Texte Emsley 15,5x24 - CultureSciences
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Texte Emsley 15,5x24 Page 117 Jeudi, 7. octobre 2004 1:48 13 3 Virilité, stérilité, Viagra Le sexe et la procréation sont très souvent les forces motrices de nos actions et de nos vies. Mais les plaisirs du sexe et l’épanouissement qui accompagne la fondation d’une famille sont aujourd'hui parfois éclipsés par certains types de préoccupations, en particulier chez les hommes. Êtes-vous stérile ? Avez-vous des problèmes d'érection ? Que pourriez-vous prendre qui déclencherait chez vous et votre partenaire des torrents de vibrations et qui, avec un peu de chance, raviverait une relation ? Et pouvez-vous vraiment vous permettre d’aller au-delà de relations ponctuelles et supporter les conséquences d’une relation durable ? Dans ce chapitre, nous nous intéresserons à des molécules qui jouent un rôle dans le sexe, l’impuissance, la stérilité et même, dans le rituel de la cour et des fiançailles d’antan. Assez bizarrement, lorsqu’on parle de sexe, le mot chimie a un sens tout à fait différent, et, de façon consensuelle, on l’utilise pour parler d’attraction sexuelle entre deux personnes. Cependant, pour réaliser cette chimie-là, on a absolument besoin d’une donnée de l’autre chimie, et on s’intéressera à cinq molécules qui jouent un rôle important : l’oxyde d’azote, qui incite un jeune homme à agir, le Viagra qui peut inciter un homme âgé à agir, le nitrite d’amyle qui peut accroître les 117 Texte Emsley 15,5x24 Page 118 Jeudi, 7. octobre 2004 1:48 13 SEXE, BONHEUR ET COSMÉTIQUES effets du sexe et le sélénium dont une carence peut expliquer la stérilité d’un homme. La cinquième molécule, le diamant, n’agit pas sur l’organisme mais elle sert à montrer à tout le monde que vous êtes amoureux et que vous êtes aimé. Nous conseillons aux lecteurs qui seraient choqués par les quatre premiers sujets de se rendre directement à la page 163 qui traite du cinquième sujet. Oxyde d’azote (NO) 1 Ce gaz toxique, considéré autrefois comme un polluant atmosphérique, est la clé qui ouvre la valve qui permet au sang d’affluer vers le pénis. Cette molécule active de nombreux autres processus de l’organisme : certains d’entre eux peuvent devenir incontrôlables. Mais comment se forme-t-il, ce radical libre tout simple ? Et comment agit-il ? L’oxyde d’azote régule les activités de notre corps de la tête aux pieds. Le cerveau, le nez, la gorge, les poumons, l’estomac, le foie, les reins, les organes génitaux, les intestins et les vaisseaux sanguins ont tous besoin de lui. Il est présent lorsque nous avalons et lorsque nous déféquons. On en a besoin dans la lutte contre les virus, les bactéries et les parasites. Il est impliqué dans chaque pensée fugitive, chaque rêve et chaque douleur que nous ressentons. À chaque instant de notre vie, notre organisme génère une réserve constante de molécules NO, chacune d’entre elles ne vivant pas plus de quelques secondes. Certaines situations médicales nécessitent que la réserve en NO soit stimulée 1. Appelé aussi monoxyde d’azote ou oxyde d’azote(II). 118 Texte Emsley 15,5x24 Page 119 Jeudi, 7. octobre 2004 1:48 13 VIRILITÉ, STÉRILITÉ, VIAGRA en quelques minutes, alors que pour d’autres, cette réserve doit être immédiatement réduite. Le cœur a besoin d’oxygène afin de produire l’énergie nécessaire pour pomper le sang qui est amené par les artères coronaires. Si cellesci sont rétrécies, généralement par des dépôts graisseux, le patient ressent les douleurs thoraciques d’une angine de poitrine, résultant souvent d’un ultime effort de leur part. (Si les artères se bouchent, le patient est alors victime d’une attaque cardiaque.) Les artères ont besoin de fixer rapidement le NO. Certains anciens traitements de l’angine de poitrine sont capables de compléter la réserve de NO présente naturellement dans notre corps et de stimuler ainsi le flux sanguin vers le cœur en relâchant les muscles des vaisseaux sanguins. Chez un homme, la même molécule et le même effet déclencheront une érection par le même processus chimique. Il semble difficile de comprendre pourquoi notre corps a impérativement besoin de NO car, pendant longtemps, il a été considéré comme un gaz désagréable, qui réagit avec l’oxygène pour donner du dioxyde d’azote (NO2) qui réagit à son tour avec l’eau pour former de l’acide nitrique (HNO3), un processus qui a contribué autrefois à la pollution atmosphérique et aux pluies acides. L’oxyde d’azote est un radical libre et l’organisme est engagé dans une lutte sans merci contre ces molécules qui peuvent détériorer les cellules, provoquer le vieillissement et déclencher un cancer. Générer délibérément du NO semble improductif, mais nous sommes en présence d’une molécule plutôt exceptionnelle. L’oxyde d’azote a probablement été synthétisé pour la première fois par Johannes Baptista van Helmont (1579-1644), un alchimiste flamand qui menait une vie de reclus dans sa propriété privée près de 119 Texte Emsley 15,5x24 Page 120 Jeudi, 7. octobre 2004 1:48 13 SEXE, BONHEUR ET COSMÉTIQUES Bruxelles. Il était plus qu’un alchimiste en quête de la Pierre Philosophale et de l’Élixir de Jouvence, comme le révélèrent les documents publiés par son fils juste après sa mort. Van Helmont savait qu’il existait différents gaz, et fut le premier à utiliser ce mot, qui vient du mot grec khaos, « chaos ». Bien qu’il ait probablement synthétisé l’oxyde d’azote, les techniques dont il disposait pour étudier ses propriétés étaient très limitées. Le chimiste anglais Joseph Priestley (1733-1804) qui conçut une méthode de récupération des gaz leur permettant de se dégager à l’intérieur d’un récipient de verre retourné, rempli d’eau. On lui a attribué à juste titre la découverte de NO en 1772, bien que son travail ait pu être inspiré des observations antérieures de l’alchimiste anglais John Mayow (1640-1679), qui évoquait dans ses écrits différents « airs », dont l’un d’entre eux aurait bien pu être NO. Plusieurs réactions chimiques permettent d’obtenir NO, mais la plus simple, celle que l’on utilise dans les laboratoires des lycées, consiste à faire goutter de l’acide nitrique concentré sur de la tournure de cuivre. Il se forme d’abord des vapeurs rouge-brun dans le récipient de la réaction à mesure que l’oxyde d’azote formé réagit avec l’oxygène piégé de l’air pour former du dioxyde d’azote, mais ce sous-produit non désiré se dissout à mesure que le gaz fait des bulles dans l’eau, et le NO que l’on récupère est incolore. La meilleure façon d’obtenir une petite quantité de NO pur est de faire réagir du nitrite de sodium (NaNO2) avec de l’acide ascorbique (vitamine C). Au contact de l’air, NO vire rapidement au rouge-brun. Cette réaction se produit uniquement au contact de l’air atmosphérique car la vapeur d’eau sert de catalyseur. (L’oxygène gazeux sec ne réagit pas avec NO). Chimiquement, ce gaz se comporte comme l’oxygène, c’est-à-dire qu’il aide à la combustion, mais de manière moins efficace que l’oxygène. 120 Texte Emsley 15,5x24 Page 121 Jeudi, 7. octobre 2004 1:48 13 VIRILITÉ, STÉRILITÉ, VIAGRA L’oxyde d’azote exerce une certaine fascination sur les chimistes car c’est une espèce rare, un radical libre stable. La présence d’un électron « célibataire » devrait en faire une espèce très réactive, mais cela n’est pas le cas et au fil des ans, le gaz a été largement étudié. Il peut perdre son électron célibataire et se transformer en NO+, l’ion nitrosonium, lequel peut même être produit et manipulé sous forme d’un sel de sulfate. NO+ a une grande capacité à former des liaisons avec des métaux et on connaît des centaines de composés de ce type. Pour produire NO à l’échelle industrielle, on fait réagir l’ammoniac (NH3) et l’oxygène gazeux à 900 ˚C, en présence de vapeur d’eau et d’un catalyseur constitué de deux métaux, le platine et le rhodium. Ce gaz a deux utilisations principales : produire de l’acide nitrique en vue de la fabrication d’un engrais, le nitrate d’ammonium (NH4NO3) et produire de l’hydroxylamine (NH2OH) pour fabriquer du nylon. Dans le premier cas, il est probable que NO finira dans notre organisme sous forme de protéine, et dans le second cas, il fera probablement partie de notre environnement, et sera peut-être même collé à nos jambes. Au XXe siècle, l’oxyde d’azote jouait le rôle indésirable de l’un de ces gaz que l’on nommait NOx, émis par les échappements des moteurs. Il était partiellement responsable du brouillard qui polluait l’air des villes des climats chauds et était également un facteur de contribution aux pluies acides des climats tempérés. Ces deux problèmes sont maintenant placés sous contrôle, le gaz a perdu ses stigmates, et maintenant, lorsque les jeunes entendent parler de NO, ils le connaissent plus probablement pour son rôle clé dans le sexe. 121 Texte Emsley 15,5x24 Page 122 Jeudi, 7. octobre 2004 1:48 13 SEXE, BONHEUR ET COSMÉTIQUES NO, une petite molécule surprenante Comment a-t-on découvert le rôle de NO dans notre organisme ? En fait, il constituait le chaînon manquant d’une suite d’événements… On pensait, autrefois, que l’acétylcholine était la molécule messagère qui ordonnait aux muscles des vaisseaux sanguins de se relâcher. Cependant, lorsque les deux scientifiques américains Robert Furchgott et John Zawadzki enlevèrent les cellules endothéliales qui tapissent les parois des vaisseaux sanguins et qui interagissent avec l’acétylcholine, ils trouvèrent que cette molécule n’avait plus l’effet attendu. De toute évidence, l’acétylcholine était seulement la première messagère, et il en existait une seconde, libérée par les cellules endothéliales, qui agissait sur les muscles. Que pouvait bien être cette seconde messagère ? Ils la nommèrent EDRF, abréviation d’endothelium-derived relaxing factor (facteur de relaxation dérivé de l’endothélium) mais n’en trouvèrent aucune trace. Le problème en resta là, bien que certaines suggestions aient laissé entendre que l’EDRF ressemblerait aux molécules qui avaient aussi la faculté de relâcher les muscles des vaisseaux sanguins, c’est-à-dire la nitroglycérine et le nitrite d’amyle. Leur point commun est la présence dans leur formule d’un groupement NO2 qui, de toute évidence, est lié à leur action médicale. Finalement, on comprit que la seconde molécule messagère était NO. Vu la nature de ce gaz, on accepta difficilement cela ; pourtant on savait déjà que ce gaz pouvait être produit et émis par des bactéries. L’idée que des animaux supérieurs produiraient délibérément ce gaz et l’utiliseraient semblait absurde car NO était un radical libre gazeux, instable et toxique. Sa production par l’organisme semblait improbable, tout autant que l’attribution d’un prix Nobel. Mais l’organisme en produisait, et le Prix Nobel fut au rendez-vous (voir ci-dessous). 122 Texte Emsley 15,5x24 Page 123 Jeudi, 7. octobre 2004 1:48 13 VIRILITÉ, STÉRILITÉ, VIAGRA Prix Nobel pour « NO » En 1998, le Prix Nobel de Médecine fut attribué à Robert Furchgott, Ferid Murad et Louis Ignarro « pour leur découverte du fait que l’oxyde d’azote est une molécule signal du système cardio-vasculaire ». Ce travail méritait bien ce prix car les lauréats montraient pour la première fois qu’un gaz pouvait agir de cette façon. En 1980, Furchgott conçut une expérience prouvant l’existence d’une molécule signal inconnue qui relâche les muscles des vaisseaux sanguins. En 1977, Ferid Murad avait découvert que la nitroglycérine libère NO, qui relâche les muscles lisses. Il pensa, sans pouvoir le prouver, que NO pouvait jouer un rôle naturel dans l’organisme. C'est en 1986 que Louis Ignarro effectua finalement l’analyse qui prouvait que NO était la molécule messagère. Tandis que les futurs lauréats du Prix Nobel menaient leurs recherches, d’autres scientifiques de l’industrie pharmaceutique s’intéressaient au problème. Au milieu des années 1980, Salvador Moncada et ses collègues des laboratoires de recherche Wellcome à Beckenham (Angleterre) reconnurent que NO était le messager manquant : Afin d’en étudier les effets, ils mirent au point un modèle réduit de l’appareil de l’industrie automobile qui mesure la quantité de NO dans les gaz d’échappement. En utilisant le gaz NO directement à partir d’une bouteille, ils purent montrer comment ce gaz provoquait le relâchement des muscles. À leur grande surprise, ils découvrirent également que les vaisseaux sanguins pouvaient fabriquer le NO nécessaire à partir d’un acide aminé, l’arginine, dont les réserves sont très 123 Texte Emsley 15,5x24 Page 124 Jeudi, 7. octobre 2004 1:48 13 SEXE, BONHEUR ET COSMÉTIQUES abondantes dans notre organisme. La protéine des noix est particulièrement riche en arginine et les cacahuètes, par exemple, en contiennent 11 %. Parmi les aliments riches en arginine, on peut citer les petits pois (9 %), le riz (9 %), la viande (7 %), les œufs (6 %), le poisson (6 %) et les pommes de terre (5 %). Notre sang contient environ 14 mg d’arginine par litre. Le squelette de l’arginine comporte un groupement guanidine et c’est l’un des azotes de cette partie de l’acide aminé qui est arraché pour former NO. La NO synthase est l’enzyme responsable de cette réaction qui nécessite également la présence de gaz oxygène (O2) dont l’un des atomes se lie à l’azote pour former NO, alors que l’autre prend la place de l’azote arraché dans l’arginine, la transformant alors en citrulline. (Notre organisme peut à nouveau la recycler en arginine.) L’un des premiers éléments de preuves montrant que NO provient de cet acide aminé consistait à utiliser de l’arginine marqué comportant un azote15 radioactif que l’on retrouvait finalement dans NO et que l’on pouvait détecter par spectrométrie de masse. La capacité des micro-organismes à produire NO n’est pas un développement évolutif récent, comme en témoigne le limule dont l’origine remonte à 500 millions d’années. Ce fossile vivant élabore un mécanisme de fabrication de NO à partir de l’arginine et utilise NO pour empêcher ses cellules sanguines de coaguler. Le groupe Wellcome était désormais capable d’expliquer comment fonctionnaient 1 le nitrite d’amyle et la nitroglycérine. Ces deux médicaments pouvaient stopper une attaque douloureuse d’angine de poitrine en libérant davantage de NO ; ce dernier permet le relâche1. Le nitrite d’amyle est aussi appelé nitrite d’isoamyle. La nitroglycérine est aussi appelée trinitrate de glycérine. 124 Texte Emsley 15,5x24 Page 125 Jeudi, 7. octobre 2004 1:48 13 VIRILITÉ, STÉRILITÉ, VIAGRA ment des vaisseaux sanguins resserrés qui réduisent l’apport en sang et en oxygène vers le muscle cardiaque. La nitroglycérine qui possède trois groupements nitro, en perd un lorsqu’elle rencontre une enzyme, l’aldéhyde déshydrogénase mitochondriale, qui catalyse la formation de l’ion nitrite NO2, ce dernier étant facilement réduit en NO. Cependant, la mitochondrie ne peut traiter de cette façon que de faibles quantités de nitroglycérine, ce qui explique pourquoi les effets de ces vasodilatateurs sont si brefs. L’action précise de la nitroglycérine n’a été mise en lumière qu’en 2002, par les travaux de Jonathan Stamler et de son équipe de la faculté de médecine de Durham en Caroline du Nord (États-Unis) : ils ont découvert que la libération de NO de la nitroglycérine avait lieu sous l’action d’une enzyme appelée l’aldéhyde déshydrogénase mitochondriale. Ils ont également pu expliquer pourquoi des doses successives de nitroglycérine agissaient de moins en moins. En effet, chaque enzyme agissant sur une molécule de nitroglycérine est alors désactivée, dans la mesure où elle peut s’en occuper, et il est donc possible de rendre inactives toutes les enzymes dans la mitochondrie. L’oxyde d’azote a été identifié au niveau du cerveau par John Garthwaite et ses collègues de l’Université de Liverpool, en Angleterre. Ils ont montré que cet organe fabriquait NO de la même façon que les vaisseaux sanguins. Solomon Snyder de l’Université John Hopkins des États-Unis a confirmé leurs résultats en clonant l’enzyme génératrice de NO, la NO-synthase, et en montrant qu’elle était abondante dans le cerveau. En fait, il existe trois sortes de NO-synthase dans notre organisme : l’une pour les artères, l’autre pour le cerveau, et la troisième pour le système immunitaire. Le fait que le cerveau contienne plus de NO synthase que tout autre organe révèle l’importance de NO pour son fonctionnement. 125 Texte Emsley 15,5x24 Page 126 Jeudi, 7. octobre 2004 1:48 13 SEXE, BONHEUR ET COSMÉTIQUES L’oxyde d’azote pourrait bien être le « messager rétrograde » le plus recherché qui est à la base de la mémoire. Comment une cellule réceptrice de notre cerveau qui a déjà été stimulée une fois, reconnaîtelle à nouveau la même stimulation ? Elle le fait en envoyant en retour « message reçu et compris » à la cellule émettrice qui, à son tour, se programme pour envoyer, la fois suivante, un message plus fort. Vu l’abondance de NO dans le cerveau, les chercheurs ont supposé qu’il servait de messager, bien que l’on n’en ait encore aucune preuve. NO est une molécule de petite taille qui peut diffuser facilement à l’intérieur et à l’extérieur des cellules ; après avoir joué son rôle, elle disparaît rapidement. NO est générée par les neurones, se répand rapidement et active toutes les cellules situées dans son environnement immédiat. Les leucocytes du sang agissant comme des macrophages, produisent de grandes quantités de NO et l’utilisent comme gaz de combat contre tous les micro-organismes envahissants. La réponse peut être si forte qu’elle dilate les vaisseaux sanguins jusqu’à provoquer chez le patient une chute de la tension artérielle et une perte de connaissance. Cela pourrait être le premier symptôme indiquant qu’une personne est atteinte d’un choc septique qui peut rapidement être fatal. Pour traiter de tels patients, on utilise des inhibiteurs qui bloquent les enzymes responsables de la production de NO : ces inhibiteurs peuvent normaliser la tension artérielle en quelques minutes. Il est rare de se trouver en présence d’un excès de NO : avec l’âge, on a plutôt tendance à observer un manque de NO qui peut se manifester par une maladie cardiaque ou une angine de poitrine. L’oxyde d’azote peut diffuser facilement et rapidement à l’intérieur et à l’extérieur des tissus de notre corps mais il ne peut traverser les vaisseaux sanguins, car s’il venait à pénétrer dans un globule rouge, il serait alors 126 Texte Emsley 15,5x24 Page 127 Jeudi, 7. octobre 2004 1:48 13 VIRILITÉ, STÉRILITÉ, VIAGRA rapidement détruit. En effet, il y rencontrerait une molécule d’hémoglobine transportant de l’oxygène qui provoquerait une réaction d’oxydation rapide de NO en nitrite et peut-être même en nitrate. Intrinsèquement, l’oxyde d’azote peut être considéré comme un radical libre relativement stable, et il l’est effectivement si on le compare à d’autres radicaux libres dont la durée de vie n’est que d’une fraction de seconde. Cependant, sa durée de vie est si courte qu’il est pratiquement impossible de l’observer en action. Des méthodes de détection de NO, à faibles concentrations, ont été mises au point, mais elles n’étaient pas adaptées à son étude in vivo. La situation changea totalement lorsque Tetsuo Nagano et ses collègues du groupe de chimie analytique de l’École de Médecine de l’Université de Tokyo, au Japon, publièrent leurs travaux en 1998. Ils avaient résolu le problème de pistage de NO en concevant des composés qui, en sa présence, deviennent fluorescents. Ces composés sont des diaminofluorescéines, des colorants qui réagissent avec NO en émettant une lumière intense de couleur verte dont on peut mesurer l’intensité et la longueur d’onde ; ces deux grandeurs permettent la détermination de la quantité de NO présente. La réaction avec NO est très spécifique et il n’existe pas de signal parasite témoignant de la réaction des molécules de colorant avec d’autres substances des tissus biologiques. Le test est si sensible qu’il permet de détecter de très faibles concentrations de NO, de l’ordre de quelques nanogrammes par litre, autrement dit, de parties par trillion (0,001 p.p.b.). Docteur NO L’utilisation de médicaments conduisant à la formation de NO remonte à plus de 125 années durant lesquelles ils ont sauvé un 127 Texte Emsley 15,5x24 Page 128 Jeudi, 7. octobre 2004 1:48 13 SEXE, BONHEUR ET COSMÉTIQUES nombre incalculable de vies. L’histoire a commencé avec Antoine Jérôme Balard (1802-1876) qui recherchait les composantes responsables de l’altération de l’odeur de l’Eau de Vie de Marc, le cognac distillé à partir de la pulpe de raisin pressé, une fois le vin fait. Il l’identifia comme étant le nitrite d’amyle et il remarqua qu’il provoquait chez lui de violents maux de tête. D’autres personnes qui étudièrent ce composé, inhalèrent ses vapeurs et remarquèrent qu’il provoquait une accélération du rythme cardiaque et une congestion du visage, cet effet ne durant qu’une minute environ. Sir Benjamin Ward Richardson (1828-1896) a étudié les effets thérapeutiques du nitrite d’amyle et les a décrits dans sa conférence, en 1864, lors de la rencontre annuelle de l’Association Britannique pour la Promotion de la Science (British Association for the Advancement of Science). Cependant, c’est un autre médecin londonien, Sir Thomas Lauder Brunton (1844-1916) qui en a déduit que c’était un vasodilatateur. Sir Thomas l’a testé sur ses patients atteints d’angine de poitrine, lesquels en tirèrent de grands bienfaits. Il publia ses résultats dans la revue de médecine la plus importante, The Lancet, en 1867. Le reste appartient à l’histoire. Le nitrite d’amyle est un liquide volatil qui bout à 98 ˚C. Les personnes qui risquent d’avoir une angine de poitrine pourraient se munir d’une petite capsule en verre contenant du nitrite d’amyle qu’ils casseraient dans un mouchoir pour en inhaler les vapeurs ; ils s’en verraient soulagés. Cela est mentionné dans le roman The Case of the Resident Patient (Le patient à demeure) dont le personnage principal est Sherlock Holmes. Pendant ce temps, en Suède, dans la propre usine d’Alfred Nobel, il se passait quelque chose d’étrange. Alors que Nobel lui-même se 128 Texte Emsley 15,5x24 Page 129 Jeudi, 7. octobre 2004 1:48 13 VIRILITÉ, STÉRILITÉ, VIAGRA plaignait d’élancements dans la tête lorsqu’il était à son travail, certains de ses employés, qui souffraient de troubles cardiaques et qui travaillaient à la fabrication et à la manutention de la nitroglycérine, voyaient leurs douleurs à la poitrine disparaître lorsqu’ils se trouvaient sur leur lieu de travail. Cette observation attira l’attention des médecins locaux qui en vinrent finalement à prescrire la nitroglycérine pour traiter les cardiopathies. Lorsqu’il fut malade, Nobel lui-même subit ce traitement en dépit de ses effets secondaires, des maux de tête. Dans une lettre qu’il écrivit à cette époque, il disait : « Quelle ironie de voir mon médecin me prescrire de manger de la nitroglycérine ». Le traitement consistait à placer une petite pilule de 0,5 mg de nitroglycérine sous la langue. Celle-ci se dissolvait rapidement dans le sang et apportait un soulagement en moins de deux minutes. (Ces comprimés ne présentaient aucun danger d’explosion car la nitroglycérine était mélangée à du lactose ou un autre glucide.) Une exposition à la nitroglycérine pouvait provoquer des migraines comme celle dont souffrait Nobel. Les médecins l'appelaient le mal de tête de la nitroglycérine. C’était l’un des effets secondaires que connaissaient les travailleurs qui manipulaient la nitroglycérine, les autres se manifestant par une congestion du visage, des palpitations, des urines abondantes. Cette maladie était aussi appelée le mal de tête du lundi car elle affectait généralement les travailleurs le premier jour de la semaine mais elle s’atténuait à mesure que l’organisme s’adaptait à la nitroglycérine. Durant la Première Guerre mondiale, les médecins avaient aussi remarqué les effets de la nitroglycérine chez les femmes qui participaient à son emballage : elles se plaignaient d’étourdissements et de vertiges. Un contrôle de leur tension artérielle mettait en évidence des 129 Texte Emsley 15,5x24 Page 130 Jeudi, 7. octobre 2004 1:48 13 SEXE, BONHEUR ET COSMÉTIQUES tensions très basses qui étaient dues à la quantité de nitroglycérine inhalée et absorbée à travers leur peau. Durant la Seconde Guerre Mondiale, un autre explosif, le trinitrotoluène (TNT), généra les mêmes problèmes, et même quelquefois la mort, chez les personnes qui manipulaient les munitions. De nos jours, la nitroglycérine se présente sous forme de spray (comme le Natispray, par exemple) à vaporiser immédiatement sous la langue en cas d’attaque d’angine de poitrine ou juste avant un effort pouvant provoquer une attaque. On peut aussi l’appliquer directement sur la peau en utilisant un patch à 5 mg ou à 10 mg (Nitriderm TTS). Toutes ces différentes formes de médicament contiennent un groupement NO2 qui peut être lié au reste de la molécule soit par un des oxygènes (on parle alors de nitrite), soit par l’atome d’azote (on parle alors de composé nitré). Normalement, il ne serait pas souhaitable de traiter les patients avec NO directement car c’est un gaz toxique, comme l’a découvert à ses dépens, en 1800, le grand chimiste anglais Sir Humphry Davy (1778-1829) qui faillit en mourir. Pourtant, bien dosé, il peut sauver des vies. Dans les années 1990, on utilisait le NO sous forme de gaz dans le cadre de la pratique clinique. Ainsi, pour soulager les congestions pulmonaires chez l’adulte et même chez le nourrisson, on en ajoutait de très faibles quantités (25 p.p.m.) à l’oxygène qu’ils respiraient. Environ 20 % des bébés libèrent un liquide visqueux, le méconium, qui passe de leurs intestins dans le liquide amniotique. Ce dernier peut obstruer les bronches et engendrer des difficultés respiratoires à la naissance. Le bébé qui était bleu à la naissance en raison d’un manque d’oxygène devient tout rose grâce à NO, et ce en un temps relativement court. 130 Texte Emsley 15,5x24 Page 131 Jeudi, 7. octobre 2004 1:48 13 VIRILITÉ, STÉRILITÉ, VIAGRA Pourtant, la meilleure façon d’accroître la quantité de NO dans notre organisme est de lui en fournir de manière indirecte et de diverses façons, sous forme de composés nitrés. Pour traiter les maladies cardiaques, on utilise notamment le tétranitrate d’érythityle, le dinitrate d’isosorbide et le tétranitrate de pentaérythritol qui sont tous des vasodilatateurs commercialisés sous des noms divers : ainsi, le tétranitrate d’érythrityle est aussi connu sous les noms de Cardiwell ou Nitrodex. Ce produit agit lentement, en quinze minutes environ (bien que ses effets durent trois heures), ce qui explique pourquoi les patients lui préfèrent l’isosorbide dinitrate qui agit au bout de trois minutes mais dont les effets ne durent qu’une heure environ. Ce dernier est encore largement utilisé ; il est prescrit sous différents noms : Risordan, Langoran… Il se présente sous forme de comprimés, de comprimés à croquer ou de spray buccal. Enfin, le tétranitrate de pentaérythritol agit après vingt minutes et ses effets durent six jours. Actuellement, ce dernier est rarement prescrit, bien que disponible sous forme de comprimés de Nitrodex. Tous ces vasodilatateurs sont métabolisés par des enzymes dans les cellules des muscles ou des vaisseaux sanguins pour libérer NO. Comme la nitroglycérine, ce sont tous des explosifs puissants, cette propriété étant due aux nombreux groupements nitrates (NO3) qu’ils contiennent. Lorsque le nitrate se décompose, il y a formation du gaz azote (N2) en même temps qu’un dégagement d’énergie. Parallèlement à cela, ses atomes d’oxygène se combinent aux atomes de carbone et d’hydrogène du reste de la molécule pour former du dioxyde de carbone et de l’eau, tout en libérant une plus grande énergie. Si vous heurtez violemment ces produits, l’onde de choc se propage dans le matériau, provoque des collisions entre nitrates, et en moins d’une 131 Texte Emsley 15,5x24 Page 132 Jeudi, 7. octobre 2004 1:48 13 SEXE, BONHEUR ET COSMÉTIQUES milliseconde, une réaction chimique s’amorce, devient une réaction en chaîne, et c’est l’explosion. Plus nous en savons sur NO, plus nous pouvons expliquer d’autres observations. Par exemple, nous venons de découvrir que NO a protégé notre alimentation durant plus d’un siècle. Les producteurs de viande ont longtemps utilisé le nitrite de sodium afin d’empêcher de dangereuses bactéries de proliférer dans le jambon salé et dans les boîtes de corned-beef, alors que personne ne savait exactement pourquoi c’était si efficace. Maintenant, nous le savons : ce nitrite de sodium est un fournisseur de NO. Même après avoir mangé notre sandwich au corned-beef, NO est peut-être présent pour l’aider durant son cheminement (cette molécule déclenche les contractions du système digestif qui déplacent le bol alimentaire à travers l’estomac et les intestins). Le nitrite de sodium donne à la viande une couleur rouge et une apparence de fraîcheur. Cela est induit par sa réduction en NO qui se lie ensuite au fer de l’hémoglobine pour former un composé rose. Les macrophages sont des cellules sanguines qui traquent les particules étrangères telles que les bactéries envahissantes ou les cellules mutantes et les détruisent en leur injectant une dose mortelle de NO. Ce dernier forme une liaison avec des protéines appelées facteurs de transmissions qui activent et désactivent les gènes. Le NO lui-même se lie aux atomes de soufre des acides aminés de la protéine qui au bout d’un certain temps doivent être enlevés. Dans le même temps, l’organisme prépare son système immunitaire à lutter contre les microbes envahissants et à les tuer. Cependant, les bactéries ont leurs propres défenses, sous forme de protéines-leurre possédant des atomes de soufre qui peuvent même éliminer NO et elles ont même un facteur de 132 Texte Emsley 15,5x24 Page 133 Jeudi, 7. octobre 2004 1:48 13 VIRILITÉ, STÉRILITÉ, VIAGRA transcription qui, lorsqu’il est lié à NO, réagit en activant un grand nombre de gènes pour fabriquer leurs propres protéines de défense. On reconnaît maintenant que la formation d’une liaison entre NO et les atomes de soufre des protéines est l’un des plus importants mécanismes d’activation qui se déroule dans l’organisme. Les travaux de recherche de Jonathan Stamler de la Faculté de Médecine de l’Université (University Medical Center) de Duke en Caroline du Nord, États-Unis, ont contribué à découvrir la façon dont NO provoque ses effets. Nous savons maintenant que NO cible deux types d’atomes : les atomes de soufre des protéines et les atomes métalliques des molécules d’hème. C’est par le biais de ce deuxième type d’interaction qu’il agit sur la molécule messagère GMPc 1, en moins d’une minute. Si notre organisme produit un léger excès de NO, on observe une inflammation locale. Un des symptômes les plus irritants de la coqueluche est la toux elle-même, provoquée par une surproduction de NO dans la trachée. Pas de NO, pas de sexe Les hommes ne sont pas les seuls à « allumer » les femmes pour révéler leur empressement à s’adonner au sexe. Les lucioles le font de manière permanente, et elles aussi comptent sur NO. En 2001, Barry Trimmer et ses collaborateurs de l’Université Tufts, dans le Massachusetts ont décrit ce phénomène dans leurs travaux. NO est le messager chimique qui déclenche les cellules qui génèrent les éclats de lumière ; ces chercheurs ont montré que lorsqu’on plaçait ces insectes dans une atmosphère contenant 70 p.p.m. de NO, ils brillaient de façon permanente. 1. Abréviation de guanosine monophosphate cyclique. 133 Texte Emsley 15,5x24 Page 134 Jeudi, 7. octobre 2004 1:48 13 SEXE, BONHEUR ET COSMÉTIQUES Chez les hommes, l’effet de NO est plutôt spectaculaire. Les stimuli érotiques du cerveau envoient un signal aux nerfs du corps caverneux, le muscle spongieux du pénis, qui libère alors de l’oxyde d’azote. Celui-ci relâche les muscles lisses du corps caverneux et permet au sang d’inonder les tissus qui gonflent et produisent une érection. Le premier article décrivant ce rôle de NO a été publié par le Professeur K.-E. Andersson au Centre Hospitalo-Universitaire (University Hospital), de Lund en Suède, dans la revue Acta Physiologica Scandinavica. En fait, il avait été soumis pour publication après qu’un article similaire émanant d’un groupe de la faculté de médecine de Boston, dans le Massachusetts avait été soumis au Journal of Clinical Investigation, mais ce dernier parut après l’article d’Andersson. Comme vous pouvez l’imaginer, ce travail a attiré l’attention des médias internationaux, mais cela semblait dérisoire devant le battage médiatique qui a entouré la découverte de notre prochaine molécule. Ressusciter le mort : le Viagra À mesure que les hommes avancent en âge, ils sont quelquefois frustrés par leur incapacité à maintenir ou même à obtenir une érection. Lorsqu’ils sont âgés, cela n’est pas bien grave, mais ça l’est vraiment lorsqu’ils sont plus jeunes. C’est alors qu’ils ont recours au Viagra. Pourquoi le pénis d’un homme est en érection plusieurs fois durant la nuit sans qu’il en ait conscience ? Souvent, l’homme se réveille avec une érection. Freud avait la réponse : il devait avoir des rêves érotiques ou, si cela n’était pas le cas, ses rêves devaient être chargés de symbolisme 134 Texte Emsley 15,5x24 Page 135 Jeudi, 7. octobre 2004 1:48 13 VIRILITÉ, STÉRILITÉ, VIAGRA sexuel. Si Freud en avait su plus sur les enzymes et l’effet de l’oxyde d’azote, il serait peut-être bien arrivé à une autre conclusion : les rêves étaient plus probablement provoqués par l’érection du pénis et non l’inverse. Avec l’âge, le désir de l’homme d’accomplir l’acte sexuel peut être frustré par un membre peu enthousiaste. Il souffre de ce que l’on appelle une dysfonction érectile (DE) et il a alors recours au Viagra. On a souvent dit que les femmes pouvaient simuler un orgasme mais que les hommes, eux, ne pouvaient pas simuler une érection. C’est désormais possible. Grâce au Viagra, ils peuvent littéralement se targuer de pouvoir le faire. En 1983, à Las Vegas, le Docteur Giles Brindley, un neurophysiologiste britannique est devenu célèbre dans les annales de la médecine pour la conférence qu’il a donnée sur les traitements de l’impuissance. Il s’adressait aux participants lors de la rencontre annuelle de l’American Urological Association (association américaine d’urologie) et leur expliquait comment des injections de phénoxybenzamine dans le pénis produisaient une érection remarquable. Cette molécule active était normalement utilisée pour le traitement de l’hypertension artérielle. Peut-être observa-t-il, dans l’auditoire, quelques personnes sceptiques, quant à sa déclaration. Il leur préparait donc une surprise qu’ils n’oublieraient jamais. Quelques minutes avant le début de sa conférence, Brindley, âgé de 57 ans, avait injecté le produit dans son propre pénis et il avait vraiment eu le résultat escompté ; il recula alors derrière le pupitre, baissa le jogging qu’il portait et montra à l’assistance le formidable effet produit. Et ce n’est pas tout : il se promena dans l’amphithéâtre et invita les participants à toucher son pénis pour prouver que sa rigidité 135 Texte Emsley 15,5x24 Page 136 Jeudi, 7. octobre 2004 1:48 13 SEXE, BONHEUR ET COSMÉTIQUES n’était pas due à une attelle interne (qui était jusqu’alors l’un des moyens de maintenir un pénis suffisamment rigide pour un rapport sexuel avec pénétration). Brindley avait découvert les bienfaits de la phénoxybenzamine lorsqu’un collègue avait suggéré que les molécules qui diminuaient la tension artérielle pouvaient avoir précisément l’effet inverse sur le pénis. Plein d'enthousiasme, Brindley rentra chez lui et en testa certaines avec succès, sur sa propre personne. Dans l'un de ses articles, il décrit les effets de la papavérine, qui, faisait-il remarquer, « provoquait une érection incessante durant quatre heures ». Cette molécule active est encore utilisée par ceux qui sont prêts à faire des injections dans le pénis, et on pense que les acteurs des films pornographiques en ont l’usage. Le succès de Brindley incita d’autres personnes à injecter différents produits et effectivement, certains furent aussi satisfaisants. L’un d’entre eux fut finalement commercialisé par Pharmacia & Upjohn sous le nom Caverject ou par Scharwz Pharma sous le nom Edex (nom chimique : alprostadil). Ce fut le premier médicament à recevoir, en 1995, l’agrément de l’organisme américain de contrôle des aliments et des médicaments, pour le traitement de la DE. Il donnait entière satisfaction mais était utilisé en dernier ressort, le seul inconvénient étant qu’il devait être injecté à la base du pénis. Évidemment, si vous étiez incapable d’enfoncer une aiguille dans votre pénis, il existait d’autres moyens, légèrement moins douloureux, d’inciter votre membre flasque à entrer en action. L’un d’eux consistait à introduire une pastille d’alprostadil au bout du pénis et à attendre que le médicament diffuse le long de l’urètre et dans les 136 Texte Emsley 15,5x24 Page 137 Jeudi, 7. octobre 2004 1:48 13 VIRILITÉ, STÉRILITÉ, VIAGRA tissus environnants, à la suite de quoi, vous obteniez aussi l’effet désiré. De tels traitements de l’impuissance figurent dans les travaux littéraires de Carl Djerassi. NONO, Carl, vous aviez peut-être raison ! En 1998, Carl Djerassi, auteur dramatique, poète, romancier, et aussi inventeur de la pilule contraceptive, publia un roman dont le titre est probablement le plus court qui soit : NO. Ce livre relate l’histoire d’une scientifique indienne, Renu Krishnan qui découvre des composés qui peuvent libérer NO sur le site où il est le plus nécessaire, dans le pénis, et ses activités malhonnêtes quand elle essaye de monter une nouvelle entreprise pour le fabriquer. Dans le livre, Djerassi introduit l’idée d’un double pouvoir des molécules NONO dans lesquelles chaque NO se lie à un autre NO dans une molécule déjà existante. Certaines d’entre elles font d'ailleurs déjà l’objet d’intenses travaux de recherches et sont même testées comme médicaments potentiels. Elles pourraient être utilisées pour favoriser la cicatrisation des vaisseaux sanguins après une angioplastie à ballonnet, pour soulager les hypertensions pulmonaires, pour empêcher la formation de caillots et pour conserver les cœurs donnés pour transplantation. Le plus difficile est de concevoir ce type de molécules de telle sorte qu’elles agissent uniquement sur le site à traiter. Viagra est le nom commercial du citrate de sildénafil. Il a été découvert à la fin des années 1980 dans les laboratoires Pfizer de Sandwich dans le Kent, en Angleterre. D’une certaine façon, on peut parler de découverte accidentelle, car l’équipe de chercheurs qui l’a synthétisé recherchait un traitement contre l’angine de poitrine. En 1985, Simon 137 Texte Emsley 15,5x24 Page 138 Jeudi, 7. octobre 2004 1:48 13 SEXE, BONHEUR ET COSMÉTIQUES Campbell et David Roberts commencèrent leurs travaux sur des médicaments de relais : ils recherchaient une molécule qui bloquerait l’enzyme phosphodiestérase qui avait la fonction de désactiver la molécule messagère GMPc. Une des fonctions de la GMPc est la vasodilatation, c’est-à-dire qu’elle relâche les muscles des vaisseaux sanguins, ce qui se produit en provoquant la migration des ions calcium à l’extérieur des cellules musculaires. L’année suivante, Nick Terrett se joignit à Campbell et Roberts pour rechercher des molécules adéquates. Un composé que l’on savait efficace était le Zaprinast, une molécule à deux cycles auxquels sont rattachés d’autres groupements d’atomes. L’équipe de Pfizer entreprit de modifier ces groupements afin de permettre à la molécule de bloquer plus facilement l’enzyme qui l’attirait. Ils trouvèrent finalement une telle molécule, lui donnèrent le numéro de code UK92480 et la nommèrent sildénafil. Les tests en laboratoire ont montré que le composé n’était pas toxique ; les essais cliniques chez l’homme démarrèrent en juillet 1991. On administra à des volontaires des doses croissantes de ce produit pour relever d’éventuels effets secondaires qui, à fortes doses, existaient effectivement. Chez certains hommes, on relevait des maux de tête, des indigestions, des troubles de la vision et des douleurs musculaires, mais chez presque tous les hommes, ce composé produisait des érections puissantes que certains patients traités n’avaient pas connues depuis plusieurs années. Évidemment, cet effet secondaire inattendu devint l’intérêt essentiel de ces tests. Pourrait-il produire une érection à des doses beaucoup plus petites ? Il fallait un certain temps pour cela. Des tests en double aveugle menés sur un groupe de volontaires ont donné un résultat quelque peu bizarre : 30 % des hommes à qui on avait administré un placebo ont aussi eu de meilleures érections. 138 Texte Emsley 15,5x24 Page 139 Jeudi, 7. octobre 2004 1:48 13 VIRILITÉ, STÉRILITÉ, VIAGRA Parmi ceux qui avaient reçu une dose de 25 mg de sildénafil, 65 % ont observé des érections plus fortes. Une dose de 50 mg a conduit à 80 % de succès tandis que la dose maximale de 100 mg permettait d’atteindre pratiquement 90 %. (Les autres 10 % ont indiqué que les effets secondaires tels que maux de tête et indigestion anéantissaient toute excitation.) Ces tests ont été effectués au Royaume Uni, en France et en Suède. À la fin des essais, Pfizer savait qu’ils avaient découvert un filon, car presque tous les hommes sous traitement désiraient le poursuivre ; en effet, beaucoup hésitaient à rendre les pilules inutilisées. De toute évidence, il fallait commercialiser ce médicament sous un nom sexy et on a choisi Viagra, nom facile à retenir, dont la sonorité, proche de Niagara plairait. Ces chutes d’eau gigantesques, célèbres pour leur écoulement abondant et étourdissant, sont aussi l’endroit préféré des couples nord-américains pour leur lune de miel. Au fil des semaines, les nouvelles du Viagra étaient étalées en gros titres à travers le monde : des millions de pilules bleu pâle, ayant la forme d’un losange sortaient des chaînes de production de Pfizer. Mécanisme d’action du Viagra Pour avoir une érection, un homme doit être stimulé sexuellement – par une pensée, un mot ou un acte – ce qui libère de l’oxyde d’azote à partir des terminaisons nerveuses dans les cellules spongieuses du pénis. Cette petite molécule va alors déclencher l’action d’une enzyme, la guanylate cyclase qui produit la GMPc ; cette dernière relâche les muscles, favorisant un flux sanguin vers le pénis qui grandit. Il est finalement si engorgé de sang qu’il entre en érection. 139 Texte Emsley 15,5x24 Page 140 Jeudi, 7. octobre 2004 1:48 13 SEXE, BONHEUR ET COSMÉTIQUES Pendant ce temps, une autre enzyme, la phosphodiestérase, est présente pour éliminer la GMPc, mais à un rythme qui ne peut faire face au rush de NO et de GMPc. Avec l’âge, le corps de l’homme ne produit pas suffisamment de ces produits pour contrebalancer l’effet neutralisant des enzymes phosphodiestérases. Cela engendre l’impuissance qui se traduit par une difficulté à atteindre ou à maintenir une érection. Le Viagra corrige ces dysfonctions en bloquant l’enzyme phosphodiestérase. Mais pourquoi le Viagra n’affecte-t-il que le pénis, alors que de nombreuses autres parties de notre organisme sont le siège de production et d’élimination de GMPc ? En fait, il existe plusieurs variétés de phosphodiestérase, celle du pénis étant la phosphodiestérase-5. Le Viagra désactive uniquement cette enzyme sans agir sur les autres phosphodiestérases, dont, par exemple, celle du muscle cardiaque, la phosphodiestérase-3. La bonne taille moléculaire du Viagra lui permet d’atteindre et de bloquer le centre actif de la phosphodiestérase-5. Tant que l’enzyme ne peut se libérer de son fardeau indésirable, elle reste inactive devant sa vraie molécule cible, la GMPc, dont la quantité s’accumule dans le pénis, et continue d’augmenter pendant que l’homme reste sexuellement excité. Les effets secondaires du Viagra, tels que les maux de tête ou les sensations de vertiges sont dus à la dilatation des vaisseaux sanguins cérébraux. Chez certains hommes, on observe un autre effet secondaire visuel : une vision temporaire en bleue, due au fait que les cellules à cône responsables de la vision en couleur dépendent aussi de la phosphodiestérase-5. La pilule bleue du Viagra contient d’autres ingrédients tels que la cellulose, le phosphate de calcium, le dioxyde de titane et le lactose (pour sa consistance et sa désintégration rapide dans l’estomac) et un 140 Texte Emsley 15,5x24 Page 141 Jeudi, 7. octobre 2004 1:48 13 VIRILITÉ, STÉRILITÉ, VIAGRA colorant bleu pour la distinguer et la reconnaître. Elle porte l’estampille VGR25, VGR50 ou VGR100 qui indique son dosage. Comme l’action du Viagra se produit à l’échelle moléculaire, elle est normalement efficace quelles que soient les raisons sous-jacentes du DE du patient : dépression, stress, conséquences d’une autre maladie comme le diabète ou une opération de la prostate. En 1940, une enquête sur la vie sexuelle des Américains, menée par l’Institut Kinsey, montrait que 15 % des hommes de plus de 50 ans étaient impuissants. Bien que ce pourcentage ait nettement diminué depuis, des travaux de recherche dans les années 1990 indiquaient que près de 40 % des hommes de 40 ans connaissent des DE à des degrés divers, même « minimes ». Néanmoins, Pfizer était bien heureux d’exploiter cette publicité qui, de toute façon, était impossible à vérifier. Le prestigieux National Institute for Health (institut national de la santé) des États-Unis estime que 30 millions d’Américains souffrent d’une certaine forme de dysfonction érectile et qu’un homme sur cinq cherche à se soigner. La publicité entourant le Viagra souligne que la DE est un mal beaucoup plus courant qu’on voulait bien le reconnaître précédemment. Le Viagra n’est pas un aphrodisiaque et il agit uniquement en réponse à un stimulus sexuel. Théoriquement, si vous prenez du Viagra, il n’agira pas si vous n’êtes pas stimulé. Il est cependant difficile d’imaginer un homme prenant du Viagra qui ne penserait pas au sexe. Lancé en 1998, le Viagra a été testé sur deux groupes de 532 et 329 hommes, puis sur des milliers d’hommes. Durant ces essais, deux personnes sont décédées : un homme de 66 ans, très gros fumeur, et un autre de 53 ans apparemment en bonne santé. Ces deux décès n’étaient pas une surprise car ils concernaient un groupe d’hommes d’âge moyen. 141 Texte Emsley 15,5x24 Page 142 Jeudi, 7. octobre 2004 1:48 13 SEXE, BONHEUR ET COSMÉTIQUES Durant sa première semaine de lancement, on enregistra plus de 35 000 prescriptions, 300 000 en trois semaines, et enfin plus de 5 millions à la fin de l’année. Il devint le produit le plus rapidement vendu dans toute l’histoire de l’industrie pharmaceutique. Il stimula également les actions de Pfizer qui passèrent, en deux semaines, de 45 à 115 euros. Vers l’été 1998, sur des centaines de milliers d’Américains qui l’avaient utilisé, on enregistrait 66 décès. Parmi ces derniers, 46 hommes avaient une maladie cardiaque que l’activité sexuelle pourrait bien avoir aggravée. Une pilule de Viagra est avalée environ une heure avant d’avoir une activité sexuelle et elle stimule la puissance pénienne durant trois ou quatre heures. Durant cette période, elle peut produire plusieurs fois une érection réelle suivie d’éjaculation. Le Viagra peut être utilisé dans un but récréatif comme c’est quelquefois le cas dans la communauté gay, mais cela peut être dangereux en particulier s’il est pris conjointement à d’autres poppers, nom donné aux nitrites volatils par la communauté gay. La combinaison de ces deux produits peut provoquer une telle dilatation des artères qu’une menace de défaillance cardio-vasculaire est réelle. Les effets secondaires du Viagra ne sont pas tous négatifs. Ils ont même été très positifs dans le cas des rhinocéros, en voie d’extinction du fait des prétendues propriétés que la médecine chinoise attribuait à sa corne, dans le traitement de l’impuissance. Aujourd'hui, les Chinois prennent du Viagra, la corne du rhinocéros n'ayant d'effet que sur 30 % des hommes, par simple effet placebo. La corne de rhinocéros est une protéine monocaténaire appelée kératine qui n’apporte aucun bienfait sur le plan médical, tout du moins aucun que vous ne pourriez trouver en ingérant d’autres formes de kératine comme des sabots ou 142 Texte Emsley 15,5x24 Page 143 Jeudi, 7. octobre 2004 1:48 13 VIRILITÉ, STÉRILITÉ, VIAGRA des ongles pilés. En tout cas, en 1993, le gouvernement chinois a interdit l’importation et l’usage de corne de rhinocéros. Avec un peu de chance, le rhinocéros ne rejoindra pas la liste des mammifères disparus. Dans une moindre mesure, les phoques mâles du Groenland étaient aussi chassés dans le même but. On attribuait à leur pénis les mêmes propriétés médicales, et avant l’entrée en scène du Viagra, leur prix pouvait atteindre 80 euros l'unité. Depuis, ils ne se vendent plus qu'à 12 euros, leur prix ayant chuté avec la demande. Le Viagra étant une affaire lucrative, il n'est pas surprenant que d’autres entreprises pharmaceutiques proposent, elles aussi, leurs propres produits en les déclarant meilleurs et plus sûrs. ScheringPlough a lancé le Vasomax, un médicament contre l’impuissance ; Eli Lilly & Icos proposa le Cialis et Glaxo-Smithkline mit en vente le Lévitra. Ce dernier a été testé sur un groupe de 805 hommes ayant absorbé une pilule à 10 mg : 75 % d’entre eux disaient avoir eu une érection permettant une pénétration. On dit que le Lévitra cible l’enzyme phosphodiestérase-5 de manière plus efficace et engendre moins d’effets secondaires, et n'a, par exemple, aucun effet sur les yeux. Bien que le démarrage de son action magique nécessite un peu plus de temps, Lévitra est actif durant douze heures, alors que le Viagra ne l’est que durant quatre heures. Il semble particulièrement efficace chez les hommes ayant subi une chirurgie de la prostate car cette opération laisse souvent dans son sillage une dysfonction érectile. Pfizer contesta ces médicaments de relais devant les tribunaux mais finalement sans succès ; il obtint la protection du brevet du Viagra jusqu’en 2013. Le cas Pfizer fut fragilisé dans sa requête d’obtention des droits exclusifs sur les médicaments qui interféraient avec la phosphodiestérase car plusieurs chercheurs avaient publié un travail dans 143 Texte Emsley 15,5x24 Page 144 Jeudi, 7. octobre 2004 1:48 13 SEXE, BONHEUR ET COSMÉTIQUES ce domaine dans les années 1992 et 1993. Le juge de la Haute Cour fut convaincu que Pfizer avait simplement mis en pratique leurs recommandations, bien que le brevet original de Pfizer datait de 1991. Potions d’amour et poppers Bien qu’aucune compagnie pharmaceutique ne fabrique d’aphrodisiaques en tant que tels, quelques médicaments présenteraient cet effet secondaire, certains ont même la réputation de provoquer l'orgasme. D’après le dictionnaire, un aphrodisiaque est un produit qui éveille le désir sexuel. Ce n’est pas un stimulant qui engorge le pénis mais quelque chose qui renouvelle le désir de rapports sexuels lorsque, pour une raison quelconque, ce désir manque. Le fantasme masculin d’un aphrodisiaque est quelque chose qui générera une soif de sexe chez les deux partenaires. Depuis des milliers d’années, l’Homme en a très envie, comme en témoignent les recettes de potions d’amour conservées sur les papyrus égyptiens datant du Moyen Empire, c’est-à-dire environ 2000 ans avant J.-C. Des produits chimiques comme la yohimbine, la bromocriptine et le déprényl semblent agir comme des aphrodisiaques. Le premier d’entre eux provient de l’écorce interne d’un arbre de l’Afrique de l’Ouest, le Corynanthe yohimbe ; il était utilisé pour initier et prolonger l’excitation sexuelle chez les hommes. La molécule active est un alcaloïde, l’indole ; c’est un remède à base de plantes que l’on peut se procurer chez les herboristes. Son mode d’action est différent de celui de l’oxyde d’azote 144