Abstraction-et-surrÃ..

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Abstraction-et-surrÃ..
Abstraction et Surréalisme en Grande-Bretagne
Entre 1918 et 1939, l’art britannique est tiraillé entre plusieurs tendances :
- L’attachement à la représentation de la réalité même si l’artiste se permet des privautés à son égard,
- L’intérêt pour une abstraction fondée sur la discipline de la construction géométrique ou architecturale et, donc, une tendance au refus du monde
extérieur,
- L’attirance pour l’onirisme surréaliste.
Ben Nicholson (1894-1982) se forme également à la Slade School of Fine Art en 1911 puis entreprend une série de voyages, en France (19111912), en Italie (1912-1913), à Madère (1913-1914) et en Californie (1917-1918). En 1920, il épouse Winifred Dacre, elle-même peintre, avec qui il
travaille pendant dix ans, montrant alors un goût prononcé pour les natures mortes, 1922 (Pain), 1922, Londres, Tate Britain, où l’influence
cézanienne est manifeste, autant que celle de Matisse, de Picasso, de Braque et de Derain.
La simplicité est un aspect fondamental de la personnalité de Ben Nicholson. Elle s’explique non seulement par l’éducation qu’il a reçue mais aussi
par l’intérêt qu’il éprouve pour la Science chrétienne, dont la fondatrice est Mary Baker Eddy. Guérie par la prière en 1866, Mary Baker Eddy écrit,
en 1875, Science et Santé avec la clé des Ecritures et crée l’église de la Science du Christ en 1879. L’église se développe en Angleterre à partir de
1896. Nicholson découvre la Science chrétienne lors de son séjour à Pasadena en 1918 mais c’est à partir du moment où sa femme Winifred s’y
initie aussi et se convainc de la guérison miraculeuse de leur fils grâce la prière que la doctrine retient son attention et le stimule artistiquement
parlant. Mary Baker Eddy prétend que le péché, la maladie et la mort n’ont pu être créés par Dieu et que, par conséquent, le monde matériel n’est
qu’une illusion masquant la vérité spirituelle à laquelle chacun peut prétendre par la pratique régulière de la prière et par la connaissance et
l’observation des lois divines démontrables.
Nicholson voit alors dans l’abstraction une possibilité d’expression d’une idée autour de la matière et de la vie. A partir de formes simples de la
réalité, il débute un travail de réduction visant à en dégager la géométrie, et, grâce à sa connaissance du Cubisme, il peint 1924 (première peinture
abstraite, Chelsea), 1923-1924, Londres, Tate Modern, en dépôt à la Leeds Art Gallery, qu’il présente à la Seven and Five Society. Il met en
pratique la technique cubiste du papier collé associée à la couleur. La difficulté pour Nicholson est de concilier ce qu’il pense de l’abstraction, en
tant qu’éviction de la réalité même si celle-ci donne l’élan initial, avec la vision de l’abstraction de Clive Bell, soutenant qu’elle n’est qu’une distorsion
de l’objet. Nul doute que ce premier essai doit beaucoup à ceux de Vanessa Bell et Duncan Grant, qui restent assez décoratifs. L’artiste britannique
quel qu’il soit a du mal à apprécier l’abstraction, le passage d’un monde à un autre ne lui est pas naturel, alors qu’il a semblé inéluctable sur le
continent par l’exploration de la couleur, Kandinsky, ou des formes, Mondrian et Malevitch.
1929 (Composition), 1929, Dudmaston, National Trust, prouve que Nicholson se pose la question de l’espace après s’être confronté au Cubisme qui
supprime la perspective traditionnelle pour mettre en avant la planéité, ou tout au moins pour brouiller les repères. Abstraction et représentation de
l’espace sont au cœur de la réflexion picturale des années dix. Les corps flottants des compositions suprématistes de Malevitch ou les toiles
lyriques de Kandinsky dans lesquelles les couleurs déterminent les effets de profondeur le prouvent. Nicholson dont l’abstraction est balbutiante et
hésitante au début des années trente doit revenir encore aux fondamentaux cubistes.
Les tableaux blancs de 1931 et 1932 montrent l’abandon de la perspective traditionnelle. Les formes et les objets que Nicholson met en place
deviennent des zones géométrisées planes ou flottantes dans un espace créé par les ombres. 1932 (Auberge de la Sole dieppoise), 1931,
Londres, Tate Britain, est une variation de la problématique cubiste, tout comme 1932 (Au Chat botté), 1932, Manchester City Art Galleries, dont il
écrit : « Les lettres rouges sur la vitrine du magasin constituent un premier plan, le reflet de la fenêtre un second plan, et, dans le magasin, des
objets placés sur une table, un troisième plan, formant une sorte de ballet et devenant le point de focus de l’œuvre. Ces trois plans et tous les plans
subsidiaires étaient tous si interchangeables que vous ne pouviez pas dire ce qui était réel et ce qui était irréel, ce qui était reflété et ce qui ne l’était
pas, et ceci créait, comme je le réalise maintenant, une sorte de monde imaginaire dans lequel on pouvait vivre ». (Notes sur l’art abstrait, Horizon,
octobre 1941).
Le couple Nicholson se sépare en 1932 à cause de l’arrivée de Barbara Hepworth dans la vie de l’artiste et Winifred s’installe à Paris avec leurs
trois enfants. Ce déménagement s’avère d’une importance capitale pour Ben Nicholson qui reste très lié avec son ex-épouse. Peu de temps
auparavant, Daniel-Henry Kahnweiler lui avait confié qu’aucun marchand français ne présenterait son travail s’il ne vivait pas à Paris. Les séjours
fréquents de Nicholson dans notre capitale lui permettent aussi de rencontrer Picasso, Braque, Brancusi, Jean Arp, Mondrian, Jean Hélion,
Giacometti, Man Ray et Alexandre Calder.
Les travaux de 1932 qui s’avancent vers l’abstraction, Peinture, 1932, Londres, Tate Britain, sont une variation de ces essais cubistes auxquels il
ajoute un vocabulaire linéaire fait de courbes plus prononcées ; c’est une brève apparition d’une tendance biomorphique que l’on remarque au
même moment dans l’œuvre de Miró ou d’Arp. L’influence cubiste ne cède pas pour autant et Nature morte, 1934-1936, Londres, Tate Britain, un
passage assez doux entre évocation altérée de la réalité (compotier sur table ronde) et abstraction (ensemble de plans carrés et rectangulaires).
En 1934, Nicholson commence l’expérimentation de montages-plans blancs puis colorés en peinture et en sculpture dont la source pourrait être le
Projet pour Massine, ballet consacré à la 7ème symphonie de Beethoven, 1934, Londres, Tate Modern. L’utilisation d’un langage formel basé sur le
carré, le rectangle et le cercle est vraisemblablement la conséquence de sa fréquentation du groupe Abstraction-Création, fondé à Paris, en 1931,
qu’il rejoint avec Barbara Hepworth en 1933.
Nicholson découvre, en décembre 1933, à Paris, dans l’atelier de Winifred, la possibilité du relief. Au cours du séchage d’une toile recouverte en
partie d’un épais enduit de plâtre, un morceau tombe l’obligeant à retailler et à ciseler le relief restant sur la surface plane. Il passe ainsi du geste du
peintre à celui du sculpteur et vivre avec Barbara Hepworth qui pratiquait la taille directe a dû l’amener insensiblement à la troisième dimension. Ces
premiers reliefs, Relief blanc, 1935, Edimbourg, National Galleries of Scotland, ont la saveur du travail de l’artisan, du fait main en raison de la
variété des textures et de l’emploi de la peinture, le blanc dans toutes ses nuances. Nicholson a commencé à travailler ses reliefs après sa première
visite à l’atelier de Piet Mondrian, à Paris, le 5 avril 1934. La pureté du blanc, l’absence totale de couleur, la petite échelle font de ces reliefs des
objets précieux et audacieux qui s’inscrivent dans l’idéologie du temps si l’on en croit Théo van Doesburg qui publia, en 1930, un article dans la
revue Art concret, intitulé « Vers la Peinture blanche », où il écrit : « [le blanc] la couleur spirituelle de notre époque ».
Il décline les reliefs en volume, Relief blanc version 1, 1936, Londres, Tate Britain, Sculpture, v.1936, Londres, Tate Modern, sans négliger
l’expression de l’espace sur le plan, Peinture, 1934, Stromness, The Piers Art Center, Peinture, 1934, Düsseldorf, Museum Kunstpalast, pour
discipliner son approche de l’abstraction sans aller jusqu’à la rigueur et à l’austérité de celle de Mondrian. La douceur des rapports des noirs, des
gris, du bleu mauve avec les blancs, sous forme de carrés, de rectangles et du cercle flottant sur le noir est manifeste, Nicholson pratique une
poétique de l’espace.
La critique britannique, ignorant tout de l’abstraction européenne, s’indigne, Lord Kenneth Clark parlant même de « béribéri spirituel », devant les
travaux abstraits de Nicholson présentés à l’exposition de Unit One, à Londres à la Mayor Gallery en avril 1934, puis à Liverpool, à Hanley, à Derby,
à Swansea et Belfast. Les reliefs blancs sont exposés lors de la 1 ère exposition personnelle de Nicholson, en septembre 1935, à la Lefevre Gallery,
la 1ère exposition abstraite de groupe, a lieu en octobre 1935, à la Zwemmer Gallery ; elle a pour conséquence la présentation à Londres, à
Liverpool et à Cambridge, entre février et juin 1936, d’œuvres abstraites d’artistes étrangers : Calder, Hélion et Mondrian. La modernité déferlait sur
la Grande-Bretagne, d’autant plus que Nicholson s’acharnait à faire aussi connaître, en 1936, les constructivistes russes et, en particulier, Vladimir
Tatline.
En 1937, Nicholson peint un ensemble d’œuvres assez comparables en termes d’utilisation des plans de couleurs plus ou moins intenses mais
distribuées selon un schéma différent. Juin 1937, 1937, Londres, Tate Britain, Peinture, 1937, Londres, The Courtauld Gallery, et 1940-1942- (Deux
formes)-1940-1942-91x91,7-Southampton City Art Gallery offrent des variations autour d’un rectangle noir qui cale la composition agissant comme
un ballet de formes et de couleurs avec des ponctuations de rouge et des nuances de gris qui permettent de sculpter l’espace avec subtilité, sans
heurts, sans drame ; ce qui importe à Nicholson, c’est l’harmonie, d’une part, et la fluidité, d’autre part, dans un hommage discret à Mondrian, Place
de la Concorde, 1938-1943, Dallas Museum of Art, et Trafalgar Square, 1939-1943, New York, The Museum of Modern Art (MoMA), qui vécut à
Londres de 1938 à 1940.
Barbara Hepworth (1903-1975) a suivi l’enseignement académique de la Leeds School of Art et du Royal College of Art où elle a pour condisciple
Henry Moore. Elle se rend en Italie en 1925 et s’initie à la pratique de la taille directe. De retour à Londres, elle installe, en 1928, un atelier dans le
quartier de Hampstead où elle travaillera jusqu’en 1939, avant de partir en Cornouailles. A partir de 1931, elle y travaille avec Ben Nicholson. Ses
débuts sont plutôt classiques, Figure de femme, 1929-1930, Londres, Tate Britain, rappelant les femmes massives peintes par Picasso au début
des années vingt, présent à Londres pour travailler sur les décors du Tricorne, et Picasso ne cesse de troubler les artistes britanniques par ses
innovations présentées à Glasgow chez Alexander Reid ou à Londres à la Lefevre Gallery. Les deux galeries vont unir leurs efforts pour présenter,
en 1931, une rétrospective, 30 années de l’art de Pablo Picasso, comportant 37 œuvres venant des collections de Paul Guillaume, d’Ambroise
Vollard et de John Quinn, qui fit dire à la critique qu’il était l’artiste dominant, le plus significatif et le plus inspirant du 20ème siècle.
Hepworth s’engage ensuite dans la géométrisation des formes, puis attaque le bloc où elle va de moins en moins dégager les détails pour se
concentrer sur l’essentiel, Figure assise, 1932-1933, Saint-Ives, Tate Saint-Ives, déposé au Barbara Hepworth Museum and Sculpture Garden. Au
milieu des années trente, elle devient l’une des pionnières de l’abstraction en sculpture, elle collabore à la revue Unit One et à la revue Circle, elle
adhère au groupe Abstraction-Création à Paris, et cesse de travailler sur une abstraction fondée sur la décantation des formes humaines pour
s’intéresser aux formes géométriques simples, presque ovoïdes, Formes en lignes, 1938, Londres, Tate Britain. Ces deux compositions révèlent
l’importance que revêtait, pour Barbara Hepworth, la relation entre les formes qui agit comme une métaphore d’une relation sociale idéale, une
forme ayant besoin de l’autre pour s’épanouir. Formes en lignes fut présentée à l’exposition Abstrait et concret, en avril 1939, à la galerie ouverte
par Peggy Guggenheim sous le titre Deux formes et prit son titre actuel en 1943 prenant une résonance quasi militaire. Tout est affaire de relations
dans l’œuvre d’Hepworth, homme-femme, mère-enfant, soldats, ou deux êtres liés simplement, Sculpture ovale n°2, 1943, Londres, Tate Britain.
Henry Moore (1898-1986), fils de mineur irlandais, exerça d’abord le métier d’instituteur avant de suivre les cours de la Leeds School of Art, de
1919 à 1921, puis ceux du Royal College of Art à Londres. Son œuvre et celle de Barbara Hepworth suivent un cours assez comparable jusqu’au
début des années trente, sensibles aux mêmes influences. Moore séjourne à Paris en 1923 puis en 1925. Ses débuts sont d’inspiration classique,
Femme debout, 1922, Londres, Tate Britain, mais il s’écarte de cette tendance « retour à l’ordre » pour s’emparer du primitivisme, Jeune fille, 1931,
Londres, Tate Britain, retenant la leçon de l’œuvre de Constantin Brancusi qu’il avait vu à Paris.
Le corps n’est plus compact car, depuis 1929, Moore affirme une conception particulière de l’espace et du volume. Il creuse la matière, cherchant à
conférer aux évidements une signification formelle tout aussi importante que celle de la masse solide. C’est ainsi que ce qui apparaît dans cette
Jeune fille s’épanouit dans la Figure allongée, 1936, Wakefield, The Hepworth Wakefield, annonçant la monumentalité de la Grande figure allongée,
1984, Perry Greene, The Henry Moore Foundation. Le rôle constructeur qu’il attribue au vide l’incite à créer des sculptures à deux, trois ou quatre
pièces séparées, Composition en quatre morceaux ou Figure allongée, 1934, Londres, Tate Britain, Sculpture en trois morceaux ou Vertèbre, 1968,
Perry Greene, The Henry Moore Foundation.
Parallèlement, il traite toujours de la compacité des formes, mais celle-ci ne se conciliant pas, selon lui, avec une figuration stricte de l’humain,
Moore imagine alors des formes abstraites, proches de l’organique et lourdes d’ambigüité, Composition, 1932, Londres, Tate Modern. Compacte ou
évidée, la forme reste, dans les années trente, sous influence picassienne, puisqu’elle conduit à la métamorphose du corps ; Henry Moore était un
grand connaisseur de l’œuvre de Picasso notamment parce qu’il lisait la revue Cahiers d’Art, éditée par Christian Zervos, à la librairie associée à la
galerie Zwemmer, à Charing Cross. Ce n’est pas tant l’érotisme qui l’intéresse que la possibilité de transformation du corps qu’il implique et qui le
plonge, à son tour, dans l’idée de croissance, de développement organique, de biomorphisme. La Grande forme interne/externe debout, 1981-1982,
Perry Greene, The Henry Moore Foundation est un prolongement des réflexions des années trente.
La tendance à l’abstraction que manifeste Henry Moore se cristallise aussi, vers 1937-1940, sur les célèbres figures à cordes dans lesquelles des
ficelles ou des fils métalliques soulignent les lignes de force et déterminent les masses, Mère et enfant, 1938, Perry Greene, The Henry Moore
Foundation. C’est par cet équilibre particulier entre plein et vide, entre lignes et masses, entre courbes et droites, par ses recherches plastiques
libérées des contraintes qu’Henry Moore apparut, entre les deux guerres, comme l’auteur d’un œuvre original qui allait donner toute sa mesure
après la guerre, par un souci constant de solidarité entre la terre et l’homme, dans les œuvres monumentales visibles dans la nature britannique.
Du Surréalisme à l’Expressionnisme : Graham Sutherland
Après une enfance et une adolescence dans le Sussex et des vacances dans le Dorset, où il découvre le charme des promenades solitaires au
diapason de la nature, Graham Sutherland (1903-1982) entre comme apprenti-ingénieur, en 1919, aux usines de la Midland Railways où il dessine
des locomotives et des moteurs, appréciant « le côté primitif des ateliers d’usinage ». La passion pour l’art le rattrape cependant et, de 1921 à 1926,
il suit les cours de gravure du Goldsmith’s College of Art pour devenir membre de la Société royale des peintres, graveurs et dessinateur à la fin de
ses études.
Après avoir bénéficié d’une première exposition personnelle à la galerie Twenty-One à Londres, il enseigne, en 1926, à la Kingston School of Art,
puis, de 1927 à 1939, à la Chelsea School of Art. Dans les années vingt, il est un néoromantique pris sous le charme de l’œuvre gravé et dessiné
de Samuel Palmer, ami et disciple de Blake, qui avait une approche poétique et visionnaire du paysage : « Que les paysages naturels soient vus
comme des visions et ils peuvent alors apparaitre aussi beaux que de l’art. Mais c’est là quelque chose de tout à fait exceptionnel et les morceaux
de la nature sont plus souvent considérablement améliorés s’ils sont assimilés par l’âme ». Graham Sutherland sait voir « l’inquiétante étrangeté »
de la nature et des jeux de lumière, il stylise jusqu’à l’exagération et peut nous offrir des effets de perspective vertigineux. Jusqu’en 1928, son
biographe, Douglas Cooper, dira que son art est « plein de la félicité de la vieille Angleterre ».
En 1932, des difficultés financières l’obligent à des travaux d’art décoratif ou de design « alimentaires », puis, en 1934, un voyage dans le
Pembrokeshire, au sud-ouest du Pays de Galles, lui révèle une nature qu’il trouve envoûtante et à laquelle il reviendra en permanence, excepté
entre 1947 et 1968 lorsqu’il séjourne dans le sud de la France. Dans une lettre, publiée en avril 1942 dans la revue Horizon, à Sir Colin Henderson,
son ami et mécène, Sutherland écrit : « C’est dans cette région que j’appris qu’un paysage n’est pas nécessairement scénique mais que ses parties
ont une sorte de détachement figuratif individuel. Ces parties ne prennent leur sens qu’en relation à l’homme et à son influence, à son emprise sur
le paysage…La fertilité extraordinaire de ces vallées, la complexité des routes qui les traversent forment des arabesques fortes et mystérieuses
comme elles s’élèvent en terrasses, tantôt vues, tantôt cachées, tournantes et séparées, alors qu’elles disparaissent finalement dans le ciel »
(Paysage gallois avec des routes, 1936, Londres, Tate Modern). A partir du début des années trente, le paysage domine sa peinture (Paysage noir,
1939-1940, Entrée d’une allée, 1939, tous deux à Londres, Tate Modern, et Paysage, 1942, Southampton City Art Gallery, et prend un aspect
visionnaire qui souligne l’importance de l’émotion de l’artiste face à la réalité et justifie sa présence à l’exposition internationale surréaliste aux New
Burlington Galleries en 1936 : « Mon tout premier souvenir est de m’être faufilé par le trou d’une haie qui séparait notre jardin d’un autre. Le jardin
avec deux ormes immenses pareils à des colonnes de chaque côté. L’unique voie de chemin de fer à un bout ; et la nuit, j’écoutais partagé entre la
peur et la fascination le bruit du rare train qui approchait et s’en allait avec son unique voiture ».
Son art bascule en partie au début de la guerre. Le gouvernement britannique, dès l’hiver 1939-1940, à l’exemple de ce qui s’était passé en 1917
avec la collecte d’objets et de témoignages de guerre qui allait permettre la création de l’Imperial War Museum, nomme un War Artist Advisory
Committee, sous la houlette du ministère de l’Information, et dirigé par Sir Kenneth Clark, de la National Gallery. Graham Sutherland rejoint l’équipe
de 300 artistes, comprenant notamment Paul Nash, Henry Moore, Stanley Spencer, qui va produire près de 6000 peintures, dessins et gouaches.
Sutherland comme ses collègues intervient, pendant le Blitz (7 septembre 1940-21 mai 1941) après les bombardements avec les équipes de
secours et les pompiers dans Londres et sa banlieue ainsi que dans le sud de l’Angleterre et du Pays de Galles et suit les recommandations, pour
ne pas dire la censure, du Comité : ne pas représenter les blessés ou les morts. Sutherland est marqué par ces conséquences de la violence
humaine, dont il fait état dans des œuvres intitulées Dévastation en 1940 et 1941, et la guerre confirme sa théorie des mutations brutales qui
affectent la vie. En 1941-1942, puis en novembre 1942, il effectue des missions au Pays de Galles puis en Cornouailles pour témoigner de l’effort
de guerre à l’arrière dans les aciéries et les mines ; le métal en fusion, les moules rougeoyants, les jeux de lumières, l’apparence des fourneaux et
hauts-fourneaux, devenus de véritables monstres, le fascinent, (Remplissage du fourneau, 1941-1942, Fourneaux, 1944, Tate).
Parallèlement, se développe une vision inquiète de la nature dont Ajoncs sur une digue, 1939, Belfast, Ulster Museum, est un des premiers
exemples. « Les parties du paysage, lorsqu’il touche l’esprit, perdent leur contigüité normale, les formes isolées, leur identité et tout ceci s’absorbe
dans le réservoir de l’esprit subconscient d’où émergent des images reconstruites et recréées ». La série consacrée aux formes d’arbres verts,
formes mi-végétales, mi-animales, contrarie nos habitudes et nous oblige à reconsidérer la nature et ses éléments dans le sens de la
métamorphose des choses. Il établit une méthode qui détache les formes de leur contexte leur donnant une forme de « réalisme amplifié » proche
de l’onirisme, il s’agit de la paraphrase qui renseigne sur le sujet tout en le transformant, racines tordues, végétaux exotiques, pierres ramassées
sur les chemins, algues, etc.
Il reçoit sa première commande officielle après la guerre, en 1944, il s’agit d’une Crucifixion à l’initiative du doyen de Chichester, Walter Hussey,
pour la cathédrale Saint Matthew de Northampton. Converti au catholicisme en 1926, Sutherland s’empare du thème de la souffrance humaine et
divine. Au moment où il se met au travail l’année suivante, il reçoit un livre de l’Office central américain pour l’information comportant des
photographies prises dans les camps de la mort de Belsen, d’Auschwitz et de Buchenwald qui l’amènent à un naturalisme extrême et à l’expression
de l’émotion au détriment des canons classiques, influencé également par le retable d’Issenheim de Matthias Grünewald, 1512-1516, Colmar,
musée Unterlinden. Le thème de la Crucifixion représentée sans concessions, mais en essayant de trouver l’équilibre entre la souffrance du corps
et la force de l’esprit, le possède pendant plusieurs années, versions de la Tate Modern en 1946, de Chichester en 1947, de l’église Saint Aidan,
dans le quartier d’East Acton, 1963, mais il peint également des variantes, une Descente de croix, 1946, Cambridge, Fitzwilliam Museum, proche du
Picasso de Guernica, une Déposition, 1947, Oxford, Brookes University. Comme un détail issu des Crucifixions, les couronnes d’épines forment un
corpus saisissant entre végétal et forme humaine hurlante, devant beaucoup, une fois de plus, à Picasso, et, en particulier, à La Femme qui pleure
(Portrait de Dora Maar), 1937, Londres, Tate Modern. « Il y avait beaucoup de ronces et tout d’un coup je me suis senti attiré par la forme des
buissons ; on aurait dit qu’ils embrassaient un vaste espace et qu’au milieu se trouvait une place complètement vide ; ces épines furent pour moi
une source de motif, non pas pour des raisons religieuses ni parce qu’elles pouvaient évoquer une certaine cruauté, mais simplement parce que
j’étais fasciné par leurs mouvements et par leurs formes ». Malgré ce témoignage, nul doute que les couronnes d’épines ou les détails d’épines,
associées aux Crucifixions, et au sortir de la guerre, marque une réflexion sur la cruauté et la douleur.
En 1947, Sutherland visite Antibes et rencontre Picasso, puis se rend à Vence pour y voir Matisse. Le sud de la France l’enchante, c’est un nouveau
territoire : « Je fis des croquis de tout ce que je voyais, les treilles, les paysages rocheux, les palmiers, le blé, les grenadiers, les plantes
méditerranéennes, les insectes, toujours en étroite relation avec le réel ». Le contact direct avec Picasso l’amène à créer des substituts à la figure
humaine, des figures totémiques, les Standing Forms (Formes debout), s’inspirant de morceaux de bois ou de plantes. Il concentre son travail sur
l’idée de croissance et de fertilité, sur le mouvement perpétuel des formes, sur leur altération qui stimule son imagination ou le contraire : « Je pense
que ce sont les émotions qui gouvernent les contours d’une forme créée et non le contraire. Il existe une influence réciproque ; la forme exerce un
effet sur les émotions, mais ce sont les émotions qui gouvernent la forme définitive ». En 1950, il reçoit commande d’un tableau pour le
pavillon « Land of Britain » dans le cadre du Festival of Britain qui se tient du 4 mai au 30 septembre 1951. L’œuvre s’intitule The Origins of Land,
Les Origines de la Terre, 1950-1951, Londres, Tate Modern. L’idée générale est l’agrégation d’éléments naturels et symboliques évoquant les
forces de la nature, au moment où elles sont apparues à la surface de la planète, puis leurs modifications, le jeu du vent, de l’eau, de la terre et de
ses déplacements, puis les processus de dégénération dû à l’action du temps, une véritable épopée de la nature depuis la nuit des temps (présence
du ptérodactyle) jusqu’au moment de la création du tableau. Ces images anthropomorphiques, parfois menaçantes, parfois poétiques, sont le
leitmotiv de l’œuvre et nous obligent à reconsidérer le vivant, Tête III, 1953, Tate Modern, et à nous laisser porter par lui sans appréhension ou a
priori, Formes au-dessus de la rivière, 1971-1972, Londres, Tate Modern. L’œuvre de Graham Sutherland, peu connu en France, malgré la
rétrospective qui lui fut consacrée par le musée Picasso, Antibes, en 1998, est, avec les figures torturées de Francis Bacon et les nus dérangeants
de Lucian Freud, l’un des sommets de l’expressionnisme en Grande-Bretagne.