Anthropologie de la morale et de l`éthique

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Anthropologie de la morale et de l`éthique
Anthropologie
de la morale
et de l’éthique
Raymond Massé
Anthropologie
DE LA MORALE ET DE L'ÉTHIQUE
Raymond Massé
Anthropologie
DE LA MORALE ET DE L'ÉTHIQUE
Les Presses de l’Université Laval reçoivent chaque année du Conseil des
Arts du Canada et de la Société de développement des entreprises culturelles
du Québec une aide financière pour l’ensemble de leur programme de
publication.
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Dépôt légal 4e trimestre 2015
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Toute reproduction ou diffusion en tout ou en partie de ce livre par quelque
moyen que ce soit est interdite sans l'autorisation écrite des Presses de
­l'Université Laval.
Remerciements
J
e tiens à remercier chaleureusement Jean Benoist, Sylvie Fortin,
Monica Heintz, Jean-Marc Mouillie pour avoir relu et commenté,
en tout ou en partie, des versions préliminaires de cet ouvrage. Même
si toutes les suggestions n’ont pu être retenues, ces commentaires
ont largement contribué à bonifier l’analyse et à nuancer certaines
positions.
Mes remerciements vont aussi aux nombreux collègues qui
ont alimenté ma réflexion au gré de débats souvent passionnants
auxquels ils ont participé à l'occasion de conférences et séminaires
que j’ai pu présenter au cours des dernières années autour des thèmes
abordés ici. L’originalité apparente de la position de tout chercheur
demeurera toujours largement tributaire des nombreux échanges
stimulants dont il n’a pu tenir le registre, mais qui n’en ont pas moins
façonné sa pensée.
***
Cet ouvrage a été publié grâce à une subvention de la Fédération des
sciences humaines, dans le cadre du Prix d’auteurs pour l’édition
savante, à l’aide de fonds provenant du Conseil de recherches en
sciences humaines du Canada.
Table des matières
Introduction.....................................................................1
PREMIÈRE PARTIE
Chapitre 1
Cartographie conceptuelle du champ de la morale et de
l’éthique...........................................................................21
1.1 Qu’est-ce que la morale ? ........................................................ 22
1.2 Qu’est-ce que l’éthique ? .......................................................... 24
La morale et l’éthique : deux aptitudes universelles ......... 27
1.3 L’éthos : morale enracinée dans le vécu .................................. 28
1.4 Les moralités ........................................................................... 32
Morale et moralités de sens commun ................................ 34
Morale de sens commun universel (common morality).... 37
Morale et moralités séculières............................................ 39
1.5 Moralisation comme processus de construction de normes. 40
1.6 Qu’entend-on par communauté morale ? .............................. 43
Communauté morale et espaces moraux........................... 45
Mais quelles sont alors les frontières de ces communautés
morales ? .............................................................................. 46
VII
VIII
ANTHROPOLOGIE DE LA MORALE ET DE L'ÉTHIQUE
Chapitre 2
Les balises fondamentales de la morale : normes, principes,
règles et valeurs morales...................................................51
2.1 Les concepts aux fondements de la morale et de l’éthique.... 52
Qu’est-ce qu’une norme ? ................................................... 52
Quels sont les rapports entre règles, normes
et principes ? ....................................................................... 53
Qu’est-ce qu’une valeur ? .................................................... 54
Valeurs et vertus.................................................................. 56
Les valeurs sont-elles, par nature, individuelles ou
collectives ? .......................................................................... 56
Quels sont les rapports entre normes et valeurs ? ............ 58
2.2 D’où viennent les normes « morales » ? .................................. 59
Théories sur les origines des normes morales ................... 60
Quand et comment une norme devient-elle morale ? ...... 62
2.3 Approches théoriques des valeurs en sciences sociales ........ 67
Les théories cognitivistes des valeurs................................ 71
Les valeurs sont-elles des réalités empiriques ? ................ 74
Les valeurs sont-elles des « réalités » objectives ? .............. 75
Les valeurs sont-elles des émotions ? ................................ 76
Exemples de la honte, de l’honneur et de la
responsabilité...................................................................... 77
2.4 Si les valeurs existent, alors quelles sont-elles ? .................... 80
L’entreprise comparative de Clyde Kluckhohn................... 81
Vers un modèle global de définition du domaine
des valeurs........................................................................... 82
Bilan du projet de recherche comparative des valeurs de
Kluckhohn et de ses collaborateurs.................................... 84
Les contributions de la psychologie transculturelle.......... 86
Comment reconnaître une valeur comme « morale » ? ...... 89
Conclusion de la première partie.......................................91
IX
TABLE DES MATIÈRES
DEUXIÈME PARTIE
Chapitre 3
Quelques repères historiques de l’anthropologie
de la morale......................................................................97
3.1 La morale constitue-t-elle un domaine de recherche en propre
pour l’anthropologie ? ............................................................. 98
Quels sont les objets d’étude d’une anthropologie des
moralités ? ........................................................................... 100
Comparaison transculturelle des moralités et des
« sentiments moraux » ........................................................ 102
Ces composantes de la morale sont-elles des
« faits moraux » ? ................................................................. 103
3.2 La morale est-elle indépendante du religieux ? ..................... 105
Confusion entre moralité séculière et religieuse............... 109
3.3 La morale au regard de l’évolutionnisme ............................... 110
3.4 La place de l’individu dans la conception de la société comme
système moral ......................................................................... 114
La notion d’obligations morales est-elle incompatible avec
toute notion de liberté ? ..................................................... 115
3.5 La morale est-elle un produit de l’évolution humaine ? ........ 117
Le sens moral et les intuitions morales.............................. 118
Les émotions sont-elles à l’origine de la morale ? ............. 119
La morale et la biologie ...................................................... 121
Que nous apprend l’anthropologie de la guerre sur l’émergence
de la morale ? ...................................................................... 121
La morale apparaît-elle avec la coopération ? .................... 122
Contre le mutualisme : la théorie du « vernis moral »........ 125
Chapitre 4
L’anthropologie des moralités aujourd’hui........................127
4.1 L’immoralité est-elle réductible au mal ? ............................... 127
4.2 Existe-t-il une notion de personne morale dans toutes les
sociétés ? .................................................................................. 130
Personne morale, personnages moraux exemplaires et critique
des systèmes de normes...................................................... 134
X
ANTHROPOLOGIE DE LA MORALE ET DE L'ÉTHIQUE
4.3 La morale a-t-elle un sexe ? Varie-t-elle selon la position
sociale de l’individu ? .............................................................. 136
4.4 La morale repose-t-elle sur un « système logique »
de normes et se traduit-elle en pratiques rationnelles ? ....... 141
La morale serait-elle plutôt un système culturel ? ............ 142
La morale constitue-t-elle un savoir logique ? ................... 143
4.5 La morale n’est-elle qu’un sous-continent de la culture ? ..... 147
4.6 Les normes et les vertus sont-elles des balises morales
politiquement neutres ? .......................................................... 149
4.7 Les économies peuvent-elles être jugées « immorales » ? ...... 152
L’immoralité de la marchandisation du non monnayable.154
4.8 La morale est-elle une compétence fragile ? .......................... 155
4.9 L’anthropologie de la morale devant la recherche des universaux................................................................................ 158
Quels sont alors ces universaux ? ....................................... 161
Des enjeux méthodologiques aux questions sur la portée
des universaux .................................................................... 165
4.10 Dépasser les postulats fondamentaux d’une anthropologie
classique de la morale et des moralités................................... 166
Les postulats fondamentaux d’une anthropologie classique
de la morale.......................................................................... 167
Conclusion de la deuxième partie......................................173
D’une anthropologie de la morale à une anthropologie de
l’éthique................................................................................ 176
TROISIÈME PARTIE
Chapitre 5
Éthique, liberté et agentivité............................................181
5.1 Quelle place occupe la question de la liberté dans
l’anthropologie de l’éthique..................................................... 183
Alors, de quelle liberté s’agit-il ? Au-delà des idéalisations
libérales de la liberté et pour une liberté limitée............... 185
5.2 Liberté ou soumission aux normes ? ...................................... 188
TABLE DES MATIÈRES
XI
Les limites de la quête de liberté........................................ 189
Mais cette matière première normative suffit-elle pour
garantir des pratiques éthiques ? ....................................... 191
5.3 L’éthique n’est-elle pas aussi le lieu de création de nouvelles
normativités ? ......................................................................... 192
La spirale de la morale et de l’éthique comme laboratoire.193
5.4 Sujet éthique, subjectivation et problématisation :
comment se construisent les subjectivités morales ? ........... 195
En quoi le concept de subjectivation peut-il être utile à
l’anthropologie de l’éthique ? ............................................. 197
5.5 Quelle place pour l’agentivité ou comment passer de la liberté à
l’action morale ? ...................................................................... 199
Chapitre 6
Conditions d’expression et de reproduction
de la compétence éthique..................................................205
6.1 L’agentivité et la réflexivité existent-elles dans les sociétés
traditionnelles ? ...................................................................... 205
6.2 Quelle marge de liberté morale dans les sociétés
postmodernes ? ....................................................................... 209
6.3 Comment augmenter les compétences du sujet éthique
et réduire les limites imposées à sa liberté ? Capabilités et
contraintes............................................................................... 213
Capabilités et quête de reconnaissance.............................. 218
6.4 Peut-on parler d’une identité éthique mouvante ou d’une carrière morale ? ........................................................... 219
6.5 L’éthique passe-t-elle par une anthropologie des expériences morales ? ............................................................. 221
6.6 L’éthique comme lieu d’un arbitrage de conflits entre
des valeurs ou entre des cadres moraux................................. 223
Les ethnographies de l’arbitrage des normes morales....... 227
Conclusion de la troisième partie......................................231
XII
ANTHROPOLOGIE DE LA MORALE ET DE L'ÉTHIQUE
QUATRIÈME PARTIE
Chapitre 7
Les lieux d’observation de la morale et de l’éthique...........239
7.1 Comment surmonter le défi de la traduction des concepts
de morale et d’éthique ? .......................................................... 241
Problèmes d’équivalence linguistique des termes
moraux ................................................................................ 243
7.2 La morale est-elle partout et intrinsèque aux pratiques
sociales ? .................................................................................. 244
7.3 Faut-il chercher la morale du seul côté du mal fait à autrui ?
Entre minimalisme et maximalisme moral ........................... 245
7.4 Faut-il observer l’éthique dans les pratiques quotidiennes
au moyen d’une ethnographie de la vie ordinaire ? ............... 248
L’éthique dans les conversations ordinaires et autres
interactions discursives....................................................... 250
7.5 L’éthique réside-t-elle dans l’esprit, le langage ou dans l’action ? .......................................................................... 251
7.6 Faut-il chercher l’éthique dans les conflits de valeurs qui
émergent lors de moments de crise morale ? ........................ 255
7.7 De l’utilité des scénarios de dilemmes éthiques..................... 259
Scénarios moraux, interactions sociales et temporalité.... 262
7.8 Le portrait moral et l’histoire de vie de personnages
moraux..................................................................................... 263
7.9 La morale en mouvement : paniques et croisades morales ... 264
7.10L’éthique et la morale résident-elles dans le raisonnement
moral ? ..................................................................................... 267
Chapitre 8
Contributions et limites du relativisme moral...................275
8.1 Qu’est-ce que le relativisme moral ? ....................................... 276
8.2 Le relativisme dans l’histoire de l’anthropologie .................. 278
Émergence du relativisme en anthropologie
et en philosophie : le pragmatisme..................................... 279
8.3 Quelles sont les diverses formes de relativisme ? ................. 281
TABLE DES MATIÈRES
XIII
8.4 Le constat empirique de l’existence d’une pluralité de moralités
suffit-il pour justifier le relativisme moral ? .......................... 282
8.5 Qu’est-ce qui est relatif dans le relativisme ? ......................... 285
8.6 Le relativisme ne sert-il qu’à masquer les variations
à l’intérieur d’une société donnée ? ........................................ 287
Et s’il n’y avait pas opposition radicale entre le « moi »
et le « je » moral ? ................................................................. 288
8.7 Le relativisme conduit-il à consacrer le statu quo politique
et la non-intervention ? .......................................................... 289
8.8 Le relativisme confine-t-il au désespoir ? .............................. 292
Le relativisme doit-il savoir tenir compte des rapports
de pouvoir ? ......................................................................... 293
8.9 Quelles critiques du relativisme demandent réponse ? ........ 296
8.10Comment dépasser le relativisme ? ........................................ 300
Conclusion de la quatrième partie.....................................305
Du minimalisme moral communautarien vers un
relativisme critique et engagé............................................. 306
Bibliographie....................................................................311
Index .............................................................................337
Introduction
I
l existe dans toute société des balises permettant de juger des
comportements et des pratiques collectives comme étant
conformes ou non aux normes sociales partagées par les autres
membres de la société. Certaines de ces normes, qualifiées de
morales, permettent de juger ces pratiques comme étant conformes
au bien, au bon, au juste. En amont de ces balises, se trouvent des
valeurs associées à des conceptions de la vie bonne au nom desquelles
l’humain peut se positionner, sur le plan éthique, au regard des
enjeux de société et de son propre rapport au monde. La morale est
donc une composante intrinsèque de la vie sociale et, l’humain étant
un animal social, elle est intrinsèque de la vie humaine. Elle définit
un espace dans lequel l’humain se sentira légitime de juger, de guider,
de convaincre, de dénoncer et de sanctionner. Et ce sera en fonction
d’idéaux moraux que l’homme définira les notions de justice, de
responsabilité, de solidarité et de dignité qu’il souhaite voir prévaloir
dans sa société.
Toutefois, dire que la morale est intrinsèque à l’humanité de
l’Homme ne signifie pas que tous les hommes soient intégralement
moraux ni que toute pratique sociale puisse être évaluée sur une
échelle de moralité. Plusieurs pans de la vie intérieure et sociale de
l’individu ne sont ni moraux ni éthiques. Une anthropologie de la
morale doit ainsi éviter le piège de ramener toute situation sociale
de tension, de conflit, de déchirement, de souffrance à des considérations « morales », au risque de masquer et de discréditer tout à la
fois leurs dimensions proprement politiques ou économiques. De
même, toutes les situations et tous les processus de justification, de
légitimation, voire de questionnements et de remise en question ne
relèvent pas automatiquement d’une anthropologie de l’éthique.
Si la philosophie s’est intéressée aux constructions théoriques
sophistiquées élaborées par les penseurs des grandes civilisations,
1
2
ANTHROPOLOGIE DE LA MORALE ET DE L'ÉTHIQUE
l’anthropologie s’est d’abord sentie concernée par la morale « au
quotidien », celle qui repose sur des fondements (valeurs, normes,
conventions, tabous) non explicités relevant d’un « sens commun
moral ». Dans les sociétés traditionnelles1 (et tout autant dans le
vécu quotidien des populations « modernes »), plusieurs comportements sont régis par des normes morales incorporées, intégrées
dans des habitus moraux en l’absence de toute théorisation sur le
bien et le mal. Ce sens commun, considéré par certains comme
« naturel » et propre à tous les homo sapiens vivant en interdépendance, préexiste à toute formalisation écrite ou analyse théorique
raisonnée. Pour certains, il repose sur un éthos, éthique préréflexive
acquise par socialisation et enculturation et mise en pratique dans
la vie quotidienne. Bien sûr l’anthropologie s’intéressera aux
constructions théoriques locales (croyances religieuses, mythes,
traditions), souvent très élaborées, utilisées pour justifier l’origine
et le bien-fondé des normes morales. Mais elle tirera aussi profit des
théories éthiques élaborées par la philosophie et des multiples
systèmes moraux défendus par les religions. À plusieurs moments
dans le présent ouvrage, nous nous référerons à ces analyses philosophiques situant l’éthique tantôt dans la condition humaine, tantôt
dans un contrat social ou dans la transcendance. Mais le point focal
de l’anthropologie morale sera ce que Michael Lambek (2010) désigne
comme l’« éthique ordinaire » soit une éthique « relativement tacite,
plus ancrée dans les accords communs que dans la règle, dans la
pratique plutôt que dans la connaissance ou les croyances, et survenant sans attirer l’attention sur elle » (Lambek, 2010a : 2). Pour ce
faire, l’anthropologie misera tout autant sur les contributions de la
sociologie, de la psychologie, voire de la primatologie à l’étude des
conditions d’apprentissage des normes morales et des processus
cognitifs qui les sous-tendent. Situées au cœur de la condition
1. Je retiendrai dans le présent ouvrage, bien qu’avec d’importantes réserves, le
terme « traditionnel » pour désigner à la fois les sociétés « primitives », « tribales », « colonisées », sans écriture ou archaïques, soit celles désignées telles par
les pères de l’anthropologie qui y voyaient des sociétés guidées d’abord par les
« traditions » et sous tutelle de puissances internationales. Bien entendu, l’axe
tradition-modernité est critiquable, chaque société se positionnant entre l’un et
l’autre de ces pôles. Tout autant que les axes occident-orient, nord-sud, développé-en voie de développement, etc. Il faudra donc y voir ici une simple référence
aux sociétés traditionnellement étudiées par les ethnographes. Les qualificatifs
« modernes » et « occidentales » seront, avec les mêmes réserves, utilisés pour
faire référence aux sociétés pluralistes avec des économies développées.
INTRODUCTION
3
humaine et de la vie en société, la morale et l’éthique s’accommodent
mal des cloisonnements disciplinaires.
Dès les débuts du XXe siècle, des pionniers de l’anthropologie
naissante et de la sociologie comparative ont alimenté la réflexion sur
la nature, les fondements et les multiples déclinaisons locales de la
morale en publiant des ouvrages qui répertorient des croyances et des
pratiques qui heurtaient le sens moral des théologiens et des philosophes occidentaux. Ils ont ainsi opéré une double révolution
intellectuelle en Occident, tout en remettant en question les notions
reçues quant à la supériorité morale des Occidentaux. Une première
révolution consista à inventorier, avec rigueur et ouverture, la diversité
des formes d’expression de la morale dans le temps et dans l’espace.
Ce faisant, ils instaureront une distance critique par rapport à la notion
d’évolution morale et feront la promotion d’un relativisme méthodologique qui constitue probablement la principale contribution de la
discipline. À titre d’exemples, le traité d’Edward Westermarck (1906)
sur l’origine et le développement des idées morales mettra le public
en contact avec des pratiques (familiales, économiques, rituelles et
religieuses) observées (par des tiers) dans les sociétés antiques, « primitives » et même animales. Lucien Lévi-Bruhl (1903), pour sa part,
jettera les bases d’une « science des mœurs » fondée sur le relativisme
culturel appliqué aux notions de bien, de juste et de devoir. Surtout,
il orientera l’analyse comparative des « mœurs et coutumes » vers la
morale au quotidien plutôt que vers l’exégèse des textes religieux.
Sans éviter les ornières des préjugés ayant cour à leur époque, ces
travaux pionniers jetteront les bases d’une analyse comparative systématique et rigoureuse des diverses moralités.
Une deuxième révolution consistera à défendre l’idée selon
laquelle les « peuples primitifs » auraient tous une morale. Ce cheminement ne fut pas linéaire et il passa par une critique des rapports
entre morale et religion. Après qu’Edward Tylor (1871) dans son
« Primitive cultures » eut soutenu que seuls les peuples des religions
monothéistes peuvent avoir accès à une éthique fondée sur des principes moraux abstraits, (l’animisme étant jugé fondamentalement
amoral) (Tylor, 1871 : 289) et que seul ces monothéismes soient aptes
à associer les conditions de la survie de l’âme aux récompenses et aux
punitions mérités dans la vie terrestre (Taylor, 1871 : 289), déjà en
1927, Paul Radin, à partir de ses recherches sur les populations
amérindiennes, soutiendra, au contraire, que « l’Homme primitif est
un philosophe », que les langues des « aborigènes » favorisent
4
ANTHROPOLOGIE DE LA MORALE ET DE L'ÉTHIQUE
l’abstraction­et la conceptualisation et qu’il existe même dans les
sociétés les plus traditionnelles des individus aptes à la réflexion
philosophique critique. Le plaidoyer de Radin complète celui de
Durkheim qui soutiendra qu’« il n’y a pas de peuple qui n’ait sa
morale ; seulement, celle des sociétés inférieures n’est pas la nôtre.
Ce qui la caractérise, c’est précisément qu’elle est essentiellement
religieuse. J’entends par là que les devoirs les plus nombreux et les
plus importants sont, non pas ceux que l’homme a envers les autres
hommes, mais ceux qu’il a envers ses Dieux (Durkheim, 2005 [1934] :
37). Au-delà des préjugés évolutionnistes qui transpirent de ses
propos, Durkheim n’en affirme pas moins lui-aussi l’universalité de
la morale et de la compétence éthique.
Ces deux révolutions intellectuelles soutenues par l’anthropologie (démarche comparative et sécularisation de la réflexion sur la
morale), se poursuivront à travers les débats opposant les tenants
d’un relativisme moral à ceux qui cherchent des fondements universels à la morale. Ruth Benedict, Melville Herskovits, et plusieurs autres
anthropologues culturalistes abordés dans le présent ouvrage, iront
au-delà du constat de la diversité des morales pour élaborer des théories complexes sur les fondements du relativisme culturel et, de là, du
relativisme moral. Ils défendront l’idée que, devant la diversité culturelle quasi infinie dans le monde, il n’existe aucun principe absolu dont
on puisse user pour juger les comportements des autres. Cette position
sera combattue par d’autres anthropologues défendant l’existence, et
surtout la nécessité, de valeurs et de normes morales universelles.
Mais les uns et les autres aborderont la morale comme un fait social.
Les jugements moraux sont d’abord relatifs à l’univers social et culturel
des sociétés dans lesquelles ils s’enracinent. Les normes morales sont
apprises et transmises aux individus d’une société donnée au moyen
d’un processus de socialisation et d’enculturation. Ce qui n’empêche
nullement, suite à une lecture plus politique, de constater que certaines
normes et valeurs sont imposées au-delà de leur société d’émergence
à travers les colonialismes et impérialismes, économiques ou religieux.
L’anthropologie a-t-elle tardé à s’investir dans l’analyse des moralités ?
L’anthropologie a longtemps entretenu des positions ambigües
avec la morale comme objet spécifique de recherche. Souvent amalgamée par certains avec l’étude du religieux, elle ne sera pour d’autres
qu’une simple province de l’étude de la culture. Ne repose-t-elle pas