Benoit Beucher Quand les Hommes mangent le pouvoir Thèse de

Transcription

Benoit Beucher Quand les Hommes mangent le pouvoir Thèse de
Université Paris-Sorbonne (Paris IV)
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École doctorale d’Histoire moderne et contemporaine
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Thèse
Pour obtenir le grade de
Docteur de l’Université de Paris-Sorbonne (Paris IV)
Discipline : Histoire moderne et contemporaine
Présentée et soutenue publiquement le 12 janvier 2012 par
Benoit Beucher
Quand les hommes mangent le pouvoir : dynamiques et
pérennité des institutions royales mossi de l’actuel Burkina
Faso (de la fin du XVe siècle à 1991)
Tome 1
Thèse dirigée par M. Jacques Frémeaux,
professeur à l’Université de Paris-Sorbonne (Paris IV)
Jury
M. Romain Bertrand
M. Pierre Boilley
M. Vincent Joly
M. Jean Schmitz
Directeur de Recherche à Sciences Po
Professeur à l’Université de Paris I
Professeur à l’Université de Rennes 2
Directeur de Recherche à l’IRD
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« Rien n’est possible sans les hommes, rien n’est durable sans les institutions »
Jean Monnet, Mémoires, Paris, Fayard, 1976, p. 412.
« La volonté absolue de régner, c’est ça la continuité. Il y a un fil qui se brise parfois,
mais il finit toujours par se reformer, c’est ça l’histoire »
Joseph Ki-Zerbo, Ouagadougou, 1er août 2003.
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Remerciements
On a coutume de dire qu’un doctorant se sent souvent bien seul lors de la préparation
de son travail. Ces moments de solitude sont ceux du chercheur qui a atteint de nombreuses
fois les limites de ce qu’il était capable de faire. En réalité, cette thèse est une œuvre partagée.
Toutes celles et tous ceux que nous voudrions remercier ici y ont apporté une précieuse
contribution. Car il n’y en a pas de petite ou de grande, comme il n’y a, en réalité, pas de
grand ou petit évènement dans l’histoire des hommes. Sans le soutien et l’aide de chacun, nos
recherches, à coup sûr, auraient pris un tour bien différent.
Nous souhaitons tout d’abord remercier chaleureusement notre directeur de
recherches, Jacques Frémeaux, qui nous a prodigué tous ses encouragements, fait partager sa
rigueur intellectuelle, et donné les moyens d’accomplir cette étude jusqu’à son terme. Nous
sommes également redevable de l’aide apportée depuis plus de dix ans par Michel Izard qui a
fait preuve de beaucoup de patience à notre égard, et nous a transmis son vif intérêt pour la
société politique formée par les Mossi.
Nous tenons aussi à remercier les membres de la noblesse mossi qui ont bien voulu
nous recevoir, et satisfaire notre curiosité sans penser qu’elle était déplacée. Nous pensons
tout particulièrement à SM le Moogo Naaba Baongho II qui nous a renouvelé ses bénédictions
pour le bon déroulement de nos recherches. Nous espérons avoir su nous montrer à la hauteur
de la riche histoire léguée par ses ancêtres. Notre gratitude va aussi à SM le Boussouma
Naaba Sonré qui n’a pas ménagé son temps pour nous recevoir, à SM le Tenkodogo Naaba
Saaga, à SE le Baloum Naaba Tanga II qui nous a ouvert les portes du palais royal et soutenu
depuis le départ, ainsi qu’à SE le Kayao Naaba Wobgho, et SE le Larlé Naaba Tigré.
Par ailleurs, nous exprimons notre vive reconnaissance à toutes celles et ceux qui ont
contribué à enrichir ce travail, à le discuter et à nous aider à en corriger les imperfections. Que
soient donc remerciés ici Xavier Bardou, Jean-François Bayart, Annick Besnard qui a pris le
temps de relire minutieusement ce travail, Jean-Marie Bouron, Daouda Gary-Tounkara et
Marie-Christine Deleigne, Patrick-Papa Dramé, Basile L. Guissou, feu Joseph Ki-Zerbo,
Issiaka Mandé, Claude-Hélène Perrot, Pierre-Claver Hien, Mathieu Hilgers, Dominique
Jardin, Marianne Nabaloum, Élie Ouédraogo, Gervais Ouédraogo, Honoré Ouédraogo,
Thomas Perrot, Maria Romo-Navarrete, Samuel Salo, Étienne Smith, Olivier Vallée et
Cheikhna Wague. Nous pensons également à Hamidou Diallo, Honoré Kouassi, Didier
Ouédraogo, Vincent Sébogo, et l’abbé Jacob Yoda, qui nous ont permis de découvrir la
richesse des archives relatives à l’histoire du pays mossi et, plus généralement, du Burkina
Faso.
Nous tenons également à remercier le Fonds d’Analyse des Sociétés politiques
(Fasopo) qui a permis le financement de deux importantes missions d’enquêtes sur le terrain
entre 2007 et 2009, ainsi que la Chancellerie des Universités de Paris dont la bourse a
également permis de financer en grande partie nos recherches entre 2007 et 2010.
Notre gratitude va également à l’ensemble des Burkinabè qui, depuis la première fois
où nous avons foulé le sol de leur pays, nous ont accompagné dans nos pérégrinations, nous
ont aidé à traduire le mooré, ont pris avec humour les horreurs que nous disions, sans le
vouloir, dans cette langue, n’ont pas été offusqués par les manières parfois un peu cavalières
d’un étranger qu’elles ont malgré tout traité avec bienveillance. Qu’elles sachent que nous
leur sommes reconnaissant, et que nous avons essayé de suivre au plus près leurs bons
conseils. Notre dette est également grande envers notre belle-famille Tiendrébéogo à
Ouagadougou, en particulier Yolande, Bénilde, Innocent, Rose et Céline dont l’affection nous
a tant fait aimer nos séjours, et tant regretter nos départs.
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Nous voudrions dire à quel point l’épreuve qu’a été la préparation et la rédaction de
cette thèse a été adoucie par la patience et le soutien moral apportés par notre femme, Irène B.
Tiendrébéogo, à qui nous dédions ce travail. Il faut vivre ce cheminement presque initiatique
pour comprendre pourquoi tout chercheur accompagné d’une femme attentionnée doit
admettre que, sans elle, presque rien n’aurait été possible.
Enfin, admettons aussi que les imperfections de ce travail sont de notre fait, et que sa
richesse est d’abord celle de l’histoire des sociétés africaines dont il y est question. À la
lecture de nos sources, nous étions comme un photographe placé devant un magnifique
paysage ; conscient que le cliché ne pourrait être raté qu’en faisant preuve d’une
impardonnable maladresse…
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Acronymes
AAN : Archives de l’Assemblée nationale du Burkina Faso
ANCI : Archives nationales de la Côte-d’Ivoire
ANF : Archives nationales du Burkina Faso
ANF-CAOM : Archives nationales de France/Centre d’Archives d’Outre-mer
ANF-CARAN : Archives nationales de France/Centre d’Accueil et de Recherche des
Archives nationales
AOF : Afrique occidentale française
APAS : Affaires politiques, administratives et sociales
APBO : Archives des Pères Blancs à Ouagadougou
APBR : Archives des Pères Blancs à Rome
BCI : Basse-Côte-d’Ivoire
BTS : Bataillons de Tirailleurs sénégalais
CCC : Comité consultatif constitutionnel
CCNR : Comité consultatif national pour le Renouveau
CDP : Congrès pour la Démocratie et le Progrès
CDR : Comité de Défense de la Révolution
CEFA : Comité d’Études franco-africaines
CFLN : Comité français de Libération nationale
CFTC : Confédération française des Travailleurs chrétiens
CHETOM : Centre d’Histoire et d’Études des Troupes d’Outre-mer
CMRPN : Comité militaire de Redressement pour le Progrès national
CNR : Conseil national de la Révolution
CNRA : Commission nationale pour la Réforme administrative
CS : Commission spéciale
CSP : Conseil de Salut du Peuple
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CSV : Confédération syndicale voltaïque
DOP : Discours d’Orientation politique
FAC : Fonds d’Aide et de Coopération
FAV : Forces armées voltaïques
FIDES : Fonds d’Investissement et de Développement économique et social
FOM : France d’Outre-mer
GMP : Gouvernement militaire provisoire
GPRF : Gouvernement provisoire de la République française
JOHV : Journal officiel de la Haute-Volta
HCI : Haute-Côte-d’Ivoire
HSN : Haut-Sénégal-Niger
LIPAD : Ligue patriotique pour le Développement
MDV : Mouvement démocratique voltaïque
MLN : Mouvement de Libération nationale
MPA : Mouvement populaire africain
MRP : Mouvement républicain populaire
OCV : Organisation communiste révolutionnaire
OMOCI : Office de la Main-d’œuvre de Côte-d’Ivoire
OMOHV : Office de la Main-d’œuvre de la Haute-Volta
ORD : Organisme régional de Développement
PAI : Parti africain de l’Indépendance
PCF : Parti communiste français
PCRV : Parti communiste révolutionnaire voltaïque
PDCI : Parti démocratique de Côte-d’Ivoire
PDU : Parti démocratique unifié
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PDV : Parti démocratique voltaïque
PNV : Parti national voltaïque
PPD : Plan populaire de Développement
PRL : Parti républicain de la Liberté
PSEMA : Parti social d’Éducation des Masses
RDA : Rassemblement démocratique africain
RDP : Révolution démocratique et populaire
RPF : Rassemblement du Peuple français
RTB : Radio-Télévision du Burkina
RTS : Régiment de Tirailleurs sénégalais
SAA : Syndicat agricole africain
SFIO : Section française de l’Internationale ouvrière
SHAT : Service Historique de l’Armée de Terre
SNEAHV : Syndicat national des Enseignants africains de Haute-Volta
SUVESS : Syndicat unique voltaïque des Enseignants du Secondaire et du Supérieur
SYNTER : Syndicat des Travailleurs de l’Enseignement et de la Recherche
SYNTSHA : Syndicat des Travailleurs de la Santé humaine et animale
UDIHV : Union de Défense des Intérêts de la Haute-Volta
UDV : Union démocratique voltaïque
ULC : Union des luttes communistes (puis ULC-R : Union des Luttes communistes
reconstruites)
UNDD : Union nationale pour la Défense de la Démocratie
UNST-HV : Union nationale des Syndicats des Travailleurs de la Haute-Volta
UPV : Union progressiste voltaïque
UV : Union voltaïque
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Avertissement
Il existe de très nombreuses façons de retranscrire le mooré, c’est-à-dire la langue des
Mossi, en français. Pensons seulement que le titre porté par le roi de Ouagadougou peut aussi
bien s’écrire « Moogo Naaba » que « Moro Naba », ou encore « Mogho Naba ». De même, on
retrouve l’ethnonyme « Mossi » sous de multiples variantes, allant de « Mosi » à « Moaaga »
en passant par « Moose » ou « Mossé ». Ajoutons que les pluriels compliquent encore les
choses. Le mot « naaba », c’est-à-dire « chef », se dit, au pluriel, soit « nanamse » dans la
région du Plateau Central, soit « nanamba » dans le Yatenga.
Nous avons donc pris le parti de franciser la graphie des mots ou expressions en mooré
tout en rappelant autant que possible la façon dont nous pensons qu’ils devraient être
correctement transcrits. Il s’agit avant tout de rendre plus aisée la lecture de notre travail,
surtout pour des lecteurs pour qui cette langue n’est pas familière. Cependant, nous avons
conservé les doublements de consonne, ainsi que le « g » qui peut être prononcé comme en
français, ou « r » dans certains cas.
En revanche, nous n’avons pas cherché à modifier la transcription employée dans les
sources, pas plus que nous n’en avons corrigé les fautes. Pour finir, précisons que nous
n’avons pas accordé au pluriel les ethnonymes comme cela est couramment admis.
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Table des matières
Introduction générale...................................................................................................... 18
Présentation du cadre d’étude : le Moogo, la Haute-Volta et le Burkina .................. 21
Données générales sur le cadre géographique… .................................................................... 21
Espace et durée : l’allongement de notre questionnaire ....................................................... 30
L’état des connaissances et les pistes de recherche ...................................................... 34
La tradition et la modernité .................................................................................................... 34
« Chefferies traditionnelles », État et royauté ....................................................................... 38
Notre problématique et nos hypothèses................................................................................ 45
Les outils de la recherche ............................................................................................... 46
La méthodologie suivie ........................................................................................................... 46
Les centres d’archives et de documentation .......................................................................... 47
Les sources écrites .................................................................................................................. 49
Les sources orales ................................................................................................................... 51
Le plan de notre étude .................................................................................................... 56
PREMIÈRE PARTIE : De la formation des premiers royaumes mossi à la rencontre
coloniale (fin XVe siècle-1914) ....................................................................................... 59
Chapitre 1: Histoire et représentations autour du Moogo ancien .............................. 61
L’origine des Mossi : espace et peuplement .................................................................. 63
Les mythes fondateurs et leurs enseignements ..................................................................... 63
Aux origines du Moogo : une approche historique ................................................................ 66
L’expansionnisme mossi et l’évolution des commandements territoriaux ............................ 70
Présentation de la noblesse mossi .................................................................................. 76
Quand les hommes mangent le naam .................................................................................... 76
Les représentations symboliques du pouvoir ......................................................................... 82
Les mots du pouvoir................................................................................................................ 84
L’émergence de l’État royal ........................................................................................... 93
Une monarchie à prétention universelle ................................................................................ 93
Le Moogo Naaba, soleil en son royaume................................................................................ 99
Le procès de la centralisation du pouvoir ............................................................................. 105
Les deux corps du roi ou la continuité de l’État.................................................................... 113
Ordre et désordre dans le Moogo ancien : la situation géopolitique à la veille de la
conquête coloniale ......................................................................................................... 118
Le Moogo et son espace proche ........................................................................................... 118
Le potentiel militaire mossi .................................................................................................. 123
Le Moogo, un espace replié sur lui-même ? ......................................................................... 126
Mythes et réalités du prétendu déclin du Moogo à la fin du XIXe siècle .............................. 130
Conclusion ...................................................................................................................... 133
11
Chapitre 2 : La conquête : usage et limites de la force .............................................. 135
Les hommes de contact : profils et missions ............................................................... 136
Le contexte historique des premières rencontres ................................................................ 136
Itinéraires d’exploration et parcours cognitifs ..................................................................... 145
Portraits moraux et élaboration réciproque de la figure de l’ « Autre » .............................. 156
Quand les armes parlent dans le Moogo ..................................................................... 162
Le resserrement de l’étau colonial autour de Ouagadougou ............................................... 162
Le déclenchement du conflit ................................................................................................ 167
La nature et les formes de la résistance mossi ..................................................................... 172
L’annonce de la déchéance de Naaba Wobgho.................................................................... 175
Le royaume de Ouagadougou devient le « protégé » de la France ........................... 178
Les conditions d’élaboration du traité de protectorat « du Mossi » .................................... 178
La portée politique du traité ................................................................................................. 180
Les contestations britanniques et le spectre du retour de Wobgho .................................... 190
Conclusion ...................................................................................................................... 196
Chapitre 3 : Sortie de guerre dans le Moogo : le temps des ajustements ................ 199
Les premiers moments de la Résidence : les balbutiements du régime de protectorat
......................................................................................................................................... 201
Maigres moyens, immenses tâches ...................................................................................... 201
Des populations à « apprivoiser »......................................................................................... 206
L’attitude ambiguë des naaba face aux autorités coloniales ............................................... 209
Un lent et erratique ajustement des positions réciproques ................................................. 215
La réforme de 1904 : acte de décès du régime de protectorat ? ............................... 219
La création et l’organisation du Cercle du Mossi.................................................................. 219
Le « 1789 du Mossi » n’aura pas lieu .................................................................................... 225
La révolte des Mossi (1908) .................................................................................................. 230
Être naaba au début du XXe siècle : les « Anciens » contre les « Modernes » ........ 243
L’image du « chef rétrograde »............................................................................................. 243
Les prémices de la fonctionnarisation de la chefferie .......................................................... 248
Les chefs à l’école du « Blanc » : de nouveaux parcours du savoir ...................................... 260
Religion et société en pays mossi ......................................................................................... 267
Conclusion ...................................................................................................................... 272
DEUXIÈME PARTIE : La chefferie à l’épreuve de la « modernité » (1914-1945) 275
Chapitre 4 : La Première Guerre mondiale et la création de la Haute-Volta ......... 277
Les tambours de guerre battent en pays mossi : la mobilisation .............................. 278
L’estimation de la « valeur guerrière » des Mossi par les Français ...................................... 278
Quand les Mossi sont appelés à défendre la « Mère Patrie » .............................................. 285
12
Les excès du recrutement ..................................................................................................... 290
La mise à l’épreuve de la loyauté des Mossi ............................................................... 296
La guerre dans la région des fleuves Volta et Bani et ses implications pour le Moogo ....... 296
1918 : grands efforts, grands espoirs… ................................................................................. 302
La création de la Haute-Volta, une colonie pour les Mossi ? .................................... 310
Les raisons de la création d’une nouvelle colonie en AOF ................................................... 310
Les différents projets à l’étude ............................................................................................. 314
La Haute-Volta : une naissance difficile ................................................................................ 321
Conclusion ...................................................................................................................... 327
Chapitre 5 : Une influence hégémonique disputée sur le territoire voltaïque ......... 331
L’Administration et les sujets voltaïques : la crainte du « désapprivoisement » .... 333
Une carence chronique de personnel administratif ............................................................. 333
L’intégration de la royauté au sein de l’administration du territoire ................................... 344
La royauté mobilisée pour la « mise en valeur » de la colonie .................................. 358
Les malentendus autour du recrutement de la main-d’œuvre voltaïque ............................ 358
De la mise en valeur de la Haute-Volta à la mise en scène de la modernité........................ 370
Royaume ancien, hommes nouveaux ? ................................................................................ 379
Conclusion ...................................................................................................................... 385
Chapitre 6 : Le temps de la crise : le combat pour la restauration de la Haute-Volta
......................................................................................................................................... 387
La suppression de la Haute-Volta : quand la chefferie « cherche le nez » .............. 389
La remise en cause de l’existence de la Haute-Volta, témoin de la faillite de la chefferie
mossi ? ................................................................................................................................. 389
Les conséquences de la suppression de la Haute-Volta pour la royauté ............................. 400
La réactivation du mythe de l’Empire mossi......................................................................... 412
À défaut de la reconstitution de la Haute-Volta, la création d’une « région mossi » .......... 419
Le Moogo dans la Seconde Guerre mondiale ............................................................. 429
Mobilisation et gages de loyauté conditionnels ................................................................... 429
Quand le Moogo Naaba peut « dormir sur ses deux oreilles » avec le Maréchal… ............. 434
1942 : l’année charnière ....................................................................................................... 442
Conclusion ...................................................................................................................... 447
TROISIÈME PARTIE : Un roi de guerre en temps de paix : la royauté et la
multiplication des lieux du politique (1945-1991) ...................................................... 451
Chapitre 7 : L’épreuve de la démocratisation de la vie politique en Haute-Volta .. 453
Une sortie de guerre troublée : du réservoir de main-d’œuvre au capital électoral455
13
La fin du travail forcé et l’espoir du pardon ......................................................................... 455
Premières élections en terre d’Empire : le duel Baloum Naaba-Houphouët-Boigny ........... 461
Union et désunion autour de la reconstitution de la Haute-Volta ............................ 468
Le roi à la recherche d’un consensus « voltaïque » .............................................................. 468
1947, Annus mirabilis pour la royauté : la restauration de la Haute-Volta .......................... 474
La tentation du régionalisme ethnique ........................................................................ 482
Clichés ethniques coloniaux et traductions politiques ......................................................... 482
La royauté face à la montée des périls : la fausse « solution » du coup d’État .................... 496
L’impossible formalisation du statut des chefs : un pêché originel...................................... 503
Conclusion ...................................................................................................................... 510
Chapitre 8 : L’heure de l’indépendance. La construction de l’État-nation en famille
......................................................................................................................................... 513
L’État indépendant à la recherche du monopole des loyautés ................................. 515
Les prémices de la lutte anti-féodale.................................................................................... 515
« Le Maurice » à l’assaut de la chefferie coutumière ........................................................... 522
La chute du régime : les naaba derrière le complot ? .......................................................... 530
Régimes prétoriens et chefferie .................................................................................... 535
La normalisation des rapports avec la chefferie ................................................................... 535
La succession à la chefferie de Soubeiga : la confusion des registres de légitimité ............. 540
Reconnaissance timide des chefs, absence totale de statut, et quelques moyens pour les
contourner… ................................................................................................................................ 544
La Révolution, une tentative de construction de l’État-nation « par le bas » ......... 551
Les féodaux, à bas ! ............................................................................................................... 551
La Révolution et sa difficile adaptation au réel .................................................................... 561
La « Rectification » : l’aménagement d’une place informelle de la chefferie dans les rouages
de l’État ....................................................................................................................................... 573
Conclusion ...................................................................................................................... 583
Conclusion générale ...................................................................................................... 587
Les trajectoires historiques multiples de la formation de l’État au Burkina .......... 588
Les hommes, les institutions et leur « force inertielle » ............................................. 595
Sources d’archives ......................................................................................................... 599
Archives de l’Assemblée nationale du Burkina Faso (AAN) .................................... 599
Série 1 P (documents divers et non classés, de l’année 1916 à 1980) ................................. 599
Série 5 P (documents divers et non classés, de l’année 1905 à 1961) ................................. 600
Archives nationales de la Côte-d’Ivoire (ANCI) ........................................................ 601
Série B (Côte-d’Ivoire, correspondance générale) ................................................................ 601
Série E (Côte-d’Ivoire, affaires politiques, musulmanes, politique indigène)....................... 601
14
Archives nationales du Burkina Faso (ANF) .............................................................. 602
Série 1V (Présidence du Faso, Secrétariat général, fonds de 1956 à 1994) ......................... 602
Série 3V (Présidence du Faso, Secrétariat général, fonds de 1931 à 1974) ......................... 602
Série 22V (Ministère de l’Intérieur, fonds divers de 1918 à 1992) ....................................... 603
Série 6Fi (photographies du fonds de la Présidence du Faso de 1960 à 1987) .................... 605
Série 7Fi (photographies du fonds de la Présidence du Faso de 1965 à 1984) .................... 605
Archives nationales de France/Centre d’Archives d’Outre-mer (ANF-CAOM) .... 605
Affaires politiques, Haute-Volta, Côte-d’Ivoire..................................................................... 605
Sous-série 30Fi (photographies, fonds de l’Office colonial puis de l’Agence des Colonies) . 606
Série G (administration générale, affaires politiques) .......................................................... 607
Sous-série 5G (Côte-d’Ivoire) ................................................................................................ 607
Sous-série 10G (affaires politiques, administratives et musulmanes) ................................. 607
Sous-série 17G (AOF, affaires politiques, 1895-1920) .......................................................... 607
Archives nationales de France/Centre d’accueil et de recherche des Archives
nationales (ANF-CARAN) ............................................................................................ 608
Sous-série 1G ........................................................................................................................ 608
Sous-série 2G ........................................................................................................................ 608
Sous-série 15G : affaires politiques, administratives, Soudan (1821-1920) ......................... 609
Archives nationales du Sénégal (ANS) ........................................................................ 609
Sous-série 2G : ...................................................................................................................... 609
Sous-série 10G ...................................................................................................................... 610
Archives des Pères Blancs à Ouagadougou (APBO) .................................................. 610
Archives des Pères Blancs à Rome (APBR) ................................................................ 610
Centre d’Histoire et d’Études des Troupes d’Outre-mer (CHETOM).................... 611
Sous-série 15H, opérations militaires au Soudan ................................................................. 611
Service Historique de l’Armée de Terre (SHAT) ....................................................... 611
Sous-série 5H, opérations militaires au Soudan et en Haute-Volta, administration ............ 611
Sources imprimées ........................................................................................................ 613
Empire colonial français ............................................................................................... 613
Afrique sous domination coloniale .............................................................................. 613
Administration, territoires et sociétés de l’Afrique occidentale française ............... 614
Afrique, Boucle du Niger. Récits de voyage, de conquête et monographies (fin du
XIXe siècle-1919)............................................................................................................ 616
Haute-Volta, pays mossi (1919-1983) .......................................................................... 618
Burkina Faso, pays mossi (1983 à nos jours) .............................................................. 620
Sources orales ................................................................................................................ 623
Bibliographie ................................................................................................................. 625
Instruments de travail................................................................................................... 625
Bibliographies, inventaires.................................................................................................... 625
Encyclopédies, dictionnaires et atlas .................................................................................... 626
Ouvrages généraux, références théoriques et méthodologiques ............................... 627
15
Histoire, géographie, sciences sociales et humaines. Généralités ....................................... 627
État, pouvoir, nation et identités .......................................................................................... 629
Empires coloniaux, décolonisations...................................................................................... 631
Histoire générale de l’Afrique ............................................................................................... 632
Afrique de l’Ouest, Afrique occidentale française ................................................................ 635
Ouvrages, articles spécialisés ....................................................................................... 637
État, pouvoir, monarchies et chefferies en Afrique.............................................................. 637
Haute-Volta/Burkina ............................................................................................................. 641
Moogo, société mossi et apparentée ................................................................................... 648
États, royautés et chefferies au Moogo ................................................................................ 651
Principaux périodiques utilisés .................................................................................... 654
Filmographie .................................................................................................................. 654
Index ............................................................................................................................... 656
Table des cartes
Carte n° 1: Le Burkina Faso, un territoire ouest-afrcain enclavé ...................................... 22
Carte n° 2 : Les « groupes ethniques » de l’actuel Burkina Faso ...................................... 25
Carte n° 3: Les principales sociétés et formations à la fin du XIXe siècle ......................... 28
Carte n° 4: L’Afrique de l’Ouest et le Moogo précolonial ................................................. 67
Carte n° 5 : Les États mossi à la fin du XIXe siècle............................................................. 71
Carte n° 6: Les principales formations politiques ouest-africaines au XIXe s ................ 121
Carte n° 7: La progression européenne en Afrique des années 1880 à 1919 ................ 141
Carte n° 8 : Les missions d’exploration en pays voltaïque à la fin du XIXe s .................. 146
Carte n° 9: La conquête des pays voltaïques: itinéraires suivis ...................................... 164
Carte n° 10 : Le cercle du Mossi d’après les relevés de Lucien Marc (1909) .................. 237
Carte n° 11: La colonie de Haute-Volta en 1919 ............................................................. 322
Carte n° 12: La Haute-Volta disloquée (1932) ................................................................ 401
Carte n° 13 : Circonscriptions administratives de la Haute-Volta (1974) ....................... 545
Carte n° 14: Les 30 provinces du Burkina Faso (1986) .................................................... 575
Liste des tableaux
Tableau n° 1: Typologie des discours oraux ...................................................................... 54
Tableau n° 2 : Répartition de la population voltaïque selon les régions ........................ 528
Table des graphiques
Graphique n° 1: Evolution de la solde des chefs coutumiers, 1919-1928 ...................... 350
Graphique n° 2 : Comparaison du traitement de sept chefs mossi (1920) .................... 352
Graphique n° 3: Production de coton en Haute-Volta de 1923 à 1926 .......................... 377
16
17
Introduction générale
Tous les vendredis matin, un curieux rituel se déroule dans la ville de Ouagadougou,
capitale du Burkina Faso (ancienne Haute-Volta). Il s’agit de la cérémonie du « Faux départ »
au cours de laquelle le Moogo Naaba, l’un des quatre principaux rois des Mossi1, feint de
vouloir quitter sa capitale. Son cheval l’attend. Mais ses hauts dignitaires le dissuadent de
partir. Le cheval est dessanglé. Des coups de feu sont tirés. Pour un observateur étranger
ignorant presque tout de l’histoire de ce petit État enclavé au cœur de l’Afrique de l’Ouest, la
scène peut paraître bien pittoresque, voire exotique. Elle est devenue populaire au point que,
dans les années 1970, le roi Kougri a demandé au gouvernement à ce qu’il prenne les mesures
de rigueur afin de mettre fin au « comportement sans égards, exagéré et parfois même
insultant de certains touristes et autres personnes étrangères lors de [ses] cérémonies »2.
Pour de nombreux badauds étrangers, aucun doute qu’il s’agit là du témoignage de cette
Afrique « éternelle », celle de la « tradition ». Mais qui connaît son sens profond ?
Il est désormais interdit de filmer ou de photographier l’événement sans y être
autorisé. Pourtant, au cours de la domination coloniale française, ceux que les Mossi appellent
les naaba, c’est-à-dire leurs chefs politiques3, se sont volontiers prêtés au jeu des
photographes. Les marchands européens de cartes postales y ont trouvé-là un beau sujet. Dès
le tout début du XXe siècle, et plus encore à partir des années 1920-1930, les images de ces
« chefs traditionnels » se sont multipliées. Ces cartes ont été le plus souvent produites sans
grande considération pour l’histoire « portée » par ces élites anciennes. Un exemple peut nous
en convaincre. L’une d’elles, probablement éditée au tout début des années 1900 par un
certain « H. Danel », établi à Kayes (ancien Soudan français, actuel Mali), présente celui qu’il
appelle le « Nabat de Mossi (sic !) »4. Il est évident que cela ne veut rien dire. Cet homme,
photographié avec ses attributs du pouvoir, est le roi du Yatenga, l’une des principales
1
Ou Moaaga au sg., Moosé au pl. Cet ethnonyme désigne le peuple majoritaire de l’actuel Burkina. Il se trouve
essentiellement dans la partie centrale du pays où se trouve la capitale.
2
Lettre du Moogo Naaba Kougri au ministre de l’Intérieur et de la Sécurité, Ouagadougou, 7 septembre 1972,
ANF 8V 338.
3
Naaba (nanamsé ou nanamba au pl.) désigne chez les Mossi les nobles détenteurs du pouvoir de commander
d’autres hommes (le naam). Ce mot est communément traduit par « chef ».
4
Voir le vol. 2 de la these, annexe n° 24, p. 30.
18
royautés du Moogo, c’est-à-dire l’espace politique formé par les Mossi5. Sans plus de
scrupules, le correspondant a pris sa plume pour écrire ceci sur l’image : « Le chef des Noirs
décoré de la légion d’honneur ». Le propos paraît railleur. S’est-il demandé comment et dans
quelles circonstances ce « chef » qui, d’après lui, aurait pu venir de n’importe quelle autre
contrée d’Afrique, a reçu la plus haute distinction française ?
Qui se demande sérieusement pourquoi, encore aujourd’hui, des hommes vivant dans
la République du Burkina continuent de porter le titre de « roi », voire même d’ « empereur »
pour le cas du Moogo Naaba de Ouagadougou ? Voici quelque chose de bien difficile à
comprendre pour un étranger. La France, par exemple, a adopté, non sans mal il est vrai, un
régime républicain solidement installé depuis la fin des années 1880 malgré l’exception de
l’État vichyste. Si la noblesse n’a pas disparu du pays, elle ne dispose d’aucune
reconnaissance officielle de cette qualité. Au Burkina, les choses sont sensiblement
différentes. Les médias pro-gouvernementaux reconnaissent au souverain de Ouagadougou
son titre d’empereur. Récemment, en 2009, le Moogo Naaba actuel, Baongho II, a été élevé à
la dignité de Grand Croix de l’Ordre national par le président Blaise Compaoré en personne.
L’événement a été commenté dans la presse. Au hasard de nos lectures, nous avons retrouvé
un article qui ne manque pas de piquant. Il est écrit par un certain Yannick Sanbé Somda qui,
non sans provocation, plaide pour l’instauration d’un régime monarchique constitutionnel au
Burkina. Son argumentation mérite d’être brièvement livrée : « Est-il normal », se demande-til, « que le Mogho Naaba en tant que monarque du royaume mossi, soit décoré par un de ses
sujets une fois passée l’étape d’intronisation ? (…) Est-il besoin que le Mogho Naaba (…)
soit décoré par le Président du Faso dont le pouvoir tire sa source de l’organisation
coloniale ? »6. Yannick Somda en appelle à clarifier la situation car, poursuit-il, serait-il
légitime que la reine d’Angleterre soit, par exemple, décorée par son Premier ministre ?
Il est vrai que ce type de débat peut paraître anecdotique pour un observateur étranger.
Il peut aussi sembler difficile à comprendre, y compris pour un commentateur averti. Il suffit
pourtant de circuler dans la capitale pour constater que ceux portant le bonnet rouge7, signe
distinctif des « chefs » mossi, sont omniprésents. En voiture, en mobylette ou à vélo ; en tout
lieu et à toute heure, les naaba sont visibles. Il en va de même en province, dans tout l’espace
5
Le Moogo épouse en grande partie le Bassin du fleuve Nakanbé (ancienne Volta Blanche), situé sur le Plateau
Central.
6
Somda S. Yannick, « Il faut un régime constitutionnel monarchique … », in Le Pays, n° 4280, 9-11 janvier
2009, p. 10.
7
Emile Adriaan Van Rouveroy van Nieuwaal a précisément intitulé de cette façon son documentaire consacré à
l’inscription des chefs mossi dans le champ politique contemporain au Burkina. Cf. Van Rouveroy van Nieuwaal
Emile Adriaan et Van Rouveroy van Nieuwaal Maarten, Bonnet rouge, où vas-tu ?, First Rune-Icarus Films Inc.,
2000, 47 mn.
19
correspondant à l’ancien Moogo. Est-ce là la simple manifestation d’une forme de
conservatisme de la société mossi ? S’agit-il de l’expression du snobisme d’hommes fiers de
rappeler leurs nobles origines8 ? Ceci témoigne-t-il de la nostalgie des Mossi pour leurs
royaumes perdus ? Un esprit conquis par un penchant pour l’exotisme ne manquera pas de se
poser ces questions. Mais en réalité, cette présence d’élites anciennes dans la vie sociale du
pays pose une question apparemment simple, mais qui appelle une réponse complexe :
comment se fait-il qu’après un-demi siècle de « domination » coloniale, entamée à partir de la
fin du XIXe siècle, puis autant d’années depuis l’indépendance, acquise en 1960, des hommes
ont continué à se succéder au trône ? Comment deux régimes politiques en apparence
incompatibles : la république d’une part, et la monarchie d’autre part, peuvent-ils coexister ?
Dans un ouvrage dirigé par les historiens Claude-Hélène Perrot et François-Xavier FauvelleAymar, des chercheurs ont montré qu’ailleurs en Afrique, les années 1990 ont été marquées
par une résurgence des chefferies traditionnelles, un « retour des rois »9. En réalité, nous
montrerons que le Burkina n’a pas connu de « retours » des naaba dans la mesure où, malgré
les vicissitudes politiques qu’il a connues, les royaumes mossi ont toujours vu leur trône
occupé par un souverain. Ce constat a été le point de départ de nos recherches, débutées il y
plus de dix ans. Mieux, nous montrerons que ces naaba ont apporté une contribution
historique essentielle à la formation de l’État dans l’actuel Burkina, depuis la fondation du
Moogo à partir de la fin du XVe siècle, jusqu’à l’avènement de l’actuelle IVe République en
1991. Malgré des politiques dites « antiféodales », engagées soit par des administrateurs
coloniaux français, soit par les « hommes nouveaux » africains placés à la tête du
gouvernement local ou de l’État depuis au moins 195610, ces naaba ont pesé sur les
trajectoires historiques qui, de façon non linéaire, sans que rien d’inéluctable n’ait conduit à
cette situation, ont joué un rôle majeur dans la formation de l’actuel territoire burkinabè, dans
la mise en place d’une administration bureaucratique, dans la concentration du pouvoir
politico-administratif à Ouagadougou, dans l’émergence d’une communauté nationale
imaginée11, ainsi qu’en matière de développement économique.
8
Frédéric Rouvillois a montré que la « particulomanie », c’est-à-dire ce goût immodéré pour le port de particules
censées rendre compte d’une noble condition, a conservé toute sa vigueur dans la France républicaine. Il cite par
exemple le critique littéraire Paul Souday qui, en 1917, relevait la passion de ses contemporains pour ce qu’il
qualifiait de « snobisme ridicule ». Cf. Rouvillois Frédéric, Histoire du snobisme, Paris, Flammarion, 2008, p.
54.
9
Perrot Claude-Hélène, Fauvelle-Aymar François-Xavier (dirs.), Le Retour des rois. Les autorités
traditionnelles et l’État en Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2003, 564 p.
10
Cette année-là, les territoires d’Outre-mer ont été autorisés à former leur propre gouvernement, et le suffrage y
est devenu universel.
11
Cette expression est empruntée à Benedict Anderson qui a montré que la communauté nationale n’a rien de
« naturelle » comme les discours nationalistes ont souvent contribué à le faire croire dans l’Europe du XIXe
20
De fait, nous ne voyons pas dans la permanence des institutions royales en régime
républicain un « paradoxe », pas plus qu’une « anomalie ». Nous ne pensons pas davantage
qu’il faut y voir la preuve de l’« extranéité génétique » de la notion d’État dans ce pays. Pour
le dire autrement, nous pensons que cette dernière n’est pas le pur produit d’importation venu
d’Occident qui aurait connu une greffe incomplète, ou partiellement rejetée, depuis les débuts
de l’occupation française12. Pour toutes ces raisons, nous ne pouvons qu’abonder dans le sens
de l’anthropologue Georges Balandier selon qui « L’Afrique, en raison de son histoire
proprement africaine et de son histoire récente, peut être vue comme un gigantesque
laboratoire politique. Les formes les plus diverses de gouvernement des sociétés y sont
apparues et certaines subsistent encore ; ni la colonisation, ni la décolonisation n’ont
entièrement effacé cette diversité, et elles ont introduit d’autres modes du pouvoir et provoqué
d’autres expériences politiques »13. C’est précisément à la reconstitution de la généalogie de
ce que nous considérons être une expérience originale de la formation de l’État et de la nation
au Burkina que nous convions le lecteur. Mais avant d’en venir plus précisément à la
formulation de notre problématique et de nos hypothèses, nous voudrions fournir quelques
données essentielles permettant de comprendre quel est notre cadre d’étude.
Présentation du cadre d’étude : le Moogo, la Haute-Volta et le Burkina
Données générales sur le cadre géographique…
Notre étude s’inscrit dans les limites de l’actuel Burkina. Cet État de 274.000 km² est
aujourd’hui peuplé par près de 14 millions d’habitants. Situé en Afrique de l’Ouest, au cœur
de la Boucle du Niger, il est situé dans la zone climatique soudano-sahélienne. La végétation
se fait de moins en moins dense à mesure que l’on progresse de l’ouest, c’est-à-dire de la
région de Bobo-Dioulasso, vers le nord-est (région de Dori située près du Mali), en passant
par le Plateau Central où vivent les Mossi (région de Ouagadougou). Ce climat comprend
deux saisons principales : l’une dite « sèche » de mars à août ; l’autre dite « froide » ou
« hivernage ». La période des « pluies », qui tombent souvent de façon violente et espacée,
siècle. Il y voit plutôt « une communauté politique imaginaire, et imaginée comme intrinsèquement limitée et
souveraine ». La formation de l’État-nation est donc le fruit d’une auto-réflexivité de peuples qui se donnent les
moyens de penser la nation comme émotionnellement légitime. Cf. Anderson Benedict, L’Imaginaire national.
Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découverte Poche, 2002 (4è éd.), pp. 18-19.
12
Nous suivons en cela l’avis exprimé par Jean-François Bayart. Voir en particulier Bayart Jean-François,
L’État en Afrique : la politique du ventre, Paris, 1989, pp. 26- 28.
13
Balandier Georges, Le Détour. Pouvoir et modernité, Paris, Fayard, 1985, p. 86.
21
Carte n° 1 : Le Burkina Faso, un territoire ouest-africain enclavé
Source : Atlas du Burkina Faso, Éd. Jeune Afrique, collection « Les Atlas de l’Afrique », 2001 (4e éd.), p.
173.
22
s’étale entre le 15 juin et le 15 octobre. Y compris pendant la saison froide, la moyenne des
températures ne descend jamais en-dessous de 15°c ; elle peut atteindre près de 40°c le jour
lors des mois les plus chauds, c’est-à-dire de mars à mai.
Encore aujourd’hui, le pays vit largement du secteur agricole. Près de 80 à 90% de la
population en tire ses revenus. Au Burkina, nous avons donc globalement affaire à des
sociétés rurales, des civilisations du mil ou du sorgho. Cette céréale est la plus répandue ; elle
constitue la base de l’alimentation, particulièrement en pays mossi où l’on prépare
communément du tô, c’est-à-dire de la bouillie de mil se présentant sous la forme d’une pâte
blanche et consistante. Le mil est également utilisé pour produire une bière appelée dolo.
Remarquons que l’Ouest se signale par une plus grande diversité alimentaire dans la mesure
où le climat autorise d’autres types de culture, dont le maïs, et où deux récoltes annuelles sont
possibles contre une dans le Plateau Central. Depuis près d’un siècle, la dégradation de
l’écosystème est perceptible. Elle se solde classiquement, en zone sahélienne, par un
processus de déforestation, d’érosion de sols toujours plus pauvres en raison de leur lessivage
provoqués par des pluies brutales, la culture sur brûlis, ainsi que leur trop longue exploitation.
La « désertification » progresse donc inexorablement du nord vers le sud.
Paradoxalement, la partie la plus densément peuplée du pays se trouve en son centre,
bien que nous avons vu qu’elle n’est pas la plus favorable à l’intensification de la production
agricole. Dès la fin du XIXe siècle, l’explorateur Louis-Gustave Binger le constate déjà et
estime la densité du pays mossi à environ 20 hab./km² contre une moyenne d’environ 10
hab./km² dans le reste de la zone soudanaise14. En 2006, le Plateau Central concentre environ
46,5% de la population totale du Burkina15. Près de 73% des Burkinabè vivent encore
actuellement en milieu rural16. Depuis les années 1950 au moins, l’essor du phénomène urbain
est important, mais il reste largement polarisé à Ouagadougou, la capitale17. Cette
macrocéphalie, liée au régime administratif fortement centralisé établi à partir des premiers
temps de la période coloniale, explique en partie l’accroissement de la population ouagalaise
14
Cf. Binger Louis-Gustave (capitaine), Du Niger au golfe de Guinée, Paris, Hachette, 1892, vol. 1, p. 501. Ces
chiffres sont évidemment très approximatifs faute de recensement précis. Mais la forte densité du peuplement
mossi par rapport à de nombreux autres sociétés ouest-africaines de la côte ou de la zone sahélienne n’a pas été
démentie par l’amélioration des outils statistiques. Elle est restée une tendance lourde tout au long de la période
coloniale.
15
D’après les chiffres de la population fournis par région administrative in Ministère de l’Économie et du
développement, Bureau central du recensement, Résultats préliminaires du recensement général de la
population et de l’habitation de 2006, avril 2007, p. 26 :
http://www.insd.bf/documents/publications/insd/publications/resultats_enquetes/autres%20enq/Rapport_prelimi
naire_RGPH06.pdf
16
Ibid.
17
Encore au moment de l’indépendance, la population de la ville de Bobo-Dioulasso, second centre urbain du
pays, talonnait celle de Ouagadougou. Aujourd’hui, Bobo ne compte qu’environ 430.000 hab.
23
qui serait passée d’environ 5.000 habitants à la fin des années 1880 à près de 1,2 million en
200618.
Il est intéressant de noter que le Bureau de recensement burkinabè ne classe plus les
populations en fonction de leur « ethnie ». Il ne considère en effet que les provinces
administratives. Mais, quelques décennies auparavant, il était encore fréquent de trouver des
cartes présentant le Burkina comme l’agrégation d’une vingtaine de « groupes ethniques » à
l’image du document que nous reproduisons plus bas. Sans trop entrer ici dans le détail de la
déconstruction du concept d’ « ethnie », rappelons cependant qu’il est aujourd’hui admis que,
non seulement les ethnies ont une histoire19, mais que cette classification recouvre mal la
complexité de référents identitaires variant en fonction des individus, des contextes de leur
production, etc. Ceci est maintenant bien connu, les puissances coloniales, notamment en
Afrique, ont eu tendance à rigidifier ces référents identitaires – ce qu’elles faisaient du reste
en Europe –, et à nier ainsi leur fluidité, suivant en cela une vision essentialiste et culturaliste
des aires de peuplement. Ceci vaut pour l’ « ethnie » mossi comme nous le montrerons dans
ce travail. En outre, les populations africaines n’étant pas toujours stables et souvent très
mobiles, y compris dans le cadre de migrations internes aux États (il suffit de penser au
phénomène classique de l’exode rural), il paraît difficile de dégager des identités clairement
rattachées à un terroir. D’autant plus que certains ethnonymes renvoient d’avantage à des
catégories socioprofessionnelles ou/et religieuses qu’à une origine géographique. Il en va
ainsi des Dioula ou des Yarsé, « ethnonymes » caractérisant en réalité tous deux des sociétés
marchandes fortement islamisées en Afrique de l’Ouest20.
Quoi qu’il en soit, quelques traits généraux de la diversité du peuplement au Burkina
peuvent être dégagés afin de localiser les sociétés dont nous allons parler. Pour faire simple,
disons que les populations de l’actuel Burkina peuvent être globalement rattachées à trois
grands ensembles territoriaux :
18
D’après les données fournies par Binger et par les travaux de recensement de 2006. Cf. Binger Louis-Gustave
(capitaine), Du Niger au golfe de Guinée…, vol. 1, op. cit., p. 502 et Ministère de l’Économie et du
développement, Bureau central du recensement, Résultats préliminaires du recensement général…, op. cit., p.
28.
19
Amselle Jean-Loup, M’Bokolo Elikia, Au cœur de l’ethnie : ethnie, tribalisme et Etat en Afrique, Paris, La
Découverte, 1985, 225 p., et Chrétien Jean-Pierre, Prunier Gérard., Les Ethnies ont une histoire, Paris, KarthalaACCT, 1989, 439 p.
20
Voir notamment Gary-Tounkara Daouda, Migrants soudanais/maliens et conscience ivoirienne : les étrangers
en Côte d’Ivoire (1903-1980), Paris, L’Harmattan, 2008, pp. 13-14, et Kouanda Assimi, Les Yarsé : fonction
commerciale, religieuse et légitimité culturelle dans le pays moaga, thèse de doctorat, Université Paris ISorbonne, 1984, 365 p.
24
Carte n° 2 : Les « groupes ethniques » de l’actuel Burkina Faso
Source : Les Chefs au Burkina Faso. La chefferie traditionnelle des origines à l’Indépendance,
Carcassonne/Ouagadougou, Archives départementales de l’Aude/Archives nationales du Burkina Faso,
2008, p. 12.
25
-
au nord, des populations nomades ou semi-nomades fortement connectées au Mali et
au Niger actuels (Peul et Touareg notamment),
-
au centre et au centre-est, des populations mossi et gourmantché jugées culturellement
et politiquement proches, entretenant des liens plus ou moins étroits avec l’actuel
Ghana, voire le Niger,
-
à l’ouest, des populations bobo, sénoufo, lobi, etc., situées à l’interface entre le Mali et
la Côte-d’Ivoire actuels.
Sur le plan économique, la Haute-Volta compte parmi les pays les plus « pauvres » du
monde. En 2009, son produit intérieur brut par habitant est évalué à 564 dollars américains,
soit moitié moins que celui de la Côte d’Ivoire, mais presque le double de celui du Niger21.
Son rang mondial, calculé en fonction de l’indice de développement humain (IDH), est de
177e sur 18222. Cette situation s’explique par des données structurelles communes à de
nombreux pays dits du « Sud » ou comptant parmi les « moins avancés » (PMA). À
commencer par la faiblesse du tissu industriel burkinabè et donc de sa capacité à exporter des
marchandises à assez forte valeur ajoutée. Nous l’avons dit, ce pays tire l’essentiel de ses
ressources du secteur agricole. La production du coton est sa première source de devises. Le
Burkina en est en effet le premier producteur de l’Afrique de l’Ouest23. L’essor de cette
culture remonte aux années 1920. Elle a été fortement encouragée par les autorités coloniales,
ainsi que par les naaba, à la suite de la création de la colonie de Haute-Volta en 1919. La
seconde source de revenus est l’élevage, mais il ne dégage pas des volumes financiers
comparables. En somme, le pays est d’autant plus vulnérable que son économie est peu
diversifiée. Par ailleurs, la production de denrées agricoles destinées à l’autoconsommation
paraît encore très fragile, bien qu’il faille nuancer ce propos selon la région concernée. Bien
sûr, ceci est dû à deux obstacles déjà évoqués, à savoir la rigueur du climat sahélien, ainsi que
l’appauvrissement des sols.
Parmi les autres freins au « développement », il faut également noter la forte
dépendance énergétique du Burkina qui ne produit aucun hydrocarbure. Le pays dispose
également d’un « réseau » électrique qui est loin de couvrir l’ensemble du territoire, et qui ne
permet pas de produire du courant de façon continue, d’où les nombreux « délestages » que
21
Cf. « L’état de l’Afrique 2010 », Jeune Afrique, hors-série n° 24, p. 105.
Ibid.
23
En 1923-1924, la production annuelle de coton en Haute-Volta était d’environ 300 tonnes. En 2004-2005, elle
est évaluée à 600.000 tonnes. Cf. Hauchart Valérie, « Le Burkina Faso, un producteur de coton face à la
mondialisation et à la dépendance économique. Regard sur un Sud », in European Journal of Geography, 18
janvier 2007, p. 3, http://cybergeo.revues.org/2665
22
26
l’on peut observer dans une ville comme Ouagadougou. Enfin, cette question de la
dépendance énergétique du Burkina renvoie à celle de sa situation d’enclavement. Comme
nous le verrons, ceci a fortement pesé sur le développement économique du pays, ce dès la
création de la Haute-Volta. Depuis la période coloniale, l’actuel Burkina s’est trouvé
fortement dépendant de la Côte-d’Ivoire, notamment sur le plan économique. En effet, le port
d’Abidjan s’avère être hautement stratégique pour le pays, parce qu’il s’est imposé à lui
comme la plus importante voie d’évacuation ou d’importation de marchandises. Notons
d’ailleurs que le pays est relié à la Côte-d’Ivoire par l’unique voie ferrée dont il dispose. Suite
à la récente crise ivoirienne, le Burkina a tenté de réorienter ses flux commerciaux vers le
Togo, ainsi que le Ghana, afin de réduire cette dépendance.
Cette brève présentation du Burkina achevée, passons désormais à l’évolution
historique du pays mossi et des différents cadres territoriaux dans lesquels il a été incorporé.
… et son évolution historique
Sans trop entrer dans les détails pour le moment, signalons que le peuple mossi
a formé certainement vers 1495 l’embryon de ce qui deviendra à une date inconnue le Moogo,
c’est-à-dire un espace d’environ 63.000 km² dont l’unité tient à un mode de gouvernance
commun, à une langue partagée (le mooré), à une religion organisée autour d’un couple
primordial : Napaaga Tenga, la déesse-mère nourricière, et Naaba Wendé, le « chef-dieu »
gouvernant les hommes. Comme nous le montrerons dans le premier chapitre, ce peuple
« mossi », qui ne s’est pas toujours appelé comme cela, est vraisemblablement originaire de la
partie septentrional de l’actuel Ghana. Des groupes de cavaliers, qui en sont issus, ont formé
plus au nord une société commune avec des populations « autochtones ». Cette société
métissée s’est donnée des chefs politiques appelés naaba. Ces nobles sont issus de lignages
qui ont connu des processus de segmentation à mesure qu’ils ont agrandi leur espace
politique. Progressivement, cette noblesse a fondé des royaumes : d’abord au sud du Moogo
actuel, puis dans sa partie centrale, donnant ainsi naissance à ce qui s’appellera le royaume de
Ouagadougou, puis vers le nord, où nous retrouvons notamment le royaume du Yatenga.
Après avoir connu des siècles d’expansion entrecoupés de périodes de recul, les frontières du
Moogo se sont probablement stabilisées vers le XVIe siècle. Au cours des siècles suivants, la
société dite « mossi » a progressivement gagné en homogénéité sociale, culturelle et politique.
Des États solidement organisés sont apparus. Des appareils de pouvoir toujours plus
performants se sont développés. Mais des conflits entre les États mossi ont ponctué cette
27
Carte n° 3 : Les principales sociétés et formations politiques « voltaïques » (fin du
XIXe siècle)
Source : Massa Gabriel, Madiéga Georges Y. (dirs), La Haute-Volta coloniale. Témoignages,
recherches, regards, Paris, Karthala, 1995, p. 15.
28
période dite « précoloniale » autour de questions de leadership politique ou, pour le dire
autrement, afin d’imposer leur hégémonie sur le Moogo. Il en ressort qu’au cours des XVIIIeXIXe siècles, le royaume central de Ouagadougou s’est imposé comme la formation politique
mossi la plus influente du Moogo, sans pour autant être capable de défaire militairement ses
rivales.
Entre 1895 et 1897, les troupes coloniales françaises se sont emparées du Moogo par
la force. Le royaume du Yatenga est « tombé » le premier, puis celui de Ouagadougou. Tous
deux sont devenus des protectorats français. L’ensemble passé sous la domination formelle de
la France a été intégré dans un Territoire militaire dont le siège a été établi à Bobo (dans la
partie occidentale de l’actuel Burkina), qui est incorporé au sein du Soudan français, et luimême inclus dans la fédération d’Afrique occidentale française (AOF) tout juste créée.
L’intégrité territoriale du Moogo a été préservée, y compris lors de son rattachement à la
nouvelle colonie du Haut-Sénégal-Niger (HSN) en 1904. Au même moment, le Moogo est
érigé en cercle, entité administrative comparable à une préfecture métropolitaine24. Le temps
des protectorats est officiellement révolu en pays mossi. À la suite de la Première Guerre
mondiale, le Gouvernement général de l’AOF a procédé à une nouvelle réorganisation
administrative qui a conduit à la création de la colonie de Haute-Volta. Formée en 1919, son
territoire coïncide peu ou prou avec celui de l’actuel Burkina. Son centre administratif et
politique a été établi à Ouagadougou, capitale du Moogo Naaba, pour des raisons que nous
éclaircirons. Les Mossi occupent la partie centrale de ce nouvel ensemble et pèsent pour
environ 50% de sa population totale, poids démographique à peu près stable jusqu’à nos
jours25.
En 1932, pour des raisons complexes, la colonie est démantelée. Elle est scindée en
trois portions territoriales, chacune rattachée au Niger, au Soudan et à la Côte-d’Ivoire. Ceci
entraîne la partition du Moogo réparti entre ces deux dernières colonies. En 1947, suite à un
combat notamment mené par la Cour26 royale de Ouagadougou, la Haute-Volta est restaurée
dans ses limites de 1932. Son chef-lieu est à nouveau fixé dans la capitale du Moogo Naaba.
En 1960, la Haute-Volta, qui a proclamé la république peu avant, obtient son indépendance et
entre de plein droit à l’ONU. Ce pays, qui est rebaptisé du nom de « Burkina Faso »27 en
24
Lorsque nous emploierons ce mot avec une majuscule, nous désignerons l’ensemble des fonctionnaires
travaillant au chef-lieu du cercle. De même pour le Gouvernorat qui désignera les administrateurs en poste au
chef-lieu de la colonie.
25
Au moment de sa création, la Haute-Volta compte probablement plus de 2 millions d’habitants.
26
Utilisé avec une majuscule, ce mot désigne pour nous l’ensemble des hauts dignitaires placés sous l’autorité
du souverain et formant son appareil de gouvernement.
27
« Burkina Faso » signifie littéralement le « Pays des Hommes intègres » dans les langues dioula et mooré.
29
1984, connaît dès lors une succession de régimes qui ont presque tous succombé à un coup
d’État. En voici la liste sommaire :
-
1960-1966, Ière République présidée par Maurice Yaméogo,
-
1966-1980, régime militaire du colonel, puis général, Sangoulé Lamizana. S’y
succèdent deux républiques (la IIe de 1970 à 1974, la IIIe de 1977 à 1980)
entrecoupées par des régimes d’exception,
-
1980-1982, régime militaire du colonel Saye Zerbo,
-
1982-1983, régime militaire du commandant Jean-Baptiste Ouédraogo,
-
1983-1987, régime militaire révolutionnaire du capitaine Thomas Sankara,
-
1987-1991, gouvernement de transition du capitaine Blaise Compaoré,
-
1991- ?, IVe
République présidée par Blaise Compaoré.
Malgré cette vie politique et institutionnelle mouvementée, le trône a toujours été
occupé par un naaba, à Ouagadougou comme dans le reste du Moogo. La fonction royale, ou
plus généralement celle de « chef », y a cependant fortement évolué au gré de l’évolution du
contexte historique. De plus, les naaba, à des degrés divers, ont sensiblement contribué à
donner au Burkina la physionomie ainsi que l’organisation politique et administrative qu’ont
lui connaît aujourd’hui.
Espace et durée : l’allongement de notre questionnaire
Ce dernier constat n’a pu être fait qu’en raison de l’allongement du cadre
chronologique et géographique retenu dans nos premiers travaux. En effet, notre mémoire de
maîtrise, présenté en 2001, portait sur la figure du Moogo Naaba de Ouagadougou sous la
colonisation française, c’est-à-dire de la fin du XIXe siècle à 195828. Nous avions pu montrer
que, loin d’avoir succombé aux politiques « antiféodales » parfois violentes menées par la
puissance conquérante, puis occupante, la royauté de Ouagadougou s’était maintenue au
centre des processus de formation du territoire colonial voltaïque. Mieux, il devenait évident
que le roi et sa Cour ont été capables d’opérer un tri dans ce qu’ils pouvaient tirer des
instruments de contrôle et des modes de gouvernance employés par les autorités françaises.
28
Beucher Benoit, La Figure du Moogo Naaba et la colonisation française, 1896-1958, mémoire de maîtrise,
sous la direction de Jacques Frémeaux, Paris IV- Sorbonne, 2001, 178 p.
30
Ceci répond bien à la définition du concept de « modernité conservatrice »29. En effet, la mise
en place d’une administration bureaucratique et centralisée, les effets de la « mise en valeur »
économique du territoire, les nouveaux parcours scolaires tracés par l’école « coloniale », etc.,
ont pu servir les intérêts de la monarchie. Ses rapports avec les autorités coloniales n’étaient
pourtant pas très stables. Ils étaient conditionnés aux personnalités en présence : les différents
Moogo Naaba ou dignitaires mossi qui se sont succédé, les administrateurs coloniaux dont la
rotation était importante, les Pères Blancs, etc. En bref, les liens entre le centre politique
« européen » et « africain » ont été de nature tantôt conflictuelle, tantôt plus pacifique. En
somme, nous avons montré que les relations entre colonisateurs et colonisés pouvaient offrir
aux uns et aux autres des opportunités – non dénuées d’ambiguïtés – permettant de poursuivre
des projets et des stratégies particulières. Parfois, ces visées pouvaient faciliter l’établissement
de « parcours d’accommodation »30 entre les élites mossi et les fonctionnaires français.
À titre d’exemple, dès 1897, année de la déposition du souverain légitime de
Ouagadougou par la France, la Cour a su détourner à son profit la capacité d’intervention
militaire de la puissance conquérante pour son propre compte. Elle souhaitait en effet mettre
fin à douze années de guerre contre un chef subalterne du Moogo Naaba : le chef de Laalé.
Les hauts dignitaires mossi ont donc demandé aux officiers français d’intervenir. S’ils l’ont
fait, c’est, entre autres, parce qu’ils avaient fortement besoin des institutions royales afin
d’obtenir des Mossi qu’ils déposent leurs armes, puis d’administrer leur pays avec des
moyens particulièrement limités. Par la suite, les naaba ont su habilement convaincre les
autorités coloniales de faire de Ouagadougou le cœur politique et administratif du vaste cercle
« du Mossi », puis de la colonie de Haute-Volta. Là aussi, l’Administration n’était pas
simplement instrumentalisée. Elle a trouvé avantage à organiser le territoire voltaïque de cette
façon, pensant qu’avec des moyens humains et matériels des plus réduits, il valait mieux
obtenir la loyauté d’une noblesse influente que d’exercer un contrôle étroit sur la masse de
leurs sujets. Nous y avons ainsi décelé le télescopage de logiques historiques à la fois
endogènes et exogènes. Effectivement, l’anthropologue Michel Izard a montré que les Mossi
29
Dans une vision peut-être trop instrumentale des choses, Bertrand Badie définit la modernité conservatrice
comme « un choix raisonné : pour mieux conserver son pouvoir, le Prince tente de l’adapter aux données
nouvelles, c’est-à-dire à un idéal de modernité dont il espère qu’il lui apportera en même temps un surcroît de
ressources matérielles et un surcroît de légitimité. Le jeu du prince consiste alors à présenter la modernité
comme une catégorie neutre, universelle, donc adaptable à toute culture, dotée de la sorte d’une légitimité
supérieure à celle qui fonde tous les particularismes. En cela, son action prétend s’imposer comme supérieure à
celle de ses propres contestataires ». Cf. Badie Bertrand, L’État importé. L’occidentalisation de l’ordre
politique, Paris, Fayard, 1992, p. 128.
30
Sur cette notion de « parcours d’accommodation » qui sera discutée plus loin, voir Robinson David, Sociétés
musulmanes et pouvoir colonial français au Sénégal et en Mauritanie, 1880- 1920. Parcours d’accommodation,
Paris, Karthala, 2004, 380 p.
31
du Plateau Central ont entretenu depuis le début de leur histoire un « fantasme d’unicité »31
qui n’a pu connaître de réalisation avant la conquête. Avec la domination coloniale, non
seulement la monarchie de Ouagadougou s’est maintenue, mais elle est aussi parvenue à faire
peser son influence politique sur l’ensemble du pays mossi et, à partir des années 1920-1930,
sur l’ensemble du territoire voltaïque, semblant ainsi réactiver un projet politique ancien au
cours d’une période qui n’y paraissait pourtant pas propice.
Mais la limite de ce premier travail de recherche était double en réalité. En effet, il ne
paraissait pas possible de limiter nos recherches au seul royaume de Ouagadougou. S’il est
celui pour lequel nous trouvons le plus grand nombre de sources écrites datant de la période
coloniale, son évolution historique ne peut s’expliquer que par l’interaction avec les autres
États mossi qui n’ont pas tous adhéré aux ambitions hégémoniques du Moogo Naaba. Il n’est
pas davantage possible d’ignorer les populations non mossi voisines. Elles aussi ont apporté
une contribution décisive à la formation de l’État-nation en Haute-Volta/Burkina. Ceci est
particulièrement visible lors de l’organisation des premières élections en 1945. Jusque-là, les
autorités coloniales prenaient essentiellement langue avec les grands naaba en matière de
réorganisation de l’administration territoriale, de développement économique, d’amélioration
des infrastructures routières ou ferroviaires, etc. À partir de 1945 donc, le suffrage, qui ne
cesse de s’élargir jusqu’en 1956, voit émerger de nouvelles élites politiques dans l’OuestVolta qui tempèrent les ambitions des souverains mossi. Celles-ci ont été de plus en plus
associées au devenir politique, économique et social de la colonie. En somme, notre travail a
progressivement basculé d’une vision assez étriquée du cadre spatial, celui-ci se limitant au
Moogo central, à une vision plus large, épousant l’ensemble de l’actuel Burkina. Ceci a
permis d’interroger plus finement les voies et les moyens par lesquels la communauté
nationale burkinabè s’est imaginée, et dans quelles conditions elle a fini par faire sens pour les
citoyens32.
L’autre limite tenait à l’étroitesse du cadre chronologique, couvrant essentiellement la
période coloniale. Il était commode pour un premier travail débuté avec un temps et des
moyens matériels limités. Mais la nécessité de l’allonger s’est vite imposée, comme nous
31
Izard Michel, Moogo. L’Émergence d’un espace étatique ouest-africain au XVIe siècle, Paris, Karthala, 2003,
p. 87.
32
Nous remercions Jean-François Bayart ainsi que Romain Bertrand qui, par leurs remarques, nous ont amené à
nous questionner sur ces sujets. Nos échanges ont permis la production du travail suivant : Beucher B., « La
naissance de la communauté nationale burkinabè, ou comment le Voltaïque devint un "Homme intègre" », in
Fasopo/Reasopo, Sociétés politiques comparées. Revue européenne d’Analyse des Sociétés politiques, n° 13,
mars 2009, 108 p., http://www.fasopo.org/reasopo/n13/n13_article.pdf
32
l’avons montré dans un mémoire de DEA soutenu en 200533. Il nous a paru fondamental de
décloisonner la traditionnelle périodisation postulant l’existence d’un moment « précolonial »,
« colonial » et « post-colonial ». Non pas que cela ne fasse absolument pas sens. Mais nous
avons trouvé particulièrement intéressant de réaliser une étude transpériode qui, seule, pouvait
permettre de dégager les tendances lourdes marquant la ou les trajectoire(s) de formation de
l’État voltaïque, puis burkinabè. Seule cette approche pouvait également en révéler des
dynamiques qui sont corrélées à une forte contingence historique, ainsi qu’à la diversité des
personnalités en jeu, ou encore à celle de leur façon d’exercer le pouvoir. En d’autres termes,
nous postulions l’impossibilité de bâtir une histoire téléologique dans la mesure où la prise en
compte simultanée de la longue durée et de ses effets de surface, plus brefs34, montrait que l’
« espace des possibles »35 paraissait particulièrement ouvert à certains moments, notamment
lors des période de sortie de guerre, et particulièrement fermé à d’autres, nous pensons par
exemple à l’impossibilité du roi Kougri (1957-1982)36 de prendre en main le destin de la
Haute-Volta au moment de l’indépendance. Ceci nous a conduit à nous demander s’il existait,
par exemple, des formes de continuité entre l’État colonial et son « successeur » post-colonial.
En d’autres termes, l’État, construit et animé par des générations d’hommes politiques
appartenant à des générations, à des cultures différentes, dont les caractères et les parcours de
formation étaient aussi divers, remplissait-il les mêmes fonctions en 1958, c’est-à-dire à la
veille de l’indépendance, qu’à partir des années 1960, moment où la classe politique africaine
a cherché à bâtir la communauté nationale tout en s’assurant de la loyauté de ses administrés37
? Voilà pourquoi nous avons choisi de dresser une histoire de ces monarchies et chefferies sur
33
Beucher B., La Contribution des royautés dites « traditionnelles » à l’émergence de l’État en Afrique : le cas
des souverains moosé du Burkina Faso (1880-1990), mémoire de DEA, sous la direction de Jacques Frémeaux,
Université Paris IV-Sorbonne, 2005, 226 p.
34
Comme le rappelle Jean Leduc, Fernand Braudel distinguait la longue durée des structures, le temps court des
événements, et la moyenne vitesse de la conjoncture. Plutôt que d’y voir la nécessité de réaliser des « tranches
chronologiques », Braudel nous invite davantage à prendre en compte des vitesses multiples d’évolution :
« lenteur de la longue durée, moyenne vitesse de la conjoncture, rythme rapide de l’événement ». Cf. Leduc
Jean, « Période, périodisation », in Delacroix Christian, Dosse François, Garcia Patrick, Offenstadt Nicolas
(dirs.), Historiographies. Concepts et débats, Paris, Gallimard, 2010, vol.2, p. 835, et Braudel Fernand, « La
longue durée », in Annales ESC, n° 4, octobre-décembre 1958, pp. 725-753.
35
Le philosophe Pierre Bourdieu définit l’espace des possibles comme « ce qui fait que les producteurs d’une
époque sont à la fois situés et datés et relativement autonomes par rapport aux déterminations directes de
l’environnement économique et social ». Cf. Bourdieu Pierre, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris,
Éds. du Seuil, 1994, p. 61.
36
Lorsque nous indiquons entre parenthèses des dates figurant à côté de noms, il s’agit de celles correspondant à
l’exercice de leur fonction (roi, administrateur, président, etc.).
37
Beucher B., « La figure du Moogo Naaba, chef des Moosé de Ouagadougou, sous la domination française :
pérennité d’une fonction et singularité des hommes (1896-1958) », in Des Français Outre-mer, Presses de
l’Université Paris-Sorbonne, 2005, pp. 139- 152.
33
près de cinq-cents ans, c’est-à-dire de la fondation du Moogo aux premiers moments du
régime de Blaise Compaoré38.
L’allongement de notre cadre géographique et chronologique de recherche a valu celui
de notre questionnaire. Sans avoir la prétention d’apporter des solutions définitives à des
questions très complexes, l’étude que nous proposons ici interroge nécessairement la notion
d’État, de nation, de tradition, de modernité, de dynamiques sociales, de chefferies et plus
encore de « chefferie traditionnelle ». Ce faisant, nous avons bénéficié d’un riche
renouvellement historiographique sur ces questions dont nous voudrions désormais rendre
brièvement compte.
L’état des connaissances et les pistes de recherche
La tradition et la modernité
Dans un récent article, Vincent Foucher et Étienne Smith nous invitent à réinterroger
la notion de « tradition », expression d’autant plus embarrassante qu’il est le plus souvent
nécessaire de la replacer entre des guillemets39. Il est effectivement frappant de voir à quel
point le mot « tradition » est facilement convoqué afin de décrire les systèmes politiques
africains ne répondant pas à notre définition classique et occidentale de l’État. Pour Étienne
Smith et Vincent Foucher, le « racisme à prétention scientifique » véhiculé par les Européens
au moment de leur expansion outre-mer a cantonné « les pouvoirs africains dans le registre
de la tradition, c’est-à-dire dans une acontemporanéité avec l’Europe de la révolution
industrielle et des débuts de la conquête du continent africain »40. Achille Mbembe va dans le
même sens, lui qui estime que « persiste encore, presque partout, le préjugé trop simpliste et
trop étroit selon lequel les formations sociales africaines relèveraient d’une catégorie
spécifique, celle des sociétés simples ou encore des sociétés de la tradition »41. Reprenant le
propos du philosophe allemand Hegel selon lequel les sociétés africaines vivraient hors du
38
Nous aurions souhaité étendre notre recherche au-delà de l’année 1991. Mais des contraintes liées à l’accès
aux sources nous en ont dissuadé pour le moment. En effet, la vérification des informations par croisement des
données écrites s’avère encore presque impossible pour cette histoire récente. Nous aurions été contraint de nous
en remettre presque exclusivement à la presse, sans possibilité d’obtenir des documents produits par le
gouvernement ou son administration. Nous ne pensons pas que les sources orales, seules, auraient pu remédier de
façon satisfaisante à ces difficultés.
39
Foucher Vincent, Smith Étienne, « Les aventures ambiguës du pouvoir traditionnel dans l’Afrique
contemporaine », in Revue internationale et stratégique, n° 81, janvier 2011, p. 1.
40
Ibid., p. 6.
41
Mbembe Achille, De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris,
Karthala, 2000, p. 11.
34
temps et de l’histoire, Achille Mbembe définit cette notion de « tradition » comme
l’expression d’une immobilité supposée de peuples « exotiques » donnant l’impression factice
de vivre dans l’ « immédiateté », c’est-à-dire dans une sorte de temps présent qui, en réalité,
se situe nulle part puisque « Les choses et les institutions ayant été là depuis toujours, il n’y
aurait nul besoin de les fonder sur quoi que ce soit d’autre que leur être là en fait [souligné
par l’auteur] »42. Dans cet ordre d’idées, il est frappant de constater qu’à notre connaissance,
il ne vient pas à l’esprit de beaucoup d’historiens de qualifier nos royautés médiévales de
« traditionnelles ». Pourtant, ne se caractérisent-elles pas, elles aussi, par des traditions liées
notamment à la représentation du pouvoir, à sa légitimation par le sacre, et donc par des
pratiques rituelles réitérées au cours des siècles ? Cela veut-il dire que ces monarchies, issues
d’une époque médiévale pourtant encore jugée « obscure » par de nombreux historiens jusque
dans les années 1970 au moins43, porteraient en elles, naturellement et intrinsèquement, la
possibilité du changement et donc de la modernité44 ? Est-ce à dire que les sociétés africaines
ne sont, par essence, pas « politiques », c’est-à-dire qu’elles sont dépourvues de capacités
d’imagination politique propres ? L’Afrique serait-elle exclue de la possibilité d’ouvrir ses
propres voies au changement ? Ces questions pourraient paraître dépassées aujourd’hui. Mais
voici pourtant ce qu’a déclaré en 2007 le président français Nicolas Sarkozy à Dakar :
« l’Homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire. Le paysan africain, qui depuis des
millénaires, vit avec les saisons, dont l’idéal de vie est d’être en harmonie avec la nature, ne
connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes
gestes et des mêmes paroles. Dans cet imaginaire où tout recommence toujours, il n’y a de
place ni pour l’aventure humaine ni pour l’idée de progrès (sic !) »45. Ces propos ont valu au
chef de l’État de recevoir un Petit précis de remise à niveau sur l’histoire africaine46 publié
par une vingtaine de chercheurs, et non des moindres. Tous ont été choqués de constater
qu’après au moins quarante ans de progrès historiographiques en lien avec l’histoire du
continent africain, leurs acquis n’ont toujours pas été distillés dans tous les esprits, loin s’en
faut.
42
Ibid., p. 12.
Pour une « réhabilitation » historique de cette période médiévale, voir Pernoud Régine, Pour en finir avec le
Moyen Age, Paris, 1979, Éds. du Seuil, 158 p.
44
Pour Georges Balandier, la modernité, c’est précisément le « mouvement » associé à l’ « incertitude » d’un
avenir ouvert. Cf. Balandier G., Le Détour…, op. cit., p. 14.
45
Discours du président Nicolas Sarkozy à l’université de Dakar, texte rédigé par Henri Guiano, 26 juillet 2007,
http://www.elysee.fr/president/les-actualites/discours/2007/discours-a-l-universite-dedakar.8264.html?search=Dakar&xtmc=&xcr=
46
Ba Konaré Adame, Petit précis de remise à niveau sur l’histoire africaine à l’usage du président Sarkozy,
Paris, Éds. La Découverte, 2009, 362 p.
43
35
Frederic Cooper a montré que, dans les années 1980, des chercheurs ont parlé de
« modernités multiples », voire de « modernités alternatives », ce qui revient à dire que notre
conception occidentale du progrès et de l’histoire, censée être universelle au moins depuis le
siècle des Lumières, ne constitue pas leur seul horizon politique possible pour les sociétés
extra-occidentales47. Avec peut-être beaucoup d’optimisme, l’historien médiéviste allemand
Karl-Ferdinand Werner va aussi dans ce sens, mais il dénonce plutôt le « racisme historique »
qui ferait de l’État « moderne », c’est-à-dire l’héritier des XVIe-XVIIIe siècles européens, le
point de référence obligé permettant de comparer les systèmes politiques plus anciens. À l’en
croire, « Ceux qui pensent que l’État moderne est en crise et n’est plus moderne du tout sont
de plus en plus nombreux. Que cet État là ne soit pas un modèle absolu et éternel est devenu
une certitude »48. Nous pensons que ce n’est cependant pas si sûr… Quoi qu’il en soit,
toujours dans les années 1980, d’autres chercheurs ont tenté de déconstruire le concept même
de « tradition », pensé comme l’exact inverse de celui de « modernité ». Nous pensons en
particulier à Eric Hobsbawm et à Terence Ranger qui ont montré que la tradition est
généralement le fruit d’une (ré)invention dont on peut refaire la généalogie. Ainsi, le kilt
écossais n’a rien d’immémorial. S’il n’est pas possible de dire que son usage ne renvoie en
rien à l’histoire ancienne de l’Écosse, reste à constater que le port de cette jupe, sous la forme
qu’on lui connaît aujourd’hui, s’est imposé au cours du XVIIIe siècle, non pas pour faire
revivre de vieilles traditions, mais pour permettre l’entrée des habitants des Highlands dans la
société moderne49. Ce processus n’a pas échappé à l’Afrique coloniale où, par exemple, les
rituels attachés à la monarchie britannique ont pu être « transposés » avec plus ou moins de
bonheur dans ses territoires ultramarins. À l’image de l’Ouganda où, tout en se disant
respectueuses des traditions royales dont le roi (le Kabaka) est le dépositaire, les autorités
britanniques les ont en réalité profondément marquées de leur empreinte50. Outre la volonté
de légitimer un ordre colonial, fondé en grande partie sur la dévalorisation des sociétés
conquises, il apparaît certainement que cette idée selon laquelle la plupart des systèmes
politiques africains sont englués dans l’immobilisme est peut-être aussi liée à la façon dont
certains ethnologues en ont rendu compte. C’est en tout cas ce que pense l’anthropologue
47
Cooper Frederick, Le Colonialisme en question. Théorie, connaissance, histoire, Paris, Payot, 2010 (1ère éd. :
2005), p. 154 et Bayly Christopher Alan, La Naissance du monde moderne (1780-1914), Paris, Éditions de
l’Atelier/Éditions ouvrières, 2007 (1ère éd. : 2004), pp. 30-36.
48
Werner Karl Ferdinand, Naissance de la noblesse, Paris, Fayard, 1998, p. 22.
49
Hobsbawm Eric et Ranger Terence (éds.), The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge University
Press, Éd. Canto, 2002 (1ère éd. : 1983), pp. 20-22.
50
Ibid., p. 223. Le King’s College Budo, où étaient notamment scolarisés des fils de chefs, a ainsi été un lieu de
production de la néo-tradition. Il a contribué à la théâtralisation du pouvoir du monarque, notamment par
l’adoption de la cérémonie du Jubilé d’Or.
36
Alban Bensa qui constate qu’ « Il est rare que les ethnologues datent leurs informations de
terrain. Quant aux membres des sociétés étudiées, ils sont censés s’être exprimés sans se
référer non plus à une quelconque temporalité. Par cette double omission, l’ethnographie
laisse entendre qu’elle décrit des "systèmes" qui résistent à l’usure du temps »51.
En réalité, il paraît vain de renvoyer dos à dos « tradition » et « modernité »,
« immobilité » et « changement ». Comme le montre Frederic Cooper, des éléments
« traditionnels » se mêlent parfois avec des éléments « modernes »52. Georges Balandier va
plus loin et affirme que la modernité et la tradition restent inséparables « comme le sont
l’avers et le revers d’une monnaie »53. Un exemple précis permet de s’en convaincre. PierreJoseph Laurent a montré qu’au Burkina, ce que l’on appelle la « modernité » peut être source
d’insécurité54. En effet, on a longtemps pensé que les nouveaux « styles de vie » induits par
l’installation toujours plus nombreuse d’hommes et de femmes en ville, haut lieu de la
« modernité » et du « changement », provoquent nécessairement une perte des repères et un
délitement des vieilles formes d’organisation sociales. Pierre-Joseph Laurent montre que cela
n’est pas si simple. Pour lui, « Lorsqu’on change de lieu pour aller du village à la ville, on
change aussi de logique, passant d’une situation où l’on se connait personnellement à un
anonymat conduisant à une certaine atomisation du social. Les anciens modes de régulation
de la vie collective subissent des transformations, des bouleversements, des adaptations pour
pouvoir répondre au défi que représente (…) la recherche de la meilleure sécurité sociale et
économique »55. Ces nouveaux venus dans la ville peuvent ainsi rechercher la protection de
patrons ou « big men ». Mais ils peuvent aussi se replacer sous l’autorité de chefs dits
« traditionnels » qui ne sont plus ceux du village, mais ceux du quartier. C’est, par exemple,
ce que l’on observe à Ouagadougou où les naaba structurent encore la vie sociale des
quartiers qui continuent d’ailleurs de porter des noms associés à ces chef. Il en va ainsi du
quartier de Bilbalogho, celui placé sous l’autorité du Baloum Naaba, l’un des plus hauts
dignitaires de la Cour du Moogo Naaba.
51
Bensa Alban, « De la micro-histoire vers une anthropologie critique », in Revel Jacques (dir.), Jeux d’échelles.
La micro-analyse à l’expérience, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1996, p. 50.
52
Cooper Frederick, Le Colonialisme en question…, op. cit., p. 162.
53
Balandier G., Le Détour..., op. cit., p. 173.
54
Cf. Laurent Pierre-Joseph, « Entre ville et campagne : le big man local ou la "gestion coup d’État" de l’espace
public », in Politique africaine, n°80, pp. 169-182, et du même auteur : « Pouvoirs et contre-pouvoirs dans la
société mossi et plus globalement au Burkina Faso », in Hilgers M. et Mazzocchetti J., Révoltes et oppositions
dans un régime semi-autoritaire…, op. cit., pp. 97-102.
55
Laurent P.-J., « Effervescence religieuse et gouvernance. L’exemple des Assemblées de Dieu au Burkina
Faso », in Politique africaine, n° 87, octobre 2002, p. 96.
37
Mais venons-en maintenant à ce que l’on entend par « chefferie traditionnelle ».
Pourquoi se sent-on obligé de placer cette expression entre guillemets ? Peut-il être trouvé une
terminologie plus conforme aux réalités sociopolitiques prévalant en Afrique subsaharienne
et, plus précisément, au Burkina ?
« Chefferies traditionnelles », État et royauté
Interroger le concept de « chefferie traditionnelle » revient inéluctablement à
questionner celui d’ « État ». Dans la plupart des cas, les pouvoirs coloniaux, particulièrement
français dont on dit à tort qu’ils se sont distingués de leurs rivaux britanniques par leur mode
d’administration directe56, ont refusé de voir dans les organisations politiques africaines
centralisées des États. Nous verrons dans ce travail que cette distinction entre « pouvoirs
traditionnels » et « État » ne tient pas, particulièrement pour le cas mossi. En cela, nous
rejoignons parfaitement Jean-Pierre Warnier qui, dans un article consacré aux chefferies du
Cameroun occidental, affirme que « l’opposition entre État et chefferie, qui fut la constante
de l’organisation coloniale, se résorbe dans une puissante synergie », particulièrement à
partir de 196057. De son côté, Romain Bertrand a montré dans ses travaux consacré à l’île de
Java que « Toute l’histoire de la formation de l’État javanais, précolonial et colonial, a partie
liée avec l’histoire de la noblesse de robe priyayi »58.
Ceci va à l’encontre des idées défendues par Sophia Mappa qui, au sujet de pouvoirs
africains qu’elle qualifie de « traditionnels », y compris ceux où gouvernent des dynasties,
juge qu’ « A aucun niveau le pouvoir ne se constitue comme l’unique souverain ; les
allégeances des sujets peuvent être multiples et changeantes sans ordonnancement
hiérarchique », ajoutant que « Les pouvoirs reçus par la tradition ont favorisé la
56
L’administration « directe », ou « direct rule », consiste à administrer un territoire colonial sans recourir
officiellement aux services des élites anciennes locales. Elle aurait été essentiellement pratiquée par les autorités
coloniales françaises. En revanche, les Britanniques passent pour avoir largement recouru au mode
d’administration inverse, c’est-à-dire « indirect » (« indirect rule »). Mais il est aujourd’hui établi que la façon
dont ces puissances administraient leurs territoires coloniaux n’était pas si différente que cela. Les Britanniques
ont souvent été tentés d’exercer directement leur autorité tout en maintenant formellement des systèmes
politiques anciens. Inversement, les Français ont souvent eu recours aux élites anciennes afin de gouverner leur
Empire. Mieux, d’influentes personnalités telles qu’Hubert Lyautey, résident au Maroc de 1912 à 1925, ont
défendu cette politique. Cf. Bach Daniel C. et Kirk-Greene Anthony A., (éds.), États et sociétés en Afrique
francophone, Paris, Economica, 1993, pp. 30-40, et Rivet Daniel, Lyautey et l’institution du protectorat français
du Maroc, Paris, L’Harmattan, 2000, 1020 p.
57
Perrot C.-H. et Fauvelle-Aymar F.-X., (dirs.), Le Retour des rois…, op. cit., p. 318.
58
Bertrand Romain, État colonial, noblesse et nationalisme à Java. La Tradition parfaite, Paris, Karthala, 2005,
p. 8.
38
fragmentation et moins la centralisation »59. Nous verrons que le cas des Mossi dément dans
une large mesure ces propos. L’organisation sous forme d’État solidement organisé et même
centralisé, s’il n’est d’ailleurs en rien un « modèle » idéal, serait-elle donc introuvable en
Afrique subsaharienne ? Jean-François Bayart montre qu’au temps des empires coloniaux, ce
« modèle » indépassable de l’État correspond à l’idéal-type que Max Weber définit comme
« une institution politique ayant une "constitution" écrite, un droit rationnellement établi et
une administration orientée par des règles rationnelles ou " lois", des fonctionnaires
compétents »60. Selon cette définition pour le moins rigide, il découle nécessairement que ce
modèle « n’est attesté qu’en Occident avec cet ensemble de caractéristiques, et ce, en dépit de
tout rapprochement possible »61. Une thèse « évolutionniste » rendant compte de la formation
de l’État en Afrique postule donc qu’elle ne peut être que le résultat d’un apport « étranger »
aux sociétés africaines, d’une « greffe » qui aurait plus ou moins bien pris, ce en fonction des
caractéristiques culturelles et sociales supposées des sociétés locales. Dans ce contexte, la
marche vers l’État suivrait inexorablement une trajectoire historique universelle. C’est
l’hypothèse défendue en 1962 par un ancien administrateur colonial, Hubert Deschamps, qui,
dans un ouvrage consacré aux institutions politiques en Afrique subsaharienne, invite à les
hiérarchiser selon qu’il s’agit d’« anarchies », qui seraient les plus anciennes, de chefferies
« féodales » et, enfin, d’« États » sanctionnant « L’aboutissement de cette évolution où une
influence extérieure (Islam, guerres, etc.) amène l’absorption des chefferies ou des anarchies
par un des chefs ou un conquérant étranger »62. Dans notre travail, nous montrerons que les
Mossi ont pu établir des formes d’organisation politique que nous pourrions qualifier d’État,
dans la mesure où les autorités politiques ont une claire conscience des intérêts supérieurs de
leur royaume, disposent d’une autorité moins fondée sur leur charisme personnel que sur les
institutions dont elles sont les dépositaires le temps d’une vie, et qui sont appuyées par un
appareil de gouvernement limitant l’autorité des dirigeants et qui garantissent la continuité du
gouvernement en dépit de la discontinuité des règnes63. À l’image de Jean-François Bayart,
nous pensons donc que « L’État en Afrique repose sur des fondements autochtones et sur un
processus de réappropriation des institutions d’origine coloniale qui en garantissent
l’historicité propre », si bien qu’ « il ne peut plus être tenu pour une simple structure
59
Mappa Sophia, Pouvoirs traditionnels et pouvoir d’État en Afrique. L’illusion universaliste, Paris, Karthala,
1998, p. 92.
60
Bayart J.-F., L’État en Afrique…, op. cit., p. 319.
61
Ibid.
62
Deschamps Hubert, Les Institutions politiques de l’Afrique noire, Paris, PUF, coll. Que sais-je ?, 1965, p. 13.
63
Izard M., Moogo..., op. cit., p. 109.
39
exogène »64. Et nous partageons pleinement sa conclusion selon laquelle « Au sein d’un
système donné de pouvoir coexistent plusieurs espaces-temps dont l’ajustement est
problématique et toujours précaire »65.
Le moment colonial n’a pas radicalement obstrué l’ancienne trajectoire de la formation
de l’État dans le Moogo. Il a surtout été marqué par la poursuite de son processus
d’affirmation qui cumule plusieurs régimes d’historicité, plusieurs registres de légitimité, et
qui associe plus ou moins volontairement des acteurs africains appartenant à la noblesse
mossi, des roturiers ou encore des acteurs européens (fonctionnaires ou missionnaires). De
fait, la formation, puis l’affirmation de l’État au Burkina, est une œuvre partagée dont chaque
acteur a apporté une partie de sa propre culture. Nous soutenons également que le temps des
indépendances n’a pas davantage interrompu ces dynamiques d’hybridation politique.
L’imagination politique, ou plutôt la constitution d’une communauté nationale
imaginée, est bien souvent le fruit d’échanges entre des acteurs qui n’ont pas toujours de
raisons objectives de s’entendre. Car, pour qu’il y ait échange, il n’est pas nécessaire que cela
se fasse de façon parfaitement consciente, ni que les acteurs liés par cette économie politique
et morale ne s’estiment mutuellement. Il n’est pas nécessaire non plus que ces relations soient
symétriques et synchrones. Au cours de la période coloniale, des traditions étatiques mossi se
sont combinées à d’autres d’origine européenne ou plus largement occidentale. Au moment de
l’indépendance, les nouvelles élites appelées à occuper les plus hautes fonctions de l’État, tout
en rejetant souvent officiellement les expériences étatiques antérieures (précoloniales et
coloniales), n’ont pas moins été fortement marquées et influencées par elles. Dans ce va-etvient historique, les chefs dits « traditionnels » ont pu jouer le rôle de passeurs, tout en
continuant à influencer la trajectoire historique de la formation de l’État-nation dans des
directions que les contemporains ne pouvaient parfois pas imaginer.
Avant d’évoquer plus précisément l’état de l’historiographie consacrée aux
« chefferies coutumières », particulièrement au Burkina, nous voudrions en dernier lieu
apporter quelques précisions sur les termes que nous emploierons dans ce travail. Nous
utilisons le mot « chef », catégorie par trop neutre dans la mesure où elle occulte la
complexité des échelons de pouvoir au sein de la société mossi, pour le cas des naaba
subalternes pris dans leur ensemble. Nous verrons cependant que les États mossi
connaissaient plusieurs types de fonction politique qui ne pouvaient cependant pas être
strictement hiérarchisés. Parmi les naaba, certains peuvent effectivement être qualifiés de
64
65
Bayart, Jean-François, L’État en Afrique…, op. cit., p. 317.
Ibid.
40
« rois » à l’image du Moogo Naaba de Ouagadougou. Ceux-là sont parfaitement
indépendants. D’autres voient leur autorité limitée au village ou à des provinces. Nous les
appellerons bien souvent « chefs subalternes ». L’adjectif « traditionnel » ne sera ajouté
qu’avec précaution, et généralement avec l’intention de rendre compte du point de vue des
contemporains de l’époque envisagée. Pour parler des « chefs », nous utiliserons aussi la
notion d’ « élites anciennes » qui, nous en convenons, n’est pas totalement satisfaisante66.
Nous entendons par là cette minorité d’hommes détenteurs d’une autorité moral et/ou
politique tirant leur légitimité des profondeurs de l’histoire, c’est-à-dire généralement de la
période précoloniale. Ceci vaut particulièrement pour les naaba qui sont tous issus de
dynasties formées plusieurs siècles avant la conquête coloniale. À l’inverse, l’expression
« élites nouvelles » qualifiera ceux qui ont connu une ascension sociale plus récente et, en de
nombreux cas, très rapide. Cette promotion a souvent été rendue possible grâce à de nouveaux
parcours de formation sanctionnés par l’obtention de diplômes, à une expérience de combat
au sein de l’Armée française ou nationale, ou encore à des victoires électorales. Ces
précautions de langage en tête, passons désormais à un bref passage en revue de l’état des
connaissances sur les élites anciennes au Burkina.
Quand on mesure le poids que représentent les naaba aujourd’hui sur la scène
politique nationale, ou dans la résolution de conflits agitant la sous-région67, il paraît étonnant
que si peu d’études leur aient été consacrés. Catherine Coquery-Vidrovitch a tenté de réaliser
le compte détaillé des travaux francophones portant plus généralement sur les chefferies
africaines entre 1974 et 1995. Il en ressort que seulement 1,3% d’entre eux produits sur
l’histoire du Burkina en font leur principal objet d’étude. Au Niger, cette part est de
42%, contre 15% pour le Congo, autant pour la Côte-d’Ivoire, ou encore 20% pour le Bénin68.
Dans l’ensemble, très peu de travaux traitent spécifiquement de la période post-coloniale.
Pour le cas du Burkina, mais il n’est pas isolé, la majorité des recherches couvrent la période
précoloniale. Le reste concerne la période coloniale. Et encore, il s’agit surtout de sujets
consacrés à la conquête et aux résistances opposées par les populations locales aux
66
Nous montrerons en effet que des naaba ont fait évoluer leur fonction et leur mode de vie au point de passer
pour des « chefs évolués » aux yeux de leurs sujets, c’est-à-dire des hommes combinant à la fois d’anciens
registres de légitimité (liés à leur titre de naaba) et d’autres beaucoup plus récents (notamment liés à leurs
nouvelles compétences de fonctionnaires, de militaires, etc.). Il suffit de rappeler que certains chefs, comme
l’actuel Larlé Naaba Tigré de Ouagadougou, sont aussi des hommes politiques militant dans des partis.
67
Claude-Hélène Perrot a mis en lumière la capacité de médiation des chefs du sud-est de la région de la Comoe
lors de la crise ivoirienne, ouverte en 2002. Cf. Perrot C.-H., « Chefs traditionnels : le cas du sud-est de la Côted’Ivoire », in Afrique contemporaine, 1/2006, n° 217, pp. 173-184.
68
Coquery-Vidrovitch, « Les travaux francophones en histoire de la chefferie », in Perrot C.-H. et FauvelleAymar F.-X., (dirs.), Le Retour des rois…, op. cit., p. 519.
41
Européens69. Certes, ces chiffres sont déjà assez anciens. Mais de façon empirique, nous
pensons que cette tendance historiographique ne s’est pas radicalement inversée depuis 1995.
L’étude des États mossi précoloniaux a néanmoins donné lieu à de très belles
synthèses bien documentées. Citons pour le moment les travaux majeurs de Michel Izard sur
la formation dans le Moogo, et plus précisément dans le Yatenga70, ainsi que ceux de Junzo
Kawada sur l’origine de l’espace politique mossi71. Ces recherches ont été partiellement
nourries par les matériaux de nature « ethnographique » réunis au cours de la période
coloniale. Tout d’abord à la fin du XIXe siècle, c’est-à-dire à l’époque des voyages
d’exploration72. Puis au tout début du XXe siècle, moment où de riches études
monographiques sur le pays mossi ont été produites par des officiers-administrateurs curieux
et soucieux d’améliorer l’administration des hommes placés sous leur autorité par une
meilleure compréhension de leur histoire73. S’ensuivent des décennies creuses, puis un réveil
en douceur dans les années 1950 avec les travaux des Pères Blancs André Prost et Alexandre,
chacun auteur, en 1953, d’une étude de la langue et de la culture mossi74. Dans les années
1950, Michel Izard a également débuté ses enquêtes de terrain dans la partie septentrionale du
Burkina actuel, plus précisément dans la région de Tougan (au nord-ouest de Ouagadougou).
Il s’est consacré par la suite à l’étude du royaume du Yatenga, et a publié en 1970 une très
riche histoire synthétique des royaumes mossi précoloniaux à laquelle nous avons fait
référence plus haut. À peu près au même moment, l’anthropologue américain Elliott Percival
Skinner a conduit ses enquêtes orales en Haute-Volta. En 1964, il a publié une très importante
somme de connaissances retraçant l’histoire des Mossi de l’époque précoloniale jusqu’en
1958, année du coup d’État manqué du roi de Ouagadougou Kougri75. Il s’agit d’une rare
69
Voir Kambou-Ferrand Jeanne-Marie, Peuples voltaïques et conquête coloniale. 1885-1914, Burkina Faso,
Paris, ACCT/L’Harmattan, 1993, 465 p., et Salo P. Samuel, Recherche sur l’originalité de la résistance des
Mossi aux agressions extérieures, 1884-1904, Université de Ouagadougou, thèse de doctorat de 3e cycle, 344 p.
70
Voir notamment Izard M., Introduction à l’histoire des royaumes mossi, Paris-Ouagadougou, CNRS-CVRS,
tome 1, Recherches voltaïques, n° 12 et 13, 1970, 210 et 428 p., et Gens de pouvoir, gens de la terre. Les
institutions politiques de l’ancien royaume du Yatenga (Bassin de la Volta Blanche), Cambridge, Cambridge
University Press/Paris, Éd. de la Maison des Sciences de l’Homme, 1985, 591 p.
71
Kawada Junzo, Genèse et dynamique de la royauté : les Mosi méridionaux (Burkina Faso), Paris,
L’Harmattan, 2002, 396 p.
72
Voir en particulier Binger Louis-Gustave (capitaine), Du Niger au golfe de Guinée, Paris, Hachette, 1892, vol.
1, 515 p.
73
Voir entre autres : Lambert G.E. (capitaine), « Le pays Mossi », in Bulletin de la société géographique de
l’A.O.F., juin 1908, n° 6, pp. 65-84, n° 7, pp. 150-172 ; Marc Lucien, Le Pays Mossi, Paris, Larose, 1909, 189
p. ; Tauxier Louis, Le Noir du Yatenga. Mossis – Nioniossés – Samos – Yarsés – Silmi-Mossis – Peuls., Paris,
Larose, 1917, 790 p.
74
Prost André (Père), « Notes sur l’origine des Mossi », in Bulletin de l’IFAN, n° 15, série B, Sciences sociales,
1953, pp. 1333-1338, et Alexandre R.P., La Langue Möré, Dakar, IFAN, Mémoires de l’IFAN, n° 34, 1953 :
tome I, 408 p. ; tome II, 507 p.
75
Skinner Elliott Percival, The Mossi of Upper Volta : The Political Development of a Sudanese People,
Stanford, Stanford University Press, 1964, 236 p.
42
étude transpériode réalisée sur l’histoire du Moogo. Celles-ci est envisagée sous l’angle de la
formation de l’État-nation. Cet ouvrage, traduit en français en 1972, a été complété en 1989
par allongement du cadre chronologique, puisque l’ensemble de la période sankariste (19831987) s’y trouve désormais traitée76. Son premier ouvrage, extrêmement précieux pour notre
sujet, donne effectivement le sentiment qu’à partir de 1958, les naaba ont disparu de la scène
politique nationale. Avec le recul, Skinner a admis qu’il n’en a rien été. Mais, la nouvelle
édition augmentée ne repose plus sur des recherches de terrain pour la période couvrant les
années 1970-1980. Elle retrace davantage l’évolution générale de la vie politique
voltaïque/burkinabè entre 1958 et 1987, que celle des institutions royales dans le même laps
de temps. Par ailleurs, de même que Yamba Tiendrébéogo, haut dignitaire de la Cour de
Ouagadougou et historien, Skinner accorde une très grande attention aux Mossi centraux, et
évoque très peu les relations entre les Mossi et les autres sociétés voltaïque/burkinabè.
De façon plus générale, les études synthétiques sur l’histoire des anciens pays
composant l’actuel Burkina sont très peu nombreux. Il existe cependant deux ouvrages
collectifs très précieux : l’un portant sur la Haute-Volta coloniale, l’autre sur un siècle
d’histoire du Burkina77. Hélas, il s’agit d’un recueil d’articles assez spécialisés portant sur une
période finalement homogène, transgressant que très timidement les traditionnelles césures
entre la période précoloniale, coloniale et post-coloniale. Nous manquons donc cruellement de
synthèses historiques bâties sur la longue durée. Ceci permet difficilement de se faire une idée
sur l’évolution historique des institutions politiques anciennes au Burkina, et surtout sur les
raisons expliquant leur vitalité de nos jours. Voici ce qui a largement guidé notre choix de
recherche, ainsi que l’allongement de la chronologie et de l’espace retenus. Nous savons que
notre projet peut paraître trop ambitieux, et il l’est sans aucun doute. Sans nourrir trop
d’illusions sur ce qu’un seul chercheur peut faire avec des compétences, des moyens et un
temps limités, nous pensons cependant que ce travail permettra de combler partiellement la
lacune historiographique que nous avons constatée.
On remarquera d’ailleurs que notre recherche est loin d’être dépourvue de zones
d’ombre. Tout d’abord, notre attention se porte aussi grandement sur le cas des Mossi du
Plateau Central. Ceci s’explique en raison de l’abondance des sources coloniales, ou plus
récentes, qui leur sont consacrés. Nous aurions aussi souhaité apporter une plus grande
76
Skinner E.P., Les Mossi de la Haute-Volta, Paris, Éds. Internationales, 1972, 447 p., et The Mossi of the
Burkina Faso. Chiefs, politicians and soldiers, Illinois, Waveland Press, 1989, 279 p.
77
Massa G., Madiéga G.Y. (dirs.), La Haute-Volta coloniale…, op. cit., et Madiéga, Y. G. et Nao Oumarou,
(dirs.), Burkina Faso, cent ans d’histoire, 1895-1995, tomes 1 et 2, Paris-Ouagadougou, Karthala-PUO, 2003,
2206 p.
43
attention sur la question des femmes, elles qui demeurent encore les grandes silencieuses
d’une histoire à laquelle elles ont pourtant apporté leur contribution78. De plus, il a été
difficile de donner aux sujets – des royautés, de la puissance coloniale, puis de l’État
indépendant – la place qui conviendrait de leur réserver. Nous avons pourtant été sensible à la
mise en garde formulée par Michel Foucault, selon qui il est important de garder à l’esprit le
fait que le pouvoir « n’est jamais localisé ici ou là, [qu’] il n’est jamais entre les mains de
certains, [qu’] il n’est jamais approprié comme une richesse ou un bien »79. En d’autres
termes, le pouvoir n’est pas détenu par des institutions désincarnées, pas plus que par une
minorité d’hommes qui l’exerceraient par le « haut » sans que le « bas » n’ait son mot à dire.
Cette obligation d’accorder une grande attention au politique « par le bas » en Afrique a été
défendue par Jean-François Bayart à partir des années 198080. Nous estimons que l’étude qui
est proposée ici n’est pas seulement celle d’une élite usant de son pouvoir sur des sujets ou
des administrés passifs. D’abord parce que, comme l’écrit Jacques Frémeaux, « si commander
peut s’employer intransitivement, comme si tout se réduisait à la volonté du chef, la réalité
impose de commander à des hommes »81. Ensuite par ce que ceux que les élites politiques
croient gouverner ont aussi une part d’initiative et, sans que cela ne soit nécessairement
visible au premier abord, peuvent restreindre ou élargir la marge de manœuvre de leurs
gouvernants. Pour être bref, pas de rois sans sujets ; pas de présidents ou de députés sans
électeurs. Hélas, il nous a paru difficile de combler comme nous l’aurions souhaité les
silences laissés par les sources. Très souvent rédigées par des élites (coloniales ou travaillant
pour le compte de l’État indépendant), elles ne renvoient généralement des administrés que
l’image d’une masse anonyme n’ayant presque aucune prise sur leur destin.
Enfin, nous pensons qu’étudier la question de la formation de l’État sous l’angle de la
contribution apportée par la noblesse mossi ne revient pas nécessairement à aborder le
politique « par le haut ». Comme le rappelle avec beaucoup de sagesse le nom donné par les
Asante (actuel Ghana) à leurs sièges royaux, « il y a toujours quelqu’un au-dessus de
quelqu’un ». Bien que souverains, les Moogo Naaba ont très largement été perçus par les
fonctionnaires coloniaux, ou les chefs d’État voltaïques/burkinabè, comme une catégorie
78
Nabaloum Marianne, Contribution historique et place des femmes au sein de la Cour du Moogo Naaba à
l’époque précoloniale : étude de cas du royaume de Wogdogo, Université de Paris I, mémoire de maîtrise, 2001,
193 p.
79
Foucault M., « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France. 1976, Paris, Gallimard/Seuil, 1997,
283 p. 26.
80
Bayart J.-F., « Le politique par le bas en Afrique noire. Questions de méthode », in Politique africaine, n° 1,
janvier 1981, pp. 53-82, et
81
Frémeaux Jacques, L’Afrique à l’ombre des épées, 1830-1930, SHAT, vol. 2, Officiers administrateurs et
troupes coloniales, 1995, p. 66.
44
d’acteurs subalternes, ne devant le maintien de leur fonction qu’au bon vouloir de ceux
officiellement chargés de gouverner le pays.
Notre problématique et nos hypothèses
L’ensemble de ces remarques nous conduit désormais à formuler notre problématique
générale. Nous pouvons la décliner en trois questions principales : primo, dans quelle mesure
les élites anciennes mossi ont-elles contribué à la formation ainsi qu’à l’affirmation de l’État
au Burkina ? Secundo, comment ont-elles été partie prenante du processus de formation d’une
communauté nationale imaginée dans ce pays ? Tertio, comment s’y sont combinés, ajustés,
ou simplement croisés des régimes d’historicité et des trajectoires de formation de l’État et de
la nation a priori fort diverses et parfois même difficilement compatibles ?
Nous posons l’hypothèse selon laquelle la construction des États mossi précoloniaux
offraient assez de similitudes quant à leur finalité et leur mode de fonctionnement pour ne pas
être radicalement déstructurés, voire anéantis, par l’instauration de l’administration coloniale
à partir de la fin du XIXe siècle. Mieux, nous pensons que ce moment colonial a « offert » à
certains chefs habiles de nouvelles possibilités de contrôler l’espace et les hommes
ressortissant de leur royaume. Tout en faisant peser sur les élites anciennes de nouvelles
contraintes, tout en menaçant parfois les fondements politiques, religieux, culturels de leur
autorité, une ambition hégémonique des Mossi centraux a vraisemblablement été réactivée
sous la colonisation. À partir des années 1920-1930, elle a été servie par des chefs ayant fait
évoluer leur fonction, ainsi que de nouvelles élites qui leur sont proches. Ceci a contribué à
faire de la Cour de Ouagadougou un foyer politique très influent qui a fortement contribué à
la constitution de la communauté nationale voltaïque, puis burkinabè. Nous mettrons en
lumière la dimension conflictuelle des visées politiques des chefs censées faire de
Ouagadougou le cœur politique et économique de l’État contemporain. Nous examinerons
également les limites de ce projet, ainsi que les raisons pour lesquelles, à partir de la fin des
années 1980, les gouvernements voltaïques/burkinabè ont tenté de définir un secteur politique
informel souple permettant de mettre à profit la capacité de mobilisation populaire dont
jouissent les naaba afin de renforcer leur appareil de pouvoir, et souder la communauté
nationale autour de leur régime.
45
Les outils de la recherche
La méthodologie suivie
Notre étude, parce qu’elle s’intéresse à des sociétés africaines déjà étudiées par des
anthropologues ou des sociologues, mais aussi parce qu’elle interroge des concepts qui ne
sont pas propres à l’historien, se prête tout particulièrement à la pluridisciplinarité.
Remarquons d’ailleurs que les historiens ont été peu nombreux à porter leur attention sur ce
peuple mossi qui, au premier abord, peut paraître radicalement « autre ». Nous pensons que ce
n’est pas le cas. Comme l’écrit Paul Veyne, l’histoire, y compris celle des sociétés mossi, est
faite de « banalités » qui, rassemblées et mises en récit, donnent naissance à un tableau
original82. En somme, l’histoire, c’est bien « l’art de s’étonner de ce qui va de soi »83, et nous
ne prétendons pas avoir vu dans notre sujet matière à découvrir une nouvelle espèce d’être
humains...
Oui, les sociétés mossi ont une histoire, et les concepts mobilisés par les historiens s’y
appliquent très bien. D’où quelques points comparaisons que nous oserons avec l’émergence
de l’État en Europe par exemple. La méthode employée sera fondamentalement celle qui
définit notre discipline : la recherche de sources – écrites et orales –, leur mise à distance
critique, et leur croisement. Nous n’avons pas davantage la prétention d’y déceler la
« Vérité ». Mais, par une analyse rigoureuse des sources, nous tâcherons d’en livrer quelques
bribes sans oublier de considérer cette part de subjectivité qu’un historien ne manque pas de
laisser transpirer ici ou là dans son récit. La question du « vrai » ou plutôt du
« vraisemblable », qu’on le veuille ou non, reste sa préoccupation comme l’a rappelé Marc
Bloch84. Notre recherche s’appuie sur un riche corpus de documents, ainsi que sur un
appareillage critique, dévoilés au lecteur sous la forme de notes de bas de page que l’on
trouvera peut-être trop abondantes... Cette idée selon laquelle les documents oraux ou écrits
peuvent avoir une part de véracité peut paraître illusoire. Mais nous pensons qu’il est du
82
Veyne Paul, Comment on écrit l’histoire, Paris, Éd. du Seuil, 1971, p. 18.
Ibid.
84
À ce sujet, Marc Bloch écrit ceci : « Que les témoins ne doivent pas forcément être crus sur parole, les plus
naïfs des policiers le savent bien. Quitte, du reste, à ne pas toujours tirer de cette connaissance théorique le
parti qu’il faudrait. De même, il y a beau temps qu’on s’est avisé de ne pas accepter aveuglément tous les
témoignages historiques. Une expérience, vieille comme l’humanité, nous l’a appris : plus d’un texte se donne
pour d’une autre époque ou d’une autre provenance qu’il ne l’est réellement ; tous les récits ne sont pas
véridiques et les traces matérielles, elles-aussi, peuvent être truquées ». Cf. Bloch Marc, Apologie pour
l’Histoire ou métier d’historien, Paris, Armand Colin, 1952 (1ère éd. : 1949), p. 35.
83
46
devoir de l’historien de la révéler. Ceci ne peut se faire sans opérer une rigoureuse critique des
sources.
Nous sommes également très redevables des autres sciences humaines (anthropologie,
géographie, sociologie politique, etc.) qui nous ont permis de changer notre regard sur notre
manière de faire de l’histoire. Nous avons appris à déconstruire plus systématiquement nos
objets et nos concepts, puis de tenter de les reconstruire tout en ayant conscience qu’ils
n’existent pas en eux-mêmes, et qu’ils ne sont que des instruments de compréhension
imparfaits85. Pour ces raisons, nous pensons qu’il est particulièrement utile de jeter des ponts
entre ces sciences de l’Homme, et de croiser les approches propres à chaque champ
disciplinaire. Enfin, précisons que, si le choix de l’objet de notre étude tient à un regard porté
sur une situation présente, celle de monarchies encore bien vivantes en ce début de XXIe
siècle, nous n’avons pas moins cherché à partir du passé, c’est-à-dire des sources, pour
reconstituer le fil des événements en prenant garde de ne pas sombrer dans l’anachronisme.
D’où l’importance accordée aux individus, à leur trajectoire personnelle, à leur regard porté
sur les évènements.
Ces précisions apportées, passons maintenant au bref examen des centres de
documentation et des sources mobilisés pour ce travail.
Les centres d’archives et de documentation
La dispersion des centres de documentation ou d’archives a singulièrement compliqué
nos recherches. Certes, ceci n’est pas propre à notre sujet. Mais le degré d’éparpillement des
documents écrits relatifs au sujet traité ici est particulièrement important ; il est lié à l’histoire
spécifique de la Haute-Volta/Burkina qui apparaît particulièrement mouvementée86.
La plupart des sources coloniales « officielles » ont circulé selon une chaîne
hiérarchique stricte. Pour résumer, disons que les courriers partaient des centres de décision
parisiens (ministère de la Marine, des Colonies puis de la France d’Outre-mer, etc.), avant de
gagner le siège de l’AOF à Dakar. Le gouverneur général, qui y siégeait, correspondait à son
85
Hacking Ian, Entre science et réalité. La construction sociale de quoi?, Paris, La Découverte/Poche, 2008 (1ère
éd. : 1999), 299 p.
86
Gervais Raymond, « Archival documents on Upper-Volta: here, there and everywhere », in History in Africa,
1993, n° 20, pp. 379- 384, et Ouédraogo Didier, « Panorama des institutions archivistiques étrangères
dépositaires de sources de l’histoire du Burkina Faso », in Burkina Faso, cent ans d’histoire, op. cit., pp. 61-71.
47
tour avec les gouverneurs ou lieutenants-gouverneurs87 des colonies. Ceux-ci entretenaient
une correspondance écrite avec leurs commandants de cercle, qui avaient autorité sur des
chefs de subdivision et de poste. Le mouvement inverse suivait généralement ce parcours
hiérarchique. Une grande partie de ces correspondances est conservée aux Archives nationales
du Sénégal à Dakar88. Certaines ont été microfilmées et déposées dans des centres d’archives
à Paris (ANF-CARAN) ainsi qu’à Aix-en-Provence (ANF-CAOM). Mais une partie des
documents administratifs uniquement destinés aux autorités locales (le Gouvernorat, le
Cercle, etc.) sont restés sur place. Nous ne savons hélas pas où ils se trouvent, ni s’ils existent
toujours. Nous avons pu retrouver une partie de ces sources écrites aux Archives nationales de
Côte-d’Ivoire (ANCI) où certaines ont été transférées au moment de la dislocation de la
Haute-Volta.
Enfin, pour la période la plus récente, c’est-à-dire à partir de 1960, l’essentiel des
sources a été conservé en Haute-Volta/Burkina. Mais elles demeurent dans une large mesure
non répertoriées, et surtout dispersées dans différentes institutions de l’État, à savoir la
Présidence du Faso, la Primature, les ministères dont celui de l’Intérieur, l’Assemblée
nationale, etc. Une partie d’entre elles ont été reversées aux Archives nationales du Burkina et
classées dans la série V.
Pour résumer, voici les principaux centres de documentation et d’archives où nous
nous sommes rendu :
-
Archives de l’Assemblée nationale du Burkina Faso (AAN) à Ouagadougou,
-
Archives nationales de la Côte-d’Ivoire (ANCI) à Abidjan,
-
Archives nationales du Burkina Faso (ANF) à Ouagadougou,
-
Archives nationales de France/Centre d’Archives d’Outre-mer (ANF-CAOM) à Aixen-Provence,
-
Archives nationales de France/Centre d’accueil et de recherche des Archives
nationales (ANF-CARAN) à Paris,
-
Archives des Pères Blancs à Ouagadougou (APBO),
-
Centre d’Histoire et d’Études des Troupes d’Outre-mer (CHETOM) à Frejus,
-
Service Historique de l’Armée de Terre (SHAT) à Vincennes.
87
Pour le cas de la Haute-Volta, à la différence de Madagascar ou de la Côte-d’Ivoire par exemple, un
lieutenant-gouverneur était placé à la tête de son administration. Afin de ne pas trop alourdir le texte, nous
réduirons ce titre à celui de « gouverneur ».
88
Nous n’avons pas pu nous rendre à Dakar, mais nous remercions l’historien burkinabè Georges Y. Madiéga
qui a pris le soin d’y photocopier de nombreux documents relatifs à l’histoire du pays mossi et du Burkina. Nous
avons pu les consulter aux Archives nationales du Burkina (ANF).
48
Des documents écrits, des photographies nous ont également été présentés par des
particuliers que nous remercions à nouveau ici. Il s’agit notamment de SE le Baloum Naaba
Tanga II, ainsi que de SE Gérard Kango Ouédraogo.
Les sources écrites
Comme nous l’avons vu, les sources administratives produites au cours de la période
coloniale sont essentiellement regroupées aux ANS. Les plus riches pour notre sujet ont été
classées dans la série G (« Politique, administration générale »), et plus particulièrement dans
la sous-série 2G (« Affaires politiques, AOF, rapports périodiques ») et 10G (« Affaires
politiques, administratives, Haute-Volta »). Certaines périodes sont nettement moins
documentées que d’autres, en particulier celles qui couvrent les débuts de l’administration
française en pays mossi (années 1898-1904), la Seconde Guerre mondiale, ou encore les
années 1958-1960. Nous avons cependant pu en trouver des traces aux ANCI. Les sources
qui y sont déposées sont relatives soit aux périodes les plus anciennes (1897-1918), soit aux
évaluations administratives des chefs mossi (carnets signalétiques des naaba) au cours de
l’entre-deux-guerres. Les sous-séries 4BB (correspondance locale, pays mossi, de 1901 à
1916) et 5EE (rapports et documents divers, pays mossi, 1907-1932) ont été les plus
précieuses pour nous. Certains documents complémentaires se trouvent à coup sûr aux ANF à
Ouagadougou, mais ils n’ont pas été complètement répertoriés et classés. Pour les années
postérieures à l’indépendance, nous avons trouvé des fonds rangés dans la série V qui
proviennent tous de la Présidence du Faso, et qui couvrent une période très large allant du
début du XXe siècle au tout début des années 1990. Les sous-séries les plus riches ont été la 1
V (politique générale, Haute-Volta/Burkina, de 1956 à 1994), et la 22 V (réunissant des
documents sur la chefferie en Haute-Volta dans les années 1940-1960, ainsi que ceux relatifs
à l’administration des cercles mossi des années 1920 à 1950).
Ces sources archivistiques ont été complétées par les diaires de la Mission catholique à
Ouagadougou. Il s’agit de rapports quotidiens rédigés par les Pères Blancs qui y font non
seulement état des progrès de l’évangélisation en pays mossi, mais aussi de sa situation
politique et des rapports – parfois conflictuels – entretenus avec l’Administration et les chefs.
L’essentiel a pu être consulté à l’Archevêché de Ouagadougou où sont déposés ces cahiers
manuscrits. Ces documents sont d’autant plus utiles que, comme nous le verrons, la Mission
49
livre souvent une vision de la situation politique et économique contradictoire vis-à-vis de
celle livrée par les autorités administratives. Mais ils n’ont été produits qu’à partir de 1901,
date de l’installation des Pères Blancs à Ouagadougou, et ceux traitant de la période
postérieure à 1946, moment où la Mission combat vigoureusement les formations politiques
africaines dites « communistes », ne nous ont pas été communiqués. Remarquons d’ailleurs
qu’il en est presque de même pour les sources relatives à cette période déposées au CARAN
et au CAOM89. Cependant, nous remercions Jean-Marie Bouron pour avoir bien voulu nous
communiquer quelques documents postérieurs à 1946 déposés à la Maison généralice des
Pères Blancs à Rome (APBR).
À partir de 1960, les sources produites par le gouvernement et l’administration de la
Haute-Volta/Burkina s’avèrent beaucoup plus pauvres, notamment sur le plan politique90. De
plus, toutes n’ont pas été déclassées, certaines sont en voie d’être répertoriées, d’autres encore
sont certainement perdues. Enfin, il apparaît globalement que, pour la période 1960-1980, les
questions économiques ont été prégnantes. Les archives se « politisent » nettement sous la
Révolution (1983-1987), mais ne disent, par exemple, presque rien sur les chefs, ni même sur
l’administration ordinaire du Burkina. Celles postérieures à 1987 deviennent excessivement
rares. Nous trouvons cependant des sources intéressantes aux AAN sous la cote 1P (divers,
non classé, 1916-1980) ainsi que 5P qui regroupe en grande partie des sources coloniales
jusqu’à l’indépendance. On trouve aussi des documents sur l’histoire récente de la HauteVolta/Burkina aux ANF. Nous pensons surtout à ceux classés dans la série 1V (Présidence du
Faso, fonds de 1956 à 1994), 3V (fonds de 1931 à 1974), et 22V déjà citée (voir notamment
les documents administratifs épars produits jusqu’en 1992).
Pour la période la plus récente, nous avons également pu nous appuyer sur la presse
écrite dont de nombreux titres sont réunis à la bibliothèque de l’Institut de Recherche pour le
Développement (IRD) à Ouagadougou. Inexistants localement jusqu’en 1945, nous avons pu
consulter, pour la période postérieure, les périodiques suivants :
89
À partir de 1947, l’Administration coloniale s’est engagée dans un combat contre le Rassemblement
démocratique africain (RDA) fondé à Bamako en 1946. Ce parti, apparenté au Parti communiste français (PCF),
a été jugé par les autorités françaises comme « anticolonial » et donc « subversif ». Tout en ouvrant
officiellement le jeu politique par l’instauration d’élections pluralistes, la Métropole a cependant tâché de le
verrouiller. Ce point paraît suffisamment sensible pour que la consultation des documents relatifs à ces
événements ait été soumise à dérogation.
90
Beaucoup plus concises, elles ne font généralement part d’aucune analyse détaillée sur la situation politique ou
sociale des cercles voltaïques.
50
-
Afrique nouvelle (fondé à Dakar en 1947),
-
Carrefour africain (fondé à Ouagadougou en 1959),
-
L’Observateur, rebaptisé L’Observateur Paalga (fondé à Ouagadougou en 1979),
-
Sidwaya (fondé à Ouagadougou en 1984).
L’état de conservation de la plupart de ces fonds inspire une certaine inquiétude.
Particulièrement celles déposées à Ouagadougou. On ne peut que saluer les efforts réalisés par
son directeur, Hamidou Diallo, ainsi que toute son équipe, pour les classer et les conserver
dans les meilleures conditions possibles. Il est malgré tout fréquent de voir les pages des
documents se déliter au cours de leur consultation. Certaines ont été détériorées par des
ruminants ; d’autres portent des empruntes de chaussure… Nous savons qu’au gré des
vicissitudes politiques agitant le pays, les archives ont parfois été saccagées, notamment par
des militaires lors de la Révolution de 1983. Par ailleurs, des moyens assez conséquents sont
nécessaires pour sauver les archives audiovisuelles stockées dans la capitale à la RadioTélévision du Burkina (RTB) où les vieilles bobines, souffrant des fortes chaleurs, se
désagrègent et, avec elles, une partie de la mémoire du pays. Nous espérons que ce qui reste
de ce patrimoine sera rapidement préservé et sera facilement ouvert à la consultation.
Les sources orales
La diversité de la nature des sources – administratives, religieuses, orales ou écrites,
etc. – peut fausser notre vision de l’histoire des sociétés africaines, et particulièrement celle
des Mossi. La période précoloniale reste difficile à traiter dans la mesure où ces derniers n’ont
laissé aucune source écrite directe, et où les fouilles archéologiques restent encore très peu
développées. Pour la période coloniale, la production des documents est avant tout le fait
d’administrateurs européens, puis de missionnaires, et enfin de nouvelles élites africaines.
Pour la période postérieure à l’indépendance, la Cour n’a guère laissé plus de traces écrites. Il
faut reconnaître que cela a laissé des vides, des silences qui paraissent difficiles à combler,
surtout pour les périodes les plus anciennes, c’est-à-dire celles pour lesquelles il n’est plus
possible d’obtenir le témoignage direct d’acteurs ou d’observateurs. Les « effets de source »
qui en découlent pourraient nous conduire à penser que la majorité des sujets ou citoyens
africains, surtout ceux vivant dans les campagnes, n’ont pas été les acteurs de leur histoire.
Ceux qui ont laissé des traces écrites se sont eux-mêmes considérés comme appartenant à une
élite qui, finalement, écrit souvent beaucoup plus sur elle-même que sur les hommes et les
51
femmes dont ils ont pu avoir la charge. Précisément, les femmes n’attirent pratiquement
jamais l’attention des administrateurs coloniaux ; à peine celle du personnel politique et
administratif africain après 1960, à l’exception peut-être de la Révolution sankariste qui a
souhaité les promouvoir. En outre, on ne devine souvent que très indirectement quelles ont été
les relations entretenues entre les élites anciennes, à commencer par les naaba, avec les
explorateurs, les fonctionnaires ou les hommes politiques, qu’ils soient européens ou
africains. Dans ce cas, les sources orales, que nous ne pouvons pas seulement considérer
comme un moyen de combler les silences de l’écrit, peuvent s’avérer cruciales. À condition
de les soumettre à un examen critique aussi rigoureux qu’il ne l’est pour les sources écrites.
L’historienne Claude-Hélène Perrot a montré toute la valeur de ces matériaux oraux
pour la reconstitution de l’histoire des sociétés africaines, particulièrement celle antérieure à
la période coloniale91. Ceux-ci ne sont pas, par essence, moins fiables que les sources écrites.
Mais leur exploitation impose, à coup sûr, une méthodologie spécifique à laquelle les jeunes
historiens sont encore peu formés. De son côté, Michel Izard a fait la démonstration qu’une
histoire du Moogo précolonial était possible par l’exploitation de la littérature orale. En
confrontant les généalogies royales dont il a répertorié l’important nombre de variantes, en les
soumettant à un examen critique par croisement, notamment avec des documents coloniaux
anciens, cet anthropologue a pu établir une armature chronologique solide qui permet de
rendre compte de l’évolution des royaumes mossi de leur naissance à la fin du XIXe siècle.
Ces sources orales sont aussi précieuses pour les périodes qui ont pourtant laissé le plus grand
nombre d’écrits. Notamment parce qu’elles permettent de retracer des trajectoires
individuelles qui ne peuvent toutes être conservées par l’écriture, mais aussi pour redresser
certaines « injustices » de l’histoire qui accordent trop facilement la parole aux vainqueurs, ou
à ceux, hommes politiques ou fonctionnaires africains, qui estiment souvent occuper une
position de surplomb, au-dessus de la « masse » de leurs sujets ou administrés.
La difficulté qu’il y a à recourir aux sources orales tient, on le sait, à deux problèmes
majeurs : portant sur des événements anciens, qui n’ont parfois pas été vécus directement par
les personnes interrogées, ils ont pu connaître un processus de murissement qui a tendance à
occulter certains faits, à en valoriser d’autres et, dans presque tous les cas, à les reformuler a
posteriori92. Dans ces conditions, il est évident qu’ils apprennent néanmoins toujours quelque
91
Perrot Claude-Hélène, Les Ani-Ndenye et le pouvoir aux XVIIIe et XIXe siècle en Côte d’Ivoire, Éd. de la
Sorbonne, 1982, 352 p., et sous sa direction : Sources orales de l’histoire de l’Afrique, Paris, CNRS, 1989, 228
p.
92
Ceci peut aussi être dit pour les sources écrites. Mais nous pouvons cependant y touver des réactions « à
chaud », non déformées entre le moment de leur production, et celui de leur consultation. Il en va ainsi de celles
52
chose. Y compris lorsque, par exemple, des naaba que nous avons interrogés ont
manifestement tenus des propos anachroniques. Dans ce cas, leur témoignage nous renseigne
avant tout sur une situation présente, ou sur un passé récent. Ainsi, le Boussouma Naaba,
interrogé en 2004 sur les rivalités existant entre son royaume et celui de Ouagadougou à
l’époque précoloniale, parle en grande partie en sa qualité d’actuel député de l’opposition,
quand la Cour de Ouagadougou paraît aujourd’hui proche du pouvoir en place. Sa parole est
donc celle d’un souverain qui a vu la capitale du Moogo Naaba considérablement se
développer aux dépens des centres politiques de son royaume, Boussouma et Kaya,
aujourd’hui relégués au rang de villes secondaires, etc. Ceci guide largement sa perception de
l’histoire des relations anciennes entre le royaume de Boussouma et celui de Ouagadougou.
L’autre problème pour l’historien – mais ceci constitue aussi la richesse de l’exercice –
tient à la relation même qu’entretient celui qui interroge avec celui qui répond. Ne pas être le
« fils du pays » peut poser des problèmes de confiance. Nous avons parfois fait figure de
personne indiscrète, aux motivations obscures ou suspectes, dont on s’est demandé pourquoi
il pose tant de questions sur une société qui n’est pas la sienne, ainsi que sur ce qui a été et
n’est plus. Mais disons tout de suite qu’être un chercheur mossi ou burkinabè peut aussi être
un handicap lorsque l’on interroge, par exemple, un naaba. Car, après tout, pourquoi un
« sujet » cherche-t-il à savoir des choses qui, notamment lorsqu’il s’agit de questions liées à
l’exercice du pouvoir, peuvent appartenir au champ des connaissances qui ne sont révélées
qu’aux initiés ? En somme, les sources orales, bien que précieuses, sont d’autant plus
délicates à manier qu’elles sont en constante maturation, en interaction continue entre
l’auteur, son milieu, son contexte et l’enquêteur.
Enfin, la question du retour du chercheur sur son terrain nous paraît fondamentale, tout
comme celle de la durée de son séjour. Il est souvent nécessaire d’exposer clairement les
raisons de l’enquête et, surtout, de rassurer. Quitte à montrer aux personnes interrogées la
façon dont nous avons reproduit et analysé leur parole. Pour notre cas, la Cour de
Ouagadougou, tout comme d’autres interlocuteurs à l’image du Boussouma Naaba, se sont
montrés sensibles à notre fréquent retour au « pays ». Il a pu être interprété comme la
manifestation du vif intérêt que nous portons pour l’histoire de leurs ancêtres et de leur
royaume. Il leur a aussi permis d’apprendre à nous connaître, et de mieux cerner nos
exprimées par les fonctionnaires coloniaux en prise avec les soulèvements populaires de 1908 en pays mossi.
Ces impressions, vives, n’ont pas été retravaillées à froid, sauf par l’historien. Pour les périodes les plus
anciennes, il paraît difficile d’en tirer de tels renseignements. Dans tous les cas, ce qui est dit du passé l’est
toujours à partir du présent.
53
intentions. Nous verrons que cette question s’est d’ailleurs constamment posée pour les
explorateurs ou les administrateurs coloniaux lors de leurs premiers contacts avec les naaba…
Tout en reprenant la typologie des différents discours oraux telle qu’elle est proposée
par Jean-Noël Loucou93, nous pourrions donner une idée de la variété de ceux que nous avons
recueillis au moyen du tableau suivant :
Tableau n° 1 : Typologie de discours oraux
Type
de
Informations livrées
Profil de l’informateur
discours
Protocolaire
Quasiment
aucune.
Le
discours
Les
protocolaire est purement formel. Nous Moogo
chefs
coutumiers :
Naaba,
Baloum
y avons été par exemple confronté à la Naaba, etc. En général, des
Cour de Ouagadougou. Le discours « chefs »
qu’il
n’est
pas
consiste à éviter d’aborder le sujet précis possible de rencontrer hors de
pour lequel on est venu. C’est un leur palais, à la différence des
témoignage de politesse qui permet de naaba exerçant un mandat
prendre connaissance de l’enquêteur politique
comme
le
avant de lui accorder éventuellement une Boussouma Naaba.
audience ultérieure. Il met à l’épreuve la
patience du visiteur, son sérieux et ses
motivations.
Informel
Les informations sont très variées et
Il s’agit le plus souvent de
souvent plus riches que prévu. Il peut Burkinabè dont le hasard nous
s’agir de récits généraux, locaux, de a fait croiser le chemin,
souvenirs de vie, etc. Ils donnent une notamment dans des lieux de
bonne idée du contexte social ou culturel sociabilité, dans les quartiers
dans
lequel
nous
enquêtons.
Les où nous avons séjournés, etc.
informations ne sont guère soumises à la
censure. Ce discours est celui du vécu et
du ressenti.
93
Loucou Jean-Noël, La Tradition orale africaine, guide méthodologique, Abidjan, Neter, 1994, pp. 25-26.
54
Personnel
Ce type de discours nous renseigne,
par
nature,
sur
les
Nous
avons
trajectoires essentiellement
rencontré
de
simples
individuelles des personnes interrogées. citoyens, contactés en raison
Il contribue à donner une vision plus de leur vécu face à des
fine
des
événements.
Mais
les événements qui ont retenu
informations de ce type doivent être notre attention (la façon dont
mises en série pour qu’elles puissent les Burkinabè ont vécu au
avoir une valeur de représentativité.
quotidien
la
Révolution
sankariste par exemple).
Rationalisé
Les renseignements sont davantage
Les grands dignitaires de
représentatifs d’un courant de pensée la Cour du Moogo Naaba dont
que d’une réflexion ou d’un vécu le
Larlé
Naaba ;
des
personnels. Le discours est souvent très universitaires comme Basile
distancié ;
il
répond
à
des L. Guissou qui a été plusieurs
préoccupations collectives ou de corps fois
ministre
sous
la
(celui des hauts dignitaires ou d’un parti Révolution, l’ancien Premier
politique par exemple). Pour le cas de la ministre
Gérard
Kango
Cour du Moogo Naaba, il a été très utile Ouédraogo, etc.
pour mettre en lumière le discours
officiel élaboré dans l’entourage du
souverain à propos de la vie politique
contemporaine de la royauté.
Pour en finir avec la question des sources orales, disons que nous avons été très
régulièrement surpris par la façon dont les enquêtes se sont déroulées. Tout d’abord parce que
les informations les plus intéressantes – à notre sens du moins – n’ont pas toujours été livrées
au moment et par les personnes auxquels nous nous attendions. D’où l’importance des
conversations informelles. Certains de ces entretiens non préparés, notamment ceux réalisés
dans des villages où nous avons pu souvent partager une calebasse de dolo (bière de mil), ou
encore en ville à l’occasion de cérémonies familiales, nous ont souvent bien plus appris que
les entretiens formels longuement préparés. Nous avons ainsi pu en apprendre beaucoup sur
ce que les institutions royales représentent dans l’imaginaire de nombreux Burkinabè, ou
encore sur leur sentiment lors des prises de parole publiques des « chefs ». La plupart des
entretiens « programmés », quant à eux, ont été préparés au moyen de questionnaires qui
55
n’ont cependant pas été des carcans trop rigides. Ils ont souvent servi à ne pas perdre le fil de
la conversation, à n’oublier aucune question que nous jugions importante. Dans certains cas,
le déroulement de la conversation a rendu inutile ce questionnaire. Soit parce que les
personnes interrogées ont anticipé nos questions, soit parce qu’elles nous ont donné l’idée
d’en poser d’autres plus judicieuses au fil de la conversation. Il est devenu ainsi facile de
passer d’un entretien directif à semi-directif, voire presque entièrement libre.
Le plan de notre étude
Passons désormais à la structure de l’étude. Celle-ci comprend huit chapitres
rassemblés autour de trois parties qui suivent tous un ordre chronologique, et sont segmentés à
la fois en fonction des tournants historiques majeurs que nous pensons avoir décelés, mais
aussi de l’état de notre documentation et de nos sources.
Première partie : La rencontre coloniale ou le temps de l’apprivoisement réciproque (fin
XIXe siècle-1919)
Le premier chapitre porte sur l’histoire ancienne du peuplement de l’espace qui
devient le Moogo. Il interroge le processus de formation de l’État, la philosophie politique qui
le sous-tend, et la noblesse qui le porte. Il analyse les différentes trajectoires politiques qui,
tout en conférant au Moogo une certaine unité culturelle et religieuse, conduit aussi à la
centralisation des pouvoirs royaux. Il vise également à faire l’état des équilibres géopolitiques
prégnant dans cet espace politique multipolaire jusqu’à la fin du XIXe siècle, c’est-à-dire le
temps des premiers contacts avec les Européens.
Le deuxième chapitre examine l’épisode de la conquête. Celle-ci a été précédée par
une phase d’apprentissage réciproque de l’ « Autre », figure qui se construit aussi bien au sein
de l’entourage des naaba que parmi les Européens de passage en pays mossi, ou ceux qui ont
réalisé sa conquête à partir de 1895. Il attire l’attention sur les agents de contact dont on
analysera les profils et les missions. Il dresse un état des lieux des opérations militaires qui ont
conduit, en 1897, à la soumission formelle des plus grands souverains mossi. Nous
montrerons que l’usage de la force, seule, n’a pas permis de faire la conquête des esprits, ce
qui a considérablement compliqué la tâche des premiers administrateurs européens.
56
Le troisième chapitre fait précisément le point sur la mise en place d’un embryon
d’administration coloniale dans le cadre des protectorats. Il prend pour point de départ
l’établissement de la Résidence française en pays mossi en 1897-1898. Jusqu’au
déclenchement de la Première Guerre mondiale, les relations entre les officiers français et la
noblesse mossi ont connu un progressif et erratique ajustement qui a fait alterner conflits et
accommodation réciproque.
Deuxième partie : La chefferie à l’épreuve de la « modernité » (1914-1945)
Le quatrième chapitre accorde une attention particulière au premier conflit mondial,
cette guerre qui s’avère aussi bien destructrice que fondatrice. Destructrice par l’engagement
dans la douleur de milliers de sujets coloniaux sur les différents fronts, mais aussi à l’arrière,
où femmes et hommes, jeunes et vieillards, sont mobilisés à des degrés divers pour l’effort de
guerre. Le royaume de Ouagadougou a affiché sa loyauté à l’égard de la Métropole,
cependant qu’une guerre anticoloniale a éclaté dans l’Ouest-Volta. Il en découle la création du
cadre territorial voltaïque dont les frontières, ainsi que la centralisation administrative à
Ouagadougou, doivent beaucoup à l’action des grands naaba du Plateau Central.
Le cinquième chapitre fait état des balbutiements de la colonie de Haute-Volta. Dans
les années 1920, sa raison d’être, du point de vue européen, est intimement liée aux
performances économiques attendues dans le cadre d’une politique plus large de « mise en
valeur » des territoires ultramarins. Les naaba y ont apporté leur soutien tout en participant à
la mise en scène d’une modernité qui, en même temps qu’elle fait peser sur eux des
obligations souvent très impopulaires, contribue également à renforcer le rayonnement de
Ouagadougou, ainsi que la redéfinition de leur charge.
Le sixième chapitre met en lumière les malentendus qui ont fini par éclater entre les
naaba et les administrateurs coloniaux autour des parcours d’accommodation qui les ont liés
jusque-là. La suppression de la Haute-Volta, en 1932, en est la preuve éclatante. Dès lors, le
Moogo Naaba de Ouagadougou et sa Cour n’auront de cesse de combattre pour la restauration
du territoire. Leurs efforts en matière de développement économique n’avaient pas été
consentis de façon désintéressée. La royauté a espéré en tirer des contreparties et, en 1932, ces
espoirs ont été déçus. Faisant alterner des stratégies de résistance et de démonstration de leur
loyauté, notamment lors du Second conflit mondial, les chefs mossi du Plateau Central,
comme ceux du reste du Moogo, ont fait la preuve de leur capacité à faire évoluer leur
57
fonction. Leur combat a parfois pris des formes inédites, notamment par activation de réseaux
politiques dont les rhizomes se prolongent jusqu’en France métropolitaine.
Troisième partie : Un roi de guerre en temps de paix. La royauté et la multiplication des
lieux du politique (1945-1991)
Le septième chapitre est consacré à l’épreuve de la démocratisation de la vie politique
en AOF dont les chefs tentent de sortir gagnants. En 1945, la guerre s’avère être une nouvelle
fois fondatrice, non seulement parce que des élections sont organisées pour la première fois,
mais aussi parce que ce conflit est à l’origine de la décision du gouvernement français de
recréer la Haute-Volta, et de replacer son centre administratif à Ouagadougou. La royauté en a
tiré un immense prestige, mais l’extension du suffrage a révélé certaines formes d’opposition
des élites politiques roturières ou non mossi face aux ambitions politiques des souverains du
Plateau Central. Ce chapitre s’achève par le coup d’État manqué du roi Kougri en 1958. Cet
événement a rendu plus qu’incertaine la contribution des chefferies et royautés mossi à
l’émergence de l’État tout juste indépendant.
Le dernier chapitre s’intéresse à la formation de la communauté nationale
voltaïque/burkinabè, ainsi qu’à la construction de l’État « en famille », c’est-à-dire entre
Africains. Loin d’avoir été moins mouvementées qu’au cours de l’époque coloniale, ces
années se signalent par la volonté des élites au pouvoir d’étouffer toute forme de contrepouvoir. Les chefferies et royautés ont pu précisément passer pour des forces capables de
gripper la machine étatique « officielle » et de faire obstacle à l’établissement du monopole
gouvernemental en matière de communication et de mobilisation populaire. Tous ces
gouvernements n’ont cependant pas pu les contourner, et moins encore les anéantir. Les trente
années qui séparent l’indépendance de l’instauration de l’actuelle IVe République voient ainsi
fortement fluctuer les relations entre le centre politique légal et des chefferies non reconnues
officiellement, tandis que les élites urbaines – politiques en particulier – montrent tant de mal
à trouver les mots permettant de s’adresser au peuple. Nous verrons que, dans tous les cas, les
naaba ont contribué à la formation de la communauté imaginée qu’est la nation, et qu’en
1991, le président Blaise Compaoré a posé les conditions de l’établissement de relations plus
souples avec une chefferie qui n’est cependant pas entièrement ralliée à sa cause
58
PREMIÈRE PARTIE
De la formation des premiers royaumes à la rencontre
coloniale (fin XVe siècle-1914)
59
60
Chapitre 1
Histoire et représentations autour du Moogo ancien
« Les Mossi croient que les hommes ne peuvent pas vivre
sans chefs, et aiment à rappeler que même les animaux
ont des chefs »
Elliott P. Skinner, Les Mossi du Burkina Faso, 19891.
Lorsque les troupes françaises prennent pied en pays mossi, elles sont frappées par
l’importance que revêt la figure du « naaba » ou « chef » dans la société mossi. Lancé à la
poursuite du roi de Ouagadougou, le lieutenant Voulet, dans un rapport daté du 15 janvier
1897, déplore ainsi le « prestige et [le] respect quasi sacré qui s’attachent à la personne du
naba de Wagadougou, parmi ces populations du Mossi que leurs chefs ont réussi à maintenir
jusqu’à ce jour dans une obéissance absolue »2. Cet officier, il n’est pas le seul, se dit étonné
par la solidité de l’organisation politique des Mossi. Ces structures, ni Voulet, ni aucun autre
militaire ou fonctionnaire européen ne pourra en faire abstraction sans en payer le prix fort :
voir l’édifice administratif et bureaucratique qu’ils tenteront de mettre en place se fragiliser,
ou assister au grippage des mécanismes de contrôle et de sujétion coloniaux par suite des
multiples formes de résistance (active ou passive) opposées par les populations africaines.
Quelle meilleure preuve – s’il en fallait – que les populations mossi sont entrées dans
l’histoire bien avant la date fatidique de leur défaite militaire face aux troupes européennes ?
Commodément, leur organisation a souvent été taxée de « coutumière » ou de
« traditionnelle ». Ces catégories de pensée, qui postulent l’absence d’évolution des sociétés
rencontrées, sont à cette époque considérées comme spécifiques aux populations ultramarines,
en particulier africaines3. Elles s’opposeraient à une modernité occidentale dont la production
1
Skinner Elliott Percival, The Mossi of the Burkina Faso. Chiefs, politicians and soldiers, Illinois, Waveland
Press, 1989, p. 62.
2
« Lieutenant Voulet, chargé de Mission, à M. le Colonel de Trentinian, Lieutenant-Gouverneur du Soudan
français », Ouagadougou, 15 janvier 1897, ANS 1G 221 (AN 200 mi 670).
3
Selon Achille Mbembe, cette image de sociétés ultramarines figées « persiste encore, presque partout ». Ce
cliché repose sur un « préjugé trop simpliste et trop étroit selon lequel les formations sociales africaines
61
de savoir sur les peuples « exotiques » renvoie à une négation de l’historicité des trajectoires
politiques qu’ils ont empruntées. S’affirme ainsi la figure de l’Africain « passif », mu « par
cette force aveugle qu’est la coutume », et donc « réfractaire au changement » comme le
souligne Achille Mbembe4.
Cette perception européenne – et historiquement située – du caractère statique de
sociétés supposément « traditionnelles » a longtemps empêché d’en livrer une histoire
dynamique. Ceci vaut tout particulièrement pour le cas du Moogo précolonial. Cet espace
politique, situé au cœur de la Boucle du Niger, a pourtant été le théâtre de multiples
bouleversements sociaux et politiques ainsi que d’une série de petits ajustements qui, pris
ensemble, ont pu conduire à une révolution étatique5. Si la caractérisation de l’univers social
et politique de cet espace nécessite le recours à l’adjectif « traditionnel », alors autant dire, à
la suite du philosophe et ethnologue Jean Pouillon, que toutes les sociétés humaines le sont ;
constat dont on peut mesurer la faible valeur heuristique6. Mieux, nous voulons montrer dans
ce chapitre que l’étude de l’émergence de l’État dans le Moogo précolonial répond bien à
l’idée exprimée par les historiens Eric Hobsbawm ou Christopher Alan Bayly selon laquelle le
changement est de nature « multipolaire » et n’est pas le fait d’un « centre » ou d’un
« modèle » unique, européen en l’occurrence7. Le tableau que nous souhaitons livrer de
l’histoire précoloniale du Moogo et de son environnement proche milite précisément en
faveur d’une meilleure compréhension des mutations qui y ont été en œuvre. Tout en
souhaitant éviter l’écueil d’une approche téléologique qui postulerait l’existence d’une
trajectoire implacable de la formation des États mossi de la fin du XVe siècle à nos jours, nous
ne pensons pas moins que cette brève étude est indispensable afin de cerner des structures
socio-politiques caractérisant le Moogo ancien et qui n’ont pas été brutalement et totalement
oblitérées par la conquête coloniale. Ces tendances parfois lourdes de l’histoire contribuent à
relèveraient d’une catégorie spécifique, celle des sociétés simples ou encore des sociétés de la tradition ». Cf.
Mbembe A., De la postcolonie. Essai sur l’imagination politique dans l’Afrique contemporaine, Paris, Karthala,
2000, p. 11.
4
Ibid., p. 12.
5
Pour l’anthropologue Michel Izard, cette « révolution » s’est traduite par le processus de centralisation du
pouvoir en œuvre dans le Moogo précolonial. Izard M., Moogo..., op. cit., p. 57.
6
Jean Pouillon s’interroge : « à quoi rime la distinction entre les sociétés dites traditionnelles et celles dont on
prétend ou qui prétendent qu’elles ne le sont pas parce qu’elles seraient historiques, changeantes et toujours à
caractériser par leurs modernités successives ? ». Cet anthropologue montre en effet que toutes les sociétés
portent en elles des éléments qu’elles tirent de leur histoire et qu’elles transmettent sans remettre consciemment
en question leur contenu (un mythe par exemple). Il affirme que l’ensemble plus ou moins cohérent de ces
traditions forme une culture, et que « Toute culture est traditionnelle ». Cf. l’entrée « Tradition » in Bonte Pierre
et Izard Michel, (dirs.), Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie, Paris, PUF, 2002 (2è éd.), pp. 710711.
7
Bayly C. A., La Naissance du monde moderne (1780-1914), op. cit., p. 14 (préface rédigée par Eric
Hobsbawm).
62
orienter la stratégie des acteurs en contact au moment de la « rencontre coloniale »8. Enfin,
notre démarche répond à un parti pris de notre part qui consiste à renverser une vision de
l’histoire européocentrée qui ferait plus ou moins consciemment l’impasse sur toute capacité
d’imagination politique de sociétés « autres » et « lointaines ». Cette vision est en effet celle
qui s’est imposée lors de la production des savoirs européens sur la société mossi dès la fin du
XIXe siècle.
Dans ce chapitre, nous aborderons les conditions historiques ayant rendu possible la
formation du Moogo. Nous dresserons ensuite un portrait de ces acteurs bien repérés dans
l’histoire et qui semblent en avoir été les maîtres d’œuvre : la noblesse mossi. Nous verrons
dans quelles conditions les royautés qu’elle a formées, en particulier celle de Ouagadougou,
ont conduit à un renforcement de la centralisation du pouvoir et quelles en ont été les limites.
Puis nous montrerons que ce processus de formation et d’affirmation de l’État s’est heurté à
une tension récurrente entre l’ordre et le désordre au sein de l’espace politique mossi. Cette
tension rend selon nous largement compte de la situation géopolitique du Moogo à la veille de
la conquête coloniale.
L’origine des Mossi : espace et peuplement
Les mythes fondateurs et leurs enseignements
Encore de nos jours, l’histoire de l’origine des Mossi est enveloppée d’une épaisse
brume. Du reste beaucoup plus pour l’étranger que nous sommes que pour les personnes que
nous avons interrogées à ce sujet. En effet, nos interlocuteurs au sein des cours royales de
Ouagadougou, Boussouma ou Tenkodogo répondent sans hésiter à cette question. Non sans
fierté, ils rappellent tous ce mythe fondateur qui fait de tous les Mossi les descendants d’un
couple hors du commun. Au commencement, une princesse appelée Yenenga (ou Nyenega),
fille du roi de Gambaga (actuel Ghana) Naaba Nedega, aurait été privée par son père d’un
mariage d’amour. Cette décision paternelle aurait été à l’origine de la fuite de la princesse
8
François-Xavier Aymar nous rappelle effectivement que ce qu’il nomme la rencontre coloniale « met
quotidiennement en contact des individus ou des groupes (missionnaires, indigènes, planteurs, colons citadins)
qui, quoi qu’il en soit par ailleurs de la violence du système dans lequel ils s’inscrivent (de gré ou de force),
possèdent leur propre autonomie et déploient leur propre stratégie ». Cette autonomie est sans aucun doute à
mettre en relation avec les registres d’historicité propres qui caractérisent ces « groupes ». Ce sont la culture et
l’histoire propres de ces acteurs qui, dans une certaine mesure, et pour paraphraser Pierre Bourdieu, définit un
« espace des possibles » dans lequel se déploient leurs relations. Cf. Fauvelle-Aymar F.-X., « La rencontre
coloniale. Regards sur le quotidien », in Politique africaine, n° 74, juin 1999, p. 105 et Bourdieu P., Raisons
pratiques..., op. cit., p. 61 et sq.
63
vers le nord, en direction du pays mossi actuel. Lors de sa course, son cheval se serait
emballé, et aurait conduit par hasard la courageuse femme sur la route d’un chasseur
d’éléphants appelé Riaré (ou Rialé), probablement un Bisa9. La princesse serait tombée
amoureuse et un enfant serait né de leur union : Naaba Wedraogo, littéralement « chef
étalon », en hommage au cheval sans qui cette union primordiale n’aurait jamais été possible.
Wedraogo est considéré comme l’ancêtre de tous les Mossi qui forment dès lors le Moos
Buudu, c’est-à-dire leur groupe de descendance agnatique commun. Rien d’étonnant donc à
ce que le patronyme « Ouédraogo » soit aujourd’hui si répandu au Burkina.
Naaba Wedraogo, parvenu à l’âge de raison, se serait fait entrepreneur guerrier.
D’après la tradition la plus répandue, il est le premier chef mossi ; celui à partir duquel
commencent toutes les généalogies royales du Moogo, si bien qu’être Mossi, c’est avant tout
appartenir de près ou de loin au monde du pouvoir, à ces hommes à la fortune exceptionnelle
qui sont nés pour commander d’autres hommes. Ceci vaut particulièrement pour la figure du
noble mossi, qu’il soit naaba ou nakoamga (nakoamsé au pl.)10, dont le pouvoir, le naam, est
symbolisé par sa monture qui est en quelque sorte son double sur terre. Toujours à en croire la
tradition dominante, Wedraogo et les guerriers qui l’auraient rejoint à partir du pays
dagomba11, auraient été appelés par des peuples autochtones, les Ninisi, désireux d’obtenir de
lui sa protection. Wedraogo aurait accepté tout en concédant aux populations locales la
maîtrise de la terre. Une sorte de pacte tacite aurait ainsi lié « conquérants » (les nakoamga) et
« autochtones » (les tengbiisi, tengbiiga au sg. ou « fils de le terre »). Aux uns fut réservé le
gouvernement des hommes, aux autres la maîtrise de la terre et donc des forces occultes. Cette
bipartition de la société mossi est donc perçue par la plupart des traditions comme vertueuse
et répondant à la parfaite complémentarité de ces descendants de « conquérants » et d’
« autochtones ». Elle est le signe révélant que la société mossi est avant tout englobante12, et
qu’elle intègre ses composantes sociales au sein d’une culture commune. Bien entendu, cette
9
Les Bisa sont un peuple voisin des Mossi. Considérés comme des « autochtones » par ces derniers, ils sont
aujourd’hui fortement présents dans la partie méridionale du Moogo, particulièrement dans la région de
Tenkodogo où ils forment une enclave.
10
Le mot « nakoamga » (nakomsé au pl.) désigne le descendant d’une lignée agnatique détentrice du naam. Plus
précisément, on parle de nakoamga au sens strict pour la génération des petits-fils (les fils de chef étant désignés
sous le nom de nabiiga au sg., nabiisi au pl.) ayant perdu le naam ou étant en attente de le recevoir. Ce terme
peut aussi désigner les conquérants descendants de Wedraogo par opposition aux autochtones avant que la
société englobante mossi n’émerge.
11
Le Dagomba est une région située au nord du Ghana actuel. D’après les mythes fondateurs mossi, cet espace
était organisé sous forme de royauté ; il trouvait à sa tête le Ya Naa et avait pour capitale Yendi.
12
Jean-Loup Amselle qui tente de déconstruire le concept d’ « ethnie » propose de lui substituer cette distinction
entre des sociétés « englobantes » et « englobées ». Les premières se signaleraient selon lui par leur organisation
sous forme d’États, empires, royaumes et chefferies et possèderaient « la capacité maximale de délimitation de
l’espace ». Cf. Amselle, Jean-Loup et M’Bokolo Elikia, Au Cœur de l’ethnie. Ethnie, tribalisme et État en
Afrique, Paris, La Découverte, 1999 (1ère éd. :1985), p. 29.
64
vision particulièrement consensuelle des origines du Moogo n’est pas sans susciter quelques
doutes quant à sa véracité historique.
Car ce mythe ne fonctionne-t-il pas avant tout comme les épopées nationales que nous
connaissons si bien en Europe ; celles capables de susciter un sentiment de fierté largement
partagé, une vision apaisée, consensuelle de l’histoire13? Car, selon toute vraisemblance, la
version dominante du mythe fondateur mossi est une construction réalisée a posteriori, une
œuvre à la fois collective et anonyme qui a trouvé sa forme définitive à une époque encore
inconnue mais à coup sûr assez récente. Encore à la fin du XIXe siècle et au tout début du
XXe siècle, les Européens parvenus au cœur du Moogo, Britanniques ou Français, n’en ont
pas recueilli moins de quinze versions14. Certaines d’entre elles vont jusqu’à faire de
Wedraogo une fille ! Bien entendu, il serait vain et peu utile de vouloir faire la démonstration
de la non véracité de cette tradition. Comme tout mythe, n’est-il pas plus utile de comprendre
ce qu’il nous apprend sur une certaine vision que les hommes ont de leur propre histoire, de
leur « programme de vérité »15 lui-même ajusté en fonction des lieux d’énonciation de la
tradition, des intérêts du moment, et de la situation des informateurs ?
Malgré la diversité des récits de fondation collectés au siècle dernier, quelques
récurrences frappent notre attention. À commencer par l’importance prise par la figure
féminine dans la constitution du monde du pouvoir mossi. Fille aînée du roi de Gambaga,
Yenenga prend toute l’apparence d’une femme-chef civilisatrice bien que le mode de
succession au naam suive une logique patrilinéaire16. Yenenga emmène avec elle deux
éléments clés de la civilisation mossi qu’elle semble emprunter aux populations du nord du
Ghana actuel dont elle serait issue : l’autorité légitimant le pouvoir sur les hommes (le naam),
et le cheval, signe de supériorité sociale et militaire ainsi qu’outil de domination. Selon toute
vraisemblance, Riallé est une personnification des sociétés pré-mossi qui peuplaient
originellement le Bassin de la Volta Blanche (ou Nakambe). Plus rustre, ce chasseur
d’éléphant n’est pas moins le géniteur qui permet la formation du Moos buudu. Leur union
13
Anne-Marie Thiesse a montré que les constructions nationales européennes ont toutes eues pour moment
fondateur la recherche des ancêtres, et que cette quête, qui n’est pas exempte d’inventions de la tradition, fait du
peuple « un vivant fossile qui garde jusqu’au cœur de la modernité l’esprit des grands ancêtres. Plonger dans
les profondeurs de l’histoire, c’est aller retrouver dans le bas social les reliques enfouies du legs des pères ». Ce
qu’elle écrit pour les nations européennes vaut selon nous aussi bien pour les Mossi. Cf. Thiesse Anne-Marie, La
Création des identités nationales. Europe XVIIIe-XIXe siècles, Paris, Éds du Seuil, 2001 (2è éd.), p. 21.
14
Izard M., Introduction…, tome 1, op. cit., pp. 124-126.
15
Cette expression est employée par Paul Veyne. Pour ce spécialiste d’histoire gréco-romaine, « Un monde ne
saurait être fictif par lui-même, mais selon que l’on y croit ou pas ; entre une réalité et une fiction, la différence
n’est pas objective, n’est pas dans la chose même, mais elle est en nous, selon que subjectivement nous y voyons
ou non une fiction. » Cf. Veyne P., Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur l’imagination constituante,
Paris, Éds. Du Seuil, 1983, p. 33.
16
Izard M., Introduction…, tome 1, op. cit., p. 127.
65
symbolise la volonté d’établir une société commune à la fois métissée et apaisée. Elle est
aussi l’alliance des deux facettes du gouvernement des hommes : l’autorité légitime ou
auctoritas et la capacité de coercition et d’action qu’est la potestas.
Pour autant, le mythe n’épuise pas toutes les explications permettant de rendre compte
de la naissance du Moogo. Chose fâcheuse pour l’historien, la tradition n’a pas d’épaisseur
chronologique fine, du moins au sens conventionnel du terme. Certes, à partir de Wedraogo
dont l’existence n’a rien d’évident, les gardiens des généalogies royales, prononcées au
tambour et par la parole, sont capables de décliner le nom de tous les souverains jugés dignes
d’entrer dans l’histoire. Cette profondeur généalogique pourrait être satisfaisante en soi. Mais
la curiosité des Européens, dès les débuts de la « rencontre coloniale », les a conduits à
rechercher une date de fondation du Moogo qui soit crédible ainsi qu’un scénario non moins
plausible permettant de rendre compte des étapes de l’histoire du peuplement du Moogo.
Aux origines du Moogo : une approche historique
Avant d’en venir aux diverses hypothèses sur la chronologie de la fondation du
Moogo, arrêtons-nous sur les principaux traits de l’histoire de son peuplement. Pour
l’essentiel, l’origine géographique précise du peuple mossi nous est inconnue. Il ne faudrait
d’ailleurs pas voir dans cet ethnonyme la désignation d’un groupe homogène et parfaitement
identifié comme tel avant son installation dans la région du Bassin de la Volta Blanche
probablement dès la fin du XVe siècle. Pour faire simple, tout semble prouver que les
« conquérants » partis s’installer dans cet espace sont historiquement liés aux populations
mamprusi, nanumba et dagomba établies dans la partie septentrionale du Ghana actuel.
D’après Junzo Kawada, les Mossi seraient issus d’une segmentation à l’intérieur de ce groupe
mamprusi-nanumba-dagomba. Cette séparation, contredisant en cela la tradition dominante
jusque-là crédible, aurait eu lieu à Pusga et non à Gambaga17. Cet anthropologue remet
également en cause la version qui fait de Naaba Zoungrana, fils de Wedraogo, le fondateur du
premier commandement territorial à Tenkodogo. Après de nombreuses enquêtes orales
réalisées dans cette partie méridionale du Burkina, Kawada a constaté que les diverses
traditions qu’il a recueillies ne font pas mention de ce Zoungrana. Il en conclut donc qu’il
s’agit certainement d’un titre honorifique et non pas d’un nom désignant un personnage ayant
17
Kawada J., Genèse et dynamique de la royauté…, op. cit., p. 37.
66
Carte n° 4 : L’Afrique de l’Ouest et le Moogo précolonial
Source : Izard M., Moogo..., op. cit., p. 114.
67
réellement existé18. Néanmoins, c’est dans cette région peu accidentée que des groupes de
guerriers se seraient progressivement infiltrés à partir du nord-Ghana. Puis, au cours des
générations suivantes, ces groupes de guerriers que l’on ne peut encore appeler « mossi »
mais nakoamga ont progressé vers le nord et s’installèrent dans l’actuelle région de
Ouagadougou. Leur rayonnement se serait peu à peu accru dans toutes les directions comme
nous le verrons plus loin. Ce n’est qu’assez tardivement, probablement au milieu du XVIe
siècle, que le royaume le plus septentrional, le Yatenga (région actuelle de Ouahigouya),
aurait été fondé par un jeu de scission dynastique.
L’espace qu’investissent ces grappes de cavaliers nakoamga n’était pas vierge
d’habitants. Ceux que les Mossi centraux appellent les tengbiiga, également nommés
Nyonyosé, Yoyoosé, ou Ninisi, forment une population composite dont le point commun est
de passer pour des « autochtones » aux yeux des nouveaux venus. Une partie d’entre eux
auraient fait appel aux guerriers nakoamga afin d’obtenir qu’ils les protègent contre des
ennemis locaux. Cette version vient contredire l’idée selon laquelle les « Mossi » seraient des
guerriers venus massivement faire la conquête du Bassin de la Volta Blanche. Selon Michel
Izard, l’hypothèse d’une lente infiltration de cet espace par de petits groupes de guerriers est
la plus probable. Leur faible nombre et leur dispersion auraient donc rendu impérative la
recherche d’une entente avec les populations locales. Le potentiel militaire des nakoamga,
rendu précieux par leur maîtrise de l’art équestre, est tout juste suffisant pour assurer la
sécurité des populations locales. Guère plus à ce moment.
Mais, nous l’avons vu, les nakoamga n’ont pas uniquement amené avec eux des
chevaux. À l’occasion de leurs pérégrinations, ils ont également porté avec eux une
philosophie du pouvoir, elle-même nourrie par une expérience du gouvernement monarchique
qui leur assure, malgré leur petit nombre, une capacité à informer les cultures socio-politiques
de leurs hôtes. Le mouvement inverse n’est pas moins vraisemblable. Les sociétés locales ne
sont en effet pas restées passives dans ce processus de formation de la société globale mossi.
Il n’est d’ailleurs pas exclu que l’ethnonyme « mossi » ait été donné aux nouveaux venus par
les populations autochtones19. Toujours selon Michel Izard, cette prise en compte du rapport
18
Ibid., p. 128. Kawada estime que l’étymologie de la localité de Tenkodogo est fournie avec « une trop grande
logique » à Ouagadougou. « Tenkudgo » signifie en effet « la vieille terre », expression qui renverrait à
l’ancienneté de l’installation des Mossi dans la région. Or, comme le souligne judicieusement Kawada, ce
toponyme n’a pu être donné qu’a posteriori et ne désignerait pas nécessairement le berceau du peuple mossi.
19
Personne ne peut dire avec précision ce que signifie « Moaaga ». Pour Antoine Dim Delobsom, ce nom aurait
une origine dagomba et pourrait signifier « produit impur ». Il renverrait au métissage entre des populations
conquérantes et autochtones. Il pourrait également signifier « homme non circoncis », c’est-à-dire non
68
de force assez équilibré entre « autochtones » et « nouveaux venus » par les nakoamga, la
bipartition en voie d’institutionnalisation de la société qu’ils forment avec les « autochtones »,
en font « d’emblée une société politique » bien plus « qu’une société militaire »20. Pour
autant, la rencontre entre ces peuples ne fut pas et ne pouvait raisonnablement pas être
purement pacifique. Le Moogo n’est pas né sous le signe exclusif de la paix et de l’entente,
mais peut-être davantage sous celui de la guerre, d’une guerre néanmoins fondatrice et source
de créativité politique en ce qu’elle porte en elle un désordre suffisamment inquiétant pour
que les protagonistes recherchent des solutions politiques afin d’en limiter les effets délétères.
Venons-en donc maintenant au cadre chronologique d’ensemble. Sa constitution s’est
avérée être un véritable défi pour les anthropologues et les historiens. Il a fallu attendre la fin
des années 1960 afin de voir se dessiner une hypothèse crédible de fondation du Moogo. C’est
celle-ci que nous utiliserons à titre conventionnel. Sans reprendre le fil des débats suscités
autour de ce cadre chronologique toujours provisoire, rappelons cependant que sous la
colonisation, on admettait généralement que Naaba Wedraogo avait débuté son règne à la fin
du XIIIe siècle comme le postulait le célèbre anthropologue allemand Leo Frobenius21. Cette
hypothèse a été reprise par Maurice Delafosse qui publie en 1912 un ouvrage qui fait
référence pour les administrateurs coloniaux de l’entre-deux-guerres22. S’appuyant sur deux
manuscrits arabes faisant mention de l’existence d’un vieux peuple « Musi »23, Frobenius puis
Delafosse ainsi que l’administrateur colonial français Louis Tauxier24 ont estimé que le
Moogo aurait été fondé à la fin du XIIIe siècle, et que ces « Musi » auraient été à l’origine de
la prise de Tombouctou (actuel Mali) au début du XIVe siècle. Mais cette thèse « classique »
n’est pas la seule. Dans une solide monographie du cercle25 de Ouagadougou publiée en 1907,
le capitaine Lambert situe plutôt la naissance du Moogo à la fin du XVe siècle. Pour
sociabilisé. Cf. Delobsom Antoine Dim, L’Empire du Mogho-Naba. Coutumes des Mossi de la Haute-Volta,
Domat-Montchrestien, Paris, 1932, p. 10.
20
Izard M., Introduction…, tome 1, op. cit., p. 113.
21
Frobenius Leo, Und Afrika sprach…, Berlin-Charlottenburg, 1911-1913, 3 vol.
22
Delafosse Maurice, Haut-Sénégal et Niger, Paris, Larose, 1912, 3 vol. Sur les Mossi, voir le tome 2, pp. 122149.
23
Ces manuscrits sont les Tarîkh el-fettach et le Tarikh es-Soûdân. Ces chroniques arabes ont respectivement été
élaborées au début du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle. Maurice Delafosse, aidé dans la traduction de ces
manuscrits par Octave Houdas, associe rapidement ces « Musi » aux Mossi de la Boucle du Niger. Ce
rapprochement est présenté comme une confusion par Michel Izard qui allongerait démesurément la chronologie
dynastique du Moogo. Pour une analyse fine des contradictions sous-jacentes aux travaux de Delafosse et
Houdas, voir Izard M., Introduction…, tome 1, op. cit., pp. 72-102.
24
Tauxier Louis, Le Noir du Yatenga…, op. cit.
25
Le « cercle » est la plus grande unité administrative au sein d’une colonie française d’Afrique.
69
l’historien britannique John D. Fage26 tout comme pour Michel Izard, il ne fait pas de doute
que cette dernière hypothèse est la bonne. Pour ces auteurs, les « Musi » des chroniques
arabes constitueraient un groupe à distinguer des Mossi du Bassin de la Volta Blanche.
Après de savants calculs des durées moyennes de règne, et sur la base d’une collecte
méticuleuse des données orales relatives à l’histoire dynastique du Moogo, Michel Izard
arrive à la conclusion d’une fondation du premier royaume mossi, le Wubritenga ou « terre de
Naaba Wubri », vers 149527. Ce point de départ, tout hypothétique qu’il soit, a permis
l’écriture d’un nouveau scénario rendant compte de l’histoire du peuplement dans le Moogo
ancien. Son développement spatial et politique trouve son origine directe avec l’avènement
d’un homme énergique et entreprenant, Naaba Wubri, que la tradition désigne comme l’un
des fils de Naaba Zoungrana28.
L’expansionnisme mossi et l’évolution des commandements territoriaux
La région dominée par Naaba Wubri, située dans la partie centrale du Moogo actuel, a
été précédée par une lente infiltration de groupes de cavaliers nakoamga. Avant le XVe siècle,
le Moogo n’est constitué que par quelques grappes de commandements qui étaient loin de
former un tout homogène. L’expansion de ces nakoamga se dirige alors vers le nord, à partir
de points d’appui établis au nord du Ghana actuel. À partir de la fin du XVè siècle, cette
expansion s’accélère. Sous Naaba Wubri, la partie centrale du Moogo, l’ancêtre du royaume
de Ouagadougou, passe sous l’influence nakoamga. Le commandement de Wubri ne concerne
à cette époque que l’actuelle région de Ziniaré29. Vers 1495, il fixe sa résidence à Guilongou,
événement qui marque la naissance de la dynastie de Ouagadougou. Parvenu à maturité, le
jeune chef mène à partir de là une ambitieuse politique d’expansion30. Ses attaques se portent
à l’est et au nord-est et permettent de faire plier les populations Nyonyosé avec lesquelles sont
néanmoins conclues des alliances. Au cours de son règne, le centre de gravité du Wubritenga
se déplace progressivement vers l’ouest. C’est dans cette direction que ses successeurs vont
26
Fage John D., « Reflections on the early history of the Mossi-Dagomba group of States », in Vansina J.,
Mauny R. et Thomas L.V. (éds.), The Historian in Tropical Africa, Londres, Oxford University Press, pp. 177191.
27
Izard M. Introduction…, tome 1, op. cit., p. 102.
28
D’après la tradition dominante, Wubri serait issu de l’union entre Naaba Zungrana et Pugtwenga (littéralement
la « femme à barbe »). Cette dernière est d’origine Nyõnyose et la naissance de Wubri marque par conséquent
l’union symbolique du groupe dominant des nakoamga avec le groupe dominé. Notons d’ailleurs que d’après la
tradition dominante, ce sont les parents maternels de Wubri qui l’ont désigné pour être leur chef. Cf. Izard M.,
Introduction…, tome 1, op. cit., p. 137.
29
Ziniaré est une localité située à environ 40 km au nord-est de Ouagadougou.
30
Skinner E. P., The Mossi of the Burkina Faso…, op. cit., p. 9.
70
Carte n° 5 : Les États mossi à la fin du XIXe siècle
Source : Izard M., Moogo..., op. cit., p. 332.
71
porter leurs efforts. Après avoir pris possession des régions environnant les localités de
Koudougou, Boulsa, Boussouma et Yako, Wubri procède à la fusion des nombreuses
chefferies nakoamga qui y étaient déjà établies. Mieux, il place à la tête des régions
fraîchement conquises ses fils qui fondent à leur tour des commandements régionaux soumis à
son autorité indirecte, notamment au Salmatenga et à Doulougou. À sa mort, le Wubritenga se
présente donc comme un centre politique entouré d’une multitude de petits commandements
nakoamga anciens qui fusionnent peu à peu avec lui. Dans le même temps, on attribue à
Wubri l’obligation du port de cicatrices permettant de distinguer les Mossi de leurs voisins,
ainsi que l’aristocratie des nakoamga des roturiers (talga au sg., talsé au pl.). Sous son règne,
l’organisation socio-politique du Moogo prend durablement forme. Elle se caractérise par
l’institutionnalisation des relations de complémentarité entre les groupes nakoamga et les
populations locales, ainsi que par la diffusion d’un système politique cohérent qui ne trouve
pas moins des variantes locales à mesure que les commandements fondés par les fils de Wubri
gagnent en autonomie31.
Lorsque Naaba Soarba, Naskiemdé, Nasbiré et Nyingnemdo succèdent à leur père, le
Wubritenga s’est déjà imposé comme la formation politique la plus influente du Moogo. Le
commandement de Tenkodogo, considéré comme le point de départ de la geste nakoamga, a
décliné. Néanmoins, les nakoamga voient la partie orientale de la Volta Rouge (ou Nazinon)
leur échapper après avoir subi quelques revers militaires. En outre, le pays des Gourmantché,
en particulier l’actuelle région de Fada N’Gourma, dont la tradition rappelle l’origine
commune avec les Mossi32, finit par vivre une histoire parfaitement séparée du Moogo.
Malgré tout, comme nous allons le voir, le Moogo central connaît une phase d’expansion
quasiment continue jusqu’au milieu du XVIe siècle, date à laquelle ses frontières se
stabilisent. Cette période d’environ cent-cinquante ans se signale par des opérations militaires
de faible envergure mais qui sont néanmoins déterminantes. Ces campagnes se soldent par des
avancées ponctuées par quelques reflux. C’est également au cours de cette période que la
situation géopolitique du Moogo trouve un équilibre relatif.
Naaba Nasbiré, troisième successeur de Wubri, parvient à faire la conquête de
territoires situés à l’ouest et au sud du Wubritenga. On ne connaît hélas guère plus de détails
sur ce roi. Nous savons cependant que son fils, Naaba Yadega, a eu la ferme intention de
31
Ibid., p. 130.
Pour les Gourmantché (ou Gulmanceba), leur héros fondateur, Diaba Lompo, serait d’origine mamprusi tout
comme l’oncle maternel de Naaba Wedraogo. Les Mossi centraux ont une autre version, celle qui tend à faire de
Diaba Lompo le fils de Wedraogo. Il fait peu de doutes que cette affirmation, soigneusement entretenue dans
l’entourage du roi de Ouagadougou à une date indéterminée, vise à présenter le Gourma ou Gulma (pays des
Gourmantché) comme un espace soumis à leur influence. Cette hypothèse paraît peu probable.
32
72
succéder à son père. C’est sans compter sur les appétits d’un de ses oncles, un autre fils de
Wubri, qui devient Moogo Naaba sous le nom de Naaba Nyingnemdo33. Pis, le pouvoir sur la
partie centrale du Moogo échappe définitivement à Naaba Yadéga avec la succession au trône
de Naaba Kumdumyé, fils de Nyingnemdo, qui s’impose comme un des souverains les plus
actifs du Moogo sur le plan politique et militaire.
Naaba Kumdumyé aurait débuté son règne vers 1540. Celui-ci est placé sous le signe
de la guerre. À ce moment, les efforts des Mossi centraux se portent essentiellement vers
l’ouest où vivent les Gourounsi. L’armée de Kumdumyé parvient à franchir la Volta Noire
(Mouhoun), et semble avoir poussé loin les frontières occidentales du Moogo. C’est d’ailleurs
à Boromo, localité située à l’intérieur de la Boucle de la Volta Noire, que Kumdumyé décède
vers 1566. Dès lors, les Mossi ne franchiront plus jamais ce fleuve. Ils ne parviendront
d’ailleurs pas à conserver la maîtrise de l’espace situé entre la Volta Noire et Rouge et seront
contraints de refluer vers l’actuelle région de Koudougou. Certains commandements situés
dans cette dernière localité vont en outre durablement conserver une certaine autonomie à
l’égard du pouvoir en voie de centralisation. Nous pensons particulièrement à celui de Laalé
qui, comme nous le verrons, contestera vigoureusement l’autorité du souverain de
Ouagadougou à la fin du XIXe siècle.
Au cours de la vingtaine d’années de règne de Kumdumyé, deux processus contraires
se sont donnés à voir et constituent une des constantes de la géopolitique du Moogo. Il s’agit
d’une part de l’extension du Moogo central et de l’attribution des terres conquises aux plus
proches soutiens du roi, à savoir ses fils et d’autre part d’un phénomène de scission lié à des
querelles dynastiques. Le premier processus porte d’ailleurs en lui sa propre contradiction
comme le souligne à de multiples reprises Michel Izard. C’est que le roi, rendu maître de
vastes espaces, ne possède pas l’armature hiérarchique suffisante pour les commander
directement. Très logiquement, Naaba Kumdumyé envoie ses fils créer de nouvelles
chefferies aux marges du royaume. Il en va ainsi des commandements de Konkistenga (ou
Conquizitenga) au nord-ouest du Moogo central, de Yako, Téma, Mané et Boussouma au
nord34. Ces cinq commandements périphériques prennent rapidement l’allure de principautés
autonomes qui ne sont qu’indirectement placées sous l’autorité de Kumdumyé. L’avantage
politique immédiat pour le souverain est assez évident : il s’agit d’occuper ses successeurs
potentiels et de leur conférer un commandement territorial propre à satisfaire leur appétit du
33
Nous ne savons également que très peu de choses sur ce souverain, si ce n’est qu’il semble avoir été un
guerrier actif. Sous son règne, le Moogo central aurait cherché à s’étendre vers le sud, en direction de
Tenkodogo.
34
Izard M., Introduction…, tome 1, op. cit., p. 141.
73
pouvoir… Mais dans le même temps, le roi pose les germes d’une dissolution ou plutôt d’une
possible fragmentation du royaume à mesure que la personnalité de ces territoires se renforce
et qu’ils gagnent en autonomie sur le plan politique.
Dans le même temps, la multiplication de ces petits commandements confiés aux fils
de Kumdumyé vise à parer à une menace bien plus dangereuse pour l’unité du Moogo. En
effet, on se souvient que Naaba Yadéga, fils de Nasbiré, lorgnait la succession de son père.
On peut imaginer sa frustration après que le pouvoir sur le Moogo central lui a échappé à
deux reprises. Incapable de renverser Naaba Kumdumyé, Yadéga prit une décision d’une
grande portée politique. Puisque le trône ne pouvait être régulièrement occupé, il suffisait de
fonder un nouveau royaume loin de la formation centrale. C’est ce que Yadéga a
probablement fait vers 1540. Après s’être rendu maître de la localité septentrionale de
Minima, Yadéga a fondé de toutes pièces le royaume du Yatenga (littéralement la « Terre de
Yadéga ») situé dans la région actuelle de Ouahigouya. Afin de légitimer son pouvoir, le
nouveau souverain n’a pas eu d’autre recours que de s’approprier les regalia détenues par
Kumdumyé. Sa sœur, appelée Pabré, s’est chargée de les voler. Kumdumyé a essayé de
constituer une armée afin de les reprendre. Mais ses troupes ont subi un sérieux revers à
Yako35. À partir de ce moment, personne ne pouvait plus rien dire : les amulettes de Riaré
avaient tout simplement changé de propriétaire, signe de déshonneur pour le souverain
incapable de les conserver. Ce vol fondateur ne signifie pas pour autant qu’il y a eu un
transfert pur et simple du naam de Kumdumyé au bénéfice de Yadéga. En revanche, il marque
la naissance d’un royaume puissant et parfaitement indépendant du Moogo central ; mieux,
d’un rival pour plusieurs siècles36.
C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre la création de petits commandements
plus ou moins autonomes dans le nord du Moogo central. Très clairement, ces derniers font
figure d’États-tampons visant à prémunir tout risque d’affrontement direct – et certainement
suicidaire – entre deux formations « sœurs » de puissance comparable. À partir des années
1540, le Moogo est devenu un espace multipolaire, organisé autour de deux centres
politiques : le Yatenga au Nord et ce qui prend figure de royaume de Ouagadougou dans le
Centre. Entre ces deux royaumes, de petites formations de moindre envergure subissent
l’attraction des deux pôles et passent de l’un à l’autre en fonction de l’évolution du rapport de
force qui les oppose.
35
Skinner E. P., The Mossi of the Burkina Faso…, op. cit., pp. 9-10.
Pour une synthèse sur l’histoire précoloniale de ce royaume, voir Izard M., Le Yatenga précolonial, un ancien
royaume du Burkina, Paris, Karthala, 1985, 155 p.
36
74
Sous le règne de Naaba Kuuda (1566 ?-1593 ?), fils de Kumdumyé, les nouveaux
commandements subalternes de Darigma, Niésega et Risiam sont formés près des
groupements de population samo. La fondation de ces commandements parachève la
constitution d’une zone « neutralisée » entre le Yatenga et le royaume de Ouagadougou. Une
fois de plus, les informations concernant les activités politiques et guerrières de Naaba Kuuda
sont très lacunaires. Elles permettent néanmoins de savoir qu’elles ont été intenses. À sa mort,
la constitution du royaume de Ouagadougou se trouve pratiquement achevée. Le Moogo n’en
connaît pas moins de profonds troubles, en particulier dans sa partie orientale. Cette situation
d’instabilité est très certainement liée à l’essor du commandement de Risiam qui s’est affirmé
comme un important centre politique régional. Mais l’accroissement de son rayonnement se
trouve en partie contenu par le naaba de Boussouma qui remporte la lutte contre son
homologue de Risiam et parvient à annexer le Salmatenga.
Sous les successeurs de Naaba Kuuda, le Moogo entre dans une période agitée, ce dont
rend bien compte la quasi-absence d’informations relatives au XVIIe siècle, période que
Michel Izard qualifie d’ « obscure »37. Entre le tout début des années 1600 et le décès du 18e
roi de Ouagadougou vers 1729, le bruit des armes semble s’être fait fort, et le royaume aurait
connu d’importants troubles dynastiques. Cette période s’achève par un étrange événement :
l’avènement sur le trône de Ouagadougou de Naaba Moatiba (1729 ?-1737 ?), un Peul passant
pour un usurpateur dans la mémoire collective mossi38. Moatiba aurait été un proche
conseiller de Naaba Wubri. Les conditions de son accession au pouvoir reste mystérieuse.
Selon Michel Izard, Naaba Moatiba n’aurait pu monter sur le trône sans l’assentiment des
grands dignitaires du royaume. Ce souverain n’aurait donc pas été un usurpateur, mais plutôt
un régent. Les conditions de sa mort, peut-être par empoisonnement, sont aussi peu connues
que son parcours. Quoi qu’il en soit, cet événement exceptionnel ne révèle pas moins la
solidité des institutions politiques mossi. C’est que, malgré la grave crise que le royaume de
Ouagadougou a connue, le pouvoir n’a cessé de se centraliser, et n’a pas été sérieusement
menacé par une quelconque puissance étrangère qui aurait pu profiter de ces troubles. Ceci, à
notre sens, prouve que ces institutions monarchiques ont, à ce moment, acquis une solidité
suffisante pour que l’appareil d’État puisse se maintenir en dépit des difficultés qui ont
émaillé le parcours politique individuel des souverains. Pour reprendre des termes wébériens,
tout laisse à penser qu’en ce début de XVIIIe siècle, l’on est passé depuis suffisamment
37
Izard M. Introduction…, tome 1, op. cit., p. 158.
Selon Michel Izard, celui que les chants mossi qualifient de « père des Peul » porterait un nom de règne qui
serait la déformation du nom « Modibo ». Izard M., Introduction…, op. cit., p. 163.
38
75
longtemps d’un pouvoir de type charismatique, fortement dépendant de la personnalité des
souverains et de leur capacité de coercition, à un pouvoir institutionnalisé plus « rationnel » et
connaissant un processus de « routinisation », nous reviendrons plus précisément sur ce
point39.
Ajoutons qu’à ce moment, le Moogo ne connaît plus de grandes phases
expansionnistes même si les souverains Warga (1737 ?-1744 ?) et Doulougou (1796-1825)
ont laissé le souvenir d’activités guerrières aussi bien tournées contre des populations
étrangères (dont bisa) que contre d’autres naaba (ceux de Yako, Mané et Boussouma par
exemple). Dans le même temps, la relative stabilisation des frontières du Moogo, assez
précoce, a eu de profondes conséquences sur l’évolution des institutions politiques mossi. En
effet, la conscience de la finitude du Moogo, l’impossibilité d’étendre sans cesse ses
frontières, entraîne la nécessité de revoir le mode de dévolution du pouvoir. Celui-ci, assez
peu conflictuel tant que des opérations militaires ont permis d’offrir de nouveaux
commandements territoriaux aux fils de chefs, est devenu une source de tensions dès lors que
ces espaces sur lesquels régner se sont faits plus rares. Mais qui sont ces princes et chefs pour
qui le naam peut être l’affaire de toute une vie ?
Présentation de la noblesse mossi
Quand les hommes mangent le naam
Aujourd’hui encore, il est difficile de rencontrer un Mossi qui ne dit pas descendre
d’un lignage noble ou être lui-même un chef, un prince ou une princesse. Ceci témoigne d’une
haute idée que les Mossi se font de leur histoire. Mieux, nous pourrions dire que ce qui fait
leur unité tient précisément à ce rapport plus ou moins étroit que chacun établit avec le naam
ou Wennaam, à savoir ce pouvoir de commander les hommes conféré par « Dieu ». Chaque
lignage en est le détenteur direct ou indirect dans la mesure où les Mossi se disent tous être les
descendants de Naaba Wedraogo, figure fondatrice des dynasties royales tout comme de la
société globale. Une vieille maxime populaire ne dit-elle pas que lorsque deux Mossi tombent
dans un puits, l’un d’eux est un chef ?
Le titre porté par les détenteurs de l’autorité publique au Moogo est « naaba ». Dans
son acception générale, il désigne tous ceux qui ont « mangé le naam » et qui, dès lors,
doivent être obéis par des sujets. Le mot « naam » est le plus souvent utilisé au singulier.
39
Weber Max, Économie et Société, Éd. Pocket, tome 1, 1995, pp. 320-336.
76
Celui de « naaba » en est sa forme plurielle, un pluriel de déférence qui désigne les hommes
détenteurs du naam. L’épouse d’un naaba porte quant à elle le titre de napagha. Leurs enfants
sont appelés « nabiiga ». Le préfixe « na » a donné naissance à un riche vocabulaire du
pouvoir qui témoigne de l’importance du positionnement de chacun par rapport au naam dont
l’origine est divine. Ainsi, le naaba ne se contente pas de disposer d’un simple cheval (weefo
en mooré), mais d’un cheval « noble » ou naweefo. Il en va de même jusqu’aux ustensiles de
cuisine utilisés par les femmes présentes à la cour.
Cependant, si, à l’origine du Moogo, tous ceux que l’on appelle les Mossi ont un
rapport de proximité avec l’univers du pouvoir, ce lien a fini par se distendre à mesure que la
population mossi a crû, et donc parallèlement que les ramifications lignagères se sont
multipliées et que les frontières du Moogo se sont stabilisées. Avant de revenir plus en détail
sur le mode de dévolution du pouvoir, rappelons que le naam se transmet généralement en
ligne directe, c’est-à-dire de père à fils, ou de façon collatérale si la descendance directe est
épuisée. Les femmes sont donc de facto écartées de la succession et ne jouent un rôle
politique clairement identifié qu’au cours de la période d’interrègne qui peut être d’une durée
très variable40. La succession ne peut se faire qu’au bénéfice d’un candidat dont le père a
disposé du naam. Toute personne écartée de la succession voit sa descendance
irrémédiablement privée du naam. Lorsque celui-ci est perdu depuis deux générations au
moins, les Mossi basculent dans le monde des « roturiers ». Les autres, plus chanceux,
continuent d’appartenir à la noblesse et sont appelés nakoamga.
Au début de l’histoire du Moogo, les rivalités liées au pouvoir étaient probablement
minimisées par la possibilité offerte au plus grand nombre d’obtenir un commandement
territorial à mesure que cet espace s’étendait sous le coup des conquêtes. Elles l’étaient
également en raison de la multiplication des chefferies purement honorifiques qui
compensaient la raréfaction des commandements territoriaux liée à la stabilisation des
frontières. Ce processus a été poussé au point qu’il est difficile de savoir quelle catégorie
socio-fonctionnelle n’a pas son naaba. À la cour royale de Ouagadougou, outre les principaux
« chefs politiques », c’est-à-dire le roi et ses plus hauts dignitaires, il existe un chef des
palefreniers (Weedang’ Naaba) en plus du chef des chevaux (Widi Naaba), un chef de la
viande (Nemdo Naaba, collecteur de taxes sur le marché principal), etc. Tout comme
l’extension spatiale du Moogo, cette démultiplication des naam ne pouvait durer indéfiniment.
À une date inconnue, l’accès au naam s’est fait beaucoup plus sélectif ce qui a eu pour
40
Sur le rôle politique joué par les femmes mossi au cours de la période coloniale, voir Nabaloum
M., Contribution historique et place des femmes au sein de la Cour…, op. cit.
77
conséquence de développer l’appétit du pouvoir chez des princes dépourvus de
commandement territorial. Cette situation a été un ferment de conflictualité au sein des
lignages nobles. Car si le chef dit « manger le naam » lors de son intronisation, il apparaît
aussi que la quête du naam a pu dévorer de nombreux princes. La compétition pour le
pouvoir, peu importe son importance en terme de responsabilité politique, peut être pour un
noble l’affaire de toute une vie ; une obsession qui structure la vie sociale du Moogo. La
tentation de régler les problèmes de succession par la force, voire par l’assassinat pur et
simple d’un naaba ou de certains compétiteurs sérieux, a dû être forte. Cette importance
accordée à tout type de chefferie s’explique d’autant plus aisément qu’en vertu de la
philosophie du pouvoir mossi, tous les naam sont considérés comme équivalents. Du moins
en dignité, car nous verrons que des naam plus « forts » sont progressivement apparus
introduisant en retour une hiérarchisation des commandements.
Malgré quelques variantes locales ainsi que des évolutions dont nous ignorons la
chronologie fine, l’univers politique mossi se distingue par sa grande homogénéité. Selon
Michel Izard, ceci s’explique par un processus de clonage des unités de commandement sur
l’ensemble du Moogo à mesure que les principales formations politiques se sont
développées41. Ainsi, peu importe à quelle échelle nous nous situons (village, quartier,
royaume), chaque chef dispose d’une Cour composée de dignitaires portant eux aussi le titre
de naaba42. À l’origine, ces derniers étaient de simples serviteurs royaux à l’image des
fonctions largement répandues de Baloum Naaba ou de Widi Naaba correspondant
respectivement à la direction du service domestique à la cour, et de l’entretien des chevaux du
naaba43. Par la suite, ces serviteurs ont pris de l’importance aux dépens des lignages nobles
les plus anciens. Les naaba ont très certainement souhaité s’appuyer sur des hommes parfois
d’origine captive qui leur devaient donc tout aux dépens d’une vieille noblesse trop souvent
suspectée de comploter contre lui ou sa descendance directe. Cet embryon de gouvernement,
qui se détache progressivement des logiques segmentaires d’exercice du pouvoir, a fini par
prendre une importance telle qu’à une date inconnue, ces serviteurs royaux ont pu former des
collèges électoraux destinés à choisir le successeur de leur maître.
L’unité du monde du pouvoir mossi doit aussi beaucoup à la diffusion d’un modèle
éthique caractérisant une noblesse théoriquement vertueuse, moralement pure, et exerçant le
41
Izard M., Moogo..., op. cit., p. 124.
Elliott P. Skinner note cependant que les simples chefs de village ne disposent généralement pas de véritable
Cour. Cependant, si leur appareil de pouvoir se limite parfois à leurs parents, ces naaba peuvent accorder à des
membres de leur entourage des titres comme celui de Widi Naaba. Cf. Skinner E.P., The Mossi of the Burkina
Faso…, op. cit., p. 61.
43
Entretien avec S.E. le Baloum Naaba Tanga II, palais du Baloum à Ouagadougou, 26 juillet 2004.
42
78
pouvoir dans le seul intérêt de la communauté des sujets. Cet ethos de la noblesse et sa mise
en scène, notamment à l’occasion des nombreuses redistributions de biens (céréales, dolo ou
bière de mil, etc.), en dit finalement long sur le respect que voue chaque mossi à la fonction
de naaba. Avant la conquête coloniale, les naaba, y compris les plus puissants d’entre eux,
entretiennent des palais qui ne se distinguent guère au premier coup d’œil de l’habitat occupé
par leurs sujets. L’usage du « banco », c’est-à-dire de la boue séchée, s’est généralisé à toutes
les couches de la société mossi. Le palais du naaba ne se distingue pas davantage par des
motifs décoratifs comparables aux plaques de bronze retrouvées par exemple dans le palais
des Oba du royaume du Bénin44. En général, le palais ne se distingue des autres cours que par
le nombre de cases qui le composent, et dont le nombre varie en fonction du nombre
d’épouses ou de serviteurs palatins dont disposent les chefs. Leur alimentation ne se distingue
pas davantage de celle de leurs sujets. À l’époque précoloniale, le naaba se contente de
consommer du to ou bouillie de mil, ainsi que du dolo dont il peut, il est vrai, absorber des
quantités bien supérieures à celles dont dispose la majorité des Mossi. Cette forme de vie
relativement ascétique est là pour rappeler que le chef, loin de s’enrichir aux dépens de son
peuple, se trouve au centre d’un important circuit de redistribution des richesses qui en font
un « père » bienveillant ou, comme le disent les Mossi, leur « tas d’ordure » (tampuuré en
mooré), expression qui renvoie au compost fertilisant, source de prospérité collective45. C’est
précisément cette qualité morale fondée sur le don de soi qui permet au chef d’asseoir la
légitimité de son pouvoir. D’une certaine façon, et malgré son institutionnalisation, la
chefferie est une structure de pouvoir contractuelle qui impose aux chefs des obligations à
l’égard de leur peuple. Un naaba qui a fauté, c’est-à-dire qui s’est montré incapable de
remplir les obligations fondamentales liées à sa charge, peut ainsi être acculé au suicide. Dans
ce cas, deux options se présentent à lui : soit la mort par strangulation à l’aide d’une pièce de
tissu blanc, soit par empoisonnement au moyen d’une pointe de flèche enduite de curare que
le naaba plante dans sa cuisse46. Ce décès physique peut également être doublé par une autre
peine encore plus grave à savoir ce que les Romains appelaient la « damnation mémorielle ».
44
Tout se passe comme si les naaba, sûrs de leur pouvoir, n’ont pas senti la nécessité de le mettre en scène à
travers une production matérielle ostensible.
45
Ibid., p. 145. « Tampuré » ne désigne pas seulement la ressource matérielle que procure le chef à son peuple. Il
renvoie aussi à sa qualité morale, en particulier sa capacité à faire face à toutes les situations, toutes les
outrances. Un dicton mossi dit bien que « le cœur du chef supporte tout ». De nos jours, cette qualité de tampuré
désigne communément les aînés de la famille qui ont à leur charge la gestion de la cour familiale (la zaka au sg.,
zaksé au pl.). D’une certaine façon, ils jouent le rôle d’exutoire pour les membres de la famille qui n’expriment
que rarement leurs frustrations ou leurs ressentiments à l’égard des leurs. L’aîné, comme le naaba, doit se
montrer digne en toute circonstance, peu importe ce qu’il a à entendre.
46
C’est ce que les Mossi appellent « peebre vuuka », ce qui signifie littéralement « poison qui tue en une seule
fois ».
79
Celle-ci consiste à ôter des généalogies royales les noms des naaba qui auraient laissé un trop
mauvais souvenir47. Nous savons par exemple que peut-être dans la première moitié du XVIIe
siècle, le roi de Ouagadougou Dawema a laissé de lui l’image d’un chef cruel et belliqueux au
point qu’au sein de la cour royale, seule la première syllabe de son nom de règne peut être
prononcée48. Ajoutons que certains naaba ont pu être déposés par leurs propres hauts
dignitaires. Ce fut peut-être le cas de Naaba Zombré (1744 ?-1784 ?) qui, remplacé par son
fils aîné, a dû subir un exil qui a duré trois ans avant de retrouver le trône49. Ceci vient rendre
totalement caduque l’idée véhiculée par toute une littérature coloniale selon laquelle les chefs,
et plus particulièrement le Moogo Naaba de Ouagadougou, ont été des monarques au pouvoir
absolu, proches de la vision que l’on avait des despotes orientaux dans l’Europe des XVIIIeXIXe siècles.
Reste à percer une énigme, celle de l’absence de traces d’un quelconque soulèvement
populaire dirigé contre les naaba dans la mémoire collective. Certes, comme nous l’avons dit,
certains souverains ont pu laisser un mauvais souvenir. Mais à aucun moment la mémoire
collective, orale, ne fait état d’une volonté de la part des sujets de se débarrasser par la force
de leur souverain. Il faut cependant se méfier des effets de source et ne pas conclure trop
hâtivement à l’absence de révoltes populaires dans le Moogo précolonial. Car un proverbe
mossi dit bien que « lorsque la mémoire s’en va ramasser du bois mort, elle rapporte le fagot
qui lui plaît »50. Il faut se rappeler que les cours royales sont des lieux de production
mémorielle. Celle-ci est bien soumise au contrôle idéologique d’une noblesse qui entend bâtir
une histoire essentiellement consensuelle. Cependant, il est frappant de constater que tout au
long de la période coloniale, nous n’avons retrouvé pratiquement aucune trace de
soulèvements populaires dirigés contre des naaba. Ceci s’explique peut-être par la forte
vitalité des institutions royales, le caractère religieux et sacré du naam, mais aussi par les
47
Les généalogies royales ne sont pas transmises par écrit. Elles sont tambourinées ou chantées. Le Bendré
Naaba est le chef des tambourinaires royaux qui utilisent un instrument appelé « bendré » (benda au pl.). Le
bendré ne peut pas être joué dans n’importe quelles circonstances. Il est l’apanage des cours royales et d’un
nombre limité de musiciens qui connaissent parfaitement son langage. Chaque intonation a un sens précis que
seuls les initiés connaissent. Lors de la récitation tambourinée de la généalogie royale, le Bendré Naaba ne doit
oublier aucun nom retenu par la tradition. Dans le cas contraire, c’est le suicide qui l’attend. On comprend dès
lors que les généalogies royales puissent être considérées comme un matériau historique de premier ordre,
malgré des discordances observées d’un lieu à un autre rendant probablement compte d’une vision différenciée
de l’histoire du Moogo. Junzo Kawada voit dans ces déformations le résultat d’un « contrôle idéologique »
nécessairement source de distorsions historiques volontaires. Cf. Kawada J., « Le panégyrique royal tambouriné
mosi : un instrument de contrôle idéologique », in Person Y. (éd.), État et société en Afrique Noire, Société
Française d’Histoire d’Outre-Mer, n° 250-253, Paris, 1981, pp. 131-153.
48
Izard M. Introduction…, tome 1, op. cit., p. 159.
49
Tiendrebeogo Yamba, Histoire et coutumes royales des Mossi de Ouagadougou, Ouagadougou, Presses
africaines, 1964, p. 34.
50
Izard M., Moogo…, op. cit., p. 146.
80
multiples procédures de limitation de l’autorité d’un souverain dont on a pu dire qu’il régnait,
mais que seule la coutume gouvernait51. Par ailleurs, le seul usage de la force ne peut
permettre l’enracinement des institutions royales. L’entente, le consentement (wumtaaba en
mooré) est fréquemment recherché par les souverains auprès de leurs sujets au point que
Michel Izard estime que « ce sont les sujets qui font le chef »52. Pour autant, cet anthropologue
le rappelle, la dureté (« tolem ») du pouvoir n’a pas échappé aux sujets. Les jeunes Mossi
connaissent tous cette légende de Raogo et Poko53, deux enfants terribles qui parviennent
toujours à déjouer et à tuer les chefs avares54. Les naaba peuvent en effet prendre l’apparence
de prédateurs dépassant le seuil moral propre à susciter l’adhésion volontaire des sujets autour
de leur pouvoir. Un proverbe mossi enseigne que « le pouvoir reçoit quand la force prend »,
ce qui revient à dire qu’il n’y a pas d’autorité légitime sans consentement populaire55.
Malgré tout, les formes de contestation ouverte de l’autorité des naaba par les sujets
paraissent proscrites, ce dont rend compte un autre adage selon lequel « bien que tout le
monde sache que la mère du chef est une sorcière, personne ne dit mot ». Nous remarquons
que cette forme de respect ne concerne pas que le chef, mais aussi toute sa famille. Les formes
d’opposition aux chefs qui peuvent être observées sont le plus souvent le fait de hauts
dignitaires qui disposent d’un droit de remontrance dont ils font d’autant plus usage que le
naaba paraît faible. Quant au reste de la société, son droit de remontrance est ritualisé et
exprimé sous la forme de vexations symboliques que subit un prince lors des rites
d’intronisation. Un peu à l’image des sujets de la Rome antique lors du triomphe d’un général
ou d’un empereur victorieux, l’occasion est exceptionnellement offerte au peuple de railler
ouvertement celui qui va devenir leur roi, lui rappelant ainsi qu’après tout, il n’est qu’un
homme, et que cette condition lui impose des obligations. Enfin, la contestation de l’autorité
des naaba peut être le fait d’autres chefs indépendants et très exceptionnellement subalternes
qui peuvent prendre les armes. Mais à l’exception de ces cas particuliers, la simple vue d’un
naaba impose la déférence des sujets qui honorent en premier lieu la fonction avant l’homme
qui l’occupe.
51
Balima Albert Salfo, Genèse de la Haute-Volta, Ouagadougou, Presses africaines, 1969, p. 21 et sq.
Izard M., Moogo…, op. cit., p. 100.
53
Ces noms signifient « garçon » et « fille ».
54
Skinner E.P., The Mossi of the Burkina Faso…, op. cit., pp. 125-126.
55
Izard M., Moogo…, op. cit., p. 145.
52
81
Les représentations symboliques du pouvoir
Les attributs du pouvoir mossi sont immédiatement visibles. À commencer par le
cheval qui, comme nous l’avons dit, est le symbole par excellence de la noblesse mossi. En
temps de guerre comme en temps de paix, les talsé se déplacent à pied, laissant aux nakoamga
et en particulier aux naaba le soin d’utiliser leur monture. Les chevaux du Yatenga sont
particulièrement réputés et assurent à la noblesse le moyen physique d’assurer son pouvoir sur
toute l’étendue de son commandement, le cheval devenant très certainement une des
conditions permettant au pouvoir de se montrer et de se « routiniser » par la circulation
régulière de ses agents. Il est également le moyen qui assure aux Mossi une sécurité militaire
qui retient l’attention des premiers explorateurs européens, et qui les prévient de tout risque
d’invasion. L’existence d’une cavalerie expérimentée est d’autant plus cruciale que les Mossi
ne disposent d’aucune armée permanente. Enfin, ces mêmes chevaux permettent sans aucun
doute aux informations de circuler assez rapidement sur l’ensemble du Moogo, et facilitent la
circulation d’espions envoyés par les Cours royales lorsque la situation l’exige. Les colonnes
françaises des lieutenants Voulet et Chanoine en feront d’ailleurs les frais lors de l’expédition
de 1896-1897.
Outre le cheval, le naaba porte des habits spécifiques, mais pour lesquels nous
n’avons hélas pratiquement aucune information précise pour la période antérieure à la fin du
XIXe siècle. Au moment de la pénétration coloniale, les chefs portent un bonnet brodé, parfois
cousu de pièces d’argent symbolisant l’astre solaire, qui les distinguent immédiatement des
gens du commun. Métaphoriquement, ce bonnet (pugla en mooré) rappelle que le roi « fait
centre dans son royaume » partout où il se trouve et ses déplacements sont associés à la course
du soleil. Ce type de bonnet est progressivement remplacé par des modèles empruntant leurs
motifs à certaines productions artisanales maghrébines au cours de l’entre-deux-guerres. Ce
sont ces bonnets colorés, parés de croix dites de protection et qui trouvent sur le dessus une
spirale dont on dit parfois qu’elle symbolise le centre du monde, associé à la position du
naaba sur terre, qui se retrouvent le plus communément aujourd’hui. Outre des vêtements
amples aux couleurs codées56 ainsi qu’une paire de chausses en cuir, le naaba porte également
56
Les habits du Moogo Naaba de Ouagadougou sont confectionnés par les habitants de Sulgo, à environ 40 km
de la capitale royale, et qui se disent alliés de longue date avec les tengbiiga. Selon Jocelyne K. Vokouma
Boussari, le règne de Naaba Wubri marquerait l’apparition du port de vêtements de coton après abandon de ceux
confectionnés avec des peaux d’animaux. Ces habits en coton valoriseraient la haute condition du naaba et lui
feraient symboliquement franchir un pas supplémentaire sur le chemin de la civilisation. Cf. Vokouma Boussari
J.K., « La chefferie traditionnelle moaga : le lien entre l’histoire politique et l’histoire vestimentaire au Moogo »,
in Hien Pierre Claver et Gomgnimbou Moustapha (dirs.), Histoire des royaumes et chefferies au Burkina Faso
82
un couteau ou une épée protégés par un fourreau fait de cuir tressé. Enfin, peut-être à partir du
règne de Naaba Wubri (1495 ?-1517), le port des scarifications faciales (« wi » en mooré)
permet de distinguer les nobles des roturiers. Outre les trois cicatrices parallèles généralement
réalisées sur les tempes, parfois prolongées jusqu’au bas du visage, les membres masculins de
la noblesse en portent une autre sur la joue droite. Les femmes, quant à elles, portent non
seulement des scarifications spécifiques, mais portent en outre les kobré, de lourds bracelets
en bronze fixés aux avant-bras et aux jambes. Cette marque distinctive est celle des épouses
royales. À leur simple vue, les passants de sexe masculin, avertis de leur noble condition,
doivent changer de chemin afin de ne pas être suspectés d’avoir voulu les séduire… De leur
côté, les hommes portent peu d’objets artisanaux en dehors de ceux déjà cités. Ils se limitent
généralement à des bagues qui seraient des signes de protection mystique contre le wak ou
« magie noire », mais également de petites amulettes elles aussi protectrices, dont certaines
peuvent contenir une citation du Coran. Le chef de guerre, le Tapsoaba ou Tansoaba57, est
certainement le membre de l’entourage royal le mieux doté en la matière.
Enfin, le roi Warga (1737 ?-1744 ?) aurait généralisé l’adoption par les naaba d’un
nom-devise qui contribue un peu plus à faire d’eux des hommes exceptionnels58. Il s’agit pour
être plus précis d’un nom de guerre (zab yuuré au sg., zab yuuya au pl.) qui est tiré de trois
devises. La première est un remerciement destiné à tous ceux qui ont permis l’élection du
chef. La deuxième est un programme de gouvernement qui donne la tonalité politique du
règne qui s’engage. La dernière est censée donner une idée sur la personnalité de celui qui
occupe désormais la charge59. Le nom de règne est un mot significatif généralement tiré de la
deuxième devise60. Ainsi, le Moogo Naaba Koom II (1905-1942) déclare-t-il que lorsque
« beaucoup d’eau tombe pendant la saison pluvieuse, les rivières et les mers sont contentes
parce qu’elles s’agrandissent »61. « Koom » signifie en mooré « eau ». Cette devise rappelle
le caractère contractuel de la royauté et l’obligation pour le souverain d’être bon à l’égard de
son peuple ; prêt à servir les intérêts supérieurs du royaume. Dès lors que le roi ou le chef
précolonial, Ouagadougou, DIST (CNRST), 2009, pp. 93-118. Quant aux couleurs, peu d’interprétations fiables
existent. Nous savons cependant que le blanc est un symbole de pureté et d’honnêteté ; les vêtements de cette
couleur sont très souvent portés par les naaba. Le rouge est généralement associé au malheur ou aux éléments
surnaturels. À notre connaissance, il n’est porté par le roi que dans des circonstances très précises, dont la
cérémonie hebdomadaire du « Faux départ ».
57
Tansoben-damba au pl. Ce titre signifie « celui qui a la maîtrise de l’arc ».
58
Tiendrebeogo Y., Histoire et coutumes royales…, op. cit., pp. 25-26.
59
Izard M. Introduction…, tome 1, op. cit., p. 164.
60
Lorsqu’un Moogo Naaba adopte son zab yuuré, ses sujets portant le même nom doivent le remplacer par
« Nab’yuuré » qui signifie « le nom du naaba ». De même, plus personne ne doit utiliser l’ancien yuuré
(prénom) et sondré (nom de famille) du roi.
61
Ibid., p. 244.
83
reçoit son nom de guerre, plus aucun sujet ne peut plus porter le même, et aucun ne peut se
permettre de l’appeler par son ancien nom. Bien entendu, les administrateurs coloniaux ne
s’en sont pas privés et n’ont pas donné très souvent le nom de guerre exact de ces chefs dont,
pensaient-ils, il suffisait de dire qu’ils étaient naaba. Il est aisé d’imaginer l’humiliation que
cette forme de dépossession de leur nom a pu susciter auprès des chefs.
La question de l’adoption d’un nom de guerre n’a rien d’anecdotique dans le monde
du pouvoir mossi. Une première remarque nous conduit à rappeler que ce procédé s’est
généralisé à partir de Ouagadougou – du moins à notre connaissance – jusque dans les
moindres parties du Moogo, contribuant de la sorte à homogénéiser le monde du pouvoir
mossi. De nombreux noms sont du reste employés de façon récurrente. À l’image de ce roi de
Ouagadougou de la fin du XIXe siècle appelé « Wobgho » (« éléphant » en mooré), et de son
chef subalterne, celui de Laalé, au zab yuuré identique. Une deuxième observation permet de
constater à quel point la personnalité des naaba compte bien que le poids des coutumes limite
sérieusement son pouvoir. Si le chef n’est que le dépositaire momentané de sa charge, s’il doit
s’effacer devant les intérêts du royaume incarnés par son service palatin, il n’en demeure pas
moins que l’homme, pris individuellement, imprime généralement à son règne une marque
particulière. Le fait qu’une des devises fait état de la personnalité du nouveau chef le montre à
l’évidence. En réalité, la marge de manœuvre politique du naaba dépend fortement de son
tempérament. Face à un service royal dont les membres ne peuvent quitter leur charge que par
la mort, le roi doit composer avec les caractères de chacun de ses hauts dignitaires dont
certains ont bien plus d’expérience que lui. Les rois dits « faibles » sont ainsi ceux qui ont
laissé la plus grande marge de manœuvre à leur Conseil de gouvernement. Dans tous les cas,
ces hauts dignitaires que les Français appelleront « ministres » sont les garants de la continuité
de l’État, certains pouvant servir plusieurs rois successifs.
Les rapports de force interne au palais nous sont malheureusement presque inconnus
pour la période précédent le XIXe siècle. En somme, le naaba doit travailler à élargir par luimême son champ d’action politique sans pour autant outrepasser ce que la loi non écrite de la
royauté lui prescrit.
Les mots du pouvoir
Avant d’en venir plus précisément aux conditions d’exercice de la fonction royale, il
nous semble utile d’apporter quelques précisions sur le vocabulaire politique mossi. À
commencer par l’emploi probablement abusif du titre de « chef ». Ce mot correspondrait
84
théoriquement à celui de naaba. Il est abondamment employé au cours de la période coloniale
et a été utilisé par les fonctionnaires pratiquement dans l’ensemble de l’espace impérial
français où l’on a trouvé des sociétés fortement hiérarchisées. Le terme a connu un tel succès
qu’il est aujourd’hui fréquemment employé dans les cours royales où nous avons réalisé nos
enquêtes orales. Son emploi, y compris dans de très nombreux travaux universitaires, est
cependant problématique. Il cache en grande partie la complexité du monde du pouvoir des
sociétés extra-européennes et ne donne que rarement lieu à un examen critique. Or, l’emploi
de ce mot ne doit pas nous faire oublier qu’il s’inscrit dans des programmes idéologiques de
domination, européenne en l’occurrence. Ce mot générique désigne en effet toute personne
placée à la tête d’une communauté, peu importe la nature de son pouvoir et sans prise en
compte de l’étendue de son autorité. L’usage du mot « chef » a un effet niveleur comme le
souligne Élisée Soumonni selon qui il « procède (…) d’un changement fondamental du statut
des autorités traditionnelles après la conquête. Devenus agents d’exécution de
l’administration coloniale, les rois ne sont plus que des « chefs », au mieux des « chefs
supérieurs ». Le terme est donc (…) un terme colonial dévalorisant, puisque les autorités
traditionnelles, quelle que soit leur importance ou leur influence, sont désignées par le même
terme »62. Cette expression se retrouve également communément au sein de l’empire colonial
britannique où les autorités « traditionnelles » sont souvent désignées sous le titre de
« chiefs ». À une différence près puisqu’il existe un terme en anglais qui désigne l’institution
politique correspondante : « chieftaincy » ou parfois « chiefdom » que l’on pourrait à peu près
traduire en français par « cheffauté ». Toute la difficulté tient en réalité à trouver une
correspondance sémantique entre le mooré et le français qui soit la moins dénaturante
possible. Nous avouons n’être pas encore parvenu à trouver la solution. Car le simple mot
« naaba » devrait être rendu par cette longue périphrase : « les-pouvoirs-de-commander-leshommes-conférés-par-dieu ». Bien évidemment, l’usage de cette traduction d’ailleurs
imparfaite n’est pas commode. Doit-on cependant s’interdire de faire appel au vocabulaire qui
nous est le plus familier ? Gardons simplement à l’esprit l’imperfection de cet essai de
catégorisation. Celui-ci doit aussi tenir compte de l’évolution même des institutions politiques
mossi.
L’usage d’un terme unique pour désigner les personnes détentrices d’une partie de
l’autorité publique peut être pertinent pour les débuts de l’histoire du Moogo. Selon les
62
Soumonni Elisée, « L’évolution des rapports entre pouvoir officiel et autorités traditionnelles au Bénin et
au Nigéria depuis la fin des années 1980 », in Perrot Claude-Hélène, Fauvelle-Aymar François-Xavier (dirs.),
Le retour des rois. Les autorités traditionnelles et l’État en Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2003, p.
170.
85
hypothèses formulées par Michel Izard, tous les naaba disposaient d’un niveau de pouvoir
équivalent au moment où ils n’étaient placés qu’à la tête d’unités politiques isolées et de
faible rayonnement. À partir des XVe-XVIe siècles, des commandements plus importants se
sont formés et ont fini par donner au Moogo un caractère politique plus homogène par
incorporation de petites « chefferies » dans ces ensembles plus vastes. À une date inconnue,
des niveaux de pouvoir différenciés sont apparus témoignant du réaménagement des rapports
hiérarchiques dans un ensemble politique en mutation. La hiérarchisation des naam
correspond très certainement à une période de maturité de l’histoire dynastique du Moogo qui
correspond à l’effacement progressif des logiques segmentaires de dévolution et d’exercice du
pouvoir face à un processus de naissance puis d’affirmation d’appareils étatiques. La stricte
équivalence des pouvoirs ne pouvait en effet guère survivre à la saturation de l’espace
politique mossi qui, s’il ne pouvait plus s’étendre, voyait néanmoins le nombre de ses princes
croître. Peut-être aux alentours du XVIe siècle, l’apparition de nouveaux degrés de
commandement aurait été le signe d’un réaménagement des relations entre des naaba
désormais en contact plus étroit par suite de la saturation de l’espace dont nous avons parlé.
Elle est aussi à mettre en relation avec l’existence de chaînes de commandement toujours plus
complexe qui établissent un lien entre les centres politiques et leurs marges périphériques.
Ainsi, sans que nous sachions très bien quand et dans quelles conditions, certains
naaba dont le rayonnement politique était de facto plus important que d’autres ont pris le titre
de dima ou rima63. Ces dima estiment ne dépendre « que de Dieu » (keed Wende)64. Leur
commandement, désigné sous le nom « soolem »65 comme pour l’ensemble des naaba, porte
aussi le nom particulier de « riungu »66 dont Michel Izard pense qu’il est le seul équivalent en
mooré du mot « royaume »67. L’apparition de ces « royaumes » est consubstantielle à la
fragmentation de l’espace politique mossi à mesure que les formations périphériques ont
acquis une autonomie et une puissance suffisantes pour revendiquer leur indépendance à
l’égard des commandements dont ils tirent leur origine. Les naaba de Tenkodogo, de
Ouagadougou, du Yatenga, et de Boussouma comptent parmi ceux portant ce titre de dima.
Tous se disent cependant les descendants de Naaba Wedraogo. Selon l’historien burkinabè
Dominique Nacanabo, dix-neuf naaba pouvaient revendiquer ce titre dans la mesure où leur
63
Le « d » et le « r » sont souvent interchangeables en mooré. Le pluriel de ces titres est « dimdãmba » ou
« rimdãmba ». Il désigne littéralement celui qui a mangé (« ri ») le naam.
64
Nacanabo Dominique, « La problématique de l’existence de l’empire moaaga », in Hien P. C. et Gomgnimbou
M., Histoire des royaumes et chefferies…, op. cit., p. 133.
65
Nous pourrions le traduire par l’espace dont quelqu’un dispose de la maîtrise ou de la possession, le verbe
« so » en mooré exprimant clairement l’idée de propriété.
66
Ou rĩngu au sg., Rĩmdu au pl.
67
Izard M., Moogo…, op. cit., p. 95.
86
élection ne dépendait aucunement du Moogo Naaba ou d’un autre chef au pouvoir
équivalent68. Certaines formations de plus petites tailles, situées entre Ouagadougou et le
Yatenga pour la plupart, ont également acquis une autonomie suffisante pour que l’on qualifie
leurs chefs de « dimbio » (dimbilo au sg.) ou « petits rois ». Il en va ainsi des naaba de
Risiam, Mané, Téma, Yako et Konkistenga au nord de Ouagadougou, ou encore de Kayao au
sud69.
Au sein de chaque royaume, l’administration s’est étoffée, ce qui s’est traduit par
l’apparition de niveaux intermédiaires de pouvoir entre le roi et ses sujets. En effet, au
Yatenga comme à Ouagadougou, le souverain est entouré d’un personnel de hauts dignitaires
dont l’influence n’a cessé de croître aux dépens de celle des membres du lignage royal. Ces
dignitaires sont considérés par les Mossi comme des « hommes de bien » ou nesomdé dans le
Yatenga, titre qui rappelle la haute considération morale attachée à leur fonction. À
Ouagadougou, cette dimension morale du pouvoir est aussi présente, mais ces serviteurs
royaux sont simplement appelés « kug zindba », titre qui désigne la pierre sur laquelle ils sont
assis lorsqu’ils sont assemblés dans le samandé, la cour extérieure du palais. Avant la
conquête coloniale et les réorganisations administratives opérées au tout début du XXe siècle,
ces serviteurs n’administrent pas de territoires précis à notre connaissance, mais la question
reste ouverte. Avant la fin du XIXe siècle, ils supervisent les tâches quotidiennes au palais,
conseillent le roi, introduisent et logent une partie des chefs désireux d’être reçus en audience
par le souverain et, enfin, forment le collège électoral chargé d’élire le successeur du dima
défunt. Au Yatenga, on explique l’ascension sociale et politique de ceux qui n’étaient à
l’origine que des roturiers en raison de dissensions qui auraient agité le monde des nakoamga,
incapables de s’entendre sur le choix du successeur au trône70. Ces talsé, dont certains sont
très vraisemblablement des descendants de captifs, par leur position généalogique, n’ont
aucune chance de briguer le naam « royal ». Ces hommes sont les véritables hommes de
confiance du souverain. Ce dernier en dispose comme d’une sorte de rempart contre les
ambitions de la noblesse. Ainsi, les nesomdé/ kug zindba jouissent-ils d’une réelle proximité à
l’égard de leur souverain. Ne dit-on pas, d’ailleurs, que le serviteur royal appelé Baloum
Naaba est la rumdé du roi de Ouagadougou, c’est-à-dire métaphoriquement sa « favorite » ?71
68
Nacanabo D., « La problématique de l’existence de l’empire moaaga », op. cit., p. 134.
Ibid., p. 289.
70
Izard M., Gens de pouvoir, gens de la terre. Les institutions politiques de l’ancien royaume du Yatenga
(Bassin de la Volta Blanche), Cambridge/Paris, Cambridge University Press/Maison des sciences de l’Homme,
1985, p. 146.
71
Le Baloum Naaba est le principal responsable des affaires domestiques à la cour. Il est à noter qu’à
Ouagadougou, l’espace intérieur du palais, donc sa partie intime, est un espace en quelque sorte féminisé où le
69
87
Une fois éloignés du sommet du pouvoir, nous retrouvons d’autres catégories de chefs
« subalternes ». Les guillemets sont d’autant plus utiles que certains membres des vieux
lignages royaux méprisent les nesomdé/ kug zindba auxquels ils dénient leur noblesse et dont
ils jalousent la position politique prééminente qu’ils occupent à la Cour. Ces chefs subalternes
sont placés à la tête de commandements intégrés au sein du royaume et pour lesquels le roi a
dû confirmer la nomination. Au Yatenga, il n’existe aucun intermédiaire entre les chefs de
village (les tengnanamsé, tengnaaba au sg.) et le roi. Au contraire, chez les Mossi centraux, il
existe un échelon de pouvoir supplémentaire constitué par ceux que les administrateurs
français ont appelé les « chefs de canton », à savoir les kombeemba (kombéré au sg.). Ces
derniers disposent d’un commandement territorial qui est loin d’être parfaitement homogène,
des populations « flottantes »72 pouvant être placées sous des autorités multiples. En principe
cependant, tout chef de village sait de quel kombéré il dépend. Ce niveau de pouvoir joue un
grand rôle pendant la colonisation, car il est le premier degré de commandement en partant du
sommet de la hiérarchie qui voit le naaba entrer directement en contact avec les sujets73. Le
roi de Ouagadougou ne se montre en effet que très peu, et ne circule guère sur l’étendue de
son royaume. Le kombéré est ainsi le chef le mieux placé pour faire remonter diverses
informations de la base jusqu’à la cour royale. Dans ce contexte, ce naaba est une figure qui
peut être ambiguë. Comme n’importe quel maillon indispensable dans une chaîne
d’information, de communication et de commandement, le kombéré peut faire obstacle entre
le roi et ses sujets et filtrer le lien communicationnel entre le centre et la périphérie. D’un
autre côté, l’étendue du royaume de Ouagadougou impose l’existence de cet échelon de
commandement, sans quoi le contact entre le souverain et les milliers de chefs de village (les
tengnaaba) de son royaume serait matériellement impossible. Voilà pourquoi nous pensons, à
la différence de Michel Izard, qu’une administration à trois échelons (Moogo
Naaba/kombéré/tengnaaba) comme celle qui prévalait à Ouagadougou n’est pas moins
centralisée que celle à deux niveaux que connaît le Yatenga (Yatenga Naaba/tengnaaba)74.
seul élément reconnu comme masculin est le roi lui-même. La féminisation symbolique du Baloum Naaba ainsi
que des jeunes serviteurs, habillés et coiffés comme des femmes, semble faire de ce haut lieu de pouvoir un
espace politiquement neutre, c’est-à-dire où aucune force ne peut être exercée en vue de conquérir le naam, les
femmes en étant automatiquement exclues.
72
Il peut s’agir de commerçants ou de populations nomades comme les Peul. Quant aux autres sujets, leur
commandement peut constituer une des pièces d’un puzzle complexe qui font de certains commandements de
véritables archipels enchevêtrés dans d’autres.
73
Bien sûr exception faite des résidences royales.
74
Selon Michel Izard, « au Yatenga centralisé s’oppose le royaume de Ouagadougou où le pouvoir central doit
sans cesse compter avec les pouvoirs régionaux, au pouvoir de type militaire de Ouahigouya s’oppose le pouvoir
davantage mêlé de sacré de Ouagadougou ». Cf. Izard M. Introduction…, tome 2, op. cit., p. 388. Dans un autre
ouvrage, Izard estime que l’existence de deux niveaux de pouvoir au Yatenga permet d’éviter une délégation de
88
Tout dépend bien sûr de la loyauté des kombéré à l’égard de leur roi. Notons d’ailleurs que le
souverain dispose généralement de sources d’information alternatives. Il suffit de penser aux
marchands islamisés (Yarsé, Dioula, Hausa, etc.) qui peuvent être très influents à la Cour et
dont les activités les conduisent par nature à sillonner fréquemment la savane.
Enfin, tout en bas de l’échelle du pouvoir mossi, nous trouvons les tengsonaaba. La
plupart d’entre eux ne disposent d’aucune Cour à proprement parler, du moins rien de
comparable à celle des dima ou des kombéré. Leur autorité se mesure à l’échelle de la plus
petite unité administrative et sociale du Moogo à savoir la cour familiale (zaka au sg., zaksé
au pl.). Le chef de village, bien que son pouvoir puisse paraître modeste, joue un rôle social
de premier plan à l’échelle de son village et règle de nombreux litiges liés à des problèmes de
succession, de mariage, d’attributions de terres, etc75. Il semble très probable qu’à l’époque
précoloniale, les chefs de village ont eu un accès très limité à la Cour royale. Dans le Moogo
central par exemple, le kombéré peut faire figure de recours auprès du Moogo Naaba si une
affaire de grande gravité, source de troubles sociaux dans le village, ne peut être réglée qu’en
haut lieu. Seul le roi peut prononcer la peine capitale pour les fautes les plus graves. Les
tengsonaaba disposent néanmoins d’un rôle judiciaire non négligeable et peuvent condamner
des sujets à une lourde peine comme l’exil, signe de mort sociale. Ajoutons que l’absence de
liens étroits avec le roi n’est pas seulement liée à l’impossibilité matérielle de les recevoir
tous, mais aussi à l’impossibilité pour eux de se déplacer facilement jusqu’à la résidence
royale. Nous ne savons cependant pas si ces tengnaaba proches de ces résidences étaient
régulièrement reçus par les dimdemba ; surtout dans le Yatenga où, comme nous l’avons
précisé, il n’existe aucun intermédiaire entre les rois et les chefs de village. Ce problème a
certainement été partiellement réglé par l’existence de plusieurs résidences que les rois
occupaient temporairement.
Nous le voyons bien, l’univers politique mossi ne se limite pas à l’existence de
simples « chefs »76. Une stratification complexe du pouvoir s’est opérée au cours des siècles
pouvoir en vue de la nomination de chefs subalternes. Cf. Izard M., Moogo…, op. cit., p. 110. Cependant,
administrer un État ne revient pas uniquement à ratifier ou non le choix des successeurs à la chefferie ; il s’agit
également de faire sentir le poids et l’influence du pouvoir central le plus régulièrement possible sur toute
l’étendue du royaume. L’existence d’une nouvelle catégorie de naaba intermédiaires peut en être le moyen.
75
Notons que c’est également le tengnaaba qui mobilise la force de travail pour les travaux champêtres et
permet ainsi aux échelons supérieurs du pouvoir de recevoir la contribution matérielle des sujets au bon
fonctionnement du royaume. C’est aussi lui qui dispose de la maîtrise du calendrier en ce qui concerne les
différentes fêtes religieuses qui ponctuent la vie du village. Enfin, il fixe également le jour de la tenue du marché
et en assure le bon déroulement.
76
Après ces clarifications, nous utiliserons le plus souvent le terme de « chef » pour désigner tous les naaba
n’ayant pas le rang de dima. Les dima seront appelés « rois ». Et le terme « chefferie » désignera l’ensemble des
commandements mossi lorsque nous ne voudrons établir aucune différenciation de pouvoir.
89
qui ont précédé la conquête, et des relations très complexes nouent ces acteurs politiques,
certes tenus aux mêmes engagements et aux mêmes loyautés en vertu de leur fonction, mais
ayant des caractères, des tempéraments variés. Les fonctionnaires coloniaux, essentiellement
dans les années qui ont suivi immédiatement la conquête, ont œuvré à simplifier sur le papier
ces chaînes de commandements, puis ont traduit cette simplification dans les faits à coups de
réformes administratives qui ont accordé aux nesomdé/kug zindba des commandements
territoriaux, les hissant ipso facto au deuxième étage du pouvoir mossi, juste sous celui du roi.
Au troisième et quatrième étage de ce qui prend la forme d’une pyramide, ces mêmes
administrateurs ont respectivement placé les chefs « de canton » là où ils existaient, puis les
chefs de village. Cette pyramide hiérarchique a la même logique et la même clarté que celle
qui structure l’armée française, modèle que ces premiers fonctionnaires coloniaux connaissent
bien dans la mesure où ils en sont majoritairement issus jusqu’en 1907 au moins77.
Ces administrateurs coloniaux, y compris les civils, ont également décrit les
institutions royales mossi par comparaison avec l’histoire médiévale européenne. Selon eux,
les structures de pouvoir mossi pouvaient être assimilées au féodalisme, comparaison qui,
comme nous aurons l’occasion de le voir dans les chapitres suivants, a eu la vie dure. Bien
entendu, une telle association appelle de nombreuses réserves. Cet hasardeux exercice
d’histoire comparée leur a permis de rendre plus intelligible une histoire locale pourtant si
différente de celle qu’a connue l’Europe ou même d’autres sociétés comparables d’Afrique
subsaharienne. Assez naturellement, la littérature coloniale a utilisé des concepts et des
référents qui étaient les plus naturels pour les fonctionnaires. Cette vision d’un Moogo
« féodal » répond aussi certainement à cette certitude que la puissance qui se dit être
dépositaire d’une « mission civilisatrice » a eu affaire à des sociétés encore « attardées » qui
n’ont pas franchi le seuil d’une prétendue « anarchie féodale » dont le modèle-type serait les
sociétés de l’Europe occidentale des XIe et XIIe siècles. Ce prisme simplificateur permet plus
ou moins consciemment d’écarter les difficultés liées à la grande souplesse et donc à la grande
complexité de systèmes politiques locaux qui connaissent en outre de nombreuses variantes
régionales. Ainsi, l’explorateur Crozat juge en 1891 que la royauté mossi est un « vrai régime
féodal »78. Six ans plus tard, le commandant Destenave note à son tour que « Le Mossi ne
saurait être mieux comparé qu’à la France féodale du Moyen Age. Un roi suzerain auquel on
demande l’investiture et auquel on rend les hommages et des grands vassaux plus ou moins
indépendants et plus ou moins obéis. Une classe noble et disposant de toutes les terres et de
77
78
Cette année-là, l’administration de la région de Ouagadougou passe aux mains des civils.
Mission du Dr Crozat dans le Mossi, rapports 1890-1891, ANS 1G 145 (AN 200 Mi 661).
90
la vie. Des serfs ou pauvres comme on les appelle au Mossi »79. Ces officiers coloniaux ne
sont d’ailleurs pas les seuls à utiliser un tel vocabulaire. Des travaux bien plus récents y
recourent encore80. L’usage de ces termes d’emprunt est problématique et soulève finalement
une importante question, celle de la possibilité de trouver des correspondances acceptables
entre deux champs sémantiques, l’un européen, l’autre africain, chacun historiquement situé.
Il révèle également les rapports étroits entre savoir et pouvoir mis en lumière par le
philosophe Michel Foucault81. Car nommer, classer, faire œuvre de taxinomie et créer des
référents identitaires, c’est déjà en soi un acte de domination, surtout lorsque la constitution
des savoirs – notamment coloniaux – revêt une dimension utilitariste répondant à ces
questions : comment mieux gouverner les sujets de l’Empire, mieux exploiter leur force de
travail et en tirer une contribution fiscale optimum ?82 La réinvention de l’histoire du Moogo à
laquelle se sont livrés, parfois sans en avoir conscience, ces producteurs de savoir a pu être
utilisée par l’Administration coloniale, mais aussi dans un contexte différent par le premier
président de Haute-Volta ou encore le révolutionnaire Thomas Sankara afin de mettre en
œuvre des politiques de démantèlement des grands ensembles « coutumiers » dans le cadre de
luttes volontiers qualifiées d’ « antiféodales ».
La comparaison faite avec les structures féodales de l’Europe médiévale est donc
essentiellement dévalorisante. Rappelons que de la fin du XIXe siècle jusqu’aux années 19701980, l’historiographie européenne – française en particulier – a donné de la période
médiévale une sombre image. L’historiographie dominante tendait à faire de la période
médiévale un âge de déclin au cours duquel les notions d’État (« Regnum ») et de pouvoir
public, légal et contraignant (la « potestas publica ») se seraient diluées au bénéfice d’acteurs
politiques émergents : les chevaliers. Pour le médiéviste allemand Karl Ferdinand Werner, il
79
Note du Commandant de la Région au sujet du rapport politique du Résident de Ouagadougou (mois d’octobre
1897), Guirntenga ( ?), le 5 décembre 1897, ANS 15G 190 (AN 200 Mi 1048).
80
Par exemple en 1951, l’ethnologue français Guy le Moal écrit : « L’organisation du pays Mossi est féodale
(…). Pour le Morgho Naba [la] délégation du pouvoir aux seigneurs avait les mêmes avantages et les mêmes
inconvénients que ceux que ceux éprouvés par nos rois de l’époque médiévale… ». Cf. Le Moal Guy,
« L’histoire et la légende mossi », in Albums de l’A.O.F., 3 décembre 1951, pp. 99-100. Nous aurions pu citer
encore d’autres travaux bien plus récents, tel que l’article paru en 1962 de Gomkoudougou V. Kaboré qui tente,
non sans esprit de nuance, de prouver que le système politique mossi était très proche du « modèle féodal »
européen. Cette thèse est loin de nous convaincre. Cf. Kaboré Gomkoudougou V., « Caractère « féodal » du
système politique mossi », in Cahiers d’études africaines, Paris, vol. 2, n° 8, 1962, pp. 609-623.
81
Foucault Michel, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.
82
Jean-Loup Amselle note à ce sujet que « L’utilisation récurrente de taxinomies ethniques marque bien la
continuité existant entre la politique de l’État précolonial et celle de l’État colonial. Dans les deux cas, un même
projet préside au processus de territorialisation : regrouper des populations et les désigner par des catégories
communes afin de mieux les contrôler ». Cf. Amselle, J.-L. et M’Bokolo E., Au Cœur de l’ethnie..., op. cit., p.
38.
91
s’agit là d’un « mythe de l’héritage humaniste »83. Selon cette vision de l’histoire, les
chevaliers, en devenant les nouveaux seigneurs au détriment de l’État royal, auraient
contribué à faire plonger l’Europe occidentale dans une certaine anarchie. Dans ce même
ordre d’idées, ils auraient fait de la violence et de leurs intérêts privés le fondement du nouvel
ordre politique et social des XIe-XIIe siècles. Cette thèse de la « privatisation » du pouvoir est
actuellement vigoureusement contestée par l’historiographie récente à l’image des travaux de
K.F. Werner. Outre la facilité qu’il procure, ce réflexe de comparer sans esprit de nuance des
systèmes politiques formés dans des contextes socio-culturaux si différents a eu tendance à
dénier à la société mossi toute capacité à s’organiser sous forme d’État. Cette comparaison
sous-entend également que l’ordre politique mossi est à la fois archaïque et profondément
néfaste pour des sujets-paysans assimilés comme on l’a vu à des « serfs ». Ce discours
historique et « moral » a ainsi légitimé les politiques les plus brutales opposées aux chefs, que
ce soit sous le régime colonial ou après l’indépendance. Nous pensons qu’il est utile de garder
tout cela en tête lorsqu’il s’agit de comprendre le sens des mots du pouvoir mossi. Et nous
écartons tout de suite l’idée selon laquelle la société mossi est « féodale » et ses naaba
comparables aux seigneurs médiévaux84. Tout d’abord parce que les rois ou simples chefs ne
sont pas propriétaires de leurs terres. Il existe précisément une fonction de « chef de terre »
(tengnaaba) dévolue à ceux que les Mossi considèrent comme les « autochtones ». Par
ailleurs, il paraît infondé de parler de « suzeraineté » à l’endroit des relations de sujétion entre
naaba, nobles en général, et roturiers. À l’époque que nous pourrions qualifier de
« classique », c’est-à-dire entre le milieu du XVIe siècle et le milieu du XVIIIe siècle, il
apparaît plutôt que les liens entre les gens du pouvoir et les gens de la terre sont davantage
médiatisés par les institutions royales et leurs animateurs (notamment les hauts dignitaires
palatins ainsi que les kombéré à Ouagadougou) que par des relations purement
interpersonnelles soutenues par la remise de « fiefs » qui n’existent pas dans le Moogo.
D’autre part, nous avons vu que les naaba, loin de ne défendre que leurs intérêts propres et
ceux de leur famille, ont placé au-dessus de tout les intérêts du riungu, du royaume. Dans la
société mossi, il est clair que les naaba ne sont dépositaires du naam que de façon temporaire.
La philosophie du naam, principe d’autorité, demeure quand les hommes qui exercent la
83
Werner K. F., Naissance de la noblesse, op. cit. Voir en particulier le premier chapitre.
Jean-Pierre Chrétien parvient à la même conclusion au sujet des monarchies de l’Afrique des Grands Lacs. Cet
historien montre par exemple que les administrateurs britanniques, allemands ou belges de la fin du XIXe siècle
et du début du XXe siècle ont eux aussi eu tendance à taxer les formes de gouvernement de l’Uganda, du Rwanda
et du Burundi de « féodales ». Il montre que le régime des terres n’y correspond pas à ce modèle féodal et qu’il
conviendrait plutôt de « parler d’un régime "tributaire" fonctionnant à partir des pôles de domination que
représentent les enclos du chef ». Selon nous, cette observation vaut aussi pour le Moogo ancien. Cf. Chrétien
Jean-Pierre, L’Afrique des Grands Lacs. Deux mille ans d’histoire, Paris, Flammarion, 2003, pp. 145 et 156-157.
84
92
fonction de naaba disparaissent. Le non-respect des obligations morales liées à l’exercice du
naam peut donc entraîner la mort du Prince.
Malgré toutes ces précautions, l’usage que nous faisons des concepts de « royauté » et
d’ « État », nous en avons conscience, n’est pas pleinement satisfaisant. Rien de précis ne
renvoie exactement à ces notions qui ont, elles aussi, une histoire particulière. Nous pensons
cependant qu’elles sont celles qui rendent le mieux compte des réalités politique du Moogo
une fois parvenu à maturité politique. Ces quelques problèmes méthodologiques posés, nous
allons désormais nous intéresser plus précisément au fonctionnement des institutions royales
essentiellement à travers l’exemple – non généralisable à l’ensemble du Moogo il est vrai – du
royaume de Ouagadougou qui s’est imposé comme la plus puissante formation politique
mossi à la veille de la conquête.
L’émergence de l’État royal
Une monarchie à prétention universelle
Le Moogo central a occupé une place particulière dans l’histoire de la formation des
monarchies mossi. Certes, la geste des nakoamga ne trouve pas là son point de départ. Mais
c’est à partir de la région de Ouagadougou que le Moogo s’est étendu et a connu son
expansion maximale. Ceci est sans aucun doute dû à l’action singulière d’entrepreneurs
guerriers comme Naaba Wubri dont le sens de la chose politique était aigu. À la fin du XVe
siècle, on se souvient qu’il a donné son nom à un vaste espace situé au centre du Bassin de la
Volta Blanche. Le Wubritenga, ancêtre du royaume de Ouagadougou85, a été dans une large
mesure la matrice qui a permis au long processus de formation de l’État d’émerger puis de
(pré)contraindre86 les formes de gouvernement situés dans sa périphérie.
85
Naaba Wubri aurait été le premier à nommer ainsi cette agglomération par ce nom. « Ouagadougou » est la
déformation de Waogdogo dont le sens précis nous échappe encore. La francisation de ce toponyme est le fait
d’officiers coloniaux de la fin du XIXe siècle dont les rapports font état d’une localité de « Waghadougou », puis
de « Ouagadougou ». Le suffixe « - dougou » rappelle le nom des villages ou centres urbains de la zone
soudanienne qu’ils connaissaient bien pour y avoir réalisé une bonne partie de leur carrière. Il signifie « village »
en bamana, la langue des Bambara. Il semblerait que ce toponyme doive être compris comme une forme
d’allégeance des populations locales, les Nyonyose, à l’égard de Wubri. Dans ce cas, « Waogdogo » signifierait
du point de vue des nakoamga : « vous [les Nyonyose] êtes venus nous saluer/ nous rendre hommage ». Pour une
discussion sur l’origine de ce nom, voir Hien Pierre Claver et Compaoré Maxime, Histoire de Ouagadougou des
origines à nos jours, Ouagadougou, DIST (CNRST), 2006, pp. 34-39.
86
Nous utilisons métaphoriquement ce terme dans un sens proche de celui connu des physiciens qui, selon le
Robert, y voient l’ « Ensemble des forces qui, appliquées à un corps, tendent à le déformer ».
93
Ce rôle historique particulier est bien rendu par la titulature du souverain de
Ouagadougou. Il n’est effectivement pas un naaba ordinaire pas plus qu’un dima parmi
d’autres. Pour ses sujets, il est le Moogo Naaba, ou « chef du Monde ». Pour être plus précis,
le Moogo désigne chez les Mossi l’espace-centre policé, maîtrisé par l’Homme, autour duquel
gravitent des peuples jugés moins « civilisés » : les Gourounsi, les Samo ou les Bisa par
exemple, qui n’ont formé aucune structure politique comparable à la leur87. Notons d’ailleurs
que ces peuples, en particulier les Gourounsi, établis sur la frontière occidentale du Moogo,
ont fait office d’esclaves « naturels » de Mossi qui ne se sont pas privés d’en capturer en
grand nombre à l’occasion de razzias ou de guerres. Cet espace contraire vis-à-vis du Moogo
est désigné par les Mossi sous le nom de Weoogo, généralement traduit par « brousse » ou
« espace inculte »88. Il est le lieu du désordre par excellence, celui où les Hommes règnent
moins que les forces surnaturelles et les animaux sauvages, incontrôlables par essence. Du
point de vue des Mossi de Ouagadougou, leur roi est donc le centre vivant, la personnification
même de l’ordre et de la civilisation.
Ce titre, apparu à une date incertaine, peut également être une manifestation des
velléités hégémoniques des Mossi centraux désireux de faire peser leur influence sur
l’ensemble du Moogo. Il renverrait ainsi à l’idée d’ « empire », terme dont la postérité et
l’emploi problématique seront examinés dans les chapitres suivants. Mieux qu’un primus
inter pares, le Moogo Naaba disposerait d’un naam supérieur aux autres, qui rendrait mieux
compte de son influence politique réelle que le principe philosophique d’égalité des naam.
Cependant les indices historiques dont nous disposons, s’ils sont pour le moins fragmentaires,
ne vont pas dans le sens de l’existence d’une autorité supérieure et légitime coiffant
l’ensemble des chefferies mossi. C’est que d’autres dima sont également appelés par ce titre
de Moogo Naaba, à commencer par le Tenkodogo Naaba, considéré comme l’aîné
symbolique du roi de Ouagadougou89. Par ailleurs, nous savons qu’un certain nombre de
87
Cette conception que les Mossi se font de leur espace politique et donc de leur aire de civilisation paraît proche
de celle des Chinois qui, pour désigner leur empire unifié au IIIe siècle av. J.C., utilisent l’expression « tanxia ».
Ce mot désigne tout ce qui se trouve sous le ciel, et donc tout ce qui est civilisé. « Moogo » et « tanxia »
renvoient à la haute conception que les Mossi ou les Chinois se font de leur unité. Cf. Will Pierre-Étienne, « Huit
cents ans d’expansion », in L’Histoire, n° 300, juillet-août 2005, p. 39.
88
Les premiers grands conquérants à l’origine de la civilisation mossi ont reçu le nom de « yamb-weoogo ». Ce
sobriquet aurait été attribué pour la première fois à Naaba Gigma, frère aîné de Naaba Wubri, qui souhaitait
établir son propre commandement après avoir fait occuper (yambé) la « brousse » (weoogo). Cf. Les Chefs au
Burkina Faso. La chefferie traditionnelle des origines à l’Indépendance, Carcassonne/Ouagadougou, Archives
départementales de l’Aude/Archives nationales du Burkina Faso, 2008, p. 151.
89
Sur le plan de la parenté symbolique, le Tenkodogo Naaba est considéré comme le yaaba ou aïeul du Moogo
Naaba. Pour Yamba Tiendrébéogo, le roi de Tenkodogo est plus précisément le saamba, c’est-à-dire le père ou
oncle paternel, du roi de Ouagadougou. Cf. Tiendrebeogo Y., Histoire et coutumes royales…, op. cit., p. 84.
L’actuel Tenkodogo Naaba Saaga nous a précisé que lors des rencontres entre ces monarques, le Moogo Naaba,
94
formations politiques ont probablement toujours été indépendantes. Ceci vaut pour le Yatenga
qui est né d’une scission d’avec la dynastie royale de Ouagadougou. Selon Michel Izard,
l’existence puis la survivance de ce titre vaudrait remémoration d’une unité perdue ou bien
fantasmée dès l’origine90. Enfin, remarquons que, jusqu’à aujourd’hui, le seul souverain
appelé exclusivement par ce titre est le roi de Ouagadougou.
Quoi qu’il en soit, le royaume de Ouagadougou a été le berceau de l’un des
développements les plus aboutis de l’ « État monarchique » au Moogo. Avant d’enlever les
guillemets à cette dernière expression, il ne nous semble pas inutile de justifier son emploi
dans le contexte particulier qui est le nôtre. Nous empruntons ces termes à Emmanuel Le Roy
Ladurie qui, dans une étude comparée des monarchies « classiques » de l’Europe des XVeXVIIe siècles, évoque les conditions de l’émergence de l’État, ses « substructures » ainsi que
ses manifestations91. L’intention de cet historien paraît claire. Elle vise à montrer la précocité
de la formation puis de l’affirmation de ce mode d’organisation politique bien avant que ne
soit approfondi le processus de concentration et de centralisation du pouvoir royal à l’époque
moderne. D’une certaine façon, cette thèse vient corroborer celle de Werner qui dénonce le
« racisme historique » dont nombre de spécialistes d’histoire moderne se seraient rendus
coupables à l’égard des sociétés médiévales92. Ces débats entre spécialistes de l’histoire
européenne n’ont rien d’inutile pour les études africanistes dans la mesure où un même
« racisme historique » a pu longtemps empêcher d’envisager l’évolution des systèmes
politiques africains sans faire référence à ceux que l’Occident a connus. À l’époque coloniale,
les fonctionnaires européens ont longtemps perçu les institutions politiques mossi à l’aune
d’une vision linéaire de la « marche vers le progrès » ou la « modernité ». Reprenant une
perspective évolutionniste courante93, ils ont eu du mal à percevoir la complexité de
même s’il est plus âgé que son homologue de Tenkodogo, est tenu de lui servir à boire. Lorsque nous lui
demandons s’il est subordonné à l’autorité du Moogo Naaba, celui-ci répond aussitôt : « c’est moi qui prends
toutes les préséances, car c’est nous qui avons créé le royaume de Ouagadougou. C’est Naaba Wubri qui l’a
fondé. Alors vraiment, comment peut-il être le vassal de quelqu’un ? ». Cf. Entretien avec S.M. le Tenkodogo
Naaba Saaga, palais royal de Tenkodogo, 27 décembre 2008. Cette question des préséances est fondamentale
afin de saisir la hiérarchie coutumière en pays mossi. Elle ne doit cependant pas masquer la situation
géopolitique du Moogo qui, dans les faits, voit le royaume de Ouagadougou occuper une position prééminente
en termes d’influence politique.
90
Izard M., Moogo…, op. cit., pp. 121-122.
91
Le Roy Ladurie Emmanuel, L’État royal. 1460-1610, Paris, Hachette, 1987, 507 p.
92
Werner K. F., Naissance de la noblesse, op. cit., p. 27.
93
Cette vision est par exemple celle développée par le Britannique John Stuart Mill au milieu du XIXè siècle.
Elle reprend en partie la vision du progrès proposée par Auguste Comte, père du « positivisme ». Mill revient sur
les fondamentaux de l’histoire conjecturale portée par Adam Smith qui, au contraire, propose une vision nuancée
de l’évolution des sociétés humaines à la fois dépendante du contexte historique et culturel ainsi que du
« caractère » de ces sociétés. Pour cet « utilitariste », certains peuples ne posséderaient pas les « ressorts de
progrès » comparables à ceux des Grecs anciens ou des Européens de l’époque moderne. Cette notion d’échelle
unique du progrès est largement empruntée aux travaux de son père, James Mill, qui occupait de hautes fonctions
95
l’organisation de certaines sociétés « sans État » qu’ils ont qualifiées d’« anarchiques »,
d’« acéphales », comme celles peuplant la partie ouest du Burkina actuel (Bisa, Samo, Lobi,
Gourounsi, etc.). Pour ce type de société fortement organisée mais à échelle réduite bien que
formant d’importants réseaux d’échanges, sans territorialisation prononcée du pouvoir,
Leonid E. Grinin propose de parler de mode d’organisation « analogique » à l’égard du
modèle étatique94. Pierre Clastres a, quant à lui, montré que des sociétés pouvaient
volontairement vivre sans État tout en se dotant de chefs sans pouvoirs politiques95. De même,
les administrateurs coloniaux ont souvent sous-estimé la complexité et la souplesse des modes
de gouvernance mossi auxquels ils ont généralement refusé d’accorder le statut d’État. Celuici était défini à la fin du XIXe siècle sur le modèle présumé ultime d’un pouvoir centralisé,
bureaucratique et reposant sur un territoire aux contours clairement délimités par des
frontières « lisses »96. Nous ne sommes pas loin de l’idéal-type de l’État rationnel et légal
proposé par Weber97. Or, pour Michel Izard, les Mossi constituent sans aucun doute une
« société pour l’État »98. Avant de rediscuter plus précisément ce point, remarquons que c’est
justement cette forme d’organisation qui suscite la fierté des Mossi, mais aussi leur sentiment
de supériorité face à des populations voisines autrement organisées et peu capables de
contenir leur expansionnisme ou tout au moins leurs raids guerriers. La construction de la
figure de l’ « Autre », jugé moins civilisé si ce n’est barbare n’est donc pas l’apanage des
au sein de la Compagnie des Indes orientales. Ce dernier influença largement toute une génération de
fonctionnaires coloniaux britanniques. Cf. Pitts Jennifer, Naissance de la bonne conscience coloniale. Les
libéraux français et Britanniques et la question impériale (1770-1870), Paris, Les Éditions de l’Atelier/ Éditions
ouvrières, 2008. Voir en particulier les chapitres 1 à 4.
94
Grinin Leonid E., « The Early State and Its Analogues : A Comparative Analysis », in Grinin L.E., Carneiro
R.L., Bondarenko D.M., Kradin N.N. et Korotayev A.V., The Early State, Its Alternatives and Analogues,
Volgograd, Uchitel Publishing House, 2004, pp. 88-136.
95
Clastres Pierre, La société contre l’État : recherches d’anthropologie politiques, Éditions de Minuit, 1974, 186
p. Dans cet ouvrage devenu classique, Clastres affirme que le « modèle » étatique n’est pas indépassable, et qu’il
n’est pas l’aboutissement naturel et inéluctable que postule la thèse évolutionniste. Des sociétés ont pu refuser ce
modèle de concentration du pouvoir entre les mains d’une minorité. L’absence d’État, dans ce contexte, renvoie
davantage à un projet de société qu’à une incapacité à le penser. Nous pourrions en dire autant des sociétés lobi,
bwa ou gourounsi de l’actuel Burkina. Leur organisation est souple ; elle est marquée par un pouvoir
multipolaire n’ignorant pas les chefs (souvent des aînés), fortement dilué et de faible étendue territoriale ou
sociale (à l’échelle des grandes fermes – les Yir – pour le cas des Lobi par exemple). Ce sont ces sociétés qui ont
néanmoins résisté le plus longtemps à la présence française. Des « résidus » de peuplement bisa, samo ou
gourounsi intégrés au Moogo ont pu aussi constituer des limites au procès de centralisation du pouvoir à
l’époque précoloniale. Pour une analyse des systèmes socio-politiques lobi et bwa, voir Savonnet-Guyot
Claudette, États et sociétés au Burkina. Essai sur le politique africain, Paris, Karthala, 1986, en particulier les
deux premiers chapitres.
96
C.A. Bayly note qu’à la fin du XIXe siècle, certains historiens ont élevé l’État de type occidental « au rang de
catégorie-clef, le rôle de "moteur" principal dans la dramaturgie historique ». Cf. Bayly Christopher Alan, La
Naissance du monde moderne (1780-1914), Paris, Éds de l’Atelier/Éds ouvrières, 2007, p. 23.
97
Weber M., Économie et Société, Éd. Pocket, tome 1, pp. 291-301.
98
Izard M., Moogo…, op. cit., voir le premier chapitre qui s’intitule précisément « Une société pour l’État ».
96
administrateurs coloniaux européens99. Mais revenons sur la pertinence du concept d’ « État
monarchique » appliqué au cas mossi.
Avant la naissance du Wubritenga à la fin du XVe siècle, il y a fort à parier que
l’autorité dont disposaient les naaba du Plateau Central reposait dans une large mesure sur
leur charisme ainsi que sur leurs capacités guerrières et coercitives. Leur pouvoir,
spatialement lâche et lacunaire, avait pour limite l’énergie et les velléités d’indépendance des
chefs placés à la tête des formations périphériques. L’institutionnalisation des structures
monarchiques par répétition des procédures de contrôle, de surveillance et de persuasion
propre à encourager la loyauté des sujets a été un processus de longue durée. L’image d’un
royaume homogène, aux structures de pouvoir clairement organisées autour de la figure
centrale du roi et de sa cour est certainement assez tardive dans l’histoire du Moogo. Nous
pensons comme Michel Izard que cet espace n’a pas été le lieu d’une révolution étatique à
proprement parler, mais davantage d’une lente gestation politique qui a conduit sans que cela
soit inéluctable à l’émergence d’un pouvoir fortement concentré, et plus ou moins centralisé.
Dans le même temps, les logiques segmentaires de dévolution et d’exercice du naam ont peu
à peu cédé la place devant la montée en puissance d’un corps de serviteurs royaux d’origine
non noble et dont les fonctions gouvernementales se sont spécialisées. Probablement autour
du XVIIIe siècle, le pouvoir s’est centralisé à Ouagadougou, et l’autorité du roi était appuyée
par une armature hiérarchique qui rendait son charisme moins déterminant pour la bonne
marche des affaires. Loin du modèle féodal convoqué pour rendre compte du fonctionnement
des institutions politiques mossi, la monarchie a fini par reposer sur une fonction royale
sacralisée qui lui a assuré une assez grande stabilité. En effet, sur une période de près de
quatre cents ans, une trentaine de souverains se seraient succédé sans qu’aucune rupture
majeure de la transmission du pouvoir n’ait été mentionnée par la tradition. Aucune
révolution de palais n’a été portée à notre connaissance. La durée moyenne des règnes, encore
hypothétique il est vrai, est donc d’environ quatorze ans ce qui paraît indiquer la force
emmagasinée par les institutions royales. Celles-ci se sont d’ailleurs montrées suffisamment
solides pour permettre la défense des frontières du Moogo qui ont été inviolées sur près d’un
demi-millénaire. Cette capacité du souverain ainsi que de ses naaba subalternes à protéger le
99
Ce mépris affiché par certains Mossi à l’endroit de leurs voisins est particulièrement fort en ce qui concerne
les Gourounsi. Cet « ethnonyme » a été donné par les Mossi à des groupes qui se nomment eux-mêmes Nouna,
Kasena, Lela ou encore Nanakana. Ces populations bordant la partie occidentale du Moogo ont souvent été
victimes de razzias qui ont fourni aux Mossi des esclaves. C’est le cas en 1868 lors de la grande expédition
conduite par Naaba Kutu contre le pays gourounsi. « Gurunga » devient ainsi synonyme de captif ou d’esclave
(mot aussi rendu par Yamba au sg., Yemsé au pl.), et peut être employé de façon péjorative pour désigner
d’autres Mossi comme ces Mossi du Yatenga (les Yadsé) qui désignent de cette façon leurs voisins du Moogo
central. Cf. Izard M., Introduction…, tome 2, op. cit., p. 388.
97
Moogo a dû être d’autant plus cruciale pour le renforcement du système monarchique qui,
répétons-le, semble avoir été peu contesté par les sujets.
Cette sécurité dont nous parlons n’a pas manqué de frapper certains explorateurs
européens. Louis-Parfait Monteil, parvenu à Ouagadougou en 1891, s’est dit surpris par le
calme qui règne dans le royaume. Selon lui, la principale raison tient dans la solidité des
institutions monarchiques. Voici ce qu’il en dit : « On est bien obligé de dire que ce régime
(…) a ses avantages, car la prospérité du Mossi est parfaite et remonte certainement à de
nombreuses années. Le voyageur est étonné du calme et de la quiétude qui règnent aux
abords des villages : partout les terres sont en culture et les habitants vont et viennent,
souvent sans armes, sur les chemins. Chose unique, le Mossi est le seul pays du Soudan où les
villages ne soient pas fortifiés. Bien au contraire, les groupements importants n’existent
point ; lorsqu’on vous nomme un village, c’est d’un district qu’il s’agit, district dans lequel
les groupes de cases sont disséminés, séparés de 50, 100 mètres les uns des autres »100. Le
lien que Monteil établit entre la solidité de l’organisation politique mossi et la sécurité de cet
espace, ou avec les fortes densités que l’explorateur Louis-Gustave Binger y observe101 n’est
pas dénué d’intérêt. Mais nous nous demandons si ce lien de cause à effet ne doit pas être
renversé. En effet, Emmanuel Le Roy Ladurie établit une corrélation entre le phénomène de
croissance démographique et celui du développement de l’appareil étatique102. D’une certaine
façon, les transformations politiques qui conduisent à l’émergence ou à l’affirmation de l’État
seraient encouragées par le dépassement d’un seuil démographique critique rendant nécessaire
l’existence d’un appareil de pouvoir suffisamment développé pour coiffer l’ensemble de la
société sujette. Ce poids démographique permet en outre aux institutions étatiques de disposer
d’un capital matériel accru, notamment en raison d’une augmentation des recettes fiscales
nécessaires à l’entretien des hauts dignitaires palatins, au renforcement des chaînes de
commandement qui permettent à la royauté de disposer d’agents de contrôle et d’exécution
loin du centre politique, mais aussi d’entretenir une force armée en temps de guerre. Hélas,
cet aspect démographique est souvent absent des travaux portant sur le Moogo précolonial. Il
100
Monteil Parfait-Louis, De Saint-Louis à Tripoli par le lac Tchad. Voyage au travers du Soudan et du Sahara
accompli pendant les années 1890-1891-1892, Paris, Alcan, 1894, p. 123.
101
Binger remarque que la population mossi est très dense. Selon ses estimations, le Moogo compte environ 20
hab./km² vers 1889. Cf. Binger Louis-Gustave (capitaine), Du Niger au golfe de Guinée, vol. 1, op. cit., p. 501.
Ces chiffres sont évidemment très approximatifs faute de recensement précis. Mais la forte densité du
peuplement mossi par rapport à de nombreux autres sociétés ouest-africaines de la côte ou de la zone sahélienne
n’a pas été démentie par l’amélioration des outils statistiques. Elle est restée une tendance lourde tout au long de
la période coloniale.
102
Le Roy Ladurie E., L’État royal…, op. cit., pp. 23-24.
98
faut d’ailleurs avouer que l’on manque cruellement d’informations pour bâtir cette histoire du
peuplement mossi sur la longue durée.
Outre les facteurs démographiques, la vitalité des institutions royales repose sur le
sentiment partagé par les sujets d’appartenir à une même communauté de destin. Cette unité
ne s’est pas imposée en un jour. Elle repose largement sur l’attachement des Mossi à une
fonction royale à laquelle ils portent une grande déférence.
Le Moogo Naaba, soleil en son royaume
Le Moogo Naaba de Ouagadougou règne sur toutes les couches de la population. Issu
d’une société mossi assimilatrice, le roi est symboliquement la clé de voûte d’un édifice social
qui se veut unitaire. Le respect que suscite de la part des sujets la fonction royale et plus
largement les institutions qu’elle représente est ritualisé. Tout d’abord à l’occasion du
napuusem. Il s’agit littéralement de la « salutation faite au naaba » à l’occasion de laquelle
des présents lui sont offerts par ses sujets. Cette cérémonie qui met en scène la soumission
presque totale des gouvernés a frappé l’attention de Binger. Voici ce qu’il en dit en 1889 : «
Un (…) usage assez curieux, c’est la façon dont les gens se présentent devant le naba et le
saluent. Arrivés en rampant à quelques pas de l’endroit où est assis le naba, les Mossi tête
découverte, se jettent face contre terre et frappent trois fois, des deux coudes, l’avant-bras
vertical et l’index ouvert. Puis ils frottent les mains en faisant lentement le mouvement d’une
personne qui écrase de la pommade, ils frappent encore trois fois terre des coudes et restent
dans cette position jusqu’à ce qu’on les renvoie. Tout le monde salue le naba de la même
façon »103. Cette scène qui se répète dans toutes les cours royales du Moogo en dit long sur la
vénération que portent les Mossi à l’endroit des chefs. La gestuelle de celui qui salue, dont le
front ainsi que les coudes touchent le sol, est une marque de profond respect et de soumission
qui peut être aussi rendue pour un aîné, et qui le sera parfois pour les fonctionnaires coloniaux
ou les missionnaires. Ajoutons que lorsqu’ils saluent leur naaba, les Mossi claquent parfois
des doigts ou comme l’a observé Binger, se frottent les mains (belmé104), une gestuelle
caractérisant le courtisan dans tous les sens du terme.
103
Binger L.-G., Du Niger au golfe de Guinée…, vol. 1, op. cit., pp. 450-452.
Belmé a plusieurs sens en mooré. De façon générale, il signifie « choyer », « amadouer », « flatter ». Il peut
s’employer pour un homme qui séduit une femme. Belmé donne par déformation le titre de Baloum Naaba qui
est considéré par le Moogo Naaba comme sa rumdé, c’est-à-dire symboliquement sa femme préférée dans la
mesure où ce dignitaire est particulièrement chargé de la tenue du palais, espace « féminisé » par opposition à
l’extérieur.
104
99
Le napuusem, dont nous ne pouvons dater le moment où il acquiert la forme que
Binger lui connaît, semble lié au caractère surnaturel du souverain bien qu’aucun sujet ne
doute réellement de sa nature humaine. Le Moogo Naaba n’en est pas moins le détenteur d’un
pouvoir hérité de « Dieu » (Wendé). Ce naam dont nous avons vu que les Mossi centraux
estiment qu’il est plus fort que tous les autres, fait de ce roi le centre du monde, peu importe
où il se trouve. D’une certaine façon, il est un « roi-soleil » comme le montre toute une
symbolique royale. Non seulement les Mossi considèrent que le monde tourne autour du
Moogo Naaba, mais ce dernier, notamment par l’accomplissement de ses obligations
religieuses, en assurerait l’harmonie et la bonne marche. La nature religieuse de son pouvoir
explique donc pourquoi les sujets doivent se prosterner devant lui, éviter de le regarder droit
dans les yeux, ne pas lui toucher la main, ne prononcer son nom qu’à bon escient et, enfin, ne
jamais s’adresser à lui directement. En effet, le kug zindba qui introduit le visiteur à la cour
est un intermédiaire obligé. De cette façon, le roi ne peut prononcer des paroles malheureuses,
et son visiteur a une chance de voir des propos parfois désobligeants « corrigés » par le haut
dignitaire105. D’autres éléments symboliques assurent une coupure radicale entre le roi et le
commun des mortels. Ainsi, à chaque éternuement du roi par exemple, l’assistance claque des
doigts. Le roi ne mange pas ou ne boit pas devant ses sujets. Sa parole est rare et d’autant plus
précieuse. En somme, un voile pudique masque ce qui peut rappeler sa condition humaine.
La mise en scène du pouvoir, sa théâtralisation, joue un rôle majeur dans la
légitimation du pouvoir royal qui n’est jamais définitivement acquise et doit donc être sans
cesse réaffirmée. Une très grande partie des activités du roi est consacrée à l’accomplissement
de cérémonies et de rites valant piqûre de rappel pour tous les sujets ou naaba subalternes afin
que tous se remémorent la place qu’ils occupent dans la société. C’est ainsi que l’on peut
comprendre l’accomplissement par le souverain de la cérémonie dite du « Soleil qui se lève
dans toute sa splendeur » (« Wind puk yaa »)106. Celle-ci, matinale, a lieu tous les vendredis.
Elle commence par la toilette du roi qui ne peut être publique. Tandis qu’une substance
religieuse est répandue autour du trône (ou geeré) et que le coussin du roi sur lequel repose
son épée est déposé dans la cour extérieure (le samandé), le roi est toiletté par des serviteurs
royaux (sogoné au sg., sogen-damba au pl.). Ces derniers l’aident à enfiler un large vêtement
105
Cet usage perdure à la Cour de Ouagadougou. Bien que l’actuel Moogo Naaba comprenne parfaitement le
français, il ne nous a jamais été possible de nous adresser directement à lui lors des audiences. Nos propos ont
systématiquement été traduits en mooré et la réponse du Moogo en français.
106
Skinner transcrit cette expression par « Wend pus yan » qui voudrait plutôt dire « Dieu vous salue », ce qui ne
renverrait en rien à l’idée de « soleil levant ». Voici pourquoi nous formulons une autre proposition. « Windiga »
abrégé en « Wind » désigne le soleil. « Puki » signifie « ouvrir, apparaître ». Enfin, « yan » est une forme
d’insistance visant à marquer le caractère exceptionnel du rayonnement solaire. Pour la description de la
cérémonie, nous nous inspirons largement de Skinner. Cf. The Mossi of the Burkina Faso…, op. cit., pp. 34-37.
100
rouge qui symbolise le soleil levant. Selon Skinner, le Moogo Naaba a pu porter un bonnet
paré de pièces d’argent symbolisant l’astre solaire. À l’extérieur, les kug zindba prennent
place sur la pierre qui leur est attribuée. Au moment de la sortie du roi, le chef des
tambourinaires royaux, le Bendré Naaba, produit un son proche du rugissement du lion.
Tandis que les musiciens jouent l’air consacré, les hommes chargés de la sécurité du Moogo
Naaba se déploient. Le chef de la garde royale et ses fusiliers s’agenouillent face à
l’assemblée. Les serviteurs du samandé sont quant à eux armés de lourds gourdins pour, écrit
Skinner, « prévenir tout crime de lèse-majesté »107. Le cheval du roi est amené ; il est
incomplètement sanglé. Le roi prend place sur le trône. Les salutations commencent. Dans un
premier temps, elles voient défiler deux groupes de hauts dignitaires : le premier est emmené
par le Baloum Naaba qui s’acquitte du napuusem. Le second est conduit par le plus important
kug zindba, le Widi Naaba. Dans le premier groupe se trouvent les chefs responsables de la
bonne tenue du palais (le Samandé, Wedang, Kamsaogo Naaba, etc.). L’autre groupe
rassemble les chefs principalement chargés des relations avec l’extérieur à savoir les Gounga
et Larlé Naaba. Ainsi, le palais se trouve en lien avec son environnement extérieur : le
pouvoir du roi se présente comme « total »108. Par la suite, le roi change de vêtements et reçoit
une seconde série d’hommages.
Le roi annonce ensuite sa volonté de se rendre à La, ancienne résidence des Moogo
Naaba. Ses kug zindba l’en dissuadent ; le cheval est dessanglé. C’est pour cette raison que
l’on a également donné à cette cérémonie le nom de « Faux Départ »109. Celle-ci s’achève à la
fin de la journée lorsque le feu préparé par le Baloum Naaba est éteint. Remarquons d’ailleurs
qu’on ne dit jamais ouvertement que le Moogo Naaba est décédé, mais plutôt que le « feu
s’est éteint ».
Cette cérémonie révèle la façon dont la société mossi se pense et s’organise autour de
la figure royale. L’existence même du rituel vient à rappeler la nécessité pour le souverain et
sa Cour de s’assurer continuellement de la loyauté de ses sujets par l’intermédiaire de ses
« corps constitués »110. La présence d’hommes armés responsables de la sécurité du roi ainsi
107
Ibid., p. 35.
Binger note que tous les vendredis, les chefs de village de la localité de Ouagadougou viennent saluer le
Moogo Naaba. Les lundis, le roi se rend à son tour à cheval dans les environs de la capitale accompagné par des
musiciens ainsi que par des serviteurs. Cf. Binger L.-G., Du Niger au golfe de Guinée…, vol. 1, op. cit., p. 465.
109
Cette cérémonie commémore le moment où Naaba Warga, désireux de chercher sa femme favorite à La, en
aurait été dissuadé par ses hauts dignitaires. Le conseil répété des kug zindba de ne pas quitter la capitale
répondrait à l’angoisse des sujets qui associaient la prospérité et le bonheur du royaume à la présence du Moogo
Naaba auprès d’eux.
110
Le peuple ne vient pas saluer le Moogo Naaba dans le désordre. Chaque composante de la société est
regroupée en fonction du sexe, de l’appartenance au « gens de la terre » ou du « pouvoir », en fonction
également de leur rapport au naam. Nous avons pu observer cet ordonnancement cérémoniel de la société lors
108
101
que de la protection des regalia rappelle la précarité du pouvoir royal en même temps qu’elle
théâtralise la soumission de tous à son égard. Enfin, le Moogo Naaba apparaît comme la clé
de voûte d’un édifice social naturellement pluriel, mais qui se veut unitaire. Cette vision d’un
royaume homogène, soumis de la même façon à l’autorité du roi, reste néanmoins à nuancer.
Il est vrai que la société mossi a fini par partager un sentiment d’appartenance commune
dépassant de loin l’horizon étroit de la famille ou du village. Ce sentiment n’est pas sans
évoquer ce que nous nommons communément le « patriotisme » qui, soutenu par un
sentiment de fierté populaire, n’a rien de spécifiquement européen111. Pensons seulement que
les Mossi ont donné leur nom pour désigner le beurre de karité (moos kaam ou « beurre
mossi »), ainsi que les chevaux par exemple (wedmoaaga ou « cheval mossi »). Cependant,
Izard note bien que la société mossi est sans cesse tiraillée entre « l’un et le multiple,
l’identique et le différent »112. Dans ce contexte, l’État royal serait un puissant dénominateur
commun, une force capable de fédérer les composantes essentielles de la société grâce à une
mise en scène de la complémentarité entre les descendants de « conquérants » et d’
« autochtones » ; entre gouvernants et gouvernés.
Effectivement, le Moogo Naaba règne à la fois sur les membres du Moos buudu,
héritiers de Wedraogo, mais également sur les tengbiiga, les « fils de la terre ». Ces derniers
jouent un rôle fondamental dans le processus de légitimation du pouvoir royal. Sur le plan
religieux, ils sont des intercesseurs auprès de Napaaga Tanga, la déesse tellurique
pourvoyeuse de « force » (« panga »). Cette « force » féminine est complémentaire à un naam
masculin auquel elle est symboliquement couplée. Ajoutons que les tengbiiga sont réputés
pour leur maîtrise des forces occultes : génies, wak ou magie noire, capacité à faire tomber la
pluie, etc. À ce titre, ils sont chargés de donner au roi ce surcroît de force qui lui permet de
régénérer son pouvoir temporel tout en le protégeant des malveillances d’ordre surnaturel. Le
Waogdogo Naaba, un Ninisi considéré comme le principal « maître de la terre » à
Ouagadougou, est ainsi particulièrement respecté par le Moogo Naaba ; il occupe une place
importante dans le déroulement des cérémonies royales. Certains tengbiiga ont par ailleurs pu
former des dynasties de hauts dignitaires à la Cour. Pour autant, si les « chefs de terre »
peuvent se voir conférer le titre de « naaba », il n’en demeure pas moins que les nakoamga
estiment disposer d’un naam qui leur est supérieur. Le pouvoir sur les hommes reste donc
des salutations rendues au Boussouma Naaba à l’occasion de son kitwaga (fête donnée à la fin des récoltes) en
décembre 2008.
111
Nous suivons en cela les propos de C.A. Bayly selon qui « comme en Europe, des patries et des sentiments
identitaires plus étroits s’étaient cristallisés en Afrique et en Asie autour de valeurs allant bien au-delà de la
simple loyauté due à une dynastie… » Cf. Bayly C.A., La Naissance du monde moderne…, op. cit., p. 118.
112
Izard M., Moogo…, op. cit., p. 113.
102
l’apanage de ces derniers, tandis que la maîtrise de la terre et de ses ressources magicoreligieuses reste entre les mains des tengbiiga. Le roi est une sorte d’exception dans la mesure
où en même temps qu’il dispose du naam, il est également considéré comme le « maître de la
force » (Pang soaba).
Pour autant, tous les habitants du royaume ne doivent pas au souverain un respect
aussi codifié et total. Ainsi en va-t-il des Peul, très nombreux dans le Moogo – surtout dans la
région du Yatenga –, qui ne sont pas tenus de saluer le Moogo Naaba comme les sujets mossi.
Selon Michel Izard, ces populations (semi)nomades « ne participent pas de façon
institutionnalisée au fonctionnement du système mossi »113. Ceux que les Mossi appellent les
Silmiisi (Silmiiga
au sg.) n’ont pas formé de chefferies intégrées dans le système
monarchique comme c’est le cas des tengbiiga. Bien au contraire, les Peul disposent
généralement d’une large autonomie pour ne pas parler d’indépendance. Leurs relations avec
le roi sont directes, c’est-à-dire non « filtrée » par des chefs subalternes ; elles ne suivent pas
le protocole habituel114. D’autres exemples prouvent qu’il existe des « angles morts » du point
de vue du contrôle royal qui limitent les prétentions du roi à exercer un pouvoir hégémonique
en son royaume. Les commerçants islamisés appelés Yarsé (Yarga au sg.) disposent eux aussi
d’une large autonomie, mais à la différence des Peul, ils sont intégrés dans le rituel
d’intronisation du souverain115. Ces Yarsé entretiennent un commerce qui se déploie de la
zone saharienne à la forêt équatoriale. À l’image des Peul, ils sont mobiles et se prêtent
difficilement au contrôle suivi d’un pouvoir en voie de centralisation et donc de
sédentarisation. Par ailleurs, d’origine mandé pour la plupart, leurs activités marchandes ainsi
que leur foi religieuse les distinguent de la plupart des Mossi qui restent encore assez rétifs
face à l’islam jusqu’aux XVIIIe-XIXe siècles. Encore faut-il constater que de nombreux Yarsé
étaient considérés comme des Mossi avant de devenir des commerçants islamisés. Les Yarsé
ne constituent donc pas une « ethnie » au sens strict, mais plutôt une catégorie socioprofessionnelle spécifique qui dispose néanmoins d’une langue particulière d’ailleurs très
proche du mooré. Notons enfin que leurs relations avec la Cour royale de Ouagadougou ont
fini par devenir très étroites. Des alliances matrimoniales ont existé entre des groupes yarsé et
113
Izard M., Introduction…, tome 1, op. cit., p. 20.
Cette faible intégration politique des Peul vaut aussi pour les populations métisses issues de mariages entre
Mossi et Peul. Ces derniers portent un nom particulier : Silmimoaaga au sg., Silmimossi au pl. Izard note qu’au
Yatenga où ils sont nombreux, les Silmimossi sont politiquement encadrés par des Peul. Izard M., Moogo…, op.
cit., p. 70.
115
Kouanda Assimi, Les Conditions sociologiques et historiques de l’intégration des Yarse dans la société mossi
de Ouagadougou, mémoire de maîtrise, Université de Ouagadougou, 1981, 144 p.
114
103
nakoamga, et des Yarsé sont devenus des conseillers très écoutés du roi116. C’est en effet
parmi eux que le Moogo Naaba trouvera des informateurs et des conseillers de choix afin de
définir la ligne politique à adopter face à la pénétration d’explorateurs puis de conquérants
européens.
Enfin, lors de l’expansion du Moogo, des groupes non mossi résiduels ont fini par être
englobé sans être totalement assimilés. Il en va ainsi des Gourounsi de la région de Laalé
(actuelle région de Koudougou). Réputés « belliqueux » et « peu disciplinés » par les Mossi,
les Gourounsi sont présents dans la partie du Moogo annexée au cours de la seconde moitié
du XVIe siècle. Ils ne sont que très faiblement encadrés par les naaba dont l’autorité est
souvent contestée, situation que l’on retrouve dans toute cette région frontalière. Comme
l’écrit Mathieu Hilgers, celle-ci « semble peu soumise au pouvoir moaga » dans la mesure où
les populations de cette partie du Moogo sont « Situées aux frontières du royaume, éloignées
de son centre de commandement, avec peu, voire aucun, représentant de la chefferie moose
sur ses terres »117. Cette constatation peut certainement être généralisée à l’ensemble des
régions périphériques où les contacts entre les nakoamga et les populations autochtones ont
été forts et ceux avec le pouvoir royal plus faibles.
Ces quelques considérations sont parfaitement résumées par cet adage mossi selon
lequel « le chef gouverne davantage sur les hommes que sur un territoire »118. Une carte
précise des commandements mossi à l’époque précoloniale – et au début de l’occupation
française – serait ainsi presque impossible à dresser. Les commandements territoriaux ne
forment pas les pièces d’un puzzle qui s’agenceraient parfaitement les unes aux autres. Pour
autant, et c’est bien ce qui compte du point de vue mossi, chaque sujet sait de quel naaba il
dépend, peu importe où il se trouve. Cependant, nous comprenons que, loin d’être absolu, le
pouvoir du roi a trouvé des limites que la Cour semble avoir voulu repousser, notamment en
étoffant son appareil de pouvoir.
116
Duperray Anne-Marie, « Les Yarse du royaume de Ouagadougou : l’écrit et l’oral », in Cahiers d’études
africaines, vol. 25, n° 98, 1985, pp. 179-212.
117
Hilgers Mathieu, Une ethnographie à l’échelle de la ville. Urbanité, histoire et reconnaissance à Koudougou
(Burkina Faso), Paris, Karthala, 2009, p. 78.
118
Skinner E. P., The Mossi of the Burkina Faso…, op. cit., p. 27.
104
Le procès de la centralisation du pouvoir
Le processus de centralisation du pouvoir a connu une de ses formes les plus abouties
à Ouagadougou119. La concentration d’un pouvoir fixé dans une capitale unique (Natenga
ou « village du roi ») est probablement à mettre en lien avec la stabilisation des frontières du
Moogo. À l’articulation des XVIIe-XVIIIe siècles, le royaume atteint son apogée. Dans le
même temps, la création d’une multitude de petits commandements caractéristique de la phase
initiale d’expansion cesse quasiment. C’est à ce moment que les institutions royales se
renforcent afin de parer à toute menace de dissolution du naam qui serait synonyme de
désintégration du royaume. Rappelons-nous en effet les problèmes de succession liés à la
finitude territoriale du royaume. Ils ont pu être source de conflits et de scissions au sein des
généalogies royales. S’il est vrai que l’espace monarchique est pensé comme un ensemble
composite, il n’est pas moins unifié autour de la figure royale, d’une histoire commune
énoncée à partir de la Cour, et des multiples procédures de contrôle que la royauté fait peser
sur ses sujets. Ainsi, Michel Izard souligne que « La centralisation du pouvoir s’accompagne
(…) de multiples procédures d’identification, d’inventaire et de classement dont l’objectif est
bien le contrôle de la société, mais dont la finalité ultime et idéologiquement la plus cruciale
est de se donner les moyens de penser l’unité du corps social à travers la multiplicité de ses
composantes ». En somme, « Volonté de contrôle et fantasme d’unification vont de pair »120.
Le règne de Naaba Warga (1737 ?-1744 ?) aurait été déterminant dans le processus de
centralisation du pouvoir. C’est probablement à cette époque que Ouagadougou serait
devenue la capitale permanente du royaume.
Avant le XVIIIe siècle, la centralité du pouvoir était incarnée par la personne du
souverain qui pouvait être mobile, particulièrement au moment de l’expansion du royaume de
la consolidation de ses frontières. Les résidences du roi étaient alors nombreuses. Naaba
Nasbiré par exemple a résidé à La, Naaba Kumdumyé à Tiou, Naaba Kuuda à Saponé avant
de se réinstaller à La121. La proximité de la plupart de ces localités avec les frontières du
Moogo indiquerait que le roi y a établi sa résidence afin de surveiller un espace instable. Par
la suite, le coup d’arrêt de l’expansionnisme mossi ne justifie plus la présence du souverain
loin du cœur du royaume. Dans ce cas, la guerre – du moins sa cessation – aurait été un
119
À la différence du royaume de Ouagadougou, le Yatenga dispose encore de plusieurs capitales au moment de
la pénétration coloniale. La Cour, itinérante, réside tour à tour à Biisigi, Sisamba, Waiguyo (Ouahigouya) ou
Ziya. L’Administration française fixera le chef-lieu du royaume à Ouahigouya.
120
Izard M., Moogo…, op. cit., p. 156.
121
La se trouve à près de 200 km au nord-ouest de Ouagadougou ; Tiou à 150 km au sud-ouest et Saponé à 50
km dans la même direction.
105
élément majeur dans le processus de centralisation du pouvoir. Au XVIIIe siècle, cette
centralisation géographique du pouvoir est à l’origine d’une révolution copernicienne122 pour
le mode de gouvernement du royaume : le roi n’est plus tenu de sillonner le royaume autour
de son centre, en revanche, les naaba subalternes de la périphérie sont sommés de se rendre
dans la capitale pour réitérer leur témoignage de soumission au dima. Cette évolution renvoie
bien à l’interdit symbolisé par la cérémonie dite du « Faux Départ » que nous avons évoquée
plus haut. Le roi doit s’employer à assurer la bonne marche du monde civilisé à partir de sa
résidence, le Na-yiri, où il accomplit ses obligations religieuses. Les cérémonies religieuses
qu’il préside sont presque toutes en rapport avec les ancêtres, qu’ils soient des fantômes
errants (kiimse, kiima au sg.) ou des esprits reposant sous terre (tenkudemdamba, tenkudenga
au sg.). Elles sont aussi une façon de faire vivre le royaume tout entier au même rythme.
Régulièrement, les naaba accomplissent les « coutumes » appelées Basga dans certaines
régions en l’honneur des ancêtres. Cette cérémonie a lieu quelques jours après la fin des
récoltes ; elle est un remerciement pour leur bon déroulement ainsi qu’un vœu de prospérité et
de santé pour l’année à venir123. Le roi y joue un rôle important. Il doit quitter son palais afin
d’éviter de croiser les ancêtres venus accepter les sacrifices réalisés par son Baloum Naaba.
Puis il reçoit les vœux de ses kug zindba ainsi que ceux des kombéré venus le saluer. Entretemps, le Bendré Naaba procède à la récitation tambourinée de la généalogie royale. La fin du
Basga royal marque le début des célébrations dans le reste du royaume.
Le Basga est également associé au Tensé qui, à Ouagadougou, est aussi appelé
« Naaba Wubri ma kuuré »124. Il s’agit littéralement de la cérémonie funéraire rendue en
l’honneur de la mère de Wubri, Pugtwenga ou la « femme à barbe ». Cette célébration
accorde une grande place aux divinités telluriques. Elle est probablement un rite de fertilité. À
en croire Skinner, elle joue un rôle important dans la cohésion du royaume dans la mesure où
la mère de Wubri est considérée comme une Ninisi. Les festivités marquent ainsi l’alliance et
la complémentarité entre les gens du pouvoir et ceux de la terre, tous unis autour de la
dynastie royale de Ouagadougou125. Ces deux cérémonies, Basga et Tensé, confèrent au
régime de la profondeur historique ainsi qu’un ancrage jusque dans les moindres villages en
122
Cette notion de « révolution » reste cependant à nuancer car pour de nombreux auteurs, notamment Leo
Frobenius et Yamba Tiendrébéogo, Naaba Kumdumyé aurait amorcé le premier un processus de centralisation
au XVIe siècle qui n’est certainement pas continu. Cf. Izard M., Introduction…, tome 1, op. cit., p. 155.
123
Skinner E. P., The Mossi of the Burkina Faso…, op. cit., pp. 129-130.
124
« Kuuré » a pour base étymologique « ku » qui renvoie à la mort. Plus généralement, le kuuré est organisé
pour toute personne décédée de façon non violente et suffisamment âgée, c’est-à-dire des vieillards ou un(e)
parent(e) d’au moins un enfant. On estime alors que la personne a suffisamment vécu et qu’elle peut donc
reposer en paix sans perturber les mortels.
125
Skinner E. P., The Mossi of the Burkina Faso…, op. cit., pp. 131-132.
106
raison de leur caractère général et répétitif. En d’autres termes, ils créent les conditions
d’émergence d’une « tradition » commune, mot que les Mossi traduisent par « rog-n-miki »,
c’est-à-dire « ce que l’on est venu trouver à la naissance ». Leur caractère cyclique, le rapport
aux ancêtres qu’elles supposent opère une distorsion ou plus précisément un étirement
presque infini du temps126 qui fait passer la royauté – et plus singulièrement la dynastie royale
– comme ayant toujours existé et ne pouvant donc disparaître.
Outre l’aspect religieux, l’accomplissement régulier des rites consacrés aux ancêtres
permet d’une part de renforcer les cascades de loyautés des naaba subalternes à l’égard du
roi, mais également de permettre à ce dernier de disposer d’un capital matériel sous forme de
cadeaux dont on se demande si le volume et la nature étaient laissés à la libre appréciation des
donateurs. À l’approche des festivités, les tengnaaba collectent des vivres (poulets, bœufs,
moutons, mil, etc.) qui sont à leur tour conservés par les kombeeré. Ce sont ces derniers qui
les apportent à la cour royale non sans en avoir conservé une part. S’agit-il là d’une forme de
fiscalité déguisée ? Ce n’est pas si sûr. À l’occasion des Tensé, le roi fait don d’une
importante quantité de vivres à ses sujets. Il en va ainsi des animaux que le Larlé Naaba fait
chercher par ses serviteurs auprès des tombes ancestrales127. L’assistance peut ainsi
consommer un grand nombre de bœufs et de moutons (poivrés ou pimentés car les ancêtres
détestent cela), marque manifeste de la puissance du roi, mais aussi de sa générosité. Bien sûr,
le souverain est le premier à bénéficier du festin. Il ne redistribue certainement pas
l’intégralité de ce qu’il a reçu. Mais, précisément, ces dons sont ostensiblement consommés –
ou seront redistribués plus tard – et ne sont donc que très peu capitalisés128. Ajoutons
qu’autant la consommation des biens du Moogo Naaba est ostensible, autant sa richesse
matérielle ne l’est pas, preuve de la haute moralité présumée d’un roi censé ne pas exploiter
son peuple… Cette vision consensuelle de la figure royale n’est pas celle qui a été retenue par
Binger lors de sa découverte du palais royal en 1889. Pour celui-ci, le roi Sanem (1871-1889)
vivait dans un état de pauvreté qui ne serait rien de moins que la meilleure illustration de la
126
L’idée de « coutume » est aussi rendue par l’expression « tenkudendé ». Elle est synonyme d’un passé
lointain, tiré des profondeurs de la « vieille terre » (tenkudré). Ces termes revêtent un aspect particulièrement
normatif du point de vue des pratiques sociales dans la mesure où ils servent à fixer la limite entre ce qui est
décent (autorisé par les ancêtres) et ce qui ne l’est pas.
127
Skinner E. P., The Mossi of the Burkina Faso…, op. cit., pp. 131-132.
128
À la question de savoir si les naaba percevaient un impôt à l’époque précoloniale, le Baloum Naaba Tanga II
nous a répondu ceci : « Vous savez… c’était pas un truc imposé. Chaque citoyen, à la fin de l’hivernage, donnait
une certaine quantité de ce qu’il a recueilli. Ils [les sujets] savent que ce n’est pas au profit du roi, mais pour
toute la population. Quand on n’arrive pas à se nourrir, on s’adresse au roi. Ses greniers propres, il l’utilise
pour sa famille et quand quelqu’un (…) se sentait nécessiteux. » Selon ce haut dignitaire de la Cour de
Ouagadougou, le palais du Moogo Naaba aurait ainsi abrité des greniers à mil qui faisaient office de banque de
céréales en cas de disette ou de famine. Cf. entretien avec S.E. le Balum Naaba Tanga II, palais du Baloum à
Ouagadougou, 26 juillet 2004.
107
décrépitude supposée des institutions royales mossi. Voici en effet la façon dont il décrit le
Na-yiri : « Je m’attendais à trouver quelque chose de mieux que ce qu’on voit d’ordinaire
comme résidence royale dans le Soudan, car partout on m’avait vanté la richesse du naba, le
nombre de ses femmes et de ses eunuques. Je ne tardai pas à être fixé, car le soir même de
mon arrivée je m’aperçus que ce que l’on est convenu d’appeler palais et sérail n’est autre
chose qu’un groupe de misérables cases entourées de tas d’ordures autour desquelles se
trouvent des paillotes servant d’écuries et de logements pour les captifs et les griots. Dans les
cours on voit, attachés à des piquets, quelques bœufs, moutons ou ânes reçus par le naba
dans la journée – offrandes n’ayant pas reçu de destination »129. Cette vision « misérabiliste »
doit évidemment être pondérée. Les naaba considèrent qu’ils tirent leur richesse du nombre
de sujets sur lesquels ils règnent, et en particulier du nombre de femmes et d’enfants dont ils
disposent. Ceci se comprend d’autant plus aisément si l’on sait que les épouses royales
entretiennent et cultivent les champs du palais destinés à l’autoconsommation, et que les
enfants auxquels elles donnent naissance peuvent entrer dans cette forme d’économie
humaine qu’est l’échange de femmes (na-pugsiuuré)130. L’importance du nombre de sujets, si
elle ne peut pas être précisément mesurée, se traduit par le volume des cadeaux offerts au roi
lors des cérémonies religieuses ou le nombre d’audiences sollicitées auprès du lui131. Pour
résumer, disons que l’État royal est bien au cœur du système économique mossi, notamment
par sa forte capacité de redistribution, sans pour autant en contrôler parfaitement les flux.
Cette situation va néanmoins progressivement évoluer parallèlement au renforcement de la
centralisation du pouvoir à partir des années 1730-1750.
La fixation du gouvernement à Ouagadougou coïncide avec la réforme de l’appareil
administratif engagé sous le règne de Naaba Warga. La concentration géographique du
pouvoir est à mettre en relation avec le renforcement des compétences au détriment des
lignages nakoamga. Pour être plus précis, Naaba Warga aurait soutenu le développement d’un
système de gouvernement soutenu par des dignitaires issus du monde des Talsé. Cette
politique aurait été le prolongement de celle engagée à la toute fin du XVIIe siècle par Naaba
Koabgha qui aurait froissé la noblesse mossi en tentant d’en limiter l’influence par le
renforcement de son propre pouvoir avec le concours des poeesé (poeega au sg.), à la fois
129
Binger L.-G., Du Niger au golfe de Guinée…, vol. 1, op. cit., p. 460.
Le Moogo Naaba reçoit à cette occasion de nombreuses femmes de la part de ses sujets. La plupart d’entre
elles lui permettent de conclure des mariages arrangés et de renforcer sa clientèle. Le premier enfant issu du
mariage entre une femme pugsiuure et le bénéficiaire doit être rendu au donateur. Une partie d’entre eux restent
à la Cour. Ce système est en usage dans l’ensemble de la société mossi et n’est pas propre à la noblesse.
131
Ajoutons à cela que le roi tire des revenus non négligeables de ses activités judiciaires. Il perçoit également le
faado, un droit de succession à une chefferie vacante dont s’acquitte le fils aîné du naaba défunt. Enfin, à la mort
de son Kamsaogo Naaba, l’intégralité des biens de cet eunuque revient au roi.
130
108
devins et magiciens royaux132. Naaba Warga aurait en outre réorganisé le Na-yiri en le dotant
d’un corps de serviteurs royaux, les sogoné, qui vivent dans des quartiers distincts de la
capitale et donc loin de l’influence des nakoamga. Ces jeunes garçons âgés de 10 à 20 ans,
symboliquement travestis en femmes, portent les pagnes, les bijoux et la coiffure des épouses
royales. Selon Skinner, ils remplissent justement les tâches jadis dévolues aux femmes du roi
que Naaba Warga aurait souhaité écarter des intrigues de la Cour133. Cette féminisation du
service royal vaut « neutralisation » politique et rappelle que les sogoné sont au service
exclusif du roi. D’origine mossi, ce groupe des serviteurs est complété par un autre constitué
d’anciens captifs de jeune âge (les dapor’na yiri damba), et d’autres, adultes (les bilbaalsé).
Précisons que les sogoné ne sont pas seulement cantonnés dans des tâches domestiques
ingrates. Leur rôle politique est plus que certain. Skinner note qu’ils ont pu jouer le rôle de
messagers auprès des autres Cours royales134. Proches du roi, le côtoyant au quotidien et dans
son intimité, ils peuvent également être sollicités par certains prétendants à la chefferie afin
d’en savoir un peu plus sur leurs chances de réussite, ou de savoir quels cadeaux pourraient
permettre d’emporter la décision… Enfin, ils constituent certainement un réseau
d’informateurs enserrant de près ceux venus se rendre à la cour.
Le pouvoir des kug zindba se serait probablement renforcé parallèlement à la constitution
de ces corps de serviteurs. Il est hélas presque impossible de suivre de près l’évolution
historique de cet appareil de gouvernement. Nous savons cependant qu’une fois son
organisation fixée, la Cour se compose de cinq principaux dignitaires dont voici l’ordre de
préséance :
1) Widi Naaba, premier gardien des chevaux, principal dignitaire de la Cour aussi
appelé « Moos’ba » (« père des Mossi ») ou « Sida soaba » (« détenteur de la
vérité »),
2) Larlé Naaba, responsable des tombes royales qui assistait le Moogo Naaba au
combat,
3) Gounga Naaba, chargé de diriger la bataille si le chef de guerre du Moogo Naaba
perdait la vie,
4) Baloum Naaba, chef des serviteurs du Moogo Naaba, responsable de l’entretien du
palais et de son intendance, sorte de porte-parole du roi,
5) Kamsaogo Naaba, eunuque chargé de la surveillance du gynécée royal.
132
Izard M., Introduction…, tome 1, op. cit., p. 162.
Skinner E. P., The Mossi of the Burkina Faso…, op. cit., p. 44.
134
Ibid., p. 117.
133
109
Cet ordre protocolaire ne doit cependant pas nous induire en erreur, car l’importance
de chacun a pu évoluer au gré des circonstances et de leur personnalité. L’origine non noble
de la plupart de ces dignitaires, et même dans certain cas non mossi, signale la prise de
distance de l’État royal d’avec les logiques segmentaires de dévolution du pouvoir. Les kug
zindba doivent en effet leur situation au souverain qui les a élevés ; ils servent le royaume
davantage que les intérêts de leur famille et parfois… que ceux du roi ! Ces naaba ont en effet
fini par constituer de véritables dynasties de serviteurs royaux135 disposant d’une certaine
marge d’autonomie, ce qui nous fait penser, par certains aspects, à quelques familles de
grands serviteurs de l’État royal sous Louis XIV, à commencer par Colbert. La devise de ce
dernier, « Pro rege, saepe, pro patria semper » (« Pour le roi souvent, pour la patrie
toujours »), aurait pu être partagée par bien des kug zindba. Du point de vue du souverain,
nous avons vu qu’ils peuvent permettre au roi de limiter les prétentions de la noblesse de
sang. Mais, en retour, l’accroissement de leurs prérogatives peut aussi restreindre le champ
d’action propre de leur souverain. Une fois leur fonction pérennisée et transmissible, les kug
zindba ont incarné la continuité de l’État au-delà de la discontinuité des règnes136. En effet,
l’avènement d’un nouveau roi ne se traduit jamais par la dissolution du Conseil de
gouvernement. Les kug zindba ne s’effacent de la scène politique qu’à leur mort. Ajoutons à
cela que ce sont eux qui élisent le souverain. Enfin, le Widi Naaba peut inciter un Moogo
Naaba ayant gravement fauté à se donner la mort. Certains dignitaires très âgés ont acquis une
telle expérience du gouvernement et des intrigues qu’il recèle qu’ils font office de tuteurs à
l’égard du souverain nouvellement intronisé. Forment-ils pour autant l’ « appareil
bureaucratique » dont Max Weber nous dit qu’il est une des conditions essentielles permettant
de déceler l’existence de structures étatiques ?
L’expression, appliquée au contexte particulier du Moogo ancien pose bien sûr problème
et paraît anachronique. L’écriture n’était guère en usage à la cour royale. Seul l’arabe était
parfois employé, mais de façon assez limitée et dans des circonstances précises137. Cependant,
135
Les anthropologues se sont hélas peu intéressés à la reconstitution des généalogies des grands serviteurs. Si
les dynasties royales ont été assez précisément reconstituées – estimation des dates de règne comprises –, nous
n’avons en revanche aucune idée de la durée moyenne d’exercice de la charge de kug zindba pour la période
précoloniale. Un cas semble cependant éclairant même s’il paraît assez exceptionnel. Nous savons en effet que le
Baloum Naaba Tanga a occupé cette fonction pendant 40 ans (entre 1910 et 1950). Il a ainsi servi deux
souverains : Naaba Koom II (1905-1942) puis Naaba Saaga II (1942-1957). Il est possible d’imaginer qu’une
telle longévité n’a pas été un fait sans précédent dans l’histoire du Moogo.
136
Izard M., Moogo…, op. cit., p. 109.
137
Selon Michel Izard, il existait cependant à la Cour de « petites élites de lettrés, au sein desquelles les cours
royales moose puiseront des conseillers, à qui seront notamment confiées des missions de caractère
diplomatique avec la transmission de messages écrits ». Cf. Izard M., Moogo…, op. cit., p. 24. Cette affirmation
110
Weber nous dit bien que ce qu’il appelle « domination légale à direction administrative
bureaucratique » n’est qu’un modèle théorique historiquement et géographiquement situé. Il
estime que cet « idéal-type », considéré comme tel, peut dès lors être « confronté par la suite
aux autres »138. C’est ce que nous allons tâcher de faire par comparaison avec le
fonctionnement du pouvoir central ouagalais. De la description que Weber fait de ce type de
« domination », nous retiendrons qu’elle se fonde sur le principe rationnel du droit, et que les
ordres donnés par le détenteur du pouvoir engagent la communauté entière, non en son nom
propre ou celui du « groupe », mais du droit, et que cet ordre est respecté non en vertu de
l’individu qui le prononce, mais des institutions légales qu’il représente. Enfin, Weber postule
la nécessité pour que l’on puisse parler de « fonctionnaires » ou « bureaucrates » d’une
professionnalisation de leur fonction ainsi que la constitution d’un capital de savoir,
technique, qui permette d’exercer le pouvoir dans le respect des lois139. Que ces lois doivent
nécessairement être écrites, Weber ne l’affirme pas. Remarquons que Naaba Warga a
précisément souhaité remettre de l’ordre et unifier ce que l’on appelle communément le
« droit coutumier » qui, oral, n’en est pas moins maîtrisé par une minorité dont les kug zindba
font partie. Ce droit non écrit est suffisamment fort pour limiter l’autorité royale et éviter les
abus d’autorité les plus manifestes. Les hauts dignitaires en sont les garants ; ce rôle leur
confère une forte autorité morale auprès des sujets sans laquelle le consentement de ces
derniers à être gouvernés serait presque impossible à obtenir, surtout si l’on tient compte de l’
« étendue démographique » de l’autorité royale, peut-être 600.000 sujets à la fin du XIXe
siècle140. Si le corps des hauts serviteurs deviendra littéralement une bureaucratie sous la
colonisation française, elle n’en possède pas moins les attributs fondamentaux à l’époque
précoloniale, sans quoi il serait bien difficile de comprendre comment ils ont pu s’adapter si
vite pour la plupart d’entre eux aux attentes des autorités françaises. Certains mots, d’usage
trop courant ou qui n’ont pas été suffisamment examinés tels que « tradition » et « coutume »
masquent certainement cette réalité. L’autorité dont disposent les kug zindba se fonde sur la
répétition ou l’illusion de la répétition que confère son institutionnalisation. Cette dernière
vaut probablement pour une période assez tardive dans l’histoire du Moogo. L’apparition de ces lettrés
arabophones pourrait coïncider avec l’expansion de l’islam, essentiellement à partir du milieu du XVIIIe siècle.
À la fin du siècle suivant, les officiers français de la conquête constatent la présence de Hausa ou de Sonraï
islamisés disposant d’une forte influence auprès du Moogo Naaba.
138
Weber M., Économie et Société, op. cit., p. 290.
139
Ibid., pp. 292-293.
140
Michel Izard estime que la population totale du Moogo atteint un peu plus d’un million d’âmes à la fin du
XIXe siècle. Le Yatenga est le royaume le plus densément peuplé. Celui de Ouagadougou, dont les densités sont
certainement très proches, est la formation politique la plus vaste. Nous pensons qu’elle concentrait
vraisemblablement au moins la moitié de la population « mossi » totale. Cf. Izard M., Moogo…, op. cit., p. 74.
111
confère à son tour un soupçon de légitimité aux ordres qu’ils donnent, sans pour autant que
tout risque de contestation populaire de leur autorité ne soit écarté. Pour résumer, si les kug
zindba ne disposent à notre connaissance d’aucun commandement territorial avant le début du
XXe siècle, il n’en demeure pas moins qu’ils sont chargés de faire fonctionner les institutions
étatiques de la façon suivante :
1) en assurant la régularité de la succession sur le trône et en réalisant les choix qui
permettront de trouver le candidat le plus capable sur le plan politique,
2) en servant d’interface entre le roi, son espace intime (le Na-yiri), et le monde
extérieur, notamment en introduisant chacun une frange précise de la population
auprès du roi, ou en surveillant de près les agissements des kombéré qui, eux, sont
souvent des nobles de vieille souche,
3) en conseillant le roi lors de la nomination des nouveaux kombéré,
4) en canalisant les circuits d’informations qui remontent des villages jusqu’à la
capitale et inversement,
5) en produisant ou en contrôlant le savoir qui permet de penser le royaume comme
unitaire (élaboration et diffusion d’une histoire « officielle » par exemple),
6) en assurant auprès du roi des fonctions de guerre,
7) en assurant la collecte puis la redistribution des recettes fiscales payées en nature
(mil, bœufs, poulets…) ou en monnaie (cauris),
8) en veillant à ce que le contrat passé tacitement entre le roi et son peuple au
moment de l’intronisation (prospérité, paix, stabilité) soit respecté,
9) en jouant un rôle judiciaire de dernière instance lorsque les conflits n’ont pas été
réglés au niveau des villages ou des groupes de villages (préparation des audiences
royales, examen des causes des plaignants, sélection de ces derniers, exécution
indirecte des peines).
Ces kug zindba sont également assistés d’autres naaba dont la charge est
probablement de création plus récente et dont la contribution au renforcement de la
centralisation du pouvoir est importante. Il s’agit en particulier des chefs chargés de surveiller
les marchés (raaga au sg., raasé au pl.), en particulier à Ouagadougou, et d’y prélever les
taxes pour le fisc royal. Selon Yamba Tiendrébéogo, le règne de Naaba Zombré (1744 ?1784 ?) aurait été marqué par l’organisation des marchés par le pouvoir central et la création
112
d’un corps de surveillants d’origine captive141. S’il est impossible de vérifier ce point, nous
savons cependant que la Cour y disposait de relais à la fois chargés de leur sécurité, mais
aussi du recouvrement de diverses taxes prélevées en nature. Il existait ainsi un Raaga Naaba,
chef des marchés de la capitale, placé à la tête du Kos Naaba (percepteur principal) et du
Nemdo Naaba (chargé de recouvrer les taxes sur le bétail). Ceci ne signifie cependant pas que
la Cour disposait d’une grande maîtrise des transactions commerciales réalisées dans le
royaume ; elle ne semble d’ailleurs pas avoir manifesté le désir de la renforcer davantage.
Pour en revenir au service royal, nous comprenons qu’en l’espèce, c’est bien ce groupe
d’hommes appartenant à ce que l’on pourrait qualifier de « noblesse de robe » qui gouverne
bien que certains parents du roi – donc des nakoamga – puissent également disposer d’une
forte influence, tout comme la principale épouse du naaba, la Pugkeema, dont on sait qu’elle
peut jouer un rôle politique important à la Cour142. Désormais, il nous paraît utile de revenir
quelques instants sur la façon dont se déroule la succession au trône royal. En effet, celle-ci en
dit long sur la nature de l’État royal et son fonctionnement.
Les deux corps du roi ou la continuité de l’État
Le décès d’un roi est pratiquement toujours attribué à une cause surnaturelle ou
mystérieuse. Skinner pense que ce type de rumeur a pour but de dramatiser la gravité de la
situation et met ainsi en lumière l’importance du Moogo Naaba en tant que garant de
l’harmonie du royaume143. En général, un sogoné vient constater la mort du souverain.
Aussitôt, celle-ci est annoncée aux cinq kug zindba ainsi qu’à ses enfants. Le Waogdogo
Naaba, chef « autochtone » de la capitale, est chargé de préparer les rites d’enterrement144.
Pendant ce temps, l’annonce du décès reste confidentielle jusqu’à ce que les prétendants au
trône soient réunis et que le Tapsoaba ait fait venir ses troupes afin de protéger la royauté
d’éventuels usurpateurs. C’est à ce moment que des cris annoncent pudiquement la mort du
roi par l’expression « le feu s’est éteint ». L’interrègne débute. Il peut être assez long,
141
Tiendrebeogo Y., Histoire et coutumes royales…, op. cit., p. 35.
Un proverbe dit que « ce que la barbe décide le jour, le pagne lui a soufflé la nuit ». La Pugkeema dispose
notamment du droit exceptionnel d’assister au conseil restreint du roi.
143
Skinner E. P., The Mossi of the Burkina Faso…, op. cit., p. 51. Nous empruntons à cet auteur l’essentiel de la
description du déroulement des rites funéraires et des étapes menant à l’élection du nouveau roi.
144
Delobsom précise qu’un caveau est creusé afin de déposer ce qui pourrait être utile au roi lors de son séjour
dans l’au-delà. Le Moogo Naaba y repose après avoir été lavé et vêtu d’un boubou blanc. Cf. Delobsom A.D.D.,
L’Empire…, op. cit., p. 125. La tombe de Naaba Wubri, qui se trouve dans le village de Wayalgué devenu
« Wubri-Yaoogen », est un haut lieu de l’histoire mossi et un passage obligé pour tout nouveau Moogo Naaba.
Des reliques du roi sont également déposées à Loumbila et à Guilongou. Dans ce dernier village, de petites
statuettes de bronze à l’effigie des Moogo Naaba défunts ont été déposées.
142
113
notamment en raison de l’ouverture plus ou moins importante de la compétition pour la
succession. Car le fils aîné du naaba n’est pas assuré d’emporter la décision des kug zindba.
Un proverbe mossi dit en effet que « ce n’est pas le plus vieux qui connaît le mieux l’éléphant,
c’est celui qui a le plus parcouru la brousse »145. En d’autres termes, les hauts dignitaires ont
la lourde responsabilité de choisir le candidat qui dispose des meilleures aptitudes physiques
et mentales pour occuper la charge royale. Le Moogo ne connaît ainsi pas de roi « mineur » et
donc pas de régence imposée par cette circonstance. Il ne voit pas davantage monter sur le
trône des souverains au « corps débile » et à l’ « âme fragile » à l’image d’un Charles II
d’Espagne
(1661-1700)146.
Tout
prétendant
atteint
d’un
handicap
physique
est
systématiquement écarté de la succession. Les kug zindba s’emploient également à choisir un
prince dont le sens politique est suffisamment aigu pour bien exercer le pouvoir147. Cet aspect
de la succession montre bien que l’État royal s’est partiellement affranchi des logiques
segmentaires de dévolution du pouvoir. Le maintien des institutions prime sur les intérêts des
familles princières et les ambitions personnelles. Pour autant, le fils aîné du roi défunt a
généralement plus de chances de l’emporter que les autres. Mais, même dans le cas où la
succession paraît évidente, la procédure électorale est maintenue et la compétition pour le
pouvoir mise en scène.
Lors de l’interrègne, un chaos « organisé » et ritualisé s’empare du royaume et surtout
de la capitale. Les scènes de pillage se multiplient et ne sont pas condamnées. Elles sont aussi
bien le fait des sujets que des naaba. Ce désordre vient renforcer par contraste l’idée selon
laquelle les institutions royales sont seules capables d’assurer la stabilité de la société mossi.
Au cours de cette période, la fille aînée du roi, la Napoko, assure le gouvernement du
royaume. Cette « femme-chef » assure un pouvoir politique réel et tient lieu de Moogo Naaba
pour une période variant de quelques jours à plusieurs mois. Son sexe lui interdit bien
évidemment d’occuper durablement le trône. Du reste, elle symbolise le roi mort dont elle
145
Izard M., Moogo…, op. cit., p. 141.
Ce roi a été victime de nombreux mariages consanguins au sein de la dynastie des Habsbourg. Un tel cas de
figure est peu probable dans le Moogo dans la mesure où l’endogamie est très exceptionnelle, particulièrement à
la Cour où prévaut le na-pugsiuuré ou « échange de femmes royal ».
147
La formation politique des princes nous est largement inconnue. Nous savons cependant que le candidat ayant
de grandes chances de l’emporter, en l’occurrence le fils aîné du défunt, se voit attribuer à une date inconnue le
commandement de Djiba s’il a au moins dix ans au moment où son père accède au trône. Ceci permet de
satisfaire l’appétit du prince ainsi que de l’écarter de la Cour non seulement pour le protéger des intrigues, mais
aussi pour protéger le roi d’un fils trop ambitieux. Les plus jeunes princes sont quant à eux élevés par la famille
de leur mère. A Djiba, le nabiiga reçoit une instruction pratique – l’art équestre –, magico-religieuse – l’usage du
wak et les façons de s’en prémunir –, ainsi qu’une éducation politique « pratique » par l’exercice de sa charge de
Djiba Naaba. Celle-ci ne le dispense pas de respecter les kombéré de la région comme ses pairs, même s’il
dispose de la bienveillance particulière de son père. Cf. Skinner E. P., The Mossi of the Burkina Faso…, op. cit.,
pp. 47-48.
146
114
reçoit les habits et insignes royaux. Au moment où elle reçoit les visiteurs venus lui rendre
hommage, le tambourinaire assis à ses côtés s’écrit : « Vous avez dit que le Moogo Naaba est
mort ! Et bien, qui est cette personne assise là ? Dites-moi ! N’est-ce pas le Moogo
Naaba ? »148. Ces propos ne sont-ils pas à mettre en lien avec la métaphore des « deux corps
du roi » évoquée par l’historien Ernst Kantorowicz ?149 L’un serait naturel et donc soumis aux
vicissitudes de la condition humaine (maladie, vieillesse, mort)150. L’autre serait surnaturel et
éternel : il symboliserait le concept d’État, et donc un « imaginaire de la continuité »151 que
l’on retrouve parfaitement dans la société mossi. Selon Georges Balandier, ce type de
dédoublement symbolique vient prévenir tout risque de « déforcement général » de la société
liée au déforcement physique du roi dont le point extrême – la mort – constitue un « risque
majeur pour la collectivité et le monde auquel celle-ci est liée [et qui doit donc être]
escamotée, symboliquement vaincue »152. Après l’enterrement du corps royal, la compétition
pour le pouvoir commence. Une autre figure représentant symboliquement la continuité du
gouvernement remplace la Napoko. Il s’agit du Kurita, ce qui signifie littéralement le « mort
régnant ». En général, il est un des jeunes fils du Moogo Naaba décédé. À son tour, il reçoit
les habits de son père ainsi que son cheval. Cette fonction n’est pas une bénédiction pour celui
qui l’a reçue. En effet, une fois l’intronisation du nouveau roi accomplie, le Kurita devra
définitivement s’éloigner du palais et ne pourra prétendre au naam153. C’est pour cette raison
que de nombreuses épouses royales cachent leurs fils lorsque le Kamsaogo Naaba vient parmi
elles afin de choisir le Kurita. Dans bien des cas, le haut dignitaire vient désigner celui que
l’on considère comme le pire ennemi du successeur pressenti au trône.
148
Skinner E. P., The Mossi of the Burkina Faso, op. cit., p. 52.
Kantorowicz Ernst, Les Deux corps du Roi, Paris, Gallimard, 1989 (1ère éd. : 1957), 643 p. Cette théorie
fondée à partir de l’exemple de l’Angleterre des Tudor peut être appliquée dans d’autres contextes. E. Le Roy
Ladurie montre en effet que lors du décès de François Ier un mannequin ressemblant fidèlement au roi précède le
cortège funèbre. Les Parlementaires qui en font partie ne portent pas les couleurs du deuil (le noir), mais le
rouge, rappelant que « la justice ne meurt jamais », pas plus que l’État royal. Cf. Le Roy Ladurie E., L’État
royal…, op. cit., p. 14. Chez les Mossi, en lieu et place du mannequin, nous retrouvons la Napoko travestie en
roi, mais, différence notable, exerçant un pouvoir réel bien que limité dans le temps.
150
Le caractère mortel du corps physique du Moogo Naaba lui est rappelé quotidiennement. Delobsom note à ce
sujet qu’ « Il y a dans la maison de tout Mogho-Naba un coin de mur orné d’assez jolis dessins, c’est par là que
le Mogho-Naba mort passe pour aller au tombeau. La vision de ce coin peu fréquenté rappelle au chef vivant la
fin de tout être mortel et lui fait savoir que, s’il a remplacé quelqu’un, on le remplacera lui aussi un jour,
puisque le coin doit devenir une couverture destinée à laisser passer son corps à la fin de ses jours. » Cf.
Delobsom A.D.D., L’Empire…, op. cit., p. 125.
151
Blondiaux Loïc, « Kantorowicz (Ernst), Les deux corps du Roi », in Politix, Paris, 1989, vol. 2, n° 6, p. 86.
152
Balandier Georges, Le Détour…, op. cit., p. 33.
153
Pour Michel Izard, le Kurita est alors symboliquement tué et mangé. C’est le sort bien réel qui attend son
double, à savoir son cheval. Cf. Izard M., Moogo…, op. cit., p. 144.
149
115
À ce moment, le Collège électoral, composé de cinq hauts dignitaires (le Widi, Larlé,
Gounga, Kamsaogo Naaba ainsi que le Tapsoba)154, se réunit et délibère en toute discrétion
non sans avoir reçu des cadeaux de la part des candidats. Pour autant, les pressions extérieures
de ceux qui se disent prêts à « manger le naam » n’épargnent pas le service royal. Des cas de
coups de force ou de tentatives de corruption de la part des prétendants ne sont pas inconnus
comme nous le constaterons plus loin. Le Widi Naaba joue un rôle apparemment décisif dans
ce processus électoral. Son poids lors des délibérations est important, et c’est lui qui est
chargé d’annoncer le choix du Collège. Au cours de la deuxième nuit des cérémonies
funéraires, le Widi fait envoyer un messager auprès de l’heureux candidat. Une fois le jeune
prince en compagnie du Widi, ce dernier lui demande : « Avant que ton père (ou frère) meurt,
t-a-t-il désigné comme successeur ? ». L’élu répond aussitôt « Non, mon père (ou frère) vous
a accordé une totale liberté pour choisir qui vous voulez qu’il soit aveugle ou lépreux »155.
Cet échange a lieu trois fois de suite ; il montre quel est le rôle joué par le service royal en
matière de succession et sa relative autonomie dans la conduite des affaires de l’État.
Une fois le choix du successeur rendu publique, ce dernier se voit enlevé le manteau
en peau de chèvre qui était commun à tous les candidats, et revêt un vêtement blanc. Le
Baloum Naaba lui remet les regalia tandis que le nouveau souverain monte un cheval non
sanglé. Ce dernier quitte le palais par la porte des femmes et, à ce moment, la Napoko crie
« Le soleil a réapparu ! Le feu s’est rallumé ! La terre vit à nouveau ! ». Entouré par une
foule de nakoamga, de musiciens et de sujets, le Moogo Naaba fait trois fois le tour de
l’enclos. C’est à ce moment que les hauts dignitaires lui font soumission avant de lui
prodiguer quelques conseils de gouvernement assistés de vieux chefs. Le Bendré Naaba entre
en scène et procède à la récitation tambourinée de la généalogie royale, inscrivant ainsi le
nouveau règne dans la continuité des précédents. Ce rapport à l’histoire est également
conforté par ce voyage que fait le nouveau souverain vers les hauts lieux de l’histoire du
royaume. Cette remontée symbolique dans le temps est également pratiquée dans le Yatenga.
Après la récitation de la généalogie royale, la foule acclame le roi par son titre tout en
prononçant son « nom de guerre ». Voici venu le temps pour le souverain de faire le tour des
quartiers de la capitale et de ses environs afin de recevoir l’allégeance de ses chefs
154
A Tenkodogo, le roi est élu par deux principaux nayirdamba qui sont le Damporé et le Samandé Naaba. Le
premier chef joue un rôle judiciaire de premier plan et assure l’interrègne à la suite du décès du roi. Le second
est un représentant de la société autochtone bisa. Cf. Kawada J., Genèse et dynamique de la royauté…, op. cit.,
pp. 154-156. Au Yatenga, les nesomdé qui élisent le roi sont le Togo, Baloum et Weranga Naaba, respectivement
héraut du roi, intendant palatin et chef des chevaux. Cf. Izard M., Gens de pouvoir, gens de la terre..., op. cit., p.
29.
155
Skinner E. P., The Mossi of the Burkina Faso…, op. cit., p. 40.
116
subalternes. À ce stade de la cérémonie, les kug zindba n’ont pas fini d’exprimer leur loyauté
au nouveau roi. Mais cette fois, ce serment les engage aux yeux des ancêtres dont la
bénédiction est assurée par l’entremise du Waogdogo Naaba chez qui le Moogo Naaba a
passé une nuit. La suite des événements se traduit par une reconstitution symbolique de la
chaîne de commandements qui permettra au naaba de tenir son royaume. Parvenu dans un
quartier de la capitale appelé Paspanga (litt. « Ajouter de la force »), le Moogo Naaba,
accompagné du Tapsoaba, reçoit l’allégeance de tous les kombéré venus le saluer. Ceci laisse
à penser que le déroulement de l’intronisation telle que nous venons de le décrire a
probablement pris cette forme peu après le parachèvement du processus de centralisation du
pouvoir, c’est-à-dire au XVIIIe siècle.
Cette cascade d’hommages et d’actes de soumission est d’autant plus cruciale que,
depuis la fixation de la capitale à Ouagadougou, le Moogo Naaba devra compter sur la
moralité des chefs subalternes (kombéré et tengnaaba) qui peuvent constituer autant d’écrans
entre lui et ses sujets. Reste à s’assurer de la soumission des prétendants exclus du trône.
Cette situation est d’autant plus grave pour les malheureux candidats qu’ils sont dès lors
assurés de voir le naam perdu pour toute leur descendance. Afin d’éviter que le règne du
Moogo Naaba ne soit entaché par des luttes fratricides, les hommes éconduits se rendent
auprès du roi à Paspanga afin de l’assurer de leur entière loyauté. Nous savons cependant que
ces promesses sont loin d’être toujours tenues… Enfin, la cérémonie s’achève avec le départ
du roi pour le quartier de Dimvuusé (litt. « Le repos du roi »), loin des ancêtres qui peuplent le
palais. Celui-ci peut d’ailleurs être reconstruit à la demande du souverain.
Cette procédure d’intronisation, les logiques qui la sous-tendent, sont pratiquement
reproduites à l’identique à tous les niveaux subalternes du pouvoir. Elle donne au royaume
son homogénéité politique et renforce la chaîne de commandements par délégation du pouvoir
royal aux kug zindba et kombéré ainsi que par les opérations de reconnaissance mutuelle de
leur naam et de leur hiérarchisation. Pour autant, nous allons voir que le développement de
l’appareil étatique est loin d’avoir atteint tous ses buts, en particulier celui pour lequel le
Moogo Naaba a prêté serment : faire honneur à ses ancêtres en apportant au royaume paix,
stabilité et prospérité.
117
Ordre et désordre dans le Moogo ancien : la situation géopolitique à la
veille de la conquête coloniale
Le Moogo et son espace proche
Nous souhaiterions désormais examiner l’insertion du Moogo dans son environnement
géopolitique avant de porter notre attention sur les conséquences qui en découlent sur sa vie
politique interne. Notre approche se fera par cercles concentriques, à commencer par les
relations qu’entretiennent les Mossi avec leur espace sous-régional.
Au moment de sa stabilisation territoriale, la superficie du Moogo est estimée à
environ 63.500 km². Il épouse presque complètement le Bassin de la Volta Blanche à
l’exception d’un saillant méridional peuplé par des Bisa. Deux fleuves ont longtemps délimité
le Moogo : la Volta Rouge à l’ouest et la Volta Blanche à l’est. Pour nombre d’explorateurs
ou de fonctionnaires coloniaux européens, l’espace « voltaïque »156, beaucoup plus large, se
distingue par une « organisation » circulaire distinguant un « centre » homogène sur le plan
culturel, social et politique (le Moogo) et une périphérie nettement plus hétérogène, peuplée
par de nombreuses sociétés qui ne se sont pas organisées sous forme d’État, de royauté ou de
chefferie. Les aires peuplées par les Samo, les Gourounsi et les Bisa, pratiquement toutes
situées le long de la frontière occidentale du Moogo, peuvent apparaître comme
particulièrement instables. C’est ce qui retient l’attention de Binger selon qui « Les habitants
du Gourounsi en général et les Nonouma en particulier sont loin d’avoir une bonne
réputation : au dire de tous ceux que j’ai interrogés, ce pays est excessivement dangereux à
traverser quand on n’est pas armé »157. D’après cet explorateur, le pays gourounsi ne serait
pas plus sûr. Cette vision contraste avec celle d’un Moogo considéré par Monteil comme un
« grand empire qui occupe le centre de la boucle du Niger, sur une superficie de 100 000
kilomètres carrés au minimum », et qui, « Au milieu des invasions qui ont ravagé le Soudan
au travers des âges, (…) semble avoir conservé son indépendance et le caractère très spécial
de sa civilisation »158. Le contraste entre ces deux espaces devient rapidement un topos de la
littérature coloniale. S’il exprime une approche peu nuancée de la situation géopolitique des
pays voltaïques, il n’en renferme cependant pas moins quelques points intéressants.
156
Voir le chapitre 4.
Binger L.-G., Du Niger au golfe de Guinée…, vol. 1, op. cit., p. 433.
158
Monteil P.-L., De Saint-Louis à Tripoli…, op. cit., p. 121.
157
118
Les espaces frontaliers situés à l’ouest du Moogo sont en effet occupés par des
populations qui ne possèdent pas de centre politique rayonnant dans la durée au-delà d’un
lignage ou d’un village. La nature mouvante, multicentrée et très souple de leur organisation
les rend redoutables pour toute puissance désireuse de les annexer. À plusieurs reprises, les
naaba en ont payé un prix élevé et ont dû renoncer à toute occupation militaire dans cette
direction. N’ayant aucune tête politique précise à « décapiter », ces populations ont finalement
eu raison de l’ardeur des troupes mossi et de leurs cavaliers pourtant redoutés. Par
conséquent, les opérations armées des Mossi dans la zone sont restées limitées et ne se sont
traduites « que » par des raids ponctuels pourvoyeurs de captifs. De plus, le système de la
« parenté à plaisanterie » (rakiiré)159 a pu permettre d’établir des relations « normalisées »
entre les Mossi et le peuple samo. Enfin, nous savons assez peu de choses concernant les
relations entretenues entre les Mossi et les Bisa. Des conflits ont pu les opposer, notamment
sous le règne des Moogo Naaba Naamweega (1670 ?-1681 ?) et Doulougou (1796 ?1825 ?)160. À l’image des Gourounsi, de nombreux Bisa auraient été réduits en esclavage par
ces souverains161. Mais ces contacts n’étaient pas toujours conflictuels, loin s’en faut, en
témoigne la présence d’épouses royales d’origine bisa à la Cour du Tenkodogo Naaba où, du
reste, ces mêmes Bisa jouent un rôle important dans la nomination du nouveau roi. En
somme, ces populations n’ont pas constitué de menace grave pour l’intégralité territoriale du
Moogo. Cependant, elles l’ont peut-être renvoyé à ses propres faiblesses à savoir l’inexistence
d’une armée permanente capable de les faire définitivement plier sous l’autorité des naaba.
D’une certaine façon, la présence de cette « périphérie » peu sécurisée a paradoxalement pu
contribuer à préserver le Moogo des agressions venues de zones soudanaises plus
lointaines162.
L’espace frontalier oriental et méridional du Moogo semble moins conflictuel. Au sud,
l’enclave bisa ne constitue pas une menace sérieuse pour l’intégrité du royaume de
159
Cette pratique très répandue en Afrique de l’Ouest permet d’établir des relations familiales symboliques avec
certaines populations ou certains membres de sa famille. Elles sont généralement placées sous le signe de la
« familiarité » parfois la plus crue. Dans ce cadre précis, il est possible de se moquer sévèrement de son parent à
plaisanterie (rakiya au sg., rakiiba au pl.) sans risquer d’en venir aux mains avec lui. Pour cette raison, il est
possible de considérer que le rakiiré constitue une forme de relation « diplomatique » qui permet d’apaiser les
relations entre sociétés voisines. Sur cette question, voir Canut Cécile et Smith Étienne, « Pactes, alliances et
plaisanteries : pratiques locales, discours global », Cahiers d’Études Africaines, n° 184, 2006, pp. 687-754, ainsi
que Sissao Alain Joseph, Alliances et parentés à plaisanterie au Burkina Faso. Mécanisme de fonctionnement et
avenir, Ouagadougou, Sankofa et Gurli Éditions, 2002, 186 p.
160
Izard M., Introduction…, tome 1, op. cit., p. 161.
161
Delobsom A. D., L’Empire…, op. cit., pp. 84-86.
162
Selon Binger, « le Mossi a été longtemps à l’abri des incursions de ses puissants voisins, grâce à une ceinture
de peuples inférieurs et en retard qui constituaient autour de lui une sorte de rempart ». Cette affirmation, bien
que réductrice, n’est pas infondée. Cf. Binger L.-G., Du Niger au golfe de Guinée…, vol. 1, op. cit., p. 502.
119
Tenkodogo. Le pouvoir mossi y est d’ailleurs bien moins centralisé qu’à Ouagadougou ou
dans le Yatenga, et les groupes bisa, très nombreux, semblent y conserver une certaine
autonomie à l’égard des naaba. À l’est, les Mossi ont pour voisins ceux qu’ils considèrent
comme un peuple apparenté : les Gourmantché (ou Gulmanceba). Leur origine en partie
commune n’a pas empêché un relatif relâchement des liens avec les Mossi. Certaines
traditions gourmantché font en effet remonter leur origine à Jaba Lompo, un ancêtre tombé du
ciel, mythe qui serait une forme d’affirmation de l’autonomie de l’histoire gourmantché à
l’égard de celle des Mossi163. Dès le règne de Naaba Wubri, leur pays, le Gourma, est devenu
indépendant à l’égard du Moogo, du moins sur le plan politique. En témoigne l’autorité du
Nunbado, souverain de Nungu (l’actuelle ville de Fada N’Gourma), dont l’intronisation n’est
en aucun cas ratifiée par le Moogo Naaba ou l’un de ses pairs164. Cependant, l’explorateur
Crozat, cité par Skinner, a rapporté ce qu’il considère être une « curieuse coutume » existant
entre le Moogo Naaba et le Nunbado. Elle se traduit par le don de la part du roi de
Ouagadougou d’épouses, de captifs et de chevaux de son prédécesseur au Nunbado165. Si cette
information est confirmée, nous pouvons l’interpréter comme une forme de relation
diplomatique permettant la normalisation des rapports entre ces deux souverains, notamment
par le rappel d’une origine commune. Cette pratique ritualisée serait une forme de pacte de
non agression conclu devant les ancêtres.
Enfin, la partie septentrionale du Moogo est en contact avec des populations peul,
surtout dans le royaume du Yatenga. Cet État mossi semble adopter une politique défensive à
l’égard des émirats peul. Elle se solde parfois par des conflits de brève intensité comme cela a
été le cas au XIXe siècle contre les Peul du Macina. Sékou Amadou, fondateur de cet empire
peul, s’est en effet emparé de Djenné (actuel Mali) en 1819. Il a projeté d’unifier les
populations peul de la Boucle du Niger et de les réunir au sein d’un État théocratique. Suite à
des succès initiaux, Sékou Amadou a tourné son regard vers le Jelgoji ainsi que la vallée du
Sourou situés près d’un Yatenga alors victime de troubles politiques internes166. Deux
affrontements majeurs ont eu lieu : le premier entre 1834 et 1837, le second entre 1853 et
1861. Malgré la gravité de la situation, le Yatenga – et donc le Moogo – est parvenu à
préserver son intégrité territoriale malgré la puissance de l’État du Macina qui finit néanmoins
163
Madiéga Y. Georges, Contribution à l’histoire précoloniale du Gulmu (Haute-Volta), Wiesbaden, Frantz
Steiner Verlag, 1982, 260 p.
164
Le Gourma connaît son apogée au XVIIIe siècle sous le Nunbado Yendabri. Cf. Madiéga Georges Y.,
« Approche historique des royaumes (diemamba) du Gulmu à la fin du XIXe siècle », in Hien P. C. et
Gomgnimbou M., Histoire des royaumes et chefferies…, op. cit., p. 285.
165
Skinner E. P., The Mossi of the Burkina Faso…, op. cit., p. 98.
166
Izard M., Introduction…, tome 2, op. cit., p. 387.
120
Carte n° 6 : Les principales formations politiques ouest-africaines au XIXe siècle
Source : Coquery-Vidrovitch Catherine, L’Afrique et les Africains au XIXe siècle. Mutations,
révolutions, crises, Paris, Armand Colin, 2005, p. 61.
121
par s’effondrer en 1862167. Soulignons enfin que des liens amicaux ont existé entre le Yatenga
Naaba et l’émir peul de Barani. Ils se sont traduits par l’établissement de relations
commerciales qui ont permis l’importation d’armes à feu dans le Moogo.
Selon Pierre Claver Hien, les Mossi auraient solidement organisé leur environnement
proche à la fois sur le plan de l’administration territoriale, mais aussi militaire. Cet historien
burkinabè soutient que les Mossi n’ignoraient pas les frontières territoriales168. Ainsi, les
limites du Moogo auraient été si nettes que la Commission de délimitation franco-britannique
de 1898 n’aurait eu aucune peine à en identifier les contours et à les cartographier169. La
frontière entre le Moogo et le Gurma a peut-être été la plus évidente. Les Mossi, pour
désigner les frontières territoriales, parlent d’ailleurs de « tengteka ». Littéralement, cette
expression signifie les « limites de la terre »170. Ce type de frontière est parfois matérialisé par
des éléments naturels (fleuves, marigots, collines, etc.). Le meilleur exemple est la Volta
Rouge qui marque la séparation physique entre le Moogo et le pays gourounsi ou, à l’intérieur
du pays mossi, la Volta Blanche qui distingue le royaume de Ouagadougou de celui de
Boussouma171. Ces frontières ne sont pas uniquement « naturelles », mais peuvent avoir été
aussi aménagées par l’homme. Le lieutenant Lucien Marc, dans sa monographie de 1909
consacrée à la région de Ouagadougou, constate qu’« Avec leurs frontières actuelles, les
Mossi sont presque partout séparés par leurs voisins par des bandes de savane inculte de
vingt à trente kilomètres de largeur » à l’exception du Kippirsi (actuelle région de
Koudougou) où « ils sont en contact permanent avec les primitifs »172. À en croire cet officier,
il existerait une sorte de front pionnier mossi établi à l’abri d’un no man’s land dont il
souligne le lent déplacement vers l’Ouest.
167
Izard M., Le Yatenga précolonial…, op. cit., pp. 112-123.
Les anciens États de l’Afrique subsaharienne passent souvent à tort pour des formations méconnaissant les
frontières territoriales. L’existence de ces dernières ne seraient ainsi que le résultat des « découpages coloniaux »
européens et seraient purement « artificielles ». Ceci ne vaut pas généralisation. Nous savons par exemple que le
puissant royaume du Danxomè (ou Dahomè, actuel Bénin) n’ignorait pas ce mode d’organisation territoriale
reposant sur des frontières. Ce royaume qui a connu son apogée aux XVIIIe-XIXe siècles disposait d’un appareil
administratif reposant sur une claire vision du territoire sur lequel ses compétences s’exerçaient. Cf. Bako-Arifari
Nassirou et Le Meur Pierre-Yves, « La chefferie au Bénin : une résurgence ambiguë », in Perrot ClaudeHélène et Fauvelle-Aymar François-Xavier (dirs), Le Retour des rois. Les autorités traditionnelles et l’État en
Afrique contemporaine, Paris, Karthala, 2003, p. 127.
169
Hien Pierre Claver, « Royaumes et chefferies au Burkina Faso précolonial : la question frontalière », in Hien
P. C. (dir.), « Royaumes et chefferies au Burkina… », op. cit., p. 79.
170
Le terme « Teka » est couramment employé pour évoquer la limite ou l’insuffisance de quelque chose.
171
D’après l’actuel Boussouma Naaba Sonré, le franchissement du fleuve par le Moogo Naaba ou le Boussouma
Naaba serait immédiatement considéré comme un casus belli. Cf. Entretien avec SM le Boussouma Naaba
Sonré, Assemblée nationale du Burkina, 26 juillet 2007.
172
Marc L., Le Pays Mossi, op. cit., p. 129. L’explorateur Monteil évoque avant Marc l’existence d’une sorte de
zone frontalière très similaire qu’il décrit comme un endroit inhabité, large d’environ 25 km, séparant le Dafing
(Bassin de la Volta Noire, pays marka) du Moogo entre Yaba et Niouma. Cf. Monteil P.-L., De Saint-Louis à
Tripoli par le lac Tchad…, op. cit., p. 121.
168
122
Le Moogo constituerait donc un ensemble territorial assez clairement délimité. Il est
également protégé par des postes d’observation et de défense avancés organisés par le pouvoir
central à Ouagadougou. Le Tapsoaba joue un rôle de premier plan dans la coordination de la
politique de sécurisation des frontières. Aidé par d’autres chefs de guerre locaux, il
s’appuierait sur quatre sites établis à :
• Tiouli sur la Volta Rouge,
• Kokologo dans la région de Koudougou,
• Meguet sur la Volta Blanche,
• Nahartenga près de la frontière avec le Yatenga et Yako173.
L’implantation de ces postes de surveillance répond à une double préoccupation :
d’une part se prémunir contre toute attaque externe fomentée par des populations non mossi
(Gourounsi pour le cas de Tiouli), et d’autre part suivre de près les agissements des royaumes
mossi voisins (respectivement Boussouma et le Yatenga pour Meguet et Nahartenga). Ce
dispositif défensif a-t-il été dissuasif ? La question reste ouverte car les sources orales font
peu de cas des relations entre le Moogo et ses voisins. Elles sont en revanche plus loquaces en
ce qui concerne les affrontements entre naaba. Toujours est-il que le Moogo semble avoir
durablement acquis une réputation d’invincibilité au sein de son environnement sous-régional.
De nombreux auteurs estiment qu’elle se fonde sur la crainte inspirée par les armées mossi, et
en particulier par ses cavaliers. C’est le point de vue partagé par Michel Izard selon qui
« L’instrument par excellence de la guerre à l’extérieur est la terreur. Il faut rappeler aux
barbares du voisinage que le Moogo est une citadelle inexpugnable, dont sortent de loin en
loin des guerriers voués presque par nature à ne connaître que la victoire »174. L’idée d’un
Moogo imprenable, dont l’assurance de sa force serait suffisamment dissuasive, est
séduisante. Mais l’analyse de l’état des forces armées mossi au XIXe siècle laisse plutôt
apparaître ses fragilités et ses failles.
Le potentiel militaire mossi
La première faiblesse du Moogo tient au caractère non permanent de son armée. En
cas de conflit, le Yatenga ou le Moogo Naaba font battre les tambours, puis la chaîne de
173
174
Hien P. C., « Royaumes et chefferies au Burkina… », op. cit., p. 84.
Izard M., Moogo…, op. cit., p. 165.
123
commandements est activée afin de mobiliser les troupes sur l’ensemble du royaume. Dans
chaque village, les hommes sont rassemblés par leur naaba. La troupe est composée de
cavaliers nobles ainsi que d’une infanterie composée de talsé. Elle est ensuite envoyée auprès
du kombéré puis se rend à la capitale. Parfois, l’armée du Moogo Naaba part directement sur
le lieu de bataille. Au cours de son déplacement, la colonne de guerriers croît à mesure que de
nouveaux contingents la rejoignent. Lors des conflits, le Moogo Naaba peut être amené à
négocier le soutien de chefs autonomes sans garantie de succès175. On peut imaginer la lenteur
de la mobilisation et l’impréparation des troupes royales face à une potentielle attaque éclair.
Les armées royales ne combattent d’ailleurs que pendant la saison sèche afin de se mouvoir
plus facilement et de disposer d’un maximum de guerriers qui, non professionnels, sont avant
tout des paysans qu’il est difficile de mobiliser pendant les récoltes. Ceci explique en partie la
durée des conflits qui peuvent être interrompus puis repris de nombreuses fois176.
L’autre faille tient à la fois aux faibles effectifs mobilisables ainsi qu’à la rusticité de
l’armement. Selon Michel Izard, les troupes du Yatenga ne peuvent guère excéder 2 à 3.000
fantassins et quelques centaines de cavaliers. Quant aux troupes du Moogo Naaba, elles ne
dépassent généralement pas 1.000 fantassins et 300 à 1.000 cavaliers177. Les guerriers mossi
ne sont généralement équipés que d’arcs et de flèches empoisonnées, de lances, de casse-têtes,
et plus rarement d’armes à feu dont la qualité laisse parfois tant à désirer qu’elles peuvent
s’avérer plus dangereuses pour leur utilisateur que pour leur ennemi178. Pour leur protection,
les guerriers sont équipés de boucliers en cuir ainsi que… d’amulettes ! La tactique employée
est presque toujours la même. Les Mossi cherchent généralement le combat frontal où ils
175
Lorsque le Yatenga Naaba Kango (1754 ?-1789 ?) a attaqué puis pillé le commandement de Yako, allié de
Ouagadougou, le Moogo Naaba a refusé d’intervenir. Le Yako Naaba a dû retourner temporairement son alliance
au profit du roi du Yatenga. Cf. Skinner E. P., The Mossi of the Burkina Faso…, op. cit., pp. 63-64.
176
C’est ce qui semble s’être produit lors de la guerre entre Ouagadougou et Boussouma entre 1875 et 1878. La
longueur de ce conflit, son caractère intermittent s’expliquent par la nécessité récurrente pour les deux parties de
reconstituer leur potentiel militaire.
177
Sedogo Y. François de Paul, La Guerre au Moogo précolonial : l’exemple du royaume de Ouagadougou,
mémoire de maîtrise en Histoire, Ouagadougou, 1987, 119 p.
178
Ces armes à feu auraient été introduites au Moogo après l’arrivée des Marocains à Tombouctou au XVIe
siècle. Dans le Yatenga, elles sont surtout importées de Ségou à partir du milieu du XVIIIe siècle. Cf. Izard M.,
Moogo…, op. cit., p. 176. Ces armes sont avant tout des répliques de fusils se chargeant par la gueule. La qualité
de la fonte du métal ainsi que celle de la poudre laissent généralement à désirer si bien que ces armes sont surtout
utilisées à blanc lors des cérémonies royales. La qualité de cet armement n’est, par exemple, pas comparable
avec celui employé par Samori Touré ou par le roi du Danhomè Béhanzin à la fin du XIXe siècle. Ces derniers
disposent d’ateliers pyrotechniques et d’armes à feu modernes se chargeant par la culasse. Samori est
effectivement parvenu à importer des fusils Gras et Kropatschecks à partir de l’établissement britannique de
Freetown (Sierra Leone). Les troupes d’élite de Béhanzin disposent de fusils Winchester ou Chassepot ainsi que
des canons Krupp dont le maniement est assuré par des instructeurs allemands ou portugais. Il n’y a rien de tel
dans le Moogo. Cf. Frémeaux Jacques, De quoi fut fait l’empire. Les guerres coloniales au XIXe siècle, Paris,
CNRS Éditions, 2010, p. 288 et Garcia Luc, Le royaume du Dahomé face à la pénétration coloniale (18751894), Paris, Karthala, 1988, 284 p.
124
excellent179. Leur ardeur au combat est entretenue par des musiciens royaux, par la présence
des kug zindba ainsi que celle du roi jusqu’à une date inconnue et la ténacité du Tapsoaba qui
ne peut tolérer la défaite. Généralement, le succès des troupes mossi vient de l’effet de
surprise qu’elles se sont employées à créer, notamment en envoyant des éclaireurs camouflés
avec des feuilles chargés de repérer discrètement l’ennemi ainsi qu’en lançant de terribles et
brusques charges de cavalerie180. Malgré les qualités tactiques et stratégiques des armées
mossi, elles ne sont cependant pas préparées à faire face à des opérations de guérilla et sont
vulnérables face aux embuscades. Le Moogo Naaba a pu le constater lors de la guerre contre
Boussouma. La région de Kaya où se sont déroulés les affrontements à la fin du XIXe siècle
se signale par son relief accidenté. Les troupes du Boussouma Naaba sont astucieuses ; elles
se sont réfugiées en hauteur afin d’attaquer par surprise les hommes du Moogo Naaba. Pris de
terreur, les troupes du roi de Ouagadougou ont essuyé de terribles pertes, y compris des kug
zindba ainsi que d’importants nakoamga avant d’être mises en déroute181.
Si la réputation de citadelle inexpugnable dont bénéficie le Moogo peut dissuader ses
voisins de l’attaquer, l’état réel de ses forces militaires témoigne de sa fragilité. Dans la
seconde moitié du XIXe siècle, le pays mossi est ainsi menacé par deux forces montantes
susceptibles de sérieusement le déstabiliser. La première menace est celle qu’a fait peser
Babatou, chef des Zaberma (ou Zerma), en pays gourounsi. Les Zaberma, issus de l’actuel
Niger, ont fui face à la pression exercée sur eux par les Peul. Au milieu du XIXe siècle, ils ont
pris pied en pays dagomba. À partir de 1856, ils ont réalisé de nombreux raids contre les
Gourounsi. Le trouble qu’ils ont semé aux portes du Moogo ont eu de quoi inquiéter les
naaba. Cependant, ceci n’a pas dissuadé le Moogo Naaba Wobgho (1889-1897) de faire de
ces derniers des mercenaires afin de mâter la rébellion fomentée par le Laalé Naaba, un de ses
chefs subalternes. Des naaba fidèles au roi de Ouagadougou se sont inquiétés de cette alliance
conclue avec des hommes passant pour des pillards. Certains ont tout bonnement refusé le
passage de ces mercenaires sur leur territoire. Pire encore, le Tapsaoaba de Kokologo,
pourtant sous les ordres du Moogo Naaba, les a attaqués non sans raison puisqu’au lieu
d’attaquer le Laalé Naaba, ils ont préféré ravager le Moogo et se sont montré parfaitement
incontrôlables182. L’entrée du loup dans une bergerie pourtant réputée comme sûre a
certainement dû fragiliser l’autorité du Moogo Naaba.
179
Izard M., Moogo…, op. cit., p. 171.
Skinner E. P., The Mossi of the Burkina Faso…, op. cit., pp. 105-106.
181
Izard M., Introduction…, tome 1, op. cit., p. 178.
182
Ibid., pp. 183-184.
180
125
Dans les années 1890, l’autre menace vient de la progression de l’empire théocratique
de Samori Touré à partir du Haut-Niger183. Entre 1861 et 1881, Samori, un brillant guerrier
dyula, est parvenu à se tailler un espace impérial épousant à peu près l’aire de peuplement
malinké et dont la capitale a été fixée à Kankan184. Vers 1887, l’armée samorienne ne compte
pas moins de 30.000 sofas (ou fantassins) et 3.000 cavaliers adoptant des schémas tactiques
fortement européanisés. Notons qu’une partie des chevaux possédés par l’armée samorienne
venaient du Moogo. À partir de 1885, Samori est entré en guerre contre les Français et a subi
un grave revers en 1892. C’est à ce moment que son empire se translate d’ouest en est afin
d’échapper à l’extension de la zone d’influence française. Cette progression l’a conduit au
nord de l’actuelle Côte d’Ivoire (région de Kong), puis au nord du pays asante (actuel Ghana).
En 1897, ses troupes ont atteint la ville de Sya (actuelle Bobo-Dioulasso), située à environ
300 km à l’ouest de Ouagadougou. Pour Skinner, les Mossi auraient estimé que leur vigilance
suffisait à les prémunir contre les attaques du conquérant dyula. Cette certitude était confortée
par la capture d’une dizaine d’espions envoyés dans le Moogo par Samori. L’un d’eux,
parvenu à s’échapper, aurait fait savoir à son maître que les Mossi sont trop forts pour être
attaqués et qu’ils feraient bloc contre lui en cas d’attaque185. Ces propos proches de la
fanfaronnade ne doivent cependant pas cacher le fait que si l’intervention armée de Samori
contre le Moogo n’a pas eu lieu c’est surtout en raison de sa défaite contre les forces
françaises qui l’ont capturé en 1898. La confiance qu’expriment ces propos – s’ils sont avérés
– montre quels sont les dangers que court un pays mossi peut-être trop sûr de lui et donc peu
préoccupé par la modernisation et la réorganisation de son armée.
Le Moogo, un espace replié sur lui-même ?
Le ferme sentiment partagé par les Mossi d’être à l’abri des menaces extérieures, peutêtre aussi leur mépris pour ce qui se passe loin de leurs frontières, ont pu contribuer à donner
du Moogo l’image d’un espace replié sur lui-même dans la littérature coloniale. Examinant
les sources orales sur l’histoire du Moogo ancien, Izard constate qu’« il y a une histoire
intérieure des royaumes mossi, mais pas d’histoire extérieure »186. Ce repli présumé
expliquerait selon Binger les raisons pour lesquelles « Le Mossi [serait devenu] un pays
183
Person Yves, Samori. Une révolution dyula, Dakar, Mémoires de l’IFAN, n° 80, trois tomes, 1968, 1970,
1975, 2377 p.
184
Kankan est située dans l’actuelle République de Guinée.
185
Skinner E. P., The Mossi of the Burkina Faso…, op. cit., p. 98.
186
Izard M., Introduction…, tome 2, op. cit., p. 387.
126
engourdi, qui [se serait] laissé dépasser en civilisation par tous les peuples voisins qui
l’environnent ». Sa conclusion est d’ailleurs sans appel : « Le Djenné, le Yatenga, le Macina,
le Djilgodji, le Haoussa, le Dagomba, le Kong sont tous beaucoup plus avancés et plus
prospères que le Mossi »187. Cette idée mérite d’être sérieusement nuancée. Peut-être s’agit-il
là d’un « effet de sources » dans la mesure où la mémoire orale a fait peu de cas des relations
entre le Moogo et son environnement sous-régional. La plupart des auteurs défendant la thèse
d’un « splendide isolement » du Moogo s’appuient à la fois sur sa réputation d’invincibilité,
les réticences des Mossi à s’aventurer hors de leurs frontières, le faible rôle joué par les
marchés mossi dans l’animation du commerce régional188, ainsi que sur la résistance du
Moogo face à la progression de l’islam. Ces arguments ne sont pas tous recevables.
Certes, les Mossi sont des sédentaires fortement attachés à leur terroir. Il n’existe pas
moins parmi eux des hommes que le goût de l’aventure et l’appât du gain poussent hors des
limites du Moogo. Binger, qui a parfois tendance à se contredire sur ce point, constate ainsi
que « le commerce avec Djenné est à peu près exclusivement entre les mains des Mossi et des
Haoussa »189. Un peu plus loin, le même auteur dit avoir rencontré à Boromo, soit à près de
350 km au sud-ouest de Ouagadougou, de nombreux Mossi ralliés à la foi du Prophète et qui,
dit-il, étaient « mécontents de vivre dans un pays où les naba (chefs, rois) boivent du dolo et
se soucient peu de leur religion »190 ! Quelques décennies plus tôt, l’explorateur allemand
Heinrich Barth signalait lui aussi l’importante contribution des marchands mossi à
l’établissement de relations commerciales entre Koupéla et Salaga, localités respectivement
distantes de 125 et 450 km de Ouagadougou191. Toujours selon Barth, le Moogo serait
traversé par six routes caravanières. Selon Izard, elles suivent deux axes principaux. Le
premier, d’orientation nord-sud, établit une jonction entre les zones sahélienne et forestière.
Le second, d’orientation ouest-est, relie les pays de l’actuel Ghana au pays hausa (actuel
Niger). Les localités de Ouagadougou, Mané, La et Koupéla auraient constitué d’importants
nœuds commerciaux bien que leurs marchés aient pu paraître de taille modeste192. Il n’en
187
Binger L.-G., Du Niger au golfe de Guinée…, vol. 1, op. cit., p. 501.
À la suite de son séjour dans le Moogo en 1890-1891, le docteur Crozat dépeint les Mossi comme : «
exclusivement cultivateurs. Stationnaires et casaniers, ils ne sortent guère de leur village pour voyager, ou pour
commercer. Leur industrie consiste presque uniquement dans la fabrication de grossiers tissus de coton blanc ou
teints à l’indigo, qu’ils livrent à très bas prix et qu’ils n’exportent pas. Leur commerce est à peu près nul : il est
local comme leur industrie ». Cf. « Mission du Dr Crozat dans le Mossi. Rapports 1890-1891 », ANS 1G 145
(AN 200 Mi 661).
189
Ibid., p. 370.
190
Ibid., p. 427.
191
Propos de Barth cités par Duperray A.-M., « Les Yarse du royaume de Ouagadougou… », op. cit., p. 182.
192
Rappelons que les centres urbains ne sont pas très développés dans le Moogo bien que l’habitat y soit assez
concentré. Ouagadougou ne dépasserait pas 5.000 habitants à la fin du XIXe siècle, et Mané, Yako, Boussouma
188
127
demeure pas moins que des produits importés par les Mossi (ânes, noix de cola, bandes de
coton, etc.) se retrouvent sur les places marchandes de Dori, de Tombouctou, de Djenné ou de
Salaga avant la conquête coloniale. Les marchands mossi ont à leur tour importé des objets en
cuivre, du sel, des aiguilles, des miroirs, des perles, du thé ou du parfum. Cependant, Barth
souligne que les Mossi ne restent pas longtemps hors du Moogo. Ceux présents à
Tombouctou n’y restent que le temps de vendre leurs articles. Aussitôt les transactions
commerciales réalisées, ils prennent rapidement le chemin du retour sans guère y avoir
dépensé leur argent193. Comme nous venons de le voir, le Moogo est loin d’être l’espace
« engourdi » dont parle Binger. Il n’est pas non plus isolé du reste de l’Afrique de l’Ouest.
L’apparition de l’islam dans le Moogo peut-être autour du XVIIIe siècle en est une preuve
supplémentaire. Cet événement n’est pas séparable du développement des activités
commerciales dans la région, en témoigne le rôle joué par les Yarsé dans la diffusion de cette
religion.
Pourtant, il est vrai que les Mossi ont été fortement attachés à leurs anciennes
croyances et se sont généralement montrés méfiants face aux progrès de l’islam. Selon Jean
Audoin et Raymond Deniel, l’islam n’aurait d’ailleurs significativement gagné les pays
voltaïques qu’au cours de la période coloniale194. Du reste, pour un Mossi, adopter la foi
musulmane n’est pas synonyme d’abandon des anciennes pratiques religieuses. Malgré cette
flexibilité religieuse, la pénétration de l’islam dans le Moogo a profondément bouleversé la
culture mossi ainsi que son système politique. Dans les années 1750-1760 en effet, la Cour a
été réorganisée tout en y accordant à certains musulmans une place importante. La fonction
d’imam de Ouagadougou apparaît à peu près à ce moment. Cette autorité religieuse, tenue de
prêter serment de fidélité au Moogo Naaba, dispose d’une réelle influence sur lui. Mais tout
laisse à penser que la création de la fonction d’imam est sous-tendue par la volonté du roi de
mieux surveiller ses sujets musulmans ainsi que de limiter l’essor de cette religion195. Enfin,
ou Koupéla ne compteraient guère plus de 3.000 âmes. Ceci fait dire à Izard que les Mossi ont ignoré le fait
urbain. Cet avis n’est partagé ni par Laurent Fourchard, ni par Mathieu Hilgers. Pour eux, il n’est pas nécessaire
que les Mossi aient eu une claire représentation du phénomène urbain pour que celui-ci ait existé. Cf. Fourchard
Laurent, De la ville coloniale à la Cour africaine, espaces, pouvoirs et sociétés à Ouagadougou et à BoboDioulasso (Haute-Volta), fin XIXè s-1960, Paris, L’Harmattan, 2001, 427 p., et Hilgers M., Une ethnographie à
l’échelle de la ville…, op. cit., p. 185.
193
Propos de Barth cités par Skinner E.P., The Mossi of the Burkina Faso…, op. cit., pp. 112-113.
194
Audouin Jean et Deniel Raymond, L’Islam en Haute-Volta à l’époque coloniale, Paris/Abidjan,
L’Harmattan/Inades, 1978, 124 p.
195
Néanmoins, lorsque l’islam s’avère être un élément fédérateur pouvant déstabiliser le pouvoir des naaba, le
roi de Ouagadougou n’hésite pas à intervenir et à sévir. Cela a été le cas sous Naaba Koutou (1854-1871). Ce roi
a soutenu le Boulsa Naaba alors aux prises avec une insurrection conduite par des musulmans. La réaction a été
violente et s’est soldée par le massacre des fauteurs de troubles. Il faut dire que ce soulèvement revêtait un enjeu
128
le roi a fini par s’entourer des musulmans qui, par leurs activités commerciales ou de
prédication, ont été des sources d’information précieuses quant à la situation politique des
espaces environnant le Moogo. Notons également que ces lettrés ont constitué un embryon de
bureaucratie et ont occupé des fonctions diplomatiques auprès d’autres souverains
musulmans.
Pour autant, le rapport qu’entretiennent les Moogo Naaba avec l’islam sont
complexes. L’intégration de musulmans dans l’appareil de pouvoir ne répond pas uniquement
à des soucis pragmatiques de contrôle et de surveillance. Certains rois semblent avoir
sincèrement adopté la foi musulmane sans pour autant remettre en cause leurs anciennes
pratiques religieuses. C’est le cas de Naaba Koom (1784 ?-1791 ?) qui, à la différence de son
père, ne voit pas d’un mauvais œil l’expansion d’un islam populaire. C’est lui qui encourage
la généralisation de l’excision et de la circoncision dans le royaume. S’il pratique la prière
musulmane avec dévotion, il ne se convertit cependant pas officiellement. Cette réticence
s’explique par le fait que le roi ne doit en aucun cas se couper de ses sujets non musulmans
qui, eux, sont majoritaires. Son règne marque néanmoins une volonté d’encourager un islam
ouvert et tolérant196. Il faut attendre l’avènement de Naaba Doulougou (1796 ?-1825 ?) pour
que le premier Moogo Naaba se convertisse et fasse construire une mosquée dans la capitale.
Ceci ne l’a pas empêché d’évincer son fils du trône, le futur Naaba Sawadogo, musulman
pratiquant, dont il goûtait peu la trop grande ferveur religieuse197. À l’inverse, certains Moogo
Naaba semblent avoir superficiellement adopté l’islam. Il en irait ainsi d’un des fils de Naaba
Sanem (1871-1889), Bakari Koutou, futur Naaba Wobgho (1889-1897), qui n’aurait été
musulman « que pour la forme » selon Binger. Cet officier rapporte qu’ « Au moment où la
prière allait commencer, il me demanda si je n’allais pas faire le salam. Je lui fis dire que
cette fête ne concordait pas avec les fêtes des chrétiens, que par conséquent je restais auprès
de lui. Il me parut enchanté que les blancs ne fussent pas musulmans »198. Cette anecdote
paraît hautement probable. En tout cas, elle résume assez bien la ligne poursuivie par les
Moogo Naaba à l’égard de l’islam : la tolérance est de mise tant que cela ne se heurte pas aux
politique fort dans la mesure où il était encouragé par un ennemi du roi, le Salmatenga Naaba. Cf. Izard M.,
Introduction…, tome 1, op. cit., p. 174.
196
À titre d’exemple, le Moogo Naaba assiste aux fêtes musulmanes importantes, en particulier à l’occasion de
la Tabaski (Kibsa en mooré). Le Moogo Naaba envoie alors des vivres pour les réjouissances. Il fait de même à
la fin de la cérémonie du « faux départ ». Cf. Skinner E. P., The Mossi of the Burkina Faso, op. cit., pp. 137-138.
Ceci ne l’empêche pas d’assurer les rites religieux « traditionnels » et de boire à cette occasion de la bière de mil
(dolo). Les sujets musulmans reçoivent à la place du zom koom (boisson à base de farine de mil).
197
Izard M., Introduction…, tome 1, op. cit., p. 169.
198
Binger L.-G., Du Niger au golfe de Guinée…, vol. 1, op. cit., p. 456.
129
intérêts de la monarchie. Pour le reste, les convictions religieuses du roi sont une affaire
personnelle tant qu’elles demeurent intériorisées.
En somme, à la fin du XIXe siècle, le Moogo, loin d’être un espace parfaitement replié
sur lui-même, est intégré dans son environnement sous-régional et, par conséquent, fait face
aux mutations religieuses, économiques et militaires qui s’y donnent à voir. Certes, cette
intégration peut paraître limitée parce qu’elle est contenue par les naaba à des fins de
contrôle, et parce que la majorité de ses sujets paraissent méfiants à l’égard des nouveautés
suspectées de troubler l’ordre social. Mais, à en croire Binger, la plus grave menace qui pèse
sur le Moogo est interne. Selon lui, elle est à rechercher dans les querelles dynastiques qui
prennent de l’importance au XIXe siècle, particulièrement à la veille de la conquête coloniale.
Voici pourquoi il en a annoncé l’irrémédiable déclin. Mais, ces troubles sont-ils si graves au
point que la perte du Moogo puisse être prononcée ? À la différence de Binger, nous savons
que l’histoire du Moogo, prise dans la longue durée, est marquée par une série de conflits
entre naaba ainsi que par de terribles et fréquentes rivalités au sein des dynasties royales. Le
contexte est-il donc si différent à la fin du XIXe siècle ?
Mythes et réalités du prétendu déclin du Moogo à la fin du XIXe siècle
Selon Michel Izard, « Dans les dernières décennies du XIXe siècle, le pays mossi nous
apparaît profondément troublé par des guerres ou des conflits intérieurs : de là à considérer
qu’en 1896 l’ensemble mossi est entré dans une période de désagrégation politique, il y a un
pas qu’il faut se garder de franchir trop rapidement »199. Pour cet anthropologue, le seul
espace véritablement menacé à ce moment est le Yatenga. Entre 1879 et 1895, la succession
au trône devient un enjeu de discorde – pour ne pas parler de guerre civile – entre deux parties
hostiles : les « fils de Saaga » et les « fils de Tuguri »200. En 1879, Naaba Woboga, cinquième
fils du défunt Naaba Tuguri, est placé à la tête du royaume. Il semble que ses frères aînés
étaient encore en vie à ce moment-là, mais qu’ils étaient trop vieux pour briguer le naam.
L’avènement de Woboga ne semble avoir rencontré aucune résistance. Mais son règne a été
bref (cinq ans) au point que le problème de sa succession a été trop précocement posé. Sans
entrer ici dans les questions fort complexes de dévolution du pouvoir, disons que les nesomdé
ont le choix entre écarter du naam la faction des « fils de Tuguri » ou celle des petit-fils de
l’ancien Yatenga Naaba Saaga. En 1884, une voie médiane est trouvée qui se traduit par
199
200
Izard M., Introduction…, tome 2, op. cit., p. 389.
Izard M., Le Yatenga précolonial…, op. cit., pp. 125-134.
130
l’alternance au pouvoir des descendants de Tuguri et de Saaga. Mais le compromis ne tient
pas longtemps. Les « fils de Tuguri » sont les premiers lésés par cet échec et fomentent une
rébellion contre le roi Naaba Baongo (1885-1895). En 1892, le Yatenga plonge dans la guerre
civile201, celle-là même que les Mossi ont cherché à éviter à tout prix202. L’armée royale
« régulière » subit de graves revers et Naaba Baongo perd le contrôle d’une situation qui n’est
réglée qu’en 1895 avec l’arrivée des colonnes françaises.
La situation du Moogo central est plus complexe. Sous le règne de Naaba Sanem
(1871-1889), le royaume de Ouagadougou doit faire face à des conflits qui l’opposent aux
commandements indépendants de Boulsa et de Boussouma, mais aussi au chef subalterne de
Laalé ainsi qu’à une fraction de la dynastie royale. Les conflits avec le royaume de
Boussouma ont été les plus durs et se sont soldés par le retrait définitif du roi de cette région à
Ouagadougou. Cependant, la guerre qui a opposé Naaba Sanem au Laalé Naaba Wobgho a été
plus grave pour la stabilité des institutions royales203. Ouverte en 1884, ce qu’il faut qualifier
là aussi de guerre civile oppose le roi à l’un de ses kombéré. L’origine précise du conflit reste
assez mystérieuse204. La région de Kudgo (Koudougou) sur laquelle s’exerce l’autorité du
Laalé Naaba par délégation de pouvoir est intégrée au royaume de Ouagadougou, mais son
identité est aussi très forte et cet espace paraît déjà trop loin de Ouagadougou pour qu’un
contrôle étroit du pouvoir central s’y exerce. Les velléités indépendantistes du Laalé Naaba
comptent certainement parmi les causes profondes d’un conflit qui ne trouve aucune issue
militaire jusqu’à l’arrivée des troupes françaises dans la région en 1896-1897. Cet épisode
prouve que les risques de délitement du royaume par les marges sont encore bien réels à la fin
du XIXe siècle.
Mais le pouvoir royal est aussi menacé en son cœur, c’est-à-dire par des membres de
la dynastie royale. En effet, un différend oppose le Moogo Naaba Sanem à son frère, Bakari
Koutou. À la mort de leur père Naaba Kuutu en 1871, une majorité de nobles ont été sensibles
à sa volonté de voir Bakari, son fils cadet, intronisé. Cependant, après plusieurs mois
d’interrègne, c’est Alassane, son fils aîné, qui l’a emporté et a été intronisé sous le nom de
201
Cette notion de guerre civile est rendue par le mot « tengkom » en mooré.
Dans le royaume de Ouagadougou, les conflits opposant des kombeeré sont limités et se règlent généralement
entre eux afin d’éviter l’ingérence de la cour royale. Cf. Skinner E. P., The Mossi of the Burkina Faso, op. cit., p.
102. M. Izard va dans ce sens et pense que les Mossi ont fait un usage « raisonnable » de la guerre afin d’éviter
d’affaiblir l’autorité de la noblesse, ce que résume bien le nom de guerre de Naaba Wedraogo : « Mangez-vous
vous-mêmes mais sauvegardez votre nom ». = idée que les luttes pr Wr sont inévitables, mais qu’il ne faut pas
saper les fondements du Wr de l’aristocratie. Izard M., Moogo…, op. cit., p. 162.
203
Yaméogo Sékakonba, Le Conflit Lallé-Ouagadougou, 12 ans d’hostilités, mémoire de maîtrise, Université de
Ouagadougou, Institut des sciences humaines et sociales, 1990, 161 p.
204
Hilgers M., Une ethnographie à l’échelle de la ville…, op. cit., pp. 79-80.
202
131
Naaba Sanem. Le nouveau roi, mal inspiré, n’a pas eu la bonne idée de confier à son frère un
commandement ainsi que des moyens lui permettant de vivre dignement. Binger écrit à ce
propos que « Naba Sanom, dans la crainte de le voir se créer quelque réputation par les
armes et augmenter ainsi le nombre de ses partisans, ne l’a jamais nommé naba du moindre
centre et ne lui a jamais confié une expédition. Bien mieux, quand le malheureux a résidé
pendant quelques années sur une frontière, son frère le déplace pour l’envoyer ailleurs », si
bien que pendant « dix-sept ans, Boukary mène une vie errante, n’ayant pour ainsi dire pas de
chez soi. Comme les sept autres nabiga ses frères, Boukary n’a pas de ressources et n’a même
pas le bénéfice de recevoir, de temps à autre, les offrandes et quelques gros villages. Pour
subsister et tenir un certain rang, il est forcé de vivre de pillage et même de brigandage »205.
L’erreur est donc double : encourager le sentiment de frustration de son compétiteur
malheureux, et le pousser aux marges du royaume qui, comme on le sait, constituent une sorte
d’angle-mort pour le pouvoir central. Le conflit opposant deux camps aux nombreux partisans
se règle en 1889 par le décès naturel de Naaba Sanem. C’est à ce moment que Bakari
orchestre un coup de force afin d’obtenir la succession. C’est que le Collège électoral
n’incline pas en sa faveur. Sa réputation de pilleur l’a précédé. Cependant, Bakari a pour lui la
fidélité d’hommes de main aguerris à l’issue de raids menés dans le Kippirsi (région de
Koudougou) et en pays gourounsi. Ce sont eux qui encerclent les kug zindba réunis à
Samambili. D’après les sources orales recueillies par le capitaine Lambert, Bakari a déclaré
aux kug zindba que le trône devait lui revenir de droit. Pour cette raison, il n’a entrepris
aucune démarche auprès du Collège afin de se faire élire. Au lieu et place de cadeaux destinés
aux hauts dignitaires, il a préféré leur envoyer des émissaires dont l’un se serait appelé
« réfléchis bien » et l’autre « comprends bien ». Comme le rapporte Lambert, les kug zindba
ont fini par réfléchir et comprendre206 ! C’est dans ces conditions que Bakari est devenu
Moogo Naaba sous le nom de Wobgho. Comme son zab yuuré l’indique, le roi se compare à
un « éléphant [wobgho] que cent génies rouges n’effraient pas ». Il faut peut-être voir dans
cette devise une mise en garde à l’égard de ceux qui n’ont pas vu son avènement d’un bon
œil. Si la succession n’a pas été ouvertement contestée, il est aisé d’imaginer que les bases du
pouvoir de Naaba Wobgho ont été particulièrement fragiles et qu’il a dû longtemps faire face
à de sérieux ennemis au sein de la dynastie royale.
205
Binger L.-G., Du Niger au golfe de Guinée…, vol. 1, op. cit., p. 470.
Lambert G.E. (capitaine), Le pays mossi et sa population. Étude historique, économique et géographique
suivie d’un essai d’ethnographie comparée, Ouagadougou, Cercle de Ouagadougou, 1907, p. 97.
206
132
On pourrait penser que les crises qu’a connues le Moogo à la fin du XIXe siècle n’ont
pas été nécessairement plus graves que celles qu’il a subies au XVIIe siècle, siècle qui passe
pour son « âge obscur ». En cela, la vision de la situation géopolitique du Moogo par Binger
paraît quelque peu exagérée. Mais ce que l’explorateur pressent, c’est que les fragilités du
pays mossi sont en passe d’être exploitées par de nouveaux venus européens qui, de simples
explorateurs, ne vont pas tarder à se faire conquérants. Voici pourquoi il dit voir les difficultés
dont souffre le Moogo « d’un bon œil »207…
Conclusion
L’armature politique mossi, soutenue par des institutions étatiques et royales, est le
résultat d’une lente gestation. Entre la fin du XVe siècle et le milieu du XVIIIe siècle, les
Mossi se sont dotés des moyens de porter un projet politique global. Celui-ci a permis la
fusion d’éléments de population disparates, ordonnés selon qu’ils appartiennent au monde du
pouvoir, celui des « conquérants » nakomsé, ou à celui des « autochtones », les tengbiiga. Ces
deux pôles de la société mossi sont pensés par elle comme un couple complémentaire. Non
seulement les institutions royales reposent sur ce couplage, mais elles l’ont également
organisé, en ont épuré les aspects les moins consensuels pour la société globale quitte à
évacuer de la mémoire collective les formes de résistance – populaire ou aristocratique – que
le processus de concentration puis de centralisation du pouvoir a pu susciter.
Au moment où les premiers explorateurs européens pénètrent dans le Moogo, les
royautés ainsi que les chefferies subalternes ont pour elles le poids d’une histoire dont la
profondeur paraît insondable. Elles disposent du quasi-monopole de la loyauté du peuple qui
est sans cesse mise en scène et réitérée par un ensemble de pratiques rituelles rappelant la
dimension magico-religieuse du pouvoir du naaba. Celui-ci a fini par faire la conquête de son
autonomie à travers la constitution d’un appareil de gouvernement incarnant et servant les
intérêts supérieurs de l’État. Les mécanismes de contrôle, de coercition et d’adhésion qu’il a
mis en œuvre, parce qu’ils se sont dupliqués à partir d’un nombre limité de modèles (la
matrice du Wubritenga/Ouagadougou par exemple), ont fini par donner au Moogo une
homogénéité politique. Ils ont également permis de sécuriser un espace dont l’intégrité
territoriale n’a jamais été sérieusement menacée avant la fin du XIXe siècle.
207
Binger L.-G., Du Niger au golfe de Guinée…, vol. 1, op. cit., p. 502.
133
Ce sentiment de supériorité, indissociable de la conviction selon laquelle les Mossi
sont plus civilisés que leurs voisins, explique partiellement l’émergence d’une identité
commune. Pour autant, il n’a pas été suffisamment fort pour éviter la fragmentation politique
du Moogo qui demeure politiquement multipolaire malgré les velléités hégémoniques des
Mossi centraux. L’identité culturelle et politique de cet espace, bien qu’affirmée, ne l’a
cependant pas isolé de son environnement géopolitique proche. Perméable à de multiples
influences extérieures, parfois déstabilisantes pour le pouvoir, le Moogo a néanmoins fait la
preuve de sa capacité à maîtriser les rythmes et les formes d’un changement parfois venu de
loin. L’exemple de l’intégration des éléments islamisés au sein de la Cour de Ouagadougou le
montre bien. Loin de constituer une société figée, les Mossi ont été les producteurs d’une
modernité politique et sociale inséparable de la tradition. Cependant, le Moogo de la fin du
XIXe siècle n’est pas moins fragilisé par certaines pesanteurs, des formes d’
« engourdissement » pour paraphraser Binger, en particulier sur le plan militaire. À cela
s’ajoute le fait que l’expansion des Européens en Afrique de l’Ouest n’a pas semblé inquiéter
les naaba avant que les premiers contacts ne se fassent plus intenses. De toute évidence, les
Mossi ont paru peu préparés à la « rencontre coloniale » qui, d’abord pacifique, s’est soldée
par le déclenchement d’une conquête armée.
134
Chapitre 2
La conquête : usage et limites de la force
« …avec les royaumes gouvernés comme la France (…)
c’est avec facilité qu’on y peut entrer, en gagnant
quelque grand du royaume, car toujours on trouve des
mécontents et des gens qui souhaitent des changements :
ces gens là (…) peuvent t’ouvrir le chemin de ce pays et
te faciliter la victoire. Et celle-ci, ensuite, lorsque tu
cherches à te maintenir, entraîne après elle d’infinies
difficultés tant avec ceux qui t’ont aidé qu’avec ceux que
tu as soumis »
Machiavel, Le Prince, 15131.
Dans les années 1880, le Moogo vit une période agitée. Des conflits dynastiques se
superposent à de profondes rivalités entre chefferies et royaumes mossi. Dans le même temps,
le contexte international prend une tournure qui vient bouleverser les vieux équilibres
présidant la formation de l’espace politique mossi. À l’abri des invasions étrangères jusqu’à la
fin du XIXe siècle, les naaba doivent affronter les problèmes suscités par l’expansion
coloniale de la France, de la Grande-Bretagne et de l’Allemagne.
Rien n’a véritablement préparé ces chefs à la venue toujours plus inquiétante
d’Européens dans le Moogo. Dans un premier temps, rien ne leur permet de connaître les
intentions profondes des explorateurs puis conquérants européens qu’ils rencontrent. Aucune
ligne de conduite claire ne permet aux naaba de faire face à l’intrusion des Européens dans la
région. Pour autant, le Moogo a connu d’autres bouleversements qui, s’ils ne sont pas
comparables au resserrement de l’étau colonial autour du Moogo, ont déjà sérieusement
menacé son intégrité. S’il est facile d’identifier a posteriori les raisons ayant conduit les États
mossi à perdre leur indépendance entre 1895 et 1897, il convient cependant d’éviter toute
approche téléologique. Les premiers instants de la rencontre coloniale sont en effet marqués
par de fortes incertitudes liées à l’ignorance réciproque des acteurs en présence ainsi que par
1
Traduit par Yves Lévy in Le Prince, Paris, GF-Flammarion, 1980, pp. 74-75.
135
le caractère aléatoire des événements d’autant plus prononcé que la personnalité et les mobiles
des acteurs en présence sont diverses. Ces incertitudes sont aussi à mettre en rapport avec la
rapidité de la progression des puissances coloniales en Afrique de l’Ouest, rapidité qui rend
plus complexe l’ajustement des relations entre acteurs européens et africains de ce premier
moment colonial.
Dans ce chapitre, nous souhaitons mettre en lumière la forte complexité des relations
politiques, morales ou de savoir qui lient les premiers Européens parvenus dans le Moogo aux
chefs et sujets mossi. Nous porterons tout d’abord notre attention sur les individus qui sont
amenés à en rencontrer d’autres qui leur paraissent si différents. Tous sont marqués par une
culture et des réflexes qui leur sont propres, tous également interprètent à leur façon le sens et
les objectifs de la mission dont ils estiment être les dépositaires : découvrir puis préparer la
conquête de cette partie de l’Afrique pour les uns, préserver l’indépendance du Moogo et la
vitalité des institutions royales pour les autres. Nous verrons dans un second temps que cette
rencontre n’oppose pas deux catégories d’acteurs aux intérêts irrémédiablement opposés. Des
parcours cognitifs sont tracés qui leur permettent d’entrer en relation. Paradoxalement à
première vue, le savoir constitué sur son nouvel interlocuteur contribue à la construction de la
figure d’un « Autre » toujours plus précise à mesure qu’il est mieux connu. Cette
représentation de l’altérité est porteuse de sens pour les acteurs et détermine leur action. Nous
pourrons ainsi mieux comprendre les modalités du déclenchement des opérations armées qui
se sont soldées par la perte officielle de l’indépendance pour les États mossi. Enfin, nous
tâcherons de déterminer quelles ont été les conséquences de la conquête française pour les
institutions royales mossi. Nous verrons qu’une fois les armes tues, la guerre peut prendre
d’autres formes et se prolonger par bien d’autres moyens comme nous l’enseigne Machiavel à
propos du royaume de France…
Les hommes de contact : profils et missions
Le contexte historique des premières rencontres
Jusqu’à la toute fin du XIXe siècle, les Mossi n’ont pratiquement vu aucun Européen
fouler le sol du Moogo. Barth s’en est approché en 1853, mais son périple l’a écarté du pays
mossi, et l’explorateur allemand n’a pu recueillir qu’indirectement quelques informations à
son sujet. Il faut attendre treize ans avant qu’un de ses compatriotes, le docteur Krause,
136
parvienne jusqu’à Ouagadougou. Et encore son séjour dans la capitale du Moogo Naaba a-t-il
été bref. Il n’a pas dépassé trois semaines et n’a donné lieu à aucune communication
publique2. De leur côté, les Mossi disposaient-ils d’informations concernant les Européens
avant 1886 ? Si cela a été le cas, elles n’ont pu être qu’indirectes et probablement livrées par
des commerçants ou conseillers musulmans proches de la Cour. Nous n’avons à ce sujet
qu’une seule certitude : à ce moment, les naaba n’ont ébauché aucune ligne politique claire à
tenir à l’égard de ceux que les Mossi vont appeler les « Nasaara »3.
Dans les années 1880, les premières missions d’exploration dans la région de la
Boucle du Niger sont projetées. Elles sont avant tout le fait des Allemands, des Français et des
Britanniques déjà présents sur la côte. Au départ, ces missions revêtent un caractère
essentiellement pacifique, mais elles ne sont pas moins révélatrices des progrès de l’expansion
européenne en Afrique occidentale. Rappelons quelques étapes importantes de cette
progression et commençons par les Français dont l’expansion a été la plus rapide dans cette
partie du continent. Présents sur les côtes du Sénégal dès le milieu du XVIIe siècle, les
Français ne manifestent aucune volonté de pénétrer plus avant dans les terres avant le milieu
du XIXe siècle. Les activités militaires qu’ils entreprennent se bornent à la défense de leurs
intérêts commerciaux, notamment contre les incursions des « Maures ». Tout change avec
l’arrivée de Louis Faidherbe dans la colonie du Sénégal. Lors d’un premier séjour réalisé
entre 1854 et 1861, cet officier à l’origine de la création du corps des Tirailleurs sénégalais4,
mène plusieurs opérations militaires avec succès et parvient à agrandir sensiblement le
territoire de la colonie. Un traité passé en 1860 avec El-Hadj Omar, souverain des Toucouleur
(ou Torodbé), permet d’en clarifier les contours géographiques5. L’influence française s’étend
à cette époque sur un espace de près de 10.000 km². À la suite de son second séjour, entre
1863 et 1865, ce même territoire est porté à près de 50.000 km². Cette progression est
décisive. Faidherbe se montre soucieux de privilégier la diplomatie et non l’usage de la force
à l’égard des autorités locales. Ses deux séjours ne sont pas moins marqués par des missions
de reconnaissance et des opérations armées qui posent les bases d’une expansion plus
ambitieuse mais certainement pas inéluctable. À partir de 1864, il n’y a plus d’expansion
française au Sénégal. Dans les années 1870, la France sort péniblement de la « période de
2
Kambou-Ferrand Jeanne-Marie, Peuples voltaïques et conquête coloniale. 1885-1914, Burkina Faso, Paris,
ACCT/L’Harmattan, 1993, p. 26.
3
« Nasaara » (« Nasaarba » au pl.) serait une déformation de « Nazareth » et désigne plus précisément les
« Chrétiens », assimilés aux Européens ou « Blancs ».
4
Le premier Bataillon des Tirailleurs sénégalais (BTS) a été créé en 1857. Ces troupes vont jouer un rôle très
important dans l’expansion de l’empire français en Afrique, particulièrement dans les pays de la zone sahélienne.
5
El-Hadj Omar a fondé un royaume qui s’étend de Tombouctou aux confins du Sénégal sous domination
française.
137
recueillement » suite à sa défaite lors de la guerre franco-prussienne. La situation change tout
à la fin de cette décennie, c’est-à-dire au moment où le Moogo – tout particulièrement le
Yatenga – est entré dans une période d’instabilité. La zone dite « soudanaise » devient
stratégique pour le gouvernement français6.
En 1879, le président du Conseil Charles de Freycinet approuve le projet visant à
édifier une voie ferrée « transsaharienne » reliant les possessions françaises d’Algérie à celles
d’Afrique Noire. L’annexion des pays de la Boucle devient un enjeu stratégique. Cette même
année, le gouverneur du Sénégal, le général Brière de l’Isle, est chargé de penser un plan
d’extension de la zone d’influence française au Sénégal vers le fleuve Niger. En 1880, le
lieutenant-colonel Borgnis-Desbordes occupe la nouvelle fonction de commandant supérieur
du Haut-Fleuve et occupe Bamako en 1883. Secondé par les capitaines Gallieni et Archinard,
Borgnis-Desbordes permet le prolongement de la voie ferré reliant Kayes à Bamako. Comme
l’écrit Jacques Frémeaux, la physionomie des territoires conquis est alors comparable à une
« antenne en direction du centre de l’Afrique »7, situation qui, du point de vue militaire,
s’avère dangereuse. La prise de Tombouctou, plus à l’est, devient un nouvel objectif. Dans les
années qui suivent l’occupation de Bamako, tout se déroule très vite. En effet, les officiers
d’Infanterie de Marine chargés des opérations sont jeunes, ambitieux, et généralement
partisans de la manière forte8. Leur politique n’est guère accommodante pour les autorités
africaines placées à la tête de vastes territoires.
Ahmadou, le fils d’El-Hadj Omar, paye chèrement ces ambitions tout comme Samori.
Le premier menace la zone d’influence française à partir du nord, le second à partir du sud.
Au cours des années 1881-1882, les opérations militaires alternent avec des périodes de trêve
sanctionnées par des traités permettant de renforcer le potentiel militaire de chacune des
parties. Entre-temps, la Conférence de Berlin (novembre 1884-février 1885) pose des règles
de partage du continent africain et invite à une certaine prudence de la part des puissances
6
Au moment de la conquête, cette région est comprise comme le « pays des Noirs » constituant l’arrière-pays de
la zone côtière appelée « Guinée ». Le Soudan occidental embrasse une grande partie de la zone sahélienne.
7
Frémeaux Jacques, L’Afrique à l’ombre des épées, 1830-1930, SHAT, vol. 1, Des établissements côtiers aux
confins sahariens, 1993, p. 43.
8
En réalité, Jacques Frémeaux montre que deux « écoles » se sont opposées au sein de l’Armée. La première,
incarnée par la figure de Gallieni, disciple de Faidherbe, est partisane d’une progression raisonnée au moyen de
petits effectifs afin de ne pas susciter la méfiance des populations locales. Cette approche accorde une grande
place à la diplomatie ainsi qu’à l’essor du commerce, des infrastructures de transport et de la diffusion de la
culture française. La seconde, incarnée par des officiers « soudanais » comme Borgnis-Desbordes ou Archinard,
est beaucoup plus agressive et favorable à une expansion rapide appelant de plus larges effectifs et un usage
moins mesuré de la force. Cf. Frémeaux J., L’Afrique à l’ombre des épées, 1830-1930, SHAT, vol. 2, Officiers
administrateurs et troupes coloniales, 1995, pp. 34-36.
138
signataires ; du moins dans un premier temps9. En 1886, la nomination de Gallieni au poste de
commandant supérieur du Soudan français va cependant dans le sens de l’extension et de la
sécurisation de l’assise territoriale française. La conquête de la région du Haut-Fleuve Niger
est déclarée prioritaire. Entre 1886 et 1888, des campagnes sont menées contre le marabout
sarakollé Mamadou Lamine qui meurt en 1887 tandis que des traités sont conclus avec
Samori et Ahmadou. À la fin de l’année 1888, le Soudan français est devenu un vaste et
compact ensemble de 300.000 km² que les officiers « soudanais » entendent bien agrandir
vers l’est. Les pays de la Boucle du Niger, à commencer par le Moogo, sont visés.
On se souvient qu’à ce moment, le royaume de Ouagadougou est miné par la guerre
civile qui l’oppose à Laalé. Il doit en outre faire face à une grave crise de succession en 1889.
C’est à ce moment que le Moogo reçoit ses premiers visiteurs européens. Tout d’abord le
docteur Krause déjà cité. Puis, en 1888-1889, le capitaine Binger. Cet ancien officier
d’ordonnance de Faidherbe, partisan d’une pénétration coloniale au rythme maîtrisé, prudente,
accordant une grande place à la diplomatie dans les rapports avec les autorités locales, est
chargé de faire la reconnaissance pacifique des pays de la Boucle du Niger. Binger embarque
en février 1887 à Bordeaux. Il rejoint ensuite Dakar et Saint-Louis avant de se lancer en
direction de Kong puis du Moogo. Le capitaine a reçu pour instruction de « préparer par des
négociations politiques et commerciales avec les chefs des régions traversées, la prise de
possession effective de la sphère d’influence française »10. L’objectif visé est de relier le
Soudan aux établissements du Golfe de Guinée non pas par la force, Binger n’en a pas les
moyens, mais, si possible, par la signature de traités de protectorat. D’une certaine façon,
Binger a le droit à l’échec car sa principale mission vise à préparer d’autres missions de
reconnaissance plus importantes. Pour être plus précis, Binger doit fournir des connaissances
plus précises sur les pays traversés. On attend de lui qu’il fournisse des itinéraires sûrs et
cartographiés ainsi qu’une description fidèle des sociétés rencontrées. Malgré tout, Binger
espère bien obtenir du roi Sanem la signature d’un traité de protectorat. Cet espoir est vite
déçu. Binger se voit contraint de quitter Ouagadougou en 1889 avec l’humiliation d’en avoir
été chassé. Cet échec est relatif. Tout d’abord, la France n’a pas encore de compétiteur sérieux
dans le Moogo. Au moment où Binger pénètre dans le Moogo, seul le capitaine allemand von
9
Outre un ensemble de dispositions visant à instaurer la liberté du commerce européen, en particulier au moyen
de l’internationalisant des fleuves Niger et Congo, l’acte général de la conférence édicte les règles d’occupation
dite « effective » des nouvelles possessions. L’article 34 impose aux puissances coloniales d’y établir une
« autorité suffisante » et donc permanente dans ces territoires afin que leur possession par les métropoles soit
reconnue sur le plan du droit international. Brunschwig Henri, Le Partage de l’Afrique noire, Paris, Flammarion,
1971, 186 p.
10
Kambou-Ferrand J.-M., Peuples voltaïques et conquête coloniale…, op. cit., p. 30.
139
François est parvenu à ses portes. Il a dû lui aussi quitter la région en 1888 sans obtenir le
moindre acquis politique en pays mossi11. De plus, Binger a accumulé une somme de savoirs
sur la société mossi et son organisation politique qui peut faciliter la tâche de ses successeurs.
Précisément, le rythme des missions s’accélère à partir de 1890, notamment sous
l’impulsion des officiers « soudanais », particulièrement dynamiques dans la région quitte à
bousculer leur gouvernement… Cette année marque en effet l’avènement de l’ « ère
Archinard », un « véritable guerrier dans la tradition de Borgnis-Desbordes »12 de l’avis de
l’historien Henri Wessling. Elle coïncide avec la vigoureuse reprise de l’expansion française
en Afrique de l’Ouest. Contre l’avis de Gallieni et du gouvernement, le colonel Archinard
cherche à relancer le conflit avec Samori et Ahmadou, ce qu’il obtient sans peine. En 1890,
Ségou est prise ; Nioro l’est à son tour l’année suivante. Archinard progresse rapidement le
long du fleuve Niger qu’il descend jusqu’à Bandiagara, cité soudanaise qui tombe en 1893.
Les troupes françaises sont désormais aux portes du Moogo. Du haut des falaises de
Bandiagara, Archinard peut contempler les terres du Yatenga. Dans ce contexte, la mise sur
pied des missions françaises à destination du Moogo inquiète de plus en plus les grands naaba
informés de la progression des Nasaara. Tardivement et dans l’urgence, les souverains mossi
improvisent une ligne de conduite à tenir à l’égard d’Européens dont la présence est jugée
toujours plus inopportune à mesure qu’ils se succèdent. Qu’on en juge : en 1890-1891, les
autorités militaires du Soudan dépêchent trois missions qui ont toutes pour point convergent la
capitale du Moogo Naaba. Toutes trois échouent. La mission Spitzer de juin 1890 s’avère
particulièrement éphémère et presque nulle du point de vue du bilan politique ou
cartographique. L’adjoint de Spitzer, le docteur Crozat, se voit à son tour chargé d’obtenir du
Moogo Naaba un traité de protectorat. En cas d’échec, l’usage de la force est proscrit.
L’officier-médecin doit au contraire chercher à « nouer des relations amicales entre le
Soudan français et le Mossi »13. Crozat passe à côté de ce double objectif : aucun traité n’est
signé avec le roi de Ouagadougou et, au contraire, les « mauvaises manières » de cet
explorateur soulève l’ire du monarque bien décidé à ne plus accueillir avec bienveillance
d’autres Européens. Enfin, le lieutenant-colonel Monteil, décidé à imiter son modèle,
11
Curt von François agit à partir du Togoland dont les commerçants allemands souhaitent une politique
expansionniste plus active en direction de l’arrière-pays. En mars 1888, von François parvient à passer un traité
de protectorat avec les populations « sœurs » des Mossi : les Dagomba. Il en fait de même avec les Mamprusi en
avril. Cependant, ses moyens ne lui permettent pas de poursuivre sa mission jusqu’à Ouagadougou. Binger,
parvenu à Kong tandis que von François quittait tout juste le Togoland, est donc le second Européen à se rendre
dans la capitale du Moogo Naaba. Kambou-Ferrand J.-M., Peuples voltaïques et conquête coloniale…, op. cit.,
pp. 26-28.
12
Wesseling Henri, Le Partage de l’Afrique, Paris, Folio/Histoire, 1996, p. 348.
13
« Mission du Dr Crozat dans le Mossi, rapports 1890-1891 », ANS 1G 145 (AN 200 Mi 661).
140
Carte n° 7 : La progression européenne en Afrique des années 1880 à 1919
Source : Histoire générale de l’Afrique, UNESCO/NEA, vol. VII (version abrégée), p. 108.
141
l’explorateur Stanley, doit se résigner à quitter bredouille la capitale mossi qu’il a
péniblement gagnée le 28 avril 1891.
Au tout début des années 1890, une lente accumulation des connaissances permet aux
deux parties – française et mossi – d’ajuster leurs relations réciproques. Du côté français, les
relevés topographiques de la région, cumulés depuis l’expédition de Binger, préparent les
déplacements de futures colonnes à engager dans le cas où l’approche « diplomatique » serait
inopérante. Les voies les plus sûres, à défaut d’être les plus courtes, sont mieux connues et la
description de la situation géopolitique du Moogo permet aux militaires français de se faire
une idée sur les points de dissension politique interne sur lesquels s’appuyer. Du côté mossi,
le Nasaara, en particulier français, devient clairement un danger dont il faut prévenir toute
intrusion jusqu’au cœur du Moogo. Le contexte général a lui aussi changé dans le courant de
la décennie. L’activisme des « Soudanais » porte ses fruits si l’on peut dire et l’étau se
resserre très rapidement sur le Moogo qui finit par être pris en tenailles. En 1891, la
« pacification » semble acquise au Sénégal. En 1893, le royaume du Dahomè passe sous
protectorat français après la défaite de Béhanzin. La même année, la Côte-d’Ivoire devient
une colonie française tandis que Bandiagara tombe. La rivalité entre la France et la GrandeBretagne s’intensifie et paraît un temps tourner à l’avantage de cette dernière en pays mossi.
Les Britanniques disposent de deux solides points d’appui sur la côte. Le premier est
constitué par leurs possessions du delta du Niger, la région des Oil Rivers où leur commerce y
est dynamique. En 1861, la région de Lagos devient une colonie dont le ministère des
Colonies ne semble pas véritablement savoir quoi faire14 ! La présence britannique s’y fait
discrète ; l’autorité n’y est incarnée que par un consul dont l’emprise sur ce territoire est
limitée. Un peu à l’image de ce qui se passera en Afrique du Sud sous l’impulsion de Cecil
Rhodes, la réorganisation puis la dynamisation de cet espace est le fait d’un homme
ambitieux, désireux de faire fortune : Sir George Goldie. En 1881, les établissements
commerciaux britanniques fusionnent à son initiative au sein de la National African Company.
Goldie forme le projet de repousser les limites de la zone d’influence britannique vers le nord,
le long du fleuve Niger. À partir de 1884, malgré quelques hésitations de la part du
gouvernement britannique, le consul est autorisé à passer des traités de protectorat en pays
yoruba. Deux ans plus tard, Goldie se voit reconnaître par la Couronne une charte fondant la
14
Wesseling H., Le Partage de l’Afrique, op. cit., p. 360.
142
Royal Niger Company, une sorte de gouvernement privé sur une région longeant le fleuve
Niger et placé sous l’autorité nominale de la reine Victoria. À partir de 1890, la politique
britannique y devient plus agressive malgré la signature d’une convention avec la France
partageant leur sphère d’influence respective le long d’une ligne allant de Say à Barroua15. En
1894, après quelques opérations militaires et la signature de traités de protectorat avec des
chefs yoruba, la présence des Britanniques dans la partie méridionale du Nigeria est
consolidée. Le second point d’appui dans cette partie de l’Afrique de l’Ouest est la Gold
Coast, voisine du Moogo. Après une première série de guerres contre les Asante perdues par
les Britanniques, ces derniers sont parvenus à s’emparer en 1874 de leur centre politique :
Kumasi. La Gold Coast est érigée en colonie. La conquête de son hinterland s’avère
déterminante pour la défense des intérêts commerciaux britanniques. Ce projet d’annexion de
l’arrière-pays de la Gold Coast s’inscrit dans un contexte de rivalité avec la France.
Une simple lecture de la carte de l’Afrique de l’Ouest en 1890 permet de comprendre
les enjeux géopolitiques de cette rivalité. Tandis que la France cherche à étendre son influence
en descendant le fleuve Niger, la Grande-Bretagne forme un projet analogue en le remontant.
Par ailleurs, les deux puissances européennes ont tout intérêt à permettre l’établissement
d’une jonction terrestre entre leurs possessions côtières. Pour les Français, la liaison entre la
colonie de Côte-d’Ivoire et le protectorat du Dahomey est vitale. Pour les Britanniques, il
s’agit de faire de même entre la Gold Coast et le Nigeria. De ce constat, il apparaît nettement
que les pays de la Boucle du Niger constituent un enjeu géopolitique déterminant pour les
deux nations impériales. D’une certaine façon, le Moogo constitue une sorte de clé de voûte
permettant de relier différents territoires censés former un édifice d’un seul tenant en Afrique
occidentale. Si le Moogo est stratégique, c’est aussi parce qu’il se trouve à la croisée des
chemins entre l’axe de progression française et britannique16. Devant l’avancée des Français
jusqu’aux portes du Moogo, la Grande-Bretagne ne pouvait rester passive. En 1894, elle
parvient à obtenir ce que ni Binger ni Monteil n’ont acquis : la signature d’un traité de
protectorat avec le roi de Ouagadougou. Ce succès, la Couronne le doit à George Ekem
Ferguson, un métis originaire d’Anomabou (Gold Coast). Celui que l’on surnomme le
« mulâtre de Sierra Leone » où il a passé une partie de sa jeunesse dispose d’importants
15
Cette convention, signée le 5 août 1890, sépare les sphères d’influence française et britannique selon une ligne
allant du fleuve Niger au lac Tchad. Pour autant, elle est loin de régler le contentieux entre les deux puissances.
Monteil estime en effet que les intérêts de la France ont été lésés. Cf. Bouche Denise, Histoire de la colonisation
française, Paris, Fayard, 1991, pp. 69-70.
16
Cette situation géostratégique rappelle celle qui a conduit en 1898 les deux puissances au bord d’un grave
incident diplomatique lors de la célèbre « crise de Fachoda ». De même qu’au Soudan oriental, les Britanniques
suivent un axe d’expansion d’orientation nord-sud qui coupe perpendiculairement celui de la France. Fachoda se
trouve à la croisée des chemins comme le Moogo en Afrique occidentale.
143
atouts. À commencer par une solide expérience politique débutée treize ans plus tôt lors de
son entrée au gouvernorat de la Gold Coast. Par ailleurs, Ferguson connaît bien le pays asante
où il mène plusieurs missions de reconnaissance. Enfin, Ferguson est un métis, et il ne fait pas
de doute que ceci a pu inspirer la confiance des Mossi qu’il a rencontrés, d’autant plus qu’il a
toujours affirmé auprès d’eux le caractère pacifique de sa mission17. Le 2 juillet 1894,
Ferguson, bien accueilli par Naaba Wobgho, obtient la signature d’un traité qui accorde une
grande place aux questions commerciales. Néanmoins, l’article 3 enjoint le roi à ne céder son
territoire à aucune puissance étrangère ainsi qu’à ne signer aucun traité de protectorat que
celui conclu avec la Grande-Bretagne18. Le document, « signé » par vingt et un membres de la
Cour royale dont le titre est mentionné de façon approximative, engage le royaume de
Ouagadougou au moment où la menace française se fait sentir avec force. La manœuvre d’un
roi qui joue de la rivalité entre Européens est habile. Mais elle ne convainc aucunement les
autorités militaires françaises qui contestent la validité du traité.
Le capitaine Destenave, résident de France à Bandiagara, en fait partie. Après avoir
appris non sans aigreur la nouvelle de la signature du traité britannique en octobre 1894,
celui-ci en déduit qu’il ne s’agit que d’un simple « certificat de relations commerciales » sans
aucune portée politique19. De plus, le traité britannique ne porte que sur la partie centrale du
Moogo, mais n’engage aucunement le royaume du Yatenga. Les efforts de Destenave se
portent donc sur cet État mossi indépendant. Le contexte lui est favorable. L’arrivée du
colonel de Trentinian à la tête du commandement supérieur des Troupes du Soudan marque
un regain d’activités militaires dans la région. Après avoir confirmé les traités signés par
Monteil dans la zone sahélienne, puis vérifié si le Yatenga dépend ou non de Ouagadougou,
Destenave entend pousser sa mission jusqu’à la capitale du Moogo Naaba et y signer avec le
roi un traité de protectorat « dans les règles ». Au bout de deux semaines de marche, le
capitaine parvient à gagner Ouahigouya à partir de Bandiagara. Le 12 mai 1895, il y est
accueilli de façon courtoise par le Yatenga Naaba Baongo dont le trône est menacé par une
partie du lignage royal. Six jours plus tard, Destenave obtient que le Yatenga passe sous le
protectorat de la France. D’une certaine façon, les graves crises dynastiques qui agitent le
Yatenga ont précipité le royaume à sa perte. Trop content d’obtenir le soutien de la France
17
Selon Françoise Bretout, lors de ses voyages, Ferguson « se présentait comme un marchand et rien de plus,
disait qu’il n’était chargé d’aucune mission ». Bretout F., Mogho-Naba Wobgo : la résistance du royaume mossi
de Ouagadougou, Paris/Dakar, ABC/NEA, 1976, p. 35.
18
« Copie du Traité d’amitié, de liberté de commerce (Ferguson) envoyé au département le 8 février 1897 »,
ANS 1G 221 (AN 200 Mi 670).
19
Kambou-Ferrand J.-M., Peuples voltaïques et conquête coloniale…, op. cit., p. 68.
144
contre ses ennemis, Naaba Baongo a probablement sous-estimé la portée d’un traité qui lui ôte
de facto sa souveraineté effective sur le royaume.
Néanmoins, la mission Destenave ne connaît pas d’autres succès. Comme tous ses
devanciers français, il se voit contraint d’abandonner le chemin de Ouagadougou après s’être
vu signifier par le Moogo Naaba un refus absolu de traiter avec lui. Ce demi-échec va avoir
d’importantes conséquences sur l’avenir politique du royaume de Ouagadougou. Pris dans
une course contre la montre avec les Anglais ainsi que Samori, les « Soudanais » n’ont plus la
patience – mais en avaient-ils fait preuve auparavant ? – de se permettre un nouvel échec. La
mission Destenave marque la dernière tentative d’instaurer « pacifiquement » le protectorat
français sur Ouagadougou. En définitive, l’absence de relations diplomatiques entre l’officier
et le Moogo Naaba devient un beau prétexte visant à justifier l’annexion du royaume par les
armes. Cette mission n’échoue cependant pas à Destenave qui a été contraint de se replier sur
Bandiagara. Elle est confiée en 1896 à deux jeunes lieutenants particulièrement ambitieux et
peu regardants sur les moyens d’accomplir une brillante carrière au Soudan : Paul Voulet et
Julien Chanoine.
Mais avant d’évoquer le déclenchement de la conquête du royaume de Ouagadougou,
nous aimerions examiner la mise en place de parcours cognitifs qui, au fil des multiples
voyages d’exploration européens, ont suivi des itinéraires poussés toujours plus loin au cœur
de l’intimité du Moogo. Les Mossi ne sont pas restés passifs et nous nous demandons dans
quelle mesure ils ont pu être en mesure de détourner ces parcours, d’en maîtriser le rythme de
progression, ou encore de filtrer ou de déformer les informations recueillies par les officiersexplorateurs.
Itinéraires d’exploration et parcours cognitifs
Les premiers voyages d’exploration européens dans le Moogo établissent à première
vue des relations asymétriques entre les protagonistes. Cette asymétrie se manifeste sur le
plan du savoir et bénéficie en premier lieu aux « agents de contact » africains qui disposent
bien évidemment d’une parfaite connaissance des pays traversés par les Nasaara. Jusqu’en
1896, les explorateurs européens ne disposent d’ailleurs que de très peu de moyens humains et
matériels, situation qui réduit fortement leur marge de manœuvre et leur interdit tout usage de
la force afin d’obtenir le placement des régions qu’ils traversent sous leur influence. De
Binger à Destenave, tous ne disposent que d’une poignée d’hommes au plus pour mener à
bien leur mission. Le docteur Crozat n’a ainsi à sa disposition qu’une douzaine de
145
Carte n° 8 : Les missions d’exploration en pays voltaïque à la fin du XIXe siècle
Source : Kambou-Ferrand J.-M., Peuples voltaïques et conquête coloniale…, op. cit., p. 72.
146
compagnons de route dont cinq porteurs, un domestique et un cuisinier, deux spahis, deux
tirailleurs « Sénégalais » et un interprète. Il en va de même pour Binger qui n’a pas souhaité
emmener avec lui davantage d’hommes afin de ne pas susciter la méfiance des populations
rencontrées. De son côté, Destenave est l’officier qui dispose du plus fort contingent jusqu’à
la conquête de 1896-1897. Il peut compter sur vingt soldats dont le seul but est de dissuader
toute attaque sur le chemin. Il ne s’agit donc en aucun cas d’une armée d’occupation. Cette
situation rend leur position précaire. En effet, nous avons vu qu’aucun d’entre eux n’a été en
mesure de passer outre les interdictions des naaba de traverser leur pays ou de poursuivre leur
voyage dans la direction de leur choix.
Cette faiblesse n’est pas seulement d’ordre quantitatif. Outre les effectifs mobilisés,
les explorateurs ont cruellement besoin de guides et d’interprètes de qualité. Eux-mêmes ne
maîtrisent pas le mooré. Binger dit tout juste connaître une cinquantaine de mots, et avoue que
cela « constituait un trop léger bagage linguistique pour [se] faire comprendre »20. Encore cet
officier a-t-il disposé d’une assez bonne connaissance de l’Afrique de l’Ouest. Agé de 32 ans
au moment où il parvient à gagner Ouagadougou, Binger a déjà servi à trois reprises au
Sénégal sous les ordres de Faidherbe dont il a été l’officier d’ordonnance. Monteil, son aîné
de sept ans, a lui aussi servi au Sénégal sous le commandement de Brière de l’Isle en plus
d’un séjour en Indochine. Ces deux officiers sont également curieux et se sont fait
« ethnographes ». Particulièrement Binger dont les descriptions de la société mossi qu’il livre,
tout en étant un produit de son temps, sont cependant suffisamment fines et précises pour être
encore utilisées aujourd’hui – avec quelques précautions – afin d’étudier le Moogo
précolonial. Cette curiosité et cette expérience ont cependant des limites. Ainsi, Binger doit à
un pur hasard sa rencontre avec Bakari Koutou, frère du Moogo Naaba Sanem. Voici
comment le capitaine a relaté cette pittoresque rencontre : « Mon arrivée chez Boukary Naba
fut très drôle. Ainsi que je l’ai dit plus haut, j’étais parti sans guide de Bouganiéna ; je
tombais donc chez lui tout à fait à l’improviste, sans interprète »21. De son côté, Crozat
semble mieux doté en la matière. Mahmadou Dali, un domestique du capitaine Quiquandon,
l’accompagne et fait office d’interprète. Puis Crozat confie à son tour à Monteil un de ses
interprètes mooréphone, un certain Abdoulaye Traoré. Cependant, disposer d’un interprète ne
préjuge en rien de la qualité des services que ce dernier rend. Abdoulaye ne donne
effectivement pas satisfaction à Crozat qui juge bon de s’en débarrasser à Lanfiéra. Le docteur
20
21
Binger L.-G., Du Niger au golfe de Guinée…, 1er vol., op. cit., p. 449.
Ibid.
147
n’a pas plus de chance avec son second interprète, Tédian, qui, originaire du Yatenga, refuse
de poursuivre le voyage s’il ne lui est pas permis de retourner chez lui après la mission. Non
seulement le savoir des interprètes peut laisser à désirer, mais leur bonne volonté à suivre
scrupuleusement les ordres de leur chef européen aussi. Amadou Hampâté Bâ, dans un autre
contexte, a d’ailleurs popularisé cette figure de l’interprète africain qui, s’il est habile, peut
mettre à profit sa connaissance des langues locales pour imposer son influence au détriment
du « Blanc »22. Cette situation n’est pas propre au Soudan français du début du XXe siècle. On
ne sait en effet pas dans quelle mesure certains interprètes ont joué un double-jeu à l’égard
des chefs de mission, et surtout s’ils ont volontairement déformé, omis, ou exagéré certains
des propos qu’ils ont rapportés. Ont-ils agi secrètement en agents de renseignement pour le
compte des Cours royales mossi ?
En dehors des interprètes étrangers au Moogo, il est certain que les explorateurs ont
été à plusieurs reprises dupés par leur personnel africain. La plupart de ces agents sont
musulmans. Leur religion, parfois associée à leurs activités marchandes, en font des acteurs
mobiles, intégrés dans un vaste espace sous-régional organisé par le commerce sur longue
distance. Nous avons vu que le Moogo n’est pas resté un espace totalement réfractaire à
l’islam et qu’il était aussi inséré dans l’espace marchand sous-régional. Les intermédiaires
entre les officiers « blancs » et les naaba ont parfois été ces marchands musulmans bien
introduits dans les Cours royales. Les souverains pouvaient en effet compter sur leur
expérience directe ou indirecte du contact avec les Nasaara. Ces agents de contact ont joué un
rôle sensiblement différent selon leur éloignement des capitales royales ainsi que leur
appartenance sociale et leurs activités professionnelles. Dans un premier rayon d’environ 200
à 350 km à partir de Ouagadougou, il s’agit de grandes figures religieuses et politiques en
mesure de garantir la sécurité des itinéraires empruntés par les missions européennes et
d’entrer en relation avec les naaba que les officiers souhaitent approcher. Deux figures
reviennent à plusieurs reprises dans les récits de voyage : l’une est féminine, l’autre
masculine. Lorsque Binger parvient à Sya en avril 1889, il peut compter sur l’hospitalité de la
princesse Guimbi Wattara23. Cette fille du roi du Gwiriko (région peuplée par les Bobo) a
alors 53 ans. Binger est le premier Européen qu’elle rencontre et l’accueil qu’elle lui réserve
est des plus réconfortants pour un capitaine à bout de forces. La population vivant dans les
environs de Sya lui est plutôt hostile si bien que la protection que lui offre Guimbi Wattara est
22
Hampâté Bâ Amadou, L’Étrange destin de Wangrin, Paris, Union générale d’éditions, 1973.
Hébert Jean, « Une grande figure de Bobo-Dioulasso : la princesse Guimbé Ouattara », in Massa G. et
Madiéga Y. G. (dirs.), La Haute-Volta coloniale.., op. cit., pp. 509-522.
23
148
vitale. La princesse peut s’appuyer sur son ascendance noble qui lui confère une grande
influence parmi les Wattara de la région de Kong. Binger y acquiert ainsi une « bonne
réputation »24, ce qui passe pour un véritable sauf-conduit. Mieux, Binger a cumulé un capital
de sympathie – voire d’estime – dans cette partie de l’Afrique qui parvient jusqu’à la
connaissance de Bakari Koutou et lui entrouvre les portes du Moogo. En mars 1891, Crozat
bénéficie à son tour de la bienveillance de Guimbi au sujet de laquelle il ne tarit d’ailleurs pas
d’éloges.
Crozat et Monteil ont pu compter quant à eux sur l’appui de Karamokho Ba Sanogo,
l’almami de Lanfiéra25. Cette haute figure religieuse, en partie à l’origine de la diffusion de
l’islam en pays mandé, est un érudit de grande renommée, souple et tolérant. Monteil,
admiratif à l’égard du personnage, loue son savoir ainsi que sa grande curiosité26. Du point de
vue de Monteil ainsi que de Crozat, Karamokho a en outre pour grande qualité le fait de ne
pas se méfier des Européens. L’almami passe à cette époque pour un interlocuteur décisif
capable de conduire les officiers jusqu’à Ouagadougou. En effet, la localité de Lanfiéra,
devenue un important centre politique et religieux du Dafing27, est connectée au trafic
marchand qui relie Kong au Moogo. En outre, Bassirou Sanogo a mis en évidence les liens
diplomatiques qui ont existé entre Karamokho et le Moogo Naaba par l’entremise des
conseillers marka de l’amami. À en croire Monteil, ces relations sont pourtant instables, lui
qui apprend de Crozat « que le Naba de Waghadougou lui [l’almami] avait marqué une
grande défiance, que les sorciers et les marabouts s’étaient coalisés pour représenter à celuici que la vue des blancs devait lui être fatale, que signer en tout cas un papier avec eux devait
être sa perte »28. Cependant, pour la plus grande satisfaction du lieutenant-colonel, l’almami a
semblé peu convaincu par la démonstration du roi de Ouagadougou à qui il a remis un
courrier destiné à convaincre ce dernier « qu’il n’a rien à redouter de [sa] venue, qu’il a tout à
gagner à bien [le] recevoir et surtout que les relations qu’il pourrait avoir avec [Monteil] ne
sauraient lui porter malheur »29. Karamokho s’appuie donc sur son autorité morale ainsi que
ses contacts diplomatiques afin de procurer à Monteil un sauf-conduit censé lui permettre
24
Avant de se rendre à Sya, Binger a été courtoisement reçu par Samori lors du siège de Sikasso. Cet autre
almami lui a ouvert la route de Kong. Cf. Kambou-Ferrand J.-M., Peuples voltaïques et conquête coloniale…,
op. cit., p. 30.
25
Sanogo Bassirou, « Karamokoba », in Madiéga Y. Georges et Nao Oumarou, (dirs.), Burkina Faso, cent ans
d’histoire, 1895-1995, tome 1, Paris/Ouagadougou, Karthala/ PUO, 2003, pp. 618-619.
26
Ibid., pp. 612-613.
27
Le Dafing est essentiellement peuplé par les Marka. Cette région se situe à l’ouest du Moogo.
28
Monteil Parfait-Louis (lieutenant-colonel), De Saint-Louis à Tripoli par le lac Tchad. Voyage au travers du
Soudan et du Sahara accompli pendant les années 1890-1891-1892, Paris, Félix Alcan, 1894, p. 118.
29
Ibid.
149
d’entrer sans encombre à Ouagadougou. Mais une fois de plus, cette recommandation a eu un
effet pour le moins limité, Monteil n’ayant pu tempérer la méfiance du roi vis-à-vis des
Européens…
À partir d’un rayon situé à moins de 200 km de Ouagadougou, les chefs de mission
rencontrent une série d’acteurs de moindre envergure dont la bonne foi devient toujours plus
douteuse à mesure que le cœur politique du Moogo se rapproche. Ces agents de contact sont
généralement des figures relieuses locales ou des marchands qui s’improvisent guides ou
émissaires. Ils sont également des agents de renseignement précieux pour la Cour de
Ouagadougou. Tout en filtrant les informations relatives aux voies d’accès vers la capitale
royale, ces intermédiaires font souvent preuve de ruse afin de détourner les explorateurs
français de leurs buts initiaux. Ils peuvent ainsi leur barrer certains chemins ou en réorienter
d’autres afin de prémunir le Moogo de toute intrusion jugée trop menaçante des Européens.
Ce double-jeu d’Africains qui, tout en feignant de faciliter le déplacement des missions, les
compliquent en réalité souvent, ne semble pas toujours avoir été nettement perçu par les
explorateurs. Ceci explique peut-être l’optimisme affiché par Binger qui affirme que « Le
difficile est d’aller assez loin et de traverser plusieurs États. Au fur et à mesure que l’on
avance vers l’intérieur, la méfiance des indigènes diminue : on n’a pas de peine à leur faire
comprendre qu’on n’est pas tombé du ciel et que, pour avoir déjà traversé tant de pays sans
encombre, on jouit d’une bonne réputation »30.
Parvenu à Ouahabou, localité située à 175 km au sud-ouest de Ouagadougou, Binger
doit y rencontrer un certain Karhamoko Mouktar. Celui-ci est le fils de Mamadou Karantao
qui a soumis les Gourounsi de la région de Boromo au milieu du XIXe siècle. Binger a besoin
de lui pour poursuivre sa route vers l’est. Karhamoko Mouktar est en effet en capacité de le
mettre en contact avec des Mossi de la région. De l’avis de Binger, Mouktar et Karantao lui
sont d’autant plus précieux que « par leurs relations et la connaissance des pays de la rive
gauche du fleuve » ils seraient en capacité de le faire « gagner sans difficulté soit le Yatenga
et Ouadiougué [Ouahigouya] sa capitale, soit le Mossi et Waghadougou »31. Finalement, le 8
juin 1888, il tombe nez à nez avec Bakari Koutou après avoir difficilement franchi la Volta
Noire. Une fois parvenu à Sakhaboutenga, Binger doit s’en remettre à une nouvelle personnerelais afin de gagner Ouagadougou : Karhamoko Issaka. Ce dernier est chargé par Bakari
Koutou de lui obtenir une entrevue auprès du Moogo Naaba Sanem. Le prince mossi justifie
la nécessité de passer par un intermédiaire par le fait qu’il n’était « pas du tout d’accord avec
30
31
Binger L.-G., Du Niger au golfe de Guinée…, 1er vol., op. cit., p. 3.
Ibid., p. 416.
150
son frère [et n’avait] avec lui que des rapports de service »32. Mais, la facilité avec laquelle
Binger est parvenu dans la capitale a occulté un aspect moins positif de son expédition : à
coup sûr, Bakari l’a immiscé malgré lui dans les querelles dynastiques qui agitent à ce
moment le royaume. Le fait que ce capitaine ait gagné le Moogo par l’ouest n’y est pas
étranger. Nous savons que cette partie du pays mossi est la plus troublée. Voisine du pays des
Gourounsi, elle est un espace sur lequel la Cour royale n’a guère de prise. Ce n’est donc pas
un hasard si Bakari, prince écarté du pouvoir au bénéfice de Naaba Sanem, est relégué à une
vie d’errance, de rapines et de razzias dans cette région.
D’une certaine façon, Binger entre par un espace de dissidence ou tout au moins de
relégation vis-à-vis du pouvoir central. Bakari n’ignore certainement pas que Binger ne peut
qu’être mal reçu à Ouagadougou. De nombreux éléments pris dans la description qu’a dressée
Binger de son séjour dans le Moogo laissent à penser que Bakari a voulu se donner une image
positive afin de mieux dévaloriser l’image de son frère, Naaba Sanem. Et ce roi, parce qu’il a
« mangé le naam », doit protéger son royaume et ne peut accueillir Binger aussi
courtoisement que Bakari. Dans le contexte de crise politique aiguë qui prévaut alors, la
présence du capitaine dans le Moogo est perçue par la Cour comme un nouveau facteur de
déstabilisation. D’ailleurs, tout se passe comme si Binger a été vu par Bakari comme une carte
à jouer afin d’affaiblir son frère. Cette hypothèse est d’autant plus sérieuse que Naaba Sanem
doit faire face à ce moment à la révolte de son Laalé Naaba. Comme cela était prévisible,
Naaba Sanem a pour le moins très mal reçu Binger. Chassé comme un vulgaire intrus de la
capitale33, le capitaine s’est senti humilié. Revenu auprès de Bakari, ce dernier lui a posé une
question qui n’est pas dénuée d’humour. Mais laissons la parole à Binger : « Dès que Boukary
me vit m’avancer vers sa case, il vint au-devant de moi, me tendit les deux mains et, avec son
gros rire, me dit : « Eh bien, lieutenant, comment trouves-tu Waghadougou et mon frère ? »34.
À n’en pas douter, la réponse était convenue et la surprise de Bakari feinte. Bien entendu,
Naaba Sanem lui a interdit l’accès au Yatenga prétextant que ce royaume dépendait de son
autorité, ce qui est parfaitement infondé. Décidé à quitter le Moogo, Binger a dû rencontrer
d’autres difficultés. Désireux de se rendre sur Salaga (actuel Ghana), il s’est vu offrir les
services d’un certain Idriza par le Moogo Naaba. Le roi Sanem entendait empêcher Binger de
rallier Gambaga où se serait trouvée une hypothétique mission européenne qui, selon lui,
32
Ibid., 456.
D’après le récit de Binger, Naaba Sanem semble avoir hésité devant l’attitude à tenir à son égard. Tantôt
ouvert, puis hostile à l’officier, le Moogo Naaba finit par ordonner son expulsion croyant qu’il n’était que
l’avant-garde d’une mission européenne de plus grande envergure venue du sud.
34
Ibid., p. 469.
33
151
aurait souhaité rejoindre Ouagadougou. Idriza a été chargé de conduire Binger sur la route
imaginée par le roi. Tout juste sorti de Ouagadougou, Binger, guidé par l’envoyé du
souverain, a soudain été pris d’un doute sur la pertinence de l’itinéraire qui lui a été conseillé.
Idriza, à qui Binger demande si le roi n’a pas à nouveau changé d’avis et l’empêcherait de
gagner Salaga, a répondu avec aplomb que la voie doit bien le conduire à Salaga. La
supercherie est vite décelée par Binger qui écrit qu’« Interrogé sur l’itinéraire que j’avais à
suivre et les noms des villages à traverser, cette canaille eut l’audace de me citer une série de
villages qui n’existent pas. Une demi-heure après, il n’y avait plus de doute pour moi : je
faisais route sur la résidence de Boukary Naba »35. Le déficit de savoir du capitaine, relatif
puisqu’il parvient néanmoins à prendre rapidement conscience du fait qu’il a été trompé,
n’explique pas moins le contrôle ou la maîtrise de ses déplacements par la Cour royale. À
mesure que les missions françaises se sont succédé dans la région, ce déficit s’est réduit et les
relations entre Mossi et Européens se sont équilibrées sur le plan du savoir.
Pour autant, la modestie des moyens matériels et humains dont ont disposé les
successeurs de Binger a continué de les placer en situation de faiblesse face à des acteurs
locaux qui n’ont reculé devant aucune ruse afin de servir leurs propres intérêts ou ceux des
naaba. Monteil en a fait l’expérience à l’approche de Yako. En avril 1891, il obtient l’aide de
l’almami de Lanfiéra qui le recommande à Moussa Keïta, un « marabout du Mossi ». Celui
qui a déjà offert ses services à Crozat est chargé de marcher au-devant de Monteil afin de le
conduire jusqu’au Moogo. Mais Moussa Keïta ne semble pas disposé à lui fournir l’aide qu’il
a consentie à Crozat. Voici l’explication que ce dernier a reçue : « Moussa a bien guidé le
docteur ; il ne peut le faire pour moi, dont la venue est depuis si longtemps annoncée. Or il
est exilé du Mossi et il serait certainement découvert et appréhendé en ma compagnie » ;
Crozat n’est pas convaincu et conclut que « C’étaient au fond de très mauvaises raisons »36.
Selon lui, Moussa cherche à tirer parti de sa faiblesse et pratique une sorte de chantage afin
d’obtenir une généreuse récompense pour ses services rendus au Moogo Naaba. Finalement,
Monteil doit renoncer à son aide. Cette expérience, suivie par d’autres bien plus désagréables,
le conduit à présenter les difficultés de sa mission de façon exactement inverse à celle de
Binger. À l’approche du Moogo, Monteil est convaincu que « les difficultés vont
singulièrement s’accroître au fur et à mesure que nous allons avancer vers l’Est. Au lieu de
ces populations bambaras et bobos, rudes d’abord, mais au demeurant simples et droites,
nous allons trouver des populations d’humeur en apparence moins farouche, mais chez
35
36
Ibid., p. 467.
Monteil P.-L., De Saint-Louis à Tripoli par le lac Tchad…, op. cit., pp. 118-119.
152
lesquelles l’astuce et le mensonge entrent comme monnaie courante dans les relations »37.
Une fois parvenu à Yako, un village situé à 100 km de Ouagadougou, Monteil voit ses
craintes confirmées. Se souvenant qu’à la suite d’une ruse déployée par les Mossi Crozat y
avait été retenu dix jours, Monteil craint de subir le même sort. Crozat l’avait d’ailleurs mis
en garde contre un certain Salifou, un « personnage aussi cupide que fourbe » à l’en croire38.
À défaut de trouver ce Salifou sur place, Monteil rencontre un dénommé « Baba » dont les
motivations et l’art de la dissimulation en font un interlocuteur semblable. Prétextant que
Salifou est indispensable pour rencontrer le Yako Naaba mais qu’il est fort éloigné, Baba
insiste pour que Monteil attende son retour. À quatre heures du matin, Monteil, ne voyant
toujours personne venir, fait connaître son désir de partir. Soudainement, presque par
enchantement, Salifou apparaît à cheval. Mais le hasard n’y est pour rien. Comme le constate
Monteil, « son cheval n’a pas fait dix minutes de route » : il s’est agi d’un « coup monté »39 !
Malgré tout, la rencontre avec le naaba de Yako a finalement eu lieu dans un délai
raisonnable et grâce à la ténacité de Monteil.
Une fois parvenus à Ouagadougou, ces Européens doivent encore composer avec trois
nouveaux types d’intermédiaires avant d’entrer en contact direct avec le souverain. Il s’agit
de leurs logeurs, des serviteurs palatins ainsi que des conseillers musulmans du Moogo
Naaba. Lors de leur arrivée dans la capitale, les chefs de mission sont hébergés soit par
l’imam de Ouagadougou, soit par la princesse Baouré. Tout en accordant l’hospitalité aux
Nasaara, l’un et l’autre fournissent très certainement à la Cour de précieux renseignements
sur leurs invités. Comme le souligne Jeanne-Marie Kambou-Ferrand, Baouré sert « d’agent
double de renseignement »40 tout en maintenant avec Krause, Binger ou Crozat des relations
cordiales, voire amicales. Pourquoi cette femme est-elle devenue la logeuse attitrée des
Européens de passage à Ouagadougou ? La princesse est la fille du Moogo Naaba. Devenue
veuve, elle s’est mariée à un membre de la famille de l’almami de Ouagadougou dont on se
souvient du rôle de conseiller du roi. Baouré fait ainsi le lien entre l’entourage musulman du
roi et les membres du lignage royal. Sa condition de femme joue pour elle. Nous savons que
les épouses royales ont pu exercer leur influence au sein de la Cour. Souvent très écoutées par
le souverain, leur sexe leur interdit de « manger le naam ». Baouré, par sa condition féminine,
est ainsi placée au cœur des intrigues sans pouvoir utiliser cette position pour jouer un rôle
37
Ibid., p. 119.
Ibid., p. 124.
39
Ibid., p. 125.
40
Kambou-Ferrand J.-M., Peuples voltaïques et conquête coloniale…, op. cit., p. 39.
38
153
politique officiel41. Elle est aussi la mieux placée pour faire écran entre les nouveaux venus
que sont les Européens et le monde du naam qui, lui, est une affaire d’hommes. Enfin, peutêtre le roi pense-t-il que Baouré, parce qu’elle est une femme, n’attirera pas la méfiance de
Binger.
Constatons que les relations que la princesse entretient avec « ses étrangers » sont
complexes. Voici comment Crozat juge la qualité de ses relations avec elle : « Par Baouré,
qui est, je crois, assez franche avec moi et qui en outre, a le défaut, quoique femme, d’aimer
fort le dolo, ce qui lui fait avoir des moments de véritable expansion, je suis tenu assez
régulièrement au courant de ce qui se passe chez le Naba. J’apprends par elle l’impression
que ma venue et mon audience ont produites sur le Naba et sur ses conseillers. Quant à
l’entourage du Naba, Baouré ne me cache pas, ce dont je me doutais, que je n’y ai guère de
partisans »42. À n’en pas douter, Baouré lui a donné des informations tout à fait justes bien
que très vagues sur l’hostilité de certains membres de l’entourage du roi à son égard. À
l’inverse, il ne fait pas de doute qu’elle a pu éclaircir le roi sur les intentions réelles de Crozat.
Ce dernier fait peut-être état de liens de complicité avec la princesse, mais il n’est pas dupe
pour autant et sait qu’elle ne lui est pas totalement acquise ; il dit ainsi être « absolument sûr
que tout ce que je lui disais était fidèlement répété, et que la crainte de déplaire qui pouvait,
dans certains cas, arrêter l’almami [de Ouagadougou] ou son frère ne lui ferait à elle rien
atténuer (…). [Bakari], du reste, ne paraissait pas voir d’un mauvais œil ces entretiens, et il
ne lui déplaisait pas que ce fût sa fille même qui me servit d’intermédiaire. "Comment va ton
blanc aujourd’hui, lui disait-il avec un peu de raillerie et que dit-il de nouveau ?" »43. Crozat
et Baouré sont pris dans un jeu d’instrumentalisation réciproque. Pour le docteur, l’appui de la
princesse lui permet de ne pas avoir à passer par les intermédiaires musulmans afin d’entrer
en contact avec la Cour. Ces derniers sont devenus les plus solides obstacles que rencontrent
les Européens désireux d’approcher le roi.
Mais qui est cet « almami de Ouagadougou » dont nous parle Crozat ? L’emploi de ce
titre paraît abusif dans le contexte de diffusion de l’islam en pays mossi. Cet homme est plus
sûrement l’imam de la capitale. Il compte parmi ceux qui, par leurs liens étroits avec la
communauté islamisée et mobile de la capitale, savent quelle menace la venue toujours plus
nombreuse d’Européens dans le Moogo fait peser sur les institutions royales. Aucun doute
41
Crozat va dans ce sens et remarque que « dans l’esprit des gens du Mossi, les paroles d’une femme ne tirent
jamais à conséquence et ne valent que comme renseignements ». Cf. « Mission du Dr Crozat dans le Mossi »,
doc. cit.
42
Ibid.
43
Ibid.
154
qu’ils sont à l’origine de l’attitude peu accommodante de Naaba Sanem à l’égard de Binger.
Aucun doute également qu’ils sont à l’origine de cette idée partagée par Naaba Wobgho selon
qui « Les Blancs finissent toujours pas faire ce qu’ils veulent »44. Le roi, qui n’a eu jusque-là
presque aucun contact direct avec des Européens n’aurait pu affirmer cela de lui-même. Ils
sont peut-être aussi derrière cette mise en garde des émissaires du Moogo Naaba dans le
Yatenga qui, au sujet de Destenave, estiment que l’objectif des Blancs est de « [s]’emparer du
pays, que le naba et tous les chefs ne seraient plus rien, qu’il fallait beaucoup se méfier de
[lui] »45. Elle va dans le sens de ce refus de Naaba Wobgho d’accueillir Crozat, lui qui
déclare : « Depuis longtemps j’ai fait consulter les gris-gris ; tous ont répondu que si je
voyais un Blanc, j’étais un homme mort »46. Le mépris que porte Crozat à l’égard des
conseillers marka, hausa ou diula de la Cour s’explique mieux. Selon lui, sa mission est gênée
par la présence de « marabouts poussant la stupidité et l’orgueil jusqu’à se faire un titre de
gloire et de sainteté de ne jamais adresser la parole à un blanc »47 !
Une fois parvenus au cœur du Na-yiri, les Européens les plus chanceux doivent encore
composer avec les sogoné qu’ils assimilent à des « pages ». Ces serviteurs ne rendant des
comptes qu’à leur maître, le Moogo Naaba, ne sont pas là que pour jouer le rôle de
domestiques palatins. Ils jouent également un rôle politique non négligeable, ce que bien des
explorateurs européens ont négligé. Habituellement, les sogoné sont présents auprès du roi au
quotidien. Presque personne ne fait attention à eux, non seulement parce qu’ils ne peuvent
nourrir aucune ambition politique à l’image des femmes, mais aussi parce que leur discrétion,
leur silence, les font presque oublier. Pourtant, les sujets qui souhaitent obtenir quelques
informations, sur une question de succession par exemple, savent très bien que ces serviteurs
sont sensibles à l’attrait de l’argent. Ils sont ceux aussi qui peuvent observer discrètement les
invités du roi sans éveiller de soupçon. Par conséquent, eux aussi peuvent jouer une sorte de
double-jeu, c’est-à-dire faciliter pour les visiteurs une entrevue avec le souverain, mais aussi
donner à ce dernier de précieuses informations les concernant. Dans les années 1880-1890,
ces sogoné voient des Européens pour la première fois, mais leur attitude à leur égard est
absolument la même que celle qu’ils ont traditionnellement réservée aux visiteurs africains du
roi. Monteil est conscient de tout cela, lui qui signale qu’un des « pages » du Moogo Naaba a
la tendance fâcheuse de rôder autour de son camp. Il n’ignore pas davantage la nécessité de
44
Ibid.
Lettre du capitaine Destenave au gouverneur du Soudan français, Tiou, 8 juin 1895, ANS 1G 211 (AN 200 Mi
669).
46
Kambou-Ferrand J.-M., Peuples voltaïques et conquête coloniale…, op. cit., p. 89.
47
« Mission du Dr Crozat dans le Mossi », doc. cit.
45
155
gagner sa faveur et tente de le soudoyer par la remise d’une boîte à musique. Cependant, pour
reprendre son expression, cette tentative d’ « apprivoisement » se solde par un demi-échec :
« L’effet est produit », précise-t-il, « mais il n’ose encore s’approcher et, de peur d’être tenté,
s’en va »48. Finalement, presque tous les explorateurs européens ont obtenu au moins une
audience avec le roi. Mais, à la différence de Ferguson, les chefs de mission français se sont
aussi vus refuser la signature d’un traité de protectorat avant d’être contraints de quitter la
capitale.
Ces rencontres, si elles revêtent une dimension politique évidente, peuvent aussi être
analysées sous l’angle moral. En effet, ces contacts répétés sont autant d’occasions
d’apprendre à se connaître mutuellement. Elles se traduisent par l’élaboration réciproque d’un
portrait moral qui contribue à la construction de la figure de l’ « Autre ». Et nous pouvons
nous demander si la nature de ces représentations de l’altérité compte parmi les causes de
l’affrontement armé opposant les Mossi aux troupes françaises à partir de 1896.
Portraits moraux et élaboration réciproque de la figure de l’ « Autre »
Incontestablement, les premières rencontres entre Européens et Mossi ont été
marquées du sceau de la curiosité pour ne pas dire de la bizarrerie. D’ailleurs, les Mossi ne
disent-ils pas que « Les Blancs sont des êtres étranges dont il faut se méfier » (« Nasaara yaa
bon-belem beega ») ? Hélas, les sources écrites dont nous disposons sur cette période sont
françaises ; elles permettent difficilement de se faire une idée précise sur la façon dont les
Mossi ont vécu ces premiers contacts coloniaux. Quelques éléments pris dans les récits
d’exploration permettent cependant de s’en faire une idée. À Ouagadougou, les Nasaara sont
presque totalement inconnus lorsque Binger y effectue son séjour. Encore dans les années
1930-1950, de nombreux Mossi n’en ont jamais vus et ne peuvent que s’imaginer à quoi ils
ressemblent et d’où ils viennent. Lors d’un séjour au Burkina effectué en 2001, un ancien
combattant mossi âgé d’environ 70 ans nous a appris que pour lui, les Nasaara étaient blancs
parce qu’ils vivaient probablement dans l’eau, ce qui leur avait fait perdre leur couleur
noire49 ! Cette vision de l’homme blanc n’est pas sans ressembler à celle que livre
l’« almami » de Ouagadougou qui demande à Crozat « si le sol de la ville qu [’il] habite dans
48
Monteil P.-L., De Saint-Louis à Tripoli par le lac Tchad…, op. cit., p. 135.
Les premiers contacts directs de cet ancien du village de Lefourba (province du Bam) avec un Français ont eu
lieu au moment où il a été chargé par les autorités coloniales locales de transporter des fagots de bois dans le
cadre du travail forcé. Sa connaissance des Européens s’est « approfondie » lors de son service au sein des
Troupes coloniales dans l’Armée coloniale lors de la répression de la révolte malgache de 1947.
49
156
[son] pays est constitué par de la terre ou par de l’eau »50. Crozat rapporte également que
l’almami de Lanfiéra, dont le docteur loue l’intelligence, lui a confié avoir toujours pensé que
« les blancs avaient la paupière fermée verticalement »51. Hormis ces quelques considérations
physiques, le Nasaara, par son étrangeté, est supposé détenir quelques pouvoirs occultes qui
contribuent à expliquer les réticences du Moogo Naaba pour l’accueillir. C’est une des
hypothèses avancées par Crozat pour qui des membres de la dynastie royale ont vu dans en sa
présence la raison de l’absence de pluie dont souffrait le pays. Pour le docteur, le changement
positif d’attitude à son égard aurait été dû à la survenue d’une violente tornade qui a été suivie
d’abondantes pluies. Enfin, à son désir de voir le Moogo Naaba signer un traité, le roi lui
aurait rétorqué qu’il « n’écrira pas, parce que tout le monde lui dit que si son nom va au pays
des blancs, les blancs pourront lui jeter un sort et le tuer quand ils voudront »52. Cependant,
tout ceci finit par masquer le fait qu’à travers ces propos du roi, des raisons purement
politiques emportent la décision. Crozat ne les ignore d’ailleurs pas et s’empresse d’ajouter
que ce refus d’écrire tout document s’explique aussi par le fait qu’il n’aurait pas l’autorité
suffisante pour passer outre l’avis de ses chefs subalternes.
Les Européens semblent de leur côté manifester moins d’étonnement lors de leur
découverte du pays mossi. Ceci s’explique d’une part en raison de leur expérience acquise au
cours de précédents séjours en Afrique occidentale et d’autre part du fait qu’ils voient dans la
société mossi des traits de civilisation qu’ils ne perçoivent pas dans d’autres contrées
traversées. C’est précisément l’avis de Binger selon qui, dans le Moogo, « Les gens [lui] ont
paru un peu civilisés »53. Monteil voit chez les Mossi une « « civilisation qui, au cours d’une
longue période de paix et de prospérité commerciale, s’est affinée et a perdu le caractère de
sauvagerie qu’il est de légende d’attribuer aux institutions noires »54. Bien sûr, pour Binger
ou Monteil, un Africain « civilisé » est une personne qui ressemble un peu plus que les autres
à un Européen. En d’autres termes, il s’agit d’une société qui, par son organisation politique
ou certains aspects de sa culture matérielle, offre facilement des grilles ou des schémas de
compréhension par référence à la culture historique de ces explorateurs. Le jugement
esthétique que porte Binger sur les habits de Bakari Koutou ou les sons produits par les
musiciens qui l’entourent le révèle. Il note en effet que « Comme chaussures, [Bakari] porte
50
« Mission du Dr Crozat dans le Mossi », doc. cit.
Ibid.
52
Ibid. Encore aujourd’hui, les Mossi craignent d’être « wakés » (victimes de la magie noire) par l’intermédiaire
de leurs objets personnels que pourraient posséder un sorcier ou « wakman ». Ceci semble rendre crédible la
version de Crozat, le morceau de papier où figure son nom pouvant être assimilé à un objet personnel.
53
Binger L.-G., Du Niger au golfe de Guinée…, 1er vol., op. cit., p. 441.
54
Monteil P.-L., De Saint-Louis à Tripoli par le lac Tchad…, op. cit., p. 121.
51
157
une jolie paire de babouches rouges montantes qui font très bon effet »55. Plus loin, il se dit
stupéfait d’entendre un musicien « tirer de si jolis sons d’une simple flûte en bambou aussi
grossièrement fabriquée »56. S’il apprécie ces chaussures ou l’air qu’il entend, c’est
probablement parce que leur forme ou la mélodie sont proches de ce qui lui est familier. Ceci
se voit aussi à travers le portrait dithyrambique que Binger dresse de Bakari. Ce dernier,
assure-t-il, est « fort bien élevé pour un nègre » ; ce prince aux belles manières disposerait par
ailleurs d’un physique avantageux dont la « physionomie dénote l’intelligence »57. Mais ce
portrait est d’autant plus élogieux que l’officier dit constater que « Tout en étant d’une
intelligence au-dessus de la moyenne chez les noirs, il se considère comme bien inférieur à
l’Européen »58 ! Le portrait esthétique et moral que dresse le capitaine est d’autant plus
intéressant qu’il fonctionne par contraste et se construit sur un mode binaire dont la pierre de
touche est l’archétype de l’homme occidental. Il opère aussi par contraste dans la mesure où
Bakari représenterait ce que les sociétés « noires » peuvent présenter de plus noble tandis que
Naaba Sanem en serait l’opposé.
En effet, Binger écrit que Naaba Sanem « n’est pas joli » et « a l’air vulgaire »,
portrait physique qui corrobore celui qu’il dresse de ses épouses, toutes étant selon lui des
femmes « sans exception hideuses. On croirait qu’il a cherché celles qui ont les seins les plus
longs et les plus mal faits. On ne peut comparer ces appendices qu’à de vieilles outres
vides »59. Crozat use également de ce registre de la vulgarité et de la laideur. Mais, contre
toute attente, elle dessert cette fois Bakari Koutou, entre-temps devenu roi, dont il livre la
description suivante : « Le Naba (…) s’accroupit à l’extrémité du couloir, juste dans
l’embrasure de la porte, restant caché pour la plupart des assistants et allongeant à peine,
en-deçà de l’extrémité du mur antérieur, une tête caoutchouteuse, mobile et inquiète »60.
L’homme dont le bonnet de chef est comparé à « une toque d’avocat » n’a le droit à aucune
impression positive de sa part. Comment expliquer cette différence de perception entre le
prince qu’a rencontré Binger et le souverain présenté par Crozat ? Il n’est pas difficile
d’imaginer que si Binger a eu des mots aussi durs à l’égard de Naaba Sanem, c’est par aigreur
dans la mesure où ce dernier a refusé de lui accorder la signature d’un traité de protectorat.
Devenu roi, Bakari a eu la même attitude que Naaba Sanem à l’égard de Crozat.
55
Ibid., p. 451.
Ibid., p. 453.
57
Ibid., p. 450.
58
Ibid., p. 470.
59
Ibid., p. 461.
60
« Mission du Dr Crozat dans le Mossi », doc. cit.
56
158
À notre sens, ce qui importe, c’est surtout la forte personnalisation du pouvoir mossi
qui s’exprime à travers ces récits souvent peu objectifs. Le portrait physique et moral du roi
en exercice est toujours négatif et les jugements de valeur qui en découlent sont avant tout une
façon de lier le sort politique du royaume à la dégradation physique ou morale de ceux qui en
sont à la tête. Ce n’est donc pas un hasard si, après avoir dressé une description négative de
Naaba Sanem, Binger prédit le déclin et la chute imminente du royaume. Car, pour lui comme
pour Crozat, Monteil et Destenave, il ne fait aucun doute que les grands naaba sont des « rois
fainéants ». Destenave va même jusqu’à comparer le Yatenga Naaba à un « clown
alcoolique »61 dont il s’étonne cependant de la lucidité qu’il montre lors de la signature du
traité de protectorat. Ce qui paraît être que de simples représentations de la figure royale peut
cependant avoir de lourdes conséquences sur le sort politique du Moogo. Tout d’abord parce
que la vision négative qu’ils dressent du roi en exercice peut permettre de justifier une
annexion du pays qui semble toujours plus certaine à mesure que les naaba refusent leur offre
de protectorat. Dans cette perspective, ils trouvent facilement les arguments justifiant
moralement une éventuelle conquête militaire du Moogo. Celle-ci pourrait passer pour une
œuvre civilisatrice libérant des populations placées sous le joug de despotes peu
recommandables. Cette vision peut aussi conditionner les stratégies adoptées à cette fin.
L’idée s’impose peu à peu que la prise de la capitale ainsi que la neutralisation du souverain
pourront inéluctablement faire tomber le royaume ainsi que l’ensemble du pays mossi. Nous
verrons plus loin à quel point il s’est agi d’une grave erreur d’appréciation.
Pour les Mossi, le portrait moral qu’ils dressent des Nasaara n’est pas plus positif. À
bien lire les récits d’exploration, les Européens passeraient avant tout pour des « gens
inconvenants » pour reprendre une expression de Romain Bertrand62. L’image d’un Nasaara
impoli s’est développée au sein de la Cour royale à mesure que les bévues des explorateurs
européens se sont multipliées par ignorance des coutumes et modes de vie mossi. L’attitude
maladroite de Crozat en est la meilleure illustration. Elle est certainement provoquée par ce
sentiment de supériorité qui consiste à ne pas rendre les hommages traditionnellement
attendus à l’égard des naaba. Ce que les Mossi estiment être une indélicatesse et même un
crime de lèse-majesté n’est pas nécessairement inconscient. À la suite de son périple dans le
61
Kambou-Ferrand J.-M., Peuples voltaïques et conquête coloniale…, op. cit., p. 84.
Romain Bertrand montre que les « agents de contact » ont pu produire des visions morales contrastées les uns
à l’égard des autres. Explicitant le cas des relations entretenues au XVIIe siècle entre les souverains javanais et
les marchands de la Compagnie Unie des Indes Néerlandaises Orientales (la VOC), il montre comment ces
derniers ont pu passer pour des « gens inconvenants » en raison d’une histoire qui a préexisté à l’arrivée des
Européens, ainsi que la façon dont ils ont été insérés malgré eux dans l’histoire javanaise. Cf. Bertrand Romain,
« Des gens inconvenants », in Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n° 171-172, 2008, pp. 104-121.
62
159
Moogo, Binger donne ce conseil à ses éventuels successeurs : « un blanc, quel qu’il soit,
voyageant dans ces pays, ne doit pas se prosterner devant un roi noir, si puissant qu’il soit : il
faut que partout où un blanc passe il inspire le respect et la considération, car si jamais plus
tard l’Européen doit venir ici, il devra y venir en maître, constituer la classe élevée de la
société, et n’avoir pas à courber la tête devant les chefs indigènes »63. Voici la justification
toute trouvée par Binger pour ne pas ôter son chapeau lors de son audience auprès du Moogo
Naaba. Quant à Crozat, s’il accepte d’enlever son couvre-chef, il refuse cependant de se
présenter pieds nus devant le souverain ce qui est aussi scandaleux au sein de la cour royale
que dans le cœur d’une mosquée. La gêne provoquée par cette négligeance, Crozat tente de la
justifier auprès du roi à qui il explique que « les blancs n’enlèvent pas leurs chaussures, mais
qu’ils ôtent leur chapeau, ce qui est équivalent. Si le Naba me reçoit dans sa maison, j’y
entrerai et j’y resterai tête nue, comme nous le faisons dans notre pays chez les grands
chefs »64. Nous sentons là que les conseils de Binger ont été scrupuleusement suivis… Crozat
n’est d’ailleurs pas à une impolitesse près, lui qui se présente maladroitement devant le
souverain – déjà méfiant – comme l’envoyé du « chef blanc qui commande tout le pays noir,
situé entre Bamako et Kayes, du Fouta Djallon au Kaarta »65. Comment faire passer ainsi sa
présence pour un acte pacifique ? Peu de temps après, il est à l’origine d’un nouvel incident
dont il ne comprend pas les causes : parti d’une bonne intention, il remet au roi un important
ballot empli de cadeaux devant toute l’assistance. Le Moogo Naaba quitte immédiatement les
lieux ; Crozat se dit choqué. Mais, offre-t-on une telle quantité de cadeaux en public à un roi
qui ne pourra peut-être pas rendre l’équivalent devant ses sujets ?
Ces indélicatesses peuvent être plus graves de conséquences. Elles ont failli coûter la
vie à Monteil ou tout au moins gravement compromettre la suite de sa mission. Parvenu à
Ouagadougou après un épuisant voyage, Monteil a voulu s’accorder quelques instants de répit
pour gravir une petite colline et contempler le paysage. Voici la suite de l’histoire telle qu’elle
est rendue sous sa plume : « J’étais là depuis cinq minutes, très absorbé, lorsque vient à moi,
sans que je me sois aperçu de son approche, un homme à l’air très menaçant, qui, d’un ton
très élevé, me dit des choses que je ne comprends point ; il porte même la main au sabre.
J’étais sans aucune arme, pas même un bâton ; je me levai, lui touchais l’épaule et lui fis
comprendre d’avoir à se calmer »66. Après avoir demandé à cet homme de se rasseoir, la
réflexion vint à Monteil que peut-être était-il en train de « profaner une des multiples formes
63
Binger L.-G., Du Niger au golfe de Guinée…, 1er vol., op. cit., p. 467.
« Mission du Dr Crozat dans le Mossi », doc. cit.
65
Ibid.
66
Monteil P.-L., De Saint-Louis à Tripoli par le lac Tchad…, op. cit., p. 127.
64
160
des choses sacrées » que l’on trouve dans le Moogo67… Effectivement, peu de temps après, il
apprend qu’il se trouvait dans un « endroit sacré où les sorciers déposent leurs poisons,
médicaments, etc. ». Avec humour, l’officier termine ce récit en rappelant que « La croyance
est que tout non-initié qui y touche est frappé de mort » et que « Leur fureur venait de ce qu’il
ne m’était rien arrivé de ce genre »68. Pour ne rien arranger, Monteil, après avoir manipulé
son revolver, a blessé par un tir accidentel un jeune Mossi de 15 ans. Heureusement pour
l’officier, le naaba s’est montré clément et, avec diplomatie, a minimisé l’affaire en faisant
savoir que cet enfant est son captif et que de toute façon « Ils se tuent entre eux sans
motifs »69… Un peu plus de tact aurait-il permis aux officiers d’obtenir plus vite et
pacifiquement un traité avec le roi ? Rien n’est moins sûr. Il semble que le caractère
prétendument impoli et parfois immoral de ses interlocuteurs européens est un argument
employé par le Moogo Naaba afin de ne rien leur céder sur le plan politique. Les échanges
entre Naaba Wobgho et Crozat semblent indiquer que le roi sait parfaitement à quel point la
présence du docteur représente une menace pour l’intégrité de son royaume. À Crozat qui
tente de jouer sur le caractère purement « amical » de sa visite, le roi place son visiteur devant
les limites de son raisonnement : si ce Nasaara est simplement venu pour lui dire qu’il est son
« ami », à quoi bon le coucher sur papier ? Entre amis, la parole et les actes ne suffisent-ils
pas ?
Malgré la faiblesse des acquis concrets de ces missions, tout au moins sur le plan
politique, les explorateurs semblent néanmoins avoir marqué des points. Non seulement parce
que le pays est mieux connu sur le plan géographique, mais aussi parce que les descriptions
parfois précises que les chefs de mission ont donné de la situation politique et économique du
royaume permettent d’en déceler les forces et les faiblesses, atout majeur en cas de
déclenchement d’une opération armée. En 1895, suite à l’échec de la dernière mission
pacifique conduite par Destenave, l’option militaire est en effet celle qui est retenue. Le
capital de savoir cumulé par les deux parties en présence va jouer un rôle crucial dans les
affrontements à venir.
67
Ibid.
Ibid.
69
Ibid., pp. 128-131.
68
161
Quand les armes parlent dans le Moogo
Le resserrement de l’étau colonial autour de Ouagadougou
L’année 1895 constitue une date charnière pour l’avenir politique du Moogo. Si la
grande ère des « Soudanais » semble avoir pris fin, cette partie de l’Afrique occidentale n’en
demeure pas moins un champ d’expansion pour de jeunes officiers en quête de gloire. Ce
nouveau dynamisme est incarné par le colonel de Trentinian, un ancien d’Indochine où il a
servi près de vingt ans, et qui, malgré son hostilité aux principes édictés par les « Soudanais »,
est à l’origine d’une vigoureuse reprise des opérations militaires en Afrique de l’Ouest70.
Devenu commandant supérieur des Troupes du Soudan, Trentinian s’emploie dès 1895 à
renforcer son potentiel militaire dans la région tout en le réorganisant. De son côté, Archinard
devient directeur de la Défense au ministère des Colonies et oriente la politique soudanaise de
la France dans une voie plus agressive71. En octobre 1895, il compte parmi ceux qui se disent
résolument favorables à l’annexion du Moogo par la force, quitte à suspendre les opérations
militaires contre Samori. Cette option du recours sans réserve à la force n’est cependant pas
partagée par tous les membres d’un gouvernement qui tarde d’autant plus à trancher la
question qu’il n’existe pas encore de direction unique chargée des affaires coloniales. Cellesci sont encore partagées entre les ministères des Colonies, de la Guerre, des Affaires
étrangères et de la Marine. Dans une certaine mesure, ce sont les officiers qui, par leur action
sur le terrain, bousculent les événements, quitte à placer le milieu décisionnel parisien devant
le fait accompli.
Il est vrai que les officiers employés au Soudan reçoivent régulièrement des
directives officielles émanant soit de leur ministère de tutelle, soit des hautes autorités
militaires locales. Mais leur marge de manœuvre est importante. Comme le souligne Jacques
Frémeaux, ceci se comprend d’autant plus aisément que les communications entre Paris et la
colonie soudanaise sont lentes. Entre l’envoi d’une information venue du théâtre d’opérations
et la réception d’un contrordre venu de la Métropole, il peut s’écouler un bon mois72. En
outre, le rapide déplacement des colonnes (jusqu’à 15 km par jour comme c’est le cas de
Destenave dans le Yatenga), ne permet pas au commandant supérieur des Troupes du Soudan
de les suivre avec précision. Enfin, la jeunesse et l’ambition des officiers placés sous son
70
Frémeaux J., L’Afrique à l’ombre des épées…, 1er vol., op. cit., p. 69.
Kambou-Ferrand J.-M., Peuples voltaïques et conquête coloniale…, op. cit., p. 99.
72
Frémeaux J., L’Afrique à l’ombre des épées…, 1er vol., op. cit., p. 64.
71
162
autorité les poussent à profiter de la situation pour prendre la main exclusive sur la conduite
des opérations, quitte à justifier a posteriori leur conduite. De leur point de vue personnel,
l’échec est donc inenvisageable.
Entre-temps, la présence française en Afrique de l’Ouest s’est considérablement
renforcée. Présentes dans l’arrière-pays de la Côte-d’Ivoire, les troupes françaises sont en
mesure de progresser vers les pays voltaïques à partir du Dahomey. En janvier 1895,
l’administrateur Alby, accompagné de la colonne conduite par le chef d’escadron Decoeur,
prend pied dans l’hinterland dahoméen. Parvenus dans le Borgou, la mission se poursuit en
terre voltaïque, notamment en pays gourmantché, puis dans la partie méridionale du Moogo.
Alby parvient à se rendre dans le royaume de Tenkodogo, mais ne dispose pas des appuis
locaux suffisants pour progresser jusqu’à Ouagadougou. Dès lors, la position de la France
dans la région s’avère fragile. Non seulement en raison de la rivalité qui l’oppose aux
Allemands établis au Togoland, mais aussi en raison du déplacement de Samori ainsi que de
son fils Sarankéni Mori vers l’est, loin des établissements français du Soudan. En décembre
1895, les sofas de l’almami parviennent à franchir la Volta Noire probablement afin de
prélever des chevaux élevés dans le Moogo73. En juillet 1896, Sarankéni Mori entre dans un
pays gourounsi en proie à de graves troubles internes quatre mois après que les Allemands
eurent manifesté leur désir de se porter sur Ouagadougou. Au même moment, les lieutenants
Voulet et Chanoine, présents dans le Macina, reçoivent un ordre de mission des mains du
colonel de Trentinian promu lieutenant-gouverneur du Soudan. En date du 24 mai 1896, cet
ordre leur enjoint de s’emparer de Sati (en pays gourounsi) puis de Ouagadougou avant que
ne le fassent d’autres puissances européennes. La rapidité avec laquelle l’intervention est
censée se faire est capitale ; comme l’écrira plus tard Voulet, elle « dominera désormais notre
esprit pour n’en plus sortir, et inspirera tous nos actes »74. Fidèles à leurs aînés « soudanais »
les plus bellicistes, les lieutenants Voulet et Chanoine sont peu disposés à « beaucoup
regarder à la casse » selon la formule de Jacques Frémeaux75. Ils jouissent en
73
C’est l’hypothèse formulée par Yves Person. Cf. Person Y., Samori…, 3è vol., op. cit., p. 1707. Cependant, la
lecture des rapports militaires français nous apprend que cette crainte de voir Samori bénéficier des chevaux du
Moogo n’est signalée qu’en octobre 1896. Dans un rapport daté du 16 octobre, le commandant du cercle de
Bandiagara Menvielle s’interroge : « Toutes ces menées n’ont elles pas pour but de la part de Samory que de se
tenir en relations avec le Mossi et les pays intermédiaires pour se procurer des chevaux dont il a besoin, ou bien
a-t-il réellement le projet de pousser vers la boucle du Niger ? ». Menvielle recommande alors de ne pas
négliger l’éventualité d’une annexion du Moogo par l’almami. Cf. Lettre du commandant de cercle Menvielle,
Bandiagara, 16 octobre 1896, Service Historique de l’Armée de Terre (SHAT) 5 H 186, Soudan 1, dossier 3.
74
Voulet Paul (lieutenant), « Au Mossi et au Gourounsi », in Bulletin de la Société de Géographie commerciale
de Paris, Communication du 19 octobre 1897, Paris, tome XIX, janvier 1898, cité in Merlet Annie (éd.), Textes
anciens sur le Burkina (1853-1897), Sépia/ADDB, Paris/Ouagadougou, 1995, p. 257.
75
Frémeaux J., L’Afrique à l’ombre des épées…, 2è vol., op. cit., p. 34.
163
Carte n° 9 : La conquête des pays voltaïques : itinéraires suivis
Source : Kambou-Ferrand J.-M., Peuples voltaïques et conquête coloniale…, op. cit., p. 259.
164
outre d’une liberté d’action presque totale pour atteindre leur objectif. Ces deux officiers
disposent de deux mois pour préparer leur mission à partir de Bandiagara et constituer une
colonne dont les effectifs sont sans commune mesure avec ceux engagés au cours des
explorations précédentes.La colonne comprend 257 hommes dont 220 soldats disposant d’un
équipement militaire réglementaire. Parmi eux se trouvent cinq Européens y compris Voulet
et Chanoine. Le fer de lance est composé de 23 tirailleurs sénégalais et 10 spahis commandés
par Chanoine. Il faut encore ajouter à cela 180 auxiliaires africains qui ne sont pas tous
suffisamment instruits pour manier la centaine de fusils à tir rapide disponibles. Enfin, ces
hommes sont accompagnés par 250 porteurs emmenant avec eux de lourds ballots emplis de
cartouches (pas moins de 50.000), des vivres, des tissus ou encore de l’argent. Parmi ce demimillier d’hommes, certains sont chargés des opérations de renseignement et de surveillance.
D’autres, musulmans, sont interprètes76. Il s’agit donc d’une troupe coloniale en réalité
africanisée dans la mesure où la majeure partie des combattants ne sont pas européens et où
un long cortège de femmes africaines les suit, elles qui sont chargées de préparer la nourriture
pour ceux parfois devenus leur mari. En somme les effectifs sont importants d’autant plus si
l’on sait qu’à ce moment la colonie du Soudan ne dispose pas de plus de 3 à 4.000 hommes.
Que peuvent faire les Mossi face à ces troupes nombreuses et assez bien équipées ? En
réalité, les Mossi ont théoriquement l’avantage du nombre et d’une meilleure connaissance du
terrain. Cependant, nous avons rappelé que le Moogo Naaba ne dispose pas d’une armée
permanente. Sur le papier, le roi de Ouagadougou, au mieux, peut rapidement compter sur
quelques milliers de fantassins ainsi que quelques centaines de cavaliers. Reste pour le roi à
passer l’ordre de mobilisation suffisamment vite auprès de ses chefs subalternes, et d’obtenir
le concours de naaba alliés mais indépendants. Car, à n’en pas douter, les effectifs militaires
mossi pourraient suffire à tenir tête à une colonne française fortement étirée puisque sa basearrière est située à environ 325 km du cœur du Moogo. Voulet et Chanoine sont certainement
conscients des risques qu’ils encourent, d’autant plus que leurs troupes pourraient subir
d’importantes pertes si elles avaient à faire face à des actes de résistance épars. Sans compter
sur l’absence de certitudes quant à la disposition des populations rencontrées à fournir
denrées, gîte et renseignements pour le compte de ce qui prend la forme d’une armée de
conquérants. De surcroît, Voulet et Chanoine n’ignorent pas la réputation d’invincibilité dont
bénéficie leur adversaire. Dans son récit de la conquête, Voulet relate avec emphase la crainte
76
Voulet Paul (lieutenant), « Au Mossi et au Gourounsi »…, doc. cit., pp. 256-257.
165
de ses alliés africains à l’égard de « cet empire du Mossi qui pendant tant de siècles a
repoussé toutes les invasions », de ce Moogo Naaba « dont la puissance redoutable a rempli
d’effroi et de respect tous les peuples voisins »77. Mais peut-être s’agit-il là de donner a
posteriori plus d’éclat à ses succès, un peu à l’image de Jules César qui, dans sa Guerre des
Gaules, s’est plu à rappeler la valeur guerrière des Gaulois qu’il a soumis. Ces craintes
semblent cependant assez sincères. Voulet ne sous-estime pas son futur adversaire et n’est pas
satisfait des moyens qui lui ont été concédés. C’est que le gouverneur général de l’Afrique
occidentale française (AOF) Chaudié ne souhaite pas voir se former une colonne trop
imposante78. Il se démarque en effet de l’école « soudanaise » pensant probablement qu’il est
encore possible de négocier pacifiquement avec les Mossi. Ceci explique pourquoi Voulet et
Chanoine se sont vus privés d’une pièce d’artillerie de montagne pourtant indispensable pour
semer le trouble chez l’ennemi et abattre ses défenses comme cela a été plus tard le cas lors
du siège de Sikasso79. Les effectifs dont Voulet et Chanoine disposent leur paraissent
également insuffisants. Des porteurs doivent être formés afin de servir comme auxiliaires dans
la mesure où les lieutenants essuient à plusieurs reprises le refus de la Résidence de
Bandiagara de leur fournir une poignée de soldats réguliers supplémentaires80.
Le 30 juillet 1896, la colonne, une fois formée, quitte Bandiagara pour prendre la route
de Yako puis de Ouagadougou. D’après Voulet, elle est moins comparable aux légions
romaines qu’aux troupes d’un Attila parti défier Rome. Voici en effet comment le jeune
officier décrit ses hommes en marche : « C’est un spectacle pittoresque. Sur le sentier, en
carré, marche la mission. A gauche, dans les hautes herbes, les Foulbé [Peul] d’Aladi,
cavaliers d’abord, fantassins ensuite, toute une théorie d’hommes vêtus de blanc ; à droite,
les Mossis de Bakaré, dans le même ordre, mais sombres, presque noirs, sous leurs manteaux
de guerre, surchargés d’amulettes. On se croirait transporté brusquement quinze siècles en
arrière, à l’époque lointaine des grandes invasions des Barbares »81. En quelques jours, fort
du soutien de ses alliés mossi hostiles au roi de Ouagadougou, la colonne Voulet-Chanoine
parvient aux portes du Moogo déterminée à obtenir un premier grand succès militaire.
77
Ibid.
En mai 1896, Chaudié refuse d’accorder à Voulet l’escorte composée de troupes régulières que ce dernier lui a
demandée. Le gouverneur va jusqu’à envisager la suspension de la mission au cas où les effectifs déjà concédés
ne suffiraient pas tout en faisant savoir… qu’il « attache du prix à ce que cette mission suive son cours » ! Cf.
« Télégramme officiel du cabinet du Gouvernement général de l’AOF au lieutenant-général à Kayes », SaintLouis, 16 mai 1896, ANS 1G 221 (AN 200 Mi 670).
79
Sikasso est une ville fortifiée située dans la zone soudanaise (actuel Mali). Elle était protégée par un épais mur
d’enceinte désigné sous le nom de tata. L’utilisation de l’artillerie par les Français a été déterminante et a permis
sa prise en 1898.
80
Kambou-Ferrand J.-M., Peuples voltaïques et conquête coloniale…, op. cit., p. 133.
81
Voulet Paul (lieutenant), « Au Mossi et au Gourounsi »…, doc. cit., p. 258.
78
166
Le déclenchement du conflit
Officiellement, Voulet et Chanoine n’ont reçu aucun ordre privilégiant l’usage de la
force sur la diplomatie dans le Moogo. Ces lieutenants estiment néanmoins l’intervention
armée nécessaire eu égard à l’attitude prétendument « hostile » de certains Mossi qu’ils
rencontrent sur leur chemin. En réalité, la taille et la nature de la colonne conduite par Voulet
ne fait qu’attirer la méfiance des naaba, problème qui doit être rapidement réglé sur le champ
de bataille. Précisément, la nécessité de conduire au plus vite la mission jusqu’à son terme,
c’est-à-dire la prise de Ouagadougou, rend impossible tout dialogue avec le Moogo Naaba ou
les autres dima. Deux « alternatives » s’offrent aux chefs mossi : soit se faire les alliés des
Français et accepter de voir leur souveraineté réduite, soit s’en faire les ennemis et s’exposer
ainsi à de durs combats dont l’issue est pour le moins incertaine. Bakari, prince du Yatenga,
compte parmi ceux qui ont estimé plus avantageux de suivre les Nasaara. C’est que ce noble
convoite le trône d’un royaume hostile à celui de Ouagadougou. L’intervention militaire
française est la seule possibilité pour lui de venir à bout des factions rivales du lignage royal.
Une fois entrés en pays mossi, Voulet et Chanoine s’attellent à régler définitivement
les querelles dynastiques au Yatenga afin d’y imposer Bakari. Leur premier fait d’armes a
pour cadre le village de Sim, situé dans le nord-ouest du Yatenga. C’est là que, le 10 août, les
hommes de Voulet affrontent les adversaires de Bakari. Les hommes de Voulet ont été pris
par surprise. Ils doivent faire face aux charges de la cavalerie mossi qui afflue de toutes parts.
Non sans peine, les troupes mossi sont défaites82. Une semaine plus tard, Bakari entre dans
Ouahigouya afin d’y être reconnu comme roi. Il le devient sous le nom de Naaba Bulli.
Chanoine l’y rejoint et les deux hommes projettent de « casser » toute résistance des Yadsé
hostiles à Bakari. Mais c’est en pure perte, l’ennemi semblant insaisissable. Finalement, les
deux officiers décident de concentrer leurs efforts sur Ouagadougou qui est le véritable
objectif de leur mission. Cependant ils sont à nouveau arrêtés à hauteur de Yako dont le
naaba leur est résolument hostile. Ce chef adresse un ultimatum que Voulet rejette aussitôt.
Car pour l’officier, céder après avoir vaincu l’ennemi une première fois à Sim « serait un acte
de faiblesse surtout envers des populations qui nous appellent à leur délivrance »83. Une fois
de plus, la dimension prétendument « humaniste » de leur mission est rappelée ; elle cache
difficilement la violence avec laquelle Yako est enlevée le 27 août. À partir de cette date, la
82
Voulet signale la perte de 20 hommes dans ses rangs. Il estime avoir utilisé un dixième de son stock de
munitions à cette occasion ce qui donne une idée de la violence de l’affrontement.
83
Voulet Paul (lieutenant), « Au Mossi et au Gourounsi »…, doc. cit., p. 261.
167
colonne échappe au contrôle de la Résidence de Bandiagara. Dans un télégramme envoyé peu
de temps après le passage de la colonne à Yako, le lieutenant-gouverneur du Soudan invite les
autorités de Bandiagara à « envoyer un émissaire fidèle, dévoué et intelligent [qui sera
récompensé] d’une façon spéciale s’il rapporte des nouvelles précieuses quelles qu’elles
soient »84. Le 1er septembre, la colonne se trouve en réalité à proximité de Ouagadougou.
Voulet et Chanoine y disposent d’une très large latitude pour décider de faire ou non la guerre
au Moogo Naaba. Selon leur rapport en date du 2 septembre, celle-ci aurait été provoquée par
le roi de Ouagadougou ; version qui est naturellement sujette à caution.
À en croire ces deux officiers, ils auraient envoyé auprès du roi des émissaires
« chargés de paroles de paix et d’amitié » dans le but d’éviter un conflit armé85. Ces
messagers, au lieu d’être reçus par le Moogo Naaba, auraient été molestés avant d’atteindre le
palais. Qui pis est, Voulet signale que des cavaliers auraient tiré des coups de feu contre la
colonne tandis que des fantassins leur auraient lancé des flèches. La justification de l’emploi
de la force est toute trouvée comme le fait savoir Voulet au colonel de Trentinian à qui il écrit
ceci : « En présence d’une semblable attitude, et alors que depuis huit jours nous ne cessions
de dire dans tous les villages traversés par la mission que nous n’avions aucune intention
hostile à l’égard du Naba, mais au contraire le désir le plus vif de nous entendre avec lui, il
n’était plus possible de conserver aucune illusion, et l’emploi de la force pouvait seul nous
permettre d’atteindre le but assigné par vos instructions »86. Mais l’emploi de la force n’étaitil pas prémédité ?87 La simple présence d’une colonne aussi imposante à environ 8 km de la
capitale n’était-elle pas en soi un casus belli ? Enfin, nous ignorons parfaitement le contenu
du message transmis par les émissaires au roi. Tout semble dit ; le Moogo Naaba ne peut pas
accepter que les troupes françaises menacent son royaume88. Mais, le 1er septembre, c’est une
incroyable situation qui attend Voulet au moment où lui et ses hommes pénètrent dans la
capitale : loin de les combattre, les Mossi sont tous pacifiquement affairés au marché.
Comment comprendre ce qui pourrait être considéré comme de l’insouciance ? Selon Voulet,
« le Naba n’aurait pas voulu croire à l’arrivée si prochaine de la mission, ou s’en serait peu
84
Télégramme du lieutenant-gouverneur du Soudan français au commandant de la Région Nord-Est à Ségou,
Kayes, 8 octobre 1896, SHAT 5 H 186, Soudan 1, dossier 3.
85
« Rapport sur la Mission du Mossi, Lieutenant Voulet au Colonel Lieutenant-Gouverneur du Soudan à
Kayes », Ouagadougou, 2 septembre 1896, ANS 1G 221 (AN 200 Mi 670).
86
Ibid.
87
Selon Dim Delobsom, un soldat du lieutenant Voulet aurait remis la forte somme de vingt francs en argent à
l’imam de Ouagadougou afin que celui-ci plaide sa cause auprès du souverain. Le Moogo Naaba, conseillé par
les membres du service royal, aurait refusé cette offre. Cette version n’est cependant corroborée par aucune autre
source. Cf. Delobsom A.D.D., L’Empire…, op. cit., p. 38.
88
Salo P. S., Recherche sur l’originalité de la résistance des Mossi aux agressions extérieures…, op. cit.
168
préoccupé, soit qu’il ait été trompé par ses familiers, soit, ce qui est plus probable, qu’il ait
cru toujours pouvoir nous arrêter facilement par une simple fin de non recevoir, ainsi que
cela s’était produit lors des missions Alby, Baud et Destenave »89. Ces hypothèses,
particulièrement la dernière, paraissent plutôt pertinentes. Nous nous souvenons qu’encore en
1896, le royaume n’a jamais été envahi par une quelconque puissance étrangère. Par
conséquent, les Mossi se sont peut-être sentis invulnérables. Mais comment auraient-ils pu
ignorer la nouvelle du violent combat remporté par les Français à Yako ? Le jugement du roi
a-t-il été altéré par la vanité et la certitude d’être plus fort que ses homologues du Yatenga ou
de Yako ? Toujours est-il que les hommes de Voulet sont entrés dans Ouagadougou avec une
grande facilité. Naaba Wobgho, de son côté, a dû tout simplement fuir la capitale.
L’attitude du Moogo Naaba face à cette soudaine irruption semble avoir été emprunte
d’hésitation. Antoine Dim Delobsom rapporte que, dans un premier temps, le Moogo Naaba
désirait présenter aux Français le drapeau britannique remis quelques années plus tôt par
Ferguson. Il pensait certainement qu’il s’agissait là de la meilleure garantie contre
l’occupation de son royaume par les Français. Mais il ne restait plus de l’Union Jack que des
lambeaux, le reste ayant fait office de pagnes pour ses familiers90. Dans l’entourage du roi,
certains auraient été partisans de l’affrontement direct avec les troupes françaises. Le
Tapsoaba aurait compté parmi eux et se serait dit prêt à former rapidement une armée.
D’autres dignitaires auraient réalisé l’impossibilité de défendre une ville dépourvue de
fortifications, de surcroît pendant cette saison humide au cours de laquelle la plupart des
hommes sont occupés aux champs. Notons par ailleurs que la notion de centralité politique
chez les Mossi est de nature moins topographique qu’humaine, le roi faisant centre en son
royaume partout où il se trouve. Peut-être a-t-il estimé plus judicieux d’éviter de se voir
capturer par les Français, de fuir Ouagadougou et de se donner du temps pour organiser la
résistance. Peu après la « prise » de Ouagadougou, achevée vers 17 heures, le roi a donc pris
la route de l’ouest, s’est réfugié à Bakata, non loin de Laalé, puis s’est dirigé vers le sud. Ce
choix est logique puisque la région méridionale du Wubritenga constitue le cœur historique de
son royaume. Fort logiquement, elle est devenue le foyer de la résistance contre la pénétration
française. Entre-temps, Voulet et Chanoine ont marqué symboliquement leur prise de
possession de la capitale en hissant le drapeau tricolore au sommet du palais royal. C’est
précisément là, au centre du « quartier de la force », que les officiers ont établi leur
campement. Comme toujours dans ces conditions, l’occupation par les conquérants des «
89
90
« Rapport sur la Mission du Mossi… », doc. cit.
Delobsom A.D.D., L’Empire…, op. cit., p. 38.
169
lieux mêmes abandonnés par le souverain vaincu, paraît présenter une logique historique et
sociologique de nature à convaincre les indigènes de se résigner à l’inévitable »91. Mais en
réalité, cette théâtralisation du renversement du rapport de force a quelque chose de
trompeur et relève selon nous davantage d’une forme d’auto-persuasion visant à se convaincre
du caractère inéluctable de leur victoire. En effet, la prise de Ouagadougou, si elle a quelque
chose de rassurant pour Voulet et Chanoine, n’est en rien une ultime défaite pour Naaba
Wobgho. La rapidité avec laquelle Ouagadougou a été prise ne révèle pas moins la fragilité de
la présence française au Moogo. Cette victoire semble trop belle. Voulet en convient
d’ailleurs rapidement ; il comprend que, sans la capture ou la mort du Moogo Naaba, la
mission ne peut connaître de succès véritable. Voilà pourquoi les colonnes françaises se sont
aussitôt lancées à la poursuite d’un roi résolu à combattre les occupants par tous les moyens.
La recherche du naaba fugitif mobilise d’importants moyens pour une colonne déjà épuisée
par les longues marches qu’elle a réalisées depuis Bandiagara.
Après avoir subi le 7 septembre une brève attaque de Naaba Wobgho, Voulet quitte
Ouagadougou et parvient à placer le pays gourounsi sous le protectorat de la France92 avant de
consolider la présence française dans le Yatenga. De retour à Ouagadougou pour la deuxième
fois, Voulet organise la répression contre tous ceux qui ont participé directement ou non à
l’attaque conduite par le roi. Les quartiers des complices présumés sont brûlés afin de donner
l’exemple. Cette besogne accomplie, Voulet quitte à nouveau la capitale afin de réduire à
néant la résistance des naaba de Boussouma et de Mané. Une fois de plus, la brutalité des
opérations est censée inspirer aux Mossi un sentiment de terreur93. Cela semble le cas et les
Mossi n’ont pas osé regagner immédiatement Ouagadougou. Un court répit leur est accordé
par la nécessité pour la colonne de regagner sa base-arrière de Ouahigouya afin de se
ravitailler. Elle livre sur le chemin une bataille en pays samo subissant au passage
d’importantes pertes humaines et matérielles. Dans la foulée, l’almami de Lanfiéra est accusé
d’avoir été à l’origine de cette résistance ce qui lui vaut d’être sommairement exécuté94.
91
Frémeaux J., L’Afrique à l’ombre des épées…, 2è vol., op. cit., p. 51.
Le 19 septembre 1896, un traité est signé avec Hamaria qui est reconnu « roi du Gourounsi ».
93
Un autre épisode témoigne de la violence dont a fait preuve la colonne Voulet-Chanoine. En 1897, Voulet,
parvenu à Lergo, a obtenu la soumission du chef de Garango avec l’appui d’une quarantaine de cavaliers locaux.
Mais un soir, son interprète est tué par un cavalier dont l’identité est inconnue. Le lendemain, Voulet demande à
voir les quarante émissaires du Garango Naaba qui se voient tous trancher la tête. Cf. Balima A. S., Genèse de la
Haute-Volta, op. cit., pp. 56-58.
94
Voulet note que 65 de ses hommes ont alors été mis hors de combat, et que près de la moitié des cartouches
réunies au début de la mission ont été brûlées. Ceci explique son retour à Ouahigouya afin de s’y approvisionner
pour la deuxième fois.
92
170
Pendant l’absence de la colonne, la vie a repris son cours habituel à Ouagadougou. Le
roi s’y est réinstallé et a choisi de loger à Kounda le temps que son palais soit rebâti.
Comment interpréter cette réoccupation de Ouagadougou ? L’absence prolongée des hommes
de Voulet a certainement convaincu nombre de Mossi, à commencer par la Cour, que les
Nasaara n’y étaient que de passage95. C’est méconnaître la détermination des officiers
français. Pourtant, la soumission brutale de nombreux villages mossi auraient dû les en
convaincre. C’est aussi sous-estimer la puissance de feu ainsi que la capacité de la colonne à
se mouvoir rapidement. Et le 23 décembre, la colonne Voulet-Chanoine est de retour à
Ouagadougou. Cette fois, la capitale a été désertée. Elle est désormais défendue de l’extérieur.
Un combat régulier oppose les troupes de Voulet à celles de Naaba Wobgho à Kombissiri,
village situé à une soixantaine de kilomètres de Ouagadougou. S’il ne tourne pas à l’avantage
du Moogo Naaba, il ne permet pas moins d’entretenir la résistance armée et fragilise la
position de troupes coloniales épuisées par le harcèlement des guerriers mossi. Elles sont
aussi affaiblies par une chasse à l’homme – Naaba Wobgho en l’occurrence – qui les poussent
à parcourir en janvier 1897 près de 450 km de brousse en deux semaines. Mais bien des
proches du roi doutent que sa stratégie soit la meilleure. Primo en raison même de son
éloignement prolongé de la capitale qui révèle son incapacité à la reprendre en même temps
qu’il affaiblit un roi censé s’y acquitter de ses tâches religieuses. Secundo, l’impossibilité de
capturer ou de liquider physiquement le naaba finit par exaspérer les lieutenants qui décident
d’abandonner sa traque et de procéder à l’intronisation d’un nouveau prince. Au cours des
quinze premiers jours de janvier, Voulet et Chanoine mènent une campagne de propagande
afin de détacher le roi de ses soutiens. Des messages écrits en arabe sont lus sur différentes
places publiques du Moogo qui font savoir que « Venus en amis, Bokary nous a fait une
guerre acharnée, cependant nous avons pardonné, et le Naba a toujours répondu par la plus
noire perfidie. Bokary est un mauvais chef, nous ne faisons la guerre qu’à lui »96. Cette foisci, la guerre devient psychologique et joue sur la corde sensible de l’immoralité supposée du
souverain. Elle joue sur le registre du « pardon » si essentiel au maintien de la cohésion
sociale mossi. Nous avons vu dans le précédent chapitre que le pardon compte parmi les
vertus cardinales attendues des naaba. Voilà que cette vertu se retourne contre eux.
Mais Voulet et Chanoine font un pari risqué : celui d’une possible désaffection des
sujets à l’égard de leur roi. C’est très largement sous-estimer le poids des institutions royales
95
D’après les renseignements livrés par Voulet, c’est bien ce que semble penser Naaba Wobgho selon qui « les
Blancs ne font que passer » certain qu’ « ils ne s’établiront pas dans le pays ». Cf. Voulet Paul (lieutenant), « Au
Mossi et au Gourounsi »…, doc. cit., p. 264.
96
Ibid., p. 267.
171
et la dimension charismatique du pouvoir mossi. Toujours est-il que le Moogo Naaba est en
passe de perdre la guerre non pas sur le champ de bataille, mais pour des raisons politiques
internes à la Cour. Comme souvent lors des conquêtes coloniales, c’est du camp du souverain
que va venir le coup fatal. Mais voyons tout d’abord quelles sont été les formes de résistance
que les Mossi ont opposée aux conquérants français.
La nature et les formes de la résistance mossi
Parler de « résistance mossi » au singulier peut être trompeur. Non seulement les
formes de résistance ont été multiples, mais elles ont pu répondre à des motivations très
variées. Mieux, comme nous le rappelle Machiavel cité plus haut, tous les hommes d’un
royaume conquis n’ont pas autant à perdre à sa défaite. Celle-ci peut être une chance pour eux
d’éliminer des concurrents internes, ce qui pose la question de la trahison possible à l’égard
du souverain. Le cas du Moogo n’échappe pas à ces remarques. Nous allons voir que Voulet
et Chanoine ont pu profiter des dissensions qui existaient non seulement au sein des lignages
royaux, mais aussi entre les États mossi.
Selon nous, la première faille dans le dispositif de défense du Moogo n’est pas à
rechercher dans la médiocrité de l’armement mossi ou dans l’application de schémas tactiques
répétitifs et inadaptés aux formes de guerre qui leur sont imposées. Cette faille est avant tout
le fait de commandements périphériques qui n’ont pas tous joué le rôle défensif qui leur était
dévolu. Il est vrai que, comme nous l’avons signalé plus haut, les troupes de Voulet sont
intervenues au cours d’une période de l’année très peu propice à la levée massive et rapide de
soldats. Dans ce contexte, la rapidité de la progression des troupes françaises est vitale. Voulet
le sait très bien lui qui entraîne ses hommes à marche forcée vers le cœur du Moogo. S’il
parvient si vite à son but, c’est-à-dire Ouagadougou, c’est que les commandements entourant
le royaume de Ouagadougou soit n’ont livré aucune résistance, soit ont mené des combats
sporadiques de trop faible intensité. Au début du mois d’octobre 1896, le Moogo Naaba a
sollicité l’aide des chefs qui lui sont le plus étroitement liés. Son Widi Naaba, Rimsekedo, est
parvenu à mobiliser le Boulsa Naaba Kiiba qui a assez rapidement envoyé des guerriers pour
le compte du roi. Naaba Wobgho a aussi pu compter sur les kombéré des régions méridionales
de Béré, Djiba, Manga, Nobéré et Dissouma, toutes situées dans le Wubritenga. Ces
commandements se sont avérés être les plus fidèles au Moogo Naaba. Cependant, cette
mobilisation a été limitée ; elle n’a pas permis de porter un coup décisif à l’adversaire. Les
échecs répétés ont contraint le roi à s’enfoncer toujours plus loin vers le sud-ouest du Moogo.
172
L’autre limite tient au manque de réactivité de certains fils de Naaba Wobgho. C’est le cas du
Zitenga Naaba qui a préféré ne pas combattre les Français malgré les ordres de son père.
Du côté des naaba indépendants à l’égard de Ouagadougou, la résistance s’est aussi
soldée par un échec bien qu’ayant parfois livrés de durs combats. Leur défaite est liée à leur
incapacité ou à leur manque de volonté de s’entendre pour unir leurs forces. En août 1896, le
Yako Naaba a été le premier à combattre la colonne Voulet-Chanoine. Les premières attaques
se sont déroulées peu après le départ des troupes coloniales du Yatenga. Sur les ordres du
Yako Naaba, les hommes du village de Samba ont mené une résistance dérisoire et n’ont
évidemment pas réussi à faire barrage à la colonne. Celle-ci est facilement parvenue à faire
fuir ses adversaires et à reprendre la route de Yako. D’après la version livrée par les officiers
français, des émissaires auraient été envoyés auprès du Yako Naaba afin d’obtenir
l’autorisation pour leurs troupes de traverser son commandement. C’est sans compter sur la
détermination du chef de Yako à combattre ses ennemis jusqu’au bout. Face à ce refus, Voulet
a agi sans pitié et ce n’est pas sans euphémisme que le lieutenant précise que le village de
Yako a été « enlevé de vive force » le 27 août97. Dans le même temps, le naaba de Niou, allié
du Mané Naaba, a été capturé puis exécuté. D’après Voulet, ses hommes n’ont essuyé aucune
résistance entre Yako et Ouagadougou. Cependant, une fois la nouvelle de la progression
française connue du roi de Boussouma et du Mané Naaba, ces deux chefs ont décidé
d’attaquer Voulet en profitant du relief accidenté caractéristique de leur région. Le 19 octobre,
le lieutenant Chanoine se porte contre le Mané Naaba. Une heure après son départ du village
de Silmidougou, lui et la cinquantaine d’hommes qui l’accompagnent entendent « de
nombreux feux de salve »98. Dans l’urgence, les soldats restés au campement accourent tandis
que l’ennemi s’enfuit. L’objectif du Mané Naaba est de conduire les hommes de Chanoine
dans un défilé puis de les attaquer depuis les hauteurs. Mais la manœuvre échoue. D’après le
lieutenant, ceci s’explique en raison de la lenteur avec laquelle les renforts mossi envoyés par
le Boussouma Naaba sont parvenus sur les lieux. À partir de ce moment, Chanoine a décidé
de porter ses coups contre le royaume de Boussouma dont il redoute la puissance militaire. La
poursuite de la route s’est révélée difficile en raison de la défiance manifestée par les Mossi à
leur égard. Chanoine dit aussi craindre que ces Mossi ne perçoivent les faiblesses de sa
troupe, lui qui fait part de ses difficultés à « passer en un pays où toute hésitation, en présence
d’une difficulté à surmonter, est immédiatement considérée comme un signe évident
97
Ibid., p. 261.
Lettre du lieutenant Voulet au colonel de Trentinian, Ouahigouya, 5 novembre 1896, ANS 1G 221 (AN 200
mi 670).
98
173
d’impuissance »99. La maigreur des effectifs dont il dispose est compensée par la terreur
qu’inspirent ses hommes ainsi que la netteté des combats qu’ils remportent. Finalement, le 21
octobre, la colonne parvient à gagner Boussouma. Elle est épuisée physiquement et
moralement par le harcèlement continu de la cavalerie mossi. Comme d’habitude, Chanoine a
à cœur de faire des exemples et incendie la capitale du Boussouma Naaba que les habitants
ont fuie peu avant100.
À mesure que les défaites mossi s’accumulent, les naaba prennent peu à peu
conscience de l’impossibilité d’affronter les troupes coloniales frontalement. La résistance
change de nature et devient de plus en plus passive. La tactique la plus couramment employée
est celle de l’escapisme. Mais les Mossi utilisent également les derniers atouts dont ils
disposent : ils verrouillent les canaux d’information qui pourraient s’avérer utiles à la colonne,
ils refusent de lui fournir des vivres et de l’eau. Les Mossi deviennent insaisissables et fuient
devant l’arrivée des hommes de Voulet. C’est ce que note le lieutenant qui, lors de sa
traversée du Kippirsi en octobre 1896, constate dans la région de Laalé que « les femmes et les
enfants se sont réfugiés en des retraites sûres, les hommes sont en armes et postés dans la
brousse. Les prisonniers faits au cours de la route, tous pris les armes à la main, se
renferment dans un mutisme absolu. On sent qu’ils obéissent aux ordres de leurs chefs. Dès
lors, nous trouvons tous les villages évacués sur notre route »101. Ce qui est frappant dans ces
propos, c’est cette idée sous-entendue par Voulet selon laquelle les sujets résisteraient moins
par hostilité contre ses troupes que par nécessité d’obéir aux ordres de leurs naaba. Cette
façon de voir les choses conserve la dimension « libératrice » que l’officier tient encore à
accorder à ses interventions armées. Très logiquement, la nécessité de décapiter la résistance
en s’attaquant directement aux chefs s’impose aux officiers. L’idée est d’humilier les naaba
devant leurs sujets mais aussi de les supprimer si nécessaire. Cette politique de la terreur est
accompagnée par de fréquentes destructions de cases et de récoltes appartenant à ceux jugés
les plus récalcitrants.
Mais cette politique ne peut être poussée trop loin. Incapables de capturer Naaba
Wobgho et de lui imposer un traité de protectorat, trop peu nombreux pour tenir en main le
vaste territoire « conquis », Voulet et Chanoine ont besoin de s’appuyer sur une partie de la
noblesse mossi et de trouver un successeur accommodant prêt à monter sur le trône de
99
Ibid.
Kambou-Ferrand J.-M., Peuples voltaïques et conquête coloniale…, op. cit., p. 119.
101
Lettre du lieutenant Voulet au colonel de Trentinian, Ouahigouya, 5 novembre 1896, doc. cit.
100
174
Ouagadougou. Nous allons voir que le ralliement d’une partie de l’aristocratie mossi aux
nouveaux maîtres du pays constitue à coup sûr le véritable échec de la résistance mossi.
L’annonce de la déchéance de Naaba Wobgho
À la fin de l’année 1896, la situation de Naaba Wobgho paraît désespérée. Certes, le
roi n’a toujours pas été pris par les Français. Il s’en est parfois fallu de peu. Cependant, le
temps joue contre lui. Son éloignement de la capitale jette une lumière crue sur la vacuité du
pouvoir et l’échec de la résistance. Ajoutons que Naaba Wobgho, qui a obtenu le naam par un
coup de force en 1889, est loin de ne compter que des amis au sein de sa propre famille. Ceci
explique peut-être pourquoi certains de ses fils ont refusé de lui fournir des hommes pour se
battre contre la colonne Voulet-Chanoine. Il est donc permis de penser que ses pires ennemis
sont à rechercher parmi les plus proches membres de sa famille. Nous savons en effet à quel
point le naam est convoité dans l’univers du pouvoir mossi. Et les ingérences des Nasaara
dans les querelles dynastiques ne peuvent-elle pas être des opportunités de voir évincé du
pouvoir un roi considéré comme « illégitime » par certains membres du lignage royal ? C’est
en tout cas ce sur quoi Voulet pense pouvoir compter.
Voulet sait comment utiliser les institutions royales ainsi que les rivalités entre les
princes à son profit. L’exemple des conflits dynastiques au Yatenga l’en ont instruit. Naaba
Bulli, appuyé par les Français, n’a pas eu de scrupules à s’emparer du pouvoir sous leur
tutelle. Cependant, du point de vue mossi, la question du remplacement de Naaba Wobgho par
un membre du lignage royal n’est pas si simple. À partir de la fin de l’année 1896, il est vrai
que la plupart des nobles mossi semblent penser que la « force » (panga) se trouve désormais
du côté des Nasaara. Plutôt que de mener une résistance militaire vouée à l’échec, le
ralliement au conquérant peut paraître tentant. Mais d’aucuns hésitent encore à franchir ce pas
ce que Voulet sait très bien. Dans un accès de prudence qui est assez rare, le lieutenant écrit
en septembre 1896 qu’il « faudra un certain temps pour amener les divers Nabas du Mossi à
considérer leur entente avec nous comme une nécessité inéluctable », et que ce retournement
d’opinion « ne pourra s’élaborer qu’avec le temps et quand sera faite aux yeux de tous la
preuve de notre établissement définitif au Mossi »102. La question du remplacement d’un
Moogo Naaba de son vivant est cependant presque inédite, tout comme l’occupation du
Moogo par une puissance étrangère. La tâche de Voulet s’annonce donc rude. Car le
102
« Mission du Mossi », lieutenant Voulet au colonel de Trentinian, Yako, 26 septembre 1896, ANS 1G 221
(AN 200 mi 670).
175
lieutenant sait que la succession, pour qu’elle ait un sens, doit suivre un minimum de
procédures réglementaires. Voulet entend ainsi réaliser une succession conforme à la
« coutume ». Tous les candidats potentiels au trône qu’il approche sont des hommes en
situation d’obtenir le naam. L’officier prend contact avec les propres frères du Moogo Naaba,
à commencer par le Doulougou Naaba Kuliga aussi appelé Mazi. Ce frère cadet de Naaba
Wobgho a tout pour lui plaire. Il fait partie de ceux qui ont été lésés par la prise de pouvoir du
Moogo Naaba en 1889. Il est en outre considéré par Voulet comme particulièrement
intelligent et surtout ouvert à la négociation. La volonté exprimée par Mazi de mettre fin au
conflit avec les Français est de notoriété publique. C’est la raison pour laquelle le Doulougou
Naaba se rend auprès de Voulet afin de lui faire une offre de soumission. Après six mois
d’efforts, le chef de mission a le sentiment d’enfin toucher au but. C’est sans compter sur le
redoutable art de l’empoisonnement dont les Mossi sont passés maîtres. Car le 18 janvier
1897, Mazi décède subitement. Son assassinat ne fait guère de doute. Voulet est certain que
Naaba Wobgho est derrière tout cela. Rien n’est prouvé, et il n’est pas sûr que Mazi ne se soit
finalement pas empoisonné plutôt que de trahir son souverain103. Toujours est-il que Voulet a
déjà constaté la multiplication des cas d’empoisonnement parmi les Mossi qui se sont ralliés à
lui104. Quoi qu’il en soit, la perspective de l’achèvement de sa mission en pays mossi s’est
brusquement éloignée. D’autant plus qu’il ne peut plus compter sur la branche du Doulougou
Naaba dont aucun fils n’est en position d’obtenir le trône. Voulet n’est cependant pas homme
à se décourager. Au contraire, il multiplie les offres de succession au trône aux deux autres
frères de Wobgho. Finalement, le premier parvenu au campement, Kouka, aussi connu sous le
nom de Mamadou, est le premier à accepter cette invitation. C’est pour cette raison que ce
frère de Mazi s’impose comme le successeur désigné de Naaba Wobgho105. C’est aussi lui qui
apporte tout son savoir à Voulet afin de lui apprendre quelles sont les procédures
traditionnelles d’intronisation. La trivialité de la situation en dit long sur les intentions des
Français : il s’agit d’introniser un prétendant légitime au trône tout en espérant le voir jouer le
rôle d’un roi fantoche et donc manipulable. Si, dans le Moogo ancien, des naaba ont déjà été
intronisés parce qu’ils ont été les plus rapides à regagner la capitale au moment de la
103
Bretout F., Mogho-Naba Wobgo..., op. cit., p. 79.
Voulet pense sans preuve que « Bokary Koutou a fait empoisonner successivement Poussougo, chef des
gardes, Doulougou son fils et Mazi son frère ». Il suggère que Naaba Wobgho est à l’origine de trois autres cas
de décès par empoisonnement au sein de la mission. Un climat de psychose s’installe du côté français. De ce
point de vue, l’action des partisans de Wobgho prend la forme d’une guerre psychologique qui connaît quelques
succès. Cf. « Copie de la lettre n° 12 du Lieutenant Voulet au Lieutenant-Gouverneur du Soudan français »,
Ouagadougou, 31 janvier 1897, ANS 1G 221 (AN 200 mi 670).
105
L’autre frère de Naaba Wobgho se nomme Tarbiga. Il obtient par la suite le commandement du Zitenga, mais
meurt dans des conditions opaques 70 jours après sa nomination.
104
176
succession, cette fois, le choix ne sera plus l’apanage du Collège électoral. Ce sera avant tout
à la puissance conquérante que le nouveau souverain devra son intronisation ce qui conduira
automatiquement à fragiliser les bases de son pouvoir.
Pour que la légitimité du traité soit absolument indiscutable et ne suscite aucune
contestation de la part des puissances européennes rivales – en particulier de la GrandeBretagne –, il importe que l’intronisation du signataire puisse passer pour irréprochable du
point de vue coutumier. Dès lors, l’appui du Widi Naaba devient incontournable. Voulet a
besoin de son aval non seulement pour ratifier le choix du nouveau roi, mais également afin
de permettre le retour à Ouagadougou des autres kug zindba. Voulet envoie donc un émissaire
à Bazoulé, non loin de la capitale, où se trouve ce haut-dignitaire. Le 22 janvier 1897, le Widi
Naaba accepte de se rendre dans la capitale afin de légitimer l’accession au pouvoir du
« candidat » des Nasaara. Selon nous, c’est précisément à ce moment-là que Naaba Wobgho
a connu sa plus grave défaite. En effet, le ralliement du très prestigieux Widi Naaba, âgé
d’environ 80 ans, a un impact très fort dans le reste du Moogo. Il est d’ailleurs
immédiatement suivi par celui du Gounga Naaba et un Tapsoaba qui comptait pourtant parmi
les plus fervents partisans de l’affrontement avec les troupes coloniales. À ce moment, Voulet
peut se vanter d’avoir réussi à « détacher de [Naaba Wobgho] ses derniers partisans »106.
Mettant en quelque sorte la charrue avant les bœufs, Voulet décide dans un second temps de
présenter immédiatement au prince un traité de protectorat qui est signé le 20 janvier 1897,
avant même que ce dernier ne soit intronisé !
Pour le lieutenant, aucun doute que « la partie est gagnée »107. Ce bel optimisme n’est
cependant pas conforté par la réalité de la situation. Car le successeur tout désigné de
Wobgho, rallié dans la précipitation, ne dispose que d’une autorité limitée et demeure dans la
crainte d’être empoisonné par les partisans du Moogo Naaba « légitime ». Ce dernier, de son
côté, n’a pas abandonné la résistance. Il continue en outre de bénéficier de fermes soutiens
dans la partie méridionale du royaume. Cet espace demeure insoumis, non pacifié, et ne peut
l’être rapidement et efficacement compte tenu de la faiblesse des effectifs militaires français.
Enfin, les autorités britanniques contestent la validité du traité signé avec Kouka Koutou
rappelant l’antériorité de celui obtenu par Ferguson. Ils remettent en cause cet exercice d’
« invention de la tradition »108 à laquelle les Français se sont livrés à l’occasion de la
rédaction de ce traité. C’est ce point que nous allons désormais éclaircir.
106
Voulet Paul (lieutenant), « Au Mossi et au Gourounsi »…, doc. cit., p. 267.
Ibid.
108
Voir Hobsbawm E. et Ranger T. (éds.), The Invention of Tradition, op. cit.
107
177
Le royaume de Ouagadougou devient le « protégé » de la France
Les conditions d’élaboration du traité de protectorat « du Mossi »
Avant de rendre compte de l’élaboration complexe du traité de protectorat « sur le
Mossi », il convient de rappeler les raisons pour lesquelles il a été rédigé. À la suite de la
Conférence de Berlin, la France est tenue de notifier aux autres États signataires de l’Acte
général sa présence en pays mossi. Elle doit en outre justifier le maintien d’une présence
« suffisante » et continue dans le Moogo, définir spatialement l’étendue du territoire passé
sous sa sphère d’influence, donner enfin le sentiment que sa présence repose sur le libre
consentement des autorités locales afin de se voir reconnaître par ces puissances la prise de
possession effective du pays mossi109.
Lorsque le traité est signé en janvier 1897, la formule du protectorat est encore assez
récente. Elle ne fait toujours pas l’unanimité au sein de la classe dirigeante à Paris. Au cours
des années 1880, un traité de ce type dit « Makoko » a été passé avec le roi des Batéké (actuel
Congo-Brazzaville) en 1880. S’en sont suivis d’autres avec par exemple le bey de Tunis en
1881, l’empereur d’Annam (en Indochine) en 1883, ou encore avec la royauté mérina de
Madagascar en 1885. Dans les années 1890, cette pratique s’est généralisée en Afrique et plus
particulièrement dans la zone soudanaise en même temps que l’expansion coloniale y a connu
une accélération. Dans tous les cas, leur contenu s’est avéré plutôt imprécis et n’a
généralement pas mis fin aux éventuels contentieux qui pouvaient opposer la France à ses
rivaux. Précisément, cette sorte d’opacité a pu être vue comme un point positif par les plus
fervents partisans de l’expansion coloniale française. Comme le souligne l’historien Daniel
Rivet, ces « colonistes » ont souvent vanté « l’élasticité et l’adaptabilité de ce régime
politique qui est intermédiaire entre l’annexion et l’émancipation »110. Ce régime a en outre le
mérite de ménager la susceptibilité des « indigénophiles », c’est-à-dire ceux qui se disent
soucieux des intérêts des sujets impériaux et qui y voient un respect des conventions
internationales tout comme des institutions politiques locales. Pour les « ultracoloniaux », le
protectorat peut faire figure d’annexion déguisée111. Quid des conséquences de ces traités sur
les institutions politiques locales ? Leur contenu a-t-il été pensé en tenant compte de cette
109
Tout ceci est contenu en substance dans les articles 34 et 35 de l’Acte final de la Conférence de Berlin. Pour
une reproduction de ce document, voir Comte Gilbert, L’Empire triomphant, 1871-1936, Paris, Denoël, 1988,
pp. 333-335.
110
Rivet Daniel, Le Maghreb à l’épreuve de la colonisation, Paris, Hachette, 2002, p. 212.
111
Ibid., p. 211.
178
question ? Tout semble se passer comme si ce type de document n’a pour seul but que d’éviter
aux puissances européennes rivales d’entrer en conflit. Or, comme nous allons le montrer, non
seulement la nature du traité a un impact fort sur les pouvoirs africains, mais sa rédaction vise
aussi à définir les principes de la gouvernance à mettre en œuvre à sa suite.
Par son existence même, le traité de protectorat constitue un grave facteur de
déstabilisation des pouvoirs locaux qui, dans presque tous les cas, cèdent à la nation
« protectrice » l’essentiel de leurs droits. Sans dire que la notion de « protection » est
purement fictionnelle dans ce type de traité, il convient de noter que dans la plupart des cas, la
« fragilité » constatée des autorités locales signataires est la conséquence d’une intervention
financière ou armée européenne, et que l’idée de protéger effectivement les pouvoirs locaux
cède le pas devant les avantages d’un régime qui permet de se déclarer maître d’un pays sans
être capable de l’administrer régulièrement et directement. Dans ce contexte, le maintien des
armatures hiérarchiques « anciennes » n’est pas illusoire112. Il peut cependant être perçu
comme transitoire, le temps que l’administration du pays « protégé » soit étoffée et que celuici soit « pacifié ». Toutes ces observations paraissent pertinentes pour le cas du Moogo. Nous
avons vu que le traité de protectorat a été signé par Kouka Koutou dans les pires conditions.
Celui qui n’est encore qu’un héritier présomptif du trône ne dispose d’aucune autorité ; ni
légale, ni effective. Les institutions royales dans leur ensemble sont gravement fragilisées par
le fait que deux rois règnent sur un même territoire ; situation à notre connaissance inédite
pour le Moogo. Celle-ci attise les rivalités entre les lignages royaux. Elle clive la société
mossi qui se trouve partagée entre les partisans d’un roi « légitime » et chassé par les
Français, et un autre rangé du côté de la « force » qui bénéficie de l’appui du Widi Naaba.
Cette bicéphalie du pouvoir est d’autant plus grave qu’elle entre en contradiction avec la
dimension mystique et religieuse d’un naaba faisant centre dans son royaume. Cette unité du
naam incarnée par la personne royale est de facto brisée et avec elle une bonne partie de la
philosophie du pouvoir mossi. Par ailleurs, Kouka a sans aucun doute conscience du degré de
dépendance qui le lie à des officiers faiseurs de rois. Son autorité réelle ne doit d’ailleurs
guère dépasser les limites de la capitale, et les rapports des lieutenants font état de récurrentes
menaces d’empoisonnement qui pèseraient sur lui. Existe-t-il de meilleures conditions pour
faire accepter au futur roi toutes les conditions qui en feront un monarque de façade ?
La lecture minutieuse du traité est en effet révélatrice de la grande liberté prise par
Voulet à l’égard de l’histoire du Moogo ainsi que du fonctionnement de ses institutions
112
Frémeaux J., De quoi fut fait l’empire. Les guerres coloniales au XIXe siècle, Paris, CNRS Éditions, 2010, p.
365.
179
politiques. La lecture qui a été faite du traité à Kouka ainsi qu’à ses dignitaires, si elle a été
fidèle au texte français113, ne pouvait que les faire bondir tant les inexactitudes et
déformations historiques y sont nombreuses. Celles-ci s’expliquent-elles par une réelle
méconnaissance de la société mossi ? Ou s’agit-il d’une forme de travestissement historique
sciemment entrepris afin de répondre dans l’urgence à la menace britannique ? La réponse n’a
rien de simple et ne saurait être définitive.
La portée politique du traité
Le traité « de paix et de Protectorat »114 que Voulet rédige malade et dans la
précipitation est assez long comparé aux autres rédigés dans la zone soudanaise. Au total, ce
document comprend douze articles que nous pouvons regrouper selon qu’ils contiennent des
dispositions classiques ou qu’ils répondent au contexte particulier de sa rédaction115. Les
clauses relatives à la définition géographique de l’espace sur lequel s’exerce le protectorat et
donc le pouvoir au moins nominal du prince Kouka seront analysées séparément ; elles nous
paraissent effectivement être les plus intéressantes du point de vue du pouvoir mossi.
La rédaction de la plus grande partie du traité (sept articles sur douze) est stéréotypée
et n’a donc rien de spécifique au traité conclu avec Kouka. La plupart de ces articles sont soit
indirectement inspirés de ceux déjà conclus dans les années 1880 ailleurs en Afrique, soit sont
repris du traité établi par Destenave au Yatenga deux ans plus tôt. Dans l’ensemble, ils
prévoient le transfert de souveraineté « effective » de la royauté à la Résidence et marquent
cette translation au moyen de rituels caractéristiques du régime de protectorat à l’image de la
remise du drapeau français aux membres de la Cour telle qu’elle est prévue par l’article 12.
Ce transfert de souveraineté conduit la France – par l’entremise d’un Voulet « agissant avec
les pleins pouvoirs » – à s’octroyer des droits exclusifs sur le plan économique et proprement
113
Le traité, déposé aux Archives nationales du Sénégal, comprend deux textes placés en miroir. Le premier est
rédigé en français, le second en arabe. Une traduction de la partie arabe du texte et sa comparaison avec la
version française serait particulièrement utile et révèlerait certainement des discordances notables comme cela a
très souvent été le cas. Ainsi la Convention de la Tafna conclue en mai 1837 entre le général Bugeaud et l’émir
Abd el-Kader donne-t-elle lieu à de nombreuses contestations de la part des deux parties, chacune tentant de tirer
au maximum profit de la version rédigée dans sa langue maternelle. Le point d’achoppement porte – sans
surprise – sur les clauses relatives à la définition de l’aire géographique sur laquelle porte leur autorité respective
(articles 2 et 3). Cf. Aouli Smaïl, Redjala Ramdane et Zoummeroff Philippe, Abd el-Kader, Paris, Fayard, 1994,
pp. 233-235 et pp. 551-554 pour la reproduction des deux versions de la Convention.
114
« Traité de paix et de protectorat », Ouagadougou, 20 janvier 1897, ANS 15G 1 (AN 200 Mi 999). Nous
avons tiré un grand nombre d’éléments de l’analyse que Kambou-Ferrand a réalisée au sujet de ce traité. Cf.
Kambou-Ferrand J.-M., Peuples voltaïques et conquête coloniale…, op. cit., pp. 138-140.
115
A titre d’exemple, celui élaboré en mars 1891 en pays bobo ainsi que celui d’avril 1891 au pays Dafing,
comprennent neuf articles. Celui conclu avec le roi du Yatenga en 1895 compte quant à lui six articles.
180
politique. Ces dispositions sont celles qui définissent les contours de sa « sphère
d’influence ». Cette expression très diplomatique permet de dire pudiquement que ce territoire
a purement et simplement été annexé par droit de conquête. Par conséquent, la France y
affirme l’exercice de sa pleine souveraineté tout en écartant toute influence possible des
nations rivales sur les affaires locales. L’article 7, destiné particulièrement aux Britanniques,
prévoit ainsi que la Cour de Ouagadougou ne puisse conclure aucun traité, « acte ou
arrangement avec une puissance autre que la France ». Il répond à l’article 5 selon lequel
Kouka reconnaît le « protectorat exclusif » de la France. Par conséquent, Voulet empêche
théoriquement toute possibilité pour Kouka ou ses successeurs de tirer partie de la rivalité qui
oppose la France à d’autres puissances européennes. Ce droit d’exclusivité est confirmé dans
l’article 8 d’après lequel il n’est plus question de présent ou d’avenir, mais du passé. Cet
article rend caduque « tout traité ou arrangement antérieurs dont pourrait se prévaloir une
puissance autre que la France ». Son caractère peu implicite – diplomatie oblige ! – ne
trompe cependant pas : la Grande-Bretagne est visée. Il s’agit là d’une façon à peine déguisée
de dénier toute validité au traité Ferguson de 1894. L’existence de ce document est d’autant
plus épineuse pour Voulet qu’il peut à tout moment être invoqué par le Moogo Naaba afin de
s’extraire de la tutelle française. Nous verrons que Naaba Wobgho ne s’en est d’ailleurs pas
privé.
Suivant le principe de l’ « occupation effective » affirmé par la Conférence de
Berlin116, Voulet prévoit de maintenir à Ouagadougou un résident qui prendra le
commandement d’une garnison militaire dont l’effectif est « laissé à l’appréciation du
Gouvernement de la République Française » (art. 9). Dans l’article suivant, l’obligation faite
à la France de protéger le Moogo Naaba « contre tous ses ennemis extérieurs » laisse
supposer qu’il s’agit là de la raison essentielle de la présence de troupes coloniales dans la
capitale. Mais la liberté que s’accorde la France quant à sa composition peut faire de
Ouagadougou une base-arrière visant à mener des opérations militaires à d’autres fins que la
seule défense du Moogo. Plutôt que de parler d’une escorte censée protéger le roi, l’article 9
permet la constitution d’une troupe d’occupation. Mieux, elle permet de mettre à profit la
situation stratégique privilégiée de Ouagadougou, située au cœur de la Boucle du Niger, afin
d’intervenir rapidement en pays gourounsi et gourmantché. Voulet ajoute en marge du traité
116
Voulet ne retient cependant pas l’appel lancé à Berlin en faveur de la liberté du commerce dans les espaces
sous influence européenne. L’article 11 du traité de protectorat prévoit au contraire une totale liberté du
commerce pour les seuls marchands français qui ne « seront frappés d’aucun droit de douane ni de transit » ; en
outre leur sécurité devra leur être assurée. L’heure est en effet au protectionnisme économique.
181
que la capitale peut servir de « un poste d’observation excellent pour surveiller la marche des
Anglais ou des Allemands, ainsi que celle de Samory »117.
Le deuxième ensemble de dispositions est à mettre en relation avec les conditions de
l’occupation française du Moogo. Le traité, à la différence de celui conclu par exemple avec
le bey de Tunis en 1881, n’est pas établi à la suite d’une mise sous tutelle financière de la
monarchie, mais après des combats remportés par la puissance « protectrice ». Ces
affrontements n’ont pas pris fin au moment de la signature du traité. Celui-ci doit donc rendre
illégale toute forme de résistance face à la présence française. Le roi, reconnu sur le papier
comme le « Naba du Mossi et dépendances » (art. 3) doit s’en porter garant. Et cette clause
est moins à interpréter comme un moyen de contraindre les partisans de Wobgho à déposer les
armes que comme une menace visant à dissuader les Britanniques d’apporter leur aide au
Moogo Naaba rebelle. Ceci explique que le document final prenne aussi le titre de « traité de
Paix ». Dans cet ordre d’idées, les raisons justifiant la déchéance de Wobgho sont contenues
dans l’article 2 qui fait passer le roi pour le responsable de sa propre perte. Cette lecture des
événements qui a été celle des lieutenants tout au long des opérations militaires est confirmée.
Nous ne sommes donc pas surpris que le traité évoque les activités de leur colonne comme la
poursuite d’une « mission pacifique » qui aurait été attaquée par Naaba Wobgho. Cet article
vise aussi à légitimer l’intronisation d’un nouveau Moogo Naaba. D’ailleurs, l’article 3
précise que le transfert d’autorité entre Naaba Wobgho et Kouka aurait été réalisé avec
« l’assentiment des chefs et des populations ». L’imprécision de la formule est à nouveau
frappante. Car il n’est fait aucune mention des chefs en question et l’on doute que le peuple
mossi ait été consulté sur ce point. Est-il fait allusion au seul Collège électoral ? La plupart
des chefs subalternes (kombéré et tengsonaaba) sont-ils évoqués ? S’agit-il uniquement des
chefs subalternes du royaume de Ouagadougou ou aussi de ceux de sa périphérie ? Cet article
montre que, du point de vue des officiers, la France remplit parfaitement ses obligations en
matière de « mission civilisatrice », et que de la sorte, aucune puissance étrangère ne peut
contester le renversement du pouvoir légitime et donc la validité du traité.
Pour autant, les articles 4 et 5, contradictoires à première vue, dissipent finalement la
fiction selon laquelle le protectorat se montrerait respectueux des institutions royales. Assez
étrangement, Kouka est « confirmé dans la plénitude de tous les droits de souveraineté
attachés à la personne du Naba du Mossi » (art. 4). Mais il est également précisé que Kouka
place « sous la souveraineté absolue de la France le Mossi » (art. 5). Ce paradoxe s’explique
117
Lettre du lieutenant Voulet au colonel de Trentinian, Ouahigouya, 5 novembre 1896, doc. cit.
182
néanmoins facilement si l’on voit que les lieutenants opèrent une subtile dissociation entre le
royaume (en tant qu’institution et territoire) et la personne qui en a la charge (le Moogo
Naaba). Une juste traduction de l’article 4 consisterait à dire que n’est reconnu au Moogo
Naaba qu’un pouvoir nominal tandis que le pouvoir effectif serait détenu par les autorités
françaises. Notons d’ailleurs qu’à aucun moment les prérogatives du roi ne sont reconnues ou
définies. Nous comprenons donc qu’implicitement, l’ensemble des droits régaliens de l’État
monarchique sont désormais possédés par la puissance conquérante. Cependant le roi peut
officiellement conserver le trône tant que son autorité reste limitée au Na-yiri, et ses droits
coutumiers personnels sont préservés. Il peut s’agir des redevances coutumières acquittées
lors des audiences et des fêtes religieuses, du travail collectif sur ses champs, de l’autorité
absolue dont dispose le roi sur ses affaires familiales. Malgré la dureté de ces dispositions,
leur imprécision peut s’avérer être une arme à double tranchant dont pourrait bénéficier la
royauté. Le manque de clarté quant à la définition des prérogatives du roi laisse
involontairement une porte à la négociation de celles-ci. Dès lors, tout dépendra du rapport de
force entre le souverain et les autorités françaises dont on sait que la présence dans le Moogo
reste fragile.
Ces imprécisions sont tout aussi frappantes en ce qui concerne l’étendue territoriale
sur laquelle porte le traité. L’article 6 est censé définir l’aire géographique sur laquelle porte
l’autorité royale. Elle est aussi celle définissant la sphère d’influence française dans la région.
C’est pour cela qu’elle est exagérée. Parce que les institutions royales ne sont pas nettement
territorialisées, le rédacteur du document utilise une définition qui est celle rendant compte de
l’existence de nations européennes. Le « Mossi », espace sur lequel régnerait le Moogo
Naaba, serait ainsi constitué par un territoire délimité par des frontières précises sans être pour
autant explicitées. Les clauses du traité mettent en avant l’homogénéité présumée du pays
mossi du point de vue culturel et politique. L’autorité royale s’exercerait ainsi sur « Tous les
territoires où la langue Mossi est en usage » comme le stipule l’article 6. Il s’agit de la
première définition géographique du Moogo auquel est soustrait le Yatenga puisque ce
royaume est lié par un traité analogue depuis 1895. Elle postule comme on l’a vu l’existence
d’une sorte de « nation » mossi proche de la définition qu’aurait pu en donner Ernest Renan.
Mais celui-ci, dans sa célèbre conférence prononcée en 1882 a bien dit que la nation se
construit aussi sur l’oubli et la révision de son histoire118. Ceci vaut pour le Moogo dont le
traité élude la complexité de son histoire et la diversité culturelle qui le caractérise malgré, il
118
Renan Ernest, Qu’est-ce qu’une nation ?, Conférence faite en Sorbonne le 11 mars 1882, Paris, 1882.
183
est vrai, la présence d’une société englobante qui se pense comme telle. La lecture extensive
qui est faite de l’autorité royale est précisée plus loin avec cette clause plaçant les populations
non-mossi mais moréphones sous les ordres du roi. Pourtant, nous avons vu dans le premier
chapitre que les espaces gourounsi, bisa ou gourmantché proches du Moogo, étaient
indépendants. Peut-être le traité fait-il allusion à la présence de minorités résidant en pays
mossi. Il nie en tout cas superbement l’indépendance dont jouissaient les dima exception faite
du Yatenga Naaba. À bien lire le traité, tout se passe comme si le « Mossi » formait un empire
compact organisé sous la forme d’une pyramide hiérarchique trouvant à sa tête le Moogo
Naaba. Ce terme d’ « empire » est d’ailleurs apparu sous la plume de Binger quelques années
plus tôt119. Autre exemple d’une tradition révisée120, il permet à la France de faire passer
l’espace le plus vaste possible sous son influence en un minimum de temps ; il n’est donc plus
utile d’entrer en négociation avec les naaba indépendants. Du reste, Voulet et Chanoine
n’ignoraient pas que le Moogo était un espace politique multipolaire comme nous le verrons
plus loin. Malgré tout, l’histoire locale est évoquée pour justifier les liens supposés de
dépendance qui existeraient entre des populations en réalité indépendantes et le roi de
Ouagadougou. Ces liens sont censés exister en raison d’une bien vague « tradition » et de non
moins imprécis « droits historiques » qui ne reposent sur aucun matériau ethnographique
consistant ou fiable. Voici comment, par exemple, le Boussanga, c’est-à-dire la région de
Tenkodogo, se trouve intégrée dans un « Mossi » dominé par le Moogo Naaba.
Par chance, nous avons pu consulter le compte-rendu des enquêtes menées par le
lieutenant Chanoine visant à légitimer la teneur du traité et à couper court aux récriminations
des Britanniques. Chanoine a été chargé par Voulet de produire des renseignements sur la
situation politique du Moogo et son évolution des origines à 1897. Les enquêtes de nature
ethnographique ont été conduites entre le 10 décembre 1896 et le 15 février 1897. Les
investigations de Chanoine visent d’une part à déterminer si un traité a véritablement été signé
119
Binger L.-G., Du Niger au golfe de Guinée…, 1er vol., p. 502.
Terence Ranger constate qu’à la fin du XIXè siècle, les Européens envisageaient les institutions
monarchiques africaines de la même façon que la « néo-tradition » dans la Grande-Bretagne victorienne. Celle-ci
est source de rigidité par la codification et la simplification des référents identitaires et sociaux qu’elle sousentend. Ranger ajoute que les Africains étaient perçus par ces Européens comme des êtres particulièrement
conservateurs, vivant « avec des règles immuables, avec une idéologie basée sur l’absence d’évolution, avec tout
un faisceau de statuts hiérarchiques clairement définis ». Enfin, il pense que cette invention de la tradition
n’aurait pu être accomplie sans la complicité de certains Africains eux-mêmes. Dans notre cas, ce propos se
vérifie. Il expliquerait la convergence que l’on peut hypothétiquement envisager entre une tradition militaire tout
aussi rigide de type pyramidale et les institutions royales du Moogo dont la structure sociale et hiérarchique est
elle aussi rigidifiée, simplifiée et codifiée par ce document juridique qu’est le traité de protectorat. Nous allons
voir que la relecture historique sur laquelle repose cette simplification a pu être également l’œuvre de la noblesse
mossi. Cf. Hobsbawm Eric et Ranger Terence (éds.), The Invention of Tradition, Cambridge, Cambridge
University Press, éd. Canto, 2002 (1ère éd. 1983), chapitre 6.
120
184
entre Ferguson et Wobgho en 1894 et d’autre part si l’ensemble des commandements mossi
hormis le Yatenga sont historiquement inféodés au roi de Ouagadougou. Les informations
présentées par le lieutenant ont été épurées d’une partie de leur contenu. Toutes ne sont pas
inédites. Chanoine a en effet compilé la somme de connaissances sur le Mossi cumulées
depuis le séjour de Binger dans la région. Parfois contradictoires quant à la nature de
l’autorité royale et à la géopolitique du Moogo ancien, toutes ces sources ont été harmonisées
dans le sens convenant le mieux aux intérêts français du moment. Malgré les nuances
présentées par Binger, ou la lecture faite par von François et Crozat des relations entre les
commandements mossi, Chanoine a voulu voir dans le Moogo un espace non pas fragmenté
mais unitaire placé sous la solide autorité du roi à Ouagadougou. Il nous semble utile de
revenir brièvement sur l’état des connaissances sur l’histoire du Moogo dont disposaient
Voulet et Chanoine. Pour l’explorateur allemand von François, l’ensemble du pays voltaïque
serait un espace très divisé sur le plan politique et dont l’autorité politique est fortement
diluée121. Crozat, dont nous ne sommes pas sûr qu’il ait lu les travaux de von François, va
dans le même sens. À l’en croire, le « Mossi se divise (…) en trois cent trente trois provinces
et le Chef de Ouaggadougou a la prétention de commander à trois cent trente trois rois »122.
Crozat ne cite pas ses sources, mais à l’évidence, celles-ci sont prises auprès de Mossi pour
qui le chiffre « 333 » semble revêtir quelque signification ésotérique. Il est ainsi courant
d’entendre les Mossi dire que leur roi avait 333 épouses. Quant à l’importance supposée du
nombre de commandements subalternes, Crozat l’explique en raison du partage du Moogo
entre les 333 hypothétiques fils du premier roi mossi. L’aîné aurait disposé d’une autorité
supérieure à tous les autres, une sorte de préséance qui, selon Crozat, s’est conservée jusqu’à
lui, mais qui s’est fortement amoindrie avec le temps. Il présente donc le Moogo Naaba de
Ouagadougou comme un primus inter pares qui aurait été loin d’être parfaitement obéi. Il en
tire la conclusion que le pouvoir central n’est pas très fort et l’autorité royale faible au point
de susciter sa déception123. Selon lui, les provinces du royaume auraient conservé une forte
autonomie, propos confirmés par Destenave124. On le voit, ceci ne va absolument pas dans le
121
Citation de Von François in Kambou-Ferrand J.-M., Peuples voltaïques et conquête coloniale…, op. cit., p.
29.
122
« Mission du Dr Crozat dans le Mossi », doc. cit.
123
Ibid.
124
En 1895, Destenave est chargé par ses supérieurs de déterminer si la France doit traiter directement avec le
Yatenga Naaba, ou s’il est nécessaire de s’adresser préalablement au Moogo Naaba. L’officier prouve clairement
que le Yatenga ne dépend pas de Ouagadougou. A la question de savoir si cela vaut pour les autres formations
politiques mossi, Destenave fait savoir que « La réponse a été partout la même. Au Mossi, certains naba, et entre
autres celui du Yatenga et de Boussouma, sont à peu près indépendants de celui de Waghadougou ; ils ne sont
tenus à faire acte de vassal qu’une seule fois pendant leur règne ; c’est au moment de leur avènement au pouvoir
où ils doivent envoyer au naba de Waghadougou le cheval de bataille et les femmes du naba décédé ». Ces
185
sens de l’article 6 du traité de protectorat. En revanche, cet article s’inscrit plutôt dans la
vision de Monteil qui fait passer le Moogo pour « un grand empire » qui couvrirait près de
100.000 km² « au minimum »125. Ce chiffre est exactement celui avancé par Voulet dans le
discours qu’il adresse de retour d’Afrique aux membres de la Société de Géographie
commerciale en Sorbonne126. Néanmoins, Chanoine se montre beaucoup plus prudent et
propose de son côté le chiffre de 70.000 km². Voulet a-t-il à nouveau souhaité éblouir son
auditoire et glorifier ses faits d’armes ? S’agit-il d’un message adressé en direction des
Britanniques visant à agrandir démesurément l’espace sur lequel porte le protectorat français ?
Il n’en demeure pas moins que l’estimation de Chanoine est certainement la plus fidèle à la
réalité ; elle corrobore le chiffre avancé près de 70 ans plus tard par Michel Izard127.
À la différence de Crozat, Monteil insiste sur le caractère très organisé de la société
mossi. Selon lui, le principe d’autorité y est « parfaitement reconnu » et tous les descendants
du premier roi de Ouagadougou – donc les chefs des commandements subalternes comme
ceux des autres royaumes – « reconnaissent l’autorité du Naba de Waghadougou, qui prend
la dénomination de Naba des Nabas »128. Cette fois-ci, le Moogo Naaba n’est plus considéré
comme un primus inter pares au pouvoir fortement contesté, mais plutôt comme un empereur
bien qu’il reconnaisse que « certains Nabas sont aussi puissants que celui de
Waghadougou »129. Ce point est important, car l’autorité que Monteil reconnaît au roi est
avant tout « nominale » pour reprendre sa propre formule. Autrement dit, le principe même du
pouvoir détenu par le souverain serait reconnu par l’ensemble des sujets, ce qui ne revient pas
à dire que c’est précisément à la personne du roi qu’ils obéissent. C’est bien la distinction qui
est proposée par Voulet et Chanoine. L’autorité royale continuerait à s’exercer au travers
d’institutions royales faisant sens dans la conscience collective mossi et donc à l’origine d’une
sorte de réflexe d’obéissance utile pour qui souhaite administrer le Moogo avec très peu de
moyens. La personne royale, dans ce cas, ne compte pas. Il suffit qu’un naaba siège au palais
et qu’un officier européen se fasse le « souffleur derrière le trône » pour reprendre une
renseignements plaident largement en faveur de la vision d’un Moogo politiquement polycentrique. Cf. Lettre du
capitaine Destenave au gouverneur du Soudan français, Ouahigouya, 5 novembre 1895, ANS 1G 211 (AN 200
mi 669).
125
Monteil P.-L., De Saint-Louis à Tripoli par le lac Tchad…, op. cit., p. 121.
126
Voulet Paul (lieutenant), « Au Mossi et au Gourounsi »…, doc. cit., p. 250.
127
Selon Izard, le Moogo (Yatenga compris), couvrirait une superficie d’environ 63.500 km². Cette estimation
est cependant à prendre avec précaution car le Moogo est un espace politique mouvant dont les frontières, plus
ou moins précises selon les régions, sont fréquemment enfoncées ou repoussées à l’époque précoloniale. Cf.
Izard M., Moogo...,op. cit., p. 70.
128
Monteil P.-L., De Saint-Louis à Tripoli par le lac Tchad…, op. cit., pp. 121-122.
129
Ibid., p. 122.
186
poétique formule britannique130. Le principe fondamental du fonctionnement de la Résidence
à constituer est posé.
Venons-en désormais aux conclusions de la série d’enquêtes conduites par Chanoine.
Le rapport final qui nous est parvenu est précieux à plusieurs égards. Tout d’abord il révèle
que les lieutenants chargés de la conquête connaissaient mieux le pays mossi que nous ne
pouvions l’imaginer. Les renseignements fournis par Chanoine sont souvent précis. Le
lieutenant ne s’est pas contenté de reprendre à l’identique les travaux qui existaient déjà sur le
Moogo. Certes, il s’en inspire, notamment parce que malgré l’année passée à réaliser ces
enquêtes, Chanoine n’a pas eu le temps de les approfondir. Peut-être n’en avait-il d’ailleurs
pas le désir car Chanoine est bien plus un jeune soldat ambitieux, décidé à soumettre le
Moogo par les armes, qu’un ethnographe éclairé. Les nombreuses opérations militaires
menées hors de Ouagadougou n’ont pas davantage permis de collecter plus minutieusement
des informations et de mieux les analyser. Par ailleurs, l’objectif visé par ces enquêtes est
moins de découvrir les trésors de l’histoire du Moogo que d’y consolider la présence
française. L’intérêt des travaux laissées par Chanoine tient aussi au fait qu’il a fait mention de
ses sources. Sans entrer dans les détails, disons que Chanoine classe ses informateurs selon
huit catégories : Bakari Koutou et ses parents ; ses ministres ; ses chefs subalternes ; le roi de
Tenkodogo ; les marchands musulmans présents dans l’espace proche de Ouagadougou ; des
autorités religieuses (dont les marabouts) du Moogo ; le résident anglais de Kumasi et le
capitaine Donald Stewart ; enfin, des soldats britanniques131. Cette liste d’informateurs ainsi
que son classement méritent quelques commentaires. Tout d’abord la part belle est accordée
aux membres de la Cour de Ouagadougou. Ils sont à eux seuls rangés dans les deux premières
catégories, ce qui laisse à penser qu’ils constituent la principale source d’informations de
Chanoine. La présence de Kouka ainsi que de Tarbiga, son frère et grand ennemi, est
révélatrice de la volonté de Chanoine d’afficher son souci de croiser des sources
potentiellement contradictoires. Ceci vaut aussi pour le roi de Tenkodogo et de sa suite dont
nous démontrerons plus loin qu’ils n’ont pu fournir les renseignements que le lieutenant leur a
prêtés. La troisième catégorie est, elle aussi, fortement liée à la Cour du Moogo Naaba dans la
130
Cette métaphore est attribuée à Sir Hugh Clifford, ancien administrateur colonial en Gold Coast et au Nigeria
au cours de l’entre-deux-guerres. Celui-ci a recommandé à ses Districts Officers (l’équivalent des commandants
de cercle français), de ne pas hausser le ton inopportunément face aux « chefs coutumiers », mais néanmoins
d’orienter leurs décisions. Cf. Kirk-Greene Anthony, « "Le roi est mort, vive le roi !" Les autorités traditionnelles
et le transfert du pouvoir en Afrique de l’Ouest », in Bach D. C. et Kirk-Greene A. A., (éds), États et sociétés en
Afrique francophone, op. cit., p. 30.
131
« Résumé des renseignements recueillis depuis le retour de la Mission au Mossi du 10 décembre 1896 au 15
février 1897, Lieutenant Chanoine, chargé du service des renseignements à Monsieur le Colonel de Trentinian,
Lieutenant-Gouverneur par intérim du Soudan », 17 septembre 1897, ANS 1G 221 (AN 200 mi 670).
187
mesure où il s’agit de ses chefs subalternes. Enfin, les deux dernières catégories rassemblent
des informateurs jugés utiles afin de défendre l’hypothèse de la non-validité du traité
Ferguson. Enfin, Chanoine ne semble pas avoir enquêté auprès des simples sujets. Il les
présente d’ailleurs comme des êtres à la fois passifs et victimes des abus d’une noblesse
« prédatrice » comme le révèlent ces lignes : « Le peuple c’est le paysan attaché à la glèbe ;
pillé et imposé suivant le bon plaisir et les besoins des Nabas. Très soumis, parfaitement
discipliné, il a de ses maîtres une terreur profonde, et leur obéit aveuglément tout en les
maudissant »132. Le fond de la pensée des officiers chargés de la conquête au sujet des
institutions royales est limpide. On comprend que le traité n’a pas véritablement pour
vocation de « protéger » et de maintenir durablement la monarchie. Mais en même temps, la
recherche d’informations sur le Moogo, parce qu’elle n’a été presque exclusivement réalisée
qu’auprès des membres de la Cour royale, laisse le champ libre à une révision historique. On
sait en effet que le palais est un lieu de production mémoriel. Celle-ci, a permis depuis
plusieurs siècles de bâtir une histoire officielle allant non seulement dans le sens de la
constitution d’une société mossi unitaire, mais aussi des ambitions de Mossi centraux désireux
d’assurer leur hégémonie politique sur le reste du Moogo. Par conséquent, bien que nous ne
disposions d’aucune preuve directe pour appuyer cette hypothèse, nous pensons cependant
que les hauts dignitaires du royaume de Ouagadougou ont certainement eu tendance à dire
aux Nasaara ce que ces derniers voulaient entendre à savoir que l’autorité du Moogo Naaba
s’étend fermement sur la presque totalité du pays mossi.
Ceci explique sûrement la teneur de l’article 3 du traité qui fait de Kouka le « Naba du
Mossi » et non l’un de ses rois. Ce même prince aurait à régner sur un espace politiquement et
culturellement homogène dont Chanoine rappelle que les habitants parlent une même langue,
et qu’ils portent « les mêmes tatouages », c’est-à-dire les mêmes scarifications133. L’unité du
pays mossi est aussi expliquée en raison de sa forte densité (entre 20 et 25 hab./ km²) qui
contraste avec celle observée dans le reste du Soudan occidental (entre 1 et 12 hab./km² en
moyenne)134. Chanoine définit l’aire géographique du « Mossi » selon ces trois critères. À le
lire, ce territoire serait délimité au nord par la plaine du Gondo, de Djelgodji et le Liptako
(émirats peul) ; à l’est par le Gourma ; au sud-est par le pays mamprusi ; au sud par le pays
132
Chanoine Julien, « Le Mossi », Ouahigouya, 5 novembre 1896, ANS 1G 221 (AN 200 mi 670).
Ibid.
134
Il est évident que Chanoine ne se base sur aucune source précise pour citer ces chiffres. Binger compte parmi
les premiers à dresser une carte précise des concentrations humaines observées dans la région. C’est de lui que
nous tirons ces chiffres qui paraissent assez proches de la réalité. Cf. Binger L.-G., Du Niger au golfe de
Guinée…, 2ème vol., p. 398.
133
188
gourounsi ; enfin à l’ouest par le pays samo135. Chanoine exclut le Gourma dont les relations
avec les Mossi sont pourtant étroites. À l’intérieur de ces frontières, l’officier ne rend pas
compte de la diversité du peuplement et de l’autonomie dont jouissent certaines minorités
comme les Bisa de la région de Tenkodogo, les Gourounsi du Kippirsi ou encore les
nombreuses communautés peul établies dans l’ensemble du Moogo. En somme, tout ceci
revient à conférer au roi de Ouagadougou une autorité théorique qui en fait sans le dire un
empereur du Moogo par « droits historiques » puisque Voulet affirme que « Tous les mossi
dépendent de Wagadougou »136.
La reconstitution de l’histoire dynastique par Chanoine va parfaitement dans ce sens.
Pour lui, l’ensemble des formations politiques mossi seraient issues d’une seule et même
dynastie : celle de Ouagadougou. La famille royale fondatrice serait « l’aïeule du Naba de
Ouagadougou actuel, et de tous les nabas du Mossi », et se nommerait « Kouda »137.
L’évolution d’un royaume de Ouagadougou passant pour le berceau historique du Moogo se
serait soldée par une scission entraînant la naissance de « principautés » dont le Yatenga,
Boussouma, Rissiam, Laalé ou Yako. Chanoine précise que les naaba qui y sont placés à la
tête sont des Kouda et qu’ils « reconnaissent tous l’autorité du naba de Ouagadougou » bien
qu’ils ne s’acquittent pas régulièrement de leurs redevances coutumières. Il est évident que
ces affirmations sont irrecevables en de nombreux points. Le royaume de Tenkodogo, région
convoitée par les Britanniques, ne figure pas parmi les six principaux commandements cités
par le lieutenant. Voulet et Chanoine affirment qu’il dépend de Ouagadougou. Il s’agit d’un
véritable renversement de l’histoire du Moogo puisque les Mossi considèrent au contraire que
le Tenkodogo Naaba est l’aîné symbolique du roi de Ouagadougou. Tenkodogo est en réalité
un royaume parfaitement indépendant. Le dima de Boussouma est aussi parfaitement libre de
ses actes et n’en répond aucunement au roi de Ouagadougou. Quant aux autres
commandements cités, certains sont bien constitutifs du royaume de Ouagadougou comme
Laalé, d’autres font office d’États-tampons avec le Yatenga comme Yako. Enfin, Chanoine
affirme que tous ces chefs, y compris le Yatenga Naaba, « reconnaissent la suzeraineté du
Naba de Ouagadougou ; qui de son côté leur rappelle toutes les fois qu’une occasion le
permet, leur vassalité »138. Nous savons à quel point l’usage de cette terminologie médiévale
est impropre. Elle est cependant conforme aux aspirations des officiers pour des raisons qu’il
n’est plus utile de rappeler, mais aussi de la Cour de Ouagadougou qui a précisément
135
Chanoine Julien, « Le Mossi », doc. cit.
Lettre du lieutenant Voulet au colonel de Trentinian, Ouahigouya, 5 novembre 1896, doc. cit.
137
Ibid.
138
Chanoine J., « Le Mossi », doc. cit.
136
189
entretenu ce désir d’assurer l’unité du Moogo sous sa houlette. Les membres de cette Cour
sont-ils ceux qui lui ont inspiré ces lignes ? Si c’est le cas, deux régimes d’historicité se sont
alors rencontrés : l’un est Européen et, tout en s’exprimant par comparaison avec le Moyen
Age européen, répond à des prétentions contestées par les Britanniques. L’autre est mossi et
exprime un « fantasme d’unicité » dont a parlé Izard. Il s’agit probablement là d’un premier
cas d’instrumentalisation réciproque entre les officiers français et les naaba de Ouagadougou
ayant pour enjeu la constitution d’un savoir.
Cependant, ni la signature du traité de protectorat sur le « Mossi », ni l’intronisation
du nouveau Moogo Naaba une semaine plus tard, pas plus que la poursuite des enquêtes de
Chanoine ne parviennent à convaincre les Britanniques que la France s’est emparée de
l’ensemble de l’espace mossi. Ce contentieux franco-britannique n’engage pas que les deux
puissances européennes. Il complique également la vie politique d’un Moogo dont un
souverain est intronisé et maintenu par les Français, et un autre, en exil, est soutenu par les
Britanniques.
Les contestations britanniques et le spectre du retour de Wobgho
Voulet et Chanoine ont procédé avec grand soin au déroulement des cérémonies
d’intronisation de Kouka. Moins pour témoigner leur respect à l’égard des institutions
monarchiques que pour couper court à toute contestation britannique. L’autre enjeu consiste à
obtenir le ralliement inconditionnel de la plupart des hauts dignitaires de la Cour et du plus
grand nombre de naaba subalternes. Ceci explique la raison pour laquelle les officiers ont
tenu à introniser un frère du Moogo Naaba « déchu ». Selon Voulet, ce « respect » des règles
de dévolution du naam, le bénéfice qu’en tire un prince rallié aux Français constituerait un
« exemple donné par le pouvoir central [qui] sera immédiatement suivi par les nabas vassaux,
en ce pays si fortement hiérarchisé »139. Car, une fois intronisé, le nouveau roi doit recevoir
dans les plus brefs délais la soumission de tous les naaba qui, d’après le traité de protectorat,
dépendent de son autorité.
Les premières défections massives subies par Naaba Wobgho et donc les premiers
ralliements au nouveau pouvoir ont débuté dès les premiers jours qui ont suivi la signature du
traité. Le 20 janvier 1897, Kouka aurait ainsi reçu la visite des représentants d’une
cinquantaine de villages qui, en réalité, sont tous proches de Ouagadougou et dépendant
139
Lettre du lieutenant Voulet au colonel de Trentinian, Ouagadougou, 15 janvier 1897, ANS 1G 221 (AN 200
mi 670).
190
étroitement du pouvoir central. La présence de ces chefs ou émissaires dans la capitale rend
plus crédible l’annonce de la déchéance de Naaba Wobgho. Mais Voulet et Chanoine ont
surestimé ces ralliements. À ce moment, le plus dur reste à faire : obtenir la soumission des
naaba « qui comptent », c’est-à-dire ceux des régions toujours acquises à Wobgho, ceux
placés à la tête des commandements frontaliers ou encore ceux représentant les plus puissants
États mossi à l’image du royaume de Boussouma.
Il est vrai que le ralliement du Widi Naaba et du Tapsoaba a été une vraie victoire pour
Voulet et Chanoine. Selon eux, le ralliement du Widi Naaba leur aurait permis d’obtenir « à
peu près sans interruption, la soumission des villages mossis », soit 30 à 40 par jour à partir
du 22 janvier 1897140. À partir du 24 janvier, le cercle des chefs ralliés s’élargit. Le Naaba de
Boussouma fait à son tour acte de contrition. Sa résistance, qui a posé de sérieux soucis aux
troupes coloniales, n’a cependant pas eu raison de cette certitude qui a commencé à s’installer
dans les esprits selon laquelle les Français ne partiront pas du Moogo et que Wobgho n’a plus
guère de chances de s’en sortir. Nous ne savons cependant pas dans quelles conditions ce
retournement de situation a eu lieu. Voulet fait simplement savoir que le roi de Boussouma ne
s’est pas déplacé en personne à Ouagadougou, mais a envoyé quatre émissaires afin de faire
connaître ses nouvelles intentions. Ceci s’explique facilement car la coutume lui interdit de
rencontrer le Moogo Naaba qui est un dima comme lui. L’existence de cet interdit, parce qu’il
est extrêmement important pour les Mossi, nous conduit à douter de la promesse qui aurait été
faite par le Boussouma Naaba de « venir lui-même à Ouagadougou, témoigner de sa
fidélité »141. Nous doutons également fortement de la teneur des propos qui auraient été prêtés
par Voulet aux émissaires de ce roi. Comment le Boussouma Naaba, parfaitement
indépendant à l’égard de Ouagadougou, aurait-il pu réaffirmer sa position de « vassal » par
rapport au Moogo Naaba ? Soit Voulet a exagéré la portée politique du ralliement du
Boussouma Naaba, soit ce dernier a parlé sous la contrainte. Quoi qu’il en soit, Voulet peut
s’enorgueillir de voir un des commandements les plus puissants se ranger de son côté. Mais
les difficultés n’ont pas cessé pour autant. Peu de temps avant l’intronisation officielle de
Kouka, Voulet a dû tenter de neutraliser des frères du roi susceptibles de comploter afin de
briguer le naam du candidat des Français. Ces menaces se sont cependant atténuées à mesure
que les ralliements des naaba se poursuivaient. Au fur et à mesure que les jours ont passé,
Voulet a remis autant de drapeaux tricolores que possible aux nombreux naaba qui se sont
140
« Rapport n° 11, Lieutenant Voulet, chargé de mission à M. le Colonel de Trentinian, Lieutenant-Gouverneur
du Soudan français », Ouagadougou, 28 janvier 1897, ANS 1G 221 (AN 200 mi 670).
141
Ibid.
191
rendus dans la capitale. Au total, une centaine a été distribuée à la satisfaction de Voulet qui
regrette néanmoins de ne pas avoir pu en emporter davantage142.
Le 27 janvier marque le jour de la cérémonie d’intronisation tant attendue par les
officiers. Elle est un nouveau pas franchi dans la guerre psychologique menée contre les
soutiens de Wobgho. Voulet, en effet, a tout fait pour que cette cérémonie ait le plus grand
retentissement possible. De nombreux chefs venus faire soumission se trouvent ainsi dans la
capitale et y assistent. Voulet et Chanoine espèrent bien qu’ils en feront un large écho de
retour chez eux. Pour eux, le succès de l’événement tient également au respect des usages
traditionnels censés prouver aux Mossi que les Nasaara ne sont pas venus pour annihiler leur
culture. Les sacrifices traditionnels de poulets n’ont pas été oubliés et l’accomplissement des
rites semblent s’être fait sans grande entorse aux coutumes. Dans un élan lyrique, Voulet se
félicite de ce respect des usages mossi qui seraient la manifestation de la magnanimité d’un
vainqueur qui déclare qu’« après avoir donné la preuve aux populations de notre force, de la
puissance de nos moyens d’action, de l’impossibilité enfin où se trouvent nos ennemis de nous
résister, nous avons voulu leur donner ainsi une preuve éclatante de notre modération dans la
victoire et du rôle désintéressé qui est notre règle de conduite »143. Ces lignes pourraient
presque prêter à sourire si elles ne masquaient pas de façon trop évidente le coup dur qui a été
porté aux institutions royales. Car, en réalité, les traditions sont loin d’avoir été respectées.
L’interrègne a été sérieusement écourté dans la mesure où, évidemment, le Collège électoral
n’a eu aucune décision à prendre. La rapidité avec laquelle la succession a été assurée
fragilise le crédit que les sujets mossi peuvent accorder à leur nouveau Moogo Naaba dont
l’accession au pouvoir n’a pas été l’objet d’une compétition. Et bien évidemment, ce roi peut
passer auprès d’eux pour la « créature » des Français.
Les conditions historiques particulières qui ont présidé à l’intronisation du nouveau roi
est bien rappelé par la devise qu’il a adoptée. Celle-ci est consensuelle et vient rappeler que
tous ses sujets et naaba ne se sont pas encore rangés de son côté. Koukou a ainsi adopté le zab
yuuré de « Naaba Sigri », nom qui signifie le « commencement des pluies » en mooré. Ce
nom de guerre évoque l’avènement d’une nouvelle ère qui s’annonce heureuse, prospère
comme le sous-entend la référence à la pluie, synonyme de bonnes récoltes. Parmi les autres
devises adoptées, une autre peut être assimilée à un signe d’apaisement. Yamba Tiendrébéogo
la traduit ainsi : « la femme qui précède l’homme dans la case éteint le feu »144. Elle tient lieu
142
Ibid.
Ibid.
144
Tiendrebeogo Y., Histoire et coutumes royales…, op. cit., p. 72.
143
192
d’appel au calme et de cessation des combats afin d’éviter une dommageable guerre civile
entre les partisans de Naaba Sigri et ceux de Wobgho. Cet appel semble avoir été
partiellement entendu. Le lendemain de l’intronisation, Tarbiga, un des frères de Sigri, vient
en effet reconnaître le nouveau pouvoir tout en assurant les Français de sa pleine et entière
coopération afin de convaincre les autres naaba. Au début du mois de février, deux autres de
ses frères font de même : Moumeini (ou Moumouni) et « Biraïma » (Ibrahim ?)145. Naaba
Wobgho se trouve donc de plus en plus isolé tandis que Naaba Sigri trouve à ses côtés la
quasi-intégralité du service royal ainsi que la plupart de ses proches parents. Pour autant,
Naaba Wobgho peut toujours compter sur de précieux soutiens dans la partie méridionale du
Moogo. Il pense aussi pouvoir obtenir l’appui des Britanniques afin de reconquérir son trône
en vertu de traité Ferguson.
Effectivement, les autorités britanniques n’entendent pas reconnaître le traité de
protectorat français. Assez curieusement, ils ne contestent aucunement la légitimité du prince
destiné à devenir roi. Ce qu’ils récusent avant tout, c’est la validité d’un traité signé après
celui de Ferguson. Ils se montrent également incrédules quant à l’étendue géographique
concernée par le document français. Le contentieux franco-britannique se traduit donc par une
guerre du savoir, chaque partie tentant d’apporter la preuve historique que l’autre est dans
l’erreur. En février 1897, les agents de Sa Majesté expriment leur désaccord au sujet de la
notification faite par la France de sa prise de possession du Moogo tout entier. Pour Donald
Stewart, il est inconcevable de soutenir comme persiste à le faire Voulet que le Tenkodogo
Naaba n’est qu’un simple « chef de canton » qui dépendrait du Moogo Naaba de
Ouagadougou. Stewart précise au contraire avoir collecté de nombreuses informations allant
toutes dans le sens de l’indépendance du royaume de Tenkodogo146. Voulet estime au
contraire que la prise de possession du pays mossi par la France est « légitime en droit
international »147. Il ajoute à l’attention de Stewart que le nouveau roi est parfaitement
légitime, et que les dignitaires rassemblés lors de son intronisation représenteraient « les 4/5e
de la population totale du Mossi »148, curieuse estimation dont on se demande comment elle a
été obtenue…
145
« Rapport n°13, Lieutenant Voulet, chargé de mission, à M. le Colonel de Trentinian, Lieutenant-Gouverneur
du Soudan français », Ouagadougou, 13 février ( ?) 1897, ANS 1G 221 (AN 200 mi 670).
146
Stewart affirme dans un courrier du 10 février que le royaume qu’il appelle « Tengrugu » (Tenkodogo) n’est
en rien un État subordonné à celui de Ouagadougou. Il justifie cette assertion par le recueil de renseignements
qu’il dit avoir pris à la Cour du Tenkodogo Naaba et auprès de ses sujets. Cf. Télégramme du colonel de
Trentinian destiné au Gouvernement général de l’AOF, Kayes, 29 avril 1897, ANS 1G 221 (AN 200 mi 670).
147
« Copie du document n° 4 remis à M. le Capitaine Donald Stewart, Résident anglais à Coumassie »,
Tenkodogo, le 10 février 1897, ANS 1G 221 (AN 200 MI 670).
148
Ibid.
193
Non sans ironie, ce sont Voulet et Chanoine qui appellent les Britanniques à la
patience. Œuvrant dans l’urgence depuis le début de la conquête, responsables de nombreuses
brutalités – physiques et symboliques – liées à cet empressement d’achever rapidement leur
mission, les officiers se font désormais des parangons de sagesse. Apprenant en février 1897
qu’une commission franco-britannique de délimitation doit prochainement se réunir à Paris,
Voulet dit « redouter que la délimitation des territoires entre la France et l’Angleterre, ne se
fasse simplement au moyen de méridiens et de parallèles. Etant donné que les cartes sont
inexactes, que les cartes Fergusson, surtout, ont été établies dans un but déterminé et d’une
façon tendancieuse, sans souci de la vérité, il est à craindre que cette façon de procéder ne
porte un grave préjudice aux intérêts de la France » ; il juge donc « préférable de ne pas trop
se hâter et de ne procéder à une délimitation quelconque que lorsque les éléments de la
question seront mieux connus »149. L’heure est en effet grave. Le 31 janvier, des éclaireurs
annoncent à Voulet que des Britanniques ont pénétré dans le Moogo par le Sud. KambouFerrand précise que le Tenkodogo Naaba s’est d’abord montré prudent à l’égard des
Britanniques, et n’a pas souhaité clairement les soutenir avant d’en savoir plus sur leurs
chances de succès face aux Français150. Ces derniers se sont porté très rapidement à
Tenkodogo qu’ils ont gagné le 7 février 1897. Malgré l’importance des enjeux pour chacune
des nations impériales, les relations entre Stewart et son homologue français s’avèrent
cordiales. Mais aucun accord n’a pu être trouvé sur le terrain afin de régler le différend
territorial qui les oppose. Aucun des officiers n’en a l’autorité. Le départ provisoire des
Britanniques permet aux Français de gagner du temps et aux deux gouvernements respectifs
de réunir les conditions pour qu’un arrangement pacifique soit conclu.
Pour autant, ce précédent a de quoi inquiéter à la fois Voulet et Naaba Sigri. Car, à
tout moment, le Moogo Naaba déchu peut se présenter dans le Moogo accompagné par les
troupes britanniques. C’est ce que dit craindre Voulet, persuadé qu’ « avant l’arrivée de notre
colonne à Tenkodogo, Mr le Résident de Coumassi [Kumasi] avait dû donner quelques
espérances à notre ennemi Bokary Koutou »151. Cette certitude, Voulet la tient depuis son
arrivée à Tenkodogo. Il remarque en effet dans le campement anglais la présence d’espions de
Wobgho. Pratiquement au même moment, le lieutenant fait état d’une rumeur qui aurait couru
à Ouagadougou selon laquelle les Britanniques auraient été prêts à s’emparer de la capitale.
Bien que ces bruits ne semblent reposer sur aucune preuve tangible, ils révèlent cependant la
149
Lettre du lieutenant Voulet au colonel de Trentinian, Ouagadougou, 13 février ( ?) 1897, doc. cit.
Kambou-Ferrand J.-M., Peuples voltaïques et conquête coloniale…, op. cit., p. 141.
151
Lettre du lieutenant Voulet au colonel de Trentinian, Ouagadougou, 13 février ( ?) 1897, doc. cit.
150
194
fragilité du pouvoir formé par le couple Voulet-Naaba Sigri. Ces signes inquiétants font
prendre conscience à Voulet du caractère inachevé de sa mission malgré les belles certitudes
affichées dans ses rapports destinés à ses supérieurs.
Voulet et Chanoine, en bons « officiers soudanais », sont peu enclins à renforcer le
pouvoir royal, mais les intérêts du moment les obligent à consolider l’autorité de Naaba Sigri.
Ce dernier étant « la chose des Français », toute atteinte à son autorité reviendrait à défier leur
autorité. C’est pourquoi Voulet a sollicité l’aide du Widi Naaba afin que ce dignitaire lui fasse
savoir comment renforcer la position du pouvoir central à Ouagadougou. Voici ce que le kug
zindba lui aurait répondu : « il y a douze ans que nous luttons en vain contre le Lallé
Naaba (…) si tu réussis à t’en emparer et à le mettre à mort, tout le monde saura que rien ne
peut te résister et on se soumettra »152. Le lieutenant ne se fait pas prier et imagine les
« mesures coercitives » à prendre contre le Laalé Naaba153. Le 24 janvier, le sergent indigène
Sibéry Diallo conduit une petite troupe de 70 combattants qui parvient à s’emparer de ce chef.
Deux jours plus tard, le Laalé Naaba est amené à Ouagadougou pour y être « jugé ». Mais sa
cause est entendue d’avance. Le 1er février, il est passé par les armes avec la bénédiction de
Naaba Sigri, du Widi Naaba et du Tapsoba. Le soir même, les sept naaba subalternes du
Laalé leur offrent leur soumission. Voici comment la Cour a obtenu la défaite d’un sérieux
adversaire que de nombreuses années de conflit n’ont jamais réussi à réduire. Cet épisode
n’est pas anodin. Selon la version de Delobsom que nous venons de livrer, les Nasaara
auraient été instrumentalisés pour la seconde fois. Malgré sa brutalité, tant symbolique que
physique, l’épisode de la conquête n’a pas porté un coup d’arrêt immédiat aux vieilles
ambitions du pouvoir central, à commencer par celle qui consiste à asseoir solidement
l’autorité du Moogo Naaba sur l’ensemble de son royaume. Cet événement montre aussi que
si la trajectoire historique des institutions royales a été déviée par la conquête, les Européens
ont aussi vu la leur modifiée par la Cour. Car Voulet est entré sans le vouloir dans un conflit
local dont il a davantage été un pion manipulé par la noblesse mossi qu’un acteur leur
imposant sa volonté.
Après l’effet immédiat de crainte provoqué par la violence des armes, tout laisse à
penser que le résident qui aura à succéder à Voulet et Chanoine devra accomplir la plus lourde
tâche, à savoir imposer dans la durée la nouvelle autorité à un peuple qui est certes conquis
mais non encore soumis. Cette tâche est celle que les officiers de l’époque appellent la
« pacification », terme trompeur puisqu’elle est fortement productrice de violence. En avril
152
153
Delobsom, (A.A.D.), L’Empire…, op. cit., p. 43.
« Rapport n° 11… », doc. cit.
195
1897, les opérations de pacification sont dévolues au capitaine Scal, premier résident de
France à Ouagadougou. La phase initiale de la conquête, proprement militaire, est terminée.
La seconde, c’est-à-dire celle de la conquête des esprits, commence.
Conclusion
Les contacts établis entre les premiers explorateurs européens et les membres de la
Cour de Ouagadougou sont la rencontre de deux mondes qui s’ignoraient presque totalement
encore à la fin du XIXe siècle. Des relations entre acteurs européens et africains se tissent qui
sont tout d’abord marquées par la volonté de mieux connaître l’ « Autre », cette figure
complexe et ambivalente de l’ « Étranger ». Celle-ci se dessine avec toujours plus de netteté à
mesure que des parcours cognitifs réciproques toujours plus nombreux sont établis. La charge
morale et symbolique de cet « Autre » ne cesse de prendre de l’épaisseur. Cependant, tout ne
se limite pas à une abstraite histoire des représentations. Les discours sur les « étrangers » ont
bien une valeur performative : ils influent sur les décisions des protagonistes, ils contribuent à
définir une ligne de conduite à tenir à l’égard d’interlocuteurs dont les intentions réelles font
de moins en moins mystère. À cet égard, les années 1880 sont productrices de nombreux
« malentendus opératoires », notamment parce que, comme l’écrit Jean-François Bayart, les
relations établies entre les individus sont « tamisées par leurs "consciences imageantes"
respectives »154. La constitution des figures morales qui en découle participe dans une large
mesure au déclenchement d’un premier affrontement qui ne doit rien aux guerres
conventionnelles. L’affrontement moral dont nous voulons parler est né en premier lieu de
l’épuisement progressif du registre de l’ « amitié » qui peut exprimer des sentiments sincères,
mais qui devient peu à peu un enjeu proprement politique. Ce paradigme de l’amitié peut
révéler une forme d’admiration réciproque comme le montre l’épisode de la rencontre entre
Binger et Bakari. Mais, avec le temps, il devient un argumentaire le plus souvent utilisé afin
de faciliter les contacts avec la Cour royale du côté européen, de gagner du temps afin
d’établir une ligne diplomatique cohérente avec les Nasaara du point de vue mossi.
Clairement, cette notion d’amitié devient une sorte de pierre de touche qui vise à mieux
déceler les intentions d’individus qui entrent dans une phase de contacts toujours plus intense.
Dans les années 1890, les logiques d’affrontement finissent par prendre le dessus. De
part et d’autre, l’ « Étranger » prend la forme d’un être peu moral qui peut donc être
154
Bayart Jean-François, L’Illusion identitaire, Paris, Fayard, 1996, p. 143.
196
légitimement combattu. C’est dans ces conditions que la conquête armée du Moogo débute.
Son caractère brutal fait assez vite sentir ses effets. Ouagadougou tombe rapidement entre les
mains des Français. Naaba Wobgho est théoriquement déchu de ses droits tandis qu’un
nouveau souverain est intronisé ; le tout en moins d’un an. Cependant, Voulet et Chanoine
auraient peut-être dû tirer les enseignements de Machiavel que nous avons cités en début de
chapitre. Car, malgré la facilité apparente avec laquelle les États mossi ont été militairement
défaits, malgré le prompt ralliement de nombreux naaba au conquérant, le premier résident
français du « Mossi » va devoir faire face à deux sortes d’ennemis. Tout d’abord les partisans
de Wobgho qui ne sont pas décidés à cesser le combat. Ceux-ci peuvent encore espérer
obtenir le soutien des Britanniques. Ensuite, ceux qui ont rallié en apparence le nouveau
pouvoir colonial. Si les naaba dont nous parlons ont pu faciliter la progression française dans
le Moogo, aucun n’est cependant prêt à voir les institutions royales s’altérer sans réagir.
Finalement, à l’image de Michel Foucault, nous pourrions renverser le célèbre principe
de Clausewitz et dire que la paix est la continuation de la guerre par d’autres moyens155. Car,
si le rapport de force est favorable aux Européens sur le plan militaire, cette asymétrie peut se
renverser sur le plan politique. La force armée française a bien été instrumentalisée par le
pouvoir central afin de se débarrasser de son vieil ennemi, le Laalé Naaba. L’avantage dont
dispose la Cour est aussi très net sur le plan du savoir : celui qui concerne des dizaines de
milliers de sujets que le premier résident français va devoir administrer avec des moyens
dérisoires.
155
Foucault Michel, « Il faut défendre la société ». Cours au Collège de France. 1976, Paris, Gallimard/Seuil,
1997, p. 41 et sq.
197
198
Chapitre 3
Sortie de guerre dans le Moogo : le temps des ajustements
« C’est la guerre qui est le moteur des institutions et de
l’ordre : la paix, dans le moindre de ses rouages, fait
sourdement la guerre. Autrement dit, il faut déchiffrer la
guerre sous la paix… »
Michel Foucault, « Il faut défendre la société », 19971.
La conquête du Moogo, rapidement menée par Voulet et Chanoine, doit à ces derniers
de recevoir une série d’honneurs. Rentrés en France, les deux hommes, promus au grade de
capitaine, ont le privilège de présenter le bilan de leurs opérations en Sorbonne devant la
Société de Géographie commerciale de Paris. Ils y livrent une version très personnelle des
événements du « Mossi ». Tous les deux se livrent à un exercice d’autosatisfaction qui n’est
que la répétition des courriers adressés pendant les opérations à leurs supérieurs2. La lecture
des discours qu’ils ont prononcés frappe par leurs omissions. À commencer par la violence
inhérente à leur politique de terreur en pays mossi et gourounsi. Mais aussi l’ensemble des
questions non résolues au moment de leur départ à l’image de la crise ouverte par la poursuite
de la résistance de Naaba Wobgho, de la fragilité du pouvoir de Naaba Sigri ainsi que la nonsoumission d’une grande partie de la population mossi aux autorités coloniales.
Tous ne sont pas dupes à l’image du commandant Destenave, placé à la tête de la
Région Est et Macina dont dépend le pays mossi, qui condamne la brutalité des opérations
conduites par Voulet et Chanoine. Pour cet officier supérieur, rien n’a véritablement été réglé
par les deux officiers. Il les accuse ouvertement d’avoir sciemment surévalué les acquis
positifs de leur mission. S’agit-il d’une simple marque de jalousie à l’égard de deux
lieutenants à l’honneur3 ? Nous verrons que les critiques qu’il adresse à Voulet et Chanoine
1
Foucault Michel, « Il faut défendre la société », op. cit., pp. 43-44.
Dans un rapport daté du 28 janvier 1897, soit un jour après l’intronisation de Naaba Sigri, Voulet affirme que
« le Mossi entier (…) nous a acceptés et fait sa soumission ». Puis il fait le bilan de sa mission en huit points,
rappelant le détail des soumissions obtenues, la fin du conflit avec le Laalé Naaba, la formalisation du nouveau
régime politique et sa légitimation par droit de conquête et d’occupation « effective ». Cf. Lettre du lieutenant
Voulet au colonel de Trentinian, Louta, 18 mars 1897, ANS 1G 221 (AN 200 mi 670).
3
Les « exploits » des lieutenants dans le Moogo sont récompensés en mars 1898 par l’obtention du
commandement de la mission « Afrique Centrale ». Celle-ci tourne mal. Atteints par la « soudanite », cette folie
2
199
révèlent les difficultés liées au passage de la conquête armée au moment de la réorganisation
de la Résidence « du Mossi ». Pour Destenave, les lieutenants, soucieux de leur seule gloire,
n’ont pas suffisamment travaillé pour l’avenir. Conquérir un territoire est une chose. Y
imposer durablement l’autorité du conquérant en est une autre. Une fois les armes
silencieuses, les véritables défis s’imposent à lui : obtenir durablement la paix et le calme
dans la région, parvenir à la soumission complète des nouveaux sujets mossi de l’Empire, les
compter et les administrer, ou encore régler en détail cette complexe machine administrative
formée par le couplage des autorités militaires à Ouagadougou et de la Cour royale.
À cet égard, les critiques de Destenave soulèvent d’importants problèmes que le
résident doit effectivement régler : mettre fin à la résistance de Naaba Wobgho, écarter la
menace britannique, affermir l’autorité de Naaba Sigri malgré la maigreur des effectifs
administratifs, réduire au maximum tous ces « angles-morts » qui rendent le contrôle du pays
mossi par le pouvoir central particulièrement lâche et, enfin, « apprivoiser » les populations
pour préparer le passage à l’administration directe. On est donc loin de l’idée partagée par des
contemporains de Voulet selon laquelle la présence française est, dès 1897, « définitivement
acceptée au Mossi »4. En réalité, nous le verrons, c’est au cours de la période comprise entre
l’organisation de la Résidence en 1897 et la fin de la Première Guerre mondiale que les
relations entre les agents français de la colonisation et les naaba se sont progressivement
ajustées, et que des parcours d’accommodation5 les ont liés malgré des aspirations
sensiblement différentes : maintenir l’existence des institutions royales du côté mossi ; assurer
le contrôle administratif régulier du Moogo du point de vue du pouvoir colonial.
mi-imaginaire mi-réelle dont sont susceptibles d’être victimes les Blancs en service au Soudan, Voulet et
Chanoine finissent par rêver de devenir les seigneurs blancs des contrées qu’ils traversent. Leur terrible épopée
en Afrique Centrale s’achève par le meurtre du lieutenant-colonel Klobb envoyé par Paris afin de mettre fin à
leur folie, ainsi que la leur sous les coups portés par leurs propres hommes. C’est dans ce contexte que le docteur
Henric qui les a accompagnés dans le Moogo dénonce les horreurs qui y ont été perpétrées et qui auraient été
selon lui la préfiguration du drame de 1898-1899. Voir Mathieu Muriel, La Mission Afrique centrale, Paris,
L’Harmattan, 1996, 282 p.
4
Vuillot M.P., « La mission Voulet au Mossi et au Gourounsi (1896-1897) », in Questions coloniales et
diplomatiques : revue de politique extérieure, août-déc. 1897, tome 2, p. 87.
5
Nous empruntons cette expression à David Robinson. Celui-ci a mis en lumière de façon convaincante
l’existence des conditions d’une alliance objective entre les dirigeants des ordres soufis de la zone sénégalomauritanienne et les fonctionnaires coloniaux français. Entre les années 1880 et 1920, les chefs religieux soufis
ont permis au pouvoir colonial d’asseoir son contrôle sur un espace conquis mais difficilement soumis,
notamment en permettant la construction d’une ligne télégraphique dans le Fouta-Djallon, l’offre de services
d’assistance confrérique auprès des populations, la médiation en matière de savoir, etc. Dans le même temps, ces
marabouts ont été les premières bénéficiaires de l’intensification de la culture arachidière au Sénégal. Les
accords, souvent tacites qui en découlent, ne sont pas exempts de malentendus et peuvent donner lieu à un jeu
d’instrumentalisation réciproque. Cf. Robinson David, Sociétés musulmanes et pouvoir colonial français au
Sénégal et en Mauritanie, 1880-1920. Parcours d’accommodation, Karthala, Paris, 2004, 380 p.
200
Comme bien souvent à l’issue de conflits armés, le champ des possibles paraît très
ouvert en 1897. La présence française dans le Moogo n’a encore rien de très solide, et
personne ne peut à ce moment savoir quel sort sera réservé aux chefferies mossi. Tout dépend
de la qualité et de la nature des relations entretenues entre les acteurs de ce premier temps de
l’occupation coloniale. Nous verrons dans une première partie que cette observation paraît
très justifiée lors de l’établissement du régime de protectorat. Naaba et officiers-résidents
semblent naviguer à vue, et leur personnalité joue un rôle considérable dans l’affinement du
fonctionnement des institutions coloniales et monarchiques. Dans un deuxième temps, nous
verrons que la guerre a pu se prolonger par d’autres moyens – dont politiques –, et que le
régime du protectorat a été sérieusement menacé peu après la conquête. Dans une troisième
partie, nous analyserons les causes qui expliquent l’impossibilité d’établir l’administration
directe dans le Moogo. Nous verrons enfin que l’ajustement des positions entre les naaba et
les Nasaara a exacerbé les effets de génération au sein de la noblesse mossi, et qu’il a donné
raison aux partisans d’une entente provisoire avec les Européens dans le seul but de préserver
l’univers du naam, quitte à faire évoluer la fonction de ceux qui le détiennent.
Les premiers moments de la Résidence : les balbutiements du régime
de protectorat
Maigres moyens, immenses tâches
L’expansion coloniale est loin de susciter l’enthousiasme unanime de la classe
politique française. Au mieux, le gouvernement et le Parlement soutiennent les initiatives
allant dans ce sens, mais à condition d’en percevoir les bénéfices à court terme. L’idée
maîtresse est de faire en sorte que les territoires coloniaux rapportent davantage qu’ils ne
coûtent. Cette logique de viabilité de l’entreprise coloniale, si elle est loin de produire les
effets escomptés, nécessite cependant une rationalisation de sa gestion et l’entretien
d’administrations censées être efficaces sans être trop onéreuses. Par conséquent, on constate
de façon générale des carences de personnel administratif destiné à l’Outre-Mer. Le premier
résident de France à Ouagadougou, le capitaine Scal, en a fait l’amère expérience. En avril
1897, le commandant Destenave avait pourtant promis la constitution d’une « forte garnison »
201
à Ouagadougou6. En réalité, la Résidence dispose d’effectifs dérisoires. Au tout début de la
prise de fonction de Scal, celui-ci ne peut compter que sur deux officiers, un sous-officier et
environ 200 tirailleurs ainsi qu’une trentaine de Spahis dont la formation militaire laisse
souvent à désirer. Cette situation n’a rien de spécifique au Moogo, mais elle y est plus critique
que dans la plupart des autres territoires coloniaux. Jacques Frémeaux, citant les conclusions
d’une enquête parlementaire de 1895, rapporte que le Soudan français ne dispose alors que de
8 soldats pour 1.000 km² contre 49 en Indochine et près de 200 en Algérie-Tunisie7. En 1897,
Scal peut compter sur un ratio d’un soldat « régulier » pour environ 6.000 habitants ou, si l’on
préfère, 3 pour 1.000 km²8. Près de deux ans plus tard, la situation demeure encore la même.
Ces faibles moyens humains permettent difficilement de faire accepter la présence française
sur l’ensemble du territoire placé sous le protectorat français. D’autant plus que les colonnes
continuent d’être fréquemment employées hors de la capitale dans le but de soumettre les
régions restées réfractaires au nouveau pouvoir central. Dans ces conditions, il est facile
d’imaginer l’état de fatigue des troupes et la faible efficience du contrôle colonial.
Les contacts directs avec les populations africaines demeurent évidemment limités.
Dans un courrier adressé au Gouvernement général de l’AOF, le capitaine Amman,
successeur de Scal, fait encore état en 1899 du « manque complet d’interprètes parlant le
français et le mossi »9. Dans ces conditions, les administrateurs français en sont réduits à s’en
remettre presque exclusivement aux naaba qui, on s’en doute, sont certainement nombreux à
profiter de leur position de médiateur sur le plan du savoir pour servir leurs intérêts. Cette
situation influe sur la qualité du renseignement, lui-même tributaire d’une satisfaisante
remontée d’informations. Celles-ci, parce qu’elles sont le fait essentiellement des naaba, sont
« filtrées » tout au long d’une chaîne partant du niveau local (celui du village) jusqu’au
« sommet » (Ouagadougou). Tout juste la Résidence peut-elle compter sur les rapports que lui
font des « agents politiques »10 africains. Ceux qui sont ses « yeux et ses oreilles » sont
6
Lettre du lieutenant-gouverneur du Soudan français de Trentinian au gouverneur général de l’AOF, SaintLouis, 15 avril 1897, ANS 1G 221 (AN 200 mi 670).
7
Frémeaux J., L’Afrique à l’ombre des épées, 1er vol., op. cit., p. 74.
8
Ces chiffres sont approximatifs. Aucun recensement précis de la population de Moogo n’existe à cette époque.
Nous tablons donc sur une population totale d’environ 1,2 million d’habitants (soit la population du Moogo de la
fin du XIXe siècle telle qu’elle est estimée par Michel Izard) répartis sur un espace de près de 70.000 km².
9
Lettre du capitaine Amman, Résident du Mossi, au lieutenant-colonel commandant la région de la Volta,
Région de la Volta, Résidence du Mossi, Ouagadougou, 28 février 1899, ANS 15G 192 (AN 200 mi 1049).
10
Nous ne savons presque rien sur ces agents politiques. Tout laisse cependant à penser qu’ils ne sont
généralement pas Mossi. Dans les premiers temps de l’occupation française, ils sont recrutés parmi les sousofficiers intégrés dans les troupes coloniales opérant dans la région. Il en va ainsi du sergent Simory Diallo – un
nom d’origine peul –, qui est également traducteur auprès des autorités militaires. Ce titre d’ « agent politique »
ne doit pas faire oublier que leurs missions sont ponctuelles. Elles visent essentiellement à rassembler des
202
envoyés dès la conquête dans toutes les parties du Moogo afin de recueillir des informations
sur les agissements de Naaba Wobgho et de ses partisans ou plus généralement de rendre
compte de l’ « état d’esprit » des Mossi. Nous ne savons hélas rien de plus sur ces espions.
Leur aide paraît d’autant plus cruciale que la mobilité des troupes stationnées à Ouagadougou
est fortement limitée. Non seulement parce que la Résidence ne maîtrise pas tout à fait le
calendrier de ses tournées ou de ses « opérations de police ». Celles-ci sont souvent décidées à
la suite d’événements ponctuels comme des soulèvements très localisés qui nécessitent qu’une
réponse rapide soit apportée. Cette mobilité réduite s’explique également par la pauvreté de la
cartothèque dont dispose la Résidence ; de nombreuses portions de son territoire ne sont pas
reconnues11. Enfin, les conditions de déplacement sont aussi une limite. Ils sont avant tout
assurés à pied ou à cheval. Heureusement pour les officiers-administrateurs, le Moogo est une
région pourvoyeuse de chevaux, particulièrement le Yatenga où ils sont réputés et
parfaitement adaptés au rigoureux climat de la zone sahélienne. Malgré tout, le résident avoue
avoir bien du mal à obtenir le fourrage qui leur est nécessaire. En juin 1897 par exemple, le
second de Scal, le lieutenant Abbat, dit n’avoir pas pu rassembler plus de 10 à 12 tonnes de
mil, soit une réserve d’environ 10 à 15 jours pour la garnison complète ainsi que pour les
chevaux12. C’est que Scal et Abbat sont pris dans un véritable cercle vicieux. Si la réserve est
insuffisante ce n’est pas seulement parce que le terroir mossi ne peut en fournir davantage,
mais parce que les populations tardent ou rechignent à s’acquitter des contributions en nature
qui leur ont été demandées13. À son tour, la restriction des capacités de circulation des soldats
de la Résidence ne permet pas de prélever directement ces vivres à la source.
Le capital matériel dont dispose le résident n’est guère plus brillant. Certes, à la
différence de Voulet, Scal possède une pièce d’artillerie de 80 de montagne. Ses hommes, y
compris la plupart des auxiliaires africains, sont munis de fusils à répétition. Rien n’est
cependant dit sur la quantité de munitions disponibles. Quelques dizaines de soldats africains
doivent cependant continuer de se battre avec des lances. Outre de l’armement, le résident a
informations sur la situation politique au niveau local. L’emploi de tels agents perdure bien au-delà de la
conquête et de la « pacification » du Moogo.
11
Les fonds cartographiques recensés en 1899 sont constitués par des documents produits à diverses échelles,
aucune carte d’ensemble du « Mossi » n’ayant encore été produite. Ces cartes avant tout des tracés d’itinéraires
réalisés depuis l’exploration de Binger puis complétés au cours des diverses tournées du résident ou de ses
officiers subalternes dans le Moogo.
12
« Rapport sur la situation politique du Mossi, du Yatenga et du Gourounsi pendant les mois de mars et avril
1897 », Ouagadougou, le 2 juin 1897, ANS 15G 190 (AN 200 mi 1048).
13
Le résident est en effet persuadé que les Mossi peuvent « subvenir largement à l’alimentation des auxiliaires
de Ouagadougou », mais il note en même temps que les sujets n’ont guère été habitués à payer un « tribut »
régulier au pouvoir central. Cette explication est insuffisante. Le problème d’approvisionnement que rencontre la
Résidence s’explique aussi par la résistance passive des Mossi. Cf. « Rapport sur la situation politique du
Mossi », doc. cit.
203
également cruellement besoin de matériaux de construction afin d’édifier son poste de
commandement. Cette question n’a rien d’anodin car l’instauration du nouveau régime doit se
matérialiser par son inscription concrète dans l’espace au moyen de bâtis « en dur ». Ceux-ci
doivent offrir un minimum de confort au personnel européen tout en rivalisant avec les palais
en banco toujours occupés par le Moogo Naaba ainsi que ses kug zindba. Encore la Résidence
doit-elle réclamer au Gouvernorat du Soudan les quelques hachettes, rabots, pelles et pioches
nécessaires aux premiers travaux14. Quant à la main-d’œuvre, Scal espère bien qu’elle soit
fournie par le Moogo Naaba. Ses moyens financiers, 500 francs qui lui ont été remis par
Chanoine, ne lui permettent pas de les salarier. La charge intégrale repose ainsi sur les frêles
épaules d’un roi dont l’autorité est encore particulièrement fragile…
Pour autant, les missions que Scal ainsi que ses successeurs doivent remplir sont
ardues. Comme le signale Destenave, au moment du départ de Voulet, « le Mossi n’était ni
pacifié ni soumis, et il n’était ni exact ni raisonnable de vouloir prétendre et soutenir que les
résultats étaient atteints ; ils étaient à peine insignes, surtout aux yeux de ceux qui avaient
quelque expérience des hommes et des choses du Soudan »15. On sent là toute l’aigreur du
commandant qui, malgré ses faits d’armes au Soudan, s’est en quelque sorte vu voler la
vedette par ses deux cadets : Voulet et Chanoine. Mais ces propos sont aussi significatifs des
difficultés réelles que la Résidence a à surmonter. Celles-ci sont explicitement rappelées dans
les instructions qu’il a remises à Scal le 1er mars 1897. Dans ses grandes lignes, ce document
assigne trois missions principales au résident : surveiller Naaba Wobgho, « apprivoiser » les
populations mossi qui auraient été traumatisées par la brutalité de la conquête, affermir
l’autorité du Moogo Naaba de Ouagadougou sans négliger les autres dima. Destenave entend
prouver que, si la stratégie de la terreur a pu produire rapidement des effets « positifs » du
point de vue des intérêts français, elle a néanmoins entraîné des difficultés à moyen ou long
terme. Ainsi, le commandant regrette l’intronisation si rapide de Naaba Sigri. Il lui aurait
préféré son frère aîné, Tarbiga, mais insiste désormais sur la nécessité de surveiller celui à qui
le naam aurait dû logiquement être dévolu16.
De plus, Destenave emploie à plusieurs reprises le mot « révolution » pour caractériser
les bouleversements dans le monde du pouvoir mossi imposés par Voulet. Le moins que l’on
14
Lettre du commandant Destenave au lieutenant-gouverneur du Soudan français, Ouahigouya, 9 avril 1897,
ANS 15G 189 (AN 200 mi 1048).
15
« Note du Commandant de Région, faisant suite au rapport du Résident de Ouagadougou, pour le mois de juin
1897 », ANS 15G 190 (AN 200 mi 1048).
16
« Instructions laissées à Monsieur le Capitaine Scal, Résident de Ouaghadougou par le Chef de Bataillon
Destenave, Commandant la Région Est et Macina », Soudan Français, Région Est et Macina, 16 avril 1897, ANS
15G 190 (AN 200 mi 1048).
204
puisse dire, c’est que cette « révolution » n’est pas de son goût. Il est vrai qu’il la justifie
timidement en rappelant la nécessité qu’il y avait à l’époque d’agir rapidement. Mais, à l’en
croire, elle a été à l’origine de « secousses » qui ont provoqué chez les Mossi un profond
sentiment de « crainte » compliquant les tâches des administrateurs. Soulignant l’effet à court
terme de l’usage de cette violence, Destenave se dit persuadé qu’ « il faut s’attendre à voir se
produire, dès que le Mossi sera revenu de sa surprise, une réaction d’autant plus grande que
l’action aura été plus rapide »17. En d’autres termes, le commandant craint qu’un vaste
mouvement de rébellion ne se forme contre les nouvelles autorités. Rappelant qu’en réalité, le
Moogo Naaba ne dispose pas d’une plus grande autorité que celle des Boussouma, Koupéla
ou Mané Naaba, il dit cependant redouter qu’une alliance entre ces rois ne puisse être conclue
afin de combattre les troupes occupantes. C’est pourquoi Scal est sommé d’adopter à l’égard
des naaba une politique qui peut paraître assez contradictoire. En effet, Destenave l’enjoint à
continuer de considérer le Moogo Naaba comme le naaba de tous les Mossi et de maintenir à
Ouagadougou l’essentiel des forces militaires censées le protéger contre ses ennemis. Mais, il
lui fait aussi savoir que « Nous n’avons aucun intérêt à renforcer ce pouvoir qui est considéré
comme central ni à augmenter la puissance des différents nabas ; nous devons au contraire
chercher parmi eux quelques points d’appui qui nous permettront de diviser le pays et
empêcheront toute coalition contre nous »18. Ce vieux et classique impératif du « divide ut
imperes » (« diviser pour régner ») est donc de mise ; il semble être le seul censé permettre à
Scal d’obtenir la paix dans le Moogo en dépit de la faiblesse de ses moyens. Le résident doit
donc s’improviser diplomate et « entretenir d’étroites relations et de visiter les principaux
nabas en réservant à chacun toute l’autorité qu’il exerçait auparavant sans chercher à
renforcer le pouvoir central »19. Pour autant, ces instructions sont loin de dresser une liste
exhaustive des tâches qui attendent Scal.
Car l’officier doit encore parcourir l’ensemble des territoires fraîchement conquis ;
faire la reconnaissance de ceux qui n’ont jamais été foulés par un Européen ; réprimer les
révoltes qui continuent d’éclater ici et là, notamment dans la région de Yako, en pays
gourounsi ou près de la frontière avec la Gold Coast ; faire le recensement des populations
afin d’obtenir le paiement d’un impôt20 ; tenter de prendre directement contact avec les
populations mossi et en gagner les cœurs, etc. La poursuite de ces objectifs peut-elle
17
Ibid.
Ibid.
19
Ibid.
20
Au sujet de l’élaboration des opérations de recensement en AOF, voir Gervais Raymond et Mandé Issiaka,
« Comment compter les sujets de l’Empire ? Les étapes d’une démographie impériale en AOF avant 1946 », in
Vingtième siècle, 2007/3, n° 95, pp. 63-74.
18
205
s’accommoder d’un affaiblissement progressif du pouvoir central ? C’est bien la grande
question politique posée à la Résidence pour les années à suivre.
Des populations à « apprivoiser »
La lecture des différents documents produits par la Résidence entre 1897 et 1899
frappe par l’attention qu’elle porte à la situation des gens du commun. Les observations ont
trait à leur « état d’esprit » ainsi qu’à leur condition de servitude supposée à l’égard des
naaba. Clairement, cette « curiosité » n’a rien de gratuit et ne témoigne d’aucun goût
personnel pour les enquêtes ethnographiques. Les rapports de l’époque font plutôt apparaître
le souci des militaires face au caractère inachevé de la conquête des esprits en pays mossi.
Cette situation entraîne un manque d’emprise du pouvoir central sur tous les points du
territoire. Scal sait bien que ni l’existence du traité de protectorat ni le seul usage de la force
ne peuvent permettre d’administrer efficacement le Moogo. Précisément, dans un rapport daté
de juin 1897, le résident fait remarquer à ses supérieurs que « L’étendue même de la résidence
de Ouagadougou rend très difficile une action continue sur les points un peu éloignés »21. Ces
difficultés se traduisent au quotidien par le vide laissé par les populations mossi devant le
passage des administrateurs en tournée. Et lorsque les villages ne sont pas spontanément
évacués par les naaba et les habitants, encore faut-il composer avec leur bonne volonté de
façade. C’est une fois de plus ce que souligne Scal qui note qu’au « passage des
reconnaissances, nabas et villages protestent de leur soumission, mais la reconnaissance
partie, ils continuent à n’obéir que très vaguement aux ordres du Moro Naba »22. Ces cas de
résistance passive sont très nombreux à être signalés dans les années 1897 à 1899. Leurs
causes sont loin d’être toujours bien perçues par des militaires dont les contacts avec les
simples sujets sont peu fréquents.
Dans certains cas, les officiers témoignent de l’existence de franches résistances de la
part des Mossi qui se soldent parfois par des violences commises contre leurs hommes. À la
fin du mois de mars 1897, c’est ce qui se passe dans le village de Soba, près de Laalé. Un
rapport signale à cette occasion qu’un spahi porteur d’un courrier a demandé au naaba de
Soba l’entrée dans son village. Le chef s’est exécuté, mais les villageois ont refusé de lui
fournir des porteurs. À peine le spahi est-il monté sur un cheval donné par le naaba qu’il se
21
« Rapport sur la situation politique au Mossi, au Yatenga et au Gourounsi pendant le mois de mai 1897 »,
Ouagadougou, le 20 juin 1897, ANS 15G 190 (AN 200 mi 1048).
22
Ibid.
206
trouve « entouré par des hommes du village qui l’obligèrent à descendre »23. Finalement, la
monture est dessellée tandis que « les habitants excitaient les porteurs à jeter leurs caisses et
à se sauver »24. Ce soldat est malgré tout parvenu à s’enfuir. Par la suite, les habitants de Soba
ont été sévèrement châtiés sur les ordres du résident. Laconiquement, celui-ci fait savoir à ses
supérieurs que la résistance a été « anéantie » sans préciser les moyens qu’il a employés.
Ailleurs, des villages entiers continuent de soutenir le Moogo Naaba rebelle. À Lergo, les
habitants auraient promis à Naaba Wobgho de ne pas fuir devant l’arrivée des Français et de
leur barrer la route. En juin 1897, une reconnaissance gagne les environs sans grande
difficulté apparente. Le naaba de Lergo va jusqu’à se porter au-devant de la petite colonne et
offre à son commandant deux bœufs. Mais une fois parvenues au village, les troupes ne
peuvent que constater son évacuation25. Plus grave encore, en décembre de la même année,
une colonne d’environ 150 hommes est prise dans un guet-apens dans la région méridionale
du Boussanga. Après avoir déserté leur village, plusieurs centaines d’hommes se tiennent
postés sur les hauteurs et attaquent la colonne par les deux flancs du carré qu’elle a formé26.
L’état des pertes de part et d’autre est inconnu. Mais la supériorité militaire des troupes
coloniales a raison de cette tentative de résistance armée. Devant des actes d’une telle gravité,
le résident Scal tout comme son successeur, le capitaine Amman, ne peuvent qu’admettre la
volonté délibérée de certains villages mossi de résister à l’occupant français. Les officiers se
risquent facilement à cette interprétation, bien qu’elle soit un constat d’échec, lorsqu’il s’agit
d’évoquer la situation inquiétante qui prévaut dans la région de Laalé et dans les provinces
méridionales proches de la Gold Coast. Dans le premier cas, le caractère prétendument
« turbulent » des Mossi du Kippirsi est déjà solidement établi par les autorités militaires. Elles
se souviennent d’ailleurs que cet espace a longtemps contesté l’autorité du pouvoir central
avant leur arrivée. Cette région est également proche d’un pays gourounsi qui continue de se
soulever sporadiquement contre les troupes coloniales. Dans le second cas, les espaces situés
au sud de Ouagadougou sont ceux qui ont le plus durablement soutenu Naaba Wobgho. Étant
proches des possessions britanniques, leurs naaba espèrent certainement voir le Moogo Naaba
déchu reconquérir le trône, éventuellement avec l’aide des Anglais.
23
« Rapport sur la situation politique du Mossi, du Yatenga et du Gourounsi pendant les mois de mars et avril
1897 », doc. cit.
24
Ibid.
25
« Rapport sur la situation politique au Mossi et au Yatenga pendant le mois de juin », Ouagadougou, 20 juillet
1897, ANS 15G 190 (AN 200 mi 1048).
26
« Rapport sur la situation politique de la Résidence de Ouagadougou pendant le mois de décembre 1897 »,
Soudan Français, Région Est et Macina, Résidence de Ouagadougou, 21 janvier 1898, ANS 15G 190 (AN 200
mi 1048).
207
En revanche, lorsqu’il s’agit d’évoquer les problèmes rencontrés dans le reste du
Moogo, les officiers préfèrent y voir des signes de « paresse » ou d’ « apathie » censés
caractériser l’homme noir en général, mossi en particulier. C’est le cas en juin 1897 lorsque le
résident rencontre les pires difficultés à obtenir des Mossi des denrées alimentaires ainsi que
des informations sur le pays. Son explication est simple : les Mossi seraient « les plus
paresseux des noirs »27 ! Plutôt que de déceler dans leur comportement de l’insoumission, il
préfère y voir le résultat d’une « force d’inertie » naturelle, intrinsèque au « caractère du
Mossi ». Dans le meilleur des cas, les résidents peuvent avancer l’idée selon laquelle les
populations mossi sont surtout « timides », « craintives », et que ce trait d’esprit est aussi bien
dû aux séquelles du violent passage de la mission Voulet-Chanoine qu’à la terreur inspirée par
des naaba qui prennent dès lors la figure de « despotes ». C’est l’avis qu’exprime en février
1899 le capitaine Lorillard selon qui les populations mossi sont « d’une timidité absolue, et
manifestent pour nous une crainte énorme que l’on est trop souvent tenté d’interpréter pour
de l’hostilité »28. Ces considérations, plus ou moins fondées, influent profondément sur la
définition encore approximative du pouvoir que les résidents entendent « déléguer » aux
naaba pour l’exécution de leurs ordres. Ce qui frappe, mais cela n’est pas propre au Moogo,
c’est la condescendance avec laquelle ces officiers dressent un portrait-type du sujet mossi.
Celui-ci n’est pas vu comme l’acteur de sa propre histoire, mais plutôt comme un éternel
mineur. Pour Destenave, les sujets mossi constitueraient avant tout une « classe pauvre » qui
aurait été « avilie par la servitude au point d’avoir perdu toute volonté »29. Dans un autre
rapport, il ajoute que « le » Mossi est « incapable d’oppositions » et qu’il « se laisse
dépouiller [par les chefs] essayant de se rattraper sur les caravanes qui traversent les
villages »30. Le commandant en conclut que la masse de la population mossi ne peut servir de
point d’appui permettant l’établissement d’une administration coloniale régulière sans recours
systématique à la chefferie. La figure du naaba devient par conséquent incontournable. Mais
la chefferie ne constitue pas un tout homogène si bien que l’attitude des naaba à l’égard des
autorités militaires varie en fonction des lieux, du contexte et des personnalités en présence.
27
« Rapport sur la situation politique du Mossi, du Yatenga et du Gourounsi pendant les mois de mars et avril
1897 », doc. cit.
28
Rapport politique, Région de la Volta, Résidence du Mossi, février 1899, Ouaga le 4 avril 99, ANS 15G 192
(AN 200 mi 1049).
29
« Instructions laissées à Monsieur le Capitaine Scal… », doc. cit.
30
« Note du Commandant de la Région au sujet du rapport politique du Résident de Ouagadougou (mois
d’octobre 1897) », Guirntenga (?), 5 décembre 1897, ANS 15G 190 (AN 200 mi 1048).
208
L’attitude ambiguë des naaba face aux autorités coloniales
La densité de la population dans le Moogo ainsi que la faiblesse de l’encadrement
administratif européen conduisent temporairement le résident Scal à renoncer à la tentation
d’« établir le régime de l’administration directe dans ce vaste (…) pays du Mossi »31. Mais,
dans l’esprit de la plupart des administrateurs coloniaux de l’époque, cette situation ne peut
être que temporaire. Tous sont persuadés qu’à terme un contact plus direct pourra être établi
avec les populations sujettes. Dans ce cas, le maintien des institutions royales n’aura plus
aucune raison d’être. L’existence de traités de protectorat n’est pas perçue comme une
contrainte juridique trop forte. En attendant ce moment espéré, les résidents Scal ou Amman
font preuve d’un certain pragmatisme à l’égard des chefs. L’heure est au règlement rapide de
nombreux problèmes laissés en suspens depuis le départ de Voulet et Chanoine, à commencer
par la fragilité du pouvoir de Naaba Sigri.
Ce roi est très souvent présenté par les sources coloniales de l’époque comme un
homme timide, ayant peu de caractère, faiblement obéi par ses « vassaux ». En réalité, ses
marges de manœuvres sont étroites. Le Moogo Naaba doit en effet son accession au trône à
Voulet. Son intronisation ne convainc ni l’ensemble du lignage royal, ni les rois qui ont été
officiellement placés sous son autorité. Par ailleurs, Naaba Wobgho, en dépit de ce que disent
certaines rumeurs du moment, n’est pas décédé et compte toujours reconquérir le trône. Une
partie des Mossi et de leurs naaba de la région septentrionale opposent donc à Naaba Sigri
une forte résistance en refusant régulièrement d’exécuter les ordres qui lui ont été soufflés par
les résidents. En mai 1897, Moumini, Naaba du Zitenga et fils de Naaba Wobgho, conduit une
révolte dirigée contre Naaba Sigri. Les troubles gagnent la région de Lergo et de Koupéla. Le
résident, loin d’appuyer franchement le Moogo Naaba, l’oblige à envoyer des serviteurs
royaux auprès du Koupéla Naaba afin que ce chef lui fournisse le cheval qui lui était promis
de longue date. À son arrivée à Koupéla, ce sogoné est accueilli par des menaces de mort et
n’aurait dû « son salut qu’à la rapidité de sa fuite »32 ! Mais, avant de prendre le chemin du
retour, ce pauvre serviteur a eu le temps d’obtenir quelques informations sur le climat
politique régnant dans le Boussanga. Ses habitants, fait-il savoir, « obéissent à Bokary Koutou
et lui fournissent du mil et des chevaux »33. Cet événement prouve à l’évidence que la
31
« Rapport sur la situation politique au Mossi et au Yatenga pendant le mois de juillet 1897 », Ouagadougou,
20 août 1897, ANS 15G 190 (AN 200 mi 1048).
32
« Rapport sur la situation politique au Mossi, au Yatenga et au Gourounsi pendant le mois de mai 1897 », doc.
cit.
33
Ibid.
209
légitimité de Naaba Sigri est fortement contestée par d’importants naaba que nous pourrions
qualifier de « légitimistes ». Une situation analogue prévaut d’ailleurs dans la région de Djiba,
particulièrement importante pour le pouvoir central34, ainsi qu’à Dissouma. Cette fois-ci, le
Gounga Naaba prend le problème en main et y envoie ses hommes qui sont accueillis sur
place à coup de flèches. Neuf d’entre eux perdent la vie tandis que les autres prennent la
fuite35. Un mois plus tard, la situation n’est pas plus brillante. Une rumeur court selon laquelle
Naaba Wobgho se serait trouvé aux portes de Djiba. Le 17 juin 1897, le sergent indigène
Diallo découvre le campement de Wobgho à une centaine de kilomètres au sud de
Ouagadougou. Le roi en exil, bien informé, a eu le temps de prendre in extremis la fuite
perdant cependant au passage quelques hommes et surtout son fils préféré, Bila36. Il n’est pas
difficile d’imaginer la crainte de Naaba Sigri de se voir dépossédé du naam. Ce que comprend
bien le personnel européen de la Résidence, c’est l’impossibilité d’obtenir la pacification
complète du Moogo tant que deux Moogo Naaba resteront en vie37. Et ce ne sont pas des
manifestations de soumission verbales qui pourraient permettre de s’assurer des intentions
réelles des naaba.
Au cours de l’été 1897, le capitaine Scal est résolu à trouver un rapide dénouement au
problème posé par Wobgho38. Son intention est de s’assurer de la fidélité du Tenkodogo
Naaba Karongo qui lui a déjà fait savoir qu’il « ne voulait obéir qu’au Moro Naba actuel et
aux Français »39. Ce roi est d’autant important aux yeux du résident que son commandement
est proche de la frontière britannique et qu’il se trouve au centre de la région hostile à Naaba
Sigri. Aussitôt, le Tenkodogo Naaba livre aux Français les matériaux « ethnographiques »
permettant d’affirmer que le territoire de Tenkodogo, convoité par les Britanniques, dépend
de Ouagadougou. Mais le caractère désintéressé de l’aide apportée par le roi est plus que
douteux. Tout juste après avoir assuré les Français de son soutien, le dima a déclaré avoir
besoin de leur aide afin de mettre fin au conflit qui l’oppose à son cousin germain, Bogandé,
devenu naaba de Zabendella. Scal a jugé plus prudent de demander au Tenkodogo Naaba de
fixer par écrit sa déclaration d’amitié. Elle pourrait en effet être opposable aux Britanniques.
34
On se souvient que Djiba est un commandement traditionnellement dévolu au successeur présumé du Moogo
Naaba.
35
« Rapport sur la situation politique au Mossi, au Yatenga et au Gourounsi pendant le mois de mai 1897 », doc.
cit.
36
« Rapport sur la situation politique au Mossi et au Yatenga pendant le mois de juin (1897) », doc. cit.
37
Ibid.
38
Le 24 juillet 1897, Wobgho signe un traité de protectorat avec les Britanniques en qualité de « chef suprême
des Mossi ». Nous ne savons cependant pas si cet événement a été connu des autorités françaises au cours de
l’été 1897. Kambou-Ferrand J.-M., Peuples voltaïques et conquête coloniale…, op. cit., p. 287.
39
« Rapport sur la situation politique de la Résidence de Ouagadougou pour le mois d’octobre 1897 »,
Ouagadougou, 5 novembre 1897, ANS 15G 190 (AN 200 mi 1048).
210
À notre connaissance, le roi n’y a pas consenti. Il a sans aucun doute usé de la dernière arme
dont dispose celui qui est privé de tout moyen direct de résister : la ruse. Les intentions du
Tenkodogo Naaba sont si suspectes que Scal ordonne finalement au lieutenant Abbat de le
faire surveiller. Le 8 janvier 1898, Abbat se rend auprès de Naaba Karongo qui lui aurait
manifesté une sincère envie de coopérer. Grâce à l’aide du Tenkodogo Naaba, un poste
stratégique est établi à Bittou. Situé à une centaine de kilomètres au sud de Tenkodogo, près
de la frontière avec le Togoland et la Gold Coast, il constitue un lieu de surveillance idéal afin
de suivre les agissements du roi de Tenkodogo, des Britanniques et des Allemands, mais aussi
de Naaba Wobgho. La zone méridionale du Moogo est donc passée sous le contrôle partiel de
la Résidence, ce qui pousse Wobgho dans les bras des Britanniques auprès desquels il se
réfugie. Selon les informations recueillies par Scal et ses officiers, les Anglais auraient promis
à Naaba Wobgho qu’il recouvrerait le trône. Mieux, en juillet 1898, sur ordre de Stewart, le
lieutenant-colonel Northcott prend la tête d’une colonne qui emporte avec elle Naaba
Wobgho. Après avoir quitté Gambaga, le berceau historique des royaumes mossi, la troupe se
dirige vers le nord en direction de Ouagadougou40. Les Britanniques qui ont profité de
l’embarras dans lequel se trouvent à ce moment les Français en pays gourounsi ne sont
stoppés qu’à environ 70 kilomètres de la capitale. Entre-temps, une convention a été conclue
le 14 juin entre la France et la Grande-Bretagne qui précise les frontières entre le Soudan
français et la Gold Coast. Cette décision prise en haut lieu contraint les hommes de Northcott
à rebrousser immédiatement chemin sans engager de combat. Il est difficile d’imaginer
l’impact de cet événement pour les naaba hostiles à Naaba Sigri. Évidemment, les autorités
françaises y ont vu un épisode glorieux venu bien opportunément rappeler aux Mossi qui n’en
auraient pas encore été convaincus que la France est une puissance « devant laquelle tout doit
céder »41 ! La Résidence se dit également convaincue que le retrait de Wobgho et des
Britanniques servira d’exemple au reste des Mossi et poussera ces derniers à se résigner à la
présence française tout comme au raffermissement de l’autorité de Naaba Sigri. D’ailleurs,
assez rapidement, de nombreux naaba favorables à l’entrée des Britanniques sur le sol du
Moogo auraient fait acte de soumission au pouvoir central. Pour autant, nous ne savons pas
très bien si ces protestations de fidélité sont avant tout adressées aux autorités coloniales,
détentrices presque exclusives des moyens de coercition, ou au Moogo Naaba. Toujours est-il
40
La colonne qui se porte sur Ouagadougou est composée de Bisa et de Mossi restés fidèles à Naaba Wobgho.
Sont également acheminés 200 officiers de police, 8 Européens ainsi que 4 pièces d’artillerie. Cf. KambouFerrand J.-M., Peuples voltaïques et conquête coloniale…, op. cit., p. 296.
41
« Rapport politique, Région Est et Macina, Résidence de Ouagadougou », juillet 1898, ANS 15G 190 (AN 200
mi 1048).
211
qu’en réalité, les deux souverains ont été fortement affaiblis ; l’un parce qu’il est réduit à
l’exil, l’autre parce qu’il est le captif des Français. Naaba Wobgho a incontestablement perdu
toute chance de soulever à nouveau le Moogo méridional. Il peut sans aucun doute avoir le
sentiment d’avoir été trahi par les Britanniques qui ne le soutiendront plus désormais. Naaba
Sigri, de son côté, n’a dû son salut qu’à la capacité des autorités françaises à contrer la
menace dont il a été la victime.
Pour autant, il serait faux de présenter Sigri comme un simple pion sur l’échiquier du
résident. La ligne politique qu’il tente de suivre est délicate. En premier lieu, il doit
impérativement renforcer son autorité sur les chefs des commandements périphériques dont
certains étaient déjà de longue date indépendants et hostiles à l’égard du pouvoir central.
L’aide de la Résidence paraît nécessaire, bien que celle-ci estime que l’usage de la force ne
puisse être systématiquement requis afin d’obtenir l’exécution des ordres qu’elle donne42. De
son côté, Naaba Sigri ne peut trop se compromettre avec les autorités françaises. C’est que les
résidents lui ont assigné des tâches particulièrement ingrates : obtenir le paiement d’un impôt
régulier, fournir des porteurs ainsi que des vivres au poste ou encore rassembler des
informations sur le pays. L’impôt est d’ailleurs considéré par les administrateurs comme le
meilleur indicateur du degré de soumission des populations à leur égard ainsi qu’à celle du
Moogo Naaba. Or, dans ce domaine comme dans d’autres, tout laisse à penser que Naaba
Sigri oppose une résistance passive au pouvoir colonial. En mars 1897 par exemple, le
résident écrit que Naaba Sigri « est prodigue de protestations de dévouement et de fidélité,
mais ses protestations ne se traduisent jamais par des actes. Il est impossible d’obtenir de lui
aucun renseignement sérieux sur le pays qu’il a l’air de ne pas connaître »43. Bien entendu, le
roi connaît très bien son pays. Les Français le savent, eux qui n’hésitent pas à « admonester »
le Moogo Naaba comme s’il était un enfant44. Ce refus de Sigri de pleinement coopérer avec
le Nasaara est cependant très dangereux pour lui. D’une part, cette mauvaise volonté ne lui
permet pas de gagner la sympathie des naaba encore favorables à Wobgho. D’autre part, les
officiers se disent de plus en plus convaincus que son autorité est presque insignifiante et
42
En janvier 1898, l’officier qui seconde le résident estime que les Mossi tardent à obéir aux autorités coloniales
en raison des moyens violents utilisés par la Cour afin de se faire obéir. C’est pour cette raison qu’il dit avoir «
toujours refusé jusqu’à ce jour d’envoyer prêter main forte les tirailleurs ou spahis comptant pour calmer les
esprits et faire disparaître ces malentendus, beaucoup plus sur le temps que sur l’emploi de la force ». Il affirme
également que les Mossi exécutent bien plus facilement les ordres qui leur sont donnés sans intermédiaire plutôt
que par l’entremise des chefs. Cet argument trahit une volonté d’instaurer à brève échéance un régime
d’administration directe en pays mossi. Cf. « Rapport politique de janvier 1898 », Soudan français, Résidence de
Ouagadougou, Ouagadougou le 11( ?) février 1898, ANS 15G 190 (AN 200 mi 1048).
43
« Rapport sur la situation politique du Mossi, du Yatenga et du Gourounsi pendant les mois de mars et avril
1897 », doc. cit.
44
Ibid.
212
qu’elle ne justifie pas que lui soit accordée l’importance qui lui est théoriquement reconnue
par le traité de protectorat.
En somme, les administrateurs pensent que, quitte à instrumentaliser les institutions
royales par défaut, mieux vaut-il s’appuyer sur les naaba subalternes que sur la Cour royale.
Deux épisodes qui peuvent paraître anecdotiques révèlent bien la fragilité du pouvoir de
Naaba Sigri. En 1899, le roi vient se plaindre auprès du capitaine Amman à la suite du décès
suspect de son frère aîné, le naaba de Zam. Selon le souverain, ce dernier aurait été
empoisonné par un membre du lignage évincé de la chefferie de Zam par les militaires
français. Le Zam Naaba a donc eu le malheur à la fois d’avoir été intronisé dans les mêmes
circonstances que son frère, mais aussi de s’être montré trop dévoué à la cause française…
Nous voyons que la famille régnante peut être suspectée de collusion avec la force occupante
par une partie de la noblesse mossi. Ajoutons que la même année, un chef peul nommé en
octobre 1897 à Barcoundouba n’hésite pas à porter plainte contre le roi. Celui qui se nomme
Oumarou reproche à Naaba Sigri d’avoir envoyé deux hommes pour le séquestrer, le conduire
à Ouagadougou et tenter de l’assassiner45. Averti, le personnel européen du poste recueille
cette plainte tout en la trouvant quelque peu exagérée. Il perçoit plutôt dans cette affaire la
volonté des Peul d’échapper à l’autorité des chefs mossi, ce qu’il ne souhaite pas dans la
mesure où il estime que ce « serait profondément impolitique »46. Finalement, Oumarou se
voit infliger une amende de 50 bœufs à régler dans un délai de quatre jours. Menacé de se voir
capturé par les cavaliers du Moogo Naaba, Oumarou s’acquitte rapidement de sa dette et offre
en plus un cheval pour le « Blanc » du poste. Mais deux mois plus tard, le voici qui refait son
apparition portant des accusations tout aussi graves contre le roi. Cette fois-ci, Naaba Sigri est
accusé d’avoir fait organiser des pillages. Ses hommes de confiance auraient été appuyés par
des villageois placés sous l’autorité de son frère. Au total, 200 bœufs auraient été volés ainsi
que des pagnes et des boucles d’oreille... Une nouvelle fois, la Résidence minimise l’affaire
tout en rappelant cependant à l’ordre le Moogo Naaba. L’Administration lui recommande de
demander aux Peul un impôt équitable et à le collecter « par des hommes de confiance, non
des voleurs »47.
Ce nouvel épisode met en lumière les conséquences néfastes de la simplification de la
carte politique du Moogo pour la royauté. Après avoir ignoré le caractère indépendant de
nombreuses franges de la population, dont les Peul, les autorités coloniales interprètent leurs
45
« Copie du registre n° 2, année 1899, 2e Semestre, Soudan français, Résidence du Mossi, poste de
Ouagadougou », Ouagadougou, 1er juillet 1899, ANS 15G 192 (AN 200 mi 1049).
46
Ibid.
47
Ibid.
213
réactions à l’égard de Naaba Sigri comme la preuve de la faible efficacité du gouvernement
royal. L’impôt est en effet difficilement recouvré, l’autorité des naaba régulièrement défiée
par les sujets et la sécurité n’est pas toujours assurée. Le Moogo Naaba semble assez
impuissant face à cela, surtout dans les moments où le soutien militaire de la Résidence lui
fait défaut. L’autre enseignement que l’on peut tirer des exemples que nous venons de citer
est le faible parti que les naaba tirent du processus de décharge partiel de l’autorité coloniale.
Celui-ci se traduit par l’obligation pour les chefs de faire exécuter des ordres que le personnel
de la Résidence ne peut imposer à lui seul. Dans bien des cas, la population mossi ne semble
d’ailleurs pas savoir que ces décisions n’émanent pas tant des naaba que des Nasaara. La
tâche ingrate revient donc généralement aux chefs qui, dans certains cas, voient leur ascendant
sur leurs sujets en pâtir. Les chefs peuvent ainsi passer pour des tyrans ou des pillards aux
yeux de leurs sujets dans la mesure où la collecte de l’impôt repose presque entièrement sur
eux, et que, menacés de destitution par l’Administration, ils sont souvent contraints d’user de
moyens expéditifs. C’est précisément ce que sont venus dire en juillet 1897 les Widi, Gounga
et Larlé Naaba au Résident Scal. Après lui avoir fait connaître les difficultés qu’ils ont eues à
obtenir de nombreux villages de l’Ouest du mil, ces kug zindba lui ont rapporté les propos de
sujets mécontents qui justifient leur refus d’obéir aux ordres au motif que « le mil demandé
n’était pas pour les Français mais pour les nabas »48. Il est vrai qu’avant la conquête, des
naaba ont parfois mené en personne des razzias à l’image du prince Bakari Koutou qu’a
rencontré Binger. Il n’est d’ailleurs pas exclu que certains chefs aient prélevé des impôts pour
leur propre compte, notamment parce que leur train de vie s’est trouvé altéré par la présence
française.
Toutes ces difficultés obligent les autorités militaires à définir une politique
« indigène » plus cohérente en pays mossi. L’intégration du Moogo au sein du 2e Territoire
militaire49, en est l’occasion. Jusqu’en 1904, date de la création du « cercle du Mossi », les
administrateurs coloniaux oscillent cependant sans cesse entre la formule de l’administration
directe et indirecte comme nous allons le voir.
48
« Rapport sur la situation politique au Mossi et au Yatenga pendant le mois de juillet 1897 », doc. cit.
Jusque-là, le territoire du Moogo était rattaché à la colonie du Soudan. Un décret d’octobre 1899 réorganise
l’AOF. Le Soudan est disloqué et partagé en deux territoires militaires auxquels se rajoute un troisième (région
de Zinder) à la fin de l’année 1900. Le 2e Territoire militaire dont le chef-lieu est Bobo-Dioulasso,correspond à
peu près à l’ancienne « Région Volta ». Il regroupe une bonne partie des pays de la Boucle du Niger, y compris
la Résidence de Ouagadougou. La Résidence du Yatenga est quant à elle intégrée dans le 1er Territoire militaire
qui regroupe des territoires sahariens. La création de ces unités vise à renforcer la sécurité en Afrique occidentale
et à rationnaliser son administration tout en assurant une coupure entre les régions sahariennes et sahéliennes. Cf.
Frémeaux J., L’Afrique à l’ombre des épées, 1er vol., op. cit., pp. 78-82.
49
214
Un lent et erratique ajustement des positions réciproques
La nature des relations que souhaite établir la Résidence avec les naaba est, dans une
large mesure, laissée à son appréciation. Et le moins que l’on puisse dire, c’est qu’aucune
ligne politique claire n’a été suivie en la matière. Chaque changement de résident se traduit
par l’adoption d’une nouvelle orientation en matière de politique indigène. Celle-ci peut aller
dans le sens du renforcement relatif du pouvoir central à Ouagadougou, de l’affermissement
de l’autorité des naaba subalternes ou indépendants ou encore de l’établissement de contacts
plus directs avec les populations. Dans tous les cas, les autorités militaires expriment à
maintes reprises depuis 1899 la volonté de s’acheminer au plus vite vers un régime
d’administration directe.
Dans un premier temps, les structures de commandement mossi sont simplifiées. Le
fait que les premiers administrateurs en pays mossi soient des militaires influe beaucoup sur la
physionomie de la nouvelle pyramide hiérarchique. Ils calquent ainsi leurs réformes des
institutions monarchiques sur le mode d’organisation prévalant au sein de l’Armée. Il s’ensuit
un stricte étagement du pouvoir qui trouve à son sommet la figure du Moogo Naaba, puis une
cascade de délégations de pouvoir descendant jusqu’aux chefs de villages en passant par les
chefs de province (les kug zindba à partir de 1904) ainsi que les chefs de canton (les
kombéré). Mais cette réorganisation n’est pas encore effective dans les années 1898-1899.
Car, pour qu’elle le soit, il faut encore délimiter clairement l’assise territoriale sur laquelle
s’exerce l’autorité de chaque naaba. C’est tout le sens des propos tenus par le résident en
janvier 1898 selon qui il est nécessaire de « délimiter exactement la zone de Commandement
de chaque Naba et de procéder ainsi tout naturellement à un regroupement des villages par
cantons en plaçant le Naba lui-même ou l’un de ses proches à la tête du dit canton »50.
Cependant, le commandant de la Résidence sait qu’il s’agira d’une œuvre de longue haleine,
car, selon lui, « il ne faudra pas se contenter de tracer sur la carte une limite quelconque, il
faudra se rendre sur les lieux en compagnie du Naba, voir le degré d’autorité dont il jouit et
ne pas hésiter à rendre indépendants les villages dont la subordination à un grand Naba
serait douteuse »51. Encore en 1900, cette tâche est loin d’être accomplie. Mais elle est
clairement perçue comme une étape cruciale et provisoire vers l’administration directe. Pour
la Résidence, la mise en œuvre de ce mode d’administration dépend étroitement de la
fréquence et de la qualité des tournées réalisées par le personnel européen. Ces tournées
50
51
« Rapport politique de janvier 1898 », doc. cit.
Ibid.
215
doivent permettre de multiplier les contacts directs avec les populations et de les recenser afin
de leur faire supporter un impôt plus équitable. Elles sont donc explicitement envisagées
comme un « acheminement à l’administration directe » comme l’écrit le capitaine-résident
Lorillard en 189952.
C’est aussi au cours des années 1899-1900 que se construit tout un argumentaire
justifiant la mise à l’écart programmée de la chefferie. Il est à la fois nourri par un impératif
de rationalisation administrative jugé à l’aune du bon déroulement de la levée de l’impôt,
mais aussi par des stéréotypes comme celui de la figure du « chef noir » dont nous allons voir
qu’il n’est pas très flatteur pour les naaba. La prudence de certains résidents qui hésitent à
bouleverser le monde du pouvoir mossi s’explique en grande partie par des carences de
personnel. Mais tous les administrateurs ne sont pas sensibles à ce principe de réalité. Malgré
l’extrême faiblesse de ses moyens administratifs, le chef de bataillon Simonin dit se féliciter
d’avoir constamment poursuivi une politique visant « à diminuer l’autorité du Moro-Naba de
Ouagadougou, en lui enlevant dès que l’occasion se présente, l’autorité qu’il prétend à tort
ou à raison, exercer sur les Nabas, plus ou moins indépendants, pour nous les rattacher
directement et arriver ainsi à ne lui laisser l’autorité réelle que sur son fief personnel »53.
Cette position suscite des débats entre officiers. Le prédécesseur de Simonin affirmait au
contraire qu’il était préférable de ne surveiller qu’un homme – le Moogo Naaba – plutôt que
300.000 sujets. Simonin n’est pas convaincu par ces arguments. Selon lui, s’il est
effectivement plus aisé de contrôler un homme plutôt que des centaines de milliers d’autres, il
estime cependant préférable d’obtenir « l’obéissance de cinq ou six princes médiocres que
celle d’un chef trop puissant »54. À bien lire cet officier, il apparaît que cette position renvoie
à la volonté d’affaiblir progressivement le pouvoir royal jusqu’à totalement l’éliminer. Car,
au-delà des froides considérations administratives, Simonin se fait une idée bien arrêtée sur le
« caractère » du chef africain. Tout en se disant favorable à l’instrumentalisation du Moogo
Naaba, il ne pense pas qu’il soit acceptable de « lui rebâtir de nos mains un empire plus fort
que celui de ses ancêtres » dans la mesure où « l’histoire prouve que le chef noir trop grandi
tourne fatalement au traître »55 ! Ce portrait moral-type « du » chef africain est très répandu
52
« Rapport général sur la politique du Cercle pendant le 1er semestre 1899 », Région de la Volta, Résidence du
Mossi, Ouagadougou, 1er juillet 1899, ANS 15G 192 (AN 200 mi 1049).
53
Rapport politique établi par le chef de bataillon Simonin, 2eTerritoire militaire, Résidence de Ouagadougou,
Ouagadougou, 27 septembre 1900, AN 200 mi 1618.
54
Rapport politique annuel du Haut-Sénégal et Moyen-Niger pour l’année 1900, 2e Territoire militaire,
Résidence de Ouagadougou, Ouagadougou, 21 juillet 1900, AN 200 mi 1621.
55
Ibid. Il faut préciser que ces lignes sont extraites d’un rapport qui fait surtout allusion aux naaba aux chefs de
l’Ouest-Volta. Cependant, l’auteur généralise son propos à l’ensemble des chefs africains sans s’encombrer
216
parmi ses collègues. Il est en tout cas partagé par le commandant de la Région de la Volta
occidentale pour qui « Le Chef noir n’est généralement guidé dans tous ses actes que par une
insatiable cupidité »56. Si ces propos ne concernent pas directement les chefs mossi, ils offrent
néanmoins une grille d’analyse stéréotypée appliquée aux détenteurs du naam. En 1904 par
exemple, le commandant du cercle du Mossi Dubreuil, tout juste entré en fonction, rapporte
que « tous les chefs, depuis le plus infime jusqu’au Moro naba, exploitent les malheureuses
populations en notre nom. Celles-ci étaient victimes des plus odieuses exactions non
seulement de la part des nabas mais aussi et surtout de la part des hordes de désœuvrés
lâches, cruels et pillards qui les entourent »57. Pourtant, les naaba sont loin de toujours
manquer à leurs nouveaux devoirs d’auxiliaires de l’administration coloniale, et les « abus »
qu’ils commettraient sont certainement en grande partie dus à la nécessité pour eux de
répondre aux fortes exigences de la Résidence.
En 1901, la bonne volonté que témoigne le Moogo Naaba à exécuter les ordres qui lui
sont donnés est d’ailleurs relevée par Simonin qui semble avoir partiellement révisé le
jugement qu’il portait à l’endroit du roi. Désormais plus modéré, le chef de bataillon juge à ce
moment que le Moogo Naaba a déjà perdu « ce que sa puissance avait de dangereux »58.
Après avoir été affaibli au bénéfice de certains chefs indépendants tels que celui de Koupéla
ou de Boussouma, Simonin dit craindre que cette désagrégation du pouvoir central ne soit
poussée trop loin. Selon lui, poursuivre ce travail de sape des autorités royales, « Ce serait
renoncer bénévolement aux avantages d’une organisation montée de toute pièce procurant
avantageusement des fonctionnaires sous notre direction »59. Ceci explique pourquoi les kug
zindba ont été pourvus en 1900 d’un commandement territorial clairement délimité. Cette
année, le lieutenant à la tête de la Résidence a délimité cinq secteurs en prenant appui sur les
principaux axes routiers convergeant vers Ouagadougou60. Chaque secteur est confié à un kug
zindba du Moogo Naaba à l’issue d’un regroupement de villages dont le commandement était
jusque-là « enchevêtré »61. Faut-il y voir une façon de renforcer les prérogatives du service
d’esprit de nuance. Ces lignes sont très caractéristiques de la façon dont les chefs mossi sont présentés par la
littérature administrative de l’époque.
56
« Projet d’organisation de la Région de la Volta occidentale » par le chef de bataillon commandant la région,
Bobo-Dioulasso, 10 septembre 1898, ANS 15G 205 (AN 200 mi 1052).
57
« Rapport annuel sur la politique du Cercle », rédigé pour l’année 1904, 2e Territoire militaire, Cercle de
Ouagadougou, Ouagadougou, Archives nationales de Côte-d’Ivoire (ANCI) 4BB 93.
58
Rapport politique annuel établi par le chef de bataillon Simonin destiné à l’inspecteur général des Colonies,
1901 , 2e Territoire militaire, cercle de Ouagadougou, Ouagadougou, AN 200 mi 1618.
59
Ibid.
60
Ces cinq axes relient Ouagadougou à Koury, Borromo, Léo et Koupéla.
61
Rapport politique, 2e Territoire militaire, Résidence de Ouagadougou, Ouagadougou, 27 septembre 1900, AN
200 mi 1618.
217
royal aux dépens du Moogo Naaba ? La loyauté des kug zindba à l’égard de leur souverain
reste malgré tout sans faille.
En 1903, les rapports de la Résidence jugent que la politique indigène suivie dans le
Moogo a été efficace. Avec un bel optimisme, ils signalent la paix parfaite qui y règnerait, y
compris dans la difficile région du Kippirsi. Les chefs seraient obéissants, l’impôt rentrerait
de façon satisfaisante ; sans guère de retard. Le sentiment d’autosatisfaction domine. Mais
deux événements imprévus viennent jeter le trouble dans les esprits. En août 1903, le
capitaine-résident Pinchon se voit contraint de marcher sur Boussouma afin de prévenir tout
risque de rébellion. Naaba Wobgho y a en effet de nombreux partisans. L’agitation fait suite à
une rumeur selon laquelle le roi déchu s’apprêterait à marcher une nouvelle fois sur
Ouagadougou. Parvenu sur les lieux, le résident apprend que le Tenkodogo Naaba a refusé de
participer à la rébellion tandis que le Koupéla Naaba aurait hésité. Le rapport qu’il rédige à la
suite de son déplacement insiste également sur le « rôle louche » qu’auraient joué les naaba
de Béloussa et de Boussouma dans cette histoire62. Ces chefs auraient envoyé des présents à
Wobgho pensant qu’il les aiderait à « se débarrasser des Français »63. Mais, faute de preuves,
le capitaine ne peut aller plus loin dans ses investigations. Ce que les administrateurs
nomment non sans exagération le « complot de Koupéla »64 n’est que le signe avant-coureur
d’une rumeur plus profonde selon laquelle Naaba Sigri pourrait à chaque instant être chassé
du trône par Naaba Wobgho. Ce bruit se précise en octobre et pousse Sigri à envoyer des
espions dans le sud du Moogo afin de déterminer la réalité de cette menace. Les Pères Blancs
confirment que le roi la prend très au sérieux allant jusqu’à craindre pour sa vie, lui qui pense
que Wobgho a fait des sacrifices pour obtenir sa mort65 ! Cependant la Cour apprend avec
soulagement la mort de Wobgho en avril 1904. D’après les missionnaires, le roi déchu se
serait « suicidé, désespéré de se voir à jamais exilé du trône et du Mossi »66. Ce décès est
d’une grande portée politique dans le Moogo. D’une certaine façon, elle marque l’achèvement
de sa conquête dans la mesure où elle ruine les espoirs des derniers partisans de Wobgho.
Pour la Résidence, l’annonce de cette mort aurait en effet « l’avantage de faire taire les bruits
fantaisistes et très fréquents qui annonçaient le retour prochain de l’ancien naba à la tête
d’une colonne pour reconquérir le Mossi »67. Un important motif de soulèvement a bien
62
Diaire du 21 août 1903, Archives des Pères Blancs à Ouagadougou (APBO).
Ibid.
64
Kambou-Ferrand J.-M., Peuples voltaïques et conquête coloniale…, op. cit., pp. 376-378.
65
Diaire du 28 octobre 1903 (APBO).
66
Diaire du 3 avril 1904 (APBO).
67
« Rapport politique du mois d’Avril », 2e Territoire militaire, Cercle de Ouagadougou, Ouagadougou, 1904,
ANCI 4BB 93.
63
218
disparu. Dès lors, la pacification du Moogo est considérée comme achevée ce qui justifie
partiellement la création en 1904 du cercle de Ouagadougou. Théoriquement, ce changement
administratif marque la fin du régime du protectorat dans la mesure où le pouvoir revient
officiellement à un commandant de cercle répondant au Gouvernement général de l’AOF.
Mais il s’en faut de beaucoup pour qu’un simple arrêté puisse permettre aux administrateurs
d’exclure les naaba de la gouvernance coloniale en pays mossi…
La réforme de 1904 : acte de décès du régime de protectorat ?
La création et l’organisation du Cercle du Mossi
Du point de vue administratif, l’année 1904 est marquée par une réorganisation
territoriale doublée d’une nouvelle orientation en matière de politique indigène. La première
se solde par la création de la colonie du Haut-Sénégal et Niger ; son chef-lieu est fixé à
Bamako-Koulouba68. Dans le même temps, la colonie du Soudan retrouve les limites qui
étaient les siennes avant la forte expansion territoriale qu’elle a connue dans les années 1890.
Ce remaniement administratif et territorial intervient dans un contexte de détente des relations
franco-britanniques69. Il vise à rendre plus efficace l’administration de vastes pays encore
récemment conquis. Le contenu précis de cette réorganisation est fortement tributaire de la
situation politique sur le terrain. Pour le cas du Moogo, nous avons vu que la création du
cercle de Ouagadougou, prévue par l’arrêté du gouvernement général de l’AOF en date du 1er
mai 1904, se base sur une lecture optimiste des progrès réalisés en matière de pacification.
Pourtant, à la différence d’autres cercles au même moment, l’administration reste encore le
fait des militaires. Ceci laisse à penser que la situation politique du pays mossi n’est pas si
68
Entre 1899 et 1902, le Moogo est intégré au Haut-Sénégal et Moyen-Niger. Il est ensuite rattaché à la
Sénégambie-Niger jusqu’en 1904, date de la création du HSN. Le centre de gravité de ce nouvel ensemble est
très éloigné de Ouagadougou. Entre 1904 et 1908, le chef-lieu du HSN se translate donc vers l’est et est transféré
de Kayes à Bamako-Koulouba. À cette occasion, le cœur administratif de la colonie passe d’une distance de
1150 km à 750 km de Ouagadougou sans pour autant permettre au gouvernorat de suivre de près les affaires du
Mossi.
69
Suite à l’« incident de Fachoda » en 1898, un terrain d’entente entre la France et la Grande-Bretagne a été
trouvé. Il se concrétise en 1899 par la reconnaissance par la France du condominium anglo-égyptien sur le
Soudan. Peu de temps après, un accord bilatéral règle provisoirement les litiges frontaliers opposant les deux
puissances en Afrique de l’Ouest. La convention du 14 juin 1898 fixant la frontière entre le Soudan et la Gold
Coast le long du 11ème parallèle est ratifiée par le Parlement français. Le règlement pacifique de ces différends
coloniaux a permis aux deux États de conclure une série d’accords le 8 avril 1904 qui mettent fin aux derniers
motifs de discorde en Afrique : c’est l’« Entente cordiale ». Dans ce contexte, l’existence d’un 2e Territoire
militaire à vocation défensive perd une partie de son intérêt.
219
bonne que cela. Malgré tout, la création de ce vaste et populeux cercle se double d’une
radicalisation de la politique conduite au détriment des naaba.
La création du cercle permet de rationnaliser un peu plus la structure de
commandement colonial qui, à l’image des chefferies réorganisées, suit un modèle
hiérarchique pyramidal et centralisé. Le cercle trouve son centre d’impulsion à Ouagadougou
où siège son commandant. Celui qui remplace le résident a autorité sur les chefs européens de
subdivision et de poste. Parallèlement, les kug zindba à qui ont été dévolus des secteurs, sont
faits chefs de provinces. Ces provinces sont constituées par regroupement de cantons70. En
somme, la chaîne de commandement mossi est harmonisée avec l’appareil administratif
européen. Ce système trouve donc son centre à Ouagadougou, capitale du Moogo Naaba et
siège du Cercle. Ce centre politique et administratif rayonne sur un espace de plusieurs
dizaines de milliers de kilomètres carrés et peut-être un million d’âmes qui sont loin d’être
tous des Mossi et des sujets du Moogo Naaba. Ce simple constat permet de comprendre quels
sont les défis posés au premier commandant de cercle. Celui-ci ne dispose pas d’une
administration plus étoffée que ses prédécesseurs. Il ne peut compter que sur l’aide de deux
officiers européens, une poignée de gardes de cercle ainsi qu’une escorte « indigène » qui
auront à accomplir des tournées inévitablement compliquées.
Ceci explique que, dès 1904, les administrateurs affectés dans le cercle du Mossi
fassent connaître leur souhait de le voir divisé en plusieurs circonscriptions. Ce désir répond
aussi à la volonté d’affaiblir les autorités « coutumières », à commencer par la royauté de
Ouagadougou. Remarquons que, parmi les motifs qui ont justifié la création du cercle, nous
retrouvons la dénonciation des dérives supposées du régime du protectorat. En janvier 1904,
un rapport politique fait ainsi connaître l’aversion de certains administrateurs coloniaux pour
un système de gouvernement qui aurait accordé de trop larges prérogatives au Moogo Naaba.
C’est tout le sens de la critique formulée par un administrateur en 1904 qui écrit que « se
basant sur le titre de Résident qui leur était donné, beaucoup d’officiers considéraient que
nous n’étions pas chez nous au Mossi, que leur rôle devait être de séjourner à Ouagadougou
pour présider aux relations des nabas avec nous ou avec l’étranger »71. Dans une certaine
mesure, c’est bien le caractère fictif du protectorat qui est dénoncé : le Moogo a été conquis
par les armes, par conséquent, à quoi bon laisser croire au Moogo Naaba que celui-ci dispose
de la souveraineté sur son royaume ? Un autre passage de ce rapport montre également que la
70
Hien Pierre Claver, « Ethnicité, administration territoriale et évolution politique en Haute-Volta (1896-1947),
in Mandé Issiaka et Stefanson Blandine, Les Historiens africains et la mondialisation, Paris-Bamako, AHAKarthala-ASHIMA, 2005, pp. 134-135.
71
Rapport politique annuel, janvier à décembre 1904, 2e Territoire militaire, Ouagadougou, AN 200 mi 1634.
220
création du cercle a aussi visé à mettre fin à l’autonomie de la Résidence qui, pour gouverner
le pays, s’en est presque entièrement remise aux ressources humaines et matérielles fournies
par le roi si bien que « l’administrateur du Mossi était arrivé peu à peu à se considérer
comme indépendant »72. Le résident se serait donc rendu coupable d’une trop forte délégation
de son autorité qui a abouti à préserver l’autorité judiciaire des naaba, à leur confier
l’organisation de troupes de gardes-frontières sans en avertir sa hiérarchie ainsi qu’à confier
presque entièrement la perception de l’impôt à ces mêmes chefs. Dans ce sens, la création du
cercle aurait pour vocation de mettre fin à une sorte de régime d’exception animé par le
binôme formé par le résident et le Moogo Naaba. En somme, à partir de 1904, le Moogo doit
être administré comme n’importe quel autre cercle de l’AOF, c’est-à-dire à partir de Dakar,
siège du gouvernement général, selon le principe républicain du centralisme jacobin. Dans cet
ordre d’idées, le Moogo Naaba ne peut être le maître du pays à qui l’administration confie ses
tâches « régaliennes », et le même fonctionnaire que nous avons cité plus haut estime par
conséquent qu’« Il est important de renverser un peu les rôles »73. Ce « un peu » est en réalité
un bel euphémisme. Car, au cours de l’année 1904, le commandant de cercle apprend à Naaba
Sigri son intention de se « substituer désormais à lui pour administrer le pays tout en lui
laissant le pouvoir nominal sur les Mossi et en nous servant de lui pour assurer l’exécution de
nos ordres »74.
Cependant, l’étendue même du cercle ne peut permettre au commandant de prétendre
l’administrer seul, sans l’appui des naaba. Ceci paraît d’autant plus inconcevable que son
territoire épouse presque parfaitement la physionomie de l’ancien Moogo. Tout se passe donc
comme si l’objectif était de préserver l’existence d’un bloc mossi par commodité
administrative. La ligne politique que le commandant de cercle doit suivre à l’égard de la
chefferie tient en trois points : continuer à affaiblir la Cour de Ouagadougou en renforçant
l’autorité des autres dima ; l’asphyxier économiquement en reprenant la main sur le système
d’imposition et en faisant des chefs de simples auxiliaires de l’administration ; enfin,
encourager les sujets à dénoncer les abus commis par leurs chefs. D’après les rapports
politiques du cercle, l’indépendance des naaba de Yako, Beloussa ou Boussouma est
officiellement reconnue ; elle est même appuyée par une Administration qui estime que les
derniers « liens moraux » subsistant entre ces chefs et le Moogo Naaba ont tout intérêt à se
relâcher définitivement. Péchant par optimisme, le commandant de Cercle se dit convaincu en
72
Ibid.
Ibid.
74
Ibid.
73
221
1904 que « Dès l’année prochaine, on pourra considérer les provinces citées plus haut
comme aussi indépendantes du Moro Naba que l’est actuellement le Yatenga »75. Cette
politique du « diviser pour régner » vient rompre avec celle établie par le capitaine Pinchon,
ancien résident, qui, d’après les Pères Blancs, aurait eu pour seul mérite « d’avoir empêché la
dislocation de l’empire des Mogho-naba »76. Elle s’inscrit néanmoins dans la lignée des
principes exposés par Simonin.
Le commandant de cercle porte également son attention sur la condition des simples
sujets mossi. À l’en croire, ces populations « vraiment intéressantes » auraient vécu la
création du cercle comme une délivrance. L’occasion leur aurait été offerte de se libérer du
joug prétendument tyrannique de naaba faisant figure de « pillards »77. Mais l’Administration
se plaint de cette forte autorité dont disposent toujours les chefs sur leurs sujets. Pour elle,
cette autorité ne s’expliquerait que par les « superstitions qui ont cours et qui seront longues à
disparaître » et non pas sur « l’affection et la reconnaissance des indigènes »78. Reste donc
aux autorités coloniales à gagner les cœurs et les esprits de leurs administrés. La guerre
psychologique et morale qui sourd vise à détacher les sujets de leurs naaba en faisant passer
ces derniers pour des prédateurs sans morale par opposition à une administration coloniale
vertueuse, soucieuse du bien-être de la majorité de la population. Dans ce but, la question de
la réforme de la collecte de l’impôt est déterminante. Ancien marqueur du degré de
pacification des régions conquises, il devient un moyen de s’attaquer au prestige des naaba et
de faire sentir concrètement le bien que les populations sont censées tirer de l’instauration
progressive du régime d’administration directe. Pour être plus précis, la réforme du système
fiscal vise autant à le rendre plus supportable aux yeux de la population que de restreindre les
revenus des naaba. Cette réforme passe par l’instauration d’un impôt uniforme dont
l’initiative de la levée et l’appréciation du montant relèveraient exclusivement de
l’Administration. L’objectif est bien de mettre fin à la superposition de deux systèmes de
prélèvement : l’un, officiel, étant collecté par les chefs pour le compte de la Résidence ou du
Cercle ; l’autre, informel, étant destiné exclusivement aux naaba qui souhaitent bien
conserver un train de vie décent. Cette dernière pratique doit donc être éliminée. Afin de
rendre ce changement plus acceptable pour les naaba, l’administrateur du cercle décide de
rehausser la solde allouée au Moogo Naaba qui passe à 30 ou 40.000 francs annuels, tandis
que celle de ses kug zindba est fixée à 15.000 francs en plus d’une ristourne sur l’impôt de 3 à
75
« Rapport politique du mois de Juillet 1904 », 2e Territoire militaire, cercle de Ouagadougou, ANCI 4BB 93.
Diaire du 26 avril 1904, APBO.
77
Rapport politique mensuel, mois de juillet 1904, HSN, cercle de Ouagadougou, AN 200 mi 1634.
78
« Rapport politique du mois de mai 1904 », cercle de Ouagadougou, ANCI 4BB 93.
76
222
5%79. Dans le même temps, la fin du régime de protectorat rend inutile la contribution
personnelle du roi pour l’entretien du poste de Ouagadougou. À première vue, ces mesures
paraissent avantageuses pour le Moogo Naaba. Encore faut-il que les rémunérations
officielles accordées au roi soient à la hauteur de ce qu’il percevait du temps de la Résidence.
Cet examen paraît difficile à réaliser car les sommes ou biens perçus par Naaba Sigri n’étaient
ni fixes ni quantifiés et rarement contrôlés. Par ailleurs, l’augmentation de sa solde,
parallèlement à la suppression de ses autres sources de revenus informelles, fait du souverain
un simple fonctionnaire fortement dépendant des autorités françaises qui le payent. Cette
situation réduit drastiquement sa marge de manœuvre pour un roi qui ne peut plus facilement
se montrer le père généreux pour son peuple comme l’exige sa fonction. Il paraît donc
douteux que l’annonce de ces mesures ait pu satisfaire le Moogo Naaba comme l’affirme en
1904 l’administrateur du cercle.
Quelques indices pris dans les rapports politiques du cercle pour l’année 1904
montrent qu’en réalité, le Moogo Naaba a été hostile à la plupart des mesures prises à ce
moment. Si le délégué permanent du gouverneur général ne s’est pas soucié de l’état d’esprit
du roi, c’est parce qu’il a jugé que ce dernier « n’a d’autre pensée que d’être tranquille »80.
L’image qu’il donne de Naaba Sigri est celle d’un souverain passif, totalement écarté des
prises de décision. Cette image ne paraît pas conforme à la réalité. Il est vrai que le roi doit
agir prudemment. Sa priorité est de maintenir en place les institutions royales et défendre sa
fonction. Il doit en outre se méfier de l’Administration dont il sait certainement qu’elle
souhaite se passer de lui, mais aussi remplir les ingrates tâches qu’elle lui confie comme la
levée d’un impôt de capitation impopulaire et les premiers recrutements de main-d’œuvre
dans le cadre du travail forcé81. Bien que sa marge de manœuvre paraisse limitée, Naaba Sigri
fait pourtant connaître son hostilité devant les réformes engagées en 1904. En juillet, le
capitaine Dubreuil, placé à la tête du cercle, fait connaître la rumeur selon laquelle le roi « se
serait déclaré mécontent des réformes opérées » avant de prétendre que « Le Moro naba a
79
Rapport politique annuel, janvier à décembre 1904, doc. cit. et diaire du 26 avril 1904, APBO.
Rapport politique annuel, janvier à décembre 1904, doc. cit.
81
Ce travail forcé est également appelé « prestation » ou « travail prestataire ». Au début de la domination
coloniale, il s’apparente davantage à une forme d’imposition locale acquittée en nature qu’à un travail régulier.
Les premiers travailleurs prestataires s’emploient surtout à entretenir les routes et les puits. Par la suite, la
demande en main-d'œuvre mossi s’est accrue. Elle a été destinée à l’Administration, à des entreprises privées, et
a permis l’établissement de réseaux ferroviaires. Les conditions de travail ont été pénibles pour ces travailleurs
qui, lorsqu’ils ont été rémunérés, n’ont touché qu’un maigre pécule et n’étaient protégés à cette époque par
aucune réglementation du travail. Cf. Cordell Dennis D., Gergory Joel W., Piché Victor, (dirs), Hoe and Wage.
A Social History of a Circular Migration System in West Africa, Boulder-Oxford, Westview Press, 1996, pp. 6263.
80
223
(…) nié avoir tenu ces propos qu’on lui prêtait »82. L’évocation de ce bruit, suivi par sa
dénégation par le roi est intéressante à plus d’un titre. Bien entendu, sa source n’est pas
connue. Mais elle est prise suffisamment au sérieux pour que Naaba Sigri soit convoqué au
bureau du Cercle afin de recevoir un « avertissement » : sans aucun ménagement, le capitaine
lui a rappellé « qu’il nous devait tout ce qu’il était et que c’est nous qui lui avions conférée sa
dignité de Naba au détriment de son frère »83. À défaut de pouvoir châtier directement le roi,
l’Administration a voulu trouver un autre coupable. Il a été trouvé en la personne du
Kamsaogo Naaba qui n’est pas jugé comme étant un kug zindba influent. Dubreuil avertit
donc le Moogo Naaba « qu’à la première incartade cet eunuque serait placé en résidence
obligatoire dans un cercle éloigné »84 ! Les propos prêtés au Kamsaogo Naaba traduisent
certainement la colère qui a pu animer un roi qui aurait d’ailleurs fait répandre le bruit selon
lequel « le nouvel ordre des choses établi était contraire au traité que les Français ont avec
lui »85. Cette forme d’hostilité plus ou moins déguisée se comprend aisément. Le traité de
protectorat, guère avantageux pour la royauté, prévoyait cependant le maintien de cette
institution et reconnaissait le Moogo Naaba comme le chef de tous les Mossi. La remise en
cause de ces dispositions légales donne au pouvoir colonial l’entière latitude afin de décider
de la suppression ou du maintien de la royauté.
Cette nouvelle rumeur aurait été propagée par de membres de l’entourage royal, peutêtre des serviteurs royaux dont on se souvient du rôle important qu’ils jouent en matière de
communication entre la capitale et les provinces. Cette fois-ci, le capitaine Dubreuil use de
tact et rappelle que le roi sera maintenu dans sa fonction, que les mesures prises sont censées
garantir une administration plus juste et efficace. À l’en croire, Naaba Sigri aurait « tenu
parfaitement compte des observations qui lui ont été faites » et aurait manifesté une « docilité
absolue »86. Cette attitude du roi ne permet cependant pas aux autorités coloniales de se faire
une idée exacte de sa loyauté. Ces protestations répétées de soumission ne sont pas les
premières. Elles n’ont pas empêché le Moogo Naaba d’agir en sous-main afin d’opposer à
l’Administration son refus de coopérer pleinement avec elle. Ce mode d’opposition indirecte
semble être la seule option dont Naaba Sigri dispose au regard des circonstances. Mais ce
n’est pas la conclusion à laquelle les fonctionnaires du cercle sont parvenus. Pour eux, il s’agit
là d’un signe de faiblesse non seulement du roi, mais avec lui, de l’ensemble des institutions
82
Rapport politique mensuel, mois de juillet 1904, doc. cit.
Ibid.
84
Ibid.
85
Ibid.
86
Ibid.
83
224
monarchiques. À partir de 1907, ce constat est le prétexte trouvé par l’administrateur civil
Louis Carrier pour conduire une brutale politique « anti-féodale ».
Le « 1789 du Mossi » n’aura pas lieu
En juillet 1904, le commandant de cercle Dubreuil se plaît à souligner qu’ « Il n’existe
pas dans le Cercle de Ouagadougou de province, canton, village complètement insoumis »87.
Ces propos laissent entendre que des troubles continuent néanmoins à agiter le Moogo. Plutôt
que de parler de zones instables, le capitaine préfère évoquer l’existence d’ « angles-morts »
pour le pouvoir central. Les faibles ressources humaines dont dispose le Cercle n’ont en effet
pas permis d’accomplir de façon satisfaisante et régulière des tournées. Voilà pourquoi une
grande opération de reconnaissance a été organisée au cours des années 1904-1905. Le
commandant de cercle s’est alors dit inquiet de la situation politique prévalant dans la région
du Kippirsi. Les commandements de Réo, de Laalé, ainsi qu’une portion du secteur dévolu au
Gounga Naaba, sont en effet le théâtre de troubles récurrents. Les services administratifs du
cercle y constatent que « l’anarchie [y] est à peu près générale » et que les naaba
seraient « impuissants ou complices »88. En somme, malgré les nombreux efforts réalisés par
les résidents, la situation dans la région de Laalé serait comparable à ce qu’elle était en 1899.
La crainte est de voir l’ « esprit batailleur » et « turbulent » des Mossi « Kippirsiens »
influencer les autres provinces du Moogo.
Ce contraste entre une région solidement administrée à partir de Ouagadougou avec le
concours de la royauté, et une autre proche de sociétés soi-disant « acéphales » à l’image des
Gourounsi, où l’autorité des naaba est plus lâche, est frappant. Il conduit le capitaine
Lambert, commandant du cercle, à préconiser une politique plus souple à l’égard des chefs
mossi. En juillet 1905, il encourage la suppression des « mesures vexatoires des Nabas » et
rapporte l'« heureux effet » de cette mesure sur les Mossi89. La ligne politique adoptée par
Lambert à l’égard des chefs est donc diamétralement opposée à celle défendue par Simonin
ou Dubreuil qui consistait à opposer les naaba au reste de la population. Lambert, qui
87
« Rapport du Capitaine Dubreuil, Commandant le Cercle de Ouagadougou, à M. le Chef de Bataillon
Commandant le 2e Territoire Militaire sur les opérations à exécuter dans les zones du Cercle incomplètement
soumises pendant la campagne 1904-1905 », 2e Territoire militaire, cercle de Ouagadougou, 27 juillet 1904,
ANCI 4BB 93.
88
« Rapport politique du mois d’août 1904 », cercle de Ouagadougou, ANCI 4BB 93.
89
Rapport politique mensuel, juillet 1904, cercle de Ouagadougou, AN 200 mi 1615.
225
s’intéresse de près à l’histoire du Moogo90, se dit pragmatique. Si certains naaba sont encore
réfractaires à l’ordre colonial, c’est selon lui parce qu’ils ont été humiliés par ses
prédécesseurs. Ces brimades auxquelles les chefs ont été confrontés auraient été
improductives dans la mesure où, s’il pense aussi que les Mossi n’ont gère d’affection pour
les naaba par affection, du moins respectent-ils leur fonction ce qui ferait « du Mossi le cercle
le plus facile à administrer »91. Pour autant, Lambert n’écarte pas le projet de passage à
l’administration directe. Cependant, il met en garde : une transition rapide et brutale vers ce
mode de gouvernance serait non seulement hasardeuse, mais elle constituerait une faute
politique. Il est frappant de voir à quel point la politique indigène est soumise à des volte-face.
Une fois de plus, elle est essentiellement l’affaire de personnalités au caractère et à la culture
administrative variés qui ne semblent pas avoir reçu de leurs supérieurs la moindre directive
claire à ce sujet. Cette remarque ne saurait être mieux illustrée par le bouleversement qui suit
la nomination de Carrier à la tête du cercle.
Avant de prendre ses fonctions à Ouagadougou en 1907, Carrier a occupé le même
poste à Ségou (Soudan français) pendant quatre ans. L’image qu’il laisse est celle d’un
personnage intransigeant, défendant un idéal républicain qui le conduit à lutter contre les
Pères Blancs, mais également à batailler fermement contre la chefferie, persuadé que les
principes centralisateurs qui ont permis d’affermir la République en Métropole sont ceux qui
doivent être exportés dans les colonies. Sa politique à l’égard des naaba ne souffre d’aucune
inflexion, d’aucune considération pratique. Certains de ses prédécesseurs comme Lambert ont
pourtant livré leur expérience de l’administration locale qui les a incités à la prudence en
matière de démantèlement des grands commandements mossi. Carrier, pas plus que ceux à qui
il succède, ne dispose d’une administration étoffée. Nous le savons, de nombreux points du
Moogo ne sont ni parcourus, ni cartographiés, ni recensés. La politique du nouveau
commandant de cercle s’avère par conséquent doctrinaire et rigide. Joanny Thévenoud, un
Père Blanc installé depuis 1903 à Ouagadougou dit d’ailleurs de lui qu’il est un « nabaphobe
à outrance » dont la seule ambition est de réaliser le « 1789 du Mossi »92. Bien qu’il ne porte
pas un regard plus bienveillant sur les naaba, Thévenoud invoque le principe de réalité et juge
que la politique de Carrier est proprement irréaliste. Mais en quoi consiste-t-elle ?
90
Lambert est le prototype de l’administrateur qui s’est fait ethnographe. À la différence de Chanoine, ses
enquêtes sur le Moogo reposent en partie sur une curiosité personnelle. Elles dégagent aussi des savoirs qu’il
pense être utiles afin de mieux administrer le cercle. En 1907, ces recherches donnent lieu à la publication d’une
très riche monographie qui peut encore faire référence aujourd’hui.
91
Rapport politique mensuel, juillet 1904, doc. cit.
92
Propos de Thévenoud cités par Paul Baudu in Vieil Empire, jeune Église, Paris, Éd. de la Savane, 1956, p. 4445.
226
Dans ces grandes lignes, elle ressemble fort à celle en œuvre avant l’arrivée de
Lambert à la tête du Cercle. L’objectif de ce dernier est de s’appuyer sur les sujets, de les
isoler de leurs naaba en atteignant au prestige attaché à leur fonction. Carrier considère qu’il
est investi d’une haute mission morale, civilisatrice, celle qui consiste à « libérer les
malheureuses populations du joug despotique de certains Nabas et de la lourde organisation
féodale qui les opprimait »93. Ses méthodes sont simples : il s’agit d’établir un contact direct
avec les sujets mossi, notamment au moyen de fréquentes tournées. Ces déplacements doivent
être l’occasion de rassembler les habitants des villages traversés et de leur faire savoir que la
lutte que l’Administration engage contre leurs chefs vise à les libérer de leur rapacité. C’est la
vision des choses exprimée par Carrier qui n’hésite pas à prononcer la destitution de
nombreux naaba à ce motif. Dans le même temps, le commandant de cercle tente d’ôter aux
chefs leurs principales prérogatives judiciaires qui, comme on le sait, sont également sources
d’importants revenus pour les naaba94. Quant au pouvoir central, Carrier manifeste son
souhait de pousser plus loin son affaiblissement qui, jusque-là, n’avait porté « que » sur la
personne du Moogo Naaba.
Carrier pense que le contexte lui est favorable. En effet, le 16 février 1905, Naaba
Sigri est décédé. Un jeune prince âgé d’environ 15 ans lui a succédé sous le nom de Naaba
Koom II. Le jeune âge du souverain le fait passer pour un homme de paille aux yeux de
l’administrateur. Le commandant de cercle estime effectivement que le Moogo Naaba n’est
qu’un « mannequin dont les gestes sont guidés par les anciens ministres »95. Ces
« ministres », se sont les kug zidba qui entourent le roi et qui disposent d’une assez longue
expérience politique. Si l’on considère que la moyenne d’âge de ces dignitaires est nettement
plus élevée que celle de Naaba Koom II, il est facile d’imaginer que ce jeune roi, du moins au
début de son règne, a dû être guidé dans ses actes par ces grands serviteurs. Carrier tire de
cette situation conjoncturelle de faiblesse du pouvoir central le sentiment selon lequel « la
constitution sociale du Mossi était à l’exemple de toutes les constitutions féodales fort peu
centralisée »96. Saper les fondements de la royauté revient donc à ne plus se concentrer sur la
figure du Moogo Naaba, mais à s’attaquer à l’autorité de tous les naaba subalternes, à
commencer par les kug zindba. La finalité est simple : comme le précise un rapport annuel de
93
Rapport annuel pour l’année 1907, Cercle de Ouagadougou, AN 200 mi 1645.
Carrier reproche aux naaba leur justice expéditive et la facilité avec laquelle des peines de mort sont
prononcées. Cette situation peut porter préjudice aux autorités coloniales dans la mesure où certaines peines sont
requises par les naaba pour n’avoir pas exécuté les ordres qui leur ont été donnés par les fonctionnaires
européens.
95
« Rapport général sur la politique du Cercle. Année 1907 », HSN, Ouagadougou, ANCI 5EE 32.
96
Rapport politique annuel pour l’année 1907, HSN, AN 200 mi 1645.
94
227
1907, « Le Commandant de cercle se fait fort de réaliser en 2 ou 3 ans au plus leur destitution
définitive, tous n’étant sans exception que des brutes qui vivent dans un état d’ivresse
permanente »97 ! L’établissement de l’administration directe semble à portée de la main.
Dans cette logique, il n’est pas question de préserver l’autorité des autres dima dont
l’autorité avait jusque-là été plus ou moins renforcée dans le but de contrebalancer le pouvoir
du roi de Ouagadougou. Le Boussouma Naaba en est la première victime. Encourageant ses
sujets à se révolter contre leur souverain, Carrier semble être parvenu à progressivement
l’isoler. Pire encore, il n’hésite pas à condamner le Boussouma Naaba à une peine de trois
mois d’emprisonnement pour un motif qui nous échappe. Cet exemple, extrêmement choquant
pour les sujets mossi, n’a cependant pas nécessairement permis à Carrier d’obtenir les
résultats souhaités. Tout laisse en effet à penser que, plutôt que d’isoler les naaba de leurs
sujets, ces décisions humiliantes qui ne se limitent pas à l’exemple du Boussouma ou du
Moogo Naaba ont plutôt resserré leurs liens. Cette politique de l’humiliation a aussi été suivie
par la suppression pure et simple de nombreux commandements ; ce qui n’a pas eu de
meilleurs résultats puisque la chaîne de commandement mossi s’est trouvé désorganisée et
donc improductive du point de vue de l’Administration98.
Tranchant avec l’optimisme une nouvelle fois affiché par les fonctionnaires coloniaux
du Cercle, les Pères Blancs, plus sensibles à l’état d’esprit d’une population dont ils partagent
la vie quotidienne, se sont montrés plus circonspects. Voici par exemple ce qu’ils consignent
dans leur diaire du 29 janvier 1907 : « Tout va bien dans le Cercle, c’est le refrain de chaque
jour. C’est ce qui doit être écrit dans les rapports officiels. En réalité, il n’en est pas ainsi »99.
Les missionnaires apportent rapidement des preuves. Ils rendent compte du refus de payer
l’impôt des habitants de Ramongo, localité située à près de 75 km à l’ouest de Ouagadougou.
Cette région, mal contrôlée par le pouvoir central, voit se développer un soulèvement
populaire dirigé contre son naaba. Selon les Pères Blancs, les affrontements auraient fait 12
morts et 80 blessés, précisant qu’un « agent du naba (…) a eu son cheval tué sous lui »100. Le
Ramongo Naaba a été contraint de fuir sans obtenir le soutien du Cercle qui a refusé de lui
envoyer des tirailleurs comme il l’avait souhaité. C’est que pour Carrier, ce soulèvement a été
l’occasion d’affaiblir la chefferie tout en soutenant les sujets mossi. Mais a-t-il conscience
qu’en réalité, c’est l’autorité coloniale même qui est remise en cause ? Des troubles aussi
97
Ibid.
Cette réforme a bousculé les vieilles hiérarchies en plaçant certaines kombéré sous l’autorité de leurs
homologues, ou en ramenant des dima au rang de kombéré.
99
Diaire du 29 janvier 1907, APBO.
100
Ibid.
98
228
graves surviennent également dans le Kippirsi en 1907. Mais peut-être davantage conscient du
danger, le Cercle décide d’adjoindre au Laalé Naaba un des principaux dignitaires de Naaba
Sigri : le Larlé Naaba Pawitraogo. Celui-ci a la difficile tâche de tenir en main des populations
qui ne se sentent pas soumises à l’autorité des naaba à l’image de Gourounsi, fraîchement
« mossisés » pour certains d’entre eux101. Le Larlé Naaba a également reçu la mission
d’administrer une partie du pays gourounsi appelé « Léla »102. Le secteur dévolu à ce
« ministre » est le plus proche des espaces réfractaires au pouvoir central. Utilisant tous les
moyens de contrainte dont il dispose, secondé dans sa besogne par les autorités coloniales, le
Larlé Naaba laisse dans le pays un mauvais souvenir et ne parvient pas à affirmer son autorité
sur des terres qu’aucun de ses ancêtres n’a eu à administrer.
Toutes ces difficultés sont largement passées sous silence par Carrier, certainement
pour se faire valoir auprès de sa hiérarchie ; peut-être également par auto-persuasion. Ce déni
de réalité est aussi alimenté par quelques nouvelles apparentes : les Pères Blancs, pourtant très
hostiles à son encontre, avouent que l’impôt rentre avec une grande rapidité à Ouagadougou.
Vraisemblablement en raison de la crainte inspirée par la politique du commandant de cercle,
certains naaba auraient même anticipé sa remise103. Mais la bonne perception de l’impôt est
loin d’être l’indicateur infaillible propre à rendre compte de l’état d’esprit de la population. Le
montant de l’impôt est d’ailleurs particulièrement lourd à ce moment. Les Pères Blancs
insistent sur le fait qu’il fait souffrir à la fois les sujets mais aussi les naaba contraints de le
lever sous peine d’être gravement sanctionnés104. Cette pression fiscale105, combinée à
l’incapacité pour le pouvoir central de sécuriser la région occidentale du Moogo et la brutalité
des méthodes employées par Carrier contribuent à rendre la situation explosive. L’étincelle
vient de Ramongo, cette localité où un certain Alassane Moumeini se proclame mahdi106, et
101
Hilgers Mathieu, Une ethnographie à l’échelle de la ville, op. cit., p. 90.
Kambou-Ferrand J.-M., Peuples voltaïques et conquête coloniale…, op. cit., p. 377.
103
Dans un rapport daté de 1908, le gouverneur général de l’AOF fait savoir au ministre des Colonies MillièsLacroix que « dans le cercle de Ouagadougou, remis depuis six mois à peine à l’administration civile, les
populations ont réuni une grande partie des sommes à verser, avant même le début de l’exercice. Aussi la moitié
du rôle était-elle recouvrée en fin janvier- et dès le 25 mars, les 460.097 francs, montant total de l’impôt, étaient
perçus ». Cf. Rapport du Gouvernement général de l’AOF au ministre des Colonies, 1908, AN 200 mi 1645.
104
Diaire du 23 novembre 1907, APBO.
105
D’après les calculs réalisés par Skinner, le montant total de l’ « impôt indigène » aurait augmenté de 75 %
entre 1906 et 1909 passant de 311.000 à 555.000 francs. Nous ne savons hélas pas ce qu’il était en 1908. Skinner
précise qu’il a augmenté de 50.000 francs entre 1906 et 1907, ce qui n’est pas négligeable pour un cercle peuplé
par près de 800.000 âmes. Cf. Skinner E.P., The Mossi of the Burkina Faso, op. cit., p. 159.
106
Le mahdi ou « le bien guidé » est une figure répandue dans l’islam. Il est le personnage attendu au
commencement de chaque siècle, selon le calendrier musulman, afin de libérer les fidèles de l’oppression. Ce
héros rédempteur est celui dont l’arrivée est attendue dans les moments les plus critiques. Au-delà de son aspect
religieux, le mahdisme a souvent pris la forme d’un mouvement fédérateur visant à chasser les Européens du
pays de l’islam comme cela a été le cas au Soudan à partir de 1889. Cf. Darmesteter James, Le Mahdi. Depuis les
102
229
invite les Mossi à prendre les armes contre les Nasaara. Le plus important soulèvement
depuis la conquête vient d’éclater dans le Moogo.
La révolte des Mossi (1908)
L’historien Assimi Kouanda reconnaît que nous ne savons presque rien sur Alassane
Moumeini et finalement peu de choses sur la révolte qu’il a conduite107. Celui qui se proclame
lui-même mahdi est né dans la région du Kippirsi qui, comme nous l’avons vu, fait partie des
plus importants foyers d’insoumission à l’égard du pouvoir central. Alassane Moumeini est le
fils d’un imam respecté et d’une mère d’origine yarga. À la mort de son père, Alassane a
entrepris un voyage dans le Mandé afin d’y parfaire son instruction religieuse. C’est à ce
moment qu’il a rejoint la confrérie de la Tidjaniya108. Des communautés affiliées à cet ordre
sont présentes dans la partie septentrionale et occidentale du Moogo. Elles se réclament
d’Ahmadou, combattu avec détermination par Archinard109. Les officiers « soudanais » se
sont d’ailleurs montrés particulièrement intransigeants à l’égard des Tidjanes. Ils ont en effet
été convaincus que ces musulmans ont été impliqués dans le massacre de la mission Flatters
qui a eu lieu au Sahara en 1881. Leur hostilité fait probablement écho à une théorie du
« complot panislamique » notamment relayée par Jules Ferry. Particulièrement vivace au
début des années 1880, cette crainte du « fanatisme musulman » s’estompe au début des
années 1890 en Métropole110. Tandis que les « Soudanais » relancent la guerre avec
Ahmadou, des officiers « indigénophilles » produisent d’importantes études sur l’ « Islam
noir » et les confréries maraboutiques. Nous pensons entre autres à Alfred Le Châtelier,
Xavier Coppolani – particulièrement actif en Mauritanie – et plus tard Robert Arnaud (aussi
connu sous l’anagramme « Randau ») qui parcourt le pays mossi vers 1905-1906111. David
Robinson a montré que des parcours d’accommodation ont aussi pu exister entre les autorités
origines de l’Islam jusqu’à nos jours, Paris, Le Roux, 1885, 121 p. ; Holt Peter Malcolm, The Mahdist State in
the Sudan. 1881-1898. A Study of Its Origins Development and Overthrow, Oxford, Clarendon Press, 1950, 264
p. ; Warburg Gabriel R, « Mahdism and Islamism in Sudan », in International Journal of Middle East Studies,
vol. 27, n° 2, 1995, pp. 219-236.
107
Kouanda Assimi, « La révolte d’Alassane Moumini », in Madiéga Y. G. et Nao O., (dirs.), Burkina Faso, cent
ans d’histoire, 1895-1995, tome 1, op. cit., pp. 569-593.
108
La Tidjaniya est un mouvement confrérique soufi qui s’est développé au XVIIIe siècle dans le Maroc actuel.
Au XIXe siècle, il se répand au sud du Sahara, et s’implante solidement dans la zone mauritano-sénégalaise.
109
Audouin J. et Deniel R., L’Islam en Haute-Volta…, op. cit., p. 49.
110
Frémeaux J., La France et l’Islam depuis 1789, Paris, PUF, 1991, p. 99.
111
Voir par exemple Le Châtelier Alfred, L’Islam dans l’Afrique occidentale, Paris, 1899 ; Coppolani Xavier et
Depont Octave, Les Confréries religieuses musulmanes, Paris, 1897 ou encore Arnaud Robert, Précis de la
politique musulmane : 1. Pays des Maures de la rive droite du Sénégal, Alger, 1906. Pour le cas des pays de la
Boucle du Niger, nous aurions pu bien sûr citer le récit de voyage de Binger.
230
coloniales et les chefs des confréries musulmanes affiliée à la Tidjaniya dans la zone
sénégalo-mauritanienne112. À partir de 1902, sous l’action du gouverneur général de l’AOF
Ernest Roume, un Service des Affaires musulmanes voit le jour. La politique
d’accommodation qui y est définie va de pair avec une surveillance étroite des marabouts
influents de la zone sénégalo-mauritanienne. Entre 1900 et 1903, Amédée William Merlaud
Ponty, alors délégué permanent du Gouvernement général à Kayes, semble s’inscrire dans la
même tendance, lui qui affiche sa conviction selon laquelle l’islam est la religion la plus
adaptée aux mœurs des populations « noires », ainsi qu’un facteur d’élévation spirituelle et
morale113. Cependant, le regard porté sur l’islam « noir » par les fonctionnaires coloniaux
change à partir des années 1905-1906. Tout d’abord en raison de l’assassinat de l’islamologue
Coppolani en 1905 dans l’Adrar (actuelle Mauritanie). Puis, en réaction à l’important
soulèvement de marabouts qui a secoué le Haut-Sénégal-Niger (HSN) en 1906. Ponty, qui en
est devenu le lieutenant-gouverneur, a pris une série de mesures visant à mieux surveiller les
marabouts originaires d’Afrique du Nord ou du Moyen-Orient. La circulation d’ouvrages
religieux écrits en arabe est aussi étroitement contrôlée par Ponty qui dénonce la
« propagande anti-française » dont se rendraient coupables des marabouts « étrangers »114.
Devenu gouverneur-général de l’AOF en 1908, Ponty ne change pas de ligne. La méfiance
reste de mise. Son ambition vise à contenir les progrès de l’islam en Afrique de l’Ouest et
ainsi de faire en sorte de contenir les mouvements subversifs dirigés contre la présence
française.
L’émergence d’une personnalité religieuse comme Alassane Moumeini est à rattacher
à un contexte plus global d’agitation d’apparence religieuse en AOF, mais dont les motifs
politiques ne sont pas absents. Assimi Kouanda pense que le mouvement qui prend forme
dans la région du Kippirsi en 1908 n’est pas sans lien avec l’agitation conduite deux à trois
ans plus tôt par des marabouts du Nord de la Gold Coast115. Celui qui se considère comme le
« bien guidé » commence à faire parler de lui dès 1907. Après avoir visité les localités de
Koudougou, Yako et Kumléla, Moumeini s’établit durablement à Ramongo tout en
encourageant les populations à se convertir à la religion de Mahomet ainsi qu’à refuser de
112
Robinson David, Sociétés musulmanes et pouvoir colonial français au Sénégal et en Mauritanie, 1880- 1920.
Parcours d’accommodation, Paris, Karthala, 2004, 380 p.
113
Il s’agit de propos tenus par Ponty et rapportés in De Benoist Joseph-Roger, Église et pouvoir colonial au
Soudan français. Administrateurs et missionnaires dans la Boucle du Niger (1885-1945), Paris, Karthala, 1987,
p. 169.
114
Ibid., pp. 220-221.
115
Assimi Kouanda appuie ses propos sur les travaux réalisés par Ivor Wilks. Voir notamment son ouvrage Wa
and Wala. Islam and Polity in north western Ghana, African Studies Series 63, Cambridge University Press,
1989.
231
payer l’impôt. L’absence de contrôle colonial serré dans la région, l’indignation suscitée
auprès de nombreux Mossi ou Gourounsi par la dureté de la politique conduite par Carrier, lui
valent une certaine popularité. Certains naaba se seraient également montrés sensibles aux
arguments défendus par Moumeini, à commencer par le Ramongo Naaba116. Cependant, tous
n’ont pas suivi le mouvement. En janvier 1908, après avoir quitté Ramongo, Moumeini est
contraint d’entrer de force dans le village de Kumléla qui lui a été fermé par le Kokologo
Naaba. Ce chef a refusé de se convertir à l’islam comme le lui a proposé Moumeini. Le mahdi
a donc décidé de faire parler les armes et peut-être par imitation de Mahomet, il s’est attaché à
détruire les « fétiches » déposés dans la case du chef. Malgré les moyens parfois expéditifs
employés par Moumeini, malgré aussi la résistance de quelques naaba, ce dernier n’a cessé de
voir affluer un nombre toujours plus important de partisans au fur et à mesure de sa marche
vers Ouagadougou. Son objectif a pu le rendre populaire : chasser les Nasaara de la capitale
royale.
Le 11 janvier, les Pères Blancs, solidaires des autorités coloniales en la circonstance,
se disent inquiets à l’annonce de l’entrée du « prophète » dans le Moogo117. Leur crainte est
d’autant plus grande qu’ils sont persuadés que Moumeini reçoit le soutien de Mossi venus de
l’ensemble du cercle afin de recevoir « les insignes de la foi musulmane »118. Le lendemain,
les missionnaires constatent que Carrier est aussi soucieux qu’eux. Le temps où cet
administrateur affichait son optimisme quant à la situation politique du Moogo semble bien
loin. Carrier n’a pu que prendre conscience de la gravité de la situation. La concentration des
troupes de Moumeini dans le Sud du Moogo lui est rapportée. On se souvient que cette partie
du pays mossi a été celle qui a continué de soutenir Naaba Wobgho. Dès lors, la Mission
catholique de Ouagadougou fait office d’yeux et d’oreilles pour le compte des autorités
coloniales. Elles trouvent leur meilleur informateur auprès d’un certain Dominique, fils du
Komsilgha Naaba119. Ce prince parvient à « infiltrer » les partisans de Moumeini et à donner
une idée approximative de l’importance de la mobilisation autour du mahdi. D’après les Pères
Blancs, Moumeini aurait rassemblé entre 1.500 et 2.000 hommes soutenus, d’après eux, par
un nombre important de naaba. Dans la nuit du 12 au 13 janvier 1908, Carrier ordonne le
départ d’une colonne censée défaire le chef du mouvement. Elle compte environ dix gardes de
cercle et une soixantaine de miliciens ainsi que deux cavaliers du Moogo Naaba faisant office
d’éclaireurs. Cette colonne, commandée par l’administrateur-adjoint Vadier ainsi que
116
Kouanda A., « La révolte d’Alassane Moumini », op. cit., pp. 584-585.
Diaire du 11 janvier 1908, APBO.
118
Ibid.
119
Diaire du 12 janvier 1908, APBO.
117
232
Dufrenoy, fait route sur Kumléla où elle rencontre rapidement Moumeini et ses hommes. La
région leur est particulièrement hostile. Les Pères Blancs apprennent que, dans tout le
Kippirsi, « on se prépare à la guerre, on s’exerce au tir et on fabrique des flèches »120. Le 14
janvier, les mêmes missionnaires écrivent que les « routes ne sont plus sûres pour les blancs,
ni pour leur entourage » et que les « gardes ne peuvent plus s’aventurer seuls »121. De leur
côté, les habitants de Ouagadougou ont commencé à fuir la capitale et Naaba Saaga II s’est
réfugié auprès du commandant de cercle. Le 14 janvier, Alassane Moumeini qui prétendait
être invulnérable face aux balles des Blancs en a reçu une parmi les premières et est tombé,
mortellement blessé… Les victimes dans son camp auraient été nombreuses. Mais la mort du
mahdi n’a pas découragé ses partisans. Tout d’abord parce que la nouvelle n’a pu être
rapidement colportée loin du champ de bataille. Ensuite parce que des rumeurs se sont
propagées qui ont contredit l’annonce de son décès. Malgré tout, les troupes de Vadier sont
parvenues non sans peine à s’emparer de Ramongo le 17. Le lendemain, les habitants de
Ouagadougou ont encore vécu dans la crainte de voir leur capitale prise par les hommes de
Moumeini122. Finalement, le mouvement est assez rapidement retombé. Il n’aura
véritablement duré que deux bonnes semaines et n’aura pas gagné l’ensemble du Moogo.
Pour autant, cette révolte n’est pas sans graves conséquences, en particulier pour les naaba.
En effet, Vadier, en même temps qu’il a été chargé par Carrier de se porter au-devant
des hommes de Moumeini, a également dû rechercher des coupables. À lire le rapport produit
par le Cercle pour l’année 1908, il apparaît que Carrier n’a en rien remis en cause sa politique
maladroite contre les naaba. Il n’a pas davantage envisagé que cette révolte de 1908 a pu être
provoquée par le fort accroissement de la pression fiscale qu’il a autorisé. Au contraire, les
raisons profondes de ces troubles, il les attribue à son prédécesseur, le capitaine Lambert !
Pour Carrier, Lambert est doublement coupable. Tout d’abord en raison de la défaillance du
service de renseignement qu’il a mis sur pied. Pour le commandant de cercle, il aurait eu pour
principal inconvénient d’avoir été « exclusivement assuré par les soins des nabas » ; et ces
derniers n’auraient fait connaître « aux Commandants de Cercle que les événements qu’ils
n’avaient pas intérêt à lui dissimuler et lui cachaient soigneusement tous ceux auxquels ils
étaient mêlés, ou dont ils pouvaient désirer voir se produire les résultats à l’insu de notre
autorité »123. Ainsi, Lambert, par faiblesse, se serait laissé duper par les naaba qui auraient
120
Diaire du 13 janvier 1908, APBO.
Diaire du 14 janvier 1908, APBO.
122
Diaire du 18 janvier 1908, APBO.
123
« Rapport politique du mois de janvier 1908 », HSN, cercle de Ouagadougou, Ouagadougou, 31 janvier 1908,
ANCI 5EE 15 3/1.
121
233
utilisé leur position de médiateurs de savoir au détriment des intérêts du Cercle. Le
« complot » de Moumeini serait ainsi passé inaperçu dans un premier temps en raison de la
rétention d’informations dont se seraient rendus coupables de nombreux naaba. L’autre
critique portée contre Lambert revient à dénoncer sa politique jugée globalement trop
conciliante avec les naaba. Selon Carrier, la chefferie mossi serait restée suffisamment forte
et organisée pour constituer « un vaste filet étendant ses mailles sur toute l’étendue du
Cercle »124. Plutôt que de revenir sur la lutte contre-productive qu’il a menée contre la
chefferie, Carrier se voit au contraire conforté dans l’idée qu’ils ont continué de représenter
une force qu’il estime plus que jamais « urgent d’amoindrir »125. Réglant personnellement des
comptes avec Lambert, le commandant affirme que celui-ci aurait dit aux chefs que son départ
entraînerait la perte d’ « un ami bienveillant », et qu’il serait remplacé par « une sorte de
despote qui n’hésiterait pas à les briser »126… Bien évidemment, Lambert ne pouvait être
tenu pour le seul responsable de la survenue des troubles. D’autres têtes devaient encore
tomber, à commencer par celles des naaba.
Carrier entend bien faire des exemples afin qu’un tel mouvement ne se reconstitue pas
dans le Moogo. Dans cet ordre d’idées, il estime que le sévère châtiment d’une poignée de
naaba pourrait être dissuasif. Les enquêtes qu’il mène afin de déterminer quels sont les chefs
cachés derrière le mouvement sont pour le moins sommaires. Elles ne reposent sur aucune
source précise, si ce n’est les Pères Blancs qui font figure de dénonciateurs. Les missionnaires
n’ont en effet pas gagné la sympathie de la majorité des naaba, loin de là. Certains, comme le
Komsilgha Naaba, leur sont fidèles. Mais ils ne constituent qu’une exception. Face aux
dangers que fait peser l’expansion de l’islam dans le Moogo, les Pères Blancs n’ont pas
trouvé parmi les naaba des alliés sûrs. Pourtant, les Pères Blancs savent bien que ces chefs
ont longtemps contenu l’expansion de cette religion et qu’ils n’y adhèrent pas totalement.
Mais, il faut croire qu’en ce début de XXe siècle, les naaba estiment plus grave encore
l’importation de la foi catholique en pays mossi. N’est-elle pas susceptible de saper les
fondements religieux de leur autorité ? Par conséquent, pour les Pères Blancs, les chefs
coupables sont tout désignés. Outre le Ramongo Naaba, le chef de Kombissiri passe pour une
des « têtes principales » de la révolte127. Les missionnaires pensent que le Kombissiri Naaba
se serait autoproclamé successeur naturel de Naaba Koom II qu’il aurait accusé d’être la
124
Ibid.
Ibid.
126
Ibid.
127
Diaire du 12 janvier 1908, doc. cit.
125
234
« créature des blancs »128. Le cas des naaba de Réo, Conquizitenga et Laalé est également
examiné par les fonctionnaires du Cercle. Enfin, les Pères Blancs sont convaincus que le
Kamsaogo Naaba du roi est lui aussi impliqué. Rappelons-nous qu’il était déjà suspecté en
1904 d’avoir manifesté son mécontentement face aux réformes administratives engagées cette
année-là129. Le Père Supérieur vient en personne dénoncer le chef de province qui se voit par
conséquent démis de ses fonctions, tout comme le Larlé Naaba130. Carrier va encore plus loin
et opte pour la thèse d’une implication générale des naaba. Selon lui, il existe deux catégories
de coupables : ceux qui ont pris directement part aux troubles en accueillant Moumeini à
l’image du Ramongo Naaba, ou en l’aidant à mobiliser ses troupes. Les autres seraient des
responsables indirects dans la mesure où ils auraient couvert le mouvement par leur silence. À
tous ceux-là, Carrier applique une justice expéditive. Le Tribunal de Province prononce de
graves peines sans qu’aucune preuve formelle ne permette de les confondre. Les plus suspects
se voient frapper par des peines allant de trois à cinq ans de prison après révocation
immédiate ; le Ramongo Naaba en fait partie. Les autres, plus nombreux, écopent d’une peine
de quinze jours de prison131 à l’image du Boussouma Naaba tout comme du Kombissiri Naaba
qui était pourtant revenu à Ouagadougou s’acquitter prestement de l’impôt afin de se voir
dédouaner de toute responsabilité. Comme le notent avec cynisme les Pères Blancs, le « coup
est manqué »132…
Afin de déterminer les coupables, Carrier espère bien que les naaba se dénonceront
mutuellement. Il charge notamment le Baloum Naaba de retrouver les responsables tout en lui
enjoignant de ne pas regagner la capitale tant que sa tâche ne sera pas accomplie133. La crainte
de se voir destitué explique le désordre qui règne alors parmi les chefs. D’après un rapport du
mois de mars 1908, les naaba auraient commencé « à se jalouser et à se dénouer les uns des
autres »134. Cet état d’esprit qu’il qualifie de « nouveau » et d’ « heureux » tiendrait « à ce
que chacun ayant pas mal à se faire pardonner, cherche à donner des preuves de sa fidélité et
pense y parvenir en me renseignant sur les méfaits du voisin »135. Nous ne savons pas si ces
affirmations sont avérées. Mais elles ne sont pas improbables. C’est que les rivalités entre les
naaba ne sont pas nouvelles, et que le contexte particulier du moment peut permettre à
128
Ibid.
Diaire du 14 janvier 1908, doc. cit.
130
Balima A. S., Genèse de la Haute-Volta, op. cit., p. 75.
131
« Rapport politique du mois de janvier 1908 », doc. cit.
132
Diaire du 16 janvier 1908, doc. cit.
133
Lettre de Carrier à Vadier, 18 janvier 1908, Cercle de Ouagadougou, ANCI 4BB 95.
134
« Rapport politique » mars 1908, HSN, cercle de Ouagadougou, Ouagadougou, 31 mars 1908, ANCI 5EE 15
3/1.
135
Ibid.
129
235
certains d’en découdre avec de vieux rivaux. Par ailleurs, la répression de la révolte ainsi que
les peines prononcées font prendre conscience aux naaba de l’intérêt qu’il y a à donner des
gages de loyauté au commandant de cercle. Toute révolte ouverte étant dans l’immédiat vouée
à l’échec, les chefs se voient contraints de défendre leur naam par tous les moyens dont ils
disposent. Pour Carrier, ce climat délétère de suspicion qui règne entre les chefs est une
aubaine. Il compte sur cela pour, dit-il, « désagréger le bloc des nabas », c’est-à-dire rendre
impossible toute possibilité d’alliance et de coalition136.
De son côté, le jeune Moogo Naaba compte aussi parmi les victimes du soulèvement.
Là encore, aucune preuve ne permet d’établir la moindre participation du roi à la révolte. Pour
autant, Carrier décide de renforcer le réseau de surveillance autour de sa personne
parallèlement à l’abaissement du montant de sa solde annuelle137. Le commandant de cercle,
sous-estimant le Moogo Naaba, ne voit pourtant en lui qu’un homme « incapable, par luimême, de faire quoi que ce soit contre notre autorité »138. Pour Carrier, si le souverain est
d’une inconsistance politique presque totale, du moins est-il le pantin de son entourage. Or,
précisément, des proches du Moogo Naaab sont suspectés d’avoir pris part aux troubles.
Carrier pense que le Moogo Naaba a été influencé au point d’avoir fait prévenir Moumeini du
départ des troupes françaises par l’entremise d’un cavalier. Il accuse également le Baloum
Naaba d’avoir fait remettre au mahdi une somme de 50.000 cauris ainsi… qu’une paire de
sandales ! Enfin, le Widi Naaba est accusé d’avoir envoyé un émissaire à Moumeini139. En
accusant et en punissant le roi et ses hauts dignitaires, Carrier, selon toute vraisemblance,
souhaite marquer les esprits et réaffirmer aux yeux des naaba subalternes ainsi que des sujets,
qui est le véritable maître dans le Moogo.
Au même moment, le commandant projette de réorganiser l’administration du cercle.
Il décide de réunir dans une même province les cantons du Kippirsi ainsi que les petites
provinces du Conquizitenga et de Réo tout en rognant sur une portion des secteurs dévolus
aux Baloum et Gounga Naaba. La partie occidentale de ces secteurs est celle placée au contact
des zones qui se sont soulevées140. Soulignant la faible autorité ainsi que l’incompétence des
136
Ibid.
Carrier justifie cette mesure financière par le fait que l’importance de la solde du roi permettait de donner aux
gens de son entourage une trop grande influence. Cette solde est pratiquement divisée par deux, passant à 20.000
francs. Cf. Lettre de Carrier à Vadier, doc. cit., et « Fiche de renseignement concernant le nommé Seidou Kouka,
Moro-Naba », Haut-Sénégal-Niger, cercle de Ouagadougou, Ouagadougou, 1er semestre 1908, ANCI 5EE 54.
138
« Rapport politique du mois de février 1908 », HSN, cercle de Ouagadougou, Ouagadougou, 1er mars 1908,
ANCI 5EE 15 3/1.
139
Lettre de Carrier à Vadier, doc. cit.
140
Ibid.
137
236
Carte n° 10 : Le cercle du Mossi d’après les relevés de Lucien Marc (1909)
Source : Marc Lucien, Le Pays Mossi, Paris, Larose, 1909, pp. 50-51.
237
naaba de cette région devant la montée de la contestation, Carrier ordonne de placer à la tête
de la nouvelle province un « naba énergique » et surtout docile141. Ailleurs, il préconise de
diminuer drastiquement le nombre de naaba. Ceci doit être réalisé au moyen du regroupement
des nombreux commandements qui débordent les limites des cinq secteurs créés en 1900. En
1909, les treize provinces placées sous l’autorité des kug zidba ainsi que d’autres chefs des
« périphéries » sont aussi réorganisées142. L’Administration se plaint effectivement de
l’enchevêtrement de ces territoires. Invoquant un souci de « rationalisation » administrative,
Carrier décide de simplifier la carte du cercle en optant pour la reconnaissance de huit
secteurs clairement délimités par les axes routiers convergeant sur Ouagadougou143. Cette
mesure permet de diminuer le nombre de chefs de canton qui était considéré comme « hors de
proportion avec les besoins d’une bonne administration »144. Les autorités du cercle
souhaitent ainsi alléger la pression fiscale reposant sur les administrés. Non seulement en
abaissant le nombre de naaba rémunérés par elles145, mais encore en limitant les risques
d’exactions supposés des chefs subalternes. Enfin, l’administrateur entend refonder son
service de renseignement en tâchant de contourner la chaîne d’information constituée par la
chefferie. Utilisant ses maigres effectifs, Carrier envoie dans chaque localité jugée stratégique
un agent africain chargé de collecter les taxes et impôts locaux tout en y consignant
scrupuleusement les événements qu’il pourrait juger utile de faire connaître au Cercle146.
En dépit des analyses produites par l’Administration, la révolte de 1908 montre que les
naaba continuent de disposer d’une forte autorité sur leurs sujets. Malgré les défis lancés par
la pacification du Moogo, ils sont encore capables de les mobiliser et de prendre la tête d’un
mouvement de résistance d’envergure contre les autorités coloniales. Cependant, ces
événements montrent aussi qu’il leur est difficile de mettre en œuvre une action coordonnée
d’ampleur. Il est probable que les membres de la Cour de Ouagadougou, c’est-à-dire là où le
141
Ibid.
Ces treize provinces sont commandées par cinq kug zidba à savoir les Kamsaogo, Baloum, Larlé, Widi et
Gounga Naaba. S’y ajoutent les chefs de Téma, Mané, Laalé, Réo, Conquizitenga, Yako, Béloussa et
Boussouma.
143
Ces secteurs sont placés sous l’autorité des Larlé, Kamsaogo, Widi, Baloum, Béloussa Boussouma et Yako
Naaba, ainsi que sous celle de Tahirou, un chef étranger à la région qu’il commande imposé par le commandant.
D’après les rapports du Cercle, le Laalé Naaba cède le commandement de son canton au Larlé Naaba après avoir
fait connaître son incapacité à l’administrer. En mai 1909, le Larlé Naaba se voit aussi placé sous ses ordres le
Conquizitenga Naaba. Quant au Téma Naaba, il a rétrogradé de la fonction de chef de province à celle de canton.
Il est placé depuis décembre 1908 sous la tutelle du Widi Naaba. Cf. « Rapport politique » mai 1909, HSN,
cercle de Ouagadougou, Ouagadougou, 31 mai 1909, ANCI 5EE 15 3/2.
144
Ibid.
145
Au total, Carrier évalue à environ 50 le nombre de chefs de canton dépossédés de leur charge entre 1908 et
1909 « par voie d’extinction ». Ceci signifie que les chefs décédés ou démis de leur fonction n’ont pas été
remplacés.
146
Ibid.
142
238
contrôle européen s’exerce le plus de fortement, aient saisi plus tôt que les chefs des
commandements périphériques l’impossibilité de combattre frontalement les autorités
coloniales. Le Moogo Naaba et sa suite n’avaient d’ailleurs pas grand-chose à gagner à la
réussite plus qu’incertaine du soulèvement. Car celui-ci était aussi tourné contre le roi,
assimilé à la puissance occupante. Tout laisse à penser qu’après 1908, la Cour a durablement
opté pour une politique plus accommodante avec les autorités du cercle. Non dénuée
d’arrière-pensées, ou de ruse, cette ligne de conduite coïncide avec l’instauration par Dakar
d’une politique d’association avec les autorités africaines.
Ce tournant a été vivement souhaité par le gouverneur général Ponty. La « politique
des races » qu’il formule en 1909, s’inspire des principes édictés par Gallieni à
Madagascar147. Cette « politique des races » repose sur le respect apparent des « coutumes »
ainsi que la séparation des « races » ou « ethnies » qui sont en quelque sorte « essentialisées ».
Ponty entend placer à la tête de chaque groupement de population « homogène » un chef dont
il est issu. Dans l’Ouest, c’est-à-dire dans la région de Bobo, la maison de guerre des Wattara
est ainsi renforcée bien que les autorités coloniales ne soient pas toujours convaincues de la
pertinence de ce choix148. En 1907, ces mêmes autorités, à commencer par le commandant de
cercle de Bobo, disent y regretter l’existence de chefferies de canton qui seraient artificielles.
Dans le Moogo, la situation paraît à fois différente et plus simple. Le successeur de Carrier,
Jules Vidal, se dit en effet « frappé de l’extraordinaire esprit de discipline et d’obéissance
passive [de la population du Moogo] qui lui avait été imprimé par ses anciens dominateurs
dont les plus impérieux comme les plus influents ont toujours été et sont encore les Chefs de
147
Pour Gallieni, gouverneur de Madagascar entre 1896 et 1905, cette « politique des races » passe cependant
par l’affaiblissement des royautés mérina et, au contraire, par le renforcement des communautés côtières moins
solidement organisées. En 1905, la constitution des 20 provinces de la « Grande Ile » a plus ou moins tenu
compte des « frontières ethniques » délimitées par ses services. Chacune de ces provinces a été placée sous
l’autorité d’un chef local étroitement contrôlé par le pouvoir colonial. Tandis que les fonctionnaires mérinas se
sont trouvés concentrés sur le Plateau Central d’où ils étaient censés être originaires, Gallieni s’est attaché à
obtenir la collaboration des souverains de l’Ouest et du Sud-Ouest de l’île. L’objectif visait à affaiblir davantage
la monarchie mérina. Cependant, le manque de formation des fonctionnaires de la côte, les difficultés
rencontrées avec les petites monarchies sur lesquelles il a tenté de s’appuyer, l’ont conduit à revoir sa politique à
l’égard des Mérinas dans un sens plus accommodant. Cf. Martin Jean, L’Empire triomphant, 1871/1936, 2e vol.,
Paris, Denoël, pp. 283-289 ; Michel Marc, Gallieni, Paris, Fayard, 1989, 363 p.
148
Les Wattara sont originaires de la région de Kong. Au début du XVIIIe siècle, ils menèrent leurs premières
incursions dans les pays de la Boucle du Mouhoun (Volta Noire). Cette pénétration fut loin d’être pacifique.
Tandis que Binger estime qu’un seul fama ou « roi » a gouverné l’État de Kong (situé entre Bobo et Djenné),
Mahir Saul rappelle qu’il est impossible de déterminer qui est le véritable chef de cette formation politique.
Celle-ci pouvait être dominée par un homme victorieux à la guerre, détenteur d’un fort capital économique ou
d’une position d’aîné au sein d’un lignage. Au début de la conquête, les officiers français constituèrent des
« États » dont celui de Kong confié à Pintiéba qui leur était favorable. Ceci fut réalisé dans le cadre de
l’administration indirecte. Ces États finirent par disparaître à partir de 1905. Cf. Saul Mahir, « Les maisons de
guerre des Watara dans l’ouest burkinabè précolonial », in Madiéga Y. G. et Nao O., (dirs.), Burkina Faso, cent
ans d’histoire, 1895-1995, tome 1, op. cit., pp. 381-417.
239
cantons »149. Précisément, pour Ponty, l’ « apprivoisement » des « indigènes » passe par
l’appui apporté à de « bons chefs indigènes jouissant d’une grande autorité morale »150 et
choisis « au sein des populations qu’ils doivent diriger »151. Vidal ne peut qu’y voir la
nécessité de soutenir l’autorité des naaba dans la mesure où ils répondent parfaitement aux
critères retenus par Ponty.
Le commandant se risque d’ailleurs à une sévère critique de la politique conduite par
Carrier. Voici en effet ce qu’il écrit dans son rapport de mars 1910 : « je ne suis pas éloigné
de croire, contrairement à ce qu’en pensait mon prédécesseur, que notre intérêt politique
primordial nous commande présentement et pour longtemps encore, non pas de combattre et
supprimer par voie d’extinction la puissance de ces chefs, mais bien de la canaliser à notre
profit et d’en tirer tout le parti utile en la subordonnant progressivement à notre étroite
volonté, pour, finalement, la maîtriser et l’absorber. Cette puissance est en effet, tellement
liée au fondement social et ethnique du peuple Mossi que ce serait, à mon avis, pure chimère
en l’état actuel de notre pénétration civilisatrice, que de songer à la faire disparaître par le
simple effet d’une décision administrative »152. Cette fois, la politique « antiféodale » de
Carrier est indirectement perçue comme une cause ayant provoqué le soulèvement de 1908.
L’esprit de la « politique des races » est quant à lui plutôt explicite. La société mossi y est vue
comme excessivement homogène selon une grille de lecture que nous pourrions qualifier de
« culturaliste ». En vertu de celle-ci, « le » Mossi serait naturellement obéissant et discipliné.
Le pouvoir que ses naaba a fait peser sur lui auraient imprimé une marque indélébile dans son
esprit. Cette culture de l’obéissance constituerait une force inertielle d’autant plus importante
qu’elle s’est développée dans la durée. La politique « antiféodale » de Carrier, conduite sans
aucune vue à long terme, ne pouvait donc donner des résultats appréciables. Ce déphasage
temporel est clairement exprimé par Vidal selon qui « Vouloir détruire en quelques années
des attaches séculaires si profondément enracinées, c’est aller au devant de difficultés
inextricables, c’est aller surtout à l’impopularité et à la désaffection totales, ce qu’il nous faut
éviter à tout prix »153. Remarquons que pour autant, cet administrateur n’est pas favorable au
maintien indéfini des institutions politiques mossi. Il parie au contraire sur leur lent et
149
« Rapport politique de mars 1910 », HSN, cercle de Ouagadougou, ANCI 5EE 15 3/3.
Discours d’ouverture de la session de juin 1909 du Conseil de gouvernement de l’AOF, extrait in De Benoist
J.-R., Église et pouvoir colonial au Soudan français…, op. cit., p. 189.
151
Circulaire n° 186 du 22 septembre 1909, Journal Officiel de l’Afrique Occidentale Française, 1909, pp. 447448.
152
« Rapport politique de mars 1910 », doc. cit.
153
Ibid.
150
240
progressif essoufflement à mesure que l’aspect « civilisateur » de la présence française
s’imposera comme une évidence auprès des populations mossi.
La suite du rapport révèle des propos plus techniques que théoriques. En effet, pour
Vidal, les révocations de chefs et les suppressions de commandements se sont avérées
contraires au bon fonctionnement de l’administration du cercle. Il se rend compte que les
chefs démis de leur fonction ont pu constituer des éléments hostiles au pouvoir central
capables de le déstabiliser. D’autant plus qu’à l’en croire, « l’affection et le dévouement
sincères des chefs et des habitants de village restent entièrement dirigés vers les chefs de
cantons dépossédés ou vers les héritiers, suivant la tradition, des chefs défunts »154. Il serait
par conséquent simpliste de penser que la déchéance d’un naaba soit un cadeau pour son
successeur155. Dans ce cas, la politique de Carrier ne peut raisonnablement satisfaire qu’une
petite minorité de chefs. Pour les autres, les motifs d’une action commune contre le pouvoir
colonial sont tout trouvés. Enfin, Vidal ne voit pas quels sont les autres acteurs africains
capables de servir d’intermédiaire entre le pouvoir central et les villages. Plutôt que de
chercher à se débarrasser des naaba, il parie davantage sur leur formation, leur
accompagnement – notamment en matière de justice – afin d’en faire de bons auxiliaires
administratifs. Ces certitudes peuvent faire penser qu’il s’agit là de revenir en grande partie
sur les réformes de 1904. Mais Vidal ne dispose pas de l’autorité suffisante pour y parvenir.
Seul le gouverneur à Dakar peut l’appuyer significativement. Ponty a-t-il d’ailleurs quelque
chose à dire au sujet de ce qui est une traduction locale de la « politique des races » qu’il
préconise ?
La nouvelle orientation préconisée par Vidal est vue comme un des remèdes possibles
visant à guérir la région du Kippirsi de son état d’insoumission chronique. Malgré la fin de la
révolte de Moumeini, le calme n’y est toujours pas revenu. En 1909, Carrier s’est décidé à
placer à la tête de cette région le Larlé Naaba. Mais, au début de l’année 1911, ce kug zidba a
dû admettre son incapacité à y imposer son autorité et son souhait de se voir adjoindre un
fonctionnaire européen. Citant les propos de ce chef de province, Vidal rapporte que « de
nombreux habitants manifesteraient l’intention de ne pas lui obéir [et] feraient des
approvisionnements de flèches et iraient même acheter des fusils dans les Cercles de
154
Ibid.
Vidal rapporte l’existence d’autres cas similaires qui le confortent dans cette idée. En juin 1910 par exemple,
il se rend à Yako à l’occasion des funérailles de son naaba. Au cours du séjour, il relève le profond attachement
manifesté par les kombéré et les tengnaaba à la famille du chef qui avait été dépossédé de sa charge. Voici
pourquoi il préconise de tirer profit du respect qui entoure la famille du chef afin de gouverner la région de
Yako. Ceci doit se faire tout en fortifiant l’autorité de son jeune fils dont il loue par ailleurs l’intelligence. Cf.
« Rapport politique », juin 1910, HSN, cercle de Ouagadougou, Ouagadougou, 1er juillet 1910, ANCI 5EE 15
3/3.
155
241
l’ouest »156. C’est la raison pour laquelle le commandant prend l’initiative de créer un poste
dans le Kippirsi et nomme un fonctionnaire européen afin de prêter main-forte au Larlé
Naaba. En dehors de cette mesure particulière, Vidal tire d’autres conclusions qui font office
de ligne de conduite à tenir durablement à l’égard de la chefferie. La première tient à la
certitude que l’éviction des naaba de l’administration du cercle entraîne des effets bien plus
négatifs que leur maintien. Ceci vaut aussi pour le Larlé Naaba qui est pourtant jugé
impopulaire dans le Kippirsi157. Selon Vidal, la suppression de la chefferie aurait en effet
tendance à encourager l’ « individualisme » des Mossi qu’il dit observer là où l’autorité des
naaba est faible ou nulle158. Les Mossi du Kipprisi semblent justement visés. À l’inverse de
ce que prétendait Carrier, son successeur se dit convaincu que la plupart des Mossi sont loin
d’être ralliés à la cause de la puissance coloniale. Et, si dans certaines provinces du Moogo, le
calme règne, ce serait « dû seulement à la très réelle autorité des nabas et au concours qu’ils
nous prêtent soit bénévolement, soit par contrainte, et non à la fidélité de la masse du peuple
qui ne nous connaît pas et vit tout à fait en dehors de notre influence »159. Ce lien fort établi
entre les chefs et leurs sujets fait précisément des naaba des hommes dangereux dans le sens
où, s’ils devaient être hostiles aux autorités coloniales, ils seraient facilement capables
d’emmener avec eux les populations dont ils ont la charge.
Le commandant tient donc à améliorer l’administration de son cercle en rendant plus
efficace la synergie entre les services administratifs européens et les naaba. Plus question
donc de multiplier les tournées afin d’établir un contact direct avec les populations. Vidal se
montre d’ailleurs très peu convaincu de leur intérêt dans la mesure où, écrit-il, « les habitants
des villages insoumis font le vide devant l’Européen chargé de les visiter et regagnent leur
village après son passage ; en quelques occasions même ils tentent une résistance toujours
très aisément brisée, mais dans ces deux cas la prise de contact ne peut avoir lieu »160. En
revanche, il se montre partisan d’une mesure plus souple qui consiste à établir des postes
discrets là où les risques de soulèvement demeurent. Ces points d’appui doivent permettre à
un ou deux fonctionnaires de réaliser quelques visites « inopinées ». Ces visites-éclairs sont
censées permettre une remontée rapide d’informations quant à l’évolution de l’état d’esprit
156
« Rapport politique du mois de février 1911 », HSN, cercle de Ouagadougou, Ouagadougou, 3 mars 1911,
ANCI 5EE 15 3/4.
157
« Rapport d’ensemble sur la situation politique du Cercle en 1911 », HSN, cercle de Ouagadougou, ANCI
5EE 33.
158
Ibid.
159
Ibid.
160
« Rapport politique du mois de février 1911 », doc. cit.
242
des sujets. Elles auraient en outre l’avantage de donner aux naaba le sentiment qu’ils peuvent
être surveillés à tout moment par les autorités coloniales.
Quoi qu’il en soit, ce revirement de la politique indigène en pays mossi revient à dire
que Carrier s’est montré impuissant à accomplir le « 1789 du Mossi ». Dans ce contexte, la
contribution des naaba à l’administration du cercle est réaffirmée et s’organise. En bref, les
chefs mossi, sans rompre avec toute forme de résistance, s’engagent sur la voie de
l’accommodation avec le pouvoir colonial et réciproquement. Comme nous souhaitons
désormais le montrer, ceci a conduit à une redéfinition de la charge de naaba qui n’est pas
uniquement consciente, les effets culturels de la présence coloniale y ayant joué un rôle
important.
Être naaba au début du XXe siècle : les « Anciens » contre les
« Modernes »
L’image du « chef rétrograde »
Depuis les premiers temps de la présence européenne, les naaba mossi ont été les
sujets de la construction d’une figure imaginaire du « chef noir ». Jusqu’à la veille de la
Première Guerre mondiale, elle est restée plutôt dévalorisante pour les fonctionnaires
européens. Si certains explorateurs ont pu en donner quelques visions positives ou du moins
nuancées – nous pensons surtout à Binger –, la période qui suit la conquête est celle qui voit
se constituer une image plutôt monolithique de la chefferie. La position des administrateurs,
chargés des besognes quotidiennes, n’est pas la même que celle des explorateurs qui ne sont
que de passage. Les relations entre les fonctionnaires et les chefs sont au minimum empruntes
de méfiance notamment parce que les premiers ont ôté aux seconds une part des prérogatives
qui étaient les leurs avant la conquête. Ajoutons que la constatation de la vigueur des
institutions royales place les administrateurs devant leur propre échec dans la mesure où ils
ont fréquemment pensé à s’y substituer. Enfin, la figure imaginaire du « chef noir », telle
qu’elle apparaît dans la littérature administrative, est aussi une façon de rappeler que les
administrateurs sont dépositaires d’une mission civilisatrice, et que les chefs africains peuvent
en être l’antithèse. D’où l’image répandue du chef « despotique », « pillard », « cruel » ou
tout simplement « incapable ». D’ailleurs, admettons que tous les naaba ne se sont
certainement pas acquittés scrupuleusement de leurs fonctions.
243
L’analyse des descriptions rendues du Moogo Naaba par les autorités coloniales ou les
Pères Blancs est éloquente. Naaba Sigri ainsi que Naaba Koom II passent au début de leur
règne pour des pantins dont l’unique activité consiste à absorber en abondance aliments et
boissons. En 1902, lors d’une course hippique organisée à Ouagadougou, voici le roi que les
missionnaires disent avoir vu à leurs côtés : « Sa Majesté boit plus qu’elle ne mange, et
engouffre dans ses vastes poches un nombre considérable de morceaux de pain »161. Sa mort,
en février 1905, est ainsi commentée par l’Administration : Naaba Sigri « a tout simplement
succombé à l'alcoolisme, cet homme qui buvait effroyablement était depuis longtemps en
proie à des manifestations d'alcoolisme très apparentes »162. Naaba Koom II, de son côté,
passe pour un homme « Ventripotent malgré son âge, sans énergie, apathique, au demeurant
insignifiant »163. Cette image de souverains grossiers, jouisseurs, sans autorité, est reprise sans
aucun recul critique dans les différentes fiches de renseignements ou carnets de note des chefs
par des fonctionnaires qui ne prennent par conséquent pas la peine de comprendre plus en
détail la nature de leur fonction et surtout leur sens du politique. L’image d’Épinal du chef
cupide et tyrannique devient un topos de la « littérature » coloniale. Elle concerne aussi bien
le roi de Ouagadougou que les chefs subalternes. Elle vient particulièrement moraliser les
épisodes de lutte « antiféodale » tout en réaffirmant le caractère moral de cette politique. La
distinction entre les institutions politiques mossi, dont le maintien provisoire est nécessaire à
la bonne marche des affaires du cercle, et la personnalité des naaba est confortée et s’inscrit
parfaitement dans la vision de Voulet164. Cette dissociation rend plus acceptable les
nombreuses arrestations, punitions ou destitutions de chefs. Peu importe le devenir politique
des naaba, seul compte le maintien, dans leurs apparences du moins, des institutions
monarchiques. Pour autant, les administrateurs reconnaissent parfois la qualité de certains de
leurs « intermédiaires coutumiers ». En 1907 par exemple, le commandant de cercle, tout en
souhaitant la réduction du nombre de naaba, admet que les relations entre l’administration et
les provinces sont grandement facilitées par les chefs de canton. Il reconnaît aussi la valeur
particulière de la plupart des kug zindba qu’il estime être généralement plus « intelligents » et
capables de « partager en partie nos idées et [de] faire disparaître de leur esprit leurs
161
Diaire du 1er janvier 1902, APBO.
Rapport politique du mois de février 1905, HSN, cercle de Ouagadougou, ANCI 4BB 94.
163
« Fiche de renseignement concernant le nommé Seïdou Kouka (Moro-Naba) », HSN, cercle de Ouagadougou,
Ouagadougou, 1er semestre 1910, ANCI 5EE 54.
164
Beucher Benoît, « La figure du Moogo Naaba, chef des Moosé de Ouagadougou sous la domination
française : pérennité d’une fonction et singularité des hommes », in Mohamed-Gaillard et alii, Des Français
Outre-mer, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2005, pp. 139-152.
162
244
superstitions par trop grossières et contraires à nos mœurs »165. Sans parler de leurs qualités
intellectuelles, il est vrai que les kug zidba sont ceux qui sont le plus étroitement liés à la
« grande politique » ; celle qui concerne l’ensemble du royaume et du cercle. Leur expérience
du gouvernement est parfois déjà longue comme c’est le cas du Widi Naaba. Elle a été
renforcée par les nouvelles prérogatives attachées à leur fonction de chefs de secteur et de
province. L’Administration pense donc pouvoir s’appuyer sur des chefs de valeur, mais, et
c’est un autre topos de la littérature coloniale, ils sont censés être bien « repérés » par le
Cercle, et surtout « guidés » par lui. Dès lors, la question de la qualité de la communication
entre ces naaba et les autorités coloniales s’avère cruciale.
Lorsque les fonctionnaires n’entreprennent tout simplement pas de démanteler les
grands ensembles politiques africains, ils se disent en effet préoccupés par les difficultés
qu’ils rencontrent à se faire bien comprendre des naaba. L’avenir politique de ces derniers
dépend donc de la rapidité avec laquelle ils peuvent assimiler une culture administrative
européanisée. Pour y parvenir, ces administrateurs se montrent attentifs aux « effets de
génération ». Pour eux, la grande césure est celle qui sépare les chefs en poste avant et après
la conquête. Ils se montrent effectivement méfiants à l’égard des naaba déjà adultes au
moment de l’occupation de 1896-1897. Ils pensent non sans raison que le loyalisme de ces
chefs n’est pas assuré, et redoute aussi leur expérience des affaires politiques qui en fait des
adversaires redoutés166. Cet aspect est tout particulièrement pris en compte lorsque se pose le
problème des successions. Il permet de comprendre pourquoi Seïdou Kouka est devenu
Moogo Naaba Koom II à l’âge de 15 ans environ. En 1910, à la suite du décès du Baloum
Naaba, le successeur reconnu par l’Administration n’a quant à lui que 18 ans. Les autorités
françaises pensent que ce jeune âge permet d’avoir en face d’elles des interlocuteurs
malléables et plus perméables aux « principes civilisateurs » qui justifieraient l’entreprise
coloniale. C’est l’idée défendue par Vidal qui, commentant l’avènement du Baloum Naaba
Tanga, considère que « la jeunesse même du nouveau chef ne peut que le rendre plus
accessible à notre influence et faciliter l’action directe que nous devons tendre à exercer sur
les populations »167. Cette interprétation n’est peut-être pas aussi fondée qu’elle y paraît.
165
« Rapport général sur la politique du Cercle. Année 1907 », HSN, cercle de Ouagadougou, 5EE 32.
Ceci semble valoir particulièrement pour le Yako Naaba qui est destitué en 1910 à un âge assez avancé.
Celui-ci, qui était habitué à commander un territoire relativement indépendant du pouvoir central avant la
conquête, s’est montré résolument hostile à la présence française. L’avènement d’un nouveau Yako Naaba, plus
jeune, ainsi que la scission de son territoire en deux parties, sont donc considérés comme un soulagement pour
les fonctionnaires du Cercle. Cf. « Rapport politique », juin 1910, HSN, cercle de Ouagadougou, Ouagadougou,
1er juillet 1910, ANCI 5EE 15 3/3.
167
« Rapport politique de mars 1910 », doc. cit.
166
245
Certes, Naaba Koom II et Tanga n’avaient respectivement qu’environ sept et un an au
moment de la conquête. Ils n’ont probablement pas les mêmes réflexes de méfiance à l’égard
des Nasaara que leurs aînés. Cette génération, née vers 1885-1890, n’a pas connu l’époque
des premiers contacts coloniaux. Elle connaît déjà ses interlocuteurs européens, leurs
intentions et ce qu’ils sont capables de faire à des chefs dont l’attitude leur est hostile. Ils
savent donc pour la plupart que tout affrontement ouvert contre le pouvoir colonial est voué à
l’échec, ce que la répression de la révolte de 1908 est venue confirmer. Le combat qu’ils
entendent néanmoins mener pour la conservation de leur honneur, de leur naam, passe par
d’autres voies plus subtiles. Plus insidieuse, plus sourde et efficace, cette forme de lutte
n’annule pas toute possibilité de trouver un terrain d’entente avec le colonisateur. Elle se
traduit généralement par la rétention d’informations, la mauvaise volonté à exécuter
prestement et complètement les ordres reçus, et plus généralement l’exploitation de chaque
situation rappelant à quel point ces chefs sont indispensables pour administrer le cercle.
Si Naaba Koom II a pu passer pour un personnage inconsistant, quelques indices
prouvent le contraire. Le roi semble savoir se jouer des autorités coloniales comme l’illustre
cette anecdote rapportée par les Pères Blancs en 1906 : « Il s’est passé, il y a quelques jours
un événement assez curieux, dont on parle beaucoup en lui donnant différentes
interprétations. Le Mogho Naba a envoyé un bouc en cadeau au Capitaine, ce qui [est] une
injure au Mossi. Le jeune Naba qui finalement n’a pas l’air de valoir son père, fut mandé
aussitôt et reçu la réprimande qu’il méritait. "Notre volonté t’a fait Mogho Naba, notre
volonté peut t’enlever ton trône" lui fut-il dit. D’aucuns disent qu’il a fait cela sciemment
poussé par les musulmans. D’autres disent que c’est un enfantillage. Il semble cependant bien
que ce ne soit pas son premier acte d’indiscipline »168. Cette attitude du jeune roi n’est pas si
anodine qu’il y paraît. D’abord parce que le don du bouc est riche de sens pour les Mossi. Il
est une forme d’injure en même temps qu’il moque celui qui le reçoit. Tout en se jouant de
l’ignorance du commandant, le roi rappelle à tous qu’il n’est pas l’objet du Karango (le
Cercle en mooré), mais qu’il est encore celui qui a la maîtrise du royaume et des événements
qui s’y déroulent169. L’administrateur du Cercle n’est donc peut-être pas le « roi de la
brousse » qu’il pense être. Ensuite, la présentation de l’incident par les Pères Blancs est très
168
Diaire du 9 décembre 1906, APBO.
Cet épisode nous rappelle fortement une autre affaire dite « des palmes humiliantes ». Elle s’est déroulée en
1891 dans le royaume du Danhomè. Son souverain, Béhanzin, a remis à un représentant français, le commandant
Audéoud, un rameau de palmier en « gage d’amitié ». L’officier n’a découvert que plus tard le piège : ce geste
revient à accepter la soumission à l’égard du roi. De cette façon, Béhanzin a montré à son entourage qu’il n’était
pas prêt à tout céder aux Européens. Cf. Garcia Luc, Le Royaume du Dahomé face à la pénétration coloniale :
affrontements et incompréhension (1875-1894), Paris, Karthala, 1988, p. 89.
169
246
révélatrice de cette difficulté à considérer le naaba comme un interlocuteur politique
conscient et responsable de ses actes. Qu’il ait été inspiré par son « entourage musulman »,
c’est-à-dire des éléments exécrés par les missionnaires, cela n’est pas improbable. Mais les
Pères disent bien que Naaba Koom II n’en est pas à sa première incartade. De fait, peut-être
son geste n’est-il pas si involontaire que cela… Le jeune âge des naaba peut constituer une
limite à l’autorité des administrateurs, d’autant plus qu’à la différence de l’ère de la conquête,
le tout début du XXe siècle est celui de la « normalisation » de leurs rapports réciproques.
Autrement dit, les chefs n’ont plus à agir dans l’urgence face à des Nasaara dont ils ignorent
presque tout. Ils peuvent prendre le temps de les « tester » et d’en trouver les failles.
À l’inverse, l’âge avancé de certains naaba constitue également un obstacle à la
routinisation de la gouvernance coloniale. Tout simplement parce qu’une partie d’entre eux
n’ont plus les capacités physiques d’exercer leur autorité pour le compte de l’Administration.
D’autres ne parviennent pas à saisir le sens des multiples réorganisations territoriales des
années 1904-1910. Il en va ainsi du Widi Naaba Piiga qui, très âgé, s’est trouvé secondé dans
ses tâches par un représentant personnel plus jeune et plus sensible aux évolutions qu’a connu
la fonction de « chef de province » après la révolte de 1908. En 1909, le Gounga Naaba, lui
aussi âgé, est mis en retraite forcée et remplacé par un chef plus jeune et dynamique170. Le
Widi Naaba, que le commandant de cercle dit « infirme » et « usé », doit également être
remplacé. En attendant, il reçoit pour adjoint le Mané Naaba, qui est le chef de la localité où
le kug zindba s’est retiré. En dépit de toute règle coutumière, le Mané Naaba est pressenti
pour succéder au Widi à la tête du 2e secteur. Si ce projet n’est pas rapidement mis à
exécution, c’est parce que le Cercle estime que sa formation administrative doit prendre
encore deux à trois ans171. La mort du Widi Naaba en octobre 1910 met un terme aux
difficultés rencontrées dans la gestion de ce secteur, d’autant plus que la succession a été
différée afin de choisir le candidat jugé le plus apte172. On le voit, la transition entre la veille
génération et la nouvelle s’avère délicate, notamment en raison de la rapide redéfinition des
prérogatives des kug zidba. En 1911, ces évolutions paraissent avoir dissuadé le chef du 8e
secteur, le Sao Naaba, d’exercer davantage ce pouvoir. Ce chef a préféré retrouver son ancien
commandement173. Ces mêmes raisons expliquent à coup sûr pourquoi la succession du
170
« Rapport politique » octobre 1909, HSN, cercle de Ouagadougou, Ouagadougou, 1er novembre 1909, ANCI
5EE 15 3/2.
171
« Fiche de renseignement concernant le nommé Pallobéla, Ouidi-naba (chef des cavaliers) », HSN, cercle de
Ouagadougou, Ouagadougou, 2e semestre 1909, ANCI 5EE 54.
172
« Rapport politique » mois de novembre 1910, HSN, cercle de Ouagadougou, Ouagadougou, 30 novembre
1910, ANCI 5EE 15 3/3.
173
« Rapport politique du mois de février 1911 », doc. cit.
247
Kamsaoogo Naaba, décédé en 1909, n’a pas été rapidement pourvue. Pour l’Administration,
aucun successeur « ne s’est senti en mesure d’assumer la responsabilité de ce
commandement » tous se sentant peu préparés « pour pouvoir faire face aux multiples charges
qui incombent aujourd’hui à un chef de province au Mossi »174.
Un dernier exemple significatif nous fait percevoir cette difficulté rencontrée par
certains naaba à s’adapter aux nouvelles exigences des fonctionnaires européens. Nous
retrouvons le cas du Larlé Naaba Pawitraogo dont on se souvient qu’il a été placé à la tête de
la difficile région du Kippirsi en 1909. Deux ans plus tard, le kug zindba n’est pas parvenu à y
maîtriser la situation. Pris en tenailles entre les attentes de l’Administration et la
désobéissance chronique de sujets qui le trouvaient peu légitime, le Larlé Naaba a pris des
mesures drastiques pour y mettre fin. Au point qu’en 1911, le commandant de cercle se dit
convaincu que la persistance des troubles est moins due à l’imposition du Larlé Naaba dans la
région qu’à la violence des procédés qu’il a employés ; Vidal soupçonne le chef de province
d’avoir « conservé des procédés d’autorité (…) "vieux Mossi" »175. Le Larlé est en effet
accusé d’avoir organisé des opérations armées contre les « Kippirsiens » frondeurs qui
ressemblent davantage à des razzias qu’à des « tournées de police ».
Mais l’expression
« vieux Mossi » qu’il emploie a de quoi surprendre. Car ces méthodes passant pour
rétrogrades sont non seulement celles utilisées fréquemment par son personnel européen, mais
aussi en partie liées à la pression que l’Administration fait peser sur un Larlé Naaba révocable
à tout instant.
En somme, et nous allons le voir plus en détail, la fonctionnarisation des chefs leur
pose de redoutables défis puisque ce changement partiel de la nature de leur mission peut
aussi créer un fossé entre eux et leurs sujets.
Les prémices de la fonctionnarisation de la chefferie
En occupant le Moogo, les Européens y ont introduit une série de normes et de
techniques de gouvernement fortement inspirées de celles en usage en Métropole. Nous ne
voulons pas dire par là que l’établissement de principes européens de gouvernement a pris
l’apparence d’une greffe censée prendre dans le cercle ; la gouvernance coloniale a ses
particularités. Mais la conception du gouvernement colonial est cependant marquée par une
174
Ces successeurs potentiels se sont unanimement prononcés pour le rattachement de leur secteur à celui
commandé par Tahirou. Cf. « Rapport politique » septembre 1909, HSN, cercle de Ouagadougou, ANCI 5EE 15
3/2.
175
« Rapport politique du mois d’avril 1911 », HSN, cercle de Ouagadougou, ANCI 5EE 15 3/4.
248
tendance à l’instauration d’un appareil administratif « rationnel » et « légal » qui puisse
rompre avec la dimension patrimoniale du pouvoir qui est alors prêtée au système politique
mossi. La plupart des fonctionnaires coloniaux ont mis en avant le pouvoir charismatique du
naaba qui est présenté comme le possesseur personnel de son royaume et de ses sujets. Cette
vision explique que nombre d’entre eux ont cru qu’en affaiblissant le roi, l’ensemble des
institutions royales allaient rapidement s’écrouler. En d’autres termes, l’Administration a
longtemps cru que les naaba s’appuient sur un prestige tout personnel pour faire exécuter des
ordres en dehors de tout cadre réglementaire et par la force, ce qui, en retour, rendrait compte
du caractère supposément « passif » des sujets.
À l’inverse, les fonctionnaires coloniaux entendent « éclairer » la société mossi en y
imposant le droit écrit qui est considéré comme plus « civilisé » et moins discutable.
Cependant, les traces de ce droit écrit colonial ne se retrouvent qu’au sein de la sphère
administrative. Ailleurs dans le Moogo, pratiquement aucun sujet ou naaba ne sait lire ou
écrire, a fortiori en français. L’analphabétisme des élites anciennes est par conséquent une
préoccupation pour les administrateurs européens. En 1908 Carrier fait précisément connaître
son désir de promouvoir une élite nouvelle de lettrés capables de seconder efficacement les
chefs. Cette politique doit permettre « d’envoyer aux chefs indigènes des instructions écrites
et précises qui auront sur les messages verbaux dont je suis actuellement contraint d’user
exclusivement, l’immense avantage de ne pouvoir être dénaturés ou mal interprétés »176. Sans
disposer de reconnaissance officielle, sans être lié au pouvoir colonial par une correspondance
écrite, le naaba dispose cependant de tous les attributs du fonctionnaire. À commencer par la
nature des tâches qui lui sont confiées. Depuis 1897, les chefs sont la cheville ouvrière de la
constitution du réseau administratif colonial dans le Moogo. Rappelons-nous que les autorités
européennes ne disposent pas d’un personnel très étoffé. Leur maîtrise de la géographie locale
est limitée. À titre d’exemple, la Résidence n’ordonne qu’en 1901 la réalisation de la première
carte d’ensemble du 2e Territoire militaire177. La première carte satisfaisante du cercle de
Ouagadougou n’est produite qu’entre 1907 et 1908 grâce aux minutieux travaux de
Lambert178. De plus, la chefferie constitue un réseau incontournable d’informations à l’heure
176
« Rapport au sujet de l’enseignement », lettre du commandant de cercle du Mossi au directeur de l’école de
Ouagadougou, Ouagadougou, 8 avril 1908, ANCI 5EE 32.
177
Cette carte est censée remplacer l’ensemble de levées partielles qui, produites à des échelles différentes, ne
peuvent être assemblées. Cf. Lettre du commandant du 2e Territoire militaire au délégué du gouverneur général à
Kayes, mai 1901, ANCI 4BB 66.
178
Lambert (capitaine), « Le pays Mossi », in Bulletin de la Société de Géographie de l’A.O.F., n° 6, Paris, juin
1908.
249
où l’essor du télégraphe n’en est qu’à ses balbutiements179. Les routes, dont l’entretien est
d’ailleurs confié aux naaba, sont encore loin d’être sûres et facilement praticables, surtout au
cours de la saison pluvieuse entre les mois de juin et d’octobre. L’introduction des
automobiles reste encore exceptionnelle, l’essentiel des déplacements étant réalisés à cheval.
L’utilisation de la chaîne de commandements mossi, parce qu’elle maille presque toute
l’étendue du cercle, s’avère primordiale. Le pouvoir colonial établi à Ouagadougou n’ayant
que très peu de prise sur son environnement, c’est aux naaba que l’on demande de percevoir
l’impôt, de faciliter le recensement des habitants, de lever la main-d’œuvre et les tirailleurs.
La politique d’ « apprivoisement » des Mossi s’avère en grande partie infructueuse. Les
nouveaux « maîtres » du pays sont encore contraints de se rendre physiquement dans les
villages pour s’assurer de l’obéissance de leurs ordres et tout simplement se faire connaître.
L’apprivoisement suppose au contraire que ce soient les populations elles-mêmes qui viennent
spontanément au-devant des administrateurs. D’où la volonté de Carrier de voir les sujets
prendre directement contact avec le Cercle sans passer par l’intermédiaire des naaba.
Hormis cette expérience stérile, les chefs ont reçu une forte délégation de pouvoir par
les autorités françaises. Ces nouvelles exigences pèsent très lourdement sur eux dans la
mesure où leur efficacité est évaluée quantitativement, notamment en fonction du montant de
l’impôt qu’ils remettent ou du nombre de travailleurs qu’ils mobilisent. Ces tâches sont
d’autant plus ingrates qu’elles aggravent les inégalités sociales en pays mossi. Le cas de
l’impôt est édifiant. Depuis 1904, la capitation est uniformisée dans le cercle. Par nature, elle
ne prend pas en compte les capacités financières de chacun. Une fois convoqués auprès du
commandant, les grands naaba se voient communiqués le montant global attendu d’eux. À
leur tour, ces dignitaires répartissent les sommes exigées jusqu’à l’échelle de la cour familiale.
Et gare aux naaba qui ne viendraient pas s’acquitter du montant exact ! Sous Carrier, les
retards de paiement peuvent donner lieu à de sévères sanctions allant de l’amende à la
destitution. Dans certains cas, ce sont les kug zindba eux-mêmes qui viennent dénoncer les
chefs subalternes retardataires. Tous ne sont pourtant pas dénués de bonne volonté. Mais leurs
sujets ne sont pas habitués à cette forme d’imposition fixe et obligatoire. De plus, jusqu’à la
veille de la Première Guerre mondiale, l’impôt est plus facilement payable en nature qu’en
espèces. Pourtant, en 1909, les Pères Blancs expliquent que chaque chef de famille mossi doit
179
En avril 1898, la ligne Yako-Ouagadougou, d’une longueur de 100 km, est ouverte. Mais la pénurie de câble
ne permet pas de relier rapidement les localités situées au-delà de Koupéla. Cf. « Rapport politique de janvier
1898 », doc. cit.
250
se procurer par ses propres moyens des pièces de 5 francs qui se révèlent être rares180. Les
missionnaires estiment qu’il faut 10 à 12.000 cauris pour se la procurer181, ce qui revient à
payer un impôt réel correspondant au double du montant exigé182. Ce même montant ne fait
d’ailleurs que s’accroître comme nous l’avons vu plus haut. Il est d’autant plus difficilement
supportable que les paysans mossi sont très vulnérables face à des catastrophes naturelles
comme les invasions de sauterelles ou les déficits pluviométriques sans parler des épizooties
qui déciment les troupeaux. Les Pères se souviennent de ces moments où les Mossi ne
devaient leur salut qu’aux racines qu’ils glanaient pour se nourrir183. Le Cercle n’a pas été
sensible à ces difficultés et les missionnaires, volontiers critiques à son égard, rappellent par
exemple qu’en 1908, des Mossi ont été contraints de vendre leurs fillettes pour la somme de
4.000 cauris184! En janvier 1909, le gouverneur du HSN Clozel dit d’ailleurs ne pas avoir été
informé de la famine qui a sévi dans le Moogo185… La leçon n’a pas été tirée et, encore en
1911, l’impôt s’est considérablement alourdi à la suite du recensement de la population des
environs de Ouagadougou. Des Mossi ont dû fuir leur village pour y échapper. D’autres on
mis en vente leurs terres pensant ainsi pouvoir se mettre en règle avec le fisc. On ne peut
mieux comprendre que le paiement de l’impôt soit devenu l’obsession des naaba et de leurs
sujets. D’ailleurs, les Talsé savaient-ils à quel point les naaba ont souffert de ce rôle de
collecteurs d’impôts ? Ils n’ont peut-être vu que les moyens parfois brutaux employés par les
chefs pour obtenir les sommes réclamées. En 1909, malgré les séquelles du soulèvement de
l’année précédente, les naaba ont dû s’emparer de force des bœufs, moutons et chèvres de
leurs sujets incapables de trouver les 5 francs attendus per capita. Le prix du bétail s’est
mécaniquement effondré et certains Mossi ont dû vendre leur cheval pour environ 75 francs
au lieu de 180 à 200 francs selon les estimations des Pères Blancs186.
L’accroissement de cette pression fiscale peut paraître absurde. Mais pour le Cercle, il
est considéré comme transitoire dans la mesure où les sommes versées participent au
développement économique du territoire187 qui, à son tour, permettra de dégager de nouvelles
180
Officiellement, chaque adulte mossi doit payer 70 centimes. Mais il est demandé à tout homme marié de
verser 5 francs.
181
Pour donner une idée de ce que représente cette somme, les Pères évaluent à 2.500 cauris la somme nécessaire
à l’achat d’un mouton. Rappelons que la viande de cet animal est prisée, et que les moutons, peu nombreux dans
les cours, sont souvent abattus lors des grandes occasions (funérailles, pughpusum ou fiançailles, etc.).
182
Diaire du 20 janvier 1909, APBO.
183
Diaire du 11 mai 1908, APBO.
184
Ibid.
185
Diaire du 24 janvier 1909, APBO.
186
Diaire du 20 janvier 1909, doc. cit.
187
Rappelons que la loi d’autonomie des finances de 1900 impose à tous les territoires coloniaux d’équilibrer
leur budget. En AOF, jusqu’à près de 80% des ressources de ces territoires proviennent de l’impôt de capitation
251
sources de revenus. Par ailleurs, les chefs sont autorisés à percevoir une ristourne de 3% sur
l’impôt. Cependant, en contrepartie, ils doivent consentir à voir disparaître tout ce qui peut
s’apparenter à un prélèvement fiscal parallèle. Mais encore à la veille de la Première Guerre
mondiale, les autorités coloniales se montrent incapables de verrouiller ces anciens circuits
économiques. Le roi continue de célébrer les fêtes du Tinsé et du Soretasgo au moins jusqu’en
1909. Par ailleurs, les naaba disposent toujours d’importantes fonctions judiciaires renforcées
en 1905 avec l’instauration de Cours de Justice à l’échelle des villages, cantons et du
cercle188. Le roi ainsi que ses chefs subalternes reçoivent régulièrement des plaignants qui
sont prêts à leur offrir de nombreux cadeaux pour voir leur cause défendue par eux. Les
condamnations parfois prononcées par les naaba sous la forme d’amendes peuvent être autant
de moyens d’en prélever une partie pour leur propre compte. Le sous-encadrement
administratif chronique du cercle ne permet d’ailleurs pas aux agents européens d’imposer un
système judiciaire alternatif. Le commandant, déjà surchargé par ses multiples charges
administratives, ne peut pas exercer pleinement ses fonctions judiciaires qu’il doit par
conséquent déléguer aux naaba. D’ailleurs, l’Administration se montre assez vite convaincue
que les jugements ont d’autant plus de valeur pour les Mossi qu’ils sont prononcés dans leur
langue par des autorités qu’elles reconnaissent comme proches d’elles. Ceci n’empêche pas
les sujets de craindre l’autorité du commandant qui est à lui seul l’incarnation du sévère
régime de l’indigénat189.
selon l’évaluation d’Annie Duperray. Cf. Duperray Annie, « La Haute-Volta (Burkina Faso) », in CoqueryVidrovitch Catherine et Goerg Odile, (dirs.), L’Afrique occidentale au temps des Français. Colonisateurs et
colonisés (1860- 1960), Éds. La Découverte/ACCT, 1992, p. 263.
188
Skinner note que les chefs de canton reçoivent les plaintes et sont juges dans des affaires civiles ou
criminelles. Ils sont assistés de deux assesseurs nommés par les autorités coloniales. Ceux dont la culpabilité a
été prononcée sont en droit de faire appel auprès du Tribunal du Cercle qui, lui, est présidé par un Européen
assisté de deux Africains. Quant aux chefs de village, ils disposent de droits de police pour les affaires mineures.
Il peut aussi être fait appel de leur jugement auprès de la Cour de justice du canton. Enfin, Skinner remarque à
juste titre que le Code de l’Indigénat laisse aux fonctionnaires coloniaux de larges prérogatives qui permettent de
contourner la justice rendue par les chefs. Ces pouvoirs judiciaires des chefs sont officiellement supprimés par
un décret d’août 1912. Il leur est alors demandé de porter à la connaissance des Cours de justice des postes,
subdivisions et cercles tout litige. Mais en réalité, ce décret ne signifie pas que, sur le terrain, les naaba ont perdu
toute prérogative en la matière. Les moyens de fonctionnement de la Justice coloniale ne permettent pas de se
passer de leur pouvoir de conciliation. Cf. Skinner E.P., The Mossi of the Burkina Faso…, op. cit., p. 161.
189
Le régime de l’indigénat est d’abord codifié en Algérie puis y est appliqué de façon réglementaire en 18811882. Par la suite, il est en usage dans pratiquement tous les territoires coloniaux à l’exception des protectorats
tunisien et marocain. C’est en 1904 que ce régime est instauré en AOF. Comme en Algérie, il s’agit d’un
ensemble de peines prévues pour les seuls « indigènes » et non pour les citoyens français. Il prévoit notamment
des sanctions collectives ; il peut permettre d’interdire toute circulation de nuit et justifier le travail forcé. En ce
sens, il est une violation des principes fondamentaux du droit en vigueur en Métropole. Le gouverneur général
peut d’ailleurs décider d’appliquer ou non les lois métropolitaines et l’ « Indigénat » permet à l’Administration
de prendre des mesures coercitives sans qu’aucune Cour de justice n’ait été saisie. Dans ce cadre, le commandant
de cercle dispose d’un important pouvoir discrétionnaire. Il est à la fois officier de police judiciaire, d’état civil
et juge de paix. Ses sentences ne peuvent guère être contestées par les sujets « indigènes », et il n’a à rendre de
comptes qu’à ses supérieurs hiérarchiques. Cf. Bouche D., Histoire de la colonisation française, op. cit., p. 132 ;
252
Là où l’action de l’Administration semble avoir été en revanche plus efficace, c’est
dans sa volonté d’abolir l’esclavage en pays mossi. En 1908, Carrier s’est fait fort de l’avoir
définitivement supprimé190. En revanche, si le roi ne tire plus aucun revenu de la vente des
captifs, du moins continue-t-il de bénéficier des services de ceux qu’il a obtenus avant la
conquête. Par ailleurs, son peuple ne peut pas refuser de travailler « gratuitement » sur ses
champs ou à l’entretien du palais. Néanmoins, la capacité de mobilisation de la chefferie est
de plus en plus tournée vers la recherche de la main-d’œuvre prestataire191 réclamée par le
Cercle. Ce souci paraît aussi constant que la levée de l’impôt. Remarquons d’ailleurs que la
force de travail mossi finit par être presque entièrement détournée au profit des Européens, et
les travaux réalisés pour le compte des naaba sans l’aval des autorités du Cercle est interdit à
la veille de la Grande Guerre192. Ces levées d’hommes dans le cadre du travail forcé
constituent pour les chefs une tâche aussi essentielle qu’ingrate Les prestations dont
s’acquittent les « indigènes » sont si pénibles, si mal rétribuées, qu’elles n’encouragent pas les
populations à y consentir facilement. Ceci explique qu’en 1903, les autorités coloniales
établissent un système de travail journalier obligatoire et annuel pour les hommes dans la
force de l’âge193.
Le commandant de cercle compte sur la capacité du service royal à entrer en contact
avec les provinces afin de lui fournir une abondante main-d’œuvre. Le Moogo est en effet
réputé pour la densité de sa population, si bien que le Gouvernorat du Soudan pense pouvoir y
recruter une bonne part de la main-d’œuvre de la colonie sans disposer pour autant d’éléments
démographiques fiables. Les recrutements de travailleurs mossi visent tout particulièrement à
développer le chef-lieu, édifier et entretenir les voies routières, sans oublier la poursuite des
travaux agricoles nécessaires au paiement de l’impôt et plus généralement au développement
économique du cercle. Si les populations mossi étaient par le passé sujettes au travail non
Liauzu Claude (dir.), Dictionnaire de la colonisation française, Paris, Larousse, 2007, pp. 367-368 ; Mbokolo
Elikia (dir.), Afrique noire. Histoire et civilisation XIXe- XXe siècle, Paris, Hatier-Aupelf, 1992, pp. 359-360.
190
Rapport annuel pour l’année 1908, HSN, cercle de Ouagadougou, AN 200 mi 1645.
191
Le travail forcé occupe les hommes valides 10 à 12 jours par an en moyenne.
192
Dans les années 1910, la réquisition de la main-d’œuvre au sein de l’espace colonial français se double par
des départs assez nombreux de travailleurs mossi en Gold Coast. Dans cette colonie britannique, la décennie
correspond en effet à l’intensification d’une culture cacaoyère nécessitant une abondante main-d’œuvre. Cf.
Cordell D. D., Gergory J. W., Piché V., Hoe and Wage…, op. cit., p. 91. Sur la question des migrations en pays
voltaïque, voir également Coulibaly Sidiki, « Colonialisme et migration en Haute-Volta (1896-1946) », in
Gauvreau Danielle, Gregory Joel W., Kempeneers Marianne et Piché Victor, (éds.), Démographie et sousdéveloppement dans le tiers-monde, Monograph series n°21, Montréal, McGill University, Center for
Developing Area Studies, 1986, pp. 73-110.
193
Chaque village est censé s’acquitter annuellement d’un nombre précis de journées de travail personnel pour le
compte de l’administration. Au départ, les prestataires sont censés travailler dans les environs de leur village. À
partir de 1912, ils peuvent être envoyés à plus de 5 km de leur domicile sans dédommagement. Cf. Cordell D. D.,
Gergory J. W., Piché V., Hoe and Wage…, op. cit., p. 63.
253
rémunéré pour le compte de naaba, autant dire qu’elles en comprenaient le sens, l’acceptaient
comme un devoir social non discutable, et étaient nourries par le roi194. Sous le régime
colonial, la finalité de l’effort demandé leur est obscure. Car, contrairement à la royauté,
l’État colonial s’avère encore peu capable de redistribuer les biens et les services au sein de la
communauté mossi tout entière195. À l’exception des Pères Blancs, aucune forme de
prévoyance alimentaire, aucun service de santé « indigène » n’est encore véritablement
organisé. Les impôts entrent, mais sans qu’aucun contribuable n’en sente les effets bénéfiques
immédiats. Les sujets peuvent au mieux entendre ce discours maintes fois répété par les
administrateurs en tournée selon lequel la puissance occupante vient apporter bien-être et
civilisation, qu’elle œuvre pour le progrès matériel et moral de l’ « indigène ». En revanche, la
plupart des effets négatifs de ce nouvel ordre économique, y compris la brutalité qui le soustend, sont imputés à la cupidité supposée des naaba.
Cette déresponsabilisation a de très lourdes conséquences sur les chefs,
particulièrement lorsqu’un administrateur comme Carrier invite les sujets à dénoncer les abus
des naaba. Cette pratique de la délation ne disparaît pas rapidement. Encore en mars 1917, le
propre frère de Naaba Koom II, le Djiba Naaba, est soupçonné d’ « exactions assez vives »196,
chef d’inculpation qui ne doit très vraisemblablement trouver aucun équivalent dans le droit
métropolitain de l’époque... L’affaire repose sur des plaintes populaires que le commandant
de cercle Henry d’Arboussier prétend avoir reçues. Les rapports administratifs qualifient dès
lors le Djiba Naaba de « délinquant ». Pour l’Administration, point de présomption
d’innocence donc. Le prince est mis aux fers ce qui provoque l’indignation non retenue du roi
qui, écrit le commandant, « est sorti de son apathie coutumière et est venu me supplier à
plusieurs reprises de pardonner à son frère »197. Le service royal tout entier se montre
solidaire du roi et D’Arboussier est contraint d’accepter l’arrangement qu’il propose :
indemniser de sa poche les présumées victimes. Au bout du compte, l’affaire est étouffée ; le
Djiba Naaba ne connaît pas l’humiliation d’être envoyé en correctionnelle et le Moogo Naaba
promet en retour de surveiller son jeune frère. Il n’est pas douteux que l’annonce de la mise
194
Entretien avec S.E. le Baloum Naaba Tanga II, palais du Baloum à Ouagadougou, 26 juillet 2007.
Les efforts dans ce domaine sont plus tardifs. Ceci peut s’expliquer en raison des faibles moyens humains et
matériels dont dispose l’Administration. N’oublions pas non plus que le commandant de cercle et ses services
sont absorbés par la paperasserie quant ils ne doivent pas faire face à des actes d’insoumission. En 1907, Carrier
tente d’établir une « assistance indigène », projet qui s’inscrit dans une volonté d’entrer en contact direct avec les
administrés. Un dispensaire voit alors le jour. Le commandant conclut d’ailleurs son rapport de 1907 en
souhaitant que l’année suivante soit celle du « bien-être » des « indigènes ». Cf. « Rapport général sur la
politique du Cercle. Année 1907 », doc. cit.
196
« Rapport politique janvier-février-mars 1917 », HSN, cercle du Mossi, Ouagadougou, 1er avril 1917, ANCI
5EE 15 2/1.
197
Ibid.
195
254
en examen du Djiba Naaba a été connue à Ouagadougou avec rapidité et grande émotion.
Quelle image ce proche parent du roi, traité comme un vulgaire bandit, a-t-elle laissé dans
l’esprit de ses sujets ? L’exemple qui est fait montre qu’aucun naaba ne peut s’estimer
protégé par son statut ou sa proximité à l’égard du souverain. Dans le même temps, il paraît
probable que ce traitement dégradant du Djiba Naaba ait pu provoquer l’indignation
d’administrés dont le respect pour les institutions royales est encore presque intact198.
Dans d’autres circonstances, ce sont les principes mêmes sur lesquels reposent les
relations entre les souverains qui se trouvent bouleversés par la politique répressive du Cercle.
Le cas du Boussouma Naaba est édifiant. Son statut de dima en fait le pair du Moogo Naaba.
Par conséquent, les usages protocolaires lui interdisent formellement de se rendre en personne
à Ouagadougou et a fortiori d’y rencontrer le Moogo Naaba. Les autorités coloniales n’ont
pas été sensibles à cet interdit bien qu’elles ne les ignorent pas199. Au début du siècle, le
Boussouma Naaba, considéré par les Pères Blancs comme un « fervent musulman » – le
commandant le taxe de façon moins courtoise de « musulman fanatique » –, est d’entrée de
jeu assimilé à un chef éternellement suspect, naturellement peu enclin à obéir à
l’Administration. En 1907, il est accusé d’avoir refusé de ratifier la nomination d’un chef de
canton imposé par les autorités du cercle. Au même moment, il refuse formellement à un autre
héritier de se rendre à Ouagadougou afin d’y recevoir l’investiture. Cette attitude n’est
évidemment pas pour plaire à Carrier, décidé de faire un nouvel exemple200. Voici pourquoi il
décide de se rendre en personne à Boussouma escorté par une petite troupe. Carrier a dû subir
l’humeur sarcastique du roi : tout juste parvenu à Boussouma, il fait demander de l’eau au
naaba. Celui-ci lui demande malicieusement s’il n’a pas trouvé des marigots sur la route ! Et
lorsque Carrier se risque à lui demander de la nourriture, le roi lui rétorque qu’il n’avait qu’à
demander à ses femmes de la lui préparer201. Les Pères Blancs l’ont senti, « les choses vont
mal tourner »202… Ils ont eu raison. Cinq jours après cet épisode, le Boussouma Naaba est
conduit sous escorte à Ouagadougou. À sa vue, les missionnaires constatent qu’ « il paraît
198
Aucune trace documentaire n’atteste de la réalité des plaintes déposées contre le Djiba Naaba. Rien ne vient
non plus préciser qui en seraient les auteurs. Nous ne pouvons donc conclure à un exemple probant de
contestation du pouvoir royal par de simples sujets.
199
En 1910, dans une lettre adressée par les fonctionnaires du Cercle au lieutenant-gouverneur du Haut-SénégalNiger, ceux-ci demandent à ce que le Boussouma Naaba, condamné trois ans plus tôt, soit placé en résidence
surveillée à Ouagadougou. Ils écrivent explicitement qu’il « existe bien une coutume aussi qui défend à cet
indigène de se rencontrer avec le Moro-Naba ». Cependant, ils n’y voient aucun inconvénient, rappelant que le
roi de Boussouma s’était déjà rendu dans le chef-lieu une fois afin de s’acquitter de l’impôt. Cf. Lettre au
Gouverneur du Soudan français à Koulouba, HSN, cercle de Ouagadougou, 30 décembre 1910, ANCI 4BB 96.
200
Diaire du 1er décembre 1907, APBO.
201
Diaire du 21 décembre 1907, APBO.
202
Ibid.
255
très abattu »203. Sa venue dans la capitale constitue une entorse grave à la « tradition ». Elle
est considérée comme contraire à la volonté des ancêtres et, en vertu d’une croyance très
partagée dans le Moogo, elle doit se conclure par le décès de l’un des deux rois. Et les
humiliations ne s’arrêtent pas là. Le dima est mis au « régime des prisonniers », c’est-à-dire
contraint de loger avec l’ensemble des détenus. « Voilà une nouvelle majesté déchue » comme
le pressentent les Pères204. Le jugement du Tribunal de Province confirme cette assertion : le
dima est condamné et révoqué de ses fonctions205. Quant à son successeur, il meurt près de
dix mois après son intronisation… Il demeure cependant impossible de mesurer l’impact
psychologique de telles mesures auprès des Mossi. Elles ont néanmoins très certainement
contribué à sensiblement désacraliser la fonction royale, du moins dans les agglomérations, là
où le pouvoir colonial pouvait se montrer le plus fort.
Les affaires de succession sont d’autres occasions trouvées pour déstabiliser le
système politique mossi et les savants arrangements entre princes et naaba. Bien entendu,
comme l’a montré le précédent de Naaba Sigri en 1897, les conditions d’accession au naam
sont le plus souvent bouleversées par l’Administration. Ceci est particulièrement vrai sous
Carrier qui a exhorté ses agents à accorder une grande importance au choix des candidats à la
chefferie. Si le cas des chefferies de village ne justifie qu’exceptionnellement l’intervention
des autorités françaises, il en va différemment des successions à la tête des royaumes,
provinces et cantons. Théoriquement, le commandant ne cesse de rappeler que toute
nomination procède de son autorité. De nouveaux parcours d’accession au trône sont là pour
le rappeler. Ainsi, le matin même de l’élection de Naaba Koom II, le jeune roi se voit obligé
de lui rendre visite afin de « recevoir ses conseils »206. À la demande du capitaine Dubreuil,
cette rencontre doit avoir lieu avant que ne débutent les premiers rites d’intronisation. Cet
ordre protocolaire est hautement symbolique et vient rappeler ce qu’est censé être le
souverain : un simple auxiliaire de l’Administration. Le capitaine Dubreuil, dans la parfaite
continuité de Voulet, se montre aussi maître du calendrier et écourte considérablement la
durée de l’interrègne. L’officier souhaite en effet éviter les scènes de désordre qui ne
manquaient pas de ponctuer cette période critique avant la conquête207. Toutes les mesures
203
Ibid.
Diaire du 26 décembre 1907, APBO.
205
Le 30 décembre 1907, le Boussouma Naaba est condamné à trois ans de prison ferme pour « complicité de
coups et blessures et de vol à main armée et pour menace de mort et exactions ». Par la suite, sa peine
d’emprisonnement est aggravée et prolongée jusqu’en… 1917 ! Cf. Lettre au gouverneur du Soudan français à
Koulouba, doc. cit.
206
Diaire du 4 mars 1905, APBO.
207
Voir le premier chapitre.
204
256
sont prises pour que l’ordre et le calme règnent à Ouagadougou. Les autorités coloniales se
disent d’ailleurs satisfaites de constater que l’élection s’est « faite avec calme » et que la «
mort du naba n'a pas suspendu le cours de la vie habituelle »208. Mais les Pères Blancs n’en
sont pas si convaincus. Le 20 février 1905, c’est-à-dire quelques jours avant l’intronisation du
nouveau Moogo Naaba, les missionnaires signalent qu’un « bon nombre de Mossi ne sortent
plus qu’avec leur arc et des flèches »209. Malgré tout et à l’exception de rumeurs faisant état
de la mort de plusieurs femmes dans les environs de Ouagadougou, l’interrègne n’a entraîné
directement aucun décès.
Au moment de l’ouverture de la succession, les Pères Blancs sont convaincus que « la
France désignera aux électeurs qui bon lui semblera »210. Quelques jours plus tard, ils
revoient leur position et rapportent d’autres bruits qui ont couru selon lesquels « le Capitaine
veut qu’on suive rigoureusement les usages mossi et qu’on élise celui que les électeurs et le
Widi croiront le plus capable de gouverner le Mossi »211. Le détail de la procédure électorale
le confirme. En effet, les délibérations finales des kug zindba ont été reportées d’une journée
en raison de l’absence de certains d’entre eux. Le Widi Naaba a joué un rôle déterminant dans
le choix final. C’est d’ailleurs lui qui a été vivement sollicité par les nombreux candidats au
trône, la plupart fils et frères du roi défunt212. Finalement, le 4 mars 1905, Dubreuil indique au
lieutenant-gouverneur de la colonie que « Conformément aux indications que j'avais données
le fils aîné du moro naba défunt a été nommé »213. Dans quelle mesure la préférence du
capitaine a-t-elle réellement pesé dans le choix des kug zindba ? Dubreuil présente
naturellement la situation a son avantage. Qu’aurait pensé sa hiérarchie s’il avait avoué s’en
être entièrement remis aux autorités locales pour la succession d’un souverain si important ?
Précisons que les Mossi avaient déjà pris l’habitude d’élire le fils aîné du Moogo Naaba
défunt bien avant la conquête. L’accession au pouvoir de Koom II semble donc logique. Du
reste, cette nomination ne peut déplaire au commandant de cercle compte tenu du jeune âge
du souverain. Ajoutons que le Cercle a encore besoin d’un naaba suffisamment respecté pour
que les ordres qui lui sont transmis aient une chance d’être respectés dans le royaume. Par
conséquent, Dubreuil n’entend pas pousser la logique de déstabilisation du pouvoir royal au
208
« Rapport politique du mois de mars 1905 », HSN, cercle de Ouagadougou, ANCI 4BB 94.
Diaire du 20 février 1905, APBO.
210
Diaire du 21 février 1905, APBO.
211
Diaire du 1er mars 1905, APBO.
212
Les Pères Blancs précisent que la compétition a opposé un fils de Naaba Sigri, le Djiba Naaba (futur Koom II)
à deux de ses frères. Plus surprenant, elle voit aussi concourir un fils de l’ancien roi Wobgho, tout juste décédé
en Gold Goast. Cf. Diaire du 1er mars, doc. cit.
213
Télégramme envoyé par le commandant de Ccrcle Dubreuil au lieutenant-gouverneur à Kayes, HSN, cercle
de Ouagadougou, 4 mars 1907, ANCI 4BB 94.
209
257
point de voir l’administration du cercle grippée. Mais il ne s’agit que de conjectures car en
dehors du cas du Moogo Naaba dont le prestige et l’influence sont considérés comme
exceptionnels, nous ne connaissons aucun autre exemple détaillé d’intronisation pour la
période. Tout laisse cependant à penser que l’intervention française dans le choix des naaba
subalternes est soit nulle lorsqu’ils paraissent insignifiants, soit particulièrement brutale dans
le cas où elle intervient à la suite d’une sanction administrative.
Une fois élus ou nommés, les naaba sont soumis à des procédures d’évaluation dont
rendent bien compte les carnets de notes qui leur sont destinés214. Ce procédé est connu des
fonctionnaires métropolitains. Il permet notamment l’avancement des agents de l’État par
réévaluation de leur grille de rémunération. De ce fait, il n’y a rien d’étonnant à voir les
auxiliaires de l’Administration que sont censés être les naaba notés et évalués par leur
hiérarchie. Mais à bien lire ces documents, ils apparaissent comme le parfait résultat de
l’esprit paternaliste qui anime de nombreux fonctionnaires européens. Jusqu’à un certain
point, ces relevés de notes infantilisent les naaba qui obtiennent des appréciations que tout
écolier reconnaîtra. Les entrées qui y figurent sont les mêmes pour tous les chefs rémunérés
sur fonds publics. Le carnet de Naaba Koom II, ouvert en 1905, en est une bonne
illustration215. Il fait état de sa « race », de sa « religion » et de sa « généalogie ». Ces
catégories ne donnent cependant lieu à aucune investigation particulière de la part des
fonctionnaires. Lorsqu’elles sont remplies une première fois, elles ne donnent quasiment
jamais lieu à des modifications ou à des contre-enquêtes. Les auteurs de ces livrets ne
s’improvisent pas ethnographes ; ils ne livrent qu’une vision stéréotypée et simplifiée de la
culture du chef évalué. Ainsi apprend-on sans surprise que Naaba Koom II est « Mossi » et
« fétichiste ». Sa généalogie, particulièrement succincte216, se borne à rappeler le nom et la
qualité de son père. Une entrée particulière porte sur les « événements auxquels il a pu
prendre part avant notre arrivée dans le pays et après ». S’il est annoté « néant » sur le carnet
de Koom II, il n’en va pas de même pour de nombreux chefs qui ont par exemple pris part aux
combats menés par Naaba Wobgho contre les troupes coloniales, ou ceux qui ont participé à
la guerre contre le Laalé Naaba. On comprend aisément qu’il s’agit là d’un moyen d’évaluer
le degré de confiance qui peut être accordé par l’Administration au naaba. Le reste des
rubriques est plus explicite à ce sujet. Il s’agit de déterminer l’ « influence » et la
214
Il semble que ces carnets soient entrés en vigueur en 1899 dans le cercle de Ouagadougou.
« Fiche de renseignement concernant le nommé Saïdou Kouka. Moro-Naba », 2nd semestre 1913, HSN, cercle
de Ouagadougou, ANCI 5EE 54.
216
À partir de l’entre-deux-guerres, les carnets retracent l’origine de la famille royale depuis Naaba Wedraogo,
l’ancêtre fondateur.
215
258
« renommée » du roi au sein et à l’extérieur de la société mossi. Ceci vaut à Koom II quelques
lignes peu élogieuses qui en font le « gardien des fétiches sacrés » qui n’a « que l’influence
que lui confère son caractère religieux ». Enfin, sa « valeur intellectuelle et morale » ainsi
que la mention des éléments pouvant amener à le « craindre » donne lieu à un vague
commentaire insistant sur la docilité d’un souverain qui se conformerait « strictement à la
ligne de conduite qui lui est tenue ». Ces évaluations, semblables à celles dont font l’objet les
kug zindba ainsi que les kombéré, sont réalisées semestriellement. Les séries – souvent
incomplètes – que nous avons retrouvées montrent que seule la dernière partie est sujette à des
réévaluations liées au changement d’attitude des naaba ainsi qu’au contexte particulier dans
lequel ces carnets ont été rédigés.
Pour le cas des chefs « négligents », les propos semblent comparables à ceux d’un
instituteur réprimandant un mauvais élève. Par exemple dans son carnet du second semestre
1909, le Baloum Naaba est jugé comme un chef « peu intelligent » qui aurait besoin d’ « être
stimulé »217 ! Mais le commandant a aussi ses « bons élèves » ; des chefs dont il loue avant
tout le dévouement, l’obéissance, mais aussi l’intelligence et surtout la capacité à progresser à
condition de bien suivre le chemin qui leur est tracé par l’Administration. C’est le cas du Widi
Naaba qui, au regard de son carnet du second semestre 1908, est jugé « très dévoué » bien que
« complètement usé »218… Quelques années plus tard, ces carnets vont mentionner les
propositions de décoration (Légion d’honneur, Étoile noire du Bénin, etc.) et les
revalorisations de solde. En somme, ces documents sont éclairants, d’abord parce qu’ils
permettent de se faire une idée des attentes que porte l’Administration à leur égard. Ils sont
aussi une façon pour elle de définir le prototype idéal du « bon chef indigène » et révèlent les
raisons pour lesquelles les administrateurs pensent qu’ils s’en éloignent ou s’en rapprochent.
Ils constituent enfin un précieux renseignement indirect sur l’évolution de l’attitude des chefs
à l’égard des autorités françaises. Leur mise en série laisse apparaître qu’à la veille de la
Première Guerre mondiale, Naaba Koom II a entrepris un rapprochement avec elles, ce que
montrent les louanges qui lui sont faites à ce moment-là, en particulier en raison de son zèle
dans l’exécution des tâches qui lui ont été confiées219.
217
« Fiche de renseignement concernant le nommé Kidougou, Balum-naba (Intendant) », HSN, cercle de
Ouagadougou, Ouagadougou, 2e semestre 1909, ANCI 5EE 54.
218
« Fiche de renseignement concernant le nommé Pallobela, chef de la province de Ouidi », HSN, cercle de
Ouagadougou, Ouagadougou, 2e semestre 1908, ANCI 5EE 54.
219
À titre d’exemple, sa fiche de renseignement pour le second semestre 1913 fait état du « dévouement » et du
« zèle » d’un roi qui se conformerait « strictement à la ligne de conduite qui lui est tracée ». Ces appréciations,
reproduites presque à l’identique par la suite rompent avec l’image d’un Moogo Naaba parfaitement apathique et
sans charisme. Cf. « Fiche de renseignement concernant le nommé Saïdou Kouka, Moro-Naba », HSN, cercle
du Mossi, Ouagadougou, second semestre 1913, ANCI 5EE 54.
259
C’est précisément à la veille de la Première Guerre mondiale, au moment où la
politique d’association prônée par Ponty est appliquée dans le cercle du Mossi, que les chefs
les plus influents sont encouragés à participer davantage à l’administration du territoire.
Certains d’entre eux, en particulier Naaba Koom II, se montrent prêts à jouer le jeu à
condition d’en obtenir une contrepartie politique. La page de la lutte antiféodale est
provisoirement refermée. Ceci ne signifie pas pour autant que les naaba donnent pleine et
entière satisfaction aux autorités coloniales qui souhaitent avant tout les « éduquer ». Le
développement de l’école, d’abord confessionnelle puis laïque, est censé répondre à ce défi,
bien que les moyens engagés soient loin d’être à la hauteur.
Les chefs à l’école du « Blanc » : de nouveaux parcours du savoir
L’instauration de l’école coloniale dans le Moogo ne remplit pas une mission
univoque. Selon les contextes, elle vise soit à renforcer les compétences administratives des
chefs220, soit elle a pour but le délitement des anciens appareils de pouvoir locaux. Ceci
explique que dans le premier cas, les naaba et leurs enfants sont prioritairement scolarisés.
Dans le second cas, l’Administration peut au contraire décider de porter l’accent sur
l’éducation des roturiers afin qu’ils prennent peu à peu le relai de la noblesse. Ajoutons que
cette ambivalence de l’effort scolaire s’explique aussi par le fait qu’il est partagé par deux
groupes d’acteurs dont les intérêts ne sont pas toujours concordants, c’est-à-dire les
fonctionnaires coloniaux et les missionnaires. Les naaba n’ont également pas tous la même
attitude face au développement des écoles européennes. Dans un premier temps, ils n’ont pas
nécessairement perçu les bénéfices qu’ils pouvaient en tirer ; en revanche ils ont davantage
été convaincus des risques qu’il faisait courir pour leur autorité. Avec le temps, de plus en
plus de chefs ont compris que la formation dispensée par le Nasaara pouvait conforter leur
position au sein de l’administration du cercle tandis qu’ils se sentaient menacés par
l’émergence de nouvelles élites lettrées.
L’essor de l’école européenne dans le Moogo est avant tout l’œuvre des missionnaires.
En 1901, ceux-ci ont fondé leur poste à Ouagadougou sous l’impulsion du Père Templier. Au
moment de leur installation, ils ont obtenu le soutien matériel des autorités militaires. Le
220
Denise Bouche a montré que l’école française au Soudan est, pour cette période, profondément élitiste. En
1897 par exemple, le colonel de Trentinian, très attentif à la question du développement scolaire en Afrique,
pense en effet que la plus grande partie des élèves proviendront des « familles de notables ou influentes ». Il
pense en effet que ces élites anciennes sont les plus aptes à propager la « civilisation française ». Il souhaite en
outre éviter d’en faire des « déclassés ». Cf. Bouche Denise, « Les écoles françaises au Soudan à l’époque de la
conquête. 1884-1900 », in Cahiers d’études africaines, vol. 6, n° 22, 1966, p. 247.
260
capitaine Rueff a mis à leur disposition les moyens humains et matériels nécessaires à la
construction de leurs bâtiments après que le Moogo Naaba leur eut cédé un terrain221. Les
résidents Pinchon, Dubreuil et Lambert ont aussi souhaité les soutenir, persuadés de
l’importance de leur mission éducative222. N’oublions pas que les administrateurs tout comme
les missionnaires partagent la même conviction d’apporter la civilisation et le progrès en terre
africaine. Certes, cet idéal n’est pas exactement interprété de la même façon par eux. Les
autorités coloniales travaillent avant tout pour le rayonnement de la France ; elles ne renient
aucunement les idéaux hérités des Lumières et de la Révolution qui, comme on le sait, ont
conduit les pouvoirs politiques à prendre des mesures parfois brutales contre l’Église de
France. Ajoutons que certains administrateurs étaient de fermes partisans de la lutte
anticléricale à l’image de Carrier dont les Pères regrettent l’appartenance à la francmaçonnerie. Les missionnaires ont bien sûr pour objectif prioritaire la conversion des âmes et
la diffusion de la culture chrétienne en terre « païenne ». Cependant, des points de
convergence les rapprochent. Administrateurs et Pères Blancs se disent patriotes. Dans les
deux cas, l’expansion de l’islam peur s’avérer contraire à leurs ambitions pour le Moogo. À
l’exception de l’évolution du contexte historique, les relations entre les missionnaires et les
fonctionnaires coloniaux sont fortement dépendantes de la qualité des rapports interpersonnels
qui les lient dans une ville de Ouagadougou de modeste taille et où chacun se croise en
permanence, s’épie, se jauge.
Très peu de temps après leur installation, les Pères procèdent à l’évangélisation du
Moogo sans être inquiétés par le Cercle. Ils nourrissent de grands espoirs en pays mossi. Ils
savent qu’il est l’un des plus densément peuplé de l’Afrique occidental. L’islam y a été
longtemps contenu et la population est fortement encadrée par les naaba. Il suffirait donc de
s’appuyer sur quelques-uns de ces chefs parmi les plus influents pour obtenir des conversions
populaires et massives223. Cette situation est d’ailleurs très comparable à ce qui se passe
pratiquement au même moment dans l’Afrique des Grands Lacs, fortement structurée par des
221
Les Pères Blancs choisissent un terrain situé à environ 400 mètres de la résidence. Ils souhaitent en effet ne
pas subir l’influence trop directe des autorités civiles et se ménager une part d’autonomie. Ceci montre que, dès
le départ, les rapports entre les missionnaires et les autorités militaires sont certes cordiales, mais également
empruntes de méfiance. Notons par ailleurs que ce poste se situe à peu près à la même distance que le palais du
Moogo Naaba dont ils souhaitent également le soutien sans en subir l’influence. Cf. De Benoist J.-R., Église et
pouvoir colonial…, op. cit., p. 124.
222
Ibid., pp. 133-135.
223
Ibid., et Audouin Jean, Évangélisation des Mossi par les pères Blancs : approche socio-historique, Paris,
EHESS, thèse de 3e cycle, 3 vol., 1982, 654 p.
261
monarchies, où les missionnaires espèrent trouver une « seconde Éthiopie »224. C’est donc
dans cette optique qu’en janvier 1902, ils fondent la première école en pays mossi. Les Pères
disposent alors de moyens dérisoires. La Mission ne ressemble qu’à un modeste groupe de
cases réalisées avec les matériaux du pays : la chaume et le banco (sorte de boue séchée)225.
Malgré tout, le résident Rueff compte sur eux afin de créer un embryon de réseau scolaire que
ses faibles moyens ne lui permettent pas d’édifier. Les missionnaires acceptent de bon cœur.
La Résidence s’appuie sur les naaba afin de garnir les bancs de l’école. Ils les incitent par des
« palabres » à envoyer leurs enfants à l’école des Pères. Au cours de l’été 1901, les Widi,
Larlé, Baloum et Gounga Naaba donnent l’exemple et confient leurs fils aux missionnaires226.
Il n’est cependant fait aucune mention des propres enfants de Naaba Sigri. Selon Skinner, de
nombreux naaba craignent que l’école soit avant tout un lieu de conversion religieuse227. Or,
la fonction de chef s’accompagne aussi de prérogatives religieuses qui s’accommoderaient
mal des interdictions faites à tout chrétien, notamment les sacrifices rituels de poulets ! Dès
lors, on comprend mieux que de nombreux naaba préfèrent envoyer à l’école les enfants de
leurs sujets plutôt que les leurs… La Résidence entend vaincre ces « répugnances »
exprimées par les chefs face à la scolarisation de leur progéniture. Elle entend convaincre
prioritairement des nabiiga destinés à devenir chefs et donc à disposer d’une forte influence
sur la masse des Mossi228. En cela, les autorités militaires abondent dans le sens du cardinal
Lavigerie229 qui, dans ses instructions aux missionnaires d’Afrique, les enjoint à s’attacher
« d’une manière spéciale » les chefs dans la mesure où en parvenant à en convaincre ne
serait-ce qu’un seul d’entre eux, ils feraient « plus pour l’avancement de la mission qu’en
gagnant isolément des centaines de pauvres Noirs »230.
224
L’expression est de Jean-Pierre Chrétien. Il montre que les Pères Blancs, certains que les États de l’Afrique
des Grands Lacs ont une origine éthiopienne, pensent pouvoir « prendre à revers » l’islam. Leurs efforts se sont
partiellement concentrés au Buganda (Ouganda actuel) où régnait le kabaka. Au Ruanda (Rwanda actuel), les
missionnaires ont tâché de s’appuyer sur la minorité tutsi et plus précisément sur ses institutions royales jusqu’à
la veille de l’indépendance. Cf. Chrétien J.-P., L’Afrique des Grands Lacs…, op. cit., pp. 178-184 et 237-240.
225
Baudu Paul, Vieil Empire, jeune Église, Paris, Éd. de la Savane, 1956, p. 14 ; Newbury David, « The White
Fathers and the Rwandan Royal Court : Zaza, 1900-1902 », in Deslaurier Christine, Juhé-Beaulaton Dominique
(dirs.), Afrique, terre d’histoire. Au cœur de la recherche avec Jean-Pierre Chrétien, Paris, Karthala, 2007, pp.
235-248.
226
Diaire du 31 juillet 1901, APBO.
227
Skinner E.P., The Mossi of the Burkina Faso, op. cit., p. 165.
228
« Annotation du rapport sur les écoles, Ouagadougou », 2e Territoire militaire, début 1902, ANCI 4BB 66.
229
Lavigerie, archevêque d’Alger en 1866, crée deux ans plus tard la Société des missionnaires d’Afrique qui
seront appelés plus tard les Pères Blancs. Leur maison-mère se trouve en Algérie et se nomme « Maison
Carrée ».
230
Lavigerie (cardinal), Instructions aux missionnaires, Imprimerie des Missionnaires d’Afrique, Alger, 1939,
pp. 179-180, cité in De Benoist J.-R., Église et pouvoir colonial…, op. cit., p. 36.
262
En 1902, des progrès sont constatés. L’école reçoit des subventions de la part des
autorités coloniales et les effectifs s’accroissent sensiblement. Au début de cette année, les
Pères enseignent à 42 élèves. À la fin du mois d’octobre, ils sont 136. L’aide des naaba a été
déterminante dans ce succès. Elle fait suite à une campagne de séduction lancée en leur
direction par les Pères Blancs malgré l’influence dont dispose leur entourage musulman. Au
moment des célébrations du nouvel an, les Pères ont décidé de rendre visite à Naaba Sigri
accompagnés par les enfants de l’école. Ces jeunes écoliers ont salué avec déférence le
souverain. Le Père Joseph n’a d’ailleurs pas manquer d’assurer ce dernier « que bien
qu’élevés par les blancs, ces jeunes gens n’en sont pas moins pleins de respect et de
dévouement pour leur Roi »231. Les Pères pensent avoir fait bonne impression et sont repartis
avec une énorme cruche de bière de mil. Cependant, la courtoisie du souverain, toute
diplomatique, n’a pas effacé la méfiance qu’en sage homme politique il se doit de porter à des
individus capables de saper les fondements religieux de son pouvoir. Si les effectifs des élèves
scolarisés par la Mission se sont accrus, ce n’est pas sans la réticence de quelques chefs. Le 16
octobre 1902, les missionnaires condamnent par exemple la « négligence » des chefs qui ont
manifestement tardé à leur trouver de nouvelles recrues232. Malgré tout, les effectifs ont
continué à croître. En janvier 1903, 172 élèves sont régulièrement inscrits d’après les calculs
des Pères Blancs. Parmi eux, une minorité, soit 72 élèves, viennent de Ouagadougou. Les
autres viennent principalement de Boussouma ainsi que des cantons proches de Béloussa et de
Koupéla, ou encore de ceux situés en pays gourounsi. Le rapport annuel des Pères assure qu’à
Ouagadougou, la plupart des chefs n’ont fait aucune difficulté pour envoyer leurs enfants.
Cependant, moins d’un tiers des élèves inscrits, 53 seulement pour être précis, sont fils ou
« parents » de naaba233. Enfin, l’évaluation des missionnaires laisse apparaître que ce sont les
régions les plus hostiles au pouvoir central qui ont fourni la plus grande part. C’est le cas des
cantons de Boussouma, Koupéla, Léo ainsi que du Kippirsi. Que faut-il en conclure ?
L’Administration a-t-elle exercé une forte contrainte sur leurs chefs ? Les grands naaba ontils personnellement contraint les chefs subalternes à réaliser cet effort ? Les sources ne
permettent guère de s’en faire une idée.
Le contenu des enseignements dispensés par les Pères mérite que l’on s’y attarde, car
ils sont révélateurs du rôle assigné à l’école dans la consolidation de la présence coloniale.
Les missionnaires ont formé trois classes en 1902-1903. La première vise à l’apprentissage de
231
Diaire du 1er janvier 1902, APBO.
Diaire du 16 octobre 1902, APBO.
233
Diaire du 5 janvier 1903, extrait du rapport semestriel sur l’école transmis au résident du Mossi, APBO.
232
263
la langue française notamment grâce à la traduction de livres de lecture en mooré. La
deuxième a pour objectif de permettre aux écoliers de tenir une conversation en français et de
réaliser des calculs élémentaires à l’oral. Enfin, la troisième se limite à l’apprentissage de
l’alphabet ainsi qu’à apprentissage de phrases-types parmi les plus usuelles en français. Cet
enseignement, nous le voyons, n’a rien de subversif pour l’Administration. Le Père Templier
se montre d’ailleurs soucieux de rassurer le résident en lui promettant de ne pas faire de ces
élèves des savants ! En revanche, il dit former « des hommes utiles à leur pays » sachant
« parler, lire et écrire notre langue de façon à être des intermédiaires sérieux entre
l’administration française et les autorités indigènes », des hommes « amoureux de la nation »
ainsi que des « propagateurs zélés de nos idées et de notre influence [françaises] »234. La
question de l’évangélisation de ces élèves est absente du programme officiel ; et pour cause :
le gouvernement a déjà commencé à s’attaquer aux congrégations religieuses en Métropole.
La loi du 1er juillet 1901 accorde le droit de former des associations, mais il n’est pas reconnu
aux congrégations religieuses. Son application permet ainsi de fermer un grand nombre
d’écoles et d’hôpitaux tenus par le clergé. L’arrivée au pouvoir d’Émile Combes, président du
Conseil à partir de 1902, radicalise cette posture anticléricale de l’exécutif. À ce moment
précis, les demandes d’autorisation de congrégations sont strictement refusées. Une loi du 7
juillet 1904 leur interdit l’enseignement. Enfin, la loi du 9 décembre 1905 dite de « séparation
de l’Église et de l’État » met fin au régime concordataire de 1801. Mais, comme l’affirme
Joseph-Roger de Benoist, l’évolution de la situation en Métropole n’a pas forcément d’impact
direct et immédiat dans les colonies. En effet, les commandant de Cercle reste en dernier
ressort la seule autorité locale en la matière et son indépendance relative se voit très bien à
travers des attitudes parfois contraires à l’esprit de la politique religieuse conduite en
Métropole. Certains se montrent aussi ambigus comme le capitaine Lambert qui, tout en se
montrant ouvertement conciliant à l’égard des missionnaires tient un langage bien différent
lorsqu’il s’agit de correspondre avec le gouverneur général235. Le premier ennemi des Pères
n’est d’ailleurs pas à trouver dans les bureaux du Cercle, mais plutôt à Dakar en la personne
du gouverneur Ponty. Selon Joseph-Roger de Benoist, la crise de 1905 a paradoxalement pour
conséquence de « normaliser » les relations entre les Pères Blancs et l’Administration locale.
Selon lui, le summum de la crise semblant atteint en Métropole, aucun Père ne peut imaginer
que la situation puisse être pire. Par ailleurs, il rappelle que la clarification du statut des
missionnaires, qui ne sont donc pas des agents de l’État payés par le budget national, a permis
234
235
Diaire du 9 juillet 1903, extrait du rapport sur l’école transmis au résident du Mossi, APBO.
De Benoist Joseph-Roger, Église et pouvoir colonial…, op. cit., p. 134.
264
de décrisper la situation sur le terrain236. Nous pouvons également ajouter qu’en 1905, les
tentatives d’établir une école « du poste », c’est-à-dire laïque, ne s’est pas soldée par un franc
succès237, et donc l’aide apportée par les missionnaires en matière éducative reste cruciale
pour le commandant.
D’après les Pères, cette situation aurait provoqué une forte émotion chez Ponty au
moment où celui-ci a appris en 1904 qu’il n’y avait à Ouagadougou que la seule école
confessionnelle238. Le cercle a effectivement pris du retard. Dès 1900, la plupart des cercles
du Soudan disposaient de leur école laïque239. Par conséquent, ordre est immédiatement donné
au commandant de réunir des élèves et d’ouvrir une école du poste. Son ouverture est prévue
pour le mois de décembre 1904 ; elle est censée compter une cinquantaine d’élèves pour
commencer240. Il s’ensuit que la question de la scolarisation des chefs cristallise les tensions
entre les autorités administratives et la Mission. Dans les deux « camps », on s’arrache les
princes. Le ralliement du plus grand nombre doit permettre de juger de l’influence de
l’Administration par rapport à celle de la Mission. La compétition entre les deux systèmes
scolaires est ouverte. Une anecdote rapportée par les Pères Blancs montre que certains naaba
ont dû trouver absurde cette querelle entre Nasaara, a fortiori pour des motifs qui ont pu leur
paraître énigmatiques ! En mai 1906, les missionnaires signalent que le Komsilgha Naaba a
reçu du commandant l’ordre de retirer ses enfants de la Mission. D’après le naaba, Lambert
aurait estimé que l’enseignement confessionnel est mensonger et qu’il rendrait les élèves plus
« paresseux »
241
. Si les missionnaires ne croient guère en ces propos, du moins ont-ils la
certitude que les enfants ont déserté les bancs de leur école sur ordre du commandant. À la fin
du mois de mai, ils tentent d’en savoir plus. Lambert leur explique qu’il a reçu des ordres
fermes du gouvernement général242. Il les assure cependant que les princes déjà scolarisés
pourront le demeurer chez eux, mais qu’aucun autre ne pourra les rejoindre. Le lendemain, le
Komsilgha Naaba vient cependant chercher son fils Léon, puis, trois jours plus tard, son
236
Ibid., p. 181.
Encore en 1907, les fonctionnaires du cercle de Ouagadougou admettent la médiocrité de leurs résultats en
matière scolaire. Ce constat s’applique aussi aux chefs-lieux de Tenkodogo et de Léo. Jusqu’en septembre 1907,
l’école du poste de Ouagadougou n’est dirigée que par un sous-officier n’ayant aucune expérience pédagogique.
Il est peu après remplacé par un nouveau directeur d’école censé relever le niveau de l’enseignement laïc. Cf.
« Rapport général sur la politique du Cercle. Année 1907 », doc. cit.
238
Diaire du 21( ?) novembre 1904, APBO.
239
Bouche D., « Les écoles françaises au Soudan… », op. cit., p. 253.
240
Selon Maxime Compaoré, la création de l’école laïque à Ouagadougou est la conséquence de la promulgation
de la loi scolaire de 1903 en AOF. Celle-ci uniformise le système scolaire aofien en l’organisant autour des
écoles de villages, régionales et urbaines. Cf. Compaoré Maxime, « L’Enseignement public en Haute-Volta
pendant la période coloniale », in Massa G., Madiéga Y. G. (dirs), La Haute-Volta coloniale…, op. cit., p. 353.
241
Diaire du 18 mai 1906, APBO.
242
Diaire du 23 mai 1906, APBO.
237
265
deuxième fils Pierre ainsi que son page Joanny. Les Pères sont certains que le naaba a agi par
crainte de recevoir une sanction de la part du commandant243. Croisant un catéchiste, le chef
lui fait savoir à quel point il a été triste de retirer ses enfants. Il jure qu’il continuera à les
envoyer en cachette suivre les cours chez les Pères244. Mais le 7 août, la vérité éclate : les
missionnaires apprennent que le naaba a agi de son propre chef, sans subir la moindre
pression du Cercle245 ! Ce cas ne révèle-t-il pas la superficialité qui peut parfois dominer les
rapports entre les naaba et les Pères ? Non seulement le chef de Komsilgha a su tirer profit
des tensions existant entre les Pères et les autorités coloniales, mais encore a-t-il été en
mesure de tirer profit de ce qui constitue une source d’information majeure pour les
missionnaires à savoir la rumeur. Quoi qu’il en soit, il faut au moins attendre l’entre-deuxguerres pour voir des chefs influents comme le Moogo Naaba envoyer de façon spontanée
leurs enfants à l’école, qu’elle soit confessionnelle ou laïque.
Les heurts entre la Mission et l’Administration se trouvent empoisonnés par la
question scolaire jusqu’en 1914, année qui, selon Joseph-Roger de Benoist, marque
localement la naissance d’une « union sacrée » face à la menace allemande mais aussi
musulmane246. Mais entre 1904 et 1914, ces deux sources d’autorité et de coercition
coloniales utilisent les chefs comme les instruments de leur rivalité247. Il ne fait pas de doute
que ce climat de tension régnant parmi les Nasaara n’a fait le jeu d’aucun acteur européen.
Après tout, la guerre des mesquineries248 que se livrent entre eux les « Blancs » ne fait que les
dévaloriser mutuellement aux yeux des Mossi. Pourtant, les Pères en sont sûrs, les
« indigènes » finiront par cerner ce qui distingue les « bons » des « mauvais » Européens.
243
Diaire du 24 mai 1906, APBO.
Diaire du 28 mai 1906, APBO.
245
Diaire du 7 août 1906, APBO.
246
Joseph-Roger de Benoist précise qu’en 1911, l’inspecteur de l’Instruction publique et de l’Enseignement
musulman Mariani a souhaité obtenir l’ « extinction de l’enseignement confessionnel ». En juillet 1914, une
circulaire du gouvernement général de l’AOF a interdit toute nouvelle création d’école confessionnelle. Le
contenu des enseignements est aussi source de contentieux dans la mesure où les Pères se prononcent pour un
enseignement principalement dispensé en langue locale tandis que l’Administration, notamment Carrier, opte
pour un apprentissage en français uniquement. Au cours des années troubles qui ont précédé le premier conflit
mondial, les Pères ont ouvert sans autorisation deux écoles dans le Moogo : l’une à Ouagadougou en 1911,
l’autre à Koupéla l’année suivante. Cf. De Benoist J.-R., Église et pouvoir colonial…, op. cit., pp. 209-211.
247
Les Pères Blancs emploient parfois les mêmes méthodes coercitives que les administrateurs coloniaux.
D’après des enquêtes orales que nous avons menées en août 2001 auprès des anciens du village de Léfourba
(province du Bam), les punitions corporelles ainsi que les vexations pouvaient provenir des Pères, notamment
lorsqu’il s’agissait de lutter contre la polygamie ou le mariage forcé.
248
Joseph-Roger de Benoist a mis en évidence le fait que les tensions entre les Pères et les fonctionnaires du
poste ne se sont pas traduites par de violents affrontements. L’Administration, désireuse de porter atteinte à la
crédibilité des missionnaires, a préféré prendre à leur encontre de petites et nombreuses mesures vexatoires. Elles
ont souvent pris la forme de tracasseries administratives à l’image de ce refus de reconnaissance de propriété
d’un terrain cédé tacitement par le Moogo Naaba. Cf. De Benoist J.-R., Église et pouvoir colonial…, op. cit., p.
151 et sq.
244
266
Cette vision manichéenne transparaît dans ces propos tenus en 1906 : « Des deux influences,
la force qui brise et la charité qui gagne les cœurs, la dernière triomphera »249. Les Pères ont
pour eux de vivre comme les Mossi les plus humbles. Ils habitent des cases identiques ; ne
mangent pratiquement que les plats locaux ; sont les seuls « Blancs » à apprendre le mooré ;
enfin, s’acquittent de toutes les prestations sociales que les autorités administratives sont
encore incapables d’assurer comme l’assistance sanitaire, l’aide alimentaire, le règlement des
cas de mariage forcé, etc. S’ils ont de ce fait bénéficié de l’estime de nombreux roturiers, la
noblesse mossi est loin d’avoir été séduite par ces actes de « générosité ». D’abord parce
qu’ainsi, les Pères semblent se substituer à elle aux yeux des sujets. Ensuite parce que les
naaba savent bien que la Mission tente de les instrumentaliser, et qu’elle est prête à se
retourner contre eux lorsqu’ils ne servent pas ses intérêts, notamment en fournissant des
informations compromettantes à l’Administration.
Si des cas de conversion sincères de chefs au christianisme sont certains, la plupart ont
aussi appris à utiliser la Mission pour leurs intérêts. Nous le voyons lorsque Ponty prône un
renforcement de la politique d’association entre l’Administration et la chefferie. C’est à ce
moment que le roi de Ouagadougou et sa Cour se rapprochent des Pères Blancs. Ils sont en
effet certains que les Pères ont une influence déterminante sur l’Administration lorsque celleci s’implique dans les affaires de succession250. Ils n’hésitent cependant pas à s’opposer aux
missionnaires lorsque ceux-ci sont visiblement combattus par le Cercle251. Dans tous les cas,
la Mission devient pour eux un nouvel interlocuteur politique qu’ils doivent apprendre à
connaître et… à apprivoiser !
Religion et société en pays mossi
Les naaba ne sont pas seulement des « chefs politiques » mais aussi des autorités
religieuses. La croyance en leurs pouvoirs mystiques, leur pratique régulière de rituels
coutumiers comptent parmi les principaux piliers soutenant leur autorité. Depuis la conquête,
cette dimension de leur pouvoir n’a été que superficiellement écornée par la présence
française. Il est vrai que, pour des raisons essentiellement fiscales, l’Administration s’est
249
Ibid., p. 201.
En mai 1913, le Kamsaogo Naaba est nommé chef de la province du Sud. D’après le Père supérieur, il est
certain qu’il doit ce choix à la Mission. Pour elle, « Qu’il le croit et s’en montre reconnaissant il n’y a en cela
nul inconvénient ». Cf. Diaire du 23 mai 1913, APBO.
251
Pauliat Paul, « Les Pères Blancs en Haute-Volta. 1900-1960 », in Massa G., Madiéga Y. G. (dirs), La HauteVolta coloniale…, op. cit., p. 195.
250
267
employée à interdire un certain nombre de cérémonies religieuses au cours desquelles les
naaba recevaient des dons de la part de leurs sujets. C’est le cas du Soretasgo. La plupart de
ces fêtes coutumières n’ont malgré tout pas disparu à la veille de la Première Guerre
mondiale. Nous savons que le contrôle colonial était loin d’être total ; il n’a pas permis de
déceler et de condamner la perpétuation discrète de pratiques rituelles officiellement
interdites. En revanche, l’installation des Pères Blancs à Ouagadougou est à coup sûr
l’événement qui a menacé le plus sérieusement les bases culturelles et religieuses de l’autorité
des chefs. D’autant plus que nous nous souvenons qu’ils ont longtemps été la cible prioritaire
des missionnaires qui pensent pouvoir toucher à travers eux l’ensemble du Moogo, si bien que
de même que l’on parle d’une « administration indirecte », nous pourrions évoquer l’idée ici
d’une « évangélisation indirecte ».
Le caractère exemplaire de la conversion des naaba ou des princes est une bénédiction
pour les Pères. Il est censé vaincre la méfiance initiale de sujets qui connaissent encore peu les
hommes d’Église bien que ces derniers partent en tournée comme leurs compatriotes
fonctionnaires252. Une anecdote relatée par la Mission en décembre 1911 va dans ce sens. À
ce moment, les Pères disent rencontrer de nombreuses difficultés lors de l’évangélisation du
quartier de Ouagadougou appelé Kamsaoghin. La situation se décrispe dès l’intervention du
Samandé Naaba ; elle a pour conséquence une sensible augmentation du nombre de
catéchumènes dans cette partie de la ville253.
Malgré ce genre d’exemples sur lesquels la Mission se montre diserte, nous ne
pensons pas que les Pères aient toujours « témoigné du respect pour l’autorité des chefs »
comme l’avancent Jean Audoin et Raymond Deniel254. Il n’est qu’à rappeler les coups
terribles portés par la Mission contre les chefs au moment où la « lutte antiféodale » était de
mise au Cercle. Les missionnaires comme Carrier ont aussi souvent dénoncé le caractère
prétendument brutal et immoral de l’attitude des naaba. Ceci peut les amener à dénoncer les
naaba fautifs auprès des autorités coloniales. Remarquons d’ailleurs que ces chefs en question
sont souvent ceux pour lesquels les Pères n’ont aucun espoir de conversion. Malgré cela, on
peut bien dire qu’à l’image de l’Administration, ils ont été contraints de reconnaître l’utilité
de l’armature hiérarchique mossi afin d’affirmer leur présence et établir un contact avec les
252
En 1904, Mgr Bazin évoque dans une lettre à Mgr Livinhac la défiance des Mossi à l’égard des Pères. Il
l’explique par le fait qu’ils sont considérés par les Mossi comme des « Blancs » semblables aux fonctionnaires
coloniaux. Il constate néanmoins que les simples sujets se montrent cordiaux et hospitaliers à leur endroit, mais
surtout à cause de la « respectueuse crainte » qu’ils leur inspirent. Cf. De Benoist J.-R., Église et pouvoir
colonial…, op. cit., p. 163.
253
Diaire du 5 décembre 1911, APBO.
254
Audouin J. et Deniel R., L’Islam en Haute-Volta…, op. cit., p. 98.
268
sujets. La priorité étant la diffusion la plus rapide du christianisme en pays mossi, la Mission a
pu « fermer les yeux » sur certains agissements des chefs qu’elle aurait par ailleurs pu
condamner. Ils se montrent néanmoins intransigeants lorsqu’il s’agit de régler le problème des
dons de femmes, cette pratique du pugsiuuré qui, on s’en souvient, permet de constituer des
alliances. La Cour de Ouagadougou n’y échappe pas, et il n’est pas rare de découvrir le cas de
femmes qui viennent frapper à la porte des missionnaires afin d’y échapper.
Mais les Pères sont très sensibles à la qualité de leurs relations avec la Cour royale
qu’ils considèrent comme le centre nerveux du Moogo. L’installation du poste dans la capitale
n’est pas anodine. Plutôt que de combattre frontalement le Moogo Naaba et son entourage, les
Pères préfèrent généralement se les concilier255. Ceci ne se fait pas sans arrière-pensée
puisque, tout en feignant de respecter les coutumes royales, les Pères n’entendent pas moins
lutter contre toutes les formes de « superstition » qui empliraient l’esprit des chefs et de leurs
sujets. Les missionnaires en rapportent quelques anecdotes burlesques. En mai 1910 par
exemple, les Mossi observent le passage de la comète de Halley. Forts de leur savoir, les
Pères s’amusent des rumeurs véhiculées par les Mossi selon lesquelles la fin du monde serait
proche. La dénonciation de l’ignorance supposé dans lequel seraient plongés les Mossi vaut
aussi pour les naaba. Les Pères raillent ainsi des chefs de village qui auraient « ordonné à
tous leurs sujets de faire du saghbo [plat] de mil rouge pour éviter la catastrophe » !256 Dans
certains cas, les questions de croyance prennent un tour plus sérieux. C’est le cas de ce que
nous pourrions appeler la « guerre de la pluie » qui oppose Naaba Koom II aux missionnaires.
Métaphoriquement, ce roi est associé aux précipitations bienfaisantes, sources de vie et de
prospérité. Lui comme ses ancêtres sont considérés par les Mossi comme des « faiseurs de
pluie » qu’ils obtiennent par l’accomplissement de certains rites religieux. En 1911, pendant
l’hivernage, les Pères rapportent avec mépris les sacrifices présidés par le roi et ses dignitaires
afin d’obtenir d’abondantes averses. Leur écœurement est d’autant plus grand que c’est
précisément ce qui se produit et concluent amèrement que « décidemment, leurs prières sont
efficaces »257 ! Le Moogo Naaba a fait la preuve aux yeux des roturiers de la supériorité de ses
pouvoirs magico-religieux. Mais les Pères sont prêts à prendre leur revanche. En août 1913,
Naaba Koom II apprend qu’ils ont organisé une prière afin d’obtenir la pluie. Le roi consent à
remettre de l’argent pour leur messe. La nuit même, les premières gouttes tombent. Les Pères,
dans un état de jubilation, forment ce vœu : « Puisse ce fait donner la foi au Mogho
255
De Benoist J.-R., Église et pouvoir colonial…, op. cit., p. 217.
Diaire du 18 mai 1910, APBO.
257
Diaires du 21 et 26 août 1911, APBO.
256
269
Naba »258… Ils ne seront jamais exaucés et les relations entre les naaba et les Pères s’avèrent
être pour longtemps complexes et ambiguës.
La fonction de Moogo Naaba porte en elle l’impossibilité pour le roi d’adopter
ouvertement une religion qui n’est pas celle de ses ancêtres. L’univers du naam, en même
temps qu’il est une philosophie, constitue également une religion à lui tout seul. Le culte
rendu aux aïeux, le respect dû à Naaba Wendé que les Pères ont voulu rendre compatible avec
leur Dieu259 tout en oubliant qu’il existait son équivalent féminin, Napagha Tenga, sont
censés apporter paix et prospérité à la société mossi. La sauvegarde de cette harmonie sociale
et religieuse a justifié quelques siècles plus tôt la politique d’endiguement que le Cour a
opposé à l’expansion de l’islam. Ce point historique est bien connu des missionnaires, mais ils
y voient justement la preuve que le Moogo peut être facilement gagné à la foi chrétienne. Or,
nous pensons que les naaba ont établi la même stratégie à l’égard des Pères qu’avec certains
propagateurs de la foi musulmane quelques décennies plus tôt. Cette stratégie consiste à se
rapprocher de ces autorités religieuses afin de mieux les contrôler et donc de contenir leur
influence. Ceci explique qu’à aucun moment les Pères n’ont eu à se plaindre du traitement qui
leur a été réservé par le roi. Naaba Sigri et Koom II se sont généralement montrés très
courtois, agissant le plus souvent avec tact et diplomatie260.
La première rencontre entre Naaba Sigri et les Pères a eu lieu dès juin 1901. Le roi ne
s’est pas opposé à la fondation de la Mission ; il n’a pas davantage fait de difficultés lorsqu’il
s’est agi de conduire les enfants de ses kug zindba à l’école confessionnelle. Certains ont
d’ailleurs été baptisés. En 1906, c’est le cas d’Étienne, un jeune fils du Baloum Naaba
également moniteur à l’école du Poste. Malgré la crainte de la réaction du commandant de
cercle, le chef de province a décidé d’assister à la cérémonie261. Il ne faudrait cependant pas
en conclure que les relations entre ce kug zindba et la Mission ont toujours été cordiales. En
1908, il est accusé par les Pères d’avoir été complice du vol d’une casserole et d’un hachoir
dans leur cuisine262… Des deux côtés, on fait donc bonne figure sans pour autant parvenir à
déceler les intentions réelles de l’autre. Cette situation n’est pas sans rappeler les premiers
contacts établis entre les explorateurs européens et les naaba. Les choses changent
sensiblement avec l’avènement en 1910 du Baloum Naaba Tanga. Il est incontestablement
258
Diaire du 10 et 11 août 1913, APBO.
Encore aujourd’hui, lorsque la messe est dite en mooré, le mot « Dieu » est traduit par « Wendé » ou « Naaba
Wendé ».
260
Le Moogo Naaba a fréquemment rendu des visites de « courtoisie » aux Pères et réciproquement. Sa présence
à l’église a souvent été remarquée lors des célébrations de Noël.
261
Diaire du 8 décembre 1906, APBO.
262
Diaire du 28 mai 1908, APBO.
259
270
celui qui a contribué au rapprochement entre la Cour et la Mission. Ceci vaut par exemple à
ce chef, injurié par de nouveaux convertis, d’avoir été défendu par les Pères Blancs263. Au
même moment, le roi a plus que jamais affiché sa sympathie pour ces hommes de Dieu,
marquant par exemple de sa présence le chantier de construction de la maison des Sœurs
Blanches. Une grande partie des accompagnateurs du souverain ont participé aux travaux
jusqu’à la tombée de la nuit264. Le lendemain, le roi a fait envoyer de l’argent au Père
Supérieur afin de donner à la main-d’œuvre travaillant sur ce chantier du dolo265. Un mois
plus tard, Naaba Koom II se montre aussi chaleureux lors de l’arrivée de dix Sœurs Blanches
à Ouagadougou266.
Cependant, les efforts du roi et de sa Cour se limitent généralement à ces gestes de
bonne volonté. La seule victoire que les Pères pensent avoir remporté sur les hauts dignitaires
– exception faite du cas du Baloum Naaba – est la réception par le Gounga Naaba d’une
médaille religieuse qu’il a accepté de porter autour du cou267. Les missionnaires ont pourtant
longtemps conservé le souhait de voir le roi se convertir au catholicisme. En décembre 1914,
ils ont cru que ce moment était tout près d’arriver. Atteint de phtisie, tout le monde
considérait que Naaba Koom II était agonisant. Le Père Supérieur a aussitôt préparé une
cérémonie de baptême pour le roi, persuadé qu’il voulait bien le recevoir, mais en cachette268.
Mais non seulement le roi n’est pas mort, mais de surcroît il a fait savoir que ces intentions
d’être christianisés étaient en réalité nulles ! La déception est d’autant plus vive pour la
Mission que le baptême du souverain aurait au moins la même portée que la signature du
traité de protectorat quelques années plus tôt. Tout espoir ne sera jamais perdu ; il restera
entretenu de façon intermittente par un roi qui les confortera dans cette attente sans fin.
Celui qui, jeune, était sous-estimé par l’Administration semble en réalité avoir bien
compris comment tirer parti des faiblesses à la fois des fonctionnaires et des missionnaires.
Mieux, il commence à se montrer maître dans ce jeu qui consiste à jouer les uns contre les
autres. D’une certaine façon, il incarne une nouvelle génération de naaba désireuse – et
263
Le diaire de la Mission précise que les deux chrétiens en question ont été dénoncés par leurs soins au
commandant. Chacun a écopé d’une peine de cinq jours de prison. Les Pères ont estimé que ces deux
malheureux ont nui à la réputation de leurs coreligionnaires. Nul doute que cette attitude des missionnaires vise à
afficher leur sympathie à l’égard d’un Baloum Naaba qui est leur meilleur allié à la Cour. Cf. diaire du 30 août
1912, APBO.
264
Diaire du 28 octobre 1911, APBO.
265
Diaire du 29 octobre 1911, APBO.
266
Diaire du 3 décembre 1912, APBO.
267
Diaire du 3 novembre 1912, APBO.
268
Diaire du 27 décembre 1914, APBO.
271
souvent capable – d’élargir son champ d’action politique malgré les cadres posés par la
domination coloniale.
Conclusion
Les premiers moments de l’occupation française du Moogo conduisent à s’interroger
sur le sens à accorder au mot « conquête ». Ce terme renvoie à l’appropriation de l’espace
politique « indigène » par le pouvoir colonial ainsi que l’assujettissement de sa population.
Cependant, il existe une grande différence entre faire la conquête d’un territoire par les armes
et parvenir à conquérir les esprits de ses habitants. C’est précisément au moment où les
grandes opérations armées ont cessé que les autorités françaises ont connu les plus grandes
difficultés. L’emploi de la force a fait sentir ses effets avec force, mais de façon ponctuelle
irrégulière sur le plan géographique. Les enjeux d’une administration quotidienne et durable
du Moogo ont ouvert de nouveaux fronts qui ne sont pas exclusivement militaires. Pour
paraphraser Foucault, sous la paix à la fois affichée par le conquérant et le peuple conquis, la
guerre s’est prolongée sous des formes plus feutrées, parfois déguisées, en tout cas plus
complexes.
Un manque de personnel administratif et militaire, des difficultés à se mouvoir au sein
du cercle, un manque de connaissance du pays, une incapacité relative à établir un système de
renseignement fiable : tout ceci caractérise le régime colonial entre 1897 et la veille de la
Première Guerre mondiale. Encore en 1914, l’immense majorité des populations « sujettes »
ne connaissent pas l’occupant, le craignent ou le fuient. Dans ce contexte, le rôle des naaba
s’avère crucial dans l’établissement d’un lien solide entre le pouvoir central et les provinces.
Pour ce faire, les autorités coloniales pensent davantage profiter de ce que les institutions
politiques mossi peuvent leur apporter plutôt que de soutenir l’autorité personnelle des chefs.
Cette stratégie porte en elle sa propre contradiction et les germes de son échec. Elle pèche par
son incapacité à considérer les naaba comme des acteurs politiques. Le pouvoir colonial
préfère y voir des « pillards », des « ivrognes », des êtres « dépourvus de caractère » et
« paresseux ». Peut-être faut-il y voir les causes de l’étonnement qu’a manifesté le Cercle face
à l’ampleur de la révolte de 1908. Les chefs, de leur côté, sont dans une position
inconfortable. Le rythme des changements s’accélère et leur capacité d’adaptation face aux
bouleversements politiques, économiques, culturels ou religieux est sérieusement mise à
l’épreuve. C’est là qu’intervient l’effet de génération. Ceux ayant disposé du naam assez
272
longtemps avant la conquête sont aussi ceux qui semblent avoir eu les plus grandes difficultés
à saisir la nature et les enjeux de la redéfinition de leur fonction en situation coloniale. Ce sont
généralement eux qui ont eu tendance à s’opposer frontalement, parfois par les armes, aux
autorités françaises après la conquête. Les autres, intronisés après 1900, ne semblent plus
guère se faire d’illusion sur les chances de succès d’un tel combat. L’échec de la révolte de
1908 leur a donné raison. Ils ont dès lors été plus enclins à préserver leur autorité par des
moyens détournés mais non moins redoutables.
La figure du « naaba » a ainsi changé au début du XXe siècle. Elle s’est
bureaucratisée. Elle dépend toujours plus étroitement d’un pouvoir colonial qui lui assigne de
nouvelles tâches – souvent très ingrates – et les rémunère pour leur accomplissement. Le
statut de chef ne les protège pas de la révocation ou des humiliations qu’un droit colonial
expéditif peut leur réserver. Les naaba doivent en outre composer avec la venue des Pères
Blancs qui se sont un temps associés avec l’Administration pour éliminer politiquement ceux
suspectés d’être les plus réfractaires à leur présence. Ces missionnaires, sans toujours le
vouloir, ont également menacé les fondements culturels et religieux de l’autorité royale sans
jamais provoquer leur effondrement. Encore en 1914, les naaba sont très obéis de leurs sujets.
Ils ont en même temps conscience pour un certain nombre d’entre eux que le pouvoir des
Nasaara en pays mossi n’a rien d’hégémonique.
En août 1914, l’annonce du déclenchement de la guerre frappe les uns et les autres
comme un coup de tonnerre. Pour la première fois depuis l’achèvement de la conquête armée,
les naaba sont sommés d’endosser leurs vieux habits de « rois de guerre » pour le compte de
la France. Ce conflit ouvre une période de profonde incertitude quant à l’évolution des
fragiles ajustements dans les relations entre les autorités africaines et européennes.
273
274
DEUXIÈME PARTIE
La chefferie à l’épreuve de la « modernité » (1914-1945)
275
276
Chapitre 4
La Première Guerre mondiale et la création de la Haute-Volta
« Pourquoi les toubabs [les Blancs] sont-ils venus nous
envahir, pourquoi nous ont-ils capturés et domestiqués ?
Uniquement pour se servir de nous en cas de besoin, tout
comme le chasseur se sert de son chien, le cavalier de
son cheval et le maître de son captif : pour les aider à
travailler ou à combattre leurs ennemis. Cela n’a rien
d’étonnant. Nous aussi, jadis, avons fait des captifs par
la guerre, avant de le devenir nous-mêmes. ‘Et pourquoi
les toubabs se sont-ils déclarés la guerre ? Mes frères, je
vais vous le dire : les Français sont entrés dans la guerre
pour nous conserver, rien que pour nous conserver, et
les Allemands pour nous avoir. »
Amadou Hampâté Bâ, Amkoullel, l’enfant peul, 19921.
À la veille de la Première Guerre mondiale, les autorités coloniales du cercle de
Ouagadougou se félicitent d’avoir maintenu les « traditions politiques » du pays mossi. Les
rapports officiels rappelant l’aide apportée par les chefs à l’administration du territoire sont
nombreux. La Cour de Ouagadougou a donné l’exemple sous l’impulsion de Naaba Koom II
et de ses kug zindba. Tout en parvenant à maintenir les institutions royales, elle a aussi su
mieux surveiller les agissements des Nasaara et déterminer leurs intentions. En 1914, le
temps où Carrier menait sa politique « antiféodale » semble déjà loin. L’image « du » Mossi
discipliné, obéissant à des chefs dévoués à la cause française a commencé à s’imposer dans la
littérature coloniale. Passé le bref épisode de la révolte de 1908, le Moogo a pris figure de
pôle de civilisation et de loyauté par contraste avec des populations voisines dites
« acéphales » (Bobo, Lobi, Gourounsi, etc.) qui passent alors pour être presque
ingouvernables. La solidité des institutions royales, leur capacité d’adaptation au nouvel
environnement économique, social et politique induit par l’occupation française a contribué à
renforcer ces clichés.
1
Bâ Amadou Hampâté, Amkoullel, l’enfant peul. Mémoires, Arles, Actes Sud, 1992, p. 390.
277
Dans le même temps, la royauté qui est historiquement née de la guerre à l’époque
précoloniale, n’était plus gouvernée que par des naaba à qui les autorités coloniales ont ôté
leur rôle guerrier. Leur fonctionnarisation en a fait des combattants invisibles employant toute
la malice dont ils ont été capables pour préserver leurs intérêts. En août 1914, les Mossi sont
autorisés à reprendre massivement les armes et à redevenir ce qu’ils ont longtemps été : des
hommes de guerre. Les naaba sont appelés à faire à nouveau figure de protecteurs.
Seulement, pour la première fois, ils ont moins à défendre leur société que la puissance qui les
a conquis. Nous allons voir que leur participation à l’effort de guerre n’a rien eu d’évident. La
nature et la forme de leur engagement s’est révélée complexe. Les chefs, pas plus que le
« grand parleur » Diawando Guéla M’Bouré dont les propos nous sont savoureusement
rapportés par Ahmadou Hampâté Bâ, n’ont oublié les formes de servitude qu’ont imposées
ceux pour qui ils doivent désormais se battre. La simple résignation, l’obéissance contrainte
des naaba ne peut donc expliquer à elles seules le loyalisme qu’ils ont affiché en la
circonstance. Nous pensons, mais nous discuterons ce point, que la royauté a espéré tirer de
son engagement dans le conflit des contreparties politiques et économiques concrètes qui vont
dans le sens de l’affermissement de son autorité à défaut de retrouver son indépendance. C’est
ce que nous montrerons en analysant tour à tour les conditions de la mobilisation en pays
mossi, puis les formes de souffrance que la guerre a induites non seulement pour les sujets,
mais aussi pour les chefs. Enfin, nous verrons qu’à nouveau, la guerre s’est montrée
fondatrice puisqu’elle est directement liée à la naissance de la colonie de Haute-Volta dont le
centre nerveux va être fixé en plein cœur du Moogo, c’est-à-dire à Ouagadougou.
Les tambours de guerre battent en pays mossi : la mobilisation
L’estimation de la « valeur guerrière » des Mossi par les Français
Dans les chapitres précédents, nous avons vu que les faibles effectifs des troupes
coloniales stationnées en pays mossi ont imposé très tôt aux autorités françaises de lever des
auxiliaires locaux. Dans les premiers temps de la Résidence, ces hommes ont été recrutés en
qualité de gardes de cercle ou bien de tirailleurs. Leur mission consistait principalement à
assurer la surveillance du territoire conquis, à réprimer les mouvements insurrectionnels dans
l’espace proche du centre administratif ainsi qu’à imposer l’impôt colonial et le travail forcé.
La création du cercle de Ouagadougou a accentué la pression du recrutement civil et militaire.
278
À partir de 1904, les hommes levés par le commandant ont été sommés d’accompagner
l’établissement d’une administration régulière tout en réduisant les dernières poches de
résistance. Outre l’impôt, la facilité avec laquelle les recrutements militaires ont été accomplis
est devenue un bon indicateur de l’ « état d’esprit » ainsi que de la docilité des « indigènes ».
À bien lire les rapports administratifs produits entre 1898 et 1914, nous constatons que la
« valeur guerrière » des populations du cercle, c’est-à-dire leur capacité supposée à « faire de
bons soldats » au sein de l’Armée française, a fortement évolué. Elle est largement tributaire
des bonnes ou mauvaises dispositions des Mossi et de leurs chefs à l’égard de la puissance
coloniale.
À notre connaissance, les premières tentatives sérieuses de recrutement militaire ont
été réalisées en 1898 dans le Moogo. La nature de ces levées est fortement liée au contexte de
« conquête armée » qui prévaut à ce moment2. Il n’est pas encore question de lever des
troupes régulières dans le Moogo. L’heure est plutôt à la formation de « tirailleurs
auxiliaires » dont le concours aux opérations militaires de 1896-1897 a été déterminant. En
1898, le Moogo est encore sous le choc du passage de la colonne Voulet-Chanoine. Nous
nous souvenons que de nombreux naaba ainsi que leurs sujets ont opposé à cette époque de la
mauvaise volonté à répondre aux diverses demandes qui leur ont été faites par la Résidence.
Les administrateurs militaires en ont tiré de lapidaires conclusions sur le prétendu
« caractère » des Mossi qui passent à ce moment pour « apathiques ». Il n’est donc pas
surprenant de constater qu’à cette date, les autorités de la Résidence n’ont fondé que très peu
d’espérances quant au succès d’un hypothétique recrutement militaire dans le Moogo. Les
propos du chef de bataillon Crave sont éloquents. À l’en croire, les Mossi seraient des «
brutes dont il ne sera jamais possible de faire des tirailleurs même passables »3. Dans un
style débarrassé d’esprit de nuance, l’officier estime qu’ « Un Bambara vaut 10 mossis »4 ! À
la différence de Mossi moins bien connus à la fin du XIXe siècle, les populations Bambara de
2
Dans son ouvrage sur les Tirailleurs sénégalais, Myron J. Echenberg distingue quatre phases distinctes de
recrutement en Afrique de l’Ouest. La première, qu’il situe entre 1857 et 1905, est celle de la « conquête
armée ». Il montre qu’à ce moment, le service militaire est impopulaire, notamment en raison des faibles
avantages concédés aux jeunes recrues. La majorité d’entre elles sont issues des couches sociales les plus
défavorisées, notamment des anciens captifs. La seconde phase couvre la période allant de 1905 à 1919. Elle
correspond à l’établissement d’une « armée d’occupation ». L’effectif des troupes coloniales s’étoffe
sensiblement. Leurs tâches se diversifient et consistent à parachever la conquête, « pacifier » les régions encore
insoumises et soutenir le dispositif défensif de l’AOF. Les deux autres temps forts du recrutement, correspondant
à la période de professionnalisation entre 1919 et 1960, seront étudiés ultérieurement. Cf. Echenberg Myron J.,
Colonial Conscripts: The Tirailleurs Senegalais in French West Africa, 1857-1960, Porstmouth, New
Hampshire, 1991, pp. 5-25.
3
Lettre du chef de bataillon Crave au commandant de la Région Est et Macina, Soudan français, Ouagadougou,
13 mai 1898, Archives nationales du Burkina Faso (ANF), document non classé.
4
Ibid.
279
l’actuel Mali passent alors pour des populations guerrières. Et pour cause. L’histoire des
grands empires guerriers du Ghana, du Mali ou du Sonraï n’étaient pas inconnus des officiers
coloniaux. Les Bambara avaient également opposé de sérieuses résistances à la progression
des troupes d’Archinard au début des années 1890 ; ce sont eux encore qui ont permis
d’étendre les possessions françaises en Afrique dans la deuxième moitié des années 1890. En
ce qui concerne les Mossi, leur réputation d’ « invincibilité » semble oubliée. Ou plutôt, à la
suite de Binger, elle passe pour un mythe plutôt qu’une réalité.
Un essai d’instruction militaire est tout de même tenté en février 1899 à Ouagadougou.
Le Résident souhaite en effet constituer des forces de réserve. L’effort porte sur soixante
hommes pris dans l’entourage de Naaba Sigri. Mais cette expérience ne s’est pas révélée
concluante comme l’a signalé le personnel de la Résidence qui, dans un accès de pessimisme,
pense qu’il « est fort douteux qu’on arrive jamais à tirer quoi que ce soit de bon de ces
hommes »5. Jusqu’en 1908, nous ne savons plus rien sur la question des recrutements
militaires et nous nous demandons même s’il y en a eu. Jusqu’à cette date, les hommes du
Moogo Naaba – cavaliers ou fantassins constituant sa garde rapprochée – ont pourtant été
employés dans le cercle. Mais il semble qu’ils n’aient participé à aucune action militaire
significative avant la grande révolte des Mossi. Peu de temps avant 1908, les guerriers du
Moogo Naaba ont par exemple été sollicités afin de porter secours au naaba de Ramongo
menacé par une forte agitation populaire dans son canton. Le court récit qu’en ont livré les
Pères Blancs laisse à penser que l’autorisation de combattre accordée par le commandant aux
soldats du Moogo Naaba a été exceptionnelle. Les missionnaires rapportent en effet que la
petite troupe du roi, sommée de « faire la guerre comme autrefois », y a trouvé matière à
exprimer sa « joie »6. Ces propos, hélas recoupés par aucune autre source, sont cependant
assez crédibles. Ils feraient écho à la frustration de guerriers du roi inactifs depuis les progrès
de la « pacification » du Moogo.
En 1908, nous savons qu’une partie des Mossi et de leurs chefs ont pris les armes
contre la présence française. Les sujets des naaba hostiles au pouvoir colonial ont fait la
preuve à cette occasion de leur dynamisme guerrier qui contraste fortement avec l’image de
Mossi apathiques jusque-là véhiculée par le Cercle. C’est exactement au moment où le
Moogo est gagné par la dernière grande révolte armée que le lieutenant-colonel Charles
Mangin, un officier qui a déjà une solide expérience outre-mer, lance l’idée de constituer une
« Force noire ». L’idée d’employer des troupes régulières issues de l’Afrique subsaharienne
5
6
« Copie du registre n° 2 », Soudan français, Résidence du Mossi, février 1899, doc. cit.
Diaire du 29 janvier 1907, doc. cit.
280
n’est pas nouvelle. Le premier Bataillon de Tirailleurs sénégalais (BTS) a été mis sur pied
près d’un demi-siècle plus tôt par Faidherbe. Mais cette fois, Mangin souhaite convaincre
l’état-major ainsi que le gouvernement français de l’intérêt qu’il y a à constituer un corps plus
conséquent de troupes « noires » peu coûteuses et susceptibles de compenser le déclin
démographique dont souffre la France. L’historien Marc Michel souligne le fait qu’en 1900,
au moment où est adoptée une loi sur la réorganisation des troupes coloniales, l’Armée
française ne compte pas plus de 6.000 Tirailleurs sénégalais7. Mangin, de son côté, est
persuadé que les colonies africaines sont capables de fournir un plus grand nombre d’hommes
pouvant être utilement employés soit au sein de l’Empire, soit en Europe.
En réalité, l’absence de recensement fiable des populations de l’AOF et de l’AEF ne
permet pas d’évaluer avec précision le nombre d’hommes que ces fédérations peuvent fournir.
C’est la raison pour laquelle Mangin organise en 1910 une mission d’enquête sur place. En
quelques mois, le lieutenant-colonel, accompagné par deux administrateurs coloniaux,
parcourt pratiquement tous les cercles de l’AOF8. La Mission arrive en août 1910 à
Ouagadougou. Son passage donne lieu à un très large rassemblement de naaba – 6.000 chefs
de canton ou de quartier selon les autorités du cercle – afin d’écouter les « palabres » de
Mangin9. Celles-ci se déroulent du 5 au 8 août. D’après les rapports du cercle, Mangin entend
rassurer les chefs quant au mode de recrutement des Tirailleurs. Promesse leur est faite qu’il
n’y aura aucun recrutement coercitif dans le Moogo et que les levées, présentées comme assez
modestes, ne pèseront en rien sur la situation économique ou sociale du royaume. Mangin dit
vouloir recruter environ 2.000 à 2.500 hommes pour le seul cercle de Ouagadougou, soit
environ 0,3% de sa population totale. Le commandant trouve les chiffres plutôt modestes et
affirme qu’en cas de nécessité, il est facilement possible de tripler ce nombre10. Les Pères
Blancs, qui comptent parmi eux le frère du lieutenant-colonel, savent que Mangin souhaite en
réalité mobiliser 40.000 hommes sur quatre ans en AOF soit environ 4 % de la population
totale de 191011. Ils ont aussi appris que Carrier et Vidal s’adonnent à une véritable
surenchère – certainement pour se faire bien voir de leurs supérieurs ! – et prétendent pouvoir
obtenir jusqu’à 100.000 hommes ! Pour le Pères, aucun doute qu’il s’agit là d’« un gros
chiffre »12. Les conclusions tirées par Mangin à la suite de son séjour dans le Moogo sont plus
modestes. Son rapport de mission fait état de la possibilité d’obtenir 8.500 hommes annuels
7
Michel Marc, Les Africains et la Grande Guerre. L’appel à l’Afrique, Paris, Karthala, 2003, p. 18.
Ibid., p. 21.
9
« Rapport politique » mois d’août 1910, HSN, cercle de Ouagadougou, doc. cit.
10
Ibid.
11
L’AOF compterait à cette date environ 12 millions d’habitants ; chiffre avancé sans grandes certitudes.
12
Diaire du 7 août 1910, APBO.
8
281
de la colonie du HSN13. Les premiers essais d’appel dans le Moogo sont prévus pour le mois
de novembre 1910. Malgré les propos rassurants tenus par la Mission Mangin, cette annonce
ne provoque pas l’enthousiasme des naaba et de leurs sujets.
En août 1911, le cercle doit fournir 400 volontaires, mais le moins que l’on puisse dire
est que ceux-ci ne se sont pas bousculés... La répugnance qu’expriment un grand nombre de
Mossi pour le service militaire est telle que de nombreux catéchumènes viennent solliciter
l’aide des missionnaires afin d’y échapper14. Les fonctionnaires du cercle font un constat
similaire et relèvent en mars 1912 l’ « accueil très froid de la population » face à ces
demandes de volontaires15. Pour autant, les naaba ont présenté des recrues, mais tout laisse à
penser qu’ils ont agi de façon autoritaire et non sur la base du libre consentement des sujets.
Ce constat conduit le commandant à préconiser l’établissement généralisé de la conscription
en pays mossi. Les raisons de ce peu d’appétence dont font preuve les Mossi pour le métier
des armes ne sont pas clairement évoquées par le Cercle16. Les Pères estiment de leur côté que
les Mossi n’ont aucune envie d’aller se faire tuer loin du Moogo, et en particulier au Maroc17.
De plus, les Mossi ont dû trouver peu d’avantages à s’engager dans l’Armée. Peut-être en
raison de la modestie de la solde offerte, mais aussi – et surtout – parce qu’ils savent mieux ce
qu’ils ont à perdre en quittant pour plusieurs années leur village et leurs terres que ce qu’ils
ont à en retirer. Ajoutons que les naaba ont peut-être abusé de leur pouvoir coercitif afin de
« trouver » des volontaires. Ce qui est en revanche certain, c’est que l’Administration
n’attribue plus à l’incapacité supposée des Mossi à faire de bons soldats les échecs liés au
recrutement.
Dans son ouvrage La Force Noire publié en 1910, Mangin range en effet les Mossi
dans la catégorie des « peuples guerriers »18. Pour faire simple, le lieutenant-colonel estime
que les peuples de la savane sont plus aptes à faire des soldats que les nomades de la zone
sahélienne ou les sociétés forestières de la Côte-d’Ivoire. Cette distinction est en réalité liée à
13
Mangin fonde de grands espoirs sur les recrutements dans le HSN. À elle seule, cette colonie fournirait entre le
quart et le tiers des hommes attendus pour l’ensemble de l’AOF. Ceci s’explique par le fait que la densité de sa
population est bien connue et que la « valeur guerrière » de la plupart de ses habitants est déjà reconnue. Cf.
Michel M., Les Africains et la Grande Guerre…, op. cit., p. 21.
14
Diaire du 10 août 1911, APBO.
15
« Rapport politique » mars 1912, HSN, cercle de Ouagadougou, doc. cit.
16
Un document daté de 1909 met en avant la déception des hommes approchés qui déplorent le faible montant
de la solde dans un contexte global d’enchérissement. Cf. « Rapport annuel », année 1909, HSN, cercle de
Ouagadougou, SHAT, 5H 1.
17
En 1907, les opérations militaires françaises au Maroc débutent sur fond de contentieux franco-britannique. En
1908, deux BTS y sont employés et donnent satisfaction, ce qui semble confirmer les thèses avancées par
Mangin en faveur de l’emploi massif des troupes « noires ». Jusqu’en 1914, c’est-à-dire deux ans après
l’établissement du protectorat français sur le Maroc, treize BTS, soit environ 13.000 hommes, y ont été envoyés
avec un relatif succès.
18
Mangin Charles (lieutenant-colonel), La Force Noire, Paris, Hachette, 1910, 365 p.
282
la plus ou moins grande facilité des pouvoirs coloniaux à obtenir leur loyauté. Cette
appréciation est emprunte des clichés culturalistes de l’époque. Il est cependant vrai que
Mangin ne cède pas complètement à l’argument du déterminisme naturel. Mangin, pour
décrire les « ethnies » africaines, fait appel à leur histoire. Pour le cas précis des Mossi, il dit
s’être reporté aux monographies produites par des militaires du cercle de Ouagadougou
comme celle du capitaine Pinchon en 1905, ou celle de Lambert en 190719. Ce qui intéresse
Mangin, c’est notamment la capacité ou non des sociétés africaines à s’organiser sous la
forme de systèmes politiques cohérents, hiérarchisés et rayonnant sur de larges espaces
contigus et non pas isolés. Il relève ainsi que les Mossi, à la différence des Peul par exemple,
« sont restés groupés »20. En revanche, il affiche ses réserves à l’égard de populations vivant
dans des zones montagneuses, désertiques ou forestières où, écrit-il, elles ont généralement eu
tendance à vivre dans une certaine anarchie et dans un état de violence endémique qui n’a pu
être canalisée21. Plus loin, Mangin relate les affrontements qui ont opposé de grands « États »
africains de la zone sahélienne comme l’Empire du Mali ou du Sonraï entre eux. Il fait aussi
état de leurs combats livrés contre ce qu’il nomme les « peuples à grande expansion » à
l’image des Bambara et des Mossi22. Selon lui, ces formes d’affrontements « civilisés »
auraient imprimé par la force de l’histoire un caractère guerrier aux sociétés en question23. Les
Mossi, comme les Bambara, ont alors fait la preuve de leur aptitude au combat. Son
optimisme sur les avantages qu’il y a à mobiliser les Mossi tient aussi à l’évaluation qu’il fait
de leur poids démographique. D’après ses comptes, le Moogo serait peuplé par 2,5 millions de
personnes formant un « peuple conquérant »24. Cette vision, teintée d’ethnographie et
d’histoire, donne lieu à une sorte de catalogue dans lequel Mangin associe à chaque « ethnie »
un « caractère » particulier. À l’en croire, les Mossi seraient les « dignes émules des
Bambaras », renversant ainsi totalement le regard porté sur eux par la Résidence en 189825.
Entre 1908 et 1910, les idées défendues par Mangin n’ont pas reçu un accueil
unanimement positif au sein du milieu dirigeant en Métropole26. Cependant, après l’emploi
jugé satisfaisant des Tirailleurs sénégalais au Maroc et l’arrivée au ministère des Colonies
d’Alexandre Millerand, acquis aux idées exposées dans La Force Noire, un décret du 7 février
19
Diaire du 10 août 1910, APBO.
Mangin (lieutenant-colonel), La Force Noire, op. cit., p. 226.
21
Ibid.
22
Ibid., p. 228.
23
Ibid.
24
Ibid., p. 267.
25
Ibid., pp. 275-276.
26
Michel M., Les Africains et la Grande Guerre…, op. cit., p. 23.
20
283
1912 institue un service militaire partiel en AOF27. Cette année, si la levée se solde par un
relatif échec à Ouagadougou, elle semble en revanche mieux se dérouler dans le Yatenga où
le commandant se félicite de la qualité de l’aide apportée par les naaba grâce à qui 105
« volontaires » ont pu être recrutés « dans les meilleures conditions »28. Dans le même temps,
les autorités françaises entament une active propagande visant à rendre plus attrayant le métier
des armes. Voici en substance son message : « Après avoir exalté leurs anciennes vertus
guerrières, leur avoir montré que la carrière militaire donnerait satisfaction à leur goût des
voyages et des aventures, à leur besoin de connaître du nouveau, le Commandant de Cercle
leur a fait comprendre que le pays Mossi, dont la conquête avait été faite avec le concours
des tirailleurs Bambaras, devait avoir à cœur de ne pas se montrer inférieure aux autres
régions de la Colonie, et d’envoyer ses enfants rivaliser de courage avec les Bambaras et les
Sénégalais »29. Un an plus tard, le Cercle s’est dit satisfait de cette « campagne de
sensibilisation » et a distingué le zèle des naaba d’autant plus louable qu’ils ont pris le soin de
rappeler les avantages consentis aux engagés volontaires30. Au cours du mois de février 1913,
la conscription à Ouagadougou a donné pleine satisfaction. Ses naaba auraient présenté trois
fois plus de volontaires que ce qu’attendait l’Administration. Le Moogo Naaba et ses chefs de
province ont activement œuvré dans ce sens31. Leur collaboration s’est inscrite dans une
stratégie de rapprochement à l’égard du pouvoir colonial dont ils attendent une contrepartie
sans pour autant bénéficier d’avantages immédiats. En revanche, la situation n’est pas aussi
bonne dans les espaces depuis longtemps réfractaires au pouvoir central. À Koudougou, les
engagements volontaires se font rares tout comme à Téma, Mané et Yako. Dans la partie du
Moogo en contact avec le pays gourounsi, les cas de désertion se multiplient lorsque les
habitants ne fuient tout simplement pas à la vue de la Commission mobile de recrutement. En
mars 1913, c’est le cas à Koudougou aussi bien qu’à Léo où la moitié des engagés volontaires
prennent le chemin de la brousse abandonnant au passage prime et effets personnels32. Les
27
Ce service remplace l’engagement volontaire de 5 à 6 ans. Il vise des hommes âgés entre 20 et 28 ans recrutés
pour 4 ans. Il est partiel dans la mesure où il ne concerne pas tous les jeunes hommes en capacité de prendre les
armes. Le décret prévoit en effet que le gouvernement général ne puisse pas lever plus de 1 à 2% de la
population totale recensée. Cf. Michel M., Les Africains et la Grande Guerre…, op. cit., p. 24.
28
Extrait du rapport politique d’avril 1912 pour le Cercle de Ouahigouya (Yatenga), in Marchal Jean-Yves,
Chroniques d’un cercle de l’AOF. Recueil d’archives du poste de Ouahigouya (Haute-Volta), 1908-1941, Paris,
ORSTOM, « Travaux et Documents », n° 125, 1980, p. 55.
29
« Rapport politique » novembre 1912, HSN, cercle de Ouagadougou, doc. cit.
30
« Rapport sur les opérations de recrutement effectuées dans le Cercle de Ouagadougou pendant le 1er semestre
1913 », HSN, cercle de Ouagadougou, ANCI 5EE 34.
31
Ibid.
32
« Rapport politique » mars 1913, HSN, cercle de Ouagadougou, doc. cit.
284
mauvaises récoltes de l’année 1913 compliquent encore le recrutement ; elles n’annoncent
évidemment pas une mobilisation aisée et rapide en cas de conflit.
Quand les Mossi sont appelés à défendre la « Mère Patrie »
L’annonce du déclenchement de la guerre contre l’Allemagne, la mobilisation du 2
août 1914 sont tombées à un moment particulièrement défavorable pour les Mossi. Dans la
zone sahélienne, l’été correspond à la saison des pluies ; celle qui mobilise le plus activement
les hommes sur leurs champs. On se souvient d’ailleurs qu’à la période précoloniale, les
Mossi évitaient de faire la guerre à ce moment. Les pluies rendent également impraticables la
plupart des routes qui ne sont évidemment pas bitumées. À cela s’ajoute une famine
provoquée par les mauvaises récoltes de l’année 1913. Pourtant, comme en 1908, les
exigences des Nasaara ne tiennent pas compte de ces données locales. Sous la pression du
gouvernement, les autorités à Dakar imposent le recrutement d’un nombre excessif de soldats
dans la mesure où le nombre de la population de l’AOF a globalement été surestimé. Tout
juste sait-on que la colonie du HSN est densément peuplée, mais aucun recensement fiable ne
peut en donner l’exacte mesure.
Pour Marc Michel, le nombre de recrues demandées est assez modeste rapporté à la
population totale. Il évalue ainsi à 30.000 hommes environ le nombre de soldats levés en AOF
entre août 1914 et la fin de l’année 1915, ce qui représente 0,25% d’une population aofienne
évaluée à environ 12 millions d’âmes33. La colonie du HSN, « vieille terre à soldats », y
contribue pour une large part, de même que le Sénégal et la Guinée, sans que le recrutement
ne porte sur plus de 1% de leur population totale. Cette modestie apparente des chiffres est
trompeuse. Les autorités françaises ont en effet envisagé la contribution de guerre de l’AOF
sous un angle presque exclusivement quantitatif. La façon dont elles se sont employées à lever
les troupes le confirme. Les opérations de recrutement se font effectivement selon la même
logique que la collecte de l’impôt de capitation. Le ministère des Colonies fixe en premier
lieu un quota d’effectifs à atteindre qui est ensuite transmis à Dakar. Le Gouvernement
général répercute à son tour ce chiffre auprès des gouverneurs des colonies. Cette répartition
théorique et chiffrée suit localement la chaîne de commandement coloniale en passant par les
cercles, les cantons puis les villages. C’est au niveau de ces deux derniers échelons
qu’interviennent les naaba. Des Commissions mobiles de Tirailleurs sénégalais vérifient
33
Michel M., Les Africains et la Grande Guerre…, op. cit., p. 46.
285
ensuite que la levée s’est déroulée conformément aux attentes du commandant de cercle34.
Cette approche ne permet cependant pas d’évaluer qualitativement le succès ou non du
recrutement parce qu’il ne prend pas en compte le poids réel des opérations sur les individus,
les familles, les villages. L’envoi au loin de jeunes hommes est un évènement susceptible de
fortement déstabiliser la vie sociale de la société dont il est issu, surtout lorsqu’il s’agit de
participer à une guerre dont les causes paraissent obscures. Le recrutement pèse également
très lourdement sur la situation économique du cercle dans la mesure où il se traduit par la
ponction d’une main-d’œuvre qui aurait pu être employée aux travaux agricoles. Enfin, les
moyens souvent brutaux employés pour recruter ces hommes constituent des ferments de
révoltes pouvant s’exprimer par la fuite ou par la prise d’armes ; nous y reviendrons35. Quoi
qu’il en soit, les autorités coloniales se sont dit dans un premier temps satisfaites par la
tournure qu’ont pris les recrutements en pays mossi.
Les Pères Blancs y ont activement contribué après avoir provisoirement mis de côté
leurs contentieux avec les autorités coloniales. Comme l’écrit de Benoist, l’heure est à l’
« union sacrée ». Dès le 1er août 1914, c’est le Père supérieur en personne qui, enfourchant sa
motocyclette, va porter l’ordre de mobilisation à Koupéla et à Tenkodogo avec l’assentiment
du commandant de cercle36. Entre septembre et décembre, ce sont encore les Pères Blancs qui
s’emploient à faire taire les rumeurs d’une défaite annoncée de la France face à
l’Allemagne37. Les catéchumènes constituent de précieux réseaux d’informateurs permettant
de déceler l’origine de ces bruits qui ne sont évidemment pas de nature à faciliter la
mobilisation des hommes38. Non seulement les autorités du cercle sont satisfaites du soutien
affiché par la Mission en la circonstance, mais aussi de la loyauté et du zèle exprimés par les
naaba. Dans un rapport mensuel d’août 1914, l’Administration se dit même étonnée de la
rapidité avec laquelle ils ont fourni les premières recrues. Selon cette source, il n’aurait fallu
que deux jours aux naaba pour fournir 180 hommes destinés à partir à l’assaut du Togo
allemand39. Ce satisfecit vaut particulièrement pour Naaba Koom II dont le Cercle remarque
le concours actif aux campagnes de recrutement bien qu’il évalue à presque rien son autorité
politique40… Ce tableau est d’autant plus positif que de nombreuses recrues proviendraient
34
Saul Mahir et Royer Patrick, West African Challenge to Empire : culture and history in the Volta-Bani
anticolonial war, Athens-Oxford, Ohio University Press-James Currey, 2001, p. 105.
35
Michel M., Les Africains et la Grande Guerre…, op. cit., p. 46.
36
Diaire du 1er août 1914, APBO.
37
Ces bruits auraient été colportés par des « marabouts » de la région de Kita (actuel Mali).
38
De Benoist J.-R., Église et pouvoir colonial…, op. cit., p. 205.
39
« Rapport politique Mois d’Août 1914 », HSN, cercle du Mossi, Ouagadougou, 1er septembre 1914, ANCI
5EE 15 3/4.
40
Ibid.
286
d’anciens foyers de contestation à l’ordre colonial à commencer par les régions de Kaya,
Boulsa et Boussouma. Cette vision d’un Moogo apportant la preuve éclatante de sa fidélité à
l’égard de la puissance conquérante doit cependant être relativisée. Il paraît difficile de dire
que, dans l’ensemble, l’appel au pays mossi a été marqué par un consentement général.
Tout d’abord parce que les autorités coloniales se méfient des personnalités
musulmanes. Elles surveillent particulièrement les éléments yarsé dont on se souvient qu’ils
ont pu passer pour les plus hostiles à leur présence dans le Moogo. C’est pour cela que
l’Administration décide de réunir les musulmans considérés comme les plus influents à
Ouagadougou afin de les « menacer »41. Par ailleurs, les fonctionnaires constatent la méfiance
affichée par une partie des populations mossi et gourounsi de Koudougou face à des
opérations de recrutement dont elles pensent qu’elles visent à les combattre. Le Cercle entend
donc agir avec prudence et soigneusement évaluer l’ « état d’esprit » de « peuplades perdues
au milieu des Mossi », celles-là mêmes sur lesquelles les naaba ont peu d’autorité42. C’est
également dans la région du Kippirsi que les autorités coloniales redoutent de voir se répandre
la « propagande » d’éléments islamisés hostiles à la présence française. Les séquelles de la
révolte de 1908 sont encore très présentes dans les esprits et le pouvoir colonial n’est pas sûr
qu’un tel mouvement ne puisse pas se reproduire43. Les rapports du Cercle paraissent
d’ailleurs contradictoires. Certains, nous l’avons vu, louent l’action de la majorité des naaba
et font part d’un recrutement satisfaisant à l’exception du cas du Kippirsi. D’autres, au
contraire, affirment que les Mossi répugnent au service militaire soit en raison des faibles
avantages pécuniaires, soit parce qu’ils souffrent de la mauvaise répartition des recrues par
leurs naaba. L’Administration sent en effet que les populations les plus modestes sont les
premières à supporter le « fardeau militaire ». Les chefs mossi se montreraient injustes et
concentreraient leurs efforts sur les couches les plus modestes de la société mossi à savoir le
groupe des Talsé et surtout celui des captifs de case44.
Les motivations profondes qui expliquent le zèle avec lequel le Moogo Naaba et ses
hauts dignitaires ont participé à la mobilisation économique et humaine ne sont également pas
bien connus. Sans surprise, le commandant du cercle de Ouagadougou, d’Arboussier, y voit le
simple témoignage de la fidélité du roi. Aucun rapport ne fait état des gains hypothétiques –
politiques ou financiers – que Naaba Koom II s’estimerait en droit de retirer de cet effort. Il
41
Ibid.
Ibid.
43
« Rapport d’ensemble sur la politique du Cercle en 1914 », HSN, cercle du Mossi, Ouagadougou, 10 février
1915, ANCI 5EE 15 1/1.
44
Ibid.
42
287
est d’ailleurs vrai qu’il n’est pas le seul notable d’AOF à exprimer son soutien à la Métropole.
Certaines grandes figures de la confrérie islamique de la Qadriya, de la Tidjaniya ou Mouride
font de même à l’image de Cheikh Sidiya (Mauritanie), de Seydou Nourou Tall (Soudan
français), ou encore d’Ahmadou Bemba (Sénégal)45. Ces témoignages de loyalisme de la part
de ceux qui ont pu être auparavant des adversaires résolus de l’expansion coloniale française
semblent faire oublier que ces démonstrations ne répondent peut-être pas aux mêmes intérêts.
Il serait bien difficile de dire exactement ce qui motive le Moogo Naaba à souvent devancer
les attentes des autorités coloniales en matière de recrutement. Quelques hypothèses ne nous
semblent cependant pas hasardeuses. La promptitude avec laquelle Naaba Koom II a répondu
à l’appel s’inscrit, selon nous, dans l’exact prolongement de la politique de rapprochement
que le roi a engagée avec l’Administration quelques années avant le début de la guerre. Il
n’est pas douteux d’imaginer qu’en 1914, le Moogo Naaba tient à effacer la suspicion de sa
complicité avec les révoltés de 1908. Le roi entend certainement se démarquer de certaines
personnalités musulmanes et afficher par contraste une loyauté censée lui valoir le maintien
de sa fonction et plus généralement des institutions royales. Cet aspect n’est pas anodin si l’on
se souvient qu’au cours des années 1907-1910 les cas de destitutions de naaba n’étaient pas
rares. Ajoutons que, cette fois-ci, il n’est plus seulement question de soutenir une
administration dans le cadre assez étroit du cercle. Il s’agit désormais de venir au secours de
la Métropole, faisant de la puissance coloniale l’obligée du souverain. Naaba Koom II était-il
un roi assez avisé pour imaginer quels seraient les bénéfices qu’il pourrait tirer d’une telle
situation de faiblesse ? Toujours est-il qu’il ne faudrait pas traduire le concours du Moogo
Naaba à l’effort de guerre comme un signe neutre de soumission. Dans un contexte favorable
à l’application d’une politique d’association avec la royauté, le roi ne peut que souhaiter la
victoire de la France. C’est donc avec toute leur énergie que lui et ses kug zindba participent à
la brève campagne du Togo en août 1914.
Le 8 août, le commandant d’Arboussier reçoit l’ordre de se porter rapidement avec
100 à 150 cavaliers mossi en territoire allemand. Il s’agit d’une opération conduite de concert
avec les troupes britanniques des Northern Territories (Gold Coast). Bien que de faible
étendue, cette prise du Togo s’avère stratégique pour les Britanniques et les Français. Cette
colonie passe pour l’un des « modèles » de la colonisation allemande en Afrique ; elle dispose
en outre d’un port, celui de Lomé. Enfin, ce territoire est très faiblement défendu. Pas plus de
45
Michel M., Les Africains et la Grande Guerre…, op. cit., p. 42.
288
560 soldats environ y stationnent, et encore s’agit-il d’une majorité d’ « indigènes »46.
L’annonce de la conquête du Togo est parfaitement entendue non seulement par la Mission
catholique, mais aussi par les naaba du cercle de Ouagadougou. Tandis que les missionnaires
font confectionner de petits rubans tricolores destinés aux lances des cavaliers mossi, le
Moogo Naaba parvient à rapidement réunir les hommes qui lui sont demandés. Le Père
Thévenoud, quant à lui, assure la liaison entre les troupes française et britannique47.
D’Arboussier a reçu pour mission d’entrer par la partie septentrionale du Togo et souhaite
lancer les cavaliers mossi commandés par le capitaine Boucher « le plus loin possible,
ravageant tout devant eux mais évitant de s’engager avec les forces allemandes, sauf s’il
s’agit de petites patrouilles »48. Le 9 août, les hommes du Moogo Naaba quittent
Ouagadougou après que les Pères aient célébré une messe pour leur succès49. Une semaine
plus tard, ils atteignent la frontière entre le HSN et le Togo. Les opérations se déroulent
rapidement et la victoire est définitivement acquise le 25 août 1914. Une fois de plus, le
souverain ainsi que la majorité de ses chefs subalternes ont donné pleine et entière
satisfaction50. Les opérations au Togo offrent à la France une victoire à bon compte. Les
pertes humaines n’ont pas été très élevées en raison de la faible intensité du conflit et du
nombre modeste de combattants engagés. Cette victoire facilement acquise tombe à point
nommé pour les autorités françaises qui font ainsi provisoirement taire les rumeurs selon
lesquelles le cercle pourrait être envahi par les Allemands51. C’est l’analyse dressée par
l’administrateur de Kaya selon qui, tout en produisant une très « vive impression » sur les
Mossi, cette victoire leur aurait donné la « confiance dans la puissance de la France »52. Pour
le Moogo Naaba, elle est la preuve que sa stratégie de rapprochement avec l’Administration
46
Birmingham David, Chamberlain Muriel, Metzger Chantal, L’Europe et l’Afrique. De 1914 à 1970, Paris,
CDU-SEDES, 1994, p. 35.
47
De Benoist J.-R., Église et pouvoir colonial…, op. cit., p. 205.
48
Lettre destinée aux Résidences du Mossi, anonyme (l’auteur est probablement d’Arboussier), 8 août 1914,
ANCI 4BB 98.
49
Diaire du 9 août 1914, APBO.
50
Cette satisfaction se justifie par l’issue de l’opération. Cependant, son déroulement précis n’a pas donné lieu
qu’à des observations positives par les Français chargés de commander la troupe mossi. Ils signalent en effet le
manque de discipline des pelotons africains (Mossi et Peul) qui n’ont reçu qu’une vague instruction militaire lors
de leur rassemblement près de la ligne ennemie. Un rapport certainement rédigé par d’Arboussier, présente les
soldats mossi comme une « troupe d’enfants perdus » responsables de la « ruée » désordonnée sur le Togo. Cf.
Lettre, « A.C. Mossi de Kombissigiry à Résident Ouagadougou », août 1914 (?), ANCI 4BB 99.
51
Encore en octobre 1914, l’Administration fait état des activités d’ « agents allemands » qui auraient fait courir
la rumeur d’une invasion imminente du Moogo à Tenkodogo et près de Koudougou. Cette propagande vise à
convaincre les populations locales que les Allemands sont en capacité de chasser les Européens dans le Moogo.
Les auteurs en sont inconnus, mais le Cercle estime urgent de mieux surveiller les marchés et pointe
indirectement du doigt les commerçants musulmans. Cf. « Rapport politique Mois d’Octobre 1914 », HSN,
cercle de Ouagadougou, Ouagadougou, ANCI 5EE 15 3/7.
52
« Rapport politique Mois d’Août 1914 », HSN, cercle du Mossi, doc. cit.
289
est la bonne ; la « force » paraissant effectivement être du côté français. Mais les combats ne
se limitent pas au Togo. D’autres campagnes africaines s’annoncent plus difficiles, en
particulier celle du Cameroun, autre territoire allemand attaqué conjointement par la France et
la Grande-Bretagne53. Quant aux fronts en Europe et au Levant, les combats s’y avèrent
particulièrement meurtriers. Plus généralement, la guerre se prolonge et impose des
recrutements toujours plus importants et difficiles à supporter par les populations locales. Ils
conduisent à de nombreux excès qui entraînent à leur tour de graves difficultés pour les
autorités coloniales en Afrique.
En 1915, la partie occidentale du HSN connaît un soulèvement de très grande ampleur
qui est partiellement lié à la pression du recrutement. Une « guerre dans la guerre » éclate au
cœur de l’AOF ; elle nécessite une fois de plus l’implication d’élites africaines jugées loyales,
à commencer par le Moogo Naaba de Ouagadougou…
Les excès du recrutement
Malgré son retentissement dans le Moogo, la victoire française au Togo n’a
cependant pas permis au pouvoir colonial de se concilier l’ensemble des populations mossi.
Certes, elles y ont participé par l’intermédiaire de leurs chefs. Mais on peut se demander, et le
pouvoir colonial à Ouagadougou ne s’en prive pas, si ce soutien, en apparence indéfectible, ne
cache pas un simple calcul politique après une période intense de lutte antiféodale, puis de
« normalisation » des relations entre les élites anciennes et lui. De surcroît, le prolongement
de la guerre, qui semble avoir beaucoup surpris les Mossi, tempère l’idée selon laquelle la
France et ses alliés seraient en situation de gagner inéluctablement la guerre. Bien au
contraire, les nouvelles campagnes de recrutement de 1915-1916 mettent en lumière les
faiblesses de la puissance coloniale qui est loin d’être invulnérable comme voudrait bien le
faire croire sa propagande. Tous ces éléments, combinés à la brutalité des levées de Tirailleurs
dont se rendent coupables aussi bien des fonctionnaires européens que des chefs, provoquent
des actes individuels ou collectifs de résistance parallèlement à l’existence d’une forte
agitation dans l’Ouest voltaïque, prélude au grand soulèvement de 1915-1916.
À bien des égards, le Cercle sait ce qu’il doit aux naaba à l’issue des premiers
recrutements. Il doit à plusieurs reprises faire l’aveu que, sans leur aide, les Mossi auraient été
bien moins nombreux à servir sous les drapeaux. En 1916, les fonctionnaires européens
53
Les combats au Cameroun durent pratiquement un an et demi. Ils débutent en août 1914 et s’achèvent en
février 1916 par la défaite allemande.
290
admettent que sans eux, « il aurait fallu organiser de véritables colonnes volantes pour
rassembler les recrues » à Kaya et à Ouagadougou54. C’est justement à cette extrémité que
s’est rendu de Beauminy, lui qui fait incendier les cases des villages réfractaires et qui s’est
lancé à la poursuite des déserteurs tout en disant regretter de se « comporter comme un
négrier du XVIIIe siècle » au nom « de la civilisation du XXe siècle »55 ! L’aide précieuse
qu’apportent les chefs les met aussi dans une position inconfortable auprès de leurs sujets. La
pression qui pèse sur eux est d’autant plus forte que le gouverneur général, en particulier
Ponty jusqu’en juillet 1915, ainsi que le gouverneur du HSN Clozel, demandent un nombre
toujours plus important d’hommes quand le pays semble avoir déjà donné le maximum. Ces
demandes répétées et massives de nouveaux effectifs sont liées à la dureté des combats, non
seulement sur les différents fronts européens, mais aussi au Levant où des BTS sont
massivement engagés. Certes, Marc Michel a montré que, malgré certains clichés tenaces, les
troupes noires n’ont pas subi plus de pertes proportionnellement à celles de leurs frères
d’armes européens. Mais dans les deux cas les pertes ont été effroyables. Entre 1914 et 1915,
environ 500.000 hommes auraient été mis hors de combat dans les rangs français. Au cours de
la terrible bataille de Verdun (février à décembre 1916) puis de la Somme (juillet à septembre
1916), les BTS ont été massivement employés et ont subi des pertes très élevées56. Un nouvel
appel à l’Afrique s’avère inéluctable malgré le retrait provisoire des Tirailleurs sénégalais du
front de l’Ouest57.
De même qu’au début de la guerre, l’estimation en 1915-1916 du nombre de
combattants mobilisables repose sur des recensements le plus souvent périmés et inexacts et
qui, de surcroît, prennent peu en compte les effets de la famine ou la mobilité des hommes.
Malgré tout, le décret du 9 octobre 1915 impose un nouveau recrutement massif de
54
« Rapport sur le recrutement », HSN, cercle du Mossi, Ouagadougou, 10 avril 1916, ANCI 5EE 35.
Extraits du journal personnel d’André de Beauminy cité in De Benoist J.-R., Église et pouvoir colonial…, op.
cit., p. 245.
56
Marc Michel attribue à Mangin l’emploi massif des troupes noires lors de ces deux batailles, sans compter
celle du Chemin des Dames en 1917, ce qui lui vaudra le sobriquet de « boucher des Noirs ». Cet historien
montre qu’une partie de la presse française a contribué à une surenchère du chiffre, notamment en avançant
l’idée farfelue selon laquelle l’Afrique française pourrait fournir jusqu’à… 700.000 combattants ! Cependant,
cette presse est divisée. À la différence du Petit Journal, des périodiques coloniaux tels que La Dépêche
Coloniale condamnent ces erreurs d’appréciation et poussent à modérer les recrutements en Afrique. Cf. Michel
M., Les Africains et la Grande Guerre…, op. cit., pp. 49-50.
57
Les BTS ont été engagés dès les mois d’août et septembre 1914 par petites unités lors de la « bataille des
frontières ». Il n’y a à ce moment « que » 8.000 Tirailleurs sénégalais employés sur le front. Entre septembre et
octobre 1914, les BTS sont envoyés en Picardie, dans l’Artois et dans l’Aisne. Ils participent avec héroïsme aux
dures batailles d’Ypres et de Dixmude en Belgique. Au regard des fortes pertes subies – jusqu’à un tiers de leurs
effectifs –, les BTS sont retirés du front et placés dans les casernes du Midi de la France. En avril 1915, quelques
mois après l’entrée de la Turquie en guerre aux côtés des Allemands (octobre 1915), le « Front d’Orient »
s’ouvre et les BTS participent au débarquement des Dardanelles. Cf. Deroo Éric et Champeaux Antoine, La
Force Noire : gloire et infortune d’une légende coloniale, Paris, Tallandier, 2006, pp. 50 et 69.
55
291
Tirailleurs, soit 23.000 hommes en AOF58. En 1916, le gouvernement français estime encore
possible de lever 50.000 Tirailleurs supplémentaires dont pratiquement la moitié (environ
40%) est issue de la colonie du HSN. Au niveau local, les fonctionnaires européens semblent
se faire peu d’illusion sur le réalisme de ces demandes. Pas plus qu’à Dakar ou à Paris ils ne
disposent de détails plus précis sur le nombre exact de leurs administrés. Mais leur expérience
du terrain joue et leur vision empirique de la situation démographie des postes ou subdivisions
est sans équivoque : le HSN, pas plus que le « Mossi », n’est un inépuisable réservoir humain.
Le commandant de cercle de Ouahigouya s’en dit convaincu en 1915 ; selon lui, la population
du petit canton de Namsiguia a été par exemple « outrageusement surévaluée »59. Après tout,
ce sont ces petits fonctionnaires qui sont les premiers à subir les difficultés liées au
recrutement des hommes. Les rapports que ces agents locaux produisent sont d’autant plus
précieux qu’ils font la description des multiples formes de « malaise » liées au recrutement
dans le Moogo. Au cours des années 1915-1916, ce pays ne peut pas être qualifié de
« parfaitement docile » ou « loyal ». Il n’a pas épousé totalement la cause de l’occupant
français. D’ailleurs, comprend-il – et souhaite-t-il le faire ? – quels sont les enjeux de ce
conflit pour la Métropole ? En décembre 1915, ce type d’incompréhension conduit à
l’annulation de la célébration d’une « journée du Poilu » à Ouagadougou : les Mossi ont
refusé de donner leur argent, croyant qu’il s’agissait d’un impôt supplémentaire60 !
L’Administration prend également conscience que l’appui des chefs au cours des
campagnes de recrutement est moins motivée par leur attachement profond à la Métropole
qu’au souci de lui plaire pour certainement davantage obtenir d’elle61. Après le passage de
Carrier dans le Moogo, les naaba savent les risques qu’ils courent en cas de refus d’exécuter
les ordres. Mais, en voulant parfois « trop bien faire », ces chefs se voient accuser par les
autorités coloniales d’user de moyens trop brutaux. Les méthodes employées les inquiètent
dans la mesure où elles peuvent contribuer aux réticences des sujets à accomplir leur service
58
Ce décret autorise la levée de tous les hommes âgés d’au moins 18 ans. Il prévoit également le paiement d’une
prime de 200 francs per capita réservée aux combattants volontaires.
59
Les recensements dans la région ont été réalisés entre 1911 et 1913 et n’ont pas pris en considération la famine
qui y a sévi. Le commandant de cercle insiste sur la nécessité de refaire rapidement des recensements plus
exacts. À partir de juin 1915, ils sont réalisés par l’Administration à l’occasion de tournées, mais il ne s’est agi
au mieux que de recenser un village sur quatre. Le grand recrutement d’octobre 1915 vient à nouveau
interrompre ces travaux. Cf. Rapport politique annuel pour l’année 1915 du cercle de Ouahigouya, in Marchal J.Y., Chroniques d’un cercle de l’AOF, op. cit., pp. 83-84.
60
« Rapport politique » décembre 1915, HSN, cercle du Mossi, Ouagadougou, 31 décembre 1915, ANCI 5EE 15
3/8.
61
En 1916, un rapport sur le recrutement dans le cercle de Ouagadougou souligne que les naaba ayant fait
preuve de zèle sont avant tout fidèles à l’autorité du pouvoir colonial « plus par raison que par sentiment ». Cf.
« Rapport d’ensemble sur la politique dans le Cercle en 1916 », HSN, cercle du Mossi, Ouagadougou, 31 janvier
1917, ANCI 5EE 15 1/1.
292
militaire. C’est pour cela que, dès le déclenchement du conflit, elles ont insisté pour que les
naaba obtiennent d’authentiques engagements volontaires. Dans de nombreux rapports, ils
constatent plutôt que les naaba se lancent dans des « chasses à l’homme » tout en présentant
leurs recrues comme « volontaires »62. Mais, compte-tenu de la gravité de la situation sur le
front, le commandant de cercle de Ouagadougou pense devoir fermer les yeux sur ces
agissements tant que les objectifs sont atteints. Par ailleurs, l’Administration dit ne pas être en
mesure d’interdire les rachats du service qui confèrent à certains naaba des sources de
revenus non négligeables63.
Quant aux autres chefs, ceux dont les résultats en matière de recrutement sont
médiocres ou nuls, les fonctionnaires ne doutent pas un instant que cela est dû à leur mauvaise
volonté. Ils signalent par exemple le cas de chefs suspectés d’envoyer délibérément à
Ouagadougou des jeunes de moins de 15 ans ou des handicapés tout en sachant qu’ils n’ont
aucune chance d’être retenus pour le service64. Ce cas, signalé en septembre 1914, ne l’est
plus après que les naaba supposés coupables eurent été sévèrement punis. En tout état de
cause, il révèle la diversité de l’attitude des chefs face au recrutement, ce qui interdit à
l’Administration d’envisager la chefferie comme une institution homogène et entièrement
loyale. Ce cas témoigne aussi de la position inconfortable de certains chefs qui sont pris en
tenaille, eux qui doivent fournir les recrues demandées par les Nasaara dans les meilleurs
délais tout en faisant face à la répugnance des Mossi pour le service militaire. Les autorités du
cercle ont d’ailleurs conscience des tensions que ces recrutements, opérés par leur
intermédiaire, peuvent générer auprès de leurs sujets. Ainsi, tout en s’estimant parfaitement
satisfait des efforts réalisés par les grands naaba des circonscriptions de Ouagadougou et de
Kaya, le commandant souligne judicieusement « qu’en prenant notre parti d’une façon aussi
énergique qu’ils l’ont fait, ils n’augmentaient pas leur popularité chez leurs
ressortissants »65. C’est d’ailleurs un euphémisme, car nous connaissons des cas de révolte
ouverte fomentés par des sujets contre leurs chefs ou leurs représentants. C’est ce qui se passe
en mars 1915 dans le nord de Koudougou où le naaba de Dakola est attaqué par des hommes
62
Ibid.
Devenus pratiquement les seuls interlocuteurs efficaces entre le Cercle et les villages, certains naaba ont
trouvé des façons de contourner le cadre réglementaire de recrutement. Les parents dont les fils ne souhaitent pas
passer devant les Commissions peuvent payer une somme à leur naaba afin d’y échapper, ce qui est assimilé par
le pouvoir colonial à de la corruption. Nous ne savons pas si ce système est généralisé à l’ensemble du Moogo,
mais il semble suffisamment répandu pour qu’il décourage les autorités françaises de s’y attaquer. Cf. « Rapport
sur les opérations de recrutement dans le Cercle de Ouagadougou pendant les mois de Septembre et Octobre
1914 et pendant les mois d’Avril et Mai 1915 », HSN, cercle de Ouagadougou, ANCI 5EE 34.
64
« Rapport politique » septembre 1914, HSN, cercle de Ouagadougou, ANCI 5EE 15 3/7.
65
« Rapport sur le recrutement », 1916, HSN, cercle du Mossi, doc. cit.
63
293
armés qui parviennent à libérer les recrues acheminées à Ouagadougou66. En décembre de la
même année, un rapport signale que dans les provinces des Baloum et Widi Naaba, des
« représentants indigènes de l’autorité » ont été menacés et auraient reçus des flèches67. Dans
des zones anciennement réfractaires au pouvoir central tout comme dans celles censées être
fermement tenues en main par les chefs, ceux-ci affrontent parfois l’hostilité ouverte de sujets
désespérés, certains que leur incorporation signifierait leur perte.
Ce point nous amène à nous demander si les Mossi restés en Afrique ont eu
conscience de la dureté des combats qui y sévissaient. Il est difficile de répondre de façon
affirmative à cette question dans la mesure où aucun retour significatif de « vieux tirailleurs »
susceptibles d’en témoigner n’est signalé par la correspondance du Cercle avant 1917. En
revanche, les Mossi sont non seulement sensibles au sort immédiat réservé aux jeunes recrues,
mais aussi aux rumeurs venues de loin dans certains cas qui laissent imaginer l’horreur de la
guerre. Les conditions infligées aux soldats nouvellement incorporés ont été généralement très
mauvaises. En 1916, le commandant de cercle de Ouagadougou constate que les jeunes
recrues sont victimes d’un fort taux de mortalité bien avant leur envoi en Europe68. Il regrette
les « conditions d’hygiène déplorables » dont elles sont victimes. Leur logement à
Ouagadougou se fait de façon déplorable. Les hommes sont entassés dans des baraquements
et la promiscuité dont ils sont victimes les rend vulnérables à des maladies qui occasionnent
de lourdes pertes69. Les hommes sont également mal habillés et en souffrent pendant la saison
froide. Pour le reste, tout est affaire de « rumeurs ». Signalons parmi d’autres celle rapportée
en 1916 par l’administrateur en poste à Tenkodogo selon qui des ressortissants de la Gold
Coast voisine, après avoir eux-mêmes échappé au recrutement, auraient répandu le bruit selon
lequel tous les Tirailleurs revenus de l’« extérieur » (probablement du Cameroun) en seraient
revenus « estropiés »70. Ce sont les mêmes qui font savoir à quel point les combats sont
horribles en Europe71. La prise en compte de l’ensemble de ces paramètres explique la
réaction parfois désespérée de jeunes hommes du cercle afin d’échapper au recrutement. Elle
66
« Rapport sur les opérations de recrutement dans le Cercle de Ouagadougou pendant les mois de Septembre et
Octobre 1914 et pendant les mois d’Avril et Mai 1915 », doc. cit.
67
« Rapport politique » décembre 1915, HSN, cercle du Mossi, doc. cit.
68
« Rapport sur le recrutement », 1916, doc. cit.
69
Rappelons que le taux de mortalité a aussi été élevé dans les camps qu’ont occupés les Tirailleurs lors de leur
« acclimatation » dans le Midi (à Fréjus et à Saint-Raphaël notamment), ou dans le Sud-Ouest de la France. Les
« baraques Adrian » où ils sont cantonnés dépassent rapidement la capacité d’accueil prévue et font
prématurément preuve de vétusté. Les maladies pulmonaires s’y développent. En 1916, dans le camp établi au
Courneau, près de Bordeaux, le taux de mortalité des troupes africaines y avoisine les 13%. Cf. Deroo É. et
Champeaux A., La Force Noire…, op. cit., p. 53.
70
Après bien des réticences, les autorités britanniques ont instauré en 1915 un système de recrutement par
conscription en Afrique orientale.
71
« Rapport politique » août 1915, HSN, cercle du Mossi, Ouagadougou, 31 août 1915, ANCI 5EE 15 3/8.
294
va de la fuite à la prise d’armes en passant par l’automutilation et le suicide. Comme au temps
de la conquête militaire du Moogo, des villages entiers se vident au passage des Commissions
mobiles de recrutement ou des agents des naaba. En mai 1915, le commandant de cercle de
Ouagadougou observe le cas de jeunes Africains de la région de Koudougou ayant déserté
leur village72. Leur déplacement est bien souvent limité dans l’espace. Il ne consiste dans la
plupart des cas qu’au franchissement des limites séparant deux cantons ou deux cercles73.
Dans les cantons de Sao et de Tiou, les naaba auraient volontairement caché ces départs à
l’Administration, ce qui a été d’autant plus facile que dans cette partie du Moogo, aucune
opération de recensement n’a été menée depuis cinq ans. En décembre 1915, dans le canton
d’Ypala, des hommes ayant échappé au recrutement sillonneraient les routes du cercle par
groupes de deux ou de trois après avoir emporté des provisions de haricots74. Des flèches
auraient aussi été tirées à Yaoghin sur les envoyés du naaba d’Ypala. En 1916, des cas
toujours plus fréquents de suicides sont constatés. Ils concernent notamment les nouvelles
recrues qui ne sont pas parvenues à fuir75.
Pour les autorités coloniales, il ne fait aucun doute que ces réactions sont à mettre au
compte de l’autoritarisme des chefs. En réalité, la grave situation que connaît en 1916 le
Moogo s’avère être une catastrophe pour les naaba qui voient leur autorité parfois
violemment contestée et leurs sujets périr. L’Administration tire de tout cela deux
conclusions : primo, une pause doit être réalisée dans les recrutements. Secundo, il s’avère
nécessaire de rendre plus attrayant le métier des armes, non seulement en rassurant les
familles sur le sort qui attend les engagés, mais aussi en leur versant des primes et en offrant
aux chefs ou aux futurs recrutés des « récompenses » finalement dignes des heures sombres
de la traite négrière européenne. En effet, le commandant de cercle de Ouahigouya dit avoir
fait distribuer en février 1916 pour 3.500 frs de « menus objets (mouchoirs de couleur, pipes,
tabac, couteaux, glaces, mouchoirs de mousseline », et offert aux chefs de canton et de village
cinq francs par Tirailleur recruté76. De l’avis général des fonctionnaires européens, ces
mesures ont été improductives. Plus sagement, le Gouvernement général de l’AOF, en
particulier sous l’impulsion de Joost Van Vollenhoven, a opté pour une pause dans les
recrutements. Cette décision, contraire aux vœux des partisans de Mangin, est en partie
rendue impérieuse par la grande révolte des pays situés entre les fleuves Volta et Bani dont la
72
« Rapport de tournée », HSN, cercle de Ouagadougou, Ouagadougou, 6 mai 1915, ANCI EE 6897.
En 1916 cependant, les autorités administratives signalent la fuite de Mossi de Tenkodogo en Gold Coast. Cf.
« Rapport sur le recrutement », HSN, cercle du Mossi, doc. cit.
74
Lettre du Résident de Ouagadougou au Commandant de Cercle du Mossi, 14 décembre 1915, ANCI EE 6987.
75
Ibid.
76
Marchal J.-Y., Chroniques d’un cercle de l’AOF, op. cit., p. 87.
73
295
répression se serait soldée par la plus grande opération militaire française qu’ait connue
l’AOF77.
La mise à l’épreuve de la loyauté des Mossi
La guerre dans la région des fleuves Volta et Bani et ses implications pour le
Moogo
L’épreuve de la guerre a révélé que le Moogo n’est en rien un espace homogène du
point de vue politique et social, pas plus qu’il n’est parfaitement calme et docile. En revanche,
aucun soulèvement de grande ampleur n’y est venu inquiéter les autorités coloniales. Mais, à
l’inverse des fonctionnaires européens, nous n’attribuons pas cette situation au « caractère du
Mossi » et à son « réflexe d’obéissance atavique ». L’examen attentif de la situation politique
du Moogo en 1915-1916 nous enseigne qu’à bien des égards, la situation aurait pu dégénérer
et échapper au contrôle de l’Administration. En revanche, force est de constater que la plus
sérieuse crise liée partiellement aux recrutements est née parmi les voisins occidentaux des
Mossi, ceux-là mêmes que le pouvoir colonial juge plus « frustres » et plus « anarchiques »
que les descendants de Wedraogo. Les événements qui y sont survenus ont été
particulièrement graves. Mahir Saul et Patrick Royer voient dans le soulèvement qui éclate à
la fin de l’année 1915 dans les cercles de Dédougou, Bobo-Dioulasso ainsi qu’à Koudougou,
le début d’une véritable « guerre anticoloniale ». L’ampleur de la révolte a surpris les
autorités françaises et certainement aussi la plupart des habitants du cercle de Ouagadougou.
Au cours de l’année 1916, se sont près de 1.000 villages qui prennent les armes contre
les troupes françaises. Mahir Saul et Patrick Royer estiment que ce soulèvement a concerné
environ 8 à 900.000 d’habitants, soit environ 8% de la population totale de l’AOF78. Le
théâtre de l’affrontement, à son paroxysme, aurait couvert près de 100.000 km² et trouve son
foyer entre les fleuves Mouhoun (Volta Noire) et Bani ; plus précisément à Bouna dans le
cercle de Dédougou. Il serait vain de donner ici la liste exhaustive des populations qui y ont
pris part. Notons d’ailleurs que l’ethnonyme que l’on a retenu pour les désigner rend
difficilement compte de la réalité des liens politiques, religieux et sociaux qui les ont unies.
Pour faire simple, disons que les troubles sont originellement survenus en pays marka, puis
ont gagné les populations bwa, gourounsi, peul, minianka et samo. Pour les autorités
77
78
Saul M. et Royer P., West African Challenge to Empire…, op. cit., p. 5.
Ibid., p. 4.
296
françaises de l’époque, ces soulèvements sont le résultat direct du mécontentement provoqué
par le grand recrutement de 1915 qui, il est vrai, se déroule au moment où sévit une terrible
famine appelée « faim noire ». Elles sont également promptes à voir dans les communautés
musulmanes les chevilles ouvrières du mouvement ; les seules capables de l’organiser, d’en
donner sa cohérence et son extension spatiale maximum. Enfin, toujours selon le pouvoir
colonial, la révolte serait le fait de populations rétives par essence à toute forme d’autorité
politique et donc caractérisées par un fort « esprit d’indépendance ». Mahir Saul et Patrick
Royer ont démonté point par point ces analyses trop simplistes. Les excès du recrutement ne
sont pas la seule cause du soulèvement de 1916. Cette approche monocausale pourrait paraître
pertinente compte-tenu de la coïncidence de la « crise des effectifs » nécessitant un
recrutement massif en Afrique de l’Ouest et les troubles qui éclatent un peu partout ailleurs, y
compris dans l’Ouest-Volta79. Cependant, leur déclenchement serait plus certainement dû au
départ de nombreux administrateurs et militaires coloniaux mobilisés sur d’autres théâtres
d’opérations. Autrement dit, ils ne seraient pas la conséquence des excès du contrôle colonial
dans la région mais d’une situation exactement inverse80. Ce « vide » constaté par les
populations locales les aurait confortées dans l’idée que la présence des Blancs allait
rapidement prendre fin81. Cette espérance est à replacer dans le prolongement des
mouvements de type messianique que la région connaissait bien avant 1916, tout comme dans
celui d’une histoire régionale ancienne82.
Par ailleurs, les musulmans ne correspondent pas à un « monde » en soi, à ce tout
cohérent et présumé dangereux tel qu’il est dépeint par les autorités françaises. Au contraire,
des rivalités ont parfois éclaté entre certaines figures religieuses influentes qui ont pu entrer
au service de sociétés locales antagoniques et donc être contraintes de choisir leur « camp »
au moment de la révolte. Comme en 1908, la théorie du « complot » ourdi par des musulmans
« fanatiques » est réactivée par le Gouvernement général de l’AOF. Enfin, le déroulement de
la guerre anticoloniale montre bien à quel point les sociétés de l’Ouest-Volta sont tout sauf
« anarchiques » et « inorganisées ». L’ampleur même du conflit s’explique en partie par la
79
À peu près au même moment, des troubles d’une assez grande gravité agitent les sociétés touareg du cercle de
Dori, ainsi que l’espace saharien à cheval entre l’Algérie, la Libye et le Niger avec le soutien de la confrérie de la
Sanusiyya. Le pays des Baoulé, en Côte-d’Ivoire, se soulève également, tout comme la partie septentrionale du
Dahomey.
80
Saul M. et Royer P., West African Challenge to Empire…, op. cit., p. 297.
81
Ibid., p. 107.
82
L’extension du mouvement parmi des populations qui ne connaissaient pas de système politique clairement
territorialisé à grande échelle s’explique par l’établissement de liens complexes à la fois culturels, politiques,
économiques et religieux, qui ont constitué des réseaux d’alliance et des possibilités de voir aboutir des sortes de
confédérations de villages reconnaissant l’autorité d’un leader.
297
réactivation d’anciennes coalitions villageoises fonctionnant en réseaux, c’est-à-dire de façon
souple par activation sur de ramifications d’ailleurs évolutives83. Ce mode d’organisation
politique contraste nettement avec celui beaucoup plus rigide des Mossi centraux. Dans
l’Ouest voltaïque, la dilution de l’autorité et du pouvoir, sa mobilité, sa négociation
permanente entre des acteurs en quête de leadership, peuvent expliquer les difficultés qu’ont
eu les troupes françaises à combattre les révoltés. Non seulement les têtes du mouvement ont
souvent paru insaisissables aux Français, mais il faut aussi ajouter que de nombreux révoltés
ont disposé d’armes à feu84. Ce n’est donc qu’au prix de la plus grande concentration de
troupes et d’armement depuis la création de l’AOF que le pouvoir colonial est parvenu à
éteindre les foyers « rebelles »85. Ceci aura pris plus de neuf mois, entre novembre 1915 et
juillet 1916. Les combats ont parfois été extrêmement violents et meurtriers, et les troupes
françaises ont connu de sévères défaites, à l’image de celle de Yankasso le 23 décembre
191586. Ce conflit semble à première vue peu en lien avec le Moogo. Nous allons montrer
qu’il n’en a rien été. Tout d’abord parce que le conflit s’est étendu et a gagné la partie
occidentale du cercle de Ouagadougou à partir de la fin du mois de décembre 1915. À cette
date, nous montrerons que les troubles ont trouvé des points d’articulation avec les cercles
« mossi », en particulier dans la zone la moins bien contrôlée par les autorités coloniales et les
naaba de Ouagadougou à savoir le Kippirsi. Ensuite parce que le Moogo Naaba et ses chefs
de province ont largement concouru à la répression qui a mis fin au mouvement. Les
motivations qui ont présidé à leur participation aux campagnes des officiers Simonin et
Molard vont retenir notre attention, tout comme les répercussions de ce conflit sur l’avenir
politique de la monarchie.
Mais revenons à la situation générale du Moogo en 1915. Le succès des campagnes de
recrutement y a été inégal comme nous l’avons signalé plus haut. De même qu’à l’occasion
des premiers contacts entre les Européens et les Mossi, les autorités coloniales se sont
inquiétées de l’influence d’une partie de l’entourage musulman de naaba dont les rapports
83
Ibid., pp. 41-45.
À la fin de l’année 1915, les populations révoltées ont réussi à regrouper à Dédougou 30.000 combattants dont
5 à 6.000 sont munis d’armes à feu, le plus souvent des fusils de traite à un coup se chargeant par la gueule.
85
Au total, les troupes françaises employées dans la région auraient atteint un effectif de 50.000 hommes dont la
moitié sont des Tirailleurs sénégalais et le reste des auxiliaires africains. Les forces répressives disposent en
outre de la plus grande concentration d’artillerie en AOF, c’est-à-dire six canons de montagne de 80 mm ainsi
que quatre unités de mitrailleuses qui, malgré ce qu’écrivent Mahir Saul et Patrick Royer, ont déjà été employées
quelques années plus tôt au moment de la conquête du Dahomè. Cf. Saul M. et Royer P., West African Challenge
to Empire…, op. cit., p. 5.
86
Au cours de cette bataille, le commandant Simonin, chef de la colonne de Dédougou, dispose d’une supériorité
numérique et de quatre canons de montagne dont Mahir Saul et Patrick Royer ont montré le rôle déterminant
dans ce type de campagne. L’échec de Simonin est cuisant et lui vaut d’être relevé de son commandement puis
remplacé par Molard, promu commandant supérieur des Troupes du HSN.
84
298
avec l’islam sont complexes. L’Administration redoute en particulier ce qu’elles nomment les
« populations flottantes », c’est-à-dire des marchands musulmans, yarsé ou autres, qui font le
lien entre le Moogo et les cercles situés plus à l’ouest87. Ceci explique l’établissement par les
autorités du cercle d’un réseau de surveillance censé rendre compte de la présence et de
l’influence de ces marchands ou d’autres personnalités religieuses musulmanes dans le
Moogo. Au début du mois de décembre 1914, une première affaire a confirmé le pouvoir
colonial dans cette crainte de voir surgir dans le Moogo une rébellion emmenée par des
musulmans. Il s’agit du « complot des marabouts » qui trouve son origine dans la circulation
présumée de lettres écrites en arabe provenant de la Côte-d’Ivoire d’après lesquelles l’arrivée
du mahdi serait imminente et aboutirait au départ définitif des « Blancs »88. Ce qui est au
début une simple rumeur provoque le départ de l’administrateur d’Arboussier pour
Koudougou afin d’y démêler le vrai du faux. Le Larlé Naaba Pawitraogo est le principal
dénonciateur de ce prétendu « complot ». Il accuse des musulmans de l’ « extérieur » d’avoir
rédigé ces lettres qui, après traduction, ne font aucune allusion aux Européens89. Entre février
et mars 1915, un procès expéditif est organisé à Dédougou. Il conduit à la condamnation
d’une vingtaine de présumés coupables à de lourdes peines de prison. En avril, d’autres
arrestations ont lieu et de nouvelles condamnations sévères sont prononcées à Ouagadougou.
Mahir Saul et Patrick Royer, reprenant les conclusions de l’historienne Annie
Duperray, montrent que le Moogo Naaba et ses dignitaires ont tenté d’éliminer certaines
figures religieuses musulmanes qu’ils considéraient comme gênantes90. Cette hypothèse n’est
pas dénuée d’intérêt si l’on se souvient que la Cour s’est montrée particulièrement méfiante
face aux progrès de l’islam à l’époque précoloniale. L’argument de l’éveil du « fanatisme
musulman » dans l’Ouest-Volta a effectivement pu fournir de prétexte pour la constitution
d’une alliance temporaire entre la royauté, les missionnaires et le pouvoir colonial. Si l’on suit
ce raisonnement, il est vraisemblable que les naaba aient cherché à prémunir le Moogo de
toute influence venue des cercles de l’Ouest, d’autant plus que leur autorité était
87
« Rapport politique » juin 1915, HSN, cercle du Mossi, Ouagadougou, 30 juin 1915, ANCI 5EE 15 3/8.
De Benoist J.-R., Église et pouvoir colonial…, op. cit., p. 244, et Saul M. et Royer P., West African Challenge
to Empire…, op. cit., pp. 91-98.
89
En 1917, l’inspecteur général Picanon prouve que ces « documents », considérés par le Larlé Naaba et
l’Administration du cercle comme des pièces à charge contre des musulmans influents, sont des faux, ou du
moins qu’ils ne tiennent pas les propos qu’on leur prête. Il établit que ce « complot », monté de toutes pièces, a
servi à masquer les abus commis par les fonctionnaires du cercle de Dédougou qui y ont exercé avec brutalité
leur pouvoir discrétionnaire. Cf. De Benoist J.-R., Église et pouvoir colonial…, op. cit., p. 244.
90
Il s’agit en particulier d’Amaria de Léo qui sera arrêté par les Français et mourra dans des circonstances
obscures en détention. Cf. Duperray A.-M., Les Gourounsi de Haute-Volta. Conquête et colonisation, 18961933, Stuttgart, Frantz Steiner Verlag Wiesbaden, 1984, pp. 175-180 et Saul M. et Royer P., West African
Challenge to Empire…, op. cit., p. 96.
88
299
traditionnellement contestée dans les régions du Moogo au contact des Gourounsi. Enfin,
l’échec de la révolte de 1908 semble avoir montré toutes les conséquences néfastes d’un
hypothétique soulèvement armé des Mossi contre la puissance coloniale. Il est donc aisé de
comprendre pourquoi Naaba Koom II et ses hauts dignitaires ont contribué à fournir des
contingents afin de mâter la révolte de 1915-1916. Leur contribution a consisté dans un
premier temps à fournir des cavaliers aux colonnes de Simonin et de Molard. Les troupes
levées par le roi ont été soigneusement choisies. Le Moogo Naaba a tenu à envoyer une
majorité d’hommes issus du lignage royal et donc jugés parfaitement loyaux91. Sur le plan
stratégique, tout laisse à penser que la Cour a souhaité éliminer tous les éléments favorables à
une « contagion » de la révolte dans le Moogo. C’est d’ailleurs la préoccupation principale de
D’Arboussier qui est fermement décidé à tenir Koudougou. En novembre 1915, l’agitation y
est vive92 et l’Administration y relève des actes d’hostilité qu’elle impute aux « Gourounsi »
qui, refusant le recrutement, auraient menacé « de leurs flèches quiconque s’approchait d’eux
pour essayer de les ramener », à commencer par les représentants du Larlé Naaba
Pawitraogo93. Les naaba sont donc directement visés par les rebelles. À en croire Yamba
Tiendrébéogo, cité par Patrick Royer et Mahir Saul, l’un des principaux chefs de guerre
gourounsi, un certain Yombie, se serait moins soulevé contre les Français que contre les chefs
mossi. Il est intéressant de noter que l’organisation de son armée est calquée sur le mode
d’organisation politique des Mossi, ce qui est peu surprenant si l’on sait qu’il a été dans sa
jeunesse le serviteur d’un kombéré. Son hostilité affichée aux naaba tient certainement à ses
prétentions au leadership politique et militaire dans la région, ce qui le conduit à vouloir
s’emparer de Ouagadougou afin d’y chasser le Moogo Naaba94… À la fin du mois de janvier
1916, cinquante cavaliers mossi participent à la « reconnaissance » conduite par d’Arboussier
et combattent des « rebelles » à Koukouldi. L’administrateur se montre sans pitié ; il détruit et
pille les villages défaits, par souci de faire des « exemples ». En février, tandis que la révolte
gagne du terrain, d’Arboussier décide d’établir un barrage protégeant le Moogo matérialisé
par de petits postes et fait occuper Sabou et Godi, respectivement situés à environ 30 et 18 km
91
« Rapport d’ensemble sur la politique dans le Cercle en 1916 », Haut-Sénégal-Niger, cercle du Mossi, doc. cit.
Dans le cercle de Ouagadougou, les populations de la résidence de Koudougou ont été les premières a établir
des contacts avec les Marka révoltés du cercle de Dédougou. Les premiers troubles survenus dans la région ne
sont pas directement liés au soulèvement dans l’Ouest. Ils sont une réaction spontanée face aux recrutements.
Mais, en décembre 1915, les « Kippirsiens » entrent en masse dans le mouvement. Cf. Saul M. et Royer P., West
African Challenge to Empire…, op. cit., p. 271.
93
Rapport politique annuel pour l’année 1916, HSN, cercle du Mossi, Ouagadougou, s.d., ANS 2G 16 (AN 200
mi 1681).
94
Saul M. et Royer P., West African Challenge to Empire…, op. cit., pp. 279-280, et Tiendrébéogo Y., Histoire
et coutumes royales…, op. cit., p. 68.
92
300
de Ouagadougou qui se voit ainsi dégarnie de ses maigres ressources. À peu près au même
moment, le naaba de Boussouma prête main-forte au commandant de cercle afin de sécuriser
la région du Nord-Ouest et chasser les quelques centaines de Touareg « pillards » qui y sont
entrés95. En mars 1916, les troupes coloniales sont au bord de la catastrophe. Débute alors une
nouvelle phase dans le conflit qui voit le théâtre d’opérations se déplacer rapidement. La
colonne, après avoir gagné les localités de La et de Tiou, sont contraintes d’opérer vers le sud,
dans la Résidence de Léo. L’heure est à la défense de Koudougou. Malgré quelques succès,
les troupes conduites par le capitaine Cadence se lancent dans le sud et l’ouest de Koudougou
afin de traquer les ennemis. Encore en août 1916, des poches de résistance sont signalées
entre la Volta Noire et Koudougou, tandis que les villages défaits tardent à faire leur
soumission. Néanmoins, la résistance a perdu de sa vigueur ; elle ne semble plus capable de
sérieusement déstabiliser les autorités européennes96. Ce succès final, acquis au prix de durs
combats, est non seulement dû à l’aide militaire apportée par les grands naaba, mais aussi à
leur contribution à cette guerre psychologique menée contre tous ceux qui, dans le Moogo,
auraient été susceptibles de rejoindre les rangs des révoltés.
L’action des chefs en la matière vise à faire en sorte que leurs sujets soient
imperméables aux appels à la révolte venus de l’Ouest tout en leur laissant entrevoir les
bienfaits qu’ils peuvent tirer de la Pax Gallica. Plus précisément, les naaba relaient la
propagande coloniale qui insiste sur la force du conquérant, le caractère inéluctable de sa
victoire à la fois dans l’Ouest-Volta, mais aussi contre ses ennemis européens, ou encore sur
sa prétendue capacité à assurer mieux que n’importe quelle autre puissance sa « mission
civilisatrice ». Certains chefs se distinguent dans ce domaine, à commencer par Naaba Koom
II, mais aussi les Laalé, Larlé et Boussouma Naaba à qui l’Administration rend grâce d’avoir
su contenir la rébellion. Ces chefs ont aussi été mis à contribution afin de former une chaîne
de renseignement fiable, appuyée par celle constituée par les Pères Blancs ainsi que des
agents politiques africains envoyés dans les zones déclarées sensibles97. Pour autant, malgré la
satisfaction des autorités du cercle qui louent, par exemple, la fidélité d’un Moogo Naaba sorti
de son présumé caractère « amorphe »98, cette collaboration n’a pas été exempte de méfiance.
Car l’Administration craint que derrière la bonne volonté affichée par les naaba ne se cache
95
« Rapport politique » janvier et février 1916, HSN, cercle du Mossi, Ouagadougou, 29 février 1916, ANCI
5EE 15 3/9.
96
M. et Royer P., West African Challenge to Empire…, op. cit., pp. 293-295.
97
Parallèlement à l’établissement d’un réseau de surveillance plus performant, le gouverneur du HSN donne
l’ordre de réunir tous les matins à Ouagadougou les « marabouts influents » afin de croiser en leur présence les
renseignements reçus sur leur compte. Cf. Lettre du lieutenant-gouverneur du HSN à toutes les résidences du
« Mossi », 11 février 1916, ANCI 4BB 99.
98
« Commandant de Cercle en tournée dans Dédougou », 11 février 1916, ANCI 4BB 99.
301
les conditions d’une possible « trahison », ou tout au moins une sorte de double-jeu qui les
verrait mettre en scène leur loyauté pour mieux la tromper99. Pour les administrateurs locaux,
la meilleure façon de juger de l’état d’esprit des chefs est encore d’évaluer la rapidité avec
laquelle ils parviennent à fournir de nouvelles recrues ainsi que les impôts. En 1916, le
Baloum et le Kamsaogo Naaba donnent entière satisfaction, tout comme le Moogo Naaba
dont l’un de ses fils, Dassongo Temba Naaba, intégré avec le grade de caporal dans le 61e
BTS100. Mais pour d’Arboussier, l’Administration ne peut accorder au roi une confiance
aveugle. Seule la force, pense-t-il, est comprise par les Mossi, ce qui vaut à Naaba Koom II
d’être menacé en cas de manquement à ses devoirs. Voici ce qu’il écrit au sujet du monarque :
« je n’ai pas dissimulé au MORHO-NABA et à ses chefs que nous ne céderions pas, qu’aucun
des Français actuellement au Mossi ne quitteraient le pays et qu’après avoir eu raison des
révoltés, nous traiterions les chefs comme ils le mériteraient, en particulier que nous
punirions toute hésitation ou tiédeur de la part des nabas responsables »101. Il est évident
qu’à ce moment, les autorités coloniales craignent toujours que ne se propagent des rumeurs
selon lesquelles les Nasaara pourraient être chassés du Moogo. La démonstration de la force
de frappe dont elles disposent est considérée comme la seule façon d’obtenir l’obéissance des
Mossi qui repose moins sur un attachement volontaire que sur la menace102. Les témoignages
de loyalisme dont a fait preuve la Cour n’ont donc pas encore suffi à convaincre le Cercle.
Une fois le calme relatif restauré dans l’Ouest-Volta, le Moogo n’a pas pour autant été
libéré de sa contribution à l’effort de guerre ; loin s’en est fallu. Les recrutements, pour un
temps suspendus ou allégés, ont repris avec vigueur. En 1918, la Cour fait une nouvelle fois la
démonstration éclatante de son engagement aux côtés de la France non sans avoir été séduite
par les promesses qui lui ont été faites cette année-là.
1918 : grands efforts, grands espoirs…
Après les soulèvements que l’AOF a connus en 1915-1916, les campagnes de
recrutement sont non seulement réalisées avec plus de prudence, mais le gouverneur général
les accompagne aussi de grandes promesses faites aux élites ainsi qu’aux simples administrés
africains auprès desquels il recherche le consentement. La Métropole a plus que jamais besoin
99
Ibid.
Ce prince trouve la mort le 16 avril 1917 lors de combats sur le Mont des Singes à Vauxaillon (département
de l’Aisne). Sa tombe (n° 266) se trouve dans la nécropole de Champs, en Picardie. Cf. Conseil général de
l’Aisne, La lettre du Chemin des Dames, « Hommages aux tirailleurs sénégalais », hors-série n° 4, 2007, p. 4.
101
« Commandant de Cercle en tournée dans Dédougou », doc. cit.
102
« Rapport d’ensemble sur la politique dans le Cercle en 1916 », HSN, cercle du Mossi, doc. cit.
100
302
des ressources économiques et humaines de ses colonies. Marc Michel rappelle en effet que
les années 1917-1918 ont été « terribles », la première étant marquée par le sacrifice des
Tirailleurs lors de l’offensive au Chemin des Dames103, la seconde par un effort intense afin
de protéger Reims et de porter un coup décisif contre l’ennemi104. Ces événements se soldent
par des pertes sévères dans les rangs des BTS. La « crise des effectifs » se fait à nouveau
sentir tandis que le général Mangin relance l’idée d’un emploi massif des Tirailleurs
sénégalais sur le front européen105.
En 1918, après une pause vivement préconisée par le gouverneur général Van
Vollenhoven, les recrutements reprennent massivement en AOF. La France et ses alliés
attendent encore l’entrée en guerre effective des États-Unis. Le président du Conseil Georges
Clemenceau doit rapidement trouver le moyen de compenser les terribles pertes subies par
l’Armée française. Clemenceau fait partie de ceux à qui Mangin doit son retour en grâce. Les
idées du général ont séduit « le Tigre », lui qui défend l’idée selon laquelle l’Afrique Noire
peut encore fournir 50.000 Tirailleurs. Le contexte n’est cependant plus celui qui prévalait
avant les soulèvements de 1915-1916. Si la guerre anticoloniale dans l’Ouest-Volta a été
réprimée, le calme n’y est qu’apparent. Le Moogo a aussi montré qu’il n’était pas à l’abri
d’un soulèvement populaire. En 1918, la crainte de voir le pays mossi gagné par la révolte
justifie la présence de fortes escortes militaires à Ouagadougou, Koudougou et Yako106. Voici
pourquoi, à l’image du reste de l’AOF, les pays voltaïques sont l’objet d’une grande
campagne de séduction minutieusement préparée et conduite par Blaise Diagne, député
africain du Sénégal depuis 1914, et promu haut-commissaire de la république pour la
circonstance107.
La venue de Blaise Diagne est précédée par la visite du lieutenant Abdel-Kader
Mademba Sy, fils de fama ou « roi » de Sansanding (Soudan français), à Ouagadougou. Cet
officier africain est l’archétype de ces élites qui combinent à la fois des registres ancien et
103
En mars 1917, les généraux Nivelle et Mangin y engagent des BTS dont l’instruction n’est pas terminée.
Entre avril et mai, ce sont près de 35.000 Tirailleurs sénégalais qui sont regroupés sur le front de l’Aisne. Ils
passent à l’attaque le 16 avril. À l’issue de la bataille, près de la moitié des effectifs des BTS sont mis hors de
combat. Nivelle et Mangin sont relevés de leur commandement. Cf. Deroo É. et Champeaux A., La Force
Noire…, op. cit., p. 73.
104
Michel M., Les Africains et la Grande Guerre…, op. cit., p. 95.
105
Marc Michel évalue le déficit d’hommes à 200.000 en janvier 1917. Cf. Michel M., Les Africains et la
Grande Guerre…, op. cit., p. 96.
106
« Rapport sur le recrutement dans le Cercle du Mossi en 1918 », HSN, cercle du Mossi, 5EE 35.
107
Remarquons que Van Vollenhoven n’est pas favorable à la Mission Diagne. Tout d’abord parce qu’il se dit
persuadé que les nouveau recrutements attendus ne pourront se faire que par la force, ce qu’il ne souhaite pas.
Ensuite parce que l’étendue des pouvoirs dont dispose Diagne limite sérieusement sa marge de manœuvre. Van
Vollenhoven démissionne en conséquence le 22 janvier 1918 et gagne le front avec le grade de capitaine. Il
meurt au combat le 20 juillet.
303
nouveau d’autorité. Son père compte parmi les notables africains influents qui ont établi des
parcours d’accommodation avec les officiers français de la conquête. Après la prise de Ségou
par les troupes coloniales en 1890, son soutien lui a valu de recevoir d’Archinard le titre de
fama qui s’est transmis dans la famille. Abdel-Kader jouit de la renommée de son père et
surtout de l’image d’ « ami de la France » que ce dernier a laissée. En 1914, il s’engage
comme Tirailleur sénégalais et participe avec bravoure à la campagne des Dardanelles où il
est gravement blessé en 1915. À la suite de son inscription à l’école militaire de Cassis, il
obtient le grade de lieutenant, et est élevé au grade de chevalier de la Légion d’honneur.
Remarquons que la promotion d’un Africain « noir » à un grade d’officier est à cette époque –
et pour longtemps encore – particulièrement rare. Elle est incontestablement une source de
prestige et constitue en soi un argument en faveur de la reconnaissance de la France à l’égard
de ceux qui l’ont servie. Blessé à nouveau lors de la bataille de Verdun, Abdel-Kader n’est
plus employé au front, mais continue de participer à l’effort de guerre, notamment en usant de
sa notoriété afin de convaincre les chefs et sujets ouest-africains de s’engager dans
l’Armée108. En 1918, Abdel-Kader, protégé par Mangin, entreprend un périple en AOF afin de
déterminer la réalité du « traumatisme » vécu par les populations africaines lors des
précédents recrutements. Mais cette « mission » n’a rien d’officiel. Comme le souligne Myron
J. Echenberg, Abdel-Kader a gagné le Soudan pour des « raisons de santé ». Le rapport qu’il
produit conclut à la possibilité de mener de nouveaux recrutements en AOF, mais avec plus
de tact et de prudence. Il montre notamment que les révoltes de 1915-1916 ne sont pas
seulement dues aux levées de tirailleurs, mais avant tout à la ponction d’une main-d’œuvre
destinée à la construction de routes, aux dérives dont se seraient rendus coupables les forces
de police des cercles et, enfin, à l’absence de compensations matérielles liées aux blessures
reçues par les tirailleurs démobilisés109. Le 26 avril 1918, le lieutenant Mademba arrive à
Ouagadougou où il aurait obtenu toute l’attention du Moogo Naaba et de ses hauts-dignitaires.
Pour le Cercle, Mademba a su faire preuve d’habileté en « jouant et de sa situation d’officier
et de sa qualité de fils d’un grand chef indigène, entrer dans la confiance des Naba et obtenir
d’eux des promesses suivies d’effet »110. Les Pères Blancs racontent que le Moogo Naaba
aurait écouté avec « placidité son discours » et aurait répondu ceci au lieutenant : « il y a
longtemps que j’ai donné mon cœur à la France et comme je n’en ai qu’un, je ne puis pas lui
108
Echenberg Myron J., Les Tirailleurs sénégalais en Afrique occidentale française, 1857-1960, Paris, Karthala,
2009, pp. 78-82.
109
Ibid., p. 82.
110
« Rapport sur le recrutement dans le Cercle du Mossi en 1918 », HSN, cercle du Mossi, doc. cit.
304
en donner un autre »111. Cette belle démonstration de loyauté et de fidélité à l’égard de la
France cache la teneur réelle des propos échangés entre les deux hommes. Que lui a promis
Mademba Sy ? Qu’est-ce que le Moogo Naaba pense avoir à gagner en témoignant avec tant
de force son « amour » pour la Métropole ? Nous n’en savons hélas rien. Mais les promesses
ont dû être suffisamment séduisantes pour que Naaba Koom II ait accepté de participer
activement à la campagne de recrutement à venir. C’est qu’à l’inverse de Van Vollenhoven,
Mademba pense encore pouvoir lever un nombre très important d’hommes en AOF,
particulièrement dans le HSN. Cette opinion a fortement influencé Diagne112. Quant au
Moogo Naaba, il a eu sous les yeux la preuve du prestige que peuvent tirer les élites anciennes
de leur engagement aux côtés de la France. Le roi a aussi certainement conscience du risque
qu’il court à voir des roturiers acquérir un prestige plus grand que les naaba à la suite de leur
engagement sur le front. La question des décorations n’est, par exemple, pas anecdotique. Le
souverain s’y montre sensible, lui qui est élevé en septembre 1914 à la dignité de
commandeur de l’Étoile noire du Bénin pour son soutien affiché lors de la mobilisation.
La position du souverain est aussi fortement tributaire du règlement d’une sombre
affaire qui touche son frère. Celui qui est Djiba Naaba a en effet été arrêté en janvier 1917
pour ce vague motif d’ « exactions assez vives »113. La nouvelle a sonné comme un coup de
tonnerre dans le royaume. Le Djiba Naaba paraissait jusque-là intouchable. Après les
sacrifices consentis par la Cour en temps de guerre, nul ne pouvait imaginer qu’un membre si
proche de la famille royale puisse être inquiété par le Cercle. Naaba Koom II a décidé d’aller
en personne plaider la cause de son frère auprès du commandant de cercle et du Père
supérieur. À chacun, il a répété qu’il est encore préférable de voir son frère mourir plutôt que
d’être destitué114. L’ensemble des naaba subalternes de Ouagadougou se sont mobilisés dans
cette affaire. Les missionnaires comptent parmi les premiers à faire savoir à d’Arboussier à
quel point l’arrestation du Djiba Naaba constitue une mesure impolitique115. Pour le Père
supérieur, nul doute que le contexte, encore sensible à la suite de la révolte de 1915-1916,
impose au commandant plus de retenue. Pour eux, « la politique doit avoir le pas sur la
justice »116. Le 2 février 1917, le Djiba Naaba peut sortir de prison. Le roi est heureux et le
111
Diaire du 28 avril 1918, APBO.
Echenberg Myron J., Les Tirailleurs sénégalais en Afrique occidentale française…, op. cit., p. 82.
113
« Rapport politique janvier-février-mars 1917 », HSN, cercle du Mossi, Ouagadougou, 1er avril 1917, ANCI
5EE 15 2/1.
114
Diaire du 26 janvier 1917, APBO.
115
Ibid.
116
Diaire du 27 janvier 1917, APBO.
112
305
fait savoir en organisant le tir de coups de fusil en son honneur117. Dans ces circonstances, la
mission de Mademba Sy est arrivée à point nommé afin d’obtenir du souverain son concours
au nouvel effort de guerre demandé au Moogo en 1918.
La mission de Blaise Diagne, débutée en février 1918, est promise à un plus grand
retentissement. Les moyens engagés pour son bon déroulement sont conséquents. Diagne
dispose en effet d’importantes ressources politiques et financières. Ses prérogatives de hautcommissaire lui accordent une certaine indépendance à l’égard du gouverneur général. Le
député du Sénégal peut également s’appuyer sur la mise en place de mesures concrètes
d’incitation destinées à séduire les jeunes gens : primes personnelles, aide aux familles,
emplois réservés pour les combattants démobilisés, citoyenneté française pour les plus
méritants, décorations prestigieuses, possibilité d’obtenir des grades convoités, etc. Marc
Michel a rendu précisément compte de la scénographie qui a été déployée au cours de ce qu’il
qualifie de véritable « tournée de propagande, d’action psychologique »118. L’écrivain
Hampâté Bâ a lui aussi décrit cet évènement. Relatant le débarquement de la mission Diagne
à Dakar le 18 février 1918, il y décrit un député « entouré d’un brillant état-major composé
de jeunes officiers tous noirs, galonnés d’or, gantés de blanc, bardés de médailles et de
fourragères. Ils étaient tous de bonne extraction et chacun d’eux pouvait se vanter d’avoir
une devise traditionnelle de famille, ce qui équivalait aux écussons et blasons des anciennes
familles nobles d’Europe »119. Tout était donc fait pour séduire les notables africains, et tout
laisse à penser que le Moogo Naaba et sa Cour ne pouvaient y être insensibles. La suite de la
mission le confirme. Le 9 mai 1918, Diagne se rend à Ouagadougou où il est reçu en grande
pompe. L’administrateur du cercle a tenu à ce que soit rassemblé sur la place principale le
plus grand nombre possible de personnes. Africains et Européens s’y sont rendus afin
d’entendre le discours du député. Les naaba, toujours appelés lorsqu’il s’agit d’accueillir des
personnalités à Ouagadougou, sont nombreux à avoir répondu à l’invitation. Le spectacle
commence par l’entrée en scène de neuf automobiles dont les Pères disent qu’elle a frappé «
l’imagination de la foule qui ne regarde guère que cela »120. À 17 heures, la « grande
palabre » peut commencer. Aucun des propos tenus ce jour n’ont été rapportés par
l’Administration ou la Mission. Nous savons cependant que leur réception a été très différente
selon qu’ils ont été reçus par le public européen ou africain. Les Pères constatent que « Les
Européens sont unanimes à reconnaître que M. le Commissaire a dit d’excellentes choses en
117
Daire du 2 février 1917, APBO.
Michel M., Les Africains et la Grande Guerre…, op. cit., p. 70.
119
Hampâté Bâ A., Amkoullel, l’enfant peul…, op. cit., pp. 457-458.
120
Diaire du 9 mai 1918, APBO.
118
306
un excellent langage »121. L’effort demandé les concernait d’ailleurs peu. Les naaba, de leur
côté, ont aussi été sensibles à la rhétorique du haut-commissaire. Mais les fonctionnaires du
cercle doutent qu’ils en aient saisi toutes les subtilités tout en estimant qu’ils « ont
parfaitement compris l’essentiel, et [qu’] il ne faut pas se dissimuler que leur zèle a été
singulièrement stimulé par les promesses qui leur ont été faites. Quand et comment nous en
réclameront-ils la réalisation, voilà ce qu’il est difficile de déterminer, mais je ne doute pas
que beaucoup y songent en leur for intérieur »122. Nous voyons bien qu’implicitement, la
relation qui se noue entre les autorités métropolitaines et la Cour sont contractuelles.
L’engagement pris entre les deux parties est oral. Il doit se traduire dans les faits. Le roi et ses
chefs de province forment bien une classe politique qui ne dispense ses services et ses efforts
qu’à la hauteur des retombées qu’ils espèrent en tirer. On est loin du discours lénifiant sur
l’attachement affectif des élites africaines à l’égard de la France.
Reste à déterminer ce que la Cour espère obtenir en contrepartie de son aide. Marc
Michel fait savoir que Blaise Diagne a été attaqué pour avoir « acheté » les chefs africains123.
Certains faits semblent aller dans ce sens. Sa « politique des avantages » repose en effet sur
un capital financier de 800.000 francs lui permettant de dispenser avec prodigalité des
récompenses financières à ses interlocuteurs africains. Les élites anciennes sont concernées.
Les « chefs coutumiers » auraient ainsi reçu entre 6 à 20 francs par recrue124. Cependant, non
seulement l’existence de ces arrangements n’est pas prouvée mais, de plus, il convient de ne
pas reprendre sans esprit critique les propos de fonctionnaires européens qui n’ont eu de cesse
de faire passer « le chef noir » pour un être cupide et corruptible. Une fois de plus, nous
affirmons que les membres de la Cour, à commencer par Naaba Koom II, sont avant tout des
chefs politiques soucieux de préserver leurs institutions royales. Sans nul doute la politique
d’association préconisée par Van Vollenhoven en 1917 a-t-elle séduit les grands naaba. Pour
l’éphémère gouverneur général, celle-ci s’appuie sur l’idée selon laquelle il convient de
respecter l’ « état d’avancement » des sociétés colonisées, et en particulier leur système
politique et social qui ne doit être corrigé qu’à la suite d’un lent et progressif processus
d’acculturation. Les systèmes politiques africains fortement organisés doivent donc être mis à
profit par une Administration coloniale disposant généralement de très peu de moyens
humains. Par ailleurs, Van Vollenhoven se dit persuadé que les Africains ne peuvent se passer
121
Ibid.
« Rapport sur le recrutement dans le Cercle du Mossi en 1918 », HSN, cercle du Mossi, doc. cit.
123
Marc Michel cite notamment le cas de l’écrivain antillais René Maran qui, dans les années 1920, a épousé le
parti des populations sujettes contre Diagne qu’il fait passer pour une pure créature du système colonial français.
Cf. Michel M., Les Africains et la Grande Guerre…, op. cit., p. 71 et 234.
124
Ibid., p. 71.
122
307
de leurs chefs qu’ils considèrent comme leurs parents125. La circulaire qu’il promulgue le 15
août 1917 relative aux « chefs indigènes et leur utilisation »126 va donc dans le sens de
l’obligation qu’il y a pour les commandants de cercle à respecter les chefs et leur éviter toute
forme d’humiliation. Van Vollenhoven leur recommande de « procéder avec tact » avec les
chefs, et de ne jamais perdre de vue qu’ils sont « d’autant plus respectés par les populations,
qu’ils sont mieux traités par nous-mêmes »127. À cet effet, les administrations locales ont le
devoir de rehausser la solde des chefs et d’améliorer leurs moyens d’existence. Mieux, le
gouverneur général souhaite rappeler leur rôle précieux d’auxiliaires de l’administration et, à
ce titre, la nécessité qu’il y a à les associer plus étroitement aux affaires des cercles et cantons
tout en les sélectionnant soigneusement. Très clairement, Van Vollenhoven opte pour un style
de gouvernement « indirect » plus proche de celui à l’honneur dans les colonies britanniques,
affirmant avec conviction que « le commandant de cercle perd toujours le contact quand il
cherche à l’établir directement »128. Enfin, il prévoit que les « chefs coutumiers » soient plus
fréquemment récompensés pour leurs services, notamment par une facilité plus grande à
obtenir des décorations telles que la Légion d’honneur ou l’Étoile noire du Bénin129. Pour
autant, il juge que les élites africaines qui se sont rendues coupables de fautes graves doivent
être sanctionnées, mais que ces sanctions doivent être moins fréquentes, plus justes et ne
doivent dépendre que du jugement du gouverneur de la colonie. Enfin, Van Vollenhoven
rappelle sans ambiguïté qu’il « n’y a pas deux autorités dans le cercle, l’autorité française et
l’autorité indigène ; il n’y en a qu’une ! Seul le commandant de cercle commande ; seul il est
responsable »130. Le chef, pour reprendre une autre de ses expressions, n’est donc qu’une
« simple courroie de transmission » parfaitement indispensable, certes, mais subordonnée à
l’autorité administrative. Si les bénéfices de cette circulaire peuvent paraître limités pour les
chefs, ils sont en réalité cruciaux dans la mesure où leur statut de fonctionnaire est
officiellement reconnu ce qui vaut officialisation et pérennisation de leurs fonctions
« coutumières ». Cette vision va dans le sens des promesses faites par Diagne.
125
Salifou Bertrand, Les Chefs traditionnels et leur participation au pouvoir politique en Afrique: les cas du
Burkina et du Niger, thèse de doctorat en science politique, Université de Reims Champagne-Ardenne, 20062007, p. 14.
126
Circulaire du 15 août 1917, Bulletin du Comité de l’Afrique Française, n° 1-2, décembre 1917, p. 270.
127
Ibid.
128
Ibid.
129
Skinner E.P., The Mossi of the Burkina Faso…, op. cit., p. 162.
130
Circulaire du 15 août 1917, Bulletin du Comité de l’Afrique Française, op. cit.
308
À en croire le rapport sur le recrutement de 1918 dans le « Mossi », les naaba ont
donné entière satisfaction aux autorités du cercle131. Par prudence, ces dernières ont d’ailleurs
revu le nombre de recrues attendues à la baisse. Le chiffre est en effet ramené de 12.000 à
8.000 hommes132. Mais, avec le concours de la royauté, ce sont 10.000 hommes qui sont levés
sur un total de 63.000 pour l’ensemble de l’AOF. Dans le Moogo comme dans le reste de
l’Afrique française, la mission Diagne s’est donc soldée par un grand succès. Les grands
naaba du Plateau Central ont tenu à donner personnellement l’exemple en mettant en scène le
départ pour l’Armée de leurs proches. Comme Naaba Koom II qui a convaincu son frère, le
Djiba Naaba, de s’engager sous les drapeaux. Le départ de ce prince en avril 1918 a eu un
grand retentissement dans le Moogo, ce que confirment les Pères Blancs selon qui cet
« exemple n’a pas tardé à porter ses fruits. Tous les grands nabas, tous les chefs de canton, se
croient obligés d’en faire autant, et ils viennent présenter qui leur fils, qui leur frère »133.
Quel meilleur moyen pour le Djiba Naaba de faire amende honorable après sa mise en cause
dans des affaires d’ « exactions » ? Comment le Moogo Naaba aurait-il pu mieux faire
comprendre aux autorités coloniales à quel point il désire trouver un terrain d’entente avec
elles ? Les chefs de provinces n’ont pas été en reste. Soutenus par la Mission qui n’a rien vu
d’immoral à participer aux combats pour la « Mère Patrie », le Gounga Naaba s’est décidé à
présenter à la Commission de recrutement son fils, Michel, et le Baloum Naaba ses frères
Étienne et Georges, tous trois baptisés134. Le Baloum Naaba Tanga compte d’ailleurs parmi
les chefs les plus zélés. Non content de voir une partie de sa famille prendre le chemin du
front, ce kug zindba s’est également employé à fournir vingt-six sogoné, geste de bonne
volonté qui n’est guère compris par les missionnaires qui s’interrogent : « N’y a-t-il pas un
peu d’exagération ? Après tout on ne demande que huit à dix mille hommes au Mossi,
Ouahigouya compris »135. Les naaba ont effectivement fourni des recrues bien au-delà des
exigences du Cercle ; ils n’ont par conséquent pas été les simples instruments passifs de
l’Administration.
131
Il n’existe aucune donnée statistique fiable permettant d’évaluer la part qu’ont pris les Mossi dans la
composition des BTS. Elle serait de toute façon à prendre avec précaution car il nous paraît difficile d’avancer
avec certitude les critères retenus pour qualifier un Tirailleurs sénégalais de « Mossi » ou autre. Cependant, Marc
Michel a tenté de réaliser un calcul visant à montrer la composition « ethnique » des BTS ayant pris part aux
combats du Chemin des Dames en 1917. Il en ressort que les ressortissants du HSN ont été surreprésentés, de
même que ceux de la Guinée. Sur 6.000 cas de Tirailleurs appartenant aux BTS de ligne examinés, 37% seraient
« Mandingues » (Bambara et Malinké). Les Wolof compteraient pour 10%, les Toucouleur 9%, les Mossi 5,5%,
ce qui les placerait devant les Djerma et les Haousssa (5,3%). Michel M., Les Africains et la Grande Guerre…,
op. cit., p. 97.
132
« Rapport sur le recrutement dans le Cercle du Mossi en 1918 », HSN, cercle du Mossi, doc. cit.
133
Diaire du 28 avril 1918, doc. cit.
134
Ibid.
135
Diaire du 30 avril 1918, APBO.
309
Le 16 décembre 1918, près d’un mois après l’armistice, cette bonne volonté vaut au
Moogo Naaba de recevoir les chauds remerciements du gouverneur du HSN venu en personne
à Ouagadougou afin de lui remettre les insignes de chevalier de la Légion d’honneur. Si la
cérémonie qui s’ensuit ne connaît qu’un retentissement limité, c’est en raison de la grippe
espagnole qui sévit alors dans le Moogo. Le retour du Djiba Naaba du front est quant à lui
célébré en grande pompe le 3 octobre 1919 à Ouagadougou non sans avoir pu bénéficier avant
d’un voyage afin de découvrir la Métropole136. La puissance coloniale n’en reste d’ailleurs
pas là. D’autres récompenses de taille attendent la Cour royale, en particulier l’annonce de la
création d’une nouvelle colonie faisant des Mossi la population majoritaire du nouvel
ensemble et la capitale de leur Moogo Naaba le centre politique et administratif de la nouvelle
entité administrative.
La création de la Haute-Volta, une colonie pour les Mossi ?
Les raisons de la création d’une nouvelle colonie en AOF
La guerre a crument révélé des problèmes administratifs rencontrés depuis la création
du cercle du Mossi. Celui-ci, très vaste et densément peuplé, ne dispose que d’un très petit
nombre de fonctionnaires européens. Le caractère du conflit, marqué par un fort besoin
d’hommes et de ressources naturelles aussi bien que financières, a révélé la fragilité de son
encadrement administratif tout comme celle de son organisation économique137. Comme nous
l’avons vu plus haut, c’est précisément le caractère lâche et ponctuel du contrôle colonial qui
explique en grande partie le développement de la révolte de l’Ouest-Volta. C’est également
lui qui explique à quel point la mobilisation dans le Moogo a si étroitement dépendu du
concours des naaba. Les autorités coloniales, aussi bien à Dakar qu’à Bamako, ont pu avoir le
sentiment qu’elles n’étaient pas « maîtresses chez elles » et que, par conséquent, leur « œuvre
colonisatrice » n’en était qu’à ses débuts. La scission projetée de l’imposant territoire du HSN
doit rendre le contrôle colonial plus effectif en créant de nouveaux « centres d’impulsion »138
136
Diaire du 3 octobre 1919, APBO.
Le cas du cercle du Mossi est édifiant. En 1918, bien que peuplé par plus d’un million d’habitants, il n’est
administré que par une vingtaine de fonctionnaires européens. Cf. Lettre du gouverneur du HSN au gouverneur
général de l’AOF à Dakar, a/s « de la division du Haut-Sénégal-Niger en deux colonies distinctes », Bamako, 14
septembre 1918, ANS 10G 8/107.
138
Cette expression est courante à l’époque considérée. Elle est l’expression d’un modèle « centre-périphérie »,
mais rend mieux compte de la fragilité du pouvoir colonial vu comme une sorte d’énergie qui connaît une forte
déperdition à mesure que l’on s’éloigne du gouvernement général ou des chefs-lieux de colonie.
137
310
économiques et politiques, c’est-à-dire rapprocher les populations locales de l’Administration
tout en leur rappelant que les « Blancs » ne sont pas prêts de partir.
Peu de temps avant la fin du premier conflit mondial, le gouverneur général provisoire
de l’AOF Gabriel Angoulvant a souhaité mettre à l’étude un projet visant à diviser le territoire
du HSN en deux colonies distinctes. Ce projet répond en grande partie au choc provoqué par
le soulèvement de 1915-1916. Ces événements ont en effet placé sous une lumière crue les
graves disfonctionnements dont a souffert la colonie. Remarquons du reste que les cicatrices
de cette guerre anticoloniale ne sont pas encore refermées à la fin de l’année 1918. Certaines
régions assez proches de Ouagadougou restent instables tel que le pays lobi où
l’administrateur Labouret signale la persistance de troubles139. Plus aucun soulèvement de
grande envergure n’y est constaté, mais les campagnes de désarmement peinent à produire
leurs effets et les esprits ne sont pas encore apaisés. La crainte exprimée par le gouverneur
général ou par celui du HSN est bien de revivre les événements de 1915-1916. La création
d’une nouvelle colonie est envisagée comme un moyen de mieux tenir en main des
populations dont de nombreux fonctionnaires coloniaux pensent qu’elles n’ont aucune raison
d’avoir perdu leur « esprit d’indiscipline ». Or, l’éloignement du chef-lieu du HSN (BamakoKoulouba) à l’égard des territoires récemment soulevés140 ne permet pas au gouverneur
d’apporter rapidement une réponse en cas d’insurrection. L’administrateur de la colonie fait
ainsi part au gouverneur général de la nécessité de faire « œuvre d’apaisement et de mise en
confiance » dans la région de Dédougou, de Bobo, du Lobi, mais aussi de Ouagadougou141.
La création d’une nouvelle colonie regroupant des populations « sensibles » pourrait, dans
l’esprit du gouverneur, permettre de mieux les contrôler à partir d’un centre administratif
géographiquement plus proche d’elles.
La réorganisation envisagée est aussi influencée par des clichés censés rendre compte
du « caractère » des « races » composant le HSN. L’Administration juge en effet l’état d’
« avancement » des sociétés africaines, c’est-à-dire leur « degré de civilisation », à l’aune de
leur docilité mais aussi de leur organisation politique qui est plus ou moins centralisée et plus
ou moins étendue. Les troubles de 1915-1916 sont analysés à l’aide de grilles d’analyse aussi
schématiques. Ils révèleraient l’existence de deux « blocs antagonistes » coïncidant avec deux
grandes aires « ethniques » : l’une, à l’ouest du cercle du Mossi, est considérée comme
139
Lettre du gouverneur du HSN au gouverneur général de l’AOF, 14 sept. 1918, doc. cit.
Nous pouvons l’évaluer à 600 ou 700 km si l’on prend en compte la distance séparant Bamako de la partie
orientale des cercles de Bobo-Dioulasso et de Dédougou. Cette distance est d’autant plus grande qu’à cette
époque, peu d’automobiles circulent dans la colonie. Les ouvrages d’art, notamment les ponts, sont encore peu
nombreux et l’état des pistes rend difficile tout déplacement, particulièrement pendant la saison pluvieuse.
141
Lettre du gouverneur du HSN au gouverneur général de l’AOF, 14 sept. 1918, doc. cit.
140
311
« anarchique » et « rebelle » à toute forme d’autorité ; l’autre, située à l’est, est dominée par
des Mossi et autres « populations apparentées » qui constitueraient un pôle de stabilité et de
loyauté à l’égard de la puissance coloniale. Pourtant, nous savons qu’à Ouagadougou comme
à Koulouba, les administrateurs coloniaux n’ignoraient pas que la guerre anticoloniale aurait
pu trouver une extension en pays mossi. Mais les faits sont là, têtus : le Moogo n’a pas été
sérieusement gagné par les troubles. Au contraire, à de nombreuses reprises, la majorité des
naaba ont témoigné à la Métropole leur fidélité, non pas seulement par le verbe, mais aussi
par les actes. Mieux, le concours des naaba pendant la répression de la révolte a été d’une
grande aide pour les colonnes françaises. C’est également à eux que les autorités coloniales
ont dû, dans une large mesure, la circonscription du conflit à la partie occidentale du Moogo.
L’administrateur en poste à Ouagadougou, tout comme le gouverneur général, a été
conforté dans l’idée que la politique d’association suivie de façon plus ou moins rigoureuse
dans le cercle du Mossi est la bonne option, celle qu’il convient de poursuivre. Les directives
de Van Vollenhoven vont dans ce sens. Plutôt que de porter atteinte aux institutions royales,
l’idée dominante en 1917-1918 consiste davantage à les instrumentaliser tout en les
canalisant, ainsi qu’à choisir plus soigneusement les chefs jugés « capables » et
« prometteurs ». Nous nous demandons dans quelle mesure les projets de réorganisation
formulés en 1918 ont pris en compte la nature des institutions politiques prévalant dans le
Plateau central. S’il est à peu près certain que la décision de scinder le HSN n’a pratiquement
aucun rapport avec la loyauté affichée par des monarchies mossi solides, nous n’en dirions
pas autant de celle qui a consisté à créer un nouveau territoire englobant sans les séparer tous
les commandements mossi, et dont le centre administratif sera finalement fixé à
Ouagadougou, capitale du Moogo Naaba. Selon le gouverneur général Martial Merlin, le
choix de créer cette nouvelle colonie centrée sur la capitale royale n’a été justifiée qu’aposteriori par le fait qu’un « ordre féodal » règne dans le Moogo142. Le gouverneur voit
d’ailleurs dans les chefferies mossi des traces de « barbarie » qu’il juge incompatible avec le
mode de gouvernance coloniale, mission civilisatrice oblige…
En réalité, les arguments économiques ont joué un rôle majeur dans la prise de
décision finale. Le contexte d’immédiat après-guerre y est favorable. L’effort économique
sollicité par une Métropole en guerre a renforcé l’intervention de l’État dans les questions
économiques de l’AOF afin d’intensifier sa production de matières premières. Tout en
renforçant le schéma de dépendance liant la Métropole à son empire, le gouvernement a aussi
142
« Note au sujet de la Haute-Volta », gouvernement général de l’AOF, Dakar, 16 mars 1920, ANS 10G 8/107.
312
constaté la défaillance des ses infrastructures de transport par comparaison avec la situation
des colonies britanniques. De plus, la guerre a renforcé le système des monocultures et n’a
donc pas autorisé la diversification de la production. Enfin, les grandes maisons de commerce
marseillaises ou bordelaises ont dû subir l’âpre concurrence des Britanniques et des
marchands syro-libanais143. Toutes ces raisons expliquent en partie l’élaboration de « projets
grandioses »144 qui ne sont pas étrangers à la réorganisation de l’AOF. Pour ce qui nous
concerne, l’idée est de développer les transports afin de désenclaver le cœur de l’AOF et de
mettre à profit les colonies enclavées au bénéfice de territoires côtiers jugés plus prometteurs
comme le Sénégal, la Guinée ou la Côte-d’Ivoire. Remarquons que la plupart des axes de
communication ne forment pas encore un véritable réseau. Le cas du chemin de fer est
éclairant145. En 1918, il n’est constitué que par des tronçons qui partent de la côte et se
prolongent vers l’intérieur des terres sans être raccordés. Les deux principales lignes, le
« Thiès-Kayes » ainsi que le chemin de fer « de Côte-d’Ivoire », ne sont pas connectées entre
elles, sans parler de la ligne « Conakry-Niger », elle aussi isolée146. La lenteur des travaux,
respectivement débutés en 1883 et en 1903 pour les deux premières lignes, s’explique aussi
bien par leur coût élevé que par la dureté du travail imposé à une main-d’œuvre africaine
sollicitée dans le cadre du travail forcé. Les déplorables conditions de vie qui ont frappé les
manœuvres ainsi que la brutalité de leur recrutement ont rapidement posé d’importants
problèmes aux autorités coloniales. D’autant plus que des soulèvements ont éclaté à cette
occasion comme celle des « Abbey » en Côte-d’Ivoire dont la répression a été d’une grande
violence en 1910. Les colonies du Sénégal et de la Côte-d’Ivoire ont donc particulièrement
besoin d’une main-d’œuvre docile et abondante, une demande confirmée par le secteur privé
et plus précisément les planteurs européens. Le Moogo, qui passe déjà pour un inépuisable
réservoir d’hommes, s’est précisément signalé pendant la guerre par son calme ; il a prouvé
que ses naaba étaient parfaitement capables d’opérer un tel recrutement de main-d’œuvre147.
143
Michel M., Les Africains et la Grande Guerre…, op. cit., pp. 216-218.
Marseille Jacques, Empire colonial et capitalisme français : histoire d’un divorce, Paris, Albin Michel, 2005,
p. 352.
145
Voir notamment Simonis Francis, « Les militaires et les transports au Soudan français à la fin du XIXe
siècle » in Almeida-Topor Hélène (d’), Lakroum Monique, Chanson-Jabeur Chantal (dirs.), Les Transports en
Afrique, XIXè-XXè siècle, Paris, L’Harmattan, 1992, pp. 109-118.
146
La ligne Thiès-Kayes, d’orientation est-ouest, doit relier les deux tronçons déjà existants entre Dakar et SaintLouis ainsi que Kayes au Niger. Le chemin de fer « de Côte-d’Ivoire », d’orientation nord-sud, est censé joindre
Abidjan, dont les travaux portuaires ont débuté en 1903, à son arrière-pays. En 1912, la ligne atteint la ville de
Bouaké dont elle devient le terminus jusqu’en 1923.
147
L’historien Daouda Gary-Tounkara fait savoir que, dès 1903, de la main-d’œuvre venue de la partie
méridionale du HSN est employée sur le chantier ferroviaire ivoirien. Les recrutements concernent
particulièrement les régions de Bobo, Koutiala et Sikasso. Il note qu’entre 1904 et 1912, le nombre de
144
313
La volonté de réorganiser l’AOF coïncide par conséquent avec la volonté de dynamiser les
échanges dans la zone sahélienne ainsi qu’entre les pays de la côte et ceux de l’intérieur.
Enfin, la volonté d’assurer aux colonies leur essor économique impose une pression fiscale
accrue dans la mesure où, depuis la loi de 1900, le Gouvernement général ne prend en charge
que les projets interterritoriaux. Tout ceci suppose que les populations du Bassin de la Volta
puissent dégager des ressources suffisantes pour pouvoir s’acquitter de leur impôt de
capitation en monnaie européenne.
Toutes ces motivations sont, à n’en pas douter, dans l’esprit du gouverneur général
Angoulvant lorsqu’il commande en février 1918 un rapport préparatoire relatif à la
réorganisation de l’AOF. Sa rédaction est confiée à Maurice Delafosse, un ethnographe
réputé. Comme nous allons le montrer, ses travaux n’ont pas manqué de susciter de vives
controverses parmi les hauts fonctionnaires dont l’avis a été sollicité. De ces débats, il ressort
que la physionomie du territoire à créer n’a rien eu d’évident.
Les différents projets à l’étude
Loin de l’idée selon laquelle les territoires coloniaux africains ont toujours été créés de
façon arbitraire, la réorganisation de l’AOF a été pensée en tenant compte de certaines réalités
sociales, économiques et politiques. C’est tout le sens des propos tenus par Merlin selon qui la
scission du HSN ne peut revenir à « répartir, aussi exactement que possible, entre deux
colonies, le chiffre des kilomètres et le nombre des habitants du Haut-Sénégal-Niger actuel,
ou plus simplement de tracer sur la carte une frontière absolument régulière », mais doit
plutôt être réalisée en fonction « de tous les éléments qui doivent concourir à la prospérité du
pays et au perfectionnement de nos méthodes administratives »148. Parmi les questions
envisagées, celles ayant une dimension « ethnologique » ne sont pas absentes. Les autorités à
Dakar n’entendent pas bâtir des ensembles territoriaux non viables sur le plan administratif et
économique.
Elles pensent que leur stabilité tient notamment à l’homogénéité des
populations qu’ils regroupent. N’oublions pas que l’influence de la politique des races de
Ponty se fait toujours sentir. Rien d’étonnant donc à ce que le gouverneur Clozel confie à
travailleurs y a été multiplié par cinq, passant de 2.000 à 10.000 hommes. Gary-Tounkara D., Migrants
soudanais/maliens et conscience ivoirienne…, op. cit., pp. 36-41.
148
Lettre du gouverneur général de l’AOF au ministre des Colonies, a/s « Division du Haut-Sénégal-Niger en
deux Colonies distinctes », Dakar, 3 décembre 1918, ANS 10G 8/107.
314
Delafosse la rédaction de l’avant-projet149. En 1918, ce dernier est directeur du Service des
Affaires civiles du Gouvernement général. Sa carrière coloniale est déjà longue. Après avoir
suivi des cours d’arabe à l’École des Langues orientales, Delafosse, fasciné par les
expéditions de Binger, se voit confirmé dans son attirance pour l’Outre-mer. En 1891, il
embarque pour l’Algérie auprès des Frères armés du Sahara. C’est donc en compagnie des
missionnaires que commence sa carrière en Afrique. Elle se poursuit en 1894 en Côte-d’Ivoire
après que Binger, son gouverneur, l’eut chaudement recommandé auprès du ministre des
Colonies. Il y devient commandant de cercle du pays Baoulé et dispose de plusieurs charges
d’enseignement tout en se livrant à l’étude des langues150 et de l’histoire ouest-africaines. Au
cours de l’été 1902, il découvre le pays lobi et birifor ; premier contact avec les populations
du Bassin de la Volta. Puis, en 1908, il passe au service d’Angoulvant, à ce moment
gouverneur de la Côte-d’Ivoire, avec qui les relations sont houleuses : l’intérêt que porte
Delafosse pour l’étude des mœurs et de la culture des « indigènes » ne semble pas du goût de
son supérieur qui paraît plus « pragmatique » et plus attaché à la réalité des chiffres151. Après
avoir servi à Bamako sous l’autorité de Clozel, Delafosse rentre en France et obtient de
dispenser des cours à l’École coloniale152 ainsi qu’à l’École des Langues orientales. Mais sa
notoriété scientifique, il la doit avant tout à la publication d’une magistrale étude connue sous
le nom de Haut-Sénégal-Niger153. Parue en trois volumes en 1912, elle devient rapidement un
ouvrage de référence, en particulier pour les administrateurs en service en Afrique
occidentale. Elle est également une des bases de travail à partir de laquelle sont pensés les
projets de réorganisation de l’AOF en 1918-1919.
Dans un premier volume consacré aux « pays, peuples, histoires et civilisations » du
HSN, Delafosse met en évidence l’existence d’une « famille voltaïque »154. Le sens qu’il
donne au concept de « famille » est celui d’un ensemble de peuples qui partagent une même
origine et qui ont en commun de « grands caractères anthropologiques et ethnographiques et
149
Sur le parcours scientifique et la carrière administrative de Delafosse, voir Amselle Jean-Loup et Sibeud
Emmanuelle, (dirs), Maurice Delafosse. Entre orientalisme et ethnographie : l’itinéraire d’un africaniste (18701926), Paris, Maisonneuve et Larose, 1999, 319 p.
150
Delafosse apprend notamment les langues haoussa, agni, ainsi que plusieurs autres appartenant à la famille
mandé auxquelles il consacre des ouvrages publiés en 1900 et en 1901.
151
Delafosse Louise, Maurice Delafosse : le Berrichon conquis par l’Afrique, Paris, Société française d’histoire
d’outre-mer, 1976, p. 254.
152
Delafosse dispense le cours de « langues et coutumes africaines ». Ses connaissances ont été approfondies
lors de son séjour en Côte-d’Ivoire où il s’est employé à codifier le droit coutumier des populations locales afin
d’aider le travail des tribunaux indigènes.
153
Delafosse Maurice, Haut-Sénégal-Niger, Paris, Larose, 1912, 3 vol.
154
Ibid., vol. 1, p. 113., et Hazard Benoît, « La construction de l’aire socioculturelle voltaïque dans l’œuvre de
Maurice Delafosse », in Amselle J.-L. et Sibeud E., (dirs), Maurice Delafosse..., op. cit., pp. 254-271.
315
parlant (…) des langues qui se rattachent à la même famille linguistique »155.
Schématiquement, Delafosse estime que le HSN est composé de deux grands ensembles
distincts. L’un, septentrional, serait marqué par la forte présence de peuples de « race
blanche » fortement islamisés. L’autre, méridionale, serait majoritairement peuplée par des
hommes de « race noire » dont la principale religion serait l’ « animisme »156. Cette
différenciation entre une Afrique blanche et noire de part et d’autre du Sahara, à cheval sur
l’arc sahélien, reprend en grande partie la vision qu’en avaient les géographes arabes ou
berbères des XIe et XIIe siècles157. Ces deux entités se caractériseraient par un fort
déséquilibre démographique. La première ne représenterait ainsi qu’un quart de la population
totale de la colonie. Parmi les populations de « race noire », Delafosse mentionne l’existence
de cinq familles dont les « Toucouleurs », les « Sonraï », les « Mandé », les « Sénoufo » et les
« Voltaïques »158. Cette dernière serait subdivisée à son tour en quatre groupes dont la
particularité est de compter parmi les occupants les plus anciens du territoire qu’ils peuplent
en 1912, et qui auraient vécu de façon très stable au sein du Bassin de la Volta159. Delafosse
accorde au facteur linguistique une place centrale qui lui permet de justifier l’existence de ce
groupe de peuplement voltaïque160. Au total, les langues voltaïques – dont le mooré –
rassembleraient une vingtaine de dialectes161. Outre la langue, Delafosse dresse une liste des
points communs entre les « Voltaïques » qui va de l’apparence physique (couleur de peau,
faciès, « mutilations »162) à la culture matérielle (habits, parures, armement, habitat). Pour
autant, s’il dégage l’existence de points de convergence, Delafosse se montre assez prudent au
sujet de ces rapprochements, précisant que les peuples voltaïques présentent malgré tout de
sensibles différences de civilisation « selon qu’elles ont subi plus ou moins l’influence
politique de l’empire de Ouagadougou (…) ou qu’elles y ont totalement échappé »163. Il
accorde ainsi une grande importance aux formations politiques mossi – Delafosse parle
155
Delafosse M., Haut-Sénégal-Niger, op. cit., vol. 1., p. 112.
Ibid., vol. 1, p. 350.
157
Nous pensons en particulier au géographe Al-Bakri, auteur au XIe siècle d’un « routier de l’Afrique blanche et
noire du Nord-Ouest ».
158
Delafosse M., Haut-Sénégal-Niger, op.cit., vol. 1, p. 113.
159
Ces quatre groupes sont ceux des Tombo, Mossi, Gourounsi, Bobo et Lobi sans compter les populations
« inclassables ». Pour Delafosse, le « groupe mossi » est formé par les Mossi proprement dits, les Nankana, les
Gourmantché, les Dagara et les Birifor.
160
Sur le rapport qu’établit Delafosse entre les unités linguistiques, la définition d’ethnies « homogènes » et leur
territorialisation, voir Hazard B., « Des "langues voltaïques" (1911) de Maurice Delafosse à l’aire culturelle
voltaïque : histoire et critique d’une authenticité », in Madiéga Y. G. et Nao O., (dirs.), Burkina Faso, cent ans
d’histoire, 1895-1995, tome 1, op. cit., pp. 111-129.
161
Delafosse M., Haut-Sénégal-Niger, op. cit., vol. 1, op. cit., p. 141.
162
Delafosse comprend par là les scarifications – généralement faciales –, les pratiques de l’excision ou de la
circoncision.
163
Delafosse M., Haut-Sénégal-Niger, op. cit., vol. 1, p. 302.
156
316
d’ailleurs de l’existence de deux « empires » : celui de Ouagadougou et celui du Yatenga –
dont le regard qu’il porte sur elles n’est pas dénué de préjugés. Suivant en cela une pensée
courante dans le milieu colonial local, les Mossi sont considérés comme comptant parmi les
sociétés les plus « avancées » de la colonie. Leur histoire, leur solide organisation politique,
ne sont pas pour rien dans cette vision des choses. D’une certaine façon, les populations mossi
servent d’étalon visant à mesurer le degré de civilisation des populations qui l’entourent.
En effet, voici quel est le jugement qu’il porte sur les Mossi : « Les Mossi proprement
dits (…) montrent une énergie guerrière et une faculté dominatrice qui semble manquer
souvent aux Nankana et aux Dagari, en même temps qu’ils sont notablement plus avancés en
civilisation que ces derniers »164. Par contraste, il estime que les Gourounsi, qu’il assimile
pourtant culturellement aux Mossi, sont « plus farouches » et plus « primitifs » que leurs
voisins du Plateau Central. Il présente également les Sénoufos comme étant « par excellence
des hommes de la glèbe » comparables à des Bambaras « demeurés très primitifs »165. Enfin,
les Bobos passent pour une « ethnie » proche des Sénoufos et donc peu « civilisée ». Il ressort
de tout cela que la « famille voltaïque » constitue un ensemble démographiquement important
dans la colonie du HSN puisqu’elle compterait pour près de la moitié de sa population
totale166. Parmi les 2,3 millions de Voltaïques que compte Delafosse, les Mossi « pèseraient »
de leur côté pour près de 70% de cet ensemble (1,6 million d’âmes)167. Ils auraient également
formé le système politique le plus stable et le plus puissant du pays voltaïque. Bien qu’aucune
relation politique directe ne puisse être établie entre les populations de la Boucle de la Volta
Noire et celles du Moogo, Delafosse semble néanmoins prêter aux Mossi une influence
suffisamment forte pour faire de son centre politique un pôle d’attraction exerçant ses effets
dans un rayon de plus de 250 km.
Si nous nous sommes attardés sur les travaux de Delafosse, c’est que la somme de
savoirs qu’il a constituée joue un rôle majeur dans la réalisation de l’esquisse de la nouvelle
colonie qu’il propose de nommer « Volta-Niger ». En effet, à bien regarder la carte des
familles linguistiques qu’il produit, Delafosse donne une assez bonne idée de ce que sera la
Haute-Volta de 1919, exception faite d’une partie des régions occidentales, notamment celles
de Bobo et de Banfora qu’il rattache à la famille « sénoufo ». Pour autant sa vision du
territoire à créer est loin de faire l’unanimité en 1918. Dans une note, Angoulvant, alors
164
Ibid., p. 349.
Ibid., p. 348.
166
Delafosse estime la population du HSN à 4,8 millions d’âmes, chiffre sujet à caution étant donné l’absence de
tout recensement précis à cette époque.
167
Delafosse M., Haut-Sénégal-Niger, op. cit., vol. 1, p. 154.
165
317
gouverneur général de l’AOF, critique l’analyse de Delafosse sans revenir sur la nécessité de
diviser le HSN. Ce qu’il reproche à Delafosse, c’est tout d’abord le fait d’avoir privilégié les
« considérations
ethnographiques
ou
politiques » sans
tenir
compte des
aspects
économiques168. En d’autres termes, le projet de Delafosse est avant tout celui d’un homme de
culture, moins celui d’un administrateur soumis à un impératif de rendement économique et
donc chiffrable. L’achoppement entre ces deux visions prolonge le contentieux entre les deux
hommes du temps où Angoulvant était gouverneur de la Côte-d’Ivoire. Par ailleurs, ce dernier
reproche à Delafosse d’être trop « pénétré de la tradition soudanaise » ; il condamne de la
sorte son projet de voir Ouahigouya ou Bandiagara devenir le centre administratif du territoire
projeté169. Cette intégration au « système nigérien » est jugée irréaliste et même dangereuse
dans le sens où le fleuve Niger a, de longue date, un effet structurant sur le développement du
commerce et des moyens de transport régioniaux et que, par conséquent, le renforcement de
cet axe fluvial pourrait se faire aux dépens des régions qui en sont éloignées170.
En somme, la question qui est soulevée est clairement celle de la viabilité économique
du territoire à créer malgré son intégration dans le vaste espace de solidarité fédérale qu’est
l’AOF. Le projet de Delafosse aurait, en effet, le désavantage de contrarier l’établissement
d’axes de circulation d’orientation nord-sud, en particulier celui qui se dessine à mesure que
progresse – timidement – le chemin de fer de Côte-d’Ivoire. Ce n’est pas tout car le
gouverneur de Côte-d’Ivoire, habituellement très écouté par le Gouvernement général, désire
bâtir un projet visant clairement à mettre en relation l’important bassin de main-d’œuvre que
constituent les pays voltaïques avec les chantiers économiques de cette colonie. Dans cette
perspective, la future colonie ne serait plus intégrée dans un « système nigérien », mais
occuperait cette position relative d’arrière-pays de la Côte-d’Ivoire dont les liens seraient ceux
d’une étroite interdépendance économique. En supposant que la voie ferrée soit poursuivie,
ces rapports privilégiés devraient permettre de désenclaver un territoire septentrional qui
aurait son propre centre politique, mais dont l’avenir économique serait intimement lié à une
« colonie modèle » : la Côte-d’Ivoire171. Son gouverneur depuis 1918, Raphaël Antonetti,
168
« Note d’observations sur le rapport de M. Delafosse » rédigée par le gouverneur général Angoulvant, 1918
( ?), ANS 10G 8/107.
169
Ibid.
170
Ibid.
171
Remarquons qu’à cette date, la Côte-d’Ivoire a encore la réputation d’être « impropre à la colonisation ». La
situation politique y demeure instable, le climat est difficilement supporté par les Européens, particulièrement
dans la zone forestière, et les recrutements de main-d’œuvre y restent difficiles. Mais son potentiel économique,
lié à la richesse de son terroir et à sa façade maritime, n’est pas ignoré. Les autorités coloniales souhaitent donc
que les populations voltaïques soient mobilisées pour le décollage économique de cette colonie qui débute
réellement dans les années 1920. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la culture cacaoyère ainsi que
les chantiers forestiers connaissent effectivement un sensible essor. Cf. Kipré Pierre et Tirefort Alain, « La Côte
318
apporte des arguments de poids visant à davantage prendre en compte les considérations
économiques que Delafosse ne l’a fait. Angoulvant regrette cependant que cet administrateur
souhaite voir rattaché à la colonie ivoirienne le cercle de Bobo afin de disposer plus
facilement de sa main-d’œuvre172. Le gouverneur général rejette également catégoriquement
l’idée exprimée par Eugène Périquet, prédécesseur de Brunet à la tête du HSN, ainsi
qu’Antonetti, selon laquelle la création du territoire « Volta-Niger » est prématurée. Pour ces
derniers, il est nécessaire d’attendre que le chemin de fer de Côte-d’Ivoire gagne le cœur du
pays mossi ; condition essentielle pour la viabilité économique de la nouvelle colonie.
Angoulvant leur oppose l’argument selon lequel la Côte-d’Ivoire, au moment où il en est
devenu l’administrateur en 1907, avait un budget plus faible que celui dont pourra disposer la
« Volta-Niger »173. Finalement, le gouverneur général tente de convaincre le ministre des
Colonies, Henry Simon, de la nécessité qu’il y a à créer deux territoires structurés par deux
axes d’orientation différente. Celui formé autour de Bamako serait dominé par un axe estouest dans la mesure où les centres d’évacuation de ses marchandises seraient Dakar et
Conakry, tous deux reliés par le rail. Le territoire formé autour du pays mossi serait structuré
par un axe nord-sud dans la mesure où il serait connecté à Grand Bassam, en Côte-d’Ivoire, là
aussi par le rail. En cela, Angoulvant écarte résolument l’option « nigérienne » retenue par
Delafosse, le fleuve Niger ne pouvant plus avoir d’effet structurant avec cette proposition174.
Reste à analyser les modes de répartition de la population au sein des nouveaux ensembles.
Lorsqu’il justifie la nécessité de démembrer le HSN, Delafosse met en avant
l’argument de sa forte disparité « ethnique ». Selon lui, la colonie comprendrait une dizaine de
« groupes ethniques complètement distincts »175. Le regroupement des populations voltaïques
aurait donc le double avantage de créer deux territoires « ethniquement homogènes » et de
permettre à l’Administration de suivre de plus près l’évolution de populations « sœurs ». En
effet, pour Delafosse, et il n’est pas le seul à le constater, les populations de l’Est (dont mossi)
seraient moins bien tenues en main par les fonctionnaires coloniaux que celles de l’Ouest
d’Ivoire », in Coquery-Vidrovitch C. et Goerg O., (dirs.), L’Afrique occidentale au temps des Français, Paris,
Éd. La découverte, ACCT, 1992, pp. 298-299 ; Gary-Tounkara D., Migrants soudanais/maliens…, op. cit., pp.
74-78.
172
« Note d’observations sur le rapport de M. Brunet », G. Angoulvant, 1918 ( ?), ANS 10G 8/107.
173
Angoulvant précise qu’en 1907, le budget de la Côte-d’Ivoire était de 3 millions de francs quand celui de la
« Volta-Niger » aurait pu atteindre 4 millions. Il insiste sur le fait que le développement économique de la
colonie ivoirienne a permis de multiplier par six son budget. Cf. « Note d’observations sur le rapport de M.
Brunet » doc. cit.
174
Lettre du gouverneur général Angoulvant au ministre des Colonies, a/s « Division du Haut-Sénégal-Niger en
deux Colonies distinctes », Dakar, 3 décembre 1918, ANS 10G 8/107.
175
« Rapport sur le dédoublement de la Colonie du Haut-Sénégal-Niger », Maurice Delafosse, Dakar, 23 février
1918, ANS 10G 8/107.
319
pourtant jugées moins obéissantes. Cette situation, il l’explique par le caractère récent de
l’occupation française en pays voltaïque. Il rappelle également les difficultés soulevées par les
troubles de 1915-1916 dans la région de la Volta occidentale et insiste sur la nécessité de
rapprocher l’Administration de ses sujets africains par la création d’un nouveau centre
administratif plus proche d’eux176. Pour donner du poids à sa démonstration, Delafosse
rappelle l’importance numérique des populations mossi qui ne sont administrées que par un
personnel des plus réduits et dont le cœur politique, Ouagadougou, est distant de près de 700
km de Bamako. Ces carences administratives expliquent que ni Delafosse, ni Périquet, ne
désirent voir le Moogo partagé entre plusieurs colonies. Selon eux, ce serait impolitique
compte-tenu du fait que de « grands chefs y commandent (…) dont l’autorité incontestée
s’exerce paisiblement et d’une façon absolue sur leurs administrés »177. Mais tous ne tirent
pas la même conclusion de la permanence d’États royaux forts en pays mossi. Des
administrateurs comme Brunet estiment que le Moogo constitue un « angle-mort » pour le
contrôle colonial ; mieux, une sorte d’ « État dans l’État ». Partisan de l’administration
directe, il dénonce le maintien d’un « régime de protectorat » déguisé sans pour autant nier
tous les avantages que peut apporter l’activation de chaînes de commandement locales
efficaces178. Maintenir des « ethnies » unies, en séparer d’autres, regrouper des populations de
même origine mais dispersées sur le territoire, voilà ce qui fait dire à Brunet qu’envisager la
création d’une nouvelle colonie sous l’angle exclusif de considérations « ethniques » serait
« une utopie absolument irréaliste »179. Il faut à coup sûr voir dans ces propos une critique de
l’analyse de Delafosse, mais aussi de la « politique des races » qui avait été préconisée par
Ponty.
La proposition de décret du 18 octobre 1918 portant dislocation du HSN apparaît
comme un subtil équilibre entre ces propositions apparemment inconciliables. Après de longs
débats sur le nom à donner au nouvel ensemble180, le décret du 1er mars 1919 marque
officiellement la naissance de la « Haute-Volta »181. Ce territoire épouse presque entièrement
l’aire linguistique présumée des « Voltaïques ». Au grand dam d’Antonetti, le cercle de Bobo
176
Ibid.
« Rapport sur le dédoublement de la Colonie du Haut-Sénégal-Niger », M. Périquet, 11 mars 1918, ANS 10G
8/107.
178
Lettre du lieutenant-gouverneur du HSN Brunet au gouverneur général de l’AOF, a/s « de la division du
Haut-Sénégal-Niger en deux colonies distinctes », Bamako, 14 septembre 1918, ANS 10G 8/107.
179
Ibid.
180
On se souvient que Delafosse avait opté pour le nom « Volta-Niger ». Le ministre des Colonies Simon lui
préférait le nom de « Moyen Niger ». Finalement, c’est l’avis d’Angoulvant qui l’a emporté.
181
Un décret du 4 décembre 1920 débaptise le reste du HSN, c’est-à-dire sa partie occidentale, qui reprend le
nom de « Soudan français ». De Benoist J.-R., Église et pouvoir colonial…, op. cit., pp. 264-265.
177
320
est adjoint à la Haute-Volta. Les « marches sahariennes », considérées par le colonel Mangeot
comme un sûr rempart protégeant les sédentaires des nomades, sont partiellement rattachées
au nouveau territoire. En somme, la Haute-Volta forme une entité administrative d’une
superficie de 288.000 km² peuplée par environ 2,5 millions d’âmes. Composée de sept
cercles, elle n’a pas la « cohérence ethnique » souhaitée par Delafosse182. En revanche, elle
laisse intacte ce qui fait figure de « bloc mossi ». Tout laisse à penser que le gouvernement
général ainsi que le ministère des Colonies ont souhaité préserver l’intégrité d’un pôle de
« civilisation » politiquement fort autour duquel doivent graviter des peuples apparentés ou
estimés plus « frustes » ou « anarchiques » comme celles de la Boucle de la Volta Noire.
Développant un modèle centre-périphérie, le décret créant la Haute-Volta fait des espaces
distants de près de 100 à 300 km de Ouagadougou des zones qui, de centrifuges sur le plan du
contrôle administratif, deviennent centripètes par rapprochement avec le cœur politique du
nouvel ensemble. Cependant, la colonie de Haute-Volta, née prématurément pour certains, a
été de toute façon engendrée dans la douleur : sans nom à donner pour son chef-lieu, sans
guère de moyens matériels, Édouard Hesling, son premier lieutenant-gouverneur, doit
l’administrer temporairement à partir de Bamako avant de gagner un territoire qui ne possède
aucun équipement urbain pour recevoir ses services…
La Haute-Volta : une naissance difficile
En mai 1919, l’homme que le ministre des Colonies Simon a désigné pour administrer
la Haute-Volta dispose déjà d’une belle et longue carrière d’administrateur colonial. Agé de
cinquante ans, Hesling peut justifier d’états de service en Algérie où il est né, puis d’avoir
accompli un séjour de vingt-deux ans à Madagascar, peu après l’occupation de la Grande Ile
par la France en 1895. En 1896, ce jeune fonctionnaire lorrain y a travaillé sous la direction de
Gallieni qui le considérait comme un « fonctionnaire d’élite »183. Sur le plan politique et
administratif, Hesling a sans aucun doute été influencé par les principes appliqués par son
illustre supérieur. Ceux-ci ont consisté à étendre et affermir la présence française de façon
182
Ces cercles sont ceux de Ouagadougou, Fada N’Gourma, Dori, Say, Dédougou, Bobo-Dioulasso et Gaoua.
Sur ces sept circonscriptions administratives, trois ont été sévèrement touchées par la guerre anticoloniale de
1915-1916 (Dédougou, Bobo, Gaoua). Deux sont centrales et liées de près ou de loin aux royautés mossi
(Ouagadougou, Fada N’Gourma). L’un d’eux appartient à la partie sahélienne peuplée en partie par des
populations nomades (Dori). Enfin, le dernier (Say) est fortement connecté à la vallée du Niger.
183
Balima Albert Salfo, « Le gouverneur Édouard Hesling (1869-1934) », in Massa G., Madiéga Y. G. (dirs), La
Haute-Volta coloniale…, op. cit., p. 524.
321
Carte n° 11 : La colonie de Haute-Volta en 1919
Source : Massa Gabriel, Madiéga Y. Georges (dirs), La Haute-Volta coloniale…, op. cit.
322
progressive, en prenant appui sur de solides bases et par le développement du commerce ainsi
que du réseau scolaire et sanitaire. Cette méthode dite de la « tache d’huile » s’est aussi
appuyée sur une « politique des races » segmentant les « ethnies » en les opposant les unes
aux autres.
Rappelons qu’il existait à Madagascar une royauté mérina fortement structurée et
poreuse aux idées, religions et techniques venues d’Occident. La politique de Gallieni en la
matière a consisté à isoler le groupement de population mérina et à saper les fondements de
l’autorité royale. Ceci s’est soldé à la fois par l’exil de la reine Ranavalona III et
l’établissement des services administratifs français sur les hauts lieux du pouvoir royal à
Tananarive184. Hesling n’a également pu ignorer l’influence d’Hubert Lyautey qui s’est
montré très critique à l’égard de l’affaiblissement de la monarchie mérina et de la suppression
formelle du régime de protectorat. Contrairement à Gallieni, Lyautey, qui, au Tonkin, a mis à
l’épreuve une politique d’accommodation avec les élites locales dite « de la tasse de thé » ou
« du mandarin », estime qu’il aurait mieux valu faire de même à Madagascar dont il a été
chargé de la « pacification »185. Ces expériences, bien que contradictoires, sont d’autant plus
précieuses pour Hesling que lui aussi devra composer avec des structures monarchiques
fortes. S’il paraît être l’homme de la situation, c’est également en raison des bonnes relations
qu’il a tissées avec les Pères Blancs dont l’influence politique en pays voltaïque n’est plus à
démontrer. À l’annonce de sa nomination, les missionnaires de Ouagadougou se sont
d’ailleurs dits très satisfaits. Ils savent qu’au cours de son séjour en Algérie, le gouverneur a
fait preuve de courtoisie à l’égard de leurs homologues au nord du Sahara186. Bref, tout en
s’appuyant sur une certaine maturité politique et administrative, Hesling sait qu’il doit relever
un véritable défi : faire de la Haute-Volta dont certains ont douté de la viabilité économique
une colonie exemplaire en AOF. Mais, en 1919, pratiquement tout reste à faire. Hesling ne
tarde pas à prendre la mesure de la tâche qui l’attend.
Peu après l’application du décret portant création de la Haute-Volta, les colonies du
HSN et de la Haute-Volta ont provisoirement formé deux subdivisions militaires. Le 9
novembre 1919, après en avoir reçu l’autorisation par le gouverneur général, Hesling gagne
Ouagadougou après un assez long voyage effectué en automobile. Officiellement, ses services
administratifs sont actifs. L’homme qui est parti de Dakar n’a cependant reçu aucune
instruction précise. Il ne dispose en réalité que d’un seul fonctionnaire à ses côtés : son chef
184
Voir entre autres Michel M., Gallieni, op. cit. et Raison-Jourde Françoise, Les Souverains de Madagascar,
Paris, Karthala, 2000, 476 p.
185
Le Révérend André, Lyautey, Paris, Fayard, 1983, p. 251.
186
De Benoist J.-R., Église et pouvoir colonial…, op. cit., p. 251.
323
de cabinet ! Quant au budget de la colonie, il ne devient autonome qu’au 1er janvier 1920.
Situation assez étrange pour un administrateur qui dispose de moyens humains et matériels
dérisoires, mais qui bénéficie néanmoins d’une très grande marge de manœuvre sur le plan
politique. L’organisation de la colonie est laissée à son entière discrétion187. En 1919 par
exemple, aucun choix de chef-lieu n’a encore été fait. Ouagadougou n’est encore que son
centre administratif provisoire. La capitale bénéficie d’importants atouts. Il suffit de regarder
une carte de la Haute-Volta pour remarquer sa centralité géographique. Elle est aussi située au
cœur de la partie la plus densément peuplée d’une colonie dont la moitié de la population est
« mossi ». Elle a enfin bénéficié d’aménagements urbains liés à son statut de chef-lieu du
vaste cercle du Mossi. Cependant, Hesling considère que la ville n’est pas encore prête à
accueillir le gouvernorat. Il établit donc un programme de construction qui, en l’absence de
moyens matériels conséquents, repose en grande partie sur la qualité de la coopération avec
les naaba et leur capacité à lever la main-d’œuvre nécessaire.
Selon l’historien Laurent Fourchard, le plan d’urbanisme projeté par Hesling est
sensiblement inspiré de son expérience à Madagascar188. Avant d’y modifier les axes de
circulation, il s’attache à lancer la construction des principaux bâtiments en rapport avec la
nouvelle dimension administrative qu’a prise la ville, à savoir un hôtel du gouvernement, un
secrétariat général, des bureaux, des logements réservés aux fonctionnaires, etc.189. Au tout
début du mois d’octobre 1919, Hesling doit néanmoins alerter le gouverneur général quant à
la trop grande faiblesse de son budget. Il se plaint également du caractère réduit de son
personnel, de la lenteur des communications, et des graves manques d’outillage et de
matériaux – notamment le bois – nécessaires à l’édification du chef-lieu190. Ce dénuement que
relève le gouverneur est confirmé par la mission Demaret et Merly de mars 1919. Ces deux
inspecteurs révèlent les carences administratives et économiques caractéristiques d’un cercle
de Ouagadougou qui paraît bien avoir été abandonné par les autorités à Bamako191. Les Pères
Blancs, en bons termes avec Demaret, ont témoigné de la « déception » dont il a fait preuve,
et de son impression selon laquelle, dans le Mossi, « chacun y a fait ce qu’il a voulu et qu’on
continue à faire de même »192. En février 1919, un rapport sur le réseau routier du cercle
187
Rapport politique annuel du 2e trimestre 1920, colonie de Haute-Volta, Ouagadougou, ANS 2G 19/8 (AN 200
mi 1691).
188
Fourchard Laurent, De la ville coloniale à la Cour africaine, espaces, pouvoirs et sociétés à Ouagadougou et
à Bobo-Dioulasso (Haute-Volta), fin XIXè s-1960, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 54.
189
Rapport politique annuel du 2e trimestre 1920, colonie de Haute-Volta, doc. cit.
190
« Copie de télégramme officiel » du lieutenant-gouverneur de Haute-Volta au gouverneur général de l’AOF,
Koulouba, 2 octobre 1919, ANS 2G 8/107.
191
Il s’agit d’une inspection mobile chargée de vérifier les services administratifs du cercle de Ouagadougou.
192
Diaire du 10 ( ?) mars 1919, APBO.
324
apporte des conclusions allant dans ce sens. Selon ses auteurs, la région de Ouagadougou ne
posséderait, à cette date, « aucune route définitive », et le franchissement des cours d’eau
n’est possible qu’au moyen de « petits ponts de fortune construits avec les matériaux du pays
(…) qui ne présentent pas une sécurité absolue »193. La plupart des routes carrossables ont été
construites avant 1913. Ajoutons que le cercle ne dispose que d’un seul barrage de retenue
d’eau édifié en 1915 par les Pères Blancs et détruit peu après. Le territoire voltaïque devant
assurer sa mise en valeur pratiquement par ses propres moyens, la question de l’impôt
indigène est par conséquent cruciale, tout comme celle du recensement. Là encore, la
déception d’Hesling est grande. L’inspecteur Demaret a révélé qu’encore en 1920,
l’Administration doit se baser sur des chiffres valables pour l’année … 1908 ! Elle ne dispose
au mieux que d’un carnet de recensement produit en 1915, mais qui ne concerne que quelques
villages. En somme, au tout début de l’existence de la Haute-Volta, personne ne peut
déterminer de façon raisonnable sa population totale, la marge d’erreur des estimations
pouvant atteindre jusqu’à 25%194. Ceci revient à dire que le gouvernorat n’a aucune idée
raisonnable sur le potentiel fiscal de sa colonie. Dès janvier 1920, la question de la reprise des
travaux de recensement est donc déclarée prioritaire.
Dans ces conditions, Hesling a cruellement besoin de l’aide du Moogo Naaba et des
Pères Blancs. Ces acteurs ont un point commun : ils disposent tous d’une assez longue
expérience du pouvoir, chacun dans un registre différent. En 1919, le Père Thévenoud peut en
effet justifier d’une présence pratiquement ininterrompue de seize ans en pays mossi. Devenu
en 1907 le Père supérieur du poste de Ouagadougou, Thévenoud a su gagner la confiance du
Moogo Naaba et de ses sujets ; il a accumulé une somme de savoir sur le pays qui en fait un
précieux conseiller pour des fonctionnaires coloniaux dont la durée du séjour à Ouagadougou
est généralement brève. Tout comme Hesling, Thévenoud croit en l’avenir économique de la
colonie. Avant 1914, le Père supérieur s’est essayé à l’élevage, la culture maraîchère et a
encouragé les activités de tissage. Ce sont aussi les missionnaires qui ont les premiers
introduit en 1908 la motocyclette dans le Moogo195, et leur œuvre d’évangélisation a tout à
gagner à l’amélioration des infrastructures de transport souhaitée par Hesling. De fait, la
193
« Rapport sur le réseau routier du cercle » mois de février 1919, HSN, cercle du Mossi, ANCI 5EE 35.
Lettre du lieutenant-gouverneur de la Haute-Volta au gouverneur général de l’AOF, colonie de Haute-Volta,
Ouagadougou, 23 janvier 1920, ANS 10G 8/107. Pour l’analyse de ce document, voir Gervais R. et Mandé I.,
« Comment compter les sujets de l’Empire ? Les étapes d’une démographie impériale en AOF avant 1946 », op.
cit., p. 65.
195
Sondo Rose-Marie (Sœur), Au service de Dieu et des hommes en Haute-Volta (Burkina-Faso) : Monseigneur
Thévenoud, Ouagadougou, SOGIF, 1998, p. 80.
194
325
Mission s’est imposée comme un pôle précurseur de modernité ; elle entend bien conserver ce
rôle à l’heure de la création de la Haute-Volta.
De son côté, Naaba Koom II règne depuis quatorze ans lorsque Hesling prend ses
fonctions. Sa contribution remarquée à l’effort de guerre, sa participation à la répression des
soulèvements de la Volta occidentale, en font un interlocuteur de choix pour l’Administration.
Nous ne savons pas comment le roi a personnellement réagi à la nouvelle de la création de la
Haute-Volta. Hesling en a donné une idée a posteriori ; elle est par conséquent sujette à
caution. En mai 1920, il affirme que l’ensemble des naaba « ont été heureux de la création de
la colonie de la Haute-Volta, en ont éprouvé de la fierté, y ont vu une marque de la sollicitude
et de l’affection de la France »196. Ces propos sentent l’idéologie impériale, celle d’une
puissance coloniale qui se veut libérale et paternelle. Si ces propos étaient confirmés, ils
prouveraient que le roi et ses pairs avaient une vision assez nette des conséquences politiques
du recentrage politique effectué en pays mossi. Il est en revanche certain que Naaba Koom II,
pas plus que ses ministres, n’a pu ignorer les avantages que sa capitale pouvait tirer de son
nouveau statut de chef-lieu de colonie. En revanche, savait-il à quel point cette décision a été
débattue entre les services administratifs locaux et le Gouvernement général ? Les débats qui
en ont découlé sont un reflet des différences d’appréciation quant à la plus ou moins grande
nécessité d’associer étroitement les chefs à la gestion administrative de la Haute-Volta. Au
moment du passage de la mission Demaret, les scénarios les plus divers ont été formulés à ce
sujet. Encore au début de l’année 1920, il est question d’établir le chef-lieu soit à Ouahigouya,
soit à Kaya ou encore à Bobo. Finalement, le choix de Ouagadougou ne s’est imposé
définitivement qu’en mai 1921. Hesling le justifie pour des raisons essentiellement politiques.
Selon lui, non seulement « Ouagadougou a toujours été le centre politique le plus important
du Mossi », mais son élévation au rang de chef-lieu de colonie aurait été la récompense à la
fidélité du Moogo Naaba lors de la Grande Guerre. Enfin, pour le gouverneur, « la fixation du
chef-lieu à Ouagadougou, tout en flattant ses propres sentiments et ceux de son entourage,
respectait une tradition historique que nous avions le devoir de ne pas négliger »197. On se
demande d’ailleurs bien de quelle « tradition » il s’agit vu le caractère inédit des événements
qui bouleversent le Moogo de l’après-guerre. Le site de Kaya a quant à lui été écarté en raison
des « vents violents » qui y règnent, mais aussi parce que cela aurait été perçu par le roi
comme l’injuste promotion du Boussouma Naaba qu’il estime être d’un rang inférieur au sien.
196
« Rapport d’ensemble sur la situation de la Colonie de la Haute-Volta au 31 mai 1920 », ANS 2G 20/11 (AN
200 mi 1693).
197
Ibid.
326
Des arguments plus sérieux ont en revanche milité en faveur de Bobo. Son climat jugé
supportable par les Européens en fait un site urbain de choix. D’autant plus que la ville se
trouve placée sur une route commerciale importante reliant la savane soudanaise à la zone
forestière. Cependant Hesling a cédé aux arguments du commandant du cercle de
Ouagadougou, d’un médecin et des Pères Blancs198. Voulant éviter « l’erreur des trois villes »,
c’est-à-dire l’existence de trois centres urbains majeurs199 dans une même colonie, la HauteVolta a adopté une vision très centralisée de l’organisation de l’espace qui ne fait que
renforcer l’effet de concentration des autorités politico-administratives qui caractérisait déjà le
cercle du Mossi.
Avant d’analyser plus finement dans le prochain chapitre les effets de la superposition
des services administratifs de la colonie sur cet ancien lieu du pouvoir qu’est Ouagadougou,
remarquons que le Moogo Naaba et sa suite ont rapidement apporté leur aide afin d’édifier le
chef-lieu. Cette spontanéité et la qualité du recrutement de la main-d’œuvre par les naaba
révèlent leur enthousiasme face à la perspective d’un développement accéléré de la ville et du
Moogo. Un rapport relève en effet le grand nombre de travailleurs salariés mis à la disposition
de l’Administration par les chefs. Les Mossi ont aussi été prompts à apporter des quantités de
bois afin de construire les toitures ainsi que les charpentes des logements et bureaux
administratifs200. Seul bémol apporté à ce rapport optimiste, les habitants de Kaya se signalent
par leur « mauvaise volonté » à fournir l’effort demandé. Après tout, celui-ci n’allait pas leur
profiter directement à la différence des sujets du Moogo Naaba.
Voici donc comment dans un contexte pour le moins difficile – et sûrement en raison
de ces difficultés – la Haute-Volta a fait ses premiers pas soutenue par un trio provisoirement
uni : le gouvernorat, la Mission catholique et la Cour royale de Ouagadougou.
Conclusion
La Haute-Volta a donc accouché de la guerre. Le premier conflit mondial, inédit par sa
brutalité et par l’engagement des naaba aux côtés de la Métropole, n’a pourtant pas
révolutionné les rapports entre les autorités coloniales et les élites anciennes mossi. Des
parcours d’accommodation entre les deux parties – auxquels il faudrait ajouter celui établi par
198
Ibid.
Hesling fait référence à la Côte-d’Ivoire ainsi qu’au HSN, deux colonies qui ont vu se développer une triade
de centres urbains d’importance (Grand-Bassam-Bingerville-Abidjan pour la première, Bamako-Koulouba-Kati
pour la seconde).
200
Rapport politique annuel du 2e trimestre 1920, colonie de Haute-Volta, Ouagadougou, AN 200 mi 1691.
199
327
la Mission – sont antérieurs à la mobilisation d’août 1914. Mais à coup sûr, il a renforcé ces
liens qui ne sont pas moins circonstanciels. L’Administration a pensé avoir eu raison de
maintenir les institutions politiques mossi parce qu’elles lui ont notamment permis d’endiguer
le grand soulèvement de l’Ouest-Volta. Elles ont aussi facilité la contribution humaine et
matérielle des Mossi à l’effort de guerre. Du côté de la Cour, Naaba Koom II s’est affirmé
comme un interlocuteur essentiel auprès d’une Administration qui peine à établir des contacts
réguliers avec les sujets. La solidité de l’autorité des naaba a été prouvée dans des
circonstances tragiques. La majorité des Mossi a d’ailleurs pu avoir le sentiment d’avoir été
prise entre le marteau et l’enclume, elle qui a subi la pression des autorités coloniales et de ses
chefs.
Sur le plan politique, ces sacrifices ont porté leurs fruits. Si la politique d’association
soutenue par Van Vollenhoven ne constitue pas un bouleversement dans les modes de gestion
administrative en pays mossi, il n’en demeure pas moins qu’elle est un gage de pérennisation
des institutions royales. En 1918, après le départ du gouverneur général, leur dissolution n’est
plus à l’ordre du jour, ce qui ne signifie pas pour autant qu’un revirement de situation ne
puisse à nouveau les menacer. Car, sans opter résolument pour une politique d’association ou
d’assimilation, Van Vollenhoven comme tous les autres hauts fonctionnaires favorables à
l’instrumentalisation des autorités locales, ne les conçoivent que comme un simple relais
d’exécution d’ordres donnés par des Européens. Du reste, aucun statut officiel n’a été octroyé
aux chefs « coutumiers » de l’AOF.
L’expérience de la guerre, les séquelles du soulèvement anticolonial de 1915-1916, ont
aussi conforté la vision culturaliste, et même « essentialiste » des populations locales par les
autorités coloniales. S’appuyant sur une analyse des « caractères » et « tempéraments » des
sociétés africaines, elles ont schématiquement distingué l’existence d’un « bloc » mossi
discipliné et fortement organisé par contraste avec d’autres plus « anarchiques » et rétives au
maintien de la présence française. Nous suivons Jane Burbank et Frederick Cooper lorsqu’ils
envisagent les empires – ici colonial – comme des entités créatrices de différence, ou du
moins les instrumentalisant à des fins de domination globale201. Les populations de l’OuestVolta, actives lors des soulèvements anticoloniaux de 1915-1916, ont été présentées comme
plus « frustes » que leurs voisins du Plateau Central. Lors de la dislocation du HSN, la
solution afin d’éviter que n’éclate à nouveau une guerre anticoloniale dans l’Ouest-Volta a été
d’accoler à ces éléments indociles une société fortement hiérarchisée où se situerait le centre
201
Burbank Jane et Cooper Frederick, Empires in World History : Power and the Politics of Difference,
Princeton, Princeton University Press, 2010, pp. 11-13.
328
politique et administratif colonial. Ceci montre qu’outre des considérations techniques,
d’ordre essentiellement économique, les arguments politiques l’ont emporté dans le choix de
créer la Haute-Volta. Cette colonie censée réunir les « Voltaïques » définis par Delafosse,
semble avoir été taillée sur mesure pour les Mossi. Tout d’abord parce que le Moogo n’a pas
été scindé tandis que des peuples comme les Sénoufo ont été partagés entre plusieurs
territoires. Ensuite parce que le poids démographique des Mossi y est écrasant, eux qui pèsent
pour près de 50% de la population totale du nouvel ensemble. Enfin parce que la capitale du
Moogo Naaba est promise à un rayonnement politique inédit.
Mais cette situation constitue un grave défi pour Naaba Koom II et ses pairs. Ces
naaba ont à relever le pari du développement économique à l’échelle d’un territoire de plus de
288.000 km² et peuplé par environ 2,5 millions d’âmes. La survie de la royauté en dépend.
Dès lors, la chefferie se trouve fortement liée au destin et à la survie d’une colonie qui, peutêtre prématurément née, doit en tout cas fonctionner avec des moyens dérisoires.
329
330
Chapitre 5
Une influence hégémonique disputée sur le territoire
voltaïque
« Oui, il semble que les indigènes ne soient plus ce qu’ils
étaient et qu’ils ne soient pas devenus ce que nous
eussions souhaité qu’ils fussent. Il semble que la Colonie
propose, et qu’un Dieu inconnu dispose ».
Robert Delavignette, Afrique occidentale française, 19311.
La période de l’entre-deux-guerres est marquée par de profondes mutations politiques,
sociales et économiques en AOF. Les années 1920 et 1930 sont effet celles par excellence de
la « mise en valeur » de cette partie de l’Empire. Alice L. Conklin a montré que cette
expression n’est pas nouvelle lorsqu’elle est popularisée au début des années 1920 par le
ministre des Colonies Albert Sarraut2. Elle est déjà employée dans les années 1890 et marque
le passage à ce que l’historienne nomme l’ « exploitation constructive » de l’espace impérial
français en Afrique de l’Ouest3. Si la terminologie popularisée par Sarraut voit sa signification
sensiblement évoluer au cours des décennies suivantes, elle ne répond pas moins au même
désir exprimé par la Métropole de rationnaliser l’exploitation économique de ses colonies.
L’historien Jacques Marseille pense que si la politique économique défendue par Sarraut doit
passer pour « moderne », ce qui est loin d’être le cas selon lui, c’est essentiellement en raison
du lien que le ministre établit entre les questions économiques, financières, sociales et
politiques4.
Dans les années 1920, l’heure est à l’annonce de l’ouverture de vastes chantiers
économiques en AOF. La Haute-Volta n’est pas oubliée et, tout en permettant l’intensification
de la production agricole des territoires voisins (notamment le Soudan et la Côte-d’Ivoire),
elle doit aussi trouver par elle-même les conditions du développement de sa culture
1
Robert Delavignette, Afrique occidentale française, fascicule consacré à la Haute-Volta, Gouvernement général
de l’AOF, Paris, 1931, p. 125.
2
Sarraut Albert, La mise en valeur des colonies françaises, Paris, Payot, 1923, 675 p.
3
Conklin Alice L., A mission to Civilize : The Republican Idea of Empire in France and West Africa, 18951930, Stanford, Stanford University Press, 1997, pp. 11 et 41.
4
Marseille J., Empire colonial et capitalisme français…, op. cit. p. 446.
331
cotonnière. Mais les moyens dont disposent les autorités coloniales ne paraissent pas être à la
hauteur de ses ambitions. Ce hiatus ne saurait mieux être illustré que par le cas de la HauteVolta. Hesling est persuadé qu’à moyen terme, « sa » colonie fera figure de modèle
économique en AOF. Ce territoire ne dispose pourtant pas de ressources naturelles
importantes. Mais il possède une population nombreuse facilement administrable en raison de
l’existence de systèmes politiques locaux qui se sont avérés solides dans le Plateau central. Le
gouverneur pense que tout ceci autorise de grands espoirs. Il entend par conséquent obtenir le
soutien des naaba afin de réaliser ses projets. Autrement dit, les chefferies mossi ne sont plus
vues comme le vestige d’une époque féodale rétrograde et vouée à la disparition. Bien que
disposant d’un pouvoir dont la légitimité est tirée des profondeurs de l’histoire, les naaba, à
commencer par le roi de Ouagadougou, sont sommés d’accompagner les premiers pas d’un
jeune territoire colonial sur le chemin de la « modernité ». Nous verrons que la définition de
ce concept a été sujette à négociations entre les chefs mossi et l’Administration. Dans tous les
cas, elle pose la question du rapport de ses acteurs au temps. La modernité étant
essentiellement pensée et vécue comme une accélération de l’histoire sociale, politique et
économique du pays, elle pose inéluctablement en elle les conditions d’une possible
déstabilisation d’un pouvoir royal tirant sa vigueur du temps long5. La compatibilité entre ces
deux rapports au temps est à elle seule le plus grand défi que doivent relever les chefs depuis
la conquête. Elle est tout l’enjeu de la politique de « mise en valeur » de la colonie.
Dans ce chapitre, nous nous intéresserons à la question de la maîtrise par la chefferie
des rythmes et des contenus des changements induits par la « mise en valeur ». Dans une
première partie, nous verrons dans quelle mesure et sous quelles conditions les naaba ont été
intégrés dans les structures administratives de la Haute-Volta. mieux, nous verrons comment
cette participation aux affaires du territoire en informe le fonctionnement administratif et ses
réorganisations internes. Puis nous envisagerons les formes de participation des naaba à la
5
Nous sommes sensibles à l’invitation adressée par Frederick Cooper à se méfier des mots en « ité », et
particulièrement du concept de « modernité ». Plutôt que de chercher une définition plus précise, Cooper invite à
« se mettre à l’écoute du monde » et, au chercheur qui entend parler de modernité, à « regarder comment elle est
utilisée, et pourquoi ». Cf. Cooper F., Le Colonialisme en question…, op. cit., p. 155. Pour notre part, nous
employons ce terme tel que nous pensons qu’il a été compris par les contemporains africains et européens. Pour
la Cour ou les fonctionnaires coloniaux, elle est un ensemble de signes, matériels ou non, qui rapprochent les
populations colonisées du mode de vie et de pensée « occidentaux ». Elle se fonde par exemple sur l’insertion
des sociétés africaines dans une économie de type capitaliste et mondialisée. Elle est portée par un ensemble de
symboles ayant trait à la culture matérielle (port de costumes européens, du casque colonial, introduction du vin
à la Cour, utilisation de l’automobile par les grands naaba, production et consommation d’électricité, etc.). Ainsi
perçue, nous verrons plus loin que cette « modernité » est inséparable d’un système de représentations et même
de mise en scène visant plus ou moins consciemment à se donner le sentiment de maîtriser les rythmes du
changement. L’incertitude vient de cette difficulté à concilier à la fois le changement et la défense de ce qui doit
être conservé pour ne pas trop bouleverser l’ordre social.
332
« mise en valeur » de la Haute-Volta. Nous tâcherons de mettre en lumière ses effets ambigus
sur les institutions royales. Nous montrerons en effet que les succès économiques remportés
par les chefs ont aussi eu des effets pervers sur leur autorité. On peut effectivement se
demander dans quelle mesure les simples sujets ont consenti à servir l’Administration et les
chefs alors que le développement économique, censé leur être profitable, a aussi fait peser sur
eux des charges toujours plus contraignantes.
L’Administration et les sujets voltaïques : la crainte du
« désapprivoisement »
Une carence chronique de personnel administratif
Au moment où il prend ses fonctions, Hesling a ébauché une politique économique
ambitieuse pour la Haute-Volta. La simple création de ce territoire relève déjà de la gageure.
Comme ailleurs en Afrique française, cette colonie doit parvenir à l’équilibre budgétaire. Or,
elle dispose d’un potentiel économique incertain voire très faible d’autant plus que le rail n’a
toujours pas atteint son territoire. Hesling doit donc s’atteler au problème épineux qui consiste
à permettre aux sujets d’accroître leurs revenus et donc mécaniquement ceux de la colonie. En
effet, pour que la pression de l’impôt soit plus supportable tout en augmentant,
l’Administration doit trouver pour les Voltaïques de nouvelles sources de revenus, soit en
intensifiant la production agricole encore largement fondée sur la culture du mil, soit en
tentant de nouvelles expériences comme le démarrage de la culture du coton. Cette politique
productiviste doit nécessairement s’accompagner par l’amélioration des moyens de transports.
Ceci signifie que davantage de routes carrossables doivent être aménagées et entretenues. De
nouveaux véhicules à essence doivent être importés, et Hesling espère bien que le chemin de
fer de Côte-d’Ivoire puisse rapidement connecter la Haute-Volta à son débouché maritime.
Ces projets prévoient la large mobilisation de la main-d’œuvre voltaïque, considérée
comme la seule richesse du territoire. Les stigmates de la guerre anticoloniale de 1915-1916
sont encore très présents dans tous les esprits. L’équation, difficile à résoudre, se pose en des
termes très simples : comment accroître la captation de la force de travail « indigène » tout en
évitant les risques de soulèvement populaire ? La réponse esquissée par le gouvernorat est
double puisqu’il s’agit d’améliorer l’encadrement administratif et de tirer au maximum profit
des anciennes organisations politiques et sociales africaines. Sur le papier, il est aisé de
333
comprendre les raisons qui ont poussé Hesling à solliciter la contribution des chefs pour la
mise en valeur de la Haute-Volta. En 1920, le budget de la colonie n’a prévu d’employer que
65 administrateurs européens pour une population estimée à 2,5 millions d’habitants. Hesling
évalue qu’en réalité, seuls 40 fonctionnaires sont en service à la veille de l’année 1921.
D’après ces chiffres, le taux d’encadrement administratif européen est d’un fonctionnaire pour
62.500 Voltaïques. En 1923, la situation s’aggrave. Toujours d’après les calculs établis par les
services d’Hesling, la Haute-Volta ne compte qu’un administrateur européen pour 66.000
Voltaïques : ce taux d’encadrement compte parmi les plus faibles de l’AOF6. Le gouverneur
s’en plaint amèrement auprès du Gouvernement général. Afin d’obtenir un « geste » des
autorités à Dakar, il leur apprend que l’important cercle de Ouagadougou, qui compte plus
d’un million et demi d’âmes en 1921, ne dispose que de neuf fonctionnaires européens déjà
absorbés par leurs tâches administratives courantes7. Le commandant de cercle de
Ouagadougou dit, au même moment, s’inquiéter de devoir compter uniquement sur des
messieurs « Lebureaux » dont la seule activité est à peu de choses près la « paperasse »8 !
Dans ces conditions, il rappelle qu’il n’est pas permis à ses fonctionnaires de réaliser des
tournées. Mais les arguments présentés par Hesling au gouverneur Merlin ne sont pas
entendus à Dakar. En 1921, la Direction des Affaires politiques et administratives (APA)
souhaite apporter la preuve à Hesling qu’il n’a « pas lieu de se plaindre plus que ces collègues
de la pénurie de personnel dont souffre l’AOF »9. Ni le gouverneur, ni le commandant de
cercle de Ouagadougou ne voient les choses ainsi. Pour eux, cette carence de personnel a des
effets politiques désastreux. Tout d’abord, ils craignent un « désapprivoisement » des
populations locales qui se caractériserait non pas par une franche hostilité, mais par des
« démonstrations d’inertie » notamment face au recrutement de travailleurs prestataires10.
Très clairement, Hesling souligne le lien étroit qui existe entre la situation politique du
territoire et la bonne exécution du programme économique qu’il a fixé. En 1920, le
commandant va dans ce sens et dit se plaindre « de l’indifférence, de la paresse de la
population » ainsi que de celles d’un grand nombre de chefs, à commencer par certains kug
6
À en croire Hesling, ce taux est d’un fonctionnaire européen pour 18.000 Africains au Sénégal, un pour 25.000
en Guinée, un pour 32.000 au Soudan français et un pour 19.000 au Dahomey. Cf. Rapport politique annuel pour
l’année 1923, colonie de Haute-Volta, Ouagadougou, 10 mars 1924, ANS 2G 23/21.
7
Les autres cercles sont encore plus mal lotis. Dans celui de Kaya, les fonctionnaires européens sont au nombre
de 8. Ils ne sont que 6 à Koudougou, 3 à Dori et 2 à Say. Cf. Rapport politique annuel pour l’année 1923, doc.
cit.
8
« Rapport trimestriel du Ier trimestre 1920 », Haute-Volta, cercle de Ouagadougou, ANCI 5EE 15 2/4.
9
Courrier de la Direction des APA au chef du service du personnel, Dakar, 19 avril 1921, ANS 2G 20 (AN 200
mi 1693).
10
« Rapport d’ensemble sur la situation de la Colonie de la Haute-Volta au 31 mai 1920 », ANS 2G 20/11.
334
zindba tels que le Widi Naaba qu’il qualifie de « roi fainéant », ou le Gounga et Kamsaogo
Naaba de chefs « mous et paresseux »11. Pire encore, Hesling signale en 1920 la rumeur qui se
serait à nouveau répandue dans le cercle de Dédougou selon laquelle la faiblesse du personnel
administratif colonial serait le signe d’un départ prochain de Français « épuisés par la
guerre »12. Hesling a-t-il intentionnellement agité le spectre d’une révolte de grande ampleur
afin d’avoir gain de cause auprès du Gouvernement général ? Toujours est-il que la HauteVolta est encore emplie d’espaces où le contrôle colonial est presque inexistant. Le Cercle de
Dédougou en fait partie ; il faut aussi y ajouter la région de Koudougou ainsi que celle de
Kaya ou de Boussouma.
Sans espoir de voir le nombre de fonctionnaires européens sensiblement augmenter à
court terme, Hesling parie sur la qualité de l’aide que peuvent lui fournir les élites anciennes
mossi. Il compte d’autant plus sur elles que, rappelons-le, les Mossi comptent pour près de la
moitié de la population de Haute-Volta. Cet appel ne signifie pas pour autant que le
gouverneur souhaite restaurer le régime du protectorat. Sa politique est une subtile synthèse
entre l’influence de Gallieni et celle de Lyautey. Tout en affichant les égards dus au rang des
naaba, il entend aussi permettre à son Administration de se passer à terme d’eux en facilitant
les conditions de circulation de ses agents et en procédant à une décentralisation. Cette
question de la mobilité du personnel occupe une très grande place dans les rapports produits
par le Gouvernorat au début des années 1920. Les autorités coloniales souhaitent entretenir le
mythe de leur ubiquité. La présence européenne doit se faire sentir avec une grande régularité
sur tous les points du territoire. Pour reprendre l’expression de Benedict Anderson, les
fonctionnaires sont sommés d’accomplir de fréquents pèlerinages administratifs, et donc de
faire vivre la colonie au rythme du pouvoir européen, c’est-à-dire celui des tournées13. En
1923, Hesling se félicite ainsi de voir à nouveau son personnel se rendre en province. Non pas
en raison d’une amélioration de ses effectifs, mais du développement d’un service de
transports qui dispose cette année de six automobiles et de huit camions de deux tonnes
11
« Rapport d’ensemble sur la situation de la colonie de Haute-Volta au 31 décembre 1920 », colonie de HauteVolta, Ouagadougou, ANCI 5EE 1.
12
Ibid.
13
Benedict Anderson a mis en lumière l’importance du déplacement des élites bureaucratiques au sein des
espaces impériaux, notamment au sein de l’Amérique espagnole. Les voyages effectués par les agents de l’État
colonial sont vus comme la condition d’une homogénéisation temporelle de territoires qui ont pour point
commun de vivre à un rythme de plus en plus homogène : celui des fonctionnaires. Ce qu’il nomme les
« pèlerins intérieurs » participent au renforcement de l’État en même temps qu’ils le représentent lors de leurs
déplacements. Cf. Anderson B., L’Imaginaire national…, op. cit., pp. 71 et 120-121 ; Beucher Benoît, « La
naissance de la communauté nationale burkinabè, ou comment le Voltaïque devint un "Homme intègre" », in
Fasopo/Reasopo, Sociétés politiques comparées. Revue européenne d’Analyse des Sociétés politiques, n° 13,
mars 2009, 108 p., http://www.fasopo.org/reasopo/n13/n13_article.pdf
335
Delahaye14. Ceci ne signifie pas que chaque fonctionnaire dispose en permanence d’une
automobile, mais elles leur sont ponctuellement prêtées ce qui est suffisant pour que les
opérations de recensement puissent reprendre. L’usage de l’automobile, outre l’intérêt qu’il
présente sur le plan technique, est également un puissant instrument de propagande. Il est le
symbole même de la modernité ; les populations locales sont frappées par son passage qui
demeure encore très rare. Ajoutons que l’effort consenti par l’Administration en la matière
contribue à reprendre la main sur la mission qui, jusque-là, s’était montrée en avance en
termes d’innovations techniques et de mise en scène de la modernité. Entre 1923 et 1925, date
de l’organisation définitive du service des transports, le gouvernorat à Ouagadougou peut
s’enorgueillir d’avoir transporté plus de 2.500 individus et 1.635 tonnes de marchandises15.
En réalité, nous ne savons pas si le premier chiffre compte plusieurs trajets réalisé par la
même personne – ce qui est très probable –, ou s’il s’agit du nombre d’individus différents
ayant utilisé l’automobile. Toujours est-il qu’en 1925, Hesling appelle les fonctionnaires à
réaliser de nouveaux efforts afin de se montrer plus souvent en « brousse ». Un arrêté local
prononcé le 27 juin incite chaque commandant de cercle et chef de subdivision à céder son
automobile personnelle pour le compte de l’Administration locale moyennant quelque
dédommagement en argent ainsi qu’en huile et en essence16. Mais la mise en service et
l’usage plus fréquent d’automobiles n’est pas suffisant. C’est un truisme que de dire qu’elles
doivent encore rouler sur des chemins praticables. Là aussi, Hesling n’a pu que mesurer
l’immensité de la tâche qu’il a eue à accomplir. En 1919, le cercle de Ouagadougou ne
possède pas le moindre kilomètre de route « définitive », c’est-à-dire praticable toute l’année.
En 1910, on n’y compte pas plus de 1.786 kilomètres de voies dont l’état est loin d’inspirer la
quiétude des usagers17... Cet embryon de réseau routier, réalisé dans une large mesure avec le
concours des travailleurs forcés, n’a pas été étendu depuis … 1913 ! Son extension constitue
donc un des projets prioritaires de l’Administration Hesling ; elle compte aussi pour l’une de
ses réalisations les plus spectaculaires. En 1926, elle peut se vanter auprès du gouverneur
général
d’avoir
constitué
un
réseau
de
plus
de
5.000
kilomètres
de
voies
« automobilisables »18. Pour donner un ordre d’idées, l’ensemble des routes carrossables dont
dispose la Haute-Volta représente à lui seul 1/8e du réseau de toute l’AOF. Cet effort vient
14
Rapport politique annuel pour l’année 1923, colonie de Haute-Volta, doc. cit.
« Rapport annuel politique et administratif. Année 1925 », colonie de Haute-Volta, Ouagadougou, 15 ( ?) avril
1925, ANS 2G 25/17.
16
Ibid.
17
« Rapport sur le réseau routier du cercle » mois de février 1919, cercle du Mossi, doc. cit.
18
« Rapport annuel politique et administratif » pour l’année 1926, colonie de Haute-Volta, 1er Bureau, ANS 2G
26/16.
15
336
répondre à l’idée selon laquelle la colonie ne peut assurer son développement économique en
l’absence de toute liaison ferroviaire. Dans ce sens, la route sert de palliatif au rail afin de
dynamiser les échanges économiques de toutes natures au sein de la colonie et avec les autres
territoires de l’AOF. Ces efforts sont doublés par une amélioration des moyens de
communication, et particulièrement du télégraphe. Ouagadougou en est le nœud et se trouve
connectée aux colonies voisines du Soudan, du Niger ainsi que du Dahomey via Bobo et Fada
N’Gourma. Mais, en 1923, le réseau intérieur paraît encore modeste, ce qui justifie
l’édification de trois nouvelles lignes censées relier le chef-lieu à Léo, Dori via Kaya et
Tenkodogo. Dans le même temps, quinze bureaux téléphoniques sont ouverts dans les
principales localités (Ouagadougou, Fada, Say, Dori, Ouahigouya et Bobo par exemple), mais
le réseau n’est véritablement constitué qu’à l’échelle de la ville de Ouagadougou qui dispose
d’une vingtaine de kilomètres de lignes19. Inutile de dire que le chantier n’est qu’ouvert et la
tâche encore considérable.
Avant de voir quelle a été la contribution consentie par les naaba, il importe de dire
dès à présent à quel point elle a pu avoir des effets ambivalents pour l’autorité coloniale.
L’instrumentalisation de la chefferie à laquelle elle a eu recours est l’illustration même de ses
propres carences. Le manque de contact direct avec les sujets mossi a justifié que les naaba
fassent œuvre d’intermédiaires obligés afin de mobiliser travailleurs et tirailleurs. Leur aide a
également été sollicitée afin de transmettre sur l’ensemble du territoire mossi les ordres
donnés par son centre politico-administratif. De fait, les naaba ont continué à servir à la fois
de relais et de filtres dans cette chaîne de communication entre les Nasaara et les sujets. Avec
l’amélioration des moyens de déplacement des fonctionnaires, on pourrait imaginer que ce
rôle a été pourtant diminué. En 1926, c’est sur un ton triomphaliste qu’Hesling assure aux
autorités à Dakar que « tous les cercles de la Colonie sont ainsi dotés de moyens de
locomotion rapides qui (…) permettent [aux fonctionnaires] de rayonner fréquemment et
inopinément sur toute l’étendue de leurs circonscriptions, et d’assurer, malgré la pénurie de
personnel subalterne, l’administration de territoires vastes et peuplés »20. Considérant
l’organisation du territoire non pas sous la forme de vastes espaces contrôlés par
l’Administration, mais plutôt comme une nébuleuse de points reliés entre eux sous forme de
réseaux, Hesling souligne le fait que chaque poste administratif, ou « centre nerveux », est
désormais connecté aux autres grâce à une « liaison directe » parallèle aux axes commerciaux
19
20
Rapport politique annuel pour l’année 1923, colonie de Haute-Volta, doc. cit.
« Rapport annuel politique et administratif. Année 1925 », colonie de Haute-Volta, doc. cit.
337
de la colonie21. Mettant en avant ses propres performances, Hesling assure que, grâce à
l’automobile et à la qualité des routes qu’il a fait construire, il lui est possible de rejoindre
Koudougou et Kaya en trois heures, Léo en cinq heures et Ouahigouya ainsi que Tenkodogo
en six heures22.
Mais les synapses que représentent ces axes de circulation sont loin de traverser
l’ensemble du territoire voltaïque. Au-delà des chiffres, on peut avancer que l’étendue spatiale
du contrôle colonial n’a pas encore été fondamentalement accrue par l’essor des transports.
Ceux-ci évitent encore largement les espaces périphériques où les conditions topographiques
(le relief ou les espaces sablonneux) ne sont pas favorables à la circulation des agents de
l’Administration. Ceci vaut particulièrement pour les cercles de Dori et de Say, mais aussi de
Ouahigouya et de Tenkodogo23. De fait, c’est essentiellement le chef-lieu de la colonie qui
bénéficie des progrès d’un réseau étoilé. En dehors des axes « conformes » rayonnant à partir
de Ouagadougou, les voies « contraires » reliant entre elles les périphéries restent peu
développés24. Les inégalités en matière d’aménagement du territoire voltaïque se trouvent
donc accrues. À cela s’ajoute le fait que l’accroissement de la fréquence des déplacements des
agents coloniaux n’est qu’une donnée quantitative qui masque la faible qualité des contacts
établis avec la « brousse ». En 1930, l’un d’eux soutient que l’automobile n’est en rien un
remède miracle aux maux dont souffre l’Administration. Elle ne peut être qu’un outil
permettant de la faciliter en gagnant du temps, mais, paradoxalement, la vitesse accrue des
tournées peut nuire aux relations avec les « indigènes » dans la mesure où le vrai contact
nécessite du temps, de la patience. Le Gouvernorat incite donc les fonctionnaires à quitter leur
automobile le plus rapidement possible pour effectuer le reste des visites à pied25.
L’autre chantier auquel s’est attaché Hesling concerne la réorganisation de la carte
administrative du pays mossi. En 1912 déjà, le commandant de cercle de Ouagadougou
dénonçait sa trop grande taille eu égard au manque de personnel dont il souffrait. Les projets
formulés par Hesling vont logiquement dans le sens du démembrement de cette unité
21
« Rapport annuel politique et administratif » pour l’année 1926, colonie de Haute-Volta, doc. cit.
Lettre du lieutenant-gouverneur de la Haute-Volta au gouverneur général de l’AOF, a/s « Transformation en
Cercles des subdivisions du Mossi », Ouagadougou, 3 juillet 1920, ANS 2G 8/107.
23
« Rapport annuel politique et administratif. Année 1925 », colonie de Haute-Volta, doc. cit.
24
Les géographes Félix Damette et Jacques Scheibling pensent que ce mode d’organisation du territoire est
typiquement français. Ils expliquent cette spécificité en raison de la macrocéphalie parisienne qui structure
fortement les axes de circulation. Nous voyons que ce modèle peut également être utilisé pour éclairer le mode
d’organisation spatial prévalant dans une colonie comme la Haute-Volta. Cf. Damette F. et Scheibling J., Le
Territoire français : permanences et mutations, Paris, Hachette Supérieur, 2003 (3e éd.), pp. 21-22.
25
Lettre du secrétaire général chargé de l’expédition des affaires courantes pour le lieutenant-gouverneur de la
Haute-Volta absent au commandant de cercle de Ouagadougou, a/s « Plan de campagne économique pour le 2ème
semestre 1930 », 28 juillet 1930, ANCI EE 203.
22
338
administrative. Afin de justifier cette réorganisation, il tient à rappeler qu’au moment de la
création de la Haute-Volta, le seul cercle de Ouagadougou couvrait un espace d’environ
100.000 km² et rassemblait deux millions d’habitants, soit davantage que la population totale
de la colonie du Sénégal, de la Guinée, de la Côte-d’Ivoire ou du Dahomey. Hesling y voit la
raison de l’existence, dans le Moogo, d’une sorte de régime d’exception qui en a fait une
« semi-région » tandis que le Moogo Naaba a pu bénéficier d’un système de « semiprotectorat »26. Le gouverneur a voulu mettre fin à cette « anormalité » en morcelant le pays
mossi. Cependant, malgré la clarté d’Hesling, le gouverneur général Merlin n’a pas trouvé
cette initiative très pertinente. Selon lui, le gouverneur a au contraire pour devoir de préserver
l’intégrité du « bloc mossi ». Merlin pense qu’il est plus important encore de maintenir un
ordre social solide permettant d’administrer à moindre coût des dizaines de milliers de Mossi
dont il rappelle la parfaite obéissance à l’égard de leurs chefs27. Il déplore les tentatives de
passage à l’administration directe qui, à l’en croire, se sont faites à son insu. Or, Hesling dit
s’être personnellement entretenu de ses projets de réorganisation administrative avec Naaba
Koom II. Il aurait tenté d’amadouer le souverain en lui expliquant qu’au lieu de participer à
l’administration de subdivisions sous l’autorité du commandant de cercle, il aurait à exercer
son « autorité morale » sur des cercles au nom du gouverneur ce qui serait une forme de
promotion28. Le roi aurait donné son accord de principe, mais Merlin pense qu’Hesling n’a
pas connaissance des principes de « l’élémentaire psychologie » des hommes de pouvoir :
aucun d’entre eux ne peut admettre une diminution de son autorité ; pas plus le Moogo Naaba
qu’un autre29. S’appuyant sur sa « longue expérience » des affaires coloniales, le gouverneur
général met en garde l’administrateur de Haute-Volta : le « caractère résigné » de ses
habitants, leur déférence apparente, cache bien souvent de l’hostilité et du mécontentement.
En réalité, le Moogo Naaba disposerait d’une autorité très réelle qui n’a pas été suffisamment
bien évaluée par Hesling ; mais il trouve à ce dernier des excuses qui paraissent d’ailleurs
assez ironiques : le gouverneur n’aurait « certainement pas eu le temps, sollicité par d’autres
problèmes, de pénétrer l’extraordinaire profondeur de la complexion mystique indigène ni
l’attachement fervent des Mossi au Moro-Naba qui incarne le commandement dans son
26
« Rapport d’ensemble sur la situation de la colonie de Haute-Volta au 31 décembre 1920 », colonie de HauteVolta, doc. cit.
27
Lettre du gouverneur général de l’AOF au ministre des Colonies, Dakar, 7 juillet 1921, ANS 2G 20/11.
28
Rapport politique et administratif du 2e trimestre 1920, Colonie de Haute-Volta, Ouagadougou, ANS 2G 20.
29
Lettre du gouverneur général de l’AOF au ministre des Colonies, Dakar, 7 juillet 1921, doc. cit.
339
acception la plus absolue »30. Merlin achève sa démonstration en rappelant qu’il n’a suffi que
d’un geste du Moogo Naaba en 1918 pour lever 10.000 tirailleurs !
Malgré cela, le Gouvernement général ne s’est pas opposé au train de mesures qui sont
à l’origine de la création des cercles de Ouahigouya, Tenkodogo, Koudougou et Kaya entre
1920 et 1922. De fait, le « bloc » mossi s’est trouvé démembré, situation d’ailleurs toute
relative puisque cet ensemble se trouve toujours intégré au sein d’une même colonie et la
capitale du Moogo Naaba demeure son centre nerveux. Pour autant, les réformes de
l’administration territoriale entreprises dans les années 1920 ne sont pas sans conséquences
pour les naaba et en particulier pour la Cour de Ouagadougou. Les changements sont de deux
ordres : d’une part, il s’agit de raccourcir la distance qui sépare les sujets voltaïques des
centres administratifs et judiciaires par création de nouveaux cercles. D’autre part, il est prévu
de poursuivre le travail de « rationalisation » administrative en réduisant sensiblement le
nombre de chefferies et en regroupant les populations sous une autorité indigène de « même
race ». Dakar enjoint simplement à Hesling de faire preuve de prudence. Le souvenir des
révoltes de 1915-1916 est trop vif, raison pour laquelle Merlin insiste sur l’importance du
respect que portent les Mossi à leurs chefs. L’Administration de Haute-Volta doit faire preuve
de « tact » et aucune réorganisation territoriale ne doit se faire sans examen approfondi des
« coutumes »,
« mœurs »,
« institutions particulières » et
« affinités » des sociétés
concernées31. Environ dix ans après la réalisation des principales monographies du Moogo par
les administrateurs militaires, Merlin incite le personnel du Gouvernorat à Ouagadougou à se
faire ethnographes de circonstance, ce dont ils n’ont ni le temps ni le goût. Une fois de plus,
les ouvrages de Delafosse, en particulier son Haut-Sénégal-Niger font autorité, tout comme la
monographie plus récente de Tauxier sur le pays mossi réalisée en 191732.
À cette considération affichée à l’endroit des cultures et histoires locales s’ajoutent des
motifs et des raisonnements beaucoup plus pratiques faisant moins appel à des connaissances
ethnographiques que géométriques. Selon Merlin, l’Administration voltaïque et ses centres
« nerveux » sont comparés à une « machine [allant] par la force acquise, mais [qui]
n’emmagasine plus d’énergie nouvelle »33. Cette métaphore, qui ne brille pas nécessairement
pas sa clarté, revient à dire que le rayonnement de l’autorité administrative décline à mesure
que l’on s’éloigne de son centre. C’est également dans ce sens qu’Hesling soumet à Merlin un
30
Ibid.
Lettre du lieutenant-gouverneur de la Haute-Volta au gouverneur général de l’AOF, a/s « Transformation des
subdivisions du Mossi en Cercles », Ouagadougou, 31 mars 1921, ANS 2G 8/107.
32
Ibid.
33
Lettre du gouverneur général de l’AOF au ministre des Colonies, a/s « transmission d’un rapport d’ensemble
du Lieutenant-Gouverneur de la Haute-Volta », Dakar, 13 octobre 1920, ANS 2G 21/13.
31
340
projet de transformation en cercles des subdivisions du Moogo. La priorité est donnée aux
espaces dont les populations sont les plus éloignées des bureaux du commandant de cercle et
du Tribunal indigène. En mars 1921, l’étude du cas de Tenkodogo est jugée prioritaire dans la
mesure où cette localité est distante de 178 kilomètres du chef-lieu de la colonie. La question
de Koudougou n’apparaît pas comme devant être immédiatement réglée pour la seule raison
qu’elle n’est éloignée « que » de 98 kilomètres34. Cette idée peut paraître saugrenue car nous
avons vu que, dès la conquête, cette région du Kippirsi constitue un foyer de contestation face
au pouvoir central africain et européen. Le but de la réforme proposée, c’est-à-dire le
morcèlement administratif du Moogo et la constitution d’unités homogènes par leur taille,
n’est pas sans rappeler la genèse des départements en Métropole qui font ici référence35. Pour
Hesling, il est hors de question que les Mossi forment « une colonie dans la colonie »36.
L’ensemble du territoire doit être placé sous l’influence exclusive des autorités françaises, et
rien ne justifie à ses yeux qu’une société bénéficie de privilèges car, rappelle-t-il, il n’y a
aucune raison que les Mossi restent unis quand les Bobo ou les Lobi ont été séparés par des
frontières administratives37. Par conséquent, il emploie une habile stratégie pour imposer ses
vues au Gouvernement général. Évoquant l’histoire ancienne du Moogo, il tente de faire la
démonstration qu’il était un espace multipolaire, et donc que son découpage serait conforme
aux traditions. Les matériaux « ethnographiques » collectés visent à mesurer le rayonnement
spatial de l’autorité du Moogo Naaba pour peu que ce type d’analyse ait un sens pour le
monde du pouvoir mossi. Cette mesure se fait en prenant Ouagadougou pour centre. Elle met
en lumière l’affaiblissement très net de l’autorité royale dans un rayon allant d’environ 90
kilomètres (la région de Koudougou) à près de 200 (celle de Tenkodogo).
En septembre 1922, Hesling fait la démonstration de l’inanité du concept d’
« empire » appliqué au cas du royaume de Ouagadougou. Il écrit à Merlin que Koudougou,
Kaya et Tenkodogo sont tous trois des commandements « entièrement autonomes », c’est-àdire n’ayant que des liens politiques très lâches avec le Moogo Naaba ne valant pas
subordination38. Hesling pense que si l’unité du Moogo doit être conservée, elle ne doit pas
34
Lettre du gouverneur de la Haute-Volta au gouverneur général de l’AOF a/s « Transformation des subdivisions
du MOSSI en Cercles. Subdivision de Tenkodogo », Ouagadougou, 31 mars 1921, ANS 10G 8/107.
35
Le projet de réforme administrative du royaume de France, soutenu par les Constituants en 1790, vise à
supprimer les vieilles provinces d’Ancien Régime et mettre fin aux chevauchements territoriaux qui les
caractérisaient. Leur tracé reposait sur des études géométriques et leur limite extrême ne devait pas être éloignée
à plus d’un jour à cheval du chef-lieu. Ces principes continuent à inspirer le régime colonial en Haute-Volta.
36
Lettre du gouverneur de la Haute-Volta au gouverneur général de l’AOF à Dakar, a/s « Transformation en
Cercles des subdivisions du Mossi », Ouagadougou, 3 juillet 1920, ANS 10G 8/107.
37
Ibid.
38
Lettre du gouverneur de la Haute-Volta au gouverneur général de l’AOF a/s « Transformation en Cercles des
Subdivisions du Mossi. Koudougou et Kaya », Ouagadougou, 13 septembre 1922, ANS 10G 8/107.
341
l’être sous l’autorité du roi de Ouagadougou mais d’un gouverneur dont l’ « unité de vue »
assure seule la cohésion de l’ensemble voltaïque. Les commandants de cercle lui étant
parfaitement subordonnés, la réforme proposée ne viendrait donc pas véritablement morceler
l’ensemble mossi39. Ces arguments ont été entendus par les autorités à Dakar qui n’ont rien
trouvé à redire à l’érection de nouveaux cercles. Leur nombre passe de sept en 1919 à onze en
1931, le pays mossi ayant essentiellement fait les frais de la partition interne du territoire
voltaïque.
Sur cette lancée, Hesling procède à un réaménagement interne des cercles visant à y
regrouper les populations de même « race » et les placer sous l’autorité d’un chef qui en est
originaire ainsi que diminuer le nombre de chefferies. Le premier objectif est parfaitement
conforme à l’esprit de la politique des races de Ponty. Il ne fait que prolonger la politique déjà
mise en œuvre avant la Première Guerre mondiale par les administrateurs du Mossi. Mais le
cas le plus épineux est incontestablement celui de la région de Koudougou. En 1922, il
rappelle le « caractère indépendant » de sa population qui ne se soumet toujours pas au
pouvoir central. Cette région aurait aussi la particularité de voir certains groupes mossi
« noyés » dans la masse des Gourounsi. Cette vision très schématique omet de préciser que
des relations anciennes existent entre ces deux « ethnies » au point de brouiller les référents
identitaires coloniaux. En vertu de ce constat, Hesling estime que la nomination du Larlé
Naaba à la tête de Koudougou en 1909 est une aberration, ou plutôt une anomalie qui avait
peut-être sa raison d’être sous Carrier, mais qui ne peut plus en avoir après dix nouvelles
années d’occupation française. En 1923, le Larlé Naaba Pawitraogo quitte Koudougou et se
voit à nouveau replacé directement sous l’autorité du Moogo Naaba. En vertu d’un arrêté du
20 avril 1925, une nouvelle province lui est dévolue et regroupe des portions de celles placées
sous le commandement du Ouidi, Kamsaogo et Baloum Naaba.
D’après les rapports politiques du moment, ce retour du Larlé Naaba à Ouagadougou a
été perçu par certains sujets mossi comme une forme de disgrâce40. Le gouverneur admet au
contraire que le kug zindba a rendu de précieux services à Koudougou. Son retour auprès de
Naaba Koom II est présenté comme une promotion qui s’inscrit dans un contexte plus global
de revalorisation des « ministres » du roi devenus chefs de province. Nous en venons à un
autre grand volet des réformes engagées dans ces années 1920. D’après le commandant du
cercle de Ouagadougou, l’existence d’une « poussière de chefs » nuirait à la rapide exécution
39
Lettre du gouverneur de la Haute-Volta au gouverneur général de l’AOF à Dakar, a/s « Transformation en
Cercles des subdivisions du Mossi », doc. cit.
40
« Bulletin mensuel » avril 1925, colonie de Haute-Volta, cercle de Ouagadougou, Ouagadougou, 1er mai 1925,
ANCI 5EE 15 3/13.
342
des ordres donnés à partir du chef-lieu41. Les calculs de l’Administration font en effet état de
l’existence de 436 cantons en Haute-Volta en 193142. Après décentralisation, le seul cercle de
Ouagadougou compterait encore à cette date 78 cantons et 2.000 villages ayant chacun à leur
tête un naaba, sans parler des « villages indépendants » dans lesquels ont été regroupés les
habitants « non mossi ». Afin de mettre fin à ce morcèlement des commandements, le
Gouvernorat trouve une solution à la fois simple et censée être plus respectueuse aux yeux des
Mossi : il n’est pas question de révoquer systématiquement les chefs dont il faut se
« débarrasser ». L’idée est davantage de profiter des « circonstances favorables » pour le
faire, c’est-à-dire de ne pas remplacer les naaba décédés43. Dans certains cas, des destitutions
sont pourtant prononcées, mais pour des motifs jugés suffisamment sérieux par
l’Administration, parfois avec le consentement de Naaba Koom II lui-même. C’est le cas en
1927 du Kamsaogo Naaba dont l’autorité sur sa province était qualifiée de « problématique et
lointaine », non seulement parce que ses cantons sont situés loin des axes routiers, mais aussi
en raison de sa « nonchalance » supposée44. Cependant, des raisons plus politiques semblent
justifier sa révocation. La suppression de la province de ce chef aurait l’avantage d’agrandir
celle du Larlé Naaba récemment revenu de Koudougou qui, ainsi, conserverait tout son
prestige aux yeux des Mossi de son secteur. En mai 1927, le Kamsaogo Naaba est bel et bien
déchu de ses fonctions de chef de province tout en continuant à toucher sa solde. Une partie
de ses cantons sont rattachés à ceux du Larlé. Par la suite, l’argument de l’ « aptitude au
commandement » des naaba est fréquemment mis en avant pour justifier la suppression de
certaines chefferies. À bien lire les rapports politiques produits entre 1920 et 1931, il apparaît
qu’il ne s’agit pas là d’un simple prétexte. Les autorités coloniales justifient au contraire la
réduction du nombre de chefferies par le fait qu’aucune sélection n’a été faite parmi ses
prétendants, et que, parmi les très nombreux naaba placés à la tête d’un village ou d’un
canton, beaucoup sont trop vieux, trop désobéissants ou intellectuellement inaptes au
commandement. Hesling, tout en rappelant l’importance que revêt la chefferie n’entend pas
moins la canaliser, la guider et, comme il le rappelle à de nombreuses reprises, l’ « éduquer »
afin de la confier à des hommes « capables ». En somme, il entend en faire des auxiliaires
zélés de l’Administration, suffisamment instruits pour comprendre la teneur des ordres qu’ils
41
Lettre de l’administrateur du cercle du Mossi au gouverneur de la Haute-Volta, a/s « réorganisation
administrative de la Subdivision de Koudougou », colonie de Haute-Volta, cercle du Mossi, Ouagadougou, 3
décembre 1920, ANCI 5EE 35.
42
« Rapport annuel. Année 1931 », colonie de Haute-Volta, Bureau d’Administration générale, rapport n°
273A.O. du 31 mars 1932, ANCI EE 3303(a).
43
Ibid.
44
« Rapport d’une tournée effectuée du 21 au 27 Avril 1927 par l’Administrateur-Adjoint GOSSELIN », colonie
de Haute-Volta, Ouagadougou, 5 mai 1927, ANCI 5EE 16 (2).
343
reçoivent, assez proches de leurs administrés pour se faire entendre, suffisamment dociles
pour respecter la hiérarchie coloniale. Hesling pense avoir trouvé ces hommes providentiels
dans les personnes du Baloum, Gounga, Ouidi et Larlé Naaba qui sont intégrés à des degrés
divers dans de nouvelles structures consultatives de poids.
L’intégration de la royauté au sein de l’administration du territoire
La « mise en valeur » des colonies, au sens qu’en donne Albert Sarraut, est non
seulement vue comme une façon de rationnaliser l’exploitation économique des territoires
ultramarins, mais également d’assurer à leurs ressortissants leur développement social. Tout
ceci reprend les fondamentaux du vieux discours sur la « mission civilisatrice » de la France.
L’esprit de Jules Ferry continue de planer au sein du milieu des « colonistes » de l’entre-deuxguerres qui voient dans l’Empire colonial un cadre d’avancement des sociétés sujettes sur la
voie de la civilisation et de leur « bien-être ». Comme à la fin du XIXe siècle, la notion de
« progrès » des sujets impériaux est perçue sous un angle moral : ceux-ci doivent sortir de leur
« paresse » supposée et optimiser le potentiel économique de leur terroir considéré bien
souvent à tort comme non exploité, ou du moins pas suffisamment. Ce discours moral porte
aussi logiquement sur la légitimité de l’entreprise coloniale que Sarraut souhaite voir reposer
sur la « libre association » entre la puissance impériale et les peuples colonisés et non plus sur
des liens de pure domination45. La recherche d’une économie coloniale plus productive
nécessite à la fois la mise en place de nouveaux moyens de production – l’aspect technique est
déterminant46 –, mais aussi une politique éducative censée faire comprendre à une élite le sens
de la politique entreprise. Selon Alice L. Conklin, ces impératifs sont soutenus par une
nouvelle génération de gouverneurs généraux partisans d’une politique d’association tout en
se montrant soucieux de réformer le commandement indigène et de mieux former les chefs47.
Les efforts « pédagogiques » entrepris par l’Administration sont censés permettre aux chefs et
par voie de conséquence à leurs sujets, de mieux saisir les enjeux du « développement »
45
Girardet Raoul, L’Idée coloniale en France…, op. cit., p. 262 et Sarraut A., Grandeur et servitude coloniales,
Paris, Éd. du Sagittaire, 1931, 287 p.
46
Ces années d’entre-deux-guerres sont celles de la valorisation des moyens « modernes » de transport. Nous
verrons plus loin comment la modernité liée à de nouvelles techniques (par exemple la mécanisation du travail
textile ou l’électrification des centres urbains) a été mise en scène en Haute-Volta.
47
Alice L. Conklin met en avant l’effet de génération qui voit les administrateurs nés entre 1860-1870 succéder à
d’autres plus âgés et dont les méthodes d’administration étaient plus éloignées du principe de la substitution de la
notion de « sujet » à celle d’ « associé ». L’historienne américaine rattache les gouverneurs généraux Jules Carde
(1923-1930) et Jules Brévié (1930-1936) à cette nouvelle génération. Conklin Alice L., A mission to Civilize…,
op. cit., p. 199.
344
économique des colonies. In fine, le gouvernement général – tout comme Hesling – espère
que la traduction des mots d’ordre de la mise en valeur auprès des simples administrés puisse
permettre de rendre plus acceptables les sacrifices qu’elle suppose. Nous pensons bien sûr à
l’impôt de capitation dont le montant est promis à un fort accroissement. Comment ne pas
évoquer également le travail forcé et tous les moyens coercitifs employés pour mobiliser la
force de travail africaine ?
Dans les années 1920, les autorités coloniales, déjà échaudées par les durs
soulèvements de 1908 aussi bien que de 1915-1916, entendent obtenir le consentement de
leurs sujets afin qu’ils œuvrent activement pour la mise en valeur de l’Empire. La chicotte
n’est pas définitivement plongée dans l’oubli, mais l’encadrement administratif, rapporté aux
ambitieux projets formulés pendant l’entre-deux-guerres, ne permet aucunement de mobiliser
durablement la force de travail locale par le seul recours à la contrainte48. À partir des années
1919-1920, la création des Conseils des Notables indigènes en AOF est censée répondre à
deux défis : faire prendre conscience à une élite soigneusement choisie la nécessité de la mise
en valeur du territoire ; faire passer ce message aux « masses » tout en obtenant d’elles leur
loyauté et leur soutien. C’est pour cela que le Gouvernement général désire associer plus
étroitement les élites anciennes ou nouvelles au Conseil d’Administration des colonies, ainsi
qu’aux Conseils des Notables établis à l’échelle des cercles et des villages. L’existence de ces
institutions consultatives vise en même temps à montrer le caractère « libéral » de la
puissance coloniale qui affiche à l’endroit d’une poignée d’Africains des égards et surtout de
la considération pour leur opinion. Cette attention, plus ou moins sincèrement exprimée, est
censée frapper l’esprit de la majorité des administrés et induire chez eux un sentiment de
reconnaissance pour une puissance tutélaire désireuse de respecter leurs coutumes et
traditions. Remarquons d’ailleurs que si ce type d’initiative est inédit, le Gouvernorat de
Haute-Volta y voit néanmoins la possibilité de répondre aux « aspirations traditionnelles »
des populations49. Nous avons une fois de plus un exemple de réinvention de la tradition
renvoyant à l’idée selon laquelle « l’Africain » prend toujours des décisions de façon
collective, et ses chefs auprès de conseillers sans qui ils ne sont rien. Les Conseils coloniaux
seraient donc une sorte d’avatars des cadres de concertation précoloniaux. Par ailleurs, ces
Conseils, tout en étant un instrument de promotion et de formation des élites, peuvent aussi
48
Alice L. Conklin note avec justesse que les savoirs ethnographiques produits en France au cours de l’entredeux-guerres revêtent une dimension utilitariste. La meilleure compréhension des civilisations africaines est
censée bâtir une politique visant à prémunir les autorités coloniales de tout risque de soulèvement comparable à
ceux de 1915-1916. Cf. Conklin Alice L., A mission to Civilize…, op. cit., p. 197.
49
Rapport politique du 2e trimestre 1920, colonie de Haute-Volta, doc. cit.
345
s’avérer dangereux pour eux. L’association plus étroite des élites africaines à la gouvernance
coloniale fait effectivement peser sur eux de nouveaux devoirs qui ne sont pas toujours très
populaires… En effet, le Conseil des Notables, sollicité afin de déterminer le montant de
l’impôt par exemple, peut être perçu comme une façon d’externaliser la contrainte du point de
vue des autorités coloniales. Nous voulons dire par là qu’à partir de 1920, les augmentations
d’impôts ne peuvent plus passer pour la seule responsabilité des « Blancs ». Admises au sein
des Conseils, elles se trouvent cautionnées par des Africains qui sont dès lors coresponsables
des effets qu’elles peuvent produire.
Bien entendu, le Conseil des Notables, présidé par le commandant de cercle, n’est que
consultatif. Les avis rendus par les élites africaines qui y siègent ne sont pas automatiquement
suivies par l’Administration, loin de là. Mais la majorité des administrés le savent-ils ? Du
reste, tout laisse à penser qu’à Ouagadougou, les avis rendus par les conseillers africains ont
généralement été suivis de près par l’Administration. Ceci s’explique en raison de l’influence
dont disposent ses principaux membres avant la création de cette institution. Du fait du poids
des institutions royales en pays mossi, la plupart des membres non européens du Conseil sont
des naaba. Comment l’Administration pourrait-elle chercher à obtenir leur soutien si elle
écarte systématiquement leurs recommandations ? Mais, nous allons voir que l’existence de
ce type d’institutions coloniales, reproduites au niveau de la colonie tout entière, si elle est
favorablement accueillie par les grands naaba, est également source de malentendus quant
aux attentes et à la finalité relative à la mise en valeur du territoire voltaïque.
En avril 1920, Ouagadougou devient un champ d’expérimentation avec la création du
premier Conseil des Notables de la Haute-Volta. Cette expérience est suivie par la création de
structures analogues à Ouahigouya, Tenkodogo, Kaya et Koudougou pour ne parler que du
pays mossi50. Comme nous l’avons signalé, la chefferie y est dès le départ surreprésentée dans
cette partie du territoire51. Non seulement parce que l’Administration y voit là une élite déjà
constituée et influente, mais également parce que les Conseils des Notables sont censés servir
d’école administrative appliquée visant à améliorer la qualité du commandement indigène.
C’est bien ce qu’écrit Hesling en 1920 selon qui les Conseils des Notables ont pour but
essentiel d’assurer « chez les Chefs une collaboration plus loyale, plus intime, plus
féconde »52. Composés généralement de dix à seize membres, ces Conseils ne réunissent pas
50
Skinner E.P., The Mossi of the Burkina Faso, op. cit., p. 167. Bobo dispose de son Conseil en 1921.
Finalement, les principaux centres administratifs de la colonie en sont dotés à l’exception de Dori.
51
Les Conseils sont aussi ouverts aux rares citoyens français présents dans la colonie, aux anciens combattants
de la Première Guerre mondiale, ainsi qu’à des autorités religieuses, notamment musulmanes.
52
Rapport politique du 2e trimestre 1920, colonie de Haute-Volta, doc. cit.
346
uniquement des « indigènes ». À Ouagadougou, celui ayant trait aux questions intéressant
l’ensemble de la colonie (le Conseil d’Administration) est structuré autour de deux
personnalités : l’une européenne avec Thévenoud, l’autre mossi avec le Baloum Naaba Tanga.
Tous deux ont vu leur candidature appuyée par le commandant de cercle, le gouverneur
Hesling et l’accord du Gouvernement général. Le point commun de ces deux hommes est leur
rapport avec la mission, un des plus vieux pôles de modernité en Haute-Volta. Ceci vaut bien
évidemment pour Thévenoud, devenu en 1921 vicaire apostolique du Soudan oriental53.
Lorsqu’il entre au Conseil d’Administration, c’est en qualité de « notable agriculteur et
industriel ». Ce Père Blanc est présent depuis dix-sept ans dans le Moogo. Il s’y est forgé une
solide réputation auprès des Mossi : celle d’un homme courageux, sage, proche des humbles
talga mais aussi de la Cour royale. Son capital d’expérience en fait un conseiller très écouté
du commandant de cercle, du gouverneur, mais aussi de Naaba Koom II et de ses chefs de
province54. Les activités économiques qu’il a soutenues, notamment l’ouverture en 1916 d’un
ouvroir de tapis de haute laine à Pabré, en font le premier « industriel » de Haute-Volta. La
mission compte également parmi les premiers producteurs et consommateurs d’électricité qui
est notamment utilisée afin de carder la laine55. Cette œuvre pionnière a été soutenue par le
Baloum Naaba, un haut dignitaire en très bons termes avec les missionnaires, un chef
soucieux de moderniser l’habitat de ses pairs, déterminé à conduire des expériences agricoles
et industrielles. Pour l’Administration, Naaba Tanga est la figure prototypique du chef éclairé,
apte à comprendre ce qu’elle attend des chefs et capable de mobiliser ses sujets. Ajoutons
qu’il dispose par ailleurs d’un atout majeur : la maîtrise de la langue française.
Nommés pour trois ans, réunis deux à trois fois par an, les membres du Conseil des
Notables examinent des questions fort diverses allant de la fixation du montant de l’impôt
indigène aux travaux devant être réalisés par la main-d’œuvre locale en passant par la gestion
du réseau routier, ou encore l’extension des cultures vivrières et cotonnières56. D’après les
autorités du cercle de Ouagadougou, les naaba se seraient pleinement investis dans leur
nouveau rôle de conseillers administratifs57. En 1921 par exemple, les commandants des
53
En juillet 1921, le vaste vicariat du Soudan est scindé en deux parties : l’une, orientale, a pour centre
Ouagadougou. L’autre, occidentale, a son siège à Bamako. Les « frontières » du vicariat de Ouagadougou
débordent celles de la colonie de Haute-Volta. Ce vicariat constitue un vaste parallélogramme chevauchant les
territoires de la Haute-Volta, du Soudan et du Niger. Baudu P., Vieil Empire, jeune Église, op. cit., p. 95.
54
De Benoist J.-R., Église et pouvoir colonial…, op. cit., pp. 398-399.
55
Sondo R.-M., Au service de Dieu et des hommes…, op. cit., pp. 191-200.
56
« Rapport annuel politique et administratif. Année 1924 », colonie de Haute-Volta, Ouagadougou, 26 mai
1925, ANS 24/21.
57
Dans le cercle de Ouagadougou, le Conseil comprend notamment quatre kug zindba : le Widi, Larlé, Gounga
et Baloum Naaba. Dans le cercle de Kaya, il réunit le roi de Boussouma ainsi que les chefs de province des
347
cercles mossi se sont déclarés « unanimes à signaler l'intérêt que les membres des conseils
prennent à la discussion et les heureuses suggestions qu'ils y apportent, tout en conservant un
tact et une mesure appréciables »58. À Ouagadougou, l’administrateur remarque que l’attitude
des principaux chefs de province a changé depuis la création de la colonie, et plus encore
après celle des Conseils. Selon lui, ils seraient sortis de leur « torpeur » pour exercer
pleinement leur autorité dans l’intérêt du développement économique du territoire. La
décision de les associer plus étroitement aux affaires du cercle aurait ainsi contribué à mettre
fin – du moins provisoirement – à leurs réserves face à un pouvoir qui les a si durement
combattus quelques années plus tôt59. Pour autant, à y regarder de plus près, le
fonctionnement des Conseils ne donne pas toujours lieu à des appréciations aussi positives.
Lors de la réunion de celui de Koudougou en 1923, Hesling ne manque pas de constater
l’effet parfois négatif de la présence du commandant sur les chefs. Tout d’abord parce que ce
dernier a toujours le dernier mot. Les initiatives du Conseil sont donc loin de toujours émaner
des notables africains. Mais pour Hesling, ce problème n’est pas si grave dans la mesure où il
voit dans cette situation une sorte de « maïeutique (…) comme il s’en glisse dans toute
consultation qui laisse au Président le dernier mot »60. Il ne voit donc aucun inconvénient à
ce que le commandant, tout en faisant mine de laisser les discussions se dérouler sans
intervenir ouvertement, insiste plus lourdement sur les avantages à adopter telle ou telle
mesure, ou encore sur la nécessité d’examiner certaines questions plutôt que d’autres au
moment de l’annonce de l’ordre du jour61. Plus grave cependant, l’administrateur du cercle de
Koudougou remarque la crainte récurrente des membres mossi de donner un avis différent de
celui du commandant. Skinner souligne enfin la difficulté qu’il y a à voir des hommes de
statut social hétérogène se concerter entre eux. Ceci vaut particulièrement pour les chefs de
province qui n’auraient pas considéré l’avis exprimé par les roturiers comme dignes de retenir
l’intérêt62.
Malgré tout, la participation de naaba « actifs » et influents au sein des Conseils leur a
permis de suivre de près et plus rapidement que d’autres chefs l’évolution de la politique
suivie par le Gouvernorat ou le Cercle. Certains y ont également fait la preuve de leur
commandements situés à la frontière du royaume de Ouagadougou : Boulsa, Mané et Téma. JOHV, n° 81, 1er
mars 1923, p. 37 et n° 157, 1er mai 1926, p. 115.
58
« Rapport politique d’ensemble sur la situation de la colonie de la Haute-Volta, pendant le 1er trimestre 1921 »,
colonie de Haute-Volta, Ouagadougou, 3 juin 1921, ANS 2G 21/13.
59
« Rapport trimestriel du 3ème trimestre 1920 », colonie de Haute-Volta, cercle de Ouagadougou, ANCI 5EE 15
2/4.
60
« Rapport annuel politique et administratif. Année 1924 », colonie de Haute-Volta, doc. cit.
61
Ibid.
62
Skinner E.P., The Mossi of the Burkina Faso, op. cit., p. 167.
348
loyalisme et de leur capacité à seconder l’Administration. C’est notamment le cas du Baloum
Naaba qui, en 1923, est promu membre du Conseil général du Gouvernement de l’AOF
chargé de représenter la Haute-Volta à Dakar. Pour la première fois, un membre de la Cour
dispose de prérogatives qui ne se limitent plus uniquement à l’échelle du cercle, mais de
l’ensemble du territoire. Cette expérience a cependant un goût amer pour le chef de province
qui, de retour à Ouagadougou, se plaint auprès de Mgr Thévenoud de n’avoir « pu présenter,
comme il le désirait, ses revendications »63. Cette déception est celle d’un haut dignitaire qui
semble avoir cru en la promesse faite par l’Administration d’associer véritablement les naaba
aux affaires de la Haute-Volta, mais qui découvre l’envers du décor, à savoir qu’en situation
coloniale, il existe bien souvent un grand fossé entre les principes affichés par les autorités
françaises et leurs actes.
Néanmoins, la politique d’association, rendue particulièrement visible par l’existence
de ces Conseils, trouve son prolongement lorsqu’il s’agit de discuter de la réorganisation
administrative de la colonie. L’expérience de la fonctionnarisation des chefs est approfondie,
cependant, il ne faudrait pas croire qu’elle donne lieu au même jugement de la part des
fonctionnaires coloniaux. Mais dans tous les cas, aucun d’entre eux ne souhaite saper les
institutions royales. Cette structure hiérarchique passe unanimement pour un « lien puissant et
indestructible unissant le chef à tous les ministres et vassaux auxquels il a délégué l’exercice
du pouvoir »64. Sans que le statut des chefs n’ait été clairement et officiellement défini, leur
position d’auxiliaires de l’Administration est confortée par Hesling qui, tout en tâchant de
sélectionner les naaba qu’il juge les plus aptes à commander, s’emploie à relever leur solde.
C’est que pour le gouverneur tout comme pour le commandant de cercle michel, leur valeur
dépend étroitement de la qualité de leur rémunération. Non seulement parce que leur solde est
vue par les naaba comme une reconnaissance officielle pour les services qu’ils rendent, mais
aussi parce que, plus prosaïquement, leur train de vie, source de prestige auprès de leurs
sujets, dépend étroitement de leurs salaires. Il est vrai qu’en pays mossi, la richesse matérielle
des chefs ne se montre guère de façon très ostentatoire. Mais la modernisation de la colonie a
entraîné de nouveaux besoins et de nouveaux modes de vie plus onéreux comme nous le
détaillerons plus loin. Or, certains naaba pourtant jugés méritants ne disposent pas du salaire
leur permettant d’entretenir ce train de vie, ni d’entretenir leur clientèle. Si d’autres sources de
revenus informelles – du point de vue de l’autorité coloniale s’entend – existent toujours dans
63
64
Diaire du 11 décembre 1930, APBO.
Rapport politique annuel pour l’année 1923, colonie de Haute-Volta, doc. cit.
349
les années 1920-1930, elles ont néanmoins eu tendance à se tarir65. Les difficultés financières
rencontrées jusqu’à certains hauts dignitaires de la Cour ne passent pas inaperçues de sujets
qui, en retour, ne peuvent plus bénéficier de l’assistance économique des chefs.
De façon globale, la somme totale destinée à rémunérer les chefs imputable au budget
de la colonie n’a cessé d’augmenter entre 1919 et 1927 parallèlement au montant de la
capitation. Au cours de cette période, la somme totale destinée à rémunérer les chefs est
passée de 54.000 à 314.000 francs66. La figure suivante fait apparaître l’évolution de ces
soldes :
Graphique n° 1: Evolution de la solde des chefs coutumiers de HauteVolta, 1919-1928
350 000
300 000
250 000
200 000
Solde des chefs en francs
150 000
100 000
50 000
0
1919 1920 1921 1922 1923 1924 1925 1926 1927 1928
Source : rapports annuels et politiques de la Haute-Volta pour les années 1919 à 1928 (cf. infra).
Nous constatons une augmentation constante des soldes avec une augmentation plus
nette entre 1926 et 1927 suivie d’une diminution sensible à partir de 1928, date de la prise de
fonction du successeur d’Hesling, Albéric Fournier. C’est en effet à la fin des années 1920
que la politique d’association commence à être discutée. En témoignent ces propos tenus en
1930 par un fonctionnaire du Gouvernorat selon qui, si la chefferie sert bien à « actionner les
masses », il faut néanmoins y voir « une lame à deux tranchants qui peut bien souvent nous
65
Certes, le Moogo Naaba, parce qu’il bénéficie largement de la centralisation administrative à Ouagadougou,
reçoit un nombre considérable de visiteurs, en particulier lors des grandes fêtes religieuses liées à la royauté. Ces
visiteurs, demandant souvent à être reçus par le Moogo Naaba afin qu’il règle certains litiges ou porte certaines
revendications auprès de l’Administration, apportent au roi des présents, souvent en nature et parfois en
monnaie, qui contribuent à assurer à leur souverain des revenus appréciables. Mais on ne peut certainement pas
en dire autant de la plupart des chefs subalternes, d’autant plus que le poids de l’impôt personnel, toujours plus
lourd, permet difficilement de continuer à entretenir ces circuits officieux de rétribution des naaba.
66
« Rapport annuel politique et administratif. Année 1927 », colonie de Haute-Volta, Ouagadougou, ANS 2G
27/10. Les chiffres fournis dans ce document prennent ceux établis annuellement et sans modification dans les
rapports précédents. L’inflation n’est donc pas prise en compte. Mais le graphique que nous présentons permet
de dégager quelques tendances lourdes pour la période 1919-1928.
350
desservir »67. Il n’est pas rare que l’Administration déplore les « abus » commis par des chefs
qui, investis d’une parcelle de l’autorité publique, utilisent leur statut d’auxiliaires
administratifs en vue d’obtenir de leurs sujets des « redevances » payées soit en espèce, soit
en nature. Justement, l’élévation du niveau de rémunération des chefs est censée « assainir »
leur exercice du pouvoir et les empêcher de faire peser sur leurs sujets ce que l’Administration
qualifie de « double imposition ». Cette préoccupation conduit d’ailleurs en 1930 le
gouverneur à commander à l’un de ses fonctionnaires mossi les plus en vues, Antoine Dim
Delobsom, un mémorandum relatif aux canaux de rémunération des chefs avant la conquête.
L’objectif de l’Administration est de déterminer dans quelle mesure la remise de « cadeaux »
aux naaba constitue un acte volontaire ou non. Il en va de même de la main-d’œuvre
employée par les chefs afin de cultiver leurs propres champs ou d’entretenir leurs cases68. Il
ressort de cette décennie que l’amélioration du niveau de rémunération des chefs,
accompagnée par une ristourne d’environ 2% sur l’impôt pour les plus « méritants », n’a
aucunement mis fin à l’existence de circuits parallèles de redistribution des richesses69. Ceci
ne peut s’expliquer uniquement par l’insuffisance des émoluments de certains chefs. Le
Moogo Naaba dispose par exemple en 1927 d’environ 24.000 frs annuels, ce qui représente à
lui seul environ 7,6 % de la somme totale allouée aux chefs de la colonie. Pourtant, il continue
de se voir offrir de nombreux présents, particulièrement au cours des cérémonies religieuses
marquant la fin des récoltes. La remise de moutons, bœufs, poulets ainsi que de la monnaie
continue de jouer un rôle social majeur, celui de la démonstration de l’attachement des sujets
à leurs institutions royales par reproduction symbolique et ritualisée de l’ordonnancement
social ancien.
Ajoutons que le niveau de rémunération des chefs est très inégal. Un nombre
important de naaba ne sont tout bonnement pas appointés par l’Administration. Dans le cercle
de Ouagadougou où les chefs sont les moins bien lotis, cela concerne près de la moitié d’entre
eux. À titre de comparaison, en 1924, le taux de rémunération des chefs atteint environ 64%
pour l’ensemble de la Haute-Volta, chiffre à peu près stable jusqu’au début des années 1930.
67
Lettre du secrétaire général chargé de l’expédition des affaires courantes pour le gouverneur de la Haute-Volta
absent au commandant de cercle de Ouagadougou, a/s « Plan de campagne économique pour le 2ème semestre
1930 », 28 juillet 1930, ANCI EE 203.
68
« Droits coutumiers observés autrefois à l’endroit du Morho Naba et ses ministres », A. Dim Delobsom, 3
avril 1930, ANF 8V 338.
69
Delobsom rapporte en 1932 que les chefs de canton viennent en plus grand nombre chez le Moogo Naaba
qu’au cours de la période précoloniale, ce qui pourrait être interprété comme la conséquence de la centralisation
administrative à Ouagadougou. Ces kombéré ne peuvent venir saluer le roi sans lui remettre des dons,
généralement des cauris et du bétail. Avant de se déplacer au chef-lieu, de nombreux chefs de canton demandent
à leurs sujets une contribution matérielle afin de satisfaire leurs obligations devant le souverain. Cf. Delobsom
A.D., L’Empire…, op. cit., pp. 69-70.
351
Ce taux atteint 95% à Kaya, 92% à Koudougou, mais n’est que de 48% à Ouahigouya et 23%
à Tenkodogo où l’Administration se plaint de la piètre qualité du commandement indigène70.
La disparité soulignée par ces chiffres permet de comprendre la détresse matérielle dans
laquelle peuvent se trouver de nombreux naaba, mais également la façon dont ils étaient
considérés par l’Administration. Il est vrai que sous Hesling, les autorités coloniales se sont
employées à augmenter le nombre de chefs appointés tout en supprimant les chefferies jugées
inutiles. Mais, précisément, les chefs non appointés sont bien souvent ceux dont
l’Administration n’attend plus aucun service, soit parce qu’ils sont estimés incompétents, soit
parce que leur commandement est estimé insignifiant. Ces mêmes critères « rationnels »
justifient la forte disparité des émoluments perçus par les naaba. Mettant en avant des
considérations d’ordre technique (nombre de sujets placés sous leur commandement, capacité
à lire et écrire le français, à assurer le recouvrement de l’impôt et à lever main-d’œuvre et
tirailleurs, etc.), l’Administration fait peu de cas des rapports protocolaires en usage parmi
eux. De fait, si les autorités coloniales disent ne pas avoir bouleversé les vieilles hiérarchies
locales, l’inégalité de traitement des chefs vient infirmer ce propos. Le graphique que nous
présentons ci-dessous prend en compte la rémunération de sept naaba comptant parmi les plus
importants du Moogo. En plus des souverains indépendants, nous y avons intégré trois chefs
de province de Naaba Koom II afin de comparer leur solde avec celle de chefs qui, sur le plan
coutumier, sont considérés comme de rang supérieur.
Graphique n° 2: Comparaison du traitement de sept chefs mossi
20 000
18 000
16 000
14 000
12 000
10 000
8 000
6 000
4 000
2 000
0
Moogo Naaba
Yatenga
Naaba
Tenkodogo
Naaba
Baloum
Naaba
Widi Naaba
Kaya Naaba
Gounga
Naaba
Solde en francs (année 1920)
Source : Rapport politique et administratif du 2e trimestre 1920, colonie de Haute-Volta, doc. cit.
70
« Rapport annuel politique et administratif. Année 1924 », colonie de Haute-Volta, doc. cit.
352
Le résultat est frappant. Le Tenkodogo Naaba qui dispose de la préséance sur tous les
autres chefs passe loin derrière ses cadets coutumiers. Sa solde est effectivement dix fois plus
basse que celle de son « petit frère », le Moogo Naaba de Ouagadougou. Elle est équivalente à
celle des « ministres » du roi, le Baloum et le Widi Naaba. Le nivellement se fait donc en
vertu de la hiérarchie administrative qui fait de ces trois naaba des chefs de province. Enfin,
nous voyons que le niveau de rémunération du naaba de Kaya, indépendant de Ouagadougou
à l’époque précoloniale, est pratiquement au même niveau que celui du Gounga Naaba ou du
Kamsaogo Naaba qui sont les deux kug zindba les moins bien payés71.
Bien sûr, ces chiffres ont évolué avec le temps. L’écart entre l’ancienne position
protocolaire des chefs et leur traitement officiel s’est sensiblement comblé, mais il reste
toujours important à la fin des années 1920. En 1927 par exemple, le Moogo Naaba touche
une solde environ trois fois plus élevée que son homologue du Yatenga quand le rapport était
de un à cinq en 192072. Ces inégalités dont bénéficie largement Naaba Koom II sont
directement liées à la forte centralisation administrative à Ouagadougou. Mais elle s’explique
aussi par le fait que l’Administration est convaincue que les chefs les plus aptes à se
moderniser, ceux qui sont les plus prometteurs, se trouvent dans la ville. Enfin, l’écart est
encore plus important lorsqu’il s’agit de comparer les soldes des chefs de province et celles
des chefs de canton. Dans le cercle de Ouagadougou par exemple, les chefs de canton
perçoivent entre 480 et 360 francs annuels en 1920. Dans le cercle de Ouahigouya en
revanche, ils sont sensiblement mieux payés, mais ne disposent que de 960 à 600 francs par
an, solde qui est néanmoins très supérieure aux autres chefs non mossi du territoire73. Cette
différence entre les naaba et leurs « homologues » non mossi s’explique par les clichés qui
tendent à donner des sociétés de l’Ouest-Volta en particulier une image péjorative : celle de
populations moins bien organisées que leurs voisins du Plateau Central, et dont les chefs
disposeraient globalement d’une autorité moins bien assise sur leurs sujets. Pour toutes ces
raisons, ils sont bien souvent considérés comme moins aptes à accompagner la colonie sur la
voie de sa mise en valeur, et perçoivent par conséquent un salaire inférieur.
Cette question des traitements est d’autant plus importante qu’elle conforte la
prééminence politique de certains chefs sans que l’histoire ancienne ne puisse être appelée à
la justifier. Le cas du Moogo Naaba de Ouagadougou est évident. Le roi dispose des moyens
71
La solde du Kamsaogo Naaba n’apparaît pas dans le graphique. Mais en 1920, elle est de 1.200 francs annuels,
tout comme celle du Gounga Naaba. Le naaba de Kaya touche quant à lui 1.800 francs.
72
Journal officiel de la Haute-Volta, (JOHV), n° 180, 15 avril 1927, p. 132.
73
À titre d’exemple, les plus importants chefs des cercles de Bobo ou de Banfora touchent en 1920 entre 500 et
200 francs annuels environ.
353
financiers qui lui permettent d’entretenir une large clientèle et qui soutient également un train
de vie associant au prestige de sa charge celui de biens matériels comptant pour autant de
symboles de son entrée dans la modernité. La taille de son palais74, l’emploi de matériaux
encore onéreux comme la tôle, contribuent à faire la démonstration de son nouveau rang :
celui de principal intermédiaire coutumier auprès de l’Administration en Haute-Volta. Cette
position prééminente au sein de la société coloniale n’échappe pas au regard d’Hesling qui
juge en 1922 que la « présence d’un Gouverneur aux côtés du Moro-Naba l’a en quelque
sorte élevé » dans la mesure où « il n’est plus le subordonné d’un Administrateur,
Commandant de cercle. Il est en rapports directs et constants avec le chef de la Colonie qui
l’entoure d’égards, le reçoit hebdomadairement avec toute sa suite, le consulte fréquemment
et veille personnellement à ce que toutes ses prérogatives soient respectées ». Le gouverneur
en conclut que ce prestige accru du Moogo Naaba fait de lui non plus un simple « personnage
de cercle », mais une « autorité de gouvernement » dont le rayonnement épouse pratiquement
l’ensemble du territoire voltaïque75. Cette position centrale qu’occupe la Cour de
Ouagadougou s’exprime à travers de nouveaux signes extérieurs de richesse et de prestige qui
contrastent fortement avec la modestie de l’appareil symbolique du pouvoir avant la Première
Guerre mondiale76.
Les années de l’entre-deux-guerres sont celles de l’adoption d’une nouvelle mode
vestimentaire qui rompt partiellement avec la culture matérielle antérieure. Une partie des
nouveaux attributs du pouvoir de ces chefs provient en effet des divers cadeaux qu’ils ont
reçus de l’Administration, à commencer par des sabres de cavalerie français ou des bottes en
cuir d’officiers. En 1923, Naaba Koom II, en visite au Soudan français, se voit proposé par
son gouverneur des manteaux brodés de la région que portent aussi les rois du Yatenga et de
Tenkodogo77. Nous trouvons dans l’entourage des chefs, notamment le Baloum Naaba, des
membres de leur famille portant des costumes trois-pièces qui les rapprochent des « évolués »,
ces Africains instruits dans les écoles françaises, souvent détenteurs d’emplois administratifs
74
En 1920, des travailleurs prestataires sont mis à la disposition des naaba de Ouagadougou afin d’améliorer
leur logement et de l’entretenir à moindre coût. « Rapport d’ensemble sur la situation de la colonie de HauteVolta au 31 décembre 1920 », doc. cit.
75
Lettre du gouverneur de la Haute-Volta au gouverneur général de l’AOF, a/s « Transformation en Cercles des
Subdivisions du Mossi. Koudougou et Kaya », doc. cit.
76
Jusqu’aux années 1920, il ne semble pas que le Moogo Naaba disposait de biens matériels se distinguant par
leur nature de ceux de leurs prédécesseurs avant la conquête. Encore au début du règne de Naaba Koom II, les
déplacements du roi se font à cheval. Les regalia tiennent sur un simple coussin et le sabre en reste l’une des
principales pièces. Le palais est encore modeste et construit avec des matériaux traditionnels (pisé, chaume, etc.).
L’habillement consiste au port d’un bonnet brodé, d’un ample boubou ainsi que de sandales.
77
Lettre du gouverneur de la Haute-Volta au gouverneur général de l’A.O.F., a/s « Présentation du Moro Naba
au ministre », 14 décembre 1923, ANCI EE 123.
354
et qui ont partiellement adopté un mode de vie occidental. Delobsom, qui compte lui-même
parmi ces évolués, se montre attentif à l’évolution du train de vie des kug zindba. En 1932,
voici comment il décrit l’habitat des chefs de province : « Tous les ministres de l’Empereur
possèdent à l’heure actuelle des maisons très confortables et de magnifiques salons avec des
fauteuils "morris" et chaises pliantes. Ces sièges sont offerts avec empressement aux visiteurs
de quelque considération tandis que des bancs mesurant de 2 à 3 mètres de longueur sont
réservés aux « petits messieurs » (boys, cuisiniers, gardes de cercle, notables, etc…) »78. De
nouvelles modes se créent et, surtout, de nouveaux besoins qui viennent rompre avec le relatif
ascétisme des générations précédentes. Tout ceci explique bien pourquoi les naaba sont de
plus en plus dépendants des sommes qui leur sont versées par l’Administration. La solde, qui
peut être soit supprimée, soit revue à la baisse au cas où la qualité de leur service laisse à
désirer, est plus que jamais un instrument de contrôle aux mains des fonctionnaires coloniaux
en même temps qu’elle peut être une garantie de la participation des chefs à la gestion
administrative du cercle ou de la colonie.
Les nouvelles habitudes prises au sein de la cour royale, en partie alimentées par les
nouveaux circuits de financement induits par le système colonial, sont également à mettre en
rapport avec les multiples transformations que connaît Ouagadougou. À n’en pas douter, les
travaux d’aménagement urbain qu’Hesling y entreprend sont perçus favorablement par la
royauté. Pour Naaba Koom II comme pour ses kug zindba, l’autorité dont ils disposent
procède bien de celle de l’Administration coloniale. Mais Ouagadougou, tout en étant son
centre administratif, ne demeure pas moins la capitale du royaume à la fois dans l’esprit des
naaba mais aussi des sujets. Ceci explique pourquoi Naaba Koom II et ses hauts dignitaires
ont apporté avec engouement un important soutien matériel et humain afin de développer le
chef-lieu. Ceci se comprend d’autant plus aisément que, comme Fourchard l’a montré, les
chantiers laissent intacts les quartiers des grands naaba à commencer par celui du roi79.
mieux, à la différence des premiers temps de la conquête, l’Administration prend en compte la
dimension symbolique des lieux de pouvoir mossi dans ses plans de transformation urbaine.
Ceci transparaît dans l’enquête commandée à Delobsom par l’inspecteur des affaires
administratives Robert Arnaud. Son étude part d’une question simple à savoir où habitait le
Moogo Naaba avant la conquête coloniale. Cette brève notice historique rappelle la brutale
révolution symbolique qui a vu un haut lieu du pouvoir mossi être rasé lors de l’édification
d’un camp de Tirailleurs sénégalais et d’un immeuble à Rimvuusé (littéralement « le repos du
78
79
Delobsom A.D.D., L’Empire…, op. cit., p. 112.
Fourchard L., De la ville coloniale à la Cour africaine…, op. cit., p. 62.
355
Roi »)80. À bien regarder le plan de la ville de Ouagadougou des années 1920, les principales
modifications concernent les environs de la Place d’Arme de la ville et laissent le palais du
Moogo Naaba à l’écart des grands chantiers81.
La physionomie de la ville est révélatrice de l’alliance de circonstance établie entre le
gouvernorat, la mission catholique et la royauté. Ces trois pôles d’autorité sont en effet
mobilisés pour l’administration de la colonie ; ils voient leurs principales installations en ville
se côtoyer et être liées par la circulation presque quotidienne de leurs animateurs. Cependant,
Ouagadougou n’est pas le seul centre urbain à se développer au cours de l’entre-deux-guerres.
Fourchard a en effet montré comment s’est construite cette rivalité entre Ouagadougou qui
s’impose durablement comme le centre nerveux de l’administration de la Haute-Volta et Bobo
qui s’impose comme son cœur économique82. Nous nous souvenons qu’au moment de la
création de la colonie, Hesling disait souhaiter éviter que le territoire ne se dote de plusieurs
centres urbains possiblement concurrents. L’évolution de l’histoire urbaine en Haute-Volta ne
lui a pas tout à fait donné raison. Les Européens présents sur le territoire, s’ils sont peu
nombreux, sont cependant des acteurs économiques influents et influent sur son évolution
urbaine. La ville de Bobo a précisément l’avantage de se trouver sur une route commerciale
dynamique en lien avec la Côte-d’Ivoire. Cette position stratégique en fait un site idéal pour
l’implantation de maisons de commerce, d’autant plus que cette partie de la Haute-Volta est
celle qui offre les meilleures conditions climatiques pour le développement de l’agriculture, et
notamment celui de la culture cotonnière, du latex et du karité. En 1926, c’est-à-dire au
moment où Ouagadougou et Bobo deviennent des communes mixtes de premier degré83, la
seconde est reconnue par le Gouvernorat comme le « centre le plus commerçant de la Haute-
80
Questionnaire de R. Arnaud adressé à A. Dim Delobsom, 27 janvier 1930, ANF 8V 338.
Le palais du Moogo Naaba, qui sera réfectionné à plusieurs reprises, se situe au sud du cœur de la ville, soit à
quelques mètres de la mission catholique. Anne Ricard souligne qu’à la suite du zonage initié par Hesling, les
activités de la ville se sont polarisées autour de quatre centres qui sont, outre le quartier du Moogo Naaba, celui
de la mission, du Cercle et enfin celui du palais du gouverneur. Cf. Ricard Anne, « L’invention d’une capitale
coloniale : Ouagadougou de 1919 à 1932 », in Clio en Afrique, n° 7, printemps 2002, p. 13,
http://www.cemaf.cnrs.fr/IMG/pdf/7-clio.pdf
82
Fourchard L., De la ville coloniale à la Cour africaine…, op. cit.
83
Ce statut s’inscrit dans le cadre plus vaste de la politique de décentralisation mise en œuvre par Hesling. Il a
été créé en 1884 avec pour premier terrain d’expérimentation le Sénégal. Il est octroyé aux deux villes voltaïques
eu égard à l’accroissement de leur population mais aussi afin d’anticiper leur décollage économique dont on
pense alors qu’il est fortement lié au prolongement de la voie ferrée de Côte-d’Ivoire. Ce statut permet de former
un Conseil communal qui dispose d’un budget propre. Ceux de Ouagadougou et Bobo sont nettement dominés
par les Européens, et en particulier par le milieu des grands commerçants. Il est présidé par un administrateurmaire européen assisté de quatre notables citoyens français et autant de notables sujets français. Tous les
membres sont désignés par le gouverneur. L’expérience de l’érection en commune mixte ne dure que dix ans,
puis est remis à l’ordre du jour en 1950.
81
356
Volta »84. Du point de vue économique, la capitale du Moogo Naaba se trouve en situation de
relégation, en marge des circuits commerciaux les plus importants, situation qui ne paraît pas
devoir évoluer tant que le chemin de fer de Côte-d’Ivoire n’aura pas atteint le pays mossi.
Pour comprendre l’évolution économique de la capitale du Moogo Naaba, il suffit de
rappeler qu’en 1920, Ouagadougou ne compte pas plus de vingt Européens dont une bonne
partie travaille dans l’Administration. La ville ne dispose d’aucune installation industrielle
remarquable si ce n’est les quelques expériences tentées par les missionnaires. Mais
l’historien Claude Sissao montre qu’en 1925-1926, la population européenne croît
sensiblement passant de 20 à 200 habitants tandis que la ville développe ses activités
marchandes parallèlement à l’essor des cultures de rente85. Le dynamisme de la Compagnie
française de l’Afrique occidentale (CFAO), détentrice de nombreuses propriétés foncières à
Ouagadougou, est là pour le rappeler86. Au tout début des années 1930, Ouagadougou qui a
gagné le surnom de « bancoville »87, semble tout avoir d’une petite ville occidentalisée. Elle
peut ainsi s’enorgueillir d’abriter un hippodrome, un hôpital, un modeste terrain d’aviation
ainsi que son « Bois de Boulogne » aujourd’hui appelé Bangr’weeogo.
Cependant, dans le même temps, Ouagadougou perd globalement des habitants. Entre
1919 et 1926, sa population africaine aurait chuté de 37% passant de près de 20.000 âmes à
environ 12.00088. Selon Skinner, cette baisse serait due aux stratégies de fuite mises en œuvre
par des populations qui tentent d’échapper au travail forcé. La centralisation administrative à
Ouagadougou, son rayonnement à l’échelle d’un territoire de plus de 250.000 km², son image
de vitrine de la mise en valeur de la colonie a donc des revers qui ne vont pas dans le sens des
intérêts de la royauté. En effet, les kug zindba sont non seulement des chefs de province mais
aussi de quartier. Leur autorité repose en partie sur le nombre de sujets qu’ils ont sous leur
autorité. Laurent Fourchard montre que, dans la période, leur clientèle ainsi que leur parentèle
se seraient accrues à l’échelle de leur quartier. Mais la fuite d’une partie non négligeable de
leurs sujets, y compris ceux vivant hors de leurs quartiers, leur installation parfois définitive
dans des espaces lointains comme la Gold Coast britannique, constitue une source
d’affaiblissement potentielle de l’autorité de ces chefs et une douleur face à ces départs.
84
« Rapport annuel politique et administratif » pour l’année 1926, colonie de Haute-Volta, 1er Bureau, ANS 2G
26/16.
85
Sissao Claude, « Évolution institutionnelle et développement économique de Ouagadougou (1926-1956) », in
Hien P. C. et Compaoré M., Histoire de Ouagadougou…, op. cit., p. 195.
86
Fourchard L., De la ville coloniale à la Cour africaine…, op. cit., p. 130.
87
Ce sobriquet qui n’a en réalité rien de très valorisant fait allusion au matériau sommaire avec lequel la plupart
des habitations sont encore construites à cette époque.
88
Sissao Claude, « Évolution institutionnelle… », op. cit., p. 184.
357
Nous allons voir qu’à bien des égards, la place stratégique occupée par les chefs dans
la politique de mise en valeur du territoire entraîne bien des effets pervers pour la royauté qui
se voit contrainte de faire peser sur ses sujets une pression économique toujours plus grande,
appuyée bien souvent par des mesures coercitives entraînant à leur tour d’importants
mouvements migratoires.
La royauté mobilisée pour la « mise en valeur » de la colonie
Les malentendus autour du recrutement de la main-d’œuvre voltaïque
Pour une grande part des sujets africains, la politique de mise en valeur s’est traduite
par une pression supplémentaire portant non seulement sur une augmentation plus que
sensible des impôts et diverses taxes, mais également sur la réquisition de travailleurs. La loi
de finance de 1900 étant toujours en vigueur, les territoires coloniaux doivent assurer les
conditions de leur décollage économique avec leurs propres moyens pour l’essentiel. Pour le
cas de la colonie enclavée qu’est la Haute-Volta, la dynamisation de son économie repose
aussi bien sur l’amélioration des moyens de transport, et donc d’écoulement de la production,
que sur l’amélioration des rendements agricoles. Hesling, dans la lignée définie par Sarraut en
1921, entend ainsi faire de la Haute-Volta un grand producteur de coton, capable d’écouler
facilement sa production dans la sous-région et, bien sûr, en Europe89. L’aménagement des
infrastructures de transport tout comme l’extension de la culture cotonnière sont dévoreurs
d’hommes et de femmes. Le travail est très faiblement mécanisé, pénible. Mais qu’importe,
Sarraut comme bien d’autres avec lui sont persuadés que la Haute-Volta peut relever le défi
de la mise en valeur car, comme il le fait savoir en 1921, il est possible de faire appel à son
« abondant réservoir de main-d’œuvre »90. C’est effectivement au cours de l’entre-deuxguerres que les pays voltaïques gagnent leur réputation de source inépuisable de travailleurs.
Il est vrai que la densité y est forte, particulièrement en pays mossi. Cependant, les
recrutements de Tirailleurs au cours de la Première Guerre mondiale ont clairement montré
89
L’essor de la culture du coton n’est pas une question intéressant uniquement Hesling. L’industrie textile
française, fortement dépendante de l’importation de coton étranger fonde de grands espoirs de production en
AOF, et en particulier au HSN au tout début du XXe siècle. Dans les années 1920, cette industrie, soutenue par
l’État, entend développer cette culture en AOF et en particulier en Haute-Volta. Sarraut accorde à cette culture
une attention particulière lorsqu’il soumet son plan de mise en valeur des colonies au Parlement. Cf. Marseille J.,
Empire colonial et capitalisme français…, op. cit. pp. 247-261 et Schwartz Alfred, « La politique coloniale de
mise en valeur agricole de la Haute-Volta (1919-1960) », in La Haute-Volta coloniale…, op. cit., pp. 268-269 .
90
Propos de Sarraut cité in Cordell D. D., Gergory J. W., Piché V., Hoe and Wage…, op. cit., p. 81.
358
les limites de ce potentiel ; ils ont aussi apporté une lumière crue sur les excès d’optimisme
dont ont fait preuve ceux, hommes politiques, administrateurs ou officiers, qui ont cru pouvoir
obtenir des sociétés voltaïques une mobilisation massive et sans faille. Mais dans les années
1920, les autorités à Dakar comme à Ouagadougou pensent que le contexte de la mise en
valeur est radicalement différent. Cette fois-ci, les Africains auront à travailler pour euxmêmes. Si les Tirailleurs combattaient au loin pour un conflit dont les ressorts pouvaient leur
paraître obscur, ils auront désormais à travailler pour leur avenir dans un environnement
africain. Pour que le recrutement de la main-d’œuvre se déroulent dans les meilleures
conditions, il suffit de trouver les médiateurs les plus efficaces afin de relayer ce message
auprès des populations.
Dans ce contexte, les chefs mossi sont appelés à jouer un rôle important. Tout d’abord
parce que la vision des institutions politiques « coutumières » a changé à Dakar. Merlin n’y
voit en effet plus des « féodaux » arriérés auxquels il convient de livrer un combat sans merci.
Il les considère davantage comme une élite gagnée aux impératifs du progrès social et
économique tout en restant les plus en phase avec la mentalité des sujets africains. Bien
guidés, les chefs pourraient obtenir de leur peuple un effort sans craindre de les voir se
révolter91. Ces espoirs paraissent particulièrement fondés en pays mossi. Car ce n’est pas
seulement l’image de la chefferie qui a changé à Dakar, mais ce sont les chefs eux-mêmes.
L’exemple du Baloum Naaba Tanga l’illustre à merveille. S’il n’est pas représentatif de tous
les chefs mossi et encore moins voltaïques, il est cependant la preuve que, peu de temps avant
la Première Guerre mondiale, des chefs ont su faire évoluer leur façon d’exercer leur pouvoir.
Tout en préservant l’essentiel, c’est-à-dire le naam, le Baloum Naaba a su s’adapter aux
nouvelles exigences imposées par les autorités européennes. Dans les années 1920, ce kug
zindba fait partie de ceux qui ont parfaitement saisi les enjeux de la mise en valeur. À plus
d’un titre, cette personnalité est inclassable. S’il peut être rangé dans la catégorie des élites,
non seulement en raison de l’autorité dont il dispose, mais aussi de son capital de savoir à la
fois ancien et nouveau, Naaba Tanga peut en revanche difficilement être taxé soit de chef
« traditionnel », soit d’ « évolué ». Selon nous, il est les deux à la fois. Il est par conséquent le
résultat d’un straddling social, c’est-à-dire d’un chevauchement de statuts qui rend la frontière
entre anciennes et nouvelles élites particulièrement poreuse92. Par son parcours, ce chef de
91
Conklin Alice L., A mission to Civilize…, op. cit., pp. 194-195.
Jean-François Bayart, évoquant le cas des sociétés africaines contemporaines, estime que les acteurs sociaux
« chevauchent sans arrêt les secteurs arbitrairement circonscrits de la tradition et de la modernité » et se
demande s’ils ont « claire conscience de leurs frontières ». Le cas du Baloum Naaba comme d’autres chefs que
92
359
province a transgressé les cadres mentaux partagés par les administrateurs coloniaux qui ont
voulu y voir un chef « traditionnel » sans cerner les mutations en œuvre au sein de la Cour
royale. Ces mutations sont le résultat direct de la fonctionnarisation des chefs et de toutes les
procédures de décharge qui en découlent. Sans être pleinement reconnu par les autorités
légales, ce type de naaba s’est vu délégué certaines tâches normalement attribuées à des
agents patentés de l’Administration. L’État colonial s’est trouvé renforcé en pays voltaïque, et
le « ministre » a pu cumuler plusieurs registres de légitimité qui lui ont ouvert les portes du
Conseil d’Administration, de la mission où il se sent manifestement à l’aise, et du
Gouvernorat qui sollicite régulièrement ses services93.
C’est justement par « décharge » que le pouvoir colonial entend mobiliser la force de
travail voltaïque. Par l’entremise de chefs afin d’éviter tout débordement social, toute fuite de
manœuvres dans des territoires « étrangers » comme la Gold Coast. La tâche qui attend la
plupart des chefs paraît immense, presque insurmontable. Entre 1920 et 1932, l’impôt de
capitation, pesant pour près de 80% des recettes de la colonie, aurait connu une augmentation
annuelle de 13% en francs constants passant de 5 à 36 millions de francs94. Il est facile
d’imaginer les difficultés que rencontrent la plus grande partie des administrés à se procurer la
somme requise en argent. D’autant plus qu’au cours de la décennie, de nombreux rapports
administratifs signalent une raréfaction monétaire non seulement en Haute-Volta, mais plus
généralement en AOF. Le paiement de l’impôt est en grande partie lié à l’opportunité qu’ont
les paysans d’accroître leur production afin d’écouler les surplus sur les marchés où ils
pourront obtenir la monnaie française tant recherchée. L’accroissement de la production, dans
la mesure où elle dépend encore peu de l’utilisation d’intrants permettant de fertiliser les
terres, ou de matériel agricole mécanisé, repose donc en grande partie sur les bras disponibles.
Or, la demande d’intensification de la production en Haute-Volta parallèlement à l’envoi
toujours plus massif de jeunes hommes sur les chantiers économiques de la Côte-d’Ivoire
paraissent incompatibles. Ce double effort demandé aux Voltaïques s’avère être un lourd
fardeau. Non seulement pour les populations rurales, mais aussi pour les chefs qui les
encadrent. Ajoutons que l’accroissement de l’impôt contribue à rendre les paysans voltaïques
davantage tributaires du mode de culture encouragé par l’Administration. En effet, Hesling
nous évoquerons plus loin vont tout à fait dans ce sens. Cf. Bayart Jean-François, L’Etat en Afrique : la politique
du ventre, Paris, Fayard, 1989, p. 31.
93
Sur cette notion wébérienne de « décharge » et les rapports avec le chevauchement des sphères publiques et
privées dans un sens de renforcement de l’État, voir Bayart J.-F., Le Gouvernement du monde : une critique
politique de la globalisation, Paris, Fayard, 2004, pp. 70-71 et Hibou Béatrice (dir.), La Privatisation des États,
Paris, Karthala, 1999.
94
Cordell D. D., Gergory J. W., Piché V., Hoe and Wage…, op. cit., p. 78 et Duperray A., « La Haute-Volta
(Burkina Faso) », in Coquery-Vidrovitch C. et Goerg O., (dirs.), L’Afrique occidentale…, op. cit., p. 272.
360
entend développer les cultures de rente au détriment des cultures vivrières. Dans les années
1922-1923, les autorités coloniales appellent ainsi les Voltaïques à cultiver sur les « champs
du commandant » par recours au travail forcé95. L’augmentation des impôts contribue à
pousser les Voltaïques à faire évoluer leurs méthodes culturales tout en espérant développer
chez eux le goût de l’argent.
À la suite de D.D. Cordell, J.W. Gregory et V. Piché, nous pourrions regrouper les
principaux demandeurs de main-d’œuvre en trois catégories. La première concerne la HauteVolta et les travaux liés à l’aménagement des villes de Ouagadougou et de Bobo ou encore à
l’édification d’un réseau routier assez dense. La deuxième concerne avant tout les chantiers
ferroviaires du Thiès-Kayes et du Dakar-Niger, ainsi que celui de la Côte-d’Ivoire. Enfin, une
troisième catégorie peut regrouper la demande du secteur privé, à commencer par les maisons
commerciales96, la mission catholique ainsi que les planteurs et compagnies forestières
françaises établies en Côte-d’Ivoire97. Au cours des années 1920, les territoires côtiers du
Sénégal et surtout de la Côte-d’Ivoire s’imposent comme les principales régions réceptrices
de travailleurs voltaïques98. Les chiffres sont éclairants : entre 1919 et 1924, le chantier du
Thiès-Kayes emploie près de 25.000 Voltaïques qui y sont acheminés via Bamako. Le chemin
de fer de la Côte-d’Ivoire, dont les travaux sont suspendus en 1912 avant de reprendre dix ans
plus tard, a bénéficié de l’apport d’environ 61.000 Voltaïques entre 1921 et 1932. Dans les
deux cas, la part des Mossi peut être estimée à près de 50% ce qui est conforme à leur poids
démographique en Haute-Volta d’après les données statistiques de source coloniale99.
La ponction démographique qui en découle paraît aussi difficilement supportable pour
les populations que celle induite par les recrutements militaires. Il importe d’ailleurs de noter
que, non seulement les levées de Tirailleurs continuent d’être entreprises au cours de la
95
Dans un premier temps, ces travailleurs ne sont pas payés. L’Administration considère que les Voltaïques
concernés s’acquittent simplement des prestations qui leur sont demandées. Celles-ci, comme par le passé, se
signalent par un nombre total de journées de travail à fournir à l’appel des commandants de cercle. Ce nombre
est calculé par canton. Il peut varier de six à dix jours comme c’est le cas à Koudougou par exemple. Nous
voyons que la répartition de ces journées de travail n’est pas sans rappeler le principe qui prévaut lors de la levée
de l’impôt de capitation. Cf. Cordell D. D., Gergory J. W., Piché V., Hoe and Wage…, op. cit., pp. 63 et 81.
96
Il s’agit notamment de la Société commerciale de l’Ouest africain (SCOA), de la maison Maurel et Prom en
Haute-Volta et de la Société forestière de Côte-d’Ivoire (CFCI).
97
Le secteur privé a recours au travail libre par contrat. Peu développé au tout début des années 1920, il finit par
prendre de l’importance au cours de la décennie. Entre 1924 et 1928, le nombre de contrats passe de 1.400 à
20.000 par an avant de décroître les quatre années suivantes. Cependant, les effectifs fournis dans le cadre du
travail contractuel ne satisfont pas les besoins exprimés par le secteur. Ceci explique que le travail forcé soit
maintenu. Le travail libre a cependant pour avantage de fournir des travailleurs employés sur une plus longue
période et de façon plus régulière. Cordell D. D., Gergory J. W., Piché V., Hoe and Wage…, op. cit., pp. 69-71.
98
Sur les migrations de travail des Voltaïques en Côte-d’Ivoire, voir en particulier Mandé Issiaka, Les
migrations de travail en Haute-Volta (actuel Burkina Faso) : mise en perspective historique (1919-1960), thèse
de doctorat en histoire, Université Paris VII, 1997, 391 p.
99
Cordell D. D., Gergory J. W., Piché V., Hoe and Wage…, op. cit., p. 70.
361
période, mais qu’une partie des hommes incorporés dans l’Armée sont réquisitionnés en
qualité de travailleurs100. Pourtant, en 1920, Hesling semble ignorer les inconvénients de cette
pression. Il se berce d’illusions lorsqu’il écrit au gouverneur général que les Mossi se seraient
partout « révélés disciplinés, laborieux, d’un rendement au travail très supérieur à la
moyenne de leurs congénères des colonies voisines », et qu’ils manifesteraient un véritable
goût pour le travail au loin101. Le temps où les Mossi passaient pour des êtres « paresseux » et
« casaniers » semble désormais lointain. En réalité, la plupart des hommes n’acceptent pas de
gaîté de cœur d’aller travailler loin de leur foyer, loin de leur village où ils ont bâti toute leur
vie sociale. La note du Gouvernement général que nous avons citée plus haut paraît donc
traduire un excès d’optimisme qui est proche de celui affiché pendant la Grande Guerre par
les autorités militaires lors des recrutements.
Tous les espoirs de l’Administration reposent sur la solidité de l’armature hiérarchique
mossi et surtout sur la loyauté et l’efficacité des naaba. Dans les années 1920, ces chefs
donnent dans l’ensemble pleine et entière satisfaction. Les plus importants d’entre eux, nous
pensons à Naaba Koom II et ses kug zindba, font même preuve d’un zèle surprenant. Ils
parviennent généralement à réunir les contingents dans les délais, et parfois en plus grand
nombre que prévu. En 1921 par exemple, l’Administration se dit satisfaite de la levée
d’environ 5.000 Voltaïques destinés au Thiès-Kayes. Le cercle de Dédougou, où les traces de
la révolte de 1915 sont encore vivaces, a pourtant fourni le plus gros contingent avec 1.200
hommes contre 600 pour Ouagadougou, Tenkodogo et Ouahigouya. Le fait mérite d’autant
plus d’être rappelé qu’au même moment, les paysans craignent de souffrir de mauvaises
récoltes102. Deux ans plus tard, un autre rapport donne des travailleurs en partance pour le
Sénégal et la Côte-d’Ivoire une image qui n’est pas sans rappeler celle du soldat français de la
Grande Guerre censé partir « la fleur au fusil » sur le front. Il fait état de 4.500 hommes
rassemblés pour le Thiès-Kayes partant joyeusement pour six mois accompagnés « de
musiciens et de cuisinières grâce auxquelles la nourriture accoutumée pourra leur être
100
En 1919 est adoptée une loi de conscription en AOF qui accroît considérablement la force d’active des
Tirailleurs sénégalais en rendant le service universel. En 1920, l’effectif que comptent les troupes levées en AOF
est évalué à 55.000 hommes. Une bonne partie des Africains sont incorporés dans la deuxième portion du
contingent au sein de laquelle sont réquisitionnés des travailleurs dont la prestation est fixée à deux ou trois ans.
Pour les trente années à venir, les Voltaïques représentent environ 20% des hommes mobilisés en AOF dont plus
d’un quart provient du cercle de Ouagadougou. Ceux qui appartiennent à la deuxième portion et qui peuvent
donc être engagés sur des théâtres d’opérations en cas de conflit, sont largement regroupés dans des brigades de
travail et acheminés sur des chantiers économiques tel le Thiès-Kayes. Echenberg Myron J., Les Tirailleurs
sénégalais en Afrique occidentale française…, op. cit., pp. 93-112.
101
Note de M. Olivier, secrétaire général du Gouvernement général de l’AOF, août 1920, ANS 10G 8/107.
102
« Rapport politique du 3ème trimestre 1921 », colonie de Haute-Volta, Ouagadougou, ANS 2G 21/13.
362
donnée »103. Mais la réalité finit par filtrer des multiples rapports produits pour le
Gouvernement général. Les autorités à Ouagadougou doivent admettre que les nombreux
recrutements de manœuvres destinés aux chantiers ferroviaires sont « source de malaise du
point de vue politique » et précisent que les Voltaïques – dont les Mossi – « ne se soumettent
que très difficilement à ce travail pour l’extérieur »104. Les raisons sont assez simples. Tout en
revenant sur l’optimisme affiché des débuts, les administrateurs de la colonie savent bien que
les conditions de travail des Voltaïques sont particulièrement difficiles, ce qui vaut du reste
pour leurs homologues du reste de l’AOF. Dans un rapport daté de 1923, il est fait mention du
décès de près de 1.000 jeunes travailleurs sur le Thiès-Kayes. Le climat de la Côte-d’Ivoire,
en particulier dans la lagune, combiné à la rigueur du travail entraîne un taux de morbidité
assez élevé pour les hommes venus de la Boucle du Niger. D’autant plus que dans la plupart
des cas, ces travailleurs ont accompli à pied le trajet qui les a conduits dans la colonie
côtière105. Fragilisés, les Voltaïques succombent plus facilement aux diverses maladies
auxquelles ils sont confrontés dans leur nouvel environnement.
D.D. Cordell, J.W. Gregory et V. Piché ont montré que les migrations de travail des
Mossi ne sont pas tout à fait comparables aux autres. Les chefs, pleinement intégrés dans les
procédures de recrutement, participent fortement à l’encadrement des travailleurs-migrants. À
la différence d’autres peuples, les Mossi ne voyagent jamais seuls mais pratiquement toujours
groupés106. Citant une analyse faite par Robert Delavignette en 1939, ces historiens ont
souligné la solide organisation des Mossi qui, une fois arrivés sur place, se donnent des chefs
pour les commander. Ces derniers ne sont pas nécessairement détenteurs du naam. Ils sont
bien souvent choisis parmi d’anciens migrants qui ont acquis une certaine expérience dans la
colonie d’accueil. De retour de Haute-Volta, ces chefs entretiennent des liens étroits avec les
naaba de ligna

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