premiere partie - Dominique Rocher
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premiere partie - Dominique Rocher
La Mouche sans r@ison Troisième partie TROISIEME PARTIE : L'ALGORITHME DE CROISIERE « Voilà comment nous expliquons les Signes afin que le chemin des coupables soit clairement connus. » Le Coran. Sourate VI, verset 55. 42 Niveau 8 Vue subjective, player 1 (Jean) Fichier enregistré le mardi 29 avril 1997 à 8 heures 15 Derrière ma fenêtre aux petits losanges de verre coloré, les marronniers du patio taquinaient, de la sombre et mouvante mosaïque de leurs feuillages, le subtil lavis d’un ciel limpide. Dans son lourd cadre de stuc doré à la feuille, la Justice aveugle, le teint olivâtre, balance et glaive maintenus à bout de bras, s’écaillait en dartre luisant. Les caissons ouvragés du plafond, chef d’œuvre de compagnons ébénistes, laissaient, indifférents, couler le temps sur la futile comédie humaine. Les étouffantes boiseries murales suaient leur cire en silence. Sur mon bureau - un monument du plus pur style Empire -, dans le prolongement de ma collection de pipes rigoureusement alignées, le lépidoptère dix-huit carats généreusement offert par le maréchal des logis chef Lemoine, un soir d’octobre 1991, sur les berges fangeuses du Maroni, avait, comme chaque matin, ponctuellement rejoint son socle de marbre blanc. Trop assommé par les somnifères pour me souvenir de son passage, je savais pourtant que la papillonnante pépite s’était nuitamment insinuée au plus profond de mes songes. Un inexorable rituel, vieux de six ans, qui ne prendrait fin qu’avec la prochaine reddition du héros de « Colombo, cochon bois », mon premier roman en souffrance. Jamais auteur n’avait dû affronter personnage plus récalcitrant. Avec un brin d’imagination, j’aurais certes pu 1 La Mouche sans r@ison Troisième partie me passer de son accord, le doter d’une psychologie à ma convenance, placer dans sa bouche des répliques ciselées sur mesure dans un champ lexical ad hoc, me glisser, pour finir, dans sa peau, au point d’en oublier la mienne. Construite autour de lui et pour lui, l’intrigue, libérée du carcan documentaire, aurait lentement, de chapitre en chapitre, gagné en épaisseur pour déboucher, à force de maturation, sur l’unique dénouement possible. Las ! Que faire d’une plume dont l’agilité s’épuisait en stériles gesticulations ? Observateur attentif, sémiologue éclairé, zélé rhétoricien, infatigable polisseur de tournures, il ne me manquait que l’essentiel : l’inspiration ! Cette disposition particulière qui, une fois absorbées des bribes de vécu, vous permet intuitivement de les ordonner et de les tordre dans la bonne direction. Cette capacité inouïe d’entrer en résonance avec le monde pour en restituer une petite musique intime et universelle. Privé de ce don des dieux, que faire pour donner chair à mon filandreux commissaire Leprieur (patronyme choisi, au hasard, dans le Bottin) et consistance à son enquête guyanaise, sinon vampiriser les cent kilos de l’indocile Lemoine et contraindre celui-ci, seul au fait de ce qui s’était réellement passé en territoire Wayanas, à éclaircir le quadruple meurtre, épine dorsale de mon récit et épine tout court plantée dans mon amour-propre? * * * Quatre jour plus tôt, une lettre anonyme en provenance de l’île d’Yeu m’était apparue comme un message de la divine Providence. L’adjudant Lemoine - monté en grade depuis Cayenne - y était, sans détour, accusé de corruption : une enveloppe, preuve du délit, reposait, selon le discret délateur, quelque part dans son bureau ou son logement de fonction. J’avais alors convoqué le lieutenant Laurent Parfait qui, pour n’avoir rien à me refuser, allierait efficacité et absolue discrétion. Le garçon avait déjà fait ses preuves en me balançant froidement deux de ses collègues du commissariat ; aussi futé que fut Lemoine, son handicap serait sévère face à ce tenace bullterrier. Avant de laisser la Justice suivre son cours, je mettrai, à mon gendarme, le marché en main : me raconter, sans omettre le moindre détail, son aventure guyanaise et me livrer enfin la clé de l’énigme ou déshonorer son uniforme. Rien pourtant ne s’était déroulé comme prévu. Pourvu d’une commission rogatoire qui, sans lien avec sa véritable mission, lui laissait les coudées franches tout en lui permettant de s’incruster à la gendarmerie, 2 La Mouche sans r@ison Troisième partie Parfait s’était, dès le premier jour, laissé marquer à la culotte par un maréchal des logis chef aussi obtus qu’encombrant. Un boulet qui ne l’avait heureusement pas empêché d’assister, sur la côte sauvage, au mouvementé renflouage d’une 4*4. Evénement à la suite duquel il m’avait, depuis son hôtel, donné un coup de téléphone des plus prometteurs. Selon lui, Lemoine, non content d’en croquer, en prenait à son aise avec un flagrant délit périmé et se livrait, à l’égard du Parquet, à une grave rétention d’informations : contrairement à ce que le roublard avait affirmé pour obtenir les moyens techniques nécessaires, l’histoire de 4*4 immergée relevait davantage du carambouillage que du carambolage. Cette manière de procéder, si semblable à celle utilisée, six ans auparavant, pour me court-circuiter, m’avait mis en appétit : si Parfait ne trahissait pas mes espérances, je récolterai, peut-être, deux scénarios originaux pour le prix d’un ! Juste récompense d’une longue patience. Ne connaissant que trop bien les talents d’escamoteur de Lemoine, j’avais alors conseillé à mon dévoué émissaire de faire immédiatement monter la pression afin de saisir au vol les ficelles du nouveau tour. Tard le soir, Parfait m’avait, comme convenu, rappelé chez moi. Ses premiers mots à peine prononcés, je devinai une hésitation de mauvais augure. Obéissant à mes injonctions, il avait, longuement et à l’improviste, cuisiné Lemoine pour ne parvenir qu’à un décevant résultat : poussé par son empressement à me satisfaire, Parfait avouait s’être fourvoyé et se disait maintenant convaincu que le conducteur de la Laredo n’avait été victime que d’un banal accident. « Pas si banal que ça, cet accident ! », songeais-je, tout à l’heure, en compulsant le dernier rapport de la brigade de Saint-Nazaire : si la portière arrachée avait finalement été localisée à une vingtaine de mètres de l’endroit où l’épave s’était posée, le corps de la victime demeurait introuvable alors que les courants, toujours selon les plongeurs, auraient dû le ramener vers le rivage. Mais je ne pouvais, pour l’instant, que me fier à l’infaillible flair de Parfait aiguisé par la perspective, en cas d’échec, de tomber pour proxénétisme. A nouveau concentré sur la seule recherche de la preuve promise par l’auteur du courrier anonyme, mon agent à Port-Joinville avait passé la nuit dans les murs de la brigade. J’attendais, d’une minute à l’autre, le victorieux communiqué qui ouvrirait la voie aux négociations. Pour tempérer mon excitation, je me replongeais dans le dossier Origo-Desfontaines dont l’épaisseur croissait de jour en jour alors que l’un des avocats, avec qui j’avais rendez-vous en fin de matinée, hurlait, de plus en plus fort, à la détention arbitraire. Dans un communiqué de presse dont il avait eu, la veille, l’obligeance de me transmettre copie, maître Le Guilledoux poussait les feux en désignant nommément le mystérieux personnage dont Origo-Desfontaines aurait été le jouet : un certain Lin Dao Lhou, actionnaire majoritaire de la société 3 La Mouche sans r@ison Troisième partie « Yellow Computers » - une importante chaîne de distribution informatique. Renseignements pris auprès de la section de la police judiciaire désormais chargée de réprimer les délits liés aux nouvelles technologies, de la brigade financière, des RG, du tribunal de commerce de Paris et même des services de l’immigration, le portrait de l’épouvantail brandi par le défenseur d’Origo-Desfontaines s’était suffisamment précisé pour semer le doute dans mon esprit. Le Chinois se trimbalait en effet assez de casseroles pour monter une quincaillerie. Soupçonné, en juin 1987, d’être à l’origine du règlement de comptes entre triades qui avait ensanglanté la rue de Tolbiac, dans le XIIIème arrondissement, la PJ l’avait retenu trois jours en garde à vue avant de le relâcher faute de preuves. En décembre 1991, une descente dans une boîte de nuit des Champs Elysée permet à la brigade des « stups » de mettre la main sur un dealer qui, en échange de l’impunité et d’une protection rapprochée, balance Lin Dao Lhou qu’il accuse d’exploiter des travailleurs clandestins importés en masse de la province chinoise du Heilongjiang. Quand le Parquet de Versailles débarque à Coignières, le feu a dévasté les entrepôts de « Yellow Computers » et les témoins interrogés affirment n’avoir jamais vu d’ouvriers asiatiques dans les parages. En avril 1992, un « hacker » très doué réussit, sans laisser de trace, à pénétrer le réseau du ministère de l’Intérieur et à en effacer plusieurs centaines de fichiers parmi lesquels ceux de proches collaborateurs de Lin Dao Lhou aux casiers judiciaires épais comme du Dostoïevski. Un coup d’éponge qui, par un heureux concours de circonstances, survient au moment précis où de nouveaux recoupements sont en cours dans le but de démontrer l’intervention du clan Lin Dao Lhou dans une prise illégale de bénéfices. Le piratage informatique, qui frappe également une partie de la procédure, contraint les enquêteurs à retarder de quelques semaines leur coup de filet : le temps, pour les délinquants en col blanc, de déployer un écran de fumée et de remodeler totalement leur organisation. Une insolente baraka qui n’empêche pas le S.E.F.T.I. (Service d'Enquêtes sur les Fraudes aux Technologies de l'Informatique) de s’acharner et, mobilisant un indicateur émérite, d’infiltrer, dès le mois de mai 1993, le système Lin Dao Lhou. Entourée, depuis quatre ans, d’un secret absolu, l’opération était, à en croire les bribes d’information parcimonieusement lâchées par la secrétaire qui m’avait fait barrage, sur le point d’aboutir. Côté tribunal de commerce, l’étau se resserrait concomitamment sur « Yellow Computers » dont deux ou trois créanciers pris à la gorge s’étaient manifestés. Ceci s’ajoutant à cela, la commission des opérations boursières avait, quelques semaines plus tôt, refusé l’entrée du vilain petit canard laqué sur le second marché. 4 La Mouche sans r@ison Troisième partie Malgré l’antipathie viscérale que m’inspirait Origo-Desfontaines, Casanova de province aux mœurs douteuses et au train de vie aussi flamboyant que ses accoutrements, je ne me souciais guère d’emboîter, à l’étourdi, le pas au juge Pascal - même si le climat des Sables-d’Olonne était sensiblement moins délétère que celui de Bruay-en-Artois. Par acquis de conscience et passant outre les véhémentes protestations du S.E.F.T.I., j’avais donc, aussitôt, entamée une énième procédure incidente visant à clarifier les relations établies entre le maître chanteur nantais et le louche Chinois. Mes fax n’avaient pas atteint la capitale depuis une heure que la Chancellerie s’agitait déjà et qu’un fébrile attaché de cabinet me contactait pour me conseiller, à titre amical, de différer provisoirement mes investigations : le respectable Lin Dao Lhou, membre du comité de soutien de l’un des ténors du FN candidat aux législatives anticipées, n’était pas un gibier qu’on pouvait forcer sans menacer certains accords informels passés entre la droite et l’extrême droite. Seul Jacques Toubon, naïf garde des sceaux, croyait encore en l’indépendance de la Magistrature ! Ulcéré, j’en avais balancé le combiné de mon tout nouveau téléphone sans fil qui, par rebond, était allé s’écraser contre le bureau de l’ineffable Abel Térien absorbé dans la besogneuse ébauche de l’une de nos sublimes assignations. Surpris, il en avait cassé la mine de plomb de son Bagnol & Fargeon avant, par-dessus ses demi-lunes encrassées, de m’adresser un regard incrédule. Irréprochable bouc émissaire, il n’avait pas attendu que je l’apostrophasse pour se lever et, les lombaires à genou, ramasser les morceaux de combiné épars. Une légère grimace avait accompagné son geste qui me permit, venimeux, de brocarder sa mollesse tout en me soulageant de l’excédent de bile qui me brûlait l’œsophage. Bien des justiciables l’ignorent : les greffiers, obscures tâcherons de première instance, sont, hors leurs fonctions statutaires, de puissants remèdes contre l’hépatite. J’en étais au onzième - dont deux femmes - et celui-ci, au plan curatif, devançait, haut la main, tous les autres : à se demander ce que l’Académie de Médecine attendait pour le couronner. - Mon pauvre Térien ! Ce que vous pouvez être maladroit ! notai-je, apitoyé, mon usuelle placidité recouvrée. Croyez-vous que nous soyons actionnaires de France Télécom ? Un Amarys flambant neuf ! - Désolé, monsieur le Juge… avait-il exhalé, inexpressif à souhait. - Désolé ! C’est tout ce que vous trouvez à dire ? Vous vous débrouillerez avec la maintenance pour qu’elle me le remplace dans l’heure ! Quand on ne peut pas déposer un parapheur sans tout casser, on assume ! - Oui, monsieur le juge… Et il s’était éclipsé, dos voûté, ombre de son ombre. 5 La Mouche sans r@ison Troisième partie Quelques béotiens s’indigneront peut-être de mon apparente perfide. Jugement hâtif ! Pourquoi frustrer un tel masochiste quand, grâce à lui, je pouvais, toute aigreur dégorgée, conduire chacune de mes comparutions avec une exemplaire courtoisie ? Combien de malfrats endurcis, combien de petits délinquants irrespectueux, longuement et sereinement entendus, lui devaient-ils d’impartiales instructions ? Aux palmes déjà décernées par Esculape, ne serait-il pas de la simple équité d’y ajouter celles de la Haute Cour de justice ? * * * Une petite demi-heure plus tôt, en ce radieux mardi matin qui allait vraisemblablement voir Lemoine capituler, ce bon Térien, systématiquement en avance d’un quinzaine de minutes sur son horaire depuis la péripétie de la montre confisquée, avait, d’emblée, eu l’amabilité de me délivrer de quelques centilitres d’adrénaline : jaillissant, le pas allègre, dans mon bureau, quelle n’avait pas été ma stupeur de le surprendre en train de passer furtivement au broyeur quelques pages couvertes de ses pattes de mouches ! Procédure hautement prohibée : ordre lui avait été expressément donné, quelques mois auparavant, suite à l’une de ses bourdes, de ne rien détruire sans mon autorisation. Inexpiable crime de lèse-autorité qui justifiait pleinement l’ire tonitruante dont je le terrassai en préambule à un interrogatoire serré. - Quelle ânerie aviez-vous écrite qu’il fallait si précipitamment réduire en lambeaux ? vociférai-je sur ma lancée. - Juste un brouillon d’introduction d’instance, monsieur le juge, balbutia-t-il. - Pour quelle affaire ? - Heu… hésita-t-il, l’imagination ou la mémoire défaillante. - Mais encore ? - L’affaire du receleur d’hier matin… parvint-il, les traits déformés par l’effort, à avancer. Vous vous souvenez ? - Je ne suis pas encore gâteux, Térien ! Et vous, vous souvenez-vous au moins de son nom ? - Lucien Antonini… Un ancien éducateur de rue qui a mal tourné, monsieur le juge. Réponse exacte. Le fromage blanc qu’il avait dans la tête n’avait pas encore tourné au gruyère. Je n’en demeurais pas moins insatisfait. 6 La Mouche sans r@ison Troisième partie - N’est-ce pas à moi de décider si vos brouillons sont bons ou mauvais ? poursuivis-je, glacial. - Si, monsieur le juge, tremblota-t-il. Mais celui-là était vraiment trop bâclé et je craignais que vous… - Et vous avez attendu quatre ou cinq pages pour vous en apercevoir ? Je vous d’esprit lent, mais à ce point ! Térien, espérant un prompt châtiment, baissa la tête sans plus chercher à ergoter. La peine prononcée, aussi lourde fut-elle, ne serait que miel sur la plaie ouverte de son appréhension. La main posée sur le fax en guise de Tables de la Loi, j’optais donc pour une terrifiante relaxe. - A quoi bon nous gâcher une journée qui s’annonce si bien ? lui susurrai-je, radouci. Ça ira pour cette fois, mais que je ne vous y prenne plus ! Térien en resta bouche bée, les yeux agrandis par une stupeur mêlée d’effroi : l’attente du supplice n’est-elle pas plus atroce que le supplice luimême ? Le pauvre benêt payait pour Lemoine : depuis Cayenne, les cachotteries me rendaient intraitable. Car, pour aberrant que cela fut de la part d’un vil rampant, il y avait bien eu dissimulation ! Avant d’user du broyeur, l’olibrius s’était préalablement servi du fax : la tiédeur, sous ma paume, dudit appareil ne laissait, à ce sujet, aucun doute. Cela signifiait donc qu’au détriment des intérêts des contribuables monsieur mon greffier confondait administration judiciaire et bureau de poste ! Sa pingrerie de mangeur de biscottes se mariait assez bien avec cette filouterie de bas étage ; ce qui n’excluait pas d’autres hypothèses… Il n’y a de pires dangers que les lâches : on croit les piétiner et c’est une savonnette qui vous ripe sous la semelle ! Dieu seul savait ce que contenait le laïus de Térien et, en l’absence d’une mémorisation des appels réservée à des engins plus performants, la recherche du destinataire promettait d’être laborieuse. Déjà, en Guyane, un petit substitut sans envergure, misérable lèche bottes, n’était-il pas parvenu, par un odieux travail de sape, à provoquer ma brusque mutation ? Témoin de ma spontanée rébellion face aux louvoiements de la Chancellerie et du manque d’orthodoxie de quelques unes de mes méthodes, ma tête de turc vendéenne s’était-elle, elle aussi, avisée de me trahir ? La magistrature - qu’elle soit debout, assise ou couchée - est une jungle pour le magistrat. Pour y survivre durablement, une seule alternative : être le plus fort ou, à défaut, le plus craint. Privé de la sanction qui valait absolution, Térien était maintenant sur ses fins. La panique ne tarderait pas à le gagner et, à sa première tentative inconsidérée, je n’aurai qu’à refermer mes griffes. Dans la gueule du loup, la vermine se ferait loquace. Je lui prêterai une oreille attentive, je jouerai un peu avec elle et puis, parce que nul ne peut aller contre sa nature, je lui briserai les reins. 7 La Mouche sans r@ison Troisième partie Sur ses entrefaites, le téléphone sonna. Le lieutenant Parfait se présentait enfin au rapport. 43 Niveau 8 Vue subjective, player 4 (François) Fichier enregistré le mardi 29 avril 1997 à 12 heures 04 Pour la première fois depuis me retour de Paris - qui, contrairement à ce que prétendait la chanson, tenait davantage de la pouffiasse décolorée que d’une vraie blonde au sourire enjôleur -, je m’étais réveillé de fort bonne humeur. En dévalant la volée de marches qui séparait mon appartement de fonction des locaux de la brigade, je me surpris même à fredonner un air de « Carmen » - moi qui n’entendait rien à l’opéra ! Un sondage réalisé, dès l’aube, auprès d’un panel constitué de mon petit doigt et de ses neufs copains, s’était avéré des plus encourageant : 99% de mes auriculaires se disaient convaincus que cette journée serait décisive. L’ordinateur portable volé à Pascal Bardin-Cardaillac par feu Gabriel Huyng était désormais en ma possession ainsi qu’une collection d’indices et de constations qui, j’en étais certain, constituaient l’essentiel du puzzle. Mon assassin et son « syndrome de Colomb » provisoirement hors d’état de nuire, Marc Dieulafait, commissaire franc-tireur, obligé de sortir du bois et le lieutenant Parfait circonvenu, le terrain se dégageait à vue d’œil. Si Sainte Aubaine persistait à damer le pion à la vilaine fée Scoumoune, je sentais que je pourrais bientôt enterrer la hache de guerre dans le pot aux roses. Trop guilleret pour m’appesantir sur le teint blafard et la mine déconfite de Kepler, je balayai le tout d’un cordial salut avec l’intention bien arrêtée de ne pas me laisser gagner par sa débordante morosité. - Alors, le questionnai-je, primesautier, notre ami Parfait a-t-il enfin obtenu ce qu’il voulait ? - Négatif, mon adjudant, me répondit-il, la langue pâteuse et les yeux vitreux de désolation. Il n’a même pas essayé de pénétrer dans votre bureau… Difficile à croire si mon maréchal des logis chef - seul gendarme de permanence la veille au soir - s’en était strictement tenu à mes instructions : fermer les yeux, au sens propre et au sens figuré, sur les allées et venues de 8 La Mouche sans r@ison Troisième partie la balance étalonnée par Javaire ; ceci afin de lui laisser volontairement le champ libre. Seulement voilà : la fibre paternelle n’est par de celles dont on tisse la plus solide soumission. Guillaume lui ayant, pour un peu changer, joué l’air de la fugue jusqu’à des deux heures du matin, mon Kepler, fou d’inquiétude, n’avait cessé, par radio et durant tout son service, de harceler la patrouille de surveillance générale ! Résultats des courses : Parfait, découragé et assommé par l’excès d’iode, avait, Gros-Jean comme devant, levé le siège peu après minuit. - Je suis vraiment désolé, mon adjudant, larmoya Droopy, mon air contrarié enfoncé dans le panaris de sa culpabilité. Mais, si vous tenez tant que ça à ce que ce fouille-merde perquisitionne votre bureau, on peut recommencer ce soir. C’est Alain qui sera de garde au standard et il est célibataire… Indéniable qualité hélas bien en peine de compenser la désastreuse propension du zozo à transformer tous les Austerlitz en Waterloo ! Pour être sûr qu’il foutrait bien la paix au lieutenant Parfait, je n’aurai d’autre solution que de lui ordonner, tout au contraire, d’être d’une extrême vigilance. Un adjudant de gendarmerie, dans l’exercice de ses fonctions, se doit parfois de faire preuve, envers ses hommes, d’une rare psychologie. Obstiné à sauvegarder, le plus longtemps possible, ma félicité matinale, je m’étais déjà persuadé qu’il n’y avait pas si grande urgence à ce que Parfait découvrît l’enveloppe bourrée de billets lorsque le fax sonna. - Ça y est ! C’est mon cousin ! claironna Kepler ravi de cette opportunité de retour en grâce. Regardez, mon adjudant ! C’est bien d’Abel ! appuya-t-il en déposant, sur mon bureau, quatre feuilles manuscrites à peine lisibles tant l’écriture en était petite et serrée. - Pas très rapide, ton cousin ! ronchonnai-je pour le principe. Mais il faut reconnaître qu'il y a mis le parquet… Euh… le paquet ! Mes demi-lunes prestement extraites de leur étui, je me mis subito à étudier la prose prudemment anonyme du sieur Térien. Une littérature à la syntaxe et à l’orthographe un chouïa relâchées mais au contenu riche d’enseignements. Ainsi donc, c’était pas la queue et non la barbichette que Javaire tenait son exécuteur des basses œuvres. Pas très malin, pour un jeune policier plein d’avenir, d’aller se maquer avec une pédicure dont le cabinet ressemblait davantage à une maison de passes qu’à un salon de beauté ! S’il était établi que les deux associées de la copine de Parfait étaient bien des prostituées repenties aux « cahiers de chansons » épais comme des Bottin, l’instruction de Javaire ne reposait, tout bien pesé, que sur l’unique plainte d’une honnête épouse éplorée. En lisant et relisant le copieux document, ma jubilation se mit à croître proportionnellement à une agaçante frustration : je savais maintenant comment retourner Parfait à une dernière condition : qu’il mette dare-dare la main sur les preuves de ma supposée corruption. Avec un Alain aux manettes, c’était loin d’être gagné. 9 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Tu es sûr qu’on ne peut pas modifier le tableau de service pour ce soir ? m’enquis-je auprès de ce bon Kepler. - Impossible, mon adjudant. A moins d’annuler toutes les permissions… Mais vous connaissez nos hommes : après tout ce qu’on leur a demandé ces dernières semaines… - Tonnerre de Dieu ! rugis-je en frappant la table du poing. Ils sont militaires ou fonctionnaires ? - Un peu des deux, déplora Kepler non sans une certaine lucidité. Mais, si vous le voulez, je veux bien encore m’y coller… Entre la peste et le choléra, le choix était cornélien. Réflexion faite, je décidai de laisser le père martyr à son encombrante progéniture et de courir ma chance avec le vieux garçon, photographe classé « X » et balourd hors compétition. Dans les grandes batailles, force est de laisser au hasard sa picorée. - Laisse tomber, Képler, soupirai-je. « La connaissance de l'Heure n'appartient qu'à Dieu ; nul autre que lui ne la fera paraître en son temps. » Sourate VII, verset 187… Occupe-toi plutôt de Parfait. Je compte sur toi pour ne pas le lâcher d’une semelle d’ici à ce soir ! - Et s’il recommence à bousiller tous les ordinateurs qu’il touche ? - Tu le serres pour informaticide involontaire et non assistance à Microsoft en danger. Ravi de ma vanne, le moral soudé au beau fixe, je dus me mordre les lèvres pour ne pas éclater de rire lorsque Droopy, dans l’encadrement de la porte, faillit s’emplafonner Baloo lancé, comme un boulet de canon, la truffe collée à un rapport de transmission. - Ça vient de tomber sur le « Rubis », m’annonça le projectile évoquant le seul réseau engagé volontaire ; une sorte de Minitel en treillis qui nous permettaient d’échanger, en temps réel, avec tout ce que la gendarmerie comptait de brigades spécialisées. - Bon. Voyons ça… - Bof. Rien d’extraordinaire, commenta Bertrand en me tendant son bout de papier. Pas doués les types de Rosny-sous-bois. A première vue, ils n’ont rien trouvé du tout… - Et comment tu sais ça, toi ? - Ben… C’est écrit dessus, mon adjudant… - Et l’entête ? Tu l’as lue aussi, l’entête? - L’entête ? - Oui ! Là ! En haut à gauche ! Tu veux mes lunettes ? « A l’attention de l’adjudant François Lemoine. Personnel et confidentiel »… - Ah ! Oui… C’est vrai… J’avais pas fait gaffe… reconnut l’ours des casernes. Désolé mon adjudant, mais comme, de toute façon, ça ne vous apprendra rien, ça revient au même, non ? 10 La Mouche sans r@ison Troisième partie Avec un sophiste de cet acabit, à quoi bon essayer d’avoir le dernier mot ? - Si tu le dis… abrégeai-je en lui indiquant la sortie. Resté seul, je vérifiai les dires de mon héraut. En quelques lignes, les cadors de la recherche des personnes disparues reconnaissaient, effectivement, avoir fait chou blanc. Pas plus de Sibylle N’guyen (alias Maryline Lempecki) dans leur archives que de pré carré dans un giratoire. En lot de consolation, un bref commentaire avait été rédigé par un major désœuvré à quelques mois de la retraite. En style télégraphique, celuici me signalait, à toutes fins utiles, l’attaque d’un hacker qui, en avril 1992, était parvenu à pénétrer le réseau du ministère de l’Intérieur et à en effacer un paquet de fichiers. Doté de solides relations et d’une infaillible mémoire, l’« ancêtre » affirmait que quelques repris de justice aux patronymes asiatiques avaient profité de l’aubaine pour se refaire une virginité et rectifier leur état civil. Un grand nettoyage de (rouleau de) printemps vraisemblablement commanditée par un certain Lin Dao Lhou, mafieux à la sauce aigre-douce et sympathisant d’extrême droite. Avril 1992 ! Le mois et l’année du naufrage du « Black Star » et de la disparition en mer de Sibylle N’guyen ! Une jeune personne dont on s’était acharné à effacer les traces : pendant que les uns escamotaient ses papiers et embrouillaient les témoins, d’autres se chargeaient du ménage au ministère de l’Intérieur. Un tour de force dont s’était venté Gabriel Huyng. Fallait-il, via, par exemple, le groupe « Further Führer », rapprocher le « Péril Jaune » de Lin Dao Lhou ? Pourquoi pas ! L’intervention d’un vrai gangster ne faisait qu’étayer mes conclusions en éclairant le soutien occulte dont bénéficiait le fils Bardin-Cardaillac, plus ou moins pris en otage. Quant à l’implication du commissaire Dieulafait, elle prenait d’autant plus de consistance qu’une triade avait mis son grain de riz dans l’affaire. Revers de la médaille : pour la première fois depuis la matinée du dimanche 20 avril et le rapport verbal de Kepler relatant l’accident des Vieilles, je me pris à redouter d’avoir inconsidérément embringué mes maigres effectifs dans une aventure désormais promise à la déroute modèle campagne de Russie. Sept gugusses qui ne vidaient leur chargeur qu’une fois par an sur des bottes de paille face aux samouraïs d’un seigneur de la pègre chinoise adepte de la terre brûlée : le rapport de forces donnait à réfléchir ! Mais je m’étais maintenant trop avancé pour espérer la sauvegarde d’une prompte retraite. Contrairement au « Petit Caporal » effrayé par l’incendie de Moscou, je me résolus donc, même si ça empestait le roussi, à poursuivre plus avant l’offensive. Et tant pis si Javaire m’avait déjà réservé une aller simple pour Sainte-Hélène. Première chose à faire avant de charger, pour l’honneur, à la tête de mes cuirassiers : déplier les cartes et dresser un plan de bataille. Je me penchai donc vers mon coffre pour en extraire les petits trésors amassés 11 La Mouche sans r@ison Troisième partie depuis quinze jours lorsque le téléphone sonna : c’était la brigade de Poissy. La veille au soir, les Bardin-Cardaillac ne répondant toujours pas, j’avais proposé à mes collègues franciliens une petite excursion du côté de l’île de Villennes. Manque de bol, portes et volets clos les y attendaient. D’après les voisins, tout le monde, y compris le gardien qui faisait aussi office de chauffeur, avait, dès potron-minet, mis les bouts ; destination inconnue. Le « syndrome de Colomb » devrait donc, un temps encore, se passer du secours maternel ; une perte minime à en croire les sarcasmes de David Pecquet ; un garçon par ailleurs fort serviable qui, s’il tenait sa promesse faite la veille au soir, allait bientôt débouler pour m’aider à autopsier l’ordinateur récupéré dans la Laredo immergée. En attendant le dépanneur sur site, je me replongeai, illico presto, dans ma caverne d’Ali Baba mais il était dit que France Telecom ne me lâcherait pas la grappe avant de m’avoir concasser les pépins. Cette fois, c’était l’épatant Jean-Pierre Magnin - ancien ministre socialiste candidat, depuis la dissolution de l’Assemblée Nationale, à sa propre succession - qui s’agitait au bout du fil. Prenant la suite de trois ou quatre huiles qui avaient déjà gâché mon petit déjeuner avec leurs salades, l’arbitre des élégances version psychédélisme dégriffé s’imaginait, à son tour, que quelques menaces voilées assorties d’insidieuses références à ma hiérarchie suffiraient à me faire hisser le drapeau blanc. Notre joute du mardi précédent ne l’ayant apparemment pas découragé, je dus lui remettre quelques points sur les « i », à commencer par celui du substantif « indépendance » ; sujet qui, à mon sens, se passait de verbe. Bardin pouvait bien s’appeler Cardaillac, rien ni personne ne m’obligerait à fermer les yeux sur les « fredaines » de Pascal. - Puis-je au moins savoir ce qui justifie votre stupide acharnement ? insista l’abus de position dominante. - Ses mauvaises relations. Sans parler de celles de ses parents ! persiflai-je. Les amis de monsieur Bardin-Cardaillac père ne m’ont pas l’air de se soucier beaucoup du secret professionnel… - Ni vous des procédures ! Comment se fait-il, après plus d’une semaine d’enquête, que le Parquet des Sables-d’Olonne ne soit toujours informé de rien ? - Si c’est ce que le procureur vous a dit, la magistrature remonte dans mon estime. Je la croyais plus servile et moins discrète… - Vous insinuez qu’on aurait osé me mentir ? glapit J.P., ex C.D. (humour initialitique). - « Nous avons présenté aux hommes toutes sortes d'exemples ; mais la plupart des gens s'obstinent dans leur incrédulité. » Sourate XVII, verset 89… - Qu’est-ce que c’est que ces conneries ? - Le Coran, monsieur le ministre. Très poétique et souverain contre les accès d’autoritarisme mal placé. - Amusez-vous, Lemoine ! Amusez-vous tant que vous le pouvez ! 12 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Je n’y manquerai pas, monsieur le ministre, lui promis-je en écrasant mon combiné contre sa base. Depuis la constitution de 58, les mœurs politiques ne s’étaient pas franchement améliorées : de la pudibonde crispation gaullienne on en était, comme une fleur (une rose de préférence), passé à l’éhontée compromission mittérrandienne, éventuellement payable en liquide. Une dégringolade propice au populisme crapuleux et éminemment défavorable aux têtes de lard amarrées, comme mézigue, à contre-courant. Au lendemain du second tour, quel que soit le verdict des urnes, je pourrais numéroter mes abattis : si la droite restait au pouvoir, Magnin userait de son entregent (du même monde) pour me faire payer mon insolence ; si la gauche revenait aux affaires, il s’en chargerait personnellement. Dans un cas comme dans l’autre, j’avais intérêt à souquer ferme pour que tout soit bouclé avant la clôture du scrutin ! Sainte Nitouche soit louée, les mortes eaux des législatives anticipées autorisaient momentanément l’ancien champion d’aviron de Villers-Bocage à mettre un turbo à sa godille. Mon téléphone mal raccroché inscrit aux abonnés absents, je pus enfin, David Pecquet se faisant toujours désirer, piocher tranquillement dans mon coffre. Etalée sur mon sous-main, ma récolte tenait du bric-à-brac oublié dans la poche d’un écolier ramasse-tout. Par ordre d’apparition à l’inventaire, il y avait les bouts de verre récoltés dans la poubelle des Vieilles au lendemain de l’assassinat de Gabriel Huyng, la boule de latex récupérée par Isabelle Pecquet dans la chambre qu’avait occupée la victime, le minuscule disque de matière plastique teintée repêché dans les graviers lors de ma visite dominicale au fils Bardin-Cardaillac et la gourmette en argent ornée d’un motif chinois en céramique rouge découverte, vingt-quatre heures plus tôt, lors du renflouage de la Laredo. Si les éclats de verre m’avaient déjà livré leur secret et prouvé que Gabriel Huyng était bien entré par effraction chez son assassin, les trois autres objets s’enferraient dans leur mutisme. Poussé, par ma seule intuition, à les collecter, je butais sur la logique : mes petites cellules grises, tournant pourtant en surrégime, restaient toujours impuissantes à en déterminer l’origine et l’usage. Ma bonne humeur définitivement balayée par la rage de piétiner là ou j’aurais dû galoper à bride abattue, je m’en tordais sauvagement les moustaches lorsque Martine, toute chamboulée, bouscula Bertrand qui tentait de faire barrage et se jeta dans mon bureau. Pas la peine de me faire un dessin (sa nouvelle robe en était déjà largement pourvue de toutes sortes) pour comprendre qu’il y avait du grumeau dans la pâte à crêpe : à une exception près, qui remontait à Cayenne, c’était la première fois qu’elle se permettait d’enfreindre la sacro-sainte et salutaire consigne interdisant aux familles l’accès à la brigade. - C’est reparti pour un tour, hein ! m’apostropha-t-elle, furax, d’entrée de jeu. Depuis Paris, j’étais sûre que tu me cachais quelque chose ! 13 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Moi ? m’étonnai-je avec la candeur de l’agneau attendant son inscription en maternelle préparatoire. - Oui ! Toi ! François Lemoine ! Roi des hypocrites et danger public ! - Là, si je puis me permettre, vous y aller quand même un peu fort, mon adjudante… intervint charitablement Bertrand toujours planté, les bras ballants, dans l’encadrement de la porte. - Avant de recommencer ton numéro, tu aurais pu me prévenir ! poursuivit ma moitié ignorant l’intervention du tiers. - Mais qu’est-ce que tu racontes ? De quel numéro parles-tu ? rétorquai-je, éberlué. - De ton numéro de Rambo solitaire, pardi ! L’homme qui ne craint pas d’abandonner sa femme à des sauvages pour passer, tout seul, les menottes à toute une bande de psychopathes ! En un éclair, l’image, aussi vague que menaçante, du groupe « Further Führer » et des kamikazes de Lin Dao Lhou s’imposa à moi avec la force d’un uppercut. Je sentis mon estomac se retourner et un fluide glacial me glisser entre les omoplates. - Du calme, Martine ! tempérai-je, dissimulant mon anxiété. Assiedstoi et raconte-moi tranquillement ce qui t’est arrivé… - Ce qui m’est arrivé ? Tu me demandes maintenant ce qui m’est arrivé ? - Ben, oui, quoi… Qu’est-ce qui vous est arrivé ? s’impatienta Bertrand. - Vous, l’ours des cavernes, on ne vous a pas sonné ! lui envoya ma mie, la baguette cinglante, avant d’en revenir à mes miches : ce qui m’est arrivé, c’est qu’il a suffit d’une demi-heure - le temps que je descende au port acheter du boudin aux pruneaux - pour que des voyous fracturent notre porte et mettent tout notre appartement sens dessus dessous ! Voilà ce qui m’est arrivé ! - Un cambriolage ? A la gendarmerie ? En plein jour ? s’étouffa Bertrand. Vous croyez ça possible, mon adjudant ? - Bien sûr que non ! Tout le monde sait que Martine est la reine des mythomanes ! ironisai-je. Allez ! Hop ! Du vent ou je te fais manger des pains pendant un mois ! Baloo vira autour de sa bedaine et mit les voiles. N’empêche ! Un cambriolage, à la gendarmerie, à dix heures du matin ! Incroyable ! Pour accéder à mon logement de fonction, les casseurs avaient dû escalader la grille, traverser, à découvert, tout le parking et grimper trois étages avec le risque de tomber, à chaque instant, sur l’un de mes hommes. Même parcours du combattant au retour ! Du boulot de professionnels de haut vol (c’était le cas de le dire) ou d’amateurs inconscients. Au choix. - Bien la peine d’être mariée à un gendarme ! pesta Martine avant d’ajouter, fronçant les sourcils en direction de mon sous-main : et pendant ce temps-là, monsieur fait les poubelles ! 14 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Des pièces à conviction, expliquai-je. Toujours l’affaire BardinCardaillac. Rien à voir avec notre cambriolage. Au fait, ils ont emporté quelque chose ? - Pas eu le temps de vérifier. Le mieux serait que tu montes voir… à moins que tu ne préfères que j’appelle la police, railla-t-elle pour mieux sauter du coq à l’âne : il porte des bracelets, maintenant, ton BardinCardaillac ? - Bracelet ? - Cette babiole en argent, là, avec le dessin chinois… - Ah ! Ça ! C’est la gourmette d’un chauffeur-plongeur… - Gourmette ! Mon œil ! Un bijou de femme, oui ! Beaucoup trop fin pour un homme ! Je te préviens François : s’il y a, en plus, une nouvelle Guillemette dans ce coup là… Parce que j’avais remué ciel et terre, en Guyane, pour sauver la mise à une innocente ethnologue, Martine s’était toujours imaginé - à tort - que j’en pinçais pour elle. Guillemette était, certes, devenue une copine - une bonne copine même - mais rien d’autre ! L’ennui, avec la fidélité, c’est qu’elle est toujours plus suspecte que l’adultère… Afin de prouver ma bonne foi et de prendre en défaut la jalousie mal placée de mon Othello femelle, j’empoignai la gourmette pour la passer à mon poignet. Manque de bol, ma membrure, trop épaisse, refusa de se plier à la démonstration. - Le type qui la portait avait vingt ans de moins que moi, argumentaije. Et tous les témoins le décrivent comme plutôt filiforme, si tu veux tout savoir ! - Guillemette aussi avait un petit côté garçon manqué, si je me souviens bien, insinua Martine. Si ton truc c’est les planches à pain, je me demande ce que tu fais avec moi ! Une brigade n’étant pas le meilleur endroit pour se donner en spectacle - surtout dans la grande scène du mari terrassé par la mauvaise foi féminine - je brisai là pour, les mâchoires serrées et la démarche virile, grimper constater, de visu, les dégâts. Nos visiteurs, pressés, n’avaient pas fait dans la dentelle : la serrure, arrachée à coup de pied-de-biche, avait emporté en souvenir un bon morceau de boiserie. A l’intérieur, chaque meuble avait été vidé, chaque tiroir retourné, chaque rayonnage dévasté. Jusqu’à ma précieuse collection d’insectes dont on avait saccagé la belle ordonnance et jeté au sol les plus volumineux présentoirs. Debout au milieu de la vaisselle atomisée, du linge éparpillé et des débris de verre crissant sous les semelles, j’en restais, comme Martine, abasourdi. Tout cela nous renvoyait, effectivement, aux heures les plus sombres de l’affaire guyanaise à ceci près qu’on avait omis de glisser un anaconda dans notre plumard et de décapiter le yorkshire que Martine, éplorée, n’avait jamais voulu remplacer. 15 La Mouche sans r@ison Troisième partie Troublante constatation : rien, pas même les bagues et bracelets en or de Martine, rangés dans sa table de chevet, n’avait disparu. Chaque pièce, y compris les toilettes (!), ayant fait l’objet d’un examen poussé, la thèse du vandalisme gratuit était difficilement soutenable d’autant que la superbe fresque de Martine et autres œuvres d’art exotiques étaient intactes. L’absence d’empreintes indiquait, par ailleurs, qu’on avait pris des gants (au seul sens propre, hélas !). Moralité : les monte-en-l’air ne s’étaient déplacés que pour s’emparer d’un objet bien précis. Objet qu’ils savaient être, depuis peu, en ma possession mais qui leur avait échappé pour la bonne et simple raison qu’il était ailleurs. Où ça ? Dans mon bureau, naturellement ! Inutile de me repasser le film image par image pour isoler l’accessoire : il ne pouvait, bien entendu, s’agir que de l’ordinateur portable du fils Bardin-Cardaillac. Un gadget suffisamment attractif aux yeux de certains pour tenter, à moto, de l’arracher à l’affection d’une demi douzaine de pandores cernés par un cordon de badauds ! Qu’ils fussent ou non à la solde du sieur Lin Dao Lhou, les insaisissables gogols du groupe « Further Führer » n’avaient pas froid aux yeux. Le jeu devait en valoir la chandelle et j’étais impatient d’en connaître les règles. - Eh ! Ben ! Je vous dis pas le carnage ! s’exclama Bertrand en découpant sa lourde silhouette dans l’encadrement de la porte. Un cambriolage… - … à la gendarmerie et en plein jour ! Oui ! On sait ! le coupai-je du tranchant de la langue. A part ça, que nous vaut l’honneur ? - Le téléphone, mon adjudant. J’ai essayé de vous appeler mais ça ne répondait pas. Normal : le combiné du salon et sa prise murale avaient, dans la bagarre, choisi des camps différents. - C’était si urgent que ça ? grognai-je. - Un certain David Pecquet est arrivé. Il dit avoir rendez-vous avec vous, mon adjudant… Celui-là, il tombait à pic ! Un excursion au joli pays des octets s’imposait plus que jamais. Je m’apprêtais donc à plier prestement bagages lorsque Martine s’interposa. - Et le rangement ? Qui est-ce qui va se le farcir ? s’indigna-t-elle, les mains sur les hanches. - Désolé, chérie, mais je te rappelle que je suis toujours en service… - La belle excuse ! Pour ce que vous faites d’utile ! Même pas capables de veiller sur vos propres logements ! - Là, vous êtes dure, mon adjudante ! s’offusqua Bertrand. - Oh ! Vous ! Hein !… s’étouffa Martine. - Demande à la femme de ménage des Kepler de monter te donner un coup de main, proposai-je, conciliant. La paperasse et le serrurier, j’en fais mon affaire… 16 La Mouche sans r@ison Troisième partie Le mollasson époux de la fougueuse Isabelle avait les traits tirés ; accomplir son devoir n’est jamais une sinécure, surtout quand il est conjugal. Dans les brumes de sa nuit blanche, il me devina pourtant et parvint à s’extraire de la banquette où il gisait. Aux grands maux les grands remèdes : je demandai à Bertrand de lui préparer un express « spécial Kepler » (cinq volumes de caféine pure pour un volume d’eau) et le précédai dans mon bureau. Agrippant la première chaise venue, il s’y affala, guerrier anéanti par le repos. - Désolé de vous avoir pait foireauter, s’excusa-t-il, la langue titubante. Je me suis réveillé dans le pâté et, depuis, je n’arrive pas à décoller… - No problemo ! Ce matin, j’étais, moi-même assez occupé et, pour tout vous dire, votre retard m’a plutôt arrangé. Vous pensez être en état d’examiner la bête ? - Ça devrait le faire… Mais je peux d’abord vous poser une question ? - Je vous en prie… Indécis, David Pecquet se gratta nerveusement le cuir chevelu avant de se lancer : - C’est au sujet du flic qui était, hier soir, dans votre bureau… - Un lieutenant des Sables-d’Olonne… Un peu soupe au lait, comme vous avez pu le remarquer… A en juger par la gène qui lui barbouillait le museau, ce qu’il avait surtout enregistré, c’était mon apparente inhibition face à la véhémente inquisition du vicaire de Monseigneur Javaire. Trop pressé pour en appeler aux bons offices du Saint-Siège, je pris sur moi de me signer, subito, une indulgence. - Police et gendarmerie ne font pas toujours bon ménage, repris-je sur le ton de la boutade. Il nous arrive, de temps à autre, de nous court-circuiter joyeusement… Forcément, ça fait des étincelles ! - Et la police des polices ? insista l’incrédule. - Qu’est-ce que vous croyez ? On a chacun la nôtre : le linge sale ne sort jamais de la famille ! En admettant même qu’un adjudant comme moi ait quelque chose à se reprocher, il faudrait qu’un juge d’instruction pète sacrément les plombs pour lui coller un flic aux basques ! - Cool ! J’aime mieux ça ! - Moi aussi, figurez-vous. Votre copain Pascal me donne déjà assez de fil à retordre ! S’il fallait, en plus, se coltiner une inspection… Je ne suis ni Eddy Murphy ni Mel Gibson… Bon ! On peut attaquer, maintenant ? - On peut ! En écartant le bric-à-brac de mes pièces à conviction afin de poser, devant lui l’ordinateur, je croisais les doigt pour que ses compétences égalassent ses légitimes préventions à mon égard. Je ne fus pas déçu : avant 17 La Mouche sans r@ison Troisième partie même que je n’eusses sorti l’appareil de son papier à bulles, le couperet tombait. - C’est le portable que vous avez repêché ? s’étonna-t-il en approchant sa chaise. - Oui. Pourquoi ? Sa mine de décavé s’allongea de deux ou trois mentons. - Ne vous fatiguez pas, soupira-t-il. Ce truc n’a jamais appartenu à Pascal ! Le souffle réfrigérant de la vilaine fée Scoumoune me hérissa les poils de la nuque ; cette greluche avait juré de me faire régurgiter jusqu’à la dernière miette de ma matineuse allégresse ! - Comment pouvez-vous en être si sûr ? me révoltai-je. On ne l’a même pas encore ouvert ! - Pas la peine, je vous dis ! C’est un Compaq et Pascal n’utilise que des HP… - Vous pouvez traduire ? - Des Hewlett Packard. Une vraie manie alors que leurs Omnibook valent des fortunes et que leurs track pads… - Passez moi les détails ! De toute façon, je ne suis pas acheteur ! Et il ne change jamais de marque ? - Pascal ? Pas depuis qu’il a jeté son dernier Amiga. C’est dire ! En fait, il a toujours eu ses fixettes… La mienne de « fixette » tournait autour d’une double interrogation : 1/ si Gabriel Huyng n’avait pas été liquidé pour avoir tenté, à deux reprises, de dérober l’ordinateur du fils Bardin-Cardaillac et son précieux contenu, quelle en était la raison ? 2/ comme, lors du renflouage de la Laredo, Pascal Bardin-Cardaillac n’avait pas pu être moins perspicace que David Pecquet, à quoi - ou à qui attribuer le déclenchement de sa violente manifestation psychosomatique ? Tout un pan de mon scénario s’effondrait me laissant les godillots sous les gravats. Jusqu’à quelle profondeur m’étais-je enfoncé de bras dans l’œil ? Pour le savoir, que faire sinon pratiquer, quoi qu’il en fut, l’endoscopie prévue - quitte à racler mon amour-propre au passage ? - Cet appareil était pourtant bien dans la voiture de Gabriel Huyng, me confortai-je à haute voix. Il mérite quand même qu’on aille voir ce qu’il a dans le ventre, non ? - OK ! Mais ses batteries sont certainement à plat, pronostiqua le spécialiste. Vous avez une alim’ qu’on pourrait bidouiller ? Je lui sacrifiai, sans regret, celle de mon propre portable qu’il parvint, en deux temps trois mouvements, à l’aide de mon seul Opinel et d’un bout de chatterton, à adapter au Compaq. Une pression sur une touche et la chose se mit aussitôt à ronronner. Après quelques secondes de mise en route, l’image d’arrière plan s’afficha : le dessin naïf d’un buffle ou d’un yak au milieu d’un pâturage jauni avec, en arrière plan, les sommets enneigés d’une 18 La Mouche sans r@ison Troisième partie lointaine chaîne de montage. Cela pouvait évoquer le Tibet ou la Chine septentrionale : pas du tout l’univers habituel du fils Bardin-Cardaillac. Sur le paysage bucolique, une foule de petites icônes se mirent à clignoter. J’en reconnus deux ou trois, copies conformes de celles visibles sur mon propre écran, mais toutes les autres m’étaient absolument étrangères. - Normal, m’expliqua David Pecquet. Le type s’est amusé à fabriquer ses propres raccourcis. Ceux-là doivent correspondre à des accès réseau, précisa-t-il en m’indiquant de minuscules cabines téléphoniques à la mode anglaise dont certaines surmontées du pavillon noir de la piraterie. Et ceux-là à des moteurs de recherches… Le miniaturiste ne manquait ni d’habileté ni d’imagination. Chacune de ses micro-œuvres se distinguait, par l’un ou l’autre détail, de ses voisines. A l’exception d’une tête de loup inspirée de l’univers de Tex Avery et multipliée, à l’identique, une douzaine de fois. Un simple numéro d’ordre organisait la collection. - Vous pouvez cliquer là-dessus ? demandai-je à mon « hot line » personnelle. L’index précis, David Pecquet dompta aisément le curseur qu’il précipita dans la gueule de l’un des cartoonesques carnivores. Une fenêtre s’ouvrit aussitôt au centre de l’écran : « Please enter your password ». Mes rudiments d’anglais me dispensèrent d’une traduction simultanée : pour aller plus loin, il fallait montrer patte blanche. Renouvelée avec chacune des icônes, l’opération aboutit au même frustrant résultat. - Bon ! Nous voilà bien avancés ! maronnai-je. - D’autant que le contenu des répertoires a, lui-même, été crypté, me soutint David Pecquet suite à une rapide perquisition du disque dur. N’ayant - mea culpa - jamais dépassé la première page de « L’informatique pour les nuls », je ne pouvais que le croire sur parole. - Impossible de retrouver les combinaisons ? me dépitai-je, luttant contre l’abattement, éclaireur de l’abandon. - En informatique, rien n’est impossible ! Mais il n’y a qu’un hacker grave parano pour avoir pris toutes ces précautions et seul un autre hacker pourrait en venir à bout… - Un hacker du genre Gabriel Huyng, par exemple ? - Par exemple, oui… Mais, pour ce que j’en ai vu, pas l’impression que ce soit un killer… Pour l’instant, nul doute que le pauvre diable était plus « killé » que « killer ». Mais les maladresses du « Péril Jaune » dont David Pecquet avait été le témoin ne relevaient-elles pas de la mystification ? Autre possibilité : le vieux copain de Pascal Bardin-Cardaillac, pour une raison ou pour une autre, me racontait des bobards. Comment savoir ? Ma marge de manœuvre 19 La Mouche sans r@ison Troisième partie était trop étroite pour appeler le Parquet et les cracks du S.E.F.T.I. à la rescousse. Seule certitude : le Compaq blindé avait – mes moustaches à épiler appartenu à la victime. Que les audacieux motards de la pointe de la Tranche et mes cambrioleurs matinaux l’aient, ou non, confondu avec celui de Pascal Bardin-Cardaillac, n’ôtait rien à sa valeur : on ne s’échine pas à surprotéger des fichiers sans importance. J’en étais là de mes falotes lapalissades lorsque une aveuglante illumination les transcenda. D’astreinte vingt-quatre heures sur vingt-quatre, l’inconscient d’un gendarme ne dort jamais que d’une œil : la simple superposition de deux images venait de sonner le branle-bas dans le casernement. Tout était étalé sur les cristaux liquides de l’ordinateur : l’estampe chinoise de l’arrière-plan et les icônes qui la recouvraient partiellement me firent, tout à trac, l’effet d’un rébus niveau C.P. de perfectionnement : des loups aux yeux bridés ! Il n’y en avait pas pléthore dans le secteur ! Pour tout dire, mon conte à dormir debout n’en comportait qu’un unique exemplaire surgi depuis peu dans la bergerie : le fameux Lin Dao « Loup » ! Téméraire association d’idées qui s’accordait à merveille avec ma version des faits selon laquelle le fils Bardin-Cardaillac, dépassé par les événements, aurait été, à son corps défendant, instrumentalisé. Pour s’en persuader, il n’y avait qu’à imaginer Gabriel Huyng aux ordres de Lin Dao Lhou. Infiltré à PIXI-Soft non pour en chasser quelque saboteur mais pour tenter d’intimider Jacques Pétrel - réfractaire au racket de « Yellow Computers » -, le « Péril Jaune » s’était, dans un premier temps, contenté de laisser bosser Pascal Bardin-Cardaillac. Point faible de cette stratégie : la problématique récupération des données accumulées par le rancunier programmeur. Récupération qui, au final, avait salement tourné pour le cambrioleur amateur. A partir de là, je retombais sur mes pattes avec le débarquement, sur l’île d’Yeu, d’éléments du groupe « Further Führer » pilotés, eux aussi, par le grand méchant Lhou. Pour que l’attaque de PIXI-Soft ait le maximum d’impact, elle devait impérativement avoir lieu avant l’E3 ; salon mondial du jeu vidéo dont David Pecquet m’avait rebattu les oreilles. D’où l’intervention d’un « Péril Jaune bis » dont j’avais, par deux fois, provoqué la fuite lors de mes dernières visites aux Vieilles. La transmission de pensées conservant, en rapidité, une écrasante supériorité sur les plus puissants modems, David Pecquet choisit ce point précis de mon raisonnement pour évoquer, non sans une certaine anxiété, l’inconnu qui, durant son expertise dans le salon des Bardin-Cardaillac, l’avait silencieusement épié. Je m’efforçai de le rassurer arguant du caractère plus pusillanime qu’agressif du personnage. - Et s’il n’était pas seul ? persista-t-il. 20 La Mouche sans r@ison Troisième partie - No problemo ! L’île d’Yeu est trop petite pour que des étrangers y passent longtemps inaperçus. Mes hommes sont en alerte et, s’il s’avérait que nous avions affaire à une bande organisée, je n’hésiterais pas à demander, sur le champ, tous les renforts nécessaires. Pour l’heure, je vous assure que vous et votre femme ne risquez rien. Affirmation un rien péremptoire eu égard l’état de mes connaissances quant à la puissance de feu ennemies. Un coup de poker à la réflexion un peu trop aventuré pour y mêler de simples civils. - Mais, pour moi, vous avez largement rempli votre contrat et je n’ai aucune raison de vous retenir davantage ici, ajoutai-je donc. Voulez-vous que je vous réserve des places dans le bateau de demain matin ? - Vous oubliez le « cheval de Troie » programmé par Pascal, m’objecta David Pecquet. Si les autres ne l’ont pas encore récupéré, on aurait intérêt à le détruire au plus vite ! - Souvenez-vous des codes d’accès sur lesquels vous avez buté aux Vieilles ! Pascal Bardin-Cardaillac ne leur a pas forcément fourni le sésame. Sauf erreur, je suis même certain du contraire : « Le Cave se rebiffe », vous connaissez ? David Pecquet, cinéphile à la sauce ketchup comme tous les gamins de sa génération, ignorait l’existence de ce petit bijou tricolore - quoique en noir en blanc si ma mémoire était bonne. Dans son film à lui, les tontons flingueurs ne défouraillaient que des virus mutants et le pigeon de service faisait la nique à Frankenstein. - Qui plus est, je tiens, au moins provisoirement, à ce que tout reste en place, poursuivis-je. Y compris votre « cheval de Troie » dont l’existence, si elle est un jour avérée, pèsera lourd dans le dossier du « syndrome de Colomb »… - Je vous assure que vous avez tort ! Ce machin-là, c’est, peut-être, une vraie bombe ! Vous n’avez pas idée des dégâts qu’il pourrait causer ! Avouons-le, avec tout le repentir d’un ancien enfant de chœur : la probabilité d’une apocalypse informatique ne m’affolait toujours pas plus que ça. Le retour de mon affectionnée Olivetti et de ses bonnes vieilles touches mécaniques me réjouissait même par avance ; sentimentalisme et nostalgie sont les deux mamelles de l’impéritie ; impéritie toute relative comme je le fis remarquer à mon angoissé collaborateur : - Bombe ou pas, elle restera là où elle est. Hier, juste après votre passage, j’ai fait poser les scellés sur la résidence secondaire des BardinCardaillac… Une nouvelle qui, sans le rassurer, plongea David Pecquet dans un soudain mutisme non exempt de bouderie infantile. Son sombre regard agitait un cocktail de désapprobation et de mépris : qu’est-ce que c’était que cette ganache butée – mézigue - infoutue de prendre la pleine mesure d’une menace quasi planétaire ? Pour ma part, son impérieux désir de détruire la « bombe » - non encore amorcée - laissée par Pascal Bardin-Cardaillac, 21 La Mouche sans r@ison Troisième partie m’interpellait un tantinet. En admettant que la découverte du « Péril Jaune bis », embusqué derrière la porte de la cuisine, l’ait troublé au point de ne pas agir quand il en avait l’opportunité, quel besoin avait-il de revenir à la charge ? S’il ne s’agissait que d’éviter un cyber-apocalypse, un simple coup de fil à PIXI-Soft et le tour était joué - j’osais espérer qu’une entreprise de cette taille, une fois alertée, pouvait mobiliser les défenses ad hoc. Autre possibilité : le retour d’affection. Après avoir remué ciel et terre pour que son ancien rival morde la poussière, David Pecquet n’essayait-il pas, maintenant, de le protéger ? Trucider quelqu’un à distance est toujours plus confortable - et moins salissant - qu’a bout portant. Ajoutez à cela que la haine est aussi humaine que la compassion… Dernière conjecture, et non des moins déplaisantes : l’éventuelle collusion entre l’angélique « chevalier blanc » et le sulfureux patron de « Yellow Computers ». N’était-ce pas, précisément, suite à la découverte des fichiers contenus dans le Compaq que David Pecquet, craignant que je n’aperçoive la queue du « Lhou », avait souhaité effectuer, au plus vite, un nettoyage par le vide ? N’était-ce pas lui qui avait soutenu et orienté les investigations de Gabriel Huyng possiblement de mèche avec le mafieux chinois ? Seule lézarde à ce bel édifice : les convictions affichées par notre juif progressiste à l’opposé de celles de son éventuel employeur. Mais l’argent du Front National, une fois dématérialisé sur un chèque au porteur, ne se différentiait guère de celui de la Banque de France et David Pecquet, financièrement fragilisé par la mise en détention provisoire d’un père trop généreux pour être honnête, s’était, peut-être, laissé aller à quelques accommodements sonnants et trébuchants… - Des scellés ! Vous croyez que ça arrêtera les malades du groupe « Further Führer » ? s’indigna mon nouveau suspect. - J’espère, en tout cas, que ça vous arrêtera, vous… Pris sans vert, David Pecquet écarquilla les yeux. La répartie au bord des lèvres, son élan d’indignation se brisa net contre le large poitrail de Bertrand qui, ce matin-là, enchaînait les come-back. - Pardonnez-moi si je m’excuse, mon adjudant, mais Kepler essaie depuis un moment de vous joindre à la radio, m’annonça Baloo en dodelinant des épaules. - Ça ne peut pas attendre cinq minutes ? grondai-je, las d’être sans cesse interrompu. - Ben… Ça a l’air plutôt pressé, geignit le grizzly. Rapport au lieutenant Parfait… - Qu’est-ce qu’il a encore fait comme connerie, celui-là ? - Aucune idée, mon adjudant. Le maréchal des logis a juste dit que vous devriez descendre tout de suite à la gare maritime… Habile comme il l’était, Parfait était bien capable d’avoir, en appuyant par mégarde sur le mauvais bouton, envoyé par le fond l’Insula Oya II et 22 La Mouche sans r@ison Troisième partie l’Amporelle, fleurons de la compagnie « Yeu Continent » ! Pour éviter un lynchage en règle, le devoir m’imposait une immédiate intervention. Tout en enfilant ma veste, je remerciai, la politesse un rien chafouine, David Pecquet pour son désintéressé coup de main. - Blague à part, pour ce qui est des scellés, vous avez sans doute raison, lui concédai-je. Si vous acceptiez, malgré les circonstances, de rester sur l’île un jour ou deux de plus, je crois que vous pourriez encore m’être d’un précieux secours… Une manière diplomatique de l’assigner à résidence jusqu’à plus ample informé. - OK ! Jusqu’à jeudi… m’accorda-t-il sans rancune ni défiance apparente. Après ça, Jacques Pétrel risquerait de pas kiffer des masses. La matinée s’achevait à peine mais le soleil, ressassant sa glorieuse victoire contre les nuées, nous chauffait sérieusement les oreilles. Les mères de familles, guettant la sortie des écoles, se laissaient haler entre deux fausses confidences et, rue Calypso, face au supermarché « Champion », quelques tenues légères et flamboyantes slalomaient parmi les caddies. De rares touristes profitaient de leur troisième âge pour se dorer la pilule sous les fenêtres de la maison médicale. Un nordet bien établi charriait des odeurs de varech et de pélargonium et soulevait, sur les trottoirs, des tornades de pétales roses et blancs. Les façades blanches, plus grecques que jamais, contrastaient violemment avec le bleu cobalt d’un ciel de carte postale. A l’horizon, illusion d’optique assez commune par grand beau temps, une demi-douzaine de voiliers semblait en lévitation à plusieurs mètres au-dessus de l’eau. Dans le nouveau port de plaisance, protégé par sa jetée massive qui avait fait couler beaucoup d’encre avant d’affronter la courte houle d’Est, mouettes et goélands exploraient, en criant, la forêt clinquante des mâts. En une métaphore comme en cent : le printemps prenait tranquillement ses quartiers d’été. Débouchant sur le port, je n’eus pas besoin de chercher beaucoup pour localiser, à main gauche, le lieu de sinistre ; le banc et l’arrière banc de la marine islaise s’étaient filé rencard pour s’agglutiner, grossis par une escouade de badauds, sur le quai dominant la cale. Bien sûr, il y avait là l’ineffable La Godille qui, rond comme une queue de pelle, gueulait contre les alcooliques au volant. Et puis Saintebarbe, envoyé spécial d’« Oya Nouvelles », qui, son Canon armé d’un trois cents millimètres, mitraillait en plongée. Ceci sans oublier Tintin et Le Bègue, toujours d’accord pour vilipender la bêtise héréditaire des maraichins. - Dame ! Faut-y êt’e con ! répétait l’un. T’as vu c’te tête à chier du macre ! - Affale et m… mm… mouille, p’tit gars ! glapissait l’autre à l’adresse d’une invisible tête de Turc. Ouh Dieu ! C’est p… pp… pas avec c’te piatelà que tu f’ras grand m… mm… mal aux loubines ! 23 La Mouche sans r@ison Troisième partie Lazzi et quolibets volaient bas et tout ce petit monde, penché vers une scène qu’une muraille de dos m’empêchait encore de découvrir, se tenait les côtes et se frappait les cuisses avec une bel entrain. Seul Yves Molebourse, pourtant aux première loges, daubait le spectacle. Les mâchoires contractées et le regard atone, le comique de la situation lui échappait visiblement. - Normal… commenta Gilbert Léragne qui, depuis l’Atlantide Hôtel, n’avait eu que la place de la Pylaie à traverser pour se mêler à l’attroupement. C’est la série noire qui continue et rapiat comme il est… - La série noire ? - Oui… Attends ! Tu vas comprendre… Jouant énergiquement des coudes, l’ami Gilbert se fit une joie de m’ouvrir le chemin avec la délicatesse d’un bulldozer lancé dans un hallier. Quelques vieilles branches couinèrent au passage mais je parvins ainsi, sans encombres, à me glisser au rang des V.I.P. - Avoue qu’il fallait le faire ! gloussa mon guide en balayant de la main le théâtre des opérations. A une encablure des hangars jouxtant la gare maritime, un command car allemand, frappé aux couleurs de « La Manivelle », barbotait au milieu des irisations multicolores d’une large tâche d’hydrocarbures. Jaloux de la Kriegmarine, le véhicule s’était institué submersible et n’avait renoncé à torpiller le Foch qu’une fois son capot et ses banquettes totalement immergés. Chaussures et chaussettes à la main, pantalon remonté au-dessus des genoux, mollets blancs de poulet, le lieutenant Laurent Parfait, impuissant, s’agitait en vain. En retrait, Kepler s’époumonait dans le micro de son talkie-walkie. Dès qu’il me reconnut, il se précipita, soulagé, à ma rencontre. - Tonnerre de Dieu ! éclatai-je. Tu tiens tant que ça à ce que toute l’île se paye notre fiole ! - Je vous jure que c’est pas de ma faute, mon adjudant ! me jura-t-il en soulevant son képi pour éponger son front ruisselant. C’est encore ce flic de malheur ! Il voulait absolument vérifier que la Laredo - celle de la pointe de la Tranche - serait bien embarquée aujourd’hui pour expertise et… - Et il aurait, une fois de plus, mieux fait de s’occuper de ses oignons ! Le frein à main qui a lâché ? - Plus con que ça, mon adjudant : la marée qui est montée pendant qu’on avait le dos tourné… Le gag était énorme mais il ne venait, à tout prendre, que s’ajouter à la trop longue liste des exploits nautiques à inscrire au palmarès de ma navrante brigade ; le jour où mes hommes comprendront enfin que la mer n’est pas une mare aux canards, il y aura moins d’ânes sur le plancher des vaches ! - Qu’est-ce qu’on fait maintenant, mon adjudant ? s’inquiéta ce bon Kepler alignant son képi dans l’axe de Parfait. - On plie bagage et on le laisse se démerder ! 24 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Il va vous en vouloir à mort… Et dans votre situation… - No problemo ! Avec ce que m’as transmis tout à l’heure ton cousin Abel, je le mouche quand je veux ton cafard d’eau douce. Allons-y Allonzo, camarade ! Comme le préconisait le major instructeur de Rambouillet, j’avais, depuis mon lever, fermé quelques portes. Sibylle N’guyen, alias Maryline Lempecki, victime de la jalousie meurtrière de Pascal Bardin-Cardaillac, était certainement associée, d’une manière ou d’une autre, aux louches trafics de Lin Dao Lhou : un parrain au nuoc-mâm qui, le drame consommé, s’était empressé de faire des boulettes du certificat d’existence de la belle avant de mener à la baguette le « Péril Jaune » et d’obtenir allégeance du groupe « Further Führer ». Un ramassis de gogols dont la présence sur l’île, pour discrète qu’elle fut, ne faisait aucun doute : à qui d’autre attribuer le rodéo motocycliste sur la côte sauvage et le cambriolage de mon logement de fonction ? Deux actions d’éclat visant à récupérer le portable du fils Bardin-Cardaillac (ou celui de Gabriel Huyng). Manque de bol, la soudaine défection du « syndrome de Colomb » compromettait, au moins provisoirement, leur tentative de racket contre PIXI-Soft : simple copilote, le « Péril Jaune bis », dépêché en hâte pour assister et surveiller le fils Bardin-Cardaillac suite à l’assassinat de Gabriel Huyng, devait maintenant patauger dans les algorithmes sans parvenir à recoller les morceaux du « cheval de Troie ». Dans l’œil du cyclone, je comptais sur le calme relatif pour coiffer tous mes concurrents au poteau. Un outsider, surgi à la corde, me tracassait pourtant dans la dernière ligne droite : David Pecquet. Le gentil, le fragile, le coopératif David Pecquet qui, pour une poignée de dollars, avait fort bien pu hypothéquer ses scrupules. Comme dans les romans d’Agatha Christie, le véritable affreux était peut-être le moins soupçonnable… Midi gargouillait à mon estomac. J’invoquais Saint-Nectaire, SaintEmilion et Saint-Honoré pour que Martine, malgré l’état dans lequel nos visiteurs avaient laissé sa cuisine, n’ait pas troqué son cordon bleu contre une lanière de cuir trouée avec boucle d’acier : l’éventualité de faire ceinture ne m’emballait guère. Dans moins de trois heures, j’avais rendez-vous, sur la plage de la Grande Conche, avec mon vieux copain Marc Dieulafait. Une épreuve qu’il valait mieux ne pas affronter le ventre vide… 44 25 La Mouche sans r@ison Troisième partie Niveau 8 Vue subjective, player 3 (Juliette) Fichier enregistré le mardi 29 avril 1997 à 14h07 Je me serais, volontiers, collé une paire de claques. Une dizaine de jours passés à « La Jaganda » avaient suffi à métamorphoser la gourde provinciale que j’étais en une pimbêche éthérée incapable de se prendre en charge, fût-ce pour accomplir les gestes plus élémentaires de la vie quotidienne. A mon corps défendant, la vacuité et l’élégante incompétence d’Elisabeth Bardin-Cardaillac avaient, à une vitesse phénoménale, déteint sur moi. J’avais beau, caressant l’acier tiède de mes béquilles, me chercher quelque excuse autour de ma relative et passagère impotence, je vitupérais in petto contre cette atavique perméabilité intellectuelle qui, plus d’une fois, m’avait joué les tours les plus pendables. Girouette à la merci du plus léger zéphyr, je virevoltais au gré des influences sans parvenir jamais à me fixer durablement sur une direction. Il en était de même en amour. Folle d’Emmanuel, mon premier amant, n’avais-je pas rompu, du jour au lendemain, emportée vers Paris par une bourrasque d’ambitions professionnelles ? Obnubilée par le sauvetage de Pascal, garçon auquel je me croyais, chaque jour, plus attachée, n’avais-je pas, dans un moment d’égarement, cédé à une brute, monstrueuse doublure de mon charmant rouennais ? Comme si tous les Emmanuel se ressemblaient ! Cruche ! Cruche ! Cruche ! Petit bouchon de liège livré aux caprices du courant, je flottais, frivole, sans jamais tirer la moindre leçon de mes naufrages. Cela allait de ma vision beaucoup trop romanesque des choses - monsieur BardinCardaillac, sur ce point, ne manquait pas de perspicacité - à une envahissante affectivité ne laissant que portion congrue à la raison : le « Ça » dévorait le « Moi » et ma licence de psycho n’y pouvait rien changer. Partie comme je l’étais et si je n’y mettais le holà, mon autonomie ne tarderait pas à se réduire comme peau de chagrin ; avec toutes les conséquences que cela impliquait. Des baffes : voilà ce dont j’avais besoin pour en finir avec mes dérives et reprendre pied dans le concret. Quelle évanescente princesse aux ongles fragiles étais-je donc encore, la veille, pour, plutôt que d’user du Minitel, laisser à Corinne - la petite bonne qui écornait Jean-Jacques Rousseau - le soin de courir à l’agence de voyage pour retenir nos billets ? Dans le meilleur des cas, qu’attendre d’une étourdie exécutante sinon qu’elle suive, au pied de la lettre, vos instructions ? « Réservez-nous des places dans le premier train pour Nantes et dans le premier bateau pour l’île 26 La Mouche sans r@ison Troisième partie d’Yeu ! » lui avait ordonné sa patronne trop occupée à prévenir ses nombreuses amies et relations de son départ pour s’encombrer d’aussi minces détails. Dès six heures trente du matin, dans le gris-rose du petit jour, Martin nous attendait, la main sur la couture du pantalon, devant la BMW. Les valises déjà chargées, il s’était respectueusement incliné en ouvrant sa portière à madame Bardin-Cardaillac avant de m’aider, touchante attention, à allonger confortablement ma jambe plâtrée sur un moelleux coussin recouvert du même velours que les garnitures. A la gare Montparnasse, il avait, tout naturellement, troqué sa casquette de chauffeur contre celle de porteur pour nous escorter jusqu’à nos fauteuils de première classe. Nos billets, compostés par ses soins, avaient été remis au contrôleur afin qu’aucune tracasserie ne vienne perturber notre voyage. Oubliées les hitchcockiennes angoisses de Tippi Hedren ; balayées par la techno de Pretty Woman ! Griserie de l’extrême confort perçu comme un dû. A neuf heures trente cinq, le TGV Atlantique longeait, dans un long chuintement, les quais de la gare de Nantes. Mes revues n’étaient pas encore pliées qu’un nouveau larbin - un garçon un peu rougeaud et court sur patte se courbait, emprunté, devant madame Bardin-Cardaillac : il avait pour mission de nous accompagner jusqu’au taxi que Martin avait retenu depuis Paris et dont il avait, par avance, réglé la course. La véritable aisance à ceci de paradoxale qu’elle vous dispense de tout contact avec le vil argent. Derrière le pare-brise de la Safrane, villages et gros bourgs se mirent à défiler sur fond de concerto pour violon de Brahms. Pont de Cheviré, Port Saint-Père, Sainte Pazanne, Bourneuf en Retz, Bouin, Beauvoir-sur-Mer, La Barre de Monts… Aux coteaux couverts de vignes dont chaque rangée était ponctuée d’un pied de roses, au bocage quadrillé de haies où paissaient de petites vaches indifférentes, aux prés inondés à perte de vue, se substitua bientôt la toundra imbibée du marais vendéen, royaume des aigrettes garzette et des pêcheurs au carrelet dont les sombres cabanes sur pilotis signaient, de loin en loin, le paysage. Consciencieusement muet depuis le départ, le chauffeur n’osa interrompre notre contemplative rêverie que pour nous signaler brièvement, sur la droite, le silhouette indécise du pont de Noirmoutier. A dix heures trente précises, il nous déposait face au guichet de la compagnie « Yeu Continent ». Avant de nous abandonner, il nous promit qu’une ribambelle de gamins, munis de petits chariots, ne manquerait pas, quelques minutes avant l’embarquement, de se disputer nos encombrants bagages. - Attendez-moi ici un instant, m’avait gracieusement proposé madame Bardin-Cardaillac en me désignant un petit muret de pierres sèches. Le bateau n’est pas encore là, je vais tâcher de me renseigner. 27 La Mouche sans r@ison Troisième partie La passerelle de bois riveté qui menait à l’appontement était étrangement déserte et les containers numérotés, prévus pour recevoir valises et autres objets volumineux, toujours revêtus de leurs gros cadenas. Rien, alentour, ne présageait l’imminence d’un embarquement. La tête un peu lourde et les fesses endolories au contact de ma rudimentaire banquette, un doute affreux me saisit ex abrupto. Doute que ma compagne, revenue de sa reconnaissance, ne put, hélas, que confirmer : cette sotte de Corinne nous avait bien retenu deux places dans le premier navire en partance mais elle avait omis de prendre en compte les dix heures d’attente qu’impliquaient notre précipitation à sauter dans le premier TVG ! Dix heures à passer dans ce sinistre no man’s land du bout du monde ! Dix heures ! Alors qu’il m’aurait suffi de pianoter quelques instants sur un Minitel pour coordonner parfaitement nos moyens de locomotion ! La paire de claques était tellement méritée que mes joues s’en empourprèrent . - Il ne nous reste plus qu’à contacter « Oya Rotors », soupira madame Bardin-Cardaillac en jetant nos inutiles billets au fond de son sac. Vous supporterez bien dix minutes de vol… La voix était douce mais le ton sans réplique. Malgré ma récente phobie des transports aériens, j’opinais en me mordillant les lèvres : je me sentais trop coupable pour lui opposer la moindre résistance. Tout en déambulant nerveusement de long en large, ses talons aiguilles martelant le bitume, elle déploya d’abord, son Nokia rouge collé à l’oreille, toute l’exquise politesse que lui prescrivaient le pénible de la situation et la perfection de son éducation. Son interlocuteur, buté, refusant de céder, l’épaisse couche de vernis finit pourtant par exploser sous la pression d’un geyser d’hystériques vitupérations ; aucun des deux appareils basés à PortJoinville - le premier en révision, le second loué pour la journée - n’était disponible. Stupéfaite et anéantie par cette incongrue négation de son bon vouloir, madame Bardin-Cardaillac, en gamine capricieuse, interrompit brutalement la communication et, me prenant à témoin, trépigna : à coup sûr, les choses se fussent passées tout autrement si Emile, son tout puissant époux, avait été là. Quelle folie de lui avoir désobéi et d’être partie sans son consentement ! Le ciel l’en avait bien punie ! Fatiguée de ses jérémiades, je laissai discrètement mon regard errer par-dessus son épaule et évaluer l’étendue du désastre. Précédant le chenal matérialisé par des bouées rouges et vertes, la lourde herse du pont de Noirmoutier fermait prématurément l’horizon. Au pied de ses neuf piles massives, un château d’eau gris et trapu faisait face, de l’autre côté de la fosse, au bunker blanc marbré de rouille d’une école de voile fermée hors saison. Sur la plage abandonnée à un ressac limoneux, les barrières d’un club Mickey s’ensablaient sous un soleil voilé. Protégé par une estacade de béton, un alignement de façades dépareillées surplombait la langue de sable. Au mépris de l’esthétisme et du simple bon goût, chacun y était allé de son fantasme ostentatoire ; le grotesque le disputait à l’exotisme de pacotille : 28 La Mouche sans r@ison Troisième partie une opulente chaumière normande bardée de colombages et de terrasses chaulées s’adossait à un chétif pavillon en meulières ; une épure d’architecte très années soixante se confrontait à un flamboyant délire marocain. Sans souci d’harmonie, volets, portes à impostes, marquises et moucharabiehs se renvoyaient hardiment les jaunes les plus canari, les verts les plus Véronèse, les rouges les plus vifs et les bleus les plus criards. Palette sans nuance qui, l’été venu, s’enrichissait de la violente polychromie des tee-shirts, shorts et maillots de bain estampillés « congés payés ». A une heure de bateau de l’île d’Yeu, inaccessible villégiature de l’élite, j’imaginais sans mal les impécunieuses hordes retenues dans ce cul-de-sac. Cela devait sentir la crème solaire, les gaufres et les gaz d’échappement ; cela devait hurler pour couvrir les commentaires du Tour de France et les vagissements des couffins ; cela devait étaler surcharges pondérales et cellulite ; cela me rappelait nos sempiternelles vacances à Quiberon et mes après-midi passées, sur la jetée, à regarder les navettes partir pour Belle Ile. Je n’y étais allée qu’une fois, un jour de pluie. Tout ce que j’avais vu de cette « terre promise », c’était les quatre murs bondés d’une crêperie enfumée et la hideuse boutique de souvenirs qui, en pleine côté sauvage, signalait la grotte de l’Apothicaire. C’est, sans doute, de cette époque-là que datait ma stupide propension à noircir le populaire pour idéaliser l’aristocratie niaisement confondue à la grande bourgeoisie. Un milieu auquel, péquenaude mythomane, je rêvais d’accéder et dont madame Bardin-Cardaillac était un bien décevant résumé. - Quoi qu’il en soit, nous n’allons pas rester plantées là jusqu’à vingtdeux heures, souffla-t-elle court de bile. Il doit bien y avoir moyen de se faire servir un thé à peu près buvable. Suivez-moi, Juliette, nous en profiterons pour demander au garçon de rapatrier nos bagages… « Le Marin Bêcheur » (restaurant, bar, terrasse, salle panoramique) et l’ancre en forme de pioche de son enseigne ne déparaient pas la cafardeuse platitude de ses abords. Hypnotisée par les clips d’M6, la serveuse, la trentaine ravagée et les cheveux filasses mal décolorés, ne nous adressa, en guise de bienvenue, qu’un vague hochement de tête nous laissant nous installer à notre guise. Il y avait l’embarra du choix : un seul emplacement, près de la porte, était occupé par trois autochtones en cirés et bleus de travail. Ils en étaient déjà au blanc-cassis et commentaient bruyamment l’article d’un exemplaire collectif de « Ouest-France » enfilé dans la saignée d’une baguette en bois. Il y était, apparemment, question d’un projet visant à détourner le trafic Yeu-Continent vers un autre port vendéen. Motif : l’ensablement irrémédiable du chenal qui, particulièrement en hiver et malgré de multiples dragages, rendait les traversées de plus en plus hasardeuses. Si une telle décision venait à être prise, Fromentine, ville fantôme dix mois sur douze, deviendrait la Pompéi du tourisme balnéaire ; ce qui, à mon sens, n’ôterait rien à son « charme » ni à celui ce cette « salle panoramique » aux vitres embuées et aux tapisseries rongées par l’humidité. 29 La Mouche sans r@ison Troisième partie Le dossier des chaises cannées collait aux mains ; des brûlures de cigarettes et de larges tâches violines s’incrustaient dans le faux marbre des tables. Madame Bardin-Cardaillac, peu habituée à fréquenter le vulgaire, hésita à s’asseoir, une moue de dégoût aux lèvres. Tout en acquiesçant à ses aigres commentaires (« Quelle horreur ! Faut-il que nous n’ayons pas le choix ! ») je ne pus, in petto, m’empêcher de ricaner : que se serait-il passé si Martin, retenu à Paris par la flopée de courses que lui avait confiée monsieur Bardin-Cardaillac avant de s’envoler pour le Japon, nous avait voiturées jusqu’ici ? Nul doute que la mijaurée lui eut ordonné de faire immédiatement demi-tour et de se mettre en quête d’un établissement plus en accord avec son standing. Le destin, vieux provocateur, en avait décidé autrement et c’était pur ravissement que de la voir, en catimini, essuyer, de son mouchoir de lin, tasses et cuillères avant de les porter à ses lèvres pincées. Le personnel réduit à la seule serveuse et mes béquilles justifiant mon inertie, elle avait même été contrainte, pour récupérer nos valises éparpillées sur le trottoir d’en face, de condescendre - comble de l’abaissement ! - à solliciter l’aide des trois rustauds lecteurs de « OuestFrance ». La regardant s’agiter, retenant chacun de ses gestes de peur de toucher de trop près la trivialité des « petites gens », je m’effrayai soudain de l’âpreté contre nature de mes jugements. Depuis quand cette troublante métamorphose avait-elle commencé à s’opérer ? Cela pouvait remonter à ma révolte contre la Gorgone en blouse blanche de l’hôpital de Nantes ; à ma déroute face au venimeux Saint-Aman et à sa suite de pédants courtisans ou, plus blessant, au quasi viol dont j’avais été la victime dans la guindée salle à manger de « La Jaganda ». Autant de bonnes raisons de donner dans la misanthropie et le cynisme. Mais il y avait aussi ce culte criminel du mensonge - morphine de l’âme - que j’avais, ébahie, progressivement découvert sous le policé des apparences. Cette hypocrisie, cette fausseté universelle qui animait aussi bien les parents de Pascal que le cauteleux David. Ou encore le drame absurde qui avait endeuillé PIXI-Soft et que tout le monde - y compris ma copine Marie - s’était empressé d’oublier de peur de ralentir l’étourdissante fuite en avant technologique. Pauvre Eric ! Sa vie ne pesait pas lourd face aux intérêts d’une impitoyable multinationale aux allures de pays enchanté peuplé d’adorables Joyzik. Longtemps, je m’y étais, reine des tourtes, laissée prendre. Longtemps, mes petites lunettes roses avaient filtré la réalité pour ne m’en restituer que ce que je pouvais - ou voulais - voir ; lunettes qui, avec ma jambe, avaient dû se briser lors de mon accident. Je ne savais si je devais le déplorer ou m’en réjouir. Chrysalide sur la corde raide, serais-je, demain, un joli papillon butinant les spores de beauté enfouis au plus profond de la laideur ou, tout au contraire, un hargneux diptère acharné à inoculer le venin de ses désillusions ? 30 La Mouche sans r@ison Troisième partie Engluées dans la poix de l’ennui, les aiguilles de l’horloge murale, suspendue au-dessus du bar, tournaient pourtant et midi sonnait lorsque madame Bardin-Cardaillac, après dix tentatives infructueuses, reposa sèchement son mobile près de sa troisième tasse de thé à peine entamée. - C’est insensé ! fulmina-t-elle. Depuis hier matin, impossible de le joindre ! Toujours ce satané répondeur ! Il ne faudra pas qu’il se plaigne si nous lui tombons dessus à l’improviste… Avec un peu de chance, nous le surprendrions peut-être dans les griffes de la "femme de couleur" sortie de la cupide imagination de madame Râ-o-Thep, gourou préféré de l’intelligentsia parisienne ! Je parvins à retenir la rosserie qui me taquinait le bout de la langue et la laissait poursuivre. - S’il croit que c’est ainsi qu’il achèvera son nouveau jeu ! Dieu seul sait dans quelles folies cette créature l’aura entraîné ! Mon bébé n’avait besoin de personne pour se jeter, tête baissée, dans les plus funestes entreprises. L’hypothétique « femme de couleur » était le cadet de mes soucis ; ce dont s’aperçut mon intuitive compagne. - Saperlipopette ! Dites quelque chose, Juliette ! s’impatienta-t-elle. C’est de Pascal que je vous parle ! Etes-vous plus ou moins fiancés, oui ou non ? - « Fiancés » est un bien grand mot, madame… - Vous m’agacez avec vos « madame » ! Je vous ai déjà priée cent fois de m’appeler Elisabeth ! Grand mot ou pas, vous l’aimez ! Ne le niez pas ! - C’est vrai. Enfin, je le crois… C’est d’ailleurs pour ça que je lui fais confiance. - A d’autres ! N’étiez-vous pas la toute première à trépigner pour que nous nous embarquions pour l’île d’Yeu ? Hypnotisée par les yeux gris-vert du reptile, j’en restai coite comme une bécasse tombée dans un nid de vipères. Ma lenteur d’esprit était apparemment le seul trait de caractère sur lequel n’aient pas influé mes épreuves. - Si ça n’était pas la jalousie qui vous poussait, qu’était-ce donc ? insinuait, sûre d’elle, mon implacable inquisitrice. La prudence me conseillait de me rendre, penaude, à ses arguments. Mais mon petit démon aux cornes naissantes ne l’entendait pas de cette oreille. - Puisque vous voulez tout savoir, je crains davantage pour la sécurité de Pascal que pour sa fidélité à mon égard, balançai-je tout de go. Le sourire triomphant de madame Bardin-Cardaillac se figea dans un rictus d’incrédulité. Elle blêmit. - Sa sécurité ? s’étrangla-t-elle. Pascal est en danger ? - Rien de vital, rassurez-vous ! précisai-je aussitôt maudissant mon diablotin qui, par défi, était passé outre les recommandations de monsieur 31 La Mouche sans r@ison Troisième partie Bardin-Cardaillac ; je l’entendais encore me supplier d’éviter, à tout prix, de secouer inutilement la fragile cervelle de son épouse. Ennemie déclarée de la dissimulation, je ne voyais pourtant, en la circonstance, d’autre issue que dans la fausse confidence. Une contradiction de plus à gérer. - Vous en avez trop dit ou pas assez ! me griffa, fébrile, la mère aux abois. La peur d’être lacérée décupla mes maigres talents d’improvisatrice. - C’est une histoire un peu compliquée, me lançai-je. Pour résumer, disons que le jeu qu’il prépare en… comment ça s’appelle ?… en solitaire risque de faire du tort à son ancien employeur… - PIXI-Soft ? - Oui. Pascal était, de loin, son meilleur élément… - Tant pis pour eux, ils n’avaient qu’à le garder ! Mais je ne vois pas où est le danger… - Je n’ai jamais parlé de danger, rectifiai-je. Je crains seulement qu’on ne fasse pression sur lui d’une manière ou d’une autre… Madame Bardin-Cardaillac se détendit. Ma fiction opérait d’autant mieux qu’une certaine réalité les sous-tendait. - La guerre économique existe aussi dans le… comment ça s’appelle ?… dans le multimédia, complétai-je. - Une guerre qui, grâce au ciel, n’a encore tué personne ! crut pouvoir affirmer ma rentière de naissance planquée très en arrière du front. Jusqu’à plus ample informé, les gens de PIXI-Soft ne sont pas des gangsters ! - Bien sûr que non ! Mais certaines méthodes… Le sinistre circonscrit, pourquoi ne pas souffler un peu sur les braises, ne fût-ce que pour amoindrir l’apparente stupidité de mes alarmes ? - Tant que la violence ne fait pas partie de ces méthodes… se tranquillisa madame-je-sais-tout. - Tout dépend de quelle violence on parle… murmurai-je, ostensiblement anxieuse. - Vous lisez trop de romans, ma pauvre Juliette ! Et vous connaissez mal notre Pascal : s’il s’était senti sérieusement menacé, il m’aurait immédiatement prévenue. Tant que tout va bien, il protège son indépendance, mais, au moindre problème… C’est toujours un enfant vous savez ! Un enfant figé à l’âge de huit ans, très exactement. Mais à qui la faute ? Comment grandir, écrasé par le fardeau de la culpabilité ? A quoi bon s’efforcer de ressembler à ces lâches adultes exclusivement préoccupés de convenances ? - Et puis, n’oubliez pas qu’il y a une gendarmerie à l’île d’Yeu, poursuivit madame Bardin-Cardaillac ponctuant d’un soupir son allusion au coup de téléphone de son ami ministre. Si Jean-Pierre n’avait pas eu la présence d’esprit de retirer sa plainte, Pascal serait dans de beaux draps ! 32 La Mouche sans r@ison Troisième partie Tout ça à cause de cette créature… Au point où nous en sommes, et si ça peut vous tranquilliser, je veux cependant bien l’appeler… - Qui ça ? La « créature » ? - Juliette ! Ne vous faites pas plus sotte que vous ne l’êtes ! Je parle de la gendarmerie, bien entendu ! Aïe ! A force de jouer avec les allumettes j’étais en train de bouter le feu aux rideaux ! Au moment où mon bébé se débattait entre un complot politique et une affaire d’espionnage industriel, attirer l’attention d’un gendarme « maniaque » était bien la pire des choses à faire ! - Je crois que ça le mal serait pire que le bien… Euh… Enfin, l’inverse… bredouillai-je. - Il faudrait savoir ce que vous voulez, ma chère ! ironisa-t-elle. Quand on tremble pour la sécurité de son fiancé… Mon petit démon en trépignait de fureur : pour me sortir du méli-mélo où je m’enlisais lamentablement, je choisis, la tête couverte de cendres et la corde au cou, de sacrifier ma fierté sur l’autel de la molle conciliation. - C’est vous qui aviez raison, me rendis-je, rougissant de honte plus que de confusion. - Raison ? A quel sujet ? - Cette femme… - J’en étais sûre ! jubila-t-elle. Un conseil, Juliette : quand on ne sait pas mentir, mieux vaut s’abstenir. Surtout devant moi : vous savez que j’ai des antennes pour ces choses-là ! Je me mordis les lèvres pour ne pas pouffer : ses antennes - si antennes elle avait jamais eu -, étaient aussi rouillées que ses victoriens a priori. Contrairement à madame Bardin-Cardaillac, le silence de Pascal ne m’inquiétait nullement. Je m’étonnais même qu’il n’ait pas songé, plus tôt, à brancher systématiquement son répondeur : à quoi bon discuter avec une mère qui n’écoutait que les réponses incluses dans ses questions ? Durant l’apaisant silence qui suivit notre joute, madame BardinCardaillac remballa son Nokia pour, à ma grande surprise, sortir de son sac à main un paquet de Rothmans rouges ; au cours de mon séjour à « La Jaganda », je ne l’avais jamais surprise une cigarette à la main ! Croisant, derrière mes lunettes embuées, mon regard bleu d’ébahissement, elle referma le petit couvercle argenté de son briquet Yves Saint-Laurent. - Désolée, Juliette. Je ne vous ai pas demandé si la fumée vous gênait… - Pas du tout, mentis-je une fois de plus. C’est juste que… Elle m’adressa un sourire de connivence, alluma sa cigarette et inhala, avec délice, une profonde bouffée. - Je sais bien ce que vous pensez, s’amusa-t-elle, le visage auréolé de volutes mauves. C’est à cause d’Emile : le jour de mes cinquante ans, il m’a 33 La Mouche sans r@ison Troisième partie fait promettre d’arrêter. Depuis, je fume en cachette comme une collégienne… Elle gloussa et tira à nouveau sur sa cigarette avant d’ajouter, espiègle : - J’espère que vous ne me dénoncerez pas ! « Quelle famille ! » soupirai-je à part moi. Derrière le lisse paravent des conventions, c’était à qui duperait l’autre ! Seul Pascal et ses foucades rompaient, dans des éclairs de révolte, le charme vénéneux de ce cocon de faux-semblants. Chez moi, à Rouen, on ne se disait pas toujours l’entière vérité mais on ne savait pas tricher, surtout pour des peccadilles. Econome de tout, y compris de paroles, on savait se montrer prolixe dès lors que l’un d’entre nous traversait une mauvaise passe. Combien de fois mon père nous avait-il, en toute ingénuité, associés à ses déboires professionnels ? Combien de fois ma sœur cadette s’était-elle glissée dans ma chambre pour pleurer dans mon giron parce que l’une de ses innombrables amourettes battait de l’aile ou que ses règles avaient du retard? Combien de fois avais-je, ballottée entre Emmanuel et ma carrière, cherché conseil et réconfort dans les bras de ma mère ? L’argent n’était pas ce qui différentiait le plus la middle-class normande de la jet-set parisienne. La serveuse du « Marin Bêcheur » avait commencé à déplier, sur quelques tables, des nappes en papier et, une poignée de couverts à la main, nous demanda si nous souhaitions déjeuner. Madame Bardin-Cardaillac se fit charmante pour décliner la proposition au prétexte qu’elle préférait profiter du soleil enfin éclatant pour s’en aller grignoter un sandwich sur la plage. Habile subterfuge qui lui valut la permission de laisser nos bagages dans un coin, entre un vieux flipper et un présentoir de cartes postales jaunies. Dehors, l’air s’était, avec la dissipation de la brume, sensiblement réchauffé. Au-delà du pont de Noirmoutier, la mer, d’un vert sale, se teintait maintenant de lapis-lazuli. Sur le seuil du bistrot, un gros lilas, chargé de grappes blanches et pourpres, nous enveloppa de ses lourdes effluves. Sensations aussi délicieuses qu’éphémères : face à nous se dressait toujours le même rempart de façades mortes et d’enseignes délavées. Quelques passants, le visage fermé, flottaient, translucides, d’un trottoir à l’autre. Fromentine, entre deux saisons, c’était le château de la Belle au Bois Dormant… sans Belle ni bois. Clopin-clopant, j’avais péniblement suivi madame Bardin-Cardaillac sur une cinquantaine de mètres lorsqu’elle pivota sur ses talons. Son volteface avait été si brusque que je faillis la percuter de plein fouet. - Je crois qu’il vaut mieux que vous m’attendiez ici, m’ordonna-t-elle, lasse de caler son pas sur mon laborieux boitillement. Je vais essayer de trouver un restaurant potable. Si, par extraordinaire, j’y parviens, j’enverrai quelqu’un vous récupérer. 34 La Mouche sans r@ison Troisième partie L’éclaireuse envolée, je cherchai un endroit où déposer mes béquilles et soulager mes aisselles. Les deux bancs publics à ma portée s’étant avérés ruisselants d’humidité et maculés de guano, je finis par échouer sur l’étroite console cimentée de la vitrine du « Bazar de l’Embarcadère ». Comme c’était à prévoir, les secours promis se firent attendre. Mes revues restées dans mon sac de voyage, j’épuisai rapidement les distractions offertes par les portes closes du syndicat d’initiative et le rideau de fer de l’« Immobilière Vendéenne ». Récupérée au vol, une publicité pour « La Manivelle » (« Le loueur qui démarre au quart de tour »), bourrée de fautes d’orthographe, ne m’occupa, en dépit de multiples relectures, que quelques minutes. Le prospectus froissé, j’entrepris, en désespoir de cause, de réaliser, à la loupe, l’inventaire de la devanture à laquelle j’étais appuyée. Il y avait là des demi-coques artisanales, des appareils photos jetables, des briquets aux couleurs européennes, des lithographies marines, des pipes en terre cuite, des modèles réduits de barques et de bateaux de pêche, des ancres et des tire-bouchons de cuivre, des cendriers avec inclusions de coraux, des figurines de pêcheurs en cirés jaunes le filet sur l’épaule, des cabines de plage et des phares miniatures, des hippocampes vernis, des cuillères en argent frappées du double cœur vendéen, des pendentifs en forme de dauphin ou de coquillages, des sabots de bois recyclés en paniers à bouteilles, des plats décorés d’une scène représentant un couple d’anciens en costumes folkloriques, des portraits de chats et de chiens, un service de table en faïence violette et jaune, des réveils, des couteaux suisses, des stylos, des jumelles, des transistors et même un antique et volumineux magnétophone Grundig « de luxe », rebut de brocante. « J’espère qu’ils ont le stock de bandes qui va avec ! » raillai-je avant, l’instant d’après, de sentir une boule me descendre dans la gorge. Le microcassette de Pascal ! Instantanément projetée trois semaines en arrière, je me revoyais, aux Vieilles, vautrée dans le canapé du salon, luttant contre le sommeil en attendant que mon bébé se soit fatigué de son nouveau gadget. Que pouvait-il ainsi enregistrer pendant des heures ? - Mes mémoires… m’avait-il répondu, le sourire sinueux, lorsque je l’avais, sur l’oreiller, entrepris à ce sujet. Mon testament ou mes aveux, c’est selon… - Selon quoi ? - Ça dépendra de qui aura niqué l’autre… Considérant ma mine atterrée, il avait éclaté de rire : - Non ! Je déconne, Juliette ! Je déconne ! Allez ! Ne te prends pas la tête avec ça et vire-moi ce tee-shirt : on a mieux à faire tous les deux, non ? L’ennui, avec mon bébé, c’est qu’il n’était jamais aussi sérieux que lorsqu’il déconnait. Ecartée depuis longtemps, l’hypothèse selon laquelle l’existence de ce microcassette aurait pu, à elle seule, justifier l’intervention du « Péril Jaune » ou du groupe « Further Führer » revint, avec cette bribe de 35 La Mouche sans r@ison Troisième partie souvenir, au premier plan. Adepte du « zéro papier », Pascal était tout à fait du genre à user de bandes magnétiques comme d’un livre de bord ou d’un journal intime. Quelles que fussent ses activités occultes, lesdites bandes s’y rapportaient forcément de près ou de loin et présentaient donc un intérêt certain tant pour ceux qui le manipulaient ou espéraient en faire un bouc émissaire que pour le gendarme qui lui cherchait noise. Un fichier numérique se protège aisément contre d’indiscrètes investigations, pas un banal support analogique (mon passage à PIXI-Soft avait, sinon rosi ma vision de l’humaine condition, du moins enrichi mon champ lexical). La première chose à faire, une fois sur place, serait de convaincre mon masochiste préféré d’effacer, au plus vite, ses explosives confessions. - La plage, c’est de l’autre côté, m’indiqua, goguenarde, la serveuse du « Marin Bêcheur » que je n’avais pas vu venir. Pour les sandwichs, je vous conseille le « Froment In » : leurs « crudités-thon » sont excellents. C’est ma cousine qui les prépare… Mes joues s’enflammèrent sans que la moindre parole ne parvienne à percer le plâtre de mon embarra. Dans le regard de ma caustique interlocutrice, la moquerie le céda incontinent à une larme d’empathie : - Dame ! Ne vous frappez pas ! On ne choisit pas ses parents et j’ai tout de suite compris que mon troquet n’était pas assez chic pour votre mère. Toujours muette de confusion, j’approuvai d’un signe de tête même si la filiation supposée me chagrinait : la ressemblance était-elle désormais si frappante ? - Je suis sûre qu’elle est partie chercher un restaurant plus classe, reprit la fine mouche. A Fromentine, ça ne court pas les rues… à part le « Sunset Boulevard ». Mais c’est pas la porte à côté : vous risquer de poireauter encore un bon moment ! Mon service est terminé et j’ai ma Polo juste en face. Ça vous dirait si je vous conduisais jusque là-bas ? Déboussolée par la généreuse spontanéité de la proposition, j’opinai à nouveau et m’emparai de mes béquilles. - Attendez ! Je vais reculer le siège pour que vous puissiez allonger votre jambe, m’annonça mon attentionné chauffeur comme nous atteignions la voiture. En la voyant jongler, joueuse, avec ses clés, je lui trouvai un charme piquant qui m’avait, de prime abord, échappé. Les profondes rides qui encadraient symétriquement son franc sourire, les nuances indéfinissables de ses grands yeux gris, le pointu de son nez aquilin et le volontaire de son menton carré lui conféraient une sorte d’autorité gouailleuse qui, inhibition oblige, encouragea mon mutisme. - Pour ce qui est de la conversation, pas la peine de vous mettre en frais, plaisanta-t-elle en actionnant le démarreur. Depuis que j’ai viré mon dernier mec, j’ai pris l’habitude de parler toute seule. Ça limite les engueulades. Au fait : je m’appelle Léa, et vous ? 36 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Juliette, déglutis-je. - Comme « Roméo et Juliette » ? - Euh… Oui… - Alors, méfiez-vous des histoires de famille ! Ça commence par un couffin et ça finit par un coup tordu… Supputant, à l’intonation de sa voix, qu’un trait d’esprit m’était passé au ras des oreilles, je m’appliquai à ponctuer sa réplique d’un petit rire forcé : mon sens de l’humour peinait à rattraper mon sens critique. Comme je l’avais noté lors de mon arrivée, Fromentine, modeste bourg, diluait la laideur hétéroclite de ses habitations en les éparpillant de part et d’autre d’une interminable artère principale que, même ingambe, j’aurais mis une bonne demi-heure à remonter. Grâce à la conduite sportive de Léa que les passages protégés ne ralentissaient guère, les néons clignotant du « Sunset Boulevard » se précipitèrent à notre rencontre en moins de deux minutes. Je venais de descendre de la Polo qui manœuvrait pour faire demitour lorsque madame Bardin-Cardaillac jaillit, furibarde, du restaurant. - Juliette ! Vous tombez bien ! s’exclama-t-elle en m’apercevant. J’imagine que vous avez eu la chance de trouver un taxi… - La chance ? Si on veut mais… - Peu importe ! Tout ce qui compte, c’est que nous puissions nous éloigner au plus vite ce bouge ! - Le « Sunset Boulevard » ne vous convient pas ? - Des ploucs qui ricanent bêtement au lieu de vous aider à vous débarrasser de votre manteau ! A peine plus fréquentable que ce bar miteux, là… Comment l’appelez-vous déjà ? - Le « Marin Bêcheur », madame, lui répondit Léa en passant sa tête à la portière. Tout juste bon à servir de consigne gratuite à vos honorés bagages ! A la place de madame Bardin-Cardaillac je me serais liquéfiée sur place. Mais, contrairement à ce qu’avait postulé l’imaginative serveuse, nous n’avions pas le moindre gène en commun ; surtout pas celui de la vergogne. - Bravo, mademoiselle ! Quel esprit ! badina-t-elle sans se démonter le moins du monde. L’effronterie n’est pas pour me déplaire, bien au contraire ; comme vous avez pu en juger, j’ai, moi-même, mon franc parler. Maintenant, si vous tenez à ce que nous vous débarrassions de nos valises… - C’est pas le problème ! répliqua vertement Léa. Je me fous complètement de vos valises! Je ne suis qu’une simple grouillotte et j’ai fini ma journée, alors… - Voilà qui est parfait ! se réjouit madame Bardin-Cardaillac. Que diriez-vous de cinq cent francs pour nous conduire à Pornic ? J’y connais un excellent cuisinier et je vous invite ! Pour toute réponse, Léa, les mâchoires crispées, embraya et disparut dans une odeur de caoutchouc brûlé. Exactement ce que j’aurais dû faire 37 La Mouche sans r@ison Troisième partie quand la mère de Pascal m’avait, quinze jours plus tôt, relancée à l’hôpital de Nantes. - Ces gens-là sont vraiment d’une indélicatesse ! pesta-t-elle, indignée. En attendant, madame Sans Gêne et son héritière putative restaient, l’estomac vide, comme deux gourdes jetées au milieu du trottoir. Notre virée ne s’annonçait pas des plus reposantes et un sombre pressentiment me suggérait même que nos déboires n’en étaient qu’à leurs prémices. Assise sur la plage, fourbue, dévorant un sandwich au thon - la fameuse spécialité du « Froment In » -, je tournais le dos aux vains caquetages de ma compagne pour m’abîmer dans la contemplation de l’océan. A gauche du pont, un imperceptible trait sombre surlignait l’horizon : l’île d’Yeu. Que pouvait-il bien s’y passer alors que je rongeais mon frein sur cet apocryphe repentir de continent ? 45 Niveau 8 Vue subjective, player 4 (François) Fichier enregistré le mardi 29 avril 1997 à 15 heures 30 Martine n’avait pas digéré la mise à sac de notre logement de fonction et, en guise de représailles, ne m’avait servi, pour tout déjeuner, qu’une soupe à la grimace. Un peu léger pour un grand garçon comme moi que les mésaventures nautiques du lieutenant Parfait avaient mis en appétit. Pour la première fois en vingt ans - si j’exceptais l’embargo de trois jours qu’elle m’avait infligé, à Cayenne, suite au tronçonnage de notre yorkshire - elle ne m’avait laissé d’autre alternative que de lécher la toile cirée de la cuisine ou de me débrouiller, seul, pour assurer l’intendance. Dans le souk que nous avaient laissé nos indélicats visiteurs, force me fut donc de me lancer à la recherche d’une ration minimale à me mettre sous la dent. Les conserves exclues, de longue date, du mess par un mien règlement intérieur plus soucieux de gourmandise que de diététique, j’eus toutes les peines du monde à dégoter, au fond d’une étagère, une vieille boite de maquereau grasse et poussiéreuse et un bocal de pois chiches dont je préférai ne pas lire la date de péremption. Piètre menu qu’accepta, bonne pâte, de compléter une demi- 38 La Mouche sans r@ison Troisième partie baguette rassie. Pour me consoler, je débouchai une bonne bouteille de Pinot gris à qui - Martine refusant obstinément tout dialogue - je dis deux mots. L’esprit un chouïa embrumé par cet œnologique tête à tête, j’en étais encore à siroter mon Nescafé - à la guerre comme à la guerre - lorsque la tête de jaguar artistement transformée en coucou suisse par un loufoque artisan guyanais (qui n’a jamais vu un canari jaune sortir des mâchoires entrouvertes d’un fauve empaillé ne peut pas s’imaginer ce qu’est la vie entre Maroni et Oyapock) sonna deux heures. Je n’avais que le temps de me passer la migraine sous la douche et de vérifier mon Beretta avant de cingler vers la plage de la Grande Conche. Tous mes hommes disponibles lâchés dans la nature avec mission de recueillir toute information relative à la présence, sur l’île, d’éléments du groupe « Further Führer », le parking de la brigade était vide et je dus, pour me rendre à mon rendez-vous, me satisfaire de la seule mobylette boudée par mes fins limiers. Une pièce de musée qui ne démarrait qu’à coups de pompes dans le carburateur et dont la selle, les ressorts écrasés par le poids des ans, eut satisfait le fakir le plus pointu. Parvenue, cahin-caha, au niveau de la pointe de la Sablière, cette cochonnerie de machine me fit - ce qui était à prévoir - le vieux coup de la panne. Trop mal carrossée pour m’incliner au badinage, je l’abandonnai froidement sur le bord du chemin et entrepris, pedibus, de traverser la pinède odorante qui me séparait encore de mon objectif. Enfonçant mes godillots dans l’épais tapis d’aiguilles qui crépitait à chacun de mes pas, je caressai au passage les frondes dentelées des hautes fougères massées à l’ombre des pins maritimes. De temps à autre, une pine explosait sèchement sous mes semelles dénonçant ma prudente progression. Peu m’en chalait : en dépit de mes mécaniques avatars, j’avais encore une demi-heure d’avance sur le planning ; avantage sur lequel je comptais pour me prémunir d’éventuelles mauvaises surprises : l’ami Marc Dieulafait n’avait jamais pêché par excès de loyauté. Allongé, au milieu des oyats qui me chatouillaient la moustache, j’avais sorti mes jumelles pour scruter méticuleusement les alentours. A part un couple de touristes qui, enlacé, me tournait le dos assis sur les roches de la Pèlerine, la plage de la Grande Conche, à marée basse, était déserte jusqu’à la pointe des Tamarins. Sur le sable humide que zébraient de minuscules rivières aux innombrables affluents, les seules empreintes visibles étaient celles laissées par les mouettes et les goélands en quête de petits crabes à pincer. En contre-jour, l’écume des déferlantes voletait en translucides aigrettes. Malgré la poussée d’adrénaline qui me chauffait les tempes, je me pris, contemplant ce paysage vierge à perte de vue, à rêver d’Ile Mystérieuse ; une image enfantine qui s’était imposée à moi dès les premiers jours de mon installation. Cyrus Smith de ce « petit pays » j’en avais, sans jamais me lasser, exploré chaque combe, chaque courseau, 39 La Mouche sans r@ison Troisième partie chaque grotte espérant y découvrir quelque malle échouée ou, à défaut, l’épave du Nautilius. Un Nautilius à quatre roues dont le toussotement caractéristique m’arracha, subito, à mes songeries. A deux cents mètre devant moi, au bord de la dune, une Méhari verte venait de stopper dans un nuage de poussière. Au volant, emmitouflée dans son ciré jaune, un bonnet enfoncé jusqu’aux oreilles et les yeux protégés par des lunettes de soleil, je crus reconnaître la jeune femme décrite, dix jours auparavant, par Bertrand. Fragile représentante du beau sexe que le toujours galant Alain avait envoyée au tapis. Après s’être penché vers elle pour l’embrasser furtivement, mon capitaine Nemo glissa rapidement sa main droite sous son épais cardigan. Rasséréné par le contact de ce qui se lovait sous son aisselle, il avança résolument, balayant le panorama de son regard clair, vers la coulée de sable blanc qui dévalait la dune jusqu’à la plage. Instinctivement, je fis jouer mon Beretta dans son étui et, d’un bon coup de rein, opérait une roulé-boulé pour me réfugier à l’abri d’un buisson de prunelliers : je n’aimais pas du tout la tournure que prenaient les événements ; j’étais venu pour tailler une bavette non pour me faire composter mon acte de naissance. La carrure d’un footballeur américain, la mâchoire toujours aussi virile, la brosse grise et drue, c’était bien le play-boy quadragénaire entrevu, la semaine précédente, sur le passage protégé de la rue Calypso. Ma mémoire ne m’avait pas trahi : vingt ans seulement séparaient le jeune inspecteur de Rambouillet du commissaire Dieulafait. A l’évidence, le mariolle, en vieillissant, n’avait rien perdu de sa native chafouinerie. Ma naïveté, elle, commençait à sucrer les fraises : au moindre geste suspect, un coton-tige d’acier curerait le cérumen pour mieux lui faire entendre raison. Pour l’heure, mon homme s’était tranquillement avancé jusqu’au boudin de goémon qui marquait les limites de la pleine mer. Hors de son champ de vision, j’attendis qu’il consultât sa montre pour la troisième fois avant de me redresser, d’épousseter les brins d’herbe accrochés à mon pull, d’ajuster mon képi et de me porter, la démarche assurée et le sourire franc, à sa rencontre. - Commissaire Dieulafait, je présume… lançai-je, jovial, dès qu’il fut à portée de voix. Il pivota sur place et me dévisagea, froid comme un scanner, avant de solliciter ses zygomatiques. - Adjudant Lemoine, si je ne m’abuse ! me renvoya-t-il sans se donner la peine d’avancer. Ça fait un bail ! Bonne pomme, je fis les derniers pas et lui tendit la main. Sa poigne était ferme et sèche. - C’est vrai que ça ne nous rajeunit pas, surenchéris-je dans les platitudes. Toujours bon pied bon œil à ce que je vois… 40 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Et toi, toujours aussi bon vivant, observa-t-il frappant du poing son ventre plat de culturiste. Ma cicatrice à la joue droite, mâle souvenir de Guyane, l’intrigua. - Une tigresse en chaleur ? - Si je me souviens bien, les tigresses, c’est plutôt ton rayon, badinaije. Qu’elles soient ou non en chaleur… Imbu de sa fausse modestie, il haussa les épaules. - Qu’elles soient ou non mariées… appuyai-je, le regard par endessous alors qu’il me rendait quelques bons centimètres. - Tout ça, c’est de l’histoire ancienne, balaya-t-il après une courte hésitation qui ne laissa pas de me ravir. Dès le premier engagement, ma botte, dite « du coup de pied de l’âne », avait trompé sa garde de tierce. Un croisé au flanc qui me renfloua le moral : mon sabre n’était pas moins long que le sien. - Figure-toi que je me suis rangé des voitures, insista-t-il en levant son bras droit comme pour prêter serment. Les nanas, pour moi, c’est terminé… - Ton joli chauffeur ? hasardai-je pointant du nez la Méhari à moitié cachée par la dune. - Rien ne t’échappe, hein ? Je parie que tu étais là une demi-heure avant le rendez-vous… - Mets-toi à ma place… C’est pas tous les jours qu’on me propose des rancards comme celui-là. Alors ? Ce chauffeur ? - Lieutenant Karine Vann, D.R.P.J. de Paris… Je vais t’expliquer… Dieulafait pouvait se dispenser de faire l’épître : j’avais déjà compris qu’avec Marc la police était une institution plus horizontale que verticale. Mais les aveux étaient encore loin d’être complets et mon Casanova repenti me prit amicalement par l’épaule pour me convier à arpenter la plage en sa compagnie. - Tu te demandes sans doute pourquoi je tenais tellement à te rencontrer sans témoin, commença-t-il. - Oui et non. Disons que j’ai ma petite idée… Le touriste ordinaire ne crapahute pas à la sauvette sur la côte sauvage et se balade rarement avec un flingue sous sa veste… - Exact. Tu en déduis ? - Que tu es sur un coup et que tu n’as pas trop envie qu’un gugusse dans mon genre aille te faire tourner la mayonnaise… - C’est à peu près ça, admit-il, se penchant pour ramasser un gros coquillage qu’il lança, loin devant lui, avant de poursuivre : mais on n’en est plus là. Pour tout te dire, si je t’ai contacté, c’est que je suis dans une merde noire et que je vais avoir besoin de ton aide. Après les feintes et les esquives d’échauffement, on en arrivait droit à l’escarmouche : pour se découvrir ainsi, le vicieux bretteur devait avoir une lame cachée dans sa manche. A moi de me forger mentalement une canneépée. 41 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Si tu crois que je peux t’être utile, à ton service… lui répondis-je, plus affable que La Fontaine. - Avant toute chose, il faut déjà que tu saches que j’appartiens, depuis presque six ans, au S.E.F.T.I… - Nul n’est parfait… - Tu connais ? - Service d'Enquêtes sur les Fraudes aux Technologies de l'Informatique. D.C.P.J., affaires économiques et financières, récitai-je. Dans la maréchaussée, on est un peu niais mais on se soigne… - J’ai eu l’occasion de m’en apercevoir, me concéda-t-il. Depuis que je suis sur l’île, tu ne m’as guère facilité la tâche ! - Bien involontairement ! Comment pouvais-je deviner que tu chassais sur mes terres et que tu t’intéressais, toi aussi, à l’épave de la 4*4 ? Si tu m’avais prévenu plus tôt… Le petit cachottier accueillit la réprimande sans sourciller : on ne peut pas tirer la couverture à soi et reprocher à l’autre de tousser. - J’en suis d’autant plus navré que nous ne sommes pas du tout sur la même affaire, ajouta-t-il, battant sa coulpe, avant de compléter, le vinaigre noyant le miel : le jeune Bardin-Cardaillac, je te le laisse bien volontiers même si, à mon avis, tu prends d’énormes risques pour pas grand-chose… L’enflure ! Non content de chercher à me berlurer, il fallait encore qu’il daubât mes plus ou moins licites investigations. - Je sais ce que je fais ! me cabrai-je. Même si je finis par me planter, ça n’est pas toi qui m’empêcheras d’aller jusqu’au bout ! - Comme tu voudras, mais je t’aurais prévenu, dégagea-t-il en touche. Pour moi, du moment que nous pouvons nous mettre d’accord… - D’accord sur quoi ? - J’y viens, François ! J’y viens ! Mine de rien, nous étions déjà parvenus à la hauteur de la tourelle des Corbeaux que la marée basse avait cernée de noirs récifs. Un pêcheur de bars y louvoyait escorté par un nuage de mouettes voraces. La conversation s’interrompit le temps d’escalader le double rempart de granit qui protégeait le minuscule port des Corbeaux, à l’extrême sud-est de l’île. Un petit phare rouge et blanc y dominait un enchevêtrement de proprettes cabanes en bois, résidences secondaires d’une douzaine de familles islaises. Chaque week-end, à la belle saison, on sortait les barbecues bricolés dans de gros bidons cabossés, les tables de jardins en plastique écaillé et les parasols décolorés. Certaines de ces maisons de poupées, amoureusement entretenues, étaient même équipées d’une cave où le Gros Plan nantais se conservait, été comme hiver, à bonne température. Tendus entre deux forts piquets, des filets de pêche séchaient en attendant d’être remaillés et, tirés au sommet de la cale en ciment, toutes sortes d’embarcations rudimentaires, parfois abandonnées sur leurs chariots aux roues de vélos recyclées, rêvaient de cap-horniers. 42 La Mouche sans r@ison Troisième partie Quand la graisse des merguez n’empuantissait pas l’atmosphère, il se dégageait, de ce « bout du monde », un parfum de nostalgie à mille milles du frelaté continental. C’était l’une de mes haltes préférées et il m’arrivait, parfois, d’y lancer le cochonnet encouragé par d’enragés boulistes que les marques de képi sur mon front ne rebutaient pas. Peu sensible au charme du tableau, le commissaire Dieulafait n’attendit pas qu’on eût fait demi-tour pour commencer à m’affranchir avec cette insupportable condescendance qui lui collait à la peau comme le sable épais de l’anse de Ker Daniau (un autre bijou de la « Perle de l’Atlantique »). - Pour que tu saisisses bien les enjeux de ce qui m’a amené ici, je vais être obligé de remonter pas mal de temps en arrière… me prévint-il. - No problemo ! Mais ne remonte pas trop vite… au cas où j’aurais la comprenette à pédales bloquée sur le grand plateau… - Quelques semaine après mon entrée en fonction au S.E.F.T.I., en décembre 1991, le grand manitou du service m’avait demandé de me mettre en relation avec la brigade des « stups » de la D.C.P.J. : elle venait de serrer un camé qui ne demandait pas mieux, en échange d’une amnistie préventive et d’une protection rapprochée, que de balancer un mafieux chinois déjà mouillé, en juin 1987, dans un sanglant règlement de comptes. Accusé, cette fois, de trafic d’immigrés clandestins, le gros bonnet, bien informé, réussit à nouveau, in extremis, à tirer son épingle du jeu… - Le rapport avec le S.E.F.T.I. ? - La boîte soupçonnée de se faire du gras sur la misère du monde s’appelait - et s’appelle toujours - « Yellow Computers »… L’un des plus importants distributeurs français spécialisés dans le discount de matériels informatiques. A partir de là, Marc gaspillait sa salive en pure perte : je connaissais déjà, grâce au zèle d’un major en préretraite, le sieur Lin Dao Lhou et le piratage des fichiers du ministère de l’Intérieur perpétré, en avril 1992, par un « hacker » très vraisemblablement à sa solde. Je me gardais cependant de ramener ma science et m’en tenais mordicus à mon rôle de gros benêt épaté. - Comme tu l’imagines, enchaîna mon mentor, la place Beauvau n’a pas jugé bon de médiatiser l’événement d’autant qu’il survenait au moment où la D.C.P.J. était enfin sur le point de sauter le Chinois pour délit d’initié. Le temps de recoller les morceaux et l’anguille nous glissait encore entre les doigts… Ladite anguille, qui cachait de maous ailerons de requins, continua donc, peinarde, à diversifier ses occultes activités. La déplorable qualité de ses produits bas de gamme - assemblés par des esclaves à partir de pièces recyclées - commençant à lasser le grand public, la société « Yellow Computers » s’était progressivement retournée vers les PME. Une démarche marketing basée sur un concept révolutionnaire : le « sévices » après vente. 43 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Le principe est enfantin, résumait Marc : tu fournis des stations clés en main avec leurs logiciels et, en option gratuite, quelques virus dormants plus ou moins destructeurs que tu peux activer ultérieurement via, par exemple, une mise à jour. Quelques mois après la vente, quand la vie de l’entreprise dépend entièrement du bon fonctionnement de son nouveau réseau, tu lui balances une petite démonstration et, dans la foulée, tu lui proposes une assurance contre les mauvaises surprises ; police prévoyant, bien entendu, des versements réguliers sur divers comptes numérotés. Pour éviter d’improbables retours de bâton - les patrons préfèrent généralement casquer que de passer pour des pigeons -, le grossiste racketteur se planque derrière une kyrielle de revendeurs indépendants qui, ignorant tout de l’arnaque, feront, le cas échéant, d’honorables boucs émissaires… - Exemple : Origo-Desfontaines ? - Entre autres, oui… - Et si le pigeon grimpe sur ses ergots ? - Je lui souhaite bon courage pour prouver la véritable origine des virus ! Même les informaticiens du S.E.F.T.I. en perdent leur langage C ! Ajoute à ça que l’ami Lin Dao Lhou cotise au F.N. et que nous sommes en pleine campagne électorale… Tu vois le topo ! - Je vois, opinai-je. « Il est tiré vers la Géhenne où il sera abreuvé d'eau fétide. » Sourate XIV, verset 16… Mais toi, là-dedans ? - Après avoir constaté la facilité avec laquelle l’enfoiré de serin s’était fait un cache-col de ses premières mises en accusation, je me suis dit qu’on devait changer radicalement de méthode et essayer de le marquer à la culotte côté finances. Pas vraiment dans mes attributions, mais bon… Le patron, poussé au cul par sa hiérarchie, s’assit sur ses principes et me donna carte blanche. De 92 à 94, je fis donc systématiquement le siège des éventuels partenaires de Lin Dao Lhou pour leur décliner son pedigree et leur conseiller la plus grande prudence. Résultats plutôt médiocres – course aux profits oblige -, à l’exception du lancement du réseau « Hermès » dont le Chinois faillit, grâce à mes bons offices, éponger en solo l’énorme déficit. Comme les bénéfices à tirer de l’affaire étaient plus qu’aléatoires, même les world wide killers de PIXI-Soft s’étaient, pour une fois, laissés convaincre… L’image que je conservais de ladite société et de son pédégé sous cyber-perfusion cadrait assez bien avec l’anglophone caricature. Mais la candeur du commissaire Dieulafait n’était plus celle d’un teen-ager et son évocation de PIXI-Soft n’avait rien de fortuite ; son regard, quand il avait prononcé ces trois syllabes, appelait assez une réaction de ma part. Je simulai pourtant la plus parfaite indifférence : il en savait suffisamment sur mon compte pour ne pas lui donner mon RIB. Je le relançais donc fissa sur sa guerre économique… - Si je comprends bien, tu t’es retrouvé Gros-Jean comme devant ? - Pas tout à fait. C’est quand même après étude de mes dossiers que les types de la COB lui ont interdit l’accès au second marché ! Et puis… 44 La Mouche sans r@ison Troisième partie Hésitation en forme de remorque que j’eus la faiblesse de crocheter : - Et puis ?… - Depuis mai 1993, j’avais heureusement pris la précaution de mettre un autre fer au feu. Un truc que le boss avait eu beaucoup de mal à avaler mais qui ne dépend maintenant plus que de ton aimable collaboration pour aboutir… Après les prolégomènes, nous en arrivions au vif de l’entourloupe. Toutes mes petites cellules grises en alerte rouge, je laissai volontairement un blanc dans la conversation le temps de mettre un peu d’ordre sous mon képi et de dérouler, préventivement, quelques chevaux de frise. Contrairement aux allégations de Marc et même si les angles d’attaque étaient différents, nous étions, bel et bien, tous les deux, sur le même coup. Trois éléments au moins jouaient, pour chacun de nous, un rôle déterminant : 1/ le piratage des fichiers informatiques du ministère de l’Intérieur qui avait permis d’effacer l’existence de Sibylle N’guyen ; 2/ la société PIXI-Soft, employeur de David Pecquet qui avait viré Pascal Bardin-Cardaillac avant de devenir sa cible. 3/ le peu respectable Lin Dao Lhou qui avait vraisemblablement partie liée avec le groupe « Further Führer » et s’était, non moins vraisemblablement, attaché les services de Gabriel Huyng. Cela faisait décidément trop de coïncidences pour un hasard normalement constitué. Quoi qu’il en eut, le commissaire Dieulafait le savait aussi bien que moi ; ce qui me turlupinait un tantinet. Pour rétablir l’équilibre des forces, je me devais, coûte que coûte, de le doubler dans la dernière longueur. Facile à dire alors que nos enjambées, toujours égales, arrachaient au sable humide les mêmes bruits de succion rigoureusement synchrones. Question : en quoi lui étais-je plus utile maintenant que deux ou trois jours auparavant ? Quelle information capitale pour lui avais-je pu glaner depuis mon retour de Paris ? Arrêt sur image, rewind, play. Le temps manquant pour analyser chaque péripétie, je m’en tins aux scènes principales. Dans l’ordre, il y avait d’abord eu cette silhouette furtive aperçue, le dimanche après midi, s’enfuyant de la maison des Bardin-Cardaillac. Plutôt svelte et menue, elle pouvait, à la réflexion, correspondre aussi bien à celle d’un garçon que d’une fille. Aurais-je, par inadvertance, obligé le lieutenant Karine Vann, James Bond girl de service, à quitter prématurément les lieux ? Marc voulait-il, pour ne pas être chocolat, que j’effaças l’incident de mes tablettes ? Ensuite était venue la confession de David Pecquet qui, avouant un début de liaison avec Sibylle N’guyen, me rapportait l’anecdotique intervention, peu après le naufrage du « Black Star », d’un flic en civil chargé de nettoyer le terrain et de récupérer toute pièce susceptible de révéler l’identité de la belle disparue. Si le mystérieux poulet nécrophage 45 La Mouche sans r@ison Troisième partie répondait au nom de Dieulafait - ce qu’une simple confrontation établirait aisément - le commissaire du S.E.F.T.I. flirtait avec le game over. Autre événement majeur : la découverte, par Pierre Ligeot, de la 4*4 immergée à la pointe de la Tranche. Une épave que Marc et sa compagne, prenant des risques insensés, s’étaient évertués à localiser. Maintenant que le véhicule était parti pour le continent, Marc ne pouvait nourrir de convoitise que pour l’un des deux objets récupérés lors du renflouage : la gourmette au motif chinois ou l’ordinateur portable qu’un tandem de motards casse-cou puis d’intrépides cambrioleurs avaient tenté de me chouraver. Un Compaq rendu inviolable par une série de codes d’accès mais dont les petites icônes, répandues sur son image d’arrière-plan, m’avaient conduit à jouer les Champollion de bas empire et à considérer certaines têtes de loup miniatures comme d’authentiques idéogrammes. Plus que jamais persuadé que ma première interprétation était la bonne et qu’il y avait bien du Lin Dao « Loup » dans le disque dur, j’en restai là de mon rapide rembobinage. Si Sainte Aubaine ne me larguait pas au milieu du gué, c’est mon vieux copain Marc qui n’allait pas tarder à mouiller son pantalon ! - Tu m’écoutes ? s’inquiéta-t-il, troublé par ma soudaine absence. - Je te copie cinq sur cinq. Mais je crains fort de ne pouvoir accéder à ta demande… - Comment peux-tu dire ça ? s’estomaqua-t-il. Je ne l’ai même pas encore formulée ! - Nous avons beau ne pas être du tout sur la même affaire, il se trouve que tu veux quelque chose que je considère, peut-être à tort, comme une importante pièce à conviction. Désolé, mais elle ne quittera mon coffre que pour le bureau du juge d’instruction. Incrédule, Marc stoppa net sa déambulation et attendit que je me retournasse vers lui pour m’échographier le mental. Derrière le lourdaud pandore il discernait maintenant un tortueux « Columbo » dont il n’avait que subodoré le cigarillo. Sa superbe dut en rabattre un chouïa au profit d’une salutaire indécision : exactement la réaction escomptée. - Tu pourrais être plus précis ? s’enquit-il, un reliquat de défit dans le regard. - Le Compaq de Gabriel Huyng n’est ni à vendre ni à échanger. Est-ce assez clair, monsieur le commissaire ? Ses muscles maxillaires se gonflèrent d’une oreille à l’autre et son sourcil gauche tressauta imperceptiblement. Lancé au jugé, mon scud avait atteint, pilpoil, son objectif. La riposte ne se fit pas attendre, aussi mal ajustée que prévu. - A ta place, je ne m’amuserais pas à ça, grinça-t-il. Je ne crois pas que tu aies intérêt, dans ta situation, à ce que je passe par le Parquet pour t’obliger à lâcher prise… - Et moi je suis certain que tu l’aurais déjà fait si c’était possible. A croire que ta situation n’est guère meilleure que la mienne ! 46 La Mouche sans r@ison Troisième partie Nouveau coup au but. Virant lof pour lof, il réduit la voilure pour laisser à nouveau souffler la connivence. - Et si j’avais tout simplement voulu t’éviter des ennuis ? insinua-t-il, mielleux. - Et si j’étais Bernadette Soubiroux ? En attendant ma béatification, tu ferais mieux de me dire, pour commencer, en quoi les répertoires réservés au grand méchant Lhou te sont si précieux… Dans le rôle de l’arroseur arrosé, le Big Jim sur le retour faisait pitié. Forcé d’en passer par mes exigences pour se sortir d’une fameuse panade, il ne savait plus sur quel pied danser. Il se remit donc à arpenter la plage, le dos un rien voûté. Haut dans le ciel limpide, deux mouettes rieuses se payaient sa fiole. - Je suis sûr que tu l’as déjà plus ou moins deviné, rechigna-t-il. - Va toujours : j’adore ta façon de raconter les histoires… - Le portable que tu as confisqué représente quatre ans de boulot et, si je ne le récupère pas dans les plus brefs délais, je suis carbonisé : un type a risqué sa vie pour récupérer ce qu’il contient… - C’est à dire ? - La comptabilité secrète de Lin Dao Lhou, l’actualisation de ses filières d’immigration clandestine et tous les codes d’accès, via NetMeeting, aux hommes de son réseau… - NetMeeting ? - Un logiciel qui permet la vidéophonie et l’échange, en temps réel, de fichiers sécurisés. - Une sorte de Proshare, si je comprends bien… - Décidément, tu en connais des choses ! Ma visite à PIXI-Soft, outre son intérêt strictement zoologique, m’en avait appris assez pour bluffer le pékin et en boucher un coin au S.E.F.T.I. ; en informatique comme en énarchie, le vocabulaire prime la compétence. Restait à aborder le point le plus délicat : le sort réservé au second « fer au feu » chargé, dans l’ombre, de souffler sur les braises. - Et c’est Gabriel Huyng que tu avais envoyé au casse-pipe ? repris-je forçant mon avantage. - Exact. Celui-là même dont tu cherches le cadavre depuis dix jours et qui se porte aussi bien que toi ou moi ! Pour le coup, c’est mézigue qui se sentit du flottement dans les mollets. Au moment où je me préparais, le doigté fin, à déposer la dernière carte, voici que tout mon beau château s’écroulait dans un horrible bruit de carrière brisée. Si je n’étais même plus capable de trouver des victimes durablement décédées à mes assassins, mieux valait me reconvertir dans le scénario pour téléfilms ! 47 La Mouche sans r@ison Troisième partie 46 Niveau 8 Vue subjective, player 2 (Isabelle) Fichier enregistré le mardi 29 avril 1997 à 16 heures 07 Sur le plafond blanc tavelé par l’humidité, un rai de lumière, filtrant entre les persiennes, poursuit une grosse araignée noire pensionnaire attitrée de l’Atlantide Hôtel. Inscrites au même syndicat que les plombiers du cru, les femmes de ménage du « palace » ne risquent pas tous les jours le lumbago. Les matelassiers non plus à condition qu’ils ne testent pas euxmêmes leur production : une petite sieste crapuleuse - autant profiter au mieux des vacances généreusement offertes par l’adjudant Lemoine - et je me sens plus émiettée de l’intérieur qu’un Kinder Surprise sous les fesses de mon Yannou. Pas de quoi pavoiser pour la brevetée fédérale de la F.F.E.P.M.M. ni pour son partenaire qui, pourtant affilié à la F.F.J.R. (Fédération Française des Jouisseurs à Répétition), semble avoir oublié que le physique n’est rien sans le mental. Ce matin, en revenant de la gendarmerie, David avait tout du type qui sortait de se coltiner un Goliath remixé Terminator. L’expertise qu’il venait de réaliser pour le compte de « Columbo » n’avait pas arrangé son complexe « X Files » : la maréchaussée disculpée de toute participation au « grand complot », il voyait maintenant des petits hommes jaunes partout. Depuis qu’il s’était persuadé que le big boss de « Yellow Computers » - un chinois qu’il ne connaissait que de réputation - tirait les ficelles du groupe « Further Führer », tout s’emmêlait dans le mikado de ses neurones. Fatiguée de l’entendre délirer au sujet de ce « pauvre » Pascal à qui on avait enfoncé des bambous sous les ongles pour l’obliger à collaborer à l’anéantissement de la civilisation occidentale, je l’avais, manu militari, entraîné chez « Biclown » où nous avions loué deux bécanes. Rien de tel qu’un petit tour de l’île pour vous rafraîchir les idées et vous ouvrir l’appétit. Jusqu’à la pointe des Corbeaux, mon Fox Mulder avait mis la pédale douce mais quand, juste avant d’arriver à la plage des Vieilles, le vent nous avait pris dans le pif nous obligeant à changer de plateau, il avait aussitôt recommencé à dérailler. Reconstitution approximative du dialogue : DAVID : En fait, l’adjudant Lemoine ne se rend absolument pas compte de ce qui risque de se passer… 48 La Mouche sans r@ison Troisième partie MOI : Non, attends ! Tu crois que la terre va s’arrêter de tourner si PIXI-Soft s’avale un virus ? DAVID : D’abord, on ne sait pas exactement à quoi ressemble le « cheval de Troie », ensuite on ne peut jamais prévoir où s’arrêtera une infection une fois lancée… MOI (les yeux au ciel) : Tu radotes, mon chéri ! Et alors ? Internet en rideau, c’est pas Guernica mondialisé ! DAVID : De ton point de vu ! Vas dire ça aux investisseurs ! Si jamais Pascal a été assez con pour se laisser embringuer par de vrais méchants… MOI : Nous y revoilà ! C’est encore à cause de ce chtarbé que tu te prends le chou ! Tu sais que c’est grave keus à force ! DAVID : Imagine : pour préparer sa doc d’« Evha forever », il entre en contact avec les fachos du groupe « Further Führer » qui réussissent à le piéger pour le compte de ce Lin Dao Lhou… MOI : A part que Pascal s’est piégé tout seul, pourquoi pas… DAVID : Soumis à je ne sais quel chantage, il accepte de saboter le moteur d’« Evha Forever »… MOI (la moue dubitative) : Déjà plus dur à avaler ! DAVID : Sauf quand on sait que Jacques avait envoyé balader « Yellow Computers » à la veille de lui confier la distribution européenne ! MOI : Première nouvelle… Admettons. Et alors ? DAVID : Tu connais Pascal : une fois qu’il a mis le doigt dans un engrenage et du moment qu’on lui donne les moyens de poursuivre sa petite vendetta personnelle… Je suis prêt à parier que, même aujourd’hui, il ne se doute pas des véritables intentions de ses associés ! MOI : Tu m’étonnes ! Dans l’état où il est depuis hier matin, il ne ferait pas la différence entre Ma Dalton et une fille de la Légion d’Honneur ! DAVID (sans se dérider d’un poil) : Ce qui laisse le champ libre aux snipers de Lin Dao Lhou ! MOI : Pour ? DAVID : Prendre leur revanche sur PIXI-Soft en lui plantant son réseau et en lui piquant un ou deux trucs au passage… MOI : Du genre ? DAVID : Je ne sais pas moi… « Animadream », par exemple. A partir du moment où les défenses sont HS et où on sait où chercher… MOI (parfaitement incrédule) : Ben voyons ! Tu sais que tu devrais écrire des romans ! Très vendeurs, en ce moment, les cyber-polars ! DAVID (se crispant bêtement) : Déconne pas, Isabelle ! Envoyer un virus sur Internet, c’est déjà pas cool, mais tomber pour espionnage industriel ! Je te dis pas le bad trip… Dix ans de tôles, facile ! MOI (sarcastique) : Ça pourrait le faire ! Pendant ce temps-là, au moins, on aurait la paix ! DAVID : Toi, peut-être, mais pas moi ! 49 La Mouche sans r@ison Troisième partie Là-dessus, monsieur Bougon avait écrasé ses cale-pieds pour ne plus lever le nez de son guidon avant l’arrêt buffet. Au plafond, l’araignée se paye une toile dans un coin d’ombre. De la fenêtre entrouverte montent des relents de friture. Un léger courant d’air me caresse délicieusement le ventre et les seins ; câline, je me retourne vers la tiédeur masculine qui, à mon contact, frémit légèrement. Le visage tourné vers le mur, David, sans esquisser un geste, gonfle ses pectoraux moites et exhale un faible soupir. Question affection, ça n’envoie pas le bois à des kilomètres, mais je connais assez ma souche pour savoir que c’est sa manière à elle de me tendre la perche. Bonne fille, je la saisis à pleines mains : - Allez ! Crache le morceau au lieu de faire la bouille ! - Laisse tomber Isabelle… - Dis-moi d’abord ce qui ne tourne pas rond ! - Je croyais que tu t’en foutais… La patience qu’il faut avoir avec les mecs actuels ! Les rouleurs de mécaniques d’avant le baby-boum avaient au moins la décence d’assumer leurs états d’âme jusqu’à l’ulcère d’estomac. Aujourd’hui, à la moindre contrariété, faut que ça s’épanche dans vos jupons ! Non, je déconnes… Globalement, je les trouve quand même en progrès. D’ailleurs, comme les nanas sont obligées de porter le pantalon, il n’y a plus des masses de jupons où s’épancher. - Je me fous de ton allumé de copain mais pas de toi… C’est quoi le blème ? - L’adjudant Lemoine ! S’il n’était pas là avec ses gros sabots, je pourrais tout régler en cinq minutes… Quand Zorro revient au galop, les sergents Garcia deviennent vite encombrants. De là à leur taillader un costard en trois coups d’épée… - Régler ? Régler quoi ? m’informé-je craignant le pire. - Cette saloperie de « cheval de Troie ». Comme le programme est encore en chantier, il n’y aurait qu’à formater le disque dur et basta ! - Non, attends ! Si c’est aussi simple que ça, qu’est-ce qui te retient ? - Les scellés. Lemoine a fait poser les scellés sur la maison des Bardin-Cardaillac ! - Et tu ne pouvais pas y penser avant ? Hier matin, par exemple, quand tu étais tout seul dans la place… - Le type caché derrière la porte m’a complètement déconcentré. Autrement, j’aurais sûrement percuté… Le point faible des Zorro pétochards, c’est qu’ils ont le courage rétroactif. Jacques Pétrel n’avait pas tort quand il reprochait à David sa pusillanimité ; s’il tenait tant à protéger Pascal, que n’était-il intervenu lorsque toute son équipe avait exigé l’exclusion du mégretiste de service ? Les Ponce Pilate finissent toujours par avoir le mauvais rôle même si le condamné milite pour sa propre crucifixion. 50 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Et si tu prévenais tout simplement PIXI-Soft ? proposé-je. Ça ferait déjà une victime potentielle de moins… - … (nouveau silence radio) Pas très clair côté amours mortes - sa Ludivine m’était restée sur l’estomac - David avait-il, également, l’amitié alternative ? Après s’être démené comme un beau diable - allant jusqu’à menacer Pétrel - pour mettre Pascal le nez dans son caca, comment expliquer son brusque besoin de voler à son secours ? Je ne voyais qu’une explication : tant qu’il ne s’agissait, à ses yeux, que d’un grand jeu vidéo avec fichiers secrets à récupérer et adversaire virtuel à démolir, il était dans son élément ; notre arrivée à l’île d’Yeu et la découverte de l’existence, bien réelle, d’un réseau d’affreux embusqué derrière la porte avaient bouleversé la donne. Plus question de s’en sortir en dépliant un quelconque « bouclier magnétique » ou en bourrant Pascal de « barres énergétiques ». Plus question de tricher en bidouillant le logiciel. D’où le coup de Calgon qui, une vague culpabilité aidant, lui avait collé la tête dans le pâté. La conversation languissant, David allonge le bras pour tourner, à la tête du lit, le bouton de la radio. Brassens, alliant l’à-propos à un brin d’ironie, nous balance ses « Copains d’abord ». « Oui mais jamais, au grand jamais, son trou dans l’eau n’se refermait »… Allusion limpide au sort de cette Maryline Lempecki dont la disparition en mer, à quelques brasses de l’île d’Yeu, n’avait jamais cessé de hanter ses deux coéquipiers ni de pourrir leurs relations. Que s’était-il réellement passé durant ces vacances de Pâques 1992 ? Quel était alors le véritable état des relations entre les trois camarades de promo ? C’est, probablement, de ce côté-là qu’il faudrait creuser… Mais avec quelle pioche ? Chez David, sa mollesse de caractère n’a d’égale que la dureté de sa caboche : quand, fait exceptionnel, il a décidé de garder quelque chose pour lui, autant essayer de faire parler un mur cimenté à l’omerta ! Soudain, un mot, prononcé au milieu de l’habituelle logorrhée radiophonique, m’arrache à mes cogitations. Un coup d’œil lancé en direction des oreilles écarquillées de David me confirme que je n’ai pas entendu la Vierge : la présentatrice du journal vient bien, en ouverture de son édition de seize heures, d’évoquer PIXI-Soft ! « Ce matin, les internautes de France et de Navarre ont eu la surprise de découvrir, sur leurs écrans, un nouveau site web qui pourrait bien préfigurer une forme révolutionnaire de lutte sociale : le « syndicat virtuel ». Baptisé « PIXI-Fight », ce site, à rapprocher, bien évidemment, de PIXISoft, premier éditeur français de jeux vidéo, s’est donné pour mission, je cite : « de dénoncer l’opacité de la gestion et l’inhumanité des conditions de travail » au sein d’une entreprise de plus de mille employés dont la moyenne d’âge n’excède pas vingt-six ans. Une réponse, peut-être, à la récente déclaration de Jacques Pétrel publiée dans le journal « Libération » qui 51 La Mouche sans r@ison Troisième partie soutenait, je cite toujours : « Les plus vieux, il faudrait les reprogrammer pour qu’ils suivent le rythme. Les trente-neuf heures, c’est un truc conçu par des has been pour des has been ». A mes côté, le principal instigateur de ce coup d’éclat qui, avant de s’exprimer sur notre antenne, a exigé que sa voix soit brouillée. - Bonjour monsieur X… - Bonjour… - Première question : pourquoi ce souci de conserver l’anonymat ? - Avec Jacques Pétrel, on doit s’attendre à des représailles. Il a déjà contacté Multiproxi et Pass-Internet pour exiger la fermeture de notre site et le nom de ses créateurs par la même occasion… - Demande - si nos renseignements sont exacts - fermement rejetée par ces deux fournisseurs d’hébergements… - Encore heureux ! Vous imaginez la réactions des abonnés… - Revenons-en, si vous le voulez bien, aux motifs de votre action. Quand on voit l’adorable Joyzik - idole des moins de douze ans - on a beaucoup de mal à imaginer son créateur dans la peau d’un monstre… - Jacques Pétrel n’est pas plus le créateur de Joyzik que celui d’Evha Metal. Il n’est ni artiste, ni technicien. Ce n’est qu’un arriviste sans scrupule qui s’engraisse sur le dos de jeunes diplômés d’écoles d’art ou d’informatique. Ils ont tous envie de faire leurs preuves et ils crèvent de trouille à l’idée de le décevoir. En multipliant les filiales, il s’est débrouillé pour qu’il n’y ait ni syndicat, ni comité d’entreprise, ni service des ressources humaines. Ça fait à peine six heures que notre site est en place et il en a déjà interdit l’accès à ses esclaves… - Esclaves ! Vous y allez un peu fort, tout de même ! - Comment appeler des gens corvéables à merci pour qui il n’y a ni week-ends, ni jours fériés, ni reconnaissance en dehors de salaires tout juste décents ? Le droit d’auteur, qui est un droit de l’homme, est carrément nié au profit du sacro-saint développement économique ! - Il faut dire que, dans votre secteur, la concurrence est féroce et que la France est encore loin derrière les Etats-Unis… - Est-ce une raison pour piétiner les gens ? Pour les presser comme des citrons et les jeter à la poubelle dès qu’ils ne sont plus assez performants ? - Revenons-en à votre site : quels résultats concrets espérez-vous obtenir ? - D’abord foutre la trouille à Pétrel, ensuite dire tout haut ce que la plupart de ses employés pensent tout bas. On veut aussi que le public sache exactement comment fonctionne l’usine à rêves d’Aubervilliers. Vous savez, au début des années soixante, même les animateurs de chez Disney ont, un jour, décidé de se mettre en grève… - Vous pensez en arriver là ? 52 La Mouche sans r@ison Troisième partie - On verra. Depuis ce matin, nous avons déjà reçu plus de deux cents messages de soutien… Il va bien falloir que ça bouge ! » Jacques Pétrel s’étant, pour sa part, « refusé à toute déclaration », la présentatrice zappe vite fait pour aborder un sujet autrement plus social : le devenir des ministres du gouvernement Juppé dans le cas - encore jugé très hypothétique - d’une dissolution de la droite. On voit d’ici la queue à l’ANPE de Neuilly ou du boulevard Saint-Germain ! Sans la moindre compassion, je coupe le sifflet à la petite sœur des énarques pour me retourner vers David, la bouille plus froissée que son oreiller : - Ben, quoi ? le secoué-je. J’espère que tu n’as rien appris… et que tu ne vas pas pleurer parce que Pétrel a un pylône dans le réacteur. Il l’a bien cherché, non ? - C’est clair. Mais tout ce que ce con à la radio va y gagner, c’est d’aggraver encore les choses ! - Comment ça ? Une petite grève n’a jamais fait de mal à une Golden Card… - Jacques va faire semblant de céder mais tu verras qu’il n’y aura pas un chat pour se présenter comme délégué du personnel. Infantilisés et individualistes comme ils sont tous, c’est couru d’avance… Plutôt bien vu pour un gamin égocentrique. Tout de même ! C’est dingue ce que David a pu changer en quelques jours ! A croire que la confiscation de son « Animadream » et de son projet de dessin animé lui a enfin déscotché les œillères ; pas un camarade pour prendre son parti (qui n’avait pourtant rien de communiste). Quelques jours de recul et c’est le Comité Central à lui tout seul ! « On aura tout bu jusqu’au calice ! », comme dit Lariflette ! Mais le camarade est encore à la tribune : - Résultat : qu’est-ce qui va se passer ? Jacques va se débrouiller pour vider Aubervilliers et remplir un peu plus ses filiales de Bucarest et de Shanghai ! Là-bas, au moins, on ne moufte pas. On ramasse les miettes et on ferme sa gueule. « Débile Gates » peut vraiment pavoiser ! - « Débile Gates » ? - Fabien, si tu préfères. Je suis sûr que c’était lui, tout à l’heure… - T’as reconnu sa voix ? - Pas la peine. C’est le seul de la boîte à avoir fait un mastère d’économie sur Disney et l’influence du socialisme sur sa production de l’après-guerre… - Fabien gauchiste ? Non, attends ! Tu trouves que ça colle avec le personnage ? - Tout le monde a le droit de changer… Y compris les stakhanovistes de l’algorithme qui partent brusquement en week-end prolongé et « oublient », deux jours de suite, de prévenir leur patron. Ceci sans parler des angoissés du compte courant dont le papa-gâteau est en tôle et qui, tout à coup, jouent leur salaire à la roulette russe ! 53 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Si Fabien est plus ou moins tricard, c’est, peut-être, le moment de récupérer tes billes, avancé-je, opportuniste par procuration. - Ça me ferait mal ! Même si c’était vrai, j’aurais toujours ce naze de réalisateur américain dans les pattes. Plutôt crever que de cautionner le massacre ! - C’est pourtant ce que tu faisais juste avant de partir, non ? - Ben, c’est fini ! Le truc, c’est qu’il ne fallait pas que je décroche. L’île d’Yeu, Pascal, tout ça, ça m’a remis le compteur à zéro… Et le moral avec. Le coup classique du cadre surmené qui, sorti de son bocal à stress, rate la piscine et plonge dans la dépression. A surveiller de près mon David ! - Tu devrais quand même leur passer un coup de fil. C’est pas la mer à boire et on ne sait jamais… Si tu ne veux pas parler à Pétrel, tu n’auras qu’à demander Marie ou un programmeur de ton équipe… - Tu sais bien que c’est pas la question, Isabelle. Comment te dire… Après tout ce qui s’est passé depuis trois mois, je ne le sens plus, quoi. Tant que je suis encore dans la course, j’ai envie d’aller voir ailleurs. Quelque chose de plus petit, de plus sympa… - Et pour le fric ? - T’inquiète ! On n’est pas encore aux Restos du Cœur… De deux choses l’une : ou on est bien dans l’euphorie pathologique ou j’ai raté un épisode : celui où David a gagné au Loto en cochant la date de naissance d’un émir d’Arabie Saoudite. Pas hyper crédible pour le fils préféré de la dévote Judith. Plus ça va, plus je renifle l’embrouille de chez Sac de Nœuds and Co. Partagée entre l’agacement d’être prise, par mon propre mec, pour une nunuche prête à tout avaler et la crainte de me retrouver avec un suceur de tranquillisants sur les bras, je commence à manquer d’air. Je me jette du lit, enfile mon tee-shirt et saisit sans ménagement la poignée de la fenêtre bloquée entrouverte par David. Histoire d’en remettre une couche, l’inerte fait de la résistance et je me torture le poignet sans parvenir à la faire jouer d’un millimètre. Moins patiente que mon Yannou avec ses Playmobils récalcitrants, je lui envoie, furibarde, une volée de coups de poings rageurs. - Te fatigue pas, Isabelle, intervient David en enfilant son jean. La crémone est foutue. Modeste, le concierge de l’hôtel, m’a prévenu un peu tard… - Génial ! Et il compte laisser ça comme ça longtemps ? - Il m’a promis de nous envoyer un menuisier avant ce soir… - En même temps que le plombier pour le lavabo, j’imagine ! Je te parie que ce truc-là est bousillé depuis des années ! - Take it easy ! Paraît que ça ne date que d’une semaine : la chambre venait juste d’être abandonnée par le « Péril Jaune »… - Cambriolage ? 54 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Apparemment. Mais l’adjudant Lemoine était déjà passé la veille et, d’après Modeste, les mecs en ont été pour leurs frais… Encore un roi du pipeau, ce Gabriel Huyng ! Qui pouvait s’intéresser aux petites affaires d’un hacker de seconde zone dont la seule mission connue consistait à emprunter l’ordinateur de Pascal afin de prouver que Mister Chtarbé était bien Batman : l’auteur anonyme de la dénonciation publique dont Eric était sur le point d’être la cible avant de s’envoler pour une gay-pride chez Saint-Pierre ? Pour qui, ou pour quoi, bossait-il réellement ? A part David, Pétrel et, éventuellement, Pascal, qui d’autre était au courant de sa présence sur l’île ? Le fameux Lin Dao Lhou et ses porteflingues du groupe « Further Führer » ? Possible : le « Péril Jaune » avait, peut-être, oublié dans sa chambre un truc compromettant que son dragon d’employeur avait voulu récupérer… L’explication - trop compliquée pour être la bonne - est, tout à fait entre nous, loin de me satisfaire. Mon intuition féminine, plus fiable qu’une baguette de sourcier, me suggère même qu’il faudra encore pas mal creuser avant de désensabler le puits d’où jaillira l’impudique Vérité. 47 Niveau 8 Vue subjective, player 4 (François) Fichier enregistré le mardi 29 avril 1997 à 16 heures 25 Le couple de touristes qui se bécotaient sur les roches de la Pèlerine avait quitté son petit nid de granit pour s’en aller folâtrer ailleurs et la plage de la Grande Conche, à marée basse, était à l’image de mon encéphalogramme : plate d’un bout à l’autre de l’oscilloscope. Il faut dire que l’électrochoc que venait, sans anesthésie, de me faire subir cette enflure de Marc avait de quoi assommer un bœuf dans l’exercice de ses fonctions : un Gabriel Huyng bien vivant au milieu d’une affaire criminelle dont il était censé être la principale victime ! Après plus de vingt ans de service au compteur, dur de ne pas brouter du cadran ! Secoué, j’avais laissé à mes petites cellules grises le temps d’encaisser la décharge avant de réembrayer la dynamo de ma comprenette. 55 La Mouche sans r@ison Troisième partie L’entretien se prolongeant sans doute au-delà des prévisions, le garde du corps du commissaire Dieulafait avait quitté le volant de sa Méhari pour arpenter la dune et, de loin, observer notre manège. Toujours engoncé dans son ciré jaune au col remonté, le lieutenant Karine Vann, de la D.R.P.J. de Paris, tenait, avec son bonnet et ses lunettes noires, des Dupond-Dupont au mieux de leurs panoplies. Quel besoin avait-elle de dissimuler ainsi ce que l’on devinait être un joli minois ? La brigade financière, ça n’était pas la D.S.T. et, à l’île d’Yeu, les ambassades ne regorgeaient pas d’espions, même en haute saison. Un ridicule souci de discrétion qui sentait son amateurisme à plein nez et cadrait mal avec la tranchante assurance du commissaire Dieulafait, lequel se permettait d’opérer à visage découvert. Femme mariée pistée par un détective privée, maîtresse à la notoriété encombrante, mineure en cavale, tant qu’on voudra ! Mais je voulais bien être muté en Corse si la nouvelle conquête de l’insatiable Marc avait jamais suivi le moindre stage d’initiation à la protection rapprochée. Si le lubrique sagouin ne s’était pas gêné pour se payer ma fiole au sujet de sa dulcinée du moment, rien ne prouvait qu’il se fut montré plus fiable quant au sort de Gabriel Huyng. Les raisons de ressusciter celui-ci ne manquaient pas, à commencer par la nécessité - inexpliquée mais non inexplicable - de me convaincre d’abandonner l’affaire Bardin-Cardaillac. C’était mal connaître « Columbo » qui préférerait toujours cramer au soleil que de moisir dans l’ombre d’un doute. L’abattement n’étant pas mon fort, je ne touchais le fond, du bout des godillots, que pour remonter fissa à la surface. Sans rien changer à ma mine brouillée par la déconfiture, je me hâtai d’improviser une contre-offensive. Le plus sûr moyen de pousser Marc à la faute était d’entrer dans son jeu et de réclamer la biographie complète de son phénix. - Dommage pour moi, tant mieux pour lui, philosophai-je, l’amertume surjouée. J’imagine qu’on peut le voir quelque part… - Gabriel Huyng ? Bien sûr ! Mais, pour l’instant, on lui a ordonné de se mettre au vert en attendant que tout soit réglé. Dès que tu m’auras rendu l’ordinateur, j’essaierai de t’obtenir un rancard… Trop aimable ! C’était, grosso modo, l’esquive foireuse et le marché de dupe auquel je m’attendais : pièce à conviction contre allez simple pour l’au-delà. L’espérance de poireauter au purgatoire avec, pour tout compagnon, un internaute sans conversation ne m’encourageait guère à céder à la requête du cauteleux loustic : tant que je ne lui donnerais pas satisfaction, son Manurhin resterait sagement logé dans son holster. Après ? Tout dépendrait de ce qu’il manigançait réellement… - Ce Gabriel Huyng, tu l’as recruté comment ? le relançai-je, ignorant l’invite. - Tu sais bien que je ne suis pas autorisé à divulguer ce genre d’information… 56 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Ni moi à passer par-dessus ma hiérarchie pour pactiser avec la police… Un partout, la balle au centre. Plus sportive que prévu par l’équipe adverse, la partie se pimentait agréablement. Beau joueur, Marc me décocha l’un de ses sourires à faire fondre une division de pom-pom girls et regagna le banc de touche le temps de cracher le morceau. Frais émoulu de l’école de police, informaticien surdoué formé sur le tas, le lieutenant Gabriel Huyng avait été affecté au S.E.F.T.I. au mois d’avril 1992. Après un an de formation intensive il était, sur les ordres de Marc et dès le mois de mai 1993, parvenu à s’infiltrer, comme spécialiste des réseaux, au sein de l’une des filiales de « Yellow Computers ». Sans tambour ni trompette, il avait fait son petit bonhomme de chemin se rapprochant, chaque jour un peu plus, du sommet de l’organisation. Fin mars 1997, quelques filières secondaires avaient déjà été démantelées lorsque, coup de bol, le bon petit soldat parvint enfin, au milieu d’un inextricable système de protection jonglant avec une centaine de sites répartis à travers le monde, à repérer l’emplacement de la comptabilité secrète de Lin Dao Lhou, clé de voûte du système. - Si je comprends bien, tu as toutes les clés en main depuis un mois, notai-je. - Oui et non. Gabriel Huyng connaissait la bonne adresse mais il devait encore contourner les codes d’accès et récupérer les bons fichiers sans laisser de trace. Un boulot trop risqué pour continuer à opérer sur le terrain… Mais Gabriel Huyng était le seul capable de venir à bout du casse-tête chinois. Faute de temps et d’effectifs suffisants Marc l’avait alors retiré de « Yellow Computers » pour le placer à PIXI-Soft d’où il pourrait, tranquillement, achever sa cyber-enquête. - L’avantage de PIXI-Soft, c’est que son département de recherche avait au moins deux ans d’avance sur le S.E.F.T.I., me précisa Marc. Pas évident de trouver ailleurs la puissance de calcul dont Gabriel Huyng avait besoin… - Et le patron de la boîte s’est laissé faire ? - Depuis l’affaire du réseau « Hermès », Jacques Pétrel m’était redevable. Et puis, le lancement de l’un de ses nouveaux jeux lui posait quelques problèmes… Un contrat prévoyait, en effet, qu’« Evha Forever » - adaptation du premier jeu à succès de Pascal Bardin-Cardaillac produite en partenariat avec Plushard, une société américaine - serait distribuée, en Europe, par « Yellow Computers ». Au dernier moment, paniqué à la lectures des derniers rapports confidentiels fournis par Marc, Jacques Pétrel avait essayé de se défiler en proposant un confortable dédit. Arrangement violemment repoussé par Lin Dao Lhou qui avait riposté en menaçant PIXI-Soft des pires représailles. Quelques jours plus tard, le moteur du jeu était saboté et Pétrel 57 La Mouche sans r@ison Troisième partie appelait ce bon commissaire Dieulafait à la rescousse. Gabriel Huyng, parfaitement au fait des méthodes employées par le mafieux, était l’homme de la situation. - Pétrel était prêt à tout pour éviter que l’affaire ne s’ébruite, continuait Marc. Aucun problème pour le convaincre, en échange d’une discrétion garantie, d’en passer par mes volontés… Ordre fut donc donné au zélé Gabriel Huyng d’attaquer Lin Dao Lhou sur deux fronts à la fois : 1/ rapatrier au plus vite les fichiers de sa comptabilité secrète ; 2/ tenter de démasquer le saboteur introduit à PIXISoft. Cependant que le premier objectif s’avérait, malgré la technologie déployée, plus difficile à atteindre que prévu, l’autre mission piétinait elle aussi. - C’était, peut-être, attendre beaucoup d’un seul homme, avança, consolateur, « Bison bienveillant ». - Pas pour Gabriel Huyng ! trancha « Aigle arrogant ». Même s’il jouais les neuneux pour donner le change aux informaticiens de PIXI-Soft, tu peux me croire qu’il ne chômait pas ! Un premier suspect retint bientôt son attention : Eric Laborie, bras droit de David Pecquet. L’un des mieux placés pour traficoter le moteur informatique dont il avait été, de plus, le premier à signaler les dysfonctionnements. Un individu que des mœurs douteuses amenaient - fait aggravant - à fréquenter assidûment un très sélect bar « gay » propriété d’un neveu de Lin Dao Lhou. Le tenant de la jaquette flottante pouvait avoir tiré sur l’ambulance Bardin-Cardaillac à seule fin d’exploiter la rage vengeresse de l’impulsif gamin et, le cas échéant, de lui faire porter le chapeau. Manque de bol, le vendredi 28 mars au matin, alors que Gabriel Huyng venait d’assister, dans une Croissanterie de la station Châtelet, au rendez-vous manqué entre un mystérieux émissaire de Lin Dao Lhou et Eric Laborie, ce dernier, visiblement très tendu, avait maladroitement glissé sous les boggies d’un RER. - Sale coup, admis-je au bout du tunnel. - Quand la poisse s’en mêle, plus possible de s’en dépatouiller ! Une dizaine de jours plus tard, le mercredi 9 avril à l’aube, Gabriel Huyng perçait enfin les blindages du système Lin Dao Lhou et rapatriait, sur son ordinateur portable, toutes les précieuses données fruits de quatre ans d’investigations. Hélas, sans doute trop pressé de se déconnecter, le jeune lieutenant enfonçait, par mégarde, une touche de trop qui, à elle seule, signait son intrusion. Plus rapides qu’un e-mail cravachant un « cheval de Troie » (image high-tech s’il en fut), les petites mains de Lin Dao Lhou ne mettraient que quelques heures à remonter jusqu’à PIXI-Soft et au hacker. - C’était, du moins, ce qui était à craindre, nuança Marc. Quand Gabriel Huyng a voulu m’informer de l’incident, j’étais en stage à Bruxelles et il est tombé sur ma secrétaire. Cette idiote, plutôt que de me contacter sur 58 La Mouche sans r@ison Troisième partie le champ, a attendu que je l’appelle, en fin de journée, pour me transmettre le message. Il était déjà trop tard… Entre temps, comprenant qu’il avait intérêt à mettre rapidement le plus d’espace possible entre lui et ses éventuels poursuivants, le « Péril Jaune » avait cédé aux pressions de David Pecquet - toujours acharné à établir la responsabilité de Pascal dans la disparition d’Eric Laborie - et s’était envolé pour l’île d’Yeu. - Pas très malin, commentai-je. A sa place, j’aurais plutôt couru me réfugier dans le plus proche commissariat… - C’est le défaut de Gabriel, déplora Marc. Quand il croit être sur le bon filon, il a un peu tendance à n’en faire qu’à sa tête et à minimiser le danger… - Le bon filon ? Sa mission n’était pas terminée ? - Pour moi, si. Mais le sabotage du moteur informatique n’était pas encore éclairci et Pascal Bardin-Cardaillac venait, juste après Eric Laborie, sur sa liste. En s’exilant sur l’île d’Yeu, il comptait faire d’une pierre deux coups : disparaître de la circulation le temps que les secours s’organisent et conclure en beauté en tapant le coupable… - Un simple comparse ! - Eh ! Oui ! La jeunesse d’aujourd’hui a du mal à faire la part des choses, déplora le vieux beau. Jusque là, le récit de Marc tenait la route et s’offrait même le luxe, sans trop malmener mon propre scénario, d’en corriger certains approximations. S’il me fallait, à regret, disculper Gabriel Huyng de toute affiliation au groupe « Further Führer », son opposition à Eric Laborie puis à Pascal Bardin-Cardaillac ainsi que la troublante couverture policière dont il bénéficiait ne souffraient plus la moindre élucubration. Seulement, il y avait le dernier virage négocié, deux roues sur la ligne blanche, par un narrateur à la limite de la perte de contrôle. Se rabattre, in extremis, sur le cliché d’une jeunesse inconséquente n’était pas la plus astucieuse manière d’éviter la contredanse ; surtout quand un gendarme, planqué derrière les buissons, guettait la faute pour verbaliser. Qui, à part un lecteur de polars de supermarchés (rayon surgelés), serait assez poire pour croire qu’un professionnel du renseignement puisse mettre en danger sa vie et des années de périlleuse infiltration pour s’en aller chasser, en solo, un gibier de seconde zone ? Avec la meilleure volonté du monde et une bonne dose de bicarbonate de soude, la couleuvre ne « passait pas la glotte », comme aurait dit Isabelle Pecquet. - Un peu léger, tout ça, inférai-je. L’ordinateur portable de Gabriel Huyng risquait, à tout moment, de tomber dans de moins bonnes mains que les miennes ! - Il était convenu qu’il se brancherait sur Internet dès son arrivée sur l’île d’Yeu et qu’il transférerait tous ses fichiers sur le serveur du S.E.F.T.I. Mais, comme je te le disais, quand ça commence à foirer… 59 La Mouche sans r@ison Troisième partie Coriace, la vilaine fée Scoumoune ! En arrivant dans sa chambre de l’Atlantide Hôtel, Gabriel Huyng avait eu tôt fait de constater que son modem n’avait pas supporté le voyage. Port-Joinville ne disposant encore d’aucun bazar informatique, il ne pouvait plus compter, pour le dépanner, que sur la générosité forcée du fils Bardin-Cardaillac. Dans la nuit du samedi 12 avril au dimanche 13 avril, après trois jours de repérages, il tentait donc une première effraction visant, tout à la fois, à s’emparer d’une pièce à conviction et d’une pièce détachée. Surpris le piedde-biche à la main, il prenait la fuite renversant, au passage, la malheureuse Juliette Coussein. - Tu m’excuseras, mais, là, j’ai vraiment du mal à te suivre, interrompis-je, un chouïa agacé, mon escobar patenté. - Qu’est-ce qui te gêne ? s’impatienta-t-il ? - Plusieurs choses : 1/ que tu aies laissé Gabriel Huyng se débrouiller tout seul aussi longtemps ; 2/ que tout le monde, dans cette histoire, se foute à ce point de la procédure; 3/ qu’un policier puisse laisser sur le carreau une jeune femme après l’avoir blessée… Sans ralentir sa marche, Marc, impavide, fit, pour la quatrième fois, demi-tour face à la chicane de rochers qui défendait le minuscule port des Corbeaux. - Toujours à chercher la petite bête, hein ? ironisa-t-il en allumant une nouvelle Marlborow qu’il ne fumerait, comme à son habitude, qu’à moitié avant de la jeter négligemment par dessus son épaule. - Un peu énorme, comme « petite bête »… - Bon. Puisque tu veux tout savoir, ni mon patron, ni le procureur chargé du dossier, n’étaient au courant de l’introduction de Gabriel Huyng à PIXI-Soft. Mon marché avec Jacques Pétrel - coup de main officieux contre technologie - leur aurait collé des boutons. C’était pourtant le seul moyen efficace de coincer Lin Dao Lhou avant qu’il ne nous glisse, pour la énième fois, entre les doigts. La faille du système, c’était que Gabriel Huyng, censé s’être replié sur une planque parisienne, ne pouvait espérer d’aide que de moi et que j’étais coincé en Belgique jusqu’au vendredi 18 avril. Par la force des choses, on a dû laisser la procédure de côté et croiser les doigts. Si quelqu’un peut comprendre ça, c’est bien toi, me semble-t-il… Magnifique rétablissement, bien dans la manière de mon acrobate. Mais le numéro, pour convainquant qu’il fut, pêchait encore par une légère maladresse. - Dans leur rapport, mes hommes chargés de constater cette première tentative d’effraction affirment que son auteur était, très probablement, un amateur… - Intéressante remarque, nota, amusé, le commissaire Dieulafait. Basée sur quelle observation ? - Le pied-de-biche n’était pas nécessaire : il aurait suffi de crocheter une targette branlante pour pénétrer chez les Bardin-Cardaillac. ! 60 La Mouche sans r@ison Troisième partie Marc dodelina négativement de la tête, le sourire sinueux. Une supérieure indulgence se reflétait dans l’acier de ses yeux. - On voit bien que tu ne connais pas le S.E.F.T.I., me pardonna-t-il. On préfère les grosses têtes aux doigts de fée et Gabriel Huyng, comme ses collègues, n’a rien d’un Arsène Lupin. S’infiltrer dans un réseau, c’est une chose ; forcer une serrure, c’en est une autre. Les inconvénients de la spécialisation… Inconvénients qui n’avaient pas empêché le maladroit intellectuel de tenter à nouveau sa chance dans la nuit du jeudi 17 avril au vendredi 18 avril. Toujours d’après Marc, son subordonné n’était, cette fois, parvenu à ses fins que grâce à l’intempérance de Pascal Bardin-Cardaillac lequel, fin saoul, avait gentiment signalé son arrivée en percutant le pignon du garage. L’ordinateur volé sous le bras, Gabriel Huyng, toujours poursuivi par la guigne, n’avait, hélas, échappé à un danger que pour en affronter un autre, infiniment plus grand. Sur le chemin du retour, en pleine tempête, deux motards l’avaient brusquement pris en chasse avec l’intention bien arrêtée de se faire un carton. Coupant, à toute allure, à travers les ronciers de la côte sauvage, il était parvenu à distancer suffisamment ses poursuivants pour se livrer à une désespérée mise en scène : arrivé en vue de la pointe de la Tranche, il avait bloqué l’accélérateur et s’était éjecté du véhicule avant qu’il ne plonge dans le gouffre. L’obscurité et les éléments déchaînés aidant, les tueurs, sans nul doute commandités Lin Dao Lhou, donneraient dans le panneau et, persuadés d’avoir rempli leur contrat, ne tarderaient pas à quitter l’île d’Yeu. - Sans essayer de récupérer l’ordinateur avec ses fichiers piratés ? m’étonnai-je. - Ils devaient avoir observé que Gabriel Huyng ne s’en séparait jamais. Ce qu’ils ignoraient, c’est que le Compaq était, comme tu le sais maintenant, protégé par une housse imperméable. Précaution exagérée contre l’humidité… - Une autre précaution, pas exagérée du tout celle-là, aurait été de mettre l’appareil sous son coude avant de sauter de la voiture ! - Encore la poisse ! Quand Gabriel Huyng a voulu empoigner son sac, une sangle est restée coincée sous le levier du frein à main. Tout ce qu’il a réussi à sauver, c’est l’ordinateur de Pascal Bardin-Cardaillac qu’il avait glissé sous son blouson… Ordinateur qui, soit dit en passant, ne contenait aucun répertoire suspect. Preuve que ce garçon ne s’était réellement retiré sur l’île d’Yeu que pour préparer un nouveau jeu. Que tu le veuilles ou non : innocent sur toute la ligne ! Ça, malgré l’habileté du rebondissement, c’était une autre paire de manche que je n’étais toujours pas prêt à enfiler. Mais le feuilleton touchait presque à sa fin et j’étais trop impatient d’en connaître les ultimes péripéties pour en distraire l’auteur. 61 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Admettons, lui accordai-je sans m’engager davantage ni évoquer l’incompréhensible entêtement de Pascal Bardin-Cardaillac à couvrir un cambrioleur récidiviste qu’il ne connaissait, à en croire Marc, ni d’Eve ni d’Adam. Que s’est-il passé après ce rodéo sur la côte sauvage ? - Gabriel Huyng ne pouvait évidemment plus rentrer à son hôtel. Il a alors eu l’idée de se réfugier, pour la fin de la nuit, dans l’une des caravanes du terrain de camping. Dès l’aube, c’est d’une cabine téléphonique qu’il envoyait, au S.E.F.T.I., un SOS codé à mon attention… Toujours retenu à Bruxelles, Marc contactait alors l’un de ses anciens « indics » retiré, fortune faite, à Pornic. Celui-ci, propriétaire d’un yacht de trois cents chevaux, acceptait, bon gré mal gré, de monter un expédition de secours. Le vendredi 18 avril, à la tombée de la nuit, le baroudeur embarquait, sans difficulté, le naufragé. - Bien entendu, pas la peine de te demander les coordonnés du Saint Bernard des mers ? anticipai-je. - Tu connais comme moi la discrétion à laquelle tiennent tant nos chers « cousins »… La mécanique baignait dans l’huile, du culbuteur à la dernière soupape. Une huile si envahissante qu’elle débordait sur les bougies noyant tout espoir d’en voir jaillir un « fiat lux » définitif. Je battis donc, derechef, le briquet. - Si Gabriel Huyng, sain et sauf, était de retour sur le continent dès le vendredi 18 avril en soirée, ça n’est donc pas lui qui, le mardi suivant, achetait, à prix d’or, tous mes témoins ? Marc marqua une pause et, pour ne pas avoir à me répondre les yeux dans les yeux, fit mine de chercher son garde du corps qui, de guerre lasse, était retourné se pelotonner dans la Méhari. - Désolé, François, mais le coupable est devant toi, m’avoua-t-il sèchement. En tournant inutilement autour de Pascal Bardin-Cardaillac, tu risquais, sans le vouloir, de me compliquer la tâche et, plus grave, d’attirer l’attention de Lin Dao Lhou. - Comment ça ? - En allant farfouiller du côté de PIXI-Soft, par exemple. Comme tu le vois, je suis bien renseigné… - Jacques Pétrel ? - Je l’ai un peu harcelé mais il a fini par me fournir un compte-rendu détaillé de ta visite. Ce qui n’a fait que me conforter dans ma décision de te mettre hors circuit… A la guerre comme à la guerre… Débarqué, à bord de l’un des deux hélicoptères d’« Oya Rotors », le samedi 19 avril en milieu de journée, le « général en chef » n’avait pas perdu de temps : son QG installé dans une propriété de Saint-Sauveur dont un ami urbaniste lui avait prêté les clés (ainsi que celles de sa Méhari), il investissait la pointe de la Tranche dès le dimanche après-midi. C’est alors que le 62 La Mouche sans r@ison Troisième partie lieutenant Karine Vann s’était heurté à la résistance inattendue de Bertrand et d’Alain, mes troupes d’élites. - Plutôt mal élevés, tes émissaires ! commenta Marc imitant le coup de poing dont mon gaffeur avait gratifié sa collaboratrice. Lorsque je l’avais croisé, le samedi midi, sur l’héliport de Nantes, Gabriel Huyng m’avait mis en garde contre un certain adjudant un peu trop zélé. Quand j’ai su à qui j’avais affaire, j’ai préféré écraser le coup plutôt que de me mettre à découvert. - Et d’être obligé de décliner la véritable identité de la « victime »… Marc pâlit brusquement sous son hâle d’éternel play-boy mais se ressaisit en un tournemain. J’avais visé juste mais l’animal avait le cuir blindé. - Elle s’appelle réellement Karine Vann et bosse réellement pour la D.R.P.J., martela-t-il, son regard de rapace fiché dans le mien. Elle peut te montrer ses papiers, si tu le veux ! Seulement… - Seulement ? - Elle n’est pas lieutenant mais secrétaire… Je ne pense pas que ça fasse grande différence ! - A part qu’une secrétaire n’est pas habilitée à risquer sa peau pour rattraper les conneries d’un commissaire. A moins que ses relations avec ledit commissaire ne soient pas uniquement professionnelles… - Toi, comme fouille-merde, tu te poses un peu là ! gronda sourdement Marc, pris la main au panier. - Et toi, comme planche pourrie, tu ne te défends pas mal non plus ! lui rétorquai-je du tac au tac. Tirer dans le dos d’un ancien copain pour assurer ses arrières ! La tournure que prenait la conversation augurant mal de la suite qu’il espérait toujours y donner, Marc freina des deux fers renonçant à surenchérir dans les invectives. - Tout à l’heure, quand je te disais que, question nanas, j’avais mis la pédale douce, c’était la stricte vérité, reprit-il. Je ne sais pas si c’est l’âge ou le grand amour, mais, depuis que je suis avec Karine, je ne regarde plus les autres femmes… - Pas une raison pour la mêler à tes salades ! - C’est une sportive de tout premier ordre : aussi balèze en escalade qu’en plongée sous-marine. Exactement le bras droit dont j’avais besoin… Mais je ne lui ai rien demandé : c’est elle qui a insisté pour m’accompagner. Sans ce foutu mauvais temps… - … tu aurais localisé l’épave bien avant le fils Ligeot et ses copains du club. - Et nous ne serions pas là à nous engueuler bêtement ! Faute avouée en cachant souvent une autre, je refermai le roman à l’eau de rose pour reprendre le polar à cent sous là où je l’avais laissé : 63 La Mouche sans r@ison Troisième partie l’intervention du superflic qui, pour garder les coudées franches, étouffe les scrupules de Gilbert Léragne et d’Yves Molebourse sous un matelas de biffetons. A l’intérieur de l’enveloppe glissée dans la boîte aux lettres de l’Atlantide Hôtel, un petit mot doux : « De la part de Gabriel Huyng. En espérant que ce modeste dédommagement vous permettra d'oublier mon impardonnable indélicatesse. » Message à double sens qui, associé à une liasse de Pasteur et Marie Curie introduite dans mon coffre, constituerait la bombe à retardement programmée pour me satelliser. Le commissaire Dieulafait n’eut pas besoin de vider ses batteries pour m’aider à rembobiner le fil des événements : tout s’expliquait aisément dès lors qu’on voulait bien considérer comme acquise la résurrection de Gabriel Huyng. Acte I, scène 1 : son plan en tête, Marc, lors de leur rencontre sur l’héliport de Nantes, demande à son agent de rédiger les quelques lignes qui, tout en démontrant par l’absurde l’inanité de mon enquête, entreraient, si nécessaire, dans la réalisation d’un plan de secours particulièrement dégueulasse. Acte II, scène 2 : le mardi 22 avril, Marc ne me quitte pas d’une semelle. Sur le chemin de l’Atlantide Hôtel, Bertrand et moi l’apercevons sur le passage clouté de la rue Calypso sans nous douter une seconde que la rencontre n’a rien de fortuite. Me voyant ressortir, la fameuse enveloppe à la main, de chez Gilbert Léragne, il décide de jouer son va-tout et nous colle aux basques jusque sur le parking de la gendarmerie noyé sous un déluge. Premier coup de bol : j’oublie l’enveloppe dans la 4L. Marc en profite pour la garnir de billets. Second coup de bol : c’est Alain - et non ce flemmard de Bertrand, seul à pouvoir palper l’arnaque - qui récupère le tout et va le ranger consciencieusement dans mon bureau. L’audace a payé : tout c’est passé beaucoup plus vite et beaucoup plus facilement que prévu. La machine infernale est en place mais la mèche n’est pas encore allumée. Retenu par un dernier scrupule, Marc attendra que je le surprenne, le lendemain, à la pointe de la Tranche puis que je m’embarque pour Paris avant, le jeudi 24 avril, d’envoyer sa lettre anonyme à Javaire dont - élément à décharge - il ignore la viscérale antipathie à mon égard. - Maintenant que tu sais tout, tu peux garder les deux plaques en guise de dédommagement et me rendre l’ordinateur de Gabriel Huyng, me proposa le péremptoire dont les coups de talons dans le sable trahissaient l’impatience. - Ton pognon me brûlerait les doigts ! m’emportai-je. Ça serait trop facile ! C’est avec des enfoirés de ton espèce qu’on passe tous pour des ripoux ! Quand se mange une bavure, on l’assume ! Si tu ne l’as pas encore pigé, je peux te filer des cours de rattrapage ! - Des menaces ? - Prends ça comme tu veux. Mais, ton deal, tu peux te le foutre où je pense ! 64 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Tu as tort de le prendre comme ça, François ! Ne m’oblige pas à me faire plus méchant que je ne le suis ! Tu en sais maintenant beaucoup trop pour t’amuser à ce petit jeu-là ! - No problemo ! J’en ai vu d’autres… - Sauf que tu n’es plus en Guyane et qu’il ne faudrait pas t’imaginer que… Que quoi ? Je ne le saurais jamais ! D’un coup de pied rageur ponctué d’un « Eh ! Merde ! » retentissant, Marc envoya valser, à dix mètres, un galet gros comme mon poing : mes innocentes agaceries l’avaient poussé à prononcer un mot de trop ! Un mot qui aggravait si considérablement son cas qu’on pouvait définitivement faire des copeaux de la table des négociations. Comment cette enflure - alors que nous nous étions perdus de vue depuis plus de vingt ans – était-elle au parfum de mon séjour outre-mer ? Il n’y avait pas trente-six explications : c’était lui qui, accompagné de son « âme sœur », avait, pas plus tard que le matin même, fracturé ma porte et mis le souk dans mon logement de fonction ! En esthète, ma triviale collection d’insectes foulée au pied, il s’était pâmé devant la fresque hyperréaliste de Martine ; œuvre intitulée, à gauche de l’iguane : « Les berges du Maroni, septembre 1991 ». Inquiet - à juste titre - quant à l’issue de notre entretien de l’aprèsmidi, il avait, « à la guerre comme à la guerre », estimé qu’une bonne effraction pourrait s’avérer plus payante que de longues et aléatoires palabres. Délit dont l’audace avait de quoi sidérer plus d’un Bertrand : « Un cambriolage ? A la gendarmerie ? En plein jour ? » Audace, à la réflexion, assez comparable à celle dont avaient fait preuve, vingt-quatre heures plus tôt, les deux motards de la pointe de la Tranche ; eux aussi preneurs de l’ordinateur de Gabriel Huyng. La très sportive Karine Vann ajoutait-elle, à ses multiples talents, quelques dispositions pour le trial poursuite ? Rapprochement que Marc, réfuta véhémentement : s’il avait renoncé, la nuit précédant le renflouage de la Laredo, à engourdir mes deux lourdauds de faction, ça n’était pas pour s’attaquer, en plein jour et en public, à toute une brigade ! Argument un tantinet spécieux, comme je le lui fis remarquer : - Entre un vol à l’arraché et une escalade à l’aveuglette suivie d’une plongée nocturne par quinze mètres de fond, on peut, tout de même, discuter les chances de réussite… - Discute tant que tu veux ! rugit le traître. En attendant, je te demande, une dernière fois, de me rendre ce qui m’appartient. - Ça pourra se faire quand tu auras présenté tes excuses à Martine pour le dérangement et quand je saurai pourquoi le fils Bardin-Cardaillac a assassiné Sibylle N’guyen, alias Maryline Lempecki, avant de laisser gentiment la vie sauve à ton Gabriel Huyng. 65 La Mouche sans r@ison Troisième partie Marc m’avait déjà tourné le dos et allongeait nerveusement le pas vers la Méhari. La fin de ma proposition l’immobilisa. Excédé, il me fit face une dernière fois. - Tu es vraiment trop con, mon pauvre François ! Quand comprendrastu que Bardin-Cardaillac n’a jamais tué personne et que ton conseiller technique te mène en bateau depuis le début ? - Mon conseiller technique ? Quel conseiller technique ? - Le si charmant David Pecquet ! Je te signale qu’il n’a accepté de t’accompagner sur l’île d’Yeu que parce qu’il se savait grillé à Aubervilliers. - Pour quelle raison ? - Espionnage industriel pour le compte d’une société étrangère. Il vient de retenir deux billets pour New York ; départ de Nantes le samedi 3 mai à sept heures vingt. A la demande de Jacques Pétrel, l’affaire restera confidentielle mais il va sans dire que le S.E.F.T.I. sera présent à l’embarquement. Marc observa, satisfait, le concentré de stupeur qui dégoulinait de mes moustaches. - Rends-moi ce qui m’appartient, François. Rends-moi ce qui m’appartient ! siffla-t-il avant de s’éloigner sans plus se retourner. Sur la plage du Marais Salé, un dernier carré de moniteurs résistait désespérément aux assauts d’une vingtaine d’adolescents en pleine réinsertion sociale. Des gamins de banlieue plus habitués à mettre les voiles leur coup fait qu’à hisser le foc d’un catamaran lequel, qui plus est, refusait de descendre tout seul jusqu’à la mer. Prévention ou pas, il y avait des coups de bômes qui se perdaient ! Mon épave à roulettes récupérée, je l’avais déjà poussée jusque là lorsque la camionnette de « La Manivelle » me dépassa. Yves Molebourse, qui m’avait reconnu au passage, freina sec et s’empressa de charger la mobylette. A peine, assis à ses côtés, l’avais-je chaleureusement remercié qu’il profitait de la promiscuité forcée pour tenter de me tirer les vers du nez au sujet d’un certain lieutenant Parfait dont la récente visite ne laissait pas de l’inquiéter : un type susceptible de fusiller un ordinateur rien qu’en le regardant et de noyer un command car au beau milieu du port était capable du pire ; y compris - cauchemar des cauchemars ! -, de fricoter avec les requins du fisc. N’étant pas d’humeur à épiloguer sur le bien-fondé de l’impôt sur les bénéfices non déclarés, je lui déduisis, illico, vingt pour cent de ses angoisses en lui assurant que le petit flic en question avait l’esprit trop tortueux pour songer au moindre redressement. Molebourse rasséréné, je me collai la visière à la vitre entrouverte pour donner de l’air à mes petites cellules grises. Ma péripatétique entrevue avec le commissaire Dieulafait avait, tout bien pesé, plus embrouillé l’affaire qu’elle ne l’avait éclaircie. Dans l’espoir de me rallier à sa cause, il m’avait servi un salmigondis de vraies 66 La Mouche sans r@ison Troisième partie informations et de fausses confidences au milieu desquelles un arracheur de dents n’y aurait pas retrouvé sa carie. Grosso modo et dans ses grandes lignes, sa version de l’histoire n’était, selon mon auriculaire, pas très éloignée de la réalité. Mais une foule de détails flirtant avec l’invraisemblance ainsi que de saoulants volte-face dénonçaient, à l’envie, un éhonté caviardage. Tant que je n’aurait pas, de visu, examiné les stigmates du miraculé Gabriel Huyng, rien ne m’empêcherait d’emprunter les œillères de Saint Thomas et de conduire mon enquête à son terme. Que le « Péril Jaune » ait agi, au moins en partie, sur les ordres de Marc, admettons. On pouvait même, à l’extrême rigueur, comprendre que Pascal Bardin-Cardaillac, en délicatesse avec sa conscience, ait préféré passer sous silence ses démêlés avec la brigade anti-bogues. Nettement moins digeste était l’aveuglement du S.E.F.T.I. quant aux visées PIXI-Softicides du fils à papa. Pour David Pecquet, un super-virus était pourtant bien en préparation depuis plus de quinze jours. Mais quel crédit accorder désormais à ce diagnostic ? Si le mari de la pétulante Isabelle était réellement sur le point d’être convaincu d’espionnage industriel, le fameux « cheval de Troie » n’était, peut-être, qu’un leurre destiné à mon usage exclusif ; une manière de m’obliger à disperser mes forces au moment où j’aurais dû les regrouper. L’insistance de David Pecquet, pressé de nettoyer l’ordinateur de son ancien copain, tenait alors de la plus élémentaire prudence : il y avait urgence à camoufler le bobard avant qu’un spécialiste n’aille y regarder de plus près. Moteur du bonhomme ? Sa peur de manquer, particulièrement depuis que le père-aux-œufs-d’or couvait son abus de biens sociaux à FleuryMérogis. Seconde possibilité : une vengeance à assouvir contre un patron qui lui avait retiré ses précieux joujoux pour les confier à un médiocre cireur de pompes et à un réalisateur américain plus surfait qu’un camembert californien. Eventualités qui se mariaient mal avec l’existence, pourtant avérée, d’un « Péril Jaune bis ». A moins d’envisager que Lin Dao Lhou et ses grouillots du groupe « Further Fhürer » n’eussent placé quelques billes dans le nouveau jeu soi-disant concocté par Pascal Bardin-Cardaillac ; après tout, le secret n’était-il pas, comme j’avais pu le constater lors de mon passage à PIXI-Soft, le dada des marchands de numérique ? Autre défaut majeur de la superbe machinerie assemblée par Marc Dieulafait : l’absence d’un rouage essentiel nommé Sibylle N’guyen. Lorsque j’avais, trop tardivement, évoqué ladite demoiselle, le commissaire phraseur ne me montrait déjà plus que ses puissants fessiers dont le changement d’expression ne m’avait pas frappé. Sibylle N’guyen et Gabriel Huyng, disparus, à cinq ans d’intervalle, quasiment au même endroit, étaient pourtant les deux faces d’une même médaille gravée, au pic à glace, par le fils Bardin-Cardaillac. Celui qui exhumerait les ramifications souterraines 67 La Mouche sans r@ison Troisième partie circulant entre ces deux fantômes résoudrait, du même coup, la quasi totalité de l’énigme. Les mensonges et les omissions de Marc se présentaient, finalement, comme autant de balises dessinant le chenal. Pour parvenir à bon port avant la tempête qui menaçait de tous côtés, il ne me manquait plus qu’un phare, où, pour donner dans le calembour à tiroirs : un fard. Après un bref passage à la gendarmerie au cours duquel on m’informa que les recherches entreprises pour localiser les types du groupe « Further Führer » demeuraient infructueuses et qu’aucun véhicule n’était disponible, je descendis, pédibus, au port pour emprunter la BX de Gilbert Léragne. Les Tchinettes étaient à six bornes à vol d’oiseau et j’étais très impatient de tailler une bavette avec Clarisse Lefoyer de Costil, l’épouse de l’amiral. 48 Niveau 8 Vue subjective, player 3 (Juliette) Fichier enregistré le mercredi 30 avril 1997 à 3 heures 04 La nuit tombait lorsque l’Insula Oya II, le plus gros bâtiment de la compagnie « Yeu Continent », accosta pour débarquer ses quelques passagers. Aucun d’entre eux ne présentant les signes de la plus légère indisposition, j’en déduisis, soulagée, que la mer, au large, était aussi calme que dans l’anse de Fromentine, gros bourg sans âme depuis longtemps assoupi. Ses escarpins à la main - elle n’avait pas fait trois pas sur les planches disjointes et gluantes du ponton sans casser l’un de ses talons aiguilles -, madame Bardin-Cardaillac ne put contenir son excès de bile qu’elle déversa, au hasard, sur le jeune garçon, rondouillard et un peu gauche, dont le petit chariot brinquebalant croulait sous nos bagages. Parvenue au seuil de la cabane en bois où un colosse hâlé et chauve nous attendait pour composter nos billets, l’une de ses valises roula à terre. Prétexte sur lequel elle sauta pour agonir d’injures notre malheureux porteur et lui refuser tout net le pourboire promis. Le voyant au bord des larmes, je fouillai fébrilement mon sac et en retirait un billet de cinquante francs froissé (la moitié de ma fortune en liquide). 68 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Ma pauvre Juliette ! Vous avez vraiment de l’argent à jeter par les fenêtre ! se gaussa mon horripilante coéquipière en haussant les épaules. - Au moins on en possède, au plus c’est facile… lui envoya le géant au crâne rasé avant de m’adresser un regard pétillant de connivence puis de m’aider à charger mon sac. Un bon quart d’heure se passa, le dernier container transbordé, avant que le navire ne larguât ses amarres et ne commençât à manœuvrer. Debout à l’arrière du poste de pilotage (j’avais laissé madame Bardin-Cardaillac s’installer sur l’une des banquettes du pont inférieur et déployer les grandes ailes de son Figaro), je crus percevoir des échanges radio à répétition qui dénotaient une certaine tension. Luttant contre ma trop vive imagination, j’avalai deux comprimés de Notamine et regardai l’imposante masse du pont de Noirmoutier venir à notre rencontre. Novice dans l’art de la navigation, je supputai que les bouées rouges et vertes qui clignotaient droit devant devaient, comme dans les péages d’autoroute, indiquer les passages autorisés. Ce qui m’intrigua davantage, ce fut d’apercevoir les feux de positions d’une grosse péniche ancrée juste à la sortie du pont. Chargée de sable à couler, elle était équipée d’une sorte de tapis roulant qui plongeait, à la verticale, dans les noirceurs océanes. Eclaboussés par la lumière crue de gros projecteurs, quelques hommes en cirés jaunes s’affairaient. Que fabriquaient-ils, si tard, à si peu de distances de la côte ? Comme il ne pouvait s’agir de pêcheurs ou d’orpailleurs, je penchai pour la prospection pétrolière quand l’Insula Oya II s’inclina soudain et, une seconde après, talonna si brutalement que je dus me cramponner au bastingage pour ne pas être propulsée contre les coques oblongues des canots de sauvetage. En fait de forage, c’était de dragage dont il s’agissait. Comme je l’appris plus tard, de la bouche même du capitaine, l’ensablement progressif du goulet de Fromentine imposait d’incessantes interventions qui, contrariées par un fort courant, ne prévenaient pas tous les dangers. Les rares passagers restés, comme moi, sur la dunette, le premier moment de stupeur passé, se levèrent de concert. Dans la pénombre, je devinais leurs regards où se multipliait ma propre angoisse. Une fillette, dans les bras de sa mère se mit à pleurer. Des profondeurs du navire en perdition, des cris confus fusèrent. Le spectre de la perdition se dressait déjà devant moi lorsque, d’une masse sombre tassée sur son siège, une voix rauque s’éleva : - Ouh ! Dieu ! Tintin ! Crois-tu qu’i sont cons ces tou… toutou… touristes ! - Tu l’as dit, Le Bègue ! approuva un second personnage dont la frêle silhouette se noyait dans celle de son corpulent voisin. Remarque, faut dire c’qui est : si la régie s’occupait autant d’son tirant d’eau que d’nos cartes d’insulaires, y’aurait p’têt moyen d’traverser sans racler l’fond avant d’avoir envoyer l’chalut ! - C’est vrai qu’à force, y’a d’quoi ê’te fu… fufu… furieux d’colère ! 69 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Affale et mouille, Le Bègue ! grogna un troisième larron la moustache incendiée par le rougeoiement d’un mégot. Si t’es pas content, t’as qu’à t’plaindre à ton copain de Villiers ! - Oh ! Toi ! Riri ! Tu f’rais mieux d’prendre deux ris et de t’mettre à la ca… caca… cape ! Quand on a les moyens de s’payer une piscine on vote pas co… coco… communiste ! - Je vote comme ça m’fait plaisir, face d’éragne ! On est encore en démocratie, nom de Dieu ! - Et si tu nous payais un coup au lieu d’nous calfater les portugaises avec ta politique ? trancha le dénommé Tintin. Ça nous f’ra passer l’temps en attendant qu’ton branleur de gendre révise son « Marin Breton » ! Un grondement sourd couvrit la suite de l’échange. De la cale à l’antenne du radar, toute la carcasse métallique se mit à vibrer. Sur le flanc gauche du navire, les vagues, violemment chassées, se creusèrent en un énorme bouillonnement d’écume opaline. Ses moteurs lancés à plein régime, le « branleur » s’efforçait désespérément de rétablir la situation. Mais l’Insula Oya II, telle une baleine d’acier échouée sur la grève, refusait de bouger d’un millimètre. Il était écrit que, quel que soit le moyen de transport choisi, mes arrivées sur l’île d’Yeu se transformeraient, peu ou prou, en cauchemar ! La tentative de remise à flot avortée, un lourd silence succéda aux rugissements des machines. Qui ci, qui là, les gens, comprenant qu’il n’y avait pas péril imminent et qu’ils allaient devoir prendre leur mal en patience, se rasseyèrent. Au bout d’une dizaine de minutes, le Yul Brinner de la salle d’embarquement passa dans les rangs pour annoncer qu’il faudrait attendre la pleine mer pour repartir ; ça n’était l’affaire que d’une petite demi-heure. Madame Bardin-Cardaillac ne donnant pas signe de vie, je remontai le col de mon blouson, serrai mon écharpe autour de mon cou et, stoïque, m’allongeai, le dos bien calé contre un amoncellement de sacs de voyage. L’air frais embaumait l’iode et le pin maritime, le clapotis des vagues jouait pizzicato et, au raz de l’horizon, le croissant d’un dernier quartier de lune piquait l’écharpe luminescente de cirrus épars. Insensiblement, l’inclinaison du bateau se réduisait mais la « petite demi-heure » traînait tant en longueur que je renonçai à consulter ma montre pour rêver à mon aise d’une autre vie où j’aurais les seins de Claudia Schiffer et l’intelligence de Marie Curie, où Pascal serait un modèle de santé et d’équilibre, où le « maniaque » de gendarme qui le harcelait serait muté en Terre Adélie, où David répondrait de sa félonie devant des juges à tête de Joyzik et où madame BardinCardaillac, toujours si légère, s’envolerait, l’automne venu, dans un tourbillon de feuilles jaunies. Quand je rouvris l’œil, la plaque de métal riveté qui me glaçait les fesses était, à nouveau, parcourue de régulières vibrations. Il était minuit moins le quart et l’étrave de l’Insula Oya II fendait paisiblement une mer 70 La Mouche sans r@ison Troisième partie d’huile. De chaque côté de la proue, les deux phares, rouges et blancs, de l’île d’Yeu s’écartaient découvrant une constellation de lucioles : les lumières de Port-Joinville. Deux brefs coups de sirène annoncèrent notre entrée dans la darse. L’instant suivant, la passerelle s’abaissait et je posais, soulagée, mes béquilles sur la première marche de la gare maritime. Cela faisait dix-huit heures que nous avions quitté « La Jaganda » ! Le temps, pour monsieur Bardin-Cardaillac, de voler de Roissy à Tokyo ! Tout ça parce que j’avais préféré laisser cette écervelée de Corinne s’occuper de nos réservations au lieu de me prendre en charge. - Et le plus dur reste à faire ! soupira madame Bardin-Cardaillac en me rejoignant, ses chaussures toujours à la main, sur le terre-plein où des chariots élévateurs déposaient déjà, dans un roulement d’enfer, les premiers containers. Pascal refuse de répondre au téléphone et notre jardinier ne sait pas conduire, alors … Alors, nous allions, comme tout le monde, devoir faire la queue pour obtenir un taxi. A cette heure avancée de la nuit, ils n’étaient plus que deux ou trois à faire encore la navette essayant, dans de spacieuses berlines, de regrouper leurs clients en fonction de leur destination. Madame BardinCardaillac abhorrant les transports en commun, nous fûmes, noblesse oblige, les toutes dernières à prendre place à bord de l’Espace d’une enjouée insulaire. Pipelette à qui ma revêche compagne se chargea de clouer le bec ex abrupto. Vaincue par les émotions et la fatigue, je m’enfonçai dans mon fauteuil, le nez dans les étoiles dont aucun réverbère ne ternissait l’éclat. Sur ce caillou plat jeté en pleine mer, la demi sphère complète de la voûte céleste vous écrasait de son immensité. Passées les ruelles tortueuses et désertes de Saint-Sauveur, les rudes ornières du chemin des Vieilles m’arrachèrent incontinent à mes dérives cosmiques. Dans le faisceau des phares, je reconnus bientôt la maison des Plessis-Girard, le talus où Pascal était resté prostré après son coup d’éclat lors de la fameuse soirée d’anniversaire puis le portail blanc que nous avions poussé avant de surprendre le cambrioleur. Tout cela ne remontait qu’à une quinzaine de jours mais, oubliant l’inconfort de mon plâtre, j’avais l’impression qu’une éternité s’était écoulée. Cependant que madame Bardin-Cardaillac rédigeait son chèque à l’ordre des Taxis Fradets, j’observai, par-delà la chicane de cyprès, le rectangle lumineux de l’une des fenêtres du salon. Noctambule impénitent, Pascal, protégé par son répondeur, devait studieusement pianoter. Mais que fabriquait-il exactement depuis deux semaines ? Notre visite surprise ne tarderait pas à nous l’apprendre. Plus que la désagréable découverte que nous risquions de faire, ce qui me tordait les boyaux, c’était l’appréhension des retrouvailles. Dans quel état allais-je retrouver mon bébé et quel accueil me réserverait-il ? Ardemment souhaité, ce moment, maintenant si proche, 71 La Mouche sans r@ison Troisième partie me terrifiait. Sans madame Bardin-Cardaillac qui s’impatientait, plantée à côté de ses bagages, j’aurais volontiers pris mes béquilles à mon cou. Le vrombissement de l’Espace devenu inaudible, les bruissements subreptices de la nuit prirent le relais. Nos pas, sur les graviers de l’allée, se répercutaient en échos contre le ciment du large pignon sans provoquer, à l’intérieur, le moindre mouvement. Sur le verre dépoli de la porte d’entrée une faible lueur bleutée dansa bientôt indiquant la proximité d’un écran d’ordinateur. Jusque là, rien que de parfaitement prévisible. Avançant à l’aveuglette vers la terrasse, je n’aperçus que trop tard une truelle abandonnée dans laquelle je shootai l’envoyant percuter l’un des piliers d’acier et rebondir contre l’Altuglas de l’auvent. Impacts sonores presque immédiatement suivis par le fracas d’une chaise renversée et de meubles bousculés. Un porte claqua violemment puis ce fut, à nouveau, le grand calme, glaçant. Interdite, je lâchai mes valises et me retournai vers madame BardinCardaillac. Pour la première fois depuis le début de notre interminable odyssée, je me félicitai de sa présence : alors que je me sentais défaillir, son visage, dans la faible clarté lunaire, ne trahissait qu’une pointe exaspération. - A quoi joue-t-il ? Je vous le demande ! grogna-t-elle. A son âge, j’ose espérer qu’on n’a plus peur des loups-garous ni des romanichels ! - Et si c’était encore un cambrioleur ? balbutiai-je, plus morte que vive au souvenir de ma dernière nuit passée aux Vieilles. - « Encore » ? Que voulez-vous dire par là ? Aïe ! J’avais mal choisi mon moment pour gaffer ! Stimulée par l’urgence, mon esprit de l’escalier sauta, heureusement, plusieurs degrés à la fois. - C’était à Rouen, avant que je ne connaisse Pascal, me rattrapai-je in extremis. Pas vraiment un bon souvenir… - Alors, gardez-le pour vous et laissez-moi passer. Le port altier, elle avança résolument vers la porte dont elle se mit à maltraiter la poignée. - Pascal ! C’est moi ! Ouvre immédiatement ! hurla-t-elle. Son injonction, répétée à trois ou quatre reprises sur un ton de plus en plus autoritaire, demeura sans résultat. Tremblante d’indignation, elle renversa son sac sur le sol pour en extraire, au plus vite, le double des clés. Le pêne glissa sans résistance mais un fin cordon bloqua aussitôt la porte à peine entrebâillée. C’était plus que n’en pouvait endurer la maternelle patience. - Inutile de te cacher ! hurla-t-elle. Je suis au courant pour cette créature ! Madame Râ-o-Thep m’a tout dit ! Au nom du ciel, Pascal, ne fait pas l’enfant ! Mon courage revigoré par l’incongrue fixation de madame BardinCardaillac, je m’étais, clopin-clopant, portée à sa hauteur. L’ultime barrage à forcer m’apparut alors, saugrenu et effarant. 72 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Je n’y connais pas grand chose, mais on dirait bien que ce sont des… comment ça s’appelle ?… des scellés, lui fis-je observer, trémulante. - Des scellés ? Grand Dieu ! Mais pour quoi faire ? me répondit-elle, excédée. D’une ruade, elle balaya mes appréhensions et pulvérisa l’obstacle. Sa farouche détermination n’en fut pas moins stoppée net après deux pas dans le salon. Statufiée, la bouche grande ouverte et les yeux écarquillés, les ruines de Sodome et Gomorrhe s’étalaient devant elle ! Ce que Pascal et ses éventuelles mauvaises relations avaient fait du rez-de-chaussée défiait l’entendement. Pas un mètre carré de carrelage ou de tapis qui ne fut irrémédiablement souillé. Sur le piano à queue et son tabouret de velours cramoisi : des amoncellements de canettes de Coca renversées et de cartons de pizzas graisseux. La superbe table basse chinoise qui avait fait mon admiration était couchée sur le flanc, sa précieuse laque en lambeaux. Le luxueux canapé de cuir sur lequel je ne m’allongeais jamais sans ôter mes sandales, semblait avoir été la proie d’une meute de dogues boueux. Les fauteuils, l’antique vaisselier Graal des antiquaires, la bibliothèque design et la rustique crédence importée d’Angleterre, déracinés par la tornade, s’étaient agglutinés à l’autre bout de la pièce. Empilés à la diable, ouvrages d’art, éditions originales et CD formaient, le long des murs, des colonnes bancales prêtes à s’écrouler au moindre souffle. Mais le plus tragique était encore le sort infligé à la fidèle reproduction d’une goélette du XVIIIème siècle réduite à l’état d’épave, démâtée et éventrée. La désolation le disputait à l’incrédulité. A l’évidence, on avait, sans ménagement, dégagé l’espace autour d’un bazar informatique seul digne du respect des Attila. Vandales dont l’un au moins fumait comme un pompier : une cigarette encore allumée rougeoyait dans un cendrier débordant et une dizaine de mégots écrasés répandaient, sur le carrelage, leurs cendres noires. Derrière la porte de la cuisine, grande ouverte, le massacre se poursuivait : évier encombré de vaisselle crasseuse, plan de travail envahi de boîtes de conserve et de bocaux entamés au petit bonheur, four à micro-ondes barbouillé d’indéfinissables salissures. L’un des carreaux de la fenêtre, elle aussi ouverte à deux battants sur l’encre de la nuit, avait été brisé mais, curieusement, aucun éclat de verre n’était visible alentour. Raide et hésitante comme une somnambule, madame BardinCardaillac avait lentement arpenté le salon puis, toujours sans piper mot, s’était propulsée à l’étage. Quelques portes claquèrent, un vase de brisa. Au tintamarre de porcelaine émiettée répondit un juron étouffé lui-même suivi d’un interminable silence. Vacillante sur mes béquilles, je luttais de toute mon énergie contre ma trop romanesque imagination : et si le cambrioleur s’était réfugié dans les chambres ? Et si Elisabeth l’avait surpris ? Et si… Et si… 73 La Mouche sans r@ison Troisième partie Je me voyais déjà égorgée, recroquevillée sur la céramique sanglante de la douche, lorsque le parquet du premier grinça à nouveau. Victime expiatoire ligotée à son poteau de terreur, entièrement tendue vers les pas rapides de mon bourreau, je m’attendais à voir ma vie défiler sous mes yeux. Mais, en fait de flash-back accéléré, ce fut madame Bardin-Cardaillac, saine et sauve, dont je vis, pantelante, les belles jambes dévaler l’escalier pour trottiner en ma direction. - Vide ! La maison est entièrement vide ! articula-t-elle péniblement. Pascal n’est pas là et, par dessus le marché, j’ai cassé le lécythe préféré d’Emile ! Juliette, que pouvons-nous faire ? - Je crois qu’il vaudrait mieux prévenir la… comment ça s’appelle ?… la police, répondis-je, trop morte de trouille pour donner à ma langue le temps de la réflexion. - Vous avez raison ! Joignant le geste à la parole, elle allait se lancer à la recherche du téléphone lorsqu’elle se ravisa : - Impossible : ici, il n’y a qu’une petite gendarmerie et après ce que m’a raconté Jean-Pierre… Le Jean-Pierre en question était cet ancien ministre qui avait voulu porter plainte contre Pascal jusqu’à ce qu’il en découvre l’ancienne identité. Avant d’en appeler aux forces de l’ordre, j’eus été bien avisée de songer à ce « maniaque » de colonel : les scellés avaient toutes les chances d’être son œuvre ; ce qui pouvait signifier que nous étions arrivées trop tard. Si tel était le cas, nous risquions, en l’appelant, de nous retrouver dans une fâcheuse position et d’enfoncer Pascal. - De toute façon, nous ne sommes sûres de rien, alléguai-je, espérant ainsi diluer la stupidité de ma proposition. Pascal a pu recevoir des copains et faire un peu trop la fête… - Et où serait-il maintenant ? - Parti finir sa bringue ailleurs… Chez cette « femme de couleur », par exemple… Madame Bardin-Cardaillac, qui attendait la première branche à portée de main pour s’y cramponner, se détendit aussitôt et, avec un profond soupir, se laissa choir dans la seule chaise encore praticable. Assise face au cendrier, son soulagement fut éphémère. - Et cette cigarette ! s’exclama-t-elle en se relevant d’un bond. Il y avait encore quelqu’un, ici, à l’instant où nous sommes arrivées ! Si c’était Pascal ou l’un de ses amis, pourquoi se serait-il enfui comme un voleur ? Voleur ! Le vilain mot était lâché auquel je ne sus, hélas, répliquer. - Tant pis, j’appelle ! se décida-t-elle. Le numéro doit être dans l’agenda d’Emile… Précieux Emile qui pensait à tout sauf qu’il faudrait, un jour, déblayer une tonne de bouquins pour accéder au tiroir bien rangé de son secrétaire. 74 La Mouche sans r@ison Troisième partie Epreuve de force dont madame Bardin-Cardaillac ne vint à bout qu’avec le concours d’une pauvre éclopée très moyennement motivée. Autant d’efforts qui ne tardèrent pas à s’avérer parfaitement infructueux : en dépit de plusieurs tentatives, la gendarmerie ne répondait pas. - C’est insensé ! s’emporta madame Bardin-Cardaillac. A croire qu’ils dorment tous là-bas ! On pourrait se faire assassiner sans qu’ils lèvent le petit doigt ! Puisque c’est ainsi, nous irons les chercher ! - Les chercher ? Mais comment ça ? - Avec la Deux Chevaux. Attendez-moi ici, je n’en ai que pour un instant ! - Prenez garde, lui conseillai-je. J’ai l’impression que des ouvriers ont laissé traîner pas mal de… comment ça s’appelle ?… d’outils dehors ! - Sans doute le pignon du garage. Pascal nous les aura toutes faites ! Si Emile n’avait pas cédé à tous ses caprices… Et si sa mère ne l’avait couvé à l’étouffer ! Mais je n’étais pas d’humeur à lui chercher querelle. Je levai, dans son dos, les yeux au ciel et la laissais se fondre dans les ténèbres du jardin. Mettant à profit les quelques instants de solitude auxquels j’aspirais depuis que toute menace paraissait écartée, j’allais d’abord regarder de plus près l’écran du gros ordinateur resté allumé. Mon court séjour à PIXI-Soft n’ayant pas fait de moi - loin s’en fallait - une virtuose du clavier, je compris vite que je ne parviendrai jamais, seule, à ouvrir l’un ou l’autre des répertoires affichés. Encore moins à contraindre le disque dur à me révéler ses secrets : un cartouche « Please enter your password » clignotait parmi de sibyllines icônes réduisant, d’avance, à néant toute velléité d’effraction. Que le fuyard fut Pascal ou, plus probablement, l’un de ses complices, ce qu’il avait à cacher était trop important pour qu’il s’éclipse sans activer d’inviolables défenses. Une précaution pour le moins suspecte : ce qui se tramait aux Vieilles, au mépris de la pression policière, n’avait rien d’une innocente gaminerie. Madame Bardin-Cardaillac tardant à reparaître, j’abandonnai mon examen et, malgré les béquilles qui me déboîtaient les épaules, me mis, titubante de fatigue, à déambuler en quête de quelque chose : d’un objet qui m’avait préoccupée une partie de la journée et que les dernières péripéties avaient rejeté dans les limbes. Quand donc m’étais-je posée assez longtemps pour gamberger à l’abri des caquetages de mon intarissable duègne ? Cela ne pouvait s’être passé qu’à Fromentine. Fromentine : ses bistrots à moitié déserts, ses serveuses psychologues, ses rues venteuses, ses boutiques fermées, son « Bazar de l’Embarcadère », sa vitrine, son Grundig « de luxe »… Le microcassette de Pascal ! Voilà ce pourquoi je m’agitais comme une folle : pour mettre la main, avant les gendarmes et dans ce foutoir apocalyptique, sur ce minuscule gadget. Une affaire de temps ou de chance. 75 La Mouche sans r@ison Troisième partie Le temps m’étant compté et la chance me battant froid depuis un moment, j’étais, somme toute, mal barrée. Je ne m’en activais pas moins lorsque les voyants rouges du répondeur, posé à même le sol, capta mon regard. Poussée par la curiosité, j’interrompis aussitôt ma perquisition pour appuyer sur la touche clignotante. La bande se rembobina à toute allure et, entre deux « bip », je reconnus bientôt l’intonation de madame Bardin-Cardaillac qui, de maternelle, se faisait cassante après avoir décliné toute la gamme des suppliques et autres chantages affectifs. A elle seule, elle monopolisait l’ensemble des messages à l’exception d’un unique appel si étrange que je me le repassai plusieurs fois en boucle : « Salut Batman, c’est Robin ! Désolé pour ce matin, mais j’ai encore eu les pingouins au train toute la nuit et j’ai été obligé de me faire un peu oublier. T’inquiètes ! J’ai quand même bossé dans mon coin et je crois que mon plugin devrait te faire kiffer. J’en connais une qui va grave tuer sa mère ! On est les meilleurs et ça va pas tarder à se savoir. Atchao ! A ce soir… » La voix, que j’entendais pour la première fois, était étrangement androgyne et plutôt juvénile. Le mot « plugin », terme technique abscons employé par les programmeurs de PIXI-Soft, indiquait, sans ambiguïté, qu’il s’agissait d’un - ou d’une – professionnel(le) de l’informatique. Le reste du vocabulaire rappelait celui couramment utilisé par Pascal et les « chébrans » parisiens. L’étude de texte relevait, elle, d’un exercice de CE2 : les « pingouins » ne pouvaient, évidemment, être que les gendarmes et la chose censée épater la galerie (« tuer sa mère » n’étant heureusement pas à prendre au pied de la lettre) un virus ou quelque autre invention malveillante. Seule le genre employé pour l’évoquer - le genre féminin : « J’en connais une qui… » - me dérangeait un petit sans que je sache pourquoi : après tout, les conventions ne sont-elles pas faites pour dérouter le vulgum pecus ? Ce qui, par contre, ne souffrait plus de doute, c’était le soutien logistique dont Pascal bénéficiait, sans doute depuis mon évacuation sanitaire. L’indélicat visiteur que nous avions failli surprendre en plein travail et l’auteur du message téléphonique en étaient la démonstration. Du même coup, l’éventualité d’un complot politique ourdit par le groupe « Further Führer » reprenait force : le saccage du salon ne rappelait-il pas la « délicatesse » avec laquelle ledit groupe avait traité notre appartement lors cette extravagante histoire de manche de couteau disparu ? Seule bizarrerie : la situation d’infériorité dans laquelle se plaçait le correspondant de Pascal : Robin n’était-il pas le disciple-faire valoir de Batman ? Nouvelle convention ou signe d’une allégeance contraire à la logique qui voulait que mon bébé fut, dans cette aventure, plus manipulé que manipulateur ? 76 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Quand Pascal daignera enfin nous honorer de sa présence, il aura affaire à moi ! Vous pouvez me croire ! Le nez barré d’un épais trait noir, son chemisier barbouillé et les mains maculées de cambouis jusqu’au coude, madame Bardin-Cardaillac se dressait, vivante allégorie de l’indignation, dans l’encadrement de la porte. - Ce petit crétin a dû laisser les phares allumés en rentrant la Deux Chevaux ! Résultat : la batterie est à plat et j’ai été obligée de mettre le garage sens dessus dessous pour récupérer le chargeur ! - De batteries ? Vous savez vous en servir ? m’étonnai-je tout en lançant, la main derrière mon dos, l’effacement des messages. - Par la force des choses ! Emile et la mécanique… - Et… Euh… Ça va être long ? - Au moins cinq ou six heures si je me souviens bien… Autant dire que nous pouvons mettre une croix sur notre visite à la gendarmerie. Je monte très mal à bicyclette, surtout la nuit, et vous, avec votre jambe… Chère fracture qui, différant de quelques heures l’intervention du « maniaque », me laisserait, peut-être, le loisir de soustraire le microcassette à sa redoutable convoitise. Pendant que madame Bardin-Cardaillac, jurant et pestant comme peut le faire un charretier élevé au couvent des Oiseaux, s’enfermait dans l’une des salles de bain du premier, j’entrepris, les paupières lourdes et l’estomac vide, de préparer un rapide souper. Etant donné l’état des réserves, le menu serait des plus sommaires : miettes de thon à la tomate, nouilles sans beurre et une demi-tablette de chocolat au lait et aux noisettes. Frugal repas vite avalé à l’issu duquel, portes et volets clos, madame Bardin-Cardaillac, les traits tirés, m’accompagna jusqu’à la chambre voisine de la sienne. - Vous trouverez des draps et des couvertures dans les tiroirs de la penderie, m’indiqua-t-elle, l’épuisement poussant à la concision. Si jamais Pascal se manifeste avant l’aube, n’hésitez pas à me réveiller… Je lui promis, si toutefois le cas se présentait - ce dont, en mon for intérieur, je doutais -, d’agir selon ses volontés. J’attendis, luttant contre le sommeil, une bonne demi-heure après qu’elle s’en fut allée se coucher avant de me glisser subrepticement sur le palier. M’aidant de la rampe comme d’une béquille, je me traînai jusqu’à la chambre que j’avais partagée avec Pascal. A part quelques vêtements abandonnés sur le dossier d’une chaise ou jetés sur le lit défait, l’ordre y régnait. Il ne me faudrait guère plus de quelques minutes pour en faire le tour et, s’il s’y trouvait, en retirer le microcassette. Autrement, où puiser l’énergie de redescendre fouiller le capharnaüm du rez-de-chaussée ? Balayant du regard cette pièce où nous avions fait l’amour pour la dernière fois, une vague d’angoisse me roula comme fétu : dans la vie, contrairement au cinéma, le scénario n’obéit jamais à un genre précis. De la 77 La Mouche sans r@ison Troisième partie comédie sentimentale au drame le plus noir, de la satire sociale au polar techno, tout se mélangeait à plaisir : aucune logique, aucune thématique solide. Les personnages eux-mêmes se moquaient des archétypes et se permettaient, comble de l’incohérence, d’accomplir des actes totalement contraires à leur psychologie. Fragile, émotif, velléitaire et secrètement sentimental, Pascal était-il vraiment cet enfant blessé que je croyais aimer ? Egoïste, veule, menteur et froid calculateur, David était-il vraiment le machiavélique opposant attendu ? Le Robin du répondeur, ludique en diable, était-il vraiment l’un des odieux fachos du groupe « Further Führer » ? Rien n’était écrit… Sale coup pour une cinéphile ! Je commençais à douter de tout sauf d’une chose : la « femme de couleur » prédite par madame Râ-o-Thep n’existait pas et Pascal m’était resté fidèle (la réciproque se passant hélas de commentaire) : dans l’atmosphère confinée de la chambre flottaient encore des réminiscences de mon parfum ! 49 Niveau 9 Vue subjective, player 4 (François) Fichier enregistré le mercredi 30 avril 1997 à 10 heures 06 La vie d’un gendarme - surtout quand, comme mézigue, il se double d’un « Columbo » en délicatesse avec le Parquet - n’a rien de la sinécure brocardée par d’ignorants contrevenants. Entre un cambriolage à domicile, une épouse contrariée, un aller-retour sur la cale pour constater, de visu, qu’à marée haute, un command car allemand reçoit, de bas en haut, une poussée inférieure à la connerie de son locataire, une interminable déambulation sur la plage de la Grande Conche en compagnie d’un ancien copain devenu professionnel de la bavure et, pour conclure en beauté, un tête à tête avec la venimeuse Clarisse Lefoyer de Costil, femme d’une épave d’amiral, j’avais terminé mon mardi sur le rotules. De retour au bercail, j’avais, heureusement, retrouvé un logement de fonction en ordre de marche (la femme de ménage des Kepler et le serrurier avaient fait merveille) et une Martine sensiblement radoucie. Son cordon bleu à nouveau ceint autour de sa taille, elle m’avait même mijoté un 78 La Mouche sans r@ison Troisième partie couscous poissons et un fion aux pruneaux (spécialité islaise) auxquels, resté sur ma faim depuis le déjeuner bâclé, je fis immodérément honneur. Résultats des courses : je m’étais endormi devant la télé bien avant la fin de l’une de ces débilités américaines diffusées sur Canal Plus : l’histoire d’un père qui se déguise en nounou pour continuer, après le divorce, à voir ses enfants ! - Et comment ça s’est fini ? avais-je, vaseux, demandé à Martine qui me secouait par la manche. - D’après toi ? Question idiote : le happy end étant aux niaiseries hollywoodiennes ce que la meunière est à la sole. Quant aux invraisemblances de l’histoire, les obèses bouffeurs de pop-corn d’outre-Atlantique s’en tamponnaient le coquillart ! Après une bonne nuit, frais comme un gardon, j’avais grignoté la moitié d’une mérisse (version longue du bet’chet ; étouffe-chrétien local), tartinée de confiture de mures maison, bouclé péniblement mon ceinturon et descendu les trois étages pour m’envoyer, dans la foulée, un deuxième café en compagnie de Kepler et Bertrand. Si le premier, chargé de coordonner la localisation d’éventuels membres du groupe « Further Führer », s’apprêtait à rédiger un rapport dans lequel il avouait avoir fait choux blanc, le second affichait, lui, une mine épanouie : son copain Alain, avant de quitter son service de nuit, lui avait transmis un rapport verbal à mon intention : suivant scrupuleusement mes ordres, il s’était débrouillé pour donner au lieutenant Parfait tout loisir de fouiller mon bureau. Que le roi des gaffeurs soit ainsi parvenu à mener à bien une mission aussi délicate ne laissait pas de m’interloquer. - Comment s’y est-il pris ? béai-je. - Ah ! Ça ! Ça n’as pas été facile, mon adjudant ! me prévint Baloo en froissant son gobelet dans sa patte velue. Il a d’abord pensé à faire semblant de roupiller mais il y avait un gros problème… - Allons bon ! Lequel ? - Comme il est célibataire, il ne sait pas s’il ronfle en dormant ou pas. Alors, forcément, il avait peur de se trahir… - Forcément, soupirai-je. Alors ? Qu’a-t-il inventé ? - De mettre le standard en panne et, sous prétexte de le réparer, de disparaître sous le pupitre avec sa trousse à outils… D’après ce qu’il m’a dit, il y est resté plus d’une demi-heure à farfouiller. Quand il a refait surface, le lieutenant Parfait était parti en oubliant d’éteindre dans votre bureau… La mariée était trop belle pour ne pas cacher une jambe de bois sous sa jarretière ! - Très bien, mais quid du standard ? m’inquiétai-je, apercevant la trousse à outils toujours en batterie. - Quid ? ? ? 79 La Mouche sans r@ison Troisième partie Voyeur de première, mais pas chaud latin, l’ami Bertrand. - Dans quel état est-il, maintenant, ce standard? traduisis-je. Une escadrille d’anges passa que l’OPJ (Officier Plantigrade Joufflu) observa en dodelinant du buste : tic annonciateur des pires catastrophes. - Dans quel état est-il ? me répétai-je, haussant le ton. - On ne peut pas faire d’omelette sans casser des œufs, mon adjudant, marmotta le héraut, le museau bas. Pour tromper l’ennemi, Alain a été obligé de couper quelques fils au hasard… - Au hasard ! ! ! - Ben, oui, mon adjudant. Mettez-vous à sa place : c’est pas un électricien… D’où l’ampoule grillée qu’il avait au plafond et qu’il n’avait jamais songé à remplacer ! Quoique l’envie ne me manquât pas de délester mes circuits en foudroyant le messager de mauvais augure, je lâchai prise et laissai retomber la tension. A quoi bon s’ingénier à mettre du plomb dans la tête de disjonctés de naissance ? Tout ce que j’espérais, c’est qu’aucun appel important ne fut, durant la nuit, resté sans réponse. Dans le cas contraire, je ne tarderais pas à me faire sonner les cloches ! - Démerdez-vous pour que tout fonctionne avant la fin de la matinée ! leur ordonnai-je, furax, en balançant mon reste de café à la poubelle. J’allais rejoindre mon bureau quand le signal aigrelet du fax retentit. Avant que Keper et Bertrand n’aient compris que ça n’était pas l’horloge du clocher, j’avais déjà récupéré le document qui m’était d’ailleurs personnellement destiné. Après quatre ou cinq tentatives infructueuses (et pour cause !), un flic de Château-Bougon - l’aéroport de Nantes - m’envoyait quelques lignes rapidement manuscrites. La veille au soir, je l’avais appelé chez lui pour lui demander de jeter discrètement un œil sur une certaine liste de passagers. Sans chercher à comprendre - la démarche n’étant rien moins que réglementaire - il m’avait promis de faire tout son possible : l’été précédent, à Port-Joinville, j’avais sorti l’un de ses gamins des griffes d’un petit dealer saisonnier. Ma lecture en diagonale achevée, force me fut de constater que cette enflure de Dieulafait ne m’avait pas raconté que des bobards et, sur un point au moins, je le regrettais : David et Isabelle Pecquet avaient bien réservé deux places sur le vol Nantes-New York du samedi 3 mai à sept heures vingt ! Bonjour la chienlit : j’hébergeais, depuis cinq jours, un truand en cavale ! Un petit futé qui, sous prétexte de traquer le « cheval de Troie », m’avait persuadé de lui laisser la bride sur le cou et de l’autoriser à bricoler peinard l’ordinateur du fils Bardin-Cardaillac ! De la graine d’espion doublée d’un traître à l’industrie hexagonale à qui j’avais ouvert toutes grandes les portes de la gendarmerie et livré les secrets du Compaq de Gabriel Huyng ! Dans la course à la gaffe, je pulvérisais les records d’Alain ! 80 La Mouche sans r@ison Troisième partie Estomaqué, je m’effondrai dans mon fauteuil, la feuille toujours à la main : un gendarme, dans l’exercice de ses fonctions, n’a pas à nier l’évidence, surtout quand elle lui sature la rétine. Pourtant, passé le premier flot de sudation glacée, je tâchais de me ressaisir et de me persuader que rien n’était encore perdu. Primo : le suspect était, à ma demande, toujours sur l’île ce qui me permettrait de le «taper » à la première occasion ; secundo : pour l’instant, il ne savait pas encore que je savais, ce qui me donnait sur lui un avantage non négligeable ; tertio : les événements ne prennent de sens véritable qu’une fois indubitablement établis leurs liens de cause à effet, ce qui était loin d’être fait. En cas de dérapage incontrôlé, je pourrais, de plus, arguer de ma niaiserie dans une affaire relevant davantage des compétences du S.E.F.T.I. que de celles d’une modeste brigade de province : une fois l’aéroport cerné par les argousins de Dieulafait, rien ne m’empêcherait, si nécessaire, de demander à auditionner le fuyard ; je passerais pour un gogol de première mais ça vaudrait toujours mieux que de tomber pour recel de malfaiteurs. Un bon gros tas d’excuses foireuses derrière lequel se cachait une mauvaise foi absolue : reconnaître la culpabilité de David Pecquet, c’était, de facto, épouser la thèse de Marc et, par là même, admettre que je m’étais, depuis le début, mis le doigt dans l’œil jusqu’au baudrier. Sainte Nitouche soit louée, mon intime conviction et quelques faits bien établis m’autorisaient encore à préférer, dans le rôle de l’affreux, le fils BardinCardaillac. Partialité relative largement encouragée par ma sympathie naturelle pour la pétulante et lucide Isabelle ; laquelle je croyais incapable d’avoir vécu, depuis quatre ans, avec un agent trouble. Tout ceci mis à part, plus je m’approchais du but, plus me taraudait la crainte d’avoir négligé le principal ressort de l’intrigue ; ressort sans lequel il me serait impossible de remonter le fil des événements et de remettre, une fois pour toute, les pendules à l’heure. - Le lieutenant Parfait, pour vous, mon adjudant, m’annonça Bertrand qui avait oublié de frapper avant d’entrer (contrairement à son copain Alain qui cognait toujours avant d’ouvrir la portes aux emmerdes). - Allons-y, Allonzo ! Introduis-le ! lui répondis-je, subito fort ragaillardi. Celui-là, je l’attendais de pied ferme ! Avec tout l’argent qu’il avait nuitamment retiré de mon bureau, il avait, à l’aise, de quoi s’offrir l’avenue de Passy ou un hôtel dans les beaux quartiers. En deux enjambés, l’échassier noir dévora l’espace pour venir se poser devant moi, à toucher mon bureau. - Très amusant ! grinça-t-il sans prendre la peine de me saluer. Avec ça, je suis sûr que Javaire va me tresser une couronne de lauriers ! De la poche de sa veste soigneusement fripée, il sortit une liasse de billets de Monopoly qu’il jeta sur mon sous-main. 81 La Mouche sans r@ison Troisième partie - A la bonne heure ! Je vois que vous vous êtes enfin décidé à jouer cartes sur table ! applaudis-je. Plus de commission rogatoire ? Plus de procédure incidente à l'affaire Origo-Desfontaines ? Je connais des ordinateurs islais qui vont être soulagés ! Ma fine allusion n’eut pas l’heur de le dérider. Derrière le rectangle noir de ses montures, son regard sombre se durcit en tessons de jais. - Très fort, votre petit tour de passe-passe ! admit-il sans excès d’enthousiasme. J’imagine que vous avez vos antennes au Parquet… - Me prendriez-vous pour un termite ? -??? - Antenne = insecte ; Parquet = bois… Un peu tiré par les cheveux, je le reconnais… Nouvel échec de l’Almanach Vermot : les zygomatiques du lieutenant Laurent Parfait étaient apparemment coincés sous la dent qu’il avait contre moi. L’innocente blague que je lui avais préparée tombant à plat (plutôt marrant, pourtant, de remplacer un piège à con par un attrape-nigaud), je décidai de changer de registre. - Ne faites pas cette tête-là, lieutenant ! compatis-je. Vous aurez l’occasion de vous rattraper : les vrais ripoux ne manquent pas dans la police… Tenez, je vous ai même gardé un petit lot de consolation. De mon tiroir, je sortis l’enveloppe dans laquelle, deux jours plus tôt, j’avais accepté de conserver la précieuse collection d’Alain, photographe amateur dont le talent mettait à nu l’âme humaine et, accessoirement, son enveloppe charnelle. Son cadeau à peine déballé, le prude Parfait piqua un fard à côté duquel celui des Corbeaux n’opposait qu’une faible roseur. - Qu’est-ce que ça veut dire ? s’étrangla-t-il en éparpillant les œuvres d’art sur mon bureau. Pour qui me prenez-vous à la fin ? - Pour un type que Javaire manipule sous la menace d’inculpation pour proxénétisme. Notez que se servir d’une pédicure pour vous aider à marcher droit… De vermillon, la face de carême de Parfait vira au vert-tout-court. Craignant de le voir se pâmer, « Bison bienveillant » contourna fissa son bureau pour présenter une chaise à la victime de l’impitoyable « Columbo » (après l’alcoolisme, la schizophrénie était ce qui se portait le mieux à PortJoinville). - Ecoutez-moi bien, poursuivis-je en regagnant mon fauteuil. Ces jolies fesses, sur les photos, sont celles de Clarisse Lefoyer de Costil, l’unique plaignante dans l’affaire qui vous pourrit la vie. Hier au soir, madame l’amiral a bien voulu m’accorder un entretient au cours duquel je lui ai mis les clichés et le marché en main : ou elle retirait sa plainte et je lui faisait cadeau les négatifs, ou elle s’entêtait et il y aurait un dossier classé « X » dans les archives du procureur… - Mais… pourquoi aurait-elle fait ça ? bavassa l’erreur judiciaire. 82 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Pour obtenir un divorce à son avantage (son mari, le pied marin mais les orteils délicats, était, effectivement abonné au salon de votre amie) et bâillonner une ancienne copine trop bavarde… - Quelle copine ? - Toujours votre pédicure chérie ! Cela dit sans vouloir vous offenser, il semblerait qu’elle et l’actuelle madame de Costil aient, à une certaine époque, fréquenté d’assez près quelques rejetons de la bourgeoisie nantaise chez qui on ne se contentait pas d’enfiler les perles… Métaphore un chouïa gauloise qui empourpra, de nouveau, les joues du trop parfait Laurent. - « Si vous éprouvez de l'aversion pour elles, il se peut que vous éprouviez de l'aversion contre une chose en laquelle Dieu a placé un grand bien. » Sourate IV, verset 19… récitai-je afin d’élever un débat tombé endessous du ceinturon et de mettre une lichette de baume sur la plaie de mon suffoqué zozo. - Et que vous a répondu cette madame Le Foyer de machin ? - Que long était le chemin qui menait à la Rédemption et que, pour le raccourcir un peu, le mieux était d’entrer dans mes ordres… - C’est à dire ? - Qu’elle se contenterait désormais d’ajouter du beurre dans le cholestérol de son vieux mari en attendant l’héritage… A condition, bien sûr, que je lui confie les fameux négatifs… En réalité, je comptais bien les brûler sous ses yeux afin d’éviter à l’ami Pierre Ligeot, le mâle incarné, de se retrouver, par contrecoup, dans une posture non prévue au Kâma-sûtra. Parfait se tortilla sur sa chaise, croisa et décroisa nerveusement ses interminables guibolles et s’abîma dans la contemplation de ses mocassins avant de se résoudre à poser la question à cent francs : - Qu’attendez-vous de moi, en contrepartie ? - Que vous annonciez à Javaire que vous êtes parvenu à endormir ma méfiance mais qu’il vous faudra attendre demain soir pour récupérer l’enveloppe… - C’est tout ? s’étonna mon débiteur. - Tant qu’à rester un jour de plus sur l’île, j’espère que vous accepterez de me rendre un petit service. Rassurez-vous : rien d’illégal ni de dangereux ; juste une planque peinarde de quelques heures. Je fournis les sandwichs et les jumelles… Pressé de toper là, Parfait prit cependant le temps d’essuyer les verres embuées de ses lunettes sur le pan de sa veste. - Une dernière chose, hésita-t-il. Cette affaire de corruption… Où est passé l’argent ? - A l’abri en attendant d’être rendu à son propriétaire : un vieux copain qui voulait me faire une blague. D’un goût plutôt douteux, je vous l’accorde ! 83 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Pas terrible comme explication… renauda le bégueule. - C’est pourtant l’exacte vérité et je ne vous laisserai pas regagner les Sables sans vous en avoir convaincu. Vous pourrez ainsi planter Javaire la conscience en paix… Alors, c’est entendu ? Ce ne fut, un timide sourire éclairant sa triste figure, que lorsqu’il me tendit sa main osseuse, que je remarquai le bandage qui la recouvrait à moitié. - Ce matin, à l’hôtel, j’ai voulu repasser une chemise et… commentat-il. Simple bobo, mais ça me lance encore pas mal. Vous connaissez un bon médecin ? - J’ai beaucoup mieux à vous proposer, lui glissai-je. A l’île d’Yeu, le meilleur remède contre les brûlures, c’est la mère Orsonneau ; Charline de son prénom : quatre-vingt cinq ans aux prunes, dernière née d’une famille de treize enfants… - Une guérisseuse ? Vous croyez à ça, mon adjudant ? - Pas sur le continent, mais ici, c’est autre chose. A force, on est bien obligé de se faire à l’idée que le cartésianisme n’a jamais dépassé Fromentine. Vous pouvez toujours essayer, ça ne vous coûtera pas un sous : la dame a ses principes… Sans attendre que Parfait ait rengainé son « Discours de la méthode », je griffonnai l’adresse de la « toucheuse » sur un post-it. - Evitez seulement de lui dire que vous êtes de la police, lui recommandai-je en brandissant le sauf-conduit. Elle serait bien capable de vous transformer en crapaud !… J’avais raccompagné mon nouvel allié jusqu’à la grille. Ce ne fut qu’une fois à l’abri des oreilles indiscrètes (un verre de pastis de trop et c’est le devoir de réserve qui titube) que je lui transmettais son ordre de mission et le pressais d’être opérationnel avant la fin de la matinée. Parfait, en dehors de l’informatique et du « Pêcheur Breton », touchait sa bille : il enregistra illico le type précis d’informations qui m’intéressait et me détailla, par le menu, la stratégie qu’il envisageait de mettre en œuvre pour atteindre, en temps voulu, son objectif. Délivré de la pression à laquelle, depuis des mois, Jiji, le juge jobard, le soumettait, il avait soudain retrouvé toute la froide lucidité de la machine à appréhender. Notre conciliabule n’avait duré que quelques minutes mais, en remontant l’escalier en fer à cheval du perron, une rumeur suspecte me rappela qu’il n’en fallait pas davantage pour qu’en mon absence la panique s’emparât de ma brigade. Par je ne sais quel miracle, Kepler était parvenu à réparer le standard qui sonnait maintenant à tout va sans que nul ne sache sur quelle touche appuyer pour faire cesser le vacarme. Surgi au débotté, je bousculai les encombrants et pianotait au pif. - Enfin ! Ça n’est pas malheureux ! Je vous prie de croire que vous aurez de mes nouvelles ! hurla, dans le combiné, une voix féminine. 84 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Adjudant Lemoine. Excusez-nous, madame, mais… - Il n’y a pas de « mais » ni de « si » ! Qu’est-ce qui se passe sur cette île ? Vous vous croyez tous en vacances ? - Avouez que le temps s’y prête… persiflai-je malgré moi. - Restez poli ! Savez-vous à qui vous parlez ? Je l’ignorais encore mais je n’allais pas tarder à l’apprendre : l’hystérique greluche qui s’égosillait à l’autre bout du fil n’était autre qu’Elisabeth Bardin-Cardaillac, l’amie intime du charmant Jean-Pierre Magnin et, nec plus ultra, la mère du non moins angélique Pascal. La famille du « syndrome de Colomb » se manifestait enfin et vitupérait pour qu’on lui restituât le corps. Quand je parvins à achever une phrase sans être interrompu par quelque imprécation, je niais toute implication de la gendarmerie dans la disparition du cher enfant et dénonçait une légère indisposition. - Un malaise sans gravité, insistai-je. Mais, en attendant votre arrivée, le docteur Andrieux a tenu à le garder en observation… - A la maison médicale ? - Précisément… - Bon ! se radoucit-elle tout à trac. Ma voiture est en panne, vous pouvez passer me prendre ? - Désolé, madame, mais nous ne faisons pas taxi. Autre chose ? Un grincement de dent fit vibrer la ligne : refuser l’insigne privilège de voiturer une si haute personnalité ! A mon insolence s’ajoutait l’inexpiable crime de lèse-majesté : si les socialistes profitaient de la dissolution pour se remettre à flot, il y aurait de la mutation disciplinaire dans l’air ! - Autre chose ? répétai-je, impatient d’abréger l’échange. - Oui ! Cette nuit, un voyou s’est introduit dans notre maison. J’imagine que ceci relève de votre compétence ! David Pecquet avait raison : de nos jours, les scellés n’impressionnaient plus personne, pas même une grande bourgeoise qui, j’en aurais mis mon képi au hache-paille, ne les avait même pas remarqués ! - Un voyou ? Quel genre de voyou ? - Aucune idée. Il s’est envolé dès qu’il nous a entendu… - Nous ? - Oui. J’étais en compagnie de Juliette… Euh !… Comment s’appellet-elle déjà ? - Coussein ! Juliette Coussin, avançai-je, les probabilités massées dans mon camp. - C’est cela, oui. Une godiche dont s’est entiché mon fils… Mais passons ! Le fait est que ce voyou a tout mis sens dessus dessous ! - Des objets disparus ? - Pas que je sache. Il n’en demeure pas moins que j’exige, sur le champ, un constat ! 85 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Vos exigences sont des ordres, madame. Je me tiendrai à votre disposition dès que vous serez rentrée de votre visite à la maison médicale. - Inutile d’attendre ! Juliette sera là pour vous accueillir. Je tiens à être rassurée dans les plus brefs délais. Une formule de politesse laborieusement ruminée, j’avais raccroché non sans une certaine jubilation : le « Péril Jaune bis » semblait maintenant acculé à prendre beaucoup de risques, beaucoup trop de risques pour n’achever qu’un bête jeu vidéo. Dans ces conditions, il commettrait bientôt la faute qui le ferait tomber comme un fruit mur et Marc Dieulafait, ce sale menteur, aurait, sous peu, de mes nouvelles. Autre point positif : il me serait infiniment plus plaisant de recevoir la déposition de Juliette Coussein - une jeune femme que Kepler m’avait décrite comme timide mais fort attrayante que celle de l’autre vieille peau entre deux liftings. La chasse au groupe « Further Führer » étant toujours ouverte et un accrochage entre une voiture sans permis et un permis sans assurance ayant eu lieu route des Soudiers (ainsi nommée en raison d’une ancienne industrie islaise : la transformation du goémon en soude), l’Auverlant et la 4L s’étaient faites la malle. Force me fut, philosophe, de me rabattre sur une mobylette à peine moins déglinguée que celle qui, la veille, avait vomi son carburateur dans la camionnette d’Yves Molebourse. Cahin-caha, sous un ciel uniformément bleu et un soleil un chouïa trop estival pour mon gros pull de laine, un petit quart d’heure me suffit à atteindre le portail blanc largement ouvert de la propriété Bardin-Cardaillac que je franchis sans réduire les gaz. Damnable imprudence, indigne d’un sectateur de la Sécurité Routière, qui faillit me coûter très cher : les « pagailloux » de maçons, qui n’en finissaient pas de réparer le pignon du garage, avaient, cette fois, oublié une brouette chargée de ciment au beau milieu de la chicane de cyprès ! Ma roue avant heurta violemment l’obstacle sans que, Sainte Aubaine soit louée, le choc ne parvînt à me désarçonner. Dans un furieux crissement de pneus et le mitraillage d’un nuage de graviers, je maîtrisai, grosso moto, la glissade qui s’acheva, abruptement mais sans dommage, contre les petits arcs de cercle métalliques qui protégeaient la pelouse. Regardant que j’étais indemne et que ma monture n’avait souffert que de quelques égratignures, je laissai agir le professionnel dont le premier soin fut de déplacer la brouette. Farceur, je poussai même le zèle jusqu’à l’abandonner de l’autre côté de la maison afin que ses inconscients de propriétaires tournent un peu en rond avant de la récupérer ; la pédagogie étant la force principale de la prévention, ça leur servirait, peut-être, de leçon. Revenant sur mes pas, je passai devant l’une des fenêtres du salon. Mu par un autre réflexe, plus policier celui-ci, je jetai, à la dérobée, un œil à l’intérieur : le souk habituel y régnait que le visiteur nocturne, évoqué par madame Bardin-Cardaillac, aurait eu du mal à aggraver. Nettement plus 86 La Mouche sans r@ison Troisième partie agréable et émouvant était le tableau offert par une grande blonde, filiforme, endormie sur le canapé. Juliette Coussein, un peu trop plate à mon goût, ne manquait cependant pas d’attraits : ses longues jambes bien galbées - dont l’une, hélas, partiellement recouverte d’un plâtre - accrochaient l’œil et mettait le grappin sur l’autre. Dans son sommeil, elle avait, comme dans la chanson, le visage d’un ange à ceci près que les anges de ma connaissance n’avaient pas d’aussi jolies lèvres. Moulée dans un robe moins froissée, elle devait faire son petit effet et séduire, sans forcer, des garçons autrement plus sexy et équilibrés que le fils Bardin-Cardaillac. Mais le cœur féminin a ses raisons que le mâle dégrossi ignore… Chiffonné à l’idée de rompre le charme, je décidai de différer mon intrusion et, avant d’aller frapper, d’entreprendre un tour du propriétaire. Dès qu’ils me reconnurent, les Pieds Nickelés de la maçonnerie, canettes de bière à la main, m’apostrophèrent joyeusement et me proposèrent, à la bonne franquette, de partager leurs matinales libations. Offre que je déclinai sèchement - pour ce qui était de lever le coude durant les heures de service, il ne fallait pas me confondre avec Bertrand ! - afin de mieux les sermonner. Comme tout islais qui se respecte, ils s’en sortirent par deux ou trois boutades, intimement convaincus qu’ils étaient que les règlements continentaux ne les concernaient en rien ; la sécurité sur les chantiers leur était aussi étrangère que la canicule à un inuit. - J’espère que votre patron est bien assuré et, surtout, qu’il ne s’avise pas de vous faire bosser au noir ! bougonnai-je, de guerre lasse. - Pour ça, vous pouvez être tranquille, chef ! me jura, main levée, le plus déluré de la bande. Les Bardin-Cardaillac sont trop à cheval sur leurs principes pour manger de ce pain-là ! - Les parfaits pigeons, quoi… - Que vous croyez, chef ! Radins comme des maraichins, oui ! Avec eux, on devrait avoir fini avant de commencer ! Au rythme où ils allaient, l’île d’Yeu aurait dérivé jusqu’au Cap Horn avant que le dernier parpaing ne soit posé : pingres ou pas, les BardinCardaillac devraient, bon gré mal gré, cracher au bassinet ! - C’est vrai qu’avant de vous demander de tenir des délais, faudrait déjà vous épiler le poils dans la main qui vous sert de barre à mine ! lui renvoyai-je, plus raisin que figue. - Le prenez pas comme ça, chef ! On a bien le droit de prendre le temps de vivre, non ? - A condition de ne pas le facturer en heures supplémentaires… - De ce côté-là, on n’est pas les pires ! Vous avez vu l’état des platesbandes, chef ? De vrais paillassons ! Si le père Charuau se fait des ampoules, c’est plus en comptant sa recette qu’en maniant son râteau ! Rien de tel qu’un tire-au-flanc pour apprécier, à sa juste valeur, l’œuvre d’un fainéant. Le jardinier auquel le fils Bardin-Cardaillac prétendait, douze jours plus tôt, vouloir offrir un fusil en récompense de ses 87 La Mouche sans r@ison Troisième partie bons et loyaux services tirait, effectivement, plus souvent sa flemme que des lapins ou des pigeons. L’ancien pêcheur avait recyclé ses casiers en nasses à touristes. Alors que je balayais du regard roses trémières envahissantes et hortensias livrés au lierre, un curieux phénomène botanique m’intrigua : au centre de la haie de tamaris échevelés qui, depuis le garage jusqu’au pignon nord de la maison, séparait la propriété de la côte sauvage, quatre ou cinq arbustes, sur une largeur de deux à trois mètres environ, étaient en train de crever. Oubliant mes truands de la truelle, j’avançai, soudain captivé, vers l’anomalie (au jeu des sept erreurs, j’avais toujours été le meilleur). Je demeurai un instant songeur, les godillots enfoncés dans la glèbe, puis je m’accroupis pour, du bout des doigts, déblayer un peu de terre autour d’un des troncs desséchés. A une vingtaine de centimètres de profondeur, avant de toucher les racines, j’exhumai une brisure sur laquelle je m’égratignai : les tamaris jaunis avaient été arrachés puis sommairement replantés. Pour camoufler l’opération, on s’était, ensuite, employé à bêcher méthodiquement le terrain sur toute la longueur du massif. Pas du tout le genre d’ingrate besogne à laquelle se serait attelé le père Charuau qui, spécialiste des additions salées, n’avait pourtant rien d’une bête de somme. Pour s’y coller, je ne voyais guère qu’un Pascal Bardin-Cardaillac la conscience plombée et la trouille au ventre. Gabriel Huyng, contrairement aux allégations de Dieulafait, était bien mort et enterré même si sa sépulture n’avait rien de chrétienne. Quelle arme avait utilisé le fils Bardin-Cardaillac ? Mystère et boules de gomme ! Seule chose patente : un fusil sans percuteur tenu par un gugusse inexpérimenté n’avait pas de quoi effrayer une mouche (même sans raison) ; encore moins un type entraîné pour une longue et périlleuse mission d’infiltration au cœur d’une maffia chinoise. Pourquoi Gabriel Huyng, comme lors de sa première tentative d’effraction, avait-il tenté de fuir au lieu - sachant l’arme était inoffensive - de maîtriser son vulnérable assaillant ? Enfin, quelle erreur grossière avait-il commise pour se retrouver en position d’infériorité au point d’y laisser sa peau ? Si, comme le lui proposait ma première version du scénario, le « Péril Jaune » s’était contenté d’être un agité du groupe « Further Führer », son manque de perspicacité et son absence d’initiative n’auraient rien eu de surprenant. Même élevé au rang de hacker personnel de Lin Dao Lhou, on pouvait, sans arrière-pensée, lui accorder quelques circonstances atténuantes : les délinquants en col blanc sont, généralement, les premiers à céder à la panique. Mais il y avait la confession de Marc qui, hormis quelques gros mensonges et omissions flagrantes, se tenait trop bien et recoupait trop de mes conclusions pour être, globalement, jetée aux orties. Tout concordait pilpoil pour accréditer l’appartenance de Gabriel Huyng au S.E.F.T.I., y compris son artificielle survie : la police n’aime guère faire étalage de ses bavures - surtout devant un gendarme ! - et le commissaire 88 La Mouche sans r@ison Troisième partie Dieulafait avait, sans doute, estimé que l’histoire du Compaq égaré suffirait à mon bonheur. En tournant le dos aux tamaris - de vieilles branches à qui je devais un fière chandelle - je bénissais Alain et son voyeurisme longue focale, Pierre Ligeot et sa libido débordante, Clarisse Lefoyer de Costil et sa reptilienne malignité : grâce à eux trois, un nouveau cavalier caracolait sur l’échiquier qui - Inch Allah ! - me permettrait sous peu de damer le pion au fou, au roi et à sa dame. 50 Niveau 9 Vue subjective, player 3 (Juliette) Fichier enregistré le mercredi 30 avril 1997 à 10 heures 08 Dans la cuisine, madame Bardin-Cardaillac, ceinte d’un large tablier jaune rayé de noir qui lui conférait l’allure d’une grosse guêpe, s’affairait en silence. Sur le plan de travail d’une blancheur aveuglante, elle découpait une énorme anguille qui, à moitié tronçonnée, gigotait encore. Les mains maculées de sang, elle attrapait au vol les morceaux pour les jeter, un à un, dans une cocotte-minute dont elle refermait aussitôt le couvercle. La bête, furieuse, claquait des mâchoires dans un bruit de tenailles rouillées. Prenant doucement mon visage dans ses mains, Pascal me détournait du sinistre spectacle. Toujours aussi mal rasé et dépenaillé, son regard débordait d’une infinie tendresse. Sa mère remise à sa place une fois pour toute, il venait de m’avouer - comme prédit par madame Râ-o-Thep ! - s’être stupidement amouraché d’une « femme de couleur » (une informaticienne Cap-verdienne) membre du groupe « Further Führer ». Poussé et soutenu par elle, il s’était lancé dans la création d’un virus d’une puissance phénoménale destiné à détruire PIXI-Soft et le WEB. Soudain effrayé par l’ampleur et l’absurdité du gâchis, Pascal avait, une nouvelle fois - conflit psychique oblige -, succombé à l’implacable « syndrome de Colomb » qui lui avait laissé, sur les avant-bras, des moirures violacées. A peine remis sur pied, il s’était empressé de rompre avec son mauvais génie et d’effacer, devant moi, le disque dur de son ordinateur. Désormais, il n’avait plus rien à redouter de la justice et venait même de m’annoncer son intention de se rendre à la gendarmerie pour dénoncer la 89 La Mouche sans r@ison Troisième partie Cap-verdienne qui, sur ordre du commissaire Dieulepeu, avait étranglé le « Péril Jaune » et dissimulé son corps dans le jardin. Frémissante et plus amoureuse que jamais, je m’abandonnais dans les bras de mon Prince Charmant lorsque David, dans son dos, entrebâilla silencieusement la fenêtre du salon. Dans des gants de caoutchouc vert, il serrait le couteau dégoulinant de madame Bardin-Cardaillac. Horrifiée, je tentai de crier mais de ma gorge ne sortit qu’un étrange borborygme semblable à l’inaudible babillage d’une cassette rembobinée à toute allure. Dans ma tête vidée par l’effroi, des coups répétés se mirent à résonner : toc ! toc ! toc !… Toc ! toc ! toc ! Impossible de me concentrer sur autre chose que sur ces obsédants battements. Et mon bébé, toujours souriant, qui ne se doutait de rien et approchait ses lèvres des miennes. Toc ! toc ! toc !… Toc ! toc ! toc !… David s’était fondu dans le décor pour mieux frapper. Toc ! toc ! toc !… Toc ! toc ! toc !… Pascal aussi avait disparu : sans doute avait-il enfin perçu le danger. Toc ! toc ! toc !… Toc ! toc ! toc !… Le cœur battant la chamade, le malaise tournant à la nausée, j’ouvris tous grands les yeux. Le plafond blanc dansa quelques secondes puis se figea. Sur ma gauche, le haut dossier du canapé me bouchait la vue mais, à droite, un pinceau de lumière crue découpait le tabouret du piano et ses cartons de pizzas entassés. Toc ! toc ! toc !… Toc ! toc ! toc !… On frappait à la porte. La veille au soir, j’avais quitté bredouille la chambre de Pascal et, malgré la fatigue qui m’alourdissait les paupières et me brouillait les idées, j’étais redescendue, titubante, dans le salon espérant toujours m’emparer du microcassette avant les gendarmes. Le sommeil avait fini par me terrasser avant que ma mission ne fut accomplie. Toc ! toc ! toc !… Toc ! toc ! toc !… On frappait toujours et madame Bardin-Cardaillac ne semblait pas vouloir se manifester. - Voilà ! Voilà ! lançai-je, la langue pâteuse, en me redressant douloureusement : le genoux de ma jambe cassée avait, durant la nuit, pâti d’une inconfortable position. Pour me lever tout à fait, il fallait encore que je retrouve mes béquilles. Toc ! toc ! toc !… Toc ! toc ! toc !… Mon visiteur s’impatientait. Les yeux rouges, le rimmel en stalactites, les joues marquées par les plis du coussin, la robe en origami, je me faisais l’effet d’un épouvantail. Aucun miroir ne se dressant sur mon passage, je parvins à faire abstraction de mon « look » pour rassembler un peu mes esprits avant d’appuyer sur la poignée. - Adjudant Lemoine. Mademoiselle Coussein, je présume… Le « maniaque » ! Sans savoir ni comment ni pourquoi, je l’avais immédiatement reconnu. Cela tenait sans doute à cette invraisemblable bonhomie dont, en contre-jour, il rayonnait littéralement. Son œil d’un bleu candide, son visage rond comme un ballon, son teint rose, ses moustaches 90 La Mouche sans r@ison Troisième partie d’Astérix et sa stature d’Obélix en faisait presque une héros de bandes dessinées ou de dessin animé. Comme une virgule posée par un graphiste soucieux de bien caractériser son personnage, une impressionnante cicatrice barrait son profil droit. Seules ses grosses mains, couvertes de terre, le rattachaient au concret pour mieux le tirer vers la bonasse paysannerie. - Avant toute chose, pourriez-vous m’indiquer la salle de bain, me demanda-t-il, fort civilement, d’une voix dont la douceur contrastait avec sa colossale stature. - Euh… Oui, par ici… Excusez pour le… comment ça s’appelle ?… pour le désordre… Trop affolée pour en dire plus, je clopinai pour lui ouvrir le chemin. Pendant que, derrière la porte de la salle de bain, les robinets coulaient à grande eau, je tirai, fébrilement, sur l’ourlet de ma robe et me composais la mine d’une acceptable candide que l’intrusion soudaine d’un gendarme se devait d’étonner, non de troubler outre mesure. - Voilà. Je crois que nous pouvons maintenant nous serrer la main ! déclara l’ours blond en m’écrasant les phalanges dans sa patte lustrée. Vous connaissez sans doute les raisons de ma visite… - Euh… Pas vraiment, non… Je ne suis arrivée à l’île d’Yeu qu’hier au soir, alors… - Cette pagaille ne vous a pas impressionnée ? s’étonna-t-il en embrassant, les deux bras écartés, le chantier du salon. Vous êtes moins tatillonne que madame Bardin-Cardaillac ! Ainsi c’était elle qui, la ligne téléphonique rétablie, avait suivi son idée et prévenu, à l’étourdie, la gendarmerie. Comme si attirer le loup dans la bergerie était pour améliorer notre situation ! Le gendarme avait certainement observé que nous avions brisés les scellés, ce qui ne faciliterait pas ma tâche. - Connaissant Pascal, rien ne me surprend plus depuis longtemps… rétorquai-je, faussement détachée. Quand il est plongé dans l’un de ses nouveaux jeux, le monde peut bien s’écrouler autour de lui… - C’est également ce que j’ai pu noter lors de mes précédantes visites. - Vos précédentes visites ? Une fois de plus, le verbe avait distancé la pensée : à la moindre émotion, celle-ci s’embrouillait trahissant l’inquiétude là où l’indifférence eut été de mise. Charitable, mon interlocuteur glissa sur ma maladroite interrogation. - Rien de bien méchant ! me rassura-t-il dans un indulgent sourire. Juste l’enquête à boucler suite à votre accident et à cette anecdotique affaire de conduite en état d’ivresse… Vous avez vu l’état du garage ? Le pignon en cours de réparation n’était pas le seul à avoir fait les frais du douteux éthylisme de mon buveur de Coca : la voiture d’un ancien ministre était également passée à deux doigts du carambolage. Des incidents dont le « maniaque » connaissait tous les détails. 91 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Et… Euh… Que risque-t-il ? l’interrogeai-je. - Rien du tout. Les deux affaires sont maintenant classées : l’une faute de preuve, l’autre faute de plaignant. « Dieu ne pardonne qu'à ceux qui font le mal par ignorance et qui s'en repentent sitôt après. » - C’est le… comment ça s’appelle ?… le Coran, non ? m’étonnai-je, ahurie d’entendre un gendarme le citer, ex abrupto. - Exact. Sourate IV, verset 17…Avec la Bible, c’était le seul bouquin que possédaient mes parents… Pauvreté d’imagination ou incrédulité mal placée, l’image d’un viking en culottes courtes apprenant à lire dans l’inimitable livre sacré de l’islam me parut tenir du canular surréaliste. Mais j’abrégeai la digression : - Dans ce cas… repris-je. - … pourquoi venir vous importuner ? enchaîna-t-il. Votre future belle-mère m’a demandé de passer d’urgence pour constater les dégâts commis, selon elle, par un indélicat visiteur que vous auriez failli surprendre… L’écervelée ne s’était pas contentée de donner l’éveil au pire ennemi de Pascal ; elle lui avait offert, sur un plateau, un nouveau motif de lui chercher noise ! - Confirmez-vous ses allégations ? s’enquit le tartufe. - A vrai dire, nous n’avons vu personne. En arrivant, nous avons juste entendu un bruit de chaise renversée. Pour moi, il pouvait aussi bien s’agir d’un chat… - Un chat ? Dans le regard du gendarme, une lueur d’amusement dansa dont l’origine m’échappait. Peut-être avais-je, à mon insu, commis un calembour ou une contrepèterie ? - Un chat qui aurait allumé toutes les lumières pour vous souhaiter la bienvenue ? persifla gentiment le Columbo local. - Il n’y avait qu’une applique d’allumée, rectifiai-je. Sans doute un oubli de Pascal… - Et l’ordinateur ? C’était quitte ou double : ou bien madame Bardin-Cardaillac avait tout dit et j’allais passer pour une fieffée menteuse ou bien… - Quel ordinateur ? vasouillai-je. - Il est assez gros, non ? s’amusa le gendarme. - Ah ! Ce truc ? Eteint, bien entendu… - Bien entendu ! Votre chat n’était donc pas un mordu de la souris … Ni moi une comédienne apte à raconter des bobards sans rougir jusqu’à la racine des cheveux. Défaillance que mon unique spectateur feignit de ne pas avoir observée. - Pas chapardeur non plus, si j’ai bien compris, poursuivit-il. Aucun objet de valeur ne manque à l’appel ? - Non. Pas à ma connaissance… 92 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Bref ! Pas de quoi le fouetter… - Comment ? Qui ça ? - Votre fameux chat ! gloussa-t-il avant de recouvrer son sérieux : au fait, par où serait-il entré ce matou en vadrouille ? - Par la fenêtre de la cuisine. Elle était grande ouverte quand nous sommes entrées. - Les scellés étaient toujours en place ? - Oui. C’est madame Bardin-Cardaillac qui les a brisés par mégarde. Il faisait nuit et nous étions pressées de poser enfin nos valises… Le gendarme parut accepter l’explication et hocha benoîtement la tête alors qu’un doute affreux me saisissait : si le « maniaque » n’avait, comme il le prétendait, rien à reprocher à mon bébé, pourquoi avait-il fait poser ces maudits scellés ? - Précautions conservatoires, me répondit-il. Madame BardinCardaillac n’a, semble-t-il, pas eu le temps de vous prévenir mais Pascal est, depuis avant-hier matin, en observation à la maison médicale. Me voyant vaciller sur mes béquilles et tâtonner pour m’agripper au dossier du canapé, il compléta aussitôt : - Une réaction psychosomatique sans aucune gravité. « Syndrome de Colomb », d’après le docteur Andrieux. Vous connaissez ? J’opinais du chef. La rechute, sinon inéluctable du moins prévisible, me renvoyait à quelque chose de connu, donc de rassurant. Ce qui l’était moins, c’était l’aspect prémonitoire de mon cauchemar : jusqu’où réalité et onirisme se confondraient-ils ? - Comme la maison était restée ouverte à tous les vents, j’ai cru bon de prendre certaines dispositions en attendant que la famille se manifeste, s’excusa le zélé représentant de l’ordre. En ce qui concerne Pascal, rien ne s’oppose, maintenant que vous êtes là, à ce qu’il soit rapatrié aux Vieilles. Madame Bardin-Cardaillac doit, à l’instant même, s’en occuper. Adossée au cuir moelleux du canapé, j’invitais le gendarme à se saisir de la seule chaise qui ne fut pas couverte de détritus. Les jambes en coton et les mains moites, j’était toujours incapable de mettre un pied devant l’autre mais les gargouillis de mon estomac sonnaient la fin de l’alerte. In petto, je me félicitais d’être parvenue, sans trop patouiller, à pallier l’inconséquence de la mère de Pascal. Autre motif à réconfort : si le ramage de mon visiteur se rapportait à son plumage de chapon débonnaire, je l’avais, peut-être, inconsidérément classé parmi les méchants. - J’ai bien peur que madame Bardin-Caraillac ne vous ait alerté inutilement… me désolai-je. - No problemo ! Ce sont les aléas du métier. Et puis ça m’aura au moins valu le plaisir de faire votre connaissance… Et flatteur avec ça, mon « maniaque » : hideuse comme je l’étais, le compliment confinait à la flagornerie. 93 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Puis-je vous proposer une… comment ça s’appelle ?…. une tasse de café ? esquivai-je. Je n’ai pas encore déjeuné et je serais ravie de… Un retentissant fracas métallique me coupa net la chique. Je n’avais pas encore réalisé que le charivari provenait du jardin - côté opposé au perron - que le gendarme, avec une rapidité et une agilité stupéfiantes en regard de sa corpulence, enfonçait la porte de la cuisine, prenait appui sur l’évier et sautait par la fenêtre. Tout cela en un battement de cils ! Scène surréaliste, digne d’un Mac Sennet version dolby stéréo : un tohu-bohu ponctué d’un juron m’avertit que l’élégance de l’atterrissage n’égalait pas celle de l’envol : le cascadeur s’était vraisemblablement emmêlé les pieds dans le tas de bûches stockées sous la fenêtre ! Ne sachant trop où donner de la béquille, je restai un long moment à guetter, palpitante et l’oreille aux aguets, la suite du spectaculaire rebondissement. Une ou deux minutes s’écoulèrent : l’espace hors champ, cher à sir Alfred, tapait toujours autant sur les nerfs de ses fidèles admiratrices. N’y tenant plus, je m’arrachais à mon confortable appui-fesses pour claudiquer vers la cuisine lorsque la porte du salon battit derrière moi. Mon gendarme, malgré une cheville foulée, venait d’achever le tour de la maison. La douleur et l’essoufflement ne l’empêchaient pas d’afficher un petit air satisfait. - Qu’est-ce que c’était ? lui demandai-je. - Encore votre damné chat ! En arrivant, tout à l’heure, j’ai été obligé de déplacer la brouette des maçons et le mistigri s’est pris les pattes dedans… - C’est lui qui a fait tout ce boucan ? J’en étais baba. Etait-il possible qu’une pure affabulation se fût donné la peine de se matérialiser rien que pour mes beaux yeux ? - En réalité, c’est surtout son vélo, précisa le témoin. - Son vélo ? ? ? - Un VTT, m’a-t-il semblé. C’est que le loustic ne m’a pas attendu pour remonter en selle et tailler la route… Cruche ! Triple cruche que j’étais ! Le rusé enquêteur n’avait pas cru un instant à mon conte du chat perché. Outre le rapprochement qui s’imposait entre notre visiteur nocturne et cet étourdi cycliste, il devait, maintenant et quoi qu’il en dît, disposer d’un signalement assez précis pour se jeter à ses trousses… et, par voie de conséquence, remonter jusqu’à Pascal. - Ce qui m’étonne, reprit-il, c’est qu’un chat aussi doué pour le freestyle ne soit pas également branché nouvelles technologies. Etes-vous absolument certaine que l’ordinateur était éteint lors de votre arrivée ? Il était, à l’évidence, convaincu du contraire. M’enfoncer dans le mensonge, c’était risquer de décrédibiliser l’ensemble de mes allégations, mais reconnaître platement ma duplicité ne m’en mettait pas moins en porte-à-faux. Déboussolée, j’optais pour la demi-mesure. 94 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Franchement, je n’y ai guère prêté attention, lui avouai-je, la tête basse, pour éviter de croiser son regard. Comme je vous l’ai dit nous étions mortes de fatigue et madame Bardin-Cardaillac l’a, peut-être, éteint machinalement… A moins que je n’aie, moi-même, en passant, débranché le… comment ça s’appelle ?… l’un des fils avec mes béquilles… - La peur et le choc que vous avez dû avoir en découvrant le souk peuvent justifier une petite distraction, admit, bon prince, le gendarme. D’ailleurs, du moment qu’il n’y a eu aucun délit, ce détail est sans grande importance. Car je suppose que vous ne porterez pas plainte… - Bien sûr que non ! répliquai-je trop promptement au goût de mon surmoi. - Dans ce cas, mademoiselle, il ne me reste plus qu’à vous remercier de votre accueil, salua-t-il, l’index et le majeur sur la visière de son képi. Pour le café, on verra une autre fois. Si nécessaire, n’hésitez par à me contacter mais, pour ce qui est de votre mistigri, vous pouvez dormir tranquille : ces bêtes-là sont allergiques aux uniformes et si on évite de les soumettre à la tentation… Pour ma sécurité, il avait alors confisqué le modem et l’alimentation de l’ordinateur en me conseillant de bazarder provisoirement le reste de l’équipement au garage. Estomaquée, je n’avais même pas eu l’élémentaire courtoisie de le raccompagner jusqu’à sa mobylette ; engin que j’entendis pétarader puis s’éloigner non sans un intense soulagement. Durant tout l’entretien, je n’avais cessé, avec plus ou moins de bonheur, de travestir les faits et mon interlocuteur ne s’était pas gêné pour me rendre la pareille, mais qui était dupe de quoi ? D’un côté, le « maniaque » m’avait aimablement ridiculisée avec mon chat VTTiste et savait que j’avais sciemment tenté de le mener en bateau. Que pouvait-il en déduire sinon qu’à l’instar de Pascal suite à mon accident, je ne reculerais devant aucun faux témoignage pour protéger un probable délinquant informatique ? S’agissait-il, comme dans mon rêve, de la « femme de couleur » dénoncée par madame Râ-o-Thep où de quelqu’un de moins proche, sentimentalement parlant, de Pascal ? Derrière ses airs bonhommes, le colonel de gendarmerie cachait mal un fin manœuvrier dont la perspicacité égalait l’opiniâtreté. Pourtant, il paraissait encore ignorer l’existence du microcassette : ne s’était-il pas contenté de poser des scellés - destinés, en toute hypothèse, à freiner les ardeurs des complices de Pascal - sans préalablement soumettre la maison à une perquisition en règle ? Erreur qu’il me faudrait exploiter avant, le moment venu, d’abattre, sous ses moustaches, ma carte maîtresse : David ! Un « charmant » garçon poursuivi pour espionnage industriel qui, de plus, pilotait le « Péril Jaune », hacker assassin soutenu par un flic véreux : le fameux commissaire Dieuleveut ou Dieulepeut. Entre le règlement de 95 La Mouche sans r@ison Troisième partie comptes policier qui s’ensuivrait et l’inévitable découverte de la galaxie Lin Dao Lhou dont Pascal n’était que le satellite-otage, l’obstiné chasseur serait bien forcé de changer son fusil d’épaule pour se concentrer sur le gros gibier. Alors que l’affrontement final approchait, mon plus dangereux adversaire demeurait cette trop fertile imagination dont je devrai, plus que jamais, me défier : le mythos devait, impérativement et au plus tôt, céder le pas au logos. Soudain, au-dessus de ma tête, une porte claqua. Pénétrée de ma ferme résolution, je n’y vis que l’effet d’un courant d’air et considérai, prosaïque, que l’urgent était de calmer la fringale qui, maintenant, me tenaillait à la limite du vertige. Debout au centre de la cuisine dévastée dont le réfrigérateur n’abritait que deux grandes bouteilles de Coca, je fouillais du regard le gâchis lorsque le grincement d’un meuble, tiré sur le parquet du premier étage, me tétanisa. Mythos ou pas, quelqu’un, là-haut, s’agitait sans trop s’encombrer de précautions. Un peu plus tôt que prévu au programme, un excellent exercice pratique se proposait à ma théorie anti-stress. Réfrénant la panique toujours prête à enfourcher mes fantasmes, j’examinai, aussi froidement que possible, l’occurrence. Trois conjectures m’apparurent alors avec une netteté à laquelle ma coutumière viscosité mentale ne m’avait guère habituée : 1/ contrairement aux assurances du gendarme, le « chat » était de retour et s’intéressait maintenant à la chambre de Pascal ; 2/ ledit « chat », me sachant seule, cherchait à m’attirer à l’étage pour, pendant ce temps, récupérer quelque chose au rez-de-chaussée ; 3/ quelqu’un d’inconnu mais de familier des lieux - une femme de ménage, par exemple - s’était introduit dans la maison avant mon réveil. Décidée à conserver tous mes moyens quelle que soit la menace potentielle, je misai sur le personnel de maison et revint tranquillement sur mes pas jusqu’au pied de l’escalier. Plus feutrées maintenant, les allées et venues se poursuivaient interrompues par de courtes plages de silence : des objets étaient déplacés, des tiroirs ouverts et des panneaux coulissants poussés. Mue par une intrépidité flambant neuf, je respirai profondément avant de me lancer à l’assaut des trente-neuf marches de bois ciré. Audacieuse mais non téméraire, je pris cependant soin d’accompagner mon ascension du sonore martèlement de mes béquilles : technique apprise, lors de randonnées en montagne, pour éloigner les vipères. Mais celui - ou celle - qui s’était glissé dans la chambre de Pascal ne suspendit pas pour autant ses occultes activités. Parvenue sur le palier, je constatai qu’un aspirateur gisait au milieu du couloir. Découverte qui, ajoutée à l’absence de résultat de mon opération anti-reptiles, conforta l’optimisme de mon raisonnement : à moins d’être sourd, un malfaiteur n’eut pas manqué de réagir d’une manière ou d’une autre. Pour lever définitivement le doute, il me fallait maintenant franchir la dizaine de mètres qui me séparait encore de mon objectif ; les plus périlleux, 96 La Mouche sans r@ison Troisième partie comme dans une escalade. Raclant les plinthes et heurtant les cloisons, je multipliai les rappels jusqu’à me retrouver face à la porte close derrière laquelle on s’affairait toujours. Le sommet atteint, je n’avais plus qu’à me jeter dans le vide en priant pour que l’élastique, hâtivement tressé, tienne bon et m’évite l’écrasement au fond du gouffre. Que faire ? Tourner la poignée ou frapper ? Fidèle à ma tactique, j’optai pour la plus tapageuse des solutions et toquai énergiquement. A l’intérieur, tout bruit cessa incontinent. Désormais, on ne pouvait plus faire fi de ma présence et on allait devoir se déterminer radicalement. Stoïque, le dos calé contre le mur, prête à user de mes béquilles comme de massues ou de béliers, j’attendis le choc qui, pour être spectaculaire, ne s’en fit pas moins attendre de longues, très longues secondes. La crinière châtain clair rehaussée de blond vénitien, les yeux verts, les sourcils très noirs et bien dessinés, le visage d’un ovale régulier affermi par un menton volontaire, l’apparition ne correspondait pas exactement au profil type d’une femme de ménage. La trentaine que suggéraient les légères pattes d’oie griffant ses hautes pommettes n’avait en rien alourdi sa svelte tournure ni flétri ses appâts. La simple robe blanche à bretelles qui la moulait mettait délicatement en valeur une peau de satin doré. D’une taille sensiblement inférieure à la mienne, je lui aurais volontiers fait cadeau de quelques centimètres en échange d’une once de sa grâce naturelle. Interloquée par ma guerrière attitude, elle avait, en m’apercevant, eu un brusque mouvement de recul qui l’avait rejetée dans l’entrebâillement de la porte. Toute aussi stupéfaite, j’en avais lâché l’une de mes béquilles qui était allé rebondir sur la moquette du couloir. Muettes, nous nous étions mutuellement observées des pieds à la tête avant qu’elle ne prenne sur elle de hasarder la première réplique. - Madame Bardin-Cardaillac s’est absentée pour une heure ou deux, m’annonça-t-elle d’une voix chantante traînant sur les terminaisons. - Je suis au courant, lui répondis-je tâchant toujours de deviner ce qu’une Kim Bassinger, à mille lieux de la « femme de couleur » de madame Râ-o-Thep, faisait dans la chambre de mon bébé. Je suis la… comment ça s’appelle ?… la fiancée de Pascal. - Désolée : sur le coup, je ne vous avais pas remise. Quand je suis arrivée, vous aviez la tête enfoncée dans les coussins du canapé et madame Bardin-Cardaillac n’a pas voulu vous réveiller… - Et… Euh… Vous êtes ? - Zabou… Zabou Plessis-Girard. Une amie de la famille. Je crois que vous connaissez mes parents… - En effet, reconnus-je en me décidant, crispée, à lui tendre la main. Il y a quinze jours, votre père nous avait invités à son… comment ça s’appelle ?… à son dîner d’anniversaire… - J’en ai entendu parler, opina-t-elle dans un gracieux sourire de connivence. Inutile de vous contrarier pour si peu : mes parents en ont vu 97 La Mouche sans r@ison Troisième partie d’autres et tout le monde connaît les foucades de Pascal… C’est d’ailleurs pour cette raison que madame Bardin-Cardaillac n’a pas hésité à solliciter mon aide pour remettre un peu d’ordre et surtout… - Surtout ? Zabou se mordit les lèvres qu’elle avaient petites mais charnues. Embarrassée, elle joua nerveusement de son pouce sur les deux bagues en or qui ornaient son majeur et son annulaire gauche ; je n’étais pas l’unique gaffeuse de la création. - Je crains que cela ne vous fasse guère plaisir… marmotta-t-elle, penaude, entre ses dents d’une irréprochable blancheur. - A mon tour de vous mettre à l’aise, la secourus-je. Je parie que madame Bardin-Cardaillac vous a demandé de rechercher les traces d’une présence féminine… - Précisément… admit, incrédule, la détective amateur. Une étrangère, je crois… - Etrangère qui n’existe que dans les bobards d’une Madame Soleil de pacotille, mais passons ! Hier soir, en arrivant, j’ai, moi aussi, scrupuleusement inspecté l’antre de Pascal et, en fait de traces, je n’y ai retrouvé que celle de mon propre parfum… - J’aime mieux ça ! soupira Zabou à qui la délicate mission que lui avait assignée madame Bardin-Cardaillac, pesait visiblement. S’il en est ainsi, vous allez, peut-être, pouvoir me dire à quoi servent ces appareils. Venez voir… Intriguée, je la suivis à l’intérieur de la chambre où elle ouvrit le tiroir inférieur d’une penderie muni d’un double fond ; particularité que je n’avais pas soupçonnée : Zabou possédait, outre une classe que je n’atteindrai jamais, des talents d’investigatrice hors de ma portée. Quand elle se redressa, elle tenait, dans ses mains, deux objets que je reconnus aussitôt : un casque virtuel et une combinaison à capteurs sensoriels Plushard ! Les copies conformes de ceux que j’avais testés en présence d’un ingénieur californien ! - On dirait des bidules électroniques, non ? m’interrogea Zabou. - Tout juste. Ce sont les accessoires du dernier jeu de Pascal : « Evha Forether »… - Et comment s’en sert-on ? - On enfile la combinaison, on se met le casque sur la tête et on a l’impression de voir et de toucher réellement les éléments virtuels qui vous entourent. Assez impressionnant… Sans le savoir, Zabou avait, sous son nez aquilin, les fameuses preuves de l’« infidélité » de Pascal tant attendues par madame Bardin-Cardaillac. J’étais, tout à la fois, effondrée et furieuse : depuis que je l’avais, contrainte et forcée, abandonné à sa solitude, ce pervers s’envoyait en l’air avec une image de synthèse ! Un ersatz de femme ! La copie conforme mais sans âme d’une ancienne conquête vraisemblablement partagée avec David ! De quoi rendre folle de jalousie la plus compréhensives des cruches ! 98 La Mouche sans r@ison Troisième partie Le mythos en éruption, je ne donnais pas cher de la peau du traître lorsqu’il émergerait de son « Syndrome de Colomb ». Ceci alors même que l’impartial logos me remettait froidement en mémoire un certain Emmanuel et son provoquant tee-shirt noir frappé du logo de Sepultura ; contrairement à Pascal, ma faiblesse était, du moins, restée cent pour cent humaine ! 51 Niveau 9 Vue subjective, player 4 (François) Fichier enregistré le mercredi 30 avril 1997 à 16 heures 25 La mobylette larguée sur le parking de la gendarmerie, je m’étais cramponné à la rampe pour monter chez moi : ma cheville gauche, victime d’un tas de bûches, donnait d’inquiétants signes de faiblesse. Mon enquête, qui ne marchait déjà que sur trois pattes, n’avait pas besoin d’un éclopé de plus. - Juste une petite élongation, rien de bien méchant, avait immédiatement diagnostiqué Martine dont le diplôme d’infirmière s’était, plus d’une fois, avéré précieux. Un peu de Voltarène et un bon bandage feront la farce à condition, bien entendu, que tu te ménages un peu. Je te rappelle, mon chéri, que tu as largement passé l’âge de jouer aux cow-boys et aux indiens… Cette manie des femmes de vous vieillir prématurément alors que, de leur côté, elles se noieraient dans un bain de concombre et de lait hydratant plutôt que d’admettre avoir pris deux ans en une décennie ! Peut-être une manière de s’alléger la cellulite en faisant porter aux autres le poids des ans. Considérations à haute teneur philosophique subito supplantées par de plus prosaïques préoccupations. Cependant que mon apothicaire personnel préparait ses onguents, je me projetais une petite heure en arrière et sautait, à nouveau, par la fenêtre de la cuisine des Vieilles en prenant garde, cette fois, de ne pas me croiser les pinceaux. A main droite : la brouette renversée et les roues d’un VTT, cadre par dessus selle, tournant dans le vide. Le museau dans la pelouse, le casse-cou se redressait déjà avec la vivacité d’un cabri. Même silhouette gracile, même carrure frêle, même bonnet que ceux entr’aperçus, au même endroit, deux jours plus tôt. Le « Péril Jaune bis » avait remis le couvert et m’échappait à nouveau après, sans aucun doute, 99 La Mouche sans r@ison Troisième partie avoir surpris, derrière la porte de la cuisine, ma conversation avec Juliette Coussein. Etant donnée la prudence réciproque de nos propos, le loustic en avait été pour son argent tout en me permettant de fermer une nouvelle porte : la collusion entre le « Péril Jaune bis » - dont le bonnet, à moitié arraché dans sa chute, m’avait laissé entrevoir la frimousse - et le groupe « Further Führer » était - O ! Surprise ! - à rejeter définitivement. En extrapolant un chouïa, la présence même, sur l’île, de nazions sponsorisés par Lin Dao Lhou m’apparut, pour la première fois, des plus douteuses. Mon petit doigt et les phalanges voisines s’étaient mis d’accord pour me passer le message : l’embrouillamini Bardin-Cardaillac était beaucoup moins inextricable que redouté ; quelles que soient les cachotteries des uns et des autres, j’étais maintenant certain d’être à un poil d’aboutir. Plus fort : mes mêmes informateurs digitaux soutenaient bec et ongle (surtout « ongle », en l’occurrence) que je possédais, à ce jour, tous les éléments pour conclure mon enquête. Les quelques arbustes crevés au milieu de la haie de tamaris dressée entre la propriété Bardin-Cardaillac et la côte sauvage m’avaient déjà livré leur secret : l’ampleur et la localisation des dégâts ne suggéraient-elles pas, sans se pressurer les méninges, le passage en force d’un véhicule ? La 4*4 de Gabriel Huyng, par exemple, surpris, dans la nuit du 17 au 18 avril, par le fils Bardin-Cardaillac. Comme lors de sa première tentative de cambriolage, le pion de Marc Dieulafait avait - par maladresse ou malchance - été, à nouveau, contraint de prendre la fuite. Son véhicule bloqué par celui de son adversaire, il avait foncé dans le tas comptant sur la tempête qui se déchaînait pour l’aider à mettre les voiles. Mais le poursuivant, prêt à tout pour récupérer son ordinateur, avait l’avantage, après vingt ans d’assidue fréquentation de l’île d’Yeu, de connaître parfaitement les lieux. Le rodéo nocturne s’était achevé à la pointe de la Tranche. Son crime perpétré, Pascal Bardin-Cardaillac replantait sommairement les tamaris renversés, bêchait un peu alentour pour camoufler son horticulture sauvage, finissait de bousiller sa voiture contre le perron du garage et imbibait la banquette de whisky pour crédibiliser l’alcoolisation dévastatrice des laits-fraises. Tout se tenait pilpoil m’offrant enfin une base solide à parti de laquelle rebondir. Comme madame Bardin-Cardaillac et la charmante Juliette éviteraient de porter plainte, aucun flagrant délit intempestif ne viendrait tardivement interférer dans la procédure ni contrarier mon dessein de me concentrer, dorénavant, sur les quelques pièces à conviction qui se morfondaient trois étages plus bas. - Je ne sais pas ce que tu as, maintenant, l’intention de faire, mais je te déconseille l’escalade et la course à pieds, m’avertit Martine, pince-sans-rire, en achevant, d’une main experte, mon bandage. 100 La Mouche sans r@ison Troisième partie - « Quiconque est bien dirigé, est dirigé pour lui-même. » Sourate XXVII, verset 92… lui rappelai-je en enfilant péniblement mon godillot. - En ce qui te concerne, tu me permettras, mon chéri, de mettre respectueusement le Coran en doute ! Même en orientant la gendarmerie vers la Mecque tu serais bien capable de continuer à chercher midi à quatorze heures ! Trois étages plus bas, de retour à la brigade où on me conservait encore un minimum de respect, je demandai au gendarme auxiliaire chargé de la veille radio de rappeler tous les hommes affectés à la localisation d’éventuels membres du groupe « Further Führer » : mission annulée. En regagnant mon bureau dont je refermai la porte derrière moi pour être peinard, je notai sur un post-it un message important à faire passer à Kepler dès qu’il serait de retour et sortit, un à un, du coffre mes petits trésors : les bouts de verre récupérés dans la poubelle du fils BardinCardaillac (lesquels étaient, depuis longtemps, passé aux aveux), la boule de latex issue du lavabo de la chambre d’hôtel occupée par Gabriel Huyng, la gourmette en argent et son motif chinois renfloués en même temps que la Laredo et, pour finir, le minuscule disque transparent teinté dans la masse fortuitement découvert dans les graviers des Vieilles. Cette dernière pièce triturée dans tous les sens, je notai qu’il s’agissait d’une sorte de ménisque comparable à une loupe miniature à ceci près qu’il rétrécissait les objets au lieu de les grossir. Phénomène a priori sans signification mais qui, par une fulgurante association d’idées, me renvoya à l’inexpliqué comportement de Gabriel Huyng lors de sa seconde incursion aux Vieilles. Mon déjeuner avalé avec un lance-pierres - au grand dam de Martine pour qui j’avais assez d’une patte folle pour ne pas y ajouter un ulcère d’estomac - je réquisitionnai la 4L enfin disponible pour descendre au port. Raphaël Benjoum, l’unique opticien de l’île dont l’échoppe était mitoyenne de la Maison de la Presse, bénéfiçiait, par-delà Fromentine, d’une réputation d’amabilité et de serviabilité jamais prise en défaut. Certains Nantais ou Versaillais, pourtant largement servis à domicile, attendaient ainsi les vacances pour se procurer, chez lui, lunettes de soleil ultra filtrantes et demi-lunes pour hypermétropes de la dernière génération. Loin de m’envoyer aux pelotes avec mon ridicule bout de matière plastique dont je ne pouvais - secret de l’enquête oblige - lui révéler la provenance, il se fit un plaisir de l’étudier posément à l’œil nu avant de le soumettre, par acquis de conscience, à l’expertise de ses appareils de mesure - il ne manquait plus qu’un test en double aveugle, ce qui aurait été un comble ! Une dioptrie en entraînant une autre, son verdict tomba traité à l’antireflet. - Il s’agit, tout simplement, d’un verre de contact, m’annonça-t-il, sans hésitation, en me rendant mon bien. Son propriétaire est sévèrement myope… 101 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Un verre de contact ? Et cette teinte marron ? - Destinée à colorer l’iris. C’est très à la mode chez les jeunes : mes collègues du continent en vendent à la pelle : des jaunes, des rouges et même des vert fluo… On n’arrêtait pas le progrès : aucun magistrat, depuis des lustres, n’ayant réellement songé à le poursuivre ! Sainte Aubaine soit louée, tous les contrevenants ne jouissaient pas de la même scandaleuse impunité ce qui laissait quelques latitudes aux forces de l’ordre. Je connaissais même intimement un certain adjudant de gendarmerie qui ne regrettait pas d’en avoir, depuis bientôt trois semaines, pris un peu beaucoup à son aise avec le Parquet. Partant de l’hypothèse selon laquelle le verre de contact avait appartenu à Gabriel Huyng - lequel pouvait l’avoir perdu lors de son premier round nocturne contre Pascal Bardin-Cardaillac - il ne m’était pas interdit, en faisant attention à mes doigts, de claquer une nouvelle porte. Une porte à doubles battants ouvrant de fort intéressantes perspectives. Dans la nouvelle version de mon scénario, deux courtes séquences, un peu vite expédiées, prenaient, tout à trac, une importance imprévue : 1/ celle où Isabelle Pecquet, plombier de fortune, m’exhibait la boule de latex coincée dans le siphon de son lavabo. « Qu’est-ce qu’on peut bien faire avec ça ? s’était-elle interrogée avant de railler : Vous croyez que le « Péril Jaune » voulait se fabriquer une poupée gonflable ? » ; 2/ celle - un chouïa « comédie de boulevard » - de la gourmette tournée, dans mon bureau, avec Martine en guest star. « Gourmette ? A d’autres ! Un bracelet de femme, oui ! m’avait-elle envoyé sur l’air de la jalousie. » Comme je tentais d’apaiser ses soupçons mal placés en invoquant la fine membrure de Gabriel Huyng, elle m’avait rétorqué : « Si ma mémoire est bonne, Guillemette aussi donnait dans le garçon manqué ! » Les trois objets : verre de contact, boule de latex et gourmette/bracelet ne resplandiraient que superposés à la manière des parchemins du « Secret de la Licorne ». Mille sabords ! Mon générateur de comprenette à pédales était aussi grippé que celui des Dupond-Dupont ! De quoi réjouir Lucie, la sarcastique tintinophyle de l’Atlantide Hôtel ! Raphaël Benjoum chaleureusement remercié comme il se devait, je redescendais vers le parking du port où ma 4L poireautait lorsque, au niveau du syndicat d’initiative, je tombai nez à nez avec Isabelle et David Pecquet baguenaudant bras dessus, bras dessous. Ils sortaient d’un magasin de vêtements et de gadgets très « in » baptisé « Petit Patapon » : deux dessins de hérons encadrait l’enseigne à usage exclusifs des amateurs de calembours sophistiqués. Dans un joli sac de papier décoré d’une déclinaison de papillon en voilier, Isabelle me montra la petite vareuse qu’elle venait d’acheter pour son adorable rejeton. 102 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Si jamais nous revenons à l’île d’Yeu, mon Yannou pourra se la jouer vieux loup de mer, avait-elle commenté, le sourire toujours aussi dévastateur. David Pecquet, un rien tendu, se balançait d’un pied sur l’autre. Sans doute pensait-il au vol Nantes-New York qui, trois jours plus tard, était supposé mettre des milliers de kilomètres entre lui et le S.E.F.T.I. En dépit des dires de Marc Dieulafait corroborés par ceux de mon flic de l’aéroport et de mes propres recoupements, je ne parvenais toujours pas à m’imaginer ce sosie un peu fade de Patrick Bruel dans la peau d’un Philby du WEB : pas la carrure, pas le mental (comme disait la crémière de Villers-Bocage). Pour ce qui était de jauger les gens, mon intuition ne m’avait que très rarement trahi ; en hommage à sa fidélité, je lui avais même, bien souvent, sacrifié mes plus belles constructions logiques et je m’en étais, la plupart du temps, félicité. - Vous comptez rester parmi nous encore quelques jours ? demandaije à Isabelle. - Jusqu’à demain soir… Vendredi au plus tard si David s’arrange avec sa boîte… Il m’a dit que vous auriez, peut-être, encore besoin de lui… - Je confirme mais je ne voudrais pas abuser de sa gentillesse : il m’a déjà tiré une bonne épine du pied en examinant l’ordinateur des Vieilles et en dépannant le Compaq qu’on a repêché sur la côte sauvage… - C’était peanuts ! se récria enfin David Pecquet qui, jusque là, n’avait pas desserré les dents. Vous en êtes toujours resté à votre idée de scellés ? - Suite à vos judicieux conseils, j’ai fait mieux : j’ai carrément confisqué l’alimentation et le modem… - Ce qu’on aurait dû faire depuis le début ! nota-t-il sur un ton de reproche qu’il adoucit aussitôt après avoir croisé le sombre regard d’Isabelle : je sais que vous connaissez votre travail mais vos méthodes sont… comment dire ?… - … un peu dépassées ? Je vous l’accorde, comme disait mon professeur de guitare ! Mais vous verrez qu’elles peuvent encore donner quelques résultats… - On vous fait confiance ! trancha Isabelle alors qu’une ombre passait sur le visage de son mari. - Au fait, poursuivit-elle, sautant du coq à l’âne : pour l’hôtel, je pense, étant donné la durée imprévue de notre séjour, qu’il serait normal qu’on participe aux frais… - Pas question ! m’élevai-je. Vous êtes toujours mes invités et Gilbert Léragne me doit tellement de fleurs que je pourrais ouvrir une boutique. Plus de problème depuis le coup du lavabo ? - Cool ! s’exclama Isabelle. A part la fenêtre qui a été forcée avant notre arrivée et qu’on n’arrive pas à entrebâiller… Le concierge nous a dit que des cambrioleurs s’étaient introduits dans la chambre de Gabriel Huyng quelques heures à peine après votre perquisition. Mais vous êtes certainement au courant… 103 La Mouche sans r@ison Troisième partie Pour ne pas surjouer le plouc dépassé, j’acquiesçai, l’air entendu. Intérieurement, je préparais le peloton d’exécution pour ce traître de Gilbert qui avait omis de me prévenir : l’ancien coureur de savanes s’était si bien intégré au milieu islais qu’il en avait épousé l’exaspérante omerta. Considérant qu’il était trop tard pour exploiter correctement l’information et que la vendetta - pour rester dans la quincaillerie sicilienne n’était pas prioritaire, j’interrogeai sereinement ce nouveau fait : à qui imputer la rare stupidité d’aller fouiller une chambre déjà passée au peigne fin par « Columbo » en personne ? Des sbires de Lin Dao Lhou ? Aussi peu vraisemblable que l’intervention, sur le terrain, du groupe « Further Führer ». Marc Dieulafait et sa copine ? Beaucoup plus plausible même si, pour un peu changer, le mobile trop mobile fuyait le discernement. - Je peux vous poser une question en particulier ? demandai-je à David Pecquet qui, toujours chiffonné, se rembrunit de plus belle. Rien de personnel, appuyai-je avant de m’excuser auprès d’Isabelle : secret de l’enquête. Je n’en ai que pour une minute, promis ! Permission accordée par la piquante brunette, je lui enlevai son époux que j’escortai jusque sur les quais, face à l’abri du canot de sauvetage. - Je voulais seulement vous demander une dernière précision, lui glissai-je. Toujours à propos de la disparition de Sibylle N’guyen. Pas la peine, je pense, de mettre Isabelle dans la confidence… -… La sobre réplique ne pêchait pas par excès d’enthousiasme . Normal : toujours cette vieille histoire qui lui collait aux basques. - La seule chose qui m’intéresse, repris-je, c’est ce policier qui, après le naufrage, était venu vous relancer jusqu’à Poissy. Vous en souvenez-vous suffisamment pour me le décrire ? - C’est tellement loin… soupira David, mi agacé, mi conciliant. Le portrait robot qu’il me dessina laborieusement ne valait pas une photo anthropométrique : le flou rongeait les contours et estompait le relief. Pourtant, l’allure athlétique du personnage, son côté plutôt beau gosse, sa mâchoire carrée et sa coupe de parachutiste ne laissaient que peu de champ à l’incertitude : dix contre un que l’ami Marc Dieulafait grenouillait autour de Sybille N’guyen plus d’un an avant l’embauche de Gabriel Huyng. Pour lui, comme pour moi, l’affaire Bardin-Cardaillac remontait donc bien à Pâques 1992 et, ainsi que je l’avais toujours subodoré, la disparition de l’une était liée à celle de l’autre. Si étroitement liées qu’une petite idée, à peine éclose sous mon képi, rhizomait déjà. Une petite idée qui ne demandait plus, pour être replantée dans le pot aux roses, que les quelques grammes d’engrais naturel que je croyais savoir où trouver : à l’intérieur d’une certaine valise rangée dans le coffre de la brigade. Le commissaire Dieulafait devrait alors ajouter un ou deux chapitres à son joli conte. - « Ils ourdirent une ruse, mais nous en avons ourdi une autre, sans qu’ils s’en aperçoivent. » Sourate XXVII, verset 50… 104 La Mouche sans r@ison Troisième partie - C’est le Coran, non ? s’étonna David Pecquet en ouvrant des yeux comme des CD de la Torah. - Excusez-moi : vieille habitude contractée en Guyane. Un peu comme la malaria : ça me reprend, de temps à autre, sans crier gare… Là-dessus, je l’avais raccompagné auprès d’Isabelle qui se consolait en testant les spécialités de la Crêperie-Snack Martin. Pressé de remonter à la gendarmerie, j’avais, clouant le bec à ma gourmandise, décliné son invitation : un gendarme, dans l’exercice de ses fonctions, n’a pas à céder aux injonctions de ses glandes salivaires. Le pied au plancher de l’escargot Renault, je grimpai le raidillon de la rue Calypso, cédai la priorité au giratoire et remontai la rue Georges Clémenceau - petit veinard dont les brigades avaient, elles, un tigre dans leur moteur. Les grilles étant restées ouvertes, je déboulai un peu rapidement dans le parking au moment précis où l’ours Bertrand le traversait en allongeant le pas. Je braquai et freinai à mort évitant, d’un poils, de faire un descente de lit du plantigradé. L’adrénaline en overdose, je jaillissais de la 4L pour me confondre en excuses lorsque l’hébétude et un zeste de fureur muselèrent subito mes alarmes. S’il fallait en croire mes yeux, d’ordinaire peu enclins à coller la berlue, ce que Baloo tentait désespérément de cacher derrière son large dos ressemblait fort à une faute professionnelle passible, au minimum, d’une révocation éclair. C’était le retour du sous-marin à quelques encablures du port ! - J’ai bien peur d’être tombé au mauvais moment… lui décochai-je vertement. - C’est à dire que… mon adjudant… bafouilla l’énergumène tâchant toujours de dissimuler son forfait. - Si c’est pour partir au pays des cigales et des lavandes, je te signale que tu as choisi le mauvais bagage ! Pour tout te dire, je te vois même assez mal parti pour décrocher une affectation… Bertrand, mortifié, passa par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel avant de s’arrêter sur un vert olive digne d’un Cézanne époque Beaux-deProvence. Trop lourd pour sa rachitique conscience, il laissa son fardeau tomber à ses pieds : la Delsey de Gabriel Huyng ! - Dois-je te rappeler que le coffre de la brigade n’est pas un libreservice ? grondai-je sourdement tout en me félicitant d’avoir pris la précaution de planquer en lieu sûr l’ordinateur convoité par Dieulafait. Fusillé du regard, Baloo faisait le mort alors que, malgré le tendu de la situation, je jubilais intérieurement : je n’avais pas eu à attendre longtemps pour connaître le mobile du cambriolage fortuitement rapporté par Isabelle Pecquet : quelque chose, dans ce bagage au contenu d’apparence anodine, avait, pour Dieulafait ou un autre gugusse, une valeur qui flirtait avec l’inestimable. 105 La Mouche sans r@ison Troisième partie - « Dis, s’ils te désobéissent : « Je désavoue ce que vous faites. » » Sourate XXVI, verset 216, sermonnai-je l’ours des casernes trop mal dans sa peau pour relever mon intempestif abus du Coran. Ramasse cette valise et suis-moi dans mon bureau ! Confiné dans la cage de mes quatre murs, l’animal, terrorisé, n’avait pas été long à s’allonger : le lieutenant Parfait, me soupçonnant toujours de corruption, lui avait téléphoné, un quart d’heure plus tôt, pour lui demander de lui livrer, à l’hôtel des Navigateurs et avant dix-huit heures, le contenu du coffre. - Il m’a dit qu’il opérait sous commission rogatoire et qu’il valait mieux, pour ma carrière, que je lui obéisse sans discuter… - Et vous l’avez cru ? tonnai-je. - Ben, oui, mon adjudant… souffla Bertrand avec un accent de sincère remords qui plaidait en sa faveur. Fausse piste ambulante, pourquoi ne pas le croire sur parole et ne pas lui laisser, d’emblée, le bénéfice du doute ? Mais le perfectionniste « Columbo », à deux doigts de dénouer l’intrigue, ne voulait surtout rien laisser au hasard et cuisina, une demi-heure durant, un « suspect » aussi désemparé que visiblement hors du coup. Tout ce qui pouvait être reproché à Bertrand, c’était sa naïveté - pour ne pas dire sa bêtise - confondante et son affligeant manque de confiance envers son supérieur. Peu porté sur les sanctions disciplinaires et poussé par « Bison bienveillant » à une mansuétude rien moins que militaire, mon verdict fut clément : suppression des permissions pendant un mois, surveillance générale de nuit systématique durant la punition et interdiction formelle de quitter l’enceinte de la brigade sans mon autorisation. Baloo, tête basse, écouta la sentence sans ciller et décampa à mon ordre : j’avais maintenant besoin d’un peu de calme afin de comprendre à quoi jouait exactement le lieutenant Parfait et de passer au scanner les effets personnels de Gabriel Huyng : entre chaussettes fantaisies et pull-overs de mohair, un trésor était caché qui ne relevait pas du rayon lingerie. 52 Niveau 10 Vue subjective, player 2 (Isabelle) Fichier enregistré le mercredi 30 avril 1997 à 16 heures 34 106 La Mouche sans r@ison Troisième partie Le ciel est bleu, l’océan aussi et l’incroyable transparence de l’atmosphère recule l’horizon à perte de vue. De la plage des Sapins aux allures de grève landaise, on distingue parfaitement les arches du pont de Fromentine et les taches blanches, semblables à des falaises de craie, des barres d’immeubles plantées tout au long de la côte. Le tourisme de masse est passé par là, quelques promoteurs se sont engraissés sur la bête - avant, peut-être, de finir en tôle comme le père de David - et le front de mer est à jamais défiguré. Ma carte d’adhérente aux « Verts » me brûle la poche et je me dis que, si après les législatives anticipées, Dominique Voynet se retrouve au gouvernement, elle aura pas du béton sur la planche ! Miraculeusement épargnée - grâce, sans doute, à quelques interventions en haut lieu - la très sélecte île d’Yeu se paye le luxe de l’authenticité. Les pieds enfoncés dans le sable fin et tiède, dos à la forêt d’épicéas alignés au cordeau, je m’amuse à détailler les cabanes de pêcheurs soigneusement entretenues et uniformément blanches. Dans mon sac : deux « pattes d’ours » (sortes de chaussons aux pommes) et deux sandwichs au thon de chez Irénée Béneteau. De vrais sandwichs taillés dans de vraies baguettes fraîches avec de vrais morceaux de germont à l’intérieur et trois élastiques pour les maintenir fermés. Bien sûr, pour les obtenir, il ne faut pas être trop speed ; comptez vingt bonnes minutes : le temps de faire cuire le pain, de cueillir les tomates et d’aller chercher, dans la réserve, un bocal de conserve datant de la dernière campagne de pêche. Mais ici, prendre son temps ne veut pas dire le perdre : corses sur les bords, les autochtones ont la nonchalance facile. Assis à côté de moi, David n’a même pas viré ses pompes : le regard vissé aux évolutions acrobatiques d’une planche à voile, il me la joue Penseur de Rodin version Grand Bleu. Pour lui, le début de matinée avait été chaud, très chaud. * * * Fatiguée de ses tergiversations autour de PIXI-Soft - un coup j’y retourne, un coup j’y retourne pas - et de Pascal - un coup je l’aime, un coup je le hais - je n’avais pas attendu le petit déjeuner pour lui rentrer dans le lard. Mal réveillé, l’estomac vide, la tempête lui était tombé dessus par surprise et il n’avait pas été trop dur de le mener là où je l’entendais. Tout à fait entre nous, l’abordage m’avait même semblé trop facile pour que 107 La Mouche sans r@ison Troisième partie l’abordé ne fut pas plus ou moins consentant : la confession a des vertus que les plus gros menteurs ne peuvent éternellement ignorer. - Que tu te décides, du jour au lendemain, à lâcher Animadream et cet exploiteur de Pétrel sans trop te soucier du fric, là, j’arrive encore, en gros, à te suivre, y étais-je allée direct. Ce que j’aimerais, par contre, que tu m’expliques, une bonne fois pour toutes, c’est ce qui se passe vraiment entre toi et l’autre binoclard ! - Qui ça ? - Devine ! Bonne fille, malgré la mauvaise nuit qui m’embrumait les neurones, je lui avais rafraîchi la mémoire : l’indéfectible amitié qui les unissait du temps où ils séchaient les cours pour bricoler ensemble des logiciels bancals, les études à Paris, les premières ébauches de Joyzik et d’Evha Metal, la croisière de Pâques 1992, la grande brouille, le raccommodage autour de la naissance de mon Yannou, l’entrée en scène de Juliette, l’exclusion de Pascal sympathisant affiché du FN, le sabotage du moteur informatique, la dénonciation publique lancée par le pauvre Eric, la vengeance dégueulasse du fils à papa, la détermination de David à le confondre via le « Péril Jaune », la disparition dudit hacker et le nouveau volte-face de ma girouette préférée qui ne datait que de quelques jours. - Tu reconnaîtras qu’il y a de quoi se poser des questions ! conclus-je, abruptement. Tu ne m’ôteras pas de la tête que tout ce micmac remonte à l’époque de l’EPITA et de la fameuse Ludivine ! Pour toute réponse, David s’était longuement massé le visage en poussant un soupir à fendre l’âme. - Un joli bobard, cette Ludivine ! repris-je. Comme pipeauteur, t’es meilleur que je le croyais mais, franchement, ça passe pas la glotte ! Allez ! Avoue que c’est de l’autre dont tu étais amoureux ! - L’autre ? - La grande brune sur ta photo de promo. Celle aux pommettes saillantes qui ressemblait comme deux gouttes d’eau à Evha Metal ! Celle dont Pascal s’était plus qu’inspiré sans te demander ton autorisation ! Maryline Lempecki, quoi ! Emportée par mon élan, j’avais martelé chaque mot avec une hargne qui m’avait surprise autant que David. Le visage de mon beau gosse s’était décoloré et ses musculeuses épaules voûtées. - En fait, pour nous, elle s’appelait Sibylle N’guyen, précisa-t-il la bouche sèche. - Maryline ou Sibylle… Tu en pinçais pour elle ? - Pas vraiment… Je suis d’abord sorti pendant six mois avec Ludivine et ce n’est que lorsque Pascal m’a dit qu’il avait obtenu un rencard avec Sibylle que j’ai vraiment flashé sur elle… - Bonjour l’esprit de camaraderie ! 108 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Je sais : c’était pas cool. Mais Sibylle avait la réputation de coucher avec n’importe qui ; passer après Pascal m’aurait filé les boules… - Tu a donc essayé de la draguer alors que tu étais encore avec Ludivine ? Hochement de tête contrit. Les mecs sont vraiment tous des salauds sauf mon père et le frère qu’il a oublié de me donner. - Et depuis qu’on est ensemble ? rageai-je. Combien de nanas tu t’es envoyées dans mon dos ? - Aucune, je te le jure ! L’histoire, avec Sibylle, m’avait grave servi de leçon. Quand je t’ai rencontrée, j’étais complètement paumé… Sur ce point là, au moins, il ne mentait pas : il fallait voir le débris que c’était quand je l’avais repêché chez Chloé ! On aurait dit un lampion piétiné un soir de quatorze juillet ! - Bon ! Admettons que tu sois devenu le plus fidèle des maris, éludaije provisoirement. Piquer la copine de Pascal rien que pour le doubler à la braguette… - Le pire c’est que j’ai appris après qu’il ne s’était jamais rien passé entre eux ! Pascal était bien trop coincé pour ce genre fille. En plus, ça faisait un peu Quasimodo et Esméralda… Sympa pour Pascal qui, il est vrai, n’est pas le clone d’Apollon : cinq ans après, David ne supportait toujours pas sa concurrence ! - Et elle a fini par te céder ? - La veille de notre départ en croisière. Cet idiot de Pascal voulait lui en mettre plein la vue et la ramenait sans arrêt avec son « Black Star ». A La Trinité, le temps était épouvantable et j’avais une trouille bleue d’embarquer. Mais plutôt crever que de laisser Sibylle et Pascal en tête à tête. Pendant qu’il préparait le bateau, Pascal s’est aperçu que son GPS déconnait et il est parti le faire régler. Il nous avait dit qu’il en avait pour une bonne heure… - … et, une demi-heure plus tard, il vous a surpris sur les couchettes… - Sibylle s’était littéralement jetée sur moi et nous avions zappé les préliminaires. Quand on a entendu Pascal grimper sur le pont, nous étions déjà occupés à ranger la table à carte et le coin cuisine. Dans la précipitation, j’imagine qu’on avait oublié de tirer les rideaux des hublots et que depuis le ponton… - …Pascal s’était rincé l’œil. Il ne vous a fait aucune remarque ? - Aucune. Mais sa tronche en disait assez long. J’étais décidé à tout lui dire - entre autre que Sibylle était une vraie salope et qu’il ferait mieux de mettre une croix dessus - mais il a voulu partir immédiatement. Le blème c’est qu’entre mon mal de mer et l’accident en arrivant à l’île d’Yeu, l’occasion de s’est jamais présentée. Le vrai marigot pestilentiel de chez Pasnet & Glauque ! Pendant que Pascal se flagellait en se reprochant la mort de Sibylle - qui, inconsciente du danger, l’avait pourtant, par défit, poussé à lever l’ancre en plein avis de tempête - David en avait gros sur la patate : pour une vulgaire histoire de cul, 109 La Mouche sans r@ison Troisième partie il avait trahi son meilleur ami ! Durant les deux années qui suivirent, ce fut le black-out total ; pendant que David, plaqué (à juste titre) par Ludivine, se consolait sous les drapeaux et améliorait Joyzik, Pascal bossait comme un dingue sur « Evha Metal » à laquelle, grand malade, il donnait les traits de Sibylle. On connaît la suite et on comprend la fureur de David en découvrant la nécrophilie de synthèse de son ancien copain. - Non ! Attends : c’est à cause de cette vieille histoire que tu te sens encore obligé de voler au secours de Pascal ? m’étouffai-je. - Tu sais bien que je ne lui ai pas pardonné et que je ne lui pardonnerai jamais ce qu’il a fait à Eric ! Je te rappelle que j’ai même fait le forcing pour obliger Jacques à mettre le « Péril Jaune » sur le coup. Le bad trip, d’accord, mais bon… - Et alors ? - Alors l’île d’Yeu m’a ramené cinq ans en arrière et les passages à la gendarmerie m’ont rappelé un paquet de mauvais souvenirs… C’est keus mais c’est comme ça… Pincez-moi, je rêve ! Regardez-moi ce gros sentimental qui attend quatre ans avant de me balancer son passé de queutard et qui se jette sur les Kleenex à l’idée qu’on puisse demander des comptes à un fêlé obnubilé par les viruses ! Pas étanche, mon David ! - Tu m’étonnes que c’est keus ! repris-je, acide. Si tous ceux qui ont eu un chagrin d’amour devaient se comporter comme Pascal, je te dis pas le carnage ! - Et l’histoire avec son père… Pas facile à gérer non plus ! - Je t’ai toujours dit qu’il avait besoin d’un bon psy mais, à part pour les coucheries, le divan, c’est pas ton trip ! - Isabelle ! Ne mélange pas tout… - D’accord. Que tu aies des raisons de culpabiliser par rapport à moi, c’est normal, mais par rapport à Pascal ! Toumeutch, non ? Malheureux ou pas, chacun est responsable de ses actes et tu n’as aucune raison d’assumer les conneries d’un autre. - C’est clair… me répondit-il sans parvenir à afficher une plausible conviction. J’aurais seulement voulu lui éviter de prendre une nouvelle gamelle… - La sanction fait partie de l’éducation, professai-je du haut de mon BAFA. Si tu veux vraiment l’aider, oublie-le et profite de tes vacances. Le reste, c’est le boulot de la gendarmerie et je ne suis pas sûre que Lemoine soit si décidé que ça à coincer Pascal. Tu m’as toi-même assez répété qu’il ne prenait pas assez au sérieux tes avertissements… - Mais ça commence à venir, déplora David-la-girouette. Et puis, il n’y a pas que l’arnaque informatique… Allons bon ! Quelle salade mon pipeauteur chéri avait-il encore à me servir ? « Une fois qu’on a ouvert la boîte du pont d’or », comme dit Lariflette… 110 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Continue, je t’écoute, l’encourageai-je. - Hier matin, quand je suis passé aider Lemoine à se dépatouiller avec le Compaq du « Péril Jaune », j’ai reconnu un truc sur son bureau… Un truc vraiment chelou… - Du genre ? - Une gourmette avec un motif peint en rouge. - Pas un motif de satisfaction, apparemment, essayai-je de dédramatiser sentant mon hypersensible reparti pour un coup de Calgon. - C’est pas drôle ! ronchonna-t-il. - Excuse ! Qu’est-ce qu’il avait de spécial, ce motif ? - L’idéogramme chinois du mot « sérénité ». - Bonjour la culture ! applaudis-je. Où t’as été pêcher ça ? - C’était le grigri de Sibylle. Elle le dessinait partout y compris sur ses fringues… - Et tu en as conclu que… - Que quelqu’un, qui était au courant du naufrage du « Black Star », a volontairement utilisé l’idéogramme pour déstabiliser Pascal. Il a d’ailleurs réussi son coup : je te parie ce que tu veux que c’est en le voyant dans la 4*4, au moment du renflouage, qu’il a perdu les pédales… - Bravo commissaire Derrick ! Et à qui profite le crime ? - Bonne question… En tout cas, Pascal n’a pas que la gendarmerie sur les bras. Plutôt mal barré, si tu veux mon avis… - Tu m’étonnes ! Mais personne ne t’as demandé de surveiller ses fréquentations ! Quand on fricote avec des collectionneurs de croix gammées, faut pas pleurer si on se retrouve avec des longs couteaux dans le dos ! * * * Face à la plage des Sapins, le Surfeur d’Argent avec sa planche à voile fascine toujours autant David qui doit se demander comment on peut raser d’aussi près les vagues sans se chopper le mal de mer. Dans une ou deux minutes, masqué par une pointe rocheuse, le spectacle sera terminé et il ne restera plus que les mouettes pour justifier son mutisme. Sous cette tignasse dont j’adore emmêler les boucles brunes, c’est le Parc des Princes un soir de hooligans : un bordel noir ! Entre la crainte - tout à fait fondée - de me voir revenir sur le terrain mouvant de l’infidélité et l’impossible rachat de sa trahison envers son meilleur copain, monsieur Les Boules ne sait plus où donner du malaise. 111 La Mouche sans r@ison Troisième partie De mon côté, maintenant que je sais à quoi m’en tenir quant à ses troubles relations avec Pascal, je ne peux m’empêcher de me rabattre sur la question subsidiaire : pourquoi, depuis trois jours, se refuse-t-il obstinément à passer ne serait-ce qu’un malheureux coup de bigophone à PIXI-Soft ? Ce soudain détachement est-il réellement le fruit d’une miraculeuse prise de conscience - trop belle pour être vraie -, voire d’un saut inespéré de l’adolescence prolongée vers l’âge adulte ? Difficile à avaler même avec la meilleur volonté du monde dissoute dans un jerrycan de lait-miel : les fourmis obsédées par le niveau de leur compte en banque ne se métamorphosent que très exceptionnellement en cigales insouciantes - ou alors, c’est que la génétique a encore fait de sacrés progrès. S’il existe une autre justification à ce virage à cent quatre-vingt degrés, ça ne va pas être de la tarte de la lui arracher : on ne prend pas deux fois par surprise le même Fort Alamo. Une légère brume de chaleur estompe maintenant les moutonnements du continent et voilà que je me mets à philosopher : et si les couples avaient besoin d’un part d’ombre pour durer ? Surprendre l’autre n’implique-t-il pas de lui avoir, préalablement, caché quelque chose ? Elevée, par ma soixantehuitarde de mère, dans le culte de la transparence - tout se dire, tout le temps, sinon attention à la méchante incompréhension - je pédale, peut-être, à côté de mes cale-pieds depuis la sauterie de la synagogue. Quelle manie de passer David à la gégène au moindre frémissement d’ambiguïté ! N’était-ce pas, justement, le mystère qui entourait sa déprime qui m’avait d’abord séduite quand, après six ans d’éloignement et d’indifférence, j’en étais tombé follement amoureuse ? Grave contagieuse la remise en cause : on se croit vacciné et on se retrouve avec des points d’interrogation plein le monotest ! 53 Niveau 10 Vue subjective, player 4 (François) Fichier enregistré le mercredi 30 avril 1997 à 20 heures 05 Je venais, un peu assommé malgré le prévisible de ce que j’avais découvert, de refermer la Delsey de Gabriel Huyng lorsque Kepler, plus 112 La Mouche sans r@ison Troisième partie Droopy que jamais, vint toquer à ma porte. Le moment n’était pas des plus judicieusement choisis pour me bassiner avec des vétilles mais comment refuser audience à ce pauvre Lénine toujours un doigt ou deux coincés entre la faucille et le marteau ? De Gaulle n’avait-il pas, lui-même, accueilli quelques cocos égarés du temps où il animait une radio libre à destination du Vercors ? Faute d’un fauteuil ministériel, j’offris à Kepler la chaise en plastique moulé qui faisait face à mon bureau. Ses fesses maigres ne s’y étaient pas encore posées qu’il se confondait déjà en excuses : ce dont il souhaitait m’entretenir ne concernait en rien le service et pouvait, si j’étais trop occupé, attendre à plus tard. Devinant que c’était le père martyr qui appelait au secours, je le mis à l’aise ; depuis ma matinale visite aux Vieilles, Guillaume m’intéressait plus qu’il ne le pensait. - Il sèche toujours les cours, le directeur du collège menace de le renvoyer et, depuis tout à l’heure, il s’est, à nouveau, enfermé dans sa chambre… commença Kepler, désemparé. Je jetai, à la dérobée, un coup d’œil au post-it collé sur mon agenda : « Demander à Kepler de garder son fils à la maison pendant les prochaines quarante-huit heures ». Le gamin avait devancé l’appel et c’était très bien ainsi. - Ton fils est un sacré loustic mais ne te bile pas trop, le consolai-je. Quand l’affaire Bardin-Cardaillac sera bouclée, je t’en raconterai une à son sujet qui devrait te rassurer quant à son avenir… Droopy, médiocrement convaincu, dodelina mollement. - Ce que vous ne savez pas, mon adjudant, c’est qu’il s’est remis à fumer en cachette : Clothilde a retrouvé une soucoupe pleine de mégots dans sa chambre… Vu son âge, c’était, effectivement, ennuyeux. Cela m’était complètement sorti de la tête mais, un an auparavant, j’avais déjà dû seconder Kepler dans sa lutte contre le tabagisme juvénile. Martine et moi avions alors emmené Guillaume une semaine à Villers-Bocage ; séjour durant lequel nous l’avions si bien tenu à l’œil qu’il en avait perdu sa sale habitude. Sans cette défaillance de mémoire et avec un minimum de clairvoyance, j’aurais, ces derniers jours, évité à ma brigade de battre inutilement la campagne. Une erreur parmi quelques autres… - Pour la Pentecôte, je vais retourner en Normandie quelques jours, annonçai-je. Si tu le veux, on pourra recommencer comme l’autre fois. Cinquante pompes tous les matins, ça vous désintoxique un homme en deux coups les gros… - Merci mon adjudant, expira Kepler en redressant sa longue carcasse. Heureusement que vous êtes là. Mais il y a encore autre chose… de moins grave, mais tout de même… 113 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Tu ne vas pas me dire qu’il court les filles, par dessus le marché ! blaguai-je. - Il ne manquerait plus que ça ! s’offusqua le camarade pudibond. Non, ce qui se passe, c’est qu’on n’arrive plus à comprendre tout ce qu’il dit ! - Il parle Javanais ? - Possible. En tout cas il emploie des mots drôlement bizarres… - Du genre ? - Euh… Je ne sais pas, moi… « Spéïce », par exemple ; il n’a que ça à la bouche. Vous savez ce que ça veut dire ? - Un synonyme de « zarbi » à ce qu’on m’a raconté. - « Zarbi » ? ? ? - Un truc de jeunes. C’est comme les tags : une manière de mur pour se planquer des adultes. Tu piges ? Droopy opina du bonnet avec l’air entendu d’un cabillot trépané. Des tags, à l’île d’Yeu, il n’en avait pas vu beaucoup et ce qui le séparait de son poil de carotte surdoué tenait davantage de la grande muraille de Chine que de la cloison en plaquoplâtre. A la lumière de mes dernières cogitations, rien de ce qu’il venait de me révéler ne me surprenait et j’avais hâte de refermer la parenthèse. - « Ne t’attriste pas à leur sujet, ne sois pas dans l’angoisse à cause de leurs machinations. » Sourate XXVII, verset 70… tentai-je de conclure. - Euh… Vous pourriez être plus clair, mon adjudant ? - Laisse Guillaume dans sa chambre et dors sur tes deux oreilles. Demain c’est le premier mai ; avec le pont le collège sera fermé pour quatre jours et, d’ici là, nous aurons largement le temps d’aviser. Kepler, trop content de me voir, une fois de plus, prendre les choses en main, me bénit à la mode léninifiante avant de remettre soigneusement sa chaise en place et de traîner son dos prématurément voûté vers la sortie. Dans le bureau, il ne restait plus que mézigue et la valise de Gabriel Huyng. J’en caressais machinalement la coque rugueuse comme on flatte un bon chien au retour de la chasse. Grâce à elle, le cambrioleur de l’Atlantide Hôtel avait maintenant un visage : celui du commissaire Dieulafait qui, saisi de panique, s’était à nouveau, quelques heures plus tôt, payé d’audace en se faisant passer, auprès de ce balourd de Bertrand, pour le lieutenant Parfait. Force m’était de reconnaître que, pour hasardé qu’il fut, le jeu en valait la chandelle : me laisser fouiller la Delsey, après notre conversation de la plage de la Grande Conche, c’était exposer son feuilleton à une sérieuse réécriture. Contrairement à ce que - en partie aveuglé par mes œillères, en partie assourdi par mon tonitruant amour-propre - je m’étais calé sous le képi, l’ami Marc ne s’était que de très peu écarté de la vérité. Je dirais même plus : en prenant son récit pour argent comptant et en répondant positivement à ses demandes, je lui aurais facilité la vie sans, pour autant, 114 La Mouche sans r@ison Troisième partie laisser impuni un seul coupable. Mea culpa ! Maintenant que les vides de sa « déposition » étaient en passe d’être tous remplis, trop tard pour virer lof pour lof. Mon entêtement et son acharnement à sauver les meubles (fût-ce en piétinant mes galons) ne me laissaient hélas d’autre choix que d’exploser le compte-tours et d’aller fissa jusqu’au bout. J’en étais, vaguement honteux, à me souffleter moralement lorsque Kepler arrêta le massacre en m’annonçant que le lieutenant Parfait faisait antichambre. Je le priai vivement de l’introduire et glissait, plus par réflexe que par précaution, la valise sous mon bureau. D’emblée, je notais le sourire épanoui de mon loustic. Expression pour le moins inhabituelle dont je ne compris l’origine qu’en me penchant vers la main qu’il me tendait : toute trace de brûlure en avait disparue. Charline Orsonneau, la guérisseuse de Ker Chauvineau, venait de marquer un nouveau point contre le scepticisme rationaliste. - Je n’arrive toujours pas à y croire, se pinçait-il. Elle n’a fait que toucher mes cloques et, cinq minutes plus tard, elles s’étaient envolées. Incroyable ! Quoi qu’il en soit, merci pour le conseil ! - Pas de quoi ! C’est la magie de l’île d’Yeu. Vous verrez qu’en la quittant vous serez un autre homme. Un homme libre si ce que vous allez me raconter correspond à mon attente. Pour Parfait, c’était jour de chance et ce qu’il me rapporta, avec force détails, me convint parfaitement. Comme je le lui avais demandé, il avait localisé la maison où résidait Dieulafait et, armé de mes jumelles, ne l’avait plus lâché. Pendant que Karine - secrétaire à l’écran, maîtresse à la ville - s’occupait de l’intendance, monsieur le commissaire saturait le réseau téléphonique d’appels à n’en plus finir. But de ce soutien musclé à France Telecom : me mettre, de toute urgence, hors circuit. En fin d’après midi, toujours en planque, Parfait recevait, sur son téléphone mobile, un appel de Javaire tout émoustillé : quelqu’un de la D.C.P.J. de Paris était intervenu pour exiger que je sois interpellé et immédiatement placé en garde à vue pour quarante-huit heures. Le temps, pour Dieulafait, de nettoyer le terrain ; on parlerait ensuite d’une regrettable erreur et le ministre de l’Intérieur, pour se faire pardonner, inviterait à dîner son collègue de la Défense. De peur que je ne lui échappe avant d’avoir enfin fourni matière à sa connerie de roman, Jiji, croyant toujours tenir Parfait par les couilles, avait ordonné à celui-ci de s’assurer de ma personne et me rapatrier, sans passer par la case commissariat, au Parquet des Sables-d’Olonne. - On dirait qu’on tient absolument à vous éloigner de votre brigade, constata le subtil Parfait. - Vos conclusions rejoignent les miennes… - Dieulafait a le bras long et il vous en veut à mort. A votre place, j’en référerais tout de suite à ma hiérarchie… 115 La Mouche sans r@ison Troisième partie - J’y penserai. En attendant, continuez ! Un peu avant dix-huit heures, Dieulafait a dû quitter son gîte… - Exact ! s’étonna Parfait. Vous êtes sorcier, vous aussi ? - Apprenti seulement. Et il s’est transporté direct à l’hôtel des Navigateurs… Votre hôtel si je ne m’abuse… - Encore exact. Vous allez, peut-être, me dire à quoi il jouait… - Au con, pour un peu changer. Assis dans un coin de la réception du plus pur style rococo en partie dédiée au culte du maréchal Pétain, Dieulafait, un journal du jour collé au nez, avait poireauté une bonne heure avant de se résoudre à lever le siège : Bertrand ne viendrait pas ; l’offensive de la dernière chance se soldait par un fiasco. - Parlez-moi un peu de sa copine, interrompis-je Parfait qui se noyait dans d’inutiles digressions (le perfectionniste avait noté toutes les allées et venues des clients et du personnel de l’hôtel !) - Je ne l’ai vraiment vue que lorsqu’elle est sortie faire des courses. Le reste du temps elle est restée hors de mon champ de vision… - Description… - Type asiatique, grande, bien roulée, cheveux longs nattés. Apparemment très amoureuse de vote pote… - Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? - Quand elle est partie, ils se sont embrassés comme s’ils se quittaient pour une semaine. Mêmes effusions au retour… Information qui s’accordait pilpoil avec mes dernières projections. En une journée, j’avais fermé tellement de portes que j’en avais le poignet moulu. Pour parfaire le tout, il ne me manquait plus qu’une infime précision. - Vous avez oublié de me signaler la couleur de ses yeux… coupai-je à nouveau le bon élève. - Désolé, mais vos jumelles sont loin d’être assez puissantes… Même si elle n’avait pas porté des lunettes fumées, il m’aurait été impossible de les distinguer. J’étais persuadé du contraire : des yeux comme ceux de Karine devaient, sans télescope, se remarquer à des kilomètres. Mais ceci ne concernait pas Parfait qui avait impeccablement tenu son cahier des charges. Je le remerciai donc en lui promettant que, dès le lendemain, Clarisse Lefoyer de Costil, la croqueuse de diamants préférée de l’amiral, récupérerait les négatifs d’Alain. Mon lieutenant de police et sa pédicure pourraient alors vivre heureux et avoir beaucoup de petits ongles incarnés. - Vous êtes sûr que vous n’avez plus besoin de rien ? s’inquiéta l’éternellement reconnaissant. - Un marché est un marché et votre prestation a dépassé de loin mes espérances. Cependant, si vous l’acceptiez… - Oui ? 116 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Je vous chargerais bien de remettre, de ma part, un billet doux à mon cher Jiji. Si vous avez deux minutes, le temps de le rédiger… - Très volontiers ! me répondit Parfait enchanté de prêter la main à un pied de nez adressé à son prévaricateur. La missive en poche, mon Hermès noir regagnait à peine les coulisses que j’entamais gaillardement la scène suivante et composait le numéro de l’Atlantide Hôtel. Gilbert Léragne parti à la pêche, je me rabattis sur Modeste, le concierge au masque de grenouille. En bruit de fond, je reconnus un documentaire de La Cinquième et compris que j’avais intérêt à être bref. - Je ne vous retiendrai pas longtemps, lui promis-je d’entrée de jeu. Je voudrais juste vous poser une dernière question à propos de Gabriel Huyng… - Le type de la chambre 34 ? - Précisément. Quand il est venu porter plainte, Gilbert m’a dit qu’il avait une grosse verrue au menton, les incisives en avant, les cheveux courts taillés en brosse et les yeux marrons… Pouvez-vous me confirmer ? - Je peux. - Jamais de lunettes ? - Attendez que je réfléchisse… Au bout du fil : un long silence meublé par le commentaire étouffé d’un type s’extasiant sur les parfaites proportions de la pyramide du Louvre. - Pas durant les premiers jours, j’en suis certain, finit par affirmer le téléphage. - Et par la suite ? - Des lunettes de soleil comme tous les touristes ; faut être né sur l’île pour supporter sa lumière. Bien vu. Le phylactère qui se déroulait sous le blason bleu et jaune de la « perle de l’Atlantique » ne clamait-il pas : « In altum lumen et perfigium » : « Lumière et refuge en haute mer » en Gaulois basique ? - Notez que je me suis tout de même demandé s’il n’avait pas une conjonctivite ou quelque chose du genre, ajouta Modeste. - Pourquoi ça ? - Parce qu’une fois qu’il a eu sorti ses lunettes, il ne les a plus quittées, même le soir ! - Et la nuit où vous l’avez vu pour la dernière fois ? - Idem. - En pleine tempête ? insistai-je. - Ben oui… Si vous connaissiez les lubies des touristes comme je les connais vous ne vous étonneriez plus de rien ! Le fatalisme de Modeste n’était pas dénué de fondement : il fallait voir, en été, ce que les « mille pattes » - comme on les surnommait du port des Broches à celui des Corbeaux - étaient capables d’inventer ! Cela allait 117 La Mouche sans r@ison Troisième partie du numéro de funambule sur les remparts du Vieux Château aux courses de VTT sur les falaises de la côte sauvage en passant par le kayak en rasecailloux par force cinq ! Du quinze juillet au quinze août, la sirène des pompiers hurlait trois fois par jour et leurs VSAB avait tout juste le temps de faire le plein. Mais le cas de Gabriel Huyng était notoirement différent : ce zozo-là avait été formé pour ne prendre que des risques calculés et ça n’était pas pour jouer à colin-maillard au somment du grand phare qu’il usait de verres fumés. En regagnant, à l’heure du dîner, mon logement de fonction, je retrouvai Martine qui, penchée sur sa cuisinière à gaz où mijotait une blanquette de raie, venait de mettre le feu à son tablier. Sinistre immédiatement maîtrisé mais qui me rappela, image pour image, une scène du film de Canal Plus devant lequel je m’étais endormi la veille. - « Dis : "La Vérité est venue, l'erreur a disparu. L'erreur doit disparaître! » Sourate XVII, verset 81, hurlai-je, renouvelant ainsi le classique « bon sang, mais c’est bien sûr ! » - Un tablier tout neuf. C’est tout ce que tu trouves à dire ! s’indigna ma douce. - L’affaire Bardin-Cardaillac ! J’ai tout compris, Martine ! J’ai tout compris ! C’est formidable, non ? - Ce qui est formidable, François, c’est ta manière de tout ramener, sans arrêt, à ton boulot ! Puisque c’est comme ça, je te laisse finir la tambouille pour voir si, là aussi, tu es capable de tout comprendre ! Perfidie féminine ! Vous rentrez en triomphateur et, en guise de lauriers, vous vous retrouvez avec, à la main, une cuillère en bois que vous ne savez par quel bout prendre. Les nouilles au beurre et les œufs sur le plat, ça allait encore, mais du diable si je savais que faire pour éviter à une blanquette de virer au carpaccio ou au calciné de sauce blanche. Sourde à mes appels désespérés, Martine s’était calée dans le fauteuil du salon face au journal de vingt heures qui s’ouvrait sur un scoop : des internautes prévoyaient déjà, durant la dernière semaine de la campagne des législatives, de récupérer et de diffuser des sondages interdits sur le territoire français ! L’intouchable progrès mettait à mal la législation hexagonale sans que personne n’y puisse rien. Face au WEB, les députés qui sortiraient sous peu des urnes feraient bien de quitter la Chambre pour visiter le « village global » et mettre à jour leurs projets de lois. La rubrique « affaires étrangères » avait succédé à la page politique et je m’apprêtais, humblement, à jeter l’éponge (et la casserole avec) lorsque l’arbitre sonna le gong : au téléphone, madame Bardin-Cardaillac demandait à me parler. - Je suis navrée de m’y prendre aussi tard, s’excusa-t-elle avec cette exquise afféterie qui me hérissait le feutre du képi. J’espère que vous n’avez pas encore dîné… 118 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Mon chef est en grève et les négociations sont bloquées… lui répondis-je assez fort pour que Martine, intriguée, daigne m’accorder un regard par-dessus son dossier. - Surtout, ne cédez sur rien ! Ces gens-là finiraient par se croire tout permis, me conseilla fermement le patronat en jupons dont le sens de l’humour égalait la prodigalité. - Je songeais justement à lui donner son congé en rognant ses gages de moitié… surenchéris-je en adressant un clin d’œil à Martine qui haussa dédaigneusement les épaules. - Rien ne s’oppose donc à ce que vous acceptiez mon invitation. J’ai retenu quatre places au « Père Goriollant ». Vous connaissez sûrement… Il avait la réputation d’être le meilleur restaurant du port. L’ennui, pour paraphraser Desproges, c’est qu’on peut manger de tout mais pas avec n’importe qui. La perspective de partager un plateau de fruits de mer avec la mère Bardin-Cardaillac ne m’enchantait pas plus que ça et je le lui aurais poliment laissé entendre si elle m’avait laissé placer un mot. - Il y aura Juliette, la fiancée de mon fils, et je compte sur la présence de votre charmante épouse… - Charmante ! Ça dépend des moments ! Mais que me vaut un tel honneur ? - Votre patience à mon égard, la rapidité de votre intervention aux Vieilles et les soins dont vous avez bien voulu entourer Pascal lors de sa dernière crise. - Où en est-il maintenant ? - Installé dans sa chambre, à la maison. - Vous connaissiez ces symptômes ? - « Syndrome de Colomb » : rien de préoccupant. Le docteur Andrieux lui a prescrit le traitement habituel et une voisine restera à son chevet jusqu’à la fin de la soirée. Alors, c’est dit ? On se retrouve sur place dans un quart d’heure ? La main sur le micro du téléphone, j’informai brièvement Martine de l’invitation : - Qu’est-ce que tu en penses ? - Pourquoi pas ? Tu me fais pitié avec ta raie ! Allez ! Eteins le gaz ! Le temps de changer de robe et je suis à toi… Un quart d’heure serait un peu juste mais je revins à ma correspondante pour lui promettre que nous serions exacts au rendez-vous. La présence de la charmante Juliette, rougissante candide, me ferait avaler le sale caractère de Martine et la poisseuse générosité de la mère BardinCardaillac. 119 La Mouche sans r@ison Troisième partie 54 Niveau 11 Vue subjective, player 3 (Juliette) Fichier enregistré le mercredi 30 avril 1997 à 22 heures 14 Bien sûr, c’était moi qui avait suggéré à madame Bardin-Cardaillac d’inviter le colonel de gendarmerie ; bien sûr j’avais ma petite idée derrière la tête : profiter du repas pour tenter de le pousser à dévoiler, sinon toutes ses batteries, du moins une partie de ses griefs retenus contre Pascal. S’informer pour mieux anticiper les manœuvres de l’adversaire. Pour une fois, je me trouvais plutôt futée et je me serais presque accordé un satisfecit si un bémol de taille n’était venu ternir cette brillante avancée. Pascal rapatrié dans sa chambre dans l’état où je l’avais déjà trouvé, deux mois plus tôt, à « La Jaganda », comment aurais-je pu supposer que, pour économiser les honoraires d’une infirmière, madame Bardin-Cardaillac demanderait à Zabou Plessis-Girard de s’installer à son chevet ? A côté de cette superbe plante, je n’étais qu’une asperge à lunettes. Que se passerait-il si, par malheur, Pascal sortait, dans ses bras, de sa léthargie ? La fameuse « femme de couleur » serait claire de peau, ce qui ne changerait rien à l’affaire. C’est donc la gorge nouée par l’appréhension et la jalousie que je découvris, clopin-clopant, à la suite de madame Bardin-Cardaillac, l’original décor du « Père Goriollant ». Au rez-de-chaussée, la cabine blanche et verte d’un bateau de bois assorti de sa bouée de sauvetage prolongeait le bar alors qu’un demi bordé du même navire séparait la salle en deux. Aux murs : une demi-coque de thonier vernie, quelques photos de marins des années cinquante, le portrait du chef barbu sa toque vissée au crâne, des filets de pêche, des flotteurs de verre. Tout autour de la pièce, suspendue à des fils de nylon : une théorie de pavillons multicolores qu’animait un léger courant d’air. Le maître des lieux ignorait la sobriété mais, pour son personnel, ne dédaignait pas l’uniformité : les cinq ou six serveuses qui courraient d’une table à l’autre se ressemblaient comme des jumelles (jeunes, taille fine, poitrine haute, cheveux très bruns) et portaient le même costume marin bleu et blanc. L’unique serveur, que nous ne découvririons que plus tard, ne devait qu’à sa troublante androgynie le privilège de figurer au rôle de l’équipage. Dans l’étroit escalier emprunté pour accéder au second étage où notre table était réservée, une collection d’antiques hachoirs mécaniques était exposée en compagnie d’énormes casiers noyés sous les cordages. La 120 La Mouche sans r@ison Troisième partie dernière marche grimpée, un tout autre environnement, non moins exagérément chargé, étouffait le regard : quatre cabines de plage bien alignées ouvraient leurs portes rayées verticalement sur l’office ou les toilettes. Accrochés aux murs chaulés : des lampes tempêtes, les inévitables filets et flotteurs, des agrandissements, en noir et blanc, de vues de l’île d’Yeu à la Belle Epoque. Dans un recoin aménagé sous le plafond voûté aux énormes poutres de sapin : des paniers de pêche, des maillots de bains et des ombrelles datant, eux aussi, du début du siècle. Aux dessus de nos têtes tournaient de gros ventilateurs de laiton encadré par un bouquet de drapeaux plantés dans un bac à fleurs. A droite en entrant, une large baie vitrée offrait une vue imprenable sur les toits de zinc des cuisines. En face : une demidouzaine d’étroites fenêtres où fleurissaient des géraniums plongeaient sur le port. Trop hautes placées, ces ouvertures n’étaient accessibles qu’aux serveuses stressées qui n’en avaient cure. Pour le reste, le bleu et le jaune dominaient que l’on retrouvait sur les nappes comme sur les couverts. C’est au milieu de cet oppressant bric-à-brac que, quelques minutes après notre arrivée, le colonel (en uniforme) et sa femme firent leur entrée. Celle-ci, nettement plus petite que son colosse de mari, replète et joviale, le rouge à lèvres un rien appuyé, avait eu le bon goût de choisir une robe aux motifs en parfaite harmonie avec la Goriollant’s touch : des tournesols sur fond outremer ! Pas facile à porter entre deux carnavals. Encore surprise par la nouvelle acidité de mes jugements, je crois bien que je rougis en me levant pour accueillir les invités de madame BardinCardaillac. Sans m’en rendre compte, je m’étais, ces dernières semaines, insensiblement rapprochée d’Isabelle à qui je reprochais, peu de temps auparavant, l’abrupt de ses ordalies. Quelque chose en moi avait décidément changé que je peinais à définir. Comme mes béquilles gênaient le gendarme dont la corpulence nécessitait un minimum d’espace vital, je m’empressai de les retirer soucieuse de ne pas l’indisposer alors même que je me proposais de l’amadouer par quelques œillades ; même les bécasses ont des yeux et, lors de notre rencontre matinale, je n’avais pas été sans noter l’intérêt plus masculin que professionnel qu’il avait, par instant, bien voulu me porter. Dans le combat que je m’apprêtais à livrer, toutes les armes étaient bonnes y compris celles de la séduction mouchetée. Le microcassette de Pascal demeuré introuvable malgré tous mes efforts, je ne pouvais me permettre de donner à côté de la plaque. Tout le monde ayant suivi madame Bardin-Cardaillac qui n’aurait pas souffert qu’on prît autre chose que le menu le plus cher - paraître, toujours paraître ! - chacun se fit un devoir de choisir entre la pastilla à la chair de crabe, l’assiette de thon aux trois accords ou les crevettes sautées au gros sel ; la chaudée des pêcheurs islais, le bar rôti au beurre nantais ou la dorade « pajot » braisée à l’oseille. Le désert, lui, était unique (assiette « Régal des 121 La Mouche sans r@ison Troisième partie îles ») et le choix des vins fut, conventions obligent, laissé à l’appréciation du colonel Lemoine, le seul homme du groupe. Bien droite sur sa chaise en osier, le dos tourné au panneau « espace non fumeur », madame Bardin-Cardaillac passa commande et exigea un cendrier où déposer la cigarette qu’elle venait d’allumer. On lui donna immédiatement satisfaction comme on l’avait fait pour la tablée voisine où un grand échalas rougeaud tirait sur un énorme cigare dont les âcres volutes empuantissaient l’atmosphère. En attendant que l’entrée nous fut servie, le gendarme et son épouse s’enlisant dans un silence gêné, madame Bardin-Cardaillac, rompue à cet exercice, meubla, à elle seule, la conversation avec ce confondant égocentrisme qui m’ulcérait chaque minute davantage. D’insipides anecdotes personnelles - sa rencontre fortuite avec l’île d’Yeu, son coup de foudre pour les Vieilles où elle avait été surprise de retrouver nombre d’amis Versaillais, ses négociations avec le propriétaire du terrain qui se croyait plus malin qu’elle - elle en vint, son premier sac vidé, à quelques considérations d’ordre plus général mais tout aussi attachées à sa particulière vision : les islais qui étaient incapables de gérer leur précieux patrimoine et qu’il fallait guider comme des enfants, les stagiaires d’une école de voile à caractère social qui ne cessaient, depuis des années, de se livrer aux pires méfaits sans que la mairie ne réagisse, les touristes à la journée qui se comportaient comme des vandales, les réverbères mal conçus et mal placés qui empêchaient de voir les étoiles… Le retour du gracieux serveur, les bras chargés d’assiettes et de couverts dont, pour la plupart et malgré le stage intensif de bonnes manières suivi à « La Jaganda », j’ignorais la destination, fut, pour moi, l’occasion d’interrompre enfin le monologue et d’ouvrir le débat attendu. Arborant mon sourire le plus enjôleur, je m’adressai au gendarme pour lui demander incidemment en quoi consistait son travail. Ravi que je m’intéressasse à ses occupations, il ne fut avare ni de pédagogiques explications ni de souvenirs cocasses. Apparemment, l’île d’Yeu, durant la période estivale, c’était le « Gendarme de Saint-Tropez » tous les jours, nudistes de la plage de la Grande Conche inclus. Hors saison, c’était plutôt « Astérix et la maréchaussée » avec les insulaires dans le rôle des irréductibles contrevenants. L’atmosphère enfin détendue et madame Bardin-Cardaillac absorbée dans le décorticage de ses rétives crevettes, je jugeai le moment propice à une interview plus ciblée. - Vous arrive-t-il, malgré tout, de mener de véritables enquêtes policières ? papillotai-je des paupières. - Ne m’en parlez pas ! soupira Martine. Savez-vous comment on l’a surnommé ici ? « Columbo » ! C’est tout dire ! 122 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Les islais ont le sobriquet facile, minimisa l’intéressé. Je ne fais jamais que mon boulot… peut-être un peu trop consciencieusement à leur goût… - Consciencieusement ! Tu parles ! reprit Martine, piquée au vif par le sophisme, avant de me prendre à témoin : on se demande parfois ce qui l’emporte, chez lui, de la conscience ou de l’inconscience ! Comme si ses week-ends de garde et ses surveillances de nuit ne suffisaient pas, il faut encore qu’il fasse du zèle ! Quitte à nous mettre dans des situations impossibles… - Mea culpa… s’inclina, mutin, le gendarme en se frappant théâtralement la poitrine. Je reconnais que les contredanses me fatiguent vite et comme j’ai des fourmis dans les jambes… Mais Martine exagère toujours un peu. - Parce que tu trouves normal de se faire cambrioler, à la gendarmerie, en plein jour ? - Martine ! Nos petites histoires de famille n’intéressent personne… Le ton, qui se voulait toujours badin, s’était imperceptiblement durci : madame, sans doute coutumière du fait, avait gaffé et monsieur la rappelait à l’ordre. - Mais si ! Mais si ! « Tout est intéressant pourvu qu’on le regarde assez longtemps » disait Gustave Flaubert ! citai-je décidée, quant à moi, à battre le fer pendant qu’il était chaud. Vous avez vraiment été cambriolés ? - Pas plus tard qu’hier matin ! soutint Martine, butée, passant outre l’aimable réprimande de son mari. Si vous aviez vu le chantier ! - Certainement pas pire que celui des Vieilles… affirma, péremptoire, madame Bardin-Cardaillac, toujours centrée sur son nombril. Je suis d’ailleurs surprise que vous n’ayez pas jugé bon d’enregistrer notre plainte, ajouta-t-elle, légèrement acide, à l’adresse du gendarme. Le regard bleu du colonel croisa le mien avec ce qu’il fallait de malicieuse complicité pour m’éviter de sombrer dans la confusion. J’y perçus un encouragement à lui laisser les coudées franches. - Autant que je sache, on ne vous a rien volé, il n’y a pas eu effraction et le principal - sinon unique - responsable du désordre n’est autre que votre fils, répondit-il, goûtant la provocation. - Mon fils ? releva la mère offusquée. Vous le croyez vraiment capable d’un tel saccage ? - Je le crois vraiment capable de beaucoup de choses… - Ce qui veut dire ? - Qu’être né avec une cuillère en argent dans la bouche n’est pas forcément un gage de savoir-vivre… au sens de savoir être heureux - ce qui vous dispense en principe de pourrir la vie des autres. « Celui qui viendra avec de bonnes actions recevra quelque chose de meilleur que cela. » Sourate XXVIII, verset 84. 123 La Mouche sans r@ison Troisième partie La sentence, nappée de Coran, était trop indigeste pour le délicat gosier de madame Bardin-Cardaillac : elle eut un haut-le-corps et, repoussant son bar rôti, pressa nerveusement sa serviette contre ses lèvres pincées. - Dois-je vous avouer que je ne m’attendais pas à une telle diatribe venant d’un représentant de l’ordre ? tenta-t-elle de plaisanter, le sourire forcé. - François a toujours été comme ça, s’excusa Martine en se tortillant sur sa chaise. Chez lui, l’insolence est une seconde nature. Rien d’étonnant si toutes les bonnes affectations lui passent sous le nez ! Soupir, haussement d’épaules : le « galapiat » connaissait la chanson et n’avait aucune envie d’y ajouter un couplet. Je compatissais et commençais même à le trouver plutôt sympathique derrière ses bacantes paille en accent circonflexe. Mais je n’étais pas là pour me faire un nouveau copain - encore moins pour prendre parti dans une querelle de ménage - et je profitai d’une pause dans les mercuriales pour ramener la conversation sur le seul terrain qui m’importait. - Excusez-moi d’insister mais… De quelles « choses » exactement pensez-vous que Pascal soit capable ? harsardai-je, contenant, de mon mieux, mon inquiétude. Le gendarme, qui, à l’évidence, attendait ma question, me considéra avec un mélange d’indulgence et d’espièglerie : - Mademoiselle Juliette ! Voudriez-vous me pousser à trahir le secret professionnel ? se gaussa-t-il. - Euh… Non… Bien sûr que non ! bafouillai-je. Mais, comme vous le savez, je… comment ça s’appelle ?… je m’intéresse beaucoup à Pascal et… - Moi aussi. Pour des raisons sans doute un peu différentes des vôtres… - Inutile, je suppose, de vous demander lesquelles… s’immisça madame Bardin-Cardaillac qu’aucune rebuffade ne saurait jamais cantonner à une décente réserve. « Inutile, en effet ! » s’entendit-elle froidement répondre sans que le gendarme prît la peine de lui accorder un regard. - Je peux quand même vous rassurer un peu, poursuivit-il à ma seule adresse. Pascal est passé à deux doigts de commettre une énorme bêtise mais il est, heureusement, moins coupable qu’il ne l’imagine… Malgré le sibyllin de la réplique, une vague de soulagement me parcourut en délicieux aiguillons : la pugnacité du « maniaque » ne se doublait pas d’une bornée obstination . Redoutant pourtant qu’il n’ait, à seule fin de me ménager, édulcoré les faits, je ne pus réprimer mon masochiste besoin de curer la plaie au plus profond : - Pascal n’a donc rien à craindre de la… comment ça s’appelle ?… de la justice, m’enquis-je auprès du géant blond dont la bouille lunaire marqua une soudaine fermeté. - Je n’ai rien dit de tel, corrigea-t-il à regret. 124 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Ce matin, pourtant, quand vous m’avez rendu visite… - Je ne devais pas être mieux réveillé que vous. Vous aviez, vous aussi, me semble-t-il, beaucoup de mal à appeler un chat un chat… Les flammes qui embrasèrent mes pommettes illuminèrent assez ma gène pour me dispenser de la formuler. Indulgent, il reprit : - Les circonstances atténuantes n’ont jamais gommé les délits. Je ferai mon possible pour arrondir les angles mais, comme le faisait si justement remarquer madame Bardin-Cardaillac, mon devoir, qu’on le veuille ou non, est de veiller au respect de l’ordre public… L’ironie dont était teinté le propos en adoucissait mal l’amère incohérence. Déboussolée, je m’évertuai fébrilement à rabouter les fils d’une logique qui me filaient entre les doigts : au nom de quel « ordre public » devait-on se contenter d’atténuer les fautes d’un innocent ? - C’est un peu compliqué à expliquer sans entrer dans le détail de la procédure, reconnut le gendarme. Disons que, pour le Code Pénal, l’intention, en elle-même, constitue déjà un motif à poursuites. Ajoutez à ça une jolie brochette de faux témoignages et de dissimulations de preuves… L’entendement parasité par un début de panique, je renonçai à décrypter les signifiants et signifiés du message pour n’en retenir que l’essentiel : le filet qui menaçait de s’abattre sur mon bébé n’était pas de ceux dont on entame les mailles sans se taillader les doigts. Heureusement, j’avais, dans ma besace, quelques cisailles précisément affûtées pour l’occasion. - Sans vouloir vous offenser, mon colonel… me lançai-je. - Adjudant, mademoiselle ! me coupa-t-il aussitôt. Seulement adjudant. La susceptibilité n’est pas encore dans mes prérogatives ; allez-y franco ! - Je sais que vous faites votre travail du mieux possible mais… - Mais ? - Etes-vous bien sûr de n’avoir rien négligé avant de conclure ? - Dans nos métiers, on n’est jamais sûr de rien et on a pour habitude de laisser les conclusions aux magistrats. Alors, si vous pensez pouvoir m’apporter de nouveaux éléments… L’invite, quoique dénuée de sarcasme, n’était pas exempte d’une nuance d’incrédulité qui dopa ma hardiesse. - Des éléments, je crois, effectivement, être en mesure de vous en fournir quelques uns, soutins-je bravant sa benoîte autorité. De là à vous garantir qu’ils seront nouveaux pour vous… - Excusez-la, s’enroua madame Bardin-Cardaillac. Juliette a parfois de ces audaces ! D’autant qu’elle n’est certes pas la mieux placée pour vous éclairer en quoi que ce soit… - Nous verrons bien, me répondit l’adjudant Lemoine que sa rétrogradation n’avait pas rendu plus perméable aux arguments de la grande bourgeoisie. Afin de vous éviter toute trahison inutile, je vous propose même 125 La Mouche sans r@ison Troisième partie un petit jeu : vous ne prononcez qu’un seul nom, et je vous en fournit la définition si je la connais. Des mots croisés à l’envers, en quelque sorte… - Et si je parviens à vous coller ? - C’est moi qui paie l’addition et je vous fais cadeau de la note de Pascal. Ça vous convient ? On peut commencer ? - Le pire, c’est qu’il est capable de tenir sa parole ! m’encouragea Martine écartant sa chaudée islaise pour jouer les supporters. Si vous pouviez rabattre une bonne fois le caquet de ce gros malin, il s’occuperait peut-être davantage de sa femme que de certains garçons manqués ! - Bon, alors, on y va ? s’impatienta le « gros malin » sans chercher à éclairer l’obscure allusion. Depuis que toute cette délirante histoire avait commencé, je m’étais, petit à petit, habituée à fréquenter l’improbable, voire l’irrationnel le plus échevelé, mais comment prévoir qu’un bête quiz ferait office de dénouement ? Qu’un roman puisse basculer autour d’un seul mot, cela s’entendait, mais comment admettre, après tous les efforts consentis pour séparer la réalité de la fiction, qu’il en fût de même pour le destin d’un véritable individu ? Pour présider à une telle loterie, il fallait être d’une rare perversion ou avoir un petit vélo sous le képi. Dans l’impossibilité de trancher, je glissai sur l’absurde du « quitte ou double » et focalisai mon attention sur le choix du premier obstacle susceptible de faire chuter l’adversaire. Celui-ci, usant de sa redoutable perspicacité, était, sans doute, parvenu à dresser un portrait psychologique assez fidèle de Pascal sans pour autant percevoir la néfaste influence de certaines de ses fréquentations. Un point essentiel qu’il me parut prioritaire d’éclaircir. - « Further Führer » ! annonçai-je constatant, morte de trac, que l’auditoire était suspendu à mes lèvres. - Groupuscule néo-nazi sévissant sur le WEB, me répondit-on aussitôt. Des marioles à qui j’aurais donné Belzébuth sans sabbat jusqu’à ce qu’un diablotin leur coupe l’herbe sous le sabot. La seule chose que je puisse encore leur reprocher, c’est d’éditer un torchon qui nuit gravement à la santé mentale de ceux qui le lisent et de profiter d’une faille juridique pour empuantir Internet. Aucun lien direct avec notre affaire… Le ton était sans appel et, dès le premier échange, je sentis mes épaules fléchir sous le poids de mon handicap. Esseulée, prisonnière volontaire d’une cage dorée sans autre ouverture que les aperçus en pointillés de Marie, soumise aux diktats d’une impérieuse imagination, je m’étais, croyant emprunter quelques sûrs raccourcis, inconsidérément éloignée du domaine des palpables certitudes. Avec le retrait inopiné du groupe « Further Führer » relégué au rang de vague silhouette, un fragile empilement de suppositions s’effondrait dévoilant une large béance prête à aspirer ce qui me restait d’arguments. Grotesque accessoire dépourvu de valeur dramatique, le fameux manche de couteau allemand, après avoir 126 La Mouche sans r@ison Troisième partie figuré en bonne place dans une intrigue secondaire et nourri un rocambolesque quiproquo, pouvait être définitivement abandonné au rayon des ferblanteries. Idem pour l’armure de Mordred de l’Internet dont j’avais hâtivement affublé ses propriétaires. - Une autre proposition ? plastronna le gendarme humant déjà, à travers mon long silence, un enivrant parfum de victoire. - Gabriel Huyng! contre-attaquai-je avec la fougue d’une pasionaria. La mitraille de la milice ne se fit pas attendre : - Alias « Le Péril jaune ». Agent du S.E.F.T.I. chargé, entre autre, de démontrer l’implication de votre ami dans le sabotage d’un moteur informatique ; opération supposée commanditée par un certain Lin Dao Lhou… - Le S.E.F.T.I ? - Service d'Enquêtes sur les Fraudes aux Technologies de l'Informatique : émanation de la D.C.P.J. : Direction Centrale de la Police Judiciaire. Des cadors de la carte à puce qui, en ce qui concerne Pascal, se sont royalement mis le bogue dans l’œil ! - Des cadors comme le… comment ça s’appelle ?… comme le commissaire Dieuleveut ? - Dieulafait, rectifia l’artilleur. Effectivement. Vous en connaissez des choses pour une innocente oiselle… - Et Lin Dao Lhou ? - Un authentique parrain de la mafia chinoise doublé d’un trafiquant d’esclaves, triplé d’un racketteur de la dernière génération. Vous pouvez remercier Bouddha d’avoir évité à Pascal de s’enliser dans les rizières de ce mandarin-là ! Le bombardement n’avait duré que quelques secondes et, autour de moi, tout n’était plus que ruines. Laborieusement édifiée au cours de mon interminable séjour à « La Jaganda », la tour de guet censée m’offrir une vue imprenable sur les grands manœuvres s’était affaissée sur elle-même réduisant ma visibilité à néant. Plus de hacker assassin embusqué dans les taillis, plus de flic véreux pour le couvrir, plus de big brother made in Hongkong pour tirer les ficelles de mes petits soldats. Pantelante, j’errais au milieu des décombres. - Vous n’allez tout de même pas vous laisser abattre pour si peu ! s’éleva Martine banderoles déployées contre ma triste mine. Monsieur jesais-tout serait trop content et je ne pourrais plus le tenir ! Allez ! Un petit effort ! C’est pas possible ! Tout fils de quincaillier qu’il soit, il doit bien y avoir un moyen de lui river son clou ! - Voilà qui m’étonnerait fort ! persifla madame Bardin-Cardaillac qui ne digérait pas sa mise à l’index. Juliette est adorable mais je crains fort que tout cela ne soit pour elle de l’hébreu ! 127 La Mouche sans r@ison Troisième partie Géniale perfidie si opportunément formulée, génial inconscient jamais en retard d’une collision sémantique et génial peuple hébreu qui, pour roi, avait eu l’excellente idée de se choisir un certain… - David ! David Pecquet ! trompetai-je certaine, avec ce marteaupilon, de river le quincaillier avec son clou. - Ancien copain de Pascal, lui aussi informaticien de son état et salarié de la société PIXI-Soft, m’opposa-t-on sans le moindre flottement. Marié, père de famille, fils d’un promoteur convaincu d’abus de biens sociaux, obnubilé par les virus qui pourraient sortir du laboratoire secret de votre Docteur Jelyll… - Eric Laborie ! cinglai-je, ma langue claquant en fouet contre mon palais. - Eric qui ? - Laborie ! répéta Martine exaltée par le sifflement des lanières. - Laborie ? Autre informaticien auteur d’une dénonciation publique visant directement Pascal suite au sabotage d’un moteur informatique, déblatéra aussitôt ma machine à perdre. Victime d’un accident interprété - à tort - comme un suicide par David Pecquet. Un manque de discernement vraisemblablement du aux séquelles d’une vieille querelle amoureuse qui avait tourné au naufrage… - Celui du « Black Star » ? - On ne peut rien vous cacher, acquiesça le gendarme. A moi non plus, comme vous le voyez. Inutile donc de vous fatiguer avec Sibylle N’guyen… Je n’en avais aucunement l’intention d’autant que ce patronyme m’était tout à fait inconnu. Seul le prénom, fiévreusement rabâché par Pascal aux prises avec la première manifestation sérieuse du « Syndrome de Colomb », ricochait en échos dans les catacombes de ma mémoire. Dans son délire, ne s’accusait-il pas d’avoir assassiné une certaine Sibylle plus ou moins assimilée à Evha Metal ? « De simples divagations qui auront été mal interprétées », avait conclu monsieur Bardin-Cardaillac mettant en doute le témoignage auditif de son épouse. Epouse qui, présentement occupée à allumer une nouvelle Rothmans, n’avait pas tiqué à l’évocation furtive de ce lointain souvenir. Quoique impatiente de décortiquer jusqu’à la moelle l’os que l’adjudant Lemoine venait, à son insu, de me donner à ronger, j’enfouis provisoirement mon butin sous le plus proche massif de remembrance pour adouber mon ultime paladin. Un Lancelot au rabais dont la noblesse n’était que de finance. - Plushard ! brandis-je en un sursaut désespéré. - Société américaine partenaire de PIXI-Soft, para mon irréductible Chevalier Noir. - Ex partenaire ! me dégageai-je, farouche. Mais peu importe ! Là n’est pas le point le plus important. C’est le lien entre cette boîte et un autre personnage qui m’intéresse ! 128 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Un autre personnage ? reprit, perplexe, le maître du tournoi. Etourdie par la rudesse de la joute il me fallut le discret coup de coude de Martine pour remarquer, dans les billes bleues du colossal « Columbo », une sombre irisation allant s’élargissant ; l’embarras s’insinuait en nappes tentaculaires. Derrière son haut front plissé par l’effort, on devinait sans peine la multitude de rouages qui venait, sans ménagement, d’être sollicitée. - Alors ? Cet autre personnage ? s’impatienta Martine piaffant de sonner l’hallali. Si tu sèches, dis-le ! On ne va pas y passer la nuit ! Le gendarme se taisait toujours cherchant maintenant l’inspiration sur les dents de la fourchette dont il malmenait le manche. Ainsi vont les matamores qui, pour avoir sous-évalué les forces adverses, se ridiculisent vautrés dans la poussière. Frêle Ariane sur le point de terrasser le Minotaure et de délivrer son Thésée des enfers, je sentais monter en moi une divine ivresse. L’absurdité de l’aventure n’aurait d’égale que celle de son happy end et tant pis pour Sir Alfred ! - Bon ! Je vais compter jusqu’à dix et, si tu restes muet, tu seras obligé de t’avouer battu ! décréta Martine sans obtenir de son mari assentiment ou contestation. - De grâce ! Cessez cet enfantillage ! protesta madame BardinCardaillac. Tout le monde avait compris que notre ami plaisantait ! N’est-ce pas, Juliette ? - Vous savez bien que je ne comprends rien à rien ! persiflai-je balayant toute retenue. Pour moi, un pari, même stupide, reste un pari ! - Bien dit, Juliette ! applaudit Martine avant de commencer, impitoyable, son compte à rebours : dix, neuf, huit… La fourchette rebondissait sur un coin de serviette le marquant d’empreinte aiguës. - … sept, six… La joue gauche du gendarme, mordillée de l’intérieur, se creusait en courtes vagues. - … cinq, quatre… La fumée de la Rothmans montait vers ses moustaches les diluant dans ses volutes. - … trois, deux… La fourchette heurta le bord d’une assiette contre lequel elle s’immobilisa. - … un… - David Pecquet… Expulsés dans un souffle, les deux mots n’en étaient pas moins parfaitement audibles et ne supportaient aucune réclamation. Martine, le zéro prêt à fuser, se retourna vers moi. D’un faible hochement de tête je lui fis comprendre qu’elle pouvait piétiner la mèche et annuler le lancement. 129 La Mouche sans r@ison Troisième partie - David Pecquet que le S.E.F.T.I. se propose de faire tomber sous l’inculpation d’espionnage industriel, compléta le gendarme dont le regard clair avait retrouvé toute sa transparence. C’est bien ce que vous vouliez m’entendre dire ? J’opinai du bonnet brusquement dégrisée par un assaut glacé de confusion. - En admettant même que ce garçon ait commis l’erreur de vendre son âme à Plushard pour une poignée de dollars ou pour laver son amour-propre, il n’existe, à ma connaissance, aucune connexion entre cette affaire et celle qui nous préoccupe. A moins, évidemment, que vous ne disposiez encore d’éléments qui m’auraient échappés… Mon mutisme valait acte de reddition. L’adjudant Lemoine, un instant menacé par un trou de mémoire, l’avait emporté haut la main et, possédant son dossier à fond, n’avait rien à apprendre d’une sotte émotive. La lamentable tentative de manipulation dont j’étais si fière en pénétrant au « Père Goriollant » tournait court me renvoyant à ma cruelle impuissance. - Dans ce cas, il me reste à vous féliciter pour votre louable ténacité, tenta de me consoler mon vainqueur. Essayer de charger Paul pour soulager Pierre n’est ni très habile ni très élégant mais Pascal a beaucoup de chance d’être tombé sur une fille comme vous. Je n’en connais pas beaucoup qui feraient preuve d’autant de compréhension… - C’est ça ! Fais-toi plaindre par dessus le marché ! renâcla Martine, mauvaise perdante. Ça triche tant que ça peut et ça se permet de donner des leçons de morale ! Tricheur ou pas, le gendarme n’aurait pas besoin de piper les dès pour remplir à sa guise la case « prison ». Quant à la morale, qu’il fut ou non en position de la défendre, rien ni personne ne pourrait l’empêcher de la faire triompher. Deux certitudes qui s’érigeaient désormais en insurmontables obstacles. - Tout ça parce que je n’ai sans doute pas su m’y prendre avec Pascal, exhala madame Bardin-Cardaillac en écrasant son mégot. L’éducation est un art d’une effarante complexité. Avez-vous des enfants, mon adjudant ? - On aurait aimé en avoir, lui répondit Martine. Mais ma compréhension n’a pas été suffisante… - Si tu pouvais nous épargner les détails… intervint son voisin. Tant que l’ineffable de Saint-Aman n’est pas là pour immortaliser nos secrets d’alcôves… - Il est de vos amis ? s’étonna madame Bardin-Cardaillac. - Plus depuis que Napoléon a répudié Joséphine… - Faute de descendance, je suppose que vous avez au moins un ascendance, me surpris-je à interroger l’iconoclaste. - Une ascendance ? - Oui : un papa et une maman, quoi… - Pourquoi cette question ? 130 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Parce que j’aimerais savoir quelle valeur un policier accorderait à vos circonstances atténuantes s’il vous savait persuadé d’avoir tué votre père à l’âge de huit ans… Par quel détour, soumise à quelle obscure pulsion en étais-je arrivée à jeter ce pavé dans la mare sachant que les éclaboussures ne m’épargneraient pas ? Quel était mon véritable objectif : prendre l’adjudant à contre-pied ou mettre à la torture une Elisabeth effarante de fatuité et d’inconsistance ? Face à moi, le premier, estomaqué, avait froncé les sourcils ; à ma gauche, la seconde avait si fort tressailli que son coude m’était entré dans le côtes. Seule Martine, supputant le coup de sabot de la mule du Pape, était restée parfaitement impassible : le « gros malin » avait, peut-être, vendu la peau de l’ours avant de l’avoir achevé. - Vous pouvez répéter ? me pria le gendarme en se caressant les moustaches d’un indexe dubitatif. Je m’exécutai m’efforçant de respecter chaque virgule. - Pascal parricide ? D’où tenez-vous cette information ? - Certainement pas de moi ! s’éleva madame Bardin-Cardaillac des tremblements d’indignation dans la voix. Juliette ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire à dormir debout ? - Votre premier mari est bien mort en mars ou avril 1976 ? la contraije les yeux dans les yeux. - Le 16 mars. Mais c’était un tragique accident comme nous vous l’avons expliqué, m’assena-t-elle avant de se retourner vers l’adjudant Lemoine : un accident de chantier auquel, vous vous l’imaginez bien, Pascal ne pouvait être mêlé ni de près ni de loin ! Assertion qui laissa son destinataire de glace, lequel me fixait toujours : - Puis-je entendre votre version des faits, mademoiselle ? - Je ne vous garantis pas qu’elle soit la bonne, l’avertis-je, mais je la tiens d’une personne qui n’avait aucune raison de me mentir. - Je vous écoute… En quelques phrases courtes, tendues, je lui rapportai, sans fioritures ni digression mais sans rien en soustraire, les pénibles révélations que m’avait faites, le jour de la garden-party à « La Jaganda », Antonia Morcillo, la mère d'Isabelle Pecquet : le caprice de Pascal, son père qui prend le volant à la place du chauffeur et arrive avec plus d’une heure de retard sur le chantier de Sarcelles, le bloc de béton armé qui pulvérise la SAAB, la police qui interroge puis relâche le grutier marocain après vingt-quatre heures de garde à vue, la fable de l’assassinat entretenue mordicus par la famille espérant ainsi soulager Pascal d’une écrasante culpabilité. - Et vous en concluez ? me relança le gendarme à l’issue de mon besogneux exposé que nul n’avait osé interrompre. - Que le racisme de Pascal, si vous deviez le retenir à charge contre lui, est moins… comment ça s’appelle ?… idéologique que passionnel… 131 La Mouche sans r@ison Troisième partie - C’est tout ? - Que le complexe d’Œdipe, quand il atteint ce degré d’exacerbation, peut, à lui seul, expliquer - sinon justifier - bien des débordements… - L’ennui, c’est qu’une gendarmerie n’est pas le meilleur endroit où se faire psychanalyser, déplora, narquois, l’adjudant Lemoine. Les consultations sont gratuites mais mieux vaut apporter son divan. Maudite dérision qui, depuis toujours, me crucifiait m’ôtant tous mes moyens ! - Ce qui ne veut pas dire que nous soyons réfractaires aux confessions libératrices, insinua-t-il à l’adresse de ma voisine qu’il n’avait guère quittée du regard tout au long de mon factum. - Excusez-moi, mais je ne vous saisis pas très bien, lui répliqua-t-elle, hautaine, alors que ses doigts fébriles fouillaient furieusement le paquet de Rothmans pour en extraire une nouvelle cigarette. Croyez-le si vous le voulez : je n’ai aucunement besoin d’être libérée de quoi que ce soit ! - « Les hypocrites cherchent à tromper Dieu, mais c'est lui qui les trompe. » Sourate IV, verset 142… Avez-vous quelque chose à redire à ce que vient de nous raconter mademoiselle Coussein ? - Des ragots colportés par des gens jaloux de notre réussite ! Cette madame Morcillo est l’épouse d’un communiste. C’est tout dire ! - Ben, tiens ! Et le bloc de béton qui a tué votre premier mari avait été coulé dans un kolkhoze de l’Oural ! Pour qui me prenez-vous, madame Bardin-Cardaillac ? Depuis quand s’enfonce-t-on les ongles dans les mains à les faire saigner à l’écoute de vulgaires ragots ? Ses deux paumes portaient encore les stigmates du supplice qu’elle s’était imposé. Elle serra vivement ses poings pour, croisant les bras, les enfouir sous ses aisselles. - Et depuis quand persécute-t-on d’honnêtes gens pour les mercier de vous avoir invité ? grinça-t-elle le visage décomposé. En quoi notre vie privée vous concerne-t-elle ? - En cela que sa connaissance m’est indispensable à la compréhension des agissements de votre fils. En vous taisant, il y a vingt et un ans, vous l’avez déjà condamné une première fois. Allez-vous récidiver ? Sauver les apparences est-il si important que rien ne compte davantage à vos yeux ? La mercuriale, pour posément énoncée qu’elle fut, atteint si violemment son allocutaire que celle-ci en renversa son briquet allumé sur le napperon de papier de la corbeille à pain. Du dos de ma cuillère, je maîtrisai aussitôt le sinistre. Geste salvateur qui ne me valut même pas un merci. - Dans ces conditions, vous prendrez votre dessert sans moi ! fulmina la pyromane repoussant déjà sa chaise pour se lever. Vous me laisserez l’addition ; je viendrai la régler demain matin ! - Pendant que moi j’appellerai le Parquet de Sarcelles pour qu’il me communique le dossier Dernoncourt, avança, placide, l’adjudant Lemoine avant de se dédouaner : si des fuites venaient à se produire durant 132 La Mouche sans r@ison Troisième partie l’instruction, il ne faudrait vous en prendre qu’à vous-même ; ce soir, tout aurait pu rester entre nous… Debout près de moi, je sentis madame Bardin-Cardaillac se cabrer puis vaciller et, enfin, glisser à nouveau vers son siège où elle se laissa choir lourdement m’écrasant, au passage, les orteils de mon pied valide. Maladresse qui ne s’accompagna d’aucune excuse. - Vos méthodes… Vos méthodes… s’étouffa-t-elle. - … sont indignes d’un représentant de l’ordre. Je sais. Mais, depuis que de Gaulle a dit non à Pétain, le désordre n’est plus forcément synonyme de chienlit… - De grâce, épargnez-nous vos commentaires ! Que voulez-vous me faire dire au juste ? - La vérité, rien que la vérité, madame Bardin-Cardaillac… - La vérité ! Grand Dieu ! Mais quelle vérité ? - J’oubliais qu’à force d’en inventer à la demande vous devez vous y perdre ! Je vais vous aider : tout ce que je vous demande, pour l’instant, c’est de répondre par oui ou par non à quelques questions. En êtes vous d’accord ? - Allez-y… - Revenons à ce fameux 16 mars 1976. Etait-ce la première fois que Pascal trépignait pour ne pas prendre son bus ? - Non. Je vous l’ai dit : je ne suis pas une mère modèle et je l’ai certainement beaucoup trop gâté… - Et votre premier mari ? - Fernand savait se faire respecter beaucoup mieux que moi… - C’est donc lui qui, habituellement, le ramenait à la raison ? - Oui. - Et, ce matin-là, il lui a cédé ? - Oui… - Pour la première fois ? - Autant que je me souvienne… - Et son chauffeur ? S’était-il déjà passé de ses services au moment de partir au travail ? - Très rarement. Il avait horreur de perdre son temps et il profitait des embouteillages pour passer des coups de fil ou étudier des dossiers… - Cela nous fait beaucoup d’exceptions pour une seule matinée. Vous ne trouvez pas ? Agacée, madame Bardin-Cardaillac leva les yeux au ciel en tirant sur la cigarette qu’elle était enfin parvenue à allumer sans incendier le restaurant. - Bon ! Passons à ce grutier marocain… zappa le gendarme sans s’offusquer. Vingt-quatre heures de garde à vue pour un accident de chantier survenu devant des dizaines de témoins, ça frôle la persécution… - Juliette vous a dit que cet ouvrier avait déjà eu des mots avec Fernand… 133 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Savez-vous de quel genre de mots il s’agissait ? - … - Querelle professionnelle ? Hochement négatif de la tête. - Querelle personnelle, alors ? Soudaine absence : madame Bardin-Cardaillac, hypnotisée par l’incandescence de sa cigarette, flottait ailleurs. D’un geste discret de la main appuyé d’une éloquente mimique, Martine, que la tension croissante rendait de plus en plus mal à l’aise, supplia son mari de mettre la pédale douce. Celui-ci la réconforta d’un battement de cils : il savait précisément où il allait et abrégerait autant que possible son parcours. - Ce grutier marocain résidait-il dans les Yvelines ? reprit-il avec l’onctuosité du chapelain pressé d’absoudre sa protectrice. - Possible… soupira madame Bardin-Cardaillac. - Près de Verneuil-sur-Seine ? Pas loin de Notre-Dame ? -… - J’ai oublié mes cartes à la brigade. Si vous pouviez me donner un nom de ville… - Les Mureaux, ça vous va ? - On fera avec. Ce grutier marocain y avait-il une femme, une sœur ou une fille ? - Une fille unique… - Age ? - Dix-sept ans… - Nous y voilà, constata le gendarme plus affigé que satisfait. Pas très original… - Navrée de vous décevoir… - Comment l’avait-il rencontrée ? - Il avait accepté de la prendre en stage pour faire plaisir à son père. Elle avait passé toutes les vacances d’été à faire des photocopies à la direction du personnel… - Six mois avant l’accident… Vous étiez au courant de cette relation ? - Non. Je savais que Fernand n’était pas d’une fidélité exemplaire mais cela n’allait jamais très loin… - Pardonnez-moi, mais il devait avoir les moyens de s’offrir des maîtresses nettement plus haut de gamme. Pourquoi s’être intéressé à une fille d’immigré ? - Je me le demande encore. La mère, morte un an plus tôt, était française à ce qu’on m’a dit ; le mélange devait être réussi… - Assez, apparemment, pour affoler le démon de midi… - Apparemment… Ainsi aurait pu s’achever un dialogue dont le contenu avait déjà amplement de quoi révulser et vous dégoûter à jamais de la fréquentation des Bardin-Cardaillac et de leurs semblables si l’adjudant Lemoine, intraitable 134 La Mouche sans r@ison Troisième partie perfectionniste, n’avait succombé à la tentation de lever un dernier coin du voile. - Une chose que je ne m’explique pas, maronna-t-il derrière ses moustaches qu’il avait préalablement pris le soin de lisser, c’est pourquoi votre défunt mari avait tellement besoin de se rendre aux Mureaux ce matinlà… - Suis-je vraiment obligée de vous répondre ? rechigna madame Bardin-Cardaillac affichant une lassitude qui, pour une fois, n’était pas que de façade. - Toujours pas. Mais au point où nous en sommes… - Ce que je vais vous dire, je ne l’ai appris que dans le bureau du juge d’instruction, avertit, dans un murmure, madame Bardin-Cardaillac craignant sans doute que le feutré de la conversation et l’assourdissant brouhaha de la salle ne garantissent plus assez à la confidentialité requise. La demoiselle en question venait d’apprendre qu’elle était enceinte et menaçait de se défenestrer si Fernand ne volait pas à son secours… Le « pauvre » Fernand avait donc sauté sur le premier prétexte venu pour se séparer de son chauffeur. Une fois largué son encombrant rejeton devant les grilles de la respectable institution privée, il s’était précipité aux Mureaux où il avait passé plus d’une heure à raisonner sa Shéhérazade avant de foncer, pied au plancher, à Sarcelles. Qu’avait-il derrière la tête à ce moment-là ? Un bloc de béton se chargerait de sceller à jamais le mystère. Mise au courant de la situation par un juge d’instruction pour qui, en dépit les témoignages, la culpabilité du grutier ne ferait aucun doute jusqu’à ce qu’une expertise du câble de la grue l’oblige à admettre son erreur, la famille d’Elisabeth, sachant qu’elle hériterait de l’intégralité de la fortune de Dernoncourt orphelin de guerre, ne lésinerait par sur les moyens pour étouffer le scandale. Une énorme somme serait offerte au grutier pour prix de son silence alors que sa fille bénéficierait d’un avortement de luxe dans une clinique hollandaise. « La Jaganda » revenait de loin mais un éléphanteau menaçait encore ses précieuses porcelaines : le petit Pascal dont la langue trop bien pendue risquait de causer, par inadvertance, un tort considérable ; les grenouilles de bénitiers de Notre-Dame n’avaient-elles pas la réputation d’être dotées de solides langues de vipères ? A quoi bon ternir l’image d’un père « modèle » aux yeux d’un gamin qui s’était, de lui-même, persuadé qu’il était le seul responsable de sa mort ? Pourquoi, en compensation, ne pas laisser planer le doute quant aux intentions d’un grutier implicitement désigné comme le méchant de l’histoire ? A vomir dans une cuvette plaquée or ! Avis si bien partagé par l’adjudant Lemoine qu’écœuré il n’attendit pas le prometteur « Régal des îles » pour demander, roidement, la permission de se retirer exigeant, qui plus est, de régler sa part de l’addition. 135 La Mouche sans r@ison Troisième partie - L’humiliation que vous venez de m’infliger ne vous suffit donc pas ? s’était récriée madame Bardin-Cardaillac ahurie d’une telle goujaterie. - Pour humilier quelqu’un, encore faut-il qu’il ne se soit pas, luimême, rabaissé plus bas que terre ! lui avait-il balancé en vissant son képi. En gardant pour moi vos vilenies familiales, je vous laisse l’apparence de la dignité, ce qui devrait vous convenir. Alors que Martine, confuse, renversait sa chaise en se levant, le gendarme, galant homme, m’aidait à ramasser mes béquilles : - Comment une fille aussi sensible et intelligente que vous a-t-elle pu se retrouver à patauger dans un tel panier de crabes ? - Parce que le panier était doré et que j’étais tellement complexée par mes… comment ça s’appelle ?… par mes origines que j’étais prête à foncer dans tous les miroirs aux alouettes. Ça m’apprendra ! Et puis… - Oui ?… - Je ne voulais pas perdre mon bébé… lâchai-je à l’étourdie. - Votre bébé ? ? ? - Enfin… Je veux dire : Pascal… - Pascal ? Vous l’appelez votre bébé ? dauba le gendarme. Franchement, vous ne trouvez pas ça un peu ridicule ? - Si… rougis-je en baissant la tête. Ça m’est venu comme ça… Peutêtre parce qu’il n’est pas tout à fait achevé… - Achevé ! Elle est bonne celle-là ! C’est vous qui m’achevez ! Vous n’auriez pas fait des études de psycho, par hasard ? - Juste un licence… - Alors, tout s’explique ! s’esclaffa-t-il. Et je comprends mieux que PIXI-Soft ne puisse plus se passer de vous : je n’y ai passé qu’une heure ou deux mais le nombre de bébés qui y attendent d’être achevés m’a paru impressionnant ! Sur cette boutade, il avait définitivement pris congé et, tenant Martine par l’épaule, s’était dissout, en fondu enchaîné, dans la pénombre de l’escalier. Toute la soirée, le fin renard aux allures de lourdaud molosse avait mené son monde par le bout du nez pesant dans de fines balances chacune de ses paroles. Rien de ce qu’il avait laissé filtré ne pouvait, assurément, être exploité, soit parce que l’information n’était que parcellaire, soit parce qu’il y manquait le contexte. Seule sa tranquille assurance et son humeur primesautière - du moins tant qu’il s’en était tenu à me titiller – se formaient en précieuse indication : son état d’esprit n’était plus celui d’un enquêteur perclus de doutes ; « Columbo » tenait ferme toutes les ficelles de l’intrigue et touchait maintenant aux conclusions. Son allusion à sa visite de PIXI-Soft, offerte en lot de consolation, relevait certainement encore du petit jeu de cache tampon auquel il m’avait conviée. Sachant pertinemment que l’« innocente oiselle » n’ignorait rien de l’acharnement du commissaire Dieuleveut à identifier le trouble-fête introduit à Aubervilliers, peu lui importait que je percevisse l’antagonisme 136 La Mouche sans r@ison Troisième partie opposant la gendarmerie de l’île d’Yeu au S.E.F.T.I. Une manière, peut-être, de m’indiquer que les « cadors » ne l’impressionnaient pas et qu’il saurait leur démontrer leur erreur en ce qui concernait mon… en ce qui concernait Pascal. Même si « les circonstances atténuantes n’ont jamais gommé les délits », le « maniaque » se ferait-il allié, et l’adjudant, adjuvant ? Toute à cette réconfortante conjecture, la gifle glacée, à peine franchie la porte du « Père Goriollant », faillit me faire tituber. Avec la tombée de la nuit, une brise plus sibérienne que printanière s’était mise à balayer les quais du port perçant mon pull trop léger d’une volée d’aiguillons ; la versatilité du climat insulaire le disputait à son épuisante tonicité. Frissonnante, je me mis à claudiquer ferme en direction de la 2CV garée sur le parking du quai de La Chapelle. - Inutile de courir, c’est moi qui ai les clés ! avait nasiller madame Bardin-Cardaillac qui, enveloppée dans son ample manteau de cachemire, ne voyait pas la nécessité de hâter le pas. Un peu d’air du large vous rafraîchira les idées ! - Tout le monde n’a pas votre chance d’être à l’abri des rhumes de cerveaux ! raillai-je entre deux claquements de dents. - J’imagine que vous êtes très satisfaite de vous ! - A quel sujet ? - Quel besoin aviez-vous de nous jeter dans cet abominable traquenard ? - Ça n’est pas le traquenard qui était abominable, madame ! - Mais encore ? - L’adjudant Lemoine n’a pas été assez clair ? Quoi de plus abominable qu’une mère qui sacrifie son enfant pour sauvegarder sa réputation ? - Je ne suis pas une sainte, mais j’ai ma conscience pour moi et Pascal a toujours eu tout ce dont il avait besoin ! déblatéra-t-elle ses hauts talons percutant le bitume. - Tout sauf l’essentiel ! la repris-je lui refusant le dernier mot. - Si c’est d’amour dont vous voulez parler, je ne crois pas avoir de leçon à recevoir d’une égotiste qui préfère jouer au détective et tout embrouiller plutôt que de rester au chevet de son fiancé ! - Egotiste, peut-être, mais pas parano ! Votre « femme de couleur » n’était qu’une créature de synthèse vaguement asiatique ! Pascal peut s’envoyer en l’air avec elle tant qu’il voudra : quand j’en aurai marre, je n’aurai qu’à débrancher la prise ! - Et Zabou Plessis-Girard ? C’est aussi une image de synthèse ? insinua-t-elle avant d’ajouter, cauteleuse : pourquoi croyez-vous que je l’ai choisie pour infirmière ? Une fille d’excellente famille qui sait parfaitement se tenir en société. Comme vous le voyez, l’avenir de Pascal est loin de m’être indifférent ! 137 La Mouche sans r@ison Troisième partie Madame Bardin-Cardaillac avait gagné : muselée par l’inattendu de la chausse-trappe et le bâillon suffoquant de la jalousie, j’abandonnai la partie pour exhumer mon complexe d’infériorité. Quelle gourde avais-je été de croire qu’on laisserait ma relation avec Pascal dépasser le stade de la liaison curative ! On était venu me chercher pour que je serve d’électrochoc quand les tranquillisants n’opéraient plus, on m’avait ensuite gardée dans un coin de l’armoire à pharmacie tant que la convalescence n’était pas achevée et, la rechute survenue, on s’apprêtait à me jeter à la poubelle comptant désormais sur un remède autrement plus présentable pour assurer la guérison. Abominable était un mot bien doux pour qualifier les menées du clan Bardin-Cardaillac. Frigorifiée, ma jambe plâtrée pesant des tonnes, il m’avait pourtant bien fallu me résoudre à embarquer aux côtés du monstre qui, dégustant sa sordide revanche, m’observait à la dérobée avec, dans le regard, des embrasements carnassiers. « La Jaganda » n’était pas seulement un étouffoir où le mensonge vous prenait à la gorge, c’était aussi l’antre de grands fauves accrochés à leur territoire et prêts à déchirer tout intrus. Le démarreur, rétif, avait longuement toussé avant de céder aux injonctions du starter. Dans un assourdissant concert de tôles livrées aux trépidations d’un moteur cacochyme madame Bardin-Cardaillac avait, ensuite, impatiemment trituré la manette démantibulée du chauffage jusqu’à ce qu’une bouffée graisseuse nous saute au visage. L’asthmatique soufflerie n’en pouvant mais contre la buée collée au pare-brise, mon chauffeur avait renversé son sac à main pour s’emparer d’une paire de Kleenex : - Prenez ceci et aidez-moi au lieu de me regarder bêtement ! Maussade, je lui avait arraché le mouchoir des mains pour l’imiter et dessiner un large rond face à moi. Geste que je suspendis presque aussitôt médusée par l’extravagante vision suspendue dans l’hésitant faisceau des phares. La violence des émotions récemment ressenties avait-elle à ce point altéré mon entendement ? Etait-ce un mirage dû à un choc thermique ou la projection, grandeur nature, d’un fantasme ? Avais-je, à mon corps défendant, absorbé quelque substance hallucinogène glissée dans ma pastilla à la chair de crabe ? Réflexe de myope, je plissai les paupières pour tenter de préciser les contours des deux formes, soumises au même rythme saccadé, qui dansaient le long des barrières de l’héliport. Emmitouflés dans leurs cirés jaunes, le dos légèrement voûté, deux promeneurs tardifs se hâtaient en direction de la place de la Norvège. Deux silhouettes trop connues pour ne pas être facilement identifiables au grand désarroi de ma raison : le cartésianisme s’ouvrait sous elle ! Cela ne pouvait être qu’eux, eux que je savais pourtant occupés à des centaines de kilomètres de là ! Comme ils allaient sortir du champ des phares, les lumières du café de la Marine prirent le relais cernant leurs profils avec une implacable netteté : David et Isabelle Pecquet ! Le pire ennemi de Pascal (après sa mère), 138 La Mouche sans r@ison Troisième partie l’espion traqué par toutes les polices de France se baladant tranquillement sous mon nez, ici, à l’île d’Yeu : un caillou au péril de l’océan ! Le rebondissement valait toutes les péripéties de « Vertigo » ! Sueurs froides incluses ! - Puis-je savoir ce que vous attendez ? s’impatienta madame BardinCardaillac. Auriez-vous vu le Hollandais Volant, par hasard ? Sans répondre, j’achevai mécaniquement ma besogne. L’embrayage hurla et la voiture s’élança en cahotant. David et Isabelle Pecquet ! Suite à quel invraisemblable concours de circonstances s’étaient-ils, dans leur fuite, échoués sur ce rivage hanté par les spectres du passé ? Mais s’agissait-il bien d’un concours de circonstances ? Comme dans mon cauchemar matinal que je redoutais prémonitoire, David n’était-il pas là pour donner le coup de grâce à mon… à Pascal avant de disparaître ? L’assassin qui revient sur les lieux de son crime ! Pour aberrant qu’il fut, ce pronostic s’imposa avec une telle intensité que j’en eu soudain le souffle coupé et les oreilles bourdonnantes. Agir ! Il me fallait agir au plus vite mais sans éveiller les soupçons de la Cruella dont j’étais encore l’otage. Le téléphone de la maison m’étant interdit, je prétexterai, demain matin, à la première heure, une course à faire sur le port pour me jeter dans une cabine et alerter Marie et l’adjudant Lemoine ; du S.E.F.T.I. ou de la gendarmerie, on verrait qui serait le plus rapide. Le rideau n’était pas tombé sur le dernier acte et j’avais encore mon rôle à jouer. 55 Niveau 11 Vue subjective, player 4 (François) Fichier enregistré le jeudi 1er mai 1997 à 11 heures 07 Le téléphone sonnait lorsque je quittai la brigade peu après que le clocher de Port-Joinville eut sonné la demie de huit heures ; Alain étant de veille au standard le correspondant inconnu, après être tombé du lit, ne manquerait pas de se prendre les pieds dans le tapis tissé tout exprès par mon gaffeur diplômé. Cela servirait de leçon à tous les agités de la déposition trop pressés de nous encombrer le formulaire pour jeter un coup d’œil au calendrier : le 1er mai avait beau être la fête du travail, c’était aussi la Saint 139 La Mouche sans r@ison Troisième partie Férié que même les gendarmes, dans l’exercice de leur fonction, s’efforçaient de vénérer. A une exception notable : la mienne, n’en déplaise à une certaine Martine qui, rentrée tard de notre fastidieux dîner en ville, estimait être en droit d’exiger une grasse matinée compensatoire. C’était faire peu de cas de son horripilant compte à rebours qui, au « Père Goriollant », avait bien failli me faire perdre les pédales. Quand j’avais, pour plaire à la touchante Juliette Coussein, lancé mon jeu d’Emile Francs (à ne pas confondre avec Emile Verges, poète bien connu), j’étais sûr qu’il faudrait autre chose qu’une bête question rouge pour me faire rater le super banco. Le risque était calculé à la centésimale près et il ferait beau voir une gamine me fausser le boulier. Et puis, il y avait eu cette colle à propos de Plushard et du personnage mystère à lui associer. Pas évident du tout de faire le rapprochement avec David Pecquet ! A un poil de chrono près, j’étais bon pour le gage ! Payer l’addition, j’avais fini par y être contraint, mais effacer l’ardoise du fils Bardin-Cardaillac… Après tout le mal que je m’étais donné pour en déchiffrer les gribouillis ! « Columbo » ne s’en serait pas remis et même « Bison bienveillant », chamboulé par les tardifs aveux de la mère indigne, n’aurait pu s’empêcher de ruminer sa déconvenue : la magnanimité forcée n’entrerait jamais dans la catégorie des B.A. homologuées. J’avais eu chaud à mes barrettes et Martine méritait amplement le réveil en fanfare que je lui avais infligé d’autant que ce juste châtiment rejoignait une juste cause : faire triompher la Vérité avant que les tenants de la dissimulation et autres adeptes de la géométrie variable ne prennent la tangente. Pour une fois, l’Auverland était disponible et je gouttai le plaisir d’enfoncer mon auguste fessier gavé de mobylette (un peu de régime sans selle ne lui ferait pas de tort) dans sa moelleuse banquette. Pied au plancher, je mis fissa le cap sur Saint-Sauveur, son église romane, sa croix des âmes, son abbé Tournemire, sa bibliothèque paroissiale, sa missionnaire et sa rue de la Patrouille dédiée à tous les pandores dispensés de catéchisme pour cause de confession urgente à recueillir. Comme indiqué par le lieutenant Parfait, c’est sur le chemin de la Californie (à droite, en face du Moulin Cassé) que se situait mon El Dorado : un corps de ferme quasi précolombien investi par un conquistador de la pierre sèche et de la tuile « tige de botte ». Défendue par un petit muret on ne peut plus couleur locale assorti du rempart de roses trémières réglementaire, la coquette bâtisse, avec ses volets jaune safran, sa tonnelle de chêne massif, sa terrasse dallée, sa pelouse impeccable, son puits garanti d’origine, ses dépendances et sa girouette en forme de sirène embouchant un coquillage avait un air de déjà vu à la devanture de l’agence « Crésus & Rothschild ». La porte entrouverte du garage laissant deviner les courbes suggestives d’une Méhari millésimée Trente Glorieuses, j’en déduisis, en deux coups les gros, que l’urbaniste ami du commissaire Dieulafait en pinçait autant pour 140 La Mouche sans r@ison Troisième partie les antiquités que pour les vieux beaux - ce qui, bien sûr, n’était pas incompatible. N’ayant aucune raison d’abuser de la discrétion, je garai l’Auverland contre le portail de bois assorti aux volets, claquait bruyamment la portière et allait me planter près de la clochette d’entrée dont je heurtai le cuivre d’une poigne de fer. Le temps de palper les poches de ma veste pour vérifier que leur contenu n’avait pas joué les filles de l’air et les rideaux de dentelles de la porte principale s’agitaient déjà sans me permettre, toutefois, de discerner la trogne déconfite de mon pharisaïque préféré. La tronche que devait tirer le caïd du S.E.F.T.I. en considérant la mine épanouie du péquenot galonné censé, par ses soins, ruminer, depuis la veille, la paille humide des geôles sablaises ! Désolé mon pote ; encore eut-il fallu que tu susses que mon Parfait était subjonctif ! Entraîné, par une assidue fréquentation des lambris dorés de la place Beauvau, à se composer une mine potable quelles que soient les circonstances, ce cher Marc se résolu finalement à venir à ma rencontre bras ouverts et large sourire aux lèvres. Malgré le relâché de son jogging, force m’était de reconnaître que le bougre ne manquait pas d’allure. Quelques gouttes de pluie commençaient à tomber. - François ! Ça alors ! Quelle bonne surprise ! me lança-t-il la platitude cordiale. Quel bon vent t’amène ? - Demande à ta girouette ! lui répondis-je, imperméable sous le grain. Personnellement, je ne sais pas encore si c’est pour fumer le calumet de la paix ou te casser la gueule ! - Si tu entrais pour réfléchir à la question ? m’invita-t-il sans se démonter. On n’est pas en sucre, mais tout de même… De larges taches s’élargissaient sur son sweat-shirt molletonné. - Toujours un temps de retard pour ouvrir le parapluie. Cette négligence te perdra… Je l’avais suivi dans le salon qui aurait pu contenir à lui seul mon logement de fonction et ma place de parking. Sol carrelé de tommettes à l’ancienne, murs chaulés, poutres apparentes, cheminée rustique, bar de bistro avec zinc et percolateur années cinquante, marines et aquarelles, malle des Indes, hublots de transatlantique, rocking-chair d’osier, éléphant de teck proche de la grandeur nature, jungle de caoutchoucs, fauteuils et canapés à profusion. Sur un plateau de bois bleu décoré de mouettes stylisées, un petit déjeuner pour deux était servi. Le café et le thé fumaient encore. - Une tasse ? me proposa-t-il en me désignant une bergère qui n’attendait que son prince charmant. - Je ne voudrais pas déranger, hésitai-je. Si les tourtereaux ne peuvent plus picorer tranquilles un 1er mai… - Rassure-toi, Karine n’est plus à ça près ! Elle en a profité pour monter se changer… - J’espère que tu me feras, cette fois, le plaisir de me la présenter… 141 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Tout dépend de ce que tu décides. Si tu me démolis le tortrait, elle risque de bâcler sa révérence… Il m’avait servi une tasse à ras bord sans oublier de placer, sur la large soucoupe, une tranche de brioche vendéenne qui embaumait la fleur d’oranger. - Miel ou confiture ? s’enquit-il aux petits soins. - Nature. Je suis, paraît-il, déjà assez enrobé pour ne pas en rajouter une couche. D’un hochement de tête accompagné d’une moue admirative il salua mon diététique héroïsme avant d’avaler d’un trait un plein verre de jus d’orange. - Bon, alors ? reprit-il. - Alors quoi ? - Calumet de la paix ou hache de guerre ? - Après les derniers signaux de fumée que tu t’es permis d’envoyer aux grands manitous de la D.C.P.J., c’est carrément le poteau de torture que tu mérites… - Grands manitous qui, apparemment, n’ont pas réussi à avoir ton scalp, nota-t-il, acidulé, en s’emparant du paquet de Marlborow qui gisait à portée de main. Je ne sais pas comment tu te débrouilles, mais tu m’épates ! - Un cierge tous les matins à Sainte Aubaine et un verset à Baraka ; le minimum quand on a le malheur de t’avoir pour ami. Mais, si tu veux, je te propose un marché… - Marchons ! Marchons ! inhala-t-il en faisant claquer la capsule de son briquet en argent massif. - Tu m’aides à résoudre un casse-tête chinois sur lequel je bute depuis un moment et, en échange, j’oublie ta lettre anonyme envoyée à Javaire, le rodéo moto sur la lande, la mise à sac de mon domicile, la tentative de manipulation d’un Bertrand dans l’exercice de ses fonctions, et tout le toutim… Qu’est-ce que tu en penses ? - Que tu es la magnanimité même, exhala-t-il empuantissant l’atmosphère de son âcre mélange américain. Mais je ne suis pas sûr d’être en mesure de te satisfaire… - Et moi, ne suis certain du contraire, le rassurai-je en déposant sur la table la fameuse enveloppe tant convoitée par Parfait : à titre d’encouragement. Tu peux vérifier, le compte y est ; je m’en serais voulu de grever le budget d’un jeune ménage… - Arrête tes conneries ! s’impatienta le coin fumeur. On a compris que tu étais le plus fort et le plus malin ! Ce casse-tête, en quoi ça consiste au juste ? - Une sorte de rébus en trois dimensions… Je peux te montrer ? - C’est pour ça que tu es venu, non ? toussa le mégot de luxe à moitié consumé. 142 La Mouche sans r@ison Troisième partie De la poche de ma veste, je sortis précautionneusement deux infimes accessoires que je plaçai, bien en vue, sur le couvercle du beurrier : le verre de contact teinté découvert dans les graviers de la propriété BardinCardaillac et la boule de latex repêchée par Isabelle Pecquet au fond du lavabo de la chambre 34 de l’Atlantide Hôtel. - Le numéro de cette chambre a vraiment de l’importance ? releva monsieur le commissaire quand j’eus achevé mon exposition. - Suis-je bête ! J’avais oublié qu’il n’était pas inscrit sur la fenêtre ! Si tu étais passé, comme moi, par la porte, au lieu de jouer les Arsène Lupin de Reichshoffen, tu te souviendrais sûrement que c’était celui de la chambre occupée par Gabriel Huyng… - Finalement, tu as tout découvert… renauda-t-il en martelant son genou d’un briquet masochiste. - Presque tout. Si seulement tu pouvais m’aider à faire parler ces objets trouvés… - Tu me prends pour un ventriloque ? - Plutôt pour un virtuose du doublage. Ta version française de « Missis Doubtfire » mérite la Palme d’or ! - « Missis Doubtfire » ? - Un nanar diffusé avant-hier soir sur Canal Plus. L’histoire d’un type divorcé qui se déguise en nounou pour continuer à voir ses gamins. Un peu gros mais le public en redemande… Le primé contint sa joie et, pour tout témoignage de gratitude, adressa au jury un regard couleur de mitraille. - Le rapport avec ces objets ? marmotta-t-il dans un grincement de culasse. - J’attends tes lumières… - Je travaille pour le S.E.F.T.I., par pour EDF ! - « Faites l'aumône de bon gré ou à contrecœur, elle ne sera acceptée, venant de vous, parce que vous êtes des gens pervers. » Sourate IX, verset 53… - Le Coran au petit déjeuner ? Et la sourate de l’Immunité, s’il vous plaît ! Je ne savais pas que les muezzins insulaires avaient autant d’humour ! La voix qui venait de s’élever dans notre dos correspondait, au quart de tessiture près, à l’idée que je m’en étais faite : très légèrement éraillée avec une pointe d’accent en bouton de lotus. L’image qui allait avec le son valait son pesant de torticolis : ses pieds menus effleurant à peine les degrés du rustique escalier en provenance du premier étage, ses longs doigts caressant, l’air de ne pas y toucher, les épais torons de la corde tendue en guise de rampe, sa poitrine haute et ferme insensible au mouvement houleux de ses hanches, ses jambes à prendre de haut tous les bas, sa taille mannequin soulignée par une large ceinture de cuir, Karine Vann, dans sa robe d’organdi rouge, ressemblait autant à une dactylo de la D.R.P.J. que Claudia Schiffer à une marchande de poissons 143 La Mouche sans r@ison Troisième partie ukrainienne. La peau cuivrée sans forcer sur l’exotisme, le visage aux traits eurasiens délicatement estompés, les cheveux longs très noirs sculptés en fine nattes, le maintien tout en musculeuse nonchalance, elle avait de quoi allumer les regards les plus éteints et impressionner les pellicules les moins sensibles. Mais ce qui frappait le plus l’amateur de jeux vidéo que je ne serai jamais, c’était son incroyable, sa fantastique ressemblance avec une certaine créature de synthèse modélisée par un disjoncté du WEB : Pascal BardinCardaillac ! Quoique préparé à cette confrontation par une série de récentes déductions qui ne laissaient aux extrapolations qu’une infime marge de manœuvre, j’en demeurai un instant les mirettes assommées et la comprenette éblouie avant de remobiliser rétines et cellules grises autour d’un détail perché sur un joli petit nez droit : la paire de lunettes aux verres fumés déjà signalée par le lieutenant Parfait de retour de sa mission exploratoire. Le salon avait beau ne pas être avare en appliques, la lumière ambiante, que la grisaille extérieure ne renforçait guère, peinait à justifier un tel luxe de précautions ophtalmologiques. Pour corriger l’aberration, il me faudrait donc chevaucher d’autres montures que je tenais justement en réserve. Dieulafait, visiblement contrarié par la spectaculaire intrusion de sa dernière conquête, tenta de lui faire rebrousser chemin : - François souhaitait avoir mon avis au sujet d’un point de procédure. Nous en avons presque fini. Donne-moi encore cinq minutes et je te rejoints là-haut… - A tes ordres, mon chéri, lui répondit-elle, suave, tout en continuant à descendre l’escalier. Mais laisse-moi au moins saluer ton ami. Depuis le temps que tu me parles de lui… - En bien, j’espère ! badinai-je en larguant sans remords ma bergère : François Lemoine, adjudant de gendarmerie pour vous servir… - Karine Vann, secrétaire le jour, renfloueuse d’épaves la nuit… - C’est pour Marc que vous dites ça ? Elle pouffa en gamine espiègle - en route vers la trentaine selon mes calculs, on lui aurait facilement donné dix ans de moins TTC - avant de me serrer la main d’une poigne sèche et franche : - Alors, c’est vous qui nous faites toutes ces misères pour un « point de procédure » ? minauda-t-elle. Vous seriez-vous enfin décidé à nous rendre notre Compaq ? - A votre disposition dans le coffre de mon Auverland. Les amicales pressions de ce vieux Marc ne m’avaient pas ébranlé outre mesure, mais que ne ferait-on pas pour vos beaux yeux… Elle sourit dans un pincement de lèvres à fossettes des plus gracieux. - C’est précisément pour ça que je tenais à vous rencontrer, lâcha-telle chattemite. - Pour me montrer vos mirettes ? 144 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Pour m’assurer de l’intérêt que vous leur portiez. Après mon petit numéro de showgirl, un homme moins averti n’aurait pas percuté aussi vite. Formée à bonne école, la rouée coquine n’avait pas pioché au hasard dans sa garde-robe ni affûté ses talons aiguilles pour le seul plaisir des percebois. Dans l’art de la manipulation, l’élève n’avait plus rien à apprendre du gros mentor qui, jusque là, lui avait servi de cicérone. Quelque chose, dans la fronde de son attitude envers celui-ci, m’indiquait pourtant qu’aucune malveillance n’était à redouter. Je la relançai donc moderato : - Averti, je ne suis pas sûr de l’être autant que vous, m’inclinai-je. - Assez, en tout cas, pour qu’il soit devenu superflu de finasser… - Karine ! Ma chérie ! Tu as certainement raison mais faut-il, pour autant, brûler les étapes ? Dieulafait qui, jusque là, était sagement resté les fesses soudées à son canapé s’était brusquement redressé. Livré à lui-même, son lourd briquet alla rebondir à grand bruit sur le plateau de verre de la table basse ; du verre blanc porte-bonheur hélas incassable. - Tes étapes, elles sont déjà carbonisées, mon chéri ! s’était-il entendu répondre du tac au tac. Et ça n’est pas en laissant ton ami commettre une erreur judiciaire qu’on s’en sortira plus glorieusement ! - J’ai déjà prévenu François que Pascal Bardin-Cardaillac était innocent. S’il ne veut rien entendre, c’est son problème ! - C’est aussi le mien, si tu permets ! - Karine ! Je t’en prie ! - Et cesse de m’appeler comme ça ! C’est ridicule ! le coupa-t-elle au cutter avant de m’apostropher : comment trouvez-vous ce prénom ? - Karine ? Pas pire qu’un autre, mais il est vrai qu’on pourrait en trouver qui vous iraient beaucoup mieux… - Allez-y, m’encouragea-t-elle sans ciller. - Que diriez-vous, par exemple, de… Sibylle ? - Sibylle Vann ? Vous trouvez que ça sonne bien ? - Sibylle N’guyen vous siérait-il davantage ? Cela lui seyait si bien qu’un journal du seoir eut pu en faire sa une. Marc, de son côté, préféra, haussant les épaules, se laisser choir avant que ne transpire sa consternation. - Maintenant que vous m’avez rebaptisée, revenons-en à mes yeux s’il vous plaît, me proposa-t-elle en ajustant ses lunettes opaques. Que pouvezvous me dire à leur sujet ? - Tout d’abord que vous êtes atteinte d’une forte myopie qui aurait pu, en certaines circonstances, constituer un sérieux handicap… - Bien vu, si j’ose dire ! C’est pourquoi, en temps ordinaire, je porte des verres de contact… - … dont le principal défaut est de faire bande à part à la première bousculade… - Vous les avez retrouvés ? s’étonna-t-elle. 145 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Un seul, hélas. A récupérer sur le couvercle du beurrier, lui spécifiaije. Mais il doit être un peu rayé et bornoyer risquerait de vous enlaidir… - C’est tout ? ronchonna Marc depuis sa retraite volontaire. - A propos de mes yeux… compléta, mutine, miss Raybans. - Si j’osais, je vous répondrais bien que les deux vont de pers : P.E.R.S… - Très spirituel ! méprisa le bougon. On applaudit tout de suite ou tu as encore une bonne vanne à nous sortir ? - Dois-je être plus précis ? interrogeai-je mon examinatrice. - Je vous en prie… - Les seuls asiatiques au monde dont le regard pourrait être confondu avec celui d’authentiques vikings appartiennent tous à une très petite communauté établie dans la province chinoise du Heilongjiang ; anomalie génétique signalée dans le « Science & Vie » d’avril 1995… - Quelle mémoire ! - Juste une collection bien rangée… - Vous en déduisez ? - Que vos origines sont les mêmes que celles du sieur Lin Dao Lhou lequel, vous imitant, ne se produit jamais en public sans ses lunettes noires… Lin Dao Lhou que, grâce au Compaq récupéré dans la Laredo, Marc et vous allez enfin pouvoir taper sans être obligés de ressusciter cet encombrant Gabriel Huyng. - De toute façon, je t’ai déjà expliqué qu’il avait dû se mettre au vert pour des raisons de sécurité ! me rappela Dieulafait en se levant à nouveau pour, cette fois, nous rejoindre au pied de l’escalier. Où veux-tu en venir au juste ? - Je crois t’avoir dit que j’exigeais de le voir en chair et en os avant de te restituer le Compaq… - Apparemment, tu as changé d’avis… - A cause de mes beaux yeux ! triompha, enjouée, Sibylle N’guyen en nous dévoilant des iris d’un bleu électrique à rendre jalouse l’hypnotique Evha Metal, sa trop parfaite réplique. C’est bien la seule raison, n’est-ce pas, mon adjudant ? La question, insidieuse à souhait, contenait en elle-même la réponse que je n’eus qu’à formuler : - Quitte à passer pour un goujat, force m’est de vous avouer qu’il y en a une autre. Nettement moins spectaculaire et agréable à regarder… - On peut voir quand même ? - Toujours sur le couvercle de votre joli beurrier… - Ton deuxième objet-mystère ? ricana Marc sans parvenir à freiner sa copine qui, en quelques élégantes enjambées, se projetait à l’aplomb de la table basse. - Un morceau de plastique ? zieuta-t-elle, perplexe. 146 La Mouche sans r@ison Troisième partie - De latex, rectifiai-je en retournant vers mon accommodante bergère. Repêché au fond d’un lavabo… - Vous faites aussi dans la plomberie ? - Quand je suis à la recherche d’un bon tuyau… - Et ce tuyau vous a conduit… - Dans le coffre de la brigade où j’avais pris soin de ranger une Delsey oubliée à l’Atlandide Hôtel. Valise dont le contenu m’était, à première vue, apparu des plus anodins… - Et à seconde vue ? me demanda complaisamment Dieulafait en reprenant sa place sur le canapé alors que Sibylle N’guyen optait pour un spartiate tabouret. - Je me suis dit que tu n’étais pas du genre à cambrioler une chambre d’hôtel ou à pousser l’un de mes hommes à la rébellion pour récupérer un lot de vieux slips ou quelques chaussettes de trois pointures inférieures aux tiennes… - Tu as donc ouvert la trousse de toilette… - Qui s’est aussitôt révélée être la mallette de maquillage d’un Fantomas version S.E.F.T.I. : latex prêt à l’emploi dans le tube de mousse à raser, incisives de rechange noyées dans le dentifrice, faux poils de barbe naissante dans le couvercle du flacon de parfum, fonds de teint spéciaux et silicones dans les manches des rasoirs jetables… De quoi métamorphoser à vue Miss Univers en laideron ou, si tu préfères… - Tu parles, si je préfère ! soupira Marc lassé de mes circonvolutions. Alors ? « Ou » quoi ? - Ou Sibylle N’guyen en Gabriel Huyng… - Ce qui fait qu’en démasquant l’une, vous dénichiez l’autre ! synthétisa la sagace à deux faces. Moi qui croyais devoir encore me couper en quatre pour vous démontrer l’innocence de Pascal Bardin-Cardaillac… - Il vous aura suffi de vous couper en deux, ce qui est déjà une grande preuve de reconnaissance. Quant à moi, mon bonheur serait complet si vous acceptiez de retirer cette perruque : un peu trop opulente à mon goût. Désolé pour Marc qui a certainement dû casser sa tirelire pour l’importer en urgence du continent… Elle accéda de bonne grâce à ma demande découvrant une brosse courte qui, à elle seule, accentuait considérablement l’androgynie de son visage. - Pour vous offrir un Gabriel Huyng de compétition avec verrue au menton, rides au front, dents en avant et yeux marrons : minimum une heure et demi de boulot, me prévint-elle reprenant, par jeu, la fameuse voix de crécelle pékinoise signalée par Gilbert Léragne, mon copain de l’Atlantide Hôtel. - Missis Doubtfire m’a confié y passer au moins autant de temps, lui renvoyai-je. Je vous dispense de la démonstration… 147 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Mais pas de quelques explications complémentaires, je suppose, couina Dieulafait défrisé par la joyeuse complicité qui s’était instaurée entre son agent très spécial et ma pomme. - Rassure-toi : même si l’avenir appartient à ceux qui salivent tôt, tu n’auras pas à t’assécher les muqueuses ! le tranquillisai-je. Ce que tu m’as raconté, avant-hier, sur la plage de la Grande Conche, contenait largement assez d’ingrédients pour que je cuisine ma propre recette… - Dommage que tu ne l’aies pas compris plus tôt ! - Mea culpa. En attendant, c’est moi qui régale. Tu me sonnes à la première bouchée trop salée, d’accord ? Dieulafait, trop content de pouvoir se mettre à table sans avoir à mitonner de boniments m’avait donné son feu vert et j’y étais allé de ma tirade estampillée Hercule Poireau. Dans mon ultime version du scénario, la séquence d’ouverture nous introduisait dans une salle bourrée d’ordinateurs de l’EPITA, école d’ingénieurs en informatique bien connue. Alors que les recrues de la promotion 1990, parmi lesquelles Pascal Bardin-Cardaillac et David Pecquet, se chamaillaient pour avoir les meilleures places en seconde année, une jeune asiatique captivait tous les regards avant même d’avoir exhibé ses affolants algorithmes. Elève brillantissime, Sibylle N’guyen ne tarderait pas à laisser loin derrière elle ses admirateurs autant fascinés par sa chute de reins par son QI. Pourtant, ce que même ses professeurs ignoraient, c’était que les coordonnées fournies par la belle lors de son inscription étaient aussi bidons que ses diplômes et autres certificats de scolarité. Et pour cause : toutes ses connaissances avaient été acquises sur le tas dans les ateliers clandestins d’un trafiquant d’esclaves originaire, comme elle, du nord de la Chine. Un mafieux aux multiples activités qui, via sa société « Yellow Computers », blanchissait de l’argent tout en se faisant des couilles en or. Lorsque l’un de ses gardes-chiourme lui avait signalé l’existence d’une surdouée parmi les damnés de la micro, Lin Dao Lhou y avait immédiatement vu l’opportunité de renforcer un encadrement défaillant. Le généreux parrain avait donc proposé à sa « filleule » de lui financer ses études certain, pour deux bonnes raisons, qu’elle ne lui fausserait pas compagnie : 1/ quelques « rails » de « coke » gratuitement offerts par la maison l’avait rendue dépendante de son unique fournisseur possible ; 2/ faute de papiers en règle, tout contact avec les autorités françaises se solderait par une expulsion et un retour au pays rien moins que triomphal. - Vous oubliez une troisième raison ! m’interrompit Sibylle N’guyen. Une raison majeure ! - De la famille retenue en otage ? - Mes parents et mes deux jeunes frères ; dans l’un des entrepôts de Coignières qui ont brûlé le 2 janvier 1992. Depuis, aucune nouvelle… 148 La Mouche sans r@ison Troisième partie - On sait qu’ils ont été transférés sur un autre site, compléta Marc. Une liste existe sur l’un des fichiers du Compaq. On interviendra dès qu’on l’aura décodé… Les motivations des uns et des autres un peu mieux connues, le poil à gratter d’une bizarrerie m’agaçait encore la vraisemblance. - En entrant à l’EPITA, vous parliez parfaitement le français et votre culture générale était au minimum celle d’une bachelière, notai-je à l’intention de ma co-scénariste. Lin Dao Lhou n’a pas pu tout vous apprendre en quelques mois… - Mon père était professeur d’histoire de l’art et ma mère guideinterprète, releva-t-elle avec une pointe de raideur. On parlait couramment le français et l’anglais à la maison. A huit ans, je lisais déjà Victor Hugo dans le texte… - Dans ce cas, pourquoi avoir quitté la Chine en empruntant une filière clandestine ? Problèmes politiques ? - En 1985, j’avais juste seize ans et beaucoup d’illusions. C’est moi qui avais encouragé ma mère à entrer en contact, via Internet, avec des militants de la Fédération Internationale des Droits de l’Homme. Son bureau venait d’être perquisitionné et son supérieur arrêté quand l’agent local de Lin Dao Lhou - que nous savions être en cheville avec la police - nous a proposé ses services. Dans l’affolement, on lui a donné tout ce qu’il demandait sans nous douter de ce qui nous attendait en France. Le pays de la liberté… … de l’égalité et de la fraternité. De jolis mots gravés dans le marbre et oubliés aux frontons de nos centres de rétention administrative. Mais trêve de digressions. Toujours surveillée de loin par l’un ou l’autre des gros bras de Lin Dao Lhou, Sibylle N’guyen, ravie de renouer avec un univers intellectuellement stimulant, effectue sans rechigner, durant tout le dernier trimestre 1991, les interminables allers et retours entre l’EPITA et Coignières qu’elle met à profit pour potasser ses cours. Fin décembre, son « tuteur » est si satisfait de son livret et des améliorations qu’elle est déjà parvenue à apporter au montage de certains composants, qu’il l’autorise à passer une soirée dans une boîte branchée des Champs Elysée où lui ont donné rendez-vous quelques uns de ses camarades de promotion. - Des petits cons qui ne m’avaient invitée que pour essayer de me sauter ! marqua Sybille N’guyen avant de me confier que, malgré ses allures délurées, elle était alors encore vierge à presque vingt-deux ans ; son itinéraire chaotique l’ayant par trop déviée de la carte du tendre. Quand j’ai compris leur manège, je les ai envoyer salement bouler. Résultat : ils se sont ensuite empressés de me faire passer pour une nymphomane ! Ce soir-là, notre Cendrillon se retrouve donc seule avant que ne sonnent les douze coups de minuits. Pour se consoler de la bassesse humaine et se remettre de ses émotions, elle bourre sa pantoufle de vair de poudre blanche au moment précis où la brigade des « stups » débarque. 149 La Mouche sans r@ison Troisième partie Informé de l’incident, Lin Dao Lhou tente de faire jouer ses relations ; en vain. Sibylle N’guyen passe la fin de la nuit au bloc avant, dès le lendemain matin, d’être placée en garde à vue. Résolue à garder le silence de peur des représailles qui frapperaient sa famille, il faudra vingt-quatre heures d’interrogatoire non stop pour la faire craquer et l’obliger à balancer son « bienfaiteur ». Des aveux qui ne la mettent pas pour autant à l’abri d’une expulsion. La jeune Chinoise, incarcérée à Fleury-Mérogis, touche le fond et, après l’inutile descente de police à Coignières, songe au suicide lorsque le Chevalier Blanc fait irruption dans sa cellule : il est grand, il est beau, il sait parler aux femmes, il se nomme Marc Dieulafait. Le gentil commissaire lui promet une carte de séjour en bonne et due forme et lui fait miroiter une possible libération de ses parents en échange d’un petit service : regagner sagement les bancs de l’EPITA et le giron de Lin Dao Lhou dont elle tâchera d’éventer les intentions pour en informer le S.E.F.T.I. lequel projette de se lancer dans une guerre économique contre « Yellow Computers ». Sibylle N’guyen accepte. - Un peu facile le vieux coup de la douche écossaise ! titillai-je Marc. Après les affreux de la sécurité publique, le « sauveur » de la police judiciaire ! - Comme si la gendarmerie était au-dessus de ça ! Sans parler des adjudants qui prennent le Parquet pour un tapis-brosse ! - J’évite au moins de l’obliger à servir de cible dans un stand de tir au pigeons ! - Marc ne m’a obligé à rien ! objecta Sibylle N’guyen. J’étais parfaitement consciente des risques que je prenais. Ça faisait six ans que, tous les matins en me réveillant, je ne pensais qu’à une seule chose : avoir la peau de cette ordure de Lin Dao Lhou ! Contre toute attente, le vieux crocodile du Yangzijiang avala l’appât sans chipoter. Le Pigmalion, vaguement amoureux de sa créature, lui accorda le bénéfice du doute admettant qu’elle ait pu respecter l’omerta ; la destruction préventive des entrepôts de Coignières passa par profits et pertes. - Et vos parents ? - Ce salaud m’assura qu’ils étaient en bonne santé et que je les reverrai dès que j’aurai fini mes études… En compensation, Sibylle N’guyen se voit offrir une chambre dans l’hôtel particulier de Saint-Cloud où réside le trésorier de Lin Dao Lhou. Résidence plus proche de l’EPITA qu’elle regagne aussitôt après les vacances de Noël. C’est au sein même de l’école où il a ses entrées que le commissaire Dieulafait retrouve, chaque semaine, sa Mata Hari préférée aux yeux et à la barbe de ses chaperons jaunes plus collants que jamais. Des informations commencent à circuler qui, transmises aux services compétents de la D.C.P.J., vont bientôt permettre de faire tomber le Chinois pour prise illégale de bénéfices. 150 La Mouche sans r@ison Troisième partie Mais Lin Dao Lhou qui, grâce à ses relations politiques, dispose d’un vaste réseau de complicités, a vent de se qui se trame au 36 du quai des Orfèvres. Comprenant que les fuites ne peuvent provenir que de SaintCloud, la prudence lui impose d’éliminer Sibylle N’guyen qu’il décide pourtant de soumettre à une ultime épreuve. - Ça s’est passé au tout début de notre stage à Nantes… - Où vous étiez partie avec Pascal Bardin-Cardaillac et David Pecquet… - Oui. Lin Dao Lhou m’avait loué un appartement où deux de ses hommes m’attendaient chaque soir au rapport. Marc n’avait pas eu la permission de me suivre… - On était sur l’affaire du réseau « Hermès » et le patron tenait à me garder sous la main, se dépêcha de préciser Marc. Il était convenu que je descendrai le plus souvent possible mais les anges gardiens de Sibylle ne la lâchaient pas d’une semelle… - Moins d’une semaine après l’embauche de Pascal chez OrigoDesfontaines, on m’a annoncé qu’il allait être viré et que je devais, dès le lendemain, le remplacer… - Pour ? - Pour pirater les fichiers du ministère de l’Intérieur… - Et saboter la procédure que vous aviez activement participé à lancer… - Je n’avais pas le choix : c’était ça ou reconnaître que je travaillais pour le S.E.F.T.I. - Pourquoi Origo-Desfontaines ? - Parce que Lin Dao Lhou, qui souhaitait être en mesure de s’en servir plus tard comme bouc émissaire, lui avait fait cadeau, au démarrage, de quelques traites, m’éclaira Marc. Le petit revendeur n’avait rien à lui refuser d’autant qu’il ignorait évidemment tout des intentions de sa nouvelle employée. - Tu oublies que je disposais, sur place, d’une ligne Numéris directe avec « Yellow Computers », ajouta Sibylle. J’avais ordre de l’utiliser lors de mon attaque ; une manière, pour Lin Dao Lhou, de tester ma fidélité tout en espionnant mes moindres faits et gestes… - Ce qui ne vous a pas empêché d’en profiter pour effacer en douce votre propre dossier ! - En informatique, il n’y a que le binaire qu’on ne peut pas contourner. Et puis cela faisait partie du plan que nous avions imaginé avec Marc… - Plan qui consistait à vous faire disparaître de la circulation sans mettre votre famille en péril ! avançai-je histoire de garder les moustaches cirées d’Hercule Poireau. - On savait que Sibylle était en sursis et on a décidé de mettre le paquet, pianota le S.E.F.T.I. La police judiciaire n’est pas toujours aussi cynique que le pense la gendarmerie… 151 La Mouche sans r@ison Troisième partie Un mois avant leur départ pour Nantes, Pascal Bardin-Cardaillac, pour se faire mousser aux yeux de l’inaccessible vénus, la bassine avec son voilier amarré à un ponton de La Trinité. Sibylle N’guyen, après en avoir référé à Marc, entre dans le jeu du prétentieux binoclard. Loin de décourager ses avances, elle les encourage et se passionne pour le « Black Star ». De tirant d’eau en surface de voilure, elle parvient à suggérer à son capitaine de profiter de leur séjour à Nantes pour l’inviter à une croisière. Une aubaine inespérée pour le puceaux nautique qui saute subito sur le calendrier et arrête une date : ils partiront pour le golf du Morbihan le lundi de Pâques pour lever l’ancre le mardi 21 avril 1992. Destination : l’île d’Yeu. Nous sommes alors fin mars ; il reste très peu de temps au commissaire Dieulafait pour mériter son nom et sortir son Eve asiatique de l’enfer. Une semaine avant le début du stage, Sibylle N’guyen disparaît sans crier gare de l’EPITA à la grande fureur de son directeur à qui, dans la précipitation, on a oublié d’envoyer un mot d’excuse. Lin Dao Lhou, lui, sera aux premières loges pour assister au lever de rideau de la farce écrite tout exprès à son intention : le lundi 30 mars 1992, aux alentours de dix-neuf heures, sur le quai de la station de métro Franklin D. Roosevelt, Sibylle N’guyen, de retour de l’école, s’écroule sous les yeux des sbires attachés à ses basques. Avant que ceux-ci n’aient pu esquisser un geste, une patrouille de CRS se penche sur la malheureuse jeune fille dont la perte de conscience prolongée entraîne l’intervention du SAMU. Admise aux urgences de l’hôpital Américain de Neuilly vers vingt heures, Sibylle N’guyen, victime d’une foudroyante infection de l’utérus, ne recevra, les traits tirés, son premier visiteur - Lin Dao Lhou en personne - que le lendemain à l’ouverture du service de gynécologie. Entre temps - c’est-à-dire de vingt-deux heures à six heures du matin - elle a soigné sa maladie imaginaire dans les locaux du centre d’entraînement des plongeurs de la B.S.P.P. (Brigade des Sapeurs-Pompiers de Paris, aux ordres de la Préfecture de Police). Un traitement ultra secret et intensif qui durera du lundi 30 mars au samedi 4 avril 1992. La nuit qui précède sa sortie de l’hôpital, Sibylle prend même place à bord d’un voilier en tous points semblable au « Black Star ». Le violent coup de vent qui balaye la Seine et creuse une forte houle rend l’exercice plus périlleux que prévu mais rassure les moniteurs impressionnés par les performances de leur stagiaire. - Vous preniez pourtant un sacré risque ! coupai-je ma virtuose de la godille sans qui j’eus ramé plus d’une fois pour remonter le courant. L’Atlantique, en hiver, c’est autre chose que la Seine dans ses pires moments ! - Quand on est dans le collimateur d’un assassin et qu’on a sa famille à sauver, on ne s’arrête pas à ce genre de considération, me rembarra-t-elle gracieusement. Essayez et vous verrez ! Après l’épisode Origo-Desfontaines, Sibylle N’guyen craint un instant de voir son audacieux projet compromis. Mais Pascal Bardin-Cardaillac est 152 La Mouche sans r@ison Troisième partie trop accro pour nourrir une quelconque rancune professionnelle. Le compte à rebours se poursuit donc normalement lorsque un voyant rouge se met à clignoter dans la salle de contrôle : un corps étranger menace in extremis de se glisser les tuyères ! Le corps d’un beau gosse qui se déclare soudain en rival amoureux de Pascal Bardin-Cardaillac, son copain d’enfance. - David Pecquet sortait déjà avec Ludivine Bardy, une autre fille de promo beaucoup mieux roulée que moi, me rappela ma vigilante coscénariste. A l’EPITA, il avait essayé, une ou deux fois, de me draguer croyant que j’étais aussi facile que le prétendaient les autres abrutis mais comment aurais-je pu me douter que c’était aussi sérieux… - Quand Sibylle m’a téléphoné pour m’annoncer que David voulait s’imposer à bord du « Black Star », je lui ai d’abord conseillé de tout laisser tomber : un témoin de plus, c’était un témoin de trop ! se souvint Marc. Et puis, à la réflexion… - Vous vous êtes dits qu’une idylle entre une étoile au regard galactique un ver de terre bigleux pourrait paraître suspecte aux yeux d’un observateur moins subtile que Lin Dao Lhou, enchaînai-je. Sur le plan purement esthétique, David Pecquet faisait un amant nettement plus présentable. - J’ai juré à Pascal que son copain ne m’intéressait pas du tout et que je préférerais ne pas embarquer plutôt que d’être responsable de leur rupture. Grâce au ciel, il a fini par céder… - Si David ne s’était pas incrusté, Sibylle n’aurait jamais pu quitter La Trinité, reconnut Marc avant d’ajouter, un chouïa rembruni : la veille du départ, les deux porte-flingues du Chinois se sont pointer sur le ponton… - Quand je les ai aperçus, derrière le hublot de la cabine, j’ai tout de suite compris ce qu’ils voulaient. Comme j’étais seule avec David, je leur en ai donné pour leur argent... - Et ils sont repartis convaincus que votre escapade à l’île d’Yeu relevait bien du label rose et non de la Série Noire ? - Apparemment… - La dernière cigarette du condamné, reprit Marc pressé d’enjamber la coquine péripétie. On a eu plus tard confirmation qu’un tueur de la maffia chinoise avait bien séjourné à Port-Joinville du 21 au 25 avril 1992… Flairant l’imminence du danger, Sibylle N’guyen presse Pascal Bardin-Cardaillac de lever l’ancre sans tenir compte de l’avis de tempête diffusé par Saint-Nazaire radio. Très vite, David Pecquet, victime d’un effroyable mal de mer, doit déclarer forfait. Se croyant sur le point de rendre l’âme, il va agonir sur sa couchette qu’il ne quittera plus jusqu’à la fin de la traversée. Après avoir fait son office, l’étalon a la courtoisie de laisser le champ libre à sa très cavalière partenaire. Bluffé par le sens marin de sa coéquipière, le skipper du bord n’hésite pas, malgré la dureté croissante de la mer, à lui confier la barre dès qu’une manœuvre compliquée le requiert sur le pont. 153 La Mouche sans r@ison Troisième partie Vers cinq heures du matin, le mercredi 22 avril 1992, la pointe de la Gournaise est en vue lorsque un coup de vent de force sept surprend le voilier. Pascal Bardin-Cardaillac prend trois ris et demande à Sibylle N’guyen, dont il vérifie soigneusement le harnais, de tenir le cap le temps pour lui de se porter à la proue, d’affaler le foc et de hisser le tourmentin. Au moment où il atteint son but, une déferlante couche le navire et, lorsqu’il peut à nouveau distinguer le plat-bord arrière, c’est pour constater, horrifié, que la barreuse a disparu. Le malheureux garçon peut bien - comme il le racontera, quelques heures plus tard, à l’adjudant Gras - détacher la bouéecouronne et casser son safran lors d’une tentative désespérée, ses chances de récupérer la naufragée sont d’autant plus minces que celle-ci n’y met aucune bonne volonté, au contraire ! Son harnais détaché, elle n’a pas attendu le choc de la déferlante pour jeter vivement ses bottes et sa brassière (qui sera retrouvée intacte le lendemain) et plonger le plus profondément possible pour se mettre à l’abri des remous. Sous son ciré : une combinaison de plongée équipée d’une petite bonbonne d’air comprimé extra plate ; gadget fourni par la B.S.P.P. qui lui a garanti une autonomie de vingt minutes. Autre instrument indispensable figurant à l’inventaire : un GPS de poche transformé en montre étanche et programmé pour la guider dans l’obscurité vers la plage la plus proche. L’épreuve est rude mais la nageuse, entraînée par des spécialistes, la surmonte sans difficulté majeure. Quand elle émerge, entre la plage de la Gournaise et l’anse des Broches, le canot de sauvetage vient tout juste d’être averti de l’échouage du « Black Star ». - Comme vous vous en doutez, cet incident n’était prévu au programme, me spécifia Sibylle N’guyen, une adorable moue contrite en prime. J’étais déjà assez mal à l’aise vis à vis de Pascal et David ; quand j’ai appris qu’ils avaient failli y laisser leur peau à cause de moi… - Vous vous êtes sentie tellement redevable envers eux que, trois ans plus tard, vous avez sauté sur la première occasion de payer votre dette. - Un sentimentalisme qui nous a conduit à deux doigts de la catastrophe, bougonna Marc avant de se reprendre : mais tu sais bien que c’est comme ça que je t’aime, ma chérie… - Et puis, ne brûlons pas les étapes ! persiflai-je. Afin d’éviter toute mauvaise rencontre, la « rescapée », le plan de l’île d’Yeu bien en tête, évite les quelques grands axes pour n’emprunter que sentiers et chemins. Les pieds endoloris, sa combinaison déchirée et crottée, ce n’est qu’aux alentours de huit heures du matin, le mercredi 22 avril 1992, qu’elle atteint le chemin de Ker Chiron où Marc a loué une discrète maison dissimulée derrière un épais rideau de cupressus. L’endroit idéal pour se refaire une santé : réfrigérateur bien garni, hamac de compétition pour siestes réparatrices. Le soir même, alors que la Protection Civile déploie les grands moyens pour tâcher de récupérer son corps, elle embarque à bord de 154 La Mouche sans r@ison Troisième partie La Vendée sous les traits d’un jeune garçon ; première ébauche de Gabriel Huyng. A la gare de Nantes, vers vingt-trois heures, elle croise Dieulafait qui débarque de Paris. Leur stratagème a fonctionné à la perfection et il ne reste plus au commissaire-pillière qu’à faire le ménage. Le jeudi 23 avril 1992, en début d’après-midi, celui-ci rend une visite de courtoisie à l’adjudant Gras occupé à rédiger son rapport suite au troisième interrogatoire de Pascal Bardin-Cardaillac soupçonné du meurtre de sa passagère. Au cours de la conversation, un coup de téléphone (anonymement donné par Sibylle N’guyen) oblige mon vétilleux prédécesseur à quitter quelques minutes son bureau. Marc en profite pour récupérer les papiers d’identité de la naufragée. Maryline Lempecki n’aura durée que ce que durent les leurres : l’espace d’une entourloupe ; inutile de fatiguer inutilement les microscopes et autres scanners des experts du STRJD. La ligne téléphonique de l’EPITA piratée par le S.E.F.T.I. qui répondra à l’adjudant Gras en lieu et place de son directeur, Monsieur Propre achèvera son nettoyage en écumant les greniers de Pascal Bardin-Cardaillac et de David Pecquet, derniers témoins susceptibles d’avoir conservé, pardevers eux, l’une ou l’autre preuve matérielle de l’existence de Sibylle N’guyen. Mais la disparition prématurée de la traîtresse qui aurait pu devenir son plus brillant ingénieur ne freine pas Lin Dao Lhou qui se rit, par ailleurs, de l’interdiction d’accéder au second marché dont l’a frappé la COB. De plus en plus proche du FN qui a le vent en poupe, il prospère à l’ombre d’un secteur informatique et pleine expansion, imagine de nouvelles formes de racket et étend son trafic d’esclaves appelé à devenir la plus rentable de ses activités. - Début septembre 1992, le procureur chargé de l’affaire convoquait le patron pour lui signifier son intention, face à des dépenses qu’aucun résultat ne compensait, de réduire les effectifs à un seul homme dont le travail consisterait surtout à recruter des informateurs, dévida Marc sur un ton désabusé qui dénotait sa piètre opinion la magistrature couchée. Quand on m’a demandé si ça m’intéressait, j’ai d’abord pas mal tergiversé… - C’est moi qui ai dû le secouer ! trompeta Miss Shaker. Il avait promis de tout faire pour libérer mes parents et je l’ai averti que je le quitterai s’il se dégonflait. Ce que femme veut - surtout quand sa situation a été régularisée et qu’elle peut mettre ses menaces à exécution - Dieulafait veut. Vaille que vaille, le commissaire-vitude reprend le collier et laboure vaillament le terrain sans parvenir à semer le moindre trouble chez l’adversaire. Les « cousins » se comportent en faux frères et le parrain demeure plus intouchable que jamais. Arrive Noël 1992. C’est alors que Sibylle N’guyen, lasse de jouer les femmes au foyer, lance son offensive d’hiver qui surprend 155 La Mouche sans r@ison Troisième partie son frileux amant au sortir de la couette : puisque la Justice ne peut se passer balance, elle se dit prête à retourner, elle-même, auprès du vieux samouraï dont elle se fait fort, avec un peu de temps, de percer la cuirasse. - C’était complètement dément ! m’interpella Marc. Sur le coup, j’ai cru qu’elle plaisantait ! Vouloir se précipiter dans la gueule du loup après tout le mal qu’on s’était donné à l’en sortir ! - Je lui ai fait remarquer que j’étais la seule à connaître assez intimement Lin Dao Lhou pour deviner ses pensées et assimiler ses méthodes, répliqua la pertinente. Autre avantage : « Yellow Computers » était prêt à tout pour recruter des informaticiens de haut niveau surtout s’ils parlaient couramment le chinois et si la mention « immigré clandestin » figurait sur leur C.V. - Le pire, c’est qu’elle a fini par me convaincre ! gémit le concubin glacé. Mais pour faire avaler la pilule au patron, ça a été une autre paire de manches! Ledit patron, ravi de faire un enfant dans le dos d’un procureur sous influence, laisse tomber la pilule et, après avoir joué les vierges effarouchées, accepte l’indécente proposition ; après tout, il ne s’agirait, officiellement, que d’aider un indicateur à pénétrer le système. Reste alors à accoucher de Gabriel Huyng dont les yeux marrons, la coupe en brosse, le visage ingrat, la voix de crécelle, les épaules voûtées et la démarche de sauterelle tromperaient les plus intimes relations de feu l’affriolante Sibylle N’guyen. Embauchés par Marc qui vide son compte en banque pour couvrir leurs cachets, un spécialiste des effets spéciaux de cinéma, une maquilleuse, un professeur d’art dramatique, un mime et un orthophoniste ne mettraient pas moins de quatre mois à peaufiner le personnage. Début mai 1993, un dernier test est réalisé : sous les traits de Gabriel Huyng, Sibylle N’guyen s’invite à une fête organisée par d’anciens élèves de l’EPITA à laquelle participent les sagouins qui, un sinistre soir de décembre 1991, avaient tenté de la piéger dans une boîte de nuit des Champs Elysées. Elle les abordent et les draguent ouvertement les faisant passer pour des tenants de la jaquette flottante. Le scandale qu’elle provoque la met sous le feu des projecteurs sans que les arroseurs arrosés, le nez collé au sien, ne reniflent l’imposture. Gabriel Huyng, gay luron, est déclaré bon pour le service. - Du grand guignol ! chicanai-je. Je n’arrive toujours pas à comprendre comment un commissaire du S.E.F.T.I. a pu cautionner une telle pantalonnade ! - Parce que tu refuses toujours d’admettre qu’un ancien cavaleur puisse, du jour au lendemain, tomber sincèrement amoureux, me chapitra la brigade antipréjugés. Si tu avais accepté de retirer tes œillères lorsque nous nous sommes rencontrés sur la plage de la Grande Conche, tu aurais immédiatement vu les choses sous un autre angle et ça t’aurait évité de te poser les mauvaises questions… 156 La Mouche sans r@ison Troisième partie - « Mes signes vous étaient communiqués, et vous reculiez sur vos pas avec orgueil et vous passiez la nuit en vains discours. » Sourate XXIII, versets 66 et 67… On a beau être au Coran, on n’est pas à l’abri d’une panne d’objectivité, battis-je ma coulpe (circuit). Quitte à javelliser ultérieurement mon amour propre, je devais à la Réalité (avec un grand « r » penaud) de reconnaître qu’à ce point du récit je pouvais reprendre, au mot près et sans risque, le témoignage jugé douteux quelques jours auparavant. Courant mai 1993, Gabriel Huyng (qui, contrairement aux vampires, attend le soir pour rentrer ses saillantes quenottes et redevenir Sibylle N’guyen) se fait, sans difficulté, embaucher comme spécialiste des réseaux par une filiale de « Yellow Computers ». En moins d’un an, ses brillants états de service l’ont rendu si populaire qu’il est admis dans le cercle très restreint des décideurs. Bombardé responsable de la maintenance, il ne tarde pas à se voir confier la gestion du serveur. Et ça n’est que le début d’une lente mais irrésistible ascension. Début 1995, Lin Dao Lhou en personne le reçoit et le soumet à un long examen à l’issue duquel il lui accorde un triplement de son salaire. Bonus qui correspond à un changement de statut : de simple employé, Gabriel Huyng, estampillé clandestin de confiance, accède au rang d’affranchi à qui l’on dévoile certaines œuvres occultes du groupe. De simples bribes d’informations qu’un pékin ordinaire eut été bien en peine de mettre bout à bout mais qui sont autant de précieux jalons pour Sibylle N’guyen. Courant 1996, quelques filières secondaires sont démantelées sans que Lin Dao Lhou ne parvienne, cette fois, à identifier la taupe. Mais la comptabilité secrète de l’organisation, sans laquelle le coup décisif ne saurait être porté, demeure hors d’atteinte. Les semaines et les mois passent. Marc - soumis une pression hiérarchique de plus en plus forte commence à désespérer et tremble de voir son intrépide compagne, sourde à ses exhortations, prendre de plus en plus de risques. Fin mars 1997, une semaine seulement avant l’expiration du délai fixé par le S.E.F.T.I pour qui l’aventure n’a que trop duré, Sibylle N’guyen, en overdose d’adrénaline - substance légale préférable à la cocaïne dont elle n’use plus que dans les grandes occasions - réussit l’exploit de localiser, dans l’enchevêtrement d’une myriade de sites protégés, les fichiers en forme de sésame. Ainsi s’achève la phase critique de l’opération. Pressée de quitter la tanière du Lhou dont la périlleuse fréquentation n’est plus indispensable, le Petit Chaperon met les bouts sans exiger de prime de licenciement et se rabat incognito sur PIXI-Soft dont le patron n’a rien à refuser à Mère-Grand. La logistique - bien supérieure à celle dont dispose le S.E.F.T.I. encore balbutiant - mise à sa disposition est censée accélérer le déverrouillage des codes d’accès et le rapatriement des informations. Cependant, en guise de couverture et pour remercier Jacques Pétrel de son hospitalité, Sibylle 157 La Mouche sans r@ison Troisième partie N’guyen accepte d’enquêter parallèlement sur le sabotage d’un moteur informatique dont les concepteurs ne sont autres de Pascal Bardin-Cardaillac et David Pecquet. Le passé, naufragé à quelques encablures de l’île d’Yeu en avril 1992, refait brusquement surface. - Une fois de plus, j’ai conseillé à Sibylle de laisser tomber, intervint Marc. J’avais le pressentiment que le mélange des genres nous porterait la poisse… - Et moi, je savais être la seule en mesure d’en finir rapidement avec ce fumier de Lin Dao Lhou ! rétorqua la justicière informatisée. Alors, au lieu, comme programmé de longue date et afin de parer à une éventuelle vendetta version triades, de mettre fin sans tarder à la carrière de Gabriel Huyng, on ressort le latex et toute la panoplie. - Sibylle possédait à fond son personnage et nous n’avions pas quatre mois devant nous pour en composer un autre. On a modifié un ou deux détails de maquillage et on lui a choisi une nouvelle identité ; en réalité, « Yellow Computers » ne connaissait qu’un certain Tchang Zimou ; Gabriel Huyng n’est né que le jour de son entrée à PIXI-Soft… - De peur que David ne me démasque, j’ai tout de même attendu une bonne semaine avant de m’adresser directement à lui, attesta la fiancée de Fantomas. Lors de notre premier face à face, je n’en menais pas large et il a dû prendre Gabriel Huyng pour le dernier des crétins… ce qui m’arrangeait plutôt. Par la suite, quand j’ai compris que l’histoire du « Black Star » n’était pas digérée et qu’il en voulait à mort à Pascal qui s’était permis de donner mes traits à son « Evha Metal », j’ai tout essayé pour le calmer… - Y compris d’intervenir auprès d’Eric Laborie, proposai-je. - Il n’était pas difficile de prévoir que Pascal ne laisserait pas impunie la dénonciation publique dont il avait été la victime, acquiesça Sibylle N’guyen. Comme je n’avais aucun moyen de le dissuader de riposter et que, connaissant les faiblesses de son adversaire, il était à prévoir que le règlement de comptes tournerait mal, j’ai bidouillé le serveur de PIXI-Soft pour recevoir un double de tous les messages adressés à Eric Laborie. Le jeudi 27 mars 1997, l’indiscrète intercepte un e-mail signé « Batman », pseudonyme de carnaval utilisé par Pascal Bardin-Cardaillac pour donner le coup de grâce à son correspondant convaincu de pédophilie interactive. Sous prétexte de le cuisiner à nouveau au sujet du sabotage du moteur informatique, elle le retient après le travail et, pour le sonder, lui laisse entendre, à demi-mots chuchotés dans le coin de l’oreille, que Pascal Bardin-Cardaillac pourrait bien être poursuivi par le S.E.F.T.I. pour diverses tentatives de chantage. Plus nombreux seraient les témoignages à charge, plus expéditive serait la procédure. Contre toute attente, il l’envoie aux pelotes. - J’avais sous-évalué un élément psychologique essentiel, convint Super Médiatrice. Eric et Pascal n’étaient pas ennemis au sens où je l’entendais naïvement. Ces deux sales gosses s’amusaient et leur 158 La Mouche sans r@ison Troisième partie affrontement, malgré ses graves conséquences concrètes, restait purement virtuel. - Ce qui veut dire qu’Eric Laborie, loin de se laisser couler, avait l’intention de profiter de la partie suivante pour prendre sa revanche, inféraije. - C’est à peu près ça, oui. Après tout ce que j’avais vécu depuis mon départ de Chine, il m’était impossible de concevoir qu’on puisse se faire du mal pour le plaisir ! - Les joies de la décadence occidentale ! Un peu comme le pataquès dans lequel on se débat depuis trois semaines ; des fois, j’ai moi-même l’impression d’être Joyzik au pays des bogues masqués ! Mais, puisque vous étiez rassurée quant au sort d’Eric Laborie, pourquoi vous être rendue, le lendemain matin, à la station Châtelet ? - Rien à voir avec cette stupide affaire « Batman » ! grésilla Marc que je donnais pour éteint. Comme je te l’ai déjà expliqué, Eric Laborie était, par ailleurs, soupçonné d’être en cheville avec Lin Dao Lhou dont il fréquentait l’un des neveux. Une Croissanterie de la station Châtelet, connue de nos services pour être le lieu de rendez-vous de petits trafiquants de logiciels, se trouvant être sur le trajet quotidien de notre saboteur potentiel, un enquêteur y planquait à tout hasard aux heures de pointes. Ce matin-là, vers neuf heures, il m’a appelé au bureau pour me signaler qu’Eric Laborie venait, pour la première fois, d’y pénétrer. Porteur d’une mallette, il s’était installé à une table un peu à l’écart et semblait attendre quelqu’un… - Comme aucun renfort n’était prévu, Marc m’a jointe sur mon portable pour me demander de tenter, sans intervenir, d’identifier le contact. Mais ça n’était qu’une fausse alerte et, en débarquant sur le quai direction Fort d’Aubervilliers, je suis tombée nez à nez avec Eric Laborie… - La scoumoune… commenta Marc la bouche en chœur (antique). De l’auxiliaire du S.E.F.T.I. en mission, Eric Laborie ne perçoit que ce raseur de Gabriel Huyng qu’il prend violemment à partie persuadé d’être l’objet, de la part du hacker reconverti, d’un harcèlement qui confine à l’atteinte à la vie privée. Prise sans vert, Sibylle N’guyen jure ses grands dieux qu’il ne s’agit que d’une rencontre fortuite mais le jeune programmeur, clamant son innocence, gesticule tant et si bien que sa mallette lui échappe et glisse sur les rails. Perturbé, il se penche à l’étourdie pour la récupérer et… - Bien sûr, je n’ai pas attendu l’arrivée des agents de la RATP pour décamper, déglutit la bavure. Mais des tas de gens avaient été témoins de notre prise de bec et Marc a dû ramer comme un malade pour convaincre ses collègues de la criminelle que Gabriel Huyng ne devait pas être inquiété. - La scoumoune ! compatis-je plus faux cul qu’un tire-fesses. Celle-là, quand on lui a tapé dans l’œil… Dix jours plus tard, le mercredi 9 avril au matin, Sibylle N’guyen, après une énième nuit blanche, vient enfin à bout des chicanes dressées par 159 La Mouche sans r@ison Troisième partie les cybercerbères de Lin Dao Lhou et rapatrie sur son portable - le fameux Compaq retrouvé dans la Laredo immergée - les précieuses données pour l’obtention desquelles elle galère depuis quatre ans. Hélas, la fatigue et la tension ont émoussé ses réflexes. Au moment de se déconnecter, elle appuie, par mégarde, sur une mauvaise touche signant ainsi son intrusion. Sachant que les hommes du Chinois ne mettront que quelques heures à remonter jusqu’au serveur de PIXI-Soft, elle panique et appelle Marc à son secours. Mais monsieur le commissaire est à Bruxelles et elle tombe sur une secrétaire intérimaire qui ne pêche pas par excès de zèle. L’île d’Yeu - « Lumière et asile en haute mer » - lui ayant, une fois déjà, sauvé la mise, elle feint de céder aux injonctions de David Pecquet acharné à confondre son ancien copain présumé - O ! Ironie du sort ! responsable du suicide d’Eric Laborie. Le soir de son arrivée à Port-Joinville - nous sommes alors le jeudi 10 avril - elle essaie, comme convenu avec Marc, de transférer tous les fichiers piratés vers le serveur du S.E.F.T.I. Mais la vilaine fée Scoumoune pète le feu : le modem de son Compaq n’a pas supporté le voyage ! Le lendemain, vendredi 11 avril, elle tanne tous les commerçants et artisans locaux dont aucun n’a hélas dépassé le premier chapitre des « Mémoires d’outre WEB ». Pour la dépanner, il ne reste guère que le fils Bardin-Cardaillac à qui elle comptait déjà, avant d’y être obligée, rendre une visite aussi discrète que parfaitement bien intentionnée. - Passons sur vos deux charitables tentatives d’effraction et sur le plongeon final à la pointe de la Tranche qui feront l’objet d’un autre chapitre de mon autobiographie, raccourcis-je. Marc, coincé en Belgique, préfère attendre le samedi 19 avril pour débarquer à l’île d’Yeu plutôt que d’avouer au procureur et à son patron qu’il a, pour une paire de beaux yeux bleus, accepté de passer un marché à la limite de la concussion avec Jacques Pétrel… - Si tu crois que je cherchais à protéger mon avancement ! se récria Sa Sainteté Lambin 1er. Quand on avait, Sibylle et moi, décidé de prolonger la carrière de Gabriel Huyng après son départ de « Yellow Computers », on savait que le secret devrait rester entre nous. D’abord parce que ma hiérarchie s’y serait opposée, ensuite parce que Lin Dao Lhou et ses amis du Front National pouvaient avoir des taupes partout. Pour le S.E.F.T.I., Sibylle s’était repliée sur une planque parisienne… - Ce qui ne m’empêchait pas de rester en contact avec le service via une ligne sécurisée et de poursuivre, officiellement avec mes seuls moyens, le décryptage des codes d’accès, confirma Sibylle N’guyen. Mais lorsque je me suis plantée et que le serveur de PIXI-Soft s’est affiché sur tous les écrans de « Yellow Computers »… - Le moindre mouvement de la D.C.P.J. risquait d’aggraver la situation et de précipiter la localisation de Sibylle par l’opposition, raisonna Marc avec l’aigreur d’un bourdon fêlé. Contraint et forcé, je suis donc resté à Bruxelles jusqu’à la fin de mon stage. Tu admettras que bien m’en a pris : 160 La Mouche sans r@ison Troisième partie Lin Dao Lhou recherche toujours Gabriel Huyng à Paris et, sans la procédure incidente lancée par ce petit juge des Sables-d’Olonne, le Chinois pourrait même douter de l’intervention du S.E.F.T.I. dans le piratage de ses fichiers… - Procédure dont je crois connaître l’auteur et qui t’as, ces derniers jours, obligé à mettre le turbo pour me tailler des croupières, l’aidai-je, Caïncaha, pour répondre à l’Abel. Ce qui me tarabuste, c’est que tu aies attendu aussi longtemps avant de te résoudre à me mettre, un tant soit peu, dans la confidence… - Vieux complexe de supériorité, railla Sibylle N’guyen en posant sa main pleine de longs doigts fins sur le gros genou du complexé supérieur. Un ponte du S.E.F.T.I. n’allait pas se commettre avec une petite gendarmerie de province… - Et quand il a su que j’en étais l’adjudant ? - Que voulais-tu que ça change, François ? Tu vas encore me trouver cynique mais mets-toi à ma place : la sécurité de Sibylle face à une amitié vieille de plus de vingt ans ! Y avait pas photo… Navrant cliché. Alors, dès le dimanche 20 avril au matin, les inséparables cambriolent la chambre de Gabriel Huyng sans parvenir à récupérer la valise et sa trousse de toilette confisquées, la veille, par l’encombrante maréchaussée. L’aprèsmidi du même jour : premiers repérages à la pointe de la Tranche et rencontre inopinée avec le poing d’Alain. Le lendemain, les conditions météorologiques interdisant toute excursion sur la côte sauvage, Marc mène discrètement sa petite enquête. Apprenant le surnom dont m’ont affublé les islais, il racle ses fonds de tiroirs pour acheter les deux seuls témoins dont dispose « Columbo ». Le mardi 22 avril, Gilbert Léragne et Yves Molebourse reçoivent un coup de téléphone de Gabriel Huyng dont ils reconnaissent parfaitement la voix puis l’écriture sur la bafouille qui accompagne un dédommagement en liquide qui ne laisse pas un poil de sec à leurs scrupules. - Pour un guignard toutes catégories, pas évident le coup de l’enveloppe piégée, relevai-je. Si je ne l’avais pas bêtement oubliée dans la 4L ou si je m’étais, moi-même, déplacé pour la récupérer… - Une idée de Sibylle qui t’avait pris en filature depuis l’Atlantide Hôtel. Question sens de l’observation, imagination et esprit d’initiative, c’est, de loin, la meilleure ! - Et pour ce qui est de la stratégie, Marc ne craint personne ! lui concéda-t-elle en retour. Si mon plan loufoque avait foiré, il en avait au moins dix de rechange ! - Tous dans le but de me faire passer pour un ripou, je suppose… - Uniquement de te mettre hors jeu juste le temps de récupérer le Compaq, siffla l’arbitre des félonies. Si tes états de service et ta roublardise 161 La Mouche sans r@ison Troisième partie n’avaient pas suffi à te disculper, je me serais ensuite mouillé personnellement. Tu as ma parole ! Mais, le mercredi 23 avril, c’est le Compaq qui est encore mouillé, par quinze mètres de fond, face à la pointe de la Tranche. Un haut lieu de la thalassothérapie insulaire où je manque de surprendre mes deux pilleurs d’épave toujours en butte à un météo hostile. Mes gros sabots menaçant sérieusement ses orteils, Marc ne me lâche plus d’une semelle et me piste jusqu’à Aubervilliers. Jacques Pétrel, indicateur de luxe, lui signale mon passage à PIXI-Soft le vendredi 25 avril ; jour maigre pour le S.E.F.T.I. qui, pourtant habitué aux gros poissons, garde mes barrettes au travers de la gorge. Lorsque je regagne l’île d’Yeu, le samedi 26 avril, Jean Javaire, inquisiteur au poivre de Cayenne, a déjà reçu une lettre anonyme qu’en bon magistrat il se devrait transmettre à ma hiérarchie. Mais Marc continue à jouer de malchance : Jiji, resté sur sa « fin » sur les berges du Maroni, saute sur cette occasion inespérée de bouffer du récalcitrant et m’adresse en catimini le lieutenant Laurent Parfait que je parviens, mis en garde par un greffier rancunier, à retourner comme Suzette un Mardi Gras. Hélas pour monsieur le commissaire, la cerise n’a pas encore craché son dernier pépin. Le dimanche 27 avril dans l’après-midi, Pierre Ligeot et son club de plongée localisent, par hasard, l’épave de la Laredo. Dans la nuit, Marc et son éclaireuse, qui espèrent encore me prendre de vitesse, se heurtent aux deux sentinelles que j’ai pris la précaution de poster à la pointe de la Tranche. Le lendemain matin, lundi 28 avril, lors du renflouage de la 4*4, c’est à moto que le tandem revient dans le circuit. Kepler en voit trente six chandelles mais, manque de bol (d’Or), le cross tourne au fiasco. Le soir même, l’offensive psychologique est déclenchée : Marc me fixe, par téléphone, rendez-vous sur la plage de la Grande Conche ; son objectif : m’en dire assez pour me déstabiliser et me convaincre de lui rendre le Compaq. Quelques heures avant la rencontre dont il sait l’issue incertaine, le mardi 29 avril, il se paye d’audace et met gratuitement à sac mon logement de fonction. Viendront ensuite, pour la seule journée de mercredi, une tentative de détournement de Bertrand (de la compagnie « Gobe-mouches Air Lines ») visant à me priver de la Delsey de Gabriel Huyng et un recours à la grosse cavalerie de la D.C.P.J. ; laquelle se cassera le clairon sur la surdité égocentrique de Javaire. - Beaucoup de bruit pour rien, induisis-je prolongeant ma métaphore acoustique. - Sauf que je vois mal Shakespeare s’inspirer de nos pitreries pour en faire une pièce… même une pièce de rechange ! se gondola Sibylle N’guyen. Quoi qu’il en soit, je crois que nous pouvons maintenant tirer le rideau… - Si le souffleur n’est pas endormi, j’aimerais encore lui faire préciser un détail… - Il vous est tout ouïe, m’assura l’ouvreuse. 162 La Mouche sans r@ison Troisième partie - L’ordinateur portable de Pascal Bardin-Cardaillac, c’est bien vous qui l’avez ? - Qui l’avait ! Un Omnibook avec modem intégré. Retrouvé écrabouillé dans mon sac à dos après la culbute de la Laredo… - C’est bien vrai ce mensonge ? - Aussi vrai que Gabriel Huyng se nomme Sibylle N’guyen… Ou Karine Vann, ou Tchang Zimou… Dans cette affaire, la Vérité avait tellement de visages qu’on ne savait plus par quel bout la prendre pour la démaquiller. Sainte Aubaine soit louée, le sort final réservé au dit ordinateur comptait moins que la personnalité - certes multiple - de sa « voleuse ». Le fils Bardin-Cardaillac, trop centré sur son douloureux nombril pour se soucier des états d’âme d’autrui, avait confondu agression et solidarité m’entraînant, du même coup, sur une fausse piste. Fausse piste qu’en limier têtu j’avais aveuglément remontée jusqu’à me retrouver la truffe dans l’eau (de boudin). Certain, sans doute à cause du come-back de Javaire, d’améliorer ma performance guyanais, je m’étais, en triple buse, tricoté un double crime là où il ne fallait chercher qu’un seul mobile : la gratitude d’une chic fille désespérée d’avoir, pour sauver sa vie et celle de ses parents, poussé un azimuté et son copain à se bouffer le nez. Des enfants trop gâtés qui ne méritaient pourtant, ni l’un ni l’autre, qu’on risquât sa peau pour leur éviter de s’égratigner. Si je m’étais contenté, en enquêteur basique, de chercher la femme ou, plutôt, les femmes - je me serais vite aperçu qu’elles étaient, dans ce pataquès si mâle embringué, les seules - à l’exception notable de la mère indigne sans doute là pour confirmer la règle - à ne s’être laissées guider que par de nobles sentiments et, par là même, à n’avoir jamais complètement perdu le nord. Même Marc, le tombeur multirécidiviste, leur devait son salut ; miracle qu’en Saint Thomas un chouïa rancunier et - dois-je l’avouer ? - un rien admiratif, j’avais mis trop longtemps à admettre. Sa rencontre avec la jolie Chinoise en perdition en avait fait un autre commissaire : la dévotion au carré l’avait emporté sur le narcissisme exponentiel. Résultat : il avait, pour tenir une parole aventurée, nargué sa hiérarchie, outrepassé ses fonctions, abusé de ses pouvoirs, entaché sa procédure de tous les vices possibles et tenté le Diable à tel point que nous pouvions, sans arrièrepensée, échanger nos maillots de collectionneurs de cartons rouges. Regroupé face au coffre de mon Auverland d’où j’avais, comme convenu, extrait le Compaq pour le restituer à sa légitime propriétaire, notre trio de Pieds-Nickelès version nouvelles technologies aurait eu du mal à extorquer le moindre kopeck à un éditeur de didacticiels pour gardiens de la paix stagiaires. Dans le rôle du Filochard borgne de la comprenette, j’en jetais de la grille avec mes subtiles déductions qui, sans la boussole de 163 La Mouche sans r@ison Troisième partie Sibylle N’guyen, ne m’auraient conduit que dans l’arrière-cour de la manufacture de pots aux roses. Ribouldingue couvant du regard une Croquignolette à faire craquer une garnison de sergos, l’ami Dieulafait pouvait bénir le ciel d’avoir aplani le Golgotha qu’il s’était lui-même édifié à coup de boulettes géantes. S’il était, au bout du compte, sur le point d’ajouter un grand méchant Lhou à son tableau de chasse, c’était davantage le fait d’un heureux retournement de situation que d’une tactique froidement élaborée. L’amour ôte paraît-il aux hommes l’esprit qu’il donne à leur dulcinée. - « Epousez, comme il vous plaira, deux, trois ou quatre femmes. Mais si vous craignez de n'être pas équitables, prenez une seule femme. » Sourate IV, verset 3… lui dédicaçais-je en lui empoignant la paluche. - Equitable, on aimerait tous l’être plus souvent, philosopha-t-il en m’écrasant les phalanges. J’espère que la gendarmerie saura se montrer moins déloyale que la police… - Si tu crains de voir le mot « S.E.F.T.I. » apparaître dans mon rapport, tu peux dormir sur des deux oreilles : je n’ai toujours pas appris à taper les majuscules… - Et le trait d’union de Bardin-Cardaillac ? s’inquiéta Sibylle N’guyen incapable de mettre le « Black Star » entre parenthèses. - Je n’ai pas l’intention d’en faire un tiret à vue. Mais, comme je l’expliquais encore hier soir à une autre de ses charmantes avocates, ce garçon mérite une petite leçon. Figurez-vous que j’ai fini, moi aussi, par le prendre assez en affection pour avoir envie de lui montrer certaines limites sans lesquelles on ne saurait grandir en sécurité… - On croirait entendre Françoise Dolto ! s’amusa Marc. - Un Dolto tamponneuse alors ! répliquai-je en adressant un dernier clin d’œil à la cascadeuse de la pointe de la Tranche. Sur ces sibyllines paroles, je pris enfin congé de Chapeau melon et Bottes de cuir non sans leur avoir promis de repasser le lendemain pour les aider à transporter leurs bagages jusqu’à la gare maritime ; comme nul ne songeait plus à m’accuser de palper des enveloppes, porteur de valises me tentait assez. En route pour la pointe des Corbeaux, je me surpris à siffler comme un merle : encore deux visites à domicile et je pourrai, serein, laisser le mouron aux petits oiseaux. Clarisse Lefoyer de Costil, la ventouse de l’amiral, serait la première à bénéficier de ma médiation : dans ma poche revolver, une douzaine de clichés compromettant attendaient d’être dégainée pour partir en fumée. Des ébats entre la croqueuse de diamants et son étalon (d’Achille), ne demeurerait que des cendres (sort hélas promis à toutes les bonnes braises). Su’l’pont de Nantes, une pédicure et son Parfait cavalier auraient alors la permission de s’en aller danser sans plus craindre de casse-pieds. 164 La Mouche sans r@ison Troisième partie Viendrait ensuite le tour du « Syndrome de Colomb » à qui je réservais un traitement de choc. Si le remède que je prétendais lui administrer ne parvenait pas à le remettre sur pied en deux coups les gros, je voulais bien être perfuser à l’essence de gourance ! 56 Niveau 12 Vue subjective, player 3 (Juliette) Fichier enregistré le jeudi 1er mai 1997 à 13 heures 05 Vers dix heures, j’étais rentrée, trempée et frigorifiée, de mon escapade à Port-Joinville : une averse m’avait surprise entre le parking où m’avait déposé mon taxi et la première cabine téléphonique qui s’avérerait en panne. Quand, bien décidée à révéler la présence, sur l’île d’Yeu, de David poursuivi par le S.E.F.T.I pour espionnage industriel, j’étais enfin parvenue à composer le numéro de PIXI-Soft, grande avait été mon incrédulité : le standard ne répondait plus ! Après une demi-douzaine d’infructueuses tentatives, j’avais du me rendre à l’évidence : le 1er mai était jour chômé même au besogneux royaume de Joyzik. Quant au mobile de Marie, il était débranché. Je lui avais donc laissé un S.O.S. sur sa messagerie la suppliant de me rappeler au plus vite. Clopin-clopant, je m’étais ensuite, toujours sous la pluie, traînée jusqu’à la gendarmerie où j’espérais pouvoir alerter l’adjudant Lemoine, dernier interlocuteur possible. Las ! Le seul homme de garde - que je reconnus comme l’un des deux enquêteurs qui s’étaient déplacés la nuit de mon accident - ne put que déplorer l’absence de son chef parti dès potronminet pour il ne savait où. Un malheur n’arrivant jamais seul, ledit Alain puisque c’est ainsi qu’il me dit se prénommer après m’avoir détaillée de la semelle de mon plâtre imbibé à la gouttière de mes cheveux - se mit alors en tête, pour me consoler et m’éviter une pneumonie, de déranger un certain Bertrand - collègue de repos - qui, fort galamment, insista pour me raccompagner aux Vieilles. A mi-chemin, la capote de l’antique 2CV s’envolait me livrant à un réfrigérant bain de siège le temps, pour mon chauffeur empoté de service, de rafistoler la toile à grand renfort de fils de fer. 165 La Mouche sans r@ison Troisième partie De retour au gîte, j’avais croisé madame Bardin-Cardaillac avec qui, depuis la veille au soir, je n’avais pas échangé deux mots. - Si ça n’est pas trop vous demander, j’aimerais que vous veilliez sur Pascal jusqu’à l’heure du déjeuner, avait-elle grincé notant, le regard acéré, le dépenaillé de ma mise. Si vous avez besoin de moi, je suis chez les Plessis-Girard ; leur numéro est sur un post-it dans la cuisine. Les Plessis-Girard ! Je rigolais sous cape en imaginant les trésors de diplomatie que la pimbêche allait devoir déployer pour se faire pardonner son éclat nocturne. Un peu avant minuit, quand nous étions rentrées de notre dîner au « Père Goriollant », elle avait failli avoir une attaque en découvrant Zabou Plessis-Girard allongée sur le canapé du salon avec, pour oreiller, les genoux d’un authentique Apollon directement importé de Grèce par l’helléniste fille de bonne famille. Que la bénévole infirmière en ait pris à son aise avec ses maternelles prescriptions, passait encore, mais qu’elle se permît ainsi de ridiculiser l’arrangement cyniquement évoqué quelques minutes plus tôt dans la voiture, voilà qui dépassait les bornes ! Son ire avait été à la hauteur de l’offense infligée et la malheureuse Zabou, entraînant son ami, avait dû quitter promptement les lieux sous un torrent d’invectives d’une verdeur à faire rougir. Infiniment soulagée par la disparition prématurée d’une rivale dont la supériorité écrasante me terrifiait, je ne pus contenir un incoercible fou rire qui eut pour effet de vitrifier incontinent madame Bardin-Cardaillac dans une inclusion de rage impuissante. Les lèvres soudées par un rictus de haine sauvage, elle me tourna le dos comme un automate et, martyrisant ses talons aiguilles, grimpa sans piper à l’étage où elle fit si violemment claquer la porte de sa chambre que toutes les vitres en tremblèrent. Après les aveux que l’adjudant Lemoine lui avait arrachés entre la poire et le fromage, cet ultime outrage laissait son apparence de dignité en capilotade. Le souffle péniblement recouvré, les yeux embués de larmes et les côtes douloureuses, j’avais, à mon tour et à cloche-pied, escaladé les escaliers pour, avant de m’écrouler sur ma couette, m’assurer de l’état de Pascal. Dans la chambre, indirectement éclairée par les appliques du couloir, tout était calme : la respiration de Pascal était régulière. Sans les taches violines qui s’étalaient sur ses avant-bras, sans les profondes cernes creusées sous ses yeux, sans le diaphane de son visage et sans les bandages qui recouvraient ses mains crevassées de petites plaies suppurantes, le trompeur abandon de son attitude aurait pu masquer ce que ce paisible sommeil avait d’artificiel. Mes béquilles posées, je m’étais penchée pour remonter la douillette couverture de laine sur ses épaules et c’est en me redressant qu’une bizarrerie accrocha mon regard : juste en face de moi, à gauche de la fenêtre aux rideaux précautionneusement tirés, une petite cavité rectangulaire, large comme un poing, était apparue depuis mon dernier passage. Intriguée, j’avais, en silence, contourné le lit pour me rapprocher mais un crissement 166 La Mouche sans r@ison Troisième partie aigu stoppa net ma progression : une myriade d’éclats de verre courrait sur la moquette. Dans la pénombre, la constellation remontait jusqu’à une petite aquarelle tombée au sol dont le cadre avait explosé. L’illustration - des cabanes de pêcheurs sur fond de coucher de soleil - ne m’était pas inconnue et je me souvins aussitôt l’avoir plus d’une fois admirée à l’emplacement exact où béait maintenant la mystérieuse évidure. A n’en pas douter, le magistral claquement de porte qui avait ébranlé la maison un instant plus tôt n’était pas étranger à ce changement de décor. La cachette était digne d’un Arsène Lupin : à coup de canif ou de cutter, on avait creusé la couche d’isolation du mur sur une profondeur de dix bons centimètres jusqu’à racler le parpaing. Le travail était ancien - la laine de verre avait eu le temps de se noircir de poussières - et Pascal ne devait pas être bien vieux lorsqu’il s’était foré ce coffre-fort où sceller ses petits trésors. Ce que j’en retirai cette nuit-là, les doigts trémulants, n’avait pourtant rien d’un collier de coquillages ou d’une page froissée de « Playboy » : le fameux microcassette et sa demi-douzaine de bandes magnétiques numérotées ! Pascal, quand il ne prenait pas son pied avec une créature virtuelle, avait un goût certain : celui de la mise en scène ! Grande perverse que j’étais d’idolâtrer un tel tordu ! Il fallait vraiment que le pouvoir me fascinât, ou plutôt la puissance ; puissance dévastatrice et créatrice à la fois. Puissance qui transcendait l’affect et le sexe pour mieux m’hypnotiser. Bien sûr, je n’avais pas résisté à mon impérieuse curiosité. La porte de ma chambre soigneusement refermée, l’épuisement et les horribles démangeaisons qui assaillaient mon mollet plâtré ne m’avaient pas empêchée de me réfugier sous mon gros édredon pour, à l’abri des oreilles indiscrètes, m’infliger une dramatique radiophonique de plus de cinq heures dont l’unique interprète ne méritait pourtant pas un accessit de composition dramatique. Tout tenait au scénario qui, sous la forme d’un journal intime, vous tenait en haleine de la première à la dernière minute. Cela commençait par notre arrivée sur l’île d’Yeu, le jeudi 3 avril 1997, et s’achevait, après mille péripéties plus effarantes les unes que les autres, trois semaines plus tard à la veille de la spectaculaire rechute de Pascal. Passablement vexée du peu d’intérêt réservé à mon accident - une simple note de bas de page - je n’en frissonnais pas moins à l’écoute d’une confession à envoyer, sans l’ombre d’une hésitation, son auteur devant une cours d’assises. Monomaniaque de l’assistance à criminel sous couvert de passion amoureuse, mon premier réflexe fut pourtant, malgré la nausée, d’empoigner les objets compromettants pour les faire disparaître séance tenante. Je devais avoir bonne mine, à six heures du matin, agrippée à mes béquilles, fouillant la cabane du jardinier à la recherche d’un marteau pour défoncer le magnétophone et d’un tournevis pour ouvrir les cassettes ! Pas étonnant si, deux heures plus tard, le chauffeur de taxi qui me conduisait à Port-Joinville m’avait trouvée le teint brouillé ! 167 La Mouche sans r@ison Troisième partie Il était maintenant près de onze heures et demi. Dans la cuisine, le post-it de madame Bardin-Cardaillac était bien collé sur la porte du réfrigérateur. Mais, la vue brouillée par la fatigue, je ne me donnai pas la peine d’en étudier les arabesques préférant remplir tout de go la bouilloire électrique avant de jeter trois sachets de thé dans un bol : la dose minimum pour tenir le coup jusqu’au déjeuner. En attendant que la brûlante infusion devînt buvable, j’étais, titubante, allée m’enfermer dans la salle de bain comptant sur une bonne douche pour m’éclaircir les idées. Quand j’entendis toquer à la porte du salon, le shampooing me piquait encore les yeux et la serviette-éponge se dérobait à mes tâtonnements. Une parodie de « Psychose » que n’eut pas désavouée ce plaisantin de Sir Alfred. Dans le peignoir violet de trois tailles trop grand pour moi, les cheveux emmêlés et les lunettes embuées, j’étais à faire peur lorsque des galons et une moustache que je croyais au diable vauvert me prirent à contrejour sur fond de ciel plombé. - Colo… Euh !… Adjudant Lemoine ? ânonnai-je la langue aussi embarrassée que le reste de ma personne. - Désolé, mademoiselle. J’ai l’impression que je tombe, une fois de plus, au mauvais moment… s’excusa-t-il la contrition enjouée. - Pas du tout ! Pas du tout ! C’est juste que je… Enfin, j’ai eu une matinée un peu chargée et… Entrez, je vous en prie… - Je ne voudrais surtout pas vous importuner. Madame BardinCardaillac n’est pas là ? - C’est elle que vous vouliez voir ? - Au contraire : c’est elle que j’espérais éviter. Mais je peux repasser un peu plus tard. - Le temps de choisir une… comment ça s’appelle ?… une tenue plus convenable et je suis à vous, tranchai-je en virant déjà autour de mes béquilles. Il y a du café dans la cuisine, vous pouvez vous servir… - Merci. Du moment que ça n’est pas un express, inutile de vous précipiter ! Fébrile, j’arrachai pourtant, dans un faux mouvement, la fermeture Eclair de mon unique robe possible et dus me rabattre sur un jean froissé et un pull-over élimé aux coudes. Cette visite inopinée, quel qu’en fut le motif, me réjouissait : elle allait m’offrir, sur un plateau, l’opportunité de dénoncer un dangereux espion recherché par toutes les polices de France ! Pendant que le gendarme courrait après David, il oublierait un peu Pascal - l’innocent aux mains sales. De retour au rez-de-chaussée, je trouvais l’adjudant Lemoine attablé dans la cuisine. Il s’était finalement servi un jus d’orange au prétexte qu’on était maintenant plus près de l’apéritif que du petit déjeuner. Je l’en félicitai 168 La Mouche sans r@ison Troisième partie et, pour me donner des forces, avalai d’un trait ma tasse de thé avant de m’asseoir face à lui et de me lancer : - Je ne sais pas si on vous l’a dit mais, ce matin de bonne heure, j’ai, moi-même, essayé de vous contacter… - Tiens donc ? A quel sujet ? - David Pecquet ! Je dispose d’une nouvelle information capitale à son sujet ! - Décidément, vous l’avez dans le collimateur, celui-là, hein ! soupirat-il. Bon ! Je vous écoute… - Il est sur l’île d’Yeu ! Je l’ai vu, hier soir, avec sa femme, en sortant du « Père Goriollant » ! - Vous allez sans doute me taxer encore de « monsieur je-sais-tout », mais figurez-vous que je suis au courant de ça aussi… - Mais… Comment ? béai-je. - C’est moi qui l’ai invité ! De stupeur, je faillis en glisser de ma chaise et me rattrapai in extremis à son dossier. De tous les coups de théâtre auxquels il m’avait été donné d’assister ces derniers jours, celui-ci était , de loin, le plus renversant ! David Pecquet, le traître parfait, le lâche manipulateur, le vendu, protégé par la gendarmerie ! Dans quel sombre complot avais-je, bécasse, été me fourrer ? « X files » n’était donc pas la fiction paranoïaque que, dans mon infinie naïveté, je brocardais ! La tête m’en tournait. - N’allez surtout pas chercher midi à quatorze heures ! m’avertit l’homme à la balafre amusé par mon désarroi. Disons, pour faire simple, que j’avais besoin de lui pour m’aider à me dépatouiller dans un pataquès informatique et que, mis au courant de sa supposée forfaiture, je me suis ensuite débrouillé pour le garder à l’œil. S’il est vraiment coupable, le S.E.F.T.I. se chargera de l’interpeller samedi matin, dès qu’il remettra les pieds sur le continent… - Et d’ici là ? S’il cherche à s’en prendre à Pascal ? - Mademoiselle Juliette ! Quand cesserez-vous de vous bourrer le mou avec des fadaises de romans-photos ? Quand finirez-vous par admettre que le seul véritable ennemi de votre « bébé », c’est Pascal Bardin-Cardaillac et personne d’autre ? - Je le sais bien, mais… - … vous continuez à le protéger, exactement comme sa mère, au lieu de l’obliger, dans son véritable intérêt, à assumer ses responsabilités ! - Je n’ai rien à voir avec madame Bardin-Cardaillac ! m’emportai-je refusant d’entendre la triste vérité. Moi, je n’ai pas de… comment ça s’appelle ?… de honteux secrets de famille à cacher ! - Juste quelques preuves à dissimuler, insinua, patelin, le gendarme. - Des preuves ? Quelles preuves ? 169 La Mouche sans r@ison Troisième partie Pour toute réponse, il se mit à fouiller la poche intérieur de sa veste d’où il sortit un écheveau de minuscules bandes magnétiques froissées qu’il déposa entre son verre et mon bol. - Pas très malin d’avoir oublié la pelle au milieu du parterre où vous les avez enterrées, me réprimanda-t-il. Vous avez dû passer une nuit éprouvante… La pivoine écervelée n’avait rien à dire pour sa défense. Ma seule consolation serait de partager quelques années de prison avec Pascal. Faute d’avoir été la femme providentielle, je me satisferais du rôle de complice. - Si je souhaitais, à mon tour, entendre ce que votre ami a eu l’imprudence ou l’orgueil de confier à la postérité, vous vous doutez bien qu’il me suffirait d’envoyer tout ça à quelques spécialistes, souligna-t-il avant d’ajouter, balayant d’un revers de main les bandes magnétiques qui se répandirent sur le carrelage : mais je n’en ferai rien. Et savez-vous pourquoi ? Non, fis-je de la tête, les yeux baissés. - Parce que votre « bébé » ne raconte - passez-moi la vulgarité - qu’un tissu de conneries ! Comme d’habitude ! Même pas capable d’interpréter correctement les plus élémentaires des comportements ! - De toute façon, vous lui en voulez à mort depuis le début ! maugréaije. - C’est vrai qu’il m’a tout de suite été antipathique avec sa façon de prendre tous les autres pour des « blaireaux », ses laits-fraises et ses lectures racistes. Tellement antipathique qu’il me fallait, à tout prix, lui coller sur le dos un double assassinat. Mea culpa ! - Et maintenant ? avançai-je estimant, in petto, qu’un seul meurtre était déjà bien assez. - Je vais essayer, avec votre aide, d’en faire un homme libre. Même s’il faut, pour cela, l’envoyer brouter la paille humide des cachots pendant quelques mois. - Quelques mois ? - Ça sera toujours moins long et moins cher qu’une psychanalyse. Alors ? Etes-vous enfin décidée à coopérer ? Déboussolée, je scrutai le fond de mon bol pour essayer, à la manière de madame Râ-o-Thep dans le marc de café, d’y lire quelque orale. Le thé refusant de s’exprimer, je jouai mentalement à pile ou face. - D’accord, exhalai-je. Que dois-je faire ? - Me conduire à sa chambre. Dans quel état est-il ? - Stationnaire. On continue à lui injecter des tranquillisants… - Il peut saisir ce qu’on raconte autour de lui ? - Je crois qu’il filtre pas mal mais qu’il enregistre parfaitement quand ça l’intéresse. - Alors : allons-y, Allonzo ! 170 La Mouche sans r@ison Troisième partie Mes béquilles bien en main, j’avais précédé l’adjudant Lemoine dans l’escalier puis sur le palier. Que pouvait bien manigancer ce diable d’homme dont vous ne saviez jamais à quel jeu il jouait jusqu’à ce que vous ayez perdu la partie ? En m’apprêtant à l’introduire au chevet de Pascal, n’étais-je pas en train de commettre l’une de ces énormes bourdes dont j’avais le secret ? Et si madame Bardin-Cardaillac survenait ? Après tout, j’étais chez elle et mon invité en pull-over bleu n’était pas précisément dans ses petits papiers ! L’aquarelle que, la nuit précédente, j’avais failli piétiner avait repris sa place sur le mur. Les éclats de verre avaient disparu. Les rideaux étaient ouverts, les volets entrebâillés et la pièce baignait dans une lumière grise qui adoucissait un peu les anguleuses aspérités du have visage posé sur l’oreiller. Les paupières fermées frémirent à peine lorsque je déplaçai le support métallique du goutte-à-goutte pour ouvrir un passage au gendarme. - On ne peut le nourrir que par perfusion, commentai-je à voix basse. Un infirmier du port passe trois fois par jour. - Certainement meilleur pour lui que les pizzas et le Coca ! Si c’est pas malheureux d’être obligé de se rendre malade pour se refaire une santé ! - Vous désirez, peut-être, vous asseoir ? hasardai-je en désignant l’unique chaise coincée entre la table de chevet et la fenêtre. - Merci. Vous devriez prendre un siège vous aussi. Ça risque d’être un peu long et vous auriez tort de traiter votre plâtre par-dessus la jambe ! Calembour d’autant plus irrésistible que je le compris - O ! Miracle ! du premier coup. L’humour viendrait-il avec l’esprit critique ? Il faudrait, quand tout serait terminé, que je révise sérieusement mes cours de psycho. Munie du tabouret récupéré dans ma chambre, je m’installai dos à la porte pour prévenir toute intrusion. De l’autre côté du lit, l’imposante stature de l’adjudant Lemoine se découpait en silhouette et projetait sur le gisant une grande ombre mi menaçante mi protectrice. - On va faire comme si vous aviez reconnu ma voix et comme si, pour une fois, vous étiez près à affronter vos démons, commença-t-il en s’inclinant légèrement vers Pascal. Bien reçu ? Pas un geste, pas l’esquisse d’un mouvement. Cela me rappelait une autre scène, vieille de presque deux mois. Cela se passait à « La Jaganda », nous étions le dimanche 9 mars et, derrière les persiennes, les cerisiers du parc étaient en fleurs. J’étais, moi aussi, venue essayer de sortir Lazare de son tombeau et je n’avais ressuscité que ses névroses. - Inutile de vous fatiguer, je vois bien que nous nous comprenons, se réjouit le gendarme toujours penché sur Pascal. Par quoi commence-t-on ? Par le commencement ? Excellente idée ! Alors, reportons-nous, si vous le voulez bien, dans la nuit du samedi 12 au dimanche 13 avril vers une heure du matin. En compagnie de Juliette, vous rentrez d’une soirée d’anniversaire à laquelle vous ont conviés les Plessis-Girard lorsque, dans la lueur du feu d’artifice que donnent vos charmants voisins, vous distinguez un individu 171 La Mouche sans r@ison Troisième partie plutôt longiligne occupé à forcer les volets de la porte du salon à coup de pied-de-biche. Sans vous douter que vous avez affaire à un amateur - un simple fil de fer eut suffi à crocheter la targette rouillée - vous vous jetez sur lui. Acte d’héroïsme qui n’est sans doute pas étranger à la présence de votre ravissante compagne. Une courte bagarre s’en suit au cours de laquelle se produit le premier événement qui va entraîner tous les autres… Vous me suivez toujours ? Si acquiescement il y eut, l’adjudant Lemoine fut le seul à le percevoir. Mais j’étais, quant à moi, suspendue à ses lèvres. - Au moment où, vous tenant l’un l’autre par le col, vos visages sont à se toucher, les yeux de votre adversaire virent brusquement du marron à un bleu si lumineux, si électrique que, de saisissement, vous en lâcher prise… - Des yeux qui changent de couleur, mais… C’est pas possible ! me récriai-je. - Sauf s’ils sont équipés de verres de contact colorés et que lesdits accessoires se sont décollés dans la bagarre ! Coup de bol, j’en retrouve un intact, plusieurs jours plus tard, dans les graviers. Mais revenons-en, monsieur Bardin-Cardaillac, à ces iris si étincelants qu’ils vous en mettent, c’est le cas de le dire, plein la vue. Placés au milieu d’un visage certes assez disgracieux mais au type asiatique très marqué, ils ne peuvent que vous renvoyer cinq ans en arrière. Une seule personne au monde avait ce regardlà : Sibylle N’guyen, votre camarade de promotion que vous croyez toujours disparue en mer, par votre faute, lors d’une croisière catastrophe. Sibylle N’guyen dont votre « Evha Metal » est une copie presque parfaite. Ainsi donc, c’était bien elle la fille dont Pascal et David étaient, ensemble, tombés amoureux. La pomme de discorde qui avait pourri leur relation ! La Circé au charme si puissant que mon Ulysse préférait encore baiser virtuellement son fantôme que de me retenir dans ses bras ! Comment lutter contre un vampire femelle alors que c’était moi que le pieu de la jalousie crucifiait ? - Pour vous, le choc est si violent que vous ne songez même pas à accompagner votre amie qui, heurtée par la voiture du cambrioleur, doit être évacuée d’urgence par hélicoptère, continuait l’adjudant Lemoine m’enfonçant involontairement le couteau dans la plaie. Une seule chose compte : retrouver l’homme au regard couleur de paradis et vous n’êtes pas à un faux témoignage près pour écarter la gendarmerie de votre chemin… - Vous oubliez une autre raison ! intervins-je cherchant désespérément à mettre un peu de logos dans le pathos. - Laquelle ? - Pascal savait que le type en voulait à son ordinateur et qu’il y avait du David derrière tout ça ! On avait retrouvé un post-it qui ne pouvait avoir été écrit que par un informaticien ! - Sauf que l’informaticien en question avait l’intention de piquer le modem dont il avait besoin et, pour se faire pardonner, d’effacer du disque 172 La Mouche sans r@ison Troisième partie dur les traces du chantage informatique dont votre « bébé » s’était rendu coupable ! Ne jamais se fier aux apparences, mademoiselle Juliette ! - Il s’agissait pourtant bien du « Péril Jaune » chargé, comme vous me l’avez dit vous-même hier soir, de démontrer l’implication de Pascal dans le… comment ça s’appelle ?… dans le sabotage du moteur d’"Evha Forever" ! persistai-je. - Travailler pour le S.E.F.T.I. n’implique pas forcément d’être bouché du WEB ! Le « Péril Jaune » - continuons à l’appeler comme ça pour l’instant - avait très vite compris que c’était une fausse piste et, en débarquant sur l’île d’Yeu, je vous certifie qu’il n’était animé que de louables intentions. - Je veux bien vous croire, mais mettez-vous à la place de Pascal : après ce qu’il venait de vivre à PIXI-Soft et les calomnies répandues sur Internet, il avait, malgré tout, bonnes raisons de se méfier ! - Admettons. Même si une double excuse ne supprime pas la faute, me concéda l’implacable Commandeur qui, ignorant mon haussement d’épaules, relança aussitôt son étrange dialogue avec Pascal : veuillez nous pardonner cet aparté, monsieur Bardin-Cardaillac. Vous êtes trop aimable ! Je disais donc que votre unique obsession devient alors de loger votre cambrioleur. Quelque coups de téléphone ont tôt fait de vous apprendre qu’un chinois individu facilement repérable sur l’île surtout hors saison - occupe bien une chambre de l’Atlantide Hôtel et qu’il a loué une Laredo à l’ami Molebourse. Le jour même, sans doute parce que la 2CV familiale est fâchée avec son démarreur et que vous avez besoin de vous sentir à égalité, vous passez, à votre tour, à « La Manivelle » pour louer un véhicule identique. Le fils du soleil levant restant obstinément enfermé du matin au soir, commencent alors vous planques nocturnes. Le mardi 15 avril, lors de ma surveillance de nuit, je vous surprends rue du Secret. Vous vous débarrassez de moi avec un bobard - la fable du gars qui s’est endormi en attendant une copine cinéphile - et, le lendemain matin, vous passez par la case Cadouère où le père Cantin, Théodat de son prénom, vous vend un calibre 16 à canons superposés de chez Manufrance… - Un fusil ? hallucinai-je. - Votre ami aurait-il omis de le mentionner dans ses mémoires magnétophoniques ? Au cinéma, Hitchcock aurait refait la prise pour éviter à mon personnage de passer pour une idiote. Dans la vie, pas moyen de corriger les aberrations psychologiques ; raison supplémentaire pour ne pas en rajouter. Je reçus donc le persiflage sans chercher à le renvoyer. - Notez qu’il n’y a pas de quoi vous fusiller le moral, poursuivit le narquois. Quand on achète un flingue sans remarquer que le percuteur a été limé, c’est qu’on n’est pas un fou de la gâchette et qu’on cherche avant tout, comme avec la Laredo, à se rassurer. Jusque là votre ami est davantage un meurtrier qu’un assassin en puissance… 173 La Mouche sans r@ison Troisième partie - La différence ? - La préméditation, mademoiselle Juliette. Le roi de la sémasiologie, cette précision apportée, reprit ses mots croisés avec Pascal. - En ce mercredi soir, l’œil rivé à la porte du garage de l’Atlantide Hôtel, votre unique objectif demeure de coincer votre cambrioleur pour l’obliger à vous dévoiler ses plans et, plus important, ses possibles liens avec Sibylle N’guyen ; le froid calcul n’étant jamais, chez vous, loin du sentimentalisme bêlant. Mais il vous faudra patienter encore vingt-quatre heures. Ce n’est que la nuit suivante, un peu avant deux heures du matin, que le « Péril Jaune » quitte enfin son repaire pour mettre le cap sur les Vieilles. Afin lui faciliter la tâche, vous avez laissé les volets de la cuisine ouverts et, pourquoi pas, un abat-jour allumé dans le salon où votre ordinateur - vidé de son contenu - est posé bien en vue. Hélas, la vilaine fée Scoumoune est, elle aussi, de sortie et, pour une raison que vous nous raconterez certainement plus tard, vous patinez au démarrage. Le pied au plancher, tous phares éteints de peur d’être repéré, vous voilà contraint, sur des chemins que vous avez beau très bien connaître, de prendre des risques insensés. A la hauteur du sémaphore, alors qu’il tombe des hallebardes, vous évitez de justesse la voiture de Jean-Pierre Magnin qui bascule dans le fossé à la fureur de son illustre conducteur. Quand vous atteignez au but, le « Péril Jaune » a déjà eu le temps de découper le carreau prévu à cet effet et de glisser votre Omnibook avec son modem intégré dans un sac à dos. Une vague forme glisse sur le perron. Vous allumez vos feux de route et sautez de votre tout terrain le calibre 16 à la main. Sa myopie - qui n’est plus corrigée depuis votre précédente altercation - empêche le Fantomas de voir que vous tenez votre pétoire comme un club de golf. Vous le sommez, inspiré par les séries télé, de mettre les mains sur la tête et de ne plus bouger. La peur au ventre, vous lui criez même qu’il pourra garder votre portable à condition qu’ils répondent à quelques questions… - Comment savez-vous tout ça ? le coupai-je encore. - Tout ça ? - Le truc des mains sur la tête et de la… comment ça s’appelle ?… de la peur au ventre… - Bah ! Autant vous l’avouer, je romance un peu, reconnut-il mezza voce en clignant de l’œil vers Pascal : le public n’est pas très réceptif, alors… Mais je ne dois pas être si loin que ça de la réalité sinon j’aurais déjà essuyé une volée de tomates ! Du premier rang au poulailler, la salle était, effectivement conquise : pas la moindre velléité de protestation. Le one man show pouvait continuer. - Dans le faisceau éblouissant des phares, le « Péril Jaune » hésite : quoique tenu en joue, le manque d’assurance de vos injonctions lui suggère que vous hésiterez à tirer. Sans être, loin s’en faut, un baroudeur du 174 La Mouche sans r@ison Troisième partie G.I.G.N., il côtoie le danger depuis assez longtemps pour mesurer le risque et en prendre son parti. De toute façon, il n’a guère le choix : vous obéir mettrait en péril une opération ultra secrète dont les enjeux sont, pour lui, vitaux. Alors, il se précipite au volant de sa voiture dont il a, cette fois, pris la précaution de laisser tourner le moteur. Peut-être, dans l’affolement, pressezvous la détente mais, saint Théodat soit loué, la poudre reste muette. Le « Péril jaune » n’est pas pour autant sortie de l’auberge : votre Laredo empêche la sienne de faire marche arrière et, devant lui, se dresse la haie de tamaris qui sépare la propriété de vos parents de la côte sauvage. Force lui est de tenter le tout pour le tout : écrasant le champignon, il fonce dans les arbustes que, plus tard dans la nuit, vous replanterez sommairement mais qui, faute de racines, finiront par crever et attirer mon attention. Pour l’heure, vous écumez de rage et de frustration. Plutôt que de remettre sagement au lendemain la confrontation si impatiemment attendue, le capricieux gamin que vous êtes resté embraye au quart de tour et fonce dans le tas. Une délirante course poursuite s’engage sur un terrain digne du Paris-Dakar ; enchevêtrement de prunelliers et d’ajoncs que vous avez l’avantage d’avoir maintes fois exploré. Plus secoué qu’un petit pois sauteur dans un concasseur, le « Péril Jaune », complètement paumé, est sur le point d’être rattrapé lorsqu’il réalise, horrifié, qu’il est tombé dans un cul-de-sac. Derrière le rideau de pluie qui réduit la visibilité à quelques mètres : les falaises de la pointe de La Tranche ! Il braque à mort au moment précis où, emporté par votre élan et incapable de contrôler votre dérapage, vous le percutez de plein fouet ; votre aile avant droite marquant d’une empreinte rouge indélébile la carrosserie défoncée. Dans le ballet de vos essuie-glaces, la scène de cauchemar défile au ralenti : la Laredo du « Péril Jaune » pivote comme une toupie sur le sol détrempé, chasse, se goinfre une fondrière, part en tonneau dans un geyser de boue et, après avoir enroulé la courte barrière de granit qui la sépare du vide, disparaît dans la gueule noire de l’océan. Le tout n’a pas duré plus de cinq secondes prélude à un siècle de remords. - Presque mot pour mot ce que Pascal racontait sur son magnéto ! pensai-je tout haut, bluffée par la précision de la reconstitution. - Dommage pour lui qu’il n’ait pas pu observer l’accident de mon point de vue… - Vous y étiez ? m’ébahis-je en sotte oiselle. - Non, mais c’est tout comme. Quand, dans l’affolement, on oublie de mettre sa ceinture de sécurité, il arrive - exceptionnellement vous dirons mes collègues de la Sécurité Routière - que cela vous sauve la vie. C’est exactement ce qui est arrivé, cette nuit-là, au « Péril Jaune » éjecté au moment précis où sa portière était arrachée. Fait que votre ami ignorait jusqu’à aujourd’hui et qui nous permet de passer de l’homicide involontaire à la non assistance à personne en danger. Délit quasi mineur comme dirait la mère Caspienne… 175 La Mouche sans r@ison Troisième partie - La mère Caspienne ? - Jeu de mots géographique sans rapport avec notre histoire, se dédouana le père Vermot qui haussa le ton pour enchaîner : si monsieur Bardin-Cardaillac, plutôt que de nous la jouer échevelé, livide, au milieu de la tempête, avait eu la présence d’esprit de scruter les alentours, il aurait vraisemblablement eu le temps, sans être nyctalope diplômé, d’entrevoir sa « victime » se rétablir après un époustouflant roulé-boulé et, indemne, prendre ses jambes à son cou. Constat qui, sans être amiable, lui aurait du moins épargné de se retrouver avec une collection de malus à vous plomber la police pour le prochain millénaire. La verve amphigourique de l’adjudant phraseur méritait qu’on lui fît l’aumône d’un sourire. L’effet produit sur Pascal fut cependant très différent. De profondes rides creusèrent son front, une grosse larme perla au bord de ses paupières rougies et le bout de ses doigts, crispés sur un pli de couverture, blanchirent. Sous le coup de bélier d’une inespérée et retentissante révélation, le mur de sa réclusion volontaire avait partiellement cédé. La fissure était assez visible pour redoubler l’énergie du sapeur. - Dans peu de temps, monsieur Bardin-Cardaillac, vous croirez même avoir tué deux fois la même personne ce qui constitue une manière d’exploit. Mais ne mettons pas la charrue avant les bœufs que vous n’avez que trop pris pour des vaches folles. En cette nuit mouvementé du 17 au 18 avril, la pointe de la Tranche c’est Guernica livrée aux cubistes. La tête séparée des épaules et la cervelle au milieu de nulle part, vous vous cramponnez à la première idée fixe : escamoter toute trace de votre « forfait ». Le déluge qui s’abat sur l’île d’Yeu vous débarrassant du souci des empreintes au sol, vous empoignez la portière tombée dans les ronces et la balancez par dessus bord. Dix jours plus tard, les plongeurs la retrouveront à une vingtaine de mètres de l’épave démontrant ainsi, a posteriori, qu’il y avait bien eu dissimulation de preuves. De retour aux Vieilles, vous jetez votre 4*4 contre le pignon du garage écrabouillant sans pitié l’aile accusatrice. Une pleine bouteille de whisky déversée sur la banquette avant accréditera la thèse de la conduite en état d’ivresse tout comme l’énorme bosse et le magistral coquard - souvenirs de la collision - qui passeront pour les marques d’un éthylisme ravageur. Le lendemain matin, pourtant affligé d’une résurgence du « Syndrome de Colomb » qui vous crevasse le dos des mains et vous soumet à de violents vertiges, vous donnez si bien le change que la gendarmerie semble dupe. Fort de votre supériorité, vous pourriez alors souffler un peu ; l’inéluctable mais lointaine découverte du véhicule immergé n’étant pas de nature à vous inquiéter. Mais un sentiment, infiniment plus fort que la satisfaction de l’impunité accomplie, vous habite et vous torture : la soif de vengeance. Rien ne serait arrivé, pensez-vous, sans la moutonnière vindicte de vos collègues de PIXI-Soft, au premier rang desquels David Pecquet. Des 176 La Mouche sans r@ison Troisième partie minables qui, non contents d’avoir saboté votre carrière puis tenté de vous tirer vos oreilles de « Batman », ont fait de vous un meurtrier… - C’est pourtant la vérité ! éclatai-je plus solidaire que jamais de cette force brisée réduite, par une sordide mesquinerie, à se gaspiller en stérile somatisation. - Vous êtes encore trop jeune pour radoter, mademoiselle Juliette. Avec votre permission, parlons plutôt de sa vérité qui n’a, j’en suis certain, jamais été la vôtre. Il faudra bien que vous finissiez par l’admettre : vous êtes beaucoup trop intelligente pour gober vos boniments à l’eau de rose ! - L’amour rend aveugle… me défendis-je en chèvre de Monsieur Seguin. - A condition d’être un peu borgne de naissance, ce qui n’est pas votre cas. Faites l’idiote autant qu’il vous plaira, mais plus avec moi ! La gendarmerie ne comptait qu’un unique spécimen de scanner d’inconscient et j’étais tombée sur lui. Le nez dans ma confusion mentale, je le rendait à son principal sujet d’examen. - Oublions un instant votre fan club, monsieur Bardin-Cardaillac, et revenons-en à vos vengeresses préoccupations. Dès votre première rencontre avec le « Péril Jaune » - derrière lequel vous avez, grâce au post-it récupéré, deviné un informaticien -, vous vous êtes brusquement senti l’âme d’un Gengis Khân du virus. Il faut dire que vous êtes mieux placé que quiconque pour savoir à quel point PIXI-Soft - comme toutes ces nouvelles entreprises shootées à l’informatique - sont à la merci du premier « cheval de Troie » introduit dans leur réseau. Mais, pour que votre attaque ait le maximum d’impact, elle doit impérativement avoir lieu avant la tenue de l’E3 ; raout mondial programmé, cette année, du 19 au 21 juin. Cela ne vous laisse donc, tout au plus, que six ou sept semaines sans préjudice du temps perdu à vous faire livrer le matériel nécessaire. Délai beaucoup trop court eu égard vos médiocre compétences en la matière. Pour parvenir à vos fins, il vous faudrait une équipe d’ingénieurs bien rodée qu’il serait vain de chercher sur l’île d’Yeu où vous retiennent pourtant une énigme sentimentale à résoudre puis, le mystère englouti à la pointe de La Tranche, les assiduités d’une encombrante maréchaussée. C’est alors que la chance, d’ordinaire revêche à votre endroit, se met tout à trac à vous sourire de toutes ses dents. Le lundi 14 avril, le maréchal des logis chef Kepler, au mépris de tous les règlements, autorise son fugueur de fils à assister, dans un coin, à votre audition en tant que témoin de l’accident dont mademoiselle Juliette, ici présente, a été, la veille, la victime. Or il se trouve que ce gamin d’à peine quinze ans, autiste léger à ses heures, est une sorte de Mozart des mathématiques capable de s’envoyer la relativité générale au petit déjeuner et de se tartiner la théorie quantique à l’heure du goûter. Donnez-lui un virus à digérer et il vous tricotera des algorithmes à vous engorger une armada de processeurs ! 177 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Et c’est lui à qui Pascal a fait appel ? émergeai-je après une longue apnée. - C’est plutôt Guillaume qui a dû s’incruster. D’une part parce que les occasions de ramener sa science sont rares entre des parents coincés du théorème et des copains de collège dont le plus grand dénominateur commun est la nullité en calcul mental ; d’autre part parce qu’il a reconnu en votre ami un frère en solitude, un exclu, une victime, comme lui, de l’incompréhension des petits esprits. - Vous pensez donc que ce Guillaume s’est proposé pour aider Pascal à préparer son « cheval de Troie » ? - Le jour même. Raison pour laquelle il a quasiment disparu de la circulation jusqu’à hier ; moment choisi par Képler père pour m’annoncer que son rejeton avait pris tous les tics de langage d’une blaireau chébran et qu’il s’était remis à fumer ; ce que je savais déjà. - Les cigarettes écrasées autour de l’ordinateur ? - Précisément. Mais je n’ai définitivement baptisé votre « chat » que lorsqu’il s’est cassé le museau sur la brouette que j’avais déplacée lors de notre première entrevue. Notez bien qu’avec une comprenette moins grippée, j’aurais pu le situer bien plus tôt. Dès le mercredi 23 avril, par exemple, lorsque Guillaume, sous une pluie battante, avait faussé compagnie à l’un de mes hommes pour venir m’espionner alors qu’un arbre abattu sur le chemin des Vieilles m’avait encouragé à rendre une visite impromptue à votre ami… - Ce qui nous aurait évité, la nuit où nous sommes arrivées avec madame Bardin-Cardaillac, de nous affoler à la vue du salon éclairé… - … et de l’ordinateur allumé. Car il était bien allumé, n’est-ce pas ? J’opinai du bonnet, l’oreille basse. - Preuve que notre petit génie avait si bien épousé la cause de son idole qu’il aurait volontiers terminé le turbin en solo si je n’avais pris, un peu tardivement, la précaution de confisquer le modem et l’alimentation de l’usine à viruses, conclut le gendarme. Décision que David Pecquet appelait de ses vœux depuis que Guillaume l’avait défié sur le terrain des macaronis. J’écarquillai les yeux. - Lors d’un dîner, le gamin s’était amusé à dessiner le schéma du réseau de PIXI-Soft histoire de nous montrer qu’il avait un sacré coup de pâtes, me déniaisa mister « L’eusses-tu cru ? » avant de rebattre sa coulpe : sans vouloir me vanter, chère admiratrice, vous n’avez pas idée du nombre de fois où, dans cette affaire, j’ai raté le coche à force de courir après le bus ! Même Martine avait un métro d’avance sur moi… - Martine ? Votre femme ? m’étonnai-je au souvenir de la petite boulotte bariolée qui semblait plus douée pour mettre les pieds dans le plat que pour dénouer les fils d’une intrigue policière. - Ma femme, oui. Sans elle, je n’aurais même pas fait la différence entre une gourmette et un bracelet ! - C’était si important que ça ? 178 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Capital, voulez-vous dire ! Capital pour comprendre, comme le fit votre ami le matin du renflouage de la Laredo, que le « Péril Jaune » (alias Gabriel Huyng) et Sibylle N’guyen (alias Maryline Lempecki) ne faisaient qu’un ! Dans un film, un tel rebondissement m’aurait arraché un soupir d’agacement ; au cinéma j’avais horreur qu’on me prît pour une imbécile. Dans la vie, le script était tellement incohérent que je ne cherchais même plus à le suivre me contentant de tenir au mieux mon rôle de bécasse régulièrement assommée par d’absurdes décèlements. - Fameux choc, n’est-ce pas, monsieur Bardin-Cardaillac ! lança l’adjudant Lemoine à Pascal qui, claquant des dents, s’était replié dans la position du fœtus. Terrible vision que celle de ce bracelet et de son motif de céramique rouge en forme d'idéogramme chinois ! Le mot « sérénité » ! Celui-là même que Sibylle N’guyen calligraphiait à tout va ! Comment, confronté à une insupportable évidence, ne pas courir à nouveau vous réfugier dans votre « syndrome de Colomb » ? Tuer deux fois la fille dont on n’arrive pas à faire le deuil ! « Et avec laquelle on continue à baiser par système Plushard interposé ! » rugis-je en mon for intérieur mitraillant, la prunelle assassine, l’alité convulsif. - Mais qui vous prouve qu’elle soit toujours en vie ? demandai-je, l’espoir glauque. - Je viens de passer le début de matinée en sa compagnie, m’asséna « Columbo ». Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je pense qu’un rapide résumé de certains épisodes ne ferait pas de tort à votre ami… Quoique regimbant fort in petto, je lui avais accordé ma bénédiction. Le conte qu’il nous servit alors pulvérisait tous les records en matière de divagations feuilletonesques. Salmigondis d’élucubrations pour lecteur de bandes dessinées démarquées. Toute la quincaillerie y était convoquée, de la pauvre immigrée clandestine en lutte contre un affreux trafiquant d’esclaves au cynique commissaire de police touché par la grâce en passant par le dilemme cornélien recyclé (sauver sa famille ou trahir ses amis), l’utilisation enfantine de gadgets à la James Bond, le recours éculé aux déguisements les plus improbables, l’abus de pseudonymes, les revers de fortune téléphonés, les comportements approximatifs et les délires technologiques sans parler de cette misérable propension à dissimuler la déliquescence du récit sous un vernis documentaire piqué au hasard dans le rayon des « Que sais-je » ! Du kitsch absolu ! Un jeu vidéo sans la console ! - Vous ne m’avez pas l’air très convaincue, observa finement le gendarme à l’issue de sa plaisante monodie. - Un peu trop compliqué pour ma petite tête, m’excusai-je. Vous allez encore m’accuser de faire l’idiote mais cela fait beaucoup d’explications à ingurgiter d’un seul coup ! 179 La Mouche sans r@ison Troisième partie - « Le Livre sera posé: Tu verras alors les coupables anxieux au sujet de son contenu. Ils diront: "Malheur à nous! Pourquoi ce livre ne laisse-t-il rien, de petit ou de grand, sans le conter?" » Sourate XVIII, verset 49… - Je ne me sens ni coupable, ni anxieuse ! rétorquai-je, interprétant le chapitre à la lettre. - A la bonne heure ! Il ne tient plus qu’à vous de permettre à votre ami de jouir du même état d’esprit… - Comment ça ? - En tournant la dernière page du Livre et en lui donnant la version complète et définitive de la mort de monsieur Dernoncourt telle que recueillie de la bouche sa veuve… - Pourquoi moi ? - Les histoires de famille doivent se régler en famille, c’est bientôt l’heure du casse-croûte et j’ai un gigot de lotte qui m’attend à la maison. L’adjudant Lemoine avait péniblement déplié son herculéenne carcasse et s’apprêtait à m’abandonner avec la poubelle familiale à curer tâche d’autant moins ragoûtante que je prévoyais d’en profiter pour vider mon propre sac frappé du morbide logo de Sepultura - lorsque le téléphone sonna au rez-de-chaussée. Je priai le gendarme de bien vouloir patienter encore quelques instants et descendis les escaliers si vite que je faillis en doubler mes béquilles. C’était madame Bardin-Cardaillac qui, apparemment réconciliée avec les Plessis-Girard, m’annonçait qu’elle déjeunerait avec eux et ne rentrerait pas avant le début de l’après-midi. Soulagée, je venais à peine de raccrocher qu’un nouveau correspondant se manifestait. Cette fois, c’était Marie qui, boulant ses mots, se désolait d’avoir tant tardé à répondre au message laissé sur son mobile : elle avait oublié ledit appareil dans la boîte à gants de sa 206 et, overbookée, n’avait pas eu le temps de descendre le récupérer avant la coupure repas. - Je croyais que PIXI-Soft était fermé, m’étonnai-je. - A un mois de l’E3 ? T’est à l’ouest, ou quoi ? - Encore plus que tu ne le penses ! ironisai-je. Quand je tu sauras où je suis ! Mais j’ai essayé d’avoir le standard une dizaine de fois : aucune réponse… - Normal : miss Mimi est en grève ! - En grêve ? - Comme je te le dis, ma belle ! Avec une douzaine d’éjectés de la disquette qui ont voulu suivre les consignes de cette connerie de « PIXIFight » ! - PIXI-Fight ? - Un syndicat virtuel imaginé par Débile Gates. T’est pas au courant ? Avant-hier, il n’y en avait que pour lui à la radio ! Comme si Jacques avait besoin de ça en ce moment ! - Toujours ses soucis avec « Animadream » ? 180 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Tu m’étonnes ! Ces salauds de Plushard nous ont bien couillonnés ! Le bruit court qu’ils seraient déjà en pourparlers avec Disney ! - C’est précisément pour ça que je cherchais à te joindre, m’immisçaije. Figure-toi que je suis en ce moment sur l’île d’Yeu et devine qui j’y ai rencontré hier au soir… - La Petite sirène ? - Mieux que ça ! David Pecquet en personne ! Paraît que le S.E.F.T.I. est à ses trousses mais si Pétrel veut prendre les devants… - Les devants ? Pour quoi faire ? - Je ne sais pas, moi… hésitai-je. David a, peut-être, sur lui des documents à récupérer… - Des documents ? Ils sont tous à Los Angeles, les documents ! Dans les bagages de cet enfoiré de Blackhole ! - Blackhole ? Tom Blackhole ? Le… comment ça s’appelle ?… le réalisateur de la série « Joyzik » ? - Jacques aurait mieux fait de se formater le disque dur le jour où il lui a offert un pont d’or pour venir à Aubervilliers ! L’agent qui lui avait filé les coordonnées du Spielberg du cartoon devait bosser pour Plushard, résultat… - Blackhole était en cheville avec David ! - David ? Qu’est-ce que tu déconnes ? Blackhole était assez grand pour se démerder sans qu’on lui tienne la main ! - Alors… l’espion, c’était lui ? Lui tout seul ? - At last, ma belle ! Le vieux coup de la lettre d’Edgar Poe ! Trop évident pour qu’on pense à regarder de son côté ! Hier matin, il s’est fait porter pâle et c’est un stagiaire roumain qui a découvert un CD coincé dans un graveur : une copie des routines d’affichage d’« Animadream » ! Comme Blackhole était le dernier à avoir quitté la boîte mardi soir… - Vous êtes sûrs que David est complètement innocent ? insistai-je désarçonnée par ce renversement de situation en forme de coup de grâce. - Comme l’agneau qui vient d’être modélisé ! On s’est grave planté à son sujet. Pas de quoi en faire un drame ! Ce sont des choses qui arrivent, non ? Mais pourquoi fallait-il que ces choses-là arrivassent dans ma vie à moi ? Qu’avais-je fait au Grand Scénariste pour qu’il s’acharnât ainsi, l’heure du dénouement venue, à réduire à néant mes plus solides constructions ? Jaloux de ma trop romanesque imagination, goûtait-il une tardive revanche ? Il n’y avait pas de quoi être fier : les dés étaient pipés et c’était Lui qui dessinait les cases ! Jamais les marches ne m’avaient parus si hautes ni ma jambe plâtrée si lourde lorsque, vacillante sur mes béquilles, je regagnai l’étage. Une heureuse surprise m’y attendait pourtant : sur les joues de Pascal - les traits presque détendus en dépit du tic nerveux qui lui soulevait la commissure des lèvres en une parodie de sourire - un peu de rose diffusait. Au pied du lit, le 181 La Mouche sans r@ison Troisième partie képi vissé à son crâne au large front bombé, sa veste boutonnée jusqu’au col, l’adjudant Lemoine m’attendait pour prendre congé. - On dirait que notre traitement de choc commence à agir, nota-t-il avant de me dévisager : vous, par contre, ça n’a pas l’air d’aller fort. Madame Bardin-Cardaillac qui vous fait encore des misères ? Sans chercher à finasser, je lui résumai la conversation que je venais d’avoir avec Marie et, la tête couverte de cendres, rendai les armes : lavé de tout soupçon par PIXI-Soft, David n’entrerait plus dans la défroque d’épouvantail qu’obstinément je lui avais taillée sans bâti ni reprise. Le gendarme reçu ma capitulation tant soulagé que désolé : son conseiller en informatique n’était pas le serpent qu’il craignait secrètement d’avoir réchauffé en son sein ; ce qu’il regrettait presque tant l’énormité des couleuvres que j’avais dû avaler devant lui l’affligeait. - Comme vous le savez, je n’ai pas de leçon de clairvoyance à vous donner, me réconforta-t-il. Mieux vaut se tromper de bonne foi que d’avoir raison contre sa conscience. - Encore l’une de vos sourates ? me déridai-je. - La sourate qui se dilate, oui ! s’esclaffa-t-il, heureux de me voir reprendre pied. Bon, cette fois, je vous laisse. Inutile de me raccompagner : je connais le chemin et vous avez encore un œdipicide à administrer… - Vous croyez que ce sera suffisant ? - Je veux bien être rayé de l’ordre si votre ami n’est pas sur pied sous quarante-huit heures ! Je compte sur vous pour me contacter quand vous serez de retour sur le continent : j’aurais un vaccin à lui prescrire… - Quelques mois de prison ? - J’en discuterai avec le patient. Un régime - surtout quand il est carcéral - ne saurait être efficace sans l’adhésion pleine et entière de l’intéressé. - Drôle de philosophie pour un gendarme ! - Normal : je n’ai de gendarme que l’uniforme ; pour le reste, je suis un subversif comme les autres. Après s’être incliné, deux doigts sur sa visière, le « maniaque » de l’autopunition refermait la porte derrière lui lorsque deux syllabes, péniblement articulées dans mon dos, me firent tressaillir. Pudeur ou surdité passagère, l’adjudant Lemoine ne les releva pas et fit bruyamment claquer le pêne. J’avais pourtant bien entendu et, malgré le froid hiératisme du ventriloque sur lequel je me retournai vivement, l’hallucination n’était pas de mise. « Merci » ! Pascal avait bien exhalé le mot « merci » ! 57 182 La Mouche sans r@ison Troisième partie Niveau 12 Vue subjective, player 2 (Isabelle) Fichier enregistré le jeudi 1er mai 1997 à 23 heures 04 A ma droite : la côte vendéenne et sa guirlande de minuscules points lumineux ; à ma gauche : les Uéssas qu’un horizon chauvin s’ingénie à nous masquer sous prétexte de rotondité galiléenne. Entre les deux : un grand phare qui, toutes les cinq secondes, découpe ponctuellement la silhouette d’un couple de touristes assis, enlacés, au pied des vestiges de ce qui fut, à en croire le syndicat d’initiative, une corne de brume. Ce soir, la nuit est belle et le ciel constellé d’étoiles à rendre jaloux Luke Skywalker. La princesse Leïa, dans les bras de son Yann Solo, se laisse doucement bercer par le friselis des vagues. Un dernier baiser pour ne pas rester sur sa fin et vous pouvez envoyer le générique avec, par ordre d’apparition à l’écran : David dans le rôle de l’esclave en rupture de chaînes et votre servante dans celui de la femme libérée en quête de nouveaux liens. Sonnez trompettes, résonnez hautbois, anathémisez pasionarias du MLF en instance de ménopause : la femelle servile est de retour ! Non, je déconne… Mais qu’il est doux, les copines, de larguer un peu le pantalon qui nous irrite la culotte de cheval pour envoyer nos ados de mecs se rhabiller chez Macho & frères en récupérant au passage leur part de responsabilité. Qu’est-ce qu’on attend pour être heureuses ? Fermons, si m’en croyez, les yeux sur leurs dérisoires petits secrets, lâchons-leur la main et laissons-les se coincer le doigt dans toutes les portes, décrochons-les de nos jupons retrouvés pour mieux les scotcher à nos collants. En un mot comme en cent : tâchons d’en faire des hommes avant de nous retrouver dans une cour de maternelle à nous crêper le chignon entre institutrices frustrées. C’est, en gros, le type de résolution que j’avais prise, la veille, sur la plage des Sapins après que mon pipeauteur préféré eut enfin rangé son instrument pour souffler autre chose que du vent et soulager sa conscience ; pauvre Sibylle N’guyen, involontaire héroïne d’une version aquatique de « La Jaune fille et la mort ». Aussi, ce matin, m’étais-je, sans complexe, retranchée derrière la sacro-sainte fête du travail pour ne pas bouger lorsque, vers midi et demi (autant dire aux premières lueurs de l’aube quand on n’a pas vu la nuit passer entre ses jambes en l’air) le téléphone sonna dans notre petit nid d’amour de l’Atlantide Hôtel. 183 La Mouche sans r@ison Troisième partie La tête dans le seau et le seau à côté de ses pompes, David avait donc dû tirer sa flemme profondément enfoncée sous la couette pour aller répondre. Après quelques secondes de parfaite hébétude, l’homo percutus retourna vers moi sa mine de chaînon manquant : « C’est Pétrel ! Jacques Pétrel ! » marmotta-t-il le micro du combiné plaqué contre sa toison pectorale. Après cinq jours de cavale, l’évadé venait d’être localisé et le gardien chef postillonnait dans le mégaphone. Un maton piteux qui, pour convaincre le fugitif de regagner sa cellule, se confondit d’abord en excuses : un ignoble traître avait vendu le secret de l’arme thermopécuniaire globale à l’oncle Sam et il s’était trouvé, à PIXISoft, quelques patriotes délateurs de la première heure pour faire porter le chapeau à David dont la trop bonne étoile se devait d’être épinglée. Assourdi par les cris sourds des corbeaux dans la plaine, le maréchal Pétrel s’en était, le cœur déchiré, remis aux forces du S.E.F.T.I. avant de s’apercevoir qu’il y avait maldonne et qu’on s’apprêtait à jeanmouliniser un irréprochable collaborateur. De quoi vous pousser à débarquer sans attendre le « D Day ». - Quelle bande d’enfoirés ! avait sobrement commenté l’affaire Dreyfus sur CDRom. - Tu m’étonnes ! avais-je cliqué des deux souris. Tout ce qu’ils méritent, c’est que tu les plantes avec leurs embrouilles à la con ! Eventualité si prévisible que même Pétrel, l’embouteillé des neurones, l’avait longuement envisagée avant de relancer son lâcheur d’élite. Une indécente augmentation de salaire accrochée à un wagon de stock-options accompagnait donc la mirobolante proposition cachée dans sa manche : David, s’il réintégrait rapido son banc de galérien, aurait désormais carte blanche pour ramer à sa guise et mener à bien la réalisation du pilote de « Joyzik » ainsi que le développement du logiciel « Animadream ». Il restait un mois et demi avant l’E3 ; avec un minimum de talent et un maximum d’heures supplémentaires, les Américains pouvaient encore être coiffés au poteau. Sans un regard pour la jauge de son compte en banque mais non sans s’être assuré de mon approbation, onc’ Picsou s’assit, le croupion impérial, sur l’offre plaquée or. Rebuffade anticipée par le Raptou d’Aubervilliers qui lui lança aussitôt dans les palmes une miss Daisy aux cent coups (fourrés). Là où l’appât du gain et le mirage du pouvoir avaient échoué, la culpabilité péché mignon du réfractaire - avait des chances de réussir. La gorge nouée et des trémolos plein la voix, Marie, en tragédienne accomplie, attaqua si fort dans les aigus que David, les tympans explosés, dut éloigner l’écouteur et presser la touche « haut-parleur ». « Le Marchand de Gratis » de William Shareware. Acte I, scène 1. MARIE : Un peu facile de te casser après nous avoir tous foutus dans la merde ! DAVID : Dans la merde ? Comment ça ? MARIE : En laissant virer ton copain Pascal pour lui piquer sa place ! 184 La Mouche sans r@ison Troisième partie DAVID : Trop bonne celle-là ! T’as vu la Vierge ou quoi ? MARIE : Ce que j’ai surtout vu, c’est le shareware qui se balade sur le Net depuis cette nuit ! Et tu sais comment il s’appelle ce shareware ? DAVID : ? ? ? MARIE : « Evha Forthcoming » ! Ça te dit quelque chose ? DAVID : Un rapport avec « Evha Forever » ? MARIE : Direct le rapport ! Imagine le même jeu, mais boosté à mort, avec des tas d’options supplémentaires et disponible gratuitement sur le WEB ! Le tout signé Pascal Bardin-Cardaillac, le créateur de la série qui, comme par hasard, ne s’est même pas donné la peine de nous rendre son contrat avant de se barrer ! MOI (soufflant à David) : Je croyais que Pétrel n’en n’avait rien à foutre de la propriété artistique… DAVID : C’est pas Jacques qui disait qu’Internet n’était qu’une vitrine sans intérêt ? MARIE : Tout le monde à le droit de se tromper, non ? En attendant, on peut dire adieu aux marchés nord-américains et asiatiques : quatre-vingt pour cent des recettes prévisionnelles ! Sans parler de ces fils de pute de Plushard qui ont maintenant le culot de nous menacer d’un procès ! On a reçu un fax de leurs avocats il y a exactement une demi-heure ; c’est même comme ça qu’on a appris l’existence du shareware ! DAVID : Vous avez déjà eu le temps de l’examiner ? MARIE : Christophe et son équipe sont sur le coup : aucune illusion à se faire : on l’a grave dans l’os ! DAVID : Pas de « cheval de Troie » en supplément ? MARIE : Qu’est-ce que tu crois ? Bien trop malin pour ça, ton copain ! Beaucoup plus jouissif de démolir l’image de PIXI-Soft en toute légalité ! Je te dis pas la contrepub ! Si on ne sauve pas Joyzik et Animadream, on est mort ! DAVID : Désolé, mais, pour moi, c’est niet, niet et niet ! Putain ! Vous n’avez qu’à vous arranger directement à Pascal ! MARIE : Je viens de rappeler Juliette mais son chéri est toujours aux abonnés absents : syndrome de Magellan ou je ne sais quelle vérole ! DAVID : C’est elle qui vous a dit où me trouver ? MARIE : Elle espérait, comme nous, que tu accepterais de rattraper les conneries de ton chtarbé d’ami d’enfance. Si tu avais eu le courage de le défendre quand il le fallait… DAVID : Eh bien, aujourd’hui, j’ai le courage de tous vous envoyer chier ! Mieux vaut tard que jamais ! Tu diras, de ma part, à Jacques, que je ne regrette qu’une chose : de ne pas avoir aidé Pascal à programmer son freeware ! Sur ces mâles paroles, mon chéri à moi avait si sèchement raccroché le combiné que le vieux bigophone en avait craché ses derniers boulons. Plutôt que de venir me rejoindre, il était ensuite resté planté là, raide comme 185 La Mouche sans r@ison Troisième partie un piquet, à contempler les débris du poste avancé de France Telecom. Ce qui ne passait pas la glotte, ça n’était ni l’absurde suspicion dont il avait fait l’objet, ni la poisseuse démagogie de Pétrel, ni même l’odieux chantage affectif tenté par Marie. Ce qui lui restait au travers de la gorge, c’était de s’être doublement fait avoir par le seul adversaire valable. Embusqué en sniper, Pascal avait perforé en beauté son bouclier magnétique : premièrement en se gavant de barres énergétiques pour garder la tête froide et sa créativité intacte malgré ses multiples blessures ; deuxièmement en utilisant une mine-laser parfaitement propre que personne n’avait vu venir. Le sale tricheur avait, bel et bien, gagné la partie engagée trois mois plus tôt. Une version très améliorée de « Quake » ou « Duke Nukem » : l’ordinateur éteint, il restait un vrai cadavre sur l’esplanade ; de toutes ses vies, Eric Laborie y avait laissé la seule qu’on ne perd qu’une fois. Vers vingt heures, quand Martine Lemoine, éblouissante dans sa robe jaune canari semée de pâquerettes fuchsia, nous accueillit sur le palier de sa jungle de fonction, le mauvais joueur boudait encore et, imperméable aux délicieuses effluves montant des berges du Maroni, ne desserra pas les dents avant l’arrivée de l’adjudant qui, en milieu d’après-midi, nous avait adressé une aimable citation à dîner. De joyeuse humeur, le mastodonte en uniforme ne s’était inquiété de la sinistre figure de son invité qu’après avoir enfourné la moitié du plateau de boudin aux pruneaux copieusement arrosée de kir royal. - Si c’est le sort de votre copain qui vous tarabuste, inutile de vous mettre la rate au court-bouillon ! ronronna-t-il en se pourléchant les moustaches. C’est justement pour que vous puissiez dormir tranquille que j’ai organisé cette tisane-partie. Mon enquête est terminée et, en dehors de quelques broutilles, aucune charge ne sera retenue contre monsieur BardinCardaillac. - Vous avez retrouvé Gabriel Huyng ? s’éclaira mister éteignoir. - Et Sibylle N’guyen par la même occasion ! Elle m’a d’ailleurs chargé de vous présenter ses excuses à retardement : simuler la noyade est parfois le meilleur moyen d’échapper aux requins… David croyant emplafonner la Vierge en pleine synagogue, l’adjudant Lemoine, dut sortir la bédé cachée dans la Torah. Un remake sous ecstasy de « Coke en stock » avec Rastapopoulos de l’immigration clandestine, Haddock du S.E.F.T.I., Tintin Supergirl, bal masqué sur galère mal embarquée, sous-marin chasseur de fichiers piégés, Dupont(d) en scaphandriers et Tournesol bien à l’ouest amoureux d’une Castafiore de synthèse. Fervent admirateur d’Hergé dont les œuvres complètes squattaient tout un rayon de sa bibliothèque, le gendarme, à qui il manquait certainement quelques cases, s’était offert un album inédit dont la vraisemblance éblouirait les moins de sept ans et les plus de soixante-dix sept ans. Entre ces deux âges, le scepticisme me gâchait le plaisir. Recul hélas interdit à David, personnage à part entière de ce rare manga belge. 186 La Mouche sans r@ison Troisième partie - C’est dingue ce qu’on a pu se gourer les uns sur les autres ! phylactèra Séraphin Lampion. Je vous ai mis les boules pour rien : même le « cheval de Troie » n’existe pas ! - C’est la Belle Hélène qui va être soulagée ! plaisanta, par rancunier pour un sou, l’adjudant Lemoine. PIXI-Soft aussi, j’imagine… - Pas vraiment ! Pascal s’est quand même vengé en balançant sur le Net un remix gratuit de son « Evha Forever » ! Concurrence déloyale mais parfaitement légale. - Le fameux truc qui « tue sa mère » dont j’ai eu la primeur dimanche dernier ? - C’est clair ! Mais le plus hallucinant, c’est que Pascal ait réussi ce tour de force avec la seule aide de Guillaume ! Un gamin à moitié débile ! - Débile qui était le seul en mesure d’achever le travail, souligna le gendarme. Je parie que votre jeu pirate n’a pas hissé le drapeau noir avant mercredi dans la journée… - La nuit dernière, exact… - Soit vingt-quatre heures après la dernière incursion de Guillaume aux Vieilles et alors que Pascal Bardin-Cardaillac était hors circuit depuis lundi matin ! - Vous êtes sûr que personne d’autre… insista David. - Je ne suis plus sûr de rien. Mais le groupe « Further Führer » ayant renoncé à envahir l’île d’Yeu, il ne nous reste guère dans les parages que les goélands pour pondre des anti-seiches… Savant calembour ornithologique qui obligea mes neurones à usiner cinq bonnes secondes avant d’ordonner à mes zygomatiques de se remuer le cul. Morphing d’enfer : votre spirituelle Isabelle transformée en Juliette ! Coup de Calgon : les petites cruches ayant de grandes oreilles, j’avais même piqué un fard en entendant, un instant plus tard, l’adjudant Lemoine évoquer Château-Bougon : l’aéroport de Nantes. - Mon petit doigt, que j’ai la faiblesse de toujours garder sous la main, m’a dit que vous vous apprêtiez à vous envoler pour les Etats Unis, lâcha-t-il au moment de passer à table. Séjour touristique ou voyage d’affaire ? David, à qui s’adressait la question, en resta - et pour cause - comme deux ronds de flan. Après toutes les cachotteries qu’il m’avait faites, j’avais bien le droit de lui réserver une petite surprise. Mais rien de tel qu’un gendarme pour mettre les pieds dans le plat avant les hors-d’œuvre ! Ça m’avait prise dans la nuit de lundi à mardi. Le gros câlin qui avait suivi notre dîner aux sardines n’était pas parvenu à calmer mes appréhensions. Pour rassurer David, je m’étais bien gardée de prendre au sérieux son histoire de voyeur embusqué dans la cuisine des BardinCardaillac. Pourtant, la fanfaronne n’en menait pas large à l’idée de finir hachée menu par des mal affûtés. Dépecée par les événements, l’insomnie paranoïaque, je ne songeais bientôt plus qu’à fuir le plus loin possible de l’île d’Yeu et de ses reichissimes touristes. C’est alors que je m’étais 187 La Mouche sans r@ison Troisième partie souvenue de l’exposition que Chloé devait présenter, la veille de l’Ascension, à New York. Comme nous lui avions confié Yann, il était même convenu que nous rentrerions à Paris un jour ou deux avant son départ. Dès le lendemain huit heures, je contactais en douce mon indispensable belle-sœur pour lui demander d’ajouter un neveu dans ses bagages : David et moi serions là pour les accueillir, tous les deux, la semaine suivante, à l’aéroport Kennedy. Un peu estomaquée, elle avait joyeusement accepté prenant pour argent comptant mon bobard de lune de miel à retardement. - Et tu as acheté nos billets sans me prévenir ? couina Picsou. - Je l’aurais fait si ça avait mal tourné. Pas envie de passer pour une conne ! Après, j’ai pensé que ça nous changerait les idées et que ça t’éclaterait de manger Mac Do à tous les repas… - Et si je n’avais pas démissionné de PIXI-Soft ? - C’était déjà fait, mais tu étais le seul à ne pas le savoir ! - Les femmes ! Les femmes ! se bidonna le gendarme. - Qu’est-ce qu’elles ont, les femmes ? renâcla sa moitié. - Elles ont que, sans elles, même le Paradis serait d’une tristesse à mourir ! - Alors, comme ça, vous nous espionniez ? le contrai-je en Eve qu’il ne faudrait pas prendre pour une pomme. - Espionner est un bien grand mot pour mon petit lexique. Et Plushard une mauvaise piste que j’ai voulu déblayer jusqu’au bout… - Vous saviez pour David ! - Un collègue du S.E.F.T.I. que j’ai rencontré par hasard sur la plage. Les nouvelles vont de plus en plus vite avec ces au Net gens ! Mais qu’importe ! « Les hommes bons sont innocentés des accusations portées contre eux ; ils obtiendront le pardon et une grâce abondante. » Sourate XXIV, verset 26… Quand je vous disais que vous n’échapperiez pas au happy end avec couple vedette sauvé par le gong, explications bazardées, pirouette finale à consommer sur place et étoile filante sur fond de nuit océane ! Un conseil d’amie : ne vous prenez surtout pas la tête à chercher la morale de l’histoire même si « en toute chose, il faut commencer par la fin », comme dit Lariflette qui aurait fait un excellent romancier. Faites plutôt comme moi : tournez la page et rentrez vite fait à l’hôtel pour glisser un beau gosse sous la couverture. 58 188 La Mouche sans r@ison Troisième partie Niveau 13 Vue subjective, player 4 (François) Fichier enregistré le samedi 3 mai 1997 à 16 heures 07 A quatre heures du matin, sous la douche glacée des lampadaires de la gare maritime, le quintette désaccordé regrettait les radiateurs de Pleyel. Célèbre interprète de « La Houle » de Gabriel Nausée, David Pecquet (alias Pelléas-les-Flots) marchait au supplice soutenu par sa Mélisande version retraite Debussy. Quelques mesures en arrière, Pascal Bardin-Cardaillac, ex premier au violon encore un chouïa dans les cordes, laissait les diatoniques béquilles de sa jolie accompagnatrice marquer la cadence sans se soucier des couacs en mineur de la vieille trompe de chasse reléguée en coda (venenum). De l’autre côté de la darse, bien calé dans le fauteuil de mon Auverland, le chauffage poussé à fond, j’étais aux premières loges pour assister aux adieux à la scène des cinq concertistes qui, depuis trois semaines, m’avaient permis de parcourir tout le répertoire sans quitter ma brigade. Sans l’ombre d’un bémol, le grand prix du conservatoire revenait, à l’unanimité du jury, au fils Bardin-Cardaillac dont la pâle frimousse de Chopin rassi encombrait l’oculaire de mes jumelles. Jeudi après-midi, quelques heures après mon dernier passage aux Vieilles, Isabelle Coussein, fidèle infirmière, me téléphonait pour m’annoncer que son patient était revenu à la vie et que ses premières paroles avaient été pour remercier un certain psychothérapeute aux armées. Touchant mensonge que je fis mine de gober : aussi efficace qu’eut été ma cure je la savais bien incapable de transformer, du jour au lendemain, un « syndrome de Colomb » en capitaine au long cœur voire en navigateur solidaire. Sombre clairvoyance qui ne m’avait pas empêché de rédiger, à l’intention du procureur de la République, un rapport rien moins que circonstancié. Il n’y était en effet question que d’un indélicat loueur qui, doublé d’un chauffard, s’était livré à un gymkhana thalassovage sur la lande avant de se débarrasser de la Laredo démantibulée en la précipitant du haut des falaises de la pointe de la Tranche. Auteur présumé d’une tentative de cambriolage qui avait laissé un témoin avec un jambe dans le plâtre, l’individu s’était évaporé dans la nature. Deux complices m’avaient gracieusement prêté leur concours : Yves Molebourse trop content d’ajouter, avec la bénédiction de la maréchaussée, une copieuse prime d’assurance au versement en liquide déjà effectué par le généreux Gabriel Huyng et Marc Dieulafait prêt à me 189 La Mouche sans r@ison Troisième partie béatifier pour une pieuse omission : celle de l’intervention illégale d’un agent du S.E.F.T.I. sur ma circonscription. En gage de gratitude, monsieur le commissaire m’avait fait parvenir, par Chronopost, une carte d’identité et un chèque de caution à l’ordre de « La Manivelle ». Documents plus faux que nature qui seraient du meilleur effet dans un dossier par ailleurs plus mince que les arguments à dissout du grand Jacques. Quant au rodéo motocycliste auquel mes hommes et quelques curieux avaient assisté lors du renflouage de la Laredo, il serait mis sur le compte d’insaisissables gamins de l’île toujours prompts à narguer les forces de l’ordre : la cinq cents centimètres cubes empruntée par Marc à son copain urbaniste de Saint-Sauveur serait, dans quelques jours, retrouvée au fond du port. Pas le plus sûr moyen de prendre du galon mais, eu égard l’absence de dépositions ou de plaintes contradictoires, sans doute la plus élégante manière de sauver mes barrettes de franc-tireur bigleux et d’éviter à un tas d’ennuis à un tas de gens plus victimes que coupables. Si le fils Bardin-Cardaillac, suivant à la lettre mon ordonnance, cherchait à me contacter pour négocier sa peine, je lui proposerai de se dénoncer comme auteur de la non résolue mise à sac de mon logement. A lui de se creuser les méninges pour mériter l’incarcération thérapeutique qu’une bonne chambre correctionnelle ne manquerait pas de lui prescrire. La Vérité attraperait un sacré refroidissement en sortant du puits ; ça lui apprendrait à se couvrir à l’instar du gendarme dans l’exercice de ses dysfonctions. - Alors, comme ça, mon adjudant, vous le laisser filer ? - Hum ? Qui ça ? - Ben… le jeune Dernoncourt… Euh… Bardin-Cardaillac… Tout à mes entourloupes grossissantes, j’avais presque oublié la présence, à mes côtés, de ce bon Kepler que j’avais sorti du lit à des heures indues sous prétexte de surveillance générale. A la journée de récupération que lui vaudrait son dévouement, « Bison Bienveillant » se crut tenu d’annexer une couronne de lauriers tressée de contrition. - J’aurais dû t’écouter depuis le début, quant tu me disais que j’avais tort de lui chercher des poux dans la tête… - C’était juste histoire de causer, mon adjudant ! minimisa l’effacé. - Causer ou pas, ton intuition était la bonne et j’aurais mieux fait de la suivre au lieu de m’embarquer dans une procédure à la « mords-moi le nœud » ! Procédure à l’image de celle entamée par l’ami Dieulafait à cette notable différence près que la sienne avait finalement abouti. Information que, la veille, il m’avait donnée en pourboire lorsque, comme promis, j’étais venu charger ses bagages en partance pour le continent. Le Compaq enfin récupéré, Sibylle N’guyen n’avait pas attendu que le muguet du premier mai eut ouvert ses clochettes pour étrenner le modem de rechange importé par son fournisseur bien aimé et transmettre au S.E.F.T.I., 190 La Mouche sans r@ison Troisième partie avec trois semaines de retard, tous les fichiers piratés sur les sites protégés de Lin Dao Lhou. Dès lors, rien ne pourrait plus entraver la marche vengeresse de la Justice à part un procureur mal calfaté allergique, en période électorale, aux remous politiques. Trop impatients pour guetter sagement le résultat des législatives, la fine mouche et son taon précieux avaient pris sur eux d’adresser une copie desdits fichiers à « Yellow Computers » accompagnée d’une dédicace spéciale à l’intention de son conseil d’administration. Moins de vingt-quatre heures plus tard, le Chinois mettait les bouts et, aux dires d’un informateur habitué des salles d’embarquement de Roissy-Charles de Gaulle, s’envolait pour Hongkong. Personne ne le pleurerait parmi la centaine d’esclaves rivetés à ses chaînes de montage clandestines. Des sans-papiers que la police se ferait un devoir de libérer avant, pour la plupart, de leur délivrer un retour simple vers leur enfer d’origine. - Et les parents de Sibylle ? m’étais-je inquiété. - On n’expulse pas la famille d’une vedette de la D.C.P.J. ! m’avait opposé Marc. - Pas un peu trop discrète, ta vedette ?… - Jusqu’à aujourd’hui. Mais, ce soir, en rentrant à Paris, je convoque la presse - ces cons de journalistes vont se jeter là-dessus comme des malades et, demain, Sibylle sera aussi connue que Madona ! - Ta hiérarchie ne va pas apprécier des masses… - Je m’en fous ! Quand finiras-tu par comprendre que je suis A-MOUREUX ? - Amoureux et prévoyant ! avait précisé Sibylle N’guyen dont les adorables fossettes concurrençaient un regard à damner un conclave. Figurez-vous que Marc projette d’écrire un bouquin pour mettre du droit d’auteur dans son R.M.I. ! Dieulafait sur les brisées de Borniche ! On aurait tout lu ! Comme si les rayons de la Fnac n’étaient pas assez encombrés de manuscrits imprimés avec les pieds ! Cette manie d’éditer tout et n’importe quoi sous prétexte d’occuper l’espace laissé vacant par les idéologies ! Cette pitoyable propension à croire que le traitement de texte dispensait de talent ! Coucher sa belle sur du papier ! Quelle débandade ! Marc avait décidément pris un sacré coup de vieux ! - C’est pas votre conseiller en informatique, là-bas ? me secoua Kepler qui, lui, avait bu du jus de kangourou. - Hum ? Où ça ? - A gauche de la passerelle, accoudé au bastingage… - Exact ! confirmai-je affinant la mise au point de mes jumelles. - Vu d’ici, on dirait qu’il va vomir son quatre heures avant de sortir du port ! C’est comme ça à chaque fois qu’il monte sur un bateau ? - Faut croire… L’oreille interne, ça ne se commande pas… 191 La Mouche sans r@ison Troisième partie Ce qui, par contre, se commandait et qu’il allait devoir apprendre à maîtriser, c’était la trouille. Trouille d’affronter la dominatrice Isabelle, trouille d’assumer son amitié pour un Pascal à la dérive, trouille de recevoir un mauvais coup, trouille de blesser, trouille de déplaire, trouille de l’avenir, trouille du passé, trouille du concret, trouille de dire non. Sa démission de PIXI-Soft était un premier pas et j’espérais qu’il allongerait la foulée. - Vous avez vu, mon adjudant ? Le jeune Bardin-Cardaillac est passé à côté de lui et il ne lui a même pas dit bonjour ! Pas près de se rabibocher ces deux-là ! - « Quand ils eurent atteint le confluent des deux mers, ils oublièrent leur poisson qui reprit librement son chemin dans la mer. » Sourate XVIII, verset 61… - C’est joli, mon adjudant, mais je ne vois pas le rapport… - Ça viendra quand tu me l’auras tapé en six exemplaires ! Allez ! On s’arrache ! Au journal de treize heures, il n’y en avait que pour Gary Kasparov : un grand maître des échecs qui, après avoir mis à mat Short et Anand - deux faillibles champions de la race humaine - et « Deep Blue » - un supercalculateur IBM gavé de processeurs - s’apprêtait, le dimanche 11 mai, à défier « Deeper Blue », dernier né de la « Blue Family » forcément bourré de rancune. « La machine va-t-elle, pour la première fois, battre l’homme ? » s’interrogeait, le prompteur moite, le présentateur à tronche de beauf du Charolais. Comme si ça n’était pas déjà fait ! Il n’y avait qu’à voir la courbe du chômage sur laquelle phosphorait Juppé (l’homme au cerveau multifonctions) pour connaître la réponse : rien ne désespérait plus Billancourt dont les robots ne risquaient pas de tomber sur un O.S. Quant au monde enchanté du multimédia, le peu que j’en avais vu m’avait persuadé que les enfants perdus du virtuel ne retrouveraient pas de sitôt leur chemin et qu’il y avait davantage d’araignées voraces que de planants papillons sur la toile de WEB. Aux rutilants circuits imprimés de « Deeper Blue » succéda, sans transition, une mâchoire d’acier que je n’avais pas eu le temps d’oublier. Derrière la forêt de micros d’une conférence de presse improvisée dans les salons d’un très chic hôtel parisien, le commissaire Dieulafait (rebaptisé Dieufalait par sous-titre dyslexique) faisait face à une meute de journalistes qui, aussi cons et avides que prévu, buvaient ses paroles pour mieux les régurgiter dans nos gosiers de parts de marché. Un peu en retrait, un exotique top model aux lunettes noires de vamp prenait la pause dans une frénésie de flashs : la Madona du Soleil Levant crevait l’écran ! Tout en répondant à côté de questions plus stupides les unes que les autres, le manipulateur glissait habilement sur les implications politiques du mandat d’arrêt international qui, si la Justice faisait son travail, ne manquerait pas d’être lancé contre Lin Dao Lhou (prodigue supporter du 192 La Mouche sans r@ison Troisième partie Front National) et l’erreur judiciaire dont avait failli être victime un petit industriel de province sympathisant de gauche (Edouard Origo-Desfontaines pour ne pas le nommer) pour mieux magnifier l’héroïsme de la jeune immigrée clandestine présente à ses côtés qui, au service secret du S.E.F.T.I. pendant quatre ans, avait quotidiennement risqué sa vie pour sauver ses parents et ses deux jeunes frères otages d’un moderne trafiquant d’esclaves. Un site (www.sibylle.com) serait prochainement ouvert sur lequel on pourrait dialoguer avec elle en direct, tout apprendre de sa vie mouvementée photos et vidéos à l’appui et signer une pétition de soutien à sa famille. Le père Marc avait fait très fort : si, après ça, son bouquin n’était pas un bestseller, une mine d’or l’attendait dans les public-relations ! - Et pas un mot pour te remercier du coup de main que tu lui as donné ! s’indigna Martine quand le gros plan d’un Jospin aux lardons (de Mitterrand) eut succédé à celui du poulet aux médias. - Impasse dont je lui sais gré ! Quand on manque d’entregent, mieux vaut rester entre soi… - En clair ? - Tout le monde n’a pas les relations qu’il faut pour se faire mousser au moment de plonger ni pour ligoter sa hiérarchie en embobinant la presse. Tant que Charles Million ne sera pas un ami d’enfance, j’aurai tout intérêt à me faire oublier ! - Résultat : ce sont toujours les mêmes qui tirent leur épingle du jeu ! râla ma cousette en pelote. Depuis Rambouillet, ce Dieulafait te prend pour une poire et toi tu te laisses manger la laine sur le dos ! - Ça n’est pas avec de la laine de poire qu’il engraissera beaucoup… - C’est ça ! Fais l’idiot, en plus ! Tous tes amis te roulent dans la farine et toi tu trouves ça drôle ? - Mieux vaut avoir de mauvais amis que pas d’ami du tout ! De tous ces mauvais amis, Kepler était, de loin, le meilleur qui distançait largement les Marc Dieulafait et autres Gilbert Léragne. Sur qui, hormis sur ce fort lymphatique garçon, compter, un samedi, sur les coups de quinze heures, pour vous arracher à une sieste peuplée de coquines gendarmettes et vous assourdir de ses jérémiades ? Lamentations d’ailleurs cousues de ce fil blanc dont on fait les mouchoirs de Cholet : enfermé depuis quatre jours dans sa chambre, ne se nourrissant que de corn flakes et de Coca Cola, grillant cigarette sur cigarette, Guillaume encombrait maintenant la ligne paternelle avec le modem confisqué aux Vieilles ; accessoire nuitamment dérobé dans mon bureau. Plutôt que d’appeler un serrurier, un diététicien, la ligue antitabac ou France Telecom, le père martyr avait, comme d’habitude, choisi de s’en remettre à moi pour ramener son rejeton à la raison et éviter à sa note de téléphone de ridiculiser le trou de la Secu. Un étage plus bas, dans le salon, Clothilde cuvait sa neurasthénie la tête enfoncée dans les coussins du canapé. Le style pompier de la décoration 193 La Mouche sans r@ison Troisième partie me rappelant qu’il valait mieux ne s’attaquer qu’à un sinistre à la foi, je passais au large et, sur les pas de son époux fort mari, pénétrais dans le mausolée de Lénine faisant office de couloir. Tout au bout : la porte du mastaba où un mome-mifié attendait qu’on lui tire les bandelettes. - C’est moi, Guillaume ! annonçai-je sans me fatiguer à tambouriner. J’ai une sieste sur le feu et je te conseille d’ouvrir avant que mon oreiller ne déborde ! Cinq secondes plus tard, le gamin obtempérait et m’admettait - seul dans son antre. L’influence Bardin-Cardaillac me frappa aussitôt : tapis de feuilles froissées et de bouquins écornés, canettes jetées au hasard sur le lit défait, céréales piétinées sur la moquette, vieux chewing-gums collés en chapelets aux montants de la bibliothèque, console de la fenêtre noircie de mégots… Au milieu du capharnaüm : l’inévitable ordinateur en train de mouliner l’écran saturé de signes cabalistiques. - Si c’est encore pour me demander un petit service, je vous signale que ça va faire la dixième fois ! calcula le rouquin aux yeux verts. Ras le bol que vous me preniez pour un blaireau ! - Détrompe-toi ! Je sais très bien que j’ai, au contraire, affaire à un petit génie ! Un cerveau capable, à lui tout seul, de remplacer une armée de programmeurs et de terminer, sans aucune aide, le « freeware » imaginé par Pascal ! - « Evha Forthcoming » ! Vous l’avez essayé ? Ça tue sa mère, hein ? se rengorgea le surdoué sousmodeste. - Ça tuera aussi ton père si tu continues ! Tu ne pouvais pas lui dire que tu passais tes journées aux Vieilles au lieu de le faire tourner chèvre ? - C’est pas ma faute : Pascal m’avait demandé de garder le secret ! se défendit le bourreau de parents les larmes soudain prêtes à perler. - Et tu ne voulais pas lui désobéir parce qu’il te faisait confiance et qu’il était resté sur l’île rien que pour toi ! - … (assentiment muet) - Parce qu’il était le premier à te juger enfin à ta juste valeur ! L’union sacrée ne s’était pourtant pas scellée dans du beurre. D’abord agacé par les visites intempestives de son jeune admirateur (lequel connaissait « Evha Metal » dans ses moindres pixels) puis ulcéré par les prétentions de celui-ci, le fils Bardin-Cardaillac l’avait, par jeu, mis au défit d’infiltrer le très protégé réseau de PIXI-Soft. A la stupéfaction du professeur, l’élève - après seulement une demi-journée de préparation - avait brillamment réussi son examen améliorant même au passage les éléments piratés ! - C’est moi qui lui ai donné l’idée d’« Evha Forthcoming » ! renifla le loustic. Pascal voulait se contenter de niquer l’Intranet de PIXI-Soft. Quand il a vu de quoi j’étais capable, il a changé d’avis… Equipé d’un « Deeper Blue » sur pattes, le fils Bardin-Cardaillac revoit donc ses ambitions à la hausse. Du poil à gratter, on passe à la massue 194 La Mouche sans r@ison Troisième partie capable d’assommer d’un seul moulinet le mammouth d’Aubervilliers. Pendant que Batman en oublie le boire et le manger pour relooker son héroïne chérie et la doter d’un nouvel arsenal à faire baver tous les lobotomisés du joystick, Robin plonge dans le moteur informatique qu’il parvient à compacter tout en décuplant sa puissance. - Au départ, le programme était énorme et mettait des plombes à se charger. On ne serait jamais passé dans les tuyaux ! commenta « SOS plombier ». Le jour où Pascal est tombé malade, il ne restait plus qu’à intégrer ses fichiers et à envoyé le paquet ! - Et le… comment dites-vous ?… le débeuglage ? - Déboguer ? Un truc de nazes ! Y’a qu’à faire gaffe à pas se planter, c’est tout ! Neuf cent soixante dix huit mille six cent vingt-sept ligne de code, c’est pas la mer à boire ! Et voilà comment de fringants ingénieurs frais émoulus de Polytechnique passent pour des vieux chnoques tout juste bons à pointer au chômage en attendant l’âge de toucher le RMI ! La nouvelle génération est sans pitié ! - Une seconde ! Je crois que c’est fini ! s’excusa abruptement le processeur quantique en se faufilant vers son clavier. Deux touches pressées, un clic de souris et l’écran n’affichait plus que la célèbre photo d’Einstein langue tirée et une constellation de banales petites icônes. - Tu peux me dire ce que tu fabriquais ? - Désolé : top secret ! - Je crois pourtant que j’ai le droit de savoir ! - Pourquoi ça ? - Il me semble, gros malin, que c’est mon modem que tu utilises depuis ce matin ! Le rebelle baissa aussitôt pavillon : couillonner à distance une multinationale, c’était une chose ; ne pas flancher quand un meilleur ouvrier de France de l’intimidation artisanale vous tient par la barbichette, en était une autre ! - Le blème, c’est que vous ne connaissez pas le groupe « Further Führer », rechigna encore Guillaume. - Et si je le connaissais, qu’est-ce que ça changerait ? - Au lieu de flipper grave, vous me fileriez une médaille ! A quoi rimait, mon enquête bouclée, ce retour subit des charmants éditeurs du mignard « Sieg-Sieg Heil » ? Sainte Bérézina, insatisfaite des dérouillées déjà infligées aux flancs dégarnis de ma sagacité, s’apprêtait-elle, plutôt que de tourner cosaque, à jeter dans la mêlée quelques cuirassiers de Jarnac sournoisement gardés en réserve ? Réfrigérante conjecture qui m’obligea à piquer des deux et à sabrer mon devoir de réserve : sans entrer dans le détail, force me fut de montrer patte blanche en signifiant, preuves à l’appui, au gamin que j’étais moins niais qu’il le supposait. 195 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Mais vous ne connaissez pas tout : ces débiles menaçaient, en plus, de buter Pascal pour un manche de couteau ! me brandit-il. - Première nouvelle, en effet ! Quel manche de couteau ? - Un machin tout rouillé que Pascal leur avait emprunté pour sa documentation. Ils avaient même foutu son appartement de Paris en l’air pour le récupérer ! - Et alors ? - Ils lui envoyaient des tonnes d’e-mails tous les jours ! A force, sa boîte aux lettres était tellement saturée que Pascal avait été obligé de changer d’adresse pour continuer à bosser. Après, ils ont commencé à lui prendre la tête par téléphone. Entre dix-sept et vingt-huit coup de fils par jour quand j’y étais ! Encore heureux qu’on avait un répondeur ! - Retrouver un numéro sur liste rouge ! Pas à la portée du premier gogol venu ! - C’est bien pour ça que Pascal avait les boules et qu’on s’est fait chier à poser des codes d’accès partout quand ils ont arrêté d’appeler ! - Au cas où ils se pointeraient sur l’île ? - Ben, oui ! Pas envie qu’ils salopent notre boulot ! - Finalement, vous ne les avez jamais vus… - Non. Mais ces enfoirés ont quand même failli réussir leur coup ! - Comment ça ? - En faisant craquer Pascal ! Quand j’ai appris ce qui lui était arrivé lundi matin, à la pointe de la Tranche, j’ai tout de suite compris que c’était à cause d’eux ! Avec leurs conneries, n’importe qui aurait pété un plomb ! C’est fou ce que les gens peuvent voir midi à leur fenêtre alors que matines ne sont pas sonnées ! A chacun son petit cinéma et tant pis si le film est à l’envers. Le doigt à répétition que je m’étais mis dans l’œil m’interdisant de viser juste, je me gardais cependant de jeter la pierre. - Bien vu ! approuvai-je en pharisien évangélique. J’ai beau y réfléchir, je ne vois guère d’autre explication… - Normal : c’est la seule ! - D’où ta décision de t’enfermer pour leur mitonner un coup de pied de l’âne de ta façon ! supputai-je prêchant le supposé pour débusquer l’avéré. - Un âne à tête de cheval ! hennit Guillaume, le regard (narquois) par en-dessous. - De « cheval de Troie », je suppose ! Air incrédule de Raymond-la-Science surpris la main dans le sac à « viruses ». - Vous touchez en programmation, maintenant ? s’étonna-t-il. - Je touche à tout. Ça multiplie mes chances de mettre le doigt sur quelque chose d’intéressant… En l’occurrence sur un outsider donné non partant par David Pecquet, turfiste éclairé, mais à qui un changement in extremis de jockey permettait, 196 La Mouche sans r@ison Troisième partie dans la dernière ligne droite, de remonter au poteau. Dire que si j’avais accepté de miser trois sous sur la bête, il m’aurait suffi, en pénétrant dans la chambre de Guillaume, d’avoir le réflexe de débrancher l’ordinateur pour empocher de quoi redorer mon blason bouffé par la rouille ; celle du dénigrement de soi, la plus tenace ! Une impéritie de plus dont les conséquences, pour être floues, ne laissaient pas de m’inquiéter. - Quel genre de virus leur as-tu envoyé ? - Un polymorphe résident. Une adaptation mortelle de « Sweet love » attachée à un document « html ». Les détecteurs de chaînes et les vérificateurs d’intégrité ne risquent pas de le repérer de sitôt ! Trop génial ! - Vraiment ? - A vous de voir : inactivité pendant une semaine, contamination de tous les ordinateurs en réseau et de tous les courriers électroniques, destruction du disque dur… Je l’ai baptisé « Mad Fly » pour vous faire plaisir… - Madflaille ? - « Mouche folle »… « Mouche sans raison », quoi ! Trop cool, non ? - Et pas moyen d’éviter sa piqûre ? - Aucun ! A part de téléphoner tout de suite aux destinataires pour les avertir. Mais je ne suis pas sûr que vous trouviez leur numéro dans le Bottin ! Le pire, c’est que je n’avais aucune envie de le chercher ! Placé sous la bienveillante protection de Sainte Nitouche, j’imaginais même avec une certaine jubilation la binette des révisionnistes du groupe « Further Führer » et de leurs copains de la planète nazie victimes d’une solution finale version nouvelles technologies. Croix de bois, Croix de Fer, s’ils cliquent, qu’ils aillent en enfer ! 59 Niveau 13 Vue subjective, player 1 (Jean) Fichier enregistré le samedi 3 mai 1997 à 21 heures 04 Par quel tour de force était-il parvenu, du lointain de son exil, à dénicher mes coordonnées et à me contacter, un samedi soir, à mon 197 La Mouche sans r@ison Troisième partie domicile ? J’avais oublié de le lui demander tant l’information qu’il s’était donné tant de mal à me communiquer m’avait bouleversé. Après cinq années d’errance dans le noir no man’s land d’arides frustrations, quelqu’un, un inconnu, venait d’allumer un fanal sur lequel je pouvais enfin m’aligner en route vers la délivrance. La lueur était encore bien faible mais portait en elle la promesse d’un embrassement qui ne laisserait plus rien dans l’ombre. Les berges du Maroni, un soir d’octobre 1991, en seraient illuminées et, mon inutile briquet jeté dans la fange du « dégrade », je rattraperais d’un trait de plume la pirogue défoncée du maréchal des logis chef Lemoine. Entre les petits carreaux de mon calepin, tout louvoiement lui serait interdit. Simple personnage soumis au diktat d’un intrigue serrée, il n’aurait d’autre choix que de se plier à une lente déconstruction savamment calculée. Du rang de héros, il rétrograderait à celui de faire-valoir avant de sombrer, avec son dérisoire esquif, dans le ridicule achevé. Savoureux revers de fortune que je croyais encore à jamais banni du menu lorsque, la veille, pénétrant dans mon bureau, j’avais découvert Abel Térien, mon greffier souffre-douleur, son vilain museau de rat des prétoires déjà plongé dans un brouillon raturé d’assignation. L’esprit embrumé par l’une de ces migraineuses insomnies suspendues aux pernicieux battements d’une pépite lépidoptère, j’avais, par deux fois, consulté l’horloge murale avant d’admettre ma matutinale infortune : cette persistante ponctualité, indigne d’un docile masochiste soucieux de fournir à son supérieur sa dose quotidienne d’adrénaline, augurait mal de l’entretien prévu, un quart d’heure plus tard, avec le lieutenant Laurent Parfait. Un autre insurgé potentiel dont j’étais sans nouvelles depuis deux jours. A peine eut-il fait quelques pas sous le regard bandé de la Justice aveugle encroûtée au-dessus de la porte qu’un âcre parfum de débâcle couvrit aussitôt celui de mon mélange anglais. Dans la ligne de mire de ma pipe, sa démarche d’échassier avait acquis la souplesse et le déhanchement d’un jeune fauve prêt à défier l’autorité du vieux mâle. Encadrés par le double quadrilatère de ses montures en deuil, ses iris sombres aux prunelles rétrécies dardaient alentour des fulgurances de défi. Térien lui-même, qui l’avait introduit avant de se retirer prestement à l’abri de son rempart de paperasses, en avait les narines dilatées de la hyène aux aguets. Chasseur aguerri par une longue fréquentation des safaris correctionnels, je conservai jusqu’au dernier globule de mon sang froid et, courtois, lui indiquai le plus proche fauteuil où j’escomptai le voir s’enfoncer physiquement puis moralement. Manœuvre instantanément éventée : le tigron débutant préféra rester sur ses pattes m’obligeant, en retour, à me dresser ; position infiniment moins confortable pour ajuster mon tir. - Je suppose que, conformément à mes indications téléphoniques, vous vous êtes assuré de la personne de l’adjudant Lemoine lequel attend dans le couloir que je le fasse appeler, roucoulai-je l’épervier décapuchonné. 198 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Il vous attend bien, monsieur le juge, mais pas forcément là où vous le souhaitez… - Aurait-il refusé de vous suivre, lieutenant ? - Pour être exact, monsieur le juge, il m’aurait plutôt précédé rien que pour avoir le plaisir de vous doubler… Monsieur le juge ne se blesserait pas en tombant de l’armoire : que Lemoine eut fait de la résistance n’était pas pour le surprendre. Seule l’attitude de Parfait me désarçonnait : risquer, pour un mauvais calembour, sa carrière et son honneur ne lui ressemblait guère. Intrigué, je demandais à Térien d’aller voir au greffe si mon casier judiciaire était toujours vierge avant de mettre le mystère en perce. - Dois-je vous rappeler les clauses de notre contrat ? m’enquis-je la bouche en cœur. - Je crois m’en souvenir, monsieur le juge. Mais je crains qu’elles ne soient hélas quelque peu caduques… - Serait-il indiscret de vous demander sur quoi ces craintes sont fondées ? - Sur le fait que madame Clarisse Lefoyer de Costil va, avant la fin de la matinée, retirer sa plainte. - Tiens donc ! Devrai-je ajouter la subornation au proxénétisme ? - Ajoutez ce qui vous plaira à ce qui vous plaira : zéro plus zéro égale zéro, monsieur le juge ! Je n’ai pas échangé un seul mot avec la plaignante qui ignore jusqu’à mon existence. Amusez-vous pour prouver le contraire ! A petit ce jeu-là, j’étais perdant d’avance : un spécialiste du poker menteur s’était, à l’évidence, insinué entre mon pion et moi. Six mois de fructueuse collaboration allaient-ils, par la faute d’un mêle tout professionnel, s’achever en une cinglante rupture ? - Vous ne savez pas à qui vous vous êtes acoquiné, mon pauvre Parfait ! Pourquoi pensez-vous que je veuille écarter Lemoine de toutes les procédures sérieuses ? - Aucune idée mais, vous connaissant, on peut s’attendre aux motifs les plus méprisables… - L’insolence est contagieuse, à ce que je vois ! Je vais pourtant être franc avec vous : s’il est vrai que l’adjudant Lemoine et moi avons un vieux compte personnel à régler, là n’est pas le fondement de mon hostilité à son égard. Si je me défie de lui, c’est pour deux raisons qui n’ont rien de passionnel. La première tient à son redoutable complexe d’infériorité qui, chez lui, fait du besoin de reconnaissance une nécessité absolue. Convaincu de la primauté la police judiciaire sur la maréchaussée, il doit en surpasser les meilleurs enquêteurs ! Quand aucune affaire criminelle ne se présente, il faut qu’il s’en invente négligeant toutes ses autres missions et considérant ses hommes comme des pantins soumis à son bon plaisir. La seconde s’attache à une autre de ses caractéristiques non moins incompatible avec un statut de représentant de l’ordre : son infantile propension à narguer toute 199 La Mouche sans r@ison Troisième partie forme d’autorité qu’elle émane du Parquet ou de quelque autre instance. Cela pourrait prêter à sourire si les procédures violées n’étaient pas faites, comme vous les savez, pour protéger les citoyens des abus de pouvoir. Dangereux pour lui, votre nouvel ami, l’est autant - sinon plus - pour les autres ! - Qu’attendez-vous pour en référer à sa hiérarchie ? fronda Parfait imperméable à mon réquisitoire. - Lemoine est un militaire et la Grande Muette sait aussi être sourde à ses heures. En matière de sanction, l’uniforme vaut tous les gilets pareballes ! Tant que Lemoine n’aura pas tué quelqu’un ou, mieux, tant qu’un plus déjanté que lui ne l’aura pas allumé, la Défense ne mouftera pas. Même la D.C.P.J. vient de renoncer à le poursuivre ! - Heureux de l’apprendre ! Ma mission n’avait donc plus d’objet ! - Vous oubliez la lettre anonyme et l’enveloppe que vous deviez récupérer ! - Enveloppe bourrée de billets de Monopoly ! Votre corbeau s’est bien foutu de votre gueule ! Mais vous allez être content : je ne suis pas revenu les mains vides… Tenez, c’est pour vous ! Au bout de ses longs doigts blancs aux phalanges osseuses Parfait me tendit une feuille de classeur pliée en quatre fermée par deux agrafes. En guise d’adresse, deux mots qui dénonçaient leur auteur : « Pour Jiji ». La missive décachetée, je dus poser ma pipe et chausser mes demilunes pour parvenir à déchiffrer les trois paragraphes écrits serré qui la composaient. « Félicitations !. Vous avez gagné vingt mille francs ! A votre place, je m’achèterais un hôtel rue de la Paix et j’y louerais des chambres à tous les magistrats en manque d’accusation. N’est pas corrompu qui veut n’en déplaise aux instructeurs qui feraient mieux de réviser leurs Cours que de chercher des antisèches dans les poubelles. « Il dit : « Je déteste votre façon d’agir. » » (Sourate XXVI, verset 168) Un soir, dans une autre vie, je me souviens vous avoir dit que vous étiez le « cerveau ». Je m’étais trompé. Vous n’êtes que le rhume. Permettezmoi donc de vous moucher.» Du Lemoine pur jus : beaucoup d’esprit dans une tête brûlée. Et cette lubie de mettre le Coran à toutes les sauces ! Grotesque ! Il n’y avait décidément rien à en tirer, pas même un mauvais roman. En congédiant Parfait avec la promesse de soutenir son avancement auprès du syndicat des gardiens de la paix, je décidais de brûler, le soir même, « Colombo, cochon bois ». Loués soient les auteurs ratés qui ont le courage d’achever leurs manuscrits en souffrance. Vive l’euthanasie littéraire ! Un rayon de soleil accueillit Térien rentré bredouille de son incursion au greffe. Sous le coup de ma radieuse défaite, je le trouvai presque beau tout auréolé de lumière dorée et lui fit signe de s’approcher. Surpris par le 200 La Mouche sans r@ison Troisième partie débonnaire de l’invite il hésita un instant avant de se résoudre, le pas traînant et le dos voûté, à pousser dans ma direction. - Tenez ! Prenez ! glissai-je en déposant d’autorité la pépite et son support ouvragé dans sa paume moite. De l’or à dix-huit carats. Vous devriez en tirer de quoi vous offrir une bonne cuite si vous vous débrouillez bien… Pétrifié, livide, la poigne glacée de la terreur lui écrasait la pomme d’Adam. - Vous n’allez pas me faire un malaise, Térien ! Pour une babiole dont j’aurais dû me débarrasser depuis longtemps ! Et puis, je vous dois bien ça après tout ce que je vous ai fait endurer ! L’incrédulité avait, dans son regard, succédé à l’angoisse sans le délivrer de sa tétanie. - Bon. Si vous y tenez, je vous demanderai un petit service en échange, lui accordai-je. Comme ça, nous serons quittes… La statue de sel parvint, dans un suprême effort, à déglutir. Ses lèvres exsangues tremblèrent. - A vos ordres, monsieur le juge… - Rien de bien compliqué, rassurez-vous ! Juste un petit renseignement… - Oui, monsieur le juge… - Il y a trois jours - mardi matin pour être précis - vous avez, avant mon arrivée au bureau, envoyé à l’île d’Yeu un fax de plusieurs pages à l’attention de l’adjudant Lemoine… Mon présent lui échappa des mains et alla bruyamment rouler sur le paquet. Térien plongea pour le ramasser. Je lui laissai l’avantage de sa rampante veulerie et poursuivis sans attendre qu’il trouvât l’énergie de hisser le périscope : - Je ne vous reproche rien : la rancune est un vice que nous partageons. De toute manière, avec ou sans votre intervention, le résultat eut été le même : Parfait ne faisait pas le poids. Je veux seulement que vous m’ôtiez d’un doute : avez-vous également prévenu Lemoine de mon scepticisme quant aux causes réelles du naufrage de la Laredo ? - Lara Redo ? - Ne faite pas l’idiot, Térien ! La tout terrain repêchée à la pointe de la Tranche ! - Ah ! Euh ! Oui ! Enfin : non ! Je vous jure que non, monsieur le juge ! bredouilla la traîtresse carpette. Là, vous ne faisiez que votre boulot ! Un cri du cœur qui valait relaxe sans condition. Ainsi donc, le rapport reçu, la veille au soir, par le procureur qui, connaissant mes préventions à l’égard de son auteur, m’en avait aussitôt transmis copie, n’avait pas été rédigé dans le but secret de me « moucher » d’un énième pied de nez. Le flagrant délit sur lequel Lemoine avait désespérément tiré lui était bien revenu dans la figure pour n’aboutir qu’à une triviale affaire de vol de 201 La Mouche sans r@ison Troisième partie voiture assortie d’une piètre tentative de cambriolage. Les pièces d’identité du délinquant n’étant, de surcroît, que des faux grossiers, la procédure tournerait court et le brillant gendarme pourrait, frustration en bandoulière, retourner à ses contrôles routiers. - J’espère que vous me croyez, monsieur le juge ! s’inquiéta mon greffier en retombant sur ses pattes. - Sur parole, Térien ! Sur parole ! Votre honnêteté vous honore et sachez que je l’apprécie jusque dans la nécessaire trahison. Judas n’était-il pas le plus sincère ami du Christ ? Ma réécriture du Nouveau Testament laissa le bon apôtre interdit. De la parabole, il ne retint que la perspective d’un divin pardon. - Vous comptez vraiment passer l’éponge ? béa-t-il. - Et jeter l’ardoise avec ! Profitez-en, c’est mon jour de bonté ! - Dans ce cas… Si j’osais… - Osez, Térien ! Osez ! - La montre de ma défunte femme… Si je pouvais la récupérer… « Donnez un caresse à un âne, il vous pissera dessus ! », comme le disait Grand René, le fermier de La Rochelle chez qui, enfant, j’allais chercher le lait dans un pot en étain. Ma mère, bonne catéchiste, traduisait : « Ne faites le bien qu’aux gens qui le méritent, pour les autres, contentezvous d’un aumône ! » C’était oublier que, pour certains, l’aumône n’est bonne à prendre qu’à la condition de saisir simultanément le doigt, la main et le bras qui la tendent ! Sacré Térien ! Dans l’état de renoncement masochiste qui était alors le mien, son culot m’arracha un sourire : sa méphitique ponctualité ne méritait-elle pas récompense ? Sans même m’accorder la jouissance d’une tergiversation, je fouillais mes tiroirs et lui rendis tout de go sa relique. Il en vacilla, gargouilla quelques inaudibles remerciements et, pressant la breloque contre son cœur, regagna son bureau où, tout le reste de la journée, il s’efforça de se faire oublier. Ce en quoi il réussit d’autant plus aisément que d’autres préoccupations ne tardèrent pas à m’accaparer. Un peu avant quatorze heures, la Chancellerie se manifestait. Par la voix du même attaché de cabinet qui, soixante-douze heures plus tôt, m’exhortait à la plus grande circonspection quant à l’éventuelle mise en examen du sieur Lin Dao Lhou, on me priait maintenant de noter que la chasse au Chinois était désormais ouverte et qu’on me serait gré d’élargir immédiatement Edouard Origo-Desfontaines, innocente victime du mafieux en fuite. J’attendais encore les fax de confirmation signés Jacques Toubon, garde des sceaux pris en tampon, quand mon ami procureur, sous prétexte de m’inviter à partager son gobelet de café, me prit à part pour me déniaiser : un commissaire démissionnaire du S.E.F.T.I. s’apprêtait, devant les caméras du journal télévisé du lendemain, à manger le morceau pour contraindre un gouvernement en pleine dissolution à décerner l’ordre national du mérite à 202 La Mouche sans r@ison Troisième partie une immigrée clandestine ! Les médias ! Un de ces quatre, c’est dans leurs studios que se rendrait la justice et les magistrats n’auraient plus qu’à faire tapisserie entre deux spots publicitaires ! Que n’avais-je eu l’idée de me servir d’eux, en Guyane, pour maintenir Guillemette Vivier-Dumarty ethnologue un tiers-mondiste, deux tiers mondaine - derrière les barreaux que ce crétin de Lemoine avait sciés dans mon dos ! La ligne directe du président du Conseil Supérieur de l’Audiovisuel inconnue de mon plébéien carnet d’adresses, je décidais de panser ma déconvenue en me livrant, hors champ, à un petit numéro d’obstruction : pour délivrer Origo-Desfontaines dont j’avais bétonné le dossier d’instruction il faudrait démolir ma Bastille jusqu’à sa dernière pierre. Et bon courage aux sapeurs des salons parisiens ! - On dirait que ton copain Lemoine a fait un nouvel émule ! s’était gaussé mon ami procureur. - L’émule du pape, oui ! - Et tu donnes dans le calembour, en plus ! - Que veux tu… A force de fréquenter la lie du peuple, la « fiente de l’esprit » finit par vous monter au cerveau ! Le soir, mon accès d’alacrité passé, j’avais regagné mon appartement en longeant les quais du port de plaisance. Il pleuvait et, sur les pontons déserts, de rares cirés jaunes se diluaient dans la grisaille en taches impressionnistes. Derrière la jetée, le ciel et la mer se confondaient en une coulure indécise. A la terrasse des bistrots, chaises et tables empilées faisaient rempart de leur plastique moulé contre toute velléité de flânerie. Le chauffage de l’immeuble était coupé depuis quinze jours et la femme de ménage avait laissé la fenêtre du salon entrouverte. Mon caban ruisselant abandonné dans l’entrée, je m’étais précipité dans la penderie pour en extraire un épais shetland dans lequel je m’étais frileusement emmitouflé. Quant à vaincre l’humidité inscrite en pellicule de buée sur tous les carreaux, il n’y fallait pas songer : pas le moindre radiateur d’appoint à convoquer en renfort. Heureusement, il me restait, ficelées sur le buvard de mon secrétaire, quelques centaines de feuillets couverts de notes qu’il suffirait de battre le briquet pour métamorphoser en une courte mais revigorante flambée. Toute la documentation, toutes les esquisses de construction, tous les débuts de chapitre de « Colombo, cochon bois » n’étaient plus que braises rougeoyantes dans l’âtre de la cheminée lorsque le téléphone sonna. Il ne pouvait s’agir que d’Agathe, ma mère ou, plus probablement, de Sténia, la maîtresse de mon ami procureur qui, quand celui-ci serrait sa femme de trop près, m’accordait ses faveurs contre un brin de conversation et un verre de vieux rhum. La trentaine bien entamée, mon avocate célibataire aux seins maternels et aux yeux bleus d’étudiante candide avait le ventre plat des stakhanovistes du stretching. Elle me distrayait, je la rassurais, et nous 203 La Mouche sans r@ison Troisième partie formions un couple de bons amis qui, le matin, étaient autorisés à se séparer sans promesse ni déchirement. A mon signalé désappointement, la voix, à l’autre bout du fil, lutinait trop les graves pour appartenir à une représentante de la gent féminine. Le timbre sec, le débit haché, mon correspondant abrégea les politesses d’usage pour se présenter comme mon successeur au tribunal de grande instance de Cayenne. Blanc-bec qu’on avait expédié outre-mer dès sa sortie de l’école de la magistrature, Nathan Malet n’avait guère, en six mois, poursuivi que des insectes géants et jugé de son infortune avant de se voir enfin confié, une semaine plus tôt, un dossier assez conséquent pour requérir l’entremise d’un conseiller blanchi sous le harnais. - L’affaire du quadruple meurtre de Saint-Elie… août 1991, ça vous dit sûrement encore quelque chose… avait-il avancé sans se douter du séisme qu’il venait de provoquer. Saint-Elie ! Août 1991 ! Comme si ce lieu et cette date n’étaient pas gravés dans ma mémoire à l’eau forte ! Comme si, depuis six ans, j’avais pu oublier, une seule seconde, les cadavres à moitiés rongés par la chaux, l’arrestation par la police de Guillemette Vivier-Dumarty retrouvée avec le nerf de bœuf de l’une des victimes, l’embarrassante absence d’aveux et de mobile, les protestations des pontes du CNRS relayées par les ténors de la jet-set, les gesticulations du maréchal des logis chef Lemoine pour qui le mitraillage de sa loggia et la tentative de sabordage de sa pirogue plaidaient en faveur de l’ethnologue détenue à tort, la fausse piste des Wayanas suivie jusqu’au bout de l’enfer vert, mon enlèvement en pleine rue par deux individus encagoulés se réclamant de hypothétique faction indépendantiste « K-urary », la journée passée ligoté au fond d’un « carbet » infesté de moustiques, ma libération par Lemoine, la pépite mystère glissée dans ma main, mon évacuation nocturne sur une vedette de la gendarmerie, l’imparable élargissement de Guillemette Vivier-Dumarty, les six mois d’infructueuse enquête officielle, mes cinq mois de solitaires investigations, mon rappel en métropole suite aux dénonciations d’un petit substitut confit dans sa jalousie… - Je peux vous réciter par cœur le patronyme de tous les témoins et le contenu de toutes leurs dépositions, lui avais-je répondu. Mais vous n’ignorez pas que l’affaire a été définitivement classée en avril 1992… - Sauf pour vous à en croire le fax que j’ai reçu ce matin. Il semblerait même qu’on vous ait sanctionné pour avoir outrepassé vos fonctions… - J’ai toujours pensé que la police et la gendarmerie ne s’étaient pas donné tous les moyens d’aboutir. L’idée qu’un tueur en série puisse, par incompétence et laxisme, rester impuni m’empêchait de dormir. - Vous craigniez qu’il frappât à nouveau ? - Je n’osais même pas y songer ! - Eh bien, vous aviez tort, mon cher collègue ! Vous aviez tort ! 204 La Mouche sans r@ison Troisième partie La nouvelle secousse ébranla si fortement le plancher que je dus me laisser choir sur la tablette de la cheminée pour ne pas tomber à la renverse. Dans mon dos, les cendres de mon roman étaient encore tièdes et la première page du tome deux me brûlait les doigts ! - Un cinquième meurtre ? ânonnai-je. - Perpétré dans les mêmes conditions que les précédents : balle dans la tête, émasculation, bain de chaux vive. Le cadavre a été retrouvé, il y a trois semaines, par la femme d’un légionnaire. Une fosse creusée à une centaine de mètres de la décharge de Saint-Elie. Vous comprenez maintenant ce qui m’amène… Je n’avais effectivement pas besoin qu’il me dessinât le plan au sol d’un rapprochement balisé pour demeuré en panne de radar. Quelque part entre Saint-Laurent et Kourou, un collectionneur de trophées humains avait repris le collier en omettant d’inviter la police à son prochain vernissage. A peine plus coopérative, la victime, rongée jusqu’à l’os par un régime décapant, n’avait condescendu à décliner son identité que sous la roulette du dentiste ; une molaire couronnée est parfois plus loquace que son propriétaire, surtout quand il a été plombé. - Cyril Lafaye, trente-six ans, célibataire, photographe indépendant, originaire d’Angers où réside toujours sa famille, me récita le jeune Nathan. - Aspect physique ? - Un mètre quatre-vingt deux, athlétique, cheveux châtains, yeux verts… - Que faisait ce play-boy en Guyane ? - Un reportage sur les immigrés surinamiens. Plus intéressant : c’était son deuxième séjour ici. Le magazine « GEO » lui avait confié une première mission en juillet 1991. D’où mon appel de ce soir… Ce qu’espérait l’instructeur en culottes courtes, c’était que son aîné eut la rétine assez sensible pour avoir conservé, après tout ce temps, une image encore exploitable dudit professionnel de la visée réflexe. Las ! Pas plus de Lafaye dans mon album souvenirs que de petits saints sur l’île du Salut. Quant à établir la plus ténue relation entre la dernière victime et les quatre précédentes, les policiers chargés de l’enquête butaient encore et il y avait gros à parier qu’ils resteraient, comme six ans auparavant, le bec dans le cachiri. En 1991, l’unique point commun que l’on avait pu relever entre le patron brésilien d’une prospère société de taxis, un entrepreneur en maçonnerie aquitain, le chef d’agence martiniquais d’une banque américaine et un armateur autochtone spécialiste de la pêche à la crevette, était leur fréquentation régulière de l’« Ariane’s Inn », un night-club de Saint-Elie dont le dirigeant - un certain Toussaint Luccioni, ancien maquereau corse au casier judiciaire en vingt volumes - était en compte avec le Parquet. Cyril Lafaye n’ayant, jusqu’à plus ample informé, jamais mis les pieds dans cet 205 La Mouche sans r@ison Troisième partie établissement, la tâche de mon successeur promettait d’être encore plus ardue que la mienne. - Si ce sont là tous les éléments dont vous disposez, je crains fort qu’on aille, une fois de plus, droit dans le mur, déplorai-je. - Il y a encore autre chose, s’empressa d’ajouter Nathan Malet. Je me suis permis de reprendre vos conclusions et j’ai cherché à savoir ce qu’était devenue madame Guillemette Vivier-Dumarty, née le 17 juin 1962 à Versailles, ex épouse de Pierre-Henri Vivier, chercheur au CNRS… - Et alors ? - Elle a regagné la métropole en décembre 1991 où elle est devenue directrice de collection chez l’Harmattan puis, plus récemment, productrice de documentaires pour Arte. Célibataire depuis son divorce prononcé en janvier 1991, elle se donne entièrement à son travail et papillonne, selon ses proches, d’un amant à l’autre… - Grand bien lui fasse ! A part ça ?… - De nombreux voyages d’étude à l’étranger mais plus aucune incursion en Guyane du moins jusqu’au lundi 7 avril dernier… soit une semaine exactement avant la découverte du corps de Cyril Lafaye ! - Qu’est-ce que vous attendez pour la faire placer en garde à vue ? m’exclamai-je, abasourdi par l’indécision du bizut. - Envolée pour Acapulco dès le jeudi 10 avril ! L’instruction n’était même pas encore ouverte ! Et pour ce qui est de lancer un mandant international, il me faudrait autre chose qu’une corrélation basée sur de simples concordances de dates. D’autant - nous l’avons vérifié - que son emploi du temps est parfaitement justifié par ses obligations professionnelles : une opération en Guyanne, une opération au Mexique… Le gamin était hélas dans le vrai. En l’état actuel de nos connaissances, le plus sage était encore d’attendre que l’anguille émerge en métropole pour demander à l’entendre en tant que témoin. Cela pourrait prendre des semaines, des mois, voire des années sans aucune garantie de déboucher au final sur une inculpation : la famille de madame VivierDumarty, étrangement inactive en août 1991, avait les moyens de s’offrir tout le barreau de Versailles. Un goût de déjà ruminé me brûla l’œsophage : une seconde chance, inespérée, était à saisir sans que je sache par quel bout la prendre ! Lors du premier volet de l’affaire, j’avais commis l’erreur fatale de m’obnubiler sur le mobile lequel ne m’avait échappé que pour mieux servir de levier à un Lemoine impatient de mettre ma procédure par terre. Cette fois-ci, il me fallait passer outre cette urticante lacune et focaliser toute mon attention sur les seuls phénomènes observables sinon suffisamment observés. L’émasculation post mortem, tout d’abord. Ablation rituelle qui, pour peu que l’on écartât l’hypothèse du leurre grossier jadis soutenue par Lemoine, revêtait une signification éminemment symbolique. Une femme, surtout une intellectuelle névrosée mal remise d’une douloureuse séparation, 206 La Mouche sans r@ison Troisième partie y aurait pu trouver source de volupté - jouissance tout intime eu égard l’usage massif de chaux vive. La balle dans la tête, nette et sans bavure, tenait du même souci d’efficacité discrète bien dans la manière de cette moitié féminine de l’humanité criminelle. Le nerf de bœuf, ensuite ; instrument de domination machiste par excellence. Celui retrouvé suspendu au milieu de la panoplie d’armes blanches et d’arcs indigènes de Guillemette Vivier-Dumarty avait appartenu à Raoul Gaillard, gros entrepreneur en maçonnerie bordelais parachuté, au début des années quatre-vingt et grâce à ses accointances dans le monde politique, sur l’un des plus importants chantiers de la base de Kourou. Les initiales gravées sur le manche de l’objet lui conféraient une unicité dont la valeur se pouvait d’être plus affective que marchande d’autant que le vendeur à la sauvette évoqué par l’ethnologue était demeuré insaisissable. Enfin venait Cyril Lafaye dont la tardive et particulière élimination se posait en signature ou en post-scriptum quitte à menacer le précieux anonymat de son auteur. Pourquoi ne pas lui avoir réglé son compte à Paris ou à Angers à l’abri de tout recoupement policier ? Pourquoi avoir pris ce risque inouï du retour sur le lieu des crimes ? Il y avait là de cette logique irréductiblement absurde dont le sexe faible a l’absolu monopole ! Sexe faible ? Et si l’épouse abandonnée, contrairement à ses allégations et aux témoignages de l’époque, s’était, dès juillet 1991, trouvé une consolation à glisser sous sa moustiquaire ? Un apollon angevin dont le gros zoom n’était pas réservé aux seuls magazines. Voilà la précision qui me manquait ! Voilà la bonne question que j’avais omis de poser ! Voilà qui changeait tout ! - Savez-vous quel était le sujet du reportage commandé par « GEO » ? - En 1991 ? Aucune idée, s’excusa Nathan Malet. Vous voulez que je me renseigne ? - Plutôt deux fois qu’une ! S’il s’agissait de mitrailler des réfugiés Mongs, on aurait décroché la timbale ! - Vous pouvez développer ? - Je préfère vous laisser toute la joie de la découverte ! Replongezvous dans les rapports des RG et préparez-vous à une sacrée surprise ! Madame Vivier-Dumarty n’aura même plus besoin de faire la lumière pour vous apparaître sous un tout autre jour ! Idem en ce qui concerne le sieur Lafaye dont le Canon ne devait bien fonctionner que pourvu d’un silencieux… - Je ne vous suis de moins en moins, renauda mon magistrat assis. - Soyez tranquille : suivez mes instructions à la lettre et vous me rattraperez sans difficulté ! Ah ! Une dernière chose : auriez-vous un plan de Saint-Elie sous la main ? - Je dois avoir ça… Ne quittez pas un instant… Parfaitement ordonné, il ne tarda pas, de l’autre côté de l’Atlantique, à dégager son bureau pour y déplier ledit document. 207 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Ça y est ! Je l’ai sous les yeux, m’annonça-t-il triomphalement. - Parfait ! Pouvez-vous, s’il vous plaît, me donner le nom des entreprises situées dans la même rue que l’« Ariane’s Inn » ? - Le night-club de Toussaint Luccioni ? On a appris qu’il est décédé à la mi-mars dans le sud du Mexique… - Aucune importance ! Posément, il entreprit son énumération que je m’efforçai de suivre en laissant, autant que possible, libre cours aux associations d’idées. A la troisième lecture, l’enseigne d’un dépôt de matériaux de construction se mit soudainement à clignoter en rouge : « Morphos Center » ! - A quelle distance se trouve-t-il de l’« Ariane’s inn » ? - Une vingtaine de mètres tout au plus… Bingo ! Tout s’emboîtait maintenant à la perfection ! Du nerf de bœuf aux grand-guignolesques émasculations en passant par les pseudo-attentats perpétrés contre les forces de l’ordre, mon enlèvement revendiqué par de soi-disant indépendantistes et la fameuse pépite, sésame empoisonné, offerte en lot de consolation. Sans ce coup de fil de mon estimé collègue, sans ce cinquième cadavre en trompe-l’œil, sans la propension d’Arte à se goberger de la misère du monde, le fin mot de l’histoire n’aurait jamais appartenu à ma biographie. Salopard de Lemoine ! Il savait ce qu’il faisait en déposant, au creux de ma main, ce qu’il fallait d’or fin pour servir de miroir aux alouettes à mes fébriles spéculations. « Cherchez et vous trouverez ! Le cerveau, c’est bien vous, non ? » m’avait-il balancé, sur les berges fétides du Maroni, persuadé que six ans d’insomnie ne viendraient pas à bout de son méchant rébus. Ce soir, assis près des cendres de mon premier roman, la grâce m’était enfin accordée de m’en tenir à la surface des choses : ça n’était pas la matière de l’objet qui importait mais son seul contour ! Une pépite en forme de papillon aux ailes déployées ! Les plus beaux lépidoptères guyanais, célèbres pour leurs reflets métalliques irisés, faisaient la fortune des marchands de souvenirs qui ne les désignaient que sous le nom de « morphos » ! Dans quelques heures, j’en saurais autant que Lemoine en octobre 1991. Resterait ensuite à reconstituer le véritable enchaînement des faits dont lui-même était loin de se douter. A la réflexion, la disparition prématurée du regretté Toussaint Luccioni méritait, par exemple, un complément d’information. Ce soir, à quelques milles au large, sur un bout de rocher venté, un adjudant de gendarmerie pouvait emballer ses galons dans de la naphtaline en remerciant le ciel d’être encore de ce monde si cruel. Quelques instants à peine après que j’eus pris congé du séraphique Nathan Malet, le téléphone sonna à nouveau. Cette fois, c’était Sténia. Le mauvais temps la déprimait et elle avait besoin de réconfort. Je la priai de me 208 La Mouche sans r@ison Troisième partie rejoindre : je lui réservai la primeur d’un polar qui lui changerait les idées. Un polar que je n’écrirai jamais mais dont, ineffable consolation, je serai le héros. 60 Niveau 14 Vue subjective, player 4 (François) Fichier enregistré le dimanche 11 mai 1997 à 20 heures 50 A la une de tous les canards étalés sur les présentoirs de la Maison de la Presse, la photo d’un couple, reproduite à l’identique, volait la vedette à Juppé et Jospin qui, quinze jours plus tard exactement, demanderaient aux électeurs de prononcer leur divorce et de confier au plus maternant la garde de l’Assemblée et du gouvernement. En couverture du Figaro Magazine comme en première page de Ouest-France, Marc Dieulafait et Sibylle N’guyen affichaient leur bonheur en quadrichromie : une vaste opération ordonnée par le ministère de l’Intérieur avait permis la libération de tous les esclaves du sinistre Lin Dao Lhou (toujours en fuite) parmi lesquels les parents et les deux frères cadets de la belle aventurière aux yeux « de lave céruléenne » comme le déclamait Victor de Saint-Aman dans le Nouvel Observateur avant d’exiger, comme la plupart de ses confrères, le statut de réfugié politique pour tous ces « damnés du post-maoïsme ». - Ce type, là, avec sa coupe en brosse et sa mâchoire carrée, je suis sûr de l’avoir déjà vu sur l’île d’Yeu, me glissa l’ami Gérard que le commerce des albums à colorier et des décalcomanies avaient rendu physionomiste. - Possible, lui concédai-je évasivement. J’ai lu quelque part qu’il allait écrire ses mémoires. Tu devrais l’inviter à venir les dédicacer chez toi l’été prochain… - S’il vient avec sa copine, je ne te dis pas l’attroupement ! bava le concupiscent. - A condition qu’elle ne se déguise pas en Casimodo du grand phare. Paraît que c’est une championne du camouflage ! Réduit à l’état d’entrefilet coincé entre horoscopes et mots croisés, Edouard Origo-Desfontaines (Dreyfus assisté par ordinateur) n’avait, quant à 209 La Mouche sans r@ison Troisième partie lui, à sa sortie de prison, retenu l’attention que de rares chroniqueurs judiciaires encore intéressés par le démontage du racket informatique mis au point par « Yellow Computers ». Les fraudes aux nouvelles technologies, si prisées du S.E.F.T.I., ne passionnaient visiblement que quelques aficionados de la trempe de David Pecquet. La veille, il m’avait faxé, depuis New York, copie d’un « e-mail ». Il y était question, sous le titre : « Mad Fly : péril imminent », d’un effroyable virus qui se serait propagé sur Internet à partir d’un site néonazi français en relation avec des groupes révisionnistes américains. Toute la côte est des Etats-Unis était menacée de contamination au grand dam du FBI impuissant à identifier le Rosenberg du WEB. Sainte Aubaine soit louée : j’imaginais la tête des époux Kepler apprenant que leur rejeton avait, d’un « clic » de souris, trahi le monde libre ! Sur le port, les calicots bariolés du marché profitaient d’un soleil éclatant et d’un noroît enfin bien établi pour singer les pavillons de la flotte de thoniers déjà armés pour la première campagne de la saison. Leurs paniers rouges de fraises hollandaises et verts de courgettes espagnoles, les ménagères islaises donnaient libre court à une europhobie sans frontière : Bruxelles avait toujours leurs pêcheurs de maris dans le collimateur et ne leur lâcherait le filet maillant dérivant que quand les dauphins hériteraient de la couronne de Belgique. A la terrasse du « Clipper », Saintebarbe étrennait un nouveau tee-shirt estampillé Mathusalem en compagnie du docteur Andrieux à qui il se faisait fort de démontrer l’influence des louvoiements cupides de la compagnie « Yeu Continent » sur le transit intestinal. Non loin d’eux, Tintin et Le Bègue dissertaient des mérites comparés de De Villiers et de la turlutte ouvrière. Plus prosaïque, La Godille, profitant du vent qu’il avait dans les voiles, tirait des bords plats sur la place de la ¨Pylaie où l’unique horodateur installé par la mairie se dédoublait pour lui indiquer le chenal. Pas le moindre bermuda écossais à l’horizon, pas l’ombre d’un sac Vuitton à l’étal du poissonnier : les envahisseurs, très peu nombreux malgré le pont traîtreusement dressé par l’Ascension, ne débarqueraient pas en masse avant encore un bon mois et demi. Un répit que les irréductibles ogiens sauraient mettre à profit pour aiguiser le fil de leur acéré humour. Malencontreusement tombé dans les bras grands ouverts de l’éternellement reconnaissant Molebourse embusqué sous les fenêtres de l’Atlantide Hôtel, j’essayais de me soustraire à sa pécuniaire affection lorsque un damier d’ivoire et de cornaline, lancé à toute volée, m’arracha le képi pour s’en aller étoiler le pare-brise d’une certaine Laredo de location tout juste remise d’un long séjour chez le carrossier. - On peut savoir à quoi tu joues ? interpellai-je le discobole quand il apparut tout en haut du podium qu’un comité olympique distrait aurait pu confondre avec les escaliers de son établissement. - Plus aux échecs, en tout cas ! fulmina Gilbert Léragne, grand spécialiste des parties en solitaire avec narguilé en guise d’arbitre. 210 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Ton cavalier a encore pris ta reine avec les grelots de ton fou ? - Pas le moment de déconner, François ! T’as écouté les infos ? - Jamais entre les repas ! - Kasparov vient d’être battu par « Deeper Blue » en six parties ! Tu te rends compte ? Un grand maître écrabouillé par une bête calculette ! - Ça vaut toujours mieux que de passer sous un bus… - Quel plaisir tu veux avoir, après ça ! Bien la peine de se presser le citron quand tu sais que tu ne vaudras jamais un vulgaire tas de circuits imprimés ! - Bienvenue au club ! Moi, j’ai fini par débrancher mon PC de peur que ce salaud ne me pique mon boulot et ma femme ! Je laissais l’hôtellerie se réveiller à un jet de pendule du vingt et unième siècle et la location de véhicules découvrir les dures lois de la balistique pour filer à l’anglaise. Une cinquantaine de mètres plus loin, j’obliquai, à main droite, dans la rue Calypso que j’entrepris de remonter au pas de charge : dans un petit quart d’heure, j’avais rendez-vous, pour déjeuner, avec une vieille connaissance que Martine aurait été navrée d’accueillir en mon absence. Pour fêter l’événement, j’avais, de mes propres mains, touillé une calebasse de cachiri dont une rasade suffirait à nous renvoyer tous les trois quelques années en arrière, à la bonne époque de nos folies guyanaises. Tout en allongeant la foulée, je me repassai de film qui, parfaitement conservé dans un container isotherme de ma mémoire, n’avait rien perdu de ses couleurs. Quand le pataquès avait commencé, cela faisait presque un an que j’enquêtais à mes heures perdues sur Toussaint Luccioni, ancien apache du Monte Cinto propriétaire d’un night-club à Saint-Elie. Sélect endroit couru du tout Kourou qui, si mon intuition ne se mettait pas l’instinct dans l’œil, servait de couverture à un juteux trafic de crack à destination des immigrés surinamiens (deux de mes hommes, de surveillance à La Crique, avaient failli être lynchés par une bande de ces camés) et, accessoirement, à un réseau de prostitution alimenté par la communauté Mong (une gamine de treize ans avait succombé aux mauvais traitement de l’un de ses clients). Le 14 août 1991, un employé municipal découvrait, au milieu d’une décharge, les cadavres émasculés de quatre inconnus que la police mettrait une semaine à identifier. Raoul Gaillard, Enriqué Maximino, Désiré Lafleur et Pacheco Ibanez avaient, chacun, reçu une balle de neuf millimètres dans la tête avant d’aller soigner leur migraine dans une piscine de chaux vive. Des mousquetaires du grenouillage que j’étais apparemment le seul à avoir dans mes petits papiers et que mes bouillants confrères de la maison bourman se hâtèrent de poser en innocentes victimes d’un maniaque coupeur de bourses. Quoique mes investigations n’eussent rien d’officiel (j’avais agi de ma propre initiative alors qu’aucune charge officielle ne pesait sur Toussaint Luccioni, indicateur des RG et taupe de la DGSE infiltrée dans les hautes 211 La Mouche sans r@ison Troisième partie sphères de Kourou), je m’apprêtais à en informer le Parquet lorsque me parvint la nouvelle de l’arrestation de Guillemette Vivier-Dumarty, brillante ethnologue spécialiste des Mongs, immigrés d’origine Laotienne. Une chic fille qui, quinze jours plus tôt, s’était spontanément proposée pour me servir de traductrice dans cette sale affaire de prostituée mineure battue à mort. C’est ainsi que je rencontrais pour la première fois Jean Javaire, juge d’instruction en costume blanc et pochette écossaise, avec qui la mésentente fut immédiate : daubant les élucubrations d’un maréchal des logis chef infantile et complexé, il me somma de m’occuper de mes Alcootests et de laisser la police faire son travail. Un inspecteur avait saisi, chez la suspecte, un nerf de bœuf ayant appartenu à l’une des victimes et cela rendait toute discussion superflue. Coup de bol, un jeune substitut, fils de gendarme, qui avait assisté à l’entretien et que le sectarisme et les brimades de Javaire exaspéraient, se présentait deux heures plus tard à la porte de service de la brigade pour me proposer ses services. Dans les périlleuses semaines qui suivirent, je pus, grâce à lui, anticiper une ou deux initiatives de la partie adverse : avantage non négligeable quand on opère sans logistique ni point de repli. Par son entremise, il me fut également possible, moins d’une semaine après son incarcération, d’entendre Guillemette entre deux portes du Palais de Justice. Ce qu’elle me confia alors, se cramponnant à moi comme un naufragé à sa bouée, me conforta dans ma décision de mettre le paquet pour lui sauver la mise. Au lendemain de sa gracieuse prestation de gendarmette auxiliaire, convaincue par mes arguments de l’implication de Toussaint Luccioni dans le meurtre de la jeune Mong, elle s’était pointée, tard dans la nuit, à l’« Ariane’s Inn », la boîte du malfrat corse. Travestie en bourgeoise dévergondée, elle s’était installée au bar espérant que le patron remarquerait ses penchants saphiques pour les accortes serveuses indigènes. Un petit jeu extrêmement dangereux qui n’avait pas tardé à mal tourner : attablés dans un coin, quatre types éméchés avaient bruyamment repoussé leurs chaises et s’étaient permis, à son endroit, des gestes si déplacés que le videur de service avait dû intervenir et leur indiquer la sortie. L’incident ayant refroidi l’atmosphère, ma détective amateur comprit qu’elle s’était exposée en pure perte et, vers deux heures du matin, leva le camp. Elle cherchait les clés de son AX de brousse lorsque un choc violent la projeta contre la carrosserie : les quatre enfoirés n’avaient pas renoncé à finir leur soirée en galante compagnie. L’un d’entre eux - Raoul Gaillard - possédant les clés d’un dépôt de matériaux de construction voisin de l’« Ariane’s Inn », c’est entre une palette de parpaings et des cartons de carrelages que ces messieurs se donnèrent du bon temps jusqu’à l’aube contraignant, sous la menace d’un nerf de bœuf, leur proie à en passer par toutes leurs avinées exigences. Profondément traumatisée, annihilée par la honte, Guillemette avait mis deux jours avant de se décider enfin à me contacter. Elle composait mon 212 La Mouche sans r@ison Troisième partie numéro personnel quand Cyril Lafaye, le beau photographe qui suivait pour « GEO » sa mission ethnologique auprès des Mongs, était venu triomphalement lui annoncer qu’elle était vengée. Rendu fou par la détresse de sa maîtresse et une jalousie un chouïa pathologique, cet écorché vif, instable et violent, avait flingué et mutilé les coupables sur les lieux mêmes de leur crime. Les cadavres étant restés entassés dans la fourgonnette du négligent justicier, Guillemette avait été obligée de l’aider à les faire disparaître. Devenue la complice d’un assassin qu’elle ne pouvait trahir, fille de bonne famille versaillaise dont elle refusait de souiller la réputation, elle s’en était tenue, même après sa garde à vue, à un mutisme qu’elle estimait être sa meilleure défense en attendant que je prenne le relais et parvienne à faire lâcher prise à Javaire. Bien sûr, j’avais d’abord tenté de la persuader de passer aux aveux (les circonstances atténuantes lui seraient largement accordées et mon témoignage pèserait son poids) mais, devant sa touchante obstination et eu égard ma part de responsabilité dans ses malheurs, j’avais subito changé mon fusil d’épaule. Les derniers scrupules qui me plombaient s’étaient envolés d’autant plus facilement que j’y vis très vite le moyen de faire craquer Luccioni sans perdre de vue ce cinglé de Lafaye - pilier de tripots qui perdait régulièrement sa chemise au poker - que je comptais mettre hors d’état de nuire à la première occasion. - Alors, mon adjudant, on prépare les jeux de Sydney ? Au volant de la 2CV de Bertrand, Alain s’était arrêté au milieu du rond-point de la Croix de Mission pour encourager son supérieur qui, tout à son marathonien flash-back, commençait gentiment à dégouliner du képi. - Si j’étais vous, mon adjudant, je ne mollirais pas : votre femme est après vous depuis un moment, me hurla-t-il essayant de couvrir les hourvaris de son récalcitrant embrayage. Paraît que vous avez un invité de marque… - Tout le monde ne peut pas passer ses permissions à courir les jupons en « deux pattes » ! En « deux pattes » cassée, qui pis est ! - Elle a passé son contrôle y a même pas un an ! s’offusqua Véritas. Pas un clignotant à régler ! C’est juste le changement de vitesse qui… Comme pour appuyer sa démonstration, l’antiquité cala net alors que Molebourse, le nez contre le pare-brise en échiquier de sa Laredo, s’engageait prudemment sur le sens giratoire. - Si tu cherches « La Manivelle », te fatigue pas, elle est juste derrière toi ! me gondolai-je. - Ça ira, mon adjudant ! Sûrement une saleté dans l’essence ! Sauvagement torturé, le démarreur finit par cracher le morceau qui devait être de la taille d’une raffinerie. - Qu’est-ce que je vous disais ! claironna Alain. Ah ! Autre chose, mon adjudant ! Pascal Bardin-Cardaillac a essayé de vous joindre en milieu 213 La Mouche sans r@ison Troisième partie de matinée. Il m’a demandé de vous dire que le patient était d’accord pour le régime et qu’il attendait votre ordonnance. Toujours aussi fêlé non ? Fêlé mais encore sur la brèche contrairement à ce qu’on pouvait craindre. J’en étais heureux pour lui : un gamin qui réclame sa fessée est un gamin qu’on n’a plus besoin de gifler. Juliette avait fait du bon boulot : son « bébé » acceptait maintenant de grandir et d’assumer les conséquences de ses actes. Quand je le rappellerai, je me limiterai à une punition didactique. - Merci, Alain. Maintenant tu peux circuler ! - A vos ordres, mon adjudant ! Ce que ce poissard de Molebourse allait, une seconde plus tard, apprendre à ses dépens, c’est qu’il ne faut jamais serrer de trop près une vieille dame qui a de l’arthrite dans la boîte de vitesse et confond sa première avec sa marche arrière. Où alors, c’est qu’on a le pot d’avoir un assureur marié à un carrossier. Bon ! Encore trois cents mètres. Allons-y Allonzo ! Où en étais-je ? Ah ! Oui ! Luccioni ! Il n’en menait pas large lorsque je lui avais présenté mes condoléances le jour de l’enterrement de ses quatre clients. Des « clients » que je supposais lui être particulièrement chers depuis que je m’étais autorisé à les inscrire en tant qu’actionnaires anonymes de la « Dope & Cie » : l’argent sale ne se blanchit jamais aussi bien que dans du beau linge. Tout en lui serrant la main des larmes plein les yeux, je lui avais murmuré dans l’oreille que l’arrestation de madame Vivier-Dumarty trompait tout le monde sauf les véritables assassins : un groupuscule d’indépendantistes résolu à nettoyer le pays des profiteurs blancs de tous poils à commencer par les grossistes en crack qui se faisaient des couilles en or (d’où le châtiment qui leur était réservé) sur le dos de leurs frères surinamiens. Pour preuve de mes allégations, je lui avait glissé dans la poche la photocopie d’un fax revendiquant le quadruple meurtre et signé « Kurari ». - Je l’ai reçu hier matin mais j’ai préféré vous en réserver l’exclusivité… - Pourquoi ça ? s’était étonné l’endeuillé. - Parce que je pense que vous en ferez un meilleur usage que la police ou la presse. Votre nom y est cité trois fois… Je n’eus pas longtemps à mariner avant d’avoir confirmation de l’étanchéité de mon bateau : deux jours après mes révélations, les RG et la DGSE, trop fiers pour s’abaisser à me cuisiner, mettaient du « K-urary » à toutes les sauces. Plus futé, Javaire, confident du Petit Larousse, établissait qu’il s’agissait d’un vocable caraïbe à l’origine du mot « curare » et entreprenait, à tout hasard, d’empoisonner la vie des Wayanas. Pour donner du corps à la menace fantôme et mettre davantage la pression sur Luccioni, de nouveaux attentats devaient être perpétrés. J’organisais donc, avec Lafaye (que je voulais garder sous la main), la mise à sac de mon logement de 214 La Mouche sans r@ison Troisième partie fonction (le serpent dans le lit était prévu, pas la décapitation de notre yorkshire improvisée par le clébard-killer) ainsi que le mitraillage de ma loggia (effectué - Martine me pardonne ! - une heure plus tôt que programmé par mon dangereux acolyte). Toute bavure méritant salaire, Luccioni, paniqué par les nouvelles menaces de mort bombées sur la façade de sa boîte et par la découverte d’un cercueil près à l’emploi dans sa piscine, finit par me convoquer assuré qu’il était de s’adresser au seul homme vraiment redouté des « K-urary ». Je n’avais plus qu’à lui mettre le marché en main : mes tuyaux sur le groupuscule contre une participation de 15% dans ses activités clandestines. Il m’avait donné une pépite en acompte et demandé quarante-huit heures de réflexion mais, dès le lendemain, j’étais envoyé en pleine jungle sur commission rogatoire de Javaire avec mission de n’en revenir qu’avec la tête (réduite si nécessaire) d’un curare’s brother. Martine refusant, après ses émotions, de rester seule à Cayenne, j’avais obtenu la permission exceptionnelle de l’embaucher comme cantinière : elle était certainement plus en sécurité parmi les Wayanas qu’à portée de sarbacane du clan Luccioni. L’inspection, encadrée par des légionnaires, tint de la promenade de santé. Aucun des indiens rencontrés n’ayant - et pour cause ! - de « Kurary » caché dans son carnet d’adresse, nous étions parvenus, bredouilles, dans le dernier village de la circonscription quand Lafaye, ponctuel, nous y rejoignit : je lui avais ordonné, en mon absence, de marquer Javaire à la culotte et de se présenter au rapport la veille de mon retour. Ce que le mariole m’annonça, tout flambard, dans le secret de ma tente, dépassait l’entendement : au lieu de s’en tenir aux instructions, monsieur avait fait du zèle et enlevé, en pleine rue, mon magistrat préféré qui, depuis le matin, marinait dans un « carbet » isolé sur les berges du Maroni ! - J’ai téléphoné à RFO pour revendiquer l’enlèvement au nom des « K-urari » ! s’était rengorgé le gogol. Si, après ça, Luccioni ne pisse pas dans son froc… Pour l’heure, c’était moi qui fouettait comme un chat à neuf queues. Sans perdre un instant, je plaquai Martine et son escorte pour suivre Lafaye qui s’était permis, avec le rebut de bagne qui le secondait, de m’emprunter ma pirogue et ses avirons de compétition. Une heure de navigation plus tard, la geôle de Javaire était en vue lorsque une vedette rapide, pilotée par des janissaires de Luccioni, nous rattrapait et éperonnait notre esquif. Les poumons d’un batracien et le crâne d’un rhinocéros, je m’en sortis sans autre bobo qu’une jolie estafilade sur la joue droite ; mes deux compagnons avaient eu moins de veine : les piranhas feraient l’économie d’un Mac Do. Ma pirogue récupérée entre deux racines de palétuvier, je libérais Javaire, lui collais, en dédommagement, la pépite de Luccioni entre les mains et, de retour au camp de base, alertait une vedette de patrouille pour qu’elle vogue à son secours. 215 La Mouche sans r@ison Troisième partie Peu de temps après, Guillemette, qui avait bénéficié de l’appui de hautes personnalités métropolitaines et du contre-feu allumé par mézigue pour enfumer ses accusateurs, était libérée en attendant une relaxe définitive. Javaire ne comprendrait jamais comment il s’était fait rouler ; piètre consolation ! Si mon amie ethnologue pouvait allumer un cierge à Sainte Nitouche, je devais, pour ma part, une action de grâce au patron des manchots galonnés : un quadruple meurtre passionnel demeurerait à jamais impuni et l’intouchable Luccioni m’avait clairement laissé entendre que je ramais trop dans le sens de la magistrature (qu’elle fut assise ou ligotée sur le ventre) pour faire un ripou crédible. Martine peu intéressée par une retraite anticipée de veuve de héros et les « K-urari » dissous faute de militants, force me fut de rentrer dans le rang sans même pouvoir transmettre l’esquisse d’un dossier à ma hiérarchie. Parti pour éviter une erreur judiciaire, « Bison Bienveillant » avait encorné la légalité et « Columbo » s’était ramassé une gamelle en courant deux lièvres à la fois. Cela aurait dû me servir de leçon. A croire que, comme le scorpion, il était dans ma nature de grenouiller sous le Parquet ! - Ah ! Te voilà tout de même ! Et en nage, par dessus le marché ! Martine, son plus beau tablier à carreaux ceint sur sa plus belle robe à fleurs, m’attendait en embuscade sur le palier. - Et, bien sûr, tu as oublié le pain ! pesta-t-elle. Où étais-tu encore passé ? Ça fait une heure qu’elle est là ! Je ne sais plus quoi lui raconter, moi ! - On n’avait pas dit treize heures ? - Qu’est-ce que tu veux que je te dise ? Elle doit en être restée à l’heure d’hiver ! Un hiver ensoleillé à en juger par le teint hâlé de notre visiteuse. Toujours aussi mince et élancée, toujours aussi sportive dans son débardeur qui ne cachait rien de ses biceps fuselés, toujours aussi brune les cheveux coupés à la garçonne, le regard charbonneux toujours aussi pétillant, les lèvres toujours aussi charnues, les fossettes toujours aussi marquées de deux rides bien parallèles, Guillemette Vivier-Dumarty n’avait pas bougé d’un milligramme de cellulite en six ans. Une ingrate qui, après son départ précipité de Guyane, ne s’était plus jamais manifestée jusqu’à ce coup de fil de l’avant-veille : elle avait loué un voilier à la Trinité et se proposait de faire escale à Port-Joinville le temps de trinquer à la santé de nos bons souvenirs. Martine avait légèrement tiqué mais, plutôt que de laisser son époux réputé volage en tête-à-tête avec une allumeuse qui lui avait déjà créé assez de soucis, elle s’était fendue d’une invitation à déjeuner. Au menu : tarama maison, pissaladière au germont, rôti de lotte, tourtière à la cannelle. De quoi coller une indigestion à cette « prétentieuse » qui se prenait pour la « Reine Soleil » parce qu’elle était née à deux pas du Petit Trianon. 216 La Mouche sans r@ison Troisième partie Après quelques minutes de flottement imputables à une gène réciproque - les fils du passé sont souvent noués à une pelote d’épingles Guillemette nous avait déridés en nous racontant ses aventures de directrice de collection (les contrats exigés par certains auteurs étant, paraît-il, plus épais que leurs bouquins) et son incursion dans le monde de la télévision (où elle avait découvert que, pour réussir sur Arte, mieux valait fréquenter les salons du Fouquet’s que la bibliothèque de la Sorbonne). - Et vous ne vous êtes toujours pas remariée ? s’était inquiétée Martine. - Un amant par-ci par-là, c’est déjà assez encombrant ! lui avait répondu la provocatrice. Un mec, ça peut être utile au lit, mais, pour le reste, je préfère me débrouiller toute seule. Le dernier auquel je me suis attachée a failli m’envoyer aux Assises et sans François… C’était la première fois qu’elle m’appelait par mon prénom. Familiarité que Martine goûta si modérément qu’une saucière lui échappa des mains et ne rata sa cible que d’une longueur de fourchette. - Si nous en revenions à tes documentaires ? proposai-je un casque bleu à la place du képi. Les animaux, ça doit être passionnant ! - Je m’intéresse plutôt aux humains, rectifia Guillemette cadrant la terroriste culinaire au plus serré. Ce qui n’exclut pas forcément les grands fauves ni les tigresses domestiques… Même un ancien champion d’aviron ne saurait redresser une conversation aussi mal embarquée ! Jusqu’au dessert - qui m’avait gracieusement épargné les récifs de l’île flottante - je souquai comme un fou sans parvenir à réconcilier ces dames (de nage). Le café servi dans le salon, Martine avait prétexté des courses urgentes à faire en début d’après-midi pour se jeter sur la vaisselle et nous tourner le dos. Distante attitude qui n’avait pas résisté à l’invitation que m’avait faite Guillemette d’être son équipier dans un tour de l’île à la voile avant de poursuivre sa route vers La Rochelle. - J’imagine que je ne serai pas de trop si je vous accompagne… avait ronronné, de sa tanière, la « tigresse » en gants de caoutchouc. - Au contraire, chère amie. Croyez bien que j’en serai positivement ravie ! - Et tes courses ? m’étais-je gaussé. - Tu les feras en rentrant. Pour une fois que tu me seras utile ailleurs qu’au lit ! Amarré à couple de deux superbes goélettes anglaises avec pont en teck et accastillage de cuivre, l’Oceanis Bénéteau de neuf mètres cinquante loué par Guillemette faisait figure de coquille de noix : depuis Mers ElKébir, la Royal Navy prenait un malin plaisir à nous saborder le moral. Raison pour laquelle, oubliant tout fair-play, j’évitai soigneusement de me décrotter les godillots avant d’enjamber les britiches bastingages pour 217 La Mouche sans r@ison Troisième partie atteindre notre franchouillard rafiot. Le geste assuré du vieux loup de mer, Guillemette avait, en un tournemain, déferlé foc et grand-voile prêts à être hissés et, le moteur tournant déjà au ralentis, je n’attendais plus que son ordre pour larguer les amarres. - Où est-elle passée ? s’avisa soudain le capitaine. - Qui ça ? - Martine ! La dernière fois que je l’avais vue, nous descendions à pied la rue de la République et elle s’était engouffrée chez Château pour commander un pain de campagne et une mérisse. « Avancez sans moi, je vous rattrape ! » nous avait-elle lancé sachant qu’il ne lui faudrait guère plus de cinq minutes pour atteindre la darse de plaisance et me remettre le grappin dessus. Une demi-heure plus tard, nous l’attendions encore. - Bon ! Qu’est-ce qu’on fait ? s’impatienta Guillemette en reposant la carte de l’île qu’elle connaissait maintenant sur le bout du GPS. Si ça continue, on va se retrouver avec les courants dans le pif ! Tu veux aller la chercher ? - Laisse tomber ! Je suis sûr qu’elle traîne exprès pour nous enquiquiner ! Allons-y, Allonzo ! Cap au large ! Ça lui apprendra ! Rebelle attitude que je n’assumais qu’à moitié : frimer devant Guillemette était une chose ; affronter, au retour, le juste courroux de Martine en était une autre. Les pare-battages relevés, je tanguai vers la proue jusqu’à saisir la drisse de foc pour mieux scruter les quais espérant y distinguer une petite bonne femme les bras au ciel et le visage congestionné par un sprint échevelé. Mais la dernière bouée du chenal frôla notre étrave sans que l’apparition espérée ne vienne contrarier notre appareillage. Hésitant entre soulagement et malaise, je m’apprêtai à détourner mon regard lorsque une silhouette, dressée tout au bout de la jetée, me percuta la rétine. Cette haute stature un peu voûtée, ces jambes démesurées d’échassier, ces bras croisés derrière le dos en ailes de vautour, ce costume de toile blanche comme le jabot fripé d’un vieux paon, ne pouvaient appartenir qu’à un seul volatile. Un oiseau de mauvais augure dont le bref aperçu me glaça malgré mon épais pull de laine et mon ciré fermé jusqu’au col. Un jettatore de malheur qui, me sembla-t-il, levait la main comme pour me saluer ironiquement quand le foc, gonflé par une risée, se mit à faseyer obturant mon champ de vision. Guillemette venait de virer bout au vent pour hisser la grand-voile et, quand je pus à nouveau balayer la côte, le sinistre personnage avait disparu derrière la tourelle d’alignement. Javaire ! A force de chatouiller les fantômes du passé, j’avais réveillé Croquemitaine ! Javaire sur l’île d’Yeu le jour où, précisément, la Guyane mouillait en Vendée ! Inutile de convoquer le hasard même pour une simple audition ! Il y avait dans l’air un parfum de nauséabonde manigance qui étouffait celui du goémon et du diesel détaxé. Un relent de rancune rance qui vous prenait à la gorge. Javaire ! Que venait-il chercher, cormoran 218 La Mouche sans r@ison Troisième partie nécrophage, dans le sillage du « Mnénoscaphe » ? A quoi rimait ce signe ambigu adressé de loin comme l’éclat d’un miroir brisé ? Sept ans de malheur, mais pour qui ? - Quelque chose qui ne va pas ? me cria Guillemette qui se débattait avec l’écoute de foc coincée sous mon talon. - Excuse-moi ! Non… Rien ! Je rêvassais… Des gaziers du gabarit de « Jiji », il devait y en avoir quelques uns sur la planète et il m’aurait fallu une longue vue pour détailler la binette du type sur la jetée. La trop romanesque imagination de cette chère Juliette Coussein était sans doute contagieuse à moins que la récente évocation du « Morphos » ne m’ait fichu des papillons dans les mirettes ! Un gendarme, dans l’exercice de sa permission, n’ayant pas à donner congé à son cartésianisme de fonction, je me ressaisis subito envoyant par le fond infondées appréhensions et absurde pressentiment. Je quittai donc la proue et ma triste figure pour aller m’asseoir face au skipper, à croquer sous son gros bonnet enfoncé jusqu’aux oreilles. Laissant sous le vent les récifs des Chiens Perrins, premier cap à passer au nord-ouest de l’île, Guillemette avait prudemment décidé de tirer un bord au large, cap au 350. L’Oceanis, barré de main de maître, remontait parfaitement au vent et vous traçait ses six nœuds comme qui rigole. De petits creux d’un mètre cinquante égayaient notre allure sous un ciel dégagé. Seul bémol à la clé (des champs) : le refroidissement sibérien de l’atmosphère qui avait découragé les plaisanciers : pas une voile à l’horizon. Rien ne s’opposait donc à ce que les amis retrouvés ouvrissent la boîte à confidences et Guillemette, libérée de la présence de Martine, allait se jeter à l’eau quand le surgissement, par tribord arrière, d’une impressionnante masse sombre l’en dissuada aussi sec. Par réfraction, l’azuréen des vagues s’était tout à trac teinté d’ardoise sur la largeur d’un semi-remorque. La chose était au moins aussi longue que la coque du voilier dont elle s’était approchée à moins de trois mètres. Un monstre d’une formidable puissance qui, après nous avoir rattrapés sans difficulté, nous distancierait, quand il le voudrait, d’une battement de queue. Sauf s’il lui prenait la fantaisie de culbuter notre youyou pour vérifier sa ligne de flottaison. Déplaisante perspective qui plongea tout l’équipage dans un mutisme hébété jusqu’à ce que deux énormes ailerons percent la surface dans un bouillonnement d’écume. - C’est pas vrai ! Un requin géant ! frissonna Guillemette en me pressant l’avant-bras. Requin, l’animal l’était sans l’omble d’un doute. Géant, c’était une autre paire de Manche comme se plaisait à le répéter ce calembourbeux de Gilbert Léragne dont me revint, fort à propos, l’une des innombrables anecdotes. Le « Rufisc » à peine baptisé, il avait, lui aussi, à quelques milles des Corbeaux, croisé la route de l’un de ces faramineux squales dont le plus gringalet dépassait à l’aise les neuf mètres. Mort de trouille, il avait regagné 219 La Mouche sans r@ison Troisième partie le port aussi vite que le lui permettait un moteur cacochyme avant d’apprendre, de la bouche de Saintebarbe, que son sanguinaire mangeur d’homme n’était, en fait, qu’un inoffensif requin pèlerin consommateur exclusif de plancton. Hôte habituel des grands fonds, le bestiau attendait le printemps pour monter batifoler en surface sans s’y attarder au-delà du mois de mai. Pierre Ligeot, shooté du détendeur, s’était même, un jour, approché assez près de l’un deux pour lui caresser le ventre ! En deux mots, je m’empressais de rassurer Guillemette qui, pour une régatière expérimentée, pêchait côté piscicologie (du grec « pisci » comme « pisciculture » et « logie » comme « barbarismologie » ; on dit ainsi de quelqu’un prompt à débusquer les anguilles sous roche qu’il est très piscicologue). Comprenant qu’il n’impressionnait plus personne, l’indiscret sélacien ne tarda pas à s’éloigner et à refermer derrière lui la parenthèse. Requinquée, mon ichtyophobe revint dare-dare à ses moutons abandonnés aux moustiques guyanais. Une piqûre de rappel ne ferait pas de mal sauf à être allergique au Penthotal coupé d’une larme de remords à la limite de la péremption. Pourquoi, d’entrée de jeu, remettre sur le tapis la tragique disparition de Cyril Lafaye, délicieux garçon fort apprécié des piranhas ? Pourquoi exhumer un amant de passage condamné par sa folie meurtrière à ne pas faire de vieux os ? Pourquoi revenir sur un épisode dont je me souvenais dans ses moindres détails pour l’avoir vécu aux premières loges ? - Parce que, dans le feu de l’action, on ne peut pas être à la fois acteur et spectateur, professa Guillemette. On t’a laissé croire que Cyril s’était noyé alors qu’en réalité… - En réalité ? - Il avait réussi, lui aussi, à regagner la berge avec une côte enfoncée et une cheville foulée. Persuadé, lui aussi, d’être l’unique survivant, il avait tenté d’atteindre le « carbet » où était retenu Javaire mais s’était écroulé en route. Dans son état, il y serait certainement resté si un vétérinaire de Maripasoula ne l’avait découvert par hasard… - Pourquoi ne m’avoir rien dit ? - On craignait que tu ne le retiennes en Guyane et puis, et surtout, il y avait Luccioni. L’attaque de la pirogue prouvait que ce salaud avait identifié Cyril comme ton auxilliaire et, peut-être, comme l’assassin de ses quatre associés… A peine remis sur pattes par le traitement de cheval du bon vétérinaire de brousse, Lafaye loue donc les services d’un piroguier-taxi peu regardant (pléonasme guyanais) et, comme des milliers d’autres clandestins, traverse le Maroni au nez et à la barbe des douaniers. Après un court séjour au Surinam durant lequel Guillemette lui fait parvenir de quoi survivre, il quitte Paramaribo à bord d’un porte-conteneurs en partance pour Bordeaux. De retour à Paris, Guillemette reçoit un coup de téléphone de son amant qui, de passage dans la capitale, brûle de la revoir. 220 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Depuis l’affaire du « Morphos Center », j’avais peur de lui et j’ai refusé de le recevoir, seule, chez moi, poursuivait la fine mouche avec raison. Je lui ai donné rendez-vous dans un bistrot du boulevard SaintGermain dont je connaissais le patron. Quand il s’est pointé, il était dans un état d’excitation incroyable : il se croyait plus ou moins invulnérable et projetait de se rendre en Irak pour démontrer l’appartenance de Saddam Hussein à la CIA ! Le plus dingue, c’est qu’il voulait que je l’accompagne comme preneuse de son ! Je l’ai envoyé balader en le menaçant de le balancer à la police s’il s’incrustait. - Il avait conservé son identité ? - Evidemment ! Tu étais le seul en mesure de le confondre mais il savais tu n’en n’avais pas les moyens : le dénoncer, c’était avouer que tu l’avais couvert. Quant à Luccioni, toutes ses antennes en métropole étaient coupées depuis bien longtemps… L’invulnérable - qui joue de plus en plus gros au poker - poursuit donc sa carrière de reporter risque tout et se taille, en quelques années, une solide réputation de chasseur de scoops que Guillemette suit, de loin en loin, à travers les magazines et les journaux télévisés. Chacun vit sa vie de son côté et les probabilités d’une nouvelle rencontre s’amenuisent jusqu’à ce matin du mardi 1er avril 1997, jour traditionnellement réservé aux canulars gratinés. - Quand Neusa, la chargée de production qui travaille avec moi sur Arte, m’a appris qu’elle avait embauché Cyril pour notre reportage sur les immigrés surinamiens, j’en suis restée assise, soupira Guillemette. J’ai immédiatement voulu changer de cadreur mais il était trop tard : le contrat était déjà signé… Contrainte et forcée, la responsable de programmes reçoit donc, dès le lendemain, le technicien qui s’apprête à s’envoler pour la Guyane. Elle le bat froid mais peu lui chaut : les images qu’il rapportera seront, jure-t-il, dignes de leur amour auquel, lui, n’a jamais renoncé. Trois jours plus tard, le samedi 5 avril, Guillemette reçoit pourtant, à domicile, un SOS du matamore sur pellicule : il n’a pas fallu quarante-huit heures à l’un des hommes de main de Luccioni pour le repérer et lui faire déposer, à son hôtel, une corbeille de fruits à laquelle ne manque qu’une grenade promise, toute dégoupillée, dans la prochaine livraison. Les pépins, eux, seront pour Guillemette. - D’un seul coup, il ne se sentait plus du tout immortel ! persifla-t-elle plus amère que Michèle. C’est tout juste s’il ne pleurait pas au téléphone ! - Que pouvais-tu faire pour lui ? - Il voulait que j’use de mes bonnes relations avec le milieu Mong pour lui fournir des gardes du corps et le faire évacuer ! Du délire ! J’ai d’abord refusé tout net ! - Et ensuite ? 221 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Il m’a menacée de requérir la protection de la police et de tout déballer… - Tu me tiens, je te tiens par la barbichette… Si c’était à refaire, je le serrerais tout de suite au lieu de finasser ! - Tu n’as rien à te reprocher ! Si je n’avais pas été connement amoureuse de ce débile et si ma famille… Mais, passons ! Ce qui est fait est fait ! Comme je n’avais plus le choix… - Tu ne lui as tout de même pas cédé ! renâclai-je. - Je n’en avais aucune envie ! D’autant qu’il s’affolait pour pas grandchose ! - Simple intimidation ? - Ou plaisanterie macabre en hommage à Toussaint Luccioni ! - Macabre ? soulignai-je. - Décédé le dimanche 16 mars 1997 à Salina Cruz des suites d’un stupide accident de plongée… Les faire-part ne circulaient pas encore mais le clan était forcément au courant. Tout porte ainsi à croire que la vendetta s’est éteinte en même temps que le Corse mais Cyril Lafaye, le trouillomètre à zéro, ne veut rien savoir. Sous couvert d’obligations professionnelles, Guillemette saute donc dans le premier avion pour Cayenne où elle atterrit le lundi 7 avril avec l’intention de récupérer le zozo, de le bourrer d’anxiolytiques et de le ramener avec elle en métropole. Mais la petite sœur des couards peut remballer sa trousse de secours : résolu à se faire passer pour mort (une manie, décidément), Lafaye n’a pas attendu les renforts pour se procurer le cadavre d’un inconnu et le conditionner à endosser son identité. - Minute papillon ! la coupai-je. Même en Guyane, les macchabées intérimaires ne courent pas les rues ! Encore moins les couloirs d’une chambre d’hôtel ! - Sauf si tu as deux mille dollars à filer en pourboire au garçon d’étage dont le cousin bosse à la morgue ! Les sans-papiers se passent de permis d’inhumer… Horrifiée mais le dos au mur, Guillemette accepte de participer à une mascarade dont l’improvisation relève pourtant du puérilisme aggravé. L’idée de reprendre le chemin de Saint-Elie et de refaire couler la chaux pour mieux noyer le poisson bat, à cet égard, tous les records de jobardise. - Cyril soutenait que les enquêteurs s’acharneraient à rapprocher ce meurtre de ceux de 1991 et qu’ils iraient rouvrir le dossier des « K-urary »… - Ben, voyons ! Et le tien, de dossier ? m’emportai-je. Une ancienne suspecte qui, après six ans d’éclipse, retrouve le soleil guyanais le jour même où la castratrice en série récidive ! Faudrait pas prendre tous les magistrats du Parquet pour fumeurs de moquette ! - C’est exactement ce que ce malade avait derrière la tête depuis des mois : annuler ses dettes de jeu et me faire porter le chapeau ! - Gros comme une maison ! 222 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Tu ne me croiras jamais, mais j’étais tellement à la masse - cocktail de décalage horaire et de stress - que j’ai pourtant attendu qu’il m’envoie mon ingratitude et sa rancœur à la figure, le soir de notre virée à Saint-Elie, pour l’admettre ! Et ça n’était pas tout… - Pour que son scénario fonctionne, il lui fallait encore museler deux témoins : toi et ma pomme, me hérissai-je de la moustache aux poils des orteils. Sympathique programme ! Comment comptait-il s’y prendre ? - Pas eu le temps de le lui demander ! Ni de vérifier que sa doublure sortait bien de la morgue quand il lui a collé une balle dans la tête… Curiosité par trop malsaine ! Animée par l’instinct de survie qui est à la jugeote ce que l’ampoule de secours est au warning, Guillemette abrège le dîner aux chandelles, plante sa fourchette dans la main du triste sire qui a vendu la mèche, empoigne son sac, saute par la fenêtre, réquisitionne le premier taxi qui lui tombe sous la grosse coupure et passe le reste de la nuit à draguer les douaniers de l’aéroport - lesquels, pour une fois, renoncent à tout saisir. Quand l’aube met de l’outremer dans l’océan, elle vole déjà vers Acapulco, unique destination affichée à l’ouverture des guichets. Hantée par le spectre de Lafaye, trop mort pour laisser longtemps son caveau entrouvert, elle annonce à ses employeurs qu’une piste prometteuse l’oblige à différer son retour et s’enfonce dans la Sierra Madre où elle erre, trois semaines durant, de village en village. Quand sa Wolkswagen, achetée d’occasion, rend l’âme prématurément et que sa jauge à pesos commence à osciller dans le rouge, force lui est d’admettre que les meilleures tortillas ont une fin et que sa cavale ne pourra durer éternellement. Dans le bus qui la ramène à Acapulco, le samedi 3 mai, elle a déjà pris sa décision : regagner la France, se planquer provisoirement chez une cousine recluse dans un hameau perdu du Jura et pressurer son Minitel jusqu’à obtenir les coordonnées de son sauveur patenté : mézigue ! - Je vais sans doute te décevoir, mais tu aurais aussi bien pu t’adresser à la gendarmerie de Cayenne, regrettai-je. Tu te rends bien compte qu’au point où nous en sommes on n’évitera pas une procédure judiciaire en bonne et due forme ! Une fois que nous aurons témoigné, Lafaye pourra faire son deuil de son simulacre de décès… - Et toi de ta carrière ! - Je m’en remettrai plus facilement que d’une castration post mortem ! - Autant dire qu’on en reviendrait à la situation de 1991 ! En pire pour ce qui me concerne ! - Quelques mois derrière les barreaux valent mieux qu’une éternité à sucer les pissenlits par la racine ! Si tant est que la partie civile s’entête à requérir contre toi autre chose qu’une peine avec sursis : la plupart des chefs d’inculpation ne résisteront pas à une confrontation avec ton ancien amant… - S’ils parviennent jamais à lui mettre la main dessus ! objecta vivement Guillemette que mes derniers mots avaient rembrunie plus que 223 La Mouche sans r@ison Troisième partie l’évocation d’un passage par la case prison. Dans le cas contraire, et si on tombe sur un juge aussi borné que Javaire… - M’étonnerait que ça existe ! Une fois démontré que le cinquième mort de Saint-Elie n’avait pas trois sous d’ADN en commun avec Lafaye, je ne vois pas comment on pourrait te reprocher son assassinat ! - Et l’assassinat de ce malheureux sans-papiers ? Rien ne prouve que Lafaye l’ait réellement récupéré à la morgue ! - Du moment que tu ne l’as pas aidé à le manipuler… Un conseil d’ami : si jamais une innocente jeune femme à qui vous devez un signalé service vous conjure de la sortir du trou où un inquisiteur aveugle se promet de la laisser croupir à perpétuité, prenez vos jambes à votre cou et fuyez sans vous retourner. Quelques vieux remords vous seront toujours moins douloureux que le regret d’avoir tendu la perche à une planche pourrie. Bien sûr qu’elle avait, tête baissée, donné dans le panneau, l’inconséquente ! Au lieu de laisser son pervers simulateur se dépatouiller avec sa prétendue gaucherie, il avait fallu qu’elle se mêle du maquillage de la victime doublure et de son conditionnement final à base de chaux vive ! Autant dire qu’elle avait laissé derrière elle assez d’empreintes génétiques pour encrasser les microscopes de la police scientifique ! Fort mal épaulé, les bras m’en tombaient. - Alors là, tu me la coupes ! bouche-béai-je. Je ne voudrais pas noircir le tableau, mais, dans le genre pataquès mal embringué, je crois qu’on tient le pompon ! - J’en ai peur… admit-elle, contrite. - Et tu t’imagines que j’ai une solution miracle à sortir de mon képi ? - En admettant – je dis bien : en admettant – que je saches comment échapper pour toujours à Lafaye, serais-tu en mesure d’assurer ta propre protection ? - Si je n’avais que moi à surveiller, ton mort vivant ne m’empêcherait pas de dormir ; quelques gousses d’ail et mon Beretta sous l’oreiller si nécessaire… Alors, cette opération de la dernière chance ? - L’idée m’en est venue, il y a deux jours, en attendant mon train à Lons-le-Saunier. C’est même pour ça que j’ai fait un crochet par La Trinité pour louer ce bateau… - Tour du monde en solitaire sans escale ? dérisionnai-je. - Mieux que ça ! Disparition en mer ! Même au fin fond du Jura, tous les journaux de tous les kiosques de gare n’en ont que pour cette fille : cette jeune Chinoise poursuivie par un trafiquant d’esclaves. Tu en as certainement entendu parler… - Tu sais, moi, sorti l’Echo des Casernes… - Pendant une tempête, elle a profité d’un instant de distraction de son ami pour sauter à la mer et se faire porter disparue. Astucieux, non ? 224 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Invraisemblable, surtout ! rectifiai-je, pressentant la redite superlative. Je te croyais assez maligne pour ne pas avaler des bobards pareils ! A part une sirène, je ne vois pas qui risquerait ses écailles dans une combine aussi vaseuse ! - D’autant que je nage comme une enclume, ce qui n’arrangerait rien, me concéda-t-elle dans une petite moue espiègle avant de reprendre, les paupières plissées : mais en admettant – je dis bien : en admettant – que tu rentres au port, au milieu de la nuit, et que tu cours à la capitainerie pour annoncer que je suis passée par dessus bord. Qui songerait à mettre en doute la parole d’un adjudant de gendarmerie ? Personne ! Pas de mobile, pas de corps ! Je ne savais ce qui me déplaisait le plus du sentiment de déjà vu ou de celui - plus pénible - de passer pour un pigeon aux yeux d’une oie blanche au ramage de mauvais cygne. - Pas de corps ? relevai-je pour laisser à mes cellules grises le temps d’astiquer leurs synapses. Tu as prévu un hélicoptère de poche ou une mallette de téléportation made in Startreck ? - Plus simple que ça : une trousse de maquillage et des vêtements de mec ! Je resterai cachée dans la cabine tant que le ponton ne sera pas désert et, demain, je prendrai le premier bateau en partance pour le continent… La publicité, voulue par Marc autour des exploits de sa James Bond girl, n’avait pas servi qu’à blouser les autorités ! Si toutes les adolescentes en rupture de pater familias et toutes les épouses fugueuses s’avisaient d’imiter Sibylle N’guyen, la Protection Civile n’avait pas fini de ratisser les côtes (d’Adam) pour des prunes ! - Tu es sérieuse ? - Autant qu’on puisse l’être quand on cherche à sauver sa peau… Ça peut le faire, non ? Sauf que, fidèle à sa promesse de me laisser hors de son coup médiatique, Marc s’était amicalement gardé d’indiquer à la presse le lieu précis de la fausse noyade. Manque de bol, Guillemette avait choisi, pour remettre les couverts, le seul endroit où les Affaires Maritimes (sans parler de mes hommes) n’avaleraient pas le surgelé sans lui trouver un désagréable arrière-goût de réchauffé. Plutôt que de dessiller illico les yeux de la rêveuse éveillée, j’acquiesçai d’un mol hochement de tête et m’abîmais dans la muette contemplation de la vague d’étrave. Ainsi donc, la réapparition soudaine de Guillemette Vivier-Dumarty, « garçon manqué » débiné par Martine, n’avait rien de l’aimable épilogue que j’avais cru, gros gourmand, pouvoir déguster en guise de pousse-café. La visite de courtoisie et la promenade en mer, lourdement lestées d’intérêt, me restaient sur l’estomac tout comme la proposition qui m’était maintenant faite d’emboucher à nouveau le pipeau qui, six ans auparavant, avait failli m’exploser dans les doigts. 225 La Mouche sans r@ison Troisième partie Pourquoi diable était-elle venue me relancer alors que, navigatrice émérite, elle n’avait besoin de personne pour calfater sa petite mise en scène ? Pourquoi fallait-il qu’elle me mouille dans son remake aquatique ? Pour bétonner son coulage ? Mais aux yeux de qui ? Lafaye préférant, semblait-il, me livrer aux asticots que de me tirer les vers du nez, pour qui les allégations d’un adjudant de gendarmerie passeraient-elles, plus que celles d’un quelconque justiciable, pour évangéliques ? Pour qui, sinon pour des fouineurs sur commission rogatoire ? Un alibi ! Ma vieille copine Guillemette projetait-elle de se tailler, en douce, un alibi dans mon uniforme ? Une mouette, frôlant les haubans, ricana. Pomme que j’étais ! Pomme que j’avais peut-être été depuis notre première rencontre, quinze jours avant le début de l’affaire du « Morphos Center ». Quinze jours à peine ! Et si ce benêt de « Bison Bienveillant » avait poussé « Columbo » dans les orties au fallacieux prétexte que la médaille de l’innocence n’était pas réversible ? Guillemette n’avait certes pas occis ces quatre gus pour exposer ensuite, bien en évidence dans ses vitrines, le nerf de bœuf de l’une des victimes : inconséquence n’est pas crétinisme. Ledit objet, sur lequel j’avais eu le tort de ne pas assez m’attarder – pan sur le bec ! – n’avait-il eu comme vocation que de fabriquer une coupable soluble dans la procédure ? La romantique version des faits que j’avais précipitamment épousée, en partie par amour de l’équité, en partie pour braver l’autorité javairienne, ne reposait, somme toute, que sur de subreptices confidences recueillies entre deux portes et uniquement corroborées par les aveux bâclés de Cyril Lafaye ; velléitaire flambeur que je n’étais pas en mesure de soumettre à l’épreuve de la reconstitution. Avec le recul (terrible chez les vieux fusils), la légèreté de mon implication me donnait presque le vertige. - Alors ? On tente le coup ? me relança Guillemette. - Ça se discute… me grattai-je. - On dirait que tu n’es pas chaud… - C’est le fond de l’air qui m’est frais… En mettant les choses au pire (qui n’est jamais décevant), que pouvaisje extrapoler de neuf à partir de ces tardives interrogations ? Qu’en 1991 j’étais tombé dans un piège à con qui avait attendu six ans pour me claquer aux fesses ? Dans cette hypothèse, il y avait urgence à démasquer le braconnier avant qu’il ne vienne relever ses collets. Guillemette Vivier-Dumarty et Cyril Lafaye réduits à l’état d’appâts, à qui attribuer la gibecière ? Les sous-bois de ma mémoire n’étant guère peuplés en lisière de Saint-Elie, le recensement était vite fait : un seul étrangleur de poules (de préférence mineures et asiatiques) rodait dans les parages avec du crack plein les poches : Toussaint Luccioni ! Toussaint Luccioni que la perte brutale de ses quatre associés n’avait peut-être pas affecté autant qu’il tenait à le laisser paraître. Toussaint Luccioni qui me savait à ses basques et qui m’avait instrumentalisé avant de me jeter tout 226 La Mouche sans r@ison Troisième partie habillé dans le Maroni. Toussaint Luccioni qui s’était permis de détourner mes « K-urari » d’opérette pour essayer de liquider Javaire à deux doigts d’éventer l’arnaque. Toussaint Luccioni créancier d’un Lafaye pris à la gorge par ses dettes de jeu. Toussaint Luccioni qui répondait « scrapuleusement » à l’appel d’offres à deux impasses près : Guillemette et Saint Pierre. 1/ difficile, même pour un pontonnier de génie, d’établir la moindre passerelle praticable entre une ethnologue de bonne famille (versaillaise) adulée de la jet-set et un vieux truand (corse) à peine sorti de son maquis. Or, pour éviter à ma série noire de basculer pas la prose bonbon, il était indispensable que Guillemette et le malfrat soient comme cul et chemise ; 2/ une fois levée cette première impossibilité, une seconde surgissait aussitôt : comment un grand pêcheur qui assiégeait les portes du Paradis depuis bientôt deux mois s’y prenait-il pour continuer, en ce bas monde, à tirer les ficelles ? Un grand pêcheur victime d’un « stupide accident de plongée » selon les propres termes de Guillemette… Stupide ? Stupide ! Stupide ! ! ! C’est moi qui était stupide ! Stupide au carré ! Stupide au cube ! Stupide à la puissance thermonucléaire ! La serveuse m’avait offert la solution sur un plateau et je n’avais regardé que la petite cuillère (en argent) suspendue à sa bouche ! Javaire avait raison : infantile et complexé j’étais en maréchal des logis chef, complexé et infantile je demeurais en adjudant qui, sauf erreur ou omission, allait maintenant en prendre pour son grade ! Encore heureux que Martine ait eu le pif de ne pas embarquer : un tueur et un gendarme désarmé son sur un bateau... - Alors, François ? insistait Guillemette. Le bord que je lui avais laissé tirer au large pour éviter les Chiens Perrins nous avait, mine de rien, entraînés si loin que le grand phare s’était depuis longtemps affaissé derrière l’horizon. Aucune voile, aucun navire à perte de vue. Le dénouement aurait lieu à huis clos sans spectateur ni pompier de service. - C’est d’accord, mais à une condition, lâchai-je en me retournant sur les mains de Guillemette toujours sagement soudées à la barre. - Tout ce que tu voudras… Ce que j’aurais voulu, en cet instant, c’est qu’un hallebardier surgisse des coulisses. Mais, ouiche ! Autant attendre Godo ! - Rien de compliqué, minimisai-je. J’aimerais seulement que tu répondes à une question. - Je t’écoute… Le ton de sa voix s’était durci sans que son androgyne visage ne trahisse la moindre tension. L’interprétation de ma partenaire méritait le prix spécial du jury - catégorie grande instance. 227 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Tout à l’heure, à propos de Luccioni, tu m’as affirmé que personne, à Cayenne - a fortiori en métropole -, n’était encore au courant de son décès lorsque Lafaye t’a appelé au secours… Tu confirmes ? - Evidemment ! Sinon ce salaud n’aurait pas pu me piéger en exigeant de me voir pour le croire… - Cela tombe sous le sens ; question de cohérence, agréai-je, patelin. Alors voici ce qui me tarabuste : comment une intellectuelle parisienne, à des milliers de kilomètres du Mexique et sans aucun lien direct avec le malchanceux plongeur, pouvait-elle, en exclusivité, connaître la date, le lieu et les circonstances particulières de sa mort ? De la réponse à la question rouge je ne vis que du bleu ! Si mes notions de géographie se rapportaient à la vivacité intacte de mes réflexes, l’aéroport d’Acapulco était pourtant bien l’escale la plus proche de Salina Cruz ! Le mentir vrai est un art injustement déprécié. Au sifflement de l’écoute de grand-voile, j’avais instantanément plongé sur les lattes du pont évitant ainsi d’un cheveu à la bôme, lancée comme un boulet, de s’émietter sur mon crâne. Mouvement désespéré dont j’étais en droit d’espérer de chaleureux applaudissements : tous les skippers maladroits n’ont pas cette veine de voir leur unique équipier survivre au casse-tête d’un brutal empannage. Mais, après avoir viré de bord vent arrière sans crier gare, Guillemette n’était pas femme à serrer au plus près pour remonter dans mon estime. En lieu et place des lauriers attendus, force me fut, étourdi et vacillant sur mes coudes, de me satisfaire du fort calibre qu’elle pointait maintenant dans ma direction. - Un accident eut fait davantage mon affaire, reconnut-elle, le dépit glacial. Je t’aurais souhaité plus coopératif ! - Et moi moins assommante ! Tout ce baratin pour en arriver là ! Dans le ciel d’un bleu délavé, de filandreux cirrus se teintaient de rose à l’approche du couchant. La brise, en se renforçant, s’était curieusement radoucie et les flocons d’écume arrachés aux vagues avaient la tiédeur d’une main d’enfant. Le temps idéal pour rejoindre son créateur et lui tirer son chapeau. Un reflet, dans les lunettes fumées de l’allumeuse, m’obligea hélas à redescendre sur terre : mon ange gardien refusait de déclarer forfait et j’étais mal placé pour lui mettre des bâtons dans les roues. - En plus, tu aurais le culot de me laisser mourir idiot ! me rebiffai-je sans bouger d’un millimètre. - Je suis comme toi : j’ai horreur des explications à rallonge ! - Inutile donc de te rappeler les inconvénients qu’il peut y avoir à flinguer un gendarme que le premier pêcheur de harengs récupérera dans ses filets… - Pas pire que de laisser derrière soi le témoin de cinq meurtres… 228 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Ça se discute… Mais, à ta place, je n’aggraverais pas mon cas et je rengainerais subito mon artillerie. - Tu n’es pas à ma place et je n’ai plus le temps de discuter ! - Dommage ! « Est-ce que ceux qui ont commis de mauvaises actions comptent pouvoir nous devancer ? Ils ont le jugement faux. » Sourate XXIX, verset… Pan ! 61 Cinématique de conclusion. Vue subjective, player 1 (Jean). Fichier enregistré le vendredi 23 octobre 1998 à 23 heures 02. - Ah ! Non ! Là, je ne suis pas d’accord avec toi ! Blablabla, blablabla, blablabla… Le sifflement de la bouilloire avait à moitié couvert son cri d’indignation mais, du fond de la cuisine où j’étais allé lui préparer une verveine-menthe, j’en supposais la teneur. Vivre, depuis un an, avec un olibrius monomaniaque qui, chaque soir, son dîner englouti, courrait s’enfermer dans son bureau pour pianoter, jusqu’à des heures indues, sur son ordinateur n’avait rien d’une lune de miel. S’envoyer, chaque matin, au petit déjeuner, le compte-rendu exhaustif des trouvailles nocturnes de son volatil amant défait par l’insomnie, n’était pas davantage pour stimuler la libido. Tout ceci sans préjudice des week-ends immolés sur l’autel du tyrannique Cronos croqueur de précieuses minutes et des sorties unilatéralement déprogrammées sous prétexte d’irrépressible inspiration. Pauvre Sténia ! C’était pourtant elle qui, le soir où j’avais brûlé mon premier manuscrit, m’avait, tout en m’annonçant son intention de transformer le pointillé de notre relation en ligne continue, exhorté à reprendre la plume pour ne plus la lâcher avant le mot « fin ». Les fructueux rapports que j’avais, au même moment, commencé d’entretenir avec mon jeune collègue de Cayenne, ne furent pas étrangers à ma décision de suivre, à la lettre, les recommandations de mon nouvel agent 229 La Mouche sans r@ison Troisième partie littéraire. Après six ans de blocage la machine, soudain dégrippée, ne demandait qu’à s’emballer. Efficacement secondé par un Térien prêt à tous les accommodements pour fortifier ma convalescente alacrité, la légalité y perdit ce que l’efficacité y gagna et, en quelques jours, j’eus en ma possession assez d’éléments frais pondus pour nourrir une intrigue des plus solides. Nathan Malet s’était rendu à Salina Cruz sur les traces de feu Toussaint Luccioni pendant que je visitais l’hôtel particulier des grandsparents de Guillemette Vivier-Dumarty. Un véritable musée de la bourgeoisie versaillaise, transmis depuis peu en héritage à un dégénéré vaguement gauchiste, dont les catacombes recelaient, entre deux secrets de famille momifiés, une authentique mésalliance confite dans du Clos Capitoro cru 1962. Du croisement de nos informations, Nathan Malet obtint assez de billes pour modifier radicalement l’orientation de son enquête cependant que je me surprenais à éprouver, pour l’adjudant Lemoine, cette forme ambiguë de bienveillance que tout auteur réserve à son personnage le moins défendable. - Tu n’avais pas le droit de lui faire ça ! m’apostropha Sténia alors que, précédé du plateau où fumait son infusion, je franchissais le seuil du salon. Les lecteurs ne te le pardonneront pas et moi non plus ! Qu’elle était belle, pelotonnée comme un gros chat, sur les coussins du canapé ! Les flammes de la cheminée dessinaient de fauves arabesques sur ses jambes repliées et son regard clair, scories en fusion, brasillait. Tout autour d’elle, en froid contrepoint, des congères de feuilles dactylographiées enneigeaient table basse et tapis. Dans sa petite main aux doigts translucides tremblait la dernière page de mon dernier chapitre. - Aïe ! C’est bien ce que je craignais ! Le mot « Pan ! » que tu trouves un peu court… plaisantai-je en poussant un fauteuil pour m’installer à portée de griffes sans empiéter sur son territoire. - C’est pas drôle ! bougonna-t-elle le museau chiffonné. Que tu t’amuses, au moment de conclure, à bâcler l’ébauche d’un autre roman pour tirer sur le suspense et forcer sur la dérision, passe encore ! Mais tuer ton personnage principal ! - Je te rappelle que l’une des morales, portée justement par Lemoine, est : « Chacun doit, un jour où l’autre, assumer les conséquences de ses actes » ! Ou, si tu préfères : « Tant va la cruche à l’eau… » - Arrête ! C’est moi que tu prends pour une cruche ! Comme si on avait besoin de ça pour assimiler ta démonstration ! On nage en pleine comédie depuis le début et d’un seul coup : crac ! - La rupture de ton qui te chagrine ? - A ce stade, ça n’est plus une rupture de ton, c’est une rupture de contrat ! D’une chiquenaude, elle envoya valser mon « Pan ! » qui faillit passer au feu et, pour ne plus avoir à supporter mon ironique sourire, se mit à battre 230 La Mouche sans r@ison Troisième partie les cousins à la recherche de son paquet de Dunhills. Instamment menacé de tabagisme passif – terreur des fumeurs de pipe – je hissai le drapeau blanc. - OK ! Avant de nous encrasser les bronches, veux-tu bien reprendre le dernier paragraphe ? lui proposai-je en me penchant pour récupérer la feuille atterrie sous le pare-étincelles. - J’ai tout lu au moins deux fois ! regimba-t-elle, la cigarette au bord des lèvres. - Alors, je vais te le relire une troisième fois : « Un reflet, dans les lunettes fumées de l’allumeuse, m’obligea hélas à redescendre sur terre : mon ange gardien refusait de déclarer forfait et j’étais mal placé pour lui mettre des bâtons dans les roues. » Comment as-tu interprété ce passage ? - Comme l’une de ces obscures allégories dont tu ferais bien d’alléger ton manuscrit ! - Belle lectrice ! Combien cruelle êtes vous ! Faudra-t-il donc, pour vous satisfaire tout à plein, que je me fende d’un épilogue ? - Un épilogue ? A un pavé de sept cents pages imprimées en petits caractères ? Pour raconter quoi ? - Comment ton serviteur a, le dimanche 11 mai 1997, évité à un certain adjudant de gendarmerie de payer de sa vie sa dangereuse incompétence… - Tu as vraiment fait ça ? - Eh, oui ! Plus soulagée qu’admirative, Sténia referma le capot de son Zippo étouffant dans l’œuf tout risque immédiat de pollution atmosphérique. - Accepterais-tu de me résumer cette providentielle coda avant de la mettre en musique ? me demanda-t-elle avec, dans la voix, une acidulée pointe d’incrédulité. - Bien volontiers, belle lectrice ! Ce week-end-là, comme tu t’en souviens peut-être, je t’avais lâchement abandonnée à ton concours d’équitation pour me rendre à l’île d’Yeu en compagnie d’un ami très introduit dans le microcosme insulaire… - Pour compléter ta documentation, si ma mémoire est bonne. Et c’était un bobard ? - Pas du tout ! A une omission près : l’ami supposé me chaperonner n’était autre que le lieutenant Laurent Parfait… - Parfait ? Le flic de la pédicure ? Vous n’étiez pas fâchés à mort tous les deux ? - Un peu brouillés. Mais nous avions un ami commun… - Lequel ? - L’adjudant Lemoine, belle lectrice ! L’adjudant Lemoine qu’il s’agissait de sortir du pétrin sans ameuter le Parquet. - Parfait a tout de suite accepté d’entrer dans ton jeu ? - Dans celui de Lemoine, plus que dans le mien : créance morale à honorer… 231 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Et il n’a pas eu la trouille de se faire manipuler encore une fois ? - La convergence d’intérêts était facile à démontrer. Parfait a très vite compris qu’une discrétion absolue s’imposait si on voulait éviter à notre ami commun de tomber de Charybde en Scylla : à quoi bon l’aider à conclure sans bobo l’affaire du « Morphos Center » si c’était pour le laisser répondre de dissimulation de témoins et de complicité de meurtres ? - Clémence bien soudaine ! souleva Sténia. Devais-je lui avouer que l’intervention massive des forces de l’ordre m’aurait privé du rare plaisir de battre Lemoine sur son propre terrain : celui de l’individualisme à la « Columbo » ? Après notre ultime échange sur les berges du Maroni - lui en sauveur, moi en pantelant saucissonné - j’estimais avoir droit à une revanche ! A moi le beau rôle du chevalier quasi solitaire, à lui celui du Niaiseux sauvé des eaux ! - Clémence intéressée, nuançai-je, la contrition en sautoir. Comme je me doutais que Guillemette Vivier-Dumarty chercherait à contacter Lemoine, j’avais fait mettre sa ligne sur écoute par l’intermédiaire de Nathan Malet qui était seul habilité à le faire… - Et alors ? - Au lieu de faxer immédiatement le rapport du vendredi 9 mai à Cayenne, Térien a cru devancer mes désirs en me le mettant de côté jusqu’au soir. Quand j’en ai pris connaissance, il était près de vingt heures et tous les bureaux étaient déserts. Pas un regard pour me soutenir ; la tentation a été trop forte. Avec la mauvaise pente, le plus dur, c’est le premier faux pas ; après, il n’y a qu’à se laisser glisser… - En croisant les doigts pour arriver au bas de la piste sans se faire flasher par un radar… comprit tout schuss la monitrice. Je ne te savais pas aussi casse-cou ! - Moi non plus. Pour tout te dire, j’en avais encore l’estomac retourné en débarquant sur l’île d’Yeu : délivrer des commissions rogatoires est une chose ; se propulser en première ligne en est une autre… - La littérature peut mener loin, surtout quand on doit courir après l’inspiration ! Mon pauvre chéri ! La perfidie me laissa de ce marbre que l’on admire au fronton de l’Académie Française et dont l’imitation illumine les décors de Bernard Pivot. - Heureusement, Parfait connaissait aussi bien les lieux que les coutumes îliennes, poursuivis-je. On a loué une voiture à un drôle de type qui a tenu à coller sur le pare-brise l’indicateur des marées - comme si on comptait traverser l’Atlantique ! - et on est allé se garer près des pontons du port de plaisance. On a dîner de sandwichs au thon enroulés dans des élastiques - authentique ! - et, au milieu de la nuit, on a vu, de loin, le voilier de Guillemette Vivier-Dumarty remonter le chenal et venir mouiller à couple de deux goélettes anglaises. - Qu’est-ce qui vous empêchait de l’interpeller aussitôt ? 232 La Mouche sans r@ison Troisième partie - C’est ce qu’aurait voulu Parfait ! Mais elle ne pouvait plus nous échapper et, pour la confondre, je savais qu’il suffirait d’attendre le lendemain. Ça n’est pas à toi que j’apprendrai les vertus d’un bon flagrant délit dans une affaire criminelle… - A condition que la procédure soit légale ! Quant à exposer un gendarme sans gilet pare-balles… - J’avais mieux que ça à lui proposer : un ange gardien ! Un Parfait séraphin qui, le dimanche à l’heure de la messe, irait volté dans les douches de la capitainerie et, pendant que le démon femelle procéderait à ses ablutions, rendrait inoffensive l’arme laissée dans sa veste… - Et le « Pan ! », alors ? - Comme vous y allez, belle lectrice ! Devrai-je, pour vous plaire, brûler sur le champ toutes mes cartouches et me résoudre à ne plus vous servir que de tristes pétards mouillés ? - Les écrivains sont encore plus fatigants que les juges ! Dans un gros soupir, Sténia se redressa d’un vigoureux coup de reins. Enlaçant un coussin, elle se cala contre l’accoudoir, son rond petit menton posé sur ses genoux parfaits de Vénus boticellienne. - Prête pour la grande pirouette finale ! exhala-t-elle la résignation caustique. Ecrire oralement n’est pas le plus commode des exercices. Mais, comme il est dit quelque part dans l’Ancien Testament : « Quand le Verbe est tiré… » - Un peu avant midi, Guillemette Vivier-Dumarty quitta le port pour s’enfoncer dans le dédale des ruelles de Port-Joinville, repris-je. Je laissais Parfait parlementer avec les plaisanciers anglais et prenait l’ethnologue en filature. En passant devant la Maison de la Presse, je crus distinguer, entre deux piles de journaux, une moustache dont la paille enflamma mon imagination : et si Lemoine, plus imprévisible que jamais, avait soudain décidé de poser un lapin à son ancienne protégée ? - On sait qu’il n’en était rien. Digression inutile ! s’impatienta mon audiolectrice. - S’il fallait en retrancher toutes les notations psychologiques, « La Légende des siècles » tiendrait sur un ticket de métro ! - Mais Victor Hugo ne prenait pas le R.E.R. pour partir en exil ! - Autant pour moi ! me rendis-je sans plus ferrailler. J’abrégerai donc. En retard d’une bonne heure sur son invitée, Lemoine finit par regagner la gendarmerie au moment où je m’apprêtais à lever le camp persuadé qu’il ne viendrait plus. Sans l’incident du rond-point de la Croix de Mission, on aurait pu tomber nez à nez ! Preuve que les inserts comiques ne sont pas tous gratuits… - Ai-je dit le contraire ? Allez ! Du nerf, Victor Dugag ! - Deux heures plus tard, après un copieux déjeuner, le trio partait pour sa croisière digestive. Mais ma partition n’était écrite que pour un duo et 233 La Mouche sans r@ison Troisième partie Martine Lemoine, anicroche pointée, ne devait embarquer sous aucun prétexte ! Parfait occupé ailleurs, je ne pouvais compter que sur moi pour rétablir la situation. J’en étais à échafauder toutes sortes de combinaisons abracadabrantes lorsqu’elle eu la bonne idée d’entrer dans cette boulangerie. Je me payai alors d’audace et l’abordai à la sortie. - Pas ravie de tomber sur toi, j’imagine… - Son mari ne lui avait pas brossé un portrait très reluisant de ma personne et comme elle était pressée de le rejoindre… - Tu l’as menacée ? - Je lui ai rapidement expliqué, les yeux dans les yeux, les raisons de mon ingérence. Grâce au ciel, elle détestait assez Guillemette VivierDumarty pour se rendre, sans trop de résistance, à mes arguments et réintégrer ses pénates en attendant mon feu vert. - Pas plus paniquée que ça ? - L’épouse d’un gendarme, dans l’exercice de ses fonctions, doit savoir dominer son anxiété ! - Et la compagne d’un ex juge ? - Se résoudre à tolérer les hors sujets d’un écrivain débutant… - Où à l’aider à refermer ses parenthèses ! proposa ma muse muselante. Pendant que tu circonvenais sa femme, l’adjudant Lemoine levait l’ancre ! - Là, on revenait dans le domaine du prévisible et je pouvais m’offrir le luxe de saluer son appareillage… - A quoi bon semer le trouble dans sa tête ? Même à distance, il y avait de bonnes chances pour qu’il te reconnaisse ! - Guillemette Vivier-Dumarty aussi ! C’est pourquoi je ne me montrai qu’à l’instant où elle virait bout au vent pour hisser la grand-voile. La toile ne l’aveuglerait, côté digue, que quelques secondes ; secondes qui allaient largement conditionner la suite des événements ! - Comment ça ? - En semant le trouble, précisément ! Refoulée sur le moment, j’espérais que mon incongrue apparition ferait son petit bonhomme de chemin sous le képi de notre gendarme et resurgirait à point nommé… - C’est-à-dire ? - Lorsqu’il prendrait conscience qu’on ne l’avait convié à faire des ronds dans l’eau que pour mieux le mener en bateau et que la galère de Cayenne était à double fond ! - Révélation qui déboucherait, inéluctablement, sur un violent face à face au désavantage de Lemoine ! - Désavantage apparent ! D’abord parce que j’étais virtuellement présent sur le pont pour tirer le signal d’alarme avant que la bôme ne lui défonce le crâne. Ensuite… - Ensuite ? 234 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Parce que l’ange gardien, fugace « reflet, dans les lunettes fumées de l’allumeuse », était prêt à décoller depuis la cabine ! Ses beaux yeux en amandes s’arrondirent et Sténia envoya valdinguer le coussin trop mou pour absorber son exaspération. - Le « Pan ! », c’était lui ! explosa-t-elle. Tu ne pouvais pas le dire plus tôt ? - C’eut été, belle lectrice, faire insulte à votre perspicacité ! Car, enfin, je suis sûr que vous l’aviez deviné et que vous vous jouez céans de votre humble serviteur ! - Et toi ? Tu ne te jouerais pas un peu de moi, par hasard ? Par quel tour de passe-passe Parfait se trouvait-il à bord ? - Rien dans les mains, rien dans les poches ! Simple escamotage à vue : il s’était, tout bonnement, planqué dans la couchette arrière pendant que Guillemette Vivier-Dumarty déjeunait à la gendarmerie. Le plus délicat ayant été de convaincre préalablement les plaisanciers anglais des deux bateaux voisins qu’il ne s’agissait que d’une plaisanterie… - Humour français d’un goût douteux : flinguer une femme dont l’arme était H.S. ! - Et la psychologie des personnages ! Qu’en faites-vous madame mon agent littéraire ? - Je n’ai pas l’impression que, jusqu’à présent, vous vous en soyez exagérément préoccupé, monsieur mon feuilletoniste ! - L’action a ses exigences, plaidai-je le rose aux joues. Mais pas question pour autant de caricaturer le lieutenant Parfait en inspecteur La Bavure. Mon scrupuleux auxiliaire ne se savait autorisé qu’à tirer en l’air pour la surprendre et la maîtriser plus facilement… - Bravo la déontologie ! s’inclina Sténia singeant une révérence. Et son astuce a fonctionné ? - Plus ou moins… marmottai-je. - Commence par le plus… - Guillemette Vivier-Dumarty a aussitôt compris que, face à deux adversaires, toute résistance était vaine… - Et le moins ? - Cette idiote a sauté par dessus bord avant qu’on ait pu la ceinturer ! Le temps, pour Lemoine, de lancer le moteur et de ramener le bateau dans son sillage, elle avait disparue. Coulée à pic ! Début mai, la température de l’eau dans le secteur n’est pas propice aux baignades prolongées. Et impossible d’appeler sur le canal 16 : la radio du voilier était inutilisable ; vraisemblablement sabotée par Guillemette Vivier-Dumarty elle-même ! - Pour quoi ça ? - Sans doute pour justifier, dans son projet de disparition, le temps qu’aurait perdu Lemoine avant d’alerter les autorités… 235 La Mouche sans r@ison Troisième partie - On est toujours puni par là où on a pêché, médita Sténia qui avait l’épitaphe lapidaire. Morale valable pour toi et surtout pour Parfait et Lemoine qui ont dû passer un sale quart d’heure ! - Lemoine savait pertinemment que le coup de la disparue en mer ne pouvait être impunément réédité à un jet de bouée de l’endroit où Sibylle N’guyen s’était illustrée. Quant à Parfait, il connaissait assez le Code de Procédures Pénales pour juger de la faillite totale de notre entreprise : les comptables de l’I.G.P.N. n’apprécient guère les linceuls surnuméraires ! - Bref ! Vous étiez dans de beaux draps ! - Dont Lemoine - blanchisseur assermenté - nous a sortis in extremis. Seul capable de manœuvrer le violier, il a attendu la nuit pour le ramener tout près de la pointe des Corbeaux et, après avoir sauté à quelques brasses de la plage, le laisser poursuivre son chemin barre automatique bloquée. Vers quatre heures du matin, il regagnait son logement de fonction en compagnie de Parfait qui en serait quitte pour un bon rhume : si nécessaire, Martine et moi jurerions avoir vu Guillemette Vivier-Dumarty débarquer, sous nos yeux, son unique passager avant de poursuivre sa route en solitaire… - Intéressante compilation de petits arrangements avec l’éthique ! - Comment prévoir que Guillemette Vivier-Dumarty aurait l’élégance de ne jamais refaire surface et d’obliger l’ami Nathan Malet à mettre un terme à ses poursuites sans jamais songer à nous inquiéter ? - Je croyais que tous les noyés finissaient tôt ou tard par être retrouvés… - C’est ce qu’on raconte aux assassins potentiels pour les dissuader de passer à l’acte. Les caprices du courant et la loi d’Archimède sont parfois en contradiction… - Et le loueur de bateaux de la Trinité ? - Conformément aux prévisions de Lemoins, son voilier toucha la côte entre Saint-Gilles-Croix-de-Vie et les Sables d’Olonne. Pile sur ma juridiction. Je me suis débrouillé pour que Parfait soit chargé de l’enquête. Tu imagines la suite… - Trop bien ! Et si Guillemette Vivier-Dumarty avait imité Sibylle N’guyen jusqu’au bout ? En s’équipant préventivement d’une combinaison de plongée, par exemple… - Peu plausible : l’intrusion de Parfait ne rentrait pas dans ses plans et la distance à parcourir pour atteindre la terre ferme eut découragé une nageuse est-allemande ! Pour moi comme pour Lemoine, il ne fait aucun doute qu’elle a perdu les pédales et qu’elle a agi, une fois de trop, en enfant pourrie gâtée abusée par ses fantasmes d’invulnérabilité. - Comme ce Pascal Bardin-Cardaillac dont Lemoine t’a servi l’histoire sur un plateau… - Il me devait bien ça ! Mais pour rabouter deux intrigues aux antipodes (au sens propre et au sens figuré), il était indispensable que l’une 236 La Mouche sans r@ison Troisième partie fasse clairement écho à l’autre. Il fallait réussir à persuader toutes mes belles lectrices que les mêmes causes produisaient invariablement les mêmes effets dont la gravité ne dépendait que du choix fortuit des armes : d’un côté les nouvelles technologies, de l’autre un archaïque neuf millimètres ! - Guillemette Vivier-Dumarty avait vraiment tué cinq personnes ? béa Sténia. - Une seulement, relativisai-je. Mais une de trop quand on sait que le mobile des crimes n’eut pas résisté à une psychothérapie familiale ! Exactement comme dans l’affaire Bardin-Cardaillac ! Pendant que les uns inventaient le meurtre du père, les autres se coalisaient pour le couvrir… - Désolée, mais, là, je ne te suis plus du tout ! - Ne me dis pas que je vais devoir ajouter une postface à mon épilogue ! - C’est ça ou changer d’agent littéraire ! - Tu permets que je reconstitue mon stock de salive avant d’ouvrir la dernière vanne ? Permission accordée, je courus me réfugier dans la cuisine où m’attendait un grand verre de whisky-coca. Adossé au réfrigérateur, bercé par le tic-tac feutré de l’horloge murale, je convoquai ce qui me restait de lucidité pour déblayer le terrain en prévision de l’ultime étape. Tous les marathoniens vous le diront : c’est au trentième kilomètre que bascule l’épreuve : ça passe ou ça casse ! Mal préparé à l’improvisation de haut vol, tétanisé par l’absence de filet, la sagesse voulait qu’avant le prochain saut je me délestasse de toute considération superflue. Je ferai donc l’impasse sur les trafics et les réseaux de Toussaint Luccioni comme sur l’emprise financière croissante qu’avaient exercée sur lui ses quatre encombrants associés pour ne retenir que le fils de mauvaise famille succombant aux charmes d’une normalienne héréditaire. Cela s’était passé à Bonifacio, en septembre 1961 - sept ans avant qu’on ne découvre la plage sous les pavés et la liberté sexuelle sous la chape des conventions bourgeoises. En ce temps-là, la pilule du lendemain n’était pas en vente dans les Monoprix et les faiseuses d’anges passaient pour des succubes. Monsieur Dumarty père, haut fonctionnaire de l’administration fiscale, avait donc, contre l’avis du médecin de famille, exigé de sa traînée de fille qu’elle rachetât sa faute par neuf mois de nausées, de malaises et d’alitement. Le 17 juin 1962, la prometteuse mais fragile intellectuelle mourrait en donnant secrètement le jour à une petite Guillemette (prénom choisi par l’intransigeant et sarcastique grand-père). Elevée par l’une de ses tantes dans la certitude d’être née de père inconnu, la Cosette des beaux quartiers attendrait son seizième anniversaire pour, de la bouche de l’un de ses cousins amoureux éconduit, apprendre l’existence de Toussaint Luccioni. De quoi vous embraser la crise d’adolescence et transformer un malfrat entre deux remises en peine en romantique Robin des bois. Fascination qui ne ferait que croître jusqu’à ce voyage d’étude en Guyane qui, au printemps 237 La Mouche sans r@ison Troisième partie 1991, permettrait enfin à la brillante ethnologue récemment divorcée de jouir du réconfort paternel. Quand, en août 1991, Guillemette Vivier-Dumarty se retrouverait derrière les barreaux, elle pourrait compter sur sa versaillaise famille pour garder le secret et, bien involontairement, lui garantir l’impunité. De la même manière, j’oublierai de décrire les tortueuses associations d’idées qui, suite à mon premier entretien téléphonique avec Nathan Malet, m’avaient incité à m’intéresser au plongeon final du Corse ; subaquatique voyou dont, contrairement à Lemoine, j’ignorais les accointances avec les quatre émasculés de Saint-Elie. Tout était parti de deux troublantes proximités géographiques : celle tardivement constatée entre le « Morphos Center » et l’« Ariane’s inn » et celle vite vérifiée entre Salina Cruz (dernier trou dans l’eau de Toussaint Luccioni) et Acapulco (destination de Guillemette Vivier-Dumarty au départ de Cayenne). Le bon plan, c’était de consulter les cartes avant de les redistribuer ! - Alors ? Cette postface, tu la décongèles sous les aisselles ou quoi ? Plantée bien droite dans l’encadrement de la porte, les mains enroulées autour de son bol de verveine-menthe, Sténia surexposait le contre-jour. Il y avait d’abord ce regard de langoureuse siamoise qui conjuguait à tous les temps malice et provocation. Un nez en trompette plus bas, deux lèvres incarnates s’arrondissaient en une moue à caraméliser une palette de sucettes à l’anis. Fâchés avec leurs œillets, les deux premiers boutons de sa robe noire à pois blancs guettaient en embuscade l’œil randonneur aussitôt précipité dans une gorge profonde sans balconnet ni bretelles de sécurité. Périlleuse situation qui se tendrait encore à l’approche de dénivellations bien au-delà de la vallonnée suggestion. Une légende, à mille milles de mon cérébral polar, ne soutenait-elle pas l’existence, au plus sombre d’un duveteux défilé, d’une fontaine magique d’où jailliraient mille délices au moindre effleurement d’une baguette de sourcier ? La salive revenue à flots sans que j’eusse besoin d’assécher mon whisky-coca, la perspective de la gaspiller en arides explications me parut aussi délirante qu’incongrue. Pour toute réponse à son imagée saillie, je posai mon verre au hasard et avançai vers l’époustouflante apparition avec la très ferme intention de lui démontrer, par A plus B, que même un écrivain pouvait, à l’occasion, s’exprimer autrement que le dictionnaire des synonymes sous le coude. Ma belle lectrice, loin de s’effaroucher de ce furieux assaut, me prit au mot que je lui refusais et s’offrit, avec enthousiasme, à compléter mon muet lexique. Insatiable comme peut l’être un encyclopédiste, j’aurais volontiers sucé la dernière consonnes jusqu’à en siphonner la substantifique moelle et poussé la torride embardée jusqu’à en culbuter la sémantique si la critique, estimant avoir dépassé les limites de la complaisance, ne m’avait sommé, avant que le sommeil ne la surprenne, de sortir ma plume du tunnel où je ne l’avais que trop enfoncée. 238 La Mouche sans r@ison Troisième partie - Si tu crois t’en sortir avec tes métaphores de corps de garde ! gronda Sténia en tirant à elle la couverture - geste indigne d’un agent littéraire. Me diras-tu enfin qui Guillemette Vivier-Dumarty a tué et pourquoi ? - Qui ? Cyril Lafaye, bien évidemment ! Pas besoin du rapport d’un médecin légiste pour s’en assurer. Quant au pourquoi… Ça risque de nous entraîner un peu loin. Tu ne préfères pas attendre demain matin ? - Pour que tu en profites pour nous pondre un second tome ? Pas question ! Tu fais comme Nestlé : tu condenses et tu gardes le petit lait pour délayer une autre bouillie ! Bienheureux Victor Hugo qui ne connaissait pas plus le RER que l’alimentation industrielle ou la société de consommation ! Puisque ma ménagère de moins de cinquante ans en avait décidé ainsi, j’irai droit à la tête de gondole, rayon digest. - Printemps 1991, Guyane française, téléscriptai-je. Guillemette Vivier-Dumarty, ethnologue vedette du CNRS, prend prétexte d’une mission auprès des réfugiés Mongs pour rejoindre son père, multirécidiviste d’origine corse qui blanchit son argent sale dans les cocktails de sa boîte de nuit : Toussaint Luccioni ! - Guillemette Vivier-Dumarty était la fille de Toussaint Luccioni ? toussa ma belle lectrice. Et tu m’annonces ça comme ça ? - On ne peut pas être concis et effeuiller l’arbre généalogique de tous ses personnages ! ripostai-je en Gavroche roublard. Je continue ? - J’espère que tu tomberas sur un éditeur compréhensif ! maronna le comité glacé. Cours toujours, on trillera à l’arrivée ! - Au moment où sa fille qu’il n’a pas vue plus d’une semaine en trente ans lui tombe dans les bras, Toussaint Luccioni est aux abois : ses quatre associés, mécontents du placement occulte imprudemment réalisé auprès de lui, menacent de retirer leurs billes ce qui équivaudrait au dépôt de bilan de sa « Crack and Prostitution Compagnie ». Pour sauver sa petite entreprise, notre imaginatif patron a conçu un plan social original pour ne pas dire révolutionnaire : éliminer les actionnaires et confisquer leurs investissements. Reste à trouver le moyen de parer aux foudres de la commission des opérations boursières qui, en l’occurrence, se confond étroitement avec la police judiciaire. C’est alors que le père tout neuf s’aperçoit qu’il pourrait astucieusement tirer partie de la bonne vieille solidarité familiale… - En mettant Guillemette Vivier-Dumarty dans le coup ? Tu n’as pas peur des invraisemblances : une ethnologue distinguée au milieu d’un règlement de comptes entre truands ! - C’était justement là l’idée de génie ! Tout rapprochement serait impossible tant que certains liens de parenté – connus de la seule famille Dumarty – demeureraient secrets ! 239 La Mouche sans r@ison Troisième partie - A condition qu’une femme de tête, en pleine possession de ses moyens, accepte de sacrifier sa liberté et sa carrière pour arranger les affaires d’un type qui ne lui est rien, ou si peu ! - Je sais bien que la psychologie n’est pas mon fort, mais tout de même ! m’élevai-je. Je te répondrai en deux points : 1/ un père reste un père même s’il n’est que le géniteur et que sa morale n’est pas celle de tout le monde ; 2/ soutiendriez-vous, maître, qu’une de vos clientes qui aurait passé son enfance dans le mensonge, qui aurait renié ses proches pour aduler un absent et qui viendrait de se séparer de son mari puisse, à l’instant où son unique soutien affectif implore son aide, conserver toute sa lucidité ? - De là à participer à un quadruple assassinat ! - Le rusé Toussaint Luccioni ne lui en demandait pas tant ! Depuis le début, il était certainement convenu qu’il se chargerait du sale boulot ne réservant à son alliée que la fonction annexe de leurre en association avec un flambeur couvert de dettes : Cyril Lafaye. Sachant combien d’années d’incarcération pouvait valoir un alibi en béton trop solidement armé, l’ancien taulard avait résolument opté pour une subtile poudre aux yeux. Qui irait chercher la main d’un gibier de cours d’assises derrière le viol d’une imprudente ethnologue vengée par un impulsif amant ? A deux pas de Kourou, la fusée initialement bricolée par Toussaint Luccioni ne comportait que trois étages : 1/ l’arrestation de Guillemette Vivier-Dumarty anonymement dénoncée et confondue par la découverte, chez elle, d’un nerf de bœuf ayant appartenu à l’une des victimes ; 2/ les tardifs remords du « véritable coupable » qui verrait sa peine de mort (pour ardoise mal essuyée) commuée en quelques années de prison pour crime passionnel ; 3/ la libération de la fille exemplaire qui savourerait avec papa la revanche posthume de maman : l’irréprochable famille Dumarty compterait désormais, sans le savoir, une Bonnie Parker dans ses rangs ! - Point faible : la fiabilité douteuse de Cyril Lafaye ! observa finement Sténia dont l’entendement n’était pas encore obscurci par la blancheur menaçante de la nuit. On a beau se savoir attendu à la sortie, partager quotidiennement sa douche avec des gros bras frustrés de galipettes peut donner à réfléchir ! - Pertinente remarque que se fit forcément Toussaint Luccioni et qui dut le faire hésiter à lancer le compte à rebours jusqu’à ce qu’un certain mêle tout, célèbre à Cayenne pour ses méthodes peu orthodoxes et sa ridicule panoplie de redresseur de torts, se mette à tourner autour de l’ « Ariane’s inn »… 240