L` Architectural Association School of Architecture
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Les cahiers d’hortence Volume 01 — Année 2009 3 – Vol. 01 Les cahiers d’hortence Volume 01 — Année 2009 Table des matières 00. — p. 7 Editorial par hortence 01. — p. 11 « Mom, when it rots can we dig it up and see the bones ? » par Radim Louda 02. — p. 23 Sur les traces de Henri Lefebvre par Michaël Ghyoot 03. — p. 57 Souvenirs du Pruitt Igoe, l’infâme architecture du blâme par Christine Roels ¤ … ou l’approche transdisciplinaire de l’environnement urbain à travers deux fi gures de l’architecture, l’Homme et l’Edifi ce. *** 04. — p. 87 POST LLN par Bernard Dubois 05. — p. 99 Regard distancié sur la ville : 1968-1982 Blade Runner par Catherine Nguyen 06. — p. 123 Porte-avions : Hans Hollein versus Luc Deleu par Door Smits ¤ … ou la rencontre de l’architecture hors de la convention du projet à construire. 4 – Vol. 01 07. — p. 135 hypotiposis par Michaël Ghyoot 08. — p. 149 Oppositions : la critique en « montage » par Déborah Hasson 09. — p. 165 Territoires P. par Jordi Palà Balanyà 10. — p. 175 L’ Architectural Association School of Architecture par Oriana Klausner ¤ … ou le rendez-vous dans les revues et écoles, hauts lieux de la critique architecturale. *** 11. — p. 195 « Andy, Bob, Jim, Pete… » par Christine Roels 12. — p. 205 Colophon 5 – Vol. 01 Table des matières Editorial hortence Ce premier volume des cahiers d’hortence propose de « reconsidérer les années 1970 ». L’hypothèse implicite à l’origine de ce premier opus repose entre autres, d’une part, sur l’intuition d’un retour après une longue période d’absence, de questions soulevées durant cette décennie ; d’autre part, sur la méconnaissance généralisée des débats et de la production de l’époque, ternis par la condamnation a priori d’une production obscurcie par certaines attitudes dont la période actuelle semble encore subir les conséquences. L’actualisation des préoccupations propres aux années 1970 prend, dans le domaine architectural, des formes multiples. Celles-ci, sans être explicitement identifiées, peuvent être abordées selon diverses perspectives, dont certaines ont été à l’origine des contributions présentées ci-après. D’une part, une approche historique se cristallisant tantôt dans l’étude de figures importantes de la critique et de l’histoire de l’architecture ayant marqué de leurs lectures la discipline, tantôt dans l’analyse d’institutions phares du débat architectural de la décennie en question, ou encore dans l’étude de fortunes critiques de productions architecturales, mais aussi littéraires, cinématographiques et éditoriales emblématiques de cette époque. D’autre part, une démarche prenant le prétexte du projet d’architecture pour interroger les moyens architecturaux et leurs manifestations. Cette exploration est ici présentée par le biais d’un ensemble de onze 7 – Vol. 01 – 00 contributions constitué de sept articles et de quatre projets. Les deux premiers articles rendent compte d’approches transdisciplinaires de l’environnement urbain à travers deux figures de l’architecture, l’homme et l’édifi ce. Michaël Ghyoot revient sur les traces du sociologue Henri Lefebvre et tente d’identifier son héritage au sein de la critique et de l’analyse contemporaines du territoire, de la ville et de l’architecture. Christine Roels relate l’histoire marquante du Pruitt Igoe, bâtiment incarnant, au-delà du célèbre « L’architecture moderne est morte à Saint-Louis, Missouri, le 15 juillet 1972 à 15h32 (ou à peu près) » de Charles Jencks, tout un pan de l’histoire de l’architecture américaine de la seconde moitié du XXe siècle. Les deux articles suivants interrogent les disciplines architecturale et urbanistique et leurs productions audelà des conventions disciplinaires. Catherine Nguyen propose une lecture du célèbre film de science-fi ction Blade Runner de Ridley Scott sorti en 1982 et de son roman d’origine Do Androids Dream of Electric Sheep ? écrit en 1968 par Philip K. Dick à la lumière de considérations spatiales et architecturales. Door Smits présente une lecture comparative de deux projets de Hans Hollein et Luc Deleu, AircraftCarrier-City Enterprise et Mobile Medium University, respectivement de 1964 et 1972, détournant, sous des modes différents, le porte-avions comme readymade architectural. Les trois derniers articles envisagent la production éditoriale comme enjeu disciplinaire et interrogent, respectivement, la revue Oppositions, l’Architectural Association School et la revue Carrer de la Ciutat comme lieux et modes d’expression de l’architecture. Si Déborah Hasson nous rend compte de l’importance d’Oppositions comme cadre unique de construction d’un savoir architectural autonome, Jordi Palà Balanyà, de son côté, nous livre la quintessence d’une dérive rhétorique au fil des pages de « la Rue de la ville », publication éditée à Barcelone de 1977 à 1980. Oriana Klausner, enfin, revient sur l’histoire de l’AA School, identifiant et explicitant combien la politique, entre autres éditoriale, mise en place par son chairman Alvin Boyarsky, durant cette décennie, marque le positionnement singulier de cette institution dans le milieu de l’architecture internationale. Les quatre projets présentés envisagent, pour leur part, la possibilité d’une extension de la Bibliothèque des Sciences de Louvain-la-Neuve, conçue et érigée par André Jacqmain et l’Atelier d’Architecture de Genval entre 1970 et 1975 alors que Louvain-la-Neuve en était à ses balbutiements. Comment envisager une « architecture d’accompagnement » pour un « monument », dans un contexte urbain à ce point caractérisé que celui de cette ville nouvelle ? Le résultat de ces onze prises de position forme un ensemble à la fois dense et hybride, un assortiment nonexhaustif de points de vue reconsidérant un pan de l’histoire récente de l’architecture, et une invitation à de nouvelles lectures de notre discipline, de ses histoires, théories et critiques. L’espoir est évidemment que cette modeste contribution au débat, que ce projet à la fois éditorial et pédagogique en appelle d’autres. Le site www . hortence . be sur lequel est disponible ce cahier d’hortence sera d’ailleurs un moyen de vous faire part d’autres points de vue. En 1977, Peter Blake exhortait la discipline à « lever le pied ». Faisons de même. Et tentons d’identifier, en observateurs attentifs, les apports de démarches historiques, théoriques et critiques en matière d’architecture. Laboratoire HTC, Pablo Lhoas, Maurice Culot & Alice Corbion Verlaine, novembre 2007, Bruxelles Laboratoire HTC, André Jacqmain & Vincent Brunetta, février 2008, Louvain-la-Neuve Laboratoire HTC, hortence, Bruxelles, mars 2009 La Cambre s’exp(l)ose, Exposition, mars 2008, Bruxelles 8 – Vol. 01 – 00 hortence « Dans l’histoire de l’architecture, aucune période n’a été aussi créative, destructrice ou épuisante pour tous, architectes et profanes. Il est temps de faire une pause. » Peter Blake, 1977 9 – Vol. 01 – 00 Editorial « Mom, when it rots can we dig it up and see the bones ? » Projet de Radim Louda Récemment, les derniers grands projets de Louvain-la-Neuve montrent une mutation dans l’identité même de la jeune ville. Loin de mettre en valeur ses propres caractéristiques, la ville tend à nier celles-ci, à oublier son jeune passé. Elle se développe à la manière d’un « mall », cherchant désespérément à se doter de monuments pouvant lui donner un nouveau caractère. La Place des Sciences est décentrée par rapport à ce développement urbanistique nouveau. Sa position est particulière et ambiguë. Partie intégrante du complexe universitaire de par sa fonction, elle apparaît pourtant comme le cul-de-sac d’une ville sur dalle en pleine « gentrifi cation ». Alors qu’elle est un symbole culturel et universitaire fort, la place et ses bâtiments semblent se replier sur eux-mêmes. Elément singulier et monumental, la Place des Sciences représente à elle seule l’esprit pionnier de LLN ; la bibliothèque en est le bâtiment le plus emblématique. 11 – Vol. 01 – 01 Notre proposition envisage la question de l’extension de cette bibliothèque sous un angle spécifique : agir davantage par soustraction que par addition. Concrètement, nous proposons de travailler sur le sous-sol existant pour mettre en évidence la structure la plus primitive du lieu, et ainsi requalifier le statut de la place. Par ailleurs, nous cherchons à explorer l’ambiguïté créée par la mise en exergue du bâtiment posé sur piédestal et scarifié par des manipulations violentes. La confrontation de ces deux traitements révèle les véritables potentialités du bâtiment mis à nu. Le projet s’inscrit donc comme une tentative d’identifi cation, de reconsidération et de sublimation des forces déjà présentes. 12 – Vol. 01 – 01 Radim Louda 13 – Vol. 01 – 01 « Mom… » 14 – Vol. 01 – 01 Radim Louda 15 – Vol. 01 – 01 « Mom… » 16 – Vol. 01 – 01 Radim Louda 17 – Vol. 01 – 01 « Mom… » 18 – Vol. 01 – 01 Radim Louda 19 – Vol. 01 – 01 « Mom… » 20 – Vol. 01 – 01 Radim Louda 21 – Vol. 01 – 01 « Mom… » Sur les traces de Henri Lefebvre Texte de Michaël Ghyoot UN AVERTISSEMENT EN GUISE D’INTRODUCTION Le présent article fait suite à un précédent travail, portant également sur Henri Lefebvre, que j’ai effectué dans le cadre conjoint du cours de sociologie et du séminaire de l’option HTC. Il avait pour objectif de présenter la figure de H. Lefebvre et de mettre en évidence ses idées principales concernant la ville, le milieu urbain et, de manière plus générale, la production de l’espace. Ce travail s’articulait autour de deux notions principales : d’une part, il était question de relire les textes de H. Lefebvre, tout en les reliant au contexte dans lequel il évoluait ; d’autre part, ce travail considérait les idées de H. Lefebvre comme révélatrices du basculement entre la période des « trente glorieuses » et la condition « post-fordiste ». Cette dernière notion nous a donc déjà amené à confronter certains textes de H. Lefebvre à des situations tout à fait actuelles, ce que cet article fera plus explicitement. Les quelques pages que vous vous apprêtez à lire ne constituent pas à proprement parler une suite directe de la recherche antérieure. Pour autant, elles ne font pas l’impasse sur toutes les notions qui ont été développées dans celle-ci – bien au contraire ! Toutefois, les objectifs sont quelque peu différents. En l’occurrence, je propose de rebondir sur la confrontation entre les idées de H. Lefebvre et la situation urbaine actuelle. Plus précisément, il s’agit de partir à la recherche des traces de H. Lefebvre au sein de la critique contemporaine sur le territoire, la ville ou l’architecture. Ou, pour le dire d’une troisième manière, tenter de mesurer la fortune critique de H. Lefebvre aujourd’hui. Toutes ces propositions portent dans leur expression même les limites évidentes d’un tel travail : à savoir, l’inévitable incomplétude de ce qui ne pourra jamais – on en devine aisément les raisons – être un relevé précis, minutieux, scientifique et raisonné. Tout d’abord l’ampleur de la tâche dépasserait de très loin les limites de cet article. Ensuite, les idées de H. Lefebvre sur la ville, du fait de leur grand succès à l’époque de leur publication, ont essaimé un peu partout et sont devenues des sortes de références communes, invoquées très fréquemment et dans des contextes fort différents. Nous aurons l’occasion de montrer que certaines idées de H. Lefebvre trouvent un prolongement relativement évident dans des positions actuelles. 23 – Vol. 01 – 02 Il convient donc de considérer cette contribution comme la discussion de quelques idées clefs, puisées dans un certain nombre d’ouvrages. Ces derniers ne proviennent pas d’une liste qui prétendrait à l’exhaustivité. Par certains aspects, ils jouent au contraire de ce caractère forcément fragmentaire. De même, je suis prêt à assumer le caractère relativement subjectif du choix des références, qui dépendent inévitablement de mes centres d’intérêts personnels. Je pense toutefois avoir réuni suffisamment d’informations pour parvenir à tisser des liens étroits entre cette constellation de références contemporaines et la figure du sociologue urbain/philosophe marxiste H. Lefebvre. Ces quelques précautions posées, nous pouvons entrer plus avant dans le vif du sujet. I. DE LA RENOMMÉE – Y COMPRIS POSTHUME – DE H. LEFEBVRE En tant que sociologue urbain, H. Lefebvre a connu un succès important au début des années 1970. A cette période en effet, en France principalement, la pensée marxiste investit le champ de la sociologie urbaine et donne à cette discipline de nouvelles directions, s’écartant de la sociologie urbaine plus traditionnelle, héritière de l’Ecole de Chicago et représentée notamment par des figures comme P.H. Chombart de Lauwe. H. Lefebvre devient alors l’une des têtes de file de la sociologie urbaine et étendra son influence jusqu’au sein de la discipline architecturale et urbanistique. Ce sont probablement ses ouvrages Le droit à la ville (1968) et La production de l’espace (1974) qui connaîtront le succès le plus retentissant et qui d’ailleurs jalonneront sa pratique de sociologue urbain. L’architecte Bernard Tschumi, lors d’un entretien avec Enrique Walker, évoque l’influence de H. Lefebvre en ces termes : « J’étais fasciné par l’analyse du phénomène urbain chez Lefebvre. Il disait, parlant de la politique et de l’espace, que la ville était une projection verticale de la société, que l’architecture était littéralement un miroir dans lequel se reflétait la société. Cette affirmation générait un dilemme : on ne pouvait construire une chose qui ne fut le reflet de ce qui existait déjà, et simultanément on voulait créer un moule nouveau pour la société de demain. […] La question se posait également de savoir si l’on pouvait, en réorganisant l’espace et la destination pratique d’un édifice, modifier les rapports sociaux entre ses occupants 1. » Pourtant, si la pensée de H. Lefebvre devient incontournable à ce moment, elle n’est pas seule au sein du paysage intellectuel français. D’autres sociologues urbains se distinguent et certains proposeront bientôt des discours permettant de dépasser les idées de H. Lefebvre. C’est le cas notamment de Manuel Castells, influencé à cette époque par Alain Touraine. M. Castells repro- 24 – Vol. 01 – 02 Michaël Ghyoot che à H. Lefebvre de réifier l’urbain et de s’en occuper en termes essentiellement – voire exclusivement – philosophiques : « Castells a accusé Lefebvre de fétichisme spatial, de fétichiser l’espace urbain, en brandissant une théorie urbanistique de la problématique Marxiste ; soit dit sans compliment. Au contraire, Castells a opté pour une analyse Marxiste des phénomènes urbains 2. » Il est vrai que H. Lefebvre, via sa notion de droit à la ville, fait de l’urbain le moteur de la réalisation de l’Homme – pour le dire dans ses termes : il rend l’urbain porteur « d’un humanisme et d’une démocratie renouvelés 3.» L’invocation de cet objectif pour le moins ambitieux l’amène à utiliser un ton qui se rapproche parfois plus du pamphlet que de l’étude méthodologique et minutieuse. On comprend que cette manière de procéder s’accorde assez mal à celle de M. Castells, sociologue beaucoup plus porté sur les outils empiriques, les recherches de terrain et les statistiques que sur la conceptualisation pure. Selon ses propres mots, cette dernière n’est pas pour lui une finalité mais seulement une « préparation pour mener à bien la recherche 4. » D’ailleurs, le jugement que M. Castells porte sur La production de l’espace est plutôt lapidaire : « Je considère cet ouvrage très faible sur le plan de la recherche empirique. Franchement, je ne crois pas possible de proposer une théorie de la production de l’espace sur un plan strictement philosophique, sans connaissance approfondie des données économiques, technologiques et d’organisation sociale et politique du processus d’urbanisation 5. » Les limites évoquées par Castells semblent pertinentes, et sa manière d’aborder la problématique urbaine fait probablement de lui un sociologue plus effi cace que H. Lefebvre – lequel n’était d’ailleurs pas à proprement parler un sociologue, mais plutôt un philosophe marxiste engagé dans la problématique urbaine. Il n’en reste pas moins que H. Lefebvre a accompli un fameux travail de mise en évidence et de dénonciation d’un nombre considérable de phénomènes urbains (banlieues, grands ensembles, implosion/explosion des centres-villes, ségrégation, participation, etc.). Peut-être doit-on déceler derrière les critiques de M. Castells, les traces de la fin d’une certaine hégémonie marxiste sur la pensée urbaine 6 . Aussi, à partir de ce moment, la figure de H. Lefebvre va peu à peu perdre son actualité et son statut de référence incontournable. Il faudra attendre les années 1990 – H. Lefebvre meurt en 1991 – pour que H. Lefebvre redevienne une référence dans le débat sur la question urbaine. Et, étrangement, ce n’est pas en France qu’il réapparaît, mais bien dans le monde anglo-américain. En 1996, E. Kofman et E. Lebas publient un recueil des traductions des principaux textes de H. Lefebvre traitant de la ville 25 – Vol. 01 – 02 Sur les traces de Henri Lefebvre et de la vie urbaine 7, portant ainsi à la connaissance du public anglo-saxon des œuvres majeures des débats en France durant les années 1960 et 1970. Dans un premier temps, E. Kofman et E. Lebas se proposent de redresser l’équilibre dans les traductions en anglais des écrits de H. Lefebvre. Elles craignent en effet que ses recherches sur la question urbaine soient restées jusqu’alors trop exclusivement subordonnées à ses recherches plus philosophiques sur les questions spatiales. Elles prétendent pourtant que « [la vision urbaine de H. Lefebvre] reste pertinente pour le monde développé malgré toutes les transformations dans la vie urbaine et les structures 8. » Dans un second temps, les auteurs de l’ouvrage effectuent une distinction très nette entre les différents champs de recherche de H. Lefebvre. Nous venons d’évoquer ci-dessus la distinction effectuée entre les questions urbaines et citoyennes et les questions philosophiques sur l’espace ; les auteurs présentent également une troisième facette du personnage : H. Lefebvre en tant que philosophe de la vie quotidienne. C’est en effet un pan entier de sa carrière 9 qu’il considère lui-même comme « sa contribution majeure au Marxisme 10 ». Alors qu’en France les préoccupations sur les questions urbaines étaient restées très imperméables à ce sujet, nous allons voir comment le monde anglo-américain a fait de cette question un thème central dans le débat sur l’architecture et l’urbanisme. Pour résumer, nous nous trouvons en présence de trois thèmes distincts (la question urbaine, la quotidienneté et la philosophie de l’espace) qui nous ont été légués par H. Lefebvre et pour lesquels nous pouvons trouver des prolongements actuels. Je n’aborderai pas la question de l’actualité philosophique des conceptions spatiales de H. Lefebvre. En revanche je vais m’attarder plus longuement sur les deux autres sujets. D’une part, je vais tenter de soulever quelques questions actuelles dans la manière dont on traite aujourd’hui ce fameux droit à la ville et ses corollaires directs (citoyenneté, centres de décision, relégation, etc.). D’autre part, je propose d’effectuer un petit tour d’horizon de cette question de l’architecture et de l’urbanisme du quotidien. Enfin, je présenterai certaines idées – certaines stratégies – qui lient ces deux notions. II. HENRI LEFEBVRE ET LA CONDITION URBAINE CONTEMPORAINE IIa. H. Lefebvre à Rotterdam « La tâche pour toute personne impliquée dans la création de notre environnement urbain aujourd’hui est de savoir comment nous pouvons ré-inventer une idée de la ville en opposition au terrorisme de l’interminable (sub)urbanisation que le néo-libéralisme préfère préconiser 11. » 26 – Vol. 01 – 02 Michaël Ghyoot Cette citation provient d’un commentaire accompagnant une exposition du Berlage Institute, lors d’une biennale d’Architecture Internationale à Rotterdam en 2007. L’exposition avait pour thème « le pouvoir », entendu comme le moteur se cachant derrière les processus de production de la ville contemporaine ( « Visionary Power – Producing the Contemporary City » ). De nombreux architectes, philosophes et critiques y sont intervenus dans le but de mettre en place des « systèmes collectifs poreux (de médiation) au sein desquels le pouvoir du néo-libéralisme est exposé, contesté, et des relations entre étrangers deviennent possibles à travers différentes formations de dissidence (dissonance) 12. » Cette exposition et la publication qui l’accompagne présentent donc un large panel de critiques – plus ou moins explicites, plus ou moins développées et plus ou moins globales – mais qui toutes mettent en évidence et dénoncent la dépendance de l’urbanisation à des logiques de profi t, de rentabilité, de normalisation, de bureaucratisation, de sécurité, etc. On trouve évidemment là une certaine ressemblance avec les propos de H. Lefebvre. Roemer van Toorn l’invoque d’ailleurs explicitement comme prédécesseur dans le combat à mener contre l’aliénation de la ville. Si R. van Toorn estime que le droit à la ville de H. Lefebvre reste une revendication « plus urgente que jamais », il nous précise toutefois que depuis 1968, la ville a beaucoup changé. IIb. Où l’on énumère et l’on fragmente Il me semble intéressant de tenter de préciser ici quels sont exactement ces changements. L’exercice peut sembler fort périlleux dans la mesure où, d’une part, H. Lefebvre ne dresse pas une analyse précise et rigoureuse de la situation à son époque, sur laquelle il serait possible de fonder une comparaison ; d’autre part, nous allons rapidement nous rendre compte de la diffi culté de procéder à une telle analyse aujourd’hui. Il faut donc à nouveau prendre ceci comme un prétexte à explorer quelques considérations sur le sujet plutôt que comme une tentative d’analyse rigoureuse. D’une certaine manière, chacun des intervenants de cette biennale de Rotterdam a développé un thème particulier, tournant autour d’un phénomène précis et actuel qui se veut représentatif de la condition urbaine contemporaine (le terme « contemporain » peut sous-entendre qu’il existe une différence avec la condition urbaine de l’époque de H. Lefebvre, sans pour autant la rendre explicite). Le philosophe M. de Waal s’est amusé à essayer de rassembler en quelques catégories tous ces phénomènes abordés plus ou moins explicitement dans les projets de la biennale 13 . Il l’a probablement fait davantage pour montrer le côté absurde de ce genre de classifications plutôt que par réelle ambition d’exhaustivité. Il traite d’ailleurs cette question avec une certaine ironie. Il énumère donc la liste suivante : urbanisme de l’ersatz, urbanisme de l’arrière-plan, urbanisme des coulisses, urbanisme pétroliste, urbanisme civique, urbanisme de CV, urbanisme software, 27 – Vol. 01 – 02 Sur les traces de Henri Lefebvre disneyfication, unescofication, california dreamification, instantanéification, sohofication, bronxification, ville garage, ville Barrio, ville des squatters, ville des « little quelque part ailleurs », ville majordome, etc. Et tous ces termes ne concernent que la matière présentée à la biennale ! On pourrait allonger la liste à l’infini en épluchant plus profondément l’abondante littérature sur le sujet. Cet exercice d’énumération un peu abscons a au moins le mérite de mettre en évidence la grande difficulté de définir précisément cette fameuse condition urbaine contemporaine : « Des termes comme post-urban space, postsuburbia, exurbia, exopolis, suburban downtown, et disurbia font partie de la vertigineuse collection de labels, auxquels on peut ajouter des expression comme edge city, generic city, city à la carte, middle landscape, carpet metropolis, the burbs, slurb, technoburb, superburbia, nonplace urban field, technocity, polynucleated city, nebular city, galactic city, spread city, perimeter city, città diffusa, città autostradale, Nowheresville, autopia, etc. […] La pléthore de néologismes énumérés ci-dessus démontre combien il est devenu difficile de nommer, de cartographier et d’analyser le paysage urbain contemporain 14. » Ce qu’on peut déduire de cette dispersion dans les termes et dans les définitions, c’est que la réalité physique doit être, elle aussi, très fragmentée. Cette idée selon laquelle la fragmentation est une caractéristique de notre époque (la modernité, et la post-modernité) 15 est un argument que l’on retrouve chez H. Lefebvre : « Voici les éléments de la vie sociale et de l’urbain, dissociés, inertes. Voici des ‹ ensembles › sans adolescents, sans personnes âgées. Voici des femmes somnolentes pendant que les hommes vont travailler au loin et rentrent harassés. Voici des secteurs pavillonnaires qui forment un microcosme et cependant restent urbains parce qu’ils dépendent des centres de décision et que chaque foyer a la télévision. Voici une vie quotidienne bien découpée en fragments : travail, transport, vie privée, loisirs. La séparation analytique les a isolés comme des ingrédients et des éléments chimiques […] Ce n’est pas fini. Voici l’être humain démembré, dissocié. Voici les sens, l’odorat, le goût, la vue, le toucher, l’ouïe, les uns atrophiés, les autres hypertrophiés. Voici, fonctionnant séparément, la perception, l’intelligence, la raison. Voici la parole et le discours, l’écrit. Voici la quotidienneté et la fête, celle-ci moribonde. De toute évidence, de toute urgence, impossible de s’en tenir là. La synthèse s’inscrit donc à l’ordre du jour, à l’ordre du siècle 16. » C’est volontairement que H. Lefebvre dresse le portrait d’une société complètement dissociée, séparée, fragmentée, dispersée, morcelée. 28 – Vol. 01 – 02 Michaël Ghyoot C’est bien sûr une manière pour lui de mettre en avant son projet urbain, qu’il juge la seule issue possible à cette situation dramatique. IIc. Où il est à nouveau question de grands récits Nous avons déjà eu l’occasion de discuter de la légitimité de sa proposition, en évoquant notamment tous les risques liés au fait d’adhérer à un grand récit, en l’occurrence la forme de marxisme que propose H. Lefebvre. Le débat portant sur les grands mythes auxquels se raccroche ou non l’humanité mérite évidemment qu’on fasse preuve de nuance et de circonspection. On peut tout de même avoir du mal à entendre l’argument qui postule que nous évoluerions dans une société qui se serait débarrassée de ses méta-récits au profit d’une culture de l’hétérogénéité, comme le suggérait J.F. Lyotard. Tout porte plutôt à croire que nous avons définitivement opté pour le grand récit néo-libéral. Or celui-ci possède cette capacité de tout neutraliser, normaliser sur son passage – a fortiori tout ce qui a trait à l’urbain et à ses valeurs intrinsèques de démocratie, de dialogue et de liberté : « Nous explorons l’état des politiques urbaines à l’âge du néolibéralisme, un âge dans lequel le marché – accompagné d’un solide affaiblissement du gouvernement, dont la tâche principale devient de fournir les conditions préalables aux règles du marché, et qui opère lui-même selon les règles du marché – s’accorde au pouvoir utopique de parvenir à neutraliser chaque antagonisme social et assurer le bonheur de tous, de la façon la plus efficace et la plus soutenable […]. Nous démontrerons qu’avec la néo-libéralisation des politiques urbaines, les droits à la ville démocratiques ont été sévèrement entamés et sont de plus en plus érodés 17.» IId. Histoires de Palais et de capsules En ce qui concerne cette idée de dissociation, les choses ont peut-être empiré et l’on tend aujourd’hui vers des situations de plus en plus binaires, laissant de moins en moins de place à la diversité et à la multitude. Ainsi, le philosophe Peter Sloterdijk propose, pour décrire l’état du monde, l’image du Palais de Cristal de l’exposition universelle de Londres en 1851. Il voit en effet ce bâtiment comme une métaphore extrêmement éloquente de la globalisation capitaliste du XXe siècle : « Ce que l’on appelle aujourd’hui le capitalisme psychédélique était déjà un fait accompli dans ce bâtiment pratiquement dématérialisé et doté d’une climatisation artificielle. [...] Avec son édification, le principe d’intérieur franchit un seuil critique : désormais, il ne signifiait plus ni le logement bourgeois ou aristocratique, ni sa projection dans la sphère des arcades commerciales urbaines – il visait plutôt à transposer le monde extérieur en tant que tout dans une immanence magique, transfigurée par le luxe et le cosmopolitisme 18. » 29 – Vol. 01 – 02 Sur les traces de Henri Lefebvre Dans cet extrait, P. Sloterdijk adresse une critique explicite à l’égard du philosophe Walter Benjamin. Il estime en effet que ce dernier n’a pas été capable de voir ce qu’il y avait réellement à voir dans le XIXe siècle, et que P. Sloterdijk décèle dans le Palais de Cristal, à savoir les prémisses et les fondements de ce que deviendra le capitalisme planétaire au cours du XXe siècle. Pour P. Sloterdijk, le Livre des passages de W. Benjamin aurait été plus inspiré et plus clairvoyant en s’appelant le Livre des palais de cristal – appellation qui aurait renvoyé plus directement aux situations où un intérieur confortable se distingue très nettement d’un extérieur chaotique, comme dans le cas des shopping malls par exemple. P. Sloterdijk nous rappelle que cette idée « d’un monde extérieur en tant que tout » est forcément et inéluctablement exclusive. Aussi, tout comme le Palais de Cristal de J. Paxton n’était accessible qu’à une fraction de la population (peut-être considérable pour l’époque, mais cependant très loin de concerner tout le monde), la civilisation occidentale n’offre une forme de confort globalisé qu’à un nombre restreint de personnes. Ce grand intérieur entièrement dédié « à un culte joyeux et frénétique de Baal, pour lequel le XXe siècle a proposé le nom de consumérisme 19 » reste une réalité inaccessible pour des milliards de citoyens, obligés d’attendre à la porte – et ceci n’est pas qu’une image littéraire : songeons aux situations des frontières à Ceuta, à Melilla, ou encore entre le Mexique et les Etats-Unis, etc. Ces idées se retrouvent dans les écrits du philosophe et historien de l’art Lieven De Cauter. Selon ce dernier, nous vivrions aujourd’hui à l’ère de la civilisation capsulaire 20 . Il s’agit d’un modèle assez général, qui permet néanmoins de mettre en perspective et de rassembler sous un terme commun, un grand nombre de phénomènes contemporains – y compris ceux touchant plus spécifiquement à des questions urbaines. Cette fonction heuristique est un avantage indéniable du modèle ; un autre des ses attraits est sa relative souplesse, qui lui permet de ne pas tomber dans les travers de la pensée unique. En somme, la vision des choses que nous propose L. De Cauter permet de surmonter la profusion de termes et de phénomènes que j’évoquais un peu plus haut, tout en conservant leurs spécificités. En réalité, L. De Cauter base sa théorie sur une notion formulée par Michel Foucault lors d’une de ses conférences portant sur les « espace autres 21 ». Pour M. Foucault, l’entièreté de notre existence se déroule « à l’intérieur d’un ensemble de relations qui définissent des emplacements irréductibles les uns aux autres et absolument non superposables 22. » Dans ce vaste réseau de relations entre lieux, il existe pourtant des espaces d’un autre type : « [Des] espaces […] qui sont en liaison avec tous les autres, qui contredisent pourtant tous les autres emplacements 23. » Il effectue alors une distinction entre deux catégories : d’un côté, les utopies, soit des emplacements qui n’ont pas de lieu réel (par étymologie) ; de l’autre côté, les hétérotopies, 30 – Vol. 01 – 02 Michaël Ghyoot qui seraient des lieux bien réels, propres à chaque société, dans lesquels une forme d’utopie a été effectivement réalisée. Anthropologiquement, les hétérotopies sont ces espaces sacrés qui accueillent les membres d’une société donnée à une période symbolique de leur vie, qui serait par exemple liée à certains rites de passage ou à certaines traditions culturelles (lieux d’isolement pour les femmes en période menstruelle, lieu où s’accomplit le passage de l’adolescence, etc.). Pour M. Foucault, il est possible de trouver l’équivalent de ces lieux dans la société occidentale : par certains de ses aspects le service militaire a joué ce rôle ; il en va de même pour certaines institutions comme les instituts psychiatriques ou les maisons de repos, qui sont des hétérotopies « de déviation » dans lesquelles on isole et contrôle « les individus dont le comportement est déviant par rapport à la moyenne ou à la norme exigée 24. » Or, L. De Cauter rebondit sur cette définition de l’hétérotopie et lui substitue en quelque sorte le terme de capsule. Il en tire un petit glossaire dans lequel la capsule devient ce « dispositif (device) qui permet d’effectuer une distinction rigide entre l’intérieur et l’extérieur » ; la société capsulaire est « la somme des réseaux spatiaux, l’espace fantasmagorique de la consommation » ; la forteresse, une forme particulière de capsule, correspond à « l’enclave blindée contre le monde extérieur hostile dans une société de plus en plus caractérisée par une dualité entre riches et pauvres, entre intérieur et extérieur 25. » Pour L. De Cauter, la ville peut tolérer un certain nombre d’hétérotopies. On peut même définir la ville comme une concentration d’hétérotopies, vues comme des lieux fermés et autonomes, et pourtant en connexion avec les autres lieux. En effet, traditionnellement, la ville est cet endroit qui « [accueille] tout, depuis les bibliothèques, les musées, les théâtres, les cinémas, les bordels et les prisons, jusqu’aux bains publics et aux piscines tropicales 26. » Il se demande toutefois si la ville traditionnelle, la ville du quotidien et de l’ordinaire n’est pas en train de devenir « un espace résiduel au milieu d’un archipel de capsules et d’hétérotopies 27 », lesquelles se définissent les unes par rapport aux autres comme autant de nœuds dans un vaste réseau mais qui délaissent complètement les zones hors de ce monde de connexions. On rejoint ici les théories récentes de M. Castells : recentrage sur des environnements très contrôlés (les capsules), eux-mêmes interconnectés en de gigantesques réseaux où toute hiérarchie de lieux a disparu et où seul compte éventuellement le degré de connexion entre capsules. On observe surtout que cette dynamique engendre énormément d’espaces résiduels, qui posent évidemment de nombreuses questions. En définitive, L. De Cauter nous apprend que « l’urbanisme de l’hétérotopie et l’architecture capsulaire produisent la synthèse entre la consommation et la ségrégation 28. » IIe. De la capsule au camp : une forme de ségrégation On peut, comme l’a déjà fait remarquer P. Sloterdijk, retrouver ces processus de ségrégation liés à l’urbanisation capsulaire (à 31 – Vol. 01 – 02 Sur les traces de Henri Lefebvre la civilisation capsulaire) à de multiples échelles. Le concept du shopping mall est un exemple-type de capsule – un cas d’école ! Cet univers fermé et régulé artifi ciellement inclut implicitement toute une série de processus de surveillance, de contrôle, de militarisation, rendant impossible l’accès à ces palais de cristal des XXe et XXIe siècles pour toute une série de personnes – et incidemment, rendant impossibles certains comportements même pour ceux qui ont pu y accéder. Ce sont exactement les mêmes principes que l’on retrouve dans le cas des capsules gated-communities. Autre exemple qui conjugue ces mêmes principes de ségrégation, d’ordre et de sécurité omniprésents dans un modèle générique s’implantant un peu partout, sans réelle considération pour le milieu d’accueil, tout en restant connecté à toute une série de réseaux. Pour rester dans la – relativement – petite échelle, on peut encore citer comme exemple de capsule le cas du centre fermé pour immigrés. Encore que, dans ce cas, L. De Cauter lui préfère le terme de camp : « L’archipel de capsules sécurisées et connectées possède son contrepoint obscur, l’archipel des camps : l’archipel de l’ordre, de la richesse et de la sécurité comme opposé à l’archipel du goulag des centres de détention, des prisons, des camps de travail, des camps de réfugiés, des camps militaires, des prisons secrètes 29. » Il s’agit en effet d’une hétérotopie dans le sens où ce sont des endroits bien réels. Par contre, si ce sont bel et bien des hétérotopies, leur principe de base est davantage fondé sur la dystopie que sur l’utopie. Créés par la société, ils sont pourtant complètement séparés d’elle. A un point tel que les règles et les lois supposées régir la vie en communauté n’y ont pas cours. Les autorités peuvent y agir comme bon leur semble, servant en cela les intérêts généraux et les valeurs qui sont celles que le système dominant véhicule. Pensons au cas particulier de cette véritable zone de non-droit représentée par la prison de Guantánamo, « historique impunité de la férocité 30», où le régime américain isole ses prisonniers politiques et, par la même occasion, piétine allègrement les droits les plus fondamentaux. Et il n’est pas nécessaire d’aller si loin pour trouver des exemples similaires : la situation dans les centres fermés en Belgique est tout aussi préoccupante 31. IIf. L’illustration par Office KGDVS Les architectes bruxellois de Office KGDVS ont dessiné un projet qui permet d’illustrer ces notions de capsule, d’hétérotopie et de ségrégation. Ce projet a d’ailleurs été exposé lors de la biennale à Rotterdam. Ces architectes se sont intéressés à Ceuta, cette petite enclave espagnole située au nord du continent africain, sur le territoire marocain. Cette zone est évidemment un point particulier du globe, dans la mesure où la notion de frontière s’y matérialise très clairement, via la mise en place de nombreuses barrières, de 32 – Vol. 01 – 02 Michaël Ghyoot Offi ce KGDVS, Cité de Refuge, Ceuta, 2007 33 – Vol. 01 – 02 Sur les traces de Henri Lefebvre 34 – Vol. 01 – 02 Michaël Ghyoot Offi ce KGDVS, Cité de Refuge, Ceuta, 2007 kilomètres de fil de fer barbelé, de hauts murs et de nombreux postes militaires, qui n’ont d’autre fonction que d’empêcher les immigrés illégaux de rentrer dans la Forteresse Europe. Une sorte de village clandestin s’est établi dans les zones de no man’s land et les immigrés s’y organisent pour trouver des moyens de franchir la frontière et d’accéder en Europe – bien souvent au péril de leur vie et au profit de passeurs peu scrupuleux. Cet endroit est donc le lieu d’évènements tragiques, comme ces tentatives de prises d’assaut des barrières qui finissent dans des bains de sang 32. Face à ce contexte politique peu évident, favorisant l’émergence des camps, Kersten Geers et David Van Severen proposent de créer ce qu’ils appellent une Cité de Refuge (que L. De Cauter désigne sous le nom de sanctuaire). Ils proposent donc de réarranger tous les éléments de la zone neutre de Ceuta en une configuration architecturale incroyablement monumentale : « Le projet ne traite pas Ceuta comme un problème à résoudre, il ne prétend pas non plus pouvoir démêler la situation de la frontière. Nulle part, pourtant, la frontière de l’Europe n’est aussi tragiquement concrétisée ; dès lors, il n’existe nulle part une telle opportunité de la rendre (tragiquement) belle 33. » En faisant une proposition architecturale pour cet espace, K. Geers et D. Van Severen parviennent à créer un lieu possédant un caractère très marqué dont le principal mérite est sans doute de parvenir à ré-insuffler à la notion d’hétérotopie / capsule sa fonction positive – quoique cruelle. Cette monumentalité, qui cache mal un petit air de néo-rationalisme italien, parvient à redonner une forme de dignité à la situation des immigrés obligés d’attendre là, dans ce qui devient une sorte d’oasis confortable, isolée des turpitudes de l’extérieur : une capsule destinée à ceux qui sont a priori exclus du monde capsulaire ! L’entièreté des dispositifs spatiaux qu’ils mettent en place contribue à atteindre cet objectif, jusqu’à l’implantation même du monument, orienté selon l’axe nord / sud, dans une superbe indifférence au contexte, à cheval entre la terre et la mer. S’il est clair que ce projet ne propose pas une solution très engagée à la problématique des frontières de l’Europe et des flux migratoires (notamment dans la manière dont il a accepté implicitement l’état actuel des choses), il n’en reste pas moins qu’il formalise très concrètement cette question au travers d’un projet d’architecture. La méthode qu’Office KGDVS propose au travers de ce projet doit alors être jugée par rapport à ses ambitions, à savoir : matérialiser une synthèse concrète d’un certain nombre de problématiques, dont on peut par ailleurs montrer les origines et les développements. Cette méthode qui mêle analyse théorique relativement rigoureuse et propositions pratiques plus subjectives me semble un bon moyen pour expliciter efficacement un propos et pour décrire – finalement assez précisément – une 35 – Vol. 01 – 02 Sur les traces de Henri Lefebvre situation existante dont il importe certainement de prendre conscience. Et ce qui rend ce cas encore plus intéressant, c’est que chacune des parties est restée autonome : les théoriciens ont rassemblé les informations d’un côté, les architectes ont dessiné un projet de l’autre. La situation n’en est pas restée là et les deux résultats ont été confrontés l’un à l’autre. C’est à ce moment que le propos, que les propos, ont acquis une réelle substance. IIg. Le bidonville : un cas de camp à très grande échelle Si Office KGDVS nous présente un projet de sanctuaire (qui détourne le concept de la capsule, et plus encore du camp), la réalité actuelle a plutôt tendance à produire des configurations spatiales négatives générant des processus d’exclusion. L. De Cauter et Michiel Dehaene se sont attachés à montrer jusqu’à quel point ces situations de camps et d’exclusion sont intimement liées à des configurations du monde capsulaire. Ils nous disent en effet que « le camp est l’appareil bio-politique qui permet d’opérer dans les terrains semés d’embûches situés en-dehors du réseau inter-connecté des Premiers-Mondes 34. » Cette phrase qui peut sembler légèrement ésotérique se base en réalité sur l’idée que la puissance qui dirige notre civilisation, et qui trouve peut-être son accomplissement dans le capitalisme globalisé, ne peut atteindre ses objectifs qu’en exerçant un pouvoir sur les choses, celui-ci se faisant de plus en plus insidieux et s’implantant de plus en plus profondément dans les structures de la société. Ainsi le terme « bio-politique » auquel L. De Cauter fait référence se définit comme « l’implication croissante de la vie naturelle de l’homme dans les mécanismes et les calculs du pouvoir 35. » Cette instrumentalisation de la vie même par les structures du pouvoir aboutit dans certains cas à des situations où l’on constate la perte de distinction entre zōē et bios, entre la vie nue, sacrifiable, et l’existence humaine dans ce qu’elle possède de culturel, de civil et de civilisé. Dans ces cas extrêmes « la décision sur la vie se transforme en une décision sur la mort, […] la biopolitique peut ainsi se renverser en thanatopolitique36. » Giorgio Agamben démontre que le paradigme de cette thanatopolitique est le camp de concentration nazi. Il précise toutefois que ce point de renversement n’est pas toujours aussi clair : « Aujourd’hui, ce point ne se présente plus comme une frontière fixe, divisant deux zones clairement distinctes : il s’agit plutôt d’une ligne mouvante qui se déplace dans des zones de plus en plus vastes de la vie sociale, et dans lesquelles le souverain agit de plus en plus en symbiose non seulement avec le juriste, mais aussi avec le médecin, le savant, l’expert et le prêtre 37. » Cette définition du camp nous permet, ainsi que le suggèrent L. De Cauter et M. Dehaene, d’éclairer la situation des « bidonvilles des mégavilles du Sud 38. » Il suffi t pour cela de montrer en quoi ces structures urbaines contemporaines si interpellantes 36 – Vol. 01 – 02 Michaël Ghyoot répondent aux caractéristiques du camp – déterminisme politique et mise à nu de la vie. En cela, L. De Cauter et M. Dehaene rejoignent le penseur Mike Davis qui s’est penché sur ces configurations urbaines dans son ouvrage Le pire des mondes possibles 39 . Parmi les causes à la base de la création des bidonvilles, M. Davis identifie comme facteurs principaux les contraintes économiques imposées par la Banque mondiale et le FMI, auxquelles s’ajoutent des Etats qui, pour autant qu’ils le puissent encore, ne prennent pas les responsabilités ni les décisions qu’on est en droit d’attendre d’eux : « Le minimalisme du rôle des gouvernements nationaux dans le domaine du logement a été accentué par l’orthodoxie économique néolibérale définie par le FMI et la Banque mondiale. Les programmes d’ajustement structurels (PAS) imposés aux nations débitrices à la fin des années 1970 et 1980 exigeaient une réduction drastique des programmes étatiques et, souvent, la privatisation du marché du logement 40. » Il en découle une situation urbaine absolument alarmante à tout point de vue, où la vie humaine se trouve bel et bien réduite à son plus strict minimum. Au fil des pages de son ouvrage, M. Davis parvient à nous convaincre que nous nous dirigeons bel et bien vers le pire des mondes possibles. Et savoir que cette dimension apocalyptique est une composante essentielle de sa pensée 41 ne rend pas les choses moins inquiétantes. Je ne vais pas rentrer ici dans des descriptions plus poussées de ce bidonville global – les informations sur le sujet sont suffisamment nombreuses ; je voudrais toutefois citer encore l’article de A. Brillembourg et H. Klumpner, membres du UTT (The Urban Think Tank), spécialistes de Caracas, également présents lors de la biennale de Rotterdam. Leur article traite la question de l’informel et de la redéfinition du rôle de l’architecte dans ces nouvelles conditions. Nous avons vu que c’est effectivement l’une des caractéristiques du bidonville que d’être en-dehors des systèmes formels. La forme d’informalité la plus connue est sans doute la figure du squatter qui, par manque de moyens, se voit obligé d’habiter un terrain qui ne lui appartient pas. C’est d’ailleurs l’un des principes de base du bidonville ; par voie de conséquence, ces derniers se développent dans les terrains les moins bien situés – ce qui explique en partie les conditions de vie dramatiquement mauvaises (« la maison la moins feng shui du monde pourrait être une villa misera à la périphérie de Buenos Aires – construite sur un ancien lac, une décharge toxique et un cimetière, dans une zone inondable 42. »). Ce qui se passe dans ces zones de bidonvilles échappe complètement aux décideurs du système formel, qui d’ailleurs ne prennent pas réellement la peine de s’y intéresser. UTT nous donne un exemple, décrit de la manière suivante : 37 – Vol. 01 – 02 Sur les traces de Henri Lefebvre « Le barrio de Caracas est simplement le résultat de générations de tels développements informels : une ville entièrement piétonne de près d’un million d’habitants, d’une densité sans précédent, avec des infrastructures et des systèmes de gouvernance extra-légaux, et, exceptionnellement, des systèmes innovateurs d’attribution et de gestion de la propriété 43. » Ce sont évidemment ces « systèmes innovateurs » qui vont intéresser les membres de UTT. Mais avant de présenter leurs idées, je voudrais ré-invoquer M. Davis pour contester la croyance selon laquelle ces systèmes informels seraient également autonomes – ce qui constitue pourtant une dérive que l’on ressent parfois à la lecture de certains textes sur le sujet. D’une part, il explique que les conditions même de naissance et de développement de ces zones informelles dépendent, en première instance, du système formel. Par exemple, les terrains où poussent les bidonvilles ne sont laissés inoccupés que dans la mesure où les promoteurs privés n’ont pas intérêt à s’en servir, et cet intérêt varie tout simplement en fonction des lois de l’offre et de la demande : « Les possibilités de solutions informelles [à la crise du logement s’étaient] déjà réduites, et continueraient à se réduire de plus en plus rapidement à mesure que des organisations privées puissantes et organisées affermiraient leur mainmise sur l’urbanisation des marges 44. » D’autre part, il met en garde contre l’argument qui consisterait à admirer cette informalité, et le lot de débrouillardise qu’elle véhicule – une sorte de réification du système D –, dans la mesure où c’est un argument qui a été utilisé par les tenants du laisserfaire (« un amalgame d’anarchisme et de néolibéralisme 45 »), alors même que, selon M. Davis, il aurait fallu agir fermement : « Louer la praxis des pauvres est devenu un écran de fumée derrière lequel cacher le reniement des intérêts historiques de l’Etat dans la lutte en faveur des pauvres et des sans-abris 46. » IIh. L’architecte et l’informel – interstices et marges Pour autant, ces mises en garde de M. Davis ne s’adressent pas aux propositions de UTT, qui développent un point de vue plus fin, et vraisemblablement plus effi cient. Ils partent donc bel et bien du constat que le pouvoir formel est devenu impuissant à traiter de cette question de l’informel : « Les théories et idéologies urbaines et architecturales émergeant des universités et des grandes signatures d’architectes échouent précisément là où elles devraient se concentrer avec le plus d’intensité : sur la ville comme lieu de possibilités équitables, de culture urbaine et de politiques au service du bien-être des citoyens 47. » 38 – Vol. 01 – 02 Michaël Ghyoot Mais ils ne se découragent pas face à ce constat d’impuissance. Ils proposent d’inverser la tendance et de développer des stratégies qui partent du bas vers le haut, plutôt qu’une planifi cation par trop abstraite à vol d’oiseau. Cette position est accompagnée de propositions plus concrètes. En l’occurrence, ils proposent de s’inspirer des méthodes déjà présentes dans le bidonville – ce fameux système D, royaume de la réutilisation, de l’adaptation, des modifi cations de l’infrastructure existante, de la rénovation, etc. – et, une fois ces méthodes identifiées, tenter de les renforcer, en étroite collaboration avec les habitants. Pour UTT, en effet, les habitants des barrios « ont abandonné les conventions pratiques de l’architecture et de l’aménagement urbain, ils brouillent les frontières entre planification urbaine, design urbain, art et activisme social et politique 48. » Cette convergence d’aptitudes, cette mise en commun des ressources leur semble une stratégie à promouvoir. Dans ce type de méthodes, le rôle du spécialiste se joue à deux niveaux. Il peut, d’une part, contribuer à cette phase d’identifi cation (jusqu’à un certain point, c’est ce que fait UTT… Et ils vont plus loin que la petite énumération que je donne ci-dessus). Il doit, d’autre part, « partager ses connaissances et son expertise, [et] conseiller ceux avec qui [il] travaille 49. » En d’autres termes : il doit mettre ses capacités au service du renforcement des forces pré-existantes dans le contexte. Cette manière de traiter l’informel – lucide et progressiste – se rapproche de démarches similaires dans un cadre plus proche de nous, qui est celui de la métropole occidentale. Ces dernières sont théorisées sous le nom de « architecture interstitielle » ou « architecture de la marge ». Les architectes parisiens de l’atelier d’architecture autogéré (aaa) sont représentatifs de cette tendance qui tend à considérer que « la métropole, maintenant, comme espace de production biopolitique, est l’équivalent de l’usine […] et qu’il faut la penser comme un espace de résistance et de lutte 50. » Ils proposent donc, tout comme le fait UTT, d’investir ce qu’ils nomment les interstices urbains. En effet, ces derniers « […] représentent en quelque sorte ce qui résiste encore, du moins temporairement, aux politiques foncières de l’aménagement : ils sont la métonymie de tout ce qui est encore non investi dans une métropole. C’est la réserve de ‹ disponibilité › d’une ville. Leur qualité principale consiste notamment en leur résistance à l’homogénéisation et à l’appropriation définitive. Situés à l’opposé des espaces figés par les fonctions et les formes de propriété de la ville moderne, les délaissés urbains, les friches et les terrains vagues conservent justement ‹ le vague ›, l’indéfini, l’indéterminé, l’ouverture dans la ville 51. » C’est dans ce type de lieux que aaa (et ils ne sont pas les seuls) vient faire émerger des micro-projets qui sont autant de tentatives de ré-enclencher des processus de participation, de gestion autonome, de production collective de la ville. C’est dans ces interstices porteurs d’une multitude de possibilités que sont proposés des projets sociaux, culturels ou politiques alternatifs. 39 – Vol. 01 – 02 Sur les traces de Henri Lefebvre Il me semble que cette culture de l’interstice, soutenue par des philosophes comme Isabelle Stengers, est à même d’effectuer le lien – peut-être un peu forcé – entre l’émergence d’une forme de contre-pouvoir dans des contextes informels – dont le cas extrême est le bidonville – et les formes de lutte qu’on retrouve dans la métropole contemporaine et qui s’avèrent être le prolongement actuel des revendications du droit à la ville de H. Lefebvre. IIi. Une conclusion où se vérifie l’adage « c’est dans les vieux pots… » Avant de revenir à H. Lefebvre et pour conclure cette partie qui nous a permis d’aborder de vastes considérations sur la condition urbaine contemporaine, et son aboutissement le plus dramatique : le bidonville, j’aimerais me permettre une licence et remonter le temps pour citer Antonio Gramsci, un intellectuel marxiste italien des années 1920-1930. Ce sont les dernières considérations sur le rôle de l’architecte dans le cadre des luttes urbaines de revendication du droit à la ville qui justifient cette référence. Du reste, elle n’est pas si absurde puisque R. Van Toorn, dans son article Contesting the Neoliberal Urbanization 52 , cite également A. Gramsci. Parmi de nombreux autres thèmes, A. Gramsci a été amené à réfléchir sur le rôle de l’intellectuel dans la société. Ses premières constatations nous apprennent que chaque classe sociale, qui prend naissance en fonction des nécessités et des besoins d’une époque, génère automatiquement une couche d’intellectuels. Ces derniers sont tout d’abord des spécialistes, indispensables au bon fonctionnement de la classe sociale en question. Il explique cependant que cet intellectuel « traditionnel » tend à devenir un intellectuel « organique » : « La façon d’être du nouvel intellectuel ne peut plus consister dans l’éloquence […] mais dans le fait qu’il se mêle activement à la vie pratique, comme constructeur, organisateur, ‹ persuadeur permanent › parce qu’il n’est plus un simple orateur – et qu’il est toutefois supérieur au travail mathématique abstrait ; de la technique-travail il parvient à la technique-science et à la conception humaniste historique, sans laquelle on reste un ‹ spécialiste › et l’on ne devient pas un ‹ dirigeant › (spécialiste + politique) 53. » A condition de ne pas être au service des intérêts de la classe dominante (la classe capsulaire), il semble bien que ce rôle d’intellectuel organique puisse être celui que l’architecte / planifi cateur urbain va devoir être amené à jouer s’il veut rester cohérent face aux processus qui façonnent la condition urbaine contemporaine – c’est en tout cas très clairement la stratégie proposée par UTT pour intervenir dans des contextes tels que les méga-bidonvilles ou celle prônée par aaa dans des contextes relativement moins ravagés. 40 – Vol. 01 – 02 Michaël Ghyoot III. HENRI LEFEBVRE ET L’ARCHITECTURE DU QUOTIDIEN Je viens de discuter longuement de quelques prolongements actuels que l’on peut imaginer à partir de la critique urbaine formulée par H. Lefebvre. Je vais maintenant m’intéresser à une autre de ses thématiques qui a refait surface dans les théories urbanistiques et architecturales de ces quinze dernières années. Il s’agit de la question du quotidien. Comme je l’ai déjà indiqué, c’est principalement l’univers anglo-américain qui s’est intéressé à cet aspect des théories de H. Lefebvre. J’ai émis l’hypothèse que cet intérêt avait sans doute été généré par la parution des traductions anglaises de certains textes de H. Lefebvre, et principalement ses critiques de la vie quotidienne. Il faut toutefois reconnaître que cette raison seule ne suffit pas à expliquer le succès de cette thématique. Sans doute est-elle aussi arrivée à un moment propice pour recevoir ce genre de théories. J’aurai l’occasion de revenir sur cette question. Dans un premier temps, je vais résumer la position de H. Lefebvre par rapport à cette question de la vie quotidienne. IIIa. Le quotidien de H. Lefebvre : de Guy Debord à Michel de Certeau En bon marxiste qu’il est, le point de vue de H. Lefebvre sur le quotidien est tout à fait dialectique. D’une part, il le considère comme révélateur d’une forme d’oppression et d’aliénation capitaliste. Il évoque bien sûr ce côté abrutissant du métro-boulot-dodo, cette forme de vie entièrement colonisée par un capitalisme qui s’est fait, au cours du XXe siècle, de plus en plus intrusif et insidieux, allant jusqu’à s’infiltrer dans ce qu’on peut avoir de plus intime : notre quotidien. On peut illustrer ce rapport au quotidien par les théories de l’Internationale Situationniste, dont H. Lefebvre a été proche quelques temps et dont l’une des ambitions était de créer des configurations capables de transcender le quotidien, d’en faire une Fête permanente : « Une science des situations est à faire, qui empruntera des éléments à la psychologie, aux statistiques, à l’urbanisme et à la morale. Ces éléments devront concourir à un but absolument nouveau : une création consciente de situations54.» Cette volonté d’enrichir le quotidien 55 s’est traduite dans la mise en place de principes visant à rendre la ville – leur environnement privilégié : Paris – plus ludique. C’est à ce titre qu’ils ont inventé, entre autres, la psychogéographie : « La psychogéographie est la part de jeu dans l’urbanisme actuel. A travers cette appréhension ludique du milieu urbain, nous développerons les perspectives de la construction ininterrompue du futur. La psychogéographie est, si l’on veut, une sorte de ‹ science-fiction ›, mais science- 41 – Vol. 01 – 02 Sur les traces de Henri Lefebvre fiction d’un morceau de la vie immédiate, et dont les propositions sont destinées à une application pratique, directement pour nous. Nous souhaitons donc que des entreprises de science-fiction de cette nature mettent en question tous les aspects de la vie 56. » D’autre part, à l’opposé de cette vision aliénante, H. Lefebvre considère également le quotidien comme un domaine éminemment respectable, le seul sur lequel on ait encore prise, le dernier peut-être où il reste possible de développer de véritables espaces de liberté : « La vie quotidienne est également le premier site pour une résistance sociale chargée de sens, ‹ l’inévitable point de départ pour la réalisation du possible › […] Personne ne peut arriver derrière la vie quotidienne, qui intègre littéralement le capitalisme global ; et le capitalisme global, en retour, n’est rien sans beaucoup de vies quotidiennes, des vies de vraies personnes dans un véritable espace-temps, coexistant avec d’autres personnes dans un véritable espace-temps 57.» Cette conception du quotidien se rapproche de celle d’un autre auteur – les deux ayant aujourd’hui l’honneur de se côtoyer dans les pages des magazines d’architecture qui se penchent sur la question de la quotidienneté –, il s’agit de Michel de Certeau. Ce dernier développe en effet toute une théorie sur les « arts de faire », dont la première partie s’intitule très explicitement « l’invention du quotidien 58 ». Il envisage avant tout le quotidien comme une activité, une production d’actes divers dans lesquels il cherche à injecter du sens : « Pour de Certeau, le quotidien est une scène d’inventions (une poesis) qui exige une nouvelle poétique capable d’articuler les opérations et les registres de la vie quotidienne. Dans cette poesis, c’est la productivité mineure et journalière qui doit fournir la base pour établir cette poétique de la vie quotidienne […] Pour de Certeau, la pratique de la vie quotidienne se divise en deux catégories qui se superposent : l’usage inventif et insaisissable de la culture à des fins non voulues, et la préservation obstinée des anciens arts de ‹ faire › (se souvenir, parler, cuisiner, marcher, etc.) 59. » Dans son ouvrage, M. de Certeau s’attarde également sur la question de la ville. Mais là où H. Lefebvre envisage les choses sous un angle essentiellement déterministe, la vision de la ville chez M. de Certeau tend à « se déplacer d’un macro-système de contrôle et de discipline vers une ‹ collection de singularités › que marquent les (presque) invisibles micro-pratiques des usagers de la rue 60. » En agissant de la sorte – et, comme le montre B.J. Morris c’est tout à fait lié au contexte intellectuel de l’époque – M. de Certeau offre au quotidien son autonomie. Il devient 42 – Vol. 01 – 02 Michaël Ghyoot alors un domaine que l’on peut envisager d’étudier en tant que tel, sans devoir le subordonner aux théories marxistes de H. Lefebvre. Du reste, les conceptions de ce dernier ne font plus véritablement l’actualité du débat intellectuel. Une fois le quotidien devenu une discipline autonome, il devient possible de l’étudier sous différents angles, dont bien sûr l’aspect architectural. C’est ce qui va se passer durant la décennie des années 1990, qui s’intéressera beaucoup aux potentialités contenues dans cette notion de quotidien. IIIb. L’émergence de la notion En jetant un rapide coup d’œil sur le contexte architectural des années 1990, on peut identifier un ensemble de facteurs qui permettent d’expliquer ce regain d’intérêt pour le quotidien, cette re-considération d’un domaine a priori banal et trivial. Naturellement, la plupart de ces facteurs sont liés et se recouvrent partiellement. Ces facteurs sont également envisagés très différemment selon les points de vue des auteurs. Je vais toutefois tenter d’en identifier quelques-uns, qui me semblent récurrents – et intéressants. Tout d’abord, il apparaît que les années 1990 peuvent être considérées comme une période qui a connu une crise de la forme. Il est vrai que l’évolution des moyens techniques offre à cette époque des possibilités de construction quasiment illimitées – l’arrivée de l’ordinateur comme outil de conception y est certainement pour beaucoup. Il est tout aussi vrai que cette période suit directement un passé proche qui est passé de l’hégémonie d’une manière de concevoir l’architecture – cette forme décadente de fonctionnalisme – à une diversité de styles et de théories fusant dans toutes les directions – cette fameuse pluralité des années 1970. On se trouve donc, au début des années 1990, dans une situation où l’architecte est confronté à une liberté formelle sans précédent. Face à de tels champs de liberté, les réactions peuvent être – en étant un peu caricatural – de deux types : ou bien on s’engage dans une voie, et on jouit pleinement de cette liberté – pour le meilleur et pour le pire – ; ou bien, au contraire, cette liberté devient complexante, et l’architecte sans repères doit trouver quelque chose de prégnant sur lequel fonder sa pratique architecturale – et, à nouveau, cela peut générer le meilleur comme le pire ! C’est à ce titre que l’architecture vernaculaire (ou spontanée, ou sans architecte, ou banale, etc.) est devenue l’une des sources d’inspiration pour ces architectes soucieux de renouer avec « la sérénité des générations passées, qui savaient se déplacer avec élégance et fermeté dans un système de typologies 61. » Cette recherche de fondements indiscutables sur lesquels baser une pratique architecturale n’est pas un phénomène propre aux années 1990 et à l’architecture du quotidien. On en retrouve par exemple des traces dans les années 1970 mêmes, chez des architectes comme G. Grassi ou A. Rossi. Pourtant, les deux démarches sont sensiblement différentes. Notamment : 43 – Vol. 01 – 02 Sur les traces de Henri Lefebvre ces néo-rationalistes italiens sont à la recherche de ces fameuses certitudes via l’étude de l’histoire de l’architecture (l’approche manuelistique de G. Grassi) ou via la recherche d’une sorte d’universelle transcendance (chez A. Rossi), alors que les architectes du quotidien des années 1990 s’intéressent davantage à la production contemporaine, telle qu’ils peuvent la retrouver dans les suburbs, dont ils tentent d’identifier les richesses, les configurations intéressantes, les éléments subversifs. Rem Koolhaas parle de ce moment où l’avant-garde architecturale prend soudain conscience qu’elle s’est fait dépasser, sans même s’en rendre compte, par une urbanisation galopante, créant des productions à mille lieues de ce qui était pensé et conçu dans les tours d’ivoire du star-system. L’architecture du quotidien peut également être comprise comme une réaction (de rejet) face à cette architecture starsystem, qu’on peut imaginer de plus en plus présente en cette fin de XXe siècle (il serait instructif de mener une étude sérieuse sur la question). On reproche notamment à l’architecture star-system de négliger de nombreuses dimensions. Selon F.B. Raith : « Malgré une conscience aiguisée de la nature obstinée et entêtée de la réalité, il demeure l’illusion que le concepteur, alimenté par la volonté et le pouvoir, est fondamentalement maître de la situation et peut imposer sa volonté aux autres (spectateurs, utilisateurs) en pure vertu de la permanence physique du bâtiment 62. » En opposition à cette manière très brutale d’imposer une création, l’architecture du quotidien envisage de concevoir l’architecture à partir de sa destination finale, à savoir sa pratique quotidienne, ce qu’on peut appeler la consommation de l’architecture. « Ici, la consommation n’est pas réduite à ses aspects les plus évidents, qui sont l’usage et la vue d’un bâtiment ; plutôt, les consommateurs sont tous ceux qui entrent en contact avec lui, quelles que soient leurs intentions. La consommation est donc une procédure largement indépendante des intentions de l’architecte, puisqu’elle est dominée par un sujet indépendant 63. » Concevoir un bâtiment en fonction de sa consommation est évidemment louable. Pour autant, ça laisse encore le champ libre... au meilleur comme au pire. Puisque, comme le soulignent F.B. Raith, et avant lui M. de Certeau, la consommation du bâtiment est une dimension qui échappe en grande partie au concepteur. Cela implique d’élargir la définition de concepteur. Quoi qu’il en soit, c’est dans cette optique que naît la notion d’architecture du quotidien. Cette réaction – légitime – face à l’empirisme et à l’individualisme à l’œuvre en architecture 64 , est donc l’une des dimensions présentes dans la notion d’architecture du quotidien. On peut effectuer le rapprochement avec une dimension évoquée par S. Harris dans l’introduction de son livre Architecture of the 44 – Vol. 01 – 02 Michaël Ghyoot Everyday 65 . Selon lui, la désignation architecture du quotidien représente une tentative de regrouper sous un même terme une série de positions dont le point commun est de proposer des alternatives à l’architecture dérivée des théories structuralistes. Il explique en effet que, depuis les années 1970, on assiste à une forme d’hégémonie de ce type de théories et de ses dérivés (structuralisme français, post-structuralisme, etc.). Or, S. Harris leur reproche « l’abandon virtuel des ambitions sociales et politiques de l’architecture et la séparation de l’expérience directe dans les discours architecturaux 66. » Il constate en effet une tendance de plus en plus marquée à la création d’objets autonomes et à une certaine obsession pour la « dextérité formelle héroïque 67 », fort éloignée de la réalité du terrain. Pire encore, cette manière de procéder est devenue complètement institutionnalisée, entièrement récupérée par le système capitaliste et ses dérives commerciales. C’est à ce titre qu’il invoque H. Lefebvre et sa notion du quotidien comme lieu primaire de résistance à ces forces. S. Harris résume la situation comme ceci : « Ce qui unit les articles et les projets collectés ici est une défiance envers l’héroïque et le formellement à la mode, une profonde suspicion vis-à-vis de l’objet architectural vu comme un produit commercial. Les considérations sur l’architecture du quotidien sont vues comme des potentialités capables de résister, selon les termes de Lefebvre, à la bureaucratisation de la consommation contrôlée, qui sont les forces de l’économie capitaliste et de leur complice : l’autorité gouvernementale 68. » IIIc. Les limites de la dénomination Je viens de brosser un rapide tableau décrivant le contexte dans lequel est née cette architecture de la quotidienneté. La principale conclusion à laquelle on peut aboutir est que cette dénomination architecture du quotidien semble se définir principalement comme une « réaction à ». Ce qui a pour principale conséquence de permettre à énormément de démarches, éventuellement très différentes les unes des autres, de se retrouver sous cette bannière commune puisqu’il suffi t de « ne pas être » quelque chose pour, presque automatiquement, « être » de l’architecture du quotidien. Il y a là quelque chose qui touche au syllogisme ! Il faut sans doute comprendre cette caractéristique comme étant une dimension intrinsèque d’une tentative d’opposition à l’ordre établi. Il est relativement aisé de définir ce contre quoi on lutte ; il est beaucoup plus diffi cile de déterminer avec précision ce qu’on essaye de mettre en place (et ceux qui parviennent à formuler clairement leurs objectifs passent pour être dogmatiques, excessivement radicaux, etc.), de sorte qu’il y a une tendance naturelle qui unit les opposants d’un système – tout au moins jusqu’à ce qu’ils parviennent à renverser le pouvoir en place. 45 – Vol. 01 – 02 Sur les traces de Henri Lefebvre Toutefois, cette cohésion « contre » possède quelque chose d’artificiel, et l’unité peut avoir du mal à tenir le coup au fil du temps. Il me semble que c’est ce qui s’est passé avec la notion d’architecture du quotidien, qu’on aurait beaucoup de mal à définir aujourd’hui comme un réel courant (même si, bien sûr, la thématique refait des apparitions sporadiques plus ou moins remarquées). Ainsi, même d’un point de vue strictement architectural, il est très difficile de décrire précisément ce que représente l’architecture du quotidien, tant cette dénomination couvre de multiples démarches : depuis des reconsidérations optimistes sur l’architecture vernaculaire ou sur certaines formes de métissages culturels (de préférence quelque chose qui mélange des natifs américains et des endroits un peu sordides, type « des traces de l’habitat traditionnel Navajo dans les sites post-industriels de Detroit »), en passant par des analyses de l’habitat informel 69 , jusqu’à des démarches plus prospectives du type Samuel Mockbee & Rural Studio, ou encore des références plus académiques aux travaux de Venturi sur l’habitat traditionnel américain (la célèbre exposition Signs of Life : Symbols of the American City). On y retrouve également des démarches moins strictement architecturales, parfois multi-disciplinaires, souvent portées sur les revendications politiques, dans le prolongement d’un certain militantisme féministe ou homosexuel. En forçant à peine, on pourrait ramener la notion dans nos contrées et éclairer à la lumière de l’architecture du quotidien les propos de Geert Bekaert concernant la place de l’architecture – entre poésie et lieu commun. Et tout cela sans même évoquer l’ensemble des projets qui reçoivent le label « quotidien » pour pouvoir entrer dans les dossiers spéciaux que les revues ne manquent pas de publier, surfant ainsi sur la vague de ce qui devient un simple effet de mode. Si je suis volontairement sarcastique ce n’est pas tant par mépris pour cette architecture du quotidien (qu’on ne s’y trompe pas : je partage un certain nombre des idées qui s’y trouvent et suis persuadé qu’il y a beaucoup de choses à en retenir) mais plutôt pour dénoncer l’utilisation du concept comme label fourre-tout, pauvre substitut d’une analyse sérieuse et personnalisée. On peut trouver un prolongement nettement plus consistant du concept d’architecture du quotidien dans ce que Margaret Crawford appelle l’urbanisme du quotidien. Celui-ci, comme nous allons le voir, fera l’articulation entre certaines idées présentées dans la partie sur la condition urbaine et ces notions de quotidienneté que je viens d’évoquer. IV. MARGARET CRAWFORD ET L’URBANISME DU QUOTIDIEN IVa. Le cadre théorique : un nouveau discours sur l’espace public J’ai évoqué, dans la première partie du travail, quelques auteurs s’intéressant à la situation urbaine actuelle. De manière générale, 46 – Vol. 01 – 02 Michaël Ghyoot la situation qu’ils décrivent semble complètement bouchée. La conclusion implicite de leurs idées est que la ville est de moins en moins – et même, ne peut plus être – le lieu porteur des valeurs démocratiques et humanistes. Ce qui pose évidemment de lourdes questions puisque la ville, pour reprendre les termes de Marx, est censée être le terrain de la lutte historique pour la liberté. Bien que tous les auteurs s’accordent à reconnaître le droit à la ville comme un objectif plus important que jamais, peu montrent autant d’optimisme, ou font preuve d’une telle vision prospective que H. Lefebvre 70 . Son optimisme quasi romantique 71 , nous l’avons ensuite retrouvé dans sa manière d’aborder la question du quotidien, en l’évoquant comme le premier (et le seul) lieu d’où il est possible d’établir la résistance face aux vastes manoeuvres capitalistes qui tendent à aliéner tous les niveaux de la vie et de la société. L’auteur et critique M. Crawford parvient, avec sa théorie de l’urbanisme du quotidien 72 à surmonter, à synthétiser ces deux points de vue. Si elle reconnaît aux réflexions des auteurs « apocalyptiques » une certaine légitimité, elle ne peut pas – et ne veut pas – en conclure pour autant que la ville devient nécessairement une sorte de no man’s land où ne règne plus que l’exclusion, la domination et le totalitarisme – en somme « la destruction de tous les espaces urbains réellement démocratiques 73. » A travers une déconstruction systématique, M. Crawford montre que le constat négatif sur l’espace public repose en fait sur une vision de cet espace qui est loin d’être évidente et absolue. Selon elle : « Cette perception de la perte a pour origine des définitions extrêmement limitées des concepts d’espace et de public qui découlent de l’insistance sur l’unité, du désir de catégories de l’espace et du temps fixes, ainsi que de notions de privé et de public conçues de manière rigide 74. » A vrai dire, cette vision de l’espace public se base sur un modèle très abstrait, dont le but ultime est d’offrir un lieu où tenir « un débat public, rationnel, désintéressé et vertueux 75. » Ce modèle, véhiculé par des philosophes comme Jürgen Habermas et Richard Sennett, en plus d’être très rigide – c’est presque une idée platonicienne – s’inspire de modèles à la légitimité douteuse : l’agora grecque et la piazza italienne ne sont pas forcément des parangons d’intégration et de participation. En conséquence, pour ne pas rester sur ce constat d’échec, M. Crawford nous invite à élargir la notion de publicité, et de considérer d’autres formes d’expression publique que ce forum public idéalisé. Elle nous engage notamment à nous intéresser à la forme qui « se base sur la contestation davantage que sur l’unité 76. » En guise d’exemple, elle évoque ces organisations contrepubliques (entre autres des institutions de charité ou des ligues anti-alcooliques dans l’Amérique des XIXe et XXe siècles) qui en viennent à manifester dans la sphère publique et parviennent in 47 – Vol. 01 – 02 Sur les traces de Henri Lefebvre fine à influencer cette dernière (en faisant adopter les lois sur la prohibition, pour poursuivre l’exemple). Ainsi, de la même manière qu’il faut élargir la notion de publicité, nous devons également redéfinir notre compréhension de l’espace. En l’occurrence, pour découvrir les lieux où se déroulent ces nouvelles formes particulières de publicité, M. Crawford nous invite à considérer l’espace de tous les jours ( la boucle est bouclée ! ). Son étude de cas porte sur Los Angeles dont elle décrit « le paysage banal, incohérent et répétitif […] sillonné par une grandes quantité de centres commerciaux, de supermarchés, de services de réparation d’automobiles, de fast-foods, et de terrains vagues qui refusent tout ordre physique ou conceptuel 77. » M. Crawford analyse et identifie les principales caractéristiques de cet espace du quotidien : tout d’abord, il est le théâtre d’une multitudes de transactions sociales et économiques, qui couvrent une multitude d’échelles (bien que la petite échelle soit la plus présente et la plus représentative) ; ensuite, il se définit comme un lieu dévolu avant tout à l’automobile (la plupart des configurations spatiales résultent d’aménagements mis en place pour l’automobile) ; par ailleurs, il s’organise autour du temps beaucoup plus que de l’espace, ainsi un parking de centre commercial peut servir successivement de parking, de lieu de rassemblement de jeunes, de cinéma en plein air, d’espace pour une brocante, etc. 78 ; en outre, il est un lieu d’interactions entre différentes cultures et identités, parfois conflictuelles, toujours complexes ; et enfin, il est un lieu où peuvent naître, par effet « boule de neige » et du fait d’une certaine précarité, des émeutes et des révoltes, ce qui renvoie à la notion de contestation abordée un peu plus haut. En somme cet espace du quotidien s’avère bel et bien être le lieu où trouver une nouvelle forme de publicité. Cette dernière ne renvoie certes pas au modèle « traditionnel » et idéalisé de l’espace public ; au contraire, elle se fonde sur des éléments très pragmatiques, triviaux, presque insignifiants une fois isolés, mais qui, pour autant, s’accordent probablement davantage aux conditions actuelles de l’urbanité que les modèles établis. En identifiant cet espace vécu du quotidien et en lui reconnaissant une valeur en tant que lieu de résistance (sociale, mais également économique), M. Crawford met au point un modèle qui permet « d’articuler un nouveau discours sur l’espace public, un discours qui ne se fonde pas sur la perte mais sur la possibilité 79. » Le modèle tel qu’il se formule dans cette démonstration semble séduisant. Sa plus grande qualité découle vraisemblablement de sa dimension prospective, qui suggère un moyen de surmonter une situation jugée par beaucoup insurmontable. IVb. Le cadre pratique et ses limites Nous allons à présent voir comment cette revalorisation des espaces du quotidien peut devenir un outil stratégique, sous la forme de l’urbanisme du quotidien, tel que le décrivent M. Crawford et J. Kaliski. 48 – Vol. 01 – 02 Michaël Ghyoot L’urbanisme du quotidien se profile comme une approche partielle, cumulative, cherchant systématiquement à renforcer des potentialités existantes sur des sites de la vie de tous les jours. Il s’adapte donc à de nombreuses situations : « [ l’urbanisme du quotidien] n’est pas intéressé par la transformation d’un terrain vague en quelque chose de neuf, mais plutôt, typiquement, de remanier une situation existante afin qu’elle s’accommode mieux à la vie de tous les jours 80. » L’urbanisme du quotidien se distingue donc des démarches de planifi cation plus traditionnelles, puisque, contrairement à ces dernières, il ne s’articule pas autour de grands principes identifiables. Plutôt que par des stratégies d’action, la pratique de l’urbanisme du quotidien se caractérise par une accumulation de positions de réactions, d’identifications de forces, de renforcements de celles-ci, etc. On peut trouver là une certaine similitude avec la démarche du UTT par rapport à la question des environnements informels. On peut se demander dans quelle mesure les ambitions de M. Crawford – à savoir : tenter de poser en d’autres termes la question de l’espace public, de la démocratie, de la participation – se retrouvent dans une pratique qui, l’un dans l’autre, reste très subordonnée aux pratiques traditionnelles de planifi cation, dont on a montré les conséquences en terme d’exclusion, de ségrégation, d’inégalité, etc. Malgré la dimension subversive que l’on prête au quotidien, il n’est pas certain que l’urbanisme du quotidien puisse faire beaucoup plus que réparer des dégâts minimes, causés par des systèmes dont il s’accommode : « […] l’urbanisme du quotidien ne cherche pas à remplacer les autres pratiques de planification urbaine mais travaille avec, au sommet, ou après elles 81. » Ce caractère dialectique le rapproche évidemment de la conception du quotidien chez H. Lefebvre. Le pragmatisme dont fait preuve l’urbanisme du quotidien est à la fois l’une de ses plus grandes forces en ce sens qu’il permet de reconsidérer des situations conflictuelles, ce qui est d’ailleurs très stimulant intellectuellement parlant, mais il constitue aussi l’une de ses limites. Dans un débat opposant M. Crawford à son interlocuteur Michael Speaks, ce dernier fait très justement remarquer que les vendeurs à la sauvette et autres magasins aménagés dans les cours et les garages, qui sont les protagonistes exemplaires de l’espace du quotidien, restent malgré tout « des mini-capitalistes », « des forces du marché 82. » S’il est indéniable que les rassemblements et les manifestations des vendeurs d’oranges de rue à Los Angeles 83 ont créé une contestation publique qui a permis d’améliorer leur statut, d’un point de vue strictement marxiste, ils sont simplement passés du stade le plus bas du prolétariat à un stade sensiblement plus élevé, sans pour autant résoudre des problèmes plus généraux. Au-delà de cette position ambiguë – dont on serait de mauvaise foi de leur en tenir trop rigueur : existe-t-il réellement des démarches qui ne se heurtent pas aux mêmes limites ? – les tenants 49 – Vol. 01 – 02 Sur les traces de Henri Lefebvre de l’urbanisme du quotidien fondent leur démarche sur un principe important : le dialogisme. Il s’agit en fait d’un principe qu’ils empruntent au critique littéraire russe Mikhail Bakhtine (1895-1975) et qui s’utilise pour désigner « un mot, un discours, une langue, une signification (un bâtiment) qui devient déprivilégié, relativisé et conscient qu’il est en compétition avec d’autres définitions pour le même objet 84.» Cette notion prend son sens dans la discipline architecturale lorsqu’un même projet est porteur d’ambitions et d’intérêts divergents selon les interlocuteurs (typiquement : le concepteur, le maître d’ouvrage, le constructeur, l’utilisateur, etc.). Les urbanistes du quotidien tiennent à prendre acte de cette conception. Ils tentent d’en tenir compte dans leurs projets en faisant s’entrecroiser les différents niveaux de signifi cation. Il peut paraître étonnant d’invoquer M. Bakhtine, alors que, beaucoup plus proche de nous, Charles Jencks a tenu le même type de propos : « Ce double code de l’architecture post-moderne, mi-moderne, mi-conventionnelle, provient de sa tentative de communiquer à la fois avec le public et avec une minorité concernée, d’habitude les architectes 85. » Peut-être s’agit-il là d’une précaution que prennent M. Crawford et J. Kaliski pour ne pas se faire taxer de populistes ou de démagogues, comme on a pu le faire pour le postmodernisme. Quoi qu’il en soit, et s’il est vrai que l’urbanisme du quotidien se fonde sur une proximité avec les utilisateurs, il n’est pas question pour autant de populisme ou de démagogie. Pour M. Speaks, ce type de préoccupations très littéraires est révélateur de la principale limite qu’il relève dans le concept de l’urbanisme du quotidien. En l’occurrence, il reproche à cette démarche de rester trop exclusivement théorique. Il estime que la portée pratique de la démarche est à peu près inexistante : « […] les interventions de l’urbanisme du quotidien, comme beaucoup de pratiques architecturales des années 1980 et du début des années 1990 basées sur la linguistique – postmodernisme et Déconstructivisme y compris – ne sont pas intéressées par ce que n’importe quelle pratique de planification urbaine peut faire, en d’autre mots, la réalisation ; au contraire, l’urbanisme du quotidien est intéressé par ce que cette planification urbaine particulière signifie. Le combat pour changer la ville est donc toujours au niveau de l’interprétation et de la signification, en contestant les idées reçues et en dévoilant ce qui est caché ou marginalisé, ce qui, quelque part, nous rend plus familiers et plus confortables dans la ville. C’est pourquoi, en définitive, l’urbanisme du quotidien est un commentaire sur la ville, une interprétation plutôt qu’une force de transformation 86. » IVc. Conclusion Cette sentence pleine de bon sens résume admirablement la situation. M. Speaks ouvre là un vaste débat, qui concerne 50 – Vol. 01 – 02 Michaël Ghyoot les frontières entre la théorie et la pratique, et leurs apports respectifs. Je pense pour ma part que l’on gagne à reconnaître une forme d’autonomie à chacun des deux versants – la théorie, la pratique –, tout en aménageant des cadres permettant de faire se rencontrer ces deux mondes le plus souvent possible. La théorie doit pouvoir nourrir la pratique, la pratique doit pouvoir expliciter la théorie, mais aucune des deux ne peut être le prolongement direct de l’autre, sous peine de tomber dans la simple illustration. Finalement, c’est peut-être cette autonomie qui manque à la pratique de l’urbanisme du quotidien, que l’on a tendance à juger exclusivement via le filtre des préoccupations théoriques de M. Crawford. Et inversement : peut-être que les urbanistes du quotidien tendent à se reposer un peu trop confortablement sur ces apports théoriques – bien qu’il soit diffi cile de porter un jugement très subtil dans la mesure où leurs réalisations restent très discrètes, peu accessibles, peu publiées. V. CONCLUSION Je viens de dresser un bref panorama des traces de H. Lefebvre dans la critique contemporaine. Comme nous avons pu le voir, ses théories ont connu des prolongements très divers et ont évolué dans des directions très diffuses, parfois surprenantes. Ainsi, le quotidien qui était pour lui un domaine d’étude en tant que tel, a aujourd’hui rejoint des préoccupations qui sont davantage en prise avec ses recherches sur la condition urbaine. Il semble presque impossible de pointer une tendance particulière qui se voudrait le prolongement direct de la pensée de H. Lefebvre. C’est évidemment dû, d’une part, à sa gigantesque production (plus de soixante ouvrages) ; d’autre part, à sa grande renommée, qui a donné lieu à de nombreuses citations, même si la plupart sont très superfi cielles ; et enfin, au caractère exceptionnel de sa pensée, qui mélange des influences et des périodes fort particulières. En revanche nous avons constaté que certaines de ses revendications, pour peu qu’on prenne la peine de s’y intéresser, restent tout à fait valables aujourd’hui. J’ai tenté de pointer, au cours de cet article, les éléments qui me semblent intéressants à retenir des idées de H. Lefebvre afin d’alimenter un débat actuel. Parmi celles-ci, je citerai : – La vision prospective et optimiste de H. Lefebvre, qui manque peut-être aujourd’hui. Même si les contextes respectifs justifient aisément cette différence – à la limite, l’optimisme se fait de plus en plus nécessaire. Cette vision prospective devient intéressante lorsqu’elle permet d’apporter un regard neuf sur des situations a priori déconsidérées. – La recherche de vérité, ou du moins de lucidité et de conscience, qui doit rester une valeur guidant notre pratique. 51 – Vol. 01 – 02 Sur les traces de Henri Lefebvre J’ai également essayé de montrer en quoi la confrontation entre la théorie et la pratique peut devenir un outil effi cace dans ce processus de dévoilement des phénomènes (cf. le projet de Office KGDVS et les propos de L. De Cauter). – La position de l’architecte en tant que spécialiste dans la société. Il doit en effet parvenir à conjuguer une pratique autonome de sa discipline (laquelle possède ses exigences propres, ses contraintes internes) et une vision beaucoup plus collective de sa pratique (en ce sens qu’il doit contribuer au partage des compétences entre les divers intervenants). Toutes ces questions constituent des fragments de réflexions et restent bien entendu ouvertes au débat. 52 – Vol. 01 – 02 Michaël Ghyoot Notes 16. LEFEBVRE Henri, Le droit à la ville, op. cit., p. 102. Ce sont peut-être des passages comme celui-ci 1. TSCHUMI Bernard & WALKER Enrique, Tschumi qui font dire à BARTH Lawrence que sur l’architecture. Entretiens avec Enrique Walker, « en relation avec l’urbain, c’est sa propre position Offi ce Fédéral de la culture et Bernard Tschumi et [à H. Lefebvre] qui semble aujourd’hui anachroni- Enrique Walker, 2006, p. 8. que, contrainte par l’imagination spatiale roman- 2. MERRIFIELD Andy, Metromarxism. A Marxist Tale of the City, Routledge, 2002, p. 9. (Traduction de l’auteur). 3. LEFEBVRE Henri, Le droit à la ville, Anthropos, Paris, 1968. 4. PFLIEGER Géraldine, De la ville aux réseaux / dialogues avec Manuel Castells, Presses Polytechniques et Universitaires Romandes, 2006, p. 65. 5. Ibid., p. 72. 6. Encore que cette question soit plus complexe qu’il n’y paraît, car si les penseurs marxistes ne font tique ! » in « Revisited : Henri Lefebvre and the Urban Condition » in Daidalos no. 75, Mai 2000, p. 23-25. (Traduction de l’auteur). 17. BAVO, « Democracy & the neoliberal City » in Urban Politics Now. Re-Imagining Democracy in the Neoliberal City, BAVO/NAi Publishers, 2007, p. 215, 216. (Traduction de l’auteur). 18. SLOTERDIJK Peter, Le Palais de Cristal. A l’intérieur du capitalisme planétaire, Maren Sell Editeurs, 2006 (2005 pour l’édition originale), p. 244. 19. SLOTERDIJK Peter, Le Palais de Cristal. A l’intérieur plus l’actualité dans le paysage intellectuel fran- du capitalisme planétaire, op. cit., p. 246. çais, ils restent néanmoins attachés (accrochés !) 20. DE CAUTER Lieven, The Capsular Civilization. à des instances académiques mais aussi à des instances politiques, où ils auront l’opportunité de diffuser et de réaliser leurs idées. 7. KOFMAN Eleonore & LEBAS Elizabeth, On the City in the Age of Fear, NAi Publishers, 2004. 21. FOUCAULT Michel, « Des espaces autres. Conférence prononcée le 14 mars 1967 à Paris », in A.M.C. n°5, octobre 1984, p. 46-49. Writings on the cities / Henri Lefebvre ; selected, 22 .+ 23. + 24. Id. translated and introduced by Eleonore Kofman 25. DE CAUTER Lieven, The Capsular Civilization. and Elizabeth Lebas, Blackwell, 1996. 8. Ibid., p. 6. (Traduction de l’auteur). 9. Il s’agit même d’un thème qui traversa l’ensemble de sa carrière : il publie le premier volume sur On the City in the Age of Fear, op. cit., p. 69. (Traduction de l’auteur). 26. + 27. + 28. Id. 29. DE CAUTER Lieven & DEHAENE Michiel, la question en 1947, le deuxième en 1962 et le « Meditations on Razor Wire. A Plea for Para- troisième en 1981 (sans compter un quatrième Architecture » in Visionary Power. Producing the volume, traitant du même thème, en 1968). Contemporary City, op. cit. p. 236. 10. cité par KOFMAN & LEBAS, op. cit., p. 5. 11. VAN TOORN Roemer, « Contesting the Neoliberal Urbanization. The Right to the City », in Visionary Power. Producing the Contemporary City, NAi Publishers, 2007, p. 271. (Traduction de l’auteur). 12. Ibid. (Traduction de l’auteur). 13. Visionary Power. Producing the Contemporary City, NAi Publishers, 2007, p. 126, 127, 228, 229, 280, 281. 14. GHENT URBAN STUDIES TEAM [GUST], -post, -ex, -sub, -dis. Urban Fragmentations and (Traduction de l’auteur). 30. MEDINE, « Guantánamo » in 11 septembre, Din Record, 2004. (Transcription de l’auteur). 31. Voir à ce propos, par exemple, le roman de VERHULST Dimitri, Hotel Problemski, Christian Bourgeois Editeur, 2005 (2003 pour l’édition originale). 32. Voir à ce propos l’article de DIOP Boubacar Boris, « The new wretched on the earth », disponible en version électronique à l’adresse suivante : http://www.signandsight.com/features/425.html. Constructions, 010 Publishers, 2002, p. 8. Cité par DE CAUTER Lieven & DEHAENE Michiel, (Traduction de l’auteur). « Meditations on Razor Wire. A Plea for Para-Ar- 15. Voir à ce sujet l’article de JACOBS Steven « Shreds of boring Postcards: Toward a Posturban chitecture », op. cit. 33. GEERS Kersten & VAN SEVEREN David, Aesthetics of the Generic and the Everyday », « Cité de Refuge. Inverting the Power of Separa- introduction de -post, -ex, -sub, -dis, op. cit., tion » in Visionary Power. Producing the Contem- p. 15-48. porary City, op. cit., p. 259. (Traduction de l’auteur). 53 – Vol. 01 – 02 Sur les traces de Henri Lefebvre 34. DE CAUTER Lieven & DEHAENE Michiel, 51. PETCOU Constantin, PETRESCU Doina, « Meditations on Razor Wire. A Plea for Para-Ar- « Au rez-de-chaussée de la ville », texte mis en chitecture », op. cit., p. 236. ligne le 29 avril 2006, disponible à l’adresse (Traduction de l’auteur). suivante : http://multitudes.samizdat.net/ 35. AGAMBEN Giorgio, Homo Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, 1995 (1997), p. 129. spip.php?article1912. 52. VAN TOORN Roemer, « Contesting the Neoliberal 36. Ibid., p. 132. Urbanization. The Right to the City », 37. Id. op. cit., p. 273. 38. DE CAUTER Lieven & DEHAENE Michiel, « Meditations on Razor Wire. A Plea for Para-Architecture », op. cit., p. 237. (Traduction de l’auteur). 39. DAVIS Mike, Le pire des mondes possibles. De l’explosion urbaine au bidonville global, La Découverte, Paris, 2006. 53. GRAMSCI Antonio, « La formation des intellectuels » (1930-1932) in Gramsci dans le texte, Editions Sociales, 1977, p. 604. 54. DEBORD Guy, « Hurlements en faveur de Sade » (1952), in Oeuvres, Gallimard, 2006, p. 63. 55. « Achever l’art, aller dire en pleine cathédrale que Dieu était mort, entreprendre de faire sauter la 40. Ibid., p. 66. tour Eiffel, tels furent les petits scandales aux- 41. « c’est une […] vision marxiste, au ton apoca- quels se livrèrent sporadiquement ceux dont la lyptique sous-tendu et grondant […] c’est un manière de vivre fut en permanence un si grand militantisme basé sur le souterrain plutôt que sur scandale », in DEBORD Guy, « In girum imus nocte le trottoir […] sur Charles Bukowski plutôt que et consumimur igni » (1978) in Oeuvres, sur Frederick Engels […] Le marxisme de Davis op. cit., p. 1368. est réellement habité par deux âmes, ‹ le citoyen radical qui veut se saisir de la totalité de sa vie urbaine › et ‹ le guerillero urbain qui attend de voir exploser toute cette merde › » in MERRIFIELD Andy, Metromarxism, op. cit., p. 171. (Traduction de l’auteur). 42. DAVIS Mike, Le pire des mondes possibles. De l’explosion urbaine au bidonville global, op. cit., p. 126. 43. BRILLEMBOURG Alfredo & KLUMPNER Hubert, « The Failure of the Formal » in Visionary Power. 56. DEBORD Guy, « Ecologie, psychogéographie et transformation du milieu humain » in Oeuvres, op. cit., p. 457. 57. MERRIFIELD Andy, Metromarxism, op. cit., p. 79. (Traduction de l’auteur). 58. DE CERTEAU Michel, L’invention du quotidien (1980), Gallimard, Paris, 1990. 59. HIGHMORE Ben, « Dwelling on the Daily » in Daidalos n° 75, op. cit., p. 41, 42. (Traduction de l’auteur). 60. MORRIS Brian John, « Journeys in Extraordinary Producing the Contemporary City, op. cit., p. 185. Everyday Culture : Walking in the Contemporary (Traduction de l’auteur). City », thèse en vue de l’obtention du grade de 44. DAVIS Mike, Le pire des mondes possibles. Doctor of Philosophy, Université de Melbourne, De l’explosion urbaine au bidonville global, Janvier 2001. p. 48. (Traduction de l’auteur). op. cit., p. 95. Le texte est disponible en version électronique à 45. Ibid., p. 76. l’adresse suivante : 46. id. http://eprints.infodiv.unimelb.edu.au/archi- 47. BRILLEMBOURG Alfredo & KLUMPNER Hubert, « The Failure of the Formal », op. cit., p. 185. (Traduction de l’auteur). 48. Ibid., p. 188. 49. Ibid., p. 196. 50. NEGRI Toni, « Qu’est-ce qu’un évènement ou un ve/00002256/01/morris_phd_2001.pdf 61. CONFURIUS Gerrit, « Editorial » in Daidalos n° 75, op. cit., p. 4. (Traduction de l’auteur). 62. RAITH Frank-Bertholt, « Everyday Architecture. In what style should we build ? » in Daidalos n° 75, op. cit., p. 14. (Traduction de l’auteur). lieu biopolitique dans la métropole ? Discussion 63. Id. avec Constantin Petcou, Doina Petrescu et Anne 64. Je reprends ici des termes utilisés tels quels par Querrien » in Multitudes n° 31, G. Grassi en 1974. Voilà bien la preuve que la Editions Amsterdam, hiver 2008, p. 27. critique, tout comme la problématique, ne sont pas neuves. 54 – Vol. 01 – 02 Michaël Ghyoot 65. HARRIS Steven & BERKE Deborah, Architecture of the Everyday, Princeton Architectural Press, New-York, 1997. 66. Ibid., p. 2. (Traduction de l’auteur). 67. Id. 68. Ibid., p. 3. (Traduction de l’auteur). 69. Lire à ce propos le chapitre de RAY Mary-Ann, « Gecekondu » in Architecture of the Everyday, 84. CRAWFORD Margaret, « Everyday Urbanism. Margaret Crawford vs. Michael Speaks » in Michigan Debates on Urbanism vol. I, op. cit., p. 27. (Traduction de l’auteur). 85. JENCKS Charles, Le langage de l’architecture postmoderne (1977), 4 e édition, Denoël, 1984, p. 6. 86. CRAWFORD Margaret, « Everyday Urbanism. Margaret Crawford vs. Michael Speaks » op. cit., p. 153, dans lequel elle s’intéresse aux in Michigan Debates on Urbanism vol. I, baraquements érigés en une seule nuit dans les op. cit., p. 35, 36. (Traduction de l’auteur). bidonvilles turcs, qui rejoint certains propos évoqués ci-dessus à propos de UTT. 70. On en arrive à se demander si ce sont eux qui ne parviennent pas à cacher leurs tendances nihilistes, ou si, réellement, « nous vivons une époque formidable ». 71. Cette épithète se rencontre fréquemment dans la littérature pour caractériser H. Lefebvre. 72. CRAWFORD Margaret & KALISKI John, Everyday Urbanism, Monacelli, 1999. 73. DAVIS Mike, « Fortress Los Angeles : The Militarization of Urban Space » in SORKIN Michael, Variations on a Theme Park. The New American City and the End of Public Space, Hill and Wang, 1992, p. 155. 74. CRAWFORD Margaret, « Estomper les frontières : espace public et vie privée » in Quadernas d’arquitectura / urbanism n° 228, p. 23. 75. Id. 76. Ibid., p. 24. 77. Id. 78. Cf. le projet de ARMBORST Tobias qui explore cette dimension. In « Everyday Urbanism. Margaret Crawford vs. Michael Speaks » in Michigan Debates on Urbanism vol. I, University of Michigan, 2004. 79. CRAWFORD Margaret, « Estomper les frontières : espace public et vie privée », op. cit., p. 27. 80. CRAWFORD Margaret, « Everyday Urbanism. Margaret Crawford vs. Michael Speaks » in Michigan Debates on Urbanism vol. I, op. cit., p. 19. (Traduction de l’auteur). 81. Id. 82. Ibid., p. 55. 83. CRAWFORD Margaret, « Estomper les frontières : espace public et vie privée », op. cit., p. 27. 55 – Vol. 01 – 02 Sur les traces de Henri Lefebvre Souvenirs du Pruitt Igoe, l’infâme architecture du blâme Texte de Christine Roels I. J’AI DÉCOUVERT LE MYTHIQUE PRUITT IGOE ! « Une image et une citation, par leur seule rencontre, m’ont conduite à la construction d’une délectable petite intrigue. Elle s’alimente d’un nom, d’un événement, de l’aura mystérieuse et du pouvoir d’attraction – personne ne semblant jamais pouvoir s’en détacher – d’une architecture… Cette image singulière est une photographie en noir et blanc, au grain malmené révélant sa nature originelle d’image télévisuelle, d’un immeuble du complexe de logements appelé Pruitt Igoe. Elle a été réalisée lors de son effondrement. Rencontrée à l’occasion d’un cours d’histoire suivi dans ma chère école, celle-ci est gravée à jamais dans ma mémoire. Plus tard, il y eut cette citation de Charles Jencks qui éveilla ma curiosité : ‹ L’architecture moderne est morte à Saint Louis, Missouri, le 15 juillet 1972 à 15h32 (ou à peu près) 1. › Rapidement, j’ai soupçonné que le Pruitt Igoe cachait quelque chose. En réalité, sa disparition matérielle a emporté d’anciennes et apporté de nouvelles significations et symbolisations… » Ces quelques formules, elle se les remémora en chemin. Michèle éprouva un certain réconfort à se retrouver à moins d’une petite centaine de mètres de chez elle. Entrer dans la cité, c’était pour elle, tous les jours, passer devant ce panneau bleu sur lequel il est écrit « Pour nos enfants, roulez prudemment », être souvent seule en rue ou ne croiser que des visages connus depuis la plus tendre enfance. Il fallait toujours faire attention où poser le pied, car le trottoir jusqu’alors plane, voyait, après le tournant à nonante degrés pour quitter les voies principales de la ville, ses dalles se déchausser comme les dents d’une très vieille personne. Dans leurs jointures, poussaient des brins d’herbe. Les plus sauvages sans aucun doute. Ils semblaient s’être échappés des parterres tout proches, surélevés derrière les murets. Grâce à ces derniers, sur lesquels donnait la vue à travers la fenêtre du salon, et aux quelques marches menant à chaque porte d’entrée les traversant, les familles retirées à l’abris de ces groupes de murs 57 – Vol. 01 – 03 identiques en briques rouges, détenaient leur Espace Défendable. A cette idée, Michèle, chargée de plusieurs livres, sourit. Devant la portion de façade louée par sa famille, il y avait une remorque, deux sapins en pot, les bouteilles en verre à recycler dans un panier en plastique et la boîte aux lettres dont elle extirpa le paquet de journaux locaux. Enfin, installée confortablement dans un grand pouf, elle mit en lecture le dvd d’un film. Dès les premières images des Grandes Rocheuses du désert du continent nord-américain, elle ne put s’empêcher de cligner des yeux avant de sombrer dans un léger sommeil. Quand soudain, les chœurs et les cuivres de Philip Glass accompagnant des images d’immeubles la tirèrent tout à coup de son assoupissement. La télécommande, vite ! Rebobinage arrière. Il ne fallait pas rater l’ensemble des images accompagnant le morceau du célèbre compositeur de la bande originale, intitulé Pruitt Igoe 2 . Ce passage évoquait, tout comme le contenu de la pile de livres, le projet du même nom. Et plus particulièrement, son rapport aux autres projets de grands ensembles de logements qui concentraient les problèmes sociaux, la manière dont il incarnait une certaine architecture moderne, et finalement, sa destruction. Michèle, se dit, les yeux encore piquants, qu’elle était véritablement esclave de ces longues journées passées dans la peau d’une étudiante en architecture mais que les souvenirs de certains auteurs des années 1970 l’appelaient irrésistiblement… II. SOUVENIRS DU PRUITT IGOE, L’INFÂME ARCHITECTURE DU BLÂME Oscar Newman fut témoin de la ruine de l’ensemble d’appartements Pruitt Igoe. Professeur à cette époque, à l’Université Washington de Saint-Louis dans l’Etat du Missouri, lieu même de cet événement, il a retenu de ce projet sa venue au monde sous les salutations de la critique architecturale dans les années 1950 et n’a pas oublié sa sortie – explosive – d’une réalité noire faite de criminalité, de misère insoutenable et de malpropreté, dans les années 1970. A son avis, l’échec en matière de logement public à Saint-Louis était précurseur de ce qui arrivait souvent ailleurs dans le pays : les espaces partagés en commun, perçus comme zone d’insécurité, les halls, galeries, ascenseurs et escaliers, buanderies et boîtes aux lettres vandalisés, les dépotoirs sauvages, les agressions, l’inoccupation à plus de soixante pour cent des appartements… Ce sinistre relevé, il le coucha sur papier en 1972 dans son livre Defensible Space 3 . Relayé dans toutes les presses, il n’a jamais pu se détacher du nom Pruitt Igoe à chaque fois que celui-ci était prononcé publiquement. Jusque dans les salles obscures, on projetait sur les écrans cette association de tels faits au projet architectural. Un film, Koyaanisqatsi 4 de Godfrey Reggio, sorti en 1983, montre effectivement à ses spectateurs, juste avant un survol des immeubles vides du Pruitt Igoe, séquence terminant 58 – Vol. 01 – 03 Christine Roels par leur dynamitage, des amas de briques et d’ordures, non pas autour de ce site mais dans une rue new-yorkaise sombre et déserte. Ses habitants y errent entre des aires de jeu abandonnées et des vitres brisées sous les regards d’autres, courbés sur les porches ou penchés aux fenêtres. Ils sont les laissés-pourcompte, les misérables des coulisses de la vie trépidante, du revers de la carte postale, avec pour fond le magnifique skyline de Manhattan, une métaphore transpirant des plans filmés sous la direction de Ron Fricke. Oscar Newman, développant la théorie de l’Espace Défendable, use donc de cette interprétation du vécu du Pruitt Igoe. Sa volonté est de créer des moyens utilisables par les autorités en charge de logement public dans la définition de leurs projets, afin de mieux gérer leurs biens immobiliers, d’offrir des conditions de vie meilleure à leurs résidents et de rendre à ces derniers les pleins pouvoirs de contrôle de leurs espaces de vie. Il mena diverses études statistiques indiquant que, dans ce type d’habitation, vivaient principalement des familles bénéfi ciant d’aides financières, des mères élevant seules des adolescents et, pour la plupart, appartenant à la communauté afro-américaine. Une population déjà fragilisée socialement et économiquement qui semblait de surcroît victime de la criminalité, en raison de lieux de résidence ne pouvant répondre à leurs besoins et aspirations. En plus de la défense d’autres modèles d’habitat, ces questions sociétales autour du thème du logement public activèrent les investigations du milieu des sciences humaines. L’étude anthropologique menée notamment par Lee Rainwater, durant les années 1960, fait apparaître un degré supplémentaire dans la dimension réelle de la débâcle du projet Pruitt Igoe. Elle rapporte qu’y vécut un certain Thomas Coolidge, un point perdu dans un graphique, ou plus concrètement, un Afro-Américain, pauvre, sans emploi, qui n’aspirait qu’à s’en sortir, à devenir ce héros de la classe moyenne auquel tous rêvaient. Thomas Coolidge quitta un appartement du Pruitt Igoe, proche du centre de Saint-Louis, pour s’installer, à l’aube de son mariage, sur Waterman Street à l’extrême ouest de la ville. Cependant, la rude froideur de l’hiver qui s’infiltrait avec aisance dans l’unique pièce avec kitchenette ainsi que le loyer beaucoup plus élevé, sans garantie d’un confort de première nécessité pourtant trouvé au Pruitt Igoe, les firent revenir. En 1963, de retour depuis trois mois, Thomas Coolidge, vingt-et-un ans, son épouse et son enfant de quinze mois, y occupèrent un appartement deux chambres au cinquième étage de l’un des immeubles. « […] après chaque départ du locataire, ils nettoient l’appartement et le repeignent. […] Nous avons assez chaud et nous avons une salle de bain privée 5. » La famille se reconstruisit enfin. Ils travaillaient tous les deux. Heureusement, un seul revenu fut déclaré pour le calcul du loyer, si bien qu’ils purent mieux équiper leur intérieur. La vie quotidienne dans cet immeuble de onze étages apporta souvent son lot de contrariétés : Thomas Coolidge regrettait 59 – Vol. 01 – 03 Souvenirs du Pruitt Igoe que les gens salissent les halls, que l’ascenseur tombe en panne et qu’il doive porter le bébé ; il regrettait le trop grand nombre de fenêtres qui laissaient entrer la poussière. Se montrant plus grave, alors qu’on le questionnait sur la vie au Pruitt Igoe, il rajouta : « Autant que je sois concerné, si le loyer n’était pas aussi raisonnable, je suis certain que la plupart des personnes ne voudraient pas être ici 6. » Le jeune père ne sembla guère trouver réponse à ses aspirations, à ces destins auxquels il associait son fils, dans son existence qu’il sentait cadenassée à cet environnement : « Chaque individu, ici, a une manière différente d’éduquer et d’enseigner à son enfant […] En ce moment même, vous pouvez descendre ci-dessous et entendre un gosse de cinq ou six ans en traiter un autre d’e***** 7. » « Personne ne veut de ce genre de sécurité pour sa famille, du genre : quand son fils va avoir six ou sept ans et qu’il sera dehors en train de voler quelque chose… Eux (les enfants plus âgés), ils prennent les plus jeunes et les entraînent avec eux pour voler. […] Mais raconte aux parents ce que leur gosse est en train de faire et ils n’en tiendront pas compte 8. » Vivre entre ces murs et même en dehors lui paraissait de plus en plus impitoyable. Il compara la vie en général à une « jungle 9 » ou « [...] une ville qui n’en est pas une, où les gens font leurs propres lois 10. » « Je peux me rappeler l’époque où quand vous marchiez sur les pieds de quelqu’un, vous pouviez lui dire ‹ excusez-moi m’dame, je suis vraiment désolé. › Après [maintenant], la première chose que vous entendrez, est la lame de couteau expulsée 11. » Enormément de méfiance consolidait les rares liens noués entre les habitants. Là, comme partout, Thomas Coolidge était conscient qu’ils étaient tous, les uns pour les autres, des « étrangers 12 ». L’absence ou le manque d’ordre et de journées paisibles dans les immeubles, il n’en attribua pas la faute à l’administration gestionnaire du projet. Les membres de cette communauté avaient tellement de choses à supporter qu’ils semblaient, fatalement, souvent baisser les bras. La police n’apparut pas comme un organe opérationnel dans le maintien de la qualité de vie au Pruitt Igoe. Elle était perçue par Thomas Coolidge, soit comme corrompue : « Mais, si à chaque fois qu’un crime est commis, vous pouvez mettre quelque chose dans votre poche et pouvez réaliser un gain sur le crime, alors, quel genre d’aide vous montrez aux autres – aucun 13. », soit comme inefficace par l’abandon des poursuites à l’intérieur des bâtiments : « [ayant hypothétiquement commis un délit] Je te parie que je peux venir ici et frapper à n’importe laquelle de ces portes et trouver quelqu’un qui me laissera entrer 14. », voire comme inutile : « Personne ne voudrait ressembler à celui qui a peur de rentrer à la maison, dans sa propre maison, ou de prendre l’ascenseur, terrorisé à l’idée qu’il est sur le point d’être attaqué, frappé à la tête 15. » Le climat de violence latente, d’insécurité certaine, se chargeait encore du poids du racisme. La popula- 60 – Vol. 01 – 03 Christine Roels tion du Pruitt Igoe fut, en effet, presque entièrement afro-américaine. « Si tu regardes autour de toi, tu comprendras qu’il y a plus de Noirs que de Blancs 16. » Thomas Coolidge parla non seulement de la couleur de peau mais aussi de sentiments d’appartenance à une communauté stigmatisée par le reste de la société, menant à l’adoption de comportements particuliers. Les « Noirs » qui imitaient les « Blancs » furent ainsi considérés comme des traîtres. Au seuil de l’Histoire, Pruitt Igoe était la contraction de deux noms, Wendel O. Pruitt et William L. Igoe. Le premier était pilote de chasse, le second, membre du Congrès des Etats-Unis ; tous deux de couleur de peau « noire et blanche » et originaires de Saint-Louis. Le projet, au début, intégrait la ségrégation raciale, qui fut ensuite déclarée anticonstitutionnelle avant son abolition définitive en 1954. Au quotidien, tous vécurent le racisme. Thomas perdit son job dans un fast-food suite à une embrouille délibérément menée par les patrons : « Je pense qu’ils m’ont pris au piège avec ce jeu du ‹ je t’enm**** ›, au lieu de dire ‹ tu es licencié ou tu as été viré sans raison 17 ›. Vous nous rejetez comme vous placez hors de portée, sur une étagère, une bouteille portant une étiquette. Sur celle-ci, il est indiqué ‹ poison, gardez vos distances ›. Vous avez besoin de nous pour vous aider à construire votre pays mais vous ne voulez pas nous y voir vivre 18. » Sans emploi, Thomas Coolidge ne put que laisser ses espérances glisser entre ses mains. Sa femme finit par le quitter, emmenant son fils. Agée de dix-neuf ans à peine, il avait l’impression qu’elle ne pouvait plus résister à l’envie de rattraper sa jeunesse et à l’appel de la rue. Cette rue qui paraissait, à travers la vitre de la fenêtre, offrir tant d’opportunités et de satisfactions immédiates. Il eut, dès lors, à retourner vivre dans l’appartement de ses parents. Toujours à la recherche de cet amour évaporé, d’une situation confortable et porteuse d’avenir serein dans une société américaine à laquelle il voulait entièrement participer, le Pruitt Igoe s’associa, dans son esprit, davantage à un générateur d’échecs qu’à l’endroit où se sentir bien. Evoquant le « Fun Boat », une remorque décorée utilisée par une association caritative pour l’organisation d’activités destinées aux enfants, il durcit le ton : « La seule chose qu’ils font, est de venir ici et de nous donner l’air ignorant, bête et stupide avec ces jeux idiots 19. » La présence de ces jeunes « Blancs » fut, pour lui, une façon supplémentaire de marquer leur supériorité sur sa communauté. Les gestes vraiment effectifs envers celle-ci seraient plutôt ceux qui permettraient à ses enfants d’avoir accès à une éducation convenable, à des formations permettant de trouver un emploi. Il répéta que quelqu’un de cette association finirait par mourir, et qu’il tenait cette information des réunions d’un groupe extrémiste, les « Blacks Muslims », installé et recrutant dans le quartier et les immeubles du Pruitt Igoe… 61 – Vol. 01 – 03 Souvenirs du Pruitt Igoe Parfois contradictoire dans ses propos, tiraillé entre peine, colère et fragilité, Thomas Coolidge continua à vouloir poser un regard lucide sur le monde qui l’entourait et à garder espoir : « Non seulement les Blancs mais tous verrons que nous ne pouvons vivre les uns sans les autres. Pour survivre, nous devons être unis. Et c’est juste semblable à une partie de baseball. Une personne seule ne peut s’emparer de tout le jeu, tu as à agir avec l’esprit d’équipe 20. » Boone Hammond, étudiant et chercheur de l’Université Washington, a récolté les confidences de Thomas Coolidge. De l’été 1963 à l’été 1966, un ensemble de témoignages sur la vie au Pruitt Igoe, chacun en proposant un portrait singulier, fut moissonné. Hammond s’inscrivait dans le cadre d’une étude, visant à comprendre les problèmes connus dans les logements publics, afin d’améliorer l’effi cacité des programmes d’aides sociales du gouvernement. Rapidement, les réponses attenantes à cet enjeu se sont enrichies de considérations sur les inégalités socioéconomiques, dont les ravages au sein de la communauté afro- américaine ont été particulièrement édifiants. Il en naquit une publication en 1969. L’ouvrage Behind Ghetto Walls, Black Families in a Federal Slum 21 de Lee Rainwater capture les souffles vitaux de deux mille sept cent soixantedeux appartements, répartis dans trente-trois immeubles de onze étages. On peut y lire cet extrait du crédit que Boone Hammond accordait aux confidences de Thomas Coolidge : « Il n’avait certainement jamais eu l’air de mentir, en aucune manière, et bien qu’il avait une vision plutôt dramatique de la vie dans ce projet, elle n’était pas très différente de celles de beaucoup de jeunes hommes qui demeuraient au Pruitt Igoe et qui étaient alternativement attirés et dégoûtés par la vie là-bas 22. » Oscar Newman en était persuadé, grâce à ses interventions, tous ceux qui le désiraient s’approcheraient un peu plus d’un environnement où grandir et vieillir se ferait paisiblement. A partir de 1986, à Yonkers dans l’Etat de New York, il réussit à persuader toute une ville de ne pas reloger à nouveau deux cents familles afro-américaines dans des immeubles élevés, mais de les installer au sein de groupes de maisons mitoyennes dispersés sur sept sites situés dans les quartiers suburbains. « Bien qu’aucun des résidents n’avait eu une expérience précédente de la vie dans une maison mitoyenne, avec un jardin privé à l’avant et à l’arrière, à la surprise des habitants de la classe moyenne de Yonkers, les nouveaux venus adoptèrent rapidement les habitudes de leurs voisins suburbains. Ils plantaient des fleurs, définissaient ensuite leurs parterres à l’aide de barrières basses à piquets et installaient des barbecues. Ils devinrent fiers de leurs réussites et jaloux de leurs droits au territoire. Ils sortirent aussi de leur réserve en aidant de nouveaux arrivants, leurs semblables, dans l’entretien des pelouses 23. » En fait, deux questions fondaient la théorie de l’Espace Défendable mise, dans ce cas-ci, en application. Elles ré- 62 – Vol. 01 – 03 Christine Roels sultaient de manière immédiate d’une observation du quartier où avait été construit le Pruitt Igoe. De l’autre côté des rues longeant le terrain des hauts immeubles d’appartements, se sont succédées des rangées de maisons basses, plus anciennes, disposant d’un jardin à l’arrière et d’un parterre en façade à rue. Les résidents de ces quartiers, dont l’occupation est moins troublée, partagent avec ceux du Pruitt Igoe un même profil social. Oscar Newman s’interroge alors sur la signifi cation des différences physiques entre ces espaces de vie permettant, à l’un des côtés de la rue de pérenniser son existence, et à l’autre, d’être détruit. Il est aussi conscient des diffi cultés à agir sur le financement du personnel de surveillance et d’entretien quand les logements sont loués par des familles à très faibles revenus. Il invoque, en outre, le constat que les résidents n’entretiennent et ne contrôlent que les espaces qui sont clairement définis comme les leurs : leur appartement, un palier partagé par deux foyers au maximum, leur jardinet. Il s’interroge donc sur la possibilité de penser des logements publics sans espaces communs intérieurs, où chaque surface au sol serait assignée à une seule famille. A comprendre ces principes, le projet Pruitt Igoe fut certainement la pire configuration de logements pensée pour des familles, d’autant que celles-ci étaient à ce point fragilisées. Cette configuration devait probablement son origine à une autre époque de conception, confiante en ses capacités de valorisation de ses habitants. Oscar Newman soutient qu’elle a peut-être aussi été destinée à des modes de vie tellement plus spécifiques que ceux généralement menés, non sans quelques frustrations. Pour atteindre l’appartement de Thomas Coolidge, Boone Hammond eut à grimper au cinquième étage d’un de ces immeubles. Il aurait inévitablement emprunté de larges voies bitumées, longeant de grandes aires de parking exposées au soleil derrière lesquelles se dressaient d’imposants volumes. Ces blocs parallélépipédiques étaient répartis en groupes, proches les uns des autres et disposés en quinconce sur un tapis de surfaces grises et vertes, tels des dominos qui se coucheraient d’un seul coup de doigt. En effet, le site évoquait de façon évidente l’image de la table rase. A cette époque, une politique de rénovation urbaine s’empara du quartier De Soto Carr dans lequel s’était élevé le Pruitt Igoe. « Probablement le pire quartier, peu importe le critère : sanitaire, tuberculose, taux d’homicides 24. », selon Joseph Darst, maire élu en 1949 et issu d’une famille influente sur le marché de l’immobilier. Entre 1950 et 1957, les édifi ces de béton, de verre et de briques remplacèrent, hygiéniques, les petites masures délabrées. Malgré la charge de contraintes inhérentes à une telle entreprise, l’équipe d’architectes Hellmuth, Obata, Kassabaum, Yamasaki put développer ce qui fut reçu, par la critique, comme une innovation architecturale. Deux articles, publiés respectivement en 1951 dans la revue Architectural Forum, « Slum 63 – Vol. 01 – 03 Souvenirs du Pruitt Igoe Surgery in Saint-Louis 25 » et en 1956 dans la revue Architectural Record, « Four Vast Housing Projects for Saint-Louis 26 » portèrent notamment ce projet à la connaissance du public. Ils saluaient les économies réalisées malgré les innovations en termes de configurations spatiales et les efforts réussis en matière de traitement des espaces de circulation. Intégré initialement à un plan d’urbanisme, véritable réflexion à l’échelle de la ville, ce projet paraissait « rafraîchissant 27 ». Boone Hammond, se dirigeant vers l’entrée au pied de l’immeuble, traversa une pelouse. Un espace vert, bien maigre comparé à la « rivière d’arbres 28 » qui aurait dû couler à travers le site, avant de se répandre dans le reste de la ville pour former une ceinture verte autour du centre de Saint-Louis. A échelle locale, aux pieds des barres de logements, elle aurait abrité des aires de jeu, des jardins et des équipements pour la pratique d’activités. Malheureusement, ceux-ci ne quittèrent pas les planches à dessin, pour cause de restriction budgétaire. Le système de circulation novateur en raison des économies pécuniaires et de la qualité de vie qu’il proposait, Boone Hammond le testa. Il entra dans une cabine d’ascenseur ne s’arrêtant qu’aux quatrième, septième et dixième étages. Au quatrième, les portes s’ouvrirent au milieu d’une galerie, entièrement vitrée face à lui, aérée et baignée des chauds rayons du soleil du sud. A sa gauche et à sa droite, aux extrémités de la galerie, il eut la possibilité de frapper à la porte de deux appartements ou de mettre le pied sur la première marche d’un escalier menant aux étages supérieurs et inférieurs. Là, il termina son ascension vers l’étage supérieur sur un palier exigu de la cage d’escalier, distribuant trois appartements. Une porte s’ouvrit et il se présenta. La galerie avait pour vocation de renforcer le sentiment d’un entourage connu et apprécié, invitant les locataires liés par une volée d’escalier ou habitant au même niveau à s’y croiser. Equipée d’espaces de rangement et d’une buanderie partagée par plusieurs foyers, les mères pouvaient y laisser jouer les enfants, tout en vaquant aux tâches ménagères. Ces galeries avaient un intérêt esthétique, rythmant les façades des immeubles, un intérêt pratique et un intérêt pour l’implantation des bâtiments et leur éventuelle extension. Ce système évitait la création de longs halls horizontaux sur lesquels se seraient alignés, à chaque étage, les appartements. Ces derniers furent dessinés selon cinq types différents, de une à cinq chambres, leur distribution dans les immeubles s’adaptant aux besoins des familles. Ils ne proposaient qu’un seul espace de vie, une pièce cumulant les qualités de séjour, salle à manger et cuisine, ouverte sur le couloir. Celui-ci menait aux pièces fermées et de superfi cies réduites au strict minimum nécessaire à assurer leur fonction de chambres et de salle de bain. Contrastant avec la taille restreinte des espaces, les baies s’étiraient sur l’entière longueur de chacun de leurs murs. 64 – Vol. 01 – 03 Christine Roels III. ECLAIRCISSEMENTS SUR LA FORTUNE DU PRUITT IGOE Les pages à présent jaunies et à la forte odeur de poussière des deux revues des années 1950, dans lesquelles on trouve un article sur le Pruitt Igoe, regorgent d’exemples de grands ensembles construits à travers le pays. La période qui s’écoule entre sa conception et son achèvement, entre 1950 et 1957, semble glorieuse pour ce type de logements. A Saint-Louis, les opérations de construction de sept projets destinés à offrir sept mille cinq cents logements à trente mille personnes débutèrent dès 1943. L’un d’entre eux, le John Cochran Garden Apartments dessiné par l’équipe d’architectes du Pruitt Igoe, fut même primé à deux reprises. Malheureusement, les faits de vandalisme, les vices du bâtiment et la concentration d’une population extrêmement pauvre ne constituèrent bientôt plus que les seules matières traitées par les articles de presse. Dès 1959, le Pruitt Igoe acquit une mauvaise réputation. L’ouvrage Behind Ghetto Walls, Black Families in a Federal Slum de Lee Rainwater, publié en 1969, et celui d’Oscar Newman Defensible Space, publié quant à lui en 1972, se distinguaient par leur réfl exion approfondie sur le véritable échec qu’avaient pu devenir la conception et la matérialisation de cet environnement de logements. Pour Lee Rainwater, le Pruitt Igoe est le corps grâce auquel peuvent s’exercer et s’observer des dynamiques socioéconomiques particulièrement dures pour les populations fragilisées : « La description suivante du Pruitt Igoe n’est pas présentée comme typique du milieu de la classe sociale inférieure ; aucun autre projet de logement public dans le pays n’aborde autant cela en termes de non occupation, inquiétudes et anxiété des locataires, ou détérioration physique. Pire, le Pruitt Igoe condense, sur une étendue de cinquante-sept acres, tous les problèmes et difficultés qui naissent des concepts de race et de pauvreté, et toute l’impotence, l’indifférence et l’hostilité avec lesquelles, jusqu’ à présent, notre société s’est chargée de ces problèmes. Des processus qui sont parfois cachés sous la surface, dans des taudis de sous classe sociale moins virulente, apparaissent au grand jour au Pruitt Igoe. Car le Pruitt Igoe existe en tant que réponse du Fédéral aux problèmes de pauvreté. L’échec de cette réponse est d’une particulière importance 29. » Pour Oscar Newman, le bâti lui-même est cause du mal-être et des difficultés rencontrés par ses occupants. Les développements théoriques d’Oscar Newman basés sur des projets tels que le Pruitt Igoe, ont cet attrait de faire écho à la réalité de la vie dans un immeuble de logement public, perceptible à travers les propos de Thomas Coolidge et d’en définir une causalité sur laquelle il serait techniquement possible d’agir. Des solutions d’ordre architectural résoudraient une part importante des problèmes relevés par cet architecte et par un éminent sociologue. Les observations et analyses de Lee Rainwater le mènent plutôt à promouvoir la remise en 65 – Vol. 01 – 03 Souvenirs du Pruitt Igoe question des actions des différentes autorités compétentes dans le traitement de la pauvreté. Actions qui, selon lui, doivent être préalables aux interventions sur les bâtiments du parc de logements public. Deux écoles se sont donc affrontées sur un terrain qu’elles ont, toutes deux, reconnu : celui de l’affirmation de la défaillance du Pruitt Igoe. Oscar Newman y décela une série de défauts d’usage des configurations spatiales, dont l’origine de conception renvoyait aux normes en vigueur. Les architectes du Pruitt Igoe avaient certainement ouvert la voie à un horizon élargi d’aménagements possibles en dépit des contraintes. Par contre, cette option n’était pas celle de l’Espace Défendable d’Oscar Newman. D’autres modèles devaient être pensés. Et si l’immeuble de logements élevé ne pouvait être détruit, la solution devait passer par une gestion adéquate. Grâce à leur préférence pour les ascenseurs, à une propension à inclure leurs voisins dans leur entourage proche et à leur dévouement certain dans l’entretien des espaces communs, les personnes âgées sont capables elles-mêmes de construire, au sein de ces immeubles, un environnement favorable, apaisant notamment les soucis liés à l’isolement qu’elles peuvent connaître dans d’autres environnements. De plus, si l’appel à la police était facilité par un dispositif et si une enceinte limitait les espaces extérieurs, leurs lieux de vie deviendraient entièrement sécurisés et définis comme leur propriété. Oscar Newman, quand il écrivit ce plaidoyer dans l’ouvrage Creating Defensible Space en 1996, et ses prémices en 1972, précisa encore qu’à cette époque, le peu de demandes, la localisation des immeubles et les coûts élevés de la transformation ne permettaient que diffi cilement de mettre en œuvre cette appropriation des immeubles par les personnes âgées. Cette idée devait toutefois être diffusée en prévision d’une évolution future de la société. Ainsi, il rapporte ces propos de son interview du chef de l’unité de police de Yonkers : « La leçon que j’ai apprise de tout cela est que les ‹ immeubles élevés › ne devraient être employés pour personnes excepté le troisième âge, et que le troisième âge et les enfants ne se mélangent pas. L’autre chose est de ne pas concentrer en masse les Afro-Américains pauvres. Les petits amis des femmes dépendantes de l’assistance sociale viennent en ville, depuis Detroit ou d’ailleurs, et enferment ces femmes dans leurs propres appartements, pour la drogue ou la prostitution. Dans un ‹ immeuble élevé ›, cela contamine tout l‘immeuble et parfois tout le parc d’immeubles. Il faut être capable d’évincer ces personnes, rapidement et facilement. Les procédures du Département du Logement et du Développement Urbain prennent trop de temps et ne mènent nulle part 30. » Voilà ! Le projet Pruitt Igoe, et comme tentait de l’expliquer Oscar Newman « à l’instar de tout autre projet d’immeuble à appartements élevé », marqua les esprits de sa vie affligeante. Cette raison, Charles Jencks, architecte lui aussi, en fi t le postulat de sa démonstration : assez de l’architecture moderne, passons à 66 – Vol. 01 – 03 Christine Roels autre chose ! Le premier grand boum du Pruitt Igoe en 1972 fut un événement qui ne pouvait être nié et, par conséquent, une aubaine, cinq ans plus tard, pour l’auteur de The Language of Post Modern Architecture 31 désireux de marquer d’une date précise la fin du Modernisme en architecture. Pour Jencks, le Pruitt Igoe en serait le plus digne représentant. En 1983, le destin tragique du Pruitt Igoe fut magistralement mis en scène dans Koyaanisqatsi de Godfrey Reggio. Les chutes successives des masses de briques et de verre sous l’effet des explosions, dont la dimension spectaculaire est décuplée par les images d’un ouvrage d’art, conquête sur le fleuve, et d’un gratte-ciel, apparaissent symboliques de l’échec de la société occidentale, d’un certain monde moderne. Ces séquences renvoient à l’idée d’anéantissement d’un état des choses, ne durant par contre qu’un moment. Ces déflagrations ciblées ont en effet surtout régénéré la valse des foules, des voitures, des videogames, des fast-foods, des télévisions, des plages bondées et fait place à d’autres tours. Dans leurs robes de verre scintillantes, elles n’ont aucune retenue à se dresser prétentieusement vers le ciel. D’une part, la séquence précédant la démolition, un travelling de la caméra dans les bas quartiers de New York, évoque irrémédiablement les liens établis entre grands ensembles, population en marge de la société et phénomènes de violence urbaine. D’autre part, Koyaanisqatsi laisse entrevoir des images de villes de gratte-ciel, d’autoroutes, stations de métro et barres de logement. Autant d’objets sur lesquels ont bâti leurs rêves architectes et urbanistes du Mouvement Moderne. Alors que Godfrey Reggio et Charles Jencks reconnurent la dimension symbolique du Pruitt Igoe, le premier l’emprisonna dans un cycle voué à la perte de toute humanité en accord avec la nature, le second l’isola et l’autopsia selon ses propres critères comme s’il s’agissait d’une tumeur cancéreuse rongeant l’architecture occidentale. A cette fin, Charles Jencks mit en exergue la conception selon les idéaux des CIAM, la « barre 32 », les « rues suspendues 33 », les équipements collectifs, les « trois joies essentielles de l’urbanisme, soleil, espace et verdure 34 », préférés aux schémas plus traditionnels du trio formé par la rue, la maison et le jardin, qui selon lui auraient été plus appropriés. Pour mieux dramatiser sa destruction, il attribua un prix au Pruitt Igoe. Un prix soit-disant décerné en 1951 par l’Institut Américain des Architectes. Il s’agissait d’une récompense fi ctive qui, en réalité, profi tait de la mémoire incertaine autour de la frénésie de constructions et des engouements que connût la ville de Saint-Louis dans les années 1950. Le style puriste des immeubles les font ressembler à des hôpitaux. La philosophie dont Yamasaki s’inspira, pour avoir imaginé un environnement propre et salubre permettant d’assainir le comportement, était placée sous le poids du simplisme et de l’irrationalité. Il ira jusqu’à convoquer Oscar Newman et s’associera à son idée d’habitat destiné aux familles des classes moyennes et inférieures. Il reprendra ses arguments pour illustrer les nombreuses 67 – Vol. 01 – 03 Souvenirs du Pruitt Igoe critiques que le projet a essuyées. La contradiction du projet avec les codes architecturaux des habitants « la maison avec jardin » clôt la liste des problèmes qui ont pu être relevés. Enfin, il argumenta, très ironiquement, à propos du sens symbolique véhiculé par cette architecture, valeur que se devaient d’offrir les projets à venir. Une nécessité, car, par exemple, l’événement de la première destruction avait renforcé la communauté des derniers résidents : « Les événements et l’idéologie contribuent, non moins que l’architecture, à un environnement réussi 35. » Aujourd’hui, le Pruitt Igoe n’est plus. Mais, élevés au rang de ruine, ses débris l’auraient définitivement relégué au Passé, témoignant à tout jamais d’une banqueroute architecturale et urbanistique. Charles Jencks le soutint, en dépit des millions dépensés à sa revalidation « L’architecture moderne est morte à Saint Louis, Missouri, le 15 juillet 1972 à 15h32 (ou à peu près) 36. » Elever le Pruitt Igoe au rang de patrimoine était une idée qui plaisait à un autre critique d’architecture antimoderne. Mais dans d’autres conditions. Peter Blake se présenta, en effet, en faveur d’une préservation s’appliquant à la « pharmacie du coin 37. » Un tableau de ville idéalisée se doit d’être complété par des édifices de tous types, de toutes importances, tous « jalons de l’histoire 38 », sauvés de la destruction. Une opération trop souvent répétée sur les logements modestes au profit de « terrains vagues 39 », de « parkings lugubres 40 » ou de « constructions luxueuses 41 ». Peter Blake, fondateur en cette année 1972 de la revue Architecture Plus, reçut dans son bureau son vieil ami Peter Davidson. Ce dernier était directeur du journal Atlantic Monthly, pour lequel Peter Blake avait rédigé un article recensant et examinant neuf erreurs décelables dans l’architecture du Mouvement Moderne. Le grand public avait réagi, provoquant un tollé général. La réception de l’article n’effraya nullement les deux compères. Davidson commanda à Peter Blake un manifeste antimoderniste : après un torpillage en règle, il y proposerait des voies alternatives à celles qui constituaient l’architecture de l’époque, sorte de fonctionnalisme tardif clairement ancré sur les préceptes des pères modernes, mais dont l’absence de toute valeur subversive semait le trouble au sein de la communauté des architectes. Ansi, l’ouvrage Form Follows Fiasco ; Why Modern Architecture hasn’t work 42 parut en 1974. Cette publication à laquelle s’était consacré Peter Blake est entrée en contradiction avec son passé d’architecte moderne, enseignant, auteur de nombreuses études critiques consacrées à de grandes figures telles que Le Corbusier, Frank Loyd Wright, Mies van der Rohe ou encore Marcel Breuer… De plus, à partir de 1950 et ce durant vingt-deux ans, sa carrière professionnelle s’est enrichie de responsabilités au sein du comité éditorial de la revue Architectural Forum. Revue dans laquelle figure, dans un des numéros de 1951, l’article prometteur sur l’avenir du Pruitt Igoe. Pour Form Follows Fiasco, Blake ne conserve que les images de la démolition du projet : trois photographies, trois instantanés du mouvement d’effondrement des blocs et de l’éruption du nuage de fines particules. La 68 – Vol. 01 – 03 Christine Roels légende, écrite de sa main, précise : « Projet de logement populaire du Pruitt Igoe à Saint-Louis. Réalisé dans les années 1950, ce projet a été applaudi et accueilli comme un schéma réellement éclairé. Mais il a fallu le dynamiter, tout au moins en partie, moins de vingt ans plus tard. En effet, cet ensemble était destructeur de toute vie humaine et s’avérait une menace pour les quelques survivants 43. » Ce nouveau portrait du Pruitt Igoe, subsistant à sa disparition physique, illustre le chapitre La Quête de l’Architecture. La quête est cet objet tant recherché, idéalisé, qui pousse à l’action. Il est certain que l’enchaînement des événements effectifs dans l’avancée ou le recul dans la poursuite d’un objectif est important. La finalité de chacune de ces entreprises sur la fonction, la mobilité, la technologie, le logement, la forme, le plan ouvert, la pureté, le zoning, la ville radieuse, le gratte-ciel et l’architecture n’a pas, selon Blake, été atteinte ici. L’ensemble renvoie à cet aphorisme dont le titre est composé. Form Follows Fiasco rappelle aux lecteurs le Form Follows Function, célèbre aphorisme de Louis Sullivan, incarnation en syllabes de l’Architecture Moderne, de ses réalisations, de ses concepts. Blake empruntait alors les mots prononcés en 1968 par Philip Johnson : « L’architecture moderne est un fiasco… Il est incontestable que nos villes sont plus laides qu’il y a cinquante ans 44. » Les immeubles de grande hauteur, il ne leur reconnaît que peu de qualités eu égard aux conséquences connues sur leur environnement et trop souvent désastreuses : des rafales de vent désagréables aux incendies ravageurs. Il dénonce, en particulier, l’élévation qui se compte parfois en centaines d’étages. Il la considère comme un jeu dangereux de la part de quelques-uns, usant à leur seul profit d’une science incapable de résoudre toutes les interrogations structurelles. Les gratte-ciel n’auraient d’autre justification de leur existence que la cupidité. En matière de densité, il défend les recherches de Peter Land : « 200 personnes pour 4000 m² […] cette densité serait très satisfaisante si l’on construisait de petits immeubles sans ascenseurs, facilement accessibles et des maisons individuelles agglomérées le long des rues et autour de charmants espaces libres 45. » Pour toutes ces raisons, Le Pruitt Igoe incarna, dans cet ouvrage, l’introduction à une nouvelle ère de l’architecture : « Le monde postmoderne… Il a été créé par les maîtres modernes eux-mêmes et par bon nombre de leurs échecs 46. » Suite à cette sentence, Peter Blake posa des bases édifi catrices : oublier la conception de tours, bannir la destruction de l’ancien, abandonner le tracé de nouvelles autoroutes, légiférer sévèrement sur la qualité des produits industriels, vaincre le zonage, arrêter la course au gigantisme, revoir les cours d’architecture et poser un moratoire sur cette discipline. Les critiques de Jencks et Blake démontrèrent que le Pruitt Igoe devint, principalement grâce à sa démolition, un projet emblématique pour toute une génération désireuse de se défaire de cet héritage du Mouvement Moderne. Tous convergeaient sur l’identifi cation de la disparition dans les productions de la dernière période moderniste de la charge 69 – Vol. 01 – 03 Souvenirs du Pruitt Igoe réformiste d’antan. Ces réalisations n’étaient rien d’autre de plus qu’une adhésion à un style, instrumentalisant les fruits des recherches esthétiques et architecturales avantgardistes. L’effet caricatural de la lecture de cette architecture, explicité par Jencks, montre à quel point il partage les idées de Blake : « Plutôt que de me lancer dans une attaque en règle et en profondeur contre l’architecture moderne pour montrer en quoi ses maux sont très étroitement liés aux philosophies dominantes de l’époque moderne, je m’en tiendrai à la caricature, à la polémique. Ce genre a l’avantage (et l’inconvénient) de permettre de manier allègrement les généralités, sans s’embarrasser des exceptions ni des subtilités d’argumentation 47. » A ce propos, l’« à peu près » de la locution de Jencks est à prendre véritablement en compte : le 16 mars 1972 ayant été le premier jour de démolition, le seul, un test de la dynamite et du mode mécanique de destruction. L’attaque dans Form Follows Fiasco ; Why Modern Architecture Hasn’t Work de Blake et dans The Language of Post-Modern Architecture de Jencks, publié en 1977, vise surtout la typologie. L’expression architecturale des bâtiments formait rupture avec leur environnement bâti proche, avec l’histoire d’une architecture plus traditionnelle, reconnue dans son appropriation par ses habitants, dont les formes et dispositifs ont été construits tout au long de l’évolution des pratiques. De plus, le grand ensemble de ce type est également en rupture de par la reconfiguration de l’espace urbain, empilant par exemple les lieux de vie sur une surface au sol restreinte, mais aussi de par une mise en question de l’ordre social, permettant d’offrir à une classe sociale à bas revenus des logements équipés destinés à une seule famille, en tant qu’alternatives à des bâtisses parfois louées par plusieurs d’entre-elles. Peutêtre que cette volonté sous-jacente d’améliorer l’Homme par de nouvelles conditions de vie, Jencks et Blake l’ont partagée avec les architectes modernistes. Ils examinent néanmoins les problématiques soulevées au Pruitt Igoe avec une nostalgie propre aux postmodernes, attachée aux univers idéalisés d’un monde préindustriel comme celui du charmant quartier de maisonnettes mitoyennes. Il ressort de ces dernières attaques fatales portées à l’image du Pruitt Igoe, autant un renvoi à des coups d’éclat dans le milieu spécialisé de l’écriture stylisée du manifeste, qu’une ouverture à des recherches de fond en matière d’architecture et d’urbanisme. Le Pruitt Igoe ne connut véritablement plus qu’une existence de papier, sans aucune présence probante dans le monde du bâti. Présence qui n’aurait toutefois pas mis fin au débat. Ainsi, à l’heure actuelle, l’esprit de communauté entretenu par les quelques survivants, pressenti par Charles Jencks, demeure l’un des deux aspects physiques du Pruitt Igoe. Chaque année, depuis 1977, une nuit s’anime sous les spots de lumière et sur les pas de danse de « Miss Lady Girl 48 », foulant le plancher d’une salle de fête de Saint-Louis et rassemblant ses anciens voisins. En 2005, la vingt-huitième réunion est sincère et chaleureuse. 70 – Vol. 01 – 03 Christine Roels Elle exalte par de grands moments de ferveur : « Lève tes mains au ciel ! Ressens l’unité dans la pièce. Ce sont les résidents du Pruitt Igoe ! Hourra au Pruitt Igoe ! Nous sommes de retour ! Autour de toi, chéri(e), autour de toi. C’est la famille. Oui ! Cela faisait longtemps, mais devine quoi ? Nous revenons ensemble aujourd’hui en une famille ! 49 » Ensemble, ils ressuscitent un fantôme dont la tombe est une large friche urbaine. Les plantes vivaces et sauvages ont pris possession des quelques dépôts de détritus déposés sur un sol devenu lit, presque éternel, des larges fondations de béton endormies. L’autre visage du Pruitt Igoe se dessine dans les nouvelles réflexions qui pourraient être regroupées sous une seule et même attitude. Attitude résumée par Joseph Heathcott, professeur d’Etudes Américaines à l’Université Saint-Louis et qui prépare un nouvel ouvrage sur le Pruitt Igoe : « […] La plupart de ce que nous pensons connaître du Pruitt Igoe est basé sur des documents rédigés par des individus et partis intéressés, il y a plus de trente ans, et subséquemment répété comme étant la vérité 50. » Dès 1981, un article du Journal of Architectural Education, « Pruitt Igoe and other stories 51 » de Mary C. Comerio, use d’un point de vue rétrospectif sur les événements factuels et littéraires, pour invoquer un contexte élargi aux réalités politiques, économiques et sociales dans lequel ce projet a eu à se développer. La conjonction de facteurs défavorables à la réussite de cette entreprise, plûtot que la conception des espaces, aurait été la raison de cet échec. Dans ce cadre de réflexion, l’auteur étend notamment son propos à un questionnement de la qualité d’expertise et des responsabilités de l’architecte dans une société de plus en plus complexe. En 1991, un second article de ce même journal The Pruitt Igoe Myth 52 de Katharine G. Bristol, se référant au précédent, précise encore les renseignements permettant de distinguer mythe et réalité à propos des informations véhiculées autour du Pruitt Igoe. L’article Why They Built the Pruitt Igoe Project ? 53 d’Alexander von Hoffman du Centre d’Etudes sur le Logement de l’Université d’Harvard et les démarches personnelles de Joseph Heathcott, se basent sur la volonté de retourner à des recherches sur des sources de première main afin de comprendre les interactions créées entre les milieux politique, économique, social, urbain ou autres. Ces interactions étant inévitables autour de ce type de projets d’architecture. Finalement, de sa naissance à l’annonce de sa mort, le Pruitt Igoe des mots et de l’image passa de l’objet d’une critique architecturale à celui d’une critique sociopolitique. Il incarna la valorisation du grand ensemble dans les années 1950 et la remise en question contemporaine des politiques urbaines. Entre-temps, il se fi t argument de poids pour d’une part, les discours lançant des signaux d’urgence ou des propositions progressistes à la société américaine, et d’autre part, pour ceux marquant la fin du Modernisme. Aujourd’hui, sujet encore vivant et friche toujours en attente d’un réaménagement 54 , l’entièreté de ses lignes ne parait pas avoir été rédigée… 71 – Vol. 01 – 03 Souvenirs du Pruitt Igoe 72 – Vol. 01 – 03 Christine Roels Retour sur le Pruitt Igoe : d’Aujourd’hui aux Origines « I like to think about it when it was just opened up, how it was just like Beverly Hills. » Rose Jones In ROBERTS R., It Was Just Like Beverly Hills, River Front Times, http://www.riverfronttimes.com/2005-06-01/ news/it-was-just-like-beverly-hills/full, 1 juin 2005, p. 2 sur 9. 73 – Vol. 01 – 03 Souvenirs du Pruitt Igoe 10. 9. La friche urbaine Les habitants de Street lamp, Pruitt-Igoe. Saint-Louis I’d heard there were a few of these. We found Noël 1966 au Vaughn one. Housing Project S t Louis - Protesters angry of the condition of their apartments march in front of Jewel Apartments. 20 July 1970. 74 – Vol. 01 – 03 Christine Roels Belle of the ball: Miss Lady Girl takes to the dance floor at the Pruitt-Igoe reunion. 75 – Vol. 01 – 03 Souvenirs du Pruitt Igoe 8. 7. La destruction Les murs Le premier effondrement « Behind ghetto walls: black families in a fede- Le tas de gravats ral slum » Maquette de la façade d’un immeuble 76 – Vol. 01 – 03 Christine Roels 77 – Vol. 01 – 03 Souvenirs du Pruitt Igoe 6. 5. La galerie commune Les étages d’appartements Croquis de conception Plans types des étages Début des années 1970 avec ou sans galerie Schéma de distribution de l’ascenceur Montage de plans sur photographie d’une maquette d’immeuble 78 – Vol. 01 – 03 Christine Roels 79 – Vol. 01 – 03 Souvenirs du Pruitt Igoe 80 – Vol. 01 – 03 Christine Roels 4. 3. Le projet associé d’un Les quatre projets de parc pour le centre ville logement public menés par le bureau Hellmuth, Plan d’implantation Obata and Kassabaum, sur le site Inc. Schéma d’implantation Schéma urbanistique de dans la ville la ville de Saint-Louis Plan d’implantation Photographie de la maquette du projet Joseph M. Darst Apartments Maquette du projet 81 – Vol. 01 – 03 Souvenirs du Pruitt Igoe 2. 1. La rénovation du Le projet Pruitt Igoe quartier De Soto Carr Photographie générale Photographie au pied d’un immeuble du Pruitt Igoe Photographie d’anciennes habitations 82 – Vol. 01 – 03 Christine Roels du projet 83 – Vol. 01 – 03 Souvenirs du Pruitt Igoe Notes 27. « Slum Surgery in St. Louis », op. cit. ; p. 128-136. 1. JENCKS Charles, Le langage de l’architecture 28. Ibid. , p. 134. (Traduction de l’auteur). post-moderne (1977), 4 e édition, Denoël, Paris, 1984, p. 9. 2. GLASS Philip, « Pruit Igoe », 7’02, in Koyaanisqatsi, Institute for Regional Education, Island Records, New York, 1983. 3. NEWMAN Oscar, Creating Defensible Space, U.S. 29. LEE RAINWATER, op. cit. ; p. 3. (Traduction de l’auteur). 30. op.cit. ; p. 101. (Traduction de l’auteur). 31. JENCKS Charles, op.cit. 32. Ibid. , p. 9. 33. + 34. Id. Department of Housing and Urban Development, 35. Ibid. , p. 9. Offi ce of Policy Development and Research USA, 36. Id. Washington D.C., 1996. 37. BLAKE Peter, L’architecture moderne est morte à http://www.defensiblespace.com/book.htm. Saint-Louis, Missouri, le 15 juillet 1972 à 15h32 & NEWMAN Oscar, Defensible Space, (1972), (ou à peu près), Moniteur, Paris, 1980, p. 158. Collier Books, New York, 1973. 1e édition : Form Follows Fiasco : Why Modern Ar- 4. REGGIO Godfrey, Koyaanisqatsi, 87’, chitecture Hasn’t Worked, Atlantic Monthly Press, Alton Walpole & Ron Fricke, USA, 1983. 5. LEE RAINWATER, Behind Ghetto Walls ; Boston, 1977. 38. + 39. + 40 + 41. Id. Black Families in a Federal Slum (1970), 42. BLAKE Peter, op. cit. Aldine Transaction, New Brunswick, 2007, p. 13. 43. Ibid. , p. 159. (Traduction de l’auteur). 44. Ibid. , Quatrième de couverture. 6. Ibid. , p. 14. 45. Ibid. , p. 155-156. 7. Id. 46. Ibid. , p. 153. 8. Ibid. , p. 43. 47. JENCKS Charles, op. cit. , p. 10. 9. Ibid. , p. 15. 10. Ibid. , p. 13. (Traduction de l’auteur). 48. ROBERTS Randall, It Was Just Like Beverly Hills, 11. + 12. Id. River Front Times, 2005. 13. Ibid. , p. 42. http://www.riverfronttimes.com/2005-06-01/ 14. Ibid. , p. 16. news/it-was-just-like-beverly-hills/ 15. Ibid. , p. 43. (Traduction de l’auteur). 16. Ibid. , p. 38. 49. Ibid. , p. 8-9. 17. Ibid., p. 23. 50. ROBERTS Randall, It Was Just Like Beverly Hills, 18. Ibid. , p. 41. River Front Times, 2005. 19. Ibid. , p. 29. http://www.riverfronttimes.com/2005-06-01/ 20. Ibid. , p. 45. news/it-was-just-like-beverly-hills/full, 1 juin 21. LEE RAINWATER, op. cit. ; p. 13. 2005, HEATHCOTT Joseph, p. 2 sur 9. (Traduction de l’auteur). (Traduction de l’auteur). 22. Ibid. , p. 36. Joseph Heathcott prépare un livre sur le 23. NEWMAN Oscar, op. cit. ; p. 99-100. Pruitt Igoe. Nous lui devons aussi une exposition (Traduction de l’auteur). 24. ROBERTS Randall, It Was Just Like Beverly Hills, River Front Times, 2005. http://www.riverfronttimes.com/2005-06-01/ tenue au Massachusetts Institute of Technology durant l’année 2004, intitulée Vertical City : The Life and Design of Pruitt Igoe. 51. COMERIO Mary C., « Pruitt Igoe and Other news/it-was-just-like-beverly-hills/ Stories », in Journal of Architectural Education (Traduction de l’auteur). vol. 34, n° 4, été 1981, p. 26-31. 25. « Slum Surgery in St. Louis », in Architectural Forum 94, avril 1951, p. 128-136. 26. « Four Vast Housing Projects for St. Louis: Hellmuth, Obata and Kassabaum, Inc. », in Architectural Record 120, août 1956, p. 182-189. 84 – Vol. 01 – 03 52. BRISTOL Katharine G., « The Pruitt Igoe Myth », in Journal of Architectural Education vol. 44, n° 3, mai 1991, p. 163-171. 53. Résumé disponible en ligne : http://www.soc.iastate.edu/sapp/PruittIgoe.html Christine Roels 54. Article traitant de cet avenir indéterminé : 6. X, s.d., p.131, in « Slum Surgery in S t Louis », Ibid. M C KEE B., « Urban sand trap », NEWMAN Oscar, s.d., in NEWMAN Oscar, in Architecture vol.86, n°4, Creating Defensible Space, U.S. Department of New York, avril 1997, p. 63. Housing and Urban Development, Offi ce of Policy & LEONARD M. D., « Pruitt Igoe Housing Development and Research, Washington D.C., Complex », in S t Louis Post Dispatch historical 1996, p.11. http://www.defensiblespace.com/ summary, 13 janvier 2004. http://www.stltoday.com/stltoday/news/special/ pd125.nsf/0/AB4B1191EB6948C186256E04006BB BCD?OpenDocument book.htm. 5. X, s.d., p. 130-132 in « Slum Surgery in S t Louis », op. cit. 4. X, s.d., p. 134-135 in « Slum Surgery in S t Louis », op. cit. 3. X, s.d., p. 127 in « Slum Surgery in S t Louis », op. cit. Index des illustrations X, s.d., p. 187, in « Four Vast Housing Projects for 10. AKITASAN, 4 novembre 2005, Flickr, Architectural Record n°120, août 1956, p. 182-189. S t Louis : Hellmuth, Obata and Kassabaum, Inc. », http://www.flickr.com/photos/51252573@N00/ MIZUKI Mac, s.d., p. 186, in « Four Vast Housing 1866497581/in/set-72157602922247332/, Projects for S t Louis : Hellmuth, Obata and Kassa- 4 novembre 2007. 9. X, St Louis Missouri Historical Society, baum, Inc. », op. cit. 2. Ibid., p. 188. photographs and Prints Collections, MHS Page, BERG Paul, Saint Louis Post Dispatch, s.d., p. 127 http://www.mohistory.org/content/LibraryAn- in Slum Surgery in S t Louis, Architectural Forum dResearch/EyesOfChild.html, 1999-2007. DIAZ Bob, 20 juillet 1970, S t Louis Mercantile 94, avril 1951, p. 128-136. 1. MIZUKI Mac, op. cit., p. 182-183. Library at the University of Missouri, Missouri Digital Heritage : Collections, http://cdm.sos. mo.gov/cdm4/item_viewer.php?CISOROOT=/stlg lobedem&CISOPTR= 534&CISOBOX=1&REC=23, 23 juillet 2003. SILVERBERG Jennifer, 28 e réunion en 2005, in ROBERTS Randall, It Was Just Like Beverly Hills, River Front Times, http://www.riverfronttimes. com/2005-06-01/news/it-was-just-like-beverlyhills/full,1 juin 2005. 8. THE SAINT-LOUIS POST DISPATCH, s.d., p. 159 in BLAKE Peter, L’architecture moderne est morte à Saint-Louis, Missouri, le 15 juillet 1972 à 15h32 (ou à peu près), Moniteur, Paris, 1980. X, s.d., in JENCKS Charles, Le langage de l’architecture post-moderne (1977), 4 e édition, Denoël, Paris, 1984, p.9. 7. RAINWATER Lee, s.d., in RAINWATER LEE, Behind Ghetto Walls; Black Families in a Federal Slum (1970), Aldine Transaction, New Brunswick, 2007, première de couverture. X, s.d. p. 133, in « Slum Surgery in St. Louis », Architectural Forum n°94, avril 1951, p. 128-136. 85 – Vol. 01 – 03 Souvenirs du Pruitt Igoe POST LLN Projet de Bernard Dubois De l’invention de l’imprimerie à l’invention du Mégabyte, le livre est un moment. Le contenu des livres devient accessible de partout, à tout moment et par tout le monde. Le rôle d’une bibliothèque n’est plus exclusivement d’offrir un lieu de stockage et d’accès à l’information. Cette information, pour en faire usage, nous devons la choisir, l’assimiler, la traiter, l’intégrer, la produire… Dans notre proposition, l’ancienne Bibliothèque des Sciences, remplissant déjà effi cacement les fonctions de stockage et de consultation, reste intacte. Quant au nouveau bâtiment, il prolonge le programme de la bibliothèque existante et le complète en abritant un espace de lecture, des salles de réunion, une salle de conférence, une salle d’étude, une librairie et un restaurant. A la fois commerciale et publique, l’extension offre également un espace prestigieux de représentation utilisable par l’Université et par les entreprises installées aux alentours. Cet espace de 87 – Vol. 01 – 04 représentation est, de plus, nécessaire et utilisable par les nouveaux occupants de Louvain-la-Neuve, les entreprises installées à proximité, dispersées et accessibles en voiture. Par sa position stratégique, le projet offre une nouvelle façade et une visibilité à la bibliothèque depuis le parking, cette nouvelle image se distinguant de celle depuis la Place des Sciences. Nouveau pôle des facultés scientifi ques dans la ville, cet objet monumental remanie directement et de manière contemporaine le motif mystérieux et emblématique de la place des Sciences, dont le style – moderne ou post-moderne – est diffi cilement cernable. Entre l’asymétrie de ses façades, la symétrie de son plan et de ses coupes en oblique, le projet joue d’ambiguïtés à différents niveaux. 88 – Vol. 01 – 04 Bernard Dubois 89 – Vol. 01 – 04 POST LLN 90 – Vol. 01 – 04 Bernard Dubois Niveau 0 Niveau 1 91 – Vol. 01 – 04 POST LLN Niveau 2 Niveau 3 92 – Vol. 01 – 04 Bernard Dubois Niveau 4 Niveau 5 93 – Vol. 01 – 04 POST LLN Coupe longitudinale 94 – Vol. 01 – 04 Bernard Dubois Coupe transversale 95 – Vol. 01 – 04 POST LLN 96 – Vol. 01 – 04 Bernard Dubois 97 – Vol. 01 – 04 POST LLN Regard distancié sur la ville : 1968 – 1982 Blade Runner Texte de Catherine Nguyen LES CYBERPUNKS RÊVENT-ILS DE POSTMODERNISME ? Los Angeles, 2019… La ville est devenue une gigantesque mégalopole insalubre, obscure et polluée. Malgré l’exode de l’humanité vers d’autres planètes, une population hétéroclite et multiculturelle s’affaire encore dans les rues pluvieuses, embouteillées et saturées de publicité. Les répliquants 1 , des créatures artifi cielles d’apparence humaine, sont utilisés sur les nouvelles colonies pour effectuer les travaux dangereux, avilissants, ou encore pour le combat. A la suite de l’évasion de quatre d’entre eux, des modèles ultra-perfectionnés, l’ancien détective Rick Deckard reprend du service. En tant qu’ex-blade runner 2 (chasseur de primes), il reçoit l’ordre de retrouver ces fugitifs et de les éliminer. La tâche s’annonce diffi cile car, hormis le fait que ceux-ci soient dénués d’émotion et dotés de capacités physiques hors normes, rien ne les distingue des êtres humains. La mission de Deckard débute à la Tyrell Corporation où sont conçus ces répliquants. Il y rencontre Rachel, une répliquante dernier cri, qui se croit humaine… Blade Runner est ce film réalisé en 1982 par Ridley Scott. A la fois thriller, drame et film noir, il est une interprétation libre du roman de science-fi ction de Philip K. Dick Do Androids Dream of Electric Sheep ? (Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?), écrit en 1968. Philip K. Dick est né à Chicago en 1928. Commençant à écrire au début des années 1950, il peine à se faire éditer. Ses thèmes dystopiques voire paranoïaques rencontrent peu d’écho à cette époque, plus portée à l’expression de la joie de vivre qu’à la suspicion. Dans les années 1970, un plus large lectorat s’enthousiasme pour cet écrivain au style inédit. Ses nouvelles et romans connaissent un vif succès, notamment en France où ses idées rencontrent les préoccupations sociologiques du moment, surtout après 1968. Reconnu comme véritable auteur par le monde littéraire européen, il reste plus méconnu dans son pays, aux Etats-Unis, en dehors du cercle des magazines spécialisés. Lorsqu’il reçoit la proposition d’adapter à l’écran Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ?, il décline celle-ci et cède les droits d’adaptation, tout en suivant l’évolution du scénario et du tournage. Il décède juste avant 99 – Vol. 01 – 05 Scène d’ouverture du fi lm « La réalité c’est ce qui refuse de disparaître quand on a cessé d’y croire 3. » Philip K. Dick Ridley Scott et Philip K. Dick Philip K. Dick lisant un article sur Blade Runner L’affi che du fi lm 100 – Vol. 01 – 05 Catherine Nguyen la sortie du film, qui marque le début de sa reconnaissance autant par les milieux intellectuels et artistiques que par le grand public. L’engouement pour cet auteur subversif s’est aujourd’hui considérablement accru. Son œuvre, devenue une référence incontournable de la littérature de science-fi ction du XXe siècle, a engendré et influencé de nombreuses adaptations cinématographiques comme Total Recall (P. Verhoeven, Etats-Unis, 1990), Minority Report (S. Spielberg, Etats-Unis, 2002), Paycheck (J. Woo, Etats-Unis, 2003), A Scanner Darkly (R. Linklater, Etats-Unis, 2006), The Truman Show (P. Weir, Etats-Unis, 1998) ou EXistenZ (D. Cronenberg, Etats-Unis, 1999), et il est aujourd’hui étudié à l’Université. Bien que sa reconnaissance fût tardive, Blade Runner a participé à la découverte du potentiel critique de l’œuvre de Philip K. Dick. « Il est de ces films mythiques, passés à la postérité, entourés d’une aura de légende, parfois acquise avec le temps… Blade Runner est clairement de ceux-là. Sorti à l’été 1982 dans l’indifférence générale, accusant un flop cuisant au box-office américain, où triomphe alors E.T. [S. Spielberg, Etats-Unis, 1982] ou Poltergeist [T. Hooper, Etats-Unis, 1982], il constitue pourtant aujourd’hui une étape majeure dans la science-fiction et, au-delà, une référence importante dans la culture populaire, tant son influence a été immense, sur les cinéastes bien sûr, mais aussi sur l’architecture, l’esthétique… 4 » Effectivement, aujourd’hui encore, Blade Runner suscite de nombreuses analyses qui révèlent différents niveaux de lecture du film. En faisant éclore une esthétique de la décadence, Ridley Scott y dévoile le côté obscur de la technologie.Comme le démontre Bruno Giuliana, la ville y est le résultat de conditions postmodernes 5 . De plus, l’accélération du processus entropique, l’érosion des limites et l’utilisation abondante du recyclage sont les signes de conditions postindustrielles. A l’inverse, Mike Davis souligne les caractéristiques typiquement modernistes de la vision de Ridley Scott 6 . Le film est également considéré comme une référence de l’esthétique cyberpunk, mouvement, lui aussi, fortement influencé par l’œuvre de Philip K. Dick, qui s’est développé dans les années 1980 (cf. annexe 1). Il est ainsi intéressant de voir comment l’adaptation d’un tel récit de science-fi ction, à travers une mise en scène, donne aux décors un rôle de premier ordre, quand l’architecture participe au scénario et devient le canal d’une critique des projections de la société contemporaine. 101 – Vol. 01 – 05 Regard distancié sur la ville Scène du fi lm : survol du Q.G. de la police Metropolis de Fritz Lang (1927) 102 – Vol. 01 – 05 Catherine Nguyen UNE IMAGE RÉFLEXIVE L’ARCHITECTURE COMME MÉTAPHORE I. La ville futuriste Par leur altérité, les récits de science-fi ction cherchent à créer un effet de distanciation par rapport à la société contemporaine. Bien qu’il y soit plus souvent question des sociétés futuristes que des villes en elles-mêmes, l’espace urbain est un « cadre privilégié pour rendre compte des transformations plus générales de l’Humanité 7 ». La ville prend alors un rôle narratif, métonymique ou métaphorique, pour incarner la civilisation future. Ses caractéristiques nouvelles, qu’elles soient politiques, culturelles ou autres, se manifestent à travers ses formes bâties, en particulier dans leur version cinématographique. Par sa structure, la cité y témoigne de la situation socio-économique du récit et donne une mesure du contrôle qu’exerce l’Etat sur ses citoyens. L’urbanisme et l’architecture y sont également tributaires de moyens de communication, liés aux avancées techniques et technologiques et déterminent donc l’aspect futuriste de la ville (cf. annexe 2). L’anonymat, le sentiment de perte d’humanité, l’absence de végétation sont d’autres symptômes récurrents des dystopies urbaines. De manière plus générale, il apparaît clairement que les métropoles en science-fiction cristallisent et accentuent les inquiétudes sociétales d’une époque. Pour cette raison, dans ce genre fi ctionnel s’observe une certaine continuité temporelle, marquée à la fois par des références cinématographiques à des villes du futur, par des témoins des utopies passées et par des situations urbaines historiques et contemporaines. « La plupart des films ne se servent pas de la ville […] comme d’un décor, mais comme d’un élément constitutif de l’intrigue et du jeu des acteurs 8. » Dans Blade Runner, la ville est un personnage clé de l’histoire. En 2019, ce Los Angeles est fort différent de celui de 1982. Influencée par la densité et la verticalité new-yorkaise, par la frénésie électrique des néons de Times Square, Hong-Kong ou Tokyo, la ville est une composition éclectique, un condensé de citations architecturales où se fondent les spécifi cités de villes, de cultures et d’époques différentes. Blade Runner présente également une référence au film Metropolis de Fritz Lang, 1927, héritage emblématique du cinéma muet en matière de représentation urbaine de science-fi ction, les codes du film noir des années 1940 et le regard du réalisateur sur son milieu socioculturel. Leur confrontation dans l’image et la rémanence des détails architecturaux induisent une critique implicite ou parfois explicite de l’urbanisation et de son évolution. 103 – Vol. 01 – 05 Regard distancié sur la ville Scènes du fi lm 104 – Vol. 01 – 05 Catherine Nguyen II. LE DÉCOR ET SES « NON-DITS » Dans le cinéma d’anticipation, penser l’architecture participe donc à la construction du scénario. La description du contexte et de l’ambiance du récit lui apporte du sens. A fortiori, pour adapter une œuvre littéraire, architecture et urbanisme permettent de transposer en quelques images les descriptions et réflexions de l’auteur. Le décor incite alors à porter le regard au-delà de l’action. L’environnement des personnages crée une tension et prend part à l’intrigue, incarnant les états émotionnels et les rapports des uns avec les autres. En parallèle à la structure narrative linéaire du thriller, l’architecture dans Blade Runner est la métaphore des relations triangulées entre humains, répliquants et société. IIa. Humanité cherche nouvelle(s) unité(s) Dans Blade Runner, alors que la plupart des habitants ont émigré vers les colonies spatiales, une partie d’entre eux demeure sur Terre, en dépit de la pollution qui voile le soleil. Cette frange marginale semble pourtant se complaire dans l’ambiance chaotique de la ville, représentée comme une sinistre mégalopole, devenue un lieu sans rêves ni illusions, une cité oppressante et sans limite, où la structure sociale a perdu sa raison d’être, et l’urbanisation sa cohérence. Elle incarne l’état d’esprit des personnages, comme J.F. Sebastian, personnage victime d’une anomalie génétique ; Rick Deckard, personnage dépressif en proie au doute et à une remise en question de ses certitudes ; les répliquants, qui représentent l’amélioration génétique de l’espèce humaine, mais dont la quête d’identité et d’individualité les poussent à transgresser leur condition d’esclave. IIb. Perte d’identité : la ville schizophrène La ville de 2019 s’est étendue sur base de la trame de la ville ancienne, mais aucun espace public et aucune logique de répartition horizontale ne permettent d’y déceler un plan régulateur. Bien que l’urbanisation induise habituellement une dynamisation des relations sociales, dans ce L. A., évolution sociale et urbanisation paraissent agir en interaction, comme deux forces en concours, qui se renforcent l’une l’autre, menant par contre tout droit à la dégénération de la société et à une indifférenciation des caractéristiques typologiques de la ville. A l’image des nombreuses références à la mythologie chinoise revisitée au néon, l’architecture exhibe ses hybridations, ses influences disparates et la disparition de sa spécifi cité par rapport au lieu. La schizophrénie, thème dickien par excellence, rend impossible toute expérience de continuité entre passé et futur et crée de ce fait un décalage par rapport à l’ordre social 9 . Les répliquants sont condamnés à cet état : ils cherchent à se construire une histoire, à défaut d’un passé, et à prolonger leur durée de vie limitée. Cet état schizophrénique et le décalage qu’il inflige aux personnages permet de poser et de mettre en évidence les questions existentielles : qu’est-ce qui fait de nous des êtres humains ? 105 – Vol. 01 – 05 Regard distancié sur la ville Siège de la Tyrell Company 106 – Vol. 01 – 05 Catherine Nguyen D’où venons-nous ? Vers quoi allons-nous ? Quelles sont nos valeurs ? etc. La perception qu’a le spectateur de cette société de 2019 est également schizophrénique ; il est projeté dans le présent du film en rupture avec son passé et son avenir, puisqu’il est dans l’ignorance des évènements qui ont conduit à cette situation et des projets que cette société échafaude pour le futur. IIc. Verticalité et caricature : la vente pyramidale Historiquement, la domination a coutume de s’exprimer par une position élevée, proche du soleil. La division horizontale que nous connaissons entre quartiers riches et pauvres, entre quartiers résidentiels, quartiers industriels et autres, le zonage, est souvent transposée en une division sociétale verticale dans les villes futuristes. Metropolis illustre cette métaphore de la verticalité : les maîtres occupent le haut de la ville alors que la cité des travailleurs en charge de son fonctionnement est profondément enfouie. Dans Blade Runner en revanche, seule une gigantesque pyramide ultramoderne se distingue clairement du tissu urbain et du centre-ville : la Tyrell Corporation, du nom du talentueux généticien, concepteur du cerveau des répliquants. Allégorie évidente du dieu-créateur, la pyramide incarne le pouvoir et le monopole de cette entreprise qui domine le reste de la société. La référence directe à la typologie maya est ostensible et évocatrice. En effet, la pyramide maya est un assemblage de deux structures superposées, comme celles de la Tyrell Corp. D’une part, la plus volumineuse est un socle monumental qui n’a d’autre fonction que d’élever le temple, c’est-à-dire symboliser la supériorité du dieu aux yeux de la population. D’autre part, en considérant la portée métaphorique de la cosmogonie maya, qui liait étroitement culte, astronomie, sciences, arts et sacrifi ces humains, le bâtiment évoque par sa seule géométrie une civilisation complexe, fascinante et décadente… et suggère peut-être aussi sa disparition brutale. Pourtant, malgré cette imposante présence de la Tyrell Corp. et son symbolisme appuyé, il n’est pas question à proprement parler d’une organisation verticale du reste de la ville. Par exemple, J. F. Sebastian, ingénieur-généticien chez Tyrell, habite un hôtel du vieux L. A., tandis que l’ex-blade runner Deckard occupe un appartement au 97e étage. Bien que le paysage urbain soit marqué par la verticalité, il n’y a donc pas de corrélation entre hauteur et statut social, ni d’indice de distinction ou de critère d’appartenance à une classe sociale particulière. Seul Tyrell s’est construit sa tour d’ivoire et s’est isolé du reste de la société. Il la surplombe, l’alimente en répliquants de haute technologie, mais il ne participe pas à sa gestion et ne s’intéresse pas à son développement. La pyramide est une parodie du système capitaliste et de l’individualisme. Tyrell : « – Commerce is our goal here at Tyrell 10. » 107 – Vol. 01 – 05 Regard distancié sur la ville Intégration effi cace des sponsors dans le fi lm 108 – Vol. 01 – 05 Catherine Nguyen L’entreprise, seule au sommet, garde le monopole en maintenant la concurrence dans les rôles de sous-traitants. Grâce à cette logique économique, l’entreprise semble s’être substituée au politique. En réalité, elle ne se prévaut que d’une simulation de pouvoir et d’autorité. En effet, la Tyrell Corp. paraît bien plus puissante que le gouvernement, dont on ne peut identifier les édifi ces administratifs parmi le foisonnement indéterminé de gratte-ciel. Ni l’architecture ni l’urbanisme ne lui assigne de position prépondérante, le gouvernement est confiné à un rôle de gestionnaire dans la ville et, à l’inverse de Tyrell, néglige son rôle de représentation. Ses bureaux administratifs sont archaïques, dépourvus du moindre signe de prestige ou de progrès technologique. IId. La ville porteuse d’images Les rues en 2019 révèlent un autre indice explicitant une position critique face à l’évolution du système capitaliste : l’intrusion du message publicitaire dans l’espace public et privé, sa propension à conquérir des espaces vierges et à renouveler ses moyens. La publicité se substitue à la culture tout en prenant son apparence, sous les traits d’une Geisha par exemple. Comme la publicité a toujours été omniprésente dans le paysage urbain de L. A., pour illustrer celui de 2019, l’effet de distanciation vient d’un changement d’échelle, de média et de support. Aux panneaux et affi ches collées se substitue l’architecture aux façades-écrans pour films publicitaires parlants. La frontière entre illustration du monde réel et pure fi ction s’amenuise lorsqu’apparaissent des marques du quotidien, sponsors du film : Coca-Cola Company, TDK, Atari, etc. Dès lors, en dépit des différences, l’espace d’un instant, 2019 devient familier. Comme cette invasion de la publicité s’est confirmée depuis les années 1980 dans les centres urbains, son omniprésence actuelle a contribué à la réputation visionnaire du film. IIe. La ville porteuse de messages Pour développer son programme de colonisation martienne, l’État utilise aussi la publicité : un immense dirigeable soutient des écrans géants et une voix langoureuse vante les bienfaits de la colonie, l’Off-World. Le son et les rais de lumière qui pénètrent les bâtiments soulignent le côté intrusif de la publicité, qu’elle soit commerciale ou gouvernementale, dans l’espace privé. La propagande est plus insistante dans le roman de Philip K. Dick mais s’opère par des moyens de communication typiques du XXe siècle, notamment par la prégnance de la télévision dans les foyers des différents protagonistes : « Comme le proclamaient les affiches, les spots publicitaires à la télé et la propagande de merde que le gouvernement envoyait à tout le monde par la poste : « Émigration ou détérioration ! Émigrez ou dégénérez, c’est à VOUS de choisir ! 11 » 109 – Vol. 01 – 05 Regard distancié sur la ville « […] Isidore était bien obligé de se résigner à regarder ( et écouter ! ) encore la chaîne gouvernementale […] qui diffusait l’éternelle propagande de Washington pour son programme de colonisation 12. » Des nouvelles de Philip K. Dick, transparaît l’esprit de contestation qui a marqué les années 1970. L’oppression ressentie dans le roman par la répétition des intrusions publicitaires est transposée à l’écran en un gigantesque show urbain de son et lumière permanent. IIf. Rapport de densité /(sur)population Blade Runner est souvent interprété, à tort, comme une vision de la surpopulation sur Terre. Le roman précise le contexte post-apocalyptique de cet exode : une guerre nucléaire et des retombées radioactives ont causé la disparition de presque toute vie animale et ont provoqué des dégénérescences qui menace la survie du genre humain. Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? insiste sur la baisse de la densité de population : « Et pourtant, pour l’époque, un immeuble en coprop à moitié plein, c’était déjà pas mal – le haut du panier du point de vue densité de la population. Là-bas, dans ce qui avait été, avant la guerre, la banlieue, on trouvait des immeubles entièrement vides… 13 » La surface de logement est le premier indicateur d’une situation de surpopulation, comme nous pouvons l’observer actuellement au Japon, par exemple. Or, le logement de Deckard, dans le film, est relativement spacieux alors que son statut social n’est pas particulièrement élevé. De même, J.F. Sebastian, l’inventeur et proche collaborateur de Tyrell, habite seul dans un immense hôtel désaffecté et décrépi. J.F. Sebastian : « – I live here pretty much alone right now. No housing shortage around here 14. » La chambre d’hôtel de Léon, premier répliquant qui apparaît dans le film, est vétuste, modestement meublée, mais elle a la taille et l’aspect d’un appartement des années 1970-1980, équipée d’une salle de bain avec baignoire, d’un espace de séjour, etc. Une surpopulation caractérisée dans le film par les rues grouillantes, l’accumulation de déchets sur la voirie et l’état de délabrement des immeubles peut se comprendre autrement. Tout d’abord, la foule et les embouteillages visibles dans le film sont ceux d’un quelconque centre-ville. Dans le roman, Philip K. Dick explique la raison du regroupement des populations : « Logiquement, tous les réguliers auraient déjà dû émigrer jusqu’au dernier. Défigurée comme elle l’était, la Terre 110 – Vol. 01 – 05 Catherine Nguyen Scènes du fi lm 111 – Vol. 01 – 05 Regard distancié sur la ville demeurait un endroit familier. Et peut-être les réfractaires s’imaginaient-ils que le linceul de poussière finirait par s’éclaircir ? En tout cas, quelques milliers d’individus étaient restés là, répartis pour la plupart dans les centres urbains où le contact physique mutuel leur redonnait un peu de cœur au ventre 15. » Ensuite, l’état de saleté des rues et le délabrement des édifi ces, que connaissent nombre de quartiers pauvres ou industriels de nos métropoles, peuvent s’expliquer par le laxisme de la classe politique et expriment la décadence de la société. En effet, puisque l’avenir de l’humanité se poursuit ailleurs (sur les colonies), les cités terriennes, comme Los Angeles sont des restes urbains sans projet d’avenir, vouées à l’entropie. « Il vivait seul dans le grand immeuble aveugle et dégradé, avec ses mille appartements inoccupés, qui retournait peu à peu, comme tous ses semblables, à l’entropie, aux ruines… A la longue, tout ce que contenait l’immeuble tournerait en ratatouille indistincte, fatras sans nom empilé du plancher au plafond de chaque appartement, couches indifférenciées d’un pudding hétérogène et pourtant homogène 16. » De plus, les véhicules se déplacent aussi bien sur terre que dans les airs. La circulation se faisant principalement au-dessus de la ville, l’espace au sol est rendu aux piétons, aux plus petits véhicules, aux échoppes, contrairement aux villes américaines actuelles où la rue est exclusivement le domaine de la circulation automobile. L’espace public est utilisé à la manière des villes orientales où vivre, travailler et manger se fait dehors, d’autant plus que la vision anticipatrice de Ridley Scott est celle d’une grande mixité de peuples et que l’intrigue se déroule principalement dans les rues du quartier de Chinatown. III. SECRETS DE FABRICATION GENÈSE DE LA VILLE FUTURISTE IIIa. Source de la ville futuriste Philip K. Dick, dont le génie visionnaire et l’imagination débordante ne sont plus à prouver, n’est pas un auteur à longues descriptions. Son roman Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? a inspiré la trame et les thèmes de réflexion du film mais offre peu de points de comparaison visuels avec celui-ci. Le lecteur interprète librement les descriptions laissées vagues pour se construire sa propre image mentale. « Dans un immense immeuble, vide et décrépi, qui avait jadis abrité des milliers d’habitants… » 112 – Vol. 01 – 05 Catherine Nguyen « Avant la Guerre Mondiale Terminus, cette ruine maintenant inoccupée avait été entretenue à grands soins 17. » La description architecturale la plus précise du roman reste : « Le toit du palais de justice de Mission Street était hérissé d’une série de tours ornementées, dans le plus pur style baroque. Rick Deckard fut séduit par le modernisme compliqué de cette élégante structure, à ceci près qu’il ne l’avait jamais vu auparavant 18. » Philip K. Dick ne s’intéresse pas aux aspects urbanistiques ou matériels du futur, mais aux conséquences possibles de certaines conjectures sur les conditions de vie et les relations entre les êtres humains. Les éléments science-fi ctionnels, objets du quotidien, lui permettent de tourner en dérision et de dénoncer l’influence et l’emprise sur l’esprit critique et le comportement, que pourraient avoir les médias et les organismes de pouvoir d’un système déshumanisant et ultra-capitaliste, s’ils disposaient de technologies réellement intrusives. Un exemple est le principe du Penfield ou « orgue d’humeur » : « – Alors, compose-toi un triple 8, dit Rick pendant que le récepteur chauffait. Avec un désir de regarder la télé quel que soit le programme… – Je n’ai pas envie de me programmer QUOI QUE CE SOIT pour le moment, l’interrompit Iran 19. » « Devant sa console à elle, il composa un 594 : soumission reconnaissante à la sagesse supérieure de l’époux dans tous les domaines. Devant sa propre console, il composa une attitude inventive et créatrice à l’égard de son travail 20. » Une fois encore, l’humour et la dérision, malgré le contexte dystopique du roman, offrent un regard satirique et une ambiance fort différente de celle du film. Ce ton ironique est absent dans la vision de Ridley Scott qui joue sur le registre du film d’action tout en conservant l’atmosphère mélancolique du livre, dans la lignée du cinéma noir des années 1940. IIIb. Conception de la ville futuriste « La graphie de la ville de science-fiction à l’écran offre ainsi d’évidentes connivences avec la bande dessinée (la figure d’Enki Bilal, dessinateur avant d’être réalisateur est, à cet égard, significative), la littérature (puisque la plupart des films de science-fiction sont des adaptations d’œuvres littéraires […]) et l’architecture (Fritz Lang) 21. » Pour concevoir l’esthétique urbaine futuriste du film, Ridley Scott s’est inspiré des dessins d’Enki Bilal et de ceux de Jean Giraud alias Moebius dans Métal Hurlant. 113 – Vol. 01 – 05 Regard distancié sur la ville Planche d’Enki Bilal Le magazine Métal (Immortel) Hurlant Planche de Moebius Croquis de Ridley Scott Illustrations de Syd Illustration de Dane Mead - 2X 114 – Vol. 01 – 05 Catherine Nguyen Lui-même dessinateur de talent, il développe une ligne directrice précise lors de la définition esthétique de l’image et dirige le département artistique. Là sont réalisés des dessins par trois illustrateurs différents, qui permettent de communiquer les volontés du réalisateur au chef décorateur, Lawrence Paull, et aux constructeurs. La collaboration du concepteur futuriste, Syd Mead, qui a participé à la conception des univers visuels de films tels que Star Trek (StarTrek II The Wrath of Khan, N. Meyer, Etats-Unis, 1982), Tron (S. Lisberger, Etats-Unis, 1982), Aliens (R. Scott, Etats-Unis et Grande-Bretagne, 1979), est déterminante dans la composition des ambiances et du design urbain. A la fois dessinateur de projets d’architecture et d’urbanisme, illustrateur futuriste pour le cinéma et designer industriel, Syd Mead sera le véritable « styliste » du film. Initialement engagé pour imaginer les véhicules, il propose des dessins d’engins présentés dans un contexte urbanisé, dont les ambiances préfigurent l’évolution de certaines métropoles contemporaines. IIIc. Construction de la ville futuriste Lors de la phase de pré-production du film survient une grève des acteurs qui dure neuf mois ; le film bénéficie ainsi d’un temps de préparation du décor et des accessoires exceptionnellement long. Perfectionniste, Ridley Scott exige de ses dessinateurs une diversité de détails qui donnera à l’écran cette qualité de densité et de réalisme que beaucoup considèrent comme inédite et encore inégalée à ce jour. Philip K. Dick est impressionné par le soin apporté jusqu’aux moindres détails : les vêtements des acteurs étiquetés d’une marque du futur, le logo des véhicules, les couvertures de magazines, l’équipement urbain, etc. IIId. Réalisation de la ville futuriste Contrairement à Stanley Kubrick pour le tournage de 2001 : l’Odyssée de l’espace en 1968, Ridley Scott ne dispose pas d’un budget suffisant pour construire de nouveaux décors. Il doit composer avec ceux qui existent déjà. Le récit situé dans un futur proche, il fait modifier les bâtiments, réels et de studio, jusqu’à les faire correspondre aux illustrations. A partir d’un décor de rue new-yorkaise des années 1940 et de celui d’une rue de western, une équipe de quatre cents personnes doit façonner une ambiance urbaine lourde et oppressante. Aux façades sont ajoutées toutes sortes d’enseignes et d’équipements techniques (aération, climatiseurs, etc.), sorte de version débridée de l’esthétique high-tech. Pourtant, contrairement au mouvement high-tech qui propose plutôt une esthétique aseptisée, Blade Runner montre une évolution de la ville par ajouts fonctionnels successifs, sans volonté formelle d’ensemble. C’est une accumulation de fonctions et de morphologies hétéroclites qui s’empilent sur la trace de la ville ancienne et envahissent les interstices urbains. Cette démarche est appelée retrofitting 22 . L’ensemble urbain, influencé par le skyline de Hong-Kong, est une hybridation entre décors et édifi ces réels 115 – Vol. 01 – 05 Regard distancié sur la ville emblématiques de L. A., tels que l’Hôtel Bradbury, le Million Dollar Theater, l’Union Station, la Ennis-Brown House de Frank Lloyd Wright, etc. Cette démarche permet d’inscrire la représentation dans une construction narrative cohérente, historique et dystopique et de croiser les différents regards sur une ville, une époque, une société : habitués, idéalisés, désenchantés, fascinés, etc. Pour parvenir, dans un timing et un budget précis, à transformer cet univers western en une énorme mégalopole futuriste et à retrouver l’atmosphère des illustrations, les scènes extérieures sont tournées de nuit, sous la pluie, et dans une ambiance brumeuse et fumigène. Ces conditions permettent de simuler la ville et de dissimuler les décors. Ainsi, par nécessités techniques, le scénario rejoint les conditions environnementales du livre où la Terre est plongée dans une obscurité continue. Par ailleurs, un dessinateur va développer le design d’une quarantaine d’enseignes lumineuses différentes qui contribueront à donner la densité visuelle de la vie nocturne, anticipant des paysages urbains comme Tokyo ou Times Square. La pluie et la fumée éclairées par la lumière des néons créent une ambiance particulière et apportent une patine aux décors, les rendant plus crédibles sur la pellicule. Les vues aériennes de L.A. et les scènes jouées par les acteurs sur fond urbain sont possibles grâce aux matte paintings. Le procédé – qui consiste à peindre un décor en y laissant des espaces vides dans lesquels les scènes filmées sont incorporées – permet de réaliser les vues plongeantes et de donner de la profondeur aux paysages urbains. Chaque plan est donc une fresque réalisée par le matte painter aux pinceaux et en négatif. Ainsi, Blade Runner représente l’apogée de ces techniques manuelles d’effets spéciaux. Elles seront ensuite progressivement abandonnées par les grands studios au profit des effets numériques. En 1982, les premières images de synthèse du cinéma apparaissent dans Star Trek II de Meyer, puis dans Tron de Lisberger. IV. DÉTAILS DE LA VILLE FUTURISTE IVa. L’appartement de J. F. Sebastian L’ingénieur généticien, atteint de sénescence accélérée, vit dans un hôtel désaffecté : The Bradbury (cf. annexe 3). Ironiquement, les colonnes de l’entrée du bâtiment sont sculptées en forme d’ananas, fruit symbolique de bonne santé dans le sud. Son appartement est à son image et à celle d’une partie de la société : en état de décrépitude accélérée, vide bien que peuplé d’êtres artifi ciels recyclés, qu’il crée pour combler son vide affectif et son incapacité à nouer des contacts sociaux. IVb. L’appartement de Deckard Deckard est un personnage froid et peu émotif, détaché de la vie et de la société. Son appartement est une extension de 116 – Vol. 01 – 05 Catherine Nguyen son état psychologique : son détachement est exprimé par sa situation (au 97e étage), sa froideur et son état dépressif sont renforcés par la pénombre. La présence de vieilles photos et d’un piano, une évocation de l’union entre l’individuel et le collectif au sein d’un espace, humanise Deckard et signifie que dans le passé, il était capable d’émotions. Pour générer le sentiment d’oppression et de surcharge de l’espace représenté dans l’illustration de Syd Mead par un foisonnement de mobiliers, l’équipe de décoration a utilisé le relief des blocs de béton de la Ennis-Brown House construite à Los Angeles, en 1924, par Frank Lloyd Wright. Voici la définition que l’architecte donnait de la ville de Los Angeles elle-même : « Penchez le monde sur un côté et tout ce qui ne tient pas très bien glissera vers Los Angeles 23. » Le moulage des murs appliqué à toutes les surfaces du bâtiment (corridor, ascenseur et intérieur de l’appartement) confère à l’architecture une présence écrasante. Par ailleurs, le mobilier ne présente pas d’avancée technologique particulière, l’appartement de type standard tend à confirmer son statut de classe moyenne. Les seuls éléments futuristes sont sa localisation au 97e étage et l’ascenseur à commande vocale. IVc. La Tyrell Corporation - Plus humain que l’humain (devise) Le futur est généré par l’ancien et la tradition. En tant qu’archétype architectural, la Tyrell Corporation est double. D’une part, à l’inverse de la décadence du reste de la ville, elle représente la vision technophile progressiste de la science-fi ction, une géométrie pure sillonnée de technologie. D’autre part, elle se réfère à la cosmogonie archétypale maya, au symbolisme archaïque et mythique, qui s’oppose au L.A. profane. L’espace intérieur révèle une architecture monumentale, dépouillée et minérale, rythmée par une imposante double colonnade. Les éléments de mobilier et la décoration éclectique se composent d’improbables reliques de l’histoire comme un buste en pierre et un bureau en marbre, accentuant la solennité de l’espace. Une ouverture immense offre une vue sur le soleil couchant. Cette seule apparition de la lumière naturelle dans le film laisse sous-entendre que le bureau se situe au-dessus du nuage de pollution et révèle une nouvelle technologie invisible d’occultation de la lumière. Tyrell vit dans l’antre du savoir mystique et génétique où se côtoient les derniers modèles de la technologie génétique, un hibou artifi ciel et Rachel, répliquante dernier cri qui se croit humaine, et les vestiges du passé culturel. L’architecture de la Tyrell Corporation illustre l’exagération des options architecturales et urbanistiques caractéristiques de la science-fi ction. Elles incarnent la crainte de voir le pouvoir garder le privilège du savoir et de l’histoire — ce qui entraînerait une déshumanisation couplée à une ségrégation spatiale de l’environnement. 117 – Vol. 01 – 05 Regard distancié sur la ville V. CONCLUSION : LES ARCHITECTES RÊVENT-ILS D’ESPACES ÉCLECTIQUES ? Maintenant que la réalité dépasse la fi ction ou s’apprête à le faire, les prochaines générations de spectateurs auront sans doute un regard différent sur la portée du film. Mais à titre d’exemple, la ville du futur proposée en 1927 dans Metropolis, au-delà du charme de l’imaginaire technologique désuet du début du XXe siècle, reste une référence pour les recherches actuelles. La dystopie a une vocation critique qui porte sur la projection en avant, puis sur une remise en cause des sociétés humaines à travers le temps. Elle prend alors place dans l’histoire en tant que témoin des espoirs et des peurs d’une époque. Après un accueil des plus glacials, Blade Runner est devenu une référence non seulement pour les amateurs de science-fi ction, mais aussi pour les scientifiques et les urbanistes : « Le film Blade Runner, réalisé par le Britannique Ridley Scott, a été élu meilleur film de science-fiction de l’histoire du cinéma par soixante des plus grands scientifiques mondiaux sondés par le quotidien britannique The Guardian 24. » « Les membres des comités d’orientation et de rédaction d’Urbanisme ont été invités à nous communiquer la liste des dix films qu’ils considèrent comme les plus représentatifs de l’imaginaire cinématographique urbain. Le tiercé gagnant est le suivant : premier, Blade Runner de Ridley Scott (1982) ; deuxième, Manhattan de Woody Allen (1979) ; troisième, Metropolis de Fritz Lang (1927) 25. » Lorsque la science-fi ction projette, au-delà d’un caractère divertissant, elle peut devenir le regard critique, usant de l’image de la ville et de l’architecture à travers le temps. Dans le réel comme dans la fi ction, la ville est un livre ouvert : à parcourir, à écrire, à raconter, à habiter… Blade Runner explore un thème de réflexion qui a obnubilé Philip K. Dick durant toute sa vie : Qu’est-ce qui fait de nous des êtres humains ? Ridley Scott montre la ville non plus comme l’expression d’intentions architecturales et urbanistiques, mais comme résultante de la logique d’un système. La limite entre le bien et le mal est remise en question, également au niveau urbain. L’intérêt du film ne réside pas seulement dans son aspect visionnaire, en montrant une extrapolation de conditions urbaines existantes en un hypothétique développement, abandonné aux seules lois de l’économie et de l’entropie, Blade Runner pose en outre des questions laissées ouvertes : quel futur pour nos villes ? En quoi l’évolution de nos technologies et de nos villes serait le reflet de notre humanité ? Bien que rationnels et fonctionnels, les artefacts humanisés glorifient le quotidien et les sentiments. En considérant la position des répliquants, le 118 – Vol. 01 – 05 Catherine Nguyen film questionne l’importance de l’identité, de la définition de soi-même en relation à autrui et à l’histoire. La ville et l’architecture sont avant tout des lieux de rencontre, des concrétisations de relations. Elles ne peuvent être pensées sans empathie. « L’homme ou l’être humain sont des termes que nous devons comprendre et utiliser correctement : ils ne concernent ni l’origine ni l’ontologie, mais une manière d’être dans le monde 26. » Philip K. Dick, Hommes, androïdes et machines, 1976. Annexes 1. « Cette notion de faux souvenirs, d’implants mémoire, génératrice de réalité virtuelle, fait de Philip K. Dick un étonnant visionnaire et l’incontestable précurseur de toute la vague cyberpunk des années 1980. William Gibson s’en inspire dès ses premiers textes, comme dans la nouvelle Johnny Mnemonic, dont le héros se balade avec « des centaines de méga-octets planqués dans la tête ». Mais aucun d’entre eux n’en a poussé les implications métaphysiques aussi loin que Philip K. Dick. Ridley Scott a, par ailleurs, poursuivi cette entreprise visionnaire en établissant les fondements de l’esthétique cyberpunk, avec l’adaptation cinématographique d’un autre de ses romans : Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? Au tout début des années 1960, en abandonnant les conventions d’une SF classique que l’on pourrait qualifier d’objective et « réaliste », Philip K. Dick, tout comme l’auteur anglais J. G. Ballard, créateur du concept d’espace intérieur, a fait éclater les limites du genre. Cela a donné lieu à des œuvres ouvertes selon l’expression d’Umberto Eco ou, comme le précise Yann Hernot dans son article Science Fiction et Totalité : ‹ […] d’œuvres questionnantes plus que répondantes, qui acceptent le jeu avec un extérieur problématique qui, plus que jamais dans la prolifération folle de ses transformations, reste à penser 27. › » 119 – Vol. 01 – 05 Regard distancié sur la ville 2. « Avant 1890, peu de bâtiments s’élevaient à plus de sept étages. Ensuite les ascenseurs électriques ont tout changé. […] Alors que les villes s’emballèrent vers le ciel, notre vision de ce que la ville moderne devait être s’est emballée encore plus rapidement. Trente ans après l’ascenceur électrique, ces bâtiments toujours plus élevés avaient donné naissance à un nouveau concept radical du logement humain. Ce concept arrivait à son épanouissement dans les années 1920. Peut-être avez-vous vu le film de Fritz Lang : Metropolis. Il a incarné cette nouvelle vision en 1926. Les films modernes l’ont redécouvert, mais ils y ajoutent des traits sinistres. Vous avez vu des caricatures de la ville des années 1920 dans Blade Runner et Batman. Ceux-ci montrent la vision (de F. Lang) devenue folle 28. » (traduction de l’auteur) 3. « L’hôtel Bradbury ( construit en 1893 par G. H. Wyman ) est un monument architectural du centre de Los Angeles. A l’écran, il apparaît désaffecté et laissé à l’abandon. Il correspond à l’état de l’urbanisme et de l’architecture décrit dans le roman de Philip K. Dick. Bâti en 1893 par un apprenti architecte, qui n’avait jamais rien conçu avant ce chef-d’œuvre, le bâtiment en briques rouges de quatre étages n’a l’air de rien vu depuis la rue. Son cœur est en revanche une symphonie unique de fer forgé, marbre, marqueterie et verre 29. » Le bâtiment abrite actuellement les bureaux administratifs de l’American Institute of Architecture. 120 – Vol. 01 – 05 Catherine Nguyen 7. OLAGNIER Pierre-Jacques, « Les dystopies urbaines Notes dans le cinéma de science-fi ction. Mise en regard 1. Un REPLIQUANT (androïde) est un être artifi ciel des représentations spatiales de la ville dans les doté de capacités physiques surhumaines, à cinémas européens et américains », colloque La l’apparence et au comportement humains. ville mal-aimée, ville à aimer, 2007, p. 5, article en Face à un répliquant de dernière génération ligne, URL (septembre 2008) : – Nexus-6 – seul le Test Voigt-Kampff, basé sur http://www.ohp.univ-paris1.fr/Textes/ Olagnier.pdf l’empathie, permet de distinguer l’homme de la machine. Mais comment définir cette frontière si une machine agit avec empathie à l’égard d’un 8. PAQUOT Thierry, « La ville au cinéma », in Urbanisme n° 328, 2003, pp. 43-44. humain, ou si un humain en est incapable ? 9. Cette condition schizophrénique, qui aliène le A l’instar de 2001 : l’Odyssée de l’espace de sujet prisonnier d’un perpétuel présent, est Stanley Kubrick (1968), le film propose un ques- développée dans l’analyse de JAMESON Fredric, tionnement sur le sens de la condition humaine et « Postmodernism, or The Cultural Logic of Late est devenu une référence dans le développement Capitalism », in New Left Review, 1984, de l’intelligence artifi cielle. Cette approche est « Le postmodernisme ou la logique culturelle du radicalement opposée à celle des « Trois lois de capitalisme tardif », Ecole Nat.sup.des Beaux- la robotique » inventée par Isaac Asimov, autre Arts, 2007. écrivain célèbre de science-fi ction. Philip K. Dick 10. Dialogue du film. lui-même incarne cette réfl exion de plus en 11. DICK Philip K., Les androïdes rêvent-ils de plus actuelle. Pour preuve, Hanson Robotics, moutons électriques ? (1968), FedEx Institute of Technology, le département trad. Serge Quadruppani, Champ Libre, Recherche / Robotique / Automation de l’Univer- Paris, 1976, p. 13. sité du Texas et l’Université de Memphis lui ont Suite au film, le roman est rebaptisé rendu hommage en créant l’androïde PKD à son Blade Runner. Sous la forme d’une nouvelle, image. Le public a pu s’entretenir avec son avatar Robot Blues (éditée en français en 1968 puis mécanique, mis en scène dans une réplique de rééditée sous le nom de Sisyphe Blues) contient son salon, à Chicago en juin 2005 (site offi ciel : http://pkdandroid.blogspot.com/). 2. Un BLADE RUNNER est chargé de traquer et les prémices du roman. 12. Ibid., p. 23. 13. Ibid., p. 9. de « retirer » les répliquants récalcitrants. Le nom 14. Dialogue du film. vient d’un roman de BURROUGHS William S. , 15. DICK Philip K. , Les androïdes rêvent-ils de Blade Runner (a movie), publié en 1979. 3. Illustration de G. K. Bellows, moutons électriques ? , op. cit. , p. 22. 16. Ibid., p. 26. article de WILLIAMS Paul, « Burgling the Most 17. Ibid., p. 20. Brilliant Sci-Fi Mind on Earth – It is Earth, Isn’t 18. Ibid., p. 119. It ? », in Rolling Stone, novembre 1975, p. 44. 19. Ibid., p. 11. 4. HEYRENDT Hubert, « Les visions d’un futur au 20. Ibid., p. 12. présent », in www.lalibre.be, avril 2008, article en 21. OLAGNIER Pierre-Jacques, « Les dystopies ligne, URL (mai 2008) : urbaines dans le cinéma de science-fi ction », http://prepod.lalibre.be/culture/cinema/ 2007, op. cit. , p. 6. article/416711/les-visions-d-un-futur-au-présent. html 22. Le RETROFITTING consiste à transformer une machine ancienne en une machine de conception 5. GIULIANA Bruno, « Ramble City: Postmodernism and Blade Runner », in October n° 41, 1987, p. 61- moderne. 23. WRIGHT Frank Lloyd, cité par DEBRAINE Luc, 74, article en ligne, URL (août 2008) : « Ailleurs. Downtown L.A., découverte pédestre », http://www.stanford.edu/dept/HPS/Bruno/ in Le Temps, octobre 2004. bladerunner.html 6. DAVIS Mike, Au-delà de Blade Runner. Los Angeles et l’imagination du désastre, trad. Arnaud Pouillot, Allia, Paris, 2006. 121 – Vol. 01 – 05 Regard distancié sur la ville 24. Venaient ensuite 2001 : A Space Odyssey (1968) en seconde position, puis Star Wars (1977) et The Empire Strikes Back (1980) en troisième position. Section : « Life news and features », in The Guardian, mardi 26 août 2004, p. 3. , guardian.co.uk © Guardian News and Media Limited 2008, URL (juillet 2008) : http://www.guardian.co.uk/science/2004/aug/26/ sciencenews.sciencefi ctionspecial. 25. PAQUOT Thierry, « Le palmarès de l’Urbanisme », La ville au cinéma, in Urbanisme n°328, 2003, article en ligne, URL (mai 2008) : http://www.urbanisme.fr/archives 26. DICK Philip K. , « Man, Android and the Machine », in S. F. at large, anth. Peter Nichols, Gollancz, Londres, 1976, « Hommes, androïdes et machines », trad. Brice Matthieussent, in Les défenseurs, anth. Jean-Claude Zylberstein, Domaines étrangers, 10/18, Paris, 1976. 27. BARBERI Jean, « Les trois stigmates de Philip K. Dick », in Chronic’art webmag culturel, article en ligne, URL (mai 2008) : http://www.chronicart.com/dick/ 28. LIENHARD John H. , « City of the Future », in Engines of our Ingenuity n°585, University of Houston’s College of Engineering, article en ligne, URL (mai 2008) : http://www.uh.edu/engines/epi585.htm 29. DEBRAINE Luc, « Ailleurs. Downtown L.A., découverte pédestre », in Le Temps, octobre 2004, article en ligne, URL (mai 2008) : http://www.letemps.ch/dossiers/dossiersarticle. asp?ID =144414 122 – Vol. 01 – 05 Catherine Nguyen Porte- avions : Hans Hollein versus Luc Deleu Texte de Door Smits En 1964, Hans Hollein expose son projet Aircraft-Carrier-City Enterprise dans le cadre des Transformations , une série de projets-collages, qui font partie d’une réflexion sur le changement d’échelle. En 1972, Luc Deleu propose le Mobile Medium University à l’occasion d’un concours pour l’Université d’Anvers. Ce sont deux projets de porte-avions. Celui de Hollein est souvent utilisé à titre de référence lorsque l’on parle de l’autre. Mais pourquoi ces deux architectes introduisent-ils cet objet dans l’architecture ? Ce texte nous renvoie à l’époque des ultra-structures et des micro-environnements et va nous permettre de découvrir les différentes pratiques et théories de ces deux architectes, à partir de leurs projets respectifs de porte-avions. La première chose qui saute aux yeux quand on regarde les deux projets est le fait que le porte-avions de Hollein est écrasé dans le paysage, alors que le celui de Deleu est en fonctionnement, prêt à découvrir le monde. Ceci dévoile déjà les intérêts divergents des deux architectes. Dans le projet de Hollein, le porte-avions a perdu toute sa fonctionnalité. La ville prend la forme d’une machine de guerre mais celle-ci apparaît sans aucune modifi cation. Comme un readymade posé brutalement dans les champs autrichiens. Hollein ne va pas adapter cet objet à l’architecture. Seul le mot « City » dans le titre donne une indication quant à sa signifi cation. Il n’essaie pas de crédibiliser sa proposition. On n’y trouve ni le dynamisme, ni la vitalité d’une ville. Son échelle n’est pas identifiable. Le porte-avions apparaît énorme à côté des petits arbres situés tout autour. C’est une machine monumentale. Non seulement par sa taille, mais aussi par la force de sa symbolique. Elle est collée dans un contexte qui lui est étranger, un contexte où elle ne pourrait probablement pas survivre. Hollein confère des caractéristiques humaines à son architecture. C’est comme si elle était en train de mourir. En cela, il montre que, pour lui, l’architecture est fondamentalement sacrée. Ce projet fait partie de son plaidoyer pour un retour à la forme et au sens dans l’architecture. Un retour à une architecture qui provoque et fait appel aux émotions. Hollein ne représente pas la ville par une mégastructure légère comme le font Constant, Yona Friedman, le groupe 123 – Vol. 01 – 06 Archigram, ou les Métabolistes au Japon. Son but n’est pas de créer un monde meilleur. C’est le projet d’une « ville » qui ne se pose pas de questions sur son propre fonctionnement. « A aucun moment Hollein n’a partagé l‘euphorie des architectes de sa génération qui voyaient dans la mégastructure le moyen de résoudre le problème de la ville moderne au développement incontrôlé 1. » Cette machine mourante démontre les contraintes et les limites des mégastructures. En signalant leur caractère autoritaire, le projet de Hollein se manifeste en tant que mégastructure autocritique 2. « On y lit l’ironie par laquelle Hollein se démarque ici des rêves futuristes pour réaffirmer la place de l’homme dans la ville obligatoirement dominée par les technologies et la communication 3. » Mais le projet n’est pas seulement un commentaire sur les mégastructures des architectes visionnaires de cette époque. Le bateau échoué, icône du modernisme déchu, dans le paysage autrichien illustre le mépris de Hollein envers l’architecture fonctionnaliste. C’est un manifeste contre l’impersonnalité, contre le caractère monotone et froid de cette architecture. Hollein remet en question le projet d’architecture en soi. Pour lui, l’architecture sert à stimuler, à provoquer des émotions, et à éveiller les sens. Il est fasciné par les possibilités de l’architecture non-physique, l’architecture comme art de l’environnement. Il explore son effet spirituel et son aspect culturel. Dans le texte Zurück zur Architektur, il explique sa vision de la manière suivante : « L’architecture est sans but. Inutile dans le sens de l’utilisation matérielle prédéterminée. La configuration (Gestalt) ne se développe pas à partir des conditions matérielles d’une utilité, mais à partir de l’essence de l’utilité elle-même, à partir de sa signification spirituelle, à partir du sens de la réalité physique.La spiritualisation du matériel conduit à la matérialisation du spirituel. Par conséquent, il n’y a pas d’architecture fonctionnelle, ou fonctionnaliste 4. » Luc Deleu, quant à lui, imagine ses porte-avions en pleine action. Sur la maquette, il les a peints en vert, bleu, et blanc, avec une bande de couleur contrastée. Celle-ci intensifie la maquette et lui confère un ton positif et optimiste. Deleu propose de recycler et de réhabiliter trois porte-avions en les transformant en université mobile. Ils circuleraient en permanence autour du monde en respectant une distance intermédiaire de cent-vingt degrés. Les étudiants auraient alors l’opportunité de voir le monde entier pendant leurs études, sans jamais s’éloigner de leur domicile de plus de vingt-quatre heures d’avion. Leurs an- 124 – Vol. 01 – 06 Door Smits nées d’études seraient donc une exploration du monde au sens littéral comme au sens figuré. Ce projet s’inscrit d’une manière conséquente dans les préoccupations écologiques que Deleu développe à cette époque. Il attire l’attention sur le fait que, en raison de l’augmentation exponentielle de la population, la sphère terrestre est de plus en plus bâtie. La surface disponible sur Terre par habitant diminue sans cesse ; il faut donc se lancer urgemment à la recherche d’alternatives. On sent là une forte influence de Yona Friedman. En 1980, il rédige son Manifeste de l’Orbanisme qui commence par le constat suivant : « Tant que nous ne pouvons pas quitter notre planète en masse, ni importer de l’espace, la Terre est une planète qui en est réduite à ses propres moyens, outre l’énergie solaire ( nécessaire ), et peut-être d’autres formes d’énergie spatiale, ( non déterminées mais nécessaires ) 5. » Deleu conçoit des projets où la consommation du sol est largement réduite par une exploitation rationnelle et intensive des terrains. En combinant les notions de mobilité, transport et habitat, tant sur terre que sur la mer, il considère que l’architecte a pour mission de collaborer à la formulation d’idées à propos de l’avenir de la Terre, afin de permettre à chacun de vivre dans n’importe quelle forme d’habitation. Le projet d’université n’est pas la seule proposition d’architecture recyclée et mobile de la part de Deleu. Il propose notamment d’ouvrir un musée pour l’art cassé, d’utiliser des monuments classés en tant que logement social, de transformer Anvers en Ville Roulotte, et de loger toute la population sur des bateaux qualifiés de Mobile Sea Cities. Le 30 mars 1979, Deleu pose la dernière pierre de Belgique. Par ce geste, il affirme que construire peu, voire rien, pourrait être la meilleure contribution architecturale au troisième millénaire. La Mobile Medium University de Deleu suscite un étonnement joyeux. Un objet de guerre y est transformé en un objet utile et paisible. Ce projet est né d’un idéalisme parlant et innocent. On ne peut nier son aspect naïf, et c’est justement ce qui le rend à ce point modeste et charmant. Deleu défend une théorie humoristique, claire, évidente, compréhensible et simple. Il va explorer les frontières de l’architecture sans jamais proposer l’impossible ou l’infaisable. La réalisation n’est pas un but en soi, mais ses propositions sont toujours logiquement réalisables. « Tout semble aussi évident et rationnel qu’utopique et absurde 6. » L’aspect ludique qui caractérise le porte-avions de Deleu est complètement absent du projet de Hollein. On le qualifierait plus volontiers de cynique que d’humoristique : on n’y retrouve pas cette ambition d’améliorer le monde. Au contraire de Deleu, 125 – Vol. 01 – 06 Porte-avions Hollein ne croit pas à la faisabilité de la ville et du monde. Avec ce projet négatif, Hollein rejette l’aspect « thérapeutique » de l’architecture 7. Il pose des questions plutôt que de proposer une réponse. Il signale un problème, en l’occurrence la myopie et l’étroitesse de l’architecture de cette époque, au lieu d’esquisser une solution. C’est une provocation destinée à élargir les idées, un appel aux esprits ouverts. Il est étonnant que le projet de Hollein soit publié bien avant celui de Deleu car il est en contradiction avec l’évolution générale de la pensée utopique de cette époque. « The sixties were the age of the megastructures, the age of utopian dreams but also of dystopian commentaries. The beginning and ending of this age can be roughly marked by two exhibitions at the MoMA in New York : Visionary Architecture in 1960 and New Domestic Landscape in 1972. In the short history of the megastructures one can observe the reversion of utopia to dystopia, from activist optimism to critic and pessimism 8. » On est alors à l’époque où l’architecture connaît une crise de signifi cation, les dogmes modernistes sont remis en question par certains architectes qui proposent des alternatives à l’architecture fonctionnaliste. Le modernisme d’après-guerre ne suffi t plus. La lutte contre une architecture qui aurait perdu toute signifi cation, toute personnalité et tout contenu, commencée pendant les années 1960, cultive, durant les années 1970, une pluralité et une multiplicité d’alternatives. Certains architectes vont redéfinir le champ de compétences de l’architecture, ouvrant la discipline à l’art, au design, au théâtre etc. Ils se placeront en dehors de la pratique professionnelle, afin de pouvoir réformer, d’une manière radicale, la discipline architecturale. Ils vont modifier non seulement les formes de l’architecture, mais aussi son concept même. Hans Hollein et Luc Deleu sont à la fois architectes, artistes, écrivains, médiums, humoristes, joueurs, etc. Ils vont détruire l’idée d’une conception architecturale traditionnelle réduite aux problèmes de la construction. Ils se distinguent du conventionnel et s’adaptent aux nouvelles conditions de l’époque. En toute liberté, ils réussissent à trouver de nouveaux liens entre des choses banales et l’architecture. Chez ces deux architectes, cette attitude se manifeste dès le début de leur carrière. En 1970, Deleu (qui vient d’être diplômé) organise une exposition dans une galerie d’Anvers, intitulée : Luc Deleu fait ses adieux à l’architecture. Avec ce titre, il donne clairement le ton à son œuvre ultérieure, qui se distingue de la pensée architecturale conventionnelle. Plus tard, il dira lors d’un entretien avec Hans Theys, qu’il regrette d’avoir choisi ce titre : « Il y a encore des gens qui ne savent pas qu’en fait ça fait trentecinq ans que je m’occupe d’architecture. J’aurais mieux fait d’intituler cette exposition : Luc Deleu Super-Architecte et Multi-Millionnaire. » 126 – Vol. 01 – 06 Door Smits Hans Hollein commence également sa carrière dans une galerie d’art. En 1962, deux ans après avoir obtenu son Master of Architecture aux Etats-Unis, il donne une conférence à la galerie St. Stephan au cours de laquelle il explique, à l’aide d’une série de diapositives, sa conception de ce qu’est l’architecture. Zurück zur Architectur (retour à l’architecture) est un plaidoyer pour un retour aux origines, à l’essence même de l’architecture. C’est également dans cette galerie qu’il rencontre pour la première fois Walter Pichler, le sculpteur avec qui il y exposera plus tard – notamment lorsqu’il exposera ses Transformations, dont fait partie le projet Aircraft-Carrier-City in landscape. Deleu partage la vision des modernistes : l’architecture a une responsabilité quant au bien-être de l’individu. Il ne porte cependant pas son attention sur la qualité des habitations individuelles, mais il s’investit autant qu’il peut et du mieux qu’il peut dans tout ce qui touche au public. Il va ainsi redéfinir l’architecture et propose un changement radical du contenu de la profession. Il lui donne même un nouveau nom : l’Orbanisme. « Les modernistes ont élargi la discipline de l’architecture à l’échelle de la ville, mais ça ne suffisait pas. L’architecture s’exprime sur deux échelles qui se rencontrent perpétuellement : l’échelle de l’homme et l’échelle de la Terre 9. » Le projet de la Mobile Medium University rend compte de ces deux échelles. Le nouvel architecte, ou plutôt l’orbaniste ne doit pas s’occuper de la conception des maisons. Sa tâche a maintenant une dimension complètement différente. Deleu considère l’architecture comme un exercice théorique, conceptuel, et non-pragmatique. « L’information est maintenant une partie essentielle du travail de l’orbaniste momentané. Il est un médium, un trendsetter, et / ou un bouffon de ville, etc. » Il réalise des projets, produit des publications, fait des apparitions, organise des expositions, conçoit des réalisations, joue, etc. Son idéal maintenant est « l’espace libre ». Abandonnant les infrastructures qui définissent l’espace mondial et le rendent unidimensionnel, l’orbaniste utilise à présent des ultra-structures qui élargissent l’espace mondial sans limiter les diverses possibilités. « L’orbaniste est devenu avant tout un théoricien qui, dans de rares cas, réalise ses modèles visionnaires d’aménagement des espaces sur la Terre 10. » Deleu part à la recherche d’une alternative convenable à la situation existante. Au contraire des postmodernistes qui, selon lui, rejettent les objectifs des modernistes mais continuent à matérialiser l’environnement construit de façon erronée. Il décrit ceux-ci comme suit : 127 – Vol. 01 – 06 Porte-avions « Aussi le postmodernisme n’est qu’un modernisme et ne peut pas faire face à la nouvelle situation, par conséquent : l’architecture en révolution 11. » Deleu part du principe que l’on peut concevoir la liberté à petite échelle si l’on crée de l’ordre à grande échelle. Ce principe, on le trouve chez Le Corbusier – « le dernier maître » selon Deleu –, dans le Plan Obus pour Alger de 1939, où l’architecte dessine une structure fixe dans laquelle chaque individu peut vivre sa vie. En 1978, Deleu réalise une exposition intitulée : Proposition pour l’abolition de la loi du 20 février 1939, autrement dit la loi qui assure la protection du titre et de la profession de l’architecte. Il y construit un nid d’oiseau qui exprime le fait que, pour lui, chacun doit avoir la possibilité de construire sa propre maison. En Belgique, tout est architecture ! Il suffi t de regarder autour de soi pour constater que cette loi n’a pas atteint son objectif. Plus tard, il ira encore plus loin et distribuera gratuitement sa signature pour de nombreuses demandes de permis d’urbanisme de maisons dessinées par leurs propres habitants. Ainsi, entre 1979 et 1985, il signe les plans de cent-cinquante maisons. Pour Deleu, les bâtiments ne doivent pas toujours être de l’architecture et l’architecture ne doit pas toujours être construite. Ainsi, le nouvel architecte, ou plutôt l’orbaniste, ne doit certainement pas s’occuper de la conception de maisons. De même, Hollein va exploser les frontières de l’architecture et tenter d’élargir les horizons de la discipline. Il constate une croissance énorme des moyens et des technologies. Tout devient possible dans cet environnement artifi ciel créé par l’homme. Modifier l’environnement ne se limite plus à la construction, tout est architecture. « Les cabines téléphoniques sont des exemples antérieurs de l’extension de l’architecture par les moyens de communication – un bâtiment de dimension minimale, mais enfermant directement un monde environnant global. Des environnements de cette sorte, avec un lien encore plus étroit avec le corps et sous une forme encore plus concentrée sont aussi, par exemple, les casques de pilotes qui, à travers leurs connexions télé-communicatives, élargissent les sens et les organes sensoriels et qui se mettent également directement en liaison avec de vastes domaines. Une synthèse et une formulation extrême de la situation d’une architecture actuelle amène finalement au développement de capsules spatiales et particulièrement à celui de la combinaison spatiale. Un logis est ici créé, qui est de loin plus parfait que tout édifice et qui offre, d’autre part, un contrôle global de la température du corps, de l’arrivé de nourriture et du recyclage des matières fécales, du bien–être et ceci dans des conditions extrêmes, combiné avec un maximum de mobilité 12.» Cette citation est extraite du texte Alles ist Architektur que Hollein 128 – Vol. 01 – 06 Door Smits rédige en 1967 et publie en 1968 dans la revue BAU – revue dont il est éditeur en collaboration avec Günther Feuerstein, Walter Pichler, Gustav Peichl, et Sokratis Dimitriou entre 1965 et 1971. Cette revue constituait un lieu important pour le mouvement de l’architecture radicale en Autriche. « On the one hand, the magazine excavated work lost to history, rediscovering the architecture of Rudolf Schindler, Ludwig Wittgenstein, and Frederick Kiesler, among others. On the other hand, the magazine was the vessel for desires that looked to radically expand architecture’s definition. The most notorious of these was Hollein’s 1968 text Alles ist Architektur 13. » Dans cette publication, le texte de Hollein est accompagné d’une série de photomontages qui renforcent son point de vue. « Les architectes doivent arrêter de penser en termes de bâtiments ! 14 » Il y montre, entre autres, le portrait de Lyndon B. Johnson assemblé comme une raffinerie de pétrole, emprunté à la revue activiste américaine Ramparts, une série de top models qui portent des lunettes de soleil et « la pilule architecturale » ou le « non physical environment kit. » Ce dernier atteste des intentions du manifeste de Hollein. Il propose en effet un paquet de différentes pilules qui ont la faculté de créer des situations environnementales variées. L’architecture devient ici « art de l’environnement. » Comme la drogue, elle devient un moyen d’imaginer un environnement virtuel ou hallucinatoire. La pilule de Hollein est une architecture qui fonctionne par ses effets, son action, et non par sa présence ou son impact visuel. « Malgré son caractère dérisoire, la pilule s’inscrit dans la continuité des projets élaborés depuis plus d’une décennie, appelant à considérer les ‹ actions › qui donnent à la ville sa réalité et sa vérité – contre son bâti – qu’on les appelle événements, situations, émotions ou stimuli 15. » Dans le même esprit, il propose le spray spatial, qui permet de changer l’atmosphère d’une salle. Ce produit « made in Austria » sera vendu dans les supermarchés comme un remède à pas mal de troubles : mauvaise humeur du patron ? moral bas ? manque d’idées ? travail ennuyeux ? épuisant ? dérangements ? Dow Jones en baisse ? irritation due aux fumeurs ? La solution : Svobodair ! Hollein nous montre ainsi que l’architecture est réalisée non seulement pour être vue, mais aussi pour être touchée et sentie. Elle dépasse sa fonction primaire de protection. L’architecture est ici libérée de toute structure, de tout formalisme. C’est la dématérialisation totale de l’architecture, l’abolition de l’espace et du temps. Tout est possible, tout est architecture ! 129 – Vol. 01 – 06 Porte-avions H. Hollein, Aircraft-Carrier-City in landscape, 1964 130 – Vol. 01 – 06 Door Smits L.Deleu, Mobile Medium University, 1972 131 – Vol. 01 – 06 Porte-avions Les deux architectes partagent une fascination commune pour la technologie, et plus précisément pour son aspect esthétique. Selon Hollein, la technologie n’est pas seulement utile par sa capacité à résoudre les problèmes constructifs, mais les constructions technologiques possèdent une monumentalité latente, et c’est la tâche des architectes de la découvrir et de la mettre en évidence. En 1963, il renforce cette idée par un collage qu’il réalise en collaboration avec Walter Pichler. Ils affi chent des images de l’architecture aztèque à côté de grandes installations technologiques, telles que des plateformes de forage, des raffineries, une base de lancement de fusées, et… un porte-avions, sur une double page du catalogue de l’exposition Architektur. Ce collage est accompagné du texte suivant : « Architekten haben nichts mit den grossen Bauwerken unserer Zeit zu tun. Die Architektur von Heute gibt es noch nicht. » En français : « Les architectes n’ont rien à voir avec les grandes constructions de notre époque. L’architecture d’aujourd’hui n’existe pas encore. » « Today for the first time in the history of mankind, at this moment when immensely developed science and perfected technology offer the means, we are building what we want, making an architecture that is not determined by technique, but that uses technique - pure, absolute architecture. Today, man is master over infinite space 16. » Deleu est, quant à lui, convaincu qu’il faut exploiter les possibilités des nouveaux moyens technologiques afin de trouver des solutions aux problèmes écologiques. Plutôt que de l’utiliser pour maîtriser l’espace infini comme le propose Hollein, il veut engager la technologie pour libérer cet espace. Il propose par exemple d’utiliser des vaisseaux spatiaux pour se débarrasser des déchets dans l’espace. Plus tard, il montrera, dans le cadre de ses recherches sur l’échelle et la perspective, des grues allongées à même le sol ; étrange beauté de l’objet défait de sa fonction originale. Diffi cile, ici, de ne pas penser à la monumentalité du porte-avions de Hollein. Avec leurs projets de porte-avions, les deux architectes réussissent à exprimer par la simple introduction en architecture d’un objet existant, sorte de readymade, leur vision de la discipline. Un seul photomontage de Hollein ou une seule maquette de Deleu peut raconter toute une histoire, née dans l’esprit ouvert de cette époque de contestation. Se dégageant de la manière conventionnelle d’envisager l’architecture, ils arrivent à développer leur propre théorie de l’architecture, ou, comme l’écrit Guy Châtel, ils parviennent à « toucher au cœur de la discipline. » 132 – Vol. 01 – 06 Door Smits Notes 1. STANIC Jaqueline, « Hans Hollein, Metaphern und Metamorphosen », in catalogue-Collection d’architecture du Centre Pompidou, Paris, 1987. 2. Terme utilisée par ROUILLARD Dominique dans Superarchitecture, La Villette, Paris, 2004. 3. RYKWERT Joseph, « Hollein’s General Approach », in A+U, février 1985. 4. HOLLEIN Hans, Zürück zur Architektur, Exposé galerie St. Stephan, Vienne, 1962. 5. DELEU Luc, Het Orbanistisch Manifest, ICC, Anvers, 1980. 6. BEKAERT Geert, « Luc Deleu, a self-power man », in ARCHIS n° 4, avril 1991, p. 22-35. 7. ROUILLARD Dominique, Superarchitecture, La Villette, Paris, 2004. 8. HEYNEN Hilde, « The antinomies of utopia. Superstudio in context », in BYVANCK Valentijn, Superstudio – The Middelburg Lectures, De Vleeshal + Zeeuws Museum, Middelburg, 2005, p. 61-74. 9. DELEU Luc, Luc Deleu en T.O.P. Offi ce 1967-1991 (catalogue), Anvers, Muhka, 1991. 10. DELEU Luc, Het Orbanistisch Manifest, ICC, Anvers, 1980. 11. DELEU Luc, Postfuturismus ?, Den Gulden Engel & De Singel, Anvers, 1987. 12. HOLLEIN Hans, « Alles ist Architektur », in Bau schrift fur Architektur und Städtebau n°23, 1968. 13. BUCKLEY Craig, « From Absolute to Everything : Taking Possession », in Alles ist Architectur, conférence à Little Magazines: then and now, Princeton, 2007. 14. HOLLEIN Hans, « Alles ist Architektur », in Bau schrift fur Architektur und Städtebau n°23, 1968. 15. ROUILLARD Dominique, op.cit. 16. HOLLEIN Hans, Arts & Architecture, 1963. 133 – Vol. 01 – 06 Porte-avions Hypotiposis* Projet de Michaël Ghyoot * [ornement par lequel la signifi cation du texte est à ce point éclairée que tout ce qui se trouve sous le texte et qui manque d’âme et de vie en semble vitalisé (J. Burmeister, Musica Poetica, 1606)] Si l’on envisage le terme « extension » selon la première définition du Trésor de la Langue Française – à savoir : « développement dans l’espace par englobement d’éléments, d’objets qui n’étaient pas inclus primitivement » – on est rapidement confronté à des questions d’intégration fort complexes, dans la mesure où la Place des Sciences possède une très forte homogénéité s’accompagnant d’une grande qualité spatiale. En englober des éléments, ou tenter de s’y étendre risque bien de mettre à mal cette belle unité. Non seulement la Place des Sciences – l’écrin –, mais également le bijou qu’elle renferme – la Bibliothèque des Sciences – possèdent cette grande qualité spatiale. Il y règne une ambiance magistrale (dans les deux sens du terme) et délicieusement surannée, qui ne laisse d’ailleurs personne indifférent. Cela tient tant aux éléments de décoration qui s’y trouvent (modèles réduits, squelettes, animaux empaillés, plaques de cuivre au plafond) qu’aux caractéristiques intrinsèques de l’espace (contractions, dilatations entre les rayonnages et l’espace de travail, qualité du béton, lumière savamment maîtrisée). Cependant, on peut constater que certains espaces ne sont pas exploités de la manière la plus effi ciente. C’est le cas notamment de l’entresol – prévu à l’origine pour devenir une cafétéria – qui mériterait quelques aménagements organisationnels pour devenir un espace tout à fait exploitable. C’est le cas également des réserves, partie immergée mais conséquente de la 135 – Vol. 01 – 07 bibliothèque, actuellement inaccessibles aux visiteurs alors même qu’ils pourraient y trouver des documents spécifiques ainsi que des espaces de travail supplémentaires. Je propose donc, dans un premier temps, de rendre accessible et viable cette partie du bâtiment. Or ceci constitue un acte fort : Il ne s’agit pas simplement de libérer de l’espace ou d’exposer des documents ; ce sont dans les racines même de Louvainla-Neuve que nous nous aventurons. Si, pour le Philosophe, la cave est cet être obscur, cet être qui participe aux puissances souterraines, le royaume de l’irrationalité, les sous-sols de la bibliothèque, en tant que première cave de la ville, renferment, à n’en pas douter, les secrets les plus inavoués de Louvainla-Neuve. C’est là que doivent se tapir les plus grands traumatismes de cette étrange ville – Abel-la-Neuve – née d’une rupture douloureuse. Songeons par exemple aux collections de revues scientifiques amputées de leur numéros pairs, restés à Leuven lors du Walen Buiten. S’y risquer, c’est donc exhumer tout l’inconscient de la ville ! Et c’est précisément ce que je propose en les ouvrant au public : procéder à une psychanalyse collective de la ville. Voilà l’occasion, trente-six ans après sa création, de revenir sur ses traumatismes, ses névroses, ses actes manqués. Pas pour la guérir – ce n’est du ressort ni de l’architecture ni de la psychanalyse –, mais bien pour prendre acte d’un certain nombre de faits. Par exemple, en explorant les soussols nous tomberons immanquablement sur les voitures que la ville, à sa naissance, a rejetées sous sa surface, et qu’aujourd’hui encore, dans un comportement schizophrénique, elle refuse d’affronter. Peut-être aussi, trouverons-nous des traces des intentions directrices de la ville, que Louvain-la-Neuve s’évertue à ne plus vouloir considérer aujourd’hui. En masquant par exemple les notions de 136 – Vol. 01 – 07 Michaël Ghyoot 137 – Vol. 01 – 07 Hypotiposis participation, de coopération, de collectivité derrière des stratégies de city branding de province. Cette opération de psychanalyse constitue donc le point de départ pour le développement d’une extension de la bibliothèque, comprise selon la seconde définition du terme, à savoir : « accroissement, augmentation des possibilités par adjonction de dispositifs, d’appareils supplémentaires ». Cette définition nous amène à envisager la construction d’un nouvel édifi ce, légèrement à l’écart de la Place des Sciences. Situé dans un contexte plus proche du campus que du tissu moyenâgeux, il doit assumer une inévitable autonomie. Celle-ci se traduit dans une forte compacité et dans la programmation de l’extension, en l’occurrence du stockage d’ouvrages précis, des salles de travail pour petits groupes ainsi que des espaces de travail pour des chercheurs et l’administration. Une fois cet axiome de base posé, le projet oscille sans cesse entre deux pôles a priori antagonistes. Il tente de surmonter l’apparente contradiction entre, d’un côté, une expression et une organisation claire, naturelle, évidente, distinguée comme dirait Loos, et, de l’autre côté, un fort pouvoir évocateur, expressif, fantasmagorique, hérité de la première partie du travail. Ainsi, d’une part, le projet fait, par exemple, l’objet d’une réflexion sur ce que peut être une organisation typique (au sens où Grassi par exemple utilise ce terme) autour d’un patio ; il invoque des principes transcendantaux (tracés régulateurs, nombre d’or, etc.) ; jusqu’à un certain point, il s’inspire de lieux communs évoqués par la bibliothèque. D’autre part, il se nourrit de références puisées dans des édifi ces célèbres de la littérature. Cette dernière possède en effet cette caractéristique de parvenir à conférer à l’architecture énormément de puissance, sans jamais la matérialiser – par essence elle ne peut être que virtuelle. Ainsi le Château d’Argol de 138 – Vol. 01 – 07 Michaël Ghyoot Julien Gracq, l’Univers-Bibliothèque de Borges ou la Bibliothèque du Monastère de Umberto Eco sont des références implicites du projet. Cette oscillation constante que je viens d’évoquer se retrouve à plusieurs niveaux. Dans une certaine mesure, le mode de représentation un peu particulier rend compte de cela. Si le plan constitue probablement la trace la plus fondamentale de l’édifice, la plus abstraite aussi, la représentation axonométrique est censée apporter plus de réalisme. L’axonométrie droite, un cas particulier d’isométrie, se rapproche davantage des codes du plan. Quant aux ombres, elles apportent un troisième niveau de lecture, qui assure le lien entre les deux précédents. Le projet s’est nourri de ce mode de représentation. Dans le même ordre d’idée, mais à l’exact inverse, les perspectives expriment une vue « réelle », alors qu’elles ne sont que le produit d’une construction géométrique rigoureuse. Derrière ce genre de considérations se retrouve également une volonté de garder un contrôle sur l’ensemble de la production. Ainsi les matériaux et les systèmes constructifs (en béton coulé et blocs béton) sont choisis pour leur simplicité, qui permet de garder une maîtrise sur la construction et qui permet également de faire la part belle au savoir-faire de l’artisan chargé de la mise en œuvre. Cette forme de simplicité, proche des fondements du vocabulaire architectural, permet aussi de commencer à tester les limites des systèmes que je me fixe, pour les détourner, les dépasser, les pervertir. Les variations sur le thème de l’appareillage sont virtuellement infinies ; de légers décalages par rapport à l’orthogonalité se répercutent un peu partout dans l’édifice ; les différents rythmes se décalent ou s’harmonisent, etc. 139 – Vol. 01 – 07 Hypotiposis 140 – Vol. 01 – 07 Michaël Ghyoot 141 – Vol. 01 – 07 Hypotiposis Niveau 0 142 – Vol. 01 – 07 Michaël Ghyoot Niveau 1 143 – Vol. 01 – 07 Hypotiposis 144 – Vol. 01 – 07 Michaël Ghyoot 145 – Vol. 01 – 07 Hypotiposis 146 – Vol. 01 – 07 Michaël Ghyoot 147 – Vol. 01 – 07 Hypotiposis Oppositions : la critique en « montage » Texte de Déborah Hasson La revue d’architecture Oppositions, publiée à l’origine par l’Institute for Architecture and Urban Studies (IAUS), est extraordinaire dans sa contribution à la théorie de l’architecture. Au-delà d’un vecteur de diffusion, Oppositions agit comme document répercutant la pensée critique des années 1970. Il serait toutefois incorrect de n’y percevoir qu’un « reflet » de la production architecturale de cette période. Les articles pris comme tels, indépendamment de leurs référents, peuvent être considérés comme production en tant que telle et se juxtaposent ainsi à l’œuvre architecturale construite. Partant de cette conviction, nous proposons d’élaborer notre étude en abordant la revue de deux points de vue : d’une part en tant que lieu de la représentation, de l’interprétation de la scène architecturale et d’autre part comme constituant de la scène elle-même. Sans doute faut-il relativiser l’autonomie de la revue d’architecture par rapport à ce qu’elle est supposée représenter au risque de faire abstraction du contexte dans lequel elle s’insère. Ainsi, c’est en considérant l’autonomie relative de la revue Oppositions que nous pourrons non seulement réinterpréter l’ambition de ses auteurs, mais aussi disséquer l’espace interne de publication. Nous tenterons de mettre en exergue les spécificités de la revue dans son contenu, dans sa forme (la couverture et la mise en pages feront l’objet de notre attention) et dans les relations qui s’établissent entre les deux. En tant que mode de communication, nous verrons dans quelle mesure Oppositions est comparable aux revues de son temps, voire d’aujourd’hui. « Oppositions is an attempt to establish a new arena for architectural discourse in which a consistent effort will be made to discuss and develop specific notions about the nature of architecture and design in relation to the manmade world 1. » C’est par cette assertion, à l’occasion de la publication du premier numéro en 1973, que Peter Eisenman, Kenneth Frampton et Mario Gandelsonas introduisaient les objectifs de la revue. Inscrivant Oppositions dans le contexte de la 149 – Vol. 01 – 08 pensée architecturale américaine, les éditeurs insistaient plus particulièrement sur la nécessité de développer un point de vue critique ouvrant ainsi la voie à l’émergence d’une publication qui se distinguerait assurément des autres revues de son époque. Oppositions est née de la volonté de rendre compte, par le biais d’un périodique, des diverses recherches théoriques et pratiques menées par les membres de l’IAUS. Créé en 1967 par Peter Eisenman, cet institut constituait un centre culturel et intellectuel, une arène de dialogue, d’échange et d’information qui organisait de multiples expositions et conférences ainsi que l’édition de publications (Oppositions Books) et de périodiques (Oppositions, Skyline, née en 1978, dirigée par Andrew MacNair et traitant de l’actualité de l’architecture). La contribution majeure de l’IAUS est sans nul doute Oppositions. Les origines internationales de ses principaux auteurs – Colin Rowe, Kenneth Frampton, Anthony Vidler, Diana Agrest, Mario Gandelsonas et Peter Eisenman – n’y sont probablement pas étrangères. La revue apparut dans une période d’effervescence de l’écriture, les années 1970, qui furent marquées par la redéfinition de la profession et de la pensée architecturale. Alors qu’on assistait aux Etats-Unis à la naissance d’Oppositions, la revue Architectural Design attestait d’un épanouissement quasi simultané de la pensée architecturale en Grande-Bretagne. On se souvient également de la première parution, en 1971, de la revue japonaise Architecture and Urbanism (A+U) quelques années seulement après l’émergence de la revue italienne Lotus. Outre ces nouveaux périodiques commerciaux, les revues d’architecture académiques proliférèrent. Aux Etats-Unis, de 1952 à 1973, Perspecta publiée par la Yale University School of Art and Architecture demeurait le seul périodique académique traitant d’architecture contemporaine, d’histoire et de théorie 2 . Dans un article de The Journal of the Society of Architectural Historians, Mitchell Schwarzer revient sur cet essor académique : « Are the new academic journals responding to the decline of analytical substance in the trade magazines ? Is their emergence part of the cause of this decline or is it just that academic and professional conversations are moving apart ? […] During the same decades that saw intellectual analysis vanish from trade periodicals and the popular press, history and theory thrived within American schools of architecture. Through a slew of new Ph.D programs, conferences, books, and journals, writing in architecture in American universities has become more philosophical and scholarly than ever before 3. » Au cours des années 1960-1970, se manifeste en effet un renouveau d’intérêt dans les universités américaines pour l’étude de l’histoire de l’architecture : « For an architect, to edit a magazine, like teaching, or participating in public debates, is a way of cultivating theoretical reflection, not as a separate activity, but as an indispensable part of design craft. Indeed, theory and history have been and still are, two important constituents of design, at least for my generation 4. » Par une telle déclaration, 150 – Vol. 01 – 08 Déborah Hasson “The institutionalization of architectural theory is evident in the founding of two independent think tanks in New York (1967-85) and Venice (1968-), both of which undertook prodigious publication. Similar in its mission to London’s Architectural Association (AA, founded 1847), the cosmopolitan Institute for Architecture and Urban studies (IAUS) in Manhattan offered a program of lectures, conferences, symposia, and exhibitions. Like the AA and the Venice Institute, the IAUS was established by a board of architects (led by Peter Eisenman) in opposition to the existing architectural educational system, which in England and Italy is state-run”. NESBITT, Kate, Theorizing a New Agenda for Architecture: an Anthology of Architectural Theory 1965-1995, Princeton Architectural Press, New-York, 1996. Vittorio Gregotti – éditeur de Casabella dès 1982 – rendait compte notamment des positions de la ligne éditoriale d’Oppositions. Notons, par ailleurs, que la crise pétrolière de 1973 contribua sans doute en partie à ce repli des architectes sur une approche théorique. Ainsi, l’IAUS – financé depuis sa création en 1967 par des groupes privés et des organismes publics – fut forcé en raison de la crise économique de revoir ses objectifs prioritaires, d’abandonner sa position opérationnelle (dont son contrat avec le US Department of Housing) et d’accorder plus de place à l’enseignement. Mais ce ralentissement du secteur de la construction et plus généralement du contexte économique restent secondaires en regard de l’essor académique accompagnant la crise que connut la discipline architecturale durant les années 19601970. Aux Etats-Unis, depuis l’exposition International Style organisée en 1932 au MoMA de New-York par Philip Johnson, l’architecture s’était engagée dans une dérive fonctionnaliste et décadente du modernisme. Le langage de l’architecture moderne européenne y était récupéré au profi t d’un « style ». L’adoption de ce vocabulaire faisant l’économie de la dimension idéologique du Mouvement Moderne. « By the late 1970’s functionalism was a sinking ship 5. » Cette métaphore proposée par George Marcus illustre la position communément admise par les architectes rejetant les idéaux modernistes. Bien que s’inscrivant dans des courants architecturaux différents, c’est dans une aversion commune pour la syntaxe du verre et de l’acier que certains architectes américains tels Robert Venturi et son épouse Denise Scott Brown, Frank Gehry, Michael Graves et Peter Eisenman proposèrent une alternative au langage fonctionnaliste. « Architectural culture is disseminated either directly through architecture, or indirectly through talk, conferences, television, books and magazines. In the 1920s, small magazines with circulations from 500 to 30,000 had a big impact, especially if they were polemical ones. Today, small, elite, professional magazines have taken their role. These include AD, Arch, Architectural Review, Casabella, Domus, El Croquis, Lotus, Perspecta, Viva and, in the 1970s-80s, A&U and Oppositions 6. » Lors de sa création, Oppositions – bien que s’inscrivant dans un contexte éditorial fourni – se distinguait des autres revues d’architecture. Son épaisseur de l’ordre d’1 cm n’est-elle pas singulière ? La revue n’a-t-elle pas davantage l’apparence et les caractéristiques d’un livre ? Contrairement à la longue espérance de vie et au rythme irrégulier de vente de ce dernier, les périodiques sont généralement rapidement consommés. Le graphisme d’Oppositions d’une part, et les préoccupations de ses éditeurs, d’autre part, n’attestent-ils pas d’une temporalité différente de celle des périodiques habituels ? 151 – Vol. 01 – 08 Oppositions Durant cette période significative et polémique que constituèrent les années 1970, l’effervescence de l’écrit tendait souvent à un investissement des éditeurs dans l’espace interne de publication. Revenant sur la « grande période » d’Architectural Design, Haig Beck évoque le nouveau design de cette revue à partir de 1977 : « When I took over as sole editor I had the magazine redesigned, keeping Adrian George’s familiar logo. We went to glossy paper, abandoning Peter Murray’s low-cost alternative newsprintlook, and I nailed my editorial colours to the mast(head) with an entire issue devoted to the work of Arata Isozaki 7. » La publication en Grande-Bretagne de ce numéro d’Architectural Design et en particulier de l’article de Charles Jencks Isozaki and Radical Eclectism 8 inaugurait une période à la gloire du pluralisme. En 1966 déjà, dans Complexity and Contradiction in Architecture, s’opposant à l’architecture moderne orthodoxe et favorable à la tradition du l’un et l’autre, Robert Venturi écrivait : « I like elements which are hybrid rather than ‘pure’, compromising rather than ‘clean’ ; distorted rather than ‘straightforward’, ambiguous rather than ‘articulated’, perverse as well as impersonal, boring as well as ‘interesting’, conventional rather than ‘designed’, accomodating rather than excluding, redundant rather than simple, vestigial as well as innovating, inconsistent and equivocal rather than direct and clear… 9 » Si cette position était largement soutenue par les architectes de la vague post-moderne, elle le fut d’autant plus avec la publication du fameux ouvrage de Charles Jencks, The Language of Post-Modern Architecture 10 . En revanche, les éditeurs d’Oppositions maintinrent une certaine distance vis-à-vis de la réponse communément admise que constituait l’éclectisme. Par son design fonctionnaliste, la couverture de la revue – élaborée par Massimo Vignelli – est révélatrice en ce qu’elle traduit le rejet de l’historicisme vulgaire omniprésent. A l’ornementation, Vignelli opposait un graphisme épuré, universel et reproductible. La couverture de la revue n’était pas le lieu d’exposition de l’actualité ardente ; en aucun cas, ne figurait un titre « choc » ou une photo en couleur du dernier projet à la mode ou d’un architecte incontournable. Nonobstant certaines modifications quant à la disposition du texte, son expression globale demeura inchangée : « OPPOSITIONS » en lettres capitales, et le fond orange vif resteraient à jamais indissociables. Pour certains numéros, une image en noir et blanc était superposée au graphisme de base sans que celui-ci n’en paraisse néanmoins changé : la couverture orange de 21,4 x 24,6 cm restait largement dominante. Il serait certainement erroné d’assimiler le graphisme de la couverture d’Oppositions à de la modestie. Si les éditeurs eurent recours aux services du célèbre Massimo Vignelli, ce n’était ni fortuitement ni dans l’ignorance de ses affinités pour une certaine esthétique fonctionnaliste. Rappelons que Vignelli est également le concepteur des identités graphiques d’United Colors of Benetton, d’American Airlines, d’IBM etc. et d’autres périodiques tels a+u, Zodiac, et Skyline, pour n’en citer que quelques-uns. 152 – Vol. 01 – 08 Déborah Hasson 153 – Vol. 01 – 00 154 – Vol. 01 – 00 155 – Vol. 01 – 00 En dépit de sa « simplicité » graphique, la couverture d’Oppositions affiche fermement les revendications de la ligne éditoriale, notamment quant à la place accordée au Modernisme – question sur laquelle nous reviendrons ultérieurement. Le design épuré et pragmatique de la revue contribue à la mise en évidence du titre. Celui-ci occupe toute la largeur de la première de couverture et sa typographie, à savoir Helvetica, nous renvoie directement aux aspirations puristes de Massimo Vignelli. Parallèlement, il semble que la couverture soit également le lieu de manifestation d’une autre problématique, à savoir celle de l’orientation architecturale d’Oppositions. Fondamentalement, Eisenman, Gandelsonas et Frampton entendent l’architecture avant tout comme l’incarnation d’idées et privilégient la production et le développement théoriques. L’apparence extérieure d’Oppositions n’est donc à envisager ni comme un moyen modeste de protéger ou de rigidifier l’ouvrage, ni comme un espace de frivolité ou de décoration, ni même comme une représentation de l’actualité architecturale ardente : la couverture au design vif et tranché est utilisée comme le lieu de représentation d’une revue aux aspirations principalement idéologiques. Ce qui nous ramène à la question posée précédemment : Oppositions ne s’intéresserait-elle pas davantage au long terme ? Par ses préoccupations pour l’histoire et la théorie, par son académisme, par la diversité de ses articles et par son caractère pointu, la revue fut une source fondamentale dans l’éducation des architectes de ces trente dernières années. Elle est reconnue comme le document de référence dans la théorie de l’architecture des années 1970 aux Etats-Unis. Malgré son caractère éphémère – intrinsèquement lié à son statut de périodique – elle demeure aujourd’hui encore essentielle tant dans l’intemporalité de ses préoccupations – le rôle de l’idéologie en architecture est un thème d’une pleine actualité – que dans l’effectivité de l’image qu’elle renvoie de cette époque fertile de la pensée architecturale. Si le graphisme de la revue nous révélait déjà des indices quant au projet visé par ses éditeurs, ses ambitions semblent appuyer largement notre hypothèse concernant sa portée temporelle. Nous touchons ici l’une des dimensions essentielles de cette revue d’architecture : son rôle de témoin. Oppositions atteste de la présence d’une élite intellectuelle durant la période postmoderne et nous apprend comment les glissements qui se sont opérés ces dernières années dans la pensée architecturale sont indissociables de la pratique et de la profession. A l’occasion des soixante ans de la revue l’Architecture d’Aujourd’hui, François Chaslin dressait un bilan de la critique : « Le fondement traditionnel de la critique se trouve ébranlé puisqu’il n’y a pas de cause, pas de système de valeurs général, pas d’autorité philosophique plus grande et plus noble que le simple travail architectural sur lesquels appuyer désormais son point de vue. […] L’époque, les revues, le système médiatique en général et même les architectes les plus modestes (quoiqu’ils prétendent, et quelle 156 – Vol. 01 – 08 Déborah Hasson que soit leur exaspération frustrée), s’intéressent principalement à une maigre cohorte de vedettes, celles-ci qui, pour telle ou telle raison, et chacune à sa manière, ont su focaliser une part nettement identifiable de la réflexion architecturale du moment. […] Les scrupules, les exigences soucieuses des années soixante-dix, ces filles vieillies de la pensée soixante-huit, sont encore présents, mais plutôt à titre de survivance, comme une mauvaise conscience râleuse qui agacerait la jeunesse trop active au moment de ses reproches toujours latents 11. » Le propos de Chaslin nous semble éclairant quant au basculement qui s’est opéré dans le domaine de la critique ces trente dernières années. Il ne s’agit pas ici de juger de son orientation récente, mais simplement d’insister sur son déplacement – sans doute malheureux. Dans les articles d’Oppositions (dont le dernier numéro paraît en 1984), les auteurs soumettaient à la critique des positions théoriques, des réalisations, des projets ou des publications… Il s’agissait alors d’interpréter sans la moindre ségrégation la production architecturale, d’évaluer les idées induites et d’étendre le débat à l’extérieur : « It is hoped that a series of dialogues will result which will occasion an exchange of views not only among the editors, but also between the reader and other outside contributors 12. » Cependant, le caractère pointu à outrance de la revue rend peu crédible cette dernière ambition. C’est en effet en tant qu’antithèse de la presse professionnelle que l’on doit comprendre Oppositions. Contrairement à d’autres revues d’architecture qui se proposent d’aborder la dimension pratique, le métier d’architecte, ou encore l’actualité ardente, Oppositions se distingue en tant que périodique centré sur la théorie architecturale : « We are concerned with an aspect which must precede any built work – the ideas which inform any architecture. […] Thus, whatever our differences, OPPOSITIONS continues in this issue to assert our belief in the importance of theory as the critical basis of significant practice 13. » Nombre d’architectes et de critiques déplorent l’orientation commerciale de certaines revues tandis que d’autres décrient le jargon des revues académiques. De telles positions nous paraissant peu relevantes, voire futiles, nous ne porterons pas de jugement de valeur sur l’attitude ou la pratique à adopter dans le domaine de la publication. En revanche, en nous appuyant sur la revue Oppositions, il nous semble essentiel de mettre en exergue les qualités de la publication académique et l’apport qu’elle peut constituer. La vocation pédagogique de la revue était destinée aux étudiants en architecture et aux architectes eux-mêmes, à leur population clanique. Considérant le rôle majeur de la conception, elle constituait aussi et sans aucun doute un moyen pour certains architectes d’appuyer leurs projets sur un fondement théorique et d’assurer la cohérence intellectuelle de leur démarche. Il n’est que de voir Peter Eisenman transposer des préoccupations sémiotiques en architecture pour observer ce souci de conceptualisation. Ces développements théoriques, éclairés par l’histoire, étaient centrés sur l’actualité intellectuelle sans 157 – Vol. 01 – 08 Oppositions toutefois ignorer les réalisations architecturales. Ces dernières étant principalement appréhendées en tant que manifestations d’aspirations et d’idéaux. L’analyse d’Alan Colquhoun consacrée à l’extension du Musée Oberlin réalisée par Robert Venturi, dans Sign and Substance : Reflections on Complexity, Las Vegas and Oberlin 14 , est révélatrice à cet égard. Il ne s’agissait donc nullement pour cette revue élitiste d’une démocratisation du débat architectural. En effet, une telle démarche aurait immanquablement donné lieu à une vulgarisation de l’histoire de l’architecture et aurait par là même échoué à rencontrer l’un des objectifs majeurs des éditeurs : « maintain the discourse at a high level 15. » Cette volonté d’élever le débat, certainement redevable à Kenneth Frampton dont on connaît la collaboration et l’expérience avec Architectural Design, se traduisait d’abord par l’ouverture du débat à un point de vue inédit. Si Gandelsonas, Frampton et Eisenman témoignaient d’une préoccupation pour l’actualité et l’avenir de l’architecture, celle-ci se réalisait à travers une réinterprétation du passé. Ces différents auteurs eurent, par exemple, l’audace de revenir à plusieurs reprises sur l’œuvre de Le Corbusier. En 1979, Kenneth Frampton exprimait ses objectifs dans le double numéro qu’il consacrait à l’architecte : « It is our intent with this double issue of Oppositions to initiate a reexamination of this figure and to pinpoint certain aspects of his ideological development within the framework of the twentieth century 16. » C’est fondamentalement moins une pensée nostalgique à l’égard d’une époque héroïque qu’une conscience d’historien qui mena Kenneth Frampton à faire ressurgir dans cette contribution les idéaux du mentor du Mouvement Moderne. A travers une critique nuancée, l’historien contextualisait et réinterprétait l’utopie moderniste de Le Corbusier afin de dépasser l’appréciation manichéenne à laquelle celui-ci était généralement soumis. Retraçant le parcours de l’architecte démiurge, de 1905 à 1933, et le replaçant dans une filiation historique, Frampton revenait sur les réalisations théoriques ainsi que sur les projets de Le Corbusier. Proposant une lecture cohérente de son œuvre, l’historien dénonçait l’attitude des architectes post-modernes à célébrer l’historicisme sous couvert d’une position virulente à l’égard de l’idéologie moderniste. Cette aversion pour la réponse fantaisiste et vulgaire des post-modernistes, Kenneth Frampton la confirma d’ailleurs plus tard lorsqu’il définit le populisme 17. Ce double numéro d’Oppositions ouvrit la voie à une résurrection de l’œuvre de Le Corbusier dans l’espace des revues publiées par la suite. Quelques mois plus tard dans From Structure to Subject : The Formation of an Architectural Language (Oppositions 17), Mario Gandelsonas revenait notamment sur les fameuses quatre compositions 18 . L’année suivante, Frampton publiait un autre double numéro, Oppositions 19 / 20, dans lequel plusieurs intervenants étaient sollicités pour réinterpréter l’œuvre de Le Corbusier mais cette fois de 1933 à 1960. Ce retour 158 – Vol. 01 – 08 Déborah Hasson sur Le Corbusier se prolongea jusque dans Oppositions 24, avec l’article de Werner Oechslin, Critical Note to Elmar Holenstein’s Criticism of Le Corbusier’s Monofunctionalism 19 . Dans les différents articles de la revue, le propos louvoyait entre un point de vue prospectif et une tendance rétrospective pour suggérer en définitive l’établissement de liens entre passé et présent. Dans Oppositions 15 / 16, Peter Eisenman manifestait ses préoccupations pour la sémantique à travers une réinterprétation de la maison Dom-ino : « Looking now at Maison Dom-ino with a different lens, proposing a different conceptual spectrum, it is possible to see in the precise selection, size, number, and location of the elements in the Dom-ino diagram the incipient presence of the self-referential sign 20. » Ce sujet avait également été abordé par Eleanor Gregh, dans The Dom-ino Idea, paru dans ce même numéro consacré à Le Corbusier 21 . Les contributions croisées et simultanées de plusieurs auteurs participaient à n’en pas douter à la création d’un contexte critique. Le nom de la revue Oppositions illustre cette volonté d’exposer une variété de points de vue nettement tranchés, construisant de la sorte un espace de débat inédit. Il va sans dire que le recours à un discours largement fondé sur des bases théoriques n’est probablement pas étranger à la fortune critique d’Oppositions. Ainsi, le rapport privilégié à l’histoire, l’ouverture de la revue aux contributions d’intervenants extérieurs et les aspirations théoriques profitèrent largement à la pertinence de la ligne éditoriale en ce qu’ils permirent de relativiser et d’éclairer la démarche du trio Eisenman, Frampton et Gandelsonas. Tandis que certains numéros étaient structurés autour d’une thématique particulière, d’autres agissaient plutôt comme compilations d’articles autonomes. Dans les deux cas, l’espace interne de publication était structuré autour des rubriques : Oppositions, History, Theory, Document, Reviews, Letters & Forum. Dès la première page, la table des matières annonçait les prises de position des éditeurs, mais ceux-ci dépassaient généralement cette première classification. Quels que fussent la rubrique et le type de publication, les préoccupations dominantes d’Oppositions demeuraient la réinterprétation de la production des mentors de l’architecture moderne, notamment Peter Behrens, Le Corbusier et Louis Kahn ; l’ouverture de la discipline architecturale au champ de la linguistique et enfin l’internationalisation du débat. Cette dernière ambition se concrétisa dès le troisième numéro avec la publication de L’Architecture dans le Boudoir de Manfredo Tafuri (traduit par Victor Calliandro) ou encore avec The Space Between d’Alison et Peter Smithson dans Oppositions 4. Dans Oppositions 5, la pensée rationaliste italienne était exposée à l’audience américaine : « With this set of articles, Oppositions brings to its English-speaking reader, for the first time, the work of Aldo Rossi. » Y apparaissaient un article de Rafael Moneo, Aldo Rossi: the Idea of Architecture and the Modena Cemetery et un article d’Aldo Rossi, The Blue of the Sky, ainsi que la virulente 159 – Vol. 01 – 08 Oppositions critique de Manfredo Tafuri, American Graffiti : Five x Five = Twenty-five et la traduction de Veshch / Gegenstand / Objet par Kestutis Paul Zyga. L’internationalisation du débat se poursuivit dans Oppositions avec les traductions inédites de textes et les contributions d’auteurs internationaux qui présentaient des historiens et théoriciens au lecteur américain : Manfredo Tafuri, mais aussi Christian Norberg-Schulz, Francesco Dal Co, Georges Teyssot, Giorgio Ciucci… Et ce, jusqu’au dernier numéro consacré aux projets de Rossi. A travers cette reconnaissance de la pensée européenne, la revue manifestait une dimension internationale qui, au contraire d’autres revues de la même époque, ne s’exprimait pas de manière littérale, par l’emploi de plusieurs langues par exemple. Les éditeurs d’Oppositions se soucièrent de traduire des textes historiques et théoriques jusqu’alors négligés tels ceux de Quatremère de Quincy 22 ou d’Aloïs Riegl 23 , cette attitude étant certainement liée à l’émergence à la fin des années 1970 de la conscience patrimoniale. Les questions de la restauration et de la conservation du patrimoine devenaient centrales alors qu’auparavant la démolition était entrée dans les mœurs. En réaction aux destructions massives de la seconde Guerre Mondiale, émerge l’idée selon laquelle l’architecture pourrait vivre au-delà de ce qu’elle valait symboliquement, ainsi que la volonté de conserver des traces du passé. C’est en réalité la lecture du passé se substituant à l’idée de table rase qui fonda cette intention de conserver l’existant. Ainsi, dans un contexte où le respect de l’histoire devenait un argument majeur, Kurt Forster consacrait le numéro 25 d’Oppositions, intitulé Monument / Memory, à la question du patrimoine. Dans les années 1970, parallèlement à cette volonté de conserver des traces, la tentative de propagation d’idées s’accompagne d’une explosion du nombre de lieux de médiatisation ; celle-ci suit le pas de la mécanisation, qui sera suivie, à son tour, par l’informatisation. La photographie joue alors un rôle essentiel, alors que, jusque dans les années 1950-1960, le dessin demeurait dominant. Ce glissement de la nature du support iconographique traduit une volonté croissante de réalisme motivée, dans certains cas, par une logique publicitaire ou, dans d’autres, par une conscience historique. Pour Oppositions, il s’agit incontestablement de la deuxième hypothèse : les objectifs pédagogiques de la revue et sa perspective historique tendent à accorder à l’image un rôle de témoignage. En tant que trace, la représentation se juxtapose au texte plutôt qu’elle ne l’illustre. Elle le documente plutôt qu’elle ne le décore, elle est active plutôt que passive. Dans cette perspective, les éditeurs n’opèrent aucune hiérarchie entre les moyens de représentation : les croquis, la photographie, les gravures, le dessin technique d’architecture (plans, coupes, élévations, axonométries et perspectives) sont considérés comme équivalents dans la mesure où ils possèdent cette même valeur documentaire. La couleur est 160 – Vol. 01 – 08 Déborah Hasson par ailleurs bannie à l’intérieur de la revue, renforçant ainsi l’idée d’une valeur informative et unique de la représentation. Aussi, l’image est-elle souvent placée en appui du texte ; elle renvoie à un passage, à une description précise. Son rapport au texte est clair, pragmatique et réglé par une trame : en aucun cas l’image n’empiète sur l’écrit et inversement. La page est structurée selon deux colonnes de 9 cm chacune, espacées de 0,5 cm, placées à 1 cm des bords gauche, droit et inférieur et à 6 cm du bord supérieur. Le numéro de page est inscrit au départ de la colonne située à l’extrémité. Cette structure rigide varie alors selon trois configurations : la première, où le texte occupe les deux colonnes, la deuxième, où une colonne est réservée au texte et l’autre aux illustrations et enfin la troisième, où l’image occupe les deux colonnes (ou l’espace de ces deux colonnes). La marge supérieure de 6 cm est réservée à l’insertion de légendes ou au titre et au nom de l’auteur. Lorsqu’il s’agit de la première page d’un article, d’une introduction à celui-ci ou du courrier des lecteurs, la structure de la page varie. Pour les éditoriaux par exemple, la division de la page est tripartite. Le texte est inséré de manière justifiée et condensée dans les colonnes et cela, en toute sobriété. Ainsi, seule la typographie Times New Roman est utilisée à l’intérieur de la revue et de simples nuances de gras mettent en évidence le titre des articles. L’austérité et la rigidité de l’espace interne de publication renforcent la valeur documentaire du texte et nous renvoient à nos hypothèses quant à la singularité d’Oppositions, notamment concernant sa temporalité, sa dimension académique, ses aspirations théoriques et historiques et son caractère élitiste. Enfin, au vu des préoccupations dont témoigne Oppositions, tant dans sa forme que dans son contenu, il serait incontestablement peu pertinent de réduire cette revue d’architecture à un simple lieu de médiatisation. Car Oppositions ne se limite pas à dresser un état des lieux de l’architecture, mais propose un regard critique et engagé à travers l’analyse de la production architecturale, quelles que soient la nature et l’époque de celle-ci. Dans la mesure où elle constitue un apport académique et une source majeure de l’histoire de l’architecture, Oppositions est à considérer comme constituante de la scène architecturale des années 1970 et par suite, comme une production architecturale autonome. 161 – Vol. 01 – 08 Oppositions 162 – Vol. 01 – 00 Notes 15. EISENMAN Peter, FRAMPTON Kenneth, GANDELSONAS Mario, « Editorial Statement », 1. EISENMAN Peter, FRAMPTON Kenneth, GANDELSONAS Mario, « Editorial Statement », in Oppositions 1, Institute for Architecture and Urban Studies, Princeton Architectural Press, New-York, septembre 1973. 2. SCHWARZER Mitchell, « History and Theory in Architectural Periodicals : in Oppositions 1, Institute for Architecture and Urban Studies, Princeton Architectural Press, New-York, septembre 1973. 16. FRAMPTON Kenneth, Le Corbusier 1905-1933, Oppositions 15/16, Princeton Architectural Press, New-York, hiver/printemps 1979. 17. FRAMPTON Kenneth, L’architecture moderne : Assembling Oppositions », Une histoire critique, Editions Thames & Hudson, in The Journal of the Society of Architectural Paris, 2006. Historians, vol. 58, n°3, 18. GANDELSONAS Mario, « From Structure to Architectural History 1999/2000, Subject: The Formation of an Architectural Lan- septembre 1999, p. 342-348. guage », in Oppositions 17, Princeton Architectu- 3. ibid. 4. GREGOTTI Vittorio, « The Necessity of Theory », in Casabella n°494, septembre 1983, p. 12-13. 5. MARCUS George H., Functionalist Design, Prestel-Verlag, Munich, 1995. 6. JENCKS Charles, « The Bigness of Small Magazines », in Architectural Design, vol. 71, n°1, février 2001, p. 94-95. 7. « Arata Isozaki », in Architectural Design, vol. 47 n°1, 1977. 8. BECK Haig, « Being There », in Architectural Design, vol. 70, n°5, 2000, p. 98-101. 9. VENTURI Robert, De l’ambiguïté en architecture, Dunod, Paris, 1999. 10. JENCKS Charles, The Language of Post-Modern Architecture, Rizzoli International Publications, Etats-Unis, 1977. 11. CHASLIN François, « AA, 1930-1990 : ral Press, New-York, été 1979. 19. OECHSLIN Werner, « Critical Note to Elmar Holenstein’s Criticism of Le Corbusier’s Monofunctionalism », in Oppositions 24, Princeton Architectural Press, New-York, printemps 1981. 20. EISENMAN Peter, « Aspects of Modernism : Maison Dom-ino and the Self-Referential Sign », in Oppositions 15/16, Princeton Architectural Press, New-York, été 1979. 21. GREGH Eleanor, « The Dom-ino Idea », in Le Corbusier 1905-1933, Oppositions 15/16, Princeton Architectural Press, New-York, hiver/printemps 1979. 22. Oppositions 8, Institute for Architecture and Urban Studies, Princeton Architectural Press, New-York, été 1977. 23. FORSTER Kurt W., Monument / Memory, Un état critique », in L’ Architecture d’Aujourd’hui, Oppositions 25, Princeton Architectural Press, n°272, Paris, décembre 1990. New-York, automne 1982. 12. EISENMAN Peter, FRAMPTON Kenneth, GANDELSONAS Mario, « Editorial Statement », in Oppositions 1, Institute for Architecture and Urban Studies, Princeton Architectural Press, New-York, septembre 1973. 13. EISENMAN Peter, FRAMPTON Kenneth, GANDELSONAS Mario, « Editorial Statement », in Oppositions 2, Institute for Architecture and Urban Studies, Princeton Architectural Press, New-York, janvier 1974. 14. COLQUHOUN Alan, « Sign and Substance : Refl ections on Complexity, Las Vegas and Oberlin », in Oppositions 14, Institute for Architecture and Urban Studies, Princeton Architectural Press, New-York, automne 1978. 163 – Vol. 01 – 08 Oppositions Les territoires p. Texte de Jordi Palà Balanyà Rue de Paris (1977) L’espace commence ainsi, avec seulement des mots, des signes tracés sur la page blanche. GEORGES PEREC, Espèces d’espaces (1974), Galilée, « L’espace critique », Paris, 2000, p. 26. P.INCÉES. Dans le numéro 11 de la revue Carrer de la Ciutat (Rue de la Ville) se trouve un texte de Josep Maria Rovira, membre de l’équipe de rédaction de la publication. Le texte n’a pas de titre, mais la première phrase est écrite en majuscules : « PIÈCES DÉTACHÉES D’UN CASSE-TÊTE. » Les paragraphes qui suivent relèvent de l’exercice de style, conditions que semblent avoir suivies les auteurs dans ce magazine distribué gratuitement, dès la parution du numéro 0, en novembre 1977. Rovira commence son texte par un avertissement aux lecteurs : « PIÈCES DÉTACHÉES D’UN CASSE-TÊTE, c’est de cet ordre que pourraient paraître à première vue les apports. » Apports. Cela nous fait penser au caractère de la revue, réalisée sans but lucratif, mais pour le plaisir d’informer. Fournir au lecteur des outils pour réfléchir sur la connaissance. Sans vouloir l’endoctriner avec des connaissances conclusives, on lui donne la possibilité d’agir, dès le choix de lire tel ou tel article. Comme celui qui est en face d’un puzzle inachevé sur une table, et qui, en l’observant, commence à imaginer quelle pièce dans la boîte permettrait d’agencer la suivante ; il n’est pas un simple spectateur. Carrer de la Ciutat fut publié à Barcelone entre 1977 et 1980 par les Ediciones del Cotal. La plupart des membres de la rédaction étaient de jeunes historiens et critiques d’architecture. Beaucoup d’entre eux ont pris au fil des années une importance non négligeable dans les domaines de la critique et de l’enseignement de la discipline. En 1982 par exemple, sa rédactrice en chef, Beatriz Colomina, est allée à l’Université de Columbia. Six ans plus tard, elle devient professeur à l’Université de Princeton. Colomina a beaucoup écrit sur l’architecture dans des magazines comme Assemblage, Daidalos ou encore 165 – Vol. 01 – 09 Couverture de Carrer de la Ciutat, n° 0. Bibliothèque ETSAB, Barcelone Grey Room, puis a publié plusieurs ouvrages tels Sexuality and Space (1992), lauréat en 1993 du AIA International Book Award. Il est cependant curieux de constater que, malgré son intense activité ultérieure comme auteur, il n’y a aucun texte de Colomina dans Carrer de la Ciutat. A contrario, les textes d’auteurs indépendants de la rédaction – contemporains ou antérieurs – sont légions : Oriol Bohigas, Richard Neutra, Adolf Loos, Joseph Rykwert, Josep Maria Sostres, Josep Maria Torres Nadal, Solà-Morales, Antonio Gramsci, José Antonio Coderch, Berthold Lubetkin, Valentin Parnac… Si la plupart des textes sont écrits ou bien traduits en espagnol ou catalan, certain sont publiés dans leur langue d’origine et traduits. Rovira nous parle, dans son texte du numéro 11, de cette façon convenue de lire l’histoire, « comme une science érudite irréfutable qui agit à l’aide du schéma du drame classique : exposé, noeud, dénouement. » Il y dénonce le fait que dans ce cadre, ce qui importe le plus souvent, c’est le dénouement. « Il doit y avoir thèse à tout prix ; la rigueur et la recherche importent peu. » Il évoque également la connaissance traditionnelle de la réalité architecturale à l’aide de comparaisons formelles. « Eviter cette méthode qui ne peut que nous apporter frustration professionnelle serait quelque chose d’urgent. » A l’inverse des immeubles qui appartiennent presque toujours à quelqu’un, les rues n’appartiennent en principe à personne. GEORGES PEREC, Espèces d’espaces (1974), Galilée, « L’espace critique », Paris, 2000, p. 94. Selon Rovira, les années 20 et leurs changements paradigmatiques sont un point d’inflexion qui devrait influer sur nos connaissances. « Se souvenir de cette époque nécessite de relativiser les mythes, de détruire la bande qui autour de nous tente de tisser une historiographie dirigée, censée consolider la connaissance comme quelque chose de fermé, avec la fâcheuse tendance à marteler le cerveau du spectateur tout en le laissant sans réponse. » Cette évolution entend dépasser le « catalogage », limite implicite de cette historiographie linéaire. A la manière du puzzle, dont on peut regrouper les pièces, par type, avec leurs creux et excroissances, Carrer de la Ciutat contenait différents types d’articles. Dans le numéro 1, publié en janvier 1978, on trouve un extrait de la conférence « Des espaces autres : utopies et hétérotopies » prononcée par Michel Foucault le 14 mars 1967 au Centre d’études architecturales de Paris. « [...] Les hétérotopies sont liées, le plus souvent, à des découpages du temps, c’est-à-dire qu’elles ouvrent sur ce qu’on pourrait appeler, par pure symétrie, des hétérochronies ; l’hétérotopie se met à fonctionner à plein lorsque les hommes se trouvent dans une sorte 166 – Vol. 01 – 09 Jordi Palà Balanyà Fiche de publication de Carrer de la Ciutat de rupture absolue avec leur temps traditionnel ; […] l’idée de tout accumuler, l’idée de constituer une sorte d’archive générale, la volonté d’enfermer dans un lieu tous les temps, toutes les époques, toutes les formes, tous les goûts, l’idée de constituer un lieu de tous les temps qui est lui-même hors du temps, et inaccessible à sa morsure, le projet d’organiser ainsi une sorte d’accumulation perpétuelle et indéfinie du temps dans un lieu qui ne bougerait pas, ou bien, tout cela appartient à notre modernité. Le musée et la bibliothèque sont des hétérotopies qui sont propres à la culture occidentale du XIXe siècle. […] » L’espace semble être, ou plus apprivoisé, ou plus inoffensif, que le temps : on rencontre partout des gens qui ont des montres, et très rarement des gens qui ont des boussoles. GEORGES PEREC, Espèces d’espaces (1974), Galilée, « L’espace critique », Paris, 2000, p. 164. Ce renvoi à la bibliothèque nous fait penser au catalogage évoqué par Rovira. Carrer de la Ciutat n’entend pas être un musée, n’a pas l’intention de disposer de ses entrées registrées comme les archives d’une bibliothèque. Elle ressemblerait plutôt à cet autre type d’hétérotopies évoquées par Foucault, « liées, au contraire, au temps dans ce qu’il a de plus futile, de plus passager, de plus précaire, et cela, sur le mode de la fête. Ce sont des hétérotopies non plus éternitaires, mais absolument chroniques. Telles sont les foires, ces merveilleux emplacements vides au bord des villes, qui se peuplent, une ou deux fois par an, de baraques, d’étalages, d’objets hétéroclites, de lutteurs, de femmes-serpents, de diseuses de bonne aventure. » Carrer de la Ciutat n’avait pas une périodicité régulière. Parfois, deux numéros étaient publiés consécutivement en deux mois ; d’autres fois, il y avait plus de cinq mois entre les numéros. A la manière d’une foire itinérante qui attend, pour présenter un spectacle après répétitions, de trouver le lieu adéquat où planter son chapiteau, Carrer de la Ciutat relève plus du cirque que de la bibliothèque. Dans le deuxième point de sa conférence, Foucault nous parle du pouvoir de l’hétérotopie à « juxtaposer en un seul lieu réel plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont en euxmêmes incompatibles. C’est ainsi que le théâtre fait succéder sur le rectangle de la scène toute une série de lieux qui sont étrangers les uns aux autres. » Une foire. Un chapiteau. Un théâtre. Pièces détachées vraisemblablement incompatibles jusqu’à ce qu’elles entrent en scène. Le dernier numéro de Carrer de la Ciutat, publié en novembre 1980, est consacré quasi exclusivement au théâtre. Le projet pour le Teatro del Mondo de Rossi, conçu entre 1979 et 1980 pour la biennale de Venise de 1980, est le point d’orgue de ce volume. Celui-ci s’ouvre sur le texte explicatif succinct que 167 – Vol. 01 – 09 Les territoires p. Foire du Mercadal (1970). Rubí, Barcelone Couverture de Carrer de la Ciutat, n° 12. Bibliothèque ETSAB, Barcelone Rossi écrivait sur son projet : « […] Au contraire, le projet pour le Teatro del Mondo – et c’est pour ça qu’on pourrait l’appeler théâtre vénitien – se distingue selon trois caractéristiques fondamentales : il possède un espace utilisable précis, bien que non précisé ; il est conçu comme un volume selon la forme des monuments vénitiens ; et il flotte sur l’eau. Il est évident que le fait d’être sur l’eau est sa principale caractéristique. Un radeau, une embarcation : la limite ou les confins de la construction vénitienne. […] » Michel Foucault finissait sa conférence en évoquant précisément les embarcations : « le bateau, c’est un morceau flottant d’espace, un lieu sans lieu, qui vit par lui-même, qui est fermé sur soi et qui est livré en même temps à l’infini de la mer. Le navire, c’est l’hétérotopie par excellence. Dans les civilisations sans bateaux, les rêves se tarissent, l’espionnage y remplace l’aventure, et la police, les corsaires. » Dans le sixième et dernier point (principe) de sa dissertation sur l’hétérotopie, Foucault soulignait l’une de ses caractéristiques essentielles : « Le dernier trait des hétérotopies, c’est qu’elles ont, par rapport à l’espace restant, une fonction. […] Ou bien elles ont pour rôle de créer un espace d’illusion qui dénonce comme plus illusoire encore tout l’espace réel, tous les emplacements à l’intérieur desquels la vie humaine est cloisonnée. […] Ou bien, au contraire, créant un autre espace, un autre espace réel, aussi parfait, aussi méticuleux, aussi bien arrangé que le nôtre est désordonné, mal agencé et brouillon. » Si nous recourions à cette définition, le Teatro del Mondo de Rossi pourrait être une hétérothopie à plus d’un titre : un bateau (lieu sans lieu) avec un espace utilisable (fonction) précis (réel) qu’est le théâtre (juxtaposition d’espaces). Une rue c’est aussi un lieu. Une rue dans une ville, un lieu précis. Mais quelle est notre ville ? La rue de notre ville pourrait-elle être également une hétérotopie ? On peut s’y promener, dans ses pages. On sait qu’elle est formée par agrégation de pièces ; une sorte d’espaces juxtaposés dans un même emplacement. Quelle sera sa fonction ? La croisière s’amuse (Septembre 1977) Aldo Rossi, Teatro del Mondo, Biennale de Ne pas essayer trop vite de trouver une définition de la ville : c’est beaucoup trop gros, on a toutes les chances de se tromper. GEORGES PEREC, Espèces d’espaces (1974), Galilée, « L’espace critique », Paris, 2000, p. 119. En relisant encore une fois Rovira dans son texte d’introduction du numéro 11, on épingle également ceci : « Ainsi, notre proposition serait tout autre : l’analogie poétique, la métaphore dirigée, 168 – Vol. 01 – 09 Jordi Palà Balanyà Venise (1980) Carrer de la Ciutat, nº12. la recherche scientifique, la relativisation historiographique, etc. seraient mélangées entre elles sans un ordre préconçu, comme autant de façons potentielles de comprendre l’univers que l’architecture fait tourner autour d’elle-même. » Notre rue est pavée avec ces mots. Plus encore, les mots sont chacun des pas, chacune des traces qui la parcourent. On pense encore à Quetglas : « Celui qui n’a pas de foyer s’abrite avec des matériaux faibles. parfois il peut aussi utiliser des paroles. Des paroles qui sont déjà dites et c’est la mémoire, le sens qui les réunit et les tisse. » La conférence de Foucault retranscrite dans le numéro 1 de Carrer de la Ciutat est précédée par la préface d’une œuvre du même auteur Les Mots et les Choses. Dans cette préface, il écrivait : « Les utopies consolent : c’est que si elles n’ont pas de lieu réel, elles s’épanouissent pourtant dans un espace merveilleux et lisse ; […] Les hétérotopies inquiètent, sans doute parce qu’elles minent secrètement le langage, parce qu’elles empêchent de nommer ceci et cela, parce qu’elles brisent les noms communs ou les enchevêtrent, parce qu’elles ruinent d’avance la ‹ syntaxe ›, et pas seulement celle qui construit les phrases, - celle moins manifeste qui fait ‹ tenir ensemble › (à côté et en face les uns des autres) les mots et les choses. » Mots détenus. Matériaux faibles. On ne peut pas marcher dans une rue sans s’y déplacer. Il ne peut pas y avoir de poétique avec des phrases au lyrisme stérile. Rovira dit : « Globalité et langage, le seul but et la seule arme sûre ». Si notre rue veut garder son caractère, on ne peut dès lors la considérer comme lieu hétérotopique. Non plus comme une utopie, dont on sait que c’est quelque chose de réel. Donc, que sera-t-elle ? Michel Foucault nous propose un troisième type d’espace : « […] et je crois qu’entre les utopies et ces emplacements absolument autres, ces hétérotopies, il y aurait sans doute une sorte d’expérience mixte, mitoyenne, qui serait le miroir. Le miroir, après tout, c’est une utopie, puisque c’est un lieu sans lieu. Dans le miroir, je me vois là où je ne suis pas, dans un espace irréel qui s’ouvre virtuellement derrière la surface, je suis là-bas, là où je ne suis pas, une sorte d’ombre qui me donne à moi-même ma propre visibilité, qui me permet de me regarder là où je suis absent - utopie du miroir. Mais c’est également une hétérotopie, dans la mesure où le miroir existe réellement, et où il a, sur la place que j’occupe, une sorte d’effet en retour ; c’est à partir du miroir que je me découvre absent à la place où je suis puisque je me vois là-bas. […] » Continuer. Jusqu’ à ce que le lieu devienne improbable. Jusqu’ à ressentir, pendant un très bref instant, l’impression d’être dans une ville étrangère, ou mieux encore, 169 – Vol. 01 – 09 Les territoires p. jusqu’ à ne plus comprendre ce qui passe ou ce qui ne se passe pas que le lieu tout entier devienne étranger, que l’on ne sache même plus que ça s’appelle une ville, une rue, des immeubles, des trottoirs… GEORGES PEREC, Espèces d’espaces (1974), Galilée, « L’espace critique », Paris, 2000, p. 105. La rue de notre ville n’est pas une rue conventionnelle. Notre ville non plus. Peut-être parce que ce n’est pas une rue. Peutêtre parce que ce n’est pas une ville non plus. Notre rue, c’est un miroir ; pas seulement un espace irréel dans lequel on se reflète, mais également, comme le faisait Alice, un espace que l’on peut traverser pour découvrir « l’autre côté ». Notre rue n’est pas seulement une porte, c’est un labyrinthe. Un de ces palais de miroirs dans lesquels tu peux te perdre si facilement. Reflets de miroirs dans d’autres miroirs. Rovira évoque cette porte labyrinthique : « Tu pénètres dans cet univers à travers un labyrinthe qui a été créé artificiellement afin d’obtenir une vision globale à laquelle tu accèdes par le biais de plusieurs visions fragmentaires ; voici notre objectif. » Georges Perec commence son livre Espèces d’espaces (1974) avec une illustration du récit de Lewis Carroll, la carte de l’océan extraite de La chasse au Snark (1876). Cette carte, c’est un morceau de papier blanc. Le récit est écrit sous la forme d’un poème fantaisiste, un parangon de l’absurde. Le poème emprunte des éléments de la fable du même Carroll De l’autre côté du miroir (1871). Une carte sans indications pour un labyrinthe artificiel. Dan Graham, Present Continuous Past(s), Croquis (1974) Il faut aller plus doucement, presque bêtement. Se forcer à écrire ce qui n’a pas d’intérêt, ce qui est le plus évident, le plus commun, le plus terne. La rue : essayer de décrire la rue, de quoi c’est fait, à quoi ça sert. GEORGES PEREC, Espèces d’espaces (1974), Galilée, « L’espace critique », Paris, 2000, p. 100. Espèces d’espaces contient deux chapitres consacrés à ces types d’espaces que sont la rue et la ville. Perec lui-même s’impose des conditions et travaux pratiques concernant la rue. Les lieux sont un sous-chapitre dans La rue, une sorte d’exercice expérimental que Perec joint comme des notes sur un travail en cours. « En 1969, j’ai choisi, dans Paris, 12 lieux (des rues, des places, des carrefours, un passage) ou bien dans lesquels j’avais vécu, ou bien auxquels me rattachaient des souvenirs particuliers. J’ai entrepris de faire, chaque mois, la description de deux de ces lieux. […] Cette entreprise qui n’est pas sans rappeler dans son principe les ‹ bombes du temps › durera donc douze ans, jusqu’ à ce que tous les 170 – Vol. 01 – 09 Jordi Palà Balanyà Rue Vilin, planche contact. Pierre Getzler (1970) lieux aient été décrits deux fois douze fois. Je saurai alors si elle en valait la peine : ce que j’en attends, en effet, n’est rien d’autre que la trace d’un triple vieillissement : celui des lieux eux-mêmes, celui de mes souvenirs, et celui de mon écriture. » Le photographe Pierre Gretlzer a accompagné Georges Perec pendant son entreprise jusqu’en 1975. 12 lieux dans Paris. 12 numéros de Carrer de la Ciutat. Ou 12bis, si on compte le numéro 0. Perec cite un personnage de Raymond Queneau dans Le vol d’Icare (1968) : « 13bis, est-ce un nombre pair ou un nombre impair ? » Icare, le fils de l’architecte Dédale. Tout deux prisonniers du labyrinthe construit par Dédale à Knossos. Un labyrinthe classique, composé d’une seule voie. Notre rue n’est pas le chemin de ce labyrinthe, Knossos n’est pas la ville où il se trouve. Peut-être notre labyrinthe est-il une sorte de labyrinthe fractal (terme proposé par le mathématicien Benoît Mandelbrot en 1975), un labyrinthe géométrique dont la structure de base peut se répéter en plusieurs échelles et sens, en s’étendant sans limites, sans indications, comme la carte blanche de La chasse au Snark de Carroll. Le dernier numéro de Carrer de la Ciutat fut publié en octobre 1980. Près de trente ans plus tard, il est possible de regarder rétrospectivement, comme le proposait Perec avec ses lieux parisiens, et déceler les traces de vieillissement. Comme chez Perec, Rovira identifie, à la fin de son texte, les défis qui attendent la revue au vu des thèmes abordés par celle-ci : « Ce qui pourrait être constructif serait, peut-être, que d’autres écrivent sur les mêmes sujets, en offrant d’autres versions, plus profondes, plus suggestives, c’est-à-dire moins définitives ; autrement dit, plus compréhensibles. » J’écris : j’habite ma feuille de papier, je l’investis, je la parcours. Je suscite des blancs, des espaces (sauts dans les sens : discontinuités, passages, transitions). GEORGES PEREC, Espèces d’espaces (1974), Galilée, « L’espace critique «, Paris, 2000, p. 180. Le 14 novembre 2006 avait lieu, à New York, l’inauguration de l’exposition Clip/Stamp/Fold : The Radical Architecture of Little Magazines 196X – 197X, au Storefront for Art and Architecture, sous la direction de Beatriz Colomina, rédactrice en chef, à l’époque, de Carrer de la Ciutat. « An explosion of architectural little magazines in the 1960s and 1970s instigated a radical transformation in architectural culture with the architecture of the magazines acting as the site of innovation and debate. » Parmi les 70 magazines sélectionnés se trouvait Carrer de la Ciutat. Vue de l’exposition Clip/Stamp/Fold. New York (2006) 171 – Vol. 01 – 09 Les territoires p. L’espace fond comme le sable coule entre les doigts. Le temps l’emporte et ne m’en laisse que des lambeaux informes : Écrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes. GEORGES PEREC, Espèces d’espaces (1974), Galilée, « L’espace critique », Paris, 2000, p. 180. DÉNOUEMENT Le fil d’Ariane peut continuer à s’effilocher, comme des pincées de miettes de pain. 172 – Vol. 01 – 09 Jordi Palà Balanyà Bibliographie Carrer de la Ciutat, Ediciones del Cotal, Barcelone, 1977-1980, nº0-12. PEREC Georges, Espèces d’espaces, Galilée, 1974, « L’espace critique », Paris, 2000. BERGER John, « L’exil », in La Lettre Internationale, Paris, 1985. CARROLL Lewis, The hunting of the snark, 1876. CARROLL Lewis, Through the Looking-Glass, and What Alice Found There (includes Jabberwocky), 1872. Clip/Stamp/Fold: The Radical Architecture of Little Magazines 196X – 197X, New York, Montréal, Londres. http://www.clipstampfold.com/. LE CORBUSIER, Le poème de l’angle droit, CBA, 1955, Madrid, 2006. QUETGLAS Josep, Homelesspage introduction, WAM (Web Architecture Magazine). http://www.arranz.net/web.arch-mag.com/ 7/cover.html. QUETGLAS Josep, Encuentros, esparcimientos, WAM (Web Architecture Magazine). http://www.arranz.net/web.arch-mag.com/ quet/01.html. Visions nº1 Habitar signifi ca dejar huellas, Edicions UPC – ETSAB, Barcelone, 2003. Et, évidemment, Wikipedia http://en.wikipedia.org/wiki/Main_Page Wordreference http://www.wordreference.com/ et son fil d’Ariane. 173 – Vol. 01 – 09 Les territoires p. L’ Architectural Association School of Architecture Texte de Oriana Klausner Considérée comme l’un des laboratoires d’architecture les plus dynamiques et prolifiques, la célèbre Architectural Association School de Londres s’est toujours trouvée à la pointe, d’une manière souvent déconcertante, pour innover et insuffler des idéaux à l’architecture anglaise et internationale. Aussi n’a-t-elle jamais cessé d’être l’une des deux ou trois écoles du monde auxquelles on se réfère constamment. Bien que de nombreux architectes et designers, anciens étudiants ou professeurs de l’AA School sont aujourd’hui considérés comme les leaders de l’architecture actuelle, il serait réducteur d’attribuer la renommée de cette « institution » au seul succès des productions artistiques ou théoriques de ses ressortissants 1 . Durant les années 1970, l’AA School connut une période unique qui bouleversa à jamais la production et la pensée architecturale contemporaine mondiale. Nous verrons dans quelles mesures sa structure, sa « politique » et les ingrédients semés à travers son histoire ont parfaitement contribué à l’élaboration du festin architectural que fut l’AA School des années 1970. Pour comprendre cette position privilégiée qu’occupait l’Architectural Association au sein du débat architectural à cette époque, nous nous proposons de développer une recherche sous deux aspects. D’une part, nous étudierons l’évolution du projet pédagogique et politique que mène l’AA depuis ses origines. Celle-ci nous montre que plusieurs remises en question et choix cruciaux – surtout dans les années 1970 –, ont permis la mise en place des structures et stratégies nécessaires à la concrétisation de ses ambitions et à la création d’un espace ouvert par rapport aux normes traditionnelles des autres écoles d’architecture de la même époque. Si, à partir des années 1970, d’autres écoles dont La Cambre vivaient, parallèlement, un bouleversement et une remise en question de leur pédagogie, l’AA reste historiquement, pour une série de raisons que nous tenterons de mettre en lumière, une école « différente ». D’autre part, nous présenterons certains des éléments qui ont permis le rayonnement de l’école dans l’histoire et dans la culture architecturale mondiale. Tous n’ayant pas la même finalité, nous distinguerons les divers moyens mis en œuvre par l’AA ; certains furent utilisés pour se faire connaître, d’autres pour 175 – Vol. 01 – 10 se faire plaisir et d’autres encore pour dialoguer et stimuler les échanges entre les étudiants, les professeurs et les invités. Car c’est surtout par le biais de différentes publications écrites et publiées par l’AA que l’école a pu promouvoir son image de marque. D’ailleurs, ces publications demeurent essentielles dans le rôle de vitrine de l’AA School. Ainsi, nous tenterons de rendre évidentes les principales caractéristiques de l’AA qui lui ont permis de se positionner, dans les années 1970 - 1980, et d’occuper, jusqu’à aujourd’hui, ce rang inédit dans le milieu, l’éducation et l’histoire de l’architecture. I. LES PRÉMICES Résolument attachée à son indépendance, l’Architectural Association privilégie depuis toujours le débat comme outil de formation. La mise en perspective de son évolution permanente renforce l’idée selon laquelle le projet fondamental de l’AA, depuis sa création, résiderait au sein même de son fonctionnement, sa structure. Elle se doit donc d’être examinée non seulement en tant qu’école d’architecture mais surtout en tant que modèle « d’institution » d’architecture. Ia. Naissance d’un « système » En Angleterre, au XIXe siècle, il faut pouvoir justifier de sept années d’apprentissage en agence pour parvenir à s’inscrire au Royal Institute of British Architects(RIBA) et porter le titre d’architecte. En 1842, l’institut refuse l’inscription de James Wylson, chef d’une grande agence londonienne de dessinateurs pour manque d’ancienneté professionnelle. En réaction à ce mépris, ce dernier crée l‘Association of Architectural Draughtsmen chargée de la mise en place d’un registre professionnel gratuit dont l’objectif est la mise en valeur du métier et de l’ancien esprit de l’architecture. C’est dans une atmosphère de « gentleman’s club », suivant l’expression de l’historien John Summerson 2 , que l’AAD se développe au cours des premières années. En 1847, un groupe de jeunes étudiants contestataires 3 décide, sous la houlette de Robert Kerr et Charles Gray, de l’adapter selon sa conception, celle d’une association d’architectes dotée d’une véritable école et défendant des valeurs qui lui sont propres : l’Architectural Association et l’AA School sont nées. Le programme de l’AA est tout à fait novateur : une Class of Design a lieu le soir en alternance avec des débats. Par une circulaire, les étudiants sont informés des projets sur lesquels ils sont tenus de travailler. Ceux-ci sont présentés lors de «rencontres» nocturnes riches en discussions et critiques. Une publication est lancée : l’AA Sketch Book, dont les premiers numéros commentent les visites de chantiers et les excursions d’été organisées par l’Association. En outre, de nombreuses conférences se tiennent régulièrement ; elles sont souvent données par des invités de renommée internationale. Et, plus ponctuellement, lors de l’Annual Conversazione, est organisée une exposition 176 – Vol. 01 – 10 Oriana Klausner suivie d’un dîner et d’un colloque. D’un point de vue pratique, l’AA School fonctionne sur base d’une entraide qui s’apparente plutôt à une confrérie informelle qu’à une école au sens strict du terme. Tel un véritable lieu de rencontre, on y échange des propos sur les questions stylistiques et architecturales du moment. Ces débats, transposés dans la presse professionnelle, diffusent ainsi l’actualité de l’école au-delà de ses murs et la portent au cœur de la sphère architecturale. En 1855, l’Association compte près de mille membres, et le président suggère que soit créé un diplôme de qualification pour les architectes. L’idée se propage, et après sept années, le RIBA – convaincu par l’intérêt de l’AA – institue un examen libre, condition alternative à l’apprentissage pour entrer au cénacle. L’AA met aussitôt en place un système de cours de formation. Comme base de l’éducation professionnelle des architectes, apparaît alors pour la première fois en Angleterre un principe d’études sanctionnées par un examen. En 1917, l’AA déménage sur Bedford Square et s’installe dans le quartier de Bloomsbury, dans des maisons géorgiennes contiguës qui l’abritent toujours actuellement. Cette année-là, une modifi cation du règlement autorise les femmes à devenir membres de l’Association. Toutefois, il faudra attendre 1920 pour qu’elles puissent être admises dans son école. Peu à peu, le manque d’adéquation entre l’évolution des modes de pensée qui se développent au sein de l’école et l’académisme de la structure de l’AA entraînent de violentes polémiques entre le comité d’étudiants et le directeur de l’époque, Goodhart-Bendel. En 1936, l’AA décide de remplacer le système de répartition d’études en années au profi t d’une division en studios ou ateliers, il s’agit des fameuses Units. Cet événement atteste, à l’évidence, que l’AA demeure avant tout le fruit de ses étudiants : un mandat leur est destiné au Conseil et ils prennent part à toutes les décisions. Ultérieurement, nous verrons l’impact qu’aura, sur la production prodigieuse à venir, cette organisation caractéristique de l’AA. Dès le début des années 1950, l’indépendance et la souplesse de sa structure permettent à l’AA de présenter et d’exposer toutes les tendances novatrices ou contestataires du monde de l’architecture et surtout d’en débattre au moment précis de leur apparition. L’école compte alors dans ses rangs Peter Smithson, qui y enseigne activement depuis 1954 ; elle devient en partie le fief des idées du Team 10. Parallèlement, des projets utopiques apparaissent : James Gowan, le nouvel associé de James Stirling, devient l’un des professeurs les plus en vue de l’AA 4 . C’est aussi l’époque où Warren Chalk, futur membre du groupe Archigram, ainsi qu’Alan Colquhoun et son Grunt Group rejoignent l’AA. Ib. Autonomie A la fin des années 1960, l’AA doit faire face à une crise qui menace son existence. Sous l’influence de Margaret Thatcher, alors ministre de l’Education, le programme de la réforme des 177 – Vol. 01 – 10 L’ AA School of Architecture écoles privées empêche l’attribution de bourses aux institutions qui bénéfi cient – même indirectement – de subsides gouvernementaux, à moins qu’elles n’acceptent d’être liées à une institution publique. Farouchement attachée à son indépendance, l’AA refuse d’accepter la moindre subvention ou toute proposition de regroupement. Restant fidèle à sa position originelle, elle maintient la collégialité de sa gestion entre étudiants, personnel et adhérents. Des élections sont organisées ; le canadien Alvin Boyarsky, architecte et ancien enseignant de l’AA, est élu chairman avec cent voix d’avance sur Kenneth Frampton. Pour le nouveau dirigeant, l’AA se doit d’être une « Jeffersonian Democracy : maximum autonomy, maximum choice and minimum interference 5 ». C’est un espace de liberté et de responsabilité individuelles, sans police ni bureaucratie, qu’il va présider et arbitrer. Un lieu de plaisir, d’interférences et d’expérimentation plus que de savoir, une véritable institution métropolitaine. Architectural Design, vol 43 n°5, 1972. Alvin Boyarsky en page de garde avec un lever de soleil jaillissant de la poche de sa veste. Une belle méthaphore expri- Ic. Intensification du système Si Bedford Square devient en deux ans le centre culturel de l’architecture le plus en vue de Grande-Bretagne, c’est à Alvin Boyarsky qu’on le doit. Celui-ci, pour qui il est hors de question de mettre en place un schéma d’enseignement qui s’apparenterait à une idéologie, fait alors de la structure de l’AA la base de son plan pédagogique. Profi tant du contexte structurellement et financièrement incertain de l’école, Boyarsky s’attelle à une réelle politique d’expérimentation. Il définit sa mission comme étant : « A demonstration that there could be very much more to architectural education than building technology, functionalist programs, and empty style-mongering 6. » Largement expérimentales, les méthodes adoptées entraînent des résultats imprévisibles. Et, c’est justement dans cette exploration des limites de l’architecture que les enseignants et étudiants de l’AA dépasseront le courant dominant prescrit par leurs collègues professionnels engagés dans l’activité quotidienne de la conception de bâtiments. « I would never use professional standards as a measure for education. I mean, if you think of what all of those whores out there are doing… professionalism is a curious thing 7. » Par définition, l’enseignement de l’architecture est souvent sensible aux pressions du milieu professionnel. En outre, l’école d’architecture qui fait partie d’une institution plus large, tend à se rendre académiquement « respectable » et appréhendable par tous. Ces circonstances ne sont pas sans menacer la dynamique des écoles d’architecture. Souvent conduites à se figer en simples centres de formation pour la profession – telle qu’elle s’exerce au quotidien –, le danger est celui d’un désengagement, d’un désintérêt pour les valeurs plus profondes de recherche dans l’architecture. C’est précisément en maintenant son indépendance que l’AA a pu s’isoler des pressions exter- 178 – Vol. 01 – 10 Oriana Klausner mant bien l’émergence rayonnante d’une école incarnée par une personnalitié à l’allure fi ère… nes, explorer le potentiel de l’architecture en tant qu’expression culturelle et medium critique et décider en toute liberté de ses choix et priorités. Toutefois, en refusant de souscrire aux valeurs et standards du monde de l’architecture et en se basant uniquement sur ses propres centres d’intérêt comme fondement de son enseignement, l’AA court le risque de devenir introvertie, incestueuse et en fin de compte stérile. Boyarsky, conscient des effets pervers de la politique instaurée, décide que toutes les activités de l’école (les lectures, expositions, publications, etc.) ne seront pas seulement accessibles au public ; elles seront activement promues en tant qu’événements publics et devront donc être à la hauteur d’un public parfois très exigeant. Id. Stimulations Etre une institution ouverte n‘empêche pas l’AA, au cours des années 1970, de se prêter à l’élitisme et de favoriser l’esprit de caste. Les enseignants sont recrutés directement par le chairman de l’école, ils ne sont pas choisis compte tenu de leur notoriété mais en fonction de leur personnalité et de leur faculté à enrichir les différentes Units. Leur contrat d’embauche est d’un an et renouvelable. Pour garder leur poste, ils doivent chaque année convaincre non seulement le directeur et les membres de l’Association, mais surtout les élèves de l’AA. Nombre d’entre eux sont d’anciens membres de l’école qui connaissent et apprécient le système. Les nouveaux professeurs doivent être capables de renouveler leur programme constamment. Cette exigence professionnelle entraîne une politique permanente de rotation du corps enseignant et permet ainsi un maintien des standards élevés. Pour l’AA, le choix pédagogique de l’enseignement par Units ou Studios, à la différence d’un enseignement par années, permet la coexistence et la confrontation ouverte de conceptions divergentes au sein d’une même année. La concurrence entre les tendances, les fortes personnalités des Unit Masters et de leurs étudiants permettent un enseignement éclectique stimulé par un devoir de critique entre tous ses acteurs. Pour l’AA, il ne s’agit plus vraiment d’un système d’éducation mais plutôt d’une véritable philosophie de l’éducation qui offre une garantie de diversité et de qualité grâce à la synergie offerte par l’école et au choix des professeurs. N’est pas Unit Master qui le souhaite : si son « obédience » importe peu, l’originalité de sa personnalité et de son travail, sa faculté à dialoguer et à accepter la critique, son désir de développer et de publier ses propres travaux sont autant de critères indispensables à un recrutement à l’AA. En échange, l’école offre à l’heureux élu une formidable tribune et un rayonnement dépassant souvent les frontières britanniques. Parmi ces personnalités choisies, Elia Zenghelis, Leon Krier, Peter Cook et Bernard Tschumi s’engagent dans la création de nouvelles Units, lesquelles suscitent quantité de débats avec 179 – Vol. 01 – 10 Peter Cook, Mark Fisher, Piers Gough et Cedric Price réunis en jury L’ AA School of Architecture l’intervention de jurys et la mise sur pied d’expositions annuelles. Ainsi, par exemple, nous pouvons citer le spécialiste de la question urbaine, Dalibor Versely. C’est avec des succès divers que les professeurs plus anciens poursuivent leur enseignement. Bien qu’il se fasse entendre depuis 1965, Charles Jencks ne réussit pas à convertir l’école au post-modernisme. Quant à l’héritage d’Archigram, il est transmis par Peter Cook et Ron Herron, dont le penchant pour la « mécanique lyrique » exerce une influence sur l’Unit de Jan Kaplicky. Boyarsky évoque l’atmosphère de l’AA pendant les années 1970 en ces termes : « If you went to a Dalibor jury the conversation was slow moving, soft-spoken, with lots of scholarly references. If you go to a Peter Cook jury there’s lots of giggling-Piers Gough shouting from the corner, etc. In the days Leon Krier was here there were blacksuited Italians saying rational things. Go to one of Nigel Coates’ juries and you will find the art world there, video people, magazine people. There’s a style to it all 8. » Il met donc les enseignants sous pression autant que les étudiants et engendre ainsi une compétition qui alimente l’effort nécessaire pour atteindre les standards élevés de l’AA. La place importante octroyée aux étudiants dans la gestion de l’école, qui se veut souple et extravertie, permettra à ces derniers de se manifester et de jouer un rôle important dans le choix des préoccupations et des activités de l’école. C’est ainsi que l’étudiant Rem Koolhaas présente Superstudio à l’AA, lorsqu’en 1971, il organise des conférences avec Adolfo Natalini. D’ailleurs, Superstudio exercera une influence non négligeable sur plusieurs générations d’élèves de l’AA. Outre les Units, l’école comprend à l’époque (et encore aujourd’hui) une importante section consacrée aux techniques de tout genre, les Technical studies, et une autre, à la culture générale, les General studies. Parmi les professeurs de l’époque figurent Alan Colquhoun, Charles Jencks, Cedric Price et Anthony Vidler pour n’en citer que quelques-uns. La direction organise chaque année des centaines de conférences visant toutes les disciplines imaginables. Comparable à un grand puits de connaissance, l’école est ouverte à chacun qui désire se ressourcer. Ie. Infrastructure La suppression des bourses d’étude à la fin des années 1960 a réduit considérablement le nombre d’étudiants britanniques ayant des diffi cultés à payer les droits d’inscription de l’AA. C’est grâce à des étudiants aisés venus d’Extrême- ou du Moyen-Orient, financièrement aptes à verser un minerval élevé, que l’école survivra et, par là même, prendra une ampleur internationale. Avec ces nouvelles ressources financières et le nouveau budget de fonctionnement, Alvin Boyarsky fait modifier l’espace de Bedford Square pour favoriser les activités multiples qui reflètent sa politique d’ouverture. Un Print Studio (le studio graphique) est créé au sous-sol, une salle de conférence est 180 – Vol. 01 – 10 Oriana Klausner Peter Eisenman, Charles Jencks et Alvin Boyarsky autour d’un dîner aux chandelles à l’AA Restaurant. installée au rez-de-chaussée, ainsi qu’une galerie d’exposition. A l’étage, un bar qui deviendra le cœur de l’AA est mis en place. Cette transformation aura un impact tant physique qu’idéologique. « It is all part of the plan to transform a school of architecture into a place for the discussion and display of architecture on a metropolitan scale 9. » A la fin de chaque année, une exposition publique du travail des Units envahit l’ensemble de l’école. L’importance considérable donnée aux présentations débouche sur une atmosphère de véritable représentation. « We create very rich compost for students to develop and grow from and we fight the battle with the drawings on the wall. We’re in pursuit of architecture, we discuss it boldly, and we draw it as well as we exhibit it. We are one of the few institutions left in the world that keeps its spirit alive 10. » L’AA est un lieu de travail, de discussion et de rencontre. La recette est simple, selon Françoise Fromonot, journaliste de la revue l’Architecture d’Aujourd’hui : « des bâtiments que rien ne destinait à abriter une école d’architecture, trois maisons géorgiennes irriguées par un dédale de couloirs et de passerelles dus aux extensions et aux remodelages successifs ; installez-y une population bien trop importante pour les surfaces, proposez un foisonnement d’activités, régulièrement ouvertes à la vie urbaine avec expositions et colloques, invitez des architectes célèbres à conférer, à juger et à débattre, organisez soirées et fêtes : événements et mélanges ne manqueront pas de se produire. L’AA s’est délibérément installée dans une coquille trop étroite pour cultiver à son échelle une forme de congestion 11. » II. LE RAYONNEMENT Au-delà des expositions, des conférences et des échanges d’idées à un niveau international, une part très importante de la notoriété de l’école se forge grâce à ses nombreuses publications mondialement diffusées et appréciées. Alvin Boyarsky, qui aime les livres autant que la notoriété, lie sa stratégie d’édition aux grandes manifestations de l’AA, telles les expositions, les conférences et débats ou les recherches du corps professoral. Chaque année, plus d’une dizaine de volumes émergent du Print Studio sur lequel son autorité s’exerce sans partage, outre des créations graphiques manufacturées sans recherche de profi t. La spécifi cité des choix pédagogiques de l’école se retrouve donc dans sa démarche d’éditeur rivé sur sa propre promotion. Installée dans les sous-sols de l’école, le Triangle Bookshop devient une référence dans la capitale anglaise en assurant la commercialisation des produits éditoriaux de l’AA et la diffusion des livres récents que les étudiants désirent connaître. « It is ne- 181 – Vol. 01 – 10 L’ AA School of Architecture cessary to have a bookshop so that students can see everything as it comes out. It’s like a delicatessen where you sniff the aromas as you walk by and get interested 12. » IIa. Les parutions L’ Architectural Association a une longue histoire de production éditoriale. Nous avons évoqué les AA Sketch-Books à l’époque de Robert Kerr et Charles Gray, au XIXe siècle déjà, mais il y a aussi l’AA Journal (1904-1938) et Arena / Interbuild (1946-1968). Dans la foulée de Mai ‘68, plusieurs journaux d’étudiants voient le jour. Ces journaux ont généralement une courte durée de vie mais sont cependant très inventifs et présentent un impact conséquent pendant leur diffusion. On pourrait dire que leur caractère intermittent, spontané et éphémère est sans doute caractéristique de leur existence : disparaissant aussi souvent qu’ils apparaissent. Une des plus importantes publications de ce type est Clip-Kit (1966), qui dure six mois seulement mais « rayonne » bien au-delà des portes de l’AA School. La revue se compose de trois numéros imprimés au format A4 et publiés sur une période de six mois. Avec Clip-Kit, le medium est le message : les lecteurs peuvent « clipper » les numéros successifs sur une tige en plastique rigide rouge manufacturée par M&M Binding Ltd ; cette société assure sa publicité par le biais de la revue et fournit aux éditeurs des échantillons gratuits de clips de manière à promouvoir ce nouveau produit auprès des architectes. Clip-Kit prône le rapprochement de diverses technologies nouvelles avec l’architecture, clamant que « Narrow preoccupations of both architects and students are incongruous in an era of unprecedented technological advance 13. » et vantant ainsi des aspects du design généralement considérés comme externes à l’éducation architecturale. Les articles présentent des nouveaux matériaux, avec un goût prononcé pour les matières plastiques, mais aussi des technologies et systèmes alternatifs tels que les ordinateurs, la technologie aérospatiale, les pneumatiques, les systèmes capsulaires et la production de masse. Parmi les architectes présentés dans la revue Clip-Kit, on trouve Cedric Price, Michael Webb, Nicholas Grimshaw et Buckminster Fuller, dont l’investissement dans les éléments architecturaux préfabriqués est en résonnance avec le format de Clip-Kit, un kit lui aussi composé de différentes parties. Dans les articles publiés par la revue, on découvre la réimpression de « A Home is not a House » de Reyner Banham, une synthèse de l’architecte futuriste Antonio Sant’Elia et une discussion sur le rôle des ordinateurs dans le design. Dans un style différent, le Ghost Dance Times (1974-75) est un journal hebdomadaire satirique distribué gratuitement dans les locaux de l’AA. Le titre de cette revue, comme la couverture du premier numéro l’illustre, est dérivé du nom d’une danse rituelle amérindienne, qui invoque – pour les croyants – la protection spirituelle en temps de guerre. Initié par Boyarsky 182 – Vol. 01 – 10 Oriana Klausner Clip-Kit n°1, 1966. Ghost Dance Times n°1, 1974. lui-même, l’esprit du journal est celui d’une résistance aux conventions de l’éducation architecturale en général mais aussi au sein même de l’AA. Le Ghost Dance Times propose des rapports critiques et candides sur les conférences, les présentations des Units, l’atmosphère de l’école, le personnel enseignant et les étudiants. Cette évaluation du climat interne et sa critique invitent à des désaccords et sont indispensables, selon l’éditeur Martin Pawley, à l’animation d’un débat constant sur la critique de l’architecture et les manières de l’enseigner. En plus de raconter les faits et gestes de l’école, Ghost Dance Times publie des articles sur la politique, l’art, la musique ainsi que sur toutes sortes de thèmes culturels de l’époque. Le journal est remplacé en 1973 par le News Events List, récapitulant de manière beaucoup moins critique et distanciée les activités de l’école, et uniquement celles de l’école. Pawley considère cette nouvelle revue comme une « Morbid revival publication ». L’apparition des News Events List, dirigés par Boyarsky, symbolise de manière très vive l’influence qu’aura ce dernier quant à la cible des publications concernant les activités de l’AA et leur impact au-delà de l’enceinte de l’école. Le format choisi pour le journal est de trois ou quatre feuillets A4. Il ressemble à un magazine d’étudiants traditionnel tout en prenant la forme d’un bulletin board de type « petites annonces » surchargé d’informations. Cette lettre, gratuite, paraît chaque vendredi et contient toutes les informations concernant la semaine à venir et annonce les conférences, les séminaires, les cours… Parfois, certains événements à venir sont présentés par des textes et des illustrations. A titre d’exemple, le News Events List du 1 au 5 octobre 1973 « proudly presents an exhibition of drawings and photographs of the work of De Koninck, the Belgian pioneer of modern architecture. This major international exhibition, arranged in conjunction with the Belgian Ministry of Cultural affairs and Maurice Culot, Curator of the Archives de l’Architecture Moderne, will be mounted in the Lecture Hall, the Annexe, the Staircase and the Bar from 3rd of October until then 19th of October. Maurice Culot will give an introductory talk with slides in Front Members Room at 6.00 on Tuesday 2nd of October. » L’article suivant annonce une exposition de photographies, à l’AA, du 25 septembre au 9 octobre, sur « Picadilly Circus and the Picadilly redevelopment area, organised by Save Picadilly. Ladies are welcome, half price ». Une autre exposition est aussi annoncée. Elle est organisée avec le Swedish Institute of London et préparée par les Swedish architectural students sur « The Problems of Urban Renewal in Swedish cities ». Celle-ci aura lieu du 1er au 19 octobre, toujours à l’école. L’article ne précise pas si ces étudiants appartiennent à l’école ou s’ils étudient en Suède. Celui qui suit signale que les plans de nouveaux espaces dans l’école sont visibles à l’Information Center, dont les horaires d’ouverture sont donnés. Suivent deux pages annonçant, jour par jour, les différents cours et activités proposés par l’école durant cette semaine. En haut de chaque page, un encart rappelle aux 183 – Vol. 01 – 10 News Events List, Week 5, 1973. L’ AA School of Architecture étudiants que tous les événements sont accessibles à chacun et qu’ils sont invités à assister aux cours donnés dans des Units autres que la leur. Comme chaque semaine, les cours proposés sont très variés : « Urban Food Production Series », ou comment réfléchir aux différentes manières de prendre le contrôle direct des moyens de production de la nourriture ; le Nice Idea Unit se consacre aux multiples façons « nice » de faire les choses ; un atelier propose aux étudiants les « basic skills that one will need as an architect » tandis qu’un autre s’intéresse à « The Current Condition of British Capitalism » ; une Unit se penche sur les « Polyhedrals, Geodesics and Light-Weight Structures », une autre sur le Département d’Urbanisme londonien de ces dernières années. Charles Jencks donne un cours sur la Sémiologie et l’Architecture, Joseph Rykwert sur l’Idée de la ville et Ron Herron un cours de techniques spéciales de dessin. Sur la dernière page sont présentés les nouveaux professeurs invités à donner des cours. Par exemple, Brendan Reagan, mathématicien et chimiste, présente une série de cours sur l’Invisible Environnement, ou comment les ondes magnétiques et électromagnétiques jouent un rôle majeur sur la condition humaine ; Charles Eames est présent deux jours d’affilée dans le cadre de « Architects on Architects ». Les annonces du ciné-club de l’école présentent brièvement le film français Baisers volés (François Truffaut, 1968) alors que la Unit of Extension Studies présente un film d’Andy Warhol. Comme en attestent les extraits de cette News Events List qui ne forment qu’un aperçu partiel de la densité du programme mis au point par l’AA, les activités de la semaine sont nombreuses, mais surtout, elles abordent des champs thématiques réellement différents. Remarquons également que l’école est en contact avec de grandes institutions culturelles qui lui confient l’organisation d’événements dans ses locaux surpeuplés. Différentes expositions ayant lieu simultanément, cela laisse aussi supposer l’afflux des événements à venir. C’est donc avec une certaine modestie que cette News Events List offre une multitude de thèmes de réflexion « nourrissant » les étudiants, les membres de l’Association et le grand public, lequel, rappelons-le, est invité à participer à chaque conférence. A travers son histoire, l’AA a toujours voulu agir comme un forum de débats sur l’architecture. La longue liste d’expositions, de conférences, de débats, de présentations et de cours mentionnés sur ces Lists – même si les thématiques sont souvent représentatives des questionnements de l’époque – nous montre à quel point l’AA perpétue son rôle d’« agitateur d’idées ». Les News List sont distribuées aux membres de l’Association (en 1970, l’Association comptait déjà plus de 4.000 membres) et discrètement déposées dans plusieurs établissements culturels de Londres. 184 – Vol. 01 – 10 Oriana Klausner Alvin Boyarsky compare son école à un delicatessen 14 . Cette métaphore paraît d’autant plus illustrative à la lecture du programme chargé de la News Events List. En effet, Boyarsky gère l’AA comme un bon restaurant, un lieu de rencontre où les gens sont bien nourris, divertis ; il en fait un lieu attractif, où l’on souhaite retourner et retrouver des proches. Notons que le confortable bar de l’AA est un des hauts lieux de la vie intellectuelle londonienne. Une autre réalisation de Boyarsky est la distribution gratuite et au plus grand nombre de Prospectus. Cette publication, dont, suivant l’époque, le nombre de pages varie d’une cinquantaine à une centaine, est publiée en début d’année scolaire et agit comme une introduction et une invitation à l’Architectural Association, à son école et au réseau de contacts et de facilités qu’elle met à disposition. Les premières pages expliquent le fonctionnement de l’école et des cours. L’approche internationale et l’indépendance budgétaire de l’AA, qui lui procurent sa flexibilité administrative et intellectuelle, y sont fi èrement stipulées. Surprenant pour une école se revendiquant autonome et en perpétuelle remise en question, de nombreuses pages sont réservées à son histoire, la première phrase étant : « The Architectural Association was founded on Friday evening, the 8th October 1847 15. » L’école est très fière de pouvoir, encore aujourd’hui, nouer le lien avec son passé et rappeler sa position de doyenne des écoles d’architecture britanniques. Le fait que l’AA ait été créée « by a pack of troublesome students 16 », qui ont promu l’étude par l’échange d’opinions, continue d’ailleurs de lui donner toute sa légitimité en tant qu’école pionnière dans sa pédagogie, son indépendance et son ouverture sur le monde. Il est également intéressant de remarquer les nombreuses mentions de la section histoire : la quantité de voyages effectués par les membres de l’Association, les rencontres qu’ils y ont faites et les échanges qui ont suivi ; ceci parfois sous le couvert de la politique mais toujours dans le dessein d’échanges architecturaux 17. Au cours de sa longue histoire, notamment de ses voyages, l’école a rencontré chaque mouvement architectural, dont elle s’est imprégnée, qu’elle a exposé et étudié. Cette épaisseur historique permet de retracer, à travers les hommes qui ont géré cette école et qui y ont participé depuis sa fondation, les évolutions et les questionnements de l’histoire de l’architecture jusqu’à aujourd’hui. Ensuite, quelques dizaines de pages de cette revue sont réservées aux travaux récents d’étudiants. Le lecteur est prévenu d’emblée : « The work of students at the AA never completely fits into confortable categories 18. » De nombreux projets d’architecture sont présentés ainsi que des objets, telle une bicyclette à hélice ou un tableau représentant « une résonance évoquée par des traces ». Des commentaires et explications entourent ces dessins. Au fil des années, on remarque l’évolution des Units, naissant, disparaissant, changeant de Unit Master… Dans ce magazine se trouve également un petit encart qui 185 – Vol. 01 – 10 L’ AA School of Architecture s’auto-félicite par l’annonce suivante : « The richness, density and range of activities and personalities involved, the increasingly articulate and thoughtful work of the students, the good humor and spirit which prevails, glimpses of which may be observed in these pages, are evidence of continuing vitality 19. » Une autre publication, s’apparentant plus à un livre qu’à une revue et publiée aussi par l’AA à partir des années 1970, participe de cette volonté de faire connaître les réalisations de l’école et de ses trente teaching areas. Il s’agit de l’AA Projects Review qui paraît une fois par an, en fin d’année. Annuellement, le logo de l’AA change suivant l’inspiration du graphiste du moment. Chaque Unit est présentée par son type de recherche et les professeurs qui l’animent. Les cours, les conférences qui s’y sont déroulés et les séminaires organisés par les professeurs invités sont aussi mentionnés. La revue présente généralement l’exposition de fin d’année des travaux de l’école avec des commentaires rédigés par les auteurs de chaque projet. Une place importante est réservée aux Communications et Technical Units. Ces ateliers, qui se tiennent en parallèle des Units d’architecture, se présentent souvent dans cette revue sous un jour amusant pour décrire leurs activités. Les techniques de vidéo et de communication des médias, la photographie, le graphisme, la sérigraphie, l’édition et la réalisation de films y sont enseignés et exposés au même titre que les projets purement architecturaux. Les Technical Units analysent et étudient la technologie des matériaux d’une façon très appliquée. Elles proposent aux élèves des outils et des techniques avancés leur permettant de concevoir leurs propres prototypes à l’échelle 1:1, en bois, en métal ou en plastique. Parallèlement à ces publications « informelles », l’AA des années 1970 publie son journal offi ciel : l’AA Quaterly (1968-1982). Fondé et édité par Denis Sharp, l’AAQ est né du désir d’en finir avec Arena / Interbuild, la revue offi cielle de l’AA alors subventionnée par la compagnie de construction Interbuild. Cette revue qui s’était laissée « envahir » par des articles essentiellement technologiques, n’était plus en phase, selon Sharp, avec les idéaux et les ambitions de l’AA (encore moins avec ceux de son école). D’après lui, il était nécessaire d’élever le débat et de créer au nom de l’AA une revue internationale qui soit à la fois académique, critique et théorique mais surtout libérée des préoccupations du monde de la construction. Trimestrielle, la revue AAQ s’est développée autour de thématiques. A chaque numéro, un « grand thème » est traité par plusieurs rédacteurs choisis par Sharp et originaires de pays et de milieux différents, dans le but d’ouvrir et de développer le débat au maximum. L’un des numéros fondamental de l’époque est celui de l’automne 1970, dédié au monde des Comic Strips 20 . On y trouve entre autres une enquête de Hans Dieter Zimmerman, « Comic Strips as a Popular Art Form », portant sur l’essor du medium de la bande dessinée, autrefois considéré comme trash litterature, et qui s’est transformé au fil du temps 186 – Vol. 01 – 10 Oriana Klausner AA Projects Review, 1975. AA Projects Review, 1976. AA Projects Review, 1977. Comic Strips in AAQ vol 2, n°4, 1970 en mode d’expression artistique hautement appréciée. « Soon we were over a city » article de Thom Jestico dans lequel celui-ci observe que « no one and nothing is safe from the new comic 21 ». Ce dernier explore l’architecture telle qu’elle est évoquée dans les comics ainsi que l’architecture du comic strip lui-même. Par leurs grandes thématiques, les AAQ s’ouvrent aux préoccupations et centres d’intérêts du moment. A ce stade, il est important de remarquer que Dennis Sharp n’évoque que très rarement et avec beaucoup de discrétion les activités et préoccupations de l’AA School. Les rédacteurs et les publications mentionnés dans la revue sont généralement éloignés de l’AA et choisis plutôt sur base de leurs pertinence vis-à-vis du sujet traité et pour l’intérêt qu’ils peuvent apporter au débat. Au fil des numéros, les AAQ gagnent en prestige ainsi qu’en nombre d’abonnés, mais doivent, en 1982, sans raison officielle, mettre un terme à leur production. Néanmoins, le dernier numéro annonce la naissance des AA Files, dont l’éditeur en chef est Alvin Boyarsky. « The AA Files are not set out to become a polemical journal per-se. Files is motivated by a desire to portray the spiritual ambiance of the place (ndlr l’AA), the preoccupations of staff and students, the passing parade of participants drawn from all parts of the world 22… » L’ambition est claire : projeter une image plus « complète » et stimulante de l’école pour un public international déjà séduit et fidèle aux AAQ. Il y a là un basculement qui s’opère par rapport aux ambitions des AAQ d’origine. Ces derniers, qui se développaient autour d’éléments plus généraux, très souvent externes au milieu de l’AA School, se trouvent remplacés par des AA Files auto-référentiels. Cette ambition de diffusion des productions de l’école vers un public vaste et international atteste de la renommée que s’est alors forgée l’école ; elle traduit l’apparition d’une nouvelle confiance, d’une reconnaissance et d’une prise de conscience de la pertinence de sa production passée ainsi que de sa production actuelle au sein de l’AA. Le contrôle éditorial des AA Files étant attribué à Alvin Boyarsky, c’est à ce dernier qu’incombe la responsabilité de l’image de l’AA diffusée par la revue. « Aside from selecting the exhibition material and contributors, I am also involved in the design, the writing or interviewing, selecting the paper, so it becomes very intimate 23.» Ce « record of taste, sensibilities, and priorities of a small and hopefully vital public institution in a particular place and moment in time 24» que représentent les AA Files est comparé – par un Alvin Boyarsky très audacieux – aux années de gloire du magazine Architectural Design. Il précise dans son introduction aux AA Files n°2 : « It is reminiscent of the style of Architectural Design during its halcyon decade, commencing in the early 60s, when it emerged as London’s parish-pump magazine, recording taste and style of the scene as it was emerging at that time. It captured the imagination of an international audience, including a network of avant-garde contributors, and provided sustenance and inspiration at a moment of change in architectural thought and practice throughout the world 25.» 187 – Vol. 01 – 10 AA Files n°1, Hiver 1981. L’ AA School of Architecture Cette publication trimestrielle, construite comme une retranscription littérale des activités les plus marquantes et prestigieuses de l’école, se divise essentiellement en trois parties. La première compile une dizaine de conférences retranscrites par différents professeurs et conférenciers sur des sujets très variés traités dans les salles de classe de l’AA School ; elle peut être considérée comme le corps de la revue. La seconde comporte les reviews de la matière produite dans l’école : les publications, les projets d’étudiants, les expositions, etc. La troisième, propose, en guise de conclusion, le programme ou l’agenda des prochaines expositions, conférences, publications et autres principaux événements à venir. De par la nature à ce point diversifiée des conférences, des professeurs, des projets d’étudiants ou, plus généralement de par la multidisciplinarité de l’école, les AA Files offrent au lecteur un réel plaisir de lecture et pour certains un véritable exemple à suivre. La portée de la revue s’étendra évidemment bien au-delà du milieu de l’AA. Un journaliste du Design Book Review de Berkeley écrit à ce propos : « AA Files is perhaps the most lively architectural periodical in the English language today […] Compared to the major school publications in America, AA Files offers relief from the gravitas of the genre. Precis, Perspecta and Via come out so infrequently that they can hardly be thought of as representing the continuum of the school’s thinking or activities […] It should serve as a lesson to other so-called schools of the precious value of editorial continuity and intense cultural exchange 26. » En outre, des publications d’une autre nature participent au rayonnement et à l’influence internationale de l’école, à savoir celles consacrées aux catalogues d’expositions. La première grande exposition de l’AA a pour thème : l’AA. A cette occasion et avec comme prétexte la célébration des 125 ans de l’Association, Boyarsky choisit de présenter au monde 125 années de projets d’étudiants : des dessins, des manifestes, des maquettes, etc. L’école, n’ayant pas encore effectué la grande rénovation pour agrandir son espace d’exposition et de représentation, l’exposition AA125 est itinérante et fait le tour du monde durant cinq années. L’anniversaire de l’AA est célébré de New York à Berlin, de Clermont-Ferrand à Adelaïde en passant par l’Europe de l’Est. Son enjeu est double : d’une part, celui de vendre le « produit AA » à un nouveau marché mondial et, d’autre part, de rappeler subtilement à tous ses étudiants et son personnel qu’ils sont la continuité mais surtout l’avenir d’une institution unique et extraordinaire. Comme pour toutes les expositions qui suivront, à propos et au sein de l’AA, l’exposition AA125 laissera sa trace dans les esprits, et dans les bibliothèques du monde grâce à trois ouvrages qui lui sont consacrés. En réalité, chaque exposition est pour Boyarsky l’occasion de profi ter de son Print Studio et des avancées des techniques de communication de l’AA pour réunir des équipes de « choc » et produire des « mythes ». Avec les travaux qu’il lance dans les bâtiments de l’école durant les années 1970, sa politique d’exposition ne fait que 188 – Vol. 01 – 10 Oriana Klausner Alvin Boyarsky au Print Studio. Affi che pour l’exposition AA125 en Pologne, 1974. s’accroître. Bien qu’elle ne soit pas très grande, la salle d’exposition de l’AA, d’environ 60 m², présente alors certains des plus importants travaux et recherches du monde architectural, tous styles et toutes époques confondus. Toujours dans l’idée de créer un milieu privilégié, un microcosme, ces expositions débordent et envahissent toute l’école : le bar, la bibliothèque, les couloirs, l’escalier, la cour extérieure et surtout Bedford Square qui accueille de très impressionnantes installations. Les Catalogues, comme leur nom l’indique, servent de catalogues d’exposition et ne contiennent en général qu’une vingtaine de pages. Ils se composent d’une introduction, d’ordinaire rédigée par l’exposant lui-même, et d’une série de commentaires – sur les sujets traités et les œuvres exposées – rédigés par des membres du corps professoral. Pour ne donner que quelques exemples, Bob Maxwell commente l’expo OMA en 1981, Peter Cook rédige L.A. Architects, ou encore Dalibor Vesely présente Daniel Liebeskind : End space en 1980. Autant ces expositions apparaissent comme les premières collections d’ouvrages d’architectes comptant à présent parmi les plus grands de notre temps, autant ces publications peuvent, en quelque sorte, être considérées comme leurs premières monographies. Il serait sans doute très intéressant d’explorer de façon plus détaillée les expositions qu’organise l’AA dans le courant des années 1970 et 1980, mais pour l’objet de notre étude, nous nous contenterons d’explorer les documents qui en conservent aujourd’hui les traces. Outre les annonces dans les Events List, les reviews dans les AA Files et autres revues d’architecture, les expositions de l’AA sont archivées dans les Catalogues ainsi que dans les très précieux Folios. Suivant le même dessein d’exposition et de diffusion de l’AA, les Folios deviennent vite de véritables pièces de collection. Il n’est pas facile de dire s’ils accompagnent les expositions ou si ce sont celles-ci qui les accompagnent, mais dans tous les cas, le Folio peut être considéré comme une œuvre à part entière, un objet mythique. Ils se présentent sous forme de parallélépipèdes rectangles de 31 cm x 31 cm qui évoquent des boîtes de Pandore. Entourées d’un suave ruban rouge, ils contiennent quelque trente plaques sur lesquelles sont reproduits les dessins commissionnés expressément pour le Folio en question. Les techniques de reproduction et les supports sur lesquels celles-ci sont travaillées impressionnent par leur qualité d’exécution : des lithographies, des sérigraphies, des embossures, des polaroids – sur carton, sur calque, sur toile, sur acétate ou sur plexiglas. Très souvent signés et numérotés, les Folios marquent une étape importante dans l’histoire de la publication de l’AA. Le Folio II, Zaha Hadid : Planetary Architecture, s’insère comme la toute première d’une longue série de publications sur le travail de l’architecte iraquienne. Accompagné d’une exposi- 189 – Vol. 01 – 10 L’ AA School of Architecture tion du même nom, le Folio II, compilé en 1983, contient 2 full color lithos et 17 silk-screened spot color representations de ses projets d’étudiante tels que le Malevich Techtonic, le Museum of the Ninteenth Century. Y figurent également certains de ses projets d’architecte, alors qu’elle n’est que fraîchement diplômée : l’extension du Parlement de la Haye, et son fameux Hong Kong Peak. Accompagnant la série de plaques, un fascicule dans lequel sont édités un entretien entre Hadid et Boyarsky ainsi qu’une introduction de Kenneth Frampton complète le numéro. La plus impressionnante de ces publications reste, pour bon nombre de bibliophiles, les Folios de Peter Eisenman, le Folio V : Fin D’où T Hou S de 1985, avec sa quinzaine de plans en carton embossé, mais surtout le Moving Arrows Hidden Eros and other Errors : An architecture of Absence. Ce dernier, publié en 1986, à l’occasion de l’exposition du même nom qui s’est tenue à l’AA, présentait les dessins qu’Eisenman avait exposés lors de la biennale de Venise, l’année précédente. Pour l’occasion, l’habituelle boîte n’est plus noire, mais en plexiglas transparent. Elle contient 32 plaques d’acétate pur sur lesquelles sont sérigraphiés les plans, imprimés en de nombreuses couleurs. Cette superposition de « couches » procure une étrange impression de troisième dimension et une lecture à l’infini… Ce n’est autre que Massimo Vignelli qui est chargé du graphisme de la « boîte ». Avec ses publications nombreuses et régulières, qu’elles soient hebdomadaires, mensuelles, trimestrielles ou annuelles ; qu’elles soient bon marché ou luxueuses, légères ou sérieuses, poétiques ou scientifiques, amusantes ou caustiques, l’AA entretient, depuis des années, une intense activité d’autopromotion et de diffusion participant activement et sûrement à son rayonnement international. Depuis sa fondation, l’école a vu émerger la production de plusieurs milliers d’hypothèses architecturales, devenues mythiques, sous la forme de projets d’étudiants souvent publiés. Cette effervescence peut être liée à deux phénomènes. D’une part, le développement et l’enseignement à l’AA de techniques de représentation inédites ; et d’autre part, une explosion d’idées architecturales s’inscrivant dans des courants différents et continuellement nourries par les conférences, les expositions et les échanges internationaux. Est-il dès lors surprenant qu’avec une certaine prescience, l’immatérialité et la nature hypothétique de nombreuses propositions architecturales – surtout dans les années 1970 - 80 – trouvent leur forme d’expression la plus évidente non pas dans leur réalisation matérielle mais sous la forme imprimée d’un article ou d’un livre ? L’échelle et l’ambition du programme des publications se situent alors vraisemblablement bien au-delà de ce qu’aucune école n’a atteint auparavant. Selon Andrew Higgot 27, le seul modèle de référence possible est la politique de publication du Bauhaus dont l’édition est assurée par Moholy - Nagy. Les publications de l’AA expriment le fait que les projets d’étudiants et 190 – Vol. 01 – 10 Oriana Klausner Peter Eisenman: Fin d’Ou T Hou S., Folio V, 1985. de ses jeunes professeurs relèvent d’une ambition plus fondamentale que celle du simple travail d’étude et qu’ils méritent, en ce sens, d’être connus et reconnus à travers la production et la publication de l’école. Par extension, la valeur de la production de l’AA s’est accrue bien au-delà du contexte de l’école. L‘ Association a acquis une longue et prestigieuse place dans l’univers de la publication. On pourrait dire que ses publications ne se limitent pas à représenter de nouvelles idées architecturales, elles les incarnent. L’AA a deux fonctions : celle d’être une école et celle d’être une institution urbaine, ces deux atouts se complétant et se nourrissant mutuellement. L’école offre le but et la raison d’être de l’institution tandis que celle-ci devient une plateforme publique et un réservoir de ressources intellectuelles pour l’école. Par ses publications, l’AA expose l’ensemble de ses activités et de ses ressources à un public averti et nombreux. Elle entretient son image, élève davantage le débat et s’assure d’un niveau de qualité et de compétitivité entre, d’une part, les élèves, les professeurs et l’école ellemême et, d’autre part, le monde complexe de l’architecture en général. Boyarsky disait : « Everywhere I go, people are more and more aware of our activity and that produces more interesting students. It’s like a cult. When a student arrives, he is ready to contribute and that’s an incredible advantage 28. » A travers un échange international de livres, d’idées, d’expositions et de constantes projections d’elle-même, l’AA s’est créée une image de marque qui lui a permis d’attirer des personnalités très créatives et d’offrir en même temps une plateforme à ses « célébrités ». C’est précisément cette identité qui permettra le basculement des « notables » de l’AA du statut d’architectes théoriciens de papier vers celui d’architectes bâtisseurs. Enfin, nous terminerons par une supposition déjà émise par Igor Marjanvoic 29 . Considérant qu’un changement institutionnel puisse mener à la transformation de la pratique architecturale, un changement social et économique plus global est vraisemblable. Ainsi, en mettant l’accent sur l’éducation et la pratique architecturale contemporaine, la politique de l’école, depuis sa fondation jusqu’à Alvin Boyarsky et ses successeurs, atteste incontestablement de son effi cience. 191 – Vol. 01 – 10 L’ AA School of Architecture Notes 19. id. 20. « Theme : Comic Strip » , 1. D’autant plus que la « starifi cation » de l’école et de ses élèves semble aujourd’hui imposer de nouvelles limites plutôt qu’une dynamique créative à nombre d’architectes contemporains. 2. SUMMERSON John, The Architectural Association 1847-1947, Pleiades Books Ltd, London, 1947. 3. « The Architectural Association was founded by a pack of troublesome students, on Friday evening, in Architectural Association Quarterly, vol. 2 n°4, 1970. 21. JESTICO Thom, « Soon we were over a city », in Architectural Association Quarterly, vol. 2 n°4, 1970, p. 13. 22. BOYARSKY Alvin, « Inroduction », in AA Files, vol. 1 n°2, 1982, p. 3. 23. BOYARSKY Alvin, « Architectural Association », the 8th October 1847. » cité dans SUMMERSON in Design Book Review, n°18, John, The Architectural Association 1847-1947, printemps 1990, p.36. Pleiades Books Ltd, London, 1947. 4. Selon Peter Cook dans COOK Peter, 24. BOYARSKY Alvin, « Inroduction », in AA Files, vol. 1 n°2, 1982, p. 3. « Cooks Grand Tour », in Architectural Review 25. op. cit. ; p.12 n°1040, octobre 1983, p. 30. 26. INGERSOLL Richard, « AA Files », 5. BOYARSKY Alvin, « Ambiance and Alchemy » in Architectural Review n°1040, octobre 1983, p. 29. in Design Book Review, n°11, hiver 1987, p.13. 27. HIGGOT Andrew, Mediating Modernism : 6. id. Architectural Cultures in Britain, Routeledge, 7. BOYARSKY Alvin, « A School of Thought », New-York, 2007, p. 179. in Design Book Review n°11, hiver 1987, p. 12. 8. BOYARSKY Alvin, « Ambiance and Alchemy » in Architectural Review n°1040, octobre 1983, p. 30. 28. BOYARSKY Alvin, « A School of Thought », in Design Book Review n°11, hiver 1987, p. 13. 29. MARJANOVIC Igor, « Alvin Boyarsky’s 9. ibid. delicatessen » in Critical Architecture, 10. ibid. ; p. 28. Routledge, New York, 2007, p.198. 11. FROMONOT Françoise, « AA School, une école », in Architecture d’Aujourd’hui n°314, 1997, p. 82. 12. BOYARSKY Alvin, « Ambiance and Alchemy » in Architectural Review n°1040, octobre 1983, p. 29. 13. MURRAY Peter, « Editorial Statement », in Clip-Kit n°1,1966, p. 1. 14. op.cit. ; p. 7. 15. BOYARSKY Alvin, « AA History » in Prospectus 1977-1978, 1977, p. 2. 16. id. 17. Un de ces exemples se déroule en 1913, « une entente cordiale » se noue alors entre l’Ecole des Beaux-Arts de Paris et le directeur de l’AA. De cette rencontre résulte une exposition à l’AA de travaux d’architectes français et d’étudiants des Beaux-Arts. Simultanément, une exposition de projets d’architecture anglaise est organisée à Paris par l’AA. En 1922, les membres de l’AA organisent un voyage aux Pays-Bas et la même année se tient, dans les locaux de l’école, l’exposition Dutch Housing Scheme. 18. COOK Peter, « Recent Student Work » in Prospectus 1977-1978, 1977, p.11. 192 – Vol. 01 – 10 Oriana Klausner « Andy, Bob, Jim, Pete… » Projet de Christine Roels Sur la Place des Sciences, les deux visages de Louvain-la-Neuve ne font plus qu’un ; le fameux de surface, centre-ville pédestre, et l’ingrat souterrain, parking sur lequel se fondent les bâtiments. Par le choix d’un site, quelque peu « au seuil de la vraie ville - du centre », l’extension de la Bibliothèque des Sciences veut repenser à la confrontation entre voitures et piétons. Au sein de ce campus universitaire à échelle urbaine, elle sera un bâtiment autonome, une maille supplémentaire au tissu existant. Les voitures s’y réserveront les toits et s’intégreront à la mise en espace. Elles seront l’étalon de la création des moyens nommés poutre, colonne, travée… Le programme sera une donnée du projet plutôt tenue comme un scénario éphémère au service de la conception d’une sorte de ruine, lieu souhaitant évoluer avec la succession de ses usages. Les citations et la réutilisation de figures ayant parcouru l’Histoire de l’Architecture participeront à l’écriture du vide, à l’es- 195 – Vol. 01 – 11 quisse de volumes tronqués, à la définition variable des limites spatiales. Le projet de Centre Scientifique à Berlin, par James Stirling et débuté en 1979, s’y est donc introduit, dans ces démarches, stimulant leurs potentialités. A fortiori, cette architecture, jusque dans sa représentation, sera le fruit d’une exploration d’une certaine manière de concevoir son exercice. James Stirling, Wissenschaftszentrum Berlin, 1979-1987 196 – Vol. 01 – 11 Christine Roels 197 – Vol. 01 – 11 « Andy, Bob, Jim, Pete… » 198 – Vol. 01 – 11 Christine Roels 199 – Vol. 01 – 11 « Andy, Bob, Jim, Pete… » 200 – Vol. 01 – 11 Christine Roels 201 – Vol. 01 – 11 « Andy, Bob, Jim, Pete… » 202 – Vol. 01 – 11 Christine Roels 203 – Vol. 01 – 11 « Andy, Bob, Jim, Pete… » Les cahiers d’hortence Volume 01 — Année 2009 Colophon © 2009 Laboratoire Ont collaboré Contributions d’Histoire, Théorie & Pablo Lhoas 01., 04., 07., 11., Projets Critique de l’ISACF La & d’extension de la Biblio- Cambre, Bruxelles Bernard Dubois thèque des Sciences de Tous droits réservés Jordi Palà Balanyà Louvain-la-Neuve : Oriana Klausner Fond de plans : Radim Louda © Université catholique Door Smits de Louvain-la-Neuve. Administration du Patri- hortence Relectures moine Immobilier et des Laboratoire d’Histoire, hortence Infrastructures, 2008. Théorie & Critique Co/ ISACF La Cambre Design graphique 19 place Flagey pleaseletmedesign, B - 1050 Bruxelles Bruxelles www.hortence.be hortence.htc @gmail. Mise en page com hortence La revue est réalisée et Caractères éditée par hortence Univers (2007-2009) : Les textes publiés dans Jean-Didier Bergilez les cahiers d’hortence Vincent Brunetta n’engagent que la res- Michaël Ghyoot ponsabilité de leurs Déborah Hasson auteurs. Catherine Nguyen Les responsables d’édi- Christine Roels tion se sont efforcés de régler les droits relatifs aux illustrations conformément aux prescriptions légales. Les détenteurs de droits que, malgré nos recherches, nous n’aurions pu retrouver sont priés de se faire connaître aux éditeurs. 205 – Vol. 01 – 12 hortence + pierre + damien = ♥