Extraits - Ibiblio

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Extraits - Ibiblio
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COLLECTION
FOLIO CLASSIQUE
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Jules Verne
Voyage au centre
de la terre
Édition présentée, établie et annotée
par William Butcher
Illustrations de Riou
Gallimard
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© Éditions Gallimard, 2014
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Préface
Voyage au centre de la terre (1864 et 1867) occupe une position unique dans la
production romanesque de Jules Verne. Ses ventes et sa renommée le placent, quasiment
depuis la première publication, et avec Vingt mille lieues sous les mers (1870) et Le Tour du
monde en quatre-vingts jours (1872), parmi les romans les plus populaires de l’auteur – et
donc du siècle. Voyage au centre de la terre et Les Aventures du capitaine Hatteras (18641865) sont non seulement les premiers romans écrits après la rencontre décisive en 1862 avec
l’éditeur Jules Hetzel, mais les seuls à présenter deux éditions différentes. D’une tonalité
inhabituelle, jouant sur tout le registre tragico-comique, d’une concision et d’une élégance
remarquables, le thème central de Voyage, à consonance scientifique, le place lui aussi à part
parmi Les Voyages extraordinaires, en dépit d’une malheureuse réputation de science-fiction.
Ses héros sont littéralement immergés dans leur étude : la descente dans le passé lointain
donne naissance à un récit passionnant qui mène aux découvertes invraisemblables,
exceptionnellement extravagantes. Le roman bénéficie pleinement de sa place limitrophe dans
l’âge de l’exploration, anticipant de justesse le moment fatidique où la terre entière sera
explorée jusque dans le dernier recoin, où l’ultime blanc disparaîtra de la mappemonde. À la
mise en scène inhabituellement européenne, occupant plus d’un tiers du roman, il faut ajouter
une histoire d’amour, peu conventionnelle il est vrai mais d’une franchise et d’une sincérité
qui ne seront jamais dépassées. En même temps, le livre contient un fort élément
autobiographique : deux ou trois ans avant sa composition, l’auteur visite l’Allemagne, le
Danemark et la Norvège, voyage qui le marque fortement, et dont la trace, avant tout aux
premiers chapitres, reste indélébile. Même au niveau formel, le roman est peu typique, relaté
comme il est à la première personne par un narrateur étranger.
Tout concourt donc à considérer ce roman comme unique dans la fiction du dixneuvième siècle. Et pourtant il reste relativement inconnu. Il n’existe à ce jour aucune édition
critique, et à plus forte raison aucune édition annotée 1. L’étendue et l’exactitude des
références littéraires et documentaires, les variantes visibles dans les éditions et la complexe
genèse du roman restent par conséquent peu explorées.
L’idée génératrice, celle de voyager sous terre, est entrée dans la mémoire collective
mondiale, mais inévitablement passée par le crible des versions cinématographiques, qui
n’empruntent au roman guère que le titre, tout en trahissant invariablement son sens. Dans la
version authentique – notion pourtant toute relative, comme nous le verrons –, le professeur
Lidenbrock découvre un document runique codé qui formule la revendication d’un certain
Arne Saknussemm d’être parti du volcan islandais Snæfell et d’avoir ainsi atteint le centre du
globe. Délivrant son neveu Axel des étreintes de sa sœur adoptive, Graüben, engageant Hans,
guide inébranlable, Lidenbrock traverse l’Islande et commence à descendre dans les
entrailles. Le parcours est jalonné des couches géologiques du passé. Dans les profondeurs,
après diverses péripéties, les trois hommes découvrent un monde perdu : une gigantesque
caverne avec une mer de taille comparable, qui contient les plantes, les poissons et les
animaux préhistoriques, dont certains restent bien vivants. Après un voyage en mer, ils
trouvent le cadavre d’un homme blanc et croient apercevoir un homme géant qui paîtrait les
mastodontes. Cependant, le chemin du centre est obstrué. S’abritant à bord de leur
embarcation, les explorateurs font sauter l’obstacle, mais emportent la mer avec eux dans les
boyaux de la terre. Le radeau est enfin pris dans une éruption, qui finit par les faire vomir sur
les flancs du Stromboli.
1. Une édition annotée et commentée paraît en anglais en 1992 (voir la Bibliographie).
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Les premiers comptes rendus, copies conformes de la publicité de Hetzel, prétendent que
Verne est un homme de science, notion absurde qui donnera naissance à un mythe universel.
Ce qui échappe à la fois aux premiers critiques et aux réalisateurs modernes, c’est l’impulsion
fondamentale du romancier, qui révèle pourtant ses propres mécanismes dans les ouvrages du
début, au grand air de famille. Les mêmes trios de voyageurs masculins peuplent non
seulement les récits autobiographiques, Joyeuses misères de trois voyageurs en Scandinavie
(écrit en 1861-1862) et Voyage en Angleterre et en Écosse (1859-1860), mais également Les
Aventures du capitaine Hatteras et Voyage au centre de la terre. Tous les quatre empruntent à
la même littérature d’exploration et de voyage hyperboréens, tous baignent dans la même
ambiance nordique d’angoisse et de mystère, tous mettent en scène les mêmes labyrinthes,
orages électriques et volcans, tous emploient les techniques, les structures et les métaphores
semblables. Ils se passent tous dans la même petite aire géographique, essentiellement les
deux rivages opposés de la mer du Nord. Les quatre se structurent selon la distance
accomplie, assimilant le bonheur au progrès vers le nord pour calibrer la quête monomaniaque
des vides contrées septentrionales. La nudité des paysages romantiques permet l’admiration
des formes naturelles : les réseaux linéarisés et les sensuelles courbes imbriquées cèdent à la
poussée des droites brutales, la nature se marie avec l’artifice, la réalité avec l’imagination. La
vision distinctive de Verne, son aspiration, à l’instar de ses modèles, les peintres, de « voir en
voyage [d]es choses... qui n’existent pas » (Joyeuses misères), désir qui le propulse toujours
plus loin de la France, désir interrompu après une seule journée dans le paradis des hautes
terres écossaises, mais rénové, refondu, renaissant dans l’air pur de Norvège, génère, au sens
quasi mathématique, les quatre ouvrages et même tous Les Voyages extraordinaires. La
géographie particulière de Chantenay et Nantes, où Verne passe ses jeunes années, et à partir
de laquelle, grâce à la Loire, tous les chemins mènent au nord, s’inscrit en plus grand sur le
globe entier.
Dans ce roman, plus qu’ailleurs, Verne laisse libre cours à son imagination. Le désir crée
la tension narrative, en se libérant toutefois, après les premiers chapitres, du corps féminin, se
fixant à sa place sur la totalité du monde tangible. Le roman vibre d’énergie électrique, à la
fois réprimée et exhibée, canalisée vers les chevaux, les mains, les plumes, les couteaux, les
télescopes, les arbres, les champignons, les piliers, les tubes, les poches, les bourses et les
outres. La terre même tremble, avec ses cimes blanches jumelées, ses vagues pointues, ses
baies, ses fjords, ses orifices, ses fentes ; il en résulte une grande panoplie de lueurs,
d’éruptions, d’effusions et de décharges. Mais la véritable originalité consisterait plutôt à
aligner ces fixations à d’autres fonctions bassement corporelles : les frissons, la transpiration,
l’ingestion, la digestion, la gestation et l’expulsion. La matière ignoble des épisodes
scatologiques visibles dans les lettres de jeunesse se transmute glorieusement en or et en
diamants. La sensualité se fond dans un monde qui n’est que le double de la conscience qui le
perçoit – et de l’inconscient. Pour les critiques de tendance psychanalytique, le roman
foisonne de riches veines aurifères.
Personnages
Souvent les idées avancées dans le roman passent par le prisme des personnages, qui, tout
en étant peu conventionnels, paraissent assez variés. Les lubies, parfois verbales, du couple
opposé mais complémentaire de Lidenbrock et d’Axel contribuent à la création d’une
complexité et d’une subtilité surprenantes. Tous deux usent et abusent des jeux de mots, de la
repartie, de la volte-face, de la litote ou de l’exagération poussée jusqu’à la contradiction.
La description initiale de Lidenbrock par ses tics et excentricités révèle les magmas
volcaniques qui bouillonnent en lui. C’est un obsédé électrisé, un monomaniaque borné,
tellement impatient qu’il pousse les wagons avec ses pieds et tire sur les plantes. Sa devise,
« En avant ! », le propulse en ligne droite, d’abord vers le nord, puis vers le centre, en
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refusant tout détour et tout recul : c’est un être linéaire, un homme des perpendiculaires.
L’ironie du portrait, du moins dans la version publiée, ne se fait jamais mordante : le
professeur a du cœur, c’est même un homme de cœur. À ses qualités de savoir, de raison,
d’intelligence, d’énergie, d’audace, l’on ne peut guère opposer qu’un brin d’excitation, de
distraction et de cécité.
Le neveu de dix-neuf ans est souvent vu du dehors, au travers d’une perspective
postérieure, car Axel le narrateur en sait plus qu’Axel le personnage. Au début passif, canevas
blanc, sans volition, il réagit plus qu’il n’agit. Ses désirs se limitent à la gourmandise et aux
tête-à-tête avec Graüben ; ses vertus, à la bonne humeur, la spontanéité et le scepticisme. Peu
à peu les rôles s’inversent et, à la fin de l’aventure, initié dans le monde adulte, Axel acquiert
les caractéristiques et même les fonctions du professeur : la passion, la volonté et le
tempérament, qualités nécessaires à la création. Si Lidenbrock ne produit que d’ennuyeux
ouvrages scientifiques peu vendus, le neveu écrit le best-seller que nous sommes destinés à
lire.
Axel arrive parfois à confondre son oncle en posant des questions simples qui ne peuvent
guère recevoir de réponse, comme l’énigme de la chaleur interne de la terre. L’humour
vernien subvertit tout artifice, toute prétention, toute hypocrisie, en amenant une confrontation
avec la dure leçon des faits – et avec la motivation cachée des personnages. Sont ainsi
exposés les réseaux de désir, un labyrinthe des sens, en ce qui concerne en particulier la
libido. La correspondance vernienne révèle une imagination grivoise débordante, ainsi qu’un
souhait de l’employer dans la fiction. Dans Voyage, pour échapper aux ciseaux de Hetzel, il
faut qu’elle soit déguisée, codée, revêtue d’une surface rassurante, cachée dans le labyrinthe
du sens.
Hans l’Islandais sert de faire-valoir, de cas limite psychologique, gouverné comme il l’est
par le flegme, la rationalité et l’utilité. Puisqu’il ne partage pas de langue avec Axel, ses
énoncés se réduisent aux substantifs. Altruiste mais cachottier, courageux mais froid,
compétent et entreprenant mais peu créatif : en tant qu’homme du Nord, l’étincelle vitale lui
fait défaut et même le choc de la boule de feu électrique ne saurait lui rendre la vie.
Un roman scientifique ?
Si Voyage au centre de la terre contient de la science, classer le roman dans la catégorie
de l’anticipation et, à plus forte raison, de la science-fiction reviendrait à un contre-sens ;
toute tentative de le placer dans ce genre est toujours vigoureusement démentie par Verne luimême. En aucun cas Voyage n’est-il tourné vers l’avenir ; et le terme même de sciencefiction, évidemment anachronique et de forme allogène, se trouve à l’opposé de la visée des
récits de voyage verniens, qui cherchent la plausibilité maximale, tout en s’enracinant dans la
culture traditionnelle, et non l’exploration d’autres univers. Les romans du début, les plus
réussis, consistent en de simples aventures, confrontant les hommes seuls à la nature, sans
message à véhiculer, sans bagage à transporter : Verne à l’état naturel, avant qu’il embarque
les chiens, les femmes et les minorités ethniques, avant qu’il ne récupère le bric-à-brac
idéologique de l’éditeur et ne serve de porte-valise conceptuel au grand public international.
La science de Verne semble peu orthodoxe. Tout son effort dans Voyage est employé à
recouvrir les lacunes du savoir, plutôt qu’à les combler. Le romancier glisse sur les sujets
ardus en opposant l’érudition du professeur à la naïveté et à l’ignorance du neveu. Verne
transmute ses importantes recherches documentaires pour les intégrer de manière organique
dans son récit, en recourant au dialogue, à la relation maître-élève, au point de vue variable, à
la relativisation, même à la subversion du discours scientifique. Il est vrai que les listes
ingénues et indigestes, peu enjolivées mais plus ou moins justifiées par le contexte,
commencent déjà à pointer le nez dans le roman de 1864. Toutefois, comme s’il voulait
mieux montrer du doigt la candeur de la simple juxtaposition hetzelienne de l’éducation et la
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recréation, l’auteur s’y donne à voir comme passé maître en simplification sans trahison et en
vulgarisation créatrice.
Verne rend accessibles les connaissances de son temps, qu’elles soient ou non
scientifiques, en se servant de modèles, d’analogies et de métaphores, en faisant appel à
l’intuition et au sens commun. Montrer les débats et les querelles des savants, leur volonté
d’autopromotion cachée sous le ton de la neutralité, contribue à la déconstruction du savoir.
Le langage, désuet ou naïf – en témoignent des termes tels « élastique », « fentes », « trou »,
« os », « monstres » –, est concret, terre à terre même, frôlant quelquefois le vulgaire. Les
mots d’aspect savant – « japétique », « dévonien », « sublimer » – sont insérés dans le texte
pour impressionner les lecteurs naïfs.
Certes la structure du roman, l’équivalence du temps et de l’espace, est empruntée à la
science. Abandonnant le dix-neuvième siècle, les héros remontent les époques tout en
descendant sous terre, devenant eux-mêmes « antédiluviens » ou « fossiles ». Le narrateur
joue fidèlement le jeu : les ères se succèdent « rapidement », l’on parle même, dans une
tentative, à la sincérité douteuse, de réconcilier la science et la religion, des « premières
heures du monde ». L’absurdité des interprétations littérales de la Genèse se heurte ainsi à
l’inversion de la flèche du temps et au savoir contemporain : la perspective vernienne, la
méthodologie si l’on veut, est spécifiquement littéraire, elle échappe à la pesante machinerie
scientifique faite d’hypothèses vérifiables et de preuves statistiques, à la gangue dévote, pour
s’envoler dans les airs raréfiés d’un autre monde, libre des contraintes du quotidien, pour le
refaire à neuf à sa guise.
Le roman contient en réalité infiniment plus de mystère, d’invraisemblances et
d’ambivalence que le laisserait penser le portrait traditionnel de Verne en apôtre du
positivisme. Comme pour mieux souligner le statut intrinsèquement fictionnel du récit, bien
des affirmations scientifiques d’Axel le narrateur seront contredites avant la fin. L’idée même
de descendre au centre de la terre est remplie d’absurdités, comme Verne le sait.
L’histoire de l’homme, de même, est truffée de pétitions de principe. L’humanité existe-telle dès le début du globe, notion toujours en vigueur dans ce milieu du siècle ? Les êtres
découverts sous terre sont-ils autochtones ? Sont-ils apparentés aux Européens modernes
et/ou aux premiers hommes ?
Il serait illusoire de chercher une cohérence dans les théories verniennes, qu’elles soient
philosophiques, scientifiques ou narratologiques, tendance malheureuse d’une partie de la
critique actuelle, qui néglige invariablement d’ouvrir la boîte de Pandore de la totalité de la
production vernienne. Il suffit de regarder certaines nouvelles de Verne pour comprendre que
toute conclusion scientifique imposée aux écrits est vouée aux gémonies. Le mythe selon
lequel Verne serait un écrivain scientifique a été en réalité créé de toutes pièces par l’éditeur,
qui n’hésite pas à plaquer d’illisibles parenthèses didactiques sur le récit vernien,
naturellement économe et à la touche légère, déformant souvent son essence – et qui martèle
cette notion pernicieuse dans ses nombreuses présentations publicitaires.
Il est évident que Verne n’accepte pas la théorie de l’évolution, en partie pour des raisons
religieuses. Mais trop insister sur ce point reviendrait à tomber dans le piège déjà identifié :
tout au plus l’auteur pose-t-il les questions, sème-t-il les indices ambigus et oppose-t-il la
science moderne au naturalisme et à la philosophie, la théorie livresque à la pratique concrète.
Verne est assurément antithéorique, certainement pragmatique, éventuellement matérialiste,
systématiquement sceptique.
Tous les domaines de la connaissance sont ainsi subordonnés à ses conceptions
personnelles du monde. Comme il le dit pour s’opposer aux « experts » qui critiquent la
psychiatrie et la médecine dans L’Île mystérieuse, les besoins du récit, déterminant de manière
autonome les règles de la vraisemblance et même de la vérité, fruits de son expérience propre,
irrémédiablement subjectifs, prévalent sur toute théorie scientifique ou se voulant telle, et sont
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seuls maîtres après Dieu. La rigueur vernienne est faite de mythes et de métaphores,
d’artifices et d’art ; le romancier conteste toute récupération, toute dérive de sa mission,
obstinément littéraire.
Entre romantisme et réalisme
Dans quel mouvement convient-il de placer Verne, contemporain de Constant et de
Green, de Balzac et de Mauriac ? La question n’a guère reçu de réponse à ce jour, peut-être à
cause de son bannissement dans les limbes de la littérature enfantine ou de la littérature de
genre, mais peut-être aussi parce que la littérarité de Verne, comme l’électricité de Nemo,
n’est « pas comme celle des autres ».
Si l’influence directe des romantiques est souvent difficile à cerner chez Verne, Voyage
au centre de la terre constitue l’exception qui confirme la règle. Plus que dans les autres
romans, Verne y transmet un sens de la mélancolie, du mal du siècle, de doutes existentiels ;
une tendance à fuir la société pour trouver une consolation dans la nature ; un langage qui se
veut parfois poétique, baroque même, anarchique, avec sa pléthore d’adjectifs, de verbes à
l’imparfait et de phrases élancées ; la recherche de l’absolu, du transcendant, de l’indicible, de
choses qui ne se trouvent plus en ce bas monde ; une obsession du temps et de
l’impermanence, du vieillissement et de la mort ; une fuite dans le passé, une interrogation sur
les origines. L’astre vernien subit ici l’attirance des suprêmes frémissements du romantisme
expirant.
Mais Verne est en même temps résolument réaliste : une préférence pour les vertus
mâles, une antipathie viscérale pour le psychologisme et pour toute tentative, nécessairement
vaine, de sonder les abîmes des pensées et des sentiments. Son style est souvent fait de
phrases courtes et directes, se voulant sans effets rhétoriques, sans concession, sans fioriture,
classique, atemporel, d’inspiration scientifique ou même journalistique, irrévérent,
réductionniste, frôlant parfois le nihiliste. La schizophrénie du style vernien se voit plus
particulièrement dans les listes des noms, errements interminables qui en même temps font
valoir et subvertissent l’étendue, sinon la profondeur, de la recherche vernienne. C’est,
paradoxalement, la réunion de toutes ces phrases plates – rien que des substantifs, selon le
mot apocryphe de Rimbaud –, de tous ces verbes nus, de tous ces tropes positivistes, qui
accouche des passages enfiévrés au discours direct le plus libre, des rêveries les plus
fantastiques, des adjectifs les plus hauts en couleur, des désirs les plus inavouables, des
paroxysmes les plus ineffables.
Roman de fuite
Pourquoi les héros de Voyage au centre de la terre sont-ils allemands, plutôt que
français, nationalité avec laquelle l’empathie du lecteur devrait en principe mieux s’établir ?
La réponse, aux aspects autobiographiques et historiques, pourrait se trouver dans les
obstacles que Verne a rencontrés dans sa carrière au tout début des années 1860. Ses premiers
héros sont autochtones mais malencontreux : les bien nommés Jules Deguay dans Un prêtre
en 1839 (v. 1845), inachevé, et Michel Dufrénoy dans Paris au XXe siècle (1860 et 1863), récit
qui lui aussi échoue, mourant de l’hostilité de Hetzel et de l’indifférence des Parisiens. Par la
suite, Verne n’osera plus placer au centre de la scène, du moins romanesque, les Français, qui
occuperont plutôt les rôles de scribe, de faire-valoir, d’amuseur public, voire d’inventeur fou
et aigri. Leur place est prise, dans les grands romans, par les monomaniaques solitaires ou les
groupements solidaires, très rarement latins, tous plus ou moins anglo-saxons.
Mais pourquoi l’Allemagne en particulier ? Sans doute parce qu’il faut proposer à la fois
un modèle et un antimodèle, non seulement une démonstration du droit à la différence, mais
aussi une comparaison qui permette l’exploration de ses propres forces et faiblesses. Nation
sœur, jumelle siamoise séparée, rival territorial, culturel et – c’est ici que le bât blesse –
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industriel et militaire. Dans les romans suivants, avant tout ceux d’après 1870, Verne ne
pourra plus guère écrire calmement de l’outre-Rhin, mais dans Voyage, on apprend qu’y
vivent des êtres humains comme les autres. Axel et Lidenbrock pourraient à la limite passer,
par une nuit obscure, pour des Français.
Dans Paris, Verne avait rêvé de peindre la société moderne, dans tout son cloisonnement
urbain, toute sa frénésie inculte, toute sa froideur voulue, toute sa férocité inconsciente : de
« secouer, jusqu’en ses fondements, la société moderne, par l’audace et la cruauté de ses
peintures 2 ». Obligé d’y renoncer, il cherche le modèle de société le plus éloigné,
culturellement et géographiquement, du centre du monde civilisé. Tous ses romans seront,
peu ou prou, et jusqu’à épuisement des espaces de liberté, des idylles rurales, des échappées
exotiques, en un mot des robinsonnades. Peu importe que l’on soit gelé ou chauffé à blanc,
déchiqueté par les anthropophages ou perdu dans l’espace : le but est de trouver un refuge, de
fuir loin de la sauvagerie moderne.
Si toute la grande caverne de Voyage constitue un camp sauvage hors du temps, il lui
manque néanmoins, et paradoxalement, un centre, un foyer, car il n’en est pas besoin dans ce
paradis qui ne sait encore qu’il sera perdu, cet espace uchronique, ce temps utopique. L’île au
milieu de la mer, représentation déjà pleine de sens psychanalytique, est elle-même trouée,
envahie par les jets d’eau. La grotte au chauffage central où Axel, après l’évanouissement
obligatoire, renaît, et qui lui accorde un bref moment de repos, une symbolique baignade et
même une fulgurante expression de sollicitude avunculaire, ne possède pas d’utilité évidente
dans ce lieu désert.
La grotte dans la caverne, une fois pénétrée, manque de mystère : certes on a trouvé un
nouveau monde, mais il s’avère plutôt moribond, peu propice aux aventures. Le centre est
vide. C’est à cet instant même, moment de la satisfaction de tous les désirs, qui se révèlent
soudain insuffisamment osés, au point où le manuscrit hésite devant le vide, où toute issue
semble bloquée, et en tout cas déjà souillée par le passage de l’aïeul prestigieux, que les
monstres surgissent de nulle part. La caverne, trop grande après tout pour garantir la sécurité,
abrite les êtres géants, aux trompes protubérantes, et même un gigantesque ancêtre velu,
brandissant une immense houlette. L’invention vernienne, qui s’est d’abord cabrée devant le
chasme sans fond de la page blanche, provoquant les chiasmes éditoriaux en chaîne, est
sauvée in extremis par les forces extérieures, par l’irruption d’idées allogènes. De la même
manière qu’une main complice mais rivale sauve Hatteras de lui-même, l’empêche en toute
amitié d’accomplir son manifeste destin, le sépare à tout jamais du pôle même, Axel et
Lidenbrock eux aussi sont obligés, peut-être par une main amicale mais en tout cas malgré
eux, de faire face aux êtres qui se cachaient dans l’herbe du paradis. Tout se passe comme si
Verne, trop focalisé sur l’expédition même, avait négligé de penser à occuper ses voyageurs
une fois la destination atteinte, et comme si les épisodes manquants, ajoutés après coup,
pourtant visiblement passés par son imagination, étaient d’origine étrangère.
La genèse
Quelques détails significatifs de la vie de l’auteur au début des années 1860, période dont
on sait très peu, semblent illuminer la genèse de Voyage au centre de la terre.
La correspondance entre auteur et éditeur concernant ce roman est quasi inexistante3.
Dans l’état actuel de la recherche, même la date de rédaction est inconnue, certains éléments
indiquant 1863, mais d’autres, 1864.
2. Dans un entretien de 1898, reproduit dans Daniel Compère et Jean-Michel Margot (éd.),
Entretiens avec Jules Verne, Genève, Slatkine, 1998, p. 136.
3. La seule référence contemporaine se trouve dans une lettre de Verne du 12 août 1864, peut-être
écrite après la correction du manuscrit mais en toute vraisemblance avant la préparation des premiers
placards, et dont le ton impatient implique une rédaction déjà lointaine.
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Fait inaperçu de la critique, Verne intervient lui-même dans la marge du manuscrit de
Paris au XXe siècle, apparemment après la lecture hypercritique de Hetzel et dans la
perspective de proposer le roman de nouveau à un éditeur. En effet, en marge de la
description du triste salon qui n’est pénétré par le soleil qu’une minute par an, description
anodine car couchée sans amplification, Verne note : « peut-être à mettre en action ». Cette
idée sera en effet exploitée, avec les effets dramatiques, quelques mois plus tard, lorsqu’un
fulgurant rayon de soleil éclatera pour indiquer le chemin du centre de la terre.
En 1861, le futur romancier avait visité l’Allemagne et la Scandinavie ; les entrées de son
carnet de voyage possèdent un lien évident avec la section hambourgeoise de Voyage. Les
mots « arbre [ronge] dans la maison », par exemple, avec leur association vif-mort et natureartifice, conduiront directement à la description frappante du « vieil orme vigoureusement
encastré dans la façade » de la maison Lidenbrock.
Parmi les sources du roman, souvent reconnues nommément dans le texte4, la plus
importante est sans aucun doute La Terre avant le déluge (1863) de Louis Figuier (18191894), qui contient vingt-cinq dessins par Édouard Riou, l’illustrateur de Voyage. Verne
emprunte systématiquement à ce vulgarisateur génial à la fois pour les informations
géologiques et biologiques et pour les théories scientifiques – essentiellement
catastrophistes –, les emprunts paraissant particulièrement clairs en ce qui concerne les
chiffres, les noms propres et la terminologie.
Dans Voyage au centre de la terre, les liens avec Les Aventures du capitaine Hatteras
paraissent tellement étroits que l’on ne peut écarter l’hypothèse de leur genèse commune. Les
deux romans partagent un élément thématique particulier, l’hypothèse de l’existence,
proposée à la fin d’Hatteras, d’une immense ouverture aux pôles, d’où se dégagerait la
lumière des aurores boréales, et par laquelle on pourrait pénétrer dans l’intérieur du globe.
Autrement dit, là où l’un se termine, au bord d’un abîme hyperboréen, l’autre ne fait que
commencer. Il est en somme possible que Voyage constitue une chute d’Hatteras 5.
Heureusement, pour suppléer à ces indices somme toute assez circonstanciels, la genèse
peut se connaître grâce à la survie d’un manuscrit de Voyage. La structure des épisodes dans
la caverne souterraine en particulier, nous l’avons vu, pourrait amener à se demander si sa
cohérence dans le roman publié n’est pas factice, s’il n’existe pas une faille dans la
conception, si quelques traces d’une composition à quatre mains ne subsisteraient pas. Le
document autographe est alors idéal pour comprendre non seulement la visée initiale de Verne
mais aussi sa transformation sous la direction de Hetzel.
Dans les autres romans des années 1860, on le sait depuis peu, l’éditeur intervient
massivement, en suggérant ou en décrétant les modifications. Il n’hésite pas à recourir à la
force – suppléée par les injures – pour supprimer les chapitres entiers, pour transformer
l’idéologie et pour plaquer sa vision et ses propres textes, atteignant parfois des milliers de
mots, sur le travail de Verne, même au prix de la vraisemblance, de la logique ou de la
physique 6.
Il est vrai que la trace manuscrite de l’éditeur ne reste guère plus visible qu’en marge de
la scène où Axel rêve de Gräuben, dans certaines remarques de nature stylistique et dans la
conclusion. Mais Verne a l’habitude d’effacer les commentaires au crayon lors de sa
réécriture des manuscrits ; et une série grandissante de chiasmes, tous eux-mêmes barrés en
croix, semble indiquer une lecture éditoriale assez serrée. En outre, le fait que le titre même
4 Sources exposées dans la Notice sur la genèse du roman, p. 395.
5. Voir plus bas (p. 394-395), pour une exploration de l’hypothèse de l’origine unique des deux
romans.
6. Ce paragraphe résume, à très grands traits, quelques conclusions de Verne en V. O. Les
Manuscrits des « Voyages extraordinaires » (ÉNS éditions et Institut d’histoire du livre, à paraître
2014).
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du roman, qui, dans son exagération, ressemble au style hetzelien, paraît pour la première fois
dans la marge pourrait impliquer une responsabilité de la part de l’éditeur.
À défaut de pouvoir en offrir ici une description exhaustive, quelques détails frappants,
qui modifient notre compréhension de certains passages clés, sélectionnés un peu au hasard,
permettront de comprendre les profondeurs ignorés, les failles non encore sondées, les
chasmes du monde vernien d’avant le passage éditorial.
Le portrait du professeur est à l’origine nettement plus agressif. Parmi les traits saillants
qui accentuent son caractère déjà assez farouche, destinés à disparaître avant la publication,
l’on peut citer quelques-uns, à l’humour un peu juvénile : le quartier qu’il habite n’est plus
historique mais franchement « horrible », il habite avec sa bonne, il écrase les mouches, il
frappe Axel et il emprisonne volontairement les résidents de Königstrasse 7.
La révélation du manuscrit est, néanmoins, la franchise, si ce n’est la délectation, avec
laquelle la relation d’Axel et de la Virlandaise est explicitée. Passant leurs soirées dans la
chambre à coucher de la jeune fille, leurs activités sont soulignées être typiques de celles des
garçons et des filles de vingt ans, focalisées en particulier sur ce qui se niche dans le corsage
de la Virlandaise : la clé de la chambre et de son corps. Une Virlandaise, selon la source
documentaire évidente de Verne, garde rarement sa vertu. Dans le crescendo de ces amours
adolescentes, le jeune homme devient « le plus heureux des amants », jouissance à laquelle,
inévitablement, Hetzel coupe court. En comparaison avec la version publiée,
conventionnellement sentimentale, c’est ainsi un aperçu, mieux une vision fascinante, de la
conception de l’amour chez Verne, sujet exploré par de nombreuses biographies et études à ce
jour, mais sans produire des résultats probants.
L’autre révélation du manuscrit concerne l’absence des scènes les plus centrales, des
découvertes les plus controversées, celles qui mettent en scène les créatures du passé. Il serait
naturel d’en déduire que ce devrait être au stade des épreuves que ces scènes sont ajoutées.
Toutefois, une comparaison des deux éditions principales montre qu’il n’en est rien. En effet,
dans l’édition de 1867 est ajoutée une importante section nouvelle, absente de celle de 1864 et
comportant deux chapitres environ 8. Au vu également de son annonce publicitaire en 1866 de
l’heureux événement, où l’éditeur exhibe une attitude quasi paternelle au nouveau-né, il se
peut que l’idée d’insérer les deux chapitres lui soit au moins partiellement attribuable. La
nouvelle édition étend la grande chaîne des êtres en y adjoignant les découvertes dramatiques,
d’abord les restes d’un homme européen, que Lidenbrock commente longuement, et enfin le
troupeau de mastodontes, gardé par le berger primitif de douze pieds. Ces épisodes osés, ces
inventions pures, bouleversant les croyances scientifiques et religieuses du temps, dépassent
largement les limites de la vraisemblance habituelles chez Verne.
Or ce processus publié d’amplification ne fait que continuer les ajouts successifs, non
seulement au stade des épreuves mais aussi dans la marge du manuscrit. Étant donné
qu’ailleurs dans les manuscrits, Hetzel s’acharne plus particulièrement à développer et à
peaufiner ses propres contributions, ce pourrait être lui qui sinon écrit cet enchaînement
d’additions, au moins le souffle.
Autant l’on peut regretter la massive censure imposée à Hatteras, autant pour Voyage le
bénéfice du doute, concernant l’insertion des sections que la postérité a jugées les plus
intéressantes, doit jouer en faveur de l’éditeur. La dette ressentie toute sa vie par Verne envers
son aîné pourrait trouver son origine dans Voyage et Cinq semaines. Certes, pour les autres
romans son expérience éditoriale est nettement moins heureuse et pourrait difficilement, sans
interventions compensatrices, expliquer ce sentiment perdurant de reconnaissance.
7 Le détail de ces modifications est fourni dans la Notice sur le manuscrit, p. 403.
8. Il n’existe aucune édition en feuilleton de Voyage au centre de la terre, qui paraît le 25
novembre 1864 (in-18, sans illustration), et ensuite, le 13 mai 1867, dans une édition grand-octavo
illustrée, augmentée de la majeure partie des chapitres 37-39.
13
*
Les contraires se rencontrent chez Verne, ce qui ne se ressemble pas s’assemble,
l’intérieur devient extérieur, les pôles se renversent, les signes s’inversent. La vie souterraine,
ce monde sans crépuscule, correspond étrangement à l’autre côté du miroir, au reflet dans un
lac, à l’autre pendant d’un cliché stéréoscopique, à une épreuve négative, au fruit d’une
nouvelle branche évolutionnaire où, à cause de quelque lointain battement d’un papillon
abscons, la même scène onirique se présente, mais indiciblement décalée.
Voyage au centre de la terre se situe, en somme, au point précis de la division des eaux,
propulsé d’un côté vers un avenir réaliste, sans zone d’ombre, où tout sera exploré, analysé,
étiqueté, fiché, policé, où le globe entier sera colonisé et domestiqué. Mais en même temps le
roman s’accroche au romantisme, au pouvoir du verbe, au rêve insolent, parfaitement exprimé
dans L’Île mystérieuse et le Vingt mille lieues sous les mers d’avant la censure, de chercher un
ailleurs, un autre temps, mieux : une autre époque. C’est le rêve d’échapper à la modernité
mécanique, d’errer librement, de cultiver un lopin de terre, de mener une existence autonome.
C’est ce désir anarchique d’évasion, de ne rendre de comptes à personne, d’échapper aux
impôts et aux lois, qui forme le véritable objectif des Voyages extraordinaires dans les
mondes inconnus, et qui trouve sa plus parfaite expression dans les aventures d’Axel et de
Lidenbrock : divagations lucides, en connaissance du retour obligé au foyer, rêve adolescent
où l’on sait que le réveil ne pourra être remis indéfiniment. Chimère certes, mais en même
temps protestation contre les compromis dénaturés de l’existence urbaine, la promiscuité des
foules, la substitution du flâneur urbain au promeneur solitaire, le lourd contrat social tout
entier. Nécessité existentielle pour fuir la suffocation parisienne, comme le dit Joyeuses
misères, échappée provoquée par le veto éditorial de la critique sociale.
C’est un instant de liberté totale, de la création d’un nouveau monde ab nihilo, sans
penser au lendemain, sans crainte encore de la réaction des abonnés du Magasin d’éducation
et de récréation. Naïveté ? Oui, mais heureusement, au vu de la suite, où Verne hésitera à
exposer son âme, où il devra s’efforcer de trouver les structures, les idéologies, les
protagonistes qui sauront faire face aux dures épreuves, au sens éditorial du terme. Verne
baigne dans un moment de bonheur, ayant enfin trouvé un éditeur valable après le long
passage dans le désert et avant de se rendre compte des obstacles qui seront placés entre ses
lecteurs et lui.
C’est sans doute pourquoi les deux chefs-d’œuvre nordiques que sont Voyage au centre
de la terre et Les Aventures du capitaine Hatteras, nés de la même matrice, libres de
l’angoisse de ne pas arriver au port et libres de contrat prénuptial, conçus dans la même
allégresse pure, n’auront plus de frères. Les quelques très grands romans qui suivront,
estropiés par les ciseaux pressés de l’accoucheur, auront beau être d’autant plus raisonnables,
retravaillés, reconstruits, rééquilibrés, ils ne trouveront plus la spontanéité, la beauté,
l’invention et la démesure des deux romans de l’origine.
WILLIAM BUTCHER
14
NOTE SUR L’ÉDITION
Il n’existe aucun texte établi de Voyage au centre de la terre. Les éditions Hetzel
comportent un certain nombre d’erreurs qui sont invariablement reproduites dans les
publications modernes, avec au mieux quelques tentatives intermittentes de corriger les
lapsus, mais silencieusement, sans indiquer l’origine du texte et en introduisant parfois de
nouvelles incohérences. L’on n’a jamais identifié, a fortiori, les principales variantes des
diverses éditions.
Le texte d’origine du présent ouvrage provient d’une édition in-8° (v. 1877), mise à jour
et corrigée. Pour le texte du roman, les normes typographiques modernes concernant les
chiffres, le dialogue, l’italique, les majuscules et la ponctuation 9 sont respectées.
Est également modernisée l’orthographe des mots courants : « König-strasse »,
« Reykjawik », « boursoufflait » (boursouflait, forme de l’édition in-18, mais non du
manuscrit), « boursoufflures » (boursouflures, forme de l’édition in-18) « fjörd »,
« entr’ouvrit », « juvénil », « roideur », « roidillons », « hépathiques », « Groënland »,
« maëlstrom » ou « dénûment ». Les noms propres spécifiques sont amendés au besoin, la
forme originelle paraissant dans une note 10.
Les erreurs de langue présentes dans l’édition d’environ 1877 sont également
régularisées : « acalmies » (accalmies), « tout autre recherche » (toute autre recherche, forme
du manuscrit et de l’in-18), « quoique j’en eus » (quoi que j’en eusse), « les gardes-pêches »
(les gardes-pêche, forme de l’in-18), « deux milles toises » (mille, forme de l’édition de 1867
et de l’in-18) ou « Je n’ignore pas quelle exploitation des hommes fossiles ont fait les
Barnum » (faite, forme de l’in-18). Les erreurs de calcul ou de fait, et en particulier les heures
et les dates, sont conservées mais dans la plupart des cas signalées.
W. B.
9. Les groupes comme « la “seule,” » ou « très- » deviennent ainsi « la “seule”, » et « très ». De
même, le pluriel inconsistant de « Mégathérium(s) », ainsi que l’italique et les accents des noms des
animaux préhistoriques, sont régularisés dans cette édition.
10. Les autres noms de lieu islandais, souvent assez obscurs, sont laissés en l’état.
15
CHAPITRE I
Le 24 mai 1863, un dimanche, mon oncle, le professeur Lidenbrock, revint
précipitamment vers sa petite maison située au numéro 19 de Königstrasse, l’une des
plus anciennes rues du vieux quartier de Hambourg 1.
La bonne Marthe 2 dut se croire fort en retard, car le dîner commençait à peine à
chanter sur le fourneau de la cuisine.
« Bon, me dis-je, s’il a faim, mon oncle, qui est le plus impatient des hommes, va
pousser des cris de détresse.
— Déjà M. Lidenbrock ! s’écria la bonne Marthe stupéfaite, en entrebâillant la
porte de la salle à manger.
— Oui, Marthe ; mais le dîner a le droit de ne point être cuit, car il n’est pas deux
heures. La demie vient à peine de sonner à Saint-Michel 3.
— Alors pourquoi M. Lidenbrock rentre-t-il ?
— Il nous le dira vraisemblablement.
— Le voilà ! je me sauve, monsieur Axel 4, vous lui ferez entendre raison. »
Et la bonne Marthe regagna son laboratoire culinaire.
Je restai seul. Mais de faire entendre raison au plus irascible des professeurs, c’est
ce que mon caractère un peu indécis ne me permettait pas. Aussi je me préparais à
regagner prudemment ma petite chambre du haut, quand la porte de la rue cria sur ses
gonds ; de grands pieds firent craquer l’escalier de bois, et le maître de la maison,
traversant la salle à manger, se précipita aussitôt dans son cabinet de travail.
Mais, pendant ce rapide passage, il avait jeté dans un coin sa canne à tête de cassenoisette, sur la table son large chapeau à poils rebroussés, et à son neveu ces paroles
retentissantes :
« Axel, suis-moi ! »
Je n’avais pas eu le temps de bouger que le professeur me criait déjà avec un vif
accent d’impatience :
« Eh bien ! tu n’es pas encore ici ? » Je m’élançai dans le cabinet de mon
redoutable maître. Otto Lidenbrock n’était pas un méchant homme, j’en conviens
volontiers ; mais, à moins de changements improbables, il mourra dans la peau d’un
terrible original.
Il était professeur au Johannæum 5, et faisait un cours de minéralogie pendant
lequel il se mettait régulièrement en colère une fois ou deux. Non point qu’il se
préoccupât d’avoir des élèves assidus à ses leçons, ni du degré d’attention qu’ils lui
accordaient, ni du succès qu’ils pouvaient obtenir par la suite ; ces détails ne
l’inquiétaient guère. Il professait « subjectivement », suivant une expression de la
philosophie allemande, pour lui et non pour les autres. C’était un savant égoïste, un
puits de science dont la poulie grinçait quand on en voulait tirer quelque chose : en un
mot, un avare.
Il y a quelques professeurs de ce genre en Allemagne. Mon oncle,
malheureusement, ne jouissait pas d’une extrême facilité de prononciation, sinon dans
l’intimité, au moins quand il parlait en public, et c’est un défaut regrettable chez un
orateur. En effet, dans ses démonstrations au Johannæum, souvent le professeur
16
s’arrêtait court ; il luttait contre un mot récalcitrant qui ne voulait pas glisser entre ses
lèvres, un de ces mots qui résistent, se gonflent et finissent par sortir sous la forme peu
scientifique d’un juron. De là, grande colère.
Or, il y a en minéralogie bien des dénominations semi-grecques, semi-latines,
difficiles à prononcer, de ces rudes appellations qui écorcheraient les lèvres d’un
poète. Je ne veux pas dire du mal de cette science. Loin de moi. Mais lorsqu’on se
trouve en présence des cristallisations rhomboédriques, des résines rétinasphaltes, des
gehlenites, des fangasites, des molybdates de plomb, des tungstates de manganèse et
des titaniates de zircône, il est permis à la langue la plus adroite de fourcher 6.
Donc, dans la ville, on connaissait cette pardonnable infirmité de mon oncle, et on
en abusait, et on l’attendait aux passages dangereux, et il se mettait en fureur, et l’on
riait, ce qui n’est pas de bon goût, même pour des Allemands. Et s’il y avait toujours
grande affluence d’auditeurs aux cours de Lidenbrock, combien les suivaient
assidûment qui venaient surtout pour se dérider aux belles colères du professeur !
Quoi qu’il en soit, mon oncle, je ne saurais trop le dire, était un véritable savant.
Bien qu’il cassât parfois ses échantillons à les essayer trop brusquement, il joignait au
génie du géologue l’œil du minéralogiste. Avec son marteau, sa pointe d’acier, son
aiguille aimantée, son chalumeau et son flacon d’acide nitrique, c’était un homme très
fort. À la cassure, à l’aspect, à la dureté, à la fusibilité, au son, à l’odeur, au goût d’un
minéral quelconque, il le classait sans hésiter parmi les six cents espèces que la science
compte aujourd’hui.
Aussi le nom de Lidenbrock retentissait avec honneur dans les gymnases et les
associations nationales. MM. Humphry Davy, de Humboldt, les capitaines Franklin et
Sabine 7, ne manquèrent pas de lui rendre visite à leur passage à Hambourg. MM.
Becquerel, Ebelmen, Brewster, Dumas, Milne-Edwards, Sainte-Claire Deville 8,
aimaient à le consulter sur des questions les plus palpitantes de la chimie. Cette
science lui devait d’assez belles découvertes, et, en 1853, il avait paru à Leipzig un
Traité de Cristallographie transcendante, par le professeur Otto Lidenbrock, grand infolio avec planches, qui cependant ne fit pas ses frais.
Ajoutez à cela que mon oncle était conservateur du musée minéralogique de
M. Struve 9, ambassadeur de Russie, précieuse collection d’une renommée européenne.
Voilà donc le personnage qui m’interpellait avec tant d’impatience. Représentezvous un homme grand, maigre, d’une santé de fer, et d’un blond juvénile qui lui ôtait
dix bonnes années de sa cinquantaine. Ses gros yeux roulaient sans cesse derrière des
lunettes considérables ; son nez, long et mince, ressemblait à une lame affilée ; les
méchants prétendaient même qu’il était aimanté et qu’il attirait la limaille de fer. Pure
calomnie : il n’attirait que le tabac, mais en grande abondance, pour ne point mentir.
Quand j’aurai ajouté que mon oncle faisait des enjambées mathématiques d’une
demi-toise, et si je dis qu’en marchant il tenait ses poings solidement fermés, signe
d’un tempérament impétueux, on le connaîtra assez pour ne pas se montrer friand de sa
compagnie.
Il demeurait dans sa petite maison de Königstrasse, une habitation moitié bois,
moitié brique, à pignon dentelé 10 ; elle donnait sur l’un de ces canaux sinueux qui se
croisent au milieu du plus ancien quartier de Hambourg que l’incendie de 1842 11 a
heureusement respecté.
17
La vieille maison penchait un peu, il est vrai, et tendait le ventre aux passants ; elle
portait son toit incliné sur l’oreille, comme la casquette d’un étudiant de la
Tugendbund 12 ; l’aplomb de ses lignes laissait à désirer ; mais, en somme, elle se
tenait bien, grâce à un vieil orme vigoureusement encastré dans la façade, qui poussait
au printemps ses bourgeons en fleurs à travers les vitraux des fenêtres.
Mon oncle ne laissait pas d’être riche pour un professeur allemand. La maison lui
appartenait en toute propriété, contenant et contenu. Le contenu, c’était sa filleule
Graüben, jeune Virlandaise 13 de dix-sept ans, la bonne Marthe et moi. En ma double
qualité de neveu et d’orphelin, je devins son aide-préparateur dans ses expériences.
J’avouerai que je mordis avec appétit aux sciences géologiques ; j’avais du sang
de minéralogiste dans les veines, et je ne m’ennuyais jamais en compagnie de mes
précieux cailloux.
En somme, on pouvait vivre heureux dans cette maisonnette de Königstrasse,
malgré les impatiences de son propriétaire, car, tout en s’y prenant d’une façon un peu
brutale, celui-ci ne m’en aimait pas moins. Mais cet homme-là ne savait pas attendre,
et il était plus pressé que nature.
Quand, en avril, il avait planté dans les pots de faïence de son salon des pieds de
réséda ou de volubilis, chaque matin il allait régulièrement les tirer par les feuilles afin
de hâter leur croissance 14.
Avec un pareil original, il n’y avait qu’à obéir. Je me précipitai donc dans son
cabinet.
CHAPITRE II
Ce cabinet était un véritable musée. Tous les échantillons du règne minéral s’y
trouvaient étiquetés avec l’ordre le plus parfait, suivant les trois grandes divisions des
minéraux inflammables, métalliques et lithoïdes 15.
Comme je les connaissais, ces bibelots de la science minéralogique ! Que de fois,
au lieu de muser avec les garçons de mon âge, je m’étais plu à épousseter ces
graphites, ces anthracites, ces houilles, ces lignites, ces tourbes ! Et les bitumes, les
résines, les sels organiques qu’il fallait préserver du moindre atome de poussière ! Et
ces métaux, depuis le fer jusqu’à l’or, dont la valeur relative disparaissait devant
l’égalité absolue des spécimens scientifiques ! Et toutes ces pierres qui eussent suffi à
reconstruire la maison de Königstrasse, même avec une belle chambre de plus, dont je
me serais si bien arrangé !
Mais, en entrant dans le cabinet, je ne songeais guère à ces merveilles. Mon oncle
seul occupait ma pensée. Il était enfoui dans son large fauteuil garni de velours
d’Utrecht, et tenait entre les mains un livre qu’il considérait avec la plus profonde
admiration.
« Quel livre ! quel livre ! » s’écriait-il.
Cette exclamation me rappela que le professeur Lidenbrock était aussi bibliomane
à ses moments perdus ; mais un bouquin n’avait de prix à ses yeux qu’à la condition
d’être introuvable, ou tout au moins illisible.
« Eh bien ! me dit-il, tu ne vois donc pas ? Mais c’est un trésor inestimable que
j’ai rencontré ce matin en furetant dans la boutique du Juif Hevelius 16.
18
— Magnifique ! » répondis-je avec un enthousiasme de commande. En effet, à
quoi bon ce fracas pour un vieil in-quarto dont le dos et les plats semblaient faits d’un
veau grossier, un bouquin jaunâtre auquel pendait un signet décoloré ?
Cependant les interjections admiratives du professeur ne discontinuaient pas.
« Vois, disait-il, en se faisant à lui-même demandes et réponses ; est-ce assez
beau ? Oui, c’est admirable ! Et quelle reliure ! Ce livre s’ouvre-t-il facilement ? Oui,
car il reste ouvert à n’importe quelle page ! Mais se ferme-t-il bien ? Oui, car la
couverture et les feuilles forment un tout bien uni, sans se séparer ni bâiller en aucun
endroit ! Et ce dos qui n’offre pas une seule brisure après sept cents ans d’existence !
Ah ! voilà une reliure dont Bozerian, Closs ou Purgold 17 eussent été fiers ! »
En parlant ainsi, mon oncle ouvrait et fermait successivement le vieux bouquin. Je
ne pouvais faire moins que de l’interroger sur son contenu, bien que cela ne
m’intéressât aucunement.
« Et quel est donc le titre de ce merveilleux volume ? demandai-je avec un
empressement trop enthousiaste pour n’être pas feint.
— Cet ouvrage ! répondit mon oncle en s’animant, c’est l’Heims-Kringla de
Snorre Turleson 18, le fameux auteur islandais du douzième siècle ! C’est la Chronique
des princes norvégiens qui régnèrent en Islande !
— Vraiment ! m’écriai-je de mon mieux, et sans doute c’est une traduction en
langue allemande ?
— Bon ! riposta vivement le professeur, une traduction ! Et qu’en ferais-je de ta
traduction ? Qui se soucie de ta traduction ? Ceci est l’ouvrage original en langue
islandaise, ce magnifique idiome, riche et simple à la fois, qui autorise les
combinaisons grammaticales les plus variées et de nombreuses modifications de mots !
— Comme l’allemand, insinuai-je avec assez de bonheur.
— Oui, répondit mon oncle en haussant les épaules, sans compter que la langue
islandaise admet les trois genres comme le grec et décline les noms propres comme le
latin !
— Ah ! fis-je un peu ébranlé dans mon indifférence, et les caractères de ce livre
sont-ils beaux ?
— Des caractères ! Qui te parle de caractères, malheureux Axel ? Il s’agit bien de
caractères ! Ah ! tu prends cela pour un imprimé ? Mais, ignorant, c’est un manuscrit,
et un manuscrit runique 19 !...
— Runique ?
— Oui ! Vas-tu me demander maintenant de t’expliquer ce mot ?
— Je m’en garderai bien », répliquai-je avec l’accent d’un homme blessé dans son
amour-propre.
Mais mon oncle continua de plus belle et m’instruisit, malgré moi, de choses que
je ne tenais guère à savoir.
« Les runes, reprit-il, étaient des caractères d’écriture usités autrefois en Islande,
et, suivant la tradition, ils furent inventés par Odin 20 lui-même ! Mais regarde donc,
admire donc, impie, ces types qui sont sortis de l’imagination d’un dieu ! »
Ma foi, faute de réplique, j’allais me prosterner, genre de réponse qui doit plaire
aux dieux comme aux rois, car elle a l’avantage de ne jamais les embarrasser, quand
un incident vint détourner le cours de la conversation Ce fut l’apparition d’un
parchemin crasseux qui glissa du bouquin et tomba à terre.
19
Mon oncle se précipita sur ce brimborion avec une avidité facile à comprendre. Un
vieux document, enfermé peut-être depuis un temps immémorial dans un vieux livre,
ne pouvait manquer d’avoir un haut prix à ses yeux.
« Qu’est-ce que cela ? » s’écria-t-il.
Et, en même temps, il déployait soigneusement sur sa table un morceau de
parchemin long de cinq pouces, large de trois, et sur lequel s’allongeaient, en lignes
transversales, des caractères de grimoire.
En voici le fac-similé exact. Je tiens à faire connaître ces signes bizarres, car ils
amenèrent le professeur Lidenbrock et son neveu à entreprendre la plus étrange
expédition du dix-neuvième siècle :
[image 2]
Le professeur considéra pendant quelques instants cette série de caractères ; puis il
dit en relevant ses lunettes :
« C’est du runique ; ces types sont absolument identiques à ceux du manuscrit de
Snorre Turleson ! Mais... qu’est-ce que cela peut signifier ? »
Comme le runique me paraissait être une invention de savants pour mystifier le
pauvre monde, je ne fus pas fâché de voir que mon oncle n’y comprenait rien. Du
moins cela me sembla ainsi au mouvement de ses doigts qui commençaient à s’agiter
terriblement.
« C’est pourtant du vieil islandais ! » murmurait-il entre ses dents.
Et le professeur Lidenbrock devait bien s’y connaître, car il passait pour être un
véritable polyglotte. Non pas qu’il parlât couramment les deux mille langues et les
quatre mille idiomes employés à la surface du globe, mais enfin il en savait sa bonne
part.
Il allait donc, en présence de cette difficulté, se livrer à toute l’impétuosité de son
caractère, et je prévoyais une scène violente, quand deux heures sonnèrent au petit
cartel de la cheminée.
Aussitôt la bonne Marthe ouvrit la porte du cabinet en disant :
« La soupe est servie.
— Au diable la soupe, s’écria mon oncle, et celle qui l’a faite, et ceux qui la
mangeront ! »
Marthe s’enfuit. Je volai sur ses pas, et, sans savoir comment, je me trouvai assis à
ma place habituelle dans la salle à manger.
J’attendis quelques instants. Le professeur ne vint pas. C’était la première fois, à
ma connaissance, qu’il manquait à la solennité du dîner. Et quel dîner, cependant !
Une soupe au persil, une omelette au jambon relevée d’oseille à la muscade, une longe
de veau à la compote de prunes, et, pour dessert, des crevettes au sucre, le tout arrosé
d’un joli vin de la Moselle 21.
Voilà ce, qu’un vieux papier allait coûter à mon oncle. Ma foi, en qualité de neveu
dévoué, je me crus obligé de manger pour lui, en même temps que pour moi. Ce que je
fis en conscience.
« Je n’ai jamais vu chose pareille ! disait la bonne Marthe. M. Lidenbrock qui
n’est pas à table !
— C’est à ne pas le croire.
— Cela présage quelque événement grave ! » reprenait la vieille servante, hochant
la tête.
20
Dans mon opinion, cela ne présageait rien, sinon une scène épouvantable quand
mon oncle trouverait son dîner dévoré.
J’en étais à ma dernière crevette, lorsqu’une voix retentissante m’arracha aux
voluptés du dessert. Je ne fis qu’un bond de la salle dans le cabinet.
CHAPITRE III
« C’est évidemment du runique, disait le professeur en fronçant le sourcil. Mais il
y a un secret, et je le découvrirai, sinon... »
Un geste violent acheva sa pensée.
« Mets-toi là, ajouta-t-il en m’indiquant la table du poing, et écris. »
En un instant je fus prêt.
« Maintenant, je vais te dicter chaque lettre de notre alphabet qui correspond à l’un
de ces caractères islandais. Nous verrons ce que cela donnera. Mais, par saint
Michel 22 ! garde-toi bien de te tromper ! »
La dictée commença. Je m’appliquai de mon mieux. Chaque lettre fut appelée
l’une après l’autre, et forma l’incompréhensible succession des mots suivants :
mm.rnlls
esreuel
seecJde
sgtssmf
unteief
niedrke
kt,samn
atrateS
Saodrrn
emtnaeI
nuaect
rrilSa.
Atvaar
.nscrc
ieaabs
ccdrmi
eeutul
frantu
dt,iac
oseibo
KediiI
Quand ce travail fut terminé, mon oncle prit vivement la feuille sur laquelle je
venais d’écrire, et il l’examina longtemps avec attention.
« Qu’est-ce que cela veut dire ? » répétait-il machinalement.
Sur l’honneur, je n’aurais pu le lui apprendre. D’ailleurs il ne m’interrogea pas, et
il continua de se parler à lui-même :
« C’est ce que nous appelons un cryptogramme, disait-il, dans lequel le sens est
caché sous des lettres brouillées à dessein, et qui convenablement disposées
formeraient une phrase intelligible. Quand je pense qu’il y a là peut-être l’explication
ou l’indication d’une grande découverte ! »
Pour mon compte, je pensais qu’il n’y avait absolument rien, mais je gardai
prudemment mon opinion.
Le professeur prit alors le livre et le parchemin, et les compara tous les deux.
« Ces deux écritures ne sont pas de la même main, dit-il ; le cryptogramme est
postérieur au livre, et j’en vois tout d’abord une preuve irréfragable. En effet, la
première lettre est une double M qu’on chercherait vainement dans le livre de
Turleson, car elle ne fut ajoutée à l’alphabet islandais qu’au quatorzième siècle 23.
Ainsi donc, il y a au moins deux cents ans entre le manuscrit et le document. »
Cela, j’en conviens, me parut assez logique.
21
« Je suis donc conduit à penser, reprit mon oncle, que l’un des possesseurs de ce
livre aura tracé ces caractères mystérieux. Mais qui diable était ce possesseur ?
N’aurait-il point mis son nom en quelque endroit de ce manuscrit ? »
Mon oncle releva ses lunettes, prit une forte loupe, et passa soigneusement en
revue les premières pages du livre. Au verso de la seconde, celle du faux titre, il
découvrit une sorte de macule, qui faisait à l’œil l’effet d’une tache d’encre.
Cependant, en y regardant de près, on distinguait quelques caractères à demi effacés.
Mon oncle comprit que là était le point intéressant ; il s’acharna donc sur la macule et,
sa grosse loupe aidant, il finit par reconnaître les signes que voici, caractères runiques
qu’il lut sans hésiter :
[image 3]
« Arne Saknussemm 24 ! s’écria-t-il d’un ton triomphant, mais c’est un nom cela, et
un nom islandais encore, celui d’un savant du seizième siècle, d’un alchimiste
célèbre ! »
Je regardai mon oncle avec une certaine admiration.
« Ces alchimistes, reprit-il, Avicenne, Bacon, Lulle, Paracelse 25, étaient les
véritables, les seuls savants de leur époque. Ils ont fait des découvertes dont nous
avons le droit d’être étonnés. Pourquoi ce Saknussemm n’aurait-il pas enfoui sous cet
incompréhensible cryptogramme quelque surprenante invention ? Cela doit être ainsi.
Cela est. »
L’imagination du professeur s’enflammait à cette hypothèse.
« Sans doute, osai-je répondre, mais quel intérêt pouvait avoir ce savant à cacher
ainsi quelque merveilleuse découverte ?
— Pourquoi ? pourquoi ? Eh ! le sais-je ? Galilée n’en a-t-il pas agi ainsi pour
Saturne 26 ? D’ailleurs, nous verrons bien : j’aurai le secret de ce document, et je ne
prendrai ni nourriture ni sommeil avant de l’avoir deviné.
— Oh ! pensai-je.
— Ni toi, non plus, Axel, reprit-il.
— Diable ! me dis-je, il est heureux que j’aie dîné pour deux !
— Et d’abord, fit mon oncle, il faut trouver la langue de ce « chiffre ». Cela ne
doit pas être difficile. »
À ces mots, je relevai vivement la tête. Mon oncle reprit son soliloque :
« Rien n’est plus aisé. Il y a dans ce document cent trente-deux lettres qui donnent
soixante-dix-neuf consonnes contre cinquante-trois voyelles : or, c’est à peu près
suivant cette proportion que sont formés les mots des langues méridionales, tandis que
les idiomes du nord sont infiniment plus riches en consonnes. Il s’agit donc d’une
langue du Midi. »
Ces conclusions étaient fort justes.
« Mais quelle est cette langue ? »
C’est là que j’attendais mon savant, chez lequel cependant je découvrais un
profond analyste.
« Ce Saknussemm, reprit-il, était un homme instruit ; or, dès qu’il n’écrivait pas
dans sa langue maternelle, il devait choisir de préférence la langue courante entre les
esprits cultivés du seizième siècle, je veux dire le latin. Si je me trompe, je pourrai
essayer de l’espagnol, du français, de l’italien, du grec, de l’hébreu. Mais les savants
22
du seizième siècle écrivaient généralement en latin. J’ai donc le droit de dire a priori :
ceci est du latin. »
Je sautai sur ma chaise. Mes souvenirs de latiniste se révoltaient contre la
prétention que cette suite de mots baroques pût appartenir à la douce langue de
Virgile 27.
« Oui ! du latin, reprit mon oncle, mais du latin brouillé.
— À la bonne heure ! pensai-je. Si tu le débrouilles, tu seras fin, mon oncle.
— Examinons bien, dit-il en reprenant la feuille sur laquelle j’avais écrit. Voilà
une série de cent trente-deux lettres qui se présentent sous un désordre apparent. Il y a
des mots où les consonnes se rencontrent seules comme le premier « mm.nrnlls »,
d’autres où les voyelles, au contraire, abondent, le cinquième, par exemple,
« unteief », ou l’avant-dernier, « oseibo ». Or cette disposition n’a évidemment pas été
combinée : elle est donnée mathématiquement par la raison inconnue qui a présidé à la
succession de ces lettres. Il me paraît certain que la phrase primitive a été écrite
régulièrement, puis retournée suivant une loi qu’il faut découvrir. Celui qui posséderait
la clef de ce « chiffre » le lirait couramment. Mais quelle est cette clef ? Axel, as-tu
cette clef ? »
À cette question je ne répondis rien, et pour cause. Mes regards s’étaient arrêtés
sur un charmant portrait suspendu au mur, le portrait de Graüben. La pupille de mon
oncle se trouvait alors à Altona 28, chez une de ses parentes, et son absence me rendait
fort triste, car, je puis l’avouer maintenant, la jolie Virlandaise et le neveu du
professeur s’aimaient avec toute la patience et toute la tranquillité allemande. Nous
nous étions fiancés à l’insu de mon oncle, trop géologue pour comprendre de pareils
sentiments. Graüben était une charmante jeune fille blonde aux yeux bleus, d’un
caractère un peu grave, d’un esprit un peu sérieux ; mais elle ne m’en aimait pas
moins. Pour mon compte, je l’adorais, si toutefois ce verbe existe dans la langue
tudesque ! L’image de ma petite Virlandaise me rejeta donc, en un instant, du monde
des réalités dans celui des chimères, dans celui des souvenirs.
Je revis la fidèle compagne de mes travaux et de mes plaisirs. Elle m’aidait à
ranger chaque jour les précieuses pierres de mon oncle ; elle les étiquetait avec moi.
C’était une très forte minéralogiste que mademoiselle Graüben. Elle en eût remontré à
plus d’un savant. Elle aimait à approfondir les questions ardues de la science. Que de
douces heures nous avions passées à étudier ensemble ! et combien j’enviai souvent le
sort de ces pierres insensibles qu’elle maniait de ses charmantes mains ! Puis, l’instant
de la récréation venu, nous sortions tous les deux, nous prenions par les allées touffues
de l’Alster 29, et nous nous rendions de compagnie au vieux moulin goudronné qui fait
si bon effet à l’extrémité du lac ; chemin faisant, on causait en se tenant par la main. Je
lui racontais des choses dont elle riait de son mieux. On arrivait ainsi jusqu’au bord de
l’Elbe, et, après avoir dit bonsoir aux cygnes qui nagent parmi les grands nénuphars
blancs, nous revenions au quai par la barque à vapeur. Or, j’en étais là de mon rêve,
quand mon oncle, frappant la table du poing, me ramena violemment à la réalité.
« Voyons, dit-il, la première idée qui doit se présenter à l’esprit pour brouiller les
lettres d’une phrase, c’est, il me semble, d’écrire les mots verticalement au lieu de les
tracer horizontalement.
— Tiens ! pensai-je.
23
— Il faut voir ce que cela produit. Axel, jette une phrase quelconque sur ce bout
de papier ; mais, au lieu de disposer les lettres à la suite les unes des autres, mets-les
successivement par colonnes verticales, de manière à les grouper en nombre de cinq
ou six. »
Je compris ce dont il s’agissait, et immédiatement j’écrivis de haut en bas :
J
m
n
e
G
e
e
e
,
t
r
n
t’
b
m
i
a
!
a
i
a
t
ü
i
e
p
e
b
« Bon, dit le professeur sans avoir lu. Maintenant, dispose ces mots sur une ligne
horizontale. »
J’obéis, et j’obtins la phrase suivante :
JmneGe
ee,trn
t’bmia!
aiatü
iepeb
« Parfait ! fit mon oncle en m’arrachant le papier des mains, voilà qui a déjà la
physionomie du vieux document : les voyelles sont groupées ainsi que les consonnes
dans le même désordre ; il y a même des majuscules au milieu des mots, ainsi que des
virgules, tout comme dans le parchemin de Saknussemm ! »
Je ne pus m’empêcher de trouver ces remarques fort ingénieuses.
« Or, reprit mon oncle en s’adressant directement à moi, pour lire la phrase que tu
viens d’écrire, et que je ne connais pas, il me suffira de prendre successivement la
première lettre de chaque mot, puis la seconde, puis la troisième, ainsi de suite. Et mon
oncle, à son grand étonnement, et surtout au mien, lut :
Je t’aime bien, ma petite Graüben !
« Hein ! » fit le professeur.
Oui, sans m’en douter, en amoureux maladroit, j’avais tracé cette phrase
compromettante !
« Ah ! tu aimes Graüben ? reprit mon oncle d’un véritable ton de tuteur.
— Oui... Non... balbutiai-je.
— Ah ! tu aimes Graüben ! reprit-il machinalement. Eh bien, appliquons mon
procédé au document en question ! »
Mon oncle, retombé dans son absorbante contemplation, oubliait déjà mes
imprudentes paroles. Je dis imprudentes, car.la tête du savant ne pouvait comprendre
les choses du cœur. Mais, heureusement, la grande affaire du document l’emporta.
Au moment de faire son expérience capitale, les yeux du professeur Lidenbrock
lancèrent des éclairs à travers ses lunettes. Ses doigts tremblèrent, lorsqu’il reprit le
vieux parchemin. Il était sérieusement ému. Enfin il toussa fortement, et d’une voix
grave, appelant successivement la première lettre, puis la seconde de chaque mot, il
me dicta la série suivante :
mmessunkaSenrA.icefdoK.segnittamurtn
ecertserrette,rotaivsadua,ednecsedsadne
lacartnïïiluJsiratracSarbmutabiledmek
meretarcsilucoIsleffenSnI
24
En finissant, je l’avouerai, j’étais émotionné ; ces lettres, nommées une à une, ne
m’avaient présenté aucun sens à l’esprit ; j’attendais donc que le professeur laissât se
dérouler pompeusement entre ses lèvres une phrase d’une magnifique latinité.
Mais qui aurait pu le prévoir ! Un violent coup de poing ébranla la table. L’encre
rejaillit, la plume me sauta des mains.
« Ce n’est pas cela ! s’écria mon oncle, cela n’a pas le sens commun ! »
Puis, traversant le cabinet comme un boulet, descendant l’escalier comme une
avalanche, il se précipita dans Königstrasse, et s’enfuit à toutes jambes.
CHAPITRE IV
« Il est parti ? s’écria Marthe en accourant au bruit de la porte de la rue qui,
violemment refermée, venait d’ébranler la maison tout entière.
— Oui ! répondis-je, complètement parti !
— Eh bien ! et son dîner ? fit la vieille servante.
— Il ne dînera pas !
— Et son souper ?
— Il ne soupera pas !
— Comment ? dit Marthe en joignant les mains.
— Non, bonne Marthe, il ne mangera plus, ni personne dans la maison ! Mon
oncle Lidenbrock nous met tous à la diète jusqu’au moment où il aura déchiffré un
vieux grimoire qui est absolument indéchiffrable !
— Jésus ! nous n’avons donc plus qu’à mourir de faim ! »
Je n’osai pas avouer qu’avec un homme aussi absolu que mon oncle, c’était un
sort inévitable.
La vieille servante, sérieusement alarmée, retourna dans sa cuisine en gémissant.
Quand je fus seul, l’idée me vint d’aller tout conter à Graüben. Mais comment
quitter la maison ? Le professeur pouvait rentrer d’un instant à l’autre. Et s’il
m’appelait ? Et s’il voulait recommencer ce travail logogryphique 30, qu’on eût
vainement proposé au vieil Œdipe 31 ! Et si je ne répondais pas à son appel,
qu’adviendrait-il ?
Le plus sage était de rester. Justement, un minéralogiste de Besançon venait de
nous adresser une collection de géodes siliceuses 32 qu’il fallait classer. Je me mis au
travail. Je triai, j’étiquetai, je disposai dans leur vitrine toutes ces pierres creuses audedans desquelles s’agitaient de petits cristaux.
Mais cette occupation ne m’absorbait pas. L’affaire du vieux document ne laissait
point de me préoccuper étrangement. Ma tête bouillonnait, et je me sentais pris d’une
vague inquiétude. J’avais le pressentiment d’une catastrophe prochaine.
Au bout d’une heure, mes géodes étaient étagées avec ordre. Je me laissai aller
alors dans le grand fauteuil d’Utrecht, les bras ballants et la tête renversée. J’allumai
ma pipe à long tuyau courbe, dont le fourneau sculpté représentait une naïade
nonchalamment étendue ; puis je m’amusai à suivre les progrès de la carbonisation,
qui de ma naïade faisait peu à peu une négresse accomplie 33. De temps en temps
j’écoutais si quelque pas retentissait dans l’escalier. Mais non. Où pouvait être mon
oncle en ce moment ? Je me le figurais courant sous les beaux arbres de la route
25
d’Altona, gesticulant, tirant au mur avec sa canne, d’un bras violent battant les herbes,
décapitant les chardons et troublant dans leur repos les cigognes solitaires.
Rentrerait-il triomphant ou découragé ? Qui aurait raison l’un de l’autre, du secret
ou de lui ? Je m’interrogeais ainsi, et, machinalement, je pris entre mes doigts la
feuille de papier sur laquelle s’allongeait l’incompréhensible série des lettres tracées
par moi. Je me répétais :
« Qu’est-ce que cela signifie ? »
Je cherchai à grouper ces lettres de manière à former des mots. Impossible ! Qu’on
les réunît par deux, trois, ou cinq, ou six, cela ne donnait absolument rien
d’intelligible. Il y avait bien les quatorzième, quinzième et seizième lettres qui
faisaient le mot anglais « ice ». La quatre-vingt-quatrième, la quatre-vingt-cinquième
et la quatre-vingt-sixième formaient le mot « sir ». Enfin, dans le corps du document,
et à la troisième ligne, je remarquai aussi les mots latins « rota », « mutabile », « ira »,
« nec », « atra 34 ».
« Diable, pensai-je, ces derniers mots sembleraient donner raison à mon oncle sur
la langue du document ! Et même, à la quatrième ligne, j’aperçois encore le mot
« luco » qui se traduit par « bois sacré ». Il est vrai qu’à la troisième ligne, on lit le mot
« tabiled » de tournure parfaitement hébraïque, et à la dernière les vocables « mer »,
« arc », « mère », qui sont purement français. »
Il y avait là de quoi perdre la tête ! Quatre idiomes différents dans cette phrase
absurde ! Quel rapport pouvait-il exister entre les mots « glace, monsieur, colère,
cruel, bois sacré, changeant, mère, arc ou mer » ? Le premier et le dernier seuls se
rapprochaient facilement : rien d’étonnant que, dans un document écrit en Islande, il
fût question d’une « mer de glace ». Mais de là à comprendre le reste du
cryptogramme, c’était autre chose.
Je me débattais donc contre une insoluble difficulté ; mon cerveau s’échauffait,
mes yeux clignaient sur la feuille de papier ; les cent trente-deux lettres semblaient
voltiger autour de moi, comme ces larmes d’argent qui glissent dans l’air autour de
notre tête, lorsque le sang s’y est violemment porté.
J’étais en proie à une sorte d’hallucination ; j’étouffais ; il me fallait de l’air.
Machinalement, je m’éventai avec la feuille de papier, dont le verso et le recto se
présentèrent successivement à mes regards.
Quelle fut ma surprise, quand dans l’une de ces voltes rapides, au moment où le
verso se tournait vers moi, je crus voir apparaître des mots parfaitement lisibles, des
mots latins, entre autres « craterem » et « terrestre » !
Soudain une lueur se fit dans mon esprit ; ces seuls indices me firent entrevoir la
vérité ; j’avais découvert la loi du chiffre. Pour comprendre ce document, il n’était pas
même nécessaire de le lire à travers la feuille retournée ! Non. Tel il était, tel il m’avait
été dicté, tel il pouvait être épelé couramment. Toutes les ingénieuses combinaisons du
professeur se réalisaient. Il avait eu raison pour la disposition des lettres, raison pour la
langue du document ! Il s’en était fallu de « rien » qu’il pût lire d’un bout à l’autre
cette phrase latine, et ce « rien », le hasard venait de me le donner ! On comprend si je
fus ému ! Mes yeux se troublèrent. Je ne pouvais m’en servir. J’avais étalé la feuille de
papier sur la table. Il me suffisait d’y jeter un regard pour devenir possesseur du secret.
26
Enfin je parvins à calmer mon agitation. Je m’imposai la loi de faire deux fois le
tour de la chambre pour apaiser mes nerfs, et je revins m’engouffrer dans le vaste
fauteuil.
« Lisons », m’écriai-je, après avoir refait dans mes poumons une ample provision
d’air.
Je me penchai sur la table ; je posai mon doigt successivement sur chaque lettre,
et, sans m’arrêter, sans hésiter un instant, je prononçai à haute voix la phrase entière.
Mais quelle stupéfaction, quelle terreur m’envahit ! Je restai d’abord comme
frappé d’un coup subit. Quoi ! ce que je venais d’apprendre s’était accompli ! Un
homme avait eu assez d’audace pour pénétrer !...
« Ah ! m’écriai-je en bondissant, mais non ! mais non ! mon oncle ne le saura
pas ! Il ne manquerait plus qu’il vînt à connaître un semblable voyage ! Il voudrait en
goûter aussi ! Rien ne pourrait l’arrêter ! Un géologue si déterminé ! Il partirait quand
même, malgré tout, en dépit de tout ! et il m’emmènerait avec lui, et nous n’en
reviendrions pas ! Jamais ! jamais ! »
J’étais dans une surexcitation difficile à peindre.
« Non ! non ! ce ne sera pas, dis-je avec énergie, et puisque je peux empêcher
qu’une pareille idée vienne à l’esprit de mon tyran, je le ferai. À tourner et retourner ce
document, il pourrait par hasard en découvrir la clef ! Détruisons-le. »
Il y avait un reste de feu dans la cheminée. Je saisis non seulement la feuille de
papier, mais le parchemin de Saknussemm ; d’une main fébrile j’allais précipiter le
tout sur les charbons et anéantir ce dangereux secret, quand la porte du cabinet
s’ouvrit. Mon oncle parut.
CHAPITRE V
Je n’eus que le temps de replacer sur la table le malencontreux document.
Le professeur Lidenbrock paraissait profondément absorbé. Sa pensée dominante
ne lui laissait pas un instant de répit ; il avait évidemment scruté, analysé l’affaire, mis
en œuvre toutes les ressources de son imagination pendant sa promenade, et il revenait
appliquer quelque combinaison nouvelle.
En effet, il s’assit dans son fauteuil, et, la plume à la main, il commença à établir
des formules qui ressemblaient à un calcul algébrique.
Je suivais du regard sa main frémissante ; je ne perdais pas un seul de ses
mouvements. Quelque résultat inespéré allait-il donc inopinément se produire ? Je
tremblais, et sans raison, puisque la vraie combinaison, la « seule,» étant déjà trouvée,
toute autre recherche devenait forcément vaine.
Pendant trois longues heures, mon oncle travailla sans parler, sans lever la tête,
effaçant, reprenant, raturant, recommençant mille fois.
Je savais bien que, s’il parvenait à arranger ces lettres suivant toutes les positions
relatives qu’elles pouvaient occuper, la phrase se trouverait faite. Mais je savais aussi
que vingt lettres seulement peuvent former deux quintillions, quatre cent trente-deux
quatrillions, neuf cent deux trillions, huit milliards, cent soixante-seize millions, six
cent quarante mille combinaisons. Or, il y avait cent trente-deux lettres dans la phrase,
et ces cent trente-deux lettres donnaient un nombre de phrases différentes composé de
27
cent trente-trois chiffres au moins 35, nombre presque impossible à énumérer et qui
échappe à toute appréciation.
J’étais rassuré sur ce moyen héroïque de résoudre le problème.
Cependant le temps s’écoulait ; la nuit se fit ; les bruits de la rue s’apaisèrent ;
mon oncle, toujours courbé sur sa tâche, ne vit rien, pas même la bonne Marthe qui
entrouvrit la porte ; il n’entendit rien, pas même la voix de cette digne servante,
disant :
« Monsieur soupera-t-il ce soir ? »
Aussi Marthe dut-elle s’en aller sans réponse. Pour moi, après avoir résisté
pendant quelque temps, je fus pris d’un invincible sommeil, et je m’endormis sur un
bout du canapé, tandis que mon oncle Lidenbrock calculait et raturait toujours.
Quand je me réveillai, le lendemain, l’infatigable piocheur était encore au travail.
Ses yeux rouges, son teint blafard, ses cheveux entremêlés sous sa main fiévreuse, ses
pommettes empourprées indiquaient assez sa lutte terrible avec l’impossible, et dans
quelles fatigues de l’esprit, dans quelle contention du cerveau les heures durent
s’écouler pour lui.
Vraiment, il me fit pitié. Malgré les reproches que je croyais être en droit de lui
faire, une certaine émotion me gagnait. Le pauvre homme était tellement possédé de
son idée, qu’il oubliait de se mettre en colère.
Toutes ses forces vives se concentraient sur un seul point, et, comme elles ne
s’échappaient pas par leur exutoire ordinaire, on pouvait craindre que leur tension ne
le fît éclater d’un instant à l’autre.
Je pouvais d’un geste desserrer cet étau de fer qui lui serrait le crâne, d’un mot
seulement ! et je n’en fis rien.
Cependant j’avais bon cœur. Pourquoi restai-je muet en pareille circonstance ?
Dans l’intérêt même de mon oncle.
« Non, non, répétai-je, non, je ne parlerai pas ! Il voudrait y aller, je le connais ;
rien ne saurait l’arrêter. C’est une imagination volcanique, et, pour faire ce que
d’autres géologues n’ont point fait, il risquerait sa vie. Je me tairai ; je garderai ce
secret dont le hasard m’a rendu maître !
Le découvrir, ce serait tuer le professeur Lidenbrock ! Qu’il le devine, s’il le peut.
Je ne veux pas me reprocher un jour de l’avoir conduit à sa perte ! »
Ceci résolu, je me croisai les bras, et j’attendis. Mais j’avais compté sans un
incident qui se produisit à quelques heures de là.
Lorsque la bonne Marthe voulut sortir de la maison pour se rendre au marché, elle
trouva la porte close. La grosse clef manquait à la serrure. Qui l’avait ôtée ? Mon
oncle évidemment, quand il rentra la veille après son excursion précipitée.
Était-ce à dessein ? Était-ce par mégarde ? Voulait-il nous soumettre aux rigueurs
de la faim ? Cela m’eût paru un peu fort. Quoi ! Marthe et moi, nous serions victimes
d’une situation qui ne nous regardait pas le moins du monde ? Sans doute, et je me
souvins d’un précédent de nature à nous effrayer. En effet, il y a quelques années, à
une époque où mon oncle travaillait à sa grande classification minéralogique, il
demeura quarante-huit heures sans manger, et toute sa maison dut se conformer à cette
diète scientifique. Pour mon compte, j’y gagnai des crampes d’estomac fort peu
récréatives chez un garçon d’un naturel assez vorace.
28
Or, il me parut que le déjeuner allait faire défaut comme le souper de la veille.
Cependant je résolus d’être héroïque et de ne pas céder devant les exigences de la
faim. Marthe prenait cela très au sérieux et se désolait, la bonne femme. Quant à moi,
l’impossibilité de quitter la maison me préoccupait davantage et pour cause. On me
comprend bien.
Mon oncle travaillait toujours ; son imagination se perdait dans le monde idéal des
combinaisons ; il vivait loin de la terre, et véritablement en dehors des besoins
terrestres.
Vers midi, la faim m’aiguillonna sérieusement. Marthe, très innocemment, avait
dévoré la veille les provisions du garde-manger ; il ne restait plus rien à la maison.
Cependant je tins bon. J’y mettais une sorte de point d’honneur.
Deux heures sonnèrent. Cela devenait ridicule, intolérable même. J’ouvrais des
yeux démesurés. Je commençai à me dire que j’exagérais l’importance du document ;
que mon oncle n’y ajouterait pas foi ; qu’il verrait là une simple mystification ; qu’au
pis-aller on le retiendrait malgré lui, s’il voulait tenter l’aventure ; qu’enfin il pouvait
découvrir lui-même la clef du « chiffre », et que j’en serais alors pour mes frais
d’abstinence.
Ces raisons me parurent excellentes, que j’eusse rejetées la veille avec
indignation ; je trouvai même parfaitement absurde d’avoir attendu si longtemps, et
mon parti fut pris de tout dire.
Je cherchais donc une entrée en matière, pas trop brusque, quand le professeur se
leva, mit son chapeau et se prépara à sortir. Quoi ! quitter la maison, et nous enfermer
encore ! Jamais.
« Mon oncle ! » dis-je. Il ne parut pas m’entendre.
« Mon oncle Lidenbrock ? répétai-je en élevant la voix.
— Hein ? fit-il comme un homme subitement réveillé.
— Eh bien ! cette clef ?
— Quelle clef ? La clef de la porte ?
— Mais non, m’écriai-je, la clef du document ! »
Le professeur me regarda par-dessus ses lunettes ; il remarqua sans doute quelque
chose d’insolite dans ma physionomie, car il me saisit vivement le bras, et, sans
pouvoir parler, il m’interrogea du regard. Cependant, jamais demande ne fut formulée
d’une façon plus nette. Je remuai la tête de haut en bas.
Il secoua la sienne avec une sorte de pitié, comme s’il avait affaire à un fou.
Je fis un geste plus affirmatif.
Ses yeux brillèrent d’un vif éclat ; sa main devint menaçante.
Cette conversation muette dans ces circonstances eût intéressé le spectateur le plus
indifférent. Et vraiment j’en arrivais à ne plus oser parler, tant je craignais que mon
oncle ne m’étouffât dans les premiers embrassements de sa joie. Mais il devint si
pressant qu’il fallut répondre,
« Oui, cette clef !... le hasard !...
— Que dis-tu ? s’écria-t-il avec une indescriptible émotion.
— Tenez, dis-je en lui présentant la feuille de papier sur laquelle j’avais écrit,
lisez.
— Mais cela ne signifie rien ! répondit-il en froissant la feuille.
29
— Rien, en commençant à lire par le commencement, mais par la fin... Je n’avais
pas achevé ma phrase que le professeur poussait un cri, mieux qu’un cri, un véritable
rugissement ! Une révélation venait de se faire dans son esprit. Il était transfiguré.
« Ah ! ingénieux Saknussemm ! s’écria-t-il, tu avais donc d’abord écrit ta phrase à
l’envers ? »
Et se précipitant sur la feuille de papier, l’œil trouble, la voix émue, il lut le
document tout entier, en remontant de la dernière lettre à la première.
Il était conçu en ces termes :
In Sneffels Yoculis craterem kem delibat
umbra Scartaris Julii intra calendas descende,
audas viator, et terrestre centrum attinges.
Kod feci. Arne Saknussemm 36.
Ce qui, de ce mauvais latin 37, peut être traduit ainsi :
Descends dans le cratère du Yocul de
Snæfell que l’ombre du Scartaris vient
caresser avant les calendes de Juillet 38,
voyageur audacieux, et tu parviendras
au centre de la terre. Ce que j’ai fait 39.
Arne Saknussemm.
Mon oncle, à cette lecture, bondit comme s’il eût inopinément touché une
bouteille de Leyde 40. Il était magnifique d’audace, de joie et de conviction. Il allait et
venait ; il prenait sa tête à deux mains ; il déplaçait les sièges ; il empilait ses livres ; il
jonglait, c’est à ne pas le croire, avec ses précieuses géodes ; il lançait un coup de
poing par-ci, une tape par-là. Enfin ses nerfs se calmèrent et, comme un homme épuisé
par une trop grande dépense de fluide, il retomba dans son fauteuil.
« Quelle heure est-il donc ? demanda-t-il après quelques instants de silence.
— Trois heures, répondis-je.
— Tiens ! mon dîner a passé vite. Je meurs de faim. À table. Puis ensuite...
— Ensuite ?
— Tu feras ma malle.
— Hein ! m’écriai-je.
— Et la tienne ! » répondit l’impitoyable professeur en entrant dans la salle à
manger.
CHAPITRE VI
À ces paroles un frisson me passa par tout le corps. Cependant je me contins. Je
résolus même de faire bonne figure. Des arguments scientifiques pouvaient seuls
arrêter le professeur Lidenbrock. Or il y en avait, et de bons, contre la possibilité d’un
pareil voyage. Aller au centre de la terre ! Quelle folie ! Je réservai ma dialectique
pour le moment opportun, et je m’occupai du repas.
Inutile de rapporter les imprécations de mon oncle devant la table desservie. Tout
s’expliqua. La liberté fut rendue à la bonne Marthe. Elle courut au marché et fit si
bien, qu’une heure après, ma faim était calmée, et je revenais au sentiment de la
situation.
30
Pendant le repas, mon oncle fut presque gai ; il lui échappait de ces plaisanteries
de savant qui ne sont jamais bien dangereuses. Après le dessert, il me fit signe de le
suivre dans son cabinet.
J’obéis. Il s’assit à un bout de sa table de travail, moi à l’autre.
« Axel, dit-il d’une voix assez douce, tu es un garçon très ingénieux ; tu m’as
rendu là un fier service, quand, de guerre lasse, j’allais abandonner cette combinaison.
Où me serais-je égaré ? Nul ne peut le savoir ! Je n’oublierai jamais cela, mon garçon,
et de la gloire que nous allons acquérir tu auras ta part.
— Allons ! pensai-je, il est de bonne humeur ; le moment est venu de discuter
cette gloire.
— Avant tout, reprit mon oncle, je te recommande le secret le plus absolu, tu
m’entends ? Je ne manque pas d’envieux dans le monde des savants, et beaucoup
voudraient entreprendre ce voyage, qui ne s’en douteront qu’à notre retour.
— Croyez-vous, dis-je, que le nombre de ces audacieux fût si grand ?
— Certes ! qui hésiterait à conquérir une telle renommée ? Si ce document était
connu, une armée entière de géologues se précipiterait sur les traces d’Arne
Saknussemm !
— Voilà ce dont je ne suis pas persuadé, mon oncle, car rien ne prouve
l’authenticité de ce document.
— Comment ! Et le livre dans lequel nous l’avons découvert !
— Bon ! j’accorde que ce Saknussemm ait écrit ces lignes, mais s’ensuit-il qu’il
ait réellement accompli ce voyage, et ce vieux parchemin ne peut-il renfermer une
mystification ? »
Ce dernier mot, un peu hasardé, je regrettai presque de l’avoir prononcé. Le
professeur fronça son épais sourcil, et je craignais d’avoir compromis les suites de
cette conversation. Heureusement il n’en fut rien. Mon sévère interlocuteur ébaucha
une sorte de sourire sur ses lèvres, et répondit :
« C’est ce que nous verrons.
— Ah ! fis-je un peu vexé ; mais permettez-moi d’épuiser la série des objections
relatives à ce document.
— Parle, mon garçon, ne te gêne pas. Je te laisse toute liberté d’exprimer ton
opinion. Tu n’es plus mon neveu, mais mon collègue. Ainsi, va.
— Eh bien, je vous demanderai d’abord ce que sont ce Yocul, ce Snæfell et ce
Scartaris, dont je n’ai jamais entendu parler ?
— Rien n’est plus facile. J’ai précisément reçu, il y a quelque temps, une carte de
mon ami Augustus Petermann de Leipzig 41 ; elle ne pouvait arriver plus à propos.
Prends le troisième atlas dans la seconde travée de la grande bibliothèque, série Z,
planche 4. »
Je me levai, et, grâce à ces indications précises, je trouvai rapidement l’atlas
demandé. Mon oncle l’ouvrit et dit :
« Voici une des meilleures cartes de l’Islande, celle d’Henderson 42, et je crois
qu’elle va nous donner la solution de toutes tes difficultés. »
Je me penchai sur la carte.
« Vois cette île composée de volcans, dit le professeur, et remarque qu’ils portent
tous le nom de Yokul. Ce mot veut dire « glacier » en islandais, et, sous la latitude
31
élevée de l’Islande, la plupart des éruptions se font jour à travers les couches de glace.
De là cette dénomination de Yokul appliquée à tous les monts ignivomes de l’île.
— Bien, répondis-je ; mais qu’est-ce que le Snæfell ? »
J’espérais qu’à cette demande il n’y aurait pas de réponse. Je me trompais. Mon
oncle reprit :
« Suis-moi sur la côte occidentale de l’Islande. Aperçois-tu Reykjavik, sa
capitale ? Oui. Bien. Remonte les fjords innombrables de ces rivages rongés par la
mer, et arrête-toi un peu au-dessous du soixante-cinquième degré de latitude. Que
vois-tu là ?
— Une sorte de presqu’île semblable à un os décharné, que termine une énorme
rotule.
— La comparaison est juste, mon garçon ; maintenant, n’aperçois-tu rien sur cette
rotule ?
— Si, un mont qui semble avoir poussé en mer.
— Bon ! c’est le Snæfell.
— Le Snæfell ?
— Lui-même, une montagne haute de cinq mille pieds, l’une des plus
remarquables de l’île, et à coup sûr la plus célèbre du monde entier, si son cratère
aboutit au centre du globe.
— Mais c’est impossible ! m’écriai-je, haussant les épaules et révolté contre une
pareille supposition.
— Impossible ! répondit le professeur Lidenbrock d’un ton sévère. Et pourquoi
cela ?
— Parce que ce cratère est évidemment obstrué par les laves, les roches brûlantes,
et qu’alors...
— Et si c’est un cratère éteint ?
— Éteint ?
— Oui. Le nombre des volcans en activité à la surface du globe n’est actuellement
que de trois cents environ ; mais il existe une bien plus grande quantité de volcans
éteints. Or le Snæfell compte parmi ces derniers, et, depuis les temps historiques, il n’a
eu qu’une seule éruption, celle de 1219 43 ; à partir de cette époque, ses rumeurs se sont
apaisées peu à peu, et il n’est plus au nombre des volcans actifs. »
À ces affirmations positives je n’avais absolument rien à répondre ; je me rejetai
donc sur les autres obscurités que renfermait le document.
« Que signifie ce mot Scartaris, demandai-je, et que viennent faire là les calendes
de juillet ? »
Mon oncle prit quelques moments de réflexion. J’eus un instant d’espoir, mais un
seul, car bientôt il me répondit en ces termes :
« Ce que tu appelles obscurité est pour moi lumière. Cela prouve les soins
ingénieux avec lesquels Saknussemm a voulu préciser sa découverte. Le Snæfell est
formé de plusieurs cratères ; il y avait donc nécessité d’indiquer celui d’entre eux qui
mène au centre du globe. Qu’a fait le savant Islandais ? Il a remarqué qu’aux
approches des calendes de juillet, c’est-à-dire vers les derniers jours du mois de juin,
un des pics de la montagne, le Scartaris, projetait son ombre jusqu’à l’ouverture du
cratère en question, et il a consigné le fait dans son document. Pouvait-il imaginer une
32
indication plus exacte, et, une fois arrivés au sommet du Snæfell, nous sera-t-il
possible d’hésiter sur le chemin à prendre ? »
Décidément mon oncle avait réponse à tout. Je vis bien qu’il était inattaquable sur
les mots du vieux parchemin. Je cessai donc de le presser à ce sujet, et, comme il
fallait le convaincre avant tout, je passai aux objections scientifiques, bien autrement
graves, à mon avis.
« Allons, dis-je, je suis forcé d’en convenir, la phrase de Saknussemm est claire et
ne peut laisser aucun doute à l’esprit. J’accorde même que le document a un air de
parfaite authenticité. Ce savant est allé au fond du Snæfell ; il a vu l’ombre du
Scartaris caresser les bords du cratère avant les calendes de juillet ; il a même entendu
raconter dans les récits légendaires de son temps que ce cratère aboutissait au centre de
la terre ; mais quant à y être parvenu lui-même, quant à avoir fait le voyage et à en être
revenu, s’il l’a entrepris, non, cent fois non !
— Et la raison ? dit mon oncle d’un ton singulièrement moqueur.
— C’est que toutes les théories de la science démontrent qu’une pareille entreprise
est impraticable !
— Toutes les théories disent cela ? répondit le professeur en prenant un air
bonhomme. Ah ! les vilaines théories ! Comme elles vont nous gêner, ces pauvres
théories ! »
Je vis qu’il se moquait de moi, mais je continuai néanmoins.
« Oui ! il est parfaitement reconnu que la chaleur augmente environ d’un degré par
soixante-dix pieds de profondeur au-dessous de la surface du globe ; or, en admettant
cette proportionnalité constante, le rayon terrestre étant de quinze cents lieues 44, il
existe au centre une température qui dépasse deux cent mille degrés. Les matières de
l’intérieur de la terre se trouvent donc à l’état de gaz incandescent, car les métaux, l’or,
le platine, les roches les plus dures, ne résistent pas à une pareille chaleur. J’ai donc le
droit de demander s’il est possible de pénétrer dans un semblable milieu !
— Ainsi, Axel, c’est la chaleur qui t’embarrasse ?
— Sans doute. Si nous arrivions à une profondeur de dix lieues seulement, nous
serions parvenus à la limite de l’écorce terrestre, car déjà la température est supérieure
à treize cents degrés.
— Et tu as peur d’entrer en fusion ?
— Je vous laisse la question à décider, répondis-je avec humeur.
— Voici ce que je décide, répliqua le professeur Lidenbrock en prenant ses grands
airs : c’est que ni toi ni personne ne sait d’une façon certaine ce qui se passe à
l’intérieur du globe, attendu qu’on connaît à peine la douze-millième partie de son
rayon ; c’est que la science est éminemment perfectible, et que chaque théorie est
incessamment détruite par une théorie nouvelle. N’a-t-on pas cru jusqu’à Fourier 45 que
la température des espaces planétaires allait toujours diminuant, et ne sait-on pas
aujourd’hui que les plus grands froids des régions éthérées ne dépassent pas quarante
ou cinquante degrés au-dessous de zéro 46 ? Pourquoi n’en serait-il pas ainsi de la
chaleur interne ? Pourquoi, à une certaine profondeur, n’atteindrait-elle pas une limite
infranchissable, au lieu de s’élever jusqu’au degré de fusion des minéraux les plus
réfractaires ? »
Mon oncle plaçant la question sur le terrain des hypothèses, je n’eus rien à
répondre.
33
« Eh bien, je te dirai que de véritables savants, Poisson 47 entre autres, ont prouvé
que, si une chaleur de deux cent mille degrés existait à l’intérieur du globe, les gaz
incandescents provenant des matières fondues acquerraient une élasticité telle que
l’écorce terrestre ne pourrait y résister et éclaterait comme les parois d’une chaudière
sous l’effort de la vapeur.
— C’est l’avis de Poisson, mon oncle, voilà tout.
— D’accord, mais c’est aussi l’avis d’autres géologues distingués, que l’intérieur
du globe n’est formé ni de gaz, ni d’eau, ni des plus lourdes pierres que nous
connaissions, car, dans ce cas, la terre aurait un poids deux fois moindre.
— Oh ! avec les chiffres on prouve tout ce qu’on veut !
— Et avec les faits, mon garçon, en est-il de même ? N’est-il pas constant que le
nombre des volcans a considérablement diminué depuis les premiers jours du
monde 48 ? et, si chaleur centrale il y a, ne peut-on en conclure qu’elle tend à
s’affaiblir ?
— Mon oncle, si vous entrez dans le champ des suppositions, je n’ai plus à
discuter.
— Et moi j’ai à dire qu’à mon opinion se joignent les opinions de gens fort
compétents. Te souviens-tu d’une visite que me fit le célèbre chimiste anglais
Humphry Davy en 1825 49 ?
— Aucunement, car je ne suis venu au monde que dix-neuf ans après.
— Eh bien, Humphry Davy vint me voir à son passage à Hambourg. Nous
discutâmes longtemps, entre autres questions, l’hypothèse de la liquidité du noyau
intérieur de la terre. Nous étions tous deux d’accord que cette liquidité ne pouvait
exister, par une raison à laquelle la science n’a jamais trouvé de réponse.
— Et laquelle ? dis-je un peu étonné.
— C’est que cette masse liquide serait sujette, comme l’Océan, à l’attraction de la
lune, et conséquemment, deux fois par jour, elle produirait des marées intérieures qui,
soulevant l’écorce terrestre, donneraient lieu à des tremblements de terre périodiques !
— Mais il est pourtant évident que la surface du globe a été soumise à la
combustion, et il est permis de supposer que la croûte extérieure s’est refroidie
d’abord, tandis que la chaleur se réfugiait au centre.
— Erreur, répondit mon oncle ; la terre a été échauffée par la combustion de sa
surface, non autrement. Sa surface était composée d’une grande quantité de métaux,
tels que le potassium, le sodium, qui ont la propriété de s’enflammer au seul contact de
l’air et de l’eau ; ces métaux prirent feu quand les vapeurs atmosphériques se
précipitèrent en pluie sur le sol ; et peu à peu, lorsque les eaux pénétrèrent dans les
fissures de l’écorce terrestre, elles déterminèrent de nouveaux incendies avec
explosions et éruptions. De là les volcans si nombreux aux premiers jours du monde.
— Mais voilà une ingénieuse hypothèse ! m’écriai-je un peu malgré moi.
— Et qu’Humphry Davy me rendit sensible, ici même, par une expérience bien
simple. Il composa une boule métallique faite principalement des métaux dont je viens
de parler, et qui figurait parfaitement notre globe ; lorsqu’on faisait tomber une fine
rosée à sa surface, celle-ci se boursouflait, s’oxydait et formait une petite montagne ;
un cratère s’ouvrait à son sommet ; l’éruption avait lieu et communiquait à toute la
boule une chaleur telle qu’il devenait impossible de la tenir à la main. »
34
Vraiment, je commençais à être ébranlé par les arguments du professeur ; il les
faisait valoir, d’ailleurs, avec sa passion et son enthousiasme habituels.
« Tu le vois, Axel, ajouta-t-il, l’état du noyau central a soulevé des hypothèses
diverses entre les géologues ; rien de moins prouvé que ce fait d’une chaleur interne ;
suivant moi, elle n’existe pas, elle ne saurait exister ; nous le verrons, d’ailleurs, et,
comme Arne Saknussemm, nous saurons à quoi nous en tenir sur cette grande
question.
— Eh bien, oui ! répondis-je, me sentant gagner à cet enthousiasme, oui, nous le
verrons, si on y voit, toutefois.
— Et pourquoi pas ? Ne pouvons-nous compter sur des phénomènes électriques
pour nous éclairer, et même sur l’atmosphère, que sa pression peut rendre lumineuse
en s’approchant du centre ?
— Oui, dis-je, oui cela est possible, après tout.
— Cela est certain, répondit triomphalement mon oncle ; mais silence, entendstu ? silence sur tout ceci, et que personne n’ait l’idée de découvrir avant nous le centre
de la terre. »
CHAPITRE VII
Ainsi se termina cette mémorable séance. Cet entretien me donna la fièvre. Je
sortis du cabinet de mon oncle comme étourdi, et il n’y avait pas assez d’air dans les
rues de Hambourg pour me remettre. Je gagnai donc les bords de l’Elbe, du côté du
bac à vapeur qui met la ville en communication avec le chemin de fer de Harbourg 50.
Étais-je convaincu de ce que je venais d’apprendre ? N’avais-je pas subi la
domination du professeur Lidenbrock ? Devais-je prendre au sérieux sa résolution
d’aller au centre du massif terrestre ? Venais-je d’entendre les spéculations insensées
d’un fou ou les déductions scientifiques d’un grand génie ? En tout cela, où s’arrêtait
la vérité, où commençait l’erreur ?
Je flottais entre mille hypothèses contradictoires, sans pouvoir m’accrocher à
aucune.
Cependant je me rappelais avoir été convaincu, quoique mon enthousiasme
commençât à se modérer ; mais j’aurais voulu partir immédiatement et ne pas prendre
le temps de la réflexion. Oui, le courage ne m’eût pas manqué pour boucler ma valise
en ce moment.
Il faut pourtant l’avouer, une heure après cette surexcitation tomba ; mes nerfs se
détendirent, et des profonds abîmes de la terre je remontai à sa surface.
« C’est absurde ! m’écriai-je ; cela n’a pas le sens commun ! Ce n’est pas une
proposition sérieuse à faire à un garçon sensé. Rien de tout cela n’existe. J’ai mal
dormi, j’ai fait un mauvais rêve. »
Cependant j’avais suivi les bords de l’Elbe et tourné la ville. Après avoir remonté
le port j’étais arrivé à la route d’Altona 51. Un pressentiment me conduisait,
pressentiment justifié, car j’aperçus bientôt ma petite Graüben qui, de son pied leste,
revenait bravement à Hambourg.
« Graüben ! » lui criai-je de loin.
35
La jeune fille s’arrêta, un peu troublée, j’imagine, de s’entendre appeler ainsi sur
une grande route. En dix pas je fus près d’elle.
« Axel ! fit-elle surprise. Ah ! tu es venu à ma rencontre ! C’est bien cela,
monsieur. »
Mais, me regardant, Graüben ne put se méprendre à mon air inquiet, bouleversé.
« Qu’as-tu donc ? dit-elle en me tendant la main.
— Ce que j’ai, Graüben ! » m’écriai-je.
En deux secondes et en trois phrases ma jolie Virlandaise était au courant de la
situation. Pendant quelques instants elle garda le silence. Son cœur palpitait-il à l’égal
du mien ? Je l’ignore, mais sa main ne tremblait pas dans la mienne. Nous fîmes une
centaine de pas sans parler.
« Axel ! me dit-elle enfin.
— Ma chère Graüben !
— Ce sera là un beau voyage. »
Je bondis à ces mots.
« Oui, Axel, un voyage digne du neveu d’un savant. Il est bien qu’un homme se
soit distingué par quelque grande entreprise !
— Quoi ! Graüben, tu ne me détournes pas de tenter une pareille expédition ?
— Non, cher Axel, et ton oncle et toi, je vous accompagnerais volontiers, si une
pauvre fille ne devait être un embarras pour vous.
— Dis-tu vrai ?
— Je dis vrai. »
Ah ! femmes, jeunes filles, cœurs féminins toujours incompréhensibles ! Quand
vous n’êtes pas les plus timides des êtres, vous en êtes les plus braves ! La raison n’a
que faire auprès de vous. Quoi ! cette enfant m’encourageait à prendre part à cette
expédition ! elle n’eût pas craint de tenter l’aventure ! Elle m’y poussait, moi qu’elle
aimait cependant ! J’étais déconcerté, et, pourquoi ne pas le dire, honteux.
« Graüben, repris-je, nous verrons si demain tu parleras de cette manière.
— Demain, cher Axel, je parlerai comme aujourd’hui. »
Graüben et moi, nous tenant par la main, mais gardant un profond silence, nous
continuâmes notre chemin. J’étais brisé par les émotions de la journée.
« Après tout, pensai-je, les calendes de juillet sont encore loin, et, d’ici là, bien des
événements se passeront qui guériront mon oncle de sa manie de voyager sous terre. »
La nuit était venue quand nous arrivâmes à la maison de Königstrasse. Je
m’attendais à trouver la demeure tranquille, mon oncle couché suivant son habitude, et
la bonne Marthe donnant à la salle à manger le dernier coup de plumeau du soir.
Mais j’avais compté sans l’impatience du professeur. Je le trouvai criant, s’agitant
au milieu d’une troupe de porteurs qui déchargeaient certaines marchandises dans
l’allée ; la vieille servante ne savait où donner de la tête.
« Mais viens donc, Axel ; hâte-toi donc, malheureux ! s’écria mon oncle du plus
loin qu’il m’aperçut. Et ta malle qui n’est pas faite, et mes papiers qui ne sont pas en
ordre, et mon sac de voyage dont je ne trouve pas la clef, et mes guêtres qui n’arrivent
pas ! »
Je demeurai stupéfait. La voix me manquait. C’est à peine si mes lèvres purent
articuler ces mots :
« Nous partons donc ?
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— Oui, malheureux garçon, qui vas te promener au lieu d’être là.
— Nous partons ? répétai-je d’une voix affaiblie.
— Oui, après-demain matin, à la première heure. »
Je ne pus en entendre davantage, et je m’enfuis dans ma petite chambre.
Il n’y avait plus à en douter. Mon oncle venait d’employer son après-midi à se
procurer une partie des objets et ustensiles nécessaires à son voyage ; l’allée était
encombrée d’échelles de cordes, de cordes à nœuds, de torches, de gourdes, de
crampons de fer, de pics, de bâtons ferrés, de pioches, de quoi charger dix hommes au
moins.
Je passai une nuit affreuse. Le lendemain, je m’entendis appeler de bonne heure.
J’étais décidé à ne pas ouvrir ma porte. Mais le moyen de résister à la douce voix qui
prononçait ces mots :
« Mon cher Axel ? »
Je sortis de ma chambre. Je pensai que mon air défait, ma pâleur, mes yeux rougis
par l’insomnie, allaient produire leur effet sur Graüben et changer ses idées.
« Ah ! mon cher Axel, me dit-elle, je vois que tu te portes mieux et que la nuit t’a
calmé.
— Calmé ! » m’écriai-je.
Je me précipitai vers mon miroir. Eh bien ! j’avais moins mauvaise mine que je ne
le supposais. C’était à n’y pas croire.
« Axel, me dit Graüben, j’ai longtemps causé avec mon tuteur. C’est un hardi
savant, un homme de grand courage, et tu te souviendras que son sang coule dans tes
veines. Il m’a raconté ses projets, ses espérances, pourquoi et comment il espère
atteindre son but. Il y parviendra, je n’en doute pas. Ah ! cher Axel, c’est beau de se
dévouer ainsi à la science ! Quelle gloire attend M. Lidenbrock et rejaillira sur son
compagnon ! Au retour, Axel, tu seras un homme, son égal, libre de parler, libre
d’agir, libre enfin de... »
La jeune fille, rougissante, n’acheva pas. Ses paroles me ranimaient. Cependant je
ne voulais pas croire encore à notre départ. J’entraînai Graüben vers le cabinet du
professeur.
« Mon oncle, dis-je, il est donc bien décidé que nous partons ?
— Comment ! tu en doutes ?
— Non, dis-je afin de ne pas le contrarier. Seulement je vous demanderai ce qui
nous presse.
— Mais le temps ! le temps qui fuit avec une vitesse irréparable !
— Cependant nous ne sommes qu’au 26 mai, et jusqu’à la fin de juin...
— Eh ! crois-tu donc, ignorant, qu’on se rende si facilement en Islande ? Si tu ne
m’avais pas quitté comme un fou, je t’aurais emmené au Bureau-office de
Copenhague, chez Liffender et Co 52. Là, tu aurais vu que de Copenhague à Reykjavik
il n’y a qu’un service, le 22 de chaque mois 53.
— Eh bien ?
— Eh bien ! si nous attendions au 22 juin, nous arriverions trop tard pour voir
l’ombre du Scartaris caresser le cratère du Snæfell ! Il faut donc gagner Copenhague
au plus vite pour y chercher un moyen de transport. Va faire ta malle ! »
Il n’y avait pas un mot à répondre. Je remontai dans ma chambre. Graüben me
suivit. Ce fut elle qui se chargea de mettre en ordre, dans une petite valise, les objets
37
nécessaires à mon voyage. Elle n’était pas plus émue que s’il se fût agi d’une
promenade à Lubeck ou à Heligoland 54. Ses petites mains allaient et venaient sans
précipitation. Elle causait avec calme. Elle me donnait les raisons les plus sensées en
faveur de notre expédition. Elle m’enchantait, et je me sentais une grosse colère contre
elle. Quelquefois je voulais m’emporter, mais elle n’y prenait garde et continuait
méthodiquement sa tranquille besogne.
Enfin la dernière courroie de la valise fut bouclée. Je descendis au rez-dechaussée.
Pendant cette journée, les fournisseurs d’instruments de physique, d’armes,
d’appareils électriques, s’étaient multipliés. La bonne Marthe en perdait la tête.
« Est-ce que monsieur est fou ? » me dit-elle.
Je fis un signe affirmatif.
« Et il vous emmène avec lui ? »
Même affirmation.
« Où cela ? » dit-elle.
J’indiquai du doigt le centre de la terre.
« À la cave ? s’écria la vieille servante.
— Non, dis-je enfin, plus bas ! »
Le soir arriva. Je n’avais plus conscience du temps écoulé.
« À demain matin, dit mon oncle, nous partons à six heures précises. »
À dix heures je tombai sur mon lit comme une masse inerte. Pendant la nuit mes
terreurs me reprirent.
Je la passai à rêver de gouffres ! J’étais en proie au délire. Je me sentais étreint par
la main vigoureuse du professeur, entraîné, abîmé, enlisé ! Je tombais au fond
d’insondables précipices avec cette vitesse croissante des corps abandonnés dans
l’espace. Ma vie n’était plus qu’une chute interminable.
Je me réveillai à cinq heures, brisé de fatigue et d’émotion. Je descendis à la salle
à manger. Mon oncle était à table. Il dévorait. Je le regardai avec un sentiment
d’horreur. Mais Graüben était là. Je ne dis rien. Je ne pus manger.
À cinq heures et demie, un roulement se fit entendre dans la rue. Une large voiture
arrivait pour nous conduire au chemin de fer d’Altona. Elle fut bientôt encombrée des
colis de mon oncle.
« Et ta malle ? me dit-il.
— Elle est prête, répondis-je en défaillant.
— Dépêche-toi donc de la descendre, ou tu vas nous faire manquer le train ! »
Lutter contre ma destinée me parut alors impossible. Je remontai dans ma
chambre, et, laissant glisser ma valise sur les marches de l’escalier, je m’élançai à sa
suite.
En ce moment mon oncle remettait solennellement entre les mains de Graüben
« les rênes » de sa maison. Ma jolie Virlandaise conservait son calme habituel. Elle
embrassa son tuteur, mais elle ne put retenir une larme en effleurant ma joue de ses
douces lèvres.
« Graüben ! m’écriai-je.
— Va, mon cher Axel, va, me dit-elle, tu quittes ta fiancée, mais tu trouveras ta
femme au retour. »
38
Je serrai Graüben dans mes bras, et je pris place dans la voiture. Marthe et la jeune
fille, du seuil de la porte, nous adressèrent un dernier adieu. Puis les deux chevaux,
excités par le sifflement de leur conducteur, s’élancèrent au galop sur la route
d’Altona.
CHAPITRE VIII
Altona, véritable banlieue de Hambourg, est tête de ligne du chemin de fer de
Kiel, qui devait nous conduire au rivage des Belt. En moins de vingt minutes, nous
entrions sur le territoire du Holstein.
À six heures et demie la voiture s’arrêta devant la gare ; les nombreux colis de
mon oncle, ses volumineux articles de voyage furent déchargés, transportés, pesés,
étiquetés, rechargés dans le wagon de bagages, et à sept heures nous étions assis l’un
vis-à-vis de l’autre dans le même compartiment. La vapeur siffla, la locomotive se mit
en mouvement. Nous étions partis.
Étais-je résigné ? Pas encore. Cependant l’air frais du matin, les détails de la route
rapidement renouvelés par la vitesse du train me distrayaient de ma grande
préoccupation.
Quant à la pensée du professeur, elle devançait évidemment ce convoi trop lent au
gré de son impatience. Nous étions seuls dans le wagon, mais sans parler. Mon oncle
revisitait ses poches et son sac de voyage avec une minutieuse attention. Je vis bien
que rien ne lui manquait des pièces nécessaires à l’exécution de ses projets.
Entre autres, une feuille de papier, pliée avec soin, portait l’en-tête de la
chancellerie danoise, avec la signature de M. Christensen, consul à Hambourg et l’ami
du professeur. Cela devait nous donner toute facilité d’obtenir à Copenhague des
recommandations pour le gouverneur de l’Islande.
J’aperçus aussi le fameux document précieusement enfoui dans la plus secrète
poche du portefeuille. Je le maudis du fond du cœur, et je me remis à examiner le
pays. C’était une vaste suite de plaines peu curieuses, monotones, limoneuses et assez
fécondes : une campagne très favorable à l’établissement d’un railway et propice à ces
lignes droites si chères aux compagnies de chemin de fer.
Mais cette monotonie n’eut pas le temps de me fatiguer, car, trois heures après
notre départ, le train s’arrêtait à Kiel 55, à deux pas de la mer. Nos bagages étant
enregistrés pour Copenhague, il n’y eut pas à s’en occuper. Cependant le professeur
les suivit d’un œil inquiet pendant leur transport au bateau à vapeur. Là ils disparurent
à fond de cale.
Mon oncle, dans sa précipitation, avait si bien calculé les heures de
correspondance du chemin de fer et du bateau, qu’il nous restait une journée entière à
perdre. Le steamer l’Ellenora ne partait pas avant la nuit 56. De là une fièvre de neuf
heures, pendant laquelle l’irascible voyageur envoya à tous les diables l’administration
des bateaux et des railways et les gouvernements qui toléraient de pareils abus. Je dus
faire chorus avec lui, quand il entreprit le capitaine de l’Ellenora à ce sujet. Il voulait
l’obliger à chauffer sans perdre un instant. L’autre l’envoya promener.
À Kiel, comme ailleurs, il faut bien qu’une journée se passe. À force de nous
promener sur les rivages verdoyants de la baie au fond de laquelle s’élève la petite
39
ville, de parcourir les bois touffus qui lui donnent l’apparence d’un nid dans un
faisceau de branches, d’admirer les villas pourvues chacune de leur petite maison de
bains froids, enfin de courir et de maugréer, nous atteignîmes dix heures du soir.
Les tourbillons de la fumée de l’Ellenora se développaient dans le ciel ; le pont
tremblotait sous les frissonnements de la chaudière ; nous étions à bord et propriétaires
de deux couchettes étagées dans l’unique chambre du bateau.
À dix heures un quart les amarres furent larguées, et le steamer fila rapidement sur
les sombres eaux du Grand-Belt.
La nuit était noire ; il y avait belle brise et forte mer ; quelques feux de la côte
apparurent dans les ténèbres ; plus tard, je ne sais où, un phare à éclats étincela audessus des flots ; ce fut tout ce qui resta dans mon souvenir de cette première
traversée.
À sept heures du matin nous débarquions à Korsör, petite ville située sur la côte
occidentale du Seeland. Là, nous sautions du bateau dans un nouveau chemin de fer,
qui nous emportait à travers un pays non moins plat que les campagnes du Holstein.
C’était encore trois heures de voyage avant d’atteindre la capitale du Danemark.
Mon oncle n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Dans son impatience, je crois qu’il
poussait le wagon avec ses pieds.
Enfin il aperçut une échappée de mer.
« Le Sund ! » s’écria-t-il.
Il y avait sur notre gauche une vaste construction qui ressemblait à un hôpital.
« C’est une maison de fous, dit un de nos compagnons de voyage.
— Bon, pensai-je, voilà un établissement où nous devrions finir nos jours ! Et, si
grand qu’il fût, cet hôpital serait encore trop petit pour contenir toute la folie du
professeur Lidenbrock ! »
Enfin, à dix heures du matin, nous prenions pied à Copenhague ; les bagages
furent chargés sur une voiture et conduits avec nous à l’hôtel du Phœnix dans BredGade 57. Ce fut l’affaire d’une demi-heure, car la gare est située en dehors de la ville.
Puis mon oncle, faisant une toilette sommaire, m’entraîna à sa suite. Le portier de
l’hôtel parlait l’allemand et l’anglais ; mais le professeur, en sa qualité de polyglotte,
l’interrogea en bon danois, et ce fut en bon danois que ce personnage lui indiqua la
situation du Muséum des antiquités du nord 58.
Le directeur de ce curieux établissement, où sont entassées des merveilles qui
permettraient de reconstruire l’histoire du pays avec ses vieilles armes de pierre, ses
hanaps et ses bijoux, était un savant, l’ami du consul de Hambourg, M. le professeur
Thomsen 59.
Mon oncle avait pour lui une chaude lettre de recommandation. En général, un
savant en reçoit assez mal un autre. Mais ici ce fut tout autrement. M. Thomsen, en
homme serviable, fit un cordial accueil au professeur Lidenbrock et même à son
neveu. Dire que son secret fut gardé vis-à-vis de l’excellent directeur du Muséum,
c’est à peine nécessaire. Nous voulions tout bonnement visiter l’Islande en amateurs
désintéressés.
M. Thomsen se mit entièrement à notre disposition, et nous courûmes les quais
afin de chercher un navire en partance.
J’espérais que les moyens de transport manqueraient absolument ; mais il n’en fut
rien, Une petite goélette danoise, la Valkyrie, devait mettre à la voile le 2 juin pour
40
Reykjavik. Le capitaine, M. Bjarne 60, se trouvait à bord. Son futur passager, dans sa
joie, lui serra les mains à les briser. Ce brave homme fut un peu étonné d’une pareille
étreinte. Il trouvait tout simple d’aller en Islande, puisque c’était son métier. Mon
oncle trouvait cela sublime. Le digne capitaine profita de cet enthousiasme pour nous
faire payer double le passage sur son bâtiment. Mais nous n’y regardions pas de si
près.
« Soyez à bord mardi, à sept heures du matin », dit M. Bjarne après avoir empoché
un nombre respectable de species-dollars.
Nous remerciâmes alors M. Thomson de ses bons soins, et nous revînmes à l’hôtel
du Phœnix.
« Cela va bien ! cela va très bien ! répétait mon oncle. Quel heureux hasard
d’avoir trouvé ce bâtiment prêt à partir ! Maintenant déjeunons, et allons visiter la
ville. »
Nous nous rendîmes à Kongens-Nye-Torw 61, place irrégulière où se trouve un
poste avec deux innocents canons braqués qui ne font peur à personne. Tout près, au
n° 5, il y avait une « restauration » française, tenue par un cuisinier nommé Vincent 62 ;
nous y déjeunâmes suffisamment pour le prix modéré de quatre marks chacun 11.
Puis je pris un plaisir d’enfant à parcourir la ville ; mon oncle se laissait
promener ; d’ailleurs il ne vit rien, ni l’insignifiant palais du roi, ni le joli pont du dixseptième siècle qui enjambe le canal devant le Muséum, ni cet immense cénotaphe de
Thorvaldsen, orné de peintures murales horribles et qui contient à l’intérieur les
œuvres de ce statuaire, ni, dans un assez beau parc, le château bonbonnière de
Rosenborg, ni l’admirable édifice renaissance de la Bourse, ni son clocher fait avec les
queues entrelacées de quatre dragons de bronze 63, ni les grands moulins des remparts,
dont les vastes ailes s’enflaient comme les voiles d’un vaisseau au vent de la mer.
Quelles délicieuses promenades nous eussions faites, ma jolie Virlandaise et moi,
du côté du port où les deux-ponts et les frégates dormaient paisiblement sous leur
toiture rouge, sur les bords verdoyants du détroit, à travers ces ombrages touffus au
sein desquels se cache la citadelle, dont les canons allongent leur gueule noirâtre entre
les branches des sureaux et des saules !
Mais, hélas ! elle était loin, ma pauvre Graüben, et pouvais-je espérer de la revoir
jamais ?
Cependant, si mon oncle ne remarqua rien de ces sites enchanteurs, il fut vivement
frappé par la vue d’un certain clocher situé dans l’île d’Amak, qui forme le quartier
sud-ouest de Copenhague.
Je reçus l’ordre de diriger nos pas de ce côté ; je montai dans une petite
embarcation à vapeur qui faisait le service des canaux, et, en quelques instants, elle
accosta le quai de Dock-Yard.
Après avoir traversé quelques rues étroites où des galériens, vêtus de pantalons
mi-partis jaunes et gris, travaillaient sous le bâton des argousins, nous arrivâmes
devant Vor Frelsers Kirk 64. Cette église n’offrait rien de remarquable. Mais voici
pourquoi son clocher assez élevé avait attiré l’attention du professeur : à partir de la
plate-forme, un escalier extérieur circulait autour de sa flèche, et ses spirales se
déroulaient en plein ciel.
« Montons, dit mon oncle.
11. 2 fr. 75 c. environ.
58
Les chevaux marchaient bien ; les difficultés du sol ne les arrêtaient pas ; pour
mon compte, je commençais à être très fatigué ; mon oncle demeurait ferme et droit
comme au premier jour ; je ne pouvais m’empêcher de l’admirer à l’égal du chasseur,
qui regardait cette expédition comme une simple promenade.
Le samedi 20 juin, à six heures du soir, nous atteignions Büdir, bourgade située
sur le bord de la mer, et le guide réclamait sa paye convenue. Mon oncle régla avec
lui. Ce fut la famille même de Hans, c’est-à-dire ses oncles et cousins germains, qui
nous offrit l’hospitalité ; nous fûmes bien reçus, et sans abuser des bontés de ces
braves gens, je me serais volontiers refait chez eux des fatigues du voyage. Mais mon
oncle, qui n’avait rien à refaire, ne l’entendait pas ainsi, et le lendemain il fallut
enfourcher de nouveau nos bonnes bêtes.
Le sol se ressentait du voisinage de la montagne dont les racines de granit
sortaient de terre, comme celles d’un vieux chêne. Nous contournions l’immense base
du volcan. Le professeur ne le perdait pas des yeux ; il gesticulait, il semblait le
prendre au défi et dire :
« Voilà donc le géant que je vais dompter ! »
Enfin, après quatre heures de marche, les chevaux s’arrêtèrent d’eux-mêmes à la
porte du presbytère de Stapi.
CHAPITRE XIV
Stapi est une bourgade formée d’une trentaine de huttes, et bâtie en pleine lave
sous les rayons du soleil réfléchis par le volcan. Elle s’étend au fond d’un petit fjord
encaissé dans une muraille basaltique du plus étrange effet.
On sait que le basalte est une roche brune d’origine ignée. Elle affecte des formes
régulières qui surprennent par leur disposition. Ici la nature procède géométriquement
et travaille à la manière humaine, comme si elle eût manié l’équerre, le compas et le fil
à plomb. Si partout ailleurs elle fait de l’art avec ses grandes masses jetées sans ordre,
ses cônes à peine ébauchés, ses pyramides imparfaites, avec la bizarre succession de
ses lignes, ici, voulant donner l’exemple de la régularité, et précédant les architectes
des premiers âges, elle a créé un ordre sévère, que ni les splendeurs de Babylone ni les
merveilles de la Grèce n’ont jamais dépassé.
J’avais bien entendu parler de la Chaussée des géants en Irlande 115, et de la Grotte
de Fingal dans l’une des Hébrides 116, mais le spectacle d’une substruction basaltique
ne s’était pas encore offert à mes regards. Or, à Stapi, ce phénomène apparaissait dans
toute sa beauté. La muraille du fjord, comme toute la côte de la presqu’île, se
composait d’une suite de colonnes verticales, hautes de trente pieds. Ces fûts droits et
d’une proportion pure supportaient une archivolte, faite de colonnes horizontales dont
le surplombement formait demi-voûte au-dessus de la mer. À de certains intervalles, et
sous cet impluvium 117 naturel, l’œil surprenait des ouvertures ogivales d’un dessin
admirable, à travers lesquelles les flots du large venaient se précipiter en écumant.
Quelques tronçons de basalte, arrachés par les fureurs de l’Océan, s’allongeaient sur le
sol comme les débris d’un temple antique, ruines éternellement jeunes, sur lesquelles
passaient les siècles sans les entamer.
151
nous avaient transportés au sein des plus harmonieuses contrées de la terre. Nous
avions abandonné la région des neiges éternelles pour celles de la verdure infinie, et
laissé au-dessus de nos têtes le brouillard grisâtre des zones glacées pour revenir au
ciel azuré de la Sicile ! Après un délicieux repas composé de fruits et d’eau fraîche,
nous nous remîmes en route pour gagner le port de Stromboli. Dire comment nous
étions arrivés dans l’île ne nous parut pas prudent : l’esprit superstitieux des Italiens
n’eût pas manqué de voir en nous des démons vomis du sein des enfers ; il fallut donc
se résigner à passer pour d’humbles naufragés. C’était moins glorieux, mais plus sûr.
Chemin faisant, j’entendais mon oncle murmurer :
« Mais la boussole ! la boussole, qui marquait le nord ! Comment expliquer ce
fait ?
— Ma foi ! dis-je avec un grand air de dédain, il ne faut pas l’expliquer, c’est plus
facile !
— Par exemple ! un professeur au Johannæum qui ne trouverait pas la raison d’un
phénomène cosmique, ce serait une honte ! »
En parlant ainsi, mon oncle, demi-nu, sa bourse de cuir autour des reins et dressant
ses lunettes sur son nez, redevint le terrible professeur de minéralogie.
Une heure après avoir quitté le bois d’oliviers, nous arrivions au port de SanVicenzo 243, où Hans réclamait le prix de sa treizième semaine de service, qui lui fut
compté avec de chaleureuses poignées de main.
En cet instant, s’il ne partagea pas notre émotion bien naturelle, il se laissa aller du
moins à un mouvement d’expansion extraordinaire.
Du bout de ses doigts il pressa légèrement nos deux mains et se mit à sourire.
CHAPITRE XLV
Voici la conclusion d’un récit auquel refuseront d’ajouter foi les gens les plus
habitués à ne s’étonner de rien. Mais je suis cuirassé d’avance contre l’incrédulité
humaine.
Nous fûmes reçus par les pêcheurs stromboliotes 244 avec les égards dus à des
naufragés. Ils nous donnèrent des vêtements et des vivres. Après quarante-huit heures
d’attente, le 31 août, un petit speronare 245 nous conduisit à Messine, où quelques jours
de repos nous remirent de toutes nos fatigues.
Le vendredi 4 septembre, nous nous embarquions à bord du Volturne, l’un des
paquebots-poste des messageries impériales de France 246, et, trois jours plus tard, nous
prenions terre à Marseille, n’ayant plus qu’une seule préoccupation dans l’esprit, celle
de notre maudite boussole. Ce fait inexplicable ne laissait pas de me tracasser très
sérieusement. Le 9 septembre au soir, nous arrivions à Hambourg.
Quelle fut la stupéfaction de Marthe, quelle fut la joie de Graüben, je renonce à le
décrire.
« Maintenant que tu es un héros, me dit ma chère fiancée, tu n’auras plus besoin
de me quitter, Axel ! »
Je la regardai. Elle pleurait en souriant.
Je laisse à penser si le retour du professeur Lidenbrock fit sensation à Hambourg.
Grâce aux indiscrétions de Marthe, la nouvelle de son départ pour le centre de la terre
152
s’était répandue dans le monde entier. On ne voulut pas y croire, et, en le revoyant, on
n’y crut pas davantage.
Cependant la présence de Hans, et diverses informations venues d’Islande
modifièrent peu à peu l’opinion publique.
Alors mon oncle devint un grand homme, et moi, le neveu d’un grand homme, ce
qui est déjà quelque chose. Hambourg donna une fête en notre honneur. Une séance
publique eut lieu au Johannæum, où le professeur fit le récit de son expédition et
n’omit que les faits relatifs à la boussole. Le jour même, il déposa aux archives de la
ville 247 le document de Saknussemm, et il exprima son vif regret de ce que les
circonstances, plus fortes que sa volonté, ne lui eussent pas permis de suivre jusqu’au
centre de la terre les traces du voyageur islandais. Il fut modeste dans sa gloire, et sa
réputation s’en accrut.
Tant d’honneur devait nécessairement lui susciter des envieux. Il en eut, et comme
ses théories, appuyées sur des faits certains, contredisaient les systèmes de la science
sur la question du feu central, il soutint par la plume et par la parole de remarquables
discussions avec les savants de tous pays.
Pour mon compte, je ne puis admettre sa théorie du refroidissement : en dépit de
ce que j’ai vu, je crois et je croirai toujours à la chaleur centrale ; mais j’avoue que
certaines circonstances encore mal définies peuvent modifier cette loi sous l’action de
phénomènes naturels.
Au moment où ces questions étaient palpitantes, mon oncle éprouva un vrai
chagrin. Hans, malgré ses instances, avait quitté Hambourg ; l’homme auquel nous
devions tout ne voulut pas nous laisser lui payer notre dette. Il fut pris de la nostalgie
de l’Islande.
« Farval », dit-il un jour, et sur ce simple mot d’adieu, il partit pour Reykjavik, où
il arriva heureusement.
Nous étions singulièrement attachés à notre brave chasseur d’eider ; son absence
ne le fera jamais oublier de ceux auxquels il a sauvé la vie, et certainement je ne
mourrai pas sans l’avoir revu une dernière fois.
Pour conclure, je dois ajouter que ce Voyage au centre de la terre fit une énorme
sensation dans le monde 248. Il fut imprimé et traduit dans toutes les langues ; les
journaux les plus accrédités s’en arrachèrent les principaux épisodes, qui furent
commentés, discutés, attaqués, soutenus avec une égale conviction dans le camp des
croyants et des incrédules. Chose rare ! mon oncle jouissait de son vivant de toute la
gloire qu’il avait acquise, et il n’y eut pas jusqu’à M. Barnum qui ne lui proposât de
« l’exhiber » à un très haut prix dans les États de l’Union 249.
Mais un ennui, disons même un tourment, se glissait au milieu de cette gloire. Un
fait demeurait inexplicable, celui de la boussole ; or, pour un savant, pareil phénomène
inexpliqué devient un supplice.de l’intelligence. Eh bien ! le ciel réservait à mon oncle
d’être complètement heureux.
Un jour, en rangeant une collection de minéraux dans son cabinet, j’aperçus cette
fameuse boussole et je me mis à l’observer.
Depuis six mois elle était là, dans son coin, sans se douter des tracas qu’elle
causait.
Tout à coup, quelle fut ma stupéfaction ! Je poussai un cri. Le professeur accourut.
« Qu’est-ce donc ? demanda-t-il.
153
— Cette boussole !...
— Eh bien ?
— Mais son aiguille indique le sud et non le nord !
— Que dis-tu ?
— Voyez ! ses pôles sont changés.
— Changés ! »
Mon oncle regarda, compara, et fit trembler la maison par un bond superbe.
Quelle lumière éclairait à la fois son esprit et le mien !
« Ainsi donc, s’écria-t-il, dès qu’il recouvra la parole, après notre arrivée au cap
Saknussemm, l’aiguille de cette damnée boussole marquait le sud au lieu du nord ?
— Évidemment.
— Notre erreur s’explique alors. Mais quel phénomène a pu produire ce
renversement des pôles ?
— Rien de plus simple.
— Explique-toi, mon garçon.
— Pendant l’orage, sur la mer Lidenbrock, cette boule de feu qui aimantait le fer
du radeau avait tout simplement désorienté notre boussole !
— Ah ! s’écria le professeur en éclatant de rire, c’était donc un tour de
l’électricité ? »
À partir de ce jour, mon oncle fut le plus heureux des savants, et moi le plus
heureux des hommes, car ma jolie Virlandaise, abdiquant sa position de pupille, prit
rang dans la maison de Königstrasse en la double qualité de nièce et d’épouse 250.
Inutile d’ajouter que son oncle fut l’illustre professeur Otto Lidenbrock, membre
correspondant de toutes les sociétés scientifiques, géographiques et minéralogiques
des cinq parties du monde.
FIN
154
CHRONOLOGIE
1828. 8 février : naissance de Jules-Gabriel Verne, au 3e étage, 4 rue Olivier-deClisson, île Feydeau, Nantes. Pierre Verne, son père, est avoué, fils et petit-fils
d’avoué, réactionnaire, très religieux et autoflagellateur. Sophie Allotte de la
Fuÿe, sa mère, bretonne et artiste, descend d’un certain N. Allott, archer écossais
anobli par Louis XI.
1er mai : baptême en présence des oncles Prudent Allotte de la Fuÿe, négrier
célibataire, et François de la Celle de Châteaubourg, peintre et ami de
Chateaubriand.
Vers décembre : la famille déménage au quai Jean-Bart, avec vue sur l’Erdre et la
Loire.
1829. 25 juin : naissance d’un frère, Paul, avec qui Jules restera toujours lié.
1830. Jules entend les batailles de rue de la révolution de Juillet.
1833. Quelques étés bucoliques chez l’oncle Prudent, en compagnie des cousins
Tronson – Henri, Edmond, Caroline et Marie –, tous environ du même âge. Jules
grimpe dans les arbres avec Paul ; il y écrira ses rêves de voyage et des
« invocations », peut-être ses premiers écrits.
1834. Octobre : en pension, vraisemblablement chez Mme Sambin, qui attend depuis
trente ans le retour de son mari, capitaine au long cours.
1836. En visite chez les parents à Provins. Jules se glisse sur un trois-mâts, y respire
les épices et rêve de navigation. Première lettre connue, à la tante Châteaubourg
(30 mars). Henri et Edmond se noient dans la Loire (18 octobre).
1837. Naissance d’une sœur, Anna. À cette époque, la famille loue à Chantenay une
maison de campagne dominant la Loire, pour y passer dorénavant six mois de
l’année. Jules bourlingue sur un esquif, qui sombre ; il joue au Robinson près de
l’îlot Binet. Avec Paul, en pension à l’école Saint-Stanislas : accessits en
géographie, chant et version latine.
1839. Naissance de Mathilde. Le garçon fait une fugue, peut-être pour chercher le
capitaine Sambin, à bord de l’Octavie, long-courrier à destination des « Indes »
(15 juillet). Son père le rattrape à Paimbœuf. Les Verne et les Tronson séjournent
de nouveau chez Prudent.
1840. Jules et Paul prennent le pyroscaphe jusqu’à Saint-Nazaire. En pension au petit
séminaire Saint-Donatien ; parmi ses amis figurent Ernest Genevois, Aristide
Hignard et Adolphe Bonamy. À cette époque, déménagement à la rue JeanJacques Rousseau. Première lettre connue à son père (30 mai). Compose des
prières, des pastiches, des acrostiches et des poèmes. Dévore Le Robinson de
douze ans de Jeanne Sylvie Mallès de Beaulieu, Les Aventures de Robert Robert
de Louis Desnoyers et Le Robinson des glaces d’Ernest Fouinet.
1842. Écrit à sa mère pour demander la chanson « Adieu mon beau navire », de
l’opéra-comique Les Deux Reines (1835) ; il lui dédie un poème pour la
naissance de Marie. Adore Les Robinsons suisses, bien plus que Defoe. Pierre
imprime deux poèmes concernant l’amour de son fils pour la Loire, lui prévoyant
une carrière de « savant plutôt qu’un bateau commandant ».
1843. Externe au Collège royal.
155
1844. A perdu une année de scolarité, par maladie ou redoublement.
1845. Amoureux de la cousine Caroline ; les deux familles discutent de leur mariage.
Écrit abondamment.
1846. Bachelier ès lettres (« Assez bien »). Fait son droit à domicile, son père souhaitant
lui transmettre la charge d’avoué. Amoureux d’Angèle de Chantenay. À cette
période aurait formé, avec trois amis, le Club des externes, qui se réunit à la
librairie Bodin.
1847. Pierre refuse que Jules embarque comme pilotin. Examens de première année à
Paris. Passion pour Herminie Arnault-Grossetière, à qui il dédie de nombreux
poèmes. Pratique le pistolet à Chantenay. À cette époque, il écrit une nouvelle,
« Jédédias Jamet », les deux tiers d’un roman, Un prêtre en 1839, et une tragédie,
Alexandre VI.
1848. Déménage à la rue de l’Ancienne-Comédie, Paris. Aperçoit Lamartine et Hugo
à l’Assemblée nationale. Apprenant le mariage d’Herminie, envoie à sa mère une
lettre hallucinée. Bachelier en droit. Grâce à l’oncle François, fréquente les
salons littéraires et politiques. Dorénavant plus attiré par la littérature que par le
droit.
1849. A peut-être rencontré Hugo. Par l’intermédiaire du chiromancien Casimir
d’Arpentigny, se lie avec Alexandre Dumas fils et père (janvier), et collabore
avec le fils au château de Monte-Cristo. Évite la conscription. Licencié en droit.
Compose des tragédies et des comédies, dont Le Quart d’heure de Rabelais et La
Conspiration des poudres. Fréquente le salon du pianiste Talexy. Visite solitaire à
l’étranger.
1850. Quatorze représentations de la comédie Les Pailles rompues au Théâtre
historique de Dumas, première pièce jouée (12 juin) et premier texte publié. Il
porte les cheveux longs du poète romantique. Écrit le livret de La Mille et
Deuxième Nuit. Achève Les Savants, Le Colin-Maillard et Quiridine et
Quidinerit, au total une vingtaine de pièces. Est impressionné par l’hypnotiseur
Alexis Didier.
1851. Publie, dans le Musée des familles (MdF) du Breton Pitre-Chevalier, « Les
Premiers Navires de la marine mexicaine » et « Un voyage en ballon ». Lie
connaissance avec le voyageur Jacques Arago avec qui il collabore sur une pièce.
Travaille comme clerc surnuméraire, employé de banque et précepteur. Est
engagé comme clerc notarial par Paul Championnière, qui meurt aussitôt.
S’installe boulevard Bonne-Nouvelle, en face de la chambre d’Hignard
(9 avril). Crise de paralysie faciale. Visite Dunkerque.
1852. Refuse de succéder à son père, et devient secrétaire du Théâtre lyrique (janvier).
Dans le MdF, Les Châteaux en Californie, en collaboration avec Pitre-Chevalier,
et la nouvelle « Martin Paz ». Écrit « Pierre-Jean » et vraisemblablement une
étude de l’opéra « écossais » Lucia de Lammermoor.
1853. Première au Théâtre lyrique du Colin-Maillard, opéra-comique avec Michel
Carré, musique d’Hignard. Fête le retour de Paul Verne d’Haïti chez l’oncle
Prudent. Rédige Les Compagnons de la marjolaine. Collabore à plusieurs
comédies avec le librettiste Charles Wallut.
1854. « Maître Zacharius » dans le MdF. Au cours d’un bal costumé, Verne courtise
Laurence Janmar. Est rejeté de toute une série de jeunes filles. À cette période, est
156
membre du dîner des « Onze sans femmes », regroupement masculin de jeunes
artistes.
1855. Les Compagnons de la marjolaine, musique d’Hignard, au Théâtre lyrique.
Grâce à Dumas fils, Les Heureux du jour au Gymnase. Nouvelle crise de
paralysie faciale et accès de colique. Souhaite se marier, sans savoir avec qui.
Fréquente les maisons de passe. Libéré de ses obligations de secrétaire (août).
Dans le MdF, une chanson, « En avant les zouaves !! », et « Un hivernage dans
les glaces », précurseur des romans à venir.
1856. 20 mai : noces amiénoises d’Auguste Lelarge. Verne y rencontre Honorine
Deviane, veuve de vingt-cinq ans et mère de deux filles, dotée d’une espérance
d’« à peu près 200 000 ». Son père refuse de lui accorder 50 000 fr. pour acheter
une part dans l’agence de change Eggly, mais cède après l’annonce du mariage.
Écrit « San-Carlos ». Apprenti remisier chez Giblain.
1857. Publication d’un premier ouvrage, Salon de 1857. À Paris, devant
onze personnes, noces de Jules et Honorine (10 janvier). Le couple et les deux
filles – dont les grands-parents maternels empêcheraient l’adoption – s’installent
rue Saint-Martin, premier d’une série de déménagements. Verne se lèverait avant
l’aube pour écrire avant de se rendre à la Bourse. Recueil de sept chansons,
musique d’Hignard.
1858. M. de Chimpanzé aux Bouffes-Parisiens. À cette époque, écrit la nouvelle « Le
Siège de Rome ». Troisième crise de paralysie.
1859. 28 juillet-6 septembre : voyage avec Hignard à Bordeaux, Liverpool,
Édimbourg, dans les Highlands et à Londres, périple légèrement romancé dans
Voyage en Angleterre et en Écosse. Le retour au sol ancestral provoque un coup
de foudre durable, qui nourrira plusieurs romans.
1860. L’Auberge des Ardennes au Théâtre lyrique. Connaît un temps de
découragement. À cette époque, écrit une première version de Paris au XXe siècle
et part à la chasse dans les plaines de Picardie.
1861. Première de Onze jours de siège. Voyage avec Hignard et Émile Lorois en
Allemagne et Scandinavie (2 juillet-8 août). En son absence, naissance d’un fils,
Michel. Écrit Joyeuses misères de trois voyageurs en Scandinavie. Fréquente le
Cercle de la presse scientifique où il fait vraisemblablement la connaissance de
Nadar.
1862. L’écrivain pour adolescents Alfred de Bréhat, qu’il connaît par Dumas, l’aurait
présenté à Jules Hetzel. L’éditeur refuse le récit d’un voyage en Écosse, mais
préconise des modifications à un ouvrage sur les ballons, puis signe un contrat
(23 octobre).
1863. Les ventes des deux premières années de Cinq semaines en ballon ne lui
procureront que 1 000 fr. Contribue à un second recueil de chansons. Hetzel
refuse Paris, le qualifiant de « chose pénible... si morte... inférieure... à toutes les
lignes » (fin 1863 ou début 1864).
1864. Un second contrat, principalement à propos des Aventures du capitaine
Hatteras (1er janvier), Hetzel se réservant encore cinq sixièmes des bénéfices.
Dans le Magasin d’éducation et de récréation inaugural (MÉR), deux chapitres
du roman polaire, dont Hetzel supprime le duel anglo-saxon sur le glaçon et le
suicide final, ainsi qu’une dizaine de chapitres. Dans le MdF, « Edgar Poe et ses
157
œuvres » (avril) et « Le Comte de Chanteleine » (octobre et décembre).
Parution de Voyage au centre de la terre (25 novembre).
1865. De la terre à la lune, « Les Forceurs de blocus » et Les Enfants du capitaine
Grant. Un troisième contrat stipule 9 000 fr. et 200 000 mots par an. Vacances au
Crotoy et navigations. Adhère à la Société de géographie et devient codirecteur
du MÉR. À cette période, visite l’Italie avec Hetzel.
1866. S’installe au Crotoy (domicile estival). À cette époque visite Jersey. Se rend
rarement à Eggly.
1867. Version augmentée de Voyage au centre de la terre. Visite l’Exposition
universelle. Voyage avec Paul à Liverpool, New York, Albany et aux chutes du
Niagara.
1868. À Baden-Baden et à la Riviera avec Hetzel. A fait construire une chaloupe, le
Saint-Michel. Dans un quatrième contrat, Verne s’engage à écrire trente volumes
en dix ans. Il achète des actions dans la société Hetzel. Michel se révèle de
caractère difficile.
1869. Autour de la lune et Vingt mille lieues sous les mers, altérés par l’éditeur.
Séjourne à Nantes. Déménage au site de l’ancien château du Crotoy. Deux
croisières en Angleterre. S’installe à Amiens. Nouvelle paralysie faciale.
1870. Une ville flottante et La Découverte de la terre. Hetzel critique vertement
L’Oncle Robinson. Promu chevalier de la Légion d’honneur. Remonte la Seine
avec le Saint-Michel pour voir sa maîtresse à Paris, dont il est éperdument
amoureux. Consigne ses ennuis intimes, avec apparemment l’initiale de la personne
concernée, « M », en marge d’un manuscrit. Pendant la guerre, garde national au
Crotoy.
1871. Aventures de trois Russes et de trois Anglais. Retourne à la Bourse. Pierre Verne
meurt. Un cinquième contrat stipule 12 000 fr. et 140 000 mots par an, mais
retarde encore les paiements des livres les plus populaires.
1872. Le Pays des fourrures et Le Tour du monde en quatre-vingts jours, à partir d’un
synopsis et d’une pièce écrits avec Édouard Cadol. Assiste à une exécution. Élu à
l’académie d’Amiens. Fait ses neuvième et dixième voyages aux îles
Britanniques.
1873-1874. Le Docteur Ox, L’Île mystérieuse et Le Chancellor. S’installe boulevard
Longueville. Représentation triomphale du Tour du monde en 80 jours, début
d’une collaboration avec Adolphe d’Ennery, dorénavant sa source principale de
revenu.
1875. Offenbach emprunte aux romans de Verne, sans autorisation, pour composer son
Voyage à la lune.
1876-1877. Michel Strogoff, Hector Servadac et Les Indes noires, remaniés en
profondeur par l’éditeur. Verne séjourne dans sa ville natale, afin d’envoyer
Michel au lycée de Nantes. Il achète successivement le Saint-Michel II et III.
Donne un grand bal costumé, auquel Honorine, gravement malade, ne peut
assister. Place Michel dans une maison de correction. Poussé par Dumas fils,
Verne rêve d’un fauteuil à l’Académie française, mais les réponses sont mitigées.
1878. Un capitaine de quinze ans. Croisière au Portugal et en Algérie.
1879-1880. Les Tribulations d’un Chinois en Chine, La Maison à vapeur et Les Cinq
Cents Millions de la bégum, à partir d’un manuscrit d’André Laurie. Michel
158
Strogoff à la scène. Avec le Saint-Michel à Édimbourg, puis aux Hébrides par
chemin de fer et bateau. Règle les dettes de Michel, en le chassant du foyer : le
fils habitera avec une actrice.
1881. La Jangada. Croisière en Angleterre, en Allemagne et au Danemark.
1882. L’École des Robinsons et Le Rayon vert. S’installe rue Charles-Dubois. Création
de Voyage à travers l’impossible, par d’Ennery et Verne, travestissant Nemo et
Hatteras.
1883-1884. Kéraban-le-têtu. Peu après son mariage, Michel enlève une mineure.
Accompagné d’Honorine, Verne s’embarque dans une grande tournée de la
Méditerranée, qui comprendra une audience privée avec le pape Léon XIII. À
cette époque, il se lie avec le comte de Paris et l’archiduc d’Autriche.
1885. Mathias Sandorf. Vend le Saint-Michel III. Naissance d’un petit-fils illégitime.
1886. Robur-le-Conquérant.
9 mars : son neveu préféré, Gaston Verne, aliéné mental, tente, avec
préméditation, d’assassiner Verne, le rendant boiteux à vie.
17 mars : mort de Hetzel. Son rôle éditorial est assumé par son fils, Louis-Jules
Hetzel.
1887. Nord contre Sud. Mort de sa mère. Tournée de conférences en Belgique et aux
Pays-Bas.
1888. Deux ans de vacances. Élu conseiller municipal sur une liste de gauche. Pendant
quinze ans, il assistera aux réunions, gérera le théâtre et les foires, et donnera des
conférences.
1889. Sans dessus dessous et « In the Year 2889 », qui deviendra « La Journée d’un
journaliste américain en 2889 », écrit par Michel.
1890. Ennuis d’estomac.
1892. Le Château des Carpathes. Règle encore les dettes de son fils.
1893-1894. Baisse des tirages.
1895. L’Île à hélice.
1896-1897. Face au drapeau et Le Sphinx des glaces. Procès en diffamation tenté par
le chimiste Turpin, gagné pour Verne par Raymond Poincaré. Détérioration de
l’estomac, amenant un régime sévère. Mort de Paul Verne.
1898. Adhère à la Ligue de la patrie française.
1899. Verne est antidreyfusard.
1900. Retour au boulevard Longueville. Souffre de cataracte.
1901. Le Village aérien.
1904. Maître du monde.
1905. L’Invasion de la mer.
17 mars : crise de diabète.
24 mars : mort de Jules Verne. Le gouvernement n’assiste pas aux funérailles.
1905-1914. Ayant modifié les manuscrits inédits, Michel fait paraître Le Phare du
bout du monde, Le Volcan d’or, La Chasse au météore, Le Pilote du Danube (Le
Beau Danube jaune), Les Naufragés du « Jonathan » (En Magellanie), Le Secret
de Wilhelm Storitz, Hier et Demain et L’Étonnante Aventure de la mission
Barsac (« Voyage d’études »).
159
* Les dates indiquées pour les romans sont celles du début de publication, en général sous forme de
feuilleton.
160
ORIENTATIONS BIBLIOGRAPHIQUES
ÉDITIONS HETZEL DE VOYAGE AU CENTRE DE LA TERRE
1re édition, in-18, 25 nov. 1864, 43 chapitres.
2e édition, in-18, 31 mars 1865, 43 chapitres.
7e édition, in-8° illustrée, 13 mai 1867, 45 chapitres [vendue d’abord sous forme de
livraisons à partir du 7 février 1867].
e
12 édition, in-18, 1872, 45 chapitres.
in-8°, v. 1877.
in-8°, 1885.
55e édition, in-18, 1919, Hachette.
ÉDITIONS MODERNES COMPORTANT UN DOSSIER
Voyage au centre de la terre, édition de SimoneVierne [chronologie, introduction et archives
de l’œuvre], Flammarion, « Garnier-Flammarion », 1977.
Voyage au centre de la terre, édition de Jean-Pierre GOLDENSTEIN [préface et commentaires],
Presses Pocket, 1991.
Journey to the Centre of the Earth, édition de William Butcher [introduction, notes et
appendice], Oxford, Oxford University Press, 1992 [édition augmentée, 1998].
ÉTUDES
BUTCHER, William, Verne’s Journey to the Centre of the Self. Space and Time in the
« Voyages extraordinaires », Macmillan, 1990, chap. V: « The Shape of Things Gone
By », p. 60-74.
BUTCHER, William, « Nothing New under the Earth » (avec John Breyer), Earth Sciences
History, vol. 22, n° 1, 2003, p. 36-54.
BUTCHER, William, « Long-Lost Manuscript », Modern Language Review, vol. 93, n° 4, oct.
1998, p. 961-971.
CHELEBOURG, Christian, « Le paradis des fossiles », in Jean Bessière (dir.), Modernités de
Jules Verne, Presses universitaires de France, 1988, p. 213-227.
CLUZEL, Etienne, « Jules Verne et la préhistoire », Bulletin du bibliophile et du bibliothécaire,
nº 1, 1957, p. 27-44.
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lettres modernes, Minard, série Jules Verne, vol. 2, n° 523, 1978, p. 165-171.
COMPÈRE, Daniel, Un Voyage imaginaire de Jules Verne. « Voyage au centre de la terre »,
Minard, 1977.
GAUTIER, Théophile, « Les voyages imaginaires de M. Jules Verne », Moniteur Universel,
n° 197, 16 juillet 1866.
GONDOLO DELLA RIVA, « George Sand inspiratrice de Jules Verne », dans Pier Elio Mosele
(éd.), George Sand et son temps, Genève, Slatkine, 1994, vol. 3, p. 1109-1116.
MARTIN, Andrew, The Knowledge of Ignorance. From Genesis to Jules Verne, Cambridge,
Cambridge University Press, 1985, p. 137-141 et passim.
161
PICOT, Jean-Pierre, « Le volcan chez Jules Verne. Du géologique au poétique », Bulletin de la
société Jules Verne, n° 111, 1994, p. 20-30.
ROBIN, Christian, « Le récit sauvé des eaux. Du Voyage au centre de la terre au Sphinx des
glaces », Revue des lettres modernes, Minard, série Jules Verne, vol. 2, n° 523, 1978,
p. 33-55.
SANCHEZ-CARDENAS, Michel, Voyage au centre de la terre-mère. Jules Verne chez le
psychanalyste, Albin Michel, 2005.
VERNE, Jules, « Notes pour l’affaire J. Verne contre de Pont-Jest » (fév.-mars 1876), dans
Bulletin de la société Jules Verne, n° 135, 2000, p. 42-50.
VIERNE, Simone, « Deux voyages initiatiques en 1864. Laura de George Sand et le Voyage au
centre de la terre de Jules Verne », dans Léon Cellier (éd.), Hommage à George Sand,
Publications de la faculté des lettres de Grenoble, n° 46, 1969, p. 101-114.
VIERNE, Simone, Jules Verne. Une vie, une œuvre, une époque, Balland, 1986, p. 152-175.
162
NOTICE SUR LA GENÈSE DU ROMAN
CHRONOLOGIE DÉTAILLÉE DE 1862-1864
1862. 1er mars : visite à Amiens.
Été ? : la famille Verne déménage au 18 passage Saulnier, dans le 9e arrondissement de
Paris.
Avant le 4e trimestre : remise du manuscrit de Voyage en Angleterre et en Écosse, que
Hetzel envoie à l’imprimerie.
23 octobre : contrat de « Voyage en l’air ».
Fin novembre : lettre à Hetzel de la part de Jean Macé, futur codirecteur du Magasin
d’éducation et de récréation (MÉR) : « N’oublie pas de m’apporter le manuscrit de Jules
Verne... je suis curieux de le voir. »
Décembre ? : Verne compose trois prières d’insérer successives de Cinq semaines en
ballon.
1863. 31 janvier : Cinq semaines en ballon en édition in-18.
26 juin : « d’ici une quinzaine, je vous remettrai la 1re partie du Voyage au pôle Nord ».
Juillet : fondation par Nadar de la Société du plus lourd que l’air, dont Verne sera l’un
des premiers membres.
Août ? : reçoit une lettre de Macé.
22 août : part en vacances en Bretagne.
Été ? : déménagement au 39 rue La Fontaine à Auteuil.
4 septembre : « Je travaille au second volume » de Voyages et aventures du capitaine
Hatteras.
4 octobre : le Géant de Nadar fait son vol inaugural.
2 novembre : note dans laquelle Verne dit à Hetzel qu’il est préoccupé, apparemment par
la longue attente concernant l’un des quatre ou cinq manuscrits remis à cette époque.
Décembre : « À propos du Géant » dans Le Musée des familles (MdF).
1864. 1er janvier : signature du contrat d’Hatteras.
Février : seconde guerre prusso-danoise.
20 mars : 1er volume d’Hatteras dans le MÉR (jusqu’au 20 février 1865).
1er avril : début de rémunération des ouvrages qui devront suivre Hatteras.
? : préparation des épreuves par Hetzel, avant rejet ultime, du « Comte de Chanteleine ».
12 août : « dites-moi exactement l’époque à laquelle le Voyage au centre de la terre, doit
être mis sous presse ».
Août-septembre : séjour à Chantenay ; paralysie faciale ; Verne prévoit de faire le tour de
la Bretagne par voie de mer.
[Octobre] : il a déjà pensé à l’aluminium pour le projectile des romans lunaires.
25 novembre : Voyage au centre de la terre en édition in-18.
DATE DE RÉDACTION
Il reste peu de documents pour comprendre la genèse de Voyage au centre de la terre.
Après le premier contrat, portant sur Cinq semaines en ballon (1863), Hetzel et Verne signent
un deuxième accord, daté du 1er janvier 1864, sans mention toutefois de Voyage. La propriété
du roman souterrain ne sera stipulée, de manière post hoc, que dans une clause subordonnée
du contrat, peut-être moins équitable, certes moins précis, du 11 décembre 1865 : « ces
conditions [les articles 1-6] s’appliquent également aux ouvrages précédemment publiés
[Cinq semaines, Voyage, De la Terre à la lune et Hatteras], dont M. Hetzel a acquis la
163
propriété [absolue] de M. Verne moyennant la somme complémentaire de cinq mille cinq
cents francs... en sus des sommes par lui déjà payées ».
Le roman, dont les successeurs dans la série seront habituellement synchronisés avec la
date prévue de publication, présente des événements scientifiques de mai 1863 et se termine
le « 7 6 9 septembre » (XLIII 191 25), ce qui pourrait impliquer une composition vers le début
ou le milieu de 1863. Dans ce cas, l’épilogue, ajouté au manuscrit dans un deuxième temps et
postdaté de « six mois au moins » (XLIII 193), servirait à rapprocher la date finale de l’action
de celle de l’édition, après un retard de celle-ci. Le roman entier ne saurait être modifié,
puisque le 1er février 1864, la Prusse envahit le Danemark, nation que les protagonistes
allemands doivent traverser avant de se rendre à sa colonie.
Dans les « Notes 26 », en outre, non seulement Verne indique la date de publication du
roman comme étant 1863, mais nie avoir été à cette époque « lié intimement avec M. Hetzel
... [il] ne [le] voyait pas fréquemment » – dénégation qui tendrait à faire reculer la date du
roman.
Comme Voyage, Hatteras, publié simultanément et dont le contrat stipule une cessation
de paiement fin mars 1864, est antidaté, l’action ayant lieu d’avril 1860 à juillet 1861 (le
retour est postérieur). Or, non seulement le mois de juillet marque-t-il le début de la descente
souterraine, selon les « Notes » le véritable commencement du roman, mais aussi l’état
originel de Voyage se situe à cette année-ci, à en juger par quatre dates internes du roman,
valables seulement en 1861 27. Juillet 1861 coïncide enfin avec le propre voyage septentrional
de Verne, expédition à l’origine de tous les voyages nordiques fictionnels.
Selon une symétrie remarquable, l’on trouve deux erreurs de date inverses dans le
manuscrit d’Hatteras, qui le situent en 1863 28. Tout, ce chassé-croisé de 1861 et 1863, le style
et le contenu si similaires, semble donc lier les deux romans. Ne serait-il pas possible que
Voyage constitue une chute du récit polaire ? Certes, Hatteras est amputé, in extremis, de
15 000 à 20 000 mots, dont seuls 3 000 survivent dans le manuscrit 29. La boucle serait
bouclée, puisque le retour au pays anglo-saxon, semé de tant d’obstacles dans Hatteras, se
ferait dorénavant via le monde souterrain. Peut-être cela expliquerait-il également la date
tardive du deuxième contrat, signé trois mois après les épreuves du livre concerné. Même la
25. S’agissant de références au manuscrit (« MS »), j’emploie une forme abrégée, « III 12 », pour
indiquer le chapitre et la feuille. Pour les chap. I-XXXVII, puisque la numérotation des éditions in-8° se
conforme normalement à celle du manuscrit corrigé, « III » peut se référer indifféremment aux deux
états. Pour MS XXXVIII-XLIII, en revanche, elle en diffère, les chapitres publiés ayant une valeur de
deux de plus.
Dans les citations du manuscrit, les caractères romains indiquent un texte absent de l’édition de
1877. L’italique indique le texte commun aux deux ; le souligné, celui présent seulement dans
l’édition. Conséquence de l’alternance romain/italique/souligné, l’italique de Verne y est omise. Le
texte barré dans le manuscrit est indiqué comme tel. Une lecture douteuse ou les mots absents
paraissent entre crochets [ ]. La transcription des manuscrits reproduit la ponctuation et les erreurs
signifiantes d’orthographe, mais en général pas celles d’accentuation ou de majuscule/minuscule.
Dans une citation, les points de suspension indiquent que la citation a été abrégée.
26. « Notes pour l’affaire J. Verne contre de Pont-Jest » (fév.-mars 1876), dans Bulletin de la
société Jules Verne, n° 135, 2000, p. 42-50.
27. « Lundi 1er juillet » (XVIII) ; « vendredi », la veille du « 6... juillet » (XXIV) ; un
« dimanche », « quatre longs jours » après le « 7 août » (XXVI) ; et « jeudi, 15 août » (XXXII 139).
4. L’on y parle de « cette funeste année 1863 » (I, XXVII 177) et un message est daté du « 19
décembre 1863 » (I, XXX 197).
29. En constatant l’urgence de faire paraître Grant, l’auteur remarque : « Le diable, dans tout
cela, c’est qu’on s’imaginait qu’Hatteras irait jusqu’en février » (lettre du 28 oct. 1865). Or, puisque
la publication du roman polaire se terminera en réalité le 5 décembre 1865, le manque à publier
représenterait entre huit et douze semaines de feuilleton : quelques 15 000 à 20 000 mots.
164
minceur du voyage souterrain, seulement 35 000 mots à l’origine, s’expliquerait s’il ne
formait qu’un prolongement de l’expédition polaire. Toutefois, aucun document n’étaye cette
hypothèse, qui dans l’état actuel des recherches doit par conséquent rester au stade de
conjecture.
Tous ces indices concordent pour suggérer qu’un premier jet est terminé avant 1864.
Néanmoins, la supériorité de Voyage vis-à-vis de Voyage en Angleterre et en Écosse,
apparemment mis sous presse fin 1862 mais ensuite abandonné 30, et de Cinq semaines en
ballon, paru en 1863, pourrait impliquer une composition postérieure à ces dates. Il ne faut
pas rejeter, en somme, l’année d’écriture qui est souvent proposée, celle de 1864.
SOURCES
Parmi les lectures qui ont laissé des traces dans le roman, l’on peut distinguer la fiction et
le documentaire. En ce qui concerne celui-ci, Verne lui-même indique quatre ouvrages :
Charles Edmond, Voyage dans les mers du nord (1857) ; Eggert Olafsen et Bjarne Povelsen,
Voyage en Islande (1802) ; Uno de Troil, Lettres sur l’Islande (1781) ; et Joseph Paul
Gaimard, Voyage en Islande (1838). La métaphore fondamentale de Voyage au centre de la
terre doit beaucoup à la thèse d’Alcide d’Orbigny, géologue qui constate une corrélation
chronologique entre les strates géologiques et les fossiles s’y trouvant, rapport qui fait du
passé une structure visible et palpable. L’influence semble également perceptible de Xavier
Marmier, Lettres sur l’Islande (1837), Alexander von Humboldt, Cosmos. Essai d’une
description physique du monde (1845-1858), et la revue, L’Univers. Peut-être moins influents
seraient les auteurs suivants, qui empruntent souvent les uns aux autres, ce qui rend aléatoire
toute attribution définitive : Élie de Beaumont en ce qui concerne les volcans; Louis Agassiz
pour les poissons souterrains ; William Carpenter pour les fossiles ; Pierre Boitard pour la vie
préhistorique ; et Alexandre Bertrand pour la constitution de la terre.
Verne est précédé sous terre par de nombreux prédécesseurs, mais sans que l’on sache
s’il les a lus : par exemple, Holberg, Voyage de Nicolas Klimius dans le monde
souterrain (1741 31); Giacomo Casanova, Icosaméron ou histoire... dans l’intérieur de notre
globe (1788 32); Jacques Saint-Albin, Voyage au centre de la terre, ou aventures diverses...
dans le Spitzberg, au pôle Nord... (1821) ; et Hoffmann, « Les Mines de Falun : conte suédois
» (1833, 1838).
L’on observe l’influence incontestable de Laura. Voyage dans le cristal de George Sand
– à moins que l’emprunt ne joue dans le sens contraire. En effet, les personnages principaux
de la romancière sont allemands ; un oncle savant fait des cours de géologie, en bégayant ; un
neveu, Alexis, s’occupe de sa collection ; les cousins s’aiment ; la géologie forme le cadre du
récit, y compris le cristal et même une géode ; la clef de la découverte tombe d’un objet
trouvé dans un magasin ; on s’embarque à Kiel ; on se rend au pôle nord ; et tout finit par un
mariage 33. Sand, amie et collaboratrice de Hetzel, écrit Laura, qui paraît en janvier 1864,
entre novembre et décembre 1863. Bien que les similarités dépassent la simple coïncidence,
on ne sait rien des modalités de l’emprunt.
30. La couverture du manuscrit porte l’instruction de Hetzel aux typographes : « faire un vol. de
10 feuilles ».
31. Dans son carnet de 1861, néanmoins, Verne fait mention d’une « montagne de Holberg ».
32. Selon Lorédan Larchey (Le Bibliophile français, vol. 3, 1869, p. 379), les emprunts
comprennent : « la pêche de poissons aveugles... l’explosion finale qui ramène les héros sur la terre...
un guide merveilleux de dévouement et d’abnégation ».
33. Piero Gondolo della Riva, « George Sand inspiratrice de Jules Verne », in Pier Elio Mosele
(éd.), George Sand et son temps, 1994, t. III, p. 1109-1116.
165
En ce qui concerne le message et son décodage à partir d’une observation de la fréquence
de certaines lettres, la nouvelle d’Edgar Poe « The Gold-Bug » est une source certaine 34.
Isaac Laquedem (1853) d’Alexandre Dumas père contient quelques similarités, en
particulier dans un chapitre didactique (XLI 35). Plus qu’un seul récit, cependant, ce serait
nombre d’ouvrages du grand prédécesseur qui inspirent Verne : certains de ses mots rares,
comme « Tugendbund », « speronare » ou « strombiolotes », ne se trouvent guère que chez
cet auteur.
Voyage est l’objet d’un procès pour plagiat intenté par un certain Léon Delmas (18301904). Sous le pseudonyme de René de Pont-Jest, il avait publié une nouvelle, « La Tête de
Mimer », dans la Revue contemporaine de septembre 1863 (tome 35, p. 299-329). Comme
dans Voyage, le héros est un allemand rêveur ; c’est dans un vieux livre qu’il trouve le
document qui donne naissance au voyage, dont on garde le secret ; il est question d’ouvrages
rares et de reliures ; le document est codé deux fois : les mots, tracés à l’envers, s’écrivent en
runes ; après un premier stade de déchiffrement, quand un domestique annonce le repas, le
personnage fuit la maison pour chercher une solution en marchant ; le message recommande
d’explorer l’intérieur d’un sommet scandinave, à une date estivale précise ; la projection
d’une ombre astrale en indique l’endroit ; et l’on voyage sous terre. Vers le début de 1864,
Pont-Jest envoie à Hetzel un exemplaire de la nouvelle, avec quelques autres récits, envoi qui
aurait provoqué une correspondance. Pour compenser l’écrivain offusqué, Hetzel avoue lui
avoir offert « une gracieuseté ». Pont-Jest publie une lettre de plainte dans Le Figaro de
février 1865, mais ne lance les poursuites judiciaires qu’en 1877. Bien que le jugement prenne
note, avec raison, « des points de ressemblance notables », le plaignant perd le procès et est
condamné aux dépens. En somme, et même si les similitudes semblent d’envergure limitée, il
est bien possible que Verne ou Hetzel lisent la nouvelle avant la composition du roman, bien
que le romancier le nie catégoriquement.
LES ÉDITIONS CONTEMPORAINES DU ROMAN
Si l’on compare les volumes Hetzel in-18 de 1864 et 1919 aux volumes in-8° de 1867,
1877 et 1885, une conclusion se dégage rapidement. Bien que les textes successifs in-8°
présentent très peu de variations 36, les éditions in-18 sont en revanche loin d’être identiques
aux in-8°. Le nombre de chapitres évolue : le volume de 1867 contient une nouvelle section,
présentant notamment la vision de l’homme géant. Toutefois, ce ne serait qu’à partir de 1872
environ que les publications in-18 auraient incorporé les nouveaux chapitres.
Il existe, en outre, quelques centaines de variantes ponctuelles entre 1864 et les éditions
in-8° – corrections qui ne sont apparemment pas incorporées dans les éditions in-18
ultérieures. Autrement dit, à part l’insertion vers 1872 de la nouvelle section, stricto sensu, les
éditions in-18 semblent en général suivre le texte de 1864.
34. Verne fait toutefois les affirmations contradictoires à son égard, écrivant d’une part qu’il «
s’est inspiré du “Scarabée d’or” d’Edgard [sic] Poe » (« Notes »), mais, d’autre part, que dans « “Le
Scarabée d’or”... il n’y a rien dont j’aie pu m’inspirer comme fait dans Voyage au centre de la terre »
(lettre à Hetzel, sans doute du 17 mai 1886).
35. Par exemple : les « couches successives... que nous traversons à mesure que nous pénétrons
vers le centre du monde » ; le déluge, avec « un éléphant colossal », vu « sous des forets
gigantesques » ; « la transition des reptiles aux mammifères... des mammifères moins parfaits » ; et
enfin une remontée à partir « des fucus, des lycopodiacées et des fougères... il n’y a plus que les
zoophytes ».
36. Toutefois, « Il se produirait des marées intérieures » (MS, in-18 et 1867) s’améliore en 1877
en « elle [la masse liquide] produirait... », mais revient à la première forme en 1885.
166
Par conséquent, les fautes de grammaire, les illogismes du texte ou les erreurs
typographiques y restent en l’état : la virgule superflue dans « Je t’aime bien, ma petite,
Graüben ! » (visible également dans le MS), « Enfin, après vingt-quatre heures de marche »
(1877 : quatre heures), « astérophylites », « l’hypothénuse », « un autre d’ordre d’idées »,
« après nous avoir désaltéré », « une sorte de vis tournante qu’on eût crue faite... », « deux
toises par secondes », « c’est quelle était toute locale », « sol dans lequel s’est produit
l’opération », « au lieu de le descendre seul, nous avions... », ou l’orthographe incertaine de
« fulmicoton », « sællvertu » ou « god dag ». En outre, il perdurera des expressions qui, sans
être tout à fait inexactes, semblent douteuses ou étranges : « Il fallut d’un “rien” » (in-8° : Il
s’en était fallu) ; « leur petite maison de bain froid » (de bains froids) ; « la clarté diurne
des régions polaires ne devait pas m’étonner » (la clarté nocturne) ; « C’eût été trop
beau pour être possible » (C’était) ; « tourner insensiblement vers l’astre radieux »
(avec) ; « ses trois rixdales lui sont comptés » (comptées) ; « nous prendrions au large » (du
large) ; ou « nous n’avions pas de vivres pour un jour » (n’avions de vivres que pour).
Dans presque tous les cas l’édition in-8° semble être supérieure à l’in-18. Les rares
exceptions comprennent une partie des erreurs de langue notées ci-dessous, mais
également les trois instances suivantes (amendées dans la présente édition) : « nous prenions
pieds », « des époques ternaires et quaternaires » et « sa partie inférieure [du tunnel] effleurait
le sol ».
Fait remarquable, une grande part des variantes dans les premières pages de l’in-8°, peutêtre la moitié, consistent en la restauration de la formulation manuscrite. Par exemple, les
expressions de 1877, « compagnies de chemin de fer » et « le chemin de fer de Harbourg »,
reproduisent la forme autographe, mais sont moins correctes dans les éditions in-18
(« chemins » et « Hambourg »). De même, dans certaines variantes stylistiques des
premiers chapitres, la « correction » de 1864 est annulée en 1877, la formulation
originelle étant reprise : « les garçons de mon âge » (in-18 : des garçons) ; « Donc, dans la
ville » (Or, dans) ; « épaules, sans compter que » (épaules ; mais avec cette différence que) ;
« Le professeur pouvait rentrer d’un instant à l’autre » (mots absents de l’in-18) ; « enfermé
peut-être depuis » (enfermé depuis) ; « soixante-dix-neuf consonnes contre cinquante-trois
voyelles » (soixante-dix-neuf consonnes et... ) ; ou « s’il parvenait à arranger ces lettres »
(arranger des lettres). De tels va-et-vient pourraient indiquer que l’auteur apprécie peu une
proportion considérable des modifications effectuées sur les épreuves.
Parmi les autres différences entre les éditions in-8° et in-18, il est difficile, dans
l’état actuel des recherches, de vérifier si elles restaurent la version manuscrite, même
si l’on peut souvent s’en douter. Presque toutes semblent en tout cas améliorer le texte.
En plus des nombreuses variantes minimes 37, les éditions in-8° suppriment les redondances
et les incohérences, allègent l’expression et épurent le style. Étant donné les grands débats
suscités par le style vernien – jugements dépréciatifs ou laudatifs mais rarement
étayés – ainsi que par un avis souvent avancé, mais peu fondé sur une connaissance de
première main, concernant le travail de Hetzel, on ne saurait surestimer l’importance de
la comparaison des différentes versions de Voyage au centre de la terre. Pourtant, faute
de place, il n’est possible ici que de mettre en exergue quelques tendances générales.
Dans certains cas, un mot plus précis est substitué : « répliqua le professeur » (in18 : répondit) ; « sa lumineuse effluve » (bienfaisante) ; « notre aventureuse
expédition » (heureuse) ; « la longueur de cet océan » (de ce souterrain) ; « avec une
incommensurable rapidité » (incomparable) ; « expectorés dans les airs » (lancés) ; ou « flots
37. De multiples instances de « ces » (in-18 : des) ou « celui » (celui-ci) ; et de « très » (fort ) ou
de « les » (ces) ; substitution dans l’in-8° de minuscules à la place de majuscules, et, très souvent, de
points à la place de points-virgules ; suppression ou ajout de « et » ; suppression de virgules ou
de« mais », « or », « cependant » ou « en » avant les formes en -ant.
167
azurés « (bleus). Mais parfois la précision modifie les sens du texte : « à Newcastle des
mines de charbon qui s’avancent au loin sous les flots » (s’avancent sous les flots) ;
« une notable quantité d’eau douce recueillie dans les rochers » (d’eau douce) ; « Il était
d’une gaieté terrible » (absent) ; ou « la flamme, se maintenant de bas en haut, malgré le
mouvement ascensionnel, jeta » (bien que la flamme se rabattît de haut en bas, par suite du
mouvement ascensionnel, elle jeta). Il semble probable que deux corrections en particulier
remédient aux erreurs de lecture : « cette poussière organique », en parlant de l’ossuaire, pour
remplacer «... volcanique », et le corps « montueux » dans la mer Lidenbrock, à la place
de « monstrueux ».
D’autres modifications visent à alléger le style, notamment par la suppression
d’occurrences de « tout » ou d’adjectifs ou pronoms personnels, la diminution du
nombre d’adjectifs antéposés, ou le remplacement de l’article défini par l’indéfini ou
l’imparfait par le passé simple 38.
Certaines modifications rendent le style plus direct, par exemple la substitution de
« dit » à « fit », « mots » à « paroles », « lutte » à « combat », « de temps en temps » à
« de temps à autre » ou « sans rencontrer la fin » à « sans en rencontrer la fin ».
D’autres, assez nombreux et peut-être révélateurs des ennuis éditoriaux subis par
Verne, viseraient à annuler l’effet d’une hypercorrection irréfléchie, qui à nos yeux
modernes frôle le ridicule : « À tourner et retourner » (À tourner et à retourner) ;
« d’échelles de cordes » (de corde) ; « rouffle » (rouf) ; « ad infinitum » (usque ad
infinitum) ; « très pénible » (fort pénible) ; « six pouces » (un demi-pied) ; « Le
ruisseau coulait » (courait) ; « tremblotante » (tremblante) ; « dégagé de toute bruine »
(brume) ; « Je te le permets [de poser une question] » (la permets) ; « je me sentis
gagner » (gagné) ; « s’arrête sur un point » (à) ; « sur quelle partie du monde nous
allions être expulsés » (dans) ; « on n’est pas même arrivé » («... même pas arrivé ») ;
ou « il recouvra la parole » (retrouva).
De nombreuses variantes dans les éditions in-8° contribuent, enfin, à l’acerbité des
observations sociales, consolident l’ironie à l’égard des théories scientifiques ou
subvertissent les croyances religieuses. Au regard des grandes tendances de la
correction hetzelienne, à la fois dans les manuscrits et sur les épreuves, il est permis
d’y voir une résurgence de la plume railleuse de l’auteur, plutôt que celle, guindée, de
l’éditeur, soucieux de défendre l’ordre établi. Ainsi l’expression « l’avide humanité » se
renforce-t-elle dans l’in-8° en « l’avidité humaine », « la paléontologie moderne » en « la
paléontologie », « assigner une haute antiquité à la race humaine » en «... une plus haute
antiquité... » ou – de manière légèrement impie – « comme si le Créateur, pressé aux
premières heures du monde » en « trop pressé ». De même, « s’accumulait toute la vie de
l’histoire animale » devient, au grand dam des créationnistes, « toute l’histoire de la vie
animale » et la remarque irrévérente, « Elle en eût remontré à plus d’un savant », s’ajoute
de toutes pièces. Une exception notable est fournie par l’observation : «... ces immenses
couches de charbon que la consommation de tous les peuples, pendant de longs siècles
38. La liste suivante en montre la variété : « disait la bonne Marthe » (in-18 : Marthe en
servant) ; « D’ailleurs il ne m’interrogea pas » (pas à cet égard) ; « La voix me manquait » (me
manquait pour parler) ; « Mais il ne dit pas un mot » (Mais, loin de là, il) ; « je vous
approuverais » (approuverais fort) ; « Vers six heures » (six heures du soir) ; « avec grand
soin » (le plus grand soin) ; « J’ouvris les yeux » (Je dus ouvrir les yeux) ; « Sauvés ! m’écriaije » (Sauvés ! m’écriai-je, sauvés) ; « Je le compris » (Je compris pourquoi) ; « Mais » (Eh!
mais) ; « trouver une raison » (une bonne raison) ; « une origine électrique » (purement
électrique) ; « heureusement sauvé du naufrage » (si heureusement) ; « remplissaient mon oreille »
(mes oreilles) ; « Qu’une ouverture existât » (ouverture quelconque) ; « effort violent » (violent
effort) ; ou « vitesse irréparable » (irréparable vitesse).
168
encore, ne parviendra pas à épuiser ». Dans les éditions in-8° elle sera obligée de dire le
contraire, afin de prendre un sens plus politiquement correct : « ces immenses couches
de charbon qu’une consommation excessive doit, pourtant, épuiser en moins de trois
siècles, si les peuples industriels n’y prennent garde ».
169
NOTICE SUR LE MANUSCRIT
VIE HAMBOURGEOISE
À une date inconnue, Verne fait don à un voisin du manuscrit de Voyage au centre de la
terre 39, qui est actuellement conservé dans une collection privée américaine. Bien que
visiblement une mise au net, ce document, dans l’état antérieur aux corrections, diffère
nettement de la première édition. Portant la trace des typographes, c’est la dernière version
autographe, suivie toutefois d’une révision intensive sur les épreuves.
Si le manuscrit corrigé contient, comme l’édition de 1864, quarante-trois chapitres, l’état
primitif, vraisemblablement rédigé par l’auteur seul, n’en comporte que quarante et un. Les
modifications de la pagination impliquent l’existence d’ajouts après la première rédaction, par
exemple l’insertion de douze pages avant le chapitre XXI, et cinq avant le chapitre XXXIV.
L’on observe enfin de multiples déplacements de texte.
L’incipit est révisé à répétition : « Le 13 avril 13 15 12 Mai 1863 24 Mai 1863, un
vendredi lundi dimanche samedi, un dimanche... /... le dîner, au lieu de fumer sur la table,
cuisinait restait encore dans la marmite commençait à peine à chanter sur le fourneau de la
cuisine (I 1 40). Dans les premiers chapitres, Lidenbrock paraît à la fois plus passionné et plus
irascible : « Il n’aurait pas fait de mal à une mouche pour ainsi dire, et il se serait contenté de
l’écraser d’un formidable coup de poing » (I 2) ; « Et pourvu qu’il fût instruit, il se moquait
bien de paraître instruit d’instruire » (2). L’observation ironique, « il y a quelques professeurs
de ce genre en Allemagne », est renforcée par la chute : « et même ailleurs » (2). L’édition
mévendue du professeur, qui « demeurait avec la bonne Marthe et moi » (I 4), est pour le
moment modestement « in-octavo » (4). Même la maison se trouve sardoniquement : « au
milieu du plus horrible quartier d’Hambourg que l’incendie de 1842 a malheureusement
respecté » (4). Pour interrompre les rêveries d’Axel, « monsieur le professeur » (II 5) frappe
son épaule (III 12), avant de livrer « sèchement » un « interminable soliloque » (III 13). C’est
exprès que l’oncle séquestre Axel : « Quelle clef ? La clef de la porte. Non ! » (V 20). Le
professeur est en somme galvanisé : « Son système nerveux, semblable à celui de la torpille,
tressaillait d’électricité. J’aurais eu peur de le toucher. / Ce fut ainsi pendant quelques
minutes » (V 21).
La révélation la plus intéressante concerne les amours d’Axel et de la « blanche »
Graüben (III 11). Parmi les lignes barrées se déchiffrent quelques fragments alléchants des
rêveries d’Axel : « des souvenirs charmants... dans mon cœur... chaque jour elle venait avec
des fleurs... [se repasser] la pensée qu’un joli ruban vert attachait à son corsage la clef de sa
chambre. Elle [dans la marge :] qui vendait des fleurs... [et vint] me rappela que la clef de sa
chambre était suspendue à son corsage par un joli ruban [rose]. Elle et moi, nous nous
connaissions car... ses roses (11-12). » « Nous nous connaissions » : le sous-entendu explique
l’obsession de la clef qui, dans l’édition, n’a pas de sens, à moins de chercher un symbolisme
freudien. Elle donne accès non seulement à la sacro-sainte chambre mais également au
corsage de la demoiselle, qui est vendeuse de fleurs. À ce propos, si l’inventeur du mot
« Virlandaise » peint un tableau séduisant des jeunes marchandes, au « ruban vert 41 », il n’en
déplore pas moins le fait qu’elles perdent très souvent « leur vertu ». C’est la jeune fille, et
39. Information donnée par Piero Gondolo della Riva dans une communication privée.
40 Pour les conventions de transcription, voir la Notice sur la genèse du roman, p. 393, n.1.
41. Armand de Flaux, Du Danemark, 1862, p. 30-31.
173
la découverte d’« ossements d’animaux antédiluviens » et la suggestion de la possibilité de
trouver des « monstres » vivants. Un autre ajout, inséré à l’intérieur du premier, se fera dans
les épreuves. Un peu plus bas, le baptême du port Graüben n’existe pas dans le manuscrit
originel non plus (XXXII 140).
Si le combat des sauriens (XXXIII 149-150) gagne deux ou trois paragraphes (de
« d’optique d’une extrême puissance... » à «... son long cou »), quatre paragraphes
supplémentaires (« Une heure, deux heures se passent... va-t-il reparaître à la surface de la
mer ? »), portant essentiellement sur la disparition du plesiosaurus, ne seront ajoutés qu’au
stade des épreuves.
La vie souterraine sera transformée ainsi après la première rédaction du manuscrit. Les
détails de la caverne semblent à ce stade plus vivants, deux remarques grivoises, en
particulier, soulignant les activités de reproduction des bêtes antédiluviennes. Lidenbrock, qui
continue à se montrer moins sympathique et moins scientifique, spécule sur la possibilité d’un
écroulement massif dans le passé, et ainsi sur l’existence de liens directs entre la caverne et la
surface.
Mais ce sont les absences par rapport au roman publié qui surprennent le plus. L’état
primitif de Voyage ressemble étrangement à Hatteras et à Cinq semaines dans sa volonté de
jouer de la vraisemblance, de simuler à s’y méprendre un authentique récit de voyage. C’est
seulement dans le manuscrit corrigé que la vie souterraine, à la fois végétale et animale,
commence à atteindre l’amplitude que l’on connaît. Dans la formulation première, l’on
chercherait en vain une trace de la forêt de champignons, de la gigantesque végétation, des
ossements préhistoriques ; même la bataille de l’ichthyosaurus et du plesiosaurus y manque
d’envergure.
L’amplification du combat des monstres marins, visible dans l’édition de 1864,
continuera dans celle de 1867, dans laquelle les deux chapitres nouveaux, vraisemblablement
rédigés au tournant de 1867, s’intercalent avant la nouvelle descente. En même temps s’ajoute
la présentation, assez tendancieuse, de la célèbre mâchoire « préhistorique » de MoulinQuignon 51.
Les modifications de 1867 se bâtissent ainsi directement sur celles de 1864, elles-mêmes
extrapolant les changements visibles dans la marge de la mise au net, de sorte que dans
certains cas le texte définitif résulte de trois ajouts successifs. Tous ces épisodes sont
également absents d’un résumé fait par Verne du roman, selon lequel la descente même les
dépasserait en importance : l’objectif du roman « est la description des diverses couches
géologiques du globe terrestre, au milieu de péripéties diverses 52 ».
En somme, les passages les plus dramatiques de la version connue n’auraient été ajoutés
qu’après la ou sans doute les lectures de l’éditeur. Il est donc probable que sa part dans la
rédaction n’est pas négligeable.
Les deux chapitres pourraient constituer le reliquat d’un projet éditorial plus ambitieux,
car Hetzel écrit, dans une note en guise de préface à la première édition in-8° d’Hatteras :
« Nous publierons... le Voyage au centre de la terre, revu et augmenté de plusieurs chapitres
nouveaux par l’auteur 53 ». Par ailleurs l’éditeur continue : «... cette édition [d’Hatteras en
volume], que nous aurons soin de tenir toujours au courant », ce qui pourrait indiquer, comme
l’expression redondante « par l’auteur », une volonté générale de sa part de réviser à
répétition les romans verniens.
51. Il existe d’autres variantes dans les pages suivantes : deux ou trois phrases s’ajouteront, la
ponctuation sera modifiée et un paragraphe attribué à Axel sera transféré à Lidenbrock (XXXVII).
52. « Notes ». Lors d’une intervention devant la Société de géographie (17 mars 1865), le
romancier « s’excuse... du rôle que l’imagination joue dans ses ouvrages » : pense-t-il déjà aux scènes
osées de Voyage ?
53. « Avertissement de l’éditeur », 26 novembre 1866, p. 2.
174
VARIANTES PONCTUELLES
Dans cette section sont rassemblées quelques variantes signifiantes visibles dans le manuscrit
et dans les diverses éditions. Les variantes courtes sont reproduites dans les notes (p. 417457), comme celles qui servent à faire complément aux informations qui s’y trouvent. Pour
faciliter la comparaison avec le texte correspondant dans la présente édition (grosso modo
celui de 1867), chacune est précédée d’une référence de la forme « P. 000, l. [ligne] 000 ».
P. 40, l. 2. Milne-Edwards : les noms de Brewster, Dumas et Milne-Edwards sont ajoutés en marge du
manuscrit. Le nom de Sainte-Claire Deville (1877 : Sainte-Claire-Deville) manque dans le manuscrit
(MS) et l’édition in-18, « Barral » paraissant à sa place dans celui-là (3) : Jean-Augustin (1819-1884),
aérostier et physicien, fondateur de La Presse scientifique des deux mondes (1860-1865), organe du
Cercle de la presse scientifique (1857), et président de la Société d'encouragement pour la locomotion
aérienne, dont Verne est rapporteur puis censeur (1863-1866).
P. 42, l. 5. Vitraux : MS : « Vitraux losangés » (I 4).
P. 42, l. 9. Graüben : dans le MS, elle est marchande de roses.  Virlandaise : MS : « firlandaise » (III
11) – écho de « Firlander-strasse » (I 1), rue authentique (« Vierlander Strasse »). Verne mentionne
dans son carnet les costumes des « Virlander », qui, dit-il, épousent le corps et attirent le regard des
hommes, ainsi que la vente de fleurs devant la Bourse.
P. 51, l. 1. La plus étrange expédition du dix-neuvième siècle : MS : « la plus insensée » ; Axel croit
aller « En enfer ! » (VII 30).
P. 51, l. 1. Mm.rnlls... KediiI : (1864 et 1877 : m.rnlls... KediiI ; 1919 : mm.rnlls... KediiY) Verne
emploie la marge du manuscrit pour peaufiner les détails du document runique. Lors de la première
transcription, il met des points sous les lettres à des fins de vérification, puis barre individuellement les
lettres (III 9) ; il écrit « sed / bra » en marge (9), ainsi que, plus bas, « rota sed / nec dua... » (III 13),
mots visiblement candidats pour figurer parmi ceux qu’Axel détecte.
P. 54, l. 25. « Mm.rnlls » : 1864 et 1877 : nrnlls ; 1919 : mrnlls.  « Unteief » : 1864 et 1877 :
uneeief ; 1919 : unteief.
P. 57, l. 20. G : dans l’in-18, une virgule redondante, absente de la transcription en clair, s’introduit en
tête de colonne, déplaçant les huit caractères suivants et modifiant de manière correspondante
la « ligne horizontale ».
P. 59, l. 11. MeretarcsilucoIsleffenSnI : dans les éditions Hetzel, les espaces précédant les points,
absentes du manuscrit, semblent redondantes et sont supprimées dans cette édition. Dans les trois
formes successives du message, les alinéas sont dénués de signifiance, les éditions ne faisant que
reproduire ceux du manuscrit.
P. 76, l. 24. D’Henderson : toutes éditions : de Handerson ; voir « carte... d’Henderson » (XI).
P. 79, l. 32. Deux cent mille degrés : MS et in-18 : deux millions de degrés.
P. 90, l. 28. Si nous attendions au 22 juin : MS : « le 17 22 de chaque mois... si nous attendions au 28
juin » (30) ; 1919 omet « le 22 de chaque mois ».
P. 94, l. 26. M. Christensen, consul à Hambourg et l’ami du professeur : 1877 : Christiensen ; MS :
« Christensen... l’ami particulier du professeur » (VIII 32).
P. 95, l. 9. Ces lignes droites si chères aux compagnies de chemin de fer : MS : « ces lignes droites et
territoriales » (VIII 32), plus antitechnologique. Dans son carnet Verne note la campagne sans relief.
P. 104, l. 24. Peterhead : toutes éditions : Peterheade.  Les Shetland : toutes éditions : les Seethland.
P. 251, l. 16. Aurait-il dit vrai ? : MS : « Pure imagination ! d’un Anglais ! » (132).
P. 252, l. 9. La grotte de Guacharo, en Colombie : MS : Guacharo (132) ; 1877 et 1919 : Guachara.
Les quatre paragraphes concernant la caverne souterraine sont ajoutés dans la marge du MS. MS :
comparées à la caverne souterraine, Guacharo et Mammouth seraient « de simples grottes, d’étroites
cavités ! » (133).
P. 286, l. 30. Le ciel est tranquille : MS : « Notre ciel est [très] tranquille », le mot « ciel » étant
encerclé, avec un trait vers la marge, où une entrée raturée, peut-être au crayon de Hetzel, contiendrait
le mot « Ciel », vraisemblablement pour douter de son existence dans une caverne. L’éditeur laisse
175
apparemment d’autres traces d’interventions stylistiques : deux ou trois mots, dont « atmosphère »,
semblent chasser une éventuelle redondance dans « aux premiers nuages de l’atmosphère » (XXXIV
153) ; et cinq ou six mots questionneraient « quelques » dans « je fais quelques observations » (XXXIV
154).
P. 310, l. 31. J’allai : 1864 : « J’allais », le s muet marquant une distinction entre action et intention.
P. 312, l. 20. En sonder la profondeur : sont absents de l’édition de 1864 les deux chapitres suivants,
de quelque 3 200 mots, allant de « Pendant un mille... » jusqu’à «... Bien que je fusse certain de fouler
un sol entièrement vierge » (XXXIX).
P. 328, l. 24. Des observations plus pratiques : ces mots marquent la fin de la grande section de texte
ajoutée en 1867.
P. 328, l. 27. Cela confirmait.... La mer Lidenbrock : cette phrase manque en 1864 et en 1919.
P. 329, l. 6. Je fis part... ce panorama uniforme : 1864 et 1919 remplacent ce paragraphe par : « Le
professeur partageait mon indécision ; il ne pouvait s’y reconnaître au milieu de ce panorama
uniforme. Je le compris à quelques mots qui lui échappèrent. »
P. 329, l. 9. Évidemment... Port-Graüben : 1864 et 1919 : « Évidemment... notre point de départ, mais
certainement, en contournant le rivage, nous nous rapprocherons de Port-Graüben. »
P. 329, l. 17. Il est difficile... reconnaître : 1864 et 1919 : « Il est difficile de se prononcer, car...
ajoutai-je en examinant une crique que je crus reconnaître. »
P. 330, l. 4. Voilà qui est particulier ! : dans l’édition in-18, ce paragraphe, attribué à Lidenbrock, est
précédé par : « Et moi encore moins, mon oncle. »
P. 330, l. 5. Mais non... ce poignard : in-18 : « — Mais non, c’est bien simple ; les Islandais ont
souvent des armes de ce genre, et Hans, à qui celle-ci appartient, l’a perdue sur cette plage... / —
Hans ! » fit mon oncle en secouant la tête. / Puis il examine l’arme avec attention. / « Axel, me dit-il
d’un ton grave, ce poignard... ».
P. 330, l. 24. Ni même aux êtres humains qui vivent peut-être dans les entrailles du globe : mots
ajoutés à l’édition de 1867, dernière variante signifiante.
P. 365, l. 6. Trois cents toises : là où les éditions in-8° ont « ce qui ne donnait pas au volcan une
hauteur totale de trois cents toises », les in-18 ont un erroné «... une hauteur de cent toises ».
P. 373, l. 24. Ce Voyage au centre de la terre : dans le manuscrit c’est le professeur qui en est l’auteur
(« le voyage de mon oncle fit... » (192)). Le titre, avec sa pointe d’exagération, caractéristique du style
de Hetzel, est inséré dans la marge dans un second temps, le titre du manuscrit (1) étant
vraisemblablement ajouté par la suite.
P. 374, l. 33. Les États de l’Union : la suite (192-193), en caractères plus petits, elle-même
intensivement corrigée, aurait été ajoutée après la lecture de Hetzel.
P. 000, l. 000. Et moi le plus heureux des hommes... double qualité de nièce et d’épouse : MS : «...
Marthe la plus heureuse des servantes, et moi le plus heureux des amants » ! La fin de la section
ajoutée au manuscrit, peu lisible, focalise encore sur Graüben, plutôt que sur le professeur : «... vient
de [venir] s’installer dans la maison de Königstrasse [en perdant] de nièce du professeur [et] dans... la
double qualité d’[âge] ».
1
. Lidenbrock (MS : « Lidenbrok », sauf p. 1-2, sans doute recopiées) : « un vieux géologue, fort
bourru, fort désagréable », selon les « Notes » de Verne ; peut-être allusion à Erpoldun Lindenbrock
(1540-1616), chanoine, ou à Friedrich Lindenbrog (1573-1648), avocat bibliophile, tous deux de
Hambourg. Avec son multilinguisme, son savoir et sa passion irascible, il est possible que Lidenbrock
parodie le père de Jules Verne. Parmi les professeurs du Johannæum, Karl August Möbius (18251908), qui enseigne la minéralogie et d’autres sujets (1853-1868), n’est célèbre qu’à partir des
années 1870.  Königstrasse : le poète Friedrich Gottlieb Klopstock (1774-1803) y
vivait.  Hambourg : Verne y séjourne, à l’hôtel Zum Cronprinzen, dans Jungfernstieg, parallèle à
Königstrasse, les 3 et 4 juillet 1861, transitant de nouveau le 7 août, et déjeunant encore à l’hôtel.
176
2
. Marthe (« maîtresse » en araméen) : peut-être une allusion à Marthe de Béthanie, disciple du Christ,
parfois représentée en maîtresse de maison au trousseau de clefs.
3
. Saint-Michel : église baroque (XVIIIe s.), symbole protestant de Hambourg, visitée par Verne, qui
monte dans le clocher et note dans son journal : « vraies forêts, escaliers impossibles » [4 r°].
4
. Axel : forme scandinave du prénom hébreu Absalom (« père de paix »), mais aussi « essieu » ou
« épaule » dans certaines langues scandinaves ; contient le mot « axe ». Axel, preux guerrier, et
Waldborg, qui s’aiment dès leur enfance, sont des amants célèbres dans la tradition scandinave.
5
. Johannæum (MS : Johannœum ou Johanneum) ou Johanneum : lycée (fondé en 1529), situé en face
de l’église Saint-Pierre.
6
. Rétinasphaltes : minéral résineux marron trouvé dans les lignites.  Gehlenites (toutes éditions :
ghélénites) : silicate trouvé aux Alpes, nommé pour Adolf Ferdinand Gehlen (17751815).  Fangasites : peut-être faujasite, nommé pour le géologue et vulcanologue Barthélemy
Faujas de Saint-Fond (1741-1819).  Molybdates de plomb : ou wulfénite, sel dérivé de l’acide
molybdique.  Tungstates de manganèse : ou wolframite, poudre blanche insoluble.  Titaniates :
ou titanate, sel de l’acide titanique.  Zircône (in-18 : zircone) : ou oxyde de zirconium, céramique
opaque servant parfois à simuler le diamant.
7
. Humphry Davy : (1778-1829), chimiste qui montre que le diamant est composé de carbone ;
inventeur de la lampe de sûreté.  Baron Alexander von Humboldt (1769-1859), naturaliste
travaillant à Paris, auteur de Cosmos, ou Description physique du monde (1845-1858), à propos du
magnétisme et de la constitution de l’univers.  Sir John Franklin (1786-1847), marin souvent cité
dans Les Aventures du Capitaine Hatteras, décédé en découvrant le passage du Nord-Ouest ; de
nombreuses expéditions recherchent ses traces, certaines envoyées par sa femme, modèle de Mistress
Branican (1891).  Sir Edward Sabine (1788-1883), physicien et astronome, accompagne John Ross
en Arctique (1818-1820).
8
. M. Becquerel : Antoine César Becquerel (1788-1878), qui isole les métaux et invente le
galvanomètre différentiel, ou peut-être son fils et assistant, Edmond Alexander Becquerel (18201891), qui examine la radiation solaire.  Jacques-Joseph Ebelmen (1814-1852), chimiste français qui
synthétise les pierres précieuses.  Sir David Brewster (1781-1868), physicien qui recherche les
propriétés optiques des cristaux et invente le kaléidoscope.  Jean-Baptiste Dumas (1800-1884),
chimiste qui étudie le poids atomique.  Henri Milne-Edwards (1800-1885), zoologiste français,
spécialiste des mollusques et des crustacés.  Charles Sainte-Claire Deville (1814-1876), géologue et
météorologue, auteur des Éruptions actuelles du volcan de Stromboli (1858). Pendant l’hiver de 1863,
selon une biographe (Marguerite Allotte de la Fuÿe, Jules Verne, p. 104), Verne aurait fréquenté
Deville.
9
. Musée minéralogique : sans doute lié au « Muséum de Hambourg » (XXXIII – Pour permettre la
consultation de toutes les éditions de Jules Verne, les références de cette forme indiquent le numéro de
chapitre, soit, sans autre indication, dans la présente édition, soit dans d’autres éditions), ou Musée des
sciences naturelles ; une partie de la collection sera acquise par le Musée de minéralogie Fersman en
Russie, une autre par l’université de Brême.  Heinrich Christian Gottfried von Struve (1772-1851),
diplomate russe à Hambourg, honoré par la ville en 1843.
10
. À pignon dentelé : le carnet de 1861 contient l’esquisse d’un étroit bâtiment hambourgeois au
pignon dentelé, le tout surmonté d’une cheminée, et comprend d’autres détails pertinents, comme les
maisons en brique et l’omniprésence de fleurs.
11
. L’incendie de 1842 : se déclarant au 42 Deichstrasse, il fait 51 victimes et détruit une grande partie
de la vieille ville (5-8 mai 1842).
12
. La Tugendbund : « Ligue de vertu » (1808) association allemande, fondée à Königsberg
(Kaliningrad) par des étudiants et des francs-maçons, dont le nom officiel est « Société scientifique et
morale », et qui a comme objectif de libérer la Prusse de l’occupation française et de contribuer à la
régénération nationale ; interdite en 1819. Verne emprunterait le terme au Trou de l’enfer (1850) de
Dumas: Samuel, étudiant de vingt ans, en est membre et se fait guider sur les précipices par la belle
Gretchen.
13
. Graüben : nom inventé, peut-être lié à « fosse » en bas allemand.  Virlandaise : située dans la
Vi(e)rland(e), région fruitière et florifère sise à quelques kilomètres au sud-est de Hambourg, et
177
mentionnée dans le guide Murray. « Les Virlandaises ... ont un spencer noir, bordé ... d’un ruban vert
... s’ouvrant devant la poitrine en forme de cœur ... leurs cheveux blonds ... une taille de guêpe et des
mollets ravissants ... l’île de Virlande, située dans l’Elbe » ; sur la place de la Bourse, « elles vendent
des fruits ou des fleurs ... Quelque robuste que soit leur vertu, il est rare qu’elle ne finisse pas par
succomber » (Armand de Flaux, Du Danemark, 1862, I).
14
. Les tirer par les feuilles afin de hâter leur croissance : notion peut-être dérivée d’une parabole de
Mencius (v. 380-289 av. J.-C.) devenue proverbiale : « aider les plantes à pousser en tirant dessus ».
15
. Lithoïdes : à l’aspect de la pierre.
16
. Juif Hevelius : allusion possible à l’astronome allemand Johann Hevelius (1611-1687), cité comme
auteur de la première carte lunaire dans Autour de la lune (X). Jusqu’en 1864 le nombre de Juifs
autorisés à vivre à Hambourg est restreint.
17
. Jean-Claude Bozerian (1762-1840), éditeur et relieur de luxe parisien (1790-1810), ou son frère,
François (1765- ?), dit Bozerian le jeune, également relieur de luxe (1801-1818).  Carl August Closs
(1816-1870), traducteur du latin vers l’allemand et relieur à Paris (vers 1860).  Jean-Georges
Purgold (1784-1829), originaire de Darmstadt, grand relieur parisien (1810-1829) et élève des
Bozerian.
18
. L’Heims-Kringla : ou Heimskringla (Cercle de l’univers), nom officieux des sagas en langue
norroise, réunies au XIIIe s., qui présentent la mythologie et les rois norvégiens des IXe, Xe et XIe siècles.
 Snorre Turleson : déformation du nom de Snorri Sturleson (1179-1241), homme politique, poète et
historien qui meurt sous l’échafaud, auteur de l’Edda prosaïque, saga mythologique.
19
. Runique : alphabet associé à l’occulte, utilisé dès le Ier s. par les Anglo-Saxons et les Scandinaves.
Verne voit des inscriptions runiques près de Christiania en juillet 1861, mais leur représentation ici
serait extraite de Philippe Le Bas, Suède et Norvège, ouvrage publié comme le tome 40 de L’Univers
pittoresque (1838, p. 7). Cependant Le Bas omet une des runes employées par Verne, qui la dit
correspondre à la fois à i, à y et à j, bien que cette dernière lettre ne soit introduite dans l’alphabet latin
qu’après la Renaissance.
20
. Odin : dieu prééminent, père des Walkyries, dieu de la paix et de la guerre ainsi que des sciences et
des arts.
21
. Un joli vin de la Moselle : le 4 juillet 1861, selon son carnet, Verne prend un déjeuner presque
identique à son hôtel : une sauce au persil, du jambon, une omelette d’oseille à la muscade, et un vin
du Rhin ou de la Moselle ; au dîner, du veau et des pruneaux.
22
. Saint Michel : archange qui combat les démons ; saint patron du catholicisme.
23
. Double M ... elle ne fut ajoutée à l’alphabet islandais qu’au quatorzième siècle : « lettres
composées, ajoutées plus tard à l’alphabet » (Le Bas, p. 7).
24
. Arne Saknussemm : nom inventé, personnage peut-être inspiré de Sturleson et de son descendant
Árni Magnússon (1663-1730), philologue islandais qui rassemble les manuscrits des sagas.
25
. Avicenne ou Ibn Sina (980-1037), médecin et scientifique persique, auteur prolifique.  Roger
Bacon (1220-1292), homme politique et philosophe franciscain qui étudie l’optique et la poudre ;
accusé de pratique des arts magiques.  Raymond Lulle ou Lull (v. 1232-1316), théologien et poète
catalan, auteur mystique de la méthode lullienne vers la connaissance systématique. Après sa mort, les
textes alchimiques lui sont faussement attribués.  Paracelse (1493-1541), né Theophrastus
Bombastus von Hohenheim, médecin et philosophe suisse qui étudie la syphilis, les mines, les
minéraux et le magnétisme.
26
. Galilée (1564-1642), né Galileo Galilei, physicien et astronome qui découvre les montagnes de la
lune. L’Inquisition l’oblige à abjurer sa théorie héliocentrique.  N’en a-t-il pas agi ainsi pour
Saturne ? : une lettre du 30 juillet 1610 cache dans une anagramme sa découverte concernant l’anneau
de Saturne.
27
. Virgile (v. 70-19 av. J.-C.), auteur des Bucoliques, des Géorgiques et de l’Énéide.
28
. Altona : deuxième ville danoise, jouxtant Hambourg, visitée par Verne en juillet 1861.
MS comporte « ville frontière du Danemark » (VIII 32) et « nous entrions sur le territoire danois du
Holstein » (32). Peu avant la publication du roman, la seconde guerre prusso-danoise se déclenche
(fév.-oct. 1864), le Schleswig-Holstein est occupé, puis incorporé à la Prusse, ce qui rend moins
plausibles les visites transfrontalières de Graüben et inexactes les deux variantes du manuscrit.
178
29
. L’Alster : rejoint l’Elbe à Hambourg.
. Logogryphique : devinette anagrammatique ou langage inintelligible. Le terme est employé par
Victor Hugo dans sa « Note » à la deuxième édition (1828) de Hans d’Islande, et par Baudelaire dans
sa traduction du « Scarabée d’or », d’Edgar Allan Poe (« The Gold Bug », 1843). Cette nouvelle,
longuement citée par Verne dans « Edgar Poe et ses œuvres » (1864), contient un cryptogramme de
substitution de lettres en ordre inverse, révélé par la chaleur.
31
. Œdipe : héros mythologique grec qui sauve Thèbes en devinant l’énigme du Sphinx.
32
. Géode : « pierre creuse dont l’intérieur est tapissé de cristaux » (George Sand, Laura. Voyage dans le
cristal, 1864, I).
33
. Naïade : nymphe grecque présidant à une source ou à un ruisseau.  Verne note dans son carnet
avoir vu une pipe comparable à Hambourg, sous forme d’une femme nue qui se noircit
progressivement.
34
. À la troisième ligne : 1919, mais non 1864, contient le plus correct : « à la deuxième et à la
troisième ligne.  « Rota », « mutabile », « ira », « nec », « atra » : respectivement roue, mutable,
colère, ni et noir.
35
. Composé de cent trente-trois chiffres au moins : si ce calcul semble correcte avec 20 lettres
différentes (20 factoriel), la combinaison de 132 lettres, avec 20 ou 26 caractères différents, donne en
revanche un nombre nettement plus élevé.
36
. Saknussemm : la transcription de Lidenbrock insère les espaces et le point final, et remplace le I de
Ioculis par Y.
37
. Ce mauvais latin : en latin classique audas (MS : « audax ») serait audax, kem et kod, quem et
quod. Selon « Notes », le message est « en vieux latin du temps ».
38
. Yocul : plus bas, Lidenbrock explique que la dénomination « Yokul » (1864 : Yokul, 1919 : Yocul),
« glacier », est « appliquée à tous les monts ignivomes » (volcans) de l’Islande, légère exagération,
cependant, au vu de Hekla ou Laki.  Snæfell (MS : Sneffel, toutes éditions : Sneffels) ou
Snæfellsjökull ou Snæffellsnes : volcan (1 448 m.) de la péninsule de Snæffellsnes, au nord-ouest de
l’Islande.  Scartaris : nom inventé, peut-être lié à Skaptar, célèbre volcan islandais, actif en 1783,
ou à « scartari », « cahier » ou « brouillon » en piémontais.  Les calendes : le premier jour de
chaque mois dans le calendrier romain. Pour que le 1er juillet de Saknussemm corresponde au nôtre, il
faut que le document postdate la réforme du calendrier (1582).
39
. Ce que j’ai fait : comment le sait-il ? Avant l’invention du baromètre, la seule méthode de
détermination du centre est de chercher le point où la gravité disparaît.
40
. Bouteille de Leyde : bocal inventé dans cette ville (1745), précurseur du condensateur, dans lequel
deux conducteurs isolés emmagasinent l’énergie électrique.
41
. Augustus Petermann de Leipzig (1877 : Peterman) ou August (1822-1878) : géographe de l’Afrique
et de l’Arctique, et cartographe de la revue Petermanns Mitteilungen ; il n’a apparemment pas vécu à
Leipzig. Avec G. H. Swanston, il réalise une carte de l’Islande intitulée « Danish Islands in the North
Atlantic Ocean : Iceland/Faroe Islands », parue dans The Royal Illustrated Atlas of Modern Geography
(1850), accompagnée de huit vignettes de l’Islande, en toute vraisemblance celle dont il s’agit ici.
42
. Une des meilleures cartes de l’Islande, celle d’Henderson : Ebenezer (1784-1858), linguiste et
missionnaire, auteur de Iceland, or the Journal of a Residence in that Island (1818), avec une carte
détaillée (p. XVIII). Il n’est pas tout à fait clair si les cartes de Petermann et d’Henderson sont censées
se trouver dans l’atlas consulté.
43
. Une seule éruption, celle de 1219 : « l’énorme calotte de neige qui la couronne ... les deux pointes
... Le Snœffels-Jokull n’a donné, depuis les temps historiques, qu’une seule éruption, en 1219 »
(Charles Edmond, Voyage dans les mers du nord, 1857, « Géologie de l’Islande »). Plus bas, Verne
indique par mégarde la date de « 1229 » (XV).
44
. Un degré par soixante-dix pieds de profondeur : « 1° environ par chaque 33 mètres de profondeur
... une température de 195 000° » (Louis Figuier, La Terre avant le déluge, 1863, p. 19) ; « un degré
par ... 70 pieds » (Alexandre Bertrand, Lettres sur les Révolutions du globe, 1824, p. 36).  Quinze
cents lieues : la lieue de Verne est de 4 km ; le mille, de 2 km. Le rayon terrestre à la latitude de
l’Islande est plus précisément 1 508 1/3 lieues (XXV).
30
179
45
. Joseph Fourier (1768-1830), mathématicien et physicien, auteur des « séries de Fourier », qui
servent à décomposer les fonctions périodiques et qu’il applique à la propagation de la chaleur.
46
. Les plus grands froids des régions éthérées ne dépassent pas quarante ou cinquante degrés audessous de zéro : l’on sait, depuis Kelvin (1848), que le froid absolu est de l’ordre de - 273 °C.
47
. Siméon-Denis Poisson (1781-1840), mathématicien, inventeur de la loi qui porte son nom et auteur
de Mémoire sur la théorie du magnétisme (1824) ; il postule que la terre s’est refroidie de l’intérieur.
48
. Les premiers jours du monde : vestige de langage biblique.
49
. 1825 : puisque Lidenbrock a maintenant « environ 50 » ans (I), il a à peu près 12 ans en 1825.
50
. Les bords de l’Elbe, du côté du bac à vapeur qui met la ville en communication avec le chemin de
fer de Harbourg : au sud de Hambourg ; « Chemin de fer d’Altona à Kiel en 3 h .... Omnibus et fiacres
de Hambourg à Altona ... le chemin qui longe l’Elbe ... très fréquenté par le beau monde » (Karl
Baedeker. L’Allemagne (1865, 1re éd. 1863), p. 38). Le 3 juillet 1861, Verne note dans son carnet de
voyage : « arrivée à Harburg à 8 heures – l’omnibus – 1er passage de l’Elbe dans un bateau à vapeur ».
De même, le romancier aura recours aux cygnes vus partout par le voyageur, et « l’Alster avec
moulin », bâtiment démoli en 1861, donnerait néanmoins naissance au « vieux moulin goudronné »
riverain (III).
51. La route d’Altona : Verne la suit rapidement le 7 août.
52
. Liffender et Co : il ne s’agit pas d’un nom authentique.
53
. Un service, le 22 de chaque mois : à bord du steamer danois l’Arcturus, qui fait escale à Leith, le
port d’Édimbourg.
54
. Heligoland : îles de la mer du Nord, britanniques depuis 1807, site d’une bataille navale
(mai 1864).
55
. Kiel : Verne y débarque à 5 heures le 7 août 1861, après Korsör, le 6.
56
. Le steamer l’Ellenora : peut-être l’Elenora, vaisseau danois attesté en 1861. (Verne prend le
Hermod.)  Ne partait pas avant la nuit : « De Kiel à Copenhague : bateau à vapeur de Kiel à
Korsœr… départ chaque soir après l’arrivée du dernier train de Hambourg, trajet de 8 h. » (Baedeker,
p. 40). Selon le carnet, Verne part à dix heures et demie.
57
. L’hôtel du Phœnix dans Bred-Gade : au n° 37 de cette place depuis le XVIIe s. ; Verne y séjourne du
4 au 6 août 1861.
58
. Le portier de l’hôtel parlait l’allemand et l’anglais : Verne note dans son carnet le trilinguisme du
concierge.  Muséum des antiquités du nord : fondé en 1807 ; « les monuments runiques surtout en
forment la partie la plus curieuse » (Jean Marie Vincent Audin, Guide classique du voyageur en
Europe, 1829, p. 937).
59
. Christian Jürgensen Thomsen (toutes éditions : Thomson) (1788-1865), archéologue danois.
60
. M. Bjarne : il s’agit en principe d’un prénom ; un « M. Bjarne Haldorson », membre de la société
littéraire, est cité par Uno von Troil (Lettres sur l’Islande, p. 185).
61
. Kongens-Nye-Torw : place du marché neuf.
62
. Un cuisinier nommé Vincent : « Restaurateurs : les meilleurs sont : Vincent (Français) » (Audin,
p. 939).
63
. Bertel Thorvaldsen (toutes éditions : Torwaldsen) (1770-1844) : sculpteur danois néoclassique,
enterré sous la cour du musée.  Le château bonbonnière de Rosenborg : ancienne résidence royale,
de style renaissance (1607).  Ni l’admirable édifice renaissance de la Bourse, ni son clocher fait
avec les queues entrelacées de quatre dragons de bronze : la Bourse (1624) serait plutôt de style
baroque : « solide bâtiment ... surmonté d’une tour de 50 m. de h., dont 4 dragons à queues entrelacées
forment la flèche » (Baedeker, p. 72).
64
. Vor Frelsers Kirk : « la Vor Frelsers Kirk (Église du sauveur) ... haut de 94 m ... [le clocher] forme
une spirale élancée, sur laquelle s’appuie extérieurement un escalier de 397 marches, muni d’une
balustrade ... La vue s’étend jusqu’à la côte suédoise » (Baedeker, p. 72). Verne visite l’église
(XVIIe s.) le 5 août 1861, mentionnant dans son journal l’escalier (en réalité 150 marches externes)
contournant la tour, très élevée, ainsi que la perspective.
65
. Le comte Trampe, gouverneur de l’Islande, M. Pietursson, le coadjuteur de l’évêque, et M. Finsen,
maire de Reykjavik (toutes éditions : Pictursson). Charles Edmond : « le comte Trampe, gouverneur de
l’Islande ... M. Pietursson, coadjuteur de l’évêque, et ... M. Finsen, maire de Reykjavik » (Voyage