GENRE ET SEXE - Bibliothèque de philosophie
Transcription
GENRE ET SEXE - Bibliothèque de philosophie
GENRE ET SEXE Compte rendu du café-philo du 25/03/2015 Bibliothèque de philosophie La question du genre, du sexe et de leur distinction fait maintenant débat depuis une cinquantaine d’années. Ayant choisi le parti d’une approche générale du problème, nous avons opté pour une perspective d’abord historique, mettant en avant les différentes façons dont l’identité sexuelle a pu être pensée, de l’antiquité jusqu’à nos jours, en passant par la naissance des mouvements féministes. À l’issu des mouvements féministes, il semblerait qu’il soit possible de distinguer le sexe biologique et le sexe social, culturellement construit : « on ne nait pas femme, on le devient » nous dit Simone de Beauvoir, ouvrant la voie à une remise en cause de l’ordre hiérarchique des sexes et à l’obligation à l’hétérosexualité reproductive dans le mariage. Une des premières réactions suscitées par cet exposé a été de se demander quelles pouvaient être les raisons de l’émergence d’une telle distinction entre sexe et genre. Cela répond-il à des enjeux économiques, politiques ? À une libération de la parole ? À des progrès scientifiques et médicaux ? En effet, pendant des siècles, le sexe imposait le genre. Toute transgression de cet ordre était alors jugée, du point de vue médical, comme une pathologie et, du point de vue religieux, comme un péché. Mais, la poussée du féminisme, puis les études du genre ont ébranlé nos certitudes quant à l’évidence d’une concordance genre/sexe, remettant en cause la légitimité prétendue naturelle d’une bicatégorisation biologique des sexes. Pourquoi seulement deux genres, et pas trois, pourquoi pas des identités transgenres ? Alors qu’être né anatomiquement mâle ou femelle impliquait de jouer le rôle d’un homme ou d’une femme, avec tous les attributs de virilité ou de féminité que la société confère à ces sexes, il semble désormais possible de se sentir homme ou femme, de se comporter comme tel, sans concordance évidente avec son sexe biologique. Pourtant, comment se fait-il qu’au sein de notre société matérialiste, si profondément attachée au corps, on puisse prétendre se passer de lui pour expliquer notre sexualité ? Laurence Anyways, film de Xavier Dolan sorti en 2012, nous offre alors, par la réinvention de l’amour et du couple qu’il propose après le changement de sexe du personnage principal, l’illustration pleine de cette difficulté qu’il y a à relier le corps au ressenti. Le corps, donc, reste toujours le lieu privilégié de l’expression de l’identité sexuelle, mais cette expression est loin d’être immédiate, transparente. «Le sexe c’est ce que l’on voit, le genre, c’est ce que l’on ressent. L’harmonie des deux est essentielle au bonheur humain » : le docteur Harry Benjamin, dans The Transsexual Phenomenon, pose ainsi le problème de la nécessaire harmonisation du visible et du ressenti. Force est de constater la prégnance de la norme dans la disciplinarisation des corps, imposés de façon artificielle, extérieure : les enfants qui naissent intersexués se voient l’objet d’une rectification chirurgicale de leur sexe afin d’être « normaux », contraints ensuite de se conformer à ce sexe fabriqué. Ainsi, au lieu de permettre la reconnaissance de la nature sociale de nos idées sur la différence sexuelle, la sophistication de la chirurgie a permis de conforter l’idée selon laquelle nous naissons naturellement homme ou femme. Sur les conseils du docteur Money du Gender Identity Institute de Baltimore, David, garçon au pénis mutilé à la suite d’une opération, est élevé en fille et prénommé Brenda. Ce cas, analysé par Butler, nous intéresse tout particulièrement puisque cette identité féminine ne correspondant pas à David, il redevient par la suite garçon. Ce que cet exemple nous montre, c’est cette incessante mise en ordre du monde, fondée sur le principe de normativité sexuelle : David se suicide à la suite de ces assignations successives de genre dans lesquelles il ne se reconnaît pas. On voit ici que notre conception de ce qu’est un être humain dépend en quelque façon de la correspondance de l’individu avec la norme féminine ou masculine. Peut-on vraiment penser l’identité autrement qu’à travers le prisme homme/femme ? Par opposition à une pensée naturalisante et biologisante de l’identité sexuelle, où le sexe biologique détermine de manière nécessaire les comportements précis et assignés à l’homme et la femme, il est tentant d’opter pour une pensée du « tout culturel », au sein de laquelle le sexe biologique se voit considéré comme non pertinent. L’individu ne doit pas se penser par le sexe. L’éducation unisexe répond alors à un besoin de refuser la matrice binaire imposée, qui empêcherait, par exemple une jeune fille de faire du football. Par ce biais, il semble possible de lutter activement contre les stéréotypes sexistes, mais également contre des normes définissant le normal et l’anormal, le convenu et le disconvenu. Cependant la question se pose de la limite qu’il y a à une telle éducation dé-genrée : jusqu’à où est-elle possible ? Porte-t-elle véritablement ses fruits ? Dans les années 1950, un anthropologue américain, Melford Spiro, s'intéressa aux méthodes d'éducation novatrices "unisexes" mises en place dans les kibboutz en Israël. Sans donner d'indications aux enfants, les garçons se dirigeaient spontanément vers les camions et les filles vers les poupées. Or, quelle est la part du naturel et du culturel dans le choix des jouets ? Il semblerait qu’au-delà du conditionnement de l’enfant dès l’enfance, il existe quelque chose, en amont du culturel, qui pousse l’enfant à se comporter selon son sexe. Le fantasme d’un sexe unique, ou plutôt unifié, a par conséquent été remis en cause. Les neurosciences ne nous fournissent-elles pas de solides instruments pour montrer la différence fondamentale entre les deux sexes ? Il semblerait que vouloir repenser les normes sans prise en compte réelle du biologique ne puisse aboutir qu’à une impasse. Ainsi, une certaine sexualisation du cerveau se manifesterait très précocement : dès le stade fœtal, les cortex diffèrent. Aussi, en essayant de déconstruire sans cesse le genre, les normes, ne nous désapproprions-nous pas, d’une certaine manière, notre corps ? N’y a-t-il pas une sorte de faille dans l’étude du genre en disant que l’homme ne doit rien à ce qui lui a été donné par la nature ? Le sexe biologique n’a-t-il véritablement aucun rôle dans la détermination du genre et de notre sexualité ? Il semblerait que l’on évacue trop vite le rôle du biologique, ici, dans une pensée somme toute assez naïve de notre identité sexuelle qui ne serait qu’un produit d’une normalisation sociale. En rejetant en bloc le biologique, nous risquons de perdre de vue la complexité, pour ne pas dire la richesse de ce qui nous constitue comme sujet. Nous devons ainsi repenser le rôle de notre bagage biologique dans notre façon d’être homme ou femme. Le problème se révèle plus compliqué qu’il n’y paraissait à première vue : il n’y a pas de distinction de fait entre, d’un coté, un sexe biologique, et de l’autre, un genre choisi, mais il existe davantage une dimension dynamique entre sexe et genre, qui fait qu’il est difficile d’isoler ce qui relève du naturel de ce qui relève du culturel. Pour cette raison, nous ne serions considérer la question du sexe et du genre ni à l’aune de la thèse du tout culturel, ni en prétextant un strict déterminisme biologique. Les pratiques sociales sont, en effet, non seulement intériorisées, mais inscrites dans notre corps même : la plasticité du cerveau permet une reconfiguration permanente par la culture et les pressions sociales. Aussi, avec Judith Butler, pouvons-nous remettre en cause « le caractère immuable du sexe », qui s’avère être en réalité « une construction culturelle au même titre que le genre ». Les faits prétendument naturels du sexe, observés à travers des discours scientifiques, et notamment en neurosciences, appellent donc à être discutés ou, du moins, à être manipulés avec une certaine prudence. Les normes sont ainsi sédimentées, intégrées à même le biologique. Il existe une dynamique, une plasticité du corps biologique qui s’adapte, à la manière dont le corps de l’instrumentiste s’adapte, en quelque façon, à sa pratique, par le développement de ses capacités tactiles, auditives, etc. Il nous faut donc admettre la non-transparence du sexe biologique, toujours déjà médiatisé par l’extérieur : de cette façon les Anthropométries de l’époque bleue d’Yves Klein peuvent nous apparaître comme ultime tentative de rendre compte du corps féminin, dans sa corporéité brute, instaurant une distance du peintre au modèle. Or, une telle immédiateté ne saurait exister en réalité, comme le montre bien Ann Fausto-Stering dans Corps en tout genre : « nos corps sont trop complexes pour fournir des réponses tranchées sur la différence sexuelle. Plus nous cherchons une pure base physique pour le « sexe », plus il devient clair que le « sexe » n’est pas une catégorie purement physique. Les signaux et fonctions corporels que nous définissons comme masculin ou féminin sont déjà enveloppés dans nos idées sur le genre ». En définitive, notre réflexion sur le sexe et le genre nous a amenés à nous poser la question de ce qui relève du naturel, de l’inné, et de ce qui relève du culturel, de l’acquis. En naturalisant l'histoire des sexes, on naturalise les faits sociaux, en les rendant impossibles à changer. On considère de cette façon la procréation comme naturelle sans penser qu'elle répond à un mécanisme institutionnalisé, transmission d’un acquis imposé de façon ante millénaire, qui pourrait se voir transformé au vu des modifications récentes de notre rapport à la transmission. Ce que nous prenons pour l'origine et la cause de la différence biologique n'est en fait que la "marque" de comportements sociaux qui se sont inscrits au sein même de nos corps. Loin de rejeter ces corps, il nous faut les prendre en compte. Les récents travaux d’épigénétique, qui étudie les influences environnementales modifiant l’expression du code génétique, nous permettent ici de démentir en partie l’idée d’une fatalité génétique, tout en prenant en compte le poids du biologique ; les mécanismes intervenant dans l’expression des gènes s’avérant sensibles à l’environnement et donc à l’histoire individuelle. Une fois prise en compte la dimension dynamique, non fixe de l’identité sexuelle, que faire des normes ? Sans doute ne s’agit-il pas d’anéantir les normes, mais de les modifier, de les faire bouger, d’en créer d’autres, de jouer avec, afin de les rendre plus souple et justement moins contraignantes pour les individus. Certes, nous avons besoin de norme « pour que le monde fonctionne » nous dit Butler mais « nous pouvons chercher des normes qui nous conviennent mieux ». Ce qui est socialement construit, peut être déconstruit, donnant aux individus la possibilité de changer d’inventer de nouveaux codes, comme le montre la praxis queer. Le travestissement dans sa dimension ludique, comme lors du carnaval, pourrait alors être pris au sérieux, si on le pense sur le modèle de la subversion. Ainsi, quand Chérubin, adolescent incarné par une comédienne adulte, est travesti par Suzanne et la Comtesse à l’acte II du Mariage de Figaro, ne peut-on pas y voir une forme de basculement, de remise en cause de ce qui est ? La mise en place d’un nouveau régime sentimental et politique passe alors par la légèreté de la musique, par les rires tendres et étouffés des protagonistes, et par la féminité du jeune homme. Là où l’uniformisation évacue, sous le prétexte de l’universel, la possibilité de revendiquer des droits particuliers ; où le combat pour l’égalité produirait, par lui-même, les conditions de la domination ; et la libération sexuelle, mal comprise, devient aliénation ; la subversion permet de questionner la norme et de la déplacer. Contre l’exclusion des identités, qui ne répondent pas à la norme, la subversion permet ainsi une certaine intelligibilité du réel, poussant la norme non visible à être explicitée, interrogée, voire déplacée. Lucie Declercq & Mathilde Jedrzejewski Monitrices à la bibliothèque de philosophie