premiere partie - Dominique Rocher

Transcription

premiere partie - Dominique Rocher
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
TROISIEME PARTIE :
L'ALGORITHME DE CROISIERE
« Voilà comment nous expliquons les Signes afin que le chemin des
coupables soit clairement connus. »
Le Coran. Sourate VI, verset 55.
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Vue subjective, player 1 (Jean)
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Derrière ma fenêtre aux petits losanges de verre coloré, les
marronniers du patio taquinaient, de la sombre et mouvante mosaïque de
leurs feuillages, le subtil lavis d’un ciel limpide. Dans son lourd cadre de
stuc doré à la feuille, la Justice aveugle, le teint olivâtre, balance et glaive
maintenus à bout de bras, s’écaillait en dartre luisant. Les caissons ouvragés
du plafond, chef d’œuvre de compagnons ébénistes, laissaient, indifférents,
couler le temps sur la futile comédie humaine. Les étouffantes boiseries
murales suaient leur cire en silence.
Sur mon bureau - un monument du plus pur style Empire -, dans le
prolongement de ma collection de pipes rigoureusement alignées, le
lépidoptère dix-huit carats généreusement offert par le maréchal des logis
chef Lemoine, un soir d’octobre 1991, sur les berges fangeuses du Maroni,
avait, comme chaque matin, ponctuellement rejoint son socle de marbre
blanc. Trop assommé par les somnifères pour me souvenir de son passage, je
savais pourtant que la papillonnante pépite s’était nuitamment insinuée au
plus profond de mes songes. Un inexorable rituel, vieux de six ans, qui ne
prendrait fin qu’avec la prochaine reddition du héros de « Colombo, cochon
bois », mon premier roman en souffrance. Jamais auteur n’avait dû affronter
personnage plus récalcitrant. Avec un brin d’imagination, j’aurais certes pu
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
me passer de son accord, le doter d’une psychologie à ma convenance,
placer dans sa bouche des répliques ciselées sur mesure dans un champ
lexical ad hoc, me glisser, pour finir, dans sa peau, au point d’en oublier la
mienne. Construite autour de lui et pour lui, l’intrigue, libérée du carcan
documentaire, aurait lentement, de chapitre en chapitre, gagné en épaisseur
pour déboucher, à force de maturation, sur l’unique dénouement possible.
Las ! Que faire d’une plume dont l’agilité s’épuisait en stériles
gesticulations ? Observateur attentif, sémiologue éclairé, zélé rhétoricien,
infatigable polisseur de tournures, il ne me manquait que l’essentiel :
l’inspiration ! Cette disposition particulière qui, une fois absorbées des
bribes de vécu, vous permet intuitivement de les ordonner et de les tordre
dans la bonne direction. Cette capacité inouïe d’entrer en résonance avec le
monde pour en restituer une petite musique intime et universelle.
Privé de ce don des dieux, que faire pour donner chair à mon
filandreux commissaire Leprieur (patronyme choisi, au hasard, dans le
Bottin) et consistance à son enquête guyanaise, sinon vampiriser les cent
kilos de l’indocile Lemoine et contraindre celui-ci, seul au fait de ce qui
s’était réellement passé en territoire Wayanas, à éclaircir le quadruple
meurtre, épine dorsale de mon récit et épine tout court plantée dans mon
amour-propre?
*
*
*
Quatre jour plus tôt, une lettre anonyme en provenance de l’île d’Yeu
m’était apparue comme un message de la divine Providence. L’adjudant
Lemoine - monté en grade depuis Cayenne - y était, sans détour, accusé de
corruption : une enveloppe, preuve du délit, reposait, selon le discret
délateur, quelque part dans son bureau ou son logement de fonction. J’avais
alors convoqué le lieutenant Laurent Parfait qui, pour n’avoir rien à me
refuser, allierait efficacité et absolue discrétion. Le garçon avait déjà fait ses
preuves en me balançant froidement deux de ses collègues du commissariat ;
aussi futé que fut Lemoine, son handicap serait sévère face à ce tenace bullterrier. Avant de laisser la Justice suivre son cours, je mettrai, à mon
gendarme, le marché en main : me raconter, sans omettre le moindre détail,
son aventure guyanaise et me livrer enfin la clé de l’énigme ou déshonorer
son uniforme.
Rien pourtant ne s’était déroulé comme prévu. Pourvu d’une
commission rogatoire qui, sans lien avec sa véritable mission, lui laissait les
coudées franches tout en lui permettant de s’incruster à la gendarmerie,
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Parfait s’était, dès le premier jour, laissé marquer à la culotte par un
maréchal des logis chef aussi obtus qu’encombrant. Un boulet qui ne l’avait
heureusement pas empêché d’assister, sur la côte sauvage, au mouvementé
renflouage d’une 4*4. Evénement à la suite duquel il m’avait, depuis son
hôtel, donné un coup de téléphone des plus prometteurs. Selon lui, Lemoine,
non content d’en croquer, en prenait à son aise avec un flagrant délit périmé
et se livrait, à l’égard du Parquet, à une grave rétention d’informations :
contrairement à ce que le roublard avait affirmé pour obtenir les moyens
techniques nécessaires, l’histoire de 4*4 immergée relevait davantage du
carambouillage que du carambolage.
Cette manière de procéder, si semblable à celle utilisée, six ans
auparavant, pour me court-circuiter, m’avait mis en appétit : si Parfait ne
trahissait pas mes espérances, je récolterai, peut-être, deux scénarios
originaux pour le prix d’un ! Juste récompense d’une longue patience.
Ne connaissant que trop bien les talents d’escamoteur de Lemoine,
j’avais alors conseillé à mon dévoué émissaire de faire immédiatement
monter la pression afin de saisir au vol les ficelles du nouveau tour.
Tard le soir, Parfait m’avait, comme convenu, rappelé chez moi. Ses
premiers mots à peine prononcés, je devinai une hésitation de mauvais
augure. Obéissant à mes injonctions, il avait, longuement et à l’improviste,
cuisiné Lemoine pour ne parvenir qu’à un décevant résultat : poussé par son
empressement à me satisfaire, Parfait avouait s’être fourvoyé et se disait
maintenant convaincu que le conducteur de la Laredo n’avait été victime que
d’un banal accident.
« Pas si banal que ça, cet accident ! », songeais-je, tout à l’heure, en
compulsant le dernier rapport de la brigade de Saint-Nazaire : si la portière
arrachée avait finalement été localisée à une vingtaine de mètres de l’endroit
où l’épave s’était posée, le corps de la victime demeurait introuvable alors
que les courants, toujours selon les plongeurs, auraient dû le ramener vers le
rivage. Mais je ne pouvais, pour l’instant, que me fier à l’infaillible flair de
Parfait aiguisé par la perspective, en cas d’échec, de tomber pour
proxénétisme. A nouveau concentré sur la seule recherche de la preuve
promise par l’auteur du courrier anonyme, mon agent à Port-Joinville avait
passé la nuit dans les murs de la brigade. J’attendais, d’une minute à l’autre,
le victorieux communiqué qui ouvrirait la voie aux négociations.
Pour tempérer mon excitation, je me replongeais dans le dossier
Origo-Desfontaines dont l’épaisseur croissait de jour en jour alors que l’un
des avocats, avec qui j’avais rendez-vous en fin de matinée, hurlait, de plus
en plus fort, à la détention arbitraire.
Dans un communiqué de presse dont il avait eu, la veille, l’obligeance
de me transmettre copie, maître Le Guilledoux poussait les feux en désignant
nommément le mystérieux personnage dont Origo-Desfontaines aurait été le
jouet : un certain Lin Dao Lhou, actionnaire majoritaire de la société
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Troisième partie
« Yellow Computers » - une importante chaîne de distribution informatique.
Renseignements pris auprès de la section de la police judiciaire désormais
chargée de réprimer les délits liés aux nouvelles technologies, de la brigade
financière, des RG, du tribunal de commerce de Paris et même des services
de l’immigration, le portrait de l’épouvantail brandi par le défenseur
d’Origo-Desfontaines s’était suffisamment précisé pour semer le doute dans
mon esprit.
Le Chinois se trimbalait en effet assez de casseroles pour monter une
quincaillerie.
Soupçonné, en juin 1987, d’être à l’origine du règlement de comptes
entre triades qui avait ensanglanté la rue de Tolbiac, dans le XIIIème
arrondissement, la PJ l’avait retenu trois jours en garde à vue avant de le
relâcher faute de preuves.
En décembre 1991, une descente dans une boîte de nuit des Champs
Elysée permet à la brigade des « stups » de mettre la main sur un dealer qui,
en échange de l’impunité et d’une protection rapprochée, balance Lin Dao
Lhou qu’il accuse d’exploiter des travailleurs clandestins importés en masse
de la province chinoise du Heilongjiang. Quand le Parquet de Versailles
débarque à Coignières, le feu a dévasté les entrepôts de « Yellow
Computers » et les témoins interrogés affirment n’avoir jamais vu d’ouvriers
asiatiques dans les parages.
En avril 1992, un « hacker » très doué réussit, sans laisser de trace, à
pénétrer le réseau du ministère de l’Intérieur et à en effacer plusieurs
centaines de fichiers parmi lesquels ceux de proches collaborateurs de Lin
Dao Lhou aux casiers judiciaires épais comme du Dostoïevski. Un coup
d’éponge qui, par un heureux concours de circonstances, survient au moment
précis où de nouveaux recoupements sont en cours dans le but de démontrer
l’intervention du clan Lin Dao Lhou dans une prise illégale de bénéfices. Le
piratage informatique, qui frappe également une partie de la procédure,
contraint les enquêteurs à retarder de quelques semaines leur coup de filet :
le temps, pour les délinquants en col blanc, de déployer un écran de fumée et
de remodeler totalement leur organisation.
Une insolente baraka qui n’empêche pas le S.E.F.T.I. (Service
d'Enquêtes sur les Fraudes aux Technologies de l'Informatique) de
s’acharner et, mobilisant un indicateur émérite, d’infiltrer, dès le mois de
mai 1993, le système Lin Dao Lhou. Entourée, depuis quatre ans, d’un secret
absolu, l’opération était, à en croire les bribes d’information
parcimonieusement lâchées par la secrétaire qui m’avait fait barrage, sur le
point d’aboutir.
Côté tribunal de commerce, l’étau se resserrait concomitamment sur
« Yellow Computers » dont deux ou trois créanciers pris à la gorge s’étaient
manifestés. Ceci s’ajoutant à cela, la commission des opérations boursières
avait, quelques semaines plus tôt, refusé l’entrée du vilain petit canard laqué
sur le second marché.
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Troisième partie
Malgré l’antipathie viscérale que m’inspirait Origo-Desfontaines,
Casanova de province aux mœurs douteuses et au train de vie aussi
flamboyant que ses accoutrements, je ne me souciais guère d’emboîter, à
l’étourdi, le pas au juge Pascal - même si le climat des Sables-d’Olonne était
sensiblement moins délétère que celui de Bruay-en-Artois. Par acquis de
conscience et passant outre les véhémentes protestations du S.E.F.T.I.,
j’avais donc, aussitôt, entamée une énième procédure incidente visant à
clarifier les relations établies entre le maître chanteur nantais et le louche
Chinois.
Mes fax n’avaient pas atteint la capitale depuis une heure que la
Chancellerie s’agitait déjà et qu’un fébrile attaché de cabinet me contactait
pour me conseiller, à titre amical, de différer provisoirement mes
investigations : le respectable Lin Dao Lhou, membre du comité de soutien
de l’un des ténors du FN candidat aux législatives anticipées, n’était pas un
gibier qu’on pouvait forcer sans menacer certains accords informels passés
entre la droite et l’extrême droite. Seul Jacques Toubon, naïf garde des
sceaux, croyait encore en l’indépendance de la Magistrature !
Ulcéré, j’en avais balancé le combiné de mon tout nouveau téléphone
sans fil qui, par rebond, était allé s’écraser contre le bureau de l’ineffable
Abel Térien absorbé dans la besogneuse ébauche de l’une de nos sublimes
assignations. Surpris, il en avait cassé la mine de plomb de son Bagnol &
Fargeon avant, par-dessus ses demi-lunes encrassées, de m’adresser un
regard incrédule. Irréprochable bouc émissaire, il n’avait pas attendu que je
l’apostrophasse pour se lever et, les lombaires à genou, ramasser les
morceaux de combiné épars. Une légère grimace avait accompagné son geste
qui me permit, venimeux, de brocarder sa mollesse tout en me soulageant de
l’excédent de bile qui me brûlait l’œsophage. Bien des justiciables
l’ignorent : les greffiers, obscures tâcherons de première instance, sont, hors
leurs fonctions statutaires, de puissants remèdes contre l’hépatite. J’en étais
au onzième - dont deux femmes - et celui-ci, au plan curatif, devançait, haut
la main, tous les autres : à se demander ce que l’Académie de Médecine
attendait pour le couronner.
- Mon pauvre Térien ! Ce que vous pouvez être maladroit ! notai-je,
apitoyé, mon usuelle placidité recouvrée. Croyez-vous que nous soyons
actionnaires de France Télécom ? Un Amarys flambant neuf !
- Désolé, monsieur le Juge… avait-il exhalé, inexpressif à souhait.
- Désolé ! C’est tout ce que vous trouvez à dire ? Vous vous
débrouillerez avec la maintenance pour qu’elle me le remplace dans l’heure !
Quand on ne peut pas déposer un parapheur sans tout casser, on assume !
- Oui, monsieur le juge…
Et il s’était éclipsé, dos voûté, ombre de son ombre.
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Quelques béotiens s’indigneront peut-être de mon apparente perfide.
Jugement hâtif ! Pourquoi frustrer un tel masochiste quand, grâce à lui, je
pouvais, toute aigreur dégorgée, conduire chacune de mes comparutions
avec une exemplaire courtoisie ? Combien de malfrats endurcis, combien de
petits délinquants irrespectueux, longuement et sereinement entendus, lui
devaient-ils d’impartiales instructions ? Aux palmes déjà décernées par
Esculape, ne serait-il pas de la simple équité d’y ajouter celles de la Haute
Cour de justice ?
*
*
*
Une petite demi-heure plus tôt, en ce radieux mardi matin qui allait
vraisemblablement voir Lemoine capituler, ce bon Térien, systématiquement
en avance d’un quinzaine de minutes sur son horaire depuis la péripétie de
la montre confisquée, avait, d’emblée, eu l’amabilité de me délivrer de
quelques centilitres d’adrénaline : jaillissant, le pas allègre, dans mon
bureau, quelle n’avait pas été ma stupeur de le surprendre en train de passer
furtivement au broyeur quelques pages couvertes de ses pattes de mouches !
Procédure hautement prohibée : ordre lui avait été expressément donné,
quelques mois auparavant, suite à l’une de ses bourdes, de ne rien détruire
sans mon autorisation. Inexpiable crime de lèse-autorité qui justifiait
pleinement l’ire tonitruante dont je le terrassai en préambule à un
interrogatoire serré.
- Quelle ânerie aviez-vous écrite qu’il fallait si précipitamment réduire
en lambeaux ? vociférai-je sur ma lancée.
- Juste un brouillon d’introduction d’instance, monsieur le juge,
balbutia-t-il.
- Pour quelle affaire ?
- Heu… hésita-t-il, l’imagination ou la mémoire défaillante.
- Mais encore ?
- L’affaire du receleur d’hier matin… parvint-il, les traits déformés
par l’effort, à avancer. Vous vous souvenez ?
- Je ne suis pas encore gâteux, Térien ! Et vous, vous souvenez-vous
au moins de son nom ?
- Lucien Antonini… Un ancien éducateur de rue qui a mal tourné,
monsieur le juge.
Réponse exacte. Le fromage blanc qu’il avait dans la tête n’avait pas
encore tourné au gruyère. Je n’en demeurais pas moins insatisfait.
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- N’est-ce pas à moi de décider si vos brouillons sont bons ou
mauvais ? poursuivis-je, glacial.
- Si, monsieur le juge, tremblota-t-il. Mais celui-là était vraiment trop
bâclé et je craignais que vous…
- Et vous avez attendu quatre ou cinq pages pour vous en apercevoir ?
Je vous d’esprit lent, mais à ce point !
Térien, espérant un prompt châtiment, baissa la tête sans plus chercher
à ergoter. La peine prononcée, aussi lourde fut-elle, ne serait que miel sur la
plaie ouverte de son appréhension. La main posée sur le fax en guise de
Tables de la Loi, j’optais donc pour une terrifiante relaxe.
- A quoi bon nous gâcher une journée qui s’annonce si bien ? lui
susurrai-je, radouci. Ça ira pour cette fois, mais que je ne vous y prenne
plus !
Térien en resta bouche bée, les yeux agrandis par une stupeur mêlée
d’effroi : l’attente du supplice n’est-elle pas plus atroce que le supplice luimême ? Le pauvre benêt payait pour Lemoine : depuis Cayenne, les
cachotteries me rendaient intraitable.
Car, pour aberrant que cela fut de la part d’un vil rampant, il y avait
bien eu dissimulation ! Avant d’user du broyeur, l’olibrius s’était
préalablement servi du fax : la tiédeur, sous ma paume, dudit appareil ne
laissait, à ce sujet, aucun doute. Cela signifiait donc qu’au détriment des
intérêts des contribuables monsieur mon greffier confondait administration
judiciaire et bureau de poste ! Sa pingrerie de mangeur de biscottes se
mariait assez bien avec cette filouterie de bas étage ; ce qui n’excluait pas
d’autres hypothèses…
Il n’y a de pires dangers que les lâches : on croit les piétiner et c’est
une savonnette qui vous ripe sous la semelle ! Dieu seul savait ce que
contenait le laïus de Térien et, en l’absence d’une mémorisation des appels
réservée à des engins plus performants, la recherche du destinataire
promettait d’être laborieuse. Déjà, en Guyane, un petit substitut sans
envergure, misérable lèche bottes, n’était-il pas parvenu, par un odieux
travail de sape, à provoquer ma brusque mutation ? Témoin de ma spontanée
rébellion face aux louvoiements de la Chancellerie et du manque
d’orthodoxie de quelques unes de mes méthodes, ma tête de turc vendéenne
s’était-elle, elle aussi, avisée de me trahir ?
La magistrature - qu’elle soit debout, assise ou couchée - est une
jungle pour le magistrat. Pour y survivre durablement, une seule alternative :
être le plus fort ou, à défaut, le plus craint.
Privé de la sanction qui valait absolution, Térien était maintenant sur
ses fins. La panique ne tarderait pas à le gagner et, à sa première tentative
inconsidérée, je n’aurai qu’à refermer mes griffes. Dans la gueule du loup, la
vermine se ferait loquace. Je lui prêterai une oreille attentive, je jouerai un
peu avec elle et puis, parce que nul ne peut aller contre sa nature, je lui
briserai les reins.
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Sur ses entrefaites, le téléphone sonna. Le lieutenant Parfait se
présentait enfin au rapport.
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Niveau 8
Vue subjective, player 4 (François)
Fichier enregistré le mardi 29 avril 1997 à 12 heures 04
Pour la première fois depuis me retour de Paris - qui, contrairement à
ce que prétendait la chanson, tenait davantage de la pouffiasse décolorée
que d’une vraie blonde au sourire enjôleur -, je m’étais réveillé de fort bonne
humeur. En dévalant la volée de marches qui séparait mon appartement de
fonction des locaux de la brigade, je me surpris même à fredonner un air de
« Carmen » - moi qui n’entendait rien à l’opéra ! Un sondage réalisé, dès
l’aube, auprès d’un panel constitué de mon petit doigt et de ses neufs
copains, s’était avéré des plus encourageant : 99% de mes auriculaires se
disaient convaincus que cette journée serait décisive.
L’ordinateur portable volé à Pascal Bardin-Cardaillac par feu Gabriel
Huyng était désormais en ma possession ainsi qu’une collection d’indices et
de constations qui, j’en étais certain, constituaient l’essentiel du puzzle. Mon
assassin et son « syndrome de Colomb » provisoirement hors d’état de nuire,
Marc Dieulafait, commissaire franc-tireur, obligé de sortir du bois et le
lieutenant Parfait circonvenu, le terrain se dégageait à vue d’œil. Si Sainte
Aubaine persistait à damer le pion à la vilaine fée Scoumoune, je sentais que
je pourrais bientôt enterrer la hache de guerre dans le pot aux roses.
Trop guilleret pour m’appesantir sur le teint blafard et la mine
déconfite de Kepler, je balayai le tout d’un cordial salut avec l’intention bien
arrêtée de ne pas me laisser gagner par sa débordante morosité.
- Alors, le questionnai-je, primesautier, notre ami Parfait a-t-il enfin
obtenu ce qu’il voulait ?
- Négatif, mon adjudant, me répondit-il, la langue pâteuse et les yeux
vitreux de désolation. Il n’a même pas essayé de pénétrer dans votre
bureau…
Difficile à croire si mon maréchal des logis chef - seul gendarme de
permanence la veille au soir - s’en était strictement tenu à mes instructions :
fermer les yeux, au sens propre et au sens figuré, sur les allées et venues de
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
la balance étalonnée par Javaire ; ceci afin de lui laisser volontairement le
champ libre. Seulement voilà : la fibre paternelle n’est par de celles dont on
tisse la plus solide soumission. Guillaume lui ayant, pour un peu changer,
joué l’air de la fugue jusqu’à des deux heures du matin, mon Kepler, fou
d’inquiétude, n’avait cessé, par radio et durant tout son service, de harceler
la patrouille de surveillance générale ! Résultats des courses : Parfait,
découragé et assommé par l’excès d’iode, avait, Gros-Jean comme devant,
levé le siège peu après minuit.
- Je suis vraiment désolé, mon adjudant, larmoya Droopy, mon air
contrarié enfoncé dans le panaris de sa culpabilité. Mais, si vous tenez tant
que ça à ce que ce fouille-merde perquisitionne votre bureau, on peut
recommencer ce soir. C’est Alain qui sera de garde au standard et il est
célibataire…
Indéniable qualité hélas bien en peine de compenser la désastreuse
propension du zozo à transformer tous les Austerlitz en Waterloo ! Pour être
sûr qu’il foutrait bien la paix au lieutenant Parfait, je n’aurai d’autre solution
que de lui ordonner, tout au contraire, d’être d’une extrême vigilance. Un
adjudant de gendarmerie, dans l’exercice de ses fonctions, se doit parfois de
faire preuve, envers ses hommes, d’une rare psychologie.
Obstiné à sauvegarder, le plus longtemps possible, ma félicité
matinale, je m’étais déjà persuadé qu’il n’y avait pas si grande urgence à ce
que Parfait découvrît l’enveloppe bourrée de billets lorsque le fax sonna.
- Ça y est ! C’est mon cousin ! claironna Kepler ravi de cette
opportunité de retour en grâce. Regardez, mon adjudant ! C’est bien d’Abel !
appuya-t-il en déposant, sur mon bureau, quatre feuilles manuscrites à peine
lisibles tant l’écriture en était petite et serrée.
- Pas très rapide, ton cousin ! ronchonnai-je pour le principe. Mais il
faut reconnaître qu'il y a mis le parquet… Euh… le paquet !
Mes demi-lunes prestement extraites de leur étui, je me mis subito à
étudier la prose prudemment anonyme du sieur Térien. Une littérature à la
syntaxe et à l’orthographe un chouïa relâchées mais au contenu riche
d’enseignements. Ainsi donc, c’était pas la queue et non la barbichette que
Javaire tenait son exécuteur des basses œuvres. Pas très malin, pour un jeune
policier plein d’avenir, d’aller se maquer avec une pédicure dont le cabinet
ressemblait davantage à une maison de passes qu’à un salon de beauté ! S’il
était établi que les deux associées de la copine de Parfait étaient bien des
prostituées repenties aux « cahiers de chansons » épais comme des Bottin,
l’instruction de Javaire ne reposait, tout bien pesé, que sur l’unique plainte
d’une honnête épouse éplorée.
En lisant et relisant le copieux document, ma jubilation se mit à croître
proportionnellement à une agaçante frustration : je savais maintenant
comment retourner Parfait à une dernière condition : qu’il mette dare-dare la
main sur les preuves de ma supposée corruption. Avec un Alain aux
manettes, c’était loin d’être gagné.
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Tu es sûr qu’on ne peut pas modifier le tableau de service pour ce
soir ? m’enquis-je auprès de ce bon Kepler.
- Impossible, mon adjudant. A moins d’annuler toutes les
permissions… Mais vous connaissez nos hommes : après tout ce qu’on leur
a demandé ces dernières semaines…
- Tonnerre de Dieu ! rugis-je en frappant la table du poing. Ils sont
militaires ou fonctionnaires ?
- Un peu des deux, déplora Kepler non sans une certaine lucidité.
Mais, si vous le voulez, je veux bien encore m’y coller…
Entre la peste et le choléra, le choix était cornélien. Réflexion faite, je
décidai de laisser le père martyr à son encombrante progéniture et de courir
ma chance avec le vieux garçon, photographe classé « X » et balourd hors
compétition. Dans les grandes batailles, force est de laisser au hasard sa
picorée.
- Laisse tomber, Képler, soupirai-je. « La connaissance de l'Heure
n'appartient qu'à Dieu ; nul autre que lui ne la fera paraître en son temps. »
Sourate VII, verset 187… Occupe-toi plutôt de Parfait. Je compte sur toi
pour ne pas le lâcher d’une semelle d’ici à ce soir !
- Et s’il recommence à bousiller tous les ordinateurs qu’il touche ?
- Tu le serres pour informaticide involontaire et non assistance à
Microsoft en danger.
Ravi de ma vanne, le moral soudé au beau fixe, je dus me mordre les
lèvres pour ne pas éclater de rire lorsque Droopy, dans l’encadrement de la
porte, faillit s’emplafonner Baloo lancé, comme un boulet de canon, la truffe
collée à un rapport de transmission.
- Ça vient de tomber sur le « Rubis », m’annonça le projectile
évoquant le seul réseau engagé volontaire ; une sorte de Minitel en treillis
qui nous permettaient d’échanger, en temps réel, avec tout ce que la
gendarmerie comptait de brigades spécialisées.
- Bon. Voyons ça…
- Bof. Rien d’extraordinaire, commenta Bertrand en me tendant son
bout de papier. Pas doués les types de Rosny-sous-bois. A première vue, ils
n’ont rien trouvé du tout…
- Et comment tu sais ça, toi ?
- Ben… C’est écrit dessus, mon adjudant…
- Et l’entête ? Tu l’as lue aussi, l’entête?
- L’entête ?
- Oui ! Là ! En haut à gauche ! Tu veux mes lunettes ? « A l’attention
de l’adjudant François Lemoine. Personnel et confidentiel »…
- Ah ! Oui… C’est vrai… J’avais pas fait gaffe… reconnut l’ours des
casernes. Désolé mon adjudant, mais comme, de toute façon, ça ne vous
apprendra rien, ça revient au même, non ?
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Avec un sophiste de cet acabit, à quoi bon essayer d’avoir le dernier
mot ?
- Si tu le dis… abrégeai-je en lui indiquant la sortie.
Resté seul, je vérifiai les dires de mon héraut. En quelques lignes, les
cadors de la recherche des personnes disparues reconnaissaient,
effectivement, avoir fait chou blanc. Pas plus de Sibylle N’guyen (alias
Maryline Lempecki) dans leur archives que de pré carré dans un giratoire.
En lot de consolation, un bref commentaire avait été rédigé par un
major désœuvré à quelques mois de la retraite. En style télégraphique, celuici me signalait, à toutes fins utiles, l’attaque d’un hacker qui, en avril 1992,
était parvenu à pénétrer le réseau du ministère de l’Intérieur et à en effacer
un paquet de fichiers. Doté de solides relations et d’une infaillible mémoire,
l’« ancêtre » affirmait que quelques repris de justice aux patronymes
asiatiques avaient profité de l’aubaine pour se refaire une virginité et rectifier
leur état civil. Un grand nettoyage de (rouleau de) printemps
vraisemblablement commanditée par un certain Lin Dao Lhou, mafieux à la
sauce aigre-douce et sympathisant d’extrême droite.
Avril 1992 ! Le mois et l’année du naufrage du « Black Star » et de la
disparition en mer de Sibylle N’guyen ! Une jeune personne dont on s’était
acharné à effacer les traces : pendant que les uns escamotaient ses papiers et
embrouillaient les témoins, d’autres se chargeaient du ménage au ministère
de l’Intérieur. Un tour de force dont s’était venté Gabriel Huyng. Fallait-il,
via, par exemple, le groupe « Further Führer », rapprocher le « Péril Jaune »
de Lin Dao Lhou ? Pourquoi pas ! L’intervention d’un vrai gangster ne
faisait qu’étayer mes conclusions en éclairant le soutien occulte dont
bénéficiait le fils Bardin-Cardaillac, plus ou moins pris en otage. Quant à
l’implication du commissaire Dieulafait, elle prenait d’autant plus de
consistance qu’une triade avait mis son grain de riz dans l’affaire.
Revers de la médaille : pour la première fois depuis la matinée du
dimanche 20 avril et le rapport verbal de Kepler relatant l’accident des
Vieilles, je me pris à redouter d’avoir inconsidérément embringué mes
maigres effectifs dans une aventure désormais promise à la déroute modèle
campagne de Russie. Sept gugusses qui ne vidaient leur chargeur qu’une fois
par an sur des bottes de paille face aux samouraïs d’un seigneur de la pègre
chinoise adepte de la terre brûlée : le rapport de forces donnait à réfléchir !
Mais je m’étais maintenant trop avancé pour espérer la sauvegarde d’une
prompte retraite. Contrairement au « Petit Caporal » effrayé par l’incendie
de Moscou, je me résolus donc, même si ça empestait le roussi, à poursuivre
plus avant l’offensive. Et tant pis si Javaire m’avait déjà réservé une aller
simple pour Sainte-Hélène.
Première chose à faire avant de charger, pour l’honneur, à la tête de
mes cuirassiers : déplier les cartes et dresser un plan de bataille. Je me
penchai donc vers mon coffre pour en extraire les petits trésors amassés
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
depuis quinze jours lorsque le téléphone sonna : c’était la brigade de Poissy.
La veille au soir, les Bardin-Cardaillac ne répondant toujours pas, j’avais
proposé à mes collègues franciliens une petite excursion du côté de l’île de
Villennes. Manque de bol, portes et volets clos les y attendaient. D’après les
voisins, tout le monde, y compris le gardien qui faisait aussi office de
chauffeur, avait, dès potron-minet, mis les bouts ; destination inconnue. Le
« syndrome de Colomb » devrait donc, un temps encore, se passer du
secours maternel ; une perte minime à en croire les sarcasmes de David
Pecquet ; un garçon par ailleurs fort serviable qui, s’il tenait sa promesse
faite la veille au soir, allait bientôt débouler pour m’aider à autopsier
l’ordinateur récupéré dans la Laredo immergée.
En attendant le dépanneur sur site, je me replongeai, illico presto, dans
ma caverne d’Ali Baba mais il était dit que France Telecom ne me lâcherait
pas la grappe avant de m’avoir concasser les pépins. Cette fois, c’était
l’épatant Jean-Pierre Magnin - ancien ministre socialiste candidat, depuis la
dissolution de l’Assemblée Nationale, à sa propre succession - qui s’agitait
au bout du fil. Prenant la suite de trois ou quatre huiles qui avaient déjà
gâché mon petit déjeuner avec leurs salades, l’arbitre des élégances version
psychédélisme dégriffé s’imaginait, à son tour, que quelques menaces
voilées assorties d’insidieuses références à ma hiérarchie suffiraient à me
faire hisser le drapeau blanc. Notre joute du mardi précédent ne l’ayant
apparemment pas découragé, je dus lui remettre quelques points sur les « i »,
à commencer par celui du substantif « indépendance » ; sujet qui, à mon
sens, se passait de verbe. Bardin pouvait bien s’appeler Cardaillac, rien ni
personne ne m’obligerait à fermer les yeux sur les « fredaines » de Pascal.
- Puis-je au moins savoir ce qui justifie votre stupide acharnement ?
insista l’abus de position dominante.
- Ses mauvaises relations. Sans parler de celles de ses parents !
persiflai-je. Les amis de monsieur Bardin-Cardaillac père ne m’ont pas l’air
de se soucier beaucoup du secret professionnel…
- Ni vous des procédures ! Comment se fait-il, après plus d’une
semaine d’enquête, que le Parquet des Sables-d’Olonne ne soit toujours
informé de rien ?
- Si c’est ce que le procureur vous a dit, la magistrature remonte dans
mon estime. Je la croyais plus servile et moins discrète…
- Vous insinuez qu’on aurait osé me mentir ? glapit J.P., ex C.D.
(humour initialitique).
- « Nous avons présenté aux hommes toutes sortes d'exemples ; mais
la plupart des gens s'obstinent dans leur incrédulité. » Sourate XVII, verset
89…
- Qu’est-ce que c’est que ces conneries ?
- Le Coran, monsieur le ministre. Très poétique et souverain contre les
accès d’autoritarisme mal placé.
- Amusez-vous, Lemoine ! Amusez-vous tant que vous le pouvez !
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Je n’y manquerai pas, monsieur le ministre, lui promis-je en écrasant
mon combiné contre sa base.
Depuis la constitution de 58, les mœurs politiques ne s’étaient pas
franchement améliorées : de la pudibonde crispation gaullienne on en était,
comme une fleur (une rose de préférence), passé à l’éhontée compromission
mittérrandienne, éventuellement payable en liquide. Une dégringolade
propice au populisme crapuleux et éminemment défavorable aux têtes de
lard amarrées, comme mézigue, à contre-courant. Au lendemain du second
tour, quel que soit le verdict des urnes, je pourrais numéroter mes abattis : si
la droite restait au pouvoir, Magnin userait de son entregent (du même
monde) pour me faire payer mon insolence ; si la gauche revenait aux
affaires, il s’en chargerait personnellement. Dans un cas comme dans l’autre,
j’avais intérêt à souquer ferme pour que tout soit bouclé avant la clôture du
scrutin ! Sainte Nitouche soit louée, les mortes eaux des législatives
anticipées autorisaient momentanément l’ancien champion d’aviron de
Villers-Bocage à mettre un turbo à sa godille.
Mon téléphone mal raccroché inscrit aux abonnés absents, je pus
enfin, David Pecquet se faisant toujours désirer, piocher tranquillement dans
mon coffre. Etalée sur mon sous-main, ma récolte tenait du bric-à-brac
oublié dans la poche d’un écolier ramasse-tout. Par ordre d’apparition à
l’inventaire, il y avait les bouts de verre récoltés dans la poubelle des
Vieilles au lendemain de l’assassinat de Gabriel Huyng, la boule de latex
récupérée par Isabelle Pecquet dans la chambre qu’avait occupée la victime,
le minuscule disque de matière plastique teintée repêché dans les graviers
lors de ma visite dominicale au fils Bardin-Cardaillac et la gourmette en
argent ornée d’un motif chinois en céramique rouge découverte, vingt-quatre
heures plus tôt, lors du renflouage de la Laredo. Si les éclats de verre
m’avaient déjà livré leur secret et prouvé que Gabriel Huyng était bien entré
par effraction chez son assassin, les trois autres objets s’enferraient dans leur
mutisme. Poussé, par ma seule intuition, à les collecter, je butais sur la
logique : mes petites cellules grises, tournant pourtant en surrégime, restaient
toujours impuissantes à en déterminer l’origine et l’usage.
Ma bonne humeur définitivement balayée par la rage de piétiner là ou
j’aurais dû galoper à bride abattue, je m’en tordais sauvagement les
moustaches lorsque Martine, toute chamboulée, bouscula Bertrand qui
tentait de faire barrage et se jeta dans mon bureau. Pas la peine de me faire
un dessin (sa nouvelle robe en était déjà largement pourvue de toutes sortes)
pour comprendre qu’il y avait du grumeau dans la pâte à crêpe : à une
exception près, qui remontait à Cayenne, c’était la première fois qu’elle se
permettait d’enfreindre la sacro-sainte et salutaire consigne interdisant aux
familles l’accès à la brigade.
- C’est reparti pour un tour, hein ! m’apostropha-t-elle, furax, d’entrée
de jeu. Depuis Paris, j’étais sûre que tu me cachais quelque chose !
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Moi ? m’étonnai-je avec la candeur de l’agneau attendant son
inscription en maternelle préparatoire.
- Oui ! Toi ! François Lemoine ! Roi des hypocrites et danger public !
- Là, si je puis me permettre, vous y aller quand même un peu fort,
mon adjudante… intervint charitablement Bertrand toujours planté, les bras
ballants, dans l’encadrement de la porte.
- Avant de recommencer ton numéro, tu aurais pu me prévenir !
poursuivit ma moitié ignorant l’intervention du tiers.
- Mais qu’est-ce que tu racontes ? De quel numéro parles-tu ?
rétorquai-je, éberlué.
- De ton numéro de Rambo solitaire, pardi ! L’homme qui ne craint
pas d’abandonner sa femme à des sauvages pour passer, tout seul, les
menottes à toute une bande de psychopathes !
En un éclair, l’image, aussi vague que menaçante, du groupe « Further
Führer » et des kamikazes de Lin Dao Lhou s’imposa à moi avec la force
d’un uppercut. Je sentis mon estomac se retourner et un fluide glacial me
glisser entre les omoplates.
- Du calme, Martine ! tempérai-je, dissimulant mon anxiété. Assiedstoi et raconte-moi tranquillement ce qui t’est arrivé…
- Ce qui m’est arrivé ? Tu me demandes maintenant ce qui m’est
arrivé ?
- Ben, oui, quoi… Qu’est-ce qui vous est arrivé ? s’impatienta
Bertrand.
- Vous, l’ours des cavernes, on ne vous a pas sonné ! lui envoya ma
mie, la baguette cinglante, avant d’en revenir à mes miches : ce qui m’est
arrivé, c’est qu’il a suffit d’une demi-heure - le temps que je descende au
port acheter du boudin aux pruneaux - pour que des voyous fracturent notre
porte et mettent tout notre appartement sens dessus dessous ! Voilà ce qui
m’est arrivé !
- Un cambriolage ? A la gendarmerie ? En plein jour ? s’étouffa
Bertrand. Vous croyez ça possible, mon adjudant ?
- Bien sûr que non ! Tout le monde sait que Martine est la reine des
mythomanes ! ironisai-je. Allez ! Hop ! Du vent ou je te fais manger des
pains pendant un mois !
Baloo vira autour de sa bedaine et mit les voiles. N’empêche ! Un
cambriolage, à la gendarmerie, à dix heures du matin ! Incroyable ! Pour
accéder à mon logement de fonction, les casseurs avaient dû escalader la
grille, traverser, à découvert, tout le parking et grimper trois étages avec le
risque de tomber, à chaque instant, sur l’un de mes hommes. Même parcours
du combattant au retour ! Du boulot de professionnels de haut vol (c’était le
cas de le dire) ou d’amateurs inconscients. Au choix.
- Bien la peine d’être mariée à un gendarme ! pesta Martine avant
d’ajouter, fronçant les sourcils en direction de mon sous-main : et pendant ce
temps-là, monsieur fait les poubelles !
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Des pièces à conviction, expliquai-je. Toujours l’affaire BardinCardaillac. Rien à voir avec notre cambriolage. Au fait, ils ont emporté
quelque chose ?
- Pas eu le temps de vérifier. Le mieux serait que tu montes voir… à
moins que tu ne préfères que j’appelle la police, railla-t-elle pour mieux
sauter du coq à l’âne : il porte des bracelets, maintenant, ton BardinCardaillac ?
- Bracelet ?
- Cette babiole en argent, là, avec le dessin chinois…
- Ah ! Ça ! C’est la gourmette d’un chauffeur-plongeur…
- Gourmette ! Mon œil ! Un bijou de femme, oui ! Beaucoup trop fin
pour un homme ! Je te préviens François : s’il y a, en plus, une nouvelle
Guillemette dans ce coup là…
Parce que j’avais remué ciel et terre, en Guyane, pour sauver la mise à
une innocente ethnologue, Martine s’était toujours imaginé - à tort - que j’en
pinçais pour elle. Guillemette était, certes, devenue une copine - une bonne
copine même - mais rien d’autre ! L’ennui, avec la fidélité, c’est qu’elle est
toujours plus suspecte que l’adultère…
Afin de prouver ma bonne foi et de prendre en défaut la jalousie mal
placée de mon Othello femelle, j’empoignai la gourmette pour la passer à
mon poignet. Manque de bol, ma membrure, trop épaisse, refusa de se plier à
la démonstration.
- Le type qui la portait avait vingt ans de moins que moi, argumentaije. Et tous les témoins le décrivent comme plutôt filiforme, si tu veux tout
savoir !
- Guillemette aussi avait un petit côté garçon manqué, si je me
souviens bien, insinua Martine. Si ton truc c’est les planches à pain, je me
demande ce que tu fais avec moi !
Une brigade n’étant pas le meilleur endroit pour se donner en
spectacle - surtout dans la grande scène du mari terrassé par la mauvaise foi
féminine - je brisai là pour, les mâchoires serrées et la démarche virile,
grimper constater, de visu, les dégâts.
Nos visiteurs, pressés, n’avaient pas fait dans la dentelle : la serrure,
arrachée à coup de pied-de-biche, avait emporté en souvenir un bon morceau
de boiserie. A l’intérieur, chaque meuble avait été vidé, chaque tiroir
retourné, chaque rayonnage dévasté. Jusqu’à ma précieuse collection
d’insectes dont on avait saccagé la belle ordonnance et jeté au sol les plus
volumineux présentoirs. Debout au milieu de la vaisselle atomisée, du linge
éparpillé et des débris de verre crissant sous les semelles, j’en restais,
comme Martine, abasourdi. Tout cela nous renvoyait, effectivement, aux
heures les plus sombres de l’affaire guyanaise à ceci près qu’on avait omis
de glisser un anaconda dans notre plumard et de décapiter le yorkshire que
Martine, éplorée, n’avait jamais voulu remplacer.
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Troublante constatation : rien, pas même les bagues et bracelets en or
de Martine, rangés dans sa table de chevet, n’avait disparu. Chaque pièce, y
compris les toilettes (!), ayant fait l’objet d’un examen poussé, la thèse du
vandalisme gratuit était difficilement soutenable d’autant que la superbe
fresque de Martine et autres œuvres d’art exotiques étaient intactes.
L’absence d’empreintes indiquait, par ailleurs, qu’on avait pris des gants (au
seul sens propre, hélas !).
Moralité : les monte-en-l’air ne s’étaient déplacés que pour s’emparer
d’un objet bien précis. Objet qu’ils savaient être, depuis peu, en ma
possession mais qui leur avait échappé pour la bonne et simple raison qu’il
était ailleurs. Où ça ? Dans mon bureau, naturellement ! Inutile de me
repasser le film image par image pour isoler l’accessoire : il ne pouvait, bien
entendu, s’agir que de l’ordinateur portable du fils Bardin-Cardaillac. Un
gadget suffisamment attractif aux yeux de certains pour tenter, à moto, de
l’arracher à l’affection d’une demi douzaine de pandores cernés par un
cordon de badauds ! Qu’ils fussent ou non à la solde du sieur Lin Dao Lhou,
les insaisissables gogols du groupe « Further Führer » n’avaient pas froid
aux yeux. Le jeu devait en valoir la chandelle et j’étais impatient d’en
connaître les règles.
- Eh ! Ben ! Je vous dis pas le carnage ! s’exclama Bertrand en
découpant sa lourde silhouette dans l’encadrement de la porte. Un
cambriolage…
- … à la gendarmerie et en plein jour ! Oui ! On sait ! le coupai-je du
tranchant de la langue. A part ça, que nous vaut l’honneur ?
- Le téléphone, mon adjudant. J’ai essayé de vous appeler mais ça ne
répondait pas.
Normal : le combiné du salon et sa prise murale avaient, dans la
bagarre, choisi des camps différents.
- C’était si urgent que ça ? grognai-je.
- Un certain David Pecquet est arrivé. Il dit avoir rendez-vous avec
vous, mon adjudant…
Celui-là, il tombait à pic ! Un excursion au joli pays des octets
s’imposait plus que jamais. Je m’apprêtais donc à plier prestement bagages
lorsque Martine s’interposa.
- Et le rangement ? Qui est-ce qui va se le farcir ? s’indigna-t-elle, les
mains sur les hanches.
- Désolé, chérie, mais je te rappelle que je suis toujours en service…
- La belle excuse ! Pour ce que vous faites d’utile ! Même pas
capables de veiller sur vos propres logements !
- Là, vous êtes dure, mon adjudante ! s’offusqua Bertrand.
- Oh ! Vous ! Hein !… s’étouffa Martine.
- Demande à la femme de ménage des Kepler de monter te donner un
coup de main, proposai-je, conciliant. La paperasse et le serrurier, j’en fais
mon affaire…
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Le mollasson époux de la fougueuse Isabelle avait les traits tirés ;
accomplir son devoir n’est jamais une sinécure, surtout quand il est conjugal.
Dans les brumes de sa nuit blanche, il me devina pourtant et parvint à
s’extraire de la banquette où il gisait. Aux grands maux les grands remèdes :
je demandai à Bertrand de lui préparer un express « spécial Kepler » (cinq
volumes de caféine pure pour un volume d’eau) et le précédai dans mon
bureau. Agrippant la première chaise venue, il s’y affala, guerrier anéanti par
le repos.
- Désolé de vous avoir pait foireauter, s’excusa-t-il, la langue
titubante. Je me suis réveillé dans le pâté et, depuis, je n’arrive pas à
décoller…
- No problemo ! Ce matin, j’étais, moi-même assez occupé et, pour
tout vous dire, votre retard m’a plutôt arrangé. Vous pensez être en état
d’examiner la bête ?
- Ça devrait le faire… Mais je peux d’abord vous poser une question ?
- Je vous en prie…
Indécis, David Pecquet se gratta nerveusement le cuir chevelu avant
de se lancer :
- C’est au sujet du flic qui était, hier soir, dans votre bureau…
- Un lieutenant des Sables-d’Olonne… Un peu soupe au lait, comme
vous avez pu le remarquer…
A en juger par la gène qui lui barbouillait le museau, ce qu’il avait
surtout enregistré, c’était mon apparente inhibition face à la véhémente
inquisition du vicaire de Monseigneur Javaire. Trop pressé pour en appeler
aux bons offices du Saint-Siège, je pris sur moi de me signer, subito, une
indulgence.
- Police et gendarmerie ne font pas toujours bon ménage, repris-je sur
le ton de la boutade. Il nous arrive, de temps à autre, de nous court-circuiter
joyeusement… Forcément, ça fait des étincelles !
- Et la police des polices ? insista l’incrédule.
- Qu’est-ce que vous croyez ? On a chacun la nôtre : le linge sale ne
sort jamais de la famille ! En admettant même qu’un adjudant comme moi
ait quelque chose à se reprocher, il faudrait qu’un juge d’instruction pète
sacrément les plombs pour lui coller un flic aux basques !
- Cool ! J’aime mieux ça !
- Moi aussi, figurez-vous. Votre copain Pascal me donne déjà assez de
fil à retordre ! S’il fallait, en plus, se coltiner une inspection… Je ne suis ni
Eddy Murphy ni Mel Gibson… Bon ! On peut attaquer, maintenant ?
- On peut !
En écartant le bric-à-brac de mes pièces à conviction afin de poser,
devant lui l’ordinateur, je croisais les doigt pour que ses compétences
égalassent ses légitimes préventions à mon égard. Je ne fus pas déçu : avant
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
même que je n’eusses sorti l’appareil de son papier à bulles, le couperet
tombait.
- C’est le portable que vous avez repêché ? s’étonna-t-il en approchant
sa chaise.
- Oui. Pourquoi ?
Sa mine de décavé s’allongea de deux ou trois mentons.
- Ne vous fatiguez pas, soupira-t-il. Ce truc n’a jamais appartenu à
Pascal !
Le souffle réfrigérant de la vilaine fée Scoumoune me hérissa les poils
de la nuque ; cette greluche avait juré de me faire régurgiter jusqu’à la
dernière miette de ma matineuse allégresse !
- Comment pouvez-vous en être si sûr ? me révoltai-je. On ne l’a
même pas encore ouvert !
- Pas la peine, je vous dis ! C’est un Compaq et Pascal n’utilise que
des HP…
- Vous pouvez traduire ?
- Des Hewlett Packard. Une vraie manie alors que leurs Omnibook
valent des fortunes et que leurs track pads…
- Passez moi les détails ! De toute façon, je ne suis pas acheteur ! Et il
ne change jamais de marque ?
- Pascal ? Pas depuis qu’il a jeté son dernier Amiga. C’est dire ! En
fait, il a toujours eu ses fixettes…
La mienne de « fixette » tournait autour d’une double interrogation :
1/ si Gabriel Huyng n’avait pas été liquidé pour avoir tenté, à deux
reprises, de dérober l’ordinateur du fils Bardin-Cardaillac et son précieux
contenu, quelle en était la raison ?
2/ comme, lors du renflouage de la Laredo, Pascal Bardin-Cardaillac
n’avait pas pu être moins perspicace que David Pecquet, à quoi - ou à qui attribuer le déclenchement de sa violente manifestation psychosomatique ?
Tout un pan de mon scénario s’effondrait me laissant les godillots
sous les gravats. Jusqu’à quelle profondeur m’étais-je enfoncé de bras dans
l’œil ? Pour le savoir, que faire sinon pratiquer, quoi qu’il en fut,
l’endoscopie prévue - quitte à racler mon amour-propre au passage ?
- Cet appareil était pourtant bien dans la voiture de Gabriel Huyng, me
confortai-je à haute voix. Il mérite quand même qu’on aille voir ce qu’il a
dans le ventre, non ?
- OK ! Mais ses batteries sont certainement à plat, pronostiqua le
spécialiste. Vous avez une alim’ qu’on pourrait bidouiller ?
Je lui sacrifiai, sans regret, celle de mon propre portable qu’il parvint,
en deux temps trois mouvements, à l’aide de mon seul Opinel et d’un bout
de chatterton, à adapter au Compaq. Une pression sur une touche et la chose
se mit aussitôt à ronronner. Après quelques secondes de mise en route,
l’image d’arrière plan s’afficha : le dessin naïf d’un buffle ou d’un yak au
milieu d’un pâturage jauni avec, en arrière plan, les sommets enneigés d’une
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
lointaine chaîne de montage. Cela pouvait évoquer le Tibet ou la Chine
septentrionale : pas du tout l’univers habituel du fils Bardin-Cardaillac.
Sur le paysage bucolique, une foule de petites icônes se mirent à
clignoter. J’en reconnus deux ou trois, copies conformes de celles visibles
sur mon propre écran, mais toutes les autres m’étaient absolument
étrangères.
- Normal, m’expliqua David Pecquet. Le type s’est amusé à fabriquer
ses propres raccourcis. Ceux-là doivent correspondre à des accès réseau,
précisa-t-il en m’indiquant de minuscules cabines téléphoniques à la mode
anglaise dont certaines surmontées du pavillon noir de la piraterie. Et ceux-là
à des moteurs de recherches…
Le miniaturiste ne manquait ni d’habileté ni d’imagination. Chacune
de ses micro-œuvres se distinguait, par l’un ou l’autre détail, de ses voisines.
A l’exception d’une tête de loup inspirée de l’univers de Tex Avery et
multipliée, à l’identique, une douzaine de fois. Un simple numéro d’ordre
organisait la collection.
- Vous pouvez cliquer là-dessus ? demandai-je à mon « hot line »
personnelle.
L’index précis, David Pecquet dompta aisément le curseur qu’il
précipita dans la gueule de l’un des cartoonesques carnivores. Une fenêtre
s’ouvrit aussitôt au centre de l’écran : « Please enter your password ». Mes
rudiments d’anglais me dispensèrent d’une traduction simultanée : pour aller
plus loin, il fallait montrer patte blanche. Renouvelée avec chacune des
icônes, l’opération aboutit au même frustrant résultat.
- Bon ! Nous voilà bien avancés ! maronnai-je.
- D’autant que le contenu des répertoires a, lui-même, été crypté, me
soutint David Pecquet suite à une rapide perquisition du disque dur.
N’ayant - mea culpa - jamais dépassé la première page de
« L’informatique pour les nuls », je ne pouvais que le croire sur parole.
- Impossible de retrouver les combinaisons ? me dépitai-je, luttant
contre l’abattement, éclaireur de l’abandon.
- En informatique, rien n’est impossible ! Mais il n’y a qu’un hacker
grave parano pour avoir pris toutes ces précautions et seul un autre hacker
pourrait en venir à bout…
- Un hacker du genre Gabriel Huyng, par exemple ?
- Par exemple, oui… Mais, pour ce que j’en ai vu, pas l’impression
que ce soit un killer…
Pour l’instant, nul doute que le pauvre diable était plus « killé » que
« killer ». Mais les maladresses du « Péril Jaune » dont David Pecquet avait
été le témoin ne relevaient-elles pas de la mystification ? Autre possibilité :
le vieux copain de Pascal Bardin-Cardaillac, pour une raison ou pour une
autre, me racontait des bobards. Comment savoir ? Ma marge de manœuvre
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
était trop étroite pour appeler le Parquet et les cracks du S.E.F.T.I. à la
rescousse.
Seule certitude : le Compaq blindé avait – mes moustaches à épiler appartenu à la victime. Que les audacieux motards de la pointe de la Tranche
et mes cambrioleurs matinaux l’aient, ou non, confondu avec celui de Pascal
Bardin-Cardaillac, n’ôtait rien à sa valeur : on ne s’échine pas à surprotéger
des fichiers sans importance.
J’en étais là de mes falotes lapalissades lorsque une aveuglante
illumination les transcenda. D’astreinte vingt-quatre heures sur vingt-quatre,
l’inconscient d’un gendarme ne dort jamais que d’une œil : la simple
superposition de deux images venait de sonner le branle-bas dans le
casernement. Tout était étalé sur les cristaux liquides de l’ordinateur :
l’estampe chinoise de l’arrière-plan et les icônes qui la recouvraient
partiellement me firent, tout à trac, l’effet d’un rébus niveau C.P. de
perfectionnement : des loups aux yeux bridés ! Il n’y en avait pas
pléthore dans le secteur ! Pour tout dire, mon conte à dormir debout n’en
comportait qu’un unique exemplaire surgi depuis peu dans la bergerie : le
fameux Lin Dao « Loup » !
Téméraire association d’idées qui s’accordait à merveille avec ma
version des faits selon laquelle le fils Bardin-Cardaillac, dépassé par les
événements, aurait été, à son corps défendant, instrumentalisé.
Pour s’en persuader, il n’y avait qu’à imaginer Gabriel Huyng aux
ordres de Lin Dao Lhou. Infiltré à PIXI-Soft non pour en chasser quelque
saboteur mais pour tenter d’intimider Jacques Pétrel - réfractaire au racket de
« Yellow Computers » -, le « Péril Jaune » s’était, dans un premier temps,
contenté de laisser bosser Pascal Bardin-Cardaillac. Point faible de cette
stratégie : la problématique récupération des données accumulées par le
rancunier programmeur. Récupération qui, au final, avait salement tourné
pour le cambrioleur amateur.
A partir de là, je retombais sur mes pattes avec le débarquement, sur
l’île d’Yeu, d’éléments du groupe « Further Führer » pilotés, eux aussi, par
le grand méchant Lhou. Pour que l’attaque de PIXI-Soft ait le maximum
d’impact, elle devait impérativement avoir lieu avant l’E3 ; salon mondial du
jeu vidéo dont David Pecquet m’avait rebattu les oreilles. D’où
l’intervention d’un « Péril Jaune bis » dont j’avais, par deux fois, provoqué
la fuite lors de mes dernières visites aux Vieilles.
La transmission de pensées conservant, en rapidité, une écrasante
supériorité sur les plus puissants modems, David Pecquet choisit ce point
précis de mon raisonnement pour évoquer, non sans une certaine anxiété,
l’inconnu qui, durant son expertise dans le salon des Bardin-Cardaillac,
l’avait silencieusement épié. Je m’efforçai de le rassurer arguant du caractère
plus pusillanime qu’agressif du personnage.
- Et s’il n’était pas seul ? persista-t-il.
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- No problemo ! L’île d’Yeu est trop petite pour que des étrangers y
passent longtemps inaperçus. Mes hommes sont en alerte et, s’il s’avérait
que nous avions affaire à une bande organisée, je n’hésiterais pas à
demander, sur le champ, tous les renforts nécessaires. Pour l’heure, je vous
assure que vous et votre femme ne risquez rien.
Affirmation un rien péremptoire eu égard l’état de mes connaissances
quant à la puissance de feu ennemies. Un coup de poker à la réflexion un peu
trop aventuré pour y mêler de simples civils.
- Mais, pour moi, vous avez largement rempli votre contrat et je n’ai
aucune raison de vous retenir davantage ici, ajoutai-je donc. Voulez-vous
que je vous réserve des places dans le bateau de demain matin ?
- Vous oubliez le « cheval de Troie » programmé par Pascal,
m’objecta David Pecquet. Si les autres ne l’ont pas encore récupéré, on
aurait intérêt à le détruire au plus vite !
- Souvenez-vous des codes d’accès sur lesquels vous avez buté aux
Vieilles ! Pascal Bardin-Cardaillac ne leur a pas forcément fourni le sésame.
Sauf erreur, je suis même certain du contraire : « Le Cave se rebiffe », vous
connaissez ?
David Pecquet, cinéphile à la sauce ketchup comme tous les gamins
de sa génération, ignorait l’existence de ce petit bijou tricolore - quoique en
noir en blanc si ma mémoire était bonne. Dans son film à lui, les tontons
flingueurs ne défouraillaient que des virus mutants et le pigeon de service
faisait la nique à Frankenstein.
- Qui plus est, je tiens, au moins provisoirement, à ce que tout reste en
place, poursuivis-je. Y compris votre « cheval de Troie » dont l’existence, si
elle est un jour avérée, pèsera lourd dans le dossier du « syndrome de
Colomb »…
- Je vous assure que vous avez tort ! Ce machin-là, c’est, peut-être,
une vraie bombe ! Vous n’avez pas idée des dégâts qu’il pourrait causer !
Avouons-le, avec tout le repentir d’un ancien enfant de chœur : la
probabilité d’une apocalypse informatique ne m’affolait toujours pas plus
que ça. Le retour de mon affectionnée Olivetti et de ses bonnes vieilles
touches mécaniques me réjouissait même par avance ; sentimentalisme et
nostalgie sont les deux mamelles de l’impéritie ; impéritie toute relative
comme je le fis remarquer à mon angoissé collaborateur :
- Bombe ou pas, elle restera là où elle est. Hier, juste après votre
passage, j’ai fait poser les scellés sur la résidence secondaire des BardinCardaillac…
Une nouvelle qui, sans le rassurer, plongea David Pecquet dans un
soudain mutisme non exempt de bouderie infantile. Son sombre regard
agitait un cocktail de désapprobation et de mépris : qu’est-ce que c’était que
cette ganache butée – mézigue - infoutue de prendre la pleine mesure d’une
menace quasi planétaire ? Pour ma part, son impérieux désir de détruire la
« bombe » - non encore amorcée - laissée par Pascal Bardin-Cardaillac,
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
m’interpellait un tantinet. En admettant que la découverte du « Péril Jaune
bis », embusqué derrière la porte de la cuisine, l’ait troublé au point de ne
pas agir quand il en avait l’opportunité, quel besoin avait-il de revenir à la
charge ?
S’il ne s’agissait que d’éviter un cyber-apocalypse, un simple coup de
fil à PIXI-Soft et le tour était joué - j’osais espérer qu’une entreprise de cette
taille, une fois alertée, pouvait mobiliser les défenses ad hoc.
Autre possibilité : le retour d’affection. Après avoir remué ciel et terre
pour que son ancien rival morde la poussière, David Pecquet n’essayait-il
pas, maintenant, de le protéger ? Trucider quelqu’un à distance est toujours
plus confortable - et moins salissant - qu’a bout portant. Ajoutez à cela que
la haine est aussi humaine que la compassion…
Dernière conjecture, et non des moins déplaisantes : l’éventuelle
collusion entre l’angélique « chevalier blanc » et le sulfureux patron de
« Yellow Computers ». N’était-ce pas, précisément, suite à la découverte des
fichiers contenus dans le Compaq que David Pecquet, craignant que je
n’aperçoive la queue du « Lhou », avait souhaité effectuer, au plus vite, un
nettoyage par le vide ? N’était-ce pas lui qui avait soutenu et orienté les
investigations de Gabriel Huyng possiblement de mèche avec le mafieux
chinois ? Seule lézarde à ce bel édifice : les convictions affichées par notre
juif progressiste à l’opposé de celles de son éventuel employeur. Mais
l’argent du Front National, une fois dématérialisé sur un chèque au porteur,
ne se différentiait guère de celui de la Banque de France et David Pecquet,
financièrement fragilisé par la mise en détention provisoire d’un père trop
généreux pour être honnête, s’était, peut-être, laissé aller à quelques
accommodements sonnants et trébuchants…
- Des scellés ! Vous croyez que ça arrêtera les malades du groupe
« Further Führer » ? s’indigna mon nouveau suspect.
- J’espère, en tout cas, que ça vous arrêtera, vous…
Pris sans vert, David Pecquet écarquilla les yeux. La répartie au bord
des lèvres, son élan d’indignation se brisa net contre le large poitrail de
Bertrand qui, ce matin-là, enchaînait les come-back.
- Pardonnez-moi si je m’excuse, mon adjudant, mais Kepler essaie
depuis un moment de vous joindre à la radio, m’annonça Baloo en
dodelinant des épaules.
- Ça ne peut pas attendre cinq minutes ? grondai-je, las d’être sans
cesse interrompu.
- Ben… Ça a l’air plutôt pressé, geignit le grizzly. Rapport au
lieutenant Parfait…
- Qu’est-ce qu’il a encore fait comme connerie, celui-là ?
- Aucune idée, mon adjudant. Le maréchal des logis a juste dit que
vous devriez descendre tout de suite à la gare maritime…
Habile comme il l’était, Parfait était bien capable d’avoir, en appuyant
par mégarde sur le mauvais bouton, envoyé par le fond l’Insula Oya II et
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
l’Amporelle, fleurons de la compagnie « Yeu Continent » ! Pour éviter un
lynchage en règle, le devoir m’imposait une immédiate intervention.
Tout en enfilant ma veste, je remerciai, la politesse un rien chafouine,
David Pecquet pour son désintéressé coup de main.
- Blague à part, pour ce qui est des scellés, vous avez sans doute
raison, lui concédai-je. Si vous acceptiez, malgré les circonstances, de rester
sur l’île un jour ou deux de plus, je crois que vous pourriez encore m’être
d’un précieux secours…
Une manière diplomatique de l’assigner à résidence jusqu’à plus
ample informé.
- OK ! Jusqu’à jeudi… m’accorda-t-il sans rancune ni défiance
apparente. Après ça, Jacques Pétrel risquerait de pas kiffer des masses.
La matinée s’achevait à peine mais le soleil, ressassant sa glorieuse
victoire contre les nuées, nous chauffait sérieusement les oreilles. Les mères
de familles, guettant la sortie des écoles, se laissaient haler entre deux
fausses confidences et, rue Calypso, face au supermarché « Champion »,
quelques tenues légères et flamboyantes slalomaient parmi les caddies. De
rares touristes profitaient de leur troisième âge pour se dorer la pilule sous
les fenêtres de la maison médicale.
Un nordet bien établi charriait des odeurs de varech et de pélargonium
et soulevait, sur les trottoirs, des tornades de pétales roses et blancs. Les
façades blanches, plus grecques que jamais, contrastaient violemment avec
le bleu cobalt d’un ciel de carte postale. A l’horizon, illusion d’optique assez
commune par grand beau temps, une demi-douzaine de voiliers semblait en
lévitation à plusieurs mètres au-dessus de l’eau. Dans le nouveau port de
plaisance, protégé par sa jetée massive qui avait fait couler beaucoup d’encre
avant d’affronter la courte houle d’Est, mouettes et goélands exploraient, en
criant, la forêt clinquante des mâts. En une métaphore comme en cent : le
printemps prenait tranquillement ses quartiers d’été.
Débouchant sur le port, je n’eus pas besoin de chercher beaucoup pour
localiser, à main gauche, le lieu de sinistre ; le banc et l’arrière banc de la
marine islaise s’étaient filé rencard pour s’agglutiner, grossis par une
escouade de badauds, sur le quai dominant la cale. Bien sûr, il y avait là
l’ineffable La Godille qui, rond comme une queue de pelle, gueulait contre
les alcooliques au volant. Et puis Saintebarbe, envoyé spécial d’« Oya
Nouvelles », qui, son Canon armé d’un trois cents millimètres, mitraillait en
plongée. Ceci sans oublier Tintin et Le Bègue, toujours d’accord pour
vilipender la bêtise héréditaire des maraichins.
- Dame ! Faut-y êt’e con ! répétait l’un. T’as vu c’te tête à chier du
macre !
- Affale et m… mm… mouille, p’tit gars ! glapissait l’autre à l’adresse
d’une invisible tête de Turc. Ouh Dieu ! C’est p… pp… pas avec c’te piatelà que tu f’ras grand m… mm… mal aux loubines !
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Lazzi et quolibets volaient bas et tout ce petit monde, penché vers une
scène qu’une muraille de dos m’empêchait encore de découvrir, se tenait les
côtes et se frappait les cuisses avec une bel entrain. Seul Yves Molebourse,
pourtant aux première loges, daubait le spectacle. Les mâchoires contractées
et le regard atone, le comique de la situation lui échappait visiblement.
- Normal… commenta Gilbert Léragne qui, depuis l’Atlantide Hôtel,
n’avait eu que la place de la Pylaie à traverser pour se mêler à
l’attroupement. C’est la série noire qui continue et rapiat comme il est…
- La série noire ?
- Oui… Attends ! Tu vas comprendre…
Jouant énergiquement des coudes, l’ami Gilbert se fit une joie de
m’ouvrir le chemin avec la délicatesse d’un bulldozer lancé dans un hallier.
Quelques vieilles branches couinèrent au passage mais je parvins ainsi, sans
encombres, à me glisser au rang des V.I.P.
- Avoue qu’il fallait le faire ! gloussa mon guide en balayant de la
main le théâtre des opérations.
A une encablure des hangars jouxtant la gare maritime, un command
car allemand, frappé aux couleurs de « La Manivelle », barbotait au milieu
des irisations multicolores d’une large tâche d’hydrocarbures. Jaloux de la
Kriegmarine, le véhicule s’était institué submersible et n’avait renoncé à
torpiller le Foch qu’une fois son capot et ses banquettes totalement
immergés. Chaussures et chaussettes à la main, pantalon remonté au-dessus
des genoux, mollets blancs de poulet, le lieutenant Laurent Parfait,
impuissant, s’agitait en vain. En retrait, Kepler s’époumonait dans le micro
de son talkie-walkie. Dès qu’il me reconnut, il se précipita, soulagé, à ma
rencontre.
- Tonnerre de Dieu ! éclatai-je. Tu tiens tant que ça à ce que toute l’île
se paye notre fiole !
- Je vous jure que c’est pas de ma faute, mon adjudant ! me jura-t-il en
soulevant son képi pour éponger son front ruisselant. C’est encore ce flic de
malheur ! Il voulait absolument vérifier que la Laredo - celle de la pointe de
la Tranche - serait bien embarquée aujourd’hui pour expertise et…
- Et il aurait, une fois de plus, mieux fait de s’occuper de ses oignons !
Le frein à main qui a lâché ?
- Plus con que ça, mon adjudant : la marée qui est montée pendant
qu’on avait le dos tourné…
Le gag était énorme mais il ne venait, à tout prendre, que s’ajouter à la
trop longue liste des exploits nautiques à inscrire au palmarès de ma
navrante brigade ; le jour où mes hommes comprendront enfin que la mer
n’est pas une mare aux canards, il y aura moins d’ânes sur le plancher des
vaches !
- Qu’est-ce qu’on fait maintenant, mon adjudant ? s’inquiéta ce bon
Kepler alignant son képi dans l’axe de Parfait.
- On plie bagage et on le laisse se démerder !
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Il va vous en vouloir à mort… Et dans votre situation…
- No problemo ! Avec ce que m’as transmis tout à l’heure ton cousin
Abel, je le mouche quand je veux ton cafard d’eau douce. Allons-y Allonzo,
camarade !
Comme le préconisait le major instructeur de Rambouillet, j’avais,
depuis mon lever, fermé quelques portes.
Sibylle N’guyen, alias Maryline Lempecki, victime de la jalousie
meurtrière de Pascal Bardin-Cardaillac, était certainement associée, d’une
manière ou d’une autre, aux louches trafics de Lin Dao Lhou : un parrain au
nuoc-mâm qui, le drame consommé, s’était empressé de faire des boulettes
du certificat d’existence de la belle avant de mener à la baguette le « Péril
Jaune » et d’obtenir allégeance du groupe « Further Führer ». Un ramassis de
gogols dont la présence sur l’île, pour discrète qu’elle fut, ne faisait aucun
doute : à qui d’autre attribuer le rodéo motocycliste sur la côte sauvage et le
cambriolage de mon logement de fonction ? Deux actions d’éclat visant à
récupérer le portable du fils Bardin-Cardaillac (ou celui de Gabriel Huyng).
Manque de bol, la soudaine défection du « syndrome de Colomb »
compromettait, au moins provisoirement, leur tentative de racket contre
PIXI-Soft : simple copilote, le « Péril Jaune bis », dépêché en hâte pour
assister et surveiller le fils Bardin-Cardaillac suite à l’assassinat de Gabriel
Huyng, devait maintenant patauger dans les algorithmes sans parvenir à
recoller les morceaux du « cheval de Troie ».
Dans l’œil du cyclone, je comptais sur le calme relatif pour coiffer
tous mes concurrents au poteau. Un outsider, surgi à la corde, me tracassait
pourtant dans la dernière ligne droite : David Pecquet. Le gentil, le fragile, le
coopératif David Pecquet qui, pour une poignée de dollars, avait fort bien pu
hypothéquer ses scrupules. Comme dans les romans d’Agatha Christie, le
véritable affreux était peut-être le moins soupçonnable…
Midi gargouillait à mon estomac. J’invoquais Saint-Nectaire, SaintEmilion et Saint-Honoré pour que Martine, malgré l’état dans lequel nos
visiteurs avaient laissé sa cuisine, n’ait pas troqué son cordon bleu contre
une lanière de cuir trouée avec boucle d’acier : l’éventualité de faire ceinture
ne m’emballait guère.
Dans moins de trois heures, j’avais rendez-vous, sur la plage de la
Grande Conche, avec mon vieux copain Marc Dieulafait. Une épreuve qu’il
valait mieux ne pas affronter le ventre vide…
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Niveau 8
Vue subjective, player 3 (Juliette)
Fichier enregistré le mardi 29 avril 1997 à 14h07
Je me serais, volontiers, collé une paire de claques. Une dizaine de
jours passés à « La Jaganda » avaient suffi à métamorphoser la gourde
provinciale que j’étais en une pimbêche éthérée incapable de se prendre en
charge, fût-ce pour accomplir les gestes plus élémentaires de la vie
quotidienne. A mon corps défendant, la vacuité et l’élégante incompétence
d’Elisabeth Bardin-Cardaillac avaient, à une vitesse phénoménale, déteint
sur moi. J’avais beau, caressant l’acier tiède de mes béquilles, me chercher
quelque excuse autour de ma relative et passagère impotence, je vitupérais in
petto contre cette atavique perméabilité intellectuelle qui, plus d’une fois,
m’avait joué les tours les plus pendables. Girouette à la merci du plus léger
zéphyr, je virevoltais au gré des influences sans parvenir jamais à me fixer
durablement sur une direction. Il en était de même en amour. Folle
d’Emmanuel, mon premier amant, n’avais-je pas rompu, du jour au
lendemain, emportée vers Paris par une bourrasque d’ambitions
professionnelles ? Obnubilée par le sauvetage de Pascal, garçon auquel je me
croyais, chaque jour, plus attachée, n’avais-je pas, dans un moment
d’égarement, cédé à une brute, monstrueuse doublure de mon charmant
rouennais ? Comme si tous les Emmanuel se ressemblaient ! Cruche !
Cruche ! Cruche !
Petit bouchon de liège livré aux caprices du courant, je flottais,
frivole, sans jamais tirer la moindre leçon de mes naufrages. Cela allait de
ma vision beaucoup trop romanesque des choses - monsieur BardinCardaillac, sur ce point, ne manquait pas de perspicacité - à une envahissante
affectivité ne laissant que portion congrue à la raison : le « Ça » dévorait le
« Moi » et ma licence de psycho n’y pouvait rien changer.
Partie comme je l’étais et si je n’y mettais le holà, mon autonomie ne
tarderait pas à se réduire comme peau de chagrin ; avec toutes les
conséquences que cela impliquait.
Des baffes : voilà ce dont j’avais besoin pour en finir avec mes dérives
et reprendre pied dans le concret. Quelle évanescente princesse aux ongles
fragiles étais-je donc encore, la veille, pour, plutôt que d’user du Minitel,
laisser à Corinne - la petite bonne qui écornait Jean-Jacques Rousseau - le
soin de courir à l’agence de voyage pour retenir nos billets ?
Dans le meilleur des cas, qu’attendre d’une étourdie exécutante sinon
qu’elle suive, au pied de la lettre, vos instructions ? « Réservez-nous des
places dans le premier train pour Nantes et dans le premier bateau pour l’île
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
d’Yeu ! » lui avait ordonné sa patronne trop occupée à prévenir ses
nombreuses amies et relations de son départ pour s’encombrer d’aussi
minces détails.
Dès six heures trente du matin, dans le gris-rose du petit jour, Martin
nous attendait, la main sur la couture du pantalon, devant la BMW. Les
valises déjà chargées, il s’était respectueusement incliné en ouvrant sa
portière à madame Bardin-Cardaillac avant de m’aider, touchante attention, à
allonger confortablement ma jambe plâtrée sur un moelleux coussin
recouvert du même velours que les garnitures.
A la gare Montparnasse, il avait, tout naturellement, troqué sa
casquette de chauffeur contre celle de porteur pour nous escorter jusqu’à nos
fauteuils de première classe. Nos billets, compostés par ses soins, avaient été
remis au contrôleur afin qu’aucune tracasserie ne vienne perturber notre
voyage. Oubliées les hitchcockiennes angoisses de Tippi Hedren ; balayées
par la techno de Pretty Woman ! Griserie de l’extrême confort perçu comme
un dû.
A neuf heures trente cinq, le TGV Atlantique longeait, dans un long
chuintement, les quais de la gare de Nantes. Mes revues n’étaient pas encore
pliées qu’un nouveau larbin - un garçon un peu rougeaud et court sur patte se courbait, emprunté, devant madame Bardin-Cardaillac : il avait pour
mission de nous accompagner jusqu’au taxi que Martin avait retenu depuis
Paris et dont il avait, par avance, réglé la course. La véritable aisance à ceci
de paradoxale qu’elle vous dispense de tout contact avec le vil argent.
Derrière le pare-brise de la Safrane, villages et gros bourgs se mirent à
défiler sur fond de concerto pour violon de Brahms. Pont de Cheviré, Port
Saint-Père, Sainte Pazanne, Bourneuf en Retz, Bouin, Beauvoir-sur-Mer, La
Barre de Monts… Aux coteaux couverts de vignes dont chaque rangée était
ponctuée d’un pied de roses, au bocage quadrillé de haies où paissaient de
petites vaches indifférentes, aux prés inondés à perte de vue, se substitua
bientôt la toundra imbibée du marais vendéen, royaume des aigrettes garzette
et des pêcheurs au carrelet dont les sombres cabanes sur pilotis signaient, de
loin en loin, le paysage. Consciencieusement muet depuis le départ, le
chauffeur n’osa interrompre notre contemplative rêverie que pour nous
signaler brièvement, sur la droite, le silhouette indécise du pont de
Noirmoutier.
A dix heures trente précises, il nous déposait face au guichet de la
compagnie « Yeu Continent ». Avant de nous abandonner, il nous promit
qu’une ribambelle de gamins, munis de petits chariots, ne manquerait pas,
quelques minutes avant l’embarquement, de se disputer nos encombrants
bagages.
- Attendez-moi ici un instant, m’avait gracieusement proposé madame
Bardin-Cardaillac en me désignant un petit muret de pierres sèches. Le
bateau n’est pas encore là, je vais tâcher de me renseigner.
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
La passerelle de bois riveté qui menait à l’appontement était
étrangement déserte et les containers numérotés, prévus pour recevoir valises
et autres objets volumineux, toujours revêtus de leurs gros cadenas. Rien,
alentour, ne présageait l’imminence d’un embarquement. La tête un peu
lourde et les fesses endolories au contact de ma rudimentaire banquette, un
doute affreux me saisit ex abrupto. Doute que ma compagne, revenue de sa
reconnaissance, ne put, hélas, que confirmer : cette sotte de Corinne nous
avait bien retenu deux places dans le premier navire en partance mais elle
avait omis de prendre en compte les dix heures d’attente qu’impliquaient
notre précipitation à sauter dans le premier TVG ! Dix heures à passer dans
ce sinistre no man’s land du bout du monde ! Dix heures ! Alors qu’il
m’aurait suffi de pianoter quelques instants sur un Minitel pour coordonner
parfaitement nos moyens de locomotion ! La paire de claques était tellement
méritée que mes joues s’en empourprèrent .
- Il ne nous reste plus qu’à contacter « Oya Rotors », soupira madame
Bardin-Cardaillac en jetant nos inutiles billets au fond de son sac. Vous
supporterez bien dix minutes de vol…
La voix était douce mais le ton sans réplique. Malgré ma récente
phobie des transports aériens, j’opinais en me mordillant les lèvres : je me
sentais trop coupable pour lui opposer la moindre résistance. Tout en
déambulant nerveusement de long en large, ses talons aiguilles martelant le
bitume, elle déploya d’abord, son Nokia rouge collé à l’oreille, toute
l’exquise politesse que lui prescrivaient le pénible de la situation et la
perfection de son éducation. Son interlocuteur, buté, refusant de céder,
l’épaisse couche de vernis finit pourtant par exploser sous la pression d’un
geyser d’hystériques vitupérations ; aucun des deux appareils basés à PortJoinville - le premier en révision, le second loué pour la journée - n’était
disponible. Stupéfaite et anéantie par cette incongrue négation de son bon
vouloir, madame Bardin-Cardaillac, en gamine capricieuse, interrompit
brutalement la communication et, me prenant à témoin, trépigna : à coup sûr,
les choses se fussent passées tout autrement si Emile, son tout puissant
époux, avait été là. Quelle folie de lui avoir désobéi et d’être partie sans son
consentement ! Le ciel l’en avait bien punie !
Fatiguée de ses jérémiades, je laissai discrètement mon regard errer
par-dessus son épaule et évaluer l’étendue du désastre. Précédant le chenal
matérialisé par des bouées rouges et vertes, la lourde herse du pont de
Noirmoutier fermait prématurément l’horizon. Au pied de ses neuf piles
massives, un château d’eau gris et trapu faisait face, de l’autre côté de la
fosse, au bunker blanc marbré de rouille d’une école de voile fermée hors
saison. Sur la plage abandonnée à un ressac limoneux, les barrières d’un club
Mickey s’ensablaient sous un soleil voilé. Protégé par une estacade de béton,
un alignement de façades dépareillées surplombait la langue de sable. Au
mépris de l’esthétisme et du simple bon goût, chacun y était allé de son
fantasme ostentatoire ; le grotesque le disputait à l’exotisme de pacotille :
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
une opulente chaumière normande bardée de colombages et de terrasses
chaulées s’adossait à un chétif pavillon en meulières ; une épure d’architecte
très années soixante se confrontait à un flamboyant délire marocain. Sans
souci d’harmonie, volets, portes à impostes, marquises et moucharabiehs se
renvoyaient hardiment les jaunes les plus canari, les verts les plus Véronèse,
les rouges les plus vifs et les bleus les plus criards. Palette sans nuance qui,
l’été venu, s’enrichissait de la violente polychromie des tee-shirts, shorts et
maillots de bain estampillés « congés payés ». A une heure de bateau de l’île
d’Yeu, inaccessible villégiature de l’élite, j’imaginais sans mal les
impécunieuses hordes retenues dans ce cul-de-sac. Cela devait sentir la
crème solaire, les gaufres et les gaz d’échappement ; cela devait hurler pour
couvrir les commentaires du Tour de France et les vagissements des
couffins ; cela devait étaler surcharges pondérales et cellulite ; cela me
rappelait nos sempiternelles vacances à Quiberon et mes après-midi passées,
sur la jetée, à regarder les navettes partir pour Belle Ile. Je n’y étais allée
qu’une fois, un jour de pluie. Tout ce que j’avais vu de cette « terre
promise », c’était les quatre murs bondés d’une crêperie enfumée et la
hideuse boutique de souvenirs qui, en pleine côté sauvage, signalait la grotte
de l’Apothicaire.
C’est, sans doute, de cette époque-là que datait ma stupide propension
à noircir le populaire pour idéaliser l’aristocratie niaisement confondue à la
grande bourgeoisie. Un milieu auquel, péquenaude mythomane, je rêvais
d’accéder et dont madame Bardin-Cardaillac était un bien décevant résumé.
- Quoi qu’il en soit, nous n’allons pas rester plantées là jusqu’à vingtdeux heures, souffla-t-elle court de bile. Il doit bien y avoir moyen de se
faire servir un thé à peu près buvable. Suivez-moi, Juliette, nous en
profiterons pour demander au garçon de rapatrier nos bagages…
« Le Marin Bêcheur » (restaurant, bar, terrasse, salle panoramique) et
l’ancre en forme de pioche de son enseigne ne déparaient pas la cafardeuse
platitude de ses abords. Hypnotisée par les clips d’M6, la serveuse, la
trentaine ravagée et les cheveux filasses mal décolorés, ne nous adressa, en
guise de bienvenue, qu’un vague hochement de tête nous laissant nous
installer à notre guise. Il y avait l’embarra du choix : un seul emplacement,
près de la porte, était occupé par trois autochtones en cirés et bleus de
travail. Ils en étaient déjà au blanc-cassis et commentaient bruyamment
l’article d’un exemplaire collectif de « Ouest-France » enfilé dans la saignée
d’une baguette en bois. Il y était, apparemment, question d’un projet visant à
détourner le trafic Yeu-Continent vers un autre port vendéen. Motif :
l’ensablement irrémédiable du chenal qui, particulièrement en hiver et
malgré de multiples dragages, rendait les traversées de plus en plus
hasardeuses. Si une telle décision venait à être prise, Fromentine, ville
fantôme dix mois sur douze, deviendrait la Pompéi du tourisme balnéaire ;
ce qui, à mon sens, n’ôterait rien à son « charme » ni à celui ce cette « salle
panoramique » aux vitres embuées et aux tapisseries rongées par l’humidité.
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Le dossier des chaises cannées collait aux mains ; des brûlures de cigarettes
et de larges tâches violines s’incrustaient dans le faux marbre des tables.
Madame Bardin-Cardaillac, peu habituée à fréquenter le vulgaire,
hésita à s’asseoir, une moue de dégoût aux lèvres. Tout en acquiesçant à ses
aigres commentaires (« Quelle horreur ! Faut-il que nous n’ayons pas le
choix ! ») je ne pus, in petto, m’empêcher de ricaner : que se serait-il passé si
Martin, retenu à Paris par la flopée de courses que lui avait confiée monsieur
Bardin-Cardaillac avant de s’envoler pour le Japon, nous avait voiturées
jusqu’ici ? Nul doute que la
mijaurée lui eut ordonné de faire
immédiatement demi-tour et de se mettre en quête d’un établissement plus
en accord avec son standing. Le destin, vieux provocateur, en avait décidé
autrement et c’était pur ravissement que de la voir, en catimini, essuyer, de
son mouchoir de lin, tasses et cuillères avant de les porter à ses lèvres
pincées. Le personnel réduit à la seule serveuse et mes béquilles justifiant
mon inertie, elle avait même été contrainte, pour récupérer nos valises
éparpillées sur le trottoir d’en face, de condescendre - comble de
l’abaissement ! - à solliciter l’aide des trois rustauds lecteurs de « OuestFrance ».
La regardant s’agiter, retenant chacun de ses gestes de peur de toucher
de trop près la trivialité des « petites gens », je m’effrayai soudain de l’âpreté
contre nature de mes jugements. Depuis quand cette troublante
métamorphose avait-elle commencé à s’opérer ? Cela pouvait remonter à ma
révolte contre la Gorgone en blouse blanche de l’hôpital de Nantes ; à ma
déroute face au venimeux Saint-Aman et à sa suite de pédants courtisans ou,
plus blessant, au quasi viol dont j’avais été la victime dans la guindée salle à
manger de « La Jaganda ». Autant de bonnes raisons de donner dans la
misanthropie et le cynisme.
Mais il y avait aussi ce culte criminel du mensonge - morphine de
l’âme - que j’avais, ébahie, progressivement découvert sous le policé des
apparences. Cette hypocrisie, cette fausseté universelle qui animait aussi
bien les parents de Pascal que le cauteleux David.
Ou encore le drame absurde qui avait endeuillé PIXI-Soft et que tout
le monde - y compris ma copine Marie - s’était empressé d’oublier de peur
de ralentir l’étourdissante fuite en avant technologique. Pauvre Eric ! Sa vie
ne pesait pas lourd face aux intérêts d’une impitoyable multinationale aux
allures de pays enchanté peuplé d’adorables Joyzik. Longtemps, je m’y étais,
reine des tourtes, laissée prendre. Longtemps, mes petites lunettes roses
avaient filtré la réalité pour ne m’en restituer que ce que je pouvais - ou
voulais - voir ; lunettes qui, avec ma jambe, avaient dû se briser lors de mon
accident. Je ne savais si je devais le déplorer ou m’en réjouir.
Chrysalide sur la corde raide, serais-je, demain, un joli papillon
butinant les spores de beauté enfouis au plus profond de la laideur ou, tout au
contraire, un hargneux diptère acharné à inoculer le venin de ses
désillusions ?
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Engluées dans la poix de l’ennui, les aiguilles de l’horloge murale,
suspendue au-dessus du bar, tournaient pourtant et midi sonnait lorsque
madame Bardin-Cardaillac, après dix tentatives infructueuses, reposa
sèchement son mobile près de sa troisième tasse de thé à peine entamée.
- C’est insensé ! fulmina-t-elle. Depuis hier matin, impossible de le
joindre ! Toujours ce satané répondeur ! Il ne faudra pas qu’il se plaigne si
nous lui tombons dessus à l’improviste…
Avec un peu de chance, nous le surprendrions peut-être dans les
griffes de la "femme de couleur" sortie de la cupide imagination de madame
Râ-o-Thep, gourou préféré de l’intelligentsia parisienne ! Je parvins à retenir
la rosserie qui me taquinait le bout de la langue et la laissait poursuivre.
- S’il croit que c’est ainsi qu’il achèvera son nouveau jeu ! Dieu seul
sait dans quelles folies cette créature l’aura entraîné !
Mon bébé n’avait besoin de personne pour se jeter, tête baissée, dans
les plus funestes entreprises. L’hypothétique « femme de couleur » était le
cadet de mes soucis ; ce dont s’aperçut mon intuitive compagne.
- Saperlipopette ! Dites quelque chose, Juliette ! s’impatienta-t-elle.
C’est de Pascal que je vous parle ! Etes-vous plus ou moins fiancés, oui ou
non ?
- « Fiancés » est un bien grand mot, madame…
- Vous m’agacez avec vos « madame » ! Je vous ai déjà priée cent fois
de m’appeler Elisabeth ! Grand mot ou pas, vous l’aimez ! Ne le niez pas !
- C’est vrai. Enfin, je le crois… C’est d’ailleurs pour ça que je lui fais
confiance.
- A d’autres ! N’étiez-vous pas la toute première à trépigner pour que
nous nous embarquions pour l’île d’Yeu ?
Hypnotisée par les yeux gris-vert du reptile, j’en restai coite comme
une bécasse tombée dans un nid de vipères. Ma lenteur d’esprit était
apparemment le seul trait de caractère sur lequel n’aient pas influé mes
épreuves.
- Si ça n’était pas la jalousie qui vous poussait, qu’était-ce donc ?
insinuait, sûre d’elle, mon implacable inquisitrice.
La prudence me conseillait de me rendre, penaude, à ses arguments.
Mais mon petit démon aux cornes naissantes ne l’entendait pas de cette
oreille.
- Puisque vous voulez tout savoir, je crains davantage pour la sécurité
de Pascal que pour sa fidélité à mon égard, balançai-je tout de go.
Le sourire triomphant de madame Bardin-Cardaillac se figea dans un
rictus d’incrédulité. Elle blêmit.
- Sa sécurité ? s’étrangla-t-elle. Pascal est en danger ?
- Rien de vital, rassurez-vous ! précisai-je aussitôt maudissant mon
diablotin qui, par défi, était passé outre les recommandations de monsieur
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Bardin-Cardaillac ; je l’entendais encore me supplier d’éviter, à tout prix, de
secouer inutilement la fragile cervelle de son épouse.
Ennemie déclarée de la dissimulation, je ne voyais pourtant, en la
circonstance, d’autre issue que dans la fausse confidence. Une contradiction
de plus à gérer.
- Vous en avez trop dit ou pas assez ! me griffa, fébrile, la mère aux
abois.
La peur d’être lacérée décupla mes maigres talents d’improvisatrice.
- C’est une histoire un peu compliquée, me lançai-je. Pour résumer,
disons que le jeu qu’il prépare en… comment ça s’appelle ?… en solitaire
risque de faire du tort à son ancien employeur…
- PIXI-Soft ?
- Oui. Pascal était, de loin, son meilleur élément…
- Tant pis pour eux, ils n’avaient qu’à le garder ! Mais je ne vois pas
où est le danger…
- Je n’ai jamais parlé de danger, rectifiai-je. Je crains seulement qu’on
ne fasse pression sur lui d’une manière ou d’une autre…
Madame Bardin-Cardaillac se détendit. Ma fiction opérait d’autant
mieux qu’une certaine réalité les sous-tendait.
- La guerre économique existe aussi dans le… comment ça
s’appelle ?… dans le multimédia, complétai-je.
- Une guerre qui, grâce au ciel, n’a encore tué personne ! crut pouvoir
affirmer ma rentière de naissance planquée très en arrière du front. Jusqu’à
plus ample informé, les gens de PIXI-Soft ne sont pas des gangsters !
- Bien sûr que non ! Mais certaines méthodes…
Le sinistre circonscrit, pourquoi ne pas souffler un peu sur les braises,
ne fût-ce que pour amoindrir l’apparente stupidité de mes alarmes ?
- Tant que la violence ne fait pas partie de ces méthodes… se
tranquillisa madame-je-sais-tout.
- Tout dépend de quelle violence on parle… murmurai-je,
ostensiblement anxieuse.
- Vous lisez trop de romans, ma pauvre Juliette ! Et vous connaissez
mal notre Pascal : s’il s’était senti sérieusement menacé, il m’aurait
immédiatement prévenue. Tant que tout va bien, il protège son
indépendance, mais, au moindre problème… C’est toujours un enfant vous
savez !
Un enfant figé à l’âge de huit ans, très exactement. Mais à qui la
faute ? Comment grandir, écrasé par le fardeau de la culpabilité ? A quoi bon
s’efforcer de ressembler à ces lâches adultes exclusivement préoccupés de
convenances ?
- Et puis, n’oubliez pas qu’il y a une gendarmerie à l’île d’Yeu,
poursuivit madame Bardin-Cardaillac ponctuant d’un soupir son allusion au
coup de téléphone de son ami ministre. Si Jean-Pierre n’avait pas eu la
présence d’esprit de retirer sa plainte, Pascal serait dans de beaux draps !
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Tout ça à cause de cette créature… Au point où nous en sommes, et si ça
peut vous tranquilliser, je veux cependant bien l’appeler…
- Qui ça ? La « créature » ?
- Juliette ! Ne vous faites pas plus sotte que vous ne l’êtes ! Je parle de
la gendarmerie, bien entendu !
Aïe ! A force de jouer avec les allumettes j’étais en train de bouter le
feu aux rideaux ! Au moment où mon bébé se débattait entre un complot
politique et une affaire d’espionnage industriel, attirer l’attention d’un
gendarme « maniaque » était bien la pire des choses à faire !
- Je crois que ça le mal serait pire que le bien… Euh… Enfin,
l’inverse… bredouillai-je.
- Il faudrait savoir ce que vous voulez, ma chère ! ironisa-t-elle.
Quand on tremble pour la sécurité de son fiancé…
Mon petit démon en trépignait de fureur : pour me sortir du méli-mélo
où je m’enlisais lamentablement, je choisis, la tête couverte de cendres et la
corde au cou, de sacrifier ma fierté sur l’autel de la molle conciliation.
- C’est vous qui aviez raison, me rendis-je, rougissant de honte plus
que de confusion.
- Raison ? A quel sujet ?
- Cette femme…
- J’en étais sûre ! jubila-t-elle. Un conseil, Juliette : quand on ne sait
pas mentir, mieux vaut s’abstenir. Surtout devant moi : vous savez que j’ai
des antennes pour ces choses-là !
Je me mordis les lèvres pour ne pas pouffer : ses antennes - si
antennes elle avait jamais eu -, étaient aussi rouillées que ses victoriens a
priori.
Contrairement à madame Bardin-Cardaillac, le silence de Pascal ne
m’inquiétait nullement. Je m’étonnais même qu’il n’ait pas songé, plus tôt, à
brancher systématiquement son répondeur : à quoi bon discuter avec une
mère qui n’écoutait que les réponses incluses dans ses questions ?
Durant l’apaisant silence qui suivit notre joute, madame BardinCardaillac remballa son Nokia pour, à ma grande surprise, sortir de son sac à
main un paquet de Rothmans rouges ; au cours de mon séjour à « La
Jaganda », je ne l’avais jamais surprise une cigarette à la main ! Croisant,
derrière mes lunettes embuées, mon regard bleu d’ébahissement, elle referma
le petit couvercle argenté de son briquet Yves Saint-Laurent.
- Désolée, Juliette. Je ne vous ai pas demandé si la fumée vous
gênait…
- Pas du tout, mentis-je une fois de plus. C’est juste que…
Elle m’adressa un sourire de connivence, alluma sa cigarette et inhala,
avec délice, une profonde bouffée.
- Je sais bien ce que vous pensez, s’amusa-t-elle, le visage auréolé de
volutes mauves. C’est à cause d’Emile : le jour de mes cinquante ans, il m’a
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
fait promettre d’arrêter. Depuis, je fume en cachette comme une
collégienne…
Elle gloussa et tira à nouveau sur sa cigarette avant d’ajouter,
espiègle :
- J’espère que vous ne me dénoncerez pas !
« Quelle famille ! » soupirai-je à part moi. Derrière le lisse paravent
des conventions, c’était à qui duperait l’autre ! Seul Pascal et ses foucades
rompaient, dans des éclairs de révolte, le charme vénéneux de ce cocon de
faux-semblants. Chez moi, à Rouen, on ne se disait pas toujours l’entière
vérité mais on ne savait pas tricher, surtout pour des peccadilles. Econome
de tout, y compris de paroles, on savait se montrer prolixe dès lors que l’un
d’entre nous traversait une mauvaise passe. Combien de fois mon père nous
avait-il, en toute ingénuité, associés à ses déboires professionnels ? Combien
de fois ma sœur cadette s’était-elle glissée dans ma chambre pour pleurer
dans mon giron parce que l’une de ses innombrables amourettes battait de
l’aile ou que ses règles avaient du retard? Combien de fois avais-je, ballottée
entre Emmanuel et ma carrière, cherché conseil et réconfort dans les bras de
ma mère ? L’argent n’était pas ce qui différentiait le plus la middle-class
normande de la jet-set parisienne.
La serveuse du « Marin Bêcheur » avait commencé à déplier, sur
quelques tables, des nappes en papier et, une poignée de couverts à la main,
nous demanda si nous souhaitions déjeuner. Madame Bardin-Cardaillac se
fit charmante pour décliner la proposition au prétexte qu’elle préférait
profiter du soleil enfin éclatant pour s’en aller grignoter un sandwich sur la
plage. Habile subterfuge qui lui valut la permission de laisser nos bagages
dans un coin, entre un vieux flipper et un présentoir de cartes postales
jaunies.
Dehors, l’air s’était, avec la dissipation de la brume, sensiblement
réchauffé. Au-delà du pont de Noirmoutier, la mer, d’un vert sale, se teintait
maintenant de lapis-lazuli. Sur le seuil du bistrot, un gros lilas, chargé de
grappes blanches et pourpres, nous enveloppa de ses lourdes effluves.
Sensations aussi délicieuses qu’éphémères : face à nous se dressait toujours
le même rempart de façades mortes et d’enseignes délavées. Quelques
passants, le visage fermé, flottaient, translucides, d’un trottoir à l’autre.
Fromentine, entre deux saisons, c’était le château de la Belle au Bois
Dormant… sans Belle ni bois.
Clopin-clopant, j’avais péniblement suivi madame Bardin-Cardaillac
sur une cinquantaine de mètres lorsqu’elle pivota sur ses talons. Son volteface avait été si brusque que je faillis la percuter de plein fouet.
- Je crois qu’il vaut mieux que vous m’attendiez ici, m’ordonna-t-elle,
lasse de caler son pas sur mon laborieux boitillement. Je vais essayer de
trouver un restaurant potable. Si, par extraordinaire, j’y parviens, j’enverrai
quelqu’un vous récupérer.
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
L’éclaireuse envolée, je cherchai un endroit où déposer mes béquilles
et soulager mes aisselles. Les deux bancs publics à ma portée s’étant avérés
ruisselants d’humidité et maculés de guano, je finis par échouer sur l’étroite
console cimentée de la vitrine du « Bazar de l’Embarcadère ». Comme
c’était à prévoir, les secours promis se firent attendre. Mes revues restées
dans mon sac de voyage, j’épuisai rapidement les distractions offertes par les
portes closes du syndicat d’initiative et le rideau de fer de l’« Immobilière
Vendéenne ». Récupérée au vol, une publicité pour « La Manivelle » (« Le
loueur qui démarre au quart de tour »), bourrée de fautes d’orthographe, ne
m’occupa, en dépit de multiples relectures, que quelques minutes. Le
prospectus froissé, j’entrepris, en désespoir de cause, de réaliser, à la loupe,
l’inventaire de la devanture à laquelle j’étais appuyée.
Il y avait là des demi-coques artisanales, des appareils photos jetables,
des briquets aux couleurs européennes, des lithographies marines, des pipes
en terre cuite, des modèles réduits de barques et de bateaux de pêche, des
ancres et des tire-bouchons de cuivre, des cendriers avec inclusions de
coraux, des figurines de pêcheurs en cirés jaunes le filet sur l’épaule, des
cabines de plage et des phares miniatures, des hippocampes vernis, des
cuillères en argent frappées du double cœur vendéen, des pendentifs en
forme de dauphin ou de coquillages, des sabots de bois recyclés en paniers à
bouteilles, des plats décorés d’une scène représentant un couple d’anciens en
costumes folkloriques, des portraits de chats et de chiens, un service de table
en faïence violette et jaune, des réveils, des couteaux suisses, des stylos, des
jumelles, des transistors et même un antique et volumineux magnétophone
Grundig « de luxe », rebut de brocante.
« J’espère qu’ils ont le stock de bandes qui va avec ! » raillai-je avant,
l’instant d’après, de sentir une boule me descendre dans la gorge.
Le microcassette de Pascal ! Instantanément projetée trois semaines en
arrière, je me revoyais, aux Vieilles, vautrée dans le canapé du salon, luttant
contre le sommeil en attendant que mon bébé se soit fatigué de son nouveau
gadget. Que pouvait-il ainsi enregistrer pendant des heures ?
- Mes mémoires… m’avait-il répondu, le sourire sinueux, lorsque je
l’avais, sur l’oreiller, entrepris à ce sujet. Mon testament ou mes aveux, c’est
selon…
- Selon quoi ?
- Ça dépendra de qui aura niqué l’autre…
Considérant ma mine atterrée, il avait éclaté de rire :
- Non ! Je déconne, Juliette ! Je déconne ! Allez ! Ne te prends pas la
tête avec ça et vire-moi ce tee-shirt : on a mieux à faire tous les deux, non ?
L’ennui, avec mon bébé, c’est qu’il n’était jamais aussi sérieux que
lorsqu’il déconnait. Ecartée depuis longtemps, l’hypothèse selon laquelle
l’existence de ce microcassette aurait pu, à elle seule, justifier l’intervention
du « Péril Jaune » ou du groupe « Further Führer » revint, avec cette bribe de
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
souvenir, au premier plan. Adepte du « zéro papier », Pascal était tout à fait
du genre à user de bandes magnétiques comme d’un livre de bord ou d’un
journal intime. Quelles que fussent ses activités occultes, lesdites bandes s’y
rapportaient forcément de près ou de loin et présentaient donc un intérêt
certain tant pour ceux qui le manipulaient ou espéraient en faire un bouc
émissaire que pour le gendarme qui lui cherchait noise. Un fichier
numérique se protège aisément contre d’indiscrètes investigations, pas un
banal support analogique (mon passage à PIXI-Soft avait, sinon rosi ma
vision de l’humaine condition, du moins enrichi mon champ lexical). La
première chose à faire, une fois sur place, serait de convaincre mon
masochiste préféré d’effacer, au plus vite, ses explosives confessions.
- La plage, c’est de l’autre côté, m’indiqua, goguenarde, la serveuse
du « Marin Bêcheur » que je n’avais pas vu venir. Pour les sandwichs, je
vous conseille le « Froment In » : leurs « crudités-thon » sont excellents.
C’est ma cousine qui les prépare…
Mes joues s’enflammèrent sans que la moindre parole ne parvienne à
percer le plâtre de mon embarra. Dans le regard de ma caustique
interlocutrice, la moquerie le céda incontinent à une larme d’empathie :
- Dame ! Ne vous frappez pas ! On ne choisit pas ses parents et j’ai
tout de suite compris que mon troquet n’était pas assez chic pour votre mère.
Toujours muette de confusion, j’approuvai d’un signe de tête même si
la filiation supposée me chagrinait : la ressemblance était-elle désormais si
frappante ?
- Je suis sûre qu’elle est partie chercher un restaurant plus classe,
reprit la fine mouche. A Fromentine, ça ne court pas les rues… à part le
« Sunset Boulevard ». Mais c’est pas la porte à côté : vous risquer de
poireauter encore un bon moment ! Mon service est terminé et j’ai ma Polo
juste en face. Ça vous dirait si je vous conduisais jusque là-bas ?
Déboussolée par la généreuse spontanéité de la proposition, j’opinai à
nouveau et m’emparai de mes béquilles.
- Attendez ! Je vais reculer le siège pour que vous puissiez allonger
votre jambe, m’annonça mon attentionné chauffeur comme nous atteignions
la voiture.
En la voyant jongler, joueuse, avec ses clés, je lui trouvai un charme
piquant qui m’avait, de prime abord, échappé. Les profondes rides qui
encadraient symétriquement son franc sourire, les nuances indéfinissables de
ses grands yeux gris, le pointu de son nez aquilin et le volontaire de son
menton carré lui conféraient une sorte d’autorité gouailleuse qui, inhibition
oblige, encouragea mon mutisme.
- Pour ce qui est de la conversation, pas la peine de vous mettre en
frais, plaisanta-t-elle en actionnant le démarreur. Depuis que j’ai viré mon
dernier mec, j’ai pris l’habitude de parler toute seule. Ça limite les
engueulades. Au fait : je m’appelle Léa, et vous ?
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Juliette, déglutis-je.
- Comme « Roméo et Juliette » ?
- Euh… Oui…
- Alors, méfiez-vous des histoires de famille ! Ça commence par un
couffin et ça finit par un coup tordu…
Supputant, à l’intonation de sa voix, qu’un trait d’esprit m’était passé
au ras des oreilles, je m’appliquai à ponctuer sa réplique d’un petit rire
forcé : mon sens de l’humour peinait à rattraper mon sens critique.
Comme je l’avais noté lors de mon arrivée, Fromentine, modeste
bourg, diluait la laideur hétéroclite de ses habitations en les éparpillant de
part et d’autre d’une interminable artère principale que, même ingambe,
j’aurais mis une bonne demi-heure à remonter. Grâce à la conduite sportive
de Léa que les passages protégés ne ralentissaient guère, les néons clignotant
du « Sunset Boulevard » se précipitèrent à notre rencontre en moins de deux
minutes. Je venais de descendre de la Polo qui manœuvrait pour faire demitour lorsque madame Bardin-Cardaillac jaillit, furibarde, du restaurant.
- Juliette ! Vous tombez bien ! s’exclama-t-elle en m’apercevant.
J’imagine que vous avez eu la chance de trouver un taxi…
- La chance ? Si on veut mais…
- Peu importe ! Tout ce qui compte, c’est que nous puissions nous
éloigner au plus vite ce bouge !
- Le « Sunset Boulevard » ne vous convient pas ?
- Des ploucs qui ricanent bêtement au lieu de vous aider à vous
débarrasser de votre manteau ! A peine plus fréquentable que ce bar miteux,
là… Comment l’appelez-vous déjà ?
- Le « Marin Bêcheur », madame, lui répondit Léa en passant sa tête à
la portière. Tout juste bon à servir de consigne gratuite à vos honorés
bagages !
A la place de madame Bardin-Cardaillac je me serais liquéfiée sur
place. Mais, contrairement à ce qu’avait postulé l’imaginative serveuse, nous
n’avions pas le moindre gène en commun ; surtout pas celui de la vergogne.
- Bravo, mademoiselle ! Quel esprit ! badina-t-elle sans se démonter le
moins du monde. L’effronterie n’est pas pour me déplaire, bien au contraire ;
comme vous avez pu en juger, j’ai, moi-même, mon franc parler.
Maintenant, si vous tenez à ce que nous vous débarrassions de nos valises…
- C’est pas le problème ! répliqua vertement Léa. Je me fous
complètement de vos valises! Je ne suis qu’une simple grouillotte et j’ai fini
ma journée, alors…
- Voilà qui est parfait ! se réjouit madame Bardin-Cardaillac. Que
diriez-vous de cinq cent francs pour nous conduire à Pornic ? J’y connais un
excellent cuisinier et je vous invite !
Pour toute réponse, Léa, les mâchoires crispées, embraya et disparut
dans une odeur de caoutchouc brûlé. Exactement ce que j’aurais dû faire
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
quand la mère de Pascal m’avait, quinze jours plus tôt, relancée à l’hôpital
de Nantes.
- Ces gens-là sont vraiment d’une indélicatesse ! pesta-t-elle, indignée.
En attendant, madame Sans Gêne et son héritière putative restaient,
l’estomac vide, comme deux gourdes jetées au milieu du trottoir. Notre virée
ne s’annonçait pas des plus reposantes et un sombre pressentiment me
suggérait même que nos déboires n’en étaient qu’à leurs prémices.
Assise sur la plage, fourbue, dévorant un sandwich au thon - la
fameuse spécialité du « Froment In » -, je tournais le dos aux vains
caquetages de ma compagne pour m’abîmer dans la contemplation de
l’océan. A gauche du pont, un imperceptible trait sombre surlignait
l’horizon : l’île d’Yeu. Que pouvait-il bien s’y passer alors que je rongeais
mon frein sur cet apocryphe repentir de continent ?
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Niveau 8
Vue subjective, player 4 (François)
Fichier enregistré le mardi 29 avril 1997 à 15 heures 30
Martine n’avait pas digéré la mise à sac de notre logement de fonction
et, en guise de représailles, ne m’avait servi, pour tout déjeuner, qu’une
soupe à la grimace. Un peu léger pour un grand garçon comme moi que les
mésaventures nautiques du lieutenant Parfait avaient mis en appétit. Pour la
première fois en vingt ans - si j’exceptais l’embargo de trois jours qu’elle
m’avait infligé, à Cayenne, suite au tronçonnage de notre yorkshire - elle ne
m’avait laissé d’autre alternative que de lécher la toile cirée de la cuisine ou
de me débrouiller, seul, pour assurer l’intendance. Dans le souk que nous
avaient laissé nos indélicats visiteurs, force me fut donc de me lancer à la
recherche d’une ration minimale à me mettre sous la dent. Les conserves
exclues, de longue date, du mess par un mien règlement intérieur plus
soucieux de gourmandise que de diététique, j’eus toutes les peines du monde
à dégoter, au fond d’une étagère, une vieille boite de maquereau grasse et
poussiéreuse et un bocal de pois chiches dont je préférai ne pas lire la date de
péremption. Piètre menu qu’accepta, bonne pâte, de compléter une demi-
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
baguette rassie. Pour me consoler, je débouchai une bonne bouteille de Pinot
gris à qui - Martine refusant obstinément tout dialogue - je dis deux mots.
L’esprit un chouïa embrumé par cet œnologique tête à tête, j’en étais
encore à siroter mon Nescafé - à la guerre comme à la guerre - lorsque la tête
de jaguar artistement transformée en coucou suisse par un loufoque artisan
guyanais (qui n’a jamais vu un canari jaune sortir des mâchoires entrouvertes
d’un fauve empaillé ne peut pas s’imaginer ce qu’est la vie entre Maroni et
Oyapock) sonna deux heures. Je n’avais que le temps de me passer la
migraine sous la douche et de vérifier mon Beretta avant de cingler vers la
plage de la Grande Conche.
Tous mes hommes disponibles lâchés dans la nature avec mission de
recueillir toute information relative à la présence, sur l’île, d’éléments du
groupe « Further Führer », le parking de la brigade était vide et je dus, pour
me rendre à mon rendez-vous, me satisfaire de la seule mobylette boudée par
mes fins limiers. Une pièce de musée qui ne démarrait qu’à coups de pompes
dans le carburateur et dont la selle, les ressorts écrasés par le poids des ans,
eut satisfait le fakir le plus pointu.
Parvenue, cahin-caha, au niveau de la pointe de la Sablière, cette
cochonnerie de machine me fit - ce qui était à prévoir - le vieux coup de la
panne. Trop mal carrossée pour m’incliner au badinage, je l’abandonnai
froidement sur le bord du chemin et entrepris, pedibus, de traverser la pinède
odorante qui me séparait encore de mon objectif. Enfonçant mes godillots
dans l’épais tapis d’aiguilles qui crépitait à chacun de mes pas, je caressai au
passage les frondes dentelées des hautes fougères massées à l’ombre des pins
maritimes. De temps à autre, une pine explosait sèchement sous mes
semelles dénonçant ma prudente progression.
Peu m’en chalait : en dépit de mes mécaniques avatars, j’avais encore
une demi-heure d’avance sur le planning ; avantage sur lequel je comptais
pour me prémunir d’éventuelles mauvaises surprises : l’ami Marc Dieulafait
n’avait jamais pêché par excès de loyauté.
Allongé, au milieu des oyats qui me chatouillaient la moustache,
j’avais sorti mes jumelles pour scruter méticuleusement les alentours. A part
un couple de touristes qui, enlacé, me tournait le dos assis sur les roches de
la Pèlerine, la plage de la Grande Conche, à marée basse, était déserte
jusqu’à la pointe des Tamarins. Sur le sable humide que zébraient de
minuscules rivières aux innombrables affluents, les seules empreintes
visibles étaient celles laissées par les mouettes et les goélands en quête de
petits crabes à pincer. En contre-jour, l’écume des déferlantes voletait en
translucides aigrettes. Malgré la poussée d’adrénaline qui me chauffait les
tempes, je me pris, contemplant ce paysage vierge à perte de vue, à rêver
d’Ile Mystérieuse ; une image enfantine qui s’était imposée à moi dès les
premiers jours de mon installation. Cyrus Smith de ce « petit pays » j’en
avais, sans jamais me lasser, exploré chaque combe, chaque courseau,
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
chaque grotte espérant y découvrir quelque malle échouée ou, à défaut,
l’épave du Nautilius.
Un Nautilius à quatre roues dont le toussotement caractéristique
m’arracha, subito, à mes songeries. A deux cents mètre devant moi, au bord
de la dune, une Méhari verte venait de stopper dans un nuage de poussière.
Au volant, emmitouflée dans son ciré jaune, un bonnet enfoncé jusqu’aux
oreilles et les yeux protégés par des lunettes de soleil, je crus reconnaître la
jeune femme décrite, dix jours auparavant, par Bertrand. Fragile
représentante du beau sexe que le toujours galant Alain avait envoyée au
tapis.
Après s’être penché vers elle pour l’embrasser furtivement, mon
capitaine Nemo glissa rapidement sa main droite sous son épais cardigan.
Rasséréné par le contact de ce qui se lovait sous son aisselle, il avança
résolument, balayant le panorama de son regard clair, vers la coulée de sable
blanc qui dévalait la dune jusqu’à la plage. Instinctivement, je fis jouer mon
Beretta dans son étui et, d’un bon coup de rein, opérait une roulé-boulé pour
me réfugier à l’abri d’un buisson de prunelliers : je n’aimais pas du tout la
tournure que prenaient les événements ; j’étais venu pour tailler une bavette
non pour me faire composter mon acte de naissance.
La carrure d’un footballeur américain, la mâchoire toujours aussi
virile, la brosse grise et drue, c’était bien le play-boy quadragénaire entrevu,
la semaine précédente, sur le passage protégé de la rue Calypso. Ma
mémoire ne m’avait pas trahi : vingt ans seulement séparaient le jeune
inspecteur de Rambouillet du commissaire Dieulafait. A l’évidence, le
mariolle, en vieillissant, n’avait rien perdu de sa native chafouinerie. Ma
naïveté, elle, commençait à sucrer les fraises : au moindre geste suspect, un
coton-tige d’acier curerait le cérumen pour mieux lui faire entendre raison.
Pour l’heure, mon homme s’était tranquillement avancé jusqu’au
boudin de goémon qui marquait les limites de la pleine mer. Hors de son
champ de vision, j’attendis qu’il consultât sa montre pour la troisième fois
avant de me redresser, d’épousseter les brins d’herbe accrochés à mon pull,
d’ajuster mon képi et de me porter, la démarche assurée et le sourire franc, à
sa rencontre.
- Commissaire Dieulafait, je présume… lançai-je, jovial, dès qu’il fut
à portée de voix.
Il pivota sur place et me dévisagea, froid comme un scanner, avant de
solliciter ses zygomatiques.
- Adjudant Lemoine, si je ne m’abuse ! me renvoya-t-il sans se donner
la peine d’avancer. Ça fait un bail !
Bonne pomme, je fis les derniers pas et lui tendit la main. Sa poigne
était ferme et sèche.
- C’est vrai que ça ne nous rajeunit pas, surenchéris-je dans les
platitudes. Toujours bon pied bon œil à ce que je vois…
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Et toi, toujours aussi bon vivant, observa-t-il frappant du poing son
ventre plat de culturiste.
Ma cicatrice à la joue droite, mâle souvenir de Guyane, l’intrigua.
- Une tigresse en chaleur ?
- Si je me souviens bien, les tigresses, c’est plutôt ton rayon, badinaije. Qu’elles soient ou non en chaleur…
Imbu de sa fausse modestie, il haussa les épaules.
- Qu’elles soient ou non mariées… appuyai-je, le regard par endessous alors qu’il me rendait quelques bons centimètres.
- Tout ça, c’est de l’histoire ancienne, balaya-t-il après une courte
hésitation qui ne laissa pas de me ravir.
Dès le premier engagement, ma botte, dite « du coup de pied de
l’âne », avait trompé sa garde de tierce. Un croisé au flanc qui me renfloua le
moral : mon sabre n’était pas moins long que le sien.
- Figure-toi que je me suis rangé des voitures, insista-t-il en levant son
bras droit comme pour prêter serment. Les nanas, pour moi, c’est terminé…
- Ton joli chauffeur ? hasardai-je pointant du nez la Méhari à moitié
cachée par la dune.
- Rien ne t’échappe, hein ? Je parie que tu étais là une demi-heure
avant le rendez-vous…
- Mets-toi à ma place… C’est pas tous les jours qu’on me propose des
rancards comme celui-là. Alors ? Ce chauffeur ?
- Lieutenant Karine Vann, D.R.P.J. de Paris… Je vais t’expliquer…
Dieulafait pouvait se dispenser de faire l’épître : j’avais déjà compris
qu’avec Marc la police était une institution plus horizontale que verticale.
Mais les aveux étaient encore loin d’être complets et mon Casanova repenti
me prit amicalement par l’épaule pour me convier à arpenter la plage en sa
compagnie.
- Tu te demandes sans doute pourquoi je tenais tellement à te
rencontrer sans témoin, commença-t-il.
- Oui et non. Disons que j’ai ma petite idée… Le touriste ordinaire ne
crapahute pas à la sauvette sur la côte sauvage et se balade rarement avec un
flingue sous sa veste…
- Exact. Tu en déduis ?
- Que tu es sur un coup et que tu n’as pas trop envie qu’un gugusse
dans mon genre aille te faire tourner la mayonnaise…
- C’est à peu près ça, admit-il, se penchant pour ramasser un gros
coquillage qu’il lança, loin devant lui, avant de poursuivre : mais on n’en est
plus là. Pour tout te dire, si je t’ai contacté, c’est que je suis dans une merde
noire et que je vais avoir besoin de ton aide.
Après les feintes et les esquives d’échauffement, on en arrivait droit à
l’escarmouche : pour se découvrir ainsi, le vicieux bretteur devait avoir une
lame cachée dans sa manche. A moi de me forger mentalement une canneépée.
41
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Si tu crois que je peux t’être utile, à ton service… lui répondis-je,
plus affable que La Fontaine.
- Avant toute chose, il faut déjà que tu saches que j’appartiens, depuis
presque six ans, au S.E.F.T.I…
- Nul n’est parfait…
- Tu connais ?
- Service d'Enquêtes sur les Fraudes aux Technologies de
l'Informatique. D.C.P.J., affaires économiques et financières, récitai-je. Dans
la maréchaussée, on est un peu niais mais on se soigne…
- J’ai eu l’occasion de m’en apercevoir, me concéda-t-il. Depuis que je
suis sur l’île, tu ne m’as guère facilité la tâche !
- Bien involontairement ! Comment pouvais-je deviner que tu chassais
sur mes terres et que tu t’intéressais, toi aussi, à l’épave de la 4*4 ? Si tu
m’avais prévenu plus tôt…
Le petit cachottier accueillit la réprimande sans sourciller : on ne peut
pas tirer la couverture à soi et reprocher à l’autre de tousser.
- J’en suis d’autant plus navré que nous ne sommes pas du tout sur la
même affaire, ajouta-t-il, battant sa coulpe, avant de compléter, le vinaigre
noyant le miel : le jeune Bardin-Cardaillac, je te le laisse bien volontiers
même si, à mon avis, tu prends d’énormes risques pour pas grand-chose…
L’enflure ! Non content de chercher à me berlurer, il fallait encore
qu’il daubât mes plus ou moins licites investigations.
- Je sais ce que je fais ! me cabrai-je. Même si je finis par me planter,
ça n’est pas toi qui m’empêcheras d’aller jusqu’au bout !
- Comme tu voudras, mais je t’aurais prévenu, dégagea-t-il en touche.
Pour moi, du moment que nous pouvons nous mettre d’accord…
- D’accord sur quoi ?
- J’y viens, François ! J’y viens !
Mine de rien, nous étions déjà parvenus à la hauteur de la tourelle des
Corbeaux que la marée basse avait cernée de noirs récifs. Un pêcheur de bars
y louvoyait escorté par un nuage de mouettes voraces. La conversation
s’interrompit le temps d’escalader le double rempart de granit qui protégeait
le minuscule port des Corbeaux, à l’extrême sud-est de l’île.
Un petit phare rouge et blanc y dominait un enchevêtrement de
proprettes cabanes en bois, résidences secondaires d’une douzaine de
familles islaises. Chaque week-end, à la belle saison, on sortait les barbecues
bricolés dans de gros bidons cabossés, les tables de jardins en plastique
écaillé et les parasols décolorés. Certaines de ces maisons de poupées,
amoureusement entretenues, étaient même équipées d’une cave où le Gros
Plan nantais se conservait, été comme hiver, à bonne température. Tendus
entre deux forts piquets, des filets de pêche séchaient en attendant d’être
remaillés et, tirés au sommet de la cale en ciment, toutes sortes
d’embarcations rudimentaires, parfois abandonnées sur leurs chariots aux
roues de vélos recyclées, rêvaient de cap-horniers.
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Quand la graisse des merguez n’empuantissait pas l’atmosphère, il se
dégageait, de ce « bout du monde », un parfum de nostalgie à mille milles du
frelaté continental. C’était l’une de mes haltes préférées et il m’arrivait,
parfois, d’y lancer le cochonnet encouragé par d’enragés boulistes que les
marques de képi sur mon front ne rebutaient pas.
Peu sensible au charme du tableau, le commissaire Dieulafait
n’attendit pas qu’on eût fait demi-tour pour commencer à m’affranchir avec
cette insupportable condescendance qui lui collait à la peau comme le sable
épais de l’anse de Ker Daniau (un autre bijou de la « Perle de
l’Atlantique »).
- Pour que tu saisisses bien les enjeux de ce qui m’a amené ici, je vais
être obligé de remonter pas mal de temps en arrière… me prévint-il.
- No problemo ! Mais ne remonte pas trop vite… au cas où j’aurais la
comprenette à pédales bloquée sur le grand plateau…
- Quelques semaine après mon entrée en fonction au S.E.F.T.I., en
décembre 1991, le grand manitou du service m’avait demandé de me mettre
en relation avec la brigade des « stups » de la D.C.P.J. : elle venait de serrer
un camé qui ne demandait pas mieux, en échange d’une amnistie préventive
et d’une protection rapprochée, que de balancer un mafieux chinois déjà
mouillé, en juin 1987, dans un sanglant règlement de comptes. Accusé, cette
fois, de trafic d’immigrés clandestins, le gros bonnet, bien informé, réussit à
nouveau, in extremis, à tirer son épingle du jeu…
- Le rapport avec le S.E.F.T.I. ?
- La boîte soupçonnée de se faire du gras sur la misère du monde
s’appelait - et s’appelle toujours - « Yellow Computers »… L’un des plus
importants distributeurs français spécialisés dans le discount de matériels
informatiques.
A partir de là, Marc gaspillait sa salive en pure perte : je connaissais
déjà, grâce au zèle d’un major en préretraite, le sieur Lin Dao Lhou et le
piratage des fichiers du ministère de l’Intérieur perpétré, en avril 1992, par
un « hacker » très vraisemblablement à sa solde. Je me gardais cependant de
ramener ma science et m’en tenais mordicus à mon rôle de gros benêt épaté.
- Comme tu l’imagines, enchaîna mon mentor, la place Beauvau n’a
pas jugé bon de médiatiser l’événement d’autant qu’il survenait au moment
où la D.C.P.J. était enfin sur le point de sauter le Chinois pour délit d’initié.
Le temps de recoller les morceaux et l’anguille nous glissait encore entre les
doigts…
Ladite anguille, qui cachait de maous ailerons de requins, continua
donc, peinarde, à diversifier ses occultes activités. La déplorable qualité de
ses produits bas de gamme - assemblés par des esclaves à partir de pièces
recyclées - commençant à lasser le grand public, la société « Yellow
Computers » s’était progressivement retournée vers les PME. Une démarche
marketing basée sur un concept révolutionnaire : le « sévices » après vente.
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Le principe est enfantin, résumait Marc : tu fournis des stations clés
en main avec leurs logiciels et, en option gratuite, quelques virus dormants
plus ou moins destructeurs que tu peux activer ultérieurement via, par
exemple, une mise à jour. Quelques mois après la vente, quand la vie de
l’entreprise dépend entièrement du bon fonctionnement de son nouveau
réseau, tu lui balances une petite démonstration et, dans la foulée, tu lui
proposes une assurance contre les mauvaises surprises ; police prévoyant,
bien entendu, des versements réguliers sur divers comptes numérotés. Pour
éviter d’improbables retours de bâton - les patrons préfèrent généralement
casquer que de passer pour des pigeons -, le grossiste racketteur se planque
derrière une kyrielle de revendeurs indépendants qui, ignorant tout de
l’arnaque, feront, le cas échéant, d’honorables boucs émissaires…
- Exemple : Origo-Desfontaines ?
- Entre autres, oui…
- Et si le pigeon grimpe sur ses ergots ?
- Je lui souhaite bon courage pour prouver la véritable origine des
virus ! Même les informaticiens du S.E.F.T.I. en perdent leur langage C !
Ajoute à ça que l’ami Lin Dao Lhou cotise au F.N. et que nous sommes en
pleine campagne électorale… Tu vois le topo !
- Je vois, opinai-je. « Il est tiré vers la Géhenne où il sera abreuvé
d'eau fétide. » Sourate XIV, verset 16… Mais toi, là-dedans ?
- Après avoir constaté la facilité avec laquelle l’enfoiré de serin s’était
fait un cache-col de ses premières mises en accusation, je me suis dit qu’on
devait changer radicalement de méthode et essayer de le marquer à la culotte
côté finances. Pas vraiment dans mes attributions, mais bon… Le patron,
poussé au cul par sa hiérarchie, s’assit sur ses principes et me donna carte
blanche. De 92 à 94, je fis donc systématiquement le siège des éventuels
partenaires de Lin Dao Lhou pour leur décliner son pedigree et leur
conseiller la plus grande prudence. Résultats plutôt médiocres – course aux
profits oblige -, à l’exception du lancement du réseau « Hermès » dont le
Chinois faillit, grâce à mes bons offices, éponger en solo l’énorme déficit.
Comme les bénéfices à tirer de l’affaire étaient plus qu’aléatoires, même les
world wide killers de PIXI-Soft s’étaient, pour une fois, laissés convaincre…
L’image que je conservais de ladite société et de son pédégé sous
cyber-perfusion cadrait assez bien avec l’anglophone caricature. Mais la
candeur du commissaire Dieulafait n’était plus celle d’un teen-ager et son
évocation de PIXI-Soft n’avait rien de fortuite ; son regard, quand il avait
prononcé ces trois syllabes, appelait assez une réaction de ma part. Je
simulai pourtant la plus parfaite indifférence : il en savait suffisamment sur
mon compte pour ne pas lui donner mon RIB. Je le relançais donc fissa sur
sa guerre économique…
- Si je comprends bien, tu t’es retrouvé Gros-Jean comme devant ?
- Pas tout à fait. C’est quand même après étude de mes dossiers que
les types de la COB lui ont interdit l’accès au second marché ! Et puis…
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Hésitation en forme de remorque que j’eus la faiblesse de crocheter :
- Et puis ?…
- Depuis mai 1993, j’avais heureusement pris la précaution de mettre
un autre fer au feu. Un truc que le boss avait eu beaucoup de mal à avaler
mais qui ne dépend maintenant plus que de ton aimable collaboration pour
aboutir…
Après les prolégomènes, nous en arrivions au vif de l’entourloupe.
Toutes mes petites cellules grises en alerte rouge, je laissai volontairement
un blanc dans la conversation le temps de mettre un peu d’ordre sous mon
képi et de dérouler, préventivement, quelques chevaux de frise.
Contrairement aux allégations de Marc et même si les angles d’attaque
étaient différents, nous étions, bel et bien, tous les deux, sur le même coup.
Trois éléments au moins jouaient, pour chacun de nous, un rôle déterminant :
1/ le piratage des fichiers informatiques du ministère de l’Intérieur qui avait
permis d’effacer l’existence de Sibylle N’guyen ; 2/ la société PIXI-Soft,
employeur de David Pecquet qui avait viré Pascal Bardin-Cardaillac avant
de devenir sa cible. 3/ le peu respectable Lin Dao Lhou qui avait
vraisemblablement partie liée avec le groupe « Further Führer » et s’était,
non moins vraisemblablement, attaché les services de Gabriel Huyng. Cela
faisait décidément trop de coïncidences pour un hasard normalement
constitué. Quoi qu’il en eut, le commissaire Dieulafait le savait aussi bien
que moi ; ce qui me turlupinait un tantinet. Pour rétablir l’équilibre des
forces, je me devais, coûte que coûte, de le doubler dans la dernière
longueur.
Facile à dire alors que nos enjambées, toujours égales, arrachaient au
sable humide les mêmes bruits de succion rigoureusement synchrones.
Question : en quoi lui étais-je plus utile maintenant que deux ou trois
jours auparavant ? Quelle information capitale pour lui avais-je pu glaner
depuis mon retour de Paris ? Arrêt sur image, rewind, play. Le temps
manquant pour analyser chaque péripétie, je m’en tins aux scènes
principales.
Dans l’ordre, il y avait d’abord eu cette silhouette furtive aperçue, le
dimanche après midi, s’enfuyant de la maison des Bardin-Cardaillac. Plutôt
svelte et menue, elle pouvait, à la réflexion, correspondre aussi bien à celle
d’un garçon que d’une fille. Aurais-je, par inadvertance, obligé le lieutenant
Karine Vann, James Bond girl de service, à quitter prématurément les lieux ?
Marc voulait-il, pour ne pas être chocolat, que j’effaças l’incident de mes
tablettes ?
Ensuite était venue la confession de David Pecquet qui, avouant un
début de liaison avec Sibylle N’guyen, me rapportait l’anecdotique
intervention, peu après le naufrage du « Black Star », d’un flic en civil
chargé de nettoyer le terrain et de récupérer toute pièce susceptible de
révéler l’identité de la belle disparue. Si le mystérieux poulet nécrophage
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
répondait au nom de Dieulafait - ce qu’une simple confrontation établirait
aisément - le commissaire du S.E.F.T.I. flirtait avec le game over.
Autre événement majeur : la découverte, par Pierre Ligeot, de la 4*4
immergée à la pointe de la Tranche. Une épave que Marc et sa compagne,
prenant des risques insensés, s’étaient évertués à localiser. Maintenant que le
véhicule était parti pour le continent, Marc ne pouvait nourrir de convoitise
que pour l’un des deux objets récupérés lors du renflouage : la gourmette au
motif chinois ou l’ordinateur portable qu’un tandem de motards casse-cou
puis d’intrépides cambrioleurs avaient tenté de me chouraver. Un Compaq
rendu inviolable par une série de codes d’accès mais dont les petites icônes,
répandues sur son image d’arrière-plan, m’avaient conduit à jouer les
Champollion de bas empire et à considérer certaines têtes de loup miniatures
comme d’authentiques idéogrammes. Plus que jamais persuadé que ma
première interprétation était la bonne et qu’il y avait bien du Lin Dao
« Loup » dans le disque dur, j’en restai là de mon rapide rembobinage. Si
Sainte Aubaine ne me larguait pas au milieu du gué, c’est mon vieux copain
Marc qui n’allait pas tarder à mouiller son pantalon !
- Tu m’écoutes ? s’inquiéta-t-il, troublé par ma soudaine absence.
- Je te copie cinq sur cinq. Mais je crains fort de ne pouvoir accéder à
ta demande…
- Comment peux-tu dire ça ? s’estomaqua-t-il. Je ne l’ai même pas
encore formulée !
- Nous avons beau ne pas être du tout sur la même affaire, il se trouve
que tu veux quelque chose que je considère, peut-être à tort, comme une
importante pièce à conviction. Désolé, mais elle ne quittera mon coffre que
pour le bureau du juge d’instruction.
Incrédule, Marc stoppa net sa déambulation et attendit que je me
retournasse vers lui pour m’échographier le mental. Derrière le lourdaud
pandore il discernait maintenant un tortueux « Columbo » dont il n’avait que
subodoré le cigarillo. Sa superbe dut en rabattre un chouïa au profit d’une
salutaire indécision : exactement la réaction escomptée.
- Tu pourrais être plus précis ? s’enquit-il, un reliquat de défit dans le
regard.
- Le Compaq de Gabriel Huyng n’est ni à vendre ni à échanger. Est-ce
assez clair, monsieur le commissaire ?
Ses muscles maxillaires se gonflèrent d’une oreille à l’autre et son
sourcil gauche tressauta imperceptiblement. Lancé au jugé, mon scud avait
atteint, pilpoil, son objectif. La riposte ne se fit pas attendre, aussi mal
ajustée que prévu.
- A ta place, je ne m’amuserais pas à ça, grinça-t-il. Je ne crois pas que
tu aies intérêt, dans ta situation, à ce que je passe par le Parquet pour
t’obliger à lâcher prise…
- Et moi je suis certain que tu l’aurais déjà fait si c’était possible. A
croire que ta situation n’est guère meilleure que la mienne !
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Nouveau coup au but. Virant lof pour lof, il réduit la voilure pour
laisser à nouveau souffler la connivence.
- Et si j’avais tout simplement voulu t’éviter des ennuis ? insinua-t-il,
mielleux.
- Et si j’étais Bernadette Soubiroux ? En attendant ma béatification, tu
ferais mieux de me dire, pour commencer, en quoi les répertoires réservés au
grand méchant Lhou te sont si précieux…
Dans le rôle de l’arroseur arrosé, le Big Jim sur le retour faisait pitié.
Forcé d’en passer par mes exigences pour se sortir d’une fameuse panade, il
ne savait plus sur quel pied danser. Il se remit donc à arpenter la plage, le
dos un rien voûté. Haut dans le ciel limpide, deux mouettes rieuses se
payaient sa fiole.
- Je suis sûr que tu l’as déjà plus ou moins deviné, rechigna-t-il.
- Va toujours : j’adore ta façon de raconter les histoires…
- Le portable que tu as confisqué représente quatre ans de boulot et, si
je ne le récupère pas dans les plus brefs délais, je suis carbonisé : un type a
risqué sa vie pour récupérer ce qu’il contient…
- C’est à dire ?
- La comptabilité secrète de Lin Dao Lhou, l’actualisation de ses
filières d’immigration clandestine et tous les codes d’accès, via NetMeeting,
aux hommes de son réseau…
- NetMeeting ?
- Un logiciel qui permet la vidéophonie et l’échange, en temps réel, de
fichiers sécurisés.
- Une sorte de Proshare, si je comprends bien…
- Décidément, tu en connais des choses !
Ma visite à PIXI-Soft, outre son intérêt strictement zoologique, m’en
avait appris assez pour bluffer le pékin et en boucher un coin au S.E.F.T.I. ;
en informatique comme en énarchie, le vocabulaire prime la compétence.
Restait à aborder le point le plus délicat : le sort réservé au second
« fer au feu » chargé, dans l’ombre, de souffler sur les braises.
- Et c’est Gabriel Huyng que tu avais envoyé au casse-pipe ? repris-je
forçant mon avantage.
- Exact. Celui-là même dont tu cherches le cadavre depuis dix jours et
qui se porte aussi bien que toi ou moi !
Pour le coup, c’est mézigue qui se sentit du flottement dans les
mollets. Au moment où je me préparais, le doigté fin, à déposer la dernière
carte, voici que tout mon beau château s’écroulait dans un horrible bruit de
carrière brisée. Si je n’étais même plus capable de trouver des victimes
durablement décédées à mes assassins, mieux valait me reconvertir dans le
scénario pour téléfilms !
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
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Niveau 8
Vue subjective, player 2 (Isabelle)
Fichier enregistré le mardi 29 avril 1997 à 16 heures 07
Sur le plafond blanc tavelé par l’humidité, un rai de lumière, filtrant
entre les persiennes, poursuit une grosse araignée noire pensionnaire attitrée
de l’Atlantide Hôtel. Inscrites au même syndicat que les plombiers du cru,
les femmes de ménage du « palace » ne risquent pas tous les jours le
lumbago. Les matelassiers non plus à condition qu’ils ne testent pas euxmêmes leur production : une petite sieste crapuleuse - autant profiter au
mieux des vacances généreusement offertes par l’adjudant Lemoine - et je
me sens plus émiettée de l’intérieur qu’un Kinder Surprise sous les fesses de
mon Yannou. Pas de quoi pavoiser pour la brevetée fédérale de la
F.F.E.P.M.M. ni pour son partenaire qui, pourtant affilié à la F.F.J.R.
(Fédération Française des Jouisseurs à Répétition), semble avoir oublié que
le physique n’est rien sans le mental.
Ce matin, en revenant de la gendarmerie, David avait tout du type qui
sortait de se coltiner un Goliath remixé Terminator. L’expertise qu’il venait
de réaliser pour le compte de « Columbo » n’avait pas arrangé son complexe
« X Files » : la maréchaussée disculpée de toute participation au « grand
complot », il voyait maintenant des petits hommes jaunes partout. Depuis
qu’il s’était persuadé que le big boss de « Yellow Computers » - un chinois
qu’il ne connaissait que de réputation - tirait les ficelles du groupe « Further
Führer », tout s’emmêlait dans le mikado de ses neurones. Fatiguée de
l’entendre délirer au sujet de ce « pauvre » Pascal à qui on avait enfoncé des
bambous sous les ongles pour l’obliger à collaborer à l’anéantissement de la
civilisation occidentale, je l’avais, manu militari, entraîné chez « Biclown »
où nous avions loué deux bécanes. Rien de tel qu’un petit tour de l’île pour
vous rafraîchir les idées et vous ouvrir l’appétit. Jusqu’à la pointe des
Corbeaux, mon Fox Mulder avait mis la pédale douce mais quand, juste
avant d’arriver à la plage des Vieilles, le vent nous avait pris dans le pif nous
obligeant à changer de plateau, il avait aussitôt recommencé à dérailler.
Reconstitution approximative du dialogue :
DAVID : En fait, l’adjudant Lemoine ne se rend absolument pas
compte de ce qui risque de se passer…
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
MOI : Non, attends ! Tu crois que la terre va s’arrêter de tourner si
PIXI-Soft s’avale un virus ?
DAVID : D’abord, on ne sait pas exactement à quoi ressemble le
« cheval de Troie », ensuite on ne peut jamais prévoir où s’arrêtera une
infection une fois lancée…
MOI (les yeux au ciel) : Tu radotes, mon chéri ! Et alors ? Internet en
rideau, c’est pas Guernica mondialisé !
DAVID : De ton point de vu ! Vas dire ça aux investisseurs ! Si
jamais Pascal a été assez con pour se laisser embringuer par de vrais
méchants…
MOI : Nous y revoilà ! C’est encore à cause de ce chtarbé que tu te
prends le chou ! Tu sais que c’est grave keus à force !
DAVID : Imagine : pour préparer sa doc d’« Evha forever », il entre
en contact avec les fachos du groupe « Further Führer » qui réussissent à le
piéger pour le compte de ce Lin Dao Lhou…
MOI : A part que Pascal s’est piégé tout seul, pourquoi pas…
DAVID : Soumis à je ne sais quel chantage, il accepte de saboter le
moteur d’« Evha Forever »…
MOI (la moue dubitative) : Déjà plus dur à avaler !
DAVID : Sauf quand on sait que Jacques avait envoyé balader
« Yellow Computers » à la veille de lui confier la distribution européenne !
MOI : Première nouvelle… Admettons. Et alors ?
DAVID : Tu connais Pascal : une fois qu’il a mis le doigt dans un
engrenage et du moment qu’on lui donne les moyens de poursuivre sa petite
vendetta personnelle… Je suis prêt à parier que, même aujourd’hui, il ne se
doute pas des véritables intentions de ses associés !
MOI : Tu m’étonnes ! Dans l’état où il est depuis hier matin, il ne
ferait pas la différence entre Ma Dalton et une fille de la Légion d’Honneur !
DAVID (sans se dérider d’un poil) : Ce qui laisse le champ libre aux
snipers de Lin Dao Lhou !
MOI : Pour ?
DAVID : Prendre leur revanche sur PIXI-Soft en lui plantant son
réseau et en lui piquant un ou deux trucs au passage…
MOI : Du genre ?
DAVID : Je ne sais pas moi… « Animadream », par exemple. A partir
du moment où les défenses sont HS et où on sait où chercher…
MOI (parfaitement incrédule) : Ben voyons ! Tu sais que tu devrais
écrire des romans ! Très vendeurs, en ce moment, les cyber-polars !
DAVID (se crispant bêtement) : Déconne pas, Isabelle ! Envoyer un
virus sur Internet, c’est déjà pas cool, mais tomber pour espionnage
industriel ! Je te dis pas le bad trip… Dix ans de tôles, facile !
MOI (sarcastique) : Ça pourrait le faire ! Pendant ce temps-là, au
moins, on aurait la paix !
DAVID : Toi, peut-être, mais pas moi !
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Là-dessus, monsieur Bougon avait écrasé ses cale-pieds pour ne plus
lever le nez de son guidon avant l’arrêt buffet.
Au plafond, l’araignée se paye une toile dans un coin d’ombre. De la
fenêtre entrouverte montent des relents de friture. Un léger courant d’air me
caresse délicieusement le ventre et les seins ; câline, je me retourne vers la
tiédeur masculine qui, à mon contact, frémit légèrement. Le visage tourné
vers le mur, David, sans esquisser un geste, gonfle ses pectoraux moites et
exhale un faible soupir. Question affection, ça n’envoie pas le bois à des
kilomètres, mais je connais assez ma souche pour savoir que c’est sa manière
à elle de me tendre la perche. Bonne fille, je la saisis à pleines mains :
- Allez ! Crache le morceau au lieu de faire la bouille !
- Laisse tomber Isabelle…
- Dis-moi d’abord ce qui ne tourne pas rond !
- Je croyais que tu t’en foutais…
La patience qu’il faut avoir avec les mecs actuels ! Les rouleurs de
mécaniques d’avant le baby-boum avaient au moins la décence d’assumer
leurs états d’âme jusqu’à l’ulcère d’estomac. Aujourd’hui, à la moindre
contrariété, faut que ça s’épanche dans vos jupons ! Non, je déconnes…
Globalement, je les trouve quand même en progrès. D’ailleurs, comme les
nanas sont obligées de porter le pantalon, il n’y a plus des masses de jupons
où s’épancher.
- Je me fous de ton allumé de copain mais pas de toi… C’est quoi le
blème ?
- L’adjudant Lemoine ! S’il n’était pas là avec ses gros sabots, je
pourrais tout régler en cinq minutes…
Quand Zorro revient au galop, les sergents Garcia deviennent vite
encombrants. De là à leur taillader un costard en trois coups d’épée…
- Régler ? Régler quoi ? m’informé-je craignant le pire.
- Cette saloperie de « cheval de Troie ». Comme le programme est
encore en chantier, il n’y aurait qu’à formater le disque dur et basta !
- Non, attends ! Si c’est aussi simple que ça, qu’est-ce qui te retient ?
- Les scellés. Lemoine a fait poser les scellés sur la maison des
Bardin-Cardaillac !
- Et tu ne pouvais pas y penser avant ? Hier matin, par exemple, quand
tu étais tout seul dans la place…
- Le type caché derrière la porte m’a complètement déconcentré.
Autrement, j’aurais sûrement percuté…
Le point faible des Zorro pétochards, c’est qu’ils ont le courage
rétroactif. Jacques Pétrel n’avait pas tort quand il reprochait à David sa
pusillanimité ; s’il tenait tant à protéger Pascal, que n’était-il intervenu
lorsque toute son équipe avait exigé l’exclusion du mégretiste de service ?
Les Ponce Pilate finissent toujours par avoir le mauvais rôle même si le
condamné milite pour sa propre crucifixion.
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Et si tu prévenais tout simplement PIXI-Soft ? proposé-je. Ça ferait
déjà une victime potentielle de moins…
- … (nouveau silence radio)
Pas très clair côté amours mortes - sa Ludivine m’était restée sur
l’estomac - David avait-il, également, l’amitié alternative ? Après s’être
démené comme un beau diable - allant jusqu’à menacer Pétrel - pour mettre
Pascal le nez dans son caca, comment expliquer son brusque besoin de voler
à son secours ? Je ne voyais qu’une explication : tant qu’il ne s’agissait, à ses
yeux, que d’un grand jeu vidéo avec fichiers secrets à récupérer et adversaire
virtuel à démolir, il était dans son élément ; notre arrivée à l’île d’Yeu et la
découverte de l’existence, bien réelle, d’un réseau d’affreux embusqué
derrière la porte avaient bouleversé la donne. Plus question de s’en sortir en
dépliant un quelconque « bouclier magnétique » ou en bourrant Pascal de
« barres énergétiques ». Plus question de tricher en bidouillant le logiciel.
D’où le coup de Calgon qui, une vague culpabilité aidant, lui avait collé la
tête dans le pâté.
La conversation languissant, David allonge le bras pour tourner, à la
tête du lit, le bouton de la radio. Brassens, alliant l’à-propos à un brin
d’ironie, nous balance ses « Copains d’abord ». « Oui mais jamais, au grand
jamais, son trou dans l’eau n’se refermait »… Allusion limpide au sort de
cette Maryline Lempecki dont la disparition en mer, à quelques brasses de
l’île d’Yeu, n’avait jamais cessé de hanter ses deux coéquipiers ni de pourrir
leurs relations. Que s’était-il réellement passé durant ces vacances de Pâques
1992 ? Quel était alors le véritable état des relations entre les trois camarades
de promo ? C’est, probablement, de ce côté-là qu’il faudrait creuser… Mais
avec quelle pioche ? Chez David, sa mollesse de caractère n’a d’égale que la
dureté de sa caboche : quand, fait exceptionnel, il a décidé de garder quelque
chose pour lui, autant essayer de faire parler un mur cimenté à l’omerta !
Soudain, un mot, prononcé au milieu de l’habituelle logorrhée
radiophonique, m’arrache à mes cogitations. Un coup d’œil lancé en
direction des oreilles écarquillées de David me confirme que je n’ai pas
entendu la Vierge : la présentatrice du journal vient bien, en ouverture de son
édition de seize heures, d’évoquer PIXI-Soft !
« Ce matin, les internautes de France et de Navarre ont eu la surprise
de découvrir, sur leurs écrans, un nouveau site web qui pourrait bien
préfigurer une forme révolutionnaire de lutte sociale : le « syndicat virtuel ».
Baptisé « PIXI-Fight », ce site, à rapprocher, bien évidemment, de PIXISoft, premier éditeur français de jeux vidéo, s’est donné pour mission, je
cite : « de dénoncer l’opacité de la gestion et l’inhumanité des conditions de
travail » au sein d’une entreprise de plus de mille employés dont la moyenne
d’âge n’excède pas vingt-six ans. Une réponse, peut-être, à la récente
déclaration de Jacques Pétrel publiée dans le journal « Libération » qui
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
soutenait, je cite toujours : « Les plus vieux, il faudrait les reprogrammer
pour qu’ils suivent le rythme. Les trente-neuf heures, c’est un truc conçu par
des has been pour des has been ».
A mes côté, le principal instigateur de ce coup d’éclat qui, avant de
s’exprimer sur notre antenne, a exigé que sa voix soit brouillée.
- Bonjour monsieur X…
- Bonjour…
- Première question : pourquoi ce souci de conserver l’anonymat ?
- Avec Jacques Pétrel, on doit s’attendre à des représailles. Il a déjà
contacté Multiproxi et Pass-Internet pour exiger la fermeture de notre site et le nom de ses créateurs par la même occasion…
- Demande - si nos renseignements sont exacts - fermement rejetée par
ces deux fournisseurs d’hébergements…
- Encore heureux ! Vous imaginez la réactions des abonnés…
- Revenons-en, si vous le voulez bien, aux motifs de votre action.
Quand on voit l’adorable Joyzik - idole des moins de douze ans - on a
beaucoup de mal à imaginer son créateur dans la peau d’un monstre…
- Jacques Pétrel n’est pas plus le créateur de Joyzik que celui d’Evha
Metal. Il n’est ni artiste, ni technicien. Ce n’est qu’un arriviste sans scrupule
qui s’engraisse sur le dos de jeunes diplômés d’écoles d’art ou
d’informatique. Ils ont tous envie de faire leurs preuves et ils crèvent de
trouille à l’idée de le décevoir. En multipliant les filiales, il s’est débrouillé
pour qu’il n’y ait ni syndicat, ni comité d’entreprise, ni service des
ressources humaines. Ça fait à peine six heures que notre site est en place et
il en a déjà interdit l’accès à ses esclaves…
- Esclaves ! Vous y allez un peu fort, tout de même !
- Comment appeler des gens corvéables à merci pour qui il n’y a ni
week-ends, ni jours fériés, ni reconnaissance en dehors de salaires tout juste
décents ? Le droit d’auteur, qui est un droit de l’homme, est carrément nié au
profit du sacro-saint développement économique !
- Il faut dire que, dans votre secteur, la concurrence est féroce et que la
France est encore loin derrière les Etats-Unis…
- Est-ce une raison pour piétiner les gens ? Pour les presser comme
des citrons et les jeter à la poubelle dès qu’ils ne sont plus assez
performants ?
- Revenons-en à votre site : quels résultats concrets espérez-vous
obtenir ?
- D’abord foutre la trouille à Pétrel, ensuite dire tout haut ce que la
plupart de ses employés pensent tout bas. On veut aussi que le public sache
exactement comment fonctionne l’usine à rêves d’Aubervilliers. Vous savez,
au début des années soixante, même les animateurs de chez Disney ont, un
jour, décidé de se mettre en grève…
- Vous pensez en arriver là ?
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- On verra. Depuis ce matin, nous avons déjà reçu plus de deux cents
messages de soutien… Il va bien falloir que ça bouge ! »
Jacques Pétrel s’étant, pour sa part, « refusé à toute déclaration », la
présentatrice zappe vite fait pour aborder un sujet autrement plus social : le
devenir des ministres du gouvernement Juppé dans le cas - encore jugé très
hypothétique - d’une dissolution de la droite. On voit d’ici la queue à
l’ANPE de Neuilly ou du boulevard Saint-Germain ! Sans la moindre
compassion, je coupe le sifflet à la petite sœur des énarques pour me
retourner vers David, la bouille plus froissée que son oreiller :
- Ben, quoi ? le secoué-je. J’espère que tu n’as rien appris… et que tu
ne vas pas pleurer parce que Pétrel a un pylône dans le réacteur. Il l’a bien
cherché, non ?
- C’est clair. Mais tout ce que ce con à la radio va y gagner, c’est
d’aggraver encore les choses !
- Comment ça ? Une petite grève n’a jamais fait de mal à une Golden
Card…
- Jacques va faire semblant de céder mais tu verras qu’il n’y aura pas
un chat pour se présenter comme délégué du personnel. Infantilisés et
individualistes comme ils sont tous, c’est couru d’avance…
Plutôt bien vu pour un gamin égocentrique. Tout de même ! C’est
dingue ce que David a pu changer en quelques jours ! A croire que la
confiscation de son « Animadream » et de son projet de dessin animé lui a
enfin déscotché les œillères ; pas un camarade pour prendre son parti (qui
n’avait pourtant rien de communiste). Quelques jours de recul et c’est le
Comité Central à lui tout seul ! « On aura tout bu jusqu’au calice ! », comme
dit Lariflette ! Mais le camarade est encore à la tribune :
- Résultat : qu’est-ce qui va se passer ? Jacques va se débrouiller pour
vider Aubervilliers et remplir un peu plus ses filiales de Bucarest et de
Shanghai ! Là-bas, au moins, on ne moufte pas. On ramasse les miettes et on
ferme sa gueule. « Débile Gates » peut vraiment pavoiser !
- « Débile Gates » ?
- Fabien, si tu préfères. Je suis sûr que c’était lui, tout à l’heure…
- T’as reconnu sa voix ?
- Pas la peine. C’est le seul de la boîte à avoir fait un mastère
d’économie sur Disney et l’influence du socialisme sur sa production de
l’après-guerre…
- Fabien gauchiste ? Non, attends ! Tu trouves que ça colle avec le
personnage ?
- Tout le monde a le droit de changer…
Y compris les stakhanovistes de l’algorithme qui partent brusquement
en week-end prolongé et « oublient », deux jours de suite, de prévenir leur
patron. Ceci sans parler des angoissés du compte courant dont le papa-gâteau
est en tôle et qui, tout à coup, jouent leur salaire à la roulette russe !
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Si Fabien est plus ou moins tricard, c’est, peut-être, le moment de
récupérer tes billes, avancé-je, opportuniste par procuration.
- Ça me ferait mal ! Même si c’était vrai, j’aurais toujours ce naze de
réalisateur américain dans les pattes. Plutôt crever que de cautionner le
massacre !
- C’est pourtant ce que tu faisais juste avant de partir, non ?
- Ben, c’est fini ! Le truc, c’est qu’il ne fallait pas que je décroche.
L’île d’Yeu, Pascal, tout ça, ça m’a remis le compteur à zéro…
Et le moral avec. Le coup classique du cadre surmené qui, sorti de son
bocal à stress, rate la piscine et plonge dans la dépression. A surveiller de
près mon David !
- Tu devrais quand même leur passer un coup de fil. C’est pas la mer à
boire et on ne sait jamais… Si tu ne veux pas parler à Pétrel, tu n’auras qu’à
demander Marie ou un programmeur de ton équipe…
- Tu sais bien que c’est pas la question, Isabelle. Comment te dire…
Après tout ce qui s’est passé depuis trois mois, je ne le sens plus, quoi. Tant
que je suis encore dans la course, j’ai envie d’aller voir ailleurs. Quelque
chose de plus petit, de plus sympa…
- Et pour le fric ?
- T’inquiète ! On n’est pas encore aux Restos du Cœur…
De deux choses l’une : ou on est bien dans l’euphorie pathologique ou
j’ai raté un épisode : celui où David a gagné au Loto en cochant la date de
naissance d’un émir d’Arabie Saoudite. Pas hyper crédible pour le fils
préféré de la dévote Judith. Plus ça va, plus je renifle l’embrouille de chez
Sac de Nœuds and Co.
Partagée entre l’agacement d’être prise, par mon propre mec, pour une
nunuche prête à tout avaler et la crainte de me retrouver avec un suceur de
tranquillisants sur les bras, je commence à manquer d’air. Je me jette du lit,
enfile mon tee-shirt et saisit sans ménagement la poignée de la fenêtre
bloquée entrouverte par David. Histoire d’en remettre une couche, l’inerte
fait de la résistance et je me torture le poignet sans parvenir à la faire jouer
d’un millimètre. Moins patiente que mon Yannou avec ses Playmobils
récalcitrants, je lui envoie, furibarde, une volée de coups de poings rageurs.
- Te fatigue pas, Isabelle, intervient David en enfilant son jean. La
crémone est foutue. Modeste, le concierge de l’hôtel, m’a prévenu un peu
tard…
- Génial ! Et il compte laisser ça comme ça longtemps ?
- Il m’a promis de nous envoyer un menuisier avant ce soir…
- En même temps que le plombier pour le lavabo, j’imagine ! Je te
parie que ce truc-là est bousillé depuis des années !
- Take it easy ! Paraît que ça ne date que d’une semaine : la chambre
venait juste d’être abandonnée par le « Péril Jaune »…
- Cambriolage ?
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Apparemment. Mais l’adjudant Lemoine était déjà passé la veille et,
d’après Modeste, les mecs en ont été pour leurs frais…
Encore un roi du pipeau, ce Gabriel Huyng ! Qui pouvait s’intéresser
aux petites affaires d’un hacker de seconde zone dont la seule mission
connue consistait à emprunter l’ordinateur de Pascal afin de prouver que
Mister Chtarbé était bien Batman : l’auteur anonyme de la dénonciation
publique dont Eric était sur le point d’être la cible avant de s’envoler pour
une gay-pride chez Saint-Pierre ? Pour qui, ou pour quoi, bossait-il
réellement ? A part David, Pétrel et, éventuellement, Pascal, qui d’autre était
au courant de sa présence sur l’île ? Le fameux Lin Dao Lhou et ses porteflingues du groupe « Further Führer » ? Possible : le « Péril Jaune » avait,
peut-être, oublié dans sa chambre un truc compromettant que son dragon
d’employeur avait voulu récupérer…
L’explication - trop compliquée pour être la bonne - est, tout à fait
entre nous, loin de me satisfaire. Mon intuition féminine, plus fiable qu’une
baguette de sourcier, me suggère même qu’il faudra encore pas mal creuser
avant de désensabler le puits d’où jaillira l’impudique Vérité.
47
Niveau 8
Vue subjective, player 4 (François)
Fichier enregistré le mardi 29 avril 1997 à 16 heures 25
Le couple de touristes qui se bécotaient sur les roches de la Pèlerine
avait quitté son petit nid de granit pour s’en aller folâtrer ailleurs et la plage
de la Grande Conche, à marée basse, était à l’image de mon
encéphalogramme : plate d’un bout à l’autre de l’oscilloscope. Il faut dire
que l’électrochoc que venait, sans anesthésie, de me faire subir cette enflure
de Marc avait de quoi assommer un bœuf dans l’exercice de ses fonctions :
un Gabriel Huyng bien vivant au milieu d’une affaire criminelle dont il était
censé être la principale victime ! Après plus de vingt ans de service au
compteur, dur de ne pas brouter du cadran !
Secoué, j’avais laissé à mes petites cellules grises le temps d’encaisser
la décharge avant de réembrayer la dynamo de ma comprenette.
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
L’entretien se prolongeant sans doute au-delà des prévisions, le garde
du corps du commissaire Dieulafait avait quitté le volant de sa Méhari pour
arpenter la dune et, de loin, observer notre manège. Toujours engoncé dans
son ciré jaune au col remonté, le lieutenant Karine Vann, de la D.R.P.J. de
Paris, tenait, avec son bonnet et ses lunettes noires, des Dupond-Dupont au
mieux de leurs panoplies. Quel besoin avait-elle de dissimuler ainsi ce que
l’on devinait être un joli minois ? La brigade financière, ça n’était pas la
D.S.T. et, à l’île d’Yeu, les ambassades ne regorgeaient pas d’espions, même
en haute saison. Un ridicule souci de discrétion qui sentait son amateurisme
à plein nez et cadrait mal avec la tranchante assurance du commissaire
Dieulafait, lequel se permettait d’opérer à visage découvert.
Femme mariée pistée par un détective privée, maîtresse à la notoriété
encombrante, mineure en cavale, tant qu’on voudra ! Mais je voulais bien
être muté en Corse si la nouvelle conquête de l’insatiable Marc avait jamais
suivi le moindre stage d’initiation à la protection rapprochée. Si le lubrique
sagouin ne s’était pas gêné pour se payer ma fiole au sujet de sa dulcinée du
moment, rien ne prouvait qu’il se fut montré plus fiable quant au sort de
Gabriel Huyng. Les raisons de ressusciter celui-ci ne manquaient pas, à
commencer par la nécessité - inexpliquée mais non inexplicable - de me
convaincre d’abandonner l’affaire Bardin-Cardaillac. C’était mal connaître
« Columbo » qui préférerait toujours cramer au soleil que de moisir dans
l’ombre d’un doute.
L’abattement n’étant pas mon fort, je ne touchais le fond, du bout des
godillots, que pour remonter fissa à la surface. Sans rien changer à ma mine
brouillée par la déconfiture, je me hâtai d’improviser une contre-offensive.
Le plus sûr moyen de pousser Marc à la faute était d’entrer dans son jeu et
de réclamer la biographie complète de son phénix.
- Dommage pour moi, tant mieux pour lui, philosophai-je, l’amertume
surjouée. J’imagine qu’on peut le voir quelque part…
- Gabriel Huyng ? Bien sûr ! Mais, pour l’instant, on lui a ordonné de
se mettre au vert en attendant que tout soit réglé. Dès que tu m’auras rendu
l’ordinateur, j’essaierai de t’obtenir un rancard…
Trop aimable ! C’était, grosso modo, l’esquive foireuse et le marché
de dupe auquel je m’attendais : pièce à conviction contre allez simple pour
l’au-delà. L’espérance de poireauter au purgatoire avec, pour tout
compagnon, un internaute sans conversation ne m’encourageait guère à
céder à la requête du cauteleux loustic : tant que je ne lui donnerais pas
satisfaction, son Manurhin resterait sagement logé dans son holster. Après ?
Tout dépendrait de ce qu’il manigançait réellement…
- Ce Gabriel Huyng, tu l’as recruté comment ? le relançai-je, ignorant
l’invite.
- Tu sais bien que je ne suis pas autorisé à divulguer ce genre
d’information…
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Ni moi à passer par-dessus ma hiérarchie pour pactiser avec la
police…
Un partout, la balle au centre. Plus sportive que prévu par l’équipe
adverse, la partie se pimentait agréablement. Beau joueur, Marc me décocha
l’un de ses sourires à faire fondre une division de pom-pom girls et regagna
le banc de touche le temps de cracher le morceau.
Frais émoulu de l’école de police, informaticien surdoué formé sur le
tas, le lieutenant Gabriel Huyng avait été affecté au S.E.F.T.I. au mois
d’avril 1992. Après un an de formation intensive il était, sur les ordres de
Marc et dès le mois de mai 1993, parvenu à s’infiltrer, comme spécialiste des
réseaux, au sein de l’une des filiales de « Yellow Computers ». Sans tambour
ni trompette, il avait fait son petit bonhomme de chemin se rapprochant,
chaque jour un peu plus, du sommet de l’organisation. Fin mars 1997,
quelques filières secondaires avaient déjà été démantelées lorsque, coup de
bol, le bon petit soldat parvint enfin, au milieu d’un inextricable système de
protection jonglant avec une centaine de sites répartis à travers le monde, à
repérer l’emplacement de la comptabilité secrète de Lin Dao Lhou, clé de
voûte du système.
- Si je comprends bien, tu as toutes les clés en main depuis un mois,
notai-je.
- Oui et non. Gabriel Huyng connaissait la bonne adresse mais il
devait encore contourner les codes d’accès et récupérer les bons fichiers sans
laisser de trace. Un boulot trop risqué pour continuer à opérer sur le
terrain…
Mais Gabriel Huyng était le seul capable de venir à bout du casse-tête
chinois. Faute de temps et d’effectifs suffisants Marc l’avait alors retiré de
« Yellow Computers » pour le placer à PIXI-Soft d’où il pourrait,
tranquillement, achever sa cyber-enquête.
- L’avantage de PIXI-Soft, c’est que son département de recherche
avait au moins deux ans d’avance sur le S.E.F.T.I., me précisa Marc. Pas
évident de trouver ailleurs la puissance de calcul dont Gabriel Huyng avait
besoin…
- Et le patron de la boîte s’est laissé faire ?
- Depuis l’affaire du réseau « Hermès », Jacques Pétrel m’était
redevable. Et puis, le lancement de l’un de ses nouveaux jeux lui posait
quelques problèmes…
Un contrat prévoyait, en effet, qu’« Evha Forever » - adaptation du
premier jeu à succès de Pascal Bardin-Cardaillac produite en partenariat
avec Plushard, une société américaine - serait distribuée, en Europe, par
« Yellow Computers ». Au dernier moment, paniqué à la lectures des
derniers rapports confidentiels fournis par Marc, Jacques Pétrel avait essayé
de se défiler en proposant un confortable dédit. Arrangement violemment
repoussé par Lin Dao Lhou qui avait riposté en menaçant PIXI-Soft des pires
représailles. Quelques jours plus tard, le moteur du jeu était saboté et Pétrel
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
appelait ce bon commissaire Dieulafait à la rescousse. Gabriel Huyng,
parfaitement au fait des méthodes employées par le mafieux, était l’homme
de la situation.
- Pétrel était prêt à tout pour éviter que l’affaire ne s’ébruite,
continuait Marc. Aucun problème pour le convaincre, en échange d’une
discrétion garantie, d’en passer par mes volontés…
Ordre fut donc donné au zélé Gabriel Huyng d’attaquer Lin Dao Lhou
sur deux fronts à la fois : 1/ rapatrier au plus vite les fichiers de sa
comptabilité secrète ; 2/ tenter de démasquer le saboteur introduit à PIXISoft. Cependant que le premier objectif s’avérait, malgré la technologie
déployée, plus difficile à atteindre que prévu, l’autre mission piétinait elle
aussi.
- C’était, peut-être, attendre beaucoup d’un seul homme, avança,
consolateur, « Bison bienveillant ».
- Pas pour Gabriel Huyng ! trancha « Aigle arrogant ». Même s’il
jouais les neuneux pour donner le change aux informaticiens de PIXI-Soft,
tu peux me croire qu’il ne chômait pas !
Un premier suspect retint bientôt son attention : Eric Laborie, bras
droit de David Pecquet. L’un des mieux placés pour traficoter le moteur
informatique dont il avait été, de plus, le premier à signaler les
dysfonctionnements. Un individu que des mœurs douteuses amenaient - fait
aggravant - à fréquenter assidûment un très sélect bar « gay » propriété d’un
neveu de Lin Dao Lhou. Le tenant de la jaquette flottante pouvait avoir tiré
sur l’ambulance Bardin-Cardaillac à seule fin d’exploiter la rage vengeresse
de l’impulsif gamin et, le cas échéant, de lui faire porter le chapeau. Manque
de bol, le vendredi 28 mars au matin, alors que Gabriel Huyng venait
d’assister, dans une Croissanterie de la station Châtelet, au rendez-vous
manqué entre un mystérieux émissaire de Lin Dao Lhou et Eric Laborie, ce
dernier, visiblement très tendu, avait maladroitement glissé sous les boggies
d’un RER.
- Sale coup, admis-je au bout du tunnel.
- Quand la poisse s’en mêle, plus possible de s’en dépatouiller !
Une dizaine de jours plus tard, le mercredi 9 avril à l’aube, Gabriel
Huyng perçait enfin les blindages du système Lin Dao Lhou et rapatriait, sur
son ordinateur portable, toutes les précieuses données fruits de quatre ans
d’investigations. Hélas, sans doute trop pressé de se déconnecter, le jeune
lieutenant enfonçait, par mégarde, une touche de trop qui, à elle seule,
signait son intrusion. Plus rapides qu’un e-mail cravachant un « cheval de
Troie » (image high-tech s’il en fut), les petites mains de Lin Dao Lhou ne
mettraient que quelques heures à remonter jusqu’à PIXI-Soft et au hacker.
- C’était, du moins, ce qui était à craindre, nuança Marc. Quand
Gabriel Huyng a voulu m’informer de l’incident, j’étais en stage à Bruxelles
et il est tombé sur ma secrétaire. Cette idiote, plutôt que de me contacter sur
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
le champ, a attendu que je l’appelle, en fin de journée, pour me transmettre
le message. Il était déjà trop tard…
Entre temps, comprenant qu’il avait intérêt à mettre rapidement le plus
d’espace possible entre lui et ses éventuels poursuivants, le « Péril Jaune »
avait cédé aux pressions de David Pecquet - toujours acharné à établir la
responsabilité de Pascal dans la disparition d’Eric Laborie - et s’était envolé
pour l’île d’Yeu.
- Pas très malin, commentai-je. A sa place, j’aurais plutôt couru me
réfugier dans le plus proche commissariat…
- C’est le défaut de Gabriel, déplora Marc. Quand il croit être sur le
bon filon, il a un peu tendance à n’en faire qu’à sa tête et à minimiser le
danger…
- Le bon filon ? Sa mission n’était pas terminée ?
- Pour moi, si. Mais le sabotage du moteur informatique n’était pas
encore éclairci et Pascal Bardin-Cardaillac venait, juste après Eric Laborie,
sur sa liste. En s’exilant sur l’île d’Yeu, il comptait faire d’une pierre deux
coups : disparaître de la circulation le temps que les secours s’organisent et
conclure en beauté en tapant le coupable…
- Un simple comparse !
- Eh ! Oui ! La jeunesse d’aujourd’hui a du mal à faire la part des
choses, déplora le vieux beau.
Jusque là, le récit de Marc tenait la route et s’offrait même le luxe,
sans trop malmener mon propre scénario, d’en corriger certains
approximations. S’il me fallait, à regret, disculper Gabriel Huyng de toute
affiliation au groupe « Further Führer », son opposition à Eric Laborie puis à
Pascal Bardin-Cardaillac ainsi que la troublante couverture policière dont il
bénéficiait ne souffraient plus la moindre élucubration.
Seulement, il y avait le dernier virage négocié, deux roues sur la ligne
blanche, par un narrateur à la limite de la perte de contrôle. Se rabattre, in
extremis, sur le cliché d’une jeunesse inconséquente n’était pas la plus
astucieuse manière d’éviter la contredanse ; surtout quand un gendarme,
planqué derrière les buissons, guettait la faute pour verbaliser. Qui, à part un
lecteur de polars de supermarchés (rayon surgelés), serait assez poire pour
croire qu’un professionnel du renseignement puisse mettre en danger sa vie
et des années de périlleuse infiltration pour s’en aller chasser, en solo, un
gibier de seconde zone ? Avec la meilleure volonté du monde et une bonne
dose de bicarbonate de soude, la couleuvre ne « passait pas la glotte »,
comme aurait dit Isabelle Pecquet.
- Un peu léger, tout ça, inférai-je. L’ordinateur portable de Gabriel
Huyng risquait, à tout moment, de tomber dans de moins bonnes mains que
les miennes !
- Il était convenu qu’il se brancherait sur Internet dès son arrivée sur
l’île d’Yeu et qu’il transférerait tous ses fichiers sur le serveur du S.E.F.T.I.
Mais, comme je te le disais, quand ça commence à foirer…
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Coriace, la vilaine fée Scoumoune ! En arrivant dans sa chambre de
l’Atlantide Hôtel, Gabriel Huyng avait eu tôt fait de constater que son
modem n’avait pas supporté le voyage. Port-Joinville ne disposant encore
d’aucun bazar informatique, il ne pouvait plus compter, pour le dépanner,
que sur la générosité forcée du fils Bardin-Cardaillac.
Dans la nuit du samedi 12 avril au dimanche 13 avril, après trois jours
de repérages, il tentait donc une première effraction visant, tout à la fois, à
s’emparer d’une pièce à conviction et d’une pièce détachée. Surpris le piedde-biche à la main, il prenait la fuite renversant, au passage, la malheureuse
Juliette Coussein.
- Tu m’excuseras, mais, là, j’ai vraiment du mal à te suivre,
interrompis-je, un chouïa agacé, mon escobar patenté.
- Qu’est-ce qui te gêne ? s’impatienta-t-il ?
- Plusieurs choses : 1/ que tu aies laissé Gabriel Huyng se débrouiller
tout seul aussi longtemps ; 2/ que tout le monde, dans cette histoire, se foute
à ce point de la procédure; 3/ qu’un policier puisse laisser sur le carreau une
jeune femme après l’avoir blessée…
Sans ralentir sa marche, Marc, impavide, fit, pour la quatrième fois,
demi-tour face à la chicane de rochers qui défendait le minuscule port des
Corbeaux.
- Toujours à chercher la petite bête, hein ? ironisa-t-il en allumant une
nouvelle Marlborow qu’il ne fumerait, comme à son habitude, qu’à moitié
avant de la jeter négligemment par dessus son épaule.
- Un peu énorme, comme « petite bête »…
- Bon. Puisque tu veux tout savoir, ni mon patron, ni le procureur
chargé du dossier, n’étaient au courant de l’introduction de Gabriel Huyng à
PIXI-Soft. Mon marché avec Jacques Pétrel - coup de main officieux contre
technologie - leur aurait collé des boutons. C’était pourtant le seul moyen
efficace de coincer Lin Dao Lhou avant qu’il ne nous glisse, pour la énième
fois, entre les doigts. La faille du système, c’était que Gabriel Huyng, censé
s’être replié sur une planque parisienne, ne pouvait espérer d’aide que de
moi et que j’étais coincé en Belgique jusqu’au vendredi 18 avril. Par la force
des choses, on a dû laisser la procédure de côté et croiser les doigts. Si
quelqu’un peut comprendre ça, c’est bien toi, me semble-t-il…
Magnifique rétablissement, bien dans la manière de mon acrobate.
Mais le numéro, pour convainquant qu’il fut, pêchait encore par une légère
maladresse.
- Dans leur rapport, mes hommes chargés de constater cette première
tentative d’effraction affirment que son auteur était, très probablement, un
amateur…
- Intéressante remarque, nota, amusé, le commissaire Dieulafait. Basée
sur quelle observation ?
- Le pied-de-biche n’était pas nécessaire : il aurait suffi de crocheter
une targette branlante pour pénétrer chez les Bardin-Cardaillac. !
60
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Marc dodelina négativement de la tête, le sourire sinueux. Une
supérieure indulgence se reflétait dans l’acier de ses yeux.
- On voit bien que tu ne connais pas le S.E.F.T.I., me pardonna-t-il.
On préfère les grosses têtes aux doigts de fée et Gabriel Huyng, comme ses
collègues, n’a rien d’un Arsène Lupin. S’infiltrer dans un réseau, c’est une
chose ; forcer une serrure, c’en est une autre. Les inconvénients de la
spécialisation…
Inconvénients qui n’avaient pas empêché le maladroit intellectuel de
tenter à nouveau sa chance dans la nuit du jeudi 17 avril au vendredi 18
avril. Toujours d’après Marc, son subordonné n’était, cette fois, parvenu à
ses fins que grâce à l’intempérance de Pascal Bardin-Cardaillac lequel, fin
saoul, avait gentiment signalé son arrivée en percutant le pignon du garage.
L’ordinateur volé sous le bras, Gabriel Huyng, toujours poursuivi par
la guigne, n’avait, hélas, échappé à un danger que pour en affronter un autre,
infiniment plus grand. Sur le chemin du retour, en pleine tempête, deux
motards l’avaient brusquement pris en chasse avec l’intention bien arrêtée de
se faire un carton. Coupant, à toute allure, à travers les ronciers de la côte
sauvage, il était parvenu à distancer suffisamment ses poursuivants pour se
livrer à une désespérée mise en scène : arrivé en vue de la pointe de la
Tranche, il avait bloqué l’accélérateur et s’était éjecté du véhicule avant qu’il
ne plonge dans le gouffre. L’obscurité et les éléments déchaînés aidant, les
tueurs, sans nul doute commandités Lin Dao Lhou, donneraient dans le
panneau et, persuadés d’avoir rempli leur contrat, ne tarderaient pas à quitter
l’île d’Yeu.
- Sans essayer de récupérer l’ordinateur avec ses fichiers piratés ?
m’étonnai-je.
- Ils devaient avoir observé que Gabriel Huyng ne s’en séparait
jamais. Ce qu’ils ignoraient, c’est que le Compaq était, comme tu le sais
maintenant, protégé par une housse imperméable. Précaution exagérée
contre l’humidité…
- Une autre précaution, pas exagérée du tout celle-là, aurait été de
mettre l’appareil sous son coude avant de sauter de la voiture !
- Encore la poisse ! Quand Gabriel Huyng a voulu empoigner son sac,
une sangle est restée coincée sous le levier du frein à main. Tout ce qu’il a
réussi à sauver, c’est l’ordinateur de Pascal Bardin-Cardaillac qu’il avait
glissé sous son blouson… Ordinateur qui, soit dit en passant, ne contenait
aucun répertoire suspect. Preuve que ce garçon ne s’était réellement retiré
sur l’île d’Yeu que pour préparer un nouveau jeu. Que tu le veuilles ou non :
innocent sur toute la ligne !
Ça, malgré l’habileté du rebondissement, c’était une autre paire de
manche que je n’étais toujours pas prêt à enfiler. Mais le feuilleton touchait
presque à sa fin et j’étais trop impatient d’en connaître les ultimes péripéties
pour en distraire l’auteur.
61
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Admettons, lui accordai-je sans m’engager davantage ni évoquer
l’incompréhensible entêtement de Pascal Bardin-Cardaillac à couvrir un
cambrioleur récidiviste qu’il ne connaissait, à en croire Marc, ni d’Eve ni
d’Adam. Que s’est-il passé après ce rodéo sur la côte sauvage ?
- Gabriel Huyng ne pouvait évidemment plus rentrer à son hôtel. Il a
alors eu l’idée de se réfugier, pour la fin de la nuit, dans l’une des caravanes
du terrain de camping. Dès l’aube, c’est d’une cabine téléphonique qu’il
envoyait, au S.E.F.T.I., un SOS codé à mon attention…
Toujours retenu à Bruxelles, Marc contactait alors l’un de ses anciens
« indics » retiré, fortune faite, à Pornic. Celui-ci, propriétaire d’un yacht de
trois cents chevaux, acceptait, bon gré mal gré, de monter un expédition de
secours. Le vendredi 18 avril, à la tombée de la nuit, le baroudeur
embarquait, sans difficulté, le naufragé.
- Bien entendu, pas la peine de te demander les coordonnés du Saint
Bernard des mers ? anticipai-je.
- Tu connais comme moi la discrétion à laquelle tiennent tant nos
chers « cousins »…
La mécanique baignait dans l’huile, du culbuteur à la dernière
soupape. Une huile si envahissante qu’elle débordait sur les bougies noyant
tout espoir d’en voir jaillir un « fiat lux » définitif. Je battis donc, derechef,
le briquet.
- Si Gabriel Huyng, sain et sauf, était de retour sur le continent dès le
vendredi 18 avril en soirée, ça n’est donc pas lui qui, le mardi suivant,
achetait, à prix d’or, tous mes témoins ?
Marc marqua une pause et, pour ne pas avoir à me répondre les yeux
dans les yeux, fit mine de chercher son garde du corps qui, de guerre lasse,
était retourné se pelotonner dans la Méhari.
- Désolé, François, mais le coupable est devant toi, m’avoua-t-il
sèchement. En tournant inutilement autour de Pascal Bardin-Cardaillac, tu
risquais, sans le vouloir, de me compliquer la tâche et, plus grave, d’attirer
l’attention de Lin Dao Lhou.
- Comment ça ?
- En allant farfouiller du côté de PIXI-Soft, par exemple. Comme tu le
vois, je suis bien renseigné…
- Jacques Pétrel ?
- Je l’ai un peu harcelé mais il a fini par me fournir un compte-rendu
détaillé de ta visite. Ce qui n’a fait que me conforter dans ma décision de te
mettre hors circuit… A la guerre comme à la guerre…
Débarqué, à bord de l’un des deux hélicoptères d’« Oya Rotors », le
samedi 19 avril en milieu de journée, le « général en chef » n’avait pas perdu
de temps : son QG installé dans une propriété de Saint-Sauveur dont un ami
urbaniste lui avait prêté les clés (ainsi que celles de sa Méhari), il investissait
la pointe de la Tranche dès le dimanche après-midi. C’est alors que le
62
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
lieutenant Karine Vann s’était heurté à la résistance inattendue de Bertrand
et d’Alain, mes troupes d’élites.
- Plutôt mal élevés, tes émissaires ! commenta Marc imitant le coup de
poing dont mon gaffeur avait gratifié sa collaboratrice. Lorsque je l’avais
croisé, le samedi midi, sur l’héliport de Nantes, Gabriel Huyng m’avait mis
en garde contre un certain adjudant un peu trop zélé. Quand j’ai su à qui
j’avais affaire, j’ai préféré écraser le coup plutôt que de me mettre à
découvert.
- Et d’être obligé de décliner la véritable identité de la « victime »…
Marc pâlit brusquement sous son hâle d’éternel play-boy mais se
ressaisit en un tournemain. J’avais visé juste mais l’animal avait le cuir
blindé.
- Elle s’appelle réellement Karine Vann et bosse réellement pour la
D.R.P.J., martela-t-il, son regard de rapace fiché dans le mien. Elle peut te
montrer ses papiers, si tu le veux ! Seulement…
- Seulement ?
- Elle n’est pas lieutenant mais secrétaire… Je ne pense pas que ça
fasse grande différence !
- A part qu’une secrétaire n’est pas habilitée à risquer sa peau pour
rattraper les conneries d’un commissaire. A moins que ses relations avec
ledit commissaire ne soient pas uniquement professionnelles…
- Toi, comme fouille-merde, tu te poses un peu là ! gronda sourdement
Marc, pris la main au panier.
- Et toi, comme planche pourrie, tu ne te défends pas mal non plus !
lui rétorquai-je du tac au tac. Tirer dans le dos d’un ancien copain pour
assurer ses arrières !
La tournure que prenait la conversation augurant mal de la suite qu’il
espérait toujours y donner, Marc freina des deux fers renonçant à surenchérir
dans les invectives.
- Tout à l’heure, quand je te disais que, question nanas, j’avais mis la
pédale douce, c’était la stricte vérité, reprit-il. Je ne sais pas si c’est l’âge ou
le grand amour, mais, depuis que je suis avec Karine, je ne regarde plus les
autres femmes…
- Pas une raison pour la mêler à tes salades !
- C’est une sportive de tout premier ordre : aussi balèze en escalade
qu’en plongée sous-marine. Exactement le bras droit dont j’avais besoin…
Mais je ne lui ai rien demandé : c’est elle qui a insisté pour m’accompagner.
Sans ce foutu mauvais temps…
- … tu aurais localisé l’épave bien avant le fils Ligeot et ses copains
du club.
- Et nous ne serions pas là à nous engueuler bêtement !
Faute avouée en cachant souvent une autre, je refermai le roman à
l’eau de rose pour reprendre le polar à cent sous là où je l’avais laissé :
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
l’intervention du superflic qui, pour garder les coudées franches, étouffe les
scrupules de Gilbert Léragne et d’Yves Molebourse sous un matelas de
biffetons. A l’intérieur de l’enveloppe glissée dans la boîte aux lettres de
l’Atlantide Hôtel, un petit mot doux : « De la part de Gabriel Huyng. En
espérant que ce modeste dédommagement vous permettra d'oublier mon
impardonnable indélicatesse. » Message à double sens qui, associé à une
liasse de Pasteur et Marie Curie introduite dans mon coffre, constituerait la
bombe à retardement programmée pour me satelliser.
Le commissaire Dieulafait n’eut pas besoin de vider ses batteries pour
m’aider à rembobiner le fil des événements : tout s’expliquait aisément dès
lors qu’on voulait bien considérer comme acquise la résurrection de Gabriel
Huyng.
Acte I, scène 1 : son plan en tête, Marc, lors de leur rencontre sur
l’héliport de Nantes, demande à son agent de rédiger les quelques lignes qui,
tout en démontrant par l’absurde l’inanité de mon enquête, entreraient, si
nécessaire, dans la réalisation d’un plan de secours particulièrement
dégueulasse.
Acte II, scène 2 : le mardi 22 avril, Marc ne me quitte pas d’une
semelle. Sur le chemin de l’Atlantide Hôtel, Bertrand et moi l’apercevons
sur le passage clouté de la rue Calypso sans nous douter une seconde que la
rencontre n’a rien de fortuite. Me voyant ressortir, la fameuse enveloppe à la
main, de chez Gilbert Léragne, il décide de jouer son va-tout et nous colle
aux basques jusque sur le parking de la gendarmerie noyé sous un déluge.
Premier coup de bol : j’oublie l’enveloppe dans la 4L. Marc en profite pour
la garnir de billets. Second coup de bol : c’est Alain - et non ce flemmard de
Bertrand, seul à pouvoir palper l’arnaque - qui récupère le tout et va le
ranger consciencieusement dans mon bureau. L’audace a payé : tout c’est
passé beaucoup plus vite et beaucoup plus facilement que prévu.
La machine infernale est en place mais la mèche n’est pas encore
allumée. Retenu par un dernier scrupule, Marc attendra que je le surprenne,
le lendemain, à la pointe de la Tranche puis que je m’embarque pour Paris
avant, le jeudi 24 avril, d’envoyer sa lettre anonyme à Javaire dont - élément
à décharge - il ignore la viscérale antipathie à mon égard.
- Maintenant que tu sais tout, tu peux garder les deux plaques en guise
de dédommagement et me rendre l’ordinateur de Gabriel Huyng, me proposa
le péremptoire dont les coups de talons dans le sable trahissaient
l’impatience.
- Ton pognon me brûlerait les doigts ! m’emportai-je. Ça serait trop
facile ! C’est avec des enfoirés de ton espèce qu’on passe tous pour des
ripoux ! Quand se mange une bavure, on l’assume ! Si tu ne l’as pas encore
pigé, je peux te filer des cours de rattrapage !
- Des menaces ?
- Prends ça comme tu veux. Mais, ton deal, tu peux te le foutre où je
pense !
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Tu as tort de le prendre comme ça, François ! Ne m’oblige pas à me
faire plus méchant que je ne le suis ! Tu en sais maintenant beaucoup trop
pour t’amuser à ce petit jeu-là !
- No problemo ! J’en ai vu d’autres…
- Sauf que tu n’es plus en Guyane et qu’il ne faudrait pas t’imaginer
que…
Que quoi ? Je ne le saurais jamais !
D’un coup de pied rageur ponctué d’un « Eh ! Merde ! » retentissant,
Marc envoya valser, à dix mètres, un galet gros comme mon poing : mes
innocentes agaceries l’avaient poussé à prononcer un mot de trop ! Un mot
qui aggravait si considérablement son cas qu’on pouvait définitivement faire
des copeaux de la table des négociations.
Comment cette enflure - alors que nous nous étions perdus de vue
depuis plus de vingt ans – était-elle au parfum de mon séjour outre-mer ? Il
n’y avait pas trente-six explications : c’était lui qui, accompagné de son
« âme sœur », avait, pas plus tard que le matin même, fracturé ma porte et
mis le souk dans mon logement de fonction ! En esthète, ma triviale
collection d’insectes foulée au pied, il s’était pâmé devant la fresque
hyperréaliste de Martine ; œuvre intitulée, à gauche de l’iguane : « Les
berges du Maroni, septembre 1991 ».
Inquiet - à juste titre - quant à l’issue de notre entretien de l’aprèsmidi, il avait, « à la guerre comme à la guerre », estimé qu’une bonne
effraction pourrait s’avérer plus payante que de longues et aléatoires
palabres. Délit dont l’audace avait de quoi sidérer plus d’un Bertrand : « Un
cambriolage ? A la gendarmerie ? En plein jour ? »
Audace, à la réflexion, assez comparable à celle dont avaient fait
preuve, vingt-quatre heures plus tôt, les deux motards de la pointe de la
Tranche ; eux aussi preneurs de l’ordinateur de Gabriel Huyng. La très
sportive Karine Vann ajoutait-elle, à ses multiples talents, quelques
dispositions pour le trial poursuite ?
Rapprochement que Marc, réfuta véhémentement : s’il avait renoncé,
la nuit précédant le renflouage de la Laredo, à engourdir mes deux lourdauds
de faction, ça n’était pas pour s’attaquer, en plein jour et en public, à toute
une brigade ! Argument un tantinet spécieux, comme je le lui fis remarquer :
- Entre un vol à l’arraché et une escalade à l’aveuglette suivie d’une
plongée nocturne par quinze mètres de fond, on peut, tout de même, discuter
les chances de réussite…
- Discute tant que tu veux ! rugit le traître. En attendant, je te
demande, une dernière fois, de me rendre ce qui m’appartient.
- Ça pourra se faire quand tu auras présenté tes excuses à Martine pour
le dérangement et quand je saurai pourquoi le fils Bardin-Cardaillac a
assassiné Sibylle N’guyen, alias Maryline Lempecki, avant de laisser
gentiment la vie sauve à ton Gabriel Huyng.
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Marc m’avait déjà tourné le dos et allongeait nerveusement le pas vers
la Méhari. La fin de ma proposition l’immobilisa. Excédé, il me fit face une
dernière fois.
- Tu es vraiment trop con, mon pauvre François ! Quand comprendrastu que Bardin-Cardaillac n’a jamais tué personne et que ton conseiller
technique te mène en bateau depuis le début ?
- Mon conseiller technique ? Quel conseiller technique ?
- Le si charmant David Pecquet ! Je te signale qu’il n’a accepté de
t’accompagner sur l’île d’Yeu que parce qu’il se savait grillé à Aubervilliers.
- Pour quelle raison ?
- Espionnage industriel pour le compte d’une société étrangère. Il
vient de retenir deux billets pour New York ; départ de Nantes le samedi 3
mai à sept heures vingt. A la demande de Jacques Pétrel, l’affaire restera
confidentielle mais il va sans dire que le S.E.F.T.I. sera présent à
l’embarquement.
Marc observa, satisfait, le concentré de stupeur qui dégoulinait de mes
moustaches.
- Rends-moi ce qui m’appartient, François. Rends-moi ce qui
m’appartient ! siffla-t-il avant de s’éloigner sans plus se retourner.
Sur la plage du Marais Salé, un dernier carré de moniteurs résistait
désespérément aux assauts d’une vingtaine d’adolescents en pleine
réinsertion sociale. Des gamins de banlieue plus habitués à mettre les voiles
leur coup fait qu’à hisser le foc d’un catamaran lequel, qui plus est, refusait
de descendre tout seul jusqu’à la mer. Prévention ou pas, il y avait des coups
de bômes qui se perdaient !
Mon épave à roulettes récupérée, je l’avais déjà poussée jusque là
lorsque la camionnette de « La Manivelle » me dépassa. Yves Molebourse,
qui m’avait reconnu au passage, freina sec et s’empressa de charger la
mobylette. A peine, assis à ses côtés, l’avais-je chaleureusement remercié
qu’il profitait de la promiscuité forcée pour tenter de me tirer les vers du nez
au sujet d’un certain lieutenant Parfait dont la récente visite ne laissait pas de
l’inquiéter : un type susceptible de fusiller un ordinateur rien qu’en le
regardant et de noyer un command car au beau milieu du port était capable
du pire ; y compris - cauchemar des cauchemars ! -, de fricoter avec les
requins du fisc. N’étant pas d’humeur à épiloguer sur le bien-fondé de
l’impôt sur les bénéfices non déclarés, je lui déduisis, illico, vingt pour cent
de ses angoisses en lui assurant que le petit flic en question avait l’esprit trop
tortueux pour songer au moindre redressement. Molebourse rasséréné, je me
collai la visière à la vitre entrouverte pour donner de l’air à mes petites
cellules grises.
Ma péripatétique entrevue avec le commissaire Dieulafait avait, tout
bien pesé, plus embrouillé l’affaire qu’elle ne l’avait éclaircie. Dans l’espoir
de me rallier à sa cause, il m’avait servi un salmigondis de vraies
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
informations et de fausses confidences au milieu desquelles un arracheur de
dents n’y aurait pas retrouvé sa carie. Grosso modo et dans ses grandes
lignes, sa version de l’histoire n’était, selon mon auriculaire, pas très
éloignée de la réalité. Mais une foule de détails flirtant avec
l’invraisemblance ainsi que de saoulants volte-face dénonçaient, à l’envie,
un éhonté caviardage.
Tant que je n’aurait pas, de visu, examiné les stigmates du miraculé
Gabriel Huyng, rien ne m’empêcherait d’emprunter les œillères de Saint
Thomas et de conduire mon enquête à son terme. Que le « Péril Jaune » ait
agi, au moins en partie, sur les ordres de Marc, admettons. On pouvait
même, à l’extrême rigueur, comprendre que Pascal Bardin-Cardaillac, en
délicatesse avec sa conscience, ait préféré passer sous silence ses démêlés
avec la brigade anti-bogues. Nettement moins digeste était l’aveuglement du
S.E.F.T.I. quant aux visées PIXI-Softicides du fils à papa. Pour David
Pecquet, un super-virus était pourtant bien en préparation depuis plus de
quinze jours.
Mais quel crédit accorder désormais à ce diagnostic ? Si le mari de la
pétulante Isabelle était réellement sur le point d’être convaincu d’espionnage
industriel, le fameux « cheval de Troie » n’était, peut-être, qu’un leurre
destiné à mon usage exclusif ; une manière de m’obliger à disperser mes
forces au moment où j’aurais dû les regrouper. L’insistance de David
Pecquet, pressé de nettoyer l’ordinateur de son ancien copain, tenait alors de
la plus élémentaire prudence : il y avait urgence à camoufler le bobard avant
qu’un spécialiste n’aille y regarder de plus près.
Moteur du bonhomme ? Sa peur de manquer, particulièrement depuis
que le père-aux-œufs-d’or couvait son abus de biens sociaux à FleuryMérogis. Seconde possibilité : une vengeance à assouvir contre un patron qui
lui avait retiré ses précieux joujoux pour les confier à un médiocre cireur de
pompes et à un réalisateur américain plus surfait qu’un camembert
californien.
Eventualités qui se mariaient mal avec l’existence, pourtant avérée,
d’un « Péril Jaune bis ». A moins d’envisager que Lin Dao Lhou et ses
grouillots du groupe « Further Fhürer » n’eussent placé quelques billes dans
le nouveau jeu soi-disant concocté par Pascal Bardin-Cardaillac ; après tout,
le secret n’était-il pas, comme j’avais pu le constater lors de mon passage à
PIXI-Soft, le dada des marchands de numérique ?
Autre défaut majeur de la superbe machinerie assemblée par Marc
Dieulafait : l’absence d’un rouage essentiel nommé Sibylle N’guyen.
Lorsque j’avais, trop tardivement, évoqué ladite demoiselle, le commissaire
phraseur ne me montrait déjà plus que ses puissants fessiers dont le
changement d’expression ne m’avait pas frappé. Sibylle N’guyen et Gabriel
Huyng, disparus, à cinq ans d’intervalle, quasiment au même endroit, étaient
pourtant les deux faces d’une même médaille gravée, au pic à glace, par le
fils Bardin-Cardaillac. Celui qui exhumerait les ramifications souterraines
67
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
circulant entre ces deux fantômes résoudrait, du même coup, la quasi totalité
de l’énigme.
Les mensonges et les omissions de Marc se présentaient, finalement,
comme autant de balises dessinant le chenal. Pour parvenir à bon port avant
la tempête qui menaçait de tous côtés, il ne me manquait plus qu’un phare,
où, pour donner dans le calembour à tiroirs : un fard.
Après un bref passage à la gendarmerie au cours duquel on m’informa
que les recherches entreprises pour localiser les types du groupe « Further
Führer » demeuraient infructueuses et qu’aucun véhicule n’était disponible,
je descendis, pédibus, au port pour emprunter la BX de Gilbert Léragne. Les
Tchinettes étaient à six bornes à vol d’oiseau et j’étais très impatient de
tailler une bavette avec Clarisse Lefoyer de Costil, l’épouse de l’amiral.
48
Niveau 8
Vue subjective, player 3 (Juliette)
Fichier enregistré le mercredi 30 avril 1997 à 3 heures 04
La nuit tombait lorsque l’Insula Oya II, le plus gros bâtiment de la
compagnie « Yeu Continent », accosta pour débarquer ses quelques
passagers. Aucun d’entre eux ne présentant les signes de la plus légère
indisposition, j’en déduisis, soulagée, que la mer, au large, était aussi calme
que dans l’anse de Fromentine, gros bourg sans âme depuis longtemps
assoupi.
Ses escarpins à la main - elle n’avait pas fait trois pas sur les planches
disjointes et gluantes du ponton sans casser l’un de ses talons aiguilles -,
madame Bardin-Cardaillac ne put contenir son excès de bile qu’elle déversa,
au hasard, sur le jeune garçon, rondouillard et un peu gauche, dont le petit
chariot brinquebalant croulait sous nos bagages. Parvenue au seuil de la
cabane en bois où un colosse hâlé et chauve nous attendait pour composter
nos billets, l’une de ses valises roula à terre. Prétexte sur lequel elle sauta
pour agonir d’injures notre malheureux porteur et lui refuser tout net le
pourboire promis. Le voyant au bord des larmes, je fouillai fébrilement mon
sac et en retirait un billet de cinquante francs froissé (la moitié de ma fortune
en liquide).
68
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Ma pauvre Juliette ! Vous avez vraiment de l’argent à jeter par les
fenêtre ! se gaussa mon horripilante coéquipière en haussant les épaules.
- Au moins on en possède, au plus c’est facile… lui envoya le géant
au crâne rasé avant de m’adresser un regard pétillant de connivence puis de
m’aider à charger mon sac.
Un bon quart d’heure se passa, le dernier container transbordé, avant
que le navire ne larguât ses amarres et ne commençât à manœuvrer. Debout
à l’arrière du poste de pilotage (j’avais laissé madame Bardin-Cardaillac
s’installer sur l’une des banquettes du pont inférieur et déployer les grandes
ailes de son Figaro), je crus percevoir des échanges radio à répétition qui
dénotaient une certaine tension. Luttant contre ma trop vive imagination,
j’avalai deux comprimés de Notamine et regardai l’imposante masse du pont
de Noirmoutier venir à notre rencontre. Novice dans l’art de la navigation, je
supputai que les bouées rouges et vertes qui clignotaient droit devant
devaient, comme dans les péages d’autoroute, indiquer les passages
autorisés. Ce qui m’intrigua davantage, ce fut d’apercevoir les feux de
positions d’une grosse péniche ancrée juste à la sortie du pont. Chargée de
sable à couler, elle était équipée d’une sorte de tapis roulant qui plongeait, à
la verticale, dans les noirceurs océanes. Eclaboussés par la lumière crue de
gros projecteurs, quelques hommes en cirés jaunes s’affairaient. Que
fabriquaient-ils, si tard, à si peu de distances de la côte ? Comme il ne
pouvait s’agir de pêcheurs ou d’orpailleurs, je penchai pour la prospection
pétrolière quand l’Insula Oya II s’inclina soudain et, une seconde après,
talonna si brutalement que je dus me cramponner au bastingage pour ne pas
être propulsée contre les coques oblongues des canots de sauvetage.
En fait de forage, c’était de dragage dont il s’agissait. Comme je
l’appris plus tard, de la bouche même du capitaine, l’ensablement progressif
du goulet de Fromentine imposait d’incessantes interventions qui,
contrariées par un fort courant, ne prévenaient pas tous les dangers.
Les rares passagers restés, comme moi, sur la dunette, le premier
moment de stupeur passé, se levèrent de concert. Dans la pénombre, je
devinais leurs regards où se multipliait ma propre angoisse. Une fillette, dans
les bras de sa mère se mit à pleurer. Des profondeurs du navire en perdition,
des cris confus fusèrent. Le spectre de la perdition se dressait déjà devant
moi lorsque, d’une masse sombre tassée sur son siège, une voix rauque
s’éleva :
- Ouh ! Dieu ! Tintin ! Crois-tu qu’i sont cons ces tou… toutou…
touristes !
- Tu l’as dit, Le Bègue ! approuva un second personnage dont la frêle
silhouette se noyait dans celle de son corpulent voisin. Remarque, faut dire
c’qui est : si la régie s’occupait autant d’son tirant d’eau que d’nos cartes
d’insulaires, y’aurait p’têt moyen d’traverser sans racler l’fond avant d’avoir
envoyer l’chalut !
- C’est vrai qu’à force, y’a d’quoi ê’te fu… fufu… furieux d’colère !
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Affale et mouille, Le Bègue ! grogna un troisième larron la
moustache incendiée par le rougeoiement d’un mégot. Si t’es pas content,
t’as qu’à t’plaindre à ton copain de Villiers !
- Oh ! Toi ! Riri ! Tu f’rais mieux d’prendre deux ris et de t’mettre à la
ca… caca… cape ! Quand on a les moyens de s’payer une piscine on vote
pas co… coco… communiste !
- Je vote comme ça m’fait plaisir, face d’éragne ! On est encore en
démocratie, nom de Dieu !
- Et si tu nous payais un coup au lieu d’nous calfater les portugaises
avec ta politique ? trancha le dénommé Tintin. Ça nous f’ra passer l’temps
en attendant qu’ton branleur de gendre révise son « Marin Breton » !
Un grondement sourd couvrit la suite de l’échange. De la cale à
l’antenne du radar, toute la carcasse métallique se mit à vibrer. Sur le flanc
gauche du navire, les vagues, violemment chassées, se creusèrent en un
énorme bouillonnement d’écume opaline. Ses moteurs lancés à plein régime,
le « branleur » s’efforçait désespérément de rétablir la situation. Mais
l’Insula Oya II, telle une baleine d’acier échouée sur la grève, refusait de
bouger d’un millimètre. Il était écrit que, quel que soit le moyen de transport
choisi, mes arrivées sur l’île d’Yeu se transformeraient, peu ou prou, en
cauchemar !
La tentative de remise à flot avortée, un lourd silence succéda aux
rugissements des machines. Qui ci, qui là, les gens, comprenant qu’il n’y
avait pas péril imminent et qu’ils allaient devoir prendre leur mal en
patience, se rasseyèrent. Au bout d’une dizaine de minutes, le Yul Brinner de
la salle d’embarquement passa dans les rangs pour annoncer qu’il faudrait
attendre la pleine mer pour repartir ; ça n’était l’affaire que d’une petite
demi-heure.
Madame Bardin-Cardaillac ne donnant pas signe de vie, je remontai le
col de mon blouson, serrai mon écharpe autour de mon cou et, stoïque,
m’allongeai, le dos bien calé contre un amoncellement de sacs de voyage.
L’air frais embaumait l’iode et le pin maritime, le clapotis des vagues jouait
pizzicato et, au raz de l’horizon, le croissant d’un dernier quartier de lune
piquait l’écharpe luminescente de cirrus épars. Insensiblement, l’inclinaison
du bateau se réduisait mais la « petite demi-heure » traînait tant en longueur
que je renonçai à consulter ma montre pour rêver à mon aise d’une autre vie
où j’aurais les seins de Claudia Schiffer et l’intelligence de Marie Curie, où
Pascal serait un modèle de santé et d’équilibre, où le « maniaque » de
gendarme qui le harcelait serait muté en Terre Adélie, où David répondrait
de sa félonie devant des juges à tête de Joyzik et où madame BardinCardaillac, toujours si légère, s’envolerait, l’automne venu, dans un
tourbillon de feuilles jaunies.
Quand je rouvris l’œil, la plaque de métal riveté qui me glaçait les
fesses était, à nouveau, parcourue de régulières vibrations. Il était minuit
moins le quart et l’étrave de l’Insula Oya II fendait paisiblement une mer
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
d’huile. De chaque côté de la proue, les deux phares, rouges et blancs, de
l’île d’Yeu s’écartaient découvrant une constellation de lucioles : les
lumières de Port-Joinville.
Deux brefs coups de sirène annoncèrent notre entrée dans la darse.
L’instant suivant, la passerelle s’abaissait et je posais, soulagée, mes
béquilles sur la première marche de la gare maritime. Cela faisait dix-huit
heures que nous avions quitté « La Jaganda » ! Le temps, pour monsieur
Bardin-Cardaillac, de voler de Roissy à Tokyo ! Tout ça parce que j’avais
préféré laisser cette écervelée de Corinne s’occuper de nos réservations au
lieu de me prendre en charge.
- Et le plus dur reste à faire ! soupira madame Bardin-Cardaillac en
me rejoignant, ses chaussures toujours à la main, sur le terre-plein où des
chariots élévateurs déposaient déjà, dans un roulement d’enfer, les premiers
containers. Pascal refuse de répondre au téléphone et notre jardinier ne sait
pas conduire, alors …
Alors, nous allions, comme tout le monde, devoir faire la queue pour
obtenir un taxi. A cette heure avancée de la nuit, ils n’étaient plus que deux
ou trois à faire encore la navette essayant, dans de spacieuses berlines, de
regrouper leurs clients en fonction de leur destination. Madame BardinCardaillac abhorrant les transports en commun, nous fûmes, noblesse oblige,
les toutes dernières à prendre place à bord de l’Espace d’une enjouée
insulaire. Pipelette à qui ma revêche compagne se chargea de clouer le bec
ex abrupto.
Vaincue par les émotions et la fatigue, je m’enfonçai dans mon
fauteuil, le nez dans les étoiles dont aucun réverbère ne ternissait l’éclat. Sur
ce caillou plat jeté en pleine mer, la demi sphère complète de la voûte céleste
vous écrasait de son immensité.
Passées les ruelles tortueuses et désertes de Saint-Sauveur, les rudes
ornières du chemin des Vieilles m’arrachèrent incontinent à mes dérives
cosmiques. Dans le faisceau des phares, je reconnus bientôt la maison des
Plessis-Girard, le talus où Pascal était resté prostré après son coup d’éclat
lors de la fameuse soirée d’anniversaire puis le portail blanc que nous avions
poussé avant de surprendre le cambrioleur. Tout cela ne remontait qu’à une
quinzaine de jours mais, oubliant l’inconfort de mon plâtre, j’avais
l’impression qu’une éternité s’était écoulée.
Cependant que madame Bardin-Cardaillac rédigeait son chèque à
l’ordre des Taxis Fradets, j’observai, par-delà la chicane de cyprès, le
rectangle lumineux de l’une des fenêtres du salon. Noctambule impénitent,
Pascal, protégé par son répondeur, devait studieusement pianoter. Mais que
fabriquait-il exactement depuis deux semaines ? Notre visite surprise ne
tarderait pas à nous l’apprendre. Plus que la désagréable découverte que
nous risquions de faire, ce qui me tordait les boyaux, c’était l’appréhension
des retrouvailles. Dans quel état allais-je retrouver mon bébé et quel accueil
me réserverait-il ? Ardemment souhaité, ce moment, maintenant si proche,
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
me terrifiait. Sans madame Bardin-Cardaillac qui s’impatientait, plantée à
côté de ses bagages, j’aurais volontiers pris mes béquilles à mon cou.
Le vrombissement de l’Espace devenu inaudible, les bruissements
subreptices de la nuit prirent le relais. Nos pas, sur les graviers de l’allée, se
répercutaient en échos contre le ciment du large pignon sans provoquer, à
l’intérieur, le moindre mouvement. Sur le verre dépoli de la porte d’entrée
une faible lueur bleutée dansa bientôt indiquant la proximité d’un écran
d’ordinateur. Jusque là, rien que de parfaitement prévisible.
Avançant à l’aveuglette vers la terrasse, je n’aperçus que trop tard une
truelle abandonnée dans laquelle je shootai l’envoyant percuter l’un des
piliers d’acier et rebondir contre l’Altuglas de l’auvent. Impacts sonores
presque immédiatement suivis par le fracas d’une chaise renversée et de
meubles bousculés. Un porte claqua violemment puis ce fut, à nouveau, le
grand calme, glaçant.
Interdite, je lâchai mes valises et me retournai vers madame BardinCardaillac. Pour la première fois depuis le début de notre interminable
odyssée, je me félicitai de sa présence : alors que je me sentais défaillir, son
visage, dans la faible clarté lunaire, ne trahissait qu’une pointe exaspération.
- A quoi joue-t-il ? Je vous le demande ! grogna-t-elle. A son âge,
j’ose espérer qu’on n’a plus peur des loups-garous ni des romanichels !
- Et si c’était encore un cambrioleur ? balbutiai-je, plus morte que vive
au souvenir de ma dernière nuit passée aux Vieilles.
- « Encore » ? Que voulez-vous dire par là ?
Aïe ! J’avais mal choisi mon moment pour gaffer ! Stimulée par
l’urgence, mon esprit de l’escalier sauta, heureusement, plusieurs degrés à la
fois.
- C’était à Rouen, avant que je ne connaisse Pascal, me rattrapai-je in
extremis. Pas vraiment un bon souvenir…
- Alors, gardez-le pour vous et laissez-moi passer.
Le port altier, elle avança résolument vers la porte dont elle se mit à
maltraiter la poignée.
- Pascal ! C’est moi ! Ouvre immédiatement ! hurla-t-elle.
Son injonction, répétée à trois ou quatre reprises sur un ton de plus en
plus autoritaire, demeura sans résultat. Tremblante d’indignation, elle
renversa son sac sur le sol pour en extraire, au plus vite, le double des clés.
Le pêne glissa sans résistance mais un fin cordon bloqua aussitôt la porte à
peine entrebâillée. C’était plus que n’en pouvait endurer la maternelle
patience.
- Inutile de te cacher ! hurla-t-elle. Je suis au courant pour cette
créature ! Madame Râ-o-Thep m’a tout dit ! Au nom du ciel, Pascal, ne fait
pas l’enfant !
Mon courage revigoré par l’incongrue fixation de madame BardinCardaillac, je m’étais, clopin-clopant, portée à sa hauteur. L’ultime barrage à
forcer m’apparut alors, saugrenu et effarant.
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Je n’y connais pas grand chose, mais on dirait bien que ce sont des…
comment ça s’appelle ?… des scellés, lui fis-je observer, trémulante.
- Des scellés ? Grand Dieu ! Mais pour quoi faire ? me répondit-elle,
excédée.
D’une ruade, elle balaya mes appréhensions et pulvérisa l’obstacle. Sa
farouche détermination n’en fut pas moins stoppée net après deux pas dans
le salon. Statufiée, la bouche grande ouverte et les yeux écarquillés, les
ruines de Sodome et Gomorrhe s’étalaient devant elle ! Ce que Pascal et ses
éventuelles mauvaises relations avaient fait du rez-de-chaussée défiait
l’entendement.
Pas un mètre carré de carrelage ou de tapis qui ne fut
irrémédiablement souillé. Sur le piano à queue et son tabouret de velours
cramoisi : des amoncellements de canettes de Coca renversées et de cartons
de pizzas graisseux. La superbe table basse chinoise qui avait fait mon
admiration était couchée sur le flanc, sa précieuse laque en lambeaux. Le
luxueux canapé de cuir sur lequel je ne m’allongeais jamais sans ôter mes
sandales, semblait avoir été la proie d’une meute de dogues boueux. Les
fauteuils, l’antique vaisselier Graal des antiquaires, la bibliothèque design et
la rustique crédence importée d’Angleterre, déracinés par la tornade,
s’étaient agglutinés à l’autre bout de la pièce. Empilés à la diable, ouvrages
d’art, éditions originales et CD formaient, le long des murs, des colonnes
bancales prêtes à s’écrouler au moindre souffle. Mais le plus tragique était
encore le sort infligé à la fidèle reproduction d’une goélette du XVIIIème
siècle réduite à l’état d’épave, démâtée et éventrée. La désolation le disputait
à l’incrédulité.
A l’évidence, on avait, sans ménagement, dégagé l’espace autour d’un
bazar informatique seul digne du respect des Attila. Vandales dont l’un au
moins fumait comme un pompier : une cigarette encore allumée rougeoyait
dans un cendrier débordant et une dizaine de mégots écrasés répandaient, sur
le carrelage, leurs cendres noires. Derrière la porte de la cuisine, grande
ouverte, le massacre se poursuivait : évier encombré de vaisselle crasseuse,
plan de travail envahi de boîtes de conserve et de bocaux entamés au petit
bonheur, four à micro-ondes barbouillé d’indéfinissables salissures. L’un des
carreaux de la fenêtre, elle aussi ouverte à deux battants sur l’encre de la
nuit, avait été brisé mais, curieusement, aucun éclat de verre n’était visible
alentour.
Raide et hésitante comme une somnambule, madame BardinCardaillac avait lentement arpenté le salon puis, toujours sans piper mot,
s’était propulsée à l’étage. Quelques portes claquèrent, un vase de brisa. Au
tintamarre de porcelaine émiettée répondit un juron étouffé lui-même suivi
d’un interminable silence. Vacillante sur mes béquilles, je luttais de toute
mon énergie contre ma trop romanesque imagination : et si le cambrioleur
s’était réfugié dans les chambres ? Et si Elisabeth l’avait surpris ? Et si… Et
si…
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Je me voyais déjà égorgée, recroquevillée sur la céramique sanglante
de la douche, lorsque le parquet du premier grinça à nouveau. Victime
expiatoire ligotée à son poteau de terreur, entièrement tendue vers les pas
rapides de mon bourreau, je m’attendais à voir ma vie défiler sous mes yeux.
Mais, en fait de flash-back accéléré, ce fut madame Bardin-Cardaillac, saine
et sauve, dont je vis, pantelante, les belles jambes dévaler l’escalier pour
trottiner en ma direction.
- Vide ! La maison est entièrement vide ! articula-t-elle péniblement.
Pascal n’est pas là et, par dessus le marché, j’ai cassé le lécythe préféré
d’Emile ! Juliette, que pouvons-nous faire ?
- Je crois qu’il vaudrait mieux prévenir la… comment ça s’appelle ?…
la police, répondis-je, trop morte de trouille pour donner à ma langue le
temps de la réflexion.
- Vous avez raison !
Joignant le geste à la parole, elle allait se lancer à la recherche du
téléphone lorsqu’elle se ravisa :
- Impossible : ici, il n’y a qu’une petite gendarmerie et après ce que
m’a raconté Jean-Pierre…
Le Jean-Pierre en question était cet ancien ministre qui avait voulu
porter plainte contre Pascal jusqu’à ce qu’il en découvre l’ancienne identité.
Avant d’en appeler aux forces de l’ordre, j’eus été bien avisée de songer à ce
« maniaque » de colonel : les scellés avaient toutes les chances d’être son
œuvre ; ce qui pouvait signifier que nous étions arrivées trop tard. Si tel était
le cas, nous risquions, en l’appelant, de nous retrouver dans une fâcheuse
position et d’enfoncer Pascal.
- De toute façon, nous ne sommes sûres de rien, alléguai-je, espérant
ainsi diluer la stupidité de ma proposition. Pascal a pu recevoir des copains
et faire un peu trop la fête…
- Et où serait-il maintenant ?
- Parti finir sa bringue ailleurs… Chez cette « femme de couleur », par
exemple…
Madame Bardin-Cardaillac, qui attendait la première branche à portée
de main pour s’y cramponner, se détendit aussitôt et, avec un profond soupir,
se laissa choir dans la seule chaise encore praticable. Assise face au cendrier,
son soulagement fut éphémère.
- Et cette cigarette ! s’exclama-t-elle en se relevant d’un bond. Il y
avait encore quelqu’un, ici, à l’instant où nous sommes arrivées ! Si c’était
Pascal ou l’un de ses amis, pourquoi se serait-il enfui comme un voleur ?
Voleur ! Le vilain mot était lâché auquel je ne sus, hélas, répliquer.
- Tant pis, j’appelle ! se décida-t-elle. Le numéro doit être dans
l’agenda d’Emile…
Précieux Emile qui pensait à tout sauf qu’il faudrait, un jour, déblayer
une tonne de bouquins pour accéder au tiroir bien rangé de son secrétaire.
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Epreuve de force dont madame Bardin-Cardaillac ne vint à bout qu’avec le
concours d’une pauvre éclopée très moyennement motivée.
Autant d’efforts qui ne tardèrent pas à s’avérer parfaitement
infructueux : en dépit de plusieurs tentatives, la gendarmerie ne répondait
pas.
- C’est insensé ! s’emporta madame Bardin-Cardaillac. A croire qu’ils
dorment tous là-bas ! On pourrait se faire assassiner sans qu’ils lèvent le
petit doigt ! Puisque c’est ainsi, nous irons les chercher !
- Les chercher ? Mais comment ça ?
- Avec la Deux Chevaux. Attendez-moi ici, je n’en ai que pour un
instant !
- Prenez garde, lui conseillai-je. J’ai l’impression que des ouvriers ont
laissé traîner pas mal de… comment ça s’appelle ?… d’outils dehors !
- Sans doute le pignon du garage. Pascal nous les aura toutes faites !
Si Emile n’avait pas cédé à tous ses caprices…
Et si sa mère ne l’avait couvé à l’étouffer ! Mais je n’étais pas
d’humeur à lui chercher querelle. Je levai, dans son dos, les yeux au ciel et la
laissais se fondre dans les ténèbres du jardin.
Mettant à profit les quelques instants de solitude auxquels j’aspirais
depuis que toute menace paraissait écartée, j’allais d’abord regarder de plus
près l’écran du gros ordinateur resté allumé. Mon court séjour à PIXI-Soft
n’ayant pas fait de moi - loin s’en fallait - une virtuose du clavier, je compris
vite que je ne parviendrai jamais, seule, à ouvrir l’un ou l’autre des
répertoires affichés. Encore moins à contraindre le disque dur à me révéler
ses secrets : un cartouche « Please enter your password » clignotait parmi de
sibyllines icônes réduisant, d’avance, à néant toute velléité d’effraction. Que
le fuyard fut Pascal ou, plus probablement, l’un de ses complices, ce qu’il
avait à cacher était trop important pour qu’il s’éclipse sans activer
d’inviolables défenses. Une précaution pour le moins suspecte : ce qui se
tramait aux Vieilles, au mépris de la pression policière, n’avait rien d’une
innocente gaminerie.
Madame Bardin-Cardaillac tardant à reparaître, j’abandonnai mon
examen et, malgré les béquilles qui me déboîtaient les épaules, me mis,
titubante de fatigue, à déambuler en quête de quelque chose : d’un objet qui
m’avait préoccupée une partie de la journée et que les dernières péripéties
avaient rejeté dans les limbes. Quand donc m’étais-je posée assez longtemps
pour gamberger à l’abri des caquetages de mon intarissable duègne ? Cela ne
pouvait s’être passé qu’à Fromentine. Fromentine : ses bistrots à moitié
déserts, ses serveuses psychologues, ses rues venteuses, ses boutiques
fermées, son « Bazar de l’Embarcadère », sa vitrine, son Grundig « de
luxe »… Le microcassette de Pascal ! Voilà ce pourquoi je m’agitais comme
une folle : pour mettre la main, avant les gendarmes et dans ce foutoir
apocalyptique, sur ce minuscule gadget. Une affaire de temps ou de chance.
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Le temps m’étant compté et la chance me battant froid depuis un moment,
j’étais, somme toute, mal barrée.
Je ne m’en activais pas moins lorsque les voyants rouges du
répondeur, posé à même le sol, capta mon regard. Poussée par la curiosité,
j’interrompis aussitôt ma perquisition pour appuyer sur la touche clignotante.
La bande se rembobina à toute allure et, entre deux « bip », je reconnus
bientôt l’intonation de madame Bardin-Cardaillac qui, de maternelle, se
faisait cassante après avoir décliné toute la gamme des suppliques et autres
chantages affectifs. A elle seule, elle monopolisait l’ensemble des messages
à l’exception d’un unique appel si étrange que je me le repassai plusieurs
fois en boucle :
« Salut Batman, c’est Robin ! Désolé pour ce matin, mais j’ai encore
eu les pingouins au train toute la nuit et j’ai été obligé de me faire un peu
oublier. T’inquiètes ! J’ai quand même bossé dans mon coin et je crois que
mon plugin devrait te faire kiffer. J’en connais une qui va grave tuer sa
mère ! On est les meilleurs et ça va pas tarder à se savoir. Atchao ! A ce
soir… »
La voix, que j’entendais pour la première fois, était étrangement
androgyne et plutôt juvénile. Le mot « plugin », terme technique abscons
employé par les programmeurs de PIXI-Soft, indiquait, sans ambiguïté, qu’il
s’agissait d’un - ou d’une – professionnel(le) de l’informatique. Le reste du
vocabulaire rappelait celui couramment utilisé par Pascal et les « chébrans »
parisiens.
L’étude de texte relevait, elle, d’un exercice de CE2 : les
« pingouins » ne pouvaient, évidemment, être que les gendarmes et la chose
censée épater la galerie (« tuer sa mère » n’étant heureusement pas à prendre
au pied de la lettre) un virus ou quelque autre invention malveillante. Seule
le genre employé pour l’évoquer - le genre féminin : « J’en connais une
qui… » - me dérangeait un petit sans que je sache pourquoi : après tout, les
conventions ne sont-elles pas faites pour dérouter le vulgum pecus ?
Ce qui, par contre, ne souffrait plus de doute, c’était le soutien
logistique dont Pascal bénéficiait, sans doute depuis mon évacuation
sanitaire. L’indélicat visiteur que nous avions failli surprendre en plein
travail et l’auteur du message téléphonique en étaient la démonstration. Du
même coup, l’éventualité d’un complot politique ourdit par le groupe
« Further Führer » reprenait force : le saccage du salon ne rappelait-il pas la
« délicatesse » avec laquelle ledit groupe avait traité notre appartement lors
cette extravagante histoire de manche de couteau disparu ? Seule bizarrerie :
la situation d’infériorité dans laquelle se plaçait le correspondant de Pascal :
Robin n’était-il pas le disciple-faire valoir de Batman ? Nouvelle convention
ou signe d’une allégeance contraire à la logique qui voulait que mon bébé
fut, dans cette aventure, plus manipulé que manipulateur ?
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Quand Pascal daignera enfin nous honorer de sa présence, il aura
affaire à moi ! Vous pouvez me croire !
Le nez barré d’un épais trait noir, son chemisier barbouillé et les
mains maculées de cambouis jusqu’au coude, madame Bardin-Cardaillac se
dressait, vivante allégorie de l’indignation, dans l’encadrement de la porte.
- Ce petit crétin a dû laisser les phares allumés en rentrant la Deux
Chevaux ! Résultat : la batterie est à plat et j’ai été obligée de mettre le
garage sens dessus dessous pour récupérer le chargeur !
- De batteries ? Vous savez vous en servir ? m’étonnai-je tout en
lançant, la main derrière mon dos, l’effacement des messages.
- Par la force des choses ! Emile et la mécanique…
- Et… Euh… Ça va être long ?
- Au moins cinq ou six heures si je me souviens bien… Autant dire
que nous pouvons mettre une croix sur notre visite à la gendarmerie. Je
monte très mal à bicyclette, surtout la nuit, et vous, avec votre jambe…
Chère fracture qui, différant de quelques heures l’intervention du
« maniaque », me laisserait, peut-être, le loisir de soustraire le microcassette
à sa redoutable convoitise.
Pendant que madame Bardin-Cardaillac, jurant et pestant comme peut
le faire un charretier élevé au couvent des Oiseaux, s’enfermait dans l’une
des salles de bain du premier, j’entrepris, les paupières lourdes et l’estomac
vide, de préparer un rapide souper. Etant donné l’état des réserves, le menu
serait des plus sommaires : miettes de thon à la tomate, nouilles sans beurre
et une demi-tablette de chocolat au lait et aux noisettes.
Frugal repas vite avalé à l’issu duquel, portes et volets clos, madame
Bardin-Cardaillac, les traits tirés, m’accompagna jusqu’à la chambre voisine
de la sienne.
- Vous trouverez des draps et des couvertures dans les tiroirs de la
penderie, m’indiqua-t-elle, l’épuisement poussant à la concision. Si jamais
Pascal se manifeste avant l’aube, n’hésitez pas à me réveiller…
Je lui promis, si toutefois le cas se présentait - ce dont, en mon for
intérieur, je doutais -, d’agir selon ses volontés. J’attendis, luttant contre le
sommeil, une bonne demi-heure après qu’elle s’en fut allée se coucher avant
de me glisser subrepticement sur le palier. M’aidant de la rampe comme
d’une béquille, je me traînai jusqu’à la chambre que j’avais partagée avec
Pascal.
A part quelques vêtements abandonnés sur le dossier d’une chaise ou
jetés sur le lit défait, l’ordre y régnait. Il ne me faudrait guère plus de
quelques minutes pour en faire le tour et, s’il s’y trouvait, en retirer le
microcassette. Autrement, où puiser l’énergie de redescendre fouiller le
capharnaüm du rez-de-chaussée ?
Balayant du regard cette pièce où nous avions fait l’amour pour la
dernière fois, une vague d’angoisse me roula comme fétu : dans la vie,
contrairement au cinéma, le scénario n’obéit jamais à un genre précis. De la
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
comédie sentimentale au drame le plus noir, de la satire sociale au polar
techno, tout se mélangeait à plaisir : aucune logique, aucune thématique
solide. Les personnages eux-mêmes se moquaient des archétypes et se
permettaient, comble de l’incohérence, d’accomplir des actes totalement
contraires à leur psychologie. Fragile, émotif, velléitaire et secrètement
sentimental, Pascal était-il vraiment cet enfant blessé que je croyais aimer ?
Egoïste, veule, menteur et froid calculateur, David était-il vraiment le
machiavélique opposant attendu ? Le Robin du répondeur, ludique en diable,
était-il vraiment l’un des odieux fachos du groupe « Further Führer » ? Rien
n’était écrit…
Sale coup pour une cinéphile ! Je commençais à douter de tout sauf
d’une chose : la « femme de couleur » prédite par madame Râ-o-Thep
n’existait pas et Pascal m’était resté fidèle (la réciproque se passant hélas de
commentaire) : dans l’atmosphère confinée de la chambre flottaient encore
des réminiscences de mon parfum !
49
Niveau 9
Vue subjective, player 4 (François)
Fichier enregistré le mercredi 30 avril 1997 à 10 heures 06
La vie d’un gendarme - surtout quand, comme mézigue, il se double
d’un « Columbo » en délicatesse avec le Parquet - n’a rien de la sinécure
brocardée par d’ignorants contrevenants. Entre un cambriolage à domicile,
une épouse contrariée, un aller-retour sur la cale pour constater, de visu, qu’à
marée haute, un command car allemand reçoit, de bas en haut, une poussée
inférieure à la connerie de son locataire, une interminable déambulation sur
la plage de la Grande Conche en compagnie d’un ancien copain devenu
professionnel de la bavure et, pour conclure en beauté, un tête à tête avec la
venimeuse Clarisse Lefoyer de Costil, femme d’une épave d’amiral, j’avais
terminé mon mardi sur le rotules.
De retour au bercail, j’avais, heureusement, retrouvé un logement de
fonction en ordre de marche (la femme de ménage des Kepler et le serrurier
avaient fait merveille) et une Martine sensiblement radoucie. Son cordon
bleu à nouveau ceint autour de sa taille, elle m’avait même mijoté un
78
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
couscous poissons et un fion aux pruneaux (spécialité islaise) auxquels, resté
sur ma faim depuis le déjeuner bâclé, je fis immodérément honneur.
Résultats des courses : je m’étais endormi devant la télé bien avant la
fin de l’une de ces débilités américaines diffusées sur Canal Plus : l’histoire
d’un père qui se déguise en nounou pour continuer, après le divorce, à voir
ses enfants !
- Et comment ça s’est fini ? avais-je, vaseux, demandé à Martine qui
me secouait par la manche.
- D’après toi ?
Question idiote : le happy end étant aux niaiseries hollywoodiennes ce
que la meunière est à la sole. Quant aux invraisemblances de l’histoire, les
obèses bouffeurs de pop-corn d’outre-Atlantique s’en tamponnaient le
coquillart !
Après une bonne nuit, frais comme un gardon, j’avais grignoté la
moitié d’une mérisse (version longue du bet’chet ; étouffe-chrétien local),
tartinée de confiture de mures maison, bouclé péniblement mon ceinturon et
descendu les trois étages pour m’envoyer, dans la foulée, un deuxième café
en compagnie de Kepler et Bertrand. Si le premier, chargé de coordonner la
localisation d’éventuels membres du groupe « Further Führer », s’apprêtait à
rédiger un rapport dans lequel il avouait avoir fait choux blanc, le second
affichait, lui, une mine épanouie : son copain Alain, avant de quitter son
service de nuit, lui avait transmis un rapport verbal à mon intention : suivant
scrupuleusement mes ordres, il s’était débrouillé pour donner au lieutenant
Parfait tout loisir de fouiller mon bureau. Que le roi des gaffeurs soit ainsi
parvenu à mener à bien une mission aussi délicate ne laissait pas de
m’interloquer.
- Comment s’y est-il pris ? béai-je.
- Ah ! Ça ! Ça n’as pas été facile, mon adjudant ! me prévint Baloo en
froissant son gobelet dans sa patte velue. Il a d’abord pensé à faire semblant
de roupiller mais il y avait un gros problème…
- Allons bon ! Lequel ?
- Comme il est célibataire, il ne sait pas s’il ronfle en dormant ou pas.
Alors, forcément, il avait peur de se trahir…
- Forcément, soupirai-je. Alors ? Qu’a-t-il inventé ?
- De mettre le standard en panne et, sous prétexte de le réparer, de
disparaître sous le pupitre avec sa trousse à outils… D’après ce qu’il m’a dit,
il y est resté plus d’une demi-heure à farfouiller. Quand il a refait surface, le
lieutenant Parfait était parti en oubliant d’éteindre dans votre bureau…
La mariée était trop belle pour ne pas cacher une jambe de bois sous
sa jarretière !
- Très bien, mais quid du standard ? m’inquiétai-je, apercevant la
trousse à outils toujours en batterie.
- Quid ? ? ?
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Voyeur de première, mais pas chaud latin, l’ami Bertrand.
- Dans quel état est-il, maintenant, ce standard? traduisis-je.
Une escadrille d’anges passa que l’OPJ (Officier Plantigrade Joufflu)
observa en dodelinant du buste : tic annonciateur des pires catastrophes.
- Dans quel état est-il ? me répétai-je, haussant le ton.
- On ne peut pas faire d’omelette sans casser des œufs, mon adjudant,
marmotta le héraut, le museau bas. Pour tromper l’ennemi, Alain a été obligé
de couper quelques fils au hasard…
- Au hasard ! ! !
- Ben, oui, mon adjudant. Mettez-vous à sa place : c’est pas un
électricien…
D’où l’ampoule grillée qu’il avait au plafond et qu’il n’avait jamais
songé à remplacer ! Quoique l’envie ne me manquât pas de délester mes
circuits en foudroyant le messager de mauvais augure, je lâchai prise et
laissai retomber la tension. A quoi bon s’ingénier à mettre du plomb dans la
tête de disjonctés de naissance ? Tout ce que j’espérais, c’est qu’aucun appel
important ne fut, durant la nuit, resté sans réponse. Dans le cas contraire, je
ne tarderais pas à me faire sonner les cloches !
- Démerdez-vous pour que tout fonctionne avant la fin de la matinée !
leur ordonnai-je, furax, en balançant mon reste de café à la poubelle.
J’allais rejoindre mon bureau quand le signal aigrelet du fax retentit.
Avant que Keper et Bertrand n’aient compris que ça n’était pas l’horloge du
clocher, j’avais déjà récupéré le document qui m’était d’ailleurs
personnellement destiné.
Après quatre ou cinq tentatives infructueuses (et pour cause !), un flic
de Château-Bougon - l’aéroport de Nantes - m’envoyait quelques lignes
rapidement manuscrites. La veille au soir, je l’avais appelé chez lui pour lui
demander de jeter discrètement un œil sur une certaine liste de passagers.
Sans chercher à comprendre - la démarche n’étant rien moins que
réglementaire - il m’avait promis de faire tout son possible : l’été précédent,
à Port-Joinville, j’avais sorti l’un de ses gamins des griffes d’un petit dealer
saisonnier.
Ma lecture en diagonale achevée, force me fut de constater que cette
enflure de Dieulafait ne m’avait pas raconté que des bobards et, sur un point
au moins, je le regrettais : David et Isabelle Pecquet avaient bien réservé
deux places sur le vol Nantes-New York du samedi 3 mai à sept heures
vingt ! Bonjour la chienlit : j’hébergeais, depuis cinq jours, un truand en
cavale ! Un petit futé qui, sous prétexte de traquer le « cheval de Troie »,
m’avait persuadé de lui laisser la bride sur le cou et de l’autoriser à bricoler
peinard l’ordinateur du fils Bardin-Cardaillac ! De la graine d’espion
doublée d’un traître à l’industrie hexagonale à qui j’avais ouvert toutes
grandes les portes de la gendarmerie et livré les secrets du Compaq de
Gabriel Huyng ! Dans la course à la gaffe, je pulvérisais les records d’Alain !
80
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Estomaqué, je m’effondrai dans mon fauteuil, la feuille toujours à la
main : un gendarme, dans l’exercice de ses fonctions, n’a pas à nier
l’évidence, surtout quand elle lui sature la rétine. Pourtant, passé le premier
flot de sudation glacée, je tâchais de me ressaisir et de me persuader que rien
n’était encore perdu. Primo : le suspect était, à ma demande, toujours sur
l’île ce qui me permettrait de le «taper » à la première occasion ; secundo :
pour l’instant, il ne savait pas encore que je savais, ce qui me donnait sur lui
un avantage non négligeable ; tertio : les événements ne prennent de sens
véritable qu’une fois indubitablement établis leurs liens de cause à effet, ce
qui était loin d’être fait.
En cas de dérapage incontrôlé, je pourrais, de plus, arguer de ma
niaiserie dans une affaire relevant davantage des compétences du S.E.F.T.I.
que de celles d’une modeste brigade de province : une fois l’aéroport cerné
par les argousins de Dieulafait, rien ne m’empêcherait, si nécessaire, de
demander à auditionner le fuyard ; je passerais pour un gogol de première
mais ça vaudrait toujours mieux que de tomber pour recel de malfaiteurs.
Un bon gros tas d’excuses foireuses derrière lequel se cachait une
mauvaise foi absolue : reconnaître la culpabilité de David Pecquet, c’était, de
facto, épouser la thèse de Marc et, par là même, admettre que je m’étais,
depuis le début, mis le doigt dans l’œil jusqu’au baudrier. Sainte Nitouche
soit louée, mon intime conviction et quelques faits bien établis
m’autorisaient encore à préférer, dans le rôle de l’affreux, le fils BardinCardaillac. Partialité relative largement encouragée par ma sympathie
naturelle pour la pétulante et lucide Isabelle ; laquelle je croyais incapable
d’avoir vécu, depuis quatre ans, avec un agent trouble.
Tout ceci mis à part, plus je m’approchais du but, plus me taraudait la
crainte d’avoir négligé le principal ressort de l’intrigue ; ressort sans lequel il
me serait impossible de remonter le fil des événements et de remettre, une
fois pour toute, les pendules à l’heure.
- Le lieutenant Parfait, pour vous, mon adjudant, m’annonça Bertrand
qui avait oublié de frapper avant d’entrer (contrairement à son copain Alain
qui cognait toujours avant d’ouvrir la portes aux emmerdes).
- Allons-y, Allonzo ! Introduis-le ! lui répondis-je, subito fort
ragaillardi.
Celui-là, je l’attendais de pied ferme ! Avec tout l’argent qu’il avait
nuitamment retiré de mon bureau, il avait, à l’aise, de quoi s’offrir l’avenue
de Passy ou un hôtel dans les beaux quartiers.
En deux enjambés, l’échassier noir dévora l’espace pour venir se
poser devant moi, à toucher mon bureau.
- Très amusant ! grinça-t-il sans prendre la peine de me saluer. Avec
ça, je suis sûr que Javaire va me tresser une couronne de lauriers !
De la poche de sa veste soigneusement fripée, il sortit une liasse de
billets de Monopoly qu’il jeta sur mon sous-main.
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- A la bonne heure ! Je vois que vous vous êtes enfin décidé à jouer
cartes sur table ! applaudis-je. Plus de commission rogatoire ? Plus de
procédure incidente à l'affaire Origo-Desfontaines ? Je connais des
ordinateurs islais qui vont être soulagés !
Ma fine allusion n’eut pas l’heur de le dérider. Derrière le rectangle
noir de ses montures, son regard sombre se durcit en tessons de jais.
- Très fort, votre petit tour de passe-passe ! admit-il sans excès
d’enthousiasme. J’imagine que vous avez vos antennes au Parquet…
- Me prendriez-vous pour un termite ?
-???
- Antenne = insecte ; Parquet = bois… Un peu tiré par les cheveux, je
le reconnais…
Nouvel échec de l’Almanach Vermot : les zygomatiques du lieutenant
Laurent Parfait étaient apparemment coincés sous la dent qu’il avait contre
moi. L’innocente blague que je lui avais préparée tombant à plat (plutôt
marrant, pourtant, de remplacer un piège à con par un attrape-nigaud), je
décidai de changer de registre.
- Ne faites pas cette tête-là, lieutenant ! compatis-je. Vous aurez
l’occasion de vous rattraper : les vrais ripoux ne manquent pas dans la
police… Tenez, je vous ai même gardé un petit lot de consolation.
De mon tiroir, je sortis l’enveloppe dans laquelle, deux jours plus tôt,
j’avais accepté de conserver la précieuse collection d’Alain, photographe
amateur dont le talent mettait à nu l’âme humaine et, accessoirement, son
enveloppe charnelle. Son cadeau à peine déballé, le prude Parfait piqua un
fard à côté duquel celui des Corbeaux n’opposait qu’une faible roseur.
- Qu’est-ce que ça veut dire ? s’étrangla-t-il en éparpillant les œuvres
d’art sur mon bureau. Pour qui me prenez-vous à la fin ?
- Pour un type que Javaire manipule sous la menace d’inculpation
pour proxénétisme. Notez que se servir d’une pédicure pour vous aider à
marcher droit…
De vermillon, la face de carême de Parfait vira au vert-tout-court.
Craignant de le voir se pâmer, « Bison bienveillant » contourna fissa son
bureau pour présenter une chaise à la victime de l’impitoyable « Columbo »
(après l’alcoolisme, la schizophrénie était ce qui se portait le mieux à PortJoinville).
- Ecoutez-moi bien, poursuivis-je en regagnant mon fauteuil. Ces
jolies fesses, sur les photos, sont celles de Clarisse Lefoyer de Costil,
l’unique plaignante dans l’affaire qui vous pourrit la vie. Hier au soir,
madame l’amiral a bien voulu m’accorder un entretient au cours duquel je
lui ai mis les clichés et le marché en main : ou elle retirait sa plainte et je lui
faisait cadeau les négatifs, ou elle s’entêtait et il y aurait un dossier classé
« X » dans les archives du procureur…
- Mais… pourquoi aurait-elle fait ça ? bavassa l’erreur judiciaire.
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Pour obtenir un divorce à son avantage (son mari, le pied marin mais
les orteils délicats, était, effectivement abonné au salon de votre amie) et
bâillonner une ancienne copine trop bavarde…
- Quelle copine ?
- Toujours votre pédicure chérie ! Cela dit sans vouloir vous offenser,
il semblerait qu’elle et l’actuelle madame de Costil aient, à une certaine
époque, fréquenté d’assez près quelques rejetons de la bourgeoisie nantaise
chez qui on ne se contentait pas d’enfiler les perles…
Métaphore un chouïa gauloise qui empourpra, de nouveau, les joues
du trop parfait Laurent.
- « Si vous éprouvez de l'aversion pour elles, il se peut que vous
éprouviez de l'aversion contre une chose en laquelle Dieu a placé un grand
bien. » Sourate IV, verset 19… récitai-je afin d’élever un débat tombé endessous du ceinturon et de mettre une lichette de baume sur la plaie de mon
suffoqué zozo.
- Et que vous a répondu cette madame Le Foyer de machin ?
- Que long était le chemin qui menait à la Rédemption et que, pour le
raccourcir un peu, le mieux était d’entrer dans mes ordres…
- C’est à dire ?
- Qu’elle se contenterait désormais d’ajouter du beurre dans le
cholestérol de son vieux mari en attendant l’héritage… A condition, bien sûr,
que je lui confie les fameux négatifs…
En réalité, je comptais bien les brûler sous ses yeux afin d’éviter à
l’ami Pierre Ligeot, le mâle incarné, de se retrouver, par contrecoup, dans
une posture non prévue au Kâma-sûtra.
Parfait se tortilla sur sa chaise, croisa et décroisa nerveusement ses
interminables guibolles et s’abîma dans la contemplation de ses mocassins
avant de se résoudre à poser la question à cent francs :
- Qu’attendez-vous de moi, en contrepartie ?
- Que vous annonciez à Javaire que vous êtes parvenu à endormir ma
méfiance mais qu’il vous faudra attendre demain soir pour récupérer
l’enveloppe…
- C’est tout ? s’étonna mon débiteur.
- Tant qu’à rester un jour de plus sur l’île, j’espère que vous
accepterez de me rendre un petit service. Rassurez-vous : rien d’illégal ni de
dangereux ; juste une planque peinarde de quelques heures. Je fournis les
sandwichs et les jumelles…
Pressé de toper là, Parfait prit cependant le temps d’essuyer les verres
embuées de ses lunettes sur le pan de sa veste.
- Une dernière chose, hésita-t-il. Cette affaire de corruption… Où est
passé l’argent ?
- A l’abri en attendant d’être rendu à son propriétaire : un vieux
copain qui voulait me faire une blague. D’un goût plutôt douteux, je vous
l’accorde !
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Pas terrible comme explication… renauda le bégueule.
- C’est pourtant l’exacte vérité et je ne vous laisserai pas regagner les
Sables sans vous en avoir convaincu. Vous pourrez ainsi planter Javaire la
conscience en paix… Alors, c’est entendu ?
Ce ne fut, un timide sourire éclairant sa triste figure, que lorsqu’il me
tendit sa main osseuse, que je remarquai le bandage qui la recouvrait à
moitié.
- Ce matin, à l’hôtel, j’ai voulu repasser une chemise et… commentat-il. Simple bobo, mais ça me lance encore pas mal. Vous connaissez un bon
médecin ?
- J’ai beaucoup mieux à vous proposer, lui glissai-je. A l’île d’Yeu, le
meilleur remède contre les brûlures, c’est la mère Orsonneau ; Charline de
son prénom : quatre-vingt cinq ans aux prunes, dernière née d’une famille de
treize enfants…
- Une guérisseuse ? Vous croyez à ça, mon adjudant ?
- Pas sur le continent, mais ici, c’est autre chose. A force, on est bien
obligé de se faire à l’idée que le cartésianisme n’a jamais dépassé
Fromentine. Vous pouvez toujours essayer, ça ne vous coûtera pas un sous :
la dame a ses principes…
Sans attendre que Parfait ait rengainé son « Discours de la méthode »,
je griffonnai l’adresse de la « toucheuse » sur un post-it.
- Evitez seulement de lui dire que vous êtes de la police, lui
recommandai-je en brandissant le sauf-conduit. Elle serait bien capable de
vous transformer en crapaud !…
J’avais raccompagné mon nouvel allié jusqu’à la grille. Ce ne fut
qu’une fois à l’abri des oreilles indiscrètes (un verre de pastis de trop et c’est
le devoir de réserve qui titube) que je lui transmettais son ordre de mission et
le pressais d’être opérationnel avant la fin de la matinée. Parfait, en dehors
de l’informatique et du « Pêcheur Breton », touchait sa bille : il enregistra
illico le type précis d’informations qui m’intéressait et me détailla, par le
menu, la stratégie qu’il envisageait de mettre en œuvre pour atteindre, en
temps voulu, son objectif. Délivré de la pression à laquelle, depuis des mois,
Jiji, le juge jobard, le soumettait, il avait soudain retrouvé toute la froide
lucidité de la machine à appréhender.
Notre conciliabule n’avait duré que quelques minutes mais, en
remontant l’escalier en fer à cheval du perron, une rumeur suspecte me
rappela qu’il n’en fallait pas davantage pour qu’en mon absence la panique
s’emparât de ma brigade. Par je ne sais quel miracle, Kepler était parvenu à
réparer le standard qui sonnait maintenant à tout va sans que nul ne sache sur
quelle touche appuyer pour faire cesser le vacarme. Surgi au débotté, je
bousculai les encombrants et pianotait au pif.
- Enfin ! Ça n’est pas malheureux ! Je vous prie de croire que vous
aurez de mes nouvelles ! hurla, dans le combiné, une voix féminine.
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Adjudant Lemoine. Excusez-nous, madame, mais…
- Il n’y a pas de « mais » ni de « si » ! Qu’est-ce qui se passe sur cette
île ? Vous vous croyez tous en vacances ?
- Avouez que le temps s’y prête… persiflai-je malgré moi.
- Restez poli ! Savez-vous à qui vous parlez ?
Je l’ignorais encore mais je n’allais pas tarder à l’apprendre :
l’hystérique greluche qui s’égosillait à l’autre bout du fil n’était autre
qu’Elisabeth Bardin-Cardaillac, l’amie intime du charmant Jean-Pierre
Magnin et, nec plus ultra, la mère du non moins angélique Pascal. La famille
du « syndrome de Colomb » se manifestait enfin et vitupérait pour qu’on lui
restituât le corps. Quand je parvins à achever une phrase sans être
interrompu par quelque imprécation, je niais toute implication de la
gendarmerie dans la disparition du cher enfant et dénonçait une légère
indisposition.
- Un malaise sans gravité, insistai-je. Mais, en attendant votre arrivée,
le docteur Andrieux a tenu à le garder en observation…
- A la maison médicale ?
- Précisément…
- Bon ! se radoucit-elle tout à trac. Ma voiture est en panne, vous
pouvez passer me prendre ?
- Désolé, madame, mais nous ne faisons pas taxi. Autre chose ?
Un grincement de dent fit vibrer la ligne : refuser l’insigne privilège
de voiturer une si haute personnalité ! A mon insolence s’ajoutait
l’inexpiable crime de lèse-majesté : si les socialistes profitaient de la
dissolution pour se remettre à flot, il y aurait de la mutation disciplinaire
dans l’air !
- Autre chose ? répétai-je, impatient d’abréger l’échange.
- Oui ! Cette nuit, un voyou s’est introduit dans notre maison.
J’imagine que ceci relève de votre compétence !
David Pecquet avait raison : de nos jours, les scellés
n’impressionnaient plus personne, pas même une grande bourgeoise qui, j’en
aurais mis mon képi au hache-paille, ne les avait même pas remarqués !
- Un voyou ? Quel genre de voyou ?
- Aucune idée. Il s’est envolé dès qu’il nous a entendu…
- Nous ?
- Oui. J’étais en compagnie de Juliette… Euh !… Comment s’appellet-elle déjà ?
- Coussein ! Juliette Coussin, avançai-je, les probabilités massées dans
mon camp.
- C’est cela, oui. Une godiche dont s’est entiché mon fils… Mais
passons ! Le fait est que ce voyou a tout mis sens dessus dessous !
- Des objets disparus ?
- Pas que je sache. Il n’en demeure pas moins que j’exige, sur le
champ, un constat !
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Vos exigences sont des ordres, madame. Je me tiendrai à votre
disposition dès que vous serez rentrée de votre visite à la maison médicale.
- Inutile d’attendre ! Juliette sera là pour vous accueillir. Je tiens à être
rassurée dans les plus brefs délais.
Une formule de politesse laborieusement ruminée, j’avais raccroché
non sans une certaine jubilation : le « Péril Jaune bis » semblait maintenant
acculé à prendre beaucoup de risques, beaucoup trop de risques pour
n’achever qu’un bête jeu vidéo. Dans ces conditions, il commettrait bientôt
la faute qui le ferait tomber comme un fruit mur et Marc Dieulafait, ce sale
menteur, aurait, sous peu, de mes nouvelles. Autre point positif : il me serait
infiniment plus plaisant de recevoir la déposition de Juliette Coussein - une
jeune femme que Kepler m’avait décrite comme timide mais fort attrayante que celle de l’autre vieille peau entre deux liftings.
La chasse au groupe « Further Führer » étant toujours ouverte et un
accrochage entre une voiture sans permis et un permis sans assurance ayant
eu lieu route des Soudiers (ainsi nommée en raison d’une ancienne industrie
islaise : la transformation du goémon en soude), l’Auverlant et la 4L
s’étaient faites la malle. Force me fut, philosophe, de me rabattre sur une
mobylette à peine moins déglinguée que celle qui, la veille, avait vomi son
carburateur dans la camionnette d’Yves Molebourse.
Cahin-caha, sous un ciel uniformément bleu et un soleil un chouïa trop
estival pour mon gros pull de laine, un petit quart d’heure me suffit à
atteindre le portail blanc largement ouvert de la propriété Bardin-Cardaillac
que je franchis sans réduire les gaz. Damnable imprudence, indigne d’un
sectateur de la Sécurité Routière, qui faillit me coûter très cher : les
« pagailloux » de maçons, qui n’en finissaient pas de réparer le pignon du
garage, avaient, cette fois, oublié une brouette chargée de ciment au beau
milieu de la chicane de cyprès ! Ma roue avant heurta violemment l’obstacle
sans que, Sainte Aubaine soit louée, le choc ne parvînt à me désarçonner.
Dans un furieux crissement de pneus et le mitraillage d’un nuage de graviers,
je maîtrisai, grosso moto, la glissade qui s’acheva, abruptement mais sans
dommage, contre les petits arcs de cercle métalliques qui protégeaient la
pelouse. Regardant que j’étais indemne et que ma monture n’avait souffert
que de quelques égratignures, je laissai agir le professionnel dont le premier
soin fut de déplacer la brouette. Farceur, je poussai même le zèle jusqu’à
l’abandonner de l’autre côté de la maison afin que ses inconscients de
propriétaires tournent un peu en rond avant de la récupérer ; la pédagogie
étant la force principale de la prévention, ça leur servirait, peut-être, de
leçon.
Revenant sur mes pas, je passai devant l’une des fenêtres du salon. Mu
par un autre réflexe, plus policier celui-ci, je jetai, à la dérobée, un œil à
l’intérieur : le souk habituel y régnait que le visiteur nocturne, évoqué par
madame Bardin-Cardaillac, aurait eu du mal à aggraver. Nettement plus
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
agréable et émouvant était le tableau offert par une grande blonde, filiforme,
endormie sur le canapé. Juliette Coussein, un peu trop plate à mon goût, ne
manquait cependant pas d’attraits : ses longues jambes bien galbées - dont
l’une, hélas, partiellement recouverte d’un plâtre - accrochaient l’œil et
mettait le grappin sur l’autre. Dans son sommeil, elle avait, comme dans la
chanson, le visage d’un ange à ceci près que les anges de ma connaissance
n’avaient pas d’aussi jolies lèvres. Moulée dans un robe moins froissée, elle
devait faire son petit effet et séduire, sans forcer, des garçons autrement plus
sexy et équilibrés que le fils Bardin-Cardaillac. Mais le cœur féminin a ses
raisons que le mâle dégrossi ignore…
Chiffonné à l’idée de rompre le charme, je décidai de différer mon
intrusion et, avant d’aller frapper, d’entreprendre un tour du propriétaire. Dès
qu’ils me reconnurent, les Pieds Nickelés de la maçonnerie, canettes de bière
à la main, m’apostrophèrent joyeusement et me proposèrent, à la bonne
franquette, de partager leurs matinales libations. Offre que je déclinai
sèchement - pour ce qui était de lever le coude durant les heures de service,
il ne fallait pas me confondre avec Bertrand ! - afin de mieux les sermonner.
Comme tout islais qui se respecte, ils s’en sortirent par deux ou trois
boutades, intimement convaincus qu’ils étaient que les règlements
continentaux ne les concernaient en rien ; la sécurité sur les chantiers leur
était aussi étrangère que la canicule à un inuit.
- J’espère que votre patron est bien assuré et, surtout, qu’il ne s’avise
pas de vous faire bosser au noir ! bougonnai-je, de guerre lasse.
- Pour ça, vous pouvez être tranquille, chef ! me jura, main levée, le
plus déluré de la bande. Les Bardin-Cardaillac sont trop à cheval sur leurs
principes pour manger de ce pain-là !
- Les parfaits pigeons, quoi…
- Que vous croyez, chef ! Radins comme des maraichins, oui ! Avec
eux, on devrait avoir fini avant de commencer !
Au rythme où ils allaient, l’île d’Yeu aurait dérivé jusqu’au Cap Horn
avant que le dernier parpaing ne soit posé : pingres ou pas, les BardinCardaillac devraient, bon gré mal gré, cracher au bassinet !
- C’est vrai qu’avant de vous demander de tenir des délais, faudrait
déjà vous épiler le poils dans la main qui vous sert de barre à mine ! lui
renvoyai-je, plus raisin que figue.
- Le prenez pas comme ça, chef ! On a bien le droit de prendre le
temps de vivre, non ?
- A condition de ne pas le facturer en heures supplémentaires…
- De ce côté-là, on n’est pas les pires ! Vous avez vu l’état des platesbandes, chef ? De vrais paillassons ! Si le père Charuau se fait des
ampoules, c’est plus en comptant sa recette qu’en maniant son râteau !
Rien de tel qu’un tire-au-flanc pour apprécier, à sa juste valeur,
l’œuvre d’un fainéant. Le jardinier auquel le fils Bardin-Cardaillac
prétendait, douze jours plus tôt, vouloir offrir un fusil en récompense de ses
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
bons et loyaux services tirait, effectivement, plus souvent sa flemme que des
lapins ou des pigeons. L’ancien pêcheur avait recyclé ses casiers en nasses à
touristes.
Alors que je balayais du regard roses trémières envahissantes et
hortensias livrés au lierre, un curieux phénomène botanique m’intrigua : au
centre de la haie de tamaris échevelés qui, depuis le garage jusqu’au pignon
nord de la maison, séparait la propriété de la côte sauvage, quatre ou cinq
arbustes, sur une largeur de deux à trois mètres environ, étaient en train de
crever. Oubliant mes truands de la truelle, j’avançai, soudain captivé, vers
l’anomalie (au jeu des sept erreurs, j’avais toujours été le meilleur). Je
demeurai un instant songeur, les godillots enfoncés dans la glèbe, puis je
m’accroupis pour, du bout des doigts, déblayer un peu de terre autour d’un
des troncs desséchés. A une vingtaine de centimètres de profondeur, avant de
toucher les racines, j’exhumai une brisure sur laquelle je m’égratignai : les
tamaris jaunis avaient été arrachés puis sommairement replantés. Pour
camoufler l’opération, on s’était, ensuite, employé à bêcher méthodiquement
le terrain sur toute la longueur du massif. Pas du tout le genre d’ingrate
besogne à laquelle se serait attelé le père Charuau qui, spécialiste des
additions salées, n’avait pourtant rien d’une bête de somme. Pour s’y coller,
je ne voyais guère qu’un Pascal Bardin-Cardaillac la conscience plombée et
la trouille au ventre.
Gabriel Huyng, contrairement aux allégations de Dieulafait, était bien
mort et enterré même si sa sépulture n’avait rien de chrétienne.
Quelle arme avait utilisé le fils Bardin-Cardaillac ? Mystère et boules
de gomme ! Seule chose patente : un fusil sans percuteur tenu par un
gugusse inexpérimenté n’avait pas de quoi effrayer une mouche (même sans
raison) ; encore moins un type entraîné pour une longue et périlleuse mission
d’infiltration au cœur d’une maffia chinoise. Pourquoi Gabriel Huyng,
comme lors de sa première tentative d’effraction, avait-il tenté de fuir au lieu
- sachant l’arme était inoffensive - de maîtriser son vulnérable assaillant ?
Enfin, quelle erreur grossière avait-il commise pour se retrouver en position
d’infériorité au point d’y laisser sa peau ?
Si, comme le lui proposait ma première version du scénario, le « Péril
Jaune » s’était contenté d’être un agité du groupe « Further Führer », son
manque de perspicacité et son absence d’initiative n’auraient rien eu de
surprenant. Même élevé au rang de hacker personnel de Lin Dao Lhou, on
pouvait, sans arrière-pensée, lui accorder quelques circonstances
atténuantes : les délinquants en col blanc sont, généralement, les premiers à
céder à la panique. Mais il y avait la confession de Marc qui, hormis
quelques gros mensonges et omissions flagrantes, se tenait trop bien et
recoupait trop de mes conclusions pour être, globalement, jetée aux orties.
Tout concordait pilpoil pour accréditer l’appartenance de Gabriel Huyng au
S.E.F.T.I., y compris son artificielle survie : la police n’aime guère faire
étalage de ses bavures - surtout devant un gendarme ! - et le commissaire
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Dieulafait avait, sans doute, estimé que l’histoire du Compaq égaré suffirait
à mon bonheur.
En tournant le dos aux tamaris - de vieilles branches à qui je devais un
fière chandelle - je bénissais Alain et son voyeurisme longue focale, Pierre
Ligeot et sa libido débordante, Clarisse Lefoyer de Costil et sa reptilienne
malignité : grâce à eux trois, un nouveau cavalier caracolait sur l’échiquier
qui - Inch Allah ! - me permettrait sous peu de damer le pion au fou, au roi et
à sa dame.
50
Niveau 9
Vue subjective, player 3 (Juliette)
Fichier enregistré le mercredi 30 avril 1997 à 10 heures 08
Dans la cuisine, madame Bardin-Cardaillac, ceinte d’un large tablier
jaune rayé de noir qui lui conférait l’allure d’une grosse guêpe, s’affairait en
silence. Sur le plan de travail d’une blancheur aveuglante, elle découpait une
énorme anguille qui, à moitié tronçonnée, gigotait encore. Les mains
maculées de sang, elle attrapait au vol les morceaux pour les jeter, un à un,
dans une cocotte-minute dont elle refermait aussitôt le couvercle. La bête,
furieuse, claquait des mâchoires dans un bruit de tenailles rouillées.
Prenant doucement mon visage dans ses mains, Pascal me détournait
du sinistre spectacle. Toujours aussi mal rasé et dépenaillé, son regard
débordait d’une infinie tendresse. Sa mère remise à sa place une fois pour
toute, il venait de m’avouer - comme prédit par madame Râ-o-Thep ! - s’être
stupidement amouraché d’une « femme de couleur » (une informaticienne
Cap-verdienne) membre du groupe « Further Führer ». Poussé et soutenu par
elle, il s’était lancé dans la création d’un virus d’une puissance phénoménale
destiné à détruire PIXI-Soft et le WEB.
Soudain effrayé par l’ampleur et l’absurdité du gâchis, Pascal avait,
une nouvelle fois - conflit psychique oblige -, succombé à l’implacable
« syndrome de Colomb » qui lui avait laissé, sur les avant-bras, des moirures
violacées. A peine remis sur pied, il s’était empressé de rompre avec son
mauvais génie et d’effacer, devant moi, le disque dur de son ordinateur.
Désormais, il n’avait plus rien à redouter de la justice et venait même de
m’annoncer son intention de se rendre à la gendarmerie pour dénoncer la
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Cap-verdienne qui, sur ordre du commissaire Dieulepeu, avait étranglé le
« Péril Jaune » et dissimulé son corps dans le jardin.
Frémissante et plus amoureuse que jamais, je m’abandonnais dans les
bras de mon Prince Charmant lorsque David, dans son dos, entrebâilla
silencieusement la fenêtre du salon. Dans des gants de caoutchouc vert, il
serrait le couteau dégoulinant de madame Bardin-Cardaillac. Horrifiée, je
tentai de crier mais de ma gorge ne sortit qu’un étrange borborygme
semblable à l’inaudible babillage d’une cassette rembobinée à toute allure.
Dans ma tête vidée par l’effroi, des coups répétés se mirent à
résonner : toc ! toc ! toc !… Toc ! toc ! toc ! Impossible de me concentrer sur
autre chose que sur ces obsédants battements. Et mon bébé, toujours
souriant, qui ne se doutait de rien et approchait ses lèvres des miennes. Toc !
toc ! toc !… Toc ! toc ! toc !… David s’était fondu dans le décor pour mieux
frapper. Toc ! toc ! toc !… Toc ! toc ! toc !… Pascal aussi avait disparu :
sans doute avait-il enfin perçu le danger. Toc ! toc ! toc !… Toc ! toc !
toc !…
Le cœur battant la chamade, le malaise tournant à la nausée, j’ouvris
tous grands les yeux. Le plafond blanc dansa quelques secondes puis se
figea. Sur ma gauche, le haut dossier du canapé me bouchait la vue mais, à
droite, un pinceau de lumière crue découpait le tabouret du piano et ses
cartons de pizzas entassés.
Toc ! toc ! toc !… Toc ! toc ! toc !… On frappait à la porte.
La veille au soir, j’avais quitté bredouille la chambre de Pascal et,
malgré la fatigue qui m’alourdissait les paupières et me brouillait les idées,
j’étais redescendue, titubante, dans le salon espérant toujours m’emparer du
microcassette avant les gendarmes. Le sommeil avait fini par me terrasser
avant que ma mission ne fut accomplie.
Toc ! toc ! toc !… Toc ! toc ! toc !… On frappait toujours et madame
Bardin-Cardaillac ne semblait pas vouloir se manifester.
- Voilà ! Voilà ! lançai-je, la langue pâteuse, en me redressant
douloureusement : le genoux de ma jambe cassée avait, durant la nuit, pâti
d’une inconfortable position. Pour me lever tout à fait, il fallait encore que je
retrouve mes béquilles.
Toc ! toc ! toc !… Toc ! toc ! toc !… Mon visiteur s’impatientait.
Les yeux rouges, le rimmel en stalactites, les joues marquées par les
plis du coussin, la robe en origami, je me faisais l’effet d’un épouvantail.
Aucun miroir ne se dressant sur mon passage, je parvins à faire abstraction
de mon « look » pour rassembler un peu mes esprits avant d’appuyer sur la
poignée.
- Adjudant Lemoine. Mademoiselle Coussein, je présume…
Le « maniaque » ! Sans savoir ni comment ni pourquoi, je l’avais
immédiatement reconnu. Cela tenait sans doute à cette invraisemblable
bonhomie dont, en contre-jour, il rayonnait littéralement. Son œil d’un bleu
candide, son visage rond comme un ballon, son teint rose, ses moustaches
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
d’Astérix et sa stature d’Obélix en faisait presque une héros de bandes
dessinées ou de dessin animé. Comme une virgule posée par un graphiste
soucieux de bien caractériser son personnage, une impressionnante cicatrice
barrait son profil droit. Seules ses grosses mains, couvertes de terre, le
rattachaient au concret pour mieux le tirer vers la bonasse paysannerie.
- Avant toute chose, pourriez-vous m’indiquer la salle de bain, me
demanda-t-il, fort civilement, d’une voix dont la douceur contrastait avec sa
colossale stature.
- Euh… Oui, par ici… Excusez pour le… comment ça s’appelle ?…
pour le désordre…
Trop affolée pour en dire plus, je clopinai pour lui ouvrir le chemin.
Pendant que, derrière la porte de la salle de bain, les robinets coulaient à
grande eau, je tirai, fébrilement, sur l’ourlet de ma robe et me composais la
mine d’une acceptable candide que l’intrusion soudaine d’un gendarme se
devait d’étonner, non de troubler outre mesure.
- Voilà. Je crois que nous pouvons maintenant nous serrer la main !
déclara l’ours blond en m’écrasant les phalanges dans sa patte lustrée. Vous
connaissez sans doute les raisons de ma visite…
- Euh… Pas vraiment, non… Je ne suis arrivée à l’île d’Yeu qu’hier
au soir, alors…
- Cette pagaille ne vous a pas impressionnée ? s’étonna-t-il en
embrassant, les deux bras écartés, le chantier du salon. Vous êtes moins
tatillonne que madame Bardin-Cardaillac !
Ainsi c’était elle qui, la ligne téléphonique rétablie, avait suivi son
idée et prévenu, à l’étourdie, la gendarmerie. Comme si attirer le loup dans
la bergerie était pour améliorer notre situation ! Le gendarme avait
certainement observé que nous avions brisés les scellés, ce qui ne faciliterait
pas ma tâche.
- Connaissant Pascal, rien ne me surprend plus depuis longtemps…
rétorquai-je, faussement détachée. Quand il est plongé dans l’un de ses
nouveaux jeux, le monde peut bien s’écrouler autour de lui…
- C’est également ce que j’ai pu noter lors de mes précédantes visites.
- Vos précédentes visites ?
Une fois de plus, le verbe avait distancé la pensée : à la moindre
émotion, celle-ci s’embrouillait trahissant l’inquiétude là où l’indifférence
eut été de mise. Charitable, mon interlocuteur glissa sur ma maladroite
interrogation.
- Rien de bien méchant ! me rassura-t-il dans un indulgent sourire.
Juste l’enquête à boucler suite à votre accident et à cette anecdotique affaire
de conduite en état d’ivresse… Vous avez vu l’état du garage ?
Le pignon en cours de réparation n’était pas le seul à avoir fait les
frais du douteux éthylisme de mon buveur de Coca : la voiture d’un ancien
ministre était également passée à deux doigts du carambolage. Des incidents
dont le « maniaque » connaissait tous les détails.
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Et… Euh… Que risque-t-il ? l’interrogeai-je.
- Rien du tout. Les deux affaires sont maintenant classées : l’une faute
de preuve, l’autre faute de plaignant. « Dieu ne pardonne qu'à ceux qui font
le mal par ignorance et qui s'en repentent sitôt après. »
- C’est le… comment ça s’appelle ?… le Coran, non ? m’étonnai-je,
ahurie d’entendre un gendarme le citer, ex abrupto.
- Exact. Sourate IV, verset 17…Avec la Bible, c’était le seul bouquin
que possédaient mes parents…
Pauvreté d’imagination ou incrédulité mal placée, l’image d’un viking
en culottes courtes apprenant à lire dans l’inimitable livre sacré de l’islam
me parut tenir du canular surréaliste. Mais j’abrégeai la digression :
- Dans ce cas… repris-je.
- … pourquoi venir vous importuner ? enchaîna-t-il. Votre future
belle-mère m’a demandé de passer d’urgence pour constater les dégâts
commis, selon elle, par un indélicat visiteur que vous auriez failli
surprendre…
L’écervelée ne s’était pas contentée de donner l’éveil au pire ennemi
de Pascal ; elle lui avait offert, sur un plateau, un nouveau motif de lui
chercher noise !
- Confirmez-vous ses allégations ? s’enquit le tartufe.
- A vrai dire, nous n’avons vu personne. En arrivant, nous avons juste
entendu un bruit de chaise renversée. Pour moi, il pouvait aussi bien s’agir
d’un chat…
- Un chat ?
Dans le regard du gendarme, une lueur d’amusement dansa dont
l’origine m’échappait. Peut-être avais-je, à mon insu, commis un calembour
ou une contrepèterie ?
- Un chat qui aurait allumé toutes les lumières pour vous souhaiter la
bienvenue ? persifla gentiment le Columbo local.
- Il n’y avait qu’une applique d’allumée, rectifiai-je. Sans doute un
oubli de Pascal…
- Et l’ordinateur ?
C’était quitte ou double : ou bien madame Bardin-Cardaillac avait tout
dit et j’allais passer pour une fieffée menteuse ou bien…
- Quel ordinateur ? vasouillai-je.
- Il est assez gros, non ? s’amusa le gendarme.
- Ah ! Ce truc ? Eteint, bien entendu…
- Bien entendu ! Votre chat n’était donc pas un mordu de la souris …
Ni moi une comédienne apte à raconter des bobards sans rougir
jusqu’à la racine des cheveux. Défaillance que mon unique spectateur feignit
de ne pas avoir observée.
- Pas chapardeur non plus, si j’ai bien compris, poursuivit-il. Aucun
objet de valeur ne manque à l’appel ?
- Non. Pas à ma connaissance…
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Bref ! Pas de quoi le fouetter…
- Comment ? Qui ça ?
- Votre fameux chat ! gloussa-t-il avant de recouvrer son sérieux : au
fait, par où serait-il entré ce matou en vadrouille ?
- Par la fenêtre de la cuisine. Elle était grande ouverte quand nous
sommes entrées.
- Les scellés étaient toujours en place ?
- Oui. C’est madame Bardin-Cardaillac qui les a brisés par mégarde. Il
faisait nuit et nous étions pressées de poser enfin nos valises…
Le gendarme parut accepter l’explication et hocha benoîtement la tête
alors qu’un doute affreux me saisissait : si le « maniaque » n’avait, comme il
le prétendait, rien à reprocher à mon bébé, pourquoi avait-il fait poser ces
maudits scellés ?
- Précautions conservatoires, me répondit-il. Madame BardinCardaillac n’a, semble-t-il, pas eu le temps de vous prévenir mais Pascal est,
depuis avant-hier matin, en observation à la maison médicale.
Me voyant vaciller sur mes béquilles et tâtonner pour m’agripper au
dossier du canapé, il compléta aussitôt :
- Une réaction psychosomatique sans aucune gravité. « Syndrome de
Colomb », d’après le docteur Andrieux. Vous connaissez ?
J’opinais du chef. La rechute, sinon inéluctable du moins prévisible,
me renvoyait à quelque chose de connu, donc de rassurant. Ce qui l’était
moins, c’était l’aspect prémonitoire de mon cauchemar : jusqu’où réalité et
onirisme se confondraient-ils ?
- Comme la maison était restée ouverte à tous les vents, j’ai cru bon de
prendre certaines dispositions en attendant que la famille se manifeste,
s’excusa le zélé représentant de l’ordre. En ce qui concerne Pascal, rien ne
s’oppose, maintenant que vous êtes là, à ce qu’il soit rapatrié aux Vieilles.
Madame Bardin-Cardaillac doit, à l’instant même, s’en occuper.
Adossée au cuir moelleux du canapé, j’invitais le gendarme à se saisir
de la seule chaise qui ne fut pas couverte de détritus. Les jambes en coton et
les mains moites, j’était toujours incapable de mettre un pied devant l’autre
mais les gargouillis de mon estomac sonnaient la fin de l’alerte. In petto, je
me félicitais d’être parvenue, sans trop patouiller, à pallier l’inconséquence
de la mère de Pascal. Autre motif à réconfort : si le ramage de mon visiteur
se rapportait à son plumage de chapon débonnaire, je l’avais, peut-être,
inconsidérément classé parmi les méchants.
- J’ai bien peur que madame Bardin-Caraillac ne vous ait alerté
inutilement… me désolai-je.
- No problemo ! Ce sont les aléas du métier. Et puis ça m’aura au
moins valu le plaisir de faire votre connaissance…
Et flatteur avec ça, mon « maniaque » : hideuse comme je l’étais, le
compliment confinait à la flagornerie.
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Puis-je vous proposer une… comment ça s’appelle ?…. une tasse de
café ? esquivai-je. Je n’ai pas encore déjeuné et je serais ravie de…
Un retentissant fracas métallique me coupa net la chique. Je n’avais
pas encore réalisé que le charivari provenait du jardin - côté opposé au
perron - que le gendarme, avec une rapidité et une agilité stupéfiantes en
regard de sa corpulence, enfonçait la porte de la cuisine, prenait appui sur
l’évier et sautait par la fenêtre. Tout cela en un battement de cils ! Scène
surréaliste, digne d’un Mac Sennet version dolby stéréo : un tohu-bohu
ponctué d’un juron m’avertit que l’élégance de l’atterrissage n’égalait pas
celle de l’envol : le cascadeur s’était vraisemblablement emmêlé les pieds
dans le tas de bûches stockées sous la fenêtre !
Ne sachant trop où donner de la béquille, je restai un long moment à
guetter, palpitante et l’oreille aux aguets, la suite du spectaculaire
rebondissement. Une ou deux minutes s’écoulèrent : l’espace hors champ,
cher à sir Alfred, tapait toujours autant sur les nerfs de ses fidèles
admiratrices. N’y tenant plus, je m’arrachais à mon confortable appui-fesses
pour claudiquer vers la cuisine lorsque la porte du salon battit derrière moi.
Mon gendarme, malgré une cheville foulée, venait d’achever le tour de la
maison. La douleur et l’essoufflement ne l’empêchaient pas d’afficher un
petit air satisfait.
- Qu’est-ce que c’était ? lui demandai-je.
- Encore votre damné chat ! En arrivant, tout à l’heure, j’ai été obligé
de déplacer la brouette des maçons et le mistigri s’est pris les pattes
dedans…
- C’est lui qui a fait tout ce boucan ?
J’en étais baba. Etait-il possible qu’une pure affabulation se fût donné
la peine de se matérialiser rien que pour mes beaux yeux ?
- En réalité, c’est surtout son vélo, précisa le témoin.
- Son vélo ? ? ?
- Un VTT, m’a-t-il semblé. C’est que le loustic ne m’a pas attendu
pour remonter en selle et tailler la route…
Cruche ! Triple cruche que j’étais ! Le rusé enquêteur n’avait pas cru
un instant à mon conte du chat perché. Outre le rapprochement qui
s’imposait entre notre visiteur nocturne et cet étourdi cycliste, il devait,
maintenant et quoi qu’il en dît, disposer d’un signalement assez précis pour
se jeter à ses trousses… et, par voie de conséquence, remonter jusqu’à
Pascal.
- Ce qui m’étonne, reprit-il, c’est qu’un chat aussi doué pour le freestyle ne soit pas également branché nouvelles technologies. Etes-vous
absolument certaine que l’ordinateur était éteint lors de votre arrivée ?
Il était, à l’évidence, convaincu du contraire. M’enfoncer dans le
mensonge, c’était risquer de décrédibiliser l’ensemble de mes
allégations, mais reconnaître platement ma duplicité ne m’en mettait pas
moins en porte-à-faux. Déboussolée, j’optais pour la demi-mesure.
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Franchement, je n’y ai guère prêté attention, lui avouai-je, la tête
basse, pour éviter de croiser son regard. Comme je vous l’ai dit nous étions
mortes de fatigue et madame Bardin-Cardaillac l’a, peut-être, éteint
machinalement… A moins que je n’aie, moi-même, en passant, débranché
le… comment ça s’appelle ?… l’un des fils avec mes béquilles…
- La peur et le choc que vous avez dû avoir en découvrant le souk
peuvent justifier une petite distraction, admit, bon prince, le gendarme.
D’ailleurs, du moment qu’il n’y a eu aucun délit, ce détail est sans grande
importance. Car je suppose que vous ne porterez pas plainte…
- Bien sûr que non ! répliquai-je trop promptement au goût de mon
surmoi.
- Dans ce cas, mademoiselle, il ne me reste plus qu’à vous remercier
de votre accueil, salua-t-il, l’index et le majeur sur la visière de son képi.
Pour le café, on verra une autre fois. Si nécessaire, n’hésitez par à me
contacter mais, pour ce qui est de votre mistigri, vous pouvez dormir
tranquille : ces bêtes-là sont allergiques aux uniformes et si on évite de les
soumettre à la tentation…
Pour ma sécurité, il avait alors confisqué le modem et l’alimentation
de l’ordinateur en me conseillant de bazarder provisoirement le reste de
l’équipement au garage. Estomaquée, je n’avais même pas eu l’élémentaire
courtoisie de le raccompagner jusqu’à sa mobylette ; engin que j’entendis
pétarader puis s’éloigner non sans un intense soulagement. Durant tout
l’entretien, je n’avais cessé, avec plus ou moins de bonheur, de travestir les
faits et mon interlocuteur ne s’était pas gêné pour me rendre la pareille, mais
qui était dupe de quoi ?
D’un côté, le « maniaque » m’avait aimablement ridiculisée avec mon
chat VTTiste et savait que j’avais sciemment tenté de le mener en bateau.
Que pouvait-il en déduire sinon qu’à l’instar de Pascal suite à mon accident,
je ne reculerais devant aucun faux témoignage pour protéger un probable
délinquant informatique ?
S’agissait-il, comme dans mon rêve, de la « femme de couleur »
dénoncée par madame Râ-o-Thep où de quelqu’un de moins proche,
sentimentalement parlant, de Pascal ?
Derrière ses airs bonhommes, le colonel de gendarmerie cachait mal
un fin manœuvrier dont la perspicacité égalait l’opiniâtreté. Pourtant, il
paraissait encore ignorer l’existence du microcassette : ne s’était-il pas
contenté de poser des scellés - destinés, en toute hypothèse, à freiner les
ardeurs des complices de Pascal - sans préalablement soumettre la maison à
une perquisition en règle ? Erreur qu’il me faudrait exploiter avant, le
moment venu, d’abattre, sous ses moustaches, ma carte maîtresse : David !
Un « charmant » garçon poursuivi pour espionnage industriel qui, de plus,
pilotait le « Péril Jaune », hacker assassin soutenu par un flic véreux : le
fameux commissaire Dieuleveut ou Dieulepeut. Entre le règlement de
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
comptes policier qui s’ensuivrait et l’inévitable découverte de la galaxie Lin
Dao Lhou dont Pascal n’était que le satellite-otage, l’obstiné chasseur serait
bien forcé de changer son fusil d’épaule pour se concentrer sur le gros gibier.
Alors que l’affrontement final approchait, mon plus dangereux
adversaire demeurait cette trop fertile imagination dont je devrai, plus que
jamais, me défier : le mythos devait, impérativement et au plus tôt, céder le
pas au logos.
Soudain, au-dessus de ma tête, une porte claqua. Pénétrée de ma ferme
résolution, je n’y vis que l’effet d’un courant d’air et considérai, prosaïque,
que l’urgent était de calmer la fringale qui, maintenant, me tenaillait à la
limite du vertige. Debout au centre de la cuisine dévastée dont le
réfrigérateur n’abritait que deux grandes bouteilles de Coca, je fouillais du
regard le gâchis lorsque le grincement d’un meuble, tiré sur le parquet du
premier étage, me tétanisa. Mythos ou pas, quelqu’un, là-haut, s’agitait sans
trop s’encombrer de précautions.
Un peu plus tôt que prévu au programme, un excellent exercice
pratique se proposait à ma théorie anti-stress. Réfrénant la panique toujours
prête à enfourcher mes fantasmes, j’examinai, aussi froidement que possible,
l’occurrence. Trois conjectures m’apparurent alors avec une netteté à
laquelle ma coutumière viscosité mentale ne m’avait guère habituée : 1/
contrairement aux assurances du gendarme, le « chat » était de retour et
s’intéressait maintenant à la chambre de Pascal ; 2/ ledit « chat », me sachant
seule, cherchait à m’attirer à l’étage pour, pendant ce temps, récupérer
quelque chose au rez-de-chaussée ; 3/ quelqu’un d’inconnu mais de familier
des lieux - une femme de ménage, par exemple - s’était introduit dans la
maison avant mon réveil.
Décidée à conserver tous mes moyens quelle que soit la menace
potentielle, je misai sur le personnel de maison et revint tranquillement sur
mes pas jusqu’au pied de l’escalier. Plus feutrées maintenant, les allées et
venues se poursuivaient interrompues par de courtes plages de silence : des
objets étaient déplacés, des tiroirs ouverts et des panneaux coulissants
poussés. Mue par une intrépidité flambant neuf, je respirai profondément
avant de me lancer à l’assaut des trente-neuf marches de bois ciré.
Audacieuse mais non téméraire, je pris cependant soin d’accompagner mon
ascension du sonore martèlement de mes béquilles : technique apprise, lors
de randonnées en montagne, pour éloigner les vipères.
Mais celui - ou celle - qui s’était glissé dans la chambre de Pascal ne
suspendit pas pour autant ses occultes activités. Parvenue sur le palier, je
constatai qu’un aspirateur gisait au milieu du couloir. Découverte qui,
ajoutée à l’absence de résultat de mon opération anti-reptiles, conforta
l’optimisme de mon raisonnement : à moins d’être sourd, un malfaiteur n’eut
pas manqué de réagir d’une manière ou d’une autre.
Pour lever définitivement le doute, il me fallait maintenant franchir la
dizaine de mètres qui me séparait encore de mon objectif ; les plus périlleux,
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
comme dans une escalade. Raclant les plinthes et heurtant les cloisons, je
multipliai les rappels jusqu’à me retrouver face à la porte close derrière
laquelle on s’affairait toujours. Le sommet atteint, je n’avais plus qu’à me
jeter dans le vide en priant pour que l’élastique, hâtivement tressé, tienne
bon et m’évite l’écrasement au fond du gouffre.
Que faire ? Tourner la poignée ou frapper ? Fidèle à ma tactique,
j’optai pour la plus tapageuse des solutions et toquai énergiquement. A
l’intérieur, tout bruit cessa incontinent. Désormais, on ne pouvait plus faire fi
de ma présence et on allait devoir se déterminer radicalement. Stoïque, le
dos calé contre le mur, prête à user de mes béquilles comme de massues ou
de béliers, j’attendis le choc qui, pour être spectaculaire, ne s’en fit pas
moins attendre de longues, très longues secondes.
La crinière châtain clair rehaussée de blond vénitien, les yeux verts,
les sourcils très noirs et bien dessinés, le visage d’un ovale régulier affermi
par un menton volontaire, l’apparition ne correspondait pas exactement au
profil type d’une femme de ménage. La trentaine que suggéraient les légères
pattes d’oie griffant ses hautes pommettes n’avait en rien alourdi sa svelte
tournure ni flétri ses appâts. La simple robe blanche à bretelles qui la moulait
mettait délicatement en valeur une peau de satin doré. D’une taille
sensiblement inférieure à la mienne, je lui aurais volontiers fait cadeau de
quelques centimètres en échange d’une once de sa grâce naturelle.
Interloquée par ma guerrière attitude, elle avait, en m’apercevant, eu
un brusque mouvement de recul qui l’avait rejetée dans l’entrebâillement de
la porte. Toute aussi stupéfaite, j’en avais lâché l’une de mes béquilles qui
était allé rebondir sur la moquette du couloir. Muettes, nous nous étions
mutuellement observées des pieds à la tête avant qu’elle ne prenne sur elle
de hasarder la première réplique.
- Madame Bardin-Cardaillac s’est absentée pour une heure ou deux,
m’annonça-t-elle d’une voix chantante traînant sur les terminaisons.
- Je suis au courant, lui répondis-je tâchant toujours de deviner ce
qu’une Kim Bassinger, à mille lieux de la « femme de couleur » de madame
Râ-o-Thep, faisait dans la chambre de mon bébé. Je suis la… comment ça
s’appelle ?… la fiancée de Pascal.
- Désolée : sur le coup, je ne vous avais pas remise. Quand je suis
arrivée, vous aviez la tête enfoncée dans les coussins du canapé et madame
Bardin-Cardaillac n’a pas voulu vous réveiller…
- Et… Euh… Vous êtes ?
- Zabou… Zabou Plessis-Girard. Une amie de la famille. Je crois que
vous connaissez mes parents…
- En effet, reconnus-je en me décidant, crispée, à lui tendre la main. Il
y a quinze jours, votre père nous avait invités à son… comment ça
s’appelle ?… à son dîner d’anniversaire…
- J’en ai entendu parler, opina-t-elle dans un gracieux sourire de
connivence. Inutile de vous contrarier pour si peu : mes parents en ont vu
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
d’autres et tout le monde connaît les foucades de Pascal… C’est d’ailleurs
pour cette raison que madame Bardin-Cardaillac n’a pas hésité à solliciter
mon aide pour remettre un peu d’ordre et surtout…
- Surtout ?
Zabou se mordit les lèvres qu’elle avaient petites mais charnues.
Embarrassée, elle joua nerveusement de son pouce sur les deux bagues en or
qui ornaient son majeur et son annulaire gauche ; je n’étais pas l’unique
gaffeuse de la création.
- Je crains que cela ne vous fasse guère plaisir… marmotta-t-elle,
penaude, entre ses dents d’une irréprochable blancheur.
- A mon tour de vous mettre à l’aise, la secourus-je. Je parie que
madame Bardin-Cardaillac vous a demandé de rechercher les traces d’une
présence féminine…
- Précisément… admit, incrédule, la détective amateur. Une étrangère,
je crois…
- Etrangère qui n’existe que dans les bobards d’une Madame Soleil de
pacotille, mais passons ! Hier soir, en arrivant, j’ai, moi aussi,
scrupuleusement inspecté l’antre de Pascal et, en fait de traces, je n’y ai
retrouvé que celle de mon propre parfum…
- J’aime mieux ça ! soupira Zabou à qui la délicate mission que lui
avait assignée madame Bardin-Cardaillac, pesait visiblement. S’il en est
ainsi, vous allez, peut-être, pouvoir me dire à quoi servent ces appareils.
Venez voir…
Intriguée, je la suivis à l’intérieur de la chambre où elle ouvrit le tiroir
inférieur d’une penderie muni d’un double fond ; particularité que je n’avais
pas soupçonnée : Zabou possédait, outre une classe que je n’atteindrai
jamais, des talents d’investigatrice hors de ma portée. Quand elle se redressa,
elle tenait, dans ses mains, deux objets que je reconnus aussitôt : un casque
virtuel et une combinaison à capteurs sensoriels Plushard ! Les copies
conformes de ceux que j’avais testés en présence d’un ingénieur californien !
- On dirait des bidules électroniques, non ? m’interrogea Zabou.
- Tout juste. Ce sont les accessoires du dernier jeu de Pascal : « Evha
Forether »…
- Et comment s’en sert-on ?
- On enfile la combinaison, on se met le casque sur la tête et on a
l’impression de voir et de toucher réellement les éléments virtuels qui vous
entourent. Assez impressionnant…
Sans le savoir, Zabou avait, sous son nez aquilin, les fameuses preuves
de l’« infidélité » de Pascal tant attendues par madame Bardin-Cardaillac.
J’étais, tout à la fois, effondrée et furieuse : depuis que je l’avais, contrainte
et forcée, abandonné à sa solitude, ce pervers s’envoyait en l’air avec une
image de synthèse ! Un ersatz de femme ! La copie conforme mais sans âme
d’une ancienne conquête vraisemblablement partagée avec David ! De quoi
rendre folle de jalousie la plus compréhensives des cruches !
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Le mythos en éruption, je ne donnais pas cher de la peau du traître
lorsqu’il émergerait de son « Syndrome de Colomb ». Ceci alors même que
l’impartial logos me remettait froidement en mémoire un certain Emmanuel
et son provoquant tee-shirt noir frappé du logo de Sepultura ; contrairement
à Pascal, ma faiblesse était, du moins, restée cent pour cent humaine !
51
Niveau 9
Vue subjective, player 4 (François)
Fichier enregistré le mercredi 30 avril 1997 à 16 heures 25
La mobylette larguée sur le parking de la gendarmerie, je m’étais
cramponné à la rampe pour monter chez moi : ma cheville gauche, victime
d’un tas de bûches, donnait d’inquiétants signes de faiblesse. Mon enquête,
qui ne marchait déjà que sur trois pattes, n’avait pas besoin d’un éclopé de
plus.
- Juste une petite élongation, rien de bien méchant, avait
immédiatement diagnostiqué Martine dont le diplôme d’infirmière s’était,
plus d’une fois, avéré précieux. Un peu de Voltarène et un bon bandage
feront la farce à condition, bien entendu, que tu te ménages un peu. Je te
rappelle, mon chéri, que tu as largement passé l’âge de jouer aux cow-boys
et aux indiens…
Cette manie des femmes de vous vieillir prématurément alors que, de
leur côté, elles se noieraient dans un bain de concombre et de lait hydratant
plutôt que d’admettre avoir pris deux ans en une décennie ! Peut-être une
manière de s’alléger la cellulite en faisant porter aux autres le poids des ans.
Considérations à haute teneur philosophique subito supplantées par de
plus prosaïques préoccupations. Cependant que mon apothicaire personnel
préparait ses onguents, je me projetais une petite heure en arrière et sautait, à
nouveau, par la fenêtre de la cuisine des Vieilles en prenant garde, cette fois,
de ne pas me croiser les pinceaux. A main droite : la brouette renversée et les
roues d’un VTT, cadre par dessus selle, tournant dans le vide. Le museau
dans la pelouse, le casse-cou se redressait déjà avec la vivacité d’un cabri.
Même silhouette gracile, même carrure frêle, même bonnet que ceux
entr’aperçus, au même endroit, deux jours plus tôt. Le « Péril Jaune bis »
avait remis le couvert et m’échappait à nouveau après, sans aucun doute,
99
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
avoir surpris, derrière la porte de la cuisine, ma conversation avec Juliette
Coussein.
Etant donnée la prudence réciproque de nos propos, le loustic en avait
été pour son argent tout en me permettant de fermer une nouvelle porte : la
collusion entre le « Péril Jaune bis » - dont le bonnet, à moitié arraché dans
sa chute, m’avait laissé entrevoir la frimousse - et le groupe « Further
Führer » était - O ! Surprise ! - à rejeter définitivement. En extrapolant un
chouïa, la présence même, sur l’île, de nazions sponsorisés par Lin Dao
Lhou m’apparut, pour la première fois, des plus douteuses. Mon petit doigt
et les phalanges voisines s’étaient mis d’accord pour me passer le message :
l’embrouillamini Bardin-Cardaillac était beaucoup moins inextricable que
redouté ; quelles que soient les cachotteries des uns et des autres, j’étais
maintenant certain d’être à un poil d’aboutir. Plus fort : mes mêmes
informateurs digitaux soutenaient bec et ongle (surtout « ongle », en
l’occurrence) que je possédais, à ce jour, tous les éléments pour conclure
mon enquête.
Les quelques arbustes crevés au milieu de la haie de tamaris dressée
entre la propriété Bardin-Cardaillac et la côte sauvage m’avaient déjà livré
leur secret : l’ampleur et la localisation des dégâts ne suggéraient-elles pas,
sans se pressurer les méninges, le passage en force d’un véhicule ? La 4*4 de
Gabriel Huyng, par exemple, surpris, dans la nuit du 17 au 18 avril, par le
fils Bardin-Cardaillac. Comme lors de sa première tentative de cambriolage,
le pion de Marc Dieulafait avait - par maladresse ou malchance - été, à
nouveau, contraint de prendre la fuite. Son véhicule bloqué par celui de son
adversaire, il avait foncé dans le tas comptant sur la tempête qui se
déchaînait pour l’aider à mettre les voiles.
Mais le poursuivant, prêt à tout pour récupérer son ordinateur, avait
l’avantage, après vingt ans d’assidue fréquentation de l’île d’Yeu, de
connaître parfaitement les lieux. Le rodéo nocturne s’était achevé à la pointe
de la Tranche. Son crime perpétré, Pascal Bardin-Cardaillac replantait
sommairement les tamaris renversés, bêchait un peu alentour pour camoufler
son horticulture sauvage, finissait de bousiller sa voiture contre le perron du
garage et imbibait la banquette de whisky pour crédibiliser l’alcoolisation
dévastatrice des laits-fraises.
Tout se tenait pilpoil m’offrant enfin une base solide à parti de
laquelle rebondir. Comme madame Bardin-Cardaillac et la charmante
Juliette éviteraient de porter plainte, aucun flagrant délit intempestif ne
viendrait tardivement interférer dans la procédure ni contrarier mon dessein
de me concentrer, dorénavant, sur les quelques pièces à conviction qui se
morfondaient trois étages plus bas.
- Je ne sais pas ce que tu as, maintenant, l’intention de faire, mais je te
déconseille l’escalade et la course à pieds, m’avertit Martine, pince-sans-rire,
en achevant, d’une main experte, mon bandage.
100
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- « Quiconque est bien dirigé, est dirigé pour lui-même. » Sourate
XXVII, verset 92… lui rappelai-je en enfilant péniblement mon godillot.
- En ce qui te concerne, tu me permettras, mon chéri, de mettre
respectueusement le Coran en doute ! Même en orientant la gendarmerie
vers la Mecque tu serais bien capable de continuer à chercher midi à
quatorze heures !
Trois étages plus bas, de retour à la brigade où on me conservait
encore un minimum de respect, je demandai au gendarme auxiliaire chargé
de la veille radio de rappeler tous les hommes affectés à la localisation
d’éventuels membres du groupe « Further Führer » : mission annulée.
En regagnant mon bureau dont je refermai la porte derrière moi pour
être peinard, je notai sur un post-it un message important à faire passer à
Kepler dès qu’il serait de retour et sortit, un à un, du coffre mes petits
trésors : les bouts de verre récupérés dans la poubelle du fils BardinCardaillac (lesquels étaient, depuis longtemps, passé aux aveux), la boule de
latex issue du lavabo de la chambre d’hôtel occupée par Gabriel Huyng, la
gourmette en argent et son motif chinois renfloués en même temps que la
Laredo et, pour finir, le minuscule disque transparent teinté dans la masse
fortuitement découvert dans les graviers des Vieilles.
Cette dernière pièce triturée dans tous les sens, je notai qu’il s’agissait
d’une sorte de ménisque comparable à une loupe miniature à ceci près qu’il
rétrécissait les objets au lieu de les grossir. Phénomène a priori sans
signification mais qui, par une fulgurante association d’idées, me renvoya à
l’inexpliqué comportement de Gabriel Huyng lors de sa seconde incursion
aux Vieilles.
Mon déjeuner avalé avec un lance-pierres - au grand dam de Martine
pour qui j’avais assez d’une patte folle pour ne pas y ajouter un ulcère
d’estomac - je réquisitionnai la 4L enfin disponible pour descendre au port.
Raphaël Benjoum, l’unique opticien de l’île dont l’échoppe était
mitoyenne de la Maison de la Presse, bénéfiçiait, par-delà Fromentine, d’une
réputation d’amabilité et de serviabilité jamais prise en défaut. Certains
Nantais ou Versaillais, pourtant largement servis à domicile, attendaient
ainsi les vacances pour se procurer, chez lui, lunettes de soleil ultra filtrantes
et demi-lunes pour hypermétropes de la dernière génération. Loin de
m’envoyer aux pelotes avec mon ridicule bout de matière plastique dont je
ne pouvais - secret de l’enquête oblige - lui révéler la provenance, il se fit un
plaisir de l’étudier posément à l’œil nu avant de le soumettre, par acquis de
conscience, à l’expertise de ses appareils de mesure - il ne manquait plus
qu’un test en double aveugle, ce qui aurait été un comble ! Une dioptrie en
entraînant une autre, son verdict tomba traité à l’antireflet.
- Il s’agit, tout simplement, d’un verre de contact, m’annonça-t-il, sans
hésitation, en me rendant mon bien. Son propriétaire est sévèrement
myope…
101
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Un verre de contact ? Et cette teinte marron ?
- Destinée à colorer l’iris. C’est très à la mode chez les jeunes : mes
collègues du continent en vendent à la pelle : des jaunes, des rouges et même
des vert fluo…
On n’arrêtait pas le progrès : aucun magistrat, depuis des lustres,
n’ayant réellement songé à le poursuivre ! Sainte Aubaine soit louée, tous les
contrevenants ne jouissaient pas de la même scandaleuse impunité ce qui
laissait quelques latitudes aux forces de l’ordre. Je connaissais même
intimement un certain adjudant de gendarmerie qui ne regrettait pas d’en
avoir, depuis bientôt trois semaines, pris un peu beaucoup à son aise avec le
Parquet.
Partant de l’hypothèse selon laquelle le verre de contact avait
appartenu à Gabriel Huyng - lequel pouvait l’avoir perdu lors de son premier
round nocturne contre Pascal Bardin-Cardaillac - il ne m’était pas interdit, en
faisant attention à mes doigts, de claquer une nouvelle porte. Une porte à
doubles battants ouvrant de fort intéressantes perspectives.
Dans la nouvelle version de mon scénario, deux courtes séquences, un
peu vite expédiées, prenaient, tout à trac, une importance imprévue : 1/ celle
où Isabelle Pecquet, plombier de fortune, m’exhibait la boule de latex
coincée dans le siphon de son lavabo. « Qu’est-ce qu’on peut bien faire avec
ça ? s’était-elle interrogée avant de railler : Vous croyez que le « Péril
Jaune » voulait se fabriquer une poupée gonflable ? » ; 2/ celle - un chouïa
« comédie de boulevard » - de la gourmette tournée, dans mon bureau, avec
Martine en guest star. « Gourmette ? A d’autres ! Un bracelet de femme,
oui ! m’avait-elle envoyé sur l’air de la jalousie. » Comme je tentais
d’apaiser ses soupçons mal placés en invoquant la fine membrure de Gabriel
Huyng, elle m’avait rétorqué : « Si ma mémoire est bonne, Guillemette aussi
donnait dans le garçon manqué ! »
Les trois objets : verre de contact, boule de latex et gourmette/bracelet
ne resplandiraient que superposés à la manière des parchemins du « Secret
de la Licorne ». Mille sabords ! Mon générateur de comprenette à pédales
était aussi grippé que celui des Dupond-Dupont ! De quoi réjouir Lucie, la
sarcastique tintinophyle de l’Atlantide Hôtel !
Raphaël Benjoum chaleureusement remercié comme il se devait, je
redescendais vers le parking du port où ma 4L poireautait lorsque, au niveau
du syndicat d’initiative, je tombai nez à nez avec Isabelle et David Pecquet
baguenaudant bras dessus, bras dessous. Ils sortaient d’un magasin de
vêtements et de gadgets très « in » baptisé « Petit Patapon » : deux dessins
de hérons encadrait l’enseigne à usage exclusifs des amateurs de calembours
sophistiqués. Dans un joli sac de papier décoré d’une déclinaison de papillon
en voilier, Isabelle me montra la petite vareuse qu’elle venait d’acheter pour
son adorable rejeton.
102
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Si jamais nous revenons à l’île d’Yeu, mon Yannou pourra se la
jouer vieux loup de mer, avait-elle commenté, le sourire toujours aussi
dévastateur.
David Pecquet, un rien tendu, se balançait d’un pied sur l’autre. Sans
doute pensait-il au vol Nantes-New York qui, trois jours plus tard, était
supposé mettre des milliers de kilomètres entre lui et le S.E.F.T.I. En dépit
des dires de Marc Dieulafait corroborés par ceux de mon flic de l’aéroport et
de mes propres recoupements, je ne parvenais toujours pas à m’imaginer ce
sosie un peu fade de Patrick Bruel dans la peau d’un Philby du WEB : pas la
carrure, pas le mental (comme disait la crémière de Villers-Bocage). Pour ce
qui était de jauger les gens, mon intuition ne m’avait que très rarement trahi ;
en hommage à sa fidélité, je lui avais même, bien souvent, sacrifié mes plus
belles constructions logiques et je m’en étais, la plupart du temps, félicité.
- Vous comptez rester parmi nous encore quelques jours ? demandaije à Isabelle.
- Jusqu’à demain soir… Vendredi au plus tard si David s’arrange avec
sa boîte… Il m’a dit que vous auriez, peut-être, encore besoin de lui…
- Je confirme mais je ne voudrais pas abuser de sa gentillesse : il m’a
déjà tiré une bonne épine du pied en examinant l’ordinateur des Vieilles et
en dépannant le Compaq qu’on a repêché sur la côte sauvage…
- C’était peanuts ! se récria enfin David Pecquet qui, jusque là, n’avait
pas desserré les dents. Vous en êtes toujours resté à votre idée de scellés ?
- Suite à vos judicieux conseils, j’ai fait mieux : j’ai carrément
confisqué l’alimentation et le modem…
- Ce qu’on aurait dû faire depuis le début ! nota-t-il sur un ton de
reproche qu’il adoucit aussitôt après avoir croisé le sombre regard
d’Isabelle : je sais que vous connaissez votre travail mais vos méthodes
sont… comment dire ?…
- … un peu dépassées ? Je vous l’accorde, comme disait mon
professeur de guitare ! Mais vous verrez qu’elles peuvent encore donner
quelques résultats…
- On vous fait confiance ! trancha Isabelle alors qu’une ombre passait
sur le visage de son mari.
- Au fait, poursuivit-elle, sautant du coq à l’âne : pour l’hôtel, je
pense, étant donné la durée imprévue de notre séjour, qu’il serait normal
qu’on participe aux frais…
- Pas question ! m’élevai-je. Vous êtes toujours mes invités et Gilbert
Léragne me doit tellement de fleurs que je pourrais ouvrir une boutique. Plus
de problème depuis le coup du lavabo ?
- Cool ! s’exclama Isabelle. A part la fenêtre qui a été forcée avant
notre arrivée et qu’on n’arrive pas à entrebâiller… Le concierge nous a dit
que des cambrioleurs s’étaient introduits dans la chambre de Gabriel Huyng
quelques heures à peine après votre perquisition. Mais vous êtes
certainement au courant…
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Pour ne pas surjouer le plouc dépassé, j’acquiesçai, l’air entendu.
Intérieurement, je préparais le peloton d’exécution pour ce traître de Gilbert
qui avait omis de me prévenir : l’ancien coureur de savanes s’était si bien
intégré au milieu islais qu’il en avait épousé l’exaspérante omerta.
Considérant qu’il était trop tard pour exploiter correctement
l’information et que la vendetta - pour rester dans la quincaillerie sicilienne n’était pas prioritaire, j’interrogeai sereinement ce nouveau fait : à qui
imputer la rare stupidité d’aller fouiller une chambre déjà passée au peigne
fin par « Columbo » en personne ? Des sbires de Lin Dao Lhou ? Aussi peu
vraisemblable que l’intervention, sur le terrain, du groupe « Further
Führer ». Marc Dieulafait et sa copine ? Beaucoup plus plausible même si,
pour un peu changer, le mobile trop mobile fuyait le discernement.
- Je peux vous poser une question en particulier ? demandai-je à David
Pecquet qui, toujours chiffonné, se rembrunit de plus belle. Rien de
personnel, appuyai-je avant de m’excuser auprès d’Isabelle : secret de
l’enquête. Je n’en ai que pour une minute, promis !
Permission accordée par la piquante brunette, je lui enlevai son époux
que j’escortai jusque sur les quais, face à l’abri du canot de sauvetage.
- Je voulais seulement vous demander une dernière précision, lui
glissai-je. Toujours à propos de la disparition de Sibylle N’guyen. Pas la
peine, je pense, de mettre Isabelle dans la confidence…
-…
La sobre réplique ne pêchait pas par excès d’enthousiasme . Normal :
toujours cette vieille histoire qui lui collait aux basques.
- La seule chose qui m’intéresse, repris-je, c’est ce policier qui, après
le naufrage, était venu vous relancer jusqu’à Poissy. Vous en souvenez-vous
suffisamment pour me le décrire ?
- C’est tellement loin… soupira David, mi agacé, mi conciliant.
Le portrait robot qu’il me dessina laborieusement ne valait pas une
photo anthropométrique : le flou rongeait les contours et estompait le relief.
Pourtant, l’allure athlétique du personnage, son côté plutôt beau gosse, sa
mâchoire carrée et sa coupe de parachutiste ne laissaient que peu de champ à
l’incertitude : dix contre un que l’ami Marc Dieulafait grenouillait autour de
Sybille N’guyen plus d’un an avant l’embauche de Gabriel Huyng. Pour lui,
comme pour moi, l’affaire Bardin-Cardaillac remontait donc bien à Pâques
1992 et, ainsi que je l’avais toujours subodoré, la disparition de l’une était
liée à celle de l’autre. Si étroitement liées qu’une petite idée, à peine éclose
sous mon képi, rhizomait déjà. Une petite idée qui ne demandait plus, pour
être replantée dans le pot aux roses, que les quelques grammes d’engrais
naturel que je croyais savoir où trouver : à l’intérieur d’une certaine valise
rangée dans le coffre de la brigade. Le commissaire Dieulafait devrait alors
ajouter un ou deux chapitres à son joli conte.
- « Ils ourdirent une ruse, mais nous en avons ourdi une autre, sans
qu’ils s’en aperçoivent. » Sourate XXVII, verset 50…
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- C’est le Coran, non ? s’étonna David Pecquet en ouvrant des yeux
comme des CD de la Torah.
- Excusez-moi : vieille habitude contractée en Guyane. Un peu comme
la malaria : ça me reprend, de temps à autre, sans crier gare…
Là-dessus, je l’avais raccompagné auprès d’Isabelle qui se consolait
en testant les spécialités de la Crêperie-Snack Martin. Pressé de remonter à
la gendarmerie, j’avais, clouant le bec à ma gourmandise, décliné son
invitation : un gendarme, dans l’exercice de ses fonctions, n’a pas à céder
aux injonctions de ses glandes salivaires.
Le pied au plancher de l’escargot Renault, je grimpai le raidillon de la
rue Calypso, cédai la priorité au giratoire et remontai la rue Georges
Clémenceau - petit veinard dont les brigades avaient, elles, un tigre dans leur
moteur.
Les grilles étant restées ouvertes, je déboulai un peu rapidement dans
le parking au moment précis où l’ours Bertrand le traversait en allongeant le
pas. Je braquai et freinai à mort évitant, d’un poils, de faire un descente de lit
du plantigradé.
L’adrénaline en overdose, je jaillissais de la 4L pour me confondre en
excuses lorsque l’hébétude et un zeste de fureur muselèrent subito mes
alarmes. S’il fallait en croire mes yeux, d’ordinaire peu enclins à coller la
berlue, ce que Baloo tentait désespérément de cacher derrière son large dos
ressemblait fort à une faute professionnelle passible, au minimum, d’une
révocation éclair. C’était le retour du sous-marin à quelques encablures du
port !
- J’ai bien peur d’être tombé au mauvais moment… lui décochai-je
vertement.
- C’est à dire que… mon adjudant… bafouilla l’énergumène tâchant
toujours de dissimuler son forfait.
- Si c’est pour partir au pays des cigales et des lavandes, je te signale
que tu as choisi le mauvais bagage ! Pour tout te dire, je te vois même assez
mal parti pour décrocher une affectation…
Bertrand, mortifié, passa par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel avant
de s’arrêter sur un vert olive digne d’un Cézanne époque Beaux-deProvence. Trop lourd pour sa rachitique conscience, il laissa son fardeau
tomber à ses pieds : la Delsey de Gabriel Huyng !
- Dois-je te rappeler que le coffre de la brigade n’est pas un libreservice ? grondai-je sourdement tout en me félicitant d’avoir pris la
précaution de planquer en lieu sûr l’ordinateur convoité par Dieulafait.
Fusillé du regard, Baloo faisait le mort alors que, malgré le tendu de la
situation, je jubilais intérieurement : je n’avais pas eu à attendre longtemps
pour connaître le mobile du cambriolage fortuitement rapporté par Isabelle
Pecquet : quelque chose, dans ce bagage au contenu d’apparence anodine,
avait, pour Dieulafait ou un autre gugusse, une valeur qui flirtait avec
l’inestimable.
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- « Dis, s’ils te désobéissent : « Je désavoue ce que vous faites. » »
Sourate XXVI, verset 216, sermonnai-je l’ours des casernes trop mal dans sa
peau pour relever mon intempestif abus du Coran. Ramasse cette valise et
suis-moi dans mon bureau !
Confiné dans la cage de mes quatre murs, l’animal, terrorisé, n’avait
pas été long à s’allonger : le lieutenant Parfait, me soupçonnant toujours de
corruption, lui avait téléphoné, un quart d’heure plus tôt, pour lui demander
de lui livrer, à l’hôtel des Navigateurs et avant dix-huit heures, le contenu du
coffre.
- Il m’a dit qu’il opérait sous commission rogatoire et qu’il valait
mieux, pour ma carrière, que je lui obéisse sans discuter…
- Et vous l’avez cru ? tonnai-je.
- Ben, oui, mon adjudant… souffla Bertrand avec un accent de sincère
remords qui plaidait en sa faveur.
Fausse piste ambulante, pourquoi ne pas le croire sur parole et ne pas
lui laisser, d’emblée, le bénéfice du doute ? Mais le perfectionniste
« Columbo », à deux doigts de dénouer l’intrigue, ne voulait surtout rien
laisser au hasard et cuisina, une demi-heure durant, un « suspect » aussi
désemparé que visiblement hors du coup.
Tout ce qui pouvait être reproché à Bertrand, c’était sa naïveté - pour
ne pas dire sa bêtise - confondante et son affligeant manque de confiance
envers son supérieur. Peu porté sur les sanctions disciplinaires et poussé par
« Bison bienveillant » à une mansuétude rien moins que militaire, mon
verdict fut clément : suppression des permissions pendant un mois,
surveillance générale de nuit systématique durant la punition et interdiction
formelle de quitter l’enceinte de la brigade sans mon autorisation.
Baloo, tête basse, écouta la sentence sans ciller et décampa à mon
ordre : j’avais maintenant besoin d’un peu de calme afin de comprendre à
quoi jouait exactement le lieutenant Parfait et de passer au scanner les effets
personnels de Gabriel Huyng : entre chaussettes fantaisies et pull-overs de
mohair, un trésor était caché qui ne relevait pas du rayon lingerie.
52
Niveau 10
Vue subjective, player 2 (Isabelle)
Fichier enregistré le mercredi 30 avril 1997 à 16 heures 34
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Le ciel est bleu, l’océan aussi et l’incroyable transparence de
l’atmosphère recule l’horizon à perte de vue. De la plage des Sapins aux
allures de grève landaise, on distingue parfaitement les arches du pont de
Fromentine et les taches blanches, semblables à des falaises de craie, des
barres d’immeubles plantées tout au long de la côte. Le tourisme de masse
est passé par là, quelques promoteurs se sont engraissés sur la bête - avant,
peut-être, de finir en tôle comme le père de David - et le front de mer est à
jamais défiguré. Ma carte d’adhérente aux « Verts » me brûle la poche et je
me dis que, si après les législatives anticipées, Dominique Voynet se
retrouve au gouvernement, elle aura pas du béton sur la planche !
Miraculeusement épargnée - grâce, sans doute, à quelques
interventions en haut lieu - la très sélecte île d’Yeu se paye le luxe de
l’authenticité. Les pieds enfoncés dans le sable fin et tiède, dos à la forêt
d’épicéas alignés au cordeau, je m’amuse à détailler les cabanes de pêcheurs
soigneusement entretenues et uniformément blanches. Dans mon sac : deux
« pattes d’ours » (sortes de chaussons aux pommes) et deux sandwichs au
thon de chez Irénée Béneteau. De vrais sandwichs taillés dans de vraies
baguettes fraîches avec de vrais morceaux de germont à l’intérieur et trois
élastiques pour les maintenir fermés. Bien sûr, pour les obtenir, il ne faut pas
être trop speed ; comptez vingt bonnes minutes : le temps de faire cuire le
pain, de cueillir les tomates et d’aller chercher, dans la réserve, un bocal de
conserve datant de la dernière campagne de pêche. Mais ici, prendre son
temps ne veut pas dire le perdre : corses sur les bords, les autochtones ont la
nonchalance facile.
Assis à côté de moi, David n’a même pas viré ses pompes : le regard
vissé aux évolutions acrobatiques d’une planche à voile, il me la joue
Penseur de Rodin version Grand Bleu. Pour lui, le début de matinée avait été
chaud, très chaud.
*
*
*
Fatiguée de ses tergiversations autour de PIXI-Soft - un coup j’y
retourne, un coup j’y retourne pas - et de Pascal - un coup je l’aime, un coup
je le hais - je n’avais pas attendu le petit déjeuner pour lui rentrer dans le
lard. Mal réveillé, l’estomac vide, la tempête lui était tombé dessus par
surprise et il n’avait pas été trop dur de le mener là où je l’entendais. Tout à
fait entre nous, l’abordage m’avait même semblé trop facile pour que
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
l’abordé ne fut pas plus ou moins consentant : la confession a des vertus que
les plus gros menteurs ne peuvent éternellement ignorer.
- Que tu te décides, du jour au lendemain, à lâcher Animadream et cet
exploiteur de Pétrel sans trop te soucier du fric, là, j’arrive encore, en gros, à
te suivre, y étais-je allée direct. Ce que j’aimerais, par contre, que tu
m’expliques, une bonne fois pour toutes, c’est ce qui se passe vraiment entre
toi et l’autre binoclard !
- Qui ça ?
- Devine !
Bonne fille, malgré la mauvaise nuit qui m’embrumait les neurones, je
lui avais rafraîchi la mémoire : l’indéfectible amitié qui les unissait du temps
où ils séchaient les cours pour bricoler ensemble des logiciels bancals, les
études à Paris, les premières ébauches de Joyzik et d’Evha Metal, la croisière
de Pâques 1992, la grande brouille, le raccommodage autour de la naissance
de mon Yannou, l’entrée en scène de Juliette, l’exclusion de Pascal
sympathisant affiché du FN, le sabotage du moteur informatique, la
dénonciation publique lancée par le pauvre Eric, la vengeance dégueulasse
du fils à papa, la détermination de David à le confondre via le « Péril
Jaune », la disparition dudit hacker et le nouveau volte-face de ma girouette
préférée qui ne datait que de quelques jours.
- Tu reconnaîtras qu’il y a de quoi se poser des questions ! conclus-je,
abruptement. Tu ne m’ôteras pas de la tête que tout ce micmac remonte à
l’époque de l’EPITA et de la fameuse Ludivine !
Pour toute réponse, David s’était longuement massé le visage en
poussant un soupir à fendre l’âme.
- Un joli bobard, cette Ludivine ! repris-je. Comme pipeauteur, t’es
meilleur que je le croyais mais, franchement, ça passe pas la glotte ! Allez !
Avoue que c’est de l’autre dont tu étais amoureux !
- L’autre ?
- La grande brune sur ta photo de promo. Celle aux pommettes
saillantes qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à Evha Metal ! Celle
dont Pascal s’était plus qu’inspiré sans te demander ton autorisation !
Maryline Lempecki, quoi !
Emportée par mon élan, j’avais martelé chaque mot avec une hargne
qui m’avait surprise autant que David. Le visage de mon beau gosse s’était
décoloré et ses musculeuses épaules voûtées.
- En fait, pour nous, elle s’appelait Sibylle N’guyen, précisa-t-il la
bouche sèche.
- Maryline ou Sibylle… Tu en pinçais pour elle ?
- Pas vraiment… Je suis d’abord sorti pendant six mois avec Ludivine
et ce n’est que lorsque Pascal m’a dit qu’il avait obtenu un rencard avec
Sibylle que j’ai vraiment flashé sur elle…
- Bonjour l’esprit de camaraderie !
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Je sais : c’était pas cool. Mais Sibylle avait la réputation de coucher
avec n’importe qui ; passer après Pascal m’aurait filé les boules…
- Tu a donc essayé de la draguer alors que tu étais encore avec
Ludivine ?
Hochement de tête contrit. Les mecs sont vraiment tous des salauds
sauf mon père et le frère qu’il a oublié de me donner.
- Et depuis qu’on est ensemble ? rageai-je. Combien de nanas tu t’es
envoyées dans mon dos ?
- Aucune, je te le jure ! L’histoire, avec Sibylle, m’avait grave servi de
leçon. Quand je t’ai rencontrée, j’étais complètement paumé…
Sur ce point là, au moins, il ne mentait pas : il fallait voir le débris que
c’était quand je l’avais repêché chez Chloé ! On aurait dit un lampion piétiné
un soir de quatorze juillet !
- Bon ! Admettons que tu sois devenu le plus fidèle des maris, éludaije provisoirement. Piquer la copine de Pascal rien que pour le doubler à la
braguette…
- Le pire c’est que j’ai appris après qu’il ne s’était jamais rien passé
entre eux ! Pascal était bien trop coincé pour ce genre fille. En plus, ça faisait
un peu Quasimodo et Esméralda…
Sympa pour Pascal qui, il est vrai, n’est pas le clone d’Apollon : cinq
ans après, David ne supportait toujours pas sa concurrence !
- Et elle a fini par te céder ?
- La veille de notre départ en croisière. Cet idiot de Pascal voulait lui
en mettre plein la vue et la ramenait sans arrêt avec son « Black Star ». A La
Trinité, le temps était épouvantable et j’avais une trouille bleue d’embarquer.
Mais plutôt crever que de laisser Sibylle et Pascal en tête à tête. Pendant
qu’il préparait le bateau, Pascal s’est aperçu que son GPS déconnait et il est
parti le faire régler. Il nous avait dit qu’il en avait pour une bonne heure…
- … et, une demi-heure plus tard, il vous a surpris sur les couchettes…
- Sibylle s’était littéralement jetée sur moi et nous avions zappé les
préliminaires. Quand on a entendu Pascal grimper sur le pont, nous étions
déjà occupés à ranger la table à carte et le coin cuisine. Dans la précipitation,
j’imagine qu’on avait oublié de tirer les rideaux des hublots et que depuis le
ponton…
- …Pascal s’était rincé l’œil. Il ne vous a fait aucune remarque ?
- Aucune. Mais sa tronche en disait assez long. J’étais décidé à tout lui
dire - entre autre que Sibylle était une vraie salope et qu’il ferait mieux de
mettre une croix dessus - mais il a voulu partir immédiatement. Le blème
c’est qu’entre mon mal de mer et l’accident en arrivant à l’île d’Yeu,
l’occasion de s’est jamais présentée.
Le vrai marigot pestilentiel de chez Pasnet & Glauque ! Pendant que
Pascal se flagellait en se reprochant la mort de Sibylle - qui, inconsciente du
danger, l’avait pourtant, par défit, poussé à lever l’ancre en plein avis de
tempête - David en avait gros sur la patate : pour une vulgaire histoire de cul,
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
il avait trahi son meilleur ami ! Durant les deux années qui suivirent, ce fut
le black-out total ; pendant que David, plaqué (à juste titre) par Ludivine, se
consolait sous les drapeaux et améliorait Joyzik, Pascal bossait comme un
dingue sur « Evha Metal » à laquelle, grand malade, il donnait les traits de
Sibylle. On connaît la suite et on comprend la fureur de David en découvrant
la nécrophilie de synthèse de son ancien copain.
- Non ! Attends : c’est à cause de cette vieille histoire que tu te sens
encore obligé de voler au secours de Pascal ? m’étouffai-je.
- Tu sais bien que je ne lui ai pas pardonné et que je ne lui pardonnerai
jamais ce qu’il a fait à Eric ! Je te rappelle que j’ai même fait le forcing pour
obliger Jacques à mettre le « Péril Jaune » sur le coup. Le bad trip, d’accord,
mais bon…
- Et alors ?
- Alors l’île d’Yeu m’a ramené cinq ans en arrière et les passages à la
gendarmerie m’ont rappelé un paquet de mauvais souvenirs… C’est keus
mais c’est comme ça…
Pincez-moi, je rêve ! Regardez-moi ce gros sentimental qui attend
quatre ans avant de me balancer son passé de queutard et qui se jette sur les
Kleenex à l’idée qu’on puisse demander des comptes à un fêlé obnubilé par
les viruses ! Pas étanche, mon David !
- Tu m’étonnes que c’est keus ! repris-je, acide. Si tous ceux qui ont
eu un chagrin d’amour devaient se comporter comme Pascal, je te dis pas le
carnage !
- Et l’histoire avec son père… Pas facile à gérer non plus !
- Je t’ai toujours dit qu’il avait besoin d’un bon psy mais, à part pour
les coucheries, le divan, c’est pas ton trip !
- Isabelle ! Ne mélange pas tout…
- D’accord. Que tu aies des raisons de culpabiliser par rapport à moi,
c’est normal, mais par rapport à Pascal ! Toumeutch, non ? Malheureux ou
pas, chacun est responsable de ses actes et tu n’as aucune raison d’assumer
les conneries d’un autre.
- C’est clair… me répondit-il sans parvenir à afficher une plausible
conviction. J’aurais seulement voulu lui éviter de prendre une nouvelle
gamelle…
- La sanction fait partie de l’éducation, professai-je du haut de mon
BAFA. Si tu veux vraiment l’aider, oublie-le et profite de tes vacances. Le
reste, c’est le boulot de la gendarmerie et je ne suis pas sûre que Lemoine
soit si décidé que ça à coincer Pascal. Tu m’as toi-même assez répété qu’il
ne prenait pas assez au sérieux tes avertissements…
- Mais ça commence à venir, déplora David-la-girouette. Et puis, il
n’y a pas que l’arnaque informatique…
Allons bon ! Quelle salade mon pipeauteur chéri avait-il encore à me
servir ? « Une fois qu’on a ouvert la boîte du pont d’or », comme dit
Lariflette…
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Continue, je t’écoute, l’encourageai-je.
- Hier matin, quand je suis passé aider Lemoine à se dépatouiller avec
le Compaq du « Péril Jaune », j’ai reconnu un truc sur son bureau… Un truc
vraiment chelou…
- Du genre ?
- Une gourmette avec un motif peint en rouge.
- Pas un motif de satisfaction, apparemment, essayai-je de
dédramatiser sentant mon hypersensible reparti pour un coup de Calgon.
- C’est pas drôle ! ronchonna-t-il.
- Excuse ! Qu’est-ce qu’il avait de spécial, ce motif ?
- L’idéogramme chinois du mot « sérénité ».
- Bonjour la culture ! applaudis-je. Où t’as été pêcher ça ?
- C’était le grigri de Sibylle. Elle le dessinait partout y compris sur ses
fringues…
- Et tu en as conclu que…
- Que quelqu’un, qui était au courant du naufrage du « Black Star », a
volontairement utilisé l’idéogramme pour déstabiliser Pascal. Il a d’ailleurs
réussi son coup : je te parie ce que tu veux que c’est en le voyant dans la
4*4, au moment du renflouage, qu’il a perdu les pédales…
- Bravo commissaire Derrick ! Et à qui profite le crime ?
- Bonne question… En tout cas, Pascal n’a pas que la gendarmerie sur
les bras. Plutôt mal barré, si tu veux mon avis…
- Tu m’étonnes ! Mais personne ne t’as demandé de surveiller ses
fréquentations ! Quand on fricote avec des collectionneurs de croix
gammées, faut pas pleurer si on se retrouve avec des longs couteaux dans le
dos !
*
*
*
Face à la plage des Sapins, le Surfeur d’Argent avec sa planche à voile
fascine toujours autant David qui doit se demander comment on peut raser
d’aussi près les vagues sans se chopper le mal de mer. Dans une ou deux
minutes, masqué par une pointe rocheuse, le spectacle sera terminé et il ne
restera plus que les mouettes pour justifier son mutisme.
Sous cette tignasse dont j’adore emmêler les boucles brunes, c’est le
Parc des Princes un soir de hooligans : un bordel noir ! Entre la crainte - tout
à fait fondée - de me voir revenir sur le terrain mouvant de l’infidélité et
l’impossible rachat de sa trahison envers son meilleur copain, monsieur Les
Boules ne sait plus où donner du malaise.
111
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
De mon côté, maintenant que je sais à quoi m’en tenir quant à ses
troubles relations avec Pascal, je ne peux m’empêcher de me rabattre sur la
question subsidiaire : pourquoi, depuis trois jours, se refuse-t-il obstinément
à passer ne serait-ce qu’un malheureux coup de bigophone à PIXI-Soft ? Ce
soudain détachement est-il réellement le fruit d’une miraculeuse prise de
conscience - trop belle pour être vraie -, voire d’un saut inespéré de
l’adolescence prolongée vers l’âge adulte ? Difficile à avaler même avec la
meilleur volonté du monde dissoute dans un jerrycan de lait-miel : les
fourmis obsédées par le niveau de leur compte en banque ne se
métamorphosent que très exceptionnellement en cigales insouciantes - ou
alors, c’est que la génétique a encore fait de sacrés progrès. S’il existe une
autre justification à ce virage à cent quatre-vingt degrés, ça ne va pas être de
la tarte de la lui arracher : on ne prend pas deux fois par surprise le même
Fort Alamo.
Une légère brume de chaleur estompe maintenant les moutonnements
du continent et voilà que je me mets à philosopher : et si les couples avaient
besoin d’un part d’ombre pour durer ? Surprendre l’autre n’implique-t-il pas
de lui avoir, préalablement, caché quelque chose ? Elevée, par ma soixantehuitarde de mère, dans le culte de la transparence - tout se dire, tout le temps,
sinon attention à la méchante incompréhension - je pédale, peut-être, à côté
de mes cale-pieds depuis la sauterie de la synagogue. Quelle manie de passer
David à la gégène au moindre frémissement d’ambiguïté ! N’était-ce pas,
justement, le mystère qui entourait sa déprime qui m’avait d’abord séduite
quand, après six ans d’éloignement et d’indifférence, j’en étais tombé
follement amoureuse ?
Grave contagieuse la remise en cause : on se croit vacciné et on se
retrouve avec des points d’interrogation plein le monotest !
53
Niveau 10
Vue subjective, player 4 (François)
Fichier enregistré le mercredi 30 avril 1997 à 20 heures 05
Je venais, un peu assommé malgré le prévisible de ce que j’avais
découvert, de refermer la Delsey de Gabriel Huyng lorsque Kepler, plus
112
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Droopy que jamais, vint toquer à ma porte. Le moment n’était pas des plus
judicieusement choisis pour me bassiner avec des vétilles mais comment
refuser audience à ce pauvre Lénine toujours un doigt ou deux coincés entre
la faucille et le marteau ? De Gaulle n’avait-il pas, lui-même, accueilli
quelques cocos égarés du temps où il animait une radio libre à destination du
Vercors ?
Faute d’un fauteuil ministériel, j’offris à Kepler la chaise en plastique
moulé qui faisait face à mon bureau. Ses fesses maigres ne s’y étaient pas
encore posées qu’il se confondait déjà en excuses : ce dont il souhaitait
m’entretenir ne concernait en rien le service et pouvait, si j’étais trop occupé,
attendre à plus tard. Devinant que c’était le père martyr qui appelait au
secours, je le mis à l’aise ; depuis ma matinale visite aux Vieilles, Guillaume
m’intéressait plus qu’il ne le pensait.
- Il sèche toujours les cours, le directeur du collège menace de le
renvoyer et, depuis tout à l’heure, il s’est, à nouveau, enfermé dans sa
chambre… commença Kepler, désemparé.
Je jetai, à la dérobée, un coup d’œil au post-it collé sur mon agenda :
« Demander à Kepler de garder son fils à la maison pendant les prochaines
quarante-huit heures ». Le gamin avait devancé l’appel et c’était très bien
ainsi.
- Ton fils est un sacré loustic mais ne te bile pas trop, le consolai-je.
Quand l’affaire Bardin-Cardaillac sera bouclée, je t’en raconterai une à son
sujet qui devrait te rassurer quant à son avenir…
Droopy, médiocrement convaincu, dodelina mollement.
- Ce que vous ne savez pas, mon adjudant, c’est qu’il s’est remis à
fumer en cachette : Clothilde a retrouvé une soucoupe pleine de mégots dans
sa chambre…
Vu son âge, c’était, effectivement, ennuyeux. Cela m’était
complètement sorti de la tête mais, un an auparavant, j’avais déjà dû
seconder Kepler dans sa lutte contre le tabagisme juvénile. Martine et moi
avions alors emmené Guillaume une semaine à Villers-Bocage ; séjour
durant lequel nous l’avions si bien tenu à l’œil qu’il en avait perdu sa sale
habitude.
Sans cette défaillance de mémoire et avec un minimum de
clairvoyance, j’aurais, ces derniers jours, évité à ma brigade de battre
inutilement la campagne. Une erreur parmi quelques autres…
- Pour la Pentecôte, je vais retourner en Normandie quelques jours,
annonçai-je. Si tu le veux, on pourra recommencer comme l’autre fois.
Cinquante pompes tous les matins, ça vous désintoxique un homme en deux
coups les gros…
- Merci mon adjudant, expira Kepler en redressant sa longue carcasse.
Heureusement que vous êtes là. Mais il y a encore autre chose… de moins
grave, mais tout de même…
113
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Tu ne vas pas me dire qu’il court les filles, par dessus le marché !
blaguai-je.
- Il ne manquerait plus que ça ! s’offusqua le camarade pudibond.
Non, ce qui se passe, c’est qu’on n’arrive plus à comprendre tout ce qu’il
dit !
- Il parle Javanais ?
- Possible. En tout cas il emploie des mots drôlement bizarres…
- Du genre ?
- Euh… Je ne sais pas, moi… « Spéïce », par exemple ; il n’a que ça à
la bouche. Vous savez ce que ça veut dire ?
- Un synonyme de « zarbi » à ce qu’on m’a raconté.
- « Zarbi » ? ? ?
- Un truc de jeunes. C’est comme les tags : une manière de mur pour
se planquer des adultes. Tu piges ?
Droopy opina du bonnet avec l’air entendu d’un cabillot trépané. Des
tags, à l’île d’Yeu, il n’en avait pas vu beaucoup et ce qui le séparait de son
poil de carotte surdoué tenait davantage de la grande muraille de Chine que
de la cloison en plaquoplâtre. A la lumière de mes dernières cogitations, rien
de ce qu’il venait de me révéler ne me surprenait et j’avais hâte de refermer
la parenthèse.
- « Ne t’attriste pas à leur sujet, ne sois pas dans l’angoisse à cause
de leurs machinations. » Sourate XXVII, verset 70… tentai-je de conclure.
- Euh… Vous pourriez être plus clair, mon adjudant ?
- Laisse Guillaume dans sa chambre et dors sur tes deux oreilles.
Demain c’est le premier mai ; avec le pont le collège sera fermé pour quatre
jours et, d’ici là, nous aurons largement le temps d’aviser.
Kepler, trop content de me voir, une fois de plus, prendre les choses
en main, me bénit à la mode léninifiante avant de remettre soigneusement sa
chaise en place et de traîner son dos prématurément voûté vers la sortie.
Dans le bureau, il ne restait plus que mézigue et la valise de Gabriel
Huyng. J’en caressais machinalement la coque rugueuse comme on flatte un
bon chien au retour de la chasse. Grâce à elle, le cambrioleur de l’Atlantide
Hôtel avait maintenant un visage : celui du commissaire Dieulafait qui, saisi
de panique, s’était à nouveau, quelques heures plus tôt, payé d’audace en se
faisant passer, auprès de ce balourd de Bertrand, pour le lieutenant Parfait.
Force m’était de reconnaître que, pour hasardé qu’il fut, le jeu en
valait la chandelle : me laisser fouiller la Delsey, après notre conversation de
la plage de la Grande Conche, c’était exposer son feuilleton à une sérieuse
réécriture. Contrairement à ce que - en partie aveuglé par mes œillères, en
partie assourdi par mon tonitruant amour-propre - je m’étais calé sous le
képi, l’ami Marc ne s’était que de très peu écarté de la vérité. Je dirais même
plus : en prenant son récit pour argent comptant et en répondant
positivement à ses demandes, je lui aurais facilité la vie sans, pour autant,
114
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
laisser impuni un seul coupable. Mea culpa ! Maintenant que les vides de sa
« déposition » étaient en passe d’être tous remplis, trop tard pour virer lof
pour lof. Mon entêtement et son acharnement à sauver les meubles (fût-ce en
piétinant mes galons) ne me laissaient hélas d’autre choix que d’exploser le
compte-tours et d’aller fissa jusqu’au bout.
J’en étais, vaguement honteux, à me souffleter moralement lorsque
Kepler arrêta le massacre en m’annonçant que le lieutenant Parfait faisait
antichambre. Je le priai vivement de l’introduire et glissait, plus par réflexe
que par précaution, la valise sous mon bureau.
D’emblée, je notais le sourire épanoui de mon loustic. Expression
pour le moins inhabituelle dont je ne compris l’origine qu’en me penchant
vers la main qu’il me tendait : toute trace de brûlure en avait disparue.
Charline Orsonneau, la guérisseuse de Ker Chauvineau, venait de marquer
un nouveau point contre le scepticisme rationaliste.
- Je n’arrive toujours pas à y croire, se pinçait-il. Elle n’a fait que
toucher mes cloques et, cinq minutes plus tard, elles s’étaient envolées.
Incroyable ! Quoi qu’il en soit, merci pour le conseil !
- Pas de quoi ! C’est la magie de l’île d’Yeu. Vous verrez qu’en la
quittant vous serez un autre homme. Un homme libre si ce que vous allez me
raconter correspond à mon attente.
Pour Parfait, c’était jour de chance et ce qu’il me rapporta, avec force
détails, me convint parfaitement.
Comme je le lui avais demandé, il avait localisé la maison où résidait
Dieulafait et, armé de mes jumelles, ne l’avait plus lâché. Pendant que
Karine - secrétaire à l’écran, maîtresse à la ville - s’occupait de l’intendance,
monsieur le commissaire saturait le réseau téléphonique d’appels à n’en plus
finir. But de ce soutien musclé à France Telecom : me mettre, de toute
urgence, hors circuit.
En fin d’après midi, toujours en planque, Parfait recevait, sur son
téléphone mobile, un appel de Javaire tout émoustillé : quelqu’un de la
D.C.P.J. de Paris était intervenu pour exiger que je sois interpellé et
immédiatement placé en garde à vue pour quarante-huit heures. Le temps,
pour Dieulafait, de nettoyer le terrain ; on parlerait ensuite d’une regrettable
erreur et le ministre de l’Intérieur, pour se faire pardonner, inviterait à dîner
son collègue de la Défense.
De peur que je ne lui échappe avant d’avoir enfin fourni matière à sa
connerie de roman, Jiji, croyant toujours tenir Parfait par les couilles, avait
ordonné à celui-ci de s’assurer de ma personne et me rapatrier, sans passer
par la case commissariat, au Parquet des Sables-d’Olonne.
- On dirait qu’on tient absolument à vous éloigner de votre brigade,
constata le subtil Parfait.
- Vos conclusions rejoignent les miennes…
- Dieulafait a le bras long et il vous en veut à mort. A votre place, j’en
référerais tout de suite à ma hiérarchie…
115
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- J’y penserai. En attendant, continuez ! Un peu avant dix-huit heures,
Dieulafait a dû quitter son gîte…
- Exact ! s’étonna Parfait. Vous êtes sorcier, vous aussi ?
- Apprenti seulement. Et il s’est transporté direct à l’hôtel des
Navigateurs… Votre hôtel si je ne m’abuse…
- Encore exact. Vous allez, peut-être, me dire à quoi il jouait…
- Au con, pour un peu changer.
Assis dans un coin de la réception du plus pur style rococo en partie
dédiée au culte du maréchal Pétain, Dieulafait, un journal du jour collé au
nez, avait poireauté une bonne heure avant de se résoudre à lever le siège :
Bertrand ne viendrait pas ; l’offensive de la dernière chance se soldait par un
fiasco.
- Parlez-moi un peu de sa copine, interrompis-je Parfait qui se noyait
dans d’inutiles digressions (le perfectionniste avait noté toutes les allées et
venues des clients et du personnel de l’hôtel !)
- Je ne l’ai vraiment vue que lorsqu’elle est sortie faire des courses. Le
reste du temps elle est restée hors de mon champ de vision…
- Description…
- Type asiatique, grande, bien roulée, cheveux longs nattés.
Apparemment très amoureuse de vote pote…
- Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
- Quand elle est partie, ils se sont embrassés comme s’ils se quittaient
pour une semaine. Mêmes effusions au retour…
Information qui s’accordait pilpoil avec mes dernières projections. En
une journée, j’avais fermé tellement de portes que j’en avais le poignet
moulu. Pour parfaire le tout, il ne me manquait plus qu’une infime précision.
- Vous avez oublié de me signaler la couleur de ses yeux… coupai-je
à nouveau le bon élève.
- Désolé, mais vos jumelles sont loin d’être assez puissantes… Même
si elle n’avait pas porté des lunettes fumées, il m’aurait été impossible de les
distinguer.
J’étais persuadé du contraire : des yeux comme ceux de Karine
devaient, sans télescope, se remarquer à des kilomètres. Mais ceci ne
concernait pas Parfait qui avait impeccablement tenu son cahier des charges.
Je le remerciai donc en lui promettant que, dès le lendemain, Clarisse
Lefoyer de Costil, la croqueuse de diamants préférée de l’amiral,
récupérerait les négatifs d’Alain. Mon lieutenant de police et sa pédicure
pourraient alors vivre heureux et avoir beaucoup de petits ongles incarnés.
- Vous êtes sûr que vous n’avez plus besoin de rien ? s’inquiéta
l’éternellement reconnaissant.
- Un marché est un marché et votre prestation a dépassé de loin mes
espérances. Cependant, si vous l’acceptiez…
- Oui ?
116
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Je vous chargerais bien de remettre, de ma part, un billet doux à mon
cher Jiji. Si vous avez deux minutes, le temps de le rédiger…
- Très volontiers ! me répondit Parfait enchanté de prêter la main à un
pied de nez adressé à son prévaricateur.
La missive en poche, mon Hermès noir regagnait à peine les coulisses
que j’entamais gaillardement la scène suivante et composait le numéro de
l’Atlantide Hôtel. Gilbert Léragne parti à la pêche, je me rabattis sur
Modeste, le concierge au masque de grenouille. En bruit de fond, je reconnus
un documentaire de La Cinquième et compris que j’avais intérêt à être bref.
- Je ne vous retiendrai pas longtemps, lui promis-je d’entrée de jeu. Je
voudrais juste vous poser une dernière question à propos de Gabriel
Huyng…
- Le type de la chambre 34 ?
- Précisément. Quand il est venu porter plainte, Gilbert m’a dit qu’il
avait une grosse verrue au menton, les incisives en avant, les cheveux courts
taillés en brosse et les yeux marrons… Pouvez-vous me confirmer ?
- Je peux.
- Jamais de lunettes ?
- Attendez que je réfléchisse…
Au bout du fil : un long silence meublé par le commentaire étouffé
d’un type s’extasiant sur les parfaites proportions de la pyramide du Louvre.
- Pas durant les premiers jours, j’en suis certain, finit par affirmer le
téléphage.
- Et par la suite ?
- Des lunettes de soleil comme tous les touristes ; faut être né sur l’île
pour supporter sa lumière.
Bien vu. Le phylactère qui se déroulait sous le blason bleu et jaune de
la « perle de l’Atlantique » ne clamait-il pas : « In altum lumen et
perfigium » : « Lumière et refuge en haute mer » en Gaulois basique ?
- Notez que je me suis tout de même demandé s’il n’avait pas une
conjonctivite ou quelque chose du genre, ajouta Modeste.
- Pourquoi ça ?
- Parce qu’une fois qu’il a eu sorti ses lunettes, il ne les a plus quittées,
même le soir !
- Et la nuit où vous l’avez vu pour la dernière fois ?
- Idem.
- En pleine tempête ? insistai-je.
- Ben oui… Si vous connaissiez les lubies des touristes comme je les
connais vous ne vous étonneriez plus de rien !
Le fatalisme de Modeste n’était pas dénué de fondement : il fallait
voir, en été, ce que les « mille pattes » - comme on les surnommait du port
des Broches à celui des Corbeaux - étaient capables d’inventer ! Cela allait
117
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
du numéro de funambule sur les remparts du Vieux Château aux courses de
VTT sur les falaises de la côte sauvage en passant par le kayak en rasecailloux par force cinq ! Du quinze juillet au quinze août, la sirène des
pompiers hurlait trois fois par jour et leurs VSAB avait tout juste le temps de
faire le plein.
Mais le cas de Gabriel Huyng était notoirement différent : ce zozo-là
avait été formé pour ne prendre que des risques calculés et ça n’était pas
pour jouer à colin-maillard au somment du grand phare qu’il usait de verres
fumés.
En regagnant, à l’heure du dîner, mon logement de fonction, je
retrouvai Martine qui, penchée sur sa cuisinière à gaz où mijotait une
blanquette de raie, venait de mettre le feu à son tablier. Sinistre
immédiatement maîtrisé mais qui me rappela, image pour image, une scène
du film de Canal Plus devant lequel je m’étais endormi la veille.
- « Dis : "La Vérité est venue, l'erreur a disparu. L'erreur doit
disparaître! » Sourate XVII, verset 81, hurlai-je, renouvelant ainsi le
classique « bon sang, mais c’est bien sûr ! »
- Un tablier tout neuf. C’est tout ce que tu trouves à dire ! s’indigna
ma douce.
- L’affaire Bardin-Cardaillac ! J’ai tout compris, Martine ! J’ai tout
compris ! C’est formidable, non ?
- Ce qui est formidable, François, c’est ta manière de tout ramener,
sans arrêt, à ton boulot ! Puisque c’est comme ça, je te laisse finir la
tambouille pour voir si, là aussi, tu es capable de tout comprendre !
Perfidie féminine ! Vous rentrez en triomphateur et, en guise de
lauriers, vous vous retrouvez avec, à la main, une cuillère en bois que vous
ne savez par quel bout prendre. Les nouilles au beurre et les œufs sur le plat,
ça allait encore, mais du diable si je savais que faire pour éviter à une
blanquette de virer au carpaccio ou au calciné de sauce blanche.
Sourde à mes appels désespérés, Martine s’était calée dans le fauteuil
du salon face au journal de vingt heures qui s’ouvrait sur un scoop : des
internautes prévoyaient déjà, durant la dernière semaine de la campagne des
législatives, de récupérer et de diffuser des sondages interdits sur le territoire
français ! L’intouchable progrès mettait à mal la législation hexagonale sans
que personne n’y puisse rien. Face au WEB, les députés qui sortiraient sous
peu des urnes feraient bien de quitter la Chambre pour visiter le « village
global » et mettre à jour leurs projets de lois.
La rubrique « affaires étrangères » avait succédé à la page politique et
je m’apprêtais, humblement, à jeter l’éponge (et la casserole avec) lorsque
l’arbitre sonna le gong : au téléphone, madame Bardin-Cardaillac demandait
à me parler.
- Je suis navrée de m’y prendre aussi tard, s’excusa-t-elle avec cette
exquise afféterie qui me hérissait le feutre du képi. J’espère que vous n’avez
pas encore dîné…
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Mon chef est en grève et les négociations sont bloquées… lui
répondis-je assez fort pour que Martine, intriguée, daigne m’accorder un
regard par-dessus son dossier.
- Surtout, ne cédez sur rien ! Ces gens-là finiraient par se croire tout
permis, me conseilla fermement le patronat en jupons dont le sens de
l’humour égalait la prodigalité.
- Je songeais justement à lui donner son congé en rognant ses gages de
moitié… surenchéris-je en adressant un clin d’œil à Martine qui haussa
dédaigneusement les épaules.
- Rien ne s’oppose donc à ce que vous acceptiez mon invitation. J’ai
retenu quatre places au « Père Goriollant ». Vous connaissez sûrement…
Il avait la réputation d’être le meilleur restaurant du port. L’ennui,
pour paraphraser Desproges, c’est qu’on peut manger de tout mais pas avec
n’importe qui. La perspective de partager un plateau de fruits de mer avec la
mère Bardin-Cardaillac ne m’enchantait pas plus que ça et je le lui aurais
poliment laissé entendre si elle m’avait laissé placer un mot.
- Il y aura Juliette, la fiancée de mon fils, et je compte sur la présence
de votre charmante épouse…
- Charmante ! Ça dépend des moments ! Mais que me vaut un tel
honneur ?
- Votre patience à mon égard, la rapidité de votre intervention aux
Vieilles et les soins dont vous avez bien voulu entourer Pascal lors de sa
dernière crise.
- Où en est-il maintenant ?
- Installé dans sa chambre, à la maison.
- Vous connaissiez ces symptômes ?
- « Syndrome de Colomb » : rien de préoccupant. Le docteur
Andrieux lui a prescrit le traitement habituel et une voisine restera à son
chevet jusqu’à la fin de la soirée. Alors, c’est dit ? On se retrouve sur place
dans un quart d’heure ?
La main sur le micro du téléphone, j’informai brièvement Martine de
l’invitation :
- Qu’est-ce que tu en penses ?
- Pourquoi pas ? Tu me fais pitié avec ta raie ! Allez ! Eteins le gaz !
Le temps de changer de robe et je suis à toi…
Un quart d’heure serait un peu juste mais je revins à ma
correspondante pour lui promettre que nous serions exacts au rendez-vous.
La présence de la charmante Juliette, rougissante candide, me ferait avaler le
sale caractère de Martine et la poisseuse générosité de la mère BardinCardaillac.
119
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
54
Niveau 11
Vue subjective, player 3 (Juliette)
Fichier enregistré le mercredi 30 avril 1997 à 22 heures 14
Bien sûr, c’était moi qui avait suggéré à madame Bardin-Cardaillac
d’inviter le colonel de gendarmerie ; bien sûr j’avais ma petite idée derrière
la tête : profiter du repas pour tenter de le pousser à dévoiler, sinon toutes ses
batteries, du moins une partie de ses griefs retenus contre Pascal. S’informer
pour mieux anticiper les manœuvres de l’adversaire. Pour une fois, je me
trouvais plutôt futée et je me serais presque accordé un satisfecit si un bémol
de taille n’était venu ternir cette brillante avancée. Pascal rapatrié dans sa
chambre dans l’état où je l’avais déjà trouvé, deux mois plus tôt, à « La
Jaganda », comment aurais-je pu supposer que, pour économiser les
honoraires d’une infirmière, madame Bardin-Cardaillac demanderait à
Zabou Plessis-Girard de s’installer à son chevet ? A côté de cette superbe
plante, je n’étais qu’une asperge à lunettes. Que se passerait-il si, par
malheur, Pascal sortait, dans ses bras, de sa léthargie ? La fameuse « femme
de couleur » serait claire de peau, ce qui ne changerait rien à l’affaire.
C’est donc la gorge nouée par l’appréhension et la jalousie que je
découvris, clopin-clopant, à la suite de madame Bardin-Cardaillac, l’original
décor du « Père Goriollant ». Au rez-de-chaussée, la cabine blanche et verte
d’un bateau de bois assorti de sa bouée de sauvetage prolongeait le bar alors
qu’un demi bordé du même navire séparait la salle en deux. Aux murs : une
demi-coque de thonier vernie, quelques photos de marins des années
cinquante, le portrait du chef barbu sa toque vissée au crâne, des filets de
pêche, des flotteurs de verre. Tout autour de la pièce, suspendue à des fils de
nylon : une théorie de pavillons multicolores qu’animait un léger courant
d’air. Le maître des lieux ignorait la sobriété mais, pour son personnel, ne
dédaignait pas l’uniformité : les cinq ou six serveuses qui courraient d’une
table à l’autre se ressemblaient comme des jumelles (jeunes, taille fine,
poitrine haute, cheveux très bruns) et portaient le même costume marin bleu
et blanc. L’unique serveur, que nous ne découvririons que plus tard, ne
devait qu’à sa troublante androgynie le privilège de figurer au rôle de
l’équipage.
Dans l’étroit escalier emprunté pour accéder au second étage où notre
table était réservée, une collection d’antiques hachoirs mécaniques était
exposée en compagnie d’énormes casiers noyés sous les cordages. La
120
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
dernière marche grimpée, un tout autre environnement, non moins
exagérément chargé, étouffait le regard : quatre cabines de plage bien
alignées ouvraient leurs portes rayées verticalement sur l’office ou les
toilettes. Accrochés aux murs chaulés : des lampes tempêtes, les inévitables
filets et flotteurs, des agrandissements, en noir et blanc, de vues de l’île
d’Yeu à la Belle Epoque. Dans un recoin aménagé sous le plafond voûté aux
énormes poutres de sapin : des paniers de pêche, des maillots de bains et des
ombrelles datant, eux aussi, du début du siècle. Aux dessus de nos têtes
tournaient de gros ventilateurs de laiton encadré par un bouquet de drapeaux
plantés dans un bac à fleurs. A droite en entrant, une large baie vitrée offrait
une vue imprenable sur les toits de zinc des cuisines. En face : une demidouzaine d’étroites fenêtres où fleurissaient des géraniums plongeaient sur le
port. Trop hautes placées, ces ouvertures n’étaient accessibles qu’aux
serveuses stressées qui n’en avaient cure. Pour le reste, le bleu et le jaune
dominaient que l’on retrouvait sur les nappes comme sur les couverts.
C’est au milieu de cet oppressant bric-à-brac que, quelques minutes
après notre arrivée, le colonel (en uniforme) et sa femme firent leur entrée.
Celle-ci, nettement plus petite que son colosse de mari, replète et joviale, le
rouge à lèvres un rien appuyé, avait eu le bon goût de choisir une robe aux
motifs en parfaite harmonie avec la Goriollant’s touch : des tournesols sur
fond outremer ! Pas facile à porter entre deux carnavals.
Encore surprise par la nouvelle acidité de mes jugements, je crois bien
que je rougis en me levant pour accueillir les invités de madame BardinCardaillac. Sans m’en rendre compte, je m’étais, ces dernières semaines,
insensiblement rapprochée d’Isabelle à qui je reprochais, peu de temps
auparavant, l’abrupt de ses ordalies. Quelque chose en moi avait décidément
changé que je peinais à définir.
Comme mes béquilles gênaient le gendarme dont la corpulence
nécessitait un minimum d’espace vital, je m’empressai de les retirer
soucieuse de ne pas l’indisposer alors même que je me proposais de
l’amadouer par quelques œillades ; même les bécasses ont des yeux et, lors
de notre rencontre matinale, je n’avais pas été sans noter l’intérêt plus
masculin que professionnel qu’il avait, par instant, bien voulu me porter.
Dans le combat que je m’apprêtais à livrer, toutes les armes étaient bonnes y
compris celles de la séduction mouchetée. Le microcassette de Pascal
demeuré introuvable malgré tous mes efforts, je ne pouvais me permettre de
donner à côté de la plaque.
Tout le monde ayant suivi madame Bardin-Cardaillac qui n’aurait pas
souffert qu’on prît autre chose que le menu le plus cher - paraître, toujours
paraître ! - chacun se fit un devoir de choisir entre la pastilla à la chair de
crabe, l’assiette de thon aux trois accords ou les crevettes sautées au gros
sel ; la chaudée des pêcheurs islais, le bar rôti au beurre nantais ou la dorade
« pajot » braisée à l’oseille. Le désert, lui, était unique (assiette « Régal des
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
îles ») et le choix des vins fut, conventions obligent, laissé à l’appréciation
du colonel Lemoine, le seul homme du groupe.
Bien droite sur sa chaise en osier, le dos tourné au panneau « espace
non fumeur », madame Bardin-Cardaillac passa commande et exigea un
cendrier où déposer la cigarette qu’elle venait d’allumer. On lui donna
immédiatement satisfaction comme on l’avait fait pour la tablée voisine où
un grand échalas rougeaud tirait sur un énorme cigare dont les âcres volutes
empuantissaient l’atmosphère.
En attendant que l’entrée nous fut servie, le gendarme et son épouse
s’enlisant dans un silence gêné, madame Bardin-Cardaillac, rompue à cet
exercice, meubla, à elle seule, la conversation avec ce confondant
égocentrisme qui m’ulcérait chaque minute davantage. D’insipides
anecdotes personnelles - sa rencontre fortuite avec l’île d’Yeu, son coup de
foudre pour les Vieilles où elle avait été surprise de retrouver nombre d’amis
Versaillais, ses négociations avec le propriétaire du terrain qui se croyait
plus malin qu’elle - elle en vint, son premier sac vidé, à quelques
considérations d’ordre plus général mais tout aussi attachées à sa particulière
vision : les islais qui étaient incapables de gérer leur précieux patrimoine et
qu’il fallait guider comme des enfants, les stagiaires d’une école de voile à
caractère social qui ne cessaient, depuis des années, de se livrer aux pires
méfaits sans que la mairie ne réagisse, les touristes à la journée qui se
comportaient comme des vandales, les réverbères mal conçus et mal placés
qui empêchaient de voir les étoiles…
Le retour du gracieux serveur, les bras chargés d’assiettes et de
couverts dont, pour la plupart et malgré le stage intensif de bonnes manières
suivi à « La Jaganda », j’ignorais la destination, fut, pour moi, l’occasion
d’interrompre enfin le monologue et d’ouvrir le débat attendu. Arborant mon
sourire le plus enjôleur, je m’adressai au gendarme pour lui demander
incidemment en quoi consistait son travail. Ravi que je m’intéressasse à ses
occupations, il ne fut avare ni de pédagogiques explications ni de souvenirs
cocasses. Apparemment, l’île d’Yeu, durant la période estivale, c’était le
« Gendarme de Saint-Tropez » tous les jours, nudistes de la plage de la
Grande Conche inclus. Hors saison, c’était plutôt « Astérix et la
maréchaussée » avec les insulaires dans le rôle des irréductibles
contrevenants.
L’atmosphère enfin détendue et madame Bardin-Cardaillac absorbée
dans le décorticage de ses rétives crevettes, je jugeai le moment propice à
une interview plus ciblée.
- Vous arrive-t-il, malgré tout, de mener de véritables enquêtes
policières ? papillotai-je des paupières.
- Ne m’en parlez pas ! soupira Martine. Savez-vous comment on l’a
surnommé ici ? « Columbo » ! C’est tout dire !
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Les islais ont le sobriquet facile, minimisa l’intéressé. Je ne fais
jamais que mon boulot… peut-être un peu trop consciencieusement à leur
goût…
- Consciencieusement ! Tu parles ! reprit Martine, piquée au vif par le
sophisme, avant de me prendre à témoin : on se demande parfois ce qui
l’emporte, chez lui, de la conscience ou de l’inconscience ! Comme si ses
week-ends de garde et ses surveillances de nuit ne suffisaient pas, il faut
encore qu’il fasse du zèle ! Quitte à nous mettre dans des situations
impossibles…
- Mea culpa… s’inclina, mutin, le gendarme en se frappant
théâtralement la poitrine. Je reconnais que les contredanses me fatiguent vite
et comme j’ai des fourmis dans les jambes… Mais Martine exagère toujours
un peu.
- Parce que tu trouves normal de se faire cambrioler, à la gendarmerie,
en plein jour ?
- Martine ! Nos petites histoires de famille n’intéressent personne…
Le ton, qui se voulait toujours badin, s’était imperceptiblement durci :
madame, sans doute coutumière du fait, avait gaffé et monsieur la rappelait à
l’ordre.
- Mais si ! Mais si ! « Tout est intéressant pourvu qu’on le regarde
assez longtemps » disait Gustave Flaubert ! citai-je décidée, quant à moi, à
battre le fer pendant qu’il était chaud. Vous avez vraiment été cambriolés ?
- Pas plus tard qu’hier matin ! soutint Martine, butée, passant outre
l’aimable réprimande de son mari. Si vous aviez vu le chantier !
- Certainement pas pire que celui des Vieilles… affirma, péremptoire,
madame Bardin-Cardaillac, toujours centrée sur son nombril. Je suis
d’ailleurs surprise que vous n’ayez pas jugé bon d’enregistrer notre plainte,
ajouta-t-elle, légèrement acide, à l’adresse du gendarme.
Le regard bleu du colonel croisa le mien avec ce qu’il fallait de
malicieuse complicité pour m’éviter de sombrer dans la confusion. J’y
perçus un encouragement à lui laisser les coudées franches.
- Autant que je sache, on ne vous a rien volé, il n’y a pas eu effraction
et le principal - sinon unique - responsable du désordre n’est autre que votre
fils, répondit-il, goûtant la provocation.
- Mon fils ? releva la mère offusquée. Vous le croyez vraiment
capable d’un tel saccage ?
- Je le crois vraiment capable de beaucoup de choses…
- Ce qui veut dire ?
- Qu’être né avec une cuillère en argent dans la bouche n’est pas
forcément un gage de savoir-vivre… au sens de savoir être heureux - ce qui
vous dispense en principe de pourrir la vie des autres. « Celui qui viendra
avec de bonnes actions recevra quelque chose de meilleur que cela. »
Sourate XXVIII, verset 84.
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
La sentence, nappée de Coran, était trop indigeste pour le délicat
gosier de madame Bardin-Cardaillac : elle eut un haut-le-corps et, repoussant
son bar rôti, pressa nerveusement sa serviette contre ses lèvres pincées.
- Dois-je vous avouer que je ne m’attendais pas à une telle diatribe
venant d’un représentant de l’ordre ? tenta-t-elle de plaisanter, le sourire
forcé.
- François a toujours été comme ça, s’excusa Martine en se tortillant
sur sa chaise. Chez lui, l’insolence est une seconde nature. Rien d’étonnant si
toutes les bonnes affectations lui passent sous le nez !
Soupir, haussement d’épaules : le « galapiat » connaissait la chanson
et n’avait aucune envie d’y ajouter un couplet. Je compatissais et
commençais même à le trouver plutôt sympathique derrière ses bacantes
paille en accent circonflexe. Mais je n’étais pas là pour me faire un nouveau
copain - encore moins pour prendre parti dans une querelle de ménage - et je
profitai d’une pause dans les mercuriales pour ramener la conversation sur le
seul terrain qui m’importait.
- Excusez-moi d’insister mais… De quelles « choses » exactement
pensez-vous que Pascal soit capable ? harsardai-je, contenant, de mon
mieux, mon inquiétude.
Le gendarme, qui, à l’évidence, attendait ma question, me considéra
avec un mélange d’indulgence et d’espièglerie :
- Mademoiselle Juliette ! Voudriez-vous me pousser à trahir le secret
professionnel ? se gaussa-t-il.
- Euh… Non… Bien sûr que non ! bafouillai-je. Mais, comme vous le
savez, je… comment ça s’appelle ?… je m’intéresse beaucoup à Pascal et…
- Moi aussi. Pour des raisons sans doute un peu différentes des
vôtres…
- Inutile, je suppose, de vous demander lesquelles… s’immisça
madame Bardin-Cardaillac qu’aucune rebuffade ne saurait jamais cantonner
à une décente réserve.
« Inutile, en effet ! » s’entendit-elle froidement répondre sans que le
gendarme prît la peine de lui accorder un regard.
- Je peux quand même vous rassurer un peu, poursuivit-il à ma seule
adresse. Pascal est passé à deux doigts de commettre une énorme bêtise mais
il est, heureusement, moins coupable qu’il ne l’imagine…
Malgré le sibyllin de la réplique, une vague de soulagement me
parcourut en délicieux aiguillons : la pugnacité du « maniaque » ne se
doublait pas d’une bornée obstination . Redoutant pourtant qu’il n’ait, à
seule fin de me ménager, édulcoré les faits, je ne pus réprimer mon
masochiste besoin de curer la plaie au plus profond :
- Pascal n’a donc rien à craindre de la… comment ça s’appelle ?… de
la justice, m’enquis-je auprès du géant blond dont la bouille lunaire marqua
une soudaine fermeté.
- Je n’ai rien dit de tel, corrigea-t-il à regret.
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Ce matin, pourtant, quand vous m’avez rendu visite…
- Je ne devais pas être mieux réveillé que vous. Vous aviez, vous
aussi, me semble-t-il, beaucoup de mal à appeler un chat un chat…
Les flammes qui embrasèrent mes pommettes illuminèrent assez ma
gène pour me dispenser de la formuler. Indulgent, il reprit :
- Les circonstances atténuantes n’ont jamais gommé les délits. Je ferai
mon possible pour arrondir les angles mais, comme le faisait si justement
remarquer madame Bardin-Cardaillac, mon devoir, qu’on le veuille ou non,
est de veiller au respect de l’ordre public…
L’ironie dont était teinté le propos en adoucissait mal l’amère
incohérence. Déboussolée, je m’évertuai fébrilement à rabouter les fils d’une
logique qui me filaient entre les doigts : au nom de quel « ordre public »
devait-on se contenter d’atténuer les fautes d’un innocent ?
- C’est un peu compliqué à expliquer sans entrer dans le détail de la
procédure, reconnut le gendarme. Disons que, pour le Code Pénal,
l’intention, en elle-même, constitue déjà un motif à poursuites. Ajoutez à ça
une jolie brochette de faux témoignages et de dissimulations de preuves…
L’entendement parasité par un début de panique, je renonçai à
décrypter les signifiants et signifiés du message pour n’en retenir que
l’essentiel : le filet qui menaçait de s’abattre sur mon bébé n’était pas de
ceux dont on entame les mailles sans se taillader les doigts. Heureusement,
j’avais, dans ma besace, quelques cisailles précisément affûtées pour
l’occasion.
- Sans vouloir vous offenser, mon colonel… me lançai-je.
- Adjudant, mademoiselle ! me coupa-t-il aussitôt. Seulement
adjudant. La susceptibilité n’est pas encore dans mes prérogatives ; allez-y
franco !
- Je sais que vous faites votre travail du mieux possible mais…
- Mais ?
- Etes-vous bien sûr de n’avoir rien négligé avant de conclure ?
- Dans nos métiers, on n’est jamais sûr de rien et on a pour habitude
de laisser les conclusions aux magistrats. Alors, si vous pensez pouvoir
m’apporter de nouveaux éléments…
L’invite, quoique dénuée de sarcasme, n’était pas exempte d’une
nuance d’incrédulité qui dopa ma hardiesse.
- Des éléments, je crois, effectivement, être en mesure de vous en
fournir quelques uns, soutins-je bravant sa benoîte autorité. De là à vous
garantir qu’ils seront nouveaux pour vous…
- Excusez-la, s’enroua madame Bardin-Cardaillac. Juliette a parfois de
ces audaces ! D’autant qu’elle n’est certes pas la mieux placée pour vous
éclairer en quoi que ce soit…
- Nous verrons bien, me répondit l’adjudant Lemoine que sa
rétrogradation n’avait pas rendu plus perméable aux arguments de la grande
bourgeoisie. Afin de vous éviter toute trahison inutile, je vous propose même
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
un petit jeu : vous ne prononcez qu’un seul nom, et je vous en fournit la
définition si je la connais. Des mots croisés à l’envers, en quelque sorte…
- Et si je parviens à vous coller ?
- C’est moi qui paie l’addition et je vous fais cadeau de la note de
Pascal. Ça vous convient ? On peut commencer ?
- Le pire, c’est qu’il est capable de tenir sa parole ! m’encouragea
Martine écartant sa chaudée islaise pour jouer les supporters. Si vous
pouviez rabattre une bonne fois le caquet de ce gros malin, il s’occuperait
peut-être davantage de sa femme que de certains garçons manqués !
- Bon, alors, on y va ? s’impatienta le « gros malin » sans chercher à
éclairer l’obscure allusion.
Depuis que toute cette délirante histoire avait commencé, je m’étais,
petit à petit, habituée à fréquenter l’improbable, voire l’irrationnel le plus
échevelé, mais comment prévoir qu’un bête quiz ferait office de
dénouement ? Qu’un roman puisse basculer autour d’un seul mot, cela
s’entendait, mais comment admettre, après tous les efforts consentis pour
séparer la réalité de la fiction, qu’il en fût de même pour le destin d’un
véritable individu ? Pour présider à une telle loterie, il fallait être d’une rare
perversion ou avoir un petit vélo sous le képi.
Dans l’impossibilité de trancher, je glissai sur l’absurde du « quitte ou
double » et focalisai mon attention sur le choix du premier obstacle
susceptible de faire chuter l’adversaire. Celui-ci, usant de sa redoutable
perspicacité, était, sans doute, parvenu à dresser un portrait psychologique
assez fidèle de Pascal sans pour autant percevoir la néfaste influence de
certaines de ses fréquentations. Un point essentiel qu’il me parut prioritaire
d’éclaircir.
- « Further Führer » ! annonçai-je constatant, morte de trac, que
l’auditoire était suspendu à mes lèvres.
- Groupuscule néo-nazi sévissant sur le WEB, me répondit-on
aussitôt. Des marioles à qui j’aurais donné Belzébuth sans sabbat jusqu’à ce
qu’un diablotin leur coupe l’herbe sous le sabot. La seule chose que je puisse
encore leur reprocher, c’est d’éditer un torchon qui nuit gravement à la santé
mentale de ceux qui le lisent et de profiter d’une faille juridique pour
empuantir Internet. Aucun lien direct avec notre affaire…
Le ton était sans appel et, dès le premier échange, je sentis mes
épaules fléchir sous le poids de mon handicap. Esseulée, prisonnière
volontaire d’une cage dorée sans autre ouverture que les aperçus en
pointillés de Marie, soumise aux diktats d’une impérieuse imagination, je
m’étais, croyant emprunter quelques sûrs raccourcis, inconsidérément
éloignée du domaine des palpables certitudes. Avec le retrait inopiné du
groupe « Further Führer » relégué au rang de vague silhouette, un fragile
empilement de suppositions s’effondrait dévoilant une large béance prête à
aspirer ce qui me restait d’arguments. Grotesque accessoire dépourvu de
valeur dramatique, le fameux manche de couteau allemand, après avoir
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
figuré en bonne place dans une intrigue secondaire et nourri un
rocambolesque quiproquo, pouvait être définitivement abandonné au rayon
des ferblanteries. Idem pour l’armure de Mordred de l’Internet dont j’avais
hâtivement affublé ses propriétaires.
- Une autre proposition ? plastronna le gendarme humant déjà, à
travers mon long silence, un enivrant parfum de victoire.
- Gabriel Huyng! contre-attaquai-je avec la fougue d’une pasionaria.
La mitraille de la milice ne se fit pas attendre :
- Alias « Le Péril jaune ». Agent du S.E.F.T.I. chargé, entre autre, de
démontrer l’implication de votre ami dans le sabotage d’un moteur
informatique ; opération supposée commanditée par un certain Lin Dao
Lhou…
- Le S.E.F.T.I ?
- Service d'Enquêtes sur les Fraudes aux Technologies de
l'Informatique : émanation de la D.C.P.J. : Direction Centrale de la Police
Judiciaire. Des cadors de la carte à puce qui, en ce qui concerne Pascal, se
sont royalement mis le bogue dans l’œil !
- Des cadors comme le… comment ça s’appelle ?… comme le
commissaire Dieuleveut ?
- Dieulafait, rectifia l’artilleur. Effectivement. Vous en connaissez des
choses pour une innocente oiselle…
- Et Lin Dao Lhou ?
- Un authentique parrain de la mafia chinoise doublé d’un trafiquant
d’esclaves, triplé d’un racketteur de la dernière génération. Vous pouvez
remercier Bouddha d’avoir évité à Pascal de s’enliser dans les rizières de ce
mandarin-là !
Le bombardement n’avait duré que quelques secondes et, autour de
moi, tout n’était plus que ruines. Laborieusement édifiée au cours de mon
interminable séjour à « La Jaganda », la tour de guet censée m’offrir une vue
imprenable sur les grands manœuvres s’était affaissée sur elle-même
réduisant ma visibilité à néant. Plus de hacker assassin embusqué dans les
taillis, plus de flic véreux pour le couvrir, plus de big brother made in
Hongkong pour tirer les ficelles de mes petits soldats. Pantelante, j’errais au
milieu des décombres.
- Vous n’allez tout de même pas vous laisser abattre pour si peu !
s’éleva Martine banderoles déployées contre ma triste mine. Monsieur jesais-tout serait trop content et je ne pourrais plus le tenir ! Allez ! Un petit
effort ! C’est pas possible ! Tout fils de quincaillier qu’il soit, il doit bien y
avoir un moyen de lui river son clou !
- Voilà qui m’étonnerait fort ! persifla madame Bardin-Cardaillac qui
ne digérait pas sa mise à l’index. Juliette est adorable mais je crains fort que
tout cela ne soit pour elle de l’hébreu !
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Géniale perfidie si opportunément formulée, génial inconscient jamais
en retard d’une collision sémantique et génial peuple hébreu qui, pour roi,
avait eu l’excellente idée de se choisir un certain…
- David ! David Pecquet ! trompetai-je certaine, avec ce marteaupilon, de river le quincaillier avec son clou.
- Ancien copain de Pascal, lui aussi informaticien de son état et salarié
de la société PIXI-Soft, m’opposa-t-on sans le moindre flottement. Marié,
père de famille, fils d’un promoteur convaincu d’abus de biens sociaux,
obnubilé par les virus qui pourraient sortir du laboratoire secret de votre
Docteur Jelyll…
- Eric Laborie ! cinglai-je, ma langue claquant en fouet contre mon
palais.
- Eric qui ?
- Laborie ! répéta Martine exaltée par le sifflement des lanières.
- Laborie ? Autre informaticien auteur d’une dénonciation publique
visant directement Pascal suite au sabotage d’un moteur informatique,
déblatéra aussitôt ma machine à perdre. Victime d’un accident interprété - à
tort - comme un suicide par David Pecquet. Un manque de discernement
vraisemblablement du aux séquelles d’une vieille querelle amoureuse qui
avait tourné au naufrage…
- Celui du « Black Star » ?
- On ne peut rien vous cacher, acquiesça le gendarme. A moi non plus,
comme vous le voyez. Inutile donc de vous fatiguer avec Sibylle N’guyen…
Je n’en avais aucunement l’intention d’autant que ce patronyme
m’était tout à fait inconnu. Seul le prénom, fiévreusement rabâché par Pascal
aux prises avec la première manifestation sérieuse du « Syndrome de
Colomb », ricochait en échos dans les catacombes de ma mémoire. Dans son
délire, ne s’accusait-il pas d’avoir assassiné une certaine Sibylle plus ou
moins assimilée à Evha Metal ? « De simples divagations qui auront été mal
interprétées », avait conclu monsieur Bardin-Cardaillac mettant en doute le
témoignage auditif de son épouse. Epouse qui, présentement occupée à
allumer une nouvelle Rothmans, n’avait pas tiqué à l’évocation furtive de ce
lointain souvenir.
Quoique impatiente de décortiquer jusqu’à la moelle l’os que
l’adjudant Lemoine venait, à son insu, de me donner à ronger, j’enfouis
provisoirement mon butin sous le plus proche massif de remembrance pour
adouber mon ultime paladin. Un Lancelot au rabais dont la noblesse n’était
que de finance.
- Plushard ! brandis-je en un sursaut désespéré.
- Société américaine partenaire de PIXI-Soft, para mon irréductible
Chevalier Noir.
- Ex partenaire ! me dégageai-je, farouche. Mais peu importe ! Là
n’est pas le point le plus important. C’est le lien entre cette boîte et un autre
personnage qui m’intéresse !
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Un autre personnage ? reprit, perplexe, le maître du tournoi.
Etourdie par la rudesse de la joute il me fallut le discret coup de coude
de Martine pour remarquer, dans les billes bleues du colossal « Columbo »,
une sombre irisation allant s’élargissant ; l’embarras s’insinuait en nappes
tentaculaires. Derrière son haut front plissé par l’effort, on devinait sans
peine la multitude de rouages qui venait, sans ménagement, d’être sollicitée.
- Alors ? Cet autre personnage ? s’impatienta Martine piaffant de
sonner l’hallali. Si tu sèches, dis-le ! On ne va pas y passer la nuit !
Le gendarme se taisait toujours cherchant maintenant l’inspiration sur
les dents de la fourchette dont il malmenait le manche. Ainsi vont les
matamores qui, pour avoir sous-évalué les forces adverses, se ridiculisent
vautrés dans la poussière. Frêle Ariane sur le point de terrasser le Minotaure
et de délivrer son Thésée des enfers, je sentais monter en moi une divine
ivresse. L’absurdité de l’aventure n’aurait d’égale que celle de son happy
end et tant pis pour Sir Alfred !
- Bon ! Je vais compter jusqu’à dix et, si tu restes muet, tu seras obligé
de t’avouer battu ! décréta Martine sans obtenir de son mari assentiment ou
contestation.
- De grâce ! Cessez cet enfantillage ! protesta madame BardinCardaillac. Tout le monde avait compris que notre ami plaisantait ! N’est-ce
pas, Juliette ?
- Vous savez bien que je ne comprends rien à rien ! persiflai-je
balayant toute retenue. Pour moi, un pari, même stupide, reste un pari !
- Bien dit, Juliette ! applaudit Martine avant de commencer,
impitoyable, son compte à rebours : dix, neuf, huit…
La fourchette rebondissait sur un coin de serviette le marquant
d’empreinte aiguës.
- … sept, six…
La joue gauche du gendarme, mordillée de l’intérieur, se creusait en
courtes vagues.
- … cinq, quatre…
La fumée de la Rothmans montait vers ses moustaches les diluant
dans ses volutes.
- … trois, deux…
La fourchette heurta le bord d’une assiette contre lequel elle
s’immobilisa.
- … un…
- David Pecquet…
Expulsés dans un souffle, les deux mots n’en étaient pas moins
parfaitement audibles et ne supportaient aucune réclamation.
Martine, le zéro prêt à fuser, se retourna vers moi. D’un faible
hochement de tête je lui fis comprendre qu’elle pouvait piétiner la mèche et
annuler le lancement.
129
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- David Pecquet que le S.E.F.T.I. se propose de faire tomber sous
l’inculpation d’espionnage industriel, compléta le gendarme dont le regard
clair avait retrouvé toute sa transparence. C’est bien ce que vous vouliez
m’entendre dire ?
J’opinai du bonnet brusquement dégrisée par un assaut glacé de
confusion.
- En admettant même que ce garçon ait commis l’erreur de vendre son
âme à Plushard pour une poignée de dollars ou pour laver son amour-propre,
il n’existe, à ma connaissance, aucune connexion entre cette affaire et celle
qui nous préoccupe. A moins, évidemment, que vous ne disposiez encore
d’éléments qui m’auraient échappés…
Mon mutisme valait acte de reddition. L’adjudant Lemoine, un instant
menacé par un trou de mémoire, l’avait emporté haut la main et, possédant
son dossier à fond, n’avait rien à apprendre d’une sotte émotive. La
lamentable tentative de manipulation dont j’étais si fière en pénétrant au
« Père Goriollant » tournait court me renvoyant à ma cruelle impuissance.
- Dans ce cas, il me reste à vous féliciter pour votre louable ténacité,
tenta de me consoler mon vainqueur. Essayer de charger Paul pour soulager
Pierre n’est ni très habile ni très élégant mais Pascal a beaucoup de chance
d’être tombé sur une fille comme vous. Je n’en connais pas beaucoup qui
feraient preuve d’autant de compréhension…
- C’est ça ! Fais-toi plaindre par dessus le marché ! renâcla Martine,
mauvaise perdante. Ça triche tant que ça peut et ça se permet de donner des
leçons de morale !
Tricheur ou pas, le gendarme n’aurait pas besoin de piper les dès pour
remplir à sa guise la case « prison ». Quant à la morale, qu’il fut ou non en
position de la défendre, rien ni personne ne pourrait l’empêcher de la faire
triompher. Deux certitudes qui s’érigeaient désormais en insurmontables
obstacles.
- Tout ça parce que je n’ai sans doute pas su m’y prendre avec Pascal,
exhala madame Bardin-Cardaillac en écrasant son mégot. L’éducation est un
art d’une effarante complexité. Avez-vous des enfants, mon adjudant ?
- On aurait aimé en avoir, lui répondit Martine. Mais ma
compréhension n’a pas été suffisante…
- Si tu pouvais nous épargner les détails… intervint son voisin. Tant
que l’ineffable de Saint-Aman n’est pas là pour immortaliser nos secrets
d’alcôves…
- Il est de vos amis ? s’étonna madame Bardin-Cardaillac.
- Plus depuis que Napoléon a répudié Joséphine…
- Faute de descendance, je suppose que vous avez au moins un
ascendance, me surpris-je à interroger l’iconoclaste.
- Une ascendance ?
- Oui : un papa et une maman, quoi…
- Pourquoi cette question ?
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Parce que j’aimerais savoir quelle valeur un policier accorderait à
vos circonstances atténuantes s’il vous savait persuadé d’avoir tué votre père
à l’âge de huit ans…
Par quel détour, soumise à quelle obscure pulsion en étais-je arrivée à
jeter ce pavé dans la mare sachant que les éclaboussures ne m’épargneraient
pas ? Quel était mon véritable objectif : prendre l’adjudant à contre-pied ou
mettre à la torture une Elisabeth effarante de fatuité et d’inconsistance ? Face
à moi, le premier, estomaqué, avait froncé les sourcils ; à ma gauche, la
seconde avait si fort tressailli que son coude m’était entré dans le côtes.
Seule Martine, supputant le coup de sabot de la mule du Pape, était restée
parfaitement impassible : le « gros malin » avait, peut-être, vendu la peau de
l’ours avant de l’avoir achevé.
- Vous pouvez répéter ? me pria le gendarme en se caressant les
moustaches d’un indexe dubitatif.
Je m’exécutai m’efforçant de respecter chaque virgule.
- Pascal parricide ? D’où tenez-vous cette information ?
- Certainement pas de moi ! s’éleva madame Bardin-Cardaillac des
tremblements d’indignation dans la voix. Juliette ! Qu’est-ce que c’est que
cette histoire à dormir debout ?
- Votre premier mari est bien mort en mars ou avril 1976 ? la contraije les yeux dans les yeux.
- Le 16 mars. Mais c’était un tragique accident comme nous vous
l’avons expliqué, m’assena-t-elle avant de se retourner vers l’adjudant
Lemoine : un accident de chantier auquel, vous vous l’imaginez bien, Pascal
ne pouvait être mêlé ni de près ni de loin !
Assertion qui laissa son destinataire de glace, lequel me fixait
toujours :
- Puis-je entendre votre version des faits, mademoiselle ?
- Je ne vous garantis pas qu’elle soit la bonne, l’avertis-je, mais je la
tiens d’une personne qui n’avait aucune raison de me mentir.
- Je vous écoute…
En quelques phrases courtes, tendues, je lui rapportai, sans fioritures
ni digression mais sans rien en soustraire, les pénibles révélations que
m’avait faites, le jour de la garden-party à « La Jaganda », Antonia Morcillo,
la mère d'Isabelle Pecquet : le caprice de Pascal, son père qui prend le volant
à la place du chauffeur et arrive avec plus d’une heure de retard sur le
chantier de Sarcelles, le bloc de béton armé qui pulvérise la SAAB, la police
qui interroge puis relâche le grutier marocain après vingt-quatre heures de
garde à vue, la fable de l’assassinat entretenue mordicus par la famille
espérant ainsi soulager Pascal d’une écrasante culpabilité.
- Et vous en concluez ? me relança le gendarme à l’issue de mon
besogneux exposé que nul n’avait osé interrompre.
- Que le racisme de Pascal, si vous deviez le retenir à charge contre
lui, est moins… comment ça s’appelle ?… idéologique que passionnel…
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- C’est tout ?
- Que le complexe d’Œdipe, quand il atteint ce degré d’exacerbation,
peut, à lui seul, expliquer - sinon justifier - bien des débordements…
- L’ennui, c’est qu’une gendarmerie n’est pas le meilleur endroit où se
faire psychanalyser, déplora, narquois, l’adjudant Lemoine. Les
consultations sont gratuites mais mieux vaut apporter son divan.
Maudite dérision qui, depuis toujours, me crucifiait m’ôtant tous mes
moyens !
- Ce qui ne veut pas dire que nous soyons réfractaires aux confessions
libératrices, insinua-t-il à l’adresse de ma voisine qu’il n’avait guère quittée
du regard tout au long de mon factum.
- Excusez-moi, mais je ne vous saisis pas très bien, lui répliqua-t-elle,
hautaine, alors que ses doigts fébriles fouillaient furieusement le paquet de
Rothmans pour en extraire une nouvelle cigarette. Croyez-le si vous le
voulez : je n’ai aucunement besoin d’être libérée de quoi que ce soit !
- « Les hypocrites cherchent à tromper Dieu, mais c'est lui qui les
trompe. » Sourate IV, verset 142… Avez-vous quelque chose à redire à ce
que vient de nous raconter mademoiselle Coussein ?
- Des ragots colportés par des gens jaloux de notre réussite ! Cette
madame Morcillo est l’épouse d’un communiste. C’est tout dire !
- Ben, tiens ! Et le bloc de béton qui a tué votre premier mari avait été
coulé dans un kolkhoze de l’Oural ! Pour qui me prenez-vous, madame
Bardin-Cardaillac ? Depuis quand s’enfonce-t-on les ongles dans les mains à
les faire saigner à l’écoute de vulgaires ragots ?
Ses deux paumes portaient encore les stigmates du supplice qu’elle
s’était imposé. Elle serra vivement ses poings pour, croisant les bras, les
enfouir sous ses aisselles.
- Et depuis quand persécute-t-on d’honnêtes gens pour les mercier de
vous avoir invité ? grinça-t-elle le visage décomposé. En quoi notre vie
privée vous concerne-t-elle ?
- En cela que sa connaissance m’est indispensable à la compréhension
des agissements de votre fils. En vous taisant, il y a vingt et un ans, vous
l’avez déjà condamné une première fois. Allez-vous récidiver ? Sauver les
apparences est-il si important que rien ne compte davantage à vos yeux ?
La mercuriale, pour posément énoncée qu’elle fut, atteint si
violemment son allocutaire que celle-ci en renversa son briquet allumé sur le
napperon de papier de la corbeille à pain. Du dos de ma cuillère, je maîtrisai
aussitôt le sinistre. Geste salvateur qui ne me valut même pas un merci.
- Dans ces conditions, vous prendrez votre dessert sans moi ! fulmina
la pyromane repoussant déjà sa chaise pour se lever. Vous me laisserez
l’addition ; je viendrai la régler demain matin !
- Pendant que moi j’appellerai le Parquet de Sarcelles pour qu’il me
communique le dossier Dernoncourt, avança, placide, l’adjudant Lemoine
avant de se dédouaner : si des fuites venaient à se produire durant
132
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
l’instruction, il ne faudrait vous en prendre qu’à vous-même ; ce soir, tout
aurait pu rester entre nous…
Debout près de moi, je sentis madame Bardin-Cardaillac se cabrer
puis vaciller et, enfin, glisser à nouveau vers son siège où elle se laissa choir
lourdement m’écrasant, au passage, les orteils de mon pied valide.
Maladresse qui ne s’accompagna d’aucune excuse.
- Vos méthodes… Vos méthodes… s’étouffa-t-elle.
- … sont indignes d’un représentant de l’ordre. Je sais. Mais, depuis
que de Gaulle a dit non à Pétain, le désordre n’est plus forcément synonyme
de chienlit…
- De grâce, épargnez-nous vos commentaires ! Que voulez-vous me
faire dire au juste ?
- La vérité, rien que la vérité, madame Bardin-Cardaillac…
- La vérité ! Grand Dieu ! Mais quelle vérité ?
- J’oubliais qu’à force d’en inventer à la demande vous devez vous y
perdre ! Je vais vous aider : tout ce que je vous demande, pour l’instant, c’est
de répondre par oui ou par non à quelques questions. En êtes vous d’accord ?
- Allez-y…
- Revenons à ce fameux 16 mars 1976. Etait-ce la première fois que
Pascal trépignait pour ne pas prendre son bus ?
- Non. Je vous l’ai dit : je ne suis pas une mère modèle et je l’ai
certainement beaucoup trop gâté…
- Et votre premier mari ?
- Fernand savait se faire respecter beaucoup mieux que moi…
- C’est donc lui qui, habituellement, le ramenait à la raison ?
- Oui.
- Et, ce matin-là, il lui a cédé ?
- Oui…
- Pour la première fois ?
- Autant que je me souvienne…
- Et son chauffeur ? S’était-il déjà passé de ses services au moment de
partir au travail ?
- Très rarement. Il avait horreur de perdre son temps et il profitait des
embouteillages pour passer des coups de fil ou étudier des dossiers…
- Cela nous fait beaucoup d’exceptions pour une seule matinée. Vous
ne trouvez pas ?
Agacée, madame Bardin-Cardaillac leva les yeux au ciel en tirant sur
la cigarette qu’elle était enfin parvenue à allumer sans incendier le
restaurant.
- Bon ! Passons à ce grutier marocain… zappa le gendarme sans
s’offusquer. Vingt-quatre heures de garde à vue pour un accident de chantier
survenu devant des dizaines de témoins, ça frôle la persécution…
- Juliette vous a dit que cet ouvrier avait déjà eu des mots avec
Fernand…
133
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Savez-vous de quel genre de mots il s’agissait ?
- …
- Querelle professionnelle ?
Hochement négatif de la tête.
- Querelle personnelle, alors ?
Soudaine absence : madame Bardin-Cardaillac, hypnotisée par
l’incandescence de sa cigarette, flottait ailleurs. D’un geste discret de la main
appuyé d’une éloquente mimique, Martine, que la tension croissante rendait
de plus en plus mal à l’aise, supplia son mari de mettre la pédale douce.
Celui-ci la réconforta d’un battement de cils : il savait précisément où il
allait et abrégerait autant que possible son parcours.
- Ce grutier marocain résidait-il dans les Yvelines ? reprit-il avec
l’onctuosité du chapelain pressé d’absoudre sa protectrice.
- Possible… soupira madame Bardin-Cardaillac.
- Près de Verneuil-sur-Seine ? Pas loin de Notre-Dame ?
-…
- J’ai oublié mes cartes à la brigade. Si vous pouviez me donner un
nom de ville…
- Les Mureaux, ça vous va ?
- On fera avec. Ce grutier marocain y avait-il une femme, une sœur ou
une fille ?
- Une fille unique…
- Age ?
- Dix-sept ans…
- Nous y voilà, constata le gendarme plus affigé que satisfait. Pas très
original…
- Navrée de vous décevoir…
- Comment l’avait-il rencontrée ?
- Il avait accepté de la prendre en stage pour faire plaisir à son père.
Elle avait passé toutes les vacances d’été à faire des photocopies à la
direction du personnel…
- Six mois avant l’accident… Vous étiez au courant de cette relation ?
- Non. Je savais que Fernand n’était pas d’une fidélité exemplaire
mais cela n’allait jamais très loin…
- Pardonnez-moi, mais il devait avoir les moyens de s’offrir des
maîtresses nettement plus haut de gamme. Pourquoi s’être intéressé à une
fille d’immigré ?
- Je me le demande encore. La mère, morte un an plus tôt, était
française à ce qu’on m’a dit ; le mélange devait être réussi…
- Assez, apparemment, pour affoler le démon de midi…
- Apparemment…
Ainsi aurait pu s’achever un dialogue dont le contenu avait déjà
amplement de quoi révulser et vous dégoûter à jamais de la fréquentation des
Bardin-Cardaillac et de leurs semblables si l’adjudant Lemoine, intraitable
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
perfectionniste, n’avait succombé à la tentation de lever un dernier coin du
voile.
- Une chose que je ne m’explique pas, maronna-t-il derrière ses
moustaches qu’il avait préalablement pris le soin de lisser, c’est pourquoi
votre défunt mari avait tellement besoin de se rendre aux Mureaux ce matinlà…
- Suis-je vraiment obligée de vous répondre ? rechigna madame
Bardin-Cardaillac affichant une lassitude qui, pour une fois, n’était pas que
de façade.
- Toujours pas. Mais au point où nous en sommes…
- Ce que je vais vous dire, je ne l’ai appris que dans le bureau du juge
d’instruction, avertit, dans un murmure, madame Bardin-Cardaillac
craignant sans doute que le feutré de la conversation et l’assourdissant
brouhaha de la salle ne garantissent plus assez à la confidentialité requise. La
demoiselle en question venait d’apprendre qu’elle était enceinte et menaçait
de se défenestrer si Fernand ne volait pas à son secours…
Le « pauvre » Fernand avait donc sauté sur le premier prétexte venu
pour se séparer de son chauffeur. Une fois largué son encombrant rejeton
devant les grilles de la respectable institution privée, il s’était précipité aux
Mureaux où il avait passé plus d’une heure à raisonner sa Shéhérazade avant
de foncer, pied au plancher, à Sarcelles. Qu’avait-il derrière la tête à ce
moment-là ? Un bloc de béton se chargerait de sceller à jamais le mystère.
Mise au courant de la situation par un juge d’instruction pour qui, en
dépit les témoignages, la culpabilité du grutier ne ferait aucun doute jusqu’à
ce qu’une expertise du câble de la grue l’oblige à admettre son erreur, la
famille d’Elisabeth, sachant qu’elle hériterait de l’intégralité de la fortune de
Dernoncourt orphelin de guerre, ne lésinerait par sur les moyens pour
étouffer le scandale. Une énorme somme serait offerte au grutier pour prix
de son silence alors que sa fille bénéficierait d’un avortement de luxe dans
une clinique hollandaise.
« La Jaganda » revenait de loin mais un éléphanteau menaçait encore
ses précieuses porcelaines : le petit Pascal dont la langue trop bien pendue
risquait de causer, par inadvertance, un tort considérable ; les grenouilles de
bénitiers de Notre-Dame n’avaient-elles pas la réputation d’être dotées de
solides langues de vipères ? A quoi bon ternir l’image d’un père « modèle »
aux yeux d’un gamin qui s’était, de lui-même, persuadé qu’il était le seul
responsable de sa mort ? Pourquoi, en compensation, ne pas laisser planer le
doute quant aux intentions d’un grutier implicitement désigné comme le
méchant de l’histoire ?
A vomir dans une cuvette plaquée or !
Avis si bien partagé par l’adjudant Lemoine qu’écœuré il n’attendit
pas le prometteur « Régal des îles » pour demander, roidement, la
permission de se retirer exigeant, qui plus est, de régler sa part de l’addition.
135
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- L’humiliation que vous venez de m’infliger ne vous suffit donc pas ?
s’était récriée madame Bardin-Cardaillac ahurie d’une telle goujaterie.
- Pour humilier quelqu’un, encore faut-il qu’il ne se soit pas, luimême, rabaissé plus bas que terre ! lui avait-il balancé en vissant son képi.
En gardant pour moi vos vilenies familiales, je vous laisse l’apparence de la
dignité, ce qui devrait vous convenir.
Alors que Martine, confuse, renversait sa chaise en se levant, le
gendarme, galant homme, m’aidait à ramasser mes béquilles :
- Comment une fille aussi sensible et intelligente que vous a-t-elle pu
se retrouver à patauger dans un tel panier de crabes ?
- Parce que le panier était doré et que j’étais tellement complexée par
mes… comment ça s’appelle ?… par mes origines que j’étais prête à foncer
dans tous les miroirs aux alouettes. Ça m’apprendra ! Et puis…
- Oui ?…
- Je ne voulais pas perdre mon bébé… lâchai-je à l’étourdie.
- Votre bébé ? ? ?
- Enfin… Je veux dire : Pascal…
- Pascal ? Vous l’appelez votre bébé ? dauba le gendarme.
Franchement, vous ne trouvez pas ça un peu ridicule ?
- Si… rougis-je en baissant la tête. Ça m’est venu comme ça… Peutêtre parce qu’il n’est pas tout à fait achevé…
- Achevé ! Elle est bonne celle-là ! C’est vous qui m’achevez ! Vous
n’auriez pas fait des études de psycho, par hasard ?
- Juste un licence…
- Alors, tout s’explique ! s’esclaffa-t-il. Et je comprends mieux que
PIXI-Soft ne puisse plus se passer de vous : je n’y ai passé qu’une heure ou
deux mais le nombre de bébés qui y attendent d’être achevés m’a paru
impressionnant !
Sur cette boutade, il avait définitivement pris congé et, tenant Martine
par l’épaule, s’était dissout, en fondu enchaîné, dans la pénombre de
l’escalier. Toute la soirée, le fin renard aux allures de lourdaud molosse avait
mené son monde par le bout du nez pesant dans de fines balances chacune de
ses paroles. Rien de ce qu’il avait laissé filtré ne pouvait, assurément, être
exploité, soit parce que l’information n’était que parcellaire, soit parce qu’il
y manquait le contexte. Seule sa tranquille assurance et son humeur
primesautière - du moins tant qu’il s’en était tenu à me titiller – se formaient
en précieuse indication : son état d’esprit n’était plus celui d’un enquêteur
perclus de doutes ; « Columbo » tenait ferme toutes les ficelles de l’intrigue
et touchait maintenant aux conclusions.
Son allusion à sa visite de PIXI-Soft, offerte en lot de consolation,
relevait certainement encore du petit jeu de cache tampon auquel il m’avait
conviée. Sachant pertinemment que l’« innocente oiselle » n’ignorait rien de
l’acharnement du commissaire Dieuleveut à identifier le trouble-fête
introduit à Aubervilliers, peu lui importait que je percevisse l’antagonisme
136
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
opposant la gendarmerie de l’île d’Yeu au S.E.F.T.I. Une manière, peut-être,
de m’indiquer que les « cadors » ne l’impressionnaient pas et qu’il saurait
leur démontrer leur erreur en ce qui concernait mon… en ce qui concernait
Pascal. Même si « les circonstances atténuantes n’ont jamais gommé les
délits », le « maniaque » se ferait-il allié, et l’adjudant, adjuvant ?
Toute à cette réconfortante conjecture, la gifle glacée, à peine franchie
la porte du « Père Goriollant », faillit me faire tituber. Avec la tombée de la
nuit, une brise plus sibérienne que printanière s’était mise à balayer les quais
du port perçant mon pull trop léger d’une volée d’aiguillons ; la versatilité du
climat insulaire le disputait à son épuisante tonicité. Frissonnante, je me mis
à claudiquer ferme en direction de la 2CV garée sur le parking du quai de La
Chapelle.
- Inutile de courir, c’est moi qui ai les clés ! avait nasiller madame
Bardin-Cardaillac qui, enveloppée dans son ample manteau de cachemire, ne
voyait pas la nécessité de hâter le pas. Un peu d’air du large vous rafraîchira
les idées !
- Tout le monde n’a pas votre chance d’être à l’abri des rhumes de
cerveaux ! raillai-je entre deux claquements de dents.
- J’imagine que vous êtes très satisfaite de vous !
- A quel sujet ?
- Quel besoin aviez-vous de nous jeter dans cet abominable
traquenard ?
- Ça n’est pas le traquenard qui était abominable, madame !
- Mais encore ?
- L’adjudant Lemoine n’a pas été assez clair ? Quoi de plus
abominable qu’une mère qui sacrifie son enfant pour sauvegarder sa
réputation ?
- Je ne suis pas une sainte, mais j’ai ma conscience pour moi et Pascal
a toujours eu tout ce dont il avait besoin ! déblatéra-t-elle ses hauts talons
percutant le bitume.
- Tout sauf l’essentiel ! la repris-je lui refusant le dernier mot.
- Si c’est d’amour dont vous voulez parler, je ne crois pas avoir de
leçon à recevoir d’une égotiste qui préfère jouer au détective et tout
embrouiller plutôt que de rester au chevet de son fiancé !
- Egotiste, peut-être, mais pas parano ! Votre « femme de couleur »
n’était qu’une créature de synthèse vaguement asiatique ! Pascal peut
s’envoyer en l’air avec elle tant qu’il voudra : quand j’en aurai marre, je
n’aurai qu’à débrancher la prise !
- Et Zabou Plessis-Girard ? C’est aussi une image de synthèse ?
insinua-t-elle avant d’ajouter, cauteleuse : pourquoi croyez-vous que je l’ai
choisie pour infirmière ? Une fille d’excellente famille qui sait parfaitement
se tenir en société. Comme vous le voyez, l’avenir de Pascal est loin de
m’être indifférent !
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Madame Bardin-Cardaillac avait gagné : muselée par l’inattendu de la
chausse-trappe et le bâillon suffoquant de la jalousie, j’abandonnai la partie
pour exhumer mon complexe d’infériorité. Quelle gourde avais-je été de
croire qu’on laisserait ma relation avec Pascal dépasser le stade de la liaison
curative ! On était venu me chercher pour que je serve d’électrochoc quand
les tranquillisants n’opéraient plus, on m’avait ensuite gardée dans un coin
de l’armoire à pharmacie tant que la convalescence n’était pas achevée et, la
rechute survenue, on s’apprêtait à me jeter à la poubelle comptant désormais
sur un remède autrement plus présentable pour assurer la guérison.
Abominable était un mot bien doux pour qualifier les menées du clan
Bardin-Cardaillac.
Frigorifiée, ma jambe plâtrée pesant des tonnes, il m’avait pourtant
bien fallu me résoudre à embarquer aux côtés du monstre qui, dégustant sa
sordide revanche, m’observait à la dérobée avec, dans le regard, des
embrasements carnassiers. « La Jaganda » n’était pas seulement un étouffoir
où le mensonge vous prenait à la gorge, c’était aussi l’antre de grands fauves
accrochés à leur territoire et prêts à déchirer tout intrus.
Le démarreur, rétif, avait longuement toussé avant de céder aux
injonctions du starter. Dans un assourdissant concert de tôles livrées aux
trépidations d’un moteur cacochyme madame Bardin-Cardaillac avait,
ensuite, impatiemment trituré la manette démantibulée du chauffage jusqu’à
ce qu’une bouffée graisseuse nous saute au visage. L’asthmatique soufflerie
n’en pouvant mais contre la buée collée au pare-brise, mon chauffeur avait
renversé son sac à main pour s’emparer d’une paire de Kleenex :
- Prenez ceci et aidez-moi au lieu de me regarder bêtement !
Maussade, je lui avait arraché le mouchoir des mains pour l’imiter et
dessiner un large rond face à moi. Geste que je suspendis presque aussitôt
médusée par l’extravagante vision suspendue dans l’hésitant faisceau des
phares. La violence des émotions récemment ressenties avait-elle à ce point
altéré mon entendement ? Etait-ce un mirage dû à un choc thermique ou la
projection, grandeur nature, d’un fantasme ? Avais-je, à mon corps
défendant, absorbé quelque substance hallucinogène glissée dans ma pastilla
à la chair de crabe ?
Réflexe de myope, je plissai les paupières pour tenter de préciser les
contours des deux formes, soumises au même rythme saccadé, qui dansaient
le long des barrières de l’héliport. Emmitouflés dans leurs cirés jaunes, le
dos légèrement voûté, deux promeneurs tardifs se hâtaient en direction de la
place de la Norvège. Deux silhouettes trop connues pour ne pas être
facilement identifiables au grand désarroi de ma raison : le cartésianisme
s’ouvrait sous elle ! Cela ne pouvait être qu’eux, eux que je savais pourtant
occupés à des centaines de kilomètres de là !
Comme ils allaient sortir du champ des phares, les lumières du café de
la Marine prirent le relais cernant leurs profils avec une implacable netteté :
David et Isabelle Pecquet ! Le pire ennemi de Pascal (après sa mère),
138
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
l’espion traqué par toutes les polices de France se baladant tranquillement
sous mon nez, ici, à l’île d’Yeu : un caillou au péril de l’océan ! Le
rebondissement valait toutes les péripéties de « Vertigo » ! Sueurs froides
incluses !
- Puis-je savoir ce que vous attendez ? s’impatienta madame BardinCardaillac. Auriez-vous vu le Hollandais Volant, par hasard ?
Sans répondre, j’achevai mécaniquement ma besogne. L’embrayage
hurla et la voiture s’élança en cahotant.
David et Isabelle Pecquet ! Suite à quel invraisemblable concours de
circonstances s’étaient-ils, dans leur fuite, échoués sur ce rivage hanté par les
spectres du passé ? Mais s’agissait-il bien d’un concours de circonstances ?
Comme dans mon cauchemar matinal que je redoutais prémonitoire, David
n’était-il pas là pour donner le coup de grâce à mon… à Pascal avant de
disparaître ? L’assassin qui revient sur les lieux de son crime ! Pour aberrant
qu’il fut, ce pronostic s’imposa avec une telle intensité que j’en eu soudain le
souffle coupé et les oreilles bourdonnantes. Agir ! Il me fallait agir au plus
vite mais sans éveiller les soupçons de la Cruella dont j’étais encore l’otage.
Le téléphone de la maison m’étant interdit, je prétexterai, demain
matin, à la première heure, une course à faire sur le port pour me jeter dans
une cabine et alerter Marie et l’adjudant Lemoine ; du S.E.F.T.I. ou de la
gendarmerie, on verrait qui serait le plus rapide. Le rideau n’était pas tombé
sur le dernier acte et j’avais encore mon rôle à jouer.
55
Niveau 11
Vue subjective, player 4 (François)
Fichier enregistré le jeudi 1er mai 1997 à 11 heures 07
Le téléphone sonnait lorsque je quittai la brigade peu après que le
clocher de Port-Joinville eut sonné la demie de huit heures ; Alain étant de
veille au standard le correspondant inconnu, après être tombé du lit, ne
manquerait pas de se prendre les pieds dans le tapis tissé tout exprès par mon
gaffeur diplômé. Cela servirait de leçon à tous les agités de la déposition trop
pressés de nous encombrer le formulaire pour jeter un coup d’œil au
calendrier : le 1er mai avait beau être la fête du travail, c’était aussi la Saint
139
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Férié que même les gendarmes, dans l’exercice de leur fonction,
s’efforçaient de vénérer.
A une exception notable : la mienne, n’en déplaise à une certaine
Martine qui, rentrée tard de notre fastidieux dîner en ville, estimait être en
droit d’exiger une grasse matinée compensatoire. C’était faire peu de cas de
son horripilant compte à rebours qui, au « Père Goriollant », avait bien failli
me faire perdre les pédales. Quand j’avais, pour plaire à la touchante Juliette
Coussein, lancé mon jeu d’Emile Francs (à ne pas confondre avec Emile
Verges, poète bien connu), j’étais sûr qu’il faudrait autre chose qu’une bête
question rouge pour me faire rater le super banco. Le risque était calculé à la
centésimale près et il ferait beau voir une gamine me fausser le boulier. Et
puis, il y avait eu cette colle à propos de Plushard et du personnage mystère
à lui associer. Pas évident du tout de faire le rapprochement avec David
Pecquet ! A un poil de chrono près, j’étais bon pour le gage ! Payer
l’addition, j’avais fini par y être contraint, mais effacer l’ardoise du fils
Bardin-Cardaillac… Après tout le mal que je m’étais donné pour en
déchiffrer les gribouillis ! « Columbo » ne s’en serait pas remis et même
« Bison bienveillant », chamboulé par les tardifs aveux de la mère indigne,
n’aurait pu s’empêcher de ruminer sa déconvenue : la magnanimité forcée
n’entrerait jamais dans la catégorie des B.A. homologuées.
J’avais eu chaud à mes barrettes et Martine méritait amplement le
réveil en fanfare que je lui avais infligé d’autant que ce juste châtiment
rejoignait une juste cause : faire triompher la Vérité avant que les tenants de
la dissimulation et autres adeptes de la géométrie variable ne prennent la
tangente.
Pour une fois, l’Auverland était disponible et je gouttai le plaisir
d’enfoncer mon auguste fessier gavé de mobylette (un peu de régime sans
selle ne lui ferait pas de tort) dans sa moelleuse banquette. Pied au plancher,
je mis fissa le cap sur Saint-Sauveur, son église romane, sa croix des âmes,
son abbé Tournemire, sa bibliothèque paroissiale, sa missionnaire et sa rue
de la Patrouille dédiée à tous les pandores dispensés de catéchisme pour
cause de confession urgente à recueillir.
Comme indiqué par le lieutenant Parfait, c’est sur le chemin de la
Californie (à droite, en face du Moulin Cassé) que se situait mon El Dorado :
un corps de ferme quasi précolombien investi par un conquistador de la
pierre sèche et de la tuile « tige de botte ». Défendue par un petit muret on ne
peut plus couleur locale assorti du rempart de roses trémières réglementaire,
la coquette bâtisse, avec ses volets jaune safran, sa tonnelle de chêne massif,
sa terrasse dallée, sa pelouse impeccable, son puits garanti d’origine, ses
dépendances et sa girouette en forme de sirène embouchant un coquillage
avait un air de déjà vu à la devanture de l’agence « Crésus & Rothschild ».
La porte entrouverte du garage laissant deviner les courbes suggestives
d’une Méhari millésimée Trente Glorieuses, j’en déduisis, en deux coups les
gros, que l’urbaniste ami du commissaire Dieulafait en pinçait autant pour
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
les antiquités que pour les vieux beaux - ce qui, bien sûr, n’était pas
incompatible.
N’ayant aucune raison d’abuser de la discrétion, je garai l’Auverland
contre le portail de bois assorti aux volets, claquait bruyamment la portière et
allait me planter près de la clochette d’entrée dont je heurtai le cuivre d’une
poigne de fer. Le temps de palper les poches de ma veste pour vérifier que
leur contenu n’avait pas joué les filles de l’air et les rideaux de dentelles de
la porte principale s’agitaient déjà sans me permettre, toutefois, de discerner
la trogne déconfite de mon pharisaïque préféré. La tronche que devait tirer le
caïd du S.E.F.T.I. en considérant la mine épanouie du péquenot galonné
censé, par ses soins, ruminer, depuis la veille, la paille humide des geôles
sablaises ! Désolé mon pote ; encore eut-il fallu que tu susses que mon
Parfait était subjonctif !
Entraîné, par une assidue fréquentation des lambris dorés de la place
Beauvau, à se composer une mine potable quelles que soient les
circonstances, ce cher Marc se résolu finalement à venir à ma rencontre bras
ouverts et large sourire aux lèvres. Malgré le relâché de son jogging, force
m’était de reconnaître que le bougre ne manquait pas d’allure.
Quelques gouttes de pluie commençaient à tomber.
- François ! Ça alors ! Quelle bonne surprise ! me lança-t-il la
platitude cordiale. Quel bon vent t’amène ?
- Demande à ta girouette ! lui répondis-je, imperméable sous le grain.
Personnellement, je ne sais pas encore si c’est pour fumer le calumet de la
paix ou te casser la gueule !
- Si tu entrais pour réfléchir à la question ? m’invita-t-il sans se
démonter. On n’est pas en sucre, mais tout de même…
De larges taches s’élargissaient sur son sweat-shirt molletonné.
- Toujours un temps de retard pour ouvrir le parapluie. Cette
négligence te perdra…
Je l’avais suivi dans le salon qui aurait pu contenir à lui seul mon
logement de fonction et ma place de parking. Sol carrelé de tommettes à
l’ancienne, murs chaulés, poutres apparentes, cheminée rustique, bar de
bistro avec zinc et percolateur années cinquante, marines et aquarelles, malle
des Indes, hublots de transatlantique, rocking-chair d’osier, éléphant de teck
proche de la grandeur nature, jungle de caoutchoucs, fauteuils et canapés à
profusion. Sur un plateau de bois bleu décoré de mouettes stylisées, un petit
déjeuner pour deux était servi. Le café et le thé fumaient encore.
- Une tasse ? me proposa-t-il en me désignant une bergère qui
n’attendait que son prince charmant.
- Je ne voudrais pas déranger, hésitai-je. Si les tourtereaux ne peuvent
plus picorer tranquilles un 1er mai…
- Rassure-toi, Karine n’est plus à ça près ! Elle en a profité pour
monter se changer…
- J’espère que tu me feras, cette fois, le plaisir de me la présenter…
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Tout dépend de ce que tu décides. Si tu me démolis le tortrait, elle
risque de bâcler sa révérence…
Il m’avait servi une tasse à ras bord sans oublier de placer, sur la large
soucoupe, une tranche de brioche vendéenne qui embaumait la fleur
d’oranger.
- Miel ou confiture ? s’enquit-il aux petits soins.
- Nature. Je suis, paraît-il, déjà assez enrobé pour ne pas en rajouter
une couche.
D’un hochement de tête accompagné d’une moue admirative il salua
mon diététique héroïsme avant d’avaler d’un trait un plein verre de jus
d’orange.
- Bon, alors ? reprit-il.
- Alors quoi ?
- Calumet de la paix ou hache de guerre ?
- Après les derniers signaux de fumée que tu t’es permis d’envoyer
aux grands manitous de la D.C.P.J., c’est carrément le poteau de torture que
tu mérites…
- Grands manitous qui, apparemment, n’ont pas réussi à avoir ton
scalp, nota-t-il, acidulé, en s’emparant du paquet de Marlborow qui gisait à
portée de main. Je ne sais pas comment tu te débrouilles, mais tu m’épates !
- Un cierge tous les matins à Sainte Aubaine et un verset à Baraka ; le
minimum quand on a le malheur de t’avoir pour ami. Mais, si tu veux, je te
propose un marché…
- Marchons ! Marchons ! inhala-t-il en faisant claquer la capsule de
son briquet en argent massif.
- Tu m’aides à résoudre un casse-tête chinois sur lequel je bute depuis
un moment et, en échange, j’oublie ta lettre anonyme envoyée à Javaire, le
rodéo moto sur la lande, la mise à sac de mon domicile, la tentative de
manipulation d’un Bertrand dans l’exercice de ses fonctions, et tout le
toutim… Qu’est-ce que tu en penses ?
- Que tu es la magnanimité même, exhala-t-il empuantissant
l’atmosphère de son âcre mélange américain. Mais je ne suis pas sûr d’être
en mesure de te satisfaire…
- Et moi, ne suis certain du contraire, le rassurai-je en déposant sur la
table la fameuse enveloppe tant convoitée par Parfait : à titre
d’encouragement. Tu peux vérifier, le compte y est ; je m’en serais voulu de
grever le budget d’un jeune ménage…
- Arrête tes conneries ! s’impatienta le coin fumeur. On a compris que
tu étais le plus fort et le plus malin ! Ce casse-tête, en quoi ça consiste au
juste ?
- Une sorte de rébus en trois dimensions… Je peux te montrer ?
- C’est pour ça que tu es venu, non ? toussa le mégot de luxe à moitié
consumé.
142
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
De la poche de ma veste, je sortis précautionneusement deux infimes
accessoires que je plaçai, bien en vue, sur le couvercle du beurrier : le verre
de contact teinté découvert dans les graviers de la propriété BardinCardaillac et la boule de latex repêchée par Isabelle Pecquet au fond du
lavabo de la chambre 34 de l’Atlantide Hôtel.
- Le numéro de cette chambre a vraiment de l’importance ? releva
monsieur le commissaire quand j’eus achevé mon exposition.
- Suis-je bête ! J’avais oublié qu’il n’était pas inscrit sur la fenêtre ! Si
tu étais passé, comme moi, par la porte, au lieu de jouer les Arsène Lupin de
Reichshoffen, tu te souviendrais sûrement que c’était celui de la chambre
occupée par Gabriel Huyng…
- Finalement, tu as tout découvert… renauda-t-il en martelant son
genou d’un briquet masochiste.
- Presque tout. Si seulement tu pouvais m’aider à faire parler ces
objets trouvés…
- Tu me prends pour un ventriloque ?
- Plutôt pour un virtuose du doublage. Ta version française de
« Missis Doubtfire » mérite la Palme d’or !
- « Missis Doubtfire » ?
- Un nanar diffusé avant-hier soir sur Canal Plus. L’histoire d’un type
divorcé qui se déguise en nounou pour continuer à voir ses gamins. Un peu
gros mais le public en redemande…
Le primé contint sa joie et, pour tout témoignage de gratitude, adressa
au jury un regard couleur de mitraille.
- Le rapport avec ces objets ? marmotta-t-il dans un grincement de
culasse.
- J’attends tes lumières…
- Je travaille pour le S.E.F.T.I., par pour EDF !
- « Faites l'aumône de bon gré ou à contrecœur, elle ne sera acceptée,
venant de vous, parce que vous êtes des gens pervers. » Sourate IX, verset
53…
- Le Coran au petit déjeuner ? Et la sourate de l’Immunité, s’il vous
plaît ! Je ne savais pas que les muezzins insulaires avaient autant d’humour !
La voix qui venait de s’élever dans notre dos correspondait, au quart
de tessiture près, à l’idée que je m’en étais faite : très légèrement éraillée
avec une pointe d’accent en bouton de lotus.
L’image qui allait avec le son valait son pesant de torticolis : ses pieds
menus effleurant à peine les degrés du rustique escalier en provenance du
premier étage, ses longs doigts caressant, l’air de ne pas y toucher, les épais
torons de la corde tendue en guise de rampe, sa poitrine haute et ferme
insensible au mouvement houleux de ses hanches, ses jambes à prendre de
haut tous les bas, sa taille mannequin soulignée par une large ceinture de
cuir, Karine Vann, dans sa robe d’organdi rouge, ressemblait autant à une
dactylo de la D.R.P.J. que Claudia Schiffer à une marchande de poissons
143
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
ukrainienne. La peau cuivrée sans forcer sur l’exotisme, le visage aux traits
eurasiens délicatement estompés, les cheveux longs très noirs sculptés en
fine nattes, le maintien tout en musculeuse nonchalance, elle avait de quoi
allumer les regards les plus éteints et impressionner les pellicules les moins
sensibles. Mais ce qui frappait le plus l’amateur de jeux vidéo que je ne serai
jamais, c’était son incroyable, sa fantastique ressemblance avec une certaine
créature de synthèse modélisée par un disjoncté du WEB : Pascal BardinCardaillac !
Quoique préparé à cette confrontation par une série de récentes
déductions qui ne laissaient aux extrapolations qu’une infime marge de
manœuvre, j’en demeurai un instant les mirettes assommées et la
comprenette éblouie avant de remobiliser rétines et cellules grises autour
d’un détail perché sur un joli petit nez droit : la paire de lunettes aux verres
fumés déjà signalée par le lieutenant Parfait de retour de sa mission
exploratoire. Le salon avait beau ne pas être avare en appliques, la lumière
ambiante, que la grisaille extérieure ne renforçait guère, peinait à justifier un
tel luxe de précautions ophtalmologiques. Pour corriger l’aberration, il me
faudrait donc chevaucher d’autres montures que je tenais justement en
réserve.
Dieulafait, visiblement contrarié par la spectaculaire intrusion de sa
dernière conquête, tenta de lui faire rebrousser chemin :
- François souhaitait avoir mon avis au sujet d’un point de procédure.
Nous en avons presque fini. Donne-moi encore cinq minutes et je te rejoints
là-haut…
- A tes ordres, mon chéri, lui répondit-elle, suave, tout en continuant à
descendre l’escalier. Mais laisse-moi au moins saluer ton ami. Depuis le
temps que tu me parles de lui…
- En bien, j’espère ! badinai-je en larguant sans remords ma bergère :
François Lemoine, adjudant de gendarmerie pour vous servir…
- Karine Vann, secrétaire le jour, renfloueuse d’épaves la nuit…
- C’est pour Marc que vous dites ça ?
Elle pouffa en gamine espiègle - en route vers la trentaine selon mes
calculs, on lui aurait facilement donné dix ans de moins TTC - avant de me
serrer la main d’une poigne sèche et franche :
- Alors, c’est vous qui nous faites toutes ces misères pour un « point
de procédure » ? minauda-t-elle. Vous seriez-vous enfin décidé à nous
rendre notre Compaq ?
- A votre disposition dans le coffre de mon Auverland. Les amicales
pressions de ce vieux Marc ne m’avaient pas ébranlé outre mesure, mais que
ne ferait-on pas pour vos beaux yeux…
Elle sourit dans un pincement de lèvres à fossettes des plus gracieux.
- C’est précisément pour ça que je tenais à vous rencontrer, lâcha-telle chattemite.
- Pour me montrer vos mirettes ?
144
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Pour m’assurer de l’intérêt que vous leur portiez. Après mon petit
numéro de showgirl, un homme moins averti n’aurait pas percuté aussi vite.
Formée à bonne école, la rouée coquine n’avait pas pioché au hasard
dans sa garde-robe ni affûté ses talons aiguilles pour le seul plaisir des percebois. Dans l’art de la manipulation, l’élève n’avait plus rien à apprendre du
gros mentor qui, jusque là, lui avait servi de cicérone. Quelque chose, dans la
fronde de son attitude envers celui-ci, m’indiquait pourtant qu’aucune
malveillance n’était à redouter. Je la relançai donc moderato :
- Averti, je ne suis pas sûr de l’être autant que vous, m’inclinai-je.
- Assez, en tout cas, pour qu’il soit devenu superflu de finasser…
- Karine ! Ma chérie ! Tu as certainement raison mais faut-il, pour
autant, brûler les étapes ?
Dieulafait qui, jusque là, était sagement resté les fesses soudées à son
canapé s’était brusquement redressé. Livré à lui-même, son lourd briquet alla
rebondir à grand bruit sur le plateau de verre de la table basse ; du verre
blanc porte-bonheur hélas incassable.
- Tes étapes, elles sont déjà carbonisées, mon chéri ! s’était-il entendu
répondre du tac au tac. Et ça n’est pas en laissant ton ami commettre une
erreur judiciaire qu’on s’en sortira plus glorieusement !
- J’ai déjà prévenu François que Pascal Bardin-Cardaillac était
innocent. S’il ne veut rien entendre, c’est son problème !
- C’est aussi le mien, si tu permets !
- Karine ! Je t’en prie !
- Et cesse de m’appeler comme ça ! C’est ridicule ! le coupa-t-elle au
cutter avant de m’apostropher : comment trouvez-vous ce prénom ?
- Karine ? Pas pire qu’un autre, mais il est vrai qu’on pourrait en
trouver qui vous iraient beaucoup mieux…
- Allez-y, m’encouragea-t-elle sans ciller.
- Que diriez-vous, par exemple, de… Sibylle ?
- Sibylle Vann ? Vous trouvez que ça sonne bien ?
- Sibylle N’guyen vous siérait-il davantage ?
Cela lui seyait si bien qu’un journal du seoir eut pu en faire sa une.
Marc, de son côté, préféra, haussant les épaules, se laisser choir avant que ne
transpire sa consternation.
- Maintenant que vous m’avez rebaptisée, revenons-en à mes yeux s’il
vous plaît, me proposa-t-elle en ajustant ses lunettes opaques. Que pouvezvous me dire à leur sujet ?
- Tout d’abord que vous êtes atteinte d’une forte myopie qui aurait pu,
en certaines circonstances, constituer un sérieux handicap…
- Bien vu, si j’ose dire ! C’est pourquoi, en temps ordinaire, je porte
des verres de contact…
- … dont le principal défaut est de faire bande à part à la première
bousculade…
- Vous les avez retrouvés ? s’étonna-t-elle.
145
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Un seul, hélas. A récupérer sur le couvercle du beurrier, lui spécifiaije. Mais il doit être un peu rayé et bornoyer risquerait de vous enlaidir…
- C’est tout ? ronchonna Marc depuis sa retraite volontaire.
- A propos de mes yeux… compléta, mutine, miss Raybans.
- Si j’osais, je vous répondrais bien que les deux vont de pers :
P.E.R.S…
- Très spirituel ! méprisa le bougon. On applaudit tout de suite ou tu as
encore une bonne vanne à nous sortir ?
- Dois-je être plus précis ? interrogeai-je mon examinatrice.
- Je vous en prie…
- Les seuls asiatiques au monde dont le regard pourrait être confondu
avec celui d’authentiques vikings appartiennent tous à une très petite
communauté établie dans la province chinoise du Heilongjiang ; anomalie
génétique signalée dans le « Science & Vie » d’avril 1995…
- Quelle mémoire !
- Juste une collection bien rangée…
- Vous en déduisez ?
- Que vos origines sont les mêmes que celles du sieur Lin Dao Lhou
lequel, vous imitant, ne se produit jamais en public sans ses lunettes noires…
Lin Dao Lhou que, grâce au Compaq récupéré dans la Laredo, Marc et vous
allez enfin pouvoir taper sans être obligés de ressusciter cet encombrant
Gabriel Huyng.
- De toute façon, je t’ai déjà expliqué qu’il avait dû se mettre au vert
pour des raisons de sécurité ! me rappela Dieulafait en se levant à nouveau
pour, cette fois, nous rejoindre au pied de l’escalier. Où veux-tu en venir au
juste ?
- Je crois t’avoir dit que j’exigeais de le voir en chair et en os avant de
te restituer le Compaq…
- Apparemment, tu as changé d’avis…
- A cause de mes beaux yeux ! triompha, enjouée, Sibylle N’guyen en
nous dévoilant des iris d’un bleu électrique à rendre jalouse l’hypnotique
Evha Metal, sa trop parfaite réplique. C’est bien la seule raison, n’est-ce pas,
mon adjudant ?
La question, insidieuse à souhait, contenait en elle-même la réponse
que je n’eus qu’à formuler :
- Quitte à passer pour un goujat, force m’est de vous avouer qu’il y en
a une autre. Nettement moins spectaculaire et agréable à regarder…
- On peut voir quand même ?
- Toujours sur le couvercle de votre joli beurrier…
- Ton deuxième objet-mystère ? ricana Marc sans parvenir à freiner sa
copine qui, en quelques élégantes enjambées, se projetait à l’aplomb de la
table basse.
- Un morceau de plastique ? zieuta-t-elle, perplexe.
146
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- De latex, rectifiai-je en retournant vers mon accommodante bergère.
Repêché au fond d’un lavabo…
- Vous faites aussi dans la plomberie ?
- Quand je suis à la recherche d’un bon tuyau…
- Et ce tuyau vous a conduit…
- Dans le coffre de la brigade où j’avais pris soin de ranger une Delsey
oubliée à l’Atlandide Hôtel. Valise dont le contenu m’était, à première vue,
apparu des plus anodins…
- Et à seconde vue ? me demanda complaisamment Dieulafait en
reprenant sa place sur le canapé alors que Sibylle N’guyen optait pour un
spartiate tabouret.
- Je me suis dit que tu n’étais pas du genre à cambrioler une chambre
d’hôtel ou à pousser l’un de mes hommes à la rébellion pour récupérer un lot
de vieux slips ou quelques chaussettes de trois pointures inférieures aux
tiennes…
- Tu as donc ouvert la trousse de toilette…
- Qui s’est aussitôt révélée être la mallette de maquillage d’un
Fantomas version S.E.F.T.I. : latex prêt à l’emploi dans le tube de mousse à
raser, incisives de rechange noyées dans le dentifrice, faux poils de barbe
naissante dans le couvercle du flacon de parfum, fonds de teint spéciaux et
silicones dans les manches des rasoirs jetables… De quoi métamorphoser à
vue Miss Univers en laideron ou, si tu préfères…
- Tu parles, si je préfère ! soupira Marc lassé de mes circonvolutions.
Alors ? « Ou » quoi ?
- Ou Sibylle N’guyen en Gabriel Huyng…
- Ce qui fait qu’en démasquant l’une, vous dénichiez l’autre !
synthétisa la sagace à deux faces. Moi qui croyais devoir encore me couper
en quatre pour vous démontrer l’innocence de Pascal Bardin-Cardaillac…
- Il vous aura suffi de vous couper en deux, ce qui est déjà une grande
preuve de reconnaissance. Quant à moi, mon bonheur serait complet si vous
acceptiez de retirer cette perruque : un peu trop opulente à mon goût. Désolé
pour Marc qui a certainement dû casser sa tirelire pour l’importer en urgence
du continent…
Elle accéda de bonne grâce à ma demande découvrant une brosse
courte qui, à elle seule, accentuait considérablement l’androgynie de son
visage.
- Pour vous offrir un Gabriel Huyng de compétition avec verrue au
menton, rides au front, dents en avant et yeux marrons : minimum une heure
et demi de boulot, me prévint-elle reprenant, par jeu, la fameuse voix de
crécelle pékinoise signalée par Gilbert Léragne, mon copain de l’Atlantide
Hôtel.
- Missis Doubtfire m’a confié y passer au moins autant de temps, lui
renvoyai-je. Je vous dispense de la démonstration…
147
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Mais pas de quelques explications complémentaires, je suppose,
couina Dieulafait défrisé par la joyeuse complicité qui s’était instaurée entre
son agent très spécial et ma pomme.
- Rassure-toi : même si l’avenir appartient à ceux qui salivent tôt, tu
n’auras pas à t’assécher les muqueuses ! le tranquillisai-je. Ce que tu m’as
raconté, avant-hier, sur la plage de la Grande Conche, contenait largement
assez d’ingrédients pour que je cuisine ma propre recette…
- Dommage que tu ne l’aies pas compris plus tôt !
- Mea culpa. En attendant, c’est moi qui régale. Tu me sonnes à la
première bouchée trop salée, d’accord ?
Dieulafait, trop content de pouvoir se mettre à table sans avoir à
mitonner de boniments m’avait donné son feu vert et j’y étais allé de ma
tirade estampillée Hercule Poireau.
Dans mon ultime version du scénario, la séquence d’ouverture nous
introduisait dans une salle bourrée d’ordinateurs de l’EPITA, école
d’ingénieurs en informatique bien connue. Alors que les recrues de la
promotion 1990, parmi lesquelles Pascal Bardin-Cardaillac et David
Pecquet, se chamaillaient pour avoir les meilleures places en seconde année,
une jeune asiatique captivait tous les regards avant même d’avoir exhibé ses
affolants algorithmes. Elève brillantissime, Sibylle N’guyen ne tarderait pas
à laisser loin derrière elle ses admirateurs autant fascinés par sa chute de
reins par son QI. Pourtant, ce que même ses professeurs ignoraient, c’était
que les coordonnées fournies par la belle lors de son inscription étaient aussi
bidons que ses diplômes et autres certificats de scolarité. Et pour cause :
toutes ses connaissances avaient été acquises sur le tas dans les ateliers
clandestins d’un trafiquant d’esclaves originaire, comme elle, du nord de la
Chine. Un mafieux aux multiples activités qui, via sa société « Yellow
Computers », blanchissait de l’argent tout en se faisant des couilles en or.
Lorsque l’un de ses gardes-chiourme lui avait signalé l’existence d’une
surdouée parmi les damnés de la micro, Lin Dao Lhou y avait
immédiatement vu l’opportunité de renforcer un encadrement défaillant. Le
généreux parrain avait donc proposé à sa « filleule » de lui financer ses
études certain, pour deux bonnes raisons, qu’elle ne lui fausserait pas
compagnie : 1/ quelques « rails » de « coke » gratuitement offerts par la
maison l’avait rendue dépendante de son unique fournisseur possible ; 2/
faute de papiers en règle, tout contact avec les autorités françaises se
solderait par une expulsion et un retour au pays rien moins que triomphal.
- Vous oubliez une troisième raison ! m’interrompit Sibylle N’guyen.
Une raison majeure !
- De la famille retenue en otage ?
- Mes parents et mes deux jeunes frères ; dans l’un des entrepôts de
Coignières qui ont brûlé le 2 janvier 1992. Depuis, aucune nouvelle…
148
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- On sait qu’ils ont été transférés sur un autre site, compléta Marc.
Une liste existe sur l’un des fichiers du Compaq. On interviendra dès qu’on
l’aura décodé…
Les motivations des uns et des autres un peu mieux connues, le poil à
gratter d’une bizarrerie m’agaçait encore la vraisemblance.
- En entrant à l’EPITA, vous parliez parfaitement le français et votre
culture générale était au minimum celle d’une bachelière, notai-je à
l’intention de ma co-scénariste. Lin Dao Lhou n’a pas pu tout vous
apprendre en quelques mois…
- Mon père était professeur d’histoire de l’art et ma mère guideinterprète, releva-t-elle avec une pointe de raideur. On parlait couramment le
français et l’anglais à la maison. A huit ans, je lisais déjà Victor Hugo dans
le texte…
- Dans ce cas, pourquoi avoir quitté la Chine en empruntant une filière
clandestine ? Problèmes politiques ?
- En 1985, j’avais juste seize ans et beaucoup d’illusions. C’est moi
qui avais encouragé ma mère à entrer en contact, via Internet, avec des
militants de la Fédération Internationale des Droits de l’Homme. Son bureau
venait d’être perquisitionné et son supérieur arrêté quand l’agent local de Lin
Dao Lhou - que nous savions être en cheville avec la police - nous a proposé
ses services. Dans l’affolement, on lui a donné tout ce qu’il demandait sans
nous douter de ce qui nous attendait en France. Le pays de la liberté…
… de l’égalité et de la fraternité. De jolis mots gravés dans le marbre
et oubliés aux frontons de nos centres de rétention administrative. Mais trêve
de digressions.
Toujours surveillée de loin par l’un ou l’autre des gros bras de Lin
Dao Lhou, Sibylle N’guyen, ravie de renouer avec un univers
intellectuellement stimulant, effectue sans rechigner, durant tout le dernier
trimestre 1991, les interminables allers et retours entre l’EPITA et
Coignières qu’elle met à profit pour potasser ses cours. Fin décembre, son
« tuteur » est si satisfait de son livret et des améliorations qu’elle est déjà
parvenue à apporter au montage de certains composants, qu’il l’autorise à
passer une soirée dans une boîte branchée des Champs Elysée où lui ont
donné rendez-vous quelques uns de ses camarades de promotion.
- Des petits cons qui ne m’avaient invitée que pour essayer de me
sauter ! marqua Sybille N’guyen avant de me confier que, malgré ses allures
délurées, elle était alors encore vierge à presque vingt-deux ans ; son
itinéraire chaotique l’ayant par trop déviée de la carte du tendre. Quand j’ai
compris leur manège, je les ai envoyer salement bouler. Résultat : ils se sont
ensuite empressés de me faire passer pour une nymphomane !
Ce soir-là, notre Cendrillon se retrouve donc seule avant que ne
sonnent les douze coups de minuits. Pour se consoler de la bassesse humaine
et se remettre de ses émotions, elle bourre sa pantoufle de vair de poudre
blanche au moment précis où la brigade des « stups » débarque.
149
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Informé de l’incident, Lin Dao Lhou tente de faire jouer ses relations ;
en vain. Sibylle N’guyen passe la fin de la nuit au bloc avant, dès le
lendemain matin, d’être placée en garde à vue. Résolue à garder le silence de
peur des représailles qui frapperaient sa famille, il faudra vingt-quatre heures
d’interrogatoire non stop pour la faire craquer et l’obliger à balancer son
« bienfaiteur ». Des aveux qui ne la mettent pas pour autant à l’abri d’une
expulsion.
La jeune Chinoise, incarcérée à Fleury-Mérogis, touche le fond et,
après l’inutile descente de police à Coignières, songe au suicide lorsque le
Chevalier Blanc fait irruption dans sa cellule : il est grand, il est beau, il sait
parler aux femmes, il se nomme Marc Dieulafait. Le gentil commissaire lui
promet une carte de séjour en bonne et due forme et lui fait miroiter une
possible libération de ses parents en échange d’un petit service : regagner
sagement les bancs de l’EPITA et le giron de Lin Dao Lhou dont elle tâchera
d’éventer les intentions pour en informer le S.E.F.T.I. lequel projette de se
lancer dans une guerre économique contre « Yellow Computers ». Sibylle
N’guyen accepte.
- Un peu facile le vieux coup de la douche écossaise ! titillai-je Marc.
Après les affreux de la sécurité publique, le « sauveur » de la police
judiciaire !
- Comme si la gendarmerie était au-dessus de ça ! Sans parler des
adjudants qui prennent le Parquet pour un tapis-brosse !
- J’évite au moins de l’obliger à servir de cible dans un stand de tir au
pigeons !
- Marc ne m’a obligé à rien ! objecta Sibylle N’guyen. J’étais
parfaitement consciente des risques que je prenais. Ça faisait six ans que,
tous les matins en me réveillant, je ne pensais qu’à une seule chose : avoir la
peau de cette ordure de Lin Dao Lhou !
Contre toute attente, le vieux crocodile du Yangzijiang avala l’appât
sans chipoter. Le Pigmalion, vaguement amoureux de sa créature, lui
accorda le bénéfice du doute admettant qu’elle ait pu respecter l’omerta ; la
destruction préventive des entrepôts de Coignières passa par profits et pertes.
- Et vos parents ?
- Ce salaud m’assura qu’ils étaient en bonne santé et que je les
reverrai dès que j’aurai fini mes études…
En compensation, Sibylle N’guyen se voit offrir une chambre dans
l’hôtel particulier de Saint-Cloud où réside le trésorier de Lin Dao Lhou.
Résidence plus proche de l’EPITA qu’elle regagne aussitôt après les
vacances de Noël. C’est au sein même de l’école où il a ses entrées que le
commissaire Dieulafait retrouve, chaque semaine, sa Mata Hari préférée aux
yeux et à la barbe de ses chaperons jaunes plus collants que jamais. Des
informations commencent à circuler qui, transmises aux services compétents
de la D.C.P.J., vont bientôt permettre de faire tomber le Chinois pour prise
illégale de bénéfices.
150
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Mais Lin Dao Lhou qui, grâce à ses relations politiques, dispose d’un
vaste réseau de complicités, a vent de se qui se trame au 36 du quai des
Orfèvres. Comprenant que les fuites ne peuvent provenir que de SaintCloud, la prudence lui impose d’éliminer Sibylle N’guyen qu’il décide
pourtant de soumettre à une ultime épreuve.
- Ça s’est passé au tout début de notre stage à Nantes…
- Où vous étiez partie avec Pascal Bardin-Cardaillac et David
Pecquet…
- Oui. Lin Dao Lhou m’avait loué un appartement où deux de ses
hommes m’attendaient chaque soir au rapport. Marc n’avait pas eu la
permission de me suivre…
- On était sur l’affaire du réseau « Hermès » et le patron tenait à me
garder sous la main, se dépêcha de préciser Marc. Il était convenu que je
descendrai le plus souvent possible mais les anges gardiens de Sibylle ne la
lâchaient pas d’une semelle…
- Moins d’une semaine après l’embauche de Pascal chez OrigoDesfontaines, on m’a annoncé qu’il allait être viré et que je devais, dès le
lendemain, le remplacer…
- Pour ?
- Pour pirater les fichiers du ministère de l’Intérieur…
- Et saboter la procédure que vous aviez activement participé à
lancer…
- Je n’avais pas le choix : c’était ça ou reconnaître que je travaillais
pour le S.E.F.T.I.
- Pourquoi Origo-Desfontaines ?
- Parce que Lin Dao Lhou, qui souhaitait être en mesure de s’en servir
plus tard comme bouc émissaire, lui avait fait cadeau, au démarrage, de
quelques traites, m’éclaira Marc. Le petit revendeur n’avait rien à lui refuser
d’autant qu’il ignorait évidemment tout des intentions de sa nouvelle
employée.
- Tu oublies que je disposais, sur place, d’une ligne Numéris directe
avec « Yellow Computers », ajouta Sibylle. J’avais ordre de l’utiliser lors de
mon attaque ; une manière, pour Lin Dao Lhou, de tester ma fidélité tout en
espionnant mes moindres faits et gestes…
- Ce qui ne vous a pas empêché d’en profiter pour effacer en douce
votre propre dossier !
- En informatique, il n’y a que le binaire qu’on ne peut pas contourner.
Et puis cela faisait partie du plan que nous avions imaginé avec Marc…
- Plan qui consistait à vous faire disparaître de la circulation sans
mettre votre famille en péril ! avançai-je histoire de garder les moustaches
cirées d’Hercule Poireau.
- On savait que Sibylle était en sursis et on a décidé de mettre le
paquet, pianota le S.E.F.T.I. La police judiciaire n’est pas toujours aussi
cynique que le pense la gendarmerie…
151
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Un mois avant leur départ pour Nantes, Pascal Bardin-Cardaillac, pour
se faire mousser aux yeux de l’inaccessible vénus, la bassine avec son voilier
amarré à un ponton de La Trinité. Sibylle N’guyen, après en avoir référé à
Marc, entre dans le jeu du prétentieux binoclard. Loin de décourager ses
avances, elle les encourage et se passionne pour le « Black Star ». De tirant
d’eau en surface de voilure, elle parvient à suggérer à son capitaine de
profiter de leur séjour à Nantes pour l’inviter à une croisière. Une aubaine
inespérée pour le puceaux nautique qui saute subito sur le calendrier et arrête
une date : ils partiront pour le golf du Morbihan le lundi de Pâques pour
lever l’ancre le mardi 21 avril 1992. Destination : l’île d’Yeu.
Nous sommes alors fin mars ; il reste très peu de temps au
commissaire Dieulafait pour mériter son nom et sortir son Eve asiatique de
l’enfer. Une semaine avant le début du stage, Sibylle N’guyen disparaît sans
crier gare de l’EPITA à la grande fureur de son directeur à qui, dans la
précipitation, on a oublié d’envoyer un mot d’excuse.
Lin Dao Lhou, lui, sera aux premières loges pour assister au lever de
rideau de la farce écrite tout exprès à son intention : le lundi 30 mars 1992,
aux alentours de dix-neuf heures, sur le quai de la station de métro Franklin
D. Roosevelt, Sibylle N’guyen, de retour de l’école, s’écroule sous les yeux
des sbires attachés à ses basques. Avant que ceux-ci n’aient pu esquisser un
geste, une patrouille de CRS se penche sur la malheureuse jeune fille dont la
perte de conscience prolongée entraîne l’intervention du SAMU. Admise
aux urgences de l’hôpital Américain de Neuilly vers vingt heures, Sibylle
N’guyen, victime d’une foudroyante infection de l’utérus, ne recevra, les
traits tirés, son premier visiteur - Lin Dao Lhou en personne - que le
lendemain à l’ouverture du service de gynécologie. Entre temps - c’est-à-dire
de vingt-deux heures à six heures du matin - elle a soigné sa maladie
imaginaire dans les locaux du centre d’entraînement des plongeurs de la
B.S.P.P. (Brigade des Sapeurs-Pompiers de Paris, aux ordres de la Préfecture
de Police). Un traitement ultra secret et intensif qui durera du lundi 30 mars
au samedi 4 avril 1992. La nuit qui précède sa sortie de l’hôpital, Sibylle
prend même place à bord d’un voilier en tous points semblable au « Black
Star ». Le violent coup de vent qui balaye la Seine et creuse une forte houle
rend l’exercice plus périlleux que prévu mais rassure les moniteurs
impressionnés par les performances de leur stagiaire.
- Vous preniez pourtant un sacré risque ! coupai-je ma virtuose de la
godille sans qui j’eus ramé plus d’une fois pour remonter le courant.
L’Atlantique, en hiver, c’est autre chose que la Seine dans ses pires
moments !
- Quand on est dans le collimateur d’un assassin et qu’on a sa famille
à sauver, on ne s’arrête pas à ce genre de considération, me rembarra-t-elle
gracieusement. Essayez et vous verrez !
Après l’épisode Origo-Desfontaines, Sibylle N’guyen craint un instant
de voir son audacieux projet compromis. Mais Pascal Bardin-Cardaillac est
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
trop accro pour nourrir une quelconque rancune professionnelle. Le compte à
rebours se poursuit donc normalement lorsque un voyant rouge se met à
clignoter dans la salle de contrôle : un corps étranger menace in extremis de
se glisser les tuyères ! Le corps d’un beau gosse qui se déclare soudain en
rival amoureux de Pascal Bardin-Cardaillac, son copain d’enfance.
- David Pecquet sortait déjà avec Ludivine Bardy, une autre fille de
promo beaucoup mieux roulée que moi, me rappela ma vigilante coscénariste. A l’EPITA, il avait essayé, une ou deux fois, de me draguer
croyant que j’étais aussi facile que le prétendaient les autres abrutis mais
comment aurais-je pu me douter que c’était aussi sérieux…
- Quand Sibylle m’a téléphoné pour m’annoncer que David voulait
s’imposer à bord du « Black Star », je lui ai d’abord conseillé de tout laisser
tomber : un témoin de plus, c’était un témoin de trop ! se souvint Marc. Et
puis, à la réflexion…
- Vous vous êtes dits qu’une idylle entre une étoile au regard
galactique un ver de terre bigleux pourrait paraître suspecte aux yeux d’un
observateur moins subtile que Lin Dao Lhou, enchaînai-je. Sur le plan
purement esthétique, David Pecquet faisait un amant nettement plus
présentable.
- J’ai juré à Pascal que son copain ne m’intéressait pas du tout et que
je préférerais ne pas embarquer plutôt que d’être responsable de leur rupture.
Grâce au ciel, il a fini par céder…
- Si David ne s’était pas incrusté, Sibylle n’aurait jamais pu quitter La
Trinité, reconnut Marc avant d’ajouter, un chouïa rembruni : la veille du
départ, les deux porte-flingues du Chinois se sont pointer sur le ponton…
- Quand je les ai aperçus, derrière le hublot de la cabine, j’ai tout de
suite compris ce qu’ils voulaient. Comme j’étais seule avec David, je leur en
ai donné pour leur argent...
- Et ils sont repartis convaincus que votre escapade à l’île d’Yeu
relevait bien du label rose et non de la Série Noire ?
- Apparemment…
- La dernière cigarette du condamné, reprit Marc pressé d’enjamber la
coquine péripétie. On a eu plus tard confirmation qu’un tueur de la maffia
chinoise avait bien séjourné à Port-Joinville du 21 au 25 avril 1992…
Flairant l’imminence du danger, Sibylle N’guyen presse Pascal
Bardin-Cardaillac de lever l’ancre sans tenir compte de l’avis de tempête
diffusé par Saint-Nazaire radio. Très vite, David Pecquet, victime d’un
effroyable mal de mer, doit déclarer forfait. Se croyant sur le point de rendre
l’âme, il va agonir sur sa couchette qu’il ne quittera plus jusqu’à la fin de la
traversée. Après avoir fait son office, l’étalon a la courtoisie de laisser le
champ libre à sa très cavalière partenaire. Bluffé par le sens marin de sa
coéquipière, le skipper du bord n’hésite pas, malgré la dureté croissante de la
mer, à lui confier la barre dès qu’une manœuvre compliquée le requiert sur
le pont.
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Vers cinq heures du matin, le mercredi 22 avril 1992, la pointe de la
Gournaise est en vue lorsque un coup de vent de force sept surprend le
voilier. Pascal Bardin-Cardaillac prend trois ris et demande à Sibylle
N’guyen, dont il vérifie soigneusement le harnais, de tenir le cap le temps
pour lui de se porter à la proue, d’affaler le foc et de hisser le tourmentin. Au
moment où il atteint son but, une déferlante couche le navire et, lorsqu’il
peut à nouveau distinguer le plat-bord arrière, c’est pour constater, horrifié,
que la barreuse a disparu. Le malheureux garçon peut bien - comme il le
racontera, quelques heures plus tard, à l’adjudant Gras - détacher la bouéecouronne et casser son safran lors d’une tentative désespérée, ses chances de
récupérer la naufragée sont d’autant plus minces que celle-ci n’y met aucune
bonne volonté, au contraire !
Son harnais détaché, elle n’a pas attendu le choc de la déferlante pour
jeter vivement ses bottes et sa brassière (qui sera retrouvée intacte le
lendemain) et plonger le plus profondément possible pour se mettre à l’abri
des remous. Sous son ciré : une combinaison de plongée équipée d’une petite
bonbonne d’air comprimé extra plate ; gadget fourni par la B.S.P.P. qui lui a
garanti une autonomie de vingt minutes. Autre instrument indispensable
figurant à l’inventaire : un GPS de poche transformé en montre étanche et
programmé pour la guider dans l’obscurité vers la plage la plus proche.
L’épreuve est rude mais la nageuse, entraînée par des spécialistes, la
surmonte sans difficulté majeure. Quand elle émerge, entre la plage de la
Gournaise et l’anse des Broches, le canot de sauvetage vient tout juste d’être
averti de l’échouage du « Black Star ».
- Comme vous vous en doutez, cet incident n’était prévu au
programme, me spécifia Sibylle N’guyen, une adorable moue contrite en
prime. J’étais déjà assez mal à l’aise vis à vis de Pascal et David ; quand j’ai
appris qu’ils avaient failli y laisser leur peau à cause de moi…
- Vous vous êtes sentie tellement redevable envers eux que, trois ans
plus tard, vous avez sauté sur la première occasion de payer votre dette.
- Un sentimentalisme qui nous a conduit à deux doigts de la
catastrophe, bougonna Marc avant de se reprendre : mais tu sais bien que
c’est comme ça que je t’aime, ma chérie…
- Et puis, ne brûlons pas les étapes ! persiflai-je.
Afin d’éviter toute mauvaise rencontre, la « rescapée », le plan de l’île
d’Yeu bien en tête, évite les quelques grands axes pour n’emprunter que
sentiers et chemins. Les pieds endoloris, sa combinaison déchirée et crottée,
ce n’est qu’aux alentours de huit heures du matin, le mercredi 22 avril 1992,
qu’elle atteint le chemin de Ker Chiron où Marc a loué une discrète maison
dissimulée derrière un épais rideau de cupressus. L’endroit idéal pour se
refaire une santé : réfrigérateur bien garni, hamac de compétition pour
siestes réparatrices. Le soir même, alors que la Protection Civile déploie les
grands moyens pour tâcher de récupérer son corps, elle embarque à bord de
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
La Vendée sous les traits d’un jeune garçon ; première ébauche de Gabriel
Huyng.
A la gare de Nantes, vers vingt-trois heures, elle croise Dieulafait qui
débarque de Paris. Leur stratagème a fonctionné à la perfection et il ne reste
plus au commissaire-pillière qu’à faire le ménage.
Le jeudi 23 avril 1992, en début d’après-midi, celui-ci rend une visite
de courtoisie à l’adjudant Gras occupé à rédiger son rapport suite au
troisième interrogatoire de Pascal Bardin-Cardaillac soupçonné du meurtre
de sa passagère. Au cours de la conversation, un coup de téléphone
(anonymement donné par Sibylle N’guyen) oblige mon vétilleux
prédécesseur à quitter quelques minutes son bureau. Marc en profite pour
récupérer les papiers d’identité de la naufragée. Maryline Lempecki n’aura
durée que ce que durent les leurres : l’espace d’une entourloupe ; inutile de
fatiguer inutilement les microscopes et autres scanners des experts du
STRJD.
La ligne téléphonique de l’EPITA piratée par le S.E.F.T.I. qui
répondra à l’adjudant Gras en lieu et place de son directeur, Monsieur Propre
achèvera son nettoyage en écumant les greniers de Pascal Bardin-Cardaillac
et de David Pecquet, derniers témoins susceptibles d’avoir conservé, pardevers eux, l’une ou l’autre preuve matérielle de l’existence de Sibylle
N’guyen.
Mais la disparition prématurée de la traîtresse qui aurait pu devenir
son plus brillant ingénieur ne freine pas Lin Dao Lhou qui se rit, par ailleurs,
de l’interdiction d’accéder au second marché dont l’a frappé la COB. De
plus en plus proche du FN qui a le vent en poupe, il prospère à l’ombre d’un
secteur informatique et pleine expansion, imagine de nouvelles formes de
racket et étend son trafic d’esclaves appelé à devenir la plus rentable de ses
activités.
- Début septembre 1992, le procureur chargé de l’affaire convoquait le
patron pour lui signifier son intention, face à des dépenses qu’aucun résultat
ne compensait, de réduire les effectifs à un seul homme dont le travail
consisterait surtout à recruter des informateurs, dévida Marc sur un ton
désabusé qui dénotait sa piètre opinion la magistrature couchée. Quand on
m’a demandé si ça m’intéressait, j’ai d’abord pas mal tergiversé…
- C’est moi qui ai dû le secouer ! trompeta Miss Shaker. Il avait
promis de tout faire pour libérer mes parents et je l’ai averti que je le
quitterai s’il se dégonflait.
Ce que femme veut - surtout quand sa situation a été régularisée et
qu’elle peut mettre ses menaces à exécution - Dieulafait veut. Vaille que
vaille, le commissaire-vitude reprend le collier et laboure vaillament le
terrain sans parvenir à semer le moindre trouble chez l’adversaire. Les
« cousins » se comportent en faux frères et le parrain demeure plus
intouchable que jamais. Arrive Noël 1992. C’est alors que Sibylle N’guyen,
lasse de jouer les femmes au foyer, lance son offensive d’hiver qui surprend
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
son frileux amant au sortir de la couette : puisque la Justice ne peut se passer
balance, elle se dit prête à retourner, elle-même, auprès du vieux samouraï
dont elle se fait fort, avec un peu de temps, de percer la cuirasse.
- C’était complètement dément ! m’interpella Marc. Sur le coup, j’ai
cru qu’elle plaisantait ! Vouloir se précipiter dans la gueule du loup après
tout le mal qu’on s’était donné à l’en sortir !
- Je lui ai fait remarquer que j’étais la seule à connaître assez
intimement Lin Dao Lhou pour deviner ses pensées et assimiler ses
méthodes, répliqua la pertinente. Autre avantage : « Yellow Computers »
était prêt à tout pour recruter des informaticiens de haut niveau surtout s’ils
parlaient couramment le chinois et si la mention « immigré clandestin »
figurait sur leur C.V.
- Le pire, c’est qu’elle a fini par me convaincre ! gémit le concubin
glacé. Mais pour faire avaler la pilule au patron, ça a été une autre paire de
manches!
Ledit patron, ravi de faire un enfant dans le dos d’un procureur sous
influence, laisse tomber la pilule et, après avoir joué les vierges
effarouchées, accepte l’indécente proposition ; après tout, il ne s’agirait,
officiellement, que d’aider un indicateur à pénétrer le système.
Reste alors à accoucher de Gabriel Huyng dont les yeux marrons, la
coupe en brosse, le visage ingrat, la voix de crécelle, les épaules voûtées et la
démarche de sauterelle tromperaient les plus intimes relations de feu
l’affriolante Sibylle N’guyen. Embauchés par Marc qui vide son compte en
banque pour couvrir leurs cachets, un spécialiste des effets spéciaux de
cinéma, une maquilleuse, un professeur d’art dramatique, un mime et un
orthophoniste ne mettraient pas moins de quatre mois à peaufiner le
personnage. Début mai 1993, un dernier test est réalisé : sous les traits de
Gabriel Huyng, Sibylle N’guyen s’invite à une fête organisée par d’anciens
élèves de l’EPITA à laquelle participent les sagouins qui, un sinistre soir de
décembre 1991, avaient tenté de la piéger dans une boîte de nuit des Champs
Elysées. Elle les abordent et les draguent ouvertement les faisant passer pour
des tenants de la jaquette flottante. Le scandale qu’elle provoque la met sous
le feu des projecteurs sans que les arroseurs arrosés, le nez collé au sien, ne
reniflent l’imposture. Gabriel Huyng, gay luron, est déclaré bon pour le
service.
- Du grand guignol ! chicanai-je. Je n’arrive toujours pas à
comprendre comment un commissaire du S.E.F.T.I. a pu cautionner une telle
pantalonnade !
- Parce que tu refuses toujours d’admettre qu’un ancien cavaleur
puisse, du jour au lendemain, tomber sincèrement amoureux, me chapitra la
brigade antipréjugés. Si tu avais accepté de retirer tes œillères lorsque nous
nous sommes rencontrés sur la plage de la Grande Conche, tu aurais
immédiatement vu les choses sous un autre angle et ça t’aurait évité de te
poser les mauvaises questions…
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- « Mes signes vous étaient communiqués, et vous reculiez sur vos pas
avec orgueil et vous passiez la nuit en vains discours. » Sourate XXIII,
versets 66 et 67… On a beau être au Coran, on n’est pas à l’abri d’une panne
d’objectivité, battis-je ma coulpe (circuit).
Quitte à javelliser ultérieurement mon amour propre, je devais à la
Réalité (avec un grand « r » penaud) de reconnaître qu’à ce point du récit je
pouvais reprendre, au mot près et sans risque, le témoignage jugé douteux
quelques jours auparavant.
Courant mai 1993, Gabriel Huyng (qui, contrairement aux vampires,
attend le soir pour rentrer ses saillantes quenottes et redevenir Sibylle
N’guyen) se fait, sans difficulté, embaucher comme spécialiste des réseaux
par une filiale de « Yellow Computers ». En moins d’un an, ses brillants
états de service l’ont rendu si populaire qu’il est admis dans le cercle très
restreint des décideurs. Bombardé responsable de la maintenance, il ne tarde
pas à se voir confier la gestion du serveur. Et ça n’est que le début d’une
lente mais irrésistible ascension. Début 1995, Lin Dao Lhou en personne le
reçoit et le soumet à un long examen à l’issue duquel il lui accorde un
triplement de son salaire. Bonus qui correspond à un changement de statut :
de simple employé, Gabriel Huyng, estampillé clandestin de confiance,
accède au rang d’affranchi à qui l’on dévoile certaines œuvres occultes du
groupe.
De simples bribes d’informations qu’un pékin ordinaire eut été bien en
peine de mettre bout à bout mais qui sont autant de précieux jalons pour
Sibylle N’guyen. Courant 1996, quelques filières secondaires sont
démantelées sans que Lin Dao Lhou ne parvienne, cette fois, à identifier la
taupe. Mais la comptabilité secrète de l’organisation, sans laquelle le coup
décisif ne saurait être porté, demeure hors d’atteinte. Les semaines et les
mois passent. Marc - soumis une pression hiérarchique de plus en plus forte commence à désespérer et tremble de voir son intrépide compagne, sourde à
ses exhortations, prendre de plus en plus de risques.
Fin mars 1997, une semaine seulement avant l’expiration du délai fixé
par le S.E.F.T.I pour qui l’aventure n’a que trop duré, Sibylle N’guyen, en
overdose d’adrénaline - substance légale préférable à la cocaïne dont elle
n’use plus que dans les grandes occasions - réussit l’exploit de localiser,
dans l’enchevêtrement d’une myriade de sites protégés, les fichiers en forme
de sésame.
Ainsi s’achève la phase critique de l’opération. Pressée de quitter la
tanière du Lhou dont la périlleuse fréquentation n’est plus indispensable, le
Petit Chaperon met les bouts sans exiger de prime de licenciement et se rabat
incognito sur PIXI-Soft dont le patron n’a rien à refuser à Mère-Grand. La
logistique - bien supérieure à celle dont dispose le S.E.F.T.I. encore
balbutiant - mise à sa disposition est censée accélérer le déverrouillage des
codes d’accès et le rapatriement des informations. Cependant, en guise de
couverture et pour remercier Jacques Pétrel de son hospitalité, Sibylle
157
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
N’guyen accepte d’enquêter parallèlement sur le sabotage d’un moteur
informatique dont les concepteurs ne sont autres de Pascal Bardin-Cardaillac
et David Pecquet. Le passé, naufragé à quelques encablures de l’île d’Yeu en
avril 1992, refait brusquement surface.
- Une fois de plus, j’ai conseillé à Sibylle de laisser tomber, intervint
Marc. J’avais le pressentiment que le mélange des genres nous porterait la
poisse…
- Et moi, je savais être la seule en mesure d’en finir rapidement avec
ce fumier de Lin Dao Lhou ! rétorqua la justicière informatisée.
Alors, au lieu, comme programmé de longue date et afin de parer à
une éventuelle vendetta version triades, de mettre fin sans tarder à la carrière
de Gabriel Huyng, on ressort le latex et toute la panoplie.
- Sibylle possédait à fond son personnage et nous n’avions pas quatre
mois devant nous pour en composer un autre. On a modifié un ou deux
détails de maquillage et on lui a choisi une nouvelle identité ; en réalité,
« Yellow Computers » ne connaissait qu’un certain Tchang Zimou ; Gabriel
Huyng n’est né que le jour de son entrée à PIXI-Soft…
- De peur que David ne me démasque, j’ai tout de même attendu une
bonne semaine avant de m’adresser directement à lui, attesta la fiancée de
Fantomas. Lors de notre premier face à face, je n’en menais pas large et il a
dû prendre Gabriel Huyng pour le dernier des crétins… ce qui m’arrangeait
plutôt. Par la suite, quand j’ai compris que l’histoire du « Black Star » n’était
pas digérée et qu’il en voulait à mort à Pascal qui s’était permis de donner
mes traits à son « Evha Metal », j’ai tout essayé pour le calmer…
- Y compris d’intervenir auprès d’Eric Laborie, proposai-je.
- Il n’était pas difficile de prévoir que Pascal ne laisserait pas impunie
la dénonciation publique dont il avait été la victime, acquiesça Sibylle
N’guyen. Comme je n’avais aucun moyen de le dissuader de riposter et que,
connaissant les faiblesses de son adversaire, il était à prévoir que le
règlement de comptes tournerait mal, j’ai bidouillé le serveur de PIXI-Soft
pour recevoir un double de tous les messages adressés à Eric Laborie.
Le jeudi 27 mars 1997, l’indiscrète intercepte un e-mail signé
« Batman », pseudonyme de carnaval utilisé par Pascal Bardin-Cardaillac
pour donner le coup de grâce à son correspondant convaincu de pédophilie
interactive. Sous prétexte de le cuisiner à nouveau au sujet du sabotage du
moteur informatique, elle le retient après le travail et, pour le sonder, lui
laisse entendre, à demi-mots chuchotés dans le coin de l’oreille, que Pascal
Bardin-Cardaillac pourrait bien être poursuivi par le S.E.F.T.I. pour diverses
tentatives de chantage. Plus nombreux seraient les témoignages à charge,
plus expéditive serait la procédure. Contre toute attente, il l’envoie aux
pelotes.
- J’avais sous-évalué un élément psychologique essentiel, convint
Super Médiatrice. Eric et Pascal n’étaient pas ennemis au sens où je
l’entendais naïvement. Ces deux sales gosses s’amusaient et leur
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
affrontement, malgré ses graves conséquences concrètes, restait purement
virtuel.
- Ce qui veut dire qu’Eric Laborie, loin de se laisser couler, avait
l’intention de profiter de la partie suivante pour prendre sa revanche, inféraije.
- C’est à peu près ça, oui. Après tout ce que j’avais vécu depuis mon
départ de Chine, il m’était impossible de concevoir qu’on puisse se faire du
mal pour le plaisir !
- Les joies de la décadence occidentale ! Un peu comme le pataquès
dans lequel on se débat depuis trois semaines ; des fois, j’ai moi-même
l’impression d’être Joyzik au pays des bogues masqués ! Mais, puisque vous
étiez rassurée quant au sort d’Eric Laborie, pourquoi vous être rendue, le
lendemain matin, à la station Châtelet ?
- Rien à voir avec cette stupide affaire « Batman » ! grésilla Marc que
je donnais pour éteint. Comme je te l’ai déjà expliqué, Eric Laborie était, par
ailleurs, soupçonné d’être en cheville avec Lin Dao Lhou dont il fréquentait
l’un des neveux. Une Croissanterie de la station Châtelet, connue de nos
services pour être le lieu de rendez-vous de petits trafiquants de logiciels, se
trouvant être sur le trajet quotidien de notre saboteur potentiel, un enquêteur
y planquait à tout hasard aux heures de pointes. Ce matin-là, vers neuf
heures, il m’a appelé au bureau pour me signaler qu’Eric Laborie venait,
pour la première fois, d’y pénétrer. Porteur d’une mallette, il s’était installé à
une table un peu à l’écart et semblait attendre quelqu’un…
- Comme aucun renfort n’était prévu, Marc m’a jointe sur mon
portable pour me demander de tenter, sans intervenir, d’identifier le contact.
Mais ça n’était qu’une fausse alerte et, en débarquant sur le quai direction
Fort d’Aubervilliers, je suis tombée nez à nez avec Eric Laborie…
- La scoumoune… commenta Marc la bouche en chœur (antique).
De l’auxiliaire du S.E.F.T.I. en mission, Eric Laborie ne perçoit que
ce raseur de Gabriel Huyng qu’il prend violemment à partie persuadé d’être
l’objet, de la part du hacker reconverti, d’un harcèlement qui confine à
l’atteinte à la vie privée. Prise sans vert, Sibylle N’guyen jure ses grands
dieux qu’il ne s’agit que d’une rencontre fortuite mais le jeune
programmeur, clamant son innocence, gesticule tant et si bien que sa
mallette lui échappe et glisse sur les rails. Perturbé, il se penche à l’étourdie
pour la récupérer et…
- Bien sûr, je n’ai pas attendu l’arrivée des agents de la RATP pour
décamper, déglutit la bavure. Mais des tas de gens avaient été témoins de
notre prise de bec et Marc a dû ramer comme un malade pour convaincre ses
collègues de la criminelle que Gabriel Huyng ne devait pas être inquiété.
- La scoumoune ! compatis-je plus faux cul qu’un tire-fesses. Celle-là,
quand on lui a tapé dans l’œil…
Dix jours plus tard, le mercredi 9 avril au matin, Sibylle N’guyen,
après une énième nuit blanche, vient enfin à bout des chicanes dressées par
159
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
les cybercerbères de Lin Dao Lhou et rapatrie sur son portable - le fameux
Compaq retrouvé dans la Laredo immergée - les précieuses données pour
l’obtention desquelles elle galère depuis quatre ans. Hélas, la fatigue et la
tension ont émoussé ses réflexes. Au moment de se déconnecter, elle appuie,
par mégarde, sur une mauvaise touche signant ainsi son intrusion.
Sachant que les hommes du Chinois ne mettront que quelques heures
à remonter jusqu’au serveur de PIXI-Soft, elle panique et appelle Marc à son
secours. Mais monsieur le commissaire est à Bruxelles et elle tombe sur une
secrétaire intérimaire qui ne pêche pas par excès de zèle.
L’île d’Yeu - « Lumière et asile en haute mer » - lui ayant, une fois
déjà, sauvé la mise, elle feint de céder aux injonctions de David Pecquet
acharné à confondre son ancien copain présumé - O ! Ironie du sort ! responsable du suicide d’Eric Laborie. Le soir de son arrivée à Port-Joinville
- nous sommes alors le jeudi 10 avril - elle essaie, comme convenu avec
Marc, de transférer tous les fichiers piratés vers le serveur du S.E.F.T.I. Mais
la vilaine fée Scoumoune pète le feu : le modem de son Compaq n’a pas
supporté le voyage ! Le lendemain, vendredi 11 avril, elle tanne tous les
commerçants et artisans locaux dont aucun n’a hélas dépassé le premier
chapitre des « Mémoires d’outre WEB ». Pour la dépanner, il ne reste guère
que le fils Bardin-Cardaillac à qui elle comptait déjà, avant d’y être obligée,
rendre une visite aussi discrète que parfaitement bien intentionnée.
- Passons sur vos deux charitables tentatives d’effraction et sur le
plongeon final à la pointe de la Tranche qui feront l’objet d’un autre chapitre
de mon autobiographie, raccourcis-je. Marc, coincé en Belgique, préfère
attendre le samedi 19 avril pour débarquer à l’île d’Yeu plutôt que d’avouer
au procureur et à son patron qu’il a, pour une paire de beaux yeux bleus,
accepté de passer un marché à la limite de la concussion avec Jacques
Pétrel…
- Si tu crois que je cherchais à protéger mon avancement ! se récria Sa
Sainteté Lambin 1er. Quand on avait, Sibylle et moi, décidé de prolonger la
carrière de Gabriel Huyng après son départ de « Yellow Computers », on
savait que le secret devrait rester entre nous. D’abord parce que ma
hiérarchie s’y serait opposée, ensuite parce que Lin Dao Lhou et ses amis du
Front National pouvaient avoir des taupes partout. Pour le S.E.F.T.I., Sibylle
s’était repliée sur une planque parisienne…
- Ce qui ne m’empêchait pas de rester en contact avec le service via
une ligne sécurisée et de poursuivre, officiellement avec mes seuls moyens,
le décryptage des codes d’accès, confirma Sibylle N’guyen. Mais lorsque je
me suis plantée et que le serveur de PIXI-Soft s’est affiché sur tous les
écrans de « Yellow Computers »…
- Le moindre mouvement de la D.C.P.J. risquait d’aggraver la
situation et de précipiter la localisation de Sibylle par l’opposition, raisonna
Marc avec l’aigreur d’un bourdon fêlé. Contraint et forcé, je suis donc resté à
Bruxelles jusqu’à la fin de mon stage. Tu admettras que bien m’en a pris :
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Lin Dao Lhou recherche toujours Gabriel Huyng à Paris et, sans la procédure
incidente lancée par ce petit juge des Sables-d’Olonne, le Chinois pourrait
même douter de l’intervention du S.E.F.T.I. dans le piratage de ses
fichiers…
- Procédure dont je crois connaître l’auteur et qui t’as, ces derniers
jours, obligé à mettre le turbo pour me tailler des croupières, l’aidai-je, Caïncaha, pour répondre à l’Abel. Ce qui me tarabuste, c’est que tu aies attendu
aussi longtemps avant de te résoudre à me mettre, un tant soit peu, dans la
confidence…
- Vieux complexe de supériorité, railla Sibylle N’guyen en posant sa
main pleine de longs doigts fins sur le gros genou du complexé supérieur.
Un ponte du S.E.F.T.I. n’allait pas se commettre avec une petite gendarmerie
de province…
- Et quand il a su que j’en étais l’adjudant ?
- Que voulais-tu que ça change, François ? Tu vas encore me trouver
cynique mais mets-toi à ma place : la sécurité de Sibylle face à une amitié
vieille de plus de vingt ans ! Y avait pas photo…
Navrant cliché.
Alors, dès le dimanche 20 avril au matin, les inséparables cambriolent
la chambre de Gabriel Huyng sans parvenir à récupérer la valise et sa trousse
de toilette confisquées, la veille, par l’encombrante maréchaussée. L’aprèsmidi du même jour : premiers repérages à la pointe de la Tranche et
rencontre inopinée avec le poing d’Alain. Le lendemain, les conditions
météorologiques interdisant toute excursion sur la côte sauvage, Marc mène
discrètement sa petite enquête. Apprenant le surnom dont m’ont affublé les
islais, il racle ses fonds de tiroirs pour acheter les deux seuls témoins dont
dispose « Columbo ». Le mardi 22 avril, Gilbert Léragne et Yves
Molebourse reçoivent un coup de téléphone de Gabriel Huyng dont ils
reconnaissent parfaitement la voix puis l’écriture sur la bafouille qui
accompagne un dédommagement en liquide qui ne laisse pas un poil de sec à
leurs scrupules.
- Pour un guignard toutes catégories, pas évident le coup de
l’enveloppe piégée, relevai-je. Si je ne l’avais pas bêtement oubliée dans la
4L ou si je m’étais, moi-même, déplacé pour la récupérer…
- Une idée de Sibylle qui t’avait pris en filature depuis l’Atlantide
Hôtel. Question sens de l’observation, imagination et esprit d’initiative,
c’est, de loin, la meilleure !
- Et pour ce qui est de la stratégie, Marc ne craint personne ! lui
concéda-t-elle en retour. Si mon plan loufoque avait foiré, il en avait au
moins dix de rechange !
- Tous dans le but de me faire passer pour un ripou, je suppose…
- Uniquement de te mettre hors jeu juste le temps de récupérer le
Compaq, siffla l’arbitre des félonies. Si tes états de service et ta roublardise
161
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
n’avaient pas suffi à te disculper, je me serais ensuite mouillé
personnellement. Tu as ma parole !
Mais, le mercredi 23 avril, c’est le Compaq qui est encore mouillé, par
quinze mètres de fond, face à la pointe de la Tranche. Un haut lieu de la
thalassothérapie insulaire où je manque de surprendre mes deux pilleurs
d’épave toujours en butte à un météo hostile. Mes gros sabots menaçant
sérieusement ses orteils, Marc ne me lâche plus d’une semelle et me piste
jusqu’à Aubervilliers. Jacques Pétrel, indicateur de luxe, lui signale mon
passage à PIXI-Soft le vendredi 25 avril ; jour maigre pour le S.E.F.T.I. qui,
pourtant habitué aux gros poissons, garde mes barrettes au travers de la
gorge.
Lorsque je regagne l’île d’Yeu, le samedi 26 avril, Jean Javaire,
inquisiteur au poivre de Cayenne, a déjà reçu une lettre anonyme qu’en bon
magistrat il se devrait transmettre à ma hiérarchie. Mais Marc continue à
jouer de malchance : Jiji, resté sur sa « fin » sur les berges du Maroni, saute
sur cette occasion inespérée de bouffer du récalcitrant et m’adresse en
catimini le lieutenant Laurent Parfait que je parviens, mis en garde par un
greffier rancunier, à retourner comme Suzette un Mardi Gras.
Hélas pour monsieur le commissaire, la cerise n’a pas encore craché
son dernier pépin. Le dimanche 27 avril dans l’après-midi, Pierre Ligeot et
son club de plongée localisent, par hasard, l’épave de la Laredo. Dans la
nuit, Marc et son éclaireuse, qui espèrent encore me prendre de vitesse, se
heurtent aux deux sentinelles que j’ai pris la précaution de poster à la pointe
de la Tranche. Le lendemain matin, lundi 28 avril, lors du renflouage de la
4*4, c’est à moto que le tandem revient dans le circuit. Kepler en voit trente
six chandelles mais, manque de bol (d’Or), le cross tourne au fiasco. Le soir
même, l’offensive psychologique est déclenchée : Marc me fixe, par
téléphone, rendez-vous sur la plage de la Grande Conche ; son objectif :
m’en dire assez pour me déstabiliser et me convaincre de lui rendre le
Compaq. Quelques heures avant la rencontre dont il sait l’issue incertaine, le
mardi 29 avril, il se paye d’audace et met gratuitement à sac mon logement
de fonction. Viendront ensuite, pour la seule journée de mercredi, une
tentative de détournement de Bertrand (de la compagnie « Gobe-mouches
Air Lines ») visant à me priver de la Delsey de Gabriel Huyng et un recours
à la grosse cavalerie de la D.C.P.J. ; laquelle se cassera le clairon sur la
surdité égocentrique de Javaire.
- Beaucoup de bruit pour rien, induisis-je prolongeant ma métaphore
acoustique.
- Sauf que je vois mal Shakespeare s’inspirer de nos pitreries pour en
faire une pièce… même une pièce de rechange ! se gondola Sibylle N’guyen.
Quoi qu’il en soit, je crois que nous pouvons maintenant tirer le rideau…
- Si le souffleur n’est pas endormi, j’aimerais encore lui faire préciser
un détail…
- Il vous est tout ouïe, m’assura l’ouvreuse.
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- L’ordinateur portable de Pascal Bardin-Cardaillac, c’est bien vous
qui l’avez ?
- Qui l’avait ! Un Omnibook avec modem intégré. Retrouvé
écrabouillé dans mon sac à dos après la culbute de la Laredo…
- C’est bien vrai ce mensonge ?
- Aussi vrai que Gabriel Huyng se nomme Sibylle N’guyen…
Ou Karine Vann, ou Tchang Zimou… Dans cette affaire, la Vérité
avait tellement de visages qu’on ne savait plus par quel bout la prendre pour
la démaquiller. Sainte Aubaine soit louée, le sort final réservé au dit
ordinateur comptait moins que la personnalité - certes multiple - de sa
« voleuse ». Le fils Bardin-Cardaillac, trop centré sur son douloureux
nombril pour se soucier des états d’âme d’autrui, avait confondu agression et
solidarité m’entraînant, du même coup, sur une fausse piste. Fausse piste
qu’en limier têtu j’avais aveuglément remontée jusqu’à me retrouver la
truffe dans l’eau (de boudin).
Certain, sans doute à cause du come-back de Javaire, d’améliorer ma
performance guyanais, je m’étais, en triple buse, tricoté un double crime là
où il ne fallait chercher qu’un seul mobile : la gratitude d’une chic fille
désespérée d’avoir, pour sauver sa vie et celle de ses parents, poussé un
azimuté et son copain à se bouffer le nez. Des enfants trop gâtés qui ne
méritaient pourtant, ni l’un ni l’autre, qu’on risquât sa peau pour leur éviter
de s’égratigner.
Si je m’étais contenté, en enquêteur basique, de chercher la femme ou, plutôt, les femmes - je me serais vite aperçu qu’elles étaient, dans ce
pataquès si mâle embringué, les seules - à l’exception notable de la mère
indigne sans doute là pour confirmer la règle - à ne s’être laissées guider que
par de nobles sentiments et, par là même, à n’avoir jamais complètement
perdu le nord.
Même Marc, le tombeur multirécidiviste, leur devait son salut ;
miracle qu’en Saint Thomas un chouïa rancunier et - dois-je l’avouer ? - un
rien admiratif, j’avais mis trop longtemps à admettre. Sa rencontre avec la
jolie Chinoise en perdition en avait fait un autre commissaire : la dévotion
au carré l’avait emporté sur le narcissisme exponentiel. Résultat : il avait,
pour tenir une parole aventurée, nargué sa hiérarchie, outrepassé ses
fonctions, abusé de ses pouvoirs, entaché sa procédure de tous les vices
possibles et tenté le Diable à tel point que nous pouvions, sans arrièrepensée, échanger nos maillots de collectionneurs de cartons rouges.
Regroupé face au coffre de mon Auverland d’où j’avais, comme
convenu, extrait le Compaq pour le restituer à sa légitime propriétaire, notre
trio de Pieds-Nickelès version nouvelles technologies aurait eu du mal à
extorquer le moindre kopeck à un éditeur de didacticiels pour gardiens de la
paix stagiaires. Dans le rôle du Filochard borgne de la comprenette, j’en
jetais de la grille avec mes subtiles déductions qui, sans la boussole de
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Sibylle N’guyen, ne m’auraient conduit que dans l’arrière-cour de la
manufacture de pots aux roses. Ribouldingue couvant du regard une
Croquignolette à faire craquer une garnison de sergos, l’ami Dieulafait
pouvait bénir le ciel d’avoir aplani le Golgotha qu’il s’était lui-même édifié à
coup de boulettes géantes. S’il était, au bout du compte, sur le point
d’ajouter un grand méchant Lhou à son tableau de chasse, c’était davantage
le fait d’un heureux retournement de situation que d’une tactique froidement
élaborée. L’amour ôte paraît-il aux hommes l’esprit qu’il donne à leur
dulcinée.
- « Epousez, comme il vous plaira, deux, trois ou quatre femmes. Mais
si vous craignez de n'être pas équitables, prenez une seule femme. » Sourate
IV, verset 3… lui dédicaçais-je en lui empoignant la paluche.
- Equitable, on aimerait tous l’être plus souvent, philosopha-t-il en
m’écrasant les phalanges. J’espère que la gendarmerie saura se montrer
moins déloyale que la police…
- Si tu crains de voir le mot « S.E.F.T.I. » apparaître dans mon rapport,
tu peux dormir sur des deux oreilles : je n’ai toujours pas appris à taper les
majuscules…
- Et le trait d’union de Bardin-Cardaillac ? s’inquiéta Sibylle N’guyen
incapable de mettre le « Black Star » entre parenthèses.
- Je n’ai pas l’intention d’en faire un tiret à vue. Mais, comme je
l’expliquais encore hier soir à une autre de ses charmantes avocates, ce
garçon mérite une petite leçon. Figurez-vous que j’ai fini, moi aussi, par le
prendre assez en affection pour avoir envie de lui montrer certaines limites
sans lesquelles on ne saurait grandir en sécurité…
- On croirait entendre Françoise Dolto ! s’amusa Marc.
- Un Dolto tamponneuse alors ! répliquai-je en adressant un dernier
clin d’œil à la cascadeuse de la pointe de la Tranche.
Sur ces sibyllines paroles, je pris enfin congé de Chapeau melon et
Bottes de cuir non sans leur avoir promis de repasser le lendemain pour les
aider à transporter leurs bagages jusqu’à la gare maritime ; comme nul ne
songeait plus à m’accuser de palper des enveloppes, porteur de valises me
tentait assez.
En route pour la pointe des Corbeaux, je me surpris à siffler comme
un merle : encore deux visites à domicile et je pourrai, serein, laisser le
mouron aux petits oiseaux.
Clarisse Lefoyer de Costil, la ventouse de l’amiral, serait la première à
bénéficier de ma médiation : dans ma poche revolver, une douzaine de
clichés compromettant attendaient d’être dégainée pour partir en fumée. Des
ébats entre la croqueuse de diamants et son étalon (d’Achille), ne
demeurerait que des cendres (sort hélas promis à toutes les bonnes braises).
Su’l’pont de Nantes, une pédicure et son Parfait cavalier auraient alors la
permission de s’en aller danser sans plus craindre de casse-pieds.
164
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Viendrait ensuite le tour du « Syndrome de Colomb » à qui je
réservais un traitement de choc. Si le remède que je prétendais lui
administrer ne parvenait pas à le remettre sur pied en deux coups les gros, je
voulais bien être perfuser à l’essence de gourance !
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Niveau 12
Vue subjective, player 3 (Juliette)
Fichier enregistré le jeudi 1er mai 1997 à 13 heures 05
Vers dix heures, j’étais rentrée, trempée et frigorifiée, de mon
escapade à Port-Joinville : une averse m’avait surprise entre le parking où
m’avait déposé mon taxi et la première cabine téléphonique qui s’avérerait
en panne. Quand, bien décidée à révéler la présence, sur l’île d’Yeu, de
David poursuivi par le S.E.F.T.I pour espionnage industriel, j’étais enfin
parvenue à composer le numéro de PIXI-Soft, grande avait été mon
incrédulité : le standard ne répondait plus ! Après une demi-douzaine
d’infructueuses tentatives, j’avais du me rendre à l’évidence : le 1er mai était
jour chômé même au besogneux royaume de Joyzik. Quant au mobile de
Marie, il était débranché. Je lui avais donc laissé un S.O.S. sur sa messagerie
la suppliant de me rappeler au plus vite.
Clopin-clopant, je m’étais ensuite, toujours sous la pluie, traînée
jusqu’à la gendarmerie où j’espérais pouvoir alerter l’adjudant Lemoine,
dernier interlocuteur possible. Las ! Le seul homme de garde - que je
reconnus comme l’un des deux enquêteurs qui s’étaient déplacés la nuit de
mon accident - ne put que déplorer l’absence de son chef parti dès potronminet pour il ne savait où. Un malheur n’arrivant jamais seul, ledit Alain puisque c’est ainsi qu’il me dit se prénommer après m’avoir détaillée de la
semelle de mon plâtre imbibé à la gouttière de mes cheveux - se mit alors en
tête, pour me consoler et m’éviter une pneumonie, de déranger un certain
Bertrand - collègue de repos - qui, fort galamment, insista pour me
raccompagner aux Vieilles. A mi-chemin, la capote de l’antique 2CV
s’envolait me livrant à un réfrigérant bain de siège le temps, pour mon
chauffeur empoté de service, de rafistoler la toile à grand renfort de fils de
fer.
165
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
De retour au gîte, j’avais croisé madame Bardin-Cardaillac avec qui,
depuis la veille au soir, je n’avais pas échangé deux mots.
- Si ça n’est pas trop vous demander, j’aimerais que vous veilliez sur
Pascal jusqu’à l’heure du déjeuner, avait-elle grincé notant, le regard acéré,
le dépenaillé de ma mise. Si vous avez besoin de moi, je suis chez les
Plessis-Girard ; leur numéro est sur un post-it dans la cuisine.
Les Plessis-Girard ! Je rigolais sous cape en imaginant les trésors de
diplomatie que la pimbêche allait devoir déployer pour se faire pardonner
son éclat nocturne. Un peu avant minuit, quand nous étions rentrées de notre
dîner au « Père Goriollant », elle avait failli avoir une attaque en découvrant
Zabou Plessis-Girard allongée sur le canapé du salon avec, pour oreiller, les
genoux d’un authentique Apollon directement importé de Grèce par
l’helléniste fille de bonne famille. Que la bénévole infirmière en ait pris à
son aise avec ses maternelles prescriptions, passait encore, mais qu’elle se
permît ainsi de ridiculiser l’arrangement cyniquement évoqué quelques
minutes plus tôt dans la voiture, voilà qui dépassait les bornes ! Son ire avait
été à la hauteur de l’offense infligée et la malheureuse Zabou, entraînant son
ami, avait dû quitter promptement les lieux sous un torrent d’invectives
d’une verdeur à faire rougir.
Infiniment soulagée par la disparition prématurée d’une rivale dont la
supériorité écrasante me terrifiait, je ne pus contenir un incoercible fou rire
qui eut pour effet de vitrifier incontinent madame Bardin-Cardaillac dans
une inclusion de rage impuissante. Les lèvres soudées par un rictus de haine
sauvage, elle me tourna le dos comme un automate et, martyrisant ses talons
aiguilles, grimpa sans piper à l’étage où elle fit si violemment claquer la
porte de sa chambre que toutes les vitres en tremblèrent. Après les aveux que
l’adjudant Lemoine lui avait arrachés entre la poire et le fromage, cet ultime
outrage laissait son apparence de dignité en capilotade.
Le souffle péniblement recouvré, les yeux embués de larmes et les
côtes douloureuses, j’avais, à mon tour et à cloche-pied, escaladé les
escaliers pour, avant de m’écrouler sur ma couette, m’assurer de l’état de
Pascal. Dans la chambre, indirectement éclairée par les appliques du couloir,
tout était calme : la respiration de Pascal était régulière. Sans les taches
violines qui s’étalaient sur ses avant-bras, sans les profondes cernes creusées
sous ses yeux, sans le diaphane de son visage et sans les bandages qui
recouvraient ses mains crevassées de petites plaies suppurantes, le trompeur
abandon de son attitude aurait pu masquer ce que ce paisible sommeil avait
d’artificiel.
Mes béquilles posées, je m’étais penchée pour remonter la douillette
couverture de laine sur ses épaules et c’est en me redressant qu’une
bizarrerie accrocha mon regard : juste en face de moi, à gauche de la fenêtre
aux rideaux précautionneusement tirés, une petite cavité rectangulaire, large
comme un poing, était apparue depuis mon dernier passage. Intriguée,
j’avais, en silence, contourné le lit pour me rapprocher mais un crissement
166
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
aigu stoppa net ma progression : une myriade d’éclats de verre courrait sur la
moquette. Dans la pénombre, la constellation remontait jusqu’à une petite
aquarelle tombée au sol dont le cadre avait explosé. L’illustration - des
cabanes de pêcheurs sur fond de coucher de soleil - ne m’était pas inconnue
et je me souvins aussitôt l’avoir plus d’une fois admirée à l’emplacement
exact où béait maintenant la mystérieuse évidure. A n’en pas douter, le
magistral claquement de porte qui avait ébranlé la maison un instant plus tôt
n’était pas étranger à ce changement de décor.
La cachette était digne d’un Arsène Lupin : à coup de canif ou de
cutter, on avait creusé la couche d’isolation du mur sur une profondeur de
dix bons centimètres jusqu’à racler le parpaing. Le travail était ancien - la
laine de verre avait eu le temps de se noircir de poussières - et Pascal ne
devait pas être bien vieux lorsqu’il s’était foré ce coffre-fort où sceller ses
petits trésors. Ce que j’en retirai cette nuit-là, les doigts trémulants, n’avait
pourtant rien d’un collier de coquillages ou d’une page froissée de « Playboy » : le fameux microcassette et sa demi-douzaine de bandes magnétiques
numérotées ! Pascal, quand il ne prenait pas son pied avec une créature
virtuelle, avait un goût certain : celui de la mise en scène !
Grande perverse que j’étais d’idolâtrer un tel tordu ! Il fallait vraiment
que le pouvoir me fascinât, ou plutôt la puissance ; puissance dévastatrice et
créatrice à la fois. Puissance qui transcendait l’affect et le sexe pour mieux
m’hypnotiser.
Bien sûr, je n’avais pas résisté à mon impérieuse curiosité. La porte de
ma chambre soigneusement refermée, l’épuisement et les horribles
démangeaisons qui assaillaient mon mollet plâtré ne m’avaient pas
empêchée de me réfugier sous mon gros édredon pour, à l’abri des oreilles
indiscrètes, m’infliger une dramatique radiophonique de plus de cinq heures
dont l’unique interprète ne méritait pourtant pas un accessit de composition
dramatique. Tout tenait au scénario qui, sous la forme d’un journal intime,
vous tenait en haleine de la première à la dernière minute. Cela commençait
par notre arrivée sur l’île d’Yeu, le jeudi 3 avril 1997, et s’achevait, après
mille péripéties plus effarantes les unes que les autres, trois semaines plus
tard à la veille de la spectaculaire rechute de Pascal. Passablement vexée du
peu d’intérêt réservé à mon accident - une simple note de bas de page - je
n’en frissonnais pas moins à l’écoute d’une confession à envoyer, sans
l’ombre d’une hésitation, son auteur devant une cours d’assises.
Monomaniaque de l’assistance à criminel sous couvert de passion
amoureuse, mon premier réflexe fut pourtant, malgré la nausée, d’empoigner
les objets compromettants pour les faire disparaître séance tenante. Je devais
avoir bonne mine, à six heures du matin, agrippée à mes béquilles, fouillant
la cabane du jardinier à la recherche d’un marteau pour défoncer le
magnétophone et d’un tournevis pour ouvrir les cassettes ! Pas étonnant si,
deux heures plus tard, le chauffeur de taxi qui me conduisait à Port-Joinville
m’avait trouvée le teint brouillé !
167
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Il était maintenant près de onze heures et demi. Dans la cuisine, le
post-it de madame Bardin-Cardaillac était bien collé sur la porte du
réfrigérateur. Mais, la vue brouillée par la fatigue, je ne me donnai pas la
peine d’en étudier les arabesques préférant remplir tout de go la bouilloire
électrique avant de jeter trois sachets de thé dans un bol : la dose minimum
pour tenir le coup jusqu’au déjeuner.
En attendant que la brûlante infusion devînt buvable, j’étais, titubante,
allée m’enfermer dans la salle de bain comptant sur une bonne douche pour
m’éclaircir les idées. Quand j’entendis toquer à la porte du salon, le
shampooing me piquait encore les yeux et la serviette-éponge se dérobait à
mes tâtonnements. Une parodie de « Psychose » que n’eut pas désavouée ce
plaisantin de Sir Alfred.
Dans le peignoir violet de trois tailles trop grand pour moi, les
cheveux emmêlés et les lunettes embuées, j’étais à faire peur lorsque des
galons et une moustache que je croyais au diable vauvert me prirent à contrejour sur fond de ciel plombé.
- Colo… Euh !… Adjudant Lemoine ? ânonnai-je la langue aussi
embarrassée que le reste de ma personne.
- Désolé, mademoiselle. J’ai l’impression que je tombe, une fois de
plus, au mauvais moment… s’excusa-t-il la contrition enjouée.
- Pas du tout ! Pas du tout ! C’est juste que je… Enfin, j’ai eu une
matinée un peu chargée et… Entrez, je vous en prie…
- Je ne voudrais surtout pas vous importuner. Madame BardinCardaillac n’est pas là ?
- C’est elle que vous vouliez voir ?
- Au contraire : c’est elle que j’espérais éviter. Mais je peux repasser
un peu plus tard.
- Le temps de choisir une… comment ça s’appelle ?… une tenue plus
convenable et je suis à vous, tranchai-je en virant déjà autour de mes
béquilles. Il y a du café dans la cuisine, vous pouvez vous servir…
- Merci. Du moment que ça n’est pas un express, inutile de vous
précipiter !
Fébrile, j’arrachai pourtant, dans un faux mouvement, la fermeture
Eclair de mon unique robe possible et dus me rabattre sur un jean froissé et
un pull-over élimé aux coudes. Cette visite inopinée, quel qu’en fut le motif,
me réjouissait : elle allait m’offrir, sur un plateau, l’opportunité de dénoncer
un dangereux espion recherché par toutes les polices de France ! Pendant
que le gendarme courrait après David, il oublierait un peu Pascal - l’innocent
aux mains sales.
De retour au rez-de-chaussée, je trouvais l’adjudant Lemoine attablé
dans la cuisine. Il s’était finalement servi un jus d’orange au prétexte qu’on
était maintenant plus près de l’apéritif que du petit déjeuner. Je l’en félicitai
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
et, pour me donner des forces, avalai d’un trait ma tasse de thé avant de
m’asseoir face à lui et de me lancer :
- Je ne sais pas si on vous l’a dit mais, ce matin de bonne heure, j’ai,
moi-même, essayé de vous contacter…
- Tiens donc ? A quel sujet ?
- David Pecquet ! Je dispose d’une nouvelle information capitale à son
sujet !
- Décidément, vous l’avez dans le collimateur, celui-là, hein ! soupirat-il. Bon ! Je vous écoute…
- Il est sur l’île d’Yeu ! Je l’ai vu, hier soir, avec sa femme, en sortant
du « Père Goriollant » !
- Vous allez sans doute me taxer encore de « monsieur je-sais-tout »,
mais figurez-vous que je suis au courant de ça aussi…
- Mais… Comment ? béai-je.
- C’est moi qui l’ai invité !
De stupeur, je faillis en glisser de ma chaise et me rattrapai in extremis
à son dossier. De tous les coups de théâtre auxquels il m’avait été donné
d’assister ces derniers jours, celui-ci était , de loin, le plus renversant ! David
Pecquet, le traître parfait, le lâche manipulateur, le vendu, protégé par la
gendarmerie ! Dans quel sombre complot avais-je, bécasse, été me fourrer ?
« X files » n’était donc pas la fiction paranoïaque que, dans mon infinie
naïveté, je brocardais ! La tête m’en tournait.
- N’allez surtout pas chercher midi à quatorze heures ! m’avertit
l’homme à la balafre amusé par mon désarroi. Disons, pour faire simple, que
j’avais besoin de lui pour m’aider à me dépatouiller dans un pataquès
informatique et que, mis au courant de sa supposée forfaiture, je me suis
ensuite débrouillé pour le garder à l’œil. S’il est vraiment coupable, le
S.E.F.T.I. se chargera de l’interpeller samedi matin, dès qu’il remettra les
pieds sur le continent…
- Et d’ici là ? S’il cherche à s’en prendre à Pascal ?
- Mademoiselle Juliette ! Quand cesserez-vous de vous bourrer le mou
avec des fadaises de romans-photos ? Quand finirez-vous par admettre que le
seul véritable ennemi de votre « bébé », c’est Pascal Bardin-Cardaillac et
personne d’autre ?
- Je le sais bien, mais…
- … vous continuez à le protéger, exactement comme sa mère, au lieu
de l’obliger, dans son véritable intérêt, à assumer ses responsabilités !
- Je n’ai rien à voir avec madame Bardin-Cardaillac ! m’emportai-je
refusant d’entendre la triste vérité. Moi, je n’ai pas de… comment ça
s’appelle ?… de honteux secrets de famille à cacher !
- Juste quelques preuves à dissimuler, insinua, patelin, le gendarme.
- Des preuves ? Quelles preuves ?
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Pour toute réponse, il se mit à fouiller la poche intérieur de sa veste
d’où il sortit un écheveau de minuscules bandes magnétiques froissées qu’il
déposa entre son verre et mon bol.
- Pas très malin d’avoir oublié la pelle au milieu du parterre où vous
les avez enterrées, me réprimanda-t-il. Vous avez dû passer une nuit
éprouvante…
La pivoine écervelée n’avait rien à dire pour sa défense. Ma seule
consolation serait de partager quelques années de prison avec Pascal. Faute
d’avoir été la femme providentielle, je me satisferais du rôle de complice.
- Si je souhaitais, à mon tour, entendre ce que votre ami a eu
l’imprudence ou l’orgueil de confier à la postérité, vous vous doutez bien
qu’il me suffirait d’envoyer tout ça à quelques spécialistes, souligna-t-il
avant d’ajouter, balayant d’un revers de main les bandes magnétiques qui se
répandirent sur le carrelage : mais je n’en ferai rien. Et savez-vous
pourquoi ?
Non, fis-je de la tête, les yeux baissés.
- Parce que votre « bébé » ne raconte - passez-moi la vulgarité - qu’un
tissu de conneries ! Comme d’habitude ! Même pas capable d’interpréter
correctement les plus élémentaires des comportements !
- De toute façon, vous lui en voulez à mort depuis le début ! maugréaije.
- C’est vrai qu’il m’a tout de suite été antipathique avec sa façon de
prendre tous les autres pour des « blaireaux », ses laits-fraises et ses lectures
racistes. Tellement antipathique qu’il me fallait, à tout prix, lui coller sur le
dos un double assassinat. Mea culpa !
- Et maintenant ? avançai-je estimant, in petto, qu’un seul meurtre
était déjà bien assez.
- Je vais essayer, avec votre aide, d’en faire un homme libre. Même
s’il faut, pour cela, l’envoyer brouter la paille humide des cachots pendant
quelques mois.
- Quelques mois ?
- Ça sera toujours moins long et moins cher qu’une psychanalyse.
Alors ? Etes-vous enfin décidée à coopérer ?
Déboussolée, je scrutai le fond de mon bol pour essayer, à la manière
de madame Râ-o-Thep dans le marc de café, d’y lire quelque orale. Le thé
refusant de s’exprimer, je jouai mentalement à pile ou face.
- D’accord, exhalai-je. Que dois-je faire ?
- Me conduire à sa chambre. Dans quel état est-il ?
- Stationnaire. On continue à lui injecter des tranquillisants…
- Il peut saisir ce qu’on raconte autour de lui ?
- Je crois qu’il filtre pas mal mais qu’il enregistre parfaitement quand
ça l’intéresse.
- Alors : allons-y, Allonzo !
170
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Mes béquilles bien en main, j’avais précédé l’adjudant Lemoine dans
l’escalier puis sur le palier. Que pouvait bien manigancer ce diable d’homme
dont vous ne saviez jamais à quel jeu il jouait jusqu’à ce que vous ayez
perdu la partie ? En m’apprêtant à l’introduire au chevet de Pascal, n’étais-je
pas en train de commettre l’une de ces énormes bourdes dont j’avais le
secret ? Et si madame Bardin-Cardaillac survenait ? Après tout, j’étais chez
elle et mon invité en pull-over bleu n’était pas précisément dans ses petits
papiers !
L’aquarelle que, la nuit précédente, j’avais failli piétiner avait repris sa
place sur le mur. Les éclats de verre avaient disparu. Les rideaux étaient
ouverts, les volets entrebâillés et la pièce baignait dans une lumière grise qui
adoucissait un peu les anguleuses aspérités du have visage posé sur l’oreiller.
Les paupières fermées frémirent à peine lorsque je déplaçai le support
métallique du goutte-à-goutte pour ouvrir un passage au gendarme.
- On ne peut le nourrir que par perfusion, commentai-je à voix basse.
Un infirmier du port passe trois fois par jour.
- Certainement meilleur pour lui que les pizzas et le Coca ! Si c’est
pas malheureux d’être obligé de se rendre malade pour se refaire une santé !
- Vous désirez, peut-être, vous asseoir ? hasardai-je en désignant
l’unique chaise coincée entre la table de chevet et la fenêtre.
- Merci. Vous devriez prendre un siège vous aussi. Ça risque d’être un
peu long et vous auriez tort de traiter votre plâtre par-dessus la jambe !
Calembour d’autant plus irrésistible que je le compris - O ! Miracle ! du premier coup. L’humour viendrait-il avec l’esprit critique ? Il faudrait,
quand tout serait terminé, que je révise sérieusement mes cours de psycho.
Munie du tabouret récupéré dans ma chambre, je m’installai dos à la
porte pour prévenir toute intrusion. De l’autre côté du lit, l’imposante stature
de l’adjudant Lemoine se découpait en silhouette et projetait sur le gisant
une grande ombre mi menaçante mi protectrice.
- On va faire comme si vous aviez reconnu ma voix et comme si, pour
une fois, vous étiez près à affronter vos démons, commença-t-il en
s’inclinant légèrement vers Pascal. Bien reçu ?
Pas un geste, pas l’esquisse d’un mouvement. Cela me rappelait une
autre scène, vieille de presque deux mois. Cela se passait à « La Jaganda »,
nous étions le dimanche 9 mars et, derrière les persiennes, les cerisiers du
parc étaient en fleurs. J’étais, moi aussi, venue essayer de sortir Lazare de
son tombeau et je n’avais ressuscité que ses névroses.
- Inutile de vous fatiguer, je vois bien que nous nous comprenons, se
réjouit le gendarme toujours penché sur Pascal. Par quoi commence-t-on ?
Par le commencement ? Excellente idée ! Alors, reportons-nous, si vous le
voulez bien, dans la nuit du samedi 12 au dimanche 13 avril vers une heure
du matin. En compagnie de Juliette, vous rentrez d’une soirée d’anniversaire
à laquelle vous ont conviés les Plessis-Girard lorsque, dans la lueur du feu
d’artifice que donnent vos charmants voisins, vous distinguez un individu
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
plutôt longiligne occupé à forcer les volets de la porte du salon à coup de
pied-de-biche. Sans vous douter que vous avez affaire à un amateur - un
simple fil de fer eut suffi à crocheter la targette rouillée - vous vous jetez sur
lui. Acte d’héroïsme qui n’est sans doute pas étranger à la présence de votre
ravissante compagne. Une courte bagarre s’en suit au cours de laquelle se
produit le premier événement qui va entraîner tous les autres… Vous me
suivez toujours ?
Si acquiescement il y eut, l’adjudant Lemoine fut le seul à le
percevoir. Mais j’étais, quant à moi, suspendue à ses lèvres.
- Au moment où, vous tenant l’un l’autre par le col, vos visages sont à
se toucher, les yeux de votre adversaire virent brusquement du marron à un
bleu si lumineux, si électrique que, de saisissement, vous en lâcher prise…
- Des yeux qui changent de couleur, mais… C’est pas possible ! me
récriai-je.
- Sauf s’ils sont équipés de verres de contact colorés et que lesdits
accessoires se sont décollés dans la bagarre ! Coup de bol, j’en retrouve un
intact, plusieurs jours plus tard, dans les graviers. Mais revenons-en,
monsieur Bardin-Cardaillac, à ces iris si étincelants qu’ils vous en mettent,
c’est le cas de le dire, plein la vue. Placés au milieu d’un visage certes assez
disgracieux mais au type asiatique très marqué, ils ne peuvent que vous
renvoyer cinq ans en arrière. Une seule personne au monde avait ce regardlà : Sibylle N’guyen, votre camarade de promotion que vous croyez toujours
disparue en mer, par votre faute, lors d’une croisière catastrophe. Sibylle
N’guyen dont votre « Evha Metal » est une copie presque parfaite.
Ainsi donc, c’était bien elle la fille dont Pascal et David étaient,
ensemble, tombés amoureux. La pomme de discorde qui avait pourri leur
relation ! La Circé au charme si puissant que mon Ulysse préférait encore
baiser virtuellement son fantôme que de me retenir dans ses bras ! Comment
lutter contre un vampire femelle alors que c’était moi que le pieu de la
jalousie crucifiait ?
- Pour vous, le choc est si violent que vous ne songez même pas à
accompagner votre amie qui, heurtée par la voiture du cambrioleur, doit être
évacuée d’urgence par hélicoptère, continuait l’adjudant Lemoine
m’enfonçant involontairement le couteau dans la plaie. Une seule chose
compte : retrouver l’homme au regard couleur de paradis et vous n’êtes pas à
un faux témoignage près pour écarter la gendarmerie de votre chemin…
- Vous oubliez une autre raison ! intervins-je cherchant désespérément
à mettre un peu de logos dans le pathos.
- Laquelle ?
- Pascal savait que le type en voulait à son ordinateur et qu’il y avait
du David derrière tout ça ! On avait retrouvé un post-it qui ne pouvait avoir
été écrit que par un informaticien !
- Sauf que l’informaticien en question avait l’intention de piquer le
modem dont il avait besoin et, pour se faire pardonner, d’effacer du disque
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
dur les traces du chantage informatique dont votre « bébé » s’était rendu
coupable ! Ne jamais se fier aux apparences, mademoiselle Juliette !
- Il s’agissait pourtant bien du « Péril Jaune » chargé, comme vous me
l’avez dit vous-même hier soir, de démontrer l’implication de Pascal dans
le… comment ça s’appelle ?… dans le sabotage du moteur d’"Evha
Forever" ! persistai-je.
- Travailler pour le S.E.F.T.I. n’implique pas forcément d’être bouché
du WEB ! Le « Péril Jaune » - continuons à l’appeler comme ça pour
l’instant - avait très vite compris que c’était une fausse piste et, en
débarquant sur l’île d’Yeu, je vous certifie qu’il n’était animé que de
louables intentions.
- Je veux bien vous croire, mais mettez-vous à la place de Pascal :
après ce qu’il venait de vivre à PIXI-Soft et les calomnies répandues sur
Internet, il avait, malgré tout, bonnes raisons de se méfier !
- Admettons. Même si une double excuse ne supprime pas la faute, me
concéda l’implacable Commandeur qui, ignorant mon haussement d’épaules,
relança aussitôt son étrange dialogue avec Pascal : veuillez nous pardonner
cet aparté, monsieur Bardin-Cardaillac. Vous êtes trop aimable ! Je disais
donc que votre unique obsession devient alors de loger votre cambrioleur.
Quelque coups de téléphone ont tôt fait de vous apprendre qu’un chinois individu facilement repérable sur l’île surtout hors saison - occupe bien une
chambre de l’Atlantide Hôtel et qu’il a loué une Laredo à l’ami Molebourse.
Le jour même, sans doute parce que la 2CV familiale est fâchée avec son
démarreur et que vous avez besoin de vous sentir à égalité, vous passez, à
votre tour, à « La Manivelle » pour louer un véhicule identique. Le fils du
soleil levant restant obstinément enfermé du matin au soir, commencent
alors vous planques nocturnes. Le mardi 15 avril, lors de ma surveillance de
nuit, je vous surprends rue du Secret. Vous vous débarrassez de moi avec un
bobard - la fable du gars qui s’est endormi en attendant une copine cinéphile
- et, le lendemain matin, vous passez par la case Cadouère où le père Cantin,
Théodat de son prénom, vous vend un calibre 16 à canons superposés de
chez Manufrance…
- Un fusil ? hallucinai-je.
- Votre ami aurait-il omis de le mentionner dans ses mémoires
magnétophoniques ?
Au cinéma, Hitchcock aurait refait la prise pour éviter à mon
personnage de passer pour une idiote. Dans la vie, pas moyen de corriger les
aberrations psychologiques ; raison supplémentaire pour ne pas en rajouter.
Je reçus donc le persiflage sans chercher à le renvoyer.
- Notez qu’il n’y a pas de quoi vous fusiller le moral, poursuivit le
narquois. Quand on achète un flingue sans remarquer que le percuteur a été
limé, c’est qu’on n’est pas un fou de la gâchette et qu’on cherche avant tout,
comme avec la Laredo, à se rassurer. Jusque là votre ami est davantage un
meurtrier qu’un assassin en puissance…
173
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- La différence ?
- La préméditation, mademoiselle Juliette.
Le roi de la sémasiologie, cette précision apportée, reprit ses mots
croisés avec Pascal.
- En ce mercredi soir, l’œil rivé à la porte du garage de l’Atlantide
Hôtel, votre unique objectif demeure de coincer votre cambrioleur pour
l’obliger à vous dévoiler ses plans et, plus important, ses possibles liens avec
Sibylle N’guyen ; le froid calcul n’étant jamais, chez vous, loin du
sentimentalisme bêlant.
Mais il vous faudra patienter encore vingt-quatre heures. Ce n’est que
la nuit suivante, un peu avant deux heures du matin, que le « Péril Jaune »
quitte enfin son repaire pour mettre le cap sur les Vieilles. Afin lui faciliter la
tâche, vous avez laissé les volets de la cuisine ouverts et, pourquoi pas, un
abat-jour allumé dans le salon où votre ordinateur - vidé de son contenu - est
posé bien en vue. Hélas, la vilaine fée Scoumoune est, elle aussi, de sortie et,
pour une raison que vous nous raconterez certainement plus tard, vous
patinez au démarrage. Le pied au plancher, tous phares éteints de peur d’être
repéré, vous voilà contraint, sur des chemins que vous avez beau très bien
connaître, de prendre des risques insensés. A la hauteur du sémaphore, alors
qu’il tombe des hallebardes, vous évitez de justesse la voiture de Jean-Pierre
Magnin qui bascule dans le fossé à la fureur de son illustre conducteur.
Quand vous atteignez au but, le « Péril Jaune » a déjà eu le temps de
découper le carreau prévu à cet effet et de glisser votre Omnibook avec son
modem intégré dans un sac à dos. Une vague forme glisse sur le perron.
Vous allumez vos feux de route et sautez de votre tout terrain le calibre 16 à
la main. Sa myopie - qui n’est plus corrigée depuis votre précédente
altercation - empêche le Fantomas de voir que vous tenez votre pétoire
comme un club de golf. Vous le sommez, inspiré par les séries télé, de
mettre les mains sur la tête et de ne plus bouger. La peur au ventre, vous lui
criez même qu’il pourra garder votre portable à condition qu’ils répondent à
quelques questions…
- Comment savez-vous tout ça ? le coupai-je encore.
- Tout ça ?
- Le truc des mains sur la tête et de la… comment ça s’appelle ?… de
la peur au ventre…
- Bah ! Autant vous l’avouer, je romance un peu, reconnut-il mezza
voce en clignant de l’œil vers Pascal : le public n’est pas très réceptif,
alors… Mais je ne dois pas être si loin que ça de la réalité sinon j’aurais déjà
essuyé une volée de tomates !
Du premier rang au poulailler, la salle était, effectivement conquise :
pas la moindre velléité de protestation. Le one man show pouvait continuer.
- Dans le faisceau éblouissant des phares, le « Péril Jaune » hésite :
quoique tenu en joue, le manque d’assurance de vos injonctions lui suggère
que vous hésiterez à tirer. Sans être, loin s’en faut, un baroudeur du
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
G.I.G.N., il côtoie le danger depuis assez longtemps pour mesurer le
risque et en prendre son parti. De toute façon, il n’a guère le choix : vous
obéir mettrait en péril une opération ultra secrète dont les enjeux sont, pour
lui, vitaux.
Alors, il se précipite au volant de sa voiture dont il a, cette fois, pris la
précaution de laisser tourner le moteur. Peut-être, dans l’affolement, pressezvous la détente mais, saint Théodat soit loué, la poudre reste muette.
Le « Péril jaune » n’est pas pour autant sortie de l’auberge : votre
Laredo empêche la sienne de faire marche arrière et, devant lui, se dresse la
haie de tamaris qui sépare la propriété de vos parents de la côte sauvage.
Force lui est de tenter le tout pour le tout : écrasant le champignon, il fonce
dans les arbustes que, plus tard dans la nuit, vous replanterez sommairement
mais qui, faute de racines, finiront par crever et attirer mon attention.
Pour l’heure, vous écumez de rage et de frustration. Plutôt que de
remettre sagement au lendemain la confrontation si impatiemment attendue,
le capricieux gamin que vous êtes resté embraye au quart de tour et fonce
dans le tas. Une délirante course poursuite s’engage sur un terrain digne du
Paris-Dakar ; enchevêtrement de prunelliers et d’ajoncs que vous avez
l’avantage d’avoir maintes fois exploré. Plus secoué qu’un petit pois sauteur
dans un concasseur, le « Péril Jaune », complètement paumé, est sur le point
d’être rattrapé lorsqu’il réalise, horrifié, qu’il est tombé dans un cul-de-sac.
Derrière le rideau de pluie qui réduit la visibilité à quelques mètres : les
falaises de la pointe de La Tranche ! Il braque à mort au moment précis où,
emporté par votre élan et incapable de contrôler votre dérapage, vous le
percutez de plein fouet ; votre aile avant droite marquant d’une empreinte
rouge indélébile la carrosserie défoncée. Dans le ballet de vos essuie-glaces,
la scène de cauchemar défile au ralenti : la Laredo du « Péril Jaune » pivote
comme une toupie sur le sol détrempé, chasse, se goinfre une fondrière, part
en tonneau dans un geyser de boue et, après avoir enroulé la courte barrière
de granit qui la sépare du vide, disparaît dans la gueule noire de l’océan. Le
tout n’a pas duré plus de cinq secondes prélude à un siècle de remords.
- Presque mot pour mot ce que Pascal racontait sur son magnéto !
pensai-je tout haut, bluffée par la précision de la reconstitution.
- Dommage pour lui qu’il n’ait pas pu observer l’accident de mon
point de vue…
- Vous y étiez ? m’ébahis-je en sotte oiselle.
- Non, mais c’est tout comme. Quand, dans l’affolement, on oublie de
mettre sa ceinture de sécurité, il arrive - exceptionnellement vous dirons mes
collègues de la Sécurité Routière - que cela vous sauve la vie. C’est
exactement ce qui est arrivé, cette nuit-là, au « Péril Jaune » éjecté au
moment précis où sa portière était arrachée. Fait que votre ami ignorait
jusqu’à aujourd’hui et qui nous permet de passer de l’homicide involontaire
à la non assistance à personne en danger. Délit quasi mineur comme dirait la
mère Caspienne…
175
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- La mère Caspienne ?
- Jeu de mots géographique sans rapport avec notre histoire, se
dédouana le père Vermot qui haussa le ton pour enchaîner : si monsieur
Bardin-Cardaillac, plutôt que de nous la jouer échevelé, livide, au milieu de
la tempête, avait eu la présence d’esprit de scruter les alentours, il aurait
vraisemblablement eu le temps, sans être nyctalope diplômé, d’entrevoir sa
« victime » se rétablir après un époustouflant roulé-boulé et, indemne,
prendre ses jambes à son cou. Constat qui, sans être amiable, lui aurait du
moins épargné de se retrouver avec une collection de malus à vous plomber
la police pour le prochain millénaire.
La verve amphigourique de l’adjudant phraseur méritait qu’on lui fît
l’aumône d’un sourire. L’effet produit sur Pascal fut cependant très différent.
De profondes rides creusèrent son front, une grosse larme perla au bord de
ses paupières rougies et le bout de ses doigts, crispés sur un pli de
couverture, blanchirent. Sous le coup de bélier d’une inespérée et
retentissante révélation, le mur de sa réclusion volontaire avait partiellement
cédé. La fissure était assez visible pour redoubler l’énergie du sapeur.
- Dans peu de temps, monsieur Bardin-Cardaillac, vous croirez même
avoir tué deux fois la même personne ce qui constitue une manière d’exploit.
Mais ne mettons pas la charrue avant les bœufs que vous n’avez que trop
pris pour des vaches folles.
En cette nuit mouvementé du 17 au 18 avril, la pointe de la Tranche
c’est Guernica livrée aux cubistes. La tête séparée des épaules et la cervelle
au milieu de nulle part, vous vous cramponnez à la première idée fixe :
escamoter toute trace de votre « forfait ». Le déluge qui s’abat sur l’île
d’Yeu vous débarrassant du souci des empreintes au sol, vous empoignez la
portière tombée dans les ronces et la balancez par dessus bord. Dix jours
plus tard, les plongeurs la retrouveront à une vingtaine de mètres de l’épave
démontrant ainsi, a posteriori, qu’il y avait bien eu dissimulation de preuves.
De retour aux Vieilles, vous jetez votre 4*4 contre le pignon du
garage écrabouillant sans pitié l’aile accusatrice. Une pleine bouteille de
whisky déversée sur la banquette avant accréditera la thèse de la conduite en
état d’ivresse tout comme l’énorme bosse et le magistral coquard - souvenirs
de la collision - qui passeront pour les marques d’un éthylisme ravageur. Le
lendemain matin, pourtant affligé d’une résurgence du « Syndrome de
Colomb » qui vous crevasse le dos des mains et vous soumet à de violents
vertiges, vous donnez si bien le change que la gendarmerie semble dupe.
Fort de votre supériorité, vous pourriez alors souffler un peu ; l’inéluctable
mais lointaine découverte du véhicule immergé n’étant pas de nature à vous
inquiéter. Mais un sentiment, infiniment plus fort que la satisfaction de
l’impunité accomplie, vous habite et vous torture : la soif de vengeance.
Rien ne serait arrivé, pensez-vous, sans la moutonnière vindicte de vos
collègues de PIXI-Soft, au premier rang desquels David Pecquet. Des
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
minables qui, non contents d’avoir saboté votre carrière puis tenté de vous
tirer vos oreilles de « Batman », ont fait de vous un meurtrier…
- C’est pourtant la vérité ! éclatai-je plus solidaire que jamais de cette
force brisée réduite, par une sordide mesquinerie, à se gaspiller en stérile
somatisation.
- Vous êtes encore trop jeune pour radoter, mademoiselle Juliette.
Avec votre permission, parlons plutôt de sa vérité qui n’a, j’en suis certain,
jamais été la vôtre. Il faudra bien que vous finissiez par l’admettre : vous
êtes beaucoup trop intelligente pour gober vos boniments à l’eau de rose !
- L’amour rend aveugle… me défendis-je en chèvre de Monsieur
Seguin.
- A condition d’être un peu borgne de naissance, ce qui n’est pas votre
cas. Faites l’idiote autant qu’il vous plaira, mais plus avec moi !
La gendarmerie ne comptait qu’un unique spécimen de scanner
d’inconscient et j’étais tombée sur lui. Le nez dans ma confusion mentale, je
le rendait à son principal sujet d’examen.
- Oublions un instant votre fan club, monsieur Bardin-Cardaillac, et
revenons-en à vos vengeresses préoccupations. Dès votre première rencontre
avec le « Péril Jaune » - derrière lequel vous avez, grâce au post-it récupéré,
deviné un informaticien -, vous vous êtes brusquement senti l’âme d’un
Gengis Khân du virus. Il faut dire que vous êtes mieux placé que quiconque
pour savoir à quel point PIXI-Soft - comme toutes ces nouvelles entreprises
shootées à l’informatique - sont à la merci du premier « cheval de Troie »
introduit dans leur réseau. Mais, pour que votre attaque ait le maximum
d’impact, elle doit impérativement avoir lieu avant la tenue de l’E3 ; raout
mondial programmé, cette année, du 19 au 21 juin. Cela ne vous laisse donc,
tout au plus, que six ou sept semaines sans préjudice du temps perdu à vous
faire livrer le matériel nécessaire. Délai beaucoup trop court eu égard vos
médiocre compétences en la matière. Pour parvenir à vos fins, il vous
faudrait une équipe d’ingénieurs bien rodée qu’il serait vain de chercher sur
l’île d’Yeu où vous retiennent pourtant une énigme sentimentale à résoudre
puis, le mystère englouti à la pointe de La Tranche, les assiduités d’une
encombrante maréchaussée.
C’est alors que la chance, d’ordinaire revêche à votre endroit, se met
tout à trac à vous sourire de toutes ses dents. Le lundi 14 avril, le maréchal
des logis chef Kepler, au mépris de tous les règlements, autorise son fugueur
de fils à assister, dans un coin, à votre audition en tant que témoin de
l’accident dont mademoiselle Juliette, ici présente, a été, la veille, la victime.
Or il se trouve que ce gamin d’à peine quinze ans, autiste léger à ses heures,
est une sorte de Mozart des mathématiques capable de s’envoyer la relativité
générale au petit déjeuner et de se tartiner la théorie quantique à l’heure du
goûter. Donnez-lui un virus à digérer et il vous tricotera des algorithmes à
vous engorger une armada de processeurs !
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Et c’est lui à qui Pascal a fait appel ? émergeai-je après une longue
apnée.
- C’est plutôt Guillaume qui a dû s’incruster. D’une part parce que les
occasions de ramener sa science sont rares entre des parents coincés du
théorème et des copains de collège dont le plus grand dénominateur commun
est la nullité en calcul mental ; d’autre part parce qu’il a reconnu en votre
ami un frère en solitude, un exclu, une victime, comme lui, de
l’incompréhension des petits esprits.
- Vous pensez donc que ce Guillaume s’est proposé pour aider Pascal
à préparer son « cheval de Troie » ?
- Le jour même. Raison pour laquelle il a quasiment disparu de la
circulation jusqu’à hier ; moment choisi par Képler père pour m’annoncer
que son rejeton avait pris tous les tics de langage d’une blaireau chébran et
qu’il s’était remis à fumer ; ce que je savais déjà.
- Les cigarettes écrasées autour de l’ordinateur ?
- Précisément. Mais je n’ai définitivement baptisé votre « chat » que
lorsqu’il s’est cassé le museau sur la brouette que j’avais déplacée lors de
notre première entrevue. Notez bien qu’avec une comprenette moins grippée,
j’aurais pu le situer bien plus tôt. Dès le mercredi 23 avril, par exemple,
lorsque Guillaume, sous une pluie battante, avait faussé compagnie à l’un de
mes hommes pour venir m’espionner alors qu’un arbre abattu sur le chemin
des Vieilles m’avait encouragé à rendre une visite impromptue à votre ami…
- Ce qui nous aurait évité, la nuit où nous sommes arrivées avec
madame Bardin-Cardaillac, de nous affoler à la vue du salon éclairé…
- … et de l’ordinateur allumé. Car il était bien allumé, n’est-ce pas ?
J’opinai du bonnet, l’oreille basse.
- Preuve que notre petit génie avait si bien épousé la cause de son
idole qu’il aurait volontiers terminé le turbin en solo si je n’avais pris, un peu
tardivement, la précaution de confisquer le modem et l’alimentation de
l’usine à viruses, conclut le gendarme. Décision que David Pecquet appelait
de ses vœux depuis que Guillaume l’avait défié sur le terrain des macaronis.
J’écarquillai les yeux.
- Lors d’un dîner, le gamin s’était amusé à dessiner le schéma du
réseau de PIXI-Soft histoire de nous montrer qu’il avait un sacré coup de
pâtes, me déniaisa mister « L’eusses-tu cru ? » avant de rebattre sa coulpe :
sans vouloir me vanter, chère admiratrice, vous n’avez pas idée du nombre
de fois où, dans cette affaire, j’ai raté le coche à force de courir après le bus !
Même Martine avait un métro d’avance sur moi…
- Martine ? Votre femme ? m’étonnai-je au souvenir de la petite
boulotte bariolée qui semblait plus douée pour mettre les pieds dans le plat
que pour dénouer les fils d’une intrigue policière.
- Ma femme, oui. Sans elle, je n’aurais même pas fait la différence
entre une gourmette et un bracelet !
- C’était si important que ça ?
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Capital, voulez-vous dire ! Capital pour comprendre, comme le fit
votre ami le matin du renflouage de la Laredo, que le « Péril Jaune » (alias
Gabriel Huyng) et Sibylle N’guyen (alias Maryline Lempecki) ne faisaient
qu’un !
Dans un film, un tel rebondissement m’aurait arraché un soupir
d’agacement ; au cinéma j’avais horreur qu’on me prît pour une imbécile.
Dans la vie, le script était tellement incohérent que je ne cherchais même
plus à le suivre me contentant de tenir au mieux mon rôle de bécasse
régulièrement assommée par d’absurdes décèlements.
- Fameux choc, n’est-ce pas, monsieur Bardin-Cardaillac ! lança
l’adjudant Lemoine à Pascal qui, claquant des dents, s’était replié dans la
position du fœtus. Terrible vision que celle de ce bracelet et de son motif de
céramique rouge en forme d'idéogramme chinois ! Le mot « sérénité » !
Celui-là même que Sibylle N’guyen calligraphiait à tout va ! Comment,
confronté à une insupportable évidence, ne pas courir à nouveau vous
réfugier dans votre « syndrome de Colomb » ? Tuer deux fois la fille dont on
n’arrive pas à faire le deuil !
« Et avec laquelle on continue à baiser par système Plushard
interposé ! » rugis-je en mon for intérieur mitraillant, la prunelle assassine,
l’alité convulsif.
- Mais qui vous prouve qu’elle soit toujours en vie ? demandai-je,
l’espoir glauque.
- Je viens de passer le début de matinée en sa compagnie, m’asséna
« Columbo ». Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je pense qu’un rapide
résumé de certains épisodes ne ferait pas de tort à votre ami…
Quoique regimbant fort in petto, je lui avais accordé ma bénédiction.
Le conte qu’il nous servit alors pulvérisait tous les records en matière de
divagations feuilletonesques. Salmigondis d’élucubrations pour lecteur
de bandes dessinées démarquées. Toute la quincaillerie y était convoquée, de
la pauvre immigrée clandestine en lutte contre un affreux trafiquant
d’esclaves au cynique commissaire de police touché par la grâce en passant
par le dilemme cornélien recyclé (sauver sa famille ou trahir ses amis),
l’utilisation enfantine de gadgets à la James Bond, le recours éculé aux
déguisements les plus improbables, l’abus de pseudonymes, les revers de
fortune téléphonés, les comportements approximatifs et les délires
technologiques sans parler de cette misérable propension à dissimuler la
déliquescence du récit sous un vernis documentaire piqué au hasard dans le
rayon des « Que sais-je » ! Du kitsch absolu ! Un jeu vidéo sans la console !
- Vous ne m’avez pas l’air très convaincue, observa finement le
gendarme à l’issue de sa plaisante monodie.
- Un peu trop compliqué pour ma petite tête, m’excusai-je. Vous allez
encore m’accuser de faire l’idiote mais cela fait beaucoup d’explications à
ingurgiter d’un seul coup !
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- « Le Livre sera posé: Tu verras alors les coupables anxieux au sujet
de son contenu. Ils diront: "Malheur à nous! Pourquoi ce livre ne laisse-t-il
rien, de petit ou de grand, sans le conter?" » Sourate XVIII, verset 49…
- Je ne me sens ni coupable, ni anxieuse ! rétorquai-je, interprétant le
chapitre à la lettre.
- A la bonne heure ! Il ne tient plus qu’à vous de permettre à votre ami
de jouir du même état d’esprit…
- Comment ça ?
- En tournant la dernière page du Livre et en lui donnant la version
complète et définitive de la mort de monsieur Dernoncourt telle que
recueillie de la bouche sa veuve…
- Pourquoi moi ?
- Les histoires de famille doivent se régler en famille, c’est bientôt
l’heure du casse-croûte et j’ai un gigot de lotte qui m’attend à la maison.
L’adjudant Lemoine avait péniblement déplié son herculéenne
carcasse et s’apprêtait à m’abandonner avec la poubelle familiale à curer tâche d’autant moins ragoûtante que je prévoyais d’en profiter pour vider
mon propre sac frappé du morbide logo de Sepultura - lorsque le téléphone
sonna au rez-de-chaussée. Je priai le gendarme de bien vouloir patienter
encore quelques instants et descendis les escaliers si vite que je faillis en
doubler mes béquilles.
C’était madame Bardin-Cardaillac qui, apparemment réconciliée avec
les Plessis-Girard, m’annonçait qu’elle déjeunerait avec eux et ne rentrerait
pas avant le début de l’après-midi. Soulagée, je venais à peine de raccrocher
qu’un nouveau correspondant se manifestait. Cette fois, c’était Marie qui,
boulant ses mots, se désolait d’avoir tant tardé à répondre au message laissé
sur son mobile : elle avait oublié ledit appareil dans la boîte à gants de sa
206 et, overbookée, n’avait pas eu le temps de descendre le récupérer avant
la coupure repas.
- Je croyais que PIXI-Soft était fermé, m’étonnai-je.
- A un mois de l’E3 ? T’est à l’ouest, ou quoi ?
- Encore plus que tu ne le penses ! ironisai-je. Quand je tu sauras où je
suis ! Mais j’ai essayé d’avoir le standard une dizaine de fois : aucune
réponse…
- Normal : miss Mimi est en grève !
- En grêve ?
- Comme je te le dis, ma belle ! Avec une douzaine d’éjectés de la
disquette qui ont voulu suivre les consignes de cette connerie de « PIXIFight » !
- PIXI-Fight ?
- Un syndicat virtuel imaginé par Débile Gates. T’est pas au courant ?
Avant-hier, il n’y en avait que pour lui à la radio ! Comme si Jacques avait
besoin de ça en ce moment !
- Toujours ses soucis avec « Animadream » ?
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Tu m’étonnes ! Ces salauds de Plushard nous ont bien couillonnés !
Le bruit court qu’ils seraient déjà en pourparlers avec Disney !
- C’est précisément pour ça que je cherchais à te joindre, m’immisçaije. Figure-toi que je suis en ce moment sur l’île d’Yeu et devine qui j’y ai
rencontré hier au soir…
- La Petite sirène ?
- Mieux que ça ! David Pecquet en personne ! Paraît que le S.E.F.T.I.
est à ses trousses mais si Pétrel veut prendre les devants…
- Les devants ? Pour quoi faire ?
- Je ne sais pas, moi… hésitai-je. David a, peut-être, sur lui des
documents à récupérer…
- Des documents ? Ils sont tous à Los Angeles, les documents ! Dans
les bagages de cet enfoiré de Blackhole !
- Blackhole ? Tom Blackhole ? Le… comment ça s’appelle ?… le
réalisateur de la série « Joyzik » ?
- Jacques aurait mieux fait de se formater le disque dur le jour où il lui
a offert un pont d’or pour venir à Aubervilliers ! L’agent qui lui avait filé les
coordonnées du Spielberg du cartoon devait bosser pour Plushard, résultat…
- Blackhole était en cheville avec David !
- David ? Qu’est-ce que tu déconnes ? Blackhole était assez grand
pour se démerder sans qu’on lui tienne la main !
- Alors… l’espion, c’était lui ? Lui tout seul ?
- At last, ma belle ! Le vieux coup de la lettre d’Edgar Poe ! Trop
évident pour qu’on pense à regarder de son côté ! Hier matin, il s’est fait
porter pâle et c’est un stagiaire roumain qui a découvert un CD coincé dans
un graveur : une copie des routines d’affichage d’« Animadream » ! Comme
Blackhole était le dernier à avoir quitté la boîte mardi soir…
- Vous êtes sûrs que David est complètement innocent ? insistai-je
désarçonnée par ce renversement de situation en forme de coup de grâce.
- Comme l’agneau qui vient d’être modélisé ! On s’est grave planté à
son sujet. Pas de quoi en faire un drame ! Ce sont des choses qui arrivent,
non ?
Mais pourquoi fallait-il que ces choses-là arrivassent dans ma vie à
moi ? Qu’avais-je fait au Grand Scénariste pour qu’il s’acharnât ainsi,
l’heure du dénouement venue, à réduire à néant mes plus solides
constructions ? Jaloux de ma trop romanesque imagination, goûtait-il une
tardive revanche ? Il n’y avait pas de quoi être fier : les dés étaient pipés et
c’était Lui qui dessinait les cases !
Jamais les marches ne m’avaient parus si hautes ni ma jambe plâtrée si
lourde lorsque, vacillante sur mes béquilles, je regagnai l’étage. Une
heureuse surprise m’y attendait pourtant : sur les joues de Pascal - les traits
presque détendus en dépit du tic nerveux qui lui soulevait la commissure des
lèvres en une parodie de sourire - un peu de rose diffusait. Au pied du lit, le
181
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
képi vissé à son crâne au large front bombé, sa veste boutonnée jusqu’au col,
l’adjudant Lemoine m’attendait pour prendre congé.
- On dirait que notre traitement de choc commence à agir, nota-t-il
avant de me dévisager : vous, par contre, ça n’a pas l’air d’aller fort.
Madame Bardin-Cardaillac qui vous fait encore des misères ?
Sans chercher à finasser, je lui résumai la conversation que je venais
d’avoir avec Marie et, la tête couverte de cendres, rendai les armes : lavé de
tout soupçon par PIXI-Soft, David n’entrerait plus dans la défroque
d’épouvantail qu’obstinément je lui avais taillée sans bâti ni reprise. Le
gendarme reçu ma capitulation tant soulagé que désolé : son conseiller en
informatique n’était pas le serpent qu’il craignait secrètement d’avoir
réchauffé en son sein ; ce qu’il regrettait presque tant l’énormité des
couleuvres que j’avais dû avaler devant lui l’affligeait.
- Comme vous le savez, je n’ai pas de leçon de clairvoyance à vous
donner, me réconforta-t-il. Mieux vaut se tromper de bonne foi que d’avoir
raison contre sa conscience.
- Encore l’une de vos sourates ? me déridai-je.
- La sourate qui se dilate, oui ! s’esclaffa-t-il, heureux de me voir
reprendre pied. Bon, cette fois, je vous laisse. Inutile de me raccompagner :
je connais le chemin et vous avez encore un œdipicide à administrer…
- Vous croyez que ce sera suffisant ?
- Je veux bien être rayé de l’ordre si votre ami n’est pas sur pied sous
quarante-huit heures ! Je compte sur vous pour me contacter quand vous
serez de retour sur le continent : j’aurais un vaccin à lui prescrire…
- Quelques mois de prison ?
- J’en discuterai avec le patient. Un régime - surtout quand il est
carcéral - ne saurait être efficace sans l’adhésion pleine et entière de
l’intéressé.
- Drôle de philosophie pour un gendarme !
- Normal : je n’ai de gendarme que l’uniforme ; pour le reste, je suis
un subversif comme les autres.
Après s’être incliné, deux doigts sur sa visière, le « maniaque » de
l’autopunition refermait la porte derrière lui lorsque deux syllabes,
péniblement articulées dans mon dos, me firent tressaillir. Pudeur ou surdité
passagère, l’adjudant Lemoine ne les releva pas et fit bruyamment claquer le
pêne. J’avais pourtant bien entendu et, malgré le froid hiératisme du
ventriloque sur lequel je me retournai vivement, l’hallucination n’était pas de
mise. « Merci » ! Pascal avait bien exhalé le mot « merci » !
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182
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Niveau 12
Vue subjective, player 2 (Isabelle)
Fichier enregistré le jeudi 1er mai 1997 à 23 heures 04
A ma droite : la côte vendéenne et sa guirlande de minuscules points
lumineux ; à ma gauche : les Uéssas qu’un horizon chauvin s’ingénie à nous
masquer sous prétexte de rotondité galiléenne. Entre les deux : un grand
phare qui, toutes les cinq secondes, découpe ponctuellement la silhouette
d’un couple de touristes assis, enlacés, au pied des vestiges de ce qui fut, à
en croire le syndicat d’initiative, une corne de brume.
Ce soir, la nuit est belle et le ciel constellé d’étoiles à rendre jaloux
Luke Skywalker. La princesse Leïa, dans les bras de son Yann Solo, se laisse
doucement bercer par le friselis des vagues. Un dernier baiser pour ne pas
rester sur sa fin et vous pouvez envoyer le générique avec, par ordre
d’apparition à l’écran : David dans le rôle de l’esclave en rupture de chaînes
et votre servante dans celui de la femme libérée en quête de nouveaux liens.
Sonnez trompettes, résonnez hautbois, anathémisez pasionarias du MLF en
instance de ménopause : la femelle servile est de retour ! Non, je déconne…
Mais qu’il est doux, les copines, de larguer un peu le pantalon qui nous irrite
la culotte de cheval pour envoyer nos ados de mecs se rhabiller chez Macho
& frères en récupérant au passage leur part de responsabilité. Qu’est-ce
qu’on attend pour être heureuses ? Fermons, si m’en croyez, les yeux sur
leurs dérisoires petits secrets, lâchons-leur la main et laissons-les se coincer
le doigt dans toutes les portes, décrochons-les de nos jupons retrouvés pour
mieux les scotcher à nos collants. En un mot comme en cent : tâchons d’en
faire des hommes avant de nous retrouver dans une cour de maternelle à
nous crêper le chignon entre institutrices frustrées.
C’est, en gros, le type de résolution que j’avais prise, la veille, sur la
plage des Sapins après que mon pipeauteur préféré eut enfin rangé son
instrument pour souffler autre chose que du vent et soulager sa conscience ;
pauvre Sibylle N’guyen, involontaire héroïne d’une version aquatique de
« La Jaune fille et la mort ».
Aussi, ce matin, m’étais-je, sans complexe, retranchée derrière la
sacro-sainte fête du travail pour ne pas bouger lorsque, vers midi et demi
(autant dire aux premières lueurs de l’aube quand on n’a pas vu la nuit
passer entre ses jambes en l’air) le téléphone sonna dans notre petit nid
d’amour de l’Atlantide Hôtel.
183
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
La tête dans le seau et le seau à côté de ses pompes, David avait donc
dû tirer sa flemme profondément enfoncée sous la couette pour aller
répondre. Après quelques secondes de parfaite hébétude, l’homo percutus
retourna vers moi sa mine de chaînon manquant : « C’est Pétrel ! Jacques
Pétrel ! » marmotta-t-il le micro du combiné plaqué contre sa toison
pectorale. Après cinq jours de cavale, l’évadé venait d’être localisé et le
gardien chef postillonnait dans le mégaphone.
Un maton piteux qui, pour convaincre le fugitif de regagner sa cellule,
se confondit d’abord en excuses : un ignoble traître avait vendu le secret de
l’arme thermopécuniaire globale à l’oncle Sam et il s’était trouvé, à PIXISoft, quelques patriotes délateurs de la première heure pour faire porter le
chapeau à David dont la trop bonne étoile se devait d’être épinglée. Assourdi
par les cris sourds des corbeaux dans la plaine, le maréchal Pétrel s’en était,
le cœur déchiré, remis aux forces du S.E.F.T.I. avant de s’apercevoir qu’il y
avait maldonne et qu’on s’apprêtait à jeanmouliniser un irréprochable
collaborateur. De quoi vous pousser à débarquer sans attendre le « D Day ».
- Quelle bande d’enfoirés ! avait sobrement commenté l’affaire
Dreyfus sur CDRom.
- Tu m’étonnes ! avais-je cliqué des deux souris. Tout ce qu’ils
méritent, c’est que tu les plantes avec leurs embrouilles à la con !
Eventualité si prévisible que même Pétrel, l’embouteillé des neurones,
l’avait longuement envisagée avant de relancer son lâcheur d’élite. Une
indécente augmentation de salaire accrochée à un wagon de stock-options
accompagnait donc la mirobolante proposition cachée dans sa manche :
David, s’il réintégrait rapido son banc de galérien, aurait désormais carte
blanche pour ramer à sa guise et mener à bien la réalisation du pilote de
« Joyzik » ainsi que le développement du logiciel « Animadream ». Il restait
un mois et demi avant l’E3 ; avec un minimum de talent et un maximum
d’heures supplémentaires, les Américains pouvaient encore être coiffés au
poteau.
Sans un regard pour la jauge de son compte en banque mais non sans
s’être assuré de mon approbation, onc’ Picsou s’assit, le croupion impérial,
sur l’offre plaquée or. Rebuffade anticipée par le Raptou d’Aubervilliers qui
lui lança aussitôt dans les palmes une miss Daisy aux cent coups (fourrés).
Là où l’appât du gain et le mirage du pouvoir avaient échoué, la culpabilité péché mignon du réfractaire - avait des chances de réussir.
La gorge nouée et des trémolos plein la voix, Marie, en tragédienne
accomplie, attaqua si fort dans les aigus que David, les tympans explosés,
dut éloigner l’écouteur et presser la touche « haut-parleur ».
« Le Marchand de Gratis » de William Shareware. Acte I, scène 1.
MARIE : Un peu facile de te casser après nous avoir tous foutus dans
la merde !
DAVID : Dans la merde ? Comment ça ?
MARIE : En laissant virer ton copain Pascal pour lui piquer sa place !
184
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
DAVID : Trop bonne celle-là ! T’as vu la Vierge ou quoi ?
MARIE : Ce que j’ai surtout vu, c’est le shareware qui se balade sur le
Net depuis cette nuit ! Et tu sais comment il s’appelle ce shareware ?
DAVID : ? ? ?
MARIE : « Evha Forthcoming » ! Ça te dit quelque chose ?
DAVID : Un rapport avec « Evha Forever » ?
MARIE : Direct le rapport ! Imagine le même jeu, mais boosté à mort,
avec des tas d’options supplémentaires et disponible gratuitement sur le
WEB ! Le tout signé Pascal Bardin-Cardaillac, le créateur de la série qui,
comme par hasard, ne s’est même pas donné la peine de nous rendre son
contrat avant de se barrer !
MOI (soufflant à David) : Je croyais que Pétrel n’en n’avait rien à
foutre de la propriété artistique…
DAVID : C’est pas Jacques qui disait qu’Internet n’était qu’une
vitrine sans intérêt ?
MARIE : Tout le monde à le droit de se tromper, non ? En attendant,
on peut dire adieu aux marchés nord-américains et asiatiques : quatre-vingt
pour cent des recettes prévisionnelles ! Sans parler de ces fils de pute de
Plushard qui ont maintenant le culot de nous menacer d’un procès ! On a
reçu un fax de leurs avocats il y a exactement une demi-heure ; c’est même
comme ça qu’on a appris l’existence du shareware !
DAVID : Vous avez déjà eu le temps de l’examiner ?
MARIE : Christophe et son équipe sont sur le coup : aucune illusion à
se faire : on l’a grave dans l’os !
DAVID : Pas de « cheval de Troie » en supplément ?
MARIE : Qu’est-ce que tu crois ? Bien trop malin pour ça, ton
copain ! Beaucoup plus jouissif de démolir l’image de PIXI-Soft en toute
légalité ! Je te dis pas la contrepub ! Si on ne sauve pas Joyzik et
Animadream, on est mort !
DAVID : Désolé, mais, pour moi, c’est niet, niet et niet ! Putain !
Vous n’avez qu’à vous arranger directement à Pascal !
MARIE : Je viens de rappeler Juliette mais son chéri est toujours aux
abonnés absents : syndrome de Magellan ou je ne sais quelle vérole !
DAVID : C’est elle qui vous a dit où me trouver ?
MARIE : Elle espérait, comme nous, que tu accepterais de rattraper
les conneries de ton chtarbé d’ami d’enfance. Si tu avais eu le courage de le
défendre quand il le fallait…
DAVID : Eh bien, aujourd’hui, j’ai le courage de tous vous envoyer
chier ! Mieux vaut tard que jamais ! Tu diras, de ma part, à Jacques, que je
ne regrette qu’une chose : de ne pas avoir aidé Pascal à programmer son
freeware !
Sur ces mâles paroles, mon chéri à moi avait si sèchement raccroché
le combiné que le vieux bigophone en avait craché ses derniers boulons.
Plutôt que de venir me rejoindre, il était ensuite resté planté là, raide comme
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
un piquet, à contempler les débris du poste avancé de France Telecom. Ce
qui ne passait pas la glotte, ça n’était ni l’absurde suspicion dont il avait fait
l’objet, ni la poisseuse démagogie de Pétrel, ni même l’odieux chantage
affectif tenté par Marie. Ce qui lui restait au travers de la gorge, c’était de
s’être doublement fait avoir par le seul adversaire valable. Embusqué en
sniper, Pascal avait perforé en beauté son bouclier magnétique :
premièrement en se gavant de barres énergétiques pour garder la tête froide
et sa créativité intacte malgré ses multiples blessures ; deuxièmement en
utilisant une mine-laser parfaitement propre que personne n’avait vu venir.
Le sale tricheur avait, bel et bien, gagné la partie engagée trois mois plus tôt.
Une version très améliorée de « Quake » ou « Duke Nukem » : l’ordinateur
éteint, il restait un vrai cadavre sur l’esplanade ; de toutes ses vies, Eric
Laborie y avait laissé la seule qu’on ne perd qu’une fois.
Vers vingt heures, quand Martine Lemoine, éblouissante dans sa robe
jaune canari semée de pâquerettes fuchsia, nous accueillit sur le palier de sa
jungle de fonction, le mauvais joueur boudait encore et, imperméable aux
délicieuses effluves montant des berges du Maroni, ne desserra pas les dents
avant l’arrivée de l’adjudant qui, en milieu d’après-midi, nous avait adressé
une aimable citation à dîner. De joyeuse humeur, le mastodonte en uniforme
ne s’était inquiété de la sinistre figure de son invité qu’après avoir enfourné
la moitié du plateau de boudin aux pruneaux copieusement arrosée de kir
royal.
- Si c’est le sort de votre copain qui vous tarabuste, inutile de vous
mettre la rate au court-bouillon ! ronronna-t-il en se pourléchant les
moustaches. C’est justement pour que vous puissiez dormir tranquille que
j’ai organisé cette tisane-partie. Mon enquête est terminée et, en dehors de
quelques broutilles, aucune charge ne sera retenue contre monsieur BardinCardaillac.
- Vous avez retrouvé Gabriel Huyng ? s’éclaira mister éteignoir.
- Et Sibylle N’guyen par la même occasion ! Elle m’a d’ailleurs
chargé de vous présenter ses excuses à retardement : simuler la noyade est
parfois le meilleur moyen d’échapper aux requins…
David croyant emplafonner la Vierge en pleine synagogue, l’adjudant
Lemoine, dut sortir la bédé cachée dans la Torah. Un remake sous ecstasy de
« Coke en stock » avec Rastapopoulos de l’immigration clandestine,
Haddock du S.E.F.T.I., Tintin Supergirl, bal masqué sur galère mal
embarquée, sous-marin chasseur de fichiers piégés, Dupont(d) en
scaphandriers et Tournesol bien à l’ouest amoureux d’une Castafiore de
synthèse. Fervent admirateur d’Hergé dont les œuvres complètes squattaient
tout un rayon de sa bibliothèque, le gendarme, à qui il manquait
certainement quelques cases, s’était offert un album inédit dont la
vraisemblance éblouirait les moins de sept ans et les plus de soixante-dix
sept ans. Entre ces deux âges, le scepticisme me gâchait le plaisir. Recul
hélas interdit à David, personnage à part entière de ce rare manga belge.
186
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- C’est dingue ce qu’on a pu se gourer les uns sur les autres !
phylactèra Séraphin Lampion. Je vous ai mis les boules pour rien : même le
« cheval de Troie » n’existe pas !
- C’est la Belle Hélène qui va être soulagée ! plaisanta, par rancunier
pour un sou, l’adjudant Lemoine. PIXI-Soft aussi, j’imagine…
- Pas vraiment ! Pascal s’est quand même vengé en balançant sur le
Net un remix gratuit de son « Evha Forever » ! Concurrence déloyale mais
parfaitement légale.
- Le fameux truc qui « tue sa mère » dont j’ai eu la primeur dimanche
dernier ?
- C’est clair ! Mais le plus hallucinant, c’est que Pascal ait réussi ce
tour de force avec la seule aide de Guillaume ! Un gamin à moitié débile !
- Débile qui était le seul en mesure d’achever le travail, souligna le
gendarme. Je parie que votre jeu pirate n’a pas hissé le drapeau noir avant
mercredi dans la journée…
- La nuit dernière, exact…
- Soit vingt-quatre heures après la dernière incursion de Guillaume
aux Vieilles et alors que Pascal Bardin-Cardaillac était hors circuit depuis
lundi matin !
- Vous êtes sûr que personne d’autre… insista David.
- Je ne suis plus sûr de rien. Mais le groupe « Further Führer » ayant
renoncé à envahir l’île d’Yeu, il ne nous reste guère dans les parages que les
goélands pour pondre des anti-seiches…
Savant calembour ornithologique qui obligea mes neurones à usiner
cinq bonnes secondes avant d’ordonner à mes zygomatiques de se remuer le
cul. Morphing d’enfer : votre spirituelle Isabelle transformée en Juliette !
Coup de Calgon : les petites cruches ayant de grandes oreilles, j’avais même
piqué un fard en entendant, un instant plus tard, l’adjudant Lemoine évoquer
Château-Bougon : l’aéroport de Nantes.
- Mon petit doigt, que j’ai la faiblesse de toujours garder sous la main,
m’a dit que vous vous apprêtiez à vous envoler pour les Etats Unis, lâcha-t-il
au moment de passer à table. Séjour touristique ou voyage d’affaire ?
David, à qui s’adressait la question, en resta - et pour cause - comme
deux ronds de flan. Après toutes les cachotteries qu’il m’avait faites, j’avais
bien le droit de lui réserver une petite surprise. Mais rien de tel qu’un
gendarme pour mettre les pieds dans le plat avant les hors-d’œuvre !
Ça m’avait prise dans la nuit de lundi à mardi. Le gros câlin qui avait
suivi notre dîner aux sardines n’était pas parvenu à calmer mes
appréhensions. Pour rassurer David, je m’étais bien gardée de prendre au
sérieux son histoire de voyeur embusqué dans la cuisine des BardinCardaillac. Pourtant, la fanfaronne n’en menait pas large à l’idée de finir
hachée menu par des mal affûtés. Dépecée par les événements, l’insomnie
paranoïaque, je ne songeais bientôt plus qu’à fuir le plus loin possible de
l’île d’Yeu et de ses reichissimes touristes. C’est alors que je m’étais
187
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
souvenue de l’exposition que Chloé devait présenter, la veille de
l’Ascension, à New York. Comme nous lui avions confié Yann, il était
même convenu que nous rentrerions à Paris un jour ou deux avant son
départ.
Dès le lendemain huit heures, je contactais en douce mon
indispensable belle-sœur pour lui demander d’ajouter un neveu dans ses
bagages : David et moi serions là pour les accueillir, tous les deux, la
semaine suivante, à l’aéroport Kennedy. Un peu estomaquée, elle avait
joyeusement accepté prenant pour argent comptant mon bobard de lune de
miel à retardement.
- Et tu as acheté nos billets sans me prévenir ? couina Picsou.
- Je l’aurais fait si ça avait mal tourné. Pas envie de passer pour une
conne ! Après, j’ai pensé que ça nous changerait les idées et que ça
t’éclaterait de manger Mac Do à tous les repas…
- Et si je n’avais pas démissionné de PIXI-Soft ?
- C’était déjà fait, mais tu étais le seul à ne pas le savoir !
- Les femmes ! Les femmes ! se bidonna le gendarme.
- Qu’est-ce qu’elles ont, les femmes ? renâcla sa moitié.
- Elles ont que, sans elles, même le Paradis serait d’une tristesse à
mourir !
- Alors, comme ça, vous nous espionniez ? le contrai-je en Eve qu’il
ne faudrait pas prendre pour une pomme.
- Espionner est un bien grand mot pour mon petit lexique. Et Plushard
une mauvaise piste que j’ai voulu déblayer jusqu’au bout…
- Vous saviez pour David !
- Un collègue du S.E.F.T.I. que j’ai rencontré par hasard sur la plage.
Les nouvelles vont de plus en plus vite avec ces au Net gens ! Mais
qu’importe ! « Les hommes bons sont innocentés des accusations portées
contre eux ; ils obtiendront le pardon et une grâce abondante. » Sourate
XXIV, verset 26…
Quand je vous disais que vous n’échapperiez pas au happy end avec
couple vedette sauvé par le gong, explications bazardées, pirouette finale à
consommer sur place et étoile filante sur fond de nuit océane !
Un conseil d’amie : ne vous prenez surtout pas la tête à chercher la
morale de l’histoire même si « en toute chose, il faut commencer par la fin »,
comme dit Lariflette qui aurait fait un excellent romancier. Faites plutôt
comme moi : tournez la page et rentrez vite fait à l’hôtel pour glisser un beau
gosse sous la couverture.
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188
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Niveau 13
Vue subjective, player 4 (François)
Fichier enregistré le samedi 3 mai 1997 à 16 heures 07
A quatre heures du matin, sous la douche glacée des lampadaires de la
gare maritime, le quintette désaccordé regrettait les radiateurs de Pleyel.
Célèbre interprète de « La Houle » de Gabriel Nausée, David Pecquet (alias
Pelléas-les-Flots) marchait au supplice soutenu par sa Mélisande version
retraite Debussy. Quelques mesures en arrière, Pascal Bardin-Cardaillac, ex
premier au violon encore un chouïa dans les cordes, laissait les diatoniques
béquilles de sa jolie accompagnatrice marquer la cadence sans se soucier des
couacs en mineur de la vieille trompe de chasse reléguée en coda (venenum).
De l’autre côté de la darse, bien calé dans le fauteuil de mon
Auverland, le chauffage poussé à fond, j’étais aux premières loges pour
assister aux adieux à la scène des cinq concertistes qui, depuis trois
semaines, m’avaient permis de parcourir tout le répertoire sans quitter ma
brigade. Sans l’ombre d’un bémol, le grand prix du conservatoire revenait, à
l’unanimité du jury, au fils Bardin-Cardaillac dont la pâle frimousse de
Chopin rassi encombrait l’oculaire de mes jumelles.
Jeudi après-midi, quelques heures après mon dernier passage aux
Vieilles, Isabelle Coussein, fidèle infirmière, me téléphonait pour
m’annoncer que son patient était revenu à la vie et que ses premières paroles
avaient été pour remercier un certain psychothérapeute aux armées.
Touchant mensonge que je fis mine de gober : aussi efficace qu’eut été ma
cure je la savais bien incapable de transformer, du jour au lendemain, un
« syndrome de Colomb » en capitaine au long cœur voire en navigateur
solidaire. Sombre clairvoyance qui ne m’avait pas empêché de rédiger, à
l’intention du procureur de la République, un rapport rien moins que
circonstancié.
Il n’y était en effet question que d’un indélicat loueur qui, doublé d’un
chauffard, s’était livré à un gymkhana thalassovage sur la lande avant de se
débarrasser de la Laredo démantibulée en la précipitant du haut des falaises
de la pointe de la Tranche. Auteur présumé d’une tentative de cambriolage
qui avait laissé un témoin avec un jambe dans le plâtre, l’individu s’était
évaporé dans la nature. Deux complices m’avaient gracieusement prêté leur
concours : Yves Molebourse trop content d’ajouter, avec la bénédiction de la
maréchaussée, une copieuse prime d’assurance au versement en liquide déjà
effectué par le généreux Gabriel Huyng et Marc Dieulafait prêt à me
189
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
béatifier pour une pieuse omission : celle de l’intervention illégale d’un
agent du S.E.F.T.I. sur ma circonscription. En gage de gratitude, monsieur le
commissaire m’avait fait parvenir, par Chronopost, une carte d’identité et un
chèque de caution à l’ordre de « La Manivelle ». Documents plus faux que
nature qui seraient du meilleur effet dans un dossier par ailleurs plus mince
que les arguments à dissout du grand Jacques. Quant au rodéo motocycliste
auquel mes hommes et quelques curieux avaient assisté lors du renflouage de
la Laredo, il serait mis sur le compte d’insaisissables gamins de l’île toujours
prompts à narguer les forces de l’ordre : la cinq cents centimètres cubes
empruntée par Marc à son copain urbaniste de Saint-Sauveur serait, dans
quelques jours, retrouvée au fond du port. Pas le plus sûr moyen de prendre
du galon mais, eu égard l’absence de dépositions ou de plaintes
contradictoires, sans doute la plus élégante manière de sauver mes barrettes
de franc-tireur bigleux et d’éviter à un tas d’ennuis à un tas de gens plus
victimes que coupables.
Si le fils Bardin-Cardaillac, suivant à la lettre mon ordonnance,
cherchait à me contacter pour négocier sa peine, je lui proposerai de se
dénoncer comme auteur de la non résolue mise à sac de mon logement. A lui
de se creuser les méninges pour mériter l’incarcération thérapeutique qu’une
bonne chambre correctionnelle ne manquerait pas de lui prescrire. La Vérité
attraperait un sacré refroidissement en sortant du puits ; ça lui apprendrait à
se couvrir à l’instar du gendarme dans l’exercice de ses dysfonctions.
- Alors, comme ça, mon adjudant, vous le laisser filer ?
- Hum ? Qui ça ?
- Ben… le jeune Dernoncourt… Euh… Bardin-Cardaillac…
Tout à mes entourloupes grossissantes, j’avais presque oublié la
présence, à mes côtés, de ce bon Kepler que j’avais sorti du lit à des heures
indues sous prétexte de surveillance générale. A la journée de récupération
que lui vaudrait son dévouement, « Bison Bienveillant » se crut tenu
d’annexer une couronne de lauriers tressée de contrition.
- J’aurais dû t’écouter depuis le début, quant tu me disais que j’avais
tort de lui chercher des poux dans la tête…
- C’était juste histoire de causer, mon adjudant ! minimisa l’effacé.
- Causer ou pas, ton intuition était la bonne et j’aurais mieux fait de la
suivre au lieu de m’embarquer dans une procédure à la « mords-moi le
nœud » !
Procédure à l’image de celle entamée par l’ami Dieulafait à cette
notable différence près que la sienne avait finalement abouti. Information
que, la veille, il m’avait donnée en pourboire lorsque, comme promis, j’étais
venu charger ses bagages en partance pour le continent.
Le Compaq enfin récupéré, Sibylle N’guyen n’avait pas attendu que le
muguet du premier mai eut ouvert ses clochettes pour étrenner le modem de
rechange importé par son fournisseur bien aimé et transmettre au S.E.F.T.I.,
190
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
avec trois semaines de retard, tous les fichiers piratés sur les sites protégés
de Lin Dao Lhou. Dès lors, rien ne pourrait plus entraver la marche
vengeresse de la Justice à part un procureur mal calfaté allergique, en
période électorale, aux remous politiques. Trop impatients pour guetter
sagement le résultat des législatives, la fine mouche et son taon précieux
avaient pris sur eux d’adresser une copie desdits fichiers à « Yellow
Computers » accompagnée d’une dédicace spéciale à l’intention de son
conseil d’administration. Moins de vingt-quatre heures plus tard, le Chinois
mettait les bouts et, aux dires d’un informateur habitué des salles
d’embarquement de Roissy-Charles de Gaulle, s’envolait pour Hongkong.
Personne ne le pleurerait parmi la centaine d’esclaves rivetés à ses chaînes
de montage clandestines. Des sans-papiers que la police se ferait un devoir
de libérer avant, pour la plupart, de leur délivrer un retour simple vers leur
enfer d’origine.
- Et les parents de Sibylle ? m’étais-je inquiété.
- On n’expulse pas la famille d’une vedette de la D.C.P.J. ! m’avait
opposé Marc.
- Pas un peu trop discrète, ta vedette ?…
- Jusqu’à aujourd’hui. Mais, ce soir, en rentrant à Paris, je convoque la
presse - ces cons de journalistes vont se jeter là-dessus comme des malades et, demain, Sibylle sera aussi connue que Madona !
- Ta hiérarchie ne va pas apprécier des masses…
- Je m’en fous ! Quand finiras-tu par comprendre que je suis A-MOUREUX ?
- Amoureux et prévoyant ! avait précisé Sibylle N’guyen dont les
adorables fossettes concurrençaient un regard à damner un conclave.
Figurez-vous que Marc projette d’écrire un bouquin pour mettre du droit
d’auteur dans son R.M.I. !
Dieulafait sur les brisées de Borniche ! On aurait tout lu ! Comme si
les rayons de la Fnac n’étaient pas assez encombrés de manuscrits imprimés
avec les pieds ! Cette manie d’éditer tout et n’importe quoi sous prétexte
d’occuper l’espace laissé vacant par les idéologies ! Cette pitoyable
propension à croire que le traitement de texte dispensait de talent !
Coucher sa belle sur du papier ! Quelle débandade ! Marc avait
décidément pris un sacré coup de vieux !
- C’est pas votre conseiller en informatique, là-bas ? me secoua Kepler
qui, lui, avait bu du jus de kangourou.
- Hum ? Où ça ?
- A gauche de la passerelle, accoudé au bastingage…
- Exact ! confirmai-je affinant la mise au point de mes jumelles.
- Vu d’ici, on dirait qu’il va vomir son quatre heures avant de sortir du
port ! C’est comme ça à chaque fois qu’il monte sur un bateau ?
- Faut croire… L’oreille interne, ça ne se commande pas…
191
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Ce qui, par contre, se commandait et qu’il allait devoir apprendre à
maîtriser, c’était la trouille. Trouille d’affronter la dominatrice Isabelle,
trouille d’assumer son amitié pour un Pascal à la dérive, trouille de recevoir
un mauvais coup, trouille de blesser, trouille de déplaire, trouille de l’avenir,
trouille du passé, trouille du concret, trouille de dire non. Sa démission de
PIXI-Soft était un premier pas et j’espérais qu’il allongerait la foulée.
- Vous avez vu, mon adjudant ? Le jeune Bardin-Cardaillac est passé à
côté de lui et il ne lui a même pas dit bonjour ! Pas près de se rabibocher ces
deux-là !
- « Quand ils eurent atteint le confluent des deux mers, ils oublièrent
leur poisson qui reprit librement son chemin dans la mer. » Sourate XVIII,
verset 61…
- C’est joli, mon adjudant, mais je ne vois pas le rapport…
- Ça viendra quand tu me l’auras tapé en six exemplaires ! Allez ! On
s’arrache !
Au journal de treize heures, il n’y en avait que pour Gary Kasparov :
un grand maître des échecs qui, après avoir mis à mat Short et Anand - deux
faillibles champions de la race humaine - et « Deep Blue » - un
supercalculateur IBM gavé de processeurs - s’apprêtait, le dimanche 11 mai,
à défier « Deeper Blue », dernier né de la « Blue Family » forcément bourré
de rancune. « La machine va-t-elle, pour la première fois, battre l’homme ? »
s’interrogeait, le prompteur moite, le présentateur à tronche de beauf du
Charolais. Comme si ça n’était pas déjà fait ! Il n’y avait qu’à voir la courbe
du chômage sur laquelle phosphorait Juppé (l’homme au cerveau
multifonctions) pour connaître la réponse : rien ne désespérait plus
Billancourt dont les robots ne risquaient pas de tomber sur un O.S. Quant au
monde enchanté du multimédia, le peu que j’en avais vu m’avait persuadé
que les enfants perdus du virtuel ne retrouveraient pas de sitôt leur chemin et
qu’il y avait davantage d’araignées voraces que de planants papillons sur la
toile de WEB.
Aux rutilants circuits imprimés de « Deeper Blue » succéda, sans
transition, une mâchoire d’acier que je n’avais pas eu le temps d’oublier.
Derrière la forêt de micros d’une conférence de presse improvisée dans les
salons d’un très chic hôtel parisien, le commissaire Dieulafait (rebaptisé
Dieufalait par sous-titre dyslexique) faisait face à une meute de journalistes
qui, aussi cons et avides que prévu, buvaient ses paroles pour mieux les
régurgiter dans nos gosiers de parts de marché. Un peu en retrait, un
exotique top model aux lunettes noires de vamp prenait la pause dans une
frénésie de flashs : la Madona du Soleil Levant crevait l’écran !
Tout en répondant à côté de questions plus stupides les unes que les
autres, le manipulateur glissait habilement sur les implications politiques du
mandat d’arrêt international qui, si la Justice faisait son travail, ne
manquerait pas d’être lancé contre Lin Dao Lhou (prodigue supporter du
192
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Front National) et l’erreur judiciaire dont avait failli être victime un petit
industriel de province sympathisant de gauche (Edouard Origo-Desfontaines
pour ne pas le nommer) pour mieux magnifier l’héroïsme de la jeune
immigrée clandestine présente à ses côtés qui, au service secret du S.E.F.T.I.
pendant quatre ans, avait quotidiennement risqué sa vie pour sauver ses
parents et ses deux jeunes frères otages d’un moderne trafiquant d’esclaves.
Un site (www.sibylle.com) serait prochainement ouvert sur lequel on
pourrait dialoguer avec elle en direct, tout apprendre de sa vie mouvementée
photos et vidéos à l’appui et signer une pétition de soutien à sa famille. Le
père Marc avait fait très fort : si, après ça, son bouquin n’était pas un bestseller, une mine d’or l’attendait dans les public-relations !
- Et pas un mot pour te remercier du coup de main que tu lui as
donné ! s’indigna Martine quand le gros plan d’un Jospin aux lardons (de
Mitterrand) eut succédé à celui du poulet aux médias.
- Impasse dont je lui sais gré ! Quand on manque d’entregent, mieux
vaut rester entre soi…
- En clair ?
- Tout le monde n’a pas les relations qu’il faut pour se faire mousser
au moment de plonger ni pour ligoter sa hiérarchie en embobinant la presse.
Tant que Charles Million ne sera pas un ami d’enfance, j’aurai tout intérêt à
me faire oublier !
- Résultat : ce sont toujours les mêmes qui tirent leur épingle du jeu !
râla ma cousette en pelote. Depuis Rambouillet, ce Dieulafait te prend pour
une poire et toi tu te laisses manger la laine sur le dos !
- Ça n’est pas avec de la laine de poire qu’il engraissera beaucoup…
- C’est ça ! Fais l’idiot, en plus ! Tous tes amis te roulent dans la
farine et toi tu trouves ça drôle ?
- Mieux vaut avoir de mauvais amis que pas d’ami du tout !
De tous ces mauvais amis, Kepler était, de loin, le meilleur qui
distançait largement les Marc Dieulafait et autres Gilbert Léragne. Sur qui,
hormis sur ce fort lymphatique garçon, compter, un samedi, sur les coups de
quinze heures, pour vous arracher à une sieste peuplée de coquines
gendarmettes et vous assourdir de ses jérémiades ? Lamentations d’ailleurs
cousues de ce fil blanc dont on fait les mouchoirs de Cholet : enfermé depuis
quatre jours dans sa chambre, ne se nourrissant que de corn flakes et de Coca
Cola, grillant cigarette sur cigarette, Guillaume encombrait maintenant la
ligne paternelle avec le modem confisqué aux Vieilles ; accessoire
nuitamment dérobé dans mon bureau. Plutôt que d’appeler un serrurier, un
diététicien, la ligue antitabac ou France Telecom, le père martyr avait,
comme d’habitude, choisi de s’en remettre à moi pour ramener son rejeton à
la raison et éviter à sa note de téléphone de ridiculiser le trou de la Secu.
Un étage plus bas, dans le salon, Clothilde cuvait sa neurasthénie la
tête enfoncée dans les coussins du canapé. Le style pompier de la décoration
193
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
me rappelant qu’il valait mieux ne s’attaquer qu’à un sinistre à la foi, je
passais au large et, sur les pas de son époux fort mari, pénétrais dans le
mausolée de Lénine faisant office de couloir. Tout au bout : la porte du
mastaba où un mome-mifié attendait qu’on lui tire les bandelettes.
- C’est moi, Guillaume ! annonçai-je sans me fatiguer à tambouriner.
J’ai une sieste sur le feu et je te conseille d’ouvrir avant que mon oreiller ne
déborde !
Cinq secondes plus tard, le gamin obtempérait et m’admettait - seul dans son antre. L’influence Bardin-Cardaillac me frappa aussitôt : tapis de
feuilles froissées et de bouquins écornés, canettes jetées au hasard sur le lit
défait, céréales piétinées sur la moquette, vieux chewing-gums collés en
chapelets aux montants de la bibliothèque, console de la fenêtre noircie de
mégots… Au milieu du capharnaüm : l’inévitable ordinateur en train de
mouliner l’écran saturé de signes cabalistiques.
- Si c’est encore pour me demander un petit service, je vous signale
que ça va faire la dixième fois ! calcula le rouquin aux yeux verts. Ras le bol
que vous me preniez pour un blaireau !
- Détrompe-toi ! Je sais très bien que j’ai, au contraire, affaire à un
petit génie ! Un cerveau capable, à lui tout seul, de remplacer une armée de
programmeurs et de terminer, sans aucune aide, le « freeware » imaginé par
Pascal !
- « Evha Forthcoming » ! Vous l’avez essayé ? Ça tue sa mère, hein ?
se rengorgea le surdoué sousmodeste.
- Ça tuera aussi ton père si tu continues ! Tu ne pouvais pas lui dire
que tu passais tes journées aux Vieilles au lieu de le faire tourner chèvre ?
- C’est pas ma faute : Pascal m’avait demandé de garder le secret ! se
défendit le bourreau de parents les larmes soudain prêtes à perler.
- Et tu ne voulais pas lui désobéir parce qu’il te faisait confiance et
qu’il était resté sur l’île rien que pour toi !
- … (assentiment muet)
- Parce qu’il était le premier à te juger enfin à ta juste valeur !
L’union sacrée ne s’était pourtant pas scellée dans du beurre. D’abord
agacé par les visites intempestives de son jeune admirateur (lequel
connaissait « Evha Metal » dans ses moindres pixels) puis ulcéré par les
prétentions de celui-ci, le fils Bardin-Cardaillac l’avait, par jeu, mis au défit
d’infiltrer le très protégé réseau de PIXI-Soft. A la stupéfaction du
professeur, l’élève - après seulement une demi-journée de préparation - avait
brillamment réussi son examen améliorant même au passage les éléments
piratés !
- C’est moi qui lui ai donné l’idée d’« Evha Forthcoming » ! renifla le
loustic. Pascal voulait se contenter de niquer l’Intranet de PIXI-Soft. Quand
il a vu de quoi j’étais capable, il a changé d’avis…
Equipé d’un « Deeper Blue » sur pattes, le fils Bardin-Cardaillac
revoit donc ses ambitions à la hausse. Du poil à gratter, on passe à la massue
194
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
capable d’assommer d’un seul moulinet le mammouth d’Aubervilliers.
Pendant que Batman en oublie le boire et le manger pour relooker son
héroïne chérie et la doter d’un nouvel arsenal à faire baver tous les
lobotomisés du joystick, Robin plonge dans le moteur informatique qu’il
parvient à compacter tout en décuplant sa puissance.
- Au départ, le programme était énorme et mettait des plombes à se
charger. On ne serait jamais passé dans les tuyaux ! commenta « SOS
plombier ». Le jour où Pascal est tombé malade, il ne restait plus qu’à
intégrer ses fichiers et à envoyé le paquet !
- Et le… comment dites-vous ?… le débeuglage ?
- Déboguer ? Un truc de nazes ! Y’a qu’à faire gaffe à pas se planter,
c’est tout ! Neuf cent soixante dix huit mille six cent vingt-sept ligne de
code, c’est pas la mer à boire !
Et voilà comment de fringants ingénieurs frais émoulus de
Polytechnique passent pour des vieux chnoques tout juste bons à pointer au
chômage en attendant l’âge de toucher le RMI ! La nouvelle génération est
sans pitié !
- Une seconde ! Je crois que c’est fini ! s’excusa abruptement le
processeur quantique en se faufilant vers son clavier. Deux touches pressées,
un clic de souris et l’écran n’affichait plus que la célèbre photo d’Einstein
langue tirée et une constellation de banales petites icônes.
- Tu peux me dire ce que tu fabriquais ?
- Désolé : top secret !
- Je crois pourtant que j’ai le droit de savoir !
- Pourquoi ça ?
- Il me semble, gros malin, que c’est mon modem que tu utilises
depuis ce matin !
Le rebelle baissa aussitôt pavillon : couillonner à distance une
multinationale, c’était une chose ; ne pas flancher quand un meilleur ouvrier
de France de l’intimidation artisanale vous tient par la barbichette, en était
une autre !
- Le blème, c’est que vous ne connaissez pas le groupe « Further
Führer », rechigna encore Guillaume.
- Et si je le connaissais, qu’est-ce que ça changerait ?
- Au lieu de flipper grave, vous me fileriez une médaille !
A quoi rimait, mon enquête bouclée, ce retour subit des charmants
éditeurs du mignard « Sieg-Sieg Heil » ? Sainte Bérézina, insatisfaite des
dérouillées déjà infligées aux flancs dégarnis de ma sagacité, s’apprêtait-elle,
plutôt que de tourner cosaque, à jeter dans la mêlée quelques cuirassiers de
Jarnac sournoisement gardés en réserve ? Réfrigérante conjecture qui
m’obligea à piquer des deux et à sabrer mon devoir de réserve : sans entrer
dans le détail, force me fut de montrer patte blanche en signifiant, preuves à
l’appui, au gamin que j’étais moins niais qu’il le supposait.
195
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Mais vous ne connaissez pas tout : ces débiles menaçaient, en plus,
de buter Pascal pour un manche de couteau ! me brandit-il.
- Première nouvelle, en effet ! Quel manche de couteau ?
- Un machin tout rouillé que Pascal leur avait emprunté pour sa
documentation. Ils avaient même foutu son appartement de Paris en l’air
pour le récupérer !
- Et alors ?
- Ils lui envoyaient des tonnes d’e-mails tous les jours ! A force, sa
boîte aux lettres était tellement saturée que Pascal avait été obligé de changer
d’adresse pour continuer à bosser. Après, ils ont commencé à lui prendre la
tête par téléphone. Entre dix-sept et vingt-huit coup de fils par jour quand j’y
étais ! Encore heureux qu’on avait un répondeur !
- Retrouver un numéro sur liste rouge ! Pas à la portée du premier
gogol venu !
- C’est bien pour ça que Pascal avait les boules et qu’on s’est fait chier
à poser des codes d’accès partout quand ils ont arrêté d’appeler !
- Au cas où ils se pointeraient sur l’île ?
- Ben, oui ! Pas envie qu’ils salopent notre boulot !
- Finalement, vous ne les avez jamais vus…
- Non. Mais ces enfoirés ont quand même failli réussir leur coup !
- Comment ça ?
- En faisant craquer Pascal ! Quand j’ai appris ce qui lui était arrivé
lundi matin, à la pointe de la Tranche, j’ai tout de suite compris que c’était à
cause d’eux ! Avec leurs conneries, n’importe qui aurait pété un plomb !
C’est fou ce que les gens peuvent voir midi à leur fenêtre alors que
matines ne sont pas sonnées ! A chacun son petit cinéma et tant pis si le film
est à l’envers. Le doigt à répétition que je m’étais mis dans l’œil
m’interdisant de viser juste, je me gardais cependant de jeter la pierre.
- Bien vu ! approuvai-je en pharisien évangélique. J’ai beau y
réfléchir, je ne vois guère d’autre explication…
- Normal : c’est la seule !
- D’où ta décision de t’enfermer pour leur mitonner un coup de pied
de l’âne de ta façon ! supputai-je prêchant le supposé pour débusquer
l’avéré.
- Un âne à tête de cheval ! hennit Guillaume, le regard (narquois) par
en-dessous.
- De « cheval de Troie », je suppose !
Air incrédule de Raymond-la-Science surpris la main dans le sac à
« viruses ».
- Vous touchez en programmation, maintenant ? s’étonna-t-il.
- Je touche à tout. Ça multiplie mes chances de mettre le doigt sur
quelque chose d’intéressant…
En l’occurrence sur un outsider donné non partant par David Pecquet,
turfiste éclairé, mais à qui un changement in extremis de jockey permettait,
196
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
dans la dernière ligne droite, de remonter au poteau. Dire que si j’avais
accepté de miser trois sous sur la bête, il m’aurait suffi, en pénétrant dans la
chambre de Guillaume, d’avoir le réflexe de débrancher l’ordinateur pour
empocher de quoi redorer mon blason bouffé par la rouille ; celle du
dénigrement de soi, la plus tenace ! Une impéritie de plus dont les
conséquences, pour être floues, ne laissaient pas de m’inquiéter.
- Quel genre de virus leur as-tu envoyé ?
- Un polymorphe résident. Une adaptation mortelle de « Sweet love »
attachée à un document « html ». Les détecteurs de chaînes et les
vérificateurs d’intégrité ne risquent pas de le repérer de sitôt ! Trop génial !
- Vraiment ?
- A vous de voir : inactivité pendant une semaine, contamination de
tous les ordinateurs en réseau et de tous les courriers électroniques,
destruction du disque dur… Je l’ai baptisé « Mad Fly » pour vous faire
plaisir…
- Madflaille ?
- « Mouche folle »… « Mouche sans raison », quoi ! Trop cool, non ?
- Et pas moyen d’éviter sa piqûre ?
- Aucun ! A part de téléphoner tout de suite aux destinataires pour les
avertir. Mais je ne suis pas sûr que vous trouviez leur numéro dans le
Bottin !
Le pire, c’est que je n’avais aucune envie de le chercher ! Placé sous
la bienveillante protection de Sainte Nitouche, j’imaginais même avec une
certaine jubilation la binette des révisionnistes du groupe « Further Führer »
et de leurs copains de la planète nazie victimes d’une solution finale version
nouvelles technologies. Croix de bois, Croix de Fer, s’ils cliquent, qu’ils
aillent en enfer !
59
Niveau 13
Vue subjective, player 1 (Jean)
Fichier enregistré le samedi 3 mai 1997 à 21 heures 04
Par quel tour de force était-il parvenu, du lointain de son exil, à
dénicher mes coordonnées et à me contacter, un samedi soir, à mon
197
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
domicile ? J’avais oublié de le lui demander tant l’information qu’il s’était
donné tant de mal à me communiquer m’avait bouleversé. Après cinq années
d’errance dans le noir no man’s land d’arides frustrations, quelqu’un, un
inconnu, venait d’allumer un fanal sur lequel je pouvais enfin m’aligner en
route vers la délivrance. La lueur était encore bien faible mais portait en elle
la promesse d’un embrassement qui ne laisserait plus rien dans l’ombre. Les
berges du Maroni, un soir d’octobre 1991, en seraient illuminées et, mon
inutile briquet jeté dans la fange du « dégrade », je rattraperais d’un trait de
plume la pirogue défoncée du maréchal des logis chef Lemoine. Entre les
petits carreaux de mon calepin, tout louvoiement lui serait interdit. Simple
personnage soumis au diktat d’un intrigue serrée, il n’aurait d’autre choix
que de se plier à une lente déconstruction savamment calculée. Du rang de
héros, il rétrograderait à celui de faire-valoir avant de sombrer, avec son
dérisoire esquif, dans le ridicule achevé.
Savoureux revers de fortune que je croyais encore à jamais banni du
menu lorsque, la veille, pénétrant dans mon bureau, j’avais découvert Abel
Térien, mon greffier souffre-douleur, son vilain museau de rat des prétoires
déjà plongé dans un brouillon raturé d’assignation. L’esprit embrumé par
l’une de ces migraineuses insomnies suspendues aux pernicieux battements
d’une pépite lépidoptère, j’avais, par deux fois, consulté l’horloge murale
avant d’admettre ma matutinale infortune : cette persistante ponctualité,
indigne d’un docile masochiste soucieux de fournir à son supérieur sa dose
quotidienne d’adrénaline, augurait mal de l’entretien prévu, un quart d’heure
plus tard, avec le lieutenant Laurent Parfait. Un autre insurgé potentiel dont
j’étais sans nouvelles depuis deux jours.
A peine eut-il fait quelques pas sous le regard bandé de la Justice
aveugle encroûtée au-dessus de la porte qu’un âcre parfum de débâcle
couvrit aussitôt celui de mon mélange anglais. Dans la ligne de mire de ma
pipe, sa démarche d’échassier avait acquis la souplesse et le déhanchement
d’un jeune fauve prêt à défier l’autorité du vieux mâle. Encadrés par le
double quadrilatère de ses montures en deuil, ses iris sombres aux prunelles
rétrécies dardaient alentour des fulgurances de défi. Térien lui-même, qui
l’avait introduit avant de se retirer prestement à l’abri de son rempart de
paperasses, en avait les narines dilatées de la hyène aux aguets. Chasseur
aguerri par une longue fréquentation des safaris correctionnels, je conservai
jusqu’au dernier globule de mon sang froid et, courtois, lui indiquai le plus
proche fauteuil où j’escomptai le voir s’enfoncer physiquement puis
moralement. Manœuvre instantanément éventée : le tigron débutant préféra
rester sur ses pattes m’obligeant, en retour, à me dresser ; position infiniment
moins confortable pour ajuster mon tir.
- Je suppose que, conformément à mes indications téléphoniques, vous
vous êtes assuré de la personne de l’adjudant Lemoine lequel attend dans le
couloir que je le fasse appeler, roucoulai-je l’épervier décapuchonné.
198
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Il vous attend bien, monsieur le juge, mais pas forcément là où vous
le souhaitez…
- Aurait-il refusé de vous suivre, lieutenant ?
- Pour être exact, monsieur le juge, il m’aurait plutôt précédé rien que
pour avoir le plaisir de vous doubler…
Monsieur le juge ne se blesserait pas en tombant de l’armoire : que
Lemoine eut fait de la résistance n’était pas pour le surprendre.
Seule l’attitude de Parfait me désarçonnait : risquer, pour un mauvais
calembour, sa carrière et son honneur ne lui ressemblait guère. Intrigué, je
demandais à Térien d’aller voir au greffe si mon casier judiciaire était
toujours vierge avant de mettre le mystère en perce.
- Dois-je vous rappeler les clauses de notre contrat ? m’enquis-je la
bouche en cœur.
- Je crois m’en souvenir, monsieur le juge. Mais je crains qu’elles ne
soient hélas quelque peu caduques…
- Serait-il indiscret de vous demander sur quoi ces craintes sont
fondées ?
- Sur le fait que madame Clarisse Lefoyer de Costil va, avant la fin de
la matinée, retirer sa plainte.
- Tiens donc ! Devrai-je ajouter la subornation au proxénétisme ?
- Ajoutez ce qui vous plaira à ce qui vous plaira : zéro plus zéro égale
zéro, monsieur le juge ! Je n’ai pas échangé un seul mot avec la plaignante
qui ignore jusqu’à mon existence. Amusez-vous pour prouver le contraire !
A petit ce jeu-là, j’étais perdant d’avance : un spécialiste du poker
menteur s’était, à l’évidence, insinué entre mon pion et moi. Six mois de
fructueuse collaboration allaient-ils, par la faute d’un mêle tout
professionnel, s’achever en une cinglante rupture ?
- Vous ne savez pas à qui vous vous êtes acoquiné, mon pauvre
Parfait ! Pourquoi pensez-vous que je veuille écarter Lemoine de toutes les
procédures sérieuses ?
- Aucune idée mais, vous connaissant, on peut s’attendre aux motifs
les plus méprisables…
- L’insolence est contagieuse, à ce que je vois ! Je vais pourtant être
franc avec vous : s’il est vrai que l’adjudant Lemoine et moi avons un vieux
compte personnel à régler, là n’est pas le fondement de mon hostilité à son
égard. Si je me défie de lui, c’est pour deux raisons qui n’ont rien de
passionnel. La première tient à son redoutable complexe d’infériorité qui,
chez lui, fait du besoin de reconnaissance une nécessité absolue. Convaincu
de la primauté la police judiciaire sur la maréchaussée, il doit en surpasser
les meilleurs enquêteurs ! Quand aucune affaire criminelle ne se présente, il
faut qu’il s’en invente négligeant toutes ses autres missions et considérant
ses hommes comme des pantins soumis à son bon plaisir. La seconde
s’attache à une autre de ses caractéristiques non moins incompatible avec un
statut de représentant de l’ordre : son infantile propension à narguer toute
199
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
forme d’autorité qu’elle émane du Parquet ou de quelque autre instance.
Cela pourrait prêter à sourire si les procédures violées n’étaient pas faites,
comme vous les savez, pour protéger les citoyens des abus de pouvoir.
Dangereux pour lui, votre nouvel ami, l’est autant - sinon plus - pour les
autres !
- Qu’attendez-vous pour en référer à sa hiérarchie ? fronda Parfait
imperméable à mon réquisitoire.
- Lemoine est un militaire et la Grande Muette sait aussi être sourde à
ses heures. En matière de sanction, l’uniforme vaut tous les gilets pareballes ! Tant que Lemoine n’aura pas tué quelqu’un ou, mieux, tant qu’un
plus déjanté que lui ne l’aura pas allumé, la Défense ne mouftera pas. Même
la D.C.P.J. vient de renoncer à le poursuivre !
- Heureux de l’apprendre ! Ma mission n’avait donc plus d’objet !
- Vous oubliez la lettre anonyme et l’enveloppe que vous deviez
récupérer !
- Enveloppe bourrée de billets de Monopoly ! Votre corbeau s’est bien
foutu de votre gueule ! Mais vous allez être content : je ne suis pas revenu
les mains vides… Tenez, c’est pour vous !
Au bout de ses longs doigts blancs aux phalanges osseuses Parfait me
tendit une feuille de classeur pliée en quatre fermée par deux agrafes. En
guise d’adresse, deux mots qui dénonçaient leur auteur : « Pour Jiji ».
La missive décachetée, je dus poser ma pipe et chausser mes demilunes pour parvenir à déchiffrer les trois paragraphes écrits serré qui la
composaient.
« Félicitations !. Vous avez gagné vingt mille francs ! A votre place, je
m’achèterais un hôtel rue de la Paix et j’y louerais des chambres à tous les
magistrats en manque d’accusation. N’est pas corrompu qui veut n’en
déplaise aux instructeurs qui feraient mieux de réviser leurs Cours que de
chercher des antisèches dans les poubelles.
« Il dit : « Je déteste votre façon d’agir. » » (Sourate XXVI, verset
168)
Un soir, dans une autre vie, je me souviens vous avoir dit que vous
étiez le « cerveau ». Je m’étais trompé. Vous n’êtes que le rhume. Permettezmoi donc de vous moucher.»
Du Lemoine pur jus : beaucoup d’esprit dans une tête brûlée. Et cette
lubie de mettre le Coran à toutes les sauces ! Grotesque ! Il n’y avait
décidément rien à en tirer, pas même un mauvais roman. En congédiant
Parfait avec la promesse de soutenir son avancement auprès du syndicat des
gardiens de la paix, je décidais de brûler, le soir même, « Colombo, cochon
bois ». Loués soient les auteurs ratés qui ont le courage d’achever leurs
manuscrits en souffrance. Vive l’euthanasie littéraire !
Un rayon de soleil accueillit Térien rentré bredouille de son incursion
au greffe. Sous le coup de ma radieuse défaite, je le trouvai presque beau
tout auréolé de lumière dorée et lui fit signe de s’approcher. Surpris par le
200
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
débonnaire de l’invite il hésita un instant avant de se résoudre, le pas traînant
et le dos voûté, à pousser dans ma direction.
- Tenez ! Prenez ! glissai-je en déposant d’autorité la pépite et son
support ouvragé dans sa paume moite. De l’or à dix-huit carats. Vous
devriez en tirer de quoi vous offrir une bonne cuite si vous vous débrouillez
bien…
Pétrifié, livide, la poigne glacée de la terreur lui écrasait la pomme
d’Adam.
- Vous n’allez pas me faire un malaise, Térien ! Pour une babiole dont
j’aurais dû me débarrasser depuis longtemps ! Et puis, je vous dois bien ça
après tout ce que je vous ai fait endurer !
L’incrédulité avait, dans son regard, succédé à l’angoisse sans le
délivrer de sa tétanie.
- Bon. Si vous y tenez, je vous demanderai un petit service en
échange, lui accordai-je. Comme ça, nous serons quittes…
La statue de sel parvint, dans un suprême effort, à déglutir. Ses lèvres
exsangues tremblèrent.
- A vos ordres, monsieur le juge…
- Rien de bien compliqué, rassurez-vous ! Juste un petit
renseignement…
- Oui, monsieur le juge…
- Il y a trois jours - mardi matin pour être précis - vous avez, avant
mon arrivée au bureau, envoyé à l’île d’Yeu un fax de plusieurs pages à
l’attention de l’adjudant Lemoine…
Mon présent lui échappa des mains et alla bruyamment rouler sur le
paquet. Térien plongea pour le ramasser. Je lui laissai l’avantage de sa
rampante veulerie et poursuivis sans attendre qu’il trouvât l’énergie de hisser
le périscope :
- Je ne vous reproche rien : la rancune est un vice que nous
partageons. De toute manière, avec ou sans votre intervention, le résultat eut
été le même : Parfait ne faisait pas le poids. Je veux seulement que vous
m’ôtiez d’un doute : avez-vous également prévenu Lemoine de mon
scepticisme quant aux causes réelles du naufrage de la Laredo ?
- Lara Redo ?
- Ne faite pas l’idiot, Térien ! La tout terrain repêchée à la pointe de la
Tranche !
- Ah ! Euh ! Oui ! Enfin : non ! Je vous jure que non, monsieur le
juge ! bredouilla la traîtresse carpette. Là, vous ne faisiez que votre boulot !
Un cri du cœur qui valait relaxe sans condition. Ainsi donc, le rapport
reçu, la veille au soir, par le procureur qui, connaissant mes préventions à
l’égard de son auteur, m’en avait aussitôt transmis copie, n’avait pas été
rédigé dans le but secret de me « moucher » d’un énième pied de nez. Le
flagrant délit sur lequel Lemoine avait désespérément tiré lui était bien
revenu dans la figure pour n’aboutir qu’à une triviale affaire de vol de
201
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
voiture assortie d’une piètre tentative de cambriolage. Les pièces d’identité
du délinquant n’étant, de surcroît, que des faux grossiers, la procédure
tournerait court et le brillant gendarme pourrait, frustration en bandoulière,
retourner à ses contrôles routiers.
- J’espère que vous me croyez, monsieur le juge ! s’inquiéta mon
greffier en retombant sur ses pattes.
- Sur parole, Térien ! Sur parole ! Votre honnêteté vous honore et
sachez que je l’apprécie jusque dans la nécessaire trahison. Judas n’était-il
pas le plus sincère ami du Christ ?
Ma réécriture du Nouveau Testament laissa le bon apôtre interdit. De
la parabole, il ne retint que la perspective d’un divin pardon.
- Vous comptez vraiment passer l’éponge ? béa-t-il.
- Et jeter l’ardoise avec ! Profitez-en, c’est mon jour de bonté !
- Dans ce cas… Si j’osais…
- Osez, Térien ! Osez !
- La montre de ma défunte femme… Si je pouvais la récupérer…
« Donnez un caresse à un âne, il vous pissera dessus ! », comme le
disait Grand René, le fermier de La Rochelle chez qui, enfant, j’allais
chercher le lait dans un pot en étain. Ma mère, bonne catéchiste, traduisait :
« Ne faites le bien qu’aux gens qui le méritent, pour les autres, contentezvous d’un aumône ! »
C’était oublier que, pour certains, l’aumône n’est bonne à prendre
qu’à la condition de saisir simultanément le doigt, la main et le bras qui la
tendent ! Sacré Térien ! Dans l’état de renoncement masochiste qui était
alors le mien, son culot m’arracha un sourire : sa méphitique ponctualité ne
méritait-elle pas récompense ? Sans même m’accorder la jouissance d’une
tergiversation, je fouillais mes tiroirs et lui rendis tout de go sa relique. Il en
vacilla, gargouilla quelques inaudibles remerciements et, pressant la
breloque contre son cœur, regagna son bureau où, tout le reste de la journée,
il s’efforça de se faire oublier. Ce en quoi il réussit d’autant plus aisément
que d’autres préoccupations ne tardèrent pas à m’accaparer.
Un peu avant quatorze heures, la Chancellerie se manifestait. Par la
voix du même attaché de cabinet qui, soixante-douze heures plus tôt,
m’exhortait à la plus grande circonspection quant à l’éventuelle mise en
examen du sieur Lin Dao Lhou, on me priait maintenant de noter que la
chasse au Chinois était désormais ouverte et qu’on me serait gré d’élargir
immédiatement Edouard Origo-Desfontaines, innocente victime du mafieux
en fuite.
J’attendais encore les fax de confirmation signés Jacques Toubon,
garde des sceaux pris en tampon, quand mon ami procureur, sous prétexte de
m’inviter à partager son gobelet de café, me prit à part pour me déniaiser :
un commissaire démissionnaire du S.E.F.T.I. s’apprêtait, devant les caméras
du journal télévisé du lendemain, à manger le morceau pour contraindre un
gouvernement en pleine dissolution à décerner l’ordre national du mérite à
202
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
une immigrée clandestine ! Les médias ! Un de ces quatre, c’est dans leurs
studios que se rendrait la justice et les magistrats n’auraient plus qu’à faire
tapisserie entre deux spots publicitaires ! Que n’avais-je eu l’idée de me
servir d’eux, en Guyane, pour maintenir Guillemette Vivier-Dumarty ethnologue un tiers-mondiste, deux tiers mondaine - derrière les barreaux
que ce crétin de Lemoine avait sciés dans mon dos !
La ligne directe du président du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel
inconnue de mon plébéien carnet d’adresses, je décidais de panser ma
déconvenue en me livrant, hors champ, à un petit numéro d’obstruction :
pour délivrer Origo-Desfontaines dont j’avais bétonné le dossier
d’instruction il faudrait démolir ma Bastille jusqu’à sa dernière pierre. Et
bon courage aux sapeurs des salons parisiens !
- On dirait que ton copain Lemoine a fait un nouvel émule ! s’était
gaussé mon ami procureur.
- L’émule du pape, oui !
- Et tu donnes dans le calembour, en plus !
- Que veux tu… A force de fréquenter la lie du peuple, la « fiente de
l’esprit » finit par vous monter au cerveau !
Le soir, mon accès d’alacrité passé, j’avais regagné mon appartement
en longeant les quais du port de plaisance. Il pleuvait et, sur les pontons
déserts, de rares cirés jaunes se diluaient dans la grisaille en taches
impressionnistes. Derrière la jetée, le ciel et la mer se confondaient en une
coulure indécise. A la terrasse des bistrots, chaises et tables empilées
faisaient rempart de leur plastique moulé contre toute velléité de flânerie.
Le chauffage de l’immeuble était coupé depuis quinze jours et la
femme de ménage avait laissé la fenêtre du salon entrouverte. Mon caban
ruisselant abandonné dans l’entrée, je m’étais précipité dans la penderie pour
en extraire un épais shetland dans lequel je m’étais frileusement emmitouflé.
Quant à vaincre l’humidité inscrite en pellicule de buée sur tous les carreaux,
il n’y fallait pas songer : pas le moindre radiateur d’appoint à convoquer en
renfort. Heureusement, il me restait, ficelées sur le buvard de mon secrétaire,
quelques centaines de feuillets couverts de notes qu’il suffirait de battre le
briquet pour métamorphoser en une courte mais revigorante flambée.
Toute la documentation, toutes les esquisses de construction, tous les
débuts de chapitre de « Colombo, cochon bois » n’étaient plus que braises
rougeoyantes dans l’âtre de la cheminée lorsque le téléphone sonna. Il ne
pouvait s’agir que d’Agathe, ma mère ou, plus probablement, de Sténia, la
maîtresse de mon ami procureur qui, quand celui-ci serrait sa femme de trop
près, m’accordait ses faveurs contre un brin de conversation et un verre de
vieux rhum. La trentaine bien entamée, mon avocate célibataire aux seins
maternels et aux yeux bleus d’étudiante candide avait le ventre plat des
stakhanovistes du stretching. Elle me distrayait, je la rassurais, et nous
203
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
formions un couple de bons amis qui, le matin, étaient autorisés à se séparer
sans promesse ni déchirement.
A mon signalé désappointement, la voix, à l’autre bout du fil, lutinait
trop les graves pour appartenir à une représentante de la gent féminine. Le
timbre sec, le débit haché, mon correspondant abrégea les politesses d’usage
pour se présenter comme mon successeur au tribunal de grande instance de
Cayenne. Blanc-bec qu’on avait expédié outre-mer dès sa sortie de l’école de
la magistrature, Nathan Malet n’avait guère, en six mois, poursuivi que des
insectes géants et jugé de son infortune avant de se voir enfin confié, une
semaine plus tôt, un dossier assez conséquent pour requérir l’entremise d’un
conseiller blanchi sous le harnais.
- L’affaire du quadruple meurtre de Saint-Elie… août 1991, ça vous
dit sûrement encore quelque chose… avait-il avancé sans se douter du
séisme qu’il venait de provoquer.
Saint-Elie ! Août 1991 ! Comme si ce lieu et cette date n’étaient pas
gravés dans ma mémoire à l’eau forte ! Comme si, depuis six ans, j’avais pu
oublier, une seule seconde, les cadavres à moitiés rongés par la chaux,
l’arrestation par la police de Guillemette Vivier-Dumarty retrouvée avec le
nerf de bœuf de l’une des victimes, l’embarrassante absence d’aveux et de
mobile, les protestations des pontes du CNRS relayées par les ténors de la
jet-set, les gesticulations du maréchal des logis chef Lemoine pour qui le
mitraillage de sa loggia et la tentative de sabordage de sa pirogue plaidaient
en faveur de l’ethnologue détenue à tort, la fausse piste des Wayanas suivie
jusqu’au bout de l’enfer vert, mon enlèvement en pleine rue par deux
individus encagoulés se réclamant de hypothétique faction indépendantiste
« K-urary », la journée passée ligoté au fond d’un « carbet » infesté de
moustiques, ma libération par Lemoine, la pépite mystère glissée dans ma
main, mon évacuation nocturne sur une vedette de la gendarmerie,
l’imparable élargissement de Guillemette Vivier-Dumarty, les six mois
d’infructueuse enquête officielle, mes cinq mois de solitaires investigations,
mon rappel en métropole suite aux dénonciations d’un petit substitut confit
dans sa jalousie…
- Je peux vous réciter par cœur le patronyme de tous les témoins et le
contenu de toutes leurs dépositions, lui avais-je répondu. Mais vous
n’ignorez pas que l’affaire a été définitivement classée en avril 1992…
- Sauf pour vous à en croire le fax que j’ai reçu ce matin. Il semblerait
même qu’on vous ait sanctionné pour avoir outrepassé vos fonctions…
- J’ai toujours pensé que la police et la gendarmerie ne s’étaient pas
donné tous les moyens d’aboutir. L’idée qu’un tueur en série puisse, par
incompétence et laxisme, rester impuni m’empêchait de dormir.
- Vous craigniez qu’il frappât à nouveau ?
- Je n’osais même pas y songer !
- Eh bien, vous aviez tort, mon cher collègue ! Vous aviez tort !
204
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
La nouvelle secousse ébranla si fortement le plancher que je dus me
laisser choir sur la tablette de la cheminée pour ne pas tomber à la renverse.
Dans mon dos, les cendres de mon roman étaient encore tièdes et la première
page du tome deux me brûlait les doigts !
- Un cinquième meurtre ? ânonnai-je.
- Perpétré dans les mêmes conditions que les précédents : balle dans la
tête, émasculation, bain de chaux vive. Le cadavre a été retrouvé, il y a trois
semaines, par la femme d’un légionnaire. Une fosse creusée à une centaine
de mètres de la décharge de Saint-Elie. Vous comprenez maintenant ce qui
m’amène…
Je n’avais effectivement pas besoin qu’il me dessinât le plan au sol
d’un rapprochement balisé pour demeuré en panne de radar. Quelque part
entre Saint-Laurent et Kourou, un collectionneur de trophées humains avait
repris le collier en omettant d’inviter la police à son prochain vernissage. A
peine plus coopérative, la victime, rongée jusqu’à l’os par un régime
décapant, n’avait condescendu à décliner son identité que sous la roulette du
dentiste ; une molaire couronnée est parfois plus loquace que son
propriétaire, surtout quand il a été plombé.
- Cyril Lafaye, trente-six ans, célibataire, photographe indépendant,
originaire d’Angers où réside toujours sa famille, me récita le jeune Nathan.
- Aspect physique ?
- Un mètre quatre-vingt deux, athlétique, cheveux châtains, yeux
verts…
- Que faisait ce play-boy en Guyane ?
- Un reportage sur les immigrés surinamiens. Plus intéressant : c’était
son deuxième séjour ici. Le magazine « GEO » lui avait confié une première
mission en juillet 1991. D’où mon appel de ce soir…
Ce qu’espérait l’instructeur en culottes courtes, c’était que son aîné
eut la rétine assez sensible pour avoir conservé, après tout ce temps, une
image encore exploitable dudit professionnel de la visée réflexe. Las ! Pas
plus de Lafaye dans mon album souvenirs que de petits saints sur l’île du
Salut.
Quant à établir la plus ténue relation entre la dernière victime et les
quatre précédentes, les policiers chargés de l’enquête butaient encore et il y
avait gros à parier qu’ils resteraient, comme six ans auparavant, le bec dans
le cachiri. En 1991, l’unique point commun que l’on avait pu relever entre
le patron brésilien d’une prospère société de taxis, un entrepreneur en
maçonnerie aquitain, le chef d’agence martiniquais d’une banque américaine
et un armateur autochtone spécialiste de la pêche à la crevette, était leur
fréquentation régulière de l’« Ariane’s Inn », un night-club de Saint-Elie
dont le dirigeant - un certain Toussaint Luccioni, ancien maquereau corse au
casier judiciaire en vingt volumes - était en compte avec le Parquet. Cyril
Lafaye n’ayant, jusqu’à plus ample informé, jamais mis les pieds dans cet
205
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
établissement, la tâche de mon successeur promettait d’être encore plus
ardue que la mienne.
- Si ce sont là tous les éléments dont vous disposez, je crains fort
qu’on aille, une fois de plus, droit dans le mur, déplorai-je.
- Il y a encore autre chose, s’empressa d’ajouter Nathan Malet. Je me
suis permis de reprendre vos conclusions et j’ai cherché à savoir ce qu’était
devenue madame Guillemette Vivier-Dumarty, née le 17 juin 1962 à
Versailles, ex épouse de Pierre-Henri Vivier, chercheur au CNRS…
- Et alors ?
- Elle a regagné la métropole en décembre 1991 où elle est devenue
directrice de collection chez l’Harmattan puis, plus récemment, productrice
de documentaires pour Arte. Célibataire depuis son divorce prononcé en
janvier 1991, elle se donne entièrement à son travail et papillonne, selon ses
proches, d’un amant à l’autre…
- Grand bien lui fasse ! A part ça ?…
- De nombreux voyages d’étude à l’étranger mais plus aucune
incursion en Guyane du moins jusqu’au lundi 7 avril dernier… soit une
semaine exactement avant la découverte du corps de Cyril Lafaye !
- Qu’est-ce que vous attendez pour la faire placer en garde à vue ?
m’exclamai-je, abasourdi par l’indécision du bizut.
- Envolée pour Acapulco dès le jeudi 10 avril ! L’instruction n’était
même pas encore ouverte ! Et pour ce qui est de lancer un mandant
international, il me faudrait autre chose qu’une corrélation basée sur de
simples concordances de dates. D’autant - nous l’avons vérifié - que son
emploi du temps est parfaitement justifié par ses obligations
professionnelles : une opération en Guyanne, une opération au Mexique…
Le gamin était hélas dans le vrai. En l’état actuel de nos
connaissances, le plus sage était encore d’attendre que l’anguille émerge en
métropole pour demander à l’entendre en tant que témoin. Cela pourrait
prendre des semaines, des mois, voire des années sans aucune garantie de
déboucher au final sur une inculpation : la famille de madame VivierDumarty, étrangement inactive en août 1991, avait les moyens de s’offrir
tout le barreau de Versailles. Un goût de déjà ruminé me brûla l’œsophage :
une seconde chance, inespérée, était à saisir sans que je sache par quel bout
la prendre !
Lors du premier volet de l’affaire, j’avais commis l’erreur fatale de
m’obnubiler sur le mobile lequel ne m’avait échappé que pour mieux servir
de levier à un Lemoine impatient de mettre ma procédure par terre. Cette
fois-ci, il me fallait passer outre cette urticante lacune et focaliser toute mon
attention sur les seuls phénomènes observables sinon suffisamment observés.
L’émasculation post mortem, tout d’abord. Ablation rituelle qui, pour
peu que l’on écartât l’hypothèse du leurre grossier jadis soutenue par
Lemoine, revêtait une signification éminemment symbolique. Une femme,
surtout une intellectuelle névrosée mal remise d’une douloureuse séparation,
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
y aurait pu trouver source de volupté - jouissance tout intime eu égard
l’usage massif de chaux vive. La balle dans la tête, nette et sans bavure,
tenait du même souci d’efficacité discrète bien dans la manière de cette
moitié féminine de l’humanité criminelle.
Le nerf de bœuf, ensuite ; instrument de domination machiste par
excellence. Celui retrouvé suspendu au milieu de la panoplie d’armes
blanches et d’arcs indigènes de Guillemette Vivier-Dumarty avait appartenu
à Raoul Gaillard, gros entrepreneur en maçonnerie bordelais parachuté, au
début des années quatre-vingt et grâce à ses accointances dans le monde
politique, sur l’un des plus importants chantiers de la base de Kourou. Les
initiales gravées sur le manche de l’objet lui conféraient une unicité dont la
valeur se pouvait d’être plus affective que marchande d’autant que le
vendeur à la sauvette évoqué par l’ethnologue était demeuré insaisissable.
Enfin venait Cyril Lafaye dont la tardive et particulière élimination se
posait en signature ou en post-scriptum quitte à menacer le précieux
anonymat de son auteur. Pourquoi ne pas lui avoir réglé son compte à Paris
ou à Angers à l’abri de tout recoupement policier ? Pourquoi avoir pris ce
risque inouï du retour sur le lieu des crimes ? Il y avait là de cette logique
irréductiblement absurde dont le sexe faible a l’absolu monopole !
Sexe faible ? Et si l’épouse abandonnée, contrairement à ses
allégations et aux témoignages de l’époque, s’était, dès juillet 1991, trouvé
une consolation à glisser sous sa moustiquaire ? Un apollon angevin dont le
gros zoom n’était pas réservé aux seuls magazines.
Voilà la précision qui me manquait ! Voilà la bonne question que
j’avais omis de poser ! Voilà qui changeait tout !
- Savez-vous quel était le sujet du reportage commandé par « GEO » ?
- En 1991 ? Aucune idée, s’excusa Nathan Malet. Vous voulez que je
me renseigne ?
- Plutôt deux fois qu’une ! S’il s’agissait de mitrailler des réfugiés
Mongs, on aurait décroché la timbale !
- Vous pouvez développer ?
- Je préfère vous laisser toute la joie de la découverte ! Replongezvous dans les rapports des RG et préparez-vous à une sacrée surprise !
Madame Vivier-Dumarty n’aura même plus besoin de faire la lumière pour
vous apparaître sous un tout autre jour ! Idem en ce qui concerne le sieur
Lafaye dont le Canon ne devait bien fonctionner que pourvu d’un
silencieux…
- Je ne vous suis de moins en moins, renauda mon magistrat assis.
- Soyez tranquille : suivez mes instructions à la lettre et vous me
rattraperez sans difficulté ! Ah ! Une dernière chose : auriez-vous un plan de
Saint-Elie sous la main ?
- Je dois avoir ça… Ne quittez pas un instant…
Parfaitement ordonné, il ne tarda pas, de l’autre côté de l’Atlantique, à
dégager son bureau pour y déplier ledit document.
207
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Ça y est ! Je l’ai sous les yeux, m’annonça-t-il triomphalement.
- Parfait ! Pouvez-vous, s’il vous plaît, me donner le nom des
entreprises situées dans la même rue que l’« Ariane’s Inn » ?
- Le night-club de Toussaint Luccioni ? On a appris qu’il est décédé à
la mi-mars dans le sud du Mexique…
- Aucune importance !
Posément, il entreprit son énumération que je m’efforçai de suivre en
laissant, autant que possible, libre cours aux associations d’idées. A la
troisième lecture, l’enseigne d’un dépôt de matériaux de construction se mit
soudainement à clignoter en rouge : « Morphos Center » !
- A quelle distance se trouve-t-il de l’« Ariane’s inn » ?
- Une vingtaine de mètres tout au plus…
Bingo ! Tout s’emboîtait maintenant à la perfection ! Du nerf de bœuf
aux grand-guignolesques émasculations en passant par les pseudo-attentats
perpétrés contre les forces de l’ordre, mon enlèvement revendiqué par de
soi-disant indépendantistes et la fameuse pépite, sésame empoisonné, offerte
en lot de consolation. Sans ce coup de fil de mon estimé collègue, sans ce
cinquième cadavre en trompe-l’œil, sans la propension d’Arte à se goberger
de la misère du monde, le fin mot de l’histoire n’aurait jamais appartenu à
ma biographie.
Salopard de Lemoine ! Il savait ce qu’il faisait en déposant, au creux
de ma main, ce qu’il fallait d’or fin pour servir de miroir aux alouettes à mes
fébriles spéculations. « Cherchez et vous trouverez ! Le cerveau, c’est bien
vous, non ? » m’avait-il balancé, sur les berges fétides du Maroni, persuadé
que six ans d’insomnie ne viendraient pas à bout de son méchant rébus.
Ce soir, assis près des cendres de mon premier roman, la grâce m’était
enfin accordée de m’en tenir à la surface des choses : ça n’était pas la
matière de l’objet qui importait mais son seul contour ! Une pépite en forme
de papillon aux ailes déployées ! Les plus beaux lépidoptères guyanais,
célèbres pour leurs reflets métalliques irisés, faisaient la fortune des
marchands de souvenirs qui ne les désignaient que sous le nom de
« morphos » !
Dans quelques heures, j’en saurais autant que Lemoine en octobre
1991. Resterait ensuite à reconstituer le véritable enchaînement des faits dont
lui-même était loin de se douter. A la réflexion, la disparition prématurée du
regretté Toussaint Luccioni méritait, par exemple, un complément
d’information.
Ce soir, à quelques milles au large, sur un bout de rocher venté, un
adjudant de gendarmerie pouvait emballer ses galons dans de la naphtaline
en remerciant le ciel d’être encore de ce monde si cruel.
Quelques instants à peine après que j’eus pris congé du séraphique
Nathan Malet, le téléphone sonna à nouveau. Cette fois, c’était Sténia. Le
mauvais temps la déprimait et elle avait besoin de réconfort. Je la priai de me
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
rejoindre : je lui réservai la primeur d’un polar qui lui changerait les idées.
Un polar que je n’écrirai jamais mais dont, ineffable consolation, je serai le
héros.
60
Niveau 14
Vue subjective, player 4 (François)
Fichier enregistré le dimanche 11 mai 1997 à 20 heures 50
A la une de tous les canards étalés sur les présentoirs de la Maison de
la Presse, la photo d’un couple, reproduite à l’identique, volait la vedette à
Juppé et Jospin qui, quinze jours plus tard exactement, demanderaient aux
électeurs de prononcer leur divorce et de confier au plus maternant la garde
de l’Assemblée et du gouvernement. En couverture du Figaro Magazine
comme en première page de Ouest-France, Marc Dieulafait et Sibylle
N’guyen affichaient leur bonheur en quadrichromie : une vaste opération
ordonnée par le ministère de l’Intérieur avait permis la libération de tous les
esclaves du sinistre Lin Dao Lhou (toujours en fuite) parmi lesquels les
parents et les deux frères cadets de la belle aventurière aux yeux « de lave
céruléenne » comme le déclamait Victor de Saint-Aman dans le Nouvel
Observateur avant d’exiger, comme la plupart de ses confrères, le statut de
réfugié politique pour tous ces « damnés du post-maoïsme ».
- Ce type, là, avec sa coupe en brosse et sa mâchoire carrée, je suis sûr
de l’avoir déjà vu sur l’île d’Yeu, me glissa l’ami Gérard que le commerce
des albums à colorier et des décalcomanies avaient rendu physionomiste.
- Possible, lui concédai-je évasivement. J’ai lu quelque part qu’il allait
écrire ses mémoires. Tu devrais l’inviter à venir les dédicacer chez toi l’été
prochain…
- S’il vient avec sa copine, je ne te dis pas l’attroupement ! bava le
concupiscent.
- A condition qu’elle ne se déguise pas en Casimodo du grand phare.
Paraît que c’est une championne du camouflage !
Réduit à l’état d’entrefilet coincé entre horoscopes et mots croisés,
Edouard Origo-Desfontaines (Dreyfus assisté par ordinateur) n’avait, quant à
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
lui, à sa sortie de prison, retenu l’attention que de rares chroniqueurs
judiciaires encore intéressés par le démontage du racket informatique mis au
point par « Yellow Computers ». Les fraudes aux nouvelles technologies, si
prisées du S.E.F.T.I., ne passionnaient visiblement que quelques aficionados
de la trempe de David Pecquet. La veille, il m’avait faxé, depuis New York,
copie d’un « e-mail ». Il y était question, sous le titre : « Mad Fly : péril
imminent », d’un effroyable virus qui se serait propagé sur Internet à partir
d’un site néonazi français en relation avec des groupes révisionnistes
américains. Toute la côte est des Etats-Unis était menacée de contamination
au grand dam du FBI impuissant à identifier le Rosenberg du WEB. Sainte
Aubaine soit louée : j’imaginais la tête des époux Kepler apprenant que leur
rejeton avait, d’un « clic » de souris, trahi le monde libre !
Sur le port, les calicots bariolés du marché profitaient d’un soleil
éclatant et d’un noroît enfin bien établi pour singer les pavillons de la flotte
de thoniers déjà armés pour la première campagne de la saison. Leurs
paniers rouges de fraises hollandaises et verts de courgettes espagnoles, les
ménagères islaises donnaient libre court à une europhobie sans frontière :
Bruxelles avait toujours leurs pêcheurs de maris dans le collimateur et ne
leur lâcherait le filet maillant dérivant que quand les dauphins hériteraient de
la couronne de Belgique. A la terrasse du « Clipper », Saintebarbe étrennait
un nouveau tee-shirt estampillé Mathusalem en compagnie du docteur
Andrieux à qui il se faisait fort de démontrer l’influence des louvoiements
cupides de la compagnie « Yeu Continent » sur le transit intestinal. Non loin
d’eux, Tintin et Le Bègue dissertaient des mérites comparés de De Villiers et
de la turlutte ouvrière. Plus prosaïque, La Godille, profitant du vent qu’il
avait dans les voiles, tirait des bords plats sur la place de la ¨Pylaie où
l’unique horodateur installé par la mairie se dédoublait pour lui indiquer le
chenal. Pas le moindre bermuda écossais à l’horizon, pas l’ombre d’un sac
Vuitton à l’étal du poissonnier : les envahisseurs, très peu nombreux malgré
le pont traîtreusement dressé par l’Ascension, ne débarqueraient pas en
masse avant encore un bon mois et demi. Un répit que les irréductibles
ogiens sauraient mettre à profit pour aiguiser le fil de leur acéré humour.
Malencontreusement tombé dans les bras grands ouverts de
l’éternellement reconnaissant Molebourse embusqué sous les fenêtres de
l’Atlantide Hôtel, j’essayais de me soustraire à sa pécuniaire affection
lorsque un damier d’ivoire et de cornaline, lancé à toute volée, m’arracha le
képi pour s’en aller étoiler le pare-brise d’une certaine Laredo de location
tout juste remise d’un long séjour chez le carrossier.
- On peut savoir à quoi tu joues ? interpellai-je le discobole quand il
apparut tout en haut du podium qu’un comité olympique distrait aurait pu
confondre avec les escaliers de son établissement.
- Plus aux échecs, en tout cas ! fulmina Gilbert Léragne, grand
spécialiste des parties en solitaire avec narguilé en guise d’arbitre.
210
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Ton cavalier a encore pris ta reine avec les grelots de ton fou ?
- Pas le moment de déconner, François ! T’as écouté les infos ?
- Jamais entre les repas !
- Kasparov vient d’être battu par « Deeper Blue » en six parties ! Tu te
rends compte ? Un grand maître écrabouillé par une bête calculette !
- Ça vaut toujours mieux que de passer sous un bus…
- Quel plaisir tu veux avoir, après ça ! Bien la peine de se presser le
citron quand tu sais que tu ne vaudras jamais un vulgaire tas de circuits
imprimés !
- Bienvenue au club ! Moi, j’ai fini par débrancher mon PC de peur
que ce salaud ne me pique mon boulot et ma femme !
Je laissais l’hôtellerie se réveiller à un jet de pendule du vingt et
unième siècle et la location de véhicules découvrir les dures lois de la
balistique pour filer à l’anglaise. Une cinquantaine de mètres plus loin,
j’obliquai, à main droite, dans la rue Calypso que j’entrepris de remonter au
pas de charge : dans un petit quart d’heure, j’avais rendez-vous, pour
déjeuner, avec une vieille connaissance que Martine aurait été navrée
d’accueillir en mon absence. Pour fêter l’événement, j’avais, de mes propres
mains, touillé une calebasse de cachiri dont une rasade suffirait à nous
renvoyer tous les trois quelques années en arrière, à la bonne époque de nos
folies guyanaises.
Tout en allongeant la foulée, je me repassai de film qui, parfaitement
conservé dans un container isotherme de ma mémoire, n’avait rien perdu de
ses couleurs.
Quand le pataquès avait commencé, cela faisait presque un an que
j’enquêtais à mes heures perdues sur Toussaint Luccioni, ancien apache du
Monte Cinto propriétaire d’un night-club à Saint-Elie. Sélect endroit couru
du tout Kourou qui, si mon intuition ne se mettait pas l’instinct dans l’œil,
servait de couverture à un juteux trafic de crack à destination des immigrés
surinamiens (deux de mes hommes, de surveillance à La Crique, avaient
failli être lynchés par une bande de ces camés) et, accessoirement, à un
réseau de prostitution alimenté par la communauté Mong (une gamine de
treize ans avait succombé aux mauvais traitement de l’un de ses clients).
Le 14 août 1991, un employé municipal découvrait, au milieu d’une
décharge, les cadavres émasculés de quatre inconnus que la police mettrait
une semaine à identifier. Raoul Gaillard, Enriqué Maximino, Désiré Lafleur
et Pacheco Ibanez avaient, chacun, reçu une balle de neuf millimètres dans la
tête avant d’aller soigner leur migraine dans une piscine de chaux vive. Des
mousquetaires du grenouillage que j’étais apparemment le seul à avoir dans
mes petits papiers et que mes bouillants confrères de la maison bourman se
hâtèrent de poser en innocentes victimes d’un maniaque coupeur de bourses.
Quoique mes investigations n’eussent rien d’officiel (j’avais agi de ma
propre initiative alors qu’aucune charge officielle ne pesait sur Toussaint
Luccioni, indicateur des RG et taupe de la DGSE infiltrée dans les hautes
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
sphères de Kourou), je m’apprêtais à en informer le Parquet lorsque me
parvint la nouvelle de l’arrestation de Guillemette Vivier-Dumarty, brillante
ethnologue spécialiste des Mongs, immigrés d’origine Laotienne. Une chic
fille qui, quinze jours plus tôt, s’était spontanément proposée pour me servir
de traductrice dans cette sale affaire de prostituée mineure battue à mort.
C’est ainsi que je rencontrais pour la première fois Jean Javaire, juge
d’instruction en costume blanc et pochette écossaise, avec qui la mésentente
fut immédiate : daubant les élucubrations d’un maréchal des logis chef
infantile et complexé, il me somma de m’occuper de mes Alcootests et de
laisser la police faire son travail. Un inspecteur avait saisi, chez la suspecte,
un nerf de bœuf ayant appartenu à l’une des victimes et cela rendait toute
discussion superflue.
Coup de bol, un jeune substitut, fils de gendarme, qui avait assisté à
l’entretien et que le sectarisme et les brimades de Javaire exaspéraient, se
présentait deux heures plus tard à la porte de service de la brigade pour me
proposer ses services. Dans les périlleuses semaines qui suivirent, je pus,
grâce à lui, anticiper une ou deux initiatives de la partie adverse : avantage
non négligeable quand on opère sans logistique ni point de repli. Par son
entremise, il me fut également possible, moins d’une semaine après son
incarcération, d’entendre Guillemette entre deux portes du Palais de Justice.
Ce qu’elle me confia alors, se cramponnant à moi comme un naufragé à sa
bouée, me conforta dans ma décision de mettre le paquet pour lui sauver la
mise.
Au lendemain de sa gracieuse prestation de gendarmette auxiliaire,
convaincue par mes arguments de l’implication de Toussaint Luccioni dans
le meurtre de la jeune Mong, elle s’était pointée, tard dans la nuit, à
l’« Ariane’s Inn », la boîte du malfrat corse. Travestie en bourgeoise
dévergondée, elle s’était installée au bar espérant que le patron remarquerait
ses penchants saphiques pour les accortes serveuses indigènes. Un petit jeu
extrêmement dangereux qui n’avait pas tardé à mal tourner : attablés dans un
coin, quatre types éméchés avaient bruyamment repoussé leurs chaises et
s’étaient permis, à son endroit, des gestes si déplacés que le videur de service
avait dû intervenir et leur indiquer la sortie. L’incident ayant refroidi
l’atmosphère, ma détective amateur comprit qu’elle s’était exposée en pure
perte et, vers deux heures du matin, leva le camp. Elle cherchait les clés de
son AX de brousse lorsque un choc violent la projeta contre la carrosserie :
les quatre enfoirés n’avaient pas renoncé à finir leur soirée en galante
compagnie. L’un d’entre eux - Raoul Gaillard - possédant les clés d’un dépôt
de matériaux de construction voisin de l’« Ariane’s Inn », c’est entre une
palette de parpaings et des cartons de carrelages que ces messieurs se
donnèrent du bon temps jusqu’à l’aube contraignant, sous la menace d’un
nerf de bœuf, leur proie à en passer par toutes leurs avinées exigences.
Profondément traumatisée, annihilée par la honte, Guillemette avait
mis deux jours avant de se décider enfin à me contacter. Elle composait mon
212
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
numéro personnel quand Cyril Lafaye, le beau photographe qui suivait pour
« GEO » sa mission ethnologique auprès des Mongs, était venu
triomphalement lui annoncer qu’elle était vengée. Rendu fou par la détresse
de sa maîtresse et une jalousie un chouïa pathologique, cet écorché vif,
instable et violent, avait flingué et mutilé les coupables sur les lieux mêmes
de leur crime. Les cadavres étant restés entassés dans la fourgonnette du
négligent justicier, Guillemette avait été obligée de l’aider à les faire
disparaître.
Devenue la complice d’un assassin qu’elle ne pouvait trahir, fille de
bonne famille versaillaise dont elle refusait de souiller la réputation, elle s’en
était tenue, même après sa garde à vue, à un mutisme qu’elle estimait être sa
meilleure défense en attendant que je prenne le relais et parvienne à faire
lâcher prise à Javaire.
Bien sûr, j’avais d’abord tenté de la persuader de passer aux aveux
(les circonstances atténuantes lui seraient largement accordées et mon
témoignage pèserait son poids) mais, devant sa touchante obstination et eu
égard ma part de responsabilité dans ses malheurs, j’avais subito changé
mon fusil d’épaule. Les derniers scrupules qui me plombaient s’étaient
envolés d’autant plus facilement que j’y vis très vite le moyen de faire
craquer Luccioni sans perdre de vue ce cinglé de Lafaye - pilier de tripots
qui perdait régulièrement sa chemise au poker - que je comptais mettre hors
d’état de nuire à la première occasion.
- Alors, mon adjudant, on prépare les jeux de Sydney ?
Au volant de la 2CV de Bertrand, Alain s’était arrêté au milieu du
rond-point de la Croix de Mission pour encourager son supérieur qui, tout à
son marathonien flash-back, commençait gentiment à dégouliner du képi.
- Si j’étais vous, mon adjudant, je ne mollirais pas : votre femme est
après vous depuis un moment, me hurla-t-il essayant de couvrir les hourvaris
de son récalcitrant embrayage. Paraît que vous avez un invité de marque…
- Tout le monde ne peut pas passer ses permissions à courir les jupons
en « deux pattes » ! En « deux pattes » cassée, qui pis est !
- Elle a passé son contrôle y a même pas un an ! s’offusqua Véritas.
Pas un clignotant à régler ! C’est juste le changement de vitesse qui…
Comme pour appuyer sa démonstration, l’antiquité cala net alors que
Molebourse, le nez contre le pare-brise en échiquier de sa Laredo,
s’engageait prudemment sur le sens giratoire.
- Si tu cherches « La Manivelle », te fatigue pas, elle est juste derrière
toi ! me gondolai-je.
- Ça ira, mon adjudant ! Sûrement une saleté dans l’essence !
Sauvagement torturé, le démarreur finit par cracher le morceau qui
devait être de la taille d’une raffinerie.
- Qu’est-ce que je vous disais ! claironna Alain. Ah ! Autre chose,
mon adjudant ! Pascal Bardin-Cardaillac a essayé de vous joindre en milieu
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
de matinée. Il m’a demandé de vous dire que le patient était d’accord pour le
régime et qu’il attendait votre ordonnance. Toujours aussi fêlé non ?
Fêlé mais encore sur la brèche contrairement à ce qu’on pouvait
craindre. J’en étais heureux pour lui : un gamin qui réclame sa fessée est un
gamin qu’on n’a plus besoin de gifler. Juliette avait fait du bon boulot : son
« bébé » acceptait maintenant de grandir et d’assumer les conséquences de
ses actes. Quand je le rappellerai, je me limiterai à une punition didactique.
- Merci, Alain. Maintenant tu peux circuler !
- A vos ordres, mon adjudant !
Ce que ce poissard de Molebourse allait, une seconde plus tard,
apprendre à ses dépens, c’est qu’il ne faut jamais serrer de trop près une
vieille dame qui a de l’arthrite dans la boîte de vitesse et confond sa
première avec sa marche arrière. Où alors, c’est qu’on a le pot d’avoir un
assureur marié à un carrossier.
Bon ! Encore trois cents mètres. Allons-y Allonzo !
Où en étais-je ? Ah ! Oui ! Luccioni ! Il n’en menait pas large lorsque
je lui avais présenté mes condoléances le jour de l’enterrement de ses quatre
clients. Des « clients » que je supposais lui être particulièrement chers depuis
que je m’étais autorisé à les inscrire en tant qu’actionnaires anonymes de la
« Dope & Cie » : l’argent sale ne se blanchit jamais aussi bien que dans du
beau linge. Tout en lui serrant la main des larmes plein les yeux, je lui avais
murmuré dans l’oreille que l’arrestation de madame Vivier-Dumarty
trompait tout le monde sauf les véritables assassins : un groupuscule
d’indépendantistes résolu à nettoyer le pays des profiteurs blancs de tous
poils à commencer par les grossistes en crack qui se faisaient des couilles en
or (d’où le châtiment qui leur était réservé) sur le dos de leurs frères
surinamiens. Pour preuve de mes allégations, je lui avait glissé dans la poche
la photocopie d’un fax revendiquant le quadruple meurtre et signé « Kurari ».
- Je l’ai reçu hier matin mais j’ai préféré vous en réserver
l’exclusivité…
- Pourquoi ça ? s’était étonné l’endeuillé.
- Parce que je pense que vous en ferez un meilleur usage que la police
ou la presse. Votre nom y est cité trois fois…
Je n’eus pas longtemps à mariner avant d’avoir confirmation de
l’étanchéité de mon bateau : deux jours après mes révélations, les RG et la
DGSE, trop fiers pour s’abaisser à me cuisiner, mettaient du « K-urary » à
toutes les sauces. Plus futé, Javaire, confident du Petit Larousse, établissait
qu’il s’agissait d’un vocable caraïbe à l’origine du mot « curare » et
entreprenait, à tout hasard, d’empoisonner la vie des Wayanas. Pour donner
du corps à la menace fantôme et mettre davantage la pression sur Luccioni,
de nouveaux attentats devaient être perpétrés. J’organisais donc, avec Lafaye
(que je voulais garder sous la main), la mise à sac de mon logement de
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
fonction (le serpent dans le lit était prévu, pas la décapitation de notre
yorkshire improvisée par le clébard-killer) ainsi que le mitraillage de ma
loggia (effectué - Martine me pardonne ! - une heure plus tôt que programmé
par mon dangereux acolyte). Toute bavure méritant salaire, Luccioni,
paniqué par les nouvelles menaces de mort bombées sur la façade de sa boîte
et par la découverte d’un cercueil près à l’emploi dans sa piscine, finit par
me convoquer assuré qu’il était de s’adresser au seul homme vraiment
redouté des « K-urary ». Je n’avais plus qu’à lui mettre le marché en main :
mes tuyaux sur le groupuscule contre une participation de 15% dans ses
activités clandestines.
Il m’avait donné une pépite en acompte et demandé quarante-huit
heures de réflexion mais, dès le lendemain, j’étais envoyé en pleine jungle
sur commission rogatoire de Javaire avec mission de n’en revenir qu’avec la
tête (réduite si nécessaire) d’un curare’s brother. Martine refusant, après ses
émotions, de rester seule à Cayenne, j’avais obtenu la permission
exceptionnelle de l’embaucher comme cantinière : elle était certainement
plus en sécurité parmi les Wayanas qu’à portée de sarbacane du clan
Luccioni.
L’inspection, encadrée par des légionnaires, tint de la promenade de
santé. Aucun des indiens rencontrés n’ayant - et pour cause ! - de « Kurary » caché dans son carnet d’adresse, nous étions parvenus, bredouilles,
dans le dernier village de la circonscription quand Lafaye, ponctuel, nous y
rejoignit : je lui avais ordonné, en mon absence, de marquer Javaire à la
culotte et de se présenter au rapport la veille de mon retour. Ce que le
mariole m’annonça, tout flambard, dans le secret de ma tente, dépassait
l’entendement : au lieu de s’en tenir aux instructions, monsieur avait fait du
zèle et enlevé, en pleine rue, mon magistrat préféré qui, depuis le matin,
marinait dans un « carbet » isolé sur les berges du Maroni !
- J’ai téléphoné à RFO pour revendiquer l’enlèvement au nom des
« K-urari » ! s’était rengorgé le gogol. Si, après ça, Luccioni ne pisse pas
dans son froc…
Pour l’heure, c’était moi qui fouettait comme un chat à neuf queues.
Sans perdre un instant, je plaquai Martine et son escorte pour suivre Lafaye
qui s’était permis, avec le rebut de bagne qui le secondait, de m’emprunter
ma pirogue et ses avirons de compétition. Une heure de navigation plus tard,
la geôle de Javaire était en vue lorsque une vedette rapide, pilotée par des
janissaires de Luccioni, nous rattrapait et éperonnait notre esquif. Les
poumons d’un batracien et le crâne d’un rhinocéros, je m’en sortis sans autre
bobo qu’une jolie estafilade sur la joue droite ; mes deux compagnons
avaient eu moins de veine : les piranhas feraient l’économie d’un Mac Do.
Ma pirogue récupérée entre deux racines de palétuvier, je libérais
Javaire, lui collais, en dédommagement, la pépite de Luccioni entre les
mains et, de retour au camp de base, alertait une vedette de patrouille pour
qu’elle vogue à son secours.
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Peu de temps après, Guillemette, qui avait bénéficié de l’appui de
hautes personnalités métropolitaines et du contre-feu allumé par mézigue
pour enfumer ses accusateurs, était libérée en attendant une relaxe définitive.
Javaire ne comprendrait jamais comment il s’était fait rouler ; piètre
consolation ! Si mon amie ethnologue pouvait allumer un cierge à Sainte
Nitouche, je devais, pour ma part, une action de grâce au patron des
manchots galonnés : un quadruple meurtre passionnel demeurerait à jamais
impuni et l’intouchable Luccioni m’avait clairement laissé entendre que je
ramais trop dans le sens de la magistrature (qu’elle fut assise ou ligotée sur
le ventre) pour faire un ripou crédible. Martine peu intéressée par une retraite
anticipée de veuve de héros et les « K-urari » dissous faute de militants,
force me fut de rentrer dans le rang sans même pouvoir transmettre
l’esquisse d’un dossier à ma hiérarchie. Parti pour éviter une erreur
judiciaire, « Bison Bienveillant » avait encorné la légalité et « Columbo »
s’était ramassé une gamelle en courant deux lièvres à la fois. Cela aurait dû
me servir de leçon. A croire que, comme le scorpion, il était dans ma nature
de grenouiller sous le Parquet !
- Ah ! Te voilà tout de même ! Et en nage, par dessus le marché !
Martine, son plus beau tablier à carreaux ceint sur sa plus belle robe à
fleurs, m’attendait en embuscade sur le palier.
- Et, bien sûr, tu as oublié le pain ! pesta-t-elle. Où étais-tu encore
passé ? Ça fait une heure qu’elle est là ! Je ne sais plus quoi lui raconter,
moi !
- On n’avait pas dit treize heures ?
- Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Elle doit en être restée à
l’heure d’hiver !
Un hiver ensoleillé à en juger par le teint hâlé de notre visiteuse.
Toujours aussi mince et élancée, toujours aussi sportive dans son débardeur
qui ne cachait rien de ses biceps fuselés, toujours aussi brune les cheveux
coupés à la garçonne, le regard charbonneux toujours aussi pétillant, les
lèvres toujours aussi charnues, les fossettes toujours aussi marquées de deux
rides bien parallèles, Guillemette Vivier-Dumarty n’avait pas bougé d’un
milligramme de cellulite en six ans. Une ingrate qui, après son départ
précipité de Guyane, ne s’était plus jamais manifestée jusqu’à ce coup de fil
de l’avant-veille : elle avait loué un voilier à la Trinité et se proposait de
faire escale à Port-Joinville le temps de trinquer à la santé de nos bons
souvenirs. Martine avait légèrement tiqué mais, plutôt que de laisser son
époux réputé volage en tête-à-tête avec une allumeuse qui lui avait déjà créé
assez de soucis, elle s’était fendue d’une invitation à déjeuner. Au menu :
tarama maison, pissaladière au germont, rôti de lotte, tourtière à la cannelle.
De quoi coller une indigestion à cette « prétentieuse » qui se prenait pour la
« Reine Soleil » parce qu’elle était née à deux pas du Petit Trianon.
216
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Après quelques minutes de flottement imputables à une gène
réciproque - les fils du passé sont souvent noués à une pelote d’épingles Guillemette nous avait déridés en nous racontant ses aventures de directrice
de collection (les contrats exigés par certains auteurs étant, paraît-il, plus
épais que leurs bouquins) et son incursion dans le monde de la télévision (où
elle avait découvert que, pour réussir sur Arte, mieux valait fréquenter les
salons du Fouquet’s que la bibliothèque de la Sorbonne).
- Et vous ne vous êtes toujours pas remariée ? s’était inquiétée
Martine.
- Un amant par-ci par-là, c’est déjà assez encombrant ! lui avait
répondu la provocatrice. Un mec, ça peut être utile au lit, mais, pour le reste,
je préfère me débrouiller toute seule. Le dernier auquel je me suis attachée a
failli m’envoyer aux Assises et sans François…
C’était la première fois qu’elle m’appelait par mon prénom.
Familiarité que Martine goûta si modérément qu’une saucière lui échappa
des mains et ne rata sa cible que d’une longueur de fourchette.
- Si nous en revenions à tes documentaires ? proposai-je un casque
bleu à la place du képi. Les animaux, ça doit être passionnant !
- Je m’intéresse plutôt aux humains, rectifia Guillemette cadrant la
terroriste culinaire au plus serré. Ce qui n’exclut pas forcément les grands
fauves ni les tigresses domestiques…
Même un ancien champion d’aviron ne saurait redresser une
conversation aussi mal embarquée ! Jusqu’au dessert - qui m’avait
gracieusement épargné les récifs de l’île flottante - je souquai comme un fou
sans parvenir à réconcilier ces dames (de nage). Le café servi dans le salon,
Martine avait prétexté des courses urgentes à faire en début d’après-midi
pour se jeter sur la vaisselle et nous tourner le dos. Distante attitude qui
n’avait pas résisté à l’invitation que m’avait faite Guillemette d’être son
équipier dans un tour de l’île à la voile avant de poursuivre sa route vers La
Rochelle.
- J’imagine que je ne serai pas de trop si je vous accompagne… avait
ronronné, de sa tanière, la « tigresse » en gants de caoutchouc.
- Au contraire, chère amie. Croyez bien que j’en serai positivement
ravie !
- Et tes courses ? m’étais-je gaussé.
- Tu les feras en rentrant. Pour une fois que tu me seras utile ailleurs
qu’au lit !
Amarré à couple de deux superbes goélettes anglaises avec pont en
teck et accastillage de cuivre, l’Oceanis Bénéteau de neuf mètres cinquante
loué par Guillemette faisait figure de coquille de noix : depuis Mers ElKébir, la Royal Navy prenait un malin plaisir à nous saborder le moral.
Raison pour laquelle, oubliant tout fair-play, j’évitai soigneusement de me
décrotter les godillots avant d’enjamber les britiches bastingages pour
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
atteindre notre franchouillard rafiot. Le geste assuré du vieux loup de mer,
Guillemette avait, en un tournemain, déferlé foc et grand-voile prêts à être
hissés et, le moteur tournant déjà au ralentis, je n’attendais plus que son
ordre pour larguer les amarres.
- Où est-elle passée ? s’avisa soudain le capitaine.
- Qui ça ?
- Martine !
La dernière fois que je l’avais vue, nous descendions à pied la rue de
la République et elle s’était engouffrée chez Château pour commander un
pain de campagne et une mérisse. « Avancez sans moi, je vous rattrape ! »
nous avait-elle lancé sachant qu’il ne lui faudrait guère plus de cinq minutes
pour atteindre la darse de plaisance et me remettre le grappin dessus. Une
demi-heure plus tard, nous l’attendions encore.
- Bon ! Qu’est-ce qu’on fait ? s’impatienta Guillemette en reposant la
carte de l’île qu’elle connaissait maintenant sur le bout du GPS. Si ça
continue, on va se retrouver avec les courants dans le pif ! Tu veux aller la
chercher ?
- Laisse tomber ! Je suis sûr qu’elle traîne exprès pour nous
enquiquiner ! Allons-y, Allonzo ! Cap au large ! Ça lui apprendra !
Rebelle attitude que je n’assumais qu’à moitié : frimer devant
Guillemette était une chose ; affronter, au retour, le juste courroux de
Martine en était une autre. Les pare-battages relevés, je tanguai vers la proue
jusqu’à saisir la drisse de foc pour mieux scruter les quais espérant y
distinguer une petite bonne femme les bras au ciel et le visage congestionné
par un sprint échevelé. Mais la dernière bouée du chenal frôla notre étrave
sans que l’apparition espérée ne vienne contrarier notre appareillage.
Hésitant entre soulagement et malaise, je m’apprêtai à détourner mon regard
lorsque une silhouette, dressée tout au bout de la jetée, me percuta la rétine.
Cette haute stature un peu voûtée, ces jambes démesurées d’échassier, ces
bras croisés derrière le dos en ailes de vautour, ce costume de toile blanche
comme le jabot fripé d’un vieux paon, ne pouvaient appartenir qu’à un seul
volatile. Un oiseau de mauvais augure dont le bref aperçu me glaça malgré
mon épais pull de laine et mon ciré fermé jusqu’au col. Un jettatore de
malheur qui, me sembla-t-il, levait la main comme pour me saluer
ironiquement quand le foc, gonflé par une risée, se mit à faseyer obturant
mon champ de vision. Guillemette venait de virer bout au vent pour hisser la
grand-voile et, quand je pus à nouveau balayer la côte, le sinistre personnage
avait disparu derrière la tourelle d’alignement.
Javaire ! A force de chatouiller les fantômes du passé, j’avais réveillé
Croquemitaine ! Javaire sur l’île d’Yeu le jour où, précisément, la Guyane
mouillait en Vendée ! Inutile de convoquer le hasard même pour une simple
audition ! Il y avait dans l’air un parfum de nauséabonde manigance qui
étouffait celui du goémon et du diesel détaxé. Un relent de rancune rance qui
vous prenait à la gorge. Javaire ! Que venait-il chercher, cormoran
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
nécrophage, dans le sillage du « Mnénoscaphe » ? A quoi rimait ce signe
ambigu adressé de loin comme l’éclat d’un miroir brisé ? Sept ans de
malheur, mais pour qui ?
- Quelque chose qui ne va pas ? me cria Guillemette qui se débattait
avec l’écoute de foc coincée sous mon talon.
- Excuse-moi ! Non… Rien ! Je rêvassais…
Des gaziers du gabarit de « Jiji », il devait y en avoir quelques uns sur
la planète et il m’aurait fallu une longue vue pour détailler la binette du type
sur la jetée. La trop romanesque imagination de cette chère Juliette Coussein
était sans doute contagieuse à moins que la récente évocation du
« Morphos » ne m’ait fichu des papillons dans les mirettes ! Un gendarme,
dans l’exercice de sa permission, n’ayant pas à donner congé à son
cartésianisme de fonction, je me ressaisis subito envoyant par le fond
infondées appréhensions et absurde pressentiment.
Je quittai donc la proue et ma triste figure pour aller m’asseoir face au
skipper, à croquer sous son gros bonnet enfoncé jusqu’aux oreilles.
Laissant sous le vent les récifs des Chiens Perrins, premier cap à
passer au nord-ouest de l’île, Guillemette avait prudemment décidé de tirer
un bord au large, cap au 350. L’Oceanis, barré de main de maître, remontait
parfaitement au vent et vous traçait ses six nœuds comme qui rigole. De
petits creux d’un mètre cinquante égayaient notre allure sous un ciel dégagé.
Seul bémol à la clé (des champs) : le refroidissement sibérien de
l’atmosphère qui avait découragé les plaisanciers : pas une voile à l’horizon.
Rien ne s’opposait donc à ce que les amis retrouvés ouvrissent la boîte
à confidences et Guillemette, libérée de la présence de Martine, allait se jeter
à l’eau quand le surgissement, par tribord arrière, d’une impressionnante
masse sombre l’en dissuada aussi sec. Par réfraction, l’azuréen des vagues
s’était tout à trac teinté d’ardoise sur la largeur d’un semi-remorque. La
chose était au moins aussi longue que la coque du voilier dont elle s’était
approchée à moins de trois mètres. Un monstre d’une formidable puissance
qui, après nous avoir rattrapés sans difficulté, nous distancierait, quand il le
voudrait, d’une battement de queue. Sauf s’il lui prenait la fantaisie de
culbuter notre youyou pour vérifier sa ligne de flottaison. Déplaisante
perspective qui plongea tout l’équipage dans un mutisme hébété jusqu’à ce
que deux énormes ailerons percent la surface dans un bouillonnement
d’écume.
- C’est pas vrai ! Un requin géant ! frissonna Guillemette en me
pressant l’avant-bras.
Requin, l’animal l’était sans l’omble d’un doute. Géant, c’était une
autre paire de Manche comme se plaisait à le répéter ce calembourbeux de
Gilbert Léragne dont me revint, fort à propos, l’une des innombrables
anecdotes. Le « Rufisc » à peine baptisé, il avait, lui aussi, à quelques milles
des Corbeaux, croisé la route de l’un de ces faramineux squales dont le plus
gringalet dépassait à l’aise les neuf mètres. Mort de trouille, il avait regagné
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
le port aussi vite que le lui permettait un moteur cacochyme avant
d’apprendre, de la bouche de Saintebarbe, que son sanguinaire mangeur
d’homme n’était, en fait, qu’un inoffensif requin pèlerin consommateur
exclusif de plancton. Hôte habituel des grands fonds, le bestiau attendait le
printemps pour monter batifoler en surface sans s’y attarder au-delà du mois
de mai. Pierre Ligeot, shooté du détendeur, s’était même, un jour, approché
assez près de l’un deux pour lui caresser le ventre !
En deux mots, je m’empressais de rassurer Guillemette qui, pour une
régatière expérimentée, pêchait côté piscicologie (du grec « pisci » comme
« pisciculture » et « logie » comme « barbarismologie » ; on dit ainsi de
quelqu’un prompt à débusquer les anguilles sous roche qu’il est très
piscicologue). Comprenant qu’il n’impressionnait plus personne, l’indiscret
sélacien ne tarda pas à s’éloigner et à refermer derrière lui la parenthèse.
Requinquée, mon ichtyophobe revint dare-dare à ses moutons
abandonnés aux moustiques guyanais. Une piqûre de rappel ne ferait pas de
mal sauf à être allergique au Penthotal coupé d’une larme de remords à la
limite de la péremption.
Pourquoi, d’entrée de jeu, remettre sur le tapis la tragique disparition
de Cyril Lafaye, délicieux garçon fort apprécié des piranhas ? Pourquoi
exhumer un amant de passage condamné par sa folie meurtrière à ne pas
faire de vieux os ? Pourquoi revenir sur un épisode dont je me souvenais
dans ses moindres détails pour l’avoir vécu aux premières loges ?
- Parce que, dans le feu de l’action, on ne peut pas être à la fois acteur
et spectateur, professa Guillemette. On t’a laissé croire que Cyril s’était noyé
alors qu’en réalité…
- En réalité ?
- Il avait réussi, lui aussi, à regagner la berge avec une côte enfoncée
et une cheville foulée. Persuadé, lui aussi, d’être l’unique survivant, il avait
tenté d’atteindre le « carbet » où était retenu Javaire mais s’était écroulé en
route. Dans son état, il y serait certainement resté si un vétérinaire de
Maripasoula ne l’avait découvert par hasard…
- Pourquoi ne m’avoir rien dit ?
- On craignait que tu ne le retiennes en Guyane et puis, et surtout, il y
avait Luccioni. L’attaque de la pirogue prouvait que ce salaud avait identifié
Cyril comme ton auxilliaire et, peut-être, comme l’assassin de ses quatre
associés…
A peine remis sur pattes par le traitement de cheval du bon vétérinaire
de brousse, Lafaye loue donc les services d’un piroguier-taxi peu regardant
(pléonasme guyanais) et, comme des milliers d’autres clandestins, traverse le
Maroni au nez et à la barbe des douaniers. Après un court séjour au Surinam
durant lequel Guillemette lui fait parvenir de quoi survivre, il quitte
Paramaribo à bord d’un porte-conteneurs en partance pour Bordeaux. De
retour à Paris, Guillemette reçoit un coup de téléphone de son amant qui, de
passage dans la capitale, brûle de la revoir.
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Depuis l’affaire du « Morphos Center », j’avais peur de lui et j’ai
refusé de le recevoir, seule, chez moi, poursuivait la fine mouche avec
raison. Je lui ai donné rendez-vous dans un bistrot du boulevard SaintGermain dont je connaissais le patron. Quand il s’est pointé, il était dans un
état d’excitation incroyable : il se croyait plus ou moins invulnérable et
projetait de se rendre en Irak pour démontrer l’appartenance de Saddam
Hussein à la CIA ! Le plus dingue, c’est qu’il voulait que je l’accompagne
comme preneuse de son ! Je l’ai envoyé balader en le menaçant de le
balancer à la police s’il s’incrustait.
- Il avait conservé son identité ?
- Evidemment ! Tu étais le seul en mesure de le confondre mais il
savais tu n’en n’avais pas les moyens : le dénoncer, c’était avouer que tu
l’avais couvert. Quant à Luccioni, toutes ses antennes en métropole étaient
coupées depuis bien longtemps…
L’invulnérable - qui joue de plus en plus gros au poker - poursuit donc
sa carrière de reporter risque tout et se taille, en quelques années, une solide
réputation de chasseur de scoops que Guillemette suit, de loin en loin, à
travers les magazines et les journaux télévisés. Chacun vit sa vie de son côté
et les probabilités d’une nouvelle rencontre s’amenuisent jusqu’à ce matin
du mardi 1er avril 1997, jour traditionnellement réservé aux canulars
gratinés.
- Quand Neusa, la chargée de production qui travaille avec moi sur
Arte, m’a appris qu’elle avait embauché Cyril pour notre reportage sur les
immigrés surinamiens, j’en suis restée assise, soupira Guillemette. J’ai
immédiatement voulu changer de cadreur mais il était trop tard : le contrat
était déjà signé…
Contrainte et forcée, la responsable de programmes reçoit donc, dès le
lendemain, le technicien qui s’apprête à s’envoler pour la Guyane. Elle le bat
froid mais peu lui chaut : les images qu’il rapportera seront, jure-t-il, dignes
de leur amour auquel, lui, n’a jamais renoncé.
Trois jours plus tard, le samedi 5 avril, Guillemette reçoit pourtant, à
domicile, un SOS du matamore sur pellicule : il n’a pas fallu quarante-huit
heures à l’un des hommes de main de Luccioni pour le repérer et lui faire
déposer, à son hôtel, une corbeille de fruits à laquelle ne manque qu’une
grenade promise, toute dégoupillée, dans la prochaine livraison. Les pépins,
eux, seront pour Guillemette.
- D’un seul coup, il ne se sentait plus du tout immortel ! persifla-t-elle
plus amère que Michèle. C’est tout juste s’il ne pleurait pas au téléphone !
- Que pouvais-tu faire pour lui ?
- Il voulait que j’use de mes bonnes relations avec le milieu Mong
pour lui fournir des gardes du corps et le faire évacuer ! Du délire ! J’ai
d’abord refusé tout net !
- Et ensuite ?
221
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Il m’a menacée de requérir la protection de la police et de tout
déballer…
- Tu me tiens, je te tiens par la barbichette… Si c’était à refaire, je le
serrerais tout de suite au lieu de finasser !
- Tu n’as rien à te reprocher ! Si je n’avais pas été connement
amoureuse de ce débile et si ma famille… Mais, passons ! Ce qui est fait est
fait ! Comme je n’avais plus le choix…
- Tu ne lui as tout de même pas cédé ! renâclai-je.
- Je n’en avais aucune envie ! D’autant qu’il s’affolait pour pas grandchose !
- Simple intimidation ?
- Ou plaisanterie macabre en hommage à Toussaint Luccioni !
- Macabre ? soulignai-je.
- Décédé le dimanche 16 mars 1997 à Salina Cruz des suites d’un
stupide accident de plongée… Les faire-part ne circulaient pas encore mais
le clan était forcément au courant.
Tout porte ainsi à croire que la vendetta s’est éteinte en même temps
que le Corse mais Cyril Lafaye, le trouillomètre à zéro, ne veut rien savoir.
Sous couvert d’obligations professionnelles, Guillemette saute donc dans le
premier avion pour Cayenne où elle atterrit le lundi 7 avril avec l’intention
de récupérer le zozo, de le bourrer d’anxiolytiques et de le ramener avec elle
en métropole. Mais la petite sœur des couards peut remballer sa trousse de
secours : résolu à se faire passer pour mort (une manie, décidément), Lafaye
n’a pas attendu les renforts pour se procurer le cadavre d’un inconnu et le
conditionner à endosser son identité.
- Minute papillon ! la coupai-je. Même en Guyane, les macchabées
intérimaires ne courent pas les rues ! Encore moins les couloirs d’une
chambre d’hôtel !
- Sauf si tu as deux mille dollars à filer en pourboire au garçon d’étage
dont le cousin bosse à la morgue ! Les sans-papiers se passent de permis
d’inhumer…
Horrifiée mais le dos au mur, Guillemette accepte de participer à une
mascarade dont l’improvisation relève pourtant du puérilisme aggravé.
L’idée de reprendre le chemin de Saint-Elie et de refaire couler la chaux
pour mieux noyer le poisson bat, à cet égard, tous les records de jobardise.
- Cyril soutenait que les enquêteurs s’acharneraient à rapprocher ce
meurtre de ceux de 1991 et qu’ils iraient rouvrir le dossier des « K-urary »…
- Ben, voyons ! Et le tien, de dossier ? m’emportai-je. Une ancienne
suspecte qui, après six ans d’éclipse, retrouve le soleil guyanais le jour
même où la castratrice en série récidive ! Faudrait pas prendre tous les
magistrats du Parquet pour fumeurs de moquette !
- C’est exactement ce que ce malade avait derrière la tête depuis des
mois : annuler ses dettes de jeu et me faire porter le chapeau !
- Gros comme une maison !
222
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Tu ne me croiras jamais, mais j’étais tellement à la masse - cocktail
de décalage horaire et de stress - que j’ai pourtant attendu qu’il m’envoie
mon ingratitude et sa rancœur à la figure, le soir de notre virée à Saint-Elie,
pour l’admettre ! Et ça n’était pas tout…
- Pour que son scénario fonctionne, il lui fallait encore museler deux
témoins : toi et ma pomme, me hérissai-je de la moustache aux poils des
orteils. Sympathique programme ! Comment comptait-il s’y prendre ?
- Pas eu le temps de le lui demander ! Ni de vérifier que sa doublure
sortait bien de la morgue quand il lui a collé une balle dans la tête…
Curiosité par trop malsaine ! Animée par l’instinct de survie qui est à
la jugeote ce que l’ampoule de secours est au warning, Guillemette abrège le
dîner aux chandelles, plante sa fourchette dans la main du triste sire qui a
vendu la mèche, empoigne son sac, saute par la fenêtre, réquisitionne le
premier taxi qui lui tombe sous la grosse coupure et passe le reste de la nuit à
draguer les douaniers de l’aéroport - lesquels, pour une fois, renoncent à tout
saisir. Quand l’aube met de l’outremer dans l’océan, elle vole déjà vers
Acapulco, unique destination affichée à l’ouverture des guichets.
Hantée par le spectre de Lafaye, trop mort pour laisser longtemps son
caveau entrouvert, elle annonce à ses employeurs qu’une piste prometteuse
l’oblige à différer son retour et s’enfonce dans la Sierra Madre où elle erre,
trois semaines durant, de village en village. Quand sa Wolkswagen, achetée
d’occasion, rend l’âme prématurément et que sa jauge à pesos commence à
osciller dans le rouge, force lui est d’admettre que les meilleures tortillas ont
une fin et que sa cavale ne pourra durer éternellement. Dans le bus qui la
ramène à Acapulco, le samedi 3 mai, elle a déjà pris sa décision : regagner la
France, se planquer provisoirement chez une cousine recluse dans un
hameau perdu du Jura et pressurer son Minitel jusqu’à obtenir les
coordonnées de son sauveur patenté : mézigue !
- Je vais sans doute te décevoir, mais tu aurais aussi bien pu t’adresser
à la gendarmerie de Cayenne, regrettai-je. Tu te rends bien compte qu’au
point où nous en sommes on n’évitera pas une procédure judiciaire en bonne
et due forme ! Une fois que nous aurons témoigné, Lafaye pourra faire son
deuil de son simulacre de décès…
- Et toi de ta carrière !
- Je m’en remettrai plus facilement que d’une castration post mortem !
- Autant dire qu’on en reviendrait à la situation de 1991 ! En pire pour
ce qui me concerne !
- Quelques mois derrière les barreaux valent mieux qu’une éternité à
sucer les pissenlits par la racine ! Si tant est que la partie civile s’entête à
requérir contre toi autre chose qu’une peine avec sursis : la plupart des chefs
d’inculpation ne résisteront pas à une confrontation avec ton ancien amant…
- S’ils parviennent jamais à lui mettre la main dessus ! objecta
vivement Guillemette que mes derniers mots avaient rembrunie plus que
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
l’évocation d’un passage par la case prison. Dans le cas contraire, et si on
tombe sur un juge aussi borné que Javaire…
- M’étonnerait que ça existe ! Une fois démontré que le cinquième
mort de Saint-Elie n’avait pas trois sous d’ADN en commun avec Lafaye, je
ne vois pas comment on pourrait te reprocher son assassinat !
- Et l’assassinat de ce malheureux sans-papiers ? Rien ne prouve que
Lafaye l’ait réellement récupéré à la morgue !
- Du moment que tu ne l’as pas aidé à le manipuler…
Un conseil d’ami : si jamais une innocente jeune femme à qui vous
devez un signalé service vous conjure de la sortir du trou où un inquisiteur
aveugle se promet de la laisser croupir à perpétuité, prenez vos jambes à
votre cou et fuyez sans vous retourner. Quelques vieux remords vous seront
toujours moins douloureux que le regret d’avoir tendu la perche à une
planche pourrie.
Bien sûr qu’elle avait, tête baissée, donné dans le panneau,
l’inconséquente ! Au lieu de laisser son pervers simulateur se dépatouiller
avec sa prétendue gaucherie, il avait fallu qu’elle se mêle du maquillage de
la victime doublure et de son conditionnement final à base de chaux vive !
Autant dire qu’elle avait laissé derrière elle assez d’empreintes génétiques
pour encrasser les microscopes de la police scientifique ! Fort mal épaulé, les
bras m’en tombaient.
- Alors là, tu me la coupes ! bouche-béai-je. Je ne voudrais pas noircir
le tableau, mais, dans le genre pataquès mal embringué, je crois qu’on tient
le pompon !
- J’en ai peur… admit-elle, contrite.
- Et tu t’imagines que j’ai une solution miracle à sortir de mon képi ?
- En admettant – je dis bien : en admettant – que je saches comment
échapper pour toujours à Lafaye, serais-tu en mesure d’assurer ta propre
protection ?
- Si je n’avais que moi à surveiller, ton mort vivant ne m’empêcherait
pas de dormir ; quelques gousses d’ail et mon Beretta sous l’oreiller si
nécessaire… Alors, cette opération de la dernière chance ?
- L’idée m’en est venue, il y a deux jours, en attendant mon train à
Lons-le-Saunier. C’est même pour ça que j’ai fait un crochet par La Trinité
pour louer ce bateau…
- Tour du monde en solitaire sans escale ? dérisionnai-je.
- Mieux que ça ! Disparition en mer ! Même au fin fond du Jura, tous
les journaux de tous les kiosques de gare n’en ont que pour cette fille : cette
jeune Chinoise poursuivie par un trafiquant d’esclaves. Tu en as
certainement entendu parler…
- Tu sais, moi, sorti l’Echo des Casernes…
- Pendant une tempête, elle a profité d’un instant de distraction de son
ami pour sauter à la mer et se faire porter disparue. Astucieux, non ?
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Invraisemblable, surtout ! rectifiai-je, pressentant la redite
superlative. Je te croyais assez maligne pour ne pas avaler des bobards
pareils ! A part une sirène, je ne vois pas qui risquerait ses écailles dans une
combine aussi vaseuse !
- D’autant que je nage comme une enclume, ce qui n’arrangerait rien,
me concéda-t-elle dans une petite moue espiègle avant de reprendre, les
paupières plissées : mais en admettant – je dis bien : en admettant – que tu
rentres au port, au milieu de la nuit, et que tu cours à la capitainerie pour
annoncer que je suis passée par dessus bord. Qui songerait à mettre en doute
la parole d’un adjudant de gendarmerie ? Personne ! Pas de mobile, pas de
corps !
Je ne savais ce qui me déplaisait le plus du sentiment de déjà vu ou de
celui - plus pénible - de passer pour un pigeon aux yeux d’une oie blanche au
ramage de mauvais cygne.
- Pas de corps ? relevai-je pour laisser à mes cellules grises le temps
d’astiquer leurs synapses. Tu as prévu un hélicoptère de poche ou une
mallette de téléportation made in Startreck ?
- Plus simple que ça : une trousse de maquillage et des vêtements de
mec ! Je resterai cachée dans la cabine tant que le ponton ne sera pas désert
et, demain, je prendrai le premier bateau en partance pour le continent…
La publicité, voulue par Marc autour des exploits de sa James Bond
girl, n’avait pas servi qu’à blouser les autorités ! Si toutes les adolescentes en
rupture de pater familias et toutes les épouses fugueuses s’avisaient d’imiter
Sibylle N’guyen, la Protection Civile n’avait pas fini de ratisser les côtes
(d’Adam) pour des prunes !
- Tu es sérieuse ?
- Autant qu’on puisse l’être quand on cherche à sauver sa peau… Ça
peut le faire, non ?
Sauf que, fidèle à sa promesse de me laisser hors de son coup
médiatique, Marc s’était amicalement gardé d’indiquer à la presse le lieu
précis de la fausse noyade. Manque de bol, Guillemette avait choisi, pour
remettre les couverts, le seul endroit où les Affaires Maritimes (sans parler
de mes hommes) n’avaleraient pas le surgelé sans lui trouver un désagréable
arrière-goût de réchauffé.
Plutôt que de dessiller illico les yeux de la rêveuse éveillée,
j’acquiesçai d’un mol hochement de tête et m’abîmais dans la muette
contemplation de la vague d’étrave.
Ainsi donc, la réapparition soudaine de Guillemette Vivier-Dumarty,
« garçon manqué » débiné par Martine, n’avait rien de l’aimable épilogue
que j’avais cru, gros gourmand, pouvoir déguster en guise de pousse-café.
La visite de courtoisie et la promenade en mer, lourdement lestées d’intérêt,
me restaient sur l’estomac tout comme la proposition qui m’était maintenant
faite d’emboucher à nouveau le pipeau qui, six ans auparavant, avait failli
m’exploser dans les doigts.
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Pourquoi diable était-elle venue me relancer alors que, navigatrice
émérite, elle n’avait besoin de personne pour calfater sa petite mise en
scène ? Pourquoi fallait-il qu’elle me mouille dans son remake aquatique ?
Pour bétonner son coulage ? Mais aux yeux de qui ? Lafaye préférant,
semblait-il, me livrer aux asticots que de me tirer les vers du nez, pour qui
les allégations d’un adjudant de gendarmerie passeraient-elles, plus que
celles d’un quelconque justiciable, pour évangéliques ? Pour qui, sinon pour
des fouineurs sur commission rogatoire ? Un alibi ! Ma vieille copine
Guillemette projetait-elle de se tailler, en douce, un alibi dans mon
uniforme ?
Une mouette, frôlant les haubans, ricana. Pomme que j’étais ! Pomme
que j’avais peut-être été depuis notre première rencontre, quinze jours avant
le début de l’affaire du « Morphos Center ». Quinze jours à peine ! Et si ce
benêt de « Bison Bienveillant » avait poussé « Columbo » dans les orties au
fallacieux prétexte que la médaille de l’innocence n’était pas réversible ?
Guillemette n’avait certes pas occis ces quatre gus pour exposer ensuite, bien
en évidence dans ses vitrines, le nerf de bœuf de l’une des victimes :
inconséquence n’est pas crétinisme. Ledit objet, sur lequel j’avais eu le tort
de ne pas assez m’attarder – pan sur le bec ! – n’avait-il eu comme vocation
que de fabriquer une coupable soluble dans la procédure ? La romantique
version des faits que j’avais précipitamment épousée, en partie par amour de
l’équité, en partie pour braver l’autorité javairienne, ne reposait, somme
toute, que sur de subreptices confidences recueillies entre deux portes et
uniquement corroborées par les aveux bâclés de Cyril Lafaye ; velléitaire
flambeur que je n’étais pas en mesure de soumettre à l’épreuve de la
reconstitution. Avec le recul (terrible chez les vieux fusils), la légèreté de
mon implication me donnait presque le vertige.
- Alors ? On tente le coup ? me relança Guillemette.
- Ça se discute… me grattai-je.
- On dirait que tu n’es pas chaud…
- C’est le fond de l’air qui m’est frais…
En mettant les choses au pire (qui n’est jamais décevant), que pouvaisje extrapoler de neuf à partir de ces tardives interrogations ? Qu’en 1991
j’étais tombé dans un piège à con qui avait attendu six ans pour me claquer
aux fesses ? Dans cette hypothèse, il y avait urgence à démasquer le
braconnier avant qu’il ne vienne relever ses collets.
Guillemette Vivier-Dumarty et Cyril Lafaye réduits à l’état d’appâts, à
qui attribuer la gibecière ? Les sous-bois de ma mémoire n’étant guère
peuplés en lisière de Saint-Elie, le recensement était vite fait : un seul
étrangleur de poules (de préférence mineures et asiatiques) rodait dans les
parages avec du crack plein les poches : Toussaint Luccioni ! Toussaint
Luccioni que la perte brutale de ses quatre associés n’avait peut-être pas
affecté autant qu’il tenait à le laisser paraître. Toussaint Luccioni qui me
savait à ses basques et qui m’avait instrumentalisé avant de me jeter tout
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
habillé dans le Maroni. Toussaint Luccioni qui s’était permis de détourner
mes « K-urari » d’opérette pour essayer de liquider Javaire à deux doigts
d’éventer l’arnaque. Toussaint Luccioni créancier d’un Lafaye pris à la
gorge par ses dettes de jeu. Toussaint Luccioni qui répondait
« scrapuleusement » à l’appel d’offres à deux impasses près : Guillemette et
Saint Pierre.
1/ difficile, même pour un pontonnier de génie, d’établir la moindre
passerelle praticable entre une ethnologue de bonne famille (versaillaise)
adulée de la jet-set et un vieux truand (corse) à peine sorti de son maquis. Or,
pour éviter à ma série noire de basculer pas la prose bonbon, il était
indispensable que Guillemette et le malfrat soient comme cul et chemise ;
2/ une fois levée cette première impossibilité, une seconde surgissait
aussitôt : comment un grand pêcheur qui assiégeait les portes du Paradis
depuis bientôt deux mois s’y prenait-il pour continuer, en ce bas monde, à
tirer les ficelles ? Un grand pêcheur victime d’un « stupide accident de
plongée » selon les propres termes de Guillemette…
Stupide ? Stupide ! Stupide ! ! ! C’est moi qui était stupide ! Stupide
au carré ! Stupide au cube ! Stupide à la puissance thermonucléaire ! La
serveuse m’avait offert la solution sur un plateau et je n’avais regardé que la
petite cuillère (en argent) suspendue à sa bouche ! Javaire avait raison :
infantile et complexé j’étais en maréchal des logis chef, complexé et
infantile je demeurais en adjudant qui, sauf erreur ou omission, allait
maintenant en prendre pour son grade ! Encore heureux que Martine ait eu le
pif de ne pas embarquer : un tueur et un gendarme désarmé son sur un
bateau...
- Alors, François ? insistait Guillemette.
Le bord que je lui avais laissé tirer au large pour éviter les Chiens
Perrins nous avait, mine de rien, entraînés si loin que le grand phare s’était
depuis longtemps affaissé derrière l’horizon. Aucune voile, aucun navire à
perte de vue. Le dénouement aurait lieu à huis clos sans spectateur ni
pompier de service.
- C’est d’accord, mais à une condition, lâchai-je en me retournant sur
les mains de Guillemette toujours sagement soudées à la barre.
- Tout ce que tu voudras…
Ce que j’aurais voulu, en cet instant, c’est qu’un hallebardier surgisse
des coulisses. Mais, ouiche ! Autant attendre Godo !
- Rien de compliqué, minimisai-je. J’aimerais seulement que tu
répondes à une question.
- Je t’écoute…
Le ton de sa voix s’était durci sans que son androgyne visage ne
trahisse la moindre tension. L’interprétation de ma partenaire méritait le prix
spécial du jury - catégorie grande instance.
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Tout à l’heure, à propos de Luccioni, tu m’as affirmé que personne, à
Cayenne - a fortiori en métropole -, n’était encore au courant de son décès
lorsque Lafaye t’a appelé au secours… Tu confirmes ?
- Evidemment ! Sinon ce salaud n’aurait pas pu me piéger en exigeant
de me voir pour le croire…
- Cela tombe sous le sens ; question de cohérence, agréai-je, patelin.
Alors voici ce qui me tarabuste : comment une intellectuelle parisienne, à
des milliers de kilomètres du Mexique et sans aucun lien direct avec le
malchanceux plongeur, pouvait-elle, en exclusivité, connaître la date, le lieu
et les circonstances particulières de sa mort ?
De la réponse à la question rouge je ne vis que du bleu !
Si mes notions de géographie se rapportaient à la vivacité intacte de
mes réflexes, l’aéroport d’Acapulco était pourtant bien l’escale la plus
proche de Salina Cruz ! Le mentir vrai est un art injustement déprécié.
Au sifflement de l’écoute de grand-voile, j’avais instantanément
plongé sur les lattes du pont évitant ainsi d’un cheveu à la bôme, lancée
comme un boulet, de s’émietter sur mon crâne. Mouvement désespéré dont
j’étais en droit d’espérer de chaleureux applaudissements : tous les skippers
maladroits n’ont pas cette veine de voir leur unique équipier survivre au
casse-tête d’un brutal empannage.
Mais, après avoir viré de bord vent arrière sans crier gare, Guillemette
n’était pas femme à serrer au plus près pour remonter dans mon estime. En
lieu et place des lauriers attendus, force me fut, étourdi et vacillant sur mes
coudes, de me satisfaire du fort calibre qu’elle pointait maintenant dans ma
direction.
- Un accident eut fait davantage mon affaire, reconnut-elle, le dépit
glacial. Je t’aurais souhaité plus coopératif !
- Et moi moins assommante ! Tout ce baratin pour en arriver là !
Dans le ciel d’un bleu délavé, de filandreux cirrus se teintaient de rose
à l’approche du couchant. La brise, en se renforçant, s’était curieusement
radoucie et les flocons d’écume arrachés aux vagues avaient la tiédeur d’une
main d’enfant. Le temps idéal pour rejoindre son créateur et lui tirer son
chapeau.
Un reflet, dans les lunettes fumées de l’allumeuse, m’obligea hélas à
redescendre sur terre : mon ange gardien refusait de déclarer forfait et j’étais
mal placé pour lui mettre des bâtons dans les roues.
- En plus, tu aurais le culot de me laisser mourir idiot ! me rebiffai-je
sans bouger d’un millimètre.
- Je suis comme toi : j’ai horreur des explications à rallonge !
- Inutile donc de te rappeler les inconvénients qu’il peut y avoir à
flinguer un gendarme que le premier pêcheur de harengs récupérera dans ses
filets…
- Pas pire que de laisser derrière soi le témoin de cinq meurtres…
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Ça se discute… Mais, à ta place, je n’aggraverais pas mon cas et je
rengainerais subito mon artillerie.
- Tu n’es pas à ma place et je n’ai plus le temps de discuter !
- Dommage ! « Est-ce que ceux qui ont commis de mauvaises actions
comptent pouvoir nous devancer ? Ils ont le jugement faux. » Sourate XXIX,
verset…
Pan !
61
Cinématique de conclusion.
Vue subjective, player 1 (Jean).
Fichier enregistré le vendredi 23 octobre 1998 à 23 heures 02.
- Ah ! Non ! Là, je ne suis pas d’accord avec toi ! Blablabla, blablabla,
blablabla…
Le sifflement de la bouilloire avait à moitié couvert son cri
d’indignation mais, du fond de la cuisine où j’étais allé lui préparer une
verveine-menthe, j’en supposais la teneur.
Vivre, depuis un an, avec un olibrius monomaniaque qui, chaque soir,
son dîner englouti, courrait s’enfermer dans son bureau pour pianoter,
jusqu’à des heures indues, sur son ordinateur n’avait rien d’une lune de miel.
S’envoyer, chaque matin, au petit déjeuner, le compte-rendu exhaustif des
trouvailles nocturnes de son volatil amant défait par l’insomnie, n’était pas
davantage pour stimuler la libido. Tout ceci sans préjudice des week-ends
immolés sur l’autel du tyrannique Cronos croqueur de précieuses minutes et
des sorties unilatéralement déprogrammées sous prétexte d’irrépressible
inspiration. Pauvre Sténia ! C’était pourtant elle qui, le soir où j’avais brûlé
mon premier manuscrit, m’avait, tout en m’annonçant son intention de
transformer le pointillé de notre relation en ligne continue, exhorté à
reprendre la plume pour ne plus la lâcher avant le mot « fin ».
Les fructueux rapports que j’avais, au même moment, commencé
d’entretenir avec mon jeune collègue de Cayenne, ne furent pas étrangers à
ma décision de suivre, à la lettre, les recommandations de mon nouvel agent
229
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
littéraire. Après six ans de blocage la machine, soudain dégrippée, ne
demandait qu’à s’emballer. Efficacement secondé par un Térien prêt à tous
les accommodements pour fortifier ma convalescente alacrité, la légalité y
perdit ce que l’efficacité y gagna et, en quelques jours, j’eus en ma
possession assez d’éléments frais pondus pour nourrir une intrigue des plus
solides.
Nathan Malet s’était rendu à Salina Cruz sur les traces de feu
Toussaint Luccioni pendant que je visitais l’hôtel particulier des grandsparents de Guillemette Vivier-Dumarty. Un véritable musée de la
bourgeoisie versaillaise, transmis depuis peu en héritage à un dégénéré
vaguement gauchiste, dont les catacombes recelaient, entre deux secrets de
famille momifiés, une authentique mésalliance confite dans du Clos Capitoro
cru 1962. Du croisement de nos informations, Nathan Malet obtint assez de
billes pour modifier radicalement l’orientation de son enquête cependant que
je me surprenais à éprouver, pour l’adjudant Lemoine, cette forme ambiguë
de bienveillance que tout auteur réserve à son personnage le moins
défendable.
- Tu n’avais pas le droit de lui faire ça ! m’apostropha Sténia alors
que, précédé du plateau où fumait son infusion, je franchissais le seuil du
salon. Les lecteurs ne te le pardonneront pas et moi non plus !
Qu’elle était belle, pelotonnée comme un gros chat, sur les coussins
du canapé ! Les flammes de la cheminée dessinaient de fauves arabesques
sur ses jambes repliées et son regard clair, scories en fusion, brasillait. Tout
autour d’elle, en froid contrepoint, des congères de feuilles dactylographiées
enneigeaient table basse et tapis. Dans sa petite main aux doigts translucides
tremblait la dernière page de mon dernier chapitre.
- Aïe ! C’est bien ce que je craignais ! Le mot « Pan ! » que tu trouves
un peu court… plaisantai-je en poussant un fauteuil pour m’installer à portée
de griffes sans empiéter sur son territoire.
- C’est pas drôle ! bougonna-t-elle le museau chiffonné. Que tu
t’amuses, au moment de conclure, à bâcler l’ébauche d’un autre roman pour
tirer sur le suspense et forcer sur la dérision, passe encore ! Mais tuer ton
personnage principal !
- Je te rappelle que l’une des morales, portée justement par Lemoine,
est : « Chacun doit, un jour où l’autre, assumer les conséquences de ses
actes » ! Ou, si tu préfères : « Tant va la cruche à l’eau… »
- Arrête ! C’est moi que tu prends pour une cruche ! Comme si on
avait besoin de ça pour assimiler ta démonstration ! On nage en pleine
comédie depuis le début et d’un seul coup : crac !
- La rupture de ton qui te chagrine ?
- A ce stade, ça n’est plus une rupture de ton, c’est une rupture de
contrat !
D’une chiquenaude, elle envoya valser mon « Pan ! » qui faillit passer
au feu et, pour ne plus avoir à supporter mon ironique sourire, se mit à battre
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
les cousins à la recherche de son paquet de Dunhills. Instamment menacé de
tabagisme passif – terreur des fumeurs de pipe – je hissai le drapeau blanc.
- OK ! Avant de nous encrasser les bronches, veux-tu bien reprendre
le dernier paragraphe ? lui proposai-je en me penchant pour récupérer la
feuille atterrie sous le pare-étincelles.
- J’ai tout lu au moins deux fois ! regimba-t-elle, la cigarette au bord
des lèvres.
- Alors, je vais te le relire une troisième fois : « Un reflet, dans les
lunettes fumées de l’allumeuse, m’obligea hélas à redescendre sur terre :
mon ange gardien refusait de déclarer forfait et j’étais mal placé pour lui
mettre des bâtons dans les roues. » Comment as-tu interprété ce passage ?
- Comme l’une de ces obscures allégories dont tu ferais bien d’alléger
ton manuscrit !
- Belle lectrice ! Combien cruelle êtes vous ! Faudra-t-il donc, pour
vous satisfaire tout à plein, que je me fende d’un épilogue ?
- Un épilogue ? A un pavé de sept cents pages imprimées en petits
caractères ? Pour raconter quoi ?
- Comment ton serviteur a, le dimanche 11 mai 1997, évité à un
certain adjudant de gendarmerie de payer de sa vie sa dangereuse
incompétence…
- Tu as vraiment fait ça ?
- Eh, oui !
Plus soulagée qu’admirative, Sténia referma le capot de son Zippo
étouffant dans l’œuf tout risque immédiat de pollution atmosphérique.
- Accepterais-tu de me résumer cette providentielle coda avant de la
mettre en musique ? me demanda-t-elle avec, dans la voix, une acidulée
pointe d’incrédulité.
- Bien volontiers, belle lectrice ! Ce week-end-là, comme tu t’en
souviens peut-être, je t’avais lâchement abandonnée à ton concours
d’équitation pour me rendre à l’île d’Yeu en compagnie d’un ami très
introduit dans le microcosme insulaire…
- Pour compléter ta documentation, si ma mémoire est bonne. Et
c’était un bobard ?
- Pas du tout ! A une omission près : l’ami supposé me chaperonner
n’était autre que le lieutenant Laurent Parfait…
- Parfait ? Le flic de la pédicure ? Vous n’étiez pas fâchés à mort tous
les deux ?
- Un peu brouillés. Mais nous avions un ami commun…
- Lequel ?
- L’adjudant Lemoine, belle lectrice ! L’adjudant Lemoine qu’il
s’agissait de sortir du pétrin sans ameuter le Parquet.
- Parfait a tout de suite accepté d’entrer dans ton jeu ?
- Dans celui de Lemoine, plus que dans le mien : créance morale à
honorer…
231
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Et il n’a pas eu la trouille de se faire manipuler encore une fois ?
- La convergence d’intérêts était facile à démontrer. Parfait a très vite
compris qu’une discrétion absolue s’imposait si on voulait éviter à notre ami
commun de tomber de Charybde en Scylla : à quoi bon l’aider à conclure
sans bobo l’affaire du « Morphos Center » si c’était pour le laisser répondre
de dissimulation de témoins et de complicité de meurtres ?
- Clémence bien soudaine ! souleva Sténia.
Devais-je lui avouer que l’intervention massive des forces de l’ordre
m’aurait privé du rare plaisir de battre Lemoine sur son propre terrain : celui
de l’individualisme à la « Columbo » ? Après notre ultime échange sur les
berges du Maroni - lui en sauveur, moi en pantelant saucissonné - j’estimais
avoir droit à une revanche ! A moi le beau rôle du chevalier quasi solitaire, à
lui celui du Niaiseux sauvé des eaux !
- Clémence intéressée, nuançai-je, la contrition en sautoir. Comme je
me doutais que Guillemette Vivier-Dumarty chercherait à contacter
Lemoine, j’avais fait mettre sa ligne sur écoute par l’intermédiaire de Nathan
Malet qui était seul habilité à le faire…
- Et alors ?
- Au lieu de faxer immédiatement le rapport du vendredi 9 mai à
Cayenne, Térien a cru devancer mes désirs en me le mettant de côté jusqu’au
soir. Quand j’en ai pris connaissance, il était près de vingt heures et tous les
bureaux étaient déserts. Pas un regard pour me soutenir ; la tentation a été
trop forte. Avec la mauvaise pente, le plus dur, c’est le premier faux pas ;
après, il n’y a qu’à se laisser glisser…
- En croisant les doigts pour arriver au bas de la piste sans se faire
flasher par un radar… comprit tout schuss la monitrice. Je ne te savais pas
aussi casse-cou !
- Moi non plus. Pour tout te dire, j’en avais encore l’estomac retourné
en débarquant sur l’île d’Yeu : délivrer des commissions rogatoires est une
chose ; se propulser en première ligne en est une autre…
- La littérature peut mener loin, surtout quand on doit courir après
l’inspiration ! Mon pauvre chéri !
La perfidie me laissa de ce marbre que l’on admire au fronton de
l’Académie Française et dont l’imitation illumine les décors de Bernard
Pivot.
- Heureusement, Parfait connaissait aussi bien les lieux que les
coutumes îliennes, poursuivis-je. On a loué une voiture à un drôle de type
qui a tenu à coller sur le pare-brise l’indicateur des marées - comme si on
comptait traverser l’Atlantique ! - et on est allé se garer près des pontons du
port de plaisance. On a dîner de sandwichs au thon enroulés dans des
élastiques - authentique ! - et, au milieu de la nuit, on a vu, de loin, le voilier
de Guillemette Vivier-Dumarty remonter le chenal et venir mouiller à couple
de deux goélettes anglaises.
- Qu’est-ce qui vous empêchait de l’interpeller aussitôt ?
232
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- C’est ce qu’aurait voulu Parfait ! Mais elle ne pouvait plus nous
échapper et, pour la confondre, je savais qu’il suffirait d’attendre le
lendemain. Ça n’est pas à toi que j’apprendrai les vertus d’un bon flagrant
délit dans une affaire criminelle…
- A condition que la procédure soit légale ! Quant à exposer un
gendarme sans gilet pare-balles…
- J’avais mieux que ça à lui proposer : un ange gardien ! Un Parfait
séraphin qui, le dimanche à l’heure de la messe, irait volté dans les douches
de la capitainerie et, pendant que le démon femelle procéderait à ses
ablutions, rendrait inoffensive l’arme laissée dans sa veste…
- Et le « Pan ! », alors ?
- Comme vous y allez, belle lectrice ! Devrai-je, pour vous plaire,
brûler sur le champ toutes mes cartouches et me résoudre à ne plus vous
servir que de tristes pétards mouillés ?
- Les écrivains sont encore plus fatigants que les juges !
Dans un gros soupir, Sténia se redressa d’un vigoureux coup de reins.
Enlaçant un coussin, elle se cala contre l’accoudoir, son rond petit menton
posé sur ses genoux parfaits de Vénus boticellienne.
- Prête pour la grande pirouette finale ! exhala-t-elle la résignation
caustique.
Ecrire oralement n’est pas le plus commode des exercices. Mais,
comme il est dit quelque part dans l’Ancien Testament : « Quand le Verbe
est tiré… »
- Un peu avant midi, Guillemette Vivier-Dumarty quitta le port pour
s’enfoncer dans le dédale des ruelles de Port-Joinville, repris-je. Je laissais
Parfait parlementer avec les plaisanciers anglais et prenait l’ethnologue en
filature. En passant devant la Maison de la Presse, je crus distinguer, entre
deux piles de journaux, une moustache dont la paille enflamma mon
imagination : et si Lemoine, plus imprévisible que jamais, avait soudain
décidé de poser un lapin à son ancienne protégée ?
- On sait qu’il n’en était rien. Digression inutile ! s’impatienta mon
audiolectrice.
- S’il fallait en retrancher toutes les notations psychologiques, « La
Légende des siècles » tiendrait sur un ticket de métro !
- Mais Victor Hugo ne prenait pas le R.E.R. pour partir en exil !
- Autant pour moi ! me rendis-je sans plus ferrailler. J’abrégerai donc.
En retard d’une bonne heure sur son invitée, Lemoine finit par regagner la
gendarmerie au moment où je m’apprêtais à lever le camp persuadé qu’il ne
viendrait plus. Sans l’incident du rond-point de la Croix de Mission, on
aurait pu tomber nez à nez ! Preuve que les inserts comiques ne sont pas tous
gratuits…
- Ai-je dit le contraire ? Allez ! Du nerf, Victor Dugag !
- Deux heures plus tard, après un copieux déjeuner, le trio partait pour
sa croisière digestive. Mais ma partition n’était écrite que pour un duo et
233
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
Martine Lemoine, anicroche pointée, ne devait embarquer sous aucun
prétexte ! Parfait occupé ailleurs, je ne pouvais compter que sur moi pour
rétablir la situation. J’en étais à échafauder toutes sortes de combinaisons
abracadabrantes lorsqu’elle eu la bonne idée d’entrer dans cette boulangerie.
Je me payai alors d’audace et l’abordai à la sortie.
- Pas ravie de tomber sur toi, j’imagine…
- Son mari ne lui avait pas brossé un portrait très reluisant de ma
personne et comme elle était pressée de le rejoindre…
- Tu l’as menacée ?
- Je lui ai rapidement expliqué, les yeux dans les yeux, les raisons de
mon ingérence. Grâce au ciel, elle détestait assez Guillemette VivierDumarty pour se rendre, sans trop de résistance, à mes arguments et
réintégrer ses pénates en attendant mon feu vert.
- Pas plus paniquée que ça ?
- L’épouse d’un gendarme, dans l’exercice de ses fonctions, doit
savoir dominer son anxiété !
- Et la compagne d’un ex juge ?
- Se résoudre à tolérer les hors sujets d’un écrivain débutant…
- Où à l’aider à refermer ses parenthèses ! proposa ma muse
muselante. Pendant que tu circonvenais sa femme, l’adjudant Lemoine levait
l’ancre !
- Là, on revenait dans le domaine du prévisible et je pouvais m’offrir
le luxe de saluer son appareillage…
- A quoi bon semer le trouble dans sa tête ? Même à distance, il y
avait de bonnes chances pour qu’il te reconnaisse !
- Guillemette Vivier-Dumarty aussi ! C’est pourquoi je ne me montrai
qu’à l’instant où elle virait bout au vent pour hisser la grand-voile. La toile
ne l’aveuglerait, côté digue, que quelques secondes ; secondes qui allaient
largement conditionner la suite des événements !
- Comment ça ?
- En semant le trouble, précisément ! Refoulée sur le moment,
j’espérais que mon incongrue apparition ferait son petit bonhomme de
chemin sous le képi de notre gendarme et resurgirait à point nommé…
- C’est-à-dire ?
- Lorsqu’il prendrait conscience qu’on ne l’avait convié à faire des
ronds dans l’eau que pour mieux le mener en bateau et que la galère de
Cayenne était à double fond !
- Révélation qui déboucherait, inéluctablement, sur un violent face à
face au désavantage de Lemoine !
- Désavantage apparent ! D’abord parce que j’étais virtuellement
présent sur le pont pour tirer le signal d’alarme avant que la bôme ne lui
défonce le crâne. Ensuite…
- Ensuite ?
234
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Parce que l’ange gardien, fugace « reflet, dans les lunettes fumées de
l’allumeuse », était prêt à décoller depuis la cabine !
Ses beaux yeux en amandes s’arrondirent et Sténia envoya valdinguer
le coussin trop mou pour absorber son exaspération.
- Le « Pan ! », c’était lui ! explosa-t-elle. Tu ne pouvais pas le dire
plus tôt ?
- C’eut été, belle lectrice, faire insulte à votre perspicacité ! Car, enfin,
je suis sûr que vous l’aviez deviné et que vous vous jouez céans de votre
humble serviteur !
- Et toi ? Tu ne te jouerais pas un peu de moi, par hasard ? Par quel
tour de passe-passe Parfait se trouvait-il à bord ?
- Rien dans les mains, rien dans les poches ! Simple escamotage à
vue : il s’était, tout bonnement, planqué dans la couchette arrière pendant
que Guillemette Vivier-Dumarty déjeunait à la gendarmerie. Le plus délicat
ayant été de convaincre préalablement les plaisanciers anglais des deux
bateaux voisins qu’il ne s’agissait que d’une plaisanterie…
- Humour français d’un goût douteux : flinguer une femme dont
l’arme était H.S. !
- Et la psychologie des personnages ! Qu’en faites-vous madame mon
agent littéraire ?
- Je n’ai pas l’impression que, jusqu’à présent, vous vous en soyez
exagérément préoccupé, monsieur mon feuilletoniste !
- L’action a ses exigences, plaidai-je le rose aux joues. Mais pas
question pour autant de caricaturer le lieutenant Parfait en inspecteur La
Bavure. Mon scrupuleux auxiliaire ne se savait autorisé qu’à tirer en
l’air pour la surprendre et la maîtriser plus facilement…
- Bravo la déontologie ! s’inclina Sténia singeant une révérence. Et
son astuce a fonctionné ?
- Plus ou moins… marmottai-je.
- Commence par le plus…
- Guillemette Vivier-Dumarty a aussitôt compris que, face à deux
adversaires, toute résistance était vaine…
- Et le moins ?
- Cette idiote a sauté par dessus bord avant qu’on ait pu la ceinturer !
Le temps, pour Lemoine, de lancer le moteur et de ramener le bateau dans
son sillage, elle avait disparue. Coulée à pic ! Début mai, la température de
l’eau dans le secteur n’est pas propice aux baignades prolongées. Et
impossible d’appeler sur le canal 16 : la radio du voilier était inutilisable ;
vraisemblablement sabotée par Guillemette Vivier-Dumarty elle-même !
- Pour quoi ça ?
- Sans doute pour justifier, dans son projet de disparition, le temps
qu’aurait perdu Lemoine avant d’alerter les autorités…
235
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- On est toujours puni par là où on a pêché, médita Sténia qui avait
l’épitaphe lapidaire. Morale valable pour toi et surtout pour Parfait et
Lemoine qui ont dû passer un sale quart d’heure !
- Lemoine savait pertinemment que le coup de la disparue en mer ne
pouvait être impunément réédité à un jet de bouée de l’endroit où Sibylle
N’guyen s’était illustrée. Quant à Parfait, il connaissait assez le Code de
Procédures Pénales pour juger de la faillite totale de notre entreprise : les
comptables de l’I.G.P.N. n’apprécient guère les linceuls surnuméraires !
- Bref ! Vous étiez dans de beaux draps !
- Dont Lemoine - blanchisseur assermenté - nous a sortis in extremis.
Seul capable de manœuvrer le violier, il a attendu la nuit pour le ramener
tout près de la pointe des Corbeaux et, après avoir sauté à quelques brasses
de la plage, le laisser poursuivre son chemin barre automatique bloquée.
Vers quatre heures du matin, il regagnait son logement de fonction en
compagnie de Parfait qui en serait quitte pour un bon rhume : si nécessaire,
Martine et moi jurerions avoir vu Guillemette Vivier-Dumarty débarquer,
sous nos yeux, son unique passager avant de poursuivre sa route en
solitaire…
- Intéressante compilation de petits arrangements avec l’éthique !
- Comment prévoir que Guillemette Vivier-Dumarty aurait l’élégance
de ne jamais refaire surface et d’obliger l’ami Nathan Malet à mettre un
terme à ses poursuites sans jamais songer à nous inquiéter ?
- Je croyais que tous les noyés finissaient tôt ou tard par être
retrouvés…
- C’est ce qu’on raconte aux assassins potentiels pour les dissuader de
passer à l’acte. Les caprices du courant et la loi d’Archimède sont parfois en
contradiction…
- Et le loueur de bateaux de la Trinité ?
- Conformément aux prévisions de Lemoins, son voilier toucha la côte
entre Saint-Gilles-Croix-de-Vie et les Sables d’Olonne. Pile sur ma
juridiction. Je me suis débrouillé pour que Parfait soit chargé de l’enquête.
Tu imagines la suite…
- Trop bien ! Et si Guillemette Vivier-Dumarty avait imité Sibylle
N’guyen jusqu’au bout ? En s’équipant préventivement d’une combinaison
de plongée, par exemple…
- Peu plausible : l’intrusion de Parfait ne rentrait pas dans ses plans et
la distance à parcourir pour atteindre la terre ferme eut découragé une
nageuse est-allemande ! Pour moi comme pour Lemoine, il ne fait aucun
doute qu’elle a perdu les pédales et qu’elle a agi, une fois de trop, en enfant
pourrie gâtée abusée par ses fantasmes d’invulnérabilité.
- Comme ce Pascal Bardin-Cardaillac dont Lemoine t’a servi l’histoire
sur un plateau…
- Il me devait bien ça ! Mais pour rabouter deux intrigues aux
antipodes (au sens propre et au sens figuré), il était indispensable que l’une
236
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
fasse clairement écho à l’autre. Il fallait réussir à persuader toutes mes belles
lectrices que les mêmes causes produisaient invariablement les mêmes effets
dont la gravité ne dépendait que du choix fortuit des armes : d’un côté les
nouvelles technologies, de l’autre un archaïque neuf millimètres !
- Guillemette Vivier-Dumarty avait vraiment tué cinq personnes ? béa
Sténia.
- Une seulement, relativisai-je. Mais une de trop quand on sait que le
mobile des crimes n’eut pas résisté à une psychothérapie familiale !
Exactement comme dans l’affaire Bardin-Cardaillac ! Pendant que les uns
inventaient le meurtre du père, les autres se coalisaient pour le couvrir…
- Désolée, mais, là, je ne te suis plus du tout !
- Ne me dis pas que je vais devoir ajouter une postface à mon
épilogue !
- C’est ça ou changer d’agent littéraire !
- Tu permets que je reconstitue mon stock de salive avant d’ouvrir la
dernière vanne ?
Permission accordée, je courus me réfugier dans la cuisine où
m’attendait un grand verre de whisky-coca. Adossé au réfrigérateur, bercé
par le tic-tac feutré de l’horloge murale, je convoquai ce qui me restait de
lucidité pour déblayer le terrain en prévision de l’ultime étape. Tous les
marathoniens vous le diront : c’est au trentième kilomètre que bascule
l’épreuve : ça passe ou ça casse ! Mal préparé à l’improvisation de haut vol,
tétanisé par l’absence de filet, la sagesse voulait qu’avant le prochain saut je
me délestasse de toute considération superflue.
Je ferai donc l’impasse sur les trafics et les réseaux de Toussaint
Luccioni comme sur l’emprise financière croissante qu’avaient exercée sur
lui ses quatre encombrants associés pour ne retenir que le fils de mauvaise
famille succombant aux charmes d’une normalienne héréditaire. Cela s’était
passé à Bonifacio, en septembre 1961 - sept ans avant qu’on ne découvre la
plage sous les pavés et la liberté sexuelle sous la chape des conventions
bourgeoises. En ce temps-là, la pilule du lendemain n’était pas en vente dans
les Monoprix et les faiseuses d’anges passaient pour des succubes. Monsieur
Dumarty père, haut fonctionnaire de l’administration fiscale, avait donc,
contre l’avis du médecin de famille, exigé de sa traînée de fille
qu’elle rachetât sa faute par neuf mois de nausées, de malaises et
d’alitement. Le 17 juin 1962, la prometteuse mais fragile intellectuelle
mourrait en donnant secrètement le jour à une petite Guillemette (prénom
choisi par l’intransigeant et sarcastique grand-père). Elevée par l’une de ses
tantes dans la certitude d’être née de père inconnu, la Cosette des beaux
quartiers attendrait son seizième anniversaire pour, de la bouche de l’un de
ses cousins amoureux éconduit, apprendre l’existence de Toussaint Luccioni.
De quoi vous embraser la crise d’adolescence et transformer un malfrat entre
deux remises en peine en romantique Robin des bois. Fascination qui ne
ferait que croître jusqu’à ce voyage d’étude en Guyane qui, au printemps
237
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
1991, permettrait enfin à la brillante ethnologue récemment divorcée de jouir
du réconfort paternel. Quand, en août 1991, Guillemette Vivier-Dumarty se
retrouverait derrière les barreaux, elle pourrait compter sur sa versaillaise
famille pour garder le secret et, bien involontairement, lui garantir
l’impunité.
De la même manière, j’oublierai de décrire les tortueuses associations
d’idées qui, suite à mon premier entretien téléphonique avec Nathan Malet,
m’avaient incité à m’intéresser au plongeon final du Corse ; subaquatique
voyou dont, contrairement à Lemoine, j’ignorais les accointances avec les
quatre émasculés de Saint-Elie. Tout était parti de deux troublantes
proximités géographiques : celle tardivement constatée entre le « Morphos
Center » et l’« Ariane’s inn » et celle vite vérifiée entre Salina Cruz (dernier
trou dans l’eau de Toussaint Luccioni) et Acapulco (destination de
Guillemette Vivier-Dumarty au départ de Cayenne). Le bon plan, c’était de
consulter les cartes avant de les redistribuer !
- Alors ? Cette postface, tu la décongèles sous les aisselles ou quoi ?
Plantée bien droite dans l’encadrement de la porte, les mains
enroulées autour de son bol de verveine-menthe, Sténia surexposait le
contre-jour. Il y avait d’abord ce regard de langoureuse siamoise qui
conjuguait à tous les temps malice et provocation. Un nez en trompette plus
bas, deux lèvres incarnates s’arrondissaient en une moue à caraméliser une
palette de sucettes à l’anis. Fâchés avec leurs œillets, les deux premiers
boutons de sa robe noire à pois blancs guettaient en embuscade l’œil
randonneur aussitôt précipité dans une gorge profonde sans balconnet ni
bretelles de sécurité. Périlleuse situation qui se tendrait encore à l’approche
de dénivellations bien au-delà de la vallonnée suggestion. Une légende, à
mille milles de mon cérébral polar, ne soutenait-elle pas l’existence, au plus
sombre d’un duveteux défilé, d’une fontaine magique d’où jailliraient mille
délices au moindre effleurement d’une baguette de sourcier ?
La salive revenue à flots sans que j’eusse besoin d’assécher mon
whisky-coca, la perspective de la gaspiller en arides explications me parut
aussi délirante qu’incongrue. Pour toute réponse à son imagée saillie, je
posai mon verre au hasard et avançai vers l’époustouflante apparition avec la
très ferme intention de lui démontrer, par A plus B, que même un écrivain
pouvait, à l’occasion, s’exprimer autrement que le dictionnaire des
synonymes sous le coude. Ma belle lectrice, loin de s’effaroucher de ce
furieux assaut, me prit au mot que je lui refusais et s’offrit, avec
enthousiasme, à compléter mon muet lexique.
Insatiable comme peut l’être un encyclopédiste, j’aurais volontiers
sucé la dernière consonnes jusqu’à en siphonner la substantifique moelle et
poussé la torride embardée jusqu’à en culbuter la sémantique si la critique,
estimant avoir dépassé les limites de la complaisance, ne m’avait sommé,
avant que le sommeil ne la surprenne, de sortir ma plume du tunnel où je
ne l’avais que trop enfoncée.
238
La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- Si tu crois t’en sortir avec tes métaphores de corps de garde ! gronda
Sténia en tirant à elle la couverture - geste indigne d’un agent littéraire. Me
diras-tu enfin qui Guillemette Vivier-Dumarty a tué et pourquoi ?
- Qui ? Cyril Lafaye, bien évidemment ! Pas besoin du rapport d’un
médecin légiste pour s’en assurer. Quant au pourquoi… Ça risque de nous
entraîner un peu loin. Tu ne préfères pas attendre demain matin ?
- Pour que tu en profites pour nous pondre un second tome ? Pas
question ! Tu fais comme Nestlé : tu condenses et tu gardes le petit lait pour
délayer une autre bouillie !
Bienheureux Victor Hugo qui ne connaissait pas plus le RER que
l’alimentation industrielle ou la société de consommation ! Puisque ma
ménagère de moins de cinquante ans en avait décidé ainsi, j’irai droit à la
tête de gondole, rayon digest.
- Printemps 1991, Guyane française, téléscriptai-je. Guillemette
Vivier-Dumarty, ethnologue vedette du CNRS, prend prétexte d’une mission
auprès des réfugiés Mongs pour rejoindre son père, multirécidiviste
d’origine corse qui blanchit son argent sale dans les cocktails de sa boîte de
nuit : Toussaint Luccioni !
- Guillemette Vivier-Dumarty était la fille de Toussaint Luccioni ?
toussa ma belle lectrice. Et tu m’annonces ça comme ça ?
- On ne peut pas être concis et effeuiller l’arbre généalogique de tous
ses personnages ! ripostai-je en Gavroche roublard. Je continue ?
- J’espère que tu tomberas sur un éditeur compréhensif ! maronna le
comité glacé. Cours toujours, on trillera à l’arrivée !
- Au moment où sa fille qu’il n’a pas vue plus d’une semaine en trente
ans lui tombe dans les bras, Toussaint Luccioni est aux abois : ses quatre
associés, mécontents du placement occulte imprudemment réalisé auprès de
lui, menacent de retirer leurs billes ce qui équivaudrait au dépôt de bilan de
sa « Crack and Prostitution Compagnie ». Pour sauver sa petite entreprise,
notre imaginatif patron a conçu un plan social original pour ne pas dire
révolutionnaire : éliminer les actionnaires et confisquer leurs
investissements. Reste à trouver le moyen de parer aux foudres de la
commission des opérations boursières qui, en l’occurrence, se confond
étroitement avec la police judiciaire. C’est alors que le père tout neuf
s’aperçoit qu’il pourrait astucieusement tirer partie de la bonne vieille
solidarité familiale…
- En mettant Guillemette Vivier-Dumarty dans le coup ? Tu n’as pas
peur des invraisemblances : une ethnologue distinguée au milieu d’un
règlement de comptes entre truands !
- C’était justement là l’idée de génie ! Tout rapprochement serait
impossible tant que certains liens de parenté – connus de la seule famille
Dumarty – demeureraient secrets !
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La Mouche sans r@ison
Troisième partie
- A condition qu’une femme de tête, en pleine possession de ses
moyens, accepte de sacrifier sa liberté et sa carrière pour arranger les affaires
d’un type qui ne lui est rien, ou si peu !
- Je sais bien que la psychologie n’est pas mon fort, mais tout de
même ! m’élevai-je. Je te répondrai en deux points : 1/ un père reste un père
même s’il n’est que le géniteur et que sa morale n’est pas celle de tout le
monde ; 2/ soutiendriez-vous, maître, qu’une de vos clientes qui aurait passé
son enfance dans le mensonge, qui aurait renié ses proches pour aduler un
absent et qui viendrait de se séparer de son mari puisse, à l’instant où son
unique soutien affectif implore son aide, conserver toute sa lucidité ?
- De là à participer à un quadruple assassinat !
- Le rusé Toussaint Luccioni ne lui en demandait pas tant ! Depuis le
début, il était certainement convenu qu’il se chargerait du sale boulot ne
réservant à son alliée que la fonction annexe de leurre en association avec un
flambeur couvert de dettes : Cyril Lafaye. Sachant combien d’années
d’incarcération pouvait valoir un alibi en béton trop solidement armé,
l’ancien taulard avait résolument opté pour une subtile poudre aux yeux. Qui
irait chercher la main d’un gibier de cours d’assises derrière le viol d’une
imprudente ethnologue vengée par un impulsif amant ? A deux pas de
Kourou, la fusée initialement bricolée par Toussaint Luccioni ne comportait
que trois étages : 1/ l’arrestation de Guillemette Vivier-Dumarty
anonymement dénoncée et confondue par la découverte, chez elle, d’un nerf
de bœuf ayant appartenu à l’une des victimes ; 2/ les tardifs remords du
« véritable coupable » qui verrait sa peine de mort (pour ardoise mal
essuyée) commuée en quelques années de prison pour crime passionnel ; 3/
la libération de la fille exemplaire qui savourerait avec papa la revanche
posthume de maman : l’irréprochable famille Dumarty compterait
désormais, sans le savoir, une Bonnie Parker dans ses rangs !
- Point faible : la fiabilité douteuse de Cyril Lafaye ! observa finement
Sténia dont l’entendement n’était pas encore obscurci par la blancheur
menaçante de la nuit. On a beau se savoir attendu à la sortie, partager
quotidiennement sa douche avec des gros bras frustrés de galipettes peut
donner à réfléchir !
- Pertinente remarque que se fit forcément Toussaint Luccioni et qui
dut le faire hésiter à lancer le compte à rebours jusqu’à ce qu’un certain mêle
tout, célèbre à Cayenne pour ses méthodes peu orthodoxes et sa ridicule
panoplie de redresseur de torts, se mette à tourner autour de l’ « Ariane’s
inn »…
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