Texte Emsley 15,5x24 - CultureSciences

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Virilité, stérilité, Viagra
Le sexe et la procréation sont très souvent les forces motrices de nos
actions et de nos vies. Mais les plaisirs du sexe et l’épanouissement qui
accompagne la fondation d’une famille sont aujourd'hui parfois éclipsés par certains types de préoccupations, en particulier chez les
hommes. Êtes-vous stérile ? Avez-vous des problèmes d'érection ? Que
pourriez-vous prendre qui déclencherait chez vous et votre partenaire
des torrents de vibrations et qui, avec un peu de chance, raviverait une
relation ? Et pouvez-vous vraiment vous permettre d’aller au-delà de
relations ponctuelles et supporter les conséquences d’une relation
durable ? Dans ce chapitre, nous nous intéresserons à des molécules
qui jouent un rôle dans le sexe, l’impuissance, la stérilité et même, dans
le rituel de la cour et des fiançailles d’antan.
Assez bizarrement, lorsqu’on parle de sexe, le mot chimie a un sens
tout à fait différent, et, de façon consensuelle, on l’utilise pour parler
d’attraction sexuelle entre deux personnes. Cependant, pour réaliser
cette chimie-là, on a absolument besoin d’une donnée de l’autre chimie,
et on s’intéressera à cinq molécules qui jouent un rôle important :
l’oxyde d’azote, qui incite un jeune homme à agir, le Viagra qui peut
inciter un homme âgé à agir, le nitrite d’amyle qui peut accroître les
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effets du sexe et le sélénium dont une carence peut expliquer la stérilité
d’un homme. La cinquième molécule, le diamant, n’agit pas sur l’organisme mais elle sert à montrer à tout le monde que vous êtes amoureux
et que vous êtes aimé. Nous conseillons aux lecteurs qui seraient
choqués par les quatre premiers sujets de se rendre directement à la
page 163 qui traite du cinquième sujet.
Oxyde d’azote (NO) 1
Ce gaz toxique, considéré autrefois comme un polluant
atmosphérique, est la clé qui ouvre la valve qui permet au sang
d’affluer vers le pénis. Cette molécule active de nombreux
autres processus de l’organisme : certains d’entre eux peuvent
devenir incontrôlables. Mais comment se forme-t-il, ce radical
libre tout simple ? Et comment agit-il ?
L’oxyde d’azote régule les activités de notre corps de la tête aux pieds.
Le cerveau, le nez, la gorge, les poumons, l’estomac, le foie, les reins,
les organes génitaux, les intestins et les vaisseaux sanguins ont tous
besoin de lui. Il est présent lorsque nous avalons et lorsque nous déféquons. On en a besoin dans la lutte contre les virus, les bactéries et les
parasites. Il est impliqué dans chaque pensée fugitive, chaque rêve et
chaque douleur que nous ressentons. À chaque instant de notre vie,
notre organisme génère une réserve constante de molécules NO,
chacune d’entre elles ne vivant pas plus de quelques secondes. Certaines situations médicales nécessitent que la réserve en NO soit stimulée
1. Appelé aussi monoxyde d’azote ou oxyde d’azote(II).
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en quelques minutes, alors que pour d’autres, cette réserve doit être
immédiatement réduite.
Le cœur a besoin d’oxygène afin de produire l’énergie nécessaire
pour pomper le sang qui est amené par les artères coronaires. Si cellesci sont rétrécies, généralement par des dépôts graisseux, le patient
ressent les douleurs thoraciques d’une angine de poitrine, résultant
souvent d’un ultime effort de leur part. (Si les artères se bouchent, le
patient est alors victime d’une attaque cardiaque.) Les artères ont
besoin de fixer rapidement le NO. Certains anciens traitements de
l’angine de poitrine sont capables de compléter la réserve de NO
présente naturellement dans notre corps et de stimuler ainsi le flux
sanguin vers le cœur en relâchant les muscles des vaisseaux sanguins.
Chez un homme, la même molécule et le même effet déclencheront
une érection par le même processus chimique.
Il semble difficile de comprendre pourquoi notre corps a impérativement besoin de NO car, pendant longtemps, il a été considéré comme
un gaz désagréable, qui réagit avec l’oxygène pour donner du dioxyde
d’azote (NO2) qui réagit à son tour avec l’eau pour former de l’acide
nitrique (HNO3), un processus qui a contribué autrefois à la pollution
atmosphérique et aux pluies acides. L’oxyde d’azote est un radical libre
et l’organisme est engagé dans une lutte sans merci contre ces molécules qui peuvent détériorer les cellules, provoquer le vieillissement et
déclencher un cancer. Générer délibérément du NO semble improductif, mais nous sommes en présence d’une molécule plutôt exceptionnelle.
L’oxyde d’azote a probablement été synthétisé pour la première fois
par Johannes Baptista van Helmont (1579-1644), un alchimiste
flamand qui menait une vie de reclus dans sa propriété privée près de
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Bruxelles. Il était plus qu’un alchimiste en quête de la Pierre Philosophale et de l’Élixir de Jouvence, comme le révélèrent les documents
publiés par son fils juste après sa mort. Van Helmont savait qu’il existait différents gaz, et fut le premier à utiliser ce mot, qui vient du mot
grec khaos, « chaos ». Bien qu’il ait probablement synthétisé l’oxyde
d’azote, les techniques dont il disposait pour étudier ses propriétés
étaient très limitées. Le chimiste anglais Joseph Priestley (1733-1804)
qui conçut une méthode de récupération des gaz leur permettant de se
dégager à l’intérieur d’un récipient de verre retourné, rempli d’eau. On
lui a attribué à juste titre la découverte de NO en 1772, bien que son
travail ait pu être inspiré des observations antérieures de l’alchimiste
anglais John Mayow (1640-1679), qui évoquait dans ses écrits différents « airs », dont l’un d’entre eux aurait bien pu être NO.
Plusieurs réactions chimiques permettent d’obtenir NO, mais la
plus simple, celle que l’on utilise dans les laboratoires des lycées,
consiste à faire goutter de l’acide nitrique concentré sur de la tournure
de cuivre. Il se forme d’abord des vapeurs rouge-brun dans le récipient
de la réaction à mesure que l’oxyde d’azote formé réagit avec l’oxygène
piégé de l’air pour former du dioxyde d’azote, mais ce sous-produit
non désiré se dissout à mesure que le gaz fait des bulles dans l’eau, et le
NO que l’on récupère est incolore. La meilleure façon d’obtenir une
petite quantité de NO pur est de faire réagir du nitrite de sodium
(NaNO2) avec de l’acide ascorbique (vitamine C).
Au contact de l’air, NO vire rapidement au rouge-brun. Cette réaction
se produit uniquement au contact de l’air atmosphérique car la vapeur
d’eau sert de catalyseur. (L’oxygène gazeux sec ne réagit pas avec NO).
Chimiquement, ce gaz se comporte comme l’oxygène, c’est-à-dire qu’il
aide à la combustion, mais de manière moins efficace que l’oxygène.
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L’oxyde d’azote exerce une certaine fascination sur les chimistes car
c’est une espèce rare, un radical libre stable. La présence d’un électron
« célibataire » devrait en faire une espèce très réactive, mais cela n’est
pas le cas et au fil des ans, le gaz a été largement étudié. Il peut perdre
son électron célibataire et se transformer en NO+, l’ion nitrosonium,
lequel peut même être produit et manipulé sous forme d’un sel de
sulfate. NO+ a une grande capacité à former des liaisons avec des
métaux et on connaît des centaines de composés de ce type.
Pour produire NO à l’échelle industrielle, on fait réagir l’ammoniac
(NH3) et l’oxygène gazeux à 900 ˚C, en présence de vapeur d’eau et
d’un catalyseur constitué de deux métaux, le platine et le rhodium. Ce
gaz a deux utilisations principales : produire de l’acide nitrique en vue
de la fabrication d’un engrais, le nitrate d’ammonium (NH4NO3) et
produire de l’hydroxylamine (NH2OH) pour fabriquer du nylon.
Dans le premier cas, il est probable que NO finira dans notre organisme sous forme de protéine, et dans le second cas, il fera probablement partie de notre environnement, et sera peut-être même collé à
nos jambes.
Au XXe siècle, l’oxyde d’azote jouait le rôle indésirable de l’un de ces
gaz que l’on nommait NOx, émis par les échappements des moteurs. Il
était partiellement responsable du brouillard qui polluait l’air des villes
des climats chauds et était également un facteur de contribution aux
pluies acides des climats tempérés. Ces deux problèmes sont maintenant placés sous contrôle, le gaz a perdu ses stigmates, et maintenant,
lorsque les jeunes entendent parler de NO, ils le connaissent plus
probablement pour son rôle clé dans le sexe.
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NO, une petite molécule surprenante
Comment a-t-on découvert le rôle de NO dans notre organisme ? En
fait, il constituait le chaînon manquant d’une suite d’événements…
On pensait, autrefois, que l’acétylcholine était la molécule messagère
qui ordonnait aux muscles des vaisseaux sanguins de se relâcher. Cependant, lorsque les deux scientifiques américains Robert Furchgott et John
Zawadzki enlevèrent les cellules endothéliales qui tapissent les parois des
vaisseaux sanguins et qui interagissent avec l’acétylcholine, ils trouvèrent
que cette molécule n’avait plus l’effet attendu. De toute évidence,
l’acétylcholine était seulement la première messagère, et il en existait une
seconde, libérée par les cellules endothéliales, qui agissait sur les muscles.
Que pouvait bien être cette seconde messagère ? Ils la nommèrent
EDRF, abréviation d’endothelium-derived relaxing factor (facteur de
relaxation dérivé de l’endothélium) mais n’en trouvèrent aucune trace.
Le problème en resta là, bien que certaines suggestions aient laissé
entendre que l’EDRF ressemblerait aux molécules qui avaient aussi la
faculté de relâcher les muscles des vaisseaux sanguins, c’est-à-dire la
nitroglycérine et le nitrite d’amyle. Leur point commun est la présence
dans leur formule d’un groupement NO2 qui, de toute évidence, est lié
à leur action médicale.
Finalement, on comprit que la seconde molécule messagère était NO.
Vu la nature de ce gaz, on accepta difficilement cela ; pourtant on
savait déjà que ce gaz pouvait être produit et émis par des bactéries.
L’idée que des animaux supérieurs produiraient délibérément ce gaz
et l’utiliseraient semblait absurde car NO était un radical libre gazeux,
instable et toxique. Sa production par l’organisme semblait improbable, tout autant que l’attribution d’un prix Nobel. Mais l’organisme en
produisait, et le Prix Nobel fut au rendez-vous (voir ci-dessous).
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Prix Nobel pour « NO »
En 1998, le Prix Nobel de Médecine fut attribué à Robert Furchgott,
Ferid Murad et Louis Ignarro « pour leur découverte du fait que l’oxyde
d’azote est une molécule signal du système cardio-vasculaire ». Ce travail
méritait bien ce prix car les lauréats montraient pour la première fois
qu’un gaz pouvait agir de cette façon.
En 1980, Furchgott conçut une expérience prouvant l’existence d’une
molécule signal inconnue qui relâche les muscles des vaisseaux sanguins.
En 1977, Ferid Murad avait découvert que la nitroglycérine libère NO,
qui relâche les muscles lisses. Il pensa, sans pouvoir le prouver, que NO
pouvait jouer un rôle naturel dans l’organisme. C'est en 1986 que Louis
Ignarro effectua finalement l’analyse qui prouvait que NO était la molécule messagère.
Tandis que les futurs lauréats du Prix Nobel menaient leurs recherches, d’autres scientifiques de l’industrie pharmaceutique s’intéressaient au problème. Au milieu des années 1980, Salvador Moncada et
ses collègues des laboratoires de recherche Wellcome à Beckenham
(Angleterre) reconnurent que NO était le messager manquant : Afin
d’en étudier les effets, ils mirent au point un modèle réduit de l’appareil de l’industrie automobile qui mesure la quantité de NO dans les
gaz d’échappement. En utilisant le gaz NO directement à partir d’une
bouteille, ils purent montrer comment ce gaz provoquait le relâchement des muscles. À leur grande surprise, ils découvrirent également
que les vaisseaux sanguins pouvaient fabriquer le NO nécessaire à
partir d’un acide aminé, l’arginine, dont les réserves sont très
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abondantes dans notre organisme. La protéine des noix est particulièrement riche en arginine et les cacahuètes, par exemple, en contiennent
11 %. Parmi les aliments riches en arginine, on peut citer les petits pois
(9 %), le riz (9 %), la viande (7 %), les œufs (6 %), le poisson (6 %) et
les pommes de terre (5 %). Notre sang contient environ 14 mg d’arginine par litre.
Le squelette de l’arginine comporte un groupement guanidine et
c’est l’un des azotes de cette partie de l’acide aminé qui est arraché pour
former NO. La NO synthase est l’enzyme responsable de cette réaction
qui nécessite également la présence de gaz oxygène (O2) dont l’un des
atomes se lie à l’azote pour former NO, alors que l’autre prend la place
de l’azote arraché dans l’arginine, la transformant alors en citrulline.
(Notre organisme peut à nouveau la recycler en arginine.) L’un des
premiers éléments de preuves montrant que NO provient de cet acide
aminé consistait à utiliser de l’arginine marqué comportant un azote15 radioactif que l’on retrouvait finalement dans NO et que l’on
pouvait détecter par spectrométrie de masse.
La capacité des micro-organismes à produire NO n’est pas un développement évolutif récent, comme en témoigne le limule dont
l’origine remonte à 500 millions d’années. Ce fossile vivant élabore un
mécanisme de fabrication de NO à partir de l’arginine et utilise NO
pour empêcher ses cellules sanguines de coaguler.
Le groupe Wellcome était désormais capable d’expliquer comment
fonctionnaient 1 le nitrite d’amyle et la nitroglycérine. Ces deux médicaments pouvaient stopper une attaque douloureuse d’angine de
poitrine en libérant davantage de NO ; ce dernier permet le relâche1. Le nitrite d’amyle est aussi appelé nitrite d’isoamyle. La nitroglycérine est aussi appelée
trinitrate de glycérine.
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ment des vaisseaux sanguins resserrés qui réduisent l’apport en sang et
en oxygène vers le muscle cardiaque. La nitroglycérine qui possède
trois groupements nitro, en perd un lorsqu’elle rencontre une enzyme,
l’aldéhyde déshydrogénase mitochondriale, qui catalyse la formation de
l’ion nitrite NO2, ce dernier étant facilement réduit en NO. Cependant, la mitochondrie ne peut traiter de cette façon que de faibles
quantités de nitroglycérine, ce qui explique pourquoi les effets de ces
vasodilatateurs sont si brefs.
L’action précise de la nitroglycérine n’a été mise en lumière qu’en
2002, par les travaux de Jonathan Stamler et de son équipe de la faculté
de médecine de Durham en Caroline du Nord (États-Unis) : ils ont
découvert que la libération de NO de la nitroglycérine avait lieu sous
l’action d’une enzyme appelée l’aldéhyde déshydrogénase mitochondriale.
Ils ont également pu expliquer pourquoi des doses successives de
nitroglycérine agissaient de moins en moins. En effet, chaque enzyme
agissant sur une molécule de nitroglycérine est alors désactivée, dans la
mesure où elle peut s’en occuper, et il est donc possible de rendre inactives toutes les enzymes dans la mitochondrie.
L’oxyde d’azote a été identifié au niveau du cerveau par John Garthwaite
et ses collègues de l’Université de Liverpool, en Angleterre. Ils ont montré
que cet organe fabriquait NO de la même façon que les vaisseaux sanguins.
Solomon Snyder de l’Université John Hopkins des États-Unis a confirmé
leurs résultats en clonant l’enzyme génératrice de NO, la NO-synthase, et
en montrant qu’elle était abondante dans le cerveau. En fait, il existe trois
sortes de NO-synthase dans notre organisme : l’une pour les artères, l’autre
pour le cerveau, et la troisième pour le système immunitaire. Le fait que le
cerveau contienne plus de NO synthase que tout autre organe révèle
l’importance de NO pour son fonctionnement.
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L’oxyde d’azote pourrait bien être le « messager rétrograde » le plus
recherché qui est à la base de la mémoire. Comment une cellule
réceptrice de notre cerveau qui a déjà été stimulée une fois, reconnaîtelle à nouveau la même stimulation ? Elle le fait en envoyant en retour
« message reçu et compris » à la cellule émettrice qui, à son tour, se
programme pour envoyer, la fois suivante, un message plus fort. Vu
l’abondance de NO dans le cerveau, les chercheurs ont supposé qu’il
servait de messager, bien que l’on n’en ait encore aucune preuve.
NO est une molécule de petite taille qui peut diffuser facilement à
l’intérieur et à l’extérieur des cellules ; après avoir joué son rôle, elle
disparaît rapidement. NO est générée par les neurones, se répand rapidement et active toutes les cellules situées dans son environnement
immédiat. Les leucocytes du sang agissant comme des macrophages,
produisent de grandes quantités de NO et l’utilisent comme gaz de
combat contre tous les micro-organismes envahissants. La réponse peut
être si forte qu’elle dilate les vaisseaux sanguins jusqu’à provoquer chez
le patient une chute de la tension artérielle et une perte de connaissance.
Cela pourrait être le premier symptôme indiquant qu’une personne est
atteinte d’un choc septique qui peut rapidement être fatal. Pour traiter
de tels patients, on utilise des inhibiteurs qui bloquent les enzymes
responsables de la production de NO : ces inhibiteurs peuvent normaliser la tension artérielle en quelques minutes. Il est rare de se trouver en
présence d’un excès de NO : avec l’âge, on a plutôt tendance à observer
un manque de NO qui peut se manifester par une maladie cardiaque ou
une angine de poitrine.
L’oxyde d’azote peut diffuser facilement et rapidement à l’intérieur et à
l’extérieur des tissus de notre corps mais il ne peut traverser les vaisseaux
sanguins, car s’il venait à pénétrer dans un globule rouge, il serait alors
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rapidement détruit. En effet, il y rencontrerait une molécule d’hémoglobine transportant de l’oxygène qui provoquerait une réaction d’oxydation rapide de NO en nitrite et peut-être même en nitrate.
Intrinsèquement, l’oxyde d’azote peut être considéré comme un
radical libre relativement stable, et il l’est effectivement si on le
compare à d’autres radicaux libres dont la durée de vie n’est que d’une
fraction de seconde. Cependant, sa durée de vie est si courte qu’il est
pratiquement impossible de l’observer en action. Des méthodes de
détection de NO, à faibles concentrations, ont été mises au point, mais
elles n’étaient pas adaptées à son étude in vivo. La situation changea
totalement lorsque Tetsuo Nagano et ses collègues du groupe de chimie
analytique de l’École de Médecine de l’Université de Tokyo, au Japon,
publièrent leurs travaux en 1998. Ils avaient résolu le problème de
pistage de NO en concevant des composés qui, en sa présence, deviennent fluorescents.
Ces composés sont des diaminofluorescéines, des colorants qui
réagissent avec NO en émettant une lumière intense de couleur verte
dont on peut mesurer l’intensité et la longueur d’onde ; ces deux grandeurs permettent la détermination de la quantité de NO présente. La
réaction avec NO est très spécifique et il n’existe pas de signal parasite
témoignant de la réaction des molécules de colorant avec d’autres substances des tissus biologiques. Le test est si sensible qu’il permet de détecter
de très faibles concentrations de NO, de l’ordre de quelques nanogrammes par litre, autrement dit, de parties par trillion (0,001 p.p.b.).
Docteur NO
L’utilisation de médicaments conduisant à la formation de NO
remonte à plus de 125 années durant lesquelles ils ont sauvé un
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nombre incalculable de vies. L’histoire a commencé avec Antoine
Jérôme Balard (1802-1876) qui recherchait les composantes responsables de l’altération de l’odeur de l’Eau de Vie de Marc, le cognac distillé
à partir de la pulpe de raisin pressé, une fois le vin fait. Il l’identifia
comme étant le nitrite d’amyle et il remarqua qu’il provoquait chez lui
de violents maux de tête. D’autres personnes qui étudièrent ce
composé, inhalèrent ses vapeurs et remarquèrent qu’il provoquait une
accélération du rythme cardiaque et une congestion du visage, cet effet
ne durant qu’une minute environ.
Sir Benjamin Ward Richardson (1828-1896) a étudié les effets
thérapeutiques du nitrite d’amyle et les a décrits dans sa conférence, en
1864, lors de la rencontre annuelle de l’Association Britannique pour
la Promotion de la Science (British Association for the Advancement
of Science). Cependant, c’est un autre médecin londonien, Sir Thomas
Lauder Brunton (1844-1916) qui en a déduit que c’était un vasodilatateur. Sir Thomas l’a testé sur ses patients atteints d’angine de poitrine,
lesquels en tirèrent de grands bienfaits. Il publia ses résultats dans la
revue de médecine la plus importante, The Lancet, en 1867. Le reste
appartient à l’histoire.
Le nitrite d’amyle est un liquide volatil qui bout à 98 ˚C. Les
personnes qui risquent d’avoir une angine de poitrine pourraient se
munir d’une petite capsule en verre contenant du nitrite d’amyle qu’ils
casseraient dans un mouchoir pour en inhaler les vapeurs ; ils s’en
verraient soulagés. Cela est mentionné dans le roman The Case of the
Resident Patient (Le patient à demeure) dont le personnage principal est
Sherlock Holmes.
Pendant ce temps, en Suède, dans la propre usine d’Alfred Nobel, il
se passait quelque chose d’étrange. Alors que Nobel lui-même se
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plaignait d’élancements dans la tête lorsqu’il était à son travail, certains
de ses employés, qui souffraient de troubles cardiaques et qui
travaillaient à la fabrication et à la manutention de la nitroglycérine,
voyaient leurs douleurs à la poitrine disparaître lorsqu’ils se trouvaient
sur leur lieu de travail. Cette observation attira l’attention des médecins locaux qui en vinrent finalement à prescrire la nitroglycérine pour
traiter les cardiopathies. Lorsqu’il fut malade, Nobel lui-même subit ce
traitement en dépit de ses effets secondaires, des maux de tête. Dans
une lettre qu’il écrivit à cette époque, il disait : « Quelle ironie de voir
mon médecin me prescrire de manger de la nitroglycérine ». Le traitement consistait à placer une petite pilule de 0,5 mg de nitroglycérine
sous la langue. Celle-ci se dissolvait rapidement dans le sang et apportait un soulagement en moins de deux minutes. (Ces comprimés ne
présentaient aucun danger d’explosion car la nitroglycérine était
mélangée à du lactose ou un autre glucide.)
Une exposition à la nitroglycérine pouvait provoquer des migraines
comme celle dont souffrait Nobel. Les médecins l'appelaient le mal de
tête de la nitroglycérine. C’était l’un des effets secondaires que connaissaient les travailleurs qui manipulaient la nitroglycérine, les autres se
manifestant par une congestion du visage, des palpitations, des urines
abondantes. Cette maladie était aussi appelée le mal de tête du lundi car
elle affectait généralement les travailleurs le premier jour de la semaine
mais elle s’atténuait à mesure que l’organisme s’adaptait à la nitroglycérine.
Durant la Première Guerre mondiale, les médecins avaient aussi
remarqué les effets de la nitroglycérine chez les femmes qui participaient à son emballage : elles se plaignaient d’étourdissements et de
vertiges. Un contrôle de leur tension artérielle mettait en évidence des
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tensions très basses qui étaient dues à la quantité de nitroglycérine
inhalée et absorbée à travers leur peau. Durant la Seconde Guerre
Mondiale, un autre explosif, le trinitrotoluène (TNT), généra les
mêmes problèmes, et même quelquefois la mort, chez les personnes
qui manipulaient les munitions.
De nos jours, la nitroglycérine se présente sous forme de spray
(comme le Natispray, par exemple) à vaporiser immédiatement sous la
langue en cas d’attaque d’angine de poitrine ou juste avant un effort
pouvant provoquer une attaque. On peut aussi l’appliquer directement
sur la peau en utilisant un patch à 5 mg ou à 10 mg (Nitriderm TTS).
Toutes ces différentes formes de médicament contiennent un groupement NO2 qui peut être lié au reste de la molécule soit par un des
oxygènes (on parle alors de nitrite), soit par l’atome d’azote (on parle
alors de composé nitré). Normalement, il ne serait pas souhaitable de
traiter les patients avec NO directement car c’est un gaz toxique,
comme l’a découvert à ses dépens, en 1800, le grand chimiste anglais
Sir Humphry Davy (1778-1829) qui faillit en mourir. Pourtant, bien
dosé, il peut sauver des vies.
Dans les années 1990, on utilisait le NO sous forme de gaz dans le
cadre de la pratique clinique. Ainsi, pour soulager les congestions
pulmonaires chez l’adulte et même chez le nourrisson, on en ajoutait
de très faibles quantités (25 p.p.m.) à l’oxygène qu’ils respiraient. Environ 20 % des bébés libèrent un liquide visqueux, le méconium, qui
passe de leurs intestins dans le liquide amniotique. Ce dernier peut
obstruer les bronches et engendrer des difficultés respiratoires à la naissance. Le bébé qui était bleu à la naissance en raison d’un manque
d’oxygène devient tout rose grâce à NO, et ce en un temps relativement court.
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Pourtant, la meilleure façon d’accroître la quantité de NO dans
notre organisme est de lui en fournir de manière indirecte et de diverses façons, sous forme de composés nitrés. Pour traiter les maladies
cardiaques, on utilise notamment le tétranitrate d’érythityle, le dinitrate d’isosorbide et le tétranitrate de pentaérythritol qui sont tous des
vasodilatateurs commercialisés sous des noms divers : ainsi, le
tétranitrate d’érythrityle est aussi connu sous les noms de Cardiwell ou
Nitrodex. Ce produit agit lentement, en quinze minutes environ (bien
que ses effets durent trois heures), ce qui explique pourquoi les patients
lui préfèrent l’isosorbide dinitrate qui agit au bout de trois minutes
mais dont les effets ne durent qu’une heure environ. Ce dernier est
encore largement utilisé ; il est prescrit sous différents noms : Risordan,
Langoran… Il se présente sous forme de comprimés, de comprimés à
croquer ou de spray buccal. Enfin, le tétranitrate de pentaérythritol
agit après vingt minutes et ses effets durent six jours. Actuellement, ce
dernier est rarement prescrit, bien que disponible sous forme de
comprimés de Nitrodex. Tous ces vasodilatateurs sont métabolisés par
des enzymes dans les cellules des muscles ou des vaisseaux sanguins
pour libérer NO.
Comme la nitroglycérine, ce sont tous des explosifs puissants, cette
propriété étant due aux nombreux groupements nitrates (NO3) qu’ils
contiennent. Lorsque le nitrate se décompose, il y a formation du gaz
azote (N2) en même temps qu’un dégagement d’énergie. Parallèlement
à cela, ses atomes d’oxygène se combinent aux atomes de carbone et
d’hydrogène du reste de la molécule pour former du dioxyde de
carbone et de l’eau, tout en libérant une plus grande énergie. Si vous
heurtez violemment ces produits, l’onde de choc se propage dans le
matériau, provoque des collisions entre nitrates, et en moins d’une
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milliseconde, une réaction chimique s’amorce, devient une réaction en
chaîne, et c’est l’explosion.
Plus nous en savons sur NO, plus nous pouvons expliquer d’autres
observations. Par exemple, nous venons de découvrir que NO a
protégé notre alimentation durant plus d’un siècle. Les producteurs de
viande ont longtemps utilisé le nitrite de sodium afin d’empêcher de
dangereuses bactéries de proliférer dans le jambon salé et dans les
boîtes de corned-beef, alors que personne ne savait exactement pourquoi c’était si efficace. Maintenant, nous le savons : ce nitrite de
sodium est un fournisseur de NO. Même après avoir mangé notre
sandwich au corned-beef, NO est peut-être présent pour l’aider durant
son cheminement (cette molécule déclenche les contractions du
système digestif qui déplacent le bol alimentaire à travers l’estomac et
les intestins). Le nitrite de sodium donne à la viande une couleur rouge
et une apparence de fraîcheur. Cela est induit par sa réduction en NO
qui se lie ensuite au fer de l’hémoglobine pour former un composé
rose.
Les macrophages sont des cellules sanguines qui traquent les particules étrangères telles que les bactéries envahissantes ou les cellules
mutantes et les détruisent en leur injectant une dose mortelle de NO.
Ce dernier forme une liaison avec des protéines appelées facteurs de
transmissions qui activent et désactivent les gènes. Le NO lui-même se
lie aux atomes de soufre des acides aminés de la protéine qui au bout
d’un certain temps doivent être enlevés. Dans le même temps, l’organisme prépare son système immunitaire à lutter contre les microbes
envahissants et à les tuer. Cependant, les bactéries ont leurs propres
défenses, sous forme de protéines-leurre possédant des atomes de
soufre qui peuvent même éliminer NO et elles ont même un facteur de
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transcription qui, lorsqu’il est lié à NO, réagit en activant un grand
nombre de gènes pour fabriquer leurs propres protéines de défense.
On reconnaît maintenant que la formation d’une liaison entre NO
et les atomes de soufre des protéines est l’un des plus importants
mécanismes d’activation qui se déroule dans l’organisme. Les travaux
de recherche de Jonathan Stamler de la Faculté de Médecine de
l’Université (University Medical Center) de Duke en Caroline du
Nord, États-Unis, ont contribué à découvrir la façon dont NO provoque ses effets. Nous savons maintenant que NO cible deux types
d’atomes : les atomes de soufre des protéines et les atomes métalliques
des molécules d’hème. C’est par le biais de ce deuxième type d’interaction qu’il agit sur la molécule messagère GMPc 1, en moins d’une
minute.
Si notre organisme produit un léger excès de NO, on observe une
inflammation locale. Un des symptômes les plus irritants de la coqueluche est la toux elle-même, provoquée par une surproduction de NO
dans la trachée.
Pas de NO, pas de sexe
Les hommes ne sont pas les seuls à « allumer » les femmes pour révéler
leur empressement à s’adonner au sexe. Les lucioles le font de manière
permanente, et elles aussi comptent sur NO. En 2001, Barry Trimmer
et ses collaborateurs de l’Université Tufts, dans le Massachusetts ont
décrit ce phénomène dans leurs travaux. NO est le messager chimique
qui déclenche les cellules qui génèrent les éclats de lumière ; ces chercheurs ont montré que lorsqu’on plaçait ces insectes dans une atmosphère contenant 70 p.p.m. de NO, ils brillaient de façon permanente.
1. Abréviation de guanosine monophosphate cyclique.
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SEXE, BONHEUR ET COSMÉTIQUES
Chez les hommes, l’effet de NO est plutôt spectaculaire. Les stimuli
érotiques du cerveau envoient un signal aux nerfs du corps caverneux,
le muscle spongieux du pénis, qui libère alors de l’oxyde d’azote.
Celui-ci relâche les muscles lisses du corps caverneux et permet au
sang d’inonder les tissus qui gonflent et produisent une érection. Le
premier article décrivant ce rôle de NO a été publié par le Professeur
K.-E. Andersson au Centre Hospitalo-Universitaire (University Hospital), de Lund en Suède, dans la revue Acta Physiologica Scandinavica. En
fait, il avait été soumis pour publication après qu’un article similaire
émanant d’un groupe de la faculté de médecine de Boston, dans le
Massachusetts avait été soumis au Journal of Clinical Investigation, mais
ce dernier parut après l’article d’Andersson. Comme vous pouvez
l’imaginer, ce travail a attiré l’attention des médias internationaux,
mais cela semblait dérisoire devant le battage médiatique qui a entouré
la découverte de notre prochaine molécule.
Ressusciter le mort : le Viagra
À mesure que les hommes avancent en âge, ils sont quelquefois frustrés par leur incapacité à maintenir ou même à obtenir
une érection. Lorsqu’ils sont âgés, cela n’est pas bien grave,
mais ça l’est vraiment lorsqu’ils sont plus jeunes. C’est alors
qu’ils ont recours au Viagra.
Pourquoi le pénis d’un homme est en érection plusieurs fois durant la
nuit sans qu’il en ait conscience ? Souvent, l’homme se réveille avec une
érection. Freud avait la réponse : il devait avoir des rêves érotiques ou, si
cela n’était pas le cas, ses rêves devaient être chargés de symbolisme
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sexuel. Si Freud en avait su plus sur les enzymes et l’effet de l’oxyde
d’azote, il serait peut-être bien arrivé à une autre conclusion : les rêves
étaient plus probablement provoqués par l’érection du pénis et non
l’inverse.
Avec l’âge, le désir de l’homme d’accomplir l’acte sexuel peut être
frustré par un membre peu enthousiaste. Il souffre de ce que l’on
appelle une dysfonction érectile (DE) et il a alors recours au Viagra.
On a souvent dit que les femmes pouvaient simuler un orgasme mais
que les hommes, eux, ne pouvaient pas simuler une érection. C’est
désormais possible. Grâce au Viagra, ils peuvent littéralement se
targuer de pouvoir le faire.
En 1983, à Las Vegas, le Docteur Giles Brindley, un neurophysiologiste britannique est devenu célèbre dans les annales de la médecine
pour la conférence qu’il a donnée sur les traitements de l’impuissance.
Il s’adressait aux participants lors de la rencontre annuelle de l’American Urological Association (association américaine d’urologie) et leur
expliquait comment des injections de phénoxybenzamine dans le pénis
produisaient une érection remarquable. Cette molécule active était
normalement utilisée pour le traitement de l’hypertension artérielle.
Peut-être observa-t-il, dans l’auditoire, quelques personnes sceptiques,
quant à sa déclaration. Il leur préparait donc une surprise qu’ils
n’oublieraient jamais.
Quelques minutes avant le début de sa conférence, Brindley, âgé de
57 ans, avait injecté le produit dans son propre pénis et il avait vraiment eu le résultat escompté ; il recula alors derrière le pupitre, baissa
le jogging qu’il portait et montra à l’assistance le formidable effet
produit. Et ce n’est pas tout : il se promena dans l’amphithéâtre et
invita les participants à toucher son pénis pour prouver que sa rigidité
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n’était pas due à une attelle interne (qui était jusqu’alors l’un des
moyens de maintenir un pénis suffisamment rigide pour un rapport
sexuel avec pénétration).
Brindley avait découvert les bienfaits de la phénoxybenzamine
lorsqu’un collègue avait suggéré que les molécules qui diminuaient la
tension artérielle pouvaient avoir précisément l’effet inverse sur le
pénis. Plein d'enthousiasme, Brindley rentra chez lui et en testa certaines avec succès, sur sa propre personne. Dans l'un de ses articles, il
décrit les effets de la papavérine, qui, faisait-il remarquer, « provoquait
une érection incessante durant quatre heures ». Cette molécule active
est encore utilisée par ceux qui sont prêts à faire des injections dans le
pénis, et on pense que les acteurs des films pornographiques en ont
l’usage.
Le succès de Brindley incita d’autres personnes à injecter différents
produits et effectivement, certains furent aussi satisfaisants. L’un
d’entre eux fut finalement commercialisé par Pharmacia & Upjohn
sous le nom Caverject ou par Scharwz Pharma sous le nom Edex (nom
chimique : alprostadil).
Ce fut le premier médicament à recevoir, en 1995, l’agrément de
l’organisme américain de contrôle des aliments et des médicaments,
pour le traitement de la DE. Il donnait entière satisfaction mais était
utilisé en dernier ressort, le seul inconvénient étant qu’il devait être
injecté à la base du pénis.
Évidemment, si vous étiez incapable d’enfoncer une aiguille dans
votre pénis, il existait d’autres moyens, légèrement moins douloureux, d’inciter votre membre flasque à entrer en action. L’un d’eux
consistait à introduire une pastille d’alprostadil au bout du pénis et à
attendre que le médicament diffuse le long de l’urètre et dans les
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tissus environnants, à la suite de quoi, vous obteniez aussi l’effet
désiré. De tels traitements de l’impuissance figurent dans les travaux
littéraires de Carl Djerassi.
NONO, Carl, vous aviez peut-être raison !
En 1998, Carl Djerassi, auteur dramatique, poète, romancier, et aussi
inventeur de la pilule contraceptive, publia un roman dont le titre est
probablement le plus court qui soit : NO. Ce livre relate l’histoire d’une
scientifique indienne, Renu Krishnan qui découvre des composés qui
peuvent libérer NO sur le site où il est le plus nécessaire, dans le pénis, et
ses activités malhonnêtes quand elle essaye de monter une nouvelle entreprise pour le fabriquer. Dans le livre, Djerassi introduit l’idée d’un double
pouvoir des molécules NONO dans lesquelles chaque NO se lie à un
autre NO dans une molécule déjà existante. Certaines d’entre elles font
d'ailleurs déjà l’objet d’intenses travaux de recherches et sont même testées
comme médicaments potentiels. Elles pourraient être utilisées pour favoriser la cicatrisation des vaisseaux sanguins après une angioplastie à ballonnet, pour soulager les hypertensions pulmonaires, pour empêcher la
formation de caillots et pour conserver les cœurs donnés pour transplantation. Le plus difficile est de concevoir ce type de molécules de telle sorte
qu’elles agissent uniquement sur le site à traiter.
Viagra est le nom commercial du citrate de sildénafil. Il a été découvert à la fin des années 1980 dans les laboratoires Pfizer de Sandwich
dans le Kent, en Angleterre. D’une certaine façon, on peut parler de
découverte accidentelle, car l’équipe de chercheurs qui l’a synthétisé
recherchait un traitement contre l’angine de poitrine. En 1985, Simon
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Campbell et David Roberts commencèrent leurs travaux sur des médicaments de relais : ils recherchaient une molécule qui bloquerait
l’enzyme phosphodiestérase qui avait la fonction de désactiver la molécule messagère GMPc. Une des fonctions de la GMPc est la vasodilatation, c’est-à-dire qu’elle relâche les muscles des vaisseaux sanguins, ce
qui se produit en provoquant la migration des ions calcium à l’extérieur des cellules musculaires. L’année suivante, Nick Terrett se joignit
à Campbell et Roberts pour rechercher des molécules adéquates.
Un composé que l’on savait efficace était le Zaprinast, une molécule à
deux cycles auxquels sont rattachés d’autres groupements d’atomes.
L’équipe de Pfizer entreprit de modifier ces groupements afin de
permettre à la molécule de bloquer plus facilement l’enzyme qui l’attirait. Ils trouvèrent finalement une telle molécule, lui donnèrent le
numéro de code UK92480 et la nommèrent sildénafil.
Les tests en laboratoire ont montré que le composé n’était pas
toxique ; les essais cliniques chez l’homme démarrèrent en juillet 1991.
On administra à des volontaires des doses croissantes de ce produit
pour relever d’éventuels effets secondaires qui, à fortes doses, existaient
effectivement. Chez certains hommes, on relevait des maux de tête, des
indigestions, des troubles de la vision et des douleurs musculaires, mais
chez presque tous les hommes, ce composé produisait des érections
puissantes que certains patients traités n’avaient pas connues depuis
plusieurs années. Évidemment, cet effet secondaire inattendu devint
l’intérêt essentiel de ces tests. Pourrait-il produire une érection à des
doses beaucoup plus petites ? Il fallait un certain temps pour cela. Des
tests en double aveugle menés sur un groupe de volontaires ont donné
un résultat quelque peu bizarre : 30 % des hommes à qui on avait
administré un placebo ont aussi eu de meilleures érections.
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Parmi ceux qui avaient reçu une dose de 25 mg de sildénafil, 65 %
ont observé des érections plus fortes. Une dose de 50 mg a conduit à
80 % de succès tandis que la dose maximale de 100 mg permettait
d’atteindre pratiquement 90 %. (Les autres 10 % ont indiqué que les
effets secondaires tels que maux de tête et indigestion anéantissaient
toute excitation.) Ces tests ont été effectués au Royaume Uni, en
France et en Suède. À la fin des essais, Pfizer savait qu’ils avaient découvert un filon, car presque tous les hommes sous traitement désiraient le
poursuivre ; en effet, beaucoup hésitaient à rendre les pilules inutilisées.
De toute évidence, il fallait commercialiser ce médicament sous un
nom sexy et on a choisi Viagra, nom facile à retenir, dont la sonorité,
proche de Niagara plairait. Ces chutes d’eau gigantesques, célèbres
pour leur écoulement abondant et étourdissant, sont aussi l’endroit
préféré des couples nord-américains pour leur lune de miel. Au fil des
semaines, les nouvelles du Viagra étaient étalées en gros titres à
travers le monde : des millions de pilules bleu pâle, ayant la forme
d’un losange sortaient des chaînes de production de Pfizer.
Mécanisme d’action du Viagra
Pour avoir une érection, un homme doit être stimulé sexuellement – par
une pensée, un mot ou un acte – ce qui libère de l’oxyde d’azote à partir
des terminaisons nerveuses dans les cellules spongieuses du pénis. Cette
petite molécule va alors déclencher l’action d’une enzyme, la guanylate
cyclase qui produit la GMPc ; cette dernière relâche les muscles, favorisant un flux sanguin vers le pénis qui grandit. Il est finalement si
engorgé de sang qu’il entre en érection.
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Pendant ce temps, une autre enzyme, la phosphodiestérase, est présente
pour éliminer la GMPc, mais à un rythme qui ne peut faire face au rush
de NO et de GMPc. Avec l’âge, le corps de l’homme ne produit pas suffisamment de ces produits pour contrebalancer l’effet neutralisant des enzymes phosphodiestérases. Cela engendre l’impuissance qui se traduit par une
difficulté à atteindre ou à maintenir une érection. Le Viagra corrige ces
dysfonctions en bloquant l’enzyme phosphodiestérase.
Mais pourquoi le Viagra n’affecte-t-il que le pénis, alors que de nombreuses autres parties de notre organisme sont le siège de production et
d’élimination de GMPc ? En fait, il existe plusieurs variétés de phosphodiestérase, celle du pénis étant la phosphodiestérase-5. Le Viagra désactive
uniquement cette enzyme sans agir sur les autres phosphodiestérases,
dont, par exemple, celle du muscle cardiaque, la phosphodiestérase-3. La
bonne taille moléculaire du Viagra lui permet d’atteindre et de bloquer
le centre actif de la phosphodiestérase-5. Tant que l’enzyme ne peut se
libérer de son fardeau indésirable, elle reste inactive devant sa vraie
molécule cible, la GMPc, dont la quantité s’accumule dans le pénis, et
continue d’augmenter pendant que l’homme reste sexuellement excité.
Les effets secondaires du Viagra, tels que les maux de tête ou les sensations de vertiges sont dus à la dilatation des vaisseaux sanguins cérébraux.
Chez certains hommes, on observe un autre effet secondaire visuel : une
vision temporaire en bleue, due au fait que les cellules à cône responsables de la vision en couleur dépendent aussi de la phosphodiestérase-5.
La pilule bleue du Viagra contient d’autres ingrédients tels que la
cellulose, le phosphate de calcium, le dioxyde de titane et le lactose
(pour sa consistance et sa désintégration rapide dans l’estomac) et un
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colorant bleu pour la distinguer et la reconnaître. Elle porte l’estampille VGR25, VGR50 ou VGR100 qui indique son dosage.
Comme l’action du Viagra se produit à l’échelle moléculaire, elle est
normalement efficace quelles que soient les raisons sous-jacentes du
DE du patient : dépression, stress, conséquences d’une autre maladie
comme le diabète ou une opération de la prostate.
En 1940, une enquête sur la vie sexuelle des Américains, menée par
l’Institut Kinsey, montrait que 15 % des hommes de plus de 50 ans
étaient impuissants. Bien que ce pourcentage ait nettement diminué
depuis, des travaux de recherche dans les années 1990 indiquaient que
près de 40 % des hommes de 40 ans connaissent des DE à des degrés
divers, même « minimes ». Néanmoins, Pfizer était bien heureux
d’exploiter cette publicité qui, de toute façon, était impossible à vérifier.
Le prestigieux National Institute for Health (institut national de la
santé) des États-Unis estime que 30 millions d’Américains souffrent
d’une certaine forme de dysfonction érectile et qu’un homme sur cinq
cherche à se soigner. La publicité entourant le Viagra souligne que la
DE est un mal beaucoup plus courant qu’on voulait bien le reconnaître
précédemment.
Le Viagra n’est pas un aphrodisiaque et il agit uniquement en
réponse à un stimulus sexuel. Théoriquement, si vous prenez du
Viagra, il n’agira pas si vous n’êtes pas stimulé. Il est cependant difficile
d’imaginer un homme prenant du Viagra qui ne penserait pas au sexe.
Lancé en 1998, le Viagra a été testé sur deux groupes de 532 et 329
hommes, puis sur des milliers d’hommes. Durant ces essais, deux
personnes sont décédées : un homme de 66 ans, très gros fumeur, et un
autre de 53 ans apparemment en bonne santé. Ces deux décès n’étaient
pas une surprise car ils concernaient un groupe d’hommes d’âge moyen.
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Durant sa première semaine de lancement, on enregistra plus de
35 000 prescriptions, 300 000 en trois semaines, et enfin plus de
5 millions à la fin de l’année. Il devint le produit le plus rapidement
vendu dans toute l’histoire de l’industrie pharmaceutique. Il stimula
également les actions de Pfizer qui passèrent, en deux semaines, de 45 à
115 euros. Vers l’été 1998, sur des centaines de milliers d’Américains
qui l’avaient utilisé, on enregistrait 66 décès. Parmi ces derniers,
46 hommes avaient une maladie cardiaque que l’activité sexuelle pourrait bien avoir aggravée.
Une pilule de Viagra est avalée environ une heure avant d’avoir une
activité sexuelle et elle stimule la puissance pénienne durant trois ou
quatre heures. Durant cette période, elle peut produire plusieurs fois
une érection réelle suivie d’éjaculation. Le Viagra peut être utilisé dans
un but récréatif comme c’est quelquefois le cas dans la communauté
gay, mais cela peut être dangereux en particulier s’il est pris conjointement à d’autres poppers, nom donné aux nitrites volatils par la communauté gay. La combinaison de ces deux produits peut provoquer une
telle dilatation des artères qu’une menace de défaillance cardio-vasculaire est réelle.
Les effets secondaires du Viagra ne sont pas tous négatifs. Ils ont
même été très positifs dans le cas des rhinocéros, en voie d’extinction
du fait des prétendues propriétés que la médecine chinoise attribuait à
sa corne, dans le traitement de l’impuissance. Aujourd'hui, les Chinois
prennent du Viagra, la corne du rhinocéros n'ayant d'effet que sur
30 % des hommes, par simple effet placebo. La corne de rhinocéros est
une protéine monocaténaire appelée kératine qui n’apporte aucun
bienfait sur le plan médical, tout du moins aucun que vous ne pourriez
trouver en ingérant d’autres formes de kératine comme des sabots ou
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des ongles pilés. En tout cas, en 1993, le gouvernement chinois a interdit l’importation et l’usage de corne de rhinocéros. Avec un peu de
chance, le rhinocéros ne rejoindra pas la liste des mammifères disparus.
Dans une moindre mesure, les phoques mâles du Groenland étaient
aussi chassés dans le même but. On attribuait à leur pénis les mêmes
propriétés médicales, et avant l’entrée en scène du Viagra, leur prix
pouvait atteindre 80 euros l'unité. Depuis, ils ne se vendent plus qu'à
12 euros, leur prix ayant chuté avec la demande.
Le Viagra étant une affaire lucrative, il n'est pas surprenant que
d’autres entreprises pharmaceutiques proposent, elles aussi, leurs
propres produits en les déclarant meilleurs et plus sûrs. ScheringPlough a lancé le Vasomax, un médicament contre l’impuissance ; Eli
Lilly & Icos proposa le Cialis et Glaxo-Smithkline mit en vente le Lévitra. Ce dernier a été testé sur un groupe de 805 hommes ayant absorbé
une pilule à 10 mg : 75 % d’entre eux disaient avoir eu une érection
permettant une pénétration. On dit que le Lévitra cible l’enzyme phosphodiestérase-5 de manière plus efficace et engendre moins d’effets
secondaires, et n'a, par exemple, aucun effet sur les yeux. Bien que le
démarrage de son action magique nécessite un peu plus de temps,
Lévitra est actif durant douze heures, alors que le Viagra ne l’est que
durant quatre heures. Il semble particulièrement efficace chez les
hommes ayant subi une chirurgie de la prostate car cette opération
laisse souvent dans son sillage une dysfonction érectile.
Pfizer contesta ces médicaments de relais devant les tribunaux mais
finalement sans succès ; il obtint la protection du brevet du Viagra
jusqu’en 2013. Le cas Pfizer fut fragilisé dans sa requête d’obtention
des droits exclusifs sur les médicaments qui interféraient avec la phosphodiestérase car plusieurs chercheurs avaient publié un travail dans
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ce domaine dans les années 1992 et 1993. Le juge de la Haute Cour
fut convaincu que Pfizer avait simplement mis en pratique leurs
recommandations, bien que le brevet original de Pfizer datait de
1991.
Potions d’amour et poppers
Bien qu’aucune compagnie pharmaceutique ne fabrique
d’aphrodisiaques en tant que tels, quelques médicaments
présenteraient cet effet secondaire, certains ont même la
réputation de provoquer l'orgasme.
D’après le dictionnaire, un aphrodisiaque est un produit qui éveille le
désir sexuel. Ce n’est pas un stimulant qui engorge le pénis mais quelque chose qui renouvelle le désir de rapports sexuels lorsque, pour une
raison quelconque, ce désir manque. Le fantasme masculin d’un
aphrodisiaque est quelque chose qui générera une soif de sexe chez les
deux partenaires. Depuis des milliers d’années, l’Homme en a très
envie, comme en témoignent les recettes de potions d’amour conservées sur les papyrus égyptiens datant du Moyen Empire, c’est-à-dire
environ 2000 ans avant J.-C.
Des produits chimiques comme la yohimbine, la bromocriptine et le
déprényl semblent agir comme des aphrodisiaques. Le premier d’entre
eux provient de l’écorce interne d’un arbre de l’Afrique de l’Ouest, le
Corynanthe yohimbe ; il était utilisé pour initier et prolonger l’excitation
sexuelle chez les hommes. La molécule active est un alcaloïde, l’indole ;
c’est un remède à base de plantes que l’on peut se procurer chez les
herboristes. Son mode d’action est différent de celui de l’oxyde d’azote
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