Le dernier dictateur et la première dame (2006) de Leo

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Le dernier dictateur et la première dame (2006) de Leo
Le pouvoir en dérision :
Le dernier dictateur et la première dame (2006)
de Leo Maslíah
RAÚL CAPLÁN - ERICH FISBACH
Universidad de Angers
3LAM – UPRES EA 4335
L’expression « avoir plus d’une corde à son arc » convient
tout à fait à Leo Maslíah (Montevideo, 1954), artiste éclectique
s’il en est : compositeur de musique (des symphonies, un opéra,
de la musique de chambre, de la musique électro-acoustique, des
chansons), interprète (de guitare, piano et clavier
essentiellement), chanteur, showman, romancier, auteur de
nouvelles, dramaturge. On l’a souvent comparé par son humour
(et son débit de parole) à Woody Allen et Groucho Marx, par
son activité en tant que créateur et interprète de chansons à Boris
Vian et Georges Brassens, par son écriture à Alfred Jarry et
Eugène Ionesco. Ces influences – et bien d’autres – Leo Maslíah
les intègre (et parfois les désintègre), dans un véritable travail
« anthropophage », dans le sens qu’Oswald de Andrade donne à
ce terme. Mais si ses moyens d’expression artistique sont
extrêmement variés, la « griffe Maslíah » reste reconnaissable
au-delà des genres et des modes d’expression.
Leo Maslíah fait partie du paysage culturel du Rio de la
Plata depuis trois décennies. À la fin des années soixante-dix, il
est un des membres du mouvement de la « chanson populaire »
(canto popular). Ce mouvement est l’héritier et le continuateur
de la « chanson de protestation » (canción de protesta ) des
années soixante et soixante-dix, dont quelques figures de proue
sont Daniel Viglietti et Alfredo Zitarrosa en Uruguay ; Víctor
Jara, la famille Parra et les Quilapayún au Chili ; Mercedes Sosa
en Argentine. La « chanson de protestation » avait été décimée
et censurée lors de la montée de l’autoritarisme dans le Cône
1
Sud et ses principales figures furent emprisonnées, exilées ou
parfois même assassinées (cas de Victor Jara).
À l’image de son prédécesseur, la « chanson populaire »
des années soixante-dix et quatre-vingt a une portée qui dépasse
largement le cadre artistique : mais, alors que la « chanson de
protestation » œuvrait pour la révolution, la « chanson
populaire » est avant tout une chanson de résistance, elle
exprime un désir de liberté et se propose de contribuer à
l’affaiblissement et à la chute du régime dictatorial. Au sein de
ce groupe de chanteurs, compositeurs et interprètes, Maslíah se
détache par son humour corrosif, par sa volonté de dénoncer –
entre les lignes et les notes, en raison de la censure –
« l’ennemi », mais aussi par la lucidité qui le conduit à
n’épargner personne dans sa critique, refusant de porter un
regard manichéen ou simplificateur sur la société uruguayenne.
Fin observateur du monde dans lequel il vit, Maslíah perçoit et
souvent devance les mutations profondes qui s’opèrent dans
cette société depuis les dernières années de la dictature et
jusqu’à nos jours.
S’il s’est fait connaître et apprécier à travers la chanson à
texte, sa carrière de dramaturge commence très tôt elle aussi : sa
première pièce (Certificaciones Médicas) est jouée en 1982. À
partir de là, il va écrire, diriger et parfois jouer une série
d’œuvres théâtrales courtes, d’abord dans des circuits alternatifs
(coopératives de logement, centres socio-culturels, clubs de
sport), puis dans des salles de spectacle plus traditionnelles.
Maslíah partage alors sa vie entre Montevideo et Buenos Aires,
et se produit régulièrement dans d’autres pays d’Amérique latine
et en Europe (Espagne, France, Suède).
L’intérêt porté au(x) pouvoir(s) n’est pas nouveau dans
son œuvre ; depuis ses débuts Maslíah en a exploré les conflits
et les enjeux à différents niveaux : pouvoir politique, pouvoir
des oligarchies, pouvoirs symboliques, pouvoir dans
l’entreprise, l’enseignement, la famille, le couple. Nombreuses
sont ses chansons qui montrent et démontent la perversion du
pouvoir, aussi bien de la part de ceux qui l’exercent – le
« contremaître » d’une usine, les différents responsables d’un
2
« supermarché », le « médecin du travail » – que de ceux qui le
subissent, se vouant à un pouvoir tout-puissant censé les
protéger : le passager du bus qui tend servilement son billet au
« contrôleur », ou l’homme qui fait les louanges du super-héros
défenseur de la vie, de la sécurité et des biens de tous dans
l’emblématique chanson Superman. Le pouvoir au sein de la
famille et son délitement sont présents dans Telecomedia, sa
pièce théâtrale la plus longue et peut-être la plus ambitieuse1.
Concernant la pièce Le dernier dictateur et la première
dame (2006)2, objet d’étude de cet article, trois textes méritent
notre attention.
Tout d’abord la chanson « Maman, je veux qu’expire ta
prétention punitive à mon égard » (« Mamá, quiero que caduque
tu pretensión punitiva sobre mí »). Il s’agit d’une réponse
ironique à la loi votée par le parlement uruguayen en 1986.
Cette loi a été votée peu après le retour à la démocratie, sous la
pression des militaires qui refusaient de se rendre aux
convocations des tribunaux pour répondre des crimes et des
délits commis pendant la dictature. Étant donné qu’une loi
d’amnistie aurait été mal perçue par la population, les
parlementaires des deux partis traditionnels (« Blanco » et
« Colorado »), dans leur grande majorité, ont maquillé cette
amnistie en la présentant comme une « Loi de caducité de la
prétention punitive de l’État », ce qui dans les faits revient au
même. Dans la chanson, un parlementaire justifie avec un total
cynisme le fait d’avoir voté une loi qu’il trouve lui-même
« affreuse » mais qu’il soutient par pur intérêt, afin de garder
son siège parlementaire et de conserver le soutien des puissants.
La chanson met ainsi en avant les faiblesses du pouvoir
démocratique post-totalitaire.
1
Voir notre article intitulé « La risa en el teatro de Leo Maslíah », Colloque
International Le rire, ses formes et ses fonctions, Université de Rouen, février
2007 (à paraître).
2
Pièce de 2006, non publiée à ce jour. Nous remercions l’auteur de nous
avoir fait parvenir une copie. Les citations proviennent de cette version. Les
traductions sont de nous.
3
Le deuxième texte, quelque peu postérieur, est la courte
pièce théâtrale Message présidentiel (1988). Elle se compose de
quatre parties. Dans sa brève introduction, une « présentatrice »
annonce le message du Président de la République (innominé)
aux citoyens à travers l’ensemble des chaînes de radio et de
télévision. Cette présentation parodie les communiqués officiels
chargés de contre-vérités diffusés par la dictature pendant les
années soixante-dix et quatre-vingt afin d’entretenir le mythe de
la « sédition » et de légitimer le régime. Mais il s’agit
maintenant d’un message du président élu.
Après cette introduction, le président fait un bref discours
dans lequel il dénonce les erreurs du passé – c’est-à-dire celles
de la dictature –, défend sa politique et met en garde contre un
possible retour au passé et à ses démons. Tout cela dans une
langue de bois chargée de lieux communs et de généralités et
dans un discours qui peut affirmer à la fois une chose et son
contraire : « Notre pays se trouve […] dans un des pires et un
des meilleurs moments de son histoire » (p. 165). Le discours se
ferme sur une affirmation catégorique du président : « Tout ce
que je viens de dire est vrai ».
Le président sort : commence alors la troisième partie.
Plus de cinquante personnages vont entrer en scène, soit seuls,
soit par groupes de deux ou de trois, pour reprendre, chacun à sa
façon, les derniers mots du président : « C’est vrai. Notre
président nous a dit la vérité » ; « Le président a très bien
parlé » ; « Le discours du président a été absolument
vraisemblable » ; « Le président a clairement établi que tout ce
qu’il a dit est vrai » ; « On ne peut rien ajouter au discours du
président. Tout ce que nous pourrions ajouter ferait partie de
notre propre discours, et non de celui du président », etc. Ainsi
est mis en scène un énorme vide idéologique comblé par les
discours et les métadiscours3. Le discours est vide, mais ce vide
3
Nous reprenons ici le jeu de mots que Maslíah utilise dans sa chanson
« Meta lenguaje » ; langage sur le langage, ce titre renvoie aussi à
l’expression populaire « meta + (verbe ou adjectif) » qui marque une
insistance, parfois avec une nuance péjorative. Dans cette chanson, la voix
poétique affirme d’emblée : « J’ai beaucoup de choses à te dire » ; tout au
4
devient du plein par la saturation produite par la parole.
Saturation d’autant plus grande qu’on assiste à une véritable
surenchère : la mise en scène fait que chaque personnage qui
remplace le précédent, essaie de rajouter quelque chose à ce qui
vient d’être dit. Les éloges et les gloses du discours deviennent
parfois dithyrambiques, et dévoilent le conformisme des
personnages qui veulent se mettre en avant tout en n’exprimant
aucune idée propre : « Je suis témoin de tout ce qu’a dit le
président » ; « Mon avis c’est que le président a dit la vérité ». À
un moment, cependant, ce trop-plein redevient littéralement du
vide : le flux de personnages se poursuit sur scène, mais les
discours s’amenuisent et, dans la quatrième et dernière partie de
la pièce, les personnages rentrent juste pour dire « pardon »
(« con permiso ») ou, tout à la fin, rentrent et sortent sans rien
dire du tout, devenant une masse anonyme qui circule dans une
rue quelconque.
Ainsi, alors même que la dictature vient de toucher à sa fin
et que la société uruguayenne réapprend la démocratie, Maslíah
pointe déjà les travers du système : spectacularisation et
hypocrisie du pouvoir, consensus mou. La parole soi-disant
plurielle ne débouche que sur un vide intellectuel mis au service
de la domination à laquelle tous adhèrent dans l’espoir – vain,
pour la plupart – de tirer leur épingle du jeu. La parole du
pouvoir envahit de façon rhizomatique l’espace social et ce
discours produit un non-sens qui, en envahissant les espaces de
communication, détourne les individus des vrais questions et
problèmes.
Ceci nous conduit au troisième texte : le court roman
Libretos (Scenarii) (2004), dans lequel Maslíah imagine un
monde tout à fait semblable au nôtre à cette différence près :
jour après jour, chaque habitant de la ville reçoit un script avec
des informations sur ce qui va se passer dans la journée et des
long des neuf strophes de la chanson, la seule chose qu’elle arrive à dire c’est
qu’elle a beaucoup de choses à dire, rejoignant ce vide discursif du président.
5
instructions personnelles4. Chacun se plie à ces instructions, y
compris quand il ne le fait pas entièrement :
Ema se permettait, comme tout le monde, une certaine
marge de manquement [aux scripts] […]. De toute
façon, beaucoup de ces manquements étaient pris en
compte dans les scripts postérieurs, non seulement
sous la forme de prescriptions qui n’avaient de sens
que si la personne n’avait pas suivi les instructions,
mais comme des éloges de ces manquements. (p. 83).
Le roman, qui est une formidable réflexion sur le libre
arbitre5, peut, dans notre perspective, ouvrir des pistes pour la
lecture de El último dictador y la primera dama , car on y
retrouve déjà, d’une part la soumission volontaire 6, le fait de se
plier volontairement à des pouvoirs visibles ou invisibles, de
s’efforcer d’être consensuels, et d’autre part les mirages d’un
pouvoir que l’on croit détenir mais dont on ne possède guère que
quelques marques extérieures. Cette tragédie grotesque est en
partie celle qui nous est présentée dans Le dernier dictateur et la
première dame, dernière pièce de Maslíah (2006).
L’espace de la dérision
Le dernier dictateur et la première dame a été jouée pour
la première fois dans la salle située au sous-sol d’un café-théâtre
de Buenos Aires appelé « Vaca profana » (« Vache profane »),
l’une des salles de théâtre alternatif de Buenos Aires. Il s’agit
4
À la manière parfois des horoscopes, une forme qui a toujours intéressé
Maslíah et qu’il a parfois exploitée et parodiée (voir notamment Horóscopos
y otras sentencias, 2007).
5
Ainsi, pendant un dialogue, un personnage ferme ostensiblement les pages
de son script et clame haut et fort sa décision de ne pas dire ce que son script
lui demande de dire ; l’autre, bien entendu, lui prend le script des mains et
l’ouvre pour constater, avec un sourire moqueur, que « les derniers mots [de
son amie] y figuraient aussi, textuellement » (cf. p.156).
6
Qui rappelle le Discours de la servitude volontaire d’Etienne de La Boétie.
6
donc d’un espace relativement fermé et réduit, d’autant que les
spectateurs sont placés à des tables. Ceci renforce à la fois
l’impression de huis clos – l’action se déroule dans un espace
unique, même si d’autres espaces interviennent en hors champ,
par le biais du téléphone portable ou encore de l’interphone – et
la proximité avec les deux seuls personnages de la pièce, le
dictateur et son épouse. Cette proximité contribue très
certainement à désacraliser les fonctions que sont censés
incarner les personnages et donc la notion même de pouvoir
dictatorial. Les deux personnages sont confinés de la sorte dans
un espace doublement réduit : d’une part l’espace extérieur qui
est celui d’un petit théâtre qui annule pour ainsi dire la distance
entre les spectateurs et les personnages, et d’autre part l’espace
intérieur ou représenté, qui est un espace fermé, un espace de
l’intimité. Il s’établit d’emblée un contraste entre la solennité et
la gravité de la fonction que suggère explicitement le titre de la
pièce et ce huis clos conjugal et intime que décrit parfaitement la
première didascalie et qu’instaure la première réplique de la
pièce attribuée à la femme du despote, « Eberardo », prénom de
celui que le spectateur identifie au « dernier dictateur », un
dictateur que ce prénom désuet désacralise un peu plus que ne
l’avait déjà fait la didascalie elle-même, comme nous le verrons
plus loin.
L’impression de huis clos est renforcée par l’utilisation à
la fois de l’espace situé hors champ et de l’espace constitué par
le « quatrième côté » de la scène, occupé par les spectateurs.
Ainsi, à plusieurs reprises, Eberardo s’adresse au moyen de
l’interphone à un personnage virtuel, Manuel, dont on peut
supposer qu’il s’agit de son aide de camp ou de son secrétaire
personnel. À travers ce personnage, on accepte l’existence d’un
bureau, contigu mais situé hors champ, qui n’en reste pas moins
un espace totalement invisible et, comme nous le verrons plus
loin, représentatif de l’impuissance du dictateur. Le pouvoir du
dictateur est virtuellement remis en question par ce jeu avec
l’espace immédiat, comme il est virtuellement remis en question
dès le début lorsque Eberardo s’exerce à prononcer son dernier
discours en s’adressant à une « caméra virtuelle située derrière
7
le public ». Plus tard dans la pièce, Trinidad quitte la scène à
deux reprises pour se rendre chez le coiffeur et Eberardo en fait
de même pour se rendre chez Palmira Ojeda Zubillaga, celle qui
était la Première Dame avant le coup d’état, et qui le reste selon
Eberardo car, dit-il, il a renversé son mari mais pas elle. Les
deux sorties de Trinidad et celle d’Eberardo font intervenir
d’autres espaces également situés hors champ, mais en quelque
sorte ramenés sur la scène, d’une part, grâce aux changements
de coiffure de Trinidad, et, surtout, d’autre part, par le biais du
téléphone portable. Soulignons ici que, pas plus qu’avec
l’interphone, nous n’entendons la voix de celui ou de celle qui
est de l’autre côté du téléphone, sans que nous puissions
cependant remettre en doute son existence même si nous
n’entendons que les paroles de celui qui est sur scène. Il n’en
reste pas moins que ces espaces situés hors champ sont des
espaces que l’on n’associe en aucun cas à la sphère du pouvoir
ni au pays. Ils correspondent à nouveau à la sphère privée :
l’appel d’abord, la visite à l’ex-Première Dame ensuite, n’ont
pas d’autre but que la conquête amoureuse de la part du
dictateur.
Nous nous retrouvons donc dès le lever de rideau devant
un espace contradictoire qui se caractérise par une juxtaposition
d’éléments inattendus pour ne pas dire totalement incongrus.
S’agissant d’un espace intérieur, rien ne permet au spectateur de
reconnaître l’espace représenté comme un espace lié au
pouvoir ; le lecteur quant à lui n’est pas plus avancé par les
premières indications scéniques qui disent simplement que les
deux personnages, Trinidad et Eberardo, se trouvent dans un
salon de la « résidence qu’ils occupent ». L’ambigüité de la
formulation ne permet pas de savoir s’il s’agit d’une résidence
présidentielle ou tout simplement d’une résidence privée. Cet
espace intérieur se construit donc au moyen d’objets de
décoration, d’objets quotidiens qui forment un assemblage
incongru et nous renvoient à une vision grotesque du pouvoir.
Certains de ces objets sont autant de signes de la solennité des
institutions, du pouvoir et de l’histoire. Nous avons, par
exemple, l’allusion aux tableaux, aux statues et autres objets
8
décoratifs, mais aussi la place d’honneur qu’occupe
paradoxalement, compte tenu du titre de la pièce, l’exemplaire
de la Constitution : il est placé sur un piédestal. D’autres
éléments, comme l’égouttoir couvert d’assiettes, de verres et de
tasses, nous renvoient à la sphère de l’intimité dans ce qu’elle a
de plus quotidien. Plus loin, dans une scène digne du slapstick,
pour faire taire les reproches de sa femme qui se plaint de devoir
faire elle-même le ménage ou la vaisselle, Eberardo prend les
assiettes, les tasses et les verres et les casse un par un pour
soulager sa tâche. Cet assemblage d’objets incongrus construit
une image caricaturale du pouvoir qui tient du burlesque et n’est
pas sans nous rappeler certains films comme La soupe au
canard (1933) de Leo McCarey ou encore Le dictateur (1940)
de Charles Chaplin. Cette image est renforcée par la
caractérisation des personnages et notamment du dictateur.
Un vaudeville à deux
Deux personnages seulement apparaissent sur scène, mais
quelques autres, plus « virtuels », ont également une incidence
sur le fonctionnement de la pièce. Commençons par les absents :
tout d’abord, la femme de l’ancien président, dont le double
prénom (« María Palmira ») et le triple nom (« Ojeda Zubillaga
Da Silva ») renvoient à l’oligarchie locale, notamment à sa
propension à arborer plusieurs noms de famille afin de marquer
l’appartenance à une (soi-disant) haute lignée. Comme à son
habitude, Maslíah procède par des modifications parodiques qui
tournent en dérision leur objet : certes, les prénoms composés
commençant par María sont légion parmi cette oligarchie
catholique et nourrissent les pages de la presse mondaine, mais
le deuxième prénom, Palmira (« Palmyre ») a d’autres
connotations, Nueva Palmira (Nouvelle Palmyre) étant le nom
d’une ville portuaire uruguayenne, et surtout d’une rue du très
populaire quartier de « La Comercial » de Montevideo7. Voilà
7
Quartier qui s’est constitué au début du XX e siècle à travers l’apport des
immigrants, notamment italiens.
9
une façon de rappeler que ces familles descendent plus du
bateau que d’une quelconque noblesse. De même, deux des trois
noms
de famille renvoient aux classes supérieures
uruguayennes, à des familles installées dans le pays de longue
date (les Zubillaga, les Ojeda), alors que le dernier (« Da
Silva ») est un nom d’origine portugaise qui rappelle une
immigration frontalière brésilienne plus récente et associée aux
couches populaires. Da Silva est, par ailleurs, le nom de famille
du président brésilien « Lula », dont l’origine très modeste est
bien connue.
María Palmira apparaît dans la pièce à travers la requête
présentée par son avocat : elle demande à garder son statut de
« première dame » malgré l’éviction de son mari. Cette demande
donne lieu aux principaux rebondissements de la pièce, à savoir
quelques banales scènes de ménage du couple présidentiel et une
réconciliation finale qui passe par l’exécution grotesque de l’expremière dame.
Si l’existence de l’ex-première dame n’est avérée que par
les répliques du dictateur au téléphone, sa présence sur scène ne
se vérifie que lorsqu’elle n’existe plus, c’est-à-dire au moment
où le dictateur ramène à sa femme la tête de María Palmira dans
un sac en papier. À vrai dire, le spectateur ne voit pas non plus
la tête de la défunte. La scène est une réplique dégradée de la
scène biblique lorsqu’on apporte à Salomé la tête du Baptiste : la
belle et lascive Salomé est devenue la passablement ridicule
Trinidad, le plateau est « un sac en papier de la taille d’un ballon
de football », les motivations sont très banales (la jalousie) et la
dérision du pouvoir est ainsi à nouveau mise en avant.
Les interventions hors champ d’un autre personnage, le
laitier, abondent dans le même sens ; comme le facteur en
France, le vendeur ambulant de lait incarne dans le Rio de la
Plata un emblème de l’infidélité conjugale. Mais ce laitier
« d’antan » – car la vente de lait à domicile, qui se faisait encore
dans les années soixante-dix dans un chariot, n’existe plus – est
un homme de nos jours : comme tant de jeunes, il a un travail
bien au-dessous de ses qualifications, puisqu’il est docteur en
sciences politiques. C’est lui qui convainc le dictateur de
10
démissionner de son poste. Le (soi-disant) tout-puissant
dictateur finit donc par quitter son poste sur les conseils d’un
simple employé de supérette, qui lui fait comprendre que
« gouverner un pays n’est pas une mince affaire », car cela exige
beaucoup de connaissances et de qualités intellectuelles. Façon
de reconnaître que les dictateurs et dictatures « à l’ancienne » –
comme celles encore des années soixante-dix – n’ont plus leur
place dans la société contemporaine. De ce point de vue,
Maslíah met en avant une véritable mutation des sociétés en
Amérique latine. Alors que des dictateurs comme Pinochet,
Videla ou Stroessner avaient encore beaucoup de traits
communs avec des dictateurs des décennies précédentes (voire
du XIXème siècle), ces formes de gouvernement sont devenues
anachroniques dans l’Amérique latine de nos jours : dans un
monde où les utopies révolutionnaires sont en veilleuse et le
capitalisme financier fait sa loi, ce système est une entrave plus
qu’un atout pour les pouvoirs économico-financiers. La perte de
pouvoir des dictateurs qui s’est confirmée dans les années
quatre-vingt et quatre-vingt-dix a permis, au cours de la
décennie actuelle, l’arrivée au pouvoir de gouvernements de
gauche, mais leurs marges de manœuvre se sont
considérablement rétrécies. Ainsi, la figure du dictateur –
« Monsieur le Président » ou le « Suprême », le « Patriarche »,
le « Premier Magistrat », pour reprendre la terminologie des
grands romanciers latino-américains du XXème siècle qui se sont
penchés sur le sujet8) – n’a plus de place. Ce pouvoir
unipersonnel fondé sur la force militaire, la virilité et la défense
de quelques valeurs traditionnelles (famille, propriété, morale
chrétienne…) se trouve complètement dépassé dans les sociétés
actuelles ; trop discrédité par les dernières dictatures et leur
effroyable bilan de dizaines de milliers de torturés, morts ou
disparus, le système est devenu « non présentable » dans une
société où l’apparence médiatique est centrale. L’aveu
d’incapacité à gouverner de la part du « dernier dictateur »
8
C’est-à-dire respectivement le Guatémaltèque Miguel Ángel Asturias, le
Paraguayen Augusto Roa Bastos, le Colombien Gabriel García Márquez et le
Cubain Alejo Carpentier.
11
marque bien cette reconnaissance ; la stratégie finale du couple
présidentiel de se camoufler, de se fondre dans la masse – « si
nous allons nous mêler au peuple il est bon de lui ressembler.
J’ai déjà un ‘kit villageois’ tout prêt » – annonce la dissolution
de cette forme de pouvoir au bénéfice de nouvelles formes. Mais
le dictateur, comme tous ceux qui l’ont précédé, garde le
bénéfice « d’une certaine somme » mise de côté en récompense
des « services rendus à [la] patrie », et peut se fondre dans la
population « sans que [les gens] se doutent […] que nous avons
été rien de moins que ceux qui ont commandé l’exécution de
leurs frères ». Cette décision qui ferme la pièce est assumée
conjointement par Eberardo et Trinidad, fait inhabituel, car tout
au long du texte les désaccords au sein du couple sont constants
et en constituent même le moteur. Le départ du couple, bras
dessus bras dessous, comme dans un film de Charlot, laisse le
spectateur avec ce goût amer d’une fiction hautement fantaisiste
qui le ramène pourtant à sa réalité ; en effet, les anciens
tortionnaires en liberté sont beaucoup plus nombreux que ceux
qui sont ou ont été arrêtés ; cet échec de la justice a produit dans
les sociétés du Río de la Plata un sentiment de dépit, de
méfiance et de peur qui a trouvé parfois une issue dans cette
forme de lutte née dans les pays qui ont connu la dictature, les
escraches, terme intraduisible qui consiste en une dénonciation
publique et populaire.
Un autre personnage souvent sollicité est Manuel, une
sorte de secrétaire personnel du président. Il n’est présent qu’à
travers l’interphone qui se trouve dans l’espace scénique, mais
sa présence théorique dans un espace contigu n’a aucune
incidence sur les événements. En fait, il ne répond jamais
lorsqu’on l’appelle : soit parce qu’on n’attend pas de réponse
particulière de lui, soit parce qu’il se serait absenté, soit, le plus
souvent, parce qu’il reçoit des ordres suivies de contre-ordres,
dont voici un exemple :
T : (À l’interphone) : Manuel, faites-moi réserver un billet
d’avion à destination de Paris pour lundi prochain. En bussiness
class. A moins que l’avion présidentiel ne soit disponible. Est-
12
ce que l’avion présidentiel est disponible ? Hein ? Manuel !
Vous m’entendez ?!
E : (À l’interphone, en écartant Trinidad) : Ne vous dérangez
pas, Manuel, Madame ne va pas voyager. Elle a mal à la tête.
Peu importe à la fin que Manuel existe ou pas : son rôle de
courroie de transmission qui ne transmet rien montre que le
pouvoir du Dictateur ne peut même plus s’exercer dans son
cercle le plus restreint.
La femme du dictateur se prénomme Trinidad et son nom
de famille est Tobago. Unité et multiplicité se combinent donc
chez elle : elle est unique, mais aussi double – comme les deux
îles qui composent ce petit Etat caribéen, comme les deux
premières dames qui coexistent dans la pièce – et même triple,
comme la Sainte Trinité.
La pièce fournit peu de renseignements sur son apparence
physique, mis à part un point : elle va à deux reprises chez le
coiffeur, et revient la deuxième fois avec « une perruque mutilée
qui lui donne un air ridicule », voire l’air d’une prostituée, la
rendant méconnaissable aux yeux de son mari. Cette mutilation
annonce également la chute de ce couple dictatorial d’opérette.
À plusieurs reprises, Trinidad met en avant ses origines
modestes : le fait d’être devenue « Première dame » constitue sa
plus grande fierté, comme elle le chante dans une chanson au
titre évocateur : « Qui m’a vue et qui me voit », reprise
parodique de l’expression « ¡Quién te ha visto y quién te ve ! »
qui sert à mettre en avant les progrès accomplis par une
personne – parfois avec une pointe de jalousie ou de mépris –.
Elle est heureuse d’être la « première dame », ce qui pour elle
signifie se trouver en haut de la hiérarchie et pouvoir écraser les
autres, même si en même temps elle se plaint à son mari de ne
pas pouvoir tirer de vrais avantages de sa condition. D’où son
insatiable appétit d’argent, de bijoux et d’autres marques du
pouvoir. Hélas, le couple dictatorial n’a ni argent ni bijoux ; et
quand elle les trouve, ils s’avèrent être « de fantaisie », au sens
propre de « c’est du toc », mais pas au figuré, puisqu’ils sont
13
faits « de réalité » : « réalité du toc », telle pourrait être la
définition de ce pouvoir incarné par Eberardo et Trinidad.
Trinidad est l’exemple de la ménagère des classes
populaires qui a toujours les pieds sur terre face aux délires de
grandeur de son mari. Ils incarnent ainsi les deux visages d’une
même réalité : la force et la séduction du pouvoir, les aspects
matériels et psychologiques.
Quant au « dernier dictateur », le lecteur ne connaît que
son prénom, Eberardo ; celui-ci renvoie à l’univers des
feuilletons télévisés qui envahirent les écrans du Rio de la Plata
à partir des années soixante-dix, avec des personnages issus
souvent des classes moyennes ou populaires comme « Rolando
Rivas, chauffeur de taxi », le chauffeur de bus de «Un monde de
vingt places », l’institutrice « Jacinta Pichimahuida », entre
autres. Cette caractérisation établit une sorte de mise en abîme et
souligne le caractère théâtral, factice et passablement kitsch du
dictateur.
Vêtu d’un « uniforme militaire de gala » comme il sied à
sa fonction, Eberardo est également affublé d’un sac à dos
saugrenu, comme l’indique explicitement la didascalie initiale .
Il s’établit de la sorte un contraste burlesque, le personnage du
dictateur nous renvoyant plus au jeu d’un enfant qui prend
plaisir à se déguiser sans se préoccuper de l’incongruité de
l’assemblage de vêtements et d’objets qui composent son
déguisement, qu’à l’image d’un dictateur en uniforme d’apparat.
Ici encore, le référent semble plutôt être le dictateur incarné par
Chaplin (ou le Père Ubu de Jarry) que les dictateurs comme
Augusto Pinochet ou encore Jorge Rafael Videla, dont les
images ont largement circulé pendant ces dernières décennies.
Les mouvements sur scène du personnage renforcent ces
aspects incongrus : le dictateur fait des pas militaires et sa
gestuelle rappelle la célèbre formule de Bergson sur le rire
comme « du mécanique plaqué sur du vivant » : lorsque sa
femme lui demande s’il l’aime, il hésite, « comme s’il ne savait
pas dans quelle partie de son corps ou de ses vêtements chercher
quelque chose », finit par « palper sa poitrine à la hauteur du
14
cœur », et trouve enfin la réponse tant recherchée mais qu’il
semblait ignorer.
Alors que sa femme, comme nous l’avons vu, est issue des
classes populaires, ses origines à lui sont beaucoup plus floues :
Trinidad le soupçonne d’être un « étranger », voire un
extraterrestre, quelqu’un venu d’ailleurs (« un alienígena », « un
martien ») ; pour preuve elle parle de ses trois testicules, même
si le dictateur soutient que cette anomalie est due à son courage
(au fait « qu’il a des couilles »).
Eberardo veut se montrer conforme en tout au dictateur
« classique » latino-américain, à cette figure aux traits
stéréotypés qui a souvent occupé le devant de la scène politique
dès le dernier tiers du XIXe siècle et jusqu’à une époque récente,
c’est-à-dire 1990, lors du départ de Pinochet. Ainsi, il reprend à
son compte le discours classique des militaires lors des
pronunciamientos, il reconnaît avoir employé la brutalité et
même la torture, il se vante d’en être un expert, il justifie
l’emploi de la force dans le but de rétablir la justice et de mettre
au pas une « bureaucratie décadente », etc. Mais son cynisme ne
cache jamais sa véritable motivation : son désir presque enfantin
de faire son bon vouloir, de tout contrôler, y compris ce qui
n’est pas encore arrivé. « Les faits dorénavant/ vont se dérouler
comme cela me chante », chante-t-il. Sa mégalomanie frise le
ridicule : « mon discours a été retransmis dans tous les pays du
monde », se vante-t-il ; « Je suis plus qu’Adam, je suis Adam et
Eve, car j’ai toutes mes côtes », ajoute-t-il ailleurs. De ce
ridicule il est fort conscient. Comme beaucoup de personnages
de Maslíah, il a cette capacité d’être lui-même et d’avoir une
conscience aiguë de sa réalité en tant que personnage, que
« masque ». Lui-même propose ainsi une interprétation
psychanalytique de son attitude maladive vis-à-vis du pouvoir :
pendant son enfance, ses parents n’ont peut-être pas su
« canaliser [ses] ambitions de pouvoir et de gloire ».
Aveuglement et lucidité sont ses traits paradoxaux : il est
aveugle lorsqu’il se moque de l’ancien président, qui « n’était
que des mots, n’était qu’un président théorique et rien d’autre. »
Alors que de lui il dit : « Je vais droit aux faits, je suis un
15
président de facto »9. Mais cela est constamment démenti dans la
pièce, où le président ne dirige rien. Sa lucidité lui permet
cependant de prévoir, de devancer et même de concevoir sa
propre disparition, puisqu’il prône la privatisation du terrorisme
d’État, ce qui rend compte des changements des années quatrevingt et quatre-vingt-dix. Il est « le dernier dictateur » non pas à
cause de l’arrivée de la démocratie mais parce que la dictature,
en tant que système, est devenue obsolète, et les militaires ont
été remplacés par des hommes politiques qui, à la manière de
Carlos Menem en Argentine, ont su intégrer la modernité dans
leur façon de gouverner. Sa lucidité est, enfin, totale, puisqu’à la
fin de la pièce il renonce à ce pouvoir – qu’il n’a déjà plus –
pour envisager d’autres activités : ainsi, même si Eberardo
avoue ne pas « être un bon commerçant », il envisage d’« ouvrir
un maxi-kiosque » afin de vendre des « boissons fraîches, des
confiseries, quelques produits lactés… », ce qui renvoie
parodiquement à l’éclosion du petit et surtout du grand
commerce – épiceries, superettes, supermarchés, grandes
surfaces, malls à l’américaine – dans le pays, à des nouvelles
formes de socialisation et de consommation.
Comme les dictateurs « classiques », Eberardo veut agir
comme un père – on remarquera que le couple n’a apparemment
pas d’enfants –, d’une main de fer (« mano dura »10). Il ne craint
pas les excès, au contraire, il les assume, tout comme les
militaires des années soixante-dix et quatre-vingt ont revendiqué
leurs agissements tant que le rapport de pouvoir avec la justice
démocratique leur était favorable. Comme le dictateur classique,
enfin, il cherche l’amour de « son » peuple, la reconnaissance et
la postérité : « Je parle à la Constitution, je parle aux bustes des
héros fondateurs ».
9
« Gobierno de facto » était l’expression consacrée par la dictature militaire
pour parler d’elle-même, afin de ne pas utiliser le terme « dictature » ou un
équivalent.
10
L’expression a beaucoup circulé en Uruguay lors de la présidence de Jorge
Pacheco Areco (1967-1971). C’était un des mots d’ordre d’un homme
politique qui, parmi d’autres activités, avait fait de la boxe, et c’est ce qu’il
avait promis pour lutter contre la « sédition ».
16
Dans l’intimité, le dictateur est obsédé par la légalité qu’il
a lui-même transgressée : la Constitution trône dans son salon, et
même s’il reconnaît l’avoir violée, il cherche toujours à vérifier
les actes des autres par rapport à la Constitution – comme si lui
seul avait le droit de ne pas la respecter.
Enfin, les signes extérieurs du pouvoir sont importants
pour le dictateur, au point qu’il veut remplacer sa femme par
l’ancienne Première Dame, en raison de l’image plus adéquate
qu’elle renvoie : « En tant que Chef de l’État, je dois avoir un
certain niveau, je ne peux pas vivre avec une plouc
quelconque ».
La déconstruction par le langage
Dans une entrevue parue dans le journal Ciudad.com à
l’occasion de la première représentation du Dernier dictateur et
la première dame en novembre 2006, Diego Carreño, l’acteur
qui incarne Eberardo, observe comment « tout le travail est dans
les mots » :
Leo a un humour très littéral et il faut se plier le plus possible à
ce qui est écrit, sinon le gag se perd. Si on change un mot, on ne
comprend plus ce qui est dit. […] [Il] est avant tout un écrivain
qui veut que l’on comprenne sémantiquement ce qu’il écrit et
que nous puissions le transmettre ainsi. Tout le travail est dans
les mots.11
Cette pièce de Leo Maslíah, comme bien d’autres textes
de cet écrivain prolifique, a ainsi ceci de particulier et de
paradoxal qu’elle donne le sentiment de laisser une large part à
l’improvisation, par les constantes ruptures de ton, par les
11
http://www.ciudad.com.ar/nota.aspx?id=1266264 : « Leo tiene un humor
muy literal y hay que ajustarse bastante a lo que está escrito, si no, se pierde
el gag. Si cambiás una palabra no se entiende lo que querés decir. […] Él es
mayormente escritor, quiere que se entienda semánticamente lo que escribe y
que nosotros podamos transmitirlo de esa manera. El trabajo está puesto en la
palabra ».
17
multiples jeux de mots souvent absurdes, par l’utilisation du
coq-à-l’âne comme procédé dramaturgique, alors qu’en réalité le
texte obéit à une construction précise et à un langage ciselé.
Ajoutons à cela que si les ruptures de ton sont constantes, à
l’inverse, le ton des personnages reste détaché et impassible. Le
contraste produit un effet de distanciation qui constitue l’un des
ressorts de l’humour de l’auteur, à l’image de celui du Leo
Maslíah chanteur et acteur, qui déroule dans ses sketchs et dans
ses chansons des logorrhées sur n’importe quel sujet sur un ton
monocorde et le visage imperturbable.
Eberardo et Trinidad forment ainsi un couple de ludions
doués de paroles, d’histrions se donnant en spectacle dans une
véritable farce moderne dans laquelle le spectateur retrouve un
comique de situations, de gestes et de mots dont chaque réplique
offre un exemple. Nous nous limiterons ici à quelques types de
comicité directement liée à la manipulation du langage.
Nous commencerons par deux exemples du quiproquo
verbal qui résulte d’un jeu sur les paronymes : lorsque Trinidad
fait allusion à un feuilleton de Migré12, Eberardo comprend
qu’elle lui dit qu’il a émigré ; à la fin de la pièce, Eberardo
explique à sa femme qu’il a abdiqué, elle ne comprend pas le
mot, ce qui donne lieu à un jeu à la fois sur les sonorités et sur
l’absurdité des néologismes ainsi créés :
E : Je viens d’abdiquer.
T : Quoi ?
E : Comment quoi ? Je viens d’abdiquer ?
T : Abdicombien ?
E : Il ne s’agit pas de combien mais de quoi. J’ai claudiqué. J’ai
reculé. J’ai abdiqué.13
12
Alberto Migré (1931–2006) est un célèbre scénariste, auteur de nombreux
feuilletons télévisés parmi lesquels Rolando Rivas, taxista eut un énorme
succès au début des années 1970.
13
Eberardo – […] Acabo de abdicar.
Trinidad – ¡¿Qué!?
Eberardo – ¿Qué? Que abdiqué.
Trinidad – ¿Abdicuánto?
18
À ce jeu sur les sonorités se superpose le coq-à-l’âne que
l’on peut sans nul doute considérer comme l’un des principaux
procédés d’écriture de Leo Maslíah. Ainsi, lorsque Trinidad
interroge Eberardo sur sa volonté de tromper le peuple en usant
d’arguments tirés par les cheveux, celui-ci réplique qu’il ne l’a
pas tirée par les cheveux, ce à quoi elle rétorque qu’elle va donc
chez le coiffeur ; plus tard, lorsqu’Eberardo appelle Palmira
Ojeda Zubillaga pour lui expliquer qu’il va se séparer de sa
femme, l’allusion au laitier qui avait répondu au téléphone fait
dévier la conversation sur les produits laitier. La comicité se
fonde également sur des détournements du sens de certains mots
ou expressions : Trinidad, par exemple, détourne le sens du
cliché selon lequel les enfants sont l’avenir, en déclarant que
pour elle « l’enfance n’est pas l’avenir mais le passé. Un passé
idyllique qui ne revient plus jamais. ». Maslíah joue encore sur
la littérarité de certains mots, à l’image de l’explication que
donne Eberardo de la disparition du paquebot qu’il a transformé
en bateau-école « pour que tous les petits bateaux aient un
endroit où grandir et où apprendre à se transformer en beaux et
grands navires capables de transporter toute la population ».
Ailleurs, l’auteur manie la juxtaposition de mots qui renvoient à
des réalités incohérentes, à l’exemple de l’association que fait
Trinidad entre les noms de deux stylistes, Carolina Herrera et
Paloma Picasso, d’une part, et Sherwin Williams, une marque de
peinture, d’autre part, lorsqu’elle s’interroge sur l’opportunité
d’engager un conseiller en image14. À ces jeux de langage
s’ajoute l’utilisation incongrue de termes qui réfèrent à des
réalités qui, sans être forcément en contradiction avec une
certaine vérité de l’exercice du pouvoir que l’on a pu voir à
l’œuvre sous les présidences de Carlos Menem en Argentine par
Eberardo – No se trata de cuánto, se trata de qué. Claudiqué. Me achiqué.
Abdiqué.
14
« Aconsejemé, Manuel… O tal vez lo que necesito es un asesor de imagen,
¿no? Sí. Porque la roñosa ésa tenía, estoy segura; en la tele siempre aparecía
hecha una pinturita. Y yo tengo que ser mejor. Cuando la gente me vea tiene
que pensar “Sherwin Williams, la pintura del mundo”. No, Sherwin Williams
no, Carolina Herrera, tienen que pensar. O Paloma Picasso. »
19
exemple, sont sans doute éloignées de l’idée et de la
représentation que l’on peut se faire d’un pouvoir dictatorial.
Ainsi, dans la première chanson qui constitue son premier
discours, Eberardo explique que « les gens devront installer son
image comme fond d’écran sur leur ordinateur » : ce qui
apparaît comme une caricature du Big Brother orwellien.
À l’incongruité du décor, des dialogues et de
l’accoutrement des personnages, Leo Maslíah installe, tout au
long du texte, un autre effet de distanciation. Le spectateur se
trouve en effet plongé dès la première réplique dans une
représentation à l’intérieur de la représentation théâtrale, à la
fois grâce aux éléments du décor, mais aussi par le jeu d’une
mise en scène favorisant sans équivoques une distanciation qui
vise à déconstruire la notion même de pouvoir et la figure du
dictateur. Dès le début de pièce, Eberardo se met en situation de
représentation puisqu’il travaille le texte de son futur discours et
qu’il prend même, en quelque sorte, le public à témoin en
s’adressant à une caméra virtuelle qui se trouve derrière ce
public. La solennité de la situation est par ailleurs
immédiatement battue en brèche par la décision inattendue
d’Eberardo de faire son discours sur le mode chanté, et même
dansé puisqu’il l’accompagne d’une danse militaire. Plus tard,
on le verra lancer des billets de banque à une statue avec
laquelle il se mettra à danser tout en s’adressant à elle à haute
voix pour couvrir la musique, lui suggérant de ne pas être si
raide et de se relaxer ; cette scène, une fois encore, n’est pas
sans rappeler celle dans laquelle le dictateur de Chaplin danse
avec la mappemonde. Ce comique burlesque se répète tout au
long de la pièce : Trinidad aperçoit l’un des billets jetés par son
mari, elle se met aussitôt à quatre pattes pour voir s’il n’y en a
pas d’autres ; lorsqu’elle se met à son tour à chanter une
chanson où elle vante son ascension sociale fulgurante, n’est-on
pas invités par Maslíah à y percevoir les échos parodiques d’une
autre chanson, celle de la célèbre comédie musicale, Evita, qui
mettait précisément en scène une autre ascension fulgurante,
celle de l’épouse de Juan Domingo Perón, qui allait devenir
l’icône de tout un peuple. Enfin, à la fin de la pièce, alors
20
qu’Eberardo a démissionné et qu’ils se sont déguisés en citoyens
ordinaires parce que, dit-il, « puisque nous allons nous mélanger
avec le peuple, il est bon que nous lui ressemblions », ils
chantent tous les deux qu’ils vont désormais partager les soucis
des citoyens ordinaires – « la hausse des prix, du gaz, de
l’électricité » – avant de s’éloigner bras dessus bras dessous
dans une image qui n’est pas sans rappeler le dénouement de
certains films de Chaplin, The kid par exemple.
Une parodie du dictateur militaire « à la Pinochet » peut
sembler surannée dans les années 2000, alors que ces régimes
ont été déplacés aussi bien en Uruguay que dans le reste du
continent. Elle ne l’est pas dans la mesure où ce pouvoir
militaire n’a pas été complètement démantelé et n’est pas mort,
mais est plutôt « en veilleuse », à l’expectative de conditions
favorables. Si certains militaires ont été jugés et condamnés,
nombreux sont ceux qui se sont « recyclés » dans les nouvelles
démocraties et continuent de vivre à côté de leurs anciennes
victimes comme si rien ne s’était passé.
La parodie n’est pas inutile non plus dans la mesure où,
plus de deux décennies après la fin de ces dictatures, on entend
ici et là des voix qui revendiquent le bilan des régimes
dictatoriaux, effaçant ou brouillant les aspects les plus sombres
de ces régimes et profitant des difficiles conditions de vie de la
population pour instiller un discours révisionniste.
La parodie, ici, comme nous l’avons vu, joue sur plusieurs
niveaux, et la disparition du dictateur du devant de la scène
permet de montrer aussi les nouvelles formes du pouvoir et de
contrôle de la population. De la bouche du dictateur et de sa
femme sortent beaucoup d’incongruités mais aussi pas mal de
vérités, parfois provocatrices, comme cette affirmation de la
Première Dame : « La nôtre n’est pas une époque de révolutions.
C’est une époque de conformisme. ».
Dans la confusion et le vide idéologique actuels, dans un
monde où « tout se vaut », dans des sociétés aveuglées par des
écrans (plasma) de fumée, la parodie du « dernier dictateur » est
21
une question ouverte posée au spectateur. Une invitation à la
lucidité.
BIBLIOGRAPHIE
Maslíah, Leo, 2004, Libretos, Buenos Aires, Ediciones de La Flor.
Maslíah, Leo, 2007, Horóscopos y otras sentencias, Buenos Aires, Ediciones
En Danza.
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