Les États faillis et le terrorisme transnational

Transcription

Les États faillis et le terrorisme transnational
Les États faillis et le terrorisme
transnational
Kamal Bayramzadeh
Enseignant et chercheur en Relations internationales à l’Université de Liège,
CEFIR et à Paris 13, CERAL
◆ TABLE DES MATIÈRES ◆
Introduction99
I. La conceptualisation de l’État failli et celle du terrorisme transnational
101
A. La définition de l’État failli et ses caractéristiques
102
B. La définition du terrorisme et sa typologie
103
C. La définition du jihad et sa typologie
106
II. Le rôle du terrorisme sans attachement étatique (transnational) dans le
conflit et la guerre au Moyen-Orient depuis l’effondrement de l’Union
soviétique108
A. La naissance d’Al-Qaida : le fondement idéologique
d’un mouvement islamiste radical (transnational)
108
B. Les effets des attentats du 11 septembre sur la situation
politique de l’Afghanistan
111
C. Le rôle d’Al-Qaida et de l’État islamique dans le conflit
en Irak après 2003
112
1. Les effets de l’invasion de l’Irak en 2003 sur la situation
politique de l’Irak
112
2. Les effets d’Al-Qaida et de l’État islamique de l’Irak
et du Levant dans le conflit en Irak
115
D. Le rôle d’Al-Qaïda et de l’État islamique de l’Irak
et du Levant dans le conflit en Syrie
117
Conclusion120
◆ ◆ ◆
INTRODUCTION
L’effondrement de l’Union soviétique (URSS) en 1991 a occasionné des
changements structurels conséquents sur les relations internationales. En effet, la
société internationale est entrée dans une nouvelle période historique caractérilarcier
100 ◆ Les États faillis et le terrorisme transnational
sée par plusieurs traits : l’hégémonie sans rivale des États-Unis pendant quelques
années (même si cette forme d’unilatéralisme a pu être contestée), l’émergence
de nouveaux enjeux sécuritaires, le risque de prolifération nucléaire, la montée
en puissance de l’islam politique, l’émergence d’un terrorisme dépourvu d’attache étatique et l’accélération de la mondialisation. Durant la guerre froide,
la rivalité entre l’URSS et les États-Unis avait contribué à l’instauration d’une
relative stabilité dans les différentes zones du monde, notamment en Afrique et
au Moyen-Orient. Cette période répondait en outre à une certaine « logique »
dans le sens où la majorité des mouvements politiques qui participaient à la
lutte armée contre les gouvernements dépendants des États-Unis étaient, directement ou indirectement, soutenus par Moscou. Sur le plan idéologique, une
partie de ces mouvements armés relevait du marxisme-léninisme et luttait dans
un cadre national.
Mais dans le nouveau contexte international, nous assistons au développement du terrorisme dépourvu d’attaches étatiques. Celui-ci se manifeste par
des activités menées par des organisations à caractère transnational, à l’image
d’Al-Qaida qui ne relève d’aucun attachement national même si l’organisation
se trouve instrumentalisée par différents États. Au plan idéologique, elle est
fondée sur une interprétation idéologique particulière de l’islam qui vise la
conquête du pouvoir politique par la lutte armée, le jihad global, d’abord dans
les pays musulmans et ensuite au niveau mondial. Depuis sa création, cette
organisation met en pratique différentes stratégies en fonction de l’évolution
du contexte régional et plus particulièrement au Sahel et au Moyen-Orient (la
Syrie, l’Irak, l’Afghanistan, etc.). Dans la nouvelle stratégie de cet acteur transnational, les États faillis occupent une place importante dans la mesure où ils
ne sont pas en mesure d’assurer le contrôle de leur territoire respectif, ce qui
crée les conditions propices (une base) au développement des activités de cette
organisation ainsi qu’à l’installation de ses combattants et de sa direction.
La situation malienne a montré qu’Al-Qaida a renforcé sa position dans
les pays du Sahel après le changement du régime en Lybie. L’exemple de ce
mouvement jihadiste montre que les États ne détiennent pas le monopole de
la guerre dans le sens où la participation d’un acteur transnational à la guerre
limite leur rôle et influence la finalité des conflits : les différentes branches d’AlQaida ont participé à la guerre contre le pouvoir syrien et, par ailleurs, l’État
islamique de l’Irak et du Levant (le Daech), transformé depuis juin 2014 en
État islamique (EI), a développé ses activités en Syrie et en Irak dont il contrôle
actuellement plusieurs villes importantes où il a rétabli un califat sous l’égide
d’Abou Bakr al-Baghdadi.
La question centrale que nous poserons dans le cadre de cette étude est de
déterminer dans quelle mesure et comment l’État failli apparaît comme un facteur d’instabilité et d’insécurité dans les relations internationales. Cette hypothèse peut se décliner en une série de sous-questions : quelle corrélation relie la
fragilisation des États (comme la Syrie, l’Irak et l’Afghanistan) à l’amplification
larcier
Revue de la Faculté de droit de l’Université de Liège – 2015/1 ◆ 101
des activités des groupes terroristes transnationaux ? Pourquoi l’implication en
Syrie des acteurs non étatiques, comme le Hezbollah, Al-Qaida et l’État islamique de l’Irak et du Levant (EIIL)(1), a-t-elle induit des conséquences importantes ? Quels sont les effets sur le plan régional et international du développement des activités de l’État islamique en Irak ? Y a-t-il un lien entre la politique
des États-Unis au Moyen-Orient après le 11 septembre 2001 et la crise actuelle
en Irak ?
Notre étude comporte deux volets. Le premier, qui correspond au cadre
théorique, nous permettra d’expliquer le concept d’État failli, de nous pencher
sur la définition du terrorisme et d’aborder la typologie du jihad. Le second se
penchera sur les connections qui lient la fragilisation de certains États au développement du terrorisme transnational à travers les exemples syrien, irakien et
afghan.
I. LA CONCEPTUALISATION DE L’ÉTAT FAILLI
ET CELLE DU TERRORISME TRANSNATIONAL
Avant de définir l’État failli et ses caractéristiques, il est important d’expliquer ce que recouvre la notion et comment elle a évolué. En tant que premier
sujet(2) du droit des relations internationales, son rôle s’est sensiblement transformé. Né avec la signature du traité de Westphalie (1648), l’État moderne est
un État de droit dont la pluralité des conceptions rend difficile la formulation
d’une définition monolithique. Facteur stabilisateur, l’État forme une institution qui contribue au maintien d’un ordre à la fois géographique, social, politique et juridique. Selon Raymond Carré de Malberg, il représente avant tout
la personnification juridique d’une nation. Dans cette conception, la nécessité
de réunir trois facteurs est essentielle à sa formation(3). L’État peut être défini
comme une société juridiquement organisée(4) constituée de trois éléments :
l’élément matériel (un territoire), l’élément social (une communauté humaine :
la population ou la nation), et l’élément politique (la présence d’un pouvoir
effectif). La réunion de ces facteurs donne naissance à une entité étatique mais
qui, pour entrer en relation avec d’autres États, doit être reconnue par la communauté internationale. Cette reconnaissance contribue à l’affermissement de
sa personnalité juridique et, bien qu’elle ne soit pas indispensable à sa formation, elle se présente comme l’une des conditions préalables à l’entrée du nouvel
État sur la scène internationale(5).
(1)
Depuis juin 2014, l’État islamique de l’Irak et du Levant (EIIL ou le Daech) s’est transformé en État islamique (EI) en instaurant le califat et la charia dans les zones sunnites d’Irak qu’il
contrôle.
(2)
P.‑M. Dupuy et Y. Kerbrat, Droit international public, Paris, Dalloz, 2010, p. 31.
(3)
R. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État, Paris, 1920, pp. 2‑9.
(4)
P. Braud, Science politique, l’État, Paris, Seuil, 1997, p. 21.
(5)
P. Blachèr, Droit des relations internationales, Paris, Litec, 2006, p. 21.
larcier
DOCTRINE
102 ◆ Les États faillis et le terrorisme transnational
Max Weber met l’accent sur le caractère légal et rationnel de la domination de l’État en le définissant comme un groupement d’autorité de caractère
institutionnel qui détient le monopole de la violence physique légitime, dans
le cadre d’un espace géographique (le territoire)(6). Cette forme de légitimité
existe dans les sociétés démocratiques. Dans la conception socialiste(7) de l’État,
celui-ci représente un instrument de la domination de la classe bourgeoise. Pour
Karl Marx, l’État est un appareil répressif au service de la classe dominante et,
selon la philosophie marxiste, il est voué à disparaître dans une société sans
classe qui est la finalité de l’histoire de l’humanité(8). Pour les théoriciens de
l’approche constructiviste, l’État est une construction sociale.
D’un point de vue politique et juridique, nous pouvons évoquer quatre
modes de création : la fondation de l’État sur un territoire sans maître, la fusion
d’États, la scission et la sécession(9). L’État moderne se caractérise par le principe de souveraineté, théorisée par Jean Bodin au XVIe siècle, qui postule une
manifestation d’indépendance(10) et l’absence de pouvoir supérieur à celui des
États(11). Depuis l’émergence des organisations internationales, des ONG, des
OSC et d’autres acteurs non étatiques et transnationaux(12) (à l’instar des sociétés multinationales), la souveraineté de l’État s’est trouvée limitée et relativisée.
Dans le nouveau contexte mondial, l’État s’en trouve affaibli mais n’en demeure
pas moins un acteur majeur au cœur des relations internationales même si son
rôle n’est pas exclusif.
A. La définition de l’État failli et ses caractéristiques
La formulation d’« État failli » (failed state ou collapsing state) est utilisée
dans l’étude de la société internationale pour désigner les États touchés par la
défaillance, la fragilité ou par une faiblesse grave. Les États faillis n’ont pas
la capacité d’assurer leurs fonctions régaliennes (contrôler le territoire et les
frontières extérieures, garantir la sécurité interne, etc.)(13) et leur fragilité dans
plusieurs régions du globe, notamment au Moyen-Orient et en Afrique, constitue un défi sécuritaire à l’échelle régionale et mondiale en raison de l’interdépendance sécuritaire dont la société internationale est aujourd’hui le champ.
Cette défaillance présente plusieurs aspects qui se manifestent par la faillite économique, la faiblesse militaire et l’incapacité des gouvernements, dans l’exer-
(6)
M. Weber, Le savant et le politique, Paris, Bibliothèque 10/11, 1998, p. 133.
P. Foillard, Droit constitutionnel et institutions politiques, Orléans, CPU, 2003, p. 7.
(8)
K. Marx, Le manifeste du parti communiste, Paris, Flammarion, 1998, p. 101.
(9)
P.‑M. Dupuy et Y. Kerbrat, op. cit., p. 35.
(10)
Id., p. 31.
(11)
R. Etien, Droit public général, Paris, Foucher, 2008, p. 23.
(12)
B. Badie et M.‑C. Smouts, Le retournement du monde, Paris, Dalloz, 1995, p. 15.
(13)
W. Zartman, Collapsed States : The disintegration and restoration of legitimate authority,
America, Boulder, 1995, p. 5.
(7)
larcier
Revue de la Faculté de droit de l’Université de Liège – 2015/1 ◆ 103
cice de leur souveraineté externe et interne, d’assumer leurs fonctions. Elle
s’explique, en outre, par des facteurs historiques, politiques et internationaux.
Un État failli se caractérise par les traits suivants : il ne détient pas le
monopole de la violence en raison de l’existence de groupes non étatiques, à
l’instar des organisations terroristes qui se livrent à la guerre et contrôlent une
partie du pays (c’est le cas en Irak, en Syrie et en Afghanistan) ; il est incapable
d’assurer la sécurité de ses frontières ; il n’est pas en mesure d’exercer et d’exécuter de manière durable ses engagements extérieurs ; sa faiblesse et sa fragilité
entraînent le développement de différentes formes de trafics, notamment celui
des êtres humains, des ressources naturelles ou des stupéfiants. Généralement,
l’État failli fait l’objet d’ingérences de la part d’autres États(14) car il ne peut
pas garantir son indépendance nationale. Sa défaillance se traduit aussi dans
la dégradation de la sécurité et des services publics, comme l’éducation ou la
santé, et dans l’accroissement de la corruption. On y relève encore des violations systématiques des droits de l’homme, l’accentuation des conflits ethniques
et confessionnels, des déplacements massifs de populations et la présence d’un
appareil policier qui constitue un État dans l’État(15). À la lumière de cette
définition et de l’actualité internationale, nous considérons que les États faillis
ou fragiles se situent principalement en Afrique et au Moyen-Orient. Dans cette
perspective, trois pays feront l’objet de notre étude : l’Afghanistan, la Syrie et
l’Irak.
B. La définition du terrorisme et sa typologie
Depuis 1991, la société internationale est confrontée à de nouveaux
enjeux sécuritaires parmi lesquels le terrorisme transnational constitue un défi
important pour la sécurité internationale, en particulier, écrit Zarka, compte
tenu que depuis 2001, « ‘l’hyper-terrorisme’ apparu le 11 septembre, […] a
conduit à redéfinir les relations internationales »(16). Dès lors, la lutte à son
encontre est devenue l’une des priorités des États, et, à ce titre, l’actualité internationale au Moyen-Orient montre l’ampleur politique du terrorisme transnational dans les conflits en Irak et en Syrie.
Le concept de terrorisme n’est guère aisé à cerner dans la mesure où
aucune définition ne fait l’unanimité auprès des spécialistes. En raison de perceptions divergentes, le terrorisme de l’un forme la résistance de l’autre. L’usage
abusif du terme aux fins de discréditer un adversaire ou de justifier le recours à
la force, au nom d’une idéologie ou de l’assurance du maintien d’un niveau de
sécurité collective acceptable, a pu être mobilisé à plusieurs reprises au cours de
la décennie. Il nous apparaît dès lors important de nuancer le propos.
(14)
(15)
(16)
larcier
Id., p. 9.
S. Sur, « Sur les ‘États défaillants’ », Commentaire, no 112, hiver 2005.
J.‑C. Zarka, Relations internationales, Paris, Ellipses, 2010, p. 129.
DOCTRINE
104 ◆ Les États faillis et le terrorisme transnational
Le terrorisme constitue un phénomène politique historique qui peut
prendre différentes formes, et parmi ces dernières, celle d’une guerre asymétrique. Dans ce cas, le rapport de force se voit déséquilibré et le plus faible
exploite les points faibles du plus fort : « l’asymétrie consiste à refuser les règles
du combat imposées par l’adversaire, rendant ainsi toutes les opérations totalement imprévisibles »(17). Le terrorisme est un phénomène politique ancien
dont on peut trouver la manifestation dès le VIe siècle avant J.-C., quand deux
jeunes Athéniens, Harmodion et Aristogiton, assassinèrent le tyran Hipparque,
l’un des Pisistratides(18). Si l’apparition du terrorisme moderne débute avec les
populistes russes à la fin du XIXe siècle(19), la violence politique n’en reste pas
moins présente dans toutes les périodes historiques et, dans cette mesure, « on
peut définir comme terroriste tout aussi bien les zélotes juifs du premier siècle
de notre époque que les ‘assassins’ ismaéliens de l’époque médiévale »(20).
La genèse et l’évolution du terrorisme sont indissociables de problèmes
socio-économiques, de l’injustice, de l’humiliation, de la pauvreté, de la politique internationale et de l’absence de reconnaissance. C’est pourquoi nous pouvons affirmer que, dans une certaine mesure, on peut les assimiler à une forme
de lutte pour la reconnaissance. D’un point de vue sociologique, une identité
méprisée, mal respectée ou non reconnue se durcit dans le long terme et cette
radicalisation peut revêtir un caractère individuel ou collectif. En outre, dans
l’évolution du terrorisme, l’idéologie et la religion tiennent un rôle important.
Le mot « terreur » apparaît avec la Révolution française : après la chute de
Robespierre, il a été utilisé pour qualifier ceux qui avaient soutenu ou appliqué
un régime particulièrement coercitif au cours des années 1793-1794. L’existence d’une période de terreur n’est cependant pas propre à la Révolution
française et le même phénomène peut être observé dans d’autres révolutions
classiques, à l’exemple de la révolution russe de 1917. Comme nous l’avons
souligné supra, il est malaisé de définir le concept, mais nous essayerons d’identifier quelques éléments qui lui sont propres à travers les études qui lui ont été
consacrées afin d’identifier les caractéristiques propres au terrorisme et à la
résistance. Le terrorisme s’apparente à un acte de violence politique organisée
qui produit des effets objectifs et subjectifs. Il peut se rapporter à des revendications politiques, socio-économiques, ethniques ou religieuses et son objectif
stratégique revêtir une dimension multiple : propager un sentiment de peur
dans l’opinion publique à l’échelle nationale et internationale en vue d’atteindre
un résultat politique déterminé ; exercer une pression sur un gouvernement
pour qu’il modifie sa politique ; médiatiser l’idéologie et le programme d’une
(17)
B. Courmont et D. Ribnikar, Les guerres asymétriques, conflits d’hier et d’aujourd’hui, terrorisme et nouvelles menaces, Paris, Dalloz, 2009, p. 41.
(18)
J.‑M. Dasque, Géopolitique du terrorisme, Paris, Ellipses, 2013, p. 17.
(19)
G. Chaliand, L’Arme du terrorisme, Paris, Édition Louis Audibert, 2002, p. 22.
(20)
H. Laurans, « Le terrorisme comme personnage historique », in H. Laurens et M. DelmasMarty, Terrorismes, Histoire et droit, Paris, CNRS Éditions, 2010, p. 9.
larcier
Revue de la Faculté de droit de l’Université de Liège – 2015/1 ◆ 105
organisation afin de provoquer l’adhésion de nouveaux membres ; déstabiliser
un système politique, etc. Le terrorisme constitue un instrument politique mobilisé à la fois par des groupes non étatiques et par les États. Un acte terroriste
diffère d’un acte de résistance en ce que les terroristes ne distinguent pas les
civils des militaires, recourent à la violence contre des populations innocentes
et ne respectent pas les normes de la guerre. Les résistants recourent à la violence mais dans un usage à vocation défensive et s’inscrivant dans le cadre
d’une guerre juste liée à une cause juste en respectant les normes de la guerre.
Les résistants n’attaquent pas les civils innocents, ils visent les cibles militaires
et les différents réseaux de l’ennemi. Selon Maurice Duverger, deux critères
principaux distinguent les mouvements terroristes et les organisations de résistance, les mouvements de libération et les mouvements révolutionnaires de
masse : « la différence fondamentale résidait dans la nature des régimes au sein
desquels elles opéraient. Le résistant fait un usage légitime de la violence en luttant contre un régime tyrannique ou colonialiste tandis que le terroriste frappe
un régime démocratique. Le résistant devait renoncer à recourir à la torture
tout comme à la violence aveugle qui frappe les innocents »(21). Sur ces critères
se greffent le facteur de la base sociale et la représentativité qui a caractérisé
les mouvements de libération pendant la période de décolonisation. La lutte
armée entreprise par les mouvements de résistance prend place dans des pays
où, d’une part, l’État ne peut revendiquer que peu ou prou de légitimité démocratique et mène une politique répressive à l’égard des revendications démocratiques de la population, et d’autre part, où il recourt abusivement à la violence
physique contre le peuple se livrant à des exactions systématiques et répétées
vis-à-vis des droits humains. Dans ces conditions, le recours à la résistance et
à l’insurrection armée est reconnu par le droit international et la Déclaration
universelle des droits de l’homme et du citoyen de 1793 dont l’article 35 stipule
que « quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est, pour
le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus
indispensable des devoirs ».
D’autres, à l’instar de Raymond Aron, considèrent qu’une « action est
dénommée terroriste lorsque ses effets psychologiques sont hors de proportion avec ses résultats purement physiques »(22). Dans une étude consacrée au
sujet, Bruce Hoffman définit comme terrorisme « (…) une méthode à laquelle
recourent des groupes non étatiques pour favoriser la création délibérée de la
peur, ou de son exploitation, par la violence ou la menace de violence, dans
le but d’obtenir un changement politique »(23). Toutefois, en dépit de la pertinence de sa définition, l’auteur ne prend pas en considération le terrorisme
étatique. D’après Jean-Claude Zarka, « le terrorisme est une action politique
violente d’individus ou de minorités organisées contre des biens, des personnes
(21)
(22)
(23)
larcier
J.‑M. Dasque, Géopolitique du terrorisme, op. cit., p. 13.
R. Aron, Paix et Guerre entre les Nations, Paris, Calmann-Lévy, 1962, p. 176.
B. Hofmman, La mécanique terroriste, Paris, Calmann-Lévy, 1999, p. 54.
DOCTRINE
106 ◆ Les États faillis et le terrorisme transnational
ou des institutions, qui peut poursuivre des objectifs très différents : renverser
un régime politique en place, chercher à obtenir l’indépendance d’un État,
provoquer le durcissement d’un État afin de l’abattre plus facilement dans un
deuxième temps »(24). À partir de ces définitions, nous pouvons établir la typologie suivante :
1) le terrorisme organisé qui se fonde sur une idéologie ou une religion.
Ces dernières jouent un rôle moteur et mobilisateur et, dans ce cas, il est pratiqué par les acteurs non étatiques ;
2) le terrorisme étatique pratiqué par un État pour supprimer ses opposants à l’étranger ;
3) le terrorisme individuel dont l’action vise des personnalités politiques
et d’autres cibles ;
4) le terrorisme économique dont les visées touchent les sources économiques de l’État, comme le tourisme, l’exportation du pétrole etc. Il vise l’affaiblissement économique de l’État ;
5) le terrorisme nucléaire : cette forme d’action n’est pas encore mobilisée par les groupes terroristes, mais il constitue une possibilité pour l’avenir et
demeure au stade d’hypothèse de travail(25).
Cet examen préalable nous amène à présent à nous pencher sur la définition du jihad afin d’en déterminer les fondements idéologiques qui motivent
l’usage de la violence politique par les islamistes radicaux.
C. La définition du jihad et sa typologie
Le terme « jihad » trouve son origine dans le Coran où il signifie en arabe
« effort » ou « lutte » et peut revêtir des dimensions individuelles et collectives. Il
est à plusieurs reprises évoqué dans différents versets, en particulier ceux relatifs aux guerres menées par le prophète de l’islam contre ses ennemis. Le jihad
est une obligation pour les musulmans qui doivent combattre les ennemis en cas
d’attaque ou d’occupation d’un pays musulman par les « infidèles ». À ce stade,
la notion de « moudjahidine », également présente dans le Coran, désigne les
soldats qui se battent sur la voie de Dieu (fi sabil Allah). Le livre sacré de l’islam
promet des récompenses considérables à ces derniers, et en cas de mort durant
la « guerre sainte », l’octroi du statut de martyr (chahid) et l’ouverture des portes
du paradis. Les islamistes radicaux se réfèrent à ces dogmes pour encourager
les combattants à se livrer au jihad. La sacralisation du sacrifice et la sanctification de héros(26) au nom d’une religion, d’une idéologie, d’un peuple ou d’une
patrie ont toujours existé et été instrumentalisés par les groupes les plus divers,
particulièrement en temps de guerre.
(24)
(25)
(26)
J.‑C. Zarka, Relations internationales, op. cit., p. 130.
M. Bettati, Le terrorisme, op. cit., p. 127.
E. Desmons, Mourir pour la patrie ?, Paris, PUF, 2011, p. 17.
larcier
Revue de la Faculté de droit de l’Université de Liège – 2015/1 ◆ 107
Selon la doctrine classique, le jihad ne fait pas partie des cinq piliers de
l’islam. Cependant, plusieurs théoriciens radicaux soutiennent le caractère combatif de la religion ainsi que l’obligation de sa composante militaire. Parmi ceuxci, Abd al-Salam Faraj considère le jihad comme le « sixième pilier » oublié(27).
Avant cet auteur, Sayyid Qotb (membre des Frères musulmans en Égypte)
avait déjà insisté sur le caractère offensif du jihad(28). Dans l’islam, on trouve
deux formes de jihad : la première ésotérique (jihad al-kabir qui signifie « grand
jihad ») repose sur un fondement éthique dont la finalité est la purification de
l’âme. Il s’agit « d’un combat contre soi-même, contre ses propres penchants ou
tentations et qui serait le combat suprême »(29). Dans ce cadre, le jihad revêt une
vocation spirituelle. La seconde, exotérique (jihad al-asghar ou « petit jihad »)
présente deux dimensions : offensive et défensive. Pour les chiites, seul l’imâm
Al-Mahdi (l’imâm caché) pourra déclarer le jihad offensif après son retour.
D’après les textes fondamentaux du droit chiite, « la guerre sainte » ne saurait
être déclarée et menée que par l’imâm en personne ou quelqu’un de nommément désigné par lui. Les auteurs de la période classique avaient tracé une
distinction entre le jihad offensif, déclaré « en suspens » pendant la période de
l’Occultation, et le jihad défensif, considéré comme légal, voire obligatoire(30).
Ce dernier est pratiqué lorsque la communauté musulmane se trouve attaquée
par les infidèles (kuffâr). Dans ce cas, le jihad prend une dimension militaire
et physique ; il revêt, en outre, un caractère obligatoire pour la défense de la
communauté musulmane (dar-al islam). Selon la doctrine islamique, le recours
au jihad requiert certaines conditions et doit être déclaré par les oulémas légalement habilités, qui pèsent soigneusement les risques à prendre(31).
Les islamistes radicaux se réfèrent aux deux formes du jihad précitées et ont
engagé la lutte armée dans différents pays, notamment au Moyen-Orient. Dans
cette perspective, le jihad constitue l’un des fondements idéologiques des islamistes
radicaux (néo-fondamentalistes) qui voient dans l’islam une idéologie politique et
veulent instaurer un État islamique(32). Al-Qaida pour sa part met l’accent sur la
dimension individuelle du jihad que nous développerons dans la partie suivante.
Rappelons que l’islam est une religion à vocation universelle et qu’il
comprend deux courants principaux : le sunnisme et le chiisme. Le premier
est majoritaire et il est important de souligner que les islamistes radicaux qui
recourent au jihad revendiquent un islam sunnite. À partir de ces observations,
nous allons à présent examiner l’application de cette théorie par Al-Qaida et le
Daech.
(27)
A. Grignard, « Brève genèse de l’islamisme radical », in G. Chaliand, L’arme du terrorisme,
op. cit., p. 100.
(28)
Id., p. 99.
(29)
M. C. Ferjani, Le politique et le religieux dans le champ islamique, Paris, Fayard, 2005, p. 93.
(30)
M. A. Amir-Moezzi et C. Jambet, Qu’est-ce que le shî’isme ?, Paris, Fayard, 2004, p. 216.
(31)
G. Kepel, Fitna : guerre au Cœur de l’islam, Paris, Gallimard, 2007, p. 391.
(32)
O. Roy, L’Islam mondialisé, Paris, Seuil, 2002, p. 29.
larcier
DOCTRINE
108 ◆ Les États faillis et le terrorisme transnational
II. LE RÔLE DU TERRORISME SANS ATTACHEMENT ÉTATIQUE
(TRANSNATIONAL) DANS LE CONFLIT ET LA GUERRE AU MOYEN-ORIENT
DEPUIS L’EFFONDREMENT DE L’UNION SOVIÉTIQUE
A. La naissance d’Al-Qaida : le fondement idéologique
d’un mouvement islamiste radical (transnational)
Al-Qaida, « la base » en arabe, est une organisation islamiste radicale créée
clandestinement en 1988 au Pakistan parmi des combattants arabes engagés
dans le jihad antisoviétique en Afghanistan. Dans la fondation de cette organisation, trois personnes ont joué un rôle important : le cheik Abdallah Youssouf Azzam, son disciple Oussama Ben Laden et Ayman al-Zawahiri. Le cheik
A. Azzam (d’origine palestinienne) était un théologien, fortement engagé dans
le mouvement des Frères musulmans, qui a enseigné en Arabie Saoudite, à
Djedda, où il a rencontré Oussama Ben Laden à la fin des années 1970. Après
l’invasion de l’Afghanistan, Azzam a quitté l’Arabie Saoudite et s’est installé au
Pakistan afin d’aider les moudjahidines. Il a accueilli à Peshawar les volontaires
arabes pour le jihad à partir de 1981. Quelques années plus tard, en collaboration avec Ben Laden, il a créé le Maktab al Khadamat (bureau des services)(33).
Durant son séjour en Afghanistan, Ben Laden a contribué à la mobilisation
de combattants arabes dans la guerre contre l’Union soviétique et a noué de
bonnes relations avec les forces américaines qui l’ont recruté et formé, mais ces
relations se sont détériorées dès 1990. Quant à Abdallah Azzam, sa conception
du jihad a contribué au développement de l’islamisme radical transnational.
Son assassinat en 1989 au Pakistan a fait d’Ayman al-Zawahiri l’idéologue d’AlQaida. À la fin de la guerre en Afghanistan, Ben Laden est retourné dans son
pays qui, quelques semaines après l’invasion du Koweït par l’Irak en 1990, a lui
aussi été attaqué par le régime de Saddam Hussein. Le gouvernement saoudien
a alors demandé l’aide des États-Unis dont la présence de forces militaires sur
le territoire a entraîné la désapprobation de Ben Laden qui y voyait une occupation de son pays par des forces non musulmanes(34). Dès lors, Ben Laden est
entré en opposition frontale avec le régime, ce qui a entraîné son exil au Soudan
en 1994, pays à partir duquel il a planifié une série d’actions à mener contre les
intérêts américains et israéliens. Avec l’arrivée, en 1996, des talibans au pouvoir
en Afghanistan, il s’y est installé et a dirigé les attentats du 11 septembre 2001.
Il a été finalement assassiné en 2011 au Pakistan par un commando américain.
D’un point de vue idéologique, Al-Qaida est une organisation islamiste
radicale (néo-fondamentaliste) qui prône un jihad international en vue de créer
les conditions de la fondation d’un État islamique sous l’égide d’un calife,
d’abord dans les pays musulmans (l’Oumma)(35), et ensuite à l’échelle mondiale.
(33)
O. Saghi, « Oussama ben Laden, une icône tribunitienne », in G. Kepel, Al-Qaida dans le
texte, op. cit., p. 18.
(34)
Id., p. 21.
(35)
G. Chaliand, L’Arme du terrorisme, op. cit., p. 47.
larcier
Revue de la Faculté de droit de l’Université de Liège – 2015/1 ◆ 109
La présence actuelle d’Al-Qaida en Syrie et du Daech en Irak et en Syrie s’inscrit
dans cette logique. Comme nous l’avons précédemment souligné, c’est un mouvement islamiste de tendance salafiste, c’est-à-dire issu d’un courant sunnite qui
revendique un retour à l’islam authentique pratiqué par le prophète de l’islam
et ses compagnons (sahaba), les quatre califes de l’islam(36), et leurs successeurs
(tâbi’ine)(37). Selon les théoriciens de ce courant, ces « salaf » étaient les authentiques représentants de l’islam à son apogée. Ahmad Ibn Hanbal (780-855),
fondateur de l’hanbalisme(38), est l’un des concepteurs du salafisme. Parmi les
figures majeures du courant, on trouve également Ibn Taymiyya (1263-1328),
théologien et juriste musulman, et Mohammad Ibn Abdel Wahhab (1720-1792),
fondateur du wahhabisme, comme penseurs du salafisme. « Ces deux derniers
se serviront du salafisme pour dénoncer la souillure de l’islam par la Sublime
Porte. La violation des textes aura ainsi conduit, pour ces auteurs, à la chute
inéluctable de l’Empire ottoman »(39). Au sein de ce courant, on peut distinguer
trois tendances : le salafisme « révolutionnaire » ou jihadiste, le salafisme missionnaire ou prédicatif et le salafisme activiste(40). D’après G. Kepel, le salafisme
d’Al-Qaida s’inscrit dans la première catégorie(41), mais nous pensons le jugement erroné et lui préférons la formule de jihadisme radical.
Un autre trait de l’idéologie d’Al-Qaida se manifeste par la notion de
jihad global(42). Selon les idéologues d’Al-Qaida, le jihad est une obligation individuelle. Ce concept est théorisé par Abdallah Azzam (1941-1989) selon lequel
le jihad défensif relève du devoir personnel lorsque l’ennemi pénètre dans les
territoires de l’islam(43). Ainsi, pour Jean-Pierre Filiu, « Abdallah Azzam a porté
à incandescence une nouvelle conception du jihad, il a transformé en obligation
individuelle ce qui était un impératif collectif et, surtout il a rompu le lien historique entre un peuple, un territoire et le jihad qui y est livré. Il fait du monde
entier le théâtre d’un jihad à l’ambition globale »(44).
D’un point de vue politique et stratégique, Al-Qaida se réfère à la théorie
de « l’ennemi proche » et de « l’ennemi lointain », conceptualisée par l’idéologue
du jihad islamique égyptien Abd al-Salam Faraj dans un ouvrage, L’Impératif
occulté, publié en 1981. Mais l’auteur donnait la priorité à la lutte contre
(36)
Les quatre califes sont Abou Bakr, Omar, Othman et Ali.
S. Mervin, Histoire de l’islam. Doctrine et fondements, Paris, Flammarion, 2000, pp. 25‑29.
(38)L’hanbalisme est l’une des quatre écoles du sunnisme, avec le malékisme, le hanafisme et le
chaféisme. L’une des manifestations récentes du hanbalisme est le wahhabisme, qualifié également
de salafisme par ceux qui l’approuvent.
(39)S. Amghar, « Le salafisme en Europe », Politique étrangère, 2006, p. 68.
(40)
Ibid.
(41)
G. Kepel, Expansion et déclin de l’islamisme, Paris, Folio, 2003, pp. 341‑342.
(42)
J.‑P. Filiu, La véritable histoire d’Al-Qaida, Paris, Pluriel, 2011, p. 256.
(43)
Id., p. 173.
(44)
J.‑P. Filiu, op. cit., p. 43.
(37)
larcier
DOCTRINE
110 ◆ Les États faillis et le terrorisme transnational
« l’ennemi proche »(45). Cette idée fut reprise par al-Zawahiri qui a établi une
nouvelle dialectique dans la pratique de la guerre en inversant la priorité et
l’ordre du combat. Dans un texte intitulé Cavaliers sous l’étendard du Prophète, il montre la nécessité de combattre « l’ennemi lointain »(46). Selon cette
distinction, les États-Unis, Israël et leurs alliés sont « l’ennemi lointain » et les
dirigeants des « pays musulmans » dépendant de l’Occident, en particulier de
Washington et d’autres grandes puissances, se classent dans la catégorie de
« l’ennemi proche ». Al-Zawahiri considère que le mouvement islamique auquel
il appartient ainsi que l’avant-garde jihadiste de celui-ci et l’Oumma tout entière
« doivent mener le combat contre les principaux criminels : les États-Unis, la
Russie, et Israël, plutôt que de les laisser, loin et en sûreté, il faut qu’ils paient
et cher. Nous devons déplacer le combat sur le terrain de l’ennemi, […] on
ne peut reporter le combat contre l’ennemi lointain »(47). Dans cette logique,
quand Al-Qaida attaque « l’ennemi lointain » sur son territoire, le jihad revêt
un caractère offensif, et lorsque « l’ennemi lointain » agresse ou occupe un pays
« musulman », le jihad se veut défensif. Dans cette perspective, deux cas sont
révélateurs. La présence américaine, en Afghanistan à partir de 2001 et en Irak
à partir de 2003, est considérée comme une occupation de la terre de l’islam et
dès lors le jihad défensif doit être appliqué. Par ailleurs, le régime syrien, dirigé
par Assad, le régime irakien dominé par les chiites et le régime iranien font partie de « l’ennemi proche » et doivent par conséquent être combattus.
Une lecture attentive du texte d’Ayman al-Zawahiri, publié par Gilles
Kepel(48), nous montre que la majorité des actions d’Al-Qaida s’inscrivent dans
cette logique, y compris les attentats du 11 septembre 2001. Les objectifs de
l’application de cette théorie sont multiples. D’abord, quand il s’agit d’une
attaque contre les intérêts des États-Unis sur leur sol, Al-Qaida entend mettre
en danger la sécurité de ce pays, propager des sentiments de peur dans la population américaine pour qu’elle se détourne de la politique de son gouvernement,
entraîner à long terme la faillite économique du pays et empêcher son soutien
aux régimes arabes qui lui sont favorables, « l’ennemi proche ». Ensuite, lorsqu’il
mène une opération contre un pays allié des États-Unis, il y exerce une pression afin qu’il se désengage militairement d’une action à l’encontre d’un pays
musulman. Ainsi, après les attentats de Madrid du 11 mars 2004, l’Espagne
a retiré ses forces armées d’Irak. Dans un message au peuple américain, Ben
Laden a évoqué cette stratégie : « Nous avons durant dix ans épuisé la Russie au
point qu’elle a fait faillite et s’est retirée battue, grâce soit rendue à Dieu ! Nous
poursuivons cette politique d’usure avec l’Amérique jusqu’à ce qu’elle fasse
(45)
S. Lacroix, « Ayman al-Zawahiri : le vétéran du jihad », in G. Kepel, Al-Qaida dans le texte,
op. cit., pp. 302‑303.
(46)
Id., pp. 301‑303.
(47)
Ibid.
(48)
Ibid.
larcier
faillite »(49). Dans cette perspective, Al-Qaida mobilise différentes tactiques pour
provoquer la guerre au Moyen-Orient ou en Afrique car les dirigeants de cette
organisation pensent que ces conflits contribueront au déclin de la superpuissance américaine(50). Une étude comparative de la situation au Moyen-Orient
et en Afrique nous montre que les islamistes radicaux préparent directement
ou indirectement les conditions nécessaires pour une intervention étrangère
car la prise de pouvoir, en Afghanistan, en Irak ou ailleurs, entraîne une violation systématique des droits de l’homme, l’insécurité, l’instabilité régionale, etc.
Actuellement, une partie de l’Irak est sous le contrôle de l’État islamique qui
présente un danger à la fois pour le peuple irakien et pour la sécurité régionale
et internationale.
B. Les effets des attentats du 11 septembre sur la situation
politique de l’Afghanistan
En frappant les États-Unis, les auteurs des attentats du 11 septembre
visaient également « l’ennemi lointain », dans le cadre d’une guerre asymétrique(51), illustrant simultanément la montée en puissance du terrorisme transnational et modifiant les enjeux de la sécurité en Europe, au Moyen-Orient et
aux États-Unis. Dès lors, ces derniers considèrent qu’ils sont entrés dans une ère
nouvelle, celle de la « guerre antiterroriste » qui se jouerait à la fois sur le plan
extérieur, comme les interventions militaires en Afghanistan et ensuite en Irak
l’ont montré, et sur le plan interne, par le renforcement des mesures de sécurité
afin d’empêcher les nouveaux attentats(52).
Des attaques contre les États-Unis (membre de l’Otan) ont été perpétrées
par Al-Qaida, basée principalement en Afghanistan qui, à cette époque, était
dirigé par les talibans qui ont refusé d’extrader Ben Laden. Suite de ce rejet,
l’article 5 de la Charte de l’Otan a été invoqué et l’Alliance atlantique est
intervenue en Afghanistan, au nom de la guerre contre le terrorisme, renversé
le gouvernement des talibans, et créé les conditions favorables à l’instauration
d’un gouvernement sous la présidence d’Hamid Karzaï, considéré par Al-Qaida
comme « l’ennemi proche ». Il est important de souligner que ces attentats ont
été organisés par une organisation terroriste et non par un régime politique,
en l’occurrence celui des talibans(53). Par conséquent, la sécurité des États-Unis
s’est trouvée directement menacée par un acteur non étatique de type transnational et non par un État, ce qui nécessitait une réponse aux auteurs des atten(49)O. Saghi,
« Oussama ben Laden, une icône tribunitienne », in G. Kepel, Al-Qaida dans le
texte, op. cit., p. 107.
(50)
J.‑P. Filiu, Les neuf vies d’Al-Qaida, Paris, Fayard, 2011, p. 12.
(51)
C.‑P. David et J.‑J. Roche, Théorie de la sécurité, Paris, Montchrestien, 2002.
(52)
O. Corten, Le discours du droit international, Paris, Pedone, 2009, p. 140.
(53)Les talibans avaient instauré un État islamique depuis 1996 et appliquaient la charia. La
communauté internationale n’a pas reconnu la légitimité de cet État, sauf deux États.
larcier
DOCTRINE
Revue de la Faculté de droit de l’Université de Liège – 2015/1 ◆ 111
112 ◆ Les États faillis et le terrorisme transnational
tats, tandis qu’en Afghanistan l’intervention otanienne a non seulement visé les
membres d’Al-Qaida, mais également contribué à un changement de régime.
Depuis l’instauration du nouveau pouvoir, les islamistes radicaux estiment que la présence des troupes de l’Otan en Afghanistan constitue une occupation par des non-musulmans et que le jihad est devenu une obligation. Dans
ce cadre, ils luttent à la fois contre les forces de l’Alliance, en particulier celles
des États-Unis, et contre les forces gouvernementales (l’ennemi proche). Certains estiment que les forces alliées sont incapables d’engranger une victoire
totale dans la mesure où les libérateurs sont dorénavant perçus comme des
occupants, ce qui permet aux talibans de regagner une popularité sur le thème
de la lutte contre la présence militaire étrangère(54). L’État en Afghanistan ne
contrôle pas la totalité du territoire et de larges zones, sous l’autorité des talibans, échappent à sa souveraineté. À plusieurs reprises, le gouvernement afghan
a négocié(55) avec ces derniers pour tenter de mettre fin à la violence, mais il est
loin d’avoir atteint cet objectif, les talibans exigeant le départ des forces étrangères dans ses revendications. Néanmoins, l’armée afghane n’est pour l’heure
guère en mesure de garantir la sécurité du pays ce qui ne peut qu’aggraver la
situation(56) et induire un paradoxe : malgré les efforts politiques et les progrès
engrangés par les Afghans dans l’édification d’un régime démocratique, les problèmes demeurent nombreux et conséquents dans la construction d’institutions
étatiques solides. Pour l’heure, l’Afghanistan demeure un État failli en raison de
ses fragilités et de ses faiblesses, et du fait que, sans soutien étranger, il risque
l’effondrement. L’État failli est générateur d’instabilité et d’insécurité à l’échelle
régionale, par conséquent, l’aide et la solidarité de la communauté internationale sont essentielles à son développement.
C. Le rôle d’Al-Qaida et de l’État islamique dans le conflit
en Irak après 2003
L’analyse de la situation iraquienne requiert un examen préalable des
conséquences de la politique menée par les États-Unis depuis 2003 à l’égard de
ce pays. Nous nous pencherons ensuite sur l’évolution du rôle de l’islamisme
radical en Irak et en Syrie.
1. Les effets de l’invasion de l’Irak en 2003 sur la situation
politique de l’Irak
En 2002, les États-Unis ont placé l’Iran, l’Irak et la Corée du Nord dans
la liste des pays formant « l’Axe du mal » : ce discours a montré le caractère
idéologique de la nouvelle politique étrangère de Washington, dans la mesure
(54)
(55)
(56)
P. Boniface, La Géopolitique, op. cit., p. 88.
J.‑M. Dasque, Géopolitique du terrorisme, op. cit., p. 120.
P. Boniface, La Géopolitique, op. cit., p. 89.
larcier
Revue de la Faculté de droit de l’Université de Liège – 2015/1 ◆ 113
où il repose sur des critères « moraux et idéologiques » qui justifient le recours à
la force au détriment du droit international qui est l’instrument de la politique
internationale(57). Cette méthode de retour à « l’état de guerre » s’est traduite
par des actions unilatérales durant la mandature de Georges W. Bush. Le discours tenu à l’époque par le président américain sur « un axe du bien et du mal »
impliquait une vision manichéenne (« tous ceux qui ne sont pas avec nous sont
contre nous ») et, partant, renvoyait à une sorte de droit naturel qui s’inscrivait
dans la continuité du concept ancien de « guerre juste »(58).
L’un des objectifs de la politique étrangère poursuivi par les néoconservateurs tenait en la démocratisation du Moyen-Orient dans le cadre doctrinaire
du « Grand Moyen-Orient » élaboré par ces derniers. La stratégie de ce projet
consistait à remodeler la géopolitique de la région afin d’y instaurer un nouvel
ordre sous l’hégémonie américaine(59). Selon ce dessein, il était nécessaire de
renverser les régimes dictatoriaux et d’instaurer « la démocratie » en commençant par provoquer la chute du régime irakien. Les États-Unis ont accusé ce
dernier de détenir des armes de destruction massive et de soutenir Al-Qaida.
Cependant, après la chute de Saddam Hussein, « aucune de ces armes n’a été
retrouvée. Quant à d’éventuels rapports avec le mouvement terroriste, le Sénat
américain a reconnu par la suite qu’ils s’avéraient sans fondement »(60). Par
conséquent, il apparaît aujourd’hui que les raisons évoquées relevaient avant
tout de prétextes destinés à renverser le régime irakien : « Le sous-secrétaire
américain à la Défense [D. Rumsfeld] a déclaré que le choix du thème des armes
de destruction massive pour justifier la guerre contre l’Irak avait été opéré pour
des raisons bureaucratiques »(61). Il est important de préciser que le régime irakien a été soutenu pendant quelques années par les États-Unis contre l’Iran bien
qu’il ne faisait pas partie de la « périphérie du centre » et que le régime politique
était indépendant.
Derrière les assertions de l’existence d’un ennemi potentiel et d’une
menace contre la sécurité internationale, Washington a fait le choix d’attaquer
l’Irak en 2003 sans l’aval de l’ONU, de renverser le régime irakien et d’instaurer un gouvernement provisoire. Cette forme de justification trouve son origine
dans le réalisme défensif : « Une politique d’expansion est donc, du point de
vue du réalisme défensif, le résultat d’un sentiment d’insécurité croissante. Par
voie de conséquence, tout ce qui conforte la stabilité internationale […] renforce donc ce sentiment de sécurité et réduit l’anarchie des rapports internationaux »(62). Nous verrons plus loin que la politique des États-Unis loin de contri(57)
E. Toureme-Jouannet, Le droit international, Paris, PUF, 2013, p. 3.
O. Corten, op. cit., p. 148.
(59)F. Lafourcade, Le chaos irakien, Paris, La Découverte, 2007, p. 36.
(60)
J. Laroche, La brutalisation du monde, Du retrait des États à la décivilisation, Montréal,
Liber, 2012, p. 76.
(61)H. Blix, Irak, les armes introuvables, Paris, Fayard, 2004, p. 65.
(62)
J.‑J. Roche, Théories des relations internationales, op. cit., pp. 61‑62.
(58)
larcier
DOCTRINE
114 ◆ Les États faillis et le terrorisme transnational
buer à la stabilité internationale a, au contraire, entraîné un désordre régional,
marqué par l’insécurité et la fragilisation d’une partie des États de cette région.
D’un point de vue juridique, cette guerre ne reposait sur aucune légalité
internationale étant donné que ses auteurs n’avaient aucunement respecté les
procédures juridiques relatives au droit de la guerre. C’est pourquoi, elle s’inscrit comme une rupture radicale au regard du droit international contemporain.
En dépit du caractère dictatorial du régime irakien et les violations constantes
des droits humains dont il s’était rendu coupable, ce pays n’avait en aucune
façon agressé les États-Unis. Certains évoquent dès lors la dénaturation des
catégories juridiques : « Depuis l’entrée en vigueur de la charte des Nations
unies, le droit de recourir à la force armée contre un État est limité à deux
circonstances exceptionnelles : le droit à la légitime défense, d’une part, les
mécanismes de sécurité collective, d’autre part. Le discours sur la ‘guerre antiterroriste’ a notamment pour ambition de dénaturer ces deux institutions »(63).
Les conséquences politiques et stratégiques de l’invasion de l’Irak sont
multiples. Premièrement, l’instauration d’un nouveau système politique dominé
par les chiites qui représentent près de 60 % de la population(64). Deuxièmement, l’augmentation de la puissance de l’Iran en Irak et au Moyen-Orient.
Troisièmement, l’Irak est devenu le théâtre d’une rivalité entre l’Arabie Saoudite, la Turquie et l’Iran en vue d’y accroître leur influence(65). Quatrièmement, le démantèlement de l’armée et des services de sécurité irakiens. Cinquièmement, le développement des activités des islamistes radicaux sous la direction
d’Al-Qaida, laquelle n’était pas présente en Irak auparavant. Sixièmement,
l’accentuation des tensions et des conflits interconfessionnels. Septièmement,
l’émergence d’une nouvelle configuration de puissance au Moyen-Orient.
Dans ce nouveau contexte politique, l’Irak a été dirigé par un gouvernement provisoire durant trois ans avant de se doter, en 2006, d’un gouvernement
issu du suffrage universel. Depuis cette date, l’Irak a connu plusieurs exécutifs
dirigés en particulier par Al-Maliki, un chiite (pro-iranien), mais il a été contesté
par les sunnites, notamment, dans la province d’Al-Anbar ainsi que par une
partie des forces laïques en raison d’une « surextension » du pouvoir(66). Selon
ces derniers, le premier ministre a appliqué une politique sectaire qui explique
que, depuis la montée en puissance de l’ÉIIL(67) en 2014, sous la pression internationale et régionale, il a été écarté du pouvoir. Par ailleurs, le nouveau président (kurde) et le nouveau premier ministre (chiite) se sont engagés à former
un gouvernement d’union nationale pour que toutes les parties, politiques et
(63)
O. Corten, Le discours du droit international. Pour un positivisme critique, op. cit., p. 145.
L. Louer, Chiisme et politique au Moyen-Orient, Paris, Perrin, 2009, p. 13.
(65)
K. Bayramzadeh, « Le changement du système politique en Irak et ses effets sur les rapports
irako-iraniens », Eurorient, no 32, 2011, p. 206.
(66)
K. E. Bitar, « La Syrie, foyer de déstabilisation régionale ? », Confluences Méditerranée,
no 89, 2014, p. 70.
(67)
En juin 2014, l’émir du Daech (al-Baghdadi) a proclamé l’instauration du califat en Irak.
(64)
larcier
Revue de la Faculté de droit de l’Université de Liège – 2015/1 ◆ 115
ethniques, soient représentées. Il est important de rappeler que l’Irak est un
pays multiculturel et multiethnique. À l’époque de l’ancien régime, les Chiites
(60 %) et les Kurdes (20 %) étaient discriminés et réprimés par le régime de
Saddam Hussein. Depuis le renversement de ce dernier, c’est l’inverse qui se
produit(68). Ce problème n’est pas propre à l’Irak, il s’étend à la majorité des
pays du Moyen-Orient, où il existe sous différentes formes, et explique pourquoi les facteurs ethniques et religieux jouent un rôle à ce point crucial dans la
construction des relations internationales au Moyen-Orient.
2. Les effets d’Al-Qaida et de l’État islamique de l’Irak
et du Levant dans le conflit en Irak
Depuis l’instauration du nouveau régime en 2003, les islamistes radicaux,
d’abord Al-Qaida et ensuite l’ÉIIL, devenu récemment l’État islamique, ont
développé leurs activités principalement dans le triangle sunnite, pour deux
raisons majeures. D’abord, pour protester contre l’occupation américaine de
l’Irak et, ensuite, pour lutter contre le gouvernement dirigé majoritairement
par les Chiites et les Kurdes qui font partie des alliés des États-Unis, selon les
dirigeants islamistes. Al-Qaida menait par conséquent une double guerre. Dans
ce sens, le chef d’Al-Qaida(69) en Mésopotamie « a proclamé la guerre totale
contre les chiites en 2005 et l’attentat contre la mosquée de Samara, une ville
chiite s’inscrit dans cette stratégie »(70).
Dans une lettre adressée à Ben Laden et à al-Zawahiri, le chef d’Al-Qaida
en Irak, Abou Mazssoud al-Zarqawi (tué en 2006), évoque son point de vue sur
la situation de l’Irak, notamment sur les États-Unis et leurs alliés : « les Américains sont entrés en Irak afin d’exécuter le contrat visant à édifier le Grand
Israël du Nil à l’Euphrate, […] mais ils se sont heurtés à une réalité bien différente. Les Kurdes (la faction de Barzani ou celle de Talibani) ont donné leur
cœur aux Américains et ouvert leur terre aux juifs. Les chiites sont une pierre
d’achoppement, un serpent à l’affût, un scorpion rusé et fourbe, un ennemi
aux aguets, un poison mortel »(71). Cette prise de position nous éclaire quant à
l’accentuation du conflit entre chiites et sunnites après 2003.
Depuis 2003, Al-Qaida a développé ses activités, d’abord en Irak (AlQaida en Irak), et ensuite en Syrie (Front-Al-Nosra) dans les zones sunnites,
mais depuis la création de l’ÉIIL, des divergences sont apparues entre son chef,
Abou Bakr al-Baghdadi, et celui d’Al-Qaida, Ayman al-Zawahiri(72). Avant
(68)
H. Bozarslan, Sociologie politique du Moyen-Orient, Paris, La Découverte, 2011, p. 92.
Al-Zarqawi a été présenté par Ben Laden comme l’émir d’Al-Qaida en Mésopotamie en 2004.
(70)
D. Rigoulet-Roze, « Al-Qaida en Irak », Eurorient, no 32, 2011, p. 159.
(71)
J.‑P. Mileni, « Abou Massoud al-Zarqawi, le jihad en ‘Mésopotamie’ », in G. Kepel, AlQaida dans le texte, op. cit., pp. 385‑386.
(72)
T. Pierret, « Fragmentation et consolidation de l’opposition armée », Confluences Méditerranée, no 89, 2014, p. 50.
(69)
larcier
DOCTRINE
116 ◆ Les États faillis et le terrorisme transnational
de s’étendre sur les causes de ces tensions, il est nécessaire de s’attarder sur
la généalogie d’Al-Qaida en Irak où l’organisation voit le jour en 2004 sous
la direction d’al-Zarqawi. À partir de 2006, l’organisation a été dirigée par
A. Hamza al-Mouhajer(73) et a contribué à la formation du Conseil consultatif des moudjahidines en Irak. Ce Conseil a proclamé le 13 octobre l’État
islamique d’Irak (l’ÉII) et progressivement, les combattants d’Al-Qaida ont été
intégrés dans la structure de l’ÉII,(74) auquel allégeance a été prêtée. À la suite
de ce changement, Ayman al-Zawahiri a annoncé qu’« Al-Qaida en Irak n’existait plus ». En 2010, les deux dirigeants principaux de l’ÉII ont été tués par les
Américains et Abou Bakr al-Baghdadi est devenu le nouveau chef de l’ÉII. Dès
lors, les activités de l’ÉII se sont nettement accrues en Irak et en Syrie dans un
contexte politique marqué par le départ des forces américaines en 2011 et par
la révolte en Syrie. En 2013, l’ÉII s’est transformé en l’ÉIIL et a intensifié ses
opérations contre le régime syrien. Cette création a aggravé la tension entre la
direction d’Al-Qaïda et le chef de l’ÉIIL, principalement par la déclaration de
celui-ci sur la fusion du Front al-Nosra (la branche syrienne d’Al-Qaida sous la
direction d’al-Julani) et de l’ÉII. Mais ce dernier n’a pas répondu favorablement
à la demande d’al-Baghdadi et a renouvelé son allégeance à Ayman al-Zawahiri.
Ainsi, la création de l’ÉIIL a-t-elle accentué la rivalité entre les dirigeants islamistes. Ayman al-Zawahiri a pressé le chef de l’ÉIIL de concentrer ses activités
sur l’Irak et d’abandonner ses objectifs en Syrie. En dépit de cette demande,
al-Baghdadi (ancien membre d’Al-Qaida), qui n’avait pas renoncé à son projet,
a refusé de faire allégeance au chef d’Al-Qaida et, en 2014, les combattants de
l’ÉIIL en Syrie sont entrés en conflit avec les combattants du Front d’al-Nosra,
la branche syrienne d’Al-Qaida(75). Ces tensions ont causé la rupture entre ces
deux groupes, Al-Qaida a déclaré ne pas faire partie de l’ÉIIL et ne pas être responsable de ses actions en dépit du fait que, malgré leurs divergences, ces deux
courants partagent beaucoup d’affinités idéologiques. Par ailleurs, Al-Qaida qui
demeure un acteur transnational au Moyen-Orient, a contribué à l’évolution de
l’islamisme radical en Irak.
Depuis 2014, l’ÉIIL a renforcé ses opérations en Irak et, au cours des
derniers mois, ses combattants ont attaqué plusieurs villes importantes, prenant le contrôle de plusieurs d’entre elles dans les zones sunnites, notamment
Mossoul. En juin 2014, l’ÉIIL a annoncé le rétablissement du califat et Abou
Bakr al-Baghdadi a été nommé à sa tête. Depuis, l’ÉIIL s’est mué en État islamique et invite les musulmans du monde entier à prêter allégeance au nouveau
calife. Il est nécessaire de préciser que l’effondrement de l’Empire ottoman avait
entraîné la fin de ce système et que, en 1924, Kemal Atatürk avait aboli le califat. L’État islamique projette d’étendre son autorité sur l’ensemble de l’Irak, y
compris le Kurdistan qui est actuellement menacé par ses attaques.
(73)
(74)
(75)
J.‑P. Filiu, Les neuf vies d’Al-Qaida, op. cit., p. 179.
Ibid., p. 180.
T. Pierret, « Fragmentation et consolidation de l’opposition armée », op. cit., p. 50.
larcier
Revue de la Faculté de droit de l’Université de Liège – 2015/1 ◆ 117
L’avancée rapide et les succès remportés par l’ÉI en Irak sont dus à plusieurs facteurs :
1) la faiblesse de l’armée irakienne, incapable de résister à l’avancée des
combattants de l’ÉIIL ;
2) le soutien d’une grande partie de la communauté sunnite(76) qui se sent
discriminée et humiliée depuis la chute de Saddam Hussein. Il est, à cet égard,
important de rappeler le rôle des anciens officiers irakiens congédiés en 2003
suite au démantèlement de l’armée ;
3) le rôle du premier ministre Al-Maliki qui a écarté une partie des forces
politiques du gouvernement ;
4) le soutien direct et indirect de plusieurs pays de la région qui s’opposent au renforcement de l’influence de l’Iran et des chiites en Irak.
À la lumière de ce que nous avons examiné supra, il est légitime de s’interroger sur le rôle de la politique américaine menée durant la présidence de G.
W. Bush sur la situation actuelle en Irak. Selon cette politique, les États-Unis
voulaient instaurer la démocratie en Irak, lutter contre le terrorisme, contrer
l’influence de l’Iran et stabiliser la région. En fait, c’est l’inverse qui s’est produit : « Au lieu de ‘promouvoir la liberté comme alternative à la tyrannie’, l’Irak
est donc devenu un contre-modèle de démocratie au Moyen-Orient. L’effet
d’entraînement ou l’effet domino […] n’a pas eu lieu »(77). L’Irak est devenu un
État failli, l’ÉI menace la sécurité du pays et met en péril la sécurité régionale
et internationale.
D. Le rôle d’Al-Qaïda et de l’État islamique de l’Irak
et du Levant dans le conflit en Syrie
Le conflit syrien a débuté après la révolte d’une partie du peuple syrien
porteuse de revendications démocratiques et exprimant son mécontentement
par des manifestations, mais le régime l’a réprimée et, à partir de l’été 2011,
le conflit s’est militarisé. Dans un contexte international marqué par « le printemps arabe » et les changements de régime en Tunisie et en Égypte(78), une
majorité d’observateurs dans le monde s’attendaient à la chute du régime mais
la révolte n’a pas abouti.
Selon notre recherche, l’exception syrienne s’explique par la conjonction
de plusieurs facteurs. L’existence d’une armée, puissante et fidèle au président
syrien, constitue le premier, d’autant que la majorité des commandants de cette
armée sont issus de la communauté alaouite et qu’un éventuel renversement du
(76)
P. Harling, « État islamique, un monstre providentiel », Le Monde diplomatique, septembre
2014, p. 6.
(77)
A. De Hoop Scheffer, « Les États-Unis en Irak : les errances du regime change », Politique
étrangère, no 3, 2011, p. 561.
(78)
J.‑P. Estival, L’Europe face au printemps arabe, Paris, l’Harmattan, 2012, p. 71.
larcier
DOCTRINE
118 ◆ Les États faillis et le terrorisme transnational
régime entraînerait des conséquences importantes pour cette communauté. Il
faut ensuite prendre en compte le soutien populaire dont jouit le régime étant
donné que 10 % de la population syrienne sont alaouites et 10 % chrétiens et
protégés par le régime(79). Les sunnites sont majoritaires, mais une partie de
cette majorité n’a pas pour autant soutenu les opposants au régime, en particulier depuis le renforcement de l’islam radical dans le conflit : « Les sunnites
étant aussi représentés au sein du pouvoir […], les élites économiques sunnites
ont bénéficié de la libération économique et de la stabilité politique de la Syrie,
et elles n’avaient donc aucune raison de se soulever contre le pouvoir »(80).
Enfin, l’importance stratégique de la Syrie pour la Russie, pour l’Iran et pour le
Hezbollah, a fait en sorte que le régime a trouvé quelques soutiens extérieurs
et contrecarré son renversement. Reste à souligner les divergences entre les
membres du Conseil de sécurité de l’ONU et en particulier l’opposition de la
Russie et de la Chine à une intervention internationale en Syrie(81). Ces deux
puissances émergentes défendent des intérêts stratégiques au Moyen-Orient
et ne souhaitent en aucun cas que se reproduise le scenario libyen en Syrie.
Une série d’acteurs, tels que l’Union européenne, les États-Unis, la Turquie ou
l’Arabie Saoudite, ont soutenu les opposants syriens, et plus particulièrement
l’Armée syrienne libre (ASL), ont reconnu la coalition nationale syrienne, en
2012, et, de par leurs interventions, ont doté le conflit d’une dimension internationale. En février 2012, Ayman al-Zawahiri a appelé tous les musulmans à
soutenir l’opposition syrienne(82), ce qui a eu pour conséquence l’entrée officielle d’Al-Qaida dans le conflit afin d’y mener le jihad contre le régime syrien.
La transformation de la protestation pacifique en lutte armée a débuté
en 2011 pour deux raisons majeures. Le régime syrien a amplifié la répression
et n’a pas répondu favorablement aux revendications de la population. La protestation pacifique n’a pas abouti au changement de régime espéré et, en juillet
2011, le colonel Riyad al-Assad a fondé l’Armée syrienne libre pour lutter
contre les forces militaires du régime. Dès lors, cette armée a mené le combat
dans différentes villes de Syrie : « l’état-major de l’ASL est installé dans la province du Hatay en Turquie, revendique toutes les embuscades et attaques perpétrées en Syrie par les groupes armées de l’opposition »(83). Depuis sa fondation,
(79)
K. Bayramzadeh, « La lutte pour l’hégémonie régionale dans les relations internationales : le
cas du conflit syrien », Les Cahiers de Sciences politiques de l’ULg, 2013, no 27.
(80)
F. Blanche, « Communautarisme en Syrie : lorsque le mythe devient réalité », Confluences
Méditerranée, no 89, 2014, p. 33.
(81)
P. Berthelot, « La Syrie et la Russie : les paramètres d’une relation spéciale face au MoyenOrient changeant », Eurorient, nos 41-42, 2013, p. 298.
(82)
J.‑P. Burdy, « La Syrie, du mandat au Baas et à la guerre civile », Eurorient, nos 41-42, 2013,
p. 62.
(83)
F. Blanche, « Syrie : guerre civile et internationalisation du conflit », Eurorient, op. cit.,
p. 98.
larcier
Revue de la Faculté de droit de l’Université de Liège – 2015/1 ◆ 119
ces troupes sont soutenues par la Turquie, l’Arabie Saoudite, le Qatar(84), les
pays européens et les États-Unis. En effet, l’Arabie Saoudite, en rivalité régionale avec l’Iran, soutient l’ASL dans son combat pour renverser le pouvoir
syrien et ainsi affaiblir le régime iranien. Cette armée est toujours active mais
est confrontée, d’une part, à des divergences internes(85) et, d’autre part, à la
montée en puissance des islamistes radicaux qui ont réduit son importance.
À la suite de la proclamation du jihad contre le régime de Bachar al-Assad
en 2012 par le chef d’Al-Qaida, la branche syrienne de cette organisation (le
Front al-Nosra) a intensifié ses attaques contre l’armée régulière. Dans ce cadre,
ses combattants ont perpétré des attentats à Damas et à Alep en 2012 ainsi que
dans différentes villes syriennes en 2013 et 2014. Le Front al-Nosra, dirigé par
Abou Mohammad al-Joulani qui a aussi participé au jihad en Irak, est majoritairement composé de Syriens et comprend aussi des combattants étrangers.
En 2013, une partie des combattants de l’ASL a rejoint le Front al-Nosra(86).
Celui-ci a participé à des actions communes avec l’ÉIIL sous la direction d’alBaghdadi, contre les régimes syrien et irakien. L’objectif poursuivi par l’ÉIIL
était l’instauration d’un État islamique en Irak, en Syrie et au Liban mais, depuis
2013, le chef d’al-Nosra s’est opposé à la fusion de son organisation dans la
structure de l’ÉIIL et a refusé de prêter allégeance au chef de l’État islamique
qui a proclamé le califat en juin 2014 en Irak. Dans le contexte actuel, le
Front al-Nosra poursuit ses activités en Syrie et les dirigeants d’Al-Qaida n’ont
pas reconnu l’État islamique en Irak comme califat légitime, ce qui tendrait à
démontrer l’existence d’une lutte pour le leadership chez les islamistes radicaux.
L’implication en Syrie d’Al-Qaida et de l’ÉIIL a produit des conséquences
importantes sur l’internationalisation du conflit. Ces organisations ont affaibli
le régime en attaquant l’armée et en contrôlant plusieurs villes, notamment
dans les régions frontalières. Dans ce contexte, la possibilité de l’effondrement
du régime syrien a entraîné la mobilisation militaire du Hezbollah, l’allié stratégique de l’Iran et de la Syrie(87), et cela a joué un rôle décisif dans la consolidation du régime. L’entrée en guerre du Hezbollah en faveur du régime syrien
s’inscrit dans le cadre d’un pacte stratégique qui existe depuis 2000(88) et l’effondrement du second pourrait affaiblir le premier dans sa stratégie libanaise
et dans ses relations avec l’Iran du fait que le territoire syrien permet à l’Iran
d’aider le Hezbollah. C’est la raison pour laquelle l’Iran a soutenu le régime
(84)
F. Dazi-Héni, « Les diplomaties des monarchies du Conseil de coopération du Golfe dans la
crise syrienne », Confluences Méditerranée, no 89, 2014, p. 86.
(85)
T. Pierret, « Fragmentation et consolidation de l’opposition armée », Confluences Méditerranée, no 89, op. cit., p. 47.
(86)
Ibid.
(87)
A. Korban, L’évolution idéologique du Hezbollah, Paris, l’Harmattan, 2013, p. 102.
(88)
D. Leroy, « L’‘axe de la résistance’ dans le feu syrien : perspective du Hezbollah »,
Confluences Méditerranée, no 89, 2014, p. 113.
larcier
DOCTRINE
120 ◆ Les États faillis et le terrorisme transnational
syrien et a empêché, avec l’appui de la Russie et du Hezbollah, le renversement
de Bachar al-Assad.
Une autre conséquence de l’intervention d’Al-Qaida et de l’ÉIIL en Syrie
tient en la crainte de la population de voir instaurer un État islamique. Cet effet
psychologique a affaibli l’opposition et a renforcé le régime. Quant à l’aide
de l’Union européenne et des États-Unis à l’Armée syrienne libre, en raison
des divergences internes à celle-ci et du danger que représentent les islamistes
radicaux, elle s’est significativement affaiblie. À ce problème, il faut ajouter la
rivalité entre l’Arabie Saoudite, la Turquie et le Qatar pour contrôler et influencer la direction de l’ASL.
CONCLUSION
Dans cette étude, nous avons analysé les rapports entre la fragilité et la
défaillance de certains États et le développement du terrorisme transnational.
Les résultats de nos recherches nous amènent à affirmer que, dans l’émergence
et le développement de l’islamisme radical, plusieurs facteurs endogènes et exogènes ont joué un rôle déterminant. Premièrement, l’effondrement de l’Empire
ottoman et l’abolition du califat. Les accords Sykes-Picot, en 1916, ont partagé
certaines provinces de l’Empire ottoman (l’Irak, la Syrie, le Liban, l’Égypte)
entre la France et la Grande-Bretagne. L’association des Frères musulmans a été
fondée en 1928 dans l’objectif de lutter contre la présence de ces puissances en
« terre de l’islam » et de rétablir le califat. Deuxièmement, l’invasion de l’Afghanistan en 1979, par l’Union soviétique. Troisièmement, la révolution iranienne
en 1979 qui a accéléré le développement de l’islamisme radical. Quatrièmement, la politique étrangère des États-Unis au Moyen-Orient pendant la guerre
froide et après la chute de l’URSS, en particulier depuis l’invasion de l’Irak en
2003. Il est important de préciser que les États-Unis ont soutenu les régimes dictatoriaux de cette région et que, simultanément, face à la « menace communiste
et d’autres forces politiques », ils ont appuyé les islamistes, raison pour laquelle
ils portent une coresponsabilité dans l’essor de l’islamisme radical. Le coup
d’État de 1953 contre le gouvernement de Mossadegh, élu démocratiquement
en Iran, s’inscrit dans cette stratégie politique de la guerre froide. Depuis son
arrivée au pouvoir, le président Obama met en pratique une nouvelle doctrine
qui se traduit par une perte relative de l’intérêt américain pour le Moyen-Orient
au profit de la politique du « pivot asiatique », centrée sur l’Asie-Pacifique afin
de concurrencer la Chine. Cinquièmement, le contexte socio-économique et
culturel de la région qui favorise la montée en puissance de l’islam politique.
Sixièmement, l’effondrement de l’Union soviétique. Septièmement, la crise du
panarabisme et du panafricanisme.
Cette contribution nous amène à constater que les États faillis ou fragiles au Moyen-Orient sont menacés par les activités des islamistes radicaux
(Al-Qaida et l’ÉI) qui contrôlent une partie des territoires en Irak et en Syrie,
larcier
Revue de la Faculté de droit de l’Université de Liège – 2015/1 ◆ 121
auxquels il faut ajouter un risque de contagion régional. Dans le conflit syrien,
l’intervention des acteurs étatiques et non étatiques a donné une dimension
mondiale au conflit. La Russie, l’Iran et le Hezbollah ont soutenu le régime
syrien et, sans cette aide, celui-ci aurait probablement été renversé. La montée
en puissance des islamistes radicaux dans la crise syrienne et l’affaiblissement
des opposants regroupés dans le cadre de l’« Armée syrienne libre » (ASL) ont
eu des conséquences importantes sur l’avenir de ce conflit. Le régime de Bachar
el-Assad a réussi à reconquérir une partie du territoire sous le contrôle des islamistes ou de l’ASL, mais se trouve aujourd’hui affaibli et confronté à une guerre
civile ainsi qu’à une ingérence étrangère qui se manifeste par une lutte hégémonique entre les puissances régionales que sont l’Arabie Saoudite, la Turquie et
l’Iran. Depuis le déclenchement du conflit en 2011, 9 millions de personnes ont
quitté leur foyer, dont 2,5 millions ont fui à l’étranger. Quant à l’Irak, depuis
la chute de l’ancien régime, il est aussi confronté à la guerre civile, à l’ingérence des puissances régionales et étrangères ainsi qu’aux activités des islamistes
radicaux et plus particulièrement de l’État islamique qui a instauré, depuis juin
2014, le califat dans une partie du territoire. Malgré la richesse économique de
ce pays, l’État présente de multiples défaillances et, depuis l’offensive jihadiste
en 2014, un grand nombre d’Irakiens ont dû fuir leur pays, déstabilisant davantage encore la région.
À la lumière de cette étude, nous constatons que le Moyen-Orient se
trouve dans une situation de crise profonde marquée par la déstabilisation
de plusieurs pays, l’aggravation de l’insécurité régionale, le risque de conflits
religieux et, finalement, une possibilité de balkanisation. Cette crise aura sans
doute des conséquences sécuritaires à l’échelle mondiale, notamment au niveau
des pays de l’Union européenne. Le combat contre le terrorisme dans la région,
ou ailleurs, passe par la lutte contre les causes de son émergence. Elle passe
également par une collaboration étroite entre puissances régionales dans le
cadre d’une gouvernance collective : celle-ci requiert l’existence d’États démocratiques dans la région ainsi qu’un changement de la politique des puissances
mondiales dont celle des États-Unis.
Septembre 2014
larcier
DOCTRINE