L`envers du monde - Centre Culturel Coréen

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L`envers du monde - Centre Culturel Coréen
L’envers du monde
Sur le roman de Lee Seung-U Ici comme ailleurs
Le livre de Lee Seung-U fait montre d’une haute ambition : sur la toile de fond d’un
dispositif romanesque épuré surgissent, dans toute leur radicalité, les questions essentielles
posées à l’homme par l’absurde. Cet approfondissement réflexif est ancré dans une tradition
philosophique et littéraire dont le récit porte la trace, convoquant plusieurs références qui
viennent à la fois l’éclairer et révéler l’universalité de ses enjeux. Mais surtout, la profonde
intranquillité inhérente à cette démarche est au cœur même de l’histoire de Yu, laquelle
s’offre au lecteur comme un parcours initiatique. On peut donc lire ce bildungsroman bien
particulier comme une méditation pleine de rebondissements sur le problème du sens de la vie.
Chemin faisant, s’ouvrent des pistes de réflexion qui dessinent par petites touches une figure
singulière, laquelle ne se révèle complètement que dans les dernières pages de l’ouvrage.
Lee Seung-U nous place d’emblée en un lieu de relégation, Sori, où se manifestent
l’hostilité du monde et la méchanceté des êtres. Face à la question du mal, s’ouvre une
perspective romanesque qui explore à la fois la possibilité de la révolte et la tentation d’un
renoncement ascétique au monde. Par-delà l’antithèse entre ces deux termes, cependant, la
destinée de Yu trouve un accomplissement étonnant, qui coïncide avec l’aboutissement
apocalyptique du roman.
Dès les premières phrases, le personnage principal, et avec lui le lecteur, est en butte à
l’agression des éléments : le vent et le sable cinglent, plus tard c’est la pluie qui sans
discontinuer s’abattra sur la contrée, avant qu’un déluge de feu ne vienne clore le drame. Le
décor est planté, et le nom de la ville imaginaire de Sori dit bien, par le jeu de mot avec
l’anglais sorry, qu’elle est un endroit de désolation, fidèle à sa vocation historique de prison.
Cette localité improbable, difficilement situable sur la carte, cul-de-sac au bout du monde,
apparaît presque comme un non-lieu, associant au titre du roman une connotation ironique.
Yu, traité en étranger, voit se brouiller tous ses repères. Ainsi, perdu ou fuyant, il ne cesse de
s’interroger sur le chemin qu’il lui faut suivre. Et alors que son téléphone fonctionnait comme
un instrument de maîtrise relative de l’espace, sa perte vient accroître le sentiment
d’emprisonnement. Au fil de ce récit entrecoupé d’analepses, où l’alternance des jours et des
nuits est parfois incertaine, c’est le temps lui-même qui peu à peu se brouille, comme dans
cette conversation de Yu avec son directeur stupéfait de la durée écoulée depuis son arrivée à
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Sori, dont le lecteur a lui aussi, depuis longtemps, perdu le compte. Au terme de cette
confusion de toutes les marques spatio-temporelles arrive le moment où Yu, comme avant lui
le manager Pak, se retrouve dépouillé de tout lieu d’appartenance et de tout lien avec son
propre passé, sa maison ayant été vendue à son insu.
Par synecdoque, et le titre du roman encore suggère la légitimité d’une telle
généralisation, c’est la misère d’un monde anomique et privé d’humanité que Lee Seung-U
évoque. Les instances d’intégration y apparaissent effroyablement corrodées. Bien loin du
rôle essentiel que lui assignent les sociétés asiatiques traditionnelles, la lignée généalogique
est ici désintégrée. Par exemple, le roman présente en écho l’histoire de Pansik et celle de Noé,
tous deux reniés par leurs pères. Symétriquement, Yu est sans descendance et la fille de Noé
s’est installée dans une école désaffectée, de sorte que l’on croit d’abord l’enfance absolument
absente de cet univers. En fait, elle s’y inscrit mais en creux, toujours lointaine et comme
voilée : c’est une allusion nostalgique au Petit Prince, c’est la photographie d’une petite fille
que l’on glisse dans sa poche sans savoir pourquoi, c’est encore la vision fugitive d’un groupe
de collégiens tourbillonnant dans la poussière, dissimulés par un mur en ruine,
immédiatement associée à l’image d’une façade laide « comme l’épiderme d’un vieillard
atteint d’une maladie de peau ».
Les représentations du couple ne sont pas plus favorables. La mésentente de celui que
forment Yu et sa femme aboutit logiquement à leur séparation, déjà actée au moment où
s’ouvre le récit. Plus subtilement, Lee Seung-U dit l’impossible partage de l’intimité en usant
d’une métaphore originale, celle de la salle de bains où chacun s’isole : lorsque la femme de
Yu le quitte pour la première fois, cette pièce symbolise le poids entre eux des non-dits et de
conventions mortifères ; lors de la première nuit de Yu à Sori, elle signifie le piège dans
lequel il est tombé en laissant venir la jeune prostituée. Inversement, Noé et sa compagne
offrent l’exemple d’une tendresse réciproque, mais ce couple scandaleux car illégitime est
voué à la tragédie après que les amants ont été surpris ensemble, justement, dans les thermes.
Enfin, en une scène grotesque, qui d’une certaine façon répond à la précédente, les squatteurs
ayant jeté leur dévolu sur l’automobile abandonnée de Yu se montrent complices dans une
sensualité hirsute, à laquelle toute hygiène semble avoir été sacrifiée, de sorte qu’ils
apparaissent comme vulgaires et terrifiants, voire monstrueux.
Non seulement la famille semble foncièrement dysfonctionnelle, mais l’entreprise,
autre institution jouant un rôle crucial d’identification et de statut en Extrême-Orient, rejette
les siens et les oublie, comme Yu en fait progressivement l’amère expérience. Par là, le
propos de Lee Seung-U, discrètement, se fait politique. Plus profondément, il dépeint en Sori
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une ville tombée aux mains de malfrats et gangrenée par la corruption, jusqu’aux forces de
police. Sous cette emprise, tous les rapports humains, comparés au contact d’une écaille de
dragon, s’avèrent empreints d’agressivité. Croisant des nouveaux venus au sortir de la grotte
de Noé, Yu adopte lui-même cette posture sadique, entrant à son tour, inévitablement, dans la
chaîne du mal qu’évoque Dostoïevski dans les Carnets de la maison morte, cités plus loin
dans le roman. Les personnalités sont rongées en un avilissement sans fin par l’alcool, par le
jeu, à Sancheon comme à Sori, et par la télévision, nouveau dieu Baal suscitant l’abêtissement
de ses adorateurs. Subséquemment, l’anonymat règne dans ce contexte de matérialisme et
d’asservissement : les sbires de la terreur se présentent par deux, ce qui rogne leur singularité,
paires indissociables contrôlant le véhicule de Yu, peu après son arrivée à Sori, ou l’attendant
dans son bureau pour exercer des manœuvres d’intimidation. Ces couples inquiétants ne sont
d’ailleurs pas sans évoquer les agents venus arrêter Joseph K. ou ceux chargés de l’exécuter,
dans le Procès de Kafka, référence implicite mais évidente.
Incidemment, la fable entre alors en résonance avec l’histoire contemporaine de la
Corée. Le parallèle est explicite quand il est fait mention de la jeunesse de Noé, militant dans
la résistance étudiante contre la dictature de Park Chung-hee. Il est plus cryptique dans
l’allégorie de cette population parquée dans une grotte, condamnée à la famine, mais trouvant
le moyen de survivre. Il n’est toutefois pas interdit d’y voir plus qu’une allusion à la Corée du
Nord, pays carcéral vers lequel Lee Seung-U s’efforce de jeter des passerelles.
À travers la contre-utopie que constitue Sori, c’est le problème de l’absurde et de
l’existence du mal qui se trouve donc posé, ce que Yu qualifie de « diablerie ». L’une des
forces d’Ici comme ailleurs est d’envisager honnêtement, et dans toute leur portée, les deux
attitudes contraires que l’homme peut endosser, une fois posé ce constat : soit il se détourne
du monde, soit il accepte de se confronter à lui en assumant sa révolte.
Au microcosme que nous venons d’évoquer, le roman oppose avec la grotte de Noé un
contre-modèle, en marge de ces marges. Un réseau d’antithèses permet de les caractériser l’un
contre l’autre : alors que, se dirigeant vers la ville à la nuit tombée, Yu se guide sur des
lumières qui s’avèreront trompeuses car tout n’y est que noirceur, la grotte est le lieu d’une
obscurité bienfaisante, finalement éclairée d’un scintillement doux et accueillant. On observe
aussi un parallèle dans la construction des chapitres 8 et 12, le premier se déroulant dans le
café sarcastiquement nommé « le Royaume », centre névralgique de la mainmise des brigands
sur Sori, et le second dans la grotte de Noé. Les deux textes s’ouvrent au milieu d’une
conversation, sur un discours adressé à Yu : « Vous faites pas une mauvaise affaire » dans un
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cas, et dans l’autre « Vous ne pouvez pas m’aider. Je n’ai pas besoin de votre aide. Ça c’est
mon travail ». Suite à quoi un retour en arrière vient expliciter la situation pour nous ramener
à la phrase initiale. La similitude de ces structures circulaires met en exergue un système
d’inversions : familiarité d’une aide factice, cachant un plan destructeur, contre respect de la
personnalité et de l’autonomie de l’individu, trafic misérable contre travail authentiquement
créateur. L’ensemble des oppositions entre les deux mondes, l’« ici » et l’« ailleurs » ne
s’arrête pas là : assemblée bruyante d’anonymes décérébrés contre communauté silencieuse,
concentrée sur sa tâche, absence de repas contre partage de la nourriture, y compris avec un
chien, cauchemars sans trêve contre expérience d’un sommeil enfin réparateur, soulignée à la
fin du chapitre 12 par une anaphore en « Il a dormi » et par une hyperbate suggérant que le
temps et l’espace s’estompent sereinement, là où Sori ne faisait qu’en contracter et en fausser
les perspectives.
Le thème du sommeil est ici crucial, puisque la vie dans la grotte est toute orientée
vers le renoncement au monde, vers une ascèse qui est absentement progressif à la vie des
sens pour entrer dans la mort, elle-même présentée comme un aboutissement de l’ataraxie.
Quand le monde est vu comme négation de l’humanité, l’au-delà peut paradoxalement
apparaître comme le seul lieu où être pleinement : ainsi la serveuse à demi muette du
Royaume ne trouve son nom, Jeong-suk, qu’au moment de rejoindre sa dernière demeure, son
véritable « chez elle », le cercueil qu’elle s’est construit. Ainsi que nous l’apprend le journal
de la fille de Noé, cette secte troglodytique s’est développée sur le modèle des Esséniens, dont
la pensée eschatologique posait aussi, on le sait, les jalons d’une spiritualité distante du lieu de
la présence divine, du temple de Jérusalem. Cette notation n’est pas sans intérêt pour
comprendre le retrait du monde que vit Noé, lequel se distingue en ce qu’il n’est pas à
proprement parler religieux : Dieu n’en est pas seulement éloigné mais tout bonnement absent.
La pratique qu’il établit n’en demeure pas moins dépendante de l’hypothèse d’un
arrière monde, dont elle s’efforce de préparer la voie ici-bas, l’« ailleurs » devenant le seul
« ici ». Bien que la posture de Noé recèle une indubitable majesté, comme l’exprime d’emblée
la comparaison de sa silhouette avec le radical « grand » en écriture chinoise, sa fille refuse
d’admettre une telle dichotomie. Ainsi qu’elle s’en explique à Yu, elle ne veut pas céder à la
tentation de l’ascétisme qu’elle ressent comme une capitulation, alors que la réalité devant
elle est non seulement dénuée de sens mais irrémédiablement vouée à la souffrance. À mesure
qu’il s’y enferre, Yu laisse de manière récurrente éclater sa colère, sa révolte, en jurons
répétés qui telle une affirmation élémentaire de soi suppléent à sa libido éteinte, et même, au
pire moment, en un grand rire tragique. Dans un même mouvement, il prend progressivement
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conscience de son aliénation, comprenant que tout de son existence jusqu’ici a été dicté par
les convenances et les a priori charriés par la société. C’est ainsi qu’avec un certain humour il
commente par contraposée, à rebours de la doxa nihiliste qui s’en est emparée, le propos
célèbre librement tiré des Frères Karamazov : les déterminations multiples et obvies où
l’homme s’enlise ne peuvent être que la preuve de l’existence de Dieu ! De ce point de vue,
l’échec du mariage de Yu reflète le choc de deux personnalités que tout oppose. Là où lui
reste profondément tributaire des usages, elle affirme simplement sa volonté, au mépris des
conventions : le surhomme nietzschéen, bien sûr, est une femme. Les deux thématiques de la
féminité et de la liberté semblent ici étroitement nouées, puisque c’est ensuite au contact de la
fille de Noé que Yu découvre son propre libre-arbitre, sa capacité irréductible à dire non à son
employeur et à quitter Sori. Symboliquement, il prend acte de cette résolution en usant les
entraves figurant sur le dessin d’un oiseau enchaîné.
À ce stade, le jeu d’une interprétation métaphorique d’Ici comme ailleurs nous met sur
la piste d’une réflexion sur le suicide, confortée par la référence à Romain Gary, et ce d’autant
plus que celle-ci mentionne « le droit de ne pas participer [au monde] ». De fait, si Sori est
une image de l’univers, alors prendre la décision de s’en aller revient à faire le choix de se
supprimer. On craint d’ailleurs l’espace de quelques lignes, à la fin du chapitre 22, que la
jeune fille n’ait franchi ce pas fatal. Mais il n’en est rien, la question du suicide n’est ici posée
que secondairement car le propos du roman le porte ailleurs.
Son enjeu majeur, de fait, est bien d’affirmer la possibilité d’un sens de l’existence, en
dépit de l’absurde. C’est d’abord par le langage que cette quête peut être tentée. Cependant la
parole est rétive à notre désir, et le roman abonde en dialogues de sourds, notamment lorsque
Yu échange avec sa femme ou avec la fille de Noé. Même à l’écrit, les mots font défaut,
lorsqu’il souhaite laisser une lettre à sa femme au moment du départ ou rédige une déposition
au commissariat, procès-verbal de son errance qui ne sera jamais lu. Il reste l’exemple de sa
mère, poète à ses heures : là encore, le titre de la plaquette, Appendice, suggère bien son
insuffisance… Mais surtout il reste encore l’épais journal tenu par la fille de Noé, dont on
comprend qu’il a valeur de témoignage face au malheur et, à ce titre, est œuvre de résistance,
objet illusoire et héroïque de notre recherche de signification.
Ce que les personnages tentent plus ou moins maladroitement, la trame romanesque
l’accomplit en fait sur un plan différent. Peu à peu en effet, l’existence de Yu se mue en un
destin, synthèse des épreuves traversées depuis le début de son histoire. Dans les premiers
chapitres, il se cache derrière les mille masques de la mauvaise foi, de la lâcheté et du
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cynisme, soucieux avant tout de ne pas perdre la face. En plusieurs occurrences, le contrechamp subtil des points de vue rend sensible ce maquillage psychologique, en alternant la
vision de Yu et l’interprétation qu’en propose le narrateur qui impitoyablement tente de le
percer à jour. Mais progressivement, ce visage gagne en humanité, à mesure que les éléments
constitutifs de son identité sociale subissent les accrocs occasionnés par ses mésaventures,
notamment dans l’épisode, kafkaïen encore, de la confrontation à la machine bureaucratique
incarnée par une employée de banque. Or sa déchéance ne s’arrête pas là : battu, défiguré,
souillé, dépouillé de tous ses biens il devient enfin lui-même.
Cet itinéraire s’organise autour des chapitres 12 et 13 en une symétrie qui, pour ne pas
être absolument rigoureuse, n’en est pas moins parlante puisqu’elle régit la disposition de
nombreux motifs au sein du roman. Surtout, elle souligne l’évolution du personnage de Yu.
Ainsi à la spirale de l’exclusion vécue à Sori s’oppose l’intégration progressive à la
communauté de la grotte. Dans cette dynamique, la femme de Yu et la fille de Noé voient
d’une certaine façon leurs rôles s’intervertir : après la rupture de son couple, Yu rencontre la
jeune fille dans une chambre de l’auberge de Sori, et c’est l’inverse qui se produit ensuite :
son compagnonnage avec la fille de Noé débouche sur des retrouvailles avec sa femme, dans
cette même auberge.
Par ce parcours initiatique fait d’abord d’humiliation, la figure de Yu acquiert une
dimension christique. Mais la finesse de Lee Seung-U dans l’usage qu’il fait de ce procédé
tient au fait que cette ressemblance n’est d’abord qu’approximative. C’est évident dès le
premier chapitre, avec la citation d’une péricope indubitablement apocryphe : « Le paradis
n’est pas de ce monde, il est dans ton cœur », que Yu veut alors percevoir comme une
consolation. Le parallèle avec Jésus est manifeste au milieu de l’ouvrage, au chapitre 13, au
sortir d’un sommeil tellement réparateur qu’il fait presque figure de résurrection. Les
allusions aux figures vétérotestamentaires de Jonas et de Noé renforcent cette interprétation,
mais elle s’avère être une fausse piste, tant il est vrai que cette étape, certes cruciale, ne
constitue encore qu’un seuil dans l’itinéraire de Yu. De fait, le parallèle, toujours
minutieusement inabouti, se poursuit à au moins deux reprises : dans cette procession
improvisée qu’il constitue avec la fille de Noé, fortement évocatrice d’un chemin de croix, où
il tombe à deux reprises au lieu de trois, et, juste avant que son destin ne s’accomplisse, dans
la référence à la prière de Gethsémani « Reprenez la coupe qui m’est tendue », qu’il aimerait
formuler mais sans s’y résoudre.
Le propos de Lee Seung-U n’est bien sûr pas apologétique, mais littéraire : ces
emprunts sont ici mobilisés pour constituer une figure originale, dont les éléments, tels les
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pièces d’un puzzle dont l’image s’impose à Yu en une illumination soudaine, viennent se
mettre en place au chapitre 24. De même que dans son apprentissage de la liberté, l’exemple
des femmes s’avère essentiel. En effet, la femme de Yu et la fille de Noé se sont toutes deux
montrées capables de partir, sur l’injonction d’un appel téléphonique, pour se mettre au
service d’autrui, la première pour assister Pansik et la seconde pour les funérailles de Jeongsuk. Le fait que ni l’une ni l’autre ne soient nommées dans la fiction suggère que cette
attention à autrui, au mépris de soi-même, leur est une caractéristique essentielle. Alors que le
monde décrit par Ici comme ailleurs excluait l’amour et l’enfance, la femme de Yu montre
pour Pansik la tendresse qu’elle aurait pour un nourrisson : elle lui chante une berceuse et
même procède à sa toilette lorsqu’il se souille, restaurant ainsi par le plus simple des gestes la
possibilité d’une intimité des corps. À l’exemple de cette pietà et fort d’avoir secondé la fille
de Noé lors de la cérémonie funéraire de Jeong-suk, Yu va rencontrer sa destinée en
accueillant l’homme qui a détruit son couple, en lui lavant les pieds, ce qui accomplit sa
dimension christique, en procédant à sa sépulture et en lui donnant le tombeau qu’il vient
d’ériger de ses propres mains.
Par ce geste de charité, Yu surmonte donc l’antithèse entre le refus du monde et le
constat tragique de l’absurde. En un sens, il accomplit à sa mesure la prophétie d’Isaïe citée
dans le journal de la fille de Noé. Surtout, il donne corps au programme qu’ouvrait l’Exil et le
Royaume dans l’œuvre d’Albert Camus, après les cycles de l’absurde et de la révolte, laissé
inabouti en raison de la mort accidentelle de l’écrivain. De même que dans la nouvelle « la
Pierre qui pousse », Yu s’est intégré à une communauté et a porté des pierres, mais lui n’est
pas seulement un Sisyphe heureux : il a mené à terme la construction d’un édifice et surtout
en a fait l’offrande à celui qui aurait pu être son ennemi. Si l’on veut esquisser une
interprétation onomastique, on pourrait à la limite hasarder que, de même que Sori était sorry,
de même Yu est you, voué par son patronyme à recevoir une deuxième personne.
Le roman cependant ne s’achève pas sur l’accomplissement de ce destin. Le chapitre
25 en effet se place à l’échelle cosmique, décrivant une éruption volcanique qui a des allures
de fin du monde. Toute une série de prolepses ont annoncé ce dénouement depuis le début de
l’ouvrage : la rêverie élémentaire qui caractérisait le songe de la poétesse, repris par son fils
qui au sable et au vent ajoute le feu en une « sainte trinité du chaos », complémentaire de
l’eau du déluge, les prophéties de Noé le fou justement, qui dès ses premiers mots annonçait
le cataclysme, ou encore les rougeoiements fantastiques de la montagne, eux aussi placés
symétriquement de part et d’autre de l’épisode de la « résurrection » de Yu. Le déchaînement
des éléments vient conclure et sanctionner une autre histoire, sous-jacente à la première, celle
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du rapport de l’homme à son environnement qui prend ici les traits d’une exploitation sans
frein, dans un monde d’où la végétation a disparu ainsi qu’il était patent dès la première page :
activités minières dans l’histoire de Pansik ou promotion immobilière toujours connotée
négativement, que ce soit chez le père de Noé ou dans l’entreprise de Yu, le Gangsan
Complex Resort, où s’entend le mot « gang ». À cette veine se rattache aussi la manipulation
de virus à laquelle on soupçonne les malfrats devenus maîtres de Sori de s’être livrés. La fable
écologique n’est d’ailleurs pas sans lien avec la trajectoire de Yu : la montagne en était en
effet le témoin privilégié, tour à tour menaçante et accueillante, tandis que les chiens hurlent à
la mort devant cette apocalypse, après que l’animal psychopompe portant le beau nom
d’Origine a accompagné Yu tout au long de son initiation.
De manière plus essentielle encore, les deux histoires s’achèvent sur une perspective
de renaissance. On l’a compris, la résurrection de Yu était factice, mais son geste final donne
lieu à une promesse faite à Pansik « Voilà, vous êtes à l’ouest. Vous verrez le coucher du
soleil. Et son lever aussi ». Le roman s’inscrit d’ailleurs dans un cycle de vingt-cinq chapitres
semblables aux vingt-quatre heures d’une journée, à quoi s’ajoute peut-être une aube nouvelle.
De manière analogue, l’irruption volcanique aboutit à une obscurité totale, comparée, de
même que dans la grotte de Noé, à celle d’avant la création, ce qui peut augurer d’un nouveau
départ, d’autant que les interjections « Mon Dieu ! » qui ont accompagné cette apocalypse
peuvent se lire comme la reconnaissance, enfin, d’une transcendance. Cette perspective de
renaissance, aperçue in extremis au terme du récit et consubstantielle à son message, rappelle,
toujours dans l’Exil et le Royaume, la sobre notation qui conclut le récit « Jonas ou l’artiste au
travail » : « Il guérira ». D’une certaine façon, elle renvoie, au terme d’un roman très
occidental par les références qu’il mobilise, vers le pays du « matin calme ».
Au total, Ici comme ailleurs montre une grande élégance dans le maniement des
symboles et des idées qu’il convoque. Au contraire d’un roman à thèse en effet, ce faisceau
bruissant de signes est ici mis au service de l’approfondissement d’un destin singulier. Dans
cette figure qui se dessine progressivement, les références à Kafka, à Camus, à l’évangile sont
sublimées en une synthèse originale, profondément coréenne aussi par certains de ses thèmes
comme la sensibilité aux questions environnementales ou à l’enfance. Enfin, on l’a parfois
noté, le roman développe une dialectique serrée de l’« ici » et de l’« ailleurs », pleine de sens
en ces temps paradoxaux où la mondialisation, raccourcissant les distances, bien souvent
éloigne les hommes, y compris d’eux-mêmes. En décrivant un cycle personnel et cosmique
8
qui annonce la possibilité d’une résurrection, le livre acquiert une portée à proprement parler
« révolutionnaire » contre la marchandisation du monde et de l’homme.
Alexandre Vincent
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