opiums - la revue Trouble(s)
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opiums - la revue Trouble(s)
TROUBLE(S) numro 3 opiums sexualits / politiques / cultures opiums enquête sur la masturbation les politiques des drogues interview de Nick Tosches figures du paradis interview de Jean Delumeau crée ta secte millénariste 3 )S(ELBUORT MAI 2005 ¥ 8 EUROS www.revuetroubles.com TROUBLE(S) sexualits / politiques / cultures édition association Ravaillac directeur de publication Jonathan Desoindre impression Nouvelle imprimerie Laballery — rue Louis Bleriot 58502 Clamecy comission paritaire 0406 G 84627 issn 1766-4179 adresse 20 av. Victor Hugo 92170 Vanves mail [email protected] rédaction William Blanc, Thibault Chaffotte, Jonathan Desoindre, Marie Hermann, Elzbieta Kowalska, Charles-Henry Morling ont contribué à ce numéro Vincent Bourseul, Philippe Chlous, Alban Lécuyer, Mélanie Perrier, Rémy Prin, Isabelle Zribi image de couverture Peter Quinn, Projector7, LLC, www.proj7.com illustrations d’ouverture de chapitre sexualités ¬ Egon Schiele, Walli renversée, 1913 politiques ¬ Frederik Peeters, image extraite de Lupus Tome 2, Atrabile, 2004 cultures ¬ Horacio Paone Franck Delaire abonnement Uniquement en France métropolitaine 4 numéros par an o abonnement simple : .............................. 32 € o abonnement de soutien : ........................ 50 € o abonnement à vie : ............................... 300 € o abonnement héritable : ...................... 1 000 € Remplissez le formulaire ci-dessous et retournez le, accompagné de votre règlement à l’ordre de Association Ravaillac à l’adresse suivante : Trouble(s) – 20 av. Victor Hugo 92170 Vanves nom : .......................................................................................... prénom : .................................................................................... adresse : .................................................................................... tél. : ............................................................................................ mail : .......................................................................................... dessins Ivan Casidanus, Antoine Delaire, Fako, Pierre Ouin photos Alban Lécuyer, Horacio Paone, Claude Vittiglio maquette Franck Delaire thèmes des prochains numéros : trouble(s) 4 – Vivre l'autre trouble(s) 5 – Décolonisation si vous souhaitez participer à la revue, contactez nous à [email protected] édito Trouble(s) 3 sort plus tard que prévu. nous empêche-t-elle de vouloir transformer Ce retard mérite quelques explications. Pu- le réel ? Le débat est aussi vieux que la na- blier une revue nécessite de concilier une ture duelle des drogues, qui à la fois guéris- diffusion somme toute restreinte en librairies sent et empoisonnent. Ce numéro s’emploie et un coût élevé d’impression. L’équation est dès lors à dépasser cette alternative morale. assez simple : plus on tire d’exemplaires, Nous croyons en effet que cette tension moins ils nous reviennent chers, mais pour n’est pas résoluble par un simple jugement en tirer beaucoup, mieux vaut disposer de de principe mais implique au contraire une nombreux points de vente… trop coûteux vraie réflexion éthique. Si les opiums, de pour nous. Cette quadrature du cercle, la l’industrie du divertissement aux figures re- majorité des revues la contourne de deux ligieuses, ont des valeurs opposées suivant manières : soit leurs membres possèdent la manière dont ils agissent sur ceux qui suffisamment de ressources pour amortir les consomment, comme armes de propa- le coût d’impression, soit elles bénéficient gande, agents de dépendance, ou matrices de l’aide que le Centre National du Livre ac- d’utopies… ce n’est pas eux qu’il faut inter- corde à une très large partie d’entre elles. roger mais leurs usages. N’étant pas héritiers, nous nous sommes tournés vers cet établissement public, qui à « Par-delà bien et mal. » La formule de deux reprises nous a opposé une fin de non- Nietzsche permet ici de se souvenir qu’il recevoir, au prétexte que nous ne serions pas s’agit non de juger d’après la cause — ce qui une revue… L’arbitraire de cette décision, constitue la démarche morale par essence d’évidence inéquitable, n’appelant aucun re- — mais plutôt d’après les résultats produits cours, nous avons donc dû, faute de tréso- par les opiums. Se demander s’ils octroient rerie, attendre d’avoir vendu suffisamment ou non un gain de puissance ne revient pas d’exemplaires du n°2 avant de faire imprimer à en justifier l’usage mais invite plutôt à s’in- avaler la pilule celui-ci. Face au rétrécissement de l’espace terroger sur les réseaux qui les structurent public que nous pressentions dans notre der- et les volontés qui s’y déploient. De ce ren- nier éditorial, la survie de Trouble(s) repose versement de point de vue, nous nous em- donc plus que jamais sur ses lecteurs. ployons ici à fonder une éthique de l’usage. De Koltès à Assayas, de l’accoutumance En mettant le réel à distance, les qu’implique prétendument la masturbation à opiums auxquels se réfère ce troisième la réduction des risques, en passant par le opus de Trouble(s), ont la propriété d’être à jeu compulsif, élaboration d’un savoir qui dé- la fois des outils possibles de libération et passerait à la fois la pose élitiste du consom- des instruments d’asservissement. L’imagi- mateur éclairé et la condamnation primaire nation qu’ils convoquent permet-elle de s’af- — qu’elle se fasse au nom de l’ordre moral franchir des normes sociales ou au contraire ou de la libération du peuple. sommaire 3 > Edito 17 > Ecran d’arrêt / chronique 27 > Groupuscules / chronique 35 > Transit Intestinal / chronique 65 > Plus con tu meurs / chronique 71 > Easy rider / chronique 72 > Indépendance avec les loups / chronique d’histoire sociale 115 > Espace / chronique 130 > Tous ensemble ! / chronique 131 > Ours et abonnement sexualités la main heureuse 8> 18 > 20 > 22 > Sur la touche / enquête sur la masturbation Répression des Freud / masturbation et psychanalyse Doigts d’auteurs / masturbation et littérature Dernier porno à Paris / reportage 28 > Le bordel d’Ophir / extraits de roman 32 > Plaisir d’offrir, joie de recevoir / le théâtre de Koltès 36 > La chère de sa chair / nouvelle 41 > L’ennemi kado : François Ozon 42 > Fais le toi-même ! politiques à l’usage 48 > Techniques de drogues / enquête sur les politiques des drogues 56 > La réduction des risques, et après ? / tribune 60 > Pluies d’acides / LSD et révolution 66 > « Plonger dans la mer, là où l’on n’en aperçoit pas le fond, et revenir à terre à la nage… » / interview de Nick Tosches 76 > Loin des yeux loin du coeur / tribune 78 > Dans ces casinos sans croupiers ni smokings / enquête sur la Française des Jeux 83 > L’ennemi kado : Blandine Kriegel 84 > Fais le toi-même ! cultures les portes du paradis 90 > Utopies romanes / histoires du paradis 93 > Utopies (1) / le royaume du prêtre Jean 96 > Utopies (2) / la république corsaire de Salé 99 > Utopies (3) / le kibboutz 102 > Il y a un désenchantement à l’encontre d’un paradis sur terre / interview de Jean Delumeau 106 > Mescaline de fuite / drogues et création artistique 109 >Filmeries d’opium / le cinéma de Cocteau 112 > De la propagande… aux bonbons acidulés / critique 116 > Du rêve à 50 roupies / reportage à Bollywood 121 > Retour d’héroïne / critique 125 > L’ennemi Kado : Patrick de Carolis 126 >Fais le toi-même ! « Il y a dans le théâtre comme dans la peste quelque chose à la fois de victorieux et de vengeur. […] La peste prend des images qui dorment, un désordre latent et les pousse tout à coup jusqu’aux gestes les plus extrêmes ; et le théâtre lui aussi prend des gestes et les pousse à bout : comme la peste il refait la chaîne entre ce qui est et ce qui n’est pas, entre la virtualité du possible et ce qui existe dans la nature matérialisée. » Le parallèle entre peste et théâtre que trace Antonin Artaud dans Le théâtre et son double, éclaire le scandale dont la masturbation fait l’objet depuis plus de trois siècles. Contagion épidémique, mal à la fois diffus et localisé, fièvre érotique, fléau avant tout social… l’onanisme partage avec la peste un certain nombre de symptômes. La peur collective qu’elle suscite prend néanmoins ses racines ailleurs. Comme à la peste et au théâtre, lui est surtout reproché d’alimenter un sentiment de révolte en faisant appel au pouvoir de l’imagination, source de corruption de l’âme, d’affaiblissement de la volonté et de dépendance. Dans l’espoir que cela soit vrai, nous avons donc convoqué ici ces figures dangereuses de l’imagination, des propriétés épidémiques de la masturbation à la création littéraire, en passant par le théâtre koltèsien. sexualités la main heureuse Sur la touche Alors que Thomas Laqueur sort un épais ouvrage sur la masturbation, il nous a paru important de confronter cette pratique encore décriée au nom de l’addiction qu’elle provoquerait, aux discours qui l’enveloppent depuis trois siècles. On nous a néanmoins trop reproché notre usage de la philosophie de Foucault pour que nous ne l’assumions pas ici : ce rapide panorama du traitement de la masturbation doit beaucoup à son Histoire de la sexualité. De Foucault nous avons gardé le souci de ne pas réduire trop hâtivement les instances de contrôle à des outils répressifs, et l’inscription des processus de fabrication des sexualités dans la lutte des classes. Parce qu’il ne s’agit justement pas de refaire un traité sur l’onanisme, nous avons pourtant éclaté la pensée de Foucault, la confrontant aux effets historiques et sociaux des discours sur la masturbation et à ses avatars contemporains. Dossier à lire d’une seule main. 8 9 et inversement. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, l’Eglise était visiblement animée avant tout par la volonté d’établir le couple hétéroDès le XVIe siècle, la masturbation est consi- sexuel comme modèle universel, détaillant dérée par l’Eglise comme un péché mortel et précisément ses règles de fonctionnement. un acte contre-nature. Pourtant c’est en 1715 Si les différentes « perversités », y compris avec la parution d’Onania, rédigé par un auteur la masturbation, constituaient effectivement anonyme, ni médecin ni ecclésiastique, que les discours antimasturbatoires commencent à avoir un écho important. En 1760, Samuel Tissot prend le relais avec sa Dissertation A la fin du XVIIIe l’Eglise définit les diverses perversions et aggrave leurs perfidies. sur l’onanisme — qui sera rééditée tous les des péchés, cette bataille était largement ans jusqu’en 1782 — et achève de mettre en secondaire. Ce n’est qu’à la fin du XVIIIe que place un climat de peur. On considère alors l’Eglise définit les diverses perversions et ag- que la masturbation engendre les pires maux, grave leurs perfidies. Elle distingue alors les de l’impuissance à la mort. Les discours ré- péchés de luxure et d’excès, qui incluent les pressifs sont bientôt largement relayés par pollutions et l’onanisme. La masturbation et les médecins, et surtout par les acteurs du le coïtus interruptus (1), soit des pollutions système éducatif, qui prônent une extrême externes volontaires entraînant la dispersion vigilance envers les enfants. A la fin du XVIIIe, du sperme en dehors d’un but procréatif, sont quelques « hérétiques » (parmi lesquels des considérés comme des actes contre-nature. médecins) commencent à tempérer ces dis- De plus, selon Saint Augustin, intervenir dans cours alarmistes, affirmant par exemple que la génération ne serait pas un simple outrage la masturbation est inoffensive lorsqu’elle est à la nature (comme chez les païens), mais une pratiquée sans excès. Au début du siècle sui- offense à Dieu dans son œuvre créatrice. Au vant, Freud ira dans le même sens, sans pour XIXe siècle, la masturbation était donc claire- autant statuer définitivement sur la nocivité ment établie, comme pratique non seulement de cette pratique. C’est ensuite la sociologie, anti-naturelle et immorale, mais aussi forte- et notamment les docteurs Kinsey et Hite, ment honteuse. qui contribuera dans les années 50 à démonter les théories antimasturbatoires. Leurs Pour renforcer cette honte, il était indispensa- rapports révèlent en effet l’extrême banalité ble de s’appuyer sur des techniques d’aveu. de cette pratique — et sachant dès lors que L’aveu, outil de pouvoir utilisé au moins de- 92% des hommes et 83% des femmes s’y puis le Moyen Age, fut employé d’abord et livrent régulièrement, il devient plus difficile surtout dans le confessionnal. « Le vrai, s’il de croire que la masturbation est mortelle. est dit à temps, à qui il faut, et par celui qui Pourtant aujourd’hui encore, on observe un en est à la fois le détenteur et le responsable, certain nombre de survivances, plus insidieu- guérit » indique Michel Foucault (2). Ce dis- ses et détournées, des discours alarmistes du cours de la vérité, cette recherche de l’intime, XVIIIe. A travers leurs évolutions mêmes, la se transforme en un discours scientifique, masturbation demeure ce par quoi les maux repris par des magistrats, des éducateurs et sociaux sont supposés se révéler. des médecins aux XVIIIe et XIXe siècles. Ces deux dernières professions ont imposé leur Médecine douce. Le discours de l’Eglise sur la sexualité a toujours semblé légèrement confus. Un péché considéré comme mortel pouvait facilement devenir véniel par la suite, pouvoir très rapidement avec Onania, qui (1) La notion d’onanisme, vient du « péché d’Onan » qui, contrairement au sens courant du mot, a commis non le péché solitaire, mais le coïtus interruptus, puisqu’il désirait faire l’amour avec sa belle-sœur sans l’engrosser. (2) In Histoire de la sexualité, t.1 La volonté de savoir, Michel Foucault, Gallimard, 1976. sexualités / politiques / cultures la main heureuse Opérations Appareillages Lors d’un débat à la société de chirurgie de Paris, en 1864, un médecin, Broca, qui considère comme trop peu efficace la section des nerfs clitoridien, et trop cruelle l’amputation du clitoris, rapporte l’opération qu’il a menée sur une petite récidiviste de 5 ans. Cousant ensemble les grandes lèvres, pour empêcher tout accès au clitoris et au vagin, il laisse une cavité de la taille d’un petit doigt pour permettre l’écoulement de l’urine et des règles. Un certain docteur Degrise raconte quant à lui avoir entretenu par des cautérisations répétées pendant un an, une irritation rendant la masturbation trop douloureuse chez un petit garçon « aujourd’hui reconnaissant ». Pour éviter la masturbation des adolescentes, on leur appliquait souvent des liens qui empêchaient les membres supérieurs d’atteindre les organes génitaux, des gants en toile métallique qui s’opposaient aux mouvements des doigts, ou encore une camisole. Aux enfants, on immobilisait le tronc à l’aide de rouleaux d’étoffe ou d’un instrument en bois à double enfourchure que l’on attachait à la partie interne des cuisses pour en obtenir l’écartement. On appliquait aussi des ceintures munies de boîtes métalliques en forme de pénis, couvrant les organes génitaux. On pouvait également appliquer un anneau en métal à travers le prépuce ramené en avant du gland. entre 1715 et 1778, a été réédité vingt-deux visite honteuse à la pharmacie, tandis que pu- fois. Le succès démesuré de cette brochure, blicités, affiches, tracts et revues proposent écrite pourtant par un parfait inconnu dépour- des solutions facilement accessibles : des vu de connaissances médicales, a introduit le médicaments végétaux, des appareils, des sujet de la masturbation dans les salons de ceintures… Les médecins conseillent égale- toute l’Europe. On a dès lors considéré qu’en ment des visites chez les prostituées (5). plus d’être un péché, l’onanisme avait de gra- (3) Comme l’annonce, en 1819, le Dictionnaire des sciences médicales : « effets terribles. Susceptible de donner naissance à presque toutes les maladies aiguës ou chroniques qui peuvent déranger l’harmonie de nos fonctions ». (4) Le sexe en solitaire : contribution à l’histoire culturelle de la sexualité, Gallimard, 2005. (5) L’anglais Mandeville Leyde recommande dès 1711 les bordels comme remède à la masturbation. (6) Le changement a commencé néanmoins un peu plus tôt, dès 1899, avec Studies in the Psychology of Sex d’Ellis Havelock dans le premier volume (AutoErotism) duquel l’auteur se disait pour la libération de la masturbation et critiquait les discours des charlatans. ves conséquences sur la santé : ulcères, con- Les années qui ont suivi la première guerre vulsions, épilepsie, consomption, croissance mondiale ont apporté pour la première fois ralentie, perte de vigueur, et pour les femmes un souffle nouveau (6) grâce à une campagne stérilité et fausses couches (3). Or à l’épo- contre les maladies sexuellement transmis- que, comme l’indique Thomas Laqueur dans sibles, qui approuvait la masturbation en la Le sexe en solitaire (4), les petites infections, considérant comme moins dangereuse que une mauvaise alimentation, un alcoolisme les MST (7). La psychanalyse puis le rapport répandu et le stress plongeaient l’ensemble Kinsey contribuent à la libération de la mastur- de la population dans un état de fatigue et de bation (8), qui atteint son sommet en mai 68. léthargie, provoquant maux de tête ou autres. Au XXe siècle, de nouveaux charlatans ont Il était alors pratique de croire que la raison néanmoins pris la place des médecins, des ultime en était établie. En 1760, Tissot écrit religieux, etc. Ce sont des psychologues, L’onanisme, ou dissertation physique sur les des sociologues ou des sexologues qui ont maladies produites par la masturbation, où il développé une nouvelle parole mensongère souligne qu’il se place non du point de vue sur l’onanisme. En détournant les modes de moral mais médical. Il n’y avait pourtant pas répression, ils ont de nouveau conféré à la de grande différence entre un auteur comme masturbation un caractère d’anormalité. Ils celui d’Onania et un médecin — leur avis était la considèrent comme une pratique normale d’une portée égale sur les questions médica- dans certaines situations, et la condamnent les. C’est donc à la même époque qu’on voit dans d’autres. Didier-Jacques Duché dans surgir des milliers de charlatans proposant l’Histoire de l’onanisme (9) souligne en 1994 des cures pour vaincre la masturbation. Les que la masturbation renforce la dimension médicaments et les instruments sont souvent narcissique, le jeu des fantasmes, et donc achetés de la main à la main pour éviter toute met la réalité à l’écart. Les nouvelles répressions, considérant la masturbation comme une pratique égoïste, un repli sur soi-même, constatent qu’elle est et doit rester seule- 10 11 ment un passage de l’enfance à la vie adulte, ou un acte de pauvre substitution au coït : « La masturbation si elle est fréquente, à certains moments de l’évolution sexuelle, sommateur, donc dans la majorité des cas n’en est pas moins une imperfection du le masturbateur, vers la violence et d’autres point de vue sexuel. Elle correspond aussi « perversions ». à une imperfection du point de vue de l’évolution affective. » (10) La masturbation est La bite nique. Tissot, dont les consulta- aussi réprimée de manière détournée par la tions médicales portaient principalement sur condamnation de la pornographie autant sur la question de la masturbation, affirmait avoir internet que par minitel, ou à la télévision. en grande majorité des patients provenant de Selon les « experts », elle amènerait le con- la bourgeoisie et de la noblesse. Néanmoins, c’est surtout la bourgeoisie — nouvelle classe sociale qui se développe en même temps que croît la répression de la masturbation — qui semble être à l’origine et au cœur de la dramatisation de l’onanisme. Cette classe, dès son ascension au début du XIXe siècle, a eu besoin d’adopter des signes distinctifs pour se valoriser et s’imposer comme classe dirigeante. Là où la noblesse avait le « sang bleu » et existait alors par le corps, la bourgeoisie voulait s’affirmer par sa sexualité, ou plutôt par la régulation de cette sexualité. Selon Foucault (11), en mettant en place un système de répression de la masturbation, elle n’aurait pas, dans un premier temps, cherché à contrôler les autres, mais elle-même. Son auto-affirmation nécessitait alors de s’emparer des questions de corps, de vigueur, de longévité et de la problématique sanitaire en général. Le contrôle de la sexualité s’élargit cependant au-delà de la masturbation — vice aussi inutile que dangereux — pour préserver le corps bourgeois. Selon Foucault, « il faut donc revenir à des formulations depuis longtemps décriées ; il faut dire qu’il y a une sexualité bourgeoise, qu’il y a des sexualités de classe. Ou plutôt que la sexualité est originairement, historiquement bourgeoise, En détournant les modes de répression, ils ont de nouveau conféré à la masturbation un caractère d’anormalité. et qu’elle induit, dans ses dé- (7) Dès son lancement a pourtant ressurgi un mouvement contraire avec des médecins radicaux, l’Eglise et des enseignants. Certains considèrent cette période comme la plus répressive pour la masturbation. De nombreux articles et pamphlets, comme True Manliness de Jand Elice Hopkins, vendu à plus d’un million d’exemplaires en 1909, contraient les mouvements libérateurs. (8) Parallèlement, depuis la découverte des bactéries et la baisse de la mortalité enfantine, la masturbation ne pouvait plus être considérée comme la cause des maladies et de la mort. placements successifs et ses transpositions, des effets de (9) Collection Que sais-je, PUF, 1994. classe spécifiques. » Cette prétendue supériorité de la « morale sexuelle » bourgeoise se donnait à voir dans le traitement réservé aux basses classes dans les textes sur la masturbation : les enfants (10) In Pour une authentique éducation sexuelle, Dr Paul Le Moal, Editions Vitte, 1963. (11) Foucault, op. cit. sexualités / politiques / cultures la main heureuse par la dispersion du sperme qu’elle occasionne. D’ailleurs la classe dirigeante disait agir au nom de l’intérêt public, tel le docteur Demeaux, qui en s’adressant en 1849 aux grandes instances de la République, tentait de les prévenir du danger de la masturbation et de les aider à retrouver une sexualité féconde et économiquement utile. Ce concept recoupe celui développé par Emmanuel Kant, qui considérait d’une part que la perte de tout fluide corporel, y compris le sperme, entraîne la perte de l’énergie vitale, et d’autre part que la masturbation est différente d’autres « vices », comme le tabac ou l’alcool, puisqu’elle n’est pas attachée au système économique d’échange. Le coït, selon lui nécessairement lié au mariage, est l’exemple par excellence d’échange régulant la vie sexuelle — le contrat de mariage ne permettant la relation sexuelle qu’au prix de certaines obligations. La masturbation n’est pas acceptable Ce double axe, d’autodiscipline corporelle et de ségrégation sociale, produit ainsi une variété d’assignations quotidiennes. dans ce système, puisque, selon Kant, on ne peut pas avoir de contrat ou d’obligations envers soi-même. Thomas Laqueur dans Le sexe en solitaire cherche lui aussi une raison économique à la répression. Il constate que de celles-ci y sont décrits comme des sujets la masturbation était considérée par ceux qui animaux. Ce double axe, d’autodiscipline cor- la condamnaient comme l’un des vices du ca- porelle et de ségrégation sociale, produit ainsi pitalisme et du progrès technique — en tant une variété d’assignations quotidiennes : par que désir inutile, luxure, besoin non naturel, exemple, il était formellement interdit aux fem- rendu pourtant de plus en plus accessible mes de la classe dominante, non seulement par la modernité. Selon lui, c’est la mise en de « se mêler aux basses classes », mais aus- place des modes d’impression massive qui, si de rester seules. L’usage du contrôle de la en mettant cette luxure à portée de main, en sexualité par la bourgeoisie pour se démarquer favorisant le développement de la sphère de est souligné aussi dans l’ouvrage de Jean-Paul l’imaginaire et des fantasmes à travers livres Aron et Roger Kempf, La Bourgeoisie, le sexe et romans, a développé la répression. et l’honneur (12). Selon les auteurs elle valori(12) Bruxelles, 1984. sait la vertu morale face à une noblesse déver- Pervers et mères indignes. « Profes- (13) Cité par Duché dans L‘onanisme, Collection Que sais-je, PUF, 1994 gondée, à l’image de Sade. seurs, directeurs, supérieurs, ouvrez les yeux, Aron et Kempf développent également l’idée redoutable : s’il pénètre, s’il entre, il dévas- (14) A la tête, dès 1834, de plusieurs institutions d’éducation religieuse très prisées par les grandes familles françaises. selon laquelle la bourgeoisie, prude et éco- tera votre maison, il y perdra tout, il jettera nome, interdit la masturbation parce qu’elle victimes sur victimes, morts sur morts ! » soyez vigilants ! Car voilà l’ennemi, l’ennemi la voit comme un gaspillage. Selon le psychanalyste René Spitz (13), la masturbation était considérée comme un acte anti-social 12 13 Terribles maladies Secte En 1882, Francisco d’Albuquerque Cavalcanti écrit une thèse médicale sur la masturbation. Il en constate les effets : troubles nerveux et respiratoires, convulsions dangereuses, voire mortelles, toux sèches, organes flasques, ridés, un gland énorme qui dépasse. Psychologiquement la victime est atteinte d’inquiétude continuelle, d’agacement, de changements brusques de caractère, de paresse, d’abrutissement, ainsi que de perte d’intelligence et de mémoire. Le corps souffre de paralysie, surdité, myopie, inflammation de la prostate, incontinence, atrophie des testicules (grosseur d’un haricot), convulsions dangereuses, voire mortelles. La Gnose, mouvement religieux concurrent du christianisme, prône l’existence de deux dieux : un dieu mauvais, créateur de la matière, et un bon, créateur de l’esprit. Une grande partie des gnostiques se livre ainsi à la débauche à seule fin de montrer au mauvais dieu les possibilités lamentables qu’il offre à l’homme. En conclusion de leurs séances masturbatoires, ils tendent leurs mains remplies de sperme vers le ciel, cette fois à l’attention du bon dieu — il s’agit de lui montrer qu’ils font tout pour lui permettre de créer un homme nouveau. s’écriait au XIXe siècle monseigneur Dupan- toute évidence relativement vaine) s’explique loup (14) à propos de la masturbation. Les sans doute par l’utilisation faite de l’éducation traités d’éducation de l’époque prodiguent sexuelle. En réalité, la vigilance qu’on impose de fait d’innombrables conseils pour en dis- aux éducateurs et aux parents offre la pos- suader les enfants (du régime alimentaire à sibilité aux différents pouvoirs de pénétrer la nature du lit, en passant par les sports ou directement dans l’intimité des familles. Ce les habits pour la nuit), et promeuvent toutes n’est pas seulement l’enfant qu’on cherche sortes de moyens mécaniques (bandages, ca- à rendre coupable, mais aussi le parent, cou- misoles, opérations chirurgicales). Toutes les pable de ne pas avoir assez fait culpabiliser collectivités (pensions, collèges ou ateliers) son enfant. sont incriminées — parce qu’ils vivent ensemble, les enfants seraient plus qu’ailleurs On observe aujourd’hui des survivances évi- exposés au mauvais exemple de leurs cama- dentes de ce double mouvement, qui à la fois rades plus âgés. Sont plus particulièrement cherche à rendre secret ce qui ne l’était pas visées celles accueillant des enfants aisés, au départ (et pousse l’enfant à se cacher pour dont on souhaite préserver la descendance mieux le prendre sur le fait), et place l’enfant et les capacités intellectuelles — que la se- au centre de toutes les observations, faisant mence des enfants d’ouvriers se perde dans de lui l’objet de la plus grande vigilance. Les la nature dérange moins. L’institution scolaire émissions télévisées traitant de la masturba- inscrit de surcroît le sexe des enfants en son tion se dotent ainsi, au fil des ans (et alors centre, des règles de vie (emplois du temps que le discours qu’elles dé- très stricts empêchant tout temps libre) jus- veloppent est toujours qu’à l’architecture (conçue de manière à ce plus vide et con- que tout reste visible). D’autre part, elle en- formiste), traîne une multiplication des discours à son propos, ceux-ci émanant à présent des éducateurs, des médecins, des parents, mais aussi des enfants, qu’il s’agit à tout prix de « dépister » puis de faire avouer — tout en considérant que l’enfant qui n’avoue pas ment probablement. Cet acharnement, dont les proportions paraissent démesurées en comparaison aux résultats qu’on pourrait en attendre (l’entreprise étant de sexualités / politiques / cultures la main heureuse Les discours sur la masturbation, en opérant une mainmise sur les familles, permettent d’étendre leur pouvoir à d’autres sujets. Ainsi, la masturbation devient un vecteur comme un autre de normalisation de la différence sexuelle et de ses conséquences, et ce dès le plus jeune âge. Freud, qui fut pourtant le premier à établir l’existence d’une sexualité infantile considérée comme « normale », la refuse aux filles, qui selon lui renoncent à se masturber dès lors qu’elles constatent leur absence de pénis. Et si dans les années soixante plus personne n’ose condamner absolument la masturbation, on se cramponne à cette dimension là — une réserve étant toujours émise pour la masturbation des filles, chez qui elle doit rester épisodique. Didier-Jacques Duché indique encore en 1994 (17) que la masturbation ne joue pas le même rôle dans le développement sexuel de la fille et du garçon, puisque celle-ci ne peut que « constater un manque, une mutilation ». De fait, même s’il est admis que culpabiliser les enfants à outrance est dangereux, il semble très difficile, encore aujourd’hui, de tolérer une masturbation enfantine sans contrainte. Au nom de la nécessaire maîtrise des instincts, la répression reste pour beaucoup un moindre mal. De fait, Catherine Solano, dans un livre destiné aux ados (18), se contente de remplacer le concept de Dieu par celui de nature pour établir (15) Si Canal + parle déjà en 2001 de « dépendants sexuels », il le fait sans complexe devant des enfants, à midi. En 2002 sur M6, un « accord parental est souhaitable » pour une émission très insipide sur la masturbation ; et sur France 5 une même émission propose que les enfants « nous rejoignent d’ici cinq minutes », pour demander ensuite, en 2003, « d’éloigner les enfants ». La masturbation devient un vecteur de normalisation de la différence sexuelle et de ses conséquences. qu’une culpabilité irrémédiable — utile pour d’avertissements implorant instamment les de la sexualité des enfants. On le voit encore parents d’en préserver leurs enfants (15) tan- aujourd’hui dans l’ampleur que prennent les dis que l’éducation sexuelle, obligatoire en discours faisant de la masturbation une étape France depuis 1973, ne la mentionne toujours « transitoire ». Mettre ainsi l’accent sur cette pas. Les méthodes employées pour détourner supposée transition permet de lier les sexua- les enfants de leurs activités cybermasturba- lités de l’adulte et de l’enfant. En cantonnant toires relèvent de la traque (historiques, filtres, la masturbation à l’enfance, on rappelle au ou encore programme enregistrant les adresses et écrans visités) (16) — le mieux étant bien sûr de ne jamais laisser l’enfant seul. rappeler la dangerosité de l’égoïsme — accompagne nécessairement tout geste masturbatoire. On a ainsi le sentiment qu’il est difficile de se défaire de cette mainmise sur les adultes et leur intimité par le truchement 14 15 Vocabulaire Règles de vie Le mot « masturbation » vient soit de mas (penis) et turbatio (excitation) soit de manus (main) et stuprare (souiller, profaner). La connotation morale est pourtant moins forte que dans le terme « onanisme », qui renvoie au « vice d’Onan », condamné par la société comme par la morale chrétienne. Un autre terme souvent repris, et peu connoté moralement, est l’autoérotisme, désignant juste un acte consistant à provoquer sur soi-même un plaisir sexuel. Il était et est encore d’usage, pour éviter d’employer les termes exacts, de parler de succubat, de « mauvaise habitude », de manusturpation, de branlette, de touche-pipi ou de veuve Poignet… Un manuel d’éducation du XVIIe conseille aux parents d’interdire le cheval à bascule (pour les filles) et la rampe à escalier (pour les garçons). Les chaises doivent être en paille ou en bois, les lits remplacés par des bancs de pierre. Il est préférable que les régimes alimentaires soient sobres : épices, viandes riches et venaisons sont proscrites. Pour occuper l’esprit, il est bon d’apprendre des poèmes par cœur, et de ne lire la Bible que par extraits. Enfin, des appareils peuvent corriger les cas extrêmes, même s’il est souvent reproché à cette solution d’amoindrir la volonté de l’enfant — l’ultime remède demeurant malgré tout le mariage. parent que même non nocive, elle doit malgré tout être contrôlée, maîtrisée — chez son enfant, qu’il doit empêcher de se masturber trop longtemps, mais aussi chez lui, à qui la même restriction s’applique autant. Par bonheur, il existe encore des magazines pour qui Si la figure du masturbateur est plus imprécise, plus mouvante que les autres, c’est parce qu’elle les contiendrait toutes, au moins à l’état de germination. le seul danger de la masturbation consiste en une simple irritation : Le Toronto Star (19) tout particulièrement Onania, qui a beaucoup conseille ainsi à ses jeunes lecteurs, lorsque contribué à l’élaboration de ce caractère. Ca- leur frottement est trop insistant, d’utiliser de valcanti (21), qui le dit aisément reconnaissa- la salive ou du lubrifiant. ble à ses « expression languissante du visage, paupières gonflées et livides, inclinaison de la La main à la pâte. « Enfants trop éveillés, tête vers la terre, développement excessif des fillettes précoces, collégiens ambigus, domes- organes génitaux, voix rauque, manière sacca- tiques et éducateurs douteux, maris cruels dée de lancer les tibias en marchant », men- ou maniaques, collectionneurs solitaires, pro- tionne également une « fureur de maniaque » meneurs aux impulsions étranges […] C’est qui pousse à se masturber jusqu’à l’agonie. l’innombrable famille des pervers qui voisinent Pourtant, comme le montre Laqueur (22), s’il avec les délinquants et s’apparentent aux est parfois fait mention de cette figure, elle a fous », montre Foucault (20). Au XVIIIe, les dif- toujours été bien moins répandue que celles férents discours répressifs créent une série de de nombreuses autres perversions (l’homo- personnages qui se démarquent progressive- sexuel, le sadique ou encore la prostituée). ment des libertins traditionnels : les pervers. La principale raison en est que c’est la seule Obsédés, sadiques ou homosexuels se voient pratique qui se réduise à un simple acte (tan- ainsi attribuer une série de traits communs, qui dis que toutes les autres font obligatoirement concernent tant leur histoire personnelle que appel à d’autres instances et donc à un con- leur corps. Le sexe y est omniprésent, pulsion texte particulier — par exemple, la prostitution continue laissant des stigmates physiques, implique l’argent, la police, l’hygiène, etc.) Ce et perceptible par tous. Il est possible de re- qui fait d’elle une pratique essentiellement uni- constituer une figure du masturbateur grâce verselle, qui concerne tout le monde. D’autre aux innombrables descriptions morales et phy- part, l’Etat n’a jamais légiféré sur la masturba- siques qu’en donnent les traités du XVIIIe, et tion autant qu’il a pu le faire par exemple avec l’homosexualité, en l’interdisant. Cependant, il semble que ce soit précisément cette universalité qui ait permis de faire de la masturbation (16) « Internet : comment protéger vos enfants. Les vertus du dialogue », L’Express, juin 2001. (17) Didier-Jacques Duché, op.cit. (18) Sexo ados, Catherine Solano, Marabout, 2002. (19) Toronto Star, « Masturbation is common practice for teenagers », mars 1998 (20) Foucault, op.cit. (21) In Les passions tristes, le libertinage et la syphilis considérés comme cause de phtisie, 1882. (22) Laqueur, op.cit. sexualités / politiques / cultures la main heureuse les assumer. D’autre part, on prête toujours au « masturbateur » une conduite addictive et désocialisante. Enfin, fonctionnant exclusivement sur le fantasme — souvent inaccessible — et permettant facilement de combler un désir, fondée sur une fiction élaborée hors de toute humiliation et de toute contrainte (25), la masturbation couperait dangereusement du réel celui qui la pratique. Les éducateurs du XIXe la jugeaient cause de paresse, voire de folie. L’Encyclopédie de la vie sexuelle (26) apprend encore en 1973 aux adolescents que la masturbation doit être temporaire, puisqu’elle renforce la fuite devant la réalité. Lorsque le frottement est trop insistant, utilisez de la salive ou du lubrifiant. La peur que suscite la masturbation a paradoxalement à voir avec l’émergence d’une certaine modernité. Devenue problème par le biais des médias de masse (imprimerie, presse et (23) Duché écrit ainsi : « on sait que les homosexuels peuvent se livrer à des masturbations réciproques, qui sont des souvenirs des jeux érotiques de l’adolescence ». (24) « Enquête sur la face cachée d’Internet »,L’Express, juin 2001. (25) Bertrand Ferrier, dans Un plaisir maudit, enjeux de la masturbation (La Musardine, 2000), montre ainsi que loin de sombrer dans l’illusion, le masturbateur, puisqu’il se fonde sur un fantasme, est conscient de l’inaccessibilité de ce fantasme et de la fiction qu’il crée. (26) Encyclopédie de la vie sexuelle, Cohen, KahnNathan, Tordjman, Verdoux, citée dans Histoire d’une grande peur : la masturbation, Jean Strengers, Anne Van Neck, éditions de l’université de Bruxelles, 1984. le point de départ ou de concentration de tou- aujourd’hui télévision), elle rejoint et favorise tes les autres perversités. Si la figure du mas- dès lors l’essor de la bourgeoisie comme du turbateur est plus imprécise, plus mouvante corps médical. C’est au nom de ce monde que les autres, c’est parce qu’elle les contien- capitaliste et industriel émergeant qu’elle est drait toutes, au moins à l’état de germination. condamnée, soit au motif qu’elle en serait l’in- Ainsi la masturbation et l’homosexualité sont- carnation perverse soit au contraire qu’elle en elles fréquemment associées, l’une étant cen- serait l’antithèse. C’est en tout cas à travers sée mener irrémédiablement à l’autre — non elle que se constituent les figures et les corps seulement parce qu’un jeune masturbateur sociaux du monde moderne, des bourgeois serait souvent initié par quelqu’un de même aux pervers. A ce titre elle est moins prétexte sexe, mais surtout parce que, pratique perçue répressif que production de normes, de désirs comme particulièrement fréquente chez les et d’une temporalité nouvelle. Ce n’est pas un homosexuels, la masturbation serait l’essence hasard si la figure de l’enfant occupe une place d’une sexualité considérée comme puérile et centrale dans les dispositifs qu’elle engendre : narcissique (23). c’est bien la question de la généalogie et de l’histoire collective et individuelle qui est ici en De fait, on considère encore aujourd’hui que jeu. Retracer l’histoire des discours sur la mas- la masturbation ouvre à nombre d’autres « né- turbation permet d’en faire remonter l’origine vroses ». Ainsi Pascal Leleu, sexologue, s’in- répressive moins à l’ère de la chrétienté qu’au quiète-t-il dans L’Express (24) de la banalisation XVIIIe siècle, et de relativiser la portée de la li- opérée par la cyberpornographie, qui permet bération sexuelle des années 60. Cela permet de mettre en pratique collectivement des « pa- surtout de repérer que ces instances de con- thologies » telles que le SM, la fessée ou le trôle se réinventent constamment, cherchant voyeurisme, et de s’exprimer à leur sujet (à tra- à imposer leur propre rythme au mépris du vers sites, forums, et chats) — donc de mieux temps de l’histoire — et qu’en cela elles sont la modernité même. Joseph S. et La Cane Hardeuse Illustrations Ivan Casidanus, Antoine Delaire ECRAN D’ARRET Sexe, mensonges, et vidéo « Qui a craché dans mon Yop ? » Les années Tony Blair (2002) de Peter Kosminsky n’est pas un téléfilm politique. Du moins, ce n’est pas ce qui le caractérise le mieux. S’il s’agit en effet d’une fresque s’en prenant au New Labour pour avoir renié ses fondements socialistes et dénonçant ses méthodes peu démocratiques, l’analyse reste niaise et ne témoigne pas d’une grande originalité. Non, si Les années Tony Blair est agréable à regarder c’est parce que c’est un sitcom croisé avec un film d’espionnage. Réaliser un équivalent de Friends au sein du parti travailliste est une gageure pour trois raisons : 1. Les travaillistes ne connaissant même pas l’humour anglais, c’est dire s’ils sont drôles. 2. L’ambiance d’une fête trotskiste, en plein air, un jour de pluie, est plus glam que celle qui règne chez les travaillistes. 3. La banlieue de Londres, ce n’est pas exactement Manhattan. Pourtant Peter Kosminsky s’acquitte de cette tâche honorablement. Comme tout sitcom qui se respecte, Les années Tony Blair suit quatre jeunes, correspondant aux canons du genre et vivant en collo- cation, tout en prenant soin de porter l’accent sur leurs histoires de cul. Comme personnage principal on a Paul, spin doctor de Tony Blair, qui aime Maggie, élue travailliste, sans que ce soit réciproque. Il se rabat donc sur Lindsey, la voisine infirmière — subtile métaphore pour montrer qu’il baise les pauvres aussi bien à la maison qu’au travail, où il coupe sans vergogne dans le budget de la santé. Maggie campe le rôle de la rebelle et doit son titre au fait que, comble de la perversion, elle couche parfois avec un membre du parti conservateur. En couple-qui-dure-mais-qui-connaît-des-hauts-etdes-bas, il y a Irene, la journaliste, qui sort avec Richard, conseiller du Ministre des Finances, et qui ne rate pas une occasion pour piéger le parti de son chéri. Et juste pour montrer à quel point les travaillistes manquent cruellement de sex-appeal, il y a Harvey, le glandeur non-politisé aux cheveux longs et gras, qui sort avec plein de filles. Néanmoins, pour pallier les inévitables lacunes dont souffre Les années Tony Blair en tant que sitcom, Peter Kosminsky a eu le flair d’y ajouter une part d’espionnage.Ainsi les coups tordus se multiplient au point que l’on jurerait être face à un James Bond cheap où les vodka-martini seraient remplacées par des pintes. Entre Paul qui fait les poubelles des conservateurs pour y dénicher matière à scandales, les réunions secrètes et les brutes qui n’hésitent pas à se montrer violentes pour intimider les députés qui ne suivent pas les consignes du parti, il suffirait que le nom des membres du parti conservateur se termine en « -vitch » pour que l’illusion soit parfaite.Alors seul resterait le manque de goût vestimentaire, si caractéristique des productions de la BBC, pour nous rappeler qu’il s’agit là d’évènements somme toute assez proches de la réalité. Mme Patate la main heureuse Répression des Freud Il serait tentant de voir dans l’avènement de la psychanalyse à la fin du XIXe siècle un tournant exclusivement libérateur dans l’histoire de la masturbation, celle-ci étant enfin délestée de ses conséquences physiologiques néfastes. Néanmoins, sous ses aspects de révolution médicale, la psychanalyse (1) semble être un nouvel outil de contrôle de la masturbation, plus sophistiqué. (1) On ne traitera ici que de la psychanalyse freudienne, celle-ci s’étant rapidement imposée comme le modèle dominant en matière d’analyse de la masturbation. Il est à noter toutefois que le sujet de la masturbation était au cœur de nombreuses tensions lors des discussions viennoises. Ainsi Stekel, l’un des disciples de Freud, ne s’opposait pas à la masturbation chez l’adulte. Dans l’introduction de son essai intitulé « La masturbatoires étaient exemptes jusque-là sexualité infantile » (2), Freud s’étonne de de toute condamnation médicale, religieuse l’ignorance généralisée qui règne en matière ou morale. En en recensant l’origine et en fai- de sexualité des enfants. Or pour le fonda- sant de la sensation voluptueuse une réaction teur de la psychanalyse, comprendre les purement mécanique, Freud opère ce qui, en « pulsions sexuelles » passe nécessairement apparence, ressemble à une banalisation de par la reconnaissance de l’enfant comme la masturbation. Celle-ci perd son statut de être sexuel. Succions voluptueuses et jeux mal contagieux et mortel pour ne devenir autour du contrôle de la zone anale sont ainsi qu’un simple phénomène naturel auquel tous présentés comme autant de manifestations les enfants ont toujours été exposés. autoérotiques, qui seront amenées avec l’âge à se fixer sur les zones génitales. De Orgasme clitoridien. Toutefois si la mas- plus, l’enfant ne découvre pas ces pratiques turbation infantile n’est plus diabolisée, elle à cause de camarades de jeux cherchant à le continue à relever du domaine de l’interdit corrompre (s’estompe alors l’image du mas- pour les adolescents et les adultes. Car se- turbateur prosélyte), mais uniquement parce lon Freud, sous le poids d’une « évolution que certaines parties de son corps sont quoti- organiquement déterminée, héréditairement diennement exposées à des stimuli, sources fixée » (3), renforcée par l’éducation, sont naturelles de plaisir. Ces manifestations pré- érigées des digues (4) qui permettent de con- 18 19 gine de véritables cures de désintoxication à base d’isolement pour les masturbateurs invétérés. tenir les pulsions sexuelles de l’enfant et de les orienter, par un processus de sublimation, Symptômes. Le lien qui unissait mastur- vers de nouveaux buts plus « civilisés », tels bation et pathologie n’est donc en aucun cas que les productions culturelles. Ainsi le pro- rompu avec la psychanalyse. Comme le sou- longement de la phase masturbatoire hors ligne Thomas Laqueur dans Le sexe en soli- de l’enfance « constitue la première grande taire (7), la masturbation est au cœur de l’un déviation par rapport au développement des plus importants virages de la psychana- que l’homme civilisé doit s’efforcer d’attein- lyse freudienne : c’est suite à son travail sur la dre » (5). Pour les filles, l’abandon de la mas- masturbation que Freud fait passer la névrose turbation est, selon Freud, encore plus difficile du statut de résultat d’un traumatisme à ce- car il implique de passer des orgasmes clito- lui d’expression d’un arrêt de l’évolution de ridiens, assimilés à une sexualité masculine soi, et de son corollaire, la culpabilité. Mais si et active, aux orgasmes vaginaux davantage masturbation et pathologie restent indissocia- passifs et féminins. La tolérance à l’égard de bles, leur rapport s’est inversé : avec l’avène- la masturbation infantile reconduit les princi- ment du paradigme psychanalytique à la fin pes normatifs, conditionnant le développe- du XIXe siècle, la masturbation n’apparaît plus ment de la sexualité et du genre, naturalisant tant sous les traits d’un agent infectieux que la masturbation et son abandon. sous ceux d’un symptôme — même si la culpabilité qui accompagne la masturbation chez S’il a pu se démarquer de ses prédécesseurs l’adulte implique qu’elle participe à la genèse en matière de sexualité infantile, Freud, en des névroses et n’est pas complètement posant l’adulte masturbateur comme un être inoffensive. Et c’est parce que la masturba- non civilisé, renoue avec l’acception plus tion est dorénavant à ranger parmi les symp- classique du plaisir solitaire comme menace tômes que la psychanalyse devient l’outil de pour le corps social. Alors que chez l’enfant contrôle le plus performant en matière d’ona- la masturbation n’est que pur jeu et ne s’ac- nisme. Symptôme d’un mal psychique plus compagne pas de fantasmes, chez l’adulte profond à révéler, la masturbation appelle l’in- elle met en échec la théorie freudienne de tervention d’un personnel spécialisé. Pour la la libido, qui requiert que le plaisir soit dirigé scientia sexualis dont parle Foucault, faire de vers un objet extérieur, faute de quoi il ne la masturbation un phénomène naturel, qui peut y avoir de rapports sociaux. Comme par dans un premier temps est une étape de la le passé, c’est la fonction désocialisante du généalogie du soi et dans un second temps fantasme qui est ici mise en cause : celui-ci un symptôme, permet de réduire la part de induit un décalage entre le désir physique et honte entourant cette pratique et donc d’en le désir psychologique et tend à se substituer faciliter l’expression — sans pour autant re- à la réalité. De là naît l’idée selon laquelle la venir sur son aspect éminemment négatif et masturbation serait une solution de facilité, dangereux. La masturbation est ainsi devenue que Freud condamne sur les mêmes bases le sujet de l’aveu par excellence, et la psycha- que ses précédents détracteurs. Dans une nalyse la discipline habilitée à l’extorquer. lettre à Wilhelm Fliess (6) en 1897 il décrit ainsi la masturbation comme « l’addiction (2) In Trois essais sur la théorie sexuelle, Gallimard, 1987. (3) Op.cit. (4) Le dégoût, la pudeur et la morale selon Freud. (5) Op.cit. Mme Patate (6) Médecin allemand très proche de Freud. primaire » dont dériverait l’ensemble des addictions humaines, à commencer par celles aux drogues. Dans la même lignée, il ima- (7) Sous-titrée Contribution à l’histoire culturelle de la sexualité, Gallimard, 2005. sexualités / politiques / cultures la main heureuse Doigts d’auteurs Même si elle en a longtemps été officiellement bannie, la masturbation a occupé dans la littérature diverses fonctions, pour la plupart non négligeables. Tour d’horizon de cette interpénétration, qui se fit tour à tour aveu, plaisir ou leçon de morale. (1) Friedrich- Karl Forberg, dans son Manuel d’érotologie classique (1824), rapporte également l’indignation de Martial devant un homme qui en laisse un autre le masturber au lieu d’ « user de ses fesses » : « La Nature a partagé les garçons ; un côté est réservé aux filles / L’autre aux hommes : use de ta portion ». Si le thème de la masturbation apparaît déjà bation que dans le cadre de la confession se dans les épigrammes de Martial (1), qui y situe dans la lignée de la mise en discours avertit son lecteur (« ce que tu perds entre du sexe. L’introspection méticuleuse et la tes doigts, c’est un homme »), ou chez Aris- nécessité de se raconter — tout confesser, tophane, qui dans Les guêpes mentionne un y compris ce qui n’est pas explicitement ré- « câble pourri qui aime encore à être frotté », préhensible par la religion — devient une rè- il s’agit là d’exceptions. Souvent en effet, la gle applicable à tous au XVIIe siècle. D’autre masturbation reste cantonnée en littérature part, les auteurs ouvertement moralisateurs, au domaine de l’aveu, de l’intime — comme qui partent de leurs propres confessions pour si d’une part un tel thème était indigne d’être mieux en dénoncer les aspects honteux et transformé en fiction, et comme si d’autre interdits, traitent de la masturbation comme part il était impossible d’y intéresser n’im- le faisaient la religion, la médecine, ainsi que porte quel lecteur. L’avertir qu’il s’agit de con- la pédagogie. Cependant, si à compter de ce fessions le met en position d’intrusion, de moment il va s’agir véritablement, dans la voyeur, ce qui permet de légitimer l’aspect littérature, de « tout dire » sans « déguiser intime et cru du sujet. Ainsi en est-il de Rous- aucune circonstance », selon les termes de seau, qui ne relate ses expériences que dans Sade, et si nombre d’auteurs s’en dédoua- les Confessions, en feignant de les avoir nent sous couvert d’instruction du lecteur oubliées dans L’Emile, son traité d’éduca- et d’analyse de faits, on écrit alors principa- tion. C’est le cas également de Proust, Gide, lement « pour son propre plaisir ». Parler de ou encore Green, qui prennent soin de ne son désir permet en effet de le transformer, mentionner la masturbation que dans leurs de le déplacer, de l’augmenter — démarche autobiographies, sans jamais l’aborder dans qui s’écarte de l’aveu fait uniquement dans leurs œuvres de fiction. Ne traiter la mastur- un dessein moralisateur. 20 21 « Que faire maintenant ? J’éclate, à force de bander, Et je remplirais trois ou quatre fois de grosses outres ; Il y a longtemps que ma mentule n’a vu de connins, Et longtemps qu’elle n’a fouillé les boyaux d’aucun mâle. Elle est raide le jour, raide la nuit, jamais Ne baisse : nuit et jour elle lève la tête. Nul garçon, nulle fille n’entend mes prières, Nul ne vient : que ma droite fasse l’office accoutumé ! » Pacificus Maximus, Elégie XII. « La main est le siège de la jouissance d’écrire. […] La main éprouve alors une telle volupté, apparentée sans doute à celle du cheval qui s’emballe, du prisonnier qui s’évade. Une autre constatation s’impose, d’ailleurs : n’est-il pas troublant que, pour l’écriture et la masturbation, c’est le même instrument — la main — qu’on utilise ? […] – La masturbation est-elle un emploi noble de la main ? – Et comment ! Qu’une simple et modeste main puisse à elle seule reconstituer une chose aussi complexe, coûteuse, difficile à mettre en scène et encombrée d’états d’âme que le sexe, n’est-ce pas formidable ? » Amélie Nothomb, Hygiène de l’assassin. La question de la masturbation comme fiction La littérature récente, si elle n’assume évi- semble par ailleurs étroitement liée aux diffi- demment plus un ton ouvertement morali- cultés qu’a la littérature à parler du corps. Ce- sateur, peine encore à aborder la masturba- lui-ci, on le sait, est longtemps formellement tion de manière positive. Ainsi David Lodge, exclu de la littérature « noble », la tragédie en dans Thérapie (3), adopte-t-il le point de vue particulier. Le roman, d’abord considéré com- d’un personnage considérant la masturbation me un sous-genre puisque rédigé en prose, va comme une sous-sexualité de collégien, une s’y intéresser en même temps qu’aux basses activité honteuse, et le sommet de la vulga- classes, elles aussi cantonnées jusqu’alors à rité — sans jamais remettre en cause cette la comédie. C’est ainsi un romancier natura- conception, ni discréditer son personnage. Il liste qui, le premier, fera de la masturbation le en est de même dans Café Nostalgia, de Zoé thème central de son ouvrage : Paul Bonne- Valdès (4), où un homme se masturbe en at- tain, dans Charlot s’amuse (1883), décrit un tendant qu’une femme veuille bien coucher homme que ses pratiques solitaires mèneront avec lui, ou dans La vie est ailleurs, de Mi- à la pire déchéance. S’il dénonce « Tissot et lan Kundera (5), où la masturbation est pour les vulgarisateurs fantaisistes du même gen- le personnage principal une étape nécessaire re », et s’amuse parfois de la noirceur exagé- avant le vrai amour. Ainsi, il semble en être de rée qu’entraîne l’ « implacable hérédité » bien la littérature, même fictionnelle, comme de la connue du naturalisme, il ne dépasse pas plupart des autres domaines — si on a admis un récit bassement psychologisant et mo- qu’elle n’était ni dangereuse, ni mauvaise, la ralisateur. Cette tentation psychologisante, masturbation ne peut pourtant pas dépasser comme le montre Sarane Alexandrian (2), est le stade de la sexualité transitoire. Sauf si on pour plusieurs auteurs la seule possibilité de en croit Bertrand Ferrier, qui dans Un plaisir faire de la masturbation un thème romanes- maudit (6), fait de la masturbation le parallèle bonus Retrouvez l’interview de Sarane Alexandrian auteur de La sexualité de Narcisse sur www.revuetroubles.com que. Ainsi, Raymond Guérin dans L’apprenti, exact de la littérature — toutes deux évoca- décrit-il longuement une sorte de période pré- tion d’une absence qu’on tente de transfor- paratoire lors de laquelle son héros, d’abord mer en présence, et suscitant la jouissance voyeur, jaloux du couple qu’il observe, trouve de la réalisation, ainsi qu’une sensation de par la suite un exutoire dans la masturbation. délivrance et de libération. La ressemblance On peut voir ici, sans doute, des persistan- la plus évidente, inexplicablement ignorée en (2) Auteur de La sexualité de Narcisse, Le jardin des livres, 2000. ces de la difficulté de prendre le corps pour littérature, semblant être la réappropriation, la (3) Rivages, 1998. sujet central — l’auteur contournant cette dif- mise à distance, voire la soumission du réel ficulté en se réfugiant derrière la justification que la littérature comme la masturbation im- d’un étude analytique qui, certes abordant le pliquent presque nécessairement. corps, s’attacherait avant tout à l’« âme ». (4) Actes Sud, 2000. (5) Gallimard, 1973. La Cane Hardeuse (6) La Musardine, 2000. sexualités / politiques / cultures la main heureuse porno à Paris Le dernier Un homme assis au milieu de la salle tient à bout de bras son téléphone portable avec appareil photo intégré. L’air de rien, il goinfre la mémoire de son appareil des dernières images du film, des gros plans où le visage de l’actrice se déforme dans la douleur du plaisir simulé. Relique ultrapixellisée du Beverley, le dernier cinéma de quartier parisien pour adultes (1). Sur l’écran, l’image de la fille et de ses deux partenaires s’éclaircit, se met à trembler, puis disparaît sans générique. Dans la cabine du projectionniste, la bande de 35 mm tourne à vide autour de la bobine. Le temps de remplacer Chattes en chaleur par Je suis une monteuse, les lumières se rallument sur une élégante salle de 84 strapontins en skaï clair et les haut-parleurs diffusent un message vocal : « Le Beverley vous souhaite, dans le plus profond respect des uns et des autres, une excellente séance. » L’homme au portable sort sans se retourner, d’autres se dirigent vers la caisse pour griller une clope avec l’âme des lieux. Maurice Laroche, ancien caissier et projectionniste, a repris le Beverley il y a douze ans, quand son patron est parti à la retraite. Depuis, il tente de perpétuer un esprit du cinéma porno indépendant, un endroit où En septembre, la mort du réalisateur halluciné des Vixens, Russ Meyer, coïncidait avec la sortie en DVD de La Chatte à deux têtes, une plongée anthropologique de Jacques Nolot dans l’univers d’une salle X de quartier. Deux bonnes raisons de se demander ce que devient la pornographie collective, du dernier cinéma parisien pour adultes, aujourd’hui en danger, aux cabines de visionnage des sex-shops, symptômes underground d’une individualisation rampante du voyeurisme. (1) 14, rue de la VilleNeuve, Paris 2e. (2) MK2 éditions, 2002, interdit aux moins de 16 ans lors de sa sortie en salle. l’on entre sans raser les murs, où les clients restent après la séance pour discuter recettes de cuisine autour d’un café. « Il y a même des hommes d’affaires qui me laissent leur portable à la caisse, raconte Maurice. Ils me disent : “Si ça sonne, c’est ma secrétaire. Tu décroches, elle sait que je suis là” ». On retrouve ici les mêmes figures nyctalopes que dans La Chatte à deux têtes (2), un travelling lent et mélancolique de Jacques Nolot sur une salle porno de quartier. En regardant le néon rose de son enseigne se refléter dans le caniveau, Maurice évoque cette société microcosmique qu’il a vue fermenter depuis vingt-deux ans, avec ses travelos déglingués, ses timides, ses mal fichus, ses hommes po- 22 23 litiques et même son mort. Autant de désirs besogneux qui manquent régulièrement leur envol pour aller s’écraser contre le dossier d’un strapontin. « Quand j’ai repris le cinéma, mineurs, suppression des subventions publi- se souvient-il, ça faisait huit ans qu’un homme ques), la loi sur la classification de 1975 a, dormait ici tous les jours parce qu’il avait pas volontairement ou non, condamné les ciné- les moyens de se payer une piaule. On l’a viré mas spécialisés. Pour tenter le jour où il a tordu sa canne sur le crâne d’un de sauver le dernier vestige client importuné par ses ronflements. » parisien, son propriétaire se bat pour faire accepter l’idée Côté cul. D’ailleurs le client laisse sou- d’une cinémathèque du vieux vent son statut social au vestiaire. Comme film X. En attendant son mu- le dit élégamment Maurice, « à 1/10ème du sée, Maurice a monté avec coup de feu, il n’y a plus de conventions. un cercle d’habitués Le Bel- Si le mec n’a pas de Kleenex, il aura beau veydere, une association des- avoir une Légion d’honneur au revers de sa tinée à promouvoir « le hui- veste, il sera beaucoup plus crade que son tième art, celui du plaisir » (3). voisin balayeur. » Certains viennent habillés Plusieurs fois par mois, des en travesti, d’autres se changent sur place. hommes, des femmes et des « Une fois j’ai surpris un homme qui allait un couples se réunissent pour peu trop loin avec un client. Il m’a répondu : organiser des soirées artisti- “Je ne suis pas homosexuel monsieur, je ques (photographie, peinture, suis marié. Mais je préfère m’éclater avec un théâtre, musique) autour de homme plutôt que tromper ma femme” ». Si l’érotisme. « En ce moment, un mineur pointe le bout de son nez, le cais- on cherche une violoncelliste sier lui offrira une entrée pour le jour de ses pour jouer en guêpière sur du dix-huit ans. Il pourra même fêter son anni- George Sand. A l’occasion du versaire dans la salle. « On a perdu quelque bicentenaire de sa naissance, chose avec la disparition de ce rite initiatique, on va fêter son côté cul ! » déplore Maurice. Ce n’est pas la même cho- En longeant les Grands Bou- se de regarder un DVD seul chez soi ou de levards, on ne peut que cons- découvrir le corps de l’autre sur grand écran. tater les ravages de la loi de 1975. Avant la C’est comme Le Grand bleu, ça crache quand classification, il existait près de 200 salles même plus au Grand Rex. » en France, dont une bonne partie sur les En stigmatisant la pornographie, la loi de 1975 a condamné les cinémas spécialisés. Champs-Elysées et boulevard Bonne-NouNé dans les années 60, le Beverley pourrait velle. En moins de trente ans, les grandes ne pas survivre à son dernier propriétaire. Il surfaces et les fast-food ont remplacé ces fait deux fois moins d’entrées qu’il y a vingt lieux mythiques. A Paris, la légende veut que ans et avec un tarif unique à 9,99 € la séan- l’ancien Midi-Minuit soit devenu la salle des ce de deux films, notamment à cause d’une coffres d’une célèbre banque. TVA à 19,5% contre 5,5% pour les cinémas traditionnels, il devient rare de voir le même Adolescentes enceintes. Dans son mani- client revenir trois fois dans la journée. En feste « Pour un mémorial des salles X » (4), le stigmatisant la pornographie (interdiction aux critique cinématographique Francis Moury se (3) Renseignements au 01 40 26 00 69. « Le “69”, c’est la dame de France Télécom qui me l’a donné pour me faire plaisir. » remémore cette époque où il écumait les salles sans distinction de genre : « Entre lycéens de dix-huit ans, c’était un motif de fierté et de (4) In la revue Repérages n°15, novembre-décembre 2000. sexualités / politiques / cultures la main heureuse rigolade. Une fois en faculté, comme il n’y avait plus de rapport social entre étudiants, le sentiment de confidentialité et donc de honte relative augmentait. » Plus tard, poursuit 1975. En théorie, le Centre national de la ci- Moury, « cela redevenait une activité sociale nématographie considère qu’à partir de deux normale puisque les salles étaient légales, sièges une salle doit figurer sur ses registres. étalées publiquement. » Avec Russ Meyer, Or les propriétaires de sex-shops ont réussi metteur en scène obsédé par les seins à la à faire valoir que leurs salles de projection ne limite du paranormal, c’est un nouveau pan constituent qu’une activité annexe à la vente de cette histoire qui disparaît. Quelques jours d’articles pour adultes. Un vide juridique qui après la mort de son pair, le réalisateur des leur octroie un quasi-monopole sur les 2000 Débutantes 1 et 2, John B. Root, nous con- vidéos pornographiques éditées chaque an- fiait regretter ce « terroriste iconoclaste » qui née. Parmi ces productions, les films dits « n’épargnait rien ni personne : les bigots, les « spéciaux » occupent une place de plus Le riche se branle en dolby 5.1 entre les baffles de son home-cinéma pendant que le pauvre hante les cabines privées à 1 euro. en plus importante, conformément à la demande de la clientèle. Des montages (on peut difficilement encore parler de films) qui suivent l’évolution de l’offre disponible sur internet, parfois fort éloignée du répertoire classique : bukkake (éjacs faciales collectives), snowballing (échanges de sperme de la bouche à la bouche), puking (fellations forcées jusqu’à ce que vomissement s’ensuive), golden shower (un ou plusieurs « acteurs » urinent dans la bouche d’une fille), rapports avec des handicapées, des adolescentes enceintes et, bien sûr, des animaux. Francis Moury tient toutefois à relativiser cette radicalisation apparente du genre : « Les anthologies dénuées de fil narratif ont toujours existé, et ce dès le cinéma muet. Certains films “hard” des années 70-80 n’étaient absolument pas aseptisés. » Pour s’en convaincre, il suffit de lire Ciné-X, petit manuel à l’usage des amateurs (5), ouvrage paru en 1978 et où l’auteur, Pat Delbe, pose cette question à un certain Serge, ingénieur, fachos, les moralistes… » Bref, sous les sou- marié et deux enfants : « Quel est votre tifs 110 E, il y avait un peu de sens. Est-ce à sentiment par rapport à quelques tendances dire que les cassettes vidéo et les DVD sont marginales : zoophilie, défécation, sexualité devenus les derniers refuges du porno ? Oui au troisième âge, etc. ? » Le père modèle lui et non. Car les sex-shops se sont débrouillés répond : « Je n’ai guère de propension pour pour échapper aux contraintes de la loi de toutes ces choses. Il y en a une pourtant vers laquelle j’incline : c’est le rapport avec (5) Editions et publications premières, collection Eroscope, 1978. des petites filles. Les chattes pubères (sic) et imberbes me fascinent. » 24 25 dans le noir en permanence, ce qui complique terriblement la tâche pour trouver une place libre au son des mains qui s’agitent dans les Actrice croate. Pour rejoindre les derniers poches des pantalons. En ce milieu d’après- territoires de la pornographie collective, il midi de semaine, une trentaine d’hommes suffit de trouver une gare. C’est vrai à Lille, à squattent les sièges du fond avec, toujours, Cannes, à Bruxelles ou à Tokyo, le voisinage des gares reste un quartier de prédilection pour des commerces qui, d’une part, vont souvent de paire avec les hôtels anonymes et leur clientèle fugitive et, d’autre part, ont interdiction de s’établir à moins de 100 mètres d’une école. Une situation dont ils s’accommodent très bien. Le propriétaire du premier sex-shop ouvert à Lille, le Golden Boys, nous expliquait il y a quelques années que son activité n’avait réellement décollé que le jour où il avait déménagé sa boutique pour une ruelle plus clandestine, à deux pas de la gare Lille-Flandres : « Les clients hésitent à entrer s’ils craignent d’être surpris. » Ce au moins une place libre entre eux. Vu la relatif anonymat favorise l’individualisation moyenne d’âge, on croirait un car de séna- du voyeurisme. Supplantées les salles de teurs fuyant la canicule, version pardessus quartier où, le temps d’une séance, l’ouvrier cradingues. Les femmes, qui se laissent vo- immigré et le cadre supérieur avaient le lontiers séduire par le charme désuet du Be- sentiment « de s’intégrer momentanément verley, ne s’aventurent pas dans ces lupanars à une communauté partageant la même numériques. Au moins les clients se sentent- passion » (6), le riche se branle aujourd’hui ils à l’abri des regards désapprobateurs. Cer- en son dolby 5.1 entre les baffles de son tains, assoupis, laissent échapper un léger home-cinéma pendant que le pauvre hante ronflement, d’autres râlent quand quelqu’un les cabines privées à 1 euro. C’est d’ailleurs s’assoit près d’eux. Il y a aussi un groupe qui tout l’intérêt du sex-shop : on a beau y aller discute le bout de gras debout dans le couloir, pour mater, on peut y circuler sans être vu. visiblement aussi à l’aise qu’au hammam. Sur Le caissier a l’amabilité de ne pas chercher l’écran, une actrice croate fait semblant de à être aimable, les clients rasent les murs se faire violer. Elle n’a pas l’air de compren- avec les épaules et le sol avec les yeux. dre le français et ouvre la bouche quand son partenaire lui demande d’écarter les jambes. Au Ciné-Nord, « établissement climatisé » si- La fin du film approche. En partant, il est de tué en face de la gare du Nord à Paris, on a bon ton de pousser le soupir navré du critique le choix entre un cinéma permanent — qua- d’art, manière de se désolidariser du reste de tre films qui passent en boucle de 10h à 23h l’audience sur le mode : « Moi qui suis surtout pour 9 € — et des projections privées. La venu en cinéphile, je n’ai pas trouvé ça très grande salle se trouve au premier sous-sol, bon. » La moitié de l’assistance quitte la salle derrière une porte en skaï molletonné assez 40 secondes après le début de la dernière classe qui rappelle les complexes Gaumont ou UGC. Comme le « projectionniste » enchaîne les DVD non-stop, la salle est plongée (6) Francis Moury, op. cit. sexualités / politiques / cultures la main heureuse Il y a deux grands écrans de télévision, celui où passe la chaîne sélectionnée et une mosaïque pour surveiller où en sont les autres films. Sur le moniteur en patchwork, c’est le scène de cul, l’autre moitié 20 minutes plus vertige. Ça se perfore de partout, tellement de tard, au moment où l’acteur exprime la pleine gros plans qu’on ne sait plus s’il s’agit d’une puissance de ses sentiments à la figure de la femme avec un homme, de deux femmes ou croate. Question d’endurance. de trois hommes. Néanmoins, la frustration causée par l’impossibilité de faire pause ou Bruits de masturbation. Au second sous- retour rapide rend le concept assez addictif. sol on tombe sur une brochette de cabines On se dit qu’on reverrait bien certains passa- individuelles, toutes dessinées sur le même ges à la prochaine diffusion, qu’un film encore modèle : des murs carrelés bleus façon toi- meilleur commence peut-être en ce moment lettes d’hôtel, un siège de secrétaire en skaï, sur une autre chaîne, allez encore une pièce, un cendrier, un interrupteur pour étein- après tout il peut se passer beaucoup de cho- dre la lumière, pas de distributeur de ses en six minutes. L’ennui, c’est qu’entre le Sopalin mais une poubelle à papier. voisin qui met le volume à fond pour couvrir Comme dans les photomatons, le ses bruits de masturbation, le technicien de spectateur introduit lui-même les surface qui essaye toutes les deux minutes pièces dans la fente de la ma- d’entrer pour passer la serpillière et les « clic- chine. A un euro les six minu- clic » des zappeurs fous, pas facile de se con- tes, mieux vaut prévoir de la centrer. On sort presque de l’histoire quand monnaie si on ne veut pas le caissier vient à la rescousse d’un client âgé avoir à remonter en courant qui n’a pas compris qu’à la fin du film il fal- « Au cinéma les morts se relèvent, là les mecs bandent pendant 1h30, ça s’appelle un montage. » lait changer de chaîne. « Sinon jusqu’à la caisse à l’approche du moment fatidi- caissier et un autre client : « Monsieur, ouvrez que. Grâce à un tableau de bord, le spectateur la porte de votre cabine s’il vous plait. peut moduler le son et, surtout, choisir l’un des 64 canaux où passent en boucle les productions les plus variées : du SM, des niaiseries françaises des années 80, des gang-bangs californiens et, pour un gros tiers, des films vous allez passer toute la séance dans le noir ! » Ce qui donne quelques secondes plus tard ce dialogue surréaliste entre le – (Enervé) Qu’est-ce que vous me voulez ? – C’est pour vous rembourser vos six minutes dans le noir. – Mais de quoi vous me parlez ? (cliquetis de ceinturon). homos ou trans. Tout ça joué par des comé- – Oh! Pardon, je me suis trompé de cabine. » diens de génie comme Gina Vice qui, encore Par chance, un couloir permet de sortir de trempée de sperme à la fin de Busty, a cette l’établissement sans repasser devant la cais- phrase formidable : « Ah bon, c’est pas vous se. On se demande quand même si on n’est le photographe ? — Bah non, c’est la porte d’à pas épié quand un haut-parleur crache la voix côté. » Heureusement, Maurice Laroche l’a dit, du caissier à l’intérieur des cabines : « Mon- l’important c’est « le film que les gens se font sieur, veuillez arrêter ça immédiatement. » dans leur tête. Je plains ceux qui prennent ça au premier degré. Au cinéma les morts se relèvent, là les mecs bandent pendant 1h30, ça s’appelle un montage. » Reportage et photos Alban Lécuyer GROUPUSCULES Combat de chiens « On bouffe quoi à midi, chinois ou kebab ? » Maître d’œuvre de la lutte finale, le parti communiste ne peut échouer. Sauf si des affreux en prennent le contrôle et infléchissent sa ligne. Le vrai militant doit alors soit tenter d’en reprendre les commandes, soit créer un nouveau parti pur de toute dérive. Dans la famille marxiste-léniniste, c’est la deuxième option qui a sans cesse été privilégiée. Si bien qu’aujourd’hui il existe une nuée de micros partis, tous convaincus de détenir la vérité à l’inverse de leurs cousins qui eux se sont fourvoyés dans les méandres de la dialectique. Une histoire corse dont il vaut mieux rire, d’autant que plus le groupuscule est petit, plus il croit être la réincarnation du grand-parti-ouvrier-qui-va-prendre-le-palaisd’hiver-une-deuxième-fois. Un exemple parmi tant d’autres, la revue Combat, organe de l’Alternative Révolutionnaire Socialiste. Prenons son n°27, gratuit et c’est tant mieux, ça m’aurait fait mal de le payer. Son constat : « la classe ouvrière ne porte plus le projet de société alternatif au capitalisme ». Son objectif : rendre aux prolos le sens de leur « rôle historique », ce que l’éditorialiste traduit par un slogan digne du grand timonier : « Il faut mettre les mains rouges à la pâte ouvrière ». En d’autre terme, il faut donner aux travailleurs et à leur lutte une « ligne » vraiment révolutionnaire. Pour cela, à chaque problème doivent répondre des « solutions vraiment socialistes ». Pour que cesse le racket des banques, est-il ainsi indiqué dans une brève, il faut « des banques nationalisées, entre les mains du peuple. » Un article sur le Rwanda aux analyses idiotes soutient quant à lui que « l’Afrique n’a pas échappé au capitalisme, elle n’échappera pas non plus à son antidote. » Ces bonnes âmes ne jugent sans doute pas utile de demander leur avis aux Africains, ni de penser que dans les pays des Grands lacs, leur classe ouvrière providentielle n’existe quasiment pas. Continuons. Un papier sur les femmes les décrit comme « les traditionnels piliers des familles ». Impressionnantes paroles de la part de ces bougres qui prétendent lutter contre « l’aliénation mentale dans laquelle on veut nous cantonner ». Pourtant, le meilleur reste à venir dans un article sur le mariage homo. C’est clair, pour ces supers révolutionnaires, l’union libre « révèle la déstructuration hallucinante des valeurs qui fondent la base de toute communauté humaine ». Ils continuent en s’interrogeant « Quel rôle social utile la collectivité peut-elle attribuer aux pratiques sexuelles de personnes de même sexe ? AUCUN. » avant de conclure : « Nous prétendons que les générations futures doivent être élevées dans l’Humanité du couple que constituent l’homme et la femme. Tout le reste est déséquilibre mental, prostitution, décadence. » Compris les pédés et les gouines ? Pas socialement utiles, facteurs de déséquilibre mental, vous savez où vous finirez dans la société de demain. C’est beau le léninisme. Guillaume Noir ROMAN Le bordel d’Ophir par Isabelle Zribi Nico, un journaliste français, arrive à Bathory, un petit pays d’Europe de l’Est qui semble être à première vue le paradis sur terre, dans un futur proche qui n’est pas daté. Les habitantes (les «invitées») sont toutes belles, grandes, jeunes, blondes. La jeunesse y est éternelle. La différence des sexes a été abolie. Les richesses sont réparties de manière égalitaire. La sexualité est libre. Le travail peu contraignant… Mais bientôt se révèle la violence de Bathory. C’est la trame du roman d’Isabelle Zribi, Le Paradit, dont nous vous proposons quelques morceaux choisis. Un message d’Eva interrompt ma lecture de l’antibiographie de Bathory Erzsebet. La teneur du message est nettement moins poétique. Elle me propose d’aller avec elle à Ophir. Je n’hésite pas un instant. La chaleur perpétuelle de Bathory me travaille les hormones de façon énervante. Et mes scores de chasteté sont largement dépassés. Deux mois ! Bathory se révèle un paradis plus chrétien que musulman. On est loin des 11 000 vierges en chaleur qui se jetteraient sur moi, à peine arrivée. J’enfile ma veste, et cours la rejoindre devant une station de r-limousine. Pendant que nous survolons Bathory Ville, Eva me fait part de ses aspirations et réflexions préalables à notre entrée à Ophir. Cette fois, Eva recherche davantage un « bon coup » que « la bonne personne », « même si on sait jamais Daisy a bien rencontré Petra sur un sentier de drague dure ». Comme je lui dis que je me sens dans le même état d’esprit, Eva me propose de préférer cette fois au Bar où la discussion est une politesse nécessaire un « Sésame ouvre-toi par lequel il faut passer », le bordel où les approches se font dans l’ordre et le désordre, où on joue comme on aime, parfois sans que les partenaires ne se soient adressé la parole. Bref le bordel permet de se vider rapidement et efficacement sans dépenser d’énergie buccale fastidieuse. « Parfois c’est très beau », ajoute Eva. « Une fois comme ça, j’ai croisé une invitée dans les WC. On ne s’est rien dit. On s’est juste suivies. Et on s’est emballées » (et désemballées). Juste quand nous descendons au bordel, L m’appelle et me passe les bb. Wal dit : tata Nico, notre litière pue ! Dante et Zami répétent en riant : tatanicoçapue ! Oh merde. Taux de bonheur : 4%. J’envoie en vitesse de quoi nettoyer la 28 litière des bb. Remplacement de la litière en matière minérale par une litière en matière d’argile, c’est mieux pour leur santé. Accroissement du taux de bonheur porcin. J’éteins mon Tout en main. Pas question que les bb me gâchent ma visite à Ophir. Le bordel d’Ophir est un lieu étonnant. Pour avoir le choix, tu as le choix. On est loin des catalogues de gadgets et cassettes sexuels habituels ! Voilà comme ça se présente. Ophir j’adore. Ophir me fait bander et mouiller. A Ophir, je trouve mon bonheur. A Ophir, rien ne manque ! Y a de tout à Ophir ! Pour une nuit pour la vie, à Ophir, tu cherches et tu trouves ! Des inscriptions de ce type couvrent l’espace. Des centaines d’écrans. Les invitées en quête d’aventure marchent lentement d’un écran à l’autre, s’arrêtant pour envoyer leur profil, ou pour « flasher » une personne de leur choix (si on flashe sur quelqu’un, on le flashe à l’aide de son Tout en main ou manuellement sur les écrans géants). Je finis par vraiment croire que dieu vient d’éteindre le mécanisme apocalyptique, les nuées de cafards, et autres vilains moustiques, les fleuves de sang contaminé, les fleuves de larmes, et qu’il a tout essuyé, et que la cité carrée m’est enfin apparue avec ses joies inimaginables réservées aux élues. Des guirlandes de cœurs chantent : « le coup de foudre le coup de foudre ». Pas loin de là, une invitée plantureuse répète en baissant et en remontant son slip : « plus vite, plus vite, moins cher ! ». « A Ophir, les invitées les plus chaudes de ta région ! » ou « Ce soir j’ai envie de délirer, et toi ? ». Eva dit qu’elle va aller faire un plongeon dans la piscine du bordel. Elle sort une boîte de pilules. Tu en veux ? Ce sont des water pills, des pilules qui permettent de te baigner sans effet mouillé. Je n’ai pas le temps de répondre, qu’Eva nage déjà dans la piscine, nue, aussi sèche que si elle traversait le désert.Autour de moi, les écrans produisent leurs promesses de plaisir. Fruits et légumes clique ! Fruits et légumes soft ! Fruits et légumes hard ! Encule une pastèque ! vite ! Mouille toi les pieds de leur jus ! Clique ! Ca jute bien sous tes pieds clique ! Ca jute hein ça jute ! Les tomates farcies ! Clique ! Farcis-toi une tomate (suit une liste de fruits et légumes variés : courgettes, aubergines, etc.) ! Un gros pamplemousse rose c’est pour qui ça hein ? La petite chienne réclame qu’on l’empale avec un concombre géant ! Fais une belle fusée avec une endive courte et dodue ! Clique ! La grosse truie préfère les bananes naines ! Clique clique ! Tu aimes trop ça : clique ! Pauvres et délinquants ! Elles sont pauvres, au chômage, et feraient n’importe quoi pour trouver du travail ! Clique ! Clique ! Clique ! Katia passe une audition très spéciale avec le directeur marketing photo Iapafoto ! Astrid, cette petite chienne en chaleur, ne refuse jamais un entretien de débauche ! Hum ! Hum ! Tu aimes ça : clique ! Tu aimes ça hein : clique ! Clique salope pour continuer ! Skets et Slips ! Clique ! Ca sent le phoque ! Ca sent la toute nouvelle Nike ! Ca sent la Nike de ta vie ! Ca sent pas la lavande ! On a marché dans ces toutes nouvelles Nike hyper pneumatiques ! Approche ! Plonge ton nez dans la toute super nouvelle Nike qui sent ni la rose ni la violette ! Tu diras pas que t’aimes pas ça ! Renifle espèce de tante ! Ton odorat n’est pas mort ! C’est bien la toute nouvelle super Nike 7 semaines ! Ca sent le singe ici ! Ca sent la belle salope qui se sent bien dans ses skets ! Renifle mon slip 10 semaines ! Ca sent la bonne touffe qui a bien transpiré clique ! Clique pour continuer ! Reste avec nous ! Clique ! Trip poils clique ! L’invitée de Neandertal ! L’invitée qui ressemble comme un frère à l’invitée de Neandertal ! Découvre le dos de gorille de Sarah ! Regarde les jambes de Dieter ! Baise immédiatement avec le loup-garou ! Clique ! Clique encore ! Ou tu gagnes ou tu meurs ! Vite, clique ! Baise sans latex ! Risque ta vie ! Le tout pour 29 le tout ! C’est peut-être la dernière fois que tu es heureuse clique ! Clique ! Chope la mort une bonne fois pour toutes ! Encore ! C’est la roulette russe ! Clique ! Tu aimes les émotions fortes clique ! Fais un test immédiatement après le rapport et découvre si tu as chopé la maladie ou pas ! Si je pense que je risque de mourir pendant que je baise je bande plus fort et plus mouillé ! Clique clique ! La pluie d’or ! La pluie d’or ! Clique clique ! Golden rain golden rain ! La prime jeunesse n’est plus ? Golden rain ! Tu souhaites être aspergée plus jaune plus fort ? Clique belle salope ! Ecoute les bruits que fait la pluie d’or qui sort d’Anna ! Tu es dans un hôtel à poil et une grosse truie te pisse dessus ! Golden rain ! Des émotions inoubliables ! La pluie d’or ! Tu ne l’oublieras pas ! Un calendrier de rêve : lundi tu vas chez ta banquière, et tu la payes en liquide, mais elle en aura sur ses lunettes. Mardi tu vas chez ta crémière et elle te refourgue de la crème mais pas dans les mains ! Mercredi tu baises avec tes deux voisines… Recto verso ! C’est chaud ! Jeudi : téléphone à une inconnue. C’est une dominatrice, et elle ce qu’elle adore, c’est envelopper les visiteuses de bandes scotch ! Avec elle il faut aimer le gang bang ! Tu as peur ! Tu as peur et tu bandes + tu mouilles ! Tu aimes ça ma chérie, tu aimes ça hein : clique ! Vendredi : tu en as marre du train train, et tu te fais un trip tournante dans une banlieue crade ! La banlieue crade ! La banlieue crade clique ! La banlieue crade recèle bien des excitations méconnues clique 30 clique ! La cave où ça bouge tous les week-ends ! Clique clique ! C’est une lolita clique ! Clique ! Les lolitas ! Clique ! Les lolitas entre elles clique ! Les lolitas en minuscules strings brésiliens ! Les lolitas au sexe tout épilé ! Clique ! Lolita vient voir le grand méchant loup clique ! Elle a été chopée sans son consentement pendant qu’elle se brossait les dents, elle a les yeux bandés, et dix invitées la défoncent comme elle ne le sera plus que par un croque-mort pervers ! Clique clique ! Clignotant à gauche, clignotant à droite, elle chope le langage des extraterrestres ! Elle a la tête défoncée clique pour voir ! Prenez la parole ! C’est vous qui parlez : « je m’appelle Sue, j’ai 23 ans, et ma chérie, 40.Au moment où je vous parle, ma chérie se prépare à me sodomiser. C’est la toute première fois et je tiens à faire partager cette expérience aux connectées en direct live. » [email protected]. La tête gobeuse ! La tête gobeuse te tète jusqu’à épuisement ! Installe la tête gobeuse sur ton sexe et fais-toi une petite gâterie ! Clique ! Samedi : tu restes seule avec ton doberman. Le doberman vient plus près de toi pendant que tu manges des chips. Soudain, te vient une idée très spéciale… Dimanche : Petr rentre de Londres. Juste une petite pipe, elle suce si bien ! Clique clique ! Elle avale tout ! Elle avale ! Avale ! Avale ça ma grosse chienne en rut clique clique ! Les connectées prennent la parole ! C’est vous qui parlez ! Candy, 30 ans, kinésithérapeute, kiné67fpurmomentd’extase.com : le travail était assez physique. Vers la fin de la journée, je vais dans les douches pour faire pipi. Là, je trouve Toy en train de se savonner l’ensemble de l’anatomie. Elle s’est savonné le haut du corps, puis le bas. Elle m’a dit de faire comme si elle n’était pas là. C’était génial ! Aujourd’hui, c’est caviar ! Karine et Bernadett ont décidé de servir un dîner de choix à leurs invitées ! Etrons et menstrues ! Tu n’as jamais essayé ? Clique ! Karine et Bernadett chient dans les assiettes de leurs invitées ! Par chance, Bernadett a ses règles, et elle peut accommoder le repas d’un coulis à la couleur de framboise très mûre ! C’est prêt ! A table ! On va se régaler ! Miam ! Clique ! Miam miam clique ! Tu aimes ça hein ! Tu aimes la bonne merde produite par les petits culs de Karine et Bernadett ! Clique ! Clique ! Tu ne veux pas mourir idiote ! Mamie ! Mamie a envie de baiser ce soir ! Clique ! Clique ! Regarde les beaux nichons de mamie ! Mamie donne-moi tes nichons ! Les fesses de mamie ont de la gueule ! Clique clique ! Ce que nos lectrices n’aiment pas dans le X : 1- La platitude des dialogues. 2- Les invitées-objets. 3- Les hardeurs qui ont autant de cervelle qu’un acarien. 4- La vulgarité. 5- Les faux seins. 6- L’épilation à 100%. Prenez la parole ! Les visiteuses racontent. C’est vous qui parlez ! Zita, 34 ans, mécanicienne, méca66fruitdéfendu.com : « sur l’écran il y avait une scène de cul, et mon sexe dans sa bouche a provoqué un des plus puissants orgasmes de ma vie. J’ai giclé dans sa bouche ! ». Ce que nos lectrices attendent du X : 1- Une montée progressive du désir et du plaisir. 2- De belles invitées normales. 3- Des invitées naturelles à gros seins. 4- Un peu de soumission. 5- Un peu d’amour. 6- Un scénario crédible. Rencontre Black Jim ! Avec Black Jim, tu ne t’ennuies jamais ! Enlève la queue de Black Jim et découvre ce qu’il y a à l’intérieur ! Black Jim te pénètre comme tu ne l’as jamais été ! Black Jim retire sa queue, et te demande d’enfoncer sa chatte très loin très fort ! Vite ! Vite Black Jim ! Clique ! Découvre Black Jim et ses multifonctions ! Je finis par sucer une invitée dont je n’ai pas pu voir le visage du fait de l’obscurité. Pas la joie. 31 Plaisir d’offrir, joie de recevoir D.R. 32 33 En quelques pièces, écrites entre 79 et 88, date à laquelle il meurt du sida, Bernard-Marie Koltès invente le théâtre du deal. Ce n’est pas tant qu’on y prend des drogues (1), mais plutôt que l’ensemble des rapports humains y est lu à travers le prisme de la négociation. L’enjeu en est le désir, qu’il soit toxicomane ou sexuel, et son déploiement dans l’espace et le langage. Ouverts et fermés à la fois, les espaces koltè- et celui de sa condamnation. Dealer ce n’est siens sont des hétérotopies, le monde y est en donc pas tant prendre ou vendre de la drogue même temps mis à distance et interrogé (2). qu’être dans l’illégalité, endosser l’habit du Isolés, ils ne sont pas tant en marge de la so- banni et du hors-la-loi. ciété qu’indéfinis, libres de tout usage pré-déterminé. Ainsi dans Quai Ouest : « c’est peut- Figures du désir. Si on négocie dans les être une rue, peut-être une maison, peut-être pièces de Koltès, ce n’est donc pas de l’ar- bien le fleuve ou bien un terrain vague, un gent. Au contraire, du Koch de Quai Ouest à grand trou dégoûtant » (Monique). Plongés Zucco, ses personnages ne cessent de pro- dans l’obscurité, les décors de Koltès appel- clamer leur mépris des biens financiers, dont lent à la fois le désir, puisque tout y est possi- il faudrait se défaire pour qu’ait lieu le deal. ble, et sa répression. Ce ne sont pas spécifi- Si le premier réflexe des dominants (riches, quement des lieux de deal, mais des espaces blancs, hommes, parents…) est de proposer dont la nature, fluctuante et trouble, influe sur de l’argent, ce n’est pas ce que demandent les les personnages, qui craignent de se laisser autres — qui eux veulent faire du « bizness ». entraîner par leurs inavouables désirs. L’or- Qu’attendent-ils donc de ce trafic ? D’une part dre moral s’impose donc progressivement, gagner le respect de l’autre, établir un rapport marque les lieux et les personnages, pervertit l’espace koltèsien dont la logique première d’indétermination et d’échange disparaît à mesure que croit la Dealer ce n’est pas tant prendre ou vendre de la drogue qu’endosser l’habit du banni et du hors-la-loi. peur de la police. Cette peur est encore plus d’égalité, de donnant-donnant. D’autre part, forte dans les deux dernières pièces, Roberto la négociation permet de laisser une place Zucco et Le retour au désert, où les figures de à l’échange verbal. Est ainsi réaffirmée l’im- l’autorité et de la norme sont omniprésentes. portance de l’Autre, d’un regard extérieur qui Face à elles s’inventent alors des résistances, permette au langage et donc au désir d’adve- d’irréconciliables révoltes : « Je vous défie, nir — d’où l’importance dans le texte koltè- l’air que vous respirez, la pluie qui tombe sur sien du chevauchement des monologues. La vos têtes, la terre sur laquelle vous marchez » présence d’autrui fait advenir le désir, et en (Mathilde - Le retour au désert). A l’indétermi- même temps la formulation du désir permet nation initiale succède un conflit de plus en à l’Autre d’exister. Négocier c’est trouver un plus explicite entre deux ordres, celui du désir langage commun. (1) Même si, ancien junkie, Koltès traduit magnifiquement la dépendance : « Je ne veux plus lui parler, plus l’écouter, ne plus céder […] qu’on finisse par voir qui obéit à qui. […] C’est l’esclave que je ne peux pas affranchir, le chien que je ne peux pas abattre, mais au contraire, je dois m’accrocher des mains et des dents à sa laisse, car son nom c’est le mien et je ne veux pas que soit effacée la mention de mon existence parmi les hommes. » (Fak – Quai Ouest). (2) « On rencontre parfois des lieux qui sont, je ne dis pas des reproductions du monde entier, mais des sortes de métaphores de la vie ou d’un aspect de la vie, ou de quelque chose qui me paraît grave et évident » confie Koltès à Jean-Pierre Han, in Une part de ma vie, Minuit, 1999. La définition vaut bien sûr à la fois pour les lieux de deal et pour le théâtre. sexualités / politiques / cultures Koltes de l’air Le deal est un jeu de langage — le plaisir réside moins dans l’acquisition du produit que dans la négociation préalable, puisqu’elle permet de définir, et donc de s’approprier, faire avoir, il ne reste que les coups. Dès lors l’objet du désir. Néanmoins personne ne sort que l’on n’attend plus rien des autres ne res- vainqueur de ce jeu de dupes. En effet si la te que l’affrontement. Faute d’être satisfait, le désir koltèsien se tend jusqu’à la rupture, forcément violente (4). Absences du plaisir. Les metteurs en scène réduisent souvent le deal de Dans la solitude au trafic de drogue ou à une scène de passe. Le sexe est en effet l’envers du monde koltèsien, ce qui en est à la fois la quintessence et la frontière. Figures du deal et du sexe se confondent : désir lié à la présence de l’Autre, difficulté du dire, volonté d’être à égalité, dans la nudité même. Ainsi La négociation entraîne de subtils rapports de forces, plus excitants et dangereux que n’importe quelle drogue. ci-dessus. La Solitude des Champs de Coton, mise en scène Jean-Christophe Sais. © Jean-Paul Lozouet [email protected] http://photosdespectacles.free.fr www.maxppp.com (3) Le « désir inavoué [de l’acheteur] est exalté par le refus, et il oublie son désir dans le plaisir qu’il a d’humilier le vendeur. » (Le Dealer – Dans la Solitude des champs de coton). (4) Mais là encore avec la volonté de négocier, on retrouve ainsi plusieurs fois chez Koltès l’idée d’être à « égalité avec la mort ». dans Quai Ouest, Fak essaie par tous les moyens de convaincre Claire de l’accompagner dans le hangar, pour coucher, imagine-t-on, avec lui. Pourtant l’acte, une fois accompli, ne procure aucun plaisir. Normal, rencontre avec autrui permet l’émergence il résidait, explique Fak, dans la négociation d’un désir… encore faut-il qu’il puisse être du désir, « quand je te demandais de passer assouvi. La négociation entraîne de subtils avec moi là-dedans. » L’ambiguïté de Koltès rapports de forces, plus excitants et dange- est là. Lire le monde à travers la métaphore reux que n’importe quelle drogue (3). Chez du deal, lui permet aussi de faire écran, de Koltès, les différences de statuts sont tou- dissimuler ses parts d’ombres. Lui qui refu- jours prégnantes (entre riches et pauvres, sait de faire un théâtre de sentiments, qui hommes et femmes, mais surtout entre sont « un faux commerce avec de la faus- celui qui demande et celui qui donne) et ce se monnaie » (5), ne fait que cela. Il y a de qu’on échange c’est aussi l’humilité et l’ar- grands absents dans son œuvre : à force de rogance, dans une réversibilité fantasmée négocier on ne consomme jamais, à force de des rôles. « Je ne suis pas là pour donner séduire on ne baise jamais. Mais où est pas- du plaisir, mais pour combler l’abîme du dé- sée la bite de Koltès ? Pris dans les pièges sir, rappeler le désir, obliger le désir à avoir de l’universalisme, et bien qu’il soit homo- un nom » dit le dealer de Dans la solitude. sexuel, Koltès refusait toute lecture homo de Ceux qui se risquent à dire le désir, sans ses pièces. Pourtant si, comme il le prétend, pour autant le satisfaire, encourent pourtant ce qui nous constitue c’est ce que l’on tait, la mort (la mère dans Quai Ouest, Cal dans ce serait bien ce sexe masculin absent le Combat de nègre et de chiens). Puisqu’on ne moteur de son théâtre : « Je sais, moi, dit le peut pas savoir ce que veut / vaut vraiment dealer de Dans la solitude, que le sexe d’un l’autre, pour ne pas perdre son désir ou se homme […] se déplace doucement d’un lieu à un autre, jamais caché en un endroit précis, (5) Le client (Dans la Solitude des champs de coton). mais visible là où on ne le cherche pas. » Le Satrape rôdeur TRANSIT INTESTINAL La rhubarbe à papa gressivement comme un poison hautement mortel, elle fut même utilisée par les Australiens au cours d’une campagne visant à exterminer les trop nombreux lapins pullulant sur leur territoire. Ces lapins, comme tout le monde visiblement, n’avaient que faire de la rhubarbe qu’on planta massivement dans leurs prés, et continuèrent à proliférer joyeusement. L’Australie décida alors d’importer des grenouilles (que rien ne dégoûte) pour exterminer la rhubarbe, et se retrouva dans la délicate situation que l’on sait. Parmi les histoires les plus tristes de polygonacées, celle de la rhubarbe, qui remonte au XIVe siècle, est particulièrement consternante. Tout commence dans les 1360’s, dans la cour de Léopold II, roi d’un territoire minuscule, le Tapistan, situé non loin du Kurdistan. A l’époque, la rhubarbe y abondait littéralement — c’était d’ailleurs le seul endroit où l’on pouvait en trouver — mais n’intéressait strictement personne. Personne, si ce n’est un certain baron Tonplon, foncièrement insipide, mais qui cherchait à se faire remarquer du roi par tous les moyens. Il avait à cette fin la curieuse habitude, parmi d’autres, d’accoler un « ru » à la plupart des mots qu’il prononçait (on lui doit d’ailleurs, force est de le reconnaître, les appellations de rhumatisme, de rutabaga, et de la très fameuse pilule abortive RU 486). Il avait fait de l’ignorée rhubarbe (qui, à l’époque, ne portait même pas encore de nom) son cheval de bataille, et allait régulièrement plaider sa cause aux oreilles du roi, qui n’en avait que fichtre. La quatorzième tentative fut la bonne : Tonplon, à peine entré dans les pénates royales, s’entendit dire « oh, la barbe ! », et répondit bingo. La rhubarbe prit alors le nom qu’on lui connaît. Malheureusement, cela ne suffit pas, loin s’en faut, à la rendre populaire. Considérée pro- En 1879, une guerre civile éclata au Tapistan, déchirant le peuple pendant de longues années. La nourriture venait à manquer, les importations se faisaient de plus en plus rares, et bientôt il ne resta plus que la rhubarbe, que personne ne s’abaissa pourtant à juger comestible. Désespéré, laminé, le Tapistan tenta alors de mobiliser l’aide internationale, plaidant pour la mise en place d’un programme intitulé « rhubarbe contre nourriture ». Tout le monde leur rit au nez. Il ne leur restait que leur rhubarbe pour pleurer. Aujourd’hui encore, elle survit dans l’indifférence la plus totale. Il se trouve pourtant quelques rares grand-mères qui, parmi d’autres lubies inexplicables, s’entêtent à la faire avaler à leurs petits-enfants sous forme de confitures, compotes, ou pire encore, tartes à la rhubarbe. « Ils aiment pas, mais je leur en fais quand même à chaque fois qu’ils viennent. Ca leur fera les pieds », dit ainsi Josette à travers ses moustaches. Ellemême n’en a jamais avalé, et s’y refuse encore : « Ca va pas ou quoi ? C’est une cochonnerie ce truc là ». Il ne nous reste ainsi qu’à souhaiter que la rhubarbe sorte un jour de l’oubli, et soit enfin appréciée à sa juste valeur. Même si cet espoir est bien maigre. La Cane Hardeuse NOUVELLE La chère de sa chair par La Cane Hardeuse Son corps comme un objet dont on se détache, qu’on regarde de loin. Quand elle s’aventure dans le périmètre rapproché d’un miroir c’est toujours pour « vérifier ». Jamais elle ne s’observe, jamais elle ne se regarde se regarder. Elle vérifie comment son pull tombe sur ses épaules, si son maquillage n’a pas coulé, si ses cheveux sont encore en place. Comme si tout devait toujours être en parfaite adéquation avec un canevas rigide, fixement établi. Lorsqu’elle s’approche d’un miroir elle lui fait toujours très exactement face, le regard franc, les épaules droites, les seins tendus, les deux pieds plantés dans le sol. Elle se prépare au combat, à nous deux, il faut prendre sa respiration et accepter d’affronter ce qui déraille une bonne fois pour toutes. On va bien voir. Elle ne comprend dans « dévisager » que son sens ancien, « défigurer ». Pour elle se regarder revient à se détruire, à réduire à néant la vague illusion qui s’attardait encore en elle de ne pas être si laide. Comme une adolescente. Jamais dans cette séduction déplacée, incongrue, que d’autres exercent face à leur miroir, qui s’épient par dessus l’épaule, qui exacerbent un galbe, clignent de l’œil, soupirent enfin avant de se préoccuper d’autre chose. Et comme le « type » d’une comédie, si dépersonnalisé, si désindividualisé qu’on ne lui reconnaît plus que quelques traits grossiers, grotesques, qui finissent par être son essence – elle finit par se définir grâce à tous les traits qui caractérisent ceux de son espèce. Elle devient un personnage comique, envers lequel on s’est défait de toute sympathie pour pouvoir rire de lui. Comme Arlequin n’est Arlequin qu’avec son costume débraillé, et qu’on rit de ses chutes parce qu’on ne commence jamais par se demander s’il s’est fait mal ; elle n’est elle qu’avec son pas gauche, ses pieds rentrés, sa maladresse et sa manière de danser infiniment répétitive, aux mouvements restreints, à l’alibi cigarette terminant inconditionnellement la silhouette de son bras droit – et on rit d’elle parce que lorsqu’elle casse des verres, se cogne aux chaises, fait tomber des lampes, on ne voit plus cela que comme des gags sans conséquence. Elle sait d’ailleurs l’artificialité de ses mouvements, l’aspect très alambiqué des postures qu’elle prend, la légère angoisse qu’elle éprouve lorsqu’il y a du monde qui la regarde et qu’il s’agit de s’asseoir par terre sur un coussin, elle ne sait que faire de ses bras, de ses jambes qu’il vaudrait mieux replier sans doute, de sa tête qu’il va bien falloir appuyer quelque part. Il arrive que des nouveaux ve- 36 nus particulièrement prévenants s’inquiètent de son confort, lui demandent « mais tu es vraiment bien comme ça ? » et elle répond « oui, oui », en baissant les yeux évidemment. Elle sait aussi, parce qu’on a eu l’indélicatesse de le lui faire remarquer un jour, qu’elle est incapable de montrer aux autres qu’elle accepte leurs corps dans le même espace qu’elle. Cela ne lui viendra jamais à l’idée, par exemple, de laisser passer quelqu’un qui cherche à la dépasser dans un couloir. Sans qu’elle le fasse intentionnellement, elle ne cesse de se cogner aux autres, ou de faire en sorte qu’ils se cognent à elle, comme pour leur rappeler que son corps est là, pour qu’eux au moins le sachent. Elle se lave sans vraiment se toucher. Elle n’oserait jamais marquer sa distance avec un gant de toilette, ce serait trop évident. Elle se force à le toucher quand même, elle sourit de caresser ses seins avec le savon, de souligner ses fesses. Bien sûr, malgré sa répugnance, malgré ce sentiment de ridicule et d’inutile, elle se lave souvent, elle se parfume beaucoup. Elle ne supporte pas l’odeur de sa transpiration, l’odeur de sa peau, l’odeur de son vagin. Elle couche en « se donnant ». Elle s’offre, inconsidérément, négligemment, ce qui signifie aussi que parfois elle se refuse. Ce n’est pas l’autre dont il lui arrive de ne pas vouloir, ni l’acte, ni le lieu – tant de questions qui ne se posent pas, à quoi bon ? – mais « se donner », parce que soudain elle sent que son corps n’en vaut plus la peine, parce qu’il est trop lourd, trop lâche. Lorsqu’à l’inverse elle en a envie, elle s’allonge, ouvre sa veste, écarte ses cheveux, soulève sa jupe, sourit peutêtre. Etreint ensuite avec une violence immensément reconnaissante le pauvre amant trop rapide qui se laisse choir sur sa poitrine avec un regard vaguement désolé. Et lorsqu’elle souffre. Il faut toujours que quelqu’un finisse par lui dire de faire quelque chose. Que quelqu’un l’oblige à aller au-delà des regards hébétés qu’on lance à ses blessures et qui suffiraient à la soigner, parce qu’ils lui rappellent son corps, que sa souffrance se voit, qu’elle est reconnue par les autres comme telle. Elle a parfois tant de difficultés à se le dire qu’elle est tout à fait rassurée lorsque quelqu’un d’autre le formule, sans plus éprouver le moins du monde le besoin de se soigner. Son corps comme un objet sous contrôle, dont elle fait précisément ce qu’elle veut. Voilà plusieurs fois qu’elle en prend. De ça, de ce qui la met en possession incontestable de chacun de ses membres. Elle décide du moment où, délibérément, elle n’aura plus la moindre idée de l’heure qu’il est. Elle décide de l’instant où le temps se diluera dans de longues traînées opaques, des traînées alanguies, aguicheuses, offertes, de vagues sillons où la responsabilité se détrempe. Elle décide de l’endroit qui se noiera lui aussi, dont elle ne distinguera plus que quelques bavures de lumière, quelques fragments fumeux de meubles, de gens, de paysages surgissant au travers d’une fenêtre, tous indistinctement mêlés dans une masse gravitant autour d’elle, en orbite trop fixe pour se trouver, même par intermittences, à portée de sa main. Elle décide de ce qu’elle infligera à son corps, qui devra tant bien que mal se le réapproprier, l’incorporer et en faire quelque chose. Le plus évident, le plus immédiat : étirer chaque geste, chaque tressaillement jusqu’à sa dissolution. Comme cette trouvaille en musique contemporaine qui consiste à disséquer le spectre d’une note pour en rejouer chacune des sonorités dans un temps déployé. Comme si ses mouvements étaient lisibles sur un sismographe, sous forme de courbes plus ou moins acérées, et que ce sismographe devenait soudain la partition d’une chorégraphie ample, souple, diluée. Alors, n’importe quel frémissement compte, signifie, a son importance propre, peut fonctionner 37 indépendamment de celui qui le précède et de celui qui le suit. Alors, n’importe quelle secousse est effectuée jusqu’à la lie, jusqu’à ce qu’il ne soit plus possible d’aller plus loin, dans son amplitude maximale. Alors, chaque sursaut, chaque tremblement, chaque tressautement devient un haut-le-corps. Et finalement chaque geste est à ce point poussé à l’extrême, qu’il déborde. Inévitablement il va un tout petit peu plus loin que prévu, dépasse sa ligne de conduite, s’étire jusqu’à prendre son autonomie. Et lorsqu’elle se lève elle manque de tomber à la renverse, lorsqu’elle verse du vin le vin déborde, lorsqu’elle danse un bras se lance, tourne autour d’elle et finit par s’abriter derrière sa taille, lorsqu’elle enlace elle étouffe presque, lorsqu’elle s’approche elle frôle, touche, embrasse. Et fait l’amour. Animalement. Pire, bestialement. Elle n’a pas de mot moins méprisant, moins galvaudé. Elle se voit coucher comme des bêtes s’étripent, elle étreint comme elles se battent, elle va et vient aussi mécaniquement qu’elles se reproduisent. Son attirance est elle aussi incontrôlable, violente. Elle griffe. Lacère. Embrasse à pleine bouche comme si elle allait finir par avaler l’autre. Elle fait mal, souvent, mais aime qu’on agrippe ses cheveux, la retourne sans un mot, l’étreigne en coupant presque sa respiration. Elle aime voir surgir en elle des éclats de conscience claire, des morceaux de phrase qui s’énoncent seuls, et formulent une domination qui s’exerce. Que ce soit sur elle ou sur lui d’ailleurs, elle aime par dessus tout qu’on l’empoigne comme si on la possédait toute entière, le clitoris dans la paume et le majeur dans l’anus. Elle aime par dessus tout qu’on la laisse faire, que les mouvements du bassin étranger se taisent, observent scrupuleusement un calme absolu, et qu’elle décide enfin, entièrement seule, de la cadence, de l’amplitude, de l’angle, de la durée. Elle fait don de son corps pour mieux le reprendre ensuite. Elle n’accepte d’avoir mal que parce qu’elle sait qu’on ne lui fera jamais plus mal que ce qu’elle peut supporter, que parce que c’est elle qui en a formulé la demande ; et aussi parce que pouvoir prêter son corps comme elle le fait n’est possible que lorsqu’on en est en pleine possession. Son corps comme quelque chose qui la dépasse. Son corps qui réclame, qui se plaint, qui gémit, qui geint. Son corps qui n’a pas eu ce qu’il voulait. Son corps comme un adversaire avec lequel elle ne se bat pas. Elle se voit mal lui donner des coups, se rouler avec lui dans un combat à mains nues, elle se voit mal lui administrer des violences physiques aussi assumées. Elle préfère à cela quelque chose de plus insidieux, plus sournois, dont elle est certaine que l’issue lui donnera raison. Elle cherche à le convaincre au moyen de longs débats argumentés, à le persuader avec des battements de cil, des haussements de la voix. Il finit par exiger ce qu’elle croyait lui administrer contre son gré. Par le vouloir, le vouloir si bien qu’il lui rappelle constamment son existence, il hurle qu’il est là, et s’empare de tout ce qu’elle aurait bien du mal à contrôler. Sans arrêt il la dépasse. Soubresauts, sursauts, sueurs, vomissements, nausées, troubles de la vision, cœur qui bat à une vitesse obsédante, pâleur, cernes. L’étendue de ses armes ressemble à l’énumération des symptômes d’une maladie incurable. Comme elle cède, comme elle se tiraille, comme elle s’étripe elle-même à se dire soudain que si elle en reprend, si elle reprend de ce qui lui donnait ce sentiment si léger, si facile d’être libre, ce sera par sa faute à lui. Bien sûr, elle le savait, on le lui avait dit, il aurait fallu être singulièrement sourd pour ne jamais avoir entendu parler de ce risque, de ce précipice. Mais elle n’en revient pas. 38 39 Ainsi donc, son corps aurait des exigences autres que celles auxquelles elle a toujours été habituée et qu’elle sentait plutôt comme des exigences corporelles. Ainsi donc, son corps exigerait autre chose que manger, boire et faire l’amour, il voudrait des choses bien moins naturelles, bien moins habituelles, et qu’elle était la première à lui imposer. Il est atroce, ce sentiment d’une dépendance qu’on ne peut pas faire semblant d’ignorer. Auparavant elle n’avait jamais éprouvé que des dépendances qu’on appelle facilement « psychologiques », dans une cigarette elle avait surtout envie du geste, de l’idée. Son corps ne s’était jamais chargé de lui en réclamer une. Il est atroce aussi, ce sentiment d’une dépendance qui n’est pas remplaçable. Un besoin qu’elle ne peut pas tromper, contourner. Son corps a besoin d’une chose, et de rien d’autre. Son corps a besoin de se perdre, de se noyer, et c’est sans doute cela le pire. Son corps lui donne l’impression qu’il n’a plus rien à foutre dans la réalité, maintenant qu’il a connu autre chose. Son corps comme quelque chose qu’elle a du mal à appeler « mon corps ». Parce que c’est aussi avec ce corps qu’elle pense. Comment, sans une sorte de folie, ou de négligence, décider soudain de s’en dissocier radicalement et déclarer qu’il lui appartient ? Cela la gêne, cela l’ennuie, de voir son corps comme un esclave asservi, un simple instrument de sa bonne volonté. Elle aime mieux le voir surgir, se manifester soudain, et l’écouter comme on écoute un enfant qui trépigne justement. Il a faim, elle mange, il pleure, elle essaie de comprendre pourquoi, elle renifle, il essaie de mobiliser ses anticorps, elle a peur, il a mal au ventre. Ils se chevauchent, se dépassent, se distancent, et finissent par se rattraper dans un étrange soulagement. Elle sait, bien sûr, que lorsqu’il prend les traits du farceur le plus sournois pour se mettre à gargouiller alors qu’elle embrasse un homme qu’elle vient de rencontrer, lorsque c’est si tentant de dissocier définitivement son âme de son corps, c’est encore elle qui n’a fait qu’hésiter. Il existe pourtant un moment où elle a le sentiment de ne pas pouvoir faire autrement, d’être obligée de se séparer de son corps. Elle s’est longtemps caressée mécaniquement, sans trop y penser, surprise ensuite par son orgasme comme si elle avait oublié ce qu’elle était en train de faire. Petit à petit elle n’y est plus parvenue, le va-et-vient mécanique n’a plus rien eu d’excitant, ses pensées prenaient le pas sur le reste, elle était entièrement concentrée sur autre chose et finissait par se rendre compte soudain que son sexe était fatigué, entièrement désintéressé de la main qui s’agitait dessus. Elle imagine à présent que sa main est celle de quelqu’un d’autre. La main de quelqu’un qui n’a pas de visage, mais un corps, mais un sexe, mais une voix qu’elle imagine rude et tranchante, qui lui ordonne de s’accroupir, de s’allonger, de se taire, une voix qui l’insulte parfois, mais un sexe qu’elle imagine entrer en elle, violent, autoritaire, un sexe qui ne la laisse pas choisir, mais un corps qu’elle imagine lécher, mordre, implorer, mais une main qui ne cesse pas de la caresser, de la faire gémir, et jouir. Elle s’est dit quelques fois qu’il s’agissait peut-être, ne serait-ce qu’au début, d’une manière de contourner la culpabilité pesant sur le plaisir qu’on prend seul. Elle s’est dit ensuite que c’était peut-être cette idée même qui était encore plus excitante : posséder, être son corps au point de décider volontairement de le mettre à distance. Même artificiellement, même temporairement – pour mieux être surpris, ensuite, par une jouissance dont il ne faudrait surtout pas qu’elle devienne contrôlable. 40 L’ENNEMI KADO Ozon enfoncer des portes ouvertes D.R. « Viens, on va pisser dans l’eau. » François Ozon, qui constate que « tout n’a pas été dit sur le couple », sans visiblement penser que ce soit une raison suffisante pour en dire quelque chose, montre dans 5 X 2 (dont le scénario est publié chez L’arche), un couple « banal », dont les protagonistes sont chacun « l’archétype de l’homme et de la femme ». C’est l’histoire d’un mec, Gilles, qui aime une fille, Marion, alors ils se marient, ils ont un enfant, ils s’engueulent, et puis ils divorcent. Comme tout le monde doit pouvoir s’identifier, Ozon décide de tendre au maximum à l’universel. Et pour être bien sûr de ne surtout pas être original, il emploie scrupuleusement, l’un après l’autre, les clichés les plus rebattus : le juge qui prononce le divorce est forcément « solennel », le couple qui divorce a forcément « le visage défait, l’air grave », le frère pédé est forcément « élégant et précieux ». Gilles, qui fuyait la réalité dans sa voiture, décide de l’affronter à nouveau en… enclenchant les essuie-glaces. Les membres de ce couple, comme dans tous les couples — croit savoir Ozon — débutent avec des illusions, se sentent seuls, sont mesquins, se trompent, et parfois (rarement) ils boivent et dansent, ce qui les rend heureux. Quand finalement ils se séparent, ils s’aiment encore un peu, et c’est dur. Si 5 X 2 représente à merveille la vacuité cinématographique et le néant de la réflexion, il ne peut s’empêcher de remplir sans rougir sa bonne petite fonction normalisatrice. Ozon fait preuve de misogynie, en montrant des femmes éternellement complexées, passives, puériles, maternelles, hystériques, à la chair faible et traître (Marion, pendant leur nuit de noces, trompe son mari, trop éméché pour l’honorer). Sexuellement aussi, c’est le pied : il filme trois fois des couples qui font l’amour — trois rapports sexuels, trois viols. Bien entendu, ils ne sont jamais identifiés comme tels (le violeur est sympa, il va juste un peu mal, ou est un peu trop excité), et sont décrits avec les mots d’un porno de M6 : « Marion crie, mais Gilles est le plus fort », ou bien « Gilles est agressif et directif. Petit à petit, Valérie semble aimer ça ». Bien sûr, son hétéronormativité est consternante : le mariage est LE jalon de la vie du couple, mais Gilles est excusé d’office d’avoir fui l’accouchement de sa femme — c’est normal, être père, c’est flippant, et une femme qui saigne, c’est vraiment dégoûtant. Enfin, Ozon fait montre d’une possible homophobie (involontaire ? ironique ? autodestructrice ?), en donnant à voir des pédés obnubilés par le sexe, incapables de tomber amoureux, éternellement légers, volages et inconséquents. Ozon prétend montrer avec ce film que c’est la nature qui « piège » les hommes et les femmes. Ou plus précisément que c’est leur nature, foncièrement et éternellement différente, qui les empêche de se comprendre et de vivre ensemble harmonieusement. La métaphore qu’il fait de cette nature, enfermant inexorablement les hommes dans des comportements figés, laisse perplexe : un soleil couchant dégoulinant sur la mer… La Cane Hardeuse FAIS LE TOI-MÊME Apprends à te toucher Se toucher c’est formidable. Bien se toucher c’est encore mieux, mais ce n’est pas donné à tout le monde. Suis ces conseils à la lettre, ou avale cette page pour mieux les intégrer, et tu deviendras un Supermasturbateur. Premiers pas Quelque chose bouge dans ton pantalon... n’aie pas peur mais sois prudent. Plusieurs possibilités : c’est un nain de jardin perdu, ta mère qui t’appelle sur ton portable, une colonie de morpions en vacances, un lapin Duracel... Quoiqu’il en soit, une seule solution : la masturbation. Cette technique ancestrale nous vient d’une peuplade d’outre-Oural qui l’employait pour battre les œufs en neige. Elle fut remise au goût du jour par Maïté qui, lors d’une diffusion à la Cuisine des mousquetaires, jeta le trouble sur les mœurs françaises. Technique Attrape le premier sexe qui passe. Si ce que tu as entre les mains ressemble à un pénis ou à tout autre objet contondant : saisis le entre le pouce et l’index et replie tes doigts. Va, viens, va, viens, va, viens... jusqu’à ce que ça brille. Si ce que tu tiens ressemble à un clitoris ou à un bouton de rose (ou de redingote) : mets un doigt ou plus et amorce un mouvement en cercles concentriques. Va, viens, va, viens, va, viens... Si ce que tu as saisi ne ressemble à rien de tout ça : va et viens quand même, ça marche à tous les coups. Jouissance Bientôt tu va sentir un tsunami de bonheur argenté traverser ton corps. Laisse toi porter en adoptant la position la plus adéquate : penché(e) en arrière en tenant le genou droit dans le coude gauche, cambré(e) avec un doigt dans le nez, la tête sous la moquette les pieds dans la cuvette... Pousse un cri ou entonne des chants tyroliens. Il est possible que tu éjacules ou que tu propulses du jus de foufoune. Si c’est le cas garde le pour toi. Lieux Une fois les principes de base acquis, il est temps pour toi d’intégrer quelques règles de convenance. Te masturber n’importe où n’est pas conseillé : ronds-points à cause des gaz d’échappements, caves à cause des rats, le QG de la CGT à cause de Bernard Thibault... Préfère des endroits où tu pourras assouvir ton envie d’exotisme et de luxure : la jungle parce qu’il y a des moustiques, H&M parce qu’y a de la meuf en soquettes et des mecs en goguette, le resto U parce que vendredi c’est raviolis. Lassitude Malgré ton envie pressante de te faire des choses, tu ne bandes ni ne mouilles... Ta dernière visite à Lourdes avec ta tante Jacqueline et ses moustaches t’a malgré tout donné des idées : si Bernadette se biroute toi aussi tu peux le faire. Mais tu as beau insérer des pièces jaunes dans les fentes, rien ne tombe. Pour faire couler l’eau bénite à flots, remets toi en situation. Déguise toi en bonne sœur pour te toucher en profondeur et rends ainsi au nonnanisme sa juste place. Puzzle Kit mains libres Parce que les manchots peuvent aussi se masturber et parce tes mains sont souvent occupées à autre chose, quatre manières de se caresser sans les mains. 1 : Assis sur la machine à laver. Vendredi soir. Y’a rien à la télé et le sosie d’Yves Duteil chante devant tes fenêtres. Un seul refuge, le Lavomatic, où tu ne seras pas le / la seul(e) à mouiller. Après avoir séparé les couleurs, choisis ton programme : délicat, avec ou sans prélavage, arrêt cuve pleine ou demie-charge. Prends place sur la machine à laver, installe toi confortablement à califourchon et attends. Les vibrations régulières et saccadées te lessiveront sans faille. Laisse toi aller juste avant le rinçage pour mieux apprécier les sensations fortes de l’essorage. 3 : Avec les pieds. Les dîners de famille ou les réunions de travail sont soumises à une étiquette précise, qui impose notamment de garder ses mains sur la table. Tu peux pourtant t’offrir un peu de bon temps tout en gardant fourchettes et stylos bien en main. Soulève ton pied gauche, place le soigneusement sous ta cuisse droite, tout en t’étirant pour faire diversion. Par un léger mouvement de rotation de la cheville, dans un sens puis dans l’autre, tu parviendras avec aisance à tenir jusqu’au dessert grâce à la pression de ton talon. Cette manœuvre nécessite cependant un minimum de souplesse. 2 : Avec un arroseur automatique. L’important dans le pique-nique c’est l’emplacement. Choisis une pelouse entretenue avec soin grâce à des arroseurs automatiques. Déshabille toi mais garde ton chapeau pour te protéger des insolations. Pour bénéficier de l’effet jacuzzi à moindres frais cours après le jet d’eau le sexe à l’air. Conserve une posture cambrée afin de bien exposer tes organes aux flux et déplace toi de manière circulaire en suivant le mouvement de l’arroseur. 3 : En se frottant. « Les frottements de la verge (ou du clitoris) contre des corps plus ou moins résistants tels que les matelas dans le cubitus abdominal, le bord d’un meuble, le pied d’une table, l’angle d’une chaise, l’arête d’un banc, etc. (procurent) une sensation de plaisir » note Thésée Pouillet en 1897. C’est vrai, mais incomplet. La même expérience peut être pratiquée avec succès grâce à : un radiateur, un rebord de baignoire, une clôture électrique, un abribus, le facteur ou le plombier, le micro-ondes, un piano à queue, une tringle à rideaux... CUSTOMISE TON VIBRO Comme disait Jean-Paul II, «J’aime bien quand ça secoue». Et comme disait Mère Thérésa «J’aime pas quand c’est mou». Toi aussi rejoins la grande famille des vibro-masters. Ton budget est serré, acquiers donc le modèle le moins cher. Si tu suis nos conseils tu pourras cependant épater tes amis. Un abat-jour. Parce que le plaisir n’est pas forcément phallique, change la forme de ton vibro en le coiffant par exemple d’un abatjour. Fonctionne aussi avec : fer à repasser, implants capillaires, décolleuse à papier peint et pin’s parlant. Des enceintes. Toi aussi, fais vibrer la vibe. Parce que tout est toujours question de rythme, équipe ton vibro d’une paire d’enceintes. Si t’aimes le gros son, envoie la Big Beat. Un masseur. Après l’effort le réconfort. Parce qu’il est nécessaire de soigner son vibro, parce que tendu c’est bien, mais relaxé c’est mieux, engage une grosse costaude. Ou sinon prends un vibro, mon frère. Un parachute. Pour la re d e s c e n t e . Pour la montée, prends les escaliers. Un vaporisateur d’ambiance, parfum petit salé aux lentilles. Comme dit ta grand-mère « ton derrière ne sent pas la rose ». Ne la fais pas mentir et adopte la lentille attitude. Une brouette. Achète une brouette pour lui tenir compagnie. Mets les tous les deux dans le jardin. Cette vie au grand air leur fera le plus grand bien. Néanmoins, prends soin de les couvrir en hiver pour les protéger du gel. Méfiance tout de même : le Front de Libération des Vibros de Jardin sévit encore. Un porte-gobelet. Parce qu’entre tirer et boire un coup on ne devrait pas avoir à choisir. Des coquillages. Parce que quand même, c’est plus joli. En plus quand tu te le mets dans l’oreille, tu entends la mer. MERCI GERTRUDE ! Lourd passif « L’actif c’est la bite » Le Satrape rôdeur, con comme la sienne. Josépine « Un homme peut souhaiter avoir une salope pour maîtresse mais pas pour épouse. » Le Napoléon de Kubrick. Et maman est encore vierge. Dinde farcie « Le poulet y’a un trou. Mais ça sert à quoi d’enculer une poule ? » Mme Patate, qui saute du coq à l’âne. France téléconne « Ma femme avait l’habitude de pénétrer dans mes téléphones » Charles Pieri. Et moi je lui bourrais le fax. anarchiste objections des camarades Extrait de « Réponse aux ts rouges, 2002. Wilhelm Reich, Les nui uvre de s » (1936) cité dans L’œ En rondelle « Y a pas de place pour la courgette chez Freud » Le Satrape rôdeur. Mais si, en poussant bien. Fesse-tin « Les fesses qui puent le soir, c’est ton truc préféré » Joseph S. Relie les points Suite à une étude de Trouble(s), il s’est avéré que si tout le monde sait dessiner des bites, personne ne connaît le schéma d’un vagin... Cours de rattrapage. Cantonner les drogues à un simple « problème de société » a pour conséquence de masquer tout ce qu’elles peuvent avoir de politique. Pourtant les rapports de forces économiques, sociaux et médicaux, qui ont contribué à forger la mythologie associée aux drogues et à ses usagers, témoignent du fait qu’elles sont au centre de nombreuses relations de pouvoir. Leur interdiction, leur médicalisation et les modalités selon lesquelles ces contrôles s’effectuent ne vont pas de soi mais répondent à des impératifs qui, malgré les arguments scientifiques ou sanitaires qui peuvent venir les étayer, sont avant tout politiques. Interroger les différents discours ayant émaillé l’histoire des drogues permet ainsi de mettre à jour la contingence de la place qui leur a été assignée et de réinventer, ou tout au moins de réinterroger, leurs usages. Processus au cœur des pratiques militantes américaines dans les années 70 et de la récente politique de réduction des risques, il passe nécessairement par une redistribution du pouvoir et de la parole au profit des usagers. politiques à l’usage Techniques de drogues « Drogue est un mot indifférent, qui englobe aussi bien ce qui sert à tuer que ce qui sert à soigner, ainsi que les philtres d’amour, mais On parle souvent des la présente loi condamne seulement ce qui drogues au singulier, est utilisé pour tuer. » A la suite de la lex cor- masquant ainsi la nelia romaine, en matière de drogues, la loi diversité des usages ne condamnera longtemps que les poisons, comme des discours. sans se prononcer sur l’usage récréatif des L’apparent hégémonisme substances. La drogue ne fera scandale qu’à du répressif en matière partir du XIXe siècle lorsque apparaissent en de drogues ne doit pas Angleterre les problématiques de santé pu- dissimuler à quel point il blique. Le modèle anglais, où un contrôle est le produit de rapports étatique rigoureux se fonde sur une exper- de forces et d’une lente tise médicale, se diffusera ensuite dans conquête du pouvoir toute l’Europe. Les médecins français dénon- médical. L’histoire cent dès 1850 l’usage pédiatrique abusif de des politiques des l’opium que font les mères ouvrières, pour drogues, des mieux substituer aux pratiques populaires conditions de leur ainsi dévalorisées leur propre savoir. La lutte interdiction ou contre la drogue s’engouffre en France dans de leur régulation, la brèche du contrôle social sur l’enfant et son croise bien souvent éducation, et s’y installera durablement. Ap- celle de la santé paru à la même époque dans les dictionnaires publique et du populaires, le terme « stupéfiant », d’abord contrôle social des seulement médical, est repris au tournant corps. du siècle par les journalistes et le personnel politique. Désormais au centre du débat public, les drogues mobilisent différentes forces (religieuses, médicales, économiques…) aux intérêts divergents. La répression s’impose 48 49 peuvent que laisser faire. Toutefois, pour des raisons électorales (4) et afin de maintenir le rapport de force en leur faveur, les politiques officielles ne sont pas modifiées, confinant la mais ses contradictions seront le reflet de RdR à une espèce de semi-clandestinité. Ce ces affrontements originels. Le XIXe siècle n’est qu’en 1999 qu’elle acquiert une exis- e était celui des médecins, le XX sera celui des tence officielle, qui permet certes d’éviter que policiers (1). la police piétine les seringues de Médecins du monde comme en 1993, mais qui présente Après quatre décennies d’hégémonie quasiabsolue de la justice et de la police, au milieu des années 60, la santé publique réinvestit progressivement le domaine des drogues (2). Délaissée par les hôpitaux, l’aide aux toxico- La lutte contre la drogue s’engouffre en France dans la brèche du contrôle social sur l’enfant et s’y installera durablement. manes est, pour certains médecins, un moyen rapide de faire carrière et ils s’empressent de également certains inconvénients : en rédui- mettre en place des structures expérimen- sant la RdR à une réponse purement prag- tales où se mêlent psychanalyse et anti-psy- matique au sida — argument survalorisé par chiatrie. Trop heureux de s’être débarrassé ses promoteurs mêmes pour des raisons stra- de patients gênants, le Ministère de la Santé tégiques — elle risque notamment de n’être accorde à ces structures la légitimité qui leur appliquée qu’aux seules drogues dont la prise permettra par la suite de s’imposer comme le présente un risque de contamination. paradigme en matière de toxicomanie, et de poser le précepte indiscutable de la toxicoma- Blouses blanches. Des années 1870 à la nie comme symptôme d’un traumatisme plus première guerre, la médecine étend son pou- profond — ainsi que son corollaire, le sevrage. voir sur le corps social. Elle s’invente concepts Ce n’est qu’à la fin des années 80, et sous la et outils, au premier rang desquels la « santé menace longtemps minimisée du sida, que ce publique », qui lui permet d’instaurer une modèle, incapable de freiner la propagation médecine d’Etat en se posant en « instance du virus, sera remis en cause. Une alliance souveraine des impératifs d’hygiène » (5). De stratégique de médecins et d’associations, plus en plus de médecins accèdent à la dépu- cristallisée autour du collectif Limiter la casse, tation et valorisent politiquement leur exper- s’efforce de promouvoir la Réduction des Ris- tise. L’apogée de la prise de pouvoir du corps ques (RdR), politique en rupture aussi bien médical en matière de toxicomanie a lieu en avec la guerre à la drogue qu’avec le modèle 1917, lors du vote de la loi sur les drogues psychologico-médical dominant, car reposant qui s’appuie principalement sur l’approche sur la reconnaissance de l’usage de drogues médicale. Cette victoire des médecins mar- et la tentative d’en réduire les conséquences que paradoxalement leur déclin : « Le rapport néfastes, notamment à l’aide de traitements de force a subtilement changé. Le médecin, de substitution (3). La RdR, entraînant une dé- gagnant le pouvoir, a perdu son aura » (6). La médicalisation partielle du travail sur les dro- politique de la RdR leur permettra cependant gues (celui-ci passant par exemple davantage au cours des années 90 de se réapproprier ce par des distributions de seringues stériles et pouvoir, en replaçant les impératifs de santé par les associations d’usagers) et opérant en théorie une redistribution des pouvoirs, suscite de fortes résistances. Mais obligés de reconnaître son efficacité, Etat et corps médical ne (1) Selon la formule d’Anne Coppel, in Peut-on civiliser les drogues ?, La Découverte, 2002. (2) La guerre à la drogue n’est pas pour autant abandonnée et gagne même en puissance avec la loi de 1970 qui instaure l’incrimination de l’usage privé. (3) Les traitements de substitution permettent de remplacer partiellement une drogue illégale (essentiellement les opiacés) par une autre légale qui, parce qu’elle n’a pas besoin d’être injectée, permet de diminuer les risques de contamination par le VIH. (4) Comme le note Anne Coppel in op. cit., « les opposants à la guerre à la drogue sont assimilés à des Munichois ou, plus grave encore, à des partisans de la drogue… » (5) Histoire de la sexualité, t.1 La volonté de savoir, Michel Foucault, Gallimard, 1976. (6) La drogue dans le monde – hier et aujourd’hui, Christian Bachmann et Anne Coppel, Points Actuel, 1989. sexualités / politiques / cultures à l’usage sant à l’époque, et dont l’administration comporte “une effraction corporelle en dehors du regard du médecin” » (10). Aujourd’hui, l’autorité restaurée du médecin passe donc publique au cœur du dispositif de lutte contre en premier lieu par un contrôle renouvelé de les toxicomanies. Si le virage de la RdR a des ce dernier sur le produit, par une réintroduc- effets indubitablement positifs, il a comme tion de son droit de regard sur l’usage. effet pervers de rendre au médical son rôle pivot et de renforcer ainsi les techniques de Cette surveillance doit cependant être nuan- contrôle social. cée : « En France, il existe des traditions Médicaliser des pratiques qui ne relèvent pas de la maladie permet d’étendre le pouvoir de l’Etat sur certaines populations. beaucoup plus réticentes au contrôle social « L’usage des drogues n’étant pas une ma- le dispositif qui permet de se faire prescrire ladie, la médicalisation devenait un outil de du Subutex (11) par un généraliste est unique, contrôle social ; elle faisait du médecin le tout comme l’auto-support. L’argument du bras armé de la justice » souligne Anne Cop- contrôle social existe mais il ne suffit pas à in- pel (7), sociologue et militante de la RdR. Et valider la RdR. » La médicalisation serait ainsi en effet, tout le problème est là : médicaliser un outil de normativité moins par le contrôle des pratiques qui ne relèvent pas de la mala- qu’elle instaure sur les pratiques et les subs- die permet d’étendre le pouvoir de l’Etat sur tances, que par le régime de parole qu’elle certaines populations. La substitution à la fonde : tout doit être dit, et selon des techni- méthadone (8), en obligeant l’usager de dro- ques singulières d’aveu et de mise à jour de la gues à se soumettre à un programme con- vérité (12). Pour être pris en charge, l’usager traignant, à des présences quotidiennes, à de drogues doit non seulement en faire la de- des observations renouvelées, peut devenir mande volontaire, mais aussi s’astreindre à un « la pièce maîtresse d’un système peu oné- discours de vérité sur lui-même. La psycholo- reux, qui permet le contrôle des toxicomanes gisation, encore en vigueur, instaure une con- avec une prise en charge qui n’en est pas fusion entre le cadre thérapeutique et la loi, une et dont la seule finalité est une apparen- où les règles de fonctionnement deviennent te normalité » (9). Le principe de l’injonction des lois symboliques, et où la transgression thérapeutique, l’intrusion dans la vie privée des règles du soignant entraîne l’exclusion du de l’usager de drogues, la manière dont est soigné. « Science par excellence du normal et délivrée la méthadone, la dépendance ainsi du pathologique » (13), la médecine n’a cessé (7) In op. cit. (8) Produit de substitution aux opiacés, délivré, souvent quotidiennement, sous forme liquide. (9) « Le toxicomane apprivoisé » de Claude Olivenstein in Manière de voir, Le monde diplomatique, mars-avril 2001. (10) Les poisons de l’esprit – Drogues et drogués au XIXe siècle, Jean-Jacques Yvorel, Quai Voltaire, 1992. alimentée au produit de substitution, renforcent une société de normes dans laquelle le toxicomane est accepté à condition qu’il se (11) Produit de substitution aux opiacés, délivré sous la forme de comprimés. soumette à un double régime d’invisibilité (12) Foucault avait déjà remarqué en quoi ce dispositif d’aveu a pour but l’émergence d’un nouveau sujet, bien plus que l’éclosion de nouveaux savoirs. pour définir l’usager de drogues dépendant à la société et de visibilité au médecin. Aux alentours de 1875, le premier terme inventé est « morphinomane » : « Il n’est pas fortuit que la forme d’intoxication passionnelle qui aboutit à la dénomination du péril est celle qui utilise l’alcaloïde de l’opium, le plus puis- que dans le nord de l’Europe, avec des résistances, des garde-fous, précise Fabrice Olivet, membre d’ASUD, association d’autosupport d’usagers de drogues. Par exemple, 50 51 de se doter d’instruments de régulation normative des drogues et de leurs usages, s’imposant au fil du temps comme l’unique matrice des discours sur les drogues. tion vers une psychopathologie contribue à Blousons noirs. Mieux comprendre la l’exclusion de l’usager » (15). Ces construc- mise en place du discours médical nécessite tions stigmatisantes ont permis aux pouvoirs un bref retour en arrière. A l’orée du XXe siè- publics de refuser aux groupes d’usagers le cle, de malade, le toxicomane devient cou- statut d’interlocuteurs politiques : « Ils sont, pable. Confronté à l’échec thérapeutique, le pense-t-on, bien incapables de savoir ce qui corps médical lui reproche d’être improductif, est bon pour eux et d’occuper, par consé- vicieux, irrationnel, manipulateur, menteur. quent, une place dans les processus d’élabo- La figure du drogué pervers (14) est encore ration de l’offre sanitaire » (16). illustrations. Pierre Ouin, extraits de Courrier Toxique, L’Esprit frappeur, 2004 (cicontre). Fako, extraits du matériel de prévention de Techno+ vivace. La psychologisation des années 80 l’a même renforcée : en faisant de la toxicoma- Pervers, le toxicomane est irréconciliable- nie le symptôme d’une souffrance psychique ment autre. « La drogue dangereuse c’est et du toxicomane la victime de pulsions in- la drogue de l’Autre » souligne Anne Cop- contrôlables, les médecins ont conforté leurs pel. Aux Etats-Unis, les couches historiques propres savoir et expérience. Soumis à ses de l’immigration structurent ainsi la prohi- passions, l’usager de drogues aurait besoin bition. Le thème de la jeunesse menacée de l’interface médicale pour formuler sa pra- par les drogues apparaît avec l’opium des tique. Ainsi, « sur le plan social cette évolu- chinois, qui s’en serviraient pour violer de jeunes blanches. La cocaïne des noirs, la marijuana des hispano-américains, entraîneront ensuite les mêmes préjugés. En France, les bonnes drogues nationales, telles le vin, sont opposées aux mauvaises venues de l’étranger : « Il y a une intolérance (13) « L’extension sociale de la norme » in Dits et écrits t.2, Michel Foucault, Gallimard, 2001. terrible des gens qui prennent un produit, à l’égard de ceux qui en prennent un différent » note Fabrice Olivet. Les drogues sont ainsi dénoncées au nom de la sécurité nationale, en temps de guerre — la cocaïne est interdite en 1917 parce que produite par l’Allemagne — ou d’agitation sociale — la loi de 1970 se donne pour objectif de rétablir l’autorité de l’Etat face au péril gauchiste. « La vision qu’une société se forge du développement d’une “pathologie” chez l’autre, nous éclaire souvent sur les craintes et les (14) L’obsession de faire de l’usager de drogues un pervers, selon JeanJacques Yvorel, « peut alors se résumer en un syllogisme : la sexualité est immorale, la drogue est aphrodisiaque donc la drogue est immorale. » Ce double effet de sexualisation du corps social et de consolidation du pouvoir est au cœur du premier tome de l’Histoire de la sexualité de Michel Foucault. fantasmes que cette société entretient face (15) Jean-Jacques Yvorel, op. cit. à cette pathologie » (17). Ce n’est donc pas étonnant si les drogues sont pensées en termes d’épidémie, dont les consommateurs seraient les prosélytes et les jeunes les victimes. La presse popu- (16) L’Etat et la toxicomanie, Henri Bergeron, PUF, 1999. (17) Jean-Jacques Yvorel, op. cit. sexualités / politiques / cultures à l’usage ce sous la gauche, la droite s’en est emparé comme d’un thème permettant de mettre en avant sa politique de lutte contre l’insécurité, et de réaffirmer à peu de frais des valeurs, laire a depuis 150 ans véhiculé cette peur notamment familiales, délaissées par une paranoïaque. Dès la fin du XIXe, les journaux gauche laxiste. « La mise sur agenda politi- se sont nourris de faits divers plus ou moins que n’est donc pas simplement fonction de inventés pour augmenter leurs tirages, en la gravité “objective du problème” considéré mais dépend aussi des idéologies et des La conception du toxicomane comme malade sans droits est au cœur des politiques françaises. compétitions politiques du moment » (18). Il reste que paradoxalement les acteurs de la RdR préfèrent travailler avec les gouvernements de droite qu’avec la gauche. Parce que la RdR pose la question du contrôle social et faisant de la drogue un sujet à sensation. que, comme le souligne Vincent Bourseul, En 1917 comme en 1970, les lois anti-dro- militant de la RdR, « les socialistes sont inca- gues répondent à de larges campagnes de pables d’assumer leurs ambitions de contrôle presse plus qu’à une demande de la popu- social », elle a connu ses avancées les plus lation. L’association Techno +, qui mène des significatives sous la droite — sans bien évi- actions de RdR en milieu techno, a extrê- demment que le dispositif répressif en place, mement redouté, en 1997, la diabolisation pourtant contraire à la logique de la RdR, ne soudaine des raves par les médias, qui ont amplifié chaque incident au nom de la protection de la jeunesse. Son ancien président, Jean-Marc Priez, relativise pourtant : « Les médias ont un impact sur les politiques mais pas forcément sur la société. » Silences du politique. Parce qu’incapable de s’appuyer sur une définition cohérente des drogues, et parce que comme l‘indique JeanMarc Priez, « la seule politique qui donne des (18) Henri Bergeron, op. cit. résultats, c’est celle qui est contraire au dis- (19) In Drogues et médicaments psychotropes, Esprit, 1998. été un sujet épineux pour l’Etat. Silencieux (20) Ainsi le gouvernement justifie la mise en place de l’incrimination de l’usage privé avec la loi de 1970 en ces termes : « A l’époque où le droit à la santé et aux soins est progressivement reconnu à l’individu […] il paraît normal, en contrepartie, que la société puisse imposer certaines limites à l’utilisation que chacun fait de son propre corps ». 1994), les gouvernements se sont le plus cours dominant », les drogues ont toujours la plupart du temps (la première commission à parler de « catastrophe sanitaire » date de souvent contentés de renforcer l’arsenal répressif afin de rassurer l’opinion publique. Les rares tentatives pour développer d’autres approches se limitent à de grands effets d’annonce, à l’image de la récente campagne cannabis : indépendamment de l’utilité douteuse des consultations cannabis (cellules d’écoute pour les jeunes mises en place cette année), celui-ci ayant bénéficié d’une relative toléran- 52 53 soit transformé. Ainsi Pasqua d’un côté affichait, en tant que Ministre de l’Intérieur, un discours public extrêmement répressif en matière de drogue, tandis que de l’autre les Hauts-de-Seine, dont il était président du conseil général, fut l’un des premiers départements à mettre en place des programmes de distribution de seringues. Déconnectés des réalités, les politiques, comme le souligne le sociologue Alain Ehrenberg (19), soumettent en réalité leur action à ce qu’ils imaginent être des impératifs républicains. Pour eux, les intérêts privés étant subordonnés à l’intérêt général, et le toxicomane plaçant au contraire ses intérêts et son plaisir privés au-dessus du bien collectif, celui-ci doit être ramené dans le droit chemin par l’Etat. A ce dernier la charge de se doter d’outils normatifs lui permettant de réglementer la vie privée et le corps de l’usager de drogues (20), qu’il s’agisse du sevrage ou du dispositif de RdR (21). Cette conception du toxicomane comme malade sans droits, au cœur des politiques françaises, est ce qui les différencie des Le concept de toxicomanie ne dérive plus tant de la sphère médicale que de catégories juridiques mâtinées de pseudo-scientificité. politiques américaines qui n’intègrent pas de questionnements de santé publique et pour des drogues. Ce qui, selon Fabrice Olivet, qui l’usager de drogues n’est qu’un criminel. n’est pas sans risques : « Dire que les drogues c’est mal, c’est une position morale qui Usages de la force. Depuis 1916, le légis- a pour effet des contaminations, des over- lateur n’a cessé d’inscrire les drogues dans doses… » Le souci de catégorisation et de des tableaux. La distinction entre drogues comptabilisation est déconnecté de toute licites et illicites n’a pourtant aucune valeur expertise scientifique. Il n’existe aucune étu- médicale. Assigner une place aux drogues de nationale fiable, les intervenants en toxi- est une chimère : « Il n’y a pas de drogue comanie craignant de se voir dépossédés de “dans la nature” […] Le concept de drogue leur savoir « de terrain ». De même, seules suppose une définition instituée, institution- les overdoses dans la rue sont aujourd’hui nelle : il y faut une histoire, une culture, des comptabilisées. Combien de morts en réa- conventions, des évaluations, des normes, lité ? Personne ne semble vouloir le savoir. tout un réseau de discours enchevêtrés, une Se construit ainsi un arsenal législatif qui rhétorique explicite ou elliptique » indique ne repose sur des données ni médicales, ni Derrida (22). Concept performatif donc : ce scientifiques, ni sociologiques… Anne Cop- sont des évaluations morales, politiques ou pel constate à juste titre (23) que « le clas- sociales qui conditionnent le classement sement d’une substance dans la liste des (21) Derrida montre ainsi que « la drogue en général n’est pas condamnée parce qu’elle procure du plaisir mais parce que cet aphrodisiaque n’est pas le bon : il engendre la souffrance et la déstructuration du moi, il désocialise. » In Points de suspension, Galilée, 1993. stupéfiants est le produit d’un rapport de force qui n’a pas grand-chose à voir avec une (22) In op. cit. évaluation objective du risque sanitaire. » (23) In op. cit. sexualités / politiques / cultures à l’usage Ces rapports de forces, qui opposent juges, médecins et pouvoir politique, parce qu’ils régissent l’écriture des lois, sont détectables au sein du corpus légal. Ainsi la loi de 1970 n’est autre que le mélange d’un projet de loi du Ministère de la Justice et d’un contre-projet du Ministère de la Santé (24). Née à une époque où le gouvernement cherchait à réaffirmer son autorité après les évènements de mai 68, elle s’inscrit toutefois dans un cadre plus large de remoralisation de la société (25) qui privilégie implicitement son volet répressif. Ainsi, malgré des justifications d’ordre sanitaire et son inscription dans le Code de la santé, il s’agit là, comme l’indique Jacqueline Bernat de Celis (26), d’une loi essentiellement pénale. En effet les concepts de toxicomane et de toxicomanie ne dérivent plus tant de la sphère médicale que de catégories juridiques mâtinées de pseudo-scientificité. De même, bien que son article 1 affirme que les toxicomanes seront placés sous autorité sanitaire, l’injonction thérapeutique, qui servait de garantie aux médecins, ne joue que si le parquet se dessaisit volontairement de l’affaire. L’emprunt est cependant réciproque et les catégories juridiques de toxicomane, de toxicomanie et de stupéfiant, une fois reprises par les médecins, ont longtemps empêché ces derniers de penser les différents usages de drogues. Usages des plaisirs. L’émergence dans les années 90 des associations d’usagers de drogue ébranlera pour la première fois le triumvirat médecine / justice / Etat, et contribuera très largement à la mise en place de la RdR. D’une part parce que l’argument Ce n’est qu’en intégrant le point de vue de l’usager dans son dispositif que la RdR a pu réellement être efficace. principal des opposants à la RdR, à savoir le contrôle social qu’elle induirait, perdait de sa force dès lors qu’une partie de ce contrôle était effectué par les usagers eux-mêmes, et d’autre part parce que ce n’est qu’en intégrant le point de vue de l’usager dans son dispositif que la RdR a pu réellement être efficace (27). A l’image des associations de lutte contre le sida dont elles se sont en 54 55 grande partie inspirées (28), les associations d’usagers de drogues leur permettent de changer de statut. D’objets de discours qui leur sont étrangers, ils deviennent sujets de d’éléments empruntés au discours médical leur propre discours. La comparaison avec et faisant office de garantie. Ainsi en est-il les associations de lutte contre le sida s’ar- également de la question du plaisir. Bannie rête là — du moins officiellement. Car mal- par la RdR, parce qu’apparemment moins gré des origines communes concédées par urgente que les questions de mortalité, la re- toutes les associations, aucune d’entre elles connaissance du plaisir est pourtant l’une des ne reconnaît l’existence d’une communauté revendications premières des associations d’usagers de drogues : Techno + parle d’une d’usagers car elle leur permettrait de sortir communauté techno, tandis que selon Fabri- du binôme malade / délinquant. Mais comme ce Olivet, ASUD se bat pour « la reconnais- le note Vincent Bourseul, « comment être sance de l’universalité de la consommation pris au sérieux quant à son vécu personnel de drogues ». Pourtant comme le souligne si on ne dit pas “je” à un moment ? » Ainsi Anne Coppel, « ceux qui consomment une dans le cadre de la RdR, la seule manière même drogue », parce qu’ils partagent un d’aborder la question fut via son pendant, la certain nombres de codes, « appartiennent à douleur, afin d’imposer l’idée que la soulager une même culture » et forment de véritables était tout aussi important, si ce n’est plus, communautés. A ces réponses communau- que le sevrage (29). taires qui ne disent pas leur nom, il convient d’ajouter le refus tout aussi fort d’affirmer Les réticences des acteurs de la RdR à abor- une identité d’usagers de drogues. Alors qu’il der la question du plaisir sont le symptôme s’agirait là du moyen de se débarrasser de d’une frilosité plus générale à l’égard du ces étiquettes de « patient » et de « délin- versant politique et militant des drogues. quant », personne n’ose dire « je », comme Pour passer une alliance avec les médecins a pu le faire le mouvement homosexuel, et afin que la RdR voit le jour, ils ont été les parler en tant qu’usager de drogues. Même premiers à mettre en avant l’idée qu’elle à ASUD, où n’est pas niée la consommation était une réponse apolitique et pragmatique de drogues, on préfère dire « nous sommes à une situation d’urgence sanitaire. Cela a des citoyens ». pourtant des conséquences néfastes pour la RdR qui, bien que née sous l’impulsion Ce silence autour des questions de com- d’un mouvement avant tout social, est en munauté et d’identité a pour conséquence train de s’intégrer, pour le meilleur comme d’attribuer un rôle ambigu à l’expertise des pour le pire, au discours dominant. Tout en usagers, souvent mise à l’écart et dévalori- continuant à se développer, notamment sée par les usagers eux-mêmes, alors qu’elle avec l’instauration de salles de shoot et de pourrait permettre un renversement des programmes d’héroïne médicalisée, la RdR, structures dominantes de savoir-pouvoir. Il dans sa version aseptisée, ne pourra faire n’en reste pas moins que, comme le remar- évoluer le statut du consommateur et celui que Vincent Bourseul, « l’expertise profane, des produits tant que sa dimension politique si elle était mise en forme, serait plus vaste restera dans l’ombre. et plus dense que l’expertise médicale. » Mme Patate et Le Satrape rôdeur Seul le journal d’ASUD s’est pour l’instant Illustrations Fako et Pierre Ouin attelé à cette tâche. Là encore, l’expertise des usagers, parce que non assumée comme telle, n’est présentée qu’accompagnée (24) La mutuelle inimité de ces deux ministères est probablement à l’origine de l’inefficacité des diverses coordinations ministérielles qui ont pu voir le jour. (25) Ont été votées à la même époque la loi « anticasseurs » du 04/06/1970 et la loi sur les libertés individuelles du 17/07/1970. (26) In Drogues : consommation interdite, L’Harmattan, 1996. (27) Ainsi la Stéribox, kit qui permet des injections propres, a été développée en partenariat avec des usagers. (28) ASUD a été créé en 1992 sur le modèle d’AIDES. (29) Parce qu’il ne peut être « guéri », le sida a aussi beaucoup contribué à faire évoluer la place de la douleur au sein du dispositif médical. sexualités / politiques / cultures à l’usage La réduction des risques, et après ? Chef de service au Centre de soins spécialisés en toxicomanies de Nanterre (La Fratrie) et membre du conseil d’administration de l’Association Française de Réduction des Risques, Vincent Bourseul, militant de la réduction des risques, répond à quelques idées courantes suscitées par cette politique de santé publique. Nous avons fait beaucoup. Les choses se sont améliorées en un peu plus de 20 ans. Bien des barrières, intellectuelles, politiques ou religieuses ont cédé face à l’irrésistible poussée de cette politique de santé, née jadis comme un mouvement social et culturel — et jusqu’aux partisans de la prohibition ont dû reconsidérer l’usage de drogues. Si bien qu’aujourd’hui il est nécessaire de se demander sur quels terrains doit se poursuivre la lutte. Le siècle passé a connu la plus improbable innovation sociale et politique dans le merveilleux monde de « La Drogue ». Ne pensez pas à l’invasion des nouvelles molécules produites par les révolutions industrielles et techniques, ou à l’expansion illimitée des trafics internationaux. Ne songez pas non plus aux puissances de ce monde faisant feu de tout bois dans la guerre à ce juteux marché. Je pense plus modestement à cette méprisable — parce que mauvais objet pour certains — révolution pragmatique nommée réduction des risques : distribution gratuite de seringues stériles, substitution aux opiacés, héroïne médicalisée, salles de shoot, lieux d’accueil bienveillants, contrôle 56 57 La réduction des risques est une utopie qui n’en a pas l’air. Une révolution sans armes mais avec ses morts tout de même, eux aussi invisibles. C’est le moment de jouer à « Qui est qui ? ». Qui sont les premiers, qui sont les seconds ? Faites vos jeux (1). Se trouer, s’inhiber, se défoncer. La illustrations. Pierre Ouin, extraits de Courrier Toxique, L’Esprit frappeur, 2004 (page de gauche). Fako, extraits du matériel de prévention de Techno+ (cicontre et page suivante). réduction des risques est aujourd’hui légale (2), reconnue et consacrée comme politique de santé publique de la France. Une victoire ? Sûrement. D’abord parce que son officialisation réglementaire favorisera le développement de ce mouvement politique et sanitaire. Ensuite parce qu’elle offre une sécurité, même relative (la réforme visant à l’instauration des CAARRUD (3) n’englobera pas la moitié des actions de RdR en place de la qualité des drogues à portée du con- dans notre pays), d’existence et de parole sommateur. Rien qu’une suite sans menu de aux acteurs des programmes, intervenants microscopiques changements extraordinai- comme consommateurs. Peu d’entre nous res. Microscopiques parce qu’invisibles pour ont pris la parole et à de trop rares occasions, la majorité de nos concitoyens et pénétrant pour exprimer autre chose que la joie de voir le tissu social et politique avec l’air de ne pas tous les efforts accomplis remerciés par cette y toucher. Une révolution sans armes mais institutionnalisation. Le point noir est cepen- avec ses morts tout de même, eux aussi dant cerné : l’institution. L’encadrement de la invisibles. La réduction des risques est une politique de réduction des risques est une vic- utopie qui n’en a pas l’air. Elle n’a l’air de rien toire totale, pour le maintien, en direction du d’ailleurs, et c’est là sa principale qualité. Peu plus grand nombre, des actions d’accompa- la considèrent pour ce qu’elle vaut : certains gnement et de réduction des dommages liés se contentent d’y voir l’abaissement des à la consommation de drogues. Mais son en- exigences sociales et le signe d’une grande trée dans le giron de l’Etat pourrait bien nous débâcle face au mal absolu, d’autres y trou- jouer des tours. Nous risquons sans doute de vent un intérêt sanitaire. Les uns font partie voir se refermer cette « fenêtre » ouverte par des « anti », les autres pactisent avec nous l’épidémie de sida, noyau atomique d’une ré- autres « les défenseurs de la cause » comme volution de « la drogue » au-delà de la seule autant de petits diables qu’il faudra bien ca- question sanitaire. Seulement voilà, seule naliser un jour. Les premiers sont nos enne- reste aujourd’hui la nécessité épidémique mis, les seconds auraient pu être des amis. pour justifier la survie de cette politique, après l’effroi populaire. Nous avons perdu, sauf pour la décoration, nos revendications sociales d’intégration du drogué à sa juste place (1) Solution au jeu. Pour les premiers : le collectif « anti-crack », des socialistes, des UMPtistes, George W. Bush, des toxicologues analytiques, Ronald Reagan, Christine Boutin... Pour les seconds : des médecins, l’Etat, quelques soignants, les socialistes... (2) La loi d’orientation de santé publique adoptée en juillet 2004 a inscrit la réduction des risques dans les compétences de l’Etat. Le dispositif se trouvant du même coup assuré d’une reconnaissance légale et d’un financement moins précaire que par le passé. Voir « Les 4 saisons de la RdR » sur le site de l’Association Française de Réduction des risques : http://reductiondesrisques. free.fr/ (3) Centres d’Accueil et d’Accompagnement à la Réduction des Risques pour Usagers de Drogue. sexualités / politiques / cultures à l’usage gique du statut de « poison » à celui de « médicament ». Ce qui vous ruinait hier vous guérira demain. Pouvons-nous raisonnablement dans la population, et de reconnaissance des souhaiter, dans ce contexte, que l’héroïne soit usages personnels. Nous ne menons plus le médicalisée en France ? Avons-nous envie travail de pensée nécessaire à la bonne com- de renforcer davantage le poids du pouvoir préhension de ce comportement de l’être ci- médical dans la bonne gestion des usages vilisé qu’est « la consommation des drogues, quand il s’octroie une connais- de drogues ». S’il nous reste des sance supposée unique sur le sujet, faisant revendications, elles sont pour fi de l’expertise profane, alors que nous de- nous et nous seuls. Elles ne se- vons déjà faire face au pouvoir policier ? Nous ront d’ailleurs peut-être même sommes encore loin de pouvoir applaudir la pas partagées par nos nouveaux majorité des pratiques thérapeutiques, qui ne amis de la réduction des risques, reconnaissent ni le savoir ni la volonté des per- futurs collègues d’une politique sonnes. Pourtant nous l’avons réclamé long- d’Etat nomenclaturée et étroite. temps et le demandons encore parfois. Nous Des équipes comme il en pousse le demanderons encore, de même que nous partout en France, dans certains soutiendrons longtemps les traitements de centres de soins spécialisés substitution, parce qu’ils sont nécessaires à la autrefois très antipathiques à no- survie et à la vie des personnes. Mais nous ne tre égard, dans ces collectivités pouvons feindre d’ignorer le contexte médical territoriales surfant sur la vague dans lequel tout cela évolue. Le temps n’est « nouvelles drogues » (qui n’en pas à la détente, il ne l’a jamais été d’ailleurs. finissent plus d’être nouvelles) et Nous avons perdu, sauf pour la décoration, nos revendications sociales d’intégration du drogué et de reconnaissance des usages personnels. expédiant d’improbables interve- Et s’en faire d’autres. Nous avons déve- nants au beau milieu des « nou- loppé et condensé un savoir énorme sur « la veaux espaces festifs » où plus drogue » depuis quelques décennies. Mais personne ne fait la fête depuis qu’allons-nous faire de ce savoir ? A mon longtemps, dans ces « consulta- sens, cette expertise devient un fardeau dont tions cannabis » prétexte à tou- le partage et l’enregistrement dans le savoir tes les dépenses et complaisan- collectif s’enlisent année après année. Les ces théoriques abjectes. consommateurs de drogues sont devenus des experts parfois reconnus (minoritairement) ; Explorer ses orifices na- les militants ont étudié, recherché pour vali- turels. Le contrôle social des der des points de vue utiles au débat. Mais là drogués n’a sans doute jamais encore, et après ? Il n’a jamais été aussi com- été aussi fort et sophistiqué qu’à pliqué d’y voir clair dans les revendications l’heure actuelle. Là où nous de- civiles en matière de drogues, les sensibilités mandions la libération des molécules, nous se sont écartelées au fur et à mesure que le avons dû nous contenter d’un accès médi- savoir augmentait, des chapelles se sont éri- calisé à certaines d’entre elles (méthadone, gées, des sous-groupes constitués. Faire un bubrénorphine). Nous ne rejetons pas la né- tour d’horizon supposerait de distinguer les cessaire contribution de la médecine au bon pro-légalisation, les anti-prohibition, les pro- usage des drogues, ce serait un comble. légalisation contrôlée, les fanatiques de la ré- Mais le pouvoir médical s’est renforcé, qu’il le veuille ou non, en matière de dépendance chimique des drogués par le déplacement ma- 58 59 duction des risques à tous crins, les partisans de l’auto-production, les malades en demande d’aide thérapeutique (cannabis entre autres), les socialistes, les anarchistes, les favorables expérience soumise à sa seule volonté. Qui à la légalisation « molécule par molécule », n’a jamais soulagé sa peine, ou augmenté sa les communautaires, les cannabisophiles, les joie en accompagnant un repas d’un bon vin, auto-support, les supporters de l’agence du en s’administrant un analgésique, en jouant médicament, les gens qui gobent et qui snif- avec la pharmacie de maman, en se ruant sur fent mais qui ne se droguent pas, sans oublier la machine à café pour se mettre au travail ? les plus démunis et les plus précaires qui en Qui n’a jamais tenté de retrouver au présent le général ne font partie d’aucune sous-unité. plaisir d’une première fois révolue, expérience L’expertise nous encombre. Nous employons à jamais plus intense que toutes celles qui lui des termes complexes, les associations militantes sont désertées par ceux-là mêmes qui les ont motivées. Les discours deviennent totalement abscons. Pourquoi ? Parce que nous ne passons plus assez à l’acte. Pour fuir Les sensibilités se sont écartelées au fur et à mesure que le savoir augmentait, des chapelles se sont érigées, des sous-groupes constitués. la noyade, il faut ré-agir, mais pas seulement en le scandant — c’est dans les faits que nous ont succédé pour désespérément lui ressem- devons reprendre place. bler ? Mais déjà pointe l’exclusion : « non, mais moi je ne suis pas vraiment un drogué, Souvenons-nous que l’un des tous premiers enfin pas comme un toxicomane ». Cette passages à l’acte essentiels en ce qui con- réaction largement partagée, fournit à elle cerne « la drogue », demeure la première seule la clé de l’énigme. La tolérance sociale consommation. Non pas parce qu’elle trans- du phénomène dépend de la qualité du retour gresse un interdit social ou juridique, mais sur soi de l’expérience du « psychoactif ». La parce que cette expérience a des retentisse- non-reconnaissance de sa propre expérience, ments sur la conscience de soi et du monde, renforcée par le déni du plaisir (sauce aigre- pour toujours — si on entend « la drogue » douce et culpabilité), s’entretiennent et s’ag- comme l’ensemble des molécules légales gravent entre elles. L’usage des drogues ne et illégales susceptibles de modifier l’état de s’oppose pas au bien être social. Pour le for- conscience et de vigilance d’un individu. Toute muler autrement : la toxicomanie ne s’oppose l’expertise du monde ne changera rien à l’in- pas en soi à la santé ou à l’ordre public. On ne térêt du partage collectif de l’expérience de peut pas la chasser du revers de la main, que « la drogue ». Non pas qu’il faille encourager ce soit pour en réduire les perturbations ou la consommation des produits psychoactifs, pour la faire disparaître, en la résumant à un ce qui serait pénalement répréhensible dans « problème » ou à un « fléau ». Ce qui reste notre pays, mais bien au contraire la recon- délétère dans l’usage des drogues doit faire naissance individuelle et collective de nos l’objet d’une éducation de masse. Education usages de drogues, expérience partagée par qui ne se réduirait pas à la seule prévention la grande majorité des êtres humains. Chacun des overdoses ou des psychoses cannabi- d’entre nous, se souvient nécessairement du ques, mais offrirait l’accompagnement dont moment où l’utilisation d’un produit (restons chaque citoyen devrait pouvoir bénéficier dans dans le seul domaine de la chimie) fut une son apprentissage d’une relation civilisée avec les drogues. C’est la seule solution pour ne pas avoir à placer un flic derrière chaque cul. Vincent Bourseul sexualités / politiques / cultures à l’usage Pluies d’acides Entre 1960 et 70, l’Amérique a tremblé sur ses bases. Tandis que la gauche radicale faisait descendre la jeunesse dans la rue, D.R. la popularisation du LSD contribuait à l’émergence de la contre-culture. Pendant dix ans, psychédéliques et politiques se sont combattus, copiés ou tutoyés. Retour sur le seul mouvement de contestation d’envergure qui ait tenté de prendre en compte les drogues comme force politique. Deux évènements marquent l’année 1960. cidé peut changer le monde et déploient un Premièrement, un groupe d’étudiants socia- activisme frénétique et déjanté. Persuadés listes crée le SDS (Students for a Democratic eux aussi de la nécessité de « réveiller les Society). Partisans de la démocratie participa- multitudes », ils multiplient dès 65 les Acid tive, militants des droits civiques, pacifistes, Tests, initiations collectives et publiques aux ils fondent ce que l’on appellera générique- drogues chimiques. Frères ennemis, le SDS ment la Nouvelle Gauche. Deuxièmement, un et la communauté psychédélique se détes- enseignant d’Harvard, Timothy Leary, explore tent cordialement. Les étudiants radicaux ma- avec ses étudiants les propriétés du LSD. nifestent même contre Leary, qui les abjure Le gauchisme et la contre-culture partagent de cesser l’activisme politique sous prétexte cependant plus qu’une même date de nais- que l’Etat se désintégrera de lui-même sous sance. Portés tous deux par la génération du la poussée du LSD. baby-boom, ils cherchent de nouvelles formes (1) The Sixties : Years of hope, days of rage, Todd Gitlin, Bantam Books, 1987. Gitlin fut l’un des membres importants de la « vieille garde » du SDS, qu’il présida en 1963-64. de protestation. Ainsi, les Merry Pranksters, Pourtant, en 65 « un fossé générationnel [ap- menés par Ken Kesey, se définissent comme paraît] au sein du mouvement étudiant, re- des « drogués militants ». Sans être directe- produisant celui qui était en train d’émerger ment politisés, ils partagent avec la Nouvelle dans la société en général » (1). Les jeunes Gauche la conviction qu’un petit groupe dé- militants, contrairement à la « vieille garde » 60 61 L’Oracle qui est à l’initiative de cette première expérience de réconciliation. Depuis quelques mois la presse alternative dans son ensemble du SDS, qui milite depuis le début des années travaille à sensibiliser les deux communautés, 60, consomment tout naturellement marijua- donnant des conseils sur l’usage de stupé- na et LSD, écoutent Dylan et s’imprègnent fiants, mettant en garde contre les produits de l’underground : « En ces lumineuses occa- dangereux ou publiant les classiques psyché- sions, la tension d’une vie militante disparais- déliques. Cependant, malgré la forte affluen- sait ; vous pouviez vous échapper de la guerre ce, alors que le Be-In était censé rapprocher du Vietnam, de vos espoirs, de vos terreurs et politiques et hippies, il souligne le fossé qui vos angoisses. Les drogues semaient l’utopie les sépare. La volonté d’entente est feinte de dans votre propre esprit » (2). La Nouvelle part et d’autre : Leary est convaincu que le Gauche est alors tiraillée entre ses propres politique est nécessairement oppression, tan- pratiques et un discours fortement teinté dis que les radicaux dénoncent le mysticisme, de moralisme, dénonçant le commerce des les excès de défonce, les tentations fascistes drogues et l’individualisme qu’induirait le des hippies. A l’exception d’Allen Ginsberg, LSD. Les plus dogmatiques s’en prennent rares sont ceux qui croient à la convergence même à toute la contre-culture émergeante. politique / psychédélique. Mais tous veulent Les impayables marxistes-léninistes du PL gagner la jeunesse à leur cause. (Progressive Labour Movement) déclarent par exemple : « Les tendances bourgeoises Resté lettre morte d’un point de vue stratégi- — cheveux longs, barbes, marijuana — doi- que, le Be-In permet néanmoins à la contre- « Après la révolution, nous serons de nouveau des beatnicks. » culture de se diffuser encore davantage au sein du mouvement étudiant. Depuis 66, Yellow Submarine avait déjà rem- vent être exclues ». L’histoire commune des placé l’hymne syndical Solidarity Forever dans drogues et du militantisme débute ainsi par les meetings du SDS. Au printemps 1967, une forte méfiance réciproque. lorsque Rubin se porte candidat à la mairie de Berkeley, il appelle à la fin de la guerre, au Une pilule dure à avaler. « Les militants soutien du Black Power, mais aussi à la léga- politiques de Berkeley et la Love Generation lisation de la marijuana. Le slogan de son di- de Haight-Ashbury vont désormais main dans recteur de campagne, Stew Albert, ancien du la main. Ils vont fumer le calumet de la paix, PL, est : « Après la révolution, nous serons de faire la fête et amorcer une ère de liberté, nouveau des beatnicks ». Le lien entre dro- d’amour et de paix… » Le communiqué de gues et politique se fait spontanément mal- presse est formel. En ce janvier 67, au Gol- gré les dissensions théoriques. Pourquoi ? den Gate Park de San Francisco, le premier « Il y a un avant et un après LSD — comme Human Be-In permettra aux radicaux et aux vous le faites aussi quand vous vous engagez hippies d’enterrer leurs querelles passées et politiquement. Et rien ne peut vous donner de s’allier dans la contestation du système. plus clairement cette impression [de transfor- Pas de revendications affichées mais une mation radicale] qu’un trip d’acide. Sauf peut- tribune prestigieuse réunissant à la fois les être la construction d’une barricade, explique papes psychédéliques — d’Allen Ginsberg à Carl Oglesby, ancien président du SDS. Non Leary — et des leaders étudiants tels Jerry Rubin, qui dirige le comité Vietnam à l’université de Berkeley. C’est le journal underground (2) Idem. sexualités / politiques / cultures à l’usage 1967 est l’année des Diggers. D’inspiration vaguement anarchiste, ils se revendiquent « la branche exécutive du mouvement hippie. » Pour eux, employé dans un contexte de contestation sociale, l’acide permettrait l’épanouissement personnel. Partisans des happenings violents et de l’action directe, ils perturbent l’université d’été de la vieille garde du SDS, insultent violemment les participants, mettent le doigt sur le conflit latent entre contre-culture et radicaux. Cette violente prise à partie favorise le passage de la Nouvelle Gauche à un plus grand radicalisme. Les militants musclent à la fois leur discours, se revendiquant désormais marxisgauche. Tract d’invitation à une séance d’initiation à l’acide organisée par Ken Kesey - DR. droite. Le numéro d’août 1968 du Berkeley Barb, journal étudiant underground du campus de Berkeley - DR. Les militants musclent leur discours et leurs pratiques, augmentant leur consommation de drogue et s’installant en communauté. tes-léninistes, et leurs pratiques, augmentant leur consommation de drogue et s’installant parfois en communauté. Inversement, les Diggers politisent la com- que le LSD ait directement contribué à la pri- munauté psychédélique : « Que les hippies ap- se de conscience radicale ou révolutionnaire prennent à se battre » proclament leurs tracts. — mais l’expérience s’apparentait de façon Ils profitent pour cela du Summer of love en 67, structurelle au geste contestataire. » lorsque des dizaines de milliers de jeunes débarquent dans le quartier de Haight-Ashbury à (3) Idem. (4) Il y eut quelques lieux où le mélange radicaux / hippies fut plus harmonieux. En 1969, par exemple, à Berkeley, tous s’unirent pour défendre un jardin public convoité par des promoteurs. Rebaptisé People’s Park, le jardin fut repris par la police, mais les contestataires avaient réussi à s’entendre sur des mots d’ordre commun, dont celui visant à « protéger et étendre notre culture des drogues ». Explosion en plein vol. Sans être à pro- San Francisco pour y bâtir une société parallèle. prement parler un moteur de l’action politi- Les Diggers créent des Free Stores, distribuent que, le LSD permet néanmoins aux jeunes de repas, drogues et argent gratuits, fondent des formuler et de vivre leur volonté de change- dortoirs et des dispensaires. Durant quelques ment. Il entretient la force de l’utopie. C’est mois le quartier devient un lieu d’échange en- pourquoi, à la fin des années 60, même si tre militants politiques et défoncés. Mais la elle n’appelle pas encore à la consommation soudaine pression démographique à Haight de stupéfiants, l’extrême gauche américaine empêche l’utopie de durer. Les drogues dures plane. « Drogues ou pas, les jeunes radicaux s’installent, les viols se multiplient, la pauvreté en 1967 ressentaient le besoin urgent de frappe des centaines de jeunes sans point de faire monter les enchères — de la guerre, chute, des tensions éclosent avec les com- des noirs, des flux identitaires. Nous avions munautés black et hispanique voisines. Trop commencé la décennie avec de grandes, si de monde, trop de défonce, trop de flics et de ce n’est de grandioses, espérances, et sans dealers : Haight-Ashbury ne se remettra pas du aucune aide des drogues. Désormais les dro- Summer of Love (4). A l’été 68, Les Diggers se gues ne faisaient certainement rien pour dimi- dissolvent. nuer le sentiment d’un espoir politique — ou d’une imminente apocalypse » (3). L’immen- Même divisé, le mouvement contestataire se mobilisation des campus contre la guerre américain, où les drogues sont politiques et du Vietnam et pour un autre monde fait croire où la politique est high, fera rêver l’under- que tout est possible. Pour les militants, tout s’accélère et ce ne sont certainement pas les hippies qui vont les faire redescendre. 62 63 le marginal qui se balade avec un flingue à la ceinture. » En 1968, Abbie Hoffman et Rubin, décident de fonder une nouvelle alliance ground français des années durant. L’équipe hippies / Nouvelle Gauche (6). du mensuel engagé Actuel ne cesse d’offrir Ce sera le Youth International une tribune aux grands frères d’outre-atlanti- Party. Les Yippies adaptent que, de Kesey à Shelton, de Crumb à Leary. les codes de la contre-culture Le journal consacre deux numéros spéciaux à à l’action révolutionnaire, afin la drogue et fait côtoyer tous les mois dans de donner un large écho mé- sa rubrique « Nova Press » l’actualité des dro- diatique à leurs revendications. gues, des manifs et des concerts. Ils brûlent de l’argent sur Wall Street, se foutent à poil au mi- L’hippie pourra. « Les groupes [politiques] lieu d’une messe, envoient des ne brandissent plus leur charte anti-drogue et joints à des inconnus. Fin août, « Ceux qui vivent ensemble et luttent ensemble, baisent ensemble. » s’intéressent un peu à la pop-music » se féli- à l’occasion de la convention cite Actuel en avril 71. Vœux pieux. Les gau- du parti démocrate à Chicago, chistes français sont beaucoup plus camés au ils organisent une immense militantisme intensif, au dogme mao ou trots- manifestation. Traqués par le kiste, à l’auto-critique et à l’ouvriérisme, qu’au FBI et complètement cramés à LSD. La rigueur idéologique et la passion jan- l’acide, ils menacent d’arroser séniste du gauchisme français font sa force. la ville de LSD et promettent Son manque d’ouverture, d’humour, d’intérêt un soulèvement. La situation pour les luttes dites secondaires participeront leur échappe. « Toutes nos à sa chute. En 71, la seule organisation politi- décisions nous les prenions que à s’interroger un peu sur les drogues est sous LSD, se souvient John Sinclair, ancien VLR (Vive La Révolution !), d’obédience mao- chef des White Panters. C’était excitant libertaire. Ses quelques dizaines de membres mais pas toujours très avisé. Penser que vivent en communauté, s’investissent dans la ta conscience personnelle peut soumettre création du MLF ou du FHAR, prennent des les forces historiques est une erreur. » Mal acides. Une ouverture malgré tout relative préparée, la manifestation se heurte à une puisque dans ce même numéro d’Actuel, Ro- immense répression policière. 68 marque un land Castro, l’un des fondateurs de VLR, parle tournant pour le mouvement contestataire : ainsi des drogues : « C’est un signe de re- devant une écrasante répression policière connaissance, une transgression de l’interdit et judiciaire, les gauchistes haussent le ton, qui aide peut-être des types à s’exprimer. Ce proclamant qu’au temps de la résistance symbole de reconnaissance culturelle n’est doit désormais succéder celui de la révolu- pas, pour nous, un problème de groupe. Aux tion. De plus, mis hors-la-loi en 1966, le LSD Etats-Unis l’usage de la drogue témoigne de devient une arme redoutable de répression. l’absence de relais politiques vers la prise du « Etant donné que l’usage de la marijuana et pouvoir. » Ce qui au mieux ne veut pas dire des drogues en général est répandu parmi grand chose. les membres de la Nouvelle Gauche, vous devez être sur le qui-vive afin de pouvoir les Rien à voir avec la définition que Jerry Ru- arrêter pour possession de drogue. » écrit bin donne du Yippie dans Do It (5) : « Le John E. Hoover, directeur du FBI, dans un marxiste super-planant, le bolchevik psychédélique. Il pratique la défonce militante. C’est le camé qui aime le combat de rues, haut. Distribution gratuite de nourriture par les Diggers à San Francisco en 1967 - Chuck Gould. bas. Les Merry Pranksters à bord de leur bus Further - DR. (5) Editions du Seuil, 1971. (6) Ils furent même soutenus par les Black Panthers, avec lesquels ils signèrent le manifeste Panther-Yippies Pipe Dream. Eldridge Cleaver, porte-parole des Panthers reviendra pourtant plus tard sur cette entente : « Il s’agissait d’un mouvement psychédélique imbécile que nous avons soutenu tactiquement, parce que c’était à l’époque le seul allié que nous avions à nous mettre sous la dent… Nous en avons assez de ces fous. » (Actuel n°6, mars 71). sexualités / politiques / cultures à l’usage mémo interne. Les arrestations et l’emprisonnement de militants augmentent dès lors considérablement. Weathermen condamnent Woodstock, tandis Descentes difficiles. La rupture de 68 si- qu’Abbie Hoffman y prêche : « La révolution, gne l’arrêt de mort du SDS, la Nouvelle Gauche ce n’est pas seulement écouter du rock et se se déchirant sur la marche à suivre. Au con- défoncer », avant que le leader des Who ne grès de juin 69, le PL prend le pouvoir au SDS lui assène un coup de guitare. Parallèlement, sur des mots d’ordre maoïstes. (7) Todd Gitlin, op. cit. De nombreux militants quittent Traqués par le FBI et complètement cramés à l’acide, ils menacent d’arroser la ville de LSD et promettent un soulèvement. (8) LSD et CIA — quand l’Amérique était sous acide, Martin Lee et Bruce Shlain, Editions du Lézard, 1994. le SDS pour fonder des grou- marxistes-léninistes ou guévaristes suivant la culture liée aux drogues perd son esprit (9) Il faudra raconter un jour la dernière épopée de Timothy Leary, tant l’histoire du gauchisme finissant s’y donne à lire. Condamné en 70 à 20 ans de prison pour possession de stupéfiants, il est libéré de prison par les Weathermen grâce aux fonds de la Fraternité de l’Amour éternel, communauté de dealers. Leary déclare alors renoncer aux drogues et avoir rejoint le camp de la lutte armée. Accueilli par les Black Panthers en exil à Alger, il se fâche rapidement avec eux. Il traverse ensuite l’Europe, avant d’être repris en 73 en Afghanistan. Il négociera sa libération en dénonçant ses anciens camarades. Au début des années 80, il se reconvertira dans la cosmologie new-age. les périodes, ces derniers sont persuadés contestataire lorsqu’elles deviennent un pro- que la révolution a déjà commencé. Partisans duit de consommation de masse dans les an- de la Terreur, ils rentrent dans la clandestinité, nées 70. En 70 a lieu la dernière grosse mobi- poussant les quartiers populaires à l’émeute, lisation étudiante contre la guerre. La même multipliant les attentats à la bombe sur le ter- année Hendrix et Joplin meurent d’overdose, ritoire américain. Adoptant le slogan « Ceux suivis par Morrison en 71. Les temps chan- qui vivent ensemble et luttent ensemble, bai- gent. L’histoire des uns et des autres ne s’ar- sent ensemble », les Weathermen formaient rête pas là (9) mais l’occasion de leur rencon- un groupe fusionnel où terrorisme, sexe et tre est définitivement manquée. (10) Olivier Rolin, Tigre en papier, Seuil, 2002. Olivier Rolin était l’un des dirigeants du groupe maoïste la Gauche Prolétarienne. (11) Il s’agit ici d’Antoine de Gaudemar, ancien membre de la Gauche Prolétarienne, actuellement directeur de la rédaction de Libération. In Génération, tome II Les années de poudre, Seuil, 1988. pes plus radicaux, à l’image des Weathermen. Tiers-mondistes, drogues étaient vécus en commun. Si « ces hors-la-loi hypes donnaient à la révolution un En France, la cassure a lieu plus tard, lors- air fun » (7), ils étaient aussi de maladifs sec- qu’en 73 de nombreux groupes politiques taires. Proclamé révolutionnaire, le LSD sert se dissolvent, prenant acte de leur échec. également aux Weathermen à briser leurs Ironiquement, c’est à ce moment-là que les « inhibitions bourgeoises », à pratiquer l’auto- gauchistes hexagonaux commencent à expé- critique et annihiler l’ego ou encore à démas- rimenter les drogues qu’ils avaient tant con- quer les agents infiltrés du FBI… damnées. « C’était la fin de La Cause, vous aviez décidé la mort dans l’âme de baisser le Le silence initial de l’extrême gauche sur les rideau, de vous disperser. En Allemagne et en drogues s’est progressivement transformé Italie l’histoire de ces années là s’enfonçait en une logorrhée délirante. Pourtant, à l’ex- dans le sang. Vous gardiez juste assez de bon ception peut-être des Yippies, aucun groupe sens pour ne pas vouloir de ça, vous c’était militant n’a tenté d’opérer la synthèse entre juste alcool et défonce, un suicide par-ci, par- les pratiques révolutionnaires et celles de là, la vie, quoi… » (10) Ce sont des temps de l’underground. « Par orgueil de défoncés, désespérance, de communautés tristes où les Yippies, les White Panthers et les Wea- les gauchistes pansent leurs plaies en se dro- thermen avaient mal interprété la révolution guant et découvrent ce qu’ils ont oublié de culturelle et ses retentissements sur la situa- vivre. « Antoine (11) se remet à lire, à écrire. tion politique en Amérique. » (8) Au début Emporté par les hallucinogènes — depuis des années 70 le divorce est consommé. Les l’herbe jusqu’à l’acide — il rédige des textes où domine l’influence de la post-beat generation. » Trop tard. Le Satrape rôdeur PLUS CON TU MEURS La motarde me monte au nez feux allumés en plein jour, de radars, de hordes de gendarmes et de platanes. Le chevalier et sa monture protestent énergiquement contre ces dangers. Dans les colonnes du magazine sont relevés les endroits où la route est un péril. Le mobilier urbain est montré du doigt comme inhospitalier pour le motard qui irait s’y vautrer. En effet, quand celui-ci est à la recherche d’extrêmes limites, celle entre la chaussée et le trottoir est parfois dure à distinguer. Pourtant, même Brigitte Bardot avait chanté en son temps : « En moto, j’y vois que dalle ». Si vous avez déjà jeté un coup d’œil, chez votre marchand de journaux, aux magazines de niche, vous avez peut-être aperçu Moto magazine. Au milieu de la cinquantaine de titres qui traitent de ce qui a plusieurs roues et un moteur, cette publication fait figure d’exception. Nul ne se douterait qu’il ne s’agit pas là d’un banal titre de plus sur les motos, mais d’une publication militante, celle de la Fédération Française des motards en Colère. « Mais en colère contre quoi ? » ne manqueras-tu pas de me demander, ami lecteur. La lecture de la publication permet d’apporter quelques éléments de réponses. Le titre, Moto magazine, pourrait laisser penser qu’il est ici seulement question de l’objet motorisé alors que le sujet est autrement plus vaste. La moto c’est avant tout un état d’esprit, une attitude, une aventure. Se représenter cette vie à la manière d’Easy Rider serait une erreur, la référence est plutôt à aller chercher du côté de Mad Max 2 – le guerrier de la route. En effet, on ne siffle pas tranquillement les Byrds habillé en peau de caribou sur une route désertique chez les motards pas faciles. La route est un monde hostile peuplé d’automobilistes Moto magazine comporte toutefois des rubriques plus triviales. Petites annonces : acquissez la bête rugissante de votre choix. Fashion : la collection printemps-été de Yamaha. Conso : quel pot d’échappement présente la musicalité la plus harmonieuse ? Les questions de société sont également abordées sans concession : peuton mettre un pare-brise Secdem Pullman sur une moins de 630 cm3 ? Bref, tout pour passer un dimanche agréable, même si Coluche affirmait : « La moto c’est chiant comme la mort ». Après avoir essayé d’endiguer la politique sécuritaire du gouvernement en militant pour l’abolition la contravention pour excès de vitesse, la FFMC a aujourd’hui l’objectif plus raisonnable de mettre fin à l’injonction faite aux automobilistes d’allumer leurs feux le jour. A l’appui d’une rhétorique implacable qui veut que si les voitures font de la lumière en plein jour, on court le risque de les confondre avec des guirlandes de noël, les motards se mobilisent en nombre. La morale populaire leur donne d’ailleurs raison car comme dit le proverbe : « Quand la route s’enflamme, l’écureuil mange des noisettes ». Beauté nébreuse Tosches « Plonger dans la mer, là où l’on n’en aperçoit pas le fond, et revenir à terre à la nage… » Dans vos livres, on sent une tension entre deux Chasseur de serpents, critique musical, poète, modes d’être : être du côté de la puissance du journaliste, Nick Tosches est aujourd’hui l’auteur monde ou être dans le retrait, dans l’ascétisme. de biographies sur les icônes populaires américaines D’un côté le Johnny de Trinités, qui maîtrise le (Hellfire, Dino…) et de romans noirs sur la mafia trafic de drogue, a le pouvoir de vie et de mort, (Trinités, La Religion des ratés…) (1). Son dernier de l’autre le vieux sage, isolé sur son île, dans livre, La Main de Dante, paru chez Albin Michel La Main de Dante, dépositaire d’une autre en 2003, reprend ses thèmes de prédilection : forme de puissance, peut-être même plus forte que l’affrontement dans le monde et en nous de deux la première. Avec comme passerelle entre les deux forces contradictoires — qu’il serait réducteur d’appeler les personnages de Dante ou de Nick Tosches dans le Mal et le Bien — les flux de pouvoir, la dénonciation La Main de Dante, qui tendent tous deux vers d’un certain mode de vie américain. Que ce soit dans une certaine disparition de l’écriture, ou cherchent ses romans ou ses enquêtes (2), les drogues jouent au moins le terme juste, celui qui permettrait toujours un rôle important, comme déclencheur d’écrire l’existence en un seul mot. Quelle part la ou révélateur. Cet entretien, réalisé par mail, suggère drogue joue-t-elle dans cette tension ? d’autres lectures, plus hallucinées peut-être, de l’un des seuls écrivains rock. L’état dans lequel il faut s’efforcer de vivre est un état d’ataraxie. Mais combien de personnes en sont capables, ne serait-ce que pour une journée ? Seule la sagesse peut nous 66 67 permettre d’atteindre cet état, et la sagesse est aussi rare qu’elle est sacrée. Enfant, on observe les nuages se déplacer dans le ciel ou les étoiles sur fond de nuit noire et on fait ainsi elles pas plutôt ce qui fait écran entre l’homme l’expérience d’un sentiment d’infini. Mais l’on et le silence ? La drogue permet-elle une plus perd ce sentiment sous l’effet atrophique de grande sensibilité au monde ou non ? ce que l’on nomme la civilisation. Et de nos jours, beaucoup d’enfants n’ont même pas eu Les drogues ne permettent pas d’atteindre cette occasion de goûter au sacré. Dès l’âge l’ataraxie — pas directement en tout cas — de 3 ans on les déclare atteints d’hyperacti- mais elles peuvent permettre de retrouver le vité et de déficit d’attention — de la sorcelle- chaos originel de l’esprit qui se trouve enfoui rie de psychiatre qui cherche à enfermer les en nous. Certaines drogues nous permettent enfants qui préfèrent observer le ciel plutôt de connaître ce que l’on ne peut exprimer. que d’écouter les appels de la civilisation, qui Elles nous permettent de savoir qu’en fait préfèrent courir partout plutôt que de rester il n’y a rien à exprimer. La grande révéla- assis et de devenir des putains de gros tas qui tion de Charles Olson, dans Maximus from auront le cœur fragile à 12 ans, qu’on bourre de Dogtown est : « On speed — méthylphénidate et autres substan- boit / ou l’on ouvre / ces du même ordre — ou d’antidépresseurs. nos veines seulement / Le truc, c’est de retrouver en nous cette im- pour savoir » (3). Je ne pression d’infini, cette parenté enfantine avec parle pas ici en termes les dieux des cieux et des brises, et de la faire d’addiction. Je parle de ressortir. Mais comment y parvenir si elle plonger dans la mer, là n’a jamais existé ? Les gens sont en train de où l’on n’en aperçoit pas le fond, et de re- droguer leurs enfants pour qu’ils deviennent venir à terre à la nage. Une addiction à quoi aussi givrés qu’eux, mais d’un autre côté ils que ce soit est mauvaise. Cela nous asservit. parlent d’abus de substances. Tout ça, ce ne Mais encore une fois, à moins d’être riche, sont que des néologismes bidons — « hype- ce monde nous asservit également. On a be- ractivité », « déficit d’attention », « abus de soin de recouvrer notre liberté, pas de s’as- substances ». Mais au final, de nos jours, du servir davantage. Ca tue l’âme. D’ailleurs, ce berceau jusqu’à la tombe, nous vivons dans même poème d’Olson nous offre une vision une société saturée de drogues. Et ce ne sont plus sombre des drogues : « Les quatre cent pas les bonnes drogues. Ce sont les drogues dieux / de la seule boisson / s’assirent avec qui inoculent la docilité, la conformité, et la va- lui / alors qu’il mourait / en pièces. » Dans la cuité agitée si caractéristiques de la société. danse de l’ataraxie et de l’oubli, c’est l’ata- La capacité d’atteindre l’ataraxie est ainsi en- raxie qui doit mener. Je ne pense pas que les core plus rare, encore plus exclusive, encore drogues soient le dernier rempart contre le plus difficile à acquérir. Beaucoup de gens font silence. Je pense qu’elles mettent à distance semblant d’y parvenir. Ils arborent une spiri- le vacarme absurde du monde. bonus Retrouvez la version en anglais de cette interview sur notre site : www.revuetroubles.com Du berceau jusqu’à la tombe, nous vivons dans une société saturée de drogues. Et ce ne sont pas les bonnes. tualité cheap mais derrière il n’y a rien. Dans vos biographies, le rapport entre prise de Vos livres semblent suggérer que certaines drogues drogue et création est également double. Suivant permettraient d’être en retrait du monde, de les personnages et les moments, la drogue, et percevoir son frémissement et ses flux. Ne sont- l’alcool pour Emmett Miller (4) par exemple, sont vus soit comme une puissance créatrice soit comme une force inhibitrice. Comment estimer la part que jouent les drogues dans la (1) Hellfire, Allia, 2001. Dino, Rivages, 2001. Trinités, Gallimard, 1996. La religion des ratés, Gallimard, 2000. (2) Comme dans Confession d’un chasseur d’opium, enquête réalisée en 2000 pour le magazine Vanity Fair (et éditée en France chez Allia, 2003), où il parcourt le monde à la recherche des dernières fumeries d’opiums. (3) Poète américain (1910-1970). Ce recueil de poèmes est paru en France sous le titre Maximus amant du monde, Ulysse Fin de Siècle, 1988. (4) Emmet Miller (1900 1962) est un ménestrel blackface, un chanteur blanc grimé en noir, dont la musique est au croisement de la country, du blues et du jazz. Musicien méconnu, il est le héros de Blackface (Allia, 2003), dans lequel Nick Tosches essaye de retracer son histoire. sexualités / politiques / cultures Tosches L’histoire de Jerry Lee Lewis, telle que vous la dressez dans Hellfire, semble pouvoir être lue comme une série d’addictions : à l’alcool, aux création ? Quelle place joue-t-elle dans votre drogues, à la religion et à la musique. Comment propre processus créatif ? Peut-on tout réduire la religion, qui se pose comme adversaire et au dilemme de Johnny à la fin de Trinités : la remède des autres addictions, entretient-elle puissance ou l’abstinence ? un rapport, qui en fait relève de l’addiction, avec ses fidèles ? Greil Marcus dans la préface de Hellfire indique que Jerry Lee Lewis est passé de la musique du péché (le rock’n’roll) à la musique de la culpabilité (la country). Ne serait-ce pas ce sentiment de culpabilité attisé par la religion qui maintient cet état de dépendance ? Je n’ai jamais vraiment aimé le poète James Dickey. Mais il a écrit une belle phrase : « La culpabilité c’est magique. » Tout peut être une addiction, tout peut être une sorte d’asservissement. Et tout peut être un moyen de se libérer, une sorte de salut. Le seul péché est de jeter le seul don que l’on a : le don du souffle de l’instant présent. Une des choses que j’essaye de déterminer depuis un certain temps, dans mes livres et au quotidien, c’est si l’homme a inventé le bien et le mal avant d’inventer les dieux. La seule chose que je sais c’est que tout ce truc monothéiste sera Il s’agit plus de savoir si les drogues sont notre perte. une force créative ou une force destructive. Encore une fois il s’agit de cette danse en- Vous écrivez dans La Main de Dante que tre ces deux pôles. Ce souffle entre l’illumi- la musique est plus apte à rendre compte des nation gnostique d’Olson et le « mourir en sensations liées à la prise de drogues que la pièces ». Les drogues peuvent susciter un littérature. Pourquoi ? Parce qu’elle permettrait afflux d’inspiration, de puissance poétique, de faire partager au public la sauvagerie qui lui de perception. Mais ces choses ne peuvent est inhérente ? Dans Hellfire la sauvagerie du porter leurs fruits sous l’influence des dro- rock’n’roll de Jerry Lee Lewis semble découler gues. Les drogues peuvent vous rapprocher directement des transes pentecôtistes. Existe-t- de la muse, mais l’on ne peut lui faire la cour il un lien entre la prise de drogues et la transe à moins d’être clean. Je n’ai jamais écrit un religieuse ? La musique est-elle une sorte de seul mot sous l’emprise de drogues. J’écris synthèse de ces deux addictions antithétiques ? dans une sorte de monde souterrain entre Plus généralement quelle est la part de religion l’ataraxie et l’oubli. Et non, je ne crois pas dans la culture populaire ? que tout peut se réduire au choix entre la puissance et l’abstinence. J’ai l’impression que tout se réduit à abandonner et la puissance et l’abstinence. 68 69 La musique se passe de mots. Ou — Arvo Part (5), les Rolling Stones — les mots sont secondaires par rapport à la musique. George Steiner a beaucoup de choses à dire concernant la pureté de la musique dans son livre Grammaires de la création (6). J’aime penser les transes en d’autres termes que ceux que l’on emploie d’habitude. En général les transes sont perçues comme des états de tranquillité transportée. Mais l’on ne doit par oublier toutes ces vieilles transes sauvages de ces formidables cultes anciens et mystérieux : Dionysos, Mithra, Eleusis, et tout le reste. Nombre de ces cultes employaient des drogues dans leurs rituels. Le pentecôtisme chrétien — ce truc de parler en langues — est un peu fou. Mais j’ai l’impression que le rock’n’roll de Jerry Lee Lewis ne dérivait pas tant de cette folie religieuse de sa jeunesse que de la folie singulière du génie de son âme. Aussi bien dans Hellfire que dans Dino vous semblez vouloir décrypter la culture populaire américaine à travers deux de ses idoles. Comment le culte des idoles peut-il nous permettre de comprendre la culture américaine ? Héros oubliés du rock’n’roll (7) est-il une tentative de déconstruire les idoles de la culture populaire américaine ? Dans la danse de l’ataraxie et de l’oubli, c’est l’ataraxie qui doit mener. c’est symptomatique de la déchéance et de Hellfire est la légende d’un homme qui mena la vacuité de notre culture. Héros oubliés du une vie issue en partie de l’Ancien Testament rock’n’roll était en effet une tentative de dé- et d’un roman de Faulkner. En fait, ce sont truire les idoles de la culture populaire amé- les rythmes du livre : les rythmes de la Bible ricaine. Je voulais montrer qu’une grande de King James et les rythmes de Faulkner. quantité de personnes l’avait fait en premier Dans Dino j’ai essayé d’utiliser Dean Martin et l’avait fait mieux. Et je voulais m’amuser comme une figure au premier plan d’une his- en le faisant. toire bien plus vaste : l’histoire de la culture populaire et de la corruption en Amérique. Je Vous dites que « les industriels de l’image en ne pense pas que le culte des idoles puisse boîte » ne nous fournissent que des « images nous permettre de comprendre quoi que ce fallacieuses » de la drogue (8). Que serait alors soit. Toutes les idoles sont de fausses ido- « l’image vraie » de la drogue ? (5) Compositeur de musique contemporaine. (6) Gallimard, 2001. les. On vit dans une culture d’idoles, mais « Les industriels de l’image en boîte », « images fallacieuses. » Je ne reconnais pas ces phrases. Les ai-je écrites ? Peu importe. (7) Allia, 2000. (8) In La Main de Dante, op. cit. sexualités / politiques / cultures Tosches notre ardeur à consommer des mensonges, qui posent problème. Tout votre travail semble être animé par la volonté de trouver les lieux et les hommes qui contrôleraient les flux du monde, que ce soit les flux de drogues, de pouvoir, de divertissement. Cependant il semble que la maîtrise de ces flux prime la maîtrise des objets de ces flux : il est plus important de s’accaparer les canaux que ce qui y transite. En même temps vous semblez suggérer qu’il suffirait de pervertir le contenu des flux (de remplacer la drogue par des explosifs comme dans Trinités, ou de représenter la vérité au cœur du divertissement populaire comme a pu le faire Dean Martin) pour faire exploser les réseaux de pouvoir et se réapproprier les flux. Est-ce le but de vos livres : pervertir la machine ? Dans le monde dans lequel on vit, le contenu n’a que peu d’importance, c’est l’emballage qui compte. Le savon, les livres, les céréales, les hommes politiques. Ce n’est pas tant ce qu’ils sont, que la manière dont ils sont emballés et vendus. Des noms de marques sont même imprimés sur les sachets d’héroïne. On On n’en est pas moins des cons qui tombent en ruines. s’emballe nous-même. On se balade avec des noms de marques sur nos vêtements, déboursant de l’argent pour faire de la publicité gratuitement pour des escrocs qui exploitent des C’est certainement vrai que l’on se voit im- ateliers clandestins dans le Tiers-monde. On poser une image diabolisée des drogues. porte de faux cheveux, on s’injecte du Botox, L’Organisation Mondiale de la Santé a affir- du collagène, de la silicone. Mais on n’en est mé il y a quelques années que : « Sous l’in- pas moins des cons qui tombent en ruines, et fluence du cannabis, le risque de commettre qui restent vides à l’intérieur. Je ne crois pas des meurtres non-prémédités était très im- que les livres devraient avoir un but. Ils sont, portant ; ils peuvent être commis de sang- c’est tout. S’ils sont bons, alors les lecteurs froid, sans aucune raison ou aucun motif, de ressentiront quelque chose. Quelque chose manière inattendue, sans dispute préalable ; de vrai. Et s’ils ressentent quelque chose de souvent, le meurtrier ne connaît même pas la vrai, ce sentiment pervertira la machine. victime, et tue par simple plaisir. » C’est cet- Propos recueillis par te même organisation qui fait office d’apôtre Mme Patate et Le Satrape rôdeur principal du mythe du tabagisme passif. Il y Photos Claude Vittiglio a une myriade d’images vraies des drogues. Il y a une myriade d’images vraies de tout. C’est notre incapacité à voir cette vérité, et EASY RIDER Exercice de critique barock « Je vais devoir y aller, ma vessie a lâché. » La Miroiterie. Vendredi soir. Au programme, une brochette de jeunes groupes rock aux styles assez divers. Depuis les hauteurs de Belleville, une interminable pente mène à l’ancienne manufacture reconvertie en squat artistique. S’y trouvent pêle-mêle habitués de la friche, habitants du quartier, jeunes et plus-dutout-jeunes, bourgeois proto-punks-rockers, occupants du lieu que rien ne semble pouvoir émouvoir… Une bonne centaine de personnes en tout. La salle n’est pas très grande, mais la large porte et les fenêtres grandes ouvertes permettent de profiter de la musique depuis l’extérieur. Secret Rhipidon monte sur scène. Un trio tout ce qu’il y a de moins glam, dont les membres ont visiblement été bercés avec l’intégrale de Sonic Youth. En ces temps où rock rime presque exclusivement avec dandysme, la référence fait plaisir d’autant plus qu’ils s’acquittent de cet exercice de style fort honorablement. Reste que le côté copié / collé fait qu’on ne les écoute que d’une oreille. C’est d’ailleurs ce que semble faire un étrange personnage placé au premier rang, qui dessine un coucher de soleil et prend un plaisir certain à faire des trous dans son chef d’œuvre à l’aide de sa cigarette. Affublé d’un accordéon, l’un des occupants s’improvise DJ et comble les pauses entre les sets d’une musette assez approximative pendant que Little Fury s’installe. Je me dirige vers le bar dans l’espoir de rencontrer quelqu’un à saluer, histoire de rentabiliser mon perfecto. J’ai beau écluser des verres pendant vingt minutes, accoudé à la planche posée sur deux bidons, personne n’a l’air de connaître Trouble(s). J’essaye alors de me faire passer pour un journaliste de Rock’n Folk. Sans plus de succès. Depuis l’extérieur, Little Fury sonne à l’image de la bière vendue deux euros la pinte : sans grande saveur mais pas désagréable. Un punk, dont on ne sait pas très bien s’il est défoncé ou juste sur le point de s’endormir, décide de rendre le show plus violent côté public. A son grand regret la baston ne prendra pas et il ira se réfugier dans les bras d’un de ses camarades. Tout compte fait, il vaut mieux rester au bar. Deux autres groupes doivent suivre, Los Calaveras et Nelson. Tous les deux déjà vus mais on les réécoute avec plaisir. Seulement, c’est compter sans l’avis des voisins qui visiblement n’apprécient pas le volume et / ou le post-punk. Aucune sommation, c’est la police. Dans l’ordre : interruption, évacuation et frustration, pour tout le monde. Il est 23 heures. Rapatriement vers le rade préféré des groupes qui n’ont pas joué. Le groupe qui s’y produit à l’air prometteur, seulement j’arrive trop tard. Je n’ai que le temps de remarquer la puissance vocale de la chanteuse qui semble tout droit sortie de la BD De mal en pis. D’ailleurs c’est un peu ça. On discute. Je lui dis qu’elle me fait penser à Mick Jagger, elle me plante là. Je suis bon pour rentrer à pied. Beauté nébreuse Chronique d’histoire sociale « Il existe dans la tête des ouvriers des expériences fondamentales, issues des grandes luttes [...] Mais les journaux, les Indépendance avec les loups livres, les syndicats ne retiennent que ce qui les arrange [...] A cause de tous ces oublis, on ne peut donc pas profiter du savoir Jacques Simon, ancien militant et de l’expérience de la classe ouvrière. Il serait intéressant, pour l’indépendance de l’Algérie est autour du journal, de regrouper tous ces souvenirs, pour les aujourd’hui historien. Il préside le raconter et surtout pour pouvoir s’en servir et définir à partir Centre de Recherche et d’Etude sur de là des instruments de luttes possibles. » En 1973, Michel l’Algérie Contemporaine et dirige deux Foucault proposait au cours d’un entretien au journal collections aux éditions L’Harmattan. Libération la création d’une chronique d’histoire sociale, sur le mode du « feuilleton ». Cette expérience que Libé n’a pas su mener, à nous de l’initier aujourd’hui. Je suis né le 1er avril 1933 à Palat, en Algérie, L’histoire est trop souvent l’apanage des puissants, dans l’une des deux familles berbères juives le vecteur de la domination. Pourtant nos souvenirs qu’il y avait dans le village. Lorsque les lois personnels, notre histoire familiale portent souvent en de Vichy ont été appliquées, mes parents eux des traces d’anciennes révoltes. Réveillons les. ont été chassés de leurs postes et ont perdu leur nationalité française. La section clandes- Le principe de cette chronique est fort simple. tine du PPA, organisation qui couvrait toute Premièrement, elle a pour sujet l’histoire sociale (à l’Algérie (1), décide alors de nous prendre savoir le récit des luttes, des conditions de travail, du sous sa protection au titre d’Algériens spo- peuple) de 1900 à nos jours, en France ou ailleurs, et liés par la France. Les nationalistes algériens devra s’appuyer sur des souvenirs personnels, vécus et leur dirigeant, Messali Hadj, deviennent ou transmis, et/ou sur des documents (tracts, affiches, à mes yeux les véritables adversaires du photos, articles...). Deuxièmement, c’est vous lecteurs qui la faites vivre à travers les textes ou les documents que vous nous faites parvenir (pour nos coordonnées, voir en fin de numéro). Enfin, c’est un feuilleton décousu : à vous de réagir aux textes déjà publiés, de les enrichir ou les contester, sur le fond ou sur des points de détail, ou de passer à un sujet totalement différent. Cette chronique peut faire dix ou une page, traiter d’un seul thème sur l’année ou de cinq différents par numéro, suivant ce que vous nous envoyez. Après Draveil et Creys-Malville, la guerre d’Algérie à travers les souvenirs de Jacques Simon… 72 73 colonialisme français — qui avait placé une partie de ma famille dans les camps du sud. En mai 1945, surviennent les événements de Setif (2). Membre à l’époque des scouts proches du PPA, je participe aux premières manifestations, avant que la répression ne s’abatte. Là encore, j’ai pu voir comment la France coloniale traitait les revendications Le FLN obtient de nombreux relais médiatiques qui lui permettent de passer auprès de l’opinion de gauche pour résistant. Images. extraites de La Voix du peuple, organe clandestin du mouvement national algérien, 11 mars 1959. des peuples colonisés — et non seulement les gaullistes, mais aussi les socialistes et les communistes, qui à l’époque étaient dans le gouvernement d’union nationale. Prendre le maquis. En 1954, je vais à Paris pour faire mes études. C’est là que j’ai vécu la crise du PPA-MTLD (3). L’historiographie actuelle nous en parle comme d’une lutte entre les pro-Messali et les autres. En fait, c’est faux. Il s’agissait d’une véritable opposition entre le PPA et le MTLD. La différence entre les deux organisations était criante. La première, véritable organisation de masse, présente en Algérie depuis les années trente, prônait l’indépendance suivie d’élections libres, afin de former une assemblée constituante. Le PPA appelait donc la fin effective du régime colonial et à de profondes réformes sociales. Pour ce faire il n’excluait pas le recours à la lutte armée et à l’insurrection. C’est pour cela qu’existait au sein du parti dre de l’Union Française (4), rejoignant ainsi une structure paramilitaire, l’OS (Organisa- les positions des communistes algériens tion Spéciale) qui, bien que mise à mal lors- et des réformistes de Ferhat Abbas (5). Le que son existence fut révélée en 1950, exis- PPA s’oppose à cette vision, revendiquant tait toujours en 1954. Le MTLD, de son côté, au contraire une large union maghrébine était depuis l’interdiction du PPA la couvertu- anti-coloniale, et s’allie avec les Marocains re légale qui se présentait aux élections. A la et les Tunisiens en leur proposant une insur- différence du PPA, composé essentiellement rection généralisée en décembre 1954. Je de paysans, d’artisans, d’ouvriers, le mouve- rentre alors en Algérie en juillet pour prépa- ment accueillait surtout des intellectuels et rer l’insurrection. En septembre, l’OS et le des membres de professions libérales qui, PPA sont prêts à prendre le maquis. C’est là élus grâce aux succès électoraux du MTLD, qu’entre en jeu le CRUA (6) mis en place par s’habituèrent à la cogestion coloniale. Cette le comité central du MTLD pour contrer le élite nationale devint de plus en plus favo- processus que nous avions engagé. Il s’allie rable à l’existence d’une Algérie dans le ca- pour cela avec l’Egypte de Nasser qui voulait transformer l’Algérie en une province de la Nation arabe, même sous influence française. Le 1er novembre 1954 éclate ainsi (1) Parti du Peuple Algérien, fondé par Messali Hadj en 1937 après l’interdiction de l’Etoile Nord-Africaine. (2) Suite à des manifestations, une répression lourde s’abat en Algérie. Le nombre de morts s’élève, selon les estimations, à entre 15 000 et 45 000. (3) Mouvement pour le Triomphe des Libertés Démocratiques, fondé en 1947. sexualités / politiques / cultures chronique d’histoire sociale messalistes. Il est rejoint par tous ceux qui refusent la constituante de Messali, les réformistes et les communistes. Avec eux, le FLN obtient de nombreux relais médiatiques qui lui permettent de passer auprès de l’opinion de gauche pour résistant, lui donnant une crédibilité que seul méritait le PPA. Purges. Au congrès de la Soummam (7) le FLN se propose d’englober toutes les tendances du mouvement national, y compris les réformistes et les oulémas, et d’en devenir le seul représentant officiel. Toutefois, il ne s’agit pas d’un Front comme la résis(4) Structure mise en place en 1946 par la France pour remplacer l’Empire colonial français. Elle ne fait en réalité que doter les colonies d’assemblées consultatives sans rien changer au problème colonial. tance française, car il n’accepte que des adhésions individuelles, les partis disparaissant littéralement en son sein (on retrouve là la dimension totalitaire du nationalisme arabe nassérien). Par conséquent, tous ceux qui refusent d’adhérer au FLN sont qualifiés d’ennemis et abattus. Les purges les plus (5) Chef de file de l’Union Démocratique du manifeste Algérien favorable au maintien d’un régime colonial démocratisé dans lequel les élites algériennes auraient leur place. (6) Comité Révolutionnaire d’Unité et d’Action, où se retrouvèrent les « historiques » du FLN, tel Boudiaf (assassiné en 1992) ou Ben Bella, renversé en 1965 par Boumediene. (7) Congrès d’unification du FLN qui eut lieu le 20 août 1956. Pour beaucoup, cet événement marque la véritable création du FLN. (8) Gouvernement Provisoire de la République Algérienne, mis en place par le FLN en 1958 avec comme président Ferhat Abbas. (9) L’Étoile Nord-Africaine. sanglantes auront lieu en France, car la base ouvrière — socialiste en un mot — y était forte et n’acceptait pas de se soumettre à un parti totalitaire. Beaucoup de militants y ont néanmoins cru et se sont laissés berner, trop occupés à combattre le régime colonial pour réagir. Ce qui n’a pas pour autant servi ceux à l’origine de la manœuvre anti-messaliste. ce que l’on a appelé la « Toussaint Rouge » Car tout au long de la guerre, alors que les dont la proclamation n’a rien à voir avec les militants les plus sincères se faisaient mas- principes fondateurs du PPA (le texte fait sacrer dans les maquis de l’intérieur, aux notamment allusion à un « Etat algérien sur frontières marocaines et tunisiennes, une ar- des principes islamiques »). Juste après, la mée professionnelle était mise sur pied par répression s’abat, non sur les dirigeants du les éléments les plus réactionnaires du FLN. MTLD, mais sur les messalistes qui, pen- Elle ne fut engagée dans aucun combat et sant que le moment d’agir était venu, pren- ce n’est qu’après l’indépendance, en 1962, nent tous le maquis. Alors que les militants qu’elle intervint pour renverser le GPRA (8) luttent sur le terrain, le CRUA, devenu FLN et installer à sa place une dictature militaire sous la houlette de son chef autoproclamé qui devint peu à peu un régime corrompu et Abane Ramdane, élimine un à un les chefs rétrograde, accordant une grande partie du pétrole et du Sahara à la France, et instaurant un code de la famille fondé notamment sur les lois islamiques. Les éléments les plus 74 75 droitiers du nationalisme algérien sont ainsi parvenus à maintenir l’Algérie dans le giron français. Pour comprendre ces événements il faut remonter aux origines de Messali Hadj et de L’ENA (9). Messali était un Koulougli : d’origine turque, il appartenait à la confrérie soufi Les purges les plus dures auront lieu en France, où la base ouvrière était forte et n’acceptait pas de se soumettre à un parti totalitaire. des Derkawa. Celle-ci prônait l’éloignement du pouvoir corrupteur, la recherche de justice sociale et un islam œcuménique, souvent acculturé par des traditions berbères fondées sur des communautés autonomes. Messali pensait que la culture berbère, commune à l’ensemble du Maghreb, devait permettre de fonder un vaste Commonwealth nordafricain. C’est notamment dans ce but que l’ENA a été créée en 1926 au sein du parti communiste. Tous ses membres sont obligatoirement membres de la CGTU. Il y a donc une forte culture ouvrière, d’autant plus que l’émigration était composée essentiellement de célibataires travaillant en usine. L’ENA se bat sur les principes de la Troisième Internationale (nationalisation des banques, égalité hommes femmes), qu’elle quitte lors du virage stalinien du Komintern pour se lier avec les trotskistes et les anarchistes. L’ENA sera de tous les combats ouvriers de l’époque. En février 1934, ses militants seront en première ligne. Elle participera aux grèves de 1936 et adhérera au Front populaire, avant d’être interdite en 1937 par Blum car son développement en Algérie inquiète fortement les autorités coloniales. Sa position mondain, se donnant des airs de tiers mon- contre le fascisme sera de même très claire. diste pour mieux asseoir son image, tout en Alors que le Mufti de Jérusalem bénira Hit- faisant exactement l’inverse du programme ler, Messali refusera catégoriquement toute de Messali et du PPA : une Algérie unifiée collaboration avec les fascistes. Les racines de force par une arabisation venue de l’ex- du nationalisme algérien sont donc multiples térieur et étouffée par un islam rétrograde mais se rejoignent dans un grand projet d’en- et étatisé. L’état FLN se fonde donc sur une semble : l’Afrique du Nord socialiste et unie imposture : celle d’être la continuation, et grâce à sa culture berbère. De tout cet héri- la finalité, du nationalisme algérien. Se rap- tage, le FLN n’a gardé que le côté socialiste peler les véritables origines de la révolution revient à poser les bases d’un changement positif en Algérie. Propos recueillis par Guillaume Noir Bibliographie de Jacques Simon · Messali Hadj (1898-1974), La passion de l’Algérie libre, Ed. Tirésias, 1998. · L’Étoile Nord-Africaine (19261937), L’Harmattan, 2003. · Le MTLD (1947-1954), L’Harmattan, 2003. · Novembre 1954 : la révolution commence en Algérie, L’Harmattan, 2004. sexualités / politiques / cultures Bush en cœur yeux cœur Loin des loin du Les élites et les médias français se dopent à l’anti-américanisme, préférant porter Farenheit 9/11 aux nues qu’interroger les soubresauts de la politique extérieure française. Tentative de désintox. (1) Voir à ce sujet la revue Afrique XXI, n°0 et 3 concernant plus particulièrement la Côte d’Ivoire. Voir aussi le post du 20/11/2004 sur www.revuetroubles.com (2) Pour une très bonne synthèse voir le livre de Jean Paul Gouteux, La nuit rwandaise (L’esprit frappeur, 2002) et le livre de Dominique Franche, Généalogie du génocide rwandais, Tribord, 2004. Ah, qu’elles étaient élogieuses en France les même le Figaro, propriété du groupe Hersant critiques de Farenheit 9/11, le dernier film de Dassault, encense-t-il le livre du cinéaste Dé- Michael Moore. Jugez plutôt. M6 « l’adore », graissez-moi ça ! alors que ce journal et ses le Nouvel Observateur le qualifie de « gau- dirigeants sont l’essence même de la collu- chiste le plus célèbre des Etats-Unis, héri- sion entre les pouvoirs que critique Moore ? tier de Steinbeck et de Chaplin » tandis que Rien de plus simple que de répondre à cette France 2 n’hésite pas à dire : « le trublion question. Ce que met au pilori l’homme de américain est toujours exigeant de la forme Flint est ailleurs, dans cet ailleurs bien parti- et grâce à un humour torride, ménage le re- culier qui se nomme l’Amérique. Et les élites cul. Ce qui renforce la puissance de convic- françaises sont par essence accros à l’antia- tion du film. » Bref, le « Coluche américain » méricanisme. À l’origine de ce sentiment dif- est adulé au pays du fromage. Et quoi de plus fus, il y a déjà un brin de chauvinisme, mais normal après tout ! Le cinéaste atteint, avec aussi une pincée de ce messianisme républi- son dernier documentaire, une rare qualité et cain qui veut que notre pays soit porteur d’un fait montre d’une sensibilité politique impres- projet politique universel issu de la Révolu- sionnante. Et pourtant, on peut s’étonner que tion. À ce jeu, il y aurait bel et bien une com- l’ensemble de la classe médiatique (à de rares pétition entre Marianne et l’oncle Sam, entre exceptions près) et intellectuelle plébiscite ce le « jacobinisme » et le « libéralisme ». C’est fils de prolo mal dégrossi qui affirme qu’il ne du moins une manière de lire les choses. fera aucun quartier aux démocrates s’ils arrivaient au pouvoir, qui fustige les multinationa- L’autre serait de voir dans les beuglements anti- les et les dérives de l’establishment. Pourquoi yankees des Français le complexe de l’éternel second, frustré que son pays soit relayé au deuxième plan international et furieux qu’un texan ait gagné six fois le Tour de France. Ces 76 77 massacre à propos de l’embargo qui frappa l’Irak pendant dix ans. Mais qui parmi elles se souvient du génocide rwandais perpétré avec deux analyses restent pourtant des plus super- la complicité quasi-exclusive de la France (2) ? ficielles. Les amateurs de série policière sa- Il me semble que nous revivons, quant à no- vent bien que les pandores ont une manière in- tre conscience politique, une sorte d’années faillible pour remplir leurs quotas d’arrestation. soixante bis où une immense partie de l’opi- Ils font appel à des criminels qui en balancent nion critiquait parfois violemment (et encore d’autres. C’est ainsi que le système judiciaire une fois à juste titre) la guerre du Vietnam alors tourne depuis des lustres, les juges n’ayant que nous avions en parallèle à mener un tra- sous la main que les truands qui ont commis vail de mémoire important sur la Shoah, mais l’erreur de ne pas avoir d’assez bonnes rela- aussi sur les guerres tions avec la police. Maintenant imaginons que d’Indochine et d’Algé- l’Etat français soit un criminel, que les médias rie. De ces trois événe- soient la police et que le juge, le jury, soit com- ments, seul le premier posé de l’ensemble des citoyens. La meilleure a fait l’objet d’un travail maxime pour faire oublier les crimes de l’Etat sérieux. En comparaison, ne serait-elle pas de détourner l’attention du les Américains ont de- jury vers un autre malfrat ? N’est-ce pas là ce puis longtemps mangé qui se passe entre les Etats-Unis et la France, leur chapeau vietnamien, l’establishment médiatique français, de TF1 et la plupart critiquent la à Télérama, du Figaro à Libération, agitant le participation de leur pays chiffon rouge de la bannière étoilée devant nos à ce conflit. Pour s’en yeux pour mieux faire oublier les dérives politi- convaincre il n’y a qu’à ques françaises ? C’est d’autant plus facile que voir la production cinéma- l’impérialisme américain est brutal, sanguinaire tographique massive con- et que son administration est arrogante, stu- cernant cette guerre, et la comparer à ce qui pide, népotiste. Mais cela doit-il nous rendre est sorti en France (dans une quasi-confiden- coupables d’amnésie localisée ? tialité) concernant l’Indochine et l’Algérie (3). images. Affiches du PCF 1951 Ce que met au pilori l’homme de Flint est dans cet ailleurs bien particulier qui se nomme l’Amérique. Quant à la politique intérieure, le repoussoir Certes Bush est un guignol, mais sommes- marche toujours à fond les manettes. Hollan- nous mieux lotis avec Chirac à l’Elysée ? Cer- de n’appelait-il pas à voter pour la constitution tes les Américains sont des gens religieux, européenne pour construire un continent fort chauvins, mais ce n’est pas chez eux que le capable de faire la nique aux Américains (4) ? Front National, parti ouvertement raciste, fait Bref, ce constat, si affligeant soit-il, ne doit presque 20% des voix. Autant il est pertinent pas nous empêcher d’aller manifester contre de combattre l’occupation américaine en Irak, l’actuelle politique yankee. Mais cessons pour autant il est stupide dans le même temps autant de se rattacher à un antiaméricanisme d’oublier que notre armée occupe actuelle- qui nous rend amnésiques sur les crimes de ment l’Afghanistan, plusieurs pays africains notre propre histoire et pensons à faire aussi, et qu’en Côte d’Ivoire elle a servi de rempart voire même d’abord, le ménage chez nous. A à un régime corrompu, raciste et prônant la moins d’attendre que Michael Moore vienne préférence nationale avant de se retourner faire un film sur la France et la famille Chirac. vaguement contre lui suite aux derniers événements (1). Ah, qu’elles avaient belle allure ces cohortes de manifestants contre la guerre dans le Golfe, qui parlaient avec raison de Guillaume Noir (3) Concernant les oublis de la mémoire française coloniale concernant l’Algérie voir : Lounis Aggoun et J-B Rivoire, Françalgérie, Crimes et mensonges d’états, La découverte, 2004. (4) Voir sa déclaration sur son site : www.fhollande.net/article/ index.php?id_doc=695 sexualités / politiques / cultures jeux interdits Dans ces casinos sans croupiers ni smokings « S’il est quelque joueur qui vive de son gain, On en voit tous les jours mille mourir de faim. » Jean-François Regnard, Le Joueur Un matin de 1999, David se réveille dans une ville transformée. En se rendant à l’agence de voyage qui l’emploie, il tombe sur un casino, dont il jurerait qu’il n’était pas là la veille. Au coin de la rue, un second casino, puis un troisième et ainsi de suite jusqu’au bar-tabac où il a ses habitudes, juste en face de l’ancien music-hall Le Palace. Ici aussi, il découvre l’une de ces machines à résultat quasi-instantané. David ne rêve pas. La Française des Jeux (FDJ) vient de lancer le Rapido, une lote- Depuis une dizaine d’années, la stratégie rie ultrarapide ou une machine à sous un peu de la Française des Jeux consiste à faire lente, c’est selon. Joueur occasionnel du Loto de chaque bar-tabac un casino de proximité. Dernier jusqu’à ce matin-là, David se passionne tout épisode en date : la sortie en septembre de suite pour cet écran qui scintille en rouge, d’une version relookée du ticket à gratter Vegas. Mais bleu, vert au-dessus de la porte du bar et qui à l’abri de son statut et fort d’un chiffre d’affaires en affiche les résultats toutes les cinq minutes. perpétuelle croissance, l’opérateur public reste sourd Il mise trois ou quatre euros par grille, par- aux avertissements du monde médical sur le jeu fois dix, finit par y passer ses après-midi, des pathologique. semaines entières. En ce jeudi d’août 2004, David en est à sa trentième tentative en moins de trois heures et ignore combien il a déjà dépensé : « Des fois je joue une cinquantaine de grilles d’affilée, sans me lasser. » Il parle sans quitter l’écran des yeux. Encore 78 79 nées à l’étranger — notamment au Québec où le problème est pris très au sérieux — permettent d’évaluer leur nombre à envi- « L’Etat est vertueux et rigoureux en apparence mais si âpre au gain que son comportement apparaît ambigu. » ron 2 à 3% de la population adulte (2), une proportion équivalente à celle des toxicomanes. Ce qui en France représenterait 300 000 à perdu. Il froisse sa grille machinalement, la 500 000 personnes, victimes, dans leur gran- laisse tomber par terre et retourne miser à de majorité, des casinos. Mais il semblerait la caisse. « Je ne suis pas vraiment malade, que l’offre de la Française des Jeux soit de mais j’aurais du mal à m’en passer. » David plus en plus addictive. Dans Le jeu exces- n’a jamais gagné gros. Il dit que le jour où la sif (3), des psychologues québécois écrivent, chance lui sourira il pourra « changer de vie », à propos des loteries sur écran vidéo, telles mais qu’en attendant, ce qui lui plaît, « c’est que le Rapido : « Le Keno ou la loterie tradi- de connaître le résultat immédiatement. » tionnelle, où la fonction du hasard est plus évidente, sont moins attirants et risquent Depuis une dizaine d’années, la Française probablement moins d’entraîner des habitu- des Jeux a décidé de changer l’image de ses des excessives de jeu que la loterie vidéo, points de vente. Dépassé le prolo qui coche qui suggère de plus grandes possibilités de inlassablement les dates de naissance de ses contrôle — tout à fait illusoires. » Parallèle- enfants sur sa grille de Loto, il s’agit désormais ment, en imitant l’univers visuel des casinos, d’offrir à chacun la possibilité de jouer à la rou- la Française des Jeux cherche à attirer une lette, au black-jack ou au poker au coin de la nouvelle clientèle, comme a pu le constater rue, sans smoking. Tandis que la loi française Marc Valleur. Depuis quatre ans, il voit arriver limite sévèrement l’implantation de casinos, en consultation des patients accros au Rapido la FDJ a sorti successivement le Black-Jack et aux jeux de grattage : « Certains ont aban- (1992), le Rapido (1999) puis le Vegas (2000). donné le casino parce qu’ils perdaient le con- Un jeu qui promet, dixit le site de la FDJ, de trôle et ils se sont rabattus sur les jeux qu’on « redécouvr[ir] le plaisir de la roulette, du po- trouve pratiquement dans chaque café. C’est ker, du craps » et des machines à sous grâce une sorte de tentation permanente. » à une règle du jeu qui se veut « la plus proche possible de la réalité. » Depuis le 16 septem- « L’accrochage des joueurs. » S’il a bre, des spots de pub tous azimuts rabâchent déjà vu des patients acheter des tickets par la sortie d’une nouvelle version du Vegas, un plaques entières pour plusieurs centaines ticket relooké qui se veut plus attractif. « La d’euros et les gratter compulsivement chez Française des Jeux fait évoluer ses produits eux, Christian Bucher (4), psychiatre au CHU sur le modèle de ce qui se fait dans les casi- de Strasbourg, estime que les jeux de grat- nos, confirme Marc Valleur, chef du service tage et de tirage ne sont que des produits d’addictologie au centre médical Marmottan d’appel. « En augmentant l’offre de ces jeux, à Paris (1). Elle favorise les jeux d’impulsion explique-t-il, comme avec la création de l’Euro où l’on mise des sommes très faibles mais de Millions, on augmente mathématiquement le manière répétée tout au long de la journée. » nombre de joueurs qui vont tomber sur le Faute de données sur les comportements liés Rapido, donc le nombre de joueurs pathologi- au jeu et sur ses conséquences sociales, on ignore combien la France compte de joueurs pathologiques. Néanmoins, les études me- (1) Service du Dr Marc Valleur au centre médical Marmottan : 01 45 74 00 04. (2) Le jeu pathologique, Marc Valleur, PUF, 1999 (non réédité). (3) De Robert Ladouceur, Caroline Sylvain, Claude Boutin et Céline Doucet, éditions de l’Homme, 2000. (4) Accueil des urgences psychiatriques au CHU de Strasbourg : 03 88 11 66 48. sexualités / politiques / cultures jeux interdits presse en métropole, s’ajoutent dans les DOM-TOM des épiceries de village et des stations-service. Résultat, les Français n’ont jamais autant joué. D’après une étude réalisée par Ipsos en 2003, un tiers des 28,4 millions de clients de la Française des Jeux joue au moins une fois par semaine. L’année dernière, l’opérateur a vu son chiffre d’affaires progresser de 4,8% au cours du dernier exercice et atteindre 17 fois son niveau de 1977. Avec 23% des mises totales, le Rapido arrive en deuxième position derrière le Loto et devient le principal levier de croissance de la FDJ. On est bien loin des loteries du XVIIIe siècle, conçues avant tout pour soutenir les œuvres de charité ou financer les hôpitaux. « La Française des Jeux a compris les bénéfices qu’elle pouvait tirer du jeu et ces bénéfices passent nécessairement par l’accrochage des joueurs », déplore Dan Velea (6), psychiatre dans le service du Dr Valleur. Or, l’Etat-croupier n’a aucun intérêt à lutter contre des dépendances liées à une activité qui lui a rapporté plus de deux milliards d’euros l’année dernière, autant que l’impôt de solidarité sur la fortune. Dans son rapport publié en 2002, la mission sénatoriale sur les jeux de hasard et d’argent en France dénonce l’inertie des pouvoirs publics en ces termes : « L’Etat est vertueux et rigoureux en apparence mais si âpre au gain que son compor- (5) Etude Ipsos réalisée en 1996. (6) Auteur de Toxicomanies et conduites addictives, Heures de France, 2004. (7) Le rapport dans son intégralité peut être consulté sur le site www.senat.fr ques. » Une incitation à entrer dans l’univers tement apparaît ambigu » (7). Politiquement du jeu à laquelle il est difficile d’échapper. Aux moins porteuse que les addictions avec toxi- yeux du Dr Bucher, la Française des Jeux est ques, la dépendance au jeu n’entre pas dans « probablement le pire des opérateurs comp- les priorités de santé publique et les psychia- te tenu des moyens qu’elle met en œuvre tres sont contraints de se débrouiller avec pour communiquer sur ses produits. » Pu- les moyens du bord. « Je vois mes patients blicités omniprésentes, partenariats avec de presque en douce, confie Christian Bucher. nombreuses émissions de télévision, avalan- Je note juste L 630 sur le dossier, le code du che de cagnottes exceptionnelles et sponso- jeu pathologique. » Pour pallier le manque de ring sportif permettent aux produits labellisés données sur le sujet, il a créé, avec le Dr Val- FDJ de se classer parmi les mieux connus du leur, l’Observatoire des jeux, une structure public avec 96% de taux de notoriété (5) ! En destinée, notamment, à mener des études outre, il existe actuellement près de 43 000 points de vente, soit un pour 1 400 habitants. Aux bureaux de tabac, bars et diffuseurs de 80 81 épidémiologiques. Depuis sa création il y a un an, l’Observatoire n’a toujours pas reçu un euro de subventions publiques. La mise est de quelques euros et le jackpot Totalement à rebours des casinotiers qui com- d’un million. Pour contourner la législation sur mencent à former leur personnel pour repérer les jeux de hasard, le gouvernement de l’épo- les joueurs excessifs et réfréner leur consom- que a prévu d’introduire dans le projet de loi de mation, la Française des Jeux reste sourde finances rectificative une taxation sur les jeux aux avertissements du monde médical. Elle ne d’un type nouveau, sous-entendu étrangers à propose aucun programme d’aide aux joueurs la catégorie des machines à sous, mais « uti- « Ce sont des jeux qui touchent des gens culturellement plus exposés ou moins fortunés, qui sombrent dans les crédits revolving. » lisant tout support que l’évolution des moyens informati- ques permettra de mettre à la disposi- endettés, elle n’informe pas ses clients sur les tion des participants. » Ce jeu aurait inauguré risques de dépendance, et les taux de redistri- une nouvelle génération de loteries individuel- bution ne sont toujours pas affichés dans les les et hautement addictives si la commission points de vente — de 58 à 68% pour les jeux des finances n’avait pas enterré le projet. Afin de grattage contre 93% en moyenne pour les de donner des gages de bonne volonté, la jeux de casino. Cela s’appelle une espérance Française des Jeux s’est dotée d’une charte de gains négative. Rappelons qu’en dessous d’éthique où elle prétend, d’une part, « préve- de 100% de redistribution, les joueurs n’ont à nir les comportements non souhaitables et le terme aucune chance de gagner, qu’à 100% jeu excessif », et d’autre part, entretenir « des ils ne gagnent pas davantage mais ne perdent relations régulières avec des représentants plus et que ce n’est qu’au-delà des 100% qu’ils du milieu associatif intervenant dans le suivi commencent à gagner contre l’opérateur. « La des joueurs fragiles ». D’abord, la prévention Française des Jeux ne cherche pas à rendre du jeu pathologique. D’après sa charte, la les joueurs dépendants mais elle cherche FDJ prendrait soin, au cours des stages de à les faire jouer le plus facilement et le plus formation qu’elle impose à ses détaillants, souvent possible avec de petites sommes, d’attirer leur attention sur « la nécessité de souligne Marc Valleur. En faisant cela dans un réguler les comportements excessifs dans esprit commercial et sans aucune réflexion leurs points de vente. » Le hic, c’est que sur sur les dépendances, elle les favorise. » la trentaine de détaillants parisiens que nous avons contactés, aucun n’a entendu parler de « C’est du forcing permanent. » L’une dépendance au jeu. Au contraire. Ce patron, de ses poussées de fièvre commerciale a qui vient de racheter une brasserie dans le d’ailleurs déjà amené l’opérateur public à flir- XVIIe arrondissement, raconte sa formation à ter avec l’illégalité, et ce avec la complicité du la FDJ : « C’est un stage obligatoire non rému- gouvernement. En 1994, un jeu révolutionnai- néré qui tourne presque exclusivement autour re est sur le point d’envahir les bars-tabacs : du fonctionnement de la machine à enregis- le Booster. De la taille d’une calculette, ce boî- trer les mises. Ainsi, avec les nouvelles machi- tier est muni d’une puce électronique et d’un nes, même si le client a indiqué sur sa grille de bouton sur le modèle des machines à sous. Loto ne pas vouloir participer au tirage Joker, l’écran nous demande quand même : “ Joker : Oui ou Non ? ” Et si on se trompe, c’est pour notre pomme. Mais dans la plupart des sexualités / politiques / cultures jeux interdits beaucoup moins importante à la FDJ que dans un casino (environ 5 euros par joueur contre 40) et qu’il s’agit à chaque fois de « petites cas, le client finit par rajouter un ou deux euros sommes de 1 ou 2 euros. » Précisons toute- de Joker en se disant que c’est peut-être un fois que les mises au Cote & Match s’échelon- signe du destin. C’est du forcing permanent. Il nent jusqu’à 2 000 euros, qu’un ticket à gratter faut vendre, vendre, vendre ! Alors les joueurs a été émis à l’occasion des Jeux olympiques dépendants… » Son de cloche tout aussi cy- à cinq euros pièce et qu’à l’inverse, certaines nique chez Monique, gérante du bar-tabac Le machines à sous fonctionnent avec des pièces Week-end dans le Xe arrondissement. « Un de dix cents. En fait, Marc Valleur a constaté gros joueur c’est aussi un gros client, dit-elle, que si la chute est moins spectaculaire chez je risque pas de le dissuader de quoi que ce les joueurs de la FDJ que chez les amateurs soit, sinon il ira jouer ailleurs. De toute façon, de casino, « ce sont des jeux qui touchent les très gros joueurs savent se débrouiller : des gens culturellement plus exposés, com- « Il faut vendre, vendre, vendre ! Alors les joueurs dépendants… » me les immigrés qui rêvent de faire fortune avant de revenir au pays, ou moins fortunés et qui sombrent dans les crédits revolving, les emprunts aux proches, puis aux proches des (8) Lire à ce propos l’excellent passage consacré aux chartes d’éthique des grandes entreprises du pamphlet de Corinne Maier, Bonjour paresse (éditions Michalon, 2004). ils jouent dans plusieurs endroits, achètent proches pour rembourser les premiers, etc. » les jeux dans un bar, vont toucher leurs gains Un sondage réalisé en 2000 par Ipsos indique dans un autre, etc. » Pour comprendre le zèle que les produits de la Française des Jeux sé- de ces commerçants, il faut savoir qu’en plus duisent davantage les ouvriers, les employés de toucher une commission de 5% sur les et les professions libérales que les retraités ou ventes (jusqu’à 10 000 euros par an), ils peu- les cadres supérieurs. Dan Velea ajoute : « les vent gagner des primes au rendement sous gens qui ont des troubles anxieux, qui s’en- forme de séjours gratuits au Maroc, aux Etats- nuient, et qui recherchent des sensations, des Unis ou en Thaïlande. stimulations. » « Les gens qui s’ennuient. » Concernant Un samedi endormi, au début du mois d’août, les « relations régulières avec des représen- dans un bar-tabac du IXe arrondissement de tants du milieu associatif » (8), il s’agit en réa- Paris. Une vieille dame et un homme d’une cin- lité de la seule association d’aide aux joueurs quantaine d’année fixent le compte à rebours dépendants, SOS Joueurs, que la FDJ cofinan- du Rapido. L’homme transpire, il a retroussé ce avec le PMU et les casinos. SOS Joueurs les manches de sa chemise. Il en est à son cin- a refusé de répondre à nos questions, visible- quième ou sixième tirage, ne sait plus. « Si on ment soucieuse de ne pas froisser la suscep- fait les comptes, on ne joue plus. » Les résul- tibilité de la FDJ : « Nous ne sommes pas anti- tats tombent. Perdu. Nouvelle grille. L’homme jeu et nous ne pouvons donc pas prendre le a cinq minutes devant lui, en profite pour grat- risque que notre parole soit interprétée dans ter un Solitaire et perdre. Il commande un café, ce sens », explique-t-on à l’association. Une rejoue, reperd. Il boit une gorgée, remplit une responsable nous demande tout bonnement nouvelle grille, perd, s’emporte, quitte le bar. Il de ne pas trop insister sur la FDJ, rappelant reste 2 minutes 30 avant le prochain tirage. La que les bandits manchots font plus de victi- vieille dame achète un Vegas. Gratte. Perd. mes que les jeux de grattage ou de tirage. Un argumentaire que l’on retrouve… à la Française des Jeux. Le service de presse insiste sur le fait que la mise moyenne hebdomadaire est Reportage et photos Alban Lécuyer L’ENNEMI KADO Kriegueule toute seule dans le désert dans les années 70, mais qui a tout de même eu la sagesse de trouver une porte de sortie à cette « révolte adolescente ». « Moi, je suis plutôt deleuzien, tu vois. » S’il y a une personne qui a mal digéré Foucault, c’est bien Blandine Kriegel. Présidente du Haut Conseil à l’Intégration (HCI), elle est l’auteur de Michel Foucault aujourd’hui (Plon, 2004), qui, sous ses airs d’éloge du philosophe, n’est en fait qu’un bilan édulcoré de son œuvre. Ce Foucault light offre en effet l’avantage à Kriegel d’être plus en accord avec ses propres travaux et de justifier par la même occasion son emploi de chien de garde de la République. Exit donc son image de gauchiste chauve homosexuel : ses travaux sur la sexualité sont évacués au détour d’une phrase (ne parlons pas de ses quelques textes sur l’homosexualité ou le sado-masochisme) et « la réinstauration de la philosophie » devient le summum de la « provocation » chez Foucault. De même, si la partie « Foucault militant » fait plus d’une demi-page, c’est uniquement parce que Kriegel y déguise Foucault en chantre de la République, repenti de ses erreurs passées, et qui tel « Don Quichotte » est revenu de sa folle et inutile quête « d’un monde où tous les individus pourraient avoir une égale dignité ou pourraient être, comme lui, des chevaliers… » (op. cit.). Ou elle en fait un Foucault-guide, qui a certes pu s’engager auprès de gens peu fréquentables On comprend mieux sa volonté de se placer sous le patronage de Foucault à la lecture de ses interviews ou de son récent rapport, La violence à la télévision. S’y entrechoquent en effet déclarations alarmistes sur le thème de tout-fout-le-camp (« Comment avons-nous pu laissé filer les incivilités, les agressions, et s’installer une situation particulièrement dommageable aux plus fragiles ? », La Violence à la télévision) et banalités réactionnaires visant notamment à interdire la pornographie, source de « comportements pervers » chez l’enfant. Toutefois si, selon elle, son rapport a été l’objet de nombreuses attaques, ce n’est pas tant parce qu’il est nul que parce que nous vivrions dans une société où « il est plus dangereux de protéger les enfants de la violence à la télévision que naguère de publier une libre défense de la dignité des homosexuels » (Michel Foucault aujourd’hui, op. cit.). On retrouve pourtant dans ses prises de position publiques le même mélange de faiblesse philosophique et d’idéologie essentialiste.Toujours subtile, elle a ainsi déclaré : « il y aura une cité pour tous si les jeunes des cités, blacks, blonds, beurs, sont unis par la volonté de combattre pour la France » — une place dans la cité oui, sur le monument aux morts. Malheureusement pour elle, le label Foucault ne suffira pas à masquer son républicanisme primaire et ses analyses sommaires. Le fait que François Ewald, le seul autre assistant qu’ait eu Foucault, soit actuellement le philosophe du Medef, soulève néanmoins l’hypothèse d’une malédiction. Mme Patate FAIS LE TOI-MÊME Le point d’injection Extraits du matériel de prévention d’ASUD. Destinés à la réduction des risques, ces conseils ne sont en aucun cas des incitations à la consommation de drogues. Le sommet des bras est bon pour les injections intra-musculaires. Les injections dans le cou sont hyperdangereuses ! A éviter ! L’avant-bras est OK : le top des veines. Alterne le point d’injection. Les veines des bras sont OK. Pour éviter de les détruire, change régulièrement de point d’injection. Les femmes doivent éviter les fixs dans les seins. Le ventre : uniquement pour injection sous-cutanée. Hyper-dangereux : le sexe. Il a une grosse veine et une grosse artère. Si tu loupes ton fix, tu risques de devenir eunuque ! Les veines des doigts et des mains sont envisageables. Utilise une aiguille très fine. Retire tes bagues. Les fesses (le bord extérieur en haut). Uniquement pour injection intra-musculaire. Evite les membres inférieurs car le réseau veineux y est superficiel (risque de phlébite). ASUD 01 53 2 6 asud@c 26 53 lub-inte rnet.fr Les pieds : à éviter. Beaucoup de petites veines très fragiles : injection très douloureuse. Conseils pour une injection propre Avant l’injection : Procure toi systématiquement du matériel neuf (les seringues sont en vente libre en pharmacie et distribuées gratuitement par certaines associations). Si tu n’as qu’une seringue usagée, lave la abondamment, puis désinfecte la dans de l’eau de Javel (concentrée à 24° et pendant 1 minute minimum). Préparation de l’injection : Utilise du matériel neuf ; ne le partage pas y compris coton, cuillère, eau qui, comme les seringues, peuvent être porteurs des virus du sida et des hépatites. Lave toi les mains et réduis les contacts entre tes mains et le matériel. Un citron entamé est un nid à candida (champignons). Si tu le réutilises les candida risquent de se disséminer dans ton organisme. Au mieux, tu fais une «poussière» (septicémie due à une bactérie ou forte allergie à un des composants du produit injecté), au pire, tu risques de perdre la vue. De nombreuses brunes se dissolvent sans citron. Commence par faire bouillir ta dope et, si un solvant est indispensable, rajoute de préférence une pointe d’acide citrique. Ne partage pas l’eau. Utilise une eau stérile ou au moins propre (robinet). L’eau peut contenir des germes et les transporter d’un endroit à un autre : de la seringue usagée à la cuillère, de la cuillère au coton. Le coton peut aussi poser problème : le filtrage ne te protège pas des poussières. Si tu refais chauffer un ou plusieurs cotons tu multiplies les risques de «poussière» car les cotons humides conservés à la chaleur génèrent leurs propres bactéries. L’injection : Désinfecte ton point d’injection (alcool à 70°). Mieux vaut injecter le produit lentement ; tu le sentiras mieux et limiteras les risques d’overdose. Fais ton injection dans le sens de la circulation du sang. L’aiguille doit être en direction du cœur : ça évite des hématomes et ménage les valves des veines. Desserre toujours le garrot avant d’injecter la dope. Ne touche jamais aux artères. Après l’injection : Neutralise ton matos usagé pour éviter tout accident mais aussi empêcher sa réutilisation.Casse l’aiguille et introduis le tout dans une canette. Pour éviter hématomes et veines boursouflées, maintiens un coton alcoolisé pressé sur ton point d’injection durant (au moins) 30 secondes. Masse tes veines avec un baume décongestionnant. S’il existe un dispositif dans ta ville, le mieux est de jeter tes seringues dans les récupérateurs prévus à cet effet. Tu peux également contacter l’un des programmes d’échanges de seringues pour lui remettre ton matériel usagé en échange d’un matériel neuf. Comment déceler si vos parents se droguent Tout le monde sait que les yeux rouges indiquent une consommation régulière de stupéfiants. D’autres signes ne trompent pas : le strabisme, les cernes à l’œil droit, l’œil au beurre noir ou maître d’hôtel. La chute des cheveux, accessoirement signe de l’âge est essentiellement provoquée par l’inhalation de poppers. Planquez toutes ses moumoutes pour qu’il ait honte devant ses camarades. Parkinson est un mythe : le tremblement de la main ne s’explique que par l’abus d’opiacés. Si le pied tremble aussi c’est que votre parent deale. C’est grave : avant d’appeller la police, prenez le temps d’en discuter avec lui. Le dialogue est la base d’une vie familiale heureuse. A l’image de ses idoles placardées sur les murs de sa chambre, papa prend du speed, et bave. La télécommande est perpétuellement gluante et les fleurs n’ont plus besoin d’être arrosées. Ca fait chier. De récentes études scientifiques ont prouvé que l’ecstasy donne envie de faire des bébés. A 65 ans c’est pourtant dégeulasse. Une seule solution, la stérilisation. Le drogué reproduit les codes vestimentaires de sa tribu. Le pantalon remonté jusque sous les aisselles et le polo rayé sont les standards de la rave generation. Menace le de brûler ses charentaises, ça lui fera les pieds. MERCI GERTRUDE ! Tous ensemble ! « J’ai vu Marc avec sa guitare, j’ai cru qu’il partait en voyage. » Un prof à propos d’un lycéen gréviste. Et quand les flics l’ont trainé par terre j’ai cru qu’il faisait le ménage. Barbie Girl Une lycéenne en grève : « J’adore les CRS, on dirait trop des Playmobils. » En avant les histoires... Travail à la chaîne « Ma gueule c’est vraiment l’usine à boutons. » Joseph S. Et mon cul c’est une usine à boulons. Extrait de Manuel pour un peu plus d’autonomie face aux premiers secours, Editions des-entravés. EX D ER E C N IC O ES N Guide du parfait militant anti-constitution européenne Notre but n’est pas ici de vous dire pourquoi il faudrait que vous votiez non.Après tout, vous êtes assez grand pour le comprendre vous même et d’autres l’ont déjà fait avec plus ou moins de brio. Ce guide est juste une esquisse de ce qu’il faut faire si vous êtes convaincu de voter non à ce texte sans toutefois vous résoudre à militer pour cela dans des structures classiques qui, outre qu’elles vous donnent de l’urticaire, ont un discours si stéréotypé qu’il en devient ennuyeux. Alors vous voilà seul face à la machine. Que faire ? Monter un Collectif Contre la Constitution Patronale (CCCP) ou qu’importe le nom. Soit, mais vous n’avez jamais fait de tract de votre vie. Quant à la maquette, c’est une véritable catastrophe. Pas de problème, Trouble(s) a pensé à vous !!! Extraits choisis du recueil des mille et une façons de dire non à la constitution, pour tous les publics, de 7 à 77 ans.Vous y trouverez des autocollants, des tracts, des affiches… alors bonne lecture et bon NON ! Trosko-lénino-stalino-marxiste Organe de la ligue internationaliste prolétarienne de France Formation, pour la création d’une initiative visant à reconstruire le parti ouvrier paysan cinquièmiste social iste. La voie informative ouvrière en lutte Editorial de notre porte parole élu au premier congrès : « Le capital attaque à nouveau. Les forces de la bourgeoisie européenne, alliées à leurs alliées objectives, les forces de la sociale-démocratie qui, malgré leur mandat ouvrier, se mettent dans une position suivisteréformiste-attentiste-défensiviste-droitière, veulent faire passer la constitution européenne. Ce texte n’est ni plus ni moins qu’un ramassis scandaleux des projets que caresse la bourgeoisie industrialiste-compradore depuis des décennies et qui profite du fait que la classe ouvrière et surtout son avant-garde large et restreinte se soit réfugiée dans une attitude anti-matérialiste, foncièrement défensive et trade-unioniste ne donnant aucune perspective ouvrière prolétarienne socialiste à la majorité de la population qui en ressent pourtant expressément le besoin. Il concrétise aussi le retour des vieux démons impérialistes-fascistes anti-ouvriers dans le but de former un front interclassiste apte à renverser les dernières forteresses des travailleurs. Voilà pourquoi nous dénonçons : – Le projet de constitution bourgeoise impérialiste. – L’alliance réformiste avec les forces bourgeoises. La constitution n’est pas amendable mais seulement détruisable. Nous appelons donc tous les jeunes, les ouvriers, les paysans et les confiseurs à se réunir sous les mots d’ordre suivants : – À bas la constitution bourgeoise européenne de MM Blair-Schröder-Chirac-Berlusconi-Giscard-Kouchner. – Formation d’un grand front unifié de classe unitaire sous la bannière du refus du diktat bourgeois et de ses alliés objectifs sociaux démocratiques qui ont trahi leurs mandats ouvriers. – Vive la construction du grand parti jeune ouvrier prolétarien internationaliste qui préparera la construction d’une Fédération Européenne Socialiste Solidaire Ouvrière Unifié Vers une Concorde Révolutionnaire des Travailleurs en Entreprise. Socialo-honteux Vous êtes socialiste ou vert. Vous faites partie de la Confédération Etudiante ou de l’Unef.Vous avez du mal à faire passer la position de votre parti auprès de vos amis. Ne vous inquiétez pas, voici un argumentaire tout prêt fait pour vous. “ Moi je suis pour le non parce que je pense que le PS doit retrouver le chemin du peuple. Nous, socialistes, avons quelques difficultés à le voir, mais des gens risquent de souffrir très mal si ce texte passe. Ce n’est pas que nous soyons foncièrement contre, parce que être contre-contre, ce n’est pas constructif, et en plus après tout il y a aussi des patrons de gauche et des gens sympas à droite, mais en fait on n’est pas pour non plus parce qu’il faut bien avouer que ce n’est pas comme ça qu’on arrivera à se faire élire. Et puis, il faut savoir que si le oui passe, la tendance A risque de prendre le dessus et ça c’est nul car moi je suis de la tendance C et la majo va sûrement nous chipper nos places d’éligibles aux prochaines municipales, d’autant que les E et les F nous surveillent de près sur la question. Alors moi je dis non, et non c’est non… mais bon, même si t’es pour le oui, on reste amis quand même ? Hein, dis. Gourmet ansnationaux Gourmets Tr Comité des du e rt ve ou Lettre es, es, gastronom ds, compatriot Amis gourman bitués hélas gouvernent, ha niers qui nous isi aler une av cu ire les , fa ce tenant de nous qu’est la Fran ain ble m ta t en de nt an te gr , Dans cette vaises soupes er de bien mau à nous prépar e. nquet fraternel, pilule encore pir e un grand ba rêvons comm is, sauf leur us gla no e an is qu , am dîner européen e ce sont nos in qu ha e perfides oc oir de pr cr r à du t pa es Le menu risquons pas, indigestes. C’ us s no plu s ne és se sont de aîn ais et s M . no ts semble en eff d’autant que totalité des pla in, la ud é ar bo nt pas ép de so pr u t ea se, que ce ne respect, qui on te Cordiale en raît, après analy péenne, former l’Enten pa ro ns ap eu tra le us à uil no s, Il bo . ion m allus ce sujet la nouvelle ta le auvais sang à sponsables de rs œufs dans fait assez de m che qui sont re mettre tous leu détrian de au -m ts tre es an ell ou ige tri d’ us dir nos cousins fromageries ind s marmitons de s ues no de niq de an gé gr de ns les itu tra ier mais bien l’hab s de jambons oisi de privilég tant vous ont-ils pas ch tion de tranche N’ Au ica r. ? br fa nie te la pa na e rg s, re ve mêm laitiè e au s sont saucisse sèch es exploitations upe, les carotte et gratuite de ment des petit eveux sur la so e, où à ch tribution libre cin un dis ra e la la m r de m pa co ns aux dépe e, qui arrive ôt les pissenlits tel programm angerons bient dire qu’avec un et que nous m es m no ro st ga ose au lieu i je vous prop cuites pour les la farine ! Auss . dards les ns en uil da ét s no s s ulé no de ro ir ut être roug défa lion et de faire avons assez d’ en du r us ge no an n, m Mais no mpote, de ive. jambes en co révolte gustat de rester là les t porter haut la ur po es at m e Dumas, il es comme des to s et d’Alexandr S DE ON urs de Rabelai te GE ira AN m ad CH . et nc amis eau du pain bla s et consœurs, mange à nouv Chers confrère mie populaire no ro ! st ga RD la TA e temps qu SOIT TROP ANT QU’IL NE CREMERIE AV la CGT Le bureau de bonus nsemble des Retrouvez l’e non sur de s ice exerc ubles.com www.revuetro Le paradis, tel qu’il est le plus souvent représenté aujourd’hui, se résume à une poignée de cocotiers et quelques rayons de soleil. Il n’est plus comme autrefois l’objet ou le moteur d’une imagination foisonnante. Parler d’un unique paradis serait absurde au vu de la diversité de ses représentations tant artistiques que sociétales. Lorsqu’on nous dit que les utopies sont mortes, cette affirmation s’étend généralement à l’idée de paradis. Le jardin d’Eden a certainement perdu du terrain, mais au profit de représentations plus diverses. De Salé à Munster, de Deganya à Salt Lake City, il a muté, se transformant puis accouchant de différents lieux imaginaires ou réels, plus mystiques ou athées selon les endroits et les époques. Retracer quelques-uns de ses itinéraires permet de mesurer sa force fascinatrice et ses effets. cultures les portes du paradis Utopies romanes « La religion est l’opium du peuple » écrivait Marx alors qu’il n’avait pas encore de barbe. A l’addiction des pratiques cultuelles répond la quête d’un état extatique, incarné par le paradis. Promesse de bonheur éternel et instrument d’oppression sociale, le paradis chrétien, protéiforme, n’a cessé d’imprégner l’imaginaire occidental — instillant ses codes et représentations au cœur même de l’utopie, son versant laïc. Phénomène culturel, autant que politique et social, il irrigue œuvres picturales et littéraires, qui en retour en redéfinissent les contours. 90 91 Jetons un regard sur une mappa mundi du XIIIe siècle. Comme toutes celles de l’époque, cette carte, orientée Est-Ouest, est conçue avant tout pour illustrer l’histoire pas- autogestionnaires. Se retrouve dans ces pra- sée et future du Salut. Un Salut qui, pour la tiques l’image mythique de la vieille ekklesia civilisation judéo-chrétienne puis chrétienne antique, sur laquelle ne pesait pas la bureau- médiévale, viendrait de l’Orient. Jérusalem, cratie romaine, et où les fidèles avaient tous où tout doit se finir, y est placée au centre ; accès à la Bible, et donc au Salut, sans pas- l’Eden terrestre, d’où ont été chassés Adam ser par l’intermédiaire d’un prêtre. Le protes- et Eve, situé à l’Est, se trouve en haut de la tantisme naissant sera porteur de cet idéal, carte ; l’Occident, qui n’est après tout que au point de dépasser l’objectif initial de ses l’aboutissement d’une longue dégénérescen- théoriciens, notamment de Luther. La com- ce, de Rome aux Carolingiens, se trouve en mune de Munster est un exemple parfait de L’ère de l’utopie chrétienne se clôt en Europe et trouve une terre nouvelle où tout reprendre à zéro. Page de gauche. Photogrammes du film Mission (1986) réalisé par Rolland Joffé. ces tentatives utopistes chrétiennes qui ont rapidement été combattues et écrasées par l’Eglise catholique, les Etats monarchiques puis les bas. Le Christ entoure le monde de ses bras, églises réformées les plus établies. Pendant le protégeant par sa bonne parole, sa tête, un an, « la communauté des biens observée partie par essence la plus noble du corps, par les apôtres est rigoureusement appliquée étant dessinée juste au-dessus du jardin des […] l’argent est même supprimé et la polyga- délices. L’Occident attend ainsi patiemment mie rendue obligatoire, sur le mode des pa- la fin du monde et le Jugement Dernier qui triarches d’Israël. L’autorité ancienne est abo- doivent le libérer. L’Armageddon étant non lie, remplacée par une nouvelle théocratie […] une catastrophe, mais la fin de la vallée de on supprime les livres, à l’exception de la Bi- larmes et l’ouverture du royaume de Dieu à ble, […] on promulgue un nouveau calendrier tous les justes chez les chrétiens, ces der- […]. Une monnaie purement décorative est niers en attendent impatiemment les signes mise en circulation, frappée de l’inscription avant-coureurs. Des signes qui devraient jus- “ Le Verbe s’est fait chair et demeure avec tement venir de l’Orient. C’est en effet vers le nous ” » (1). L’ère de l’utopie chrétienne se Levant que se déploie tout l’imaginaire escha- clôt alors en Europe et va trouver une terre tologique (à savoir relatif à la fin du monde) et nouvelle où tout reprendre à zéro. L’Améri- utopique chrétien. que est le lieu de tous ces espoirs. Munster et compagnie. L’Europe vit Contrairement aux idées reçues, Christophe alors ses derniers soubresauts d’idéalisme Colomb n’est jamais parti à la recherche d’un religieux. Les utopies chrétiennes ont tou- nouveau monde. Bien au contraire, il part jours présenté une double caractéristique : pour rejoindre cet Orient mythique, lieu du pa- elles sont moralisatrices et excluent ceux qui radis terrestre. Il se voit lui-même instrument ne se montrent pas à la hauteur des valeurs de la volonté divine (2). Au-delà de la simple qu’elles veulent imposer, mais une fois ad- révolution géographique, le navigateur, sans mis au sein de la communauté, l’individu a le savoir, opère là un extraordinaire renverse- accès à des libertés quasi démocratiques et ment des valeurs. Car après 1492, le regard de l’Occident se tourne vers l’ouest. Symptomatique de cet imaginaire, la mythologie syncrétique de J.R.R Tolkien place ainsi le paradis (1) « Utopie et réforme », Frank Lestringuant, in Utopie, BNF-Fayard, 2000. (2) Colomb dira lui-même : « C’est moi que Dieu avait choisi pour son messager, me montrant de quel côté se trouvait le nouveau ciel et la terre nouvelle dont le seigneur avait parlé par la bouche de Saint Jean dans son Apocalypse. » sexualités / politiques / cultures les portes du paradis renforçait les prévisions eschatologiques — la conversion des Juifs étant dans l’Apocalypse un signe annonciateur de la Fin. Peu après l’arrivée de Cortès au Mexique, douze missionnaires (nombre hautement symbolique) partirent le rejoindre. On dénombre entre 1525 et 1532 près d’1,2 millions de convertis. Il fallait dès lors préserver ce que ces peuples avaient d’originel. La pauvreté des Indiens, leur dénuement, leur huLa communauté de New Harmony in The Co-operative magazine, Knight and Lacey, 1826-1828. milité n’étaient pas sans Or millénarisme chrétien et démocratie représentative peuvent faire bon ménage, l’un et l’autre s’interpénétrant pour fonder une religion « civile ». rappeler celle de Jésus. Les franciscains s’opposèrent à l’établissement de la dîme, qui aurait imposé une hiérarchie ec- de Valinor à l’ouest — alors que le lieu des clésiastique et se serait écarté du modèle des origines se situe à l’est. L’allusion n’est pas premiers chrétiens — qui influença le fonction- si anodine qu’il n’y paraît au vu du phénomé- nement des missions. Dans le film Mission (4), nal succès des œuvres de l’écrivain, succès à un cardinal de passage à la mission deman- sûrement dû au fait que ces légendes se cal- dant comment sont réparties les richesses, un quent parfaitement sur l’imaginaire occiden- jésuite répond : « équitablement entre tous tal. Celui-ci s’imprègne des sensations que lui les membres de la communauté. » « Selon procure cette terra incognita, à la végétation les principes de ces français ? » s’enquiert le luxuriante et à l’étendue démesurée. Vasco cardinal (l’action se déroule au XVIIIe siècle), de Quiroga expliquera ainsi en 1535 le terme « Non, comme dans les premiers temps de « Nouveau monde » : « non parce qu’on vient l’Eglise ». Ce modèle n’est toutefois pas l’uni- de le trouver, mais parce que, par ses habi- que source d’inspiration de ces communautés. tants et par presque tout, il est comme les On sait par exemple que Juan de Zumarraga, premiers temps de l’Age d’or. » L’Amérique premier évêque de Mexico, y avait apporté permet donc un retour aux sources de l’Eden l’Utopie de Thomas Moore, lui-même inspiré qui attire tous les déçus du christianisme dans par les récits des premiers colons américains. le but de fonder une communauté idéale. Là où l’Ancien Monde était sujet au vice et à la corruption, le Nouveau Monde devait se (3) Courant de pensée s’inspirant des écrits de Joachim de Flore (1132-1202) qui découpait l’histoire en trois périodes. Voir à ce sujet l’interview de Jean Delumeau p. 102. (4) Film de Roland Joffé, 1986. L’abbé sauvage. Les franciscains, sous rapprocher le plus possible de Dieu. Nouveaux l’influence du joachimisme (3), crurent être hommes de l’Age d’or, les Indiens sont con- arrivés à l’âge de la conversion universelle sidérés comme purs et ignorants du péché. précédant la fin du monde. Le baptême des Le mythe du bon sauvage naît sans doute à Indiens devint alors une de leurs premières cette époque, les Indiens eux-mêmes se sou- préoccupations. Ces derniers étant considérés par les franciscains comme les descendants des dix tribus perdues d’Israël, leur conversion 92 93 utopies ( 1 ) Le royaume du prêtre Jean La civilisation médiévale regardait constam- Les hommes du Moyen ment vers l’Orient. Tout ce qui s’y trouvait ne Age, imprégnés de l’idée pouvait être que merveilleux, extraordinaire. que la vérité est divine, Outre le paradis terrestre, le Moyen Age clas- ont cru à l’existence de sique vit apparaître une autre image du monde ce royaume. Le monar- parfait via la légende du prêtre Jean. Le nom que mythique aura non apparaît dès 1122 puis se répand au cours du seulement de nombreu- siècle, notamment grâce à une lettre diffusée ses incarnations littérai- dans toute l’Europe. La version la plus courante res de cette légende décrit le royaume d’un souve- Les voyages de Jean rain mythique, habitant non loin de l’Eden et de Mandeville, le livre le des Indes, protecteur du tombeau de Saint plus lu du Moyen Age avec l’œuvre de Dan- Thomas (apôtre du Christ envoyé pour con- te), mais il prendra aussi forme « humaine ». vertir les populations de l’Est). Si aujourd’hui Ainsi, au milieu du XIIIe siècle, tandis que ce les historiens débattent de l’origine de cette qui reste des royaumes latins de Palestine légende (groupes de chrétiens nestoriens (1), est menacé malgré les croisades de Louis IX, roi chrétien de tribus turco-mongoles…), tous les Mongols détruisant les antiques royau- reconnaissent qu’elle traduit les rêves de la mes musulmans sont pris pour les troupes société occidentale d’alors. Vu de près, le du prêtre Jean venues au secours de l’Oc- royaume du prêtre Jean est une sorte d’utopie cident. La présence de chrétiens nestoriens réalisée. Il est à la fois le roi d’une chrétienté auprès du Grand Khan fera illusion jusqu’à ce réunie sous les auspices d’un même souverain que Guillaume de Rubrouck (2) mette fin à la (le pape, l’empereur, le basileus byzantin ou le légende. Déçu, l’imaginaire médiéval se tour- roi de France selon les versions et l’origine de ne alors vers le royaume chrétien d’Ethiopie leur auteur). Ce monarque n’est pas un tyran (censé être à l’époque une partie de l’Inde) mais un véritable chef féodal élu par ses pairs pour incarner le pays du roi prêtre. Les Portu- (évêques et nobles) et assume à la fois les gais tenteront de le rejoindre en contournant fonctions de chef séculier et religieux (résol- le cap de Bonne Espérance et prendre ainsi la vant ainsi le problème qui divisa la chrétienté puissance ottomane montante à revers avec depuis Charlemagne). Enfin, il est le véritable les troupes du Roi mythique. D’autres tente- mandataire de Dieu, il contrôle les forces malé- ront une voie plus directe. Le 10 août 1492, fiques présentes sur Terre pour mieux les relâ- trois navires commandés par un certain cher au moment de l’Apocalypse, provoquant Christophe Colomb appareillent en direction le retour du Fils à Jérusalem (qu’il accompa- des Indes merveilleuses. gnera) et le Jugement Dernier. (notamment dans Guillaume Noir (1) Tendance de l’église menée par Nestorius et condamnée après le concile d’Ephèse en 431. Chassée d’Occident, elle se développa en Perse Sassanide, en Chine dés le VIIe siècle et dans les steppes où de nombreuses tribus turcomongoles l’adoptèrent. Beaucoup de proches des gengiskhanides furent nestoriens, ce qui renforça sans doute la légende du prêtre Jean. (2) Ce franciscain fut envoyé par Saint Louis en 1252 comme ambassadeur officieux auprès du Grand Khan. A la différence de ses contemporains, il fait preuve dans ses écrits d’un esprit d’observation quasi anthropologique, refusant tout recours au merveilleux en rejetant par exemple la légende du prêtre Jean. sexualités / politiques / cultures les portes du paradis idée de prise de pouvoir des institutions, cette famille, dont les principaux représentants se- Andrew Joseph Russell, Mormon Family, Great Salt Lake Valley, 1869 ront Owen et Fourier, prônera la mise en place immédiate de collectivités utopiques. L’autre partie du mouvement (Saint-Simon puis Marx) acceptera l’idée de l’Etat et fera de sa conquête son objectif principal, réalisable uniquement par l’action providentielle d’une classe sociale (bourgeoisie industrielle chez Saint-Simon, prolétariat chez Marx). Nous le verrons, chacune de ces deux branches du socialisme fera en son temps son exil vers l’ouest. Great awakenings. En Amérique, l’utopie chrétienne continue cependant de fleurir. Dès leur fondation les Etats-Unis s’inscrivent dans la filiation de l’eschatologie chrétienne. John Winthrop parle ainsi de la Nouvelle-Angleterre, dont il deviendra, en 1643, le premier gouverneur : « Nous serons comme une ville au mettant assez facilement à la religion. La dé- sommet d’un mont, les yeux de tous les peu- couverte de ce monde perçu comme idyllique ples seront fixés sur nous. Si nous sommes laissait présager de la destruction de l’Ancien. déloyaux envers notre Dieu dans la tâche que On prévoit alors un nouveau déferlement des nous avons entreprise et qu’ainsi Dieu soit Maures en Espagne, ou encore la destruction amené à nous retirer l’aide qu’Il nous accorde, de Rome par les Turcs et donc l’établissement alors nous seront la fable et la risée du monde d’un nouveau Saint-Siège à Lima. entier ». Il y a ici deux allusions, l’une directe à l’Evangile de Mathieu (chapitre 5, verset 14 (5) Oeuvre d’un journaliste, John Louis O’Sullivan, cette profession de foi proclame en 1839 : « la naissance de notre nation marque le début d’une histoire nouvelle […] Nous sommes [la nation] du progrès humain, et qui peut, qui pourrait fixer les limites de notre marche en avant ? Aucun pouvoir terrestre n’en est capable, car la Providence est avec nous […] L’Amérique a été choisie pour cette mission sacrée envers les nations du monde, privées de la lumière vivifiante de la vérité, et son noble exemple frappera d’un coup mortel la tyrannie des rois. » in Etats-Unis : l’imposture messianique, Nicole Guérin, L’Harmattan, 2004. Des espoirs de paradis terrestre réapparais- à 16) et l’autre, en filigrane, à « l’Exode des sent en Europe à partir de la fin du XVIIIe siè- Juifs vers Canaan menés par Moïse puis par cle, mais déçus par le christianisme, ils seront, Josué ». Cette vision marque profondément dans l’énoncé du moins, athées et matéria- l’histoire et la société américaine, au point listes. La référence n’est plus Dieu, mais la que, dès le XVIIe siècle, les Etats-Unis seront nature, la vertu, la philosophie, la science qui, le pays occidental qui connaîtra le plus de mou- chacune à leur tour ou simultanément, assu- vements religieux globaux. Ainsi, des « great meront le rôle de deus ex machina de l’histoire awakenings » successifs lancés par des pré- universelle, apte à porter l’humanité vers un dicateurs zêlés, qui visaient à parfaire l’iden- nouvel Age d’or. Le socialisme naîtra de ces tité chrétienne de la nouvelle nation — sans tentatives, et des interrogations issues du cesse remise en cause par les différentes va- choc entre les anciens régimes européens gues d’immigration — dans le but notamment et le nouveau capitalisme. D’abord création d’être prêt, en cas d’Apocalypse, à tenir le rôle de bourgeois intellectualisants, ce courant de de flambeau des nations. Aujourd’hui encore, pensée prend vite deux directions, dont les au niveau de la politique extérieure, la présen- destinées s’entrecroiseront sans cesse. La ce du divin est constante et prend l’apparence première rejette l’Etat-nation et esquisse une société idéale sous le signe d’une fédération de communautés autonomes. Rejetant toute 94 95 Perle ou Paul Wolfowitz, ces derniers, issus des courants trotskistes anti-staliniens, étant de farouches athées. Mais il existe plusieurs soit d’un repli frileux, à l’image des républi- dénominateurs communs. Comme le no- cains traditionalistes comme Pat Buchanan, tent Alain Frachon et Daniel Vernet : « Néo adversaire de George W. Bush aux primaires et théo-conservateurs partagent […] des du parti en 2000, soit d’un interventionnisme valeurs : la famille, la lutte contre la vulga- constant, de la « destinée manifeste » (5) aux rité et la pornographie dans la culture […], quatorze points de Wilson en passant par les la réfutation du relativisme culturel et moral guerres de Bush. En politique intérieure, l’évo- [des soixante-huitards], l’importance de la re- lution est sensiblement la même, la vie sociale ligion dans la société [comme ferment social américaine étant rythmée par une forte religio- pour le peuple] » (6). De même, Sébastien sité. Le quotidien en lui-même est plein de ri- Fath (7) note que si chez les théo-conserva- tes. Chaque matin, les écoliers des Etats-Unis teurs il existe une vision millénariste (l’Amé- récitent le serment d’allégeance au drapeau : rique devant préparer le retour de Jésus sur « Je fais serment d’allégeance au drapeau Terre), les néo-conservateurs développent des USA et à la République qu’il représente, quant à eux une image post-millénariste, une nation devant Dieu, avec liberté et justice affirmant en l’occurrence à mots couverts, pour tous. » Il existe aussi des jours de prière que le paradis sur terre existe déjà, et qu’il nationale, dont le dernier a eu lieu en pleine est représenté par la démocratie capitaliste guerre d’Irak en mars 2003. Enfin, si les allu- américaine. On rappellera à ce sujet l’article sions incessantes de George Bush à la Bible de Francis Fukuyama qui proclamait en 1992 sont bien connues, John Kerry, son adversaire la fin de l’Histoire (8) et l’aboutissement du démocrate, a quant à lui déclaré le jour de sa meilleur des systèmes politiques : la démo- défaite la joie qu’il avait eu de visiter le peuple cratie représentative. Or millénarisme chré- américain dans ses maisons et dans ses égli- tien et démocratie représentative peuvent ses, montrant ainsi clairement sa vision de la faire bon ménage, l’un et l’autre s’interpé- société américaine où la collectivité s’organise nétrant pour fonder une religion, certes « ci- autour de l’institution religieuse locale. vile » (selon le terme de Sébastien Fath) et nouvelle, mais plongeant ses racines dans Certains pourraient, à juste titre, objecter un substrat judéo-chrétien très net (9). On y que cette vision d’une Amérique de plus retrouve ainsi la croyance en un Bien trans- en plus puritaine est soit datée, soit carica- cendant opposé à un Mal, créé pour l’ensei- turale. De même, il faudrait ajouter, ce que gnement des hommes et désormais identifié Tocqueville avait déjà remarqué en son temps, que les églises protestantes évangéliques, ne forment pas un seul bloc, loin s’en faut. Le protestantisme de La pauvreté des Indiens, leur dénuement, leur humilité n’étaient pas sans rappeler celle de Jésus. la Bible Belt a pu ainsi accoucher d’un Martin à l’Islam (10). S’invente ainsi une sorte de Luther King ou d’un Jesse Jackson, placés à Dieu reconnaissable par tous, débarrassé la gauche des démocrates, en même temps des dogmes les plus visibles, décentralisé, que de fondamentalistes tels les chrétiens individualisé, mais toujours moralisateur et sionistes où les prêcheurs anti-avortement. normalisateur. Or, cette religion civile n’est- Certes la politique de George W. Bush est parfois moins influencée par les évangélistes (6) L’Amérique messianique, Seuil, 2004. (7) In Dieu Bénisse l’Amérique, Seuil, 2004. (8) La fin de l’histoire et le dernier homme, Flammarion, 1992. (9) Que les néoconservateurs ne s’y retrouvent pas leur importe peu. Anciens marxistes habitués au concept d’avantgarde, tous issus de la bourgeoisie intellectuelle, ils estiment qu’une religion est importante pour maintenir la cohésion de la population qui, sans références normalisatrices, irait jusqu’à critiquer radicalement leur société. De même on se rappellera que les chrétiens convaincus arrivent rapidement à faire bon ménage avec la démocratie, car ils voient, d’Andrew Jackson à George W. Bush, l’élection au suffrage universel comme un signe de la volonté divine. (10) On se reportera pour une analyse plus approfondie des thèses de Samuel Huntington, auteur du Choc des civilisations, et théoricien d’un monde multipolaire aux affrontements culturels et religieux, à l’article de Tariq Ali, « Au nom du “ choc des civilisations ” », Le Monde Diplomatique, octobre 2001. que par des néo-conservateurs, tels Richard sexualités / politiques / cultures les portes du paradis utopies (2) La république corsaire de Salé L’ensemble citadin licisme et protestantisme se rigidifient. Or, Rabat-Salé, placé sur pour P. Lamborn Wilson, l’islam, ou du moins la côte Atlantique ma- l’image que s’en fait l’Occident, apparaît com- rocaine, a été, au long me permettant un accès plus personnel au du XVIIe siècle, le ha- Salut surtout grâce à l’absence de clergé, ce vre de pirates le plus qui explique que nombre de renegados soient redouté d’Europe et le devenus musulmans. De même, cette reli- des renegados gion semblait autoriser une vie sexuelle plus chrétiens. Si l’on ne peut refuge libre, permettant légalement d’avoir plusieurs pas qualifier ce lieu d’uto- concubines, de goûter à des plaisirs inédits pie au sens où nous l’en- en Europe (le kiff) et promettant un paradis tendons aujourd’hui, Salé plein de voluptés et de vierges. a pu sembler à l’époque, (1) Terme générique désignant les opérations de piraterie organisées sous la protection (même purement théorique) d’un pouvoir quelconque. pour les marins euro- Enfin, il faut se souvenir que les statuts péens, comme le paradis d’européen et de chrétien étaient liés. Ceux sur Terre. En effet, comme le montre le pira- qui étaient mis au ban de la société allaient tologue M. Rediker, les conditions de travail donc se réfugier tout naturellement chez les des matelots étaient telles que l’on peut par- ennemis déclarés de la religion tutélaire, et ler d’un véritable prolétariat avant l’heure. La ce d’autant plus facilement qu’il est presque vie de la Course (1), sans fouet ni enrôlement certain aujourd’hui que les musulmans n’exi- de force et avec un partage plus égalitaire des geaient pas la conversion des renegados (at- parts de prise, avait en revanche de quoi faire titude alors opposée à celle de l’Espagne qui rêver les forçats de la mer. D’autres raisons pratiquait des conversions forcées de juifs et entraient aussi en compte. Salé et le reste de maures). Si on ne peut pas estimer préci- de la côte barbaresque (Alger, Tunis, Tripoli) sément le nombre d’Européens qui partirent cumulaient le double avantage d’être à la fois vers les barbaresques, on en connaît néan- à la périphérie de l’Empire Ottoman et de moins quelques grandes figures, tel Mourad l’Europe, donc loin de toute autorité étatique Raïs, de son nom de baptême Jan Jansz, né pesante. Salé fut ainsi, de 1610 à 1660, to- à Harlem en Hollande. De plus on est sûr qu’il talement indépendante et gouvernée par un n’y eut des transfuges que dans un sens, de conseil (diwân) de capitaines corsaires élus. l’Occident vers les côtes barbaresques, preu- En pleine période d’expansion de l’absolu- ve que les rejetés d’une Europe prenant la tisme en Europe, l’exemple est unique. Autre voie du capitalisme et de l’étatisme voyaient e facteur d’attraction, la religion. Le XVII siècle bien les ports corsaires comme de possibles est en effet une période de réaction spirituel- paradis où s’échouer. e le après un XVI foisonnant d’hérésies. Catho- Guillaume Noir 96 97 Socialisme par là-bas. Pourtant, il serait faux de croire que l’idéal chrétien utopique n’a été reçu en héritage que par les seuls évangélistes. Pour le comprendre il faut d’abord revenir en Europe. Le socialisme y ayant pris une direction marxiste étatiste, c’est-à-dire une vision « réaliste » du passa- L’Amérique est le paradis terrestre, le lieu de tous les possibles. Pour vivre son rêve, il faut aller vers l’ouest, toujours vers l’ouest. ge au communisme, les utopistes partirent vers des pays où le poids de l’Etat, autant dans les faits que dans les mentalités, était moindre, c’est-à-dire principalement vers les Amériques. Or, au lieu de tenter de changer la société américaine en profondeur, ils préférèrent installer des communautés indépendantes pour vivre leur idéal immédiatement. Désillusion des tentatives Ci-contre. Edition de 1715 de l’Utopia de Thomas More, planche : Comment trente familles utopiennes mangent dans chaque réfectoire. saint-simoniennes ou marxisantes ? Cela est elle pas en train de se radicaliser, à l’image peu probable. On peut y voir plutôt l’influence de la situation sociale, nationale et internatio- de la représentation dominante : l’Amérique nale ? N’assiste-t-on pas à une fuite en avant est le paradis terrestre, le lieu de tous les de cette croyance, renforcée par la certitude possibles. Rien ne sert de s’attarder sur la qu’ont beaucoup d’américains que l’arrivée côte est où tout est déjà corrompu par l’an- du Millénium est proche (11) ? De même, cien mode de vie européen. Pour vivre son depuis près de vingt ans, le centre de gravité rêve, il faut aller vers l’ouest, toujours vers politique des USA glisse vers le sud. Si aupa- l’ouest, dans des lieux déserts où repartir à ravant, la majorité des présidents américains zéro est envisageable (12). Outre les socialis- était issue de l’aristocratie de la Nouvelle tes, ce schéma sera celui des derniers grands Angleterre, les plus récents locataires de la mouvements millénaristes chrétiens protes- Maison Blanche (Clinton et son colistier Al tants qui tous, sans exception, partiront vers Gore, tout comme Bush) viennent de la Bible l’ouest américain pour y fonder des commu- Belt. Pour expliquer un tel bouleversement, nautés utopiques. Les plus connus seront les il faut se rappeler que cette région est à la mormons qui s’installèrent en 1847 dans le fois l’héritière de l’idéal jeffersonien du ci- territoire qui deviendra l’Utah. S’effectue alors toyen — petit propriétaire indépendant — et un intéressant syncrétisme entre les groupes de l’utopie communautariste chrétienne, au utopistes socialistes et chrétiens. Leur mode point que Sébastien Fath n’hésite pas à dire de vie est empreint de religiosité fervente, de que les églises ont rempli là-bas le rôle que stabilité sociale (13) et se veut surtout l’anti- jouaient les paroisses au Moyen-Age. thèse du monde extérieur, ou tout du moins de la vision qu’en ont les membres de la communauté. C’est pourquoi nombre de ces groupes ressentirent toute pression étatique (11) Preuve en est le succès de la saga Les survivants de l’Apocalypse, sorte de thriller millénariste plein de syncrétisme chrétien dont les onze tomes se sont vendus à près de 55 millions d’exemplaires. (12) Par exemple New Harmony : la communauté de Robert Owen installée dans l’Indiana à partir de 1824. (13) Ce n’est pas un hasard si leurs habitudes sociales ressemblent tant à celles pratiquées lors du siège de Munster : polygamie, référence constante à la Bible, prédominance de la figure du prophète, attente du Millenium… sexualités / politiques / cultures les portes du paradis comme une véritable oppression et refusèrent de s’inscrire pleinement dans la vie civique américaine sans sérieuse garantie du res- Johannes Stradan, Americus Vespuccius Florentinus Americam, 1522. portentosa navigatione pect de leur mode de vie. Encore aujourd’hui, ganisée pour encourager l’indépendance des les communautés qui ont survécu constituent hommes ». Tout l’héritage démocratique de de sérieux contre-pouvoirs, allant parfois jus- l’idéal chrétien du paradis terrestre est pré- qu’à prôner un pacifisme total, comme les té- sent dans ce texte : la liberté plutôt que la soumission, l’Eglise-communauté plutôt que l’Etat-Vatican, le fédéralisme plutôt que l’étatisme. Ce mouvement, par nature décentralisé, s’est vite scindé en de multiples groupes organisés en communautés (gays, latinos, afro-américains…) — structure qui choque de nombreux observateurs européens. Car le réflexe des militants de gauche ou d’extrême gauche du vieux continent est de se placer toujours dans une perspective supranationale, comme si leur pays n’était pas ou plus porteur d’un idéal. A l’inverse, aux USA, les activistes font constamment référence à leur pays, à leur constitution, non pas comme repoussoir mais comme modèle. L’emblème La liberté plutôt que la soumission, l’Eglise-communauté plutôt que l’État-Vatican, le fédéralisme plutôt que l’étatisme. de l’extrême gauche aux Etats-Unis n’est-il pas le drapeau national inversé montrant par là que, loin de rejeter l’idéal américain, ils le reprennent à leur compte, l’estimant trahi par le capitalisme ? Quant au millénarisme, moins de Jéhovah. Le phénomène hippie est le célèbre discours de Martin Luther King à le dernier né de la famille communautariste Washington en août 1963 l’illustre très bien : utopiste. Il en réunit toutes les caractéristi- « J’ai un rêve qu’un jour, chaque vallée sera ques, jusqu’à assumer d’être le contraire de levée, chaque colline et montagne sera nive- la société de consommation. Au-delà de ce lée, les endroits rugueux seront lissés et les rejet, d’autres tentèrent non de vivre à l’écart endroits tortueux seront fait droits, et la gloire mais de proposer une véritable alternative. du Seigneur sera révélée, et tous les hommes Rejetant l’expérience soviétique, les militants la verront ensemble ». de cette « Nouvelle Gauche » allèrent la chercher dans leur propre histoire. Cela aboutit en Che pas gagné. Le marxisme aura lui aussi 1962 à la déclaration de port Hudson : « Nous sa ruée vers l’ouest. Nous l’avions laissé en remplacerons le pouvoir enraciné dans la pos- spectre hantant l’Europe, prêt à sa conquête. session, les privilèges et les circonstances Voilà qu’en 1917, les prédictions du vieux Karl par un pouvoir et une singularité enracinés se réalisent et, que dans un pays, la classe dans l’amour, la réflexion, la raison, la créati- ouvrière prend le pouvoir. Mais très vite, les vité. Pour ce qui est du système social, nous militants déchantent. La Tchéka, les camps, recherchons l’instauration d’une démocratie les purges... le paradis tant rêvé se transforme fondée sur la participation et régie par deux principes centraux : que l’individu participe aux décisions […] et que la société soit or- 98 99 utopies (3) Le kibboutz Le kibboutz est l’une des réalisations utopi- et les travailleurs procèdent régulièrement à ques les plus spécifiques du XXe siècle. C’est une rotation des tâches. Chaque haverim (3) un lieu qui est à la fois le produit du sionisme, reçoit une allocation annuelle indépendante du socialisme et de la religion juive. Les pre- de la production de l’individu. miers kibboutzim (1) sont créés peu après les premières colonies juives en Palestine. Dès Cette première communauté va en inspirer les premières alyot (2), certaines nouvelles nombre d’autres qui elles-mêmes connaî- colonies rurales s’orientent vers une forme tront une croissance rapide jusqu’à la fin de de vie communautaire idéale. Ces entreprises la seconde guerre mondiale. Pourtant, les échouent cependant et à la fin du XIXe siècle, premiers kibboutzim ne sont pas exactement seuls dix-huit villages réussissent à se main- les utopies que l’on imagine. Leurs fonda- tenir grâce à l’aide du baron Rothschild. C’est teurs, petits-bourgeois devenus subitement davantage au cours de la deuxième aliyah que travailleurs manuels, entretiennent pauvreté l’idéal utopique se réalise. Elle est principa- et ascétisme afin de ne pas s’éloigner du mo- lement composée d’intellectuels polonais et dèle prolétarien. Quant aux femmes, elles oc- russes fuyant les pogroms et la répression cupent plus souvent la cuisine que les postes tsariste, suite à leur participation aux soulève- à responsabilité. Toutefois ce modèle reste ments de 1905. Ces nouveaux arrivants ne se séduisant par la productivité qu’il engendre reconnaissent pas dans leurs prédécesseurs, ainsi que par son côté pionnier. En effet, il ne qu’ils trouvent grossiers et dominateurs. A se résume pas seulement à un mode de vie al- la suite d’une grève, douze ouvriers quittent ternatif, mais doit également poser les jalons donc leur exploitation agricole pour créer le d’un état juif. Avec l’apparition de celui-ci en premier kibboutz à Deganya en 1910. Ce pre- 1947, les kibboutzim évoluent. Ils se moderni- mier village communautaire est fondé sur plu- sent et sortent de leur cadre strictement agri- sieurs principes, parmi lesquels l’absence de cole pour laisser à l’industrie une part de plus propriété privée, limitée aux seuls objets de en plus grande. L’organisation du travail est première nécessité. Les richesses produites également modifiée, puisque apparaissent le sont réparties selon les besoins de chacun et salariat ainsi que la spécialisation et la hiérar- les membres inaptes au travail sont pris en chisation du travail. Des élites politiques com- charge par la communauté suivant les prin- mencent à se dessiner, au point que certains cipes de Marx. Le kibboutz est organisé de haverim deviendront des dirigeants nationaux. manière autogestionnaire. L’autorité suprême Aujourd’hui, on parle encore des kibboutzim est l’Assemblée des membres où siège l’in- comme de territoires utopiques, mais rares tégralité du village. Chaque branche de travail sont ceux qui le font en y ayant vécu. a un responsable élu pour deux ou trois ans, Beauté nébreuse (1) Pluriel de kibboutz. (2) Pluriel d’aliyah qui signifie « vague d’immigration ». (3) Membre. sexualités / politiques / cultures les portes du paradis 100 101 vont avoir le plus de retentissement, grâce au sandinisme qui par l’usage de symboles en enfer. Quant à continuer la Révolution dans chrétiens intégrera stratégiquement une di- d’autres pays du vieux continent, cela s’avère mension religieuse. En effet dans ces CEB, vite impossible. Les travailleurs, avec l’instau- une lecture libre de la Bible en permettra des ration de l’Etat-providence, deviennent, pour analyses prolétariennes. Le portrait du Che beaucoup des militants d’extrême gauche, ou de Sandino est accroché dans les maisons des « éléments dégénérés », une aristocratie à côté de celui de saints. ouvrière trop installée dans son confort pour Il ne s’agit pas d’une fas- faire la vraie révolution tant promise. Déçus, cination comme celle que comme les protestants en leur temps, par le vouent les gauchistes de vieux continent, les gauchistes occidentaux cette époque à Trotski ou à tourneront alors leur regard vers le Tiers Mon- Mao, mais d’une adoration qui repose sur un de et plus particulièrement, l’Amérique du engagement perçu comme pieux et à l’image Sud. La révolution cubaine, outre les espoirs de celui de Jésus. Le caractère iconique des qu’elle suscite chez la gauche européenne, photos du Che alimentera cette conviction. remet en question la place de l’Eglise en Amé- De même, leur fonctionnement collectiviste rique du Sud. En effet celle-ci émet une vive n’est pas tiré de principes socialistes mais du Chacune des deux branches du socialisme fera en son temps son exil vers l’ouest. critique du clergé qui, de manière générale, Livre des Actes des Apôtres. La révolution de s’est toujours rangé aux côtés des dictatures 1979 va dans ce contexte générer une nou- militaires et de l’establishment. Une situation velle mythologie, qui fera dès lors de la pra- que ne manquent pas de dénoncer les barbu- tique révolutionnaire une forme d’adoration. dos, nouveaux héros du jour. Sur ce continent Ce ré-enchantement prendra fin au début des où la religion est intrinsèquement mêlée à la années 90 avec la défaite électorale des san- culture, une profonde remise en question va dinistes et la chute du régime soviétique. bonus Retrouvez un article sur musique et paradis sur www.revuetroubles.com s’opérer sur le rôle que doit jouer l’Eglise. À la suite du concile de Vatican II, la conférence La conception que l’Occident se fait du pa- des évêques d’Amérique latine déclare alors radis ne cesse de se métamorphoser. D’une que l’Eglise doit s’engager aux côtés des part l’Amérique engendre en permanence pauvres et mettre un frein à l’oppression et de nouveaux avatars de la pensée milléna- à l’injustice. Une plus grande tolérance dans riste. Les églises pentecôtistes et charisma- les débats de cette conférence, permettent à tiques (14) sont ainsi en passe de devenir la Gustavo Gutierrez, un jeune théologien péru- deuxième dénomination chrétienne mondiale, vien socialiste, de s’exprimer sur le rôle com- après le catholicisme. D’autre part, l’extrême batif que l’Eglise doit adopter face au capita- gauche, notamment marxiste, fait appel, elle lisme, source des inégalités et de la division aussi, au corpus eschatologique, invoquant le en classes de la société. C’est le début de la spectre de la fin du monde tout en laissant théologie de la libération, à la suite duquel une miroiter l’espoir d’un ailleurs parfait et inéluc- grande partie du clergé latino-américain s’exile table. Se défaire des représentations issues dans les quartiers les plus pauvres. L’engage- de la tradition chrétienne, se libérer de ces ment n’est plus uniquement caritatif mais se sombres fantasmes aux tentations totalitai- doit également d’être politique. Au milieu des res, permettrait sans doute d’enfin construire années 60, sur le modèle d’une communauté d’autres révoltes. établie sur l’île de Solentiname, se développent les CEB (Communidades Eclesiales de Base), d’abord au Nicaragua puis dans toute l’Amérique latine. C’est dans ce pays qu’elles Beauté nébreuse et Guillaume Noir (14) Mouvement né au début du XXe siècle aux USA, fondé sur une foi de l’émotion amenant un second baptême « par le saint esprit », et permettant un contact plus direct avec Dieu. Dans l’esprit des pentecôtistes, cette deuxième conversion doit être apportée à l’humanité entière pour qu’advienne l’âge eschatologique de l’esprit, reprenant ainsi les thèses Joachimistes. sexualités / politiques / cultures les portes du paradis « Il y a un désenchantement à l’encontre d’un paradis sur terre » Historien des religions, professeur honoraire au Collège de France, où il fut titulaire de la chaire d’histoire des mentalités religieuses dans l’Occident moderne, Jean Delumeau a publié de nombreux ouvrages sur le paradis (1). Protestant fervent, il retrace pour nous l’histoire du paradis. Partir à la recherche de sa localisation permet ainsi de mieux saisir ses filiations, des mouvements millénaristes aux expériences révolutionnaires. A quelle époque le christianisme et le judaïsme delà n’est apparu que timidement au VIe siè- spatialisent-ils le paradis sur Terre ? cle, pour faire ensuite progressivement son chemin dans les mentalités. Saint Thomas (1) On se reportera principalement à sa considérable Histoire du Paradis, dont les trois tomes (Le jardin des délices / Mille ans de bonheur / Que reste-t-il du Paradis ?) ont été publiés respectivement en 1992, 1995 et 2000 chez Fayard. (2) Ces fleuves étaient identifiés avec des noms de cours d’eau réels, tel le Tigre, l’Euphrate, le Gange, L’Indus et parfois le Nil, preuve de la croyance en une localisation précise du paradis terrestre. Il faut d’abord savoir de quel paradis on parle. d’Aquin lui-même, dans sa somme théologi- En effet, le mot « paradis » vient du persan que, reprendra le terme « paradis » dans son apiri-dæza qui veut dire jardin et a été traduit sens le plus absolu, celui du jardin des origi- en grec par paradeisos. Dans la Genèse, le nes. La spatialisation du paradis a ainsi eu lieu mot paradis désigne ce que nous appelons le dès le début. En effet, on a longtemps pensé paradis terrestre, le jardin des délices d’où ont que l’Eden, bien que fermé aux hommes par été chassés Adam et Eve, et ce sera pendant Dieu depuis la Chute, existait encore et c’est longtemps son seul sens dans la tradition ce lieu que la géographie médiévale plaçait à judéo-chrétienne. Ainsi, Jésus, lorsqu’il veut l’Est. D’où une orientation constante des car- parler d’au-delà, utilise plutôt l’expression tes vers l’Orient, au sommet desquelles une « Royaume des cieux ». En fait, l’emploi du vignette représentait souvent le jardin des terme « paradis » comme synonyme de l’au- délices avec parfois Adam et Eve, l’arbre de la connaissance et les quatre fleuves prenant leur source en Eden (2). Cette spatialisation a eu son importance. On a longtemps cru par 102 103 exemple qu’il y avait quelque part en Orient un royaume dont le souverain était un prêtre chrétien, appelé le prêtre Jean. La localisation supposée de cet état d’Orient était si près du paradis qu’il en avait conservé un certain nombre de richesses. Ce voisinage mer- « Le loup habitera avec l’agneau, le léopard se couchera près du chevreau. » veilleux explique sans doute à la fois la popularité du mythe et le nombre de voyageurs qui ont tenté de l’atteindre. Nous pouvons comprendre de la même manière les motivations de Christophe Colomb qui lui aussi voulait atteindre l’Asie. Lorsqu’il a touché la terre continentale près de l’embouchure de l’Orénoque, il a cru qu’il était à proximité du paradis terrestre et qu’en remontant ce fleuve, on finirait par atteindre l’Eden. Existe-t-il un lien entre quête du paradis terrestre thématiques, quoique de manière moins clai- et millénarisme ? re. Il espérait en effet réunir assez d’or avec ses voyages en Asie pour que le roi d’Espa- Oui et non. Le terme « millénarisme » (ou chi- gne puisse reprendre — pas spécialement par liasme en grec) exprime la conviction de l’ap- la guerre d’ailleurs — Jérusalem et la Terre proche d’une ère de bonheur de mille ans sur Sainte. Cette reconquête aurait fait de lui le Terre. Dans l’Ancien Testament, s’il est très peu roi des derniers jours, légende qui veut que question de millénaires (les juifs comptaient juste avant la Parousie (4) l’humanité soit uni- plutôt par périodes de sept ans), de nombreux fiée sous le règne d’un souverain chrétien. page de gauche. Le paradis terrestre, Lucas Cranach l’Ancien, 1530. page de droite. Le paradis terrestre, extrait de l’Atlas Catalan, XIVe siècle. textes font allusion à une période de bonheur futur. Le plus connu est celui d’Isaïe où il est Peut-on considérer la réforme comme indissociable dit : « [Alors] le loup habitera avec l’agneau, du millénarisme ? le léopard se couchera près du chevreau. Le veau et le lionceau seront nourris ensemble, Il y a eu à cette époque une relecture à mon un petit garçon les conduira […] Il ne se fera ni sens erronée des écrits de Joachim de Flore mal ni destruction sur la montagne sainte, car (1135-1202). Il faut se souvenir que cet hom- le pays sera rempli de la connaissance du Sei- me était un moine tout à fait pacifique, qui a gneur » (3). Ce n’est qu’à partir de la rédaction introduit dans l’histoire occidentale un thème de l’Apocalypse en 90 après J.C., à l’intention très important, celui des trois périodes. La des chrétiens persécutés par l’empereur Do- première étant celle d’avant la Grâce, celle du mitien, que le chiffre mille apparaît clairement Père et de la Loi. La seconde, en cours selon pour décrire un âge d’or après la révélation, et le moine, était celle de la Grâce, sous le rè- juste avant le Jugement Dernier. Ce qui relie gne du fils, de l’Eglise séculière et de l’amour. cette idée à celle de paradis terrestre, c’est Puis viendra la troisième, le temps de la plus qu’il est annoncé que l’on retrouvera, pendant grande Grâce, placé sous le règne de l’Esprit ce millénaire, les conditions idéales de l’Eden. et la conduite des moines et qui devait adve- Christophe Colomb lui-même mêla les deux nir, d’après Joachim, vers 1260. Ce message a été repris tout au long de la fin du Moyen Age par des gens pauvres qui voyaient l’opulence papale comme une corruption insup- (3) Isaïe : 11, 6-9. (4) Second avènement du Christ à la fin des temps. sexualités / politiques / cultures les portes du paradis millénaristes étaient pacifiques et qu’ils ont été forcés de fuir l’Europe à cause de persécutions religieuses. Quoi qu’il en soit une chose est certaine : les pères pèlerins étaient millénaristes et ils étaient persuadés qu’ils allaient créer en Amérique une nouvelle Eglise qui apporterait la régénérescence à l’Eglise globale. Ils pensaient être en quelque sorte le noyau dur de ce nouveau christianisme qui mènerait aux mille années de bonheur avant le Jugement Dernier. Dans ce sens, on peut dire que l’Amérique est vraiment devenue la patrie du millénarisme, d’autant que l’on remarque qu’elle fut au XIXe siècle la terre d’élection des mouvements chiliastes, tels Christophe Colomb espérait réunir assez d’or avec ses voyages en Asie pour que le roi d’Espagne puisse reprendre Jérusalem et la Terre Sainte. les mormons, les témoins de Jéhovah ou les adventistes. Encore aujourd’hui, la politique de George W. Bush est, je pense, inspirée par la conviction que les Etats-Unis ont été bâtis comme la nation apte à porter le projet d’un Millénium de liberté, de vertu et de bonheur. portable et qui espéraient l’avènement d’une Qu’est-il advenu en Europe de l’idée du paradis Église plus « pure ». Combinée à une phrase terrestre et du millénarisme ? célèbre de la Bible, « les premiers seront les (5) Révolte réformatrice en Bohème entre 1419 et 1436, inspirée par Jan Hus. (6) Thomas Müntzer fut l’auteur de nombreux écrits au moment de la propagation de la Réforme. Il rêvait d’établir, selon Jean Delumeau, une « théocratie démocratique » qui mettrait à mal l’Eglise et les princes. Déçu par le tournant de plus en plus conservateur de Luther, il rejoignit en 1525 les révoltes paysannes qui éclataient à cette époque en Allemagne. Après sa défaite à Frankenhausen, il fut capturé par les autorités, puis décapité. derniers », interprétée dans le sens « les pau- L’Europe a progressivement abandonné l’idée vres passeront devant les riches », cette idée de paradis terrestre. Luther et Calvin ont ainsi mena les radicaux de nombreux mouvements écrit que l’Eden avait été noyé par le Déluge à des pratiques révolutionnaires, doublées et que, par conséquent, il n’était plus possi- d’espérance eschatologique. Il y eut dans ble de le retrouver. L’idée fit progressivement cette lignée les « taborites », qui formaient ce son chemin et à la fin du XVIe siècle, elle était qu’on appelle en termes modernes la « gau- communément acceptée. En ce qui concerne che » du mouvement hussite (5), mais aussi le millénarisme, on le retrouve très clairement les écrits de Thomas Müntzer et la révolte des dans l’idée de progrès. Le XVIIe siècle va en ef- paysans allemands en 1525 (6) ou encore au fet voir apparaître l’idée que l’humanité serait XVIIe siècle en Angleterre le mouvement des en marche vers une période de mieux-être, « niveleurs » et des hommes de la cinquième d’évolution positive des connaissances. No- monarchie (7). tamment sous l’influence de Fontenelle, Kant, ou Leibniz, qui affirme dans De l’origine radi- On a l’impression que les échecs de ces différents cale des choses (1697) qu’ « il faut reconnaître mouvements ont entraîné progressivement une un certain progrès perpétuel et absolument émigration vers les Amériques pour rebâtir une illimité de tout l’univers, de sorte qu’il marche société eschatologique. toujours vers une plus grande civilisation. » Oui, mais les émigrants américains n’étaient pas toujours issus des courants révolutionnaires violents. Il faut noter que beaucoup de 104 105 des progrès de la science au XIXe siècle. En tout cas, je suis certain de la filiation. Pour Michelet par exemple, l’âge de l’esprit annoncé L’école hégélienne puis socialiste s’inscrivent-elles par Joachim de Flore « c’est le libre esprit, dans cette filiation ? l’âge de la science. » Oui. C’est à ce moment précis que l’on retrou- Pensez-vous que le millénarisme ait inspiré ve l’influence de Joachim de Flore. Hegel en ef- l’Allemagne nazie ? fet divisa lui-même l’histoire humaine, passée ou à venir, en trois périodes. Il ajoutait même Je suis très réservé sur cette question. que, depuis la Réforme protestante, l’huma- D’abord, les nazis pensaient seulement en ter- nité s’acheminait vers le règne de l’Esprit. Le mes nationaux et étaient convaincus que seul thème marxiste de l’abolition du salariat et de leur pays allait profiter de l’Age d’or. On n’est l’aliénation n’est ni plus ni moins qu’une repri- donc plus dans le registre général du milléna- se laïcisée de la problématique soulevée par risme, mais plutôt dans celui du patriotisme Hegel et le millénarisme, avec néanmoins une exacerbé. Le thème du Reich de mille ans différence : la société sans classes n’a pas de apparaît seulement de manière incidente dans page de gauche. La cité terrestre et la cité céleste, enluminure de la La cité de Dieu de Saint Augustin, XVe siècle. page de droite. Saint François aidant les moines à parvenir au paradis. les discours et les écrits de Hitler. Il était certes plus présent dans les écrits de Rosenberg, qui était le théoricien du NSDAP, mais à mon sens ce n’était pas une dominante du discours nazi. Et que reste-t-il de l’idéal paradisiaque aujourd’hui ? Après l’échec des différentes tentatives communautaires et socialistes, il y a un réel désenchantement à l’encontre de la fondation d’un paradis sur terre. De même, nous nous sommes aperçus que si la science avait pu nous Le thème marxiste de l’abolition du salariat et de l’aliénation n’est ni plus ni moins qu’une reprise laïcisée de la problématique millénariste. donner quelques avantages, elle n’était pas parfaite — d’autant plus que le confort technologique reste l’apanage d’une minorité d’êtres limite chronologique, alors que les mille ans humains sur la planète. Voilà pourquoi nous de bonheur, par définition, ont une fin. Mais dissocions aujourd’hui l’idée de bonheur et même avant Marx, le courant socialiste, je de progrès technique. Quant au millénarisme pense en particulier à Saint-Simon et Auguste chrétien, il est certes encore vivace aux Etats- Comte, avait adopté cette division de l’his- Unis, mais de manière très minoritaire. Reste toire. Ils pensaient ainsi qu’après la période par contre encore très ancrée l’espérance, que théologique puis philosophique viendrait celle je partage, d’un au-delà de bonheur. dite « rationnelle » ou « positive ». On ne sait Propos recueillis par Guillaume Noir pas très bien pourquoi la redécouverte de Joa- et Beauté nébreuse chim de Flore date de ce moment précis, mais je crois que c’est lié autant à la redécouverte romantique du Moyen Age qu’aux espoirs nés (7) Les niveleurs (Levellers) apparurent dans l’explosion politique de la première guerre civile anglaise (1642-1646). Favorables à la démocratie directe et à la séparation de l’Eglise et de l’Etat, ils furent millénaristes par défaut plus que par raison. Au contraire, les hommes de la cinquième monarchie rêvaient d’établir une théocratie composée d’une élite de saints, hérauts du cinquième royaume (d’après la prophétie de Daniel, 7 1-29) qui annonçait le Millénium. D’abord très liés à Cromwell, ils s’en séparèrent et tentèrent, sans succès, de le renverser. sexualités / politiques / cultures phartmacies droite. Portrait d’Anna et de Jaroslaw Iwaszkiewicz, Stanislaw Ignacy Witkiewicz, 1922. gauche. Composition, Stanislaw Ignacy Witkiewicz, 1922. Mescaline de fuite Les années vingt voient l’émergence de nouveaux mouvements nombre de tribus indiennes prou- artistiques, qui font de l’expérience des drogues le moteur vent que les visions obtenues de leur création. A la recherche de regards inhabituels, d’un sous l’effet de cet hallucinogène dépassement de la réalité, ils se servent de stupéfiants, sont très semblables, le parcours notamment hallucinogènes, pour produire des œuvres et les singularités de chacun n’in- radicalement en rupture. Bien qu’éminemment fécond, ce terférant pas avec les hallucina- croisement de l’art et des drogues est néanmoins rapidement tions. C’est ce même peyotl et renié par une partie de cette nouvelle génération, parfois déçue son dérivé, la mescaline, qui ont par les paradis artificiels, souvent effrayée par leurs effets sans cesse été redécouverts par secondaires de mieux en mieux connus. les milieux artistiques européens à partir des années 1910, à côté (1) Plante mexicaine qui provoque des hallucinations visuelles. « Dans une deuxième phase, des troubles de la morphine, de la cocaïne, ou encore de visuels apparaissent. Ce sont d’abord des illu- l’opium. Certains suggèrent même que l’art sions : les objets les plus ordinaires se muent abstrait et géométriquement symbolique en prodiges, les teintes ont un éclat, une dé- trouve d’une façon ou l’autre ses sources licatesse, une variété extraordinaires ; elles dans ces rêves hallucinatoires. Même si cet changent si vite que l’on a peine à les suivre. art puise non seulement dans les drogues, […] Ainsi apparaissent de lumineuses arabes- mais surtout dans la volonté d’aller au-delà de ques, des figures géométriques, des sphères l’habituel et de trouver de nouvelles formes baignées dans un flot de clarté, des rayures et concepts, les années vingt sont effective- aux couleurs changeantes, des étoiles d’un ment placées sous le signe de l’expérience. éclat bleu, vert ou jaune, des cristaux multico- Un artiste prenait des drogues pour voir jus- lores, vrillant d’une lumière magique » indique qu’où elles pouvaient le mener. En effet, si en 1948 un traité de médecine sur les expé- des drogues comme la morphine étaient déjà riences rituelles que font les Indiens avec le utilisées à la fin du XIXe siècle, les années peyotl (1). Jean-Pierre Valla dans L’expérience vingt leur ont attribué un but bien plus précis : hallucinogène (2), en décrivant le « rêve de la possibilité artistique de trouver un « au-delà yaje » causé par le peyotl, souligne lui aussi du réel ». Les artistes se procuraient ces di- la présence d’images géométriques au ca- verses substances chez leurs amis médecins ractère ornemental, ainsi que la brillance des (2) L’expérience hallucinogène, Masson, 1983. objets et l’intensification de la perception des couleurs. Les études menées sur un certain 106 107 et pharmaciens, qui d’un côté partageaient le besoin intellectuel de mener des expériences avec les drogues, et de l’autre avaient la voie assez libre, puisque l’usage des stupéfiants du développement du groupe, leur phase ex- n’était pas encore tout à fait réglementé. Dans périmentale est déjà achevée. Incapables de La « Coco », poison moderne (3), Victor Cyril gérer leur rapport aux drogues, de conserver et le docteur Berger, à propos des « esthètes, une distance objective, certains arrêtent tan- les amateurs de cubisme, les hystériques de dis que Vailland devient toxicomane. la littérature », affirment que « leur interprétation assez exceptionnelle du monde extérieur Les années vingt ont favorisé de nombreu- — formes, sons, couleurs — n’est la plupart ses recherches concernant l’influence des du temps qu’un phénomène d’intoxication ». drogues sur la création. Joë Bousquet notamment, qui avait commencé à prendre des dro- Vertige des âmes. En 1921, quatre ly- gues sans but précis, développe une théorie céens, Roger Gilbert-Lecomte, Robert Mey- selon laquelle la drogue permettrait à l’être rat, Roger Vailland et René Daumal, fondent humain de retrouver son origine grâce à une la revue Apollo, publiée sous forme manus- régression qui confine à l’anéantissement (6). crite. De leurs expériences adolescentes Stanislaw Ignacy Witkiewicz, peintre et écri- des drogues, spontanées et naïves, ils tirent vain polonais de l’entre-deux-guerres, a con- progressivement une doctrine philosophique, sacré une grande partie de son œuvre aux le simplisme. Cette radicalisation suit l’exclu- expériences des dro- sion dont ils font l’objet, les grandes écoles gues, en voulant lui qu’ils préparaient refusant d’accueillir ces aussi jeunes gens trop fous, trop curieux, trop in- état dépendants, alors même qu’ils appartenaient d’aller au-delà de la déjà à la vie artistique des années vingt. René création habituelle. Daumal propose ainsi une définition du sim- Néanmoins pour Wit- plisme : « il y a peut-être là quelque analogie kiewicz, avec cet état d’enfance que nous recherchons semblait — un état où tout est simple, facile. […] Cette d’essayer, de goûter facilité vers laquelle nous tendons est ce que et de chercher, que les théologies appellent la grâce. […] C’est de trouver. Ses pri- pour cette glissade sur le dos vers un vertige ses de drogues ressemblaient presque à des des âmes que nous aimons les surréalistes analyses médicales : il joignait à ses portraits — au même titre que l’opium » (4). Dans cet- et dessins la description précise des drogues te recherche de simplicité, il serait nécessaire ou des diverses substances (« petite bière », d’atteindre d’abord le stade de l’inconscience « thé », « pilules contre la toux » ou « cervel- totale, et pour ce faire d’endormir l’intelli- le, patates avec de la salade et une tarte aux gence avec des drogues comme l’opium. Les pruneaux ») prises pendant leur exécution. simplistes cherchent alors un état de vérité, Ses connaissances sur les drogues et leurs comme celui de l’enfance, ou mieux encore, effets étaient techniquement d’une grande comme le suggère Max Milner (5), un état valeur médicale. Comme écrivain, il faisait, à prénatal. Ils essayent de saisir l’anéantisse- travers les personnages de son roman Adieu ment de la conscience pour capturer cet état à l’automne par exemple, des comptes-ren- premier de l’humain, l’état pur de « l’évidence ». Néanmoins, en 1928, au moment où ils créent la revue Le Grand Jeu, étape suivante retrouver qui Portrait de Wlodzimierz Nawrocki devant un paysage, Stanislaw Ignacy Witkiewicz, 1926. un permette l’objectif être plus (3) Flammarion, 1924. (4) René Daumal, Correspondance, édition établie et commentée par HJ Maxwell, 1926. (5) Se référer à ce propos à son ouvrage L’imaginaire des drogues : de Thomas de Quincey à Henri Michaux, Gallimard, 2000. (6) Idem. sexualités / politiques / cultures phartmacies Contrairement à Witkiewicz, qui, en critiquant les drogues, se réfère à ses propres buts artistiques, les surréalistes, par leur refus total des drogues, en font une partie de leur doctrine. Aragon s’en fait l’écho dans son Traité du style (8) : « Il n’est pas lyrique de se droguer. C’est tout simplement lamentable. […] Rien de nouveau, rien que ce qui est en moi, la même André Breton, 1947-48. marchandise sans fin. Cela vous change moins qu’un costume. On me fait passer d’un état dans l’autre, et il est absolument sûr que si j’obtiens un instant d’exaltation, j’en payerai la dépression avec honnêteté. Et toujours la recherche imbécile du bonheur. Rien de plus. » Les surréalistes considéraient alors que même si les drogues favorisaient une évasion, ce n’était qu’une évasion hors du réel qui ne leur Wtkiewicz joignait à ses portraits et dessins la description précise des drogues ou des diverses substances prises pendant leur exécution. permettait pas de créer quelque chose de nouveau. Ils cherchaient alors un dépassement du réel qui se réfèrerait toujours à l’inconscient — inconscient qui selon eux ne pouvait pas ressurgir sous l’influence des drogues. dus réels et complets des consommations de drogues. Il organisait des expériences collecti- Les surréalistes refusent alors les drogues ves — avec notamment le peintre Janusz Ko- qu’ils considèrent trompeuses et inutiles. Ils tarbinski et le médecin Teodor Bilynicki-Birula, continuent néanmoins à mener des séries qui dessinèrent et racontèrent leurs visions d’expériences pour atteindre un état qui trans- pendant une séance de prise de mescaline. cende la réalité. Ils organisent notamment de fréquentes séances collectives d’hypnose, (7) Traduction libre de L’unique issue, paru en français chez L’Age d’homme en 2001. (8) Gallimard, 1980. Drogues artificielles. Une grande partie recherchant des émotions et des sentiments des artistes de la période de l’entre-deux-guer- plus profonds. Ils mènent également des es- res renonça à la drogue. Witkiewicz, tout en sais d’écriture automatique, éditant ces textes expérimentant les drogues, en critique les ef- dans leur forme première, sans modifications ni fets, les considérant inadaptés à ses besoins titres. Breton lui-même en publie trente-deux. artistiques : « Aucune drogue […] ne pouvait Par ailleurs, ils trouvent refuge dans le mysti- rien faire ici : elles produisaient un étrange réa- cisme et le sommeil, occasion pour eux d’éditer lisme, ni métaphysique ni absolu, une étran- des récits de rêves sur le même modèle que geté “de conte”, féerique tout simplement, les textes d’écriture automatique. Aux drogues voire empirait l’étrangeté de la vie, que le plus réelles, ils substituent des drogues « irréelles », commun gars de dancing peut parfois ressen- des moyens inédits de tromper la conscience, tir. […] La plus grande dose qu’on peut subir des recherches de nouveaux « états purs ». En ne nous donnera pas plus que cela » (7). Les abandonnant les rêves hallucinatoires, ils se jet- surréalistes parviennent à une conclusion simi- tent dans les bras des rêves hallucinogènes. laire. Dans la préface du premier numéro de La révolution surréaliste, Eluard, Vitrac et Boiffard refusent ainsi ouvertement les drogues : « nous ne nous piquons pas et nous rêvons. » Joseph S. 108 109 Filmeries d’opium Les commentateurs classiques de Cocteau préfèrent souvent confiner sa consommation d’opium à la simple anecdote. Pourtant, son usage de drogue ne donnera pas naissance qu’à Opium — journal d’une par le roman Thomas l’Impos- désintoxication, mais irriguera l’ensemble de son teur, il semble que Cocteau se œuvre cinématographique. soit réfugié dans la création en jouant sur tous les fronts. Sa Jean Cocteau a 29 ans lorsqu’il entre à la désintoxication dans l’urgence ne sera qu’en maison de santé de Saint-Cloud fin 1928. Sa apparence un rappel à l’ordre. En effet, outre désintoxication, lente et douloureuse, le gar- Opium, Cocteau, à bout de forces, parvient dera enfermé quatre mois, durant lesquels il entre ses sommeils oniriques à rédiger deux rédigera depuis son lit d’hôpital Opium, son œuvres essentielles : Les Enfants terribles et Journal d’une désintoxication. Les années 20 La Voix humaine. D’autre part, ce sera pour le ont été pour le jeune poète celles d’un long poète une période de transition, voire même enfermement dans la solitude. Après le décès de renaissance, car après s’être exprimé sous soudain de Raymond Radiguet (1), il s’est mis bien des formes, Cocteau s’apprête à utiliser à consommer de l’opium afin de combattre un nouveau « véhicule de poésie ». Ce sera le sa douleur intérieure. Une « difficulté d’être » cinéma. Il s’y emploie dès 1930 avec Le Sang dont il se sentira jusqu’à la fin de sa vie la vic- d’un Poète où immédiatement son style avant- time impuissante. gardiste s’impose. Refusant catégoriquement les canons du cinéma classique au profit de ce Zones fumeurs. Cocteau se servira d’une qu’il appellera le « cinématographe », il met dépendance pourtant physique à l’opium pour en images ce premier essai, sorte d’autopor- étendre son indépendance artistique. Déjà, trait, sous la forme d’un « documentaire réa- les années écoulées de « sommeils éveillés » liste d’événements irréels ». Dès ce premier l’ont amené à produire une œuvre prolifique et film Cocteau laisse à ses fantômes intérieurs multiforme. Des pièces Œdipe-Roi et Antigone la liberté d’envahir les images, créant le style au recueil de poèmes Plain-Chant en passant onirique qui hantera ses huit films. C’est dans sa trilogie orphique (composée du Sang d’un Poète en 1930 ; d’Orphée en 1949 ; puis du Testament d’Orphée en 1959) que les rapports (1) Raymond Radiguet (1903-1923), amant de Cocteau, a publié notamment Le Diable au corps aux éditions Grasset en 1923. sexualités / politiques / cultures lignes de Cocteau Les mouvements de leurs corps ne répondent plus qu’au rythme de l’opiomane, celui qui « dort debout » et « marche immobile ». de la poésie pure. Les personnages deviennent dépendants d’un temps torturé qui n’est plus le leur — la temporalité y est sensitive, tour à tour distendue ou raccourcie. Perdus dans ces « zones » mystérieuses où règne entre le poète et l’opium seront les plus claire- une ambiance somnambulique, ils ne maîtri- ment exploités. Cocteau y inscrit ses person- sent plus leur corps, dont les mouvements nages dans un milieu réaliste, voire quotidien, ne répondent plus qu’au rythme de l’opio- où l’étrange va peu à peu s’immiscer et les mane, celui qui « dort debout » et « marche emporter. Ainsi dans Le Sang d’un Poète, le immobile » à la manière d’Heurtebise et de peintre (Enrique Rivero, double de Cocteau, la Princesse dans Orphée. Chez Cocteau, marqué à l’omoplate d’une cicatrice semblable ces « zones » de poésie sont initiatiques et à la signature étoilée du poète), en proie aux af- peuvent prendre bien des formes : l’hôtel des fres de la création dans son atelier, voit soudain Folies Dramatiques (où, à travers une série de apparaître une bouche au creux de sa main. trous de serrures, le poète voit de multiples Cette brusque manifestation du fantastique va chambres, dont celle d’un fumeur d’opium se agir ici à la manière d’une drogue sur le film, en découpant en ombres chinoises sur un « pla- se superposant au réalisme d’origine. Comme fond céleste »), la cour du lycée Condorcet dans Orphée, c’est par une réaction en chaîne ayant pris la forme d’une scène de théâtre de l’étrange sur l’espace de l’action que naît dans Le Sang d’un Poète, l’Enfer anti-dantes- la poésie, avant de faire lentement glisser les que tout de ruines labyrinthiques dans lequel personnages vers un ailleurs inconnu. Orphée et Heurtebise sont aspirés ou encore l’univers du conte de fées avec le château de L’idée du passage du réel à l’irréel restera La Belle et la Bête où Josette Day erre, immo- centrale chez Cocteau, notamment avec la fi- bile, parmi les chandeliers animés… Autant gure des miroirs qui happent les personnages de mondes fantasmatiques, voire autobiogra- et ouvrent sur des mondes parallèles. Avec la phiques, de lieux de poésie pure où les héros traversée de ces portes réflectives, le poète affrontent seuls leurs quêtes… trouve en effet la métaphore visuelle lui permettant d’illustrer son expérience personnelle de plongée dans la dimension opiacée : celle 110 111 les corps respirent et expirent l’opium comme s’ils en étaient intégralement constitués, à l’image de la Bête errant dans les couloirs du Regard vide. Avec le cinématographe Coc- château et dont le corps fume comme incen- teau fait donc œuvre de poète en rendant dié de l’intérieur, ou encore les innombrables visuelle sa poésie de l’opium. Parallèlement, cigarettes que ne cesse de fumer Yvonne de il assouvit son fantasme d’éternité en immor- Bray dans Les Parents terribles, l’enfermant talisant sur pellicule et en rendant réels ses dans une continuelle prison de brume. Et si mondes fantastiques. En se servant du vé- le sang dont parle Cocteau dans le titre de risme du tournage et du « merveilleux direct » son premier film n’était autre que cette fu- de la prise, il neutralise et authentifie l’irréalité mée d’opium, ce sang vaporeux et opiacé qui apparente que sa caméra capte et enregistre. circulerait dans le corps des poètes et d’où A l’aide de trucages simples et ingénieux, l’inspiration serait puisée puis expulsée ? Cela exécutés en direct au sein des plans, il injecte expliquerait ce plan du Sang d’un Poète où le une forme de réalisme crédible dans l’as- peintre, d’un bras dont les veines bleues sem- pect fantastique de ses « poésies de films ». blent prêtes à exploser, bâillonne une statue Lorsque, dans Orphée, Jean Marais revêt les et lui insuffle la vie. N’est-ce pas grâce à cette gants magiques d’Heurtebise pour passer à poésie de l’opium que le cadavre de Cocteau travers le miroir qui mène en Enfer, Cocteau ressuscite dans Le Testament d’Orphée, alors tourne à l’envers un gros plan des mains re- que sa bouche fume encore et que sa voix-off tirant brutalement les fameux gants. Remis annonce solennellement : « Faites semblant à l’endroit, le plan montre alors les gants re- de pleurer, mes amis, puisque les poètes ne vêtir voracement et comme par magie les font que semblant d’être morts » ? mains d’Orphée. Autre exemple étonnant de cette poésie du direct dans Le Sang d’un poète : l’évolution pénible de Enrique Rivero à travers les couloirs de l’hôtel est tournée par Cocteau en plongée totale sur un décor du Chez Cocteau les corps respirent et expirent l’opium comme s’ils en étaient intégralement constitués. corridor couché à plat, donnant ainsi l’illusion que l’homme avance dans un état de semi- En poète, Cocteau croyait à la « phénixolo- lévitation. Enfin, la poésie opiacée du poète gie », cette science élaborée par Dali qui con- est constamment représentée dans ses films siste à avoir, comme l’oiseau fabuleux de la à travers la fumée. Une fumée vaporeuse qu’il mythologie antique, le pouvoir de s’immoler prend plaisir à filmer et dont il capte l’évolu- par le feu pour ensuite renaître de ses cen- tion dans l’air. Ainsi Le Testament d’Orphée dres. Cette poésie de l’opium semble être s’ouvre et se clôt par le plan ralenti d’une bulle la clé de son œuvre. Immoler ses entrailles remplie de fumée, qu’une lame vient crever, par la drogue fut une manière d’intérioriser laissant la mystérieuse brume s’évader en sa douleur, provocant ainsi cette expulsion de dehors du cadre. Chez les personnages, la mots et d’images enflammés qui composent fumée opiacée est également très présente. son étonnante poésie. « Je n’accepte pas que En effet, elle ne cesse de s’échapper de leurs l’on me tolère », écrivait-il anonymement à la corps, comme dans ce gros plan des yeux de fin du Livre Blanc en 1928, « cela blesse mon Maria Casares dans Le Testament d’Orphée, amour de l’amour et de la liberté ». où, Princesse de la Mort, elle déclare qu’« il Rémi Prin n’y a pas d’ici où nous sommes » en laissant fuir de sa bouche la mystérieuse fumée qui voile alors son regard vide. Ainsi chez Cocteau sexualités / politiques / cultures bonbon de gaz De la aux propagande… bonbons acidulés Il a fallu attendre quinze ans pour que La fabrique de l’opinion publique soit traduit en France. Dès 1987 Noam Chomsky et Edward Hermann dévoilent les mécanismes de propagande opérés par les mass media et mettent en cause la superficialité du discours médiatique et son allégeance aux pouvoirs étatiques. Chomsky examine les informations, les lit, les dissèque. On retrouve cette analyse, dans bon nombre de ses entretiens, notamment dans De la propagande : « La réalité n’est pas voilée par la presse, au contraire la vérité est dite et rendue publique. Mais c’est l’interprétation de cette réalité qui est “ hermétiquement assujettie ”, c’est la valeur des faits qui est sous contrôle et non pas la divulgation de ces faits » (1). Aussi, ce n’est pas l’information en tant que telle qui est mise en cause mais bien sa mise en scène. Une information relayée par des médias qui « ne laissent à leur (1) De la propagande, Noam Chomsky, Fayard, 2000. (2) Comprendre les Medias, Marshall Mac Luhan, Seuil, 1968. (3) Présentation de la revue Trafic au Jeu de Paume, transcription in Les cahiers du cinéma, n°458, 1992. Dernièrement a été réédité chez public que peu de blancs à remplir ou à com- 10/18, l’un des entretiens phares de pléter » (2). La communication n’admet plus Noam Chomsky : De la propagande, de retour, le dialogue semble impraticable. Le ainsi que Le profit avant l’homme. public est conçu uniquement comme récep- En ces temps de scepticisme teur et non plus comme interlocuteur. On as- généralisé, Chomsky nous donne siste donc à ce que Chomsky appelle (repre- des outils pour comprendre ce nant un terme du journaliste Walter Lippman) qui est en jeu dans ces nouvelles « la fabrication du consentement » (repris plus guerres de propagande : le mépris tard par Badiou). Cette tyrannie de la commu- de l’individu qui dorénavant nication va alors prospérer dans le champ des s’affiche. images, pour les contaminer. Les images sont délestées de sens au profit du commentaire, et « ne nous disent pas ce qu’on voit mais ce qu’on devrait y voir en principe » comme le signalait Serge Daney (3). Rendue abstraite et illisible, l’image à la télévision et dans les autres organes de presse se voit affublée de codes protéiformes : titres, sous-titres, bande passante, voix off, logos, qui lui confèrent dès 112 113 lors sa valeur informative : cachet validant sa diffusion. L’image est abandonnée par la télévision au profit d’un « visuel », « sans contrechamp, sans manque, clos et en boucle » (4), tériau informationnel. Priorité est donnée à la confirmait Serge Daney. manière dont nous recevons le monde, plus qu’à celle dont nous le pensons. Félix Gonza- Mise à mort de l’image. Le JT en est l’un lez Torres était l’un d’entre eux. Alors que ses des théâtres, les grandes crises internationa- œuvres battent des records dans les salles de les des preuves de la mise à mort de l’image ventes depuis quelques mois, revenons sur et du triomphe du commentaire. Rappelons- un artiste disparu dont nous, diffusés en boucle sur CNN, les der- l’œuvre est d’une saisis- niers grands conflits étouffés sous la signalé- sante actualité. tique et les commentaires. Les évènements sont en direct, les frappes chirurgicales, les Chewing-gum. Connu images propres. Lorsque les grands conflits pour la délicatesse de sont programmés à la télévision, que dire des ses tas de bonbons et conflits dont l’Occident ne tient pas compte ? autres empilements épu- Noam Chomsky a exposé (5) que l’absence rés de feuilles de papiers d’articles, et a fortiori d’images dans la presse imprimées, il était animé américaine et mondiale, notamment sur le Ti- avant tout d’une vive attention pour les mé- mor oriental était utilisée pour « déréaliser » canismes de l’information et l’élaboration de un événement, un pays, un peuple. Sans té- leur sens : les livres et les journaux étaient moins, qui pourra prouver que tout cela a eu selon lui d’inestimables sources tandis que la lieu ? Dans ce climat de guerre d’images et télévision enfermait la perception du public. d’overdose marketing, le champ de l’art con- Comme le souligne Nancy Spector, spécialis- temporain se saisit de l’urgence de ces ques- te de Gonzalez-Torres, son art cherche à plai- tions. Les mécanismes de communication et re, « mais ce que vous croyez voir n’est pas les nouveaux régimes visuels imposés par les forcément ce qu’on vous donne à voir ». Os- médias traversent de plus en plus les prati- cillant entre le refus de nommer et la sugges- Ce n’est pas l’information qui est en cause mais sa mise en scène. tion, ses œuvres n’ont pas de titre à proprement parler, elles ont toutes des sous-titres, sortes de légendes discrètement ques artistiques contemporaines et envahis- mises entre parenthèses. L’artiste place ainsi sent les centres d’art. Citons notamment Con- leur caractère indiciel au centre de son travail tre-informations à Brest ou Arrêt sur images de représentation. « Rien n’existe en dehors à Berlin en 2001, Media-city à Séoul en 2002, de la langue » commente Felix Gonzalez Tor- in media res à Rennes et Propaganda à Paris res. A l’interrogation que pose dès 1931 Wal- cette année. Alors que la question des médias ter Benjamin, « les légendes ne deviendront- est devenue à la mode (pas une semaine sans elles pas le composant des images ? » (6), qu’un magazine publie sa propre analyse en- il répond : « Le discours dominant n’est pas tre télé réalité et conflits mondiaux), il y a plus statique. Il change rapidement. Il requiert de d’une dizaine d’années que certains artistes, nouveaux modes de contestations » (7). Ces tout comme Chomsky, s’attachent à ce ma- modes de contestations, l’artiste les érige progressivement, à l’image de ses panneaux d’affichages, ses « portraits linguistiques » ou ses masses de bonbons cimentant un ci-dessus. Untitled (Public Opinion), Felix Gonzalez-Torres, 1991. page de gauche. Untitled (America), Felix GonzalezTorres, 1995. (4) Devant la recrudescence des vols de sacs à main, Aléas, 1991. (5) Dans le documentaire Manufactering Consent – Noam Chomsky , les médias et les illusions nécessaires, réalisé par Peter Wintonick et Mark Achbar en 1993. Le problème du Timor oriental a fait l’objet de nombreux articles de Noam Chomsky dès la fin des années 70. (6) « Petite histoire de la photographie » (1931), in Poésie et révolution, Denoël, 1971. (7) Extrait de l’interview avec Robert Nicklas, in « Felix Gonzalez Torres, sans arrêt dans le monde », in Flash Art, décembre 1991. sexualités / politiques / cultures bonbon de gaz au sol, au goût amer, destinés à être mangés par chaque visiteur. Cet amas uniformisé de bonbons au réglisse en forme de missi- Untitled (Death by gun), Felix Gonzalez-Torres, 1991. activisme farouche. Ainsi voit-on des légen- les rappelle combien l’opinion majoritaire des, dates et rappels historiques la plupart du peut être hostile et menaçante. Ou encore temps axés sur les grands conflits mondiaux Untitled (Welcome Black heroes), réalisé ou faits de société marquants, abandonnés en 1991 lors du retour triomphal des trou- sur des espaces vides sans image, juste des pes américaines du Golfe. Deux cents kilos évènements flottants à tra- de chewing-gum Bazooka aux couleurs de vers le temps. Avec la série l’Amérique patriote signalent ce que les mé- des photostats entre 1987 dias taisent : 30 % des soldats envoyés sur et 1992, Felix Gonzalez-Tor- place étaient afro-américains. Au regard de res bannit l’image et la rem- cette parole sans image, de ce corps anony- place par le langage. Les in- me aux prises avec celui de l’autre, proposés formations surgissent avec par Félix Gonzalez Torres, l’art ne pourrait-il l’irrégularité de la mémoire pas ainsi rendre les moyens de se confronter ou l’incohérence du zap- au monde ? Le public reprendrait prise sur ping télévisé (8) pour poin- l’information et la pratique artistique nous ter « l’inaction historique » dirait ce que l’artiste pense, et pas ce que avec laquelle les informa- le public doit penser. Elle serait une manière tions sont diffusées. Le de faire prendre conscience, de sensibiliser texte n’accompagne plus chacun au contexte dans lequel il se trouve. l’image, il est désormais L’œuvre devant répondre à la question de seul, décontextualisé, plon- Nicolas Bourriaud (10) : « Me donne-t-elle gé dans le silence. Mais comme l’explique la possibilité d’exister en face d’elle ou au l’artiste « lorsque l’information “ voyage ” contraire me nie-t-elle en tant que sujet ? » (quand on la sort de son contexte pour l’in- Fondamentale pour l’œuvre d’art, cette exi- tégrer à un autre) elle prend parfois d’autres gence l’est tout autant pour les médias et ré- significations plus réelles ». vèle ici toute sa dimension politique. De fait Cet amas de bonbons en forme de missiles rappelle combien l’opinion majoritaire peut être hostile. les médias ne devraient-ils pas donner dans (8) Interprétation avancée par Nancy Spector dans « Felix Gonzalez Torres » in Galeries Magazine, avrilmai 1991. (9) Interviewé par Tim Rollins dans « Felix Gonzalez Torres » in Art Ressources Transfer, 1993. Car, ajoute-il : « Je demande au public de leur manière de rendre compte du monde, m’aider, de prendre certaines responsabilités, la possibilité d’exister face à l’information ? de s’intégrer au travail, de participer » (9). Un Autrement dit de se présenter comme un bonbon par personne, une feuille de papier moyen de transmettre l’information et non par personne. L’œuvre de Félix Gonzalez pas comme un médiateur s’interposant en- Torres rend la parole aux spectateurs, une tre l’État et le peuple. C’est pourquoi, l’art parole que les médias n’autorisent plus. continue de fomenter ses résistances. L’artiste s’adresse au spectateur de manière individuelle et lui renvoie sa particularité Gonzalez Torres et bien d’autres nous ont ap- face à la masse. Une masse qu’il n’aura de pris que résister c’était créer. Les résistan- cesse de pointer du doigt, tout au long de ces perdurent, se jouant des artifices média- son œuvre. Cette masse, il la met à terre, tiques. De Philippe Parreno à Claude Closky comme dans Untitled (Public Opinion) com- en passant par Gianni Motti ou Matthieu posée d’une multitude de bonbons déposée Laurette, l’art fourmille de têtes chercheuses. L’alternative existe. Certains semblent (10) In L’esthétique relationnelle, Les presses du réel, 1997. l’avoir compris. Mélanie Perrier ESPACE Palace ton univers impitoyable côtoyaient des stars ». Si c’est ce qu’en retiennent ceux qui le racontent aujourd’hui, c’est parce qu’à l’époque, ils vivaient moins bien que maintenant — ce qui leur fait croire qu’ils ont un jour fait partie de la classe ouvrière. Et pour en finir avec cette pseudo diversité, rares sont les photos où on voit autre chose que des blondinets bien pâles. Il est de bon ton ces derniers temps dans les médias — et plus particulièrement dans la presse branchouille — de célébrer avec nostalgie l’âge d’or de la boîte Le Palace. Les litres d’encre déversés méritent qu’on s’attarde un peu sur les raisons de ce succès. Si on entend parler aujourd’hui de la fin des années 70 et du début des années 80 comme d’une période bénie, c’est d’abord parce que c’est loin. Ceux qui se trémoussaient sur la piste du club en question avaient en moyenne 2530 ans à l’époque, ce qui les situe aujourd’hui autour de la cinquantaine. Leurs membres étaient souples et la prostate était une allégorie, même s’ils avaient passé leurs nuits au fond d’un caniveau, ils en auraient conclu l’évocation par un « Ah ! C’était le bon temps ». Mais la distance temporelle permet d’entretenir d’autres illusions. Le Palace était, paraît-il, ouvert à tous, le seul critère discriminant, à part celui d’être plein aux as, se situant au niveau du style vestimentaire. C’est ce qui revient le plus souvent dans les témoignages : « C’était vraiment le paradis, il y avait des plombiers qui Ce qui étonne le plus, c’est qu’on en parle exactement de la même manière que du Studio 54. Un endroit « magique », havre du divertissement et des excès en tous genres. C’est vrai que l’époque n’était pas très rose. Le chômage qui s’installe, Elvis qui meurt, Mitterrand qui arrive au pouvoir, il y a de quoi s’enfermer dans une pièce sans fenêtres, et sniffer de la coke en écoutant du disco toutes les nuits. C’est sans doute ce contraste avec la réalité glauque qui contribue à son succès post-mortem et produit une illusion paradisiaque. Cette déformation de la réalité a disparu et c’est peut-être ce qui manque le plus à ceux qui sont aujourd’hui patrons de boîtes de com ou directeurs de rédaction. Il a bien fallu sortir un peu de cette tour d’ivoire, s’abonner au câble, faire des gosses, se marier. Les peoples eux s’en foutent sûrement, il y a toujours autant d’endroits pour s’encanailler aujourd’hui. Cette génération de cinquantenaires est décidément plus chiante que la précédente, qui était tournée vers un avenir qu’elle voulait radicalement différent. Ils avaient au moins conscience de vivre dans un monde de merde. Leur honte ou leurs regrets les empêchent aujourd’hui de trop s’épancher sur leur jeunesse. Les suivants, persuadés d’avoir vécu ce qui se fait de mieux, ne cessent de radoter dessus. Vivement qu’Alzheimer leur fasse oublier tout ça. Beauté nébreuse bollywood Du rêve à 50 roupies A Bollywood, les héros sont beaux et dansent en cadence. L’Inde vit au rythme d’un cinéma facile, et peu importe l’histoire racontée, il faut produire du rêve pour plus d’un milliard de spectateurs. Le système fonctionne, entretenu par le fantasme d’un star-system bien rodé. A l’image de sa lointaine cousine californienne, Bollywood est devenue un temple magique où vagabondent quelques immortels choisis des dieux… Le Héros reçoit 40 cm de poignard dans le il le faut. Un public de rêve pour un cinéma ventre. Blessé, mais fou d’amour, il court une national affichant salles combles en perma- dizaine de kilomètres pour sauver sa fiancée nence. « Nous réalisons 5 000 entrées par jour d’un méchant très teigneux. La pauvre héroï- et 7 500 le dimanche », souligne le directeur ne, rouée de coups par son père alcoolique, d’une des grandes salles de Bombay. Au bas sa mère acariâtre, son meilleur ami, la police mot, le cinéma indien représente 5 milliards et accessoirement par tout un gang versé d’entrées par an, et emploie un million de per- dans la traite des blanches, sauvera finale- sonnes. Une industrie devenue, depuis sa pre- ment sa virginité pour l’homme de sa vie. Un mière réalisation en 1913, la plus importante du Happy End concluant trois heures d’un film monde avec près de 700 films produits par an rythmé par les musiques de Love Story, Doc- contre 300 à Hollywood. A l’image du cinéma teur Jivago ou du Parrain, remixées en chan- américain des années 30, qui offrait des comé- sons d’amour… Un pur délice. Pourtant, en dies à un pays en pleine crise économique, les cherchant bien, ce film retrace certains traits productions indiennes ont créé le « Massala de la société indienne, où la femme ne vaut Movie ». Ces films très « dilués », répondent pas grand-chose, la police est violente, et la à des impératifs bien précis : le bien triomphe hiérarchie sociale omniprésente. toujours, les dialogues sont simples et l’histoire fait alterner mélodrame et comédie. Enfin, En Inde le spectacle est à la fois sur l’écran le tout est impérativement emmené par des et dans la salle. Le spectateur vit le film. Il re- chants et des danses. A 50 roupies (1 $), la prend en chœur les chansons, s’agite au mo- séance, il offre un concentré d’espoir facile et ment des danses, rit, pleure et tremble quand bien sucé à une population voulant oublier un 116 117 quotidien pénible. L’Inde vit au rythme de son Les débutants. « Bollywood est mon tem- cinéma, les yeux rivés sur la capitale de ses ple ». Merveilleusement costumée, Shweta, rêves en boîte : Bollywood. une jeune actrice, profite d’un temps de repos sur le tournage de Hosh be awake, une Film City. Le machiniste envoie une volée de sorte de remake de Dr. Jeckyl et Mr. Hyde, confettis multicolores sur un groupe de dan- sur le campus d’un collège… « Ici, je réalise seuses en plein tournage. A 10 mètres du sol, un rêve d’enfant. Bollywood était pour moi un en équilibre sur deux planches, il recommence lieu imaginaire, où les histoires se terminent pour la sixième fois cet exercice périlleux. La toujours bien… » chaleur est écrasante sous les tôles ondulées « Bollywood était pour moi un lieu imaginaire, où les histoires se terminent toujours bien… » servant de toit aux studios Natraj. Bombay compte des dizaines de studios plus ou moins fonctionnels. Un peu à l’extérieur de cette mégalopole de 20 millions d’habitants, les grandes productions se sont réunies autour de Film City. Sur des collines verdoyantes, se dressent des temples et palais de carton-pâte. On y réalise des films historiques ou modernes. Des techniciens montent et démontent en un temps record de gigantesques décors. Certains, en dur, laissés à l’usure des vents, attendent de revivre pour une prise ou deux, de trop courts moments de gloire. A l’autre bout de la ville, coincé dans un fauteuil, un producteur et réalisateur obèse dirige l’une des séries TV du moment, re- Sandeep Bedi, la jeune vedette masculine, af- traçant l’histoire du dieu Vishnu. Autour du fiche un sourire éclatant. « C’est mon premier gros homme, une cour de techniciens écoute grand film et ma première chance. Il y a deux avec bonheur les recommandations du maî- sortes de cinéma en Inde. Le premier, consi- tre, ponctuées par de petites séries de rots déré comme intellectuel, ne touche que 5 à discrets. L’œil rivé sur un écran de contrôle, 10% de la population. On y compte les œuvres le pacha semble prendre un certain plaisir à de Satyajit Ray ou Mira Nair, le réalisateur de faire recommencer pour la dixième fois une Salam Bombay. L’autre s’adresse à la masse. scène à l’acteur principal. Au milieu d’un Si vous voulez faire un succès, vous devez tra- décor évoquant les fonds marins, l’acteur vailler pour celui-ci, et vous gagnerez beaucoup s’essouffle à répéter une prière sur tous les d’argent. » L’argent, peu d’acteurs aiment en tons. Une jeune fille arrive, elle sera la nou- parler. Stars ou débutants, ils sont gênés d’an- velle déesse Krishna, infligeant la morale de noncer des sommes dépassant de beaucoup l’épisode à quelques dizaines de millions de les 2 ou 3 000 roupies (40 à 60 $) mensuels téléspectateurs. Accompagnée de sa grand- d’un employé de base. Plus de 350 millions mère, elle se dirige vers le réalisateur, se d’Indiens vivent aujourd’hui en dessous du seuil penche vers lui, lui laissant le temps d’appré- de pauvreté. Avec beaucoup d’hésitation, une cier sa poitrine généreuse, soulève sa main simple danseuse nous avouera gagner 20 $ par et y pose un baiser respectueux. L’attitude jour de travail. « J’arrive à peu près à gagner ma ne semble choquer personne. C’est aussi vie avec ce métier », explique la jolie Shweta, cela Bollywood. « heureusement, mon père m’aide dans les sexualités / politiques / cultures bollywood périodes creuses, sinon je serais obligée de tra- se sont installés. Les gens veulent des films vailler dans des séries TV, et après, il est bien de Bollywood, de la romance, des histoires difficile d’en sortir… Si ce film est un succès, familiales, de la musique et de la danse. Les j’espère recevoir d’autres propositions. Certains grandes majors américaines commencent à ont attendu trois ans avant de retrouver un rôle comprendre l’énorme marché que nous repré- dans un film. Tout se passe par relations ici. Il sentons, et investissent dans nos productions. faut savoir se débrouiller… » Bien évidemment, En Inde, les films américains ne sont pas des Blessé, mais fou d’amour, le Héros court une dizaine de kilomètres pour sauver sa fiancée d’un méchant très teigneux. concurrents sérieux. Les Indiens veulent des films indiens, même si certaines productions comme Titanic ont été d’énormes succès. » Le producteur. Si plus de 700 magazines certaines payent de leur personne pour réussir, indiens sont uniquement consacrés au monde mais dans un pays où il reste tabou de montrer du cinéma, très peu gardent une réelle objec- deux amoureux en train de s’embrasser sur un tivité sur la qualité des réalisations. Bien sou- écran, on obtient éternellement la même répon- vent, les critiques ont des intérêts dans cer- se : « Cela existe sûrement, mais moi, je n’en ai taines productions et veulent préserver leurs jamais entendu parler… » bonnes relations dans un monde finalement assez petit. « Ici, les films sont classés en 3 ca- La star. Sunil Setty sort de sa caravane sous tégories : A-B-C grades. Les deux dernières le regard admiratif des filles présentes. Grand, sont en train de disparaître. Avec l’avènement bien bâti, l’ex-mannequin est devenu l’une des de la télévision, les spectateurs veulent tou- stars incontestées de Bollywood. Ce Bruce jours plus de qualité ». Pammi Sandhu est l’un Willis indien est une valeur sûre, capable à lui des producteurs honorablement connus à Bol- seul d’assurer le succès d’un film. « Je suis ar- lywood. Une profession devenue dangereuse rivé dans le monde du cinéma au moment où avec l’arrivée en force de capitaux douteux. il s’est orienté vers les films d’action. Je suis Dès les années 70, la mafia indienne a trouvé devenu un spécialiste du genre, mais j’avoue dans Bollywood un moyen pratique de blanchir qu’aujourd’hui je voudrais plutôt me tourner de l’argent. Des investissements se traduisant vers la comédie, comme Kasamse, le film que rapidement par des extorsions et des récupé- je tourne actuellement. » Depuis ses débuts rations de gains sur l’ensemble des bénéfices, à l’écran, Sunil Setty a tourné dans 35 films y compris sur les exportations de cassettes vi- à une cadence moyenne de 3 ou 4 par an. Il déo. Bollywood, qui était une fête continuelle, faut 60 jours pour tourner un film comme ce- a perdu beaucoup de son côté festif. Menacée, lui-là. « Il est difficile d’être une star en Inde. la majorité des producteurs et acteurs ne sort Nous ne sommes pas organisés comme à plus sans une protection rapprochée. Tout a Hollywood, où l’on ne travaille qu’un seul film commencé en 1997, avec le meurtre de Guls- à la fois. Ici, vous devez étudier jusqu’à 5 scé- han Kumar, un producteur, suivi de tentatives narios en même temps, et passer d’un tour- sur deux autres. Basés en Asie du Sud Est, ou nage à un autre. Il y a un énorme star-system dans les Emirats, les parrains de la mafia in- à Bollywood. Chaque vendredi, c’est un acteur dienne tiennent fermement Bollywood. différent qui fait la promotion de son dernier film, mais si vous regardez bien, on retrouve Inquiet de cette vague de violence, le gouver- toujours les mêmes dix ou douze. Le cinéma nement a octroyé un « statut industriel » au indien a beaucoup évolué ces cinq dernières cinéma indien, afin de mieux contrôler la pro- années. Il s’exporte de plus en plus : en Asie, venance des capitaux. Enfin l’arrestation de en Amérique du Nord et partout où des Indiens Bharat Shah, un célèbre industriel de Bombay, 119 119 sexualités / politiques / cultures bollywood Roshan Taneja écoute discrètement la conversation. Il en a entendu d’autres depuis toutes ces années. Célèbre professeur d’art dramatique, il a eu entre les mains bon nombre des stars de Bollywood. Ancien élève de Sidney Polak, il a travaillé aux USA avec Robert Duval et quelques grandes vedettes. Il se trompe rarement sur la valeur de ses étudiants et les productions s’adressent à lui pour dénicher de nouveaux talents. « Je veux que mes étudiants dévoilent leurs émotions et trouvent leur propre individualité. » Une vingtaine de jeunes gens suivent avec attention Ashita Dhillon et deux autres comédiens improviser une scène sur un thème imposé. Les dialogues « Il est difficile d’imaginer un film indien sans musique et danse. Je n’aime pas cela. » sont en indie, la langue officielle du pays. On parle une bonne centaine de dialectes en Inde. Un film tourné à Madras le sera dans une langue incompréhensible à Bombay. Si le film est bon servant d’intermédiaire entre la mafia et Bol- et avec des vedettes, il sera traduit, sinon, ses lywood, apparaît pour beaucoup comme le droits d’auteurs seront rachetés par un studio qui début d’un nettoyage salutaire… réalisera le même film localement. Pammi Sandhu n’a pas envie d’aborder ce sujet. Le cours terminé, Roshan Taneja se lève, D’une pirouette, il raconte ses débuts auprès laissant sa place à une séance de « mouve- d’un producteur très connu. « Il m’a enseigné ment ». Les jeunes acteurs vont y apprendre à comment contrôler les réalisateurs, les acteurs se déplacer sur une musique de supermarché. et les techniciens… et croyez-moi, c’est tout « Il est difficile d’imaginer un film indien sans un art ! Aujourd’hui, le cinéma indien est ca- musique et danse. Je n’aime pas cela. Il y très pable de rivaliser avec Hollywood. Bien sûr, il peu d’évolutions dans le cinéma indien. C’est subsiste des archaïsmes, comme la censure. dommage car le potentiel est là. » Hilare, Ishq Chaque film doit obtenir un agrément avant sa mime une valse. A 26 ans, ce Canadien d’ori- distribution. C’est d’autant plus ridicule que la gine indienne ne veut pas devenir acteur, mais télévision diffuse sans problème tout ce que musicien. « Ce que j’apprends ici va m’aider à le cinéma n’a pas le droit de montrer. » mieux comprendre le cinéma de Bollywood. Je suis un musicien de rap-indie. Je veux adapter Réussir. « Je veux devenir célèbre… et ri- ma musique à la culture cinématographique si che. » La gamine vous regarde droit dans particulière à Bombay. Plus le temps passe, les yeux et avec une lueur de défi. A 21 ans, plus je suis persuadé que ma musique a sa pla- Ashita Dhillon ne doute de rien. « Dans ce ici. Ce n’est pas gagné, car sans relations, six mois, j’aurai terminé ce cours de comédie on ne perce pas facilement, mais j’y crois. Les et le plus dur restera à faire : frapper aux por- Indiens ont besoin de rêver, et tous les rêves tes. A chacun sa destinée, mais il faut savoir se font en musique à Bollywood… » la provoquer. Jamais je ne tomberai dans le Philippe Chlous piège de ceux qui veulent abuser de vous. Je photos Horacio Paone commencerai dans des films commerciaux pour me faire connaître, et après, j’attaquerai des films plus sérieux. » A 120 121 Clean en 6 phrases Compagne de Lee, rocker déchu, Emily est héroïnomane. Lorsque Lee meurt d’overdose, elle est condamnée à six mois de prison pour possession de drogue. A sa sortie, elle retourne vivre à Paris, où elle travaille comme serveuse. Elle tente alors de décrocher de sa dépendance, afin de récupérer la garde de son fils, Jay, confié aux parents de Lee. Tandis qu’elle parvient à se rapprocher de Jay, grâce à l’aide de son beau-père Albrecht, une ex-compagne de cellule lui propose de venir enregistrer un disque à San Francisco. Après de multiples tensions, elle finira par concilier son amour pour son fils et sa volonté de refaire sa vie dans le monde de la musique. ARP Séléction. Retour d’héroïne Sorti en septembre dernier et désormais disponible en DVD (1), le nouveau long-métrage d’Olivier Assayas est un film à la structure et au rythme musicaux. Pourtant, malgré son sujet et sa BO, Clean n’est pas un film rock : pas de sexe, plus de drogues, et une image fragile. Alors qu’est-il : post-rock ou pré-désintox ? Dénouons les fils de cette œuvre unplugged au son de quatre de ses chansons. Track 4 : Breakaway. A l’image d’Emily, l’imagerie populaire, ce n’est pas échapper au son personnage principal, Clean est habité monde mais au contraire s’ancrer dans le réel. par la tentation de la fuite. Rendue respon- La seule scène, située au début du film, où sable de l’overdose de son mari, considérée est montrée une injection d’héroïne est ainsi comme une mère indigne, supposée inapte à constituée de deux très beaux plans fixes toute activité compte tenu de son passé de d’Emily, dans une voiture garée sur un parking junkie, soumise au regard des autres et à la ri- désert face à d’imposantes usines — rappel gidité du monde, Emily rêve de disparaître, de des réalités sociales autant qu’indication de se fondre dans le hors champ. Prendre cette l’immobilisme originel de l’héroïne. Ici, on ne fuite pour une solution de facilité serait pour- verra donc ni rédemption, ni déchéance rache- tant une grave méprise. Le geste, constam- tée par une abstinence gagnée sur soi-même ment retenu, d’échappée belle, qui hante le à force de volonté. Les « films de dépendan- film, est au contraire empreint à la fois d’une ce » comportent des passages obligés, dont grande tristesse et d’une extrême légèreté. Clean se fait l’écho pour mieux rappeler la Jouant sur les deux registres, Clean pratique distance qui l’en sépare. Inutile donc d’atten- l’art de l’esquive et du décentrement, toujours dre un quelconque salut de ces figures clas- sur le fil du rasoir, résistant à l’analyse et se siques. Emily a beau symboliquement jeter soustrayant aux genres qu’on voudrait lui ac- ses drogues par la fenêtre du métro aérien, coler. Ainsi, malgré l’annonce programmati- elle n’en continue pas moins par la suite de que d’Emily, qui soutient que pour retrouver rechercher des ordonnances pour entretenir son fils il faudrait qu’elle devienne clean, ce sa toxicomanie pharmaceutique. n’est en rien un film sur la dépendance. Ne serait-ce que parce que la drogue n’est pas cet Le refus d’Assayas de tout jugement moral ailleurs dans lequel Emily rêve de se réfugier. se manifeste ainsi par le fait qu’on ne sache Se faire un fix, contrairement à ce que voudrait jamais si elle a ou non décroché pour de bon. (1) Chez ARP Sélection, 2005. sexualités / politiques / cultures ARP Séléction. Le geste d’échappée belle, qui hante le film, est empreint à la fois d’une grande tristesse et d’une extrême légèreté. Track 1 : An Ending. Le sujet de Clean n’est pas la drogue mais le manque. Le manque de drogues, bien sûr, puisque, de l’irritabilité à l’évanouissement, Emily traverse dans le film plusieurs crises dues au sevrage. Mais Pour reprendre l’avis que le personnage joué aussi et surtout le manque affectif qu’en- par Béatrice Dalle a sur la musique d’Emily, traîne la mort de Lee. Absente lors de son consommer des drogues n’est ni bien ni mal, overdose, empêchée par la police de voir son « ça ressemble à d’autres trucs ». Comme corps, Emily n’aura de cesse de reconstituer l’explique Emily à son fils Jay, c’est avant l’image manquante de Lee. Le film se donne tout un plaisir, mais un plaisir qui peut avoir ainsi à voir comme un long réapprentissage un prix — la dépendance, voire la mort. Etre de la temporalité : sans drogues, Emily déve- parvenu à filmer cette économie de la jouis- loppe une autre perception du temps — qui sance — qu’il ne faut pas confondre avec le lui permet non seulement de voir son fils sexe, absent du film — est l’une des principa- grandir, mais aussi d’apprivoiser la mort. Deux les réussites de Clean. L’enjeu du film n’est moments rythment ce travail de deuil : la dé- donc pas d’arrêter ou non de se camer, la couverte par Emily d’un dealer victime d’over- frontière entre les deux étant d’ailleurs rela- dose et la maladie de la mère de Lee. Réap- tivement poreuse. En l’exhortant à changer, propriation du corps mort, qu’elle peut voir et Albrecht ne demande pas à Emily de deve- toucher avant l’arrivée de la police, d’abord, nir abstinente mais plutôt de se reconstruire attente d’une mort annoncée ensuite. différemment, de s’inventer d’autres économies et d’autres points de fuite. Contraire- De l’invisibilité initiale à l’observation de la ment à ce qu’elle croit d’abord, l’alternative lente déchéance du corps, l’image comme ab- à sa vie de junkie n’est pas la normalisation sence est donc au cœur de Clean. Son régime d’une existence insipide mais la découverte fait question, notamment à travers Jay, qui à la de nouvelles figures. De l’abandon de son télévision préfère la lecture de mangas et aux fils au fantasme d’une fugue commune, DVD pour enfants ceux pour adultes. A la quê- Emily ouvre ainsi progressivement d’autres te d’images différentes, interdites ou tabous, trajectoires. les personnages de Clean fuient les images trop lisses ou trop pures. Le cinéaste aussi, qui, s’il travaille l’épure à travers ses cadrages, ses couleurs ou même sa trame narrative, pa- 122 123 opérées sur le langage et les effets de traduction. En mettant en scène les pérégrinations d’Emily, homeless, et celles de son fils, objet rasite sans cesse ses plans par l’intrusion in- de toutes les tractations, Clean ne multiplie tempestive d’objets ou de personnages dans pourtant déplacements et deals que pour le champ ou met en scène le décentrement, mieux en saisir les logiques. Ainsi aux flux de par exemple avec ce plan étrangement beau drogues — des motels crasseux, pharmacies de la mère de Lee, courant de manière désor- de garde et aires urbaines désaffectées, au donnée après qu’on lui ait annoncé la mort de corps d’Emily — répond une économie des son fils. Il y a dans Clean un subtil mélange en- jouissances. S’il est essentiel de savoir qui a tre une grande simplicité narrative et des plans acheté et apporté la drogue à Lee ce n’est pas toujours en mouvement, qui semblent courir pour des raisons morales mais justement pour derrière les personnages, dans l’inquiétude repérer ce qui préside au déplacement des constante de les perdre en route — et parado- flux. C’est pourquoi la question économique xalement cette superposition de temps longs ressurgit constamment, Assayas filmant d’in- et rapides laisse aux personnages la possibi- cessants rapports d’argent : location de voi- lité d’exister et aux acteurs une chance de les tures et de chambres d’hôtel, vente de biens habiter. L’image-absence qu’interroge le film immobiliers, emprunts et dettes… Ce n’est n’est ainsi pas tant celle qui resterait de nous qu’en maîtrisant les codes de l’échange que après notre mort (2) que celle qui nous per- les personnages peuvent espérer regagner le mettrait de ne pas disparaître. Face à la mort contrôle de leur vie. La profusion des moyens de Lee, et à travers lui celle du rock, la solution de transport (voitures louées ou revendues, pour ne pas s’éteindre à son tour est de trou- scooters, métros, trains…) n’assure pas leur ver de nouvelles représentations, d’autres mo- libre circulation mais les condamne à un deve- des d’existence. Où chercher cette image, si nir en transit, toujours reporté. Pour inverser tant est qu’elle existe ? Certainement pas à la le cours des choses, il faut donc se réappro- trop versatile télévision, devant laquelle meurt le dealer. Pas non plus au cinéma, où pour un personnage sortir du cadre équivaut à la mort, comme le rappelle le manager de Lee, qui prévient de manière prophétique Emily qu’en L’image-absence qu’interroge le film n’est ainsi pas tant celle qui resterait de nous après notre mort que celle qui nous permettrait de ne pas disparaître. quittant la pièce il n’existera plus pour elle. S’il invite à faire son deuil par l’image, Clean prier les canaux de circulation : ce n’est pas un ne proclame cependant pas qu’il faudrait faire hasard si Albrecht, seul personnage serein du son deuil de l’image. Il nous invite plutôt, à la film, construit des bateaux — il est ainsi celui manière de Jay, à se nourrir d’autres référen- qui non seulement maîtrise le flux, mais aussi ces, d’autres découpages, d’autres rythmes. sa production. La quête d’Emily suppose cette Devant la fragilité des images s’esquissent même reprise en main — ce que soulignent d’autres respirations, notamment musicales. ses deux scènes en scooter. D’abord conduite par son dealer, elle prend finalement le volant Track 9 : Wait For Me. Drogues, enfant, en récupérant son fils. Répétons le : dompter paroles, argent ne cessent de se mouvoir les flux, ou du moins en anticiper les ressacs, et de s’échanger dans Clean, traversé par la n’est donc pas chez Assayas une invitation à dispersion des flux et par leurs tentatives de arrêter sa course ou à se fixer. régulation. Dissémination : tourné dans différentes langues aux accents variés, en anglais, français et chinois, le film capte les distorsions (2) Cette image-là ne peut être que douce-amère : la mort a ainsi conféré a Lee un statut d’icône, le rendant méconnaissable à ses parents mêmes, décontenancés par le texte des livrets et l’illustration des pochettes de ses albums ressortis. sexualités / politiques / cultures clean d’œil fils décousus, racontait une même histoire, celle du retour au studio ? Clean commence par un constat d’échec : Lee n’est plus caAu contraire, si se faire un fix, c’est risquer pable de créer, il a perdu son inspiration et la la mort, il est préférable de rester en mouve- confiance des maisons de disques. Le film ment. La dernière scène du film le confirme : la se conclut inversement sur l’enregistrement caméra tourne circulairement autour d’Emily, par Emily d’une maquette d’album. Entre les chantant au micro, et en l’enfermant dans son deux, il faut réapprendre à chanter. Le chemin ARP Sélection. des studios est pourtant semé d’embûches pour Emily, rejetée par le monde du rock qui la rend coupable de la déchéance de Lee, si ce n’est de sa mort. Sa relégation à la marge des concerts en est la preuve : si elle s’exclut elle-même du concert de Metric, où à peine arrivée elle repart déjà, Tricky, de passage à l’Olympia, la tient quant à lui soigneusement à distance (3). Elle doit donc tout reprendre à zéro, et d’abord retrouver le rythme de la musique, celui de Lee — ce qu’elle fait en touchant le corps du dealer mort, palpant son cœur pour voir s’il bat encore. La fulgurance du film tient dans cette confusion volontaire La fulgurance du film tient dans cette confusion volontaire entre travail de deuil et quête du rythme. (3) Assayas filme brillamment ces concerts — sur un mode très corporel : les jambes et la tête de la chanteuse de Metric, le torse de Tricky. La musique est présentée comme quelque chose de très physique, matérialité dont le film se fait l’écho, mais contrairement au cliché pas nécessairement comme sexuelle… Elle ouvre au contraire à d’autres désirs. entre travail de deuil et quête du rythme. Emily doit ensuite reprendre la parole — ce à quoi tous l’exhortent à la fin du film : son orbite suggère la stabilité que pourrait lui offrir fils exige qu’elle lui dise qui a acheté la dro- cette nouvelle vie. Pourtant, Emily finit par cas- gue qui a tué son père, Albrecht lui demande ser ce mouvement rotatif en courant subite- sa parole qu’elle ne tentera pas d’enlever Jay ment hors du studio, entraînant la caméra avec (« Can I have your word ? »), et son ex-compa- elle. Clean laisse ainsi aux personnages une gne de cellule lui demande de venir chanter à place pour se mouvoir. Leurs corps peuvent San Francisco. Clean ne se contente pourtant se déployer dans l’espace, qu’ils occupent pas de l’équation sommaire musique = vie. plus qu’ils n’y résistent, le rendant consistant Il tire au contraire le constat de la mort d’un par leur manière d’être constamment en mou- certain régime d’images et de musiques, mais vement. Dans la scène du restaurant chinois, en interrogeant son cinéma à l’aune de cette qu’Emily encombre de son corps de serveuse disparition, Assayas rend compte de la nais- maladroite, comme dans celle de la gare, où, sance d’autres images et sons, plus discrets, indécise, elle court dans un sens puis dans apparemment plus clean mais en réalité plus l’autre, l’espace est ainsi plus fluide que laby- fragmentés, mouvants et bâtards que jamais. rinthique. Cette fluidité ne rend pas l’univers Réinvestir les lieux de production musicale, se du film virtuel, mais au contraire lui apporte la donner une nouvelle image, mêler autrement densité du réel, celle des flux du monde. rythme et parole, c’est à cela qu’invite en réalité la mort du rocker. Track 12 : Dead disco. Economie des jouissances, deuil, maîtrise des flux, invention de rythmes différents… Posons une hypothèse : et si l’ensemble de ces pistes, de ces Le Satrape rôdeur L’ENNEMI KADO Rester sur le Carolis monde. En tant que telle, sa fonction première est de garantir l’ordre social, fonction que bien évidemment seules les grandes familles dotées d’une histoire sont à même de remplir. Si au Moyen Age celles-ci sont à chercher du côté de la noblesse, au XXIe siècle les Chirac en constituent l’archétype. D’ailleurs Bernadette l’a bien compris et remarque fort pertinemment que « privé de l’encadrement de la cellule familiale, […] le jeune est à la dérive. » Commençons par l’évidence. Le dernier livre de Patrick de Carolis, Les demoiselles de Provence (Plon, 2005) est d’un ennui mortel. Piètrement écrit, bourré de clichés et sans aucune qualité historique, tout y est à jeter. Mais si cette star du petit écran a été élevée au rang d’ennemi kado c’est avant tout parce que ses deux ouvrages (le second étant un livre d’entretiens avec Bernadette Chirac paru chez Plon en 2001) transpirent un bon sens populaire ultraconservateur, abordant tour à tour les grands thèmes classiques que sont la famille, le mariage, et la différence entre les sexes. Le mariage, en cela qu’il détermine l’évolution de la famille, devient par conséquent l’un des éléments clefs des Demoiselles de Provence. Parce que de lui dépend l’avenir du patrimoine familial, celui-ci se fait de telle sorte que rien ne tombe entre des mains étrangères (aussi bien nationalement que socialement). Le mariage permet à la famille, comme au récit qui reste dans son giron, d’être hermétiquement close. En se limitant à l’histoire des grands, à celle de leurs mariages consanguins, de leurs guerres et de leurs garde-robes, le roman ne présente les dominés dans leur ensemble que comme révélateurs de la bonté des seigneurs qui, à l’occasion des fêtes, leur distribuent des vivres et de l’argent. Pour de Carolis, tout se donne à lire à travers le prisme de la famille. Sorte de Stéphane Bern en armure, il se propose dans Les demoiselles de Provence de dresser un panorama de la noblesse européenne entre 1231 et 1295, en prenant pour fil conducteur la famille du comte de Provence dont la devise pourrait être : « défendre les intérêts de [sa] famille, protéger [ses] enfants et assurer leur avenir ». Car, c’est bien connu, rien n’est plus important que la famille, surtout lorsqu’elle s’accompagne du culte de la terre et de ses ancêtres et que, forte de cet enracinement dans le passé, elle constitue l’unique point d’ancrage face au chaos du Ordre social et ordre sexuel allant de paire, les livres de Patrick font également la part belle à la répartition des rôles entres les hommes et les femmes. Ainsi Les demoiselles de Provence voit les femmes cantonnées à un rôle procréateur tandis que de Carolis s’adresse à Bernadette en ces termes : « Avant d’être l’épouse du chef de l’Etat, vous êtes d’abord une mère de famille » — présentation un tantinet réductrice même si ce statut convient probablement à Bernadette. Si seulement de Carolis pouvait rester fidèle à ses principes et se consacrer tout entier à sa famille… Mme Patate « Et merde, je suis encore sorti de la maison en pyjama » FAIS LE TOI-MÊME 4 1 2 5 6 3 MERCI COMMENT CRÉER SA GERTRUDE ! SECTE MILLÉNARISTE 1 2 3 Achète une parcelle de terrain. Choisis la bien desservie, près de la Francilienne mais en milieu rural pour bénéficier des subventions européennes. Sélectionne un terrain triangulaire : en référence à la Trinité, aux trois étapes de l’Histoire et aux 2 Be 3. Bâtis tout autour un mur d’enceinte haut de trois mètres, large comme ta sœur, et avec des créneaux parce que c’est plus joli. Ainsi tu pourras faire face aux hordes de Gog et Magog qui attendent démoniaquement au Café de la Poste. Construis une Eglise. Il est indispensable que tes fidèles puissent se recueillir dans un lieu à la hauteur de ton culte. Orienté vers Mantes-la-Jolie, lieu de naissance de Jacques Pradel, il doit s’élancer vers les cieux tel le pain dans le toaster. Erige à la gloire du Grand Ordonnateur des fonds marins un poulpe de 17m51 de diamètre, tentacules non comprises, devant la porte, mais légèrement sur la gauche pour laisser passer les processions. N’oublie pas de brûler la chapelle du village avoisinant, repère d’hérétiques bouseux. Recrute. Comme disait Jésus à Marie-Madeleine, « Sans fidèles, c’est le bordel ». Munis-toi de Carambars et de Beaujolais nouveau pour faire la sortie de l’école du village. Montre la voie aux jeunes égarés et à leurs parents. S’ils résistent, trépigne. Si ça ne marche toujours pas, abats en plein vol un pigeon pour l’exemple. 4 Développe des infrastructures. Après les avoir recrutés, tu devras empêcher tes fidèles de rentrer chez eux. Construis pour eux des dortoirs, des cantines et une salle de baby-foot. Réserve deux tiers du terrain à ton usage personnel.Tu y bâtiras un baisodrome, un hyppodrome et un séjour dans la Drôme. Une piscine géante fera la liaison entre toi et tes fidèles : le mardi et le jeudi soir, les croyants pourront y communier nus avec le poulpe géant en apprenant la brasse. Le mercredi soir, c’est soirée Cousteau. 5 Cultive la terre. Afin de préparer ton domaine au royaume millénaire et pour assurer l’autonomie de ta communauté, plante de l’origan à foison sur tes 15 hectares. Fais en manger tous les jours à tes fidèles ils auront le teint vert et les fesses rugueuses. 6 Crée un pôle de recherches. Sinon le poulpe il reste en bas. Fibres and chips « C’est pas un ami du petit déjeuner celui qui mange des hot-dogs au goûter. » La Cane Hardeuse. Voir les Alpes... « Le pape skie avec une grande aisance. » Un guide de montagne. ... et mourir « L’électro-encéphalogramme du pape est plat. » Une agence de presse italienne. Mais la terre est ronde. Point final «Jean-Paul II est le pape du point d’exclamation. » Gian Carlo Zizola, vaticaniste entre parenthèses. Boum, boum, boum « La TNT est un projet marxiste. » Patrick Le Lay. I want you in my room. Pouët pouët camion Emile Louis : « Je suis porté sur le sexe comme beaucoup d’hommes. » J’ai d’ailleurs pu le constater en prison. Sortez couverts Jean-Pierre Roux-Duraffourt, tueur fou : « J’étais penché audessus de ma caisse à outils, un marteau dans les mains. J’ai dit à ma femme :“ Oh ! lala ! Ca va pas, j’ai envie de tuer. Faut que je prenne des précautions. ” Je suis passé au Crédit Lyonnais. Construis ta catapulte Matériel : - des chutes de bois suffisent, tasseaux ou barres de bois rondes (pin ou hêtre) aux cotes qui suivent, à 1 ou 2 cm près. - une perceuse électrique, si possible avec support - un rabot. - une scie à chantourner, du papier abrasif et de la colle à bois. - un tour pour travailler les bois ronds sera pratique ; tu pourras tourner aux extrémités les essieux de roues. Si tu n’as pas de tour, perce les essieux aux extrémités et ajoute une cheville qui tiendra lieu d’axe de roue. Certains éléments de cette construction sont chevillés et collés, ce qui donne une plus grande stabilité. Bien entendu, tu peux modifier l’échelle de la catapulte. Ponce soigneusement au papier de verre fin tous les éléments avant montage et, ensuite, protège le bois avec une couche de vernis mat incolore. La rainure du dispositif d’accrochage s’emboîte sur un tenon du levier. La portée dépend du poids de la pierre. C’est là qu’est la force. Les cordes sont fixées et bloquées sur le côté par des tourillons.Tends fortement en tournant et fixe. Pour les longues batailles, prévoir des cordes de rechange. Les bois ronds : l’axe de roue, a été tourné ; cicontre, assemblage par simple cheville ronde ; en bas, dispositif d’arrêt. Découpe les roues dans du pin de 10 cm d’épaisseur, avec une scie cloche. Le trou central correspond au diamètre de l’axe de roue. Assemblage : ajuste essieux et axes de roues dans les côtés du châssis, et colle tous les éléments, à l’exception de l’axe de détente. Cheville et colle les éléments verticaux et la traverse. Ajuste les roues et fixe les sur les axes par des chevilles. De même pour l’axe de détente. Mets en place le levier. 1. Châssis avec essieux et roues. Perce les deux côtés, constitués de tasseaux de pin de 8 cm, suivant le diamètre des bois ronds. N’oublie pas les trous verticaux (lignes pointillées). 2. Montants verticaux et écharpes. Montants en pin de 8 cm, à percer pour les chevilles. Echarpes en pin de 7cm. 3.Traverse supérieure et traverse du châssis. En pin de 8cm. 4. Axe du dispositif de détente.Trou gauche pour pièce 5, trou droit pour pièce 6. 5. Dispositif d’arrêt.Tourne dans du bois de hêtre (10 cm de diamètre) et pratique la rainure. 6. Manette de déblocage. En hêtre, 6 cm de diamètre. 7. Levier. Bois de pin. Tourne et perce suivant le schéma. Trouvez le bon animal de compagnie Le monde dans lequel nous vivons ne respecte plus les règles essentielles de l’étiquette, sombrant dans l’anarchie et le mauvais goût. Heureusement Baronne Nadine est là. A chaque numéro, elle vous permettra de vous remettre à niveau, partageant avec vous son précieux savoir du beau monde classieux. A un moment ou à un autre, on ressent tous le besoin de la présence physique d’un animal dans notre vie. Vous êtes triste et seul depuis que le dernier corse à cagoule s’est fait arrêter ? Vous voulez avoir l’air doux et aimable (surtout après avoir mordu un bébé au supermarché, même si c’était un acte de défense) ? Pour ne pas avoir l’air déprimé, jouez sur votre image, prenez un animal de compagnie, accessoire qui vous gagnera des regards curieux et souriants. Ne vous décidez pourtant pas sans respecter certaines règles, et prenez préalablement connaissance des principes de base. Il est d’abord nécessaire de se rendre à l’animalerie. Là, si vous êtes grand, chauve et que vous aimez les requins, prenez un âne (on peut lui mettre des bottes, et en hiver il fait de la buée presque aussi bien qu’une vache). Ou alors une biquette – seulement si on a déjà une biche, trois vaches et une fourrure en léopard pour lui faire peur quand elle mord les meubles. Sinon, on a toujours l’air chic avec un pingouin, et plus besoin de chercher une escorte pour l’opéra. Même si les panthères roses sont rares et chères, n’en prenez pas une noire, on finit par avoir l’air trop déprimé. Pour finir : les dauphins, même s’ils sont assez pénibles, donnent l’air intelligent, les zèbres ont un effet amincissant, les pigeons donnent l’air cracra. Et n’oubliez pas : toujours prendre deux perroquets (sinon ils s’ennuient et il faut leur parler), trois poissons (comme ça il y a moins de risque qu’ils s’entremangent), mais un seul caniche, ça revient moins cher en sacs plastiques. Baronne Nadine Deviens une star du rock Tu en as marre des groupes de pop minets, tu ne te laves pas, personne ne t’aime... deviens une vraie rock star. Tel Lemmy, bassiste / chanteur / auteur / compositeur / dieu / tourneur-fraiseur de Motörhead, choisis la voie d’Elvis. Toi aussi porte des lunettes miroir pour dissimuler à tes quinze fans enthousiastes tes yeux défoncés par le speed, le Jack Daniel’s et la crotte de pigeon. Cet accessoire est indispensable pour toute interview : tu pourras faire semblant d’être attentif aux questions du journaliste de la République du Centre ou de Voiles et pêche tout en regardant dans ton slip. Pour faire ressortir ton teint bronzé, rien de tel qu’un gros furoncle purulent. Malheureusement le Biactol a rendu à ton visage sa douceur d’antan. Colle toi une gomette. C’est moche mais de toutes façons ce qui compte dans le rock c’est la bière. Même si selon Lemmy « la guitare est un aimant à chattes » achète toi une basse, véritable aimant à kangourous. Si tu ne sais pas en jouer ce n’est pas grave, tape dans tes mains et fracasse la sur le crâne d’un spectateur du premier rang — au prix de la place c’est forcément un bourgeois. Achète ta ceinture sertie de balles de fusil chez Pimkie.Tu prouveras ainsi que tu es un rocker de gros calibre. Seul inconvénient, tu ne pourras pas franchir les portails de l’aéroport. En même temps ce n’est pas très grave, tu n’as que des dates dans le Jura. TOUS ENSEMBLE Lester Bangs est avec nous. avant tout un moyen pour Lester Bangs de se les réapproprier et de les resignifier. La rédaction au grand complet. Nous ne sommes plus seuls.A l’instar de Sartre et de Katharine Hepburn, le mythique critique rock des années 60-70, Lester Bangs, est venu grossir nos rangs. La légende veut qu’après avoir ingéré une demi-douzaine de barbituriques, il serait parti à la découverte du rock français. Vite déçu, il a néanmoins décidé de rester en France et de nous prêter main-forte. 1 - Parce que ses critiques sont politiques. Les critiques de Lester Bangs se distinguent de la très grande majorité de celles de ses collègues en ce qu’elles sont engagées. D’une part parce qu’une lecture politique de la culture sous-tend l’ensemble de ses textes : Helen Reddy est ainsi louée pour ses sarcasmes féministes (« les nanas disposent d’une bande-son adaptée pour réduire les dragueurs à une gelée tremblotant sous la table »), tandis que Black Sabbath est présenté comme le croisement improbable entre des catholiques fervents et les Socialist Workers. D’autre part parce qu’elles participent directement à la création d’une contre-culture populaire. Car décrypter les mécanismes de pouvoir — à commencer, dans la plus pure tradition gonzo, par le rêve américain — qui travaillent le rock, et la culture populaire de manière générale, est 2 - Parce qu’il mélange les genres. Cette contre-culture populaire qu’il cherche à alimenter, parce que profondément impure, permet des croisements autrefois impossibles. Kierkegaard côtoie ainsi les Sex Pistols en exergue à son article « John Lydon : au delà de la frontière ». Plus qu’une simple provocation, il s’agit là d’une tentative, non pas d’élever les Sex Pistols au même rang que Kierkegaard, mais au contraire, de malmener les écrits de ce dernier et de leur apporter un éclairage nouveau, aussi approximatif soit-il. Punkiser Kierkegaard, révéler d’éventuelles passerelles entre ses textes et les chansons des Sex Pistols, permet en effet de mettre à jour l’artificialité des frontières qui séparent les genres culturels. 3 - Parce que c’est un mutant. « Je suis moi-même un indécrottable inadapté, par choix ou par destin ou par dieu sait quoi. » Groupie fleur bleue traînant avec les Hell’s Angels, aussi bien fan de Brian Eno que de Miles Davis, en faisant éclater les genres culturels, en se métamorphosant constamment, Lester Bangs se condamne à n’être jamais à sa place. Mais c’est de ce sentiment d’étrangeté, de ce point de vue singulier, que son écriture tire sa force critique et (auto)déconstructrice : c’est parce qu’il a été punk dès la fin des années 60, qu’en 1977, au moment même de l’avènement du No Future, il est capable de cerner les limites de ce mouvement dans son article « Pour en finir avec le punk ». Lorsqu’il affirmait dans « Bref voyage à travers mon adolescence » qu’« il nous fallait nous bousiller avant de pouvoir nous lever », Lester Bangs esquissait ce qui allait être le moteur de l’ensemble de son œuvre. Mme Patate www.revuetroubles.com TROUBLE(S) sexualits / politiques / cultures édition association Ravaillac directeur de publication Jonathan Desoindre impression Nouvelle imprimerie Laballery — rue Louis Bleriot 58502 Clamecy comission paritaire 0406 G 84627 issn 1766-4179 adresse 20 av. Victor Hugo 92170 Vanves mail [email protected] rédaction William Blanc, Thibault Chaffotte, Jonathan Desoindre, Marie Hermann, Elzbieta Kowalska, Charles-Henry Morling ont contribué à ce numéro Vincent Bourseul, Philippe Chlous, Alban Lécuyer, Mélanie Perrier, Rémy Prin, Isabelle Zribi image de couverture Peter Quinn, Projector7, LLC, www.proj7.com illustrations d’ouverture de chapitre sexualités ¬ Egon Schiele, Walli renversée, 1913 politiques ¬ Frederik Peeters, image extraite de Lupus Tome 2, Atrabile, 2004 cultures ¬ Horacio Paone Franck Delaire abonnement Uniquement en France métropolitaine 4 numéros par an o abonnement simple : .............................. 32 € o abonnement de soutien : ........................ 50 € o abonnement à vie : ............................... 300 € o abonnement héritable : ...................... 1 000 € Remplissez le formulaire ci-dessous et retournez le, accompagné de votre règlement à l’ordre de Association Ravaillac à l’adresse suivante : Trouble(s) – 20 av. Victor Hugo 92170 Vanves nom : .......................................................................................... prénom : .................................................................................... adresse : .................................................................................... tél. : ............................................................................................ mail : .......................................................................................... dessins Ivan Casidanus, Antoine Delaire, Fako, Pierre Ouin photos Alban Lécuyer, Horacio Paone, Claude Vittiglio maquette Franck Delaire thèmes des prochains numéros : trouble(s) 4 – Vivre l'autre trouble(s) 5 – Décolonisation si vous souhaitez participer à la revue, contactez nous à [email protected] TROUBLE(S) numro 3 opiums sexualits / politiques / cultures opiums enquête sur la masturbation les politiques des drogues interview de Nick Tosches figures du paradis interview de Jean Delumeau crée ta secte millénariste 3 )S(ELBUORT MAI 2005 ¥ 8 EUROS