Le collectionneur. Résumé (15.10.13)

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Le collectionneur. Résumé (15.10.13)
Entre sphère privée et domaine public, le collectionneur passeur de patrimoine :
A l'occasion de cette séance portant sur la question des processus d'élaboration et de
transmission de notre patrimoine, j'ai souhaité m'interroger sur la figure du collectionneur comme
passeur problématique de patrimoine, à l'occasion notamment de legs ou de dons effectués au
bénéfice d'institution publiques. De tels exemples posent la question de l'adéquation entre les
motivations individuelles à l'oeuvre derrière le legs ou le don d'une collection privée et les grandes
lignes d'une politique patrimoniale supposée reposer sur un certain consensus collectif. La
pertinence et la légitimité d'une telle méthode de transmission peuvent à juste titre être
questionnées. Il s'agit donc de se demander à quelles conditions un ensemble patrimonial peut et
doit intégrer ces ensembles hybrides et problématiques que sont les collections privées.
Je précise que j'entends par « collections privées » des ensembles d'objets repérés,
sélectionnés et acquis par une personne à caractère privé, sans mandat de la part d'une institution
représentative de l'Etat ou de la nation. Enfin, rappelons que legs et donation sont des actions
similaires, « issues de la volonté d'un individu ou d'une association de faire bénéficier un
établissement public de ses biens »1, parfois régis par des clauses spécifiques.
I / Collections privées et musées : panorama historique et chronique d’un divorce annoncé :
Il faut tout d'abord rappeler que la naissance même des musées en France est
intrinsèquement liée au développement des collections privées. Aux yeux de Claude Badet, on peut
même dire que « la constitution de collections est vraisemblablement la première manifestation d'un
souci de conservation et d'étude du patrimoine »2 . Collections de vestiges antiques, de monnaies et
médailles, d'oeuvres d'art ou de spécimen d'histoire naturelle, ces ensembles d'objets réunis par les
« curieux » jouent à partir du 17ème siècle notamment un rôle prépondérant dans la mise en place et
le développement de réseaux de sociabilité savante. Ces espaces publics ou à tout le moins semipublics que constituent les cabinets ouverts aux savants, aux érudits et aux lettrés, structurent
véritablement le champ du savoir. Si la collection privée, aux 17ème et 18ème siècles, reste donc un
espace privé, elle n'en est pas moins pensée et conçue dans la perspective d'une consultation élargie.
De la prise en compte de cet horizon de réception à la démarche de dépossession qui vise à faire
d'une collection un espace accessible au plus grand nombre, il n'y a qu'un pas que le legs ou la
donation permettent de franchir (1er musée français fondé à Besançon en 1694 à la suite du legs de
l'abbé Boisot).
Jusqu'à la Révolution, la collection privée est donc muséale, par vocation et par destination,
posant par là-même les premiers jalons d'une politique patrimoniale encore balbutiante. Les vagues
de saisie révolutionnaire et l'institution de dépôts va consacrer la main-mise de la nation sur des
objets – livres, tableaux, monnaies – désormais confondus avec un patrimoine qu'il s'agit de
transmettre aux générations futures. C'est le début du divorce entre les musées, dès lors investis
d'une mission de consolidation de la toute jeune République, dans une perspective messianique, et
les collections privées, dépouillées de ce qui faisait leur légitimité.
Deux tendances de fond accentuent au cours du 19ème siècle ce gouffre qui sépare
désormais les musées, lieux privilégiés de monstration du patrimoine, et les collections privées ; on
note en effet l'émergence d'un double mouvement de démocratisation et d'hyperspécialisation, qui
fait voler en éclat le modèle de la collection universaliste aristocratique.
II/ La collection privée au 19ème siècle, repli sur la sphère intime et contre-patrimoine :
1
2
Claude Badet dir., Musées et patrimoine, Paris, Editions du CNFPT, p 99.
Ibid., p 14.
Le terme de patrimoine en vient progressivement à désigner l'ensemble des biens dont la
valeur artistique, historique ou symbolique justifient que l'Etat s'en fasse le garant et les transmette
aux générations futures. La collection privée va quant à elle tourner le dos à cet espace public pour
se développer dans le secret et l'intimité du lieu d'habitation, sous la seule impulsion et pour le seul
plaisir d'un sujet-collectionneur tout-puissant laissant libre cours à sa subjectivité (voir analyses de
Krzysztof Pomian et de Jean Baudrillard). A l'inverse du musée démocratique moderne, dont la
diffusion au 19ème siècle consacre le triomphe d'une idéologie démocratique investissant le
patrimoine d'une vocation pédagogique, la collection privée s'élabore en adéquation avec les goûts
singuliers, la fantaisie, les idiosyncrasies de son propriétaire. C'est ce qui explique selon Bertrand
Bourgeois la prolifération de véritables « maisons-musées » (on pense au musée Jacquemart-André
ou à la maison de Gustave Moreau).
Cette méfiance élitiste à l'égard d'un patrimoine national et démocratique s'inscrit en fait
dans un phénomène plus large de repli sur l'intérieur, stimulé par l'essor progressif des arts
décoratifs, et commenté notamment par Walter Benjamin. Dans l'espace clos et protégé de sa
collection, l'individu cesse d'être soumis à des logiques socio-professionnelles qui ne dépendent pas
de lui et qui lui échappent : grand ordonnateur de son propre « système des objets », il supprime la
frontière entre espace de vie et espace de représentation en faisant de son environnement un
spectacle permanent.
Plus encore, le collectionneur entend faire acte de créateur, et élève son musée personnel au
rang d'oeuvre d'art. Le choix des objets, leur disposition, l'attention portée à l'harmonie des couleurs
et des motifs, tout concourt à transformer la collection en une réussite d'ordre esthétique (voir
extrait du Journal des Goncourt).
III/ Le collectionneur inventeur de patrimoine, la collection privée comme facteur de
redéfinition des limites patrimoniales :
Il faut maintenant s'interroger sur les motivations qui peuvent pousser à transmettre sa
collection, non dans le cadre familial et privé, mais bien dans celui d'institutions publiques,
notamment des musées ou des bibliothèques. Rappelons que, par métonymie, la collection renvoie
toujours au collectionneur, dont elle marque en quelque sorte le prolongement matériel. Dans cette
perspective, le don et le legs pourraient correspondre à la fois à la hantise de la dispersion et à
l'espoir d'une reconnaissance collective.
La dispersion est en effet particulièrement redoutée des collectionneurs, qui y voient une
forme de démembrement ; la vente publique constitue à cet égard une expérience proprement
traumatisante. Or, les musées peuvent avoir vocation à accueillir des collections privées tout en
préservant leur intégrité, voire à leur attribuer un espace privilégié qui consacrera, par-delà la mort
du collectionneur, la spécificité de ses travaux.
Par ailleurs, la perspective de voir sa collection partie prenante du patrimoine national
permet d'y voir, non pas une dépossession, mais bien une forme de sacre posthume, la nation toute
entière adoubant en quelque sorte les recherches auxquelles le collectionneur a voué sa vie. Voir le
cas du don Paul Lacroix à la bibliothèque publique de Montpellier entre 1879 et 1884.
Pour finir, soulignons le rôle de précurseur endossé par certains collectionneurs qui n'ont pas
hésité à se pencher sur des catégories d'objets, des époques ou des sujets délaissés par les
institutions patrimoniales de leur temps. Pensons aux Goncourt et à leur rôle dans le regain d'intérêt
que connut le 18ème siècle français, ou aux collectionneurs de faïence, qui élevèrent l'artisanat d'art
à une forme de dignité encore inédite. Par leurs dons, les « amateurs » contribuent ainsi à redéfinir
en permanence les contours de notre patrimoine, et à en questionner la pertinence.