relèvent de l’exercice de style, conditions que semblent avoir
suivies les auteurs dans ce magazine distribué gratuitement,
dès la parution du numéro 0, en novembre 1977.
Rovira commence son texte par un avertissement aux lecteurs : « PIÈCES DÉTACHÉES D’UN CASSE-TÊTE, c’est de cet ordre
que pourraient paraître à première vue les apports. »
Apports. Cela nous fait penser au caractère de la revue, réalisée sans but lucratif, mais pour le plaisir d’informer. Fournir au
lecteur des outils pour réfléchir sur la connaissance. Sans vouloir
l’endoctriner avec des connaissances conclusives, on lui donne
la possibilité d’agir, dès le choix de lire tel ou tel article. Comme
celui qui est en face d’un puzzle inachevé sur une table, et qui, en
l’observant, commence à imaginer quelle pièce dans la boîte permettrait d’agencer la suivante ; il n’est pas un simple spectateur.
Carrer de la Ciutat fut publié à Barcelone entre 1977 et
1980 par les Ediciones del Cotal. La plupart des membres de
la rédaction étaient de jeunes historiens et critiques d’architecture. Beaucoup d’entre eux ont pris au fil des années une
importance non négligeable dans les domaines de la critique
et de l’enseignement de la discipline. En 1982 par exemple, sa
rédactrice en chef, Beatriz Colomina, est allée à l’Université de
Columbia. Six ans plus tard, elle devient professeur à l’Université de Princeton. Colomina a beaucoup écrit sur l’architecture
dans des magazines comme Assemblage, Daidalos ou encore
165 – Vol. 01 – 09
Couverture de Carrer de
la Ciutat, n° 0.
Bibliothèque ETSAB,
Barcelone
Grey Room, puis a publié plusieurs ouvrages tels Sexuality and
Space (1992), lauréat en 1993 du AIA International Book Award.
Il est cependant curieux de constater que, malgré son intense
activité ultérieure comme auteur, il n’y a aucun texte de Colomina
dans Carrer de la Ciutat. A contrario, les textes d’auteurs
indépendants de la rédaction – contemporains ou antérieurs
– sont légions : Oriol Bohigas, Richard Neutra, Adolf Loos,
Joseph Rykwert, Josep Maria Sostres, Josep Maria Torres Nadal,
Solà-Morales, Antonio Gramsci, José Antonio Coderch,
Berthold Lubetkin, Valentin Parnac… Si la plupart des textes
sont écrits ou bien traduits en espagnol ou catalan, certain sont
publiés dans leur langue d’origine et traduits.
Rovira nous parle, dans son texte du numéro 11, de cette
façon convenue de lire l’histoire, « comme une science érudite
irréfutable qui agit à l’aide du schéma du drame classique : exposé,
noeud, dénouement. » Il y dénonce le fait que dans ce cadre,
ce qui importe le plus souvent, c’est le dénouement. « Il doit y
avoir thèse à tout prix ; la rigueur et la recherche importent peu. » Il
évoque également la connaissance traditionnelle de la réalité
architecturale à l’aide de comparaisons formelles. « Eviter cette
méthode qui ne peut que nous apporter frustration professionnelle
serait quelque chose d’urgent. »
A l’inverse des immeubles qui appartiennent presque toujours à quelqu’un, les rues n’appartiennent en principe à
personne.
GEORGES PEREC, Espèces d’espaces (1974),
Galilée, « L’espace critique », Paris, 2000, p. 94.
Selon Rovira, les années 20 et leurs changements paradigmatiques sont un point d’inflexion qui devrait influer sur nos
connaissances. « Se souvenir de cette époque nécessite de
relativiser les mythes, de détruire la bande qui autour de nous tente
de tisser une historiographie dirigée, censée consolider la connaissance comme quelque chose de fermé, avec la fâcheuse tendance à
marteler le cerveau du spectateur tout en le laissant sans réponse. »
Cette évolution entend dépasser le « catalogage », limite implicite de cette historiographie linéaire.
A la manière du puzzle, dont on peut regrouper les pièces,
par type, avec leurs creux et excroissances, Carrer de la Ciutat
contenait différents types d’articles. Dans le numéro 1, publié en
janvier 1978, on trouve un extrait de la conférence « Des espaces
autres : utopies et hétérotopies » prononcée par Michel Foucault le
14 mars 1967 au Centre d’études architecturales de Paris.
« [...] Les hétérotopies sont liées, le plus souvent, à des découpages du temps, c’est-à-dire qu’elles ouvrent sur ce qu’on pourrait
appeler, par pure symétrie, des hétérochronies ; l’hétérotopie se met
à fonctionner à plein lorsque les hommes se trouvent dans une sorte
166 – Vol. 01 – 09
Jordi Palà Balanyà
Fiche de publication de
Carrer de la Ciutat
de rupture absolue avec leur temps traditionnel ; […] l’idée de tout
accumuler, l’idée de constituer une sorte d’archive générale, la volonté
d’enfermer dans un lieu tous les temps, toutes les époques, toutes les
formes, tous les goûts, l’idée de constituer un lieu de tous les temps
qui est lui-même hors du temps, et inaccessible à sa morsure, le projet
d’organiser ainsi une sorte d’accumulation perpétuelle et indéfinie du
temps dans un lieu qui ne bougerait pas, ou bien, tout cela appartient
à notre modernité. Le musée et la bibliothèque sont des hétérotopies
qui sont propres à la culture occidentale du XIXe siècle. […] »
L’espace semble être, ou plus apprivoisé, ou plus inoffensif,
que le temps : on rencontre partout des gens qui ont des
montres, et très rarement des gens qui ont des boussoles.
GEORGES PEREC, Espèces d’espaces (1974),
Galilée, « L’espace critique », Paris, 2000, p. 164.
Ce renvoi à la bibliothèque nous fait penser au catalogage
évoqué par Rovira. Carrer de la Ciutat n’entend pas être un
musée, n’a pas l’intention de disposer de ses entrées registrées
comme les archives d’une bibliothèque. Elle ressemblerait
plutôt à cet autre type d’hétérotopies évoquées par Foucault,
« liées, au contraire, au temps dans ce qu’il a de plus futile, de plus
passager, de plus précaire, et cela, sur le mode de la fête. Ce sont
des hétérotopies non plus éternitaires, mais absolument chroniques.
Telles sont les foires, ces merveilleux emplacements vides au bord
des villes, qui se peuplent, une ou deux fois par an, de baraques,
d’étalages, d’objets hétéroclites, de lutteurs, de femmes-serpents,
de diseuses de bonne aventure. »
Carrer de la Ciutat n’avait pas une périodicité régulière. Parfois, deux numéros étaient publiés consécutivement en deux
mois ; d’autres fois, il y avait plus de cinq mois entre les numéros. A la manière d’une foire itinérante qui attend, pour présenter un spectacle après répétitions, de trouver le lieu adéquat où
planter son chapiteau, Carrer de la Ciutat relève plus du cirque
que de la bibliothèque.
Dans le deuxième point de sa conférence, Foucault nous
parle du pouvoir de l’hétérotopie à « juxtaposer en un seul lieu
réel plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont en euxmêmes incompatibles. C’est ainsi que le théâtre fait succéder sur
le rectangle de la scène toute une série de lieux qui sont étrangers
les uns aux autres. » Une foire. Un chapiteau. Un théâtre. Pièces
détachées vraisemblablement incompatibles jusqu’à ce qu’elles
entrent en scène.
Le dernier numéro de Carrer de la Ciutat, publié en novembre 1980, est consacré quasi exclusivement au théâtre. Le
projet pour le Teatro del Mondo de Rossi, conçu entre 1979 et
1980 pour la biennale de Venise de 1980, est le point d’orgue de
ce volume. Celui-ci s’ouvre sur le texte explicatif succinct que
167 – Vol. 01 – 09
Les territoires p.
Foire du Mercadal
(1970). Rubí, Barcelone
Couverture de Carrer de
la Ciutat, n° 12.
Bibliothèque ETSAB,
Barcelone
Rossi écrivait sur son projet :
« […] Au contraire, le projet pour le Teatro del Mondo – et
c’est pour ça qu’on pourrait l’appeler théâtre vénitien – se
distingue selon trois caractéristiques fondamentales : il
possède un espace utilisable précis, bien que non précisé ; il est conçu comme un volume selon la forme des
monuments vénitiens ; et il flotte sur l’eau. Il est évident
que le fait d’être sur l’eau est sa principale caractéristique. Un radeau, une embarcation : la limite ou les confins
de la construction vénitienne. […] »
Michel Foucault finissait sa conférence en évoquant précisément
les embarcations : « le bateau, c’est un morceau flottant d’espace,
un lieu sans lieu, qui vit par lui-même, qui est fermé sur soi et qui est
livré en même temps à l’infini de la mer. Le navire, c’est l’hétérotopie
par excellence. Dans les civilisations sans bateaux, les rêves se tarissent, l’espionnage y remplace l’aventure, et la police, les corsaires. »
Dans le sixième et dernier point (principe) de sa dissertation
sur l’hétérotopie, Foucault soulignait l’une de ses caractéristiques essentielles : « Le dernier trait des hétérotopies, c’est qu’elles
ont, par rapport à l’espace restant, une fonction. […] Ou bien elles
ont pour rôle de créer un espace d’illusion qui dénonce comme
plus illusoire encore tout l’espace réel, tous les emplacements à
l’intérieur desquels la vie humaine est cloisonnée. […] Ou bien, au
contraire, créant un autre espace, un autre espace réel, aussi parfait,
aussi méticuleux, aussi bien arrangé que le nôtre est désordonné,
mal agencé et brouillon. »
Si nous recourions à cette définition, le Teatro del Mondo de
Rossi pourrait être une hétérothopie à plus d’un titre : un bateau
(lieu sans lieu) avec un espace utilisable (fonction) précis (réel)
qu’est le théâtre (juxtaposition d’espaces).
Une rue c’est aussi un lieu. Une rue dans une ville, un lieu
précis. Mais quelle est notre ville ? La rue de notre ville pourrait-elle être également une hétérotopie ? On peut s’y promener, dans ses pages. On sait qu’elle est formée par agrégation
de pièces ; une sorte d’espaces juxtaposés dans un même
emplacement. Quelle sera sa fonction ?
La croisière s’amuse
(Septembre 1977)
Aldo Rossi, Teatro del
Mondo, Biennale de
Ne pas essayer trop vite de trouver une définition de la ville :
c’est beaucoup trop gros, on a toutes les chances de se
tromper.
GEORGES PEREC, Espèces d’espaces (1974),
Galilée, « L’espace critique », Paris, 2000, p. 119.
En relisant encore une fois Rovira dans son texte d’introduction
du numéro 11, on épingle également ceci : « Ainsi, notre proposition serait tout autre : l’analogie poétique, la métaphore dirigée,
168 – Vol. 01 – 09
Jordi Palà Balanyà
Venise (1980)
Carrer de la Ciutat, nº12.
la recherche scientifique, la relativisation historiographique, etc. seraient mélangées entre elles sans un ordre préconçu, comme autant
de façons potentielles de comprendre l’univers que l’architecture fait
tourner autour d’elle-même. »
Notre rue est pavée avec ces mots. Plus encore, les mots
sont chacun des pas, chacune des traces qui la parcourent. On
pense encore à Quetglas : « Celui qui n’a pas de foyer s’abrite avec
des matériaux faibles. parfois il peut aussi utiliser des paroles. Des
paroles qui sont déjà dites et c’est la mémoire, le sens qui les réunit
et les tisse. » La conférence de Foucault retranscrite dans le numéro 1 de Carrer de la Ciutat est précédée par la préface d’une
œuvre du même auteur Les Mots et les Choses. Dans cette
préface, il écrivait : « Les utopies consolent : c’est que si elles n’ont
pas de lieu réel, elles s’épanouissent pourtant dans un espace merveilleux et lisse ; […] Les hétérotopies inquiètent, sans doute parce
qu’elles minent secrètement le langage, parce qu’elles empêchent
de nommer ceci et cela, parce qu’elles brisent les noms communs
ou les enchevêtrent, parce qu’elles ruinent d’avance la ‹ syntaxe ›, et
pas seulement celle qui construit les phrases, - celle moins manifeste qui fait ‹ tenir ensemble › (à côté et en face les uns des autres)
les mots et les choses. »
Mots détenus. Matériaux faibles. On ne peut pas marcher
dans une rue sans s’y déplacer. Il ne peut pas y avoir de poétique avec des phrases au lyrisme stérile. Rovira dit : « Globalité et
langage, le seul but et la seule arme sûre ». Si notre rue veut garder
son caractère, on ne peut dès lors la considérer comme lieu hétérotopique. Non plus comme une utopie, dont on sait que c’est
quelque chose de réel. Donc, que sera-t-elle ? Michel Foucault
nous propose un troisième type d’espace :
« […] et je crois qu’entre les utopies et ces emplacements
absolument autres, ces hétérotopies, il y aurait sans
doute une sorte d’expérience mixte, mitoyenne, qui
serait le miroir. Le miroir, après tout, c’est une utopie,
puisque c’est un lieu sans lieu. Dans le miroir, je me vois
là où je ne suis pas, dans un espace irréel qui s’ouvre
virtuellement derrière la surface, je suis là-bas, là où je ne
suis pas, une sorte d’ombre qui me donne à moi-même
ma propre visibilité, qui me permet de me regarder là
où je suis absent - utopie du miroir. Mais c’est également une hétérotopie, dans la mesure où le miroir existe
réellement, et où il a, sur la place que j’occupe, une
sorte d’effet en retour ; c’est à partir du miroir que je me
découvre absent à la place où je suis puisque je me vois
là-bas. […] »
Continuer. Jusqu’ à ce que le lieu devienne improbable.
Jusqu’ à ressentir, pendant un très bref instant, l’impression d’être dans une ville étrangère, ou mieux encore,
169 – Vol. 01 – 09
Les territoires p.
jusqu’ à ne plus comprendre ce qui passe ou ce qui ne se
passe pas que le lieu tout entier devienne étranger, que
l’on ne sache même plus que ça s’appelle une ville, une
rue, des immeubles, des trottoirs…
GEORGES PEREC, Espèces d’espaces (1974),
Galilée, « L’espace critique », Paris, 2000, p. 105.
La rue de notre ville n’est pas une rue conventionnelle. Notre
ville non plus. Peut-être parce que ce n’est pas une rue. Peutêtre parce que ce n’est pas une ville non plus. Notre rue, c’est
un miroir ; pas seulement un espace irréel dans lequel on se
reflète, mais également, comme le faisait Alice, un espace que
l’on peut traverser pour découvrir « l’autre côté ». Notre rue
n’est pas seulement une porte, c’est un labyrinthe. Un de ces
palais de miroirs dans lesquels tu peux te perdre si facilement.
Reflets de miroirs dans d’autres miroirs.
Rovira évoque cette porte labyrinthique : « Tu pénètres dans
cet univers à travers un labyrinthe qui a été créé artificiellement afin
d’obtenir une vision globale à laquelle tu accèdes par le biais de plusieurs visions fragmentaires ; voici notre objectif. » Georges Perec
commence son livre Espèces d’espaces (1974) avec une illustration du récit de Lewis Carroll, la carte de l’océan extraite de La
chasse au Snark (1876). Cette carte, c’est un morceau de papier
blanc. Le récit est écrit sous la forme d’un poème fantaisiste, un
parangon de l’absurde. Le poème emprunte des éléments de la
fable du même Carroll De l’autre côté du miroir (1871). Une carte
sans indications pour un labyrinthe artificiel.
Dan Graham, Present
Continuous Past(s),
Croquis (1974)
Il faut aller plus doucement, presque bêtement. Se forcer à
écrire ce qui n’a pas d’intérêt, ce qui est le plus évident,
le plus commun, le plus terne. La rue : essayer de décrire
la rue, de quoi c’est fait, à quoi ça sert.
GEORGES PEREC, Espèces d’espaces (1974),
Galilée, « L’espace critique », Paris, 2000, p. 100.
Espèces d’espaces contient deux chapitres consacrés à ces types
d’espaces que sont la rue et la ville. Perec lui-même s’impose des
conditions et travaux pratiques concernant la rue. Les lieux sont
un sous-chapitre dans La rue, une sorte d’exercice expérimental
que Perec joint comme des notes sur un travail en cours.
« En 1969, j’ai choisi, dans Paris, 12 lieux (des rues, des places,
des carrefours, un passage) ou bien dans lesquels j’avais vécu, ou
bien auxquels me rattachaient des souvenirs particuliers. J’ai entrepris de faire, chaque mois, la description de deux de ces lieux. […]
Cette entreprise qui n’est pas sans rappeler dans son principe les
‹ bombes du temps › durera donc douze ans, jusqu’ à ce que tous les
170 – Vol. 01 – 09
Jordi Palà Balanyà
Rue Vilin, planche
contact.
Pierre Getzler (1970)
lieux aient été décrits deux fois douze fois. Je saurai alors si elle en
valait la peine : ce que j’en attends, en effet, n’est rien d’autre que la
trace d’un triple vieillissement : celui des lieux eux-mêmes, celui de
mes souvenirs, et celui de mon écriture. »
Le photographe Pierre Gretlzer a accompagné Georges
Perec pendant son entreprise jusqu’en 1975. 12 lieux dans
Paris. 12 numéros de Carrer de la Ciutat. Ou 12bis, si on compte
le numéro 0. Perec cite un personnage de Raymond Queneau
dans Le vol d’Icare (1968) : « 13bis, est-ce un nombre pair ou un
nombre impair ? » Icare, le fils de l’architecte Dédale. Tout deux
prisonniers du labyrinthe construit par Dédale à Knossos. Un
labyrinthe classique, composé d’une seule voie. Notre rue n’est
pas le chemin de ce labyrinthe, Knossos n’est pas la ville où il se
trouve. Peut-être notre labyrinthe est-il une sorte de labyrinthe
fractal (terme proposé par le mathématicien Benoît Mandelbrot
en 1975), un labyrinthe géométrique dont la structure de base
peut se répéter en plusieurs échelles et sens, en s’étendant sans
limites, sans indications, comme la carte blanche de La chasse
au Snark de Carroll.
Le dernier numéro de Carrer de la Ciutat fut publié en octobre 1980. Près de trente ans plus tard, il est possible de regarder rétrospectivement, comme le proposait Perec avec ses
lieux parisiens, et déceler les traces de vieillissement. Comme
chez Perec, Rovira identifie, à la fin de son texte, les défis qui
attendent la revue au vu des thèmes abordés par celle-ci :
« Ce qui pourrait être constructif serait, peut-être, que
d’autres écrivent sur les mêmes sujets, en offrant
d’autres versions, plus profondes, plus suggestives,
c’est-à-dire moins définitives ; autrement dit, plus compréhensibles. »
J’écris : j’habite ma feuille de papier, je l’investis, je la parcours. Je suscite des blancs, des espaces (sauts dans les
sens : discontinuités, passages, transitions).
GEORGES PEREC, Espèces d’espaces (1974),
Galilée, « L’espace critique «, Paris, 2000, p. 180.
Le 14 novembre 2006 avait lieu, à New York, l’inauguration de
l’exposition Clip/Stamp/Fold : The Radical Architecture of Little
Magazines 196X – 197X, au Storefront for Art and Architecture,
sous la direction de Beatriz Colomina, rédactrice en chef, à
l’époque, de Carrer de la Ciutat. « An explosion of architectural
little magazines in the 1960s and 1970s instigated a radical transformation in architectural culture with the architecture of the magazines
acting as the site of innovation and debate. » Parmi les 70 magazines sélectionnés se trouvait Carrer de la Ciutat.
Vue de l’exposition
Clip/Stamp/Fold.
New York (2006)
171 – Vol. 01 – 09
Les territoires p.
L’espace fond comme le sable coule entre les doigts. Le
temps l’emporte et ne m’en laisse que des lambeaux
informes :
Écrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose,
de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes
précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un
sillon, une trace, une marque ou quelques signes.
GEORGES PEREC, Espèces d’espaces (1974),
Galilée, « L’espace critique », Paris, 2000, p. 180.
DÉNOUEMENT
Le fil d’Ariane peut continuer à s’effilocher, comme des pincées
de miettes de pain.
172 – Vol. 01 – 09
Jordi Palà Balanyà
Bibliographie
Carrer de la Ciutat, Ediciones del Cotal, Barcelone,
1977-1980, nº0-12.
PEREC Georges, Espèces d’espaces, Galilée, 1974,
« L’espace critique », Paris, 2000.
BERGER John, « L’exil », in La Lettre Internationale,
Paris, 1985.
CARROLL Lewis, The hunting of the snark, 1876.
CARROLL Lewis, Through the Looking-Glass, and
What Alice Found There (includes Jabberwocky),
1872.
Clip/Stamp/Fold: The Radical Architecture of Little
Magazines 196X – 197X, New York, Montréal,
Londres. http://www.clipstampfold.com/.
LE CORBUSIER, Le poème de l’angle droit,
CBA, 1955, Madrid, 2006.
QUETGLAS Josep, Homelesspage introduction, WAM
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http://www.arranz.net/web.arch-mag.com/
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QUETGLAS Josep, Encuentros, esparcimientos,
WAM (Web Architecture Magazine).
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Visions nº1 Habitar signifi ca dejar huellas, Edicions
UPC – ETSAB, Barcelone, 2003.
Et, évidemment,
Wikipedia
http://en.wikipedia.org/wiki/Main_Page
Wordreference
http://www.wordreference.com/
et son fil d’Ariane.
173 – Vol. 01 – 09
Les territoires p.
L’ Architectural Association
School of Architecture
Texte de Oriana Klausner
Considérée comme l’un des laboratoires d’architecture les plus
dynamiques et prolifiques, la célèbre Architectural Association
School de Londres s’est toujours trouvée à la pointe, d’une
manière souvent déconcertante, pour innover et insuffler des
idéaux à l’architecture anglaise et internationale. Aussi n’a-t-elle
jamais cessé d’être l’une des deux ou trois écoles du monde
auxquelles on se réfère constamment.
Bien que de nombreux architectes et designers, anciens étudiants ou professeurs de l’AA School sont aujourd’hui considérés
comme les leaders de l’architecture actuelle, il serait réducteur
d’attribuer la renommée de cette « institution » au seul succès des
productions artistiques ou théoriques de ses ressortissants 1 .
Durant les années 1970, l’AA School connut une période
unique qui bouleversa à jamais la production et la pensée architecturale contemporaine mondiale. Nous verrons dans quelles
mesures sa structure, sa « politique » et les ingrédients semés à
travers son histoire ont parfaitement contribué à l’élaboration
du festin architectural que fut l’AA School des années 1970.
Pour comprendre cette position privilégiée qu’occupait
l’Architectural Association au sein du débat architectural à cette
époque, nous nous proposons de développer une recherche
sous deux aspects. D’une part, nous étudierons l’évolution du
projet pédagogique et politique que mène l’AA depuis ses origines. Celle-ci nous montre que plusieurs remises en question
et choix cruciaux – surtout dans les années 1970 –, ont permis
la mise en place des structures et stratégies nécessaires à la
concrétisation de ses ambitions et à la création d’un espace
ouvert par rapport aux normes traditionnelles des autres écoles
d’architecture de la même époque. Si, à partir des années 1970,
d’autres écoles dont La Cambre vivaient, parallèlement, un
bouleversement et une remise en question de leur pédagogie,
l’AA reste historiquement, pour une série de raisons que nous
tenterons de mettre en lumière, une école « différente ». D’autre
part, nous présenterons certains des éléments qui ont permis
le rayonnement de l’école dans l’histoire et dans la culture
architecturale mondiale. Tous n’ayant pas la même finalité,
nous distinguerons les divers moyens mis en œuvre par l’AA ;
certains furent utilisés pour se faire connaître, d’autres pour
175 – Vol. 01 – 10
se faire plaisir et d’autres encore pour dialoguer et stimuler
les échanges entre les étudiants, les professeurs et les invités.
Car c’est surtout par le biais de différentes publications écrites
et publiées par l’AA que l’école a pu promouvoir son image de
marque. D’ailleurs, ces publications demeurent essentielles
dans le rôle de vitrine de l’AA School.
Ainsi, nous tenterons de rendre évidentes les principales caractéristiques de l’AA qui lui ont permis de se positionner, dans
les années 1970 - 1980, et d’occuper, jusqu’à aujourd’hui, ce rang
inédit dans le milieu, l’éducation et l’histoire de l’architecture.
I. LES PRÉMICES
Résolument attachée à son indépendance, l’Architectural
Association privilégie depuis toujours le débat comme outil de
formation. La mise en perspective de son évolution permanente renforce l’idée selon laquelle le projet fondamental de l’AA,
depuis sa création, résiderait au sein même de son fonctionnement, sa structure. Elle se doit donc d’être examinée non
seulement en tant qu’école d’architecture mais surtout en tant
que modèle « d’institution » d’architecture.
Ia. Naissance d’un « système »
En Angleterre, au XIXe siècle, il faut pouvoir justifier de sept
années d’apprentissage en agence pour parvenir à s’inscrire au
Royal Institute of British Architects(RIBA) et porter le titre d’architecte. En 1842, l’institut refuse l’inscription de James Wylson, chef
d’une grande agence londonienne de dessinateurs pour manque
d’ancienneté professionnelle. En réaction à ce mépris, ce dernier
crée l‘Association of Architectural Draughtsmen chargée de la
mise en place d’un registre professionnel gratuit dont l’objectif est
la mise en valeur du métier et de l’ancien esprit de l’architecture.
C’est dans une atmosphère de « gentleman’s club », suivant
l’expression de l’historien John Summerson 2 , que l’AAD se
développe au cours des premières années. En 1847, un groupe
de jeunes étudiants contestataires 3 décide, sous la houlette de
Robert Kerr et Charles Gray, de l’adapter selon sa conception,
celle d’une association d’architectes dotée d’une véritable école
et défendant des valeurs qui lui sont propres : l’Architectural
Association et l’AA School sont nées.
Le programme de l’AA est tout à fait novateur : une Class of
Design a lieu le soir en alternance avec des débats. Par une circulaire, les étudiants sont informés des projets sur lesquels ils
sont tenus de travailler. Ceux-ci sont présentés lors de «rencontres» nocturnes riches en discussions et critiques. Une publication est lancée : l’AA Sketch Book, dont les premiers numéros
commentent les visites de chantiers et les excursions d’été organisées par l’Association. En outre, de nombreuses conférences
se tiennent régulièrement ; elles sont souvent données par des
invités de renommée internationale. Et, plus ponctuellement,
lors de l’Annual Conversazione, est organisée une exposition
176 – Vol. 01 – 10
Oriana Klausner
suivie d’un dîner et d’un colloque. D’un point de vue pratique,
l’AA School fonctionne sur base d’une entraide qui s’apparente
plutôt à une confrérie informelle qu’à une école au sens strict du
terme. Tel un véritable lieu de rencontre, on y échange des propos sur les questions stylistiques et architecturales du moment.
Ces débats, transposés dans la presse professionnelle, diffusent
ainsi l’actualité de l’école au-delà de ses murs et la portent au
cœur de la sphère architecturale.
En 1855, l’Association compte près de mille membres, et
le président suggère que soit créé un diplôme de qualification
pour les architectes. L’idée se propage, et après sept années, le
RIBA – convaincu par l’intérêt de l’AA – institue un examen libre,
condition alternative à l’apprentissage pour entrer au cénacle.
L’AA met aussitôt en place un système de cours de formation.
Comme base de l’éducation professionnelle des architectes,
apparaît alors pour la première fois en Angleterre un principe
d’études sanctionnées par un examen.
En 1917, l’AA déménage sur Bedford Square et s’installe
dans le quartier de Bloomsbury, dans des maisons géorgiennes
contiguës qui l’abritent toujours actuellement. Cette année-là,
une modifi cation du règlement autorise les femmes à devenir
membres de l’Association. Toutefois, il faudra attendre 1920
pour qu’elles puissent être admises dans son école.
Peu à peu, le manque d’adéquation entre l’évolution des
modes de pensée qui se développent au sein de l’école et l’académisme de la structure de l’AA entraînent de violentes polémiques entre le comité d’étudiants et le directeur de l’époque,
Goodhart-Bendel. En 1936, l’AA décide de remplacer le système
de répartition d’études en années au profi t d’une division en
studios ou ateliers, il s’agit des fameuses Units. Cet événement
atteste, à l’évidence, que l’AA demeure avant tout le fruit de ses
étudiants : un mandat leur est destiné au Conseil et ils prennent
part à toutes les décisions.
Ultérieurement, nous verrons l’impact qu’aura, sur la production prodigieuse à venir, cette organisation caractéristique de l’AA.
Dès le début des années 1950, l’indépendance et la souplesse
de sa structure permettent à l’AA de présenter et d’exposer
toutes les tendances novatrices ou contestataires du monde de
l’architecture et surtout d’en débattre au moment précis de leur
apparition. L’école compte alors dans ses rangs Peter Smithson,
qui y enseigne activement depuis 1954 ; elle devient en partie le
fief des idées du Team 10. Parallèlement, des projets utopiques
apparaissent : James Gowan, le nouvel associé de James Stirling,
devient l’un des professeurs les plus en vue de l’AA 4 . C’est aussi
l’époque où Warren Chalk, futur membre du groupe Archigram,
ainsi qu’Alan Colquhoun et son Grunt Group rejoignent l’AA.
Ib. Autonomie
A la fin des années 1960, l’AA doit faire face à une crise qui
menace son existence. Sous l’influence de Margaret Thatcher,
alors ministre de l’Education, le programme de la réforme des
177 – Vol. 01 – 10
L’ AA School of Architecture
écoles privées empêche l’attribution de bourses aux institutions qui bénéfi cient – même indirectement – de subsides
gouvernementaux, à moins qu’elles n’acceptent d’être liées à
une institution publique.
Farouchement attachée à son indépendance, l’AA refuse
d’accepter la moindre subvention ou toute proposition de
regroupement. Restant fidèle à sa position originelle, elle
maintient la collégialité de sa gestion entre étudiants, personnel et adhérents. Des élections sont organisées ; le canadien
Alvin Boyarsky, architecte et ancien enseignant de l’AA, est élu
chairman avec cent voix d’avance sur Kenneth Frampton.
Pour le nouveau dirigeant, l’AA se doit d’être une
« Jeffersonian Democracy : maximum autonomy, maximum choice
and minimum interference 5 ». C’est un espace de liberté et de
responsabilité individuelles, sans police ni bureaucratie, qu’il
va présider et arbitrer. Un lieu de plaisir, d’interférences et
d’expérimentation plus que de savoir, une véritable institution
métropolitaine.
Architectural Design,
vol 43 n°5, 1972.
Alvin Boyarsky en page
de garde avec un lever
de soleil jaillissant de la
poche de sa veste. Une
belle méthaphore expri-
Ic. Intensification du système
Si Bedford Square devient en deux ans le centre culturel
de l’architecture le plus en vue de Grande-Bretagne, c’est à
Alvin Boyarsky qu’on le doit. Celui-ci, pour qui il est hors de
question de mettre en place un schéma d’enseignement qui
s’apparenterait à une idéologie, fait alors de la structure de l’AA
la base de son plan pédagogique. Profi tant du contexte structurellement et financièrement incertain de l’école, Boyarsky
s’attelle à une réelle politique d’expérimentation. Il définit sa
mission comme étant : « A demonstration that there could be very
much more to architectural education than building technology, functionalist programs, and empty style-mongering 6. »
Largement expérimentales, les méthodes adoptées entraînent des résultats imprévisibles. Et, c’est justement dans cette
exploration des limites de l’architecture que les enseignants et
étudiants de l’AA dépasseront le courant dominant prescrit par
leurs collègues professionnels engagés dans l’activité quotidienne de la conception de bâtiments. « I would never use professional standards as a measure for education. I mean, if you think of
what all of those whores out there are doing… professionalism is a
curious thing 7. »
Par définition, l’enseignement de l’architecture est souvent sensible aux pressions du milieu professionnel. En outre,
l’école d’architecture qui fait partie d’une institution plus large,
tend à se rendre académiquement « respectable » et appréhendable par tous. Ces circonstances ne sont pas sans menacer la
dynamique des écoles d’architecture. Souvent conduites à se
figer en simples centres de formation pour la profession – telle
qu’elle s’exerce au quotidien –, le danger est celui d’un désengagement, d’un désintérêt pour les valeurs plus profondes de
recherche dans l’architecture. C’est précisément en maintenant
son indépendance que l’AA a pu s’isoler des pressions exter-
178 – Vol. 01 – 10
Oriana Klausner
mant bien l’émergence
rayonnante d’une école
incarnée par une personnalitié à l’allure fi ère…
nes, explorer le potentiel de l’architecture en tant qu’expression
culturelle et medium critique et décider en toute liberté de ses
choix et priorités.
Toutefois, en refusant de souscrire aux valeurs et standards
du monde de l’architecture et en se basant uniquement sur ses
propres centres d’intérêt comme fondement de son enseignement, l’AA court le risque de devenir introvertie, incestueuse et
en fin de compte stérile. Boyarsky, conscient des effets pervers
de la politique instaurée, décide que toutes les activités de
l’école (les lectures, expositions, publications, etc.) ne seront
pas seulement accessibles au public ; elles seront activement
promues en tant qu’événements publics et devront donc être à
la hauteur d’un public parfois très exigeant.
Id. Stimulations
Etre une institution ouverte n‘empêche pas l’AA, au cours des années 1970, de se prêter à l’élitisme et de favoriser l’esprit de caste.
Les enseignants sont recrutés directement par le chairman
de l’école, ils ne sont pas choisis compte tenu de leur notoriété mais en fonction de leur personnalité et de leur faculté à
enrichir les différentes Units. Leur contrat d’embauche est d’un
an et renouvelable. Pour garder leur poste, ils doivent chaque
année convaincre non seulement le directeur et les membres
de l’Association, mais surtout les élèves de l’AA. Nombre d’entre eux sont d’anciens membres de l’école qui connaissent et
apprécient le système. Les nouveaux professeurs doivent être
capables de renouveler leur programme constamment. Cette
exigence professionnelle entraîne une politique permanente de
rotation du corps enseignant et permet ainsi un maintien des
standards élevés.
Pour l’AA, le choix pédagogique de l’enseignement par
Units ou Studios, à la différence d’un enseignement par
années, permet la coexistence et la confrontation ouverte
de conceptions divergentes au sein d’une même année. La
concurrence entre les tendances, les fortes personnalités des
Unit Masters et de leurs étudiants permettent un enseignement éclectique stimulé par un devoir de critique entre tous
ses acteurs. Pour l’AA, il ne s’agit plus vraiment d’un système
d’éducation mais plutôt d’une véritable philosophie de l’éducation qui offre une garantie de diversité et de qualité grâce à la
synergie offerte par l’école et au choix des professeurs.
N’est pas Unit Master qui le souhaite : si son « obédience »
importe peu, l’originalité de sa personnalité et de son travail, sa
faculté à dialoguer et à accepter la critique, son désir de développer et de publier ses propres travaux sont autant de critères
indispensables à un recrutement à l’AA. En échange, l’école
offre à l’heureux élu une formidable tribune et un rayonnement
dépassant souvent les frontières britanniques.
Parmi ces personnalités choisies, Elia Zenghelis, Leon Krier,
Peter Cook et Bernard Tschumi s’engagent dans la création de
nouvelles Units, lesquelles suscitent quantité de débats avec
179 – Vol. 01 – 10
Peter Cook, Mark Fisher,
Piers Gough et Cedric
Price réunis en jury
L’ AA School of Architecture
l’intervention de jurys et la mise sur pied d’expositions annuelles. Ainsi, par exemple, nous pouvons citer le spécialiste de la
question urbaine, Dalibor Versely.
C’est avec des succès divers que les professeurs plus anciens
poursuivent leur enseignement. Bien qu’il se fasse entendre
depuis 1965, Charles Jencks ne réussit pas à convertir l’école au
post-modernisme. Quant à l’héritage d’Archigram, il est transmis
par Peter Cook et Ron Herron, dont le penchant pour la « mécanique lyrique » exerce une influence sur l’Unit de Jan Kaplicky.
Boyarsky évoque l’atmosphère de l’AA pendant les années
1970 en ces termes : « If you went to a Dalibor jury the conversation
was slow moving, soft-spoken, with lots of scholarly references. If you
go to a Peter Cook jury there’s lots of giggling-Piers Gough shouting
from the corner, etc. In the days Leon Krier was here there were blacksuited Italians saying rational things. Go to one of Nigel Coates’ juries
and you will find the art world there, video people, magazine people.
There’s a style to it all 8. » Il met donc les enseignants sous pression
autant que les étudiants et engendre ainsi une compétition qui
alimente l’effort nécessaire pour atteindre les standards élevés
de l’AA. La place importante octroyée aux étudiants dans la
gestion de l’école, qui se veut souple et extravertie, permettra
à ces derniers de se manifester et de jouer un rôle important
dans le choix des préoccupations et des activités de l’école. C’est
ainsi que l’étudiant Rem Koolhaas présente Superstudio à l’AA,
lorsqu’en 1971, il organise des conférences avec Adolfo Natalini.
D’ailleurs, Superstudio exercera une influence non négligeable
sur plusieurs générations d’élèves de l’AA.
Outre les Units, l’école comprend à l’époque (et encore
aujourd’hui) une importante section consacrée aux techniques
de tout genre, les Technical studies, et une autre, à la culture
générale, les General studies. Parmi les professeurs de l’époque figurent Alan Colquhoun, Charles Jencks, Cedric Price et
Anthony Vidler pour n’en citer que quelques-uns. La direction
organise chaque année des centaines de conférences visant
toutes les disciplines imaginables. Comparable à un grand
puits de connaissance, l’école est ouverte à chacun qui désire
se ressourcer.
Ie. Infrastructure
La suppression des bourses d’étude à la fin des années 1960
a réduit considérablement le nombre d’étudiants britanniques
ayant des diffi cultés à payer les droits d’inscription de l’AA.
C’est grâce à des étudiants aisés venus d’Extrême- ou du
Moyen-Orient, financièrement aptes à verser un minerval élevé,
que l’école survivra et, par là même, prendra une ampleur
internationale.
Avec ces nouvelles ressources financières et le nouveau
budget de fonctionnement, Alvin Boyarsky fait modifier l’espace de Bedford Square pour favoriser les activités multiples
qui reflètent sa politique d’ouverture. Un Print Studio (le studio
graphique) est créé au sous-sol, une salle de conférence est
180 – Vol. 01 – 10
Oriana Klausner
Peter Eisenman,
Charles Jencks et Alvin
Boyarsky autour d’un
dîner aux chandelles à
l’AA Restaurant.
installée au rez-de-chaussée, ainsi qu’une galerie d’exposition.
A l’étage, un bar qui deviendra le cœur de l’AA est mis en place.
Cette transformation aura un impact tant physique qu’idéologique. « It is all part of the plan to transform a school of architecture
into a place for the discussion and display of architecture on a metropolitan scale 9. »
A la fin de chaque année, une exposition publique du travail
des Units envahit l’ensemble de l’école. L’importance considérable donnée aux présentations débouche sur une atmosphère
de véritable représentation.
« We create very rich compost for students to develop and
grow from and we fight the battle with the drawings on
the wall. We’re in pursuit of architecture, we discuss it
boldly, and we draw it as well as we exhibit it. We are
one of the few institutions left in the world that keeps its
spirit alive 10. »
L’AA est un lieu de travail, de discussion et de rencontre. La
recette est simple, selon Françoise Fromonot, journaliste de la
revue l’Architecture d’Aujourd’hui : « des bâtiments que rien ne
destinait à abriter une école d’architecture, trois maisons géorgiennes irriguées par un dédale de couloirs et de passerelles dus aux extensions et aux remodelages successifs ; installez-y une population
bien trop importante pour les surfaces, proposez un foisonnement
d’activités, régulièrement ouvertes à la vie urbaine avec expositions
et colloques, invitez des architectes célèbres à conférer, à juger et
à débattre, organisez soirées et fêtes : événements et mélanges ne
manqueront pas de se produire. L’AA s’est délibérément installée
dans une coquille trop étroite pour cultiver à son échelle une forme
de congestion 11. »
II. LE RAYONNEMENT
Au-delà des expositions, des conférences et des échanges
d’idées à un niveau international, une part très importante de
la notoriété de l’école se forge grâce à ses nombreuses publications mondialement diffusées et appréciées.
Alvin Boyarsky, qui aime les livres autant que la notoriété,
lie sa stratégie d’édition aux grandes manifestations de l’AA,
telles les expositions, les conférences et débats ou les recherches du corps professoral. Chaque année, plus d’une dizaine
de volumes émergent du Print Studio sur lequel son autorité
s’exerce sans partage, outre des créations graphiques manufacturées sans recherche de profi t. La spécifi cité des choix
pédagogiques de l’école se retrouve donc dans sa démarche
d’éditeur rivé sur sa propre promotion.
Installée dans les sous-sols de l’école, le Triangle Bookshop
devient une référence dans la capitale anglaise en assurant la
commercialisation des produits éditoriaux de l’AA et la diffusion
des livres récents que les étudiants désirent connaître. « It is ne-
181 – Vol. 01 – 10
L’ AA School of Architecture
cessary to have a bookshop so that students can see everything as it
comes out. It’s like a delicatessen where you sniff the aromas as you
walk by and get interested 12. »
IIa. Les parutions
L’ Architectural Association a une longue histoire de production
éditoriale. Nous avons évoqué les AA Sketch-Books à l’époque
de Robert Kerr et Charles Gray, au XIXe siècle déjà, mais il y a
aussi l’AA Journal (1904-1938) et Arena / Interbuild (1946-1968).
Dans la foulée de Mai ‘68, plusieurs journaux d’étudiants voient
le jour. Ces journaux ont généralement une courte durée de
vie mais sont cependant très inventifs et présentent un impact
conséquent pendant leur diffusion. On pourrait dire que leur
caractère intermittent, spontané et éphémère est sans doute
caractéristique de leur existence : disparaissant aussi souvent
qu’ils apparaissent.
Une des plus importantes publications de ce type est
Clip-Kit (1966), qui dure six mois seulement mais « rayonne »
bien au-delà des portes de l’AA School. La revue se compose
de trois numéros imprimés au format A4 et publiés sur une
période de six mois. Avec Clip-Kit, le medium est le message :
les lecteurs peuvent « clipper » les numéros successifs sur
une tige en plastique rigide rouge manufacturée par M&M
Binding Ltd ; cette société assure sa publicité par le biais de
la revue et fournit aux éditeurs des échantillons gratuits de
clips de manière à promouvoir ce nouveau produit auprès
des architectes. Clip-Kit prône le rapprochement de diverses
technologies nouvelles avec l’architecture, clamant que « Narrow
preoccupations of both architects and students are incongruous
in an era of unprecedented technological advance 13. » et vantant
ainsi des aspects du design généralement considérés comme
externes à l’éducation architecturale. Les articles présentent
des nouveaux matériaux, avec un goût prononcé pour les
matières plastiques, mais aussi des technologies et systèmes
alternatifs tels que les ordinateurs, la technologie aérospatiale,
les pneumatiques, les systèmes capsulaires et la production de
masse. Parmi les architectes présentés dans la revue Clip-Kit,
on trouve Cedric Price, Michael Webb, Nicholas Grimshaw et
Buckminster Fuller, dont l’investissement dans les éléments
architecturaux préfabriqués est en résonnance avec le format
de Clip-Kit, un kit lui aussi composé de différentes parties. Dans
les articles publiés par la revue, on découvre la réimpression de
« A Home is not a House » de Reyner Banham, une synthèse de
l’architecte futuriste Antonio Sant’Elia et une discussion sur le
rôle des ordinateurs dans le design.
Dans un style différent, le Ghost Dance Times (1974-75) est
un journal hebdomadaire satirique distribué gratuitement dans
les locaux de l’AA. Le titre de cette revue, comme la couverture
du premier numéro l’illustre, est dérivé du nom d’une danse
rituelle amérindienne, qui invoque – pour les croyants – la
protection spirituelle en temps de guerre. Initié par Boyarsky
182 – Vol. 01 – 10
Oriana Klausner
Clip-Kit n°1, 1966.
Ghost Dance Times n°1,
1974.
lui-même, l’esprit du journal est celui d’une résistance aux
conventions de l’éducation architecturale en général mais aussi
au sein même de l’AA. Le Ghost Dance Times propose des
rapports critiques et candides sur les conférences, les présentations des Units, l’atmosphère de l’école, le personnel enseignant et les étudiants. Cette évaluation du climat interne et sa
critique invitent à des désaccords et sont indispensables, selon
l’éditeur Martin Pawley, à l’animation d’un débat constant sur la
critique de l’architecture et les manières de l’enseigner. En plus
de raconter les faits et gestes de l’école, Ghost Dance Times
publie des articles sur la politique, l’art, la musique ainsi que
sur toutes sortes de thèmes culturels de l’époque.
Le journal est remplacé en 1973 par le News Events List,
récapitulant de manière beaucoup moins critique et distanciée
les activités de l’école, et uniquement celles de l’école. Pawley
considère cette nouvelle revue comme une « Morbid revival
publication ». L’apparition des News Events List, dirigés par
Boyarsky, symbolise de manière très vive l’influence qu’aura
ce dernier quant à la cible des publications concernant les
activités de l’AA et leur impact au-delà de l’enceinte de l’école.
Le format choisi pour le journal est de trois ou quatre feuillets
A4. Il ressemble à un magazine d’étudiants traditionnel tout en
prenant la forme d’un bulletin board de type « petites annonces » surchargé d’informations. Cette lettre, gratuite, paraît
chaque vendredi et contient toutes les informations concernant
la semaine à venir et annonce les conférences, les séminaires,
les cours… Parfois, certains événements à venir sont présentés
par des textes et des illustrations.
A titre d’exemple, le News Events List du 1 au 5 octobre 1973
« proudly presents an exhibition of drawings and photographs of the
work of De Koninck, the Belgian pioneer of modern architecture.
This major international exhibition, arranged in conjunction with the
Belgian Ministry of Cultural affairs and Maurice Culot, Curator of the
Archives de l’Architecture Moderne, will be mounted in the Lecture
Hall, the Annexe, the Staircase and the Bar from 3rd of October until
then 19th of October. Maurice Culot will give an introductory talk with
slides in Front Members Room at 6.00 on Tuesday 2nd of October. »
L’article suivant annonce une exposition de photographies, à
l’AA, du 25 septembre au 9 octobre, sur « Picadilly Circus and the
Picadilly redevelopment area, organised by Save Picadilly. Ladies are
welcome, half price ». Une autre exposition est aussi annoncée.
Elle est organisée avec le Swedish Institute of London et préparée par les Swedish architectural students sur « The Problems
of Urban Renewal in Swedish cities ». Celle-ci aura lieu du 1er au
19 octobre, toujours à l’école. L’article ne précise pas si ces étudiants appartiennent à l’école ou s’ils étudient en Suède. Celui
qui suit signale que les plans de nouveaux espaces dans l’école
sont visibles à l’Information Center, dont les horaires d’ouverture sont donnés. Suivent deux pages annonçant, jour par jour,
les différents cours et activités proposés par l’école durant
cette semaine. En haut de chaque page, un encart rappelle aux
183 – Vol. 01 – 10
News Events List,
Week 5, 1973.
L’ AA School of Architecture
étudiants que tous les événements sont accessibles à chacun
et qu’ils sont invités à assister aux cours donnés dans des Units
autres que la leur.
Comme chaque semaine, les cours proposés sont très
variés : « Urban Food Production Series », ou comment réfléchir
aux différentes manières de prendre le contrôle direct des
moyens de production de la nourriture ; le Nice Idea Unit se
consacre aux multiples façons « nice » de faire les choses ; un
atelier propose aux étudiants les « basic skills that one will
need as an architect » tandis qu’un autre s’intéresse à « The
Current Condition of British Capitalism » ; une Unit se penche
sur les « Polyhedrals, Geodesics and Light-Weight Structures »,
une autre sur le Département d’Urbanisme londonien de
ces dernières années. Charles Jencks donne un cours sur la
Sémiologie et l’Architecture, Joseph Rykwert sur l’Idée de la
ville et Ron Herron un cours de techniques spéciales de dessin.
Sur la dernière page sont présentés les nouveaux professeurs invités à donner des cours. Par exemple, Brendan Reagan,
mathématicien et chimiste, présente une série de cours sur
l’Invisible Environnement, ou comment les ondes magnétiques
et électromagnétiques jouent un rôle majeur sur la condition
humaine ; Charles Eames est présent deux jours d’affilée dans le
cadre de « Architects on Architects ». Les annonces du ciné-club
de l’école présentent brièvement le film français Baisers volés
(François Truffaut, 1968) alors que la Unit of Extension Studies
présente un film d’Andy Warhol.
Comme en attestent les extraits de cette News Events List
qui ne forment qu’un aperçu partiel de la densité du programme mis au point par l’AA, les activités de la semaine sont nombreuses, mais surtout, elles abordent des champs thématiques
réellement différents.
Remarquons également que l’école est en contact avec de
grandes institutions culturelles qui lui confient l’organisation
d’événements dans ses locaux surpeuplés. Différentes expositions ayant lieu simultanément, cela laisse aussi supposer
l’afflux des événements à venir.
C’est donc avec une certaine modestie que cette News
Events List offre une multitude de thèmes de réflexion « nourrissant » les étudiants, les membres de l’Association et le grand
public, lequel, rappelons-le, est invité à participer à chaque
conférence.
A travers son histoire, l’AA a toujours voulu agir comme
un forum de débats sur l’architecture. La longue liste d’expositions, de conférences, de débats, de présentations et de
cours mentionnés sur ces Lists – même si les thématiques
sont souvent représentatives des questionnements de l’époque – nous montre à quel point l’AA perpétue son rôle d’« agitateur d’idées ». Les News List sont distribuées aux membres de
l’Association (en 1970, l’Association comptait déjà plus de 4.000
membres) et discrètement déposées dans plusieurs établissements culturels de Londres.
184 – Vol. 01 – 10
Oriana Klausner
Alvin Boyarsky compare son école à un delicatessen 14 .
Cette métaphore paraît d’autant plus illustrative à la lecture du
programme chargé de la News Events List. En effet, Boyarsky
gère l’AA comme un bon restaurant, un lieu de rencontre où les
gens sont bien nourris, divertis ; il en fait un lieu attractif, où
l’on souhaite retourner et retrouver des proches. Notons que le
confortable bar de l’AA est un des hauts lieux de la vie intellectuelle londonienne.
Une autre réalisation de Boyarsky est la distribution gratuite
et au plus grand nombre de Prospectus. Cette publication, dont,
suivant l’époque, le nombre de pages varie d’une cinquantaine à une centaine, est publiée en début d’année scolaire et
agit comme une introduction et une invitation à l’Architectural
Association, à son école et au réseau de contacts et de facilités
qu’elle met à disposition. Les premières pages expliquent le
fonctionnement de l’école et des cours. L’approche internationale et l’indépendance budgétaire de l’AA, qui lui procurent
sa flexibilité administrative et intellectuelle, y sont fi èrement
stipulées. Surprenant pour une école se revendiquant autonome et en perpétuelle remise en question, de nombreuses
pages sont réservées à son histoire, la première phrase étant :
« The Architectural Association was founded on Friday evening, the
8th October 1847 15. » L’école est très fière de pouvoir, encore
aujourd’hui, nouer le lien avec son passé et rappeler sa position
de doyenne des écoles d’architecture britanniques. Le fait que
l’AA ait été créée « by a pack of troublesome students 16 », qui ont
promu l’étude par l’échange d’opinions, continue d’ailleurs de
lui donner toute sa légitimité en tant qu’école pionnière dans sa
pédagogie, son indépendance et son ouverture sur le monde.
Il est également intéressant de remarquer les nombreuses
mentions de la section histoire : la quantité de voyages effectués par les membres de l’Association, les rencontres qu’ils
y ont faites et les échanges qui ont suivi ; ceci parfois sous le
couvert de la politique mais toujours dans le dessein d’échanges
architecturaux 17. Au cours de sa longue histoire, notamment de
ses voyages, l’école a rencontré chaque mouvement architectural, dont elle s’est imprégnée, qu’elle a exposé et étudié. Cette
épaisseur historique permet de retracer, à travers les hommes
qui ont géré cette école et qui y ont participé depuis sa fondation, les évolutions et les questionnements de l’histoire de
l’architecture jusqu’à aujourd’hui.
Ensuite, quelques dizaines de pages de cette revue sont réservées aux travaux récents d’étudiants. Le lecteur est prévenu
d’emblée : « The work of students at the AA never completely fits
into confortable categories 18. » De nombreux projets d’architecture sont présentés ainsi que des objets, telle une bicyclette à
hélice ou un tableau représentant « une résonance évoquée par
des traces ». Des commentaires et explications entourent ces
dessins. Au fil des années, on remarque l’évolution des Units,
naissant, disparaissant, changeant de Unit Master…
Dans ce magazine se trouve également un petit encart qui
185 – Vol. 01 – 10
L’ AA School of Architecture
s’auto-félicite par l’annonce suivante : « The richness, density and
range of activities and personalities involved, the increasingly articulate and thoughtful work of the students, the good humor and spirit
which prevails, glimpses of which may be observed in these pages,
are evidence of continuing vitality 19. »
Une autre publication, s’apparentant plus à un livre qu’à
une revue et publiée aussi par l’AA à partir des années 1970,
participe de cette volonté de faire connaître les réalisations de
l’école et de ses trente teaching areas. Il s’agit de l’AA Projects
Review qui paraît une fois par an, en fin d’année. Annuellement,
le logo de l’AA change suivant l’inspiration du graphiste du moment. Chaque Unit est présentée par son type de recherche et
les professeurs qui l’animent. Les cours, les conférences qui s’y
sont déroulés et les séminaires organisés par les professeurs
invités sont aussi mentionnés. La revue présente généralement
l’exposition de fin d’année des travaux de l’école avec des commentaires rédigés par les auteurs de chaque projet.
Une place importante est réservée aux Communications et
Technical Units. Ces ateliers, qui se tiennent en parallèle des
Units d’architecture, se présentent souvent dans cette revue
sous un jour amusant pour décrire leurs activités. Les techniques de vidéo et de communication des médias, la photographie, le graphisme, la sérigraphie, l’édition et la réalisation de
films y sont enseignés et exposés au même titre que les projets
purement architecturaux. Les Technical Units analysent et
étudient la technologie des matériaux d’une façon très appliquée. Elles proposent aux élèves des outils et des techniques
avancés leur permettant de concevoir leurs propres prototypes
à l’échelle 1:1, en bois, en métal ou en plastique.
Parallèlement à ces publications « informelles », l’AA des années 1970 publie son journal offi ciel : l’AA Quaterly (1968-1982).
Fondé et édité par Denis Sharp, l’AAQ est né du désir d’en finir
avec Arena / Interbuild, la revue offi cielle de l’AA alors subventionnée par la compagnie de construction Interbuild. Cette
revue qui s’était laissée « envahir » par des articles essentiellement technologiques, n’était plus en phase, selon Sharp, avec
les idéaux et les ambitions de l’AA (encore moins avec ceux de
son école). D’après lui, il était nécessaire d’élever le débat et
de créer au nom de l’AA une revue internationale qui soit à la
fois académique, critique et théorique mais surtout libérée des
préoccupations du monde de la construction.
Trimestrielle, la revue AAQ s’est développée autour de
thématiques. A chaque numéro, un « grand thème » est traité
par plusieurs rédacteurs choisis par Sharp et originaires de pays
et de milieux différents, dans le but d’ouvrir et de développer
le débat au maximum. L’un des numéros fondamental de
l’époque est celui de l’automne 1970, dédié au monde des Comic
Strips 20 . On y trouve entre autres une enquête de Hans Dieter
Zimmerman, « Comic Strips as a Popular Art Form », portant sur
l’essor du medium de la bande dessinée, autrefois considéré
comme trash litterature, et qui s’est transformé au fil du temps
186 – Vol. 01 – 10
Oriana Klausner
AA Projects Review,
1975.
AA Projects Review,
1976.
AA Projects Review,
1977.
Comic Strips in AAQ vol
2, n°4, 1970
en mode d’expression artistique hautement appréciée. « Soon
we were over a city » article de Thom Jestico dans lequel celui-ci
observe que « no one and nothing is safe from the new comic 21 ».
Ce dernier explore l’architecture telle qu’elle est évoquée dans
les comics ainsi que l’architecture du comic strip lui-même.
Par leurs grandes thématiques, les AAQ s’ouvrent aux préoccupations et centres d’intérêts du moment. A ce stade, il est
important de remarquer que Dennis Sharp n’évoque que très
rarement et avec beaucoup de discrétion les activités et préoccupations de l’AA School. Les rédacteurs et les publications
mentionnés dans la revue sont généralement éloignés de l’AA
et choisis plutôt sur base de leurs pertinence vis-à-vis du sujet
traité et pour l’intérêt qu’ils peuvent apporter au débat. Au fil
des numéros, les AAQ gagnent en prestige ainsi qu’en nombre
d’abonnés, mais doivent, en 1982, sans raison officielle, mettre un terme à leur production. Néanmoins, le dernier numéro
annonce la naissance des AA Files, dont l’éditeur en chef est
Alvin Boyarsky. « The AA Files are not set out to become a polemical journal per-se. Files is motivated by a desire to portray the spiritual
ambiance of the place (ndlr l’AA), the preoccupations of staff and
students, the passing parade of participants drawn from all parts of
the world 22… » L’ambition est claire : projeter une image plus
« complète » et stimulante de l’école pour un public international
déjà séduit et fidèle aux AAQ.
Il y a là un basculement qui s’opère par rapport aux ambitions des AAQ d’origine. Ces derniers, qui se développaient
autour d’éléments plus généraux, très souvent externes au
milieu de l’AA School, se trouvent remplacés par des AA Files
auto-référentiels. Cette ambition de diffusion des productions
de l’école vers un public vaste et international atteste de la renommée que s’est alors forgée l’école ; elle traduit l’apparition
d’une nouvelle confiance, d’une reconnaissance et d’une prise
de conscience de la pertinence de sa production passée ainsi
que de sa production actuelle au sein de l’AA.
Le contrôle éditorial des AA Files étant attribué à
Alvin Boyarsky, c’est à ce dernier qu’incombe la responsabilité
de l’image de l’AA diffusée par la revue. « Aside from selecting
the exhibition material and contributors, I am also involved in the
design, the writing or interviewing, selecting the paper, so it becomes
very intimate 23.» Ce « record of taste, sensibilities, and priorities of
a small and hopefully vital public institution in a particular place and
moment in time 24» que représentent les AA Files est comparé –
par un Alvin Boyarsky très audacieux – aux années de gloire du
magazine Architectural Design. Il précise dans son introduction
aux AA Files n°2 : « It is reminiscent of the style of Architectural Design
during its halcyon decade, commencing in the early 60s, when it
emerged as London’s parish-pump magazine, recording taste and style
of the scene as it was emerging at that time. It captured the imagination
of an international audience, including a network of avant-garde
contributors, and provided sustenance and inspiration at a moment of
change in architectural thought and practice throughout the world 25.»
187 – Vol. 01 – 10
AA Files n°1, Hiver 1981.
L’ AA School of Architecture
Cette publication trimestrielle, construite comme une
retranscription littérale des activités les plus marquantes et
prestigieuses de l’école, se divise essentiellement en trois parties. La première compile une dizaine de conférences retranscrites par différents professeurs et conférenciers sur des sujets
très variés traités dans les salles de classe de l’AA School ; elle
peut être considérée comme le corps de la revue. La seconde
comporte les reviews de la matière produite dans l’école : les
publications, les projets d’étudiants, les expositions, etc. La
troisième, propose, en guise de conclusion, le programme ou
l’agenda des prochaines expositions, conférences, publications
et autres principaux événements à venir.
De par la nature à ce point diversifiée des conférences, des
professeurs, des projets d’étudiants ou, plus généralement de
par la multidisciplinarité de l’école, les AA Files offrent au lecteur un réel plaisir de lecture et pour certains un véritable exemple à suivre. La portée de la revue s’étendra évidemment bien
au-delà du milieu de l’AA. Un journaliste du Design Book Review
de Berkeley écrit à ce propos : « AA Files is perhaps the most lively
architectural periodical in the English language today […] Compared
to the major school publications in America, AA Files offers relief
from the gravitas of the genre. Precis, Perspecta and Via come out
so infrequently that they can hardly be thought of as representing the
continuum of the school’s thinking or activities […] It should serve as
a lesson to other so-called schools of the precious value of editorial
continuity and intense cultural exchange 26. »
En outre, des publications d’une autre nature participent au
rayonnement et à l’influence internationale de l’école, à savoir
celles consacrées aux catalogues d’expositions. La première
grande exposition de l’AA a pour thème : l’AA. A cette occasion et
avec comme prétexte la célébration des 125 ans de l’Association,
Boyarsky choisit de présenter au monde 125 années de projets
d’étudiants : des dessins, des manifestes, des maquettes, etc.
L’école, n’ayant pas encore effectué la grande rénovation pour
agrandir son espace d’exposition et de représentation, l’exposition AA125 est itinérante et fait le tour du monde durant cinq
années. L’anniversaire de l’AA est célébré de New York à Berlin, de
Clermont-Ferrand à Adelaïde en passant par l’Europe de l’Est. Son
enjeu est double : d’une part, celui de vendre le « produit AA » à un
nouveau marché mondial et, d’autre part, de rappeler subtilement
à tous ses étudiants et son personnel qu’ils sont la continuité
mais surtout l’avenir d’une institution unique et extraordinaire.
Comme pour toutes les expositions qui suivront, à propos
et au sein de l’AA, l’exposition AA125 laissera sa trace dans les
esprits, et dans les bibliothèques du monde grâce à trois ouvrages qui lui sont consacrés. En réalité, chaque exposition est
pour Boyarsky l’occasion de profi ter de son Print Studio et des
avancées des techniques de communication de l’AA pour réunir
des équipes de « choc » et produire des « mythes ».
Avec les travaux qu’il lance dans les bâtiments de l’école
durant les années 1970, sa politique d’exposition ne fait que
188 – Vol. 01 – 10
Oriana Klausner
Alvin Boyarsky au Print
Studio.
Affi che pour l’exposition
AA125 en Pologne, 1974.
s’accroître. Bien qu’elle ne soit pas très grande, la salle d’exposition de l’AA, d’environ 60 m², présente alors certains des plus
importants travaux et recherches du monde architectural, tous
styles et toutes époques confondus.
Toujours dans l’idée de créer un milieu privilégié, un microcosme, ces expositions débordent et envahissent toute l’école :
le bar, la bibliothèque, les couloirs, l’escalier, la cour extérieure
et surtout Bedford Square qui accueille de très impressionnantes installations.
Les Catalogues, comme leur nom l’indique, servent de catalogues d’exposition et ne contiennent en général qu’une vingtaine de pages. Ils se composent d’une introduction, d’ordinaire
rédigée par l’exposant lui-même, et d’une série de commentaires – sur les sujets traités et les œuvres exposées – rédigés
par des membres du corps professoral. Pour ne donner que
quelques exemples, Bob Maxwell commente l’expo OMA en
1981, Peter Cook rédige L.A. Architects, ou encore Dalibor Vesely présente Daniel Liebeskind : End space en 1980.
Autant ces expositions apparaissent comme les premières
collections d’ouvrages d’architectes comptant à présent parmi
les plus grands de notre temps, autant ces publications peuvent, en quelque sorte, être considérées comme leurs premières monographies.
Il serait sans doute très intéressant d’explorer de façon plus
détaillée les expositions qu’organise l’AA dans le courant des
années 1970 et 1980, mais pour l’objet de notre étude, nous
nous contenterons d’explorer les documents qui en conservent
aujourd’hui les traces. Outre les annonces dans les Events List,
les reviews dans les AA Files et autres revues d’architecture,
les expositions de l’AA sont archivées dans les Catalogues ainsi
que dans les très précieux Folios.
Suivant le même dessein d’exposition et de diffusion de
l’AA, les Folios deviennent vite de véritables pièces de collection. Il n’est pas facile de dire s’ils accompagnent les expositions ou si ce sont celles-ci qui les accompagnent, mais dans
tous les cas, le Folio peut être considéré comme une œuvre à
part entière, un objet mythique.
Ils se présentent sous forme de parallélépipèdes rectangles
de 31 cm x 31 cm qui évoquent des boîtes de Pandore. Entourées d’un suave ruban rouge, ils contiennent quelque trente plaques sur lesquelles sont reproduits les dessins commissionnés
expressément pour le Folio en question. Les techniques de reproduction et les supports sur lesquels celles-ci sont travaillées
impressionnent par leur qualité d’exécution : des lithographies,
des sérigraphies, des embossures, des polaroids – sur carton,
sur calque, sur toile, sur acétate ou sur plexiglas. Très souvent
signés et numérotés, les Folios marquent une étape importante
dans l’histoire de la publication de l’AA.
Le Folio II, Zaha Hadid : Planetary Architecture, s’insère
comme la toute première d’une longue série de publications sur
le travail de l’architecte iraquienne. Accompagné d’une exposi-
189 – Vol. 01 – 10
L’ AA School of Architecture
tion du même nom, le Folio II, compilé en 1983, contient 2 full
color lithos et 17 silk-screened spot color representations de ses
projets d’étudiante tels que le Malevich Techtonic, le Museum of
the Ninteenth Century. Y figurent également certains de ses projets d’architecte, alors qu’elle n’est que fraîchement diplômée :
l’extension du Parlement de la Haye, et son fameux Hong Kong
Peak. Accompagnant la série de plaques, un fascicule dans
lequel sont édités un entretien entre Hadid et Boyarsky ainsi
qu’une introduction de Kenneth Frampton complète le numéro.
La plus impressionnante de ces publications reste, pour
bon nombre de bibliophiles, les Folios de Peter Eisenman, le
Folio V : Fin D’où T Hou S de 1985, avec sa quinzaine de plans
en carton embossé, mais surtout le Moving Arrows Hidden
Eros and other Errors : An architecture of Absence. Ce dernier,
publié en 1986, à l’occasion de l’exposition du même nom qui
s’est tenue à l’AA, présentait les dessins qu’Eisenman avait
exposés lors de la biennale de Venise, l’année précédente. Pour
l’occasion, l’habituelle boîte n’est plus noire, mais en plexiglas
transparent. Elle contient 32 plaques d’acétate pur sur lesquelles sont sérigraphiés les plans, imprimés en de nombreuses
couleurs. Cette superposition de « couches » procure une
étrange impression de troisième dimension et une lecture à
l’infini… Ce n’est autre que Massimo Vignelli qui est chargé du
graphisme de la « boîte ».
Avec ses publications nombreuses et régulières, qu’elles
soient hebdomadaires, mensuelles, trimestrielles ou annuelles ;
qu’elles soient bon marché ou luxueuses, légères ou sérieuses, poétiques ou scientifiques, amusantes ou caustiques, l’AA
entretient, depuis des années, une intense activité d’autopromotion et de diffusion participant activement et sûrement à
son rayonnement international. Depuis sa fondation, l’école a
vu émerger la production de plusieurs milliers d’hypothèses
architecturales, devenues mythiques, sous la forme de projets
d’étudiants souvent publiés. Cette effervescence peut être liée
à deux phénomènes. D’une part, le développement et l’enseignement à l’AA de techniques de représentation inédites ; et
d’autre part, une explosion d’idées architecturales s’inscrivant
dans des courants différents et continuellement nourries par
les conférences, les expositions et les échanges internationaux.
Est-il dès lors surprenant qu’avec une certaine prescience,
l’immatérialité et la nature hypothétique de nombreuses propositions architecturales – surtout dans les années 1970 - 80 –
trouvent leur forme d’expression la plus évidente non pas dans
leur réalisation matérielle mais sous la forme imprimée d’un
article ou d’un livre ?
L’échelle et l’ambition du programme des publications se
situent alors vraisemblablement bien au-delà de ce qu’aucune
école n’a atteint auparavant. Selon Andrew Higgot 27, le seul
modèle de référence possible est la politique de publication du
Bauhaus dont l’édition est assurée par Moholy - Nagy. Les publications de l’AA expriment le fait que les projets d’étudiants et
190 – Vol. 01 – 10
Oriana Klausner
Peter Eisenman:
Fin d’Ou T Hou S.,
Folio V, 1985.
de ses jeunes professeurs relèvent d’une ambition plus fondamentale que celle du simple travail d’étude et qu’ils méritent,
en ce sens, d’être connus et reconnus à travers la production et
la publication de l’école. Par extension, la valeur de la production de l’AA s’est accrue bien au-delà du contexte de l’école.
L‘ Association a acquis une longue et prestigieuse place
dans l’univers de la publication. On pourrait dire que ses publications ne se limitent pas à représenter de nouvelles idées
architecturales, elles les incarnent. L’AA a deux fonctions : celle
d’être une école et celle d’être une institution urbaine, ces deux
atouts se complétant et se nourrissant mutuellement. L’école
offre le but et la raison d’être de l’institution tandis que celle-ci
devient une plateforme publique et un réservoir de ressources
intellectuelles pour l’école. Par ses publications, l’AA expose
l’ensemble de ses activités et de ses ressources à un public
averti et nombreux. Elle entretient son image, élève davantage
le débat et s’assure d’un niveau de qualité et de compétitivité
entre, d’une part, les élèves, les professeurs et l’école ellemême et, d’autre part, le monde complexe de l’architecture en
général.
Boyarsky disait : « Everywhere I go, people are more and more
aware of our activity and that produces more interesting students.
It’s like a cult. When a student arrives, he is ready to contribute and
that’s an incredible advantage 28. » A travers un échange international de livres, d’idées, d’expositions et de constantes projections d’elle-même, l’AA s’est créée une image de marque qui lui
a permis d’attirer des personnalités très créatives et d’offrir en
même temps une plateforme à ses « célébrités ». C’est précisément cette identité qui permettra le basculement des « notables » de l’AA du statut d’architectes théoriciens de papier vers
celui d’architectes bâtisseurs.
Enfin, nous terminerons par une supposition déjà émise par
Igor Marjanvoic 29 . Considérant qu’un changement institutionnel
puisse mener à la transformation de la pratique architecturale,
un changement social et économique plus global est vraisemblable. Ainsi, en mettant l’accent sur l’éducation et la pratique
architecturale contemporaine, la politique de l’école, depuis sa
fondation jusqu’à Alvin Boyarsky et ses successeurs, atteste
incontestablement de son effi cience.
191 – Vol. 01 – 10
L’ AA School of Architecture
Notes
19. id.
20. « Theme : Comic Strip » ,
1. D’autant plus que la « starifi cation » de l’école et de
ses élèves semble aujourd’hui imposer de nouvelles limites plutôt qu’une dynamique créative à
nombre d’architectes contemporains.
2. SUMMERSON John, The Architectural Association
1847-1947, Pleiades Books Ltd, London, 1947.
3. « The Architectural Association was founded by a
pack of troublesome students, on Friday evening,
in Architectural Association Quarterly, vol. 2 n°4,
1970.
21. JESTICO Thom, « Soon we were over a city »,
in Architectural Association Quarterly, vol. 2 n°4,
1970, p. 13.
22. BOYARSKY Alvin, « Inroduction »,
in AA Files, vol. 1 n°2, 1982, p. 3.
23. BOYARSKY Alvin, « Architectural Association »,
the 8th October 1847. » cité dans SUMMERSON
in Design Book Review, n°18,
John, The Architectural Association 1847-1947,
printemps 1990, p.36.
Pleiades Books Ltd, London, 1947.
4. Selon Peter Cook dans COOK Peter,
24. BOYARSKY Alvin, « Inroduction »,
in AA Files, vol. 1 n°2, 1982, p. 3.
« Cooks Grand Tour », in Architectural Review
25. op. cit. ; p.12
n°1040, octobre 1983, p. 30.
26. INGERSOLL Richard, « AA Files »,
5. BOYARSKY Alvin, « Ambiance and Alchemy »
in Architectural Review n°1040, octobre 1983, p. 29.
in Design Book Review, n°11, hiver 1987, p.13.
27. HIGGOT Andrew, Mediating Modernism :
6. id.
Architectural Cultures in Britain, Routeledge,
7. BOYARSKY Alvin, « A School of Thought »,
New-York, 2007, p. 179.
in Design Book Review n°11, hiver 1987, p. 12.
8. BOYARSKY Alvin, « Ambiance and Alchemy »
in Architectural Review n°1040, octobre 1983, p. 30.
28. BOYARSKY Alvin, « A School of Thought »,
in Design Book Review n°11, hiver 1987, p. 13.
29. MARJANOVIC Igor, « Alvin Boyarsky’s
9. ibid.
delicatessen » in Critical Architecture,
10. ibid. ; p. 28.
Routledge, New York, 2007, p.198.
11. FROMONOT Françoise, « AA School, une école »,
in Architecture d’Aujourd’hui n°314, 1997, p. 82.
12. BOYARSKY Alvin, « Ambiance and Alchemy »
in Architectural Review n°1040, octobre 1983,
p. 29.
13. MURRAY Peter, « Editorial Statement »,
in Clip-Kit n°1,1966, p. 1.
14. op.cit. ; p. 7.
15. BOYARSKY Alvin, « AA History » in Prospectus
1977-1978, 1977, p. 2.
16. id.
17. Un de ces exemples se déroule en 1913, « une
entente cordiale » se noue alors entre l’Ecole des
Beaux-Arts de Paris et le directeur de l’AA.
De cette rencontre résulte une exposition à l’AA
de travaux d’architectes français et d’étudiants
des Beaux-Arts. Simultanément, une exposition
de projets d’architecture anglaise est organisée à
Paris par l’AA. En 1922, les membres de l’AA organisent un voyage aux Pays-Bas et la même année
se tient, dans les locaux de l’école, l’exposition
Dutch Housing Scheme.
18. COOK Peter, « Recent Student Work »
in Prospectus 1977-1978, 1977, p.11.
192 – Vol. 01 – 10
Oriana Klausner
« Andy, Bob,
Jim, Pete… »
Projet de Christine Roels
Sur la Place des Sciences, les deux
visages de Louvain-la-Neuve ne font plus
qu’un ; le fameux de surface, centre-ville
pédestre, et l’ingrat souterrain, parking
sur lequel se fondent les bâtiments.
Par le choix d’un site, quelque peu
« au seuil de la vraie ville - du centre »,
l’extension de la Bibliothèque des Sciences veut repenser à la confrontation
entre voitures et piétons. Au sein de ce
campus universitaire à échelle urbaine,
elle sera un bâtiment autonome, une
maille supplémentaire au tissu existant.
Les voitures s’y réserveront les toits et
s’intégreront à la mise en espace. Elles
seront l’étalon de la création des moyens
nommés poutre, colonne, travée…
Le programme sera une donnée du
projet plutôt tenue comme un scénario
éphémère au service de la conception
d’une sorte de ruine, lieu souhaitant
évoluer avec la succession de ses usages.
Les citations et la réutilisation de figures
ayant parcouru l’Histoire de l’Architecture
participeront à l’écriture du vide, à l’es-
195 – Vol. 01 – 11
quisse de volumes tronqués, à la définition variable des limites spatiales.
Le projet de Centre Scientifique à
Berlin, par James Stirling et débuté en
1979, s’y est donc introduit, dans ces
démarches, stimulant leurs potentialités.
A fortiori, cette architecture, jusque dans
sa représentation, sera le fruit d’une
exploration d’une certaine manière de
concevoir son exercice.
James Stirling, Wissenschaftszentrum Berlin, 1979-1987
196 – Vol. 01 – 11
Christine Roels
197 – Vol. 01 – 11
« Andy, Bob, Jim, Pete… »
198 – Vol. 01 – 11
Christine Roels
199 – Vol. 01 – 11
« Andy, Bob, Jim, Pete… »
200 – Vol. 01 – 11
Christine Roels
201 – Vol. 01 – 11
« Andy, Bob, Jim, Pete… »
202 – Vol. 01 – 11
Christine Roels
203 – Vol. 01 – 11
« Andy, Bob, Jim, Pete… »
Les cahiers d’hortence
Volume 01 — Année 2009
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auteurs.
Catherine Nguyen
Les responsables d’édi-
Christine Roels
tion se sont efforcés
de régler les droits
relatifs aux illustrations
conformément aux
prescriptions légales.
Les détenteurs de droits
que, malgré nos recherches, nous n’aurions pu
retrouver sont priés de
se faire connaître aux
éditeurs.
205 – Vol. 01 – 12
hortence + pierre + damien = ♥