cap vert : insularité et développement

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cap vert : insularité et développement
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CAP VERT : INSULARITÉ ET DÉVELOPPEMENT
Michel LESOURD
Professeur des Universités
Université de Rouen (France)
Département de Géographie, UFR Lettres et Sc. Humaines
1 rue Thomas Becket 76 821 Mont-Saint-Aignan Cedex
[email protected]
Article publié dans la revue Géopolitique Africaine n° 14, Printemps - Avril
2004, in dossier : « L’Afrique lusophone trente ans après la Révolution des
Œillets », pp. 153-164. OR.IMA INTERNATIONAL, 40 rue des Renaudes –
75017 Paris
Le Cap Vert : dix îles (neuf habitées), six îlots. L’archipel (4033 km2) est situé à 500 Km au
large des côtes sénégalo-mauritaniennes, 1750 des Iles Canaries, 3000 du Nordeste du Brésil.
Il constitue, avec les Canaries, les Açores et Madère, l’ensemble que les Portugais appellent
Macaronésie en Atlantique centre oriental et qui joua un rôle stratégique si important entre
ancien et nouveau monde entre le XVè et le XIXè siècle.
Dans l’hydroclimat de l’Atlantique oriental, le Cap Vert, une grande partie de l’année sous
l’influence de l’alizé du Nord-Est est un Sahel maritime. L’influence de l’anticyclone des
Açores ne s’efface que de juillet à octobre, pendant les maigres pluies apportées par l’alizé
austral. La contrainte agricole et hydrique est très forte, mais le risque de famine est
aujourd’hui écarté par une politique de ravitaillement adéquate.
L’atlanticité capverdienne se mesure à l’importance des destinations de sa diaspora : Si
450489 hbts (2002) vivent dans les îles, 93 % des 700000 émigrés résident dans des pays
ayant une façade atlantique. Les stratégies diplomatiques, culturelles et économiques de l’Etat
ont toujours valorisé les relations avec des pays de l’Atlantique Nord et Sud : l’Afrique,
partenaire politique obligé, n’est pas un modèle culturel ou économique.
Le destin tragique de l’archipel s’est renversé en 1975 : les politiques menées depuis
l’indépendance ont permis de faire de l’un des pays les plus pauvres du monde un Etat sur le
point de quitter le groupe des Pays les Moins Avancés (PIB/ht 2002 : 1420 US$, IDH 2001 :
0,727, 103è mondial). D’abord engagé dans une politique prudente de développement
économique à forte protection sociale, le Cap Vert s’est ensuite résolument tourné vers une
ouverture libérale et la recherche d’activités génératrices de devises. Peut-il se faire une place
dans les marchés étroits et très concurrentiels de l’économie-monde ? Sa croissance est
largement fondée sur l’aide internationale et les transferts des émigrés alors que le secteur
productif exportateur demeure modeste : services de transport et touristiques, pêche, quelques
produits agricoles.
Une classique politique sociale-libérale depuis 1991, non remise en cause par les dirigeants
actuels s’est substituée au « modèle » des années 80 : parti unique, MIRAB- économie
(migration, remises d’émigrés, aide, bureaucratie), politique sociale forte. Elle a continué la
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croissance soutenue du PIB et la politique d’éducation et de santé pour lutter contre la
pauvreté humaine, mais n’a pas résolu la question de l’emploi donc de la pauvreté monétaire.
La vie politique du pays se caractérise par une alternance démocratique et l’existence de
pouvoirs décentralisés. Liberté de pensée et libre expression sont de règle dans un pays qui a
abandonné parti unique et censure au début des années 1990. La volonté de transparence
politique est renforcée par le souci de l’Etat de communiquer davantage en créant une
« société de l’information » utilisant massivement les nouvelles technologies de l’information
et de la communication (NTIC).
UN DESTIN ATLANTIQUE
Le Cap Vert entre fortune et oubli
Découvertes : au cœur du trafic esclavagiste, les îles fortunées
Découvertes en 1460 mais probablement connues des navigateurs arabes dès le XIIè siècle,
les îles furent tour à tour valorisées et oubliées par le colonisateur dans l’espace politicoéconomique qu’il construisait à l’intérieur de l’espace monde de l’époque. Ces cycles ont
profondément marqué la civilisation de l’archipel : métissages, vie maritime, paysannerie à
grandes inégalités foncières et stratification sociale. L’archipel fut d’abord lieu central
(entrepôt et centre d’éclatement) du trafic esclavagiste et de ses activités liées (canne à sucre
et tissage de pagnes de coton). Ribeira Grande, première capitale construite sur une aiguade
au débouché d’une ribeira, en tira de grands bénéfices . Il resta, jusqu’au milieu du XVIIIè
siècle, une « île à sucre » , la canne étant cultivée partout où l’on pouvait irriguer. Elle était à
la base des productions des plantations des morgados (grands propriétaires) et des petites
exploitations qui produisaient du rhum : le « grogue »). D’autres produits, comme l’orseille,
le cuir, le suif, le vin fournissaient le Portugal et la colonie du Brésil.
Les îles appauvries (fin XVIIè-mi XIXè siècle)
La mise en valeur fut toujours freinée par la rareté des ressources en eau et en bois, mais
d’autres raisons expliquent l’appauvrissement de l’archipel et le désintérêt des Portugais à
partir de la fin du XVIIè siècle. La réglementation des échanges imposée aux îles par le
Portugal favorisa des régions concurrentes de l’empire, dont les ressources augmentaient :
Guinée, Madère et surtout Brésil. Bananes, café, sel et pourghère ne suffirent pas à redonner
au Cap Vert un rôle atlantique important.
La brève période de prospérité liée à l’essor du café (à Fogo) et du port de Mindelo, relais
charbonnier crée en 1830 par les Anglais dans l’excellente baie de Porto Grande (île de Sao
Vicente) ne dura pas. Mindelo fut victime de la concurrence des ports de Las Palmas et Dakar,
mieux équipés et dont les services étaient beaucoup moins coûteux
Les îles désolées (1920-1975)
Après la première guerre mondiale, l’Histoire précipita l’archipel dans l’oubli. L’Estado Novo
de Salazar se préoccupait surtout de l’Angola et du Mozambique. Au Cap Vert, les crises de
famine se multiplièrent, auxquelles le Portugal ne répondit guère que par l’organisation d’une
émigration forcée vers les plantations de Sao Tomé et d’Angola. Celle, particulièrement
dramatique, de 1947, qui alerta l’opinion internationale, incita le Portugal a développer
quelques infrastructures agricoles (dispositifs anti-érosifs, irrigation, reboisement) et sociales
(éducatives et de santé). Alors que se mettaient en place, ailleurs, le processus de
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décolonisation, le Portugal étendit sur l’empire ensanglanté une chape de silence, jusqu’au
« naufrage des caravelles » (R. Pélissier) en 1974. Le monde entendit peu parler d’Amilcar
Cabral, l’un des héros nationalistes et théoricien révolutionnaire de l’Afrique, qui mena la
lutte de libération guinéo-capverdienne et mourut assassiné en 1973 avant la Révolution des
Œillets (1974) qui précipita la fin des conflits. Le Portugal était pourtant fier d’avoir formé au
Cap Vert une élite cultivée, créatrice d’une littérature, de musique et de poésie : réussite de
l’idéologie lusotropicaliste assimilatrice, à laquelle le nationalisme capverdien s’opposa
fortement : la part d’africanité retrouvée redonna sa dignité au peuple libéré.
Les îles protégées (depuis l’indépendance)
La pauvreté de l’archipel engendra, à l’indépendance, un courant massif d’assistance
internationale. Avec l’émigration et la mise en place d’une lourde bureaucratie, le Cap Vert
indépendant pouvait devenir un Etat fonctionnant selon le modèle du système MIRAB.
Richesse et diversité culturelle
Il existe une intime relation entre le processus historique d’altération du système agraire et
social colonial et la genèse d’une société métisse et créolophone originale, où hommes et
femmes déportés d’Afrique jouèrent un rôle central. L’abandon colonial au XVIIIè siècle
permit la montée d’une petite propriété paysanne qui est longtemps restée un « modèle » à
atteindre au Cap Vert, et d’une bourgeoisie agraire et commerçante qui prit conscience de sa
communauté de destin. La reprise en main, au siècle suivant, par de grands propriétaires
confisquant les meilleurs regadios et expulsant les petits propriétaires créa une société duale
où une infime minorité acculturée au Portugal dominait des micro-propriétaires et des sans
terre créolophones. L’altération de cette situation, pendant le XXè siècle permit le
développement d’une petite bourgeoisie administrative et commerçante dont le rôle dans le
processus révolutionnaire fut décisif. Le Cap Vert d’aujourd’hui est le résultat de ce
processus. L’enfermement insulaire explique le pluralisme d’une société riche de
particularismes culturels, de mentalités diverses qui font du Cap Vert un passionnant micromonde. Le Portugal et la position atlantique ont fait du Cap Vert une terre créole. Le
métissage des peaux, des comportements est la règle. L’identité capverdienne se construire sur
le paradoxe de l’enfermement insulaire et de l’ouverture aux influences venues « d’ailleurs »,
mais surtout d’Europe et des Etats-Unis et, aujourd’hui, du Brésil.
Héritière d’un passé brillant (B.Leza, les Claridosos), Mindelo demeure le cœur de la création
culturelle au Cap Vert, tant en ce qui concerne la musique, avec le festival de Bahia das Gatas
et des artistes tels que Cesaria Evora, mais aussi Bau et des auteurs-compositeurs comme
Manuel d’Novas, que la peinture (Manuel et Tchalé Figueira, Leao Lopes, le centre national
d’artisanat ou le théâtre (Mindelact, festival de théâtre lusophone). Mais dans chaque île
s’affirmèrent des personnalités, comme à Sao Nicolau avec l’écrivain Baltasar Lopes da Silva,
ou Brava avec le poète et musicien Eugenio Tavares, auteur des plus belles mornas du Cap
Vert exprimant la sodade (nostalgie) de la vie et de l’exil. Santiago a réhabilité une musique
populaire plus « africaine » avec le funana et le finaçon, aujourd’hui mondialisés. Le
dynamisme culturel de Praia, capitale, a fait connaître le groupe Simentera, Tito Paris, le
peintre Kiki Lima, des poètes, des historiens.
DU CAP VERT COMME « MODÈLE » AU BON ÉLÈVE NÉOLIBÉRAL
Trois périodes successives, trois projets politiques précis :
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L’Etat-parti pour construire le pays : l’inspiration cabralienne
De 1975 à 1990, le Cap Vert a vécu un projet socio-politique caractérisé par un parti unique,
le PAIGC (Parti Africain pour l’Indépendance de la Guinée et du Cap Vert), devenu, après le
coup d’Etat en Guinée Bissau (1980), le PAICV (Parti Africain pour l’Indépendance du Cap
Vert) , la protection sociale (grands travaux, législation sociale, infrastructures), et des
entreprises face à la concurrence internationale, la centralisation et l’ouverture vers l’Afrique.
Rappelons la situation d’extrême pauvreté de l’archipel laissée par les colonisateurs. Dès la
fin des années 1970, ses dirigeants se sont tournés vers les institutions internationales : les
contraintes géographiques (micro-insularité, relief accidenté, climat semi-aride) et
structurelles (pauvreté des équipements, des ressources humaines, des ressources monétaires,
surcoûts et désavantages comparatifs) obligèrent l’Etat à utiliser toutes les ressources
possibles (y compris, en plein apartheid, les royalties provenant des avions sud-africains en
embargo sur le continent voisin) : politique réaliste utilisant de rares opportunités et
respectueuse des travailleurs (emplois d’Etat, salaires, protection syndicale). Le choix de
privilégier le développement agricole, réhabiliter l’environnement, créer une petite industrie
ne permirent pas l’essor d’un tissu entrepreneurial fort, ni beaucoup d’emplois. Les capitaux
extérieurs tardèrent et la bourgeoisie locale restait méfiante devant l’option idéologique
affichée.
Le PAICV confisqua le pouvoir jusqu’en 1990, puis se résigna au multipartisme. Beaucoup de
Capverdiens, notamment les émigrés, contestaient le Parti-Etat. C’est au Cap Vert, mais avec
des militants de la diaspora, que se constitua le MpD, Mouvement pour la Démocratie,
principal parti d’opposition qui allait gagner les élections législatives de janvier-février 1991,
puis l’élection présidentielle de 1992 .
Démocratie parlementaire et libéralisme
Entre 1991 et 2001, les nouveaux dirigeants proposèrent un programme politico-économique :
multipartisme, décentralisation, démocratie, libéralisme économique (privatisations,
incitations aux investissements étrangers et à l’exportation). L’ouverture politique se traduisit
par un vote-sanction contre le PAICV : le MpD (Mouvement pour la Démocratie) remporta en
janvier 1991 une éclatante victoire législative. Il avait à sa tête un jeune avocat, Carlos Veiga
qui devint premier ministre. L’année suivante, le peuple porta à la présidence Mr Antonio
Mascarenhas Monteiro
La « mudança » (mutation) politique fut totale : la vie politique fut animée. Le PCD (Parti de
la Convergence Démocratique), social-démocrate, né d’une scission du MpD, contesta dès
1994 la médiocre politique sociale de ce dernier. D’autres petits partis ou mouvements locaux,
se développèrent, parmi lesquels le MPRSV (Mouvement pour la rénovation de Sao Vicente)
dirigé par le Dr Onésimo Silveira, défenseur de Mindelo, deuxième ville et capitale
économique du pays, qu’il estimait « brimée » par le pouvoir de Praia : seule manifestation
institutionnalisée de particularisme politico-insulaire. Le MpD s’usa au pouvoir (6 ministères
Veiga entre 1991 et 1995 !) qu’il eut, selon ses détracteurs, tendance à confisquer (19912001). Son programme tarda à se réaliser, notamment les programmes phares de croissance
économique comme le tourisme et la pêche. Son discours libéral apparut comme un leurre
puisque le MpD ne put résoudre l’épineuse question des Fronts de travail (27000 travailleurs
très pauvres surtout ruraux concernés) qu’il s’était imprudemment engagé à supprimer…
Le retour du PAICV : démocratie sociale et libéralisme
Depuis février 2001, le PAICV, revenu au pouvoir d’extrême justesse (12 voix d’écart entre
les deux candidats à la présidence de la république), n’a pu ni voulu jusqu’à présent changer
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profondément la politique des années 1990 : son aile libérale, animée par un jeune premier
ministre, José Maria Neves, continue, malgré un discours nationaliste, la politique des grandes
privatisations et l’accueil de partenaires étrangers. Il a mis fin aux pratiques opaques de
corruption et de délit d’initié fréquemment dénoncées à la fin du règne MpD, réintroduit des
règles de transparence, renforcé les contrôles et les pouvoirs d’intervention de la justice.
Soucieux de l’aggravation des inégalités, il envisage, à côté de la poursuite des équipements
fondamentaux d’infrastructures, une politique de soutien accru aux plus pauvres (20% de la
population).
La petitesse du pays conditionne la vie politique : chacun connaît tout le monde,
l’individualisme est fort, les hiérarchies sociales pesantes. Les deux grands partis, PAICV
(socialiste) et MpD (libéral) dominent le débat, mais il existe des petites formations et des
mouvements indépendants qui s’expriment localement, dans les municipes sans pour autant
exprimer clairement une revendication régionaliste, mais plutôt la sensibilité du « droit du
pouvoir local à la différence ».
Les élections municipales de mars 2004 diront si le PAICV est compris ou non. Mais, depuis
la fondation de la Deuxième République (1991), le Cap Vert est devenu une des rares
démocraties parlementaires d’Afrique qui fonctionnent sans crise majeure.
Structures et organisation : de l’Etat centralisé au pouvoir local
La centralisation politico-administrative a été la règle de 1975 à 1991. A côté du
gouvernement, l’Assemblée Nationale Populaire était composée de députés choisis par le
Parti et élus par le peuple. Dans les régions, le Gouverneur, unique autorité, représentait
l’Etat. Les pouvoirs étaient contrôlés par le Parti unique qui se méfiait des particularismes
insulaires et de la tiédeur idéologique de nombreuses populations, comme à Santo Antao
quand le PAICV avait voulu en 1981 lancer la Réforme agraire et à Mindelo ou une
opposition politique avait existé en 1975-76.
Développée dès 1991, la réforme de décentralisation donne à chaque Municipe deux
assemblées élues : l’exécutif de la Câmara, et le consultatif de l’Assemblée municipale. Le
maire est président de la Câmara et dirige le Municipe. Le Cap Vert est donc aujourd’hui une
« démocratie décentralisée ». Les territoires peuvent exprimer leur différence face aux
propositions du pouvoir central (par exemple en matière d’aménagement du territoire) et
promouvoir les cultures locales. Les pouvoirs locaux doivent faciliter la participation et une
meilleure gouvernance. Les citoyens ont mis longtemps à se sentir concernés. Les
administrations, malgré les transferts de l’Etat sont très démunies en ressources financières et
humaines. Elles se tournent volontiers vers la coopération décentralisée, ce qui se traduit
parfois par des divergences d’intérêt avec l’Etat, qui veut garder le contrôle du processus.
Un bilan contrasté
Le PAICV, entre 1980 et 1990 avait accru le PIB du pays au rythme de 5,2%/an (pays du
Sahel : 3,1%). Le MpD a fait mieux : 6,2%/an entre 90 et 2000. Le PIB/hbt est désormais le
plus élevé d’Afrique de l’Ouest. Il repose sur les services (75,3% du PIB), notamment liés aux
communications, mais les secteurs industriels et agricoles sont médiocres, alors que le
tourisme représente désormais 6,5%. Pendant les années 1990-2000, l’Etat-MPD a continué la
politique de « développement humain », c'est-à-dire de lutte contre la pauvreté humaine
fondée sur la création d’infrastructures de communication (téléphonie, réseau de câbles en
fibre optique) de bien être (électricité rurale, eau potable), de structures éducatives et de santé
publique très liées à l’aide internationale, et il a essayé d’abaisser la pauvreté monétaire en
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facilitant la création d’emplois surtout tertiaires (en 2000 : 54% du budget de l’Etat est allé à
l’économie-finances).
Le gouvernement doit maintenant développer un Cap-Vert « à l’aube du XXI ème siècle »
confronté à l’impératif absolu de la création d’emplois face à une réduction des possibilités
d’émigration, à la demande de consommation populaire (y compris des plus pauvres), à la
continuation de l’effort de réduction de la pauvreté structurelle. L’Etat doit gérer la
contradiction entre contrainte budgétaire du financement des infrastructures de mieux-être
(éducation-santé), le soutien à des infrastructures potentiellement porteuses d’emplois par
insertion dans quelques créneaux étroits de l’économie-monde (les NTIC notamment), et la
réduction de la pauvreté monétaire par des politiques d’aide aux plus vulnérables.
DANS L’ESPACE-MONDE, À LA MARGE DE LA MONDIALISATION
L’insertion du Cap Vert dans l’économie-monde n’est pas nouvelle : elle s’est faite par la
« MIRAB Economie », dès le début des années 1980. Mais l’évolution vers un modèle
économique davantage fondé sur la production et l’exportation implique la mobilisation de
capitaux nationaux et internationaux, des ressources humaines qualifiées, des salaires
compatibles avec la concurrence internationale, des infrastructures donnant des avantages
comparatifs significatifs. Le Cap Vert dispose de peu de ces atouts.
Une diaspora attentive
La diaspora capverdienne ne s’est jamais désintéressée de la mère-patrie, même à l’époque de
l’Etat-parti. Les transferts des émigrés ont toujours dépassé les 10% du produit national,
atteignant parfois 14 ou 15%. Argent et envois de biens matériels ont été longtemps utilisés
pour la seule économie familiale. Rares étaient les investissements pour d’autres biens : achat
de terre, d’un fonds de commerce, quelques investissements professionnels. Depuis le début
des années 1990, les émigrés ont multiplié les investissements immobiliers, surtout en ville,
mais aussi dans le transport routier de passagers, la petite hôtellerie et les loisirs, le
commerce, ce qui a permis l’essor d’une petite entreprise capverdienne, plutôt familiale et
« informelle », à valeur ajoutée très variable, tandis que les villes, et surtout Praia et
Assomada (Santiago) voyaient se développer la rente et la spéculation comme mode de
production de richesse. L’agriculture profite peu de ces apports, même si, autour des villes,
elle a bénéficié d’investissements techniques non négligeables.
Les entreprises culturelles et de haute technologie sont un autre aspect du rôle positif joué par
la diaspora : la société franco-capverdienne Lusafrica produit et distribue les disques de
Cesaria Evora, et plusieurs sociétés américano-capverdiennes de NTIC (Nouvelles
Technologies de l’Information et de la Communication) aident le Cap Vert à développer sa
« société de l’information ».
L’aide internationale comme moteur et comme soutien
L’aide internationale est, davantage que dans d’autres pays, un moteur important de la
croissance économique. Le pays est courtisé tant en raison de sa position géographique que
pour la qualité de la gestion de l’aide qu’il a toujours manifesté et qui ; à bien des égards, est
exemplaire. Il est, par habitant, l’un des plus aidés au monde, mais la part de l’Aide Publique
au Développement dans le PIB a été réduite de 31% (1990) à 13% (2001). Le Cap Vert
fonctionne sur projets et à crédit, au moins en ce qui concerne les grandes infrastructures de
développement : les programmes d’investissement en santé et éducation sont financés à 90%
par l’aide internationale. Cette aide, critiquable parce qu’elle assujettit le Cap Vert à sa dette et
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l’arrime toujours davantage à l’Occident, lui donne aussi accès à des équipements et matériels
performants, fait travailler une bureaucratie encore très importante et insuffisamment formée,
soutient des activités productives et de services qui contribuent à la réduction de la pauvreté
humaine.
Quelle insertion d’une économie insulaire dans la mondialisation?
Le Cap Vert, comme d’autres pays africains « est » dans l’économie-monde : par sa musique,
devenue « world music », son rôle d’escale de course croisière et le tourisme. Il l’est aussi par
les liens qu’il a su tisser : membre des PALOP (Pays Africains de Langue Officielle
Portugaise), de l’Union Africaine et de la CEDEAO, proche du réseau des régions
ultrapériphériques de l’Union européenne. Les municipes ont tissé des liens bilatéraux ou plus
larges, et les ONG et les associations d’émigrés sont aussi d’autres réseaux solides…
La frilosité des investisseurs nationaux dans les secteurs créateurs d’emploi et le faible intérêt
du capital étranger (peu soucieux d’en créer), malgré un code des investissements attractif, ne
facilitent pas la tâche des dirigeants pour refuser les conditions inacceptables (en termes de
création d’emplois directs ou induits) d’installation des entreprises étrangères.
On revient à l’étroitesse des possibilités de développement du Cap-Vert dans un monde en
concurrence : que faire avec les « surcontraintes » de l’archipel ? Comment créer des emplois,
surtout en milieu rural montagnard semi-aride, et surmonter les surcoûts du transport et de
l’isolement océanique? Le pays offre peu d’avantages comparatifs : main d’œuvre et eau
coûteuses, prix des services marchands élevés et productivité seulement moyenne. La
concurrence géographique est rude : Canaries suréquipées et ultra performantes, Sénégal
touristique mieux équipé et bien meilleur marché. Dans le domaine de la pêche, le Cap-Vert a
fait d’énormes progrès, mais cette activité sera toujours limitée par la quasi inexistence dans
la ZEE (Zone Economique Exclusive) d’un plateau continental aux eaux peu profondes.
L’Espagne, dont les réserves halieutiques s’épuisent, est pourtant intéressée. Il n’y a pas de
pétrole dans les eaux cap-verdiennes. Sur la route péri-africaine majeure de transport, près des
zones de pêche est-atlantiques très poissonneuses, dans les « gisements » héliomarins de
l’Ouest africain, où se situe le Cap Vert ?
Croissance et néo-dépendance
La politique libérale des gouvernements MPD a favorisé la création d’emplois et d’entreprises
surtout commerciales et de services (plutôt petites et de faible qualification) en ville : leur
nombre a presque doublé pendant la décennie. Mais les emplois crées ont été insuffisants par
rapport à la croissance démographique et l’arrivée sur le marché des jeunes adultes en âge de
travailler : chômage (17% en 2002) et sous emploi (69% d’actifs de 15-65 ans) n’ont pas été
résorbés. En même temps, une dérive certaine vers l’affairisme , l’absence de politique
volontariste en faveur des bas salaires et la difficulté extrême à créer des emplois ruraux a,
tout en développant une classe moyenne encore modeste, accru considérablement les écarts
de richesse.
La privatisation des entreprises d’Etat a supprimé des emplois, mais apporté, dans l’ensemble,
une meilleure compétitivité pour l’insertion dans le marché international. Mais des dérives
existent : les actionnaires étrangers ont parfois imposé des conditions qui auraient dû être
rejetées par le Cap-Vert, comme le principe de fonctionnement des hôtels de tourisme
international de Sal (formule « tout compris » à faible impact et effet d’entraînement sur
l’économie locale) ; certains secteurs stratégiques de l’économie sont propriété de l’étranger
(Cabo Verde Telecom) : le Cap-Vert est sous contrôle.
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CAP VERT D’AUJOURD’HUI : PROBLÈMES DE DEMAIN
Les progrès du Cap-Vert ont été, en 25 ans, considérables et plus rapides que ses voisins en
situation comparable à l’époque. Le pays n’a pas à rougir des progrès de son espérance de vie
(71,2 ans), de ses taux d’alphabétisation secondaire (taux net en 2002 : 54% contre 2,8 en
1981), et de mortalité infantile (32,2‰), de certains équipements : 1 médecin pour 2441 hts,
76,1% de la population ayant accès à l’eau potable (40% en 1975), 73% des ménages pauvres
ont une maison, 67% une radio, 41% l’électricité, 34% le téléphone. Dans le domaine de la
démocratie et de la vie citoyenne, le pays apparaît comme l’un des plus libres et
démocratiques d’Afrique (et du monde).
Violences sociales :
La pauvreté humaine diminue, mais la pauvreté monétaire augmente. La grande pauvreté est
sélective et structurelle : rurale surtout, mais aussi dans certains quartiers de villes. Les écarts
de richesse se sont creusés. La profonde fracture sociale qui existait en 1975 s’est élargie,
malgré la naissance d’une petite classe moyenne. Ce sont les plus aisés qui ont profité des
retombées de la croissance depuis les années 80, mais surtout depuis 1991 : hauts
fonctionnaires, commerçants, familles de planteurs, qui disposaient de fonds pour investir et
qui ont ajouté diverses rentes à leurs revenus réguliers. Dans les campagnes, et parmi les néourbains, le sous-emploi, le chômage et l’extrême faiblesse des revenus sont la règle. La vie est
chère au Cap Vert : la pauvreté monétaire est un discriminant majeur, même si beaucoup de
familles pauvres disposent d’équipements non négligeables (radio, téléphone, eau potable,
électricité).
Cette violence de la pauvreté s’accompagne d’autre problèmes. L’exode rural a crée des
situations graves dans les villes de Praia (dont la population, 103000 hts, a triplé en 30 ans) et
Mindelo. L’urbanisme y est en partie anarchique. Mais la plupart des constructions illégales
ont été légalisées, et les municipalités tentent d’aménager, a posteriori, les quartiers
« spontanés » tous constitués de maisons en dur, mais souvent très mal équipées.
La pauvreté met dans la rue des enfants sans foyer, dont le Cap Vert s’occupe peu : faim, santé
précaire, tentation de l’illégalité. La petite délinquance s’accroît rapidement : petites
agressions pour le vol. Plus grave est la montée de l’usage de la drogue chez les jeunes. Le
Cap Vert est dans les circuits africains et sud américains du cannabis et surtout de la cocaïne,
et il est facile de débarquer des produits interdits. La prostitution, encore discrète, gagne du
terrain.
Quels emplois dans les îles ?
Les pays traditionnellement récepteurs de main d’œuvre ont changé leur politique : le Cap
Vert doit modifier la sienne. En attendant, la population augmente, heureusement à un rythme
modeste : c’est encore trop pour le rythme de création d’emploi dans l’archipel. La croissance
démographique (modeste) a réduit à néant l’effort de création d’emploi : il y a toujours
davantage de jeunes qui entrent sur le marché, qui demeure très étroit, même si le pays est
passé de 2500 entreprises (en 1980) à plus de 9200 aujourd’hui.
Une sortie de PMA risquée
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Le niveau du PIB/hbt ne justifie plus le maintien du Cap Vert dans le groupe des PMA.
Désormais « Pays à revenu intermédiaire », il risque de voir une partie de ses aides
disparaître…au plus mauvais moment, quand il doit faire l’effort de réduire les écarts de
pauvreté les plus graves. L’urgence de réduire la fracture sociale (plus de 36% de pauvres,
dont plus de 50% de femmes chefs de famille) rend plus nécessaire encore un développement
rapide de la structure productive du pays. Mais la fragilité structurelle de son économie ne
fait-il pas du Cap Vert un cas à part de pays très vulnérable qui justifierait le maintien des
aides autorisées aux PMA?
Le Forum national sur la « Construction d’un consensus national pour la transformation du
Cap Vert », réalisé en avril 2003 à Praia, a défini des lignes stratégiques pour le
développement : renforcer la politique d’émigration et les partenariats apportant des marchés,
des technologies et des investissements, s’insérer dans l’économie mondiale en privilégiant
les secteurs du tourisme, de la pêche, des transports et communications, les services
financiers, consolider gouvernance, démocratie, sécurité, éducation et réformer l’Etat. Ce
programme d’essence libérale (mais le Cap Vert a-t-il d’autre choix ?) implique des savoirs
faire et des ressources humaines de haut niveau, qui n’existent qu’en partie. L’Etat comme le
secteur privé tardent à les mettre en position d’agir, et les concurrences semblent plus
nombreuses que les partenaires.
Pour aller plus loin
-Andrade E. S. Les îles du Cap-Vert de la « Découverte » à l’Indépendance Nationale (14601975). L’Harmattan, Paris, 1996, 349 p.
-Barbe A. Les îles du Cap-Vert. De la découverte à nos jours, une introduction. L’Harmattan,
Paris, 2003, 286 p.
-Lesourd M. Etat et Société aux Iles du Cap-Vert. Karthala, Paris, 1995, 524 p.
-Massa F, Massa J.-M. Dictionnaire encyclopédique et bilingue Cabo Verde Cap-Vert. Edpal,
Rennes, 2001, 280 p.
-Monteiro C. A. Recomposiçao do espaço social cabo-verdiano. Ed. do Autor, Praia, 2001,
452 p.

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