Benoit Beucher Quand les Hommes mangent le pouvoir Thèse de
Transcription
Benoit Beucher Quand les Hommes mangent le pouvoir Thèse de
Université Paris-Sorbonne (Paris IV) ______________ École doctorale d’Histoire moderne et contemporaine ____________ Thèse Pour obtenir le grade de Docteur de l’Université de Paris-Sorbonne (Paris IV) Discipline : Histoire moderne et contemporaine Présentée et soutenue publiquement le 12 janvier 2012 par Benoit Beucher Quand les hommes mangent le pouvoir : dynamiques et pérennité des institutions royales mossi de l’actuel Burkina Faso (de la fin du XVe siècle à 1991) Tome 1 Thèse dirigée par M. Jacques Frémeaux, professeur à l’Université de Paris-Sorbonne (Paris IV) Jury M. Romain Bertrand M. Pierre Boilley M. Vincent Joly M. Jean Schmitz Directeur de Recherche à Sciences Po Professeur à l’Université de Paris I Professeur à l’Université de Rennes 2 Directeur de Recherche à l’IRD 1 2 « Rien n’est possible sans les hommes, rien n’est durable sans les institutions » Jean Monnet, Mémoires, Paris, Fayard, 1976, p. 412. « La volonté absolue de régner, c’est ça la continuité. Il y a un fil qui se brise parfois, mais il finit toujours par se reformer, c’est ça l’histoire » Joseph Ki-Zerbo, Ouagadougou, 1er août 2003. 3 4 Remerciements On a coutume de dire qu’un doctorant se sent souvent bien seul lors de la préparation de son travail. Ces moments de solitude sont ceux du chercheur qui a atteint de nombreuses fois les limites de ce qu’il était capable de faire. En réalité, cette thèse est une œuvre partagée. Toutes celles et tous ceux que nous voudrions remercier ici y ont apporté une précieuse contribution. Car il n’y en a pas de petite ou de grande, comme il n’y a, en réalité, pas de grand ou petit évènement dans l’histoire des hommes. Sans le soutien et l’aide de chacun, nos recherches, à coup sûr, auraient pris un tour bien différent. Nous souhaitons tout d’abord remercier chaleureusement notre directeur de recherches, Jacques Frémeaux, qui nous a prodigué tous ses encouragements, fait partager sa rigueur intellectuelle, et donné les moyens d’accomplir cette étude jusqu’à son terme. Nous sommes également redevable de l’aide apportée depuis plus de dix ans par Michel Izard qui a fait preuve de beaucoup de patience à notre égard, et nous a transmis son vif intérêt pour la société politique formée par les Mossi. Nous tenons aussi à remercier les membres de la noblesse mossi qui ont bien voulu nous recevoir, et satisfaire notre curiosité sans penser qu’elle était déplacée. Nous pensons tout particulièrement à SM le Moogo Naaba Baongho II qui nous a renouvelé ses bénédictions pour le bon déroulement de nos recherches. Nous espérons avoir su nous montrer à la hauteur de la riche histoire léguée par ses ancêtres. Notre gratitude va aussi à SM le Boussouma Naaba Sonré qui n’a pas ménagé son temps pour nous recevoir, à SM le Tenkodogo Naaba Saaga, à SE le Baloum Naaba Tanga II qui nous a ouvert les portes du palais royal et soutenu depuis le départ, ainsi qu’à SE le Kayao Naaba Wobgho, et SE le Larlé Naaba Tigré. Par ailleurs, nous exprimons notre vive reconnaissance à toutes celles et ceux qui ont contribué à enrichir ce travail, à le discuter et à nous aider à en corriger les imperfections. Que soient donc remerciés ici Xavier Bardou, Jean-François Bayart, Annick Besnard qui a pris le temps de relire minutieusement ce travail, Jean-Marie Bouron, Daouda Gary-Tounkara et Marie-Christine Deleigne, Patrick-Papa Dramé, Basile L. Guissou, feu Joseph Ki-Zerbo, Issiaka Mandé, Claude-Hélène Perrot, Pierre-Claver Hien, Mathieu Hilgers, Dominique Jardin, Marianne Nabaloum, Élie Ouédraogo, Gervais Ouédraogo, Honoré Ouédraogo, Thomas Perrot, Maria Romo-Navarrete, Samuel Salo, Étienne Smith, Olivier Vallée et Cheikhna Wague. Nous pensons également à Hamidou Diallo, Honoré Kouassi, Didier Ouédraogo, Vincent Sébogo, et l’abbé Jacob Yoda, qui nous ont permis de découvrir la richesse des archives relatives à l’histoire du pays mossi et, plus généralement, du Burkina Faso. Nous tenons également à remercier le Fonds d’Analyse des Sociétés politiques (Fasopo) qui a permis le financement de deux importantes missions d’enquêtes sur le terrain entre 2007 et 2009, ainsi que la Chancellerie des Universités de Paris dont la bourse a également permis de financer en grande partie nos recherches entre 2007 et 2010. Notre gratitude va également à l’ensemble des Burkinabè qui, depuis la première fois où nous avons foulé le sol de leur pays, nous ont accompagné dans nos pérégrinations, nous ont aidé à traduire le mooré, ont pris avec humour les horreurs que nous disions, sans le vouloir, dans cette langue, n’ont pas été offusqués par les manières parfois un peu cavalières d’un étranger qu’elles ont malgré tout traité avec bienveillance. Qu’elles sachent que nous leur sommes reconnaissant, et que nous avons essayé de suivre au plus près leurs bons conseils. Notre dette est également grande envers notre belle-famille Tiendrébéogo à Ouagadougou, en particulier Yolande, Bénilde, Innocent, Rose et Céline dont l’affection nous a tant fait aimer nos séjours, et tant regretter nos départs. 5 Nous voudrions dire à quel point l’épreuve qu’a été la préparation et la rédaction de cette thèse a été adoucie par la patience et le soutien moral apportés par notre femme, Irène B. Tiendrébéogo, à qui nous dédions ce travail. Il faut vivre ce cheminement presque initiatique pour comprendre pourquoi tout chercheur accompagné d’une femme attentionnée doit admettre que, sans elle, presque rien n’aurait été possible. Enfin, admettons aussi que les imperfections de ce travail sont de notre fait, et que sa richesse est d’abord celle de l’histoire des sociétés africaines dont il y est question. À la lecture de nos sources, nous étions comme un photographe placé devant un magnifique paysage ; conscient que le cliché ne pourrait être raté qu’en faisant preuve d’une impardonnable maladresse… 6 Acronymes AAN : Archives de l’Assemblée nationale du Burkina Faso ANCI : Archives nationales de la Côte-d’Ivoire ANF : Archives nationales du Burkina Faso ANF-CAOM : Archives nationales de France/Centre d’Archives d’Outre-mer ANF-CARAN : Archives nationales de France/Centre d’Accueil et de Recherche des Archives nationales AOF : Afrique occidentale française APAS : Affaires politiques, administratives et sociales APBO : Archives des Pères Blancs à Ouagadougou APBR : Archives des Pères Blancs à Rome BCI : Basse-Côte-d’Ivoire BTS : Bataillons de Tirailleurs sénégalais CCC : Comité consultatif constitutionnel CCNR : Comité consultatif national pour le Renouveau CDP : Congrès pour la Démocratie et le Progrès CDR : Comité de Défense de la Révolution CEFA : Comité d’Études franco-africaines CFLN : Comité français de Libération nationale CFTC : Confédération française des Travailleurs chrétiens CHETOM : Centre d’Histoire et d’Études des Troupes d’Outre-mer CMRPN : Comité militaire de Redressement pour le Progrès national CNR : Conseil national de la Révolution CNRA : Commission nationale pour la Réforme administrative CS : Commission spéciale CSP : Conseil de Salut du Peuple 7 CSV : Confédération syndicale voltaïque DOP : Discours d’Orientation politique FAC : Fonds d’Aide et de Coopération FAV : Forces armées voltaïques FIDES : Fonds d’Investissement et de Développement économique et social FOM : France d’Outre-mer GMP : Gouvernement militaire provisoire GPRF : Gouvernement provisoire de la République française JOHV : Journal officiel de la Haute-Volta HCI : Haute-Côte-d’Ivoire HSN : Haut-Sénégal-Niger LIPAD : Ligue patriotique pour le Développement MDV : Mouvement démocratique voltaïque MLN : Mouvement de Libération nationale MPA : Mouvement populaire africain MRP : Mouvement républicain populaire OCV : Organisation communiste révolutionnaire OMOCI : Office de la Main-d’œuvre de Côte-d’Ivoire OMOHV : Office de la Main-d’œuvre de la Haute-Volta ORD : Organisme régional de Développement PAI : Parti africain de l’Indépendance PCF : Parti communiste français PCRV : Parti communiste révolutionnaire voltaïque PDCI : Parti démocratique de Côte-d’Ivoire PDU : Parti démocratique unifié 8 PDV : Parti démocratique voltaïque PNV : Parti national voltaïque PPD : Plan populaire de Développement PRL : Parti républicain de la Liberté PSEMA : Parti social d’Éducation des Masses RDA : Rassemblement démocratique africain RDP : Révolution démocratique et populaire RPF : Rassemblement du Peuple français RTB : Radio-Télévision du Burkina RTS : Régiment de Tirailleurs sénégalais SAA : Syndicat agricole africain SFIO : Section française de l’Internationale ouvrière SHAT : Service Historique de l’Armée de Terre SNEAHV : Syndicat national des Enseignants africains de Haute-Volta SUVESS : Syndicat unique voltaïque des Enseignants du Secondaire et du Supérieur SYNTER : Syndicat des Travailleurs de l’Enseignement et de la Recherche SYNTSHA : Syndicat des Travailleurs de la Santé humaine et animale UDIHV : Union de Défense des Intérêts de la Haute-Volta UDV : Union démocratique voltaïque ULC : Union des luttes communistes (puis ULC-R : Union des Luttes communistes reconstruites) UNDD : Union nationale pour la Défense de la Démocratie UNST-HV : Union nationale des Syndicats des Travailleurs de la Haute-Volta UPV : Union progressiste voltaïque UV : Union voltaïque 9 Avertissement Il existe de très nombreuses façons de retranscrire le mooré, c’est-à-dire la langue des Mossi, en français. Pensons seulement que le titre porté par le roi de Ouagadougou peut aussi bien s’écrire « Moogo Naaba » que « Moro Naba », ou encore « Mogho Naba ». De même, on retrouve l’ethnonyme « Mossi » sous de multiples variantes, allant de « Mosi » à « Moaaga » en passant par « Moose » ou « Mossé ». Ajoutons que les pluriels compliquent encore les choses. Le mot « naaba », c’est-à-dire « chef », se dit, au pluriel, soit « nanamse » dans la région du Plateau Central, soit « nanamba » dans le Yatenga. Nous avons donc pris le parti de franciser la graphie des mots ou expressions en mooré tout en rappelant autant que possible la façon dont nous pensons qu’ils devraient être correctement transcrits. Il s’agit avant tout de rendre plus aisée la lecture de notre travail, surtout pour des lecteurs pour qui cette langue n’est pas familière. Cependant, nous avons conservé les doublements de consonne, ainsi que le « g » qui peut être prononcé comme en français, ou « r » dans certains cas. En revanche, nous n’avons pas cherché à modifier la transcription employée dans les sources, pas plus que nous n’en avons corrigé les fautes. Pour finir, précisons que nous n’avons pas accordé au pluriel les ethnonymes comme cela est couramment admis. 10 Table des matières Introduction générale...................................................................................................... 18 Présentation du cadre d’étude : le Moogo, la Haute-Volta et le Burkina .................. 21 Données générales sur le cadre géographique… .................................................................... 21 Espace et durée : l’allongement de notre questionnaire ....................................................... 30 L’état des connaissances et les pistes de recherche ...................................................... 34 La tradition et la modernité .................................................................................................... 34 « Chefferies traditionnelles », État et royauté ....................................................................... 38 Notre problématique et nos hypothèses................................................................................ 45 Les outils de la recherche ............................................................................................... 46 La méthodologie suivie ........................................................................................................... 46 Les centres d’archives et de documentation .......................................................................... 47 Les sources écrites .................................................................................................................. 49 Les sources orales ................................................................................................................... 51 Le plan de notre étude .................................................................................................... 56 PREMIÈRE PARTIE : De la formation des premiers royaumes mossi à la rencontre coloniale (fin XVe siècle-1914) ....................................................................................... 59 Chapitre 1: Histoire et représentations autour du Moogo ancien .............................. 61 L’origine des Mossi : espace et peuplement .................................................................. 63 Les mythes fondateurs et leurs enseignements ..................................................................... 63 Aux origines du Moogo : une approche historique ................................................................ 66 L’expansionnisme mossi et l’évolution des commandements territoriaux ............................ 70 Présentation de la noblesse mossi .................................................................................. 76 Quand les hommes mangent le naam .................................................................................... 76 Les représentations symboliques du pouvoir ......................................................................... 82 Les mots du pouvoir................................................................................................................ 84 L’émergence de l’État royal ........................................................................................... 93 Une monarchie à prétention universelle ................................................................................ 93 Le Moogo Naaba, soleil en son royaume................................................................................ 99 Le procès de la centralisation du pouvoir ............................................................................. 105 Les deux corps du roi ou la continuité de l’État.................................................................... 113 Ordre et désordre dans le Moogo ancien : la situation géopolitique à la veille de la conquête coloniale ......................................................................................................... 118 Le Moogo et son espace proche ........................................................................................... 118 Le potentiel militaire mossi .................................................................................................. 123 Le Moogo, un espace replié sur lui-même ? ......................................................................... 126 Mythes et réalités du prétendu déclin du Moogo à la fin du XIXe siècle .............................. 130 Conclusion ...................................................................................................................... 133 11 Chapitre 2 : La conquête : usage et limites de la force .............................................. 135 Les hommes de contact : profils et missions ............................................................... 136 Le contexte historique des premières rencontres ................................................................ 136 Itinéraires d’exploration et parcours cognitifs ..................................................................... 145 Portraits moraux et élaboration réciproque de la figure de l’ « Autre » .............................. 156 Quand les armes parlent dans le Moogo ..................................................................... 162 Le resserrement de l’étau colonial autour de Ouagadougou ............................................... 162 Le déclenchement du conflit ................................................................................................ 167 La nature et les formes de la résistance mossi ..................................................................... 172 L’annonce de la déchéance de Naaba Wobgho.................................................................... 175 Le royaume de Ouagadougou devient le « protégé » de la France ........................... 178 Les conditions d’élaboration du traité de protectorat « du Mossi » .................................... 178 La portée politique du traité ................................................................................................. 180 Les contestations britanniques et le spectre du retour de Wobgho .................................... 190 Conclusion ...................................................................................................................... 196 Chapitre 3 : Sortie de guerre dans le Moogo : le temps des ajustements ................ 199 Les premiers moments de la Résidence : les balbutiements du régime de protectorat ......................................................................................................................................... 201 Maigres moyens, immenses tâches ...................................................................................... 201 Des populations à « apprivoiser »......................................................................................... 206 L’attitude ambiguë des naaba face aux autorités coloniales ............................................... 209 Un lent et erratique ajustement des positions réciproques ................................................. 215 La réforme de 1904 : acte de décès du régime de protectorat ? ............................... 219 La création et l’organisation du Cercle du Mossi.................................................................. 219 Le « 1789 du Mossi » n’aura pas lieu .................................................................................... 225 La révolte des Mossi (1908) .................................................................................................. 230 Être naaba au début du XXe siècle : les « Anciens » contre les « Modernes » ........ 243 L’image du « chef rétrograde »............................................................................................. 243 Les prémices de la fonctionnarisation de la chefferie .......................................................... 248 Les chefs à l’école du « Blanc » : de nouveaux parcours du savoir ...................................... 260 Religion et société en pays mossi ......................................................................................... 267 Conclusion ...................................................................................................................... 272 DEUXIÈME PARTIE : La chefferie à l’épreuve de la « modernité » (1914-1945) 275 Chapitre 4 : La Première Guerre mondiale et la création de la Haute-Volta ......... 277 Les tambours de guerre battent en pays mossi : la mobilisation .............................. 278 L’estimation de la « valeur guerrière » des Mossi par les Français ...................................... 278 Quand les Mossi sont appelés à défendre la « Mère Patrie » .............................................. 285 12 Les excès du recrutement ..................................................................................................... 290 La mise à l’épreuve de la loyauté des Mossi ............................................................... 296 La guerre dans la région des fleuves Volta et Bani et ses implications pour le Moogo ....... 296 1918 : grands efforts, grands espoirs… ................................................................................. 302 La création de la Haute-Volta, une colonie pour les Mossi ? .................................... 310 Les raisons de la création d’une nouvelle colonie en AOF ................................................... 310 Les différents projets à l’étude ............................................................................................. 314 La Haute-Volta : une naissance difficile ................................................................................ 321 Conclusion ...................................................................................................................... 327 Chapitre 5 : Une influence hégémonique disputée sur le territoire voltaïque ......... 331 L’Administration et les sujets voltaïques : la crainte du « désapprivoisement » .... 333 Une carence chronique de personnel administratif ............................................................. 333 L’intégration de la royauté au sein de l’administration du territoire ................................... 344 La royauté mobilisée pour la « mise en valeur » de la colonie .................................. 358 Les malentendus autour du recrutement de la main-d’œuvre voltaïque ............................ 358 De la mise en valeur de la Haute-Volta à la mise en scène de la modernité........................ 370 Royaume ancien, hommes nouveaux ? ................................................................................ 379 Conclusion ...................................................................................................................... 385 Chapitre 6 : Le temps de la crise : le combat pour la restauration de la Haute-Volta ......................................................................................................................................... 387 La suppression de la Haute-Volta : quand la chefferie « cherche le nez » .............. 389 La remise en cause de l’existence de la Haute-Volta, témoin de la faillite de la chefferie mossi ? ................................................................................................................................. 389 Les conséquences de la suppression de la Haute-Volta pour la royauté ............................. 400 La réactivation du mythe de l’Empire mossi......................................................................... 412 À défaut de la reconstitution de la Haute-Volta, la création d’une « région mossi » .......... 419 Le Moogo dans la Seconde Guerre mondiale ............................................................. 429 Mobilisation et gages de loyauté conditionnels ................................................................... 429 Quand le Moogo Naaba peut « dormir sur ses deux oreilles » avec le Maréchal… ............. 434 1942 : l’année charnière ....................................................................................................... 442 Conclusion ...................................................................................................................... 447 TROISIÈME PARTIE : Un roi de guerre en temps de paix : la royauté et la multiplication des lieux du politique (1945-1991) ...................................................... 451 Chapitre 7 : L’épreuve de la démocratisation de la vie politique en Haute-Volta .. 453 Une sortie de guerre troublée : du réservoir de main-d’œuvre au capital électoral455 13 La fin du travail forcé et l’espoir du pardon ......................................................................... 455 Premières élections en terre d’Empire : le duel Baloum Naaba-Houphouët-Boigny ........... 461 Union et désunion autour de la reconstitution de la Haute-Volta ............................ 468 Le roi à la recherche d’un consensus « voltaïque » .............................................................. 468 1947, Annus mirabilis pour la royauté : la restauration de la Haute-Volta .......................... 474 La tentation du régionalisme ethnique ........................................................................ 482 Clichés ethniques coloniaux et traductions politiques ......................................................... 482 La royauté face à la montée des périls : la fausse « solution » du coup d’État .................... 496 L’impossible formalisation du statut des chefs : un pêché originel...................................... 503 Conclusion ...................................................................................................................... 510 Chapitre 8 : L’heure de l’indépendance. La construction de l’État-nation en famille ......................................................................................................................................... 513 L’État indépendant à la recherche du monopole des loyautés ................................. 515 Les prémices de la lutte anti-féodale.................................................................................... 515 « Le Maurice » à l’assaut de la chefferie coutumière ........................................................... 522 La chute du régime : les naaba derrière le complot ? .......................................................... 530 Régimes prétoriens et chefferie .................................................................................... 535 La normalisation des rapports avec la chefferie ................................................................... 535 La succession à la chefferie de Soubeiga : la confusion des registres de légitimité ............. 540 Reconnaissance timide des chefs, absence totale de statut, et quelques moyens pour les contourner… ................................................................................................................................ 544 La Révolution, une tentative de construction de l’État-nation « par le bas » ......... 551 Les féodaux, à bas ! ............................................................................................................... 551 La Révolution et sa difficile adaptation au réel .................................................................... 561 La « Rectification » : l’aménagement d’une place informelle de la chefferie dans les rouages de l’État ....................................................................................................................................... 573 Conclusion ...................................................................................................................... 583 Conclusion générale ...................................................................................................... 587 Les trajectoires historiques multiples de la formation de l’État au Burkina .......... 588 Les hommes, les institutions et leur « force inertielle » ............................................. 595 Sources d’archives ......................................................................................................... 599 Archives de l’Assemblée nationale du Burkina Faso (AAN) .................................... 599 Série 1 P (documents divers et non classés, de l’année 1916 à 1980) ................................. 599 Série 5 P (documents divers et non classés, de l’année 1905 à 1961) ................................. 600 Archives nationales de la Côte-d’Ivoire (ANCI) ........................................................ 601 Série B (Côte-d’Ivoire, correspondance générale) ................................................................ 601 Série E (Côte-d’Ivoire, affaires politiques, musulmanes, politique indigène)....................... 601 14 Archives nationales du Burkina Faso (ANF) .............................................................. 602 Série 1V (Présidence du Faso, Secrétariat général, fonds de 1956 à 1994) ......................... 602 Série 3V (Présidence du Faso, Secrétariat général, fonds de 1931 à 1974) ......................... 602 Série 22V (Ministère de l’Intérieur, fonds divers de 1918 à 1992) ....................................... 603 Série 6Fi (photographies du fonds de la Présidence du Faso de 1960 à 1987) .................... 605 Série 7Fi (photographies du fonds de la Présidence du Faso de 1965 à 1984) .................... 605 Archives nationales de France/Centre d’Archives d’Outre-mer (ANF-CAOM) .... 605 Affaires politiques, Haute-Volta, Côte-d’Ivoire..................................................................... 605 Sous-série 30Fi (photographies, fonds de l’Office colonial puis de l’Agence des Colonies) . 606 Série G (administration générale, affaires politiques) .......................................................... 607 Sous-série 5G (Côte-d’Ivoire) ................................................................................................ 607 Sous-série 10G (affaires politiques, administratives et musulmanes) ................................. 607 Sous-série 17G (AOF, affaires politiques, 1895-1920) .......................................................... 607 Archives nationales de France/Centre d’accueil et de recherche des Archives nationales (ANF-CARAN) ............................................................................................ 608 Sous-série 1G ........................................................................................................................ 608 Sous-série 2G ........................................................................................................................ 608 Sous-série 15G : affaires politiques, administratives, Soudan (1821-1920) ......................... 609 Archives nationales du Sénégal (ANS) ........................................................................ 609 Sous-série 2G : ...................................................................................................................... 609 Sous-série 10G ...................................................................................................................... 610 Archives des Pères Blancs à Ouagadougou (APBO) .................................................. 610 Archives des Pères Blancs à Rome (APBR) ................................................................ 610 Centre d’Histoire et d’Études des Troupes d’Outre-mer (CHETOM).................... 611 Sous-série 15H, opérations militaires au Soudan ................................................................. 611 Service Historique de l’Armée de Terre (SHAT) ....................................................... 611 Sous-série 5H, opérations militaires au Soudan et en Haute-Volta, administration ............ 611 Sources imprimées ........................................................................................................ 613 Empire colonial français ............................................................................................... 613 Afrique sous domination coloniale .............................................................................. 613 Administration, territoires et sociétés de l’Afrique occidentale française ............... 614 Afrique, Boucle du Niger. Récits de voyage, de conquête et monographies (fin du XIXe siècle-1919)............................................................................................................ 616 Haute-Volta, pays mossi (1919-1983) .......................................................................... 618 Burkina Faso, pays mossi (1983 à nos jours) .............................................................. 620 Sources orales ................................................................................................................ 623 Bibliographie ................................................................................................................. 625 Instruments de travail................................................................................................... 625 Bibliographies, inventaires.................................................................................................... 625 Encyclopédies, dictionnaires et atlas .................................................................................... 626 Ouvrages généraux, références théoriques et méthodologiques ............................... 627 15 Histoire, géographie, sciences sociales et humaines. Généralités ....................................... 627 État, pouvoir, nation et identités .......................................................................................... 629 Empires coloniaux, décolonisations...................................................................................... 631 Histoire générale de l’Afrique ............................................................................................... 632 Afrique de l’Ouest, Afrique occidentale française ................................................................ 635 Ouvrages, articles spécialisés ....................................................................................... 637 État, pouvoir, monarchies et chefferies en Afrique.............................................................. 637 Haute-Volta/Burkina ............................................................................................................. 641 Moogo, société mossi et apparentée ................................................................................... 648 États, royautés et chefferies au Moogo ................................................................................ 651 Principaux périodiques utilisés .................................................................................... 654 Filmographie .................................................................................................................. 654 Index ............................................................................................................................... 656 Table des cartes Carte n° 1: Le Burkina Faso, un territoire ouest-afrcain enclavé ...................................... 22 Carte n° 2 : Les « groupes ethniques » de l’actuel Burkina Faso ...................................... 25 Carte n° 3: Les principales sociétés et formations à la fin du XIXe siècle ......................... 28 Carte n° 4: L’Afrique de l’Ouest et le Moogo précolonial ................................................. 67 Carte n° 5 : Les États mossi à la fin du XIXe siècle............................................................. 71 Carte n° 6: Les principales formations politiques ouest-africaines au XIXe s ................ 121 Carte n° 7: La progression européenne en Afrique des années 1880 à 1919 ................ 141 Carte n° 8 : Les missions d’exploration en pays voltaïque à la fin du XIXe s .................. 146 Carte n° 9: La conquête des pays voltaïques: itinéraires suivis ...................................... 164 Carte n° 10 : Le cercle du Mossi d’après les relevés de Lucien Marc (1909) .................. 237 Carte n° 11: La colonie de Haute-Volta en 1919 ............................................................. 322 Carte n° 12: La Haute-Volta disloquée (1932) ................................................................ 401 Carte n° 13 : Circonscriptions administratives de la Haute-Volta (1974) ....................... 545 Carte n° 14: Les 30 provinces du Burkina Faso (1986) .................................................... 575 Liste des tableaux Tableau n° 1: Typologie des discours oraux ...................................................................... 54 Tableau n° 2 : Répartition de la population voltaïque selon les régions ........................ 528 Table des graphiques Graphique n° 1: Evolution de la solde des chefs coutumiers, 1919-1928 ...................... 350 Graphique n° 2 : Comparaison du traitement de sept chefs mossi (1920) .................... 352 Graphique n° 3: Production de coton en Haute-Volta de 1923 à 1926 .......................... 377 16 17 Introduction générale Tous les vendredis matin, un curieux rituel se déroule dans la ville de Ouagadougou, capitale du Burkina Faso (ancienne Haute-Volta). Il s’agit de la cérémonie du « Faux départ » au cours de laquelle le Moogo Naaba, l’un des quatre principaux rois des Mossi1, feint de vouloir quitter sa capitale. Son cheval l’attend. Mais ses hauts dignitaires le dissuadent de partir. Le cheval est dessanglé. Des coups de feu sont tirés. Pour un observateur étranger ignorant presque tout de l’histoire de ce petit État enclavé au cœur de l’Afrique de l’Ouest, la scène peut paraître bien pittoresque, voire exotique. Elle est devenue populaire au point que, dans les années 1970, le roi Kougri a demandé au gouvernement à ce qu’il prenne les mesures de rigueur afin de mettre fin au « comportement sans égards, exagéré et parfois même insultant de certains touristes et autres personnes étrangères lors de [ses] cérémonies »2. Pour de nombreux badauds étrangers, aucun doute qu’il s’agit là du témoignage de cette Afrique « éternelle », celle de la « tradition ». Mais qui connaît son sens profond ? Il est désormais interdit de filmer ou de photographier l’événement sans y être autorisé. Pourtant, au cours de la domination coloniale française, ceux que les Mossi appellent les naaba, c’est-à-dire leurs chefs politiques3, se sont volontiers prêtés au jeu des photographes. Les marchands européens de cartes postales y ont trouvé-là un beau sujet. Dès le tout début du XXe siècle, et plus encore à partir des années 1920-1930, les images de ces « chefs traditionnels » se sont multipliées. Ces cartes ont été le plus souvent produites sans grande considération pour l’histoire « portée » par ces élites anciennes. Un exemple peut nous en convaincre. L’une d’elles, probablement éditée au tout début des années 1900 par un certain « H. Danel », établi à Kayes (ancien Soudan français, actuel Mali), présente celui qu’il appelle le « Nabat de Mossi (sic !) »4. Il est évident que cela ne veut rien dire. Cet homme, photographié avec ses attributs du pouvoir, est le roi du Yatenga, l’une des principales 1 Ou Moaaga au sg., Moosé au pl. Cet ethnonyme désigne le peuple majoritaire de l’actuel Burkina. Il se trouve essentiellement dans la partie centrale du pays où se trouve la capitale. 2 Lettre du Moogo Naaba Kougri au ministre de l’Intérieur et de la Sécurité, Ouagadougou, 7 septembre 1972, ANF 8V 338. 3 Naaba (nanamsé ou nanamba au pl.) désigne chez les Mossi les nobles détenteurs du pouvoir de commander d’autres hommes (le naam). Ce mot est communément traduit par « chef ». 4 Voir le vol. 2 de la these, annexe n° 24, p. 30. 18 royautés du Moogo, c’est-à-dire l’espace politique formé par les Mossi5. Sans plus de scrupules, le correspondant a pris sa plume pour écrire ceci sur l’image : « Le chef des Noirs décoré de la légion d’honneur ». Le propos paraît railleur. S’est-il demandé comment et dans quelles circonstances ce « chef » qui, d’après lui, aurait pu venir de n’importe quelle autre contrée d’Afrique, a reçu la plus haute distinction française ? Qui se demande sérieusement pourquoi, encore aujourd’hui, des hommes vivant dans la République du Burkina continuent de porter le titre de « roi », voire même d’ « empereur » pour le cas du Moogo Naaba de Ouagadougou ? Voici quelque chose de bien difficile à comprendre pour un étranger. La France, par exemple, a adopté, non sans mal il est vrai, un régime républicain solidement installé depuis la fin des années 1880 malgré l’exception de l’État vichyste. Si la noblesse n’a pas disparu du pays, elle ne dispose d’aucune reconnaissance officielle de cette qualité. Au Burkina, les choses sont sensiblement différentes. Les médias pro-gouvernementaux reconnaissent au souverain de Ouagadougou son titre d’empereur. Récemment, en 2009, le Moogo Naaba actuel, Baongho II, a été élevé à la dignité de Grand Croix de l’Ordre national par le président Blaise Compaoré en personne. L’événement a été commenté dans la presse. Au hasard de nos lectures, nous avons retrouvé un article qui ne manque pas de piquant. Il est écrit par un certain Yannick Sanbé Somda qui, non sans provocation, plaide pour l’instauration d’un régime monarchique constitutionnel au Burkina. Son argumentation mérite d’être brièvement livrée : « Est-il normal », se demande-til, « que le Mogho Naaba en tant que monarque du royaume mossi, soit décoré par un de ses sujets une fois passée l’étape d’intronisation ? (…) Est-il besoin que le Mogho Naaba (…) soit décoré par le Président du Faso dont le pouvoir tire sa source de l’organisation coloniale ? »6. Yannick Somda en appelle à clarifier la situation car, poursuit-il, serait-il légitime que la reine d’Angleterre soit, par exemple, décorée par son Premier ministre ? Il est vrai que ce type de débat peut paraître anecdotique pour un observateur étranger. Il peut aussi sembler difficile à comprendre, y compris pour un commentateur averti. Il suffit pourtant de circuler dans la capitale pour constater que ceux portant le bonnet rouge7, signe distinctif des « chefs » mossi, sont omniprésents. En voiture, en mobylette ou à vélo ; en tout lieu et à toute heure, les naaba sont visibles. Il en va de même en province, dans tout l’espace 5 Le Moogo épouse en grande partie le Bassin du fleuve Nakanbé (ancienne Volta Blanche), situé sur le Plateau Central. 6 Somda S. Yannick, « Il faut un régime constitutionnel monarchique … », in Le Pays, n° 4280, 9-11 janvier 2009, p. 10. 7 Emile Adriaan Van Rouveroy van Nieuwaal a précisément intitulé de cette façon son documentaire consacré à l’inscription des chefs mossi dans le champ politique contemporain au Burkina. Cf. Van Rouveroy van Nieuwaal Emile Adriaan et Van Rouveroy van Nieuwaal Maarten, Bonnet rouge, où vas-tu ?, First Rune-Icarus Films Inc., 2000, 47 mn. 19 correspondant à l’ancien Moogo. Est-ce là la simple manifestation d’une forme de conservatisme de la société mossi ? S’agit-il de l’expression du snobisme d’hommes fiers de rappeler leurs nobles origines8 ? Ceci témoigne-t-il de la nostalgie des Mossi pour leurs royaumes perdus ? Un esprit conquis par un penchant pour l’exotisme ne manquera pas de se poser ces questions. Mais en réalité, cette présence d’élites anciennes dans la vie sociale du pays pose une question apparemment simple, mais qui appelle une réponse complexe : comment se fait-il qu’après un-demi siècle de « domination » coloniale, entamée à partir de la fin du XIXe siècle, puis autant d’années depuis l’indépendance, acquise en 1960, des hommes ont continué à se succéder au trône ? Comment deux régimes politiques en apparence incompatibles : la république d’une part, et la monarchie d’autre part, peuvent-ils coexister ? Dans un ouvrage dirigé par les historiens Claude-Hélène Perrot et François-Xavier FauvelleAymar, des chercheurs ont montré qu’ailleurs en Afrique, les années 1990 ont été marquées par une résurgence des chefferies traditionnelles, un « retour des rois »9. En réalité, nous montrerons que le Burkina n’a pas connu de « retours » des naaba dans la mesure où, malgré les vicissitudes politiques qu’il a connues, les royaumes mossi ont toujours vu leur trône occupé par un souverain. Ce constat a été le point de départ de nos recherches, débutées il y plus de dix ans. Mieux, nous montrerons que ces naaba ont apporté une contribution historique essentielle à la formation de l’État dans l’actuel Burkina, depuis la fondation du Moogo à partir de la fin du XVe siècle, jusqu’à l’avènement de l’actuelle IVe République en 1991. Malgré des politiques dites « antiféodales », engagées soit par des administrateurs coloniaux français, soit par les « hommes nouveaux » africains placés à la tête du gouvernement local ou de l’État depuis au moins 195610, ces naaba ont pesé sur les trajectoires historiques qui, de façon non linéaire, sans que rien d’inéluctable n’ait conduit à cette situation, ont joué un rôle majeur dans la formation de l’actuel territoire burkinabè, dans la mise en place d’une administration bureaucratique, dans la concentration du pouvoir politico-administratif à Ouagadougou, dans l’émergence d’une communauté nationale imaginée11, ainsi qu’en matière de développement économique. 8 Frédéric Rouvillois a montré que la « particulomanie », c’est-à-dire ce goût immodéré pour le port de particules censées rendre compte d’une noble condition, a conservé toute sa vigueur dans la France républicaine. Il cite par exemple le critique littéraire Paul Souday qui, en 1917, relevait la passion de ses contemporains pour ce qu’il qualifiait de « snobisme ridicule ». Cf. Rouvillois Frédéric, Histoire du snobisme, Paris, Flammarion, 2008, p. 54. 9 Perrot Claude-Hélène, Fauvelle-Aymar François-Xavier (dirs.), Le Retour des rois. Les autorités traditionnelles et l’État en Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2003, 564 p. 10 Cette année-là, les territoires d’Outre-mer ont été autorisés à former leur propre gouvernement, et le suffrage y est devenu universel. 11 Cette expression est empruntée à Benedict Anderson qui a montré que la communauté nationale n’a rien de « naturelle » comme les discours nationalistes ont souvent contribué à le faire croire dans l’Europe du XIXe 20 De fait, nous ne voyons pas dans la permanence des institutions royales en régime républicain un « paradoxe », pas plus qu’une « anomalie ». Nous ne pensons pas davantage qu’il faut y voir la preuve de l’« extranéité génétique » de la notion d’État dans ce pays. Pour le dire autrement, nous pensons que cette dernière n’est pas le pur produit d’importation venu d’Occident qui aurait connu une greffe incomplète, ou partiellement rejetée, depuis les débuts de l’occupation française12. Pour toutes ces raisons, nous ne pouvons qu’abonder dans le sens de l’anthropologue Georges Balandier selon qui « L’Afrique, en raison de son histoire proprement africaine et de son histoire récente, peut être vue comme un gigantesque laboratoire politique. Les formes les plus diverses de gouvernement des sociétés y sont apparues et certaines subsistent encore ; ni la colonisation, ni la décolonisation n’ont entièrement effacé cette diversité, et elles ont introduit d’autres modes du pouvoir et provoqué d’autres expériences politiques »13. C’est précisément à la reconstitution de la généalogie de ce que nous considérons être une expérience originale de la formation de l’État et de la nation au Burkina que nous convions le lecteur. Mais avant d’en venir plus précisément à la formulation de notre problématique et de nos hypothèses, nous voudrions fournir quelques données essentielles permettant de comprendre quel est notre cadre d’étude. Présentation du cadre d’étude : le Moogo, la Haute-Volta et le Burkina Données générales sur le cadre géographique… Notre étude s’inscrit dans les limites de l’actuel Burkina. Cet État de 274.000 km² est aujourd’hui peuplé par près de 14 millions d’habitants. Situé en Afrique de l’Ouest, au cœur de la Boucle du Niger, il est situé dans la zone climatique soudano-sahélienne. La végétation se fait de moins en moins dense à mesure que l’on progresse de l’ouest, c’est-à-dire de la région de Bobo-Dioulasso, vers le nord-est (région de Dori située près du Mali), en passant par le Plateau Central où vivent les Mossi (région de Ouagadougou). Ce climat comprend deux saisons principales : l’une dite « sèche » de mars à août ; l’autre dite « froide » ou « hivernage ». La période des « pluies », qui tombent souvent de façon violente et espacée, siècle. Il y voit plutôt « une communauté politique imaginaire, et imaginée comme intrinsèquement limitée et souveraine ». La formation de l’État-nation est donc le fruit d’une auto-réflexivité de peuples qui se donnent les moyens de penser la nation comme émotionnellement légitime. Cf. Anderson Benedict, L’Imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte Poche, 2002 (4è éd.), pp. 18-19. 12 Nous suivons en cela l’avis exprimé par Jean-François Bayart. Voir en particulier Bayart Jean-François, L’État en Afrique : la politique du ventre, Paris, 1989, pp. 26- 28. 13 Balandier Georges, Le Détour. Pouvoir et modernité, Paris, Fayard, 1985, p. 86. 21 Carte n° 1 : Le Burkina Faso, un territoire ouest-africain enclavé Source : Atlas du Burkina Faso, Éd. Jeune Afrique, collection « Les Atlas de l’Afrique », 2001 (4e éd.), p. 173. 22 s’étale entre le 15 juin et le 15 octobre. Y compris pendant la saison froide, la moyenne des températures ne descend jamais en-dessous de 15°c ; elle peut atteindre près de 40°c le jour lors des mois les plus chauds, c’est-à-dire de mars à mai. Encore aujourd’hui, le pays vit largement du secteur agricole. Près de 80 à 90% de la population en tire ses revenus. Au Burkina, nous avons donc globalement affaire à des sociétés rurales, des civilisations du mil ou du sorgho. Cette céréale est la plus répandue ; elle constitue la base de l’alimentation, particulièrement en pays mossi où l’on prépare communément du tô, c’est-à-dire de la bouillie de mil se présentant sous la forme d’une pâte blanche et consistante. Le mil est également utilisé pour produire une bière appelée dolo. Remarquons que l’Ouest se signale par une plus grande diversité alimentaire dans la mesure où le climat autorise d’autres types de culture, dont le maïs, et où deux récoltes annuelles sont possibles contre une dans le Plateau Central. Depuis près d’un siècle, la dégradation de l’écosystème est perceptible. Elle se solde classiquement, en zone sahélienne, par un processus de déforestation, d’érosion de sols toujours plus pauvres en raison de leur lessivage provoqués par des pluies brutales, la culture sur brûlis, ainsi que leur trop longue exploitation. La « désertification » progresse donc inexorablement du nord vers le sud. Paradoxalement, la partie la plus densément peuplée du pays se trouve en son centre, bien que nous avons vu qu’elle n’est pas la plus favorable à l’intensification de la production agricole. Dès la fin du XIXe siècle, l’explorateur Louis-Gustave Binger le constate déjà et estime la densité du pays mossi à environ 20 hab./km² contre une moyenne d’environ 10 hab./km² dans le reste de la zone soudanaise14. En 2006, le Plateau Central concentre environ 46,5% de la population totale du Burkina15. Près de 73% des Burkinabè vivent encore actuellement en milieu rural16. Depuis les années 1950 au moins, l’essor du phénomène urbain est important, mais il reste largement polarisé à Ouagadougou, la capitale17. Cette macrocéphalie, liée au régime administratif fortement centralisé établi à partir des premiers temps de la période coloniale, explique en partie l’accroissement de la population ouagalaise 14 Cf. Binger Louis-Gustave (capitaine), Du Niger au golfe de Guinée, Paris, Hachette, 1892, vol. 1, p. 501. Ces chiffres sont évidemment très approximatifs faute de recensement précis. Mais la forte densité du peuplement mossi par rapport à de nombreux autres sociétés ouest-africaines de la côte ou de la zone sahélienne n’a pas été démentie par l’amélioration des outils statistiques. Elle est restée une tendance lourde tout au long de la période coloniale. 15 D’après les chiffres de la population fournis par région administrative in Ministère de l’Économie et du développement, Bureau central du recensement, Résultats préliminaires du recensement général de la population et de l’habitation de 2006, avril 2007, p. 26 : http://www.insd.bf/documents/publications/insd/publications/resultats_enquetes/autres%20enq/Rapport_prelimi naire_RGPH06.pdf 16 Ibid. 17 Encore au moment de l’indépendance, la population de la ville de Bobo-Dioulasso, second centre urbain du pays, talonnait celle de Ouagadougou. Aujourd’hui, Bobo ne compte qu’environ 430.000 hab. 23 qui serait passée d’environ 5.000 habitants à la fin des années 1880 à près de 1,2 million en 200618. Il est intéressant de noter que le Bureau de recensement burkinabè ne classe plus les populations en fonction de leur « ethnie ». Il ne considère en effet que les provinces administratives. Mais, quelques décennies auparavant, il était encore fréquent de trouver des cartes présentant le Burkina comme l’agrégation d’une vingtaine de « groupes ethniques » à l’image du document que nous reproduisons plus bas. Sans trop entrer ici dans le détail de la déconstruction du concept d’ « ethnie », rappelons cependant qu’il est aujourd’hui admis que, non seulement les ethnies ont une histoire19, mais que cette classification recouvre mal la complexité de référents identitaires variant en fonction des individus, des contextes de leur production, etc. Ceci est maintenant bien connu, les puissances coloniales, notamment en Afrique, ont eu tendance à rigidifier ces référents identitaires – ce qu’elles faisaient du reste en Europe –, et à nier ainsi leur fluidité, suivant en cela une vision essentialiste et culturaliste des aires de peuplement. Ceci vaut pour l’ « ethnie » mossi comme nous le montrerons dans ce travail. En outre, les populations africaines n’étant pas toujours stables et souvent très mobiles, y compris dans le cadre de migrations internes aux États (il suffit de penser au phénomène classique de l’exode rural), il paraît difficile de dégager des identités clairement rattachées à un terroir. D’autant plus que certains ethnonymes renvoient d’avantage à des catégories socioprofessionnelles ou/et religieuses qu’à une origine géographique. Il en va ainsi des Dioula ou des Yarsé, « ethnonymes » caractérisant en réalité tous deux des sociétés marchandes fortement islamisées en Afrique de l’Ouest20. Quoi qu’il en soit, quelques traits généraux de la diversité du peuplement au Burkina peuvent être dégagés afin de localiser les sociétés dont nous allons parler. Pour faire simple, disons que les populations de l’actuel Burkina peuvent être globalement rattachées à trois grands ensembles territoriaux : 18 D’après les données fournies par Binger et par les travaux de recensement de 2006. Cf. Binger Louis-Gustave (capitaine), Du Niger au golfe de Guinée…, vol. 1, op. cit., p. 502 et Ministère de l’Économie et du développement, Bureau central du recensement, Résultats préliminaires du recensement général…, op. cit., p. 28. 19 Amselle Jean-Loup, M’Bokolo Elikia, Au cœur de l’ethnie : ethnie, tribalisme et Etat en Afrique, Paris, La Découverte, 1985, 225 p., et Chrétien Jean-Pierre, Prunier Gérard., Les Ethnies ont une histoire, Paris, KarthalaACCT, 1989, 439 p. 20 Voir notamment Gary-Tounkara Daouda, Migrants soudanais/maliens et conscience ivoirienne : les étrangers en Côte d’Ivoire (1903-1980), Paris, L’Harmattan, 2008, pp. 13-14, et Kouanda Assimi, Les Yarsé : fonction commerciale, religieuse et légitimité culturelle dans le pays moaga, thèse de doctorat, Université Paris ISorbonne, 1984, 365 p. 24 Carte n° 2 : Les « groupes ethniques » de l’actuel Burkina Faso Source : Les Chefs au Burkina Faso. La chefferie traditionnelle des origines à l’Indépendance, Carcassonne/Ouagadougou, Archives départementales de l’Aude/Archives nationales du Burkina Faso, 2008, p. 12. 25 - au nord, des populations nomades ou semi-nomades fortement connectées au Mali et au Niger actuels (Peul et Touareg notamment), - au centre et au centre-est, des populations mossi et gourmantché jugées culturellement et politiquement proches, entretenant des liens plus ou moins étroits avec l’actuel Ghana, voire le Niger, - à l’ouest, des populations bobo, sénoufo, lobi, etc., situées à l’interface entre le Mali et la Côte-d’Ivoire actuels. Sur le plan économique, la Haute-Volta compte parmi les pays les plus « pauvres » du monde. En 2009, son produit intérieur brut par habitant est évalué à 564 dollars américains, soit moitié moins que celui de la Côte d’Ivoire, mais presque le double de celui du Niger21. Son rang mondial, calculé en fonction de l’indice de développement humain (IDH), est de 177e sur 18222. Cette situation s’explique par des données structurelles communes à de nombreux pays dits du « Sud » ou comptant parmi les « moins avancés » (PMA). À commencer par la faiblesse du tissu industriel burkinabè et donc de sa capacité à exporter des marchandises à assez forte valeur ajoutée. Nous l’avons dit, ce pays tire l’essentiel de ses ressources du secteur agricole. La production du coton est sa première source de devises. Le Burkina en est en effet le premier producteur de l’Afrique de l’Ouest23. L’essor de cette culture remonte aux années 1920. Elle a été fortement encouragée par les autorités coloniales, ainsi que par les naaba, à la suite de la création de la colonie de Haute-Volta en 1919. La seconde source de revenus est l’élevage, mais il ne dégage pas des volumes financiers comparables. En somme, le pays est d’autant plus vulnérable que son économie est peu diversifiée. Par ailleurs, la production de denrées agricoles destinées à l’autoconsommation paraît encore très fragile, bien qu’il faille nuancer ce propos selon la région concernée. Bien sûr, ceci est dû à deux obstacles déjà évoqués, à savoir la rigueur du climat sahélien, ainsi que l’appauvrissement des sols. Parmi les autres freins au « développement », il faut également noter la forte dépendance énergétique du Burkina qui ne produit aucun hydrocarbure. Le pays dispose également d’un « réseau » électrique qui est loin de couvrir l’ensemble du territoire, et qui ne permet pas de produire du courant de façon continue, d’où les nombreux « délestages » que 21 Cf. « L’état de l’Afrique 2010 », Jeune Afrique, hors-série n° 24, p. 105. Ibid. 23 En 1923-1924, la production annuelle de coton en Haute-Volta était d’environ 300 tonnes. En 2004-2005, elle est évaluée à 600.000 tonnes. Cf. Hauchart Valérie, « Le Burkina Faso, un producteur de coton face à la mondialisation et à la dépendance économique. Regard sur un Sud », in European Journal of Geography, 18 janvier 2007, p. 3, http://cybergeo.revues.org/2665 22 26 l’on peut observer dans une ville comme Ouagadougou. Enfin, cette question de la dépendance énergétique du Burkina renvoie à celle de sa situation d’enclavement. Comme nous le verrons, ceci a fortement pesé sur le développement économique du pays, ce dès la création de la Haute-Volta. Depuis la période coloniale, l’actuel Burkina s’est trouvé fortement dépendant de la Côte-d’Ivoire, notamment sur le plan économique. En effet, le port d’Abidjan s’avère être hautement stratégique pour le pays, parce qu’il s’est imposé à lui comme la plus importante voie d’évacuation ou d’importation de marchandises. Notons d’ailleurs que le pays est relié à la Côte-d’Ivoire par l’unique voie ferrée dont il dispose. Suite à la récente crise ivoirienne, le Burkina a tenté de réorienter ses flux commerciaux vers le Togo, ainsi que le Ghana, afin de réduire cette dépendance. Cette brève présentation du Burkina achevée, passons désormais à l’évolution historique du pays mossi et des différents cadres territoriaux dans lesquels il a été incorporé. … et son évolution historique Sans trop entrer dans les détails pour le moment, signalons que le peuple mossi a formé certainement vers 1495 l’embryon de ce qui deviendra à une date inconnue le Moogo, c’est-à-dire un espace d’environ 63.000 km² dont l’unité tient à un mode de gouvernance commun, à une langue partagée (le mooré), à une religion organisée autour d’un couple primordial : Napaaga Tenga, la déesse-mère nourricière, et Naaba Wendé, le « chef-dieu » gouvernant les hommes. Comme nous le montrerons dans le premier chapitre, ce peuple « mossi », qui ne s’est pas toujours appelé comme cela, est vraisemblablement originaire de la partie septentrional de l’actuel Ghana. Des groupes de cavaliers, qui en sont issus, ont formé plus au nord une société commune avec des populations « autochtones ». Cette société métissée s’est donnée des chefs politiques appelés naaba. Ces nobles sont issus de lignages qui ont connu des processus de segmentation à mesure qu’ils ont agrandi leur espace politique. Progressivement, cette noblesse a fondé des royaumes : d’abord au sud du Moogo actuel, puis dans sa partie centrale, donnant ainsi naissance à ce qui s’appellera le royaume de Ouagadougou, puis vers le nord, où nous retrouvons notamment le royaume du Yatenga. Après avoir connu des siècles d’expansion entrecoupés de périodes de recul, les frontières du Moogo se sont probablement stabilisées vers le XVIe siècle. Au cours des siècles suivants, la société dite « mossi » a progressivement gagné en homogénéité sociale, culturelle et politique. Des États solidement organisés sont apparus. Des appareils de pouvoir toujours plus performants se sont développés. Mais des conflits entre les États mossi ont ponctué cette 27 Carte n° 3 : Les principales sociétés et formations politiques « voltaïques » (fin du XIXe siècle) Source : Massa Gabriel, Madiéga Georges Y. (dirs), La Haute-Volta coloniale. Témoignages, recherches, regards, Paris, Karthala, 1995, p. 15. 28 période dite « précoloniale » autour de questions de leadership politique ou, pour le dire autrement, afin d’imposer leur hégémonie sur le Moogo. Il en ressort qu’au cours des XVIIIeXIXe siècles, le royaume central de Ouagadougou s’est imposé comme la formation politique mossi la plus influente du Moogo, sans pour autant être capable de défaire militairement ses rivales. Entre 1895 et 1897, les troupes coloniales françaises se sont emparées du Moogo par la force. Le royaume du Yatenga est « tombé » le premier, puis celui de Ouagadougou. Tous deux sont devenus des protectorats français. L’ensemble passé sous la domination formelle de la France a été intégré dans un Territoire militaire dont le siège a été établi à Bobo (dans la partie occidentale de l’actuel Burkina), qui est incorporé au sein du Soudan français, et luimême inclus dans la fédération d’Afrique occidentale française (AOF) tout juste créée. L’intégrité territoriale du Moogo a été préservée, y compris lors de son rattachement à la nouvelle colonie du Haut-Sénégal-Niger (HSN) en 1904. Au même moment, le Moogo est érigé en cercle, entité administrative comparable à une préfecture métropolitaine24. Le temps des protectorats est officiellement révolu en pays mossi. À la suite de la Première Guerre mondiale, le Gouvernement général de l’AOF a procédé à une nouvelle réorganisation administrative qui a conduit à la création de la colonie de Haute-Volta. Formée en 1919, son territoire coïncide peu ou prou avec celui de l’actuel Burkina. Son centre administratif et politique a été établi à Ouagadougou, capitale du Moogo Naaba, pour des raisons que nous éclaircirons. Les Mossi occupent la partie centrale de ce nouvel ensemble et pèsent pour environ 50% de sa population totale, poids démographique à peu près stable jusqu’à nos jours25. En 1932, pour des raisons complexes, la colonie est démantelée. Elle est scindée en trois portions territoriales, chacune rattachée au Niger, au Soudan et à la Côte-d’Ivoire. Ceci entraîne la partition du Moogo réparti entre ces deux dernières colonies. En 1947, suite à un combat notamment mené par la Cour26 royale de Ouagadougou, la Haute-Volta est restaurée dans ses limites de 1932. Son chef-lieu est à nouveau fixé dans la capitale du Moogo Naaba. En 1960, la Haute-Volta, qui a proclamé la république peu avant, obtient son indépendance et entre de plein droit à l’ONU. Ce pays, qui est rebaptisé du nom de « Burkina Faso »27 en 24 Lorsque nous emploierons ce mot avec une majuscule, nous désignerons l’ensemble des fonctionnaires travaillant au chef-lieu du cercle. De même pour le Gouvernorat qui désignera les administrateurs en poste au chef-lieu de la colonie. 25 Au moment de sa création, la Haute-Volta compte probablement plus de 2 millions d’habitants. 26 Utilisé avec une majuscule, ce mot désigne pour nous l’ensemble des hauts dignitaires placés sous l’autorité du souverain et formant son appareil de gouvernement. 27 « Burkina Faso » signifie littéralement le « Pays des Hommes intègres » dans les langues dioula et mooré. 29 1984, connaît dès lors une succession de régimes qui ont presque tous succombé à un coup d’État. En voici la liste sommaire : - 1960-1966, Ière République présidée par Maurice Yaméogo, - 1966-1980, régime militaire du colonel, puis général, Sangoulé Lamizana. S’y succèdent deux républiques (la IIe de 1970 à 1974, la IIIe de 1977 à 1980) entrecoupées par des régimes d’exception, - 1980-1982, régime militaire du colonel Saye Zerbo, - 1982-1983, régime militaire du commandant Jean-Baptiste Ouédraogo, - 1983-1987, régime militaire révolutionnaire du capitaine Thomas Sankara, - 1987-1991, gouvernement de transition du capitaine Blaise Compaoré, - 1991- ?, IVe République présidée par Blaise Compaoré. Malgré cette vie politique et institutionnelle mouvementée, le trône a toujours été occupé par un naaba, à Ouagadougou comme dans le reste du Moogo. La fonction royale, ou plus généralement celle de « chef », y a cependant fortement évolué au gré de l’évolution du contexte historique. De plus, les naaba, à des degrés divers, ont sensiblement contribué à donner au Burkina la physionomie ainsi que l’organisation politique et administrative qu’ont lui connaît aujourd’hui. Espace et durée : l’allongement de notre questionnaire Ce dernier constat n’a pu être fait qu’en raison de l’allongement du cadre chronologique et géographique retenu dans nos premiers travaux. En effet, notre mémoire de maîtrise, présenté en 2001, portait sur la figure du Moogo Naaba de Ouagadougou sous la colonisation française, c’est-à-dire de la fin du XIXe siècle à 195828. Nous avions pu montrer que, loin d’avoir succombé aux politiques « antiféodales » parfois violentes menées par la puissance conquérante, puis occupante, la royauté de Ouagadougou s’était maintenue au centre des processus de formation du territoire colonial voltaïque. Mieux, il devenait évident que le roi et sa Cour ont été capables d’opérer un tri dans ce qu’ils pouvaient tirer des instruments de contrôle et des modes de gouvernance employés par les autorités françaises. 28 Beucher Benoit, La Figure du Moogo Naaba et la colonisation française, 1896-1958, mémoire de maîtrise, sous la direction de Jacques Frémeaux, Paris IV- Sorbonne, 2001, 178 p. 30 Ceci répond bien à la définition du concept de « modernité conservatrice »29. En effet, la mise en place d’une administration bureaucratique et centralisée, les effets de la « mise en valeur » économique du territoire, les nouveaux parcours scolaires tracés par l’école « coloniale », etc., ont pu servir les intérêts de la monarchie. Ses rapports avec les autorités coloniales n’étaient pourtant pas très stables. Ils étaient conditionnés aux personnalités en présence : les différents Moogo Naaba ou dignitaires mossi qui se sont succédé, les administrateurs coloniaux dont la rotation était importante, les Pères Blancs, etc. En bref, les liens entre le centre politique « européen » et « africain » ont été de nature tantôt conflictuelle, tantôt plus pacifique. En somme, nous avons montré que les relations entre colonisateurs et colonisés pouvaient offrir aux uns et aux autres des opportunités – non dénuées d’ambiguïtés – permettant de poursuivre des projets et des stratégies particulières. Parfois, ces visées pouvaient faciliter l’établissement de « parcours d’accommodation »30 entre les élites mossi et les fonctionnaires français. À titre d’exemple, dès 1897, année de la déposition du souverain légitime de Ouagadougou par la France, la Cour a su détourner à son profit la capacité d’intervention militaire de la puissance conquérante pour son propre compte. Elle souhaitait en effet mettre fin à douze années de guerre contre un chef subalterne du Moogo Naaba : le chef de Laalé. Les hauts dignitaires mossi ont donc demandé aux officiers français d’intervenir. S’ils l’ont fait, c’est, entre autres, parce qu’ils avaient fortement besoin des institutions royales afin d’obtenir des Mossi qu’ils déposent leurs armes, puis d’administrer leur pays avec des moyens particulièrement limités. Par la suite, les naaba ont su habilement convaincre les autorités coloniales de faire de Ouagadougou le cœur politique et administratif du vaste cercle « du Mossi », puis de la colonie de Haute-Volta. Là aussi, l’Administration n’était pas simplement instrumentalisée. Elle a trouvé avantage à organiser le territoire voltaïque de cette façon, pensant qu’avec des moyens humains et matériels des plus réduits, il valait mieux obtenir la loyauté d’une noblesse influente que d’exercer un contrôle étroit sur la masse de leurs sujets. Nous y avons ainsi décelé le télescopage de logiques historiques à la fois endogènes et exogènes. Effectivement, l’anthropologue Michel Izard a montré que les Mossi 29 Dans une vision peut-être trop instrumentale des choses, Bertrand Badie définit la modernité conservatrice comme « un choix raisonné : pour mieux conserver son pouvoir, le Prince tente de l’adapter aux données nouvelles, c’est-à-dire à un idéal de modernité dont il espère qu’il lui apportera en même temps un surcroît de ressources matérielles et un surcroît de légitimité. Le jeu du prince consiste alors à présenter la modernité comme une catégorie neutre, universelle, donc adaptable à toute culture, dotée de la sorte d’une légitimité supérieure à celle qui fonde tous les particularismes. En cela, son action prétend s’imposer comme supérieure à celle de ses propres contestataires ». Cf. Badie Bertrand, L’État importé. L’occidentalisation de l’ordre politique, Paris, Fayard, 1992, p. 128. 30 Sur cette notion de « parcours d’accommodation » qui sera discutée plus loin, voir Robinson David, Sociétés musulmanes et pouvoir colonial français au Sénégal et en Mauritanie, 1880- 1920. Parcours d’accommodation, Paris, Karthala, 2004, 380 p. 31 du Plateau Central ont entretenu depuis le début de leur histoire un « fantasme d’unicité »31 qui n’a pu connaître de réalisation avant la conquête. Avec la domination coloniale, non seulement la monarchie de Ouagadougou s’est maintenue, mais elle est aussi parvenue à faire peser son influence politique sur l’ensemble du pays mossi et, à partir des années 1920-1930, sur l’ensemble du territoire voltaïque, semblant ainsi réactiver un projet politique ancien au cours d’une période qui n’y paraissait pourtant pas propice. Mais la limite de ce premier travail de recherche était double en réalité. En effet, il ne paraissait pas possible de limiter nos recherches au seul royaume de Ouagadougou. S’il est celui pour lequel nous trouvons le plus grand nombre de sources écrites datant de la période coloniale, son évolution historique ne peut s’expliquer que par l’interaction avec les autres États mossi qui n’ont pas tous adhéré aux ambitions hégémoniques du Moogo Naaba. Il n’est pas davantage possible d’ignorer les populations non mossi voisines. Elles aussi ont apporté une contribution décisive à la formation de l’État-nation en Haute-Volta/Burkina. Ceci est particulièrement visible lors de l’organisation des premières élections en 1945. Jusque-là, les autorités coloniales prenaient essentiellement langue avec les grands naaba en matière de réorganisation de l’administration territoriale, de développement économique, d’amélioration des infrastructures routières ou ferroviaires, etc. À partir de 1945 donc, le suffrage, qui ne cesse de s’élargir jusqu’en 1956, voit émerger de nouvelles élites politiques dans l’OuestVolta qui tempèrent les ambitions des souverains mossi. Celles-ci ont été de plus en plus associées au devenir politique, économique et social de la colonie. En somme, notre travail a progressivement basculé d’une vision assez étriquée du cadre spatial, celui-ci se limitant au Moogo central, à une vision plus large, épousant l’ensemble de l’actuel Burkina. Ceci a permis d’interroger plus finement les voies et les moyens par lesquels la communauté nationale burkinabè s’est imaginée, et dans quelles conditions elle a fini par faire sens pour les citoyens32. L’autre limite tenait à l’étroitesse du cadre chronologique, couvrant essentiellement la période coloniale. Il était commode pour un premier travail débuté avec un temps et des moyens matériels limités. Mais la nécessité de l’allonger s’est vite imposée, comme nous 31 Izard Michel, Moogo. L’Émergence d’un espace étatique ouest-africain au XVIe siècle, Paris, Karthala, 2003, p. 87. 32 Nous remercions Jean-François Bayart ainsi que Romain Bertrand qui, par leurs remarques, nous ont amené à nous questionner sur ces sujets. Nos échanges ont permis la production du travail suivant : Beucher B., « La naissance de la communauté nationale burkinabè, ou comment le Voltaïque devint un "Homme intègre" », in Fasopo/Reasopo, Sociétés politiques comparées. Revue européenne d’Analyse des Sociétés politiques, n° 13, mars 2009, 108 p., http://www.fasopo.org/reasopo/n13/n13_article.pdf 32 l’avons montré dans un mémoire de DEA soutenu en 200533. Il nous a paru fondamental de décloisonner la traditionnelle périodisation postulant l’existence d’un moment « précolonial », « colonial » et « post-colonial ». Non pas que cela ne fasse absolument pas sens. Mais nous avons trouvé particulièrement intéressant de réaliser une étude transpériode qui, seule, pouvait permettre de dégager les tendances lourdes marquant la ou les trajectoire(s) de formation de l’État voltaïque, puis burkinabè. Seule cette approche pouvait également en révéler des dynamiques qui sont corrélées à une forte contingence historique, ainsi qu’à la diversité des personnalités en jeu, ou encore à celle de leur façon d’exercer le pouvoir. En d’autres termes, nous postulions l’impossibilité de bâtir une histoire téléologique dans la mesure où la prise en compte simultanée de la longue durée et de ses effets de surface, plus brefs34, montrait que l’ « espace des possibles »35 paraissait particulièrement ouvert à certains moments, notamment lors des période de sortie de guerre, et particulièrement fermé à d’autres, nous pensons par exemple à l’impossibilité du roi Kougri (1957-1982)36 de prendre en main le destin de la Haute-Volta au moment de l’indépendance. Ceci nous a conduit à nous demander s’il existait, par exemple, des formes de continuité entre l’État colonial et son « successeur » post-colonial. En d’autres termes, l’État, construit et animé par des générations d’hommes politiques appartenant à des générations, à des cultures différentes, dont les caractères et les parcours de formation étaient aussi divers, remplissait-il les mêmes fonctions en 1958, c’est-à-dire à la veille de l’indépendance, qu’à partir des années 1960, moment où la classe politique africaine a cherché à bâtir la communauté nationale tout en s’assurant de la loyauté de ses administrés37 ? Voilà pourquoi nous avons choisi de dresser une histoire de ces monarchies et chefferies sur 33 Beucher B., La Contribution des royautés dites « traditionnelles » à l’émergence de l’État en Afrique : le cas des souverains moosé du Burkina Faso (1880-1990), mémoire de DEA, sous la direction de Jacques Frémeaux, Université Paris IV-Sorbonne, 2005, 226 p. 34 Comme le rappelle Jean Leduc, Fernand Braudel distinguait la longue durée des structures, le temps court des événements, et la moyenne vitesse de la conjoncture. Plutôt que d’y voir la nécessité de réaliser des « tranches chronologiques », Braudel nous invite davantage à prendre en compte des vitesses multiples d’évolution : « lenteur de la longue durée, moyenne vitesse de la conjoncture, rythme rapide de l’événement ». Cf. Leduc Jean, « Période, périodisation », in Delacroix Christian, Dosse François, Garcia Patrick, Offenstadt Nicolas (dirs.), Historiographies. Concepts et débats, Paris, Gallimard, 2010, vol.2, p. 835, et Braudel Fernand, « La longue durée », in Annales ESC, n° 4, octobre-décembre 1958, pp. 725-753. 35 Le philosophe Pierre Bourdieu définit l’espace des possibles comme « ce qui fait que les producteurs d’une époque sont à la fois situés et datés et relativement autonomes par rapport aux déterminations directes de l’environnement économique et social ». Cf. Bourdieu Pierre, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Éds. du Seuil, 1994, p. 61. 36 Lorsque nous indiquons entre parenthèses des dates figurant à côté de noms, il s’agit de celles correspondant à l’exercice de leur fonction (roi, administrateur, président, etc.). 37 Beucher B., « La figure du Moogo Naaba, chef des Moosé de Ouagadougou, sous la domination française : pérennité d’une fonction et singularité des hommes (1896-1958) », in Des Français Outre-mer, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2005, pp. 139- 152. 33 près de cinq-cents ans, c’est-à-dire de la fondation du Moogo aux premiers moments du régime de Blaise Compaoré38. L’allongement de notre cadre géographique et chronologique de recherche a valu celui de notre questionnaire. Sans avoir la prétention d’apporter des solutions définitives à des questions très complexes, l’étude que nous proposons ici interroge nécessairement la notion d’État, de nation, de tradition, de modernité, de dynamiques sociales, de chefferies et plus encore de « chefferie traditionnelle ». Ce faisant, nous avons bénéficié d’un riche renouvellement historiographique sur ces questions dont nous voudrions désormais rendre brièvement compte. L’état des connaissances et les pistes de recherche La tradition et la modernité Dans un récent article, Vincent Foucher et Étienne Smith nous invitent à réinterroger la notion de « tradition », expression d’autant plus embarrassante qu’il est le plus souvent nécessaire de la replacer entre des guillemets39. Il est effectivement frappant de voir à quel point le mot « tradition » est facilement convoqué afin de décrire les systèmes politiques africains ne répondant pas à notre définition classique et occidentale de l’État. Pour Étienne Smith et Vincent Foucher, le « racisme à prétention scientifique » véhiculé par les Européens au moment de leur expansion outre-mer a cantonné « les pouvoirs africains dans le registre de la tradition, c’est-à-dire dans une acontemporanéité avec l’Europe de la révolution industrielle et des débuts de la conquête du continent africain »40. Achille Mbembe va dans le même sens, lui qui estime que « persiste encore, presque partout, le préjugé trop simpliste et trop étroit selon lequel les formations sociales africaines relèveraient d’une catégorie spécifique, celle des sociétés simples ou encore des sociétés de la tradition »41. Reprenant le propos du philosophe allemand Hegel selon lequel les sociétés africaines vivraient hors du 38 Nous aurions souhaité étendre notre recherche au-delà de l’année 1991. Mais des contraintes liées à l’accès aux sources nous en ont dissuadé pour le moment. En effet, la vérification des informations par croisement des données écrites s’avère encore presque impossible pour cette histoire récente. Nous aurions été contraint de nous en remettre presque exclusivement à la presse, sans possibilité d’obtenir des documents produits par le gouvernement ou son administration. Nous ne pensons pas que les sources orales, seules, auraient pu remédier de façon satisfaisante à ces difficultés. 39 Foucher Vincent, Smith Étienne, « Les aventures ambiguës du pouvoir traditionnel dans l’Afrique contemporaine », in Revue internationale et stratégique, n° 81, janvier 2011, p. 1. 40 Ibid., p. 6. 41 Mbembe Achille, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2000, p. 11. 34 temps et de l’histoire, Achille Mbembe définit cette notion de « tradition » comme l’expression d’une immobilité supposée de peuples « exotiques » donnant l’impression factice de vivre dans l’ « immédiateté », c’est-à-dire dans une sorte de temps présent qui, en réalité, se situe nulle part puisque « Les choses et les institutions ayant été là depuis toujours, il n’y aurait nul besoin de les fonder sur quoi que ce soit d’autre que leur être là en fait [souligné par l’auteur] »42. Dans cet ordre d’idées, il est frappant de constater qu’à notre connaissance, il ne vient pas à l’esprit de beaucoup d’historiens de qualifier nos royautés médiévales de « traditionnelles ». Pourtant, ne se caractérisent-elles pas, elles aussi, par des traditions liées notamment à la représentation du pouvoir, à sa légitimation par le sacre, et donc par des pratiques rituelles réitérées au cours des siècles ? Cela veut-il dire que ces monarchies, issues d’une époque médiévale pourtant encore jugée « obscure » par de nombreux historiens jusque dans les années 1970 au moins43, porteraient en elles, naturellement et intrinsèquement, la possibilité du changement et donc de la modernité44 ? Est-ce à dire que les sociétés africaines ne sont, par essence, pas « politiques », c’est-à-dire qu’elles sont dépourvues de capacités d’imagination politique propres ? L’Afrique serait-elle exclue de la possibilité d’ouvrir ses propres voies au changement ? Ces questions pourraient paraître dépassées aujourd’hui. Mais voici pourtant ce qu’a déclaré en 2007 le président français Nicolas Sarkozy à Dakar : « l’Homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire. Le paysan africain, qui depuis des millénaires, vit avec les saisons, dont l’idéal de vie est d’être en harmonie avec la nature, ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et des mêmes paroles. Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de place ni pour l’aventure humaine ni pour l’idée de progrès (sic !) »45. Ces propos ont valu au chef de l’État de recevoir un Petit précis de remise à niveau sur l’histoire africaine46 publié par une vingtaine de chercheurs, et non des moindres. Tous ont été choqués de constater qu’après au moins quarante ans de progrès historiographiques en lien avec l’histoire du continent africain, leurs acquis n’ont toujours pas été distillés dans tous les esprits, loin s’en faut. 42 Ibid., p. 12. Pour une « réhabilitation » historique de cette période médiévale, voir Pernoud Régine, Pour en finir avec le Moyen Age, Paris, 1979, Éds. du Seuil, 158 p. 44 Pour Georges Balandier, la modernité, c’est précisément le « mouvement » associé à l’ « incertitude » d’un avenir ouvert. Cf. Balandier G., Le Détour…, op. cit., p. 14. 45 Discours du président Nicolas Sarkozy à l’université de Dakar, texte rédigé par Henri Guiano, 26 juillet 2007, http://www.elysee.fr/president/les-actualites/discours/2007/discours-a-l-universite-dedakar.8264.html?search=Dakar&xtmc=&xcr= 46 Ba Konaré Adame, Petit précis de remise à niveau sur l’histoire africaine à l’usage du président Sarkozy, Paris, Éds. La Découverte, 2009, 362 p. 43 35 Frederic Cooper a montré que, dans les années 1980, des chercheurs ont parlé de « modernités multiples », voire de « modernités alternatives », ce qui revient à dire que notre conception occidentale du progrès et de l’histoire, censée être universelle au moins depuis le siècle des Lumières, ne constitue pas leur seul horizon politique possible pour les sociétés extra-occidentales47. Avec peut-être beaucoup d’optimisme, l’historien médiéviste allemand Karl-Ferdinand Werner va aussi dans ce sens, mais il dénonce plutôt le « racisme historique » qui ferait de l’État « moderne », c’est-à-dire l’héritier des XVIe-XVIIIe siècles européens, le point de référence obligé permettant de comparer les systèmes politiques plus anciens. À l’en croire, « Ceux qui pensent que l’État moderne est en crise et n’est plus moderne du tout sont de plus en plus nombreux. Que cet État là ne soit pas un modèle absolu et éternel est devenu une certitude »48. Nous pensons que ce n’est cependant pas si sûr… Quoi qu’il en soit, toujours dans les années 1980, d’autres chercheurs ont tenté de déconstruire le concept même de « tradition », pensé comme l’exact inverse de celui de « modernité ». Nous pensons en particulier à Eric Hobsbawm et à Terence Ranger qui ont montré que la tradition est généralement le fruit d’une (ré)invention dont on peut refaire la généalogie. Ainsi, le kilt écossais n’a rien d’immémorial. S’il n’est pas possible de dire que son usage ne renvoie en rien à l’histoire ancienne de l’Écosse, reste à constater que le port de cette jupe, sous la forme qu’on lui connaît aujourd’hui, s’est imposé au cours du XVIIIe siècle, non pas pour faire revivre de vieilles traditions, mais pour permettre l’entrée des habitants des Highlands dans la société moderne49. Ce processus n’a pas échappé à l’Afrique coloniale où, par exemple, les rituels attachés à la monarchie britannique ont pu être « transposés » avec plus ou moins de bonheur dans ses territoires ultramarins. À l’image de l’Ouganda où, tout en se disant respectueuses des traditions royales dont le roi (le Kabaka) est le dépositaire, les autorités britanniques les ont en réalité profondément marquées de leur empreinte50. Outre la volonté de légitimer un ordre colonial, fondé en grande partie sur la dévalorisation des sociétés conquises, il apparaît certainement que cette idée selon laquelle la plupart des systèmes politiques africains sont englués dans l’immobilisme est peut-être aussi liée à la façon dont certains ethnologues en ont rendu compte. C’est en tout cas ce que pense l’anthropologue 47 Cooper Frederick, Le Colonialisme en question. Théorie, connaissance, histoire, Paris, Payot, 2010 (1ère éd. : 2005), p. 154 et Bayly Christopher Alan, La Naissance du monde moderne (1780-1914), Paris, Éditions de l’Atelier/Éditions ouvrières, 2007 (1ère éd. : 2004), pp. 30-36. 48 Werner Karl Ferdinand, Naissance de la noblesse, Paris, Fayard, 1998, p. 22. 49 Hobsbawm Eric et Ranger Terence (éds.), The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, Éd. Canto, 2002 (1ère éd. : 1983), pp. 20-22. 50 Ibid., p. 223. Le King’s College Budo, où étaient notamment scolarisés des fils de chefs, a ainsi été un lieu de production de la néo-tradition. Il a contribué à la théâtralisation du pouvoir du monarque, notamment par l’adoption de la cérémonie du Jubilé d’Or. 36 Alban Bensa qui constate qu’ « Il est rare que les ethnologues datent leurs informations de terrain. Quant aux membres des sociétés étudiées, ils sont censés s’être exprimés sans se référer non plus à une quelconque temporalité. Par cette double omission, l’ethnographie laisse entendre qu’elle décrit des "systèmes" qui résistent à l’usure du temps »51. En réalité, il paraît vain de renvoyer dos à dos « tradition » et « modernité », « immobilité » et « changement ». Comme le montre Frederic Cooper, des éléments « traditionnels » se mêlent parfois avec des éléments « modernes »52. Georges Balandier va plus loin et affirme que la modernité et la tradition restent inséparables « comme le sont l’avers et le revers d’une monnaie »53. Un exemple précis permet de s’en convaincre. PierreJoseph Laurent a montré qu’au Burkina, ce que l’on appelle la « modernité » peut être source d’insécurité54. En effet, on a longtemps pensé que les nouveaux « styles de vie » induits par l’installation toujours plus nombreuse d’hommes et de femmes en ville, haut lieu de la « modernité » et du « changement », provoquent nécessairement une perte des repères et un délitement des vieilles formes d’organisation sociales. Pierre-Joseph Laurent montre que cela n’est pas si simple. Pour lui, « Lorsqu’on change de lieu pour aller du village à la ville, on change aussi de logique, passant d’une situation où l’on se connait personnellement à un anonymat conduisant à une certaine atomisation du social. Les anciens modes de régulation de la vie collective subissent des transformations, des bouleversements, des adaptations pour pouvoir répondre au défi que représente (…) la recherche de la meilleure sécurité sociale et économique »55. Ces nouveaux venus dans la ville peuvent ainsi rechercher la protection de patrons ou « big men ». Mais ils peuvent aussi se replacer sous l’autorité de chefs dits « traditionnels » qui ne sont plus ceux du village, mais ceux du quartier. C’est, par exemple, ce que l’on observe à Ouagadougou où les naaba structurent encore la vie sociale des quartiers qui continuent d’ailleurs de porter des noms associés à ces chef. Il en va ainsi du quartier de Bilbalogho, celui placé sous l’autorité du Baloum Naaba, l’un des plus hauts dignitaires de la Cour du Moogo Naaba. 51 Bensa Alban, « De la micro-histoire vers une anthropologie critique », in Revel Jacques (dir.), Jeux d’échelles. La micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1996, p. 50. 52 Cooper Frederick, Le Colonialisme en question…, op. cit., p. 162. 53 Balandier G., Le Détour..., op. cit., p. 173. 54 Cf. Laurent Pierre-Joseph, « Entre ville et campagne : le big man local ou la "gestion coup d’État" de l’espace public », in Politique africaine, n°80, pp. 169-182, et du même auteur : « Pouvoirs et contre-pouvoirs dans la société mossi et plus globalement au Burkina Faso », in Hilgers M. et Mazzocchetti J., Révoltes et oppositions dans un régime semi-autoritaire…, op. cit., pp. 97-102. 55 Laurent P.-J., « Effervescence religieuse et gouvernance. L’exemple des Assemblées de Dieu au Burkina Faso », in Politique africaine, n° 87, octobre 2002, p. 96. 37 Mais venons-en maintenant à ce que l’on entend par « chefferie traditionnelle ». Pourquoi se sent-on obligé de placer cette expression entre guillemets ? Peut-il être trouvé une terminologie plus conforme aux réalités sociopolitiques prévalant en Afrique subsaharienne et, plus précisément, au Burkina ? « Chefferies traditionnelles », État et royauté Interroger le concept de « chefferie traditionnelle » revient inéluctablement à questionner celui d’ « État ». Dans la plupart des cas, les pouvoirs coloniaux, particulièrement français dont on dit à tort qu’ils se sont distingués de leurs rivaux britanniques par leur mode d’administration directe56, ont refusé de voir dans les organisations politiques africaines centralisées des États. Nous verrons dans ce travail que cette distinction entre « pouvoirs traditionnels » et « État » ne tient pas, particulièrement pour le cas mossi. En cela, nous rejoignons parfaitement Jean-Pierre Warnier qui, dans un article consacré aux chefferies du Cameroun occidental, affirme que « l’opposition entre État et chefferie, qui fut la constante de l’organisation coloniale, se résorbe dans une puissante synergie », particulièrement à partir de 196057. De son côté, Romain Bertrand a montré dans ses travaux consacré à l’île de Java que « Toute l’histoire de la formation de l’État javanais, précolonial et colonial, a partie liée avec l’histoire de la noblesse de robe priyayi »58. Ceci va à l’encontre des idées défendues par Sophia Mappa qui, au sujet de pouvoirs africains qu’elle qualifie de « traditionnels », y compris ceux où gouvernent des dynasties, juge qu’ « A aucun niveau le pouvoir ne se constitue comme l’unique souverain ; les allégeances des sujets peuvent être multiples et changeantes sans ordonnancement hiérarchique », ajoutant que « Les pouvoirs reçus par la tradition ont favorisé la 56 L’administration « directe », ou « direct rule », consiste à administrer un territoire colonial sans recourir officiellement aux services des élites anciennes locales. Elle aurait été essentiellement pratiquée par les autorités coloniales françaises. En revanche, les Britanniques passent pour avoir largement recouru au mode d’administration inverse, c’est-à-dire « indirect » (« indirect rule »). Mais il est aujourd’hui établi que la façon dont ces puissances administraient leurs territoires coloniaux n’était pas si différente que cela. Les Britanniques ont souvent été tentés d’exercer directement leur autorité tout en maintenant formellement des systèmes politiques anciens. Inversement, les Français ont souvent eu recours aux élites anciennes afin de gouverner leur Empire. Mieux, d’influentes personnalités telles qu’Hubert Lyautey, résident au Maroc de 1912 à 1925, ont défendu cette politique. Cf. Bach Daniel C. et Kirk-Greene Anthony A., (éds.), États et sociétés en Afrique francophone, Paris, Economica, 1993, pp. 30-40, et Rivet Daniel, Lyautey et l’institution du protectorat français du Maroc, Paris, L’Harmattan, 2000, 1020 p. 57 Perrot C.-H. et Fauvelle-Aymar F.-X., (dirs.), Le Retour des rois…, op. cit., p. 318. 58 Bertrand Romain, État colonial, noblesse et nationalisme à Java. La Tradition parfaite, Paris, Karthala, 2005, p. 8. 38 fragmentation et moins la centralisation »59. Nous verrons que le cas des Mossi dément dans une large mesure ces propos. L’organisation sous forme d’État solidement organisé et même centralisé, s’il n’est d’ailleurs en rien un « modèle » idéal, serait-elle donc introuvable en Afrique subsaharienne ? Jean-François Bayart montre qu’au temps des empires coloniaux, ce « modèle » indépassable de l’État correspond à l’idéal-type que Max Weber définit comme « une institution politique ayant une "constitution" écrite, un droit rationnellement établi et une administration orientée par des règles rationnelles ou " lois", des fonctionnaires compétents »60. Selon cette définition pour le moins rigide, il découle nécessairement que ce modèle « n’est attesté qu’en Occident avec cet ensemble de caractéristiques, et ce, en dépit de tout rapprochement possible »61. Une thèse « évolutionniste » rendant compte de la formation de l’État en Afrique postule donc qu’elle ne peut être que le résultat d’un apport « étranger » aux sociétés africaines, d’une « greffe » qui aurait plus ou moins bien pris, ce en fonction des caractéristiques culturelles et sociales supposées des sociétés locales. Dans ce contexte, la marche vers l’État suivrait inexorablement une trajectoire historique universelle. C’est l’hypothèse défendue en 1962 par un ancien administrateur colonial, Hubert Deschamps, qui, dans un ouvrage consacré aux institutions politiques en Afrique subsaharienne, invite à les hiérarchiser selon qu’il s’agit d’« anarchies », qui seraient les plus anciennes, de chefferies « féodales » et, enfin, d’« États » sanctionnant « L’aboutissement de cette évolution où une influence extérieure (Islam, guerres, etc.) amène l’absorption des chefferies ou des anarchies par un des chefs ou un conquérant étranger »62. Dans notre travail, nous montrerons que les Mossi ont pu établir des formes d’organisation politique que nous pourrions qualifier d’État, dans la mesure où les autorités politiques ont une claire conscience des intérêts supérieurs de leur royaume, disposent d’une autorité moins fondée sur leur charisme personnel que sur les institutions dont elles sont les dépositaires le temps d’une vie, et qui sont appuyées par un appareil de gouvernement limitant l’autorité des dirigeants et qui garantissent la continuité du gouvernement en dépit de la discontinuité des règnes63. À l’image de Jean-François Bayart, nous pensons donc que « L’État en Afrique repose sur des fondements autochtones et sur un processus de réappropriation des institutions d’origine coloniale qui en garantissent l’historicité propre », si bien qu’ « il ne peut plus être tenu pour une simple structure 59 Mappa Sophia, Pouvoirs traditionnels et pouvoir d’État en Afrique. L’illusion universaliste, Paris, Karthala, 1998, p. 92. 60 Bayart J.-F., L’État en Afrique…, op. cit., p. 319. 61 Ibid. 62 Deschamps Hubert, Les Institutions politiques de l’Afrique noire, Paris, PUF, coll. Que sais-je ?, 1965, p. 13. 63 Izard M., Moogo..., op. cit., p. 109. 39 exogène »64. Et nous partageons pleinement sa conclusion selon laquelle « Au sein d’un système donné de pouvoir coexistent plusieurs espaces-temps dont l’ajustement est problématique et toujours précaire »65. Le moment colonial n’a pas radicalement obstrué l’ancienne trajectoire de la formation de l’État dans le Moogo. Il a surtout été marqué par la poursuite de son processus d’affirmation qui cumule plusieurs régimes d’historicité, plusieurs registres de légitimité, et qui associe plus ou moins volontairement des acteurs africains appartenant à la noblesse mossi, des roturiers ou encore des acteurs européens (fonctionnaires ou missionnaires). De fait, la formation, puis l’affirmation de l’État au Burkina, est une œuvre partagée dont chaque acteur a apporté une partie de sa propre culture. Nous soutenons également que le temps des indépendances n’a pas davantage interrompu ces dynamiques d’hybridation politique. L’imagination politique, ou plutôt la constitution d’une communauté nationale imaginée, est bien souvent le fruit d’échanges entre des acteurs qui n’ont pas toujours de raisons objectives de s’entendre. Car, pour qu’il y ait échange, il n’est pas nécessaire que cela se fasse de façon parfaitement consciente, ni que les acteurs liés par cette économie politique et morale ne s’estiment mutuellement. Il n’est pas nécessaire non plus que ces relations soient symétriques et synchrones. Au cours de la période coloniale, des traditions étatiques mossi se sont combinées à d’autres d’origine européenne ou plus largement occidentale. Au moment de l’indépendance, les nouvelles élites appelées à occuper les plus hautes fonctions de l’État, tout en rejetant souvent officiellement les expériences étatiques antérieures (précoloniales et coloniales), n’ont pas moins été fortement marquées et influencées par elles. Dans ce va-etvient historique, les chefs dits « traditionnels » ont pu jouer le rôle de passeurs, tout en continuant à influencer la trajectoire historique de la formation de l’État-nation dans des directions que les contemporains ne pouvaient parfois pas imaginer. Avant d’évoquer plus précisément l’état de l’historiographie consacrée aux « chefferies coutumières », particulièrement au Burkina, nous voudrions en dernier lieu apporter quelques précisions sur les termes que nous emploierons dans ce travail. Nous utilisons le mot « chef », catégorie par trop neutre dans la mesure où elle occulte la complexité des échelons de pouvoir au sein de la société mossi, pour le cas des naaba subalternes pris dans leur ensemble. Nous verrons cependant que les États mossi connaissaient plusieurs types de fonction politique qui ne pouvaient cependant pas être strictement hiérarchisés. Parmi les naaba, certains peuvent effectivement être qualifiés de 64 65 Bayart, Jean-François, L’État en Afrique…, op. cit., p. 317. Ibid. 40 « rois » à l’image du Moogo Naaba de Ouagadougou. Ceux-là sont parfaitement indépendants. D’autres voient leur autorité limitée au village ou à des provinces. Nous les appellerons bien souvent « chefs subalternes ». L’adjectif « traditionnel » ne sera ajouté qu’avec précaution, et généralement avec l’intention de rendre compte du point de vue des contemporains de l’époque envisagée. Pour parler des « chefs », nous utiliserons aussi la notion d’ « élites anciennes » qui, nous en convenons, n’est pas totalement satisfaisante66. Nous entendons par là cette minorité d’hommes détenteurs d’une autorité moral et/ou politique tirant leur légitimité des profondeurs de l’histoire, c’est-à-dire généralement de la période précoloniale. Ceci vaut particulièrement pour les naaba qui sont tous issus de dynasties formées plusieurs siècles avant la conquête coloniale. À l’inverse, l’expression « élites nouvelles » qualifiera ceux qui ont connu une ascension sociale plus récente et, en de nombreux cas, très rapide. Cette promotion a souvent été rendue possible grâce à de nouveaux parcours de formation sanctionnés par l’obtention de diplômes, à une expérience de combat au sein de l’Armée française ou nationale, ou encore à des victoires électorales. Ces précautions de langage en tête, passons désormais à un bref passage en revue de l’état des connaissances sur les élites anciennes au Burkina. Quand on mesure le poids que représentent les naaba aujourd’hui sur la scène politique nationale, ou dans la résolution de conflits agitant la sous-région67, il paraît étonnant que si peu d’études leur aient été consacrés. Catherine Coquery-Vidrovitch a tenté de réaliser le compte détaillé des travaux francophones portant plus généralement sur les chefferies africaines entre 1974 et 1995. Il en ressort que seulement 1,3% d’entre eux produits sur l’histoire du Burkina en font leur principal objet d’étude. Au Niger, cette part est de 42%, contre 15% pour le Congo, autant pour la Côte-d’Ivoire, ou encore 20% pour le Bénin68. Dans l’ensemble, très peu de travaux traitent spécifiquement de la période post-coloniale. Pour le cas du Burkina, mais il n’est pas isolé, la majorité des recherches couvrent la période précoloniale. Le reste concerne la période coloniale. Et encore, il s’agit surtout de sujets consacrés à la conquête et aux résistances opposées par les populations locales aux 66 Nous montrerons en effet que des naaba ont fait évoluer leur fonction et leur mode de vie au point de passer pour des « chefs évolués » aux yeux de leurs sujets, c’est-à-dire des hommes combinant à la fois d’anciens registres de légitimité (liés à leur titre de naaba) et d’autres beaucoup plus récents (notamment liés à leurs nouvelles compétences de fonctionnaires, de militaires, etc.). Il suffit de rappeler que certains chefs, comme l’actuel Larlé Naaba Tigré de Ouagadougou, sont aussi des hommes politiques militant dans des partis. 67 Claude-Hélène Perrot a mis en lumière la capacité de médiation des chefs du sud-est de la région de la Comoe lors de la crise ivoirienne, ouverte en 2002. Cf. Perrot C.-H., « Chefs traditionnels : le cas du sud-est de la Côted’Ivoire », in Afrique contemporaine, 1/2006, n° 217, pp. 173-184. 68 Coquery-Vidrovitch, « Les travaux francophones en histoire de la chefferie », in Perrot C.-H. et FauvelleAymar F.-X., (dirs.), Le Retour des rois…, op. cit., p. 519. 41 Européens69. Certes, ces chiffres sont déjà assez anciens. Mais de façon empirique, nous pensons que cette tendance historiographique ne s’est pas radicalement inversée depuis 1995. L’étude des États mossi précoloniaux a néanmoins donné lieu à de très belles synthèses bien documentées. Citons pour le moment les travaux majeurs de Michel Izard sur la formation dans le Moogo, et plus précisément dans le Yatenga70, ainsi que ceux de Junzo Kawada sur l’origine de l’espace politique mossi71. Ces recherches ont été partiellement nourries par les matériaux de nature « ethnographique » réunis au cours de la période coloniale. Tout d’abord à la fin du XIXe siècle, c’est-à-dire à l’époque des voyages d’exploration72. Puis au tout début du XXe siècle, moment où de riches études monographiques sur le pays mossi ont été produites par des officiers-administrateurs curieux et soucieux d’améliorer l’administration des hommes placés sous leur autorité par une meilleure compréhension de leur histoire73. S’ensuivent des décennies creuses, puis un réveil en douceur dans les années 1950 avec les travaux des Pères Blancs André Prost et Alexandre, chacun auteur, en 1953, d’une étude de la langue et de la culture mossi74. Dans les années 1950, Michel Izard a également débuté ses enquêtes de terrain dans la partie septentrionale du Burkina actuel, plus précisément dans la région de Tougan (au nord-ouest de Ouagadougou). Il s’est consacré par la suite à l’étude du royaume du Yatenga, et a publié en 1970 une très riche histoire synthétique des royaumes mossi précoloniaux à laquelle nous avons fait référence plus haut. À peu près au même moment, l’anthropologue américain Elliott Percival Skinner a conduit ses enquêtes orales en Haute-Volta. En 1964, il a publié une très importante somme de connaissances retraçant l’histoire des Mossi de l’époque précoloniale jusqu’en 1958, année du coup d’État manqué du roi de Ouagadougou Kougri75. Il s’agit d’une rare 69 Voir Kambou-Ferrand Jeanne-Marie, Peuples voltaïques et conquête coloniale. 1885-1914, Burkina Faso, Paris, ACCT/L’Harmattan, 1993, 465 p., et Salo P. Samuel, Recherche sur l’originalité de la résistance des Mossi aux agressions extérieures, 1884-1904, Université de Ouagadougou, thèse de doctorat de 3e cycle, 344 p. 70 Voir notamment Izard M., Introduction à l’histoire des royaumes mossi, Paris-Ouagadougou, CNRS-CVRS, tome 1, Recherches voltaïques, n° 12 et 13, 1970, 210 et 428 p., et Gens de pouvoir, gens de la terre. Les institutions politiques de l’ancien royaume du Yatenga (Bassin de la Volta Blanche), Cambridge, Cambridge University Press/Paris, Éd. de la Maison des Sciences de l’Homme, 1985, 591 p. 71 Kawada Junzo, Genèse et dynamique de la royauté : les Mosi méridionaux (Burkina Faso), Paris, L’Harmattan, 2002, 396 p. 72 Voir en particulier Binger Louis-Gustave (capitaine), Du Niger au golfe de Guinée, Paris, Hachette, 1892, vol. 1, 515 p. 73 Voir entre autres : Lambert G.E. (capitaine), « Le pays Mossi », in Bulletin de la société géographique de l’A.O.F., juin 1908, n° 6, pp. 65-84, n° 7, pp. 150-172 ; Marc Lucien, Le Pays Mossi, Paris, Larose, 1909, 189 p. ; Tauxier Louis, Le Noir du Yatenga. Mossis – Nioniossés – Samos – Yarsés – Silmi-Mossis – Peuls., Paris, Larose, 1917, 790 p. 74 Prost André (Père), « Notes sur l’origine des Mossi », in Bulletin de l’IFAN, n° 15, série B, Sciences sociales, 1953, pp. 1333-1338, et Alexandre R.P., La Langue Möré, Dakar, IFAN, Mémoires de l’IFAN, n° 34, 1953 : tome I, 408 p. ; tome II, 507 p. 75 Skinner Elliott Percival, The Mossi of Upper Volta : The Political Development of a Sudanese People, Stanford, Stanford University Press, 1964, 236 p. 42 étude transpériode réalisée sur l’histoire du Moogo. Celles-ci est envisagée sous l’angle de la formation de l’État-nation. Cet ouvrage, traduit en français en 1972, a été complété en 1989 par allongement du cadre chronologique, puisque l’ensemble de la période sankariste (19831987) s’y trouve désormais traitée76. Son premier ouvrage, extrêmement précieux pour notre sujet, donne effectivement le sentiment qu’à partir de 1958, les naaba ont disparu de la scène politique nationale. Avec le recul, Skinner a admis qu’il n’en a rien été. Mais, la nouvelle édition augmentée ne repose plus sur des recherches de terrain pour la période couvrant les années 1970-1980. Elle retrace davantage l’évolution générale de la vie politique voltaïque/burkinabè entre 1958 et 1987, que celle des institutions royales dans le même laps de temps. Par ailleurs, de même que Yamba Tiendrébéogo, haut dignitaire de la Cour de Ouagadougou et historien, Skinner accorde une très grande attention aux Mossi centraux, et évoque très peu les relations entre les Mossi et les autres sociétés voltaïque/burkinabè. De façon plus générale, les études synthétiques sur l’histoire des anciens pays composant l’actuel Burkina sont très peu nombreux. Il existe cependant deux ouvrages collectifs très précieux : l’un portant sur la Haute-Volta coloniale, l’autre sur un siècle d’histoire du Burkina77. Hélas, il s’agit d’un recueil d’articles assez spécialisés portant sur une période finalement homogène, transgressant que très timidement les traditionnelles césures entre la période précoloniale, coloniale et post-coloniale. Nous manquons donc cruellement de synthèses historiques bâties sur la longue durée. Ceci permet difficilement de se faire une idée sur l’évolution historique des institutions politiques anciennes au Burkina, et surtout sur les raisons expliquant leur vitalité de nos jours. Voici ce qui a largement guidé notre choix de recherche, ainsi que l’allongement de la chronologie et de l’espace retenus. Nous savons que notre projet peut paraître trop ambitieux, et il l’est sans aucun doute. Sans nourrir trop d’illusions sur ce qu’un seul chercheur peut faire avec des compétences, des moyens et un temps limités, nous pensons cependant que ce travail permettra de combler partiellement la lacune historiographique que nous avons constatée. On remarquera d’ailleurs que notre recherche est loin d’être dépourvue de zones d’ombre. Tout d’abord, notre attention se porte aussi grandement sur le cas des Mossi du Plateau Central. Ceci s’explique en raison de l’abondance des sources coloniales, ou plus récentes, qui leur sont consacrés. Nous aurions aussi souhaité apporter une plus grande 76 Skinner E.P., Les Mossi de la Haute-Volta, Paris, Éds. Internationales, 1972, 447 p., et The Mossi of the Burkina Faso. Chiefs, politicians and soldiers, Illinois, Waveland Press, 1989, 279 p. 77 Massa G., Madiéga G.Y. (dirs.), La Haute-Volta coloniale…, op. cit., et Madiéga, Y. G. et Nao Oumarou, (dirs.), Burkina Faso, cent ans d’histoire, 1895-1995, tomes 1 et 2, Paris-Ouagadougou, Karthala-PUO, 2003, 2206 p. 43 attention sur la question des femmes, elles qui demeurent encore les grandes silencieuses d’une histoire à laquelle elles ont pourtant apporté leur contribution78. De plus, il a été difficile de donner aux sujets – des royautés, de la puissance coloniale, puis de l’État indépendant – la place qui conviendrait de leur réserver. Nous avons pourtant été sensible à la mise en garde formulée par Michel Foucault, selon qui il est important de garder à l’esprit le fait que le pouvoir « n’est jamais localisé ici ou là, [qu’] il n’est jamais entre les mains de certains, [qu’] il n’est jamais approprié comme une richesse ou un bien »79. En d’autres termes, le pouvoir n’est pas détenu par des institutions désincarnées, pas plus que par une minorité d’hommes qui l’exerceraient par le « haut » sans que le « bas » n’ait son mot à dire. Cette obligation d’accorder une grande attention au politique « par le bas » en Afrique a été défendue par Jean-François Bayart à partir des années 198080. Nous estimons que l’étude qui est proposée ici n’est pas seulement celle d’une élite usant de son pouvoir sur des sujets ou des administrés passifs. D’abord parce que, comme l’écrit Jacques Frémeaux, « si commander peut s’employer intransitivement, comme si tout se réduisait à la volonté du chef, la réalité impose de commander à des hommes »81. Ensuite par ce que ceux que les élites politiques croient gouverner ont aussi une part d’initiative et, sans que cela ne soit nécessairement visible au premier abord, peuvent restreindre ou élargir la marge de manœuvre de leurs gouvernants. Pour être bref, pas de rois sans sujets ; pas de présidents ou de députés sans électeurs. Hélas, il nous a paru difficile de combler comme nous l’aurions souhaité les silences laissés par les sources. Très souvent rédigées par des élites (coloniales ou travaillant pour le compte de l’État indépendant), elles ne renvoient généralement des administrés que l’image d’une masse anonyme n’ayant presque aucune prise sur leur destin. Enfin, nous pensons qu’étudier la question de la formation de l’État sous l’angle de la contribution apportée par la noblesse mossi ne revient pas nécessairement à aborder le politique « par le haut ». Comme le rappelle avec beaucoup de sagesse le nom donné par les Asante (actuel Ghana) à leurs sièges royaux, « il y a toujours quelqu’un au-dessus de quelqu’un ». Bien que souverains, les Moogo Naaba ont très largement été perçus par les fonctionnaires coloniaux, ou les chefs d’État voltaïques/burkinabè, comme une catégorie 78 Nabaloum Marianne, Contribution historique et place des femmes au sein de la Cour du Moogo Naaba à l’époque précoloniale : étude de cas du royaume de Wogdogo, Université de Paris I, mémoire de maîtrise, 2001, 193 p. 79 Foucault M., « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France. 1976, Paris, Gallimard/Seuil, 1997, 283 p. 26. 80 Bayart J.-F., « Le politique par le bas en Afrique noire. Questions de méthode », in Politique africaine, n° 1, janvier 1981, pp. 53-82, et 81 Frémeaux Jacques, L’Afrique à l’ombre des épées, 1830-1930, SHAT, vol. 2, Officiers administrateurs et troupes coloniales, 1995, p. 66. 44 d’acteurs subalternes, ne devant le maintien de leur fonction qu’au bon vouloir de ceux officiellement chargés de gouverner le pays. Notre problématique et nos hypothèses L’ensemble de ces remarques nous conduit désormais à formuler notre problématique générale. Nous pouvons la décliner en trois questions principales : primo, dans quelle mesure les élites anciennes mossi ont-elles contribué à la formation ainsi qu’à l’affirmation de l’État au Burkina ? Secundo, comment ont-elles été partie prenante du processus de formation d’une communauté nationale imaginée dans ce pays ? Tertio, comment s’y sont combinés, ajustés, ou simplement croisés des régimes d’historicité et des trajectoires de formation de l’État et de la nation a priori fort diverses et parfois même difficilement compatibles ? Nous posons l’hypothèse selon laquelle la construction des États mossi précoloniaux offraient assez de similitudes quant à leur finalité et leur mode de fonctionnement pour ne pas être radicalement déstructurés, voire anéantis, par l’instauration de l’administration coloniale à partir de la fin du XIXe siècle. Mieux, nous pensons que ce moment colonial a « offert » à certains chefs habiles de nouvelles possibilités de contrôler l’espace et les hommes ressortissant de leur royaume. Tout en faisant peser sur les élites anciennes de nouvelles contraintes, tout en menaçant parfois les fondements politiques, religieux, culturels de leur autorité, une ambition hégémonique des Mossi centraux a vraisemblablement été réactivée sous la colonisation. À partir des années 1920-1930, elle a été servie par des chefs ayant fait évoluer leur fonction, ainsi que de nouvelles élites qui leur sont proches. Ceci a contribué à faire de la Cour de Ouagadougou un foyer politique très influent qui a fortement contribué à la constitution de la communauté nationale voltaïque, puis burkinabè. Nous mettrons en lumière la dimension conflictuelle des visées politiques des chefs censées faire de Ouagadougou le cœur politique et économique de l’État contemporain. Nous examinerons également les limites de ce projet, ainsi que les raisons pour lesquelles, à partir de la fin des années 1980, les gouvernements voltaïques/burkinabè ont tenté de définir un secteur politique informel souple permettant de mettre à profit la capacité de mobilisation populaire dont jouissent les naaba afin de renforcer leur appareil de pouvoir, et souder la communauté nationale autour de leur régime. 45 Les outils de la recherche La méthodologie suivie Notre étude, parce qu’elle s’intéresse à des sociétés africaines déjà étudiées par des anthropologues ou des sociologues, mais aussi parce qu’elle interroge des concepts qui ne sont pas propres à l’historien, se prête tout particulièrement à la pluridisciplinarité. Remarquons d’ailleurs que les historiens ont été peu nombreux à porter leur attention sur ce peuple mossi qui, au premier abord, peut paraître radicalement « autre ». Nous pensons que ce n’est pas le cas. Comme l’écrit Paul Veyne, l’histoire, y compris celle des sociétés mossi, est faite de « banalités » qui, rassemblées et mises en récit, donnent naissance à un tableau original82. En somme, l’histoire, c’est bien « l’art de s’étonner de ce qui va de soi »83, et nous ne prétendons pas avoir vu dans notre sujet matière à découvrir une nouvelle espèce d’être humains... Oui, les sociétés mossi ont une histoire, et les concepts mobilisés par les historiens s’y appliquent très bien. D’où quelques points comparaisons que nous oserons avec l’émergence de l’État en Europe par exemple. La méthode employée sera fondamentalement celle qui définit notre discipline : la recherche de sources – écrites et orales –, leur mise à distance critique, et leur croisement. Nous n’avons pas davantage la prétention d’y déceler la « Vérité ». Mais, par une analyse rigoureuse des sources, nous tâcherons d’en livrer quelques bribes sans oublier de considérer cette part de subjectivité qu’un historien ne manque pas de laisser transpirer ici ou là dans son récit. La question du « vrai » ou plutôt du « vraisemblable », qu’on le veuille ou non, reste sa préoccupation comme l’a rappelé Marc Bloch84. Notre recherche s’appuie sur un riche corpus de documents, ainsi que sur un appareillage critique, dévoilés au lecteur sous la forme de notes de bas de page que l’on trouvera peut-être trop abondantes... Cette idée selon laquelle les documents oraux ou écrits peuvent avoir une part de véracité peut paraître illusoire. Mais nous pensons qu’il est du 82 Veyne Paul, Comment on écrit l’histoire, Paris, Éd. du Seuil, 1971, p. 18. Ibid. 84 À ce sujet, Marc Bloch écrit ceci : « Que les témoins ne doivent pas forcément être crus sur parole, les plus naïfs des policiers le savent bien. Quitte, du reste, à ne pas toujours tirer de cette connaissance théorique le parti qu’il faudrait. De même, il y a beau temps qu’on s’est avisé de ne pas accepter aveuglément tous les témoignages historiques. Une expérience, vieille comme l’humanité, nous l’a appris : plus d’un texte se donne pour d’une autre époque ou d’une autre provenance qu’il ne l’est réellement ; tous les récits ne sont pas véridiques et les traces matérielles, elles-aussi, peuvent être truquées ». Cf. Bloch Marc, Apologie pour l’Histoire ou métier d’historien, Paris, Armand Colin, 1952 (1ère éd. : 1949), p. 35. 83 46 devoir de l’historien de la révéler. Ceci ne peut se faire sans opérer une rigoureuse critique des sources. Nous sommes également très redevables des autres sciences humaines (anthropologie, géographie, sociologie politique, etc.) qui nous ont permis de changer notre regard sur notre manière de faire de l’histoire. Nous avons appris à déconstruire plus systématiquement nos objets et nos concepts, puis de tenter de les reconstruire tout en ayant conscience qu’ils n’existent pas en eux-mêmes, et qu’ils ne sont que des instruments de compréhension imparfaits85. Pour ces raisons, nous pensons qu’il est particulièrement utile de jeter des ponts entre ces sciences de l’Homme, et de croiser les approches propres à chaque champ disciplinaire. Enfin, précisons que, si le choix de l’objet de notre étude tient à un regard porté sur une situation présente, celle de monarchies encore bien vivantes en ce début de XXIe siècle, nous n’avons pas moins cherché à partir du passé, c’est-à-dire des sources, pour reconstituer le fil des événements en prenant garde de ne pas sombrer dans l’anachronisme. D’où l’importance accordée aux individus, à leur trajectoire personnelle, à leur regard porté sur les évènements. Ces précisions apportées, passons maintenant au bref examen des centres de documentation et des sources mobilisés pour ce travail. Les centres d’archives et de documentation La dispersion des centres de documentation ou d’archives a singulièrement compliqué nos recherches. Certes, ceci n’est pas propre à notre sujet. Mais le degré d’éparpillement des documents écrits relatifs au sujet traité ici est particulièrement important ; il est lié à l’histoire spécifique de la Haute-Volta/Burkina qui apparaît particulièrement mouvementée86. La plupart des sources coloniales « officielles » ont circulé selon une chaîne hiérarchique stricte. Pour résumer, disons que les courriers partaient des centres de décision parisiens (ministère de la Marine, des Colonies puis de la France d’Outre-mer, etc.), avant de gagner le siège de l’AOF à Dakar. Le gouverneur général, qui y siégeait, correspondait à son 85 Hacking Ian, Entre science et réalité. La construction sociale de quoi?, Paris, La Découverte/Poche, 2008 (1ère éd. : 1999), 299 p. 86 Gervais Raymond, « Archival documents on Upper-Volta: here, there and everywhere », in History in Africa, 1993, n° 20, pp. 379- 384, et Ouédraogo Didier, « Panorama des institutions archivistiques étrangères dépositaires de sources de l’histoire du Burkina Faso », in Burkina Faso, cent ans d’histoire, op. cit., pp. 61-71. 47 tour avec les gouverneurs ou lieutenants-gouverneurs87 des colonies. Ceux-ci entretenaient une correspondance écrite avec leurs commandants de cercle, qui avaient autorité sur des chefs de subdivision et de poste. Le mouvement inverse suivait généralement ce parcours hiérarchique. Une grande partie de ces correspondances est conservée aux Archives nationales du Sénégal à Dakar88. Certaines ont été microfilmées et déposées dans des centres d’archives à Paris (ANF-CARAN) ainsi qu’à Aix-en-Provence (ANF-CAOM). Mais une partie des documents administratifs uniquement destinés aux autorités locales (le Gouvernorat, le Cercle, etc.) sont restés sur place. Nous ne savons hélas pas où ils se trouvent, ni s’ils existent toujours. Nous avons pu retrouver une partie de ces sources écrites aux Archives nationales de Côte-d’Ivoire (ANCI) où certaines ont été transférées au moment de la dislocation de la Haute-Volta. Enfin, pour la période la plus récente, c’est-à-dire à partir de 1960, l’essentiel des sources a été conservé en Haute-Volta/Burkina. Mais elles demeurent dans une large mesure non répertoriées, et surtout dispersées dans différentes institutions de l’État, à savoir la Présidence du Faso, la Primature, les ministères dont celui de l’Intérieur, l’Assemblée nationale, etc. Une partie d’entre elles ont été reversées aux Archives nationales du Burkina et classées dans la série V. Pour résumer, voici les principaux centres de documentation et d’archives où nous nous sommes rendu : - Archives de l’Assemblée nationale du Burkina Faso (AAN) à Ouagadougou, - Archives nationales de la Côte-d’Ivoire (ANCI) à Abidjan, - Archives nationales du Burkina Faso (ANF) à Ouagadougou, - Archives nationales de France/Centre d’Archives d’Outre-mer (ANF-CAOM) à Aixen-Provence, - Archives nationales de France/Centre d’accueil et de recherche des Archives nationales (ANF-CARAN) à Paris, - Archives des Pères Blancs à Ouagadougou (APBO), - Centre d’Histoire et d’Études des Troupes d’Outre-mer (CHETOM) à Frejus, - Service Historique de l’Armée de Terre (SHAT) à Vincennes. 87 Pour le cas de la Haute-Volta, à la différence de Madagascar ou de la Côte-d’Ivoire par exemple, un lieutenant-gouverneur était placé à la tête de son administration. Afin de ne pas trop alourdir le texte, nous réduirons ce titre à celui de « gouverneur ». 88 Nous n’avons pas pu nous rendre à Dakar, mais nous remercions l’historien burkinabè Georges Y. Madiéga qui a pris le soin d’y photocopier de nombreux documents relatifs à l’histoire du pays mossi et du Burkina. Nous avons pu les consulter aux Archives nationales du Burkina (ANF). 48 Des documents écrits, des photographies nous ont également été présentés par des particuliers que nous remercions à nouveau ici. Il s’agit notamment de SE le Baloum Naaba Tanga II, ainsi que de SE Gérard Kango Ouédraogo. Les sources écrites Comme nous l’avons vu, les sources administratives produites au cours de la période coloniale sont essentiellement regroupées aux ANS. Les plus riches pour notre sujet ont été classées dans la série G (« Politique, administration générale »), et plus particulièrement dans la sous-série 2G (« Affaires politiques, AOF, rapports périodiques ») et 10G (« Affaires politiques, administratives, Haute-Volta »). Certaines périodes sont nettement moins documentées que d’autres, en particulier celles qui couvrent les débuts de l’administration française en pays mossi (années 1898-1904), la Seconde Guerre mondiale, ou encore les années 1958-1960. Nous avons cependant pu en trouver des traces aux ANCI. Les sources qui y sont déposées sont relatives soit aux périodes les plus anciennes (1897-1918), soit aux évaluations administratives des chefs mossi (carnets signalétiques des naaba) au cours de l’entre-deux-guerres. Les sous-séries 4BB (correspondance locale, pays mossi, de 1901 à 1916) et 5EE (rapports et documents divers, pays mossi, 1907-1932) ont été les plus précieuses pour nous. Certains documents complémentaires se trouvent à coup sûr aux ANF à Ouagadougou, mais ils n’ont pas été complètement répertoriés et classés. Pour les années postérieures à l’indépendance, nous avons trouvé des fonds rangés dans la série V qui proviennent tous de la Présidence du Faso, et qui couvrent une période très large allant du début du XXe siècle au tout début des années 1990. Les sous-séries les plus riches ont été la 1 V (politique générale, Haute-Volta/Burkina, de 1956 à 1994), et la 22 V (réunissant des documents sur la chefferie en Haute-Volta dans les années 1940-1960, ainsi que ceux relatifs à l’administration des cercles mossi des années 1920 à 1950). Ces sources archivistiques ont été complétées par les diaires de la Mission catholique à Ouagadougou. Il s’agit de rapports quotidiens rédigés par les Pères Blancs qui y font non seulement état des progrès de l’évangélisation en pays mossi, mais aussi de sa situation politique et des rapports – parfois conflictuels – entretenus avec l’Administration et les chefs. L’essentiel a pu être consulté à l’Archevêché de Ouagadougou où sont déposés ces cahiers manuscrits. Ces documents sont d’autant plus utiles que, comme nous le verrons, la Mission 49 livre souvent une vision de la situation politique et économique contradictoire vis-à-vis de celle livrée par les autorités administratives. Mais ils n’ont été produits qu’à partir de 1901, date de l’installation des Pères Blancs à Ouagadougou, et ceux traitant de la période postérieure à 1946, moment où la Mission combat vigoureusement les formations politiques africaines dites « communistes », ne nous ont pas été communiqués. Remarquons d’ailleurs qu’il en est presque de même pour les sources relatives à cette période déposées au CARAN et au CAOM89. Cependant, nous remercions Jean-Marie Bouron pour avoir bien voulu nous communiquer quelques documents postérieurs à 1946 déposés à la Maison généralice des Pères Blancs à Rome (APBR). À partir de 1960, les sources produites par le gouvernement et l’administration de la Haute-Volta/Burkina s’avèrent beaucoup plus pauvres, notamment sur le plan politique90. De plus, toutes n’ont pas été déclassées, certaines sont en voie d’être répertoriées, d’autres encore sont certainement perdues. Enfin, il apparaît globalement que, pour la période 1960-1980, les questions économiques ont été prégnantes. Les archives se « politisent » nettement sous la Révolution (1983-1987), mais ne disent, par exemple, presque rien sur les chefs, ni même sur l’administration ordinaire du Burkina. Celles postérieures à 1987 deviennent excessivement rares. Nous trouvons cependant des sources intéressantes aux AAN sous la cote 1P (divers, non classé, 1916-1980) ainsi que 5P qui regroupe en grande partie des sources coloniales jusqu’à l’indépendance. On trouve aussi des documents sur l’histoire récente de la HauteVolta/Burkina aux ANF. Nous pensons surtout à ceux classés dans la série 1V (Présidence du Faso, fonds de 1956 à 1994), 3V (fonds de 1931 à 1974), et 22V déjà citée (voir notamment les documents administratifs épars produits jusqu’en 1992). Pour la période la plus récente, nous avons également pu nous appuyer sur la presse écrite dont de nombreux titres sont réunis à la bibliothèque de l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD) à Ouagadougou. Inexistants localement jusqu’en 1945, nous avons pu consulter, pour la période postérieure, les périodiques suivants : 89 À partir de 1947, l’Administration coloniale s’est engagée dans un combat contre le Rassemblement démocratique africain (RDA) fondé à Bamako en 1946. Ce parti, apparenté au Parti communiste français (PCF), a été jugé par les autorités françaises comme « anticolonial » et donc « subversif ». Tout en ouvrant officiellement le jeu politique par l’instauration d’élections pluralistes, la Métropole a cependant tâché de le verrouiller. Ce point paraît suffisamment sensible pour que la consultation des documents relatifs à ces événements ait été soumise à dérogation. 90 Beaucoup plus concises, elles ne font généralement part d’aucune analyse détaillée sur la situation politique ou sociale des cercles voltaïques. 50 - Afrique nouvelle (fondé à Dakar en 1947), - Carrefour africain (fondé à Ouagadougou en 1959), - L’Observateur, rebaptisé L’Observateur Paalga (fondé à Ouagadougou en 1979), - Sidwaya (fondé à Ouagadougou en 1984). L’état de conservation de la plupart de ces fonds inspire une certaine inquiétude. Particulièrement celles déposées à Ouagadougou. On ne peut que saluer les efforts réalisés par son directeur, Hamidou Diallo, ainsi que toute son équipe, pour les classer et les conserver dans les meilleures conditions possibles. Il est malgré tout fréquent de voir les pages des documents se déliter au cours de leur consultation. Certaines ont été détériorées par des ruminants ; d’autres portent des empruntes de chaussure… Nous savons qu’au gré des vicissitudes politiques agitant le pays, les archives ont parfois été saccagées, notamment par des militaires lors de la Révolution de 1983. Par ailleurs, des moyens assez conséquents sont nécessaires pour sauver les archives audiovisuelles stockées dans la capitale à la RadioTélévision du Burkina (RTB) où les vieilles bobines, souffrant des fortes chaleurs, se désagrègent et, avec elles, une partie de la mémoire du pays. Nous espérons que ce qui reste de ce patrimoine sera rapidement préservé et sera facilement ouvert à la consultation. Les sources orales La diversité de la nature des sources – administratives, religieuses, orales ou écrites, etc. – peut fausser notre vision de l’histoire des sociétés africaines, et particulièrement celle des Mossi. La période précoloniale reste difficile à traiter dans la mesure où ces derniers n’ont laissé aucune source écrite directe, et où les fouilles archéologiques restent encore très peu développées. Pour la période coloniale, la production des documents est avant tout le fait d’administrateurs européens, puis de missionnaires, et enfin de nouvelles élites africaines. Pour la période postérieure à l’indépendance, la Cour n’a guère laissé plus de traces écrites. Il faut reconnaître que cela a laissé des vides, des silences qui paraissent difficiles à combler, surtout pour les périodes les plus anciennes, c’est-à-dire celles pour lesquelles il n’est plus possible d’obtenir le témoignage direct d’acteurs ou d’observateurs. Les « effets de source » qui en découlent pourraient nous conduire à penser que la majorité des sujets ou citoyens africains, surtout ceux vivant dans les campagnes, n’ont pas été les acteurs de leur histoire. Ceux qui ont laissé des traces écrites se sont eux-mêmes considérés comme appartenant à une élite qui, finalement, écrit souvent beaucoup plus sur elle-même que sur les hommes et les 51 femmes dont ils ont pu avoir la charge. Précisément, les femmes n’attirent pratiquement jamais l’attention des administrateurs coloniaux ; à peine celle du personnel politique et administratif africain après 1960, à l’exception peut-être de la Révolution sankariste qui a souhaité les promouvoir. En outre, on ne devine souvent que très indirectement quelles ont été les relations entretenues entre les élites anciennes, à commencer par les naaba, avec les explorateurs, les fonctionnaires ou les hommes politiques, qu’ils soient européens ou africains. Dans ce cas, les sources orales, que nous ne pouvons pas seulement considérer comme un moyen de combler les silences de l’écrit, peuvent s’avérer cruciales. À condition de les soumettre à un examen critique aussi rigoureux qu’il ne l’est pour les sources écrites. L’historienne Claude-Hélène Perrot a montré toute la valeur de ces matériaux oraux pour la reconstitution de l’histoire des sociétés africaines, particulièrement celle antérieure à la période coloniale91. Ceux-ci ne sont pas, par essence, moins fiables que les sources écrites. Mais leur exploitation impose, à coup sûr, une méthodologie spécifique à laquelle les jeunes historiens sont encore peu formés. De son côté, Michel Izard a fait la démonstration qu’une histoire du Moogo précolonial était possible par l’exploitation de la littérature orale. En confrontant les généalogies royales dont il a répertorié l’important nombre de variantes, en les soumettant à un examen critique par croisement, notamment avec des documents coloniaux anciens, cet anthropologue a pu établir une armature chronologique solide qui permet de rendre compte de l’évolution des royaumes mossi de leur naissance à la fin du XIXe siècle. Ces sources orales sont aussi précieuses pour les périodes qui ont pourtant laissé le plus grand nombre d’écrits. Notamment parce qu’elles permettent de retracer des trajectoires individuelles qui ne peuvent toutes être conservées par l’écriture, mais aussi pour redresser certaines « injustices » de l’histoire qui accordent trop facilement la parole aux vainqueurs, ou à ceux, hommes politiques ou fonctionnaires africains, qui estiment souvent occuper une position de surplomb, au-dessus de la « masse » de leurs sujets ou administrés. La difficulté qu’il y a à recourir aux sources orales tient, on le sait, à deux problèmes majeurs : portant sur des événements anciens, qui n’ont parfois pas été vécus directement par les personnes interrogées, ils ont pu connaître un processus de murissement qui a tendance à occulter certains faits, à en valoriser d’autres et, dans presque tous les cas, à les reformuler a posteriori92. Dans ces conditions, il est évident qu’ils apprennent néanmoins toujours quelque 91 Perrot Claude-Hélène, Les Ani-Ndenye et le pouvoir aux XVIIIe et XIXe siècle en Côte d’Ivoire, Éd. de la Sorbonne, 1982, 352 p., et sous sa direction : Sources orales de l’histoire de l’Afrique, Paris, CNRS, 1989, 228 p. 92 Ceci peut aussi être dit pour les sources écrites. Mais nous pouvons cependant y touver des réactions « à chaud », non déformées entre le moment de leur production, et celui de leur consultation. Il en va ainsi de celles 52 chose. Y compris lorsque, par exemple, des naaba que nous avons interrogés ont manifestement tenus des propos anachroniques. Dans ce cas, leur témoignage nous renseigne avant tout sur une situation présente, ou sur un passé récent. Ainsi, le Boussouma Naaba, interrogé en 2004 sur les rivalités existant entre son royaume et celui de Ouagadougou à l’époque précoloniale, parle en grande partie en sa qualité d’actuel député de l’opposition, quand la Cour de Ouagadougou paraît aujourd’hui proche du pouvoir en place. Sa parole est donc celle d’un souverain qui a vu la capitale du Moogo Naaba considérablement se développer aux dépens des centres politiques de son royaume, Boussouma et Kaya, aujourd’hui relégués au rang de villes secondaires, etc. Ceci guide largement sa perception de l’histoire des relations anciennes entre le royaume de Boussouma et celui de Ouagadougou. L’autre problème pour l’historien – mais ceci constitue aussi la richesse de l’exercice – tient à la relation même qu’entretient celui qui interroge avec celui qui répond. Ne pas être le « fils du pays » peut poser des problèmes de confiance. Nous avons parfois fait figure de personne indiscrète, aux motivations obscures ou suspectes, dont on s’est demandé pourquoi il pose tant de questions sur une société qui n’est pas la sienne, ainsi que sur ce qui a été et n’est plus. Mais disons tout de suite qu’être un chercheur mossi ou burkinabè peut aussi être un handicap lorsque l’on interroge, par exemple, un naaba. Car, après tout, pourquoi un « sujet » cherche-t-il à savoir des choses qui, notamment lorsqu’il s’agit de questions liées à l’exercice du pouvoir, peuvent appartenir au champ des connaissances qui ne sont révélées qu’aux initiés ? En somme, les sources orales, bien que précieuses, sont d’autant plus délicates à manier qu’elles sont en constante maturation, en interaction continue entre l’auteur, son milieu, son contexte et l’enquêteur. Enfin, la question du retour du chercheur sur son terrain nous paraît fondamentale, tout comme celle de la durée de son séjour. Il est souvent nécessaire d’exposer clairement les raisons de l’enquête et, surtout, de rassurer. Quitte à montrer aux personnes interrogées la façon dont nous avons reproduit et analysé leur parole. Pour notre cas, la Cour de Ouagadougou, tout comme d’autres interlocuteurs à l’image du Boussouma Naaba, se sont montrés sensibles à notre fréquent retour au « pays ». Il a pu être interprété comme la manifestation du vif intérêt que nous portons pour l’histoire de leurs ancêtres et de leur royaume. Il leur a aussi permis d’apprendre à nous connaître, et de mieux cerner nos exprimées par les fonctionnaires coloniaux en prise avec les soulèvements populaires de 1908 en pays mossi. Ces impressions, vives, n’ont pas été retravaillées à froid, sauf par l’historien. Pour les périodes les plus anciennes, il paraît difficile d’en tirer de tels renseignements. Dans tous les cas, ce qui est dit du passé l’est toujours à partir du présent. 53 intentions. Nous verrons que cette question s’est d’ailleurs constamment posée pour les explorateurs ou les administrateurs coloniaux lors de leurs premiers contacts avec les naaba… Tout en reprenant la typologie des différents discours oraux telle qu’elle est proposée par Jean-Noël Loucou93, nous pourrions donner une idée de la variété de ceux que nous avons recueillis au moyen du tableau suivant : Tableau n° 1 : Typologie de discours oraux Type de Informations livrées Profil de l’informateur discours Protocolaire Quasiment aucune. Le discours Les protocolaire est purement formel. Nous Moogo chefs coutumiers : Naaba, Baloum y avons été par exemple confronté à la Naaba, etc. En général, des Cour de Ouagadougou. Le discours « chefs » qu’il n’est pas consiste à éviter d’aborder le sujet précis possible de rencontrer hors de pour lequel on est venu. C’est un leur palais, à la différence des témoignage de politesse qui permet de naaba exerçant un mandat prendre connaissance de l’enquêteur politique comme le avant de lui accorder éventuellement une Boussouma Naaba. audience ultérieure. Il met à l’épreuve la patience du visiteur, son sérieux et ses motivations. Informel Les informations sont très variées et Il s’agit le plus souvent de souvent plus riches que prévu. Il peut Burkinabè dont le hasard nous s’agir de récits généraux, locaux, de a fait croiser le chemin, souvenirs de vie, etc. Ils donnent une notamment dans des lieux de bonne idée du contexte social ou culturel sociabilité, dans les quartiers dans lequel nous enquêtons. Les où nous avons séjournés, etc. informations ne sont guère soumises à la censure. Ce discours est celui du vécu et du ressenti. 93 Loucou Jean-Noël, La Tradition orale africaine, guide méthodologique, Abidjan, Neter, 1994, pp. 25-26. 54 Personnel Ce type de discours nous renseigne, par nature, sur les Nous avons trajectoires essentiellement rencontré de simples individuelles des personnes interrogées. citoyens, contactés en raison Il contribue à donner une vision plus de leur vécu face à des fine des événements. Mais les événements qui ont retenu informations de ce type doivent être notre attention (la façon dont mises en série pour qu’elles puissent les Burkinabè ont vécu au avoir une valeur de représentativité. quotidien la Révolution sankariste par exemple). Rationalisé Les renseignements sont davantage Les grands dignitaires de représentatifs d’un courant de pensée la Cour du Moogo Naaba dont que d’une réflexion ou d’un vécu le Larlé Naaba ; des personnels. Le discours est souvent très universitaires comme Basile distancié ; il répond à des L. Guissou qui a été plusieurs préoccupations collectives ou de corps fois ministre sous la (celui des hauts dignitaires ou d’un parti Révolution, l’ancien Premier politique par exemple). Pour le cas de la ministre Gérard Kango Cour du Moogo Naaba, il a été très utile Ouédraogo, etc. pour mettre en lumière le discours officiel élaboré dans l’entourage du souverain à propos de la vie politique contemporaine de la royauté. Pour en finir avec la question des sources orales, disons que nous avons été très régulièrement surpris par la façon dont les enquêtes se sont déroulées. Tout d’abord parce que les informations les plus intéressantes – à notre sens du moins – n’ont pas toujours été livrées au moment et par les personnes auxquels nous nous attendions. D’où l’importance des conversations informelles. Certains de ces entretiens non préparés, notamment ceux réalisés dans des villages où nous avons pu souvent partager une calebasse de dolo (bière de mil), ou encore en ville à l’occasion de cérémonies familiales, nous ont souvent bien plus appris que les entretiens formels longuement préparés. Nous avons ainsi pu en apprendre beaucoup sur ce que les institutions royales représentent dans l’imaginaire de nombreux Burkinabè, ou encore sur leur sentiment lors des prises de parole publiques des « chefs ». La plupart des entretiens « programmés », quant à eux, ont été préparés au moyen de questionnaires qui 55 n’ont cependant pas été des carcans trop rigides. Ils ont souvent servi à ne pas perdre le fil de la conversation, à n’oublier aucune question que nous jugions importante. Dans certains cas, le déroulement de la conversation a rendu inutile ce questionnaire. Soit parce que les personnes interrogées ont anticipé nos questions, soit parce qu’elles nous ont donné l’idée d’en poser d’autres plus judicieuses au fil de la conversation. Il est devenu ainsi facile de passer d’un entretien directif à semi-directif, voire presque entièrement libre. Le plan de notre étude Passons désormais à la structure de l’étude. Celle-ci comprend huit chapitres rassemblés autour de trois parties qui suivent tous un ordre chronologique, et sont segmentés à la fois en fonction des tournants historiques majeurs que nous pensons avoir décelés, mais aussi de l’état de notre documentation et de nos sources. Première partie : La rencontre coloniale ou le temps de l’apprivoisement réciproque (fin XIXe siècle-1919) Le premier chapitre porte sur l’histoire ancienne du peuplement de l’espace qui devient le Moogo. Il interroge le processus de formation de l’État, la philosophie politique qui le sous-tend, et la noblesse qui le porte. Il analyse les différentes trajectoires politiques qui, tout en conférant au Moogo une certaine unité culturelle et religieuse, conduit aussi à la centralisation des pouvoirs royaux. Il vise également à faire l’état des équilibres géopolitiques prégnant dans cet espace politique multipolaire jusqu’à la fin du XIXe siècle, c’est-à-dire le temps des premiers contacts avec les Européens. Le deuxième chapitre examine l’épisode de la conquête. Celle-ci a été précédée par une phase d’apprentissage réciproque de l’ « Autre », figure qui se construit aussi bien au sein de l’entourage des naaba que parmi les Européens de passage en pays mossi, ou ceux qui ont réalisé sa conquête à partir de 1895. Il attire l’attention sur les agents de contact dont on analysera les profils et les missions. Il dresse un état des lieux des opérations militaires qui ont conduit, en 1897, à la soumission formelle des plus grands souverains mossi. Nous montrerons que l’usage de la force, seule, n’a pas permis de faire la conquête des esprits, ce qui a considérablement compliqué la tâche des premiers administrateurs européens. 56 Le troisième chapitre fait précisément le point sur la mise en place d’un embryon d’administration coloniale dans le cadre des protectorats. Il prend pour point de départ l’établissement de la Résidence française en pays mossi en 1897-1898. Jusqu’au déclenchement de la Première Guerre mondiale, les relations entre les officiers français et la noblesse mossi ont connu un progressif et erratique ajustement qui a fait alterner conflits et accommodation réciproque. Deuxième partie : La chefferie à l’épreuve de la « modernité » (1914-1945) Le quatrième chapitre accorde une attention particulière au premier conflit mondial, cette guerre qui s’avère aussi bien destructrice que fondatrice. Destructrice par l’engagement dans la douleur de milliers de sujets coloniaux sur les différents fronts, mais aussi à l’arrière, où femmes et hommes, jeunes et vieillards, sont mobilisés à des degrés divers pour l’effort de guerre. Le royaume de Ouagadougou a affiché sa loyauté à l’égard de la Métropole, cependant qu’une guerre anticoloniale a éclaté dans l’Ouest-Volta. Il en découle la création du cadre territorial voltaïque dont les frontières, ainsi que la centralisation administrative à Ouagadougou, doivent beaucoup à l’action des grands naaba du Plateau Central. Le cinquième chapitre fait état des balbutiements de la colonie de Haute-Volta. Dans les années 1920, sa raison d’être, du point de vue européen, est intimement liée aux performances économiques attendues dans le cadre d’une politique plus large de « mise en valeur » des territoires ultramarins. Les naaba y ont apporté leur soutien tout en participant à la mise en scène d’une modernité qui, en même temps qu’elle fait peser sur eux des obligations souvent très impopulaires, contribue également à renforcer le rayonnement de Ouagadougou, ainsi que la redéfinition de leur charge. Le sixième chapitre met en lumière les malentendus qui ont fini par éclater entre les naaba et les administrateurs coloniaux autour des parcours d’accommodation qui les ont liés jusque-là. La suppression de la Haute-Volta, en 1932, en est la preuve éclatante. Dès lors, le Moogo Naaba de Ouagadougou et sa Cour n’auront de cesse de combattre pour la restauration du territoire. Leurs efforts en matière de développement économique n’avaient pas été consentis de façon désintéressée. La royauté a espéré en tirer des contreparties et, en 1932, ces espoirs ont été déçus. Faisant alterner des stratégies de résistance et de démonstration de leur loyauté, notamment lors du Second conflit mondial, les chefs mossi du Plateau Central, comme ceux du reste du Moogo, ont fait la preuve de leur capacité à faire évoluer leur 57 fonction. Leur combat a parfois pris des formes inédites, notamment par activation de réseaux politiques dont les rhizomes se prolongent jusqu’en France métropolitaine. Troisième partie : Un roi de guerre en temps de paix. La royauté et la multiplication des lieux du politique (1945-1991) Le septième chapitre est consacré à l’épreuve de la démocratisation de la vie politique en AOF dont les chefs tentent de sortir gagnants. En 1945, la guerre s’avère être une nouvelle fois fondatrice, non seulement parce que des élections sont organisées pour la première fois, mais aussi parce que ce conflit est à l’origine de la décision du gouvernement français de recréer la Haute-Volta, et de replacer son centre administratif à Ouagadougou. La royauté en a tiré un immense prestige, mais l’extension du suffrage a révélé certaines formes d’opposition des élites politiques roturières ou non mossi face aux ambitions politiques des souverains du Plateau Central. Ce chapitre s’achève par le coup d’État manqué du roi Kougri en 1958. Cet événement a rendu plus qu’incertaine la contribution des chefferies et royautés mossi à l’émergence de l’État tout juste indépendant. Le dernier chapitre s’intéresse à la formation de la communauté nationale voltaïque/burkinabè, ainsi qu’à la construction de l’État « en famille », c’est-à-dire entre Africains. Loin d’avoir été moins mouvementées qu’au cours de l’époque coloniale, ces années se signalent par la volonté des élites au pouvoir d’étouffer toute forme de contrepouvoir. Les chefferies et royautés ont pu précisément passer pour des forces capables de gripper la machine étatique « officielle » et de faire obstacle à l’établissement du monopole gouvernemental en matière de communication et de mobilisation populaire. Tous ces gouvernements n’ont cependant pas pu les contourner, et moins encore les anéantir. Les trente années qui séparent l’indépendance de l’instauration de l’actuelle IVe République voient ainsi fortement fluctuer les relations entre le centre politique légal et des chefferies non reconnues officiellement, tandis que les élites urbaines – politiques en particulier – montrent tant de mal à trouver les mots permettant de s’adresser au peuple. Nous verrons que, dans tous les cas, les naaba ont contribué à la formation de la communauté imaginée qu’est la nation, et qu’en 1991, le président Blaise Compaoré a posé les conditions de l’établissement de relations plus souples avec une chefferie qui n’est cependant pas entièrement ralliée à sa cause 58 PREMIÈRE PARTIE De la formation des premiers royaumes à la rencontre coloniale (fin XVe siècle-1914) 59 60 Chapitre 1 Histoire et représentations autour du Moogo ancien « Les Mossi croient que les hommes ne peuvent pas vivre sans chefs, et aiment à rappeler que même les animaux ont des chefs » Elliott P. Skinner, Les Mossi du Burkina Faso, 19891. Lorsque les troupes françaises prennent pied en pays mossi, elles sont frappées par l’importance que revêt la figure du « naaba » ou « chef » dans la société mossi. Lancé à la poursuite du roi de Ouagadougou, le lieutenant Voulet, dans un rapport daté du 15 janvier 1897, déplore ainsi le « prestige et [le] respect quasi sacré qui s’attachent à la personne du naba de Wagadougou, parmi ces populations du Mossi que leurs chefs ont réussi à maintenir jusqu’à ce jour dans une obéissance absolue »2. Cet officier, il n’est pas le seul, se dit étonné par la solidité de l’organisation politique des Mossi. Ces structures, ni Voulet, ni aucun autre militaire ou fonctionnaire européen ne pourra en faire abstraction sans en payer le prix fort : voir l’édifice administratif et bureaucratique qu’ils tenteront de mettre en place se fragiliser, ou assister au grippage des mécanismes de contrôle et de sujétion coloniaux par suite des multiples formes de résistance (active ou passive) opposées par les populations africaines. Quelle meilleure preuve – s’il en fallait – que les populations mossi sont entrées dans l’histoire bien avant la date fatidique de leur défaite militaire face aux troupes européennes ? Commodément, leur organisation a souvent été taxée de « coutumière » ou de « traditionnelle ». Ces catégories de pensée, qui postulent l’absence d’évolution des sociétés rencontrées, sont à cette époque considérées comme spécifiques aux populations ultramarines, en particulier africaines3. Elles s’opposeraient à une modernité occidentale dont la production 1 Skinner Elliott Percival, The Mossi of the Burkina Faso. Chiefs, politicians and soldiers, Illinois, Waveland Press, 1989, p. 62. 2 « Lieutenant Voulet, chargé de Mission, à M. le Colonel de Trentinian, Lieutenant-Gouverneur du Soudan français », Ouagadougou, 15 janvier 1897, ANS 1G 221 (AN 200 mi 670). 3 Selon Achille Mbembe, cette image de sociétés ultramarines figées « persiste encore, presque partout ». Ce cliché repose sur un « préjugé trop simpliste et trop étroit selon lequel les formations sociales africaines 61 de savoir sur les peuples « exotiques » renvoie à une négation de l’historicité des trajectoires politiques qu’ils ont empruntées. S’affirme ainsi la figure de l’Africain « passif », mu « par cette force aveugle qu’est la coutume », et donc « réfractaire au changement » comme le souligne Achille Mbembe4. Cette perception européenne – et historiquement située – du caractère statique de sociétés supposément « traditionnelles » a longtemps empêché d’en livrer une histoire dynamique. Ceci vaut tout particulièrement pour le cas du Moogo précolonial. Cet espace politique, situé au cœur de la Boucle du Niger, a pourtant été le théâtre de multiples bouleversements sociaux et politiques ainsi que d’une série de petits ajustements qui, pris ensemble, ont pu conduire à une révolution étatique5. Si la caractérisation de l’univers social et politique de cet espace nécessite le recours à l’adjectif « traditionnel », alors autant dire, à la suite du philosophe et ethnologue Jean Pouillon, que toutes les sociétés humaines le sont ; constat dont on peut mesurer la faible valeur heuristique6. Mieux, nous voulons montrer dans ce chapitre que l’étude de l’émergence de l’État dans le Moogo précolonial répond bien à l’idée exprimée par les historiens Eric Hobsbawm ou Christopher Alan Bayly selon laquelle le changement est de nature « multipolaire » et n’est pas le fait d’un « centre » ou d’un « modèle » unique, européen en l’occurrence7. Le tableau que nous souhaitons livrer de l’histoire précoloniale du Moogo et de son environnement proche milite précisément en faveur d’une meilleure compréhension des mutations qui y ont été en œuvre. Tout en souhaitant éviter l’écueil d’une approche téléologique qui postulerait l’existence d’une trajectoire implacable de la formation des États mossi de la fin du XVe siècle à nos jours, nous ne pensons pas moins que cette brève étude est indispensable afin de cerner des structures socio-politiques caractérisant le Moogo ancien et qui n’ont pas été brutalement et totalement oblitérées par la conquête coloniale. Ces tendances parfois lourdes de l’histoire contribuent à relèveraient d’une catégorie spécifique, celle des sociétés simples ou encore des sociétés de la tradition ». Cf. Mbembe A., De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2000, p. 11. 4 Ibid., p. 12. 5 Pour l’anthropologue Michel Izard, cette « révolution » s’est traduite par le processus de centralisation du pouvoir en œuvre dans le Moogo précolonial. Izard M., Moogo..., op. cit., p. 57. 6 Jean Pouillon s’interroge : « à quoi rime la distinction entre les sociétés dites traditionnelles et celles dont on prétend ou qui prétendent qu’elles ne le sont pas parce qu’elles seraient historiques, changeantes et toujours à caractériser par leurs modernités successives ? ». Cet anthropologue montre en effet que toutes les sociétés portent en elles des éléments qu’elles tirent de leur histoire et qu’elles transmettent sans remettre consciemment en question leur contenu (un mythe par exemple). Il affirme que l’ensemble plus ou moins cohérent de ces traditions forme une culture, et que « Toute culture est traditionnelle ». Cf. l’entrée « Tradition » in Bonte Pierre et Izard Michel, (dirs.), Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Paris, PUF, 2002 (2è éd.), pp. 710711. 7 Bayly C. A., La Naissance du monde moderne (1780-1914), op. cit., p. 14 (préface rédigée par Eric Hobsbawm). 62 orienter la stratégie des acteurs en contact au moment de la « rencontre coloniale »8. Enfin, notre démarche répond à un parti pris de notre part qui consiste à renverser une vision de l’histoire européocentrée qui ferait plus ou moins consciemment l’impasse sur toute capacité d’imagination politique de sociétés « autres » et « lointaines ». Cette vision est en effet celle qui s’est imposée lors de la production des savoirs européens sur la société mossi dès la fin du XIXe siècle. Dans ce chapitre, nous aborderons les conditions historiques ayant rendu possible la formation du Moogo. Nous dresserons ensuite un portrait de ces acteurs bien repérés dans l’histoire et qui semblent en avoir été les maîtres d’œuvre : la noblesse mossi. Nous verrons dans quelles conditions les royautés qu’elle a formées, en particulier celle de Ouagadougou, ont conduit à un renforcement de la centralisation du pouvoir et quelles en ont été les limites. Puis nous montrerons que ce processus de formation et d’affirmation de l’État s’est heurté à une tension récurrente entre l’ordre et le désordre au sein de l’espace politique mossi. Cette tension rend selon nous largement compte de la situation géopolitique du Moogo à la veille de la conquête coloniale. L’origine des Mossi : espace et peuplement Les mythes fondateurs et leurs enseignements Encore de nos jours, l’histoire de l’origine des Mossi est enveloppée d’une épaisse brume. Du reste beaucoup plus pour l’étranger que nous sommes que pour les personnes que nous avons interrogées à ce sujet. En effet, nos interlocuteurs au sein des cours royales de Ouagadougou, Boussouma ou Tenkodogo répondent sans hésiter à cette question. Non sans fierté, ils rappellent tous ce mythe fondateur qui fait de tous les Mossi les descendants d’un couple hors du commun. Au commencement, une princesse appelée Yenenga (ou Nyenega), fille du roi de Gambaga (actuel Ghana) Naaba Nedega, aurait été privée par son père d’un mariage d’amour. Cette décision paternelle aurait été à l’origine de la fuite de la princesse 8 François-Xavier Aymar nous rappelle effectivement que ce qu’il nomme la rencontre coloniale « met quotidiennement en contact des individus ou des groupes (missionnaires, indigènes, planteurs, colons citadins) qui, quoi qu’il en soit par ailleurs de la violence du système dans lequel ils s’inscrivent (de gré ou de force), possèdent leur propre autonomie et déploient leur propre stratégie ». Cette autonomie est sans aucun doute à mettre en relation avec les registres d’historicité propres qui caractérisent ces « groupes ». Ce sont la culture et l’histoire propres de ces acteurs qui, dans une certaine mesure, et pour paraphraser Pierre Bourdieu, définit un « espace des possibles » dans lequel se déploient leurs relations. Cf. Fauvelle-Aymar F.-X., « La rencontre coloniale. Regards sur le quotidien », in Politique africaine, n° 74, juin 1999, p. 105 et Bourdieu P., Raisons pratiques..., op. cit., p. 61 et sq. 63 vers le nord, en direction du pays mossi actuel. Lors de sa course, son cheval se serait emballé, et aurait conduit par hasard la courageuse femme sur la route d’un chasseur d’éléphants appelé Riaré (ou Rialé), probablement un Bisa9. La princesse serait tombée amoureuse et un enfant serait né de leur union : Naaba Wedraogo, littéralement « chef étalon », en hommage au cheval sans qui cette union primordiale n’aurait jamais été possible. Wedraogo est considéré comme l’ancêtre de tous les Mossi qui forment dès lors le Moos Buudu, c’est-à-dire leur groupe de descendance agnatique commun. Rien d’étonnant donc à ce que le patronyme « Ouédraogo » soit aujourd’hui si répandu au Burkina. Naaba Wedraogo, parvenu à l’âge de raison, se serait fait entrepreneur guerrier. D’après la tradition la plus répandue, il est le premier chef mossi ; celui à partir duquel commencent toutes les généalogies royales du Moogo, si bien qu’être Mossi, c’est avant tout appartenir de près ou de loin au monde du pouvoir, à ces hommes à la fortune exceptionnelle qui sont nés pour commander d’autres hommes. Ceci vaut particulièrement pour la figure du noble mossi, qu’il soit naaba ou nakoamga (nakoamsé au pl.)10, dont le pouvoir, le naam, est symbolisé par sa monture qui est en quelque sorte son double sur terre. Toujours à en croire la tradition dominante, Wedraogo et les guerriers qui l’auraient rejoint à partir du pays dagomba11, auraient été appelés par des peuples autochtones, les Ninisi, désireux d’obtenir de lui sa protection. Wedraogo aurait accepté tout en concédant aux populations locales la maîtrise de la terre. Une sorte de pacte tacite aurait ainsi lié « conquérants » (les nakoamga) et « autochtones » (les tengbiisi, tengbiiga au sg. ou « fils de le terre »). Aux uns fut réservé le gouvernement des hommes, aux autres la maîtrise de la terre et donc des forces occultes. Cette bipartition de la société mossi est donc perçue par la plupart des traditions comme vertueuse et répondant à la parfaite complémentarité de ces descendants de « conquérants » et d’ « autochtones ». Elle est le signe révélant que la société mossi est avant tout englobante12, et qu’elle intègre ses composantes sociales au sein d’une culture commune. Bien entendu, cette 9 Les Bisa sont un peuple voisin des Mossi. Considérés comme des « autochtones » par ces derniers, ils sont aujourd’hui fortement présents dans la partie méridionale du Moogo, particulièrement dans la région de Tenkodogo où ils forment une enclave. 10 Le mot « nakoamga » (nakomsé au pl.) désigne le descendant d’une lignée agnatique détentrice du naam. Plus précisément, on parle de nakoamga au sens strict pour la génération des petits-fils (les fils de chef étant désignés sous le nom de nabiiga au sg., nabiisi au pl.) ayant perdu le naam ou étant en attente de le recevoir. Ce terme peut aussi désigner les conquérants descendants de Wedraogo par opposition aux autochtones avant que la société englobante mossi n’émerge. 11 Le Dagomba est une région située au nord du Ghana actuel. D’après les mythes fondateurs mossi, cet espace était organisé sous forme de royauté ; il trouvait à sa tête le Ya Naa et avait pour capitale Yendi. 12 Jean-Loup Amselle qui tente de déconstruire le concept d’ « ethnie » propose de lui substituer cette distinction entre des sociétés « englobantes » et « englobées ». Les premières se signaleraient selon lui par leur organisation sous forme d’États, empires, royaumes et chefferies et possèderaient « la capacité maximale de délimitation de l’espace ». Cf. Amselle, Jean-Loup et M’Bokolo Elikia, Au Cœur de l’ethnie. Ethnie, tribalisme et État en Afrique, Paris, La Découverte, 1999 (1ère éd. :1985), p. 29. 64 vision particulièrement consensuelle des origines du Moogo n’est pas sans susciter quelques doutes quant à sa véracité historique. Car ce mythe ne fonctionne-t-il pas avant tout comme les épopées nationales que nous connaissons si bien en Europe ; celles capables de susciter un sentiment de fierté largement partagé, une vision apaisée, consensuelle de l’histoire13? Car, selon toute vraisemblance, la version dominante du mythe fondateur mossi est une construction réalisée a posteriori, une œuvre à la fois collective et anonyme qui a trouvé sa forme définitive à une époque encore inconnue mais à coup sûr assez récente. Encore à la fin du XIXe siècle et au tout début du XXe siècle, les Européens parvenus au cœur du Moogo, Britanniques ou Français, n’en ont pas recueilli moins de quinze versions14. Certaines d’entre elles vont jusqu’à faire de Wedraogo une fille ! Bien entendu, il serait vain et peu utile de vouloir faire la démonstration de la non véracité de cette tradition. Comme tout mythe, n’est-il pas plus utile de comprendre ce qu’il nous apprend sur une certaine vision que les hommes ont de leur propre histoire, de leur « programme de vérité »15 lui-même ajusté en fonction des lieux d’énonciation de la tradition, des intérêts du moment, et de la situation des informateurs ? Malgré la diversité des récits de fondation collectés au siècle dernier, quelques récurrences frappent notre attention. À commencer par l’importance prise par la figure féminine dans la constitution du monde du pouvoir mossi. Fille aînée du roi de Gambaga, Yenenga prend toute l’apparence d’une femme-chef civilisatrice bien que le mode de succession au naam suive une logique patrilinéaire16. Yenenga emmène avec elle deux éléments clés de la civilisation mossi qu’elle semble emprunter aux populations du nord du Ghana actuel dont elle serait issue : l’autorité légitimant le pouvoir sur les hommes (le naam), et le cheval, signe de supériorité sociale et militaire ainsi qu’outil de domination. Selon toute vraisemblance, Riallé est une personnification des sociétés pré-mossi qui peuplaient originellement le Bassin de la Volta Blanche (ou Nakambe). Plus rustre, ce chasseur d’éléphant n’est pas moins le géniteur qui permet la formation du Moos buudu. Leur union 13 Anne-Marie Thiesse a montré que les constructions nationales européennes ont toutes eues pour moment fondateur la recherche des ancêtres, et que cette quête, qui n’est pas exempte d’inventions de la tradition, fait du peuple « un vivant fossile qui garde jusqu’au cœur de la modernité l’esprit des grands ancêtres. Plonger dans les profondeurs de l’histoire, c’est aller retrouver dans le bas social les reliques enfouies du legs des pères ». Ce qu’elle écrit pour les nations européennes vaut selon nous aussi bien pour les Mossi. Cf. Thiesse Anne-Marie, La Création des identités nationales. Europe XVIIIe-XIXe siècles, Paris, Éds du Seuil, 2001 (2è éd.), p. 21. 14 Izard M., Introduction…, tome 1, op. cit., pp. 124-126. 15 Cette expression est employée par Paul Veyne. Pour ce spécialiste d’histoire gréco-romaine, « Un monde ne saurait être fictif par lui-même, mais selon que l’on y croit ou pas ; entre une réalité et une fiction, la différence n’est pas objective, n’est pas dans la chose même, mais elle est en nous, selon que subjectivement nous y voyons ou non une fiction. » Cf. Veyne P., Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur l’imagination constituante, Paris, Éds. Du Seuil, 1983, p. 33. 16 Izard M., Introduction…, tome 1, op. cit., p. 127. 65 symbolise la volonté d’établir une société commune à la fois métissée et apaisée. Elle est aussi l’alliance des deux facettes du gouvernement des hommes : l’autorité légitime ou auctoritas et la capacité de coercition et d’action qu’est la potestas. Pour autant, le mythe n’épuise pas toutes les explications permettant de rendre compte de la naissance du Moogo. Chose fâcheuse pour l’historien, la tradition n’a pas d’épaisseur chronologique fine, du moins au sens conventionnel du terme. Certes, à partir de Wedraogo dont l’existence n’a rien d’évident, les gardiens des généalogies royales, prononcées au tambour et par la parole, sont capables de décliner le nom de tous les souverains jugés dignes d’entrer dans l’histoire. Cette profondeur généalogique pourrait être satisfaisante en soi. Mais la curiosité des Européens, dès les débuts de la « rencontre coloniale », les a conduits à rechercher une date de fondation du Moogo qui soit crédible ainsi qu’un scénario non moins plausible permettant de rendre compte des étapes de l’histoire du peuplement du Moogo. Aux origines du Moogo : une approche historique Avant d’en venir aux diverses hypothèses sur la chronologie de la fondation du Moogo, arrêtons-nous sur les principaux traits de l’histoire de son peuplement. Pour l’essentiel, l’origine géographique précise du peuple mossi nous est inconnue. Il ne faudrait d’ailleurs pas voir dans cet ethnonyme la désignation d’un groupe homogène et parfaitement identifié comme tel avant son installation dans la région du Bassin de la Volta Blanche probablement dès la fin du XVe siècle. Pour faire simple, tout semble prouver que les « conquérants » partis s’installer dans cet espace sont historiquement liés aux populations mamprusi, nanumba et dagomba établies dans la partie septentrionale du Ghana actuel. D’après Junzo Kawada, les Mossi seraient issus d’une segmentation à l’intérieur de ce groupe mamprusi-nanumba-dagomba. Cette séparation, contredisant en cela la tradition dominante jusque-là crédible, aurait eu lieu à Pusga et non à Gambaga17. Cet anthropologue remet également en cause la version qui fait de Naaba Zoungrana, fils de Wedraogo, le fondateur du premier commandement territorial à Tenkodogo. Après de nombreuses enquêtes orales réalisées dans cette partie méridionale du Burkina, Kawada a constaté que les diverses traditions qu’il a recueillies ne font pas mention de ce Zoungrana. Il en conclut donc qu’il s’agit certainement d’un titre honorifique et non pas d’un nom désignant un personnage ayant 17 Kawada J., Genèse et dynamique de la royauté…, op. cit., p. 37. 66 Carte n° 4 : L’Afrique de l’Ouest et le Moogo précolonial Source : Izard M., Moogo..., op. cit., p. 114. 67 réellement existé18. Néanmoins, c’est dans cette région peu accidentée que des groupes de guerriers se seraient progressivement infiltrés à partir du nord-Ghana. Puis, au cours des générations suivantes, ces groupes de guerriers que l’on ne peut encore appeler « mossi » mais nakoamga ont progressé vers le nord et s’installèrent dans l’actuelle région de Ouagadougou. Leur rayonnement se serait peu à peu accru dans toutes les directions comme nous le verrons plus loin. Ce n’est qu’assez tardivement, probablement au milieu du XVIe siècle, que le royaume le plus septentrional, le Yatenga (région actuelle de Ouahigouya), aurait été fondé par un jeu de scission dynastique. L’espace qu’investissent ces grappes de cavaliers nakoamga n’était pas vierge d’habitants. Ceux que les Mossi centraux appellent les tengbiiga, également nommés Nyonyosé, Yoyoosé, ou Ninisi, forment une population composite dont le point commun est de passer pour des « autochtones » aux yeux des nouveaux venus. Une partie d’entre eux auraient fait appel aux guerriers nakoamga afin d’obtenir qu’ils les protègent contre des ennemis locaux. Cette version vient contredire l’idée selon laquelle les « Mossi » seraient des guerriers venus massivement faire la conquête du Bassin de la Volta Blanche. Selon Michel Izard, l’hypothèse d’une lente infiltration de cet espace par de petits groupes de guerriers est la plus probable. Leur faible nombre et leur dispersion auraient donc rendu impérative la recherche d’une entente avec les populations locales. Le potentiel militaire des nakoamga, rendu précieux par leur maîtrise de l’art équestre, est tout juste suffisant pour assurer la sécurité des populations locales. Guère plus à ce moment. Mais, nous l’avons vu, les nakoamga n’ont pas uniquement amené avec eux des chevaux. À l’occasion de leurs pérégrinations, ils ont également porté avec eux une philosophie du pouvoir, elle-même nourrie par une expérience du gouvernement monarchique qui leur assure, malgré leur petit nombre, une capacité à informer les cultures socio-politiques de leurs hôtes. Le mouvement inverse n’est pas moins vraisemblable. Les sociétés locales ne sont en effet pas restées passives dans ce processus de formation de la société globale mossi. Il n’est d’ailleurs pas exclu que l’ethnonyme « mossi » ait été donné aux nouveaux venus par les populations autochtones19. Toujours selon Michel Izard, cette prise en compte du rapport 18 Ibid., p. 128. Kawada estime que l’étymologie de la localité de Tenkodogo est fournie avec « une trop grande logique » à Ouagadougou. « Tenkudgo » signifie en effet « la vieille terre », expression qui renverrait à l’ancienneté de l’installation des Mossi dans la région. Or, comme le souligne judicieusement Kawada, ce toponyme n’a pu être donné qu’a posteriori et ne désignerait pas nécessairement le berceau du peuple mossi. 19 Personne ne peut dire avec précision ce que signifie « Moaaga ». Pour Antoine Dim Delobsom, ce nom aurait une origine dagomba et pourrait signifier « produit impur ». Il renverrait au métissage entre des populations conquérantes et autochtones. Il pourrait également signifier « homme non circoncis », c’est-à-dire non 68 de force assez équilibré entre « autochtones » et « nouveaux venus » par les nakoamga, la bipartition en voie d’institutionnalisation de la société qu’ils forment avec les « autochtones », en font « d’emblée une société politique » bien plus « qu’une société militaire »20. Pour autant, la rencontre entre ces peuples ne fut pas et ne pouvait raisonnablement pas être purement pacifique. Le Moogo n’est pas né sous le signe exclusif de la paix et de l’entente, mais peut-être davantage sous celui de la guerre, d’une guerre néanmoins fondatrice et source de créativité politique en ce qu’elle porte en elle un désordre suffisamment inquiétant pour que les protagonistes recherchent des solutions politiques afin d’en limiter les effets délétères. Venons-en donc maintenant au cadre chronologique d’ensemble. Sa constitution s’est avérée être un véritable défi pour les anthropologues et les historiens. Il a fallu attendre la fin des années 1960 afin de voir se dessiner une hypothèse crédible de fondation du Moogo. C’est celle-ci que nous utiliserons à titre conventionnel. Sans reprendre le fil des débats suscités autour de ce cadre chronologique toujours provisoire, rappelons cependant que sous la colonisation, on admettait généralement que Naaba Wedraogo avait débuté son règne à la fin du XIIIe siècle comme le postulait le célèbre anthropologue allemand Leo Frobenius21. Cette hypothèse a été reprise par Maurice Delafosse qui publie en 1912 un ouvrage qui fait référence pour les administrateurs coloniaux de l’entre-deux-guerres22. S’appuyant sur deux manuscrits arabes faisant mention de l’existence d’un vieux peuple « Musi »23, Frobenius puis Delafosse ainsi que l’administrateur colonial français Louis Tauxier24 ont estimé que le Moogo aurait été fondé à la fin du XIIIe siècle, et que ces « Musi » auraient été à l’origine de la prise de Tombouctou (actuel Mali) au début du XIVe siècle. Mais cette thèse « classique » n’est pas la seule. Dans une solide monographie du cercle25 de Ouagadougou publiée en 1907, le capitaine Lambert situe plutôt la naissance du Moogo à la fin du XVe siècle. Pour sociabilisé. Cf. Delobsom Antoine Dim, L’Empire du Mogho-Naba. Coutumes des Mossi de la Haute-Volta, Domat-Montchrestien, Paris, 1932, p. 10. 20 Izard M., Introduction…, tome 1, op. cit., p. 113. 21 Frobenius Leo, Und Afrika sprach…, Berlin-Charlottenburg, 1911-1913, 3 vol. 22 Delafosse Maurice, Haut-Sénégal et Niger, Paris, Larose, 1912, 3 vol. Sur les Mossi, voir le tome 2, pp. 122149. 23 Ces manuscrits sont les Tarîkh el-fettach et le Tarikh es-Soûdân. Ces chroniques arabes ont respectivement été élaborées au début du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle. Maurice Delafosse, aidé dans la traduction de ces manuscrits par Octave Houdas, associe rapidement ces « Musi » aux Mossi de la Boucle du Niger. Ce rapprochement est présenté comme une confusion par Michel Izard qui allongerait démesurément la chronologie dynastique du Moogo. Pour une analyse fine des contradictions sous-jacentes aux travaux de Delafosse et Houdas, voir Izard M., Introduction…, tome 1, op. cit., pp. 72-102. 24 Tauxier Louis, Le Noir du Yatenga…, op. cit. 25 Le « cercle » est la plus grande unité administrative au sein d’une colonie française d’Afrique. 69 l’historien britannique John D. Fage26 tout comme pour Michel Izard, il ne fait pas de doute que cette dernière hypothèse est la bonne. Pour ces auteurs, les « Musi » des chroniques arabes constitueraient un groupe à distinguer des Mossi du Bassin de la Volta Blanche. Après de savants calculs des durées moyennes de règne, et sur la base d’une collecte méticuleuse des données orales relatives à l’histoire dynastique du Moogo, Michel Izard arrive à la conclusion d’une fondation du premier royaume mossi, le Wubritenga ou « terre de Naaba Wubri », vers 149527. Ce point de départ, tout hypothétique qu’il soit, a permis l’écriture d’un nouveau scénario rendant compte de l’histoire du peuplement dans le Moogo ancien. Son développement spatial et politique trouve son origine directe avec l’avènement d’un homme énergique et entreprenant, Naaba Wubri, que la tradition désigne comme l’un des fils de Naaba Zoungrana28. L’expansionnisme mossi et l’évolution des commandements territoriaux La région dominée par Naaba Wubri, située dans la partie centrale du Moogo actuel, a été précédée par une lente infiltration de groupes de cavaliers nakoamga. Avant le XVe siècle, le Moogo n’est constitué que par quelques grappes de commandements qui étaient loin de former un tout homogène. L’expansion de ces nakoamga se dirige alors vers le nord, à partir de points d’appui établis au nord du Ghana actuel. À partir de la fin du XVè siècle, cette expansion s’accélère. Sous Naaba Wubri, la partie centrale du Moogo, l’ancêtre du royaume de Ouagadougou, passe sous l’influence nakoamga. Le commandement de Wubri ne concerne à cette époque que l’actuelle région de Ziniaré29. Vers 1495, il fixe sa résidence à Guilongou, événement qui marque la naissance de la dynastie de Ouagadougou. Parvenu à maturité, le jeune chef mène à partir de là une ambitieuse politique d’expansion30. Ses attaques se portent à l’est et au nord-est et permettent de faire plier les populations Nyonyosé avec lesquelles sont néanmoins conclues des alliances. Au cours de son règne, le centre de gravité du Wubritenga se déplace progressivement vers l’ouest. C’est dans cette direction que ses successeurs vont 26 Fage John D., « Reflections on the early history of the Mossi-Dagomba group of States », in Vansina J., Mauny R. et Thomas L.V. (éds.), The Historian in Tropical Africa, Londres, Oxford University Press, pp. 177191. 27 Izard M. Introduction…, tome 1, op. cit., p. 102. 28 D’après la tradition dominante, Wubri serait issu de l’union entre Naaba Zungrana et Pugtwenga (littéralement la « femme à barbe »). Cette dernière est d’origine Nyõnyose et la naissance de Wubri marque par conséquent l’union symbolique du groupe dominant des nakoamga avec le groupe dominé. Notons d’ailleurs que d’après la tradition dominante, ce sont les parents maternels de Wubri qui l’ont désigné pour être leur chef. Cf. Izard M., Introduction…, tome 1, op. cit., p. 137. 29 Ziniaré est une localité située à environ 40 km au nord-est de Ouagadougou. 30 Skinner E. P., The Mossi of the Burkina Faso…, op. cit., p. 9. 70 Carte n° 5 : Les États mossi à la fin du XIXe siècle Source : Izard M., Moogo..., op. cit., p. 332. 71 porter leurs efforts. Après avoir pris possession des régions environnant les localités de Koudougou, Boulsa, Boussouma et Yako, Wubri procède à la fusion des nombreuses chefferies nakoamga qui y étaient déjà établies. Mieux, il place à la tête des régions fraîchement conquises ses fils qui fondent à leur tour des commandements régionaux soumis à son autorité indirecte, notamment au Salmatenga et à Doulougou. À sa mort, le Wubritenga se présente donc comme un centre politique entouré d’une multitude de petits commandements nakoamga anciens qui fusionnent peu à peu avec lui. Dans le même temps, on attribue à Wubri l’obligation du port de cicatrices permettant de distinguer les Mossi de leurs voisins, ainsi que l’aristocratie des nakoamga des roturiers (talga au sg., talsé au pl.). Sous son règne, l’organisation socio-politique du Moogo prend durablement forme. Elle se caractérise par l’institutionnalisation des relations de complémentarité entre les groupes nakoamga et les populations locales, ainsi que par la diffusion d’un système politique cohérent qui ne trouve pas moins des variantes locales à mesure que les commandements fondés par les fils de Wubri gagnent en autonomie31. Lorsque Naaba Soarba, Naskiemdé, Nasbiré et Nyingnemdo succèdent à leur père, le Wubritenga s’est déjà imposé comme la formation politique la plus influente du Moogo. Le commandement de Tenkodogo, considéré comme le point de départ de la geste nakoamga, a décliné. Néanmoins, les nakoamga voient la partie orientale de la Volta Rouge (ou Nazinon) leur échapper après avoir subi quelques revers militaires. En outre, le pays des Gourmantché, en particulier l’actuelle région de Fada N’Gourma, dont la tradition rappelle l’origine commune avec les Mossi32, finit par vivre une histoire parfaitement séparée du Moogo. Malgré tout, comme nous allons le voir, le Moogo central connaît une phase d’expansion quasiment continue jusqu’au milieu du XVIe siècle, date à laquelle ses frontières se stabilisent. Cette période d’environ cent-cinquante ans se signale par des opérations militaires de faible envergure mais qui sont néanmoins déterminantes. Ces campagnes se soldent par des avancées ponctuées par quelques reflux. C’est également au cours de cette période que la situation géopolitique du Moogo trouve un équilibre relatif. Naaba Nasbiré, troisième successeur de Wubri, parvient à faire la conquête de territoires situés à l’ouest et au sud du Wubritenga. On ne connaît hélas guère plus de détails sur ce roi. Nous savons cependant que son fils, Naaba Yadega, a eu la ferme intention de 31 Ibid., p. 130. Pour les Gourmantché (ou Gulmanceba), leur héros fondateur, Diaba Lompo, serait d’origine mamprusi tout comme l’oncle maternel de Naaba Wedraogo. Les Mossi centraux ont une autre version, celle qui tend à faire de Diaba Lompo le fils de Wedraogo. Il fait peu de doutes que cette affirmation, soigneusement entretenue dans l’entourage du roi de Ouagadougou à une date indéterminée, vise à présenter le Gourma ou Gulma (pays des Gourmantché) comme un espace soumis à leur influence. Cette hypothèse paraît peu probable. 32 72 succéder à son père. C’est sans compter sur les appétits d’un de ses oncles, un autre fils de Wubri, qui devient Moogo Naaba sous le nom de Naaba Nyingnemdo33. Pis, le pouvoir sur la partie centrale du Moogo échappe définitivement à Naaba Yadéga avec la succession au trône de Naaba Kumdumyé, fils de Nyingnemdo, qui s’impose comme un des souverains les plus actifs du Moogo sur le plan politique et militaire. Naaba Kumdumyé aurait débuté son règne vers 1540. Celui-ci est placé sous le signe de la guerre. À ce moment, les efforts des Mossi centraux se portent essentiellement vers l’ouest où vivent les Gourounsi. L’armée de Kumdumyé parvient à franchir la Volta Noire (Mouhoun), et semble avoir poussé loin les frontières occidentales du Moogo. C’est d’ailleurs à Boromo, localité située à l’intérieur de la Boucle de la Volta Noire, que Kumdumyé décède vers 1566. Dès lors, les Mossi ne franchiront plus jamais ce fleuve. Ils ne parviendront d’ailleurs pas à conserver la maîtrise de l’espace situé entre la Volta Noire et Rouge et seront contraints de refluer vers l’actuelle région de Koudougou. Certains commandements situés dans cette dernière localité vont en outre durablement conserver une certaine autonomie à l’égard du pouvoir en voie de centralisation. Nous pensons particulièrement à celui de Laalé qui, comme nous le verrons, contestera vigoureusement l’autorité du souverain de Ouagadougou à la fin du XIXe siècle. Au cours de la vingtaine d’années de règne de Kumdumyé, deux processus contraires se sont donnés à voir et constituent une des constantes de la géopolitique du Moogo. Il s’agit d’une part de l’extension du Moogo central et de l’attribution des terres conquises aux plus proches soutiens du roi, à savoir ses fils et d’autre part d’un phénomène de scission lié à des querelles dynastiques. Le premier processus porte d’ailleurs en lui sa propre contradiction comme le souligne à de multiples reprises Michel Izard. C’est que le roi, rendu maître de vastes espaces, ne possède pas l’armature hiérarchique suffisante pour les commander directement. Très logiquement, Naaba Kumdumyé envoie ses fils créer de nouvelles chefferies aux marges du royaume. Il en va ainsi des commandements de Konkistenga (ou Conquizitenga) au nord-ouest du Moogo central, de Yako, Téma, Mané et Boussouma au nord34. Ces cinq commandements périphériques prennent rapidement l’allure de principautés autonomes qui ne sont qu’indirectement placées sous l’autorité de Kumdumyé. L’avantage politique immédiat pour le souverain est assez évident : il s’agit d’occuper ses successeurs potentiels et de leur conférer un commandement territorial propre à satisfaire leur appétit du 33 Nous ne savons également que très peu de choses sur ce souverain, si ce n’est qu’il semble avoir été un guerrier actif. Sous son règne, le Moogo central aurait cherché à s’étendre vers le sud, en direction de Tenkodogo. 34 Izard M., Introduction…, tome 1, op. cit., p. 141. 73 pouvoir… Mais dans le même temps, le roi pose les germes d’une dissolution ou plutôt d’une possible fragmentation du royaume à mesure que la personnalité de ces territoires se renforce et qu’ils gagnent en autonomie sur le plan politique. Dans le même temps, la multiplication de ces petits commandements confiés aux fils de Kumdumyé vise à parer à une menace bien plus dangereuse pour l’unité du Moogo. En effet, on se souvient que Naaba Yadéga, fils de Nasbiré, lorgnait la succession de son père. On peut imaginer sa frustration après que le pouvoir sur le Moogo central lui a échappé à deux reprises. Incapable de renverser Naaba Kumdumyé, Yadéga prit une décision d’une grande portée politique. Puisque le trône ne pouvait être régulièrement occupé, il suffisait de fonder un nouveau royaume loin de la formation centrale. C’est ce que Yadéga a probablement fait vers 1540. Après s’être rendu maître de la localité septentrionale de Minima, Yadéga a fondé de toutes pièces le royaume du Yatenga (littéralement la « Terre de Yadéga ») situé dans la région actuelle de Ouahigouya. Afin de légitimer son pouvoir, le nouveau souverain n’a pas eu d’autre recours que de s’approprier les regalia détenues par Kumdumyé. Sa sœur, appelée Pabré, s’est chargée de les voler. Kumdumyé a essayé de constituer une armée afin de les reprendre. Mais ses troupes ont subi un sérieux revers à Yako35. À partir de ce moment, personne ne pouvait plus rien dire : les amulettes de Riaré avaient tout simplement changé de propriétaire, signe de déshonneur pour le souverain incapable de les conserver. Ce vol fondateur ne signifie pas pour autant qu’il y a eu un transfert pur et simple du naam de Kumdumyé au bénéfice de Yadéga. En revanche, il marque la naissance d’un royaume puissant et parfaitement indépendant du Moogo central ; mieux, d’un rival pour plusieurs siècles36. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la création de petits commandements plus ou moins autonomes dans le nord du Moogo central. Très clairement, ces derniers font figure d’États-tampons visant à prémunir tout risque d’affrontement direct – et certainement suicidaire – entre deux formations « sœurs » de puissance comparable. À partir des années 1540, le Moogo est devenu un espace multipolaire, organisé autour de deux centres politiques : le Yatenga au Nord et ce qui prend figure de royaume de Ouagadougou dans le Centre. Entre ces deux royaumes, de petites formations de moindre envergure subissent l’attraction des deux pôles et passent de l’un à l’autre en fonction de l’évolution du rapport de force qui les oppose. 35 Skinner E. P., The Mossi of the Burkina Faso…, op. cit., pp. 9-10. Pour une synthèse sur l’histoire précoloniale de ce royaume, voir Izard M., Le Yatenga précolonial, un ancien royaume du Burkina, Paris, Karthala, 1985, 155 p. 36 74 Sous le règne de Naaba Kuuda (1566 ?-1593 ?), fils de Kumdumyé, les nouveaux commandements subalternes de Darigma, Niésega et Risiam sont formés près des groupements de population samo. La fondation de ces commandements parachève la constitution d’une zone « neutralisée » entre le Yatenga et le royaume de Ouagadougou. Une fois de plus, les informations concernant les activités politiques et guerrières de Naaba Kuuda sont très lacunaires. Elles permettent néanmoins de savoir qu’elles ont été intenses. À sa mort, la constitution du royaume de Ouagadougou se trouve pratiquement achevée. Le Moogo n’en connaît pas moins de profonds troubles, en particulier dans sa partie orientale. Cette situation d’instabilité est très certainement liée à l’essor du commandement de Risiam qui s’est affirmé comme un important centre politique régional. Mais l’accroissement de son rayonnement se trouve en partie contenu par le naaba de Boussouma qui remporte la lutte contre son homologue de Risiam et parvient à annexer le Salmatenga. Sous les successeurs de Naaba Kuuda, le Moogo entre dans une période agitée, ce dont rend bien compte la quasi-absence d’informations relatives au XVIIe siècle, période que Michel Izard qualifie d’ « obscure »37. Entre le tout début des années 1600 et le décès du 18e roi de Ouagadougou vers 1729, le bruit des armes semble s’être fait fort, et le royaume aurait connu d’importants troubles dynastiques. Cette période s’achève par un étrange événement : l’avènement sur le trône de Ouagadougou de Naaba Moatiba (1729 ?-1737 ?), un Peul passant pour un usurpateur dans la mémoire collective mossi38. Moatiba aurait été un proche conseiller de Naaba Wubri. Les conditions de son accession au pouvoir reste mystérieuse. Selon Michel Izard, Naaba Moatiba n’aurait pu monter sur le trône sans l’assentiment des grands dignitaires du royaume. Ce souverain n’aurait donc pas été un usurpateur, mais plutôt un régent. Les conditions de sa mort, peut-être par empoisonnement, sont aussi peu connues que son parcours. Quoi qu’il en soit, cet événement exceptionnel ne révèle pas moins la solidité des institutions politiques mossi. C’est que, malgré la grave crise que le royaume de Ouagadougou a connue, le pouvoir n’a cessé de se centraliser, et n’a pas été sérieusement menacé par une quelconque puissance étrangère qui aurait pu profiter de ces troubles. Ceci, à notre sens, prouve que ces institutions monarchiques ont, à ce moment, acquis une solidité suffisante pour que l’appareil d’État puisse se maintenir en dépit des difficultés qui ont émaillé le parcours politique individuel des souverains. Pour reprendre des termes wébériens, tout laisse à penser qu’en ce début de XVIIIe siècle, l’on est passé depuis suffisamment 37 Izard M. Introduction…, tome 1, op. cit., p. 158. Selon Michel Izard, celui que les chants mossi qualifient de « père des Peul » porterait un nom de règne qui serait la déformation du nom « Modibo ». Izard M., Introduction…, op. cit., p. 163. 38 75 longtemps d’un pouvoir de type charismatique, fortement dépendant de la personnalité des souverains et de leur capacité de coercition, à un pouvoir institutionnalisé plus « rationnel » et connaissant un processus de « routinisation », nous reviendrons plus précisément sur ce point39. Ajoutons qu’à ce moment, le Moogo ne connaît plus de grandes phases expansionnistes même si les souverains Warga (1737 ?-1744 ?) et Doulougou (1796-1825) ont laissé le souvenir d’activités guerrières aussi bien tournées contre des populations étrangères (dont bisa) que contre d’autres naaba (ceux de Yako, Mané et Boussouma par exemple). Dans le même temps, la relative stabilisation des frontières du Moogo, assez précoce, a eu de profondes conséquences sur l’évolution des institutions politiques mossi. En effet, la conscience de la finitude du Moogo, l’impossibilité d’étendre sans cesse ses frontières, entraîne la nécessité de revoir le mode de dévolution du pouvoir. Celui-ci, assez peu conflictuel tant que des opérations militaires ont permis d’offrir de nouveaux commandements territoriaux aux fils de chefs, est devenu une source de tensions dès lors que ces espaces sur lesquels régner se sont faits plus rares. Mais qui sont ces princes et chefs pour qui le naam peut être l’affaire de toute une vie ? Présentation de la noblesse mossi Quand les hommes mangent le naam Aujourd’hui encore, il est difficile de rencontrer un Mossi qui ne dit pas descendre d’un lignage noble ou être lui-même un chef, un prince ou une princesse. Ceci témoigne d’une haute idée que les Mossi se font de leur histoire. Mieux, nous pourrions dire que ce qui fait leur unité tient précisément à ce rapport plus ou moins étroit que chacun établit avec le naam ou Wennaam, à savoir ce pouvoir de commander les hommes conféré par « Dieu ». Chaque lignage en est le détenteur direct ou indirect dans la mesure où les Mossi se disent tous être les descendants de Naaba Wedraogo, figure fondatrice des dynasties royales tout comme de la société globale. Une vieille maxime populaire ne dit-elle pas que lorsque deux Mossi tombent dans un puits, l’un d’eux est un chef ? Le titre porté par les détenteurs de l’autorité publique au Moogo est « naaba ». Dans son acception générale, il désigne tous ceux qui ont « mangé le naam » et qui, dès lors, doivent être obéis par des sujets. Le mot « naam » est le plus souvent utilisé au singulier. 39 Weber Max, Économie et Société, Éd. Pocket, tome 1, 1995, pp. 320-336. 76 Celui de « naaba » en est sa forme plurielle, un pluriel de déférence qui désigne les hommes détenteurs du naam. L’épouse d’un naaba porte quant à elle le titre de napagha. Leurs enfants sont appelés « nabiiga ». Le préfixe « na » a donné naissance à un riche vocabulaire du pouvoir qui témoigne de l’importance du positionnement de chacun par rapport au naam dont l’origine est divine. Ainsi, le naaba ne se contente pas de disposer d’un simple cheval (weefo en mooré), mais d’un cheval « noble » ou naweefo. Il en va de même jusqu’aux ustensiles de cuisine utilisés par les femmes présentes à la cour. Cependant, si, à l’origine du Moogo, tous ceux que l’on appelle les Mossi ont un rapport de proximité avec l’univers du pouvoir, ce lien a fini par se distendre à mesure que la population mossi a crû, et donc parallèlement que les ramifications lignagères se sont multipliées et que les frontières du Moogo se sont stabilisées. Avant de revenir plus en détail sur le mode de dévolution du pouvoir, rappelons que le naam se transmet généralement en ligne directe, c’est-à-dire de père à fils, ou de façon collatérale si la descendance directe est épuisée. Les femmes sont donc de facto écartées de la succession et ne jouent un rôle politique clairement identifié qu’au cours de la période d’interrègne qui peut être d’une durée très variable40. La succession ne peut se faire qu’au bénéfice d’un candidat dont le père a disposé du naam. Toute personne écartée de la succession voit sa descendance irrémédiablement privée du naam. Lorsque celui-ci est perdu depuis deux générations au moins, les Mossi basculent dans le monde des « roturiers ». Les autres, plus chanceux, continuent d’appartenir à la noblesse et sont appelés nakoamga. Au début de l’histoire du Moogo, les rivalités liées au pouvoir étaient probablement minimisées par la possibilité offerte au plus grand nombre d’obtenir un commandement territorial à mesure que cet espace s’étendait sous le coup des conquêtes. Elles l’étaient également en raison de la multiplication des chefferies purement honorifiques qui compensaient la raréfaction des commandements territoriaux liée à la stabilisation des frontières. Ce processus a été poussé au point qu’il est difficile de savoir quelle catégorie socio-fonctionnelle n’a pas son naaba. À la cour royale de Ouagadougou, outre les principaux « chefs politiques », c’est-à-dire le roi et ses plus hauts dignitaires, il existe un chef des palefreniers (Weedang’ Naaba) en plus du chef des chevaux (Widi Naaba), un chef de la viande (Nemdo Naaba, collecteur de taxes sur le marché principal), etc. Tout comme l’extension spatiale du Moogo, cette démultiplication des naam ne pouvait durer indéfiniment. À une date inconnue, l’accès au naam s’est fait beaucoup plus sélectif ce qui a eu pour 40 Sur le rôle politique joué par les femmes mossi au cours de la période coloniale, voir Nabaloum M., Contribution historique et place des femmes au sein de la Cour…, op. cit. 77 conséquence de développer l’appétit du pouvoir chez des princes dépourvus de commandement territorial. Cette situation a été un ferment de conflictualité au sein des lignages nobles. Car si le chef dit « manger le naam » lors de son intronisation, il apparaît aussi que la quête du naam a pu dévorer de nombreux princes. La compétition pour le pouvoir, peu importe son importance en terme de responsabilité politique, peut être pour un noble l’affaire de toute une vie ; une obsession qui structure la vie sociale du Moogo. La tentation de régler les problèmes de succession par la force, voire par l’assassinat pur et simple d’un naaba ou de certains compétiteurs sérieux, a dû être forte. Cette importance accordée à tout type de chefferie s’explique d’autant plus aisément qu’en vertu de la philosophie du pouvoir mossi, tous les naam sont considérés comme équivalents. Du moins en dignité, car nous verrons que des naam plus « forts » sont progressivement apparus introduisant en retour une hiérarchisation des commandements. Malgré quelques variantes locales ainsi que des évolutions dont nous ignorons la chronologie fine, l’univers politique mossi se distingue par sa grande homogénéité. Selon Michel Izard, ceci s’explique par un processus de clonage des unités de commandement sur l’ensemble du Moogo à mesure que les principales formations politiques se sont développées41. Ainsi, peu importe à quelle échelle nous nous situons (village, quartier, royaume), chaque chef dispose d’une Cour composée de dignitaires portant eux aussi le titre de naaba42. À l’origine, ces derniers étaient de simples serviteurs royaux à l’image des fonctions largement répandues de Baloum Naaba ou de Widi Naaba correspondant respectivement à la direction du service domestique à la cour, et de l’entretien des chevaux du naaba43. Par la suite, ces serviteurs ont pris de l’importance aux dépens des lignages nobles les plus anciens. Les naaba ont très certainement souhaité s’appuyer sur des hommes parfois d’origine captive qui leur devaient donc tout aux dépens d’une vieille noblesse trop souvent suspectée de comploter contre lui ou sa descendance directe. Cet embryon de gouvernement, qui se détache progressivement des logiques segmentaires d’exercice du pouvoir, a fini par prendre une importance telle qu’à une date inconnue, ces serviteurs royaux ont pu former des collèges électoraux destinés à choisir le successeur de leur maître. L’unité du monde du pouvoir mossi doit aussi beaucoup à la diffusion d’un modèle éthique caractérisant une noblesse théoriquement vertueuse, moralement pure, et exerçant le 41 Izard M., Moogo..., op. cit., p. 124. Elliott P. Skinner note cependant que les simples chefs de village ne disposent généralement pas de véritable Cour. Cependant, si leur appareil de pouvoir se limite parfois à leurs parents, ces naaba peuvent accorder à des membres de leur entourage des titres comme celui de Widi Naaba. Cf. Skinner E.P., The Mossi of the Burkina Faso…, op. cit., p. 61. 43 Entretien avec S.E. le Baloum Naaba Tanga II, palais du Baloum à Ouagadougou, 26 juillet 2004. 42 78 pouvoir dans le seul intérêt de la communauté des sujets. Cet ethos de la noblesse et sa mise en scène, notamment à l’occasion des nombreuses redistributions de biens (céréales, dolo ou bière de mil, etc.), en dit finalement long sur le respect que voue chaque mossi à la fonction de naaba. Avant la conquête coloniale, les naaba, y compris les plus puissants d’entre eux, entretiennent des palais qui ne se distinguent guère au premier coup d’œil de l’habitat occupé par leurs sujets. L’usage du « banco », c’est-à-dire de la boue séchée, s’est généralisé à toutes les couches de la société mossi. Le palais du naaba ne se distingue pas davantage par des motifs décoratifs comparables aux plaques de bronze retrouvées par exemple dans le palais des Oba du royaume du Bénin44. En général, le palais ne se distingue des autres cours que par le nombre de cases qui le composent, et dont le nombre varie en fonction du nombre d’épouses ou de serviteurs palatins dont disposent les chefs. Leur alimentation ne se distingue pas davantage de celle de leurs sujets. À l’époque précoloniale, le naaba se contente de consommer du to ou bouillie de mil, ainsi que du dolo dont il peut, il est vrai, absorber des quantités bien supérieures à celles dont dispose la majorité des Mossi. Cette forme de vie relativement ascétique est là pour rappeler que le chef, loin de s’enrichir aux dépens de son peuple, se trouve au centre d’un important circuit de redistribution des richesses qui en font un « père » bienveillant ou, comme le disent les Mossi, leur « tas d’ordure » (tampuuré en mooré), expression qui renvoie au compost fertilisant, source de prospérité collective45. C’est précisément cette qualité morale fondée sur le don de soi qui permet au chef d’asseoir la légitimité de son pouvoir. D’une certaine façon, et malgré son institutionnalisation, la chefferie est une structure de pouvoir contractuelle qui impose aux chefs des obligations à l’égard de leur peuple. Un naaba qui a fauté, c’est-à-dire qui s’est montré incapable de remplir les obligations fondamentales liées à sa charge, peut ainsi être acculé au suicide. Dans ce cas, deux options se présentent à lui : soit la mort par strangulation à l’aide d’une pièce de tissu blanc, soit par empoisonnement au moyen d’une pointe de flèche enduite de curare que le naaba plante dans sa cuisse46. Ce décès physique peut également être doublé par une autre peine encore plus grave à savoir ce que les Romains appelaient la « damnation mémorielle ». 44 Tout se passe comme si les naaba, sûrs de leur pouvoir, n’ont pas senti la nécessité de le mettre en scène à travers une production matérielle ostensible. 45 Ibid., p. 145. « Tampuré » ne désigne pas seulement la ressource matérielle que procure le chef à son peuple. Il renvoie aussi à sa qualité morale, en particulier sa capacité à faire face à toutes les situations, toutes les outrances. Un dicton mossi dit bien que « le cœur du chef supporte tout ». De nos jours, cette qualité de tampuré désigne communément les aînés de la famille qui ont à leur charge la gestion de la cour familiale (la zaka au sg., zaksé au pl.). D’une certaine façon, ils jouent le rôle d’exutoire pour les membres de la famille qui n’expriment que rarement leurs frustrations ou leurs ressentiments à l’égard des leurs. L’aîné, comme le naaba, doit se montrer digne en toute circonstance, peu importe ce qu’il a à entendre. 46 C’est ce que les Mossi appellent « peebre vuuka », ce qui signifie littéralement « poison qui tue en une seule fois ». 79 Celle-ci consiste à ôter des généalogies royales les noms des naaba qui auraient laissé un trop mauvais souvenir47. Nous savons par exemple que peut-être dans la première moitié du XVIIe siècle, le roi de Ouagadougou Dawema a laissé de lui l’image d’un chef cruel et belliqueux au point qu’au sein de la cour royale, seule la première syllabe de son nom de règne peut être prononcée48. Ajoutons que certains naaba ont pu être déposés par leurs propres hauts dignitaires. Ce fut peut-être le cas de Naaba Zombré (1744 ?-1784 ?) qui, remplacé par son fils aîné, a dû subir un exil qui a duré trois ans avant de retrouver le trône49. Ceci vient rendre totalement caduque l’idée véhiculée par toute une littérature coloniale selon laquelle les chefs, et plus particulièrement le Moogo Naaba de Ouagadougou, ont été des monarques au pouvoir absolu, proches de la vision que l’on avait des despotes orientaux dans l’Europe des XVIIIeXIXe siècles. Reste à percer une énigme, celle de l’absence de traces d’un quelconque soulèvement populaire dirigé contre les naaba dans la mémoire collective. Certes, comme nous l’avons dit, certains souverains ont pu laisser un mauvais souvenir. Mais à aucun moment la mémoire collective, orale, ne fait état d’une volonté de la part des sujets de se débarrasser par la force de leur souverain. Il faut cependant se méfier des effets de source et ne pas conclure trop hâtivement à l’absence de révoltes populaires dans le Moogo précolonial. Car un proverbe mossi dit bien que « lorsque la mémoire s’en va ramasser du bois mort, elle rapporte le fagot qui lui plaît »50. Il faut se rappeler que les cours royales sont des lieux de production mémorielle. Celle-ci est bien soumise au contrôle idéologique d’une noblesse qui entend bâtir une histoire essentiellement consensuelle. Cependant, il est frappant de constater que tout au long de la période coloniale, nous n’avons retrouvé pratiquement aucune trace de soulèvements populaires dirigés contre des naaba. Ceci s’explique peut-être par la forte vitalité des institutions royales, le caractère religieux et sacré du naam, mais aussi par les 47 Les généalogies royales ne sont pas transmises par écrit. Elles sont tambourinées ou chantées. Le Bendré Naaba est le chef des tambourinaires royaux qui utilisent un instrument appelé « bendré » (benda au pl.). Le bendré ne peut pas être joué dans n’importe quelles circonstances. Il est l’apanage des cours royales et d’un nombre limité de musiciens qui connaissent parfaitement son langage. Chaque intonation a un sens précis que seuls les initiés connaissent. Lors de la récitation tambourinée de la généalogie royale, le Bendré Naaba ne doit oublier aucun nom retenu par la tradition. Dans le cas contraire, c’est le suicide qui l’attend. On comprend dès lors que les généalogies royales puissent être considérées comme un matériau historique de premier ordre, malgré des discordances observées d’un lieu à un autre rendant probablement compte d’une vision différenciée de l’histoire du Moogo. Junzo Kawada voit dans ces déformations le résultat d’un « contrôle idéologique » nécessairement source de distorsions historiques volontaires. Cf. Kawada J., « Le panégyrique royal tambouriné mosi : un instrument de contrôle idéologique », in Person Y. (éd.), État et société en Afrique Noire, Société Française d’Histoire d’Outre-Mer, n° 250-253, Paris, 1981, pp. 131-153. 48 Izard M. Introduction…, tome 1, op. cit., p. 159. 49 Tiendrebeogo Yamba, Histoire et coutumes royales des Mossi de Ouagadougou, Ouagadougou, Presses africaines, 1964, p. 34. 50 Izard M., Moogo…, op. cit., p. 146. 80 multiples procédures de limitation de l’autorité d’un souverain dont on a pu dire qu’il régnait, mais que seule la coutume gouvernait51. Par ailleurs, le seul usage de la force ne peut permettre l’enracinement des institutions royales. L’entente, le consentement (wumtaaba en mooré) est fréquemment recherché par les souverains auprès de leurs sujets au point que Michel Izard estime que « ce sont les sujets qui font le chef »52. Pour autant, cet anthropologue le rappelle, la dureté (« tolem ») du pouvoir n’a pas échappé aux sujets. Les jeunes Mossi connaissent tous cette légende de Raogo et Poko53, deux enfants terribles qui parviennent toujours à déjouer et à tuer les chefs avares54. Les naaba peuvent en effet prendre l’apparence de prédateurs dépassant le seuil moral propre à susciter l’adhésion volontaire des sujets autour de leur pouvoir. Un proverbe mossi enseigne que « le pouvoir reçoit quand la force prend », ce qui revient à dire qu’il n’y a pas d’autorité légitime sans consentement populaire55. Malgré tout, les formes de contestation ouverte de l’autorité des naaba par les sujets paraissent proscrites, ce dont rend compte un autre adage selon lequel « bien que tout le monde sache que la mère du chef est une sorcière, personne ne dit mot ». Nous remarquons que cette forme de respect ne concerne pas que le chef, mais aussi toute sa famille. Les formes d’opposition aux chefs qui peuvent être observées sont le plus souvent le fait de hauts dignitaires qui disposent d’un droit de remontrance dont ils font d’autant plus usage que le naaba paraît faible. Quant au reste de la société, son droit de remontrance est ritualisé et exprimé sous la forme de vexations symboliques que subit un prince lors des rites d’intronisation. Un peu à l’image des sujets de la Rome antique lors du triomphe d’un général ou d’un empereur victorieux, l’occasion est exceptionnellement offerte au peuple de railler ouvertement celui qui va devenir leur roi, lui rappelant ainsi qu’après tout, il n’est qu’un homme, et que cette condition lui impose des obligations. Enfin, la contestation de l’autorité des naaba peut être le fait d’autres chefs indépendants et très exceptionnellement subalternes qui peuvent prendre les armes. Mais à l’exception de ces cas particuliers, la simple vue d’un naaba impose la déférence des sujets qui honorent en premier lieu la fonction avant l’homme qui l’occupe. 51 Balima Albert Salfo, Genèse de la Haute-Volta, Ouagadougou, Presses africaines, 1969, p. 21 et sq. Izard M., Moogo…, op. cit., p. 100. 53 Ces noms signifient « garçon » et « fille ». 54 Skinner E.P., The Mossi of the Burkina Faso…, op. cit., pp. 125-126. 55 Izard M., Moogo…, op. cit., p. 145. 52 81 Les représentations symboliques du pouvoir Les attributs du pouvoir mossi sont immédiatement visibles. À commencer par le cheval qui, comme nous l’avons dit, est le symbole par excellence de la noblesse mossi. En temps de guerre comme en temps de paix, les talsé se déplacent à pied, laissant aux nakoamga et en particulier aux naaba le soin d’utiliser leur monture. Les chevaux du Yatenga sont particulièrement réputés et assurent à la noblesse le moyen physique d’assurer son pouvoir sur toute l’étendue de son commandement, le cheval devenant très certainement une des conditions permettant au pouvoir de se montrer et de se « routiniser » par la circulation régulière de ses agents. Il est également le moyen qui assure aux Mossi une sécurité militaire qui retient l’attention des premiers explorateurs européens, et qui les prévient de tout risque d’invasion. L’existence d’une cavalerie expérimentée est d’autant plus cruciale que les Mossi ne disposent d’aucune armée permanente. Enfin, ces mêmes chevaux permettent sans aucun doute aux informations de circuler assez rapidement sur l’ensemble du Moogo, et facilitent la circulation d’espions envoyés par les Cours royales lorsque la situation l’exige. Les colonnes françaises des lieutenants Voulet et Chanoine en feront d’ailleurs les frais lors de l’expédition de 1896-1897. Outre le cheval, le naaba porte des habits spécifiques, mais pour lesquels nous n’avons hélas pratiquement aucune information précise pour la période antérieure à la fin du XIXe siècle. Au moment de la pénétration coloniale, les chefs portent un bonnet brodé, parfois cousu de pièces d’argent symbolisant l’astre solaire, qui les distinguent immédiatement des gens du commun. Métaphoriquement, ce bonnet (pugla en mooré) rappelle que le roi « fait centre dans son royaume » partout où il se trouve et ses déplacements sont associés à la course du soleil. Ce type de bonnet est progressivement remplacé par des modèles empruntant leurs motifs à certaines productions artisanales maghrébines au cours de l’entre-deux-guerres. Ce sont ces bonnets colorés, parés de croix dites de protection et qui trouvent sur le dessus une spirale dont on dit parfois qu’elle symbolise le centre du monde, associé à la position du naaba sur terre, qui se retrouvent le plus communément aujourd’hui. Outre des vêtements amples aux couleurs codées56 ainsi qu’une paire de chausses en cuir, le naaba porte également 56 Les habits du Moogo Naaba de Ouagadougou sont confectionnés par les habitants de Sulgo, à environ 40 km de la capitale royale, et qui se disent alliés de longue date avec les tengbiiga. Selon Jocelyne K. Vokouma Boussari, le règne de Naaba Wubri marquerait l’apparition du port de vêtements de coton après abandon de ceux confectionnés avec des peaux d’animaux. Ces habits en coton valoriseraient la haute condition du naaba et lui feraient symboliquement franchir un pas supplémentaire sur le chemin de la civilisation. Cf. Vokouma Boussari J.K., « La chefferie traditionnelle moaga : le lien entre l’histoire politique et l’histoire vestimentaire au Moogo », in Hien Pierre Claver et Gomgnimbou Moustapha (dirs.), Histoire des royaumes et chefferies au Burkina Faso 82 un couteau ou une épée protégés par un fourreau fait de cuir tressé. Enfin, peut-être à partir du règne de Naaba Wubri (1495 ?-1517), le port des scarifications faciales (« wi » en mooré) permet de distinguer les nobles des roturiers. Outre les trois cicatrices parallèles généralement réalisées sur les tempes, parfois prolongées jusqu’au bas du visage, les membres masculins de la noblesse en portent une autre sur la joue droite. Les femmes, quant à elles, portent non seulement des scarifications spécifiques, mais portent en outre les kobré, de lourds bracelets en bronze fixés aux avant-bras et aux jambes. Cette marque distinctive est celle des épouses royales. À leur simple vue, les passants de sexe masculin, avertis de leur noble condition, doivent changer de chemin afin de ne pas être suspectés d’avoir voulu les séduire… De leur côté, les hommes portent peu d’objets artisanaux en dehors de ceux déjà cités. Ils se limitent généralement à des bagues qui seraient des signes de protection mystique contre le wak ou « magie noire », mais également de petites amulettes elles aussi protectrices, dont certaines peuvent contenir une citation du Coran. Le chef de guerre, le Tapsoaba ou Tansoaba57, est certainement le membre de l’entourage royal le mieux doté en la matière. Enfin, le roi Warga (1737 ?-1744 ?) aurait généralisé l’adoption par les naaba d’un nom-devise qui contribue un peu plus à faire d’eux des hommes exceptionnels58. Il s’agit pour être plus précis d’un nom de guerre (zab yuuré au sg., zab yuuya au pl.) qui est tiré de trois devises. La première est un remerciement destiné à tous ceux qui ont permis l’élection du chef. La deuxième est un programme de gouvernement qui donne la tonalité politique du règne qui s’engage. La dernière est censée donner une idée sur la personnalité de celui qui occupe désormais la charge59. Le nom de règne est un mot significatif généralement tiré de la deuxième devise60. Ainsi, le Moogo Naaba Koom II (1905-1942) déclare-t-il que lorsque « beaucoup d’eau tombe pendant la saison pluvieuse, les rivières et les mers sont contentes parce qu’elles s’agrandissent »61. « Koom » signifie en mooré « eau ». Cette devise rappelle le caractère contractuel de la royauté et l’obligation pour le souverain d’être bon à l’égard de son peuple ; prêt à servir les intérêts supérieurs du royaume. Dès lors que le roi ou le chef précolonial, Ouagadougou, DIST (CNRST), 2009, pp. 93-118. Quant aux couleurs, peu d’interprétations fiables existent. Nous savons cependant que le blanc est un symbole de pureté et d’honnêteté ; les vêtements de cette couleur sont très souvent portés par les naaba. Le rouge est généralement associé au malheur ou aux éléments surnaturels. À notre connaissance, il n’est porté par le roi que dans des circonstances très précises, dont la cérémonie hebdomadaire du « Faux départ ». 57 Tansoben-damba au pl. Ce titre signifie « celui qui a la maîtrise de l’arc ». 58 Tiendrebeogo Y., Histoire et coutumes royales…, op. cit., pp. 25-26. 59 Izard M. Introduction…, tome 1, op. cit., p. 164. 60 Lorsqu’un Moogo Naaba adopte son zab yuuré, ses sujets portant le même nom doivent le remplacer par « Nab’yuuré » qui signifie « le nom du naaba ». De même, plus personne ne doit utiliser l’ancien yuuré (prénom) et sondré (nom de famille) du roi. 61 Ibid., p. 244. 83 reçoit son nom de guerre, plus aucun sujet ne peut plus porter le même, et aucun ne peut se permettre de l’appeler par son ancien nom. Bien entendu, les administrateurs coloniaux ne s’en sont pas privés et n’ont pas donné très souvent le nom de guerre exact de ces chefs dont, pensaient-ils, il suffisait de dire qu’ils étaient naaba. Il est aisé d’imaginer l’humiliation que cette forme de dépossession de leur nom a pu susciter auprès des chefs. La question de l’adoption d’un nom de guerre n’a rien d’anecdotique dans le monde du pouvoir mossi. Une première remarque nous conduit à rappeler que ce procédé s’est généralisé à partir de Ouagadougou – du moins à notre connaissance – jusque dans les moindres parties du Moogo, contribuant de la sorte à homogénéiser le monde du pouvoir mossi. De nombreux noms sont du reste employés de façon récurrente. À l’image de ce roi de Ouagadougou de la fin du XIXe siècle appelé « Wobgho » (« éléphant » en mooré), et de son chef subalterne, celui de Laalé, au zab yuuré identique. Une deuxième observation permet de constater à quel point la personnalité des naaba compte bien que le poids des coutumes limite sérieusement son pouvoir. Si le chef n’est que le dépositaire momentané de sa charge, s’il doit s’effacer devant les intérêts du royaume incarnés par son service palatin, il n’en demeure pas moins que l’homme, pris individuellement, imprime généralement à son règne une marque particulière. Le fait qu’une des devises fait état de la personnalité du nouveau chef le montre à l’évidence. En réalité, la marge de manœuvre politique du naaba dépend fortement de son tempérament. Face à un service royal dont les membres ne peuvent quitter leur charge que par la mort, le roi doit composer avec les caractères de chacun de ses hauts dignitaires dont certains ont bien plus d’expérience que lui. Les rois dits « faibles » sont ainsi ceux qui ont laissé la plus grande marge de manœuvre à leur Conseil de gouvernement. Dans tous les cas, ces hauts dignitaires que les Français appelleront « ministres » sont les garants de la continuité de l’État, certains pouvant servir plusieurs rois successifs. Les rapports de force interne au palais nous sont malheureusement presque inconnus pour la période précédent le XIXe siècle. En somme, le naaba doit travailler à élargir par luimême son champ d’action politique sans pour autant outrepasser ce que la loi non écrite de la royauté lui prescrit. Les mots du pouvoir Avant d’en venir plus précisément aux conditions d’exercice de la fonction royale, il nous semble utile d’apporter quelques précisions sur le vocabulaire politique mossi. À commencer par l’emploi probablement abusif du titre de « chef ». Ce mot correspondrait 84 théoriquement à celui de naaba. Il est abondamment employé au cours de la période coloniale et a été utilisé par les fonctionnaires pratiquement dans l’ensemble de l’espace impérial français où l’on a trouvé des sociétés fortement hiérarchisées. Le terme a connu un tel succès qu’il est aujourd’hui fréquemment employé dans les cours royales où nous avons réalisé nos enquêtes orales. Son emploi, y compris dans de très nombreux travaux universitaires, est cependant problématique. Il cache en grande partie la complexité du monde du pouvoir des sociétés extra-européennes et ne donne que rarement lieu à un examen critique. Or, l’emploi de ce mot ne doit pas nous faire oublier qu’il s’inscrit dans des programmes idéologiques de domination, européenne en l’occurrence. Ce mot générique désigne en effet toute personne placée à la tête d’une communauté, peu importe la nature de son pouvoir et sans prise en compte de l’étendue de son autorité. L’usage du mot « chef » a un effet niveleur comme le souligne Élisée Soumonni selon qui il « procède (…) d’un changement fondamental du statut des autorités traditionnelles après la conquête. Devenus agents d’exécution de l’administration coloniale, les rois ne sont plus que des « chefs », au mieux des « chefs supérieurs ». Le terme est donc (…) un terme colonial dévalorisant, puisque les autorités traditionnelles, quelle que soit leur importance ou leur influence, sont désignées par le même terme »62. Cette expression se retrouve également communément au sein de l’empire colonial britannique où les autorités « traditionnelles » sont souvent désignées sous le titre de « chiefs ». À une différence près puisqu’il existe un terme en anglais qui désigne l’institution politique correspondante : « chieftaincy » ou parfois « chiefdom » que l’on pourrait à peu près traduire en français par « cheffauté ». Toute la difficulté tient en réalité à trouver une correspondance sémantique entre le mooré et le français qui soit la moins dénaturante possible. Nous avouons n’être pas encore parvenu à trouver la solution. Car le simple mot « naaba » devrait être rendu par cette longue périphrase : « les-pouvoirs-de-commander-leshommes-conférés-par-dieu ». Bien évidemment, l’usage de cette traduction d’ailleurs imparfaite n’est pas commode. Doit-on cependant s’interdire de faire appel au vocabulaire qui nous est le plus familier ? Gardons simplement à l’esprit l’imperfection de cet essai de catégorisation. Celui-ci doit aussi tenir compte de l’évolution même des institutions politiques mossi. L’usage d’un terme unique pour désigner les personnes détentrices d’une partie de l’autorité publique peut être pertinent pour les débuts de l’histoire du Moogo. Selon les 62 Soumonni Elisée, « L’évolution des rapports entre pouvoir officiel et autorités traditionnelles au Bénin et au Nigéria depuis la fin des années 1980 », in Perrot Claude-Hélène, Fauvelle-Aymar François-Xavier (dirs.), Le retour des rois. Les autorités traditionnelles et l’État en Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2003, p. 170. 85 hypothèses formulées par Michel Izard, tous les naaba disposaient d’un niveau de pouvoir équivalent au moment où ils n’étaient placés qu’à la tête d’unités politiques isolées et de faible rayonnement. À partir des XVe-XVIe siècles, des commandements plus importants se sont formés et ont fini par donner au Moogo un caractère politique plus homogène par incorporation de petites « chefferies » dans ces ensembles plus vastes. À une date inconnue, des niveaux de pouvoir différenciés sont apparus témoignant du réaménagement des rapports hiérarchiques dans un ensemble politique en mutation. La hiérarchisation des naam correspond très certainement à une période de maturité de l’histoire dynastique du Moogo qui correspond à l’effacement progressif des logiques segmentaires de dévolution et d’exercice du pouvoir face à un processus de naissance puis d’affirmation d’appareils étatiques. La stricte équivalence des pouvoirs ne pouvait en effet guère survivre à la saturation de l’espace politique mossi qui, s’il ne pouvait plus s’étendre, voyait néanmoins le nombre de ses princes croître. Peut-être aux alentours du XVIe siècle, l’apparition de nouveaux degrés de commandement aurait été le signe d’un réaménagement des relations entre des naaba désormais en contact plus étroit par suite de la saturation de l’espace dont nous avons parlé. Elle est aussi à mettre en relation avec l’existence de chaînes de commandement toujours plus complexe qui établissent un lien entre les centres politiques et leurs marges périphériques. Ainsi, sans que nous sachions très bien quand et dans quelles conditions, certains naaba dont le rayonnement politique était de facto plus important que d’autres ont pris le titre de dima ou rima63. Ces dima estiment ne dépendre « que de Dieu » (keed Wende)64. Leur commandement, désigné sous le nom « soolem »65 comme pour l’ensemble des naaba, porte aussi le nom particulier de « riungu »66 dont Michel Izard pense qu’il est le seul équivalent en mooré du mot « royaume »67. L’apparition de ces « royaumes » est consubstantielle à la fragmentation de l’espace politique mossi à mesure que les formations périphériques ont acquis une autonomie et une puissance suffisantes pour revendiquer leur indépendance à l’égard des commandements dont ils tirent leur origine. Les naaba de Tenkodogo, de Ouagadougou, du Yatenga, et de Boussouma comptent parmi ceux portant ce titre de dima. Tous se disent cependant les descendants de Naaba Wedraogo. Selon l’historien burkinabè Dominique Nacanabo, dix-neuf naaba pouvaient revendiquer ce titre dans la mesure où leur 63 Le « d » et le « r » sont souvent interchangeables en mooré. Le pluriel de ces titres est « dimdãmba » ou « rimdãmba ». Il désigne littéralement celui qui a mangé (« ri ») le naam. 64 Nacanabo Dominique, « La problématique de l’existence de l’empire moaaga », in Hien P. C. et Gomgnimbou M., Histoire des royaumes et chefferies…, op. cit., p. 133. 65 Nous pourrions le traduire par l’espace dont quelqu’un dispose de la maîtrise ou de la possession, le verbe « so » en mooré exprimant clairement l’idée de propriété. 66 Ou rĩngu au sg., Rĩmdu au pl. 67 Izard M., Moogo…, op. cit., p. 95. 86 élection ne dépendait aucunement du Moogo Naaba ou d’un autre chef au pouvoir équivalent68. Certaines formations de plus petites tailles, situées entre Ouagadougou et le Yatenga pour la plupart, ont également acquis une autonomie suffisante pour que l’on qualifie leurs chefs de « dimbio » (dimbilo au sg.) ou « petits rois ». Il en va ainsi des naaba de Risiam, Mané, Téma, Yako et Konkistenga au nord de Ouagadougou, ou encore de Kayao au sud69. Au sein de chaque royaume, l’administration s’est étoffée, ce qui s’est traduit par l’apparition de niveaux intermédiaires de pouvoir entre le roi et ses sujets. En effet, au Yatenga comme à Ouagadougou, le souverain est entouré d’un personnel de hauts dignitaires dont l’influence n’a cessé de croître aux dépens de celle des membres du lignage royal. Ces dignitaires sont considérés par les Mossi comme des « hommes de bien » ou nesomdé dans le Yatenga, titre qui rappelle la haute considération morale attachée à leur fonction. À Ouagadougou, cette dimension morale du pouvoir est aussi présente, mais ces serviteurs royaux sont simplement appelés « kug zindba », titre qui désigne la pierre sur laquelle ils sont assis lorsqu’ils sont assemblés dans le samandé, la cour extérieure du palais. Avant la conquête coloniale et les réorganisations administratives opérées au tout début du XXe siècle, ces serviteurs n’administrent pas de territoires précis à notre connaissance, mais la question reste ouverte. Avant la fin du XIXe siècle, ils supervisent les tâches quotidiennes au palais, conseillent le roi, introduisent et logent une partie des chefs désireux d’être reçus en audience par le souverain et, enfin, forment le collège électoral chargé d’élire le successeur du dima défunt. Au Yatenga, on explique l’ascension sociale et politique de ceux qui n’étaient à l’origine que des roturiers en raison de dissensions qui auraient agité le monde des nakoamga, incapables de s’entendre sur le choix du successeur au trône70. Ces talsé, dont certains sont très vraisemblablement des descendants de captifs, par leur position généalogique, n’ont aucune chance de briguer le naam « royal ». Ces hommes sont les véritables hommes de confiance du souverain. Ce dernier en dispose comme d’une sorte de rempart contre les ambitions de la noblesse. Ainsi, les nesomdé/ kug zindba jouissent-ils d’une réelle proximité à l’égard de leur souverain. Ne dit-on pas, d’ailleurs, que le serviteur royal appelé Baloum Naaba est la rumdé du roi de Ouagadougou, c’est-à-dire métaphoriquement sa « favorite » ?71 68 Nacanabo D., « La problématique de l’existence de l’empire moaaga », op. cit., p. 134. Ibid., p. 289. 70 Izard M., Gens de pouvoir, gens de la terre. Les institutions politiques de l’ancien royaume du Yatenga (Bassin de la Volta Blanche), Cambridge/Paris, Cambridge University Press/Maison des sciences de l’Homme, 1985, p. 146. 71 Le Baloum Naaba est le principal responsable des affaires domestiques à la cour. Il est à noter qu’à Ouagadougou, l’espace intérieur du palais, donc sa partie intime, est un espace en quelque sorte féminisé où le 69 87 Une fois éloignés du sommet du pouvoir, nous retrouvons d’autres catégories de chefs « subalternes ». Les guillemets sont d’autant plus utiles que certains membres des vieux lignages royaux méprisent les nesomdé/ kug zindba auxquels ils dénient leur noblesse et dont ils jalousent la position politique prééminente qu’ils occupent à la Cour. Ces chefs subalternes sont placés à la tête de commandements intégrés au sein du royaume et pour lesquels le roi a dû confirmer la nomination. Au Yatenga, il n’existe aucun intermédiaire entre les chefs de village (les tengnanamsé, tengnaaba au sg.) et le roi. Au contraire, chez les Mossi centraux, il existe un échelon de pouvoir supplémentaire constitué par ceux que les administrateurs français ont appelé les « chefs de canton », à savoir les kombeemba (kombéré au sg.). Ces derniers disposent d’un commandement territorial qui est loin d’être parfaitement homogène, des populations « flottantes »72 pouvant être placées sous des autorités multiples. En principe cependant, tout chef de village sait de quel kombéré il dépend. Ce niveau de pouvoir joue un grand rôle pendant la colonisation, car il est le premier degré de commandement en partant du sommet de la hiérarchie qui voit le naaba entrer directement en contact avec les sujets73. Le roi de Ouagadougou ne se montre en effet que très peu, et ne circule guère sur l’étendue de son royaume. Le kombéré est ainsi le chef le mieux placé pour faire remonter diverses informations de la base jusqu’à la cour royale. Dans ce contexte, ce naaba est une figure qui peut être ambiguë. Comme n’importe quel maillon indispensable dans une chaîne d’information, de communication et de commandement, le kombéré peut faire obstacle entre le roi et ses sujets et filtrer le lien communicationnel entre le centre et la périphérie. D’un autre côté, l’étendue du royaume de Ouagadougou impose l’existence de cet échelon de commandement, sans quoi le contact entre le souverain et les milliers de chefs de village (les tengnaaba) de son royaume serait matériellement impossible. Voilà pourquoi nous pensons, à la différence de Michel Izard, qu’une administration à trois échelons (Moogo Naaba/kombéré/tengnaaba) comme celle qui prévalait à Ouagadougou n’est pas moins centralisée que celle à deux niveaux que connaît le Yatenga (Yatenga Naaba/tengnaaba)74. seul élément reconnu comme masculin est le roi lui-même. La féminisation symbolique du Baloum Naaba ainsi que des jeunes serviteurs, habillés et coiffés comme des femmes, semble faire de ce haut lieu de pouvoir un espace politiquement neutre, c’est-à-dire où aucune force ne peut être exercée en vue de conquérir le naam, les femmes en étant automatiquement exclues. 72 Il peut s’agir de commerçants ou de populations nomades comme les Peul. Quant aux autres sujets, leur commandement peut constituer une des pièces d’un puzzle complexe qui font de certains commandements de véritables archipels enchevêtrés dans d’autres. 73 Bien sûr exception faite des résidences royales. 74 Selon Michel Izard, « au Yatenga centralisé s’oppose le royaume de Ouagadougou où le pouvoir central doit sans cesse compter avec les pouvoirs régionaux, au pouvoir de type militaire de Ouahigouya s’oppose le pouvoir davantage mêlé de sacré de Ouagadougou ». Cf. Izard M. Introduction…, tome 2, op. cit., p. 388. Dans un autre ouvrage, Izard estime que l’existence de deux niveaux de pouvoir au Yatenga permet d’éviter une délégation de 88 Tout dépend bien sûr de la loyauté des kombéré à l’égard de leur roi. Notons d’ailleurs que le souverain dispose généralement de sources d’information alternatives. Il suffit de penser aux marchands islamisés (Yarsé, Dioula, Hausa, etc.) qui peuvent être très influents à la Cour et dont les activités les conduisent par nature à sillonner fréquemment la savane. Enfin, tout en bas de l’échelle du pouvoir mossi, nous trouvons les tengsonaaba. La plupart d’entre eux ne disposent d’aucune Cour à proprement parler, du moins rien de comparable à celle des dima ou des kombéré. Leur autorité se mesure à l’échelle de la plus petite unité administrative et sociale du Moogo à savoir la cour familiale (zaka au sg., zaksé au pl.). Le chef de village, bien que son pouvoir puisse paraître modeste, joue un rôle social de premier plan à l’échelle de son village et règle de nombreux litiges liés à des problèmes de succession, de mariage, d’attributions de terres, etc75. Il semble très probable qu’à l’époque précoloniale, les chefs de village ont eu un accès très limité à la Cour royale. Dans le Moogo central par exemple, le kombéré peut faire figure de recours auprès du Moogo Naaba si une affaire de grande gravité, source de troubles sociaux dans le village, ne peut être réglée qu’en haut lieu. Seul le roi peut prononcer la peine capitale pour les fautes les plus graves. Les tengsonaaba disposent néanmoins d’un rôle judiciaire non négligeable et peuvent condamner des sujets à une lourde peine comme l’exil, signe de mort sociale. Ajoutons que l’absence de liens étroits avec le roi n’est pas seulement liée à l’impossibilité matérielle de les recevoir tous, mais aussi à l’impossibilité pour eux de se déplacer facilement jusqu’à la résidence royale. Nous ne savons cependant pas si ces tengnaaba proches de ces résidences étaient régulièrement reçus par les dimdemba ; surtout dans le Yatenga où, comme nous l’avons précisé, il n’existe aucun intermédiaire entre les rois et les chefs de village. Ce problème a certainement été partiellement réglé par l’existence de plusieurs résidences que les rois occupaient temporairement. Nous le voyons bien, l’univers politique mossi ne se limite pas à l’existence de simples « chefs »76. Une stratification complexe du pouvoir s’est opérée au cours des siècles pouvoir en vue de la nomination de chefs subalternes. Cf. Izard M., Moogo…, op. cit., p. 110. Cependant, administrer un État ne revient pas uniquement à ratifier ou non le choix des successeurs à la chefferie ; il s’agit également de faire sentir le poids et l’influence du pouvoir central le plus régulièrement possible sur toute l’étendue du royaume. L’existence d’une nouvelle catégorie de naaba intermédiaires peut en être le moyen. 75 Notons que c’est également le tengnaaba qui mobilise la force de travail pour les travaux champêtres et permet ainsi aux échelons supérieurs du pouvoir de recevoir la contribution matérielle des sujets au bon fonctionnement du royaume. C’est aussi lui qui dispose de la maîtrise du calendrier en ce qui concerne les différentes fêtes religieuses qui ponctuent la vie du village. Enfin, il fixe également le jour de la tenue du marché et en assure le bon déroulement. 76 Après ces clarifications, nous utiliserons le plus souvent le terme de « chef » pour désigner tous les naaba n’ayant pas le rang de dima. Les dima seront appelés « rois ». Et le terme « chefferie » désignera l’ensemble des commandements mossi lorsque nous ne voudrons établir aucune différenciation de pouvoir. 89 qui ont précédé la conquête, et des relations très complexes nouent ces acteurs politiques, certes tenus aux mêmes engagements et aux mêmes loyautés en vertu de leur fonction, mais ayant des caractères, des tempéraments variés. Les fonctionnaires coloniaux, essentiellement dans les années qui ont suivi immédiatement la conquête, ont œuvré à simplifier sur le papier ces chaînes de commandements, puis ont traduit cette simplification dans les faits à coups de réformes administratives qui ont accordé aux nesomdé/kug zindba des commandements territoriaux, les hissant ipso facto au deuxième étage du pouvoir mossi, juste sous celui du roi. Au troisième et quatrième étage de ce qui prend la forme d’une pyramide, ces mêmes administrateurs ont respectivement placé les chefs « de canton » là où ils existaient, puis les chefs de village. Cette pyramide hiérarchique a la même logique et la même clarté que celle qui structure l’armée française, modèle que ces premiers fonctionnaires coloniaux connaissent bien dans la mesure où ils en sont majoritairement issus jusqu’en 1907 au moins77. Ces administrateurs coloniaux, y compris les civils, ont également décrit les institutions royales mossi par comparaison avec l’histoire médiévale européenne. Selon eux, les structures de pouvoir mossi pouvaient être assimilées au féodalisme, comparaison qui, comme nous aurons l’occasion de le voir dans les chapitres suivants, a eu la vie dure. Bien entendu, une telle association appelle de nombreuses réserves. Cet hasardeux exercice d’histoire comparée leur a permis de rendre plus intelligible une histoire locale pourtant si différente de celle qu’a connue l’Europe ou même d’autres sociétés comparables d’Afrique subsaharienne. Assez naturellement, la littérature coloniale a utilisé des concepts et des référents qui étaient les plus naturels pour les fonctionnaires. Cette vision d’un Moogo « féodal » répond aussi certainement à cette certitude que la puissance qui se dit être dépositaire d’une « mission civilisatrice » a eu affaire à des sociétés encore « attardées » qui n’ont pas franchi le seuil d’une prétendue « anarchie féodale » dont le modèle-type serait les sociétés de l’Europe occidentale des XIe et XIIe siècles. Ce prisme simplificateur permet plus ou moins consciemment d’écarter les difficultés liées à la grande souplesse et donc à la grande complexité de systèmes politiques locaux qui connaissent en outre de nombreuses variantes régionales. Ainsi, l’explorateur Crozat juge en 1891 que la royauté mossi est un « vrai régime féodal »78. Six ans plus tard, le commandant Destenave note à son tour que « Le Mossi ne saurait être mieux comparé qu’à la France féodale du Moyen Age. Un roi suzerain auquel on demande l’investiture et auquel on rend les hommages et des grands vassaux plus ou moins indépendants et plus ou moins obéis. Une classe noble et disposant de toutes les terres et de 77 78 Cette année-là, l’administration de la région de Ouagadougou passe aux mains des civils. Mission du Dr Crozat dans le Mossi, rapports 1890-1891, ANS 1G 145 (AN 200 Mi 661). 90 la vie. Des serfs ou pauvres comme on les appelle au Mossi »79. Ces officiers coloniaux ne sont d’ailleurs pas les seuls à utiliser un tel vocabulaire. Des travaux bien plus récents y recourent encore80. L’usage de ces termes d’emprunt est problématique et soulève finalement une importante question, celle de la possibilité de trouver des correspondances acceptables entre deux champs sémantiques, l’un européen, l’autre africain, chacun historiquement situé. Il révèle également les rapports étroits entre savoir et pouvoir mis en lumière par le philosophe Michel Foucault81. Car nommer, classer, faire œuvre de taxinomie et créer des référents identitaires, c’est déjà en soi un acte de domination, surtout lorsque la constitution des savoirs – notamment coloniaux – revêt une dimension utilitariste répondant à ces questions : comment mieux gouverner les sujets de l’Empire, mieux exploiter leur force de travail et en tirer une contribution fiscale optimum ?82 La réinvention de l’histoire du Moogo à laquelle se sont livrés, parfois sans en avoir conscience, ces producteurs de savoir a pu être utilisée par l’Administration coloniale, mais aussi dans un contexte différent par le premier président de Haute-Volta ou encore le révolutionnaire Thomas Sankara afin de mettre en œuvre des politiques de démantèlement des grands ensembles « coutumiers » dans le cadre de luttes volontiers qualifiées d’ « antiféodales ». La comparaison faite avec les structures féodales de l’Europe médiévale est donc essentiellement dévalorisante. Rappelons que de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 19701980, l’historiographie européenne – française en particulier – a donné de la période médiévale une sombre image. L’historiographie dominante tendait à faire de la période médiévale un âge de déclin au cours duquel les notions d’État (« Regnum ») et de pouvoir public, légal et contraignant (la « potestas publica ») se seraient diluées au bénéfice d’acteurs politiques émergents : les chevaliers. Pour le médiéviste allemand Karl Ferdinand Werner, il 79 Note du Commandant de la Région au sujet du rapport politique du Résident de Ouagadougou (mois d’octobre 1897), Guirntenga ( ?), le 5 décembre 1897, ANS 15G 190 (AN 200 Mi 1048). 80 Par exemple en 1951, l’ethnologue français Guy le Moal écrit : « L’organisation du pays Mossi est féodale (…). Pour le Morgho Naba [la] délégation du pouvoir aux seigneurs avait les mêmes avantages et les mêmes inconvénients que ceux que ceux éprouvés par nos rois de l’époque médiévale… ». Cf. Le Moal Guy, « L’histoire et la légende mossi », in Albums de l’A.O.F., 3 décembre 1951, pp. 99-100. Nous aurions pu citer encore d’autres travaux bien plus récents, tel que l’article paru en 1962 de Gomkoudougou V. Kaboré qui tente, non sans esprit de nuance, de prouver que le système politique mossi était très proche du « modèle féodal » européen. Cette thèse est loin de nous convaincre. Cf. Kaboré Gomkoudougou V., « Caractère « féodal » du système politique mossi », in Cahiers d’études africaines, Paris, vol. 2, n° 8, 1962, pp. 609-623. 81 Foucault Michel, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975. 82 Jean-Loup Amselle note à ce sujet que « L’utilisation récurrente de taxinomies ethniques marque bien la continuité existant entre la politique de l’État précolonial et celle de l’État colonial. Dans les deux cas, un même projet préside au processus de territorialisation : regrouper des populations et les désigner par des catégories communes afin de mieux les contrôler ». Cf. Amselle, J.-L. et M’Bokolo E., Au Cœur de l’ethnie..., op. cit., p. 38. 91 s’agit là d’un « mythe de l’héritage humaniste »83. Selon cette vision de l’histoire, les chevaliers, en devenant les nouveaux seigneurs au détriment de l’État royal, auraient contribué à faire plonger l’Europe occidentale dans une certaine anarchie. Dans ce même ordre d’idées, ils auraient fait de la violence et de leurs intérêts privés le fondement du nouvel ordre politique et social des XIe-XIIe siècles. Cette thèse de la « privatisation » du pouvoir est actuellement vigoureusement contestée par l’historiographie récente à l’image des travaux de K.F. Werner. Outre la facilité qu’il procure, ce réflexe de comparer sans esprit de nuance des systèmes politiques formés dans des contextes socio-culturaux si différents a eu tendance à dénier à la société mossi toute capacité à s’organiser sous forme d’État. Cette comparaison sous-entend également que l’ordre politique mossi est à la fois archaïque et profondément néfaste pour des sujets-paysans assimilés comme on l’a vu à des « serfs ». Ce discours historique et « moral » a ainsi légitimé les politiques les plus brutales opposées aux chefs, que ce soit sous le régime colonial ou après l’indépendance. Nous pensons qu’il est utile de garder tout cela en tête lorsqu’il s’agit de comprendre le sens des mots du pouvoir mossi. Et nous écartons tout de suite l’idée selon laquelle la société mossi est « féodale » et ses naaba comparables aux seigneurs médiévaux84. Tout d’abord parce que les rois ou simples chefs ne sont pas propriétaires de leurs terres. Il existe précisément une fonction de « chef de terre » (tengnaaba) dévolue à ceux que les Mossi considèrent comme les « autochtones ». Par ailleurs, il paraît infondé de parler de « suzeraineté » à l’endroit des relations de sujétion entre naaba, nobles en général, et roturiers. À l’époque que nous pourrions qualifier de « classique », c’est-à-dire entre le milieu du XVIe siècle et le milieu du XVIIIe siècle, il apparaît plutôt que les liens entre les gens du pouvoir et les gens de la terre sont davantage médiatisés par les institutions royales et leurs animateurs (notamment les hauts dignitaires palatins ainsi que les kombéré à Ouagadougou) que par des relations purement interpersonnelles soutenues par la remise de « fiefs » qui n’existent pas dans le Moogo. D’autre part, nous avons vu que les naaba, loin de ne défendre que leurs intérêts propres et ceux de leur famille, ont placé au-dessus de tout les intérêts du riungu, du royaume. Dans la société mossi, il est clair que les naaba ne sont dépositaires du naam que de façon temporaire. La philosophie du naam, principe d’autorité, demeure quand les hommes qui exercent la 83 Werner K. F., Naissance de la noblesse, op. cit. Voir en particulier le premier chapitre. Jean-Pierre Chrétien parvient à la même conclusion au sujet des monarchies de l’Afrique des Grands Lacs. Cet historien montre par exemple que les administrateurs britanniques, allemands ou belges de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle ont eux aussi eu tendance à taxer les formes de gouvernement de l’Uganda, du Rwanda et du Burundi de « féodales ». Il montre que le régime des terres n’y correspond pas à ce modèle féodal et qu’il conviendrait plutôt de « parler d’un régime "tributaire" fonctionnant à partir des pôles de domination que représentent les enclos du chef ». Selon nous, cette observation vaut aussi pour le Moogo ancien. Cf. Chrétien Jean-Pierre, L’Afrique des Grands Lacs. Deux mille ans d’histoire, Paris, Flammarion, 2003, pp. 145 et 156-157. 84 92 fonction de naaba disparaissent. Le non-respect des obligations morales liées à l’exercice du naam peut donc entraîner la mort du Prince. Malgré toutes ces précautions, l’usage que nous faisons des concepts de « royauté » et d’ « État », nous en avons conscience, n’est pas pleinement satisfaisant. Rien de précis ne renvoie exactement à ces notions qui ont, elles aussi, une histoire particulière. Nous pensons cependant qu’elles sont celles qui rendent le mieux compte des réalités politique du Moogo une fois parvenu à maturité politique. Ces quelques problèmes méthodologiques posés, nous allons désormais nous intéresser plus précisément au fonctionnement des institutions royales essentiellement à travers l’exemple – non généralisable à l’ensemble du Moogo il est vrai – du royaume de Ouagadougou qui s’est imposé comme la plus puissante formation politique mossi à la veille de la conquête. L’émergence de l’État royal Une monarchie à prétention universelle Le Moogo central a occupé une place particulière dans l’histoire de la formation des monarchies mossi. Certes, la geste des nakoamga ne trouve pas là son point de départ. Mais c’est à partir de la région de Ouagadougou que le Moogo s’est étendu et a connu son expansion maximale. Ceci est sans aucun doute dû à l’action singulière d’entrepreneurs guerriers comme Naaba Wubri dont le sens de la chose politique était aigu. À la fin du XVe siècle, on se souvient qu’il a donné son nom à un vaste espace situé au centre du Bassin de la Volta Blanche. Le Wubritenga, ancêtre du royaume de Ouagadougou85, a été dans une large mesure la matrice qui a permis au long processus de formation de l’État d’émerger puis de (pré)contraindre86 les formes de gouvernement situés dans sa périphérie. 85 Naaba Wubri aurait été le premier à nommer ainsi cette agglomération par ce nom. « Ouagadougou » est la déformation de Waogdogo dont le sens précis nous échappe encore. La francisation de ce toponyme est le fait d’officiers coloniaux de la fin du XIXe siècle dont les rapports font état d’une localité de « Waghadougou », puis de « Ouagadougou ». Le suffixe « - dougou » rappelle le nom des villages ou centres urbains de la zone soudanienne qu’ils connaissaient bien pour y avoir réalisé une bonne partie de leur carrière. Il signifie « village » en bamana, la langue des Bambara. Il semblerait que ce toponyme doive être compris comme une forme d’allégeance des populations locales, les Nyonyose, à l’égard de Wubri. Dans ce cas, « Waogdogo » signifierait du point de vue des nakoamga : « vous [les Nyonyose] êtes venus nous saluer/ nous rendre hommage ». Pour une discussion sur l’origine de ce nom, voir Hien Pierre Claver et Compaoré Maxime, Histoire de Ouagadougou des origines à nos jours, Ouagadougou, DIST (CNRST), 2006, pp. 34-39. 86 Nous utilisons métaphoriquement ce terme dans un sens proche de celui connu des physiciens qui, selon le Robert, y voient l’ « Ensemble des forces qui, appliquées à un corps, tendent à le déformer ». 93 Ce rôle historique particulier est bien rendu par la titulature du souverain de Ouagadougou. Il n’est effectivement pas un naaba ordinaire pas plus qu’un dima parmi d’autres. Pour ses sujets, il est le Moogo Naaba, ou « chef du Monde ». Pour être plus précis, le Moogo désigne chez les Mossi l’espace-centre policé, maîtrisé par l’Homme, autour duquel gravitent des peuples jugés moins « civilisés » : les Gourounsi, les Samo ou les Bisa par exemple, qui n’ont formé aucune structure politique comparable à la leur87. Notons d’ailleurs que ces peuples, en particulier les Gourounsi, établis sur la frontière occidentale du Moogo, ont fait office d’esclaves « naturels » de Mossi qui ne se sont pas privés d’en capturer en grand nombre à l’occasion de razzias ou de guerres. Cet espace contraire vis-à-vis du Moogo est désigné par les Mossi sous le nom de Weoogo, généralement traduit par « brousse » ou « espace inculte »88. Il est le lieu du désordre par excellence, celui où les Hommes règnent moins que les forces surnaturelles et les animaux sauvages, incontrôlables par essence. Du point de vue des Mossi de Ouagadougou, leur roi est donc le centre vivant, la personnification même de l’ordre et de la civilisation. Ce titre, apparu à une date incertaine, peut également être une manifestation des velléités hégémoniques des Mossi centraux désireux de faire peser leur influence sur l’ensemble du Moogo. Il renverrait ainsi à l’idée d’ « empire », terme dont la postérité et l’emploi problématique seront examinés dans les chapitres suivants. Mieux qu’un primus inter pares, le Moogo Naaba disposerait d’un naam supérieur aux autres, qui rendrait mieux compte de son influence politique réelle que le principe philosophique d’égalité des naam. Cependant les indices historiques dont nous disposons, s’ils sont pour le moins fragmentaires, ne vont pas dans le sens de l’existence d’une autorité supérieure et légitime coiffant l’ensemble des chefferies mossi. C’est que d’autres dima sont également appelés par ce titre de Moogo Naaba, à commencer par le Tenkodogo Naaba, considéré comme l’aîné symbolique du roi de Ouagadougou89. Par ailleurs, nous savons qu’un certain nombre de 87 Cette conception que les Mossi se font de leur espace politique et donc de leur aire de civilisation paraît proche de celle des Chinois qui, pour désigner leur empire unifié au IIIe siècle av. J.C., utilisent l’expression « tanxia ». Ce mot désigne tout ce qui se trouve sous le ciel, et donc tout ce qui est civilisé. « Moogo » et « tanxia » renvoient à la haute conception que les Mossi ou les Chinois se font de leur unité. Cf. Will Pierre-Étienne, « Huit cents ans d’expansion », in L’Histoire, n° 300, juillet-août 2005, p. 39. 88 Les premiers grands conquérants à l’origine de la civilisation mossi ont reçu le nom de « yamb-weoogo ». Ce sobriquet aurait été attribué pour la première fois à Naaba Gigma, frère aîné de Naaba Wubri, qui souhaitait établir son propre commandement après avoir fait occuper (yambé) la « brousse » (weoogo). Cf. Les Chefs au Burkina Faso. La chefferie traditionnelle des origines à l’Indépendance, Carcassonne/Ouagadougou, Archives départementales de l’Aude/Archives nationales du Burkina Faso, 2008, p. 151. 89 Sur le plan de la parenté symbolique, le Tenkodogo Naaba est considéré comme le yaaba ou aïeul du Moogo Naaba. Pour Yamba Tiendrébéogo, le roi de Tenkodogo est plus précisément le saamba, c’est-à-dire le père ou oncle paternel, du roi de Ouagadougou. Cf. Tiendrebeogo Y., Histoire et coutumes royales…, op. cit., p. 84. L’actuel Tenkodogo Naaba Saaga nous a précisé que lors des rencontres entre ces monarques, le Moogo Naaba, 94 formations politiques ont probablement toujours été indépendantes. Ceci vaut pour le Yatenga qui est né d’une scission d’avec la dynastie royale de Ouagadougou. Selon Michel Izard, l’existence puis la survivance de ce titre vaudrait remémoration d’une unité perdue ou bien fantasmée dès l’origine90. Enfin, remarquons que, jusqu’à aujourd’hui, le seul souverain appelé exclusivement par ce titre est le roi de Ouagadougou. Quoi qu’il en soit, le royaume de Ouagadougou a été le berceau de l’un des développements les plus aboutis de l’ « État monarchique » au Moogo. Avant d’enlever les guillemets à cette dernière expression, il ne nous semble pas inutile de justifier son emploi dans le contexte particulier qui est le nôtre. Nous empruntons ces termes à Emmanuel Le Roy Ladurie qui, dans une étude comparée des monarchies « classiques » de l’Europe des XVeXVIIe siècles, évoque les conditions de l’émergence de l’État, ses « substructures » ainsi que ses manifestations91. L’intention de cet historien paraît claire. Elle vise à montrer la précocité de la formation puis de l’affirmation de ce mode d’organisation politique bien avant que ne soit approfondi le processus de concentration et de centralisation du pouvoir royal à l’époque moderne. D’une certaine façon, cette thèse vient corroborer celle de Werner qui dénonce le « racisme historique » dont nombre de spécialistes d’histoire moderne se seraient rendus coupables à l’égard des sociétés médiévales92. Ces débats entre spécialistes de l’histoire européenne n’ont rien d’inutile pour les études africanistes dans la mesure où un même « racisme historique » a pu longtemps empêcher d’envisager l’évolution des systèmes politiques africains sans faire référence à ceux que l’Occident a connus. À l’époque coloniale, les fonctionnaires européens ont longtemps perçu les institutions politiques mossi à l’aune d’une vision linéaire de la « marche vers le progrès » ou la « modernité ». Reprenant une perspective évolutionniste courante93, ils ont eu du mal à percevoir la complexité de même s’il est plus âgé que son homologue de Tenkodogo, est tenu de lui servir à boire. Lorsque nous lui demandons s’il est subordonné à l’autorité du Moogo Naaba, celui-ci répond aussitôt : « c’est moi qui prends toutes les préséances, car c’est nous qui avons créé le royaume de Ouagadougou. C’est Naaba Wubri qui l’a fondé. Alors vraiment, comment peut-il être le vassal de quelqu’un ? ». Cf. Entretien avec S.M. le Tenkodogo Naaba Saaga, palais royal de Tenkodogo, 27 décembre 2008. Cette question des préséances est fondamentale afin de saisir la hiérarchie coutumière en pays mossi. Elle ne doit cependant pas masquer la situation géopolitique du Moogo qui, dans les faits, voit le royaume de Ouagadougou occuper une position prééminente en termes d’influence politique. 90 Izard M., Moogo…, op. cit., pp. 121-122. 91 Le Roy Ladurie Emmanuel, L’État royal. 1460-1610, Paris, Hachette, 1987, 507 p. 92 Werner K. F., Naissance de la noblesse, op. cit., p. 27. 93 Cette vision est par exemple celle développée par le Britannique John Stuart Mill au milieu du XIXè siècle. Elle reprend en partie la vision du progrès proposée par Auguste Comte, père du « positivisme ». Mill revient sur les fondamentaux de l’histoire conjecturale portée par Adam Smith qui, au contraire, propose une vision nuancée de l’évolution des sociétés humaines à la fois dépendante du contexte historique et culturel ainsi que du « caractère » de ces sociétés. Pour cet « utilitariste », certains peuples ne posséderaient pas les « ressorts de progrès » comparables à ceux des Grecs anciens ou des Européens de l’époque moderne. Cette notion d’échelle unique du progrès est largement empruntée aux travaux de son père, James Mill, qui occupait de hautes fonctions 95 l’organisation de certaines sociétés « sans État » qu’ils ont qualifiées d’« anarchiques », d’« acéphales », comme celles peuplant la partie ouest du Burkina actuel (Bisa, Samo, Lobi, Gourounsi, etc.). Pour ce type de société fortement organisée mais à échelle réduite bien que formant d’importants réseaux d’échanges, sans territorialisation prononcée du pouvoir, Leonid E. Grinin propose de parler de mode d’organisation « analogique » à l’égard du modèle étatique94. Pierre Clastres a, quant à lui, montré que des sociétés pouvaient volontairement vivre sans État tout en se dotant de chefs sans pouvoirs politiques95. De même, les administrateurs coloniaux ont souvent sous-estimé la complexité et la souplesse des modes de gouvernance mossi auxquels ils ont généralement refusé d’accorder le statut d’État. Celuici était défini à la fin du XIXe siècle sur le modèle présumé ultime d’un pouvoir centralisé, bureaucratique et reposant sur un territoire aux contours clairement délimités par des frontières « lisses »96. Nous ne sommes pas loin de l’idéal-type de l’État rationnel et légal proposé par Weber97. Or, pour Michel Izard, les Mossi constituent sans aucun doute une « société pour l’État »98. Avant de rediscuter plus précisément ce point, remarquons que c’est justement cette forme d’organisation qui suscite la fierté des Mossi, mais aussi leur sentiment de supériorité face à des populations voisines autrement organisées et peu capables de contenir leur expansionnisme ou tout au moins leurs raids guerriers. La construction de la figure de l’ « Autre », jugé moins civilisé si ce n’est barbare n’est donc pas l’apanage des au sein de la Compagnie des Indes orientales. Ce dernier influença largement toute une génération de fonctionnaires coloniaux britanniques. Cf. Pitts Jennifer, Naissance de la bonne conscience coloniale. Les libéraux français et Britanniques et la question impériale (1770-1870), Paris, Les Éditions de l’Atelier/ Éditions ouvrières, 2008. Voir en particulier les chapitres 1 à 4. 94 Grinin Leonid E., « The Early State and Its Analogues : A Comparative Analysis », in Grinin L.E., Carneiro R.L., Bondarenko D.M., Kradin N.N. et Korotayev A.V., The Early State, Its Alternatives and Analogues, Volgograd, Uchitel Publishing House, 2004, pp. 88-136. 95 Clastres Pierre, La société contre l’État : recherches d’anthropologie politiques, Éditions de Minuit, 1974, 186 p. Dans cet ouvrage devenu classique, Clastres affirme que le « modèle » étatique n’est pas indépassable, et qu’il n’est pas l’aboutissement naturel et inéluctable que postule la thèse évolutionniste. Des sociétés ont pu refuser ce modèle de concentration du pouvoir entre les mains d’une minorité. L’absence d’État, dans ce contexte, renvoie davantage à un projet de société qu’à une incapacité à le penser. Nous pourrions en dire autant des sociétés lobi, bwa ou gourounsi de l’actuel Burkina. Leur organisation est souple ; elle est marquée par un pouvoir multipolaire n’ignorant pas les chefs (souvent des aînés), fortement dilué et de faible étendue territoriale ou sociale (à l’échelle des grandes fermes – les Yir – pour le cas des Lobi par exemple). Ce sont ces sociétés qui ont néanmoins résisté le plus longtemps à la présence française. Des « résidus » de peuplement bisa, samo ou gourounsi intégrés au Moogo ont pu aussi constituer des limites au procès de centralisation du pouvoir à l’époque précoloniale. Pour une analyse des systèmes socio-politiques lobi et bwa, voir Savonnet-Guyot Claudette, États et sociétés au Burkina. Essai sur le politique africain, Paris, Karthala, 1986, en particulier les deux premiers chapitres. 96 C.A. Bayly note qu’à la fin du XIXe siècle, certains historiens ont élevé l’État de type occidental « au rang de catégorie-clef, le rôle de "moteur" principal dans la dramaturgie historique ». Cf. Bayly Christopher Alan, La Naissance du monde moderne (1780-1914), Paris, Éds de l’Atelier/Éds ouvrières, 2007, p. 23. 97 Weber M., Économie et Société, Éd. Pocket, tome 1, pp. 291-301. 98 Izard M., Moogo…, op. cit., voir le premier chapitre qui s’intitule précisément « Une société pour l’État ». 96 administrateurs coloniaux européens99. Mais revenons sur la pertinence du concept d’ « État monarchique » appliqué au cas mossi. Avant la naissance du Wubritenga à la fin du XVe siècle, il y a fort à parier que l’autorité dont disposaient les naaba du Plateau Central reposait dans une large mesure sur leur charisme ainsi que sur leurs capacités guerrières et coercitives. Leur pouvoir, spatialement lâche et lacunaire, avait pour limite l’énergie et les velléités d’indépendance des chefs placés à la tête des formations périphériques. L’institutionnalisation des structures monarchiques par répétition des procédures de contrôle, de surveillance et de persuasion propre à encourager la loyauté des sujets a été un processus de longue durée. L’image d’un royaume homogène, aux structures de pouvoir clairement organisées autour de la figure centrale du roi et de sa cour est certainement assez tardive dans l’histoire du Moogo. Nous pensons comme Michel Izard que cet espace n’a pas été le lieu d’une révolution étatique à proprement parler, mais davantage d’une lente gestation politique qui a conduit sans que cela soit inéluctable à l’émergence d’un pouvoir fortement concentré, et plus ou moins centralisé. Dans le même temps, les logiques segmentaires de dévolution et d’exercice du naam ont peu à peu cédé la place devant la montée en puissance d’un corps de serviteurs royaux d’origine non noble et dont les fonctions gouvernementales se sont spécialisées. Probablement autour du XVIIIe siècle, le pouvoir s’est centralisé à Ouagadougou, et l’autorité du roi était appuyée par une armature hiérarchique qui rendait son charisme moins déterminant pour la bonne marche des affaires. Loin du modèle féodal convoqué pour rendre compte du fonctionnement des institutions politiques mossi, la monarchie a fini par reposer sur une fonction royale sacralisée qui lui a assuré une assez grande stabilité. En effet, sur une période de près de quatre cents ans, une trentaine de souverains se seraient succédé sans qu’aucune rupture majeure de la transmission du pouvoir n’ait été mentionnée par la tradition. Aucune révolution de palais n’a été portée à notre connaissance. La durée moyenne des règnes, encore hypothétique il est vrai, est donc d’environ quatorze ans ce qui paraît indiquer la force emmagasinée par les institutions royales. Celles-ci se sont d’ailleurs montrées suffisamment solides pour permettre la défense des frontières du Moogo qui ont été inviolées sur près d’un demi-millénaire. Cette capacité du souverain ainsi que de ses naaba subalternes à protéger le 99 Ce mépris affiché par certains Mossi à l’endroit de leurs voisins est particulièrement fort en ce qui concerne les Gourounsi. Cet « ethnonyme » a été donné par les Mossi à des groupes qui se nomment eux-mêmes Nouna, Kasena, Lela ou encore Nanakana. Ces populations bordant la partie occidentale du Moogo ont souvent été victimes de razzias qui ont fourni aux Mossi des esclaves. C’est le cas en 1868 lors de la grande expédition conduite par Naaba Kutu contre le pays gourounsi. « Gurunga » devient ainsi synonyme de captif ou d’esclave (mot aussi rendu par Yamba au sg., Yemsé au pl.), et peut être employé de façon péjorative pour désigner d’autres Mossi comme ces Mossi du Yatenga (les Yadsé) qui désignent de cette façon leurs voisins du Moogo central. Cf. Izard M., Introduction…, tome 2, op. cit., p. 388. 97 Moogo a dû être d’autant plus cruciale pour le renforcement du système monarchique qui, répétons-le, semble avoir été peu contesté par les sujets. Cette sécurité dont nous parlons n’a pas manqué de frapper certains explorateurs européens. Louis-Parfait Monteil, parvenu à Ouagadougou en 1891, s’est dit surpris par le calme qui règne dans le royaume. Selon lui, la principale raison tient dans la solidité des institutions monarchiques. Voici ce qu’il en dit : « On est bien obligé de dire que ce régime (…) a ses avantages, car la prospérité du Mossi est parfaite et remonte certainement à de nombreuses années. Le voyageur est étonné du calme et de la quiétude qui règnent aux abords des villages : partout les terres sont en culture et les habitants vont et viennent, souvent sans armes, sur les chemins. Chose unique, le Mossi est le seul pays du Soudan où les villages ne soient pas fortifiés. Bien au contraire, les groupements importants n’existent point ; lorsqu’on vous nomme un village, c’est d’un district qu’il s’agit, district dans lequel les groupes de cases sont disséminés, séparés de 50, 100 mètres les uns des autres »100. Le lien que Monteil établit entre la solidité de l’organisation politique mossi et la sécurité de cet espace, ou avec les fortes densités que l’explorateur Louis-Gustave Binger y observe101 n’est pas dénué d’intérêt. Mais nous nous demandons si ce lien de cause à effet ne doit pas être renversé. En effet, Emmanuel Le Roy Ladurie établit une corrélation entre le phénomène de croissance démographique et celui du développement de l’appareil étatique102. D’une certaine façon, les transformations politiques qui conduisent à l’émergence ou à l’affirmation de l’État seraient encouragées par le dépassement d’un seuil démographique critique rendant nécessaire l’existence d’un appareil de pouvoir suffisamment développé pour coiffer l’ensemble de la société sujette. Ce poids démographique permet en outre aux institutions étatiques de disposer d’un capital matériel accru, notamment en raison d’une augmentation des recettes fiscales nécessaires à l’entretien des hauts dignitaires palatins, au renforcement des chaînes de commandement qui permettent à la royauté de disposer d’agents de contrôle et d’exécution loin du centre politique, mais aussi d’entretenir une force armée en temps de guerre. Hélas, cet aspect démographique est souvent absent des travaux portant sur le Moogo précolonial. Il 100 Monteil Parfait-Louis, De Saint-Louis à Tripoli par le lac Tchad. Voyage au travers du Soudan et du Sahara accompli pendant les années 1890-1891-1892, Paris, Alcan, 1894, p. 123. 101 Binger remarque que la population mossi est très dense. Selon ses estimations, le Moogo compte environ 20 hab./km² vers 1889. Cf. Binger Louis-Gustave (capitaine), Du Niger au golfe de Guinée, vol. 1, op. cit., p. 501. Ces chiffres sont évidemment très approximatifs faute de recensement précis. Mais la forte densité du peuplement mossi par rapport à de nombreux autres sociétés ouest-africaines de la côte ou de la zone sahélienne n’a pas été démentie par l’amélioration des outils statistiques. Elle est restée une tendance lourde tout au long de la période coloniale. 102 Le Roy Ladurie E., L’État royal…, op. cit., pp. 23-24. 98 faut d’ailleurs avouer que l’on manque cruellement d’informations pour bâtir cette histoire du peuplement mossi sur la longue durée. Outre les facteurs démographiques, la vitalité des institutions royales repose sur le sentiment partagé par les sujets d’appartenir à une même communauté de destin. Cette unité ne s’est pas imposée en un jour. Elle repose largement sur l’attachement des Mossi à une fonction royale à laquelle ils portent une grande déférence. Le Moogo Naaba, soleil en son royaume Le Moogo Naaba de Ouagadougou règne sur toutes les couches de la population. Issu d’une société mossi assimilatrice, le roi est symboliquement la clé de voûte d’un édifice social qui se veut unitaire. Le respect que suscite de la part des sujets la fonction royale et plus largement les institutions qu’elle représente est ritualisé. Tout d’abord à l’occasion du napuusem. Il s’agit littéralement de la « salutation faite au naaba » à l’occasion de laquelle des présents lui sont offerts par ses sujets. Cette cérémonie qui met en scène la soumission presque totale des gouvernés a frappé l’attention de Binger. Voici ce qu’il en dit en 1889 : « Un (…) usage assez curieux, c’est la façon dont les gens se présentent devant le naba et le saluent. Arrivés en rampant à quelques pas de l’endroit où est assis le naba, les Mossi tête découverte, se jettent face contre terre et frappent trois fois, des deux coudes, l’avant-bras vertical et l’index ouvert. Puis ils frottent les mains en faisant lentement le mouvement d’une personne qui écrase de la pommade, ils frappent encore trois fois terre des coudes et restent dans cette position jusqu’à ce qu’on les renvoie. Tout le monde salue le naba de la même façon »103. Cette scène qui se répète dans toutes les cours royales du Moogo en dit long sur la vénération que portent les Mossi à l’endroit des chefs. La gestuelle de celui qui salue, dont le front ainsi que les coudes touchent le sol, est une marque de profond respect et de soumission qui peut être aussi rendue pour un aîné, et qui le sera parfois pour les fonctionnaires coloniaux ou les missionnaires. Ajoutons que lorsqu’ils saluent leur naaba, les Mossi claquent parfois des doigts ou comme l’a observé Binger, se frottent les mains (belmé104), une gestuelle caractérisant le courtisan dans tous les sens du terme. 103 Binger L.-G., Du Niger au golfe de Guinée…, vol. 1, op. cit., pp. 450-452. Belmé a plusieurs sens en mooré. De façon générale, il signifie « choyer », « amadouer », « flatter ». Il peut s’employer pour un homme qui séduit une femme. Belmé donne par déformation le titre de Baloum Naaba qui est considéré par le Moogo Naaba comme sa rumdé, c’est-à-dire symboliquement sa femme préférée dans la mesure où ce dignitaire est particulièrement chargé de la tenue du palais, espace « féminisé » par opposition à l’extérieur. 104 99 Le napuusem, dont nous ne pouvons dater le moment où il acquiert la forme que Binger lui connaît, semble lié au caractère surnaturel du souverain bien qu’aucun sujet ne doute réellement de sa nature humaine. Le Moogo Naaba n’en est pas moins le détenteur d’un pouvoir hérité de « Dieu » (Wendé). Ce naam dont nous avons vu que les Mossi centraux estiment qu’il est plus fort que tous les autres, fait de ce roi le centre du monde, peu importe où il se trouve. D’une certaine façon, il est un « roi-soleil » comme le montre toute une symbolique royale. Non seulement les Mossi considèrent que le monde tourne autour du Moogo Naaba, mais ce dernier, notamment par l’accomplissement de ses obligations religieuses, en assurerait l’harmonie et la bonne marche. La nature religieuse de son pouvoir explique donc pourquoi les sujets doivent se prosterner devant lui, éviter de le regarder droit dans les yeux, ne pas lui toucher la main, ne prononcer son nom qu’à bon escient et, enfin, ne jamais s’adresser à lui directement. En effet, le kug zindba qui introduit le visiteur à la cour est un intermédiaire obligé. De cette façon, le roi ne peut prononcer des paroles malheureuses, et son visiteur a une chance de voir des propos parfois désobligeants « corrigés » par le haut dignitaire105. D’autres éléments symboliques assurent une coupure radicale entre le roi et le commun des mortels. Ainsi, à chaque éternuement du roi par exemple, l’assistance claque des doigts. Le roi ne mange pas ou ne boit pas devant ses sujets. Sa parole est rare et d’autant plus précieuse. En somme, un voile pudique masque ce qui peut rappeler sa condition humaine. La mise en scène du pouvoir, sa théâtralisation, joue un rôle majeur dans la légitimation du pouvoir royal qui n’est jamais définitivement acquise et doit donc être sans cesse réaffirmée. Une très grande partie des activités du roi est consacrée à l’accomplissement de cérémonies et de rites valant piqûre de rappel pour tous les sujets ou naaba subalternes afin que tous se remémorent la place qu’ils occupent dans la société. C’est ainsi que l’on peut comprendre l’accomplissement par le souverain de la cérémonie dite du « Soleil qui se lève dans toute sa splendeur » (« Wind puk yaa »)106. Celle-ci, matinale, a lieu tous les vendredis. Elle commence par la toilette du roi qui ne peut être publique. Tandis qu’une substance religieuse est répandue autour du trône (ou geeré) et que le coussin du roi sur lequel repose son épée est déposé dans la cour extérieure (le samandé), le roi est toiletté par des serviteurs royaux (sogoné au sg., sogen-damba au pl.). Ces derniers l’aident à enfiler un large vêtement 105 Cet usage perdure à la Cour de Ouagadougou. Bien que l’actuel Moogo Naaba comprenne parfaitement le français, il ne nous a jamais été possible de nous adresser directement à lui lors des audiences. Nos propos ont systématiquement été traduits en mooré et la réponse du Moogo en français. 106 Skinner transcrit cette expression par « Wend pus yan » qui voudrait plutôt dire « Dieu vous salue », ce qui ne renverrait en rien à l’idée de « soleil levant ». Voici pourquoi nous formulons une autre proposition. « Windiga » abrégé en « Wind » désigne le soleil. « Puki » signifie « ouvrir, apparaître ». Enfin, « yan » est une forme d’insistance visant à marquer le caractère exceptionnel du rayonnement solaire. Pour la description de la cérémonie, nous nous inspirons largement de Skinner. Cf. The Mossi of the Burkina Faso…, op. cit., pp. 34-37. 100 rouge qui symbolise le soleil levant. Selon Skinner, le Moogo Naaba a pu porter un bonnet paré de pièces d’argent symbolisant l’astre solaire. À l’extérieur, les kug zindba prennent place sur la pierre qui leur est attribuée. Au moment de la sortie du roi, le chef des tambourinaires royaux, le Bendré Naaba, produit un son proche du rugissement du lion. Tandis que les musiciens jouent l’air consacré, les hommes chargés de la sécurité du Moogo Naaba se déploient. Le chef de la garde royale et ses fusiliers s’agenouillent face à l’assemblée. Les serviteurs du samandé sont quant à eux armés de lourds gourdins pour, écrit Skinner, « prévenir tout crime de lèse-majesté »107. Le cheval du roi est amené ; il est incomplètement sanglé. Le roi prend place sur le trône. Les salutations commencent. Dans un premier temps, elles voient défiler deux groupes de hauts dignitaires : le premier est emmené par le Baloum Naaba qui s’acquitte du napuusem. Le second est conduit par le plus important kug zindba, le Widi Naaba. Dans le premier groupe se trouvent les chefs responsables de la bonne tenue du palais (le Samandé, Wedang, Kamsaogo Naaba, etc.). L’autre groupe rassemble les chefs principalement chargés des relations avec l’extérieur à savoir les Gounga et Larlé Naaba. Ainsi, le palais se trouve en lien avec son environnement extérieur : le pouvoir du roi se présente comme « total »108. Par la suite, le roi change de vêtements et reçoit une seconde série d’hommages. Le roi annonce ensuite sa volonté de se rendre à La, ancienne résidence des Moogo Naaba. Ses kug zindba l’en dissuadent ; le cheval est dessanglé. C’est pour cette raison que l’on a également donné à cette cérémonie le nom de « Faux Départ »109. Celle-ci s’achève à la fin de la journée lorsque le feu préparé par le Baloum Naaba est éteint. Remarquons d’ailleurs qu’on ne dit jamais ouvertement que le Moogo Naaba est décédé, mais plutôt que le « feu s’est éteint ». Cette cérémonie révèle la façon dont la société mossi se pense et s’organise autour de la figure royale. L’existence même du rituel vient à rappeler la nécessité pour le souverain et sa Cour de s’assurer continuellement de la loyauté de ses sujets par l’intermédiaire de ses « corps constitués »110. La présence d’hommes armés responsables de la sécurité du roi ainsi 107 Ibid., p. 35. Binger note que tous les vendredis, les chefs de village de la localité de Ouagadougou viennent saluer le Moogo Naaba. Les lundis, le roi se rend à son tour à cheval dans les environs de la capitale accompagné par des musiciens ainsi que par des serviteurs. Cf. Binger L.-G., Du Niger au golfe de Guinée…, vol. 1, op. cit., p. 465. 109 Cette cérémonie commémore le moment où Naaba Warga, désireux de chercher sa femme favorite à La, en aurait été dissuadé par ses hauts dignitaires. Le conseil répété des kug zindba de ne pas quitter la capitale répondrait à l’angoisse des sujets qui associaient la prospérité et le bonheur du royaume à la présence du Moogo Naaba auprès d’eux. 110 Le peuple ne vient pas saluer le Moogo Naaba dans le désordre. Chaque composante de la société est regroupée en fonction du sexe, de l’appartenance au « gens de la terre » ou du « pouvoir », en fonction également de leur rapport au naam. Nous avons pu observer cet ordonnancement cérémoniel de la société lors 108 101 que de la protection des regalia rappelle la précarité du pouvoir royal en même temps qu’elle théâtralise la soumission de tous à son égard. Enfin, le Moogo Naaba apparaît comme la clé de voûte d’un édifice social naturellement pluriel, mais qui se veut unitaire. Cette vision d’un royaume homogène, soumis de la même façon à l’autorité du roi, reste néanmoins à nuancer. Il est vrai que la société mossi a fini par partager un sentiment d’appartenance commune dépassant de loin l’horizon étroit de la famille ou du village. Ce sentiment n’est pas sans évoquer ce que nous nommons communément le « patriotisme » qui, soutenu par un sentiment de fierté populaire, n’a rien de spécifiquement européen111. Pensons seulement que les Mossi ont donné leur nom pour désigner le beurre de karité (moos kaam ou « beurre mossi »), ainsi que les chevaux par exemple (wedmoaaga ou « cheval mossi »). Cependant, Izard note bien que la société mossi est sans cesse tiraillée entre « l’un et le multiple, l’identique et le différent »112. Dans ce contexte, l’État royal serait un puissant dénominateur commun, une force capable de fédérer les composantes essentielles de la société grâce à une mise en scène de la complémentarité entre les descendants de « conquérants » et d’ « autochtones » ; entre gouvernants et gouvernés. Effectivement, le Moogo Naaba règne à la fois sur les membres du Moos buudu, héritiers de Wedraogo, mais également sur les tengbiiga, les « fils de la terre ». Ces derniers jouent un rôle fondamental dans le processus de légitimation du pouvoir royal. Sur le plan religieux, ils sont des intercesseurs auprès de Napaaga Tanga, la déesse tellurique pourvoyeuse de « force » (« panga »). Cette « force » féminine est complémentaire à un naam masculin auquel elle est symboliquement couplée. Ajoutons que les tengbiiga sont réputés pour leur maîtrise des forces occultes : génies, wak ou magie noire, capacité à faire tomber la pluie, etc. À ce titre, ils sont chargés de donner au roi ce surcroît de force qui lui permet de régénérer son pouvoir temporel tout en le protégeant des malveillances d’ordre surnaturel. Le Waogdogo Naaba, un Ninisi considéré comme le principal « maître de la terre » à Ouagadougou, est ainsi particulièrement respecté par le Moogo Naaba ; il occupe une place importante dans le déroulement des cérémonies royales. Certains tengbiiga ont par ailleurs pu former des dynasties de hauts dignitaires à la Cour. Pour autant, si les « chefs de terre » peuvent se voir conférer le titre de « naaba », il n’en demeure pas moins que les nakoamga estiment disposer d’un naam qui leur est supérieur. Le pouvoir sur les hommes reste donc des salutations rendues au Boussouma Naaba à l’occasion de son kitwaga (fête donnée à la fin des récoltes) en décembre 2008. 111 Nous suivons en cela les propos de C.A. Bayly selon qui « comme en Europe, des patries et des sentiments identitaires plus étroits s’étaient cristallisés en Afrique et en Asie autour de valeurs allant bien au-delà de la simple loyauté due à une dynastie… » Cf. Bayly C.A., La Naissance du monde moderne…, op. cit., p. 118. 112 Izard M., Moogo…, op. cit., p. 113. 102 l’apanage de ces derniers, tandis que la maîtrise de la terre et de ses ressources magicoreligieuses reste entre les mains des tengbiiga. Le roi est une sorte d’exception dans la mesure où en même temps qu’il dispose du naam, il est également considéré comme le « maître de la force » (Pang soaba). Pour autant, tous les habitants du royaume ne doivent pas au souverain un respect aussi codifié et total. Ainsi en va-t-il des Peul, très nombreux dans le Moogo – surtout dans la région du Yatenga –, qui ne sont pas tenus de saluer le Moogo Naaba comme les sujets mossi. Selon Michel Izard, ces populations (semi)nomades « ne participent pas de façon institutionnalisée au fonctionnement du système mossi »113. Ceux que les Mossi appellent les Silmiisi (Silmiiga au sg.) n’ont pas formé de chefferies intégrées dans le système monarchique comme c’est le cas des tengbiiga. Bien au contraire, les Peul disposent généralement d’une large autonomie pour ne pas parler d’indépendance. Leurs relations avec le roi sont directes, c’est-à-dire non « filtrée » par des chefs subalternes ; elles ne suivent pas le protocole habituel114. D’autres exemples prouvent qu’il existe des « angles morts » du point de vue du contrôle royal qui limitent les prétentions du roi à exercer un pouvoir hégémonique en son royaume. Les commerçants islamisés appelés Yarsé (Yarga au sg.) disposent eux aussi d’une large autonomie, mais à la différence des Peul, ils sont intégrés dans le rituel d’intronisation du souverain115. Ces Yarsé entretiennent un commerce qui se déploie de la zone saharienne à la forêt équatoriale. À l’image des Peul, ils sont mobiles et se prêtent difficilement au contrôle suivi d’un pouvoir en voie de centralisation et donc de sédentarisation. Par ailleurs, d’origine mandé pour la plupart, leurs activités marchandes ainsi que leur foi religieuse les distinguent de la plupart des Mossi qui restent encore assez rétifs face à l’islam jusqu’aux XVIIIe-XIXe siècles. Encore faut-il constater que de nombreux Yarsé étaient considérés comme des Mossi avant de devenir des commerçants islamisés. Les Yarsé ne constituent donc pas une « ethnie » au sens strict, mais plutôt une catégorie socioprofessionnelle spécifique qui dispose néanmoins d’une langue particulière d’ailleurs très proche du mooré. Notons enfin que leurs relations avec la Cour royale de Ouagadougou ont fini par devenir très étroites. Des alliances matrimoniales ont existé entre des groupes yarsé et 113 Izard M., Introduction…, tome 1, op. cit., p. 20. Cette faible intégration politique des Peul vaut aussi pour les populations métisses issues de mariages entre Mossi et Peul. Ces derniers portent un nom particulier : Silmimoaaga au sg., Silmimossi au pl. Izard note qu’au Yatenga où ils sont nombreux, les Silmimossi sont politiquement encadrés par des Peul. Izard M., Moogo…, op. cit., p. 70. 115 Kouanda Assimi, Les Conditions sociologiques et historiques de l’intégration des Yarse dans la société mossi de Ouagadougou, mémoire de maîtrise, Université de Ouagadougou, 1981, 144 p. 114 103 nakoamga, et des Yarsé sont devenus des conseillers très écoutés du roi116. C’est en effet parmi eux que le Moogo Naaba trouvera des informateurs et des conseillers de choix afin de définir la ligne politique à adopter face à la pénétration d’explorateurs puis de conquérants européens. Enfin, lors de l’expansion du Moogo, des groupes non mossi résiduels ont fini par être englobé sans être totalement assimilés. Il en va ainsi des Gourounsi de la région de Laalé (actuelle région de Koudougou). Réputés « belliqueux » et « peu disciplinés » par les Mossi, les Gourounsi sont présents dans la partie du Moogo annexée au cours de la seconde moitié du XVIe siècle. Ils ne sont que très faiblement encadrés par les naaba dont l’autorité est souvent contestée, situation que l’on retrouve dans toute cette région frontalière. Comme l’écrit Mathieu Hilgers, celle-ci « semble peu soumise au pouvoir moaga » dans la mesure où les populations de cette partie du Moogo sont « Situées aux frontières du royaume, éloignées de son centre de commandement, avec peu, voire aucun, représentant de la chefferie moose sur ses terres »117. Cette constatation peut certainement être généralisée à l’ensemble des régions périphériques où les contacts entre les nakoamga et les populations autochtones ont été forts et ceux avec le pouvoir royal plus faibles. Ces quelques considérations sont parfaitement résumées par cet adage mossi selon lequel « le chef gouverne davantage sur les hommes que sur un territoire »118. Une carte précise des commandements mossi à l’époque précoloniale – et au début de l’occupation française – serait ainsi presque impossible à dresser. Les commandements territoriaux ne forment pas les pièces d’un puzzle qui s’agenceraient parfaitement les unes aux autres. Pour autant, et c’est bien ce qui compte du point de vue mossi, chaque sujet sait de quel naaba il dépend, peu importe où il se trouve. Cependant, nous comprenons que, loin d’être absolu, le pouvoir du roi a trouvé des limites que la Cour semble avoir voulu repousser, notamment en étoffant son appareil de pouvoir. 116 Duperray Anne-Marie, « Les Yarse du royaume de Ouagadougou : l’écrit et l’oral », in Cahiers d’études africaines, vol. 25, n° 98, 1985, pp. 179-212. 117 Hilgers Mathieu, Une ethnographie à l’échelle de la ville. Urbanité, histoire et reconnaissance à Koudougou (Burkina Faso), Paris, Karthala, 2009, p. 78. 118 Skinner E. P., The Mossi of the Burkina Faso…, op. cit., p. 27. 104 Le procès de la centralisation du pouvoir Le processus de centralisation du pouvoir a connu une de ses formes les plus abouties à Ouagadougou119. La concentration d’un pouvoir fixé dans une capitale unique (Natenga ou « village du roi ») est probablement à mettre en lien avec la stabilisation des frontières du Moogo. À l’articulation des XVIIe-XVIIIe siècles, le royaume atteint son apogée. Dans le même temps, la création d’une multitude de petits commandements caractéristique de la phase initiale d’expansion cesse quasiment. C’est à ce moment que les institutions royales se renforcent afin de parer à toute menace de dissolution du naam qui serait synonyme de désintégration du royaume. Rappelons-nous en effet les problèmes de succession liés à la finitude territoriale du royaume. Ils ont pu être source de conflits et de scissions au sein des généalogies royales. S’il est vrai que l’espace monarchique est pensé comme un ensemble composite, il n’est pas moins unifié autour de la figure royale, d’une histoire commune énoncée à partir de la Cour, et des multiples procédures de contrôle que la royauté fait peser sur ses sujets. Ainsi, Michel Izard souligne que « La centralisation du pouvoir s’accompagne (…) de multiples procédures d’identification, d’inventaire et de classement dont l’objectif est bien le contrôle de la société, mais dont la finalité ultime et idéologiquement la plus cruciale est de se donner les moyens de penser l’unité du corps social à travers la multiplicité de ses composantes ». En somme, « Volonté de contrôle et fantasme d’unification vont de pair »120. Le règne de Naaba Warga (1737 ?-1744 ?) aurait été déterminant dans le processus de centralisation du pouvoir. C’est probablement à cette époque que Ouagadougou serait devenue la capitale permanente du royaume. Avant le XVIIIe siècle, la centralité du pouvoir était incarnée par la personne du souverain qui pouvait être mobile, particulièrement au moment de l’expansion du royaume de la consolidation de ses frontières. Les résidences du roi étaient alors nombreuses. Naaba Nasbiré par exemple a résidé à La, Naaba Kumdumyé à Tiou, Naaba Kuuda à Saponé avant de se réinstaller à La121. La proximité de la plupart de ces localités avec les frontières du Moogo indiquerait que le roi y a établi sa résidence afin de surveiller un espace instable. Par la suite, le coup d’arrêt de l’expansionnisme mossi ne justifie plus la présence du souverain loin du cœur du royaume. Dans ce cas, la guerre – du moins sa cessation – aurait été un 119 À la différence du royaume de Ouagadougou, le Yatenga dispose encore de plusieurs capitales au moment de la pénétration coloniale. La Cour, itinérante, réside tour à tour à Biisigi, Sisamba, Waiguyo (Ouahigouya) ou Ziya. L’Administration française fixera le chef-lieu du royaume à Ouahigouya. 120 Izard M., Moogo…, op. cit., p. 156. 121 La se trouve à près de 200 km au nord-ouest de Ouagadougou ; Tiou à 150 km au sud-ouest et Saponé à 50 km dans la même direction. 105 élément majeur dans le processus de centralisation du pouvoir. Au XVIIIe siècle, cette centralisation géographique du pouvoir est à l’origine d’une révolution copernicienne122 pour le mode de gouvernement du royaume : le roi n’est plus tenu de sillonner le royaume autour de son centre, en revanche, les naaba subalternes de la périphérie sont sommés de se rendre dans la capitale pour réitérer leur témoignage de soumission au dima. Cette évolution renvoie bien à l’interdit symbolisé par la cérémonie dite du « Faux Départ » que nous avons évoquée plus haut. Le roi doit s’employer à assurer la bonne marche du monde civilisé à partir de sa résidence, le Na-yiri, où il accomplit ses obligations religieuses. Les cérémonies religieuses qu’il préside sont presque toutes en rapport avec les ancêtres, qu’ils soient des fantômes errants (kiimse, kiima au sg.) ou des esprits reposant sous terre (tenkudemdamba, tenkudenga au sg.). Elles sont aussi une façon de faire vivre le royaume tout entier au même rythme. Régulièrement, les naaba accomplissent les « coutumes » appelées Basga dans certaines régions en l’honneur des ancêtres. Cette cérémonie a lieu quelques jours après la fin des récoltes ; elle est un remerciement pour leur bon déroulement ainsi qu’un vœu de prospérité et de santé pour l’année à venir123. Le roi y joue un rôle important. Il doit quitter son palais afin d’éviter de croiser les ancêtres venus accepter les sacrifices réalisés par son Baloum Naaba. Puis il reçoit les vœux de ses kug zindba ainsi que ceux des kombéré venus le saluer. Entretemps, le Bendré Naaba procède à la récitation tambourinée de la généalogie royale. La fin du Basga royal marque le début des célébrations dans le reste du royaume. Le Basga est également associé au Tensé qui, à Ouagadougou, est aussi appelé « Naaba Wubri ma kuuré »124. Il s’agit littéralement de la cérémonie funéraire rendue en l’honneur de la mère de Wubri, Pugtwenga ou la « femme à barbe ». Cette célébration accorde une grande place aux divinités telluriques. Elle est probablement un rite de fertilité. À en croire Skinner, elle joue un rôle important dans la cohésion du royaume dans la mesure où la mère de Wubri est considérée comme une Ninisi. Les festivités marquent ainsi l’alliance et la complémentarité entre les gens du pouvoir et ceux de la terre, tous unis autour de la dynastie royale de Ouagadougou125. Ces deux cérémonies, Basga et Tensé, confèrent au régime de la profondeur historique ainsi qu’un ancrage jusque dans les moindres villages en 122 Cette notion de « révolution » reste cependant à nuancer car pour de nombreux auteurs, notamment Leo Frobenius et Yamba Tiendrébéogo, Naaba Kumdumyé aurait amorcé le premier un processus de centralisation au XVIe siècle qui n’est certainement pas continu. Cf. Izard M., Introduction…, tome 1, op. cit., p. 155. 123 Skinner E. P., The Mossi of the Burkina Faso…, op. cit., pp. 129-130. 124 « Kuuré » a pour base étymologique « ku » qui renvoie à la mort. Plus généralement, le kuuré est organisé pour toute personne décédée de façon non violente et suffisamment âgée, c’est-à-dire des vieillards ou un(e) parent(e) d’au moins un enfant. On estime alors que la personne a suffisamment vécu et qu’elle peut donc reposer en paix sans perturber les mortels. 125 Skinner E. P., The Mossi of the Burkina Faso…, op. cit., pp. 131-132. 106 raison de leur caractère général et répétitif. En d’autres termes, ils créent les conditions d’émergence d’une « tradition » commune, mot que les Mossi traduisent par « rog-n-miki », c’est-à-dire « ce que l’on est venu trouver à la naissance ». Leur caractère cyclique, le rapport aux ancêtres qu’elles supposent opère une distorsion ou plus précisément un étirement presque infini du temps126 qui fait passer la royauté – et plus singulièrement la dynastie royale – comme ayant toujours existé et ne pouvant donc disparaître. Outre l’aspect religieux, l’accomplissement régulier des rites consacrés aux ancêtres permet d’une part de renforcer les cascades de loyautés des naaba subalternes à l’égard du roi, mais également de permettre à ce dernier de disposer d’un capital matériel sous forme de cadeaux dont on se demande si le volume et la nature étaient laissés à la libre appréciation des donateurs. À l’approche des festivités, les tengnaaba collectent des vivres (poulets, bœufs, moutons, mil, etc.) qui sont à leur tour conservés par les kombeeré. Ce sont ces derniers qui les apportent à la cour royale non sans en avoir conservé une part. S’agit-il là d’une forme de fiscalité déguisée ? Ce n’est pas si sûr. À l’occasion des Tensé, le roi fait don d’une importante quantité de vivres à ses sujets. Il en va ainsi des animaux que le Larlé Naaba fait chercher par ses serviteurs auprès des tombes ancestrales127. L’assistance peut ainsi consommer un grand nombre de bœufs et de moutons (poivrés ou pimentés car les ancêtres détestent cela), marque manifeste de la puissance du roi, mais aussi de sa générosité. Bien sûr, le souverain est le premier à bénéficier du festin. Il ne redistribue certainement pas l’intégralité de ce qu’il a reçu. Mais, précisément, ces dons sont ostensiblement consommés – ou seront redistribués plus tard – et ne sont donc que très peu capitalisés128. Ajoutons qu’autant la consommation des biens du Moogo Naaba est ostensible, autant sa richesse matérielle ne l’est pas, preuve de la haute moralité présumée d’un roi censé ne pas exploiter son peuple… Cette vision consensuelle de la figure royale n’est pas celle qui a été retenue par Binger lors de sa découverte du palais royal en 1889. Pour celui-ci, le roi Sanem (1871-1889) vivait dans un état de pauvreté qui ne serait rien de moins que la meilleure illustration de la 126 L’idée de « coutume » est aussi rendue par l’expression « tenkudendé ». Elle est synonyme d’un passé lointain, tiré des profondeurs de la « vieille terre » (tenkudré). Ces termes revêtent un aspect particulièrement normatif du point de vue des pratiques sociales dans la mesure où ils servent à fixer la limite entre ce qui est décent (autorisé par les ancêtres) et ce qui ne l’est pas. 127 Skinner E. P., The Mossi of the Burkina Faso…, op. cit., pp. 131-132. 128 À la question de savoir si les naaba percevaient un impôt à l’époque précoloniale, le Baloum Naaba Tanga II nous a répondu ceci : « Vous savez… c’était pas un truc imposé. Chaque citoyen, à la fin de l’hivernage, donnait une certaine quantité de ce qu’il a recueilli. Ils [les sujets] savent que ce n’est pas au profit du roi, mais pour toute la population. Quand on n’arrive pas à se nourrir, on s’adresse au roi. Ses greniers propres, il l’utilise pour sa famille et quand quelqu’un (…) se sentait nécessiteux. » Selon ce haut dignitaire de la Cour de Ouagadougou, le palais du Moogo Naaba aurait ainsi abrité des greniers à mil qui faisaient office de banque de céréales en cas de disette ou de famine. Cf. entretien avec S.E. le Balum Naaba Tanga II, palais du Baloum à Ouagadougou, 26 juillet 2004. 107 décrépitude supposée des institutions royales mossi. Voici en effet la façon dont il décrit le Na-yiri : « Je m’attendais à trouver quelque chose de mieux que ce qu’on voit d’ordinaire comme résidence royale dans le Soudan, car partout on m’avait vanté la richesse du naba, le nombre de ses femmes et de ses eunuques. Je ne tardai pas à être fixé, car le soir même de mon arrivée je m’aperçus que ce que l’on est convenu d’appeler palais et sérail n’est autre chose qu’un groupe de misérables cases entourées de tas d’ordures autour desquelles se trouvent des paillotes servant d’écuries et de logements pour les captifs et les griots. Dans les cours on voit, attachés à des piquets, quelques bœufs, moutons ou ânes reçus par le naba dans la journée – offrandes n’ayant pas reçu de destination »129. Cette vision « misérabiliste » doit évidemment être pondérée. Les naaba considèrent qu’ils tirent leur richesse du nombre de sujets sur lesquels ils règnent, et en particulier du nombre de femmes et d’enfants dont ils disposent. Ceci se comprend d’autant plus aisément si l’on sait que les épouses royales entretiennent et cultivent les champs du palais destinés à l’autoconsommation, et que les enfants auxquels elles donnent naissance peuvent entrer dans cette forme d’économie humaine qu’est l’échange de femmes (na-pugsiuuré)130. L’importance du nombre de sujets, si elle ne peut pas être précisément mesurée, se traduit par le volume des cadeaux offerts au roi lors des cérémonies religieuses ou le nombre d’audiences sollicitées auprès du lui131. Pour résumer, disons que l’État royal est bien au cœur du système économique mossi, notamment par sa forte capacité de redistribution, sans pour autant en contrôler parfaitement les flux. Cette situation va néanmoins progressivement évoluer parallèlement au renforcement de la centralisation du pouvoir à partir des années 1730-1750. La fixation du gouvernement à Ouagadougou coïncide avec la réforme de l’appareil administratif engagé sous le règne de Naaba Warga. La concentration géographique du pouvoir est à mettre en relation avec le renforcement des compétences au détriment des lignages nakoamga. Pour être plus précis, Naaba Warga aurait soutenu le développement d’un système de gouvernement soutenu par des dignitaires issus du monde des Talsé. Cette politique aurait été le prolongement de celle engagée à la toute fin du XVIIe siècle par Naaba Koabgha qui aurait froissé la noblesse mossi en tentant d’en limiter l’influence par le renforcement de son propre pouvoir avec le concours des poeesé (poeega au sg.), à la fois 129 Binger L.-G., Du Niger au golfe de Guinée…, vol. 1, op. cit., p. 460. Le Moogo Naaba reçoit à cette occasion de nombreuses femmes de la part de ses sujets. La plupart d’entre elles lui permettent de conclure des mariages arrangés et de renforcer sa clientèle. Le premier enfant issu du mariage entre une femme pugsiuure et le bénéficiaire doit être rendu au donateur. Une partie d’entre eux restent à la Cour. Ce système est en usage dans l’ensemble de la société mossi et n’est pas propre à la noblesse. 131 Ajoutons à cela que le roi tire des revenus non négligeables de ses activités judiciaires. Il perçoit également le faado, un droit de succession à une chefferie vacante dont s’acquitte le fils aîné du naaba défunt. Enfin, à la mort de son Kamsaogo Naaba, l’intégralité des biens de cet eunuque revient au roi. 130 108 devins et magiciens royaux132. Naaba Warga aurait en outre réorganisé le Na-yiri en le dotant d’un corps de serviteurs royaux, les sogoné, qui vivent dans des quartiers distincts de la capitale et donc loin de l’influence des nakoamga. Ces jeunes garçons âgés de 10 à 20 ans, symboliquement travestis en femmes, portent les pagnes, les bijoux et la coiffure des épouses royales. Selon Skinner, ils remplissent justement les tâches jadis dévolues aux femmes du roi que Naaba Warga aurait souhaité écarter des intrigues de la Cour133. Cette féminisation du service royal vaut « neutralisation » politique et rappelle que les sogoné sont au service exclusif du roi. D’origine mossi, ce groupe des serviteurs est complété par un autre constitué d’anciens captifs de jeune âge (les dapor’na yiri damba), et d’autres, adultes (les bilbaalsé). Précisons que les sogoné ne sont pas seulement cantonnés dans des tâches domestiques ingrates. Leur rôle politique est plus que certain. Skinner note qu’ils ont pu jouer le rôle de messagers auprès des autres Cours royales134. Proches du roi, le côtoyant au quotidien et dans son intimité, ils peuvent également être sollicités par certains prétendants à la chefferie afin d’en savoir un peu plus sur leurs chances de réussite, ou de savoir quels cadeaux pourraient permettre d’emporter la décision… Enfin, ils constituent certainement un réseau d’informateurs enserrant de près ceux venus se rendre à la cour. Le pouvoir des kug zindba se serait probablement renforcé parallèlement à la constitution de ces corps de serviteurs. Il est hélas presque impossible de suivre de près l’évolution historique de cet appareil de gouvernement. Nous savons cependant qu’une fois son organisation fixée, la Cour se compose de cinq principaux dignitaires dont voici l’ordre de préséance : 1) Widi Naaba, premier gardien des chevaux, principal dignitaire de la Cour aussi appelé « Moos’ba » (« père des Mossi ») ou « Sida soaba » (« détenteur de la vérité »), 2) Larlé Naaba, responsable des tombes royales qui assistait le Moogo Naaba au combat, 3) Gounga Naaba, chargé de diriger la bataille si le chef de guerre du Moogo Naaba perdait la vie, 4) Baloum Naaba, chef des serviteurs du Moogo Naaba, responsable de l’entretien du palais et de son intendance, sorte de porte-parole du roi, 5) Kamsaogo Naaba, eunuque chargé de la surveillance du gynécée royal. 132 Izard M., Introduction…, tome 1, op. cit., p. 162. Skinner E. P., The Mossi of the Burkina Faso…, op. cit., p. 44. 134 Ibid., p. 117. 133 109 Cet ordre protocolaire ne doit cependant pas nous induire en erreur, car l’importance de chacun a pu évoluer au gré des circonstances et de leur personnalité. L’origine non noble de la plupart de ces dignitaires, et même dans certain cas non mossi, signale la prise de distance de l’État royal d’avec les logiques segmentaires de dévolution du pouvoir. Les kug zindba doivent en effet leur situation au souverain qui les a élevés ; ils servent le royaume davantage que les intérêts de leur famille et parfois… que ceux du roi ! Ces naaba ont en effet fini par constituer de véritables dynasties de serviteurs royaux135 disposant d’une certaine marge d’autonomie, ce qui nous fait penser, par certains aspects, à quelques familles de grands serviteurs de l’État royal sous Louis XIV, à commencer par Colbert. La devise de ce dernier, « Pro rege, saepe, pro patria semper » (« Pour le roi souvent, pour la patrie toujours »), aurait pu être partagée par bien des kug zindba. Du point de vue du souverain, nous avons vu qu’ils peuvent permettre au roi de limiter les prétentions de la noblesse de sang. Mais, en retour, l’accroissement de leurs prérogatives peut aussi restreindre le champ d’action propre de leur souverain. Une fois leur fonction pérennisée et transmissible, les kug zindba ont incarné la continuité de l’État au-delà de la discontinuité des règnes136. En effet, l’avènement d’un nouveau roi ne se traduit jamais par la dissolution du Conseil de gouvernement. Les kug zindba ne s’effacent de la scène politique qu’à leur mort. Ajoutons à cela que ce sont eux qui élisent le souverain. Enfin, le Widi Naaba peut inciter un Moogo Naaba ayant gravement fauté à se donner la mort. Certains dignitaires très âgés ont acquis une telle expérience du gouvernement et des intrigues qu’il recèle qu’ils font office de tuteurs à l’égard du souverain nouvellement intronisé. Forment-ils pour autant l’ « appareil bureaucratique » dont Max Weber nous dit qu’il est une des conditions essentielles permettant de déceler l’existence de structures étatiques ? L’expression, appliquée au contexte particulier du Moogo ancien pose bien sûr problème et paraît anachronique. L’écriture n’était guère en usage à la cour royale. Seul l’arabe était parfois employé, mais de façon assez limitée et dans des circonstances précises137. Cependant, 135 Les anthropologues se sont hélas peu intéressés à la reconstitution des généalogies des grands serviteurs. Si les dynasties royales ont été assez précisément reconstituées – estimation des dates de règne comprises –, nous n’avons en revanche aucune idée de la durée moyenne d’exercice de la charge de kug zindba pour la période précoloniale. Un cas semble cependant éclairant même s’il paraît assez exceptionnel. Nous savons en effet que le Baloum Naaba Tanga a occupé cette fonction pendant 40 ans (entre 1910 et 1950). Il a ainsi servi deux souverains : Naaba Koom II (1905-1942) puis Naaba Saaga II (1942-1957). Il est possible d’imaginer qu’une telle longévité n’a pas été un fait sans précédent dans l’histoire du Moogo. 136 Izard M., Moogo…, op. cit., p. 109. 137 Selon Michel Izard, il existait cependant à la Cour de « petites élites de lettrés, au sein desquelles les cours royales moose puiseront des conseillers, à qui seront notamment confiées des missions de caractère diplomatique avec la transmission de messages écrits ». Cf. Izard M., Moogo…, op. cit., p. 24. Cette affirmation 110 Weber nous dit bien que ce qu’il appelle « domination légale à direction administrative bureaucratique » n’est qu’un modèle théorique historiquement et géographiquement situé. Il estime que cet « idéal-type », considéré comme tel, peut dès lors être « confronté par la suite aux autres »138. C’est ce que nous allons tâcher de faire par comparaison avec le fonctionnement du pouvoir central ouagalais. De la description que Weber fait de ce type de « domination », nous retiendrons qu’elle se fonde sur le principe rationnel du droit, et que les ordres donnés par le détenteur du pouvoir engagent la communauté entière, non en son nom propre ou celui du « groupe », mais du droit, et que cet ordre est respecté non en vertu de l’individu qui le prononce, mais des institutions légales qu’il représente. Enfin, Weber postule la nécessité pour que l’on puisse parler de « fonctionnaires » ou « bureaucrates » d’une professionnalisation de leur fonction ainsi que la constitution d’un capital de savoir, technique, qui permette d’exercer le pouvoir dans le respect des lois139. Que ces lois doivent nécessairement être écrites, Weber ne l’affirme pas. Remarquons que Naaba Warga a précisément souhaité remettre de l’ordre et unifier ce que l’on appelle communément le « droit coutumier » qui, oral, n’en est pas moins maîtrisé par une minorité dont les kug zindba font partie. Ce droit non écrit est suffisamment fort pour limiter l’autorité royale et éviter les abus d’autorité les plus manifestes. Les hauts dignitaires en sont les garants ; ce rôle leur confère une forte autorité morale auprès des sujets sans laquelle le consentement de ces derniers à être gouvernés serait presque impossible à obtenir, surtout si l’on tient compte de l’ « étendue démographique » de l’autorité royale, peut-être 600.000 sujets à la fin du XIXe siècle140. Si le corps des hauts serviteurs deviendra littéralement une bureaucratie sous la colonisation française, elle n’en possède pas moins les attributs fondamentaux à l’époque précoloniale, sans quoi il serait bien difficile de comprendre comment ils ont pu s’adapter si vite pour la plupart d’entre eux aux attentes des autorités françaises. Certains mots, d’usage trop courant ou qui n’ont pas été suffisamment examinés tels que « tradition » et « coutume » masquent certainement cette réalité. L’autorité dont disposent les kug zindba se fonde sur la répétition ou l’illusion de la répétition que confère son institutionnalisation. Cette dernière vaut probablement pour une période assez tardive dans l’histoire du Moogo. L’apparition de ces lettrés arabophones pourrait coïncider avec l’expansion de l’islam, essentiellement à partir du milieu du XVIIIe siècle. À la fin du siècle suivant, les officiers français de la conquête constatent la présence de Hausa ou de Sonraï islamisés disposant d’une forte influence auprès du Moogo Naaba. 138 Weber M., Économie et Société, op. cit., p. 290. 139 Ibid., pp. 292-293. 140 Michel Izard estime que la population totale du Moogo atteint un peu plus d’un million d’âmes à la fin du XIXe siècle. Le Yatenga est le royaume le plus densément peuplé. Celui de Ouagadougou, dont les densités sont certainement très proches, est la formation politique la plus vaste. Nous pensons qu’elle concentrait vraisemblablement au moins la moitié de la population « mossi » totale. Cf. Izard M., Moogo…, op. cit., p. 74. 111 confère à son tour un soupçon de légitimité aux ordres qu’ils donnent, sans pour autant que tout risque de contestation populaire de leur autorité ne soit écarté. Pour résumer, si les kug zindba ne disposent à notre connaissance d’aucun commandement territorial avant le début du XXe siècle, il n’en demeure pas moins qu’ils sont chargés de faire fonctionner les institutions étatiques de la façon suivante : 1) en assurant la régularité de la succession sur le trône et en réalisant les choix qui permettront de trouver le candidat le plus capable sur le plan politique, 2) en servant d’interface entre le roi, son espace intime (le Na-yiri), et le monde extérieur, notamment en introduisant chacun une frange précise de la population auprès du roi, ou en surveillant de près les agissements des kombéré qui, eux, sont souvent des nobles de vieille souche, 3) en conseillant le roi lors de la nomination des nouveaux kombéré, 4) en canalisant les circuits d’informations qui remontent des villages jusqu’à la capitale et inversement, 5) en produisant ou en contrôlant le savoir qui permet de penser le royaume comme unitaire (élaboration et diffusion d’une histoire « officielle » par exemple), 6) en assurant auprès du roi des fonctions de guerre, 7) en assurant la collecte puis la redistribution des recettes fiscales payées en nature (mil, bœufs, poulets…) ou en monnaie (cauris), 8) en veillant à ce que le contrat passé tacitement entre le roi et son peuple au moment de l’intronisation (prospérité, paix, stabilité) soit respecté, 9) en jouant un rôle judiciaire de dernière instance lorsque les conflits n’ont pas été réglés au niveau des villages ou des groupes de villages (préparation des audiences royales, examen des causes des plaignants, sélection de ces derniers, exécution indirecte des peines). Ces kug zindba sont également assistés d’autres naaba dont la charge est probablement de création plus récente et dont la contribution au renforcement de la centralisation du pouvoir est importante. Il s’agit en particulier des chefs chargés de surveiller les marchés (raaga au sg., raasé au pl.), en particulier à Ouagadougou, et d’y prélever les taxes pour le fisc royal. Selon Yamba Tiendrébéogo, le règne de Naaba Zombré (1744 ?1784 ?) aurait été marqué par l’organisation des marchés par le pouvoir central et la création 112 d’un corps de surveillants d’origine captive141. S’il est impossible de vérifier ce point, nous savons cependant que la Cour y disposait de relais à la fois chargés de leur sécurité, mais aussi du recouvrement de diverses taxes prélevées en nature. Il existait ainsi un Raaga Naaba, chef des marchés de la capitale, placé à la tête du Kos Naaba (percepteur principal) et du Nemdo Naaba (chargé de recouvrer les taxes sur le bétail). Ceci ne signifie cependant pas que la Cour disposait d’une grande maîtrise des transactions commerciales réalisées dans le royaume ; elle ne semble d’ailleurs pas avoir manifesté le désir de la renforcer davantage. Pour en revenir au service royal, nous comprenons qu’en l’espèce, c’est bien ce groupe d’hommes appartenant à ce que l’on pourrait qualifier de « noblesse de robe » qui gouverne bien que certains parents du roi – donc des nakoamga – puissent également disposer d’une forte influence, tout comme la principale épouse du naaba, la Pugkeema, dont on sait qu’elle peut jouer un rôle politique important à la Cour142. Désormais, il nous paraît utile de revenir quelques instants sur la façon dont se déroule la succession au trône royal. En effet, celle-ci en dit long sur la nature de l’État royal et son fonctionnement. Les deux corps du roi ou la continuité de l’État Le décès d’un roi est pratiquement toujours attribué à une cause surnaturelle ou mystérieuse. Skinner pense que ce type de rumeur a pour but de dramatiser la gravité de la situation et met ainsi en lumière l’importance du Moogo Naaba en tant que garant de l’harmonie du royaume143. En général, un sogoné vient constater la mort du souverain. Aussitôt, celle-ci est annoncée aux cinq kug zindba ainsi qu’à ses enfants. Le Waogdogo Naaba, chef « autochtone » de la capitale, est chargé de préparer les rites d’enterrement144. Pendant ce temps, l’annonce du décès reste confidentielle jusqu’à ce que les prétendants au trône soient réunis et que le Tapsoaba ait fait venir ses troupes afin de protéger la royauté d’éventuels usurpateurs. C’est à ce moment que des cris annoncent pudiquement la mort du roi par l’expression « le feu s’est éteint ». L’interrègne débute. Il peut être assez long, 141 Tiendrebeogo Y., Histoire et coutumes royales…, op. cit., p. 35. Un proverbe dit que « ce que la barbe décide le jour, le pagne lui a soufflé la nuit ». La Pugkeema dispose notamment du droit exceptionnel d’assister au conseil restreint du roi. 143 Skinner E. P., The Mossi of the Burkina Faso…, op. cit., p. 51. Nous empruntons à cet auteur l’essentiel de la description du déroulement des rites funéraires et des étapes menant à l’élection du nouveau roi. 144 Delobsom précise qu’un caveau est creusé afin de déposer ce qui pourrait être utile au roi lors de son séjour dans l’au-delà. Le Moogo Naaba y repose après avoir été lavé et vêtu d’un boubou blanc. Cf. Delobsom A.D.D., L’Empire…, op. cit., p. 125. La tombe de Naaba Wubri, qui se trouve dans le village de Wayalgué devenu « Wubri-Yaoogen », est un haut lieu de l’histoire mossi et un passage obligé pour tout nouveau Moogo Naaba. Des reliques du roi sont également déposées à Loumbila et à Guilongou. Dans ce dernier village, de petites statuettes de bronze à l’effigie des Moogo Naaba défunts ont été déposées. 142 113 notamment en raison de l’ouverture plus ou moins importante de la compétition pour la succession. Car le fils aîné du naaba n’est pas assuré d’emporter la décision des kug zindba. Un proverbe mossi dit en effet que « ce n’est pas le plus vieux qui connaît le mieux l’éléphant, c’est celui qui a le plus parcouru la brousse »145. En d’autres termes, les hauts dignitaires ont la lourde responsabilité de choisir le candidat qui dispose des meilleures aptitudes physiques et mentales pour occuper la charge royale. Le Moogo ne connaît ainsi pas de roi « mineur » et donc pas de régence imposée par cette circonstance. Il ne voit pas davantage monter sur le trône des souverains au « corps débile » et à l’ « âme fragile » à l’image d’un Charles II d’Espagne (1661-1700)146. Tout prétendant atteint d’un handicap physique est systématiquement écarté de la succession. Les kug zindba s’emploient également à choisir un prince dont le sens politique est suffisamment aigu pour bien exercer le pouvoir147. Cet aspect de la succession montre bien que l’État royal s’est partiellement affranchi des logiques segmentaires de dévolution du pouvoir. Le maintien des institutions prime sur les intérêts des familles princières et les ambitions personnelles. Pour autant, le fils aîné du roi défunt a généralement plus de chances de l’emporter que les autres. Mais, même dans le cas où la succession paraît évidente, la procédure électorale est maintenue et la compétition pour le pouvoir mise en scène. Lors de l’interrègne, un chaos « organisé » et ritualisé s’empare du royaume et surtout de la capitale. Les scènes de pillage se multiplient et ne sont pas condamnées. Elles sont aussi bien le fait des sujets que des naaba. Ce désordre vient renforcer par contraste l’idée selon laquelle les institutions royales sont seules capables d’assurer la stabilité de la société mossi. Au cours de cette période, la fille aînée du roi, la Napoko, assure le gouvernement du royaume. Cette « femme-chef » assure un pouvoir politique réel et tient lieu de Moogo Naaba pour une période variant de quelques jours à plusieurs mois. Son sexe lui interdit bien évidemment d’occuper durablement le trône. Du reste, elle symbolise le roi mort dont elle 145 Izard M., Moogo…, op. cit., p. 141. Ce roi a été victime de nombreux mariages consanguins au sein de la dynastie des Habsbourg. Un tel cas de figure est peu probable dans le Moogo dans la mesure où l’endogamie est très exceptionnelle, particulièrement à la Cour où prévaut le na-pugsiuuré ou « échange de femmes royal ». 147 La formation politique des princes nous est largement inconnue. Nous savons cependant que le candidat ayant de grandes chances de l’emporter, en l’occurrence le fils aîné du défunt, se voit attribuer à une date inconnue le commandement de Djiba s’il a au moins dix ans au moment où son père accède au trône. Ceci permet de satisfaire l’appétit du prince ainsi que de l’écarter de la Cour non seulement pour le protéger des intrigues, mais aussi pour protéger le roi d’un fils trop ambitieux. Les plus jeunes princes sont quant à eux élevés par la famille de leur mère. A Djiba, le nabiiga reçoit une instruction pratique – l’art équestre –, magico-religieuse – l’usage du wak et les façons de s’en prémunir –, ainsi qu’une éducation politique « pratique » par l’exercice de sa charge de Djiba Naaba. Celle-ci ne le dispense pas de respecter les kombéré de la région comme ses pairs, même s’il dispose de la bienveillance particulière de son père. Cf. Skinner E. P., The Mossi of the Burkina Faso…, op. cit., pp. 47-48. 146 114 reçoit les habits et insignes royaux. Au moment où elle reçoit les visiteurs venus lui rendre hommage, le tambourinaire assis à ses côtés s’écrit : « Vous avez dit que le Moogo Naaba est mort ! Et bien, qui est cette personne assise là ? Dites-moi ! N’est-ce pas le Moogo Naaba ? »148. Ces propos ne sont-ils pas à mettre en lien avec la métaphore des « deux corps du roi » évoquée par l’historien Ernst Kantorowicz ?149 L’un serait naturel et donc soumis aux vicissitudes de la condition humaine (maladie, vieillesse, mort)150. L’autre serait surnaturel et éternel : il symboliserait le concept d’État, et donc un « imaginaire de la continuité »151 que l’on retrouve parfaitement dans la société mossi. Selon Georges Balandier, ce type de dédoublement symbolique vient prévenir tout risque de « déforcement général » de la société liée au déforcement physique du roi dont le point extrême – la mort – constitue un « risque majeur pour la collectivité et le monde auquel celle-ci est liée [et qui doit donc être] escamotée, symboliquement vaincue »152. Après l’enterrement du corps royal, la compétition pour le pouvoir commence. Une autre figure représentant symboliquement la continuité du gouvernement remplace la Napoko. Il s’agit du Kurita, ce qui signifie littéralement le « mort régnant ». En général, il est un des jeunes fils du Moogo Naaba décédé. À son tour, il reçoit les habits de son père ainsi que son cheval. Cette fonction n’est pas une bénédiction pour celui qui l’a reçue. En effet, une fois l’intronisation du nouveau roi accomplie, le Kurita devra définitivement s’éloigner du palais et ne pourra prétendre au naam153. C’est pour cette raison que de nombreuses épouses royales cachent leurs fils lorsque le Kamsaogo Naaba vient parmi elles afin de choisir le Kurita. Dans bien des cas, le haut dignitaire vient désigner celui que l’on considère comme le pire ennemi du successeur pressenti au trône. 148 Skinner E. P., The Mossi of the Burkina Faso, op. cit., p. 52. Kantorowicz Ernst, Les Deux corps du Roi, Paris, Gallimard, 1989 (1ère éd. : 1957), 643 p. Cette théorie fondée à partir de l’exemple de l’Angleterre des Tudor peut être appliquée dans d’autres contextes. E. Le Roy Ladurie montre en effet que lors du décès de François Ier un mannequin ressemblant fidèlement au roi précède le cortège funèbre. Les Parlementaires qui en font partie ne portent pas les couleurs du deuil (le noir), mais le rouge, rappelant que « la justice ne meurt jamais », pas plus que l’État royal. Cf. Le Roy Ladurie E., L’État royal…, op. cit., p. 14. Chez les Mossi, en lieu et place du mannequin, nous retrouvons la Napoko travestie en roi, mais, différence notable, exerçant un pouvoir réel bien que limité dans le temps. 150 Le caractère mortel du corps physique du Moogo Naaba lui est rappelé quotidiennement. Delobsom note à ce sujet qu’ « Il y a dans la maison de tout Mogho-Naba un coin de mur orné d’assez jolis dessins, c’est par là que le Mogho-Naba mort passe pour aller au tombeau. La vision de ce coin peu fréquenté rappelle au chef vivant la fin de tout être mortel et lui fait savoir que, s’il a remplacé quelqu’un, on le remplacera lui aussi un jour, puisque le coin doit devenir une couverture destinée à laisser passer son corps à la fin de ses jours. » Cf. Delobsom A.D.D., L’Empire…, op. cit., p. 125. 151 Blondiaux Loïc, « Kantorowicz (Ernst), Les deux corps du Roi », in Politix, Paris, 1989, vol. 2, n° 6, p. 86. 152 Balandier Georges, Le Détour…, op. cit., p. 33. 153 Pour Michel Izard, le Kurita est alors symboliquement tué et mangé. C’est le sort bien réel qui attend son double, à savoir son cheval. Cf. Izard M., Moogo…, op. cit., p. 144. 149 115 À ce moment, le Collège électoral, composé de cinq hauts dignitaires (le Widi, Larlé, Gounga, Kamsaogo Naaba ainsi que le Tapsoba)154, se réunit et délibère en toute discrétion non sans avoir reçu des cadeaux de la part des candidats. Pour autant, les pressions extérieures de ceux qui se disent prêts à « manger le naam » n’épargnent pas le service royal. Des cas de coups de force ou de tentatives de corruption de la part des prétendants ne sont pas inconnus comme nous le constaterons plus loin. Le Widi Naaba joue un rôle apparemment décisif dans ce processus électoral. Son poids lors des délibérations est important, et c’est lui qui est chargé d’annoncer le choix du Collège. Au cours de la deuxième nuit des cérémonies funéraires, le Widi fait envoyer un messager auprès de l’heureux candidat. Une fois le jeune prince en compagnie du Widi, ce dernier lui demande : « Avant que ton père (ou frère) meurt, t-a-t-il désigné comme successeur ? ». L’élu répond aussitôt « Non, mon père (ou frère) vous a accordé une totale liberté pour choisir qui vous voulez qu’il soit aveugle ou lépreux »155. Cet échange a lieu trois fois de suite ; il montre quel est le rôle joué par le service royal en matière de succession et sa relative autonomie dans la conduite des affaires de l’État. Une fois le choix du successeur rendu publique, ce dernier se voit enlevé le manteau en peau de chèvre qui était commun à tous les candidats, et revêt un vêtement blanc. Le Baloum Naaba lui remet les regalia tandis que le nouveau souverain monte un cheval non sanglé. Ce dernier quitte le palais par la porte des femmes et, à ce moment, la Napoko crie « Le soleil a réapparu ! Le feu s’est rallumé ! La terre vit à nouveau ! ». Entouré par une foule de nakoamga, de musiciens et de sujets, le Moogo Naaba fait trois fois le tour de l’enclos. C’est à ce moment que les hauts dignitaires lui font soumission avant de lui prodiguer quelques conseils de gouvernement assistés de vieux chefs. Le Bendré Naaba entre en scène et procède à la récitation tambourinée de la généalogie royale, inscrivant ainsi le nouveau règne dans la continuité des précédents. Ce rapport à l’histoire est également conforté par ce voyage que fait le nouveau souverain vers les hauts lieux de l’histoire du royaume. Cette remontée symbolique dans le temps est également pratiquée dans le Yatenga. Après la récitation de la généalogie royale, la foule acclame le roi par son titre tout en prononçant son « nom de guerre ». Voici venu le temps pour le souverain de faire le tour des quartiers de la capitale et de ses environs afin de recevoir l’allégeance de ses chefs 154 A Tenkodogo, le roi est élu par deux principaux nayirdamba qui sont le Damporé et le Samandé Naaba. Le premier chef joue un rôle judiciaire de premier plan et assure l’interrègne à la suite du décès du roi. Le second est un représentant de la société autochtone bisa. Cf. Kawada J., Genèse et dynamique de la royauté…, op. cit., pp. 154-156. Au Yatenga, les nesomdé qui élisent le roi sont le Togo, Baloum et Weranga Naaba, respectivement héraut du roi, intendant palatin et chef des chevaux. Cf. Izard M., Gens de pouvoir, gens de la terre..., op. cit., p. 29. 155 Skinner E. P., The Mossi of the Burkina Faso…, op. cit., p. 40. 116 subalternes. À ce stade de la cérémonie, les kug zindba n’ont pas fini d’exprimer leur loyauté au nouveau roi. Mais cette fois, ce serment les engage aux yeux des ancêtres dont la bénédiction est assurée par l’entremise du Waogdogo Naaba chez qui le Moogo Naaba a passé une nuit. La suite des événements se traduit par une reconstitution symbolique de la chaîne de commandements qui permettra au naaba de tenir son royaume. Parvenu dans un quartier de la capitale appelé Paspanga (litt. « Ajouter de la force »), le Moogo Naaba, accompagné du Tapsoaba, reçoit l’allégeance de tous les kombéré venus le saluer. Ceci laisse à penser que le déroulement de l’intronisation telle que nous venons de le décrire a probablement pris cette forme peu après le parachèvement du processus de centralisation du pouvoir, c’est-à-dire au XVIIIe siècle. Cette cascade d’hommages et d’actes de soumission est d’autant plus cruciale que, depuis la fixation de la capitale à Ouagadougou, le Moogo Naaba devra compter sur la moralité des chefs subalternes (kombéré et tengnaaba) qui peuvent constituer autant d’écrans entre lui et ses sujets. Reste à s’assurer de la soumission des prétendants exclus du trône. Cette situation est d’autant plus grave pour les malheureux candidats qu’ils sont dès lors assurés de voir le naam perdu pour toute leur descendance. Afin d’éviter que le règne du Moogo Naaba ne soit entaché par des luttes fratricides, les hommes éconduits se rendent auprès du roi à Paspanga afin de l’assurer de leur entière loyauté. Nous savons cependant que ces promesses sont loin d’être toujours tenues… Enfin, la cérémonie s’achève avec le départ du roi pour le quartier de Dimvuusé (litt. « Le repos du roi »), loin des ancêtres qui peuplent le palais. Celui-ci peut d’ailleurs être reconstruit à la demande du souverain. Cette procédure d’intronisation, les logiques qui la sous-tendent, sont pratiquement reproduites à l’identique à tous les niveaux subalternes du pouvoir. Elle donne au royaume son homogénéité politique et renforce la chaîne de commandements par délégation du pouvoir royal aux kug zindba et kombéré ainsi que par les opérations de reconnaissance mutuelle de leur naam et de leur hiérarchisation. Pour autant, nous allons voir que le développement de l’appareil étatique est loin d’avoir atteint tous ses buts, en particulier celui pour lequel le Moogo Naaba a prêté serment : faire honneur à ses ancêtres en apportant au royaume paix, stabilité et prospérité. 117 Ordre et désordre dans le Moogo ancien : la situation géopolitique à la veille de la conquête coloniale Le Moogo et son espace proche Nous souhaiterions désormais examiner l’insertion du Moogo dans son environnement géopolitique avant de porter notre attention sur les conséquences qui en découlent sur sa vie politique interne. Notre approche se fera par cercles concentriques, à commencer par les relations qu’entretiennent les Mossi avec leur espace sous-régional. Au moment de sa stabilisation territoriale, la superficie du Moogo est estimée à environ 63.500 km². Il épouse presque complètement le Bassin de la Volta Blanche à l’exception d’un saillant méridional peuplé par des Bisa. Deux fleuves ont longtemps délimité le Moogo : la Volta Rouge à l’ouest et la Volta Blanche à l’est. Pour nombre d’explorateurs ou de fonctionnaires coloniaux européens, l’espace « voltaïque »156, beaucoup plus large, se distingue par une « organisation » circulaire distinguant un « centre » homogène sur le plan culturel, social et politique (le Moogo) et une périphérie nettement plus hétérogène, peuplée par de nombreuses sociétés qui ne se sont pas organisées sous forme d’État, de royauté ou de chefferie. Les aires peuplées par les Samo, les Gourounsi et les Bisa, pratiquement toutes situées le long de la frontière occidentale du Moogo, peuvent apparaître comme particulièrement instables. C’est ce qui retient l’attention de Binger selon qui « Les habitants du Gourounsi en général et les Nonouma en particulier sont loin d’avoir une bonne réputation : au dire de tous ceux que j’ai interrogés, ce pays est excessivement dangereux à traverser quand on n’est pas armé »157. D’après cet explorateur, le pays gourounsi ne serait pas plus sûr. Cette vision contraste avec celle d’un Moogo considéré par Monteil comme un « grand empire qui occupe le centre de la boucle du Niger, sur une superficie de 100 000 kilomètres carrés au minimum », et qui, « Au milieu des invasions qui ont ravagé le Soudan au travers des âges, (…) semble avoir conservé son indépendance et le caractère très spécial de sa civilisation »158. Le contraste entre ces deux espaces devient rapidement un topos de la littérature coloniale. S’il exprime une approche peu nuancée de la situation géopolitique des pays voltaïques, il n’en renferme cependant pas moins quelques points intéressants. 156 Voir le chapitre 4. Binger L.-G., Du Niger au golfe de Guinée…, vol. 1, op. cit., p. 433. 158 Monteil P.-L., De Saint-Louis à Tripoli…, op. cit., p. 121. 157 118 Les espaces frontaliers situés à l’ouest du Moogo sont en effet occupés par des populations qui ne possèdent pas de centre politique rayonnant dans la durée au-delà d’un lignage ou d’un village. La nature mouvante, multicentrée et très souple de leur organisation les rend redoutables pour toute puissance désireuse de les annexer. À plusieurs reprises, les naaba en ont payé un prix élevé et ont dû renoncer à toute occupation militaire dans cette direction. N’ayant aucune tête politique précise à « décapiter », ces populations ont finalement eu raison de l’ardeur des troupes mossi et de leurs cavaliers pourtant redoutés. Par conséquent, les opérations armées des Mossi dans la zone sont restées limitées et ne se sont traduites « que » par des raids ponctuels pourvoyeurs de captifs. De plus, le système de la « parenté à plaisanterie » (rakiiré)159 a pu permettre d’établir des relations « normalisées » entre les Mossi et le peuple samo. Enfin, nous savons assez peu de choses concernant les relations entretenues entre les Mossi et les Bisa. Des conflits ont pu les opposer, notamment sous le règne des Moogo Naaba Naamweega (1670 ?-1681 ?) et Doulougou (1796 ?1825 ?)160. À l’image des Gourounsi, de nombreux Bisa auraient été réduits en esclavage par ces souverains161. Mais ces contacts n’étaient pas toujours conflictuels, loin s’en faut, en témoigne la présence d’épouses royales d’origine bisa à la Cour du Tenkodogo Naaba où, du reste, ces mêmes Bisa jouent un rôle important dans la nomination du nouveau roi. En somme, ces populations n’ont pas constitué de menace grave pour l’intégralité territoriale du Moogo. Cependant, elles l’ont peut-être renvoyé à ses propres faiblesses à savoir l’inexistence d’une armée permanente capable de les faire définitivement plier sous l’autorité des naaba. D’une certaine façon, la présence de cette « périphérie » peu sécurisée a paradoxalement pu contribuer à préserver le Moogo des agressions venues de zones soudanaises plus lointaines162. L’espace frontalier oriental et méridional du Moogo semble moins conflictuel. Au sud, l’enclave bisa ne constitue pas une menace sérieuse pour l’intégrité du royaume de 159 Cette pratique très répandue en Afrique de l’Ouest permet d’établir des relations familiales symboliques avec certaines populations ou certains membres de sa famille. Elles sont généralement placées sous le signe de la « familiarité » parfois la plus crue. Dans ce cadre précis, il est possible de se moquer sévèrement de son parent à plaisanterie (rakiya au sg., rakiiba au pl.) sans risquer d’en venir aux mains avec lui. Pour cette raison, il est possible de considérer que le rakiiré constitue une forme de relation « diplomatique » qui permet d’apaiser les relations entre sociétés voisines. Sur cette question, voir Canut Cécile et Smith Étienne, « Pactes, alliances et plaisanteries : pratiques locales, discours global », Cahiers d’Études Africaines, n° 184, 2006, pp. 687-754, ainsi que Sissao Alain Joseph, Alliances et parentés à plaisanterie au Burkina Faso. Mécanisme de fonctionnement et avenir, Ouagadougou, Sankofa et Gurli Éditions, 2002, 186 p. 160 Izard M., Introduction…, tome 1, op. cit., p. 161. 161 Delobsom A. D., L’Empire…, op. cit., pp. 84-86. 162 Selon Binger, « le Mossi a été longtemps à l’abri des incursions de ses puissants voisins, grâce à une ceinture de peuples inférieurs et en retard qui constituaient autour de lui une sorte de rempart ». Cette affirmation, bien que réductrice, n’est pas infondée. Cf. Binger L.-G., Du Niger au golfe de Guinée…, vol. 1, op. cit., p. 502. 119 Tenkodogo. Le pouvoir mossi y est d’ailleurs bien moins centralisé qu’à Ouagadougou ou dans le Yatenga, et les groupes bisa, très nombreux, semblent y conserver une certaine autonomie à l’égard des naaba. À l’est, les Mossi ont pour voisins ceux qu’ils considèrent comme un peuple apparenté : les Gourmantché (ou Gulmanceba). Leur origine en partie commune n’a pas empêché un relatif relâchement des liens avec les Mossi. Certaines traditions gourmantché font en effet remonter leur origine à Jaba Lompo, un ancêtre tombé du ciel, mythe qui serait une forme d’affirmation de l’autonomie de l’histoire gourmantché à l’égard de celle des Mossi163. Dès le règne de Naaba Wubri, leur pays, le Gourma, est devenu indépendant à l’égard du Moogo, du moins sur le plan politique. En témoigne l’autorité du Nunbado, souverain de Nungu (l’actuelle ville de Fada N’Gourma), dont l’intronisation n’est en aucun cas ratifiée par le Moogo Naaba ou l’un de ses pairs164. Cependant, l’explorateur Crozat, cité par Skinner, a rapporté ce qu’il considère être une « curieuse coutume » existant entre le Moogo Naaba et le Nunbado. Elle se traduit par le don de la part du roi de Ouagadougou d’épouses, de captifs et de chevaux de son prédécesseur au Nunbado165. Si cette information est confirmée, nous pouvons l’interpréter comme une forme de relation diplomatique permettant la normalisation des rapports entre ces deux souverains, notamment par le rappel d’une origine commune. Cette pratique ritualisée serait une forme de pacte de non agression conclu devant les ancêtres. Enfin, la partie septentrionale du Moogo est en contact avec des populations peul, surtout dans le royaume du Yatenga. Cet État mossi semble adopter une politique défensive à l’égard des émirats peul. Elle se solde parfois par des conflits de brève intensité comme cela a été le cas au XIXe siècle contre les Peul du Macina. Sékou Amadou, fondateur de cet empire peul, s’est en effet emparé de Djenné (actuel Mali) en 1819. Il a projeté d’unifier les populations peul de la Boucle du Niger et de les réunir au sein d’un État théocratique. Suite à des succès initiaux, Sékou Amadou a tourné son regard vers le Jelgoji ainsi que la vallée du Sourou situés près d’un Yatenga alors victime de troubles politiques internes166. Deux affrontements majeurs ont eu lieu : le premier entre 1834 et 1837, le second entre 1853 et 1861. Malgré la gravité de la situation, le Yatenga – et donc le Moogo – est parvenu à préserver son intégrité territoriale malgré la puissance de l’État du Macina qui finit néanmoins 163 Madiéga Y. Georges, Contribution à l’histoire précoloniale du Gulmu (Haute-Volta), Wiesbaden, Frantz Steiner Verlag, 1982, 260 p. 164 Le Gourma connaît son apogée au XVIIIe siècle sous le Nunbado Yendabri. Cf. Madiéga Georges Y., « Approche historique des royaumes (diemamba) du Gulmu à la fin du XIXe siècle », in Hien P. C. et Gomgnimbou M., Histoire des royaumes et chefferies…, op. cit., p. 285. 165 Skinner E. P., The Mossi of the Burkina Faso…, op. cit., p. 98. 166 Izard M., Introduction…, tome 2, op. cit., p. 387. 120 Carte n° 6 : Les principales formations politiques ouest-africaines au XIXe siècle Source : Coquery-Vidrovitch Catherine, L’Afrique et les Africains au XIXe siècle. Mutations, révolutions, crises, Paris, Armand Colin, 2005, p. 61. 121 par s’effondrer en 1862167. Soulignons enfin que des liens amicaux ont existé entre le Yatenga Naaba et l’émir peul de Barani. Ils se sont traduits par l’établissement de relations commerciales qui ont permis l’importation d’armes à feu dans le Moogo. Selon Pierre Claver Hien, les Mossi auraient solidement organisé leur environnement proche à la fois sur le plan de l’administration territoriale, mais aussi militaire. Cet historien burkinabè soutient que les Mossi n’ignoraient pas les frontières territoriales168. Ainsi, les limites du Moogo auraient été si nettes que la Commission de délimitation franco-britannique de 1898 n’aurait eu aucune peine à en identifier les contours et à les cartographier169. La frontière entre le Moogo et le Gurma a peut-être été la plus évidente. Les Mossi, pour désigner les frontières territoriales, parlent d’ailleurs de « tengteka ». Littéralement, cette expression signifie les « limites de la terre »170. Ce type de frontière est parfois matérialisé par des éléments naturels (fleuves, marigots, collines, etc.). Le meilleur exemple est la Volta Rouge qui marque la séparation physique entre le Moogo et le pays gourounsi ou, à l’intérieur du pays mossi, la Volta Blanche qui distingue le royaume de Ouagadougou de celui de Boussouma171. Ces frontières ne sont pas uniquement « naturelles », mais peuvent avoir été aussi aménagées par l’homme. Le lieutenant Lucien Marc, dans sa monographie de 1909 consacrée à la région de Ouagadougou, constate qu’« Avec leurs frontières actuelles, les Mossi sont presque partout séparés par leurs voisins par des bandes de savane inculte de vingt à trente kilomètres de largeur » à l’exception du Kippirsi (actuelle région de Koudougou) où « ils sont en contact permanent avec les primitifs »172. À en croire cet officier, il existerait une sorte de front pionnier mossi établi à l’abri d’un no man’s land dont il souligne le lent déplacement vers l’Ouest. 167 Izard M., Le Yatenga précolonial…, op. cit., pp. 112-123. Les anciens États de l’Afrique subsaharienne passent souvent à tort pour des formations méconnaissant les frontières territoriales. L’existence de ces dernières ne seraient ainsi que le résultat des « découpages coloniaux » européens et seraient purement « artificielles ». Ceci ne vaut pas généralisation. Nous savons par exemple que le puissant royaume du Danxomè (ou Dahomè, actuel Bénin) n’ignorait pas ce mode d’organisation territoriale reposant sur des frontières. Ce royaume qui a connu son apogée aux XVIIIe-XIXe siècles disposait d’un appareil administratif reposant sur une claire vision du territoire sur lequel ses compétences s’exerçaient. Cf. Bako-Arifari Nassirou et Le Meur Pierre-Yves, « La chefferie au Bénin : une résurgence ambiguë », in Perrot ClaudeHélène et Fauvelle-Aymar François-Xavier (dirs), Le Retour des rois. Les autorités traditionnelles et l’État en Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2003, p. 127. 169 Hien Pierre Claver, « Royaumes et chefferies au Burkina Faso précolonial : la question frontalière », in Hien P. C. (dir.), « Royaumes et chefferies au Burkina… », op. cit., p. 79. 170 Le terme « Teka » est couramment employé pour évoquer la limite ou l’insuffisance de quelque chose. 171 D’après l’actuel Boussouma Naaba Sonré, le franchissement du fleuve par le Moogo Naaba ou le Boussouma Naaba serait immédiatement considéré comme un casus belli. Cf. Entretien avec SM le Boussouma Naaba Sonré, Assemblée nationale du Burkina, 26 juillet 2007. 172 Marc L., Le Pays Mossi, op. cit., p. 129. L’explorateur Monteil évoque avant Marc l’existence d’une sorte de zone frontalière très similaire qu’il décrit comme un endroit inhabité, large d’environ 25 km, séparant le Dafing (Bassin de la Volta Noire, pays marka) du Moogo entre Yaba et Niouma. Cf. Monteil P.-L., De Saint-Louis à Tripoli par le lac Tchad…, op. cit., p. 121. 168 122 Le Moogo constituerait donc un ensemble territorial assez clairement délimité. Il est également protégé par des postes d’observation et de défense avancés organisés par le pouvoir central à Ouagadougou. Le Tapsoaba joue un rôle de premier plan dans la coordination de la politique de sécurisation des frontières. Aidé par d’autres chefs de guerre locaux, il s’appuierait sur quatre sites établis à : • Tiouli sur la Volta Rouge, • Kokologo dans la région de Koudougou, • Meguet sur la Volta Blanche, • Nahartenga près de la frontière avec le Yatenga et Yako173. L’implantation de ces postes de surveillance répond à une double préoccupation : d’une part se prémunir contre toute attaque externe fomentée par des populations non mossi (Gourounsi pour le cas de Tiouli), et d’autre part suivre de près les agissements des royaumes mossi voisins (respectivement Boussouma et le Yatenga pour Meguet et Nahartenga). Ce dispositif défensif a-t-il été dissuasif ? La question reste ouverte car les sources orales font peu de cas des relations entre le Moogo et ses voisins. Elles sont en revanche plus loquaces en ce qui concerne les affrontements entre naaba. Toujours est-il que le Moogo semble avoir durablement acquis une réputation d’invincibilité au sein de son environnement sous-régional. De nombreux auteurs estiment qu’elle se fonde sur la crainte inspirée par les armées mossi, et en particulier par ses cavaliers. C’est le point de vue partagé par Michel Izard selon qui « L’instrument par excellence de la guerre à l’extérieur est la terreur. Il faut rappeler aux barbares du voisinage que le Moogo est une citadelle inexpugnable, dont sortent de loin en loin des guerriers voués presque par nature à ne connaître que la victoire »174. L’idée d’un Moogo imprenable, dont l’assurance de sa force serait suffisamment dissuasive, est séduisante. Mais l’analyse de l’état des forces armées mossi au XIXe siècle laisse plutôt apparaître ses fragilités et ses failles. Le potentiel militaire mossi La première faiblesse du Moogo tient au caractère non permanent de son armée. En cas de conflit, le Yatenga ou le Moogo Naaba font battre les tambours, puis la chaîne de 173 174 Hien P. C., « Royaumes et chefferies au Burkina… », op. cit., p. 84. Izard M., Moogo…, op. cit., p. 165. 123 commandements est activée afin de mobiliser les troupes sur l’ensemble du royaume. Dans chaque village, les hommes sont rassemblés par leur naaba. La troupe est composée de cavaliers nobles ainsi que d’une infanterie composée de talsé. Elle est ensuite envoyée auprès du kombéré puis se rend à la capitale. Parfois, l’armée du Moogo Naaba part directement sur le lieu de bataille. Au cours de son déplacement, la colonne de guerriers croît à mesure que de nouveaux contingents la rejoignent. Lors des conflits, le Moogo Naaba peut être amené à négocier le soutien de chefs autonomes sans garantie de succès175. On peut imaginer la lenteur de la mobilisation et l’impréparation des troupes royales face à une potentielle attaque éclair. Les armées royales ne combattent d’ailleurs que pendant la saison sèche afin de se mouvoir plus facilement et de disposer d’un maximum de guerriers qui, non professionnels, sont avant tout des paysans qu’il est difficile de mobiliser pendant les récoltes. Ceci explique en partie la durée des conflits qui peuvent être interrompus puis repris de nombreuses fois176. L’autre faille tient à la fois aux faibles effectifs mobilisables ainsi qu’à la rusticité de l’armement. Selon Michel Izard, les troupes du Yatenga ne peuvent guère excéder 2 à 3.000 fantassins et quelques centaines de cavaliers. Quant aux troupes du Moogo Naaba, elles ne dépassent généralement pas 1.000 fantassins et 300 à 1.000 cavaliers177. Les guerriers mossi ne sont généralement équipés que d’arcs et de flèches empoisonnées, de lances, de casse-têtes, et plus rarement d’armes à feu dont la qualité laisse parfois tant à désirer qu’elles peuvent s’avérer plus dangereuses pour leur utilisateur que pour leur ennemi178. Pour leur protection, les guerriers sont équipés de boucliers en cuir ainsi que… d’amulettes ! La tactique employée est presque toujours la même. Les Mossi cherchent généralement le combat frontal où ils 175 Lorsque le Yatenga Naaba Kango (1754 ?-1789 ?) a attaqué puis pillé le commandement de Yako, allié de Ouagadougou, le Moogo Naaba a refusé d’intervenir. Le Yako Naaba a dû retourner temporairement son alliance au profit du roi du Yatenga. Cf. Skinner E. P., The Mossi of the Burkina Faso…, op. cit., pp. 63-64. 176 C’est ce qui semble s’être produit lors de la guerre entre Ouagadougou et Boussouma entre 1875 et 1878. La longueur de ce conflit, son caractère intermittent s’expliquent par la nécessité récurrente pour les deux parties de reconstituer leur potentiel militaire. 177 Sedogo Y. François de Paul, La Guerre au Moogo précolonial : l’exemple du royaume de Ouagadougou, mémoire de maîtrise en Histoire, Ouagadougou, 1987, 119 p. 178 Ces armes à feu auraient été introduites au Moogo après l’arrivée des Marocains à Tombouctou au XVIe siècle. Dans le Yatenga, elles sont surtout importées de Ségou à partir du milieu du XVIIIe siècle. Cf. Izard M., Moogo…, op. cit., p. 176. Ces armes sont avant tout des répliques de fusils se chargeant par la gueule. La qualité de la fonte du métal ainsi que celle de la poudre laissent généralement à désirer si bien que ces armes sont surtout utilisées à blanc lors des cérémonies royales. La qualité de cet armement n’est, par exemple, pas comparable avec celui employé par Samori Touré ou par le roi du Danhomè Béhanzin à la fin du XIXe siècle. Ces derniers disposent d’ateliers pyrotechniques et d’armes à feu modernes se chargeant par la culasse. Samori est effectivement parvenu à importer des fusils Gras et Kropatschecks à partir de l’établissement britannique de Freetown (Sierra Leone). Les troupes d’élite de Béhanzin disposent de fusils Winchester ou Chassepot ainsi que des canons Krupp dont le maniement est assuré par des instructeurs allemands ou portugais. Il n’y a rien de tel dans le Moogo. Cf. Frémeaux Jacques, De quoi fut fait l’empire. Les guerres coloniales au XIXe siècle, Paris, CNRS Éditions, 2010, p. 288 et Garcia Luc, Le royaume du Dahomé face à la pénétration coloniale (18751894), Paris, Karthala, 1988, 284 p. 124 excellent179. Leur ardeur au combat est entretenue par des musiciens royaux, par la présence des kug zindba ainsi que celle du roi jusqu’à une date inconnue et la ténacité du Tapsoaba qui ne peut tolérer la défaite. Généralement, le succès des troupes mossi vient de l’effet de surprise qu’elles se sont employées à créer, notamment en envoyant des éclaireurs camouflés avec des feuilles chargés de repérer discrètement l’ennemi ainsi qu’en lançant de terribles et brusques charges de cavalerie180. Malgré les qualités tactiques et stratégiques des armées mossi, elles ne sont cependant pas préparées à faire face à des opérations de guérilla et sont vulnérables face aux embuscades. Le Moogo Naaba a pu le constater lors de la guerre contre Boussouma. La région de Kaya où se sont déroulés les affrontements à la fin du XIXe siècle se signale par son relief accidenté. Les troupes du Boussouma Naaba sont astucieuses ; elles se sont réfugiées en hauteur afin d’attaquer par surprise les hommes du Moogo Naaba. Pris de terreur, les troupes du roi de Ouagadougou ont essuyé de terribles pertes, y compris des kug zindba ainsi que d’importants nakoamga avant d’être mises en déroute181. Si la réputation de citadelle inexpugnable dont bénéficie le Moogo peut dissuader ses voisins de l’attaquer, l’état réel de ses forces militaires témoigne de sa fragilité. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, le pays mossi est ainsi menacé par deux forces montantes susceptibles de sérieusement le déstabiliser. La première menace est celle qu’a fait peser Babatou, chef des Zaberma (ou Zerma), en pays gourounsi. Les Zaberma, issus de l’actuel Niger, ont fui face à la pression exercée sur eux par les Peul. Au milieu du XIXe siècle, ils ont pris pied en pays dagomba. À partir de 1856, ils ont réalisé de nombreux raids contre les Gourounsi. Le trouble qu’ils ont semé aux portes du Moogo ont eu de quoi inquiéter les naaba. Cependant, ceci n’a pas dissuadé le Moogo Naaba Wobgho (1889-1897) de faire de ces derniers des mercenaires afin de mâter la rébellion fomentée par le Laalé Naaba, un de ses chefs subalternes. Des naaba fidèles au roi de Ouagadougou se sont inquiétés de cette alliance conclue avec des hommes passant pour des pillards. Certains ont tout bonnement refusé le passage de ces mercenaires sur leur territoire. Pire encore, le Tapsaoaba de Kokologo, pourtant sous les ordres du Moogo Naaba, les a attaqués non sans raison puisqu’au lieu d’attaquer le Laalé Naaba, ils ont préféré ravager le Moogo et se sont montré parfaitement incontrôlables182. L’entrée du loup dans une bergerie pourtant réputée comme sûre a certainement dû fragiliser l’autorité du Moogo Naaba. 179 Izard M., Moogo…, op. cit., p. 171. Skinner E. P., The Mossi of the Burkina Faso…, op. cit., pp. 105-106. 181 Izard M., Introduction…, tome 1, op. cit., p. 178. 182 Ibid., pp. 183-184. 180 125 Dans les années 1890, l’autre menace vient de la progression de l’empire théocratique de Samori Touré à partir du Haut-Niger183. Entre 1861 et 1881, Samori, un brillant guerrier dyula, est parvenu à se tailler un espace impérial épousant à peu près l’aire de peuplement malinké et dont la capitale a été fixée à Kankan184. Vers 1887, l’armée samorienne ne compte pas moins de 30.000 sofas (ou fantassins) et 3.000 cavaliers adoptant des schémas tactiques fortement européanisés. Notons qu’une partie des chevaux possédés par l’armée samorienne venaient du Moogo. À partir de 1885, Samori est entré en guerre contre les Français et a subi un grave revers en 1892. C’est à ce moment que son empire se translate d’ouest en est afin d’échapper à l’extension de la zone d’influence française. Cette progression l’a conduit au nord de l’actuelle Côte d’Ivoire (région de Kong), puis au nord du pays asante (actuel Ghana). En 1897, ses troupes ont atteint la ville de Sya (actuelle Bobo-Dioulasso), située à environ 300 km à l’ouest de Ouagadougou. Pour Skinner, les Mossi auraient estimé que leur vigilance suffisait à les prémunir contre les attaques du conquérant dyula. Cette certitude était confortée par la capture d’une dizaine d’espions envoyés dans le Moogo par Samori. L’un d’eux, parvenu à s’échapper, aurait fait savoir à son maître que les Mossi sont trop forts pour être attaqués et qu’ils feraient bloc contre lui en cas d’attaque185. Ces propos proches de la fanfaronnade ne doivent cependant pas cacher le fait que si l’intervention armée de Samori contre le Moogo n’a pas eu lieu c’est surtout en raison de sa défaite contre les forces françaises qui l’ont capturé en 1898. La confiance qu’expriment ces propos – s’ils sont avérés – montre quels sont les dangers que court un pays mossi peut-être trop sûr de lui et donc peu préoccupé par la modernisation et la réorganisation de son armée. Le Moogo, un espace replié sur lui-même ? Le ferme sentiment partagé par les Mossi d’être à l’abri des menaces extérieures, peutêtre aussi leur mépris pour ce qui se passe loin de leurs frontières, ont pu contribuer à donner du Moogo l’image d’un espace replié sur lui-même dans la littérature coloniale. Examinant les sources orales sur l’histoire du Moogo ancien, Izard constate qu’« il y a une histoire intérieure des royaumes mossi, mais pas d’histoire extérieure »186. Ce repli présumé expliquerait selon Binger les raisons pour lesquelles « Le Mossi [serait devenu] un pays 183 Person Yves, Samori. Une révolution dyula, Dakar, Mémoires de l’IFAN, n° 80, trois tomes, 1968, 1970, 1975, 2377 p. 184 Kankan est située dans l’actuelle République de Guinée. 185 Skinner E. P., The Mossi of the Burkina Faso…, op. cit., p. 98. 186 Izard M., Introduction…, tome 2, op. cit., p. 387. 126 engourdi, qui [se serait] laissé dépasser en civilisation par tous les peuples voisins qui l’environnent ». Sa conclusion est d’ailleurs sans appel : « Le Djenné, le Yatenga, le Macina, le Djilgodji, le Haoussa, le Dagomba, le Kong sont tous beaucoup plus avancés et plus prospères que le Mossi »187. Cette idée mérite d’être sérieusement nuancée. Peut-être s’agit-il là d’un « effet de sources » dans la mesure où la mémoire orale a fait peu de cas des relations entre le Moogo et son environnement sous-régional. La plupart des auteurs défendant la thèse d’un « splendide isolement » du Moogo s’appuient à la fois sur sa réputation d’invincibilité, les réticences des Mossi à s’aventurer hors de leurs frontières, le faible rôle joué par les marchés mossi dans l’animation du commerce régional188, ainsi que sur la résistance du Moogo face à la progression de l’islam. Ces arguments ne sont pas tous recevables. Certes, les Mossi sont des sédentaires fortement attachés à leur terroir. Il n’existe pas moins parmi eux des hommes que le goût de l’aventure et l’appât du gain poussent hors des limites du Moogo. Binger, qui a parfois tendance à se contredire sur ce point, constate ainsi que « le commerce avec Djenné est à peu près exclusivement entre les mains des Mossi et des Haoussa »189. Un peu plus loin, le même auteur dit avoir rencontré à Boromo, soit à près de 350 km au sud-ouest de Ouagadougou, de nombreux Mossi ralliés à la foi du Prophète et qui, dit-il, étaient « mécontents de vivre dans un pays où les naba (chefs, rois) boivent du dolo et se soucient peu de leur religion »190 ! Quelques décennies plus tôt, l’explorateur allemand Heinrich Barth signalait lui aussi l’importante contribution des marchands mossi à l’établissement de relations commerciales entre Koupéla et Salaga, localités respectivement distantes de 125 et 450 km de Ouagadougou191. Toujours selon Barth, le Moogo serait traversé par six routes caravanières. Selon Izard, elles suivent deux axes principaux. Le premier, d’orientation nord-sud, établit une jonction entre les zones sahélienne et forestière. Le second, d’orientation ouest-est, relie les pays de l’actuel Ghana au pays hausa (actuel Niger). Les localités de Ouagadougou, Mané, La et Koupéla auraient constitué d’importants nœuds commerciaux bien que leurs marchés aient pu paraître de taille modeste192. Il n’en 187 Binger L.-G., Du Niger au golfe de Guinée…, vol. 1, op. cit., p. 501. À la suite de son séjour dans le Moogo en 1890-1891, le docteur Crozat dépeint les Mossi comme : « exclusivement cultivateurs. Stationnaires et casaniers, ils ne sortent guère de leur village pour voyager, ou pour commercer. Leur industrie consiste presque uniquement dans la fabrication de grossiers tissus de coton blanc ou teints à l’indigo, qu’ils livrent à très bas prix et qu’ils n’exportent pas. Leur commerce est à peu près nul : il est local comme leur industrie ». Cf. « Mission du Dr Crozat dans le Mossi. Rapports 1890-1891 », ANS 1G 145 (AN 200 Mi 661). 189 Ibid., p. 370. 190 Ibid., p. 427. 191 Propos de Barth cités par Duperray A.-M., « Les Yarse du royaume de Ouagadougou… », op. cit., p. 182. 192 Rappelons que les centres urbains ne sont pas très développés dans le Moogo bien que l’habitat y soit assez concentré. Ouagadougou ne dépasserait pas 5.000 habitants à la fin du XIXe siècle, et Mané, Yako, Boussouma 188 127 demeure pas moins que des produits importés par les Mossi (ânes, noix de cola, bandes de coton, etc.) se retrouvent sur les places marchandes de Dori, de Tombouctou, de Djenné ou de Salaga avant la conquête coloniale. Les marchands mossi ont à leur tour importé des objets en cuivre, du sel, des aiguilles, des miroirs, des perles, du thé ou du parfum. Cependant, Barth souligne que les Mossi ne restent pas longtemps hors du Moogo. Ceux présents à Tombouctou n’y restent que le temps de vendre leurs articles. Aussitôt les transactions commerciales réalisées, ils prennent rapidement le chemin du retour sans guère y avoir dépensé leur argent193. Comme nous venons de le voir, le Moogo est loin d’être l’espace « engourdi » dont parle Binger. Il n’est pas non plus isolé du reste de l’Afrique de l’Ouest. L’apparition de l’islam dans le Moogo peut-être autour du XVIIIe siècle en est une preuve supplémentaire. Cet événement n’est pas séparable du développement des activités commerciales dans la région, en témoigne le rôle joué par les Yarsé dans la diffusion de cette religion. Pourtant, il est vrai que les Mossi ont été fortement attachés à leurs anciennes croyances et se sont généralement montrés méfiants face aux progrès de l’islam. Selon Jean Audoin et Raymond Deniel, l’islam n’aurait d’ailleurs significativement gagné les pays voltaïques qu’au cours de la période coloniale194. Du reste, pour un Mossi, adopter la foi musulmane n’est pas synonyme d’abandon des anciennes pratiques religieuses. Malgré cette flexibilité religieuse, la pénétration de l’islam dans le Moogo a profondément bouleversé la culture mossi ainsi que son système politique. Dans les années 1750-1760 en effet, la Cour a été réorganisée tout en y accordant à certains musulmans une place importante. La fonction d’imam de Ouagadougou apparaît à peu près à ce moment. Cette autorité religieuse, tenue de prêter serment de fidélité au Moogo Naaba, dispose d’une réelle influence sur lui. Mais tout laisse à penser que la création de la fonction d’imam est sous-tendue par la volonté du roi de mieux surveiller ses sujets musulmans ainsi que de limiter l’essor de cette religion195. Enfin, ou Koupéla ne compteraient guère plus de 3.000 âmes. Ceci fait dire à Izard que les Mossi ont ignoré le fait urbain. Cet avis n’est partagé ni par Laurent Fourchard, ni par Mathieu Hilgers. Pour eux, il n’est pas nécessaire que les Mossi aient eu une claire représentation du phénomène urbain pour que celui-ci ait existé. Cf. Fourchard Laurent, De la ville coloniale à la Cour africaine, espaces, pouvoirs et sociétés à Ouagadougou et à BoboDioulasso (Haute-Volta), fin XIXè s-1960, Paris, L’Harmattan, 2001, 427 p., et Hilgers M., Une ethnographie à l’échelle de la ville…, op. cit., p. 185. 193 Propos de Barth cités par Skinner E.P., The Mossi of the Burkina Faso…, op. cit., pp. 112-113. 194 Audouin Jean et Deniel Raymond, L’Islam en Haute-Volta à l’époque coloniale, Paris/Abidjan, L’Harmattan/Inades, 1978, 124 p. 195 Néanmoins, lorsque l’islam s’avère être un élément fédérateur pouvant déstabiliser le pouvoir des naaba, le roi de Ouagadougou n’hésite pas à intervenir et à sévir. Cela a été le cas sous Naaba Koutou (1854-1871). Ce roi a soutenu le Boulsa Naaba alors aux prises avec une insurrection conduite par des musulmans. La réaction a été violente et s’est soldée par le massacre des fauteurs de troubles. Il faut dire que ce soulèvement revêtait un enjeu 128 le roi a fini par s’entourer des musulmans qui, par leurs activités commerciales ou de prédication, ont été des sources d’information précieuses quant à la situation politique des espaces environnant le Moogo. Notons également que ces lettrés ont constitué un embryon de bureaucratie et ont occupé des fonctions diplomatiques auprès d’autres souverains musulmans. Pour autant, le rapport qu’entretiennent les Moogo Naaba avec l’islam sont complexes. L’intégration de musulmans dans l’appareil de pouvoir ne répond pas uniquement à des soucis pragmatiques de contrôle et de surveillance. Certains rois semblent avoir sincèrement adopté la foi musulmane sans pour autant remettre en cause leurs anciennes pratiques religieuses. C’est le cas de Naaba Koom (1784 ?-1791 ?) qui, à la différence de son père, ne voit pas d’un mauvais œil l’expansion d’un islam populaire. C’est lui qui encourage la généralisation de l’excision et de la circoncision dans le royaume. S’il pratique la prière musulmane avec dévotion, il ne se convertit cependant pas officiellement. Cette réticence s’explique par le fait que le roi ne doit en aucun cas se couper de ses sujets non musulmans qui, eux, sont majoritaires. Son règne marque néanmoins une volonté d’encourager un islam ouvert et tolérant196. Il faut attendre l’avènement de Naaba Doulougou (1796 ?-1825 ?) pour que le premier Moogo Naaba se convertisse et fasse construire une mosquée dans la capitale. Ceci ne l’a pas empêché d’évincer son fils du trône, le futur Naaba Sawadogo, musulman pratiquant, dont il goûtait peu la trop grande ferveur religieuse197. À l’inverse, certains Moogo Naaba semblent avoir superficiellement adopté l’islam. Il en irait ainsi d’un des fils de Naaba Sanem (1871-1889), Bakari Koutou, futur Naaba Wobgho (1889-1897), qui n’aurait été musulman « que pour la forme » selon Binger. Cet officier rapporte qu’ « Au moment où la prière allait commencer, il me demanda si je n’allais pas faire le salam. Je lui fis dire que cette fête ne concordait pas avec les fêtes des chrétiens, que par conséquent je restais auprès de lui. Il me parut enchanté que les blancs ne fussent pas musulmans »198. Cette anecdote paraît hautement probable. En tout cas, elle résume assez bien la ligne poursuivie par les Moogo Naaba à l’égard de l’islam : la tolérance est de mise tant que cela ne se heurte pas aux politique fort dans la mesure où il était encouragé par un ennemi du roi, le Salmatenga Naaba. Cf. Izard M., Introduction…, tome 1, op. cit., p. 174. 196 À titre d’exemple, le Moogo Naaba assiste aux fêtes musulmanes importantes, en particulier à l’occasion de la Tabaski (Kibsa en mooré). Le Moogo Naaba envoie alors des vivres pour les réjouissances. Il fait de même à la fin de la cérémonie du « faux départ ». Cf. Skinner E. P., The Mossi of the Burkina Faso, op. cit., pp. 137-138. Ceci ne l’empêche pas d’assurer les rites religieux « traditionnels » et de boire à cette occasion de la bière de mil (dolo). Les sujets musulmans reçoivent à la place du zom koom (boisson à base de farine de mil). 197 Izard M., Introduction…, tome 1, op. cit., p. 169. 198 Binger L.-G., Du Niger au golfe de Guinée…, vol. 1, op. cit., p. 456. 129 intérêts de la monarchie. Pour le reste, les convictions religieuses du roi sont une affaire personnelle tant qu’elles demeurent intériorisées. En somme, à la fin du XIXe siècle, le Moogo, loin d’être un espace parfaitement replié sur lui-même, est intégré dans son environnement sous-régional et, par conséquent, fait face aux mutations religieuses, économiques et militaires qui s’y donnent à voir. Certes, cette intégration peut paraître limitée parce qu’elle est contenue par les naaba à des fins de contrôle, et parce que la majorité de ses sujets paraissent méfiants à l’égard des nouveautés suspectées de troubler l’ordre social. Mais, à en croire Binger, la plus grave menace qui pèse sur le Moogo est interne. Selon lui, elle est à rechercher dans les querelles dynastiques qui prennent de l’importance au XIXe siècle, particulièrement à la veille de la conquête coloniale. Voici pourquoi il en a annoncé l’irrémédiable déclin. Mais, ces troubles sont-ils si graves au point que la perte du Moogo puisse être prononcée ? À la différence de Binger, nous savons que l’histoire du Moogo, prise dans la longue durée, est marquée par une série de conflits entre naaba ainsi que par de terribles et fréquentes rivalités au sein des dynasties royales. Le contexte est-il donc si différent à la fin du XIXe siècle ? Mythes et réalités du prétendu déclin du Moogo à la fin du XIXe siècle Selon Michel Izard, « Dans les dernières décennies du XIXe siècle, le pays mossi nous apparaît profondément troublé par des guerres ou des conflits intérieurs : de là à considérer qu’en 1896 l’ensemble mossi est entré dans une période de désagrégation politique, il y a un pas qu’il faut se garder de franchir trop rapidement »199. Pour cet anthropologue, le seul espace véritablement menacé à ce moment est le Yatenga. Entre 1879 et 1895, la succession au trône devient un enjeu de discorde – pour ne pas parler de guerre civile – entre deux parties hostiles : les « fils de Saaga » et les « fils de Tuguri »200. En 1879, Naaba Woboga, cinquième fils du défunt Naaba Tuguri, est placé à la tête du royaume. Il semble que ses frères aînés étaient encore en vie à ce moment-là, mais qu’ils étaient trop vieux pour briguer le naam. L’avènement de Woboga ne semble avoir rencontré aucune résistance. Mais son règne a été bref (cinq ans) au point que le problème de sa succession a été trop précocement posé. Sans entrer ici dans les questions fort complexes de dévolution du pouvoir, disons que les nesomdé ont le choix entre écarter du naam la faction des « fils de Tuguri » ou celle des petit-fils de l’ancien Yatenga Naaba Saaga. En 1884, une voie médiane est trouvée qui se traduit par 199 200 Izard M., Introduction…, tome 2, op. cit., p. 389. Izard M., Le Yatenga précolonial…, op. cit., pp. 125-134. 130 l’alternance au pouvoir des descendants de Tuguri et de Saaga. Mais le compromis ne tient pas longtemps. Les « fils de Tuguri » sont les premiers lésés par cet échec et fomentent une rébellion contre le roi Naaba Baongo (1885-1895). En 1892, le Yatenga plonge dans la guerre civile201, celle-là même que les Mossi ont cherché à éviter à tout prix202. L’armée royale « régulière » subit de graves revers et Naaba Baongo perd le contrôle d’une situation qui n’est réglée qu’en 1895 avec l’arrivée des colonnes françaises. La situation du Moogo central est plus complexe. Sous le règne de Naaba Sanem (1871-1889), le royaume de Ouagadougou doit faire face à des conflits qui l’opposent aux commandements indépendants de Boulsa et de Boussouma, mais aussi au chef subalterne de Laalé ainsi qu’à une fraction de la dynastie royale. Les conflits avec le royaume de Boussouma ont été les plus durs et se sont soldés par le retrait définitif du roi de cette région à Ouagadougou. Cependant, la guerre qui a opposé Naaba Sanem au Laalé Naaba Wobgho a été plus grave pour la stabilité des institutions royales203. Ouverte en 1884, ce qu’il faut qualifier là aussi de guerre civile oppose le roi à l’un de ses kombéré. L’origine précise du conflit reste assez mystérieuse204. La région de Kudgo (Koudougou) sur laquelle s’exerce l’autorité du Laalé Naaba par délégation de pouvoir est intégrée au royaume de Ouagadougou, mais son identité est aussi très forte et cet espace paraît déjà trop loin de Ouagadougou pour qu’un contrôle étroit du pouvoir central s’y exerce. Les velléités indépendantistes du Laalé Naaba comptent certainement parmi les causes profondes d’un conflit qui ne trouve aucune issue militaire jusqu’à l’arrivée des troupes françaises dans la région en 1896-1897. Cet épisode prouve que les risques de délitement du royaume par les marges sont encore bien réels à la fin du XIXe siècle. Mais le pouvoir royal est aussi menacé en son cœur, c’est-à-dire par des membres de la dynastie royale. En effet, un différend oppose le Moogo Naaba Sanem à son frère, Bakari Koutou. À la mort de leur père Naaba Kuutu en 1871, une majorité de nobles ont été sensibles à sa volonté de voir Bakari, son fils cadet, intronisé. Cependant, après plusieurs mois d’interrègne, c’est Alassane, son fils aîné, qui l’a emporté et a été intronisé sous le nom de 201 Cette notion de guerre civile est rendue par le mot « tengkom » en mooré. Dans le royaume de Ouagadougou, les conflits opposant des kombeeré sont limités et se règlent généralement entre eux afin d’éviter l’ingérence de la cour royale. Cf. Skinner E. P., The Mossi of the Burkina Faso, op. cit., p. 102. M. Izard va dans ce sens et pense que les Mossi ont fait un usage « raisonnable » de la guerre afin d’éviter d’affaiblir l’autorité de la noblesse, ce que résume bien le nom de guerre de Naaba Wedraogo : « Mangez-vous vous-mêmes mais sauvegardez votre nom ». = idée que les luttes pr Wr sont inévitables, mais qu’il ne faut pas saper les fondements du Wr de l’aristocratie. Izard M., Moogo…, op. cit., p. 162. 203 Yaméogo Sékakonba, Le Conflit Lallé-Ouagadougou, 12 ans d’hostilités, mémoire de maîtrise, Université de Ouagadougou, Institut des sciences humaines et sociales, 1990, 161 p. 204 Hilgers M., Une ethnographie à l’échelle de la ville…, op. cit., pp. 79-80. 202 131 Naaba Sanem. Le nouveau roi, mal inspiré, n’a pas eu la bonne idée de confier à son frère un commandement ainsi que des moyens lui permettant de vivre dignement. Binger écrit à ce propos que « Naba Sanom, dans la crainte de le voir se créer quelque réputation par les armes et augmenter ainsi le nombre de ses partisans, ne l’a jamais nommé naba du moindre centre et ne lui a jamais confié une expédition. Bien mieux, quand le malheureux a résidé pendant quelques années sur une frontière, son frère le déplace pour l’envoyer ailleurs », si bien que pendant « dix-sept ans, Boukary mène une vie errante, n’ayant pour ainsi dire pas de chez soi. Comme les sept autres nabiga ses frères, Boukary n’a pas de ressources et n’a même pas le bénéfice de recevoir, de temps à autre, les offrandes et quelques gros villages. Pour subsister et tenir un certain rang, il est forcé de vivre de pillage et même de brigandage »205. L’erreur est donc double : encourager le sentiment de frustration de son compétiteur malheureux, et le pousser aux marges du royaume qui, comme on le sait, constituent une sorte d’angle-mort pour le pouvoir central. Le conflit opposant deux camps aux nombreux partisans se règle en 1889 par le décès naturel de Naaba Sanem. C’est à ce moment que Bakari orchestre un coup de force afin d’obtenir la succession. C’est que le Collège électoral n’incline pas en sa faveur. Sa réputation de pilleur l’a précédé. Cependant, Bakari a pour lui la fidélité d’hommes de main aguerris à l’issue de raids menés dans le Kippirsi (région de Koudougou) et en pays gourounsi. Ce sont eux qui encerclent les kug zindba réunis à Samambili. D’après les sources orales recueillies par le capitaine Lambert, Bakari a déclaré aux kug zindba que le trône devait lui revenir de droit. Pour cette raison, il n’a entrepris aucune démarche auprès du Collège afin de se faire élire. Au lieu et place de cadeaux destinés aux hauts dignitaires, il a préféré leur envoyer des émissaires dont l’un se serait appelé « réfléchis bien » et l’autre « comprends bien ». Comme le rapporte Lambert, les kug zindba ont fini par réfléchir et comprendre206 ! C’est dans ces conditions que Bakari est devenu Moogo Naaba sous le nom de Wobgho. Comme son zab yuuré l’indique, le roi se compare à un « éléphant [wobgho] que cent génies rouges n’effraient pas ». Il faut peut-être voir dans cette devise une mise en garde à l’égard de ceux qui n’ont pas vu son avènement d’un bon œil. Si la succession n’a pas été ouvertement contestée, il est aisé d’imaginer que les bases du pouvoir de Naaba Wobgho ont été particulièrement fragiles et qu’il a dû longtemps faire face à de sérieux ennemis au sein de la dynastie royale. 205 Binger L.-G., Du Niger au golfe de Guinée…, vol. 1, op. cit., p. 470. Lambert G.E. (capitaine), Le pays mossi et sa population. Étude historique, économique et géographique suivie d’un essai d’ethnographie comparée, Ouagadougou, Cercle de Ouagadougou, 1907, p. 97. 206 132 On pourrait penser que les crises qu’a connues le Moogo à la fin du XIXe siècle n’ont pas été nécessairement plus graves que celles qu’il a subies au XVIIe siècle, siècle qui passe pour son « âge obscur ». En cela, la vision de la situation géopolitique du Moogo par Binger paraît quelque peu exagérée. Mais ce que l’explorateur pressent, c’est que les fragilités du pays mossi sont en passe d’être exploitées par de nouveaux venus européens qui, de simples explorateurs, ne vont pas tarder à se faire conquérants. Voici pourquoi il dit voir les difficultés dont souffre le Moogo « d’un bon œil »207… Conclusion L’armature politique mossi, soutenue par des institutions étatiques et royales, est le résultat d’une lente gestation. Entre la fin du XVe siècle et le milieu du XVIIIe siècle, les Mossi se sont dotés des moyens de porter un projet politique global. Celui-ci a permis la fusion d’éléments de population disparates, ordonnés selon qu’ils appartiennent au monde du pouvoir, celui des « conquérants » nakomsé, ou à celui des « autochtones », les tengbiiga. Ces deux pôles de la société mossi sont pensés par elle comme un couple complémentaire. Non seulement les institutions royales reposent sur ce couplage, mais elles l’ont également organisé, en ont épuré les aspects les moins consensuels pour la société globale quitte à évacuer de la mémoire collective les formes de résistance – populaire ou aristocratique – que le processus de concentration puis de centralisation du pouvoir a pu susciter. Au moment où les premiers explorateurs européens pénètrent dans le Moogo, les royautés ainsi que les chefferies subalternes ont pour elles le poids d’une histoire dont la profondeur paraît insondable. Elles disposent du quasi-monopole de la loyauté du peuple qui est sans cesse mise en scène et réitérée par un ensemble de pratiques rituelles rappelant la dimension magico-religieuse du pouvoir du naaba. Celui-ci a fini par faire la conquête de son autonomie à travers la constitution d’un appareil de gouvernement incarnant et servant les intérêts supérieurs de l’État. Les mécanismes de contrôle, de coercition et d’adhésion qu’il a mis en œuvre, parce qu’ils se sont dupliqués à partir d’un nombre limité de modèles (la matrice du Wubritenga/Ouagadougou par exemple), ont fini par donner au Moogo une homogénéité politique. Ils ont également permis de sécuriser un espace dont l’intégrité territoriale n’a jamais été sérieusement menacée avant la fin du XIXe siècle. 207 Binger L.-G., Du Niger au golfe de Guinée…, vol. 1, op. cit., p. 502. 133 Ce sentiment de supériorité, indissociable de la conviction selon laquelle les Mossi sont plus civilisés que leurs voisins, explique partiellement l’émergence d’une identité commune. Pour autant, il n’a pas été suffisamment fort pour éviter la fragmentation politique du Moogo qui demeure politiquement multipolaire malgré les velléités hégémoniques des Mossi centraux. L’identité culturelle et politique de cet espace, bien qu’affirmée, ne l’a cependant pas isolé de son environnement géopolitique proche. Perméable à de multiples influences extérieures, parfois déstabilisantes pour le pouvoir, le Moogo a néanmoins fait la preuve de sa capacité à maîtriser les rythmes et les formes d’un changement parfois venu de loin. L’exemple de l’intégration des éléments islamisés au sein de la Cour de Ouagadougou le montre bien. Loin de constituer une société figée, les Mossi ont été les producteurs d’une modernité politique et sociale inséparable de la tradition. Cependant, le Moogo de la fin du XIXe siècle n’est pas moins fragilisé par certaines pesanteurs, des formes d’ « engourdissement » pour paraphraser Binger, en particulier sur le plan militaire. À cela s’ajoute le fait que l’expansion des Européens en Afrique de l’Ouest n’a pas semblé inquiéter les naaba avant que les premiers contacts ne se fassent plus intenses. De toute évidence, les Mossi ont paru peu préparés à la « rencontre coloniale » qui, d’abord pacifique, s’est soldée par le déclenchement d’une conquête armée. 134 Chapitre 2 La conquête : usage et limites de la force « …avec les royaumes gouvernés comme la France (…) c’est avec facilité qu’on y peut entrer, en gagnant quelque grand du royaume, car toujours on trouve des mécontents et des gens qui souhaitent des changements : ces gens là (…) peuvent t’ouvrir le chemin de ce pays et te faciliter la victoire. Et celle-ci, ensuite, lorsque tu cherches à te maintenir, entraîne après elle d’infinies difficultés tant avec ceux qui t’ont aidé qu’avec ceux que tu as soumis » Machiavel, Le Prince, 15131. Dans les années 1880, le Moogo vit une période agitée. Des conflits dynastiques se superposent à de profondes rivalités entre chefferies et royaumes mossi. Dans le même temps, le contexte international prend une tournure qui vient bouleverser les vieux équilibres présidant la formation de l’espace politique mossi. À l’abri des invasions étrangères jusqu’à la fin du XIXe siècle, les naaba doivent affronter les problèmes suscités par l’expansion coloniale de la France, de la Grande-Bretagne et de l’Allemagne. Rien n’a véritablement préparé ces chefs à la venue toujours plus inquiétante d’Européens dans le Moogo. Dans un premier temps, rien ne leur permet de connaître les intentions profondes des explorateurs puis conquérants européens qu’ils rencontrent. Aucune ligne de conduite claire ne permet aux naaba de faire face à l’intrusion des Européens dans la région. Pour autant, le Moogo a connu d’autres bouleversements qui, s’ils ne sont pas comparables au resserrement de l’étau colonial autour du Moogo, ont déjà sérieusement menacé son intégrité. S’il est facile d’identifier a posteriori les raisons ayant conduit les États mossi à perdre leur indépendance entre 1895 et 1897, il convient cependant d’éviter toute approche téléologique. Les premiers instants de la rencontre coloniale sont en effet marqués par de fortes incertitudes liées à l’ignorance réciproque des acteurs en présence ainsi que par 1 Traduit par Yves Lévy in Le Prince, Paris, GF-Flammarion, 1980, pp. 74-75. 135 le caractère aléatoire des événements d’autant plus prononcé que la personnalité et les mobiles des acteurs en présence sont diverses. Ces incertitudes sont aussi à mettre en rapport avec la rapidité de la progression des puissances coloniales en Afrique de l’Ouest, rapidité qui rend plus complexe l’ajustement des relations entre acteurs européens et africains de ce premier moment colonial. Dans ce chapitre, nous souhaitons mettre en lumière la forte complexité des relations politiques, morales ou de savoir qui lient les premiers Européens parvenus dans le Moogo aux chefs et sujets mossi. Nous porterons tout d’abord notre attention sur les individus qui sont amenés à en rencontrer d’autres qui leur paraissent si différents. Tous sont marqués par une culture et des réflexes qui leur sont propres, tous également interprètent à leur façon le sens et les objectifs de la mission dont ils estiment être les dépositaires : découvrir puis préparer la conquête de cette partie de l’Afrique pour les uns, préserver l’indépendance du Moogo et la vitalité des institutions royales pour les autres. Nous verrons dans un second temps que cette rencontre n’oppose pas deux catégories d’acteurs aux intérêts irrémédiablement opposés. Des parcours cognitifs sont tracés qui leur permettent d’entrer en relation. Paradoxalement à première vue, le savoir constitué sur son nouvel interlocuteur contribue à la construction de la figure d’un « Autre » toujours plus précise à mesure qu’il est mieux connu. Cette représentation de l’altérité est porteuse de sens pour les acteurs et détermine leur action. Nous pourrons ainsi mieux comprendre les modalités du déclenchement des opérations armées qui se sont soldées par la perte officielle de l’indépendance pour les États mossi. Enfin, nous tâcherons de déterminer quelles ont été les conséquences de la conquête française pour les institutions royales mossi. Nous verrons qu’une fois les armes tues, la guerre peut prendre d’autres formes et se prolonger par bien d’autres moyens comme nous l’enseigne Machiavel à propos du royaume de France… Les hommes de contact : profils et missions Le contexte historique des premières rencontres Jusqu’à la toute fin du XIXe siècle, les Mossi n’ont pratiquement vu aucun Européen fouler le sol du Moogo. Barth s’en est approché en 1853, mais son périple l’a écarté du pays mossi, et l’explorateur allemand n’a pu recueillir qu’indirectement quelques informations à son sujet. Il faut attendre treize ans avant qu’un de ses compatriotes, le docteur Krause, 136 parvienne jusqu’à Ouagadougou. Et encore son séjour dans la capitale du Moogo Naaba a-t-il été bref. Il n’a pas dépassé trois semaines et n’a donné lieu à aucune communication publique2. De leur côté, les Mossi disposaient-ils d’informations concernant les Européens avant 1886 ? Si cela a été le cas, elles n’ont pu être qu’indirectes et probablement livrées par des commerçants ou conseillers musulmans proches de la Cour. Nous n’avons à ce sujet qu’une seule certitude : à ce moment, les naaba n’ont ébauché aucune ligne politique claire à tenir à l’égard de ceux que les Mossi vont appeler les « Nasaara »3. Dans les années 1880, les premières missions d’exploration dans la région de la Boucle du Niger sont projetées. Elles sont avant tout le fait des Allemands, des Français et des Britanniques déjà présents sur la côte. Au départ, ces missions revêtent un caractère essentiellement pacifique, mais elles ne sont pas moins révélatrices des progrès de l’expansion européenne en Afrique occidentale. Rappelons quelques étapes importantes de cette progression et commençons par les Français dont l’expansion a été la plus rapide dans cette partie du continent. Présents sur les côtes du Sénégal dès le milieu du XVIIe siècle, les Français ne manifestent aucune volonté de pénétrer plus avant dans les terres avant le milieu du XIXe siècle. Les activités militaires qu’ils entreprennent se bornent à la défense de leurs intérêts commerciaux, notamment contre les incursions des « Maures ». Tout change avec l’arrivée de Louis Faidherbe dans la colonie du Sénégal. Lors d’un premier séjour réalisé entre 1854 et 1861, cet officier à l’origine de la création du corps des Tirailleurs sénégalais4, mène plusieurs opérations militaires avec succès et parvient à agrandir sensiblement le territoire de la colonie. Un traité passé en 1860 avec El-Hadj Omar, souverain des Toucouleur (ou Torodbé), permet d’en clarifier les contours géographiques5. L’influence française s’étend à cette époque sur un espace de près de 10.000 km². À la suite de son second séjour, entre 1863 et 1865, ce même territoire est porté à près de 50.000 km². Cette progression est décisive. Faidherbe se montre soucieux de privilégier la diplomatie et non l’usage de la force à l’égard des autorités locales. Ses deux séjours ne sont pas moins marqués par des missions de reconnaissance et des opérations armées qui posent les bases d’une expansion plus ambitieuse mais certainement pas inéluctable. À partir de 1864, il n’y a plus d’expansion française au Sénégal. Dans les années 1870, la France sort péniblement de la « période de 2 Kambou-Ferrand Jeanne-Marie, Peuples voltaïques et conquête coloniale. 1885-1914, Burkina Faso, Paris, ACCT/L’Harmattan, 1993, p. 26. 3 « Nasaara » (« Nasaarba » au pl.) serait une déformation de « Nazareth » et désigne plus précisément les « Chrétiens », assimilés aux Européens ou « Blancs ». 4 Le premier Bataillon des Tirailleurs sénégalais (BTS) a été créé en 1857. Ces troupes vont jouer un rôle très important dans l’expansion de l’empire français en Afrique, particulièrement dans les pays de la zone sahélienne. 5 El-Hadj Omar a fondé un royaume qui s’étend de Tombouctou aux confins du Sénégal sous domination française. 137 recueillement » suite à sa défaite lors de la guerre franco-prussienne. La situation change tout à la fin de cette décennie, c’est-à-dire au moment où le Moogo – tout particulièrement le Yatenga – est entré dans une période d’instabilité. La zone dite « soudanaise » devient stratégique pour le gouvernement français6. En 1879, le président du Conseil Charles de Freycinet approuve le projet visant à édifier une voie ferrée « transsaharienne » reliant les possessions françaises d’Algérie à celles d’Afrique Noire. L’annexion des pays de la Boucle devient un enjeu stratégique. Cette même année, le gouverneur du Sénégal, le général Brière de l’Isle, est chargé de penser un plan d’extension de la zone d’influence française au Sénégal vers le fleuve Niger. En 1880, le lieutenant-colonel Borgnis-Desbordes occupe la nouvelle fonction de commandant supérieur du Haut-Fleuve et occupe Bamako en 1883. Secondé par les capitaines Gallieni et Archinard, Borgnis-Desbordes permet le prolongement de la voie ferré reliant Kayes à Bamako. Comme l’écrit Jacques Frémeaux, la physionomie des territoires conquis est alors comparable à une « antenne en direction du centre de l’Afrique »7, situation qui, du point de vue militaire, s’avère dangereuse. La prise de Tombouctou, plus à l’est, devient un nouvel objectif. Dans les années qui suivent l’occupation de Bamako, tout se déroule très vite. En effet, les officiers d’Infanterie de Marine chargés des opérations sont jeunes, ambitieux, et généralement partisans de la manière forte8. Leur politique n’est guère accommodante pour les autorités africaines placées à la tête de vastes territoires. Ahmadou, le fils d’El-Hadj Omar, paye chèrement ces ambitions tout comme Samori. Le premier menace la zone d’influence française à partir du nord, le second à partir du sud. Au cours des années 1881-1882, les opérations militaires alternent avec des périodes de trêve sanctionnées par des traités permettant de renforcer le potentiel militaire de chacune des parties. Entre-temps, la Conférence de Berlin (novembre 1884-février 1885) pose des règles de partage du continent africain et invite à une certaine prudence de la part des puissances 6 Au moment de la conquête, cette région est comprise comme le « pays des Noirs » constituant l’arrière-pays de la zone côtière appelée « Guinée ». Le Soudan occidental embrasse une grande partie de la zone sahélienne. 7 Frémeaux Jacques, L’Afrique à l’ombre des épées, 1830-1930, SHAT, vol. 1, Des établissements côtiers aux confins sahariens, 1993, p. 43. 8 En réalité, Jacques Frémeaux montre que deux « écoles » se sont opposées au sein de l’Armée. La première, incarnée par la figure de Gallieni, disciple de Faidherbe, est partisane d’une progression raisonnée au moyen de petits effectifs afin de ne pas susciter la méfiance des populations locales. Cette approche accorde une grande place à la diplomatie ainsi qu’à l’essor du commerce, des infrastructures de transport et de la diffusion de la culture française. La seconde, incarnée par des officiers « soudanais » comme Borgnis-Desbordes ou Archinard, est beaucoup plus agressive et favorable à une expansion rapide appelant de plus larges effectifs et un usage moins mesuré de la force. Cf. Frémeaux J., L’Afrique à l’ombre des épées, 1830-1930, SHAT, vol. 2, Officiers administrateurs et troupes coloniales, 1995, pp. 34-36. 138 signataires ; du moins dans un premier temps9. En 1886, la nomination de Gallieni au poste de commandant supérieur du Soudan français va cependant dans le sens de l’extension et de la sécurisation de l’assise territoriale française. La conquête de la région du Haut-Fleuve Niger est déclarée prioritaire. Entre 1886 et 1888, des campagnes sont menées contre le marabout sarakollé Mamadou Lamine qui meurt en 1887 tandis que des traités sont conclus avec Samori et Ahmadou. À la fin de l’année 1888, le Soudan français est devenu un vaste et compact ensemble de 300.000 km² que les officiers « soudanais » entendent bien agrandir vers l’est. Les pays de la Boucle du Niger, à commencer par le Moogo, sont visés. On se souvient qu’à ce moment, le royaume de Ouagadougou est miné par la guerre civile qui l’oppose à Laalé. Il doit en outre faire face à une grave crise de succession en 1889. C’est à ce moment que le Moogo reçoit ses premiers visiteurs européens. Tout d’abord le docteur Krause déjà cité. Puis, en 1888-1889, le capitaine Binger. Cet ancien officier d’ordonnance de Faidherbe, partisan d’une pénétration coloniale au rythme maîtrisé, prudente, accordant une grande place à la diplomatie dans les rapports avec les autorités locales, est chargé de faire la reconnaissance pacifique des pays de la Boucle du Niger. Binger embarque en février 1887 à Bordeaux. Il rejoint ensuite Dakar et Saint-Louis avant de se lancer en direction de Kong puis du Moogo. Le capitaine a reçu pour instruction de « préparer par des négociations politiques et commerciales avec les chefs des régions traversées, la prise de possession effective de la sphère d’influence française »10. L’objectif visé est de relier le Soudan aux établissements du Golfe de Guinée non pas par la force, Binger n’en a pas les moyens, mais, si possible, par la signature de traités de protectorat. D’une certaine façon, Binger a le droit à l’échec car sa principale mission vise à préparer d’autres missions de reconnaissance plus importantes. Pour être plus précis, Binger doit fournir des connaissances plus précises sur les pays traversés. On attend de lui qu’il fournisse des itinéraires sûrs et cartographiés ainsi qu’une description fidèle des sociétés rencontrées. Malgré tout, Binger espère bien obtenir du roi Sanem la signature d’un traité de protectorat. Cet espoir est vite déçu. Binger se voit contraint de quitter Ouagadougou en 1889 avec l’humiliation d’en avoir été chassé. Cet échec est relatif. Tout d’abord, la France n’a pas encore de compétiteur sérieux dans le Moogo. Au moment où Binger pénètre dans le Moogo, seul le capitaine allemand von 9 Outre un ensemble de dispositions visant à instaurer la liberté du commerce européen, en particulier au moyen de l’internationalisant des fleuves Niger et Congo, l’acte général de la conférence édicte les règles d’occupation dite « effective » des nouvelles possessions. L’article 34 impose aux puissances coloniales d’y établir une « autorité suffisante » et donc permanente dans ces territoires afin que leur possession par les métropoles soit reconnue sur le plan du droit international. Brunschwig Henri, Le Partage de l’Afrique noire, Paris, Flammarion, 1971, 186 p. 10 Kambou-Ferrand J.-M., Peuples voltaïques et conquête coloniale…, op. cit., p. 30. 139 François est parvenu à ses portes. Il a dû lui aussi quitter la région en 1888 sans obtenir le moindre acquis politique en pays mossi11. De plus, Binger a accumulé une somme de savoirs sur la société mossi et son organisation politique qui peut faciliter la tâche de ses successeurs. Précisément, le rythme des missions s’accélère à partir de 1890, notamment sous l’impulsion des officiers « soudanais », particulièrement dynamiques dans la région quitte à bousculer leur gouvernement… Cette année marque en effet l’avènement de l’ « ère Archinard », un « véritable guerrier dans la tradition de Borgnis-Desbordes »12 de l’avis de l’historien Henri Wessling. Elle coïncide avec la vigoureuse reprise de l’expansion française en Afrique de l’Ouest. Contre l’avis de Gallieni et du gouvernement, le colonel Archinard cherche à relancer le conflit avec Samori et Ahmadou, ce qu’il obtient sans peine. En 1890, Ségou est prise ; Nioro l’est à son tour l’année suivante. Archinard progresse rapidement le long du fleuve Niger qu’il descend jusqu’à Bandiagara, cité soudanaise qui tombe en 1893. Les troupes françaises sont désormais aux portes du Moogo. Du haut des falaises de Bandiagara, Archinard peut contempler les terres du Yatenga. Dans ce contexte, la mise sur pied des missions françaises à destination du Moogo inquiète de plus en plus les grands naaba informés de la progression des Nasaara. Tardivement et dans l’urgence, les souverains mossi improvisent une ligne de conduite à tenir à l’égard d’Européens dont la présence est jugée toujours plus inopportune à mesure qu’ils se succèdent. Qu’on en juge : en 1890-1891, les autorités militaires du Soudan dépêchent trois missions qui ont toutes pour point convergent la capitale du Moogo Naaba. Toutes trois échouent. La mission Spitzer de juin 1890 s’avère particulièrement éphémère et presque nulle du point de vue du bilan politique ou cartographique. L’adjoint de Spitzer, le docteur Crozat, se voit à son tour chargé d’obtenir du Moogo Naaba un traité de protectorat. En cas d’échec, l’usage de la force est proscrit. L’officier-médecin doit au contraire chercher à « nouer des relations amicales entre le Soudan français et le Mossi »13. Crozat passe à côté de ce double objectif : aucun traité n’est signé avec le roi de Ouagadougou et, au contraire, les « mauvaises manières » de cet explorateur soulève l’ire du monarque bien décidé à ne plus accueillir avec bienveillance d’autres Européens. Enfin, le lieutenant-colonel Monteil, décidé à imiter son modèle, 11 Curt von François agit à partir du Togoland dont les commerçants allemands souhaitent une politique expansionniste plus active en direction de l’arrière-pays. En mars 1888, von François parvient à passer un traité de protectorat avec les populations « sœurs » des Mossi : les Dagomba. Il en fait de même avec les Mamprusi en avril. Cependant, ses moyens ne lui permettent pas de poursuivre sa mission jusqu’à Ouagadougou. Binger, parvenu à Kong tandis que von François quittait tout juste le Togoland, est donc le second Européen à se rendre dans la capitale du Moogo Naaba. Kambou-Ferrand J.-M., Peuples voltaïques et conquête coloniale…, op. cit., pp. 26-28. 12 Wesseling Henri, Le Partage de l’Afrique, Paris, Folio/Histoire, 1996, p. 348. 13 « Mission du Dr Crozat dans le Mossi, rapports 1890-1891 », ANS 1G 145 (AN 200 Mi 661). 140 Carte n° 7 : La progression européenne en Afrique des années 1880 à 1919 Source : Histoire générale de l’Afrique, UNESCO/NEA, vol. VII (version abrégée), p. 108. 141 l’explorateur Stanley, doit se résigner à quitter bredouille la capitale mossi qu’il a péniblement gagnée le 28 avril 1891. Au tout début des années 1890, une lente accumulation des connaissances permet aux deux parties – française et mossi – d’ajuster leurs relations réciproques. Du côté français, les relevés topographiques de la région, cumulés depuis l’expédition de Binger, préparent les déplacements de futures colonnes à engager dans le cas où l’approche « diplomatique » serait inopérante. Les voies les plus sûres, à défaut d’être les plus courtes, sont mieux connues et la description de la situation géopolitique du Moogo permet aux militaires français de se faire une idée sur les points de dissension politique interne sur lesquels s’appuyer. Du côté mossi, le Nasaara, en particulier français, devient clairement un danger dont il faut prévenir toute intrusion jusqu’au cœur du Moogo. Le contexte général a lui aussi changé dans le courant de la décennie. L’activisme des « Soudanais » porte ses fruits si l’on peut dire et l’étau se resserre très rapidement sur le Moogo qui finit par être pris en tenailles. En 1891, la « pacification » semble acquise au Sénégal. En 1893, le royaume du Dahomè passe sous protectorat français après la défaite de Béhanzin. La même année, la Côte-d’Ivoire devient une colonie française tandis que Bandiagara tombe. La rivalité entre la France et la GrandeBretagne s’intensifie et paraît un temps tourner à l’avantage de cette dernière en pays mossi. Les Britanniques disposent de deux solides points d’appui sur la côte. Le premier est constitué par leurs possessions du delta du Niger, la région des Oil Rivers où leur commerce y est dynamique. En 1861, la région de Lagos devient une colonie dont le ministère des Colonies ne semble pas véritablement savoir quoi faire14 ! La présence britannique s’y fait discrète ; l’autorité n’y est incarnée que par un consul dont l’emprise sur ce territoire est limitée. Un peu à l’image de ce qui se passera en Afrique du Sud sous l’impulsion de Cecil Rhodes, la réorganisation puis la dynamisation de cet espace est le fait d’un homme ambitieux, désireux de faire fortune : Sir George Goldie. En 1881, les établissements commerciaux britanniques fusionnent à son initiative au sein de la National African Company. Goldie forme le projet de repousser les limites de la zone d’influence britannique vers le nord, le long du fleuve Niger. À partir de 1884, malgré quelques hésitations de la part du gouvernement britannique, le consul est autorisé à passer des traités de protectorat en pays yoruba. Deux ans plus tard, Goldie se voit reconnaître par la Couronne une charte fondant la 14 Wesseling H., Le Partage de l’Afrique, op. cit., p. 360. 142 Royal Niger Company, une sorte de gouvernement privé sur une région longeant le fleuve Niger et placé sous l’autorité nominale de la reine Victoria. À partir de 1890, la politique britannique y devient plus agressive malgré la signature d’une convention avec la France partageant leur sphère d’influence respective le long d’une ligne allant de Say à Barroua15. En 1894, après quelques opérations militaires et la signature de traités de protectorat avec des chefs yoruba, la présence des Britanniques dans la partie méridionale du Nigeria est consolidée. Le second point d’appui dans cette partie de l’Afrique de l’Ouest est la Gold Coast, voisine du Moogo. Après une première série de guerres contre les Asante perdues par les Britanniques, ces derniers sont parvenus à s’emparer en 1874 de leur centre politique : Kumasi. La Gold Coast est érigée en colonie. La conquête de son hinterland s’avère déterminante pour la défense des intérêts commerciaux britanniques. Ce projet d’annexion de l’arrière-pays de la Gold Coast s’inscrit dans un contexte de rivalité avec la France. Une simple lecture de la carte de l’Afrique de l’Ouest en 1890 permet de comprendre les enjeux géopolitiques de cette rivalité. Tandis que la France cherche à étendre son influence en descendant le fleuve Niger, la Grande-Bretagne forme un projet analogue en le remontant. Par ailleurs, les deux puissances européennes ont tout intérêt à permettre l’établissement d’une jonction terrestre entre leurs possessions côtières. Pour les Français, la liaison entre la colonie de Côte-d’Ivoire et le protectorat du Dahomey est vitale. Pour les Britanniques, il s’agit de faire de même entre la Gold Coast et le Nigeria. De ce constat, il apparaît nettement que les pays de la Boucle du Niger constituent un enjeu géopolitique déterminant pour les deux nations impériales. D’une certaine façon, le Moogo constitue une sorte de clé de voûte permettant de relier différents territoires censés former un édifice d’un seul tenant en Afrique occidentale. Si le Moogo est stratégique, c’est aussi parce qu’il se trouve à la croisée des chemins entre l’axe de progression française et britannique16. Devant l’avancée des Français jusqu’aux portes du Moogo, la Grande-Bretagne ne pouvait rester passive. En 1894, elle parvient à obtenir ce que ni Binger ni Monteil n’ont acquis : la signature d’un traité de protectorat avec le roi de Ouagadougou. Ce succès, la Couronne le doit à George Ekem Ferguson, un métis originaire d’Anomabou (Gold Coast). Celui que l’on surnomme le « mulâtre de Sierra Leone » où il a passé une partie de sa jeunesse dispose d’importants 15 Cette convention, signée le 5 août 1890, sépare les sphères d’influence française et britannique selon une ligne allant du fleuve Niger au lac Tchad. Pour autant, elle est loin de régler le contentieux entre les deux puissances. Monteil estime en effet que les intérêts de la France ont été lésés. Cf. Bouche Denise, Histoire de la colonisation française, Paris, Fayard, 1991, pp. 69-70. 16 Cette situation géostratégique rappelle celle qui a conduit en 1898 les deux puissances au bord d’un grave incident diplomatique lors de la célèbre « crise de Fachoda ». De même qu’au Soudan oriental, les Britanniques suivent un axe d’expansion d’orientation nord-sud qui coupe perpendiculairement celui de la France. Fachoda se trouve à la croisée des chemins comme le Moogo en Afrique occidentale. 143 atouts. À commencer par une solide expérience politique débutée treize ans plus tôt lors de son entrée au gouvernorat de la Gold Coast. Par ailleurs, Ferguson connaît bien le pays asante où il mène plusieurs missions de reconnaissance. Enfin, Ferguson est un métis, et il ne fait pas de doute que ceci a pu inspirer la confiance des Mossi qu’il a rencontrés, d’autant plus qu’il a toujours affirmé auprès d’eux le caractère pacifique de sa mission17. Le 2 juillet 1894, Ferguson, bien accueilli par Naaba Wobgho, obtient la signature d’un traité qui accorde une grande place aux questions commerciales. Néanmoins, l’article 3 enjoint le roi à ne céder son territoire à aucune puissance étrangère ainsi qu’à ne signer aucun traité de protectorat que celui conclu avec la Grande-Bretagne18. Le document, « signé » par vingt et un membres de la Cour royale dont le titre est mentionné de façon approximative, engage le royaume de Ouagadougou au moment où la menace française se fait sentir avec force. La manœuvre d’un roi qui joue de la rivalité entre Européens est habile. Mais elle ne convainc aucunement les autorités militaires françaises qui contestent la validité du traité. Le capitaine Destenave, résident de France à Bandiagara, en fait partie. Après avoir appris non sans aigreur la nouvelle de la signature du traité britannique en octobre 1894, celui-ci en déduit qu’il ne s’agit que d’un simple « certificat de relations commerciales » sans aucune portée politique19. De plus, le traité britannique ne porte que sur la partie centrale du Moogo, mais n’engage aucunement le royaume du Yatenga. Les efforts de Destenave se portent donc sur cet État mossi indépendant. Le contexte lui est favorable. L’arrivée du colonel de Trentinian à la tête du commandement supérieur des Troupes du Soudan marque un regain d’activités militaires dans la région. Après avoir confirmé les traités signés par Monteil dans la zone sahélienne, puis vérifié si le Yatenga dépend ou non de Ouagadougou, Destenave entend pousser sa mission jusqu’à la capitale du Moogo Naaba et y signer avec le roi un traité de protectorat « dans les règles ». Au bout de deux semaines de marche, le capitaine parvient à gagner Ouahigouya à partir de Bandiagara. Le 12 mai 1895, il y est accueilli de façon courtoise par le Yatenga Naaba Baongo dont le trône est menacé par une partie du lignage royal. Six jours plus tard, Destenave obtient que le Yatenga passe sous le protectorat de la France. D’une certaine façon, les graves crises dynastiques qui agitent le Yatenga ont précipité le royaume à sa perte. Trop content d’obtenir le soutien de la France 17 Selon Françoise Bretout, lors de ses voyages, Ferguson « se présentait comme un marchand et rien de plus, disait qu’il n’était chargé d’aucune mission ». Bretout F., Mogho-Naba Wobgo : la résistance du royaume mossi de Ouagadougou, Paris/Dakar, ABC/NEA, 1976, p. 35. 18 « Copie du Traité d’amitié, de liberté de commerce (Ferguson) envoyé au département le 8 février 1897 », ANS 1G 221 (AN 200 Mi 670). 19 Kambou-Ferrand J.-M., Peuples voltaïques et conquête coloniale…, op. cit., p. 68. 144 contre ses ennemis, Naaba Baongo a probablement sous-estimé la portée d’un traité qui lui ôte de facto sa souveraineté effective sur le royaume. Néanmoins, la mission Destenave ne connaît pas d’autres succès. Comme tous ses devanciers français, il se voit contraint d’abandonner le chemin de Ouagadougou après s’être vu signifier par le Moogo Naaba un refus absolu de traiter avec lui. Ce demi-échec va avoir d’importantes conséquences sur l’avenir politique du royaume de Ouagadougou. Pris dans une course contre la montre avec les Anglais ainsi que Samori, les « Soudanais » n’ont plus la patience – mais en avaient-ils fait preuve auparavant ? – de se permettre un nouvel échec. La mission Destenave marque la dernière tentative d’instaurer « pacifiquement » le protectorat français sur Ouagadougou. En définitive, l’absence de relations diplomatiques entre l’officier et le Moogo Naaba devient un beau prétexte visant à justifier l’annexion du royaume par les armes. Cette mission n’échoue cependant pas à Destenave qui a été contraint de se replier sur Bandiagara. Elle est confiée en 1896 à deux jeunes lieutenants particulièrement ambitieux et peu regardants sur les moyens d’accomplir une brillante carrière au Soudan : Paul Voulet et Julien Chanoine. Mais avant d’évoquer le déclenchement de la conquête du royaume de Ouagadougou, nous aimerions examiner la mise en place de parcours cognitifs qui, au fil des multiples voyages d’exploration européens, ont suivi des itinéraires poussés toujours plus loin au cœur de l’intimité du Moogo. Les Mossi ne sont pas restés passifs et nous nous demandons dans quelle mesure ils ont pu être en mesure de détourner ces parcours, d’en maîtriser le rythme de progression, ou encore de filtrer ou de déformer les informations recueillies par les officiersexplorateurs. Itinéraires d’exploration et parcours cognitifs Les premiers voyages d’exploration européens dans le Moogo établissent à première vue des relations asymétriques entre les protagonistes. Cette asymétrie se manifeste sur le plan du savoir et bénéficie en premier lieu aux « agents de contact » africains qui disposent bien évidemment d’une parfaite connaissance des pays traversés par les Nasaara. Jusqu’en 1896, les explorateurs européens ne disposent d’ailleurs que de très peu de moyens humains et matériels, situation qui réduit fortement leur marge de manœuvre et leur interdit tout usage de la force afin d’obtenir le placement des régions qu’ils traversent sous leur influence. De Binger à Destenave, tous ne disposent que d’une poignée d’hommes au plus pour mener à bien leur mission. Le docteur Crozat n’a ainsi à sa disposition qu’une douzaine de 145 Carte n° 8 : Les missions d’exploration en pays voltaïque à la fin du XIXe siècle Source : Kambou-Ferrand J.-M., Peuples voltaïques et conquête coloniale…, op. cit., p. 72. 146 compagnons de route dont cinq porteurs, un domestique et un cuisinier, deux spahis, deux tirailleurs « Sénégalais » et un interprète. Il en va de même pour Binger qui n’a pas souhaité emmener avec lui davantage d’hommes afin de ne pas susciter la méfiance des populations rencontrées. De son côté, Destenave est l’officier qui dispose du plus fort contingent jusqu’à la conquête de 1896-1897. Il peut compter sur vingt soldats dont le seul but est de dissuader toute attaque sur le chemin. Il ne s’agit donc en aucun cas d’une armée d’occupation. Cette situation rend leur position précaire. En effet, nous avons vu qu’aucun d’entre eux n’a été en mesure de passer outre les interdictions des naaba de traverser leur pays ou de poursuivre leur voyage dans la direction de leur choix. Cette faiblesse n’est pas seulement d’ordre quantitatif. Outre les effectifs mobilisés, les explorateurs ont cruellement besoin de guides et d’interprètes de qualité. Eux-mêmes ne maîtrisent pas le mooré. Binger dit tout juste connaître une cinquantaine de mots, et avoue que cela « constituait un trop léger bagage linguistique pour [se] faire comprendre »20. Encore cet officier a-t-il disposé d’une assez bonne connaissance de l’Afrique de l’Ouest. Agé de 32 ans au moment où il parvient à gagner Ouagadougou, Binger a déjà servi à trois reprises au Sénégal sous les ordres de Faidherbe dont il a été l’officier d’ordonnance. Monteil, son aîné de sept ans, a lui aussi servi au Sénégal sous le commandement de Brière de l’Isle en plus d’un séjour en Indochine. Ces deux officiers sont également curieux et se sont fait « ethnographes ». Particulièrement Binger dont les descriptions de la société mossi qu’il livre, tout en étant un produit de son temps, sont cependant suffisamment fines et précises pour être encore utilisées aujourd’hui – avec quelques précautions – afin d’étudier le Moogo précolonial. Cette curiosité et cette expérience ont cependant des limites. Ainsi, Binger doit à un pur hasard sa rencontre avec Bakari Koutou, frère du Moogo Naaba Sanem. Voici comment le capitaine a relaté cette pittoresque rencontre : « Mon arrivée chez Boukary Naba fut très drôle. Ainsi que je l’ai dit plus haut, j’étais parti sans guide de Bouganiéna ; je tombais donc chez lui tout à fait à l’improviste, sans interprète »21. De son côté, Crozat semble mieux doté en la matière. Mahmadou Dali, un domestique du capitaine Quiquandon, l’accompagne et fait office d’interprète. Puis Crozat confie à son tour à Monteil un de ses interprètes mooréphone, un certain Abdoulaye Traoré. Cependant, disposer d’un interprète ne préjuge en rien de la qualité des services que ce dernier rend. Abdoulaye ne donne effectivement pas satisfaction à Crozat qui juge bon de s’en débarrasser à Lanfiéra. Le docteur 20 21 Binger L.-G., Du Niger au golfe de Guinée…, 1er vol., op. cit., p. 449. Ibid. 147 n’a pas plus de chance avec son second interprète, Tédian, qui, originaire du Yatenga, refuse de poursuivre le voyage s’il ne lui est pas permis de retourner chez lui après la mission. Non seulement le savoir des interprètes peut laisser à désirer, mais leur bonne volonté à suivre scrupuleusement les ordres de leur chef européen aussi. Amadou Hampâté Bâ, dans un autre contexte, a d’ailleurs popularisé cette figure de l’interprète africain qui, s’il est habile, peut mettre à profit sa connaissance des langues locales pour imposer son influence au détriment du « Blanc »22. Cette situation n’est pas propre au Soudan français du début du XXe siècle. On ne sait en effet pas dans quelle mesure certains interprètes ont joué un double-jeu à l’égard des chefs de mission, et surtout s’ils ont volontairement déformé, omis, ou exagéré certains des propos qu’ils ont rapportés. Ont-ils agi secrètement en agents de renseignement pour le compte des Cours royales mossi ? En dehors des interprètes étrangers au Moogo, il est certain que les explorateurs ont été à plusieurs reprises dupés par leur personnel africain. La plupart de ces agents sont musulmans. Leur religion, parfois associée à leurs activités marchandes, en font des acteurs mobiles, intégrés dans un vaste espace sous-régional organisé par le commerce sur longue distance. Nous avons vu que le Moogo n’est pas resté un espace totalement réfractaire à l’islam et qu’il était aussi inséré dans l’espace marchand sous-régional. Les intermédiaires entre les officiers « blancs » et les naaba ont parfois été ces marchands musulmans bien introduits dans les Cours royales. Les souverains pouvaient en effet compter sur leur expérience directe ou indirecte du contact avec les Nasaara. Ces agents de contact ont joué un rôle sensiblement différent selon leur éloignement des capitales royales ainsi que leur appartenance sociale et leurs activités professionnelles. Dans un premier rayon d’environ 200 à 350 km à partir de Ouagadougou, il s’agit de grandes figures religieuses et politiques en mesure de garantir la sécurité des itinéraires empruntés par les missions européennes et d’entrer en relation avec les naaba que les officiers souhaitent approcher. Deux figures reviennent à plusieurs reprises dans les récits de voyage : l’une est féminine, l’autre masculine. Lorsque Binger parvient à Sya en avril 1889, il peut compter sur l’hospitalité de la princesse Guimbi Wattara23. Cette fille du roi du Gwiriko (région peuplée par les Bobo) a alors 53 ans. Binger est le premier Européen qu’elle rencontre et l’accueil qu’elle lui réserve est des plus réconfortants pour un capitaine à bout de forces. La population vivant dans les environs de Sya lui est plutôt hostile si bien que la protection que lui offre Guimbi Wattara est 22 Hampâté Bâ Amadou, L’Étrange destin de Wangrin, Paris, Union générale d’éditions, 1973. Hébert Jean, « Une grande figure de Bobo-Dioulasso : la princesse Guimbé Ouattara », in Massa G. et Madiéga Y. G. (dirs.), La Haute-Volta coloniale.., op. cit., pp. 509-522. 23 148 vitale. La princesse peut s’appuyer sur son ascendance noble qui lui confère une grande influence parmi les Wattara de la région de Kong. Binger y acquiert ainsi une « bonne réputation »24, ce qui passe pour un véritable sauf-conduit. Mieux, Binger a cumulé un capital de sympathie – voire d’estime – dans cette partie de l’Afrique qui parvient jusqu’à la connaissance de Bakari Koutou et lui entrouvre les portes du Moogo. En mars 1891, Crozat bénéficie à son tour de la bienveillance de Guimbi au sujet de laquelle il ne tarit d’ailleurs pas d’éloges. Crozat et Monteil ont pu compter quant à eux sur l’appui de Karamokho Ba Sanogo, l’almami de Lanfiéra25. Cette haute figure religieuse, en partie à l’origine de la diffusion de l’islam en pays mandé, est un érudit de grande renommée, souple et tolérant. Monteil, admiratif à l’égard du personnage, loue son savoir ainsi que sa grande curiosité26. Du point de vue de Monteil ainsi que de Crozat, Karamokho a en outre pour grande qualité le fait de ne pas se méfier des Européens. L’almami passe à cette époque pour un interlocuteur décisif capable de conduire les officiers jusqu’à Ouagadougou. En effet, la localité de Lanfiéra, devenue un important centre politique et religieux du Dafing27, est connectée au trafic marchand qui relie Kong au Moogo. En outre, Bassirou Sanogo a mis en évidence les liens diplomatiques qui ont existé entre Karamokho et le Moogo Naaba par l’entremise des conseillers marka de l’amami. À en croire Monteil, ces relations sont pourtant instables, lui qui apprend de Crozat « que le Naba de Waghadougou lui [l’almami] avait marqué une grande défiance, que les sorciers et les marabouts s’étaient coalisés pour représenter à celuici que la vue des blancs devait lui être fatale, que signer en tout cas un papier avec eux devait être sa perte »28. Cependant, pour la plus grande satisfaction du lieutenant-colonel, l’almami a semblé peu convaincu par la démonstration du roi de Ouagadougou à qui il a remis un courrier destiné à convaincre ce dernier « qu’il n’a rien à redouter de [sa] venue, qu’il a tout à gagner à bien [le] recevoir et surtout que les relations qu’il pourrait avoir avec [Monteil] ne sauraient lui porter malheur »29. Karamokho s’appuie donc sur son autorité morale ainsi que ses contacts diplomatiques afin de procurer à Monteil un sauf-conduit censé lui permettre 24 Avant de se rendre à Sya, Binger a été courtoisement reçu par Samori lors du siège de Sikasso. Cet autre almami lui a ouvert la route de Kong. Cf. Kambou-Ferrand J.-M., Peuples voltaïques et conquête coloniale…, op. cit., p. 30. 25 Sanogo Bassirou, « Karamokoba », in Madiéga Y. Georges et Nao Oumarou, (dirs.), Burkina Faso, cent ans d’histoire, 1895-1995, tome 1, Paris/Ouagadougou, Karthala/ PUO, 2003, pp. 618-619. 26 Ibid., pp. 612-613. 27 Le Dafing est essentiellement peuplé par les Marka. Cette région se situe à l’ouest du Moogo. 28 Monteil Parfait-Louis (lieutenant-colonel), De Saint-Louis à Tripoli par le lac Tchad. Voyage au travers du Soudan et du Sahara accompli pendant les années 1890-1891-1892, Paris, Félix Alcan, 1894, p. 118. 29 Ibid. 149 d’entrer sans encombre à Ouagadougou. Mais une fois de plus, cette recommandation a eu un effet pour le moins limité, Monteil n’ayant pu tempérer la méfiance du roi vis-à-vis des Européens… À partir d’un rayon situé à moins de 200 km de Ouagadougou, les chefs de mission rencontrent une série d’acteurs de moindre envergure dont la bonne foi devient toujours plus douteuse à mesure que le cœur politique du Moogo se rapproche. Ces agents de contact sont généralement des figures relieuses locales ou des marchands qui s’improvisent guides ou émissaires. Ils sont également des agents de renseignement précieux pour la Cour de Ouagadougou. Tout en filtrant les informations relatives aux voies d’accès vers la capitale royale, ces intermédiaires font souvent preuve de ruse afin de détourner les explorateurs français de leurs buts initiaux. Ils peuvent ainsi leur barrer certains chemins ou en réorienter d’autres afin de prémunir le Moogo de toute intrusion jugée trop menaçante des Européens. Ce double-jeu d’Africains qui, tout en feignant de faciliter le déplacement des missions, les compliquent en réalité souvent, ne semble pas toujours avoir été nettement perçu par les explorateurs. Ceci explique peut-être l’optimisme affiché par Binger qui affirme que « Le difficile est d’aller assez loin et de traverser plusieurs États. Au fur et à mesure que l’on avance vers l’intérieur, la méfiance des indigènes diminue : on n’a pas de peine à leur faire comprendre qu’on n’est pas tombé du ciel et que, pour avoir déjà traversé tant de pays sans encombre, on jouit d’une bonne réputation »30. Parvenu à Ouahabou, localité située à 175 km au sud-ouest de Ouagadougou, Binger doit y rencontrer un certain Karhamoko Mouktar. Celui-ci est le fils de Mamadou Karantao qui a soumis les Gourounsi de la région de Boromo au milieu du XIXe siècle. Binger a besoin de lui pour poursuivre sa route vers l’est. Karhamoko Mouktar est en effet en capacité de le mettre en contact avec des Mossi de la région. De l’avis de Binger, Mouktar et Karantao lui sont d’autant plus précieux que « par leurs relations et la connaissance des pays de la rive gauche du fleuve » ils seraient en capacité de le faire « gagner sans difficulté soit le Yatenga et Ouadiougué [Ouahigouya] sa capitale, soit le Mossi et Waghadougou »31. Finalement, le 8 juin 1888, il tombe nez à nez avec Bakari Koutou après avoir difficilement franchi la Volta Noire. Une fois parvenu à Sakhaboutenga, Binger doit s’en remettre à une nouvelle personnerelais afin de gagner Ouagadougou : Karhamoko Issaka. Ce dernier est chargé par Bakari Koutou de lui obtenir une entrevue auprès du Moogo Naaba Sanem. Le prince mossi justifie la nécessité de passer par un intermédiaire par le fait qu’il n’était « pas du tout d’accord avec 30 31 Binger L.-G., Du Niger au golfe de Guinée…, 1er vol., op. cit., p. 3. Ibid., p. 416. 150 son frère [et n’avait] avec lui que des rapports de service »32. Mais, la facilité avec laquelle Binger est parvenu dans la capitale a occulté un aspect moins positif de son expédition : à coup sûr, Bakari l’a immiscé malgré lui dans les querelles dynastiques qui agitent à ce moment le royaume. Le fait que ce capitaine ait gagné le Moogo par l’ouest n’y est pas étranger. Nous savons que cette partie du pays mossi est la plus troublée. Voisine du pays des Gourounsi, elle est un espace sur lequel la Cour royale n’a guère de prise. Ce n’est donc pas un hasard si Bakari, prince écarté du pouvoir au bénéfice de Naaba Sanem, est relégué à une vie d’errance, de rapines et de razzias dans cette région. D’une certaine façon, Binger entre par un espace de dissidence ou tout au moins de relégation vis-à-vis du pouvoir central. Bakari n’ignore certainement pas que Binger ne peut qu’être mal reçu à Ouagadougou. De nombreux éléments pris dans la description qu’a dressée Binger de son séjour dans le Moogo laissent à penser que Bakari a voulu se donner une image positive afin de mieux dévaloriser l’image de son frère, Naaba Sanem. Et ce roi, parce qu’il a « mangé le naam », doit protéger son royaume et ne peut accueillir Binger aussi courtoisement que Bakari. Dans le contexte de crise politique aiguë qui prévaut alors, la présence du capitaine dans le Moogo est perçue par la Cour comme un nouveau facteur de déstabilisation. D’ailleurs, tout se passe comme si Binger a été vu par Bakari comme une carte à jouer afin d’affaiblir son frère. Cette hypothèse est d’autant plus sérieuse que Naaba Sanem doit faire face à ce moment à la révolte de son Laalé Naaba. Comme cela était prévisible, Naaba Sanem a pour le moins très mal reçu Binger. Chassé comme un vulgaire intrus de la capitale33, le capitaine s’est senti humilié. Revenu auprès de Bakari, ce dernier lui a posé une question qui n’est pas dénuée d’humour. Mais laissons la parole à Binger : « Dès que Boukary me vit m’avancer vers sa case, il vint au-devant de moi, me tendit les deux mains et, avec son gros rire, me dit : « Eh bien, lieutenant, comment trouves-tu Waghadougou et mon frère ? »34. À n’en pas douter, la réponse était convenue et la surprise de Bakari feinte. Bien entendu, Naaba Sanem lui a interdit l’accès au Yatenga prétextant que ce royaume dépendait de son autorité, ce qui est parfaitement infondé. Décidé à quitter le Moogo, Binger a dû rencontrer d’autres difficultés. Désireux de se rendre sur Salaga (actuel Ghana), il s’est vu offrir les services d’un certain Idriza par le Moogo Naaba. Le roi Sanem entendait empêcher Binger de rallier Gambaga où se serait trouvée une hypothétique mission européenne qui, selon lui, 32 Ibid., 456. D’après le récit de Binger, Naaba Sanem semble avoir hésité devant l’attitude à tenir à son égard. Tantôt ouvert, puis hostile à l’officier, le Moogo Naaba finit par ordonner son expulsion croyant qu’il n’était que l’avant-garde d’une mission européenne de plus grande envergure venue du sud. 34 Ibid., p. 469. 33 151 aurait souhaité rejoindre Ouagadougou. Idriza a été chargé de conduire Binger sur la route imaginée par le roi. Tout juste sorti de Ouagadougou, Binger, guidé par l’envoyé du souverain, a soudain été pris d’un doute sur la pertinence de l’itinéraire qui lui a été conseillé. Idriza, à qui Binger demande si le roi n’a pas à nouveau changé d’avis et l’empêcherait de gagner Salaga, a répondu avec aplomb que la voie doit bien le conduire à Salaga. La supercherie est vite décelée par Binger qui écrit qu’« Interrogé sur l’itinéraire que j’avais à suivre et les noms des villages à traverser, cette canaille eut l’audace de me citer une série de villages qui n’existent pas. Une demi-heure après, il n’y avait plus de doute pour moi : je faisais route sur la résidence de Boukary Naba »35. Le déficit de savoir du capitaine, relatif puisqu’il parvient néanmoins à prendre rapidement conscience du fait qu’il a été trompé, n’explique pas moins le contrôle ou la maîtrise de ses déplacements par la Cour royale. À mesure que les missions françaises se sont succédé dans la région, ce déficit s’est réduit et les relations entre Mossi et Européens se sont équilibrées sur le plan du savoir. Pour autant, la modestie des moyens matériels et humains dont ont disposé les successeurs de Binger a continué de les placer en situation de faiblesse face à des acteurs locaux qui n’ont reculé devant aucune ruse afin de servir leurs propres intérêts ou ceux des naaba. Monteil en a fait l’expérience à l’approche de Yako. En avril 1891, il obtient l’aide de l’almami de Lanfiéra qui le recommande à Moussa Keïta, un « marabout du Mossi ». Celui qui a déjà offert ses services à Crozat est chargé de marcher au-devant de Monteil afin de le conduire jusqu’au Moogo. Mais Moussa Keïta ne semble pas disposé à lui fournir l’aide qu’il a consentie à Crozat. Voici l’explication que ce dernier a reçue : « Moussa a bien guidé le docteur ; il ne peut le faire pour moi, dont la venue est depuis si longtemps annoncée. Or il est exilé du Mossi et il serait certainement découvert et appréhendé en ma compagnie » ; Crozat n’est pas convaincu et conclut que « C’étaient au fond de très mauvaises raisons »36. Selon lui, Moussa cherche à tirer parti de sa faiblesse et pratique une sorte de chantage afin d’obtenir une généreuse récompense pour ses services rendus au Moogo Naaba. Finalement, Monteil doit renoncer à son aide. Cette expérience, suivie par d’autres bien plus désagréables, le conduit à présenter les difficultés de sa mission de façon exactement inverse à celle de Binger. À l’approche du Moogo, Monteil est convaincu que « les difficultés vont singulièrement s’accroître au fur et à mesure que nous allons avancer vers l’Est. Au lieu de ces populations bambaras et bobos, rudes d’abord, mais au demeurant simples et droites, nous allons trouver des populations d’humeur en apparence moins farouche, mais chez 35 36 Ibid., p. 467. Monteil P.-L., De Saint-Louis à Tripoli par le lac Tchad…, op. cit., pp. 118-119. 152 lesquelles l’astuce et le mensonge entrent comme monnaie courante dans les relations »37. Une fois parvenu à Yako, un village situé à 100 km de Ouagadougou, Monteil voit ses craintes confirmées. Se souvenant qu’à la suite d’une ruse déployée par les Mossi Crozat y avait été retenu dix jours, Monteil craint de subir le même sort. Crozat l’avait d’ailleurs mis en garde contre un certain Salifou, un « personnage aussi cupide que fourbe » à l’en croire38. À défaut de trouver ce Salifou sur place, Monteil rencontre un dénommé « Baba » dont les motivations et l’art de la dissimulation en font un interlocuteur semblable. Prétextant que Salifou est indispensable pour rencontrer le Yako Naaba mais qu’il est fort éloigné, Baba insiste pour que Monteil attende son retour. À quatre heures du matin, Monteil, ne voyant toujours personne venir, fait connaître son désir de partir. Soudainement, presque par enchantement, Salifou apparaît à cheval. Mais le hasard n’y est pour rien. Comme le constate Monteil, « son cheval n’a pas fait dix minutes de route » : il s’est agi d’un « coup monté »39 ! Malgré tout, la rencontre avec le naaba de Yako a finalement eu lieu dans un délai raisonnable et grâce à la ténacité de Monteil. Une fois parvenus à Ouagadougou, ces Européens doivent encore composer avec trois nouveaux types d’intermédiaires avant d’entrer en contact direct avec le souverain. Il s’agit de leurs logeurs, des serviteurs palatins ainsi que des conseillers musulmans du Moogo Naaba. Lors de leur arrivée dans la capitale, les chefs de mission sont hébergés soit par l’imam de Ouagadougou, soit par la princesse Baouré. Tout en accordant l’hospitalité aux Nasaara, l’un et l’autre fournissent très certainement à la Cour de précieux renseignements sur leurs invités. Comme le souligne Jeanne-Marie Kambou-Ferrand, Baouré sert « d’agent double de renseignement »40 tout en maintenant avec Krause, Binger ou Crozat des relations cordiales, voire amicales. Pourquoi cette femme est-elle devenue la logeuse attitrée des Européens de passage à Ouagadougou ? La princesse est la fille du Moogo Naaba. Devenue veuve, elle s’est mariée à un membre de la famille de l’almami de Ouagadougou dont on se souvient du rôle de conseiller du roi. Baouré fait ainsi le lien entre l’entourage musulman du roi et les membres du lignage royal. Sa condition de femme joue pour elle. Nous savons que les épouses royales ont pu exercer leur influence au sein de la Cour. Souvent très écoutées par le souverain, leur sexe leur interdit de « manger le naam ». Baouré, par sa condition féminine, est ainsi placée au cœur des intrigues sans pouvoir utiliser cette position pour jouer un rôle 37 Ibid., p. 119. Ibid., p. 124. 39 Ibid., p. 125. 40 Kambou-Ferrand J.-M., Peuples voltaïques et conquête coloniale…, op. cit., p. 39. 38 153 politique officiel41. Elle est aussi la mieux placée pour faire écran entre les nouveaux venus que sont les Européens et le monde du naam qui, lui, est une affaire d’hommes. Enfin, peutêtre le roi pense-t-il que Baouré, parce qu’elle est une femme, n’attirera pas la méfiance de Binger. Constatons que les relations que la princesse entretient avec « ses étrangers » sont complexes. Voici comment Crozat juge la qualité de ses relations avec elle : « Par Baouré, qui est, je crois, assez franche avec moi et qui en outre, a le défaut, quoique femme, d’aimer fort le dolo, ce qui lui fait avoir des moments de véritable expansion, je suis tenu assez régulièrement au courant de ce qui se passe chez le Naba. J’apprends par elle l’impression que ma venue et mon audience ont produites sur le Naba et sur ses conseillers. Quant à l’entourage du Naba, Baouré ne me cache pas, ce dont je me doutais, que je n’y ai guère de partisans »42. À n’en pas douter, Baouré lui a donné des informations tout à fait justes bien que très vagues sur l’hostilité de certains membres de l’entourage du roi à son égard. À l’inverse, il ne fait pas de doute qu’elle a pu éclaircir le roi sur les intentions réelles de Crozat. Ce dernier fait peut-être état de liens de complicité avec la princesse, mais il n’est pas dupe pour autant et sait qu’elle ne lui est pas totalement acquise ; il dit ainsi être « absolument sûr que tout ce que je lui disais était fidèlement répété, et que la crainte de déplaire qui pouvait, dans certains cas, arrêter l’almami [de Ouagadougou] ou son frère ne lui ferait à elle rien atténuer (…). [Bakari], du reste, ne paraissait pas voir d’un mauvais œil ces entretiens, et il ne lui déplaisait pas que ce fût sa fille même qui me servit d’intermédiaire. "Comment va ton blanc aujourd’hui, lui disait-il avec un peu de raillerie et que dit-il de nouveau ?" »43. Crozat et Baouré sont pris dans un jeu d’instrumentalisation réciproque. Pour le docteur, l’appui de la princesse lui permet de ne pas avoir à passer par les intermédiaires musulmans afin d’entrer en contact avec la Cour. Ces derniers sont devenus les plus solides obstacles que rencontrent les Européens désireux d’approcher le roi. Mais qui est cet « almami de Ouagadougou » dont nous parle Crozat ? L’emploi de ce titre paraît abusif dans le contexte de diffusion de l’islam en pays mossi. Cet homme est plus sûrement l’imam de la capitale. Il compte parmi ceux qui, par leurs liens étroits avec la communauté islamisée et mobile de la capitale, savent quelle menace la venue toujours plus nombreuse d’Européens dans le Moogo fait peser sur les institutions royales. Aucun doute 41 Crozat va dans ce sens et remarque que « dans l’esprit des gens du Mossi, les paroles d’une femme ne tirent jamais à conséquence et ne valent que comme renseignements ». Cf. « Mission du Dr Crozat dans le Mossi », doc. cit. 42 Ibid. 43 Ibid. 154 qu’ils sont à l’origine de l’attitude peu accommodante de Naaba Sanem à l’égard de Binger. Aucun doute également qu’ils sont à l’origine de cette idée partagée par Naaba Wobgho selon qui « Les Blancs finissent toujours pas faire ce qu’ils veulent »44. Le roi, qui n’a eu jusque-là presque aucun contact direct avec des Européens n’aurait pu affirmer cela de lui-même. Ils sont peut-être aussi derrière cette mise en garde des émissaires du Moogo Naaba dans le Yatenga qui, au sujet de Destenave, estiment que l’objectif des Blancs est de « [s]’emparer du pays, que le naba et tous les chefs ne seraient plus rien, qu’il fallait beaucoup se méfier de [lui] »45. Elle va dans le sens de ce refus de Naaba Wobgho d’accueillir Crozat, lui qui déclare : « Depuis longtemps j’ai fait consulter les gris-gris ; tous ont répondu que si je voyais un Blanc, j’étais un homme mort »46. Le mépris que porte Crozat à l’égard des conseillers marka, hausa ou diula de la Cour s’explique mieux. Selon lui, sa mission est gênée par la présence de « marabouts poussant la stupidité et l’orgueil jusqu’à se faire un titre de gloire et de sainteté de ne jamais adresser la parole à un blanc »47 ! Une fois parvenus au cœur du Na-yiri, les Européens les plus chanceux doivent encore composer avec les sogoné qu’ils assimilent à des « pages ». Ces serviteurs ne rendant des comptes qu’à leur maître, le Moogo Naaba, ne sont pas là que pour jouer le rôle de domestiques palatins. Ils jouent également un rôle politique non négligeable, ce que bien des explorateurs européens ont négligé. Habituellement, les sogoné sont présents auprès du roi au quotidien. Presque personne ne fait attention à eux, non seulement parce qu’ils ne peuvent nourrir aucune ambition politique à l’image des femmes, mais aussi parce que leur discrétion, leur silence, les font presque oublier. Pourtant, les sujets qui souhaitent obtenir quelques informations, sur une question de succession par exemple, savent très bien que ces serviteurs sont sensibles à l’attrait de l’argent. Ils sont ceux aussi qui peuvent observer discrètement les invités du roi sans éveiller de soupçon. Par conséquent, eux aussi peuvent jouer une sorte de double-jeu, c’est-à-dire faciliter pour les visiteurs une entrevue avec le souverain, mais aussi donner à ce dernier de précieuses informations les concernant. Dans les années 1880-1890, ces sogoné voient des Européens pour la première fois, mais leur attitude à leur égard est absolument la même que celle qu’ils ont traditionnellement réservée aux visiteurs africains du roi. Monteil est conscient de tout cela, lui qui signale qu’un des « pages » du Moogo Naaba a la tendance fâcheuse de rôder autour de son camp. Il n’ignore pas davantage la nécessité de 44 Ibid. Lettre du capitaine Destenave au gouverneur du Soudan français, Tiou, 8 juin 1895, ANS 1G 211 (AN 200 Mi 669). 46 Kambou-Ferrand J.-M., Peuples voltaïques et conquête coloniale…, op. cit., p. 89. 47 « Mission du Dr Crozat dans le Mossi », doc. cit. 45 155 gagner sa faveur et tente de le soudoyer par la remise d’une boîte à musique. Cependant, pour reprendre son expression, cette tentative d’ « apprivoisement » se solde par un demi-échec : « L’effet est produit », précise-t-il, « mais il n’ose encore s’approcher et, de peur d’être tenté, s’en va »48. Finalement, presque tous les explorateurs européens ont obtenu au moins une audience avec le roi. Mais, à la différence de Ferguson, les chefs de mission français se sont aussi vus refuser la signature d’un traité de protectorat avant d’être contraints de quitter la capitale. Ces rencontres, si elles revêtent une dimension politique évidente, peuvent aussi être analysées sous l’angle moral. En effet, ces contacts répétés sont autant d’occasions d’apprendre à se connaître mutuellement. Elles se traduisent par l’élaboration réciproque d’un portrait moral qui contribue à la construction de la figure de l’ « Autre ». Et nous pouvons nous demander si la nature de ces représentations de l’altérité compte parmi les causes de l’affrontement armé opposant les Mossi aux troupes françaises à partir de 1896. Portraits moraux et élaboration réciproque de la figure de l’ « Autre » Incontestablement, les premières rencontres entre Européens et Mossi ont été marquées du sceau de la curiosité pour ne pas dire de la bizarrerie. D’ailleurs, les Mossi ne disent-ils pas que « Les Blancs sont des êtres étranges dont il faut se méfier » (« Nasaara yaa bon-belem beega ») ? Hélas, les sources écrites dont nous disposons sur cette période sont françaises ; elles permettent difficilement de se faire une idée précise sur la façon dont les Mossi ont vécu ces premiers contacts coloniaux. Quelques éléments pris dans les récits d’exploration permettent cependant de s’en faire une idée. À Ouagadougou, les Nasaara sont presque totalement inconnus lorsque Binger y effectue son séjour. Encore dans les années 1930-1950, de nombreux Mossi n’en ont jamais vus et ne peuvent que s’imaginer à quoi ils ressemblent et d’où ils viennent. Lors d’un séjour au Burkina effectué en 2001, un ancien combattant mossi âgé d’environ 70 ans nous a appris que pour lui, les Nasaara étaient blancs parce qu’ils vivaient probablement dans l’eau, ce qui leur avait fait perdre leur couleur noire49 ! Cette vision de l’homme blanc n’est pas sans ressembler à celle que livre l’« almami » de Ouagadougou qui demande à Crozat « si le sol de la ville qu [’il] habite dans 48 Monteil P.-L., De Saint-Louis à Tripoli par le lac Tchad…, op. cit., p. 135. Les premiers contacts directs de cet ancien du village de Lefourba (province du Bam) avec un Français ont eu lieu au moment où il a été chargé par les autorités coloniales locales de transporter des fagots de bois dans le cadre du travail forcé. Sa connaissance des Européens s’est « approfondie » lors de son service au sein des Troupes coloniales dans l’Armée coloniale lors de la répression de la révolte malgache de 1947. 49 156 [son] pays est constitué par de la terre ou par de l’eau »50. Crozat rapporte également que l’almami de Lanfiéra, dont le docteur loue l’intelligence, lui a confié avoir toujours pensé que « les blancs avaient la paupière fermée verticalement »51. Hormis ces quelques considérations physiques, le Nasaara, par son étrangeté, est supposé détenir quelques pouvoirs occultes qui contribuent à expliquer les réticences du Moogo Naaba pour l’accueillir. C’est une des hypothèses avancées par Crozat pour qui des membres de la dynastie royale ont vu dans en sa présence la raison de l’absence de pluie dont souffrait le pays. Pour le docteur, le changement positif d’attitude à son égard aurait été dû à la survenue d’une violente tornade qui a été suivie d’abondantes pluies. Enfin, à son désir de voir le Moogo Naaba signer un traité, le roi lui aurait rétorqué qu’il « n’écrira pas, parce que tout le monde lui dit que si son nom va au pays des blancs, les blancs pourront lui jeter un sort et le tuer quand ils voudront »52. Cependant, tout ceci finit par masquer le fait qu’à travers ces propos du roi, des raisons purement politiques emportent la décision. Crozat ne les ignore d’ailleurs pas et s’empresse d’ajouter que ce refus d’écrire tout document s’explique aussi par le fait qu’il n’aurait pas l’autorité suffisante pour passer outre l’avis de ses chefs subalternes. Les Européens semblent de leur côté manifester moins d’étonnement lors de leur découverte du pays mossi. Ceci s’explique d’une part en raison de leur expérience acquise au cours de précédents séjours en Afrique occidentale et d’autre part du fait qu’ils voient dans la société mossi des traits de civilisation qu’ils ne perçoivent pas dans d’autres contrées traversées. C’est précisément l’avis de Binger selon qui, dans le Moogo, « Les gens [lui] ont paru un peu civilisés »53. Monteil voit chez les Mossi une « « civilisation qui, au cours d’une longue période de paix et de prospérité commerciale, s’est affinée et a perdu le caractère de sauvagerie qu’il est de légende d’attribuer aux institutions noires »54. Bien sûr, pour Binger ou Monteil, un Africain « civilisé » est une personne qui ressemble un peu plus que les autres à un Européen. En d’autres termes, il s’agit d’une société qui, par son organisation politique ou certains aspects de sa culture matérielle, offre facilement des grilles ou des schémas de compréhension par référence à la culture historique de ces explorateurs. Le jugement esthétique que porte Binger sur les habits de Bakari Koutou ou les sons produits par les musiciens qui l’entourent le révèle. Il note en effet que « Comme chaussures, [Bakari] porte 50 « Mission du Dr Crozat dans le Mossi », doc. cit. Ibid. 52 Ibid. Encore aujourd’hui, les Mossi craignent d’être « wakés » (victimes de la magie noire) par l’intermédiaire de leurs objets personnels que pourraient posséder un sorcier ou « wakman ». Ceci semble rendre crédible la version de Crozat, le morceau de papier où figure son nom pouvant être assimilé à un objet personnel. 53 Binger L.-G., Du Niger au golfe de Guinée…, 1er vol., op. cit., p. 441. 54 Monteil P.-L., De Saint-Louis à Tripoli par le lac Tchad…, op. cit., p. 121. 51 157 une jolie paire de babouches rouges montantes qui font très bon effet »55. Plus loin, il se dit stupéfait d’entendre un musicien « tirer de si jolis sons d’une simple flûte en bambou aussi grossièrement fabriquée »56. S’il apprécie ces chaussures ou l’air qu’il entend, c’est probablement parce que leur forme ou la mélodie sont proches de ce qui lui est familier. Ceci se voit aussi à travers le portrait dithyrambique que Binger dresse de Bakari. Ce dernier, assure-t-il, est « fort bien élevé pour un nègre » ; ce prince aux belles manières disposerait par ailleurs d’un physique avantageux dont la « physionomie dénote l’intelligence »57. Mais ce portrait est d’autant plus élogieux que l’officier dit constater que « Tout en étant d’une intelligence au-dessus de la moyenne chez les noirs, il se considère comme bien inférieur à l’Européen »58 ! Le portrait esthétique et moral que dresse le capitaine est d’autant plus intéressant qu’il fonctionne par contraste et se construit sur un mode binaire dont la pierre de touche est l’archétype de l’homme occidental. Il opère aussi par contraste dans la mesure où Bakari représenterait ce que les sociétés « noires » peuvent présenter de plus noble tandis que Naaba Sanem en serait l’opposé. En effet, Binger écrit que Naaba Sanem « n’est pas joli » et « a l’air vulgaire », portrait physique qui corrobore celui qu’il dresse de ses épouses, toutes étant selon lui des femmes « sans exception hideuses. On croirait qu’il a cherché celles qui ont les seins les plus longs et les plus mal faits. On ne peut comparer ces appendices qu’à de vieilles outres vides »59. Crozat use également de ce registre de la vulgarité et de la laideur. Mais, contre toute attente, elle dessert cette fois Bakari Koutou, entre-temps devenu roi, dont il livre la description suivante : « Le Naba (…) s’accroupit à l’extrémité du couloir, juste dans l’embrasure de la porte, restant caché pour la plupart des assistants et allongeant à peine, en-deçà de l’extrémité du mur antérieur, une tête caoutchouteuse, mobile et inquiète »60. L’homme dont le bonnet de chef est comparé à « une toque d’avocat » n’a le droit à aucune impression positive de sa part. Comment expliquer cette différence de perception entre le prince qu’a rencontré Binger et le souverain présenté par Crozat ? Il n’est pas difficile d’imaginer que si Binger a eu des mots aussi durs à l’égard de Naaba Sanem, c’est par aigreur dans la mesure où ce dernier a refusé de lui accorder la signature d’un traité de protectorat. Devenu roi, Bakari a eu la même attitude que Naaba Sanem à l’égard de Crozat. 55 Ibid., p. 451. Ibid., p. 453. 57 Ibid., p. 450. 58 Ibid., p. 470. 59 Ibid., p. 461. 60 « Mission du Dr Crozat dans le Mossi », doc. cit. 56 158 À notre sens, ce qui importe, c’est surtout la forte personnalisation du pouvoir mossi qui s’exprime à travers ces récits souvent peu objectifs. Le portrait physique et moral du roi en exercice est toujours négatif et les jugements de valeur qui en découlent sont avant tout une façon de lier le sort politique du royaume à la dégradation physique ou morale de ceux qui en sont à la tête. Ce n’est donc pas un hasard si, après avoir dressé une description négative de Naaba Sanem, Binger prédit le déclin et la chute imminente du royaume. Car, pour lui comme pour Crozat, Monteil et Destenave, il ne fait aucun doute que les grands naaba sont des « rois fainéants ». Destenave va même jusqu’à comparer le Yatenga Naaba à un « clown alcoolique »61 dont il s’étonne cependant de la lucidité qu’il montre lors de la signature du traité de protectorat. Ce qui paraît être que de simples représentations de la figure royale peut cependant avoir de lourdes conséquences sur le sort politique du Moogo. Tout d’abord parce que la vision négative qu’ils dressent du roi en exercice peut permettre de justifier une annexion du pays qui semble toujours plus certaine à mesure que les naaba refusent leur offre de protectorat. Dans cette perspective, ils trouvent facilement les arguments justifiant moralement une éventuelle conquête militaire du Moogo. Celle-ci pourrait passer pour une œuvre civilisatrice libérant des populations placées sous le joug de despotes peu recommandables. Cette vision peut aussi conditionner les stratégies adoptées à cette fin. L’idée s’impose peu à peu que la prise de la capitale ainsi que la neutralisation du souverain pourront inéluctablement faire tomber le royaume ainsi que l’ensemble du pays mossi. Nous verrons plus loin à quel point il s’est agi d’une grave erreur d’appréciation. Pour les Mossi, le portrait moral qu’ils dressent des Nasaara n’est pas plus positif. À bien lire les récits d’exploration, les Européens passeraient avant tout pour des « gens inconvenants » pour reprendre une expression de Romain Bertrand62. L’image d’un Nasaara impoli s’est développée au sein de la Cour royale à mesure que les bévues des explorateurs européens se sont multipliées par ignorance des coutumes et modes de vie mossi. L’attitude maladroite de Crozat en est la meilleure illustration. Elle est certainement provoquée par ce sentiment de supériorité qui consiste à ne pas rendre les hommages traditionnellement attendus à l’égard des naaba. Ce que les Mossi estiment être une indélicatesse et même un crime de lèse-majesté n’est pas nécessairement inconscient. À la suite de son périple dans le 61 Kambou-Ferrand J.-M., Peuples voltaïques et conquête coloniale…, op. cit., p. 84. Romain Bertrand montre que les « agents de contact » ont pu produire des visions morales contrastées les uns à l’égard des autres. Explicitant le cas des relations entretenues au XVIIe siècle entre les souverains javanais et les marchands de la Compagnie Unie des Indes Néerlandaises Orientales (la VOC), il montre comment ces derniers ont pu passer pour des « gens inconvenants » en raison d’une histoire qui a préexisté à l’arrivée des Européens, ainsi que la façon dont ils ont été insérés malgré eux dans l’histoire javanaise. Cf. Bertrand Romain, « Des gens inconvenants », in Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n° 171-172, 2008, pp. 104-121. 62 159 Moogo, Binger donne ce conseil à ses éventuels successeurs : « un blanc, quel qu’il soit, voyageant dans ces pays, ne doit pas se prosterner devant un roi noir, si puissant qu’il soit : il faut que partout où un blanc passe il inspire le respect et la considération, car si jamais plus tard l’Européen doit venir ici, il devra y venir en maître, constituer la classe élevée de la société, et n’avoir pas à courber la tête devant les chefs indigènes »63. Voici la justification toute trouvée par Binger pour ne pas ôter son chapeau lors de son audience auprès du Moogo Naaba. Quant à Crozat, s’il accepte d’enlever son couvre-chef, il refuse cependant de se présenter pieds nus devant le souverain ce qui est aussi scandaleux au sein de la cour royale que dans le cœur d’une mosquée. La gêne provoquée par cette négligeance, Crozat tente de la justifier auprès du roi à qui il explique que « les blancs n’enlèvent pas leurs chaussures, mais qu’ils ôtent leur chapeau, ce qui est équivalent. Si le Naba me reçoit dans sa maison, j’y entrerai et j’y resterai tête nue, comme nous le faisons dans notre pays chez les grands chefs »64. Nous sentons là que les conseils de Binger ont été scrupuleusement suivis… Crozat n’est d’ailleurs pas à une impolitesse près, lui qui se présente maladroitement devant le souverain – déjà méfiant – comme l’envoyé du « chef blanc qui commande tout le pays noir, situé entre Bamako et Kayes, du Fouta Djallon au Kaarta »65. Comment faire passer ainsi sa présence pour un acte pacifique ? Peu de temps après, il est à l’origine d’un nouvel incident dont il ne comprend pas les causes : parti d’une bonne intention, il remet au roi un important ballot empli de cadeaux devant toute l’assistance. Le Moogo Naaba quitte immédiatement les lieux ; Crozat se dit choqué. Mais, offre-t-on une telle quantité de cadeaux en public à un roi qui ne pourra peut-être pas rendre l’équivalent devant ses sujets ? Ces indélicatesses peuvent être plus graves de conséquences. Elles ont failli coûter la vie à Monteil ou tout au moins gravement compromettre la suite de sa mission. Parvenu à Ouagadougou après un épuisant voyage, Monteil a voulu s’accorder quelques instants de répit pour gravir une petite colline et contempler le paysage. Voici la suite de l’histoire telle qu’elle est rendue sous sa plume : « J’étais là depuis cinq minutes, très absorbé, lorsque vient à moi, sans que je me sois aperçu de son approche, un homme à l’air très menaçant, qui, d’un ton très élevé, me dit des choses que je ne comprends point ; il porte même la main au sabre. J’étais sans aucune arme, pas même un bâton ; je me levai, lui touchais l’épaule et lui fis comprendre d’avoir à se calmer »66. Après avoir demandé à cet homme de se rasseoir, la réflexion vint à Monteil que peut-être était-il en train de « profaner une des multiples formes 63 Binger L.-G., Du Niger au golfe de Guinée…, 1er vol., op. cit., p. 467. « Mission du Dr Crozat dans le Mossi », doc. cit. 65 Ibid. 66 Monteil P.-L., De Saint-Louis à Tripoli par le lac Tchad…, op. cit., p. 127. 64 160 des choses sacrées » que l’on trouve dans le Moogo67… Effectivement, peu de temps après, il apprend qu’il se trouvait dans un « endroit sacré où les sorciers déposent leurs poisons, médicaments, etc. ». Avec humour, l’officier termine ce récit en rappelant que « La croyance est que tout non-initié qui y touche est frappé de mort » et que « Leur fureur venait de ce qu’il ne m’était rien arrivé de ce genre »68. Pour ne rien arranger, Monteil, après avoir manipulé son revolver, a blessé par un tir accidentel un jeune Mossi de 15 ans. Heureusement pour l’officier, le naaba s’est montré clément et, avec diplomatie, a minimisé l’affaire en faisant savoir que cet enfant est son captif et que de toute façon « Ils se tuent entre eux sans motifs »69… Un peu plus de tact aurait-il permis aux officiers d’obtenir plus vite et pacifiquement un traité avec le roi ? Rien n’est moins sûr. Il semble que le caractère prétendument impoli et parfois immoral de ses interlocuteurs européens est un argument employé par le Moogo Naaba afin de ne rien leur céder sur le plan politique. Les échanges entre Naaba Wobgho et Crozat semblent indiquer que le roi sait parfaitement à quel point la présence du docteur représente une menace pour l’intégrité de son royaume. À Crozat qui tente de jouer sur le caractère purement « amical » de sa visite, le roi place son visiteur devant les limites de son raisonnement : si ce Nasaara est simplement venu pour lui dire qu’il est son « ami », à quoi bon le coucher sur papier ? Entre amis, la parole et les actes ne suffisent-ils pas ? Malgré la faiblesse des acquis concrets de ces missions, tout au moins sur le plan politique, les explorateurs semblent néanmoins avoir marqué des points. Non seulement parce que le pays est mieux connu sur le plan géographique, mais aussi parce que les descriptions parfois précises que les chefs de mission ont donné de la situation politique et économique du royaume permettent d’en déceler les forces et les faiblesses, atout majeur en cas de déclenchement d’une opération armée. En 1895, suite à l’échec de la dernière mission pacifique conduite par Destenave, l’option militaire est en effet celle qui est retenue. Le capital de savoir cumulé par les deux parties en présence va jouer un rôle crucial dans les affrontements à venir. 67 Ibid. Ibid. 69 Ibid., pp. 128-131. 68 161 Quand les armes parlent dans le Moogo Le resserrement de l’étau colonial autour de Ouagadougou L’année 1895 constitue une date charnière pour l’avenir politique du Moogo. Si la grande ère des « Soudanais » semble avoir pris fin, cette partie de l’Afrique occidentale n’en demeure pas moins un champ d’expansion pour de jeunes officiers en quête de gloire. Ce nouveau dynamisme est incarné par le colonel de Trentinian, un ancien d’Indochine où il a servi près de vingt ans, et qui, malgré son hostilité aux principes édictés par les « Soudanais », est à l’origine d’une vigoureuse reprise des opérations militaires en Afrique de l’Ouest70. Devenu commandant supérieur des Troupes du Soudan, Trentinian s’emploie dès 1895 à renforcer son potentiel militaire dans la région tout en le réorganisant. De son côté, Archinard devient directeur de la Défense au ministère des Colonies et oriente la politique soudanaise de la France dans une voie plus agressive71. En octobre 1895, il compte parmi ceux qui se disent résolument favorables à l’annexion du Moogo par la force, quitte à suspendre les opérations militaires contre Samori. Cette option du recours sans réserve à la force n’est cependant pas partagée par tous les membres d’un gouvernement qui tarde d’autant plus à trancher la question qu’il n’existe pas encore de direction unique chargée des affaires coloniales. Cellesci sont encore partagées entre les ministères des Colonies, de la Guerre, des Affaires étrangères et de la Marine. Dans une certaine mesure, ce sont les officiers qui, par leur action sur le terrain, bousculent les événements, quitte à placer le milieu décisionnel parisien devant le fait accompli. Il est vrai que les officiers employés au Soudan reçoivent régulièrement des directives officielles émanant soit de leur ministère de tutelle, soit des hautes autorités militaires locales. Mais leur marge de manœuvre est importante. Comme le souligne Jacques Frémeaux, ceci se comprend d’autant plus aisément que les communications entre Paris et la colonie soudanaise sont lentes. Entre l’envoi d’une information venue du théâtre d’opérations et la réception d’un contrordre venu de la Métropole, il peut s’écouler un bon mois72. En outre, le rapide déplacement des colonnes (jusqu’à 15 km par jour comme c’est le cas de Destenave dans le Yatenga), ne permet pas au commandant supérieur des Troupes du Soudan de les suivre avec précision. Enfin, la jeunesse et l’ambition des officiers placés sous son 70 Frémeaux J., L’Afrique à l’ombre des épées…, 1er vol., op. cit., p. 69. Kambou-Ferrand J.-M., Peuples voltaïques et conquête coloniale…, op. cit., p. 99. 72 Frémeaux J., L’Afrique à l’ombre des épées…, 1er vol., op. cit., p. 64. 71 162 autorité les poussent à profiter de la situation pour prendre la main exclusive sur la conduite des opérations, quitte à justifier a posteriori leur conduite. De leur point de vue personnel, l’échec est donc inenvisageable. Entre-temps, la présence française en Afrique de l’Ouest s’est considérablement renforcée. Présentes dans l’arrière-pays de la Côte-d’Ivoire, les troupes françaises sont en mesure de progresser vers les pays voltaïques à partir du Dahomey. En janvier 1895, l’administrateur Alby, accompagné de la colonne conduite par le chef d’escadron Decoeur, prend pied dans l’hinterland dahoméen. Parvenus dans le Borgou, la mission se poursuit en terre voltaïque, notamment en pays gourmantché, puis dans la partie méridionale du Moogo. Alby parvient à se rendre dans le royaume de Tenkodogo, mais ne dispose pas des appuis locaux suffisants pour progresser jusqu’à Ouagadougou. Dès lors, la position de la France dans la région s’avère fragile. Non seulement en raison de la rivalité qui l’oppose aux Allemands établis au Togoland, mais aussi en raison du déplacement de Samori ainsi que de son fils Sarankéni Mori vers l’est, loin des établissements français du Soudan. En décembre 1895, les sofas de l’almami parviennent à franchir la Volta Noire probablement afin de prélever des chevaux élevés dans le Moogo73. En juillet 1896, Sarankéni Mori entre dans un pays gourounsi en proie à de graves troubles internes quatre mois après que les Allemands eurent manifesté leur désir de se porter sur Ouagadougou. Au même moment, les lieutenants Voulet et Chanoine, présents dans le Macina, reçoivent un ordre de mission des mains du colonel de Trentinian promu lieutenant-gouverneur du Soudan. En date du 24 mai 1896, cet ordre leur enjoint de s’emparer de Sati (en pays gourounsi) puis de Ouagadougou avant que ne le fassent d’autres puissances européennes. La rapidité avec laquelle l’intervention est censée se faire est capitale ; comme l’écrira plus tard Voulet, elle « dominera désormais notre esprit pour n’en plus sortir, et inspirera tous nos actes »74. Fidèles à leurs aînés « soudanais » les plus bellicistes, les lieutenants Voulet et Chanoine sont peu disposés à « beaucoup regarder à la casse » selon la formule de Jacques Frémeaux75. Ils jouissent en 73 C’est l’hypothèse formulée par Yves Person. Cf. Person Y., Samori…, 3è vol., op. cit., p. 1707. Cependant, la lecture des rapports militaires français nous apprend que cette crainte de voir Samori bénéficier des chevaux du Moogo n’est signalée qu’en octobre 1896. Dans un rapport daté du 16 octobre, le commandant du cercle de Bandiagara Menvielle s’interroge : « Toutes ces menées n’ont elles pas pour but de la part de Samory que de se tenir en relations avec le Mossi et les pays intermédiaires pour se procurer des chevaux dont il a besoin, ou bien a-t-il réellement le projet de pousser vers la boucle du Niger ? ». Menvielle recommande alors de ne pas négliger l’éventualité d’une annexion du Moogo par l’almami. Cf. Lettre du commandant de cercle Menvielle, Bandiagara, 16 octobre 1896, Service Historique de l’Armée de Terre (SHAT) 5 H 186, Soudan 1, dossier 3. 74 Voulet Paul (lieutenant), « Au Mossi et au Gourounsi », in Bulletin de la Société de Géographie commerciale de Paris, Communication du 19 octobre 1897, Paris, tome XIX, janvier 1898, cité in Merlet Annie (éd.), Textes anciens sur le Burkina (1853-1897), Sépia/ADDB, Paris/Ouagadougou, 1995, p. 257. 75 Frémeaux J., L’Afrique à l’ombre des épées…, 2è vol., op. cit., p. 34. 163 Carte n° 9 : La conquête des pays voltaïques : itinéraires suivis Source : Kambou-Ferrand J.-M., Peuples voltaïques et conquête coloniale…, op. cit., p. 259. 164 outre d’une liberté d’action presque totale pour atteindre leur objectif. Ces deux officiers disposent de deux mois pour préparer leur mission à partir de Bandiagara et constituer une colonne dont les effectifs sont sans commune mesure avec ceux engagés au cours des explorations précédentes.La colonne comprend 257 hommes dont 220 soldats disposant d’un équipement militaire réglementaire. Parmi eux se trouvent cinq Européens y compris Voulet et Chanoine. Le fer de lance est composé de 23 tirailleurs sénégalais et 10 spahis commandés par Chanoine. Il faut encore ajouter à cela 180 auxiliaires africains qui ne sont pas tous suffisamment instruits pour manier la centaine de fusils à tir rapide disponibles. Enfin, ces hommes sont accompagnés par 250 porteurs emmenant avec eux de lourds ballots emplis de cartouches (pas moins de 50.000), des vivres, des tissus ou encore de l’argent. Parmi ce demimillier d’hommes, certains sont chargés des opérations de renseignement et de surveillance. D’autres, musulmans, sont interprètes76. Il s’agit donc d’une troupe coloniale en réalité africanisée dans la mesure où la majeure partie des combattants ne sont pas européens et où un long cortège de femmes africaines les suit, elles qui sont chargées de préparer la nourriture pour ceux parfois devenus leur mari. En somme les effectifs sont importants d’autant plus si l’on sait qu’à ce moment la colonie du Soudan ne dispose pas de plus de 3 à 4.000 hommes. Que peuvent faire les Mossi face à ces troupes nombreuses et assez bien équipées ? En réalité, les Mossi ont théoriquement l’avantage du nombre et d’une meilleure connaissance du terrain. Cependant, nous avons rappelé que le Moogo Naaba ne dispose pas d’une armée permanente. Sur le papier, le roi de Ouagadougou, au mieux, peut rapidement compter sur quelques milliers de fantassins ainsi que quelques centaines de cavaliers. Reste pour le roi à passer l’ordre de mobilisation suffisamment vite auprès de ses chefs subalternes, et d’obtenir le concours de naaba alliés mais indépendants. Car, à n’en pas douter, les effectifs militaires mossi pourraient suffire à tenir tête à une colonne française fortement étirée puisque sa basearrière est située à environ 325 km du cœur du Moogo. Voulet et Chanoine sont certainement conscients des risques qu’ils encourent, d’autant plus que leurs troupes pourraient subir d’importantes pertes si elles avaient à faire face à des actes de résistance épars. Sans compter sur l’absence de certitudes quant à la disposition des populations rencontrées à fournir denrées, gîte et renseignements pour le compte de ce qui prend la forme d’une armée de conquérants. De surcroît, Voulet et Chanoine n’ignorent pas la réputation d’invincibilité dont bénéficie leur adversaire. Dans son récit de la conquête, Voulet relate avec emphase la crainte 76 Voulet Paul (lieutenant), « Au Mossi et au Gourounsi »…, doc. cit., pp. 256-257. 165 de ses alliés africains à l’égard de « cet empire du Mossi qui pendant tant de siècles a repoussé toutes les invasions », de ce Moogo Naaba « dont la puissance redoutable a rempli d’effroi et de respect tous les peuples voisins »77. Mais peut-être s’agit-il là de donner a posteriori plus d’éclat à ses succès, un peu à l’image de Jules César qui, dans sa Guerre des Gaules, s’est plu à rappeler la valeur guerrière des Gaulois qu’il a soumis. Ces craintes semblent cependant assez sincères. Voulet ne sous-estime pas son futur adversaire et n’est pas satisfait des moyens qui lui ont été concédés. C’est que le gouverneur général de l’Afrique occidentale française (AOF) Chaudié ne souhaite pas voir se former une colonne trop imposante78. Il se démarque en effet de l’école « soudanaise » pensant probablement qu’il est encore possible de négocier pacifiquement avec les Mossi. Ceci explique pourquoi Voulet et Chanoine se sont vus privés d’une pièce d’artillerie de montagne pourtant indispensable pour semer le trouble chez l’ennemi et abattre ses défenses comme cela a été plus tard le cas lors du siège de Sikasso79. Les effectifs dont Voulet et Chanoine disposent leur paraissent également insuffisants. Des porteurs doivent être formés afin de servir comme auxiliaires dans la mesure où les lieutenants essuient à plusieurs reprises le refus de la Résidence de Bandiagara de leur fournir une poignée de soldats réguliers supplémentaires80. Le 30 juillet 1896, la colonne, une fois formée, quitte Bandiagara pour prendre la route de Yako puis de Ouagadougou. D’après Voulet, elle est moins comparable aux légions romaines qu’aux troupes d’un Attila parti défier Rome. Voici en effet comment le jeune officier décrit ses hommes en marche : « C’est un spectacle pittoresque. Sur le sentier, en carré, marche la mission. A gauche, dans les hautes herbes, les Foulbé [Peul] d’Aladi, cavaliers d’abord, fantassins ensuite, toute une théorie d’hommes vêtus de blanc ; à droite, les Mossis de Bakaré, dans le même ordre, mais sombres, presque noirs, sous leurs manteaux de guerre, surchargés d’amulettes. On se croirait transporté brusquement quinze siècles en arrière, à l’époque lointaine des grandes invasions des Barbares »81. En quelques jours, fort du soutien de ses alliés mossi hostiles au roi de Ouagadougou, la colonne Voulet-Chanoine parvient aux portes du Moogo déterminée à obtenir un premier grand succès militaire. 77 Ibid. En mai 1896, Chaudié refuse d’accorder à Voulet l’escorte composée de troupes régulières que ce dernier lui a demandée. Le gouverneur va jusqu’à envisager la suspension de la mission au cas où les effectifs déjà concédés ne suffiraient pas tout en faisant savoir… qu’il « attache du prix à ce que cette mission suive son cours » ! Cf. « Télégramme officiel du cabinet du Gouvernement général de l’AOF au lieutenant-général à Kayes », SaintLouis, 16 mai 1896, ANS 1G 221 (AN 200 Mi 670). 79 Sikasso est une ville fortifiée située dans la zone soudanaise (actuel Mali). Elle était protégée par un épais mur d’enceinte désigné sous le nom de tata. L’utilisation de l’artillerie par les Français a été déterminante et a permis sa prise en 1898. 80 Kambou-Ferrand J.-M., Peuples voltaïques et conquête coloniale…, op. cit., p. 133. 81 Voulet Paul (lieutenant), « Au Mossi et au Gourounsi »…, doc. cit., p. 258. 78 166 Le déclenchement du conflit Officiellement, Voulet et Chanoine n’ont reçu aucun ordre privilégiant l’usage de la force sur la diplomatie dans le Moogo. Ces lieutenants estiment néanmoins l’intervention armée nécessaire eu égard à l’attitude prétendument « hostile » de certains Mossi qu’ils rencontrent sur leur chemin. En réalité, la taille et la nature de la colonne conduite par Voulet ne fait qu’attirer la méfiance des naaba, problème qui doit être rapidement réglé sur le champ de bataille. Précisément, la nécessité de conduire au plus vite la mission jusqu’à son terme, c’est-à-dire la prise de Ouagadougou, rend impossible tout dialogue avec le Moogo Naaba ou les autres dima. Deux « alternatives » s’offrent aux chefs mossi : soit se faire les alliés des Français et accepter de voir leur souveraineté réduite, soit s’en faire les ennemis et s’exposer ainsi à de durs combats dont l’issue est pour le moins incertaine. Bakari, prince du Yatenga, compte parmi ceux qui ont estimé plus avantageux de suivre les Nasaara. C’est que ce noble convoite le trône d’un royaume hostile à celui de Ouagadougou. L’intervention militaire française est la seule possibilité pour lui de venir à bout des factions rivales du lignage royal. Une fois entrés en pays mossi, Voulet et Chanoine s’attellent à régler définitivement les querelles dynastiques au Yatenga afin d’y imposer Bakari. Leur premier fait d’armes a pour cadre le village de Sim, situé dans le nord-ouest du Yatenga. C’est là que, le 10 août, les hommes de Voulet affrontent les adversaires de Bakari. Les hommes de Voulet ont été pris par surprise. Ils doivent faire face aux charges de la cavalerie mossi qui afflue de toutes parts. Non sans peine, les troupes mossi sont défaites82. Une semaine plus tard, Bakari entre dans Ouahigouya afin d’y être reconnu comme roi. Il le devient sous le nom de Naaba Bulli. Chanoine l’y rejoint et les deux hommes projettent de « casser » toute résistance des Yadsé hostiles à Bakari. Mais c’est en pure perte, l’ennemi semblant insaisissable. Finalement, les deux officiers décident de concentrer leurs efforts sur Ouagadougou qui est le véritable objectif de leur mission. Cependant ils sont à nouveau arrêtés à hauteur de Yako dont le naaba leur est résolument hostile. Ce chef adresse un ultimatum que Voulet rejette aussitôt. Car pour l’officier, céder après avoir vaincu l’ennemi une première fois à Sim « serait un acte de faiblesse surtout envers des populations qui nous appellent à leur délivrance »83. Une fois de plus, la dimension prétendument « humaniste » de leur mission est rappelée ; elle cache difficilement la violence avec laquelle Yako est enlevée le 27 août. À partir de cette date, la 82 Voulet signale la perte de 20 hommes dans ses rangs. Il estime avoir utilisé un dixième de son stock de munitions à cette occasion ce qui donne une idée de la violence de l’affrontement. 83 Voulet Paul (lieutenant), « Au Mossi et au Gourounsi »…, doc. cit., p. 261. 167 colonne échappe au contrôle de la Résidence de Bandiagara. Dans un télégramme envoyé peu de temps après le passage de la colonne à Yako, le lieutenant-gouverneur du Soudan invite les autorités de Bandiagara à « envoyer un émissaire fidèle, dévoué et intelligent [qui sera récompensé] d’une façon spéciale s’il rapporte des nouvelles précieuses quelles qu’elles soient »84. Le 1er septembre, la colonne se trouve en réalité à proximité de Ouagadougou. Voulet et Chanoine y disposent d’une très large latitude pour décider de faire ou non la guerre au Moogo Naaba. Selon leur rapport en date du 2 septembre, celle-ci aurait été provoquée par le roi de Ouagadougou ; version qui est naturellement sujette à caution. À en croire ces deux officiers, ils auraient envoyé auprès du roi des émissaires « chargés de paroles de paix et d’amitié » dans le but d’éviter un conflit armé85. Ces messagers, au lieu d’être reçus par le Moogo Naaba, auraient été molestés avant d’atteindre le palais. Qui pis est, Voulet signale que des cavaliers auraient tiré des coups de feu contre la colonne tandis que des fantassins leur auraient lancé des flèches. La justification de l’emploi de la force est toute trouvée comme le fait savoir Voulet au colonel de Trentinian à qui il écrit ceci : « En présence d’une semblable attitude, et alors que depuis huit jours nous ne cessions de dire dans tous les villages traversés par la mission que nous n’avions aucune intention hostile à l’égard du Naba, mais au contraire le désir le plus vif de nous entendre avec lui, il n’était plus possible de conserver aucune illusion, et l’emploi de la force pouvait seul nous permettre d’atteindre le but assigné par vos instructions »86. Mais l’emploi de la force n’étaitil pas prémédité ?87 La simple présence d’une colonne aussi imposante à environ 8 km de la capitale n’était-elle pas en soi un casus belli ? Enfin, nous ignorons parfaitement le contenu du message transmis par les émissaires au roi. Tout semble dit ; le Moogo Naaba ne peut pas accepter que les troupes françaises menacent son royaume88. Mais, le 1er septembre, c’est une incroyable situation qui attend Voulet au moment où lui et ses hommes pénètrent dans la capitale : loin de les combattre, les Mossi sont tous pacifiquement affairés au marché. Comment comprendre ce qui pourrait être considéré comme de l’insouciance ? Selon Voulet, « le Naba n’aurait pas voulu croire à l’arrivée si prochaine de la mission, ou s’en serait peu 84 Télégramme du lieutenant-gouverneur du Soudan français au commandant de la Région Nord-Est à Ségou, Kayes, 8 octobre 1896, SHAT 5 H 186, Soudan 1, dossier 3. 85 « Rapport sur la Mission du Mossi, Lieutenant Voulet au Colonel Lieutenant-Gouverneur du Soudan à Kayes », Ouagadougou, 2 septembre 1896, ANS 1G 221 (AN 200 Mi 670). 86 Ibid. 87 Selon Dim Delobsom, un soldat du lieutenant Voulet aurait remis la forte somme de vingt francs en argent à l’imam de Ouagadougou afin que celui-ci plaide sa cause auprès du souverain. Le Moogo Naaba, conseillé par les membres du service royal, aurait refusé cette offre. Cette version n’est cependant corroborée par aucune autre source. Cf. Delobsom A.D.D., L’Empire…, op. cit., p. 38. 88 Salo P. S., Recherche sur l’originalité de la résistance des Mossi aux agressions extérieures…, op. cit. 168 préoccupé, soit qu’il ait été trompé par ses familiers, soit, ce qui est plus probable, qu’il ait cru toujours pouvoir nous arrêter facilement par une simple fin de non recevoir, ainsi que cela s’était produit lors des missions Alby, Baud et Destenave »89. Ces hypothèses, particulièrement la dernière, paraissent plutôt pertinentes. Nous nous souvenons qu’encore en 1896, le royaume n’a jamais été envahi par une quelconque puissance étrangère. Par conséquent, les Mossi se sont peut-être sentis invulnérables. Mais comment auraient-ils pu ignorer la nouvelle du violent combat remporté par les Français à Yako ? Le jugement du roi a-t-il été altéré par la vanité et la certitude d’être plus fort que ses homologues du Yatenga ou de Yako ? Toujours est-il que les hommes de Voulet sont entrés dans Ouagadougou avec une grande facilité. Naaba Wobgho, de son côté, a dû tout simplement fuir la capitale. L’attitude du Moogo Naaba face à cette soudaine irruption semble avoir été emprunte d’hésitation. Antoine Dim Delobsom rapporte que, dans un premier temps, le Moogo Naaba désirait présenter aux Français le drapeau britannique remis quelques années plus tôt par Ferguson. Il pensait certainement qu’il s’agissait là de la meilleure garantie contre l’occupation de son royaume par les Français. Mais il ne restait plus de l’Union Jack que des lambeaux, le reste ayant fait office de pagnes pour ses familiers90. Dans l’entourage du roi, certains auraient été partisans de l’affrontement direct avec les troupes françaises. Le Tapsoaba aurait compté parmi eux et se serait dit prêt à former rapidement une armée. D’autres dignitaires auraient réalisé l’impossibilité de défendre une ville dépourvue de fortifications, de surcroît pendant cette saison humide au cours de laquelle la plupart des hommes sont occupés aux champs. Notons par ailleurs que la notion de centralité politique chez les Mossi est de nature moins topographique qu’humaine, le roi faisant centre en son royaume partout où il se trouve. Peut-être a-t-il estimé plus judicieux d’éviter de se voir capturer par les Français, de fuir Ouagadougou et de se donner du temps pour organiser la résistance. Peu après la « prise » de Ouagadougou, achevée vers 17 heures, le roi a donc pris la route de l’ouest, s’est réfugié à Bakata, non loin de Laalé, puis s’est dirigé vers le sud. Ce choix est logique puisque la région méridionale du Wubritenga constitue le cœur historique de son royaume. Fort logiquement, elle est devenue le foyer de la résistance contre la pénétration française. Entre-temps, Voulet et Chanoine ont marqué symboliquement leur prise de possession de la capitale en hissant le drapeau tricolore au sommet du palais royal. C’est précisément là, au centre du « quartier de la force », que les officiers ont établi leur campement. Comme toujours dans ces conditions, l’occupation par les conquérants des « 89 90 « Rapport sur la Mission du Mossi… », doc. cit. Delobsom A.D.D., L’Empire…, op. cit., p. 38. 169 lieux mêmes abandonnés par le souverain vaincu, paraît présenter une logique historique et sociologique de nature à convaincre les indigènes de se résigner à l’inévitable »91. Mais en réalité, cette théâtralisation du renversement du rapport de force a quelque chose de trompeur et relève selon nous davantage d’une forme d’auto-persuasion visant à se convaincre du caractère inéluctable de leur victoire. En effet, la prise de Ouagadougou, si elle a quelque chose de rassurant pour Voulet et Chanoine, n’est en rien une ultime défaite pour Naaba Wobgho. La rapidité avec laquelle Ouagadougou a été prise ne révèle pas moins la fragilité de la présence française au Moogo. Cette victoire semble trop belle. Voulet en convient d’ailleurs rapidement ; il comprend que, sans la capture ou la mort du Moogo Naaba, la mission ne peut connaître de succès véritable. Voilà pourquoi les colonnes françaises se sont aussitôt lancées à la poursuite d’un roi résolu à combattre les occupants par tous les moyens. La recherche du naaba fugitif mobilise d’importants moyens pour une colonne déjà épuisée par les longues marches qu’elle a réalisées depuis Bandiagara. Après avoir subi le 7 septembre une brève attaque de Naaba Wobgho, Voulet quitte Ouagadougou et parvient à placer le pays gourounsi sous le protectorat de la France92 avant de consolider la présence française dans le Yatenga. De retour à Ouagadougou pour la deuxième fois, Voulet organise la répression contre tous ceux qui ont participé directement ou non à l’attaque conduite par le roi. Les quartiers des complices présumés sont brûlés afin de donner l’exemple. Cette besogne accomplie, Voulet quitte à nouveau la capitale afin de réduire à néant la résistance des naaba de Boussouma et de Mané. Une fois de plus, la brutalité des opérations est censée inspirer aux Mossi un sentiment de terreur93. Cela semble le cas et les Mossi n’ont pas osé regagner immédiatement Ouagadougou. Un court répit leur est accordé par la nécessité pour la colonne de regagner sa base-arrière de Ouahigouya afin de se ravitailler. Elle livre sur le chemin une bataille en pays samo subissant au passage d’importantes pertes humaines et matérielles. Dans la foulée, l’almami de Lanfiéra est accusé d’avoir été à l’origine de cette résistance ce qui lui vaut d’être sommairement exécuté94. 91 Frémeaux J., L’Afrique à l’ombre des épées…, 2è vol., op. cit., p. 51. Le 19 septembre 1896, un traité est signé avec Hamaria qui est reconnu « roi du Gourounsi ». 93 Un autre épisode témoigne de la violence dont a fait preuve la colonne Voulet-Chanoine. En 1897, Voulet, parvenu à Lergo, a obtenu la soumission du chef de Garango avec l’appui d’une quarantaine de cavaliers locaux. Mais un soir, son interprète est tué par un cavalier dont l’identité est inconnue. Le lendemain, Voulet demande à voir les quarante émissaires du Garango Naaba qui se voient tous trancher la tête. Cf. Balima A. S., Genèse de la Haute-Volta, op. cit., pp. 56-58. 94 Voulet note que 65 de ses hommes ont alors été mis hors de combat, et que près de la moitié des cartouches réunies au début de la mission ont été brûlées. Ceci explique son retour à Ouahigouya afin de s’y approvisionner pour la deuxième fois. 92 170 Pendant l’absence de la colonne, la vie a repris son cours habituel à Ouagadougou. Le roi s’y est réinstallé et a choisi de loger à Kounda le temps que son palais soit rebâti. Comment interpréter cette réoccupation de Ouagadougou ? L’absence prolongée des hommes de Voulet a certainement convaincu nombre de Mossi, à commencer par la Cour, que les Nasaara n’y étaient que de passage95. C’est méconnaître la détermination des officiers français. Pourtant, la soumission brutale de nombreux villages mossi auraient dû les en convaincre. C’est aussi sous-estimer la puissance de feu ainsi que la capacité de la colonne à se mouvoir rapidement. Et le 23 décembre, la colonne Voulet-Chanoine est de retour à Ouagadougou. Cette fois, la capitale a été désertée. Elle est désormais défendue de l’extérieur. Un combat régulier oppose les troupes de Voulet à celles de Naaba Wobgho à Kombissiri, village situé à une soixantaine de kilomètres de Ouagadougou. S’il ne tourne pas à l’avantage du Moogo Naaba, il ne permet pas moins d’entretenir la résistance armée et fragilise la position de troupes coloniales épuisées par le harcèlement des guerriers mossi. Elles sont aussi affaiblies par une chasse à l’homme – Naaba Wobgho en l’occurrence – qui les poussent à parcourir en janvier 1897 près de 450 km de brousse en deux semaines. Mais bien des proches du roi doutent que sa stratégie soit la meilleure. Primo en raison même de son éloignement prolongé de la capitale qui révèle son incapacité à la reprendre en même temps qu’il affaiblit un roi censé s’y acquitter de ses tâches religieuses. Secundo, l’impossibilité de capturer ou de liquider physiquement le naaba finit par exaspérer les lieutenants qui décident d’abandonner sa traque et de procéder à l’intronisation d’un nouveau prince. Au cours des quinze premiers jours de janvier, Voulet et Chanoine mènent une campagne de propagande afin de détacher le roi de ses soutiens. Des messages écrits en arabe sont lus sur différentes places publiques du Moogo qui font savoir que « Venus en amis, Bokary nous a fait une guerre acharnée, cependant nous avons pardonné, et le Naba a toujours répondu par la plus noire perfidie. Bokary est un mauvais chef, nous ne faisons la guerre qu’à lui »96. Cette foisci, la guerre devient psychologique et joue sur la corde sensible de l’immoralité supposée du souverain. Elle joue sur le registre du « pardon » si essentiel au maintien de la cohésion sociale mossi. Nous avons vu dans le précédent chapitre que le pardon compte parmi les vertus cardinales attendues des naaba. Voilà que cette vertu se retourne contre eux. Mais Voulet et Chanoine font un pari risqué : celui d’une possible désaffection des sujets à l’égard de leur roi. C’est très largement sous-estimer le poids des institutions royales 95 D’après les renseignements livrés par Voulet, c’est bien ce que semble penser Naaba Wobgho selon qui « les Blancs ne font que passer » certain qu’ « ils ne s’établiront pas dans le pays ». Cf. Voulet Paul (lieutenant), « Au Mossi et au Gourounsi »…, doc. cit., p. 264. 96 Ibid., p. 267. 171 et la dimension charismatique du pouvoir mossi. Toujours est-il que le Moogo Naaba est en passe de perdre la guerre non pas sur le champ de bataille, mais pour des raisons politiques internes à la Cour. Comme souvent lors des conquêtes coloniales, c’est du camp du souverain que va venir le coup fatal. Mais voyons tout d’abord quelles sont été les formes de résistance que les Mossi ont opposée aux conquérants français. La nature et les formes de la résistance mossi Parler de « résistance mossi » au singulier peut être trompeur. Non seulement les formes de résistance ont été multiples, mais elles ont pu répondre à des motivations très variées. Mieux, comme nous le rappelle Machiavel cité plus haut, tous les hommes d’un royaume conquis n’ont pas autant à perdre à sa défaite. Celle-ci peut être une chance pour eux d’éliminer des concurrents internes, ce qui pose la question de la trahison possible à l’égard du souverain. Le cas du Moogo n’échappe pas à ces remarques. Nous allons voir que Voulet et Chanoine ont pu profiter des dissensions qui existaient non seulement au sein des lignages royaux, mais aussi entre les États mossi. Selon nous, la première faille dans le dispositif de défense du Moogo n’est pas à rechercher dans la médiocrité de l’armement mossi ou dans l’application de schémas tactiques répétitifs et inadaptés aux formes de guerre qui leur sont imposées. Cette faille est avant tout le fait de commandements périphériques qui n’ont pas tous joué le rôle défensif qui leur était dévolu. Il est vrai que, comme nous l’avons signalé plus haut, les troupes de Voulet sont intervenues au cours d’une période de l’année très peu propice à la levée massive et rapide de soldats. Dans ce contexte, la rapidité de la progression des troupes françaises est vitale. Voulet le sait très bien lui qui entraîne ses hommes à marche forcée vers le cœur du Moogo. S’il parvient si vite à son but, c’est-à-dire Ouagadougou, c’est que les commandements entourant le royaume de Ouagadougou soit n’ont livré aucune résistance, soit ont mené des combats sporadiques de trop faible intensité. Au début du mois d’octobre 1896, le Moogo Naaba a sollicité l’aide des chefs qui lui sont le plus étroitement liés. Son Widi Naaba, Rimsekedo, est parvenu à mobiliser le Boulsa Naaba Kiiba qui a assez rapidement envoyé des guerriers pour le compte du roi. Naaba Wobgho a aussi pu compter sur les kombéré des régions méridionales de Béré, Djiba, Manga, Nobéré et Dissouma, toutes situées dans le Wubritenga. Ces commandements se sont avérés être les plus fidèles au Moogo Naaba. Cependant, cette mobilisation a été limitée ; elle n’a pas permis de porter un coup décisif à l’adversaire. Les échecs répétés ont contraint le roi à s’enfoncer toujours plus loin vers le sud-ouest du Moogo. 172 L’autre limite tient au manque de réactivité de certains fils de Naaba Wobgho. C’est le cas du Zitenga Naaba qui a préféré ne pas combattre les Français malgré les ordres de son père. Du côté des naaba indépendants à l’égard de Ouagadougou, la résistance s’est aussi soldée par un échec bien qu’ayant parfois livrés de durs combats. Leur défaite est liée à leur incapacité ou à leur manque de volonté de s’entendre pour unir leurs forces. En août 1896, le Yako Naaba a été le premier à combattre la colonne Voulet-Chanoine. Les premières attaques se sont déroulées peu après le départ des troupes coloniales du Yatenga. Sur les ordres du Yako Naaba, les hommes du village de Samba ont mené une résistance dérisoire et n’ont évidemment pas réussi à faire barrage à la colonne. Celle-ci est facilement parvenue à faire fuir ses adversaires et à reprendre la route de Yako. D’après la version livrée par les officiers français, des émissaires auraient été envoyés auprès du Yako Naaba afin d’obtenir l’autorisation pour leurs troupes de traverser son commandement. C’est sans compter sur la détermination du chef de Yako à combattre ses ennemis jusqu’au bout. Face à ce refus, Voulet a agi sans pitié et ce n’est pas sans euphémisme que le lieutenant précise que le village de Yako a été « enlevé de vive force » le 27 août97. Dans le même temps, le naaba de Niou, allié du Mané Naaba, a été capturé puis exécuté. D’après Voulet, ses hommes n’ont essuyé aucune résistance entre Yako et Ouagadougou. Cependant, une fois la nouvelle de la progression française connue du roi de Boussouma et du Mané Naaba, ces deux chefs ont décidé d’attaquer Voulet en profitant du relief accidenté caractéristique de leur région. Le 19 octobre, le lieutenant Chanoine se porte contre le Mané Naaba. Une heure après son départ du village de Silmidougou, lui et la cinquantaine d’hommes qui l’accompagnent entendent « de nombreux feux de salve »98. Dans l’urgence, les soldats restés au campement accourent tandis que l’ennemi s’enfuit. L’objectif du Mané Naaba est de conduire les hommes de Chanoine dans un défilé puis de les attaquer depuis les hauteurs. Mais la manœuvre échoue. D’après le lieutenant, ceci s’explique en raison de la lenteur avec laquelle les renforts mossi envoyés par le Boussouma Naaba sont parvenus sur les lieux. À partir de ce moment, Chanoine a décidé de porter ses coups contre le royaume de Boussouma dont il redoute la puissance militaire. La poursuite de la route s’est révélée difficile en raison de la défiance manifestée par les Mossi à leur égard. Chanoine dit aussi craindre que ces Mossi ne perçoivent les faiblesses de sa troupe, lui qui fait part de ses difficultés à « passer en un pays où toute hésitation, en présence d’une difficulté à surmonter, est immédiatement considérée comme un signe évident 97 Ibid., p. 261. Lettre du lieutenant Voulet au colonel de Trentinian, Ouahigouya, 5 novembre 1896, ANS 1G 221 (AN 200 mi 670). 98 173 d’impuissance »99. La maigreur des effectifs dont il dispose est compensée par la terreur qu’inspirent ses hommes ainsi que la netteté des combats qu’ils remportent. Finalement, le 21 octobre, la colonne parvient à gagner Boussouma. Elle est épuisée physiquement et moralement par le harcèlement continu de la cavalerie mossi. Comme d’habitude, Chanoine a à cœur de faire des exemples et incendie la capitale du Boussouma Naaba que les habitants ont fuie peu avant100. À mesure que les défaites mossi s’accumulent, les naaba prennent peu à peu conscience de l’impossibilité d’affronter les troupes coloniales frontalement. La résistance change de nature et devient de plus en plus passive. La tactique la plus couramment employée est celle de l’escapisme. Mais les Mossi utilisent également les derniers atouts dont ils disposent : ils verrouillent les canaux d’information qui pourraient s’avérer utiles à la colonne, ils refusent de lui fournir des vivres et de l’eau. Les Mossi deviennent insaisissables et fuient devant l’arrivée des hommes de Voulet. C’est ce que note le lieutenant qui, lors de sa traversée du Kippirsi en octobre 1896, constate dans la région de Laalé que « les femmes et les enfants se sont réfugiés en des retraites sûres, les hommes sont en armes et postés dans la brousse. Les prisonniers faits au cours de la route, tous pris les armes à la main, se renferment dans un mutisme absolu. On sent qu’ils obéissent aux ordres de leurs chefs. Dès lors, nous trouvons tous les villages évacués sur notre route »101. Ce qui est frappant dans ces propos, c’est cette idée sous-entendue par Voulet selon laquelle les sujets résisteraient moins par hostilité contre ses troupes que par nécessité d’obéir aux ordres de leurs naaba. Cette façon de voir les choses conserve la dimension « libératrice » que l’officier tient encore à accorder à ses interventions armées. Très logiquement, la nécessité de décapiter la résistance en s’attaquant directement aux chefs s’impose aux officiers. L’idée est d’humilier les naaba devant leurs sujets mais aussi de les supprimer si nécessaire. Cette politique de la terreur est accompagnée par de fréquentes destructions de cases et de récoltes appartenant à ceux jugés les plus récalcitrants. Mais cette politique ne peut être poussée trop loin. Incapables de capturer Naaba Wobgho et de lui imposer un traité de protectorat, trop peu nombreux pour tenir en main le vaste territoire « conquis », Voulet et Chanoine ont besoin de s’appuyer sur une partie de la noblesse mossi et de trouver un successeur accommodant prêt à monter sur le trône de 99 Ibid. Kambou-Ferrand J.-M., Peuples voltaïques et conquête coloniale…, op. cit., p. 119. 101 Lettre du lieutenant Voulet au colonel de Trentinian, Ouahigouya, 5 novembre 1896, doc. cit. 100 174 Ouagadougou. Nous allons voir que le ralliement d’une partie de l’aristocratie mossi aux nouveaux maîtres du pays constitue à coup sûr le véritable échec de la résistance mossi. L’annonce de la déchéance de Naaba Wobgho À la fin de l’année 1896, la situation de Naaba Wobgho paraît désespérée. Certes, le roi n’a toujours pas été pris par les Français. Il s’en est parfois fallu de peu. Cependant, le temps joue contre lui. Son éloignement de la capitale jette une lumière crue sur la vacuité du pouvoir et l’échec de la résistance. Ajoutons que Naaba Wobgho, qui a obtenu le naam par un coup de force en 1889, est loin de ne compter que des amis au sein de sa propre famille. Ceci explique peut-être pourquoi certains de ses fils ont refusé de lui fournir des hommes pour se battre contre la colonne Voulet-Chanoine. Il est donc permis de penser que ses pires ennemis sont à rechercher parmi les plus proches membres de sa famille. Nous savons en effet à quel point le naam est convoité dans l’univers du pouvoir mossi. Et les ingérences des Nasaara dans les querelles dynastiques ne peuvent-elle pas être des opportunités de voir évincé du pouvoir un roi considéré comme « illégitime » par certains membres du lignage royal ? C’est en tout cas ce sur quoi Voulet pense pouvoir compter. Voulet sait comment utiliser les institutions royales ainsi que les rivalités entre les princes à son profit. L’exemple des conflits dynastiques au Yatenga l’en ont instruit. Naaba Bulli, appuyé par les Français, n’a pas eu de scrupules à s’emparer du pouvoir sous leur tutelle. Cependant, du point de vue mossi, la question du remplacement de Naaba Wobgho par un membre du lignage royal n’est pas si simple. À partir de la fin de l’année 1896, il est vrai que la plupart des nobles mossi semblent penser que la « force » (panga) se trouve désormais du côté des Nasaara. Plutôt que de mener une résistance militaire vouée à l’échec, le ralliement au conquérant peut paraître tentant. Mais d’aucuns hésitent encore à franchir ce pas ce que Voulet sait très bien. Dans un accès de prudence qui est assez rare, le lieutenant écrit en septembre 1896 qu’il « faudra un certain temps pour amener les divers Nabas du Mossi à considérer leur entente avec nous comme une nécessité inéluctable », et que ce retournement d’opinion « ne pourra s’élaborer qu’avec le temps et quand sera faite aux yeux de tous la preuve de notre établissement définitif au Mossi »102. La question du remplacement d’un Moogo Naaba de son vivant est cependant presque inédite, tout comme l’occupation du Moogo par une puissance étrangère. La tâche de Voulet s’annonce donc rude. Car le 102 « Mission du Mossi », lieutenant Voulet au colonel de Trentinian, Yako, 26 septembre 1896, ANS 1G 221 (AN 200 mi 670). 175 lieutenant sait que la succession, pour qu’elle ait un sens, doit suivre un minimum de procédures réglementaires. Voulet entend ainsi réaliser une succession conforme à la « coutume ». Tous les candidats potentiels au trône qu’il approche sont des hommes en situation d’obtenir le naam. L’officier prend contact avec les propres frères du Moogo Naaba, à commencer par le Doulougou Naaba Kuliga aussi appelé Mazi. Ce frère cadet de Naaba Wobgho a tout pour lui plaire. Il fait partie de ceux qui ont été lésés par la prise de pouvoir du Moogo Naaba en 1889. Il est en outre considéré par Voulet comme particulièrement intelligent et surtout ouvert à la négociation. La volonté exprimée par Mazi de mettre fin au conflit avec les Français est de notoriété publique. C’est la raison pour laquelle le Doulougou Naaba se rend auprès de Voulet afin de lui faire une offre de soumission. Après six mois d’efforts, le chef de mission a le sentiment d’enfin toucher au but. C’est sans compter sur le redoutable art de l’empoisonnement dont les Mossi sont passés maîtres. Car le 18 janvier 1897, Mazi décède subitement. Son assassinat ne fait guère de doute. Voulet est certain que Naaba Wobgho est derrière tout cela. Rien n’est prouvé, et il n’est pas sûr que Mazi ne se soit finalement pas empoisonné plutôt que de trahir son souverain103. Toujours est-il que Voulet a déjà constaté la multiplication des cas d’empoisonnement parmi les Mossi qui se sont ralliés à lui104. Quoi qu’il en soit, la perspective de l’achèvement de sa mission en pays mossi s’est brusquement éloignée. D’autant plus qu’il ne peut plus compter sur la branche du Doulougou Naaba dont aucun fils n’est en position d’obtenir le trône. Voulet n’est cependant pas homme à se décourager. Au contraire, il multiplie les offres de succession au trône aux deux autres frères de Wobgho. Finalement, le premier parvenu au campement, Kouka, aussi connu sous le nom de Mamadou, est le premier à accepter cette invitation. C’est pour cette raison que ce frère de Mazi s’impose comme le successeur désigné de Naaba Wobgho105. C’est aussi lui qui apporte tout son savoir à Voulet afin de lui apprendre quelles sont les procédures traditionnelles d’intronisation. La trivialité de la situation en dit long sur les intentions des Français : il s’agit d’introniser un prétendant légitime au trône tout en espérant le voir jouer le rôle d’un roi fantoche et donc manipulable. Si, dans le Moogo ancien, des naaba ont déjà été intronisés parce qu’ils ont été les plus rapides à regagner la capitale au moment de la 103 Bretout F., Mogho-Naba Wobgo..., op. cit., p. 79. Voulet pense sans preuve que « Bokary Koutou a fait empoisonner successivement Poussougo, chef des gardes, Doulougou son fils et Mazi son frère ». Il suggère que Naaba Wobgho est à l’origine de trois autres cas de décès par empoisonnement au sein de la mission. Un climat de psychose s’installe du côté français. De ce point de vue, l’action des partisans de Wobgho prend la forme d’une guerre psychologique qui connaît quelques succès. Cf. « Copie de la lettre n° 12 du Lieutenant Voulet au Lieutenant-Gouverneur du Soudan français », Ouagadougou, 31 janvier 1897, ANS 1G 221 (AN 200 mi 670). 105 L’autre frère de Naaba Wobgho se nomme Tarbiga. Il obtient par la suite le commandement du Zitenga, mais meurt dans des conditions opaques 70 jours après sa nomination. 104 176 succession, cette fois, le choix ne sera plus l’apanage du Collège électoral. Ce sera avant tout à la puissance conquérante que le nouveau souverain devra son intronisation ce qui conduira automatiquement à fragiliser les bases de son pouvoir. Pour que la légitimité du traité soit absolument indiscutable et ne suscite aucune contestation de la part des puissances européennes rivales – en particulier de la GrandeBretagne –, il importe que l’intronisation du signataire puisse passer pour irréprochable du point de vue coutumier. Dès lors, l’appui du Widi Naaba devient incontournable. Voulet a besoin de son aval non seulement pour ratifier le choix du nouveau roi, mais également afin de permettre le retour à Ouagadougou des autres kug zindba. Voulet envoie donc un émissaire à Bazoulé, non loin de la capitale, où se trouve ce haut-dignitaire. Le 22 janvier 1897, le Widi Naaba accepte de se rendre dans la capitale afin de légitimer l’accession au pouvoir du « candidat » des Nasaara. Selon nous, c’est précisément à ce moment-là que Naaba Wobgho a connu sa plus grave défaite. En effet, le ralliement du très prestigieux Widi Naaba, âgé d’environ 80 ans, a un impact très fort dans le reste du Moogo. Il est d’ailleurs immédiatement suivi par celui du Gounga Naaba et un Tapsoaba qui comptait pourtant parmi les plus fervents partisans de l’affrontement avec les troupes coloniales. À ce moment, Voulet peut se vanter d’avoir réussi à « détacher de [Naaba Wobgho] ses derniers partisans »106. Mettant en quelque sorte la charrue avant les bœufs, Voulet décide dans un second temps de présenter immédiatement au prince un traité de protectorat qui est signé le 20 janvier 1897, avant même que ce dernier ne soit intronisé ! Pour le lieutenant, aucun doute que « la partie est gagnée »107. Ce bel optimisme n’est cependant pas conforté par la réalité de la situation. Car le successeur tout désigné de Wobgho, rallié dans la précipitation, ne dispose que d’une autorité limitée et demeure dans la crainte d’être empoisonné par les partisans du Moogo Naaba « légitime ». Ce dernier, de son côté, n’a pas abandonné la résistance. Il continue en outre de bénéficier de fermes soutiens dans la partie méridionale du royaume. Cet espace demeure insoumis, non pacifié, et ne peut l’être rapidement et efficacement compte tenu de la faiblesse des effectifs militaires français. Enfin, les autorités britanniques contestent la validité du traité signé avec Kouka Koutou rappelant l’antériorité de celui obtenu par Ferguson. Ils remettent en cause cet exercice d’ « invention de la tradition »108 à laquelle les Français se sont livrés à l’occasion de la rédaction de ce traité. C’est ce point que nous allons désormais éclaircir. 106 Voulet Paul (lieutenant), « Au Mossi et au Gourounsi »…, doc. cit., p. 267. Ibid. 108 Voir Hobsbawm E. et Ranger T. (éds.), The Invention of Tradition, op. cit. 107 177 Le royaume de Ouagadougou devient le « protégé » de la France Les conditions d’élaboration du traité de protectorat « du Mossi » Avant de rendre compte de l’élaboration complexe du traité de protectorat « sur le Mossi », il convient de rappeler les raisons pour lesquelles il a été rédigé. À la suite de la Conférence de Berlin, la France est tenue de notifier aux autres États signataires de l’Acte général sa présence en pays mossi. Elle doit en outre justifier le maintien d’une présence « suffisante » et continue dans le Moogo, définir spatialement l’étendue du territoire passé sous sa sphère d’influence, donner enfin le sentiment que sa présence repose sur le libre consentement des autorités locales afin de se voir reconnaître par ces puissances la prise de possession effective du pays mossi109. Lorsque le traité est signé en janvier 1897, la formule du protectorat est encore assez récente. Elle ne fait toujours pas l’unanimité au sein de la classe dirigeante à Paris. Au cours des années 1880, un traité de ce type dit « Makoko » a été passé avec le roi des Batéké (actuel Congo-Brazzaville) en 1880. S’en sont suivis d’autres avec par exemple le bey de Tunis en 1881, l’empereur d’Annam (en Indochine) en 1883, ou encore avec la royauté mérina de Madagascar en 1885. Dans les années 1890, cette pratique s’est généralisée en Afrique et plus particulièrement dans la zone soudanaise en même temps que l’expansion coloniale y a connu une accélération. Dans tous les cas, leur contenu s’est avéré plutôt imprécis et n’a généralement pas mis fin aux éventuels contentieux qui pouvaient opposer la France à ses rivaux. Précisément, cette sorte d’opacité a pu être vue comme un point positif par les plus fervents partisans de l’expansion coloniale française. Comme le souligne l’historien Daniel Rivet, ces « colonistes » ont souvent vanté « l’élasticité et l’adaptabilité de ce régime politique qui est intermédiaire entre l’annexion et l’émancipation »110. Ce régime a en outre le mérite de ménager la susceptibilité des « indigénophiles », c’est-à-dire ceux qui se disent soucieux des intérêts des sujets impériaux et qui y voient un respect des conventions internationales tout comme des institutions politiques locales. Pour les « ultracoloniaux », le protectorat peut faire figure d’annexion déguisée111. Quid des conséquences de ces traités sur les institutions politiques locales ? Leur contenu a-t-il été pensé en tenant compte de cette 109 Tout ceci est contenu en substance dans les articles 34 et 35 de l’Acte final de la Conférence de Berlin. Pour une reproduction de ce document, voir Comte Gilbert, L’Empire triomphant, 1871-1936, Paris, Denoël, 1988, pp. 333-335. 110 Rivet Daniel, Le Maghreb à l’épreuve de la colonisation, Paris, Hachette, 2002, p. 212. 111 Ibid., p. 211. 178 question ? Tout semble se passer comme si ce type de document n’a pour seul but que d’éviter aux puissances européennes rivales d’entrer en conflit. Or, comme nous allons le montrer, non seulement la nature du traité a un impact fort sur les pouvoirs africains, mais sa rédaction vise aussi à définir les principes de la gouvernance à mettre en œuvre à sa suite. Par son existence même, le traité de protectorat constitue un grave facteur de déstabilisation des pouvoirs locaux qui, dans presque tous les cas, cèdent à la nation « protectrice » l’essentiel de leurs droits. Sans dire que la notion de « protection » est purement fictionnelle dans ce type de traité, il convient de noter que dans la plupart des cas, la « fragilité » constatée des autorités locales signataires est la conséquence d’une intervention financière ou armée européenne, et que l’idée de protéger effectivement les pouvoirs locaux cède le pas devant les avantages d’un régime qui permet de se déclarer maître d’un pays sans être capable de l’administrer régulièrement et directement. Dans ce contexte, le maintien des armatures hiérarchiques « anciennes » n’est pas illusoire112. Il peut cependant être perçu comme transitoire, le temps que l’administration du pays « protégé » soit étoffée et que celuici soit « pacifié ». Toutes ces observations paraissent pertinentes pour le cas du Moogo. Nous avons vu que le traité de protectorat a été signé par Kouka Koutou dans les pires conditions. Celui qui n’est encore qu’un héritier présomptif du trône ne dispose d’aucune autorité ; ni légale, ni effective. Les institutions royales dans leur ensemble sont gravement fragilisées par le fait que deux rois règnent sur un même territoire ; situation à notre connaissance inédite pour le Moogo. Celle-ci attise les rivalités entre les lignages royaux. Elle clive la société mossi qui se trouve partagée entre les partisans d’un roi « légitime » et chassé par les Français, et un autre rangé du côté de la « force » qui bénéficie de l’appui du Widi Naaba. Cette bicéphalie du pouvoir est d’autant plus grave qu’elle entre en contradiction avec la dimension mystique et religieuse d’un naaba faisant centre dans son royaume. Cette unité du naam incarnée par la personne royale est de facto brisée et avec elle une bonne partie de la philosophie du pouvoir mossi. Par ailleurs, Kouka a sans aucun doute conscience du degré de dépendance qui le lie à des officiers faiseurs de rois. Son autorité réelle ne doit d’ailleurs guère dépasser les limites de la capitale, et les rapports des lieutenants font état de récurrentes menaces d’empoisonnement qui pèseraient sur lui. Existe-t-il de meilleures conditions pour faire accepter au futur roi toutes les conditions qui en feront un monarque de façade ? La lecture minutieuse du traité est en effet révélatrice de la grande liberté prise par Voulet à l’égard de l’histoire du Moogo ainsi que du fonctionnement de ses institutions 112 Frémeaux J., De quoi fut fait l’empire. Les guerres coloniales au XIXe siècle, Paris, CNRS Éditions, 2010, p. 365. 179 politiques. La lecture qui a été faite du traité à Kouka ainsi qu’à ses dignitaires, si elle a été fidèle au texte français113, ne pouvait que les faire bondir tant les inexactitudes et déformations historiques y sont nombreuses. Celles-ci s’expliquent-elles par une réelle méconnaissance de la société mossi ? Ou s’agit-il d’une forme de travestissement historique sciemment entrepris afin de répondre dans l’urgence à la menace britannique ? La réponse n’a rien de simple et ne saurait être définitive. La portée politique du traité Le traité « de paix et de Protectorat »114 que Voulet rédige malade et dans la précipitation est assez long comparé aux autres rédigés dans la zone soudanaise. Au total, ce document comprend douze articles que nous pouvons regrouper selon qu’ils contiennent des dispositions classiques ou qu’ils répondent au contexte particulier de sa rédaction115. Les clauses relatives à la définition géographique de l’espace sur lequel s’exerce le protectorat et donc le pouvoir au moins nominal du prince Kouka seront analysées séparément ; elles nous paraissent effectivement être les plus intéressantes du point de vue du pouvoir mossi. La rédaction de la plus grande partie du traité (sept articles sur douze) est stéréotypée et n’a donc rien de spécifique au traité conclu avec Kouka. La plupart de ces articles sont soit indirectement inspirés de ceux déjà conclus dans les années 1880 ailleurs en Afrique, soit sont repris du traité établi par Destenave au Yatenga deux ans plus tôt. Dans l’ensemble, ils prévoient le transfert de souveraineté « effective » de la royauté à la Résidence et marquent cette translation au moyen de rituels caractéristiques du régime de protectorat à l’image de la remise du drapeau français aux membres de la Cour telle qu’elle est prévue par l’article 12. Ce transfert de souveraineté conduit la France – par l’entremise d’un Voulet « agissant avec les pleins pouvoirs » – à s’octroyer des droits exclusifs sur le plan économique et proprement 113 Le traité, déposé aux Archives nationales du Sénégal, comprend deux textes placés en miroir. Le premier est rédigé en français, le second en arabe. Une traduction de la partie arabe du texte et sa comparaison avec la version française serait particulièrement utile et révèlerait certainement des discordances notables comme cela a très souvent été le cas. Ainsi la Convention de la Tafna conclue en mai 1837 entre le général Bugeaud et l’émir Abd el-Kader donne-t-elle lieu à de nombreuses contestations de la part des deux parties, chacune tentant de tirer au maximum profit de la version rédigée dans sa langue maternelle. Le point d’achoppement porte – sans surprise – sur les clauses relatives à la définition de l’aire géographique sur laquelle porte leur autorité respective (articles 2 et 3). Cf. Aouli Smaïl, Redjala Ramdane et Zoummeroff Philippe, Abd el-Kader, Paris, Fayard, 1994, pp. 233-235 et pp. 551-554 pour la reproduction des deux versions de la Convention. 114 « Traité de paix et de protectorat », Ouagadougou, 20 janvier 1897, ANS 15G 1 (AN 200 Mi 999). Nous avons tiré un grand nombre d’éléments de l’analyse que Kambou-Ferrand a réalisée au sujet de ce traité. Cf. Kambou-Ferrand J.-M., Peuples voltaïques et conquête coloniale…, op. cit., pp. 138-140. 115 A titre d’exemple, celui élaboré en mars 1891 en pays bobo ainsi que celui d’avril 1891 au pays Dafing, comprennent neuf articles. Celui conclu avec le roi du Yatenga en 1895 compte quant à lui six articles. 180 politique. Ces dispositions sont celles qui définissent les contours de sa « sphère d’influence ». Cette expression très diplomatique permet de dire pudiquement que ce territoire a purement et simplement été annexé par droit de conquête. Par conséquent, la France y affirme l’exercice de sa pleine souveraineté tout en écartant toute influence possible des nations rivales sur les affaires locales. L’article 7, destiné particulièrement aux Britanniques, prévoit ainsi que la Cour de Ouagadougou ne puisse conclure aucun traité, « acte ou arrangement avec une puissance autre que la France ». Il répond à l’article 5 selon lequel Kouka reconnaît le « protectorat exclusif » de la France. Par conséquent, Voulet empêche théoriquement toute possibilité pour Kouka ou ses successeurs de tirer partie de la rivalité qui oppose la France à d’autres puissances européennes. Ce droit d’exclusivité est confirmé dans l’article 8 d’après lequel il n’est plus question de présent ou d’avenir, mais du passé. Cet article rend caduque « tout traité ou arrangement antérieurs dont pourrait se prévaloir une puissance autre que la France ». Son caractère peu implicite – diplomatie oblige ! – ne trompe cependant pas : la Grande-Bretagne est visée. Il s’agit là d’une façon à peine déguisée de dénier toute validité au traité Ferguson de 1894. L’existence de ce document est d’autant plus épineuse pour Voulet qu’il peut à tout moment être invoqué par le Moogo Naaba afin de s’extraire de la tutelle française. Nous verrons que Naaba Wobgho ne s’en est d’ailleurs pas privé. Suivant le principe de l’ « occupation effective » affirmé par la Conférence de Berlin116, Voulet prévoit de maintenir à Ouagadougou un résident qui prendra le commandement d’une garnison militaire dont l’effectif est « laissé à l’appréciation du Gouvernement de la République Française » (art. 9). Dans l’article suivant, l’obligation faite à la France de protéger le Moogo Naaba « contre tous ses ennemis extérieurs » laisse supposer qu’il s’agit là de la raison essentielle de la présence de troupes coloniales dans la capitale. Mais la liberté que s’accorde la France quant à sa composition peut faire de Ouagadougou une base-arrière visant à mener des opérations militaires à d’autres fins que la seule défense du Moogo. Plutôt que de parler d’une escorte censée protéger le roi, l’article 9 permet la constitution d’une troupe d’occupation. Mieux, elle permet de mettre à profit la situation stratégique privilégiée de Ouagadougou, située au cœur de la Boucle du Niger, afin d’intervenir rapidement en pays gourounsi et gourmantché. Voulet ajoute en marge du traité 116 Voulet ne retient cependant pas l’appel lancé à Berlin en faveur de la liberté du commerce dans les espaces sous influence européenne. L’article 11 du traité de protectorat prévoit au contraire une totale liberté du commerce pour les seuls marchands français qui ne « seront frappés d’aucun droit de douane ni de transit » ; en outre leur sécurité devra leur être assurée. L’heure est en effet au protectionnisme économique. 181 que la capitale peut servir de « un poste d’observation excellent pour surveiller la marche des Anglais ou des Allemands, ainsi que celle de Samory »117. Le deuxième ensemble de dispositions est à mettre en relation avec les conditions de l’occupation française du Moogo. Le traité, à la différence de celui conclu par exemple avec le bey de Tunis en 1881, n’est pas établi à la suite d’une mise sous tutelle financière de la monarchie, mais après des combats remportés par la puissance « protectrice ». Ces affrontements n’ont pas pris fin au moment de la signature du traité. Celui-ci doit donc rendre illégale toute forme de résistance face à la présence française. Le roi, reconnu sur le papier comme le « Naba du Mossi et dépendances » (art. 3) doit s’en porter garant. Et cette clause est moins à interpréter comme un moyen de contraindre les partisans de Wobgho à déposer les armes que comme une menace visant à dissuader les Britanniques d’apporter leur aide au Moogo Naaba rebelle. Ceci explique que le document final prenne aussi le titre de « traité de Paix ». Dans cet ordre d’idées, les raisons justifiant la déchéance de Wobgho sont contenues dans l’article 2 qui fait passer le roi pour le responsable de sa propre perte. Cette lecture des événements qui a été celle des lieutenants tout au long des opérations militaires est confirmée. Nous ne sommes donc pas surpris que le traité évoque les activités de leur colonne comme la poursuite d’une « mission pacifique » qui aurait été attaquée par Naaba Wobgho. Cet article vise aussi à légitimer l’intronisation d’un nouveau Moogo Naaba. D’ailleurs, l’article 3 précise que le transfert d’autorité entre Naaba Wobgho et Kouka aurait été réalisé avec « l’assentiment des chefs et des populations ». L’imprécision de la formule est à nouveau frappante. Car il n’est fait aucune mention des chefs en question et l’on doute que le peuple mossi ait été consulté sur ce point. Est-il fait allusion au seul Collège électoral ? La plupart des chefs subalternes (kombéré et tengsonaaba) sont-ils évoqués ? S’agit-il uniquement des chefs subalternes du royaume de Ouagadougou ou aussi de ceux de sa périphérie ? Cet article montre que, du point de vue des officiers, la France remplit parfaitement ses obligations en matière de « mission civilisatrice », et que de la sorte, aucune puissance étrangère ne peut contester le renversement du pouvoir légitime et donc la validité du traité. Pour autant, les articles 4 et 5, contradictoires à première vue, dissipent finalement la fiction selon laquelle le protectorat se montrerait respectueux des institutions royales. Assez étrangement, Kouka est « confirmé dans la plénitude de tous les droits de souveraineté attachés à la personne du Naba du Mossi » (art. 4). Mais il est également précisé que Kouka place « sous la souveraineté absolue de la France le Mossi » (art. 5). Ce paradoxe s’explique 117 Lettre du lieutenant Voulet au colonel de Trentinian, Ouahigouya, 5 novembre 1896, doc. cit. 182 néanmoins facilement si l’on voit que les lieutenants opèrent une subtile dissociation entre le royaume (en tant qu’institution et territoire) et la personne qui en a la charge (le Moogo Naaba). Une juste traduction de l’article 4 consisterait à dire que n’est reconnu au Moogo Naaba qu’un pouvoir nominal tandis que le pouvoir effectif serait détenu par les autorités françaises. Notons d’ailleurs qu’à aucun moment les prérogatives du roi ne sont reconnues ou définies. Nous comprenons donc qu’implicitement, l’ensemble des droits régaliens de l’État monarchique sont désormais possédés par la puissance conquérante. Cependant le roi peut officiellement conserver le trône tant que son autorité reste limitée au Na-yiri, et ses droits coutumiers personnels sont préservés. Il peut s’agir des redevances coutumières acquittées lors des audiences et des fêtes religieuses, du travail collectif sur ses champs, de l’autorité absolue dont dispose le roi sur ses affaires familiales. Malgré la dureté de ces dispositions, leur imprécision peut s’avérer être une arme à double tranchant dont pourrait bénéficier la royauté. Le manque de clarté quant à la définition des prérogatives du roi laisse involontairement une porte à la négociation de celles-ci. Dès lors, tout dépendra du rapport de force entre le souverain et les autorités françaises dont on sait que la présence dans le Moogo reste fragile. Ces imprécisions sont tout aussi frappantes en ce qui concerne l’étendue territoriale sur laquelle porte le traité. L’article 6 est censé définir l’aire géographique sur laquelle porte l’autorité royale. Elle est aussi celle définissant la sphère d’influence française dans la région. C’est pour cela qu’elle est exagérée. Parce que les institutions royales ne sont pas nettement territorialisées, le rédacteur du document utilise une définition qui est celle rendant compte de l’existence de nations européennes. Le « Mossi », espace sur lequel régnerait le Moogo Naaba, serait ainsi constitué par un territoire délimité par des frontières précises sans être pour autant explicitées. Les clauses du traité mettent en avant l’homogénéité présumée du pays mossi du point de vue culturel et politique. L’autorité royale s’exercerait ainsi sur « Tous les territoires où la langue Mossi est en usage » comme le stipule l’article 6. Il s’agit de la première définition géographique du Moogo auquel est soustrait le Yatenga puisque ce royaume est lié par un traité analogue depuis 1895. Elle postule comme on l’a vu l’existence d’une sorte de « nation » mossi proche de la définition qu’aurait pu en donner Ernest Renan. Mais celui-ci, dans sa célèbre conférence prononcée en 1882 a bien dit que la nation se construit aussi sur l’oubli et la révision de son histoire118. Ceci vaut pour le Moogo dont le traité élude la complexité de son histoire et la diversité culturelle qui le caractérise malgré, il 118 Renan Ernest, Qu’est-ce qu’une nation ?, Conférence faite en Sorbonne le 11 mars 1882, Paris, 1882. 183 est vrai, la présence d’une société englobante qui se pense comme telle. La lecture extensive qui est faite de l’autorité royale est précisée plus loin avec cette clause plaçant les populations non-mossi mais moréphones sous les ordres du roi. Pourtant, nous avons vu dans le premier chapitre que les espaces gourounsi, bisa ou gourmantché proches du Moogo, étaient indépendants. Peut-être le traité fait-il allusion à la présence de minorités résidant en pays mossi. Il nie en tout cas superbement l’indépendance dont jouissaient les dima exception faite du Yatenga Naaba. À bien lire le traité, tout se passe comme si le « Mossi » formait un empire compact organisé sous la forme d’une pyramide hiérarchique trouvant à sa tête le Moogo Naaba. Ce terme d’ « empire » est d’ailleurs apparu sous la plume de Binger quelques années plus tôt119. Autre exemple d’une tradition révisée120, il permet à la France de faire passer l’espace le plus vaste possible sous son influence en un minimum de temps ; il n’est donc plus utile d’entrer en négociation avec les naaba indépendants. Du reste, Voulet et Chanoine n’ignoraient pas que le Moogo était un espace politique multipolaire comme nous le verrons plus loin. Malgré tout, l’histoire locale est évoquée pour justifier les liens supposés de dépendance qui existeraient entre des populations en réalité indépendantes et le roi de Ouagadougou. Ces liens sont censés exister en raison d’une bien vague « tradition » et de non moins imprécis « droits historiques » qui ne reposent sur aucun matériau ethnographique consistant ou fiable. Voici comment, par exemple, le Boussanga, c’est-à-dire la région de Tenkodogo, se trouve intégrée dans un « Mossi » dominé par le Moogo Naaba. Par chance, nous avons pu consulter le compte-rendu des enquêtes menées par le lieutenant Chanoine visant à légitimer la teneur du traité et à couper court aux récriminations des Britanniques. Chanoine a été chargé par Voulet de produire des renseignements sur la situation politique du Moogo et son évolution des origines à 1897. Les enquêtes de nature ethnographique ont été conduites entre le 10 décembre 1896 et le 15 février 1897. Les investigations de Chanoine visent d’une part à déterminer si un traité a véritablement été signé 119 Binger L.-G., Du Niger au golfe de Guinée…, 1er vol., p. 502. Terence Ranger constate qu’à la fin du XIXè siècle, les Européens envisageaient les institutions monarchiques africaines de la même façon que la « néo-tradition » dans la Grande-Bretagne victorienne. Celle-ci est source de rigidité par la codification et la simplification des référents identitaires et sociaux qu’elle sousentend. Ranger ajoute que les Africains étaient perçus par ces Européens comme des êtres particulièrement conservateurs, vivant « avec des règles immuables, avec une idéologie basée sur l’absence d’évolution, avec tout un faisceau de statuts hiérarchiques clairement définis ». Enfin, il pense que cette invention de la tradition n’aurait pu être accomplie sans la complicité de certains Africains eux-mêmes. Dans notre cas, ce propos se vérifie. Il expliquerait la convergence que l’on peut hypothétiquement envisager entre une tradition militaire tout aussi rigide de type pyramidale et les institutions royales du Moogo dont la structure sociale et hiérarchique est elle aussi rigidifiée, simplifiée et codifiée par ce document juridique qu’est le traité de protectorat. Nous allons voir que la relecture historique sur laquelle repose cette simplification a pu être également l’œuvre de la noblesse mossi. Cf. Hobsbawm Eric et Ranger Terence (éds.), The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, éd. Canto, 2002 (1ère éd. 1983), chapitre 6. 120 184 entre Ferguson et Wobgho en 1894 et d’autre part si l’ensemble des commandements mossi hormis le Yatenga sont historiquement inféodés au roi de Ouagadougou. Les informations présentées par le lieutenant ont été épurées d’une partie de leur contenu. Toutes ne sont pas inédites. Chanoine a en effet compilé la somme de connaissances sur le Mossi cumulées depuis le séjour de Binger dans la région. Parfois contradictoires quant à la nature de l’autorité royale et à la géopolitique du Moogo ancien, toutes ces sources ont été harmonisées dans le sens convenant le mieux aux intérêts français du moment. Malgré les nuances présentées par Binger, ou la lecture faite par von François et Crozat des relations entre les commandements mossi, Chanoine a voulu voir dans le Moogo un espace non pas fragmenté mais unitaire placé sous la solide autorité du roi à Ouagadougou. Il nous semble utile de revenir brièvement sur l’état des connaissances sur l’histoire du Moogo dont disposaient Voulet et Chanoine. Pour l’explorateur allemand von François, l’ensemble du pays voltaïque serait un espace très divisé sur le plan politique et dont l’autorité politique est fortement diluée121. Crozat, dont nous ne sommes pas sûr qu’il ait lu les travaux de von François, va dans le même sens. À l’en croire, le « Mossi se divise (…) en trois cent trente trois provinces et le Chef de Ouaggadougou a la prétention de commander à trois cent trente trois rois »122. Crozat ne cite pas ses sources, mais à l’évidence, celles-ci sont prises auprès de Mossi pour qui le chiffre « 333 » semble revêtir quelque signification ésotérique. Il est ainsi courant d’entendre les Mossi dire que leur roi avait 333 épouses. Quant à l’importance supposée du nombre de commandements subalternes, Crozat l’explique en raison du partage du Moogo entre les 333 hypothétiques fils du premier roi mossi. L’aîné aurait disposé d’une autorité supérieure à tous les autres, une sorte de préséance qui, selon Crozat, s’est conservée jusqu’à lui, mais qui s’est fortement amoindrie avec le temps. Il présente donc le Moogo Naaba de Ouagadougou comme un primus inter pares qui aurait été loin d’être parfaitement obéi. Il en tire la conclusion que le pouvoir central n’est pas très fort et l’autorité royale faible au point de susciter sa déception123. Selon lui, les provinces du royaume auraient conservé une forte autonomie, propos confirmés par Destenave124. On le voit, ceci ne va absolument pas dans le 121 Citation de Von François in Kambou-Ferrand J.-M., Peuples voltaïques et conquête coloniale…, op. cit., p. 29. 122 « Mission du Dr Crozat dans le Mossi », doc. cit. 123 Ibid. 124 En 1895, Destenave est chargé par ses supérieurs de déterminer si la France doit traiter directement avec le Yatenga Naaba, ou s’il est nécessaire de s’adresser préalablement au Moogo Naaba. L’officier prouve clairement que le Yatenga ne dépend pas de Ouagadougou. A la question de savoir si cela vaut pour les autres formations politiques mossi, Destenave fait savoir que « La réponse a été partout la même. Au Mossi, certains naba, et entre autres celui du Yatenga et de Boussouma, sont à peu près indépendants de celui de Waghadougou ; ils ne sont tenus à faire acte de vassal qu’une seule fois pendant leur règne ; c’est au moment de leur avènement au pouvoir où ils doivent envoyer au naba de Waghadougou le cheval de bataille et les femmes du naba décédé ». Ces 185 sens de l’article 6 du traité de protectorat. En revanche, cet article s’inscrit plutôt dans la vision de Monteil qui fait passer le Moogo pour « un grand empire » qui couvrirait près de 100.000 km² « au minimum »125. Ce chiffre est exactement celui avancé par Voulet dans le discours qu’il adresse de retour d’Afrique aux membres de la Société de Géographie commerciale en Sorbonne126. Néanmoins, Chanoine se montre beaucoup plus prudent et propose de son côté le chiffre de 70.000 km². Voulet a-t-il à nouveau souhaité éblouir son auditoire et glorifier ses faits d’armes ? S’agit-il d’un message adressé en direction des Britanniques visant à agrandir démesurément l’espace sur lequel porte le protectorat français ? Il n’en demeure pas moins que l’estimation de Chanoine est certainement la plus fidèle à la réalité ; elle corrobore le chiffre avancé près de 70 ans plus tard par Michel Izard127. À la différence de Crozat, Monteil insiste sur le caractère très organisé de la société mossi. Selon lui, le principe d’autorité y est « parfaitement reconnu » et tous les descendants du premier roi de Ouagadougou – donc les chefs des commandements subalternes comme ceux des autres royaumes – « reconnaissent l’autorité du Naba de Waghadougou, qui prend la dénomination de Naba des Nabas »128. Cette fois-ci, le Moogo Naaba n’est plus considéré comme un primus inter pares au pouvoir fortement contesté, mais plutôt comme un empereur bien qu’il reconnaisse que « certains Nabas sont aussi puissants que celui de Waghadougou »129. Ce point est important, car l’autorité que Monteil reconnaît au roi est avant tout « nominale » pour reprendre sa propre formule. Autrement dit, le principe même du pouvoir détenu par le souverain serait reconnu par l’ensemble des sujets, ce qui ne revient pas à dire que c’est précisément à la personne du roi qu’ils obéissent. C’est bien la distinction qui est proposée par Voulet et Chanoine. L’autorité royale continuerait à s’exercer au travers d’institutions royales faisant sens dans la conscience collective mossi et donc à l’origine d’une sorte de réflexe d’obéissance utile pour qui souhaite administrer le Moogo avec très peu de moyens. La personne royale, dans ce cas, ne compte pas. Il suffit qu’un naaba siège au palais et qu’un officier européen se fasse le « souffleur derrière le trône » pour reprendre une renseignements plaident largement en faveur de la vision d’un Moogo politiquement polycentrique. Cf. Lettre du capitaine Destenave au gouverneur du Soudan français, Ouahigouya, 5 novembre 1895, ANS 1G 211 (AN 200 mi 669). 125 Monteil P.-L., De Saint-Louis à Tripoli par le lac Tchad…, op. cit., p. 121. 126 Voulet Paul (lieutenant), « Au Mossi et au Gourounsi »…, doc. cit., p. 250. 127 Selon Izard, le Moogo (Yatenga compris), couvrirait une superficie d’environ 63.500 km². Cette estimation est cependant à prendre avec précaution car le Moogo est un espace politique mouvant dont les frontières, plus ou moins précises selon les régions, sont fréquemment enfoncées ou repoussées à l’époque précoloniale. Cf. Izard M., Moogo...,op. cit., p. 70. 128 Monteil P.-L., De Saint-Louis à Tripoli par le lac Tchad…, op. cit., pp. 121-122. 129 Ibid., p. 122. 186 poétique formule britannique130. Le principe fondamental du fonctionnement de la Résidence à constituer est posé. Venons-en désormais aux conclusions de la série d’enquêtes conduites par Chanoine. Le rapport final qui nous est parvenu est précieux à plusieurs égards. Tout d’abord il révèle que les lieutenants chargés de la conquête connaissaient mieux le pays mossi que nous ne pouvions l’imaginer. Les renseignements fournis par Chanoine sont souvent précis. Le lieutenant ne s’est pas contenté de reprendre à l’identique les travaux qui existaient déjà sur le Moogo. Certes, il s’en inspire, notamment parce que malgré l’année passée à réaliser ces enquêtes, Chanoine n’a pas eu le temps de les approfondir. Peut-être n’en avait-il d’ailleurs pas le désir car Chanoine est bien plus un jeune soldat ambitieux, décidé à soumettre le Moogo par les armes, qu’un ethnographe éclairé. Les nombreuses opérations militaires menées hors de Ouagadougou n’ont pas davantage permis de collecter plus minutieusement des informations et de mieux les analyser. Par ailleurs, l’objectif visé par ces enquêtes est moins de découvrir les trésors de l’histoire du Moogo que d’y consolider la présence française. L’intérêt des travaux laissées par Chanoine tient aussi au fait qu’il a fait mention de ses sources. Sans entrer dans les détails, disons que Chanoine classe ses informateurs selon huit catégories : Bakari Koutou et ses parents ; ses ministres ; ses chefs subalternes ; le roi de Tenkodogo ; les marchands musulmans présents dans l’espace proche de Ouagadougou ; des autorités religieuses (dont les marabouts) du Moogo ; le résident anglais de Kumasi et le capitaine Donald Stewart ; enfin, des soldats britanniques131. Cette liste d’informateurs ainsi que son classement méritent quelques commentaires. Tout d’abord la part belle est accordée aux membres de la Cour de Ouagadougou. Ils sont à eux seuls rangés dans les deux premières catégories, ce qui laisse à penser qu’ils constituent la principale source d’informations de Chanoine. La présence de Kouka ainsi que de Tarbiga, son frère et grand ennemi, est révélatrice de la volonté de Chanoine d’afficher son souci de croiser des sources potentiellement contradictoires. Ceci vaut aussi pour le roi de Tenkodogo et de sa suite dont nous démontrerons plus loin qu’ils n’ont pu fournir les renseignements que le lieutenant leur a prêtés. La troisième catégorie est, elle aussi, fortement liée à la Cour du Moogo Naaba dans la 130 Cette métaphore est attribuée à Sir Hugh Clifford, ancien administrateur colonial en Gold Coast et au Nigeria au cours de l’entre-deux-guerres. Celui-ci a recommandé à ses Districts Officers (l’équivalent des commandants de cercle français), de ne pas hausser le ton inopportunément face aux « chefs coutumiers », mais néanmoins d’orienter leurs décisions. Cf. Kirk-Greene Anthony, « "Le roi est mort, vive le roi !" Les autorités traditionnelles et le transfert du pouvoir en Afrique de l’Ouest », in Bach D. C. et Kirk-Greene A. A., (éds), États et sociétés en Afrique francophone, op. cit., p. 30. 131 « Résumé des renseignements recueillis depuis le retour de la Mission au Mossi du 10 décembre 1896 au 15 février 1897, Lieutenant Chanoine, chargé du service des renseignements à Monsieur le Colonel de Trentinian, Lieutenant-Gouverneur par intérim du Soudan », 17 septembre 1897, ANS 1G 221 (AN 200 mi 670). 187 mesure où il s’agit de ses chefs subalternes. Enfin, les deux dernières catégories rassemblent des informateurs jugés utiles afin de défendre l’hypothèse de la non-validité du traité Ferguson. Enfin, Chanoine ne semble pas avoir enquêté auprès des simples sujets. Il les présente d’ailleurs comme des êtres à la fois passifs et victimes des abus d’une noblesse « prédatrice » comme le révèlent ces lignes : « Le peuple c’est le paysan attaché à la glèbe ; pillé et imposé suivant le bon plaisir et les besoins des Nabas. Très soumis, parfaitement discipliné, il a de ses maîtres une terreur profonde, et leur obéit aveuglément tout en les maudissant »132. Le fond de la pensée des officiers chargés de la conquête au sujet des institutions royales est limpide. On comprend que le traité n’a pas véritablement pour vocation de « protéger » et de maintenir durablement la monarchie. Mais en même temps, la recherche d’informations sur le Moogo, parce qu’elle n’a été presque exclusivement réalisée qu’auprès des membres de la Cour royale, laisse le champ libre à une révision historique. On sait en effet que le palais est un lieu de production mémoriel. Celle-ci, a permis depuis plusieurs siècles de bâtir une histoire officielle allant non seulement dans le sens de la constitution d’une société mossi unitaire, mais aussi des ambitions de Mossi centraux désireux d’assurer leur hégémonie politique sur le reste du Moogo. Par conséquent, bien que nous ne disposions d’aucune preuve directe pour appuyer cette hypothèse, nous pensons cependant que les hauts dignitaires du royaume de Ouagadougou ont certainement eu tendance à dire aux Nasaara ce que ces derniers voulaient entendre à savoir que l’autorité du Moogo Naaba s’étend fermement sur la presque totalité du pays mossi. Ceci explique sûrement la teneur de l’article 3 du traité qui fait de Kouka le « Naba du Mossi » et non l’un de ses rois. Ce même prince aurait à régner sur un espace politiquement et culturellement homogène dont Chanoine rappelle que les habitants parlent une même langue, et qu’ils portent « les mêmes tatouages », c’est-à-dire les mêmes scarifications133. L’unité du pays mossi est aussi expliquée en raison de sa forte densité (entre 20 et 25 hab./ km²) qui contraste avec celle observée dans le reste du Soudan occidental (entre 1 et 12 hab./km² en moyenne)134. Chanoine définit l’aire géographique du « Mossi » selon ces trois critères. À le lire, ce territoire serait délimité au nord par la plaine du Gondo, de Djelgodji et le Liptako (émirats peul) ; à l’est par le Gourma ; au sud-est par le pays mamprusi ; au sud par le pays 132 Chanoine Julien, « Le Mossi », Ouahigouya, 5 novembre 1896, ANS 1G 221 (AN 200 mi 670). Ibid. 134 Il est évident que Chanoine ne se base sur aucune source précise pour citer ces chiffres. Binger compte parmi les premiers à dresser une carte précise des concentrations humaines observées dans la région. C’est de lui que nous tirons ces chiffres qui paraissent assez proches de la réalité. Cf. Binger L.-G., Du Niger au golfe de Guinée…, 2ème vol., p. 398. 133 188 gourounsi ; enfin à l’ouest par le pays samo135. Chanoine exclut le Gourma dont les relations avec les Mossi sont pourtant étroites. À l’intérieur de ces frontières, l’officier ne rend pas compte de la diversité du peuplement et de l’autonomie dont jouissent certaines minorités comme les Bisa de la région de Tenkodogo, les Gourounsi du Kippirsi ou encore les nombreuses communautés peul établies dans l’ensemble du Moogo. En somme, tout ceci revient à conférer au roi de Ouagadougou une autorité théorique qui en fait sans le dire un empereur du Moogo par « droits historiques » puisque Voulet affirme que « Tous les mossi dépendent de Wagadougou »136. La reconstitution de l’histoire dynastique par Chanoine va parfaitement dans ce sens. Pour lui, l’ensemble des formations politiques mossi seraient issues d’une seule et même dynastie : celle de Ouagadougou. La famille royale fondatrice serait « l’aïeule du Naba de Ouagadougou actuel, et de tous les nabas du Mossi », et se nommerait « Kouda »137. L’évolution d’un royaume de Ouagadougou passant pour le berceau historique du Moogo se serait soldée par une scission entraînant la naissance de « principautés » dont le Yatenga, Boussouma, Rissiam, Laalé ou Yako. Chanoine précise que les naaba qui y sont placés à la tête sont des Kouda et qu’ils « reconnaissent tous l’autorité du naba de Ouagadougou » bien qu’ils ne s’acquittent pas régulièrement de leurs redevances coutumières. Il est évident que ces affirmations sont irrecevables en de nombreux points. Le royaume de Tenkodogo, région convoitée par les Britanniques, ne figure pas parmi les six principaux commandements cités par le lieutenant. Voulet et Chanoine affirment qu’il dépend de Ouagadougou. Il s’agit d’un véritable renversement de l’histoire du Moogo puisque les Mossi considèrent au contraire que le Tenkodogo Naaba est l’aîné symbolique du roi de Ouagadougou. Tenkodogo est en réalité un royaume parfaitement indépendant. Le dima de Boussouma est aussi parfaitement libre de ses actes et n’en répond aucunement au roi de Ouagadougou. Quant aux autres commandements cités, certains sont bien constitutifs du royaume de Ouagadougou comme Laalé, d’autres font office d’États-tampons avec le Yatenga comme Yako. Enfin, Chanoine affirme que tous ces chefs, y compris le Yatenga Naaba, « reconnaissent la suzeraineté du Naba de Ouagadougou ; qui de son côté leur rappelle toutes les fois qu’une occasion le permet, leur vassalité »138. Nous savons à quel point l’usage de cette terminologie médiévale est impropre. Elle est cependant conforme aux aspirations des officiers pour des raisons qu’il n’est plus utile de rappeler, mais aussi de la Cour de Ouagadougou qui a précisément 135 Chanoine Julien, « Le Mossi », doc. cit. Lettre du lieutenant Voulet au colonel de Trentinian, Ouahigouya, 5 novembre 1896, doc. cit. 137 Ibid. 138 Chanoine J., « Le Mossi », doc. cit. 136 189 entretenu ce désir d’assurer l’unité du Moogo sous sa houlette. Les membres de cette Cour sont-ils ceux qui lui ont inspiré ces lignes ? Si c’est le cas, deux régimes d’historicité se sont alors rencontrés : l’un est Européen et, tout en s’exprimant par comparaison avec le Moyen Age européen, répond à des prétentions contestées par les Britanniques. L’autre est mossi et exprime un « fantasme d’unicité » dont a parlé Izard. Il s’agit probablement là d’un premier cas d’instrumentalisation réciproque entre les officiers français et les naaba de Ouagadougou ayant pour enjeu la constitution d’un savoir. Cependant, ni la signature du traité de protectorat sur le « Mossi », ni l’intronisation du nouveau Moogo Naaba une semaine plus tard, pas plus que la poursuite des enquêtes de Chanoine ne parviennent à convaincre les Britanniques que la France s’est emparée de l’ensemble de l’espace mossi. Ce contentieux franco-britannique n’engage pas que les deux puissances européennes. Il complique également la vie politique d’un Moogo dont un souverain est intronisé et maintenu par les Français, et un autre, en exil, est soutenu par les Britanniques. Les contestations britanniques et le spectre du retour de Wobgho Voulet et Chanoine ont procédé avec grand soin au déroulement des cérémonies d’intronisation de Kouka. Moins pour témoigner leur respect à l’égard des institutions monarchiques que pour couper court à toute contestation britannique. L’autre enjeu consiste à obtenir le ralliement inconditionnel de la plupart des hauts dignitaires de la Cour et du plus grand nombre de naaba subalternes. Ceci explique la raison pour laquelle les officiers ont tenu à introniser un frère du Moogo Naaba « déchu ». Selon Voulet, ce « respect » des règles de dévolution du naam, le bénéfice qu’en tire un prince rallié aux Français constituerait un « exemple donné par le pouvoir central [qui] sera immédiatement suivi par les nabas vassaux, en ce pays si fortement hiérarchisé »139. Car, une fois intronisé, le nouveau roi doit recevoir dans les plus brefs délais la soumission de tous les naaba qui, d’après le traité de protectorat, dépendent de son autorité. Les premières défections massives subies par Naaba Wobgho et donc les premiers ralliements au nouveau pouvoir ont débuté dès les premiers jours qui ont suivi la signature du traité. Le 20 janvier 1897, Kouka aurait ainsi reçu la visite des représentants d’une cinquantaine de villages qui, en réalité, sont tous proches de Ouagadougou et dépendant 139 Lettre du lieutenant Voulet au colonel de Trentinian, Ouagadougou, 15 janvier 1897, ANS 1G 221 (AN 200 mi 670). 190 étroitement du pouvoir central. La présence de ces chefs ou émissaires dans la capitale rend plus crédible l’annonce de la déchéance de Naaba Wobgho. Mais Voulet et Chanoine ont surestimé ces ralliements. À ce moment, le plus dur reste à faire : obtenir la soumission des naaba « qui comptent », c’est-à-dire ceux des régions toujours acquises à Wobgho, ceux placés à la tête des commandements frontaliers ou encore ceux représentant les plus puissants États mossi à l’image du royaume de Boussouma. Il est vrai que le ralliement du Widi Naaba et du Tapsoaba a été une vraie victoire pour Voulet et Chanoine. Selon eux, le ralliement du Widi Naaba leur aurait permis d’obtenir « à peu près sans interruption, la soumission des villages mossis », soit 30 à 40 par jour à partir du 22 janvier 1897140. À partir du 24 janvier, le cercle des chefs ralliés s’élargit. Le Naaba de Boussouma fait à son tour acte de contrition. Sa résistance, qui a posé de sérieux soucis aux troupes coloniales, n’a cependant pas eu raison de cette certitude qui a commencé à s’installer dans les esprits selon laquelle les Français ne partiront pas du Moogo et que Wobgho n’a plus guère de chances de s’en sortir. Nous ne savons cependant pas dans quelles conditions ce retournement de situation a eu lieu. Voulet fait simplement savoir que le roi de Boussouma ne s’est pas déplacé en personne à Ouagadougou, mais a envoyé quatre émissaires afin de faire connaître ses nouvelles intentions. Ceci s’explique facilement car la coutume lui interdit de rencontrer le Moogo Naaba qui est un dima comme lui. L’existence de cet interdit, parce qu’il est extrêmement important pour les Mossi, nous conduit à douter de la promesse qui aurait été faite par le Boussouma Naaba de « venir lui-même à Ouagadougou, témoigner de sa fidélité »141. Nous doutons également fortement de la teneur des propos qui auraient été prêtés par Voulet aux émissaires de ce roi. Comment le Boussouma Naaba, parfaitement indépendant à l’égard de Ouagadougou, aurait-il pu réaffirmer sa position de « vassal » par rapport au Moogo Naaba ? Soit Voulet a exagéré la portée politique du ralliement du Boussouma Naaba, soit ce dernier a parlé sous la contrainte. Quoi qu’il en soit, Voulet peut s’enorgueillir de voir un des commandements les plus puissants se ranger de son côté. Mais les difficultés n’ont pas cessé pour autant. Peu de temps avant l’intronisation officielle de Kouka, Voulet a dû tenter de neutraliser des frères du roi susceptibles de comploter afin de briguer le naam du candidat des Français. Ces menaces se sont cependant atténuées à mesure que les ralliements des naaba se poursuivaient. Au fur et à mesure que les jours ont passé, Voulet a remis autant de drapeaux tricolores que possible aux nombreux naaba qui se sont 140 « Rapport n° 11, Lieutenant Voulet, chargé de mission à M. le Colonel de Trentinian, Lieutenant-Gouverneur du Soudan français », Ouagadougou, 28 janvier 1897, ANS 1G 221 (AN 200 mi 670). 141 Ibid. 191 rendus dans la capitale. Au total, une centaine a été distribuée à la satisfaction de Voulet qui regrette néanmoins de ne pas avoir pu en emporter davantage142. Le 27 janvier marque le jour de la cérémonie d’intronisation tant attendue par les officiers. Elle est un nouveau pas franchi dans la guerre psychologique menée contre les soutiens de Wobgho. Voulet, en effet, a tout fait pour que cette cérémonie ait le plus grand retentissement possible. De nombreux chefs venus faire soumission se trouvent ainsi dans la capitale et y assistent. Voulet et Chanoine espèrent bien qu’ils en feront un large écho de retour chez eux. Pour eux, le succès de l’événement tient également au respect des usages traditionnels censés prouver aux Mossi que les Nasaara ne sont pas venus pour annihiler leur culture. Les sacrifices traditionnels de poulets n’ont pas été oubliés et l’accomplissement des rites semblent s’être fait sans grande entorse aux coutumes. Dans un élan lyrique, Voulet se félicite de ce respect des usages mossi qui seraient la manifestation de la magnanimité d’un vainqueur qui déclare qu’« après avoir donné la preuve aux populations de notre force, de la puissance de nos moyens d’action, de l’impossibilité enfin où se trouvent nos ennemis de nous résister, nous avons voulu leur donner ainsi une preuve éclatante de notre modération dans la victoire et du rôle désintéressé qui est notre règle de conduite »143. Ces lignes pourraient presque prêter à sourire si elles ne masquaient pas de façon trop évidente le coup dur qui a été porté aux institutions royales. Car, en réalité, les traditions sont loin d’avoir été respectées. L’interrègne a été sérieusement écourté dans la mesure où, évidemment, le Collège électoral n’a eu aucune décision à prendre. La rapidité avec laquelle la succession a été assurée fragilise le crédit que les sujets mossi peuvent accorder à leur nouveau Moogo Naaba dont l’accession au pouvoir n’a pas été l’objet d’une compétition. Et bien évidemment, ce roi peut passer auprès d’eux pour la « créature » des Français. Les conditions historiques particulières qui ont présidé à l’intronisation du nouveau roi est bien rappelé par la devise qu’il a adoptée. Celle-ci est consensuelle et vient rappeler que tous ses sujets et naaba ne se sont pas encore rangés de son côté. Koukou a ainsi adopté le zab yuuré de « Naaba Sigri », nom qui signifie le « commencement des pluies » en mooré. Ce nom de guerre évoque l’avènement d’une nouvelle ère qui s’annonce heureuse, prospère comme le sous-entend la référence à la pluie, synonyme de bonnes récoltes. Parmi les autres devises adoptées, une autre peut être assimilée à un signe d’apaisement. Yamba Tiendrébéogo la traduit ainsi : « la femme qui précède l’homme dans la case éteint le feu »144. Elle tient lieu 142 Ibid. Ibid. 144 Tiendrebeogo Y., Histoire et coutumes royales…, op. cit., p. 72. 143 192 d’appel au calme et de cessation des combats afin d’éviter une dommageable guerre civile entre les partisans de Naaba Sigri et ceux de Wobgho. Cet appel semble avoir été partiellement entendu. Le lendemain de l’intronisation, Tarbiga, un des frères de Sigri, vient en effet reconnaître le nouveau pouvoir tout en assurant les Français de sa pleine et entière coopération afin de convaincre les autres naaba. Au début du mois de février, deux autres de ses frères font de même : Moumeini (ou Moumouni) et « Biraïma » (Ibrahim ?)145. Naaba Wobgho se trouve donc de plus en plus isolé tandis que Naaba Sigri trouve à ses côtés la quasi-intégralité du service royal ainsi que la plupart de ses proches parents. Pour autant, Naaba Wobgho peut toujours compter sur de précieux soutiens dans la partie méridionale du Moogo. Il pense aussi pouvoir obtenir l’appui des Britanniques afin de reconquérir son trône en vertu de traité Ferguson. Effectivement, les autorités britanniques n’entendent pas reconnaître le traité de protectorat français. Assez curieusement, ils ne contestent aucunement la légitimité du prince destiné à devenir roi. Ce qu’ils récusent avant tout, c’est la validité d’un traité signé après celui de Ferguson. Ils se montrent également incrédules quant à l’étendue géographique concernée par le document français. Le contentieux franco-britannique se traduit donc par une guerre du savoir, chaque partie tentant d’apporter la preuve historique que l’autre est dans l’erreur. En février 1897, les agents de Sa Majesté expriment leur désaccord au sujet de la notification faite par la France de sa prise de possession du Moogo tout entier. Pour Donald Stewart, il est inconcevable de soutenir comme persiste à le faire Voulet que le Tenkodogo Naaba n’est qu’un simple « chef de canton » qui dépendrait du Moogo Naaba de Ouagadougou. Stewart précise au contraire avoir collecté de nombreuses informations allant toutes dans le sens de l’indépendance du royaume de Tenkodogo146. Voulet estime au contraire que la prise de possession du pays mossi par la France est « légitime en droit international »147. Il ajoute à l’attention de Stewart que le nouveau roi est parfaitement légitime, et que les dignitaires rassemblés lors de son intronisation représenteraient « les 4/5e de la population totale du Mossi »148, curieuse estimation dont on se demande comment elle a été obtenue… 145 « Rapport n°13, Lieutenant Voulet, chargé de mission, à M. le Colonel de Trentinian, Lieutenant-Gouverneur du Soudan français », Ouagadougou, 13 février ( ?) 1897, ANS 1G 221 (AN 200 mi 670). 146 Stewart affirme dans un courrier du 10 février que le royaume qu’il appelle « Tengrugu » (Tenkodogo) n’est en rien un État subordonné à celui de Ouagadougou. Il justifie cette assertion par le recueil de renseignements qu’il dit avoir pris à la Cour du Tenkodogo Naaba et auprès de ses sujets. Cf. Télégramme du colonel de Trentinian destiné au Gouvernement général de l’AOF, Kayes, 29 avril 1897, ANS 1G 221 (AN 200 mi 670). 147 « Copie du document n° 4 remis à M. le Capitaine Donald Stewart, Résident anglais à Coumassie », Tenkodogo, le 10 février 1897, ANS 1G 221 (AN 200 MI 670). 148 Ibid. 193 Non sans ironie, ce sont Voulet et Chanoine qui appellent les Britanniques à la patience. Œuvrant dans l’urgence depuis le début de la conquête, responsables de nombreuses brutalités – physiques et symboliques – liées à cet empressement d’achever rapidement leur mission, les officiers se font désormais des parangons de sagesse. Apprenant en février 1897 qu’une commission franco-britannique de délimitation doit prochainement se réunir à Paris, Voulet dit « redouter que la délimitation des territoires entre la France et l’Angleterre, ne se fasse simplement au moyen de méridiens et de parallèles. Etant donné que les cartes sont inexactes, que les cartes Fergusson, surtout, ont été établies dans un but déterminé et d’une façon tendancieuse, sans souci de la vérité, il est à craindre que cette façon de procéder ne porte un grave préjudice aux intérêts de la France » ; il juge donc « préférable de ne pas trop se hâter et de ne procéder à une délimitation quelconque que lorsque les éléments de la question seront mieux connus »149. L’heure est en effet grave. Le 31 janvier, des éclaireurs annoncent à Voulet que des Britanniques ont pénétré dans le Moogo par le Sud. KambouFerrand précise que le Tenkodogo Naaba s’est d’abord montré prudent à l’égard des Britanniques, et n’a pas souhaité clairement les soutenir avant d’en savoir plus sur leurs chances de succès face aux Français150. Ces derniers se sont porté très rapidement à Tenkodogo qu’ils ont gagné le 7 février 1897. Malgré l’importance des enjeux pour chacune des nations impériales, les relations entre Stewart et son homologue français s’avèrent cordiales. Mais aucun accord n’a pu être trouvé sur le terrain afin de régler le différend territorial qui les oppose. Aucun des officiers n’en a l’autorité. Le départ provisoire des Britanniques permet aux Français de gagner du temps et aux deux gouvernements respectifs de réunir les conditions pour qu’un arrangement pacifique soit conclu. Pour autant, ce précédent a de quoi inquiéter à la fois Voulet et Naaba Sigri. Car, à tout moment, le Moogo Naaba déchu peut se présenter dans le Moogo accompagné par les troupes britanniques. C’est ce que dit craindre Voulet, persuadé qu’ « avant l’arrivée de notre colonne à Tenkodogo, Mr le Résident de Coumassi [Kumasi] avait dû donner quelques espérances à notre ennemi Bokary Koutou »151. Cette certitude, Voulet la tient depuis son arrivée à Tenkodogo. Il remarque en effet dans le campement anglais la présence d’espions de Wobgho. Pratiquement au même moment, le lieutenant fait état d’une rumeur qui aurait couru à Ouagadougou selon laquelle les Britanniques auraient été prêts à s’emparer de la capitale. Bien que ces bruits ne semblent reposer sur aucune preuve tangible, ils révèlent cependant la 149 Lettre du lieutenant Voulet au colonel de Trentinian, Ouagadougou, 13 février ( ?) 1897, doc. cit. Kambou-Ferrand J.-M., Peuples voltaïques et conquête coloniale…, op. cit., p. 141. 151 Lettre du lieutenant Voulet au colonel de Trentinian, Ouagadougou, 13 février ( ?) 1897, doc. cit. 150 194 fragilité du pouvoir formé par le couple Voulet-Naaba Sigri. Ces signes inquiétants font prendre conscience à Voulet du caractère inachevé de sa mission malgré les belles certitudes affichées dans ses rapports destinés à ses supérieurs. Voulet et Chanoine, en bons « officiers soudanais », sont peu enclins à renforcer le pouvoir royal, mais les intérêts du moment les obligent à consolider l’autorité de Naaba Sigri. Ce dernier étant « la chose des Français », toute atteinte à son autorité reviendrait à défier leur autorité. C’est pourquoi Voulet a sollicité l’aide du Widi Naaba afin que ce dignitaire lui fasse savoir comment renforcer la position du pouvoir central à Ouagadougou. Voici ce que le kug zindba lui aurait répondu : « il y a douze ans que nous luttons en vain contre le Lallé Naaba (…) si tu réussis à t’en emparer et à le mettre à mort, tout le monde saura que rien ne peut te résister et on se soumettra »152. Le lieutenant ne se fait pas prier et imagine les « mesures coercitives » à prendre contre le Laalé Naaba153. Le 24 janvier, le sergent indigène Sibéry Diallo conduit une petite troupe de 70 combattants qui parvient à s’emparer de ce chef. Deux jours plus tard, le Laalé Naaba est amené à Ouagadougou pour y être « jugé ». Mais sa cause est entendue d’avance. Le 1er février, il est passé par les armes avec la bénédiction de Naaba Sigri, du Widi Naaba et du Tapsoba. Le soir même, les sept naaba subalternes du Laalé leur offrent leur soumission. Voici comment la Cour a obtenu la défaite d’un sérieux adversaire que de nombreuses années de conflit n’ont jamais réussi à réduire. Cet épisode n’est pas anodin. Selon la version de Delobsom que nous venons de livrer, les Nasaara auraient été instrumentalisés pour la seconde fois. Malgré sa brutalité, tant symbolique que physique, l’épisode de la conquête n’a pas porté un coup d’arrêt immédiat aux vieilles ambitions du pouvoir central, à commencer par celle qui consiste à asseoir solidement l’autorité du Moogo Naaba sur l’ensemble de son royaume. Cet événement montre aussi que si la trajectoire historique des institutions royales a été déviée par la conquête, les Européens ont aussi vu la leur modifiée par la Cour. Car Voulet est entré sans le vouloir dans un conflit local dont il a davantage été un pion manipulé par la noblesse mossi qu’un acteur leur imposant sa volonté. Après l’effet immédiat de crainte provoqué par la violence des armes, tout laisse à penser que le résident qui aura à succéder à Voulet et Chanoine devra accomplir la plus lourde tâche, à savoir imposer dans la durée la nouvelle autorité à un peuple qui est certes conquis mais non encore soumis. Cette tâche est celle que les officiers de l’époque appellent la « pacification », terme trompeur puisqu’elle est fortement productrice de violence. En avril 152 153 Delobsom, (A.A.D.), L’Empire…, op. cit., p. 43. « Rapport n° 11… », doc. cit. 195 1897, les opérations de pacification sont dévolues au capitaine Scal, premier résident de France à Ouagadougou. La phase initiale de la conquête, proprement militaire, est terminée. La seconde, c’est-à-dire celle de la conquête des esprits, commence. Conclusion Les contacts établis entre les premiers explorateurs européens et les membres de la Cour de Ouagadougou sont la rencontre de deux mondes qui s’ignoraient presque totalement encore à la fin du XIXe siècle. Des relations entre acteurs européens et africains se tissent qui sont tout d’abord marquées par la volonté de mieux connaître l’ « Autre », cette figure complexe et ambivalente de l’ « Étranger ». Celle-ci se dessine avec toujours plus de netteté à mesure que des parcours cognitifs réciproques toujours plus nombreux sont établis. La charge morale et symbolique de cet « Autre » ne cesse de prendre de l’épaisseur. Cependant, tout ne se limite pas à une abstraite histoire des représentations. Les discours sur les « étrangers » ont bien une valeur performative : ils influent sur les décisions des protagonistes, ils contribuent à définir une ligne de conduite à tenir à l’égard d’interlocuteurs dont les intentions réelles font de moins en moins mystère. À cet égard, les années 1880 sont productrices de nombreux « malentendus opératoires », notamment parce que, comme l’écrit Jean-François Bayart, les relations établies entre les individus sont « tamisées par leurs "consciences imageantes" respectives »154. La constitution des figures morales qui en découle participe dans une large mesure au déclenchement d’un premier affrontement qui ne doit rien aux guerres conventionnelles. L’affrontement moral dont nous voulons parler est né en premier lieu de l’épuisement progressif du registre de l’ « amitié » qui peut exprimer des sentiments sincères, mais qui devient peu à peu un enjeu proprement politique. Ce paradigme de l’amitié peut révéler une forme d’admiration réciproque comme le montre l’épisode de la rencontre entre Binger et Bakari. Mais, avec le temps, il devient un argumentaire le plus souvent utilisé afin de faciliter les contacts avec la Cour royale du côté européen, de gagner du temps afin d’établir une ligne diplomatique cohérente avec les Nasaara du point de vue mossi. Clairement, cette notion d’amitié devient une sorte de pierre de touche qui vise à mieux déceler les intentions d’individus qui entrent dans une phase de contacts toujours plus intense. Dans les années 1890, les logiques d’affrontement finissent par prendre le dessus. De part et d’autre, l’ « Étranger » prend la forme d’un être peu moral qui peut donc être 154 Bayart Jean-François, L’Illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996, p. 143. 196 légitimement combattu. C’est dans ces conditions que la conquête armée du Moogo débute. Son caractère brutal fait assez vite sentir ses effets. Ouagadougou tombe rapidement entre les mains des Français. Naaba Wobgho est théoriquement déchu de ses droits tandis qu’un nouveau souverain est intronisé ; le tout en moins d’un an. Cependant, Voulet et Chanoine auraient peut-être dû tirer les enseignements de Machiavel que nous avons cités en début de chapitre. Car, malgré la facilité apparente avec laquelle les États mossi ont été militairement défaits, malgré le prompt ralliement de nombreux naaba au conquérant, le premier résident français du « Mossi » va devoir faire face à deux sortes d’ennemis. Tout d’abord les partisans de Wobgho qui ne sont pas décidés à cesser le combat. Ceux-ci peuvent encore espérer obtenir le soutien des Britanniques. Ensuite, ceux qui ont rallié en apparence le nouveau pouvoir colonial. Si les naaba dont nous parlons ont pu faciliter la progression française dans le Moogo, aucun n’est cependant prêt à voir les institutions royales s’altérer sans réagir. Finalement, à l’image de Michel Foucault, nous pourrions renverser le célèbre principe de Clausewitz et dire que la paix est la continuation de la guerre par d’autres moyens155. Car, si le rapport de force est favorable aux Européens sur le plan militaire, cette asymétrie peut se renverser sur le plan politique. La force armée française a bien été instrumentalisée par le pouvoir central afin de se débarrasser de son vieil ennemi, le Laalé Naaba. L’avantage dont dispose la Cour est aussi très net sur le plan du savoir : celui qui concerne des dizaines de milliers de sujets que le premier résident français va devoir administrer avec des moyens dérisoires. 155 Foucault Michel, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France. 1976, Paris, Gallimard/Seuil, 1997, p. 41 et sq. 197 198 Chapitre 3 Sortie de guerre dans le Moogo : le temps des ajustements « C’est la guerre qui est le moteur des institutions et de l’ordre : la paix, dans le moindre de ses rouages, fait sourdement la guerre. Autrement dit, il faut déchiffrer la guerre sous la paix… » Michel Foucault, « Il faut défendre la société », 19971. La conquête du Moogo, rapidement menée par Voulet et Chanoine, doit à ces derniers de recevoir une série d’honneurs. Rentrés en France, les deux hommes, promus au grade de capitaine, ont le privilège de présenter le bilan de leurs opérations en Sorbonne devant la Société de Géographie commerciale de Paris. Ils y livrent une version très personnelle des événements du « Mossi ». Tous les deux se livrent à un exercice d’autosatisfaction qui n’est que la répétition des courriers adressés pendant les opérations à leurs supérieurs2. La lecture des discours qu’ils ont prononcés frappe par leurs omissions. À commencer par la violence inhérente à leur politique de terreur en pays mossi et gourounsi. Mais aussi l’ensemble des questions non résolues au moment de leur départ à l’image de la crise ouverte par la poursuite de la résistance de Naaba Wobgho, de la fragilité du pouvoir de Naaba Sigri ainsi que la nonsoumission d’une grande partie de la population mossi aux autorités coloniales. Tous ne sont pas dupes à l’image du commandant Destenave, placé à la tête de la Région Est et Macina dont dépend le pays mossi, qui condamne la brutalité des opérations conduites par Voulet et Chanoine. Pour cet officier supérieur, rien n’a véritablement été réglé par les deux officiers. Il les accuse ouvertement d’avoir sciemment surévalué les acquis positifs de leur mission. S’agit-il d’une simple marque de jalousie à l’égard de deux lieutenants à l’honneur3 ? Nous verrons que les critiques qu’il adresse à Voulet et Chanoine 1 Foucault Michel, « Il faut défendre la société », op. cit., pp. 43-44. Dans un rapport daté du 28 janvier 1897, soit un jour après l’intronisation de Naaba Sigri, Voulet affirme que « le Mossi entier (…) nous a acceptés et fait sa soumission ». Puis il fait le bilan de sa mission en huit points, rappelant le détail des soumissions obtenues, la fin du conflit avec le Laalé Naaba, la formalisation du nouveau régime politique et sa légitimation par droit de conquête et d’occupation « effective ». Cf. Lettre du lieutenant Voulet au colonel de Trentinian, Louta, 18 mars 1897, ANS 1G 221 (AN 200 mi 670). 3 Les « exploits » des lieutenants dans le Moogo sont récompensés en mars 1898 par l’obtention du commandement de la mission « Afrique Centrale ». Celle-ci tourne mal. Atteints par la « soudanite », cette folie 2 199 révèlent les difficultés liées au passage de la conquête armée au moment de la réorganisation de la Résidence « du Mossi ». Pour Destenave, les lieutenants, soucieux de leur seule gloire, n’ont pas suffisamment travaillé pour l’avenir. Conquérir un territoire est une chose. Y imposer durablement l’autorité du conquérant en est une autre. Une fois les armes silencieuses, les véritables défis s’imposent à lui : obtenir durablement la paix et le calme dans la région, parvenir à la soumission complète des nouveaux sujets mossi de l’Empire, les compter et les administrer, ou encore régler en détail cette complexe machine administrative formée par le couplage des autorités militaires à Ouagadougou et de la Cour royale. À cet égard, les critiques de Destenave soulèvent d’importants problèmes que le résident doit effectivement régler : mettre fin à la résistance de Naaba Wobgho, écarter la menace britannique, affermir l’autorité de Naaba Sigri malgré la maigreur des effectifs administratifs, réduire au maximum tous ces « angles-morts » qui rendent le contrôle du pays mossi par le pouvoir central particulièrement lâche et, enfin, « apprivoiser » les populations pour préparer le passage à l’administration directe. On est donc loin de l’idée partagée par des contemporains de Voulet selon laquelle la présence française est, dès 1897, « définitivement acceptée au Mossi »4. En réalité, nous le verrons, c’est au cours de la période comprise entre l’organisation de la Résidence en 1897 et la fin de la Première Guerre mondiale que les relations entre les agents français de la colonisation et les naaba se sont progressivement ajustées, et que des parcours d’accommodation5 les ont liés malgré des aspirations sensiblement différentes : maintenir l’existence des institutions royales du côté mossi ; assurer le contrôle administratif régulier du Moogo du point de vue du pouvoir colonial. mi-imaginaire mi-réelle dont sont susceptibles d’être victimes les Blancs en service au Soudan, Voulet et Chanoine finissent par rêver de devenir les seigneurs blancs des contrées qu’ils traversent. Leur terrible épopée en Afrique Centrale s’achève par le meurtre du lieutenant-colonel Klobb envoyé par Paris afin de mettre fin à leur folie, ainsi que la leur sous les coups portés par leurs propres hommes. C’est dans ce contexte que le docteur Henric qui les a accompagnés dans le Moogo dénonce les horreurs qui y ont été perpétrées et qui auraient été selon lui la préfiguration du drame de 1898-1899. Voir Mathieu Muriel, La Mission Afrique centrale, Paris, L’Harmattan, 1996, 282 p. 4 Vuillot M.P., « La mission Voulet au Mossi et au Gourounsi (1896-1897) », in Questions coloniales et diplomatiques : revue de politique extérieure, août-déc. 1897, tome 2, p. 87. 5 Nous empruntons cette expression à David Robinson. Celui-ci a mis en lumière de façon convaincante l’existence des conditions d’une alliance objective entre les dirigeants des ordres soufis de la zone sénégalomauritanienne et les fonctionnaires coloniaux français. Entre les années 1880 et 1920, les chefs religieux soufis ont permis au pouvoir colonial d’asseoir son contrôle sur un espace conquis mais difficilement soumis, notamment en permettant la construction d’une ligne télégraphique dans le Fouta-Djallon, l’offre de services d’assistance confrérique auprès des populations, la médiation en matière de savoir, etc. Dans le même temps, ces marabouts ont été les premières bénéficiaires de l’intensification de la culture arachidière au Sénégal. Les accords, souvent tacites qui en découlent, ne sont pas exempts de malentendus et peuvent donner lieu à un jeu d’instrumentalisation réciproque. Cf. Robinson David, Sociétés musulmanes et pouvoir colonial français au Sénégal et en Mauritanie, 1880-1920. Parcours d’accommodation, Karthala, Paris, 2004, 380 p. 200 Comme bien souvent à l’issue de conflits armés, le champ des possibles paraît très ouvert en 1897. La présence française dans le Moogo n’a encore rien de très solide, et personne ne peut à ce moment savoir quel sort sera réservé aux chefferies mossi. Tout dépend de la qualité et de la nature des relations entretenues entre les acteurs de ce premier temps de l’occupation coloniale. Nous verrons dans une première partie que cette observation paraît très justifiée lors de l’établissement du régime de protectorat. Naaba et officiers-résidents semblent naviguer à vue, et leur personnalité joue un rôle considérable dans l’affinement du fonctionnement des institutions coloniales et monarchiques. Dans un deuxième temps, nous verrons que la guerre a pu se prolonger par d’autres moyens – dont politiques –, et que le régime du protectorat a été sérieusement menacé peu après la conquête. Dans une troisième partie, nous analyserons les causes qui expliquent l’impossibilité d’établir l’administration directe dans le Moogo. Nous verrons enfin que l’ajustement des positions entre les naaba et les Nasaara a exacerbé les effets de génération au sein de la noblesse mossi, et qu’il a donné raison aux partisans d’une entente provisoire avec les Européens dans le seul but de préserver l’univers du naam, quitte à faire évoluer la fonction de ceux qui le détiennent. Les premiers moments de la Résidence : les balbutiements du régime de protectorat Maigres moyens, immenses tâches L’expansion coloniale est loin de susciter l’enthousiasme unanime de la classe politique française. Au mieux, le gouvernement et le Parlement soutiennent les initiatives allant dans ce sens, mais à condition d’en percevoir les bénéfices à court terme. L’idée maîtresse est de faire en sorte que les territoires coloniaux rapportent davantage qu’ils ne coûtent. Cette logique de viabilité de l’entreprise coloniale, si elle est loin de produire les effets escomptés, nécessite cependant une rationalisation de sa gestion et l’entretien d’administrations censées être efficaces sans être trop onéreuses. Par conséquent, on constate de façon générale des carences de personnel administratif destiné à l’Outre-Mer. Le premier résident de France à Ouagadougou, le capitaine Scal, en a fait l’amère expérience. En avril 1897, le commandant Destenave avait pourtant promis la constitution d’une « forte garnison » 201 à Ouagadougou6. En réalité, la Résidence dispose d’effectifs dérisoires. Au tout début de la prise de fonction de Scal, celui-ci ne peut compter que sur deux officiers, un sous-officier et environ 200 tirailleurs ainsi qu’une trentaine de Spahis dont la formation militaire laisse souvent à désirer. Cette situation n’a rien de spécifique au Moogo, mais elle y est plus critique que dans la plupart des autres territoires coloniaux. Jacques Frémeaux, citant les conclusions d’une enquête parlementaire de 1895, rapporte que le Soudan français ne dispose alors que de 8 soldats pour 1.000 km² contre 49 en Indochine et près de 200 en Algérie-Tunisie7. En 1897, Scal peut compter sur un ratio d’un soldat « régulier » pour environ 6.000 habitants ou, si l’on préfère, 3 pour 1.000 km²8. Près de deux ans plus tard, la situation demeure encore la même. Ces faibles moyens humains permettent difficilement de faire accepter la présence française sur l’ensemble du territoire placé sous le protectorat français. D’autant plus que les colonnes continuent d’être fréquemment employées hors de la capitale dans le but de soumettre les régions restées réfractaires au nouveau pouvoir central. Dans ces conditions, il est facile d’imaginer l’état de fatigue des troupes et la faible efficience du contrôle colonial. Les contacts directs avec les populations africaines demeurent évidemment limités. Dans un courrier adressé au Gouvernement général de l’AOF, le capitaine Amman, successeur de Scal, fait encore état en 1899 du « manque complet d’interprètes parlant le français et le mossi »9. Dans ces conditions, les administrateurs français en sont réduits à s’en remettre presque exclusivement aux naaba qui, on s’en doute, sont certainement nombreux à profiter de leur position de médiateur sur le plan du savoir pour servir leurs intérêts. Cette situation influe sur la qualité du renseignement, lui-même tributaire d’une satisfaisante remontée d’informations. Celles-ci, parce qu’elles sont le fait essentiellement des naaba, sont « filtrées » tout au long d’une chaîne partant du niveau local (celui du village) jusqu’au « sommet » (Ouagadougou). Tout juste la Résidence peut-elle compter sur les rapports que lui font des « agents politiques »10 africains. Ceux qui sont ses « yeux et ses oreilles » sont 6 Lettre du lieutenant-gouverneur du Soudan français de Trentinian au gouverneur général de l’AOF, SaintLouis, 15 avril 1897, ANS 1G 221 (AN 200 mi 670). 7 Frémeaux J., L’Afrique à l’ombre des épées, 1er vol., op. cit., p. 74. 8 Ces chiffres sont approximatifs. Aucun recensement précis de la population de Moogo n’existe à cette époque. Nous tablons donc sur une population totale d’environ 1,2 million d’habitants (soit la population du Moogo de la fin du XIXe siècle telle qu’elle est estimée par Michel Izard) répartis sur un espace de près de 70.000 km². 9 Lettre du capitaine Amman, Résident du Mossi, au lieutenant-colonel commandant la région de la Volta, Région de la Volta, Résidence du Mossi, Ouagadougou, 28 février 1899, ANS 15G 192 (AN 200 mi 1049). 10 Nous ne savons presque rien sur ces agents politiques. Tout laisse cependant à penser qu’ils ne sont généralement pas Mossi. Dans les premiers temps de l’occupation française, ils sont recrutés parmi les sousofficiers intégrés dans les troupes coloniales opérant dans la région. Il en va ainsi du sergent Simory Diallo – un nom d’origine peul –, qui est également traducteur auprès des autorités militaires. Ce titre d’ « agent politique » ne doit pas faire oublier que leurs missions sont ponctuelles. Elles visent essentiellement à rassembler des 202 envoyés dès la conquête dans toutes les parties du Moogo afin de recueillir des informations sur les agissements de Naaba Wobgho et de ses partisans ou plus généralement de rendre compte de l’ « état d’esprit » des Mossi. Nous ne savons hélas rien de plus sur ces espions. Leur aide paraît d’autant plus cruciale que la mobilité des troupes stationnées à Ouagadougou est fortement limitée. Non seulement parce que la Résidence ne maîtrise pas tout à fait le calendrier de ses tournées ou de ses « opérations de police ». Celles-ci sont souvent décidées à la suite d’événements ponctuels comme des soulèvements très localisés qui nécessitent qu’une réponse rapide soit apportée. Cette mobilité réduite s’explique également par la pauvreté de la cartothèque dont dispose la Résidence ; de nombreuses portions de son territoire ne sont pas reconnues11. Enfin, les conditions de déplacement sont aussi une limite. Ils sont avant tout assurés à pied ou à cheval. Heureusement pour les officiers-administrateurs, le Moogo est une région pourvoyeuse de chevaux, particulièrement le Yatenga où ils sont réputés et parfaitement adaptés au rigoureux climat de la zone sahélienne. Malgré tout, le résident avoue avoir bien du mal à obtenir le fourrage qui leur est nécessaire. En juin 1897 par exemple, le second de Scal, le lieutenant Abbat, dit n’avoir pas pu rassembler plus de 10 à 12 tonnes de mil, soit une réserve d’environ 10 à 15 jours pour la garnison complète ainsi que pour les chevaux12. C’est que Scal et Abbat sont pris dans un véritable cercle vicieux. Si la réserve est insuffisante ce n’est pas seulement parce que le terroir mossi ne peut en fournir davantage, mais parce que les populations tardent ou rechignent à s’acquitter des contributions en nature qui leur ont été demandées13. À son tour, la restriction des capacités de circulation des soldats de la Résidence ne permet pas de prélever directement ces vivres à la source. Le capital matériel dont dispose le résident n’est guère plus brillant. Certes, à la différence de Voulet, Scal possède une pièce d’artillerie de 80 de montagne. Ses hommes, y compris la plupart des auxiliaires africains, sont munis de fusils à répétition. Rien n’est cependant dit sur la quantité de munitions disponibles. Quelques dizaines de soldats africains doivent cependant continuer de se battre avec des lances. Outre de l’armement, le résident a informations sur la situation politique au niveau local. L’emploi de tels agents perdure bien au-delà de la conquête et de la « pacification » du Moogo. 11 Les fonds cartographiques recensés en 1899 sont constitués par des documents produits à diverses échelles, aucune carte d’ensemble du « Mossi » n’ayant encore été produite. Ces cartes avant tout des tracés d’itinéraires réalisés depuis l’exploration de Binger puis complétés au cours des diverses tournées du résident ou de ses officiers subalternes dans le Moogo. 12 « Rapport sur la situation politique du Mossi, du Yatenga et du Gourounsi pendant les mois de mars et avril 1897 », Ouagadougou, le 2 juin 1897, ANS 15G 190 (AN 200 mi 1048). 13 Le résident est en effet persuadé que les Mossi peuvent « subvenir largement à l’alimentation des auxiliaires de Ouagadougou », mais il note en même temps que les sujets n’ont guère été habitués à payer un « tribut » régulier au pouvoir central. Cette explication est insuffisante. Le problème d’approvisionnement que rencontre la Résidence s’explique aussi par la résistance passive des Mossi. Cf. « Rapport sur la situation politique du Mossi », doc. cit. 203 également cruellement besoin de matériaux de construction afin d’édifier son poste de commandement. Cette question n’a rien d’anodin car l’instauration du nouveau régime doit se matérialiser par son inscription concrète dans l’espace au moyen de bâtis « en dur ». Ceux-ci doivent offrir un minimum de confort au personnel européen tout en rivalisant avec les palais en banco toujours occupés par le Moogo Naaba ainsi que ses kug zindba. Encore la Résidence doit-elle réclamer au Gouvernorat du Soudan les quelques hachettes, rabots, pelles et pioches nécessaires aux premiers travaux14. Quant à la main-d’œuvre, Scal espère bien qu’elle soit fournie par le Moogo Naaba. Ses moyens financiers, 500 francs qui lui ont été remis par Chanoine, ne lui permettent pas de les salarier. La charge intégrale repose ainsi sur les frêles épaules d’un roi dont l’autorité est encore particulièrement fragile… Pour autant, les missions que Scal ainsi que ses successeurs doivent remplir sont ardues. Comme le signale Destenave, au moment du départ de Voulet, « le Mossi n’était ni pacifié ni soumis, et il n’était ni exact ni raisonnable de vouloir prétendre et soutenir que les résultats étaient atteints ; ils étaient à peine insignes, surtout aux yeux de ceux qui avaient quelque expérience des hommes et des choses du Soudan »15. On sent là toute l’aigreur du commandant qui, malgré ses faits d’armes au Soudan, s’est en quelque sorte vu voler la vedette par ses deux cadets : Voulet et Chanoine. Mais ces propos sont aussi significatifs des difficultés réelles que la Résidence a à surmonter. Celles-ci sont explicitement rappelées dans les instructions qu’il a remises à Scal le 1er mars 1897. Dans ses grandes lignes, ce document assigne trois missions principales au résident : surveiller Naaba Wobgho, « apprivoiser » les populations mossi qui auraient été traumatisées par la brutalité de la conquête, affermir l’autorité du Moogo Naaba de Ouagadougou sans négliger les autres dima. Destenave entend prouver que, si la stratégie de la terreur a pu produire rapidement des effets « positifs » du point de vue des intérêts français, elle a néanmoins entraîné des difficultés à moyen ou long terme. Ainsi, le commandant regrette l’intronisation si rapide de Naaba Sigri. Il lui aurait préféré son frère aîné, Tarbiga, mais insiste désormais sur la nécessité de surveiller celui à qui le naam aurait dû logiquement être dévolu16. De plus, Destenave emploie à plusieurs reprises le mot « révolution » pour caractériser les bouleversements dans le monde du pouvoir mossi imposés par Voulet. Le moins que l’on 14 Lettre du commandant Destenave au lieutenant-gouverneur du Soudan français, Ouahigouya, 9 avril 1897, ANS 15G 189 (AN 200 mi 1048). 15 « Note du Commandant de Région, faisant suite au rapport du Résident de Ouagadougou, pour le mois de juin 1897 », ANS 15G 190 (AN 200 mi 1048). 16 « Instructions laissées à Monsieur le Capitaine Scal, Résident de Ouaghadougou par le Chef de Bataillon Destenave, Commandant la Région Est et Macina », Soudan Français, Région Est et Macina, 16 avril 1897, ANS 15G 190 (AN 200 mi 1048). 204 puisse dire, c’est que cette « révolution » n’est pas de son goût. Il est vrai qu’il la justifie timidement en rappelant la nécessité qu’il y avait à l’époque d’agir rapidement. Mais, à l’en croire, elle a été à l’origine de « secousses » qui ont provoqué chez les Mossi un profond sentiment de « crainte » compliquant les tâches des administrateurs. Soulignant l’effet à court terme de l’usage de cette violence, Destenave se dit persuadé qu’ « il faut s’attendre à voir se produire, dès que le Mossi sera revenu de sa surprise, une réaction d’autant plus grande que l’action aura été plus rapide »17. En d’autres termes, le commandant craint qu’un vaste mouvement de rébellion ne se forme contre les nouvelles autorités. Rappelant qu’en réalité, le Moogo Naaba ne dispose pas d’une plus grande autorité que celle des Boussouma, Koupéla ou Mané Naaba, il dit cependant redouter qu’une alliance entre ces rois ne puisse être conclue afin de combattre les troupes occupantes. C’est pourquoi Scal est sommé d’adopter à l’égard des naaba une politique qui peut paraître assez contradictoire. En effet, Destenave l’enjoint à continuer de considérer le Moogo Naaba comme le naaba de tous les Mossi et de maintenir à Ouagadougou l’essentiel des forces militaires censées le protéger contre ses ennemis. Mais, il lui fait aussi savoir que « Nous n’avons aucun intérêt à renforcer ce pouvoir qui est considéré comme central ni à augmenter la puissance des différents nabas ; nous devons au contraire chercher parmi eux quelques points d’appui qui nous permettront de diviser le pays et empêcheront toute coalition contre nous »18. Ce vieux et classique impératif du « divide ut imperes » (« diviser pour régner ») est donc de mise ; il semble être le seul censé permettre à Scal d’obtenir la paix dans le Moogo en dépit de la faiblesse de ses moyens. Le résident doit donc s’improviser diplomate et « entretenir d’étroites relations et de visiter les principaux nabas en réservant à chacun toute l’autorité qu’il exerçait auparavant sans chercher à renforcer le pouvoir central »19. Pour autant, ces instructions sont loin de dresser une liste exhaustive des tâches qui attendent Scal. Car l’officier doit encore parcourir l’ensemble des territoires fraîchement conquis ; faire la reconnaissance de ceux qui n’ont jamais été foulés par un Européen ; réprimer les révoltes qui continuent d’éclater ici et là, notamment dans la région de Yako, en pays gourounsi ou près de la frontière avec la Gold Coast ; faire le recensement des populations afin d’obtenir le paiement d’un impôt20 ; tenter de prendre directement contact avec les populations mossi et en gagner les cœurs, etc. La poursuite de ces objectifs peut-elle 17 Ibid. Ibid. 19 Ibid. 20 Au sujet de l’élaboration des opérations de recensement en AOF, voir Gervais Raymond et Mandé Issiaka, « Comment compter les sujets de l’Empire ? Les étapes d’une démographie impériale en AOF avant 1946 », in Vingtième siècle, 2007/3, n° 95, pp. 63-74. 18 205 s’accommoder d’un affaiblissement progressif du pouvoir central ? C’est bien la grande question politique posée à la Résidence pour les années à suivre. Des populations à « apprivoiser » La lecture des différents documents produits par la Résidence entre 1897 et 1899 frappe par l’attention qu’elle porte à la situation des gens du commun. Les observations ont trait à leur « état d’esprit » ainsi qu’à leur condition de servitude supposée à l’égard des naaba. Clairement, cette « curiosité » n’a rien de gratuit et ne témoigne d’aucun goût personnel pour les enquêtes ethnographiques. Les rapports de l’époque font plutôt apparaître le souci des militaires face au caractère inachevé de la conquête des esprits en pays mossi. Cette situation entraîne un manque d’emprise du pouvoir central sur tous les points du territoire. Scal sait bien que ni l’existence du traité de protectorat ni le seul usage de la force ne peuvent permettre d’administrer efficacement le Moogo. Précisément, dans un rapport daté de juin 1897, le résident fait remarquer à ses supérieurs que « L’étendue même de la résidence de Ouagadougou rend très difficile une action continue sur les points un peu éloignés »21. Ces difficultés se traduisent au quotidien par le vide laissé par les populations mossi devant le passage des administrateurs en tournée. Et lorsque les villages ne sont pas spontanément évacués par les naaba et les habitants, encore faut-il composer avec leur bonne volonté de façade. C’est une fois de plus ce que souligne Scal qui note qu’au « passage des reconnaissances, nabas et villages protestent de leur soumission, mais la reconnaissance partie, ils continuent à n’obéir que très vaguement aux ordres du Moro Naba »22. Ces cas de résistance passive sont très nombreux à être signalés dans les années 1897 à 1899. Leurs causes sont loin d’être toujours bien perçues par des militaires dont les contacts avec les simples sujets sont peu fréquents. Dans certains cas, les officiers témoignent de l’existence de franches résistances de la part des Mossi qui se soldent parfois par des violences commises contre leurs hommes. À la fin du mois de mars 1897, c’est ce qui se passe dans le village de Soba, près de Laalé. Un rapport signale à cette occasion qu’un spahi porteur d’un courrier a demandé au naaba de Soba l’entrée dans son village. Le chef s’est exécuté, mais les villageois ont refusé de lui fournir des porteurs. À peine le spahi est-il monté sur un cheval donné par le naaba qu’il se 21 « Rapport sur la situation politique au Mossi, au Yatenga et au Gourounsi pendant le mois de mai 1897 », Ouagadougou, le 20 juin 1897, ANS 15G 190 (AN 200 mi 1048). 22 Ibid. 206 trouve « entouré par des hommes du village qui l’obligèrent à descendre »23. Finalement, la monture est dessellée tandis que « les habitants excitaient les porteurs à jeter leurs caisses et à se sauver »24. Ce soldat est malgré tout parvenu à s’enfuir. Par la suite, les habitants de Soba ont été sévèrement châtiés sur les ordres du résident. Laconiquement, celui-ci fait savoir à ses supérieurs que la résistance a été « anéantie » sans préciser les moyens qu’il a employés. Ailleurs, des villages entiers continuent de soutenir le Moogo Naaba rebelle. À Lergo, les habitants auraient promis à Naaba Wobgho de ne pas fuir devant l’arrivée des Français et de leur barrer la route. En juin 1897, une reconnaissance gagne les environs sans grande difficulté apparente. Le naaba de Lergo va jusqu’à se porter au-devant de la petite colonne et offre à son commandant deux bœufs. Mais une fois parvenues au village, les troupes ne peuvent que constater son évacuation25. Plus grave encore, en décembre de la même année, une colonne d’environ 150 hommes est prise dans un guet-apens dans la région méridionale du Boussanga. Après avoir déserté leur village, plusieurs centaines d’hommes se tiennent postés sur les hauteurs et attaquent la colonne par les deux flancs du carré qu’elle a formé26. L’état des pertes de part et d’autre est inconnu. Mais la supériorité militaire des troupes coloniales a raison de cette tentative de résistance armée. Devant des actes d’une telle gravité, le résident Scal tout comme son successeur, le capitaine Amman, ne peuvent qu’admettre la volonté délibérée de certains villages mossi de résister à l’occupant français. Les officiers se risquent facilement à cette interprétation, bien qu’elle soit un constat d’échec, lorsqu’il s’agit d’évoquer la situation inquiétante qui prévaut dans la région de Laalé et dans les provinces méridionales proches de la Gold Coast. Dans le premier cas, le caractère prétendument « turbulent » des Mossi du Kippirsi est déjà solidement établi par les autorités militaires. Elles se souviennent d’ailleurs que cet espace a longtemps contesté l’autorité du pouvoir central avant leur arrivée. Cette région est également proche d’un pays gourounsi qui continue de se soulever sporadiquement contre les troupes coloniales. Dans le second cas, les espaces situés au sud de Ouagadougou sont ceux qui ont le plus durablement soutenu Naaba Wobgho. Étant proches des possessions britanniques, leurs naaba espèrent certainement voir le Moogo Naaba déchu reconquérir le trône, éventuellement avec l’aide des Anglais. 23 « Rapport sur la situation politique du Mossi, du Yatenga et du Gourounsi pendant les mois de mars et avril 1897 », doc. cit. 24 Ibid. 25 « Rapport sur la situation politique au Mossi et au Yatenga pendant le mois de juin », Ouagadougou, 20 juillet 1897, ANS 15G 190 (AN 200 mi 1048). 26 « Rapport sur la situation politique de la Résidence de Ouagadougou pendant le mois de décembre 1897 », Soudan Français, Région Est et Macina, Résidence de Ouagadougou, 21 janvier 1898, ANS 15G 190 (AN 200 mi 1048). 207 En revanche, lorsqu’il s’agit d’évoquer les problèmes rencontrés dans le reste du Moogo, les officiers préfèrent y voir des signes de « paresse » ou d’ « apathie » censés caractériser l’homme noir en général, mossi en particulier. C’est le cas en juin 1897 lorsque le résident rencontre les pires difficultés à obtenir des Mossi des denrées alimentaires ainsi que des informations sur le pays. Son explication est simple : les Mossi seraient « les plus paresseux des noirs »27 ! Plutôt que de déceler dans leur comportement de l’insoumission, il préfère y voir le résultat d’une « force d’inertie » naturelle, intrinsèque au « caractère du Mossi ». Dans le meilleur des cas, les résidents peuvent avancer l’idée selon laquelle les populations mossi sont surtout « timides », « craintives », et que ce trait d’esprit est aussi bien dû aux séquelles du violent passage de la mission Voulet-Chanoine qu’à la terreur inspirée par des naaba qui prennent dès lors la figure de « despotes ». C’est l’avis qu’exprime en février 1899 le capitaine Lorillard selon qui les populations mossi sont « d’une timidité absolue, et manifestent pour nous une crainte énorme que l’on est trop souvent tenté d’interpréter pour de l’hostilité »28. Ces considérations, plus ou moins fondées, influent profondément sur la définition encore approximative du pouvoir que les résidents entendent « déléguer » aux naaba pour l’exécution de leurs ordres. Ce qui frappe, mais cela n’est pas propre au Moogo, c’est la condescendance avec laquelle ces officiers dressent un portrait-type du sujet mossi. Celui-ci n’est pas vu comme l’acteur de sa propre histoire, mais plutôt comme un éternel mineur. Pour Destenave, les sujets mossi constitueraient avant tout une « classe pauvre » qui aurait été « avilie par la servitude au point d’avoir perdu toute volonté »29. Dans un autre rapport, il ajoute que « le » Mossi est « incapable d’oppositions » et qu’il « se laisse dépouiller [par les chefs] essayant de se rattraper sur les caravanes qui traversent les villages »30. Le commandant en conclut que la masse de la population mossi ne peut servir de point d’appui permettant l’établissement d’une administration coloniale régulière sans recours systématique à la chefferie. La figure du naaba devient par conséquent incontournable. Mais la chefferie ne constitue pas un tout homogène si bien que l’attitude des naaba à l’égard des autorités militaires varie en fonction des lieux, du contexte et des personnalités en présence. 27 « Rapport sur la situation politique du Mossi, du Yatenga et du Gourounsi pendant les mois de mars et avril 1897 », doc. cit. 28 Rapport politique, Région de la Volta, Résidence du Mossi, février 1899, Ouaga le 4 avril 99, ANS 15G 192 (AN 200 mi 1049). 29 « Instructions laissées à Monsieur le Capitaine Scal… », doc. cit. 30 « Note du Commandant de la Région au sujet du rapport politique du Résident de Ouagadougou (mois d’octobre 1897) », Guirntenga (?), 5 décembre 1897, ANS 15G 190 (AN 200 mi 1048). 208 L’attitude ambiguë des naaba face aux autorités coloniales La densité de la population dans le Moogo ainsi que la faiblesse de l’encadrement administratif européen conduisent temporairement le résident Scal à renoncer à la tentation d’« établir le régime de l’administration directe dans ce vaste (…) pays du Mossi »31. Mais, dans l’esprit de la plupart des administrateurs coloniaux de l’époque, cette situation ne peut être que temporaire. Tous sont persuadés qu’à terme un contact plus direct pourra être établi avec les populations sujettes. Dans ce cas, le maintien des institutions royales n’aura plus aucune raison d’être. L’existence de traités de protectorat n’est pas perçue comme une contrainte juridique trop forte. En attendant ce moment espéré, les résidents Scal ou Amman font preuve d’un certain pragmatisme à l’égard des chefs. L’heure est au règlement rapide de nombreux problèmes laissés en suspens depuis le départ de Voulet et Chanoine, à commencer par la fragilité du pouvoir de Naaba Sigri. Ce roi est très souvent présenté par les sources coloniales de l’époque comme un homme timide, ayant peu de caractère, faiblement obéi par ses « vassaux ». En réalité, ses marges de manœuvres sont étroites. Le Moogo Naaba doit en effet son accession au trône à Voulet. Son intronisation ne convainc ni l’ensemble du lignage royal, ni les rois qui ont été officiellement placés sous son autorité. Par ailleurs, Naaba Wobgho, en dépit de ce que disent certaines rumeurs du moment, n’est pas décédé et compte toujours reconquérir le trône. Une partie des Mossi et de leurs naaba de la région septentrionale opposent donc à Naaba Sigri une forte résistance en refusant régulièrement d’exécuter les ordres qui lui ont été soufflés par les résidents. En mai 1897, Moumini, Naaba du Zitenga et fils de Naaba Wobgho, conduit une révolte dirigée contre Naaba Sigri. Les troubles gagnent la région de Lergo et de Koupéla. Le résident, loin d’appuyer franchement le Moogo Naaba, l’oblige à envoyer des serviteurs royaux auprès du Koupéla Naaba afin que ce chef lui fournisse le cheval qui lui était promis de longue date. À son arrivée à Koupéla, ce sogoné est accueilli par des menaces de mort et n’aurait dû « son salut qu’à la rapidité de sa fuite »32 ! Mais, avant de prendre le chemin du retour, ce pauvre serviteur a eu le temps d’obtenir quelques informations sur le climat politique régnant dans le Boussanga. Ses habitants, fait-il savoir, « obéissent à Bokary Koutou et lui fournissent du mil et des chevaux »33. Cet événement prouve à l’évidence que la 31 « Rapport sur la situation politique au Mossi et au Yatenga pendant le mois de juillet 1897 », Ouagadougou, 20 août 1897, ANS 15G 190 (AN 200 mi 1048). 32 « Rapport sur la situation politique au Mossi, au Yatenga et au Gourounsi pendant le mois de mai 1897 », doc. cit. 33 Ibid. 209 légitimité de Naaba Sigri est fortement contestée par d’importants naaba que nous pourrions qualifier de « légitimistes ». Une situation analogue prévaut d’ailleurs dans la région de Djiba, particulièrement importante pour le pouvoir central34, ainsi qu’à Dissouma. Cette fois-ci, le Gounga Naaba prend le problème en main et y envoie ses hommes qui sont accueillis sur place à coup de flèches. Neuf d’entre eux perdent la vie tandis que les autres prennent la fuite35. Un mois plus tard, la situation n’est pas plus brillante. Une rumeur court selon laquelle Naaba Wobgho se serait trouvé aux portes de Djiba. Le 17 juin 1897, le sergent indigène Diallo découvre le campement de Wobgho à une centaine de kilomètres au sud de Ouagadougou. Le roi en exil, bien informé, a eu le temps de prendre in extremis la fuite perdant cependant au passage quelques hommes et surtout son fils préféré, Bila36. Il n’est pas difficile d’imaginer la crainte de Naaba Sigri de se voir dépossédé du naam. Ce que comprend bien le personnel européen de la Résidence, c’est l’impossibilité d’obtenir la pacification complète du Moogo tant que deux Moogo Naaba resteront en vie37. Et ce ne sont pas des manifestations de soumission verbales qui pourraient permettre de s’assurer des intentions réelles des naaba. Au cours de l’été 1897, le capitaine Scal est résolu à trouver un rapide dénouement au problème posé par Wobgho38. Son intention est de s’assurer de la fidélité du Tenkodogo Naaba Karongo qui lui a déjà fait savoir qu’il « ne voulait obéir qu’au Moro Naba actuel et aux Français »39. Ce roi est d’autant important aux yeux du résident que son commandement est proche de la frontière britannique et qu’il se trouve au centre de la région hostile à Naaba Sigri. Aussitôt, le Tenkodogo Naaba livre aux Français les matériaux « ethnographiques » permettant d’affirmer que le territoire de Tenkodogo, convoité par les Britanniques, dépend de Ouagadougou. Mais le caractère désintéressé de l’aide apportée par le roi est plus que douteux. Tout juste après avoir assuré les Français de son soutien, le dima a déclaré avoir besoin de leur aide afin de mettre fin au conflit qui l’oppose à son cousin germain, Bogandé, devenu naaba de Zabendella. Scal a jugé plus prudent de demander au Tenkodogo Naaba de fixer par écrit sa déclaration d’amitié. Elle pourrait en effet être opposable aux Britanniques. 34 On se souvient que Djiba est un commandement traditionnellement dévolu au successeur présumé du Moogo Naaba. 35 « Rapport sur la situation politique au Mossi, au Yatenga et au Gourounsi pendant le mois de mai 1897 », doc. cit. 36 « Rapport sur la situation politique au Mossi et au Yatenga pendant le mois de juin (1897) », doc. cit. 37 Ibid. 38 Le 24 juillet 1897, Wobgho signe un traité de protectorat avec les Britanniques en qualité de « chef suprême des Mossi ». Nous ne savons cependant pas si cet événement a été connu des autorités françaises au cours de l’été 1897. Kambou-Ferrand J.-M., Peuples voltaïques et conquête coloniale…, op. cit., p. 287. 39 « Rapport sur la situation politique de la Résidence de Ouagadougou pour le mois d’octobre 1897 », Ouagadougou, 5 novembre 1897, ANS 15G 190 (AN 200 mi 1048). 210 À notre connaissance, le roi n’y a pas consenti. Il a sans aucun doute usé de la dernière arme dont dispose celui qui est privé de tout moyen direct de résister : la ruse. Les intentions du Tenkodogo Naaba sont si suspectes que Scal ordonne finalement au lieutenant Abbat de le faire surveiller. Le 8 janvier 1898, Abbat se rend auprès de Naaba Karongo qui lui aurait manifesté une sincère envie de coopérer. Grâce à l’aide du Tenkodogo Naaba, un poste stratégique est établi à Bittou. Situé à une centaine de kilomètres au sud de Tenkodogo, près de la frontière avec le Togoland et la Gold Coast, il constitue un lieu de surveillance idéal afin de suivre les agissements du roi de Tenkodogo, des Britanniques et des Allemands, mais aussi de Naaba Wobgho. La zone méridionale du Moogo est donc passée sous le contrôle partiel de la Résidence, ce qui pousse Wobgho dans les bras des Britanniques auprès desquels il se réfugie. Selon les informations recueillies par Scal et ses officiers, les Anglais auraient promis à Naaba Wobgho qu’il recouvrerait le trône. Mieux, en juillet 1898, sur ordre de Stewart, le lieutenant-colonel Northcott prend la tête d’une colonne qui emporte avec elle Naaba Wobgho. Après avoir quitté Gambaga, le berceau historique des royaumes mossi, la troupe se dirige vers le nord en direction de Ouagadougou40. Les Britanniques qui ont profité de l’embarras dans lequel se trouvent à ce moment les Français en pays gourounsi ne sont stoppés qu’à environ 70 kilomètres de la capitale. Entre-temps, une convention a été conclue le 14 juin entre la France et la Grande-Bretagne qui précise les frontières entre le Soudan français et la Gold Coast. Cette décision prise en haut lieu contraint les hommes de Northcott à rebrousser immédiatement chemin sans engager de combat. Il est difficile d’imaginer l’impact de cet événement pour les naaba hostiles à Naaba Sigri. Évidemment, les autorités françaises y ont vu un épisode glorieux venu bien opportunément rappeler aux Mossi qui n’en auraient pas encore été convaincus que la France est une puissance « devant laquelle tout doit céder »41 ! La Résidence se dit également convaincue que le retrait de Wobgho et des Britanniques servira d’exemple au reste des Mossi et poussera ces derniers à se résigner à la présence française tout comme au raffermissement de l’autorité de Naaba Sigri. D’ailleurs, assez rapidement, de nombreux naaba favorables à l’entrée des Britanniques sur le sol du Moogo auraient fait acte de soumission au pouvoir central. Pour autant, nous ne savons pas très bien si ces protestations de fidélité sont avant tout adressées aux autorités coloniales, détentrices presque exclusives des moyens de coercition, ou au Moogo Naaba. Toujours est-il 40 La colonne qui se porte sur Ouagadougou est composée de Bisa et de Mossi restés fidèles à Naaba Wobgho. Sont également acheminés 200 officiers de police, 8 Européens ainsi que 4 pièces d’artillerie. Cf. KambouFerrand J.-M., Peuples voltaïques et conquête coloniale…, op. cit., p. 296. 41 « Rapport politique, Région Est et Macina, Résidence de Ouagadougou », juillet 1898, ANS 15G 190 (AN 200 mi 1048). 211 qu’en réalité, les deux souverains ont été fortement affaiblis ; l’un parce qu’il est réduit à l’exil, l’autre parce qu’il est le captif des Français. Naaba Wobgho a incontestablement perdu toute chance de soulever à nouveau le Moogo méridional. Il peut sans aucun doute avoir le sentiment d’avoir été trahi par les Britanniques qui ne le soutiendront plus désormais. Naaba Sigri, de son côté, n’a dû son salut qu’à la capacité des autorités françaises à contrer la menace dont il a été la victime. Pour autant, il serait faux de présenter Sigri comme un simple pion sur l’échiquier du résident. La ligne politique qu’il tente de suivre est délicate. En premier lieu, il doit impérativement renforcer son autorité sur les chefs des commandements périphériques dont certains étaient déjà de longue date indépendants et hostiles à l’égard du pouvoir central. L’aide de la Résidence paraît nécessaire, bien que celle-ci estime que l’usage de la force ne puisse être systématiquement requis afin d’obtenir l’exécution des ordres qu’elle donne42. De son côté, Naaba Sigri ne peut trop se compromettre avec les autorités françaises. C’est que les résidents lui ont assigné des tâches particulièrement ingrates : obtenir le paiement d’un impôt régulier, fournir des porteurs ainsi que des vivres au poste ou encore rassembler des informations sur le pays. L’impôt est d’ailleurs considéré par les administrateurs comme le meilleur indicateur du degré de soumission des populations à leur égard ainsi qu’à celle du Moogo Naaba. Or, dans ce domaine comme dans d’autres, tout laisse à penser que Naaba Sigri oppose une résistance passive au pouvoir colonial. En mars 1897 par exemple, le résident écrit que Naaba Sigri « est prodigue de protestations de dévouement et de fidélité, mais ses protestations ne se traduisent jamais par des actes. Il est impossible d’obtenir de lui aucun renseignement sérieux sur le pays qu’il a l’air de ne pas connaître »43. Bien entendu, le roi connaît très bien son pays. Les Français le savent, eux qui n’hésitent pas à « admonester » le Moogo Naaba comme s’il était un enfant44. Ce refus de Sigri de pleinement coopérer avec le Nasaara est cependant très dangereux pour lui. D’une part, cette mauvaise volonté ne lui permet pas de gagner la sympathie des naaba encore favorables à Wobgho. D’autre part, les officiers se disent de plus en plus convaincus que son autorité est presque insignifiante et 42 En janvier 1898, l’officier qui seconde le résident estime que les Mossi tardent à obéir aux autorités coloniales en raison des moyens violents utilisés par la Cour afin de se faire obéir. C’est pour cette raison qu’il dit avoir « toujours refusé jusqu’à ce jour d’envoyer prêter main forte les tirailleurs ou spahis comptant pour calmer les esprits et faire disparaître ces malentendus, beaucoup plus sur le temps que sur l’emploi de la force ». Il affirme également que les Mossi exécutent bien plus facilement les ordres qui leur sont donnés sans intermédiaire plutôt que par l’entremise des chefs. Cet argument trahit une volonté d’instaurer à brève échéance un régime d’administration directe en pays mossi. Cf. « Rapport politique de janvier 1898 », Soudan français, Résidence de Ouagadougou, Ouagadougou le 11( ?) février 1898, ANS 15G 190 (AN 200 mi 1048). 43 « Rapport sur la situation politique du Mossi, du Yatenga et du Gourounsi pendant les mois de mars et avril 1897 », doc. cit. 44 Ibid. 212 qu’elle ne justifie pas que lui soit accordée l’importance qui lui est théoriquement reconnue par le traité de protectorat. En somme, les administrateurs pensent que, quitte à instrumentaliser les institutions royales par défaut, mieux vaut-il s’appuyer sur les naaba subalternes que sur la Cour royale. Deux épisodes qui peuvent paraître anecdotiques révèlent bien la fragilité du pouvoir de Naaba Sigri. En 1899, le roi vient se plaindre auprès du capitaine Amman à la suite du décès suspect de son frère aîné, le naaba de Zam. Selon le souverain, ce dernier aurait été empoisonné par un membre du lignage évincé de la chefferie de Zam par les militaires français. Le Zam Naaba a donc eu le malheur à la fois d’avoir été intronisé dans les mêmes circonstances que son frère, mais aussi de s’être montré trop dévoué à la cause française… Nous voyons que la famille régnante peut être suspectée de collusion avec la force occupante par une partie de la noblesse mossi. Ajoutons que la même année, un chef peul nommé en octobre 1897 à Barcoundouba n’hésite pas à porter plainte contre le roi. Celui qui se nomme Oumarou reproche à Naaba Sigri d’avoir envoyé deux hommes pour le séquestrer, le conduire à Ouagadougou et tenter de l’assassiner45. Averti, le personnel européen du poste recueille cette plainte tout en la trouvant quelque peu exagérée. Il perçoit plutôt dans cette affaire la volonté des Peul d’échapper à l’autorité des chefs mossi, ce qu’il ne souhaite pas dans la mesure où il estime que ce « serait profondément impolitique »46. Finalement, Oumarou se voit infliger une amende de 50 bœufs à régler dans un délai de quatre jours. Menacé de se voir capturé par les cavaliers du Moogo Naaba, Oumarou s’acquitte rapidement de sa dette et offre en plus un cheval pour le « Blanc » du poste. Mais deux mois plus tard, le voici qui refait son apparition portant des accusations tout aussi graves contre le roi. Cette fois-ci, Naaba Sigri est accusé d’avoir fait organiser des pillages. Ses hommes de confiance auraient été appuyés par des villageois placés sous l’autorité de son frère. Au total, 200 bœufs auraient été volés ainsi que des pagnes et des boucles d’oreille... Une nouvelle fois, la Résidence minimise l’affaire tout en rappelant cependant à l’ordre le Moogo Naaba. L’Administration lui recommande de demander aux Peul un impôt équitable et à le collecter « par des hommes de confiance, non des voleurs »47. Ce nouvel épisode met en lumière les conséquences néfastes de la simplification de la carte politique du Moogo pour la royauté. Après avoir ignoré le caractère indépendant de nombreuses franges de la population, dont les Peul, les autorités coloniales interprètent leurs 45 « Copie du registre n° 2, année 1899, 2e Semestre, Soudan français, Résidence du Mossi, poste de Ouagadougou », Ouagadougou, 1er juillet 1899, ANS 15G 192 (AN 200 mi 1049). 46 Ibid. 47 Ibid. 213 réactions à l’égard de Naaba Sigri comme la preuve de la faible efficacité du gouvernement royal. L’impôt est en effet difficilement recouvré, l’autorité des naaba régulièrement défiée par les sujets et la sécurité n’est pas toujours assurée. Le Moogo Naaba semble assez impuissant face à cela, surtout dans les moments où le soutien militaire de la Résidence lui fait défaut. L’autre enseignement que l’on peut tirer des exemples que nous venons de citer est le faible parti que les naaba tirent du processus de décharge partiel de l’autorité coloniale. Celui-ci se traduit par l’obligation pour les chefs de faire exécuter des ordres que le personnel de la Résidence ne peut imposer à lui seul. Dans bien des cas, la population mossi ne semble d’ailleurs pas savoir que ces décisions n’émanent pas tant des naaba que des Nasaara. La tâche ingrate revient donc généralement aux chefs qui, dans certains cas, voient leur ascendant sur leurs sujets en pâtir. Les chefs peuvent ainsi passer pour des tyrans ou des pillards aux yeux de leurs sujets dans la mesure où la collecte de l’impôt repose presque entièrement sur eux, et que, menacés de destitution par l’Administration, ils sont souvent contraints d’user de moyens expéditifs. C’est précisément ce que sont venus dire en juillet 1897 les Widi, Gounga et Larlé Naaba au Résident Scal. Après lui avoir fait connaître les difficultés qu’ils ont eues à obtenir de nombreux villages de l’Ouest du mil, ces kug zindba lui ont rapporté les propos de sujets mécontents qui justifient leur refus d’obéir aux ordres au motif que « le mil demandé n’était pas pour les Français mais pour les nabas »48. Il est vrai qu’avant la conquête, des naaba ont parfois mené en personne des razzias à l’image du prince Bakari Koutou qu’a rencontré Binger. Il n’est d’ailleurs pas exclu que certains chefs aient prélevé des impôts pour leur propre compte, notamment parce que leur train de vie s’est trouvé altéré par la présence française. Toutes ces difficultés obligent les autorités militaires à définir une politique « indigène » plus cohérente en pays mossi. L’intégration du Moogo au sein du 2e Territoire militaire49, en est l’occasion. Jusqu’en 1904, date de la création du « cercle du Mossi », les administrateurs coloniaux oscillent cependant sans cesse entre la formule de l’administration directe et indirecte comme nous allons le voir. 48 « Rapport sur la situation politique au Mossi et au Yatenga pendant le mois de juillet 1897 », doc. cit. Jusque-là, le territoire du Moogo était rattaché à la colonie du Soudan. Un décret d’octobre 1899 réorganise l’AOF. Le Soudan est disloqué et partagé en deux territoires militaires auxquels se rajoute un troisième (région de Zinder) à la fin de l’année 1900. Le 2e Territoire militaire dont le chef-lieu est Bobo-Dioulasso,correspond à peu près à l’ancienne « Région Volta ». Il regroupe une bonne partie des pays de la Boucle du Niger, y compris la Résidence de Ouagadougou. La Résidence du Yatenga est quant à elle intégrée dans le 1er Territoire militaire qui regroupe des territoires sahariens. La création de ces unités vise à renforcer la sécurité en Afrique occidentale et à rationnaliser son administration tout en assurant une coupure entre les régions sahariennes et sahéliennes. Cf. Frémeaux J., L’Afrique à l’ombre des épées, 1er vol., op. cit., pp. 78-82. 49 214 Un lent et erratique ajustement des positions réciproques La nature des relations que souhaite établir la Résidence avec les naaba est, dans une large mesure, laissée à son appréciation. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’aucune ligne politique claire n’a été suivie en la matière. Chaque changement de résident se traduit par l’adoption d’une nouvelle orientation en matière de politique indigène. Celle-ci peut aller dans le sens du renforcement relatif du pouvoir central à Ouagadougou, de l’affermissement de l’autorité des naaba subalternes ou indépendants ou encore de l’établissement de contacts plus directs avec les populations. Dans tous les cas, les autorités militaires expriment à maintes reprises depuis 1899 la volonté de s’acheminer au plus vite vers un régime d’administration directe. Dans un premier temps, les structures de commandement mossi sont simplifiées. Le fait que les premiers administrateurs en pays mossi soient des militaires influe beaucoup sur la physionomie de la nouvelle pyramide hiérarchique. Ils calquent ainsi leurs réformes des institutions monarchiques sur le mode d’organisation prévalant au sein de l’Armée. Il s’ensuit un stricte étagement du pouvoir qui trouve à son sommet la figure du Moogo Naaba, puis une cascade de délégations de pouvoir descendant jusqu’aux chefs de villages en passant par les chefs de province (les kug zindba à partir de 1904) ainsi que les chefs de canton (les kombéré). Mais cette réorganisation n’est pas encore effective dans les années 1898-1899. Car, pour qu’elle le soit, il faut encore délimiter clairement l’assise territoriale sur laquelle s’exerce l’autorité de chaque naaba. C’est tout le sens des propos tenus par le résident en janvier 1898 selon qui il est nécessaire de « délimiter exactement la zone de Commandement de chaque Naba et de procéder ainsi tout naturellement à un regroupement des villages par cantons en plaçant le Naba lui-même ou l’un de ses proches à la tête du dit canton »50. Cependant, le commandant de la Résidence sait qu’il s’agira d’une œuvre de longue haleine, car, selon lui, « il ne faudra pas se contenter de tracer sur la carte une limite quelconque, il faudra se rendre sur les lieux en compagnie du Naba, voir le degré d’autorité dont il jouit et ne pas hésiter à rendre indépendants les villages dont la subordination à un grand Naba serait douteuse »51. Encore en 1900, cette tâche est loin d’être accomplie. Mais elle est clairement perçue comme une étape cruciale et provisoire vers l’administration directe. Pour la Résidence, la mise en œuvre de ce mode d’administration dépend étroitement de la fréquence et de la qualité des tournées réalisées par le personnel européen. Ces tournées 50 51 « Rapport politique de janvier 1898 », doc. cit. Ibid. 215 doivent permettre de multiplier les contacts directs avec les populations et de les recenser afin de leur faire supporter un impôt plus équitable. Elles sont donc explicitement envisagées comme un « acheminement à l’administration directe » comme l’écrit le capitaine-résident Lorillard en 189952. C’est aussi au cours des années 1899-1900 que se construit tout un argumentaire justifiant la mise à l’écart programmée de la chefferie. Il est à la fois nourri par un impératif de rationalisation administrative jugé à l’aune du bon déroulement de la levée de l’impôt, mais aussi par des stéréotypes comme celui de la figure du « chef noir » dont nous allons voir qu’il n’est pas très flatteur pour les naaba. La prudence de certains résidents qui hésitent à bouleverser le monde du pouvoir mossi s’explique en grande partie par des carences de personnel. Mais tous les administrateurs ne sont pas sensibles à ce principe de réalité. Malgré l’extrême faiblesse de ses moyens administratifs, le chef de bataillon Simonin dit se féliciter d’avoir constamment poursuivi une politique visant « à diminuer l’autorité du Moro-Naba de Ouagadougou, en lui enlevant dès que l’occasion se présente, l’autorité qu’il prétend à tort ou à raison, exercer sur les Nabas, plus ou moins indépendants, pour nous les rattacher directement et arriver ainsi à ne lui laisser l’autorité réelle que sur son fief personnel »53. Cette position suscite des débats entre officiers. Le prédécesseur de Simonin affirmait au contraire qu’il était préférable de ne surveiller qu’un homme – le Moogo Naaba – plutôt que 300.000 sujets. Simonin n’est pas convaincu par ces arguments. Selon lui, s’il est effectivement plus aisé de contrôler un homme plutôt que des centaines de milliers d’autres, il estime cependant préférable d’obtenir « l’obéissance de cinq ou six princes médiocres que celle d’un chef trop puissant »54. À bien lire cet officier, il apparaît que cette position renvoie à la volonté d’affaiblir progressivement le pouvoir royal jusqu’à totalement l’éliminer. Car, au-delà des froides considérations administratives, Simonin se fait une idée bien arrêtée sur le « caractère » du chef africain. Tout en se disant favorable à l’instrumentalisation du Moogo Naaba, il ne pense pas qu’il soit acceptable de « lui rebâtir de nos mains un empire plus fort que celui de ses ancêtres » dans la mesure où « l’histoire prouve que le chef noir trop grandi tourne fatalement au traître »55 ! Ce portrait moral-type « du » chef africain est très répandu 52 « Rapport général sur la politique du Cercle pendant le 1er semestre 1899 », Région de la Volta, Résidence du Mossi, Ouagadougou, 1er juillet 1899, ANS 15G 192 (AN 200 mi 1049). 53 Rapport politique établi par le chef de bataillon Simonin, 2eTerritoire militaire, Résidence de Ouagadougou, Ouagadougou, 27 septembre 1900, AN 200 mi 1618. 54 Rapport politique annuel du Haut-Sénégal et Moyen-Niger pour l’année 1900, 2e Territoire militaire, Résidence de Ouagadougou, Ouagadougou, 21 juillet 1900, AN 200 mi 1621. 55 Ibid. Il faut préciser que ces lignes sont extraites d’un rapport qui fait surtout allusion aux naaba aux chefs de l’Ouest-Volta. Cependant, l’auteur généralise son propos à l’ensemble des chefs africains sans s’encombrer 216 parmi ses collègues. Il est en tout cas partagé par le commandant de la Région de la Volta occidentale pour qui « Le Chef noir n’est généralement guidé dans tous ses actes que par une insatiable cupidité »56. Si ces propos ne concernent pas directement les chefs mossi, ils offrent néanmoins une grille d’analyse stéréotypée appliquée aux détenteurs du naam. En 1904 par exemple, le commandant du cercle du Mossi Dubreuil, tout juste entré en fonction, rapporte que « tous les chefs, depuis le plus infime jusqu’au Moro naba, exploitent les malheureuses populations en notre nom. Celles-ci étaient victimes des plus odieuses exactions non seulement de la part des nabas mais aussi et surtout de la part des hordes de désœuvrés lâches, cruels et pillards qui les entourent »57. Pourtant, les naaba sont loin de toujours manquer à leurs nouveaux devoirs d’auxiliaires de l’administration coloniale, et les « abus » qu’ils commettraient sont certainement en grande partie dus à la nécessité pour eux de répondre aux fortes exigences de la Résidence. En 1901, la bonne volonté que témoigne le Moogo Naaba à exécuter les ordres qui lui sont donnés est d’ailleurs relevée par Simonin qui semble avoir partiellement révisé le jugement qu’il portait à l’endroit du roi. Désormais plus modéré, le chef de bataillon juge à ce moment que le Moogo Naaba a déjà perdu « ce que sa puissance avait de dangereux »58. Après avoir été affaibli au bénéfice de certains chefs indépendants tels que celui de Koupéla ou de Boussouma, Simonin dit craindre que cette désagrégation du pouvoir central ne soit poussée trop loin. Selon lui, poursuivre ce travail de sape des autorités royales, « Ce serait renoncer bénévolement aux avantages d’une organisation montée de toute pièce procurant avantageusement des fonctionnaires sous notre direction »59. Ceci explique pourquoi les kug zindba ont été pourvus en 1900 d’un commandement territorial clairement délimité. Cette année, le lieutenant à la tête de la Résidence a délimité cinq secteurs en prenant appui sur les principaux axes routiers convergeant vers Ouagadougou60. Chaque secteur est confié à un kug zindba du Moogo Naaba à l’issue d’un regroupement de villages dont le commandement était jusque-là « enchevêtré »61. Faut-il y voir une façon de renforcer les prérogatives du service d’esprit de nuance. Ces lignes sont très caractéristiques de la façon dont les chefs mossi sont présentés par la littérature administrative de l’époque. 56 « Projet d’organisation de la Région de la Volta occidentale » par le chef de bataillon commandant la région, Bobo-Dioulasso, 10 septembre 1898, ANS 15G 205 (AN 200 mi 1052). 57 « Rapport annuel sur la politique du Cercle », rédigé pour l’année 1904, 2e Territoire militaire, Cercle de Ouagadougou, Ouagadougou, Archives nationales de Côte-d’Ivoire (ANCI) 4BB 93. 58 Rapport politique annuel établi par le chef de bataillon Simonin destiné à l’inspecteur général des Colonies, 1901 , 2e Territoire militaire, cercle de Ouagadougou, Ouagadougou, AN 200 mi 1618. 59 Ibid. 60 Ces cinq axes relient Ouagadougou à Koury, Borromo, Léo et Koupéla. 61 Rapport politique, 2e Territoire militaire, Résidence de Ouagadougou, Ouagadougou, 27 septembre 1900, AN 200 mi 1618. 217 royal aux dépens du Moogo Naaba ? La loyauté des kug zindba à l’égard de leur souverain reste malgré tout sans faille. En 1903, les rapports de la Résidence jugent que la politique indigène suivie dans le Moogo a été efficace. Avec un bel optimisme, ils signalent la paix parfaite qui y règnerait, y compris dans la difficile région du Kippirsi. Les chefs seraient obéissants, l’impôt rentrerait de façon satisfaisante ; sans guère de retard. Le sentiment d’autosatisfaction domine. Mais deux événements imprévus viennent jeter le trouble dans les esprits. En août 1903, le capitaine-résident Pinchon se voit contraint de marcher sur Boussouma afin de prévenir tout risque de rébellion. Naaba Wobgho y a en effet de nombreux partisans. L’agitation fait suite à une rumeur selon laquelle le roi déchu s’apprêterait à marcher une nouvelle fois sur Ouagadougou. Parvenu sur les lieux, le résident apprend que le Tenkodogo Naaba a refusé de participer à la rébellion tandis que le Koupéla Naaba aurait hésité. Le rapport qu’il rédige à la suite de son déplacement insiste également sur le « rôle louche » qu’auraient joué les naaba de Béloussa et de Boussouma dans cette histoire62. Ces chefs auraient envoyé des présents à Wobgho pensant qu’il les aiderait à « se débarrasser des Français »63. Mais, faute de preuves, le capitaine ne peut aller plus loin dans ses investigations. Ce que les administrateurs nomment non sans exagération le « complot de Koupéla »64 n’est que le signe avant-coureur d’une rumeur plus profonde selon laquelle Naaba Sigri pourrait à chaque instant être chassé du trône par Naaba Wobgho. Ce bruit se précise en octobre et pousse Sigri à envoyer des espions dans le sud du Moogo afin de déterminer la réalité de cette menace. Les Pères Blancs confirment que le roi la prend très au sérieux allant jusqu’à craindre pour sa vie, lui qui pense que Wobgho a fait des sacrifices pour obtenir sa mort65 ! Cependant la Cour apprend avec soulagement la mort de Wobgho en avril 1904. D’après les missionnaires, le roi déchu se serait « suicidé, désespéré de se voir à jamais exilé du trône et du Mossi »66. Ce décès est d’une grande portée politique dans le Moogo. D’une certaine façon, elle marque l’achèvement de sa conquête dans la mesure où elle ruine les espoirs des derniers partisans de Wobgho. Pour la Résidence, l’annonce de cette mort aurait en effet « l’avantage de faire taire les bruits fantaisistes et très fréquents qui annonçaient le retour prochain de l’ancien naba à la tête d’une colonne pour reconquérir le Mossi »67. Un important motif de soulèvement a bien 62 Diaire du 21 août 1903, Archives des Pères Blancs à Ouagadougou (APBO). Ibid. 64 Kambou-Ferrand J.-M., Peuples voltaïques et conquête coloniale…, op. cit., pp. 376-378. 65 Diaire du 28 octobre 1903 (APBO). 66 Diaire du 3 avril 1904 (APBO). 67 « Rapport politique du mois d’Avril », 2e Territoire militaire, Cercle de Ouagadougou, Ouagadougou, 1904, ANCI 4BB 93. 63 218 disparu. Dès lors, la pacification du Moogo est considérée comme achevée ce qui justifie partiellement la création en 1904 du cercle de Ouagadougou. Théoriquement, ce changement administratif marque la fin du régime du protectorat dans la mesure où le pouvoir revient officiellement à un commandant de cercle répondant au Gouvernement général de l’AOF. Mais il s’en faut de beaucoup pour qu’un simple arrêté puisse permettre aux administrateurs d’exclure les naaba de la gouvernance coloniale en pays mossi… La réforme de 1904 : acte de décès du régime de protectorat ? La création et l’organisation du Cercle du Mossi Du point de vue administratif, l’année 1904 est marquée par une réorganisation territoriale doublée d’une nouvelle orientation en matière de politique indigène. La première se solde par la création de la colonie du Haut-Sénégal et Niger ; son chef-lieu est fixé à Bamako-Koulouba68. Dans le même temps, la colonie du Soudan retrouve les limites qui étaient les siennes avant la forte expansion territoriale qu’elle a connue dans les années 1890. Ce remaniement administratif et territorial intervient dans un contexte de détente des relations franco-britanniques69. Il vise à rendre plus efficace l’administration de vastes pays encore récemment conquis. Le contenu précis de cette réorganisation est fortement tributaire de la situation politique sur le terrain. Pour le cas du Moogo, nous avons vu que la création du cercle de Ouagadougou, prévue par l’arrêté du gouvernement général de l’AOF en date du 1er mai 1904, se base sur une lecture optimiste des progrès réalisés en matière de pacification. Pourtant, à la différence d’autres cercles au même moment, l’administration reste encore le fait des militaires. Ceci laisse à penser que la situation politique du pays mossi n’est pas si 68 Entre 1899 et 1902, le Moogo est intégré au Haut-Sénégal et Moyen-Niger. Il est ensuite rattaché à la Sénégambie-Niger jusqu’en 1904, date de la création du HSN. Le centre de gravité de ce nouvel ensemble est très éloigné de Ouagadougou. Entre 1904 et 1908, le chef-lieu du HSN se translate donc vers l’est et est transféré de Kayes à Bamako-Koulouba. À cette occasion, le cœur administratif de la colonie passe d’une distance de 1150 km à 750 km de Ouagadougou sans pour autant permettre au gouvernorat de suivre de près les affaires du Mossi. 69 Suite à l’« incident de Fachoda » en 1898, un terrain d’entente entre la France et la Grande-Bretagne a été trouvé. Il se concrétise en 1899 par la reconnaissance par la France du condominium anglo-égyptien sur le Soudan. Peu de temps après, un accord bilatéral règle provisoirement les litiges frontaliers opposant les deux puissances en Afrique de l’Ouest. La convention du 14 juin 1898 fixant la frontière entre le Soudan et la Gold Coast le long du 11ème parallèle est ratifiée par le Parlement français. Le règlement pacifique de ces différends coloniaux a permis aux deux États de conclure une série d’accords le 8 avril 1904 qui mettent fin aux derniers motifs de discorde en Afrique : c’est l’« Entente cordiale ». Dans ce contexte, l’existence d’un 2e Territoire militaire à vocation défensive perd une partie de son intérêt. 219 bonne que cela. Malgré tout, la création de ce vaste et populeux cercle se double d’une radicalisation de la politique conduite au détriment des naaba. La création du cercle permet de rationnaliser un peu plus la structure de commandement colonial qui, à l’image des chefferies réorganisées, suit un modèle hiérarchique pyramidal et centralisé. Le cercle trouve son centre d’impulsion à Ouagadougou où siège son commandant. Celui qui remplace le résident a autorité sur les chefs européens de subdivision et de poste. Parallèlement, les kug zindba à qui ont été dévolus des secteurs, sont faits chefs de provinces. Ces provinces sont constituées par regroupement de cantons70. En somme, la chaîne de commandement mossi est harmonisée avec l’appareil administratif européen. Ce système trouve donc son centre à Ouagadougou, capitale du Moogo Naaba et siège du Cercle. Ce centre politique et administratif rayonne sur un espace de plusieurs dizaines de milliers de kilomètres carrés et peut-être un million d’âmes qui sont loin d’être tous des Mossi et des sujets du Moogo Naaba. Ce simple constat permet de comprendre quels sont les défis posés au premier commandant de cercle. Celui-ci ne dispose pas d’une administration plus étoffée que ses prédécesseurs. Il ne peut compter que sur l’aide de deux officiers européens, une poignée de gardes de cercle ainsi qu’une escorte « indigène » qui auront à accomplir des tournées inévitablement compliquées. Ceci explique que, dès 1904, les administrateurs affectés dans le cercle du Mossi fassent connaître leur souhait de le voir divisé en plusieurs circonscriptions. Ce désir répond aussi à la volonté d’affaiblir les autorités « coutumières », à commencer par la royauté de Ouagadougou. Remarquons que, parmi les motifs qui ont justifié la création du cercle, nous retrouvons la dénonciation des dérives supposées du régime du protectorat. En janvier 1904, un rapport politique fait ainsi connaître l’aversion de certains administrateurs coloniaux pour un système de gouvernement qui aurait accordé de trop larges prérogatives au Moogo Naaba. C’est tout le sens de la critique formulée par un administrateur en 1904 qui écrit que « se basant sur le titre de Résident qui leur était donné, beaucoup d’officiers considéraient que nous n’étions pas chez nous au Mossi, que leur rôle devait être de séjourner à Ouagadougou pour présider aux relations des nabas avec nous ou avec l’étranger »71. Dans une certaine mesure, c’est bien le caractère fictif du protectorat qui est dénoncé : le Moogo a été conquis par les armes, par conséquent, à quoi bon laisser croire au Moogo Naaba que celui-ci dispose de la souveraineté sur son royaume ? Un autre passage de ce rapport montre également que la 70 Hien Pierre Claver, « Ethnicité, administration territoriale et évolution politique en Haute-Volta (1896-1947), in Mandé Issiaka et Stefanson Blandine, Les Historiens africains et la mondialisation, Paris-Bamako, AHAKarthala-ASHIMA, 2005, pp. 134-135. 71 Rapport politique annuel, janvier à décembre 1904, 2e Territoire militaire, Ouagadougou, AN 200 mi 1634. 220 création du cercle a aussi visé à mettre fin à l’autonomie de la Résidence qui, pour gouverner le pays, s’en est presque entièrement remise aux ressources humaines et matérielles fournies par le roi si bien que « l’administrateur du Mossi était arrivé peu à peu à se considérer comme indépendant »72. Le résident se serait donc rendu coupable d’une trop forte délégation de son autorité qui a abouti à préserver l’autorité judiciaire des naaba, à leur confier l’organisation de troupes de gardes-frontières sans en avertir sa hiérarchie ainsi qu’à confier presque entièrement la perception de l’impôt à ces mêmes chefs. Dans ce sens, la création du cercle aurait pour vocation de mettre fin à une sorte de régime d’exception animé par le binôme formé par le résident et le Moogo Naaba. En somme, à partir de 1904, le Moogo doit être administré comme n’importe quel autre cercle de l’AOF, c’est-à-dire à partir de Dakar, siège du gouvernement général, selon le principe républicain du centralisme jacobin. Dans cet ordre d’idées, le Moogo Naaba ne peut être le maître du pays à qui l’administration confie ses tâches « régaliennes », et le même fonctionnaire que nous avons cité plus haut estime par conséquent qu’« Il est important de renverser un peu les rôles »73. Ce « un peu » est en réalité un bel euphémisme. Car, au cours de l’année 1904, le commandant de cercle apprend à Naaba Sigri son intention de se « substituer désormais à lui pour administrer le pays tout en lui laissant le pouvoir nominal sur les Mossi et en nous servant de lui pour assurer l’exécution de nos ordres »74. Cependant, l’étendue même du cercle ne peut permettre au commandant de prétendre l’administrer seul, sans l’appui des naaba. Ceci paraît d’autant plus inconcevable que son territoire épouse presque parfaitement la physionomie de l’ancien Moogo. Tout se passe donc comme si l’objectif était de préserver l’existence d’un bloc mossi par commodité administrative. La ligne politique que le commandant de cercle doit suivre à l’égard de la chefferie tient en trois points : continuer à affaiblir la Cour de Ouagadougou en renforçant l’autorité des autres dima ; l’asphyxier économiquement en reprenant la main sur le système d’imposition et en faisant des chefs de simples auxiliaires de l’administration ; enfin, encourager les sujets à dénoncer les abus commis par leurs chefs. D’après les rapports politiques du cercle, l’indépendance des naaba de Yako, Beloussa ou Boussouma est officiellement reconnue ; elle est même appuyée par une Administration qui estime que les derniers « liens moraux » subsistant entre ces chefs et le Moogo Naaba ont tout intérêt à se relâcher définitivement. Péchant par optimisme, le commandant de Cercle se dit convaincu en 72 Ibid. Ibid. 74 Ibid. 73 221 1904 que « Dès l’année prochaine, on pourra considérer les provinces citées plus haut comme aussi indépendantes du Moro Naba que l’est actuellement le Yatenga »75. Cette politique du « diviser pour régner » vient rompre avec celle établie par le capitaine Pinchon, ancien résident, qui, d’après les Pères Blancs, aurait eu pour seul mérite « d’avoir empêché la dislocation de l’empire des Mogho-naba »76. Elle s’inscrit néanmoins dans la lignée des principes exposés par Simonin. Le commandant de cercle porte également son attention sur la condition des simples sujets mossi. À l’en croire, ces populations « vraiment intéressantes » auraient vécu la création du cercle comme une délivrance. L’occasion leur aurait été offerte de se libérer du joug prétendument tyrannique de naaba faisant figure de « pillards »77. Mais l’Administration se plaint de cette forte autorité dont disposent toujours les chefs sur leurs sujets. Pour elle, cette autorité ne s’expliquerait que par les « superstitions qui ont cours et qui seront longues à disparaître » et non pas sur « l’affection et la reconnaissance des indigènes »78. Reste donc aux autorités coloniales à gagner les cœurs et les esprits de leurs administrés. La guerre psychologique et morale qui sourd vise à détacher les sujets de leurs naaba en faisant passer ces derniers pour des prédateurs sans morale par opposition à une administration coloniale vertueuse, soucieuse du bien-être de la majorité de la population. Dans ce but, la question de la réforme de la collecte de l’impôt est déterminante. Ancien marqueur du degré de pacification des régions conquises, il devient un moyen de s’attaquer au prestige des naaba et de faire sentir concrètement le bien que les populations sont censées tirer de l’instauration progressive du régime d’administration directe. Pour être plus précis, la réforme du système fiscal vise autant à le rendre plus supportable aux yeux de la population que de restreindre les revenus des naaba. Cette réforme passe par l’instauration d’un impôt uniforme dont l’initiative de la levée et l’appréciation du montant relèveraient exclusivement de l’Administration. L’objectif est bien de mettre fin à la superposition de deux systèmes de prélèvement : l’un, officiel, étant collecté par les chefs pour le compte de la Résidence ou du Cercle ; l’autre, informel, étant destiné exclusivement aux naaba qui souhaitent bien conserver un train de vie décent. Cette dernière pratique doit donc être éliminée. Afin de rendre ce changement plus acceptable pour les naaba, l’administrateur du cercle décide de rehausser la solde allouée au Moogo Naaba qui passe à 30 ou 40.000 francs annuels, tandis que celle de ses kug zindba est fixée à 15.000 francs en plus d’une ristourne sur l’impôt de 3 à 75 « Rapport politique du mois de Juillet 1904 », 2e Territoire militaire, cercle de Ouagadougou, ANCI 4BB 93. Diaire du 26 avril 1904, APBO. 77 Rapport politique mensuel, mois de juillet 1904, HSN, cercle de Ouagadougou, AN 200 mi 1634. 78 « Rapport politique du mois de mai 1904 », cercle de Ouagadougou, ANCI 4BB 93. 76 222 5%79. Dans le même temps, la fin du régime de protectorat rend inutile la contribution personnelle du roi pour l’entretien du poste de Ouagadougou. À première vue, ces mesures paraissent avantageuses pour le Moogo Naaba. Encore faut-il que les rémunérations officielles accordées au roi soient à la hauteur de ce qu’il percevait du temps de la Résidence. Cet examen paraît difficile à réaliser car les sommes ou biens perçus par Naaba Sigri n’étaient ni fixes ni quantifiés et rarement contrôlés. Par ailleurs, l’augmentation de sa solde, parallèlement à la suppression de ses autres sources de revenus informelles, fait du souverain un simple fonctionnaire fortement dépendant des autorités françaises qui le payent. Cette situation réduit drastiquement sa marge de manœuvre pour un roi qui ne peut plus facilement se montrer le père généreux pour son peuple comme l’exige sa fonction. Il paraît donc douteux que l’annonce de ces mesures ait pu satisfaire le Moogo Naaba comme l’affirme en 1904 l’administrateur du cercle. Quelques indices pris dans les rapports politiques du cercle pour l’année 1904 montrent qu’en réalité, le Moogo Naaba a été hostile à la plupart des mesures prises à ce moment. Si le délégué permanent du gouverneur général ne s’est pas soucié de l’état d’esprit du roi, c’est parce qu’il a jugé que ce dernier « n’a d’autre pensée que d’être tranquille »80. L’image qu’il donne de Naaba Sigri est celle d’un souverain passif, totalement écarté des prises de décision. Cette image ne paraît pas conforme à la réalité. Il est vrai que le roi doit agir prudemment. Sa priorité est de maintenir en place les institutions royales et défendre sa fonction. Il doit en outre se méfier de l’Administration dont il sait certainement qu’elle souhaite se passer de lui, mais aussi remplir les ingrates tâches qu’elle lui confie comme la levée d’un impôt de capitation impopulaire et les premiers recrutements de main-d’œuvre dans le cadre du travail forcé81. Bien que sa marge de manœuvre paraisse limitée, Naaba Sigri fait pourtant connaître son hostilité devant les réformes engagées en 1904. En juillet, le capitaine Dubreuil, placé à la tête du cercle, fait connaître la rumeur selon laquelle le roi « se serait déclaré mécontent des réformes opérées » avant de prétendre que « Le Moro naba a 79 Rapport politique annuel, janvier à décembre 1904, doc. cit. et diaire du 26 avril 1904, APBO. Rapport politique annuel, janvier à décembre 1904, doc. cit. 81 Ce travail forcé est également appelé « prestation » ou « travail prestataire ». Au début de la domination coloniale, il s’apparente davantage à une forme d’imposition locale acquittée en nature qu’à un travail régulier. Les premiers travailleurs prestataires s’emploient surtout à entretenir les routes et les puits. Par la suite, la demande en main-d'œuvre mossi s’est accrue. Elle a été destinée à l’Administration, à des entreprises privées, et a permis l’établissement de réseaux ferroviaires. Les conditions de travail ont été pénibles pour ces travailleurs qui, lorsqu’ils ont été rémunérés, n’ont touché qu’un maigre pécule et n’étaient protégés à cette époque par aucune réglementation du travail. Cf. Cordell Dennis D., Gergory Joel W., Piché Victor, (dirs), Hoe and Wage. A Social History of a Circular Migration System in West Africa, Boulder-Oxford, Westview Press, 1996, pp. 6263. 80 223 (…) nié avoir tenu ces propos qu’on lui prêtait »82. L’évocation de ce bruit, suivi par sa dénégation par le roi est intéressante à plus d’un titre. Bien entendu, sa source n’est pas connue. Mais elle est prise suffisamment au sérieux pour que Naaba Sigri soit convoqué au bureau du Cercle afin de recevoir un « avertissement » : sans aucun ménagement, le capitaine lui a rappellé « qu’il nous devait tout ce qu’il était et que c’est nous qui lui avions conférée sa dignité de Naba au détriment de son frère »83. À défaut de pouvoir châtier directement le roi, l’Administration a voulu trouver un autre coupable. Il a été trouvé en la personne du Kamsaogo Naaba qui n’est pas jugé comme étant un kug zindba influent. Dubreuil avertit donc le Moogo Naaba « qu’à la première incartade cet eunuque serait placé en résidence obligatoire dans un cercle éloigné »84 ! Les propos prêtés au Kamsaogo Naaba traduisent certainement la colère qui a pu animer un roi qui aurait d’ailleurs fait répandre le bruit selon lequel « le nouvel ordre des choses établi était contraire au traité que les Français ont avec lui »85. Cette forme d’hostilité plus ou moins déguisée se comprend aisément. Le traité de protectorat, guère avantageux pour la royauté, prévoyait cependant le maintien de cette institution et reconnaissait le Moogo Naaba comme le chef de tous les Mossi. La remise en cause de ces dispositions légales donne au pouvoir colonial l’entière latitude afin de décider de la suppression ou du maintien de la royauté. Cette nouvelle rumeur aurait été propagée par de membres de l’entourage royal, peutêtre des serviteurs royaux dont on se souvient du rôle important qu’ils jouent en matière de communication entre la capitale et les provinces. Cette fois-ci, le capitaine Dubreuil use de tact et rappelle que le roi sera maintenu dans sa fonction, que les mesures prises sont censées garantir une administration plus juste et efficace. À l’en croire, Naaba Sigri aurait « tenu parfaitement compte des observations qui lui ont été faites » et aurait manifesté une « docilité absolue »86. Cette attitude du roi ne permet cependant pas aux autorités coloniales de se faire une idée exacte de sa loyauté. Ces protestations répétées de soumission ne sont pas les premières. Elles n’ont pas empêché le Moogo Naaba d’agir en sous-main afin d’opposer à l’Administration son refus de coopérer pleinement avec elle. Ce mode d’opposition indirecte semble être la seule option dont Naaba Sigri dispose au regard des circonstances. Mais ce n’est pas la conclusion à laquelle les fonctionnaires du cercle sont parvenus. Pour eux, il s’agit là d’un signe de faiblesse non seulement du roi, mais avec lui, de l’ensemble des institutions 82 Rapport politique mensuel, mois de juillet 1904, doc. cit. Ibid. 84 Ibid. 85 Ibid. 86 Ibid. 83 224 monarchiques. À partir de 1907, ce constat est le prétexte trouvé par l’administrateur civil Louis Carrier pour conduire une brutale politique « anti-féodale ». Le « 1789 du Mossi » n’aura pas lieu En juillet 1904, le commandant de cercle Dubreuil se plaît à souligner qu’ « Il n’existe pas dans le Cercle de Ouagadougou de province, canton, village complètement insoumis »87. Ces propos laissent entendre que des troubles continuent néanmoins à agiter le Moogo. Plutôt que de parler de zones instables, le capitaine préfère évoquer l’existence d’ « angles-morts » pour le pouvoir central. Les faibles ressources humaines dont dispose le Cercle n’ont en effet pas permis d’accomplir de façon satisfaisante et régulière des tournées. Voilà pourquoi une grande opération de reconnaissance a été organisée au cours des années 1904-1905. Le commandant de cercle s’est alors dit inquiet de la situation politique prévalant dans la région du Kippirsi. Les commandements de Réo, de Laalé, ainsi qu’une portion du secteur dévolu au Gounga Naaba, sont en effet le théâtre de troubles récurrents. Les services administratifs du cercle y constatent que « l’anarchie [y] est à peu près générale » et que les naaba seraient « impuissants ou complices »88. En somme, malgré les nombreux efforts réalisés par les résidents, la situation dans la région de Laalé serait comparable à ce qu’elle était en 1899. La crainte est de voir l’ « esprit batailleur » et « turbulent » des Mossi « Kippirsiens » influencer les autres provinces du Moogo. Ce contraste entre une région solidement administrée à partir de Ouagadougou avec le concours de la royauté, et une autre proche de sociétés soi-disant « acéphales » à l’image des Gourounsi, où l’autorité des naaba est plus lâche, est frappant. Il conduit le capitaine Lambert, commandant du cercle, à préconiser une politique plus souple à l’égard des chefs mossi. En juillet 1905, il encourage la suppression des « mesures vexatoires des Nabas » et rapporte l'« heureux effet » de cette mesure sur les Mossi89. La ligne politique adoptée par Lambert à l’égard des chefs est donc diamétralement opposée à celle défendue par Simonin ou Dubreuil qui consistait à opposer les naaba au reste de la population. Lambert, qui 87 « Rapport du Capitaine Dubreuil, Commandant le Cercle de Ouagadougou, à M. le Chef de Bataillon Commandant le 2e Territoire Militaire sur les opérations à exécuter dans les zones du Cercle incomplètement soumises pendant la campagne 1904-1905 », 2e Territoire militaire, cercle de Ouagadougou, 27 juillet 1904, ANCI 4BB 93. 88 « Rapport politique du mois d’août 1904 », cercle de Ouagadougou, ANCI 4BB 93. 89 Rapport politique mensuel, juillet 1904, cercle de Ouagadougou, AN 200 mi 1615. 225 s’intéresse de près à l’histoire du Moogo90, se dit pragmatique. Si certains naaba sont encore réfractaires à l’ordre colonial, c’est selon lui parce qu’ils ont été humiliés par ses prédécesseurs. Ces brimades auxquelles les chefs ont été confrontés auraient été improductives dans la mesure où, s’il pense aussi que les Mossi n’ont gère d’affection pour les naaba par affection, du moins respectent-ils leur fonction ce qui ferait « du Mossi le cercle le plus facile à administrer »91. Pour autant, Lambert n’écarte pas le projet de passage à l’administration directe. Cependant, il met en garde : une transition rapide et brutale vers ce mode de gouvernance serait non seulement hasardeuse, mais elle constituerait une faute politique. Il est frappant de voir à quel point la politique indigène est soumise à des volte-face. Une fois de plus, elle est essentiellement l’affaire de personnalités au caractère et à la culture administrative variés qui ne semblent pas avoir reçu de leurs supérieurs la moindre directive claire à ce sujet. Cette remarque ne saurait être mieux illustrée par le bouleversement qui suit la nomination de Carrier à la tête du cercle. Avant de prendre ses fonctions à Ouagadougou en 1907, Carrier a occupé le même poste à Ségou (Soudan français) pendant quatre ans. L’image qu’il laisse est celle d’un personnage intransigeant, défendant un idéal républicain qui le conduit à lutter contre les Pères Blancs, mais également à batailler fermement contre la chefferie, persuadé que les principes centralisateurs qui ont permis d’affermir la République en Métropole sont ceux qui doivent être exportés dans les colonies. Sa politique à l’égard des naaba ne souffre d’aucune inflexion, d’aucune considération pratique. Certains de ses prédécesseurs comme Lambert ont pourtant livré leur expérience de l’administration locale qui les a incités à la prudence en matière de démantèlement des grands commandements mossi. Carrier, pas plus que ceux à qui il succède, ne dispose d’une administration étoffée. Nous le savons, de nombreux points du Moogo ne sont ni parcourus, ni cartographiés, ni recensés. La politique du nouveau commandant de cercle s’avère par conséquent doctrinaire et rigide. Joanny Thévenoud, un Père Blanc installé depuis 1903 à Ouagadougou dit d’ailleurs de lui qu’il est un « nabaphobe à outrance » dont la seule ambition est de réaliser le « 1789 du Mossi »92. Bien qu’il ne porte pas un regard plus bienveillant sur les naaba, Thévenoud invoque le principe de réalité et juge que la politique de Carrier est proprement irréaliste. Mais en quoi consiste-t-elle ? 90 Lambert est le prototype de l’administrateur qui s’est fait ethnographe. À la différence de Chanoine, ses enquêtes sur le Moogo reposent en partie sur une curiosité personnelle. Elles dégagent aussi des savoirs qu’il pense être utiles afin de mieux administrer le cercle. En 1907, ces recherches donnent lieu à la publication d’une très riche monographie qui peut encore faire référence aujourd’hui. 91 Rapport politique mensuel, juillet 1904, doc. cit. 92 Propos de Thévenoud cités par Paul Baudu in Vieil Empire, jeune Église, Paris, Éd. de la Savane, 1956, p. 4445. 226 Dans ces grandes lignes, elle ressemble fort à celle en œuvre avant l’arrivée de Lambert à la tête du Cercle. L’objectif de ce dernier est de s’appuyer sur les sujets, de les isoler de leurs naaba en atteignant au prestige attaché à leur fonction. Carrier considère qu’il est investi d’une haute mission morale, civilisatrice, celle qui consiste à « libérer les malheureuses populations du joug despotique de certains Nabas et de la lourde organisation féodale qui les opprimait »93. Ses méthodes sont simples : il s’agit d’établir un contact direct avec les sujets mossi, notamment au moyen de fréquentes tournées. Ces déplacements doivent être l’occasion de rassembler les habitants des villages traversés et de leur faire savoir que la lutte que l’Administration engage contre leurs chefs vise à les libérer de leur rapacité. C’est la vision des choses exprimée par Carrier qui n’hésite pas à prononcer la destitution de nombreux naaba à ce motif. Dans le même temps, le commandant de cercle tente d’ôter aux chefs leurs principales prérogatives judiciaires qui, comme on le sait, sont également sources d’importants revenus pour les naaba94. Quant au pouvoir central, Carrier manifeste son souhait de pousser plus loin son affaiblissement qui, jusque-là, n’avait porté « que » sur la personne du Moogo Naaba. Carrier pense que le contexte lui est favorable. En effet, le 16 février 1905, Naaba Sigri est décédé. Un jeune prince âgé d’environ 15 ans lui a succédé sous le nom de Naaba Koom II. Le jeune âge du souverain le fait passer pour un homme de paille aux yeux de l’administrateur. Le commandant de cercle estime effectivement que le Moogo Naaba n’est qu’un « mannequin dont les gestes sont guidés par les anciens ministres »95. Ces « ministres », se sont les kug zidba qui entourent le roi et qui disposent d’une assez longue expérience politique. Si l’on considère que la moyenne d’âge de ces dignitaires est nettement plus élevée que celle de Naaba Koom II, il est facile d’imaginer que ce jeune roi, du moins au début de son règne, a dû être guidé dans ses actes par ces grands serviteurs. Carrier tire de cette situation conjoncturelle de faiblesse du pouvoir central le sentiment selon lequel « la constitution sociale du Mossi était à l’exemple de toutes les constitutions féodales fort peu centralisée »96. Saper les fondements de la royauté revient donc à ne plus se concentrer sur la figure du Moogo Naaba, mais à s’attaquer à l’autorité de tous les naaba subalternes, à commencer par les kug zindba. La finalité est simple : comme le précise un rapport annuel de 93 Rapport annuel pour l’année 1907, Cercle de Ouagadougou, AN 200 mi 1645. Carrier reproche aux naaba leur justice expéditive et la facilité avec laquelle des peines de mort sont prononcées. Cette situation peut porter préjudice aux autorités coloniales dans la mesure où certaines peines sont requises par les naaba pour n’avoir pas exécuté les ordres qui leur ont été donnés par les fonctionnaires européens. 95 « Rapport général sur la politique du Cercle. Année 1907 », HSN, Ouagadougou, ANCI 5EE 32. 96 Rapport politique annuel pour l’année 1907, HSN, AN 200 mi 1645. 94 227 1907, « Le Commandant de cercle se fait fort de réaliser en 2 ou 3 ans au plus leur destitution définitive, tous n’étant sans exception que des brutes qui vivent dans un état d’ivresse permanente »97 ! L’établissement de l’administration directe semble à portée de la main. Dans cette logique, il n’est pas question de préserver l’autorité des autres dima dont l’autorité avait jusque-là été plus ou moins renforcée dans le but de contrebalancer le pouvoir du roi de Ouagadougou. Le Boussouma Naaba en est la première victime. Encourageant ses sujets à se révolter contre leur souverain, Carrier semble être parvenu à progressivement l’isoler. Pire encore, il n’hésite pas à condamner le Boussouma Naaba à une peine de trois mois d’emprisonnement pour un motif qui nous échappe. Cet exemple, extrêmement choquant pour les sujets mossi, n’a cependant pas nécessairement permis à Carrier d’obtenir les résultats souhaités. Tout laisse en effet à penser que, plutôt que d’isoler les naaba de leurs sujets, ces décisions humiliantes qui ne se limitent pas à l’exemple du Boussouma ou du Moogo Naaba ont plutôt resserré leurs liens. Cette politique de l’humiliation a aussi été suivie par la suppression pure et simple de nombreux commandements ; ce qui n’a pas eu de meilleurs résultats puisque la chaîne de commandement mossi s’est trouvé désorganisée et donc improductive du point de vue de l’Administration98. Tranchant avec l’optimisme une nouvelle fois affiché par les fonctionnaires coloniaux du Cercle, les Pères Blancs, plus sensibles à l’état d’esprit d’une population dont ils partagent la vie quotidienne, se sont montrés plus circonspects. Voici par exemple ce qu’ils consignent dans leur diaire du 29 janvier 1907 : « Tout va bien dans le Cercle, c’est le refrain de chaque jour. C’est ce qui doit être écrit dans les rapports officiels. En réalité, il n’en est pas ainsi »99. Les missionnaires apportent rapidement des preuves. Ils rendent compte du refus de payer l’impôt des habitants de Ramongo, localité située à près de 75 km à l’ouest de Ouagadougou. Cette région, mal contrôlée par le pouvoir central, voit se développer un soulèvement populaire dirigé contre son naaba. Selon les Pères Blancs, les affrontements auraient fait 12 morts et 80 blessés, précisant qu’un « agent du naba (…) a eu son cheval tué sous lui »100. Le Ramongo Naaba a été contraint de fuir sans obtenir le soutien du Cercle qui a refusé de lui envoyer des tirailleurs comme il l’avait souhaité. C’est que pour Carrier, ce soulèvement a été l’occasion d’affaiblir la chefferie tout en soutenant les sujets mossi. Mais a-t-il conscience qu’en réalité, c’est l’autorité coloniale même qui est remise en cause ? Des troubles aussi 97 Ibid. Cette réforme a bousculé les vieilles hiérarchies en plaçant certaines kombéré sous l’autorité de leurs homologues, ou en ramenant des dima au rang de kombéré. 99 Diaire du 29 janvier 1907, APBO. 100 Ibid. 98 228 graves surviennent également dans le Kippirsi en 1907. Mais peut-être davantage conscient du danger, le Cercle décide d’adjoindre au Laalé Naaba un des principaux dignitaires de Naaba Sigri : le Larlé Naaba Pawitraogo. Celui-ci a la difficile tâche de tenir en main des populations qui ne se sentent pas soumises à l’autorité des naaba à l’image de Gourounsi, fraîchement « mossisés » pour certains d’entre eux101. Le Larlé Naaba a également reçu la mission d’administrer une partie du pays gourounsi appelé « Léla »102. Le secteur dévolu à ce « ministre » est le plus proche des espaces réfractaires au pouvoir central. Utilisant tous les moyens de contrainte dont il dispose, secondé dans sa besogne par les autorités coloniales, le Larlé Naaba laisse dans le pays un mauvais souvenir et ne parvient pas à affirmer son autorité sur des terres qu’aucun de ses ancêtres n’a eu à administrer. Toutes ces difficultés sont largement passées sous silence par Carrier, certainement pour se faire valoir auprès de sa hiérarchie ; peut-être également par auto-persuasion. Ce déni de réalité est aussi alimenté par quelques nouvelles apparentes : les Pères Blancs, pourtant très hostiles à son encontre, avouent que l’impôt rentre avec une grande rapidité à Ouagadougou. Vraisemblablement en raison de la crainte inspirée par la politique du commandant de cercle, certains naaba auraient même anticipé sa remise103. Mais la bonne perception de l’impôt est loin d’être l’indicateur infaillible propre à rendre compte de l’état d’esprit de la population. Le montant de l’impôt est d’ailleurs particulièrement lourd à ce moment. Les Pères Blancs insistent sur le fait qu’il fait souffrir à la fois les sujets mais aussi les naaba contraints de le lever sous peine d’être gravement sanctionnés104. Cette pression fiscale105, combinée à l’incapacité pour le pouvoir central de sécuriser la région occidentale du Moogo et la brutalité des méthodes employées par Carrier contribuent à rendre la situation explosive. L’étincelle vient de Ramongo, cette localité où un certain Alassane Moumeini se proclame mahdi106, et 101 Hilgers Mathieu, Une ethnographie à l’échelle de la ville, op. cit., p. 90. Kambou-Ferrand J.-M., Peuples voltaïques et conquête coloniale…, op. cit., p. 377. 103 Dans un rapport daté de 1908, le gouverneur général de l’AOF fait savoir au ministre des Colonies MillièsLacroix que « dans le cercle de Ouagadougou, remis depuis six mois à peine à l’administration civile, les populations ont réuni une grande partie des sommes à verser, avant même le début de l’exercice. Aussi la moitié du rôle était-elle recouvrée en fin janvier- et dès le 25 mars, les 460.097 francs, montant total de l’impôt, étaient perçus ». Cf. Rapport du Gouvernement général de l’AOF au ministre des Colonies, 1908, AN 200 mi 1645. 104 Diaire du 23 novembre 1907, APBO. 105 D’après les calculs réalisés par Skinner, le montant total de l’ « impôt indigène » aurait augmenté de 75 % entre 1906 et 1909 passant de 311.000 à 555.000 francs. Nous ne savons hélas pas ce qu’il était en 1908. Skinner précise qu’il a augmenté de 50.000 francs entre 1906 et 1907, ce qui n’est pas négligeable pour un cercle peuplé par près de 800.000 âmes. Cf. Skinner E.P., The Mossi of the Burkina Faso, op. cit., p. 159. 106 Le mahdi ou « le bien guidé » est une figure répandue dans l’islam. Il est le personnage attendu au commencement de chaque siècle, selon le calendrier musulman, afin de libérer les fidèles de l’oppression. Ce héros rédempteur est celui dont l’arrivée est attendue dans les moments les plus critiques. Au-delà de son aspect religieux, le mahdisme a souvent pris la forme d’un mouvement fédérateur visant à chasser les Européens du pays de l’islam comme cela a été le cas au Soudan à partir de 1889. Cf. Darmesteter James, Le Mahdi. Depuis les 102 229 invite les Mossi à prendre les armes contre les Nasaara. Le plus important soulèvement depuis la conquête vient d’éclater dans le Moogo. La révolte des Mossi (1908) L’historien Assimi Kouanda reconnaît que nous ne savons presque rien sur Alassane Moumeini et finalement peu de choses sur la révolte qu’il a conduite107. Celui qui se proclame lui-même mahdi est né dans la région du Kippirsi qui, comme nous l’avons vu, fait partie des plus importants foyers d’insoumission à l’égard du pouvoir central. Alassane Moumeini est le fils d’un imam respecté et d’une mère d’origine yarga. À la mort de son père, Alassane a entrepris un voyage dans le Mandé afin d’y parfaire son instruction religieuse. C’est à ce moment qu’il a rejoint la confrérie de la Tidjaniya108. Des communautés affiliées à cet ordre sont présentes dans la partie septentrionale et occidentale du Moogo. Elles se réclament d’Ahmadou, combattu avec détermination par Archinard109. Les officiers « soudanais » se sont d’ailleurs montrés particulièrement intransigeants à l’égard des Tidjanes. Ils ont en effet été convaincus que ces musulmans ont été impliqués dans le massacre de la mission Flatters qui a eu lieu au Sahara en 1881. Leur hostilité fait probablement écho à une théorie du « complot panislamique » notamment relayée par Jules Ferry. Particulièrement vivace au début des années 1880, cette crainte du « fanatisme musulman » s’estompe au début des années 1890 en Métropole110. Tandis que les « Soudanais » relancent la guerre avec Ahmadou, des officiers « indigénophilles » produisent d’importantes études sur l’ « Islam noir » et les confréries maraboutiques. Nous pensons entre autres à Alfred Le Châtelier, Xavier Coppolani – particulièrement actif en Mauritanie – et plus tard Robert Arnaud (aussi connu sous l’anagramme « Randau ») qui parcourt le pays mossi vers 1905-1906111. David Robinson a montré que des parcours d’accommodation ont aussi pu exister entre les autorités origines de l’Islam jusqu’à nos jours, Paris, Le Roux, 1885, 121 p. ; Holt Peter Malcolm, The Mahdist State in the Sudan. 1881-1898. A Study of Its Origins Development and Overthrow, Oxford, Clarendon Press, 1950, 264 p. ; Warburg Gabriel R, « Mahdism and Islamism in Sudan », in International Journal of Middle East Studies, vol. 27, n° 2, 1995, pp. 219-236. 107 Kouanda Assimi, « La révolte d’Alassane Moumini », in Madiéga Y. G. et Nao O., (dirs.), Burkina Faso, cent ans d’histoire, 1895-1995, tome 1, op. cit., pp. 569-593. 108 La Tidjaniya est un mouvement confrérique soufi qui s’est développé au XVIIIe siècle dans le Maroc actuel. Au XIXe siècle, il se répand au sud du Sahara, et s’implante solidement dans la zone mauritano-sénégalaise. 109 Audouin J. et Deniel R., L’Islam en Haute-Volta…, op. cit., p. 49. 110 Frémeaux J., La France et l’Islam depuis 1789, Paris, PUF, 1991, p. 99. 111 Voir par exemple Le Châtelier Alfred, L’Islam dans l’Afrique occidentale, Paris, 1899 ; Coppolani Xavier et Depont Octave, Les Confréries religieuses musulmanes, Paris, 1897 ou encore Arnaud Robert, Précis de la politique musulmane : 1. Pays des Maures de la rive droite du Sénégal, Alger, 1906. Pour le cas des pays de la Boucle du Niger, nous aurions pu bien sûr citer le récit de voyage de Binger. 230 coloniales et les chefs des confréries musulmanes affiliée à la Tidjaniya dans la zone sénégalo-mauritanienne112. À partir de 1902, sous l’action du gouverneur général de l’AOF Ernest Roume, un Service des Affaires musulmanes voit le jour. La politique d’accommodation qui y est définie va de pair avec une surveillance étroite des marabouts influents de la zone sénégalo-mauritanienne. Entre 1900 et 1903, Amédée William Merlaud Ponty, alors délégué permanent du Gouvernement général à Kayes, semble s’inscrire dans la même tendance, lui qui affiche sa conviction selon laquelle l’islam est la religion la plus adaptée aux mœurs des populations « noires », ainsi qu’un facteur d’élévation spirituelle et morale113. Cependant, le regard porté sur l’islam « noir » par les fonctionnaires coloniaux change à partir des années 1905-1906. Tout d’abord en raison de l’assassinat de l’islamologue Coppolani en 1905 dans l’Adrar (actuelle Mauritanie). Puis, en réaction à l’important soulèvement de marabouts qui a secoué le Haut-Sénégal-Niger (HSN) en 1906. Ponty, qui en est devenu le lieutenant-gouverneur, a pris une série de mesures visant à mieux surveiller les marabouts originaires d’Afrique du Nord ou du Moyen-Orient. La circulation d’ouvrages religieux écrits en arabe est aussi étroitement contrôlée par Ponty qui dénonce la « propagande anti-française » dont se rendraient coupables des marabouts « étrangers »114. Devenu gouverneur-général de l’AOF en 1908, Ponty ne change pas de ligne. La méfiance reste de mise. Son ambition vise à contenir les progrès de l’islam en Afrique de l’Ouest et ainsi de faire en sorte de contenir les mouvements subversifs dirigés contre la présence française. L’émergence d’une personnalité religieuse comme Alassane Moumeini est à rattacher à un contexte plus global d’agitation d’apparence religieuse en AOF, mais dont les motifs politiques ne sont pas absents. Assimi Kouanda pense que le mouvement qui prend forme dans la région du Kippirsi en 1908 n’est pas sans lien avec l’agitation conduite deux à trois ans plus tôt par des marabouts du Nord de la Gold Coast115. Celui qui se considère comme le « bien guidé » commence à faire parler de lui dès 1907. Après avoir visité les localités de Koudougou, Yako et Kumléla, Moumeini s’établit durablement à Ramongo tout en encourageant les populations à se convertir à la religion de Mahomet ainsi qu’à refuser de 112 Robinson David, Sociétés musulmanes et pouvoir colonial français au Sénégal et en Mauritanie, 1880- 1920. Parcours d’accommodation, Paris, Karthala, 2004, 380 p. 113 Il s’agit de propos tenus par Ponty et rapportés in De Benoist Joseph-Roger, Église et pouvoir colonial au Soudan français. Administrateurs et missionnaires dans la Boucle du Niger (1885-1945), Paris, Karthala, 1987, p. 169. 114 Ibid., pp. 220-221. 115 Assimi Kouanda appuie ses propos sur les travaux réalisés par Ivor Wilks. Voir notamment son ouvrage Wa and Wala. Islam and Polity in north western Ghana, African Studies Series 63, Cambridge University Press, 1989. 231 payer l’impôt. L’absence de contrôle colonial serré dans la région, l’indignation suscitée auprès de nombreux Mossi ou Gourounsi par la dureté de la politique conduite par Carrier, lui valent une certaine popularité. Certains naaba se seraient également montrés sensibles aux arguments défendus par Moumeini, à commencer par le Ramongo Naaba116. Cependant, tous n’ont pas suivi le mouvement. En janvier 1908, après avoir quitté Ramongo, Moumeini est contraint d’entrer de force dans le village de Kumléla qui lui a été fermé par le Kokologo Naaba. Ce chef a refusé de se convertir à l’islam comme le lui a proposé Moumeini. Le mahdi a donc décidé de faire parler les armes et peut-être par imitation de Mahomet, il s’est attaché à détruire les « fétiches » déposés dans la case du chef. Malgré les moyens parfois expéditifs employés par Moumeini, malgré aussi la résistance de quelques naaba, ce dernier n’a cessé de voir affluer un nombre toujours plus important de partisans au fur et à mesure de sa marche vers Ouagadougou. Son objectif a pu le rendre populaire : chasser les Nasaara de la capitale royale. Le 11 janvier, les Pères Blancs, solidaires des autorités coloniales en la circonstance, se disent inquiets à l’annonce de l’entrée du « prophète » dans le Moogo117. Leur crainte est d’autant plus grande qu’ils sont persuadés que Moumeini reçoit le soutien de Mossi venus de l’ensemble du cercle afin de recevoir « les insignes de la foi musulmane »118. Le lendemain, les missionnaires constatent que Carrier est aussi soucieux qu’eux. Le temps où cet administrateur affichait son optimisme quant à la situation politique du Moogo semble bien loin. Carrier n’a pu que prendre conscience de la gravité de la situation. La concentration des troupes de Moumeini dans le Sud du Moogo lui est rapportée. On se souvient que cette partie du pays mossi a été celle qui a continué de soutenir Naaba Wobgho. Dès lors, la Mission catholique de Ouagadougou fait office d’yeux et d’oreilles pour le compte des autorités coloniales. Elles trouvent leur meilleur informateur auprès d’un certain Dominique, fils du Komsilgha Naaba119. Ce prince parvient à « infiltrer » les partisans de Moumeini et à donner une idée approximative de l’importance de la mobilisation autour du mahdi. D’après les Pères Blancs, Moumeini aurait rassemblé entre 1.500 et 2.000 hommes soutenus, d’après eux, par un nombre important de naaba. Dans la nuit du 12 au 13 janvier 1908, Carrier ordonne le départ d’une colonne censée défaire le chef du mouvement. Elle compte environ dix gardes de cercle et une soixantaine de miliciens ainsi que deux cavaliers du Moogo Naaba faisant office d’éclaireurs. Cette colonne, commandée par l’administrateur-adjoint Vadier ainsi que 116 Kouanda A., « La révolte d’Alassane Moumini », op. cit., pp. 584-585. Diaire du 11 janvier 1908, APBO. 118 Ibid. 119 Diaire du 12 janvier 1908, APBO. 117 232 Dufrenoy, fait route sur Kumléla où elle rencontre rapidement Moumeini et ses hommes. La région leur est particulièrement hostile. Les Pères Blancs apprennent que, dans tout le Kippirsi, « on se prépare à la guerre, on s’exerce au tir et on fabrique des flèches »120. Le 14 janvier, les mêmes missionnaires écrivent que les « routes ne sont plus sûres pour les blancs, ni pour leur entourage » et que les « gardes ne peuvent plus s’aventurer seuls »121. De leur côté, les habitants de Ouagadougou ont commencé à fuir la capitale et Naaba Saaga II s’est réfugié auprès du commandant de cercle. Le 14 janvier, Alassane Moumeini qui prétendait être invulnérable face aux balles des Blancs en a reçu une parmi les premières et est tombé, mortellement blessé… Les victimes dans son camp auraient été nombreuses. Mais la mort du mahdi n’a pas découragé ses partisans. Tout d’abord parce que la nouvelle n’a pu être rapidement colportée loin du champ de bataille. Ensuite parce que des rumeurs se sont propagées qui ont contredit l’annonce de son décès. Malgré tout, les troupes de Vadier sont parvenues non sans peine à s’emparer de Ramongo le 17. Le lendemain, les habitants de Ouagadougou ont encore vécu dans la crainte de voir leur capitale prise par les hommes de Moumeini122. Finalement, le mouvement est assez rapidement retombé. Il n’aura véritablement duré que deux bonnes semaines et n’aura pas gagné l’ensemble du Moogo. Pour autant, cette révolte n’est pas sans graves conséquences, en particulier pour les naaba. En effet, Vadier, en même temps qu’il a été chargé par Carrier de se porter au-devant des hommes de Moumeini, a également dû rechercher des coupables. À lire le rapport produit par le Cercle pour l’année 1908, il apparaît que Carrier n’a en rien remis en cause sa politique maladroite contre les naaba. Il n’a pas davantage envisagé que cette révolte de 1908 a pu être provoquée par le fort accroissement de la pression fiscale qu’il a autorisé. Au contraire, les raisons profondes de ces troubles, il les attribue à son prédécesseur, le capitaine Lambert ! Pour Carrier, Lambert est doublement coupable. Tout d’abord en raison de la défaillance du service de renseignement qu’il a mis sur pied. Pour le commandant de cercle, il aurait eu pour principal inconvénient d’avoir été « exclusivement assuré par les soins des nabas » ; et ces derniers n’auraient fait connaître « aux Commandants de Cercle que les événements qu’ils n’avaient pas intérêt à lui dissimuler et lui cachaient soigneusement tous ceux auxquels ils étaient mêlés, ou dont ils pouvaient désirer voir se produire les résultats à l’insu de notre autorité »123. Ainsi, Lambert, par faiblesse, se serait laissé duper par les naaba qui auraient 120 Diaire du 13 janvier 1908, APBO. Diaire du 14 janvier 1908, APBO. 122 Diaire du 18 janvier 1908, APBO. 123 « Rapport politique du mois de janvier 1908 », HSN, cercle de Ouagadougou, Ouagadougou, 31 janvier 1908, ANCI 5EE 15 3/1. 121 233 utilisé leur position de médiateurs de savoir au détriment des intérêts du Cercle. Le « complot » de Moumeini serait ainsi passé inaperçu dans un premier temps en raison de la rétention d’informations dont se seraient rendus coupables de nombreux naaba. L’autre critique portée contre Lambert revient à dénoncer sa politique jugée globalement trop conciliante avec les naaba. Selon Carrier, la chefferie mossi serait restée suffisamment forte et organisée pour constituer « un vaste filet étendant ses mailles sur toute l’étendue du Cercle »124. Plutôt que de revenir sur la lutte contre-productive qu’il a menée contre la chefferie, Carrier se voit au contraire conforté dans l’idée qu’ils ont continué de représenter une force qu’il estime plus que jamais « urgent d’amoindrir »125. Réglant personnellement des comptes avec Lambert, le commandant affirme que celui-ci aurait dit aux chefs que son départ entraînerait la perte d’ « un ami bienveillant », et qu’il serait remplacé par « une sorte de despote qui n’hésiterait pas à les briser »126… Bien évidemment, Lambert ne pouvait être tenu pour le seul responsable de la survenue des troubles. D’autres têtes devaient encore tomber, à commencer par celles des naaba. Carrier entend bien faire des exemples afin qu’un tel mouvement ne se reconstitue pas dans le Moogo. Dans cet ordre d’idées, il estime que le sévère châtiment d’une poignée de naaba pourrait être dissuasif. Les enquêtes qu’il mène afin de déterminer quels sont les chefs cachés derrière le mouvement sont pour le moins sommaires. Elles ne reposent sur aucune source précise, si ce n’est les Pères Blancs qui font figure de dénonciateurs. Les missionnaires n’ont en effet pas gagné la sympathie de la majorité des naaba, loin de là. Certains, comme le Komsilgha Naaba, leur sont fidèles. Mais ils ne constituent qu’une exception. Face aux dangers que fait peser l’expansion de l’islam dans le Moogo, les Pères Blancs n’ont pas trouvé parmi les naaba des alliés sûrs. Pourtant, les Pères Blancs savent bien que ces chefs ont longtemps contenu l’expansion de cette religion et qu’ils n’y adhèrent pas totalement. Mais, il faut croire qu’en ce début de XXe siècle, les naaba estiment plus grave encore l’importation de la foi catholique en pays mossi. N’est-elle pas susceptible de saper les fondements religieux de leur autorité ? Par conséquent, pour les Pères Blancs, les chefs coupables sont tout désignés. Outre le Ramongo Naaba, le chef de Kombissiri passe pour une des « têtes principales » de la révolte127. Les missionnaires pensent que le Kombissiri Naaba se serait autoproclamé successeur naturel de Naaba Koom II qu’il aurait accusé d’être la 124 Ibid. Ibid. 126 Ibid. 127 Diaire du 12 janvier 1908, doc. cit. 125 234 « créature des blancs »128. Le cas des naaba de Réo, Conquizitenga et Laalé est également examiné par les fonctionnaires du Cercle. Enfin, les Pères Blancs sont convaincus que le Kamsaogo Naaba du roi est lui aussi impliqué. Rappelons-nous qu’il était déjà suspecté en 1904 d’avoir manifesté son mécontentement face aux réformes administratives engagées cette année-là129. Le Père Supérieur vient en personne dénoncer le chef de province qui se voit par conséquent démis de ses fonctions, tout comme le Larlé Naaba130. Carrier va encore plus loin et opte pour la thèse d’une implication générale des naaba. Selon lui, il existe deux catégories de coupables : ceux qui ont pris directement part aux troubles en accueillant Moumeini à l’image du Ramongo Naaba, ou en l’aidant à mobiliser ses troupes. Les autres seraient des responsables indirects dans la mesure où ils auraient couvert le mouvement par leur silence. À tous ceux-là, Carrier applique une justice expéditive. Le Tribunal de Province prononce de graves peines sans qu’aucune preuve formelle ne permette de les confondre. Les plus suspects se voient frapper par des peines allant de trois à cinq ans de prison après révocation immédiate ; le Ramongo Naaba en fait partie. Les autres, plus nombreux, écopent d’une peine de quinze jours de prison131 à l’image du Boussouma Naaba tout comme du Kombissiri Naaba qui était pourtant revenu à Ouagadougou s’acquitter prestement de l’impôt afin de se voir dédouaner de toute responsabilité. Comme le notent avec cynisme les Pères Blancs, le « coup est manqué »132… Afin de déterminer les coupables, Carrier espère bien que les naaba se dénonceront mutuellement. Il charge notamment le Baloum Naaba de retrouver les responsables tout en lui enjoignant de ne pas regagner la capitale tant que sa tâche ne sera pas accomplie133. La crainte de se voir destitué explique le désordre qui règne alors parmi les chefs. D’après un rapport du mois de mars 1908, les naaba auraient commencé « à se jalouser et à se dénouer les uns des autres »134. Cet état d’esprit qu’il qualifie de « nouveau » et d’ « heureux » tiendrait « à ce que chacun ayant pas mal à se faire pardonner, cherche à donner des preuves de sa fidélité et pense y parvenir en me renseignant sur les méfaits du voisin »135. Nous ne savons pas si ces affirmations sont avérées. Mais elles ne sont pas improbables. C’est que les rivalités entre les naaba ne sont pas nouvelles, et que le contexte particulier du moment peut permettre à 128 Ibid. Diaire du 14 janvier 1908, doc. cit. 130 Balima A. S., Genèse de la Haute-Volta, op. cit., p. 75. 131 « Rapport politique du mois de janvier 1908 », doc. cit. 132 Diaire du 16 janvier 1908, doc. cit. 133 Lettre de Carrier à Vadier, 18 janvier 1908, Cercle de Ouagadougou, ANCI 4BB 95. 134 « Rapport politique » mars 1908, HSN, cercle de Ouagadougou, Ouagadougou, 31 mars 1908, ANCI 5EE 15 3/1. 135 Ibid. 129 235 certains d’en découdre avec de vieux rivaux. Par ailleurs, la répression de la révolte ainsi que les peines prononcées font prendre conscience aux naaba de l’intérêt qu’il y a à donner des gages de loyauté au commandant de cercle. Toute révolte ouverte étant dans l’immédiat vouée à l’échec, les chefs se voient contraints de défendre leur naam par tous les moyens dont ils disposent. Pour Carrier, ce climat délétère de suspicion qui règne entre les chefs est une aubaine. Il compte sur cela pour, dit-il, « désagréger le bloc des nabas », c’est-à-dire rendre impossible toute possibilité d’alliance et de coalition136. De son côté, le jeune Moogo Naaba compte aussi parmi les victimes du soulèvement. Là encore, aucune preuve ne permet d’établir la moindre participation du roi à la révolte. Pour autant, Carrier décide de renforcer le réseau de surveillance autour de sa personne parallèlement à l’abaissement du montant de sa solde annuelle137. Le commandant de cercle, sous-estimant le Moogo Naaba, ne voit pourtant en lui qu’un homme « incapable, par luimême, de faire quoi que ce soit contre notre autorité »138. Pour Carrier, si le souverain est d’une inconsistance politique presque totale, du moins est-il le pantin de son entourage. Or, précisément, des proches du Moogo Naaab sont suspectés d’avoir pris part aux troubles. Carrier pense que le Moogo Naaba a été influencé au point d’avoir fait prévenir Moumeini du départ des troupes françaises par l’entremise d’un cavalier. Il accuse également le Baloum Naaba d’avoir fait remettre au mahdi une somme de 50.000 cauris ainsi… qu’une paire de sandales ! Enfin, le Widi Naaba est accusé d’avoir envoyé un émissaire à Moumeini139. En accusant et en punissant le roi et ses hauts dignitaires, Carrier, selon toute vraisemblance, souhaite marquer les esprits et réaffirmer aux yeux des naaba subalternes ainsi que des sujets, qui est le véritable maître dans le Moogo. Au même moment, le commandant projette de réorganiser l’administration du cercle. Il décide de réunir dans une même province les cantons du Kippirsi ainsi que les petites provinces du Conquizitenga et de Réo tout en rognant sur une portion des secteurs dévolus aux Baloum et Gounga Naaba. La partie occidentale de ces secteurs est celle placée au contact des zones qui se sont soulevées140. Soulignant la faible autorité ainsi que l’incompétence des 136 Ibid. Carrier justifie cette mesure financière par le fait que l’importance de la solde du roi permettait de donner aux gens de son entourage une trop grande influence. Cette solde est pratiquement divisée par deux, passant à 20.000 francs. Cf. Lettre de Carrier à Vadier, doc. cit., et « Fiche de renseignement concernant le nommé Seidou Kouka, Moro-Naba », Haut-Sénégal-Niger, cercle de Ouagadougou, Ouagadougou, 1er semestre 1908, ANCI 5EE 54. 138 « Rapport politique du mois de février 1908 », HSN, cercle de Ouagadougou, Ouagadougou, 1er mars 1908, ANCI 5EE 15 3/1. 139 Lettre de Carrier à Vadier, doc. cit. 140 Ibid. 137 236 Carte n° 10 : Le cercle du Mossi d’après les relevés de Lucien Marc (1909) Source : Marc Lucien, Le Pays Mossi, Paris, Larose, 1909, pp. 50-51. 237 naaba de cette région devant la montée de la contestation, Carrier ordonne de placer à la tête de la nouvelle province un « naba énergique » et surtout docile141. Ailleurs, il préconise de diminuer drastiquement le nombre de naaba. Ceci doit être réalisé au moyen du regroupement des nombreux commandements qui débordent les limites des cinq secteurs créés en 1900. En 1909, les treize provinces placées sous l’autorité des kug zidba ainsi que d’autres chefs des « périphéries » sont aussi réorganisées142. L’Administration se plaint effectivement de l’enchevêtrement de ces territoires. Invoquant un souci de « rationalisation » administrative, Carrier décide de simplifier la carte du cercle en optant pour la reconnaissance de huit secteurs clairement délimités par les axes routiers convergeant sur Ouagadougou143. Cette mesure permet de diminuer le nombre de chefs de canton qui était considéré comme « hors de proportion avec les besoins d’une bonne administration »144. Les autorités du cercle souhaitent ainsi alléger la pression fiscale reposant sur les administrés. Non seulement en abaissant le nombre de naaba rémunérés par elles145, mais encore en limitant les risques d’exactions supposés des chefs subalternes. Enfin, l’administrateur entend refonder son service de renseignement en tâchant de contourner la chaîne d’information constituée par la chefferie. Utilisant ses maigres effectifs, Carrier envoie dans chaque localité jugée stratégique un agent africain chargé de collecter les taxes et impôts locaux tout en y consignant scrupuleusement les événements qu’il pourrait juger utile de faire connaître au Cercle146. En dépit des analyses produites par l’Administration, la révolte de 1908 montre que les naaba continuent de disposer d’une forte autorité sur leurs sujets. Malgré les défis lancés par la pacification du Moogo, ils sont encore capables de les mobiliser et de prendre la tête d’un mouvement de résistance d’envergure contre les autorités coloniales. Cependant, ces événements montrent aussi qu’il leur est difficile de mettre en œuvre une action coordonnée d’ampleur. Il est probable que les membres de la Cour de Ouagadougou, c’est-à-dire là où le 141 Ibid. Ces treize provinces sont commandées par cinq kug zidba à savoir les Kamsaogo, Baloum, Larlé, Widi et Gounga Naaba. S’y ajoutent les chefs de Téma, Mané, Laalé, Réo, Conquizitenga, Yako, Béloussa et Boussouma. 143 Ces secteurs sont placés sous l’autorité des Larlé, Kamsaogo, Widi, Baloum, Béloussa Boussouma et Yako Naaba, ainsi que sous celle de Tahirou, un chef étranger à la région qu’il commande imposé par le commandant. D’après les rapports du Cercle, le Laalé Naaba cède le commandement de son canton au Larlé Naaba après avoir fait connaître son incapacité à l’administrer. En mai 1909, le Larlé Naaba se voit aussi placé sous ses ordres le Conquizitenga Naaba. Quant au Téma Naaba, il a rétrogradé de la fonction de chef de province à celle de canton. Il est placé depuis décembre 1908 sous la tutelle du Widi Naaba. Cf. « Rapport politique » mai 1909, HSN, cercle de Ouagadougou, Ouagadougou, 31 mai 1909, ANCI 5EE 15 3/2. 144 Ibid. 145 Au total, Carrier évalue à environ 50 le nombre de chefs de canton dépossédés de leur charge entre 1908 et 1909 « par voie d’extinction ». Ceci signifie que les chefs décédés ou démis de leur fonction n’ont pas été remplacés. 146 Ibid. 142 238 contrôle européen s’exerce le plus de fortement, aient saisi plus tôt que les chefs des commandements périphériques l’impossibilité de combattre frontalement les autorités coloniales. Le Moogo Naaba et sa suite n’avaient d’ailleurs pas grand-chose à gagner à la réussite plus qu’incertaine du soulèvement. Car celui-ci était aussi tourné contre le roi, assimilé à la puissance occupante. Tout laisse à penser qu’après 1908, la Cour a durablement opté pour une politique plus accommodante avec les autorités du cercle. Non dénuée d’arrière-pensées, ou de ruse, cette ligne de conduite coïncide avec l’instauration par Dakar d’une politique d’association avec les autorités africaines. Ce tournant a été vivement souhaité par le gouverneur général Ponty. La « politique des races » qu’il formule en 1909, s’inspire des principes édictés par Gallieni à Madagascar147. Cette « politique des races » repose sur le respect apparent des « coutumes » ainsi que la séparation des « races » ou « ethnies » qui sont en quelque sorte « essentialisées ». Ponty entend placer à la tête de chaque groupement de population « homogène » un chef dont il est issu. Dans l’Ouest, c’est-à-dire dans la région de Bobo, la maison de guerre des Wattara est ainsi renforcée bien que les autorités coloniales ne soient pas toujours convaincues de la pertinence de ce choix148. En 1907, ces mêmes autorités, à commencer par le commandant de cercle de Bobo, disent y regretter l’existence de chefferies de canton qui seraient artificielles. Dans le Moogo, la situation paraît à fois différente et plus simple. Le successeur de Carrier, Jules Vidal, se dit en effet « frappé de l’extraordinaire esprit de discipline et d’obéissance passive [de la population du Moogo] qui lui avait été imprimé par ses anciens dominateurs dont les plus impérieux comme les plus influents ont toujours été et sont encore les Chefs de 147 Pour Gallieni, gouverneur de Madagascar entre 1896 et 1905, cette « politique des races » passe cependant par l’affaiblissement des royautés mérina et, au contraire, par le renforcement des communautés côtières moins solidement organisées. En 1905, la constitution des 20 provinces de la « Grande Ile » a plus ou moins tenu compte des « frontières ethniques » délimitées par ses services. Chacune de ces provinces a été placée sous l’autorité d’un chef local étroitement contrôlé par le pouvoir colonial. Tandis que les fonctionnaires mérinas se sont trouvés concentrés sur le Plateau Central d’où ils étaient censés être originaires, Gallieni s’est attaché à obtenir la collaboration des souverains de l’Ouest et du Sud-Ouest de l’île. L’objectif visait à affaiblir davantage la monarchie mérina. Cependant, le manque de formation des fonctionnaires de la côte, les difficultés rencontrées avec les petites monarchies sur lesquelles il a tenté de s’appuyer, l’ont conduit à revoir sa politique à l’égard des Mérinas dans un sens plus accommodant. Cf. Martin Jean, L’Empire triomphant, 1871/1936, 2e vol., Paris, Denoël, pp. 283-289 ; Michel Marc, Gallieni, Paris, Fayard, 1989, 363 p. 148 Les Wattara sont originaires de la région de Kong. Au début du XVIIIe siècle, ils menèrent leurs premières incursions dans les pays de la Boucle du Mouhoun (Volta Noire). Cette pénétration fut loin d’être pacifique. Tandis que Binger estime qu’un seul fama ou « roi » a gouverné l’État de Kong (situé entre Bobo et Djenné), Mahir Saul rappelle qu’il est impossible de déterminer qui est le véritable chef de cette formation politique. Celle-ci pouvait être dominée par un homme victorieux à la guerre, détenteur d’un fort capital économique ou d’une position d’aîné au sein d’un lignage. Au début de la conquête, les officiers français constituèrent des « États » dont celui de Kong confié à Pintiéba qui leur était favorable. Ceci fut réalisé dans le cadre de l’administration indirecte. Ces États finirent par disparaître à partir de 1905. Cf. Saul Mahir, « Les maisons de guerre des Watara dans l’ouest burkinabè précolonial », in Madiéga Y. G. et Nao O., (dirs.), Burkina Faso, cent ans d’histoire, 1895-1995, tome 1, op. cit., pp. 381-417. 239 cantons »149. Précisément, pour Ponty, l’ « apprivoisement » des « indigènes » passe par l’appui apporté à de « bons chefs indigènes jouissant d’une grande autorité morale »150 et choisis « au sein des populations qu’ils doivent diriger »151. Vidal ne peut qu’y voir la nécessité de soutenir l’autorité des naaba dans la mesure où ils répondent parfaitement aux critères retenus par Ponty. Le commandant se risque d’ailleurs à une sévère critique de la politique conduite par Carrier. Voici en effet ce qu’il écrit dans son rapport de mars 1910 : « je ne suis pas éloigné de croire, contrairement à ce qu’en pensait mon prédécesseur, que notre intérêt politique primordial nous commande présentement et pour longtemps encore, non pas de combattre et supprimer par voie d’extinction la puissance de ces chefs, mais bien de la canaliser à notre profit et d’en tirer tout le parti utile en la subordonnant progressivement à notre étroite volonté, pour, finalement, la maîtriser et l’absorber. Cette puissance est en effet, tellement liée au fondement social et ethnique du peuple Mossi que ce serait, à mon avis, pure chimère en l’état actuel de notre pénétration civilisatrice, que de songer à la faire disparaître par le simple effet d’une décision administrative »152. Cette fois, la politique « antiféodale » de Carrier est indirectement perçue comme une cause ayant provoqué le soulèvement de 1908. L’esprit de la « politique des races » est quant à lui plutôt explicite. La société mossi y est vue comme excessivement homogène selon une grille de lecture que nous pourrions qualifier de « culturaliste ». En vertu de celle-ci, « le » Mossi serait naturellement obéissant et discipliné. Le pouvoir que ses naaba a fait peser sur lui auraient imprimé une marque indélébile dans son esprit. Cette culture de l’obéissance constituerait une force inertielle d’autant plus importante qu’elle s’est développée dans la durée. La politique « antiféodale » de Carrier, conduite sans aucune vue à long terme, ne pouvait donc donner des résultats appréciables. Ce déphasage temporel est clairement exprimé par Vidal selon qui « Vouloir détruire en quelques années des attaches séculaires si profondément enracinées, c’est aller au devant de difficultés inextricables, c’est aller surtout à l’impopularité et à la désaffection totales, ce qu’il nous faut éviter à tout prix »153. Remarquons que pour autant, cet administrateur n’est pas favorable au maintien indéfini des institutions politiques mossi. Il parie au contraire sur leur lent et 149 « Rapport politique de mars 1910 », HSN, cercle de Ouagadougou, ANCI 5EE 15 3/3. Discours d’ouverture de la session de juin 1909 du Conseil de gouvernement de l’AOF, extrait in De Benoist J.-R., Église et pouvoir colonial au Soudan français…, op. cit., p. 189. 151 Circulaire n° 186 du 22 septembre 1909, Journal Officiel de l’Afrique Occidentale Française, 1909, pp. 447448. 152 « Rapport politique de mars 1910 », doc. cit. 153 Ibid. 150 240 progressif essoufflement à mesure que l’aspect « civilisateur » de la présence française s’imposera comme une évidence auprès des populations mossi. La suite du rapport révèle des propos plus techniques que théoriques. En effet, pour Vidal, les révocations de chefs et les suppressions de commandements se sont avérées contraires au bon fonctionnement de l’administration du cercle. Il se rend compte que les chefs démis de leur fonction ont pu constituer des éléments hostiles au pouvoir central capables de le déstabiliser. D’autant plus qu’à l’en croire, « l’affection et le dévouement sincères des chefs et des habitants de village restent entièrement dirigés vers les chefs de cantons dépossédés ou vers les héritiers, suivant la tradition, des chefs défunts »154. Il serait par conséquent simpliste de penser que la déchéance d’un naaba soit un cadeau pour son successeur155. Dans ce cas, la politique de Carrier ne peut raisonnablement satisfaire qu’une petite minorité de chefs. Pour les autres, les motifs d’une action commune contre le pouvoir colonial sont tout trouvés. Enfin, Vidal ne voit pas quels sont les autres acteurs africains capables de servir d’intermédiaire entre le pouvoir central et les villages. Plutôt que de chercher à se débarrasser des naaba, il parie davantage sur leur formation, leur accompagnement – notamment en matière de justice – afin d’en faire de bons auxiliaires administratifs. Ces certitudes peuvent faire penser qu’il s’agit là de revenir en grande partie sur les réformes de 1904. Mais Vidal ne dispose pas de l’autorité suffisante pour y parvenir. Seul le gouverneur à Dakar peut l’appuyer significativement. Ponty a-t-il d’ailleurs quelque chose à dire au sujet de ce qui est une traduction locale de la « politique des races » qu’il préconise ? La nouvelle orientation préconisée par Vidal est vue comme un des remèdes possibles visant à guérir la région du Kippirsi de son état d’insoumission chronique. Malgré la fin de la révolte de Moumeini, le calme n’y est toujours pas revenu. En 1909, Carrier s’est décidé à placer à la tête de cette région le Larlé Naaba. Mais, au début de l’année 1911, ce kug zidba a dû admettre son incapacité à y imposer son autorité et son souhait de se voir adjoindre un fonctionnaire européen. Citant les propos de ce chef de province, Vidal rapporte que « de nombreux habitants manifesteraient l’intention de ne pas lui obéir [et] feraient des approvisionnements de flèches et iraient même acheter des fusils dans les Cercles de 154 Ibid. Vidal rapporte l’existence d’autres cas similaires qui le confortent dans cette idée. En juin 1910 par exemple, il se rend à Yako à l’occasion des funérailles de son naaba. Au cours du séjour, il relève le profond attachement manifesté par les kombéré et les tengnaaba à la famille du chef qui avait été dépossédé de sa charge. Voici pourquoi il préconise de tirer profit du respect qui entoure la famille du chef afin de gouverner la région de Yako. Ceci doit se faire tout en fortifiant l’autorité de son jeune fils dont il loue par ailleurs l’intelligence. Cf. « Rapport politique », juin 1910, HSN, cercle de Ouagadougou, Ouagadougou, 1er juillet 1910, ANCI 5EE 15 3/3. 155 241 l’ouest »156. C’est la raison pour laquelle le commandant prend l’initiative de créer un poste dans le Kippirsi et nomme un fonctionnaire européen afin de prêter main-forte au Larlé Naaba. En dehors de cette mesure particulière, Vidal tire d’autres conclusions qui font office de ligne de conduite à tenir durablement à l’égard de la chefferie. La première tient à la certitude que l’éviction des naaba de l’administration du cercle entraîne des effets bien plus négatifs que leur maintien. Ceci vaut aussi pour le Larlé Naaba qui est pourtant jugé impopulaire dans le Kippirsi157. Selon Vidal, la suppression de la chefferie aurait en effet tendance à encourager l’ « individualisme » des Mossi qu’il dit observer là où l’autorité des naaba est faible ou nulle158. Les Mossi du Kipprisi semblent justement visés. À l’inverse de ce que prétendait Carrier, son successeur se dit convaincu que la plupart des Mossi sont loin d’être ralliés à la cause de la puissance coloniale. Et, si dans certaines provinces du Moogo, le calme règne, ce serait « dû seulement à la très réelle autorité des nabas et au concours qu’ils nous prêtent soit bénévolement, soit par contrainte, et non à la fidélité de la masse du peuple qui ne nous connaît pas et vit tout à fait en dehors de notre influence »159. Ce lien fort établi entre les chefs et leurs sujets fait précisément des naaba des hommes dangereux dans le sens où, s’ils devaient être hostiles aux autorités coloniales, ils seraient facilement capables d’emmener avec eux les populations dont ils ont la charge. Le commandant tient donc à améliorer l’administration de son cercle en rendant plus efficace la synergie entre les services administratifs européens et les naaba. Plus question donc de multiplier les tournées afin d’établir un contact direct avec les populations. Vidal se montre d’ailleurs très peu convaincu de leur intérêt dans la mesure où, écrit-il, « les habitants des villages insoumis font le vide devant l’Européen chargé de les visiter et regagnent leur village après son passage ; en quelques occasions même ils tentent une résistance toujours très aisément brisée, mais dans ces deux cas la prise de contact ne peut avoir lieu »160. En revanche, il se montre partisan d’une mesure plus souple qui consiste à établir des postes discrets là où les risques de soulèvement demeurent. Ces points d’appui doivent permettre à un ou deux fonctionnaires de réaliser quelques visites « inopinées ». Ces visites-éclairs sont censées permettre une remontée rapide d’informations quant à l’évolution de l’état d’esprit 156 « Rapport politique du mois de février 1911 », HSN, cercle de Ouagadougou, Ouagadougou, 3 mars 1911, ANCI 5EE 15 3/4. 157 « Rapport d’ensemble sur la situation politique du Cercle en 1911 », HSN, cercle de Ouagadougou, ANCI 5EE 33. 158 Ibid. 159 Ibid. 160 « Rapport politique du mois de février 1911 », doc. cit. 242 des sujets. Elles auraient en outre l’avantage de donner aux naaba le sentiment qu’ils peuvent être surveillés à tout moment par les autorités coloniales. Quoi qu’il en soit, ce revirement de la politique indigène en pays mossi revient à dire que Carrier s’est montré impuissant à accomplir le « 1789 du Mossi ». Dans ce contexte, la contribution des naaba à l’administration du cercle est réaffirmée et s’organise. En bref, les chefs mossi, sans rompre avec toute forme de résistance, s’engagent sur la voie de l’accommodation avec le pouvoir colonial et réciproquement. Comme nous souhaitons désormais le montrer, ceci a conduit à une redéfinition de la charge de naaba qui n’est pas uniquement consciente, les effets culturels de la présence coloniale y ayant joué un rôle important. Être naaba au début du XXe siècle : les « Anciens » contre les « Modernes » L’image du « chef rétrograde » Depuis les premiers temps de la présence européenne, les naaba mossi ont été les sujets de la construction d’une figure imaginaire du « chef noir ». Jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale, elle est restée plutôt dévalorisante pour les fonctionnaires européens. Si certains explorateurs ont pu en donner quelques visions positives ou du moins nuancées – nous pensons surtout à Binger –, la période qui suit la conquête est celle qui voit se constituer une image plutôt monolithique de la chefferie. La position des administrateurs, chargés des besognes quotidiennes, n’est pas la même que celle des explorateurs qui ne sont que de passage. Les relations entre les fonctionnaires et les chefs sont au minimum empruntes de méfiance notamment parce que les premiers ont ôté aux seconds une part des prérogatives qui étaient les leurs avant la conquête. Ajoutons que la constatation de la vigueur des institutions royales place les administrateurs devant leur propre échec dans la mesure où ils ont fréquemment pensé à s’y substituer. Enfin, la figure imaginaire du « chef noir », telle qu’elle apparaît dans la littérature administrative, est aussi une façon de rappeler que les administrateurs sont dépositaires d’une mission civilisatrice, et que les chefs africains peuvent en être l’antithèse. D’où l’image répandue du chef « despotique », « pillard », « cruel » ou tout simplement « incapable ». D’ailleurs, admettons que tous les naaba ne se sont certainement pas acquittés scrupuleusement de leurs fonctions. 243 L’analyse des descriptions rendues du Moogo Naaba par les autorités coloniales ou les Pères Blancs est éloquente. Naaba Sigri ainsi que Naaba Koom II passent au début de leur règne pour des pantins dont l’unique activité consiste à absorber en abondance aliments et boissons. En 1902, lors d’une course hippique organisée à Ouagadougou, voici le roi que les missionnaires disent avoir vu à leurs côtés : « Sa Majesté boit plus qu’elle ne mange, et engouffre dans ses vastes poches un nombre considérable de morceaux de pain »161. Sa mort, en février 1905, est ainsi commentée par l’Administration : Naaba Sigri « a tout simplement succombé à l'alcoolisme, cet homme qui buvait effroyablement était depuis longtemps en proie à des manifestations d'alcoolisme très apparentes »162. Naaba Koom II, de son côté, passe pour un homme « Ventripotent malgré son âge, sans énergie, apathique, au demeurant insignifiant »163. Cette image de souverains grossiers, jouisseurs, sans autorité, est reprise sans aucun recul critique dans les différentes fiches de renseignements ou carnets de note des chefs par des fonctionnaires qui ne prennent par conséquent pas la peine de comprendre plus en détail la nature de leur fonction et surtout leur sens du politique. L’image d’Épinal du chef cupide et tyrannique devient un topos de la « littérature » coloniale. Elle concerne aussi bien le roi de Ouagadougou que les chefs subalternes. Elle vient particulièrement moraliser les épisodes de lutte « antiféodale » tout en réaffirmant le caractère moral de cette politique. La distinction entre les institutions politiques mossi, dont le maintien provisoire est nécessaire à la bonne marche des affaires du cercle, et la personnalité des naaba est confortée et s’inscrit parfaitement dans la vision de Voulet164. Cette dissociation rend plus acceptable les nombreuses arrestations, punitions ou destitutions de chefs. Peu importe le devenir politique des naaba, seul compte le maintien, dans leurs apparences du moins, des institutions monarchiques. Pour autant, les administrateurs reconnaissent parfois la qualité de certains de leurs « intermédiaires coutumiers ». En 1907 par exemple, le commandant de cercle, tout en souhaitant la réduction du nombre de naaba, admet que les relations entre l’administration et les provinces sont grandement facilitées par les chefs de canton. Il reconnaît aussi la valeur particulière de la plupart des kug zindba qu’il estime être généralement plus « intelligents » et capables de « partager en partie nos idées et [de] faire disparaître de leur esprit leurs 161 Diaire du 1er janvier 1902, APBO. Rapport politique du mois de février 1905, HSN, cercle de Ouagadougou, ANCI 4BB 94. 163 « Fiche de renseignement concernant le nommé Seïdou Kouka (Moro-Naba) », HSN, cercle de Ouagadougou, Ouagadougou, 1er semestre 1910, ANCI 5EE 54. 164 Beucher Benoît, « La figure du Moogo Naaba, chef des Moosé de Ouagadougou sous la domination française : pérennité d’une fonction et singularité des hommes », in Mohamed-Gaillard et alii, Des Français Outre-mer, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2005, pp. 139-152. 162 244 superstitions par trop grossières et contraires à nos mœurs »165. Sans parler de leurs qualités intellectuelles, il est vrai que les kug zidba sont ceux qui sont le plus étroitement liés à la « grande politique » ; celle qui concerne l’ensemble du royaume et du cercle. Leur expérience du gouvernement est parfois déjà longue comme c’est le cas du Widi Naaba. Elle a été renforcée par les nouvelles prérogatives attachées à leur fonction de chefs de secteur et de province. L’Administration pense donc pouvoir s’appuyer sur des chefs de valeur, mais, et c’est un autre topos de la littérature coloniale, ils sont censés être bien « repérés » par le Cercle, et surtout « guidés » par lui. Dès lors, la question de la qualité de la communication entre ces naaba et les autorités coloniales s’avère cruciale. Lorsque les fonctionnaires n’entreprennent tout simplement pas de démanteler les grands ensembles politiques africains, ils se disent en effet préoccupés par les difficultés qu’ils rencontrent à se faire bien comprendre des naaba. L’avenir politique de ces derniers dépend donc de la rapidité avec laquelle ils peuvent assimiler une culture administrative européanisée. Pour y parvenir, ces administrateurs se montrent attentifs aux « effets de génération ». Pour eux, la grande césure est celle qui sépare les chefs en poste avant et après la conquête. Ils se montrent effectivement méfiants à l’égard des naaba déjà adultes au moment de l’occupation de 1896-1897. Ils pensent non sans raison que le loyalisme de ces chefs n’est pas assuré, et redoute aussi leur expérience des affaires politiques qui en fait des adversaires redoutés166. Cet aspect est tout particulièrement pris en compte lorsque se pose le problème des successions. Il permet de comprendre pourquoi Seïdou Kouka est devenu Moogo Naaba Koom II à l’âge de 15 ans environ. En 1910, à la suite du décès du Baloum Naaba, le successeur reconnu par l’Administration n’a quant à lui que 18 ans. Les autorités françaises pensent que ce jeune âge permet d’avoir en face d’elles des interlocuteurs malléables et plus perméables aux « principes civilisateurs » qui justifieraient l’entreprise coloniale. C’est l’idée défendue par Vidal qui, commentant l’avènement du Baloum Naaba Tanga, considère que « la jeunesse même du nouveau chef ne peut que le rendre plus accessible à notre influence et faciliter l’action directe que nous devons tendre à exercer sur les populations »167. Cette interprétation n’est peut-être pas aussi fondée qu’elle y paraît. 165 « Rapport général sur la politique du Cercle. Année 1907 », HSN, cercle de Ouagadougou, 5EE 32. Ceci semble valoir particulièrement pour le Yako Naaba qui est destitué en 1910 à un âge assez avancé. Celui-ci, qui était habitué à commander un territoire relativement indépendant du pouvoir central avant la conquête, s’est montré résolument hostile à la présence française. L’avènement d’un nouveau Yako Naaba, plus jeune, ainsi que la scission de son territoire en deux parties, sont donc considérés comme un soulagement pour les fonctionnaires du Cercle. Cf. « Rapport politique », juin 1910, HSN, cercle de Ouagadougou, Ouagadougou, 1er juillet 1910, ANCI 5EE 15 3/3. 167 « Rapport politique de mars 1910 », doc. cit. 166 245 Certes, Naaba Koom II et Tanga n’avaient respectivement qu’environ sept et un an au moment de la conquête. Ils n’ont probablement pas les mêmes réflexes de méfiance à l’égard des Nasaara que leurs aînés. Cette génération, née vers 1885-1890, n’a pas connu l’époque des premiers contacts coloniaux. Elle connaît déjà ses interlocuteurs européens, leurs intentions et ce qu’ils sont capables de faire à des chefs dont l’attitude leur est hostile. Ils savent donc pour la plupart que tout affrontement ouvert contre le pouvoir colonial est voué à l’échec, ce que la répression de la révolte de 1908 est venue confirmer. Le combat qu’ils entendent néanmoins mener pour la conservation de leur honneur, de leur naam, passe par d’autres voies plus subtiles. Plus insidieuse, plus sourde et efficace, cette forme de lutte n’annule pas toute possibilité de trouver un terrain d’entente avec le colonisateur. Elle se traduit généralement par la rétention d’informations, la mauvaise volonté à exécuter prestement et complètement les ordres reçus, et plus généralement l’exploitation de chaque situation rappelant à quel point ces chefs sont indispensables pour administrer le cercle. Si Naaba Koom II a pu passer pour un personnage inconsistant, quelques indices prouvent le contraire. Le roi semble savoir se jouer des autorités coloniales comme l’illustre cette anecdote rapportée par les Pères Blancs en 1906 : « Il s’est passé, il y a quelques jours un événement assez curieux, dont on parle beaucoup en lui donnant différentes interprétations. Le Mogho Naba a envoyé un bouc en cadeau au Capitaine, ce qui [est] une injure au Mossi. Le jeune Naba qui finalement n’a pas l’air de valoir son père, fut mandé aussitôt et reçu la réprimande qu’il méritait. "Notre volonté t’a fait Mogho Naba, notre volonté peut t’enlever ton trône" lui fut-il dit. D’aucuns disent qu’il a fait cela sciemment poussé par les musulmans. D’autres disent que c’est un enfantillage. Il semble cependant bien que ce ne soit pas son premier acte d’indiscipline »168. Cette attitude du jeune roi n’est pas si anodine qu’il y paraît. D’abord parce que le don du bouc est riche de sens pour les Mossi. Il est une forme d’injure en même temps qu’il moque celui qui le reçoit. Tout en se jouant de l’ignorance du commandant, le roi rappelle à tous qu’il n’est pas l’objet du Karango (le Cercle en mooré), mais qu’il est encore celui qui a la maîtrise du royaume et des événements qui s’y déroulent169. L’administrateur du Cercle n’est donc peut-être pas le « roi de la brousse » qu’il pense être. Ensuite, la présentation de l’incident par les Pères Blancs est très 168 Diaire du 9 décembre 1906, APBO. Cet épisode nous rappelle fortement une autre affaire dite « des palmes humiliantes ». Elle s’est déroulée en 1891 dans le royaume du Danhomè. Son souverain, Béhanzin, a remis à un représentant français, le commandant Audéoud, un rameau de palmier en « gage d’amitié ». L’officier n’a découvert que plus tard le piège : ce geste revient à accepter la soumission à l’égard du roi. De cette façon, Béhanzin a montré à son entourage qu’il n’était pas prêt à tout céder aux Européens. Cf. Garcia Luc, Le Royaume du Dahomé face à la pénétration coloniale : affrontements et incompréhension (1875-1894), Paris, Karthala, 1988, p. 89. 169 246 révélatrice de cette difficulté à considérer le naaba comme un interlocuteur politique conscient et responsable de ses actes. Qu’il ait été inspiré par son « entourage musulman », c’est-à-dire des éléments exécrés par les missionnaires, cela n’est pas improbable. Mais les Pères disent bien que Naaba Koom II n’en est pas à sa première incartade. De fait, peut-être son geste n’est-il pas si involontaire que cela… Le jeune âge des naaba peut constituer une limite à l’autorité des administrateurs, d’autant plus qu’à la différence de l’ère de la conquête, le tout début du XXe siècle est celui de la « normalisation » de leurs rapports réciproques. Autrement dit, les chefs n’ont plus à agir dans l’urgence face à des Nasaara dont ils ignorent presque tout. Ils peuvent prendre le temps de les « tester » et d’en trouver les failles. À l’inverse, l’âge avancé de certains naaba constitue également un obstacle à la routinisation de la gouvernance coloniale. Tout simplement parce qu’une partie d’entre eux n’ont plus les capacités physiques d’exercer leur autorité pour le compte de l’Administration. D’autres ne parviennent pas à saisir le sens des multiples réorganisations territoriales des années 1904-1910. Il en va ainsi du Widi Naaba Piiga qui, très âgé, s’est trouvé secondé dans ses tâches par un représentant personnel plus jeune et plus sensible aux évolutions qu’a connu la fonction de « chef de province » après la révolte de 1908. En 1909, le Gounga Naaba, lui aussi âgé, est mis en retraite forcée et remplacé par un chef plus jeune et dynamique170. Le Widi Naaba, que le commandant de cercle dit « infirme » et « usé », doit également être remplacé. En attendant, il reçoit pour adjoint le Mané Naaba, qui est le chef de la localité où le kug zindba s’est retiré. En dépit de toute règle coutumière, le Mané Naaba est pressenti pour succéder au Widi à la tête du 2e secteur. Si ce projet n’est pas rapidement mis à exécution, c’est parce que le Cercle estime que sa formation administrative doit prendre encore deux à trois ans171. La mort du Widi Naaba en octobre 1910 met un terme aux difficultés rencontrées dans la gestion de ce secteur, d’autant plus que la succession a été différée afin de choisir le candidat jugé le plus apte172. On le voit, la transition entre la veille génération et la nouvelle s’avère délicate, notamment en raison de la rapide redéfinition des prérogatives des kug zidba. En 1911, ces évolutions paraissent avoir dissuadé le chef du 8e secteur, le Sao Naaba, d’exercer davantage ce pouvoir. Ce chef a préféré retrouver son ancien commandement173. Ces mêmes raisons expliquent à coup sûr pourquoi la succession du 170 « Rapport politique » octobre 1909, HSN, cercle de Ouagadougou, Ouagadougou, 1er novembre 1909, ANCI 5EE 15 3/2. 171 « Fiche de renseignement concernant le nommé Pallobéla, Ouidi-naba (chef des cavaliers) », HSN, cercle de Ouagadougou, Ouagadougou, 2e semestre 1909, ANCI 5EE 54. 172 « Rapport politique » mois de novembre 1910, HSN, cercle de Ouagadougou, Ouagadougou, 30 novembre 1910, ANCI 5EE 15 3/3. 173 « Rapport politique du mois de février 1911 », doc. cit. 247 Kamsaoogo Naaba, décédé en 1909, n’a pas été rapidement pourvue. Pour l’Administration, aucun successeur « ne s’est senti en mesure d’assumer la responsabilité de ce commandement » tous se sentant peu préparés « pour pouvoir faire face aux multiples charges qui incombent aujourd’hui à un chef de province au Mossi »174. Un dernier exemple significatif nous fait percevoir cette difficulté rencontrée par certains naaba à s’adapter aux nouvelles exigences des fonctionnaires européens. Nous retrouvons le cas du Larlé Naaba Pawitraogo dont on se souvient qu’il a été placé à la tête de la difficile région du Kippirsi en 1909. Deux ans plus tard, le kug zindba n’est pas parvenu à y maîtriser la situation. Pris en tenailles entre les attentes de l’Administration et la désobéissance chronique de sujets qui le trouvaient peu légitime, le Larlé Naaba a pris des mesures drastiques pour y mettre fin. Au point qu’en 1911, le commandant de cercle se dit convaincu que la persistance des troubles est moins due à l’imposition du Larlé Naaba dans la région qu’à la violence des procédés qu’il a employés ; Vidal soupçonne le chef de province d’avoir « conservé des procédés d’autorité (…) "vieux Mossi" »175. Le Larlé est en effet accusé d’avoir organisé des opérations armées contre les « Kippirsiens » frondeurs qui ressemblent davantage à des razzias qu’à des « tournées de police ». Mais l’expression « vieux Mossi » qu’il emploie a de quoi surprendre. Car ces méthodes passant pour rétrogrades sont non seulement celles utilisées fréquemment par son personnel européen, mais aussi en partie liées à la pression que l’Administration fait peser sur un Larlé Naaba révocable à tout instant. En somme, et nous allons le voir plus en détail, la fonctionnarisation des chefs leur pose de redoutables défis puisque ce changement partiel de la nature de leur mission peut aussi créer un fossé entre eux et leurs sujets. Les prémices de la fonctionnarisation de la chefferie En occupant le Moogo, les Européens y ont introduit une série de normes et de techniques de gouvernement fortement inspirées de celles en usage en Métropole. Nous ne voulons pas dire par là que l’établissement de principes européens de gouvernement a pris l’apparence d’une greffe censée prendre dans le cercle ; la gouvernance coloniale a ses particularités. Mais la conception du gouvernement colonial est cependant marquée par une 174 Ces successeurs potentiels se sont unanimement prononcés pour le rattachement de leur secteur à celui commandé par Tahirou. Cf. « Rapport politique » septembre 1909, HSN, cercle de Ouagadougou, ANCI 5EE 15 3/2. 175 « Rapport politique du mois d’avril 1911 », HSN, cercle de Ouagadougou, ANCI 5EE 15 3/4. 248 tendance à l’instauration d’un appareil administratif « rationnel » et « légal » qui puisse rompre avec la dimension patrimoniale du pouvoir qui est alors prêtée au système politique mossi. La plupart des fonctionnaires coloniaux ont mis en avant le pouvoir charismatique du naaba qui est présenté comme le possesseur personnel de son royaume et de ses sujets. Cette vision explique que nombre d’entre eux ont cru qu’en affaiblissant le roi, l’ensemble des institutions royales allaient rapidement s’écrouler. En d’autres termes, l’Administration a longtemps cru que les naaba s’appuient sur un prestige tout personnel pour faire exécuter des ordres en dehors de tout cadre réglementaire et par la force, ce qui, en retour, rendrait compte du caractère supposément « passif » des sujets. À l’inverse, les fonctionnaires coloniaux entendent « éclairer » la société mossi en y imposant le droit écrit qui est considéré comme plus « civilisé » et moins discutable. Cependant, les traces de ce droit écrit colonial ne se retrouvent qu’au sein de la sphère administrative. Ailleurs dans le Moogo, pratiquement aucun sujet ou naaba ne sait lire ou écrire, a fortiori en français. L’analphabétisme des élites anciennes est par conséquent une préoccupation pour les administrateurs européens. En 1908 Carrier fait précisément connaître son désir de promouvoir une élite nouvelle de lettrés capables de seconder efficacement les chefs. Cette politique doit permettre « d’envoyer aux chefs indigènes des instructions écrites et précises qui auront sur les messages verbaux dont je suis actuellement contraint d’user exclusivement, l’immense avantage de ne pouvoir être dénaturés ou mal interprétés »176. Sans disposer de reconnaissance officielle, sans être lié au pouvoir colonial par une correspondance écrite, le naaba dispose cependant de tous les attributs du fonctionnaire. À commencer par la nature des tâches qui lui sont confiées. Depuis 1897, les chefs sont la cheville ouvrière de la constitution du réseau administratif colonial dans le Moogo. Rappelons-nous que les autorités européennes ne disposent pas d’un personnel très étoffé. Leur maîtrise de la géographie locale est limitée. À titre d’exemple, la Résidence n’ordonne qu’en 1901 la réalisation de la première carte d’ensemble du 2e Territoire militaire177. La première carte satisfaisante du cercle de Ouagadougou n’est produite qu’entre 1907 et 1908 grâce aux minutieux travaux de Lambert178. De plus, la chefferie constitue un réseau incontournable d’informations à l’heure 176 « Rapport au sujet de l’enseignement », lettre du commandant de cercle du Mossi au directeur de l’école de Ouagadougou, Ouagadougou, 8 avril 1908, ANCI 5EE 32. 177 Cette carte est censée remplacer l’ensemble de levées partielles qui, produites à des échelles différentes, ne peuvent être assemblées. Cf. Lettre du commandant du 2e Territoire militaire au délégué du gouverneur général à Kayes, mai 1901, ANCI 4BB 66. 178 Lambert (capitaine), « Le pays Mossi », in Bulletin de la Société de Géographie de l’A.O.F., n° 6, Paris, juin 1908. 249 où l’essor du télégraphe n’en est qu’à ses balbutiements179. Les routes, dont l’entretien est d’ailleurs confié aux naaba, sont encore loin d’être sûres et facilement praticables, surtout au cours de la saison pluvieuse entre les mois de juin et d’octobre. L’introduction des automobiles reste encore exceptionnelle, l’essentiel des déplacements étant réalisés à cheval. L’utilisation de la chaîne de commandements mossi, parce qu’elle maille presque toute l’étendue du cercle, s’avère primordiale. Le pouvoir colonial établi à Ouagadougou n’ayant que très peu de prise sur son environnement, c’est aux naaba que l’on demande de percevoir l’impôt, de faciliter le recensement des habitants, de lever la main-d’œuvre et les tirailleurs. La politique d’ « apprivoisement » des Mossi s’avère en grande partie infructueuse. Les nouveaux « maîtres » du pays sont encore contraints de se rendre physiquement dans les villages pour s’assurer de l’obéissance de leurs ordres et tout simplement se faire connaître. L’apprivoisement suppose au contraire que ce soient les populations elles-mêmes qui viennent spontanément au-devant des administrateurs. D’où la volonté de Carrier de voir les sujets prendre directement contact avec le Cercle sans passer par l’intermédiaire des naaba. Hormis cette expérience stérile, les chefs ont reçu une forte délégation de pouvoir par les autorités françaises. Ces nouvelles exigences pèsent très lourdement sur eux dans la mesure où leur efficacité est évaluée quantitativement, notamment en fonction du montant de l’impôt qu’ils remettent ou du nombre de travailleurs qu’ils mobilisent. Ces tâches sont d’autant plus ingrates qu’elles aggravent les inégalités sociales en pays mossi. Le cas de l’impôt est édifiant. Depuis 1904, la capitation est uniformisée dans le cercle. Par nature, elle ne prend pas en compte les capacités financières de chacun. Une fois convoqués auprès du commandant, les grands naaba se voient communiqués le montant global attendu d’eux. À leur tour, ces dignitaires répartissent les sommes exigées jusqu’à l’échelle de la cour familiale. Et gare aux naaba qui ne viendraient pas s’acquitter du montant exact ! Sous Carrier, les retards de paiement peuvent donner lieu à de sévères sanctions allant de l’amende à la destitution. Dans certains cas, ce sont les kug zindba eux-mêmes qui viennent dénoncer les chefs subalternes retardataires. Tous ne sont pourtant pas dénués de bonne volonté. Mais leurs sujets ne sont pas habitués à cette forme d’imposition fixe et obligatoire. De plus, jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale, l’impôt est plus facilement payable en nature qu’en espèces. Pourtant, en 1909, les Pères Blancs expliquent que chaque chef de famille mossi doit 179 En avril 1898, la ligne Yako-Ouagadougou, d’une longueur de 100 km, est ouverte. Mais la pénurie de câble ne permet pas de relier rapidement les localités situées au-delà de Koupéla. Cf. « Rapport politique de janvier 1898 », doc. cit. 250 se procurer par ses propres moyens des pièces de 5 francs qui se révèlent être rares180. Les missionnaires estiment qu’il faut 10 à 12.000 cauris pour se la procurer181, ce qui revient à payer un impôt réel correspondant au double du montant exigé182. Ce même montant ne fait d’ailleurs que s’accroître comme nous l’avons vu plus haut. Il est d’autant plus difficilement supportable que les paysans mossi sont très vulnérables face à des catastrophes naturelles comme les invasions de sauterelles ou les déficits pluviométriques sans parler des épizooties qui déciment les troupeaux. Les Pères se souviennent de ces moments où les Mossi ne devaient leur salut qu’aux racines qu’ils glanaient pour se nourrir183. Le Cercle n’a pas été sensible à ces difficultés et les missionnaires, volontiers critiques à son égard, rappellent par exemple qu’en 1908, des Mossi ont été contraints de vendre leurs fillettes pour la somme de 4.000 cauris184! En janvier 1909, le gouverneur du HSN Clozel dit d’ailleurs ne pas avoir été informé de la famine qui a sévi dans le Moogo185… La leçon n’a pas été tirée et, encore en 1911, l’impôt s’est considérablement alourdi à la suite du recensement de la population des environs de Ouagadougou. Des Mossi ont dû fuir leur village pour y échapper. D’autres on mis en vente leurs terres pensant ainsi pouvoir se mettre en règle avec le fisc. On ne peut mieux comprendre que le paiement de l’impôt soit devenu l’obsession des naaba et de leurs sujets. D’ailleurs, les Talsé savaient-ils à quel point les naaba ont souffert de ce rôle de collecteurs d’impôts ? Ils n’ont peut-être vu que les moyens parfois brutaux employés par les chefs pour obtenir les sommes réclamées. En 1909, malgré les séquelles du soulèvement de l’année précédente, les naaba ont dû s’emparer de force des bœufs, moutons et chèvres de leurs sujets incapables de trouver les 5 francs attendus per capita. Le prix du bétail s’est mécaniquement effondré et certains Mossi ont dû vendre leur cheval pour environ 75 francs au lieu de 180 à 200 francs selon les estimations des Pères Blancs186. L’accroissement de cette pression fiscale peut paraître absurde. Mais pour le Cercle, il est considéré comme transitoire dans la mesure où les sommes versées participent au développement économique du territoire187 qui, à son tour, permettra de dégager de nouvelles 180 Officiellement, chaque adulte mossi doit payer 70 centimes. Mais il est demandé à tout homme marié de verser 5 francs. 181 Pour donner une idée de ce que représente cette somme, les Pères évaluent à 2.500 cauris la somme nécessaire à l’achat d’un mouton. Rappelons que la viande de cet animal est prisée, et que les moutons, peu nombreux dans les cours, sont souvent abattus lors des grandes occasions (funérailles, pughpusum ou fiançailles, etc.). 182 Diaire du 20 janvier 1909, APBO. 183 Diaire du 11 mai 1908, APBO. 184 Ibid. 185 Diaire du 24 janvier 1909, APBO. 186 Diaire du 20 janvier 1909, doc. cit. 187 Rappelons que la loi d’autonomie des finances de 1900 impose à tous les territoires coloniaux d’équilibrer leur budget. En AOF, jusqu’à près de 80% des ressources de ces territoires proviennent de l’impôt de capitation 251 sources de revenus. Par ailleurs, les chefs sont autorisés à percevoir une ristourne de 3% sur l’impôt. Cependant, en contrepartie, ils doivent consentir à voir disparaître tout ce qui peut s’apparenter à un prélèvement fiscal parallèle. Mais encore à la veille de la Première Guerre mondiale, les autorités coloniales se montrent incapables de verrouiller ces anciens circuits économiques. Le roi continue de célébrer les fêtes du Tinsé et du Soretasgo au moins jusqu’en 1909. Par ailleurs, les naaba disposent toujours d’importantes fonctions judiciaires renforcées en 1905 avec l’instauration de Cours de Justice à l’échelle des villages, cantons et du cercle188. Le roi ainsi que ses chefs subalternes reçoivent régulièrement des plaignants qui sont prêts à leur offrir de nombreux cadeaux pour voir leur cause défendue par eux. Les condamnations parfois prononcées par les naaba sous la forme d’amendes peuvent être autant de moyens d’en prélever une partie pour leur propre compte. Le sous-encadrement administratif chronique du cercle ne permet d’ailleurs pas aux agents européens d’imposer un système judiciaire alternatif. Le commandant, déjà surchargé par ses multiples charges administratives, ne peut pas exercer pleinement ses fonctions judiciaires qu’il doit par conséquent déléguer aux naaba. D’ailleurs, l’Administration se montre assez vite convaincue que les jugements ont d’autant plus de valeur pour les Mossi qu’ils sont prononcés dans leur langue par des autorités qu’elles reconnaissent comme proches d’elles. Ceci n’empêche pas les sujets de craindre l’autorité du commandant qui est à lui seul l’incarnation du sévère régime de l’indigénat189. selon l’évaluation d’Annie Duperray. Cf. Duperray Annie, « La Haute-Volta (Burkina Faso) », in CoqueryVidrovitch Catherine et Goerg Odile, (dirs.), L’Afrique occidentale au temps des Français. Colonisateurs et colonisés (1860- 1960), Éds. La Découverte/ACCT, 1992, p. 263. 188 Skinner note que les chefs de canton reçoivent les plaintes et sont juges dans des affaires civiles ou criminelles. Ils sont assistés de deux assesseurs nommés par les autorités coloniales. Ceux dont la culpabilité a été prononcée sont en droit de faire appel auprès du Tribunal du Cercle qui, lui, est présidé par un Européen assisté de deux Africains. Quant aux chefs de village, ils disposent de droits de police pour les affaires mineures. Il peut aussi être fait appel de leur jugement auprès de la Cour de justice du canton. Enfin, Skinner remarque à juste titre que le Code de l’Indigénat laisse aux fonctionnaires coloniaux de larges prérogatives qui permettent de contourner la justice rendue par les chefs. Ces pouvoirs judiciaires des chefs sont officiellement supprimés par un décret d’août 1912. Il leur est alors demandé de porter à la connaissance des Cours de justice des postes, subdivisions et cercles tout litige. Mais en réalité, ce décret ne signifie pas que, sur le terrain, les naaba ont perdu toute prérogative en la matière. Les moyens de fonctionnement de la Justice coloniale ne permettent pas de se passer de leur pouvoir de conciliation. Cf. Skinner E.P., The Mossi of the Burkina Faso…, op. cit., p. 161. 189 Le régime de l’indigénat est d’abord codifié en Algérie puis y est appliqué de façon réglementaire en 18811882. Par la suite, il est en usage dans pratiquement tous les territoires coloniaux à l’exception des protectorats tunisien et marocain. C’est en 1904 que ce régime est instauré en AOF. Comme en Algérie, il s’agit d’un ensemble de peines prévues pour les seuls « indigènes » et non pour les citoyens français. Il prévoit notamment des sanctions collectives ; il peut permettre d’interdire toute circulation de nuit et justifier le travail forcé. En ce sens, il est une violation des principes fondamentaux du droit en vigueur en Métropole. Le gouverneur général peut d’ailleurs décider d’appliquer ou non les lois métropolitaines et l’ « Indigénat » permet à l’Administration de prendre des mesures coercitives sans qu’aucune Cour de justice n’ait été saisie. Dans ce cadre, le commandant de cercle dispose d’un important pouvoir discrétionnaire. Il est à la fois officier de police judiciaire, d’état civil et juge de paix. Ses sentences ne peuvent guère être contestées par les sujets « indigènes », et il n’a à rendre de comptes qu’à ses supérieurs hiérarchiques. Cf. Bouche D., Histoire de la colonisation française, op. cit., p. 132 ; 252 Là où l’action de l’Administration semble avoir été en revanche plus efficace, c’est dans sa volonté d’abolir l’esclavage en pays mossi. En 1908, Carrier s’est fait fort de l’avoir définitivement supprimé190. En revanche, si le roi ne tire plus aucun revenu de la vente des captifs, du moins continue-t-il de bénéficier des services de ceux qu’il a obtenus avant la conquête. Par ailleurs, son peuple ne peut pas refuser de travailler « gratuitement » sur ses champs ou à l’entretien du palais. Néanmoins, la capacité de mobilisation de la chefferie est de plus en plus tournée vers la recherche de la main-d’œuvre prestataire191 réclamée par le Cercle. Ce souci paraît aussi constant que la levée de l’impôt. Remarquons d’ailleurs que la force de travail mossi finit par être presque entièrement détournée au profit des Européens, et les travaux réalisés pour le compte des naaba sans l’aval des autorités du Cercle est interdit à la veille de la Grande Guerre192. Ces levées d’hommes dans le cadre du travail forcé constituent pour les chefs une tâche aussi essentielle qu’ingrate Les prestations dont s’acquittent les « indigènes » sont si pénibles, si mal rétribuées, qu’elles n’encouragent pas les populations à y consentir facilement. Ceci explique qu’en 1903, les autorités coloniales établissent un système de travail journalier obligatoire et annuel pour les hommes dans la force de l’âge193. Le commandant de cercle compte sur la capacité du service royal à entrer en contact avec les provinces afin de lui fournir une abondante main-d’œuvre. Le Moogo est en effet réputé pour la densité de sa population, si bien que le Gouvernorat du Soudan pense pouvoir y recruter une bonne part de la main-d’œuvre de la colonie sans disposer pour autant d’éléments démographiques fiables. Les recrutements de travailleurs mossi visent tout particulièrement à développer le chef-lieu, édifier et entretenir les voies routières, sans oublier la poursuite des travaux agricoles nécessaires au paiement de l’impôt et plus généralement au développement économique du cercle. Si les populations mossi étaient par le passé sujettes au travail non Liauzu Claude (dir.), Dictionnaire de la colonisation française, Paris, Larousse, 2007, pp. 367-368 ; Mbokolo Elikia (dir.), Afrique noire. Histoire et civilisation XIXe- XXe siècle, Paris, Hatier-Aupelf, 1992, pp. 359-360. 190 Rapport annuel pour l’année 1908, HSN, cercle de Ouagadougou, AN 200 mi 1645. 191 Le travail forcé occupe les hommes valides 10 à 12 jours par an en moyenne. 192 Dans les années 1910, la réquisition de la main-d’œuvre au sein de l’espace colonial français se double par des départs assez nombreux de travailleurs mossi en Gold Coast. Dans cette colonie britannique, la décennie correspond en effet à l’intensification d’une culture cacaoyère nécessitant une abondante main-d’œuvre. Cf. Cordell D. D., Gergory J. W., Piché V., Hoe and Wage…, op. cit., p. 91. Sur la question des migrations en pays voltaïque, voir également Coulibaly Sidiki, « Colonialisme et migration en Haute-Volta (1896-1946) », in Gauvreau Danielle, Gregory Joel W., Kempeneers Marianne et Piché Victor, (éds.), Démographie et sousdéveloppement dans le tiers-monde, Monograph series n°21, Montréal, McGill University, Center for Developing Area Studies, 1986, pp. 73-110. 193 Chaque village est censé s’acquitter annuellement d’un nombre précis de journées de travail personnel pour le compte de l’administration. Au départ, les prestataires sont censés travailler dans les environs de leur village. À partir de 1912, ils peuvent être envoyés à plus de 5 km de leur domicile sans dédommagement. Cf. Cordell D. D., Gergory J. W., Piché V., Hoe and Wage…, op. cit., p. 63. 253 rémunéré pour le compte de naaba, autant dire qu’elles en comprenaient le sens, l’acceptaient comme un devoir social non discutable, et étaient nourries par le roi194. Sous le régime colonial, la finalité de l’effort demandé leur est obscure. Car, contrairement à la royauté, l’État colonial s’avère encore peu capable de redistribuer les biens et les services au sein de la communauté mossi tout entière195. À l’exception des Pères Blancs, aucune forme de prévoyance alimentaire, aucun service de santé « indigène » n’est encore véritablement organisé. Les impôts entrent, mais sans qu’aucun contribuable n’en sente les effets bénéfiques immédiats. Les sujets peuvent au mieux entendre ce discours maintes fois répété par les administrateurs en tournée selon lequel la puissance occupante vient apporter bien-être et civilisation, qu’elle œuvre pour le progrès matériel et moral de l’ « indigène ». En revanche, la plupart des effets négatifs de ce nouvel ordre économique, y compris la brutalité qui le soustend, sont imputés à la cupidité supposée des naaba. Cette déresponsabilisation a de très lourdes conséquences sur les chefs, particulièrement lorsqu’un administrateur comme Carrier invite les sujets à dénoncer les abus des naaba. Cette pratique de la délation ne disparaît pas rapidement. Encore en mars 1917, le propre frère de Naaba Koom II, le Djiba Naaba, est soupçonné d’ « exactions assez vives »196, chef d’inculpation qui ne doit très vraisemblablement trouver aucun équivalent dans le droit métropolitain de l’époque... L’affaire repose sur des plaintes populaires que le commandant de cercle Henry d’Arboussier prétend avoir reçues. Les rapports administratifs qualifient dès lors le Djiba Naaba de « délinquant ». Pour l’Administration, point de présomption d’innocence donc. Le prince est mis aux fers ce qui provoque l’indignation non retenue du roi qui, écrit le commandant, « est sorti de son apathie coutumière et est venu me supplier à plusieurs reprises de pardonner à son frère »197. Le service royal tout entier se montre solidaire du roi et D’Arboussier est contraint d’accepter l’arrangement qu’il propose : indemniser de sa poche les présumées victimes. Au bout du compte, l’affaire est étouffée ; le Djiba Naaba ne connaît pas l’humiliation d’être envoyé en correctionnelle et le Moogo Naaba promet en retour de surveiller son jeune frère. Il n’est pas douteux que l’annonce de la mise 194 Entretien avec S.E. le Baloum Naaba Tanga II, palais du Baloum à Ouagadougou, 26 juillet 2007. Les efforts dans ce domaine sont plus tardifs. Ceci peut s’expliquer en raison des faibles moyens humains et matériels dont dispose l’Administration. N’oublions pas non plus que le commandant de cercle et ses services sont absorbés par la paperasserie quant ils ne doivent pas faire face à des actes d’insoumission. En 1907, Carrier tente d’établir une « assistance indigène », projet qui s’inscrit dans une volonté d’entrer en contact direct avec les administrés. Un dispensaire voit alors le jour. Le commandant conclut d’ailleurs son rapport de 1907 en souhaitant que l’année suivante soit celle du « bien-être » des « indigènes ». Cf. « Rapport général sur la politique du Cercle. Année 1907 », doc. cit. 196 « Rapport politique janvier-février-mars 1917 », HSN, cercle du Mossi, Ouagadougou, 1er avril 1917, ANCI 5EE 15 2/1. 197 Ibid. 195 254 en examen du Djiba Naaba a été connue à Ouagadougou avec rapidité et grande émotion. Quelle image ce proche parent du roi, traité comme un vulgaire bandit, a-t-elle laissé dans l’esprit de ses sujets ? L’exemple qui est fait montre qu’aucun naaba ne peut s’estimer protégé par son statut ou sa proximité à l’égard du souverain. Dans le même temps, il paraît probable que ce traitement dégradant du Djiba Naaba ait pu provoquer l’indignation d’administrés dont le respect pour les institutions royales est encore presque intact198. Dans d’autres circonstances, ce sont les principes mêmes sur lesquels reposent les relations entre les souverains qui se trouvent bouleversés par la politique répressive du Cercle. Le cas du Boussouma Naaba est édifiant. Son statut de dima en fait le pair du Moogo Naaba. Par conséquent, les usages protocolaires lui interdisent formellement de se rendre en personne à Ouagadougou et a fortiori d’y rencontrer le Moogo Naaba. Les autorités coloniales n’ont pas été sensibles à cet interdit bien qu’elles ne les ignorent pas199. Au début du siècle, le Boussouma Naaba, considéré par les Pères Blancs comme un « fervent musulman » – le commandant le taxe de façon moins courtoise de « musulman fanatique » –, est d’entrée de jeu assimilé à un chef éternellement suspect, naturellement peu enclin à obéir à l’Administration. En 1907, il est accusé d’avoir refusé de ratifier la nomination d’un chef de canton imposé par les autorités du cercle. Au même moment, il refuse formellement à un autre héritier de se rendre à Ouagadougou afin d’y recevoir l’investiture. Cette attitude n’est évidemment pas pour plaire à Carrier, décidé de faire un nouvel exemple200. Voici pourquoi il décide de se rendre en personne à Boussouma escorté par une petite troupe. Carrier a dû subir l’humeur sarcastique du roi : tout juste parvenu à Boussouma, il fait demander de l’eau au naaba. Celui-ci lui demande malicieusement s’il n’a pas trouvé des marigots sur la route ! Et lorsque Carrier se risque à lui demander de la nourriture, le roi lui rétorque qu’il n’avait qu’à demander à ses femmes de la lui préparer201. Les Pères Blancs l’ont senti, « les choses vont mal tourner »202… Ils ont eu raison. Cinq jours après cet épisode, le Boussouma Naaba est conduit sous escorte à Ouagadougou. À sa vue, les missionnaires constatent qu’ « il paraît 198 Aucune trace documentaire n’atteste de la réalité des plaintes déposées contre le Djiba Naaba. Rien ne vient non plus préciser qui en seraient les auteurs. Nous ne pouvons donc conclure à un exemple probant de contestation du pouvoir royal par de simples sujets. 199 En 1910, dans une lettre adressée par les fonctionnaires du Cercle au lieutenant-gouverneur du Haut-SénégalNiger, ceux-ci demandent à ce que le Boussouma Naaba, condamné trois ans plus tôt, soit placé en résidence surveillée à Ouagadougou. Ils écrivent explicitement qu’il « existe bien une coutume aussi qui défend à cet indigène de se rencontrer avec le Moro-Naba ». Cependant, ils n’y voient aucun inconvénient, rappelant que le roi de Boussouma s’était déjà rendu dans le chef-lieu une fois afin de s’acquitter de l’impôt. Cf. Lettre au Gouverneur du Soudan français à Koulouba, HSN, cercle de Ouagadougou, 30 décembre 1910, ANCI 4BB 96. 200 Diaire du 1er décembre 1907, APBO. 201 Diaire du 21 décembre 1907, APBO. 202 Ibid. 255 très abattu »203. Sa venue dans la capitale constitue une entorse grave à la « tradition ». Elle est considérée comme contraire à la volonté des ancêtres et, en vertu d’une croyance très partagée dans le Moogo, elle doit se conclure par le décès de l’un des deux rois. Et les humiliations ne s’arrêtent pas là. Le dima est mis au « régime des prisonniers », c’est-à-dire contraint de loger avec l’ensemble des détenus. « Voilà une nouvelle majesté déchue » comme le pressentent les Pères204. Le jugement du Tribunal de Province confirme cette assertion : le dima est condamné et révoqué de ses fonctions205. Quant à son successeur, il meurt près de dix mois après son intronisation… Il demeure cependant impossible de mesurer l’impact psychologique de telles mesures auprès des Mossi. Elles ont néanmoins très certainement contribué à sensiblement désacraliser la fonction royale, du moins dans les agglomérations, là où le pouvoir colonial pouvait se montrer le plus fort. Les affaires de succession sont d’autres occasions trouvées pour déstabiliser le système politique mossi et les savants arrangements entre princes et naaba. Bien entendu, comme l’a montré le précédent de Naaba Sigri en 1897, les conditions d’accession au naam sont le plus souvent bouleversées par l’Administration. Ceci est particulièrement vrai sous Carrier qui a exhorté ses agents à accorder une grande importance au choix des candidats à la chefferie. Si le cas des chefferies de village ne justifie qu’exceptionnellement l’intervention des autorités françaises, il en va différemment des successions à la tête des royaumes, provinces et cantons. Théoriquement, le commandant ne cesse de rappeler que toute nomination procède de son autorité. De nouveaux parcours d’accession au trône sont là pour le rappeler. Ainsi, le matin même de l’élection de Naaba Koom II, le jeune roi se voit obligé de lui rendre visite afin de « recevoir ses conseils »206. À la demande du capitaine Dubreuil, cette rencontre doit avoir lieu avant que ne débutent les premiers rites d’intronisation. Cet ordre protocolaire est hautement symbolique et vient rappeler ce qu’est censé être le souverain : un simple auxiliaire de l’Administration. Le capitaine Dubreuil, dans la parfaite continuité de Voulet, se montre aussi maître du calendrier et écourte considérablement la durée de l’interrègne. L’officier souhaite en effet éviter les scènes de désordre qui ne manquaient pas de ponctuer cette période critique avant la conquête207. Toutes les mesures 203 Ibid. Diaire du 26 décembre 1907, APBO. 205 Le 30 décembre 1907, le Boussouma Naaba est condamné à trois ans de prison ferme pour « complicité de coups et blessures et de vol à main armée et pour menace de mort et exactions ». Par la suite, sa peine d’emprisonnement est aggravée et prolongée jusqu’en… 1917 ! Cf. Lettre au gouverneur du Soudan français à Koulouba, doc. cit. 206 Diaire du 4 mars 1905, APBO. 207 Voir le premier chapitre. 204 256 sont prises pour que l’ordre et le calme règnent à Ouagadougou. Les autorités coloniales se disent d’ailleurs satisfaites de constater que l’élection s’est « faite avec calme » et que la « mort du naba n'a pas suspendu le cours de la vie habituelle »208. Mais les Pères Blancs n’en sont pas si convaincus. Le 20 février 1905, c’est-à-dire quelques jours avant l’intronisation du nouveau Moogo Naaba, les missionnaires signalent qu’un « bon nombre de Mossi ne sortent plus qu’avec leur arc et des flèches »209. Malgré tout et à l’exception de rumeurs faisant état de la mort de plusieurs femmes dans les environs de Ouagadougou, l’interrègne n’a entraîné directement aucun décès. Au moment de l’ouverture de la succession, les Pères Blancs sont convaincus que « la France désignera aux électeurs qui bon lui semblera »210. Quelques jours plus tard, ils revoient leur position et rapportent d’autres bruits qui ont couru selon lesquels « le Capitaine veut qu’on suive rigoureusement les usages mossi et qu’on élise celui que les électeurs et le Widi croiront le plus capable de gouverner le Mossi »211. Le détail de la procédure électorale le confirme. En effet, les délibérations finales des kug zindba ont été reportées d’une journée en raison de l’absence de certains d’entre eux. Le Widi Naaba a joué un rôle déterminant dans le choix final. C’est d’ailleurs lui qui a été vivement sollicité par les nombreux candidats au trône, la plupart fils et frères du roi défunt212. Finalement, le 4 mars 1905, Dubreuil indique au lieutenant-gouverneur de la colonie que « Conformément aux indications que j'avais données le fils aîné du moro naba défunt a été nommé »213. Dans quelle mesure la préférence du capitaine a-t-elle réellement pesé dans le choix des kug zindba ? Dubreuil présente naturellement la situation a son avantage. Qu’aurait pensé sa hiérarchie s’il avait avoué s’en être entièrement remis aux autorités locales pour la succession d’un souverain si important ? Précisons que les Mossi avaient déjà pris l’habitude d’élire le fils aîné du Moogo Naaba défunt bien avant la conquête. L’accession au pouvoir de Koom II semble donc logique. Du reste, cette nomination ne peut déplaire au commandant de cercle compte tenu du jeune âge du souverain. Ajoutons que le Cercle a encore besoin d’un naaba suffisamment respecté pour que les ordres qui lui sont transmis aient une chance d’être respectés dans le royaume. Par conséquent, Dubreuil n’entend pas pousser la logique de déstabilisation du pouvoir royal au 208 « Rapport politique du mois de mars 1905 », HSN, cercle de Ouagadougou, ANCI 4BB 94. Diaire du 20 février 1905, APBO. 210 Diaire du 21 février 1905, APBO. 211 Diaire du 1er mars 1905, APBO. 212 Les Pères Blancs précisent que la compétition a opposé un fils de Naaba Sigri, le Djiba Naaba (futur Koom II) à deux de ses frères. Plus surprenant, elle voit aussi concourir un fils de l’ancien roi Wobgho, tout juste décédé en Gold Goast. Cf. Diaire du 1er mars, doc. cit. 213 Télégramme envoyé par le commandant de Ccrcle Dubreuil au lieutenant-gouverneur à Kayes, HSN, cercle de Ouagadougou, 4 mars 1907, ANCI 4BB 94. 209 257 point de voir l’administration du cercle grippée. Mais il ne s’agit que de conjectures car en dehors du cas du Moogo Naaba dont le prestige et l’influence sont considérés comme exceptionnels, nous ne connaissons aucun autre exemple détaillé d’intronisation pour la période. Tout laisse cependant à penser que l’intervention française dans le choix des naaba subalternes est soit nulle lorsqu’ils paraissent insignifiants, soit particulièrement brutale dans le cas où elle intervient à la suite d’une sanction administrative. Une fois élus ou nommés, les naaba sont soumis à des procédures d’évaluation dont rendent bien compte les carnets de notes qui leur sont destinés214. Ce procédé est connu des fonctionnaires métropolitains. Il permet notamment l’avancement des agents de l’État par réévaluation de leur grille de rémunération. De ce fait, il n’y a rien d’étonnant à voir les auxiliaires de l’Administration que sont censés être les naaba notés et évalués par leur hiérarchie. Mais à bien lire ces documents, ils apparaissent comme le parfait résultat de l’esprit paternaliste qui anime de nombreux fonctionnaires européens. Jusqu’à un certain point, ces relevés de notes infantilisent les naaba qui obtiennent des appréciations que tout écolier reconnaîtra. Les entrées qui y figurent sont les mêmes pour tous les chefs rémunérés sur fonds publics. Le carnet de Naaba Koom II, ouvert en 1905, en est une bonne illustration215. Il fait état de sa « race », de sa « religion » et de sa « généalogie ». Ces catégories ne donnent cependant lieu à aucune investigation particulière de la part des fonctionnaires. Lorsqu’elles sont remplies une première fois, elles ne donnent quasiment jamais lieu à des modifications ou à des contre-enquêtes. Les auteurs de ces livrets ne s’improvisent pas ethnographes ; ils ne livrent qu’une vision stéréotypée et simplifiée de la culture du chef évalué. Ainsi apprend-on sans surprise que Naaba Koom II est « Mossi » et « fétichiste ». Sa généalogie, particulièrement succincte216, se borne à rappeler le nom et la qualité de son père. Une entrée particulière porte sur les « événements auxquels il a pu prendre part avant notre arrivée dans le pays et après ». S’il est annoté « néant » sur le carnet de Koom II, il n’en va pas de même pour de nombreux chefs qui ont par exemple pris part aux combats menés par Naaba Wobgho contre les troupes coloniales, ou ceux qui ont participé à la guerre contre le Laalé Naaba. On comprend aisément qu’il s’agit là d’un moyen d’évaluer le degré de confiance qui peut être accordé par l’Administration au naaba. Le reste des rubriques est plus explicite à ce sujet. Il s’agit de déterminer l’ « influence » et la 214 Il semble que ces carnets soient entrés en vigueur en 1899 dans le cercle de Ouagadougou. « Fiche de renseignement concernant le nommé Saïdou Kouka. Moro-Naba », 2nd semestre 1913, HSN, cercle de Ouagadougou, ANCI 5EE 54. 216 À partir de l’entre-deux-guerres, les carnets retracent l’origine de la famille royale depuis Naaba Wedraogo, l’ancêtre fondateur. 215 258 « renommée » du roi au sein et à l’extérieur de la société mossi. Ceci vaut à Koom II quelques lignes peu élogieuses qui en font le « gardien des fétiches sacrés » qui n’a « que l’influence que lui confère son caractère religieux ». Enfin, sa « valeur intellectuelle et morale » ainsi que la mention des éléments pouvant amener à le « craindre » donne lieu à un vague commentaire insistant sur la docilité d’un souverain qui se conformerait « strictement à la ligne de conduite qui lui est tenue ». Ces évaluations, semblables à celles dont font l’objet les kug zindba ainsi que les kombéré, sont réalisées semestriellement. Les séries – souvent incomplètes – que nous avons retrouvées montrent que seule la dernière partie est sujette à des réévaluations liées au changement d’attitude des naaba ainsi qu’au contexte particulier dans lequel ces carnets ont été rédigés. Pour le cas des chefs « négligents », les propos semblent comparables à ceux d’un instituteur réprimandant un mauvais élève. Par exemple dans son carnet du second semestre 1909, le Baloum Naaba est jugé comme un chef « peu intelligent » qui aurait besoin d’ « être stimulé »217 ! Mais le commandant a aussi ses « bons élèves » ; des chefs dont il loue avant tout le dévouement, l’obéissance, mais aussi l’intelligence et surtout la capacité à progresser à condition de bien suivre le chemin qui leur est tracé par l’Administration. C’est le cas du Widi Naaba qui, au regard de son carnet du second semestre 1908, est jugé « très dévoué » bien que « complètement usé »218… Quelques années plus tard, ces carnets vont mentionner les propositions de décoration (Légion d’honneur, Étoile noire du Bénin, etc.) et les revalorisations de solde. En somme, ces documents sont éclairants, d’abord parce qu’ils permettent de se faire une idée des attentes que porte l’Administration à leur égard. Ils sont aussi une façon pour elle de définir le prototype idéal du « bon chef indigène » et révèlent les raisons pour lesquelles les administrateurs pensent qu’ils s’en éloignent ou s’en rapprochent. Ils constituent enfin un précieux renseignement indirect sur l’évolution de l’attitude des chefs à l’égard des autorités françaises. Leur mise en série laisse apparaître qu’à la veille de la Première Guerre mondiale, Naaba Koom II a entrepris un rapprochement avec elles, ce que montrent les louanges qui lui sont faites à ce moment-là, en particulier en raison de son zèle dans l’exécution des tâches qui lui ont été confiées219. 217 « Fiche de renseignement concernant le nommé Kidougou, Balum-naba (Intendant) », HSN, cercle de Ouagadougou, Ouagadougou, 2e semestre 1909, ANCI 5EE 54. 218 « Fiche de renseignement concernant le nommé Pallobela, chef de la province de Ouidi », HSN, cercle de Ouagadougou, Ouagadougou, 2e semestre 1908, ANCI 5EE 54. 219 À titre d’exemple, sa fiche de renseignement pour le second semestre 1913 fait état du « dévouement » et du « zèle » d’un roi qui se conformerait « strictement à la ligne de conduite qui lui est tracée ». Ces appréciations, reproduites presque à l’identique par la suite rompent avec l’image d’un Moogo Naaba parfaitement apathique et sans charisme. Cf. « Fiche de renseignement concernant le nommé Saïdou Kouka, Moro-Naba », HSN, cercle du Mossi, Ouagadougou, second semestre 1913, ANCI 5EE 54. 259 C’est précisément à la veille de la Première Guerre mondiale, au moment où la politique d’association prônée par Ponty est appliquée dans le cercle du Mossi, que les chefs les plus influents sont encouragés à participer davantage à l’administration du territoire. Certains d’entre eux, en particulier Naaba Koom II, se montrent prêts à jouer le jeu à condition d’en obtenir une contrepartie politique. La page de la lutte antiféodale est provisoirement refermée. Ceci ne signifie pas pour autant que les naaba donnent pleine et entière satisfaction aux autorités coloniales qui souhaitent avant tout les « éduquer ». Le développement de l’école, d’abord confessionnelle puis laïque, est censé répondre à ce défi, bien que les moyens engagés soient loin d’être à la hauteur. Les chefs à l’école du « Blanc » : de nouveaux parcours du savoir L’instauration de l’école coloniale dans le Moogo ne remplit pas une mission univoque. Selon les contextes, elle vise soit à renforcer les compétences administratives des chefs220, soit elle a pour but le délitement des anciens appareils de pouvoir locaux. Ceci explique que dans le premier cas, les naaba et leurs enfants sont prioritairement scolarisés. Dans le second cas, l’Administration peut au contraire décider de porter l’accent sur l’éducation des roturiers afin qu’ils prennent peu à peu le relai de la noblesse. Ajoutons que cette ambivalence de l’effort scolaire s’explique aussi par le fait qu’il est partagé par deux groupes d’acteurs dont les intérêts ne sont pas toujours concordants, c’est-à-dire les fonctionnaires coloniaux et les missionnaires. Les naaba n’ont également pas tous la même attitude face au développement des écoles européennes. Dans un premier temps, ils n’ont pas nécessairement perçu les bénéfices qu’ils pouvaient en tirer ; en revanche ils ont davantage été convaincus des risques qu’il faisait courir pour leur autorité. Avec le temps, de plus en plus de chefs ont compris que la formation dispensée par le Nasaara pouvait conforter leur position au sein de l’administration du cercle tandis qu’ils se sentaient menacés par l’émergence de nouvelles élites lettrées. L’essor de l’école européenne dans le Moogo est avant tout l’œuvre des missionnaires. En 1901, ceux-ci ont fondé leur poste à Ouagadougou sous l’impulsion du Père Templier. Au moment de leur installation, ils ont obtenu le soutien matériel des autorités militaires. Le 220 Denise Bouche a montré que l’école française au Soudan est, pour cette période, profondément élitiste. En 1897 par exemple, le colonel de Trentinian, très attentif à la question du développement scolaire en Afrique, pense en effet que la plus grande partie des élèves proviendront des « familles de notables ou influentes ». Il pense en effet que ces élites anciennes sont les plus aptes à propager la « civilisation française ». Il souhaite en outre éviter d’en faire des « déclassés ». Cf. Bouche Denise, « Les écoles françaises au Soudan à l’époque de la conquête. 1884-1900 », in Cahiers d’études africaines, vol. 6, n° 22, 1966, p. 247. 260 capitaine Rueff a mis à leur disposition les moyens humains et matériels nécessaires à la construction de leurs bâtiments après que le Moogo Naaba leur eut cédé un terrain221. Les résidents Pinchon, Dubreuil et Lambert ont aussi souhaité les soutenir, persuadés de l’importance de leur mission éducative222. N’oublions pas que les administrateurs tout comme les missionnaires partagent la même conviction d’apporter la civilisation et le progrès en terre africaine. Certes, cet idéal n’est pas exactement interprété de la même façon par eux. Les autorités coloniales travaillent avant tout pour le rayonnement de la France ; elles ne renient aucunement les idéaux hérités des Lumières et de la Révolution qui, comme on le sait, ont conduit les pouvoirs politiques à prendre des mesures parfois brutales contre l’Église de France. Ajoutons que certains administrateurs étaient de fermes partisans de la lutte anticléricale à l’image de Carrier dont les Pères regrettent l’appartenance à la francmaçonnerie. Les missionnaires ont bien sûr pour objectif prioritaire la conversion des âmes et la diffusion de la culture chrétienne en terre « païenne ». Cependant, des points de convergence les rapprochent. Administrateurs et Pères Blancs se disent patriotes. Dans les deux cas, l’expansion de l’islam peur s’avérer contraire à leurs ambitions pour le Moogo. À l’exception de l’évolution du contexte historique, les relations entre les missionnaires et les fonctionnaires coloniaux sont fortement dépendantes de la qualité des rapports interpersonnels qui les lient dans une ville de Ouagadougou de modeste taille et où chacun se croise en permanence, s’épie, se jauge. Très peu de temps après leur installation, les Pères procèdent à l’évangélisation du Moogo sans être inquiétés par le Cercle. Ils nourrissent de grands espoirs en pays mossi. Ils savent qu’il est l’un des plus densément peuplé de l’Afrique occidental. L’islam y a été longtemps contenu et la population est fortement encadrée par les naaba. Il suffirait donc de s’appuyer sur quelques-uns de ces chefs parmi les plus influents pour obtenir des conversions populaires et massives223. Cette situation est d’ailleurs très comparable à ce qui se passe pratiquement au même moment dans l’Afrique des Grands Lacs, fortement structurée par des 221 Les Pères Blancs choisissent un terrain situé à environ 400 mètres de la résidence. Ils souhaitent en effet ne pas subir l’influence trop directe des autorités civiles et se ménager une part d’autonomie. Ceci montre que, dès le départ, les rapports entre les missionnaires et les autorités militaires sont certes cordiales, mais également empruntes de méfiance. Notons par ailleurs que ce poste se situe à peu près à la même distance que le palais du Moogo Naaba dont ils souhaitent également le soutien sans en subir l’influence. Cf. De Benoist J.-R., Église et pouvoir colonial…, op. cit., p. 124. 222 Ibid., pp. 133-135. 223 Ibid., et Audouin Jean, Évangélisation des Mossi par les pères Blancs : approche socio-historique, Paris, EHESS, thèse de 3e cycle, 3 vol., 1982, 654 p. 261 monarchies, où les missionnaires espèrent trouver une « seconde Éthiopie »224. C’est donc dans cette optique qu’en janvier 1902, ils fondent la première école en pays mossi. Les Pères disposent alors de moyens dérisoires. La Mission ne ressemble qu’à un modeste groupe de cases réalisées avec les matériaux du pays : la chaume et le banco (sorte de boue séchée)225. Malgré tout, le résident Rueff compte sur eux afin de créer un embryon de réseau scolaire que ses faibles moyens ne lui permettent pas d’édifier. Les missionnaires acceptent de bon cœur. La Résidence s’appuie sur les naaba afin de garnir les bancs de l’école. Ils les incitent par des « palabres » à envoyer leurs enfants à l’école des Pères. Au cours de l’été 1901, les Widi, Larlé, Baloum et Gounga Naaba donnent l’exemple et confient leurs fils aux missionnaires226. Il n’est cependant fait aucune mention des propres enfants de Naaba Sigri. Selon Skinner, de nombreux naaba craignent que l’école soit avant tout un lieu de conversion religieuse227. Or, la fonction de chef s’accompagne aussi de prérogatives religieuses qui s’accommoderaient mal des interdictions faites à tout chrétien, notamment les sacrifices rituels de poulets ! Dès lors, on comprend mieux que de nombreux naaba préfèrent envoyer à l’école les enfants de leurs sujets plutôt que les leurs… La Résidence entend vaincre ces « répugnances » exprimées par les chefs face à la scolarisation de leur progéniture. Elle entend convaincre prioritairement des nabiiga destinés à devenir chefs et donc à disposer d’une forte influence sur la masse des Mossi228. En cela, les autorités militaires abondent dans le sens du cardinal Lavigerie229 qui, dans ses instructions aux missionnaires d’Afrique, les enjoint à s’attacher « d’une manière spéciale » les chefs dans la mesure où en parvenant à en convaincre ne serait-ce qu’un seul d’entre eux, ils feraient « plus pour l’avancement de la mission qu’en gagnant isolément des centaines de pauvres Noirs »230. 224 L’expression est de Jean-Pierre Chrétien. Il montre que les Pères Blancs, certains que les États de l’Afrique des Grands Lacs ont une origine éthiopienne, pensent pouvoir « prendre à revers » l’islam. Leurs efforts se sont partiellement concentrés au Buganda (Ouganda actuel) où régnait le kabaka. Au Ruanda (Rwanda actuel), les missionnaires ont tâché de s’appuyer sur la minorité tutsi et plus précisément sur ses institutions royales jusqu’à la veille de l’indépendance. Cf. Chrétien J.-P., L’Afrique des Grands Lacs…, op. cit., pp. 178-184 et 237-240. 225 Baudu Paul, Vieil Empire, jeune Église, Paris, Éd. de la Savane, 1956, p. 14 ; Newbury David, « The White Fathers and the Rwandan Royal Court : Zaza, 1900-1902 », in Deslaurier Christine, Juhé-Beaulaton Dominique (dirs.), Afrique, terre d’histoire. Au cœur de la recherche avec Jean-Pierre Chrétien, Paris, Karthala, 2007, pp. 235-248. 226 Diaire du 31 juillet 1901, APBO. 227 Skinner E.P., The Mossi of the Burkina Faso, op. cit., p. 165. 228 « Annotation du rapport sur les écoles, Ouagadougou », 2e Territoire militaire, début 1902, ANCI 4BB 66. 229 Lavigerie, archevêque d’Alger en 1866, crée deux ans plus tard la Société des missionnaires d’Afrique qui seront appelés plus tard les Pères Blancs. Leur maison-mère se trouve en Algérie et se nomme « Maison Carrée ». 230 Lavigerie (cardinal), Instructions aux missionnaires, Imprimerie des Missionnaires d’Afrique, Alger, 1939, pp. 179-180, cité in De Benoist J.-R., Église et pouvoir colonial…, op. cit., p. 36. 262 En 1902, des progrès sont constatés. L’école reçoit des subventions de la part des autorités coloniales et les effectifs s’accroissent sensiblement. Au début de cette année, les Pères enseignent à 42 élèves. À la fin du mois d’octobre, ils sont 136. L’aide des naaba a été déterminante dans ce succès. Elle fait suite à une campagne de séduction lancée en leur direction par les Pères Blancs malgré l’influence dont dispose leur entourage musulman. Au moment des célébrations du nouvel an, les Pères ont décidé de rendre visite à Naaba Sigri accompagnés par les enfants de l’école. Ces jeunes écoliers ont salué avec déférence le souverain. Le Père Joseph n’a d’ailleurs pas manquer d’assurer ce dernier « que bien qu’élevés par les blancs, ces jeunes gens n’en sont pas moins pleins de respect et de dévouement pour leur Roi »231. Les Pères pensent avoir fait bonne impression et sont repartis avec une énorme cruche de bière de mil. Cependant, la courtoisie du souverain, toute diplomatique, n’a pas effacé la méfiance qu’en sage homme politique il se doit de porter à des individus capables de saper les fondements religieux de son pouvoir. Si les effectifs des élèves scolarisés par la Mission se sont accrus, ce n’est pas sans la réticence de quelques chefs. Le 16 octobre 1902, les missionnaires condamnent par exemple la « négligence » des chefs qui ont manifestement tardé à leur trouver de nouvelles recrues232. Malgré tout, les effectifs ont continué à croître. En janvier 1903, 172 élèves sont régulièrement inscrits d’après les calculs des Pères Blancs. Parmi eux, une minorité, soit 72 élèves, viennent de Ouagadougou. Les autres viennent principalement de Boussouma ainsi que des cantons proches de Béloussa et de Koupéla, ou encore de ceux situés en pays gourounsi. Le rapport annuel des Pères assure qu’à Ouagadougou, la plupart des chefs n’ont fait aucune difficulté pour envoyer leurs enfants. Cependant, moins d’un tiers des élèves inscrits, 53 seulement pour être précis, sont fils ou « parents » de naaba233. Enfin, l’évaluation des missionnaires laisse apparaître que ce sont les régions les plus hostiles au pouvoir central qui ont fourni la plus grande part. C’est le cas des cantons de Boussouma, Koupéla, Léo ainsi que du Kippirsi. Que faut-il en conclure ? L’Administration a-t-elle exercé une forte contrainte sur leurs chefs ? Les grands naaba ontils personnellement contraint les chefs subalternes à réaliser cet effort ? Les sources ne permettent guère de s’en faire une idée. Le contenu des enseignements dispensés par les Pères mérite que l’on s’y attarde, car ils sont révélateurs du rôle assigné à l’école dans la consolidation de la présence coloniale. Les missionnaires ont formé trois classes en 1902-1903. La première vise à l’apprentissage de 231 Diaire du 1er janvier 1902, APBO. Diaire du 16 octobre 1902, APBO. 233 Diaire du 5 janvier 1903, extrait du rapport semestriel sur l’école transmis au résident du Mossi, APBO. 232 263 la langue française notamment grâce à la traduction de livres de lecture en mooré. La deuxième a pour objectif de permettre aux écoliers de tenir une conversation en français et de réaliser des calculs élémentaires à l’oral. Enfin, la troisième se limite à l’apprentissage de l’alphabet ainsi qu’à apprentissage de phrases-types parmi les plus usuelles en français. Cet enseignement, nous le voyons, n’a rien de subversif pour l’Administration. Le Père Templier se montre d’ailleurs soucieux de rassurer le résident en lui promettant de ne pas faire de ces élèves des savants ! En revanche, il dit former « des hommes utiles à leur pays » sachant « parler, lire et écrire notre langue de façon à être des intermédiaires sérieux entre l’administration française et les autorités indigènes », des hommes « amoureux de la nation » ainsi que des « propagateurs zélés de nos idées et de notre influence [françaises] »234. La question de l’évangélisation de ces élèves est absente du programme officiel ; et pour cause : le gouvernement a déjà commencé à s’attaquer aux congrégations religieuses en Métropole. La loi du 1er juillet 1901 accorde le droit de former des associations, mais il n’est pas reconnu aux congrégations religieuses. Son application permet ainsi de fermer un grand nombre d’écoles et d’hôpitaux tenus par le clergé. L’arrivée au pouvoir d’Émile Combes, président du Conseil à partir de 1902, radicalise cette posture anticléricale de l’exécutif. À ce moment précis, les demandes d’autorisation de congrégations sont strictement refusées. Une loi du 7 juillet 1904 leur interdit l’enseignement. Enfin, la loi du 9 décembre 1905 dite de « séparation de l’Église et de l’État » met fin au régime concordataire de 1801. Mais, comme l’affirme Joseph-Roger de Benoist, l’évolution de la situation en Métropole n’a pas forcément d’impact direct et immédiat dans les colonies. En effet, les commandant de Cercle reste en dernier ressort la seule autorité locale en la matière et son indépendance relative se voit très bien à travers des attitudes parfois contraires à l’esprit de la politique religieuse conduite en Métropole. Certains se montrent aussi ambigus comme le capitaine Lambert qui, tout en se montrant ouvertement conciliant à l’égard des missionnaires tient un langage bien différent lorsqu’il s’agit de correspondre avec le gouverneur général235. Le premier ennemi des Pères n’est d’ailleurs pas à trouver dans les bureaux du Cercle, mais plutôt à Dakar en la personne du gouverneur Ponty. Selon Joseph-Roger de Benoist, la crise de 1905 a paradoxalement pour conséquence de « normaliser » les relations entre les Pères Blancs et l’Administration locale. Selon lui, le summum de la crise semblant atteint en Métropole, aucun Père ne peut imaginer que la situation puisse être pire. Par ailleurs, il rappelle que la clarification du statut des missionnaires, qui ne sont donc pas des agents de l’État payés par le budget national, a permis 234 235 Diaire du 9 juillet 1903, extrait du rapport sur l’école transmis au résident du Mossi, APBO. De Benoist Joseph-Roger, Église et pouvoir colonial…, op. cit., p. 134. 264 de décrisper la situation sur le terrain236. Nous pouvons également ajouter qu’en 1905, les tentatives d’établir une école « du poste », c’est-à-dire laïque, ne s’est pas soldée par un franc succès237, et donc l’aide apportée par les missionnaires en matière éducative reste cruciale pour le commandant. D’après les Pères, cette situation aurait provoqué une forte émotion chez Ponty au moment où celui-ci a appris en 1904 qu’il n’y avait à Ouagadougou que la seule école confessionnelle238. Le cercle a effectivement pris du retard. Dès 1900, la plupart des cercles du Soudan disposaient de leur école laïque239. Par conséquent, ordre est immédiatement donné au commandant de réunir des élèves et d’ouvrir une école du poste. Son ouverture est prévue pour le mois de décembre 1904 ; elle est censée compter une cinquantaine d’élèves pour commencer240. Il s’ensuit que la question de la scolarisation des chefs cristallise les tensions entre les autorités administratives et la Mission. Dans les deux « camps », on s’arrache les princes. Le ralliement du plus grand nombre doit permettre de juger de l’influence de l’Administration par rapport à celle de la Mission. La compétition entre les deux systèmes scolaires est ouverte. Une anecdote rapportée par les Pères Blancs montre que certains naaba ont dû trouver absurde cette querelle entre Nasaara, a fortiori pour des motifs qui ont pu leur paraître énigmatiques ! En mai 1906, les missionnaires signalent que le Komsilgha Naaba a reçu du commandant l’ordre de retirer ses enfants de la Mission. D’après le naaba, Lambert aurait estimé que l’enseignement confessionnel est mensonger et qu’il rendrait les élèves plus « paresseux » 241 . Si les missionnaires ne croient guère en ces propos, du moins ont-ils la certitude que les enfants ont déserté les bancs de leur école sur ordre du commandant. À la fin du mois de mai, ils tentent d’en savoir plus. Lambert leur explique qu’il a reçu des ordres fermes du gouvernement général242. Il les assure cependant que les princes déjà scolarisés pourront le demeurer chez eux, mais qu’aucun autre ne pourra les rejoindre. Le lendemain, le Komsilgha Naaba vient cependant chercher son fils Léon, puis, trois jours plus tard, son 236 Ibid., p. 181. Encore en 1907, les fonctionnaires du cercle de Ouagadougou admettent la médiocrité de leurs résultats en matière scolaire. Ce constat s’applique aussi aux chefs-lieux de Tenkodogo et de Léo. Jusqu’en septembre 1907, l’école du poste de Ouagadougou n’est dirigée que par un sous-officier n’ayant aucune expérience pédagogique. Il est peu après remplacé par un nouveau directeur d’école censé relever le niveau de l’enseignement laïc. Cf. « Rapport général sur la politique du Cercle. Année 1907 », doc. cit. 238 Diaire du 21( ?) novembre 1904, APBO. 239 Bouche D., « Les écoles françaises au Soudan… », op. cit., p. 253. 240 Selon Maxime Compaoré, la création de l’école laïque à Ouagadougou est la conséquence de la promulgation de la loi scolaire de 1903 en AOF. Celle-ci uniformise le système scolaire aofien en l’organisant autour des écoles de villages, régionales et urbaines. Cf. Compaoré Maxime, « L’Enseignement public en Haute-Volta pendant la période coloniale », in Massa G., Madiéga Y. G. (dirs), La Haute-Volta coloniale…, op. cit., p. 353. 241 Diaire du 18 mai 1906, APBO. 242 Diaire du 23 mai 1906, APBO. 237 265 deuxième fils Pierre ainsi que son page Joanny. Les Pères sont certains que le naaba a agi par crainte de recevoir une sanction de la part du commandant243. Croisant un catéchiste, le chef lui fait savoir à quel point il a été triste de retirer ses enfants. Il jure qu’il continuera à les envoyer en cachette suivre les cours chez les Pères244. Mais le 7 août, la vérité éclate : les missionnaires apprennent que le naaba a agi de son propre chef, sans subir la moindre pression du Cercle245 ! Ce cas ne révèle-t-il pas la superficialité qui peut parfois dominer les rapports entre les naaba et les Pères ? Non seulement le chef de Komsilgha a su tirer profit des tensions existant entre les Pères et les autorités coloniales, mais encore a-t-il été en mesure de tirer profit de ce qui constitue une source d’information majeure pour les missionnaires à savoir la rumeur. Quoi qu’il en soit, il faut au moins attendre l’entre-deuxguerres pour voir des chefs influents comme le Moogo Naaba envoyer de façon spontanée leurs enfants à l’école, qu’elle soit confessionnelle ou laïque. Les heurts entre la Mission et l’Administration se trouvent empoisonnés par la question scolaire jusqu’en 1914, année qui, selon Joseph-Roger de Benoist, marque localement la naissance d’une « union sacrée » face à la menace allemande mais aussi musulmane246. Mais entre 1904 et 1914, ces deux sources d’autorité et de coercition coloniales utilisent les chefs comme les instruments de leur rivalité247. Il ne fait pas de doute que ce climat de tension régnant parmi les Nasaara n’a fait le jeu d’aucun acteur européen. Après tout, la guerre des mesquineries248 que se livrent entre eux les « Blancs » ne fait que les dévaloriser mutuellement aux yeux des Mossi. Pourtant, les Pères en sont sûrs, les « indigènes » finiront par cerner ce qui distingue les « bons » des « mauvais » Européens. 243 Diaire du 24 mai 1906, APBO. Diaire du 28 mai 1906, APBO. 245 Diaire du 7 août 1906, APBO. 246 Joseph-Roger de Benoist précise qu’en 1911, l’inspecteur de l’Instruction publique et de l’Enseignement musulman Mariani a souhaité obtenir l’ « extinction de l’enseignement confessionnel ». En juillet 1914, une circulaire du gouvernement général de l’AOF a interdit toute nouvelle création d’école confessionnelle. Le contenu des enseignements est aussi source de contentieux dans la mesure où les Pères se prononcent pour un enseignement principalement dispensé en langue locale tandis que l’Administration, notamment Carrier, opte pour un apprentissage en français uniquement. Au cours des années troubles qui ont précédé le premier conflit mondial, les Pères ont ouvert sans autorisation deux écoles dans le Moogo : l’une à Ouagadougou en 1911, l’autre à Koupéla l’année suivante. Cf. De Benoist J.-R., Église et pouvoir colonial…, op. cit., pp. 209-211. 247 Les Pères Blancs emploient parfois les mêmes méthodes coercitives que les administrateurs coloniaux. D’après des enquêtes orales que nous avons menées en août 2001 auprès des anciens du village de Léfourba (province du Bam), les punitions corporelles ainsi que les vexations pouvaient provenir des Pères, notamment lorsqu’il s’agissait de lutter contre la polygamie ou le mariage forcé. 248 Joseph-Roger de Benoist a mis en évidence le fait que les tensions entre les Pères et les fonctionnaires du poste ne se sont pas traduites par de violents affrontements. L’Administration, désireuse de porter atteinte à la crédibilité des missionnaires, a préféré prendre à leur encontre de petites et nombreuses mesures vexatoires. Elles ont souvent pris la forme de tracasseries administratives à l’image de ce refus de reconnaissance de propriété d’un terrain cédé tacitement par le Moogo Naaba. Cf. De Benoist J.-R., Église et pouvoir colonial…, op. cit., p. 151 et sq. 244 266 Cette vision manichéenne transparaît dans ces propos tenus en 1906 : « Des deux influences, la force qui brise et la charité qui gagne les cœurs, la dernière triomphera »249. Les Pères ont pour eux de vivre comme les Mossi les plus humbles. Ils habitent des cases identiques ; ne mangent pratiquement que les plats locaux ; sont les seuls « Blancs » à apprendre le mooré ; enfin, s’acquittent de toutes les prestations sociales que les autorités administratives sont encore incapables d’assurer comme l’assistance sanitaire, l’aide alimentaire, le règlement des cas de mariage forcé, etc. S’ils ont de ce fait bénéficié de l’estime de nombreux roturiers, la noblesse mossi est loin d’avoir été séduite par ces actes de « générosité ». D’abord parce qu’ainsi, les Pères semblent se substituer à elle aux yeux des sujets. Ensuite parce que les naaba savent bien que la Mission tente de les instrumentaliser, et qu’elle est prête à se retourner contre eux lorsqu’ils ne servent pas ses intérêts, notamment en fournissant des informations compromettantes à l’Administration. Si des cas de conversion sincères de chefs au christianisme sont certains, la plupart ont aussi appris à utiliser la Mission pour leurs intérêts. Nous le voyons lorsque Ponty prône un renforcement de la politique d’association entre l’Administration et la chefferie. C’est à ce moment que le roi de Ouagadougou et sa Cour se rapprochent des Pères Blancs. Ils sont en effet certains que les Pères ont une influence déterminante sur l’Administration lorsque celleci s’implique dans les affaires de succession250. Ils n’hésitent cependant pas à s’opposer aux missionnaires lorsque ceux-ci sont visiblement combattus par le Cercle251. Dans tous les cas, la Mission devient pour eux un nouvel interlocuteur politique qu’ils doivent apprendre à connaître et… à apprivoiser ! Religion et société en pays mossi Les naaba ne sont pas seulement des « chefs politiques » mais aussi des autorités religieuses. La croyance en leurs pouvoirs mystiques, leur pratique régulière de rituels coutumiers comptent parmi les principaux piliers soutenant leur autorité. Depuis la conquête, cette dimension de leur pouvoir n’a été que superficiellement écornée par la présence française. Il est vrai que, pour des raisons essentiellement fiscales, l’Administration s’est 249 Ibid., p. 201. En mai 1913, le Kamsaogo Naaba est nommé chef de la province du Sud. D’après le Père supérieur, il est certain qu’il doit ce choix à la Mission. Pour elle, « Qu’il le croit et s’en montre reconnaissant il n’y a en cela nul inconvénient ». Cf. Diaire du 23 mai 1913, APBO. 251 Pauliat Paul, « Les Pères Blancs en Haute-Volta. 1900-1960 », in Massa G., Madiéga Y. G. (dirs), La HauteVolta coloniale…, op. cit., p. 195. 250 267 employée à interdire un certain nombre de cérémonies religieuses au cours desquelles les naaba recevaient des dons de la part de leurs sujets. C’est le cas du Soretasgo. La plupart de ces fêtes coutumières n’ont malgré tout pas disparu à la veille de la Première Guerre mondiale. Nous savons que le contrôle colonial était loin d’être total ; il n’a pas permis de déceler et de condamner la perpétuation discrète de pratiques rituelles officiellement interdites. En revanche, l’installation des Pères Blancs à Ouagadougou est à coup sûr l’événement qui a menacé le plus sérieusement les bases culturelles et religieuses de l’autorité des chefs. D’autant plus que nous nous souvenons qu’ils ont longtemps été la cible prioritaire des missionnaires qui pensent pouvoir toucher à travers eux l’ensemble du Moogo, si bien que de même que l’on parle d’une « administration indirecte », nous pourrions évoquer l’idée ici d’une « évangélisation indirecte ». Le caractère exemplaire de la conversion des naaba ou des princes est une bénédiction pour les Pères. Il est censé vaincre la méfiance initiale de sujets qui connaissent encore peu les hommes d’Église bien que ces derniers partent en tournée comme leurs compatriotes fonctionnaires252. Une anecdote relatée par la Mission en décembre 1911 va dans ce sens. À ce moment, les Pères disent rencontrer de nombreuses difficultés lors de l’évangélisation du quartier de Ouagadougou appelé Kamsaoghin. La situation se décrispe dès l’intervention du Samandé Naaba ; elle a pour conséquence une sensible augmentation du nombre de catéchumènes dans cette partie de la ville253. Malgré ce genre d’exemples sur lesquels la Mission se montre diserte, nous ne pensons pas que les Pères aient toujours « témoigné du respect pour l’autorité des chefs » comme l’avancent Jean Audoin et Raymond Deniel254. Il n’est qu’à rappeler les coups terribles portés par la Mission contre les chefs au moment où la « lutte antiféodale » était de mise au Cercle. Les missionnaires comme Carrier ont aussi souvent dénoncé le caractère prétendument brutal et immoral de l’attitude des naaba. Ceci peut les amener à dénoncer les naaba fautifs auprès des autorités coloniales. Remarquons d’ailleurs que ces chefs en question sont souvent ceux pour lesquels les Pères n’ont aucun espoir de conversion. Malgré cela, on peut bien dire qu’à l’image de l’Administration, ils ont été contraints de reconnaître l’utilité de l’armature hiérarchique mossi afin d’affirmer leur présence et établir un contact avec les 252 En 1904, Mgr Bazin évoque dans une lettre à Mgr Livinhac la défiance des Mossi à l’égard des Pères. Il l’explique par le fait qu’ils sont considérés par les Mossi comme des « Blancs » semblables aux fonctionnaires coloniaux. Il constate néanmoins que les simples sujets se montrent cordiaux et hospitaliers à leur endroit, mais surtout à cause de la « respectueuse crainte » qu’ils leur inspirent. Cf. De Benoist J.-R., Église et pouvoir colonial…, op. cit., p. 163. 253 Diaire du 5 décembre 1911, APBO. 254 Audouin J. et Deniel R., L’Islam en Haute-Volta…, op. cit., p. 98. 268 sujets. La priorité étant la diffusion la plus rapide du christianisme en pays mossi, la Mission a pu « fermer les yeux » sur certains agissements des chefs qu’elle aurait par ailleurs pu condamner. Ils se montrent néanmoins intransigeants lorsqu’il s’agit de régler le problème des dons de femmes, cette pratique du pugsiuuré qui, on s’en souvient, permet de constituer des alliances. La Cour de Ouagadougou n’y échappe pas, et il n’est pas rare de découvrir le cas de femmes qui viennent frapper à la porte des missionnaires afin d’y échapper. Mais les Pères sont très sensibles à la qualité de leurs relations avec la Cour royale qu’ils considèrent comme le centre nerveux du Moogo. L’installation du poste dans la capitale n’est pas anodine. Plutôt que de combattre frontalement le Moogo Naaba et son entourage, les Pères préfèrent généralement se les concilier255. Ceci ne se fait pas sans arrière-pensée puisque, tout en feignant de respecter les coutumes royales, les Pères n’entendent pas moins lutter contre toutes les formes de « superstition » qui empliraient l’esprit des chefs et de leurs sujets. Les missionnaires en rapportent quelques anecdotes burlesques. En mai 1910 par exemple, les Mossi observent le passage de la comète de Halley. Forts de leur savoir, les Pères s’amusent des rumeurs véhiculées par les Mossi selon lesquelles la fin du monde serait proche. La dénonciation de l’ignorance supposé dans lequel seraient plongés les Mossi vaut aussi pour les naaba. Les Pères raillent ainsi des chefs de village qui auraient « ordonné à tous leurs sujets de faire du saghbo [plat] de mil rouge pour éviter la catastrophe » !256 Dans certains cas, les questions de croyance prennent un tour plus sérieux. C’est le cas de ce que nous pourrions appeler la « guerre de la pluie » qui oppose Naaba Koom II aux missionnaires. Métaphoriquement, ce roi est associé aux précipitations bienfaisantes, sources de vie et de prospérité. Lui comme ses ancêtres sont considérés par les Mossi comme des « faiseurs de pluie » qu’ils obtiennent par l’accomplissement de certains rites religieux. En 1911, pendant l’hivernage, les Pères rapportent avec mépris les sacrifices présidés par le roi et ses dignitaires afin d’obtenir d’abondantes averses. Leur écœurement est d’autant plus grand que c’est précisément ce qui se produit et concluent amèrement que « décidemment, leurs prières sont efficaces »257 ! Le Moogo Naaba a fait la preuve aux yeux des roturiers de la supériorité de ses pouvoirs magico-religieux. Mais les Pères sont prêts à prendre leur revanche. En août 1913, Naaba Koom II apprend qu’ils ont organisé une prière afin d’obtenir la pluie. Le roi consent à remettre de l’argent pour leur messe. La nuit même, les premières gouttes tombent. Les Pères, dans un état de jubilation, forment ce vœu : « Puisse ce fait donner la foi au Mogho 255 De Benoist J.-R., Église et pouvoir colonial…, op. cit., p. 217. Diaire du 18 mai 1910, APBO. 257 Diaires du 21 et 26 août 1911, APBO. 256 269 Naba »258… Ils ne seront jamais exaucés et les relations entre les naaba et les Pères s’avèrent être pour longtemps complexes et ambiguës. La fonction de Moogo Naaba porte en elle l’impossibilité pour le roi d’adopter ouvertement une religion qui n’est pas celle de ses ancêtres. L’univers du naam, en même temps qu’il est une philosophie, constitue également une religion à lui tout seul. Le culte rendu aux aïeux, le respect dû à Naaba Wendé que les Pères ont voulu rendre compatible avec leur Dieu259 tout en oubliant qu’il existait son équivalent féminin, Napagha Tenga, sont censés apporter paix et prospérité à la société mossi. La sauvegarde de cette harmonie sociale et religieuse a justifié quelques siècles plus tôt la politique d’endiguement que le Cour a opposé à l’expansion de l’islam. Ce point historique est bien connu des missionnaires, mais ils y voient justement la preuve que le Moogo peut être facilement gagné à la foi chrétienne. Or, nous pensons que les naaba ont établi la même stratégie à l’égard des Pères qu’avec certains propagateurs de la foi musulmane quelques décennies plus tôt. Cette stratégie consiste à se rapprocher de ces autorités religieuses afin de mieux les contrôler et donc de contenir leur influence. Ceci explique qu’à aucun moment les Pères n’ont eu à se plaindre du traitement qui leur a été réservé par le roi. Naaba Sigri et Koom II se sont généralement montrés très courtois, agissant le plus souvent avec tact et diplomatie260. La première rencontre entre Naaba Sigri et les Pères a eu lieu dès juin 1901. Le roi ne s’est pas opposé à la fondation de la Mission ; il n’a pas davantage fait de difficultés lorsqu’il s’est agi de conduire les enfants de ses kug zindba à l’école confessionnelle. Certains ont d’ailleurs été baptisés. En 1906, c’est le cas d’Étienne, un jeune fils du Baloum Naaba également moniteur à l’école du Poste. Malgré la crainte de la réaction du commandant de cercle, le chef de province a décidé d’assister à la cérémonie261. Il ne faudrait cependant pas en conclure que les relations entre ce kug zindba et la Mission ont toujours été cordiales. En 1908, il est accusé par les Pères d’avoir été complice du vol d’une casserole et d’un hachoir dans leur cuisine262… Des deux côtés, on fait donc bonne figure sans pour autant parvenir à déceler les intentions réelles de l’autre. Cette situation n’est pas sans rappeler les premiers contacts établis entre les explorateurs européens et les naaba. Les choses changent sensiblement avec l’avènement en 1910 du Baloum Naaba Tanga. Il est incontestablement 258 Diaire du 10 et 11 août 1913, APBO. Encore aujourd’hui, lorsque la messe est dite en mooré, le mot « Dieu » est traduit par « Wendé » ou « Naaba Wendé ». 260 Le Moogo Naaba a fréquemment rendu des visites de « courtoisie » aux Pères et réciproquement. Sa présence à l’église a souvent été remarquée lors des célébrations de Noël. 261 Diaire du 8 décembre 1906, APBO. 262 Diaire du 28 mai 1908, APBO. 259 270 celui qui a contribué au rapprochement entre la Cour et la Mission. Ceci vaut par exemple à ce chef, injurié par de nouveaux convertis, d’avoir été défendu par les Pères Blancs263. Au même moment, le roi a plus que jamais affiché sa sympathie pour ces hommes de Dieu, marquant par exemple de sa présence le chantier de construction de la maison des Sœurs Blanches. Une grande partie des accompagnateurs du souverain ont participé aux travaux jusqu’à la tombée de la nuit264. Le lendemain, le roi a fait envoyer de l’argent au Père Supérieur afin de donner à la main-d’œuvre travaillant sur ce chantier du dolo265. Un mois plus tard, Naaba Koom II se montre aussi chaleureux lors de l’arrivée de dix Sœurs Blanches à Ouagadougou266. Cependant, les efforts du roi et de sa Cour se limitent généralement à ces gestes de bonne volonté. La seule victoire que les Pères pensent avoir remporté sur les hauts dignitaires – exception faite du cas du Baloum Naaba – est la réception par le Gounga Naaba d’une médaille religieuse qu’il a accepté de porter autour du cou267. Les missionnaires ont pourtant longtemps conservé le souhait de voir le roi se convertir au catholicisme. En décembre 1914, ils ont cru que ce moment était tout près d’arriver. Atteint de phtisie, tout le monde considérait que Naaba Koom II était agonisant. Le Père Supérieur a aussitôt préparé une cérémonie de baptême pour le roi, persuadé qu’il voulait bien le recevoir, mais en cachette268. Mais non seulement le roi n’est pas mort, mais de surcroît il a fait savoir que ces intentions d’être christianisés étaient en réalité nulles ! La déception est d’autant plus vive pour la Mission que le baptême du souverain aurait au moins la même portée que la signature du traité de protectorat quelques années plus tôt. Tout espoir ne sera jamais perdu ; il restera entretenu de façon intermittente par un roi qui les confortera dans cette attente sans fin. Celui qui, jeune, était sous-estimé par l’Administration semble en réalité avoir bien compris comment tirer parti des faiblesses à la fois des fonctionnaires et des missionnaires. Mieux, il commence à se montrer maître dans ce jeu qui consiste à jouer les uns contre les autres. D’une certaine façon, il incarne une nouvelle génération de naaba désireuse – et 263 Le diaire de la Mission précise que les deux chrétiens en question ont été dénoncés par leurs soins au commandant. Chacun a écopé d’une peine de cinq jours de prison. Les Pères ont estimé que ces deux malheureux ont nui à la réputation de leurs coreligionnaires. Nul doute que cette attitude des missionnaires vise à afficher leur sympathie à l’égard d’un Baloum Naaba qui est leur meilleur allié à la Cour. Cf. diaire du 30 août 1912, APBO. 264 Diaire du 28 octobre 1911, APBO. 265 Diaire du 29 octobre 1911, APBO. 266 Diaire du 3 décembre 1912, APBO. 267 Diaire du 3 novembre 1912, APBO. 268 Diaire du 27 décembre 1914, APBO. 271 souvent capable – d’élargir son champ d’action politique malgré les cadres posés par la domination coloniale. Conclusion Les premiers moments de l’occupation française du Moogo conduisent à s’interroger sur le sens à accorder au mot « conquête ». Ce terme renvoie à l’appropriation de l’espace politique « indigène » par le pouvoir colonial ainsi que l’assujettissement de sa population. Cependant, il existe une grande différence entre faire la conquête d’un territoire par les armes et parvenir à conquérir les esprits de ses habitants. C’est précisément au moment où les grandes opérations armées ont cessé que les autorités françaises ont connu les plus grandes difficultés. L’emploi de la force a fait sentir ses effets avec force, mais de façon ponctuelle irrégulière sur le plan géographique. Les enjeux d’une administration quotidienne et durable du Moogo ont ouvert de nouveaux fronts qui ne sont pas exclusivement militaires. Pour paraphraser Foucault, sous la paix à la fois affichée par le conquérant et le peuple conquis, la guerre s’est prolongée sous des formes plus feutrées, parfois déguisées, en tout cas plus complexes. Un manque de personnel administratif et militaire, des difficultés à se mouvoir au sein du cercle, un manque de connaissance du pays, une incapacité relative à établir un système de renseignement fiable : tout ceci caractérise le régime colonial entre 1897 et la veille de la Première Guerre mondiale. Encore en 1914, l’immense majorité des populations « sujettes » ne connaissent pas l’occupant, le craignent ou le fuient. Dans ce contexte, le rôle des naaba s’avère crucial dans l’établissement d’un lien solide entre le pouvoir central et les provinces. Pour ce faire, les autorités coloniales pensent davantage profiter de ce que les institutions politiques mossi peuvent leur apporter plutôt que de soutenir l’autorité personnelle des chefs. Cette stratégie porte en elle sa propre contradiction et les germes de son échec. Elle pèche par son incapacité à considérer les naaba comme des acteurs politiques. Le pouvoir colonial préfère y voir des « pillards », des « ivrognes », des êtres « dépourvus de caractère » et « paresseux ». Peut-être faut-il y voir les causes de l’étonnement qu’a manifesté le Cercle face à l’ampleur de la révolte de 1908. Les chefs, de leur côté, sont dans une position inconfortable. Le rythme des changements s’accélère et leur capacité d’adaptation face aux bouleversements politiques, économiques, culturels ou religieux est sérieusement mise à l’épreuve. C’est là qu’intervient l’effet de génération. Ceux ayant disposé du naam assez 272 longtemps avant la conquête sont aussi ceux qui semblent avoir eu les plus grandes difficultés à saisir la nature et les enjeux de la redéfinition de leur fonction en situation coloniale. Ce sont généralement eux qui ont eu tendance à s’opposer frontalement, parfois par les armes, aux autorités françaises après la conquête. Les autres, intronisés après 1900, ne semblent plus guère se faire d’illusion sur les chances de succès d’un tel combat. L’échec de la révolte de 1908 leur a donné raison. Ils ont dès lors été plus enclins à préserver leur autorité par des moyens détournés mais non moins redoutables. La figure du « naaba » a ainsi changé au début du XXe siècle. Elle s’est bureaucratisée. Elle dépend toujours plus étroitement d’un pouvoir colonial qui lui assigne de nouvelles tâches – souvent très ingrates – et les rémunère pour leur accomplissement. Le statut de chef ne les protège pas de la révocation ou des humiliations qu’un droit colonial expéditif peut leur réserver. Les naaba doivent en outre composer avec la venue des Pères Blancs qui se sont un temps associés avec l’Administration pour éliminer politiquement ceux suspectés d’être les plus réfractaires à leur présence. Ces missionnaires, sans toujours le vouloir, ont également menacé les fondements culturels et religieux de l’autorité royale sans jamais provoquer leur effondrement. Encore en 1914, les naaba sont très obéis de leurs sujets. Ils ont en même temps conscience pour un certain nombre d’entre eux que le pouvoir des Nasaara en pays mossi n’a rien d’hégémonique. En août 1914, l’annonce du déclenchement de la guerre frappe les uns et les autres comme un coup de tonnerre. Pour la première fois depuis l’achèvement de la conquête armée, les naaba sont sommés d’endosser leurs vieux habits de « rois de guerre » pour le compte de la France. Ce conflit ouvre une période de profonde incertitude quant à l’évolution des fragiles ajustements dans les relations entre les autorités africaines et européennes. 273 274 DEUXIÈME PARTIE La chefferie à l’épreuve de la « modernité » (1914-1945) 275 276 Chapitre 4 La Première Guerre mondiale et la création de la Haute-Volta « Pourquoi les toubabs [les Blancs] sont-ils venus nous envahir, pourquoi nous ont-ils capturés et domestiqués ? Uniquement pour se servir de nous en cas de besoin, tout comme le chasseur se sert de son chien, le cavalier de son cheval et le maître de son captif : pour les aider à travailler ou à combattre leurs ennemis. Cela n’a rien d’étonnant. Nous aussi, jadis, avons fait des captifs par la guerre, avant de le devenir nous-mêmes. ‘Et pourquoi les toubabs se sont-ils déclarés la guerre ? Mes frères, je vais vous le dire : les Français sont entrés dans la guerre pour nous conserver, rien que pour nous conserver, et les Allemands pour nous avoir. » Amadou Hampâté Bâ, Amkoullel, l’enfant peul, 19921. À la veille de la Première Guerre mondiale, les autorités coloniales du cercle de Ouagadougou se félicitent d’avoir maintenu les « traditions politiques » du pays mossi. Les rapports officiels rappelant l’aide apportée par les chefs à l’administration du territoire sont nombreux. La Cour de Ouagadougou a donné l’exemple sous l’impulsion de Naaba Koom II et de ses kug zindba. Tout en parvenant à maintenir les institutions royales, elle a aussi su mieux surveiller les agissements des Nasaara et déterminer leurs intentions. En 1914, le temps où Carrier menait sa politique « antiféodale » semble déjà loin. L’image « du » Mossi discipliné, obéissant à des chefs dévoués à la cause française a commencé à s’imposer dans la littérature coloniale. Passé le bref épisode de la révolte de 1908, le Moogo a pris figure de pôle de civilisation et de loyauté par contraste avec des populations voisines dites « acéphales » (Bobo, Lobi, Gourounsi, etc.) qui passent alors pour être presque ingouvernables. La solidité des institutions royales, leur capacité d’adaptation au nouvel environnement économique, social et politique induit par l’occupation française a contribué à renforcer ces clichés. 1 Bâ Amadou Hampâté, Amkoullel, l’enfant peul. Mémoires, Arles, Actes Sud, 1992, p. 390. 277 Dans le même temps, la royauté qui est historiquement née de la guerre à l’époque précoloniale, n’était plus gouvernée que par des naaba à qui les autorités coloniales ont ôté leur rôle guerrier. Leur fonctionnarisation en a fait des combattants invisibles employant toute la malice dont ils ont été capables pour préserver leurs intérêts. En août 1914, les Mossi sont autorisés à reprendre massivement les armes et à redevenir ce qu’ils ont longtemps été : des hommes de guerre. Les naaba sont appelés à faire à nouveau figure de protecteurs. Seulement, pour la première fois, ils ont moins à défendre leur société que la puissance qui les a conquis. Nous allons voir que leur participation à l’effort de guerre n’a rien eu d’évident. La nature et la forme de leur engagement s’est révélée complexe. Les chefs, pas plus que le « grand parleur » Diawando Guéla M’Bouré dont les propos nous sont savoureusement rapportés par Ahmadou Hampâté Bâ, n’ont oublié les formes de servitude qu’ont imposées ceux pour qui ils doivent désormais se battre. La simple résignation, l’obéissance contrainte des naaba ne peut donc expliquer à elles seules le loyalisme qu’ils ont affiché en la circonstance. Nous pensons, mais nous discuterons ce point, que la royauté a espéré tirer de son engagement dans le conflit des contreparties politiques et économiques concrètes qui vont dans le sens de l’affermissement de son autorité à défaut de retrouver son indépendance. C’est ce que nous montrerons en analysant tour à tour les conditions de la mobilisation en pays mossi, puis les formes de souffrance que la guerre a induites non seulement pour les sujets, mais aussi pour les chefs. Enfin, nous verrons qu’à nouveau, la guerre s’est montrée fondatrice puisqu’elle est directement liée à la naissance de la colonie de Haute-Volta dont le centre nerveux va être fixé en plein cœur du Moogo, c’est-à-dire à Ouagadougou. Les tambours de guerre battent en pays mossi : la mobilisation L’estimation de la « valeur guerrière » des Mossi par les Français Dans les chapitres précédents, nous avons vu que les faibles effectifs des troupes coloniales stationnées en pays mossi ont imposé très tôt aux autorités françaises de lever des auxiliaires locaux. Dans les premiers temps de la Résidence, ces hommes ont été recrutés en qualité de gardes de cercle ou bien de tirailleurs. Leur mission consistait principalement à assurer la surveillance du territoire conquis, à réprimer les mouvements insurrectionnels dans l’espace proche du centre administratif ainsi qu’à imposer l’impôt colonial et le travail forcé. La création du cercle de Ouagadougou a accentué la pression du recrutement civil et militaire. 278 À partir de 1904, les hommes levés par le commandant ont été sommés d’accompagner l’établissement d’une administration régulière tout en réduisant les dernières poches de résistance. Outre l’impôt, la facilité avec laquelle les recrutements militaires ont été accomplis est devenue un bon indicateur de l’ « état d’esprit » ainsi que de la docilité des « indigènes ». À bien lire les rapports administratifs produits entre 1898 et 1914, nous constatons que la « valeur guerrière » des populations du cercle, c’est-à-dire leur capacité supposée à « faire de bons soldats » au sein de l’Armée française, a fortement évolué. Elle est largement tributaire des bonnes ou mauvaises dispositions des Mossi et de leurs chefs à l’égard de la puissance coloniale. À notre connaissance, les premières tentatives sérieuses de recrutement militaire ont été réalisées en 1898 dans le Moogo. La nature de ces levées est fortement liée au contexte de « conquête armée » qui prévaut à ce moment2. Il n’est pas encore question de lever des troupes régulières dans le Moogo. L’heure est plutôt à la formation de « tirailleurs auxiliaires » dont le concours aux opérations militaires de 1896-1897 a été déterminant. En 1898, le Moogo est encore sous le choc du passage de la colonne Voulet-Chanoine. Nous nous souvenons que de nombreux naaba ainsi que leurs sujets ont opposé à cette époque de la mauvaise volonté à répondre aux diverses demandes qui leur ont été faites par la Résidence. Les administrateurs militaires en ont tiré de lapidaires conclusions sur le prétendu « caractère » des Mossi qui passent à ce moment pour « apathiques ». Il n’est donc pas surprenant de constater qu’à cette date, les autorités de la Résidence n’ont fondé que très peu d’espérances quant au succès d’un hypothétique recrutement militaire dans le Moogo. Les propos du chef de bataillon Crave sont éloquents. À l’en croire, les Mossi seraient des « brutes dont il ne sera jamais possible de faire des tirailleurs même passables »3. Dans un style débarrassé d’esprit de nuance, l’officier estime qu’ « Un Bambara vaut 10 mossis »4 ! À la différence de Mossi moins bien connus à la fin du XIXe siècle, les populations Bambara de 2 Dans son ouvrage sur les Tirailleurs sénégalais, Myron J. Echenberg distingue quatre phases distinctes de recrutement en Afrique de l’Ouest. La première, qu’il situe entre 1857 et 1905, est celle de la « conquête armée ». Il montre qu’à ce moment, le service militaire est impopulaire, notamment en raison des faibles avantages concédés aux jeunes recrues. La majorité d’entre elles sont issues des couches sociales les plus défavorisées, notamment des anciens captifs. La seconde phase couvre la période allant de 1905 à 1919. Elle correspond à l’établissement d’une « armée d’occupation ». L’effectif des troupes coloniales s’étoffe sensiblement. Leurs tâches se diversifient et consistent à parachever la conquête, « pacifier » les régions encore insoumises et soutenir le dispositif défensif de l’AOF. Les deux autres temps forts du recrutement, correspondant à la période de professionnalisation entre 1919 et 1960, seront étudiés ultérieurement. Cf. Echenberg Myron J., Colonial Conscripts: The Tirailleurs Senegalais in French West Africa, 1857-1960, Porstmouth, New Hampshire, 1991, pp. 5-25. 3 Lettre du chef de bataillon Crave au commandant de la Région Est et Macina, Soudan français, Ouagadougou, 13 mai 1898, Archives nationales du Burkina Faso (ANF), document non classé. 4 Ibid. 279 l’actuel Mali passent alors pour des populations guerrières. Et pour cause. L’histoire des grands empires guerriers du Ghana, du Mali ou du Sonraï n’étaient pas inconnus des officiers coloniaux. Les Bambara avaient également opposé de sérieuses résistances à la progression des troupes d’Archinard au début des années 1890 ; ce sont eux encore qui ont permis d’étendre les possessions françaises en Afrique dans la deuxième moitié des années 1890. En ce qui concerne les Mossi, leur réputation d’ « invincibilité » semble oubliée. Ou plutôt, à la suite de Binger, elle passe pour un mythe plutôt qu’une réalité. Un essai d’instruction militaire est tout de même tenté en février 1899 à Ouagadougou. Le Résident souhaite en effet constituer des forces de réserve. L’effort porte sur soixante hommes pris dans l’entourage de Naaba Sigri. Mais cette expérience ne s’est pas révélée concluante comme l’a signalé le personnel de la Résidence qui, dans un accès de pessimisme, pense qu’il « est fort douteux qu’on arrive jamais à tirer quoi que ce soit de bon de ces hommes »5. Jusqu’en 1908, nous ne savons plus rien sur la question des recrutements militaires et nous nous demandons même s’il y en a eu. Jusqu’à cette date, les hommes du Moogo Naaba – cavaliers ou fantassins constituant sa garde rapprochée – ont pourtant été employés dans le cercle. Mais il semble qu’ils n’aient participé à aucune action militaire significative avant la grande révolte des Mossi. Peu de temps avant 1908, les guerriers du Moogo Naaba ont par exemple été sollicités afin de porter secours au naaba de Ramongo menacé par une forte agitation populaire dans son canton. Le court récit qu’en ont livré les Pères Blancs laisse à penser que l’autorisation de combattre accordée par le commandant aux soldats du Moogo Naaba a été exceptionnelle. Les missionnaires rapportent en effet que la petite troupe du roi, sommée de « faire la guerre comme autrefois », y a trouvé matière à exprimer sa « joie »6. Ces propos, hélas recoupés par aucune autre source, sont cependant assez crédibles. Ils feraient écho à la frustration de guerriers du roi inactifs depuis les progrès de la « pacification » du Moogo. En 1908, nous savons qu’une partie des Mossi et de leurs chefs ont pris les armes contre la présence française. Les sujets des naaba hostiles au pouvoir colonial ont fait la preuve à cette occasion de leur dynamisme guerrier qui contraste fortement avec l’image de Mossi apathiques jusque-là véhiculée par le Cercle. C’est exactement au moment où le Moogo est gagné par la dernière grande révolte armée que le lieutenant-colonel Charles Mangin, un officier qui a déjà une solide expérience outre-mer, lance l’idée de constituer une « Force noire ». L’idée d’employer des troupes régulières issues de l’Afrique subsaharienne 5 6 « Copie du registre n° 2 », Soudan français, Résidence du Mossi, février 1899, doc. cit. Diaire du 29 janvier 1907, doc. cit. 280 n’est pas nouvelle. Le premier Bataillon de Tirailleurs sénégalais (BTS) a été mis sur pied près d’un demi-siècle plus tôt par Faidherbe. Mais cette fois, Mangin souhaite convaincre l’état-major ainsi que le gouvernement français de l’intérêt qu’il y a à constituer un corps plus conséquent de troupes « noires » peu coûteuses et susceptibles de compenser le déclin démographique dont souffre la France. L’historien Marc Michel souligne le fait qu’en 1900, au moment où est adoptée une loi sur la réorganisation des troupes coloniales, l’Armée française ne compte pas plus de 6.000 Tirailleurs sénégalais7. Mangin, de son côté, est persuadé que les colonies africaines sont capables de fournir un plus grand nombre d’hommes pouvant être utilement employés soit au sein de l’Empire, soit en Europe. En réalité, l’absence de recensement fiable des populations de l’AOF et de l’AEF ne permet pas d’évaluer avec précision le nombre d’hommes que ces fédérations peuvent fournir. C’est la raison pour laquelle Mangin organise en 1910 une mission d’enquête sur place. En quelques mois, le lieutenant-colonel, accompagné par deux administrateurs coloniaux, parcourt pratiquement tous les cercles de l’AOF8. La Mission arrive en août 1910 à Ouagadougou. Son passage donne lieu à un très large rassemblement de naaba – 6.000 chefs de canton ou de quartier selon les autorités du cercle – afin d’écouter les « palabres » de Mangin9. Celles-ci se déroulent du 5 au 8 août. D’après les rapports du cercle, Mangin entend rassurer les chefs quant au mode de recrutement des Tirailleurs. Promesse leur est faite qu’il n’y aura aucun recrutement coercitif dans le Moogo et que les levées, présentées comme assez modestes, ne pèseront en rien sur la situation économique ou sociale du royaume. Mangin dit vouloir recruter environ 2.000 à 2.500 hommes pour le seul cercle de Ouagadougou, soit environ 0,3% de sa population totale. Le commandant trouve les chiffres plutôt modestes et affirme qu’en cas de nécessité, il est facilement possible de tripler ce nombre10. Les Pères Blancs, qui comptent parmi eux le frère du lieutenant-colonel, savent que Mangin souhaite en réalité mobiliser 40.000 hommes sur quatre ans en AOF soit environ 4 % de la population totale de 191011. Ils ont aussi appris que Carrier et Vidal s’adonnent à une véritable surenchère – certainement pour se faire bien voir de leurs supérieurs ! – et prétendent pouvoir obtenir jusqu’à 100.000 hommes ! Pour le Pères, aucun doute qu’il s’agit là d’« un gros chiffre »12. Les conclusions tirées par Mangin à la suite de son séjour dans le Moogo sont plus modestes. Son rapport de mission fait état de la possibilité d’obtenir 8.500 hommes annuels 7 Michel Marc, Les Africains et la Grande Guerre. L’appel à l’Afrique, Paris, Karthala, 2003, p. 18. Ibid., p. 21. 9 « Rapport politique » mois d’août 1910, HSN, cercle de Ouagadougou, doc. cit. 10 Ibid. 11 L’AOF compterait à cette date environ 12 millions d’habitants ; chiffre avancé sans grandes certitudes. 12 Diaire du 7 août 1910, APBO. 8 281 de la colonie du HSN13. Les premiers essais d’appel dans le Moogo sont prévus pour le mois de novembre 1910. Malgré les propos rassurants tenus par la Mission Mangin, cette annonce ne provoque pas l’enthousiasme des naaba et de leurs sujets. En août 1911, le cercle doit fournir 400 volontaires, mais le moins que l’on puisse dire est que ceux-ci ne se sont pas bousculés... La répugnance qu’expriment un grand nombre de Mossi pour le service militaire est telle que de nombreux catéchumènes viennent solliciter l’aide des missionnaires afin d’y échapper14. Les fonctionnaires du cercle font un constat similaire et relèvent en mars 1912 l’ « accueil très froid de la population » face à ces demandes de volontaires15. Pour autant, les naaba ont présenté des recrues, mais tout laisse à penser qu’ils ont agi de façon autoritaire et non sur la base du libre consentement des sujets. Ce constat conduit le commandant à préconiser l’établissement généralisé de la conscription en pays mossi. Les raisons de ce peu d’appétence dont font preuve les Mossi pour le métier des armes ne sont pas clairement évoquées par le Cercle16. Les Pères estiment de leur côté que les Mossi n’ont aucune envie d’aller se faire tuer loin du Moogo, et en particulier au Maroc17. De plus, les Mossi ont dû trouver peu d’avantages à s’engager dans l’Armée. Peut-être en raison de la modestie de la solde offerte, mais aussi – et surtout – parce qu’ils savent mieux ce qu’ils ont à perdre en quittant pour plusieurs années leur village et leurs terres que ce qu’ils ont à en retirer. Ajoutons que les naaba ont peut-être abusé de leur pouvoir coercitif afin de « trouver » des volontaires. Ce qui est en revanche certain, c’est que l’Administration n’attribue plus à l’incapacité supposée des Mossi à faire de bons soldats les échecs liés au recrutement. Dans son ouvrage La Force Noire publié en 1910, Mangin range en effet les Mossi dans la catégorie des « peuples guerriers »18. Pour faire simple, le lieutenant-colonel estime que les peuples de la savane sont plus aptes à faire des soldats que les nomades de la zone sahélienne ou les sociétés forestières de la Côte-d’Ivoire. Cette distinction est en réalité liée à 13 Mangin fonde de grands espoirs sur les recrutements dans le HSN. À elle seule, cette colonie fournirait entre le quart et le tiers des hommes attendus pour l’ensemble de l’AOF. Ceci s’explique par le fait que la densité de sa population est bien connue et que la « valeur guerrière » de la plupart de ses habitants est déjà reconnue. Cf. Michel M., Les Africains et la Grande Guerre…, op. cit., p. 21. 14 Diaire du 10 août 1911, APBO. 15 « Rapport politique » mars 1912, HSN, cercle de Ouagadougou, doc. cit. 16 Un document daté de 1909 met en avant la déception des hommes approchés qui déplorent le faible montant de la solde dans un contexte global d’enchérissement. Cf. « Rapport annuel », année 1909, HSN, cercle de Ouagadougou, SHAT, 5H 1. 17 En 1907, les opérations militaires françaises au Maroc débutent sur fond de contentieux franco-britannique. En 1908, deux BTS y sont employés et donnent satisfaction, ce qui semble confirmer les thèses avancées par Mangin en faveur de l’emploi massif des troupes « noires ». Jusqu’en 1914, c’est-à-dire deux ans après l’établissement du protectorat français sur le Maroc, treize BTS, soit environ 13.000 hommes, y ont été envoyés avec un relatif succès. 18 Mangin Charles (lieutenant-colonel), La Force Noire, Paris, Hachette, 1910, 365 p. 282 la plus ou moins grande facilité des pouvoirs coloniaux à obtenir leur loyauté. Cette appréciation est emprunte des clichés culturalistes de l’époque. Il est cependant vrai que Mangin ne cède pas complètement à l’argument du déterminisme naturel. Mangin, pour décrire les « ethnies » africaines, fait appel à leur histoire. Pour le cas précis des Mossi, il dit s’être reporté aux monographies produites par des militaires du cercle de Ouagadougou comme celle du capitaine Pinchon en 1905, ou celle de Lambert en 190719. Ce qui intéresse Mangin, c’est notamment la capacité ou non des sociétés africaines à s’organiser sous la forme de systèmes politiques cohérents, hiérarchisés et rayonnant sur de larges espaces contigus et non pas isolés. Il relève ainsi que les Mossi, à la différence des Peul par exemple, « sont restés groupés »20. En revanche, il affiche ses réserves à l’égard de populations vivant dans des zones montagneuses, désertiques ou forestières où, écrit-il, elles ont généralement eu tendance à vivre dans une certaine anarchie et dans un état de violence endémique qui n’a pu être canalisée21. Plus loin, Mangin relate les affrontements qui ont opposé de grands « États » africains de la zone sahélienne comme l’Empire du Mali ou du Sonraï entre eux. Il fait aussi état de leurs combats livrés contre ce qu’il nomme les « peuples à grande expansion » à l’image des Bambara et des Mossi22. Selon lui, ces formes d’affrontements « civilisés » auraient imprimé par la force de l’histoire un caractère guerrier aux sociétés en question23. Les Mossi, comme les Bambara, ont alors fait la preuve de leur aptitude au combat. Son optimisme sur les avantages qu’il y a à mobiliser les Mossi tient aussi à l’évaluation qu’il fait de leur poids démographique. D’après ses comptes, le Moogo serait peuplé par 2,5 millions de personnes formant un « peuple conquérant »24. Cette vision, teintée d’ethnographie et d’histoire, donne lieu à une sorte de catalogue dans lequel Mangin associe à chaque « ethnie » un « caractère » particulier. À l’en croire, les Mossi seraient les « dignes émules des Bambaras », renversant ainsi totalement le regard porté sur eux par la Résidence en 189825. Entre 1908 et 1910, les idées défendues par Mangin n’ont pas reçu un accueil unanimement positif au sein du milieu dirigeant en Métropole26. Cependant, après l’emploi jugé satisfaisant des Tirailleurs sénégalais au Maroc et l’arrivée au ministère des Colonies d’Alexandre Millerand, acquis aux idées exposées dans La Force Noire, un décret du 7 février 19 Diaire du 10 août 1910, APBO. Mangin (lieutenant-colonel), La Force Noire, op. cit., p. 226. 21 Ibid. 22 Ibid., p. 228. 23 Ibid. 24 Ibid., p. 267. 25 Ibid., pp. 275-276. 26 Michel M., Les Africains et la Grande Guerre…, op. cit., p. 23. 20 283 1912 institue un service militaire partiel en AOF27. Cette année, si la levée se solde par un relatif échec à Ouagadougou, elle semble en revanche mieux se dérouler dans le Yatenga où le commandant se félicite de la qualité de l’aide apportée par les naaba grâce à qui 105 « volontaires » ont pu être recrutés « dans les meilleures conditions »28. Dans le même temps, les autorités françaises entament une active propagande visant à rendre plus attrayant le métier des armes. Voici en substance son message : « Après avoir exalté leurs anciennes vertus guerrières, leur avoir montré que la carrière militaire donnerait satisfaction à leur goût des voyages et des aventures, à leur besoin de connaître du nouveau, le Commandant de Cercle leur a fait comprendre que le pays Mossi, dont la conquête avait été faite avec le concours des tirailleurs Bambaras, devait avoir à cœur de ne pas se montrer inférieure aux autres régions de la Colonie, et d’envoyer ses enfants rivaliser de courage avec les Bambaras et les Sénégalais »29. Un an plus tard, le Cercle s’est dit satisfait de cette « campagne de sensibilisation » et a distingué le zèle des naaba d’autant plus louable qu’ils ont pris le soin de rappeler les avantages consentis aux engagés volontaires30. Au cours du mois de février 1913, la conscription à Ouagadougou a donné pleine satisfaction. Ses naaba auraient présenté trois fois plus de volontaires que ce qu’attendait l’Administration. Le Moogo Naaba et ses chefs de province ont activement œuvré dans ce sens31. Leur collaboration s’est inscrite dans une stratégie de rapprochement à l’égard du pouvoir colonial dont ils attendent une contrepartie sans pour autant bénéficier d’avantages immédiats. En revanche, la situation n’est pas aussi bonne dans les espaces depuis longtemps réfractaires au pouvoir central. À Koudougou, les engagements volontaires se font rares tout comme à Téma, Mané et Yako. Dans la partie du Moogo en contact avec le pays gourounsi, les cas de désertion se multiplient lorsque les habitants ne fuient tout simplement pas à la vue de la Commission mobile de recrutement. En mars 1913, c’est le cas à Koudougou aussi bien qu’à Léo où la moitié des engagés volontaires prennent le chemin de la brousse abandonnant au passage prime et effets personnels32. Les 27 Ce service remplace l’engagement volontaire de 5 à 6 ans. Il vise des hommes âgés entre 20 et 28 ans recrutés pour 4 ans. Il est partiel dans la mesure où il ne concerne pas tous les jeunes hommes en capacité de prendre les armes. Le décret prévoit en effet que le gouvernement général ne puisse pas lever plus de 1 à 2% de la population totale recensée. Cf. Michel M., Les Africains et la Grande Guerre…, op. cit., p. 24. 28 Extrait du rapport politique d’avril 1912 pour le Cercle de Ouahigouya (Yatenga), in Marchal Jean-Yves, Chroniques d’un cercle de l’AOF. Recueil d’archives du poste de Ouahigouya (Haute-Volta), 1908-1941, Paris, ORSTOM, « Travaux et Documents », n° 125, 1980, p. 55. 29 « Rapport politique » novembre 1912, HSN, cercle de Ouagadougou, doc. cit. 30 « Rapport sur les opérations de recrutement effectuées dans le Cercle de Ouagadougou pendant le 1er semestre 1913 », HSN, cercle de Ouagadougou, ANCI 5EE 34. 31 Ibid. 32 « Rapport politique » mars 1913, HSN, cercle de Ouagadougou, doc. cit. 284 mauvaises récoltes de l’année 1913 compliquent encore le recrutement ; elles n’annoncent évidemment pas une mobilisation aisée et rapide en cas de conflit. Quand les Mossi sont appelés à défendre la « Mère Patrie » L’annonce du déclenchement de la guerre contre l’Allemagne, la mobilisation du 2 août 1914 sont tombées à un moment particulièrement défavorable pour les Mossi. Dans la zone sahélienne, l’été correspond à la saison des pluies ; celle qui mobilise le plus activement les hommes sur leurs champs. On se souvient d’ailleurs qu’à la période précoloniale, les Mossi évitaient de faire la guerre à ce moment. Les pluies rendent également impraticables la plupart des routes qui ne sont évidemment pas bitumées. À cela s’ajoute une famine provoquée par les mauvaises récoltes de l’année 1913. Pourtant, comme en 1908, les exigences des Nasaara ne tiennent pas compte de ces données locales. Sous la pression du gouvernement, les autorités à Dakar imposent le recrutement d’un nombre excessif de soldats dans la mesure où le nombre de la population de l’AOF a globalement été surestimé. Tout juste sait-on que la colonie du HSN est densément peuplée, mais aucun recensement fiable ne peut en donner l’exacte mesure. Pour Marc Michel, le nombre de recrues demandées est assez modeste rapporté à la population totale. Il évalue ainsi à 30.000 hommes environ le nombre de soldats levés en AOF entre août 1914 et la fin de l’année 1915, ce qui représente 0,25% d’une population aofienne évaluée à environ 12 millions d’âmes33. La colonie du HSN, « vieille terre à soldats », y contribue pour une large part, de même que le Sénégal et la Guinée, sans que le recrutement ne porte sur plus de 1% de leur population totale. Cette modestie apparente des chiffres est trompeuse. Les autorités françaises ont en effet envisagé la contribution de guerre de l’AOF sous un angle presque exclusivement quantitatif. La façon dont elles se sont employées à lever les troupes le confirme. Les opérations de recrutement se font effectivement selon la même logique que la collecte de l’impôt de capitation. Le ministère des Colonies fixe en premier lieu un quota d’effectifs à atteindre qui est ensuite transmis à Dakar. Le Gouvernement général répercute à son tour ce chiffre auprès des gouverneurs des colonies. Cette répartition théorique et chiffrée suit localement la chaîne de commandement coloniale en passant par les cercles, les cantons puis les villages. C’est au niveau de ces deux derniers échelons qu’interviennent les naaba. Des Commissions mobiles de Tirailleurs sénégalais vérifient 33 Michel M., Les Africains et la Grande Guerre…, op. cit., p. 46. 285 ensuite que la levée s’est déroulée conformément aux attentes du commandant de cercle34. Cette approche ne permet cependant pas d’évaluer qualitativement le succès ou non du recrutement parce qu’il ne prend pas en compte le poids réel des opérations sur les individus, les familles, les villages. L’envoi au loin de jeunes hommes est un évènement susceptible de fortement déstabiliser la vie sociale de la société dont il est issu, surtout lorsqu’il s’agit de participer à une guerre dont les causes paraissent obscures. Le recrutement pèse également très lourdement sur la situation économique du cercle dans la mesure où il se traduit par la ponction d’une main-d’œuvre qui aurait pu être employée aux travaux agricoles. Enfin, les moyens souvent brutaux employés pour recruter ces hommes constituent des ferments de révoltes pouvant s’exprimer par la fuite ou par la prise d’armes ; nous y reviendrons35. Quoi qu’il en soit, les autorités coloniales se sont dit dans un premier temps satisfaites par la tournure qu’ont pris les recrutements en pays mossi. Les Pères Blancs y ont activement contribué après avoir provisoirement mis de côté leurs contentieux avec les autorités coloniales. Comme l’écrit de Benoist, l’heure est à l’ « union sacrée ». Dès le 1er août 1914, c’est le Père supérieur en personne qui, enfourchant sa motocyclette, va porter l’ordre de mobilisation à Koupéla et à Tenkodogo avec l’assentiment du commandant de cercle36. Entre septembre et décembre, ce sont encore les Pères Blancs qui s’emploient à faire taire les rumeurs d’une défaite annoncée de la France face à l’Allemagne37. Les catéchumènes constituent de précieux réseaux d’informateurs permettant de déceler l’origine de ces bruits qui ne sont évidemment pas de nature à faciliter la mobilisation des hommes38. Non seulement les autorités du cercle sont satisfaites du soutien affiché par la Mission en la circonstance, mais aussi de la loyauté et du zèle exprimés par les naaba. Dans un rapport mensuel d’août 1914, l’Administration se dit même étonnée de la rapidité avec laquelle ils ont fourni les premières recrues. Selon cette source, il n’aurait fallu que deux jours aux naaba pour fournir 180 hommes destinés à partir à l’assaut du Togo allemand39. Ce satisfecit vaut particulièrement pour Naaba Koom II dont le Cercle remarque le concours actif aux campagnes de recrutement bien qu’il évalue à presque rien son autorité politique40… Ce tableau est d’autant plus positif que de nombreuses recrues proviendraient 34 Saul Mahir et Royer Patrick, West African Challenge to Empire : culture and history in the Volta-Bani anticolonial war, Athens-Oxford, Ohio University Press-James Currey, 2001, p. 105. 35 Michel M., Les Africains et la Grande Guerre…, op. cit., p. 46. 36 Diaire du 1er août 1914, APBO. 37 Ces bruits auraient été colportés par des « marabouts » de la région de Kita (actuel Mali). 38 De Benoist J.-R., Église et pouvoir colonial…, op. cit., p. 205. 39 « Rapport politique Mois d’Août 1914 », HSN, cercle du Mossi, Ouagadougou, 1er septembre 1914, ANCI 5EE 15 3/4. 40 Ibid. 286 d’anciens foyers de contestation à l’ordre colonial à commencer par les régions de Kaya, Boulsa et Boussouma. Cette vision d’un Moogo apportant la preuve éclatante de sa fidélité à l’égard de la puissance conquérante doit cependant être relativisée. Il paraît difficile de dire que, dans l’ensemble, l’appel au pays mossi a été marqué par un consentement général. Tout d’abord parce que les autorités coloniales se méfient des personnalités musulmanes. Elles surveillent particulièrement les éléments yarsé dont on se souvient qu’ils ont pu passer pour les plus hostiles à leur présence dans le Moogo. C’est pour cela que l’Administration décide de réunir les musulmans considérés comme les plus influents à Ouagadougou afin de les « menacer »41. Par ailleurs, les fonctionnaires constatent la méfiance affichée par une partie des populations mossi et gourounsi de Koudougou face à des opérations de recrutement dont elles pensent qu’elles visent à les combattre. Le Cercle entend donc agir avec prudence et soigneusement évaluer l’ « état d’esprit » de « peuplades perdues au milieu des Mossi », celles-là mêmes sur lesquelles les naaba ont peu d’autorité42. C’est également dans la région du Kippirsi que les autorités coloniales redoutent de voir se répandre la « propagande » d’éléments islamisés hostiles à la présence française. Les séquelles de la révolte de 1908 sont encore très présentes dans les esprits et le pouvoir colonial n’est pas sûr qu’un tel mouvement ne puisse pas se reproduire43. Les rapports du Cercle paraissent d’ailleurs contradictoires. Certains, nous l’avons vu, louent l’action de la majorité des naaba et font part d’un recrutement satisfaisant à l’exception du cas du Kippirsi. D’autres, au contraire, affirment que les Mossi répugnent au service militaire soit en raison des faibles avantages pécuniaires, soit parce qu’ils souffrent de la mauvaise répartition des recrues par leurs naaba. L’Administration sent en effet que les populations les plus modestes sont les premières à supporter le « fardeau militaire ». Les chefs mossi se montreraient injustes et concentreraient leurs efforts sur les couches les plus modestes de la société mossi à savoir le groupe des Talsé et surtout celui des captifs de case44. Les motivations profondes qui expliquent le zèle avec lequel le Moogo Naaba et ses hauts dignitaires ont participé à la mobilisation économique et humaine ne sont également pas bien connus. Sans surprise, le commandant du cercle de Ouagadougou, d’Arboussier, y voit le simple témoignage de la fidélité du roi. Aucun rapport ne fait état des gains hypothétiques – politiques ou financiers – que Naaba Koom II s’estimerait en droit de retirer de cet effort. Il 41 Ibid. Ibid. 43 « Rapport d’ensemble sur la politique du Cercle en 1914 », HSN, cercle du Mossi, Ouagadougou, 10 février 1915, ANCI 5EE 15 1/1. 44 Ibid. 42 287 est d’ailleurs vrai qu’il n’est pas le seul notable d’AOF à exprimer son soutien à la Métropole. Certaines grandes figures de la confrérie islamique de la Qadriya, de la Tidjaniya ou Mouride font de même à l’image de Cheikh Sidiya (Mauritanie), de Seydou Nourou Tall (Soudan français), ou encore d’Ahmadou Bemba (Sénégal)45. Ces témoignages de loyalisme de la part de ceux qui ont pu être auparavant des adversaires résolus de l’expansion coloniale française semblent faire oublier que ces démonstrations ne répondent peut-être pas aux mêmes intérêts. Il serait bien difficile de dire exactement ce qui motive le Moogo Naaba à souvent devancer les attentes des autorités coloniales en matière de recrutement. Quelques hypothèses ne nous semblent cependant pas hasardeuses. La promptitude avec laquelle Naaba Koom II a répondu à l’appel s’inscrit, selon nous, dans l’exact prolongement de la politique de rapprochement que le roi a engagée avec l’Administration quelques années avant le début de la guerre. Il n’est pas douteux d’imaginer qu’en 1914, le Moogo Naaba tient à effacer la suspicion de sa complicité avec les révoltés de 1908. Le roi entend certainement se démarquer de certaines personnalités musulmanes et afficher par contraste une loyauté censée lui valoir le maintien de sa fonction et plus généralement des institutions royales. Cet aspect n’est pas anodin si l’on se souvient qu’au cours des années 1907-1910 les cas de destitutions de naaba n’étaient pas rares. Ajoutons que, cette fois-ci, il n’est plus seulement question de soutenir une administration dans le cadre assez étroit du cercle. Il s’agit désormais de venir au secours de la Métropole, faisant de la puissance coloniale l’obligée du souverain. Naaba Koom II était-il un roi assez avisé pour imaginer quels seraient les bénéfices qu’il pourrait tirer d’une telle situation de faiblesse ? Toujours est-il qu’il ne faudrait pas traduire le concours du Moogo Naaba à l’effort de guerre comme un signe neutre de soumission. Dans un contexte favorable à l’application d’une politique d’association avec la royauté, le roi ne peut que souhaiter la victoire de la France. C’est donc avec toute leur énergie que lui et ses kug zindba participent à la brève campagne du Togo en août 1914. Le 8 août, le commandant d’Arboussier reçoit l’ordre de se porter rapidement avec 100 à 150 cavaliers mossi en territoire allemand. Il s’agit d’une opération conduite de concert avec les troupes britanniques des Northern Territories (Gold Coast). Bien que de faible étendue, cette prise du Togo s’avère stratégique pour les Britanniques et les Français. Cette colonie passe pour l’un des « modèles » de la colonisation allemande en Afrique ; elle dispose en outre d’un port, celui de Lomé. Enfin, ce territoire est très faiblement défendu. Pas plus de 45 Michel M., Les Africains et la Grande Guerre…, op. cit., p. 42. 288 560 soldats environ y stationnent, et encore s’agit-il d’une majorité d’ « indigènes »46. L’annonce de la conquête du Togo est parfaitement entendue non seulement par la Mission catholique, mais aussi par les naaba du cercle de Ouagadougou. Tandis que les missionnaires font confectionner de petits rubans tricolores destinés aux lances des cavaliers mossi, le Moogo Naaba parvient à rapidement réunir les hommes qui lui sont demandés. Le Père Thévenoud, quant à lui, assure la liaison entre les troupes française et britannique47. D’Arboussier a reçu pour mission d’entrer par la partie septentrionale du Togo et souhaite lancer les cavaliers mossi commandés par le capitaine Boucher « le plus loin possible, ravageant tout devant eux mais évitant de s’engager avec les forces allemandes, sauf s’il s’agit de petites patrouilles »48. Le 9 août, les hommes du Moogo Naaba quittent Ouagadougou après que les Pères aient célébré une messe pour leur succès49. Une semaine plus tard, ils atteignent la frontière entre le HSN et le Togo. Les opérations se déroulent rapidement et la victoire est définitivement acquise le 25 août 1914. Une fois de plus, le souverain ainsi que la majorité de ses chefs subalternes ont donné pleine et entière satisfaction50. Les opérations au Togo offrent à la France une victoire à bon compte. Les pertes humaines n’ont pas été très élevées en raison de la faible intensité du conflit et du nombre modeste de combattants engagés. Cette victoire facilement acquise tombe à point nommé pour les autorités françaises qui font ainsi provisoirement taire les rumeurs selon lesquelles le cercle pourrait être envahi par les Allemands51. C’est l’analyse dressée par l’administrateur de Kaya selon qui, tout en produisant une très « vive impression » sur les Mossi, cette victoire leur aurait donné la « confiance dans la puissance de la France »52. Pour le Moogo Naaba, elle est la preuve que sa stratégie de rapprochement avec l’Administration 46 Birmingham David, Chamberlain Muriel, Metzger Chantal, L’Europe et l’Afrique. De 1914 à 1970, Paris, CDU-SEDES, 1994, p. 35. 47 De Benoist J.-R., Église et pouvoir colonial…, op. cit., p. 205. 48 Lettre destinée aux Résidences du Mossi, anonyme (l’auteur est probablement d’Arboussier), 8 août 1914, ANCI 4BB 98. 49 Diaire du 9 août 1914, APBO. 50 Cette satisfaction se justifie par l’issue de l’opération. Cependant, son déroulement précis n’a pas donné lieu qu’à des observations positives par les Français chargés de commander la troupe mossi. Ils signalent en effet le manque de discipline des pelotons africains (Mossi et Peul) qui n’ont reçu qu’une vague instruction militaire lors de leur rassemblement près de la ligne ennemie. Un rapport certainement rédigé par d’Arboussier, présente les soldats mossi comme une « troupe d’enfants perdus » responsables de la « ruée » désordonnée sur le Togo. Cf. Lettre, « A.C. Mossi de Kombissigiry à Résident Ouagadougou », août 1914 (?), ANCI 4BB 99. 51 Encore en octobre 1914, l’Administration fait état des activités d’ « agents allemands » qui auraient fait courir la rumeur d’une invasion imminente du Moogo à Tenkodogo et près de Koudougou. Cette propagande vise à convaincre les populations locales que les Allemands sont en capacité de chasser les Européens dans le Moogo. Les auteurs en sont inconnus, mais le Cercle estime urgent de mieux surveiller les marchés et pointe indirectement du doigt les commerçants musulmans. Cf. « Rapport politique Mois d’Octobre 1914 », HSN, cercle de Ouagadougou, Ouagadougou, ANCI 5EE 15 3/7. 52 « Rapport politique Mois d’Août 1914 », HSN, cercle du Mossi, doc. cit. 289 est la bonne ; la « force » paraissant effectivement être du côté français. Mais les combats ne se limitent pas au Togo. D’autres campagnes africaines s’annoncent plus difficiles, en particulier celle du Cameroun, autre territoire allemand attaqué conjointement par la France et la Grande-Bretagne53. Quant aux fronts en Europe et au Levant, les combats s’y avèrent particulièrement meurtriers. Plus généralement, la guerre se prolonge et impose des recrutements toujours plus importants et difficiles à supporter par les populations locales. Ils conduisent à de nombreux excès qui entraînent à leur tour de graves difficultés pour les autorités coloniales en Afrique. En 1915, la partie occidentale du HSN connaît un soulèvement de très grande ampleur qui est partiellement lié à la pression du recrutement. Une « guerre dans la guerre » éclate au cœur de l’AOF ; elle nécessite une fois de plus l’implication d’élites africaines jugées loyales, à commencer par le Moogo Naaba de Ouagadougou… Les excès du recrutement Malgré son retentissement dans le Moogo, la victoire française au Togo n’a cependant pas permis au pouvoir colonial de se concilier l’ensemble des populations mossi. Certes, elles y ont participé par l’intermédiaire de leurs chefs. Mais on peut se demander, et le pouvoir colonial à Ouagadougou ne s’en prive pas, si ce soutien, en apparence indéfectible, ne cache pas un simple calcul politique après une période intense de lutte antiféodale, puis de « normalisation » des relations entre les élites anciennes et lui. De surcroît, le prolongement de la guerre, qui semble avoir beaucoup surpris les Mossi, tempère l’idée selon laquelle la France et ses alliés seraient en situation de gagner inéluctablement la guerre. Bien au contraire, les nouvelles campagnes de recrutement de 1915-1916 mettent en lumière les faiblesses de la puissance coloniale qui est loin d’être invulnérable comme voudrait bien le faire croire sa propagande. Tous ces éléments, combinés à la brutalité des levées de Tirailleurs dont se rendent coupables aussi bien des fonctionnaires européens que des chefs, provoquent des actes individuels ou collectifs de résistance parallèlement à l’existence d’une forte agitation dans l’Ouest voltaïque, prélude au grand soulèvement de 1915-1916. À bien des égards, le Cercle sait ce qu’il doit aux naaba à l’issue des premiers recrutements. Il doit à plusieurs reprises faire l’aveu que, sans leur aide, les Mossi auraient été bien moins nombreux à servir sous les drapeaux. En 1916, les fonctionnaires européens 53 Les combats au Cameroun durent pratiquement un an et demi. Ils débutent en août 1914 et s’achèvent en février 1916 par la défaite allemande. 290 admettent que sans eux, « il aurait fallu organiser de véritables colonnes volantes pour rassembler les recrues » à Kaya et à Ouagadougou54. C’est justement à cette extrémité que s’est rendu de Beauminy, lui qui fait incendier les cases des villages réfractaires et qui s’est lancé à la poursuite des déserteurs tout en disant regretter de se « comporter comme un négrier du XVIIIe siècle » au nom « de la civilisation du XXe siècle »55 ! L’aide précieuse qu’apportent les chefs les met aussi dans une position inconfortable auprès de leurs sujets. La pression qui pèse sur eux est d’autant plus forte que le gouverneur général, en particulier Ponty jusqu’en juillet 1915, ainsi que le gouverneur du HSN Clozel, demandent un nombre toujours plus important d’hommes quand le pays semble avoir déjà donné le maximum. Ces demandes répétées et massives de nouveaux effectifs sont liées à la dureté des combats, non seulement sur les différents fronts européens, mais aussi au Levant où des BTS sont massivement engagés. Certes, Marc Michel a montré que, malgré certains clichés tenaces, les troupes noires n’ont pas subi plus de pertes proportionnellement à celles de leurs frères d’armes européens. Mais dans les deux cas les pertes ont été effroyables. Entre 1914 et 1915, environ 500.000 hommes auraient été mis hors de combat dans les rangs français. Au cours de la terrible bataille de Verdun (février à décembre 1916) puis de la Somme (juillet à septembre 1916), les BTS ont été massivement employés et ont subi des pertes très élevées56. Un nouvel appel à l’Afrique s’avère inéluctable malgré le retrait provisoire des Tirailleurs sénégalais du front de l’Ouest57. De même qu’au début de la guerre, l’estimation en 1915-1916 du nombre de combattants mobilisables repose sur des recensements le plus souvent périmés et inexacts et qui, de surcroît, prennent peu en compte les effets de la famine ou la mobilité des hommes. Malgré tout, le décret du 9 octobre 1915 impose un nouveau recrutement massif de 54 « Rapport sur le recrutement », HSN, cercle du Mossi, Ouagadougou, 10 avril 1916, ANCI 5EE 35. Extraits du journal personnel d’André de Beauminy cité in De Benoist J.-R., Église et pouvoir colonial…, op. cit., p. 245. 56 Marc Michel attribue à Mangin l’emploi massif des troupes noires lors de ces deux batailles, sans compter celle du Chemin des Dames en 1917, ce qui lui vaudra le sobriquet de « boucher des Noirs ». Cet historien montre qu’une partie de la presse française a contribué à une surenchère du chiffre, notamment en avançant l’idée farfelue selon laquelle l’Afrique française pourrait fournir jusqu’à… 700.000 combattants ! Cependant, cette presse est divisée. À la différence du Petit Journal, des périodiques coloniaux tels que La Dépêche Coloniale condamnent ces erreurs d’appréciation et poussent à modérer les recrutements en Afrique. Cf. Michel M., Les Africains et la Grande Guerre…, op. cit., pp. 49-50. 57 Les BTS ont été engagés dès les mois d’août et septembre 1914 par petites unités lors de la « bataille des frontières ». Il n’y a à ce moment « que » 8.000 Tirailleurs sénégalais employés sur le front. Entre septembre et octobre 1914, les BTS sont envoyés en Picardie, dans l’Artois et dans l’Aisne. Ils participent avec héroïsme aux dures batailles d’Ypres et de Dixmude en Belgique. Au regard des fortes pertes subies – jusqu’à un tiers de leurs effectifs –, les BTS sont retirés du front et placés dans les casernes du Midi de la France. En avril 1915, quelques mois après l’entrée de la Turquie en guerre aux côtés des Allemands (octobre 1915), le « Front d’Orient » s’ouvre et les BTS participent au débarquement des Dardanelles. Cf. Deroo Éric et Champeaux Antoine, La Force Noire : gloire et infortune d’une légende coloniale, Paris, Tallandier, 2006, pp. 50 et 69. 55 291 Tirailleurs, soit 23.000 hommes en AOF58. En 1916, le gouvernement français estime encore possible de lever 50.000 Tirailleurs supplémentaires dont pratiquement la moitié (environ 40%) est issue de la colonie du HSN. Au niveau local, les fonctionnaires européens semblent se faire peu d’illusion sur le réalisme de ces demandes. Pas plus qu’à Dakar ou à Paris ils ne disposent de détails plus précis sur le nombre exact de leurs administrés. Mais leur expérience du terrain joue et leur vision empirique de la situation démographie des postes ou subdivisions est sans équivoque : le HSN, pas plus que le « Mossi », n’est un inépuisable réservoir humain. Le commandant de cercle de Ouahigouya s’en dit convaincu en 1915 ; selon lui, la population du petit canton de Namsiguia a été par exemple « outrageusement surévaluée »59. Après tout, ce sont ces petits fonctionnaires qui sont les premiers à subir les difficultés liées au recrutement des hommes. Les rapports que ces agents locaux produisent sont d’autant plus précieux qu’ils font la description des multiples formes de « malaise » liées au recrutement dans le Moogo. Au cours des années 1915-1916, ce pays ne peut pas être qualifié de « parfaitement docile » ou « loyal ». Il n’a pas épousé totalement la cause de l’occupant français. D’ailleurs, comprend-il – et souhaite-t-il le faire ? – quels sont les enjeux de ce conflit pour la Métropole ? En décembre 1915, ce type d’incompréhension conduit à l’annulation de la célébration d’une « journée du Poilu » à Ouagadougou : les Mossi ont refusé de donner leur argent, croyant qu’il s’agissait d’un impôt supplémentaire60 ! L’Administration prend également conscience que l’appui des chefs au cours des campagnes de recrutement est moins motivée par leur attachement profond à la Métropole qu’au souci de lui plaire pour certainement davantage obtenir d’elle61. Après le passage de Carrier dans le Moogo, les naaba savent les risques qu’ils courent en cas de refus d’exécuter les ordres. Mais, en voulant parfois « trop bien faire », ces chefs se voient accuser par les autorités coloniales d’user de moyens trop brutaux. Les méthodes employées les inquiètent dans la mesure où elles peuvent contribuer aux réticences des sujets à accomplir leur service 58 Ce décret autorise la levée de tous les hommes âgés d’au moins 18 ans. Il prévoit également le paiement d’une prime de 200 francs per capita réservée aux combattants volontaires. 59 Les recensements dans la région ont été réalisés entre 1911 et 1913 et n’ont pas pris en considération la famine qui y a sévi. Le commandant de cercle insiste sur la nécessité de refaire rapidement des recensements plus exacts. À partir de juin 1915, ils sont réalisés par l’Administration à l’occasion de tournées, mais il ne s’est agi au mieux que de recenser un village sur quatre. Le grand recrutement d’octobre 1915 vient à nouveau interrompre ces travaux. Cf. Rapport politique annuel pour l’année 1915 du cercle de Ouahigouya, in Marchal J.Y., Chroniques d’un cercle de l’AOF, op. cit., pp. 83-84. 60 « Rapport politique » décembre 1915, HSN, cercle du Mossi, Ouagadougou, 31 décembre 1915, ANCI 5EE 15 3/8. 61 En 1916, un rapport sur le recrutement dans le cercle de Ouagadougou souligne que les naaba ayant fait preuve de zèle sont avant tout fidèles à l’autorité du pouvoir colonial « plus par raison que par sentiment ». Cf. « Rapport d’ensemble sur la politique dans le Cercle en 1916 », HSN, cercle du Mossi, Ouagadougou, 31 janvier 1917, ANCI 5EE 15 1/1. 292 militaire. C’est pour cela que, dès le déclenchement du conflit, elles ont insisté pour que les naaba obtiennent d’authentiques engagements volontaires. Dans de nombreux rapports, ils constatent plutôt que les naaba se lancent dans des « chasses à l’homme » tout en présentant leurs recrues comme « volontaires »62. Mais, compte-tenu de la gravité de la situation sur le front, le commandant de cercle de Ouagadougou pense devoir fermer les yeux sur ces agissements tant que les objectifs sont atteints. Par ailleurs, l’Administration dit ne pas être en mesure d’interdire les rachats du service qui confèrent à certains naaba des sources de revenus non négligeables63. Quant aux autres chefs, ceux dont les résultats en matière de recrutement sont médiocres ou nuls, les fonctionnaires ne doutent pas un instant que cela est dû à leur mauvaise volonté. Ils signalent par exemple le cas de chefs suspectés d’envoyer délibérément à Ouagadougou des jeunes de moins de 15 ans ou des handicapés tout en sachant qu’ils n’ont aucune chance d’être retenus pour le service64. Ce cas, signalé en septembre 1914, ne l’est plus après que les naaba supposés coupables eurent été sévèrement punis. En tout état de cause, il révèle la diversité de l’attitude des chefs face au recrutement, ce qui interdit à l’Administration d’envisager la chefferie comme une institution homogène et entièrement loyale. Ce cas témoigne aussi de la position inconfortable de certains chefs qui sont pris en tenaille, eux qui doivent fournir les recrues demandées par les Nasaara dans les meilleurs délais tout en faisant face à la répugnance des Mossi pour le service militaire. Les autorités du cercle ont d’ailleurs conscience des tensions que ces recrutements, opérés par leur intermédiaire, peuvent générer auprès de leurs sujets. Ainsi, tout en s’estimant parfaitement satisfait des efforts réalisés par les grands naaba des circonscriptions de Ouagadougou et de Kaya, le commandant souligne judicieusement « qu’en prenant notre parti d’une façon aussi énergique qu’ils l’ont fait, ils n’augmentaient pas leur popularité chez leurs ressortissants »65. C’est d’ailleurs un euphémisme, car nous connaissons des cas de révolte ouverte fomentés par des sujets contre leurs chefs ou leurs représentants. C’est ce qui se passe en mars 1915 dans le nord de Koudougou où le naaba de Dakola est attaqué par des hommes 62 Ibid. Devenus pratiquement les seuls interlocuteurs efficaces entre le Cercle et les villages, certains naaba ont trouvé des façons de contourner le cadre réglementaire de recrutement. Les parents dont les fils ne souhaitent pas passer devant les Commissions peuvent payer une somme à leur naaba afin d’y échapper, ce qui est assimilé par le pouvoir colonial à de la corruption. Nous ne savons pas si ce système est généralisé à l’ensemble du Moogo, mais il semble suffisamment répandu pour qu’il décourage les autorités françaises de s’y attaquer. Cf. « Rapport sur les opérations de recrutement dans le Cercle de Ouagadougou pendant les mois de Septembre et Octobre 1914 et pendant les mois d’Avril et Mai 1915 », HSN, cercle de Ouagadougou, ANCI 5EE 34. 64 « Rapport politique » septembre 1914, HSN, cercle de Ouagadougou, ANCI 5EE 15 3/7. 65 « Rapport sur le recrutement », 1916, HSN, cercle du Mossi, doc. cit. 63 293 armés qui parviennent à libérer les recrues acheminées à Ouagadougou66. En décembre de la même année, un rapport signale que dans les provinces des Baloum et Widi Naaba, des « représentants indigènes de l’autorité » ont été menacés et auraient reçus des flèches67. Dans des zones anciennement réfractaires au pouvoir central tout comme dans celles censées être fermement tenues en main par les chefs, ceux-ci affrontent parfois l’hostilité ouverte de sujets désespérés, certains que leur incorporation signifierait leur perte. Ce point nous amène à nous demander si les Mossi restés en Afrique ont eu conscience de la dureté des combats qui y sévissaient. Il est difficile de répondre de façon affirmative à cette question dans la mesure où aucun retour significatif de « vieux tirailleurs » susceptibles d’en témoigner n’est signalé par la correspondance du Cercle avant 1917. En revanche, les Mossi sont non seulement sensibles au sort immédiat réservé aux jeunes recrues, mais aussi aux rumeurs venues de loin dans certains cas qui laissent imaginer l’horreur de la guerre. Les conditions infligées aux soldats nouvellement incorporés ont été généralement très mauvaises. En 1916, le commandant de cercle de Ouagadougou constate que les jeunes recrues sont victimes d’un fort taux de mortalité bien avant leur envoi en Europe68. Il regrette les « conditions d’hygiène déplorables » dont elles sont victimes. Leur logement à Ouagadougou se fait de façon déplorable. Les hommes sont entassés dans des baraquements et la promiscuité dont ils sont victimes les rend vulnérables à des maladies qui occasionnent de lourdes pertes69. Les hommes sont également mal habillés et en souffrent pendant la saison froide. Pour le reste, tout est affaire de « rumeurs ». Signalons parmi d’autres celle rapportée en 1916 par l’administrateur en poste à Tenkodogo selon qui des ressortissants de la Gold Coast voisine, après avoir eux-mêmes échappé au recrutement, auraient répandu le bruit selon lequel tous les Tirailleurs revenus de l’« extérieur » (probablement du Cameroun) en seraient revenus « estropiés »70. Ce sont les mêmes qui font savoir à quel point les combats sont horribles en Europe71. La prise en compte de l’ensemble de ces paramètres explique la réaction parfois désespérée de jeunes hommes du cercle afin d’échapper au recrutement. Elle 66 « Rapport sur les opérations de recrutement dans le Cercle de Ouagadougou pendant les mois de Septembre et Octobre 1914 et pendant les mois d’Avril et Mai 1915 », doc. cit. 67 « Rapport politique » décembre 1915, HSN, cercle du Mossi, doc. cit. 68 « Rapport sur le recrutement », 1916, doc. cit. 69 Rappelons que le taux de mortalité a aussi été élevé dans les camps qu’ont occupés les Tirailleurs lors de leur « acclimatation » dans le Midi (à Fréjus et à Saint-Raphaël notamment), ou dans le Sud-Ouest de la France. Les « baraques Adrian » où ils sont cantonnés dépassent rapidement la capacité d’accueil prévue et font prématurément preuve de vétusté. Les maladies pulmonaires s’y développent. En 1916, dans le camp établi au Courneau, près de Bordeaux, le taux de mortalité des troupes africaines y avoisine les 13%. Cf. Deroo É. et Champeaux A., La Force Noire…, op. cit., p. 53. 70 Après bien des réticences, les autorités britanniques ont instauré en 1915 un système de recrutement par conscription en Afrique orientale. 71 « Rapport politique » août 1915, HSN, cercle du Mossi, Ouagadougou, 31 août 1915, ANCI 5EE 15 3/8. 294 va de la fuite à la prise d’armes en passant par l’automutilation et le suicide. Comme au temps de la conquête militaire du Moogo, des villages entiers se vident au passage des Commissions mobiles de recrutement ou des agents des naaba. En mai 1915, le commandant de cercle de Ouagadougou observe le cas de jeunes Africains de la région de Koudougou ayant déserté leur village72. Leur déplacement est bien souvent limité dans l’espace. Il ne consiste dans la plupart des cas qu’au franchissement des limites séparant deux cantons ou deux cercles73. Dans les cantons de Sao et de Tiou, les naaba auraient volontairement caché ces départs à l’Administration, ce qui a été d’autant plus facile que dans cette partie du Moogo, aucune opération de recensement n’a été menée depuis cinq ans. En décembre 1915, dans le canton d’Ypala, des hommes ayant échappé au recrutement sillonneraient les routes du cercle par groupes de deux ou de trois après avoir emporté des provisions de haricots74. Des flèches auraient aussi été tirées à Yaoghin sur les envoyés du naaba d’Ypala. En 1916, des cas toujours plus fréquents de suicides sont constatés. Ils concernent notamment les nouvelles recrues qui ne sont pas parvenues à fuir75. Pour les autorités coloniales, il ne fait aucun doute que ces réactions sont à mettre au compte de l’autoritarisme des chefs. En réalité, la grave situation que connaît en 1916 le Moogo s’avère être une catastrophe pour les naaba qui voient leur autorité parfois violemment contestée et leurs sujets périr. L’Administration tire de tout cela deux conclusions : primo, une pause doit être réalisée dans les recrutements. Secundo, il s’avère nécessaire de rendre plus attrayant le métier des armes, non seulement en rassurant les familles sur le sort qui attend les engagés, mais aussi en leur versant des primes et en offrant aux chefs ou aux futurs recrutés des « récompenses » finalement dignes des heures sombres de la traite négrière européenne. En effet, le commandant de cercle de Ouahigouya dit avoir fait distribuer en février 1916 pour 3.500 frs de « menus objets (mouchoirs de couleur, pipes, tabac, couteaux, glaces, mouchoirs de mousseline », et offert aux chefs de canton et de village cinq francs par Tirailleur recruté76. De l’avis général des fonctionnaires européens, ces mesures ont été improductives. Plus sagement, le Gouvernement général de l’AOF, en particulier sous l’impulsion de Joost Van Vollenhoven, a opté pour une pause dans les recrutements. Cette décision, contraire aux vœux des partisans de Mangin, est en partie rendue impérieuse par la grande révolte des pays situés entre les fleuves Volta et Bani dont la 72 « Rapport de tournée », HSN, cercle de Ouagadougou, Ouagadougou, 6 mai 1915, ANCI EE 6897. En 1916 cependant, les autorités administratives signalent la fuite de Mossi de Tenkodogo en Gold Coast. Cf. « Rapport sur le recrutement », HSN, cercle du Mossi, doc. cit. 74 Lettre du Résident de Ouagadougou au Commandant de Cercle du Mossi, 14 décembre 1915, ANCI EE 6987. 75 Ibid. 76 Marchal J.-Y., Chroniques d’un cercle de l’AOF, op. cit., p. 87. 73 295 répression se serait soldée par la plus grande opération militaire française qu’ait connue l’AOF77. La mise à l’épreuve de la loyauté des Mossi La guerre dans la région des fleuves Volta et Bani et ses implications pour le Moogo L’épreuve de la guerre a révélé que le Moogo n’est en rien un espace homogène du point de vue politique et social, pas plus qu’il n’est parfaitement calme et docile. En revanche, aucun soulèvement de grande ampleur n’y est venu inquiéter les autorités coloniales. Mais, à l’inverse des fonctionnaires européens, nous n’attribuons pas cette situation au « caractère du Mossi » et à son « réflexe d’obéissance atavique ». L’examen attentif de la situation politique du Moogo en 1915-1916 nous enseigne qu’à bien des égards, la situation aurait pu dégénérer et échapper au contrôle de l’Administration. En revanche, force est de constater que la plus sérieuse crise liée partiellement aux recrutements est née parmi les voisins occidentaux des Mossi, ceux-là mêmes que le pouvoir colonial juge plus « frustres » et plus « anarchiques » que les descendants de Wedraogo. Les événements qui y sont survenus ont été particulièrement graves. Mahir Saul et Patrick Royer voient dans le soulèvement qui éclate à la fin de l’année 1915 dans les cercles de Dédougou, Bobo-Dioulasso ainsi qu’à Koudougou, le début d’une véritable « guerre anticoloniale ». L’ampleur de la révolte a surpris les autorités françaises et certainement aussi la plupart des habitants du cercle de Ouagadougou. Au cours de l’année 1916, se sont près de 1.000 villages qui prennent les armes contre les troupes françaises. Mahir Saul et Patrick Royer estiment que ce soulèvement a concerné environ 8 à 900.000 d’habitants, soit environ 8% de la population totale de l’AOF78. Le théâtre de l’affrontement, à son paroxysme, aurait couvert près de 100.000 km² et trouve son foyer entre les fleuves Mouhoun (Volta Noire) et Bani ; plus précisément à Bouna dans le cercle de Dédougou. Il serait vain de donner ici la liste exhaustive des populations qui y ont pris part. Notons d’ailleurs que l’ethnonyme que l’on a retenu pour les désigner rend difficilement compte de la réalité des liens politiques, religieux et sociaux qui les ont unies. Pour faire simple, disons que les troubles sont originellement survenus en pays marka, puis ont gagné les populations bwa, gourounsi, peul, minianka et samo. Pour les autorités 77 78 Saul M. et Royer P., West African Challenge to Empire…, op. cit., p. 5. Ibid., p. 4. 296 françaises de l’époque, ces soulèvements sont le résultat direct du mécontentement provoqué par le grand recrutement de 1915 qui, il est vrai, se déroule au moment où sévit une terrible famine appelée « faim noire ». Elles sont également promptes à voir dans les communautés musulmanes les chevilles ouvrières du mouvement ; les seules capables de l’organiser, d’en donner sa cohérence et son extension spatiale maximum. Enfin, toujours selon le pouvoir colonial, la révolte serait le fait de populations rétives par essence à toute forme d’autorité politique et donc caractérisées par un fort « esprit d’indépendance ». Mahir Saul et Patrick Royer ont démonté point par point ces analyses trop simplistes. Les excès du recrutement ne sont pas la seule cause du soulèvement de 1916. Cette approche monocausale pourrait paraître pertinente compte-tenu de la coïncidence de la « crise des effectifs » nécessitant un recrutement massif en Afrique de l’Ouest et les troubles qui éclatent un peu partout ailleurs, y compris dans l’Ouest-Volta79. Cependant, leur déclenchement serait plus certainement dû au départ de nombreux administrateurs et militaires coloniaux mobilisés sur d’autres théâtres d’opérations. Autrement dit, ils ne seraient pas la conséquence des excès du contrôle colonial dans la région mais d’une situation exactement inverse80. Ce « vide » constaté par les populations locales les aurait confortées dans l’idée que la présence des Blancs allait rapidement prendre fin81. Cette espérance est à replacer dans le prolongement des mouvements de type messianique que la région connaissait bien avant 1916, tout comme dans celui d’une histoire régionale ancienne82. Par ailleurs, les musulmans ne correspondent pas à un « monde » en soi, à ce tout cohérent et présumé dangereux tel qu’il est dépeint par les autorités françaises. Au contraire, des rivalités ont parfois éclaté entre certaines figures religieuses influentes qui ont pu entrer au service de sociétés locales antagoniques et donc être contraintes de choisir leur « camp » au moment de la révolte. Comme en 1908, la théorie du « complot » ourdi par des musulmans « fanatiques » est réactivée par le Gouvernement général de l’AOF. Enfin, le déroulement de la guerre anticoloniale montre bien à quel point les sociétés de l’Ouest-Volta sont tout sauf « anarchiques » et « inorganisées ». L’ampleur même du conflit s’explique en partie par la 79 À peu près au même moment, des troubles d’une assez grande gravité agitent les sociétés touareg du cercle de Dori, ainsi que l’espace saharien à cheval entre l’Algérie, la Libye et le Niger avec le soutien de la confrérie de la Sanusiyya. Le pays des Baoulé, en Côte-d’Ivoire, se soulève également, tout comme la partie septentrionale du Dahomey. 80 Saul M. et Royer P., West African Challenge to Empire…, op. cit., p. 297. 81 Ibid., p. 107. 82 L’extension du mouvement parmi des populations qui ne connaissaient pas de système politique clairement territorialisé à grande échelle s’explique par l’établissement de liens complexes à la fois culturels, politiques, économiques et religieux, qui ont constitué des réseaux d’alliance et des possibilités de voir aboutir des sortes de confédérations de villages reconnaissant l’autorité d’un leader. 297 réactivation d’anciennes coalitions villageoises fonctionnant en réseaux, c’est-à-dire de façon souple par activation sur de ramifications d’ailleurs évolutives83. Ce mode d’organisation politique contraste nettement avec celui beaucoup plus rigide des Mossi centraux. Dans l’Ouest voltaïque, la dilution de l’autorité et du pouvoir, sa mobilité, sa négociation permanente entre des acteurs en quête de leadership, peuvent expliquer les difficultés qu’ont eu les troupes françaises à combattre les révoltés. Non seulement les têtes du mouvement ont souvent paru insaisissables aux Français, mais il faut aussi ajouter que de nombreux révoltés ont disposé d’armes à feu84. Ce n’est donc qu’au prix de la plus grande concentration de troupes et d’armement depuis la création de l’AOF que le pouvoir colonial est parvenu à éteindre les foyers « rebelles »85. Ceci aura pris plus de neuf mois, entre novembre 1915 et juillet 1916. Les combats ont parfois été extrêmement violents et meurtriers, et les troupes françaises ont connu de sévères défaites, à l’image de celle de Yankasso le 23 décembre 191586. Ce conflit semble à première vue peu en lien avec le Moogo. Nous allons montrer qu’il n’en a rien été. Tout d’abord parce que le conflit s’est étendu et a gagné la partie occidentale du cercle de Ouagadougou à partir de la fin du mois de décembre 1915. À cette date, nous montrerons que les troubles ont trouvé des points d’articulation avec les cercles « mossi », en particulier dans la zone la moins bien contrôlée par les autorités coloniales et les naaba de Ouagadougou à savoir le Kippirsi. Ensuite parce que le Moogo Naaba et ses chefs de province ont largement concouru à la répression qui a mis fin au mouvement. Les motivations qui ont présidé à leur participation aux campagnes des officiers Simonin et Molard vont retenir notre attention, tout comme les répercussions de ce conflit sur l’avenir politique de la monarchie. Mais revenons à la situation générale du Moogo en 1915. Le succès des campagnes de recrutement y a été inégal comme nous l’avons signalé plus haut. De même qu’à l’occasion des premiers contacts entre les Européens et les Mossi, les autorités coloniales se sont inquiétées de l’influence d’une partie de l’entourage musulman de naaba dont les rapports 83 Ibid., pp. 41-45. À la fin de l’année 1915, les populations révoltées ont réussi à regrouper à Dédougou 30.000 combattants dont 5 à 6.000 sont munis d’armes à feu, le plus souvent des fusils de traite à un coup se chargeant par la gueule. 85 Au total, les troupes françaises employées dans la région auraient atteint un effectif de 50.000 hommes dont la moitié sont des Tirailleurs sénégalais et le reste des auxiliaires africains. Les forces répressives disposent en outre de la plus grande concentration d’artillerie en AOF, c’est-à-dire six canons de montagne de 80 mm ainsi que quatre unités de mitrailleuses qui, malgré ce qu’écrivent Mahir Saul et Patrick Royer, ont déjà été employées quelques années plus tôt au moment de la conquête du Dahomè. Cf. Saul M. et Royer P., West African Challenge to Empire…, op. cit., p. 5. 86 Au cours de cette bataille, le commandant Simonin, chef de la colonne de Dédougou, dispose d’une supériorité numérique et de quatre canons de montagne dont Mahir Saul et Patrick Royer ont montré le rôle déterminant dans ce type de campagne. L’échec de Simonin est cuisant et lui vaut d’être relevé de son commandement puis remplacé par Molard, promu commandant supérieur des Troupes du HSN. 84 298 avec l’islam sont complexes. L’Administration redoute en particulier ce qu’elles nomment les « populations flottantes », c’est-à-dire des marchands musulmans, yarsé ou autres, qui font le lien entre le Moogo et les cercles situés plus à l’ouest87. Ceci explique l’établissement par les autorités du cercle d’un réseau de surveillance censé rendre compte de la présence et de l’influence de ces marchands ou d’autres personnalités religieuses musulmanes dans le Moogo. Au début du mois de décembre 1914, une première affaire a confirmé le pouvoir colonial dans cette crainte de voir surgir dans le Moogo une rébellion emmenée par des musulmans. Il s’agit du « complot des marabouts » qui trouve son origine dans la circulation présumée de lettres écrites en arabe provenant de la Côte-d’Ivoire d’après lesquelles l’arrivée du mahdi serait imminente et aboutirait au départ définitif des « Blancs »88. Ce qui est au début une simple rumeur provoque le départ de l’administrateur d’Arboussier pour Koudougou afin d’y démêler le vrai du faux. Le Larlé Naaba Pawitraogo est le principal dénonciateur de ce prétendu « complot ». Il accuse des musulmans de l’ « extérieur » d’avoir rédigé ces lettres qui, après traduction, ne font aucune allusion aux Européens89. Entre février et mars 1915, un procès expéditif est organisé à Dédougou. Il conduit à la condamnation d’une vingtaine de présumés coupables à de lourdes peines de prison. En avril, d’autres arrestations ont lieu et de nouvelles condamnations sévères sont prononcées à Ouagadougou. Mahir Saul et Patrick Royer, reprenant les conclusions de l’historienne Annie Duperray, montrent que le Moogo Naaba et ses dignitaires ont tenté d’éliminer certaines figures religieuses musulmanes qu’ils considéraient comme gênantes90. Cette hypothèse n’est pas dénuée d’intérêt si l’on se souvient que la Cour s’est montrée particulièrement méfiante face aux progrès de l’islam à l’époque précoloniale. L’argument de l’éveil du « fanatisme musulman » dans l’Ouest-Volta a effectivement pu fournir de prétexte pour la constitution d’une alliance temporaire entre la royauté, les missionnaires et le pouvoir colonial. Si l’on suit ce raisonnement, il est vraisemblable que les naaba aient cherché à prémunir le Moogo de toute influence venue des cercles de l’Ouest, d’autant plus que leur autorité était 87 « Rapport politique » juin 1915, HSN, cercle du Mossi, Ouagadougou, 30 juin 1915, ANCI 5EE 15 3/8. De Benoist J.-R., Église et pouvoir colonial…, op. cit., p. 244, et Saul M. et Royer P., West African Challenge to Empire…, op. cit., pp. 91-98. 89 En 1917, l’inspecteur général Picanon prouve que ces « documents », considérés par le Larlé Naaba et l’Administration du cercle comme des pièces à charge contre des musulmans influents, sont des faux, ou du moins qu’ils ne tiennent pas les propos qu’on leur prête. Il établit que ce « complot », monté de toutes pièces, a servi à masquer les abus commis par les fonctionnaires du cercle de Dédougou qui y ont exercé avec brutalité leur pouvoir discrétionnaire. Cf. De Benoist J.-R., Église et pouvoir colonial…, op. cit., p. 244. 90 Il s’agit en particulier d’Amaria de Léo qui sera arrêté par les Français et mourra dans des circonstances obscures en détention. Cf. Duperray A.-M., Les Gourounsi de Haute-Volta. Conquête et colonisation, 18961933, Stuttgart, Frantz Steiner Verlag Wiesbaden, 1984, pp. 175-180 et Saul M. et Royer P., West African Challenge to Empire…, op. cit., p. 96. 88 299 traditionnellement contestée dans les régions du Moogo au contact des Gourounsi. Enfin, l’échec de la révolte de 1908 semble avoir montré toutes les conséquences néfastes d’un hypothétique soulèvement armé des Mossi contre la puissance coloniale. Il est donc aisé de comprendre pourquoi Naaba Koom II et ses hauts dignitaires ont contribué à fournir des contingents afin de mâter la révolte de 1915-1916. Leur contribution a consisté dans un premier temps à fournir des cavaliers aux colonnes de Simonin et de Molard. Les troupes levées par le roi ont été soigneusement choisies. Le Moogo Naaba a tenu à envoyer une majorité d’hommes issus du lignage royal et donc jugés parfaitement loyaux91. Sur le plan stratégique, tout laisse à penser que la Cour a souhaité éliminer tous les éléments favorables à une « contagion » de la révolte dans le Moogo. C’est d’ailleurs la préoccupation principale de D’Arboussier qui est fermement décidé à tenir Koudougou. En novembre 1915, l’agitation y est vive92 et l’Administration y relève des actes d’hostilité qu’elle impute aux « Gourounsi » qui, refusant le recrutement, auraient menacé « de leurs flèches quiconque s’approchait d’eux pour essayer de les ramener », à commencer par les représentants du Larlé Naaba Pawitraogo93. Les naaba sont donc directement visés par les rebelles. À en croire Yamba Tiendrébéogo, cité par Patrick Royer et Mahir Saul, l’un des principaux chefs de guerre gourounsi, un certain Yombie, se serait moins soulevé contre les Français que contre les chefs mossi. Il est intéressant de noter que l’organisation de son armée est calquée sur le mode d’organisation politique des Mossi, ce qui est peu surprenant si l’on sait qu’il a été dans sa jeunesse le serviteur d’un kombéré. Son hostilité affichée aux naaba tient certainement à ses prétentions au leadership politique et militaire dans la région, ce qui le conduit à vouloir s’emparer de Ouagadougou afin d’y chasser le Moogo Naaba94… À la fin du mois de janvier 1916, cinquante cavaliers mossi participent à la « reconnaissance » conduite par d’Arboussier et combattent des « rebelles » à Koukouldi. L’administrateur se montre sans pitié ; il détruit et pille les villages défaits, par souci de faire des « exemples ». En février, tandis que la révolte gagne du terrain, d’Arboussier décide d’établir un barrage protégeant le Moogo matérialisé par de petits postes et fait occuper Sabou et Godi, respectivement situés à environ 30 et 18 km 91 « Rapport d’ensemble sur la politique dans le Cercle en 1916 », Haut-Sénégal-Niger, cercle du Mossi, doc. cit. Dans le cercle de Ouagadougou, les populations de la résidence de Koudougou ont été les premières a établir des contacts avec les Marka révoltés du cercle de Dédougou. Les premiers troubles survenus dans la région ne sont pas directement liés au soulèvement dans l’Ouest. Ils sont une réaction spontanée face aux recrutements. Mais, en décembre 1915, les « Kippirsiens » entrent en masse dans le mouvement. Cf. Saul M. et Royer P., West African Challenge to Empire…, op. cit., p. 271. 93 Rapport politique annuel pour l’année 1916, HSN, cercle du Mossi, Ouagadougou, s.d., ANS 2G 16 (AN 200 mi 1681). 94 Saul M. et Royer P., West African Challenge to Empire…, op. cit., pp. 279-280, et Tiendrébéogo Y., Histoire et coutumes royales…, op. cit., p. 68. 92 300 de Ouagadougou qui se voit ainsi dégarnie de ses maigres ressources. À peu près au même moment, le naaba de Boussouma prête main-forte au commandant de cercle afin de sécuriser la région du Nord-Ouest et chasser les quelques centaines de Touareg « pillards » qui y sont entrés95. En mars 1916, les troupes coloniales sont au bord de la catastrophe. Débute alors une nouvelle phase dans le conflit qui voit le théâtre d’opérations se déplacer rapidement. La colonne, après avoir gagné les localités de La et de Tiou, sont contraintes d’opérer vers le sud, dans la Résidence de Léo. L’heure est à la défense de Koudougou. Malgré quelques succès, les troupes conduites par le capitaine Cadence se lancent dans le sud et l’ouest de Koudougou afin de traquer les ennemis. Encore en août 1916, des poches de résistance sont signalées entre la Volta Noire et Koudougou, tandis que les villages défaits tardent à faire leur soumission. Néanmoins, la résistance a perdu de sa vigueur ; elle ne semble plus capable de sérieusement déstabiliser les autorités européennes96. Ce succès final, acquis au prix de durs combats, est non seulement dû à l’aide militaire apportée par les grands naaba, mais aussi à leur contribution à cette guerre psychologique menée contre tous ceux qui, dans le Moogo, auraient été susceptibles de rejoindre les rangs des révoltés. L’action des chefs en la matière vise à faire en sorte que leurs sujets soient imperméables aux appels à la révolte venus de l’Ouest tout en leur laissant entrevoir les bienfaits qu’ils peuvent tirer de la Pax Gallica. Plus précisément, les naaba relaient la propagande coloniale qui insiste sur la force du conquérant, le caractère inéluctable de sa victoire à la fois dans l’Ouest-Volta, mais aussi contre ses ennemis européens, ou encore sur sa prétendue capacité à assurer mieux que n’importe quelle autre puissance sa « mission civilisatrice ». Certains chefs se distinguent dans ce domaine, à commencer par Naaba Koom II, mais aussi les Laalé, Larlé et Boussouma Naaba à qui l’Administration rend grâce d’avoir su contenir la rébellion. Ces chefs ont aussi été mis à contribution afin de former une chaîne de renseignement fiable, appuyée par celle constituée par les Pères Blancs ainsi que des agents politiques africains envoyés dans les zones déclarées sensibles97. Pour autant, malgré la satisfaction des autorités du cercle qui louent, par exemple, la fidélité d’un Moogo Naaba sorti de son présumé caractère « amorphe »98, cette collaboration n’a pas été exempte de méfiance. Car l’Administration craint que derrière la bonne volonté affichée par les naaba ne se cache 95 « Rapport politique » janvier et février 1916, HSN, cercle du Mossi, Ouagadougou, 29 février 1916, ANCI 5EE 15 3/9. 96 M. et Royer P., West African Challenge to Empire…, op. cit., pp. 293-295. 97 Parallèlement à l’établissement d’un réseau de surveillance plus performant, le gouverneur du HSN donne l’ordre de réunir tous les matins à Ouagadougou les « marabouts influents » afin de croiser en leur présence les renseignements reçus sur leur compte. Cf. Lettre du lieutenant-gouverneur du HSN à toutes les résidences du « Mossi », 11 février 1916, ANCI 4BB 99. 98 « Commandant de Cercle en tournée dans Dédougou », 11 février 1916, ANCI 4BB 99. 301 les conditions d’une possible « trahison », ou tout au moins une sorte de double-jeu qui les verrait mettre en scène leur loyauté pour mieux la tromper99. Pour les administrateurs locaux, la meilleure façon de juger de l’état d’esprit des chefs est encore d’évaluer la rapidité avec laquelle ils parviennent à fournir de nouvelles recrues ainsi que les impôts. En 1916, le Baloum et le Kamsaogo Naaba donnent entière satisfaction, tout comme le Moogo Naaba dont l’un de ses fils, Dassongo Temba Naaba, intégré avec le grade de caporal dans le 61e BTS100. Mais pour d’Arboussier, l’Administration ne peut accorder au roi une confiance aveugle. Seule la force, pense-t-il, est comprise par les Mossi, ce qui vaut à Naaba Koom II d’être menacé en cas de manquement à ses devoirs. Voici ce qu’il écrit au sujet du monarque : « je n’ai pas dissimulé au MORHO-NABA et à ses chefs que nous ne céderions pas, qu’aucun des Français actuellement au Mossi ne quitteraient le pays et qu’après avoir eu raison des révoltés, nous traiterions les chefs comme ils le mériteraient, en particulier que nous punirions toute hésitation ou tiédeur de la part des nabas responsables »101. Il est évident qu’à ce moment, les autorités coloniales craignent toujours que ne se propagent des rumeurs selon lesquelles les Nasaara pourraient être chassés du Moogo. La démonstration de la force de frappe dont elles disposent est considérée comme la seule façon d’obtenir l’obéissance des Mossi qui repose moins sur un attachement volontaire que sur la menace102. Les témoignages de loyalisme dont a fait preuve la Cour n’ont donc pas encore suffi à convaincre le Cercle. Une fois le calme relatif restauré dans l’Ouest-Volta, le Moogo n’a pas pour autant été libéré de sa contribution à l’effort de guerre ; loin s’en est fallu. Les recrutements, pour un temps suspendus ou allégés, ont repris avec vigueur. En 1918, la Cour fait une nouvelle fois la démonstration éclatante de son engagement aux côtés de la France non sans avoir été séduite par les promesses qui lui ont été faites cette année-là. 1918 : grands efforts, grands espoirs… Après les soulèvements que l’AOF a connus en 1915-1916, les campagnes de recrutement sont non seulement réalisées avec plus de prudence, mais le gouverneur général les accompagne aussi de grandes promesses faites aux élites ainsi qu’aux simples administrés africains auprès desquels il recherche le consentement. La Métropole a plus que jamais besoin 99 Ibid. Ce prince trouve la mort le 16 avril 1917 lors de combats sur le Mont des Singes à Vauxaillon (département de l’Aisne). Sa tombe (n° 266) se trouve dans la nécropole de Champs, en Picardie. Cf. Conseil général de l’Aisne, La lettre du Chemin des Dames, « Hommages aux tirailleurs sénégalais », hors-série n° 4, 2007, p. 4. 101 « Commandant de Cercle en tournée dans Dédougou », doc. cit. 102 « Rapport d’ensemble sur la politique dans le Cercle en 1916 », HSN, cercle du Mossi, doc. cit. 100 302 des ressources économiques et humaines de ses colonies. Marc Michel rappelle en effet que les années 1917-1918 ont été « terribles », la première étant marquée par le sacrifice des Tirailleurs lors de l’offensive au Chemin des Dames103, la seconde par un effort intense afin de protéger Reims et de porter un coup décisif contre l’ennemi104. Ces événements se soldent par des pertes sévères dans les rangs des BTS. La « crise des effectifs » se fait à nouveau sentir tandis que le général Mangin relance l’idée d’un emploi massif des Tirailleurs sénégalais sur le front européen105. En 1918, après une pause vivement préconisée par le gouverneur général Van Vollenhoven, les recrutements reprennent massivement en AOF. La France et ses alliés attendent encore l’entrée en guerre effective des États-Unis. Le président du Conseil Georges Clemenceau doit rapidement trouver le moyen de compenser les terribles pertes subies par l’Armée française. Clemenceau fait partie de ceux à qui Mangin doit son retour en grâce. Les idées du général ont séduit « le Tigre », lui qui défend l’idée selon laquelle l’Afrique Noire peut encore fournir 50.000 Tirailleurs. Le contexte n’est cependant plus celui qui prévalait avant les soulèvements de 1915-1916. Si la guerre anticoloniale dans l’Ouest-Volta a été réprimée, le calme n’y est qu’apparent. Le Moogo a aussi montré qu’il n’était pas à l’abri d’un soulèvement populaire. En 1918, la crainte de voir le pays mossi gagné par la révolte justifie la présence de fortes escortes militaires à Ouagadougou, Koudougou et Yako106. Voici pourquoi, à l’image du reste de l’AOF, les pays voltaïques sont l’objet d’une grande campagne de séduction minutieusement préparée et conduite par Blaise Diagne, député africain du Sénégal depuis 1914, et promu haut-commissaire de la république pour la circonstance107. La venue de Blaise Diagne est précédée par la visite du lieutenant Abdel-Kader Mademba Sy, fils de fama ou « roi » de Sansanding (Soudan français), à Ouagadougou. Cet officier africain est l’archétype de ces élites qui combinent à la fois des registres ancien et 103 En mars 1917, les généraux Nivelle et Mangin y engagent des BTS dont l’instruction n’est pas terminée. Entre avril et mai, ce sont près de 35.000 Tirailleurs sénégalais qui sont regroupés sur le front de l’Aisne. Ils passent à l’attaque le 16 avril. À l’issue de la bataille, près de la moitié des effectifs des BTS sont mis hors de combat. Nivelle et Mangin sont relevés de leur commandement. Cf. Deroo É. et Champeaux A., La Force Noire…, op. cit., p. 73. 104 Michel M., Les Africains et la Grande Guerre…, op. cit., p. 95. 105 Marc Michel évalue le déficit d’hommes à 200.000 en janvier 1917. Cf. Michel M., Les Africains et la Grande Guerre…, op. cit., p. 96. 106 « Rapport sur le recrutement dans le Cercle du Mossi en 1918 », HSN, cercle du Mossi, 5EE 35. 107 Remarquons que Van Vollenhoven n’est pas favorable à la Mission Diagne. Tout d’abord parce qu’il se dit persuadé que les nouveau recrutements attendus ne pourront se faire que par la force, ce qu’il ne souhaite pas. Ensuite parce que l’étendue des pouvoirs dont dispose Diagne limite sérieusement sa marge de manœuvre. Van Vollenhoven démissionne en conséquence le 22 janvier 1918 et gagne le front avec le grade de capitaine. Il meurt au combat le 20 juillet. 303 nouveau d’autorité. Son père compte parmi les notables africains influents qui ont établi des parcours d’accommodation avec les officiers français de la conquête. Après la prise de Ségou par les troupes coloniales en 1890, son soutien lui a valu de recevoir d’Archinard le titre de fama qui s’est transmis dans la famille. Abdel-Kader jouit de la renommée de son père et surtout de l’image d’ « ami de la France » que ce dernier a laissée. En 1914, il s’engage comme Tirailleur sénégalais et participe avec bravoure à la campagne des Dardanelles où il est gravement blessé en 1915. À la suite de son inscription à l’école militaire de Cassis, il obtient le grade de lieutenant, et est élevé au grade de chevalier de la Légion d’honneur. Remarquons que la promotion d’un Africain « noir » à un grade d’officier est à cette époque – et pour longtemps encore – particulièrement rare. Elle est incontestablement une source de prestige et constitue en soi un argument en faveur de la reconnaissance de la France à l’égard de ceux qui l’ont servie. Blessé à nouveau lors de la bataille de Verdun, Abdel-Kader n’est plus employé au front, mais continue de participer à l’effort de guerre, notamment en usant de sa notoriété afin de convaincre les chefs et sujets ouest-africains de s’engager dans l’Armée108. En 1918, Abdel-Kader, protégé par Mangin, entreprend un périple en AOF afin de déterminer la réalité du « traumatisme » vécu par les populations africaines lors des précédents recrutements. Mais cette « mission » n’a rien d’officiel. Comme le souligne Myron J. Echenberg, Abdel-Kader a gagné le Soudan pour des « raisons de santé ». Le rapport qu’il produit conclut à la possibilité de mener de nouveaux recrutements en AOF, mais avec plus de tact et de prudence. Il montre notamment que les révoltes de 1915-1916 ne sont pas seulement dues aux levées de tirailleurs, mais avant tout à la ponction d’une main-d’œuvre destinée à la construction de routes, aux dérives dont se seraient rendus coupables les forces de police des cercles et, enfin, à l’absence de compensations matérielles liées aux blessures reçues par les tirailleurs démobilisés109. Le 26 avril 1918, le lieutenant Mademba arrive à Ouagadougou où il aurait obtenu toute l’attention du Moogo Naaba et de ses hauts-dignitaires. Pour le Cercle, Mademba a su faire preuve d’habileté en « jouant et de sa situation d’officier et de sa qualité de fils d’un grand chef indigène, entrer dans la confiance des Naba et obtenir d’eux des promesses suivies d’effet »110. Les Pères Blancs racontent que le Moogo Naaba aurait écouté avec « placidité son discours » et aurait répondu ceci au lieutenant : « il y a longtemps que j’ai donné mon cœur à la France et comme je n’en ai qu’un, je ne puis pas lui 108 Echenberg Myron J., Les Tirailleurs sénégalais en Afrique occidentale française, 1857-1960, Paris, Karthala, 2009, pp. 78-82. 109 Ibid., p. 82. 110 « Rapport sur le recrutement dans le Cercle du Mossi en 1918 », HSN, cercle du Mossi, doc. cit. 304 en donner un autre »111. Cette belle démonstration de loyauté et de fidélité à l’égard de la France cache la teneur réelle des propos échangés entre les deux hommes. Que lui a promis Mademba Sy ? Qu’est-ce que le Moogo Naaba pense avoir à gagner en témoignant avec tant de force son « amour » pour la Métropole ? Nous n’en savons hélas rien. Mais les promesses ont dû être suffisamment séduisantes pour que Naaba Koom II ait accepté de participer activement à la campagne de recrutement à venir. C’est qu’à l’inverse de Van Vollenhoven, Mademba pense encore pouvoir lever un nombre très important d’hommes en AOF, particulièrement dans le HSN. Cette opinion a fortement influencé Diagne112. Quant au Moogo Naaba, il a eu sous les yeux la preuve du prestige que peuvent tirer les élites anciennes de leur engagement aux côtés de la France. Le roi a aussi certainement conscience du risque qu’il court à voir des roturiers acquérir un prestige plus grand que les naaba à la suite de leur engagement sur le front. La question des décorations n’est, par exemple, pas anecdotique. Le souverain s’y montre sensible, lui qui est élevé en septembre 1914 à la dignité de commandeur de l’Étoile noire du Bénin pour son soutien affiché lors de la mobilisation. La position du souverain est aussi fortement tributaire du règlement d’une sombre affaire qui touche son frère. Celui qui est Djiba Naaba a en effet été arrêté en janvier 1917 pour ce vague motif d’ « exactions assez vives »113. La nouvelle a sonné comme un coup de tonnerre dans le royaume. Le Djiba Naaba paraissait jusque-là intouchable. Après les sacrifices consentis par la Cour en temps de guerre, nul ne pouvait imaginer qu’un membre si proche de la famille royale puisse être inquiété par le Cercle. Naaba Koom II a décidé d’aller en personne plaider la cause de son frère auprès du commandant de cercle et du Père supérieur. À chacun, il a répété qu’il est encore préférable de voir son frère mourir plutôt que d’être destitué114. L’ensemble des naaba subalternes de Ouagadougou se sont mobilisés dans cette affaire. Les missionnaires comptent parmi les premiers à faire savoir à d’Arboussier à quel point l’arrestation du Djiba Naaba constitue une mesure impolitique115. Pour le Père supérieur, nul doute que le contexte, encore sensible à la suite de la révolte de 1915-1916, impose au commandant plus de retenue. Pour eux, « la politique doit avoir le pas sur la justice »116. Le 2 février 1917, le Djiba Naaba peut sortir de prison. Le roi est heureux et le 111 Diaire du 28 avril 1918, APBO. Echenberg Myron J., Les Tirailleurs sénégalais en Afrique occidentale française…, op. cit., p. 82. 113 « Rapport politique janvier-février-mars 1917 », HSN, cercle du Mossi, Ouagadougou, 1er avril 1917, ANCI 5EE 15 2/1. 114 Diaire du 26 janvier 1917, APBO. 115 Ibid. 116 Diaire du 27 janvier 1917, APBO. 112 305 fait savoir en organisant le tir de coups de fusil en son honneur117. Dans ces circonstances, la mission de Mademba Sy est arrivée à point nommé afin d’obtenir du souverain son concours au nouvel effort de guerre demandé au Moogo en 1918. La mission de Blaise Diagne, débutée en février 1918, est promise à un plus grand retentissement. Les moyens engagés pour son bon déroulement sont conséquents. Diagne dispose en effet d’importantes ressources politiques et financières. Ses prérogatives de hautcommissaire lui accordent une certaine indépendance à l’égard du gouverneur général. Le député du Sénégal peut également s’appuyer sur la mise en place de mesures concrètes d’incitation destinées à séduire les jeunes gens : primes personnelles, aide aux familles, emplois réservés pour les combattants démobilisés, citoyenneté française pour les plus méritants, décorations prestigieuses, possibilité d’obtenir des grades convoités, etc. Marc Michel a rendu précisément compte de la scénographie qui a été déployée au cours de ce qu’il qualifie de véritable « tournée de propagande, d’action psychologique »118. L’écrivain Hampâté Bâ a lui aussi décrit cet évènement. Relatant le débarquement de la mission Diagne à Dakar le 18 février 1918, il y décrit un député « entouré d’un brillant état-major composé de jeunes officiers tous noirs, galonnés d’or, gantés de blanc, bardés de médailles et de fourragères. Ils étaient tous de bonne extraction et chacun d’eux pouvait se vanter d’avoir une devise traditionnelle de famille, ce qui équivalait aux écussons et blasons des anciennes familles nobles d’Europe »119. Tout était donc fait pour séduire les notables africains, et tout laisse à penser que le Moogo Naaba et sa Cour ne pouvaient y être insensibles. La suite de la mission le confirme. Le 9 mai 1918, Diagne se rend à Ouagadougou où il est reçu en grande pompe. L’administrateur du cercle a tenu à ce que soit rassemblé sur la place principale le plus grand nombre possible de personnes. Africains et Européens s’y sont rendus afin d’entendre le discours du député. Les naaba, toujours appelés lorsqu’il s’agit d’accueillir des personnalités à Ouagadougou, sont nombreux à avoir répondu à l’invitation. Le spectacle commence par l’entrée en scène de neuf automobiles dont les Pères disent qu’elle a frappé « l’imagination de la foule qui ne regarde guère que cela »120. À 17 heures, la « grande palabre » peut commencer. Aucun des propos tenus ce jour n’ont été rapportés par l’Administration ou la Mission. Nous savons cependant que leur réception a été très différente selon qu’ils ont été reçus par le public européen ou africain. Les Pères constatent que « Les Européens sont unanimes à reconnaître que M. le Commissaire a dit d’excellentes choses en 117 Daire du 2 février 1917, APBO. Michel M., Les Africains et la Grande Guerre…, op. cit., p. 70. 119 Hampâté Bâ A., Amkoullel, l’enfant peul…, op. cit., pp. 457-458. 120 Diaire du 9 mai 1918, APBO. 118 306 un excellent langage »121. L’effort demandé les concernait d’ailleurs peu. Les naaba, de leur côté, ont aussi été sensibles à la rhétorique du haut-commissaire. Mais les fonctionnaires du cercle doutent qu’ils en aient saisi toutes les subtilités tout en estimant qu’ils « ont parfaitement compris l’essentiel, et [qu’] il ne faut pas se dissimuler que leur zèle a été singulièrement stimulé par les promesses qui leur ont été faites. Quand et comment nous en réclameront-ils la réalisation, voilà ce qu’il est difficile de déterminer, mais je ne doute pas que beaucoup y songent en leur for intérieur »122. Nous voyons bien qu’implicitement, la relation qui se noue entre les autorités métropolitaines et la Cour sont contractuelles. L’engagement pris entre les deux parties est oral. Il doit se traduire dans les faits. Le roi et ses chefs de province forment bien une classe politique qui ne dispense ses services et ses efforts qu’à la hauteur des retombées qu’ils espèrent en tirer. On est loin du discours lénifiant sur l’attachement affectif des élites africaines à l’égard de la France. Reste à déterminer ce que la Cour espère obtenir en contrepartie de son aide. Marc Michel fait savoir que Blaise Diagne a été attaqué pour avoir « acheté » les chefs africains123. Certains faits semblent aller dans ce sens. Sa « politique des avantages » repose en effet sur un capital financier de 800.000 francs lui permettant de dispenser avec prodigalité des récompenses financières à ses interlocuteurs africains. Les élites anciennes sont concernées. Les « chefs coutumiers » auraient ainsi reçu entre 6 à 20 francs par recrue124. Cependant, non seulement l’existence de ces arrangements n’est pas prouvée mais, de plus, il convient de ne pas reprendre sans esprit critique les propos de fonctionnaires européens qui n’ont eu de cesse de faire passer « le chef noir » pour un être cupide et corruptible. Une fois de plus, nous affirmons que les membres de la Cour, à commencer par Naaba Koom II, sont avant tout des chefs politiques soucieux de préserver leurs institutions royales. Sans nul doute la politique d’association préconisée par Van Vollenhoven en 1917 a-t-elle séduit les grands naaba. Pour l’éphémère gouverneur général, celle-ci s’appuie sur l’idée selon laquelle il convient de respecter l’ « état d’avancement » des sociétés colonisées, et en particulier leur système politique et social qui ne doit être corrigé qu’à la suite d’un lent et progressif processus d’acculturation. Les systèmes politiques africains fortement organisés doivent donc être mis à profit par une Administration coloniale disposant généralement de très peu de moyens humains. Par ailleurs, Van Vollenhoven se dit persuadé que les Africains ne peuvent se passer 121 Ibid. « Rapport sur le recrutement dans le Cercle du Mossi en 1918 », HSN, cercle du Mossi, doc. cit. 123 Marc Michel cite notamment le cas de l’écrivain antillais René Maran qui, dans les années 1920, a épousé le parti des populations sujettes contre Diagne qu’il fait passer pour une pure créature du système colonial français. Cf. Michel M., Les Africains et la Grande Guerre…, op. cit., p. 71 et 234. 124 Ibid., p. 71. 122 307 de leurs chefs qu’ils considèrent comme leurs parents125. La circulaire qu’il promulgue le 15 août 1917 relative aux « chefs indigènes et leur utilisation »126 va donc dans le sens de l’obligation qu’il y a pour les commandants de cercle à respecter les chefs et leur éviter toute forme d’humiliation. Van Vollenhoven leur recommande de « procéder avec tact » avec les chefs, et de ne jamais perdre de vue qu’ils sont « d’autant plus respectés par les populations, qu’ils sont mieux traités par nous-mêmes »127. À cet effet, les administrations locales ont le devoir de rehausser la solde des chefs et d’améliorer leurs moyens d’existence. Mieux, le gouverneur général souhaite rappeler leur rôle précieux d’auxiliaires de l’administration et, à ce titre, la nécessité qu’il y a à les associer plus étroitement aux affaires des cercles et cantons tout en les sélectionnant soigneusement. Très clairement, Van Vollenhoven opte pour un style de gouvernement « indirect » plus proche de celui à l’honneur dans les colonies britanniques, affirmant avec conviction que « le commandant de cercle perd toujours le contact quand il cherche à l’établir directement »128. Enfin, il prévoit que les « chefs coutumiers » soient plus fréquemment récompensés pour leurs services, notamment par une facilité plus grande à obtenir des décorations telles que la Légion d’honneur ou l’Étoile noire du Bénin129. Pour autant, il juge que les élites africaines qui se sont rendues coupables de fautes graves doivent être sanctionnées, mais que ces sanctions doivent être moins fréquentes, plus justes et ne doivent dépendre que du jugement du gouverneur de la colonie. Enfin, Van Vollenhoven rappelle sans ambiguïté qu’il « n’y a pas deux autorités dans le cercle, l’autorité française et l’autorité indigène ; il n’y en a qu’une ! Seul le commandant de cercle commande ; seul il est responsable »130. Le chef, pour reprendre une autre de ses expressions, n’est donc qu’une « simple courroie de transmission » parfaitement indispensable, certes, mais subordonnée à l’autorité administrative. Si les bénéfices de cette circulaire peuvent paraître limités pour les chefs, ils sont en réalité cruciaux dans la mesure où leur statut de fonctionnaire est officiellement reconnu ce qui vaut officialisation et pérennisation de leurs fonctions « coutumières ». Cette vision va dans le sens des promesses faites par Diagne. 125 Salifou Bertrand, Les Chefs traditionnels et leur participation au pouvoir politique en Afrique: les cas du Burkina et du Niger, thèse de doctorat en science politique, Université de Reims Champagne-Ardenne, 20062007, p. 14. 126 Circulaire du 15 août 1917, Bulletin du Comité de l’Afrique Française, n° 1-2, décembre 1917, p. 270. 127 Ibid. 128 Ibid. 129 Skinner E.P., The Mossi of the Burkina Faso…, op. cit., p. 162. 130 Circulaire du 15 août 1917, Bulletin du Comité de l’Afrique Française, op. cit. 308 À en croire le rapport sur le recrutement de 1918 dans le « Mossi », les naaba ont donné entière satisfaction aux autorités du cercle131. Par prudence, ces dernières ont d’ailleurs revu le nombre de recrues attendues à la baisse. Le chiffre est en effet ramené de 12.000 à 8.000 hommes132. Mais, avec le concours de la royauté, ce sont 10.000 hommes qui sont levés sur un total de 63.000 pour l’ensemble de l’AOF. Dans le Moogo comme dans le reste de l’Afrique française, la mission Diagne s’est donc soldée par un grand succès. Les grands naaba du Plateau Central ont tenu à donner personnellement l’exemple en mettant en scène le départ pour l’Armée de leurs proches. Comme Naaba Koom II qui a convaincu son frère, le Djiba Naaba, de s’engager sous les drapeaux. Le départ de ce prince en avril 1918 a eu un grand retentissement dans le Moogo, ce que confirment les Pères Blancs selon qui cet « exemple n’a pas tardé à porter ses fruits. Tous les grands nabas, tous les chefs de canton, se croient obligés d’en faire autant, et ils viennent présenter qui leur fils, qui leur frère »133. Quel meilleur moyen pour le Djiba Naaba de faire amende honorable après sa mise en cause dans des affaires d’ « exactions » ? Comment le Moogo Naaba aurait-il pu mieux faire comprendre aux autorités coloniales à quel point il désire trouver un terrain d’entente avec elles ? Les chefs de provinces n’ont pas été en reste. Soutenus par la Mission qui n’a rien vu d’immoral à participer aux combats pour la « Mère Patrie », le Gounga Naaba s’est décidé à présenter à la Commission de recrutement son fils, Michel, et le Baloum Naaba ses frères Étienne et Georges, tous trois baptisés134. Le Baloum Naaba Tanga compte d’ailleurs parmi les chefs les plus zélés. Non content de voir une partie de sa famille prendre le chemin du front, ce kug zindba s’est également employé à fournir vingt-six sogoné, geste de bonne volonté qui n’est guère compris par les missionnaires qui s’interrogent : « N’y a-t-il pas un peu d’exagération ? Après tout on ne demande que huit à dix mille hommes au Mossi, Ouahigouya compris »135. Les naaba ont effectivement fourni des recrues bien au-delà des exigences du Cercle ; ils n’ont par conséquent pas été les simples instruments passifs de l’Administration. 131 Il n’existe aucune donnée statistique fiable permettant d’évaluer la part qu’ont pris les Mossi dans la composition des BTS. Elle serait de toute façon à prendre avec précaution car il nous paraît difficile d’avancer avec certitude les critères retenus pour qualifier un Tirailleurs sénégalais de « Mossi » ou autre. Cependant, Marc Michel a tenté de réaliser un calcul visant à montrer la composition « ethnique » des BTS ayant pris part aux combats du Chemin des Dames en 1917. Il en ressort que les ressortissants du HSN ont été surreprésentés, de même que ceux de la Guinée. Sur 6.000 cas de Tirailleurs appartenant aux BTS de ligne examinés, 37% seraient « Mandingues » (Bambara et Malinké). Les Wolof compteraient pour 10%, les Toucouleur 9%, les Mossi 5,5%, ce qui les placerait devant les Djerma et les Haousssa (5,3%). Michel M., Les Africains et la Grande Guerre…, op. cit., p. 97. 132 « Rapport sur le recrutement dans le Cercle du Mossi en 1918 », HSN, cercle du Mossi, doc. cit. 133 Diaire du 28 avril 1918, doc. cit. 134 Ibid. 135 Diaire du 30 avril 1918, APBO. 309 Le 16 décembre 1918, près d’un mois après l’armistice, cette bonne volonté vaut au Moogo Naaba de recevoir les chauds remerciements du gouverneur du HSN venu en personne à Ouagadougou afin de lui remettre les insignes de chevalier de la Légion d’honneur. Si la cérémonie qui s’ensuit ne connaît qu’un retentissement limité, c’est en raison de la grippe espagnole qui sévit alors dans le Moogo. Le retour du Djiba Naaba du front est quant à lui célébré en grande pompe le 3 octobre 1919 à Ouagadougou non sans avoir pu bénéficier avant d’un voyage afin de découvrir la Métropole136. La puissance coloniale n’en reste d’ailleurs pas là. D’autres récompenses de taille attendent la Cour royale, en particulier l’annonce de la création d’une nouvelle colonie faisant des Mossi la population majoritaire du nouvel ensemble et la capitale de leur Moogo Naaba le centre politique et administratif de la nouvelle entité administrative. La création de la Haute-Volta, une colonie pour les Mossi ? Les raisons de la création d’une nouvelle colonie en AOF La guerre a crument révélé des problèmes administratifs rencontrés depuis la création du cercle du Mossi. Celui-ci, très vaste et densément peuplé, ne dispose que d’un très petit nombre de fonctionnaires européens. Le caractère du conflit, marqué par un fort besoin d’hommes et de ressources naturelles aussi bien que financières, a révélé la fragilité de son encadrement administratif tout comme celle de son organisation économique137. Comme nous l’avons vu plus haut, c’est précisément le caractère lâche et ponctuel du contrôle colonial qui explique en grande partie le développement de la révolte de l’Ouest-Volta. C’est également lui qui explique à quel point la mobilisation dans le Moogo a si étroitement dépendu du concours des naaba. Les autorités coloniales, aussi bien à Dakar qu’à Bamako, ont pu avoir le sentiment qu’elles n’étaient pas « maîtresses chez elles » et que, par conséquent, leur « œuvre colonisatrice » n’en était qu’à ses débuts. La scission projetée de l’imposant territoire du HSN doit rendre le contrôle colonial plus effectif en créant de nouveaux « centres d’impulsion »138 136 Diaire du 3 octobre 1919, APBO. Le cas du cercle du Mossi est édifiant. En 1918, bien que peuplé par plus d’un million d’habitants, il n’est administré que par une vingtaine de fonctionnaires européens. Cf. Lettre du gouverneur du HSN au gouverneur général de l’AOF à Dakar, a/s « de la division du Haut-Sénégal-Niger en deux colonies distinctes », Bamako, 14 septembre 1918, ANS 10G 8/107. 138 Cette expression est courante à l’époque considérée. Elle est l’expression d’un modèle « centre-périphérie », mais rend mieux compte de la fragilité du pouvoir colonial vu comme une sorte d’énergie qui connaît une forte déperdition à mesure que l’on s’éloigne du gouvernement général ou des chefs-lieux de colonie. 137 310 économiques et politiques, c’est-à-dire rapprocher les populations locales de l’Administration tout en leur rappelant que les « Blancs » ne sont pas prêts de partir. Peu de temps avant la fin du premier conflit mondial, le gouverneur général provisoire de l’AOF Gabriel Angoulvant a souhaité mettre à l’étude un projet visant à diviser le territoire du HSN en deux colonies distinctes. Ce projet répond en grande partie au choc provoqué par le soulèvement de 1915-1916. Ces événements ont en effet placé sous une lumière crue les graves disfonctionnements dont a souffert la colonie. Remarquons du reste que les cicatrices de cette guerre anticoloniale ne sont pas encore refermées à la fin de l’année 1918. Certaines régions assez proches de Ouagadougou restent instables tel que le pays lobi où l’administrateur Labouret signale la persistance de troubles139. Plus aucun soulèvement de grande envergure n’y est constaté, mais les campagnes de désarmement peinent à produire leurs effets et les esprits ne sont pas encore apaisés. La crainte exprimée par le gouverneur général ou par celui du HSN est bien de revivre les événements de 1915-1916. La création d’une nouvelle colonie est envisagée comme un moyen de mieux tenir en main des populations dont de nombreux fonctionnaires coloniaux pensent qu’elles n’ont aucune raison d’avoir perdu leur « esprit d’indiscipline ». Or, l’éloignement du chef-lieu du HSN (BamakoKoulouba) à l’égard des territoires récemment soulevés140 ne permet pas au gouverneur d’apporter rapidement une réponse en cas d’insurrection. L’administrateur de la colonie fait ainsi part au gouverneur général de la nécessité de faire « œuvre d’apaisement et de mise en confiance » dans la région de Dédougou, de Bobo, du Lobi, mais aussi de Ouagadougou141. La création d’une nouvelle colonie regroupant des populations « sensibles » pourrait, dans l’esprit du gouverneur, permettre de mieux les contrôler à partir d’un centre administratif géographiquement plus proche d’elles. La réorganisation envisagée est aussi influencée par des clichés censés rendre compte du « caractère » des « races » composant le HSN. L’Administration juge en effet l’état d’ « avancement » des sociétés africaines, c’est-à-dire leur « degré de civilisation », à l’aune de leur docilité mais aussi de leur organisation politique qui est plus ou moins centralisée et plus ou moins étendue. Les troubles de 1915-1916 sont analysés à l’aide de grilles d’analyse aussi schématiques. Ils révèleraient l’existence de deux « blocs antagonistes » coïncidant avec deux grandes aires « ethniques » : l’une, à l’ouest du cercle du Mossi, est considérée comme 139 Lettre du gouverneur du HSN au gouverneur général de l’AOF, 14 sept. 1918, doc. cit. Nous pouvons l’évaluer à 600 ou 700 km si l’on prend en compte la distance séparant Bamako de la partie orientale des cercles de Bobo-Dioulasso et de Dédougou. Cette distance est d’autant plus grande qu’à cette époque, peu d’automobiles circulent dans la colonie. Les ouvrages d’art, notamment les ponts, sont encore peu nombreux et l’état des pistes rend difficile tout déplacement, particulièrement pendant la saison pluvieuse. 141 Lettre du gouverneur du HSN au gouverneur général de l’AOF, 14 sept. 1918, doc. cit. 140 311 « anarchique » et « rebelle » à toute forme d’autorité ; l’autre, située à l’est, est dominée par des Mossi et autres « populations apparentées » qui constitueraient un pôle de stabilité et de loyauté à l’égard de la puissance coloniale. Pourtant, nous savons qu’à Ouagadougou comme à Koulouba, les administrateurs coloniaux n’ignoraient pas que la guerre anticoloniale aurait pu trouver une extension en pays mossi. Mais les faits sont là, têtus : le Moogo n’a pas été sérieusement gagné par les troubles. Au contraire, à de nombreuses reprises, la majorité des naaba ont témoigné à la Métropole leur fidélité, non pas seulement par le verbe, mais aussi par les actes. Mieux, le concours des naaba pendant la répression de la révolte a été d’une grande aide pour les colonnes françaises. C’est également à eux que les autorités coloniales ont dû, dans une large mesure, la circonscription du conflit à la partie occidentale du Moogo. L’administrateur en poste à Ouagadougou, tout comme le gouverneur général, a été conforté dans l’idée que la politique d’association suivie de façon plus ou moins rigoureuse dans le cercle du Mossi est la bonne option, celle qu’il convient de poursuivre. Les directives de Van Vollenhoven vont dans ce sens. Plutôt que de porter atteinte aux institutions royales, l’idée dominante en 1917-1918 consiste davantage à les instrumentaliser tout en les canalisant, ainsi qu’à choisir plus soigneusement les chefs jugés « capables » et « prometteurs ». Nous nous demandons dans quelle mesure les projets de réorganisation formulés en 1918 ont pris en compte la nature des institutions politiques prévalant dans le Plateau central. S’il est à peu près certain que la décision de scinder le HSN n’a pratiquement aucun rapport avec la loyauté affichée par des monarchies mossi solides, nous n’en dirions pas autant de celle qui a consisté à créer un nouveau territoire englobant sans les séparer tous les commandements mossi, et dont le centre administratif sera finalement fixé à Ouagadougou, capitale du Moogo Naaba. Selon le gouverneur général Martial Merlin, le choix de créer cette nouvelle colonie centrée sur la capitale royale n’a été justifiée qu’aposteriori par le fait qu’un « ordre féodal » règne dans le Moogo142. Le gouverneur voit d’ailleurs dans les chefferies mossi des traces de « barbarie » qu’il juge incompatible avec le mode de gouvernance coloniale, mission civilisatrice oblige… En réalité, les arguments économiques ont joué un rôle majeur dans la prise de décision finale. Le contexte d’immédiat après-guerre y est favorable. L’effort économique sollicité par une Métropole en guerre a renforcé l’intervention de l’État dans les questions économiques de l’AOF afin d’intensifier sa production de matières premières. Tout en renforçant le schéma de dépendance liant la Métropole à son empire, le gouvernement a aussi 142 « Note au sujet de la Haute-Volta », gouvernement général de l’AOF, Dakar, 16 mars 1920, ANS 10G 8/107. 312 constaté la défaillance des ses infrastructures de transport par comparaison avec la situation des colonies britanniques. De plus, la guerre a renforcé le système des monocultures et n’a donc pas autorisé la diversification de la production. Enfin, les grandes maisons de commerce marseillaises ou bordelaises ont dû subir l’âpre concurrence des Britanniques et des marchands syro-libanais143. Toutes ces raisons expliquent en partie l’élaboration de « projets grandioses »144 qui ne sont pas étrangers à la réorganisation de l’AOF. Pour ce qui nous concerne, l’idée est de développer les transports afin de désenclaver le cœur de l’AOF et de mettre à profit les colonies enclavées au bénéfice de territoires côtiers jugés plus prometteurs comme le Sénégal, la Guinée ou la Côte-d’Ivoire. Remarquons que la plupart des axes de communication ne forment pas encore un véritable réseau. Le cas du chemin de fer est éclairant145. En 1918, il n’est constitué que par des tronçons qui partent de la côte et se prolongent vers l’intérieur des terres sans être raccordés. Les deux principales lignes, le « Thiès-Kayes » ainsi que le chemin de fer « de Côte-d’Ivoire », ne sont pas connectées entre elles, sans parler de la ligne « Conakry-Niger », elle aussi isolée146. La lenteur des travaux, respectivement débutés en 1883 et en 1903 pour les deux premières lignes, s’explique aussi bien par leur coût élevé que par la dureté du travail imposé à une main-d’œuvre africaine sollicitée dans le cadre du travail forcé. Les déplorables conditions de vie qui ont frappé les manœuvres ainsi que la brutalité de leur recrutement ont rapidement posé d’importants problèmes aux autorités coloniales. D’autant plus que des soulèvements ont éclaté à cette occasion comme celle des « Abbey » en Côte-d’Ivoire dont la répression a été d’une grande violence en 1910. Les colonies du Sénégal et de la Côte-d’Ivoire ont donc particulièrement besoin d’une main-d’œuvre docile et abondante, une demande confirmée par le secteur privé et plus précisément les planteurs européens. Le Moogo, qui passe déjà pour un inépuisable réservoir d’hommes, s’est précisément signalé pendant la guerre par son calme ; il a prouvé que ses naaba étaient parfaitement capables d’opérer un tel recrutement de main-d’œuvre147. 143 Michel M., Les Africains et la Grande Guerre…, op. cit., pp. 216-218. Marseille Jacques, Empire colonial et capitalisme français : histoire d’un divorce, Paris, Albin Michel, 2005, p. 352. 145 Voir notamment Simonis Francis, « Les militaires et les transports au Soudan français à la fin du XIXe siècle » in Almeida-Topor Hélène (d’), Lakroum Monique, Chanson-Jabeur Chantal (dirs.), Les Transports en Afrique, XIXè-XXè siècle, Paris, L’Harmattan, 1992, pp. 109-118. 146 La ligne Thiès-Kayes, d’orientation est-ouest, doit relier les deux tronçons déjà existants entre Dakar et SaintLouis ainsi que Kayes au Niger. Le chemin de fer « de Côte-d’Ivoire », d’orientation nord-sud, est censé joindre Abidjan, dont les travaux portuaires ont débuté en 1903, à son arrière-pays. En 1912, la ligne atteint la ville de Bouaké dont elle devient le terminus jusqu’en 1923. 147 L’historien Daouda Gary-Tounkara fait savoir que, dès 1903, de la main-d’œuvre venue de la partie méridionale du HSN est employée sur le chantier ferroviaire ivoirien. Les recrutements concernent particulièrement les régions de Bobo, Koutiala et Sikasso. Il note qu’entre 1904 et 1912, le nombre de 144 313 La volonté de réorganiser l’AOF coïncide par conséquent avec la volonté de dynamiser les échanges dans la zone sahélienne ainsi qu’entre les pays de la côte et ceux de l’intérieur. Enfin, la volonté d’assurer aux colonies leur essor économique impose une pression fiscale accrue dans la mesure où, depuis la loi de 1900, le Gouvernement général ne prend en charge que les projets interterritoriaux. Tout ceci suppose que les populations du Bassin de la Volta puissent dégager des ressources suffisantes pour pouvoir s’acquitter de leur impôt de capitation en monnaie européenne. Toutes ces motivations sont, à n’en pas douter, dans l’esprit du gouverneur général Angoulvant lorsqu’il commande en février 1918 un rapport préparatoire relatif à la réorganisation de l’AOF. Sa rédaction est confiée à Maurice Delafosse, un ethnographe réputé. Comme nous allons le montrer, ses travaux n’ont pas manqué de susciter de vives controverses parmi les hauts fonctionnaires dont l’avis a été sollicité. De ces débats, il ressort que la physionomie du territoire à créer n’a rien eu d’évident. Les différents projets à l’étude Loin de l’idée selon laquelle les territoires coloniaux africains ont toujours été créés de façon arbitraire, la réorganisation de l’AOF a été pensée en tenant compte de certaines réalités sociales, économiques et politiques. C’est tout le sens des propos tenus par Merlin selon qui la scission du HSN ne peut revenir à « répartir, aussi exactement que possible, entre deux colonies, le chiffre des kilomètres et le nombre des habitants du Haut-Sénégal-Niger actuel, ou plus simplement de tracer sur la carte une frontière absolument régulière », mais doit plutôt être réalisée en fonction « de tous les éléments qui doivent concourir à la prospérité du pays et au perfectionnement de nos méthodes administratives »148. Parmi les questions envisagées, celles ayant une dimension « ethnologique » ne sont pas absentes. Les autorités à Dakar n’entendent pas bâtir des ensembles territoriaux non viables sur le plan administratif et économique. Elles pensent que leur stabilité tient notamment à l’homogénéité des populations qu’ils regroupent. N’oublions pas que l’influence de la politique des races de Ponty se fait toujours sentir. Rien d’étonnant donc à ce que le gouverneur Clozel confie à travailleurs y a été multiplié par cinq, passant de 2.000 à 10.000 hommes. Gary-Tounkara D., Migrants soudanais/maliens et conscience ivoirienne…, op. cit., pp. 36-41. 148 Lettre du gouverneur général de l’AOF au ministre des Colonies, a/s « Division du Haut-Sénégal-Niger en deux Colonies distinctes », Dakar, 3 décembre 1918, ANS 10G 8/107. 314 Delafosse la rédaction de l’avant-projet149. En 1918, ce dernier est directeur du Service des Affaires civiles du Gouvernement général. Sa carrière coloniale est déjà longue. Après avoir suivi des cours d’arabe à l’École des Langues orientales, Delafosse, fasciné par les expéditions de Binger, se voit confirmé dans son attirance pour l’Outre-mer. En 1891, il embarque pour l’Algérie auprès des Frères armés du Sahara. C’est donc en compagnie des missionnaires que commence sa carrière en Afrique. Elle se poursuit en 1894 en Côte-d’Ivoire après que Binger, son gouverneur, l’eut chaudement recommandé auprès du ministre des Colonies. Il y devient commandant de cercle du pays Baoulé et dispose de plusieurs charges d’enseignement tout en se livrant à l’étude des langues150 et de l’histoire ouest-africaines. Au cours de l’été 1902, il découvre le pays lobi et birifor ; premier contact avec les populations du Bassin de la Volta. Puis, en 1908, il passe au service d’Angoulvant, à ce moment gouverneur de la Côte-d’Ivoire, avec qui les relations sont houleuses : l’intérêt que porte Delafosse pour l’étude des mœurs et de la culture des « indigènes » ne semble pas du goût de son supérieur qui paraît plus « pragmatique » et plus attaché à la réalité des chiffres151. Après avoir servi à Bamako sous l’autorité de Clozel, Delafosse rentre en France et obtient de dispenser des cours à l’École coloniale152 ainsi qu’à l’École des Langues orientales. Mais sa notoriété scientifique, il la doit avant tout à la publication d’une magistrale étude connue sous le nom de Haut-Sénégal-Niger153. Parue en trois volumes en 1912, elle devient rapidement un ouvrage de référence, en particulier pour les administrateurs en service en Afrique occidentale. Elle est également une des bases de travail à partir de laquelle sont pensés les projets de réorganisation de l’AOF en 1918-1919. Dans un premier volume consacré aux « pays, peuples, histoires et civilisations » du HSN, Delafosse met en évidence l’existence d’une « famille voltaïque »154. Le sens qu’il donne au concept de « famille » est celui d’un ensemble de peuples qui partagent une même origine et qui ont en commun de « grands caractères anthropologiques et ethnographiques et 149 Sur le parcours scientifique et la carrière administrative de Delafosse, voir Amselle Jean-Loup et Sibeud Emmanuelle, (dirs), Maurice Delafosse. Entre orientalisme et ethnographie : l’itinéraire d’un africaniste (18701926), Paris, Maisonneuve et Larose, 1999, 319 p. 150 Delafosse apprend notamment les langues haoussa, agni, ainsi que plusieurs autres appartenant à la famille mandé auxquelles il consacre des ouvrages publiés en 1900 et en 1901. 151 Delafosse Louise, Maurice Delafosse : le Berrichon conquis par l’Afrique, Paris, Société française d’histoire d’outre-mer, 1976, p. 254. 152 Delafosse dispense le cours de « langues et coutumes africaines ». Ses connaissances ont été approfondies lors de son séjour en Côte-d’Ivoire où il s’est employé à codifier le droit coutumier des populations locales afin d’aider le travail des tribunaux indigènes. 153 Delafosse Maurice, Haut-Sénégal-Niger, Paris, Larose, 1912, 3 vol. 154 Ibid., vol. 1, p. 113., et Hazard Benoît, « La construction de l’aire socioculturelle voltaïque dans l’œuvre de Maurice Delafosse », in Amselle J.-L. et Sibeud E., (dirs), Maurice Delafosse..., op. cit., pp. 254-271. 315 parlant (…) des langues qui se rattachent à la même famille linguistique »155. Schématiquement, Delafosse estime que le HSN est composé de deux grands ensembles distincts. L’un, septentrional, serait marqué par la forte présence de peuples de « race blanche » fortement islamisés. L’autre, méridionale, serait majoritairement peuplée par des hommes de « race noire » dont la principale religion serait l’ « animisme »156. Cette différenciation entre une Afrique blanche et noire de part et d’autre du Sahara, à cheval sur l’arc sahélien, reprend en grande partie la vision qu’en avaient les géographes arabes ou berbères des XIe et XIIe siècles157. Ces deux entités se caractériseraient par un fort déséquilibre démographique. La première ne représenterait ainsi qu’un quart de la population totale de la colonie. Parmi les populations de « race noire », Delafosse mentionne l’existence de cinq familles dont les « Toucouleurs », les « Sonraï », les « Mandé », les « Sénoufo » et les « Voltaïques »158. Cette dernière serait subdivisée à son tour en quatre groupes dont la particularité est de compter parmi les occupants les plus anciens du territoire qu’ils peuplent en 1912, et qui auraient vécu de façon très stable au sein du Bassin de la Volta159. Delafosse accorde au facteur linguistique une place centrale qui lui permet de justifier l’existence de ce groupe de peuplement voltaïque160. Au total, les langues voltaïques – dont le mooré – rassembleraient une vingtaine de dialectes161. Outre la langue, Delafosse dresse une liste des points communs entre les « Voltaïques » qui va de l’apparence physique (couleur de peau, faciès, « mutilations »162) à la culture matérielle (habits, parures, armement, habitat). Pour autant, s’il dégage l’existence de points de convergence, Delafosse se montre assez prudent au sujet de ces rapprochements, précisant que les peuples voltaïques présentent malgré tout de sensibles différences de civilisation « selon qu’elles ont subi plus ou moins l’influence politique de l’empire de Ouagadougou (…) ou qu’elles y ont totalement échappé »163. Il accorde ainsi une grande importance aux formations politiques mossi – Delafosse parle 155 Delafosse M., Haut-Sénégal-Niger, op. cit., vol. 1., p. 112. Ibid., vol. 1, p. 350. 157 Nous pensons en particulier au géographe Al-Bakri, auteur au XIe siècle d’un « routier de l’Afrique blanche et noire du Nord-Ouest ». 158 Delafosse M., Haut-Sénégal-Niger, op.cit., vol. 1, p. 113. 159 Ces quatre groupes sont ceux des Tombo, Mossi, Gourounsi, Bobo et Lobi sans compter les populations « inclassables ». Pour Delafosse, le « groupe mossi » est formé par les Mossi proprement dits, les Nankana, les Gourmantché, les Dagara et les Birifor. 160 Sur le rapport qu’établit Delafosse entre les unités linguistiques, la définition d’ethnies « homogènes » et leur territorialisation, voir Hazard B., « Des "langues voltaïques" (1911) de Maurice Delafosse à l’aire culturelle voltaïque : histoire et critique d’une authenticité », in Madiéga Y. G. et Nao O., (dirs.), Burkina Faso, cent ans d’histoire, 1895-1995, tome 1, op. cit., pp. 111-129. 161 Delafosse M., Haut-Sénégal-Niger, op. cit., vol. 1, op. cit., p. 141. 162 Delafosse comprend par là les scarifications – généralement faciales –, les pratiques de l’excision ou de la circoncision. 163 Delafosse M., Haut-Sénégal-Niger, op. cit., vol. 1, p. 302. 156 316 d’ailleurs de l’existence de deux « empires » : celui de Ouagadougou et celui du Yatenga – dont le regard qu’il porte sur elles n’est pas dénué de préjugés. Suivant en cela une pensée courante dans le milieu colonial local, les Mossi sont considérés comme comptant parmi les sociétés les plus « avancées » de la colonie. Leur histoire, leur solide organisation politique, ne sont pas pour rien dans cette vision des choses. D’une certaine façon, les populations mossi servent d’étalon visant à mesurer le degré de civilisation des populations qui l’entourent. En effet, voici quel est le jugement qu’il porte sur les Mossi : « Les Mossi proprement dits (…) montrent une énergie guerrière et une faculté dominatrice qui semble manquer souvent aux Nankana et aux Dagari, en même temps qu’ils sont notablement plus avancés en civilisation que ces derniers »164. Par contraste, il estime que les Gourounsi, qu’il assimile pourtant culturellement aux Mossi, sont « plus farouches » et plus « primitifs » que leurs voisins du Plateau Central. Il présente également les Sénoufos comme étant « par excellence des hommes de la glèbe » comparables à des Bambaras « demeurés très primitifs »165. Enfin, les Bobos passent pour une « ethnie » proche des Sénoufos et donc peu « civilisée ». Il ressort de tout cela que la « famille voltaïque » constitue un ensemble démographiquement important dans la colonie du HSN puisqu’elle compterait pour près de la moitié de sa population totale166. Parmi les 2,3 millions de Voltaïques que compte Delafosse, les Mossi « pèseraient » de leur côté pour près de 70% de cet ensemble (1,6 million d’âmes)167. Ils auraient également formé le système politique le plus stable et le plus puissant du pays voltaïque. Bien qu’aucune relation politique directe ne puisse être établie entre les populations de la Boucle de la Volta Noire et celles du Moogo, Delafosse semble néanmoins prêter aux Mossi une influence suffisamment forte pour faire de son centre politique un pôle d’attraction exerçant ses effets dans un rayon de plus de 250 km. Si nous nous sommes attardés sur les travaux de Delafosse, c’est que la somme de savoirs qu’il a constituée joue un rôle majeur dans la réalisation de l’esquisse de la nouvelle colonie qu’il propose de nommer « Volta-Niger ». En effet, à bien regarder la carte des familles linguistiques qu’il produit, Delafosse donne une assez bonne idée de ce que sera la Haute-Volta de 1919, exception faite d’une partie des régions occidentales, notamment celles de Bobo et de Banfora qu’il rattache à la famille « sénoufo ». Pour autant sa vision du territoire à créer est loin de faire l’unanimité en 1918. Dans une note, Angoulvant, alors 164 Ibid., p. 349. Ibid., p. 348. 166 Delafosse estime la population du HSN à 4,8 millions d’âmes, chiffre sujet à caution étant donné l’absence de tout recensement précis à cette époque. 167 Delafosse M., Haut-Sénégal-Niger, op. cit., vol. 1, p. 154. 165 317 gouverneur général de l’AOF, critique l’analyse de Delafosse sans revenir sur la nécessité de diviser le HSN. Ce qu’il reproche à Delafosse, c’est tout d’abord le fait d’avoir privilégié les « considérations ethnographiques ou politiques » sans tenir compte des aspects économiques168. En d’autres termes, le projet de Delafosse est avant tout celui d’un homme de culture, moins celui d’un administrateur soumis à un impératif de rendement économique et donc chiffrable. L’achoppement entre ces deux visions prolonge le contentieux entre les deux hommes du temps où Angoulvant était gouverneur de la Côte-d’Ivoire. Par ailleurs, ce dernier reproche à Delafosse d’être trop « pénétré de la tradition soudanaise » ; il condamne de la sorte son projet de voir Ouahigouya ou Bandiagara devenir le centre administratif du territoire projeté169. Cette intégration au « système nigérien » est jugée irréaliste et même dangereuse dans le sens où le fleuve Niger a, de longue date, un effet structurant sur le développement du commerce et des moyens de transport régioniaux et que, par conséquent, le renforcement de cet axe fluvial pourrait se faire aux dépens des régions qui en sont éloignées170. En somme, la question qui est soulevée est clairement celle de la viabilité économique du territoire à créer malgré son intégration dans le vaste espace de solidarité fédérale qu’est l’AOF. Le projet de Delafosse aurait, en effet, le désavantage de contrarier l’établissement d’axes de circulation d’orientation nord-sud, en particulier celui qui se dessine à mesure que progresse – timidement – le chemin de fer de Côte-d’Ivoire. Ce n’est pas tout car le gouverneur de Côte-d’Ivoire, habituellement très écouté par le Gouvernement général, désire bâtir un projet visant clairement à mettre en relation l’important bassin de main-d’œuvre que constituent les pays voltaïques avec les chantiers économiques de cette colonie. Dans cette perspective, la future colonie ne serait plus intégrée dans un « système nigérien », mais occuperait cette position relative d’arrière-pays de la Côte-d’Ivoire dont les liens seraient ceux d’une étroite interdépendance économique. En supposant que la voie ferrée soit poursuivie, ces rapports privilégiés devraient permettre de désenclaver un territoire septentrional qui aurait son propre centre politique, mais dont l’avenir économique serait intimement lié à une « colonie modèle » : la Côte-d’Ivoire171. Son gouverneur depuis 1918, Raphaël Antonetti, 168 « Note d’observations sur le rapport de M. Delafosse » rédigée par le gouverneur général Angoulvant, 1918 ( ?), ANS 10G 8/107. 169 Ibid. 170 Ibid. 171 Remarquons qu’à cette date, la Côte-d’Ivoire a encore la réputation d’être « impropre à la colonisation ». La situation politique y demeure instable, le climat est difficilement supporté par les Européens, particulièrement dans la zone forestière, et les recrutements de main-d’œuvre y restent difficiles. Mais son potentiel économique, lié à la richesse de son terroir et à sa façade maritime, n’est pas ignoré. Les autorités coloniales souhaitent donc que les populations voltaïques soient mobilisées pour le décollage économique de cette colonie qui débute réellement dans les années 1920. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la culture cacaoyère ainsi que les chantiers forestiers connaissent effectivement un sensible essor. Cf. Kipré Pierre et Tirefort Alain, « La Côte 318 apporte des arguments de poids visant à davantage prendre en compte les considérations économiques que Delafosse ne l’a fait. Angoulvant regrette cependant que cet administrateur souhaite voir rattaché à la colonie ivoirienne le cercle de Bobo afin de disposer plus facilement de sa main-d’œuvre172. Le gouverneur général rejette également catégoriquement l’idée exprimée par Eugène Périquet, prédécesseur de Brunet à la tête du HSN, ainsi qu’Antonetti, selon laquelle la création du territoire « Volta-Niger » est prématurée. Pour ces derniers, il est nécessaire d’attendre que le chemin de fer de Côte-d’Ivoire gagne le cœur du pays mossi ; condition essentielle pour la viabilité économique de la nouvelle colonie. Angoulvant leur oppose l’argument selon lequel la Côte-d’Ivoire, au moment où il en est devenu l’administrateur en 1907, avait un budget plus faible que celui dont pourra disposer la « Volta-Niger »173. Finalement, le gouverneur général tente de convaincre le ministre des Colonies, Henry Simon, de la nécessité qu’il y a à créer deux territoires structurés par deux axes d’orientation différente. Celui formé autour de Bamako serait dominé par un axe estouest dans la mesure où les centres d’évacuation de ses marchandises seraient Dakar et Conakry, tous deux reliés par le rail. Le territoire formé autour du pays mossi serait structuré par un axe nord-sud dans la mesure où il serait connecté à Grand Bassam, en Côte-d’Ivoire, là aussi par le rail. En cela, Angoulvant écarte résolument l’option « nigérienne » retenue par Delafosse, le fleuve Niger ne pouvant plus avoir d’effet structurant avec cette proposition174. Reste à analyser les modes de répartition de la population au sein des nouveaux ensembles. Lorsqu’il justifie la nécessité de démembrer le HSN, Delafosse met en avant l’argument de sa forte disparité « ethnique ». Selon lui, la colonie comprendrait une dizaine de « groupes ethniques complètement distincts »175. Le regroupement des populations voltaïques aurait donc le double avantage de créer deux territoires « ethniquement homogènes » et de permettre à l’Administration de suivre de plus près l’évolution de populations « sœurs ». En effet, pour Delafosse, et il n’est pas le seul à le constater, les populations de l’Est (dont mossi) seraient moins bien tenues en main par les fonctionnaires coloniaux que celles de l’Ouest d’Ivoire », in Coquery-Vidrovitch C. et Goerg O., (dirs.), L’Afrique occidentale au temps des Français, Paris, Éd. La découverte, ACCT, 1992, pp. 298-299 ; Gary-Tounkara D., Migrants soudanais/maliens…, op. cit., pp. 74-78. 172 « Note d’observations sur le rapport de M. Brunet », G. Angoulvant, 1918 ( ?), ANS 10G 8/107. 173 Angoulvant précise qu’en 1907, le budget de la Côte-d’Ivoire était de 3 millions de francs quand celui de la « Volta-Niger » aurait pu atteindre 4 millions. Il insiste sur le fait que le développement économique de la colonie ivoirienne a permis de multiplier par six son budget. Cf. « Note d’observations sur le rapport de M. Brunet » doc. cit. 174 Lettre du gouverneur général Angoulvant au ministre des Colonies, a/s « Division du Haut-Sénégal-Niger en deux Colonies distinctes », Dakar, 3 décembre 1918, ANS 10G 8/107. 175 « Rapport sur le dédoublement de la Colonie du Haut-Sénégal-Niger », Maurice Delafosse, Dakar, 23 février 1918, ANS 10G 8/107. 319 pourtant jugées moins obéissantes. Cette situation, il l’explique par le caractère récent de l’occupation française en pays voltaïque. Il rappelle également les difficultés soulevées par les troubles de 1915-1916 dans la région de la Volta occidentale et insiste sur la nécessité de rapprocher l’Administration de ses sujets africains par la création d’un nouveau centre administratif plus proche d’eux176. Pour donner du poids à sa démonstration, Delafosse rappelle l’importance numérique des populations mossi qui ne sont administrées que par un personnel des plus réduits et dont le cœur politique, Ouagadougou, est distant de près de 700 km de Bamako. Ces carences administratives expliquent que ni Delafosse, ni Périquet, ne désirent voir le Moogo partagé entre plusieurs colonies. Selon eux, ce serait impolitique compte-tenu du fait que de « grands chefs y commandent (…) dont l’autorité incontestée s’exerce paisiblement et d’une façon absolue sur leurs administrés »177. Mais tous ne tirent pas la même conclusion de la permanence d’États royaux forts en pays mossi. Des administrateurs comme Brunet estiment que le Moogo constitue un « angle-mort » pour le contrôle colonial ; mieux, une sorte d’ « État dans l’État ». Partisan de l’administration directe, il dénonce le maintien d’un « régime de protectorat » déguisé sans pour autant nier tous les avantages que peut apporter l’activation de chaînes de commandement locales efficaces178. Maintenir des « ethnies » unies, en séparer d’autres, regrouper des populations de même origine mais dispersées sur le territoire, voilà ce qui fait dire à Brunet qu’envisager la création d’une nouvelle colonie sous l’angle exclusif de considérations « ethniques » serait « une utopie absolument irréaliste »179. Il faut à coup sûr voir dans ces propos une critique de l’analyse de Delafosse, mais aussi de la « politique des races » qui avait été préconisée par Ponty. La proposition de décret du 18 octobre 1918 portant dislocation du HSN apparaît comme un subtil équilibre entre ces propositions apparemment inconciliables. Après de longs débats sur le nom à donner au nouvel ensemble180, le décret du 1er mars 1919 marque officiellement la naissance de la « Haute-Volta »181. Ce territoire épouse presque entièrement l’aire linguistique présumée des « Voltaïques ». Au grand dam d’Antonetti, le cercle de Bobo 176 Ibid. « Rapport sur le dédoublement de la Colonie du Haut-Sénégal-Niger », M. Périquet, 11 mars 1918, ANS 10G 8/107. 178 Lettre du lieutenant-gouverneur du HSN Brunet au gouverneur général de l’AOF, a/s « de la division du Haut-Sénégal-Niger en deux colonies distinctes », Bamako, 14 septembre 1918, ANS 10G 8/107. 179 Ibid. 180 On se souvient que Delafosse avait opté pour le nom « Volta-Niger ». Le ministre des Colonies Simon lui préférait le nom de « Moyen Niger ». Finalement, c’est l’avis d’Angoulvant qui l’a emporté. 181 Un décret du 4 décembre 1920 débaptise le reste du HSN, c’est-à-dire sa partie occidentale, qui reprend le nom de « Soudan français ». De Benoist J.-R., Église et pouvoir colonial…, op. cit., pp. 264-265. 177 320 est adjoint à la Haute-Volta. Les « marches sahariennes », considérées par le colonel Mangeot comme un sûr rempart protégeant les sédentaires des nomades, sont partiellement rattachées au nouveau territoire. En somme, la Haute-Volta forme une entité administrative d’une superficie de 288.000 km² peuplée par environ 2,5 millions d’âmes. Composée de sept cercles, elle n’a pas la « cohérence ethnique » souhaitée par Delafosse182. En revanche, elle laisse intacte ce qui fait figure de « bloc mossi ». Tout laisse à penser que le gouvernement général ainsi que le ministère des Colonies ont souhaité préserver l’intégrité d’un pôle de « civilisation » politiquement fort autour duquel doivent graviter des peuples apparentés ou estimés plus « frustes » ou « anarchiques » comme celles de la Boucle de la Volta Noire. Développant un modèle centre-périphérie, le décret créant la Haute-Volta fait des espaces distants de près de 100 à 300 km de Ouagadougou des zones qui, de centrifuges sur le plan du contrôle administratif, deviennent centripètes par rapprochement avec le cœur politique du nouvel ensemble. Cependant, la colonie de Haute-Volta, née prématurément pour certains, a été de toute façon engendrée dans la douleur : sans nom à donner pour son chef-lieu, sans guère de moyens matériels, Édouard Hesling, son premier lieutenant-gouverneur, doit l’administrer temporairement à partir de Bamako avant de gagner un territoire qui ne possède aucun équipement urbain pour recevoir ses services… La Haute-Volta : une naissance difficile En mai 1919, l’homme que le ministre des Colonies Simon a désigné pour administrer la Haute-Volta dispose déjà d’une belle et longue carrière d’administrateur colonial. Agé de cinquante ans, Hesling peut justifier d’états de service en Algérie où il est né, puis d’avoir accompli un séjour de vingt-deux ans à Madagascar, peu après l’occupation de la Grande Ile par la France en 1895. En 1896, ce jeune fonctionnaire lorrain y a travaillé sous la direction de Gallieni qui le considérait comme un « fonctionnaire d’élite »183. Sur le plan politique et administratif, Hesling a sans aucun doute été influencé par les principes appliqués par son illustre supérieur. Ceux-ci ont consisté à étendre et affermir la présence française de façon 182 Ces cercles sont ceux de Ouagadougou, Fada N’Gourma, Dori, Say, Dédougou, Bobo-Dioulasso et Gaoua. Sur ces sept circonscriptions administratives, trois ont été sévèrement touchées par la guerre anticoloniale de 1915-1916 (Dédougou, Bobo, Gaoua). Deux sont centrales et liées de près ou de loin aux royautés mossi (Ouagadougou, Fada N’Gourma). L’un d’eux appartient à la partie sahélienne peuplée en partie par des populations nomades (Dori). Enfin, le dernier (Say) est fortement connecté à la vallée du Niger. 183 Balima Albert Salfo, « Le gouverneur Édouard Hesling (1869-1934) », in Massa G., Madiéga Y. G. (dirs), La Haute-Volta coloniale…, op. cit., p. 524. 321 Carte n° 11 : La colonie de Haute-Volta en 1919 Source : Massa Gabriel, Madiéga Y. Georges (dirs), La Haute-Volta coloniale…, op. cit. 322 progressive, en prenant appui sur de solides bases et par le développement du commerce ainsi que du réseau scolaire et sanitaire. Cette méthode dite de la « tache d’huile » s’est aussi appuyée sur une « politique des races » segmentant les « ethnies » en les opposant les unes aux autres. Rappelons qu’il existait à Madagascar une royauté mérina fortement structurée et poreuse aux idées, religions et techniques venues d’Occident. La politique de Gallieni en la matière a consisté à isoler le groupement de population mérina et à saper les fondements de l’autorité royale. Ceci s’est soldé à la fois par l’exil de la reine Ranavalona III et l’établissement des services administratifs français sur les hauts lieux du pouvoir royal à Tananarive184. Hesling n’a également pu ignorer l’influence d’Hubert Lyautey qui s’est montré très critique à l’égard de l’affaiblissement de la monarchie mérina et de la suppression formelle du régime de protectorat. Contrairement à Gallieni, Lyautey, qui, au Tonkin, a mis à l’épreuve une politique d’accommodation avec les élites locales dite « de la tasse de thé » ou « du mandarin », estime qu’il aurait mieux valu faire de même à Madagascar dont il a été chargé de la « pacification »185. Ces expériences, bien que contradictoires, sont d’autant plus précieuses pour Hesling que lui aussi devra composer avec des structures monarchiques fortes. S’il paraît être l’homme de la situation, c’est également en raison des bonnes relations qu’il a tissées avec les Pères Blancs dont l’influence politique en pays voltaïque n’est plus à démontrer. À l’annonce de sa nomination, les missionnaires de Ouagadougou se sont d’ailleurs dits très satisfaits. Ils savent qu’au cours de son séjour en Algérie, le gouverneur a fait preuve de courtoisie à l’égard de leurs homologues au nord du Sahara186. Bref, tout en s’appuyant sur une certaine maturité politique et administrative, Hesling sait qu’il doit relever un véritable défi : faire de la Haute-Volta dont certains ont douté de la viabilité économique une colonie exemplaire en AOF. Mais, en 1919, pratiquement tout reste à faire. Hesling ne tarde pas à prendre la mesure de la tâche qui l’attend. Peu après l’application du décret portant création de la Haute-Volta, les colonies du HSN et de la Haute-Volta ont provisoirement formé deux subdivisions militaires. Le 9 novembre 1919, après en avoir reçu l’autorisation par le gouverneur général, Hesling gagne Ouagadougou après un assez long voyage effectué en automobile. Officiellement, ses services administratifs sont actifs. L’homme qui est parti de Dakar n’a cependant reçu aucune instruction précise. Il ne dispose en réalité que d’un seul fonctionnaire à ses côtés : son chef 184 Voir entre autres Michel M., Gallieni, op. cit. et Raison-Jourde Françoise, Les Souverains de Madagascar, Paris, Karthala, 2000, 476 p. 185 Le Révérend André, Lyautey, Paris, Fayard, 1983, p. 251. 186 De Benoist J.-R., Église et pouvoir colonial…, op. cit., p. 251. 323 de cabinet ! Quant au budget de la colonie, il ne devient autonome qu’au 1er janvier 1920. Situation assez étrange pour un administrateur qui dispose de moyens humains et matériels dérisoires, mais qui bénéficie néanmoins d’une très grande marge de manœuvre sur le plan politique. L’organisation de la colonie est laissée à son entière discrétion187. En 1919 par exemple, aucun choix de chef-lieu n’a encore été fait. Ouagadougou n’est encore que son centre administratif provisoire. La capitale bénéficie d’importants atouts. Il suffit de regarder une carte de la Haute-Volta pour remarquer sa centralité géographique. Elle est aussi située au cœur de la partie la plus densément peuplée d’une colonie dont la moitié de la population est « mossi ». Elle a enfin bénéficié d’aménagements urbains liés à son statut de chef-lieu du vaste cercle du Mossi. Cependant, Hesling considère que la ville n’est pas encore prête à accueillir le gouvernorat. Il établit donc un programme de construction qui, en l’absence de moyens matériels conséquents, repose en grande partie sur la qualité de la coopération avec les naaba et leur capacité à lever la main-d’œuvre nécessaire. Selon l’historien Laurent Fourchard, le plan d’urbanisme projeté par Hesling est sensiblement inspiré de son expérience à Madagascar188. Avant d’y modifier les axes de circulation, il s’attache à lancer la construction des principaux bâtiments en rapport avec la nouvelle dimension administrative qu’a prise la ville, à savoir un hôtel du gouvernement, un secrétariat général, des bureaux, des logements réservés aux fonctionnaires, etc.189. Au tout début du mois d’octobre 1919, Hesling doit néanmoins alerter le gouverneur général quant à la trop grande faiblesse de son budget. Il se plaint également du caractère réduit de son personnel, de la lenteur des communications, et des graves manques d’outillage et de matériaux – notamment le bois – nécessaires à l’édification du chef-lieu190. Ce dénuement que relève le gouverneur est confirmé par la mission Demaret et Merly de mars 1919. Ces deux inspecteurs révèlent les carences administratives et économiques caractéristiques d’un cercle de Ouagadougou qui paraît bien avoir été abandonné par les autorités à Bamako191. Les Pères Blancs, en bons termes avec Demaret, ont témoigné de la « déception » dont il a fait preuve, et de son impression selon laquelle, dans le Mossi, « chacun y a fait ce qu’il a voulu et qu’on continue à faire de même »192. En février 1919, un rapport sur le réseau routier du cercle 187 Rapport politique annuel du 2e trimestre 1920, colonie de Haute-Volta, Ouagadougou, ANS 2G 19/8 (AN 200 mi 1691). 188 Fourchard Laurent, De la ville coloniale à la Cour africaine, espaces, pouvoirs et sociétés à Ouagadougou et à Bobo-Dioulasso (Haute-Volta), fin XIXè s-1960, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 54. 189 Rapport politique annuel du 2e trimestre 1920, colonie de Haute-Volta, doc. cit. 190 « Copie de télégramme officiel » du lieutenant-gouverneur de Haute-Volta au gouverneur général de l’AOF, Koulouba, 2 octobre 1919, ANS 2G 8/107. 191 Il s’agit d’une inspection mobile chargée de vérifier les services administratifs du cercle de Ouagadougou. 192 Diaire du 10 ( ?) mars 1919, APBO. 324 apporte des conclusions allant dans ce sens. Selon ses auteurs, la région de Ouagadougou ne posséderait, à cette date, « aucune route définitive », et le franchissement des cours d’eau n’est possible qu’au moyen de « petits ponts de fortune construits avec les matériaux du pays (…) qui ne présentent pas une sécurité absolue »193. La plupart des routes carrossables ont été construites avant 1913. Ajoutons que le cercle ne dispose que d’un seul barrage de retenue d’eau édifié en 1915 par les Pères Blancs et détruit peu après. Le territoire voltaïque devant assurer sa mise en valeur pratiquement par ses propres moyens, la question de l’impôt indigène est par conséquent cruciale, tout comme celle du recensement. Là encore, la déception d’Hesling est grande. L’inspecteur Demaret a révélé qu’encore en 1920, l’Administration doit se baser sur des chiffres valables pour l’année … 1908 ! Elle ne dispose au mieux que d’un carnet de recensement produit en 1915, mais qui ne concerne que quelques villages. En somme, au tout début de l’existence de la Haute-Volta, personne ne peut déterminer de façon raisonnable sa population totale, la marge d’erreur des estimations pouvant atteindre jusqu’à 25%194. Ceci revient à dire que le gouvernorat n’a aucune idée raisonnable sur le potentiel fiscal de sa colonie. Dès janvier 1920, la question de la reprise des travaux de recensement est donc déclarée prioritaire. Dans ces conditions, Hesling a cruellement besoin de l’aide du Moogo Naaba et des Pères Blancs. Ces acteurs ont un point commun : ils disposent tous d’une assez longue expérience du pouvoir, chacun dans un registre différent. En 1919, le Père Thévenoud peut en effet justifier d’une présence pratiquement ininterrompue de seize ans en pays mossi. Devenu en 1907 le Père supérieur du poste de Ouagadougou, Thévenoud a su gagner la confiance du Moogo Naaba et de ses sujets ; il a accumulé une somme de savoir sur le pays qui en fait un précieux conseiller pour des fonctionnaires coloniaux dont la durée du séjour à Ouagadougou est généralement brève. Tout comme Hesling, Thévenoud croit en l’avenir économique de la colonie. Avant 1914, le Père supérieur s’est essayé à l’élevage, la culture maraîchère et a encouragé les activités de tissage. Ce sont aussi les missionnaires qui ont les premiers introduit en 1908 la motocyclette dans le Moogo195, et leur œuvre d’évangélisation a tout à gagner à l’amélioration des infrastructures de transport souhaitée par Hesling. De fait, la 193 « Rapport sur le réseau routier du cercle » mois de février 1919, HSN, cercle du Mossi, ANCI 5EE 35. Lettre du lieutenant-gouverneur de la Haute-Volta au gouverneur général de l’AOF, colonie de Haute-Volta, Ouagadougou, 23 janvier 1920, ANS 10G 8/107. Pour l’analyse de ce document, voir Gervais R. et Mandé I., « Comment compter les sujets de l’Empire ? Les étapes d’une démographie impériale en AOF avant 1946 », op. cit., p. 65. 195 Sondo Rose-Marie (Sœur), Au service de Dieu et des hommes en Haute-Volta (Burkina-Faso) : Monseigneur Thévenoud, Ouagadougou, SOGIF, 1998, p. 80. 194 325 Mission s’est imposée comme un pôle précurseur de modernité ; elle entend bien conserver ce rôle à l’heure de la création de la Haute-Volta. De son côté, Naaba Koom II règne depuis quatorze ans lorsque Hesling prend ses fonctions. Sa contribution remarquée à l’effort de guerre, sa participation à la répression des soulèvements de la Volta occidentale, en font un interlocuteur de choix pour l’Administration. Nous ne savons pas comment le roi a personnellement réagi à la nouvelle de la création de la Haute-Volta. Hesling en a donné une idée a posteriori ; elle est par conséquent sujette à caution. En mai 1920, il affirme que l’ensemble des naaba « ont été heureux de la création de la colonie de la Haute-Volta, en ont éprouvé de la fierté, y ont vu une marque de la sollicitude et de l’affection de la France »196. Ces propos sentent l’idéologie impériale, celle d’une puissance coloniale qui se veut libérale et paternelle. Si ces propos étaient confirmés, ils prouveraient que le roi et ses pairs avaient une vision assez nette des conséquences politiques du recentrage politique effectué en pays mossi. Il est en revanche certain que Naaba Koom II, pas plus que ses ministres, n’a pu ignorer les avantages que sa capitale pouvait tirer de son nouveau statut de chef-lieu de colonie. En revanche, savait-il à quel point cette décision a été débattue entre les services administratifs locaux et le Gouvernement général ? Les débats qui en ont découlé sont un reflet des différences d’appréciation quant à la plus ou moins grande nécessité d’associer étroitement les chefs à la gestion administrative de la Haute-Volta. Au moment du passage de la mission Demaret, les scénarios les plus divers ont été formulés à ce sujet. Encore au début de l’année 1920, il est question d’établir le chef-lieu soit à Ouahigouya, soit à Kaya ou encore à Bobo. Finalement, le choix de Ouagadougou ne s’est imposé définitivement qu’en mai 1921. Hesling le justifie pour des raisons essentiellement politiques. Selon lui, non seulement « Ouagadougou a toujours été le centre politique le plus important du Mossi », mais son élévation au rang de chef-lieu de colonie aurait été la récompense à la fidélité du Moogo Naaba lors de la Grande Guerre. Enfin, pour le gouverneur, « la fixation du chef-lieu à Ouagadougou, tout en flattant ses propres sentiments et ceux de son entourage, respectait une tradition historique que nous avions le devoir de ne pas négliger »197. On se demande d’ailleurs bien de quelle « tradition » il s’agit vu le caractère inédit des événements qui bouleversent le Moogo de l’après-guerre. Le site de Kaya a quant à lui été écarté en raison des « vents violents » qui y règnent, mais aussi parce que cela aurait été perçu par le roi comme l’injuste promotion du Boussouma Naaba qu’il estime être d’un rang inférieur au sien. 196 « Rapport d’ensemble sur la situation de la Colonie de la Haute-Volta au 31 mai 1920 », ANS 2G 20/11 (AN 200 mi 1693). 197 Ibid. 326 Des arguments plus sérieux ont en revanche milité en faveur de Bobo. Son climat jugé supportable par les Européens en fait un site urbain de choix. D’autant plus que la ville se trouve placée sur une route commerciale importante reliant la savane soudanaise à la zone forestière. Cependant Hesling a cédé aux arguments du commandant du cercle de Ouagadougou, d’un médecin et des Pères Blancs198. Voulant éviter « l’erreur des trois villes », c’est-à-dire l’existence de trois centres urbains majeurs199 dans une même colonie, la HauteVolta a adopté une vision très centralisée de l’organisation de l’espace qui ne fait que renforcer l’effet de concentration des autorités politico-administratives qui caractérisait déjà le cercle du Mossi. Avant d’analyser plus finement dans le prochain chapitre les effets de la superposition des services administratifs de la colonie sur cet ancien lieu du pouvoir qu’est Ouagadougou, remarquons que le Moogo Naaba et sa suite ont rapidement apporté leur aide afin d’édifier le chef-lieu. Cette spontanéité et la qualité du recrutement de la main-d’œuvre par les naaba révèlent leur enthousiasme face à la perspective d’un développement accéléré de la ville et du Moogo. Un rapport relève en effet le grand nombre de travailleurs salariés mis à la disposition de l’Administration par les chefs. Les Mossi ont aussi été prompts à apporter des quantités de bois afin de construire les toitures ainsi que les charpentes des logements et bureaux administratifs200. Seul bémol apporté à ce rapport optimiste, les habitants de Kaya se signalent par leur « mauvaise volonté » à fournir l’effort demandé. Après tout, celui-ci n’allait pas leur profiter directement à la différence des sujets du Moogo Naaba. Voici donc comment dans un contexte pour le moins difficile – et sûrement en raison de ces difficultés – la Haute-Volta a fait ses premiers pas soutenue par un trio provisoirement uni : le gouvernorat, la Mission catholique et la Cour royale de Ouagadougou. Conclusion La Haute-Volta a donc accouché de la guerre. Le premier conflit mondial, inédit par sa brutalité et par l’engagement des naaba aux côtés de la Métropole, n’a pourtant pas révolutionné les rapports entre les autorités coloniales et les élites anciennes mossi. Des parcours d’accommodation entre les deux parties – auxquels il faudrait ajouter celui établi par 198 Ibid. Hesling fait référence à la Côte-d’Ivoire ainsi qu’au HSN, deux colonies qui ont vu se développer une triade de centres urbains d’importance (Grand-Bassam-Bingerville-Abidjan pour la première, Bamako-Koulouba-Kati pour la seconde). 200 Rapport politique annuel du 2e trimestre 1920, colonie de Haute-Volta, Ouagadougou, AN 200 mi 1691. 199 327 la Mission – sont antérieurs à la mobilisation d’août 1914. Mais à coup sûr, il a renforcé ces liens qui ne sont pas moins circonstanciels. L’Administration a pensé avoir eu raison de maintenir les institutions politiques mossi parce qu’elles lui ont notamment permis d’endiguer le grand soulèvement de l’Ouest-Volta. Elles ont aussi facilité la contribution humaine et matérielle des Mossi à l’effort de guerre. Du côté de la Cour, Naaba Koom II s’est affirmé comme un interlocuteur essentiel auprès d’une Administration qui peine à établir des contacts réguliers avec les sujets. La solidité de l’autorité des naaba a été prouvée dans des circonstances tragiques. La majorité des Mossi a d’ailleurs pu avoir le sentiment d’avoir été prise entre le marteau et l’enclume, elle qui a subi la pression des autorités coloniales et de ses chefs. Sur le plan politique, ces sacrifices ont porté leurs fruits. Si la politique d’association soutenue par Van Vollenhoven ne constitue pas un bouleversement dans les modes de gestion administrative en pays mossi, il n’en demeure pas moins qu’elle est un gage de pérennisation des institutions royales. En 1918, après le départ du gouverneur général, leur dissolution n’est plus à l’ordre du jour, ce qui ne signifie pas pour autant qu’un revirement de situation ne puisse à nouveau les menacer. Car, sans opter résolument pour une politique d’association ou d’assimilation, Van Vollenhoven comme tous les autres hauts fonctionnaires favorables à l’instrumentalisation des autorités locales, ne les conçoivent que comme un simple relais d’exécution d’ordres donnés par des Européens. Du reste, aucun statut officiel n’a été octroyé aux chefs « coutumiers » de l’AOF. L’expérience de la guerre, les séquelles du soulèvement anticolonial de 1915-1916, ont aussi conforté la vision culturaliste, et même « essentialiste » des populations locales par les autorités coloniales. S’appuyant sur une analyse des « caractères » et « tempéraments » des sociétés africaines, elles ont schématiquement distingué l’existence d’un « bloc » mossi discipliné et fortement organisé par contraste avec d’autres plus « anarchiques » et rétives au maintien de la présence française. Nous suivons Jane Burbank et Frederick Cooper lorsqu’ils envisagent les empires – ici colonial – comme des entités créatrices de différence, ou du moins les instrumentalisant à des fins de domination globale201. Les populations de l’OuestVolta, actives lors des soulèvements anticoloniaux de 1915-1916, ont été présentées comme plus « frustes » que leurs voisins du Plateau Central. Lors de la dislocation du HSN, la solution afin d’éviter que n’éclate à nouveau une guerre anticoloniale dans l’Ouest-Volta a été d’accoler à ces éléments indociles une société fortement hiérarchisée où se situerait le centre 201 Burbank Jane et Cooper Frederick, Empires in World History : Power and the Politics of Difference, Princeton, Princeton University Press, 2010, pp. 11-13. 328 politique et administratif colonial. Ceci montre qu’outre des considérations techniques, d’ordre essentiellement économique, les arguments politiques l’ont emporté dans le choix de créer la Haute-Volta. Cette colonie censée réunir les « Voltaïques » définis par Delafosse, semble avoir été taillée sur mesure pour les Mossi. Tout d’abord parce que le Moogo n’a pas été scindé tandis que des peuples comme les Sénoufo ont été partagés entre plusieurs territoires. Ensuite parce que le poids démographique des Mossi y est écrasant, eux qui pèsent pour près de 50% de la population totale du nouvel ensemble. Enfin parce que la capitale du Moogo Naaba est promise à un rayonnement politique inédit. Mais cette situation constitue un grave défi pour Naaba Koom II et ses pairs. Ces naaba ont à relever le pari du développement économique à l’échelle d’un territoire de plus de 288.000 km² et peuplé par environ 2,5 millions d’âmes. La survie de la royauté en dépend. Dès lors, la chefferie se trouve fortement liée au destin et à la survie d’une colonie qui, peutêtre prématurément née, doit en tout cas fonctionner avec des moyens dérisoires. 329 330 Chapitre 5 Une influence hégémonique disputée sur le territoire voltaïque « Oui, il semble que les indigènes ne soient plus ce qu’ils étaient et qu’ils ne soient pas devenus ce que nous eussions souhaité qu’ils fussent. Il semble que la Colonie propose, et qu’un Dieu inconnu dispose ». Robert Delavignette, Afrique occidentale française, 19311. La période de l’entre-deux-guerres est marquée par de profondes mutations politiques, sociales et économiques en AOF. Les années 1920 et 1930 sont effet celles par excellence de la « mise en valeur » de cette partie de l’Empire. Alice L. Conklin a montré que cette expression n’est pas nouvelle lorsqu’elle est popularisée au début des années 1920 par le ministre des Colonies Albert Sarraut2. Elle est déjà employée dans les années 1890 et marque le passage à ce que l’historienne nomme l’ « exploitation constructive » de l’espace impérial français en Afrique de l’Ouest3. Si la terminologie popularisée par Sarraut voit sa signification sensiblement évoluer au cours des décennies suivantes, elle ne répond pas moins au même désir exprimé par la Métropole de rationnaliser l’exploitation économique de ses colonies. L’historien Jacques Marseille pense que si la politique économique défendue par Sarraut doit passer pour « moderne », ce qui est loin d’être le cas selon lui, c’est essentiellement en raison du lien que le ministre établit entre les questions économiques, financières, sociales et politiques4. Dans les années 1920, l’heure est à l’annonce de l’ouverture de vastes chantiers économiques en AOF. La Haute-Volta n’est pas oubliée et, tout en permettant l’intensification de la production agricole des territoires voisins (notamment le Soudan et la Côte-d’Ivoire), elle doit aussi trouver par elle-même les conditions du développement de sa culture 1 Robert Delavignette, Afrique occidentale française, fascicule consacré à la Haute-Volta, Gouvernement général de l’AOF, Paris, 1931, p. 125. 2 Sarraut Albert, La mise en valeur des colonies françaises, Paris, Payot, 1923, 675 p. 3 Conklin Alice L., A mission to Civilize : The Republican Idea of Empire in France and West Africa, 18951930, Stanford, Stanford University Press, 1997, pp. 11 et 41. 4 Marseille J., Empire colonial et capitalisme français…, op. cit. p. 446. 331 cotonnière. Mais les moyens dont disposent les autorités coloniales ne paraissent pas être à la hauteur de ses ambitions. Ce hiatus ne saurait mieux être illustré que par le cas de la HauteVolta. Hesling est persuadé qu’à moyen terme, « sa » colonie fera figure de modèle économique en AOF. Ce territoire ne dispose pourtant pas de ressources naturelles importantes. Mais il possède une population nombreuse facilement administrable en raison de l’existence de systèmes politiques locaux qui se sont avérés solides dans le Plateau central. Le gouverneur pense que tout ceci autorise de grands espoirs. Il entend par conséquent obtenir le soutien des naaba afin de réaliser ses projets. Autrement dit, les chefferies mossi ne sont plus vues comme le vestige d’une époque féodale rétrograde et vouée à la disparition. Bien que disposant d’un pouvoir dont la légitimité est tirée des profondeurs de l’histoire, les naaba, à commencer par le roi de Ouagadougou, sont sommés d’accompagner les premiers pas d’un jeune territoire colonial sur le chemin de la « modernité ». Nous verrons que la définition de ce concept a été sujette à négociations entre les chefs mossi et l’Administration. Dans tous les cas, elle pose la question du rapport de ses acteurs au temps. La modernité étant essentiellement pensée et vécue comme une accélération de l’histoire sociale, politique et économique du pays, elle pose inéluctablement en elle les conditions d’une possible déstabilisation d’un pouvoir royal tirant sa vigueur du temps long5. La compatibilité entre ces deux rapports au temps est à elle seule le plus grand défi que doivent relever les chefs depuis la conquête. Elle est tout l’enjeu de la politique de « mise en valeur » de la colonie. Dans ce chapitre, nous nous intéresserons à la question de la maîtrise par la chefferie des rythmes et des contenus des changements induits par la « mise en valeur ». Dans une première partie, nous verrons dans quelle mesure et sous quelles conditions les naaba ont été intégrés dans les structures administratives de la Haute-Volta. mieux, nous verrons comment cette participation aux affaires du territoire en informe le fonctionnement administratif et ses réorganisations internes. Puis nous envisagerons les formes de participation des naaba à la 5 Nous sommes sensibles à l’invitation adressée par Frederick Cooper à se méfier des mots en « ité », et particulièrement du concept de « modernité ». Plutôt que de chercher une définition plus précise, Cooper invite à « se mettre à l’écoute du monde » et, au chercheur qui entend parler de modernité, à « regarder comment elle est utilisée, et pourquoi ». Cf. Cooper F., Le Colonialisme en question…, op. cit., p. 155. Pour notre part, nous employons ce terme tel que nous pensons qu’il a été compris par les contemporains africains et européens. Pour la Cour ou les fonctionnaires coloniaux, elle est un ensemble de signes, matériels ou non, qui rapprochent les populations colonisées du mode de vie et de pensée « occidentaux ». Elle se fonde par exemple sur l’insertion des sociétés africaines dans une économie de type capitaliste et mondialisée. Elle est portée par un ensemble de symboles ayant trait à la culture matérielle (port de costumes européens, du casque colonial, introduction du vin à la Cour, utilisation de l’automobile par les grands naaba, production et consommation d’électricité, etc.). Ainsi perçue, nous verrons plus loin que cette « modernité » est inséparable d’un système de représentations et même de mise en scène visant plus ou moins consciemment à se donner le sentiment de maîtriser les rythmes du changement. L’incertitude vient de cette difficulté à concilier à la fois le changement et la défense de ce qui doit être conservé pour ne pas trop bouleverser l’ordre social. 332 « mise en valeur » de la Haute-Volta. Nous tâcherons de mettre en lumière ses effets ambigus sur les institutions royales. Nous montrerons en effet que les succès économiques remportés par les chefs ont aussi eu des effets pervers sur leur autorité. On peut effectivement se demander dans quelle mesure les simples sujets ont consenti à servir l’Administration et les chefs alors que le développement économique, censé leur être profitable, a aussi fait peser sur eux des charges toujours plus contraignantes. L’Administration et les sujets voltaïques : la crainte du « désapprivoisement » Une carence chronique de personnel administratif Au moment où il prend ses fonctions, Hesling a ébauché une politique économique ambitieuse pour la Haute-Volta. La simple création de ce territoire relève déjà de la gageure. Comme ailleurs en Afrique française, cette colonie doit parvenir à l’équilibre budgétaire. Or, elle dispose d’un potentiel économique incertain voire très faible d’autant plus que le rail n’a toujours pas atteint son territoire. Hesling doit donc s’atteler au problème épineux qui consiste à permettre aux sujets d’accroître leurs revenus et donc mécaniquement ceux de la colonie. En effet, pour que la pression de l’impôt soit plus supportable tout en augmentant, l’Administration doit trouver pour les Voltaïques de nouvelles sources de revenus, soit en intensifiant la production agricole encore largement fondée sur la culture du mil, soit en tentant de nouvelles expériences comme le démarrage de la culture du coton. Cette politique productiviste doit nécessairement s’accompagner par l’amélioration des moyens de transports. Ceci signifie que davantage de routes carrossables doivent être aménagées et entretenues. De nouveaux véhicules à essence doivent être importés, et Hesling espère bien que le chemin de fer de Côte-d’Ivoire puisse rapidement connecter la Haute-Volta à son débouché maritime. Ces projets prévoient la large mobilisation de la main-d’œuvre voltaïque, considérée comme la seule richesse du territoire. Les stigmates de la guerre anticoloniale de 1915-1916 sont encore très présents dans tous les esprits. L’équation, difficile à résoudre, se pose en des termes très simples : comment accroître la captation de la force de travail « indigène » tout en évitant les risques de soulèvement populaire ? La réponse esquissée par le gouvernorat est double puisqu’il s’agit d’améliorer l’encadrement administratif et de tirer au maximum profit des anciennes organisations politiques et sociales africaines. Sur le papier, il est aisé de 333 comprendre les raisons qui ont poussé Hesling à solliciter la contribution des chefs pour la mise en valeur de la Haute-Volta. En 1920, le budget de la colonie n’a prévu d’employer que 65 administrateurs européens pour une population estimée à 2,5 millions d’habitants. Hesling évalue qu’en réalité, seuls 40 fonctionnaires sont en service à la veille de l’année 1921. D’après ces chiffres, le taux d’encadrement administratif européen est d’un fonctionnaire pour 62.500 Voltaïques. En 1923, la situation s’aggrave. Toujours d’après les calculs établis par les services d’Hesling, la Haute-Volta ne compte qu’un administrateur européen pour 66.000 Voltaïques : ce taux d’encadrement compte parmi les plus faibles de l’AOF6. Le gouverneur s’en plaint amèrement auprès du Gouvernement général. Afin d’obtenir un « geste » des autorités à Dakar, il leur apprend que l’important cercle de Ouagadougou, qui compte plus d’un million et demi d’âmes en 1921, ne dispose que de neuf fonctionnaires européens déjà absorbés par leurs tâches administratives courantes7. Le commandant de cercle de Ouagadougou dit, au même moment, s’inquiéter de devoir compter uniquement sur des messieurs « Lebureaux » dont la seule activité est à peu de choses près la « paperasse »8 ! Dans ces conditions, il rappelle qu’il n’est pas permis à ses fonctionnaires de réaliser des tournées. Mais les arguments présentés par Hesling au gouverneur Merlin ne sont pas entendus à Dakar. En 1921, la Direction des Affaires politiques et administratives (APA) souhaite apporter la preuve à Hesling qu’il n’a « pas lieu de se plaindre plus que ces collègues de la pénurie de personnel dont souffre l’AOF »9. Ni le gouverneur, ni le commandant de cercle de Ouagadougou ne voient les choses ainsi. Pour eux, cette carence de personnel a des effets politiques désastreux. Tout d’abord, ils craignent un « désapprivoisement » des populations locales qui se caractériserait non pas par une franche hostilité, mais par des « démonstrations d’inertie » notamment face au recrutement de travailleurs prestataires10. Très clairement, Hesling souligne le lien étroit qui existe entre la situation politique du territoire et la bonne exécution du programme économique qu’il a fixé. En 1920, le commandant va dans ce sens et dit se plaindre « de l’indifférence, de la paresse de la population » ainsi que de celles d’un grand nombre de chefs, à commencer par certains kug 6 À en croire Hesling, ce taux est d’un fonctionnaire européen pour 18.000 Africains au Sénégal, un pour 25.000 en Guinée, un pour 32.000 au Soudan français et un pour 19.000 au Dahomey. Cf. Rapport politique annuel pour l’année 1923, colonie de Haute-Volta, Ouagadougou, 10 mars 1924, ANS 2G 23/21. 7 Les autres cercles sont encore plus mal lotis. Dans celui de Kaya, les fonctionnaires européens sont au nombre de 8. Ils ne sont que 6 à Koudougou, 3 à Dori et 2 à Say. Cf. Rapport politique annuel pour l’année 1923, doc. cit. 8 « Rapport trimestriel du Ier trimestre 1920 », Haute-Volta, cercle de Ouagadougou, ANCI 5EE 15 2/4. 9 Courrier de la Direction des APA au chef du service du personnel, Dakar, 19 avril 1921, ANS 2G 20 (AN 200 mi 1693). 10 « Rapport d’ensemble sur la situation de la Colonie de la Haute-Volta au 31 mai 1920 », ANS 2G 20/11. 334 zindba tels que le Widi Naaba qu’il qualifie de « roi fainéant », ou le Gounga et Kamsaogo Naaba de chefs « mous et paresseux »11. Pire encore, Hesling signale en 1920 la rumeur qui se serait à nouveau répandue dans le cercle de Dédougou selon laquelle la faiblesse du personnel administratif colonial serait le signe d’un départ prochain de Français « épuisés par la guerre »12. Hesling a-t-il intentionnellement agité le spectre d’une révolte de grande ampleur afin d’avoir gain de cause auprès du Gouvernement général ? Toujours est-il que la HauteVolta est encore emplie d’espaces où le contrôle colonial est presque inexistant. Le Cercle de Dédougou en fait partie ; il faut aussi y ajouter la région de Koudougou ainsi que celle de Kaya ou de Boussouma. Sans espoir de voir le nombre de fonctionnaires européens sensiblement augmenter à court terme, Hesling parie sur la qualité de l’aide que peuvent lui fournir les élites anciennes mossi. Il compte d’autant plus sur elles que, rappelons-le, les Mossi comptent pour près de la moitié de la population de Haute-Volta. Cet appel ne signifie pas pour autant que le gouverneur souhaite restaurer le régime du protectorat. Sa politique est une subtile synthèse entre l’influence de Gallieni et celle de Lyautey. Tout en affichant les égards dus au rang des naaba, il entend aussi permettre à son Administration de se passer à terme d’eux en facilitant les conditions de circulation de ses agents et en procédant à une décentralisation. Cette question de la mobilité du personnel occupe une très grande place dans les rapports produits par le Gouvernorat au début des années 1920. Les autorités coloniales souhaitent entretenir le mythe de leur ubiquité. La présence européenne doit se faire sentir avec une grande régularité sur tous les points du territoire. Pour reprendre l’expression de Benedict Anderson, les fonctionnaires sont sommés d’accomplir de fréquents pèlerinages administratifs, et donc de faire vivre la colonie au rythme du pouvoir européen, c’est-à-dire celui des tournées13. En 1923, Hesling se félicite ainsi de voir à nouveau son personnel se rendre en province. Non pas en raison d’une amélioration de ses effectifs, mais du développement d’un service de transports qui dispose cette année de six automobiles et de huit camions de deux tonnes 11 « Rapport d’ensemble sur la situation de la colonie de Haute-Volta au 31 décembre 1920 », colonie de HauteVolta, Ouagadougou, ANCI 5EE 1. 12 Ibid. 13 Benedict Anderson a mis en lumière l’importance du déplacement des élites bureaucratiques au sein des espaces impériaux, notamment au sein de l’Amérique espagnole. Les voyages effectués par les agents de l’État colonial sont vus comme la condition d’une homogénéisation temporelle de territoires qui ont pour point commun de vivre à un rythme de plus en plus homogène : celui des fonctionnaires. Ce qu’il nomme les « pèlerins intérieurs » participent au renforcement de l’État en même temps qu’ils le représentent lors de leurs déplacements. Cf. Anderson B., L’Imaginaire national…, op. cit., pp. 71 et 120-121 ; Beucher Benoît, « La naissance de la communauté nationale burkinabè, ou comment le Voltaïque devint un "Homme intègre" », in Fasopo/Reasopo, Sociétés politiques comparées. Revue européenne d’Analyse des Sociétés politiques, n° 13, mars 2009, 108 p., http://www.fasopo.org/reasopo/n13/n13_article.pdf 335 Delahaye14. Ceci ne signifie pas que chaque fonctionnaire dispose en permanence d’une automobile, mais elles leur sont ponctuellement prêtées ce qui est suffisant pour que les opérations de recensement puissent reprendre. L’usage de l’automobile, outre l’intérêt qu’il présente sur le plan technique, est également un puissant instrument de propagande. Il est le symbole même de la modernité ; les populations locales sont frappées par son passage qui demeure encore très rare. Ajoutons que l’effort consenti par l’Administration en la matière contribue à reprendre la main sur la mission qui, jusque-là, s’était montrée en avance en termes d’innovations techniques et de mise en scène de la modernité. Entre 1923 et 1925, date de l’organisation définitive du service des transports, le gouvernorat à Ouagadougou peut s’enorgueillir d’avoir transporté plus de 2.500 individus et 1.635 tonnes de marchandises15. En réalité, nous ne savons pas si le premier chiffre compte plusieurs trajets réalisé par la même personne – ce qui est très probable –, ou s’il s’agit du nombre d’individus différents ayant utilisé l’automobile. Toujours est-il qu’en 1925, Hesling appelle les fonctionnaires à réaliser de nouveaux efforts afin de se montrer plus souvent en « brousse ». Un arrêté local prononcé le 27 juin incite chaque commandant de cercle et chef de subdivision à céder son automobile personnelle pour le compte de l’Administration locale moyennant quelque dédommagement en argent ainsi qu’en huile et en essence16. Mais la mise en service et l’usage plus fréquent d’automobiles n’est pas suffisant. C’est un truisme que de dire qu’elles doivent encore rouler sur des chemins praticables. Là aussi, Hesling n’a pu que mesurer l’immensité de la tâche qu’il a eue à accomplir. En 1919, le cercle de Ouagadougou ne possède pas le moindre kilomètre de route « définitive », c’est-à-dire praticable toute l’année. En 1910, on n’y compte pas plus de 1.786 kilomètres de voies dont l’état est loin d’inspirer la quiétude des usagers17... Cet embryon de réseau routier, réalisé dans une large mesure avec le concours des travailleurs forcés, n’a pas été étendu depuis … 1913 ! Son extension constitue donc un des projets prioritaires de l’Administration Hesling ; elle compte aussi pour l’une de ses réalisations les plus spectaculaires. En 1926, elle peut se vanter auprès du gouverneur général d’avoir constitué un réseau de plus de 5.000 kilomètres de voies « automobilisables »18. Pour donner un ordre d’idées, l’ensemble des routes carrossables dont dispose la Haute-Volta représente à lui seul 1/8e du réseau de toute l’AOF. Cet effort vient 14 Rapport politique annuel pour l’année 1923, colonie de Haute-Volta, doc. cit. « Rapport annuel politique et administratif. Année 1925 », colonie de Haute-Volta, Ouagadougou, 15 ( ?) avril 1925, ANS 2G 25/17. 16 Ibid. 17 « Rapport sur le réseau routier du cercle » mois de février 1919, cercle du Mossi, doc. cit. 18 « Rapport annuel politique et administratif » pour l’année 1926, colonie de Haute-Volta, 1er Bureau, ANS 2G 26/16. 15 336 répondre à l’idée selon laquelle la colonie ne peut assurer son développement économique en l’absence de toute liaison ferroviaire. Dans ce sens, la route sert de palliatif au rail afin de dynamiser les échanges économiques de toutes natures au sein de la colonie et avec les autres territoires de l’AOF. Ces efforts sont doublés par une amélioration des moyens de communication, et particulièrement du télégraphe. Ouagadougou en est le nœud et se trouve connectée aux colonies voisines du Soudan, du Niger ainsi que du Dahomey via Bobo et Fada N’Gourma. Mais, en 1923, le réseau intérieur paraît encore modeste, ce qui justifie l’édification de trois nouvelles lignes censées relier le chef-lieu à Léo, Dori via Kaya et Tenkodogo. Dans le même temps, quinze bureaux téléphoniques sont ouverts dans les principales localités (Ouagadougou, Fada, Say, Dori, Ouahigouya et Bobo par exemple), mais le réseau n’est véritablement constitué qu’à l’échelle de la ville de Ouagadougou qui dispose d’une vingtaine de kilomètres de lignes19. Inutile de dire que le chantier n’est qu’ouvert et la tâche encore considérable. Avant de voir quelle a été la contribution consentie par les naaba, il importe de dire dès à présent à quel point elle a pu avoir des effets ambivalents pour l’autorité coloniale. L’instrumentalisation de la chefferie à laquelle elle a eu recours est l’illustration même de ses propres carences. Le manque de contact direct avec les sujets mossi a justifié que les naaba fassent œuvre d’intermédiaires obligés afin de mobiliser travailleurs et tirailleurs. Leur aide a également été sollicitée afin de transmettre sur l’ensemble du territoire mossi les ordres donnés par son centre politico-administratif. De fait, les naaba ont continué à servir à la fois de relais et de filtres dans cette chaîne de communication entre les Nasaara et les sujets. Avec l’amélioration des moyens de déplacement des fonctionnaires, on pourrait imaginer que ce rôle a été pourtant diminué. En 1926, c’est sur un ton triomphaliste qu’Hesling assure aux autorités à Dakar que « tous les cercles de la Colonie sont ainsi dotés de moyens de locomotion rapides qui (…) permettent [aux fonctionnaires] de rayonner fréquemment et inopinément sur toute l’étendue de leurs circonscriptions, et d’assurer, malgré la pénurie de personnel subalterne, l’administration de territoires vastes et peuplés »20. Considérant l’organisation du territoire non pas sous la forme de vastes espaces contrôlés par l’Administration, mais plutôt comme une nébuleuse de points reliés entre eux sous forme de réseaux, Hesling souligne le fait que chaque poste administratif, ou « centre nerveux », est désormais connecté aux autres grâce à une « liaison directe » parallèle aux axes commerciaux 19 20 Rapport politique annuel pour l’année 1923, colonie de Haute-Volta, doc. cit. « Rapport annuel politique et administratif. Année 1925 », colonie de Haute-Volta, doc. cit. 337 de la colonie21. Mettant en avant ses propres performances, Hesling assure que, grâce à l’automobile et à la qualité des routes qu’il a fait construire, il lui est possible de rejoindre Koudougou et Kaya en trois heures, Léo en cinq heures et Ouahigouya ainsi que Tenkodogo en six heures22. Mais les synapses que représentent ces axes de circulation sont loin de traverser l’ensemble du territoire voltaïque. Au-delà des chiffres, on peut avancer que l’étendue spatiale du contrôle colonial n’a pas encore été fondamentalement accrue par l’essor des transports. Ceux-ci évitent encore largement les espaces périphériques où les conditions topographiques (le relief ou les espaces sablonneux) ne sont pas favorables à la circulation des agents de l’Administration. Ceci vaut particulièrement pour les cercles de Dori et de Say, mais aussi de Ouahigouya et de Tenkodogo23. De fait, c’est essentiellement le chef-lieu de la colonie qui bénéficie des progrès d’un réseau étoilé. En dehors des axes « conformes » rayonnant à partir de Ouagadougou, les voies « contraires » reliant entre elles les périphéries restent peu développés24. Les inégalités en matière d’aménagement du territoire voltaïque se trouvent donc accrues. À cela s’ajoute le fait que l’accroissement de la fréquence des déplacements des agents coloniaux n’est qu’une donnée quantitative qui masque la faible qualité des contacts établis avec la « brousse ». En 1930, l’un d’eux soutient que l’automobile n’est en rien un remède miracle aux maux dont souffre l’Administration. Elle ne peut être qu’un outil permettant de la faciliter en gagnant du temps, mais, paradoxalement, la vitesse accrue des tournées peut nuire aux relations avec les « indigènes » dans la mesure où le vrai contact nécessite du temps, de la patience. Le Gouvernorat incite donc les fonctionnaires à quitter leur automobile le plus rapidement possible pour effectuer le reste des visites à pied25. L’autre chantier auquel s’est attaché Hesling concerne la réorganisation de la carte administrative du pays mossi. En 1912 déjà, le commandant de cercle de Ouagadougou dénonçait sa trop grande taille eu égard au manque de personnel dont il souffrait. Les projets formulés par Hesling vont logiquement dans le sens du démembrement de cette unité 21 « Rapport annuel politique et administratif » pour l’année 1926, colonie de Haute-Volta, doc. cit. Lettre du lieutenant-gouverneur de la Haute-Volta au gouverneur général de l’AOF, a/s « Transformation en Cercles des subdivisions du Mossi », Ouagadougou, 3 juillet 1920, ANS 2G 8/107. 23 « Rapport annuel politique et administratif. Année 1925 », colonie de Haute-Volta, doc. cit. 24 Les géographes Félix Damette et Jacques Scheibling pensent que ce mode d’organisation du territoire est typiquement français. Ils expliquent cette spécificité en raison de la macrocéphalie parisienne qui structure fortement les axes de circulation. Nous voyons que ce modèle peut également être utilisé pour éclairer le mode d’organisation spatial prévalant dans une colonie comme la Haute-Volta. Cf. Damette F. et Scheibling J., Le Territoire français : permanences et mutations, Paris, Hachette Supérieur, 2003 (3e éd.), pp. 21-22. 25 Lettre du secrétaire général chargé de l’expédition des affaires courantes pour le lieutenant-gouverneur de la Haute-Volta absent au commandant de cercle de Ouagadougou, a/s « Plan de campagne économique pour le 2ème semestre 1930 », 28 juillet 1930, ANCI EE 203. 22 338 administrative. Afin de justifier cette réorganisation, il tient à rappeler qu’au moment de la création de la Haute-Volta, le seul cercle de Ouagadougou couvrait un espace d’environ 100.000 km² et rassemblait deux millions d’habitants, soit davantage que la population totale de la colonie du Sénégal, de la Guinée, de la Côte-d’Ivoire ou du Dahomey. Hesling y voit la raison de l’existence, dans le Moogo, d’une sorte de régime d’exception qui en a fait une « semi-région » tandis que le Moogo Naaba a pu bénéficier d’un système de « semiprotectorat »26. Le gouverneur a voulu mettre fin à cette « anormalité » en morcelant le pays mossi. Cependant, malgré la clarté d’Hesling, le gouverneur général Merlin n’a pas trouvé cette initiative très pertinente. Selon lui, le gouverneur a au contraire pour devoir de préserver l’intégrité du « bloc mossi ». Merlin pense qu’il est plus important encore de maintenir un ordre social solide permettant d’administrer à moindre coût des dizaines de milliers de Mossi dont il rappelle la parfaite obéissance à l’égard de leurs chefs27. Il déplore les tentatives de passage à l’administration directe qui, à l’en croire, se sont faites à son insu. Or, Hesling dit s’être personnellement entretenu de ses projets de réorganisation administrative avec Naaba Koom II. Il aurait tenté d’amadouer le souverain en lui expliquant qu’au lieu de participer à l’administration de subdivisions sous l’autorité du commandant de cercle, il aurait à exercer son « autorité morale » sur des cercles au nom du gouverneur ce qui serait une forme de promotion28. Le roi aurait donné son accord de principe, mais Merlin pense qu’Hesling n’a pas connaissance des principes de « l’élémentaire psychologie » des hommes de pouvoir : aucun d’entre eux ne peut admettre une diminution de son autorité ; pas plus le Moogo Naaba qu’un autre29. S’appuyant sur sa « longue expérience » des affaires coloniales, le gouverneur général met en garde l’administrateur de Haute-Volta : le « caractère résigné » de ses habitants, leur déférence apparente, cache bien souvent de l’hostilité et du mécontentement. En réalité, le Moogo Naaba disposerait d’une autorité très réelle qui n’a pas été suffisamment bien évaluée par Hesling ; mais il trouve à ce dernier des excuses qui paraissent d’ailleurs assez ironiques : le gouverneur n’aurait « certainement pas eu le temps, sollicité par d’autres problèmes, de pénétrer l’extraordinaire profondeur de la complexion mystique indigène ni l’attachement fervent des Mossi au Moro-Naba qui incarne le commandement dans son 26 « Rapport d’ensemble sur la situation de la colonie de Haute-Volta au 31 décembre 1920 », colonie de HauteVolta, doc. cit. 27 Lettre du gouverneur général de l’AOF au ministre des Colonies, Dakar, 7 juillet 1921, ANS 2G 20/11. 28 Rapport politique et administratif du 2e trimestre 1920, Colonie de Haute-Volta, Ouagadougou, ANS 2G 20. 29 Lettre du gouverneur général de l’AOF au ministre des Colonies, Dakar, 7 juillet 1921, doc. cit. 339 acception la plus absolue »30. Merlin achève sa démonstration en rappelant qu’il n’a suffi que d’un geste du Moogo Naaba en 1918 pour lever 10.000 tirailleurs ! Malgré cela, le Gouvernement général ne s’est pas opposé au train de mesures qui sont à l’origine de la création des cercles de Ouahigouya, Tenkodogo, Koudougou et Kaya entre 1920 et 1922. De fait, le « bloc » mossi s’est trouvé démembré, situation d’ailleurs toute relative puisque cet ensemble se trouve toujours intégré au sein d’une même colonie et la capitale du Moogo Naaba demeure son centre nerveux. Pour autant, les réformes de l’administration territoriale entreprises dans les années 1920 ne sont pas sans conséquences pour les naaba et en particulier pour la Cour de Ouagadougou. Les changements sont de deux ordres : d’une part, il s’agit de raccourcir la distance qui sépare les sujets voltaïques des centres administratifs et judiciaires par création de nouveaux cercles. D’autre part, il est prévu de poursuivre le travail de « rationalisation » administrative en réduisant sensiblement le nombre de chefferies et en regroupant les populations sous une autorité indigène de « même race ». Dakar enjoint simplement à Hesling de faire preuve de prudence. Le souvenir des révoltes de 1915-1916 est trop vif, raison pour laquelle Merlin insiste sur l’importance du respect que portent les Mossi à leurs chefs. L’Administration de Haute-Volta doit faire preuve de « tact » et aucune réorganisation territoriale ne doit se faire sans examen approfondi des « coutumes », « mœurs », « institutions particulières » et « affinités » des sociétés concernées31. Environ dix ans après la réalisation des principales monographies du Moogo par les administrateurs militaires, Merlin incite le personnel du Gouvernorat à Ouagadougou à se faire ethnographes de circonstance, ce dont ils n’ont ni le temps ni le goût. Une fois de plus, les ouvrages de Delafosse, en particulier son Haut-Sénégal-Niger font autorité, tout comme la monographie plus récente de Tauxier sur le pays mossi réalisée en 191732. À cette considération affichée à l’endroit des cultures et histoires locales s’ajoutent des motifs et des raisonnements beaucoup plus pratiques faisant moins appel à des connaissances ethnographiques que géométriques. Selon Merlin, l’Administration voltaïque et ses centres « nerveux » sont comparés à une « machine [allant] par la force acquise, mais [qui] n’emmagasine plus d’énergie nouvelle »33. Cette métaphore, qui ne brille pas nécessairement pas sa clarté, revient à dire que le rayonnement de l’autorité administrative décline à mesure que l’on s’éloigne de son centre. C’est également dans ce sens qu’Hesling soumet à Merlin un 30 Ibid. Lettre du lieutenant-gouverneur de la Haute-Volta au gouverneur général de l’AOF, a/s « Transformation des subdivisions du Mossi en Cercles », Ouagadougou, 31 mars 1921, ANS 2G 8/107. 32 Ibid. 33 Lettre du gouverneur général de l’AOF au ministre des Colonies, a/s « transmission d’un rapport d’ensemble du Lieutenant-Gouverneur de la Haute-Volta », Dakar, 13 octobre 1920, ANS 2G 21/13. 31 340 projet de transformation en cercles des subdivisions du Moogo. La priorité est donnée aux espaces dont les populations sont les plus éloignées des bureaux du commandant de cercle et du Tribunal indigène. En mars 1921, l’étude du cas de Tenkodogo est jugée prioritaire dans la mesure où cette localité est distante de 178 kilomètres du chef-lieu de la colonie. La question de Koudougou n’apparaît pas comme devant être immédiatement réglée pour la seule raison qu’elle n’est éloignée « que » de 98 kilomètres34. Cette idée peut paraître saugrenue car nous avons vu que, dès la conquête, cette région du Kippirsi constitue un foyer de contestation face au pouvoir central africain et européen. Le but de la réforme proposée, c’est-à-dire le morcèlement administratif du Moogo et la constitution d’unités homogènes par leur taille, n’est pas sans rappeler la genèse des départements en Métropole qui font ici référence35. Pour Hesling, il est hors de question que les Mossi forment « une colonie dans la colonie »36. L’ensemble du territoire doit être placé sous l’influence exclusive des autorités françaises, et rien ne justifie à ses yeux qu’une société bénéficie de privilèges car, rappelle-t-il, il n’y a aucune raison que les Mossi restent unis quand les Bobo ou les Lobi ont été séparés par des frontières administratives37. Par conséquent, il emploie une habile stratégie pour imposer ses vues au Gouvernement général. Évoquant l’histoire ancienne du Moogo, il tente de faire la démonstration qu’il était un espace multipolaire, et donc que son découpage serait conforme aux traditions. Les matériaux « ethnographiques » collectés visent à mesurer le rayonnement spatial de l’autorité du Moogo Naaba pour peu que ce type d’analyse ait un sens pour le monde du pouvoir mossi. Cette mesure se fait en prenant Ouagadougou pour centre. Elle met en lumière l’affaiblissement très net de l’autorité royale dans un rayon allant d’environ 90 kilomètres (la région de Koudougou) à près de 200 (celle de Tenkodogo). En septembre 1922, Hesling fait la démonstration de l’inanité du concept d’ « empire » appliqué au cas du royaume de Ouagadougou. Il écrit à Merlin que Koudougou, Kaya et Tenkodogo sont tous trois des commandements « entièrement autonomes », c’est-àdire n’ayant que des liens politiques très lâches avec le Moogo Naaba ne valant pas subordination38. Hesling pense que si l’unité du Moogo doit être conservée, elle ne doit pas 34 Lettre du gouverneur de la Haute-Volta au gouverneur général de l’AOF a/s « Transformation des subdivisions du MOSSI en Cercles. Subdivision de Tenkodogo », Ouagadougou, 31 mars 1921, ANS 10G 8/107. 35 Le projet de réforme administrative du royaume de France, soutenu par les Constituants en 1790, vise à supprimer les vieilles provinces d’Ancien Régime et mettre fin aux chevauchements territoriaux qui les caractérisaient. Leur tracé reposait sur des études géométriques et leur limite extrême ne devait pas être éloignée à plus d’un jour à cheval du chef-lieu. Ces principes continuent à inspirer le régime colonial en Haute-Volta. 36 Lettre du gouverneur de la Haute-Volta au gouverneur général de l’AOF à Dakar, a/s « Transformation en Cercles des subdivisions du Mossi », Ouagadougou, 3 juillet 1920, ANS 10G 8/107. 37 Ibid. 38 Lettre du gouverneur de la Haute-Volta au gouverneur général de l’AOF a/s « Transformation en Cercles des Subdivisions du Mossi. Koudougou et Kaya », Ouagadougou, 13 septembre 1922, ANS 10G 8/107. 341 l’être sous l’autorité du roi de Ouagadougou mais d’un gouverneur dont l’ « unité de vue » assure seule la cohésion de l’ensemble voltaïque. Les commandants de cercle lui étant parfaitement subordonnés, la réforme proposée ne viendrait donc pas véritablement morceler l’ensemble mossi39. Ces arguments ont été entendus par les autorités à Dakar qui n’ont rien trouvé à redire à l’érection de nouveaux cercles. Leur nombre passe de sept en 1919 à onze en 1931, le pays mossi ayant essentiellement fait les frais de la partition interne du territoire voltaïque. Sur cette lancée, Hesling procède à un réaménagement interne des cercles visant à y regrouper les populations de même « race » et les placer sous l’autorité d’un chef qui en est originaire ainsi que diminuer le nombre de chefferies. Le premier objectif est parfaitement conforme à l’esprit de la politique des races de Ponty. Il ne fait que prolonger la politique déjà mise en œuvre avant la Première Guerre mondiale par les administrateurs du Mossi. Mais le cas le plus épineux est incontestablement celui de la région de Koudougou. En 1922, il rappelle le « caractère indépendant » de sa population qui ne se soumet toujours pas au pouvoir central. Cette région aurait aussi la particularité de voir certains groupes mossi « noyés » dans la masse des Gourounsi. Cette vision très schématique omet de préciser que des relations anciennes existent entre ces deux « ethnies » au point de brouiller les référents identitaires coloniaux. En vertu de ce constat, Hesling estime que la nomination du Larlé Naaba à la tête de Koudougou en 1909 est une aberration, ou plutôt une anomalie qui avait peut-être sa raison d’être sous Carrier, mais qui ne peut plus en avoir après dix nouvelles années d’occupation française. En 1923, le Larlé Naaba Pawitraogo quitte Koudougou et se voit à nouveau replacé directement sous l’autorité du Moogo Naaba. En vertu d’un arrêté du 20 avril 1925, une nouvelle province lui est dévolue et regroupe des portions de celles placées sous le commandement du Ouidi, Kamsaogo et Baloum Naaba. D’après les rapports politiques du moment, ce retour du Larlé Naaba à Ouagadougou a été perçu par certains sujets mossi comme une forme de disgrâce40. Le gouverneur admet au contraire que le kug zindba a rendu de précieux services à Koudougou. Son retour auprès de Naaba Koom II est présenté comme une promotion qui s’inscrit dans un contexte plus global de revalorisation des « ministres » du roi devenus chefs de province. Nous en venons à un autre grand volet des réformes engagées dans ces années 1920. D’après le commandant du cercle de Ouagadougou, l’existence d’une « poussière de chefs » nuirait à la rapide exécution 39 Lettre du gouverneur de la Haute-Volta au gouverneur général de l’AOF à Dakar, a/s « Transformation en Cercles des subdivisions du Mossi », doc. cit. 40 « Bulletin mensuel » avril 1925, colonie de Haute-Volta, cercle de Ouagadougou, Ouagadougou, 1er mai 1925, ANCI 5EE 15 3/13. 342 des ordres donnés à partir du chef-lieu41. Les calculs de l’Administration font en effet état de l’existence de 436 cantons en Haute-Volta en 193142. Après décentralisation, le seul cercle de Ouagadougou compterait encore à cette date 78 cantons et 2.000 villages ayant chacun à leur tête un naaba, sans parler des « villages indépendants » dans lesquels ont été regroupés les habitants « non mossi ». Afin de mettre fin à ce morcèlement des commandements, le Gouvernorat trouve une solution à la fois simple et censée être plus respectueuse aux yeux des Mossi : il n’est pas question de révoquer systématiquement les chefs dont il faut se « débarrasser ». L’idée est davantage de profiter des « circonstances favorables » pour le faire, c’est-à-dire de ne pas remplacer les naaba décédés43. Dans certains cas, des destitutions sont pourtant prononcées, mais pour des motifs jugés suffisamment sérieux par l’Administration, parfois avec le consentement de Naaba Koom II lui-même. C’est le cas en 1927 du Kamsaogo Naaba dont l’autorité sur sa province était qualifiée de « problématique et lointaine », non seulement parce que ses cantons sont situés loin des axes routiers, mais aussi en raison de sa « nonchalance » supposée44. Cependant, des raisons plus politiques semblent justifier sa révocation. La suppression de la province de ce chef aurait l’avantage d’agrandir celle du Larlé Naaba récemment revenu de Koudougou qui, ainsi, conserverait tout son prestige aux yeux des Mossi de son secteur. En mai 1927, le Kamsaogo Naaba est bel et bien déchu de ses fonctions de chef de province tout en continuant à toucher sa solde. Une partie de ses cantons sont rattachés à ceux du Larlé. Par la suite, l’argument de l’ « aptitude au commandement » des naaba est fréquemment mis en avant pour justifier la suppression de certaines chefferies. À bien lire les rapports politiques produits entre 1920 et 1931, il apparaît qu’il ne s’agit pas là d’un simple prétexte. Les autorités coloniales justifient au contraire la réduction du nombre de chefferies par le fait qu’aucune sélection n’a été faite parmi ses prétendants, et que, parmi les très nombreux naaba placés à la tête d’un village ou d’un canton, beaucoup sont trop vieux, trop désobéissants ou intellectuellement inaptes au commandement. Hesling, tout en rappelant l’importance que revêt la chefferie n’entend pas moins la canaliser, la guider et, comme il le rappelle à de nombreuses reprises, l’ « éduquer » afin de la confier à des hommes « capables ». En somme, il entend en faire des auxiliaires zélés de l’Administration, suffisamment instruits pour comprendre la teneur des ordres qu’ils 41 Lettre de l’administrateur du cercle du Mossi au gouverneur de la Haute-Volta, a/s « réorganisation administrative de la Subdivision de Koudougou », colonie de Haute-Volta, cercle du Mossi, Ouagadougou, 3 décembre 1920, ANCI 5EE 35. 42 « Rapport annuel. Année 1931 », colonie de Haute-Volta, Bureau d’Administration générale, rapport n° 273A.O. du 31 mars 1932, ANCI EE 3303(a). 43 Ibid. 44 « Rapport d’une tournée effectuée du 21 au 27 Avril 1927 par l’Administrateur-Adjoint GOSSELIN », colonie de Haute-Volta, Ouagadougou, 5 mai 1927, ANCI 5EE 16 (2). 343 reçoivent, assez proches de leurs administrés pour se faire entendre, suffisamment dociles pour respecter la hiérarchie coloniale. Hesling pense avoir trouvé ces hommes providentiels dans les personnes du Baloum, Gounga, Ouidi et Larlé Naaba qui sont intégrés à des degrés divers dans de nouvelles structures consultatives de poids. L’intégration de la royauté au sein de l’administration du territoire La « mise en valeur » des colonies, au sens qu’en donne Albert Sarraut, est non seulement vue comme une façon de rationnaliser l’exploitation économique des territoires ultramarins, mais également d’assurer à leurs ressortissants leur développement social. Tout ceci reprend les fondamentaux du vieux discours sur la « mission civilisatrice » de la France. L’esprit de Jules Ferry continue de planer au sein du milieu des « colonistes » de l’entre-deuxguerres qui voient dans l’Empire colonial un cadre d’avancement des sociétés sujettes sur la voie de la civilisation et de leur « bien-être ». Comme à la fin du XIXe siècle, la notion de « progrès » des sujets impériaux est perçue sous un angle moral : ceux-ci doivent sortir de leur « paresse » supposée et optimiser le potentiel économique de leur terroir considéré bien souvent à tort comme non exploité, ou du moins pas suffisamment. Ce discours moral porte aussi logiquement sur la légitimité de l’entreprise coloniale que Sarraut souhaite voir reposer sur la « libre association » entre la puissance impériale et les peuples colonisés et non plus sur des liens de pure domination45. La recherche d’une économie coloniale plus productive nécessite à la fois la mise en place de nouveaux moyens de production – l’aspect technique est déterminant46 –, mais aussi une politique éducative censée faire comprendre à une élite le sens de la politique entreprise. Selon Alice L. Conklin, ces impératifs sont soutenus par une nouvelle génération de gouverneurs généraux partisans d’une politique d’association tout en se montrant soucieux de réformer le commandement indigène et de mieux former les chefs47. Les efforts « pédagogiques » entrepris par l’Administration sont censés permettre aux chefs et par voie de conséquence à leurs sujets, de mieux saisir les enjeux du « développement » 45 Girardet Raoul, L’Idée coloniale en France…, op. cit., p. 262 et Sarraut A., Grandeur et servitude coloniales, Paris, Éd. du Sagittaire, 1931, 287 p. 46 Ces années d’entre-deux-guerres sont celles de la valorisation des moyens « modernes » de transport. Nous verrons plus loin comment la modernité liée à de nouvelles techniques (par exemple la mécanisation du travail textile ou l’électrification des centres urbains) a été mise en scène en Haute-Volta. 47 Alice L. Conklin met en avant l’effet de génération qui voit les administrateurs nés entre 1860-1870 succéder à d’autres plus âgés et dont les méthodes d’administration étaient plus éloignées du principe de la substitution de la notion de « sujet » à celle d’ « associé ». L’historienne américaine rattache les gouverneurs généraux Jules Carde (1923-1930) et Jules Brévié (1930-1936) à cette nouvelle génération. Conklin Alice L., A mission to Civilize…, op. cit., p. 199. 344 économique des colonies. In fine, le gouvernement général – tout comme Hesling – espère que la traduction des mots d’ordre de la mise en valeur auprès des simples administrés puisse permettre de rendre plus acceptables les sacrifices qu’elle suppose. Nous pensons bien sûr à l’impôt de capitation dont le montant est promis à un fort accroissement. Comment ne pas évoquer également le travail forcé et tous les moyens coercitifs employés pour mobiliser la force de travail africaine ? Dans les années 1920, les autorités coloniales, déjà échaudées par les durs soulèvements de 1908 aussi bien que de 1915-1916, entendent obtenir le consentement de leurs sujets afin qu’ils œuvrent activement pour la mise en valeur de l’Empire. La chicotte n’est pas définitivement plongée dans l’oubli, mais l’encadrement administratif, rapporté aux ambitieux projets formulés pendant l’entre-deux-guerres, ne permet aucunement de mobiliser durablement la force de travail locale par le seul recours à la contrainte48. À partir des années 1919-1920, la création des Conseils des Notables indigènes en AOF est censée répondre à deux défis : faire prendre conscience à une élite soigneusement choisie la nécessité de la mise en valeur du territoire ; faire passer ce message aux « masses » tout en obtenant d’elles leur loyauté et leur soutien. C’est pour cela que le Gouvernement général désire associer plus étroitement les élites anciennes ou nouvelles au Conseil d’Administration des colonies, ainsi qu’aux Conseils des Notables établis à l’échelle des cercles et des villages. L’existence de ces institutions consultatives vise en même temps à montrer le caractère « libéral » de la puissance coloniale qui affiche à l’endroit d’une poignée d’Africains des égards et surtout de la considération pour leur opinion. Cette attention, plus ou moins sincèrement exprimée, est censée frapper l’esprit de la majorité des administrés et induire chez eux un sentiment de reconnaissance pour une puissance tutélaire désireuse de respecter leurs coutumes et traditions. Remarquons d’ailleurs que si ce type d’initiative est inédit, le Gouvernorat de Haute-Volta y voit néanmoins la possibilité de répondre aux « aspirations traditionnelles » des populations49. Nous avons une fois de plus un exemple de réinvention de la tradition renvoyant à l’idée selon laquelle « l’Africain » prend toujours des décisions de façon collective, et ses chefs auprès de conseillers sans qui ils ne sont rien. Les Conseils coloniaux seraient donc une sorte d’avatars des cadres de concertation précoloniaux. Par ailleurs, ces Conseils, tout en étant un instrument de promotion et de formation des élites, peuvent aussi 48 Alice L. Conklin note avec justesse que les savoirs ethnographiques produits en France au cours de l’entredeux-guerres revêtent une dimension utilitariste. La meilleure compréhension des civilisations africaines est censée bâtir une politique visant à prémunir les autorités coloniales de tout risque de soulèvement comparable à ceux de 1915-1916. Cf. Conklin Alice L., A mission to Civilize…, op. cit., p. 197. 49 Rapport politique du 2e trimestre 1920, colonie de Haute-Volta, doc. cit. 345 s’avérer dangereux pour eux. L’association plus étroite des élites africaines à la gouvernance coloniale fait effectivement peser sur eux de nouveaux devoirs qui ne sont pas toujours très populaires… En effet, le Conseil des Notables, sollicité afin de déterminer le montant de l’impôt par exemple, peut être perçu comme une façon d’externaliser la contrainte du point de vue des autorités coloniales. Nous voulons dire par là qu’à partir de 1920, les augmentations d’impôts ne peuvent plus passer pour la seule responsabilité des « Blancs ». Admises au sein des Conseils, elles se trouvent cautionnées par des Africains qui sont dès lors coresponsables des effets qu’elles peuvent produire. Bien entendu, le Conseil des Notables, présidé par le commandant de cercle, n’est que consultatif. Les avis rendus par les élites africaines qui y siègent ne sont pas automatiquement suivies par l’Administration, loin de là. Mais la majorité des administrés le savent-ils ? Du reste, tout laisse à penser qu’à Ouagadougou, les avis rendus par les conseillers africains ont généralement été suivis de près par l’Administration. Ceci s’explique en raison de l’influence dont disposent ses principaux membres avant la création de cette institution. Du fait du poids des institutions royales en pays mossi, la plupart des membres non européens du Conseil sont des naaba. Comment l’Administration pourrait-elle chercher à obtenir leur soutien si elle écarte systématiquement leurs recommandations ? Mais, nous allons voir que l’existence de ce type d’institutions coloniales, reproduites au niveau de la colonie tout entière, si elle est favorablement accueillie par les grands naaba, est également source de malentendus quant aux attentes et à la finalité relative à la mise en valeur du territoire voltaïque. En avril 1920, Ouagadougou devient un champ d’expérimentation avec la création du premier Conseil des Notables de la Haute-Volta. Cette expérience est suivie par la création de structures analogues à Ouahigouya, Tenkodogo, Kaya et Koudougou pour ne parler que du pays mossi50. Comme nous l’avons signalé, la chefferie y est dès le départ surreprésentée dans cette partie du territoire51. Non seulement parce que l’Administration y voit là une élite déjà constituée et influente, mais également parce que les Conseils des Notables sont censés servir d’école administrative appliquée visant à améliorer la qualité du commandement indigène. C’est bien ce qu’écrit Hesling en 1920 selon qui les Conseils des Notables ont pour but essentiel d’assurer « chez les Chefs une collaboration plus loyale, plus intime, plus féconde »52. Composés généralement de dix à seize membres, ces Conseils ne réunissent pas 50 Skinner E.P., The Mossi of the Burkina Faso, op. cit., p. 167. Bobo dispose de son Conseil en 1921. Finalement, les principaux centres administratifs de la colonie en sont dotés à l’exception de Dori. 51 Les Conseils sont aussi ouverts aux rares citoyens français présents dans la colonie, aux anciens combattants de la Première Guerre mondiale, ainsi qu’à des autorités religieuses, notamment musulmanes. 52 Rapport politique du 2e trimestre 1920, colonie de Haute-Volta, doc. cit. 346 uniquement des « indigènes ». À Ouagadougou, celui ayant trait aux questions intéressant l’ensemble de la colonie (le Conseil d’Administration) est structuré autour de deux personnalités : l’une européenne avec Thévenoud, l’autre mossi avec le Baloum Naaba Tanga. Tous deux ont vu leur candidature appuyée par le commandant de cercle, le gouverneur Hesling et l’accord du Gouvernement général. Le point commun de ces deux hommes est leur rapport avec la mission, un des plus vieux pôles de modernité en Haute-Volta. Ceci vaut bien évidemment pour Thévenoud, devenu en 1921 vicaire apostolique du Soudan oriental53. Lorsqu’il entre au Conseil d’Administration, c’est en qualité de « notable agriculteur et industriel ». Ce Père Blanc est présent depuis dix-sept ans dans le Moogo. Il s’y est forgé une solide réputation auprès des Mossi : celle d’un homme courageux, sage, proche des humbles talga mais aussi de la Cour royale. Son capital d’expérience en fait un conseiller très écouté du commandant de cercle, du gouverneur, mais aussi de Naaba Koom II et de ses chefs de province54. Les activités économiques qu’il a soutenues, notamment l’ouverture en 1916 d’un ouvroir de tapis de haute laine à Pabré, en font le premier « industriel » de Haute-Volta. La mission compte également parmi les premiers producteurs et consommateurs d’électricité qui est notamment utilisée afin de carder la laine55. Cette œuvre pionnière a été soutenue par le Baloum Naaba, un haut dignitaire en très bons termes avec les missionnaires, un chef soucieux de moderniser l’habitat de ses pairs, déterminé à conduire des expériences agricoles et industrielles. Pour l’Administration, Naaba Tanga est la figure prototypique du chef éclairé, apte à comprendre ce qu’elle attend des chefs et capable de mobiliser ses sujets. Ajoutons qu’il dispose par ailleurs d’un atout majeur : la maîtrise de la langue française. Nommés pour trois ans, réunis deux à trois fois par an, les membres du Conseil des Notables examinent des questions fort diverses allant de la fixation du montant de l’impôt indigène aux travaux devant être réalisés par la main-d’œuvre locale en passant par la gestion du réseau routier, ou encore l’extension des cultures vivrières et cotonnières56. D’après les autorités du cercle de Ouagadougou, les naaba se seraient pleinement investis dans leur nouveau rôle de conseillers administratifs57. En 1921 par exemple, les commandants des 53 En juillet 1921, le vaste vicariat du Soudan est scindé en deux parties : l’une, orientale, a pour centre Ouagadougou. L’autre, occidentale, a son siège à Bamako. Les « frontières » du vicariat de Ouagadougou débordent celles de la colonie de Haute-Volta. Ce vicariat constitue un vaste parallélogramme chevauchant les territoires de la Haute-Volta, du Soudan et du Niger. Baudu P., Vieil Empire, jeune Église, op. cit., p. 95. 54 De Benoist J.-R., Église et pouvoir colonial…, op. cit., pp. 398-399. 55 Sondo R.-M., Au service de Dieu et des hommes…, op. cit., pp. 191-200. 56 « Rapport annuel politique et administratif. Année 1924 », colonie de Haute-Volta, Ouagadougou, 26 mai 1925, ANS 24/21. 57 Dans le cercle de Ouagadougou, le Conseil comprend notamment quatre kug zindba : le Widi, Larlé, Gounga et Baloum Naaba. Dans le cercle de Kaya, il réunit le roi de Boussouma ainsi que les chefs de province des 347 cercles mossi se sont déclarés « unanimes à signaler l'intérêt que les membres des conseils prennent à la discussion et les heureuses suggestions qu'ils y apportent, tout en conservant un tact et une mesure appréciables »58. À Ouagadougou, l’administrateur remarque que l’attitude des principaux chefs de province a changé depuis la création de la colonie, et plus encore après celle des Conseils. Selon lui, ils seraient sortis de leur « torpeur » pour exercer pleinement leur autorité dans l’intérêt du développement économique du territoire. La décision de les associer plus étroitement aux affaires du cercle aurait ainsi contribué à mettre fin – du moins provisoirement – à leurs réserves face à un pouvoir qui les a si durement combattus quelques années plus tôt59. Pour autant, à y regarder de plus près, le fonctionnement des Conseils ne donne pas toujours lieu à des appréciations aussi positives. Lors de la réunion de celui de Koudougou en 1923, Hesling ne manque pas de constater l’effet parfois négatif de la présence du commandant sur les chefs. Tout d’abord parce que ce dernier a toujours le dernier mot. Les initiatives du Conseil sont donc loin de toujours émaner des notables africains. Mais pour Hesling, ce problème n’est pas si grave dans la mesure où il voit dans cette situation une sorte de « maïeutique (…) comme il s’en glisse dans toute consultation qui laisse au Président le dernier mot »60. Il ne voit donc aucun inconvénient à ce que le commandant, tout en faisant mine de laisser les discussions se dérouler sans intervenir ouvertement, insiste plus lourdement sur les avantages à adopter telle ou telle mesure, ou encore sur la nécessité d’examiner certaines questions plutôt que d’autres au moment de l’annonce de l’ordre du jour61. Plus grave cependant, l’administrateur du cercle de Koudougou remarque la crainte récurrente des membres mossi de donner un avis différent de celui du commandant. Skinner souligne enfin la difficulté qu’il y a à voir des hommes de statut social hétérogène se concerter entre eux. Ceci vaut particulièrement pour les chefs de province qui n’auraient pas considéré l’avis exprimé par les roturiers comme dignes de retenir l’intérêt62. Malgré tout, la participation de naaba « actifs » et influents au sein des Conseils leur a permis de suivre de près et plus rapidement que d’autres chefs l’évolution de la politique suivie par le Gouvernorat ou le Cercle. Certains y ont également fait la preuve de leur commandements situés à la frontière du royaume de Ouagadougou : Boulsa, Mané et Téma. JOHV, n° 81, 1er mars 1923, p. 37 et n° 157, 1er mai 1926, p. 115. 58 « Rapport politique d’ensemble sur la situation de la colonie de la Haute-Volta, pendant le 1er trimestre 1921 », colonie de Haute-Volta, Ouagadougou, 3 juin 1921, ANS 2G 21/13. 59 « Rapport trimestriel du 3ème trimestre 1920 », colonie de Haute-Volta, cercle de Ouagadougou, ANCI 5EE 15 2/4. 60 « Rapport annuel politique et administratif. Année 1924 », colonie de Haute-Volta, doc. cit. 61 Ibid. 62 Skinner E.P., The Mossi of the Burkina Faso, op. cit., p. 167. 348 loyalisme et de leur capacité à seconder l’Administration. C’est notamment le cas du Baloum Naaba qui, en 1923, est promu membre du Conseil général du Gouvernement de l’AOF chargé de représenter la Haute-Volta à Dakar. Pour la première fois, un membre de la Cour dispose de prérogatives qui ne se limitent plus uniquement à l’échelle du cercle, mais de l’ensemble du territoire. Cette expérience a cependant un goût amer pour le chef de province qui, de retour à Ouagadougou, se plaint auprès de Mgr Thévenoud de n’avoir « pu présenter, comme il le désirait, ses revendications »63. Cette déception est celle d’un haut dignitaire qui semble avoir cru en la promesse faite par l’Administration d’associer véritablement les naaba aux affaires de la Haute-Volta, mais qui découvre l’envers du décor, à savoir qu’en situation coloniale, il existe bien souvent un grand fossé entre les principes affichés par les autorités françaises et leurs actes. Néanmoins, la politique d’association, rendue particulièrement visible par l’existence de ces Conseils, trouve son prolongement lorsqu’il s’agit de discuter de la réorganisation administrative de la colonie. L’expérience de la fonctionnarisation des chefs est approfondie, cependant, il ne faudrait pas croire qu’elle donne lieu au même jugement de la part des fonctionnaires coloniaux. Mais dans tous les cas, aucun d’entre eux ne souhaite saper les institutions royales. Cette structure hiérarchique passe unanimement pour un « lien puissant et indestructible unissant le chef à tous les ministres et vassaux auxquels il a délégué l’exercice du pouvoir »64. Sans que le statut des chefs n’ait été clairement et officiellement défini, leur position d’auxiliaires de l’Administration est confortée par Hesling qui, tout en tâchant de sélectionner les naaba qu’il juge les plus aptes à commander, s’emploie à relever leur solde. C’est que pour le gouverneur tout comme pour le commandant de cercle michel, leur valeur dépend étroitement de la qualité de leur rémunération. Non seulement parce que leur solde est vue par les naaba comme une reconnaissance officielle pour les services qu’ils rendent, mais aussi parce que, plus prosaïquement, leur train de vie, source de prestige auprès de leurs sujets, dépend étroitement de leurs salaires. Il est vrai qu’en pays mossi, la richesse matérielle des chefs ne se montre guère de façon très ostentatoire. Mais la modernisation de la colonie a entraîné de nouveaux besoins et de nouveaux modes de vie plus onéreux comme nous le détaillerons plus loin. Or, certains naaba pourtant jugés méritants ne disposent pas du salaire leur permettant d’entretenir ce train de vie, ni d’entretenir leur clientèle. Si d’autres sources de revenus informelles – du point de vue de l’autorité coloniale s’entend – existent toujours dans 63 64 Diaire du 11 décembre 1930, APBO. Rapport politique annuel pour l’année 1923, colonie de Haute-Volta, doc. cit. 349 les années 1920-1930, elles ont néanmoins eu tendance à se tarir65. Les difficultés financières rencontrées jusqu’à certains hauts dignitaires de la Cour ne passent pas inaperçues de sujets qui, en retour, ne peuvent plus bénéficier de l’assistance économique des chefs. De façon globale, la somme totale destinée à rémunérer les chefs imputable au budget de la colonie n’a cessé d’augmenter entre 1919 et 1927 parallèlement au montant de la capitation. Au cours de cette période, la somme totale destinée à rémunérer les chefs est passée de 54.000 à 314.000 francs66. La figure suivante fait apparaître l’évolution de ces soldes : Graphique n° 1: Evolution de la solde des chefs coutumiers de HauteVolta, 1919-1928 350 000 300 000 250 000 200 000 Solde des chefs en francs 150 000 100 000 50 000 0 1919 1920 1921 1922 1923 1924 1925 1926 1927 1928 Source : rapports annuels et politiques de la Haute-Volta pour les années 1919 à 1928 (cf. infra). Nous constatons une augmentation constante des soldes avec une augmentation plus nette entre 1926 et 1927 suivie d’une diminution sensible à partir de 1928, date de la prise de fonction du successeur d’Hesling, Albéric Fournier. C’est en effet à la fin des années 1920 que la politique d’association commence à être discutée. En témoignent ces propos tenus en 1930 par un fonctionnaire du Gouvernorat selon qui, si la chefferie sert bien à « actionner les masses », il faut néanmoins y voir « une lame à deux tranchants qui peut bien souvent nous 65 Certes, le Moogo Naaba, parce qu’il bénéficie largement de la centralisation administrative à Ouagadougou, reçoit un nombre considérable de visiteurs, en particulier lors des grandes fêtes religieuses liées à la royauté. Ces visiteurs, demandant souvent à être reçus par le Moogo Naaba afin qu’il règle certains litiges ou porte certaines revendications auprès de l’Administration, apportent au roi des présents, souvent en nature et parfois en monnaie, qui contribuent à assurer à leur souverain des revenus appréciables. Mais on ne peut certainement pas en dire autant de la plupart des chefs subalternes, d’autant plus que le poids de l’impôt personnel, toujours plus lourd, permet difficilement de continuer à entretenir ces circuits officieux de rétribution des naaba. 66 « Rapport annuel politique et administratif. Année 1927 », colonie de Haute-Volta, Ouagadougou, ANS 2G 27/10. Les chiffres fournis dans ce document prennent ceux établis annuellement et sans modification dans les rapports précédents. L’inflation n’est donc pas prise en compte. Mais le graphique que nous présentons permet de dégager quelques tendances lourdes pour la période 1919-1928. 350 desservir »67. Il n’est pas rare que l’Administration déplore les « abus » commis par des chefs qui, investis d’une parcelle de l’autorité publique, utilisent leur statut d’auxiliaires administratifs en vue d’obtenir de leurs sujets des « redevances » payées soit en espèce, soit en nature. Justement, l’élévation du niveau de rémunération des chefs est censée « assainir » leur exercice du pouvoir et les empêcher de faire peser sur leurs sujets ce que l’Administration qualifie de « double imposition ». Cette préoccupation conduit d’ailleurs en 1930 le gouverneur à commander à l’un de ses fonctionnaires mossi les plus en vues, Antoine Dim Delobsom, un mémorandum relatif aux canaux de rémunération des chefs avant la conquête. L’objectif de l’Administration est de déterminer dans quelle mesure la remise de « cadeaux » aux naaba constitue un acte volontaire ou non. Il en va de même de la main-d’œuvre employée par les chefs afin de cultiver leurs propres champs ou d’entretenir leurs cases68. Il ressort de cette décennie que l’amélioration du niveau de rémunération des chefs, accompagnée par une ristourne d’environ 2% sur l’impôt pour les plus « méritants », n’a aucunement mis fin à l’existence de circuits parallèles de redistribution des richesses69. Ceci ne peut s’expliquer uniquement par l’insuffisance des émoluments de certains chefs. Le Moogo Naaba dispose par exemple en 1927 d’environ 24.000 frs annuels, ce qui représente à lui seul environ 7,6 % de la somme totale allouée aux chefs de la colonie. Pourtant, il continue de se voir offrir de nombreux présents, particulièrement au cours des cérémonies religieuses marquant la fin des récoltes. La remise de moutons, bœufs, poulets ainsi que de la monnaie continue de jouer un rôle social majeur, celui de la démonstration de l’attachement des sujets à leurs institutions royales par reproduction symbolique et ritualisée de l’ordonnancement social ancien. Ajoutons que le niveau de rémunération des chefs est très inégal. Un nombre important de naaba ne sont tout bonnement pas appointés par l’Administration. Dans le cercle de Ouagadougou où les chefs sont les moins bien lotis, cela concerne près de la moitié d’entre eux. À titre de comparaison, en 1924, le taux de rémunération des chefs atteint environ 64% pour l’ensemble de la Haute-Volta, chiffre à peu près stable jusqu’au début des années 1930. 67 Lettre du secrétaire général chargé de l’expédition des affaires courantes pour le gouverneur de la Haute-Volta absent au commandant de cercle de Ouagadougou, a/s « Plan de campagne économique pour le 2ème semestre 1930 », 28 juillet 1930, ANCI EE 203. 68 « Droits coutumiers observés autrefois à l’endroit du Morho Naba et ses ministres », A. Dim Delobsom, 3 avril 1930, ANF 8V 338. 69 Delobsom rapporte en 1932 que les chefs de canton viennent en plus grand nombre chez le Moogo Naaba qu’au cours de la période précoloniale, ce qui pourrait être interprété comme la conséquence de la centralisation administrative à Ouagadougou. Ces kombéré ne peuvent venir saluer le roi sans lui remettre des dons, généralement des cauris et du bétail. Avant de se déplacer au chef-lieu, de nombreux chefs de canton demandent à leurs sujets une contribution matérielle afin de satisfaire leurs obligations devant le souverain. Cf. Delobsom A.D., L’Empire…, op. cit., pp. 69-70. 351 Ce taux atteint 95% à Kaya, 92% à Koudougou, mais n’est que de 48% à Ouahigouya et 23% à Tenkodogo où l’Administration se plaint de la piètre qualité du commandement indigène70. La disparité soulignée par ces chiffres permet de comprendre la détresse matérielle dans laquelle peuvent se trouver de nombreux naaba, mais également la façon dont ils étaient considérés par l’Administration. Il est vrai que sous Hesling, les autorités coloniales se sont employées à augmenter le nombre de chefs appointés tout en supprimant les chefferies jugées inutiles. Mais, précisément, les chefs non appointés sont bien souvent ceux dont l’Administration n’attend plus aucun service, soit parce qu’ils sont estimés incompétents, soit parce que leur commandement est estimé insignifiant. Ces mêmes critères « rationnels » justifient la forte disparité des émoluments perçus par les naaba. Mettant en avant des considérations d’ordre technique (nombre de sujets placés sous leur commandement, capacité à lire et écrire le français, à assurer le recouvrement de l’impôt et à lever main-d’œuvre et tirailleurs, etc.), l’Administration fait peu de cas des rapports protocolaires en usage parmi eux. De fait, si les autorités coloniales disent ne pas avoir bouleversé les vieilles hiérarchies locales, l’inégalité de traitement des chefs vient infirmer ce propos. Le graphique que nous présentons ci-dessous prend en compte la rémunération de sept naaba comptant parmi les plus importants du Moogo. En plus des souverains indépendants, nous y avons intégré trois chefs de province de Naaba Koom II afin de comparer leur solde avec celle de chefs qui, sur le plan coutumier, sont considérés comme de rang supérieur. Graphique n° 2: Comparaison du traitement de sept chefs mossi 20 000 18 000 16 000 14 000 12 000 10 000 8 000 6 000 4 000 2 000 0 Moogo Naaba Yatenga Naaba Tenkodogo Naaba Baloum Naaba Widi Naaba Kaya Naaba Gounga Naaba Solde en francs (année 1920) Source : Rapport politique et administratif du 2e trimestre 1920, colonie de Haute-Volta, doc. cit. 70 « Rapport annuel politique et administratif. Année 1924 », colonie de Haute-Volta, doc. cit. 352 Le résultat est frappant. Le Tenkodogo Naaba qui dispose de la préséance sur tous les autres chefs passe loin derrière ses cadets coutumiers. Sa solde est effectivement dix fois plus basse que celle de son « petit frère », le Moogo Naaba de Ouagadougou. Elle est équivalente à celle des « ministres » du roi, le Baloum et le Widi Naaba. Le nivellement se fait donc en vertu de la hiérarchie administrative qui fait de ces trois naaba des chefs de province. Enfin, nous voyons que le niveau de rémunération du naaba de Kaya, indépendant de Ouagadougou à l’époque précoloniale, est pratiquement au même niveau que celui du Gounga Naaba ou du Kamsaogo Naaba qui sont les deux kug zindba les moins bien payés71. Bien sûr, ces chiffres ont évolué avec le temps. L’écart entre l’ancienne position protocolaire des chefs et leur traitement officiel s’est sensiblement comblé, mais il reste toujours important à la fin des années 1920. En 1927 par exemple, le Moogo Naaba touche une solde environ trois fois plus élevée que son homologue du Yatenga quand le rapport était de un à cinq en 192072. Ces inégalités dont bénéficie largement Naaba Koom II sont directement liées à la forte centralisation administrative à Ouagadougou. Mais elle s’explique aussi par le fait que l’Administration est convaincue que les chefs les plus aptes à se moderniser, ceux qui sont les plus prometteurs, se trouvent dans la ville. Enfin, l’écart est encore plus important lorsqu’il s’agit de comparer les soldes des chefs de province et celles des chefs de canton. Dans le cercle de Ouagadougou par exemple, les chefs de canton perçoivent entre 480 et 360 francs annuels en 1920. Dans le cercle de Ouahigouya en revanche, ils sont sensiblement mieux payés, mais ne disposent que de 960 à 600 francs par an, solde qui est néanmoins très supérieure aux autres chefs non mossi du territoire73. Cette différence entre les naaba et leurs « homologues » non mossi s’explique par les clichés qui tendent à donner des sociétés de l’Ouest-Volta en particulier une image péjorative : celle de populations moins bien organisées que leurs voisins du Plateau Central, et dont les chefs disposeraient globalement d’une autorité moins bien assise sur leurs sujets. Pour toutes ces raisons, ils sont bien souvent considérés comme moins aptes à accompagner la colonie sur la voie de sa mise en valeur, et perçoivent par conséquent un salaire inférieur. Cette question des traitements est d’autant plus importante qu’elle conforte la prééminence politique de certains chefs sans que l’histoire ancienne ne puisse être appelée à la justifier. Le cas du Moogo Naaba de Ouagadougou est évident. Le roi dispose des moyens 71 La solde du Kamsaogo Naaba n’apparaît pas dans le graphique. Mais en 1920, elle est de 1.200 francs annuels, tout comme celle du Gounga Naaba. Le naaba de Kaya touche quant à lui 1.800 francs. 72 Journal officiel de la Haute-Volta, (JOHV), n° 180, 15 avril 1927, p. 132. 73 À titre d’exemple, les plus importants chefs des cercles de Bobo ou de Banfora touchent en 1920 entre 500 et 200 francs annuels environ. 353 financiers qui lui permettent d’entretenir une large clientèle et qui soutient également un train de vie associant au prestige de sa charge celui de biens matériels comptant pour autant de symboles de son entrée dans la modernité. La taille de son palais74, l’emploi de matériaux encore onéreux comme la tôle, contribuent à faire la démonstration de son nouveau rang : celui de principal intermédiaire coutumier auprès de l’Administration en Haute-Volta. Cette position prééminente au sein de la société coloniale n’échappe pas au regard d’Hesling qui juge en 1922 que la « présence d’un Gouverneur aux côtés du Moro-Naba l’a en quelque sorte élevé » dans la mesure où « il n’est plus le subordonné d’un Administrateur, Commandant de cercle. Il est en rapports directs et constants avec le chef de la Colonie qui l’entoure d’égards, le reçoit hebdomadairement avec toute sa suite, le consulte fréquemment et veille personnellement à ce que toutes ses prérogatives soient respectées ». Le gouverneur en conclut que ce prestige accru du Moogo Naaba fait de lui non plus un simple « personnage de cercle », mais une « autorité de gouvernement » dont le rayonnement épouse pratiquement l’ensemble du territoire voltaïque75. Cette position centrale qu’occupe la Cour de Ouagadougou s’exprime à travers de nouveaux signes extérieurs de richesse et de prestige qui contrastent fortement avec la modestie de l’appareil symbolique du pouvoir avant la Première Guerre mondiale76. Les années de l’entre-deux-guerres sont celles de l’adoption d’une nouvelle mode vestimentaire qui rompt partiellement avec la culture matérielle antérieure. Une partie des nouveaux attributs du pouvoir de ces chefs provient en effet des divers cadeaux qu’ils ont reçus de l’Administration, à commencer par des sabres de cavalerie français ou des bottes en cuir d’officiers. En 1923, Naaba Koom II, en visite au Soudan français, se voit proposé par son gouverneur des manteaux brodés de la région que portent aussi les rois du Yatenga et de Tenkodogo77. Nous trouvons dans l’entourage des chefs, notamment le Baloum Naaba, des membres de leur famille portant des costumes trois-pièces qui les rapprochent des « évolués », ces Africains instruits dans les écoles françaises, souvent détenteurs d’emplois administratifs 74 En 1920, des travailleurs prestataires sont mis à la disposition des naaba de Ouagadougou afin d’améliorer leur logement et de l’entretenir à moindre coût. « Rapport d’ensemble sur la situation de la colonie de HauteVolta au 31 décembre 1920 », doc. cit. 75 Lettre du gouverneur de la Haute-Volta au gouverneur général de l’AOF, a/s « Transformation en Cercles des Subdivisions du Mossi. Koudougou et Kaya », doc. cit. 76 Jusqu’aux années 1920, il ne semble pas que le Moogo Naaba disposait de biens matériels se distinguant par leur nature de ceux de leurs prédécesseurs avant la conquête. Encore au début du règne de Naaba Koom II, les déplacements du roi se font à cheval. Les regalia tiennent sur un simple coussin et le sabre en reste l’une des principales pièces. Le palais est encore modeste et construit avec des matériaux traditionnels (pisé, chaume, etc.). L’habillement consiste au port d’un bonnet brodé, d’un ample boubou ainsi que de sandales. 77 Lettre du gouverneur de la Haute-Volta au gouverneur général de l’A.O.F., a/s « Présentation du Moro Naba au ministre », 14 décembre 1923, ANCI EE 123. 354 et qui ont partiellement adopté un mode de vie occidental. Delobsom, qui compte lui-même parmi ces évolués, se montre attentif à l’évolution du train de vie des kug zindba. En 1932, voici comment il décrit l’habitat des chefs de province : « Tous les ministres de l’Empereur possèdent à l’heure actuelle des maisons très confortables et de magnifiques salons avec des fauteuils "morris" et chaises pliantes. Ces sièges sont offerts avec empressement aux visiteurs de quelque considération tandis que des bancs mesurant de 2 à 3 mètres de longueur sont réservés aux « petits messieurs » (boys, cuisiniers, gardes de cercle, notables, etc…) »78. De nouvelles modes se créent et, surtout, de nouveaux besoins qui viennent rompre avec le relatif ascétisme des générations précédentes. Tout ceci explique bien pourquoi les naaba sont de plus en plus dépendants des sommes qui leur sont versées par l’Administration. La solde, qui peut être soit supprimée, soit revue à la baisse au cas où la qualité de leur service laisse à désirer, est plus que jamais un instrument de contrôle aux mains des fonctionnaires coloniaux en même temps qu’elle peut être une garantie de la participation des chefs à la gestion administrative du cercle ou de la colonie. Les nouvelles habitudes prises au sein de la cour royale, en partie alimentées par les nouveaux circuits de financement induits par le système colonial, sont également à mettre en rapport avec les multiples transformations que connaît Ouagadougou. À n’en pas douter, les travaux d’aménagement urbain qu’Hesling y entreprend sont perçus favorablement par la royauté. Pour Naaba Koom II comme pour ses kug zindba, l’autorité dont ils disposent procède bien de celle de l’Administration coloniale. Mais Ouagadougou, tout en étant son centre administratif, ne demeure pas moins la capitale du royaume à la fois dans l’esprit des naaba mais aussi des sujets. Ceci explique pourquoi Naaba Koom II et ses hauts dignitaires ont apporté avec engouement un important soutien matériel et humain afin de développer le chef-lieu. Ceci se comprend d’autant plus aisément que, comme Fourchard l’a montré, les chantiers laissent intacts les quartiers des grands naaba à commencer par celui du roi79. mieux, à la différence des premiers temps de la conquête, l’Administration prend en compte la dimension symbolique des lieux de pouvoir mossi dans ses plans de transformation urbaine. Ceci transparaît dans l’enquête commandée à Delobsom par l’inspecteur des affaires administratives Robert Arnaud. Son étude part d’une question simple à savoir où habitait le Moogo Naaba avant la conquête coloniale. Cette brève notice historique rappelle la brutale révolution symbolique qui a vu un haut lieu du pouvoir mossi être rasé lors de l’édification d’un camp de Tirailleurs sénégalais et d’un immeuble à Rimvuusé (littéralement « le repos du 78 79 Delobsom A.D.D., L’Empire…, op. cit., p. 112. Fourchard L., De la ville coloniale à la Cour africaine…, op. cit., p. 62. 355 Roi »)80. À bien regarder le plan de la ville de Ouagadougou des années 1920, les principales modifications concernent les environs de la Place d’Arme de la ville et laissent le palais du Moogo Naaba à l’écart des grands chantiers81. La physionomie de la ville est révélatrice de l’alliance de circonstance établie entre le gouvernorat, la mission catholique et la royauté. Ces trois pôles d’autorité sont en effet mobilisés pour l’administration de la colonie ; ils voient leurs principales installations en ville se côtoyer et être liées par la circulation presque quotidienne de leurs animateurs. Cependant, Ouagadougou n’est pas le seul centre urbain à se développer au cours de l’entre-deux-guerres. Fourchard a en effet montré comment s’est construite cette rivalité entre Ouagadougou qui s’impose durablement comme le centre nerveux de l’administration de la Haute-Volta et Bobo qui s’impose comme son cœur économique82. Nous nous souvenons qu’au moment de la création de la colonie, Hesling disait souhaiter éviter que le territoire ne se dote de plusieurs centres urbains possiblement concurrents. L’évolution de l’histoire urbaine en Haute-Volta ne lui a pas tout à fait donné raison. Les Européens présents sur le territoire, s’ils sont peu nombreux, sont cependant des acteurs économiques influents et influent sur son évolution urbaine. La ville de Bobo a précisément l’avantage de se trouver sur une route commerciale dynamique en lien avec la Côte-d’Ivoire. Cette position stratégique en fait un site idéal pour l’implantation de maisons de commerce, d’autant plus que cette partie de la Haute-Volta est celle qui offre les meilleures conditions climatiques pour le développement de l’agriculture, et notamment celui de la culture cotonnière, du latex et du karité. En 1926, c’est-à-dire au moment où Ouagadougou et Bobo deviennent des communes mixtes de premier degré83, la seconde est reconnue par le Gouvernorat comme le « centre le plus commerçant de la Haute- 80 Questionnaire de R. Arnaud adressé à A. Dim Delobsom, 27 janvier 1930, ANF 8V 338. Le palais du Moogo Naaba, qui sera réfectionné à plusieurs reprises, se situe au sud du cœur de la ville, soit à quelques mètres de la mission catholique. Anne Ricard souligne qu’à la suite du zonage initié par Hesling, les activités de la ville se sont polarisées autour de quatre centres qui sont, outre le quartier du Moogo Naaba, celui de la mission, du Cercle et enfin celui du palais du gouverneur. Cf. Ricard Anne, « L’invention d’une capitale coloniale : Ouagadougou de 1919 à 1932 », in Clio en Afrique, n° 7, printemps 2002, p. 13, http://www.cemaf.cnrs.fr/IMG/pdf/7-clio.pdf 82 Fourchard L., De la ville coloniale à la Cour africaine…, op. cit. 83 Ce statut s’inscrit dans le cadre plus vaste de la politique de décentralisation mise en œuvre par Hesling. Il a été créé en 1884 avec pour premier terrain d’expérimentation le Sénégal. Il est octroyé aux deux villes voltaïques eu égard à l’accroissement de leur population mais aussi afin d’anticiper leur décollage économique dont on pense alors qu’il est fortement lié au prolongement de la voie ferrée de Côte-d’Ivoire. Ce statut permet de former un Conseil communal qui dispose d’un budget propre. Ceux de Ouagadougou et Bobo sont nettement dominés par les Européens, et en particulier par le milieu des grands commerçants. Il est présidé par un administrateurmaire européen assisté de quatre notables citoyens français et autant de notables sujets français. Tous les membres sont désignés par le gouverneur. L’expérience de l’érection en commune mixte ne dure que dix ans, puis est remis à l’ordre du jour en 1950. 81 356 Volta »84. Du point de vue économique, la capitale du Moogo Naaba se trouve en situation de relégation, en marge des circuits commerciaux les plus importants, situation qui ne paraît pas devoir évoluer tant que le chemin de fer de Côte-d’Ivoire n’aura pas atteint le pays mossi. Pour comprendre l’évolution économique de la capitale du Moogo Naaba, il suffit de rappeler qu’en 1920, Ouagadougou ne compte pas plus de vingt Européens dont une bonne partie travaille dans l’Administration. La ville ne dispose d’aucune installation industrielle remarquable si ce n’est les quelques expériences tentées par les missionnaires. Mais l’historien Claude Sissao montre qu’en 1925-1926, la population européenne croît sensiblement passant de 20 à 200 habitants tandis que la ville développe ses activités marchandes parallèlement à l’essor des cultures de rente85. Le dynamisme de la Compagnie française de l’Afrique occidentale (CFAO), détentrice de nombreuses propriétés foncières à Ouagadougou, est là pour le rappeler86. Au tout début des années 1930, Ouagadougou qui a gagné le surnom de « bancoville »87, semble tout avoir d’une petite ville occidentalisée. Elle peut ainsi s’enorgueillir d’abriter un hippodrome, un hôpital, un modeste terrain d’aviation ainsi que son « Bois de Boulogne » aujourd’hui appelé Bangr’weeogo. Cependant, dans le même temps, Ouagadougou perd globalement des habitants. Entre 1919 et 1926, sa population africaine aurait chuté de 37% passant de près de 20.000 âmes à environ 12.00088. Selon Skinner, cette baisse serait due aux stratégies de fuite mises en œuvre par des populations qui tentent d’échapper au travail forcé. La centralisation administrative à Ouagadougou, son rayonnement à l’échelle d’un territoire de plus de 250.000 km², son image de vitrine de la mise en valeur de la colonie a donc des revers qui ne vont pas dans le sens des intérêts de la royauté. En effet, les kug zindba sont non seulement des chefs de province mais aussi de quartier. Leur autorité repose en partie sur le nombre de sujets qu’ils ont sous leur autorité. Laurent Fourchard montre que, dans la période, leur clientèle ainsi que leur parentèle se seraient accrues à l’échelle de leur quartier. Mais la fuite d’une partie non négligeable de leurs sujets, y compris ceux vivant hors de leurs quartiers, leur installation parfois définitive dans des espaces lointains comme la Gold Coast britannique, constitue une source d’affaiblissement potentielle de l’autorité de ces chefs et une douleur face à ces départs. 84 « Rapport annuel politique et administratif » pour l’année 1926, colonie de Haute-Volta, 1er Bureau, ANS 2G 26/16. 85 Sissao Claude, « Évolution institutionnelle et développement économique de Ouagadougou (1926-1956) », in Hien P. C. et Compaoré M., Histoire de Ouagadougou…, op. cit., p. 195. 86 Fourchard L., De la ville coloniale à la Cour africaine…, op. cit., p. 130. 87 Ce sobriquet qui n’a en réalité rien de très valorisant fait allusion au matériau sommaire avec lequel la plupart des habitations sont encore construites à cette époque. 88 Sissao Claude, « Évolution institutionnelle… », op. cit., p. 184. 357 Nous allons voir qu’à bien des égards, la place stratégique occupée par les chefs dans la politique de mise en valeur du territoire entraîne bien des effets pervers pour la royauté qui se voit contrainte de faire peser sur ses sujets une pression économique toujours plus grande, appuyée bien souvent par des mesures coercitives entraînant à leur tour d’importants mouvements migratoires. La royauté mobilisée pour la « mise en valeur » de la colonie Les malentendus autour du recrutement de la main-d’œuvre voltaïque Pour une grande part des sujets africains, la politique de mise en valeur s’est traduite par une pression supplémentaire portant non seulement sur une augmentation plus que sensible des impôts et diverses taxes, mais également sur la réquisition de travailleurs. La loi de finance de 1900 étant toujours en vigueur, les territoires coloniaux doivent assurer les conditions de leur décollage économique avec leurs propres moyens pour l’essentiel. Pour le cas de la colonie enclavée qu’est la Haute-Volta, la dynamisation de son économie repose aussi bien sur l’amélioration des moyens de transport, et donc d’écoulement de la production, que sur l’amélioration des rendements agricoles. Hesling, dans la lignée définie par Sarraut en 1921, entend ainsi faire de la Haute-Volta un grand producteur de coton, capable d’écouler facilement sa production dans la sous-région et, bien sûr, en Europe89. L’aménagement des infrastructures de transport tout comme l’extension de la culture cotonnière sont dévoreurs d’hommes et de femmes. Le travail est très faiblement mécanisé, pénible. Mais qu’importe, Sarraut comme bien d’autres avec lui sont persuadés que la Haute-Volta peut relever le défi de la mise en valeur car, comme il le fait savoir en 1921, il est possible de faire appel à son « abondant réservoir de main-d’œuvre »90. C’est effectivement au cours de l’entre-deuxguerres que les pays voltaïques gagnent leur réputation de source inépuisable de travailleurs. Il est vrai que la densité y est forte, particulièrement en pays mossi. Cependant, les recrutements de Tirailleurs au cours de la Première Guerre mondiale ont clairement montré 89 L’essor de la culture du coton n’est pas une question intéressant uniquement Hesling. L’industrie textile française, fortement dépendante de l’importation de coton étranger fonde de grands espoirs de production en AOF, et en particulier au HSN au tout début du XXe siècle. Dans les années 1920, cette industrie, soutenue par l’État, entend développer cette culture en AOF et en particulier en Haute-Volta. Sarraut accorde à cette culture une attention particulière lorsqu’il soumet son plan de mise en valeur des colonies au Parlement. Cf. Marseille J., Empire colonial et capitalisme français…, op. cit. pp. 247-261 et Schwartz Alfred, « La politique coloniale de mise en valeur agricole de la Haute-Volta (1919-1960) », in La Haute-Volta coloniale…, op. cit., pp. 268-269 . 90 Propos de Sarraut cité in Cordell D. D., Gergory J. W., Piché V., Hoe and Wage…, op. cit., p. 81. 358 les limites de ce potentiel ; ils ont aussi apporté une lumière crue sur les excès d’optimisme dont ont fait preuve ceux, hommes politiques, administrateurs ou officiers, qui ont cru pouvoir obtenir des sociétés voltaïques une mobilisation massive et sans faille. Mais dans les années 1920, les autorités à Dakar comme à Ouagadougou pensent que le contexte de la mise en valeur est radicalement différent. Cette fois-ci, les Africains auront à travailler pour euxmêmes. Si les Tirailleurs combattaient au loin pour un conflit dont les ressorts pouvaient leur paraître obscur, ils auront désormais à travailler pour leur avenir dans un environnement africain. Pour que le recrutement de la main-d’œuvre se déroulent dans les meilleures conditions, il suffit de trouver les médiateurs les plus efficaces afin de relayer ce message auprès des populations. Dans ce contexte, les chefs mossi sont appelés à jouer un rôle important. Tout d’abord parce que la vision des institutions politiques « coutumières » a changé à Dakar. Merlin n’y voit en effet plus des « féodaux » arriérés auxquels il convient de livrer un combat sans merci. Il les considère davantage comme une élite gagnée aux impératifs du progrès social et économique tout en restant les plus en phase avec la mentalité des sujets africains. Bien guidés, les chefs pourraient obtenir de leur peuple un effort sans craindre de les voir se révolter91. Ces espoirs paraissent particulièrement fondés en pays mossi. Car ce n’est pas seulement l’image de la chefferie qui a changé à Dakar, mais ce sont les chefs eux-mêmes. L’exemple du Baloum Naaba Tanga l’illustre à merveille. S’il n’est pas représentatif de tous les chefs mossi et encore moins voltaïques, il est cependant la preuve que, peu de temps avant la Première Guerre mondiale, des chefs ont su faire évoluer leur façon d’exercer leur pouvoir. Tout en préservant l’essentiel, c’est-à-dire le naam, le Baloum Naaba a su s’adapter aux nouvelles exigences imposées par les autorités européennes. Dans les années 1920, ce kug zindba fait partie de ceux qui ont parfaitement saisi les enjeux de la mise en valeur. À plus d’un titre, cette personnalité est inclassable. S’il peut être rangé dans la catégorie des élites, non seulement en raison de l’autorité dont il dispose, mais aussi de son capital de savoir à la fois ancien et nouveau, Naaba Tanga peut en revanche difficilement être taxé soit de chef « traditionnel », soit d’ « évolué ». Selon nous, il est les deux à la fois. Il est par conséquent le résultat d’un straddling social, c’est-à-dire d’un chevauchement de statuts qui rend la frontière entre anciennes et nouvelles élites particulièrement poreuse92. Par son parcours, ce chef de 91 Conklin Alice L., A mission to Civilize…, op. cit., pp. 194-195. Jean-François Bayart, évoquant le cas des sociétés africaines contemporaines, estime que les acteurs sociaux « chevauchent sans arrêt les secteurs arbitrairement circonscrits de la tradition et de la modernité » et se demande s’ils ont « claire conscience de leurs frontières ». Le cas du Baloum Naaba comme d’autres chefs que 92 359 province a transgressé les cadres mentaux partagés par les administrateurs coloniaux qui ont voulu y voir un chef « traditionnel » sans cerner les mutations en œuvre au sein de la Cour royale. Ces mutations sont le résultat direct de la fonctionnarisation des chefs et de toutes les procédures de décharge qui en découlent. Sans être pleinement reconnu par les autorités légales, ce type de naaba s’est vu délégué certaines tâches normalement attribuées à des agents patentés de l’Administration. L’État colonial s’est trouvé renforcé en pays voltaïque, et le « ministre » a pu cumuler plusieurs registres de légitimité qui lui ont ouvert les portes du Conseil d’Administration, de la mission où il se sent manifestement à l’aise, et du Gouvernorat qui sollicite régulièrement ses services93. C’est justement par « décharge » que le pouvoir colonial entend mobiliser la force de travail voltaïque. Par l’entremise de chefs afin d’éviter tout débordement social, toute fuite de manœuvres dans des territoires « étrangers » comme la Gold Coast. La tâche qui attend la plupart des chefs paraît immense, presque insurmontable. Entre 1920 et 1932, l’impôt de capitation, pesant pour près de 80% des recettes de la colonie, aurait connu une augmentation annuelle de 13% en francs constants passant de 5 à 36 millions de francs94. Il est facile d’imaginer les difficultés que rencontrent la plus grande partie des administrés à se procurer la somme requise en argent. D’autant plus qu’au cours de la décennie, de nombreux rapports administratifs signalent une raréfaction monétaire non seulement en Haute-Volta, mais plus généralement en AOF. Le paiement de l’impôt est en grande partie lié à l’opportunité qu’ont les paysans d’accroître leur production afin d’écouler les surplus sur les marchés où ils pourront obtenir la monnaie française tant recherchée. L’accroissement de la production, dans la mesure où elle dépend encore peu de l’utilisation d’intrants permettant de fertiliser les terres, ou de matériel agricole mécanisé, repose donc en grande partie sur les bras disponibles. Or, la demande d’intensification de la production en Haute-Volta parallèlement à l’envoi toujours plus massif de jeunes hommes sur les chantiers économiques de la Côte-d’Ivoire paraissent incompatibles. Ce double effort demandé aux Voltaïques s’avère être un lourd fardeau. Non seulement pour les populations rurales, mais aussi pour les chefs qui les encadrent. Ajoutons que l’accroissement de l’impôt contribue à rendre les paysans voltaïques davantage tributaires du mode de culture encouragé par l’Administration. En effet, Hesling nous évoquerons plus loin vont tout à fait dans ce sens. Cf. Bayart Jean-François, L’Etat en Afrique : la politique du ventre, Paris, Fayard, 1989, p. 31. 93 Sur cette notion wébérienne de « décharge » et les rapports avec le chevauchement des sphères publiques et privées dans un sens de renforcement de l’État, voir Bayart J.-F., Le Gouvernement du monde : une critique politique de la globalisation, Paris, Fayard, 2004, pp. 70-71 et Hibou Béatrice (dir.), La Privatisation des États, Paris, Karthala, 1999. 94 Cordell D. D., Gergory J. W., Piché V., Hoe and Wage…, op. cit., p. 78 et Duperray A., « La Haute-Volta (Burkina Faso) », in Coquery-Vidrovitch C. et Goerg O., (dirs.), L’Afrique occidentale…, op. cit., p. 272. 360 entend développer les cultures de rente au détriment des cultures vivrières. Dans les années 1922-1923, les autorités coloniales appellent ainsi les Voltaïques à cultiver sur les « champs du commandant » par recours au travail forcé95. L’augmentation des impôts contribue à pousser les Voltaïques à faire évoluer leurs méthodes culturales tout en espérant développer chez eux le goût de l’argent. À la suite de D.D. Cordell, J.W. Gregory et V. Piché, nous pourrions regrouper les principaux demandeurs de main-d’œuvre en trois catégories. La première concerne la HauteVolta et les travaux liés à l’aménagement des villes de Ouagadougou et de Bobo ou encore à l’édification d’un réseau routier assez dense. La deuxième concerne avant tout les chantiers ferroviaires du Thiès-Kayes et du Dakar-Niger, ainsi que celui de la Côte-d’Ivoire. Enfin, une troisième catégorie peut regrouper la demande du secteur privé, à commencer par les maisons commerciales96, la mission catholique ainsi que les planteurs et compagnies forestières françaises établies en Côte-d’Ivoire97. Au cours des années 1920, les territoires côtiers du Sénégal et surtout de la Côte-d’Ivoire s’imposent comme les principales régions réceptrices de travailleurs voltaïques98. Les chiffres sont éclairants : entre 1919 et 1924, le chantier du Thiès-Kayes emploie près de 25.000 Voltaïques qui y sont acheminés via Bamako. Le chemin de fer de la Côte-d’Ivoire, dont les travaux sont suspendus en 1912 avant de reprendre dix ans plus tard, a bénéficié de l’apport d’environ 61.000 Voltaïques entre 1921 et 1932. Dans les deux cas, la part des Mossi peut être estimée à près de 50% ce qui est conforme à leur poids démographique en Haute-Volta d’après les données statistiques de source coloniale99. La ponction démographique qui en découle paraît aussi difficilement supportable pour les populations que celle induite par les recrutements militaires. Il importe d’ailleurs de noter que, non seulement les levées de Tirailleurs continuent d’être entreprises au cours de la 95 Dans un premier temps, ces travailleurs ne sont pas payés. L’Administration considère que les Voltaïques concernés s’acquittent simplement des prestations qui leur sont demandées. Celles-ci, comme par le passé, se signalent par un nombre total de journées de travail à fournir à l’appel des commandants de cercle. Ce nombre est calculé par canton. Il peut varier de six à dix jours comme c’est le cas à Koudougou par exemple. Nous voyons que la répartition de ces journées de travail n’est pas sans rappeler le principe qui prévaut lors de la levée de l’impôt de capitation. Cf. Cordell D. D., Gergory J. W., Piché V., Hoe and Wage…, op. cit., pp. 63 et 81. 96 Il s’agit notamment de la Société commerciale de l’Ouest africain (SCOA), de la maison Maurel et Prom en Haute-Volta et de la Société forestière de Côte-d’Ivoire (CFCI). 97 Le secteur privé a recours au travail libre par contrat. Peu développé au tout début des années 1920, il finit par prendre de l’importance au cours de la décennie. Entre 1924 et 1928, le nombre de contrats passe de 1.400 à 20.000 par an avant de décroître les quatre années suivantes. Cependant, les effectifs fournis dans le cadre du travail contractuel ne satisfont pas les besoins exprimés par le secteur. Ceci explique que le travail forcé soit maintenu. Le travail libre a cependant pour avantage de fournir des travailleurs employés sur une plus longue période et de façon plus régulière. Cordell D. D., Gergory J. W., Piché V., Hoe and Wage…, op. cit., pp. 69-71. 98 Sur les migrations de travail des Voltaïques en Côte-d’Ivoire, voir en particulier Mandé Issiaka, Les migrations de travail en Haute-Volta (actuel Burkina Faso) : mise en perspective historique (1919-1960), thèse de doctorat en histoire, Université Paris VII, 1997, 391 p. 99 Cordell D. D., Gergory J. W., Piché V., Hoe and Wage…, op. cit., p. 70. 361 période, mais qu’une partie des hommes incorporés dans l’Armée sont réquisitionnés en qualité de travailleurs100. Pourtant, en 1920, Hesling semble ignorer les inconvénients de cette pression. Il se berce d’illusions lorsqu’il écrit au gouverneur général que les Mossi se seraient partout « révélés disciplinés, laborieux, d’un rendement au travail très supérieur à la moyenne de leurs congénères des colonies voisines », et qu’ils manifesteraient un véritable goût pour le travail au loin101. Le temps où les Mossi passaient pour des êtres « paresseux » et « casaniers » semble désormais lointain. En réalité, la plupart des hommes n’acceptent pas de gaîté de cœur d’aller travailler loin de leur foyer, loin de leur village où ils ont bâti toute leur vie sociale. La note du Gouvernement général que nous avons citée plus haut paraît donc traduire un excès d’optimisme qui est proche de celui affiché pendant la Grande Guerre par les autorités militaires lors des recrutements. Tous les espoirs de l’Administration reposent sur la solidité de l’armature hiérarchique mossi et surtout sur la loyauté et l’efficacité des naaba. Dans les années 1920, ces chefs donnent dans l’ensemble pleine et entière satisfaction. Les plus importants d’entre eux, nous pensons à Naaba Koom II et ses kug zindba, font même preuve d’un zèle surprenant. Ils parviennent généralement à réunir les contingents dans les délais, et parfois en plus grand nombre que prévu. En 1921 par exemple, l’Administration se dit satisfaite de la levée d’environ 5.000 Voltaïques destinés au Thiès-Kayes. Le cercle de Dédougou, où les traces de la révolte de 1915 sont encore vivaces, a pourtant fourni le plus gros contingent avec 1.200 hommes contre 600 pour Ouagadougou, Tenkodogo et Ouahigouya. Le fait mérite d’autant plus d’être rappelé qu’au même moment, les paysans craignent de souffrir de mauvaises récoltes102. Deux ans plus tard, un autre rapport donne des travailleurs en partance pour le Sénégal et la Côte-d’Ivoire une image qui n’est pas sans rappeler celle du soldat français de la Grande Guerre censé partir « la fleur au fusil » sur le front. Il fait état de 4.500 hommes rassemblés pour le Thiès-Kayes partant joyeusement pour six mois accompagnés « de musiciens et de cuisinières grâce auxquelles la nourriture accoutumée pourra leur être 100 En 1919 est adoptée une loi de conscription en AOF qui accroît considérablement la force d’active des Tirailleurs sénégalais en rendant le service universel. En 1920, l’effectif que comptent les troupes levées en AOF est évalué à 55.000 hommes. Une bonne partie des Africains sont incorporés dans la deuxième portion du contingent au sein de laquelle sont réquisitionnés des travailleurs dont la prestation est fixée à deux ou trois ans. Pour les trente années à venir, les Voltaïques représentent environ 20% des hommes mobilisés en AOF dont plus d’un quart provient du cercle de Ouagadougou. Ceux qui appartiennent à la deuxième portion et qui peuvent donc être engagés sur des théâtres d’opérations en cas de conflit, sont largement regroupés dans des brigades de travail et acheminés sur des chantiers économiques tel le Thiès-Kayes. Echenberg Myron J., Les Tirailleurs sénégalais en Afrique occidentale française…, op. cit., pp. 93-112. 101 Note de M. Olivier, secrétaire général du Gouvernement général de l’AOF, août 1920, ANS 10G 8/107. 102 « Rapport politique du 3ème trimestre 1921 », colonie de Haute-Volta, Ouagadougou, ANS 2G 21/13. 362 donnée »103. Mais la réalité finit par filtrer des multiples rapports produits pour le Gouvernement général. Les autorités à Ouagadougou doivent admettre que les nombreux recrutements de manœuvres destinés aux chantiers ferroviaires sont « source de malaise du point de vue politique » et précisent que les Voltaïques – dont les Mossi – « ne se soumettent que très difficilement à ce travail pour l’extérieur »104. Les raisons sont assez simples. Tout en revenant sur l’optimisme affiché des débuts, les administrateurs de la colonie savent bien que les conditions de travail des Voltaïques sont particulièrement difficiles, ce qui vaut du reste pour leurs homologues du reste de l’AOF. Dans un rapport daté de 1923, il est fait mention du décès de près de 1.000 jeunes travailleurs sur le Thiès-Kayes. Le climat de la Côte-d’Ivoire, en particulier dans la lagune, combiné à la rigueur du travail entraîne un taux de morbidité assez élevé pour les hommes venus de la Boucle du Niger. D’autant plus que dans la plupart des cas, ces travailleurs ont accompli à pied le trajet qui les a conduits dans la colonie côtière105. Fragilisés, les Voltaïques succombent plus facilement aux diverses maladies auxquelles ils sont confrontés dans leur nouvel environnement. D.D. Cordell, J.W. Gregory et V. Piché ont montré que les migrations de travail des Mossi ne sont pas tout à fait comparables aux autres. Les chefs, pleinement intégrés dans les procédures de recrutement, participent fortement à l’encadrement des travailleurs-migrants. À la différence d’autres peuples, les Mossi ne voyagent jamais seuls mais pratiquement toujours groupés106. Citant une analyse faite par Robert Delavignette en 1939, ces historiens ont souligné la solide organisation des Mossi qui, une fois arrivés sur place, se donnent des chefs pour les commander. Ces derniers ne sont pas nécessairement détenteurs du naam. Ils sont bien souvent choisis parmi d’anciens migrants qui ont acquis une certaine expérience dans la colonie d’accueil. De retour de Haute-Volta, ces chefs entretiennent des liens étroits avec les naaba de ligna