Compte-rendu révisé des échanges

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Compte-rendu révisé des échanges
Conférence idées pour le développement : « Comment mieux gérer les ressources en eau pour assurer la sécurité
alimentaire ? »
mardi 17 mars 2015 – Agence Française de Développement
Conférence idées pour le développement : « Comment
mieux gérer les ressources en eau pour assurer la
sécurité alimentaire ? »
mardi 17 mars 2015
à l’Agence Française de Développement
Conférence-débat animée par Anne-Cécile Bras, journaliste à RFI, avec :
-
Frédéric APOLLIN, directeur général d’Agronomes et Vétérinaires sans frontières ;
Hassan BENABDERRAZIK, économiste, consultant marocain ;
Guillaume BENOIT, membre du conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des
espaces ruraux ;
Faliry BOLY, président du Groupement des Producteurs de l’Office du Niger ;
Stéphanie LEYRONAS, chargée du programme eau et environnement à la division Recherche
de l’AFD
Synthèse et compte-rendu révisé des échanges
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Conférence idées pour le développement : « Comment mieux gérer les ressources en eau pour assurer la sécurité
alimentaire ? »
mardi 17 mars 2015 – Agence Française de Développement
Synthèse
Si nous avons besoin de 3 litres d’eau par jour pour nous hydrater, il en faut 1 000 fois plus pour
produire notre nourriture. Si l’eau est une ressource globalement abondante, de nombreuses
régions souffrent de rareté. La dégradation des systèmes productifs, le défaut de développement
agricole et rural, le changement climatique et la pression démographique croissante influent sur
la disponibilité des ressources en eau dans nombre de régions de la planète, mettant en péril la
capacité des générations futures à subvenir à leurs besoins. Assurer l’accès à l’alimentation de
9,5 milliards d’hommes en 2050 nécessitera la mise en place de stratégies locales et nationales «
eau et agriculture » ambitieuses et adaptées à chaque contexte.
L’agriculture, clé de voûte d’un usage pérenne de la ressource en eau
Dans la mesure où « l’agriculture restera un important préleveur de la ressource » (Stéphanie
Leyronas), l’usage qui est fait de l’eau dans ce secteur constitue une clé du développement
durable. La problématique soulève un grand nombre d’enjeux : environnement ; sécurité alimentaire ;
climat, dynamiques économiques, équité et durabilité, un objectif clef devant être de « produire plus
d’emplois à la campagne par quantité d’eau utilisée. » (Guillaume Benoît).
Réussir le développement agricole, notamment par la mise en mouvement de l’agriculture
familiale, suppose des systèmes d’organisation collective et des politiques d’accès au crédit. Il
faut en même temps rendre plus performants et plus durables les systèmes agricoles notamment par
une transition agro-écologique. Les agricultures familiales peuvent notamment « assurer une
utilisation durable des ressources des écosystèmes » (Frédéric Apollin). Encouragée par l’État, une
génération de « paysans-investisseurs » pourrait élaborer sur le terrain des solutions pérennes,
susceptibles de « sécuriser […] le patrimoine national » (Faliry Boly).
Lancé après la crise alimentaire de 2007-2008, le plan Maroc vert est un exemple d’investissement
massif dans le secteur agricole. L’État marocain a « multiplié par 5 en l’espace de 10 ans » le budget
alloué à l’agriculture. Dans des espaces en stress hydrique comme Chtouka-Moussa, les acteurs
institutionnels ont mixé « de la gouvernance, de la participation, des investissements et de la
technologie », avec pour objectif de préserver l’emploi et d’établir une exploitation plus durable de la
nappe phréatique. « La situation des nappes souterraines est en effet souvent dramatique car la
ressource est surexploitée » (Hassan Benabderrazik).
Améliorer l’accès à la ressource et développer des usages durables
Pour une meilleure préservation, valorisation et gestion de la ressource, les communautés rurales et les
acteurs publics peuvent mettre en place des infrastructures aux coûts plus ou moins élevés et
mettre en place des règles et outils tels que « quotas, licences, restrictions temporaires », ou encore
« instruments économiques : la tarification, les subventions aux pratiques économiques […], les taxes
environnementales ». Le risque est cependant de voir apparaître « une série d’effets pervers »
(Stéphanie Leyronas).. Parmi les investissements lourds, outre les barrages et transferts, il faut citer la
désalinisation, le dessalage, et le traitement des eaux usées : « En Israël, 85 % des effluents
domestiques sont utilisés, une fois traités, pour l’agriculture » (Stéphanie Leyronas). Mais d’autres
« infrastructures locales et peu coûteuses de collecte d'eau ont fait leurs preuves : diguettes, citernes,
petites retenues et réservoirs » et ne doivent donc pas être oubliées (Frédéric Apollin). Dans le secteur
agricole, l’irrigation est importante car elle « permet de produire en moyenne 3 fois plus qu'en
agriculture pluviale ». Cependant, le progrès de l’agriculture pluviale est encore plus crucial.»
(Guillaume Benoît).
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Conférence idées pour le développement : « Comment mieux gérer les ressources en eau pour assurer la sécurité
alimentaire ? »
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Mais « travailler sur l’offre n’est pas tout » (Frédéric Apollin) : il faut également mener une réflexion
sur des usages plus durables de la ressource. Au Mali, face à sa rareté, les agriculteurs adaptent
leurs techniques agricoles : « petits barrages de retenues d’eau, […] semis “avant les premières
pluies” […], semis sous couvert » (Faliry Boly). En amont, il faut aussi poser la question du devenir
de « l’eau virtuelle », l’eau nécessaire pour produire un bien et gaspillée quand celui-ci est perdu :
« Au Sud, 30 % de la production en moyenne n’arrive jamais sur les marchés » (Frédéric Apollin).
Partage de l’eau : des équilibres à trouver entre acteurs et territoires divers
L’allocation de la ressource en eau pose de multiples questions de gouvernance : « Les problèmes de
partage, d’accaparement, d’accès, de régulation et de gouvernance de l’eau revêtent un caractère
d’urgence » (Hassan Benabderrazik).
Les solutions doivent être locales, adaptées à chaque contexte. L’eau n’est d’ailleurs pas un « bien
public mondial », mais un « un bien commun local » (Guillaume Benoit). Les situations diffèrent
d’un territoire à l’autre et la gestion doit s’organiser notamment à l’échelle très locale.« En France et
en Espagne, l’État ont donné des droits et des devoirs à des communautés d’irrigants, organisées en
associations syndicales qui sont des corporations de droit public ». Face à la sécheresse andine,
l’Équateur développe des solutions originales et des instances de concertation sur l'usage et la
protection de l'eau qui font place à tous les usagers. Mais au Mali par exemple, dans des associations
comme l’Autorité du Bassin du Niger, « les avis des acteurs ne sont pas toujours bien pris en compte »
(Faliry Boly). Or pour qu’il y ait équité, il faut assurer la reconnaissance mutuelle des organisations
qui vont discuter le partage, la gestion ou la protection d’une ressource, en particulier des
organisations paysannes. (Frédéric Apollin).
Entendre tous les acteurs, c’est aussi assurer les équilibres entre communautés rurales et urbaines
dans un contexte d’urbanisation croissante. Or, les villes ont tendance à oublier qu’elles sont
dépendantes des campagnes pour leur alimentation. Faute de prix rémunérateurs, nombre
d’agriculteurs souffrent de pauvreté voire de la faim et ne peuvent pas bien gérer les ressources en eau
et les sols. L’exode rural exporte la pauvreté en ville et l’étalement urbain, qui est un vrai gaspillage
d’espace, fait perdre de nombreuses terres, y compris irriguées.
Au-delà des territoires régionaux ou nationaux, le droit à l’eau agricole pour l’alimentation est une
problématique dont s’emparent les organisations internationales. Dans un rapport remis au
Comité de la sécurité alimentaire, un groupe d’experts propose « d’étendre le droit universel à l’eau
potable, aujourd’hui acquis, au droit à l’eau agricole » : il constituerait un instrument juridique
supplémentaire pour les petits producteurs (Frédéric Apollin).
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Conférence idées pour le développement : « Comment mieux gérer les ressources en eau pour assurer la sécurité
alimentaire ? »
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Compte-rendu révisé des échanges
Introduction
Anne-Cécile Bras, journaliste à RFI
Entre la Journée mondiale de l’eau, qui aura lieu dimanche prochain, la Conférence scientifique
mondiale sur l’agriculture climato-intelligente, qui se tient à Montpellier depuis hier et jusqu’à
demain, et le Forum mondial de l’eau, qui aura lieu en Corée du 12 au 17 avril, cette conférence est
au cœur de l’actualité.
Nous avons besoin de 3 litres d’eau par jour pour nous hydrater, mais il en faut 1 000 fois plus
pour produire notre nourriture et satisfaire l’ensemble de nos besoins. Dans un contexte de
croissance démographique forte – notamment en Afrique – et de changement climatique, la tension
sur la ressource en eau est déjà palpable dans de nombreuses régions du monde.
Comment mieux gérer les ressources en eau pour assurer la sécurité alimentaire ? Comment produire
plus, mieux et de façon durable ?
Diffusion de l’extrait d’un reportage RFI sur l’agriculture familiale en zone aride et les capacités
d’adaptation des paysans au changement climatique au Burkina Faso.
Intervention des panélistes
Anne-Cécile Bras
Guillaume Benoît, pourriez-vous nous rappeler – au-delà du Burkina Faso – la situation globale ?
Guillaume Benoît, membre du conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces
ruraux
Une problématique à l’importance croissante
Le sujet « eau et sécurité alimentaire » prend de l’ampleur. Déjà, lorsque la France avait organisé le
G20 agricole, des pays en situation de rareté avaient alerté sur le fait qu’on allait au-devant des
problèmes, et aujourd’hui, on s’aperçoit que c’est de plus en plus vrai.
Prenons l’exemple de la Syrie, où les questions du climat et de ses changements sont en lien avec
l’eau et la sécurité alimentaire. Beaucoup de personnes ont dû se déplacer du Nord vers les villes et
certains analystes font aujourd’hui le lien avec les problèmes d’instabilité sociale et politique.
Selon le rapport du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) sur
l’agriculture et les changements climatiques, les risques que nous encourrons sont tous liés à
l’eau. Au moins deux d’entre eux à l’eau sécurité alimentaire :
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le problème de sécheresse et les ruptures des systèmes alimentaires – et donc la mise en péril
des moyens d’existence de nombreuses populations ;
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les problèmes d’accès insuffisant à l’eau d’irrigation et la baisse de productivité agricole :
celle-ci a déjà été constatée mais pourrait s’aggraver considérablement si on ne réussit pas
l’adaptation.
C’est dans les zones qui ont peu d’eau que la rareté est de plus en plus importante : les zones sèches –
c’est-à-dire semi-arides et arides – ont, depuis une trentaine d’années, une croissance démographique
double de celles qui ont de l’eau. Or, quand on regarde les impacts annoncés du changement
climatique, cela touche notamment des zones arides et sèches. Le Sud de la Méditerranée, déjà
atteint par le stress hydrique, est très menacé, tout comme l’ensemble de l’Afrique et certaines
zones d’Asie.
L’Europe, une grande partie de l’Amérique latine et tout le Nord – dont le Canada – sont
beaucoup moins menacés. Mais les changements climatiques et ses répercussions sur l’eau et la
sécurité alimentaire, facteurs d’instabilité sociale et politique dans de nombreuses régions, nous
concernent tous : si ça va mal là, ça ira mal aussi ailleurs dans la mesure où nous sommes
interdépendants.
Produire plus et créer plus d’emplois
Nous sommes aujourd’hui plus de 7 milliards et nous serons plus de 9 milliards en 2050. L’enjeu de
la démographie, c’est de produire plus en quantité de nourriture – 60 %, selon l’Organisation des
Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Pour cela, la gestion de l’eau est importante.
L’irrigation permet de produire en moyenne 3 fois plus qu’en agriculture pluviale – ce qui
n’empêchera pas le pluvial de progresser et de devenir l’enjeu de l’avenir. En gérant mieux l’eau, on
satisfera le besoin de produire plus de nourriture et on créera davantage d’emplois.
En Afrique subsaharienne, il s’agirait de 300 millions d’emplois d’arrivants sur le marché du travail,
dont deux tiers en zone rurale. Les villes ne pourront pas satisfaire la demande d’emploi, d’où le défi
de trouver des systèmes pour produire également plus d’emplois à la campagne.
La durabilité et l’équité, des enjeux liés
Aujourd’hui, on trouve beaucoup de systèmes productifs qui ne sont pas durables. Il existe toute
une palette de problèmes de non-durabilité : l’érosion est un des problèmes les plus importants, selon
un rapport sur l’eau et la sécurité alimentaire que j’avais coordonné pour le Forum de l’eau. La
salinisation, l’aridification, la désertification et la déforestation accentuent la vulnérabilité. Certaines
régions rencontrent des difficultés liées à la surexploitation de nappes.
Il est donc nécessaire de mieux gérer les ressources naturelles – l’eau d’abord, mais également
les sols – pour passer à des systèmes durables. Si on maintient les systèmes non durables, avec le
changement climatique et les problèmes de démographie, les difficultés seront amplifiées.
Derrière l’eau/sécurité alimentaire, il y a également l’enjeu de l’équité : comment partager l’eau ?
L’eau est une ressource gérée avant tout par des communautés rurales : elles peuvent avoir le mérite de
garantir un partage assez équitable, mais il y a des réformes politiques, des accaparements d’eau et un
risque de creusement des inégalités.
L’eau comme un bien commun local
Les situations diffèrent complètement d’une région à une autre. Certaines disposent de très peu
d’eau, mais ont une marge de progression dans la disponibilité de la ressource. D’autres
disposent d’ores et déjà de la ressource. C’est le cas de l’Afrique subsaharienne : la pauvreté de
cette aire géographique n’est pas physique, mais économique. Il n’y a eu ni les investissements, ni les
politiques, ni les institutions.
On associe toujours à tort la Méditerranée à une rareté de l’eau. La situation est plus complexe :
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Conférence idées pour le développement : « Comment mieux gérer les ressources en eau pour assurer la sécurité
alimentaire ? »
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pour la Méditerranée du Sud, la demande en eau représente actuellement 116 % de la
ressource. La tension sur la ressource est très forte. Sur l’ensemble de l’eau utilisée pour les
quatre pays du Maghreb méditerranéen, 30 % est de source non durable. Elle provient de
nappes phréatiques renouvelables surexploitées ou de nappes fossiles. En Syrie, cela
représenterait 40 %. Le caractère de non-durabilité est général.
Par contre, pour la Méditerranée du Nord – du Portugal à la Turquie – l’ensemble de la
demande en eau ne représente que 13 % de la ressource potentielle. En France, on utilise très
peu d’eau, l’essentiel de l’eau allant à la mer. Nous ne sommes pas du tout dans la même
situation.
Il faut sortir des visions simplificatrices. Contrairement à ce qu’en disent certains, l’eau n’est pas un
bien public mondial, mais un bien commun local, et les situations diffèrent. Chaque territoire
représente des problématiques et des solutions particulières.
Mais une interdépendance croissante
En même temps, il faut également comprendre que notre interdépendance est croissante. Il y a
50 ans, l’ensemble de la région Afrique du Nord/Moyen-Orient – une des régions dans le monde qui a
le moins d’eau – importait 3 millions de tonnes de céréales. Aujourd’hui, ce serait 69 millions de
tonnes. En 2050, selon les prospectives agricoles et alimentaires, sans doute le double, voire plus si
l’on prend en compte les facteurs de changement climatique. La question qui se pose et se posera est
celle de la sécurisation des approvisionnements à un coût acceptable, ou de migrations. Il nous faut
penser de nouvelles solidarités entre les pays qui ont de l’eau et ceux qui n’en ont pas.
Les questions de l’eau/sécurité alimentaire renvoient à tous les aspects du développement
durable, depuis le territoire local jusqu’aux interrelations.
Anne-Cécile Bras
Stéphanie Leyronas, on comprend bien que, dans ce contexte, il puisse y avoir des tensions localement
sur la gestion de la ressource, mais il y a des solutions, pour les apaiser, qui sont multiples.
Stéphanie Leyronas, chargée du programme eau et environnement de la division Recherche de
l’AFD
Mon propos consistera à prendre un peu de hauteur de vue et à replacer la question de l’eau agricole
dans le contexte plus large de l’ensemble des ressources en eau et des usages.
L’allocation de la ressource entre ses différents usages
Je souhaiterais tout d’abord souligner que l’on ne remet absolument pas en question la nécessité de
l’irrigation. La communauté des experts de l’eau à laquelle j’appartiens a tendance à critiquer
l’irrigation parce qu’elle est responsable de 70 % des prélèvements, mais ici, ce n’est pas l’idée.
L’irrigation reste nécessaire : elle dispose d’une productivité beaucoup plus élevée que
l’agriculture pluviale. Elle permet d’avoir des systèmes plus résilients face aux changements
climatiques. L’agriculture restera donc un important préleveur de la ressource.
Ceci étant dit, dans des contextes d’urbanisation croissante, les villes ont besoin d’énergie, de
services urbains et d’industries, qui sont autant d’usages de l’eau. Idem pour l’environnement : les
écosystèmes ont des besoins élémentaires pour se régénérer et perdurer à la fois en quantité et en
qualité. L’agriculture entre en compétition avec tous ces usages. L’allocation entre les usages est
donc génératrice de stress dans certaines zones. On parle de stress dès lors que 40 % de la ressource
renouvelable est mobilisée.
C’est le cas sur la rive sud de la Méditerranée et au Moyen-Orient : beaucoup de pays se trouvent dans
des situations structurellement difficiles, avec une exploitation de plus de 80 % de leurs ressources
renouvelables. La Jordanie, la Syrie, l’Égypte sont concernées, ou encore – cas extrême – la Libye, où
70 % de ses prélèvements se font dans des nappes fossiles, donc non renouvelables.
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Conférence idées pour le développement : « Comment mieux gérer les ressources en eau pour assurer la sécurité
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Ressource et usages : élargir la vision
Les solutions existantes nécessitent une vision collective élargie de ce qu’on appelle « ressource »
et de ce qu’on appelle « usage ».
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Du point de vue des ressources, on se focalise beaucoup sur les eaux des lacs et des rivières,
ce qu’on appelle traditionnellement « l’eau bleue ». Mais l’agriculture mobilise avant tout de
l’eau de pluie, « l’eau verte », qu’il faut prendre en compte dans la comptabilisation des
usages.
Les usages ne peuvent pas être simplement additionnés et sont difficiles à comparer.
L’agriculture fait évaporer l’eau ; l’hydroélectricité la fait circuler ; l’eau potable est prélevée
et un certain taux est rejetée sous une forme dégradée ; les écosystèmes profitent de l’eau
ambiante.
Anne-Cécile Bras
Frédéric Apollin, on parle beaucoup ici des ressources en eau, mais pour vous, le modèle agricole joue
un rôle décisif.
Frédéric Apollin, directeur général d’Agronomes et Vétérinaires sans frontières
La durabilité des modèles d’agriculture familiale et de l’agro-écologie
Il y a, en effet, une question de durabilité, et de modèles agricoles qui utilisent durablement les
ressources en eau, mais aussi en terre et celles de tous les écosystèmes. L’Année internationale de
l’agriculture familiale (AIAF) a permis d’arriver à une conclusion : les agricultures familiales – que
nous qualifions plus souvent de « paysannes », c’est-à-dire celles où la main-d’œuvre reste
essentiellement familiale sur des tailles d'exploitation maitrisées – ont démontré qu'elles peuvent, sous
certaines conditions, assurer une utilisation durable des ressources des écosystèmes et répondre
au mieux à tous les défis combinés : sécurité alimentaire et nutritionnelle, emploi, climat, énergie,
renouvellement des ressources, biodiversité, etc.). La transition agro-écologique des systèmes
agricoles – plus exigeante et pertinente que la seule « agriculture durable » - notamment en agriculture
familiale, est également requise face aux enjeux de renouvellement des ressources et de préservation
de la biodiversité, mais aussi d'augmentation de la productivité en agriculture pluviale. Ces systèmes
agricoles assureront un usage durable de la ressource en eau : ils constituent à la fois un enjeu et
une solution.
Demain il faudra donc se demander : où investir au mieux pour assurer une mobilisation et une
gestion durable de la ressource en eau au bénéfice de la sécurité alimentaire et de tous les défis
combinés ?, Il faudra sans doute investir un peu plus qu’on ne le fait aujourd’hui sur l’agriculture
pluviale, sans pour autant nier l'importance de l'irrigation, y compris sur des systèmes de collecte d'eau
à échelle familiale et à moindre coût. Le film que nous avons vu montre qu’elle peut être une solution.
Il y a des centaines d’expériences similaires, notamment sur les zones où il y a pression sur la
ressource en eau. Il s'agit bien aujourd'hui de mettre ces expériences en réseau pour optimiser les
performances de ces agricultures pluviales agro-écologiques.
L’un des enjeux importants est celui du partage de la ressource. Sur un territoire, il y a différents
usages de l’eau et souvent des concurrences et des tensions, soit parce que la ressource facilement
accessible n’est plus disponible, soit parce qu’économiquement, on n’a pas les moyens d’aller capter
cette ressource facilement.
Renouveler les modes de gouvernance
Il faut donc inventer de nouveaux modes de gouvernance et de nouvelles instances de régulation
pour une gestion plus démocratique de la ressource et un contrôle de son usage par les différents
acteurs. Or de nombreuses régions ne disposent pas d’espaces démocratiques sur ces questions.
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Conférence idées pour le développement : « Comment mieux gérer les ressources en eau pour assurer la sécurité
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Il y a certes des grands bassins d’eau, des problèmes transfrontaliers, etc. mais l’eau, en tant
que bien commun local, doit être aussi gérée au niveau local.
Pour cela, il faut que les organisations d’usagers (qu’elles soient urbaines ou rurales, ce qui
inclue les organisations paysannes) soient réellement reconnues et représentées dans ces
instances.
Répondre à l’urbanisation
Repenser l’organisation villes/campagnes est l’un des enjeux des politiques d’urbanisation et
d'aménagement territorial. Il ne faut pas un travail des développeurs du monde rural d’un côté et des
urbanistes de l’autre, mais une réflexion commune sur la ressource en eau et sa protection. Les urbains
ont non seulement besoin d’aliments, d’eau pour se laver, boire, mais ils peuvent aussi nuire à la
capacité de production alimentaire, sans s'en rendre compte : une extension urbaine incontrôlée, liée à
l’absence de politiques d’urbanisation comme cela est le cas dans de nombreux pays du Sud et à un
manque total de concertation avec les différents types d'usagers, notamment ruraux, finit fréquemment
par empiéter sur des périmètres irrigués.
Anne-Cécile Bras
Vous nous avez tous les trois parlé d’un contexte global. Nous allons maintenant essayer de
comprendre des contextes locaux – puisqu’on parle de bien commun local. Faliry Boly, quelle est la
situation au Mali ? Pourriez-vous nous rappeler quelle quantité de pluie y tombe par an en moyenne ?
Les différentes ressources au Mali
Faliry Boly, président du Groupement des producteurs de l’Office du Niger
Le Mali est un vaste territoire couvrant 1 200 000 km2, dont une partie où il ne pleut pratiquement pas
de l’année. Entre Nord, Centre et Sud les réalités diffèrent.
Les eaux souterraines sont présentes partout. Il y a de plus de plus de forages pour l’irrigation ou pour
arroser. Dans les villages, ils servent également pour l’alimentation : ils permettent la consommation
d’eau potable.
L’eau de pluie concerne beaucoup plus le Sud. Les petits barrages de retenues d’eau se multiplient afin
de pouvoir, comme c’est fait depuis longtemps au Burkina, utiliser l’eau toute l’année.
Dans quelques années, l’eau sera un investissement très porteur. En attendant, nous nous heurtons
à plusieurs difficultés :
-
nous sommes dans un pays sahélien ;
les pluies n’arrivent plus au même moment ou tombent de manière très irrégulière. C’est
surtout vrai au centre du Mali, beaucoup moins au Sud. Quant au Nord, il n’y en a
pratiquement pas.
Face à cela, nous autres producteurs déployons plusieurs méthodes pour nous adapter à certains
changements :
-
le zaï, qui se pratique au Burkina se voit aussi au Mali ;
le semis « avant les premières pluies » : quand on sent qu’il va y avoir des pluies, on sème
directement sur une petite portion de champ avant même de labourer ;
le semis sous couvert que la Compagnie malienne pour le développement du textile (CMDT),
essaie d’introduire, même si depuis des siècles, peut-être des millénaires, on fait quelque
chose d’assez similaire, en fait.
Avec l’eau des fleuves, l’irrigation se pratique beaucoup plus. Au Mali, l’Office du Niger représente
20 % des superficies agricoles rizicoles, mais fournit 48 % de la production nationale. L’irrigation est
un facteur important dans la production. De plus en plus d’investisseurs viennent s’installer dans ces
zones, d’où une pression autour de l’eau.
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Conférence idées pour le développement : « Comment mieux gérer les ressources en eau pour assurer la sécurité
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Tous les producteurs devraient avoir les mêmes droits pour utiliser ce bien public. Mais le fleuve Niger
traverse plusieurs pays (Guinée, Mali, Niger, Bénin et enfin Nigeria). La gestion de cette ressource est
transfrontalière, via l’Autorité du Bassin du Niger (ABN). Dans ces types d’association, les avis des
acteurs ne sont pas toujours bien pris en compte, même si actuellement le président de l’association est
un producteur.
Anne-Cécile Bras
Hassan Benabderrazik, au Maroc, la situation est tendue en matière de gestion de la ressource en eau.
Selon les rapports du GIEC, cela ne va pas s’arranger. Pourriez-vous nous présenter ce contexte
marocain ?
Hassan Benabderrazik, économiste et consultant marocain
Surexploitation de la ressource au Maroc
Au Maroc, beaucoup des éléments évoqués précédemment ne tiennent déjà plus de la menace mais de
la réalité. Les ressources superficielles ont déjà été amplement mobilisées. Les possibilités
d’accroître les ressources pour répondre à des demandes additionnelles sont inexistantes.
Même si on applique les techniques de restauration de la fertilité et de gestion raisonnée de l’eau et des
sols, la baisse de la pluviométrie rend l’irrigation indispensable. Or les réseaux d’irrigation,
dimensionnés pour un certain usage, ne sont pas nécessairement adaptés aux situations de stress et de
sécheresse. La situation des nappes souterraines est dramatique car la ressource est surexploitée.
On exploite 2 fois ou 2 fois et demie le renouvelable, c’est-à-dire la quantité d’eau apportée à une
nappe phréatique par la pluviométrie et par les infiltrations.
L’économie, liée à l’utilisation de la ressource
Si la situation perdure sur les 30 prochaines années, la catastrophe sera aussi économique. Les
investissements réalisés et les emplois créés autour de la ressource s’effondreront, comme cela est déjà
arrivé à deux reprises :
- Dans la nappe des Doukkala, dans la région d’Oulad Teïma, une intrusion saline massive a rendu
l’eau impropre à la production. Tous ceux qui produisaient en irriguant à partir de la nappe
souterraine se sont retrouvés sans ressource.
- Dans la vallée du Souss, la surexploitation de la nappe et une séquence d’années de sécheresse se
sont traduites par le dépérissement des vergers et un appauvrissement généralisé de toute la zone.
Les problèmes de partage, d’accaparement, d’accès, de régulation et de gouvernance de l’eau
revêtent donc un caractère d’urgence.
Anne-Cécile Bras
Sur les 880 millions de personnes qui ont faim dans le monde, les trois quarts sont des petits
producteurs. Avec la croissance démographique, les changements climatiques, la pression autour de
l’eau ne va qu’augmenter. L’enjeu est de mettre en place les bonnes solutions pour produire plus en
tenant compte des contraintes locales. Stéphanie Leyronas, quelles sont les solutions pour
augmenter cette production agricole ?
Stéphanie Leyronas
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Conférence idées pour le développement : « Comment mieux gérer les ressources en eau pour assurer la sécurité
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Globalement, il y a deux possibilités pour augmenter la disponibilité en eau pour l’agriculteur : soit on
augmente l’offre, soit on travaille sur l’amélioration de la productivité du secteur agricole par rapport
au facteur eau.
Les zones fragiles
Deux zones apparaissent un peu plus fragiles du point de vue de l’eau et de la sécurité alimentaire :
•
•
En Afrique subsaharienne, il y a de l’eau mais un enjeu d’investissement et d’organisation,
et notamment de mobilisation pour l’agriculture des eaux de surface (le long du fleuve Niger
ou le long du fleuve Sénégal).
En Méditerranée du Sud, l’eau est rare et les logiques d’offre qui ont été développées
jusqu’à maintenant atteignent très clairement leurs limites. Ces limites sont notamment
économiques : l’eau est de plus en plus chère à mobiliser ; les nappes sont de plus en plus
profondes et les niveaux baissent. La qualité se dégrade, à cause des intrusions d’eau saline,
des pollutions, etc. Mais ce sont aussi des limites environnementales et sociales.
Jusqu’aux années 2000, l’Arabie Saoudite était exportatrice de blé grâce à la mobilisation des eaux
fossiles à plusieurs centaines de mètres de profondeur : les coûts d’exploitation pouvaient représenter
jusqu’à 4 fois les coûts moyens. Cette situation n’étant pas durable sur le long terme, le pays est
revenu sur cette politique d’offre.
Investir dans des infrastructures ambitieuses
D’une certaine manière, l’urbanisation est une tragédie pour l’agriculture : elle grignote des terres
et amène les politiques publiques à se désintéresser du secteur agricole. Mais c’est aussi une
opportunité : d’abord, les urbains représentent un marché pour les produits agricoles. Ensuite, dans
des zones où on a une vraie tension sur la ressource, les politiques sont prêts à investir lourdement
pour pouvoir alimenter les villes en eau potable et éviter ainsi les tensions sociales. L’agriculture peut
profiter, par ricochet, de cette mobilisation d’eau – par dessalement, par pompage dans les nappes
fossiles, donc à des coûts extrêmement élevés – grâce à la réutilisation des eaux usées traitées.
Cette réutilisation des eaux usées traitées fait partie des réponses possibles à la tension de la
ressource en eau pour l’agriculture. Sur les rives sud et est de la Méditerranée, elle est fortement
inscrite dans les politiques publiques. En Israël, par exemple, 85 % des effluents domestiques sont
utilisés, une fois traités, pour l’agriculture. Il y a même réutilisation d’une partie des eaux usées
palestiniennes.
On peut et on devra mobiliser de la ressource via les nappes, les rivières ou via la réutilisation
des eaux usées traitées dans les zones sèches. Mais quelles que soient les solutions mises en œuvre,
on ne fera pas l’économie d’une réflexion sur une utilisation la plus efficiente possible de l’eau déjà
mobilisée.
La piste d’investissements moins coûteux
Anne-Cécile Bras
Frédéric Apollin, êtes-vous d’accord avec l’exposé des solutions de Stéphanie Leyronas, qui reposent
sur la mise en place d’infrastructures lourdes et coûteuses ?
Frédéric Apollin
La mobilisation de l’eau et une gestion durable de cette ressource nécessitent de toute façon un
réinvestissement massif (du moins autant qu’il est possible dans les limites des ressources publiques
nationales tant ici qu’au Sud). Mais il faut aussi penser en investissement de plus petits équipements.
Au-delà de l’irrigation, de nombreuses infrastructures locales et peu coûteuses de collecte d'eau
ont fait leurs preuves : diguettes, citernes, petites retenues et collinaires, petits réservoirs en général.
Partout – au Brésil, au Honduras, au Nicaragua ou dans des zones sèches – des gens collectent l’eau de
leur toit dans un réservoir. Avec ça, ils s’alimentent eux-mêmes – sous réserve qu’il y ait un minimum
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alimentaire ? »
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de traitement de l’eau – et irriguent. Malheureusement, alors que leur coût est très faible, ces solutions
sont peu financées
Augmenter l’efficience des modèles agricoles
Mais travailler sur l’offre n’est pas tout : on n’échappera pas à une réflexion forte sur les modèles
agricoles susceptibles de permettre une meilleure valorisation et des « économies » d’eau (entre
guillemets, puisque l’eau ne se perd pas à travers les différents cycles). Il faut donc penser aux
agricultures familiales et à l’agro-écologie.
Économiser, c’est aussi faire en sorte que ce qu’on produit ne se perde pas. Le gaspillage, tant ici
qu’au Sud, est énorme. Au Sud, c’est 30 % de la production en moyenne qui n’arrive jamais sur les
marchés (mauvaises routes, absence d’infrastructures de stockage, etc.). L’eau utilisée pour produire –
pluviale ou irriguée, eau verte/eau bleue – est perdue.
Anne-Cécile Bras
Guillaume Benoît, quand on parle d’agriculture familiale ou d’irrigation, il est en fait question de
changement d’échelle.
Guillaume Benoît
La nécessaire émergence d’une volonté politique
Les solutions existent : c’est ce que montrent par exemple les chercheurs en agronomie que nous
invitons chaque année au séminaire « eau et sécurité Alimentaire en Méditerranée » (SESAME), une
manifestation que depuis le Forum mondial de l’eau nous organisons chaque année avec le Maroc et
l’appui de l’AFD, de la Fondation pour l’agriculture et la ruralité dans le monde (FARM) et d’autres.
L’enjeu est de changer d’échelle pour les mettre en place. Il s’agit en réalité beaucoup de
questions de politiques et d’investissements.
L’agriculture familiale gère l’essentiel de l’eau dans le monde : si on veut que ça fonctionne, il faut
que les premiers concernés, les agriculteurs, aient accès à des financements, à du crédit, qu’ils soient
en capacité de progresser. Il faut également des institutions publiques mobilisées pour que l’on aille
chercher le potentiel d’eau quand il existe et ne pas attendre un investisseur extérieur à qui l’on va
donner 50 000 ou 100 000 hectares irrigués.
Le nécessaire investissement de l’Etat
Cela sous-entend que les États investissent dans l’agriculture. Le rapport ville/campagne ne se réduit
pas à l’étalement urbain : ce sont également les efforts qu’un pays est prêt à consentir pour que
l’agriculture puisse se développer et qui ont par exemple été menés en Europe dans les années 1960.
Le développement passe par des prix rémunérateurs, l’accès au crédit, l’accès à la formation.
Ainsi, il y a un an, M. Faliry Boly avait présenté, au SESAME, le concept de « paysan-investisseur ».
Mais il faut de véritables banques et une vision étatique. Pas question d’opposer l’agriculture
familiale et le reste : face aux enjeux, il faut que les grandes exploitations mécanisées comme les
petites progressent. Souvent, la modernité a sacrifié les secondes aux premières. Mais le pluvial et
l’irrigué doivent aller ensemble.
Depuis les années 1980, certaines grandes institutions mondiales défendaient une vision tout à fait
différente, qui explique le retard pris. Il a fallu attendre la crise de 2007-2008 pour prendre
conscience de l’importance de ces politiques agricoles. C’est le cas du Maroc : quand la crise est
survenue, je faisais au Haut-Commissariat au plan (HCP) du Maroc une prospective avec les experts
marocains. Nous avions montré qu’avec un scénario de « libéralisation maximum », comme certains le
préconisaient, c’était l’impasse : les risques d’instabilité pouvaient même menacer le régime. Il fallait
vraiment une politique agricole qui mobilise l’ensemble de ces acteurs, notamment les petites et
moyennes exploitations. La crise alimentaire de 2007-2008 a entraîné des changements, dont le plan
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Maroc Vert. C’est un témoignage encourageant. Le Vietnam est aussi un cas intéressant : le pays a
doublé sa production et est devenu exportateur en s’appuyant sur 11 millions de foyers agricoles.
Anne-Cécile Bras
Sont représentés ici aujourd’hui deux pays aux situations contrastées. Faliry Boly, comment réagissezvous à ce propos disant qu’il faudrait un investissement politique pour changer d’échelle ?
Faliry Boly
Le paysan investisseur
C’est ce qui se passe dans l’irrigation : les États sont presque les seuls qui investissent, parce que les
acteurs privés – les exploitations familiales – n’ont pas suffisamment de moyens pour le faire. Le
problème concernant ces stratégies nationales, c’est que chaque partenaire a sa stratégie : ce
n’est pas toujours facile de les cadrer.
De plus, les acteurs ont une conscience propre de la réalité. Nos gouvernements recherchent toujours
des financements auprès des bailleurs. Mais « celui qui cherche le chameau ne voit pas le cabri, parce
qu’il a la tête toujours en l’air ». D’où l’idée du paysan-investisseur : je dois rencontrer demain
l’équipe de monsieur Jean-Luc François pour argumenter sur ces moyens qu’il faudrait nous donner à
nous autres, petits producteurs, pour conduire les politiques qui correspondent à nos réalités et
nous permettre de sortir de cet assistanat qui ne nous arrange ni nous, ni ceux qui nous assistent. À la
longue, nous serons rattrapés par d’autres pays, qui, eux, sont en train d’émerger et ne sont pas dans
cette logique. C’est aussi nous donner des armes contre l’agrobusiness : je n’ai rien contre lui, sauf
que je défendrai bec et ongles mes parcelles s’il vient les prendre.
Les petits producteurs pourraient ainsi contribuer à l’investissement pour l’irrigation, connue pour
assurer les rendements les plus sûrs, surtout dans les pays sahéliens où l’hivernage est capricieux.
Un exemple de stratégie nationale : le plan Maroc vert
Anne-Cécile Bras
Hassan Benabderrazik, comment voyez-vous cette situation après le Plan Maroc vert, pour lequel il y a
un investissement de l’État ?
Hassan Benabderrazik
À travers la crise, la dépendance à l’égard des marchés mondiaux s’est exprimée clairement. Beaucoup
de pays se sont retrouvés dans des situations difficiles. Au Maroc, l’État a investi massivement. Le
budget du ministère de l’Agriculture est passé de 2 milliards de dirhams en 2001 à 10 milliards de
dirhams. Il a été multiplié par 5 en l’espace de 10 ans, à une période où l’inflation n’était pas très
importante. Mais ce n’est pas qu’une question d’argent ou de volonté politique, c’est aussi la
recherche des solutions adéquates à des problèmes complexes.
Dans les périmètres publics et privés d’irrigation, face à ces situations de raréfaction de la ressource, le
gouvernement a massivement poussé à l’adoption des techniques de micro-irrigation, avec une
volonté de convertir les périmètres traditionnels gravitaires en périmètres plus modernes, porteurs de
technologies plus économes en eau. Les résultats sont ambivalents : positifs dans les exploitations
dites « capitalistes » et plus mitigés dans les exploitations plus paysannes. Ce pour des raisons
multiples : effets d’échelle, problèmes d’adoption technologique et de savoir-faire.
L’exemple de Chtouka-Massa
Concernant les nappes souterraines, je veux évoquer celle de Chtouka-Massa : surexploitée, elle
représente aujourd’hui environ 70 % des exportations de primeurs du Maroc vers l’Union européenne
et les États-Unis et emploie pratiquement 100 000 personnes en direct. Limiter l’exploitation au seul
pourcentage renouvelable aurait entraîné un arrêt de la production de 40 % des exploitations. Il aurait
fallu dire aux gens : « Vous avez 10 hectares, vous ne pouvez en utiliser que 6. Oubliez ce que vous
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Conférence idées pour le développement : « Comment mieux gérer les ressources en eau pour assurer la sécurité
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avez investi, c’est une perte. » Les associations agricoles se sont mobilisées pour suppléer avec de
l’eau dessalée. Mais il fallait trouver à la fois une solution de gouvernance, une solution technique
et une solution de substitution entre des capitaux et des ressources.
Nous avons donc négocié avec les agriculteurs, en amont de la réalisation du projet, un contrat de
nappe : ils acceptaient une utilisation disciplinée de l’eau souterraine et la mise en place d’un régime
de quotas de prélèvement sur l’ensemble de la zone. Nous avons investi massivement pour financer
un projet de dessalement : il doit permettre de substituer de l’eau dessalée à de l’eau prélevée sur la
nappe – condition sine qua non de durabilité. Pour trouver une solution de financement dans la durée,
nous avons reporté les coûts sur les agriculteurs à haute valeur ajoutée. Ainsi, en mixant de la
gouvernance, de la participation, des investissements et de la technologie, nous espérons préserver
l’emploi et l’activité agricole de cette zone et rétablir un peu de durabilité dans l’exploitation de cette
nappe.
Quel partage de la ressource entre les acteurs ?
Anne-Cécile Bras
J’aimerais maintenant demander à chacun sa vision du partage équitable nécessaire entre les urbains et
les ruraux, les petits et les gros.
Faliry Boly
Pour le Mali, il est difficile de parler des « petits » : la loi d’orientation agricole, dans laquelle on a
tenté de définir le statut d’agriculteur, est en cours. Nous ne disposons donc pas encore d’identité
juridique. Les gros investisseurs sont quant à eux des entreprises, notamment chinoises, qui viennent
s’installer sur des milliers d’hectares.
Nous souhaitons trouver un mécanisme permettant à chacun de jouir de l’utilisation de l’eau
chaque fois que le besoin se fait ressentir. Mais comment faire avec les différents types de cultures ?
La canne à sucre, par exemple, est deux fois plus demandeuse d’eau que le riz. Ses unités de
production doivent soit payer beaucoup plus cher soit limiter leur consommation d’eau. Si on procède
ainsi, ceux situés beaucoup plus bas – comme le Niger, la région de Gao ou le Nigeria – auront-ils
suffisamment d’eau ?
Autre problème, la nature du sol. Il faut trouver les moyens d’opérer une sélection – dans telle zone,
on ne peut pas cultiver de riz parce que c’est une zone sablonneuse qui demande beaucoup plus d’eau
qu’une zone argileuse. Pour rendre la répartition de l’eau équitable, il faut intégrer tous ces critères.
Le foncier, un critère pour gérer l’allocation de la ressource ?
Anne-Cécile Bras
Le gouvernement malien a gelé l’attribution, par l’État, des titres fonciers. Un cadastre national doit
normalement être élaboré. Cela ne peut-il pas aider à gérer les ressources ?
Faliry Boly
Au Mali, le système des titres fonciers n’est pas appliqué partout. Un des combats du syndicat de la
zone Office du Niger a été de refuser les titres fonciers. Par exemple, pour le projet que j’ai évoqué, le
bail est le mode de tenure foncière que nous proposons. Il permet de sécuriser l’exploitation, le
producteur, mais aussi le patrimoine national. Notre terre est, aujourd’hui, une richesse que nous
estimons devoir préserver pour nos enfants et petits-enfants. Un titre foncier se vend et s’achète : les
multinationales peuvent en racheter à des banques qui n’ont rien à voir avec les terres. Véritables
machines à sous qui ne regardent pas la nationalité, ces multinationales se contenteront de broyer.
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alimentaire ? »
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Anne-Cécile Bras
Frédéric Apollin, que pensez-vous de cette pression sur la ressource ?
Frédéric Apollin
Je souhaite revenir sur le Maroc, dont la politique agricole fait de l’export des primeurs un de ces
piliers, notamment sur les marchés européen et américain. La culture de la tomate est très exigeante en
eau et elle se pratique dans des régions au Maroc où la ressource facilement mobilisable vient déjà à
manquer. La solution dans les pays à forte tension en eau ne passe-t-elle pas par une réflexion sur les
modèles agricoles et les stratégies de politique commerciale ? N’est-ce pas une fuite en avant que de
les maintenir quand on sait qu’ils ne seront peut-être plus efficaces d’ici 20 ou 30 ans, ou au péril
d'une dégradation forte, voire d'un épuisement des ressources ?
Capital social et légitimité des acteurs
Pour qu’il y ait équité, il faut que les organisations qui discutent ensemble pour partager, gérer,
protéger la ressource se reconnaissent mutuellement. Dans de nombreux endroits, certaines d’entre
elles ne sont pas reconnues légalement, notamment des organisations traditionnelles gestionnaires
d’espaces d’eau (éleveurs pastoraux du Sahel, associations d’irrigants). Par ailleurs, il faudrait mettre
en réseau les multiples expériences d’espaces pluri-acteurs de gouvernance plus démocratique de l'eau,
qui relient des villes, des industries, des usagers urbains, des usagers agricoles…. La solution « eau
sécurité alimentaire » passera par le renforcement du capital social de ces organisations –
traditionnelles ou pas – qui gèrent l’eau.
La solidarité, un concept à double tranchant
Il faudra certainement des solidarités, et notamment pour des pays très déficitaires. Certains
sont déjà importateurs nets de céréales parce qu’ils ne parviennent pas à en produire
suffisamment sur leurs sols. Mais la notion de solidarité est à manier avec précaution : au prétexte
d’une vocation à nourrir le monde, certains pourraient cherchent surtout à maintenir des capacités
d'exportation et tous les mécanismes de subvention qui y sont directement ou indirectement liés. La
solidarité doit s’exercer correctement, dans un marché régulé des produits agricoles, et après
recherche de toutes les pistes (politiques, instruments de crédit, recherche, conseil technique)
permettant le développement du potentiel de production local, et en particulier des agricultures
familiales, y compris irrigué et pluvial.
Reconnaître le droit à l’eau agricole
Un groupe d’experts internationaux travaille sur un rapport de propositions à soumettre au prochain
Comité de la sécurité alimentaire (CSA) de Rome, qui se tiendra en octobre prochain et abordera la
question de l’eau. L’une de ces propositions consiste à étendre le droit universel à l’eau potable,
aujourd’hui acquis, au droit à l’eau agricole en le liant au droit à l’alimentation, lui aussi
internationalement reconnu. Il s’agit d’élargir ce droit à tous les usagers de l’eau agricole, en
particulier à ceux que les changements climatiques, les conditions économiques ou le manque de
reconnaissance par les États rendent vulnérables. C’est le cas des paysans, producteurs éleveurs et
agricoles. Parviendra-t-on à minima à des directives volontaires sur l’eau comme on en a aujourd’hui
sur le foncier ?
Anne-Cécile Bras
Stéphanie Leyronas, pourriez-vous intervenir sur cette idée de partage équitable ?
Stéphanie Leyronas
Instruments de contrôle ou d’incitation des usagers
La présentation d’Hassan Benabderrazik illustre très bien les politiques de gestion de la demande en
eau, en place depuis plusieurs années sur la rive sud de la Méditerranée. Elles consistent à optimiser
l’usage de l’eau déjà mobilisée. De nombreux instruments existent : les quotas ; les licences ; les
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restrictions temporaires (dont la mise en place pose un certain nombre de difficultés : il faut bien
connaître la ressource et ses usagers et pouvoir mettre en place des compteurs et même une police de
l’eau). On dispose également de ce qu’on appelle les instruments économiques : la tarification ; les
subventions liées aux pratiques et technologies économes en eau (par exemple, le goutte-à-goutte) ; les
taxes environnementales. On pourrait penser qu’une augmentation tarifaire ou des subventions aux
pratiques économes en eau inciteront les agriculteurs à réduire leur consommation ou à avoir les
usages les plus efficients possibles. Mais ce n’est pas forcément pas le cas. Il y a toute une série
d’effets pervers.
Les leviers de la sécurité alimentaire d’un pays
Pour rebondir sur les propos de M. Apollin concernant l’équité au niveau national : la sécurité
alimentaire va reposer sur la production locale (vivrière), sur la production de cultures de rentes (pour
l’exportation et pour avoir des devises) et sur l’importation de produits agricoles. Il y a donc un
équilibre à trouver.
L’eau virtuelle
Pour en revenir enfin à une vision élargie des ressources en eau, elle implique de prendre en compte
les eaux bleues et les eaux vertes mais aussi ce qu’on appelle « l’eau virtuelle » : la quantité d’eau
nécessaire pour produire un bien. Lorsque l’on importe ou exporte un produit agricole, on importe ou
exporte de l’eau virtuelle. Ce triptyque eau bleue/eau verte/eau virtuelle doit être pensé au niveau
local.
Augmenter la productivité agricole
Guillaume Benoît
Dans le cas de la Méditerranée du Sud, touchée par le problème de rareté physique – et non
économique – l’agriculture peut être considérée comme un problème, mais également un élément de
solution. Cela implique d’aller vers une nouvelle agronomie et une nouvelle irrigation pour
progresser en productivité. Ainsi, selon le Centre international pour la recherche agricole dans les
zones arides (ICARDA), on peut parfois produire 20 % de plus avec 20 % d’eau en moins. On libère
de l’eau pour d’autres usages, urbains par exemple : c’est ce qui s’est passé en Tunisie. L’agriculture
constitue donc bien un élément de solution, à condition de raisonner productivité de l’eau plus que
seulement efficience physique. La productivité doit être pensée en fonction de l’eau et non de la
surface.
La reconnaissance des systèmes de gouvernance locale
Par ailleurs, le partage équitable est conditionné à la reconnaissance des systèmes de gouvernance
locale des associations ou communautés d’irrigants. En France et en Espagne, on a depuis très
longtemps des communautés d’irrigants, organisées en associations syndicales qui sont des
corporations de droit public. L’État leur donne des droits et des devoirs : cela permet le maintien d’une
équité. L’exemple français, avec les sociétés d’aménagement régional comme la Société du Canal de
Provence (SCP), montre qu’on peut trouver des accords entre les grands aménageurs et les
communautés d’irrigants pour une juste répartition entre l’agriculture et d’autres usages. Dans les pays
du Sud, les associations d’usagers d’eau agricole n’ont souvent aucun droit, ou très peu, ce qui
constitue un vrai problème.
Hassan Benabderrazik
Pour rebondir sur ce que dit Guillaume Benoît : il est vrai que nous avons des solutions techniques
pour économiser de l’eau, mais il en faut d’autres pour inciter les acteurs à les mettre en œuvre. Il
faudrait faire en sorte que le bénéfice des économies puisse leur revenir. La bonne solution pour
l’équité résiderait en la reconnaissance de droits éminents sur l’eau ou sur des parts d’eau. Je
comprends la préoccupation de M. Faliry Boly, qui ne veut pas de droit de propriété susceptible d’être
accaparé. Mais il faut qu’on reconnaisse les droits : on enclenche ainsi un mécanisme d’incitation à
une meilleure gestion de l’eau. Quand on autorise les gens à revendre à leurs voisins les éventuels
excédents qu’ils ont créés, on les incite à faire cette économie et à adopter de bonnes techniques.
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Conférence idées pour le développement : « Comment mieux gérer les ressources en eau pour assurer la sécurité
alimentaire ? »
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Quand l’État assure la gestion de l’eau, l’autorisation de prélèvement peut être fixée par une
administration exposée à tous les risques de corruption et de pressions politiques possibles : c’est la
pire des solutions. Un modèle de domanialité nationale se traduit par des problèmes d’application
locale inextricables et des risques d’accaparement et de dépossession des communautés. Il faut des
mécanismes qui reconnaissent de manière formelle les droits de propriété ou les droits de
partage : c’est la seule manière de réintroduire de l’équité dans le système.
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Conférence idées pour le développement : « Comment mieux gérer les ressources en eau pour assurer la sécurité
alimentaire ? »
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Discussion avec la salle
Yves Le Bars, président du Comité français pour la solidarité internationale
Je m’étonne un peu que l’idée de l’aménagement du bassin-versant ne soit pas davantage abordée
ici comme une forme de gestion des ressources en eau. J’avais entendu des Marocains dire : « Tous les
ans, l’érosion nous fait perdre un barrage, et pour garder la même quantité d’eau disponible, il faudrait
construire un barrage de plus tous les ans, et les bons sites n’existent pas. » Quelle que soit la taille des
bassins-versants, on a vu des choses formidables se faire en Haïti, au Maroc, en Éthiopie ou en
Tanzanie, où elle a permis d’améliorer les ressources générales du pays. Cela rejoint la question de la
constitution d’opérateurs légitimes reconnus qui sachent gérer de manière transparente de l’argent
collectif : c’est le summum du développement.
Alica Tadjakité, de formation ingénieur en agrobusiness. Lauréate d’un concours international
avec Campus France
Pourquoi ne pas investir le secteur de l’agroalimentaire et de l’agro-industrie, dont l’objectif est de
donner une longue vie au produit, pour assurer la sécurité alimentaire ? Au Mali, mon pays d’origine,
plus de 80 % de la production est constituée de déchets. L’offre est vraiment supérieure à la demande.
Pourquoi ne pas penser à cela dès maintenant et ne pas s’appuyer sur l’agriculture familiale – parce
qu’on le fait toujours ? Je vais plutôt vous demander de vous tourner vers la jeunesse, parce
qu’aujourd’hui, elle n’a pas conscience de l’importance du secteur de l’agroalimentaire et de
l’agriculture.
Jim Scoutao, économiste
Le problème de l’eau est un problème politique. Je pense qu’il faut arrêter la privatisation de l’eau
en Afrique – nous en voyons déjà le résultat en Côte d’Ivoire et partout ailleurs – et peut-être inscrire
dans les constitutions qu’elle n’est pas privatisable. Concernant le partage équitable de l’eau, il va
falloir également voir ceux qui lavent leur voiture, ceux qui ont des piscines, etc. On est dans un pays
en voie de développement, on va développer des terrains de golf et consommer encore et toujours plus
d’eau. Certaines pratiques doivent cesser et nous devons agir. Ce qui nous est utile n’est pas cher,
c’est le superflu qui coûte énormément.
Anne-Cécile Bras
Concernant la question de la gestion de bassins-versants, qui souhaite répondre ?
Guillaume Benoît
Je suis absolument d’accord avec ce que M. Le Bars a dit. Pour résoudre le problème de l’eau, il faut
beaucoup plus raisonner à l’échelle des bassins-versants qu’on ne l’a fait jusqu’ici.
Les problèmes d’érosion comptent objectivement parmi les plus graves de la planète. Or, on en
parle très peu et il faut trouver des solutions. À titre illustratif, j’étais, il y a 25 ans, commissaire au
développement rural à la Réunion : il arrivait que l’on perde 30 cm de terre lors d’un seul événement
cyclonique. C’est-à-dire des pertes gigantesques et la non-durabilité assurée. En même temps, toutes
les zones qui sont sous le vent souffraient de sécheresse.
On a alors mis en place une vraie politique publique avec des solutions à l’échelle de petits
bassins-versants : nous avons construit des retenues collinaires – si on n’avait pas fait de l’irrigation
d’appoint avec des retenues collinaires, il n’y aurait plus d’agriculture. Nous avons aussi pratiqué en
même temps l’agro-écologie de façon à conserver les eaux et les sols. Ça a fonctionné, preuve qu’il y a
là un vrai enjeu. Cela doit se faire à petite et à plus grande échelle.
Le gros problème, c’est qu’on a eu des politiques très tournées vers l’irrigation et peu vers le pluvial.
Or, pour que cela fonctionne, il faut faire les deux ensemble. Jusqu’à présent, les politiques de l’eau
ne sont préoccupées que de l’eau qui coule et pas de l’eau qu’il faut conserver en amont : en
amont, l’investissement a été insuffisant. Après quatre années au Maroc, je pense que la solution réside
dans des politiques de type « paiement pour services environnementaux » (PSE). Si on n’accompagne
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Conférence idées pour le développement : « Comment mieux gérer les ressources en eau pour assurer la sécurité
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pas, avec des compensations financières, le changement d’organisation dans le terroir, on ne
parviendra pas à amorcer les mutations nécessaires.
Stéphanie Leyronas
Pour saisir la problématique de l’eau comme ressource, il faut en effet très clairement réfléchir à
l’échelle d’un bassin-versant. La France connaît très bien cette problématique, avec la gestion intégrée
de la ressource en eau mise en place dès les années 1960. C’est un modèle qu’on essaie de répliquer,
même s’il pose un certain nombre de questions. C’est un concept souvent un peu trop « mou » : on
construit des organismes de bassin mal définis et qui n’ont pas forcément de pouvoirs décisionnaires
suffisants. Qu’intègre-t-on ? Les usages ? L’irrigation pluviale ? etc. Il reste encore beaucoup à faire
sur de nombreux territoires pour améliorer la gestion intégrée des ressources en eau, même s’il y a
quelques très belles expériences, notamment françaises.
Anne-Cécile Bras
Faliry Boly, voulez-vous réagir à l’intervention sur la jeunesse et l’agro-industrie ?
Faliry Boly
Sur l’agro-industrie, je suis d’accord. Aujourd’hui, la profession agricole souhaite aller vers la
transformation de ses produits. C’est un réel problème : on veut exporter, mais quand on veut
exporter du maïs, on a besoin d’aliment bétail et d’aliment volaille et on l’importe. Il n’y a pas de
cohérence dans le développement. Aux organisations paysannes de titiller le gouvernement pour aller
dans ce sens : c’est ce que nous sommes en train de faire.
Concernant la jeunesse : c’est à elle de se battre. C’est fini, pour nous. Le Mali a été une grande nation
et la colonisation est venue tout bouleverser. Il est aujourd’hui au creux de la vague : c’est à la
jeunesse de le relever.
Anne-Cécile Bras
Pourriez-vous intervenir sur l’idée de ne pas privatiser l’eau et de peut-être l’inscrire dans les
constitutions pour éviter les dérives ?
Frédéric Apollin
Privatiser le foncier pour sécuriser les droits, c’est le choix qui a été fait en Europe, avec un cadastre
où chacun a son titre de propriété. Mais de mon point de vue, dans beaucoup de situations dans le
monde, la privatisation est loin d'être la meilleure des solutions : vu les concurrences existantes et les
rapports de force actuels très inégaux pour l’usage des ressources entre les villes, les industries, les
usagers ruraux, ceux qui risquent de se voir priver de ses droits d'accès et d'usage aux ressources en
cas de privatisation, ce sont les paysans et les paysannes, ceux-là mêmes qui fournissent 70 % de
l’alimentation mondiale. Donc la "privatisation" de l'eau ou des droits d'eau sur une base de
"propriété privée" n'est pas la solution, loin de là.
Si l'on entend par "privatisation" non pas la propriété privée mais la sécurisation des droits
d'usage d’une ressource pour une collectivité ou pour une communauté ou tout autre usager,
alors les mécanismes innovants qui y contribuent doivent être envisagés et expérimentés. Même
sans propriété privée, il y a des systèmes qui fonctionnent très bien, comme en Équateur. C’est le seul
pays au monde qui, dans sa nouvelle Constitution, a donné des droits aux ressources naturelles – ce
qui est assez exceptionnel. La terre, l’eau ont des droits au même titre que les Hommes : la ressource
ne peut donc être privatisée. Sur l’eau, il n’y a pas de droit de propriété mais des concessions d’usage
gérées par l’État. Dans ce cadre, il a fallu recréer des instances de répartition et arbitrage sur ces
concessions : l’Équateur s’est montré assez inventif. Toutes les organisations traditionnelles d’usagers,
parmi lesquelles les organisations agricoles, sont reconnues légalement et ont droit de parole. Des
espaces de concertation et gestion de l'eau multi-usagers à l'échelle des bassins-versants de deux
grandes villes, Quito et Riobamba, ont été mis en place. Les situations de concurrence pour l'accès à
l'eau sont en effet exacerbées dans les Andes. Riobamba – ville de 300 000 habitants – disposait ainsi
jusqu'il y a peu, pour ses usagers urbains, d’une alimentation en eau de 4 heures par jour. Cette
situation est liée, en premier lieu, à un réseau de distribution totalement obsolète dont la ville a terminé
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Conférence idées pour le développement : « Comment mieux gérer les ressources en eau pour assurer la sécurité
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la réhabilitation. Mais la ville a du négocier un partage de la ressource avec d'autres usagers,
notamment paysans qui entourent la ville, et qui utilisent l'eau pour l'irrigation. Un comité de bassin a
été promu et a permis d'arriver à des accords partagés sur un nouveau partage de la ressource, mais
aussi de nouvelles obligations, notamment des urbains, quant à la protection de la ressource en amont.
Concernant les jeunes, je voudrais compléter la réponse. Il faut travailler et investir sur la
transformation agro-alimentaire pour la simple et bonne raison qu’il faut limiter les pertes de produits
agricoles ou d'élevage – et donc d’eau. Toutes les initiatives des jeunes entrepreneurs africains sont les
bienvenues. L’agroalimentaire n’est pas forcément à l'image d'une l’énorme industrie collée à la
capitale : l'une des solutions d'avenir est de travailler, en lien avec les organisations paysannes, sur la
création ou la consolidation de TPE et des PME au cœur même des territoires et proches des
villes secondaires, qui transforment des produits agricoles de qualité et les commercialisent. Des
accords sont possibles, s'ils sont justes et équitables, entre organisations paysannes et petites
entreprises privées portées par des jeunes Africains, afin de soutenir les agricultures familiales, créer
de l'emploi et faciliter l'approvisionnement des villes ne produits locaux de qualité.
Marie-Ève Perru, représentante de l’association Démographie responsable
On part du postulat que la croissance démographique est inéluctable. Dans la mesure où ne peut plus
produire plus et nourrir encore des milliards de personnes, l’urgence n’est-elle pas de stopper cette
croissance et d’aborder la transition démographique ? Est-ce qu’il ne serait pas temps de convaincre
les gens de faire du planning familial ?
Anne-Cécile Bras
On n’est plus tellement sur la gestion des ressources en eau.
Faliry Boly
En France, l’espérance de vie a augmenté. Chez nous, en Afrique, on évolue vers une natalité moins
forte. Nous étions 21 frères et sœurs ; moi, j’ai trois enfants et chez mes frères et sœurs, pratiquement
plus personne n’a une dizaine d’enfants. Le monde évolue. Les mortalités diminuent : dans mon
village, il y a 29 ans, il y avait chaque année des épidémies de coqueluche et de varicelle. Les
vaccinations les ont fait reculer. Le cimetière qu’on appelait « cimetière des enfants » a aujourd’hui été
transformé en champ. Je pense qu’il faut laisser aussi certains droits aux gens, ne pas faire comme les
Chinois qui n’autorisent qu’un seul enfant. Il faut parvenir à gérer les ressources : elles peuvent nourrir
peut-être deux fois plus de monde qu’aujourd’hui si on les gère bien. Le problème majeur, c’est une
gestion équitable et durable de ce qui existe.
Paul Suarez, militant associatif, originaire de la République du Congo
Les enjeux présentés ici semblent oublier un grand problème : vu la pression démographique, il nous
faut à tout prix trouver les moyens pour nourrir le monde. Ce dont vous parlez, c’est la relation
France-Afrique. Or, en Afrique, seulement deux modèles d’agriculture nous sont proposés : soit
l’industrialisation de l’agriculture, soit l’agro-écologie. En France, il y a des débats sur ces deux
systèmes, qui ont chacun leurs valeurs environnementales. Comment la rencontre sur le climat qui va
réunir ici, en France, au Bourget, tous les États, toutes les administrations, toutes les personnes très
riches… va-t-elle prendre en compte ce que nous discutons ici dans le cas du partage des biens et
des richesses ?
Anne-Cécile Bras
On a quand même parlé de la pression des changements climatiques. L’agriculture a été intégrée dans
le texte de la conférence – qui fait 86 pages et qui est, pour l’instant, en cours de négociation. Elle fera
donc partie des thématiques qui seront discutées en décembre à Paris lors de la conférence sur le
climat.
Alan Salinère, ingénieur à eau et assainissement, représentant le Secours populaire
Je précise que mes compétences dans le domaine de l’eau s’arrêtent à la limite du pays, mais je
voudrais quand même en parler un peu. Par rapport aux ressources en eau, la multiplication des
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Conférence idées pour le développement : « Comment mieux gérer les ressources en eau pour assurer la sécurité
alimentaire ? »
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ressources me paraît essentielle. Il s’agit de ne pas reproduire ce qu’on a pu faire en France dans
certains endroits, où on a surexploité des ressources pour des questions bassement matérielles, créant
ainsi des situations totalement irréversibles.
Par ailleurs, vous avez évoqué le changement d’échelle. L’eau virtuelle est en fait un facteur de
développement des nations – en dehors de l’aspect « eau potable pour la survie des populations » – à
partir du moment où on peut créer des projets de grande ampleur. On peut en effet envisager de faire
de l’irrigation et de l’industrie.
On a également parlé de ressources durables. Je parlerai aussi d’installations durables. Car en
France, où le rendement de réseaux est en moyenne de 70 %, on perd 300 litres d’eau chaque fois
qu’on en produit 1m3 – et bien souvent, ce sont des eaux qui sont définitivement perdues car elles ne
reviennent pas forcément dans le cycle.
Concernant la solidarité, pourquoi ne pas se pencher sur le financement : un genre de loi Oudin qui,
même si elle peine en France, pourrait être appliquée à tous les États pour financer les grands projets
internationaux dans le domaine de l’eau ? La loi Oudin permet aux collectivités de prélever 1 %
sur la redevance payée par les utilisateurs en faveur de financement de projets internationaux.
Anne-Cécile Bras
Dans le domaine de l’eau et l’assainissement.
Alan Salinère
Cette loi est malheureusement méconnue et ne fonctionne pas, mais ça m’intéresserait beaucoup qu’on
arrive à appliquer cela au niveau international et qu’on sorte ainsi des promesses un peu stériles des
sommets internationaux.
Stéphanie Leyronas
L’eau potable fait également partie de la sécurité alimentaire et on a tous besoin de boire. La loi
Oudin-Santini est aujourd’hui appliquée par les grandes agences de bassins et les grandes collectivités.
L’AFD travaille beaucoup avec eux, en collaboration, en financement parallèle ou en financement
direct. L’enjeu principal est : comment amener les petites collectivités à s’organiser pour avoir un
effet de masse suffisant et intéresser les agences comme l’AFD ? Du chemin reste à faire en la
matière.
Guillaume Benoît
Il faut savoir que le secteur des terres, l’agriculture, les forêts et les sols constituent un élément
très important de la solution climatique : mieux gérer le vivant représente 20 à 60 % du potentiel
d’atténuation à l’horizon 2030. Dans ce potentiel d’atténuation, les grands enjeux sont d’intensifier
l’agriculture d’une façon durable, en restaurant les terres dégradées, et d’éviter la déforestation, grande
cause d’émission de gaz à effet de serre (GES). En conservant mieux l’eau et les sols, on fera à la
fois de l’infiltration de l’eau et du stockage de carbone. On rendra de grands services
environnementaux. On revient donc à cette idée d’un deal à passer avec le milieu agricole pour sortir
de la pauvreté, produire plus, et produire plus de services environnementaux.
Autre aspect du sujet également très important : compte tenu du changement climatique, beaucoup de
régions du monde, parmi lesquelles l’Europe et les États-Unis, vont avoir une croissance de la
demande en eau et de la demande en irrigation. Le stockage de l’eau est l’une des clés de l’adaptation,
et sans adaptation de l’agriculture, donc sans meilleure gestion de l’eau, le secteur des terres ne pourra
pas jouer son rôle d’atténuation.
C’est au niveau des territoires que l’on trouvera des solutions, en jouant sur la façon de gérer
l’eau, les terres, les forêts, en visant une intensification écologique de l’agriculture. C’est comme
cela qu’on obtiendra à la fois l’atténuation, l’adaptation et du développement.
Anne-Cécile Bras
L’agriculture a quand même eu du mal à rentrer dans les négociations sur le climat, mais enfin, elle y
rentre.
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Conférence idées pour le développement : « Comment mieux gérer les ressources en eau pour assurer la sécurité
alimentaire ? »
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Guillaume Benoît
Il est tout à fait normal que les pays du Sud, qui possèdent 50 % de leurs actifs dans l’agriculture et ont
des enjeux énormes de sécurité alimentaire, ne soient pas prêts à adopter des contraintes. Il ne faut
pas traiter séparément les questions agricoles. L’Afrique, par exemple, peut avoir intérêt à
augmenter ses émissions de GES en agriculture si ça permet d’éviter une déforestation qui en produit
beaucoup plus. Il importe de raisonner secteur des terres et non agriculture.
Frédéric Apollin
J’ajoute que ce sont également les grands pays agro-exportateurs qui, dans la négociation
climatique, ont du mal à remettre en cause leurs modèles.
Pour en revenir sur la loi Oudin, c’est une loi des collectivités locales pour financer avant tout eau
potable et assainissement. Elle est très utile et appliquée, même si un récent rapport de la Cour des
comptes pointe des erreurs dans la gestion de ses moyens, qui risque de freiner sa mise en route. Mais
elle a un défaut. Elle encourage les élus à financer des choses visibles : de l’assainissement, de la
tuyauterie, des puits et des robinets d’eau – et on ne peut le leur reprocher.
Avec d’autres ONG françaises, nous avons été défendre l’idée que ce type de financements innovants
sur l’eau devait aussi concerner ce qui devrait toujours faire l'objet d'une attention particulière en
amont de l'infrastructure : la question du partage de l’eau. Ce qui est très difficile à financer : certains
États, voire certaines collectivités ou certains acteurs, n’en ont pas du tout envie puisque pour
l’instant, le partage leur est favorable. Pourtant la question du partage de l’eau ne coûte pas cher :
elle demande des échanges, du dialogue et, très souvent, des études impartiales – sur l’état de la
ressource, son utilisation, sa mobilisation, son niveau de protection ou dégradation, sur les usagers et
acteurs qui peuvent intervenir, sur le modèle économique qu’on peut mettre en place derrière pour un
usage durable et équitable de la ressource.
Nous avons réussi à faire financer cela par l'Agence de l’eau Seine-Normandie en Équateur : c’était
exceptionnel. Malheureusement, l'avenir de cette coopération est aujourd'hui de nouveau questionné.
S’il y a bien quelque chose à financer demain sur l’eau vis-à-vis des questions de sécurité alimentaire,
ce sont ces instances de gouvernance pluri-acteurs qui permettent de créer des accords sur le
partage de l’eau et les responsabilités concernant sa protection.
Dominique Rojat, coordonnateur des programmes AFD au Centre pour l’Intégration en
Méditerranée (CMI)
On a peu parlé des coûts, des prix, des valeurs de l’eau. N’est-on pas dans une impasse sur l’eau
d’irrigation ? Tout cet argent du contribuable national et international sert-il vraiment à quelque
chose ? Ne pourrait-on pas acheter à manger, créer des emplois avec ce même argent ? Où va-t-on sur
ces subventions énormes à l’agriculture que tout le monde semble considérer comme acquises mais
qui coûtent tout même extrêmement cher ?
L’intervenant ne se présente pas
Je voulais souligner que dans la problématique du réchauffement climatique, les questions de
ressource en eau et de sécurité alimentaire sont celles qui sont les plus ressenties – dans les pays du
Sud en tout cas. C’est aussi le cas de la déforestation. J’ai fait des forages d’eau dans un village au
Mali et j’ai essayé d’y instaurer un système de tarification de l’eau, non pour gagner de l’argent mais
pour financer, dans ce même village, la mise en valeur de la qualité. Je me suis confronté alors à un
problème culturel : en Afrique, on considère que l’eau tombe du ciel, que cela n’a pas à être
payé. Comment pourrait-on travailler sur la tarification de l’eau pour pérenniser réellement le projet ?
On a parlé de la loi Oudin-Santini, mais l’eau est la même eau qui tombe dans le monde – même si
c’est de façon irrégulière et, surtout, mal répartie. Les biens en eau dans les pays développés sont un
bien commun. N’est-on pas responsable du manque d’eau ailleurs et ne devrait-on pas le financer avec
le même modèle qu’Oudin-Santini ?
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Conférence idées pour le développement : « Comment mieux gérer les ressources en eau pour assurer la sécurité
alimentaire ? »
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Thierry Dolet
J’ai passé une douzaine d’années au Mali, pour le développement, la sécurité alimentaire et le
reboisement particulièrement sur le secteur minier. Fort de cette expérience, j’ai acquis un ancien
moulin à eau en sud Ardèche avec une résurgence (qui fait 10 m de profondeur par 5 m de diamètre)
avec un fort potentiel d’eau potable puisqu’elle desservait un village de 500 habitants. Aujourd’hui,
cette ressource est complètement acquise à ce lieu. J’ai proposé à vos services de vous servir de ce lieu
pour réfléchir à un potentiel d’irrigation, mais aussi à la transition énergétique – puisque l’eau sort à
13°, donc on a la géothermie. Quand j’ai acquis ce lieu, j’ai curé ce bassin, étendu les limons sur
quelques hectares pour enrichir les terres. On a donc une eau de source de qualité, des terres de qualité
qui n’ont pas été travaillées depuis 40 ans. J’ai proposé à l’AFD, à l’INRA et au Museum de repartir
sur un bien qui a été complètement revégétalisé pour pouvoir réfléchir au problème qu’on rencontre
aussi au Sahel où l’on a, pour l’agriculture familiale, les mêmes problèmes, c’est-à-dire l’énergie,
l’eau et une agro-écologie de qualité. L’AFD, fort de ces expériences, pourrait-il apporter un nouveau
regard ?
Anne-Cécile Bras
Je ne suis pas sûre que ce soit vraiment ici que cela se décide, mais on a bien entendu votre
témoignage.
Jean-Jacques Tzanincabol, enseignant en génie civil
Souvent, en Afrique, l’eau est privatisée parce que c’est le moindre mal. Je prends l’exemple des
Yaoundé : nous sommes en pleine forêt équatoriale et pourtant, nous avons des coupures d’eau à cause
de la mauvaise gestion. Comment faire, une fois qu’elle est privatisée – souvent sous la pression des
bailleurs de fonds – pour que cette eau-là soit vendue à son juste prix ?
Charles Rouet, Croix-Rouge française, chargé des programmes d’hygiène et assainissement
Pourriez-vous détailler certains modèles pour les opérateurs et la gestion et le service de l’eau – que ce
soit eau potable et irrigation ? On en a peu parlé et j’aurais aimé avoir quelques retours de bonnes
pratiques, observées dans des pays africains ou autres. Nous avons monté un projet au Laos, en Asie
du Sud-est, avec de l’eau potable. Nous utilisions les trop-pleins pour faire de l’irrigation. Nous
essayions d’avoir une gestion intégrée de la ressource en eau. Nous avions également un captage de
l’eau de surface pour l’irrigation de jardin.
Anne-Cécile Bras
Pourriez-vous intervenir sur la question des prix ?
Faliry Boly
Je souhaiterais dire quelque chose à la personne qui a abordé la rencontre sur le changement
climatique et qui parle de la relation France-Afrique. La France, c’est un État ; l’Afrique, ce sont des
États souverains. Tant qu’on ne se met pas en tête que nous sommes souverains, ce sera difficile.
Prenons nos décisions. Nous avons également parlé de questions de gouvernance : c’est à nous de
pousser nos gouvernants à être corrects. Ce n’est pas ici que cela va se résoudre. C’est à nous de jouer
notre partition et personne ne va développer l’Afrique sans nous.
On a parlé de tarification, du fait que c’est culturel, mais partout où il y a l’irrigation, les
producteurs paient la redevance, tout comme on paie aussi pour la consommation. Dans les
villages où des forages ont été faits – on n’a même pas demandé, parfois, l’avis des populations – les
gens ne payent pas. Ils essaient tout de même de s’organiser pour payer. Dans mon village, nous avons
contribué à payer les forages et nous payerons pour le château que nous souhaitons faire construire.
Nous avons institué une même tarification pour les forages et le château. Pour le reboisement – ça
aussi, c’est l’Afrique – tout n’est pas à prendre, on nous apporte des choses.
Au Mali, il y a eu un projet qu’on appelait « le marché de bois ». Ce sont des partenaires qui ont mis
des milliards là-dedans pour qu’il fonctionne. Pourquoi ne pas leur demander de changer les habitudes
des Maliens, utiliser plutôt le gaz que le bois ? Ça, c’est un choix de nos dirigeants. C’est à nous de
nous battre pour changer cela. On nous a apporté de l’argent. Des jeunes ont cessé de cultiver, parce
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Conférence idées pour le développement : « Comment mieux gérer les ressources en eau pour assurer la sécurité
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que faire du charbon, ça leur a rapporté beaucoup plus. Ils ont déforesté et n’ont pas beaucoup replanté
derrière. Un arbre qui met 20 ans pour pousser, on le coupe ; on va planter dix arbres qui vont attendre
encore 20 ans et le Sahel est en train d’arriver. C’est difficile, mais ce sont des choix politiques, c’est à
nous de nous déterminer là-dessus. En tout cas, pour ce qui est du culturel, si la population n’est pas
associée aux projets, ce sera difficile pour elle de s’y reconnaître. Donc on se met dans la logique
de capter les fonds, c’est tout.
Stéphanie Leyronas
C’est vrai qu’on constate que la tarification agricole est basse et permet rarement de couvrir les coûts
d’exploitation et de maintenance. Ces tarifications peu élevées sont un moyen de reconnaître la valeur
sociale de l’irrigation, la valeur sociale de l’agriculture.
Anne-Cécile Bras
Guillaume Benoît, pouvez-vous répondre sur l’argent de l’irrigation ?
Guillaume Benoît
Il ne s’agissait pas seulement de l’irrigation, mais de l’agriculture en général. Si le Maroc n’avait pas
fait ses grands périmètres irrigués, sa situation serait, aujourd’hui, désespérée. Donc il faut bien
comprendre que l’investissement en infrastructure qui a été fait est absolument fondamental
pour le développement, la stabilité. C’est vrai aussi en Afrique de l’Ouest. Les collègues du Sénégal
disaient que là où on a fait de l’irrigation, les jeunes restent et il n’y a plus d’immigration. Ce sont des
enjeux fondamentaux de développement et de stabilité.
Le gros problème, c’est qu’il ne faut pas se limiter à construire des infrastructures. Il faut également
que l’eau soit bien gérée, qu’elle soit bien productive. Là, il y a des marges de progrès
considérables. Il faut s’occuper du pluvial car c’est la plus grande surface. Même si cela produit
beaucoup moins que l’irrigué, c’est très important, parce que si on ne s’en occupe pas, on a
d’énormes problèmes – d’insécurité, d’instabilité, de déséquilibre urbain/rural.
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Conclusion
Guillaume Benoît
Il faut comprendre que la base du développement, de la réduction de la pauvreté, c’est
l’agriculture. Le drame, c’est qu’on ne s’en est pas assez occupé en Afrique. Au Maroc, on avait mis
l’accent sur les grandes infrastructures, mais sur 1 500 000 exploitations, combien y en avait-il, il y a
dix ans, à avoir accès à un vrai crédit agricole ? Très peu. Et près de 70 % des fermes rurales étaient
analphabètes. On voit que cela commence à bouger : des coopératives, des groupements d’intérêt
économique se structurent. Ainsi par exemple, la Coopérative agricole et agroalimentaire de Taroudant
(COPAG), fédère quelques 14.000 petites exploitations. C’est un changement radical. Simplement, il
n’y en a qu’une à cette échelle-là dans toute la Méditerranée. En multipliant ce type de réussite, le
Maroc progressera pas dans son agriculture mais aussi, dans son développement humain. C’est donc
vraiment l’enjeu fondamental du développement.
Le développement consiste à investir dans du dur mais aussi et surtout dans l’humain, dans
l’organisation collective, dans la professionnalisation de l’agriculture familiale. Et c’est aussi comme
cela qu’on gérera bien l’eau, notamment agricole. L’agriculture, c’est donc beaucoup : le
développement humain, l’équilibre urbain/rural, l’équilibre sociétal et la gestion des ressources
naturelles. Si le milieu agricole ne gère pas bien les ressources naturelles, vous n’aurez pas la
durabilité et l’équité. Les autres secteurs se trouveront également menacés. Mais depuis les années
1980, on a donné la priorité, dans beaucoup de pays, à une vision à l’avantage trop seulement des
villes au mépris du développement agricole, des prix rémunérateurs. On a oublié ce qui avait fait la
réussite de nombreux développements dans le monde.
Frédéric Appolin
On a peu parlé du prix de l’eau et de la nécessité de trouver des solutions locales entre acteurs,
adaptées à chaque contexte pour le partage de la ressource et l’entretien des réseaux. L’eau a un prix, si
ça veut dire qu’on l’économise, qu’on la gère bien, qu’on la protège, etc. Mais la tarification au sens
« on paie toute l’eau qu’on utilise », relève, pour moi, d’un mythe. D’abord parce que ça a très peu
fonctionné dans le monde et, ensuite, parce qu’on peut se demander qui va payer l’eau. Dans des
situations d’agricultures très vulnérables, avec des prix qui ne sont absolument pas rémunérateurs, on
peut considérer que les agriculteurs rendent au moins un service : mettre de l’aliment sur les marchés
urbains ou locaux.
Prenons un bon exemple, en France, de partage de l’eau. La ville de Gap au XVIIIe manquait d’eau et
avait besoin de ressource additionnelle : elle a passé un accord avec les irrigants qui cultivaient euxmêmes autour de la ville. Celle-ci a proposé le marché suivant : « On vous prend un peu d’eau car il
nous semble que vous en avez un peu trop et, en contrepartie, on devient usager du canal d'irrigation et
nous contribuons donc financièrement à l’entretien du réseau. » Les irrigants ont accepté et ont créé
une organisation commune. Ce sont donc les Gapençais qui payent en grande partie l’entretien du
réseau agricole. Merveilleux exemple historique qui se maintient encore aujourd’hui, malgré l’arrivée
d’un opérateur privé dans le système. Chaque solution est donc bien locale.
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Conférence idées pour le développement : « Comment mieux gérer les ressources en eau pour assurer la sécurité
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Liste des acronymes
AIAF : Année internationale de l’agriculture familiale
FAO : Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture
FARM : Fondation pour l’agriculture et la ruralité dans le monde
GIEC : Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat
ICARDA : Centre international pour la recherche agricole dans les zones arides
SESAME : séminaire « eau et sécurité Alimentaire en Méditerranée »
PSE : paiement pour services environnementaux
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