Rivière sans détour
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Rivière sans détour
Rivière sans détour 932 mots L’étrange lueur indistincte de l’aube s’allumait. Illuminé, hagard, je fixais l’espace qui se déroulait devant moi, la barque filant sur le flot d’écume iridescente. Je fermais les yeux pour ne plus percevoir que la rumeur animale qui s’emparait de la forêt profonde bordant le fleuve, des frondaisons de laquelle tombait, comme un voile enveloppant et rafraichissant, le bourdonnement des animaux qui s’agitaient dans les profondeurs obscures de la jungle, masse vermeille qu’émerveillait par instant, subreptice éclat orangé, quelque écharde de soleil que la brume ne parvenait plus à contenir qu’à grandpeine. Je l’avais fait taire définitivement et maintenant il m’échappait. Je regardais sa présence se dissoudre dans les éclats lumineux jetés sur les eaux hallucinées et l’atmosphère torpide qui sommeillait encore. Je me remémorais mon père, que j’avais étranglé la veille, dans le couchant de ce ciel que je connaissais si bien. Va, je ne te hais point, avais-je lancé orgueilleusement à l’adresse du corps inerte qui reposait désarticulé sur le sol bourbeux. Mes larmes se mêlaient à celles du fleuve ; il me semblait qu’il charriait à lui seul les pleurs de tous les assassins de toute l’histoire humaine. Pourtant autour de moi régnait un grand calme, les éléments, immémoriaux, indifférents, se déployant sans se soucier de ma fragile existence, frêle, insignifiante, prise dans un étau de douleur, accablée – j’avais le sentiment désespérant de n’être rien d’autre qu’une ombre, un spectre, une transparence, errant dans l’immensité farouche traversée parfois d’une clameur lointaine, d’un crépitement d’aile, d’un sifflement obscur ou d’un coassement singulier, tout cela vite étouffé par le silence qui régnait, souverain, sur ces étendues somnolentes, sans commencement ni fin, comme figées dans une expectative assourdie, immuable. 1 Je me souvenais de la lutte... brutale... soudaine... mon père désarçonné par ma résistance... et moi tremblant, éperdu, serrant son cou... la glotte qui frémissait sous mes pouces, agitée de soubresauts nerveux, la bouche ensanglantée - je l’avais frappé - et puis son râle, animal, affolé, les yeux roulants terrorisés, chaque trait du visage tendu, déformé, dans l’effort surhumain et instinctif de la survie, les grognements, véhéments d’abord de révolte et de colère puis de plus en plus las, étouffés, éteints, désespérés, mes mains poisseuses assoiffées de mort, serrant toujours, comme depuis une éternité, réitérant l’acte originel du meurtre – du père, du frère, de la mère, du semblable – inscrivant mes pas dans ceux qui m’avaient précédé, rejoignant la longue lignée des assassins, accablés d’opprobre, trahis par une destinée funeste, implacable, le corps saisi de spasmes, dans une dernière pantomime, grotesque, et pour moi le sentiment étrange, abstrait, de libération, mais salie, honteuse, moite, qui je le savais me condamnait, irrémédiablement, tandis qu’enfin pour la première fois nos regards se rencontraient – était-ce donc cela, les yeux d’un père qui ne vous reconnait pas ? -, le sien un peu trouble, visqueux, le sang affluant dans les vaisseaux dilatés, et les narines exhalant un souffle de vie incertain, vacillant, que j’éteignis définitivement. Mes mains étaient désormais celles d’un meurtrier, et pourtant elles étaient les mêmes, les doigts fins et longs, pâles, parcourues sous la surface par les reflets bleutés des veines, palpitantes, et scrutant chaque parcelle de peau, tentant d’en sonder les profondeurs je n’apercevais rien que je n’avais déjà vu. Mains d’assassin, mais muettes. Mains d’assassin, par lesquelles enfin j’avais connu mon père. Jamais je ne m’étais senti aussi proche de lui que lors de ce moment où j’avais serré son cou. J’avais pu distinguer le grain de sa peau, chacun de ses pores, j’avais senti son pouls, comme je sentais maintenant les remous du fleuve qui faisaient tanguer ma barque, légère oscillation qui accompagnait les battements assourdis de mon cœur, auxquels répondaient des éclats d’orage, sporadiques, indécis, comme hésitants à se déclarer, dans une attente suspendue, inquiète. 2 Je plongeai ma main dans le fleuve, dont je crus voir l’eau opaque, indéfinie, se charger de sang. Ce ne fut qu’une brève hallucination ; je troublais à peine son cours, indifférent au mien. J’étais bien seul, définitivement. Nul secours, nul semblable, nulle part. Derrière moi l’espace se refermait paresseusement. Devant moi s’élevaient des fantômes de brouillard, formes transitoires et fugaces, fragiles et mouvantes comme un souvenir indistinct et insaisissable, fuyant, présence rétive obsédante et cependant trop vite évanouie, protéiforme inconsistance essayant vainement de prendre vie, fantôme paternel qui semblait se réfugier dans les reflets ourlés qui s’enroulaient dans les encoignures obscures du fleuve. Moi-même n’étais-je peut-être plus rien d’autre qu’un fantôme, et pourtant je me sentais de plus en plus vivant, la brise enamourée qui m’enveloppait avait pour moi la saveur de l’affranchissement, et il me semblait que j’avais laissé derrière moi tous les regrets. Tout, autour de moi, se dégageait ; ce qui n’était auparavant que masse sombre, floue, de la forêt, acquérait une précision surprenante ; l’eau, agacée de soleil, miroitait, se drapant de reflets diaprés, m’éblouissant presque, comme si cette acuité que je pensais retrouver n’était rien d’autre qu’un aveuglement. Les rives sinueuses du fleuve se dessinaient nettement, et puis venait un éclatement, une propagation de couleurs, l’émeraude un peu sourde des feuillages, le noir des troncs, le rouge de certaines fleurs bordant la rive, le bleu sec du ciel, les dernières volutes blanches de la brume, le furtif éclat doré d’un insecte vibrionnant au-dessus des eaux limoneuses. Des cris d’oiseaux me firent lever la tête ; ce ne furent que quelques points noirs sur un ciel calme, mais à eux seuls ils figuraient un autre monde qu’à l’issue de cette ultime traversée je rejoindrais peut-être. Cependant regarder le ciel ne rachetait pas ; j’avais plongé dans les yeux de mon père. 3