Anthropologie de la morale et de l`éthique
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Anthropologie de la morale et de l`éthique
Anthropologie de la morale et de l’éthique Raymond Massé Anthropologie DE LA MORALE ET DE L'ÉTHIQUE Raymond Massé Anthropologie DE LA MORALE ET DE L'ÉTHIQUE Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des Arts du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de publication. Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada pour nos activités d’édition. Maquette de couverture : Laurie Patry Mise en pages : In Situ © Presses de l’Université Laval. Tous droits réservés. Dépôt légal 4e trimestre 2015 ISBN 978-2-7637-2637-3 PDF 9782763726380 Les Presses de l’Université Laval www.pulaval.com Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque moyen que ce soit est interdite sans l'autorisation écrite des Presses de l'Université Laval. Remerciements J e tiens à remercier chaleureusement Jean Benoist, Sylvie Fortin, Monica Heintz, Jean-Marc Mouillie pour avoir relu et commenté, en tout ou en partie, des versions préliminaires de cet ouvrage. Même si toutes les suggestions n’ont pu être retenues, ces commentaires ont largement contribué à bonifier l’analyse et à nuancer certaines positions. Mes remerciements vont aussi aux nombreux collègues qui ont alimenté ma réflexion au gré de débats souvent passionnants auxquels ils ont participé à l'occasion de conférences et séminaires que j’ai pu présenter au cours des dernières années autour des thèmes abordés ici. L’originalité apparente de la position de tout chercheur demeurera toujours largement tributaire des nombreux échanges stimulants dont il n’a pu tenir le registre, mais qui n’en ont pas moins façonné sa pensée. *** Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération des sciences humaines, dans le cadre du Prix d’auteurs pour l’édition savante, à l’aide de fonds provenant du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. Table des matières Introduction.....................................................................1 PREMIÈRE PARTIE Chapitre 1 Cartographie conceptuelle du champ de la morale et de l’éthique...........................................................................21 1.1 Qu’est-ce que la morale ? ........................................................ 22 1.2 Qu’est-ce que l’éthique ? .......................................................... 24 La morale et l’éthique : deux aptitudes universelles ......... 27 1.3 L’éthos : morale enracinée dans le vécu .................................. 28 1.4 Les moralités ........................................................................... 32 Morale et moralités de sens commun ................................ 34 Morale de sens commun universel (common morality).... 37 Morale et moralités séculières............................................ 39 1.5 Moralisation comme processus de construction de normes. 40 1.6 Qu’entend-on par communauté morale ? .............................. 43 Communauté morale et espaces moraux........................... 45 Mais quelles sont alors les frontières de ces communautés morales ? .............................................................................. 46 VII VIII ANTHROPOLOGIE DE LA MORALE ET DE L'ÉTHIQUE Chapitre 2 Les balises fondamentales de la morale : normes, principes, règles et valeurs morales...................................................51 2.1 Les concepts aux fondements de la morale et de l’éthique.... 52 Qu’est-ce qu’une norme ? ................................................... 52 Quels sont les rapports entre règles, normes et principes ? ....................................................................... 53 Qu’est-ce qu’une valeur ? .................................................... 54 Valeurs et vertus.................................................................. 56 Les valeurs sont-elles, par nature, individuelles ou collectives ? .......................................................................... 56 Quels sont les rapports entre normes et valeurs ? ............ 58 2.2 D’où viennent les normes « morales » ? .................................. 59 Théories sur les origines des normes morales ................... 60 Quand et comment une norme devient-elle morale ? ...... 62 2.3 Approches théoriques des valeurs en sciences sociales ........ 67 Les théories cognitivistes des valeurs................................ 71 Les valeurs sont-elles des réalités empiriques ? ................ 74 Les valeurs sont-elles des « réalités » objectives ? .............. 75 Les valeurs sont-elles des émotions ? ................................ 76 Exemples de la honte, de l’honneur et de la responsabilité...................................................................... 77 2.4 Si les valeurs existent, alors quelles sont-elles ? .................... 80 L’entreprise comparative de Clyde Kluckhohn................... 81 Vers un modèle global de définition du domaine des valeurs........................................................................... 82 Bilan du projet de recherche comparative des valeurs de Kluckhohn et de ses collaborateurs.................................... 84 Les contributions de la psychologie transculturelle.......... 86 Comment reconnaître une valeur comme « morale » ? ...... 89 Conclusion de la première partie.......................................91 IX TABLE DES MATIÈRES DEUXIÈME PARTIE Chapitre 3 Quelques repères historiques de l’anthropologie de la morale......................................................................97 3.1 La morale constitue-t-elle un domaine de recherche en propre pour l’anthropologie ? ............................................................. 98 Quels sont les objets d’étude d’une anthropologie des moralités ? ........................................................................... 100 Comparaison transculturelle des moralités et des « sentiments moraux » ........................................................ 102 Ces composantes de la morale sont-elles des « faits moraux » ? ................................................................. 103 3.2 La morale est-elle indépendante du religieux ? ..................... 105 Confusion entre moralité séculière et religieuse............... 109 3.3 La morale au regard de l’évolutionnisme ............................... 110 3.4 La place de l’individu dans la conception de la société comme système moral ......................................................................... 114 La notion d’obligations morales est-elle incompatible avec toute notion de liberté ? ..................................................... 115 3.5 La morale est-elle un produit de l’évolution humaine ? ........ 117 Le sens moral et les intuitions morales.............................. 118 Les émotions sont-elles à l’origine de la morale ? ............. 119 La morale et la biologie ...................................................... 121 Que nous apprend l’anthropologie de la guerre sur l’émergence de la morale ? ...................................................................... 121 La morale apparaît-elle avec la coopération ? .................... 122 Contre le mutualisme : la théorie du « vernis moral »........ 125 Chapitre 4 L’anthropologie des moralités aujourd’hui........................127 4.1 L’immoralité est-elle réductible au mal ? ............................... 127 4.2 Existe-t-il une notion de personne morale dans toutes les sociétés ? .................................................................................. 130 Personne morale, personnages moraux exemplaires et critique des systèmes de normes...................................................... 134 X ANTHROPOLOGIE DE LA MORALE ET DE L'ÉTHIQUE 4.3 La morale a-t-elle un sexe ? Varie-t-elle selon la position sociale de l’individu ? .............................................................. 136 4.4 La morale repose-t-elle sur un « système logique » de normes et se traduit-elle en pratiques rationnelles ? ....... 141 La morale serait-elle plutôt un système culturel ? ............ 142 La morale constitue-t-elle un savoir logique ? ................... 143 4.5 La morale n’est-elle qu’un sous-continent de la culture ? ..... 147 4.6 Les normes et les vertus sont-elles des balises morales politiquement neutres ? .......................................................... 149 4.7 Les économies peuvent-elles être jugées « immorales » ? ...... 152 L’immoralité de la marchandisation du non monnayable.154 4.8 La morale est-elle une compétence fragile ? .......................... 155 4.9 L’anthropologie de la morale devant la recherche des universaux................................................................................ 158 Quels sont alors ces universaux ? ....................................... 161 Des enjeux méthodologiques aux questions sur la portée des universaux .................................................................... 165 4.10 Dépasser les postulats fondamentaux d’une anthropologie classique de la morale et des moralités................................... 166 Les postulats fondamentaux d’une anthropologie classique de la morale.......................................................................... 167 Conclusion de la deuxième partie......................................173 D’une anthropologie de la morale à une anthropologie de l’éthique................................................................................ 176 TROISIÈME PARTIE Chapitre 5 Éthique, liberté et agentivité............................................181 5.1 Quelle place occupe la question de la liberté dans l’anthropologie de l’éthique..................................................... 183 Alors, de quelle liberté s’agit-il ? Au-delà des idéalisations libérales de la liberté et pour une liberté limitée............... 185 5.2 Liberté ou soumission aux normes ? ...................................... 188 TABLE DES MATIÈRES XI Les limites de la quête de liberté........................................ 189 Mais cette matière première normative suffit-elle pour garantir des pratiques éthiques ? ....................................... 191 5.3 L’éthique n’est-elle pas aussi le lieu de création de nouvelles normativités ? ......................................................................... 192 La spirale de la morale et de l’éthique comme laboratoire.193 5.4 Sujet éthique, subjectivation et problématisation : comment se construisent les subjectivités morales ? ........... 195 En quoi le concept de subjectivation peut-il être utile à l’anthropologie de l’éthique ? ............................................. 197 5.5 Quelle place pour l’agentivité ou comment passer de la liberté à l’action morale ? ...................................................................... 199 Chapitre 6 Conditions d’expression et de reproduction de la compétence éthique..................................................205 6.1 L’agentivité et la réflexivité existent-elles dans les sociétés traditionnelles ? ...................................................................... 205 6.2 Quelle marge de liberté morale dans les sociétés postmodernes ? ....................................................................... 209 6.3 Comment augmenter les compétences du sujet éthique et réduire les limites imposées à sa liberté ? Capabilités et contraintes............................................................................... 213 Capabilités et quête de reconnaissance.............................. 218 6.4 Peut-on parler d’une identité éthique mouvante ou d’une carrière morale ? ........................................................... 219 6.5 L’éthique passe-t-elle par une anthropologie des expériences morales ? ............................................................. 221 6.6 L’éthique comme lieu d’un arbitrage de conflits entre des valeurs ou entre des cadres moraux................................. 223 Les ethnographies de l’arbitrage des normes morales....... 227 Conclusion de la troisième partie......................................231 XII ANTHROPOLOGIE DE LA MORALE ET DE L'ÉTHIQUE QUATRIÈME PARTIE Chapitre 7 Les lieux d’observation de la morale et de l’éthique...........239 7.1 Comment surmonter le défi de la traduction des concepts de morale et d’éthique ? .......................................................... 241 Problèmes d’équivalence linguistique des termes moraux ................................................................................ 243 7.2 La morale est-elle partout et intrinsèque aux pratiques sociales ? .................................................................................. 244 7.3 Faut-il chercher la morale du seul côté du mal fait à autrui ? Entre minimalisme et maximalisme moral ........................... 245 7.4 Faut-il observer l’éthique dans les pratiques quotidiennes au moyen d’une ethnographie de la vie ordinaire ? ............... 248 L’éthique dans les conversations ordinaires et autres interactions discursives....................................................... 250 7.5 L’éthique réside-t-elle dans l’esprit, le langage ou dans l’action ? .......................................................................... 251 7.6 Faut-il chercher l’éthique dans les conflits de valeurs qui émergent lors de moments de crise morale ? ........................ 255 7.7 De l’utilité des scénarios de dilemmes éthiques..................... 259 Scénarios moraux, interactions sociales et temporalité.... 262 7.8 Le portrait moral et l’histoire de vie de personnages moraux..................................................................................... 263 7.9 La morale en mouvement : paniques et croisades morales ... 264 7.10L’éthique et la morale résident-elles dans le raisonnement moral ? ..................................................................................... 267 Chapitre 8 Contributions et limites du relativisme moral...................275 8.1 Qu’est-ce que le relativisme moral ? ....................................... 276 8.2 Le relativisme dans l’histoire de l’anthropologie .................. 278 Émergence du relativisme en anthropologie et en philosophie : le pragmatisme..................................... 279 8.3 Quelles sont les diverses formes de relativisme ? ................. 281 TABLE DES MATIÈRES XIII 8.4 Le constat empirique de l’existence d’une pluralité de moralités suffit-il pour justifier le relativisme moral ? .......................... 282 8.5 Qu’est-ce qui est relatif dans le relativisme ? ......................... 285 8.6 Le relativisme ne sert-il qu’à masquer les variations à l’intérieur d’une société donnée ? ........................................ 287 Et s’il n’y avait pas opposition radicale entre le « moi » et le « je » moral ? ................................................................. 288 8.7 Le relativisme conduit-il à consacrer le statu quo politique et la non-intervention ? .......................................................... 289 8.8 Le relativisme confine-t-il au désespoir ? .............................. 292 Le relativisme doit-il savoir tenir compte des rapports de pouvoir ? ......................................................................... 293 8.9 Quelles critiques du relativisme demandent réponse ? ........ 296 8.10Comment dépasser le relativisme ? ........................................ 300 Conclusion de la quatrième partie.....................................305 Du minimalisme moral communautarien vers un relativisme critique et engagé............................................. 306 Bibliographie....................................................................311 Index .............................................................................337 Introduction I l existe dans toute société des balises permettant de juger des comportements et des pratiques collectives comme étant conformes ou non aux normes sociales partagées par les autres membres de la société. Certaines de ces normes, qualifiées de morales, permettent de juger ces pratiques comme étant conformes au bien, au bon, au juste. En amont de ces balises, se trouvent des valeurs associées à des conceptions de la vie bonne au nom desquelles l’humain peut se positionner, sur le plan éthique, au regard des enjeux de société et de son propre rapport au monde. La morale est donc une composante intrinsèque de la vie sociale et, l’humain étant un animal social, elle est intrinsèque de la vie humaine. Elle définit un espace dans lequel l’humain se sentira légitime de juger, de guider, de convaincre, de dénoncer et de sanctionner. Et ce sera en fonction d’idéaux moraux que l’homme définira les notions de justice, de responsabilité, de solidarité et de dignité qu’il souhaite voir prévaloir dans sa société. Toutefois, dire que la morale est intrinsèque à l’humanité de l’Homme ne signifie pas que tous les hommes soient intégralement moraux ni que toute pratique sociale puisse être évaluée sur une échelle de moralité. Plusieurs pans de la vie intérieure et sociale de l’individu ne sont ni moraux ni éthiques. Une anthropologie de la morale doit ainsi éviter le piège de ramener toute situation sociale de tension, de conflit, de déchirement, de souffrance à des considérations « morales », au risque de masquer et de discréditer tout à la fois leurs dimensions proprement politiques ou économiques. De même, toutes les situations et tous les processus de justification, de légitimation, voire de questionnements et de remise en question ne relèvent pas automatiquement d’une anthropologie de l’éthique. Si la philosophie s’est intéressée aux constructions théoriques sophistiquées élaborées par les penseurs des grandes civilisations, 1 2 ANTHROPOLOGIE DE LA MORALE ET DE L'ÉTHIQUE l’anthropologie s’est d’abord sentie concernée par la morale « au quotidien », celle qui repose sur des fondements (valeurs, normes, conventions, tabous) non explicités relevant d’un « sens commun moral ». Dans les sociétés traditionnelles1 (et tout autant dans le vécu quotidien des populations « modernes »), plusieurs comportements sont régis par des normes morales incorporées, intégrées dans des habitus moraux en l’absence de toute théorisation sur le bien et le mal. Ce sens commun, considéré par certains comme « naturel » et propre à tous les homo sapiens vivant en interdépendance, préexiste à toute formalisation écrite ou analyse théorique raisonnée. Pour certains, il repose sur un éthos, éthique préréflexive acquise par socialisation et enculturation et mise en pratique dans la vie quotidienne. Bien sûr l’anthropologie s’intéressera aux constructions théoriques locales (croyances religieuses, mythes, traditions), souvent très élaborées, utilisées pour justifier l’origine et le bien-fondé des normes morales. Mais elle tirera aussi profit des théories éthiques élaborées par la philosophie et des multiples systèmes moraux défendus par les religions. À plusieurs moments dans le présent ouvrage, nous nous référerons à ces analyses philosophiques situant l’éthique tantôt dans la condition humaine, tantôt dans un contrat social ou dans la transcendance. Mais le point focal de l’anthropologie morale sera ce que Michael Lambek (2010) désigne comme l’« éthique ordinaire » soit une éthique « relativement tacite, plus ancrée dans les accords communs que dans la règle, dans la pratique plutôt que dans la connaissance ou les croyances, et survenant sans attirer l’attention sur elle » (Lambek, 2010a : 2). Pour ce faire, l’anthropologie misera tout autant sur les contributions de la sociologie, de la psychologie, voire de la primatologie à l’étude des conditions d’apprentissage des normes morales et des processus cognitifs qui les sous-tendent. Situées au cœur de la condition 1. Je retiendrai dans le présent ouvrage, bien qu’avec d’importantes réserves, le terme « traditionnel » pour désigner à la fois les sociétés « primitives », « tribales », « colonisées », sans écriture ou archaïques, soit celles désignées telles par les pères de l’anthropologie qui y voyaient des sociétés guidées d’abord par les « traditions » et sous tutelle de puissances internationales. Bien entendu, l’axe tradition-modernité est critiquable, chaque société se positionnant entre l’un et l’autre de ces pôles. Tout autant que les axes occident-orient, nord-sud, développé-en voie de développement, etc. Il faudra donc y voir ici une simple référence aux sociétés traditionnellement étudiées par les ethnographes. Les qualificatifs « modernes » et « occidentales » seront, avec les mêmes réserves, utilisés pour faire référence aux sociétés pluralistes avec des économies développées. INTRODUCTION 3 humaine et de la vie en société, la morale et l’éthique s’accommodent mal des cloisonnements disciplinaires. Dès les débuts du XXe siècle, des pionniers de l’anthropologie naissante et de la sociologie comparative ont alimenté la réflexion sur la nature, les fondements et les multiples déclinaisons locales de la morale en publiant des ouvrages qui répertorient des croyances et des pratiques qui heurtaient le sens moral des théologiens et des philosophes occidentaux. Ils ont ainsi opéré une double révolution intellectuelle en Occident, tout en remettant en question les notions reçues quant à la supériorité morale des Occidentaux. Une première révolution consista à inventorier, avec rigueur et ouverture, la diversité des formes d’expression de la morale dans le temps et dans l’espace. Ce faisant, ils instaureront une distance critique par rapport à la notion d’évolution morale et feront la promotion d’un relativisme méthodologique qui constitue probablement la principale contribution de la discipline. À titre d’exemples, le traité d’Edward Westermarck (1906) sur l’origine et le développement des idées morales mettra le public en contact avec des pratiques (familiales, économiques, rituelles et religieuses) observées (par des tiers) dans les sociétés antiques, « primitives » et même animales. Lucien Lévi-Bruhl (1903), pour sa part, jettera les bases d’une « science des mœurs » fondée sur le relativisme culturel appliqué aux notions de bien, de juste et de devoir. Surtout, il orientera l’analyse comparative des « mœurs et coutumes » vers la morale au quotidien plutôt que vers l’exégèse des textes religieux. Sans éviter les ornières des préjugés ayant cour à leur époque, ces travaux pionniers jetteront les bases d’une analyse comparative systématique et rigoureuse des diverses moralités. Une deuxième révolution consistera à défendre l’idée selon laquelle les « peuples primitifs » auraient tous une morale. Ce cheminement ne fut pas linéaire et il passa par une critique des rapports entre morale et religion. Après qu’Edward Tylor (1871) dans son « Primitive cultures » eut soutenu que seuls les peuples des religions monothéistes peuvent avoir accès à une éthique fondée sur des principes moraux abstraits, (l’animisme étant jugé fondamentalement amoral) (Tylor, 1871 : 289) et que seul ces monothéismes soient aptes à associer les conditions de la survie de l’âme aux récompenses et aux punitions mérités dans la vie terrestre (Taylor, 1871 : 289), déjà en 1927, Paul Radin, à partir de ses recherches sur les populations amérindiennes, soutiendra, au contraire, que « l’Homme primitif est un philosophe », que les langues des « aborigènes » favorisent 4 ANTHROPOLOGIE DE LA MORALE ET DE L'ÉTHIQUE l’abstractionet la conceptualisation et qu’il existe même dans les sociétés les plus traditionnelles des individus aptes à la réflexion philosophique critique. Le plaidoyer de Radin complète celui de Durkheim qui soutiendra qu’« il n’y a pas de peuple qui n’ait sa morale ; seulement, celle des sociétés inférieures n’est pas la nôtre. Ce qui la caractérise, c’est précisément qu’elle est essentiellement religieuse. J’entends par là que les devoirs les plus nombreux et les plus importants sont, non pas ceux que l’homme a envers les autres hommes, mais ceux qu’il a envers ses Dieux (Durkheim, 2005 [1934] : 37). Au-delà des préjugés évolutionnistes qui transpirent de ses propos, Durkheim n’en affirme pas moins lui-aussi l’universalité de la morale et de la compétence éthique. Ces deux révolutions intellectuelles soutenues par l’anthropologie (démarche comparative et sécularisation de la réflexion sur la morale), se poursuivront à travers les débats opposant les tenants d’un relativisme moral à ceux qui cherchent des fondements universels à la morale. Ruth Benedict, Melville Herskovits, et plusieurs autres anthropologues culturalistes abordés dans le présent ouvrage, iront au-delà du constat de la diversité des morales pour élaborer des théories complexes sur les fondements du relativisme culturel et, de là, du relativisme moral. Ils défendront l’idée que, devant la diversité culturelle quasi infinie dans le monde, il n’existe aucun principe absolu dont on puisse user pour juger les comportements des autres. Cette position sera combattue par d’autres anthropologues défendant l’existence, et surtout la nécessité, de valeurs et de normes morales universelles. Mais les uns et les autres aborderont la morale comme un fait social. Les jugements moraux sont d’abord relatifs à l’univers social et culturel des sociétés dans lesquelles ils s’enracinent. Les normes morales sont apprises et transmises aux individus d’une société donnée au moyen d’un processus de socialisation et d’enculturation. Ce qui n’empêche nullement, suite à une lecture plus politique, de constater que certaines normes et valeurs sont imposées au-delà de leur société d’émergence à travers les colonialismes et impérialismes, économiques ou religieux. L’anthropologie a-t-elle tardé à s’investir dans l’analyse des moralités ? L’anthropologie a longtemps entretenu des positions ambigües avec la morale comme objet spécifique de recherche. Souvent amalgamée par certains avec l’étude du religieux, elle ne sera pour d’autres qu’une simple province de l’étude de la culture. Ne repose-t-elle pas