la course nue - Centre Images

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la course nue - Centre Images
LA COURSE NUE
Biofilmographie
Né en 1973, Benoît Forgeard est un artiste pluridisciplinaire. Acteur, ingénieur du son,
monteur, décorateur, compositeur et créateur d’effets spéciaux, il commence sa carrière
de cinéaste en 2002 avec Stève André, une captation tournée en direct d’une fausse
soirée municipale dans un petit village français. Il tourne ensuite deux épisodes – la
légende lui en prête 156 – d’une série inventée par lui, Laïkapark, où il incarne presque
tous les rôles. En 2006, La Course nue est sélectionnée en Compétition nationale à
Clermont-Ferrand et le monde du court métrage découvre alors ce jeune auteur
inclassable porteur d’un cinéma décalé et hyper inventif. Dans le cadre d’Histoire courtes,
l’émission de courts métrages de France 2, Forgeard réalise un pastiche des plateaux
télévisés consacrés à la culture où il met lui-même en scène la présentation de ses trois
premiers films. Prolixe, Forgeard continue aujourd’hui à tourner des films sous son nom
(Belle-Île-en-mer, L’Antivirus) et sous des noms d’emprunts. Cette biofilmographie serait
incomplète sans la mention de Michel Moisan, cinéaste imaginaire né des alter-ego
masqués de Benoît Forgeard et d’Emmanuel Lautréamont, double lointain du cinéaste et
auteur du Grand Manteau.
Fimographie
L'Antivirus, 2009, 30 mn
Belle-Île-en-Mer, 2007, 43 mn
La Course nue, 2006, 20 mn
Laïkapark, 2003, 11mn, série, épisode 0 et épisode 2
Stève André, 2002, 45mn
Et sous le nom de Michel Moisan : Le grand manteau, 2008, 11 mn
Synopsis – Maud Delmas, jeune comédienne, accuse un énorme retard dans le
paiement de sa facture de téléphone mobile car son petit ami, qui a une maladie de
peau, passe son temps à jouer à des quiz musicaux sur son portable. Denis Fraise, cadre
chez Shy Telecom, invite Maud à rencontrer son patron Fabrice Poulain-Valencienne pour
trouver une solution. Shy Telecom, qui lance un nouveau forfait à destination des jeunes,
cherche à renouveler son image, organise un événement au Stade de France et propose
à Maud d’en être l’animatrice. En contrepartie, Maud verrait sa dette annulée et
obtiendrait la gratuité de ses communications le dimanche jusqu’à 19h. Maud doit
pratiquer le « streaking » : elle va traverser le stade nu, le corps peint du logo Shy
Telecom. Selon Denis Fraise, le « streaking » est un acte rebelle, « un bras d’honneur à
toutes les limites ». Maud accepte de courir mais après le match, Denis la reçoit très
froidement. La traversée de Maud a été selon lui un échec. Il propose à Maud de se
suicider. Survient alors Fabrice Poulain-Valencienne qui, de son côté, tient cette course
pour un succès et demande à Maud de devenir la mascotte de Shy Telecom et de
l’accompagner dans un tour du monde de événements sportifs. Celle-ci accepte.
Benoit Forgeard, interview
Il y a plusieurs Benoît Forgeard. Pourquoi ?
J’ai plusieurs CV avec des âges différents, cela m’amuse. J’aime avoir plusieurs identités.
Je suis né en 1973 sous le nom de Forgeard mais j’ai d’autres personnages. J’en ai un qui
s’appelle Michel Moisan. Il a réalisé le court métrage : « Le grand manteau ». C’est un
personnage que j’ai inventé avec mon ami Emmanuel Lautréamont. Nous avons fait un
film ensemble et, plutôt que de le cosigner, nous avons inventé ce personnage. Michel
Moisan est un cinéaste maudit qui n’a jamais fait de film mais qui est là depuis toujours.
Il a une vie flamboyante, il est connu et célébré par tous. Fellini l’appelait le maestro.
Nous sommes en train de faire un documentaire sur lui. J’ai également un autre
personnage. Il s’appelle Pascal d'Huez. C’est un chroniqueur cycliste. J’écris sur Internet
(http://sporterotism.blogspot.com/) des chroniques sur le cyclisme, sport pour lequel
j’éprouve une passion sincère. Avec Pascal d'Huez, j’ai aussi un petit groupe. On chante
des chansons et on va bientôt jouer dans Nord dans une exposition autour de l’art et du
sport et du cyclisme en particulier.
Pourquoi ce jeu sur les identités ?
J’aime bien cette idée qu’il y ait des éléments biographiques dont on ne sait plus s’ils ont
existé ou non. Peut-être que lorsque je serai très vieux je ne saurai plus vraiment ce qui
a été vrai ou non…
Tu te mets en scène, apparais en tant qu’acteur dans tes films ?
Je ne joue pas systématiquement dans mes films. Je ne suis pas comédien. Lorsque je
dois interpréter un personnage qui se rapproche de moi, je le fais autrement, je préfère
confier le rôle à quelqu’un d’autre. Par ailleurs, lorsque je joue, j’ai du mal à bien rester
concentré sur la réalisation. Si je sens que le film va être complexe, je préfère rester sur
la réalisation.
Tu as fait tes études à Dreux, ensuite tu es entré à l’école des Beaux Arts de
Rouen…
Avant d’entrer aux Beaux Arts de Rouen, j’ai travaillé à la commission de censure du
CNC. C’était très amusant. Pendant neuf mois j’étais dans les sous sols du fort de bois
d’Arcy, un endroit un peu glauque, je travaillais dans une pièce où il y avait plein de
dossiers sur des films censurés ou non, dossier que je lisais et consultais. Après cette
expérience, j’ai fait l’école de Beaux Arts pendant cinq ans, puis j’ai enchainé avec l’école
du Fresnoy, le Studio national des arts contemporains. Aux Beaux Arts je faisais de la
vidéo d’art. Même s’il y avait parfois une dimension narrative, on était encore dans des
productions destinées aux galeries. J’ai réalisé mon premier film « Stève André lors de
ma dernière année au Fresnoy, après quoi j’ai commencé à travailler comme technicien
pour les élèves du Fresnoy, et je profitais de la nuit pour venir tourner Laika Park
clandestinement dans les studios.
Laika park, Stève André tu étais encore du côté de l’art video, de la
performance…
Dans l’univers de l’art contemporain il y avait trop de barrières. Les gens qui débutent
dans l’art contemporain vont tenter de faire des choses qui vont leur apporter du succès
auprès des quelques acteurs décisionnaires. La liberté y est donc tout relative. Après le
Fresnoy, j’ai donc commencé à moins m’amuser dans le cadre de l’art contemporain je
me suis tourné vers la fiction.
Analyse. Amère comédie
La course nue est une comédie, une histoire drôle qui se termine bien : le personnage de
Maud Delmas parvient à faire annuler sa dette et trouve même un emploi stable tandis
que son petit ami, semble-t-il guéri, peut finalement sortir de chez lui et assister aux
matchs de tennis à Roland Garros. Outre cette trajectoire heureuse, le scénario de La
course nue réserve son lot de surprises, déroutant constamment. L’écriture du film est
complètement décalée. Le début du film en témoigne : l’organisme de recherche d’emploi
communique sur l’interdiction faite aux chômeurs de téléphoner dans ses locaux ; le
jeune homme noir est un fin connaisseur de hard rock qui ne peut pas exposer sa peau à
la lumière du soleil ; l’entreprise de téléphonie propose un arrangement à Maud parce
qu’elle est comédienne… Ce début plante un décor réel et néanmoins étrange. Forgeard
tort les clichés. Son penchant pour le comique de situation se double d’une série de jeux
de mots, de malentendus et d’un jeu sur les accidents et les différents registres du
langage.
Bizarre, bizarre !
L’atmosphère de ce film à de quoi déboussoler le spectateur : d’abord par le mystère de
cette étrange proposition de Shy Telecom faite à Maud de courir nue, par le suspense qui
précède la révélation de l’accord proposé à Maud et le fait que le titre désamorce cette
surprise… On pourrait dire à propos de cette comédie qui porte bien son titre qu’elle
procède par dénudation : elle ne cesse de surprendre, détourner, déshabiller pour mieux
révéler. Au-delà des effets de comique pur se révèle un univers banal, grinçant et triste,
un univers quotidien que Maud va décider de quitter. La comédie a souvent pour moteur
des accidents, des chutes, des explosions ; elle décrit et rend compte de la mécanique du
vivant, aussi drôle et tragique soit-elle. Pour bon nombre d’acteurs, le registre comique
est plus difficile à jouer que le tragique, car le comique serait moins naturel à l’homme.
Un comique réussi n’est jamais seulement clownesque ou burlesque. Il doit pouvoir
suggérer toutes les nuances de gris de la vie. Comédie, La course nue réserve une
profonde amertume.
Pas si absurde
Et passée la première impression laissée par le film, celle de la comédie absurde et de
l’effet de surprise, on s’aperçoit que Benoît Forgeard cherche avant tout à décrire le
monde moderne tel qu’il est. Exemple : le nouveau forfait de Shy Telecom s’appelle
« freestyle », tout un programme quand on sait qu’une fois l’engagement contracté il est
bien difficile de résilier un abonnement chez les opérateurs… C’est ce mensonge du
monde (un forfait freestyle qui attache), ce double langage vidé de sa substance, cette
novlangue qui ne veut plus rien dire qui sont épinglés… Ainsi, pour les dirigeants de Shy
Telecom, le streaking est le dernier truc à la mode, un acte révolutionnaire. Ces cadres
parlent de révolution alors qu’il s’agit tout simplement d’une nouvelle manière de
communiquer, de faire du marketing. Bien des musiques, bien des révolutions ont été
ainsi récupérées par le marché. Che Guevara est devenu une icône reproduite sur des Tshirts… Le capitalisme, incarné ici par Shy Telecom, s’approprie, digère et récupère la
révolte. A travers ce court métrage, Forgeard nous plonge dans un univers étrange
dominé par le spectacle et le simulacre, une société où chacun joue un rôle, où les cadres
d’une société se prennent pour les nouveaux Che Guevara et où une comédienne choisit
de jouer le surfeur d’argent plutôt que de répéter du Tchekhov.
Analyse de plan(s)
De 00:00:48 à 00:01:30
Dès les trois premiers plans du film, Benoît Forgeard met en scène une fiction qui met
elle-même en scène une autre fiction. Cette mise en abîme du cinéma peut paraître un
clin d’œil de la part d’un artiste qui parle de son art, mais on s’aperçoit que ces plans
initiaux, tel un prologue, annoncent et illustrent la thématique du simulacre, chère à un
réalisateur qui questionne sans cesse le réel et ses apparences.
La course nue commence par 3 plans très découpés. Le début du premier plan situe
l’action. Quoi de plus clair et de plus direct qu’une pancarte pour situer l’action ?
L’objectif bascule ensuite pour proposer une vue d’ensemble de ce qui se situe sous la
pancarte. Il s’agit de la voix d’un metteur en scène qui donne ses directives. Benoît
Forgeard ne laisse planer aucun doute quant à la nature de la scène que nous voyons.
Nous savons immédiatement qu’il s’agit du tournage d’une publicité ou d’un spot destiné
à l’agence pour l’emploi.
En premier lieu, cet incipit occupe donc une fonction informative : elle nous présente le
personnage principal au travail. Nombreux sont les films où les personnages, pour
commencer à prendre de l’épaisseur, sont filmés sur leur lieu de travail puis chez eux ou
inversement.
Carton : Pastiche
Mais cet incipit dépasse cette seule fonction informative : cette publicité qui pastiche ce
qui se faisait et se fait encore parfois à la télévision est mise en scène de façon
doucement parodique. Les couleurs pales des caractères « espace emploi » évoquent,
sans équivoque possible, celle de « Pôle emploi ». Les dialogues sont ridicules à force de
banalité. Le jeu du jeune homme est légèrement hésitant et tout à fait inexpressif. Tous
ces éléments vont dans le sens de la parodie, mais le décalage est si léger qu’il rend la
scène étrange et peut désorienter le spectateur. L’invisibilité du metteur en scène, qui
reste hors-champ, et le surgissement de Maud par le bas de l’écran peuvent également
être source d’inconfort. Dès le début du film, le ton étrange et comique du film est donc
donné.
Carton : Satire
Par ailleurs, ce pastiche raille les travers d’une société et de ses structures sociales qui
ne remplissent plus vraiment leur fonction.
La mise en scène met en évidence le rapport de force entre les personnages au moyen
d’un simple champ / contre champ, Le jeune cadre apparaît de face dans deux plans
contre un seul pour la chômeuse. Cette dernière n’est pas à son avantage : sur la
défensive, énervée, elle montre son téléphone d’un geste presque ridicule. Au contraire,
le jeune cadre, plus grand qu’elle, impose son calme. Il sort ainsi doublement vainqueur
de ce face-à-face. Vainqueur dans le combat des images, puisque la scène se finit sur lui,
seul dans le champ en plan rapproché, la chômeuse s’étant exclut elle-même du cadre.
Vainqueur ensuite dans le combat verbal, puisque c’est lui qui a le dernier mot et fait
régner l’ordre. Forgeard donne finalement à voir autant un pastiche d’un spot publicitaire
qu’un pastiche de joute politique.
De manière légère, empruntant les chemins du pastiche, Forgeard décrit en trois plans
une société où l’expulsion et l’exclusion des autres devient une vertu. Lorsqu’on découvre
Maud chez elle, appuyée contre un mur, son personnage contraste avec les premiers
plans. Comme si contre ce mur, ayant perdu sa fragile combativité, elle se résignait au
rôle qu’elle a joué pour une agence qui embauche à temps partiel des chômeurs comme
elle, pour en donner une image négative. Etre acteur, c’est interpréter un rôle imposé, en
faisant siens les mots des autres. Mais quelles limites l’acteur doit-il se fixer ?
Benoît Forgeard utilise ainsi la mise en abyme pour mettre en question le rôle social que
chacun doit jouer pour gagner sa vie, parfois contre son propre intérêt, et sous la
direction d’invisibles metteurs en scène.
Analyse de séquence : « C’est pas banal, hein ? »
La séquence centrale, lorsque Maud rencontre les cadres de Shy Telecom est la séquence
cruciale du film. On assiste d’abord à une rencontre entre ces personnages puis à une
révélation, les deux acolytes de Shy Telecom finissant par proposer à Maud de pratiquer
le streaking en échange de l’annulation de sa dette. La pratique du streaking, qui
consiste à perturber un événement sportif en traversant le stade nu, existe vraiment.
Mais la proposition des cadres de Shy Telecom est des plus étranges : elle est à la fois
sympathique et surprenante, un peu folle, surtout venant d’une entreprise s’appelant
« Shy telecom », qu’on peut traduire par « télécommunication timide ». Comme l’illustre
cette utilisation du streaking dans un contexte inattendu, toute la séquence joue ainsi à
décaler un réalisme de surface.
La séquence semble filmée dans une espèce de no man’s land du travail, un espace
transitoire qui correspond idéologiquement à l’esprit de l’entreprise, qui affirme ne pas
être « une entreprise à-la-papa ». Il n’y a pas de place prédéfinie d’un côté ou de l’autre
du bureau, et d’ailleurs il n’y a pas de bureau du tout. Nous nous trouvons dans un
couloir indéfini et flexible, qui devient une salle de projection puis se transforme encore
pour devenir un espace cocktail.
Les éléments du décor sont réalistes et banals : photocopieuse, store vénitiens, néons
qui tremble à l’allumage : nous sommes bien dans un des ces immeubles modernes,
anonymes et universels. Ces décors contemporains ultra épurés paraissent à la fois
télévisuels et presque virtuels. Dans son film L’Antivirus, Forgeard travaille à l’excès cet
aspect « anonyme-universel » des décors en les réalisant et les dessinant lui-même en
3D sur ordinateur. Comme si les films de Forgeard prenaient corps dans une réalité plus
virtuelle que réelle, à l’image des jeux ou des espaces d’échanges sociaux qui existent
sur Internet.
Réalité voilée
Inventive et libre, la mise en scène de Benoît Forgeard contribue à mettre en question le
réalisme apparent des décors, en jouant sur la coupe et la découpe, le montré et le
caché. L’extrait commence par un gros plan sur le dos de Denis Fraise, qui obstrue la
vision avant de se retirer, dévoilant un nouvel espace. On découvre alors Maud et Fabrice
Poulain-Valencienne, mais ce-dernier se reflète sur la vitre, avant d’entrer véritablement
dans le champ. Ensuite, le passage d’une diapositive à l’autre, comme les va-et-vient de
Fraise qui passe plusieurs fois devant la caméra, plonge le décor dans l’obscurité, voire le
noir total.
Ces jeux sur l’obscurité et le dévoilement donne un côté mystérieux, voire inquiétant aux
décors et à la situation. Le spectateur est mis dans la position de Maud, qui se demande
où les deux hommes veulent en venir.
L’étrangeté de la séquence vient aussi de la différence de jeu entre les trois comédiens,
du plus réaliste au plus artificiel. Maud est interprétée de façon assez naturaliste ; le
directeur d’agence est plutôt caricatural ; quant à Fraise, sa voix, sa gestuelle et ses
dialogues semblent venir de nulle part.
Satire ou thriller ?
L’inconfort du spectateur vient donc de ce qu’il se trouve face à un film non identifié, qui
mêle différents types de jeu, et qui semble appartenir à différents genres.
Comme dans un thriller, Maud est prise dans les mailles du filet, elle est mise dos au mur
par ses ennemis de l’entreprise. La scène de projection de diapositives évoque des
séquences de films policiers ou d’aventure, comme quand on explique à James Bond les
tenants et aboutissants de sa nouvelle mission. Mais le thriller ici est comme renversé :
Maud choisira finalement de partir vivre et travailler aux cotés de ses ennemis.
A ce côté thriller s’ajoute une dimension de critique sociale, Forgeard ironisant sur
l’hypocrisie de l’entreprise, quand Fraise demande violemment à Maud de se lever devant
le directeur, juste après avoir affirmé que chez Shy Telecom tout le monde est à égalité.
Mais le cinéma de Forgeard n’épouse pas une logique d’oppositions tranchées entre le
bien et le mal. Dans le spot inaugural du prologue on trouvait bien d’un côté les gentils,
de l’autre les méchants. Mais il s’agissait d’un pastiche de la réalité. Ici on apprend que
Fraise a été comédien, comme Maud. Par ailleurs l’apparence de Poulain-Valencienne et
le jeu du comédien qui l’incarne, rendent ce directeur d’agence peu crédible et donc peu
inquiétant. D’ailleurs, Maud accepte volontiers la proposition de Shy Telecom, qui ne la
choque pas du tout (« si ça peut vous dépanner »).
A la fin de la séquence, l’opposition entre Maud et ses créanciers laisse ainsi place à un
plan de groupe, la jeune femme ayant intégré l’équipe et le projet de Shy telecom.
Qu’est-ce qui fait rire ?
Ce sont surtout les différents glissements comiques qui désamorcent en partie
l’inquiétude liée à la situation à laquelle doit faire face le personnage de Maud. Le
comique vient d’abord des dialogues : quand Maud parle d’une pièce sur l’euthanasie,
Fraise entend la Tunisie. Quand Poulain Valencienne et Fraise posent à Maud une série de
questions étranges, ils le font avec un sérieux excessif qui prête à rire. C’est aussi l’excès
qui fait rire lors de l’envolée soudaine de Fraise sur l’aspect subversif du streaking.
Il est cependant difficile de décrypter les mécanismes comiques de cette séquence. La
superposition des tons et des genres est en effet si originale que le rire proposé ne peut
pas être aussi évident et universel que dans des comédies jouant sur des ressorts plus
habituels.
Etude transversale : l’entreprise, le nouveau western
Hier, le western montrait l’homme à la conquête de l’ouest, s’appropriant des terres,
définissant les frontières.
Aujourd’hui l’homme moderne au cinéma se débat à l’intérieur d’un espace clos :
l’entreprise. Costumes cravates, couloirs éclairés au néon, décors parsemés de plantes
vertes factices, l'entreprise est devenue un décor récurent au cinéma. Ce sont ces lieux
impropres à l’art, souvent laids ou anonymes, que traversent, renversent, transgressent
ou réinventent les courts métrages de Gilles Charmant, Benoît Forgeard ou encore
Thomas Oberlies et Matthias Vogel.
À travers La Prévention de l'usure, Gilles Charmant campe un univers où l’entreprise
organise l’espace et la vie du couple de Marie et Pierre. Marie constate que le désir de
Pierre s’est évanoui. Elle considère que Pierre est « usé » et lui demande de revenir à la
maison avec un homme souple pour réveiller leur couple. Après la première séquence,
Marie et Pierre apparaissent chacun sur leur lieu de travail : des espaces d’uniformisation
et de mécanisation (cf. la ressemblance entre les nageurs, les uniformes portés par les
ouvriers) délimités par des règles, des chaînes, des lignes. Néanmoins l’entreprise n’est
pas vécue comme un décor dramatique, bien au contraire. Elle est le lieu des
confidences, de l’intimité, de la sensualité, voire même d’expression personnelle (cf. les
modes d’emploi écrits par Pierre), de chorégraphies inédites et musicales, évoluant selon
les individus. La crise conjugale déborde sur le travail effectué par Pierre. A son travail,
Pierre est également en panne d’inspiration. Usé, il reçoit un premier avertissement.
Moralité : du lit à l’usine ou de l’usine au lit il n’y a qu’un pas. Il convient de savoir faire
chanter l’un et l’autre sans quoi le quotidien sera rigide et uniforme.
A travers La Course nue, Benoît Forgeard dessine l’entreprise à l’ère contemporaine,
commandée par des sociétés virtuelles. Shy Telecom est une entreprise faite de bureaux
anonymes qui « n’existent pas vraiment », de couloirs et d’espaces de transition… Denis
Fraise et Fabrice Poulain-Valencienne, les représentants de Shy Telecom, ont des noms
ridicules et pompeux. Créanciers envers qui Maud a une dette, ils sont chargés de
récupérer leur argent. Mais loin d’être stigmatisés comme des méchants, ils vont paraître
sous différentes facettes : ridicules, distingués, enthousiastes, pour devenir finalement
des proches, des amis de l’héroïne. Maud, libérée de toutes contraintes, finit par choisir
de quitter sa vie d’artiste et d’emprunter la voie royale de l’entreprise qui fait d’elle un
super-héros moderne. Forgeard a l’art de renverser les attentes et de tordre les clichés.
C’est par l’humour décalé qu’il décrit les nouvelles luttes des classes.
Plein Emploi de Thomas Oberlies est un docu-fiction futuriste où l’avenir ressemble
doublement à un film d’horreur. Dans l’espoir de trouver un emploi, les jeunes assistent
des personnes âgées dans l’accomplissement de leurs tâches (la retraite n’existe bien
évidemment plus). Dans un premier temps, Plein Emploi décrit un monde salarié auquel
« le jeune » a accès sur le mode du viager. Dans la deuxième partie, le jeune Miro
assiste un chasseur de zombies, en attendant que celui-ci ne meure. Il apprend donc à
tuer pour sauver sa peau, sa place… Le cinéma de genre permet lui aussi de décrire les
tourments et les violences du monde du travail d’aujourd’hui, il a un réel pouvoir de
subversion : c’est souvent en passant par les codes du film d’horreur que les cinéastes
américains, par exemple, ont su le mieux critiquer leur société.
Donald James
ATELIERS
Faux semblant
S’il est manifeste que le travail sur les différents paramètres de l’image (cadre, échelle
de plan, champ/hors-champ, couleurs, lumière…) soit générateur de sens, la stylisation
du jeu des comédiens est sur ce point un élément plus problématique puisque se joue sur
lui une part importante de la réception du film par le spectateur.
En effet, un simple écart quant à l’appréciation courante de ce qu’est une diction « juste
» peut créer un effet d’étrangeté voire de distanciation qui est parfois rédhibitoire quant
à la « croyance » que le spectateur accorde au film. S’appuyant inconsciemment sur
l’origine documentaire du cinématographe, la majeure partie des films produits propose
une interprétation des comédiens de type naturaliste et instaure avec le spectateur un
contrat de type réaliste.
Quelques cinéastes pourtant, tels que Robert Bresson, Jean Eustache ou actuellement
Eugène Green, Bruno Dumont et Valérie Mrejen, conduisent leurs interprètes à imprimer
des sonorités et un rythme particuliers à leur diction, pour leur donner ainsi une autre
qualité de présence à l’écran. Le projet esthétique que ce geste traduit n’est pas
uniforme, il peut s’agir d’une volonté de casser l’indentification pour souligner le fait que
le film est avant tout une création artificielle, ou d’un désir d’outrepasser la
psychologisation du jeu et des intentions des personnages, pour saisir une vérité plus
profonde des êtres. Ces choix, forts et inhabituels, nous invitent à reconsidérer la place
du comédien dans la fabrique du sens.
On pourra revenir sur la réaction des élèves au visionnage de ces extraits. Que
provoquent les choix de directeur d’acteur quant à la réception du film ?
On retrouve chez Benoît Forgeard une volonté similaire qu’il peut être intéressant de
questionner. Car si l’interprétation des comédiens, leur diction, l’accent donné à tel ou tel
mot de toute évidence insignifiant (« Par RIB ? par RIB ! ») est l’un des moteurs du
comique développé par le film, on peut aussi voir poindre derrière ces choix un des
multiples masques qui émaillent le film.
On pourra revenir à ce propos sur la dernière scène du film (17:44 à 18:28) entre Sonny
et son ami Bouba et chercher à travers la froide neutralité de leur échange à définir ce
qui s’y joue réellement. Derrière un happy-end affiché, le couple n’a-t-il pas au final
disparu, Maud n’étant plus qu’une image fugitive pour Sonny ? L’acceptation de cet état
de fait – la disparition de l’être au profit du paraître - à l’image de la renonciation sans
état d’âme de Maud à son projet personnel, ne trahit-il pas une déshumanisation que la
direction d’acteur de Benoît Forgeard ne fait que mettre en évidence ?
Ce que parler veut dire
La Course nue nous présente le parcours d’une jeune femme qui ambitionne de devenir
comédienne et qui en vient à sacrifier son art sur l’autel de la publicité, suivant en cela
les traces du personnage de Denis Fraise, avouant lui aussi, au détour d’une phrase,
avoir commencé par le théâtre avant d’en venir au marketing.
Près de 40 ans après la publication de La Société du spectacle de Guy Debord, le film de
Benoit Forgeard réaffirme ainsi en sourdine que « la culture, devenue intégralement
marchandise, doit aussi devenir la marchandise vedette de la société spectaculaire ».
On peut cerner l’actualité de l’assertion à l’heure où les termes art et produit culturel
sont devenus interchangeables, où un Ben, s’affichant dans le même temps dans les
galeries et sur des encarts publicitaires, peut affirmer être « un cocktail, un peu
Duchamp, un peu dada, un peu marketing ».
On pourra à ce titre se référer à l’oscarisé Logorama, et revenir sur le Pop Art
notamment en évoquant les liens que l’expression artistique a noués avec la réclame
faisant ainsi état du fait que « la publicité est devenue le cœur de la culture populaire et
même son véritable prototype » selon les termes de l’historien américain Daniel J.
Boorstin.
On pourra aussi prolonger la réflexion en faisant le parallèle entre le discours tenu par
Denis Fraise et Fabrice Poulain-Valencienne à Maud et le fait que les publicitaires se sont
peu à peu emparés du vocable et des icônes de la révolte, mimant le geste de l’artiste ou
du militant contestataire visant à une transformation radicale des réalités.
Cette (im)posture est autant liée à la volonté d’exister aux yeux d’un « cœur de cible »
adolescent et volontiers rebelle qu’à la dialectique maligne de l’être (différent) et de
l’avoir (la même chose que le voisin) sur laquelle fonctionne toute publicité. Elle amène
progressivement à vider le langage de tout contenu, participant de ce fait à la
dépolitisation des individus et à réitérer la servitude volontaire chère à Etienne de la
Boétie.
Il sera à ce titre intéressant d’interroger la contradiction entre les affiches d’inspiration
anarchiste qui ornent l’appartement de Maud et le fait que celle-ci accepte sans mot la
proposition censément révolutionnaire et dérangeante de Shy Telecom et de revenir sur
les diapositives présentées par Denis Fraise.
Nous sommes là au cœur du dispositif de Benoit Forgeard, celui-ci se jouant des postures
et interrogeant sans cesse ce qui se cache derrière les masques, surtout lorsqu’on
prétend à la plus parfaite mise à nu.
Bartlomiej Woznica

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