hassan ii, tazmamart et la télé française

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hassan ii, tazmamart et la télé française
HASSAN II,
TAZMAMART ET LA
TÉLÉ FRANÇAISE
MONSTRE DE COMMUNICATION,
HASSAN II A TOUJOURS ÉTÉ SOUCIEUX
DE SON IMAGE DANS LES MÉDIAS, A
FORTIORI ÉTRANGERS. POURTANT, DES
JOURNALISTES FRANÇAIS ONT RELEVÉ
LE DÉFI DE MONTRER LA DURE RÉALITÉ
DES ANNÉES DE PLOMB
PAR MARIE PIERRE*
J
Hassan II en
conférence de
presse.
isparaître dans la
machinerie des années
de plomb, destinée
à museler toute
opposition, c’était
être condamné à une
mort réelle ou symbolique : à l’invisibilité,
au silence, à la honte, à l’oubli. Après leur
arrestation, on n’osait plus rien dire des
prisonniers : on ne connaissait même pas
leur lieu de détention – on n’en avait pas
d’image. Il n’était alors pas question de
liberté de la presse marocaine. Mais les
journalistes français (soit qu’ils fussent
attachés historiquement au Maroc, ou que,
récents hérauts des droits de l’homme,
ils cherchassent des causes à défendre)
relevèrent rapidement le défi que leur
lançait ce voile noir posé sur la situation
politique marocaine. Car l’image, pour le
journaliste, c’est la seule vérité, la seule
preuve et, surtout, c’est son métier. Il
fallait donc aller les chercher, ces images
dont le Makhzen cachait soigneusement
l’existence. Il fallait donc parler de ceux qui
n’avaient plus droit au son, ni à l’image.
92 - novembre 2011 - Zamane
Il fallait montrer l’invisible : la fosse où le
Makhzen voulait enterrer ses opposants
ou, mieux, leurs visages. Seulement, la
ténacité des journalistes français venait
parfois mettre à mal un délicat équilibre
diplomatique. Mais elle a aussi permis
de dénouer nombres d’affaires afin que,
pour finir, les Marocains puissent enfin se
ressaisir de leur histoire.
skhirat, la seule image
des années de plomb
La période de répression proprement
dite, celle des disparitions mystérieuses
et de l’espionnite, les médias français
semblent encore l’ignorer. Peut-être
étaient-ils trop accaparés eux-mêmes par
les combats pour une ORTF libérée de la
mainmise gaullienne. Les seules images
témoignant de cette période – mais elles
sont accompagnées d’un commentaire
neutre –, ce sont ces quelques brefs plans
muets, flous et tremblotants, filmés par
des caméras marocaines et rediffusés au JT
d’Antenne 2 le 1er mars 1972 : les condamnés
de Skhirat, gisant au sol, en treillis, les
mains ligotées par d’épaisses ceintures de
cuir. Ils viennent d’être condamnés à trois
ans de prison et ne sortiront du mouroir de
Tazmamart, pour les plus chanceux, que
vingt ans plus tard.
bernard Langlois engage
un bras de fer avec le makhzen
Il faut attendre encore dix ans pour que le
journalisme de combat français s’engage au
Maroc. L’arrivée au pouvoir de Mitterrand
a sans doute aidé à délier les langues de
gauche. Mais surtout, en 1983, le nouveau
président français rend visite à Hassan II, à
Rabat, et le royaume se trouve projeté sous
les feux médiatiques. Il faut certes glorifier
l’accueil du Maroc et de son roi, mais les
journalistes entendent également profiter
de cette porte d’entrée dans ce qui est
encore une dictature pour montrer l’envers
du décor. C’est le commencement d’un bras
de fer d’une dizaine d’années entre Hassan
II, la police marocaine et le journalisme
d’investigation français.
En 1983, la bataille médiatique se
cristallise autour d’un personnage :
© AFP
Hassan ii demande À miTTerrand d’annuLer
La diffusion d’un reporTage Tourné dans Les prisons du maroc
Bernard Langlois. Il vient de créer une
émission hebdomadaire sur France 2,
Résistances, où il passe en revue tous les
pays du monde où les droits de l’homme
sont bafoués. Ainsi avait-il programmé
pour le 27 janvier 1983 un reportage sur
les prisonniers politiques tourné dans les
geôles marocaines. Cependant, comme il le
relate dans ses mémoires (Résistances, La
Découverte, 1987), Hassan II entreprend
tout un chantage politique indirect pour
en éviter la diffusion. Peu de temps avant
de le recevoir à Rabat, il fait savoir à
Mitterrand qu’il prendrait comme une
offense personnelle la diffusion de ce
reportage. Il allie le chantage diplomatique
au chantage affectif, auquel les familles des
prisonniers interrogés seront évidemment
sensibles : en cas de diffusion du reportage,
la question des prisonniers politiques
marocains ne sera pas abordée entre
les deux chefs d’Etat et le processus de
libération sera stoppé. Antenne 2 hésite,
consulte les familles, puis plie.
Mais la victoire de Hassan II n’est que
partielle. Le président de la chaîne se
rend personnellement sur le plateau de
Résistances pour expliquer les raisons de
cette autocensure. Il annonce, en accord
avec Bernard Langlois et les familles,
qu’Antenne 2 attendra les libérations
annoncées pour la Fête du trône : si
aucune libération n’a lieu, le reportage
sera diffusé. Mais le bras de fer n’est pas
terminé. Le Matin du Sahara riposte par
un violent pamphlet intitulé « Intoxication
et provocation ». Il dénonce un « lobby
anti-marocain [...], un certain Langlois,
spécialiste de la diffamation, [...] une véritable
conjuration […] un plan bien orchestré
[…] une honteuse déchéance et une sordide
machination, […] l’expression d’une véritable
guerre psychologique déchaînée contre nous ».
La tension médiatique et diplomatique
entre la France et le Maroc est à
son comble.
Pour finir, le sujet
initialement supprimé,
« Maroc : prisons », passe le
13 mars 1983 dans Dimanche
Magazine, sur Antenne 2. Le
sujet s’ouvre sur une image du
pénitencier de Kénitra, vu de loin,
perché sur sa colline. Un officiel déclare :
« Nous n’avons pas de prisonniers politiques »,
« [il n’y a] pas de torture ». On nous montre
ensuite les photographies des détenus,
leurs pieds abimés, leurs corps souffrants.
Mais surtout, on nous fait entendre, volées
au moyen de micros cachés dans la prison,
leurs voix d’outre-tombe.
Bernard Langlois n’entend pas se laisser
intimider. Il diffuse, le 24 février 1983,
un autre sujet, « L’affaire Manouzi »,
qui retrace l’histoire de ce militant
et de sa disparition mystérieuse. Et
J
Procès des soldats
impliqués dans le coup
d’Etat de Skhirat.
pour symboliser cette période aveugle,
ces quinze années de répression, le
journalisme français ne dispose que d’une
seule image d’archive : celle des insurgés
de Skhirat. Et peu importe si cette image
n’a rien à voir avec le destin de Manouzi
car, en 1983, l’histoire des années de plomb
est encore confuse. En témoigne cette piste
désertique, jaune et floue que le journaliste
filme en caméra cachée pour conclure. Il
cherche « Tazmamart », dont le nom
secret lui a été glissé à l’oreille,
et où il croit pouvoir trouver
Manouzi. Mais un soldat
des FAR l’empêche d’aller
plus loin. Jusqu’en 2000,
cette grande plaine jaune et
brûlante, ces baraquements
militaires à l’horizon auront été
les seules images de Tazmamart à
avoir filtré. Une image où l’on ne voit rien,
tournée aux frontières de l’irreprésentable,
hors du monde.
anne sinclair au corps à corps
avec Hassan ii
Le contentieux entre Hassan II et les
médias français prend d’autres formes. Le
roi apparaît régulièrement à la télévision
française, lors de longues interviews
menées par la vedette de l’époque, Anne
Sinclair. A chaque fois, par son large
sourire, son calme olympien et ses
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paroles mielleuses, le roi semble
chercher à apaiser et mettre au défi
la journaliste. Ainsi, le 26 janvier 1985, sur
Antenne 2, il invite, avec une apparente
bonne foi, tous les journalistes français, et
Anne Sinclair au premier chef, à venir voir
comment se portent les détenus dont on
fait si grand cas en France. Les journalistes
français ne sont évidemment pas dupes,
car ils connaissent la surveillance policière
dont ils sont l’objet au Maro c. Mais Anne
Sinclair, en dépit de son ironie et de ses
questions orientées, ne peut avoir le
dernier mot.
C’est huit ans plus tard, le 16 mai
1993, lors de l’émission Sept sur sept
que Hassan II livrera à Anne Sinclair,
avec cette même désarmante mauvaise
foi, son mot le plus célèbre. Les temps
ont changé et la journaliste, toujours
décidée à lui faire cracher le morceau,
a de nouvelles armes en sa possession :
en l’occurrence, un rapport d’Amnesty
international. Mais Hassan II se défend
farouchement : « Qu’Amnesty vienne le
prouver ! », « il n’y avait pas de torture ! » et,
de toute façon, « Tazmamart a été rasé » car
J
© AFP
Ahmed Marzouki (2e à g.),
auteur deTazmamart Cellule 10,
pose avec ses codétenus.
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« cette vieille bâtisse » n’avait plus de raison
d’être. Si le roi reconnaît implicitement
l’existence de l’un des bagnes du Maroc
(et, indirectement, qu’il a effacé toutes les
preuves matérielles de son existence !), il ne
se rend pas sur tous les fronts. L’existence
du dernier grand bagne marocain, Kalaât
M’Gouna, est doucereusement niée par
le souverain : Kalaât M’Gouna, « c’est un
centre de tourisme. De tourisme, Madame ! »,
« Kalaât M’Gouna, c’est la capitale des
roses ». Et de conclure, un peu gêné : « Ils
connaissent mal la géographie du Maroc »…
La médiatisation massive
de Tazmamart
Dans les années 1990, le roi ne se défend
presque plus que pour la forme. Amnesty
international n’est pas la seule à avoir élevé
la voix. Les témoignages, les visages des
disparus, les images des lieux invisibles
commencent à abonder. L’opinion française
s’est d’abord émue pour Fatéma Oufkir et
ses enfants, puis pour les frères Bourequat
(disparus en 1973, enfermés à Tazmamart
en 1981 et libérés en 1991). Puis c’est la sortie,
en 1990, du livre de Gilles Perrault, Notre
ami le Roi : ses révélations sur Ben Barka,
Oufkir ou Tazmamart sont débattues à
heure de grande audience et jettent un froid
diplomatique entre les deux pays. Mais à
la fin des années 1980, ce qui agite surtout
les médias français et rend les dénégations
du roi peu crédibles, ce sont les campagnes
de Christine Daure-Serfaty en faveur des
Tazmamartiens, et d’Abraham Serfaty en
particulier. Dès 1988, la voix de ce dernier
se fait entendre sur France Culture. Mais
surtout, sa libération, en 1991, ainsi que son
installation en France sont massivement
couvertes, ce qui rend à nouveau manifeste
l’éternel contentieux entre les médias
français et le Makhzen. Le 21 juillet 1991,
Hassan II n’hésite pas à se déplacer en
France pour y déclarer, au 20 heures de
TF1, que « les témoignages ne valent que pour
les témoins ». Il s’agit d’une attaque directe
contre Abraham et Christine Serfaty, et les
déclarations qu’ils délivrent à la télévision
française depuis quelques jours. Hassan II
ne reculera jamais.
Avec la libération d’Abraham Serfaty,
c’est surtout l’horreur de Tazmamart qui
tombe massivement sur le tapis médiatique
français. Le regard des journalistes est
toujours investigateur et combattant : il
s’agit, encore, de mettre des images sur
des lieux interdits, de mettre des voix,
des visages sur les disparus invisibles.
Résistances n’est pas en reste et diffuse,
le 5 janvier 1991, deux reportages sur le
Maroc. Le sujet égrène des plans conformes
J
Il a fallu attendre
l’année 2000 pour
découvrir la première
image télévisée de
Tazmamart.
© AFP
à l’unanimisme makhzénien, mais le
commentaire reste libre et objectif : il
précise en particulier que ces images «
cartes postales » ont été tournées afin
de tromper l’incessant contrôle policier
qui encadre le tournage. Il ne reste aux
journalistes que la caméra cachée pour
essayer de dévoiler un envers du décor
de plus en plus connu, mais encore
farouchement dissimulé par la police. Les
mères de disparus s’expriment, l’ensemble
des lieux interdits est nommé (Kénitra,
Tazmamart, Kalaât M’Gouna, Derb Moulay
Chérif), un ancien prisonnier décrit
nom, un nom terrible, dont on parle de
plus en plus, mais qu’on a peine encore à se
représenter. Ainsi, le 13 heures de TF1 du
14 août 1991 consacre un sujet entier à une
photo de Tazmamart.
Le bagne a enfin une image
A la mort du roi Hassan II, en 1999, la
télévision française n’a pas oublié son
vieux contentieux avec le souverain. Les
reportages, les sujets-hommages sont
légion, mais omettent rarement d’évoquer
les « affaires ». En 2000, la télévision
française, que le nom de Tazmamart fascine
l’impossibilité de filmer, d’avoir
de simples images des lieux de détention,
fascine les médias européens
l’irreprésentable (une scène de torture) et
une caméra cachée (après le micro caché
de 1983) est introduite dans la prison de
Kénitra. Il faudra attendre 1992 pour
qu’une caméra de télévision française soit
officiellement autorisée à y pénétrer.
D’une manière générale, cette
impossibilité de filmer, d’avoir de
simples images de ces lieux, et tout
particulièrement de Tazmamart, fascine
les médias européens. Tazmamart est un
toujours, suit attentivement la parution de
Tazmamart Cellule 10, de Ahmed Marzouki,
et ses polémiques avec Tahar Ben Jelloun
(qui fait paraître au même moment Cette
aveuglante absence de lumière). Mais surtout,
le 19/20 de France 3 couvre la même année
un « pèlerinage » à Tazmamart (8 octobre),
mené par les disparus et leur famille. Ce
sont les premières images « claires » du
fameux bagne, même si les « pèlerins »
doivent se contenter de contempler
les bâtiments derrière les barbelés ou
depuis une hauteur. Ce reportage marque
également l’un des derniers sursauts
de la terreur hassanienne. L’équipe de
France 3, quelques heures après avoir
expédié son sujet en France, est mise
en garde-à-vue et sommée de remettre
ses images aux autorités marocaines. Le
Makhzen tolérait-il que Tazmamart fût
connu et raconté dans des mémoires et des
reportages, mais non encore qu’il fût vu ?
Tazmamart devait-il rester un trou dans la
carte du Maroc, un non-lieu ?
De fait, rendre Tazmamart enfin visible
(à la télévision) et presque palpable
(pour les « pèlerins »), c’était faire un
jour symbolique sur une histoire qui
commençait à s’écrire. C’était faire une
croix sur le mystère et la terreur qu’elle
continuait à inspirer. C’était permettre aux
Marocains de mettre des images sur des
souvenirs refoulés et, donc, de se ressaisir
de leur histoire. D’ailleurs, à l’avènement
de Mohammed VI, la télévision française
se fait de moins en moins actrice et
combattante : le relais de la contestation,
de la réflexion et de l’écriture historique
semble avoir été transmis à la presse
marocaine, tout naturellement. w
*Marie Pierre est élève-chercheuse à l’Ecole normale
supérieure de Paris.
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