Cultures, Sociétés et Environnements à

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Cultures, Sociétés et Environnements à
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Cultures, sociétés et environnements
à Vanuatu et dans le Pacifique
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Cultures, sociétés et environnements
à Vanuatu et dans le Pacifique
Sous la direction de
Marc Tabani
et de
Antoine Hochet
PACIFIQUE DIALOGUES
– VKS PRODUCTIONS
Relecture
Caroline Tabani
Photos de couverture
Première de couverture
La femme
© Lisa Abong
Quatrième de couverture
Antoine Hochet & Marc Tabani
© Marc Tabani
Cet ouvrage a été publié grâce au soutien du Secrétariat permanent pour le Pacifique du Ministère des Affaires Etrangères, et
par la convention AUF-Port-Vila et EHESS-Canberra.
Vanuatu National Library Cataloguing-in-Publication Data
Tabani, Marc 1967–
Antoine, Hochet, 1985–
Cultures, sociétés et environnements à Vanuatu et dans le Pacifique
ISBN 978-982-9144-03-4
1. Vanuatu 2. New-Caledonia I. Vanuatu Cultural Centre II. Pacifique Dialogues
995.95
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SOMMAIRE
Préface
Jean Charconnet
Chapitre I. Serge Tcherkézoff
L’ethno-histoire critique
Chapitre II. Bernard Rigo
L’héritage traditionnel en Océanie est-il
un obstacle à la construction démocratique ?
Chapitre III. Marc Tabani
Le carnaval de la coutume : spectacles néo-rituels
à Pentecôte et Tanna (Vanuatu)
Chapitre IV. Bergmans Iati
La pirogue et ses symboles dans les sociétés
des îles du sud du Vanuatu
Chapitre V. Antoine Hochet
Coopération et développement :
une étude du Centre Culturel du Vanuatu
Chapitre VI. Marie Durand
La Maison cuisine à Mere Lava, Vanuatu:
Procédés techniques et efficacité sociale
Chapitre VII. Vincent Lebot et Patricia Siméoni
Cinquante années de recherches sur
les ressources biologiques au Vanouatou
Chapitre VIII. Victor David
Le droit de l’information environnementale,
indicateur de choix
Chapitre IX. Carine David
Le Sénat coutumier de Nouvelle-Calédonie,
une institution en mutation ?
Chapitre X. Caroline Tabani
La femme dans la loi et la coutume, Vanuatu
Epilogue
Ludovic Levasseur
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19
35
51
85
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149
159
175
195
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PREFACE
Lettre aux lecteurs
Jean CHARCONNET1
Chers Amis, Chers Collègues,
Lorsque les directeurs de ces actes m’ont demandé d’écrire une
préface scientifique, je m'en suis évidemment senti honoré, et très
heureux de pouvoir apporter quelques lignes à cet ouvrage, d’une
importance fondatrice pour la recherche au Vanuatu. Puis un
autre sentiment a fait place à ce premier : qui étais-je donc pour
pouvoir inscrire quelques mots en préface à ceux de ces
scientifiques, anthropologues, historiens, sociologues, juristes,
qui avaient consacré une vie de recherche au Vanuatu, passé des
années sur le terrain et connaissaient à l'évidence bien mieux que
moi tous les rouages secrets, les représentations, l’histoire et la
kastom du Vanuatu. J'avais été frappé au cours d'une cérémonie
de remise de cadeaux par des Néo-calédoniens à des Vanuatais,
qui les accueillaient à l'école Centre-ville de Port-Vila2. Cette
offrande était empreinte d'une grande modestie, d'une totale
absence de prétention, et m’a fait comprendre cette délicatesse
mélanésienne qui donne à l'interlocuteur le premier rôle. Je me
sens proche de ce sentiment d'être humble et d'avoir encore
beaucoup à apprendre de mes frères du Vanuatu, avec qui j'ai
partagé une grande proximité, au moins dans les derniers mois
que j'ai passé dans cet archipel.
Vous l'avez compris, le ton de ces quelques lignes sera très
personnel, loin probablement des exigences d'un article
scientifique et ne se pliera guère aux contraintes du genre. Je ne
Maître de Conférences en Linguistique, Université Paris 8.
Attaché de coopération éducative à l'Ambassade de France au Vanuatu (20092012)
Coordonnateur des projets pour la région Asie-Pacifique, Bureau Asie Pacifique
de l'AUF, Hanoi.
2 Mes salutations au passage au Directeur de l'école Centre-Ville de cette
période, Donald Serel, avec qui nous avons partagé ensuite d'excellents
moments lors de l’attribution du terrain de la Résidence de l'ancien gouverneur
français du condominium à l'école Centre-ville. Cette soirée passée dans les
ruines de la résidence restera dans nos mémoires.
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sépare guère ma vie de mes travaux scientifiques et même si j’ai
pendant un temps sacrifié aux exigences de l'écriture scientifique,
il est temps maintenant de penser de façon indépendante, loin
des carcans des publications modélisées par la technoscience.
Vous le savez, la science est un ensemble de discours, une
construction qui tente d'effacer son côté argumentatif, mais bien
évidemment ne peut y réussir3. Il me semble avoir montré cela
dans un de mes précédents ouvrages, Analogie et logique
naturelle4, en travaillant sur les structures du raisonnement
scientifique. La réhabilitation de l'analogie, comme raisonnement
fondamental dans la découverte scientifique, puis fondement de
la construction des catégories qui vont servir au raisonnement
déductif, y est je pense assez bien montrée, après d'autres
travaux majeurs comme ceux de Vincent de Coorebyter5. Je
reviendrai sur ce point et sur les travaux préliminaires qui m'ont
conduit à démonter pièce par pièce la rhétorique d'Aristote 6, qui
est un des principaux fondements de la pensée occidentale.
Contrairement à ce qu'il peut sembler, nous ne sommes pas loin
de notre sujet : La philosophie d''Aristote est le point de départ de
la rationalité et de toute la pensée rationnelle encore en vigueur
en Europe, et qui s'est diffusée dans le monde à travers les
traductions de ses œuvres en arabe vers l’Afrique, en latin vers
l’occident et le nouveau monde. Cette pensée jusqu'à un passé
très récent n’a pas touché la Mélanésie, et c'est ce qui fait son
altérité et donc son charme. Comme l'écrit Serge Tcherkézoff dans
cet ouvrage :
En Océanie, ce qui prévaut, c’est l’immanence, la pluralité, le relatif,
voire le relationnel. Les dieux, les ancêtres, les hommes et un espace
géographique entretiennent des liens étroits d’interdépendance. Le
monde est le produit d’une croissance, d’une série de procréations,
pas d’une création (Rigo, 2004b). À ce sujet, le texte hawaiien du
Kumulipo, composé de seize chants, est clair : les dieux
n’apparaissent qu’à mi-parcours, au huitième chant, en même temps
que les hommes. Il y a là une donnée culturelle majeure. Le fond
même des cultures océaniennes, aussi bien polynésiennes que
mélanésiennes, c’est l’idée d’un continuum sacré qui exclut l’idée
Voir notamment Bruno Latour (1995), Isabelle Stengers (1987), Thomas S.
Kuhn (1983).
4 Jean Charconnet (2003).
5 De Coorbyter (1994).
6 Aristote « Rhétorique » une version pdf (ça n'existait pas au temps de ce cher
Aristote mais au Vanuatu ce sera plus pratique) se trouve au :
http://www.ecolederhetorique.com/download/pdf/Aristote-Rhetorique.pdf
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même d’un pouvoir centralisateur, exclusif, absolu. (Tcherkezoff, ce
volume, chapitre premier)
Cette citation résume de façon lumineuse l'altérité de l'Océanie
par rapport à d'autres cultures. Ce continuum, cette résistance à
l’idée d'un pouvoir centralisateur et absolu, ce mode de décision
consensuel et cette importance du relationnel, on peut encore les
vivre et les sentir au Vanuatu. Une autre citation de notre volume
entre en écho de celle-ci, formulée par Ludovic Levasseur de façon
bien plus magistrale que tout ce que j'aurais pu écrire :
Une première recombinaison aurait été qu'un établissement reconnu
nationalement et internationalement produise et transfère un savoir
légitimé par les pairs et l'alloue à un environnement périphérique tout
en en gardant un contrôle maximal, de sa sphère de conception
jusqu'aux zones plus éloignées des pratiques. Cette orientation repose
sur un paradigme ontologique et naturaliste considérant les savoirs
comme des objets universaux, invariables, apolitiques qui une fois
transmis entraînent mécaniquement un développement individuel et
social. A une échelle macro et dans son apparence schématique, cette
configuration manifeste un processus fluide et transparent de
transposition verticale d'un savoir neutralisé : une sphère céleste
délivrant unidirectionnellement un savoir à un ensemble vertical.
(Levasseur, ce volume, épilogue)
Nous avons eu cette chance, Marc et Caroline Tabani, Ludovic
Levasseur et moi-même, avec le soutien et l'apport de nombreux
amis et étudiants du Vanuatu7 de pouvoir nous lancer dans
l'aventure de ce colloque et de la création du diplôme universitaire
« cultures et sociétés ». Dès lors, la responsabilité était grande. Il
n'était évidemment pas question de reproduire à l'identique des
diplômes sur le modèle occidental, même si leur valeur
institutionnelle et leur contenu intellectuel devait leur être
largement comparable. Il fallait opérer cette reconstruction du
savoir en partant de ce que vivaient les étudiants du Vanuatu et
tenter de répondre à leur immense curiosité intellectuelle, à leur
besoin de comprendre et d’analyser la société où ils vivent, en
s'appropriant des instruments venus d'ailleurs, et en respectant
leur diversité. Si je peux me permettre de leur adresser un
Après mes salutations à Donald Serel, je ne peux m'empêcher de saluer ici
Marcellin Abong, Gaétan Ruru, Eloi Léyé, François Issav, Jean-Pierre Nirua,
Bergmans Iati, tous les étudiants du DU comme Germain, Apolinette, et pardon
à tous ceux que je n'ai pas cité. Je sais bien que cette note n'est pas non plus
dans la conformité des travaux universitaires, mais tous les échanges que nous
avons eus valent beaucoup de citations académiques.
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message, il sera simple : nous avons connu en Europe quantité
de discours sur le droit à la différence, qui ont pu déboucher sur
le droit à la ressemblance. Ils ont souvent été instrumentalisés à
des fins politiques. Je dirais simplement qu'il y a de la diversité,
mais nos ressemblances sont plus fortes que nos différences.
Appropriez-vous la culture de l'autre. Gardez un regard critique.
Le savoir est une aventure, on en sort transformé. C'est aussi un
grand plaisir, de comprendre les idées et modes de représentation
de l'autre, d'avoir une nouvelle ouverture sur le monde et le
plaisir qu'apporte le savoir est essentiel. Je dirai aussi que ce qui
est primordial dans une Université est d'abord la communauté,
plus que les diplômes, les certifications et autres modes de
reconnaissance, l'essentiel est le partage des idées. Etudiants,
enseignants, nous formons une communauté qui cherche et
réfléchit. Pas de distinctions hiérarchiques entre nous. D'autres
ont fait le chemin avant vous. Ils vous ouvriront les portes, et
vous permettront de les dépasser. Tout cela peut paraître naïf et
idéaliste, mais c'est ce que nous avons tenté, et bien avant nous
les fondateurs des grandes Universités qui sont devenues des
piliers du savoir et de l'humanisme ont eu le même idéal.
Je reviens sur cette idée de l'altérité de l'Océanie, et du
Vanuatu en particulier. Bien évidemment dire que la rationalité
d'Aristote n'a pas touché l'Océanie ne veut pas dire que les
habitants de l'Océanie ne pensent pas, bien au contraire. Je
m'appuierai pour argumenter sur cela sur les travaux du plus
grand épistémologue des sciences, à mon sens : Paul Feyerabend.
Nul ne peut suspecter Paul Feyerabend de ne pas être un grand
scientifique. Ancien élève de Karl Popper, puis adversaire des
théories rationalistes de celui-ci, Paul est tout aussi bien capable
d'analyser la physique quantique que de se promener dans un
paysage de philosophes. Même s'il reprend des éléments de la
théorie sur la falsification de Popper, Paul va beaucoup plus loin.
Lisez simplement le programme de la table des matières de son
ouvrage Contre la méthode. Un bref passage vous donnera une
idée :
Ainsi la science est beaucoup plus proche du mythe qu'une
philosophie scientifique n'est prête à l'admettre. C'est l'une des formes
de pensée qui ont été développées par l'homme, mais pas forcément la
meilleure. La science est indiscrète, bruyante, insolente, elle n'est
essentiellement supérieure qu'aux yeux de ceux qui ont opté pour une
certaine idéologie, ou qui l'ont acceptée sans avoir jamais étudié ses
avantages et ses limites. Et comme c'est à chaque individu d'accepter
ou de de rejeter des idéologies. Il s’ensuit que la séparation de l'état et
de l'église doit être complétée par la séparation de l'état et de la
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science : la plus récente, la plus agressive et la plus dogmatique des
institutions religieuses. Une telle séparation est sans doute notre seule
chance d’atteindre l'humanité dont nous sommes capables, mais sans
l'avoir jamais pleinement réalisée (Feyerabend, 1979).
Le grand principe de Feyerabend est « Tout est bon » je ne
peux ici évidemment résumer sa pensée si vigoureuse et originale,
mais ce qu'il veut dire par là est que toute idée produite par les
hommes est valable et intéressante et susceptible de faire évoluer
la science et ou l'humanité. Ici, les théories et représentations du
monde apportées par les différents peuples du Vanuatu sont
remarquablement adaptées à la vie locale, porteuses d'un
renouveau théorique et d’un grand intérêt pour l'humanité. J’en
veux pour autre preuve, si tant est que ce mot ait un sens, la
métaphore rapportée par Bergmans Iati :
Le cordage des pirogues napuka que confectionnent les femmes à
partir de bourre de coco, est consubstantiel aux femmes. Elles sont
elles-mêmes appelées napuka, parce qu’elles tissent des liens entre
hommes, ce que le cordage est aux différents éléments de la pirogue.
Le lien qui est tissé par les échanges de femmes entre groupes trouve
ses origines dans les pratiques anciennes, lors des guerres tribales.
Lorsqu’on tue où qu’on prend la vie des gens d’une tribu, on redonne
une vie en échange lors des cérémonies de paix ultérieures. La femme
est ainsi source de vie dans ce principe d’échange. Grâce aux femmes,
deux tribus autrefois ennemies vont pouvoir partager des liens
familiaux. De sorte que les nouveaux alliés sont souvent d’anciens
ennemis (Iati, ce volume, chapitre 4).
Cette métaphore dévoile une représentation du monde qui
rend plus lisible, mais en même temps plus complexe, le statut de
la femme au Vanuatu. Il faut toujours y regarder de plus près : je
ne justifie en rien l'oppression que les femmes peuvent subir dans
une société ou une autre, mais dans toutes les sociétés ou les
occidentaux ne voient qu’oppression et discrimination contre les
femmes, les grilles de lectures sont le plus souvent plus
complexes.... J'ai longtemps par exemple vécu au Mali, dont j'ai
appris la langue. Dans les pratiques traditionnelles de la société
Bambara, les hommes sont circoncis et les femmes sont excisées.
Pour les Bambaras, il s'agit d'achever le processus qui fait d'un
homme totalement un homme et d'une femme totalement une
femme. Le prépuce et le clitoris portent le même nom, Wonzo, qui
est un principe du désordre. Bien évidemment une Bambara prise
dans cette représentation culturelle considérera les mouvements
féministes qui luttent contre l'excision comme complètement
surréalistes et verra le statut des européennes comme un
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asservissement beaucoup plus grand. Comprenez ces systèmes de
représentation, faîtes votre chemin.
Ces quelques mots sur les Bambaras nous amènent à la
linguistique. Ici encore le Vanuatu est un passionnant terrain
pour les linguistes, et je regrette un peu qu'il n'y en ait pas dans
cette publication. Depuis les remarquables travaux de Darrell
Tryon (1999) sur les langues du Vanuatu, puis ceux de
Charpentier (1994) sur le Bichelamar, il semblerait que les
langues du Vanuatu ne connaissent pas le succès auxquelles
elles ont droit en termes de recherche, et que les travaux soient
laissés à des missionnaires modernes dont la seule ambition est
de traduire la bible dans des langues vernaculaires.
Le Vanuatu sur le plan linguistique a eu l’énorme chance de la
diversité : plus de cent langues vernaculaires et deux grandes
langues internationales, qui lui permettent de bénéficier d'un
plurilinguisme remarquable, auquel vient s'ajouter la créativité du
Bichlamar. Ici, je voudrais adresser un message à tous mes amis
Vanuatais, qui considèrent le bichlamar comme une langue
véhiculaire ne portant pas de culture, un pidgin des villes, coupé
de ses racines et sans production écrite : au contraire, valorisez
cette langue, écrivez la, et conservez aussi l'anglais et le français.
Vous verrez que l’avenir parlera en bichlamar. Je travaille
maintenant pour l'Agence Universitaire de la Francophonie, mais
j'ai toujours pensé que l'anglais qui s'impose comme langue de
communication internationale était aussi une chance : quoi de
plus merveilleux que d'avoir une langue planétaire qui nous
permette de communiquer avec tout le monde ? Le français quant
à lui est remarquablement bien parlé par quantité de Vanuatais,
et quand il s’agit de subtilité, de valeur éthiques, d’un partage
plus intime de sentiments et de sensations, de références
culturelles il est indispensable. Chaque langue nous façonne, et
modifie notre identité. Je ne suis pas tout à fait le même homme
lorsque je parle en français, en anglais, en thaï ou en bambara.
Pour beaucoup d'occidentaux, les sociétés dans lesquelles j'ai
eu l'occasion de vivre se résument à un agréable folklore, à un
spectacle, à une série d'images stéréotypées. Le travail de Marc
Tabani, depuis Une pirogue pour le paradis (Tabani 2008)
démonte remarquablement bien ces représentations et leur
conceptualisation sous-jacente, et ici encore, le Vanuatu nous
renvoie notre propre image, superbement réinterprétée, et qui met
en relief les aspects souvent caricaturaux des pratiques des
Occidentaux. Comme il l'écrit ici même :
La
spécificité
culturelle
devient
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le
support
iconique
d’une
spécialisation identitaire (Babadzan, 2009), dont l’originalité se laisse
spontanément saisir par l’image qu’elle diffuse et sa reproduction à
l’identique. Ainsi, malgré les flux touristiques croissants en direction
des zones tribales, seule une très faible proportion des milliers de
touristes qui se pressent dans les établissements luxueux de Port-Vila
se rendront dans les îles pour assister en direct au Nagôl ou aux
cérémonies John Frum (Douglas, 1996 : 194). Pourtant, à la vue des
photos qu’ils auront contemplées dans les brochures touristiques ou
derrière les sous-verres du hall de leur hôtel, ils savent qu’ils sont
venus dans le pays du « saut à l’élastique primitif » et des si
burlesques « cultes du cargo ». S’ils l’oublient, des émissions à grand
spectacle viendront le leur rappeler une fois rentrés chez eux (Tabani,
ce volume, chapitre 3).
J'ai eu la chance d'assister avec Marc aux cérémonies John
Frum, à Tanna. Je vous renvoie à ses ouvrages, ou l'analyse est
bien plus fine que tout ce que je pourrais dire ici. Vous avez là
tout un patrimoine qui croise les destinées des Vanuatais et des
étranges étrangers qui sont venus sur ces îles, l’avion de John
Frum repartant et le cargo que nous attendons toujours. Il
faudrait mentionner également le récit de Marc Cariou (1986), qui
nous transporte au début du siècle et montre la proximité des
préoccupations d'un paysan breton avec le peuple des NouvellesHébrides. Différents encore, mais si profondément semblables,
dans leur humanité.
Je voudrais parler également de coopération, du montage
financier de ce type d’événements et de la suite des projets autour
de la licence francophone et de la création prochaine d'un centre
universitaire francophone au Vanuatu. Comme l’écrit Antoine
Hochet :
À ce niveau d’avancement de notre recherche, notre première analyse
tend à conclure que les types d’interventionnismes critiqués plus haut
apparaissent de facto dérégulateurs, le Vanuatu ne faisant pas
exception. Cette aide s’avérant parfois déstabilisatrice ne doit pas pour
autant être considérée de façon radicale comme intrinsèquement
nuisible. D’autres projets aux enjeux politiques et sociaux bien moins
controversés se voient couronnés de succès. Nous pouvons donc
constater une pluralité de pratiques de la coopération au
développement qui est également interrogée dans nos recherches.
Déterminer les conditions de réussite comme des échecs de projets
constitue ainsi une porte d’entrée particulièrement féconde pour
analyser l’articulation entre les logiques socio-culturelles des bailleurs
de fonds avec celles des structures publiques locales reflétant par-là
même les enjeux sociaux contemporains auxquels le pays fait
actuellement face.(Hochet, ce volume, chapitre 5).
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J'ai passé trois ans au Vanuatu comme Attaché de coopération
éducative. Je travaillais quotidiennement avec les Ministres de
l’éducation successifs8 sur le projet de réforme du système
éducatif9. Mais tout ce travail a enfin pris sens lors du montage
de ce colloque. Les obstacles se sont levés tout à coup : Portés par
un enthousiasme nouveau, nous avons écrit des projets. Les
portes s'ouvraient l'une après l'autre, et les financements sont
arrivés, peut-être était-ce un effet du cargo.... les premiers projets
ont été subventionnés par le gouvernement de NouvelleCalédonie10, puis par le fonds pacifique11. Dans la foulée, nous
avons réalisé une étude de faisabilité pour monter une licence
francophone au Vanuatu. L'Université de Toulouse s'est engagée
dans la démarche. François Bockel, avec une grande perspicacité
a voulu que le projet existe immédiatement. Au Vanuatu, les
choses que l'on désire arrivent tout de suite ou n’arrivent jamais
si elles ne correspondent pas aux aspirations du pays. C'est ce
qui fait de ce pays un pays surprenant : imposez une volonté
extérieure et tout deviendra très compliqué. Inscrivez-vous dans
un besoin profond et tout est simple. Le Diplôme Universitaire a
été financé dans la foulée, comme préfiguration d'une licence
francophone. Puis nous avons retrouvé des financements
inutilisés au Ministère de l'éducation et pu monter la licence et
lancé d'autres projets pour en compléter l'apport de numéraire. Je
suis parti maintenant du Vanuatu, mais je suis les projets depuis
mon bureau de Hanoi, pour l'Agence Universitaire de la
Francophonie (AUF). Nous venons de préparer un projet de Centre
Universitaire Francophone, sur le très beau terrain qui entoure
les bâtiments de l’AUF. Le temps est aux restrictions budgétaires,
mais j'ai confiance : beaucoup de bonnes fées se sont penchées
sur le berceau de ce projet, et même si encore beaucoup
d'obstacles se présentent et de difficultés sont à résoudre, je
pense que nous serons portés par la vague de ce premier
colloque. Je garde dans mon bureau de Hanoi quelques statues
du Vanuatu, et le bâton de wiseman offert par Marcellin Abong.
Devant ma fenêtre, il y un Atlas du Vanuatu (Simeoni 2009), et le
Charlot Salwaï, puis Marcellino Pipité, et enfin Steven Kalsakau.
Jean Charconnet dans Fouillet R., Stratilak S., Education aux langues : contextes et perspectives - Mélanges Jean-Claude Beacco, Paris, Riveneuve, à
paraître.
10 Je salue ici nos collègues de la cellule de coopération du Gouvernement de
Nouvelle Calédonie qui nous ont fait confiance : François Bockel et Marie-Paule
Caruso.
11 Salutations également à Hadelin de la Tour du Pin et à Jean-Louis Maurer,
qui depuis leur bureau parisien gardent un œil attentif sur le Pacifique.
8
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livre sur les pirogues de sud TAFEA de Bergmans Iati. Ce ne sont
pas des reliques, mais des êtres bien vivants qui me rattachent à
cet archipel.
Post scriptum
Dans le silence et l'ombre du Nakamal, nous buvons un shell de
kava mâché. Les grands Banians nous entourent. La place de
terre battue vient de résonner d'une danse coutumière. Nous
plongeons en nous-mêmes, communiant avec la nature, avec les
hommes et les femmes qui lui appartiennent. Nous rencontrons
les pensées de nos ancêtres, et celles que nous ferons nôtres pour
le futur. Le calme règne et le balancement des vagues du
pacifique règle les battements de notre cœur. La lune nous
entoure de sa clarté maternelle, douce et chaleureuse. Pourvu
que cela dure encore un peu.
Références
CARIOU Marc, 1986. La vie d'un planteur aux Nouvelles-Hébrides,
Journal de la Société des océanistes 82-83(42) : 195-209.
CHARCONNET Jean, 2003. Analogie et logique naturelle. Berne :
Peter Lang.
CHARPENTIER Jean-Michel, 1994. Beach-la-mar to Bislama. The
Emergence of a National Language in Vanuatu (compte rendu de
l’ouvrage de T. Crowley. 1990. Oxford : Clarendon Press),
L'Homme 34(131) : 193-195
COORBYTER V. de, 1994. Hypothèse auxiliaire et pétition
de principe. In V. De Coorebyter, Rhétoriques de la
science. Paris : PUF, 91-117.
FEYERABEND Paul, 1979. Contre la méthode. Paris : Seuil.
IATI Bergmans, 2012. Les pirogues du sud TAFEA. Port-Vila :
Pacifique Dialogues/VKS Productions.
FOUILLET Raphaële, STRATILAKI Sofia, Education aux langues :
contextes et perspectives - Mélanges Jean-Claude Beacco, Paris,
Riveneuve, à paraître.
LATOUR Bruno, 1995. La Science en action : introduction à la
sociologie des sciences. Paris : Gallimard.
SIMEONI Patricia, 2009. Atlas du Vanouatou (Vanuatu). Port-Vila,
Éditions Géo-consulte.
STENGERS Isabelle, 1987. D'une science à l'autre, des concepts
nomades. Paris : Seuil.
17
TABANI Marc, 2008. Une pirogue pour le paradis. Le culte de John
Frum à Tanna (Vanuatu). Paris : Éditions de la Maison des
Sciences de l’Homme.
KUHN Thomas S., 1983. La Structure des révolutions scientifiques,
trad. Laure Meyer. Paris : Gallimard.
TRYON Darrell, 1999. Ni-Vanuatu research and researchers,
Oceania 70(1) : 9-15.
18
CHAPITRE PREMIER
L’ethno-histoire critique
Serge TCHERKEZOFF12
Dans cette présentation, je voudrais lancer un appel, ici au Vanuatu, pour des recherches en « ethno-histoire ». En fait, ce
champ existe déjà, même si c’est récent : je pense par exemple au
mémoire de Master de Monsieur Bergmans Iati, soutenu l’an dernier et publié par le programme conjoint du Centre Culturel du
Vanuatu (VKS) et Fonds Pacifique français, pour les éditions francophones électroniques Pacifique Dialogues. Il se prolonge en
doctorat avec nous, aujourd’hui. Le travail concerne la province
de TAFEA, ses rapports anciens avec les Iles Loyauté, et la manière
dont les techniques peuvent être un marqueur historique, les
techniques des pirogues en particulier. Ce que je voudrais faire
ici, c’est donc non pas inaugurer, le champ existe, mais simplement baliser ce champ, car il est peu développé dans la recherche
océaniste francophone en général. Donc parlons de définitions et
regardons quelques travaux existants.
Pour moi, l’ethno-histoire consiste à ajouter aux données historiques externes une part essentielle et trop souvent délaissée :
la vision qu’une société a de sa propre histoire. Je citerai un collègue samoan à ce sujet. En parlant des explorateurs européens,
il écrivait:
Les Européens se sont fourvoyés dans le Pacifique. À commencer par
les premiers explorateurs qui transformèrent leurs erreurs de navigation en revendications de découvertes à propos d'îles pourtant déjà
peuplées. On oublie que les insulaires avaient simultanément découvert les explorateurs, certainement avec une bonne dose de surprise et
de désespoir. Mais, comme il fallut des années aux insulaires pour
apprendre à reproduire les éraflures que les visiteurs nommaient ‘écriture’, les revendications européennes ont pris une longueur d'avance
dans les livres d'histoire.
Il continuait avec une ironie que j’apprécie beaucoup, qui porte
sur un sujet grave au demeurant :
12
Directeur d’Études en anthropologie,
EHESS-CREDO.
19
En ces bons vieux temps, de drôles de Blancs pouvaient arriver, toutes
voiles dehors, dans une nouvelle baie et recevoir ensuite des louanges
pour avoir été des explorateurs audacieux qui ont élargi l’horizon de
l’humanité. Mais les citoyens des Iles du Pacifique qui font de même
aujourd’hui sont appelés des sans-papiers. Ils ne sont pas admirés
pour leur audace et sont bien vite renvoyés de l’autre côté de cet horizon13. (Ulafala Aiavao, 1994 : 74)14
Il est donc temps de réduire cette « avance » dans les livres d'histoire, détenue par la vision externe, européenne, et de rétablir
l’équilibre.
« Ethno-» et « ethnies »
Je disais donc : exprimer une part essentielle et trop souvent
délaissée : la vision qu’une société a de sa propre histoire. On
devrait donc parler de « socio-histoire ». Mais le terme ethnohistoire s’est imposé depuis longtemps. Un mot sur ce vocable au
fond malheureux d’ « ethno- », venant de l’époque où les « ethnies » étaient toujours les sociétés lointaines, les sociétés des
« autres » vues depuis l’Occident. L’Occident était le « nous », les
« ethnies » étaient les autres. Terme qui donnait une sorte
d’essentialisation à l’idée de société, en impliquant hélas parfois
des idées de « races », mais en tout cas, et là c’était utile, une
certaine unité linguistique, historique, culturelle en général. En
France, le mot fut développé surtout par les études africanistes,
peu importe ici. Il commence à être utilisé à la fin du 19 ème siècle
pour indiquer un groupe humain qui partage une ascendance
commune, avec tous les dangers de l’ambiguïté impliquée : parlet-on de la langue, des coutumes, de l’aspect physique (on sait
hélas tous les développements de la raciologie au 19ème siècle: le
mot ethnie a voulu éviter de parler de race, mais a continué de
comporter des ambiguïtés de ce côté-là).
En tous cas, le mot « ethnie » a prospéré quand, à la fin du
19ème siècle, les savants occidentaux ont convenu qu’on ne pouvait plus appeler « nation » n’importe quel groupe humain. Il faut
savoir que les découvreurs du 18ème siècle employaient ce mot.
Rappelons d’abord que le 18ème siècle fut tout de même une
grande époque de la pensée universaliste, promue par Buffon et
Allusion à l’immigration samoane en Nouvelle-Zélande, très contrôlée.
Pour cette citation comme pour toutes les autres ci-dessous provenant d'écrits anglophones, la traduction est de mon fait.
13
14
20
d’autres : tous les peuples, qu’ils soient Européens ou « découverts » dans le Nouveau Monde, puis dans le Pacifique étaient
semblables, ils étaient des « nations ». Mais au 19ème siècle, on
décréta que les groupes lointains qui avaient été rencontrés semblaient souvent manquer de la cohésion qu’impliquait maintenant
la notion de « nation ». On parla donc d’ « ethnies », et « nations »
revint aux seuls pays européens.
Un usage récent du mot « ethnique » et qui a donné lieu à débats fut l’introduction du critère d’ « origine ethnique » dans les
recensements en Nouvelle-Calédonie où, comme vous le savez, un
certain nombre voulaient différencier les Kanak, les Européens,
etc. Utilisé avant 1996, supprimé en 2004, il fut réintroduit récemment. À ce sujet, la Commission Nationale Informatique et
Libertés (CNIL) a affirmé que « le recueil de l'appartenance ethnique des personnes, compte tenu des caractéristiques sociodémographiques propres au territoire de Nouvelle-Calédonie, répond
à un motif d'intérêt public [...] »15.
Sur cette base constituée par le mot « ethnie », ont été forgés
des vocables composés, dont la notion d’ « ethno-histoire » ; dans
ce dernier cas, c’était pour dire tout simplement « l’histoire d’une
ethnie ». Ce champ fut développé d’abord et surtout par
l’anthropologie américaine qui s’est intéressée à ceux qu’on appelle aujourd’hui les First Nations (aujourd’hui l’on est revenu
parfois à un emploi non discriminant de la notion de « nation »),
donc les groupes indiens d’Amérique du nord. Un intérêt à la fois
ethnologique-historique, mais aussi pour apporter des arguments, pour ou contre, les revendications territoriales discutées
devant la Indian Claims Commission. On sait comment, aujourd’hui, ces arguments juridiques appuyés sur une ethnohistoire sont très importants dans les plaintes présentées par les
Maoris en Nouvelle-Zélande, ou les Aborigènes en Australie, pour
récupérer des droits sur certaines terres, du moins celles qui ne
sont pas déjà recouvertes par les gratte-ciels des métropoles. Ce
sont souvent des dizaines ou plus de millions de dollars qui sont
en jeu, surtout quand on parle de « royalties » (donc à qui les verser ? qui est le propriétaire légitime ?) pour des droits de pêche
ou, mieux encore, des droits d’exploitation minière.
Ces études sur les ethnies indiennes d’Amérique du nord se
sont développées dans la seconde moitié du 20ème siècle. Pour ces
15 CNIL,
Délibération n° 2009-317 du 7 mai 2009 portant avis sur un projet
d'arrêté relatif au traitement automatisé réalisé à l'occasion du recensement de
la population de Nouvelle-Calédonie en 2009 [archive], publié au Journal officiel du 26 juillet 2009 (extrait de Wikipedia: « CNIL », consulté le 24 Août 2012).
21
études, l’ethno-histoire (pas de tiret dans le mot anglais « ethnohistory ») était l’étude des peuples « non-occidentaux
ou autochtones » (non-Western or native peoples), souvent basée
sur des récits personnels et des écrits anciens, en plus de données de type archéologique ou linguistique, afin de mieux comprendre la manière dont un peuple indigène (indigenous population) a évolué en termes de culture et coutumes. En bref, l’ethnohistoire était l’étude de « cultures ethnographiques et de coutumes indigènes qui s’appuie sur des archives historiques »16. En
quoi était-ce plus que simplement l’histoire ? D’abord, je l’ai dit, le
terme « ethno » trimbalait tout ce sous-entendu de sociétés non
occidentales et homogènes par la langue et la culture. Ensuite, on
disait que la méthode ethno-historique va plus loin que le seul
usage des documents ou manuscrits, car elle s’intéresse aussi à
des données tirées de cartes, de peintures, de photographies, de
la musique locale, du « folklore » et la tradition orale, l’exploration
de sites, les données archéologiques, les collections engrangées
dans les musées, et encore, sur le terrain contemporain, les «
coutumes qui sont restées traditionnelles », les noms de lieux,
tous les usages linguistiques au fond, etc.
La vision locale du passé et le cas du Capitaine Cook
Les choses changent en 1985, et nous sommes en Océanie, en
Mélanésie même. Edward Schieffelin (qui a travaillé depuis longtemps avec les Kaluli de Papouasie Nouvelle-Guinée) publie avec
Deborah Gewertz (qui a travaillé avec les Chambri, et d’autres
groupes, aussi en PNG) History and Ethnohistory in Papua New
Guinea (Oceania Monographs, 28). Ils affirment que l’ethnohistoire a ceci de particulier, qu’elle prend en compte le plus possible la vision locale de la manière dont les événements sont constitués, et la vision locale du passé.
C’est à cette dernière précision, fondamentale, que j’adhère
moi-même. En un sens, les travaux célèbres de Marshall Sahlins
sur la mort du Capitaine Cook à Hawaii, ou de Greg Dening sur
les rencontres entre Tahitiens et Européens relèvent du même
champ, et Greg Dening a d’ailleurs utilisé le terme d’ethnohistoire dès les années 1960 (Dening, 1966), même si son emploi
alors se limitait à dire qu’il faut reconstruire ce qui s’est réellement passé (arrivée de Wallis, de Bougainville, etc.) en relisant les
Citations tirées de divers articles « ethnohistory » dans Wikipedia, au sujet de
cette période initiale.
16
22
documents disponibles. Sahlins, sans utiliser le terme, a voulu
faire de même pour élucider le mystère de la mort du Capitaine
Cook. Quelle fut la vision locale de cet épisode, quels furent les
motivations des Hawaiiens ?
Arrêtons-nous un moment sur cet exemple. Cook arrive à Hawaii la première fois (1778), il est très bien accueilli ; il reste assez
longtemps ; de nombreux gestes de respect lui sont adressés. Les
Anglais notent qu’on l’emmène dans un temple (celui du dieu
Lono), on l’habille, on lui fait étendre les bras, et on lui crie « Lono » et d’autres mots que les Anglais ne comprennent pas. Il repart. Quelques semaines plus tard, il essuie une tempête, le mât
principal est cassé et, se souvenant des grands arbres qui poussaient sur l’île qu’il avait rencontrée, il y revient. Il est accueilli
très froidement, les habitants sont nerveux, très agressifs. Rapidement des échauffourées, puis des combats ; dans l’un d’eux
Cook est tué. Ensuite certains Hawaiiens demandent aux officiers
anglais (ces derniers ont compris la question : ils avaient tout de
même déjà un vocabulaire polynésien de quelques centaines de
mots, accumulé lors des divers voyages européens), ils demandent donc quand le Capitaine « reviendra ». Quand reviendra-t-il,
alors qu’il est mort ! Les officiers anglais n’en croient pas leurs
oreilles, sont fous de rage et de tristesse, se demandent s’il s’agit
d’une moquerie.
Le mystère va demeurer jusqu’aux écrits de Sahlins dans les
années 1975 et suivantes. Il reconstruit (en s’appuyant sur les
travaux de son jeune collègue Valerio Valeri, 1985) le calendrier
rituel hawaiien, en utilisant les sources des premiers observateurs de longue durée, les premiers aventuriers installés, puis les
premiers missionnaires. Il observe que, la moitié de l’année, c’est
le règne du dieu Lono, dieu de la fécondité, qui vient visiter les
mortels par diverses manifestations, organisées par les prêtres
qui dominent alors la scène sociale. On fait circuler une effigie en
forme croisée, recouverte du manteau de Lono, tout le monde se
baissant jusqu’à terre sur son passage, et apportant de nombreuses offrandes, ramassées bien entendu par les prêtres. De
grands tapas blancs, accrochés à des poteaux en croix sont promenés. Il observe que Cook arriva, par hasard, durant cette période. Il se dit que les voiles du navire anglais étaient – bien plus
grandes mais tout de même – semblables à ces grands tapas
blancs.
L’autre moitié de l’année, le dieu Lono est parti, les prêtres
sont sagement dans le temple, et un dieu féroce et conquérant,
mais qui est en quelque sorte le saint patron du roi local, règne.
D’autres cérémonies, totalement différentes, ont lieu et c’est, pour
23
dire bref, le roi et sa cour qui dominent la scène sociale. Il observe
enfin que, par hasard, Cook revint quand la période de Lono était
finie et que le temps du roi avait commencé, et même battait son
plein. Il fait l’hypothèse que Cook, pris pour Lono, revint au mauvais moment. Le parti royal se sentit menacé par le retour tout à
fait intempestif, hors de son temps, de Lono, un retour qui sonnait comme une provocation envers la stabilité du pouvoir royal.
D’où à la fois la frayeur et l’agressivité, jusqu'aux échauffourées
dont l’une entraîna la mort de Cook. Bien entendu, puisque que
Cook fut pris pour Lono, il est logique que les Hawaiiens ensuite,
tout de même un peu inquiets, voulaient s’assurer que Cook-Lono
reviendrait, et posèrent ces questions qui choquèrent tant les
officiers anglais.
Voilà un contexte qui montre bien à la fois l’intérêt mais aussi
les dangers de l’ethno-histoire, du moins si on s’arrête là. Car,
bien entendu, des collègues américains, vite jaloux de la notoriété
que Sahlins put accumuler par ces écrits — un mystère vieux de
plus de deux siècles était résolu —, passèrent à l’attaque. La critique principale : comment pouvez-vous supposer, à moins de
prendre les Hawaiiens pour de grands enfants totalement naïfs
(alors quoi ? ajoutaient-ils, on revient au mépris occidental pour
des « primitifs » qu’on enferme dans des schèmes de pensée prérationnels), comment pouvez-vous supposer que les Hawaiiens
ont pris un homme qui arrivait, aussi étrange était son apparence
et tout ce qui l’entourait, pour un dieu ? Sahlins de répondre : je
n’ai jamais dit que les Hawaiiens ont pris Cook pour leur dieu
Lono au sens où nous, dans la pensée chrétienne telle qu’établie
en Occident, dirions soudain voir devant nos yeux, en chair et en
os, Jésus-Christ. Mais, si l’on rassemble les diverses observations
sur les rites religieux des Polynésiens au début des contacts, on
voit qu’ils croyaient en ceci : chaque divinité dans son principe est
invisible à jamais, mais elle peut se manifester dans des images
temporaires, dans des formes matérielles innombrables, de toutes
sortes, sous forme animale, humaine, ou même de plante, ou de
roc, ou d’un simple souffle d’air (le vent) (nombreuses sont les
légendes de femmes vierges rendues enceintes par le vent, car ce
n’était pas le vent mais le souffle divin). Donc pourquoi pas le
Capitaine Cook ? Même si le caractère animé de cette image dépassait à coup sûr les animations de toutes les effigies jamais
utilisées par les prêtres pour offrir à Lono un réceptacle temporaire où venir se loger lors de ses visites (mais un dieu pouvait
s’actualiser dans toute forme vivante), l’apparition de Cook a pu
s’insérer dans ces croyances. Mais cela a sûrement soulevé des
questions chez les Hawaiiens : est-il une manifestation, ô com24
bien bizarre, de Lono, et donc éternelle ? Est-il alors intouchable,
indestructible ? On a d’autres exemples où, lors de premiers contacts (Samoa par exemple), les Polynésiens frappèrent les premiers Européens venus à terre, pour voir s’ils avaient mal, s’ils
pouvaient saigner, etc.
Je résume à l’extrême. Ce que je veux suggérer c’est que la reconstruction ethno-historique, si on la tente, doit être totale, holiste. Si l’on veut prétendre retrouver les motivations d’une action
des Hawaiiens en 1778, il faut tenter de reconstruire dans sa
totalité la vision du monde des Hawaiiens dans ces années-là, en
rassemblant tout ce qui a pu être décrit par des visiteurs, à propos de tous les domaines socio-culturels, et bien entendu tout ce
qui a pu être transmis par la tradition orale.
La tradition orale : les « Tuti » et autres formes intermédiaires
Parlons-en, au sujet de cet exemple, de la tradition orale. Donc
les premiers arrivants européens ont pu être pris, ici ou là, pour –
non pas des ancêtres tels quels, non pas des dieux dans leur
principe entier, des morts redevenus vivants, bref une scène qui
serait comme dans le célèbre spot Thriller de Michael Jakson —
mais pour des formes, incomplètes, temporaires, bizarrement
animées, qui faisaient penser à des dieux ou des ancêtres. Si le
débat reste entre occidentaux, il est indécidable : « — oui c’est
possible ; — non c’est impossible ! — Vous prenez les autochtones
pour des cerveaux pré-humains, infra-humains… — Non je suis
en train de parler de systèmes très sophistiqués d’identification
fluctuante, etc. ». Mais si l’on entend, même très faiblement, dans
le lointain, des voix venues des Océaniens, de ceux qui reçurent
ces premiers arrivants Européens, on peut peut-être progresser.
Car il faut à la fois relire, entre les lignes, les récits européens
pour y voir ce qu’ils ont parfois vu sans le comprendre, mais l’ont
noté, partiellement, et, à la fois, entendre le mieux possible la
tradition orale. Ecoutons une voix maorie, de Nouvelle-Zélande
donc. Le texte fut recueilli au milieu du 19ème siècle, de la bouche
d'un vieillard qui se trouvait en 1769 sur la place où accosta l'expédition de Cook :
Nous vivions à Whitianga, et un bateau arriva. Quand nos anciens le
virent, ils dirent que c'était un atua, un dieu, et que les gens à bord
était des tupua, des êtres étranges ou des lutins. Le bateau jeta
l'ancre, et les chaloupes se dirigèrent vers la rive. Nos anciens observèrent la manière dont les chaloupes avançaient : les rameurs avaient
le dos face à l'avant de la chaloupe. Ils dirent: « c'est bien cela; ces
gens sont des lutins; ils ont les yeux à l'arrière de la tête; ils naviguent
25
le dos face à la direction suivie. » Quand ces lutins mirent pied à terre,
nous autres, les femmes et les enfants, les regardèrent, mais nous
nous sommes enfuis aussitôt vers la forêt. Seuls les guerriers restèrent devant eux. Mais, comme ces lutins demeuraient là et ne faisaient
aucun mal à nos guerriers, nous revînmes un à un pour les scruter.
Nous avons frappé de la main sur leurs vêtements, et nous étions heureux de voir la blancheur de leur peau ainsi que les yeux bleus de certains d'entre eux.
Ces lutins se mirent à ramasser des coquillages. Nous leur donnâmes des patates douces, du poisson, des tubercules. Ils acceptèrent
ces dons et nous autres, les femmes et les enfants, nous avons mis
quelques coquillages à griller pour eux. Quand nous vîmes que ces lutins mangeaient les patates, les poissons et les coquillages, nous
fûmes ébahis. Nous disions: "peut-être ce ne sont pas des lutins
comme les lutins maori.17 (Salmond, 1991 : 87-88)
Ce texte est très intéressant, car il établit plusieurs distinctions: entre les dieux et les esprits-lutins d'une part, et entre ces
derniers et les ancêtres à proprement parler. Le navire extraordinaire fut qualifié de « chose divine » atua, et les gens sur le navire
d’« esprits » ou « lutins » tupua. Les tupua, précise Salmond, pouvaient prendre l'apparence humaine mais ne mangeaient pas; en
tous cas, ils ne mangeaient pas la nourriture cuite que mangent
les hommes (Salmond, 1991 : 88). Aussi, le fait de les voir manger
des patates douces et du poisson, après avoir fait comprendre par
gestes aux Maori qu'ils désiraient que ces aliments fussent cuits,
obligea à ajouter un gros point d'interrogation à la qualification :
« ce sont des tupua sans doute, mais pas comme nos tupua ! »
Enfin, le vocabulaire maori distingue ces esprits-lutins tupua et
les ancêtres proprement dits tupuna18.
Les nouveaux venus étaient surhumains, sans aucun doute,
mais difficilement classables car ils en faisaient plus que les ancêtres proprement dits, avec leurs immenses pirogues (les navires
européens) et leurs canons comparés au tonnerre, mais ils en
faisaient moins que les dieux qui créèrent le monde, qui inventèLe récit a été publié au 19ème siècle et est cité par Anne Salmond (1991), dont
je suis le texte. L'auteur, Horeta Te Taniwha, était un jeune enfant qui se trouvait sur la plage ce jour de novembre 1769 quand le navire du Capitaine Cook
accosta en Nouvelle-Zélande et resta douze jours. Il eut le temps de transmettre ses souvenirs soixante-dix ans plus tard.
18 Je remercie Marshall Sahlins qui a bien voulu attirer mon attention sur cette
différence que j'avais négligée dans une première version de ce texte (communication personnelle, novembre 1997). Le dictionnaire de Williams (1971) distingue en effet tupua: « 1. goblin, demon, object of terror; 2.one versed in magic
arts; 3. foreigner; 4. strange sickness; 5. strange; 6. steal, kidnap » (on voit
l'unité de tous ces contextes évoqués) et tupuna: « ancestor, grand-parent ».
17
26
rent le tonnerre et la foudre et qui pêchèrent les îles en les tirant
du fond des mers avec leurs hameçons gigantesques. Quand les
Polynésiens disaient des Européens qu'ils étaient des atua, mot
toujours traduit trop rapidement, par les Européens, comme
« dieu », ou qu’ils étaient des tupua, il faut penser qu'une interrogation était constamment ajoutée. Ces mots mêmes, dans leur
usage habituel, semblaient bien porter une part d'indécision.
Etait « divine » atua toute chose qui semblait animée d'un pouvoir
divin, un pouvoir délégué par un dieu; atua ne désignait pas nécessairement le dieu lui-même. De toute façon, les grands dieux
se dédoublaient constamment en d'innombrables formes partielles, je l’ai dit.
Passons de la Nouvelle-Zélande à l'archipel des Cook dont les
habitants entendent parler du capitaine Cook d'abord par les
Tahitiens. Quand, en 1823, le missionnaire Williams arrive à Rarotonga où il est le premier Européen à débarquer, il recueille un
récit, celui d'une rencontre des habitants d'Aitutaki (une île du
nord de l'archipel des Cook) avec deux Tahitiens dont la pirogue
fut emmenée par des vents contraires. Ces Tahitiens racontèrent
aux habitants d'Aitutaki la visite du capitaine Cook ; ils racontèrent le pouvoir de mort des fusils, mais aussi les propriétés extraordinaires des hachettes et des clous donnés par ces êtres
qu'ils dénommaient Tutî (du mot « Cook »). Les hommes de Aitutaki auraient alors prié au Créateur Tangaroa : « Ô grand Tangaroa, envoie ta large pirogue vers notre terre, accorde nous de
voir les Tuti [...] qu'ils nous donnent des clous, du fer, des
haches. » (Thompson ed., 1915: 40-41). Les « Tuti » étaient sur un
bateau de Tangaroa le créateur du monde, mais ils n'étaient pas
confondus avec ce créateur. Ils étaient les représentants, de forme
inconnue, du dieu que les Polynésiens connaissaient. Exactement
comme le même équipage de Cook fut qualifié par les Maori de
lutins tupua — mais peut-être pas « comme nos tupua » — embarqués sur un bateau-qui-semble-divin atua.
Et même quand Cook et les siens sont personnellement qualifiés de « divins » atua, avec toutes les nuances qu’il faut préciser
pour ce terme (non pas des dieux au sens de l’idéologie chrétienne, mais tout ce qui peut être une part de, animée temporairement par, des dieux), ils demeurent des envoyés de Tangaroa.
Un autre exemple relevé dans le même archipel le montre. Le
missionnaire Wyatt Gill est posté sur une autre île des Cook,
Mangaia, à partir de 1851. En 1777, le capitaine Cook mouillait
devant Mangaia; il n'a pas débarqué mais il échangea quelques
objets avec un habitant qui fut assez brave pour pagayer jusqu'au
navire anglais et monter à bord. Quatre-vingts ans plus tard, Gill
27
recueille un chant évoquant la visite de Cook, parlant du « grand
bateau », du Tahitien « Mai » qui se trouvait à bord et qui fut un
interprète si utile à Cook, etc. Le refrain est significatif pour notre
propos:
No Tangaroa te vaka: kua tere i te aka i te rangi ê!
C'est le bateau de Tangaroa, il a vogué dans le ciel.
E atua mataku oki.
Ce sont des atua très effrayants.
It is the boat belonging to/originating from Tangaroa, it has sailed
on/from the sky; they are very frightening atua19.
Revenons brièvement au cas du Capitaine Cook. Oublions
l’idée que « les Européens furent pris pour des dieux », Sahlins ne
l’a jamais prétendu, et convenons que Cook fut assimilé à une
nouvelle image de Lono. Nous en avons une preuve indirecte : les
Polynésiens traitèrent de la même façon Cook et... l'image de
Cook.
Je l’ai dit, à Hawaii, le dieu Lono était représenté dans le rituel
par une image (le tapa blanc porté sur un châssis de bois), laquelle était fabriquée par les prêtres. Après le rite, elle redevenait
un simple morceau de tissu, tout comme les statues de bois utilisées dans d'autres rites redevenaient profanes après usage. On
remisait tout cela dans le placard du temple. Si, l'année suivante,
les matériaux s'étaient détériorés, on reconstruisait une image.
Quand les Européens arrivèrent, leurs bateaux, les voiles, leurs
objets et eux-mêmes furent considérés comme des images de ce
genre. Les prêtres manipulèrent le capitaine Cook de manière à instituer
cette qualité : image de Lono. Il y avait une différence cependant.
Cette image de Lono était envoyée par les dieux, par Lono peutêtre, fabriquée par eux et par lui, et non par les hommes —
puisque l'apparition de Cook fut un événement européen et non
une œuvre programmée par les prêtres hawaiiens. D'où l'ambivaLes lignes précédentes ont mentionné la pâleur de leur visage, la langue
étrange qu'ils semblent parler et la possibilité qu'ils viendraient d'une « île très
lontaine ». Les traductions ci-dessus sont miennes et s'écartent de celles de
Wyatt Gill (1880 : 183, 185) ; voir Tcherkézoff (2008a: chap. 9) pour une discussion détaillée de cette traduction. Une précision importante sur les termes :
Tangaroa = le grand dieu créateur; te = « le »; vaka = « pirogue »; no = « de »;
pour ce « no »: possession de type inaliénable; il s'agit d'une des deux sortes de
rapport de possession comme la plupart des langues polynésiennes en font la
distinction : rapport à la terre, à la maison, aux ancêtres, en contraste avec,
par exemple, un objet acheté; dans ce second cas, « de » se dit nâ. Le rapport
des Européens à Tangaroa est donc comme celui d'un individu à son chef, à
ses ancêtres, à son clan, à son origine.
19
28
lence du traitement. L'image peut être jetée, cassée, détruite,
quand on n'est plus dans la phase appropriée du rite. C'est le
meurtre de Cook lorsque celui-ci revint sur l'île en dehors du
temps requis. Mais, parce que cette image est une création divine
et non humaine, parce qu'elle « est atua », on s'attend à ce qu'elle
revienne d'elle-même. Ainsi, après le meurtre de Cook, les Hawaiiens demandaient aux autres membres de l'expédition « quand
Cook reviendrait » (Sahlins, 1989b : 377 ff. ; 1995 : 85). Mais en
outre, les Polynésiens trouvèrent logique que des images fabriquées reproduisent cette image envoyée par les dieux. C'est pourquoi l'image de Cook-image-de-Lono fut elle-même employée dans
le rituel. Le fait se passe à Tahiti. Un tableau de Cook, peint par
Webber pendant une visite de Cook à Tahiti (1777), fut laissé aux
chefs locaux en souvenir. Treize ans plus tard, les Tahitiens, qui
ont appris la mort de Cook, se servaient de son portrait pour le
figurer en tant que puissance destinée à recevoir les offrandes.
Morrison et quelques autres mutins du Bounty, parmi ceux qui
avaient décidé de rester à Tahiti, assistèrent à une fête heiva.
Morrison raconte dans son journal :
Février 1790. —Le 1er février nous fûmes distraits de notre travail [la
construction de leur bateau] par un heiva qui selon la coutume était
exécuté devant le chef de district dans notre voisinage ; tous les habitants du district s'étaient assemblés pour le voir.
Quand tout fut prêt, le portrait du capitaine Cook fut apporté par un
vieil homme qui en avait la garde et ayant été placé en avant on enleva
le tissu qui l'enveloppait; à ce moment tous ceux qui étaient présents
lui rendirent hommage en enlevant leurs vêtements [comme il convient
toujours de faire en présence d'un chef] les hommes se mettant nus
jusqu'à la ceinture y compris Poino, et les femmes se découvrant les
épaules.
Le maître de cérémonies présenta ensuite le utu (ou offrande habituelle) [nourritures : porc, tubercules, fruits; et tissus : tapa, nattes],
adressant un long discours au portrait, reconnaissant le capitaine
Cook comme chef de Matavai et plaçant devant le portrait un petit cochon attaché à un jeune bananier. Le discours allait à peu près ainsi :
« Salut, salut de tous à Cook, chef de l'Air, de la Terre et de l'Eau,
nous te reconnaissons chef, de la plage à la montagne, chefs des
hommes, des arbres, du bétail, des oiseaux dans l'air et des poissons
de la mer, etc. »
La danse fut ensuite exécutée par deux jeunes femmes élégamment
vêtues de belles étoffes, et par deux hommes, le tout mené avec beaucoup de régularité et de rythme au son des tambours et des flûtes et
durant près de quatre heures. À un signal donné les femmes enlevèrent leurs vêtements [donc, apparemment, ce qui restait de vêtement
après l'enlèvement du haut au début de la cérémonie] et se retirèrent
et tous les tissus et nattes sur lesquels la danse avait eu lieu furent
29
roulés et placés près du portrait, le vieux gardien en prenant possession au nom du capitaine Cook.20 (Morrison, 1989 : 64).
La pratique qui consistait à donner des nattes et des tissus de
tapa à la fin de la danse est parfaitement attestée dans les documents des premiers voyageurs et plus tard. Cette offrande était
faite typiquement aux représentants des dieux : les Arioi dans
leur danse (avec le caractère spécifique de cette confrérie tahitienne dont le rôle est de présentifier les dieux sur terre dans
certains rituels : ils arrachent les tapas portés par les femmes),
les chefs présents, les Européens invités. Cook lui-même bénéficia de cette offrande une première fois, avec ce même cérémonial,
quand il vint à Tahiti (je l’ai décrit dans mon ouvrage Tahiti
1768 : Tcherkézoff 2009 : chap. 13, pp. 389 ff.). Il en bénéficia à
nouveau en 1790, sous forme d'image-de-Cook.
Conclusion
J’ai fait ce détour par la Polynésie pour souligner que, si l’on veut
tenter de reconstruire ce que furent les schèmes de pensée, et la
vie matérielle, et les relations sociales, à des époques révolues, il
faut convoquer tout ce que l’on peut, dans tous les secteurs du
Mes ajouts entre crochets. Morrison note que, en 1790, les Tahitiens parlent
encore souvent de Cook. A propos des vaches et chèvres apportées par Cook,
« ils se souviennent que le capitaine Cook les a apportées et prennent plus soin
de son portrait que de tout le reste. Ils s'enquièrent souvent de lui et de Sir
Joseph Banks qui, l'un et l'autre, ne seront jamais oubliés à Tahiti. Ils furent
très désolés d'apprendre la mort du capitaine Cook et émirent le voeu de voir
son fils venir prendre possession des terres de son père : ce dernier était en
effet reconnu chef de Matavai et le restera probablement tant que son portrait
durera. » (ibid., p. 199). Ce portrait fut peint par Webber en 1777 (troisième
voyage de Cook) et donné à Tu, chef de Matavai. Après le départ de Cook,
Tahiti ne reçoit plus de visites pendant onze ans. Puis, en 1788, un navire
arrive d'Australie, avec à son bord le lieutenant Watts, membre du dernier
voyage de Cook. Dès que le bateau est mouillé, les Tahitiens annoncent l'arrivée du chef Tu. Watts, ainsi que le capitaine Sever, se rendent à terre ; ils sont
reçus par Tu ; à côté du roi, un homme porte le portrait du capitaine Cook. Les
Tahitiens semblent en avoir pris le plus grand soin car il est comme neuf.
Watts apprendra que le chef Tu conserve constamment ce portrait à ses côtés
(journal de Watts, cité par Scemla 1994 : 330). Oliver (1974 : 1358 n.2), relève
ce passage du récit de Morrison mais ne commente pas, sinon pour dire que,
déjà avec le voyage de Wallis (1767), le drapeau planté par ce dernier était
devenu, avec quelques ornements ajoutés, l'élément central des regalia tahitiens utilisés pour l'intronisation du chef principal. Ce passage de Morrison n'a
pas échappé non plus à Marshall Sahlins, mais il ne cite que la prière, dans un
développement traitant uniquement du caractère divin des chefs polynésiens
(Sahlins 1995 : 128 n. 6).
20
30
social, et s’alimenter aux deux sources, les sources des visiteurs
européens, mais à condition de les relire avec un oeil critique, et
la tradition orale. Les sources européennes relues d’un oeil critique : l’ethno-histoire critique disais-je en titre. Une première
méthode est très simple. À condition d’avoir une bonne connaissance du milieu idéologique et social d’où vient l’auteur, le visiteur, le voyageur, on peut diviser ce qu’on lit dans son récit en
deux colonnes. Dans l’une, on mettra toutes les interprétations
qu’il fait et qui correspondent de près à son idéologie, à son imagination, à ses habitudes sociales ou à ses fantasmes collectifs.
On ne peut savoir s’il a vraiment vu cette scène telle quelle, ou s’il
la surinterprète à tel point qu’elle ne peut plus nous fournir des
informations. Dans l’autre colonne, on placera ces descriptions,
rares, souvent très courtes, où l’auteur nous dit : je n’ai rien
compris mais, par souci d’exhaustivité, je vous raconte que… et
vient un épisode qui n’aurait pas pu, de toute évidence, être imaginé, inventé, tellement il est loin de la vision du monde dont
l’auteur provient. Certes dans la première colonne, il a pu y avoir
des observations vraies ; tant pis, elles seront perdues. Dans la
deuxième en revanche, on a de bonnes chances d’avoir de
l’observation au bon sens du mot. Je ne vous retiens pas sur ce
point évident. Mais si vous regardez l’étude systématique que j’ai
faite, il y a quelque temps, des sources concernant Tahiti à
l’époque de Bougainville, ou Samoa à l’époque de la Pérouse, vous
pourrez voir de quelle manière j’ai ainsi tenté de trier les données
contenues dans les récits européens (Tcherkézoff, 2008a ; 2009).
L’ethno-histoire critique inclut aussi, c’est une évidence,
l’examen critique des modèles élaborés en Occident pour rendre
compte de la réalité des autres sociétés. Un cas exemplaire est la
manière dont l’Occident — en l’occurrence surtout les savants
français du 19ème siècle — ont découpé la nouvelle « Océanie » en
différentes régions, inventant sur toutes les cartes ces noms qui
nous sont devenus si familiers : Micronésie, Mélanésie, Polynésie.
Une fois que la recherche récente, linguistique et archéologique, a
montré que ce découpage ne se justifiait aucunement, en référence aux familles de langues, aux migrations historiques, etc., il
devenait pressant de se demander sur quelles bases il a pu être
établi. En remontant dans les sources, on arrive, dans le détail, à
une période fin 18ème et début 19ème et l’on découvre que c’est sur
des considérations basées principalement sur des notions de
« race », notions que l’on croyait alors « scientifiques » que le modèle fut créé. Une fois imprimé sur toutes les cartes, une fois oubliés les textes qui furent prononcés alors, une fois que seules les
cartes sont dans les manuels scolaires et universitaires, tout le
31
monde a cru que le découpage reflétait des « aires culturelles »,
d’une manière ou d’une autre. Il a fallu alors déconstruire tout ce
savoir, par cette ethno-histoire critique, pour modifier les enseignements délivrés (Tcherkézoff, 2008b). Le champ disciplinaire
est donc vaste dans ses applications. Il faut espérer qu’il connaîtra un grand essor dans les universités du Pacifique et même audelà.
Références
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32
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WILLIAMS H.W., 1971. Dictionary of the Maori language. Wellington : Goverment Printing.
ANU
33
34
CHAPITRE II
L’héritage traditionnel en Océanie est-il
un obstacle à la construction démocratique ?
Bernard RIGO21
L’on peut caractériser les sociétés océaniennes comme des sociétés de réseau : les alliances (avec les hommes, un territoire, des
dieux…), perpétuellement réactivées, décrivent une communauté
humaine. C’est dire aussi à quel point cette communauté peut
être mobile et labile. La rigidité apparente de la tradition n’est que
l’effort de maintenir des liens. Dans le Pacifique insulaire,
l’émergence des États depuis la fin du 19ème siècle et le maintien
de logiques océaniennes spécifiques, posent une question de fond
relative à la construction des États et de la démocratie. Les difficultés des pays océaniens à concilier exigences démocratiques et
persistance des logiques océaniennes, l’appartenance de certains
pays océaniens à des puissances politiques régionales ou mondiales, la mondialisation des échanges et des communications,
modifient les dynamiques de construction des États insulaires et
des sociétés civiles dans le Pacifique.
Ainsi, les sociétés du Pacifique, notamment polynésiennes et
mélanésiennes, sont dominées par une triple caractéristique : en
premier lieu, ce sont des sociétés historiquement organisées en
réseaux ; la mobilité de leurs membres s’étend souvent sur une
grande échelle géographique (Samoa, Wallis, Polynésie française,
par exemple), même si les frontières issues de la colonisation ont
contribué à modifier une telle dynamique. En second lieu, les
dynamiques de ces sociétés insulaires ont montré que les modèles
démocratiques importés de l’Occident, appliqués stricto sensu,
semblent en inadéquation avec les principes traditionnellement
associés à l’histoire politique océanienne. Enfin, l’espace public
n’y est pas constitué à l’identique : l’opinion publique demeure
informée, au sens étymologique, par des relais locaux comme les
instances coutumières, des classes d’âges particulières, les institutions religieuses ou des experts traditionnels (reconnus comme
21
Professeur en anthropologie, Université de la Nouvelle-Calédonie.
35
tels) ; la citoyenneté s’élabore ainsi en conjuguant des références
multiples et pas nécessairement homogènes.
Dans ce contexte, une réflexion sur la « gouvernance des États
océaniens » doit tenir compte de leur pluralisme constitutif c'està-dire, selon la définition standard donnée par J. Griffiths : « la
présence dans un champ social de plus d’un ordre légal. » Cette
définition pose la réflexion selon deux perspectives, elle nous
rappelle d’abord que les sociétés océaniennes avant le contact
étaient déjà dominées par une situation de pluralisme juridique
consubstantielle à leur structure sociale, elle nous invite ensuite
à réfléchir le fait contemporain de l’attrait pour un pluralisme
juridique de ces sociétés où l’existence d’une autorité régionale,
parfois coutumière, coexiste avec une autorité étatique, voire
résiste à l’idéologie du centralisme étatique depuis le 20 ème siècle
jusqu’à nos jours.
On voit bien que c’est le principe même de l’appropriation des
dispositifs démocratiques par ces sociétés organisées en réseau
qui doit être considéré. Comment les sociétés océaniennes, fondamentalement plurielles, ont-elles intégrées leur histoire démocratique, souvent mouvementée, faite de coups de force, de conflits, parfois de coopération ?
Dans cette perspective, comment se constituent les sociétés
civiles ? Comment s’articulent exigences démocratiques et logiques socio-spatiales océaniennes ? Comment concilier la géographie juridique d’une démocratie centralisée avec ces réseaux
océaniens où les phénomènes de mobilités et d’échanges des populations sont extrêmement importants ?
Les enjeux sont de forme et de fond, c’est-à-dire se posent sur
le double plan juridique et éthique. Sur le premier plan, il s’agit
d’analyser l’articulation de légitimités concurrentes et, surtout, de
réfléchir à ce qui se présente comme le fondement même de ces
légitimités. Le passif de la colonisation pèse lourd dans la négociation : une démocratie imposée manque de crédit. Sur le second
plan, c’est l’essence même de la démocratie qui est en jeu : place
du religieux dans la sphère politique ? Place des femmes dans la
sphère politique, et quelle articulation avec les conseils coutumiers ? Place de la généalogie et du sol dans la citoyenneté ? Pour
que le compromis ne soit pas une trahison, dans un sens ou dans
l’autre, il importe peut-être que les nouvelles gouvernances
s’appuient sensiblement non pas sur un culte irréfléchi d’une
tradition parfois réinventée ou réifiée mais sur une réflexion des
logiques culturelles tant dans leur continuum profond que dans
leur rupture spectaculaire. Le paradoxe ne serait pas mince si
l’obstacle à des démocraties océaniennes sereines se situait non
36
pas dans une confrontation conflictuelle entre deux logiques culturelles et sociétales distinctes mais plus précisément dans leur
apparentement plus ou moins concerté, lequel réduit considérablement l’espace public de négociation. Sur ce plan la comparaison peut être instructive entre, par exemple, une société dont la
dureté même de l’histoire coloniale a préservé un continuum visible (Nouvelle-Calédonie) avec une société où l’occidentalisation
s’est faite moins violemment mais peut-être de façon plus prégnante (Polynésie française).
La démocratie s’est imposée comme effet tardif de la colonisation : le code de l’indigénat perdure jusqu’en 1945 en NouvelleCalédonie. Son fondement éthique est en contradiction avec son
mode d’apparition historique dans le Pacifique. Par ailleurs, elle a
été précédée par une évangélisation et un pouvoir politicoreligieux. Cette précession importante du pouvoir religieux chrétien sur le pouvoir étatique européen autorise un ancrage des
différentes Églises qui pourront, le moment venu, se donner à voir
comme un contre-pouvoir local à l’autorité des gouvernements
métropolitains soit par le biais de l’indirect rule et de
l’océanisation des responsables religieux, notamment dans la
sphère anglo-saxonne et protestante, cf. M. Leenhardt, par
exemple, soit par le biais d’une résistance et d’un paternalisme
des pères catholiques et francophones qui protègent leurs ouailles
d’un pouvoir républicain perçu comme anticlérical et immoral.
C’est dans ce cadre historique qu’il faut prendre la pleine mesure d’une scolarisation qui s’est faite, en Océanie, d’abord et majoritairement sous l’égide d’une organisation religieuse. Les États
occidentaux, ne serait-ce que pour des raisons économiques, ont
longtemps laissé ce champ à l’initiative religieuse. Wallis et Futuna
restent une bonne illustration de ce fait et une des exceptions de la
République française. Ainsi l’alphabétisation a d’abord été un instrument au service de l’évangélisation. Cela peut permettre
d’éclairer le fait que les grands leaders politiques et les grands intellectuels océaniens, défenseurs de l’identité et de la souveraineté,
sont passés par le filtre et l’éducation des écoles religieuses, voire
des études de théologie : Pouvana. A. Oopaa, J-M. Tjibaou, W. Lini,
O. Temaru, G. Flosse, T. Raapoto, H. Hiro, etc.
En ce sens, il y a deux ruptures historiques : le passage d’un
polythéisme ancestral à un monothéisme chrétien, le passage
d’un pouvoir religieux à un pouvoir laïc externe. La démocratie
apparait alors comme l’aboutissement d’un processus historique
douloureux, aboutissement que l’on peut percevoir de manière
ambivalente, soit comme le parachèvement d’une œuvre positive,
37
soit comme l’expression dernière d’une mondialisation sans âme
et déstructurante. Qu’en est-il exactement ?
En fait, derrière ces ruptures, il y a des continuités. Ainsi le
passage d’un système de croyances à un autre s’est fait dans la
continuité d’un pouvoir politico-religieux. Les monarchies européennes de la fin du 18ème et du 19ème siècle sont aussi des pouvoirs religieux. Les États démocratiques occidentaux n’ont pas
initié la colonisation, ils l’ont poursuivie. À cet égard, la bataille
de Fei Pi à Tahiti, en 1815, est emblématique : c’est un triomphe
guerrier, sous l’égide de Jéhovah, qui assure le pouvoir de Pomare II et initie la conversion en masse des membres des chefferies alliées ou soumises à Pomare… Cette victoire fait du ari’i un
roi autoritaire à volonté hégémonique, et de la mission protestante le fondement d’un pouvoir centralisé. Ainsi, en Océanie, que
l’implantation soit catholique ou protestante, le passage du pouvoir missionnaire au pouvoir des États occidentaux s’est fait dans
la continuité d’un processus de centralisation. En effet, le lien
politique, la continuité entre l’entreprise missionnaire, l’État religieux et enfin l’État républicain, c’est bien la centralisation qui se
heurte au pluralisme atavique océanien.
Ce pluralisme initial est parfaitement illustré par la diversité
linguistique, surtout en Mélanésie. Réciproquement, la centralisation politique va s’accompagner d’une politique d’arasement linguistique au profit d’une seule langue, celle des colons ; mais d’une
certaine manière, les missionnaires amorcent également cette unification linguistique via des langues vernaculaires : le drehu et le
ajië (nengone et païci) serviront de langues d’évangélisation sur
l’ensemble de la Nouvelle-Calédonie, deux langues sur une trentaine acquièrent ainsi un statut de langues quasi véhiculaires,
avant d’être supplantées par le français. Ailleurs, ce sera un pidgin
comme le Bislama au Vanuatu. Cette centralisation s’est toujours
faite sous le couvert d’un universalisme conquérant, soit celui des
religions révélées qui se présentent comme universelles et ont vocation à convertir l’humanité, soit celui de l’idéologie du progrès issue
des Lumières, idéologie laïque à partir de laquelle les démocraties
se donnent pour devoir d’exporter au plus loin leur modèle unilatéral de la civilisation.
À l’instar des réductions jésuites en Amérique latine, aussi
bien en Polynésie qu’en Nouvelle-Calédonie, pour mieux contrôler
et gérer la population, les missionnaires ont imposé la structure
européenne du village et regroupé les habitants autour d’une
église ou d’un temple. Ce faisant, ils bousculaient les espaces
sociaux et les itinéraires généalogiques et accordaient à un chef
un titre (roi, grand chef…), une prééminence et un pouvoir parfois
38
hégémonique qu’il n’avait jamais eu auparavant. La représentation selon laquelle les cultures océaniennes traditionnelles puisaient leurs valeurs dans un sens aigu de la communauté, soudée derrière un chef et réunie dans une foi collective, selon laquelle l’individu s’efface et se dilue dans une totalité sociale, une
histoire froide et un ordre naturel qui figent la place de chacun at-elle un quelconque fondement scientifique autre que les fantasmes des épigones de Diderot ? Rien n’est pourtant plus individualisé que le sujet polynésien avant le contact européen : il peut
changer de chef, s’affilier à une autre terre, chasser des dieux
inefficaces, manipuler sa généalogie, négocier ses appartenances,
se constituer un nouveau statut par des actions d’éclat, conquérir
un nouveau nom, etc.
L’administration républicaine ne fera que poursuivre cette centralisation initiée par l’action missionnaire en projetant son découpage administratif et sa hiérarchie sur cet espace bouleversé
et restructuré. Ce faisant, elle entérinait ce qui avait été construit
avant elle et consolidait une centralisation qui lui était efficace et
qui favorisait une minorité parmi les populations colonisées. Ceci
explique, dans bien des cas, l’apparition d’une élite locale, relativement distanciée de sa population d’origine et qui, le moment
venu, opposera d’autant plus à l’Etat métropolitain la légitimité
d’une coutume réinterprétée qu’elle s’est elle-même coupée de sa
base culturelle depuis longtemps. Ainsi c’est dans le cadre d’une
autorité centralisatrice, dont le fondement est extérieur aux territoires des populations concernées, que s’est opéré le glissement
d’un pouvoir surtout religieux à un pouvoir surtout politique.
C’est pourquoi il importe de remonter en amont et de repenser la
nature même de la première rupture historique qui a marqué la
rencontre entre l’Océanie et l’Occident.
Nous l’avons vu, la rupture entre les deux systèmes de sacralité n’est pas dans l’implication du religieux dans le pouvoir politique, on pourrait même dire que la continuité de cette implication a pu masquer ou minorer l’ampleur de cette rupture. Que
Pomare fasse alliance avec Oro ou Jéhovah, il n’y a là, apparemment, qu’une stratégie politico-religieuse bien dans la tradition
tahitienne. Il n’y aurait pas eu rupture culturelle majeure si
l’alliance avec Jehovah n’avait eu pour effet que la suprématie
temporaire de ce dieu sur les autres entités comme cela avait pu
être le cas de Oro avec Taaroa ou Tane. En l’occurrence, l’alliance
avec Jéhovah implique la destruction par les chefs eux-mêmes
des objets sacrés et l’affirmation de l’existence d’un dieu unique
et seul véritable.
39
On voit bien qu’il y a alors une véritable rupture culturelle et
que celle-ci réside dans l’extrême différence entre une métaphysique chrétienne et les logiques océaniennes qui sous-tendaient
les systèmes de représentations et les organisations sociales.
C’est pourquoi, il importe d’y revenir. Ce qui caractérise la pensée
des religions révélées, c’est la transcendance, l’affirmation d’un
dieu unique, absolu, immatériel, d’où tout part et qui ne doit rien
à personne. Ce qui prévaut, c’est l’idée de création, de libre arbitre, d’être et d’absolu. Précisément, étymologiquement, absolu
veut dire « sans relation » : Dieu n’a affaire qu’à lui-même et décide unilatéralement de tout. Le monde est sa création, il n’est
pas du monde (Rigo, 2004a). En Océanie, ce qui prévaut, c’est
l’immanence, la pluralité, le relatif, voire le relationnel. Les dieux,
les ancêtres, les hommes et un espace géographique entretiennent des liens étroits d’interdépendance. Le monde est le produit
d’une croissance, d’une série de procréations, pas d’une création
(Rigo, 2004b). À ce sujet, le texte hawaiien du Kumulipo, composé
de seize chants, est clair : les dieux n’apparaissent qu’à miparcours, au huitième chant, en même temps que les hommes. Il
y a là une donnée culturelle majeure. Le fond même des cultures
océaniennes, aussi bien polynésiennes que mélanésiennes, c’est
l’idée d’un continuum sacré qui exclut l’idée même d’un pouvoir
centralisateur, exclusif, absolu.
Chez les Maori, quand Papa, la terre, s’arrache de l’étreinte de
Rangi, le ciel, elle libère à la fois l’espace et une pluralité de dieux
frères qui entrent immédiatement en guerre pour s’approprier un
territoire. Le fondement religieux du pouvoir d’un chef océanien
repose sur une généalogie et une territorialité lesquelles n’ont de
sens que rapportées aux actions d’un réseau humain qui ne cesse
de se faire et de se recomposer au fil des alliances, des guerres,
des échanges. Les récits mythiques polynésiens, les récitations
généalogiques océaniennes, les chemins coutumiers kanak varient dans le temps, en fonction des géographies humaines qui
sont instables et dynamiques. La relation prévaut sur l’être, c’est
la circulation au sein d’un réseau qui détermine les hiérarchies
des hommes, des ancêtres ou des dieux. C’est bien pourquoi les
rituels ponctuent la vie océanienne, ils réactivent constamment
les échanges qui rendent visible l’espace et l’énergie du réseau.
L’ampleur et le sens du flux de ces échanges, dans un circuit de
convergence et de redistribution, fondent la réalité d’un pouvoir
précaire. On voit bien ainsi que le passage d’une sacralité à une
autre pose comme continuum politico-sacré ce qui ressortit de la
rupture : la nouvelle sacralité est centralisatrice et non discutable : l’individu est posé dans l’absolu de sa personne morale et
40
de son libre-arbitre, il n’engage que son âme et joue son salut
personnel devant Dieu. La démocratie modifie à peine ce schéma :
le citoyen est responsable, il est seul comptable de ses droits et
obligations devant un Etat impersonnel. Sur ce point, on saisit la
nature des difficultés quand il s’agit d’articuler deux représentations religieuses et deux organisations sociales :
• une sacralité généalogique, inégalitaire et fluctuante versus
une sacralité absolue, indiscutable, égalitaire
• un pouvoir personnel, relatif, qui appartient et dépend d’un
réseau humain inégalitaire (en principe plus qu’en fait), instable
versus un pouvoir impersonnel, absolu, centralisateur, institutionnel, qui domine une société égalitaire (en principe plus qu’en
fait).
Or les sociétés océaniennes se pensent désormais et se revendiquent comme chrétiennes. Les chartes constitutionnelles des
pays ayant accédé à l’indépendance se place autant sous l’égide
du Dieu chrétien que sous celle de la coutume : Kiribati, Papouasie-Nouvelle guinée, Îles Salomon, Vanuatu, Tonga… On comprend mieux alors en quoi l’opposition au pouvoir de l’Etat colonisateur n’est pas une opposition perçue comme religieuse mais
comme politique : les Églises ont pu opportunément changer de
camp et se ranger du côté du pouvoir local. L’enculturation chère
aux églises permet ainsi que la défense des cultures locales contre
les menaces de la mondialisation et contre un système colonial ou
postcolonial se fassent souvent dans la continuité d’une dimension politico-religieuse héritée du 19ème siècle.
Dès lors trois autorités entrent en compétition : le coutumier,
l’Église dominante et l’État. Or, toute l’ambiguïté est là : quel
rapport le pouvoir coutumier entretient-il avec l’Église : distinction ou confusion, confrontation ou connivence ? Quel rapport
l’État entretient-il d’une part avec l’autorité coutumière, d’autre
part avec les Églises majoritaires ? La question n’est pas mineure
car elle pose la question de la possibilité de la démocratie. On
peut distinguer d’une part les exigences de la démocratie face aux
usages de la coutume et, d’autre part, face aux Églises.
Au primat de la généalogie, la démocratie ou l’Église chrétienne peut opposer l’absolu de la personne. Les deux égalités ne
sont toutefois pas sur le même plan ; dans le second cas, il s’agit
d’une égalité devant les lois intangibles de Dieu qui distinguent
par ailleurs assez nettement les obligations des hommes de celles
des femmes. Dans le premier cas, il s’agit d’une égalité devant la
loi des citoyens, laquelle est par nature perfectible et discutable.
Les hommes dominent la scène politique et coutumière à Wallis, les femmes occupent des fonctions politiques de premier plan
41
en Nouvelle-Calédonie tandis que la coutume reste sous l’autorité
masculine, l’assemblée territoriale est mixte en Polynésie française et le Sénat coutumier n’existe que dans le désir de quelques
hommes politiques. L’État Samoan était symbolisé par le chef
d’État et sa sœur lors de chaque célébration depuis son indépendance en 1962 jusqu’à la mort de cette dernière. On voit que
toutes les variations sont possibles.
Pour autant les cultures océaniennes font une distinction
nette entre les genres et réservent le plus souvent l’autorité politique aux hommes. Cela pose la délicate question de l’inégalité de
genre : s’il est une opposition de fait observée par les Européens
dès les premiers contacts avec les sociétés océaniennes, c’est celle
qui inscrit les hommes et les femmes dans des espaces sociaux
distincts, dans des pratiques spécifiques (Conte, 2000 : 171),
voire qui projette la distinction de genre dans les objets du
monde. On monte vers la case des hommes, on descend dans la
cuisine. Les os des hommes reposent d’une part, ceux des
femmes et des enfants d’autre part, les allées masculines se distinguent des contre-allées féminines des « villages kanak », les
femmes pratiquent la collecte lagunaire, les hommes font la pêche
hauturière, le pin colonnaire masculin domine le cocotier féminin,
l’igname oppose sa symbolique à celle du taro d’eau…. Un système complexe d’interdits marque les frontières entre les sexes et
témoignent de l’importance structurelle du clivage. Les Européens, par ailleurs, ont immédiatement interprété ce clivage
comme l’expression d’une dichotomie qui distinguerait le non
sacré (le noa), du sacré (ra’a).
Pour autant, nous l’avons vu, une simple relecture des grands
mythes océaniens donne un éclairage bien différent. Qu’on le
veuille ou non, les dieux, aussi éminents soient-ils, sont toujours
seconds. Une sacralité précède toute divinité pour une raison bien
simple : elle l’engendre.
De même que Ta’aroa avait des carapaces, c’est à dire des coquilles,
tout a une coquille.
Le ciel est une coquille, c’est-à-dire un espace sans limite dans lequel
les Dieux placèrent le soleil, la lune, les Sporades et les constellations
des Dieux.
La terre est une coquille pour les pierres, l’eau, les plantes qui en jaillissent.
La coquille de l’homme est la femme, car c’est par elle qu’il entre dans
le monde, et la coquille de la femme est la femme car elle naît de la
femme.
42
On ne peut énumérer les coquilles de toutes les choses que ce monde
produit22. (Henry, 1928 : 347)
Ainsi avec la femme se révèle le fond de la sacralité océanienne, sa modalité généalogique : le pouvoir de vie, articulé au
principe de l’antériorité : si le clan naît avec l’ancêtre, l’ancêtre est
né d’une femme dont il perpétue le sang. Par-là, elle devrait être
la première à bénéficier de cette notion si importante en Océanie,
celle de respect. Le respect en Océanie n’est pas la version kantienne de la morale : affirmation du principe d’égalité au nom de
la reconnaissance de la personne en tant que disposant d’un libre
arbitre absolu, mais acceptation du principe hiérarchique comme
signe de l’affiliation à un réseau humain où la situation généalogique participe du statut de chacun.
Or, précisément, quel statut aujourd’hui pour les femmes
océaniennes ? Deux enquêtes en 2002 et en 2003 ont été faites
respectivement en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française
sur des échantillons supérieurs à 1000 femmes dans les deux
cas. Ce qui apparaît comme un constat fort c’est l’importance de
la violence exercée sur les femmes. Les chiffres sont éloquents :
par exemple, dans la seule année précédant l’enquête, 17% des
femmes en Polynésie Française (1/6), 25 % en Nouvelle-Calédonie
(1/4) ont été victimes de violences physiques ou se sont trouvées
en situation de cumul de violences. Les taux métropolitains se
trouvent ici multipliés par respectivement 8 et 10. La situation de
la métropole est pourtant loin d’être satisfaisante sur ce point.
Parmi les répondantes à l’enquête, 42% ont subi au moins une
fois des violences physiques depuis l’âge de 17 ans. Une enquête
de l’Inserm de mars 2008 en Nouvelle-Calédonie montre qu’une
femme de moins de 25 ans sur cinq a subi une agression
sexuelle, soit 20 %. Il n’est peut-être pas utile de multiplier les
chiffres ; sauf aveuglement suspect, tout le monde au fond sait
bien la réalité palpable de cette violence dont témoignent des
œuvres comme celle de Déwé Gorodé ou Pierre Gope.
La question qui se pose est alors la suivante : faut-il chercher
une cause de cette violence dans un continuum culturel qui remonterait au-delà de la période de contact ? Ou faut-il au con« Mai ta Ta’aroa ra, e pa’a ia, ‘oia ho’i te ‘apu, e ‘apu ho’i to te mau mea ato’a nei,
E ‘apu te ra’i, ‘oia te aeha’i, i fa’ano-hohia e te atua te rà, te marama te tuta’a, e te
hui tarava, a te atua. E ‘apu te fenua nei no te ‘ofa’i, te vai e te ra’au o te tupu mai.
To te tane nei‚ ‘apu, o te vahine ia, no te mea na rei ra mai ‘oia i te ao nei ; e to te
vahine nei apu, o te vahine ia, no te mea na te vahine ‘oia i fanau.
E ore e hope te tai’o i te‚’apu o te mau mea o te ao nei. »
22
43
traire y voir l’effet d’une acculturation, d’un laminage par la société amorale de consommation ? Les deux explications sont tentantes et faciles, faciles parce que tentantes.
Ce qui n’est pas discutable, c’est que, en deux siècles, des
choses se sont passées sur lesquelles il importe de réfléchir. On
peut illustrer cela par un exemple simple à Nouméa. 8 kms séparent la plage de Magenta de celle de la Baie des Citrons : autant
ne dire rien en termes de distance géographique, mais un monde
en termes de distance culturelle. Quand il fait beau, les européennes bronzent quasiment nues sur la plage de la Baie des
Citrons tandis que les femmes kanak se rafraîchissent tout habillées dans l’eau à Magenta. Le contraste est saisissant, il l’est encore plus si l’on se rappelle qu’il n’y a pas si longtemps, ce sont
les européens qui étaient habillés et qui, condamnant les corps
trop dénudés, ont imposé partout en Océanie la robe missionnaire, qualifiée aussi, pour le moins curieusement, de robe traditionnelle. Notons, par ailleurs, qu’une jeune femme kanak aura
moins de réticence à se mettre en maillot de bain à la baie des
Citrons qu’à Magenta car elle a moins de risque d’y rencontrer un
cousin ou un oncle.
Cet exemple n’est pas anecdotique, il nous met au cœur de
notre questionnement. Certes, sur ce plan, les jeunes femmes de
Polynésie française, semblent échapper à ces distorsions spatioculturelles et ne se distinguent guère par leur tenue des autres
femmes sur les plages. Pour autant, parmi elles, 4 très jeunes
femmes sur 10 déclarent un conjoint jaloux au point de les empêcher de parler à d’autres hommes. La liberté ne se mesure pas
seulement à la taille de la surface épidermique exposée.
L’explication de la violence par une antique tradition océanienne se heurtant à la sacralité du sang féminin, on pourrait
alors tenter d’expliquer cette violence par un raidissement de
l’autorité par des hommes dépossédés de leurs prérogatives majeures. Il est de fait que les phénomènes d’alcoolisme et
d’addiction, liés aux situations de déshérence, ont frappé parfois
durement les sociétés océaniennes. Pour autant, l’alcool désinhibe des pulsions, il ne les crée pas. L’histoire coloniale a créé des
injustices et des frustrations, sources de violence certes, mais
cela suffit-il à expliquer cette concentration des violences sur les
femmes ? L’histoire coloniale c’est aussi et d’abord l’histoire de
l’évangélisation : pour 92 % des femmes océaniennes interrogées
à l’occasion de ces enquêtes, la religion tient une place importante
ou très importante dans leur vie. Le tissus cultuel est très dense
en Nouvelle-Calédonie comme en Polynésie française : dans ce
dernier cas, le moindre atoll de quelques centaines d’âmes pos44
sède non seulement une église catholique et un temple protestant
mais aussi une diversité impressionnantes d’églises : mormons,
pentecôtiste, sanito, église des saints des derniers jours, etc. À
l’occasion des coutumes, le pasteur ou le curé occupe toujours
une place non négligeable. Lors des derniers conflits coutumiers
en 2011 qui ont fait 4 morts à l’île de Mare, le Haut-Commissariat
a envoyé comme médiateurs un prêtre et un pasteur… S’il y avait
autant d’écoles que de lieux de culte, certaines îles d’Océanie
devraient concentrer la majorité des prix Nobel. Une des raisons
du succès des Églises, c’est qu’elles fabriquent du lien social, que
par elle la communauté devient visible en se réunissant, et
s’exprime dans sa langue.
Cette importance du religieux semble difficilement compatible
avec l’importance de cette violence au sein de communautés qui
fréquentent assidument les lieux de culte où l’on prêche l’amour
et le respect du prochain. Avec l’évangélisation, c’est pourtant le
statut de la femme qui a changé, sa représentation. Qu’on le
veuille ou non, la Bible rejoint souvent bien des traditions polynésiennes ou mélanésiennes dans la nécessaire soumission sociale
de la femme à l’homme. Le récit de la Genèse explique bien que le
prix du péché originel sera, entre autre, la soumission des
femmes à leurs hommes, et Saint-Paul ne se privera pas de rappeler que la femme est à l’homme ce que l’église est à Dieu…
Ajoutons à cela que la vision chrétienne de la femme au foyer
dépendante de l’époux n’est pas tout à fait celle des sociétés
océaniennes dans laquelle la femme possède ses richesses
propres, ses activités et son espace d’initiative. Le point le plus
important toutefois semble être encore ailleurs. Ce que la femme
christianisée gagne en humanité, elle le perd en sacralité. Elle
n’est plus source et force de vie, elle n’est que la dépositaire d’une
semence masculine sous l’égide d’un Dieu masculin et procréateur. Rien de redoutable en elle pour rappeler à l’homme qu’il ne
possède qu’un pouvoir second. D’une certaine façon, l’histoire
coloniale a conjugué dépossession des hommes — de leur pouvoir
politique, économique, voire foncier — et désacralisation des
femmes. Si la femme reste un enjeu de pouvoir, elle n’est plus la
source redoutable du pouvoir.
Alors que la vision océanienne accordait à la femme un pouvoir premier et sacré de vie que les hommes devaient capter et
canaliser au profit exclusif de leur réseau socio-politique, la définition chrétienne du genre a imposé une ontologie où la femme
n’est plus que la figure altérée d’un paradigme strictement masculin. Les hommes sont ainsi libérés de la tentation de confisquer
un pouvoir féminin sacré, parce que antérieur, puisque non seu45
lement ce pouvoir n’existe plus mais que la femme désacralisée
n’apparaît plus que comme figure d’une dégradation, voire d’une
impureté dangereuse. La confusion d’une définition à l’autre accentue ainsi la domination masculine jusqu’à faire de la violence
une figure ordinaire des rapports entre sexes, ici plus qu’ailleurs.
Polynésienne ou mélanésienne, la femme est souvent l’objet
d’une injonction paradoxale (double bind) : transmettre la culture
de la communauté, refuser la violence. C’est pourquoi il convient
de dire que la défense des femmes peut faire l’économie d’une
mauvaise conscience identitaire, qu’elle ne passe pas par la trahison des cultures océaniennes mais par la réhabilitation de ce qui
en constituait le socle : le respect dû à ce qui est premier, au
sang, aux ancêtres, passe d’abord par le respect des femmes. Ces
primats communs aux sociétés océaniennes n’ont rien qui puisse
s’opposer aux exigences éthiques d’une démocratie résolument
contemporaines, bien au contraire.
Le point majeur sur lequel peut achopper une démocratie à
l’occidentale est encore le fait de la généalogie dans l’exacte mesure où elle définit aussi et surtout un rapport au foncier, dans la
mesure où l’idée de propriété déconnectée d’une présence et d’un
rapport physique à la terre n’a pas de sens en Océanie. Le droit
d’usage et l’indivision des terres sont indissociables des sociétés
océaniennes dont les réseaux humains se définissent par un continuum entre la généalogie et l’espace, autrement dit par une
géographie humaine. Pour autant, le principe d’égalité qui est le
fondement éthique de la démocratie n’impose pas la propriété
privée à l’occidentale. Il suffit de relire Rousseau pour s’en convaincre. Aucun projet, qui implique une emprise sur le foncier, ne
peut raisonnablement se faire aujourd’hui sans tenir compte de la
coutume et des vœux de la population concernée : on peut penser, par exemple, aux projets miniers en Nouvelle-Calédonie. On
sait à quel échec, voire conflit, peut aboutir une non prise en
compte de cette donnée humaine et culturelle : l’exemple de la
mine de cuivre de Panguna et des mouvements de sécession de
l’île de Bougainville ont montré depuis longtemps la nécessité de
saisir la primauté du social sur l’économique dans le Pacifique.
Confrontées à l’exploitation du cuivre, de l’or, du phosphate ou
du nickel, voire des ressources de la mangrove, des milieux lagunaires ou halieutiques, les sociétés océaniennes ne s’inscrivent
nullement dans une opposition tradition/modernité.
Bien au contraire, cette résistance des logiques océaniennes
aux tentations capitalistes est l’occasion pour les démocraties de
penser en termes de développement durable, lequel se conjuguent
plus aisément avec les exigences coutumières que le droit foncier
46
occidental. Il est plus facile, en pensant en terme de droit d’usage,
d’ancrage humain, d’espace-temps coutumier d’introduire des
préoccupations écologiques qu’à partir d’un schéma individualiste
et capitaliste. Sur ce plan-là, la prise de conscience écologique
tardive des sociétés industrialisées et les préoccupations des populations locales finissent par trouver des lignes de convergences
objectives et des espaces de négociation respectueux des principes admis par chacun.
Reste un point fondamental, celui de la laïcité. On peut se demander si elle existe, de fait, à Wallis et Futuna quand on sait
que l’Église catholique a le monopole du premier degré de
l’éducation et que trois rois coutumiers, de statut sacré, exercent
leur autorité. La tentation est grande en Polynésie française
d’infuser du religieux dans le politique. On se rappelle que le très
pieux président de l’assemblée territoriale d’une nouvelle majorité
indépendantiste avait décidé unilatéralement le 3 juin 2004 de
faire accrocher dans l’hémicycle un crucifix. Cet épisode déclencha une polémique qui ne fut pas pour rien dans la motion de
censure déposée contre le premier gouvernement Temaru. Cela
donna l’occasion d’un vaste débat sur la laïcité où le politiquement correct put s’énoncer très consensuellement par diverses
personnalités du monde politique, religieux ou culturel. Il semblait acquis que la république laïque devait s’adapter aux spécificités océaniennes. Les cultures polynésiennes traditionnelles
ayant toujours mêlé intimement le politique et le religieux, « le
Polynésien » étant présenté comme ayant toujours eu une nature
très spirituelle, il importait de respecter la culture locale et d’
« ouvrir » davantage la laïcité. Ne pas comprendre la tonalité religieuse des discours politiques, la présence d’une prière
d’ouverture à l’occasion de sessions qui réunissent les élus du
peuple, c’était pour le moins faire preuve de « laïcisme », c’est à
dire, comme la rime veut le suggérer, d’intégrisme laïc, voire de
prosélytisme athée… À quelles spécificités polynésiennes, précisément, la démocratie avait-elle à s’adapter ?
Il semble bien pourtant que la vivacité de la coutume en Nouvelle-Calédonie, paradoxalement préservée par la ségrégation et la
mise en réserve des tribus par le pouvoir colonial, a retenu les
kanak de cette tentation religieuse. Le paradoxe devient alors le
suivant : n’est-ce pas la perte de l’ancienne sacralité qui accentue
le risque des dérives fondamentalistes et culturalistes ? Si
l’ancien système était inégalitaire, il était aussi fluctuant, relatif.
Ni les dieux ni les chefs n’avaient de prérogatives sans l’accord du
plus grand nombre. Un proverbe drehu dit : « pekö joxu ka pë jin »
« Un chef n’est rien sans ses ‘sujets’ » ; le terme ‘jin’ est en soi
47
également très important: il est traduit ici par ‘sujet’, mais il signifie d’abord ‘cadet’ ; réciproquement le chef est souvent désigné
comme un « grand frère ». Explicitement le proverbe rappelle cette
vérité océanienne : si le chef ne fait pas son travail correctement,
ses ‘cadets’ se détournent de lui et/ou le destituent. Cela reste
toujours vrai : en juin 2005, ce sont bien des chefs coutumiers
wallisiens qui ont voulu destituer le roi Lavelua Tomasi Kulimoetoke, en fonction depuis 1959, parce que sa conduite avait
été jugée défaillante. Outre qu’il n’est pas sûr que le terme de
royauté soit le plus pertinent pour décrire une chefferie océanienne, on peut se demander si ce n’est pas grâce à la présence
de l’État que le règne du Lavelua a autant duré. La dynamique
traditionnelle n’aurait pas supporté aussi longtemps une autorité
indiscutée sans qu’elle fasse, en la renouvelant souvent, mieux
ses preuves…
En Nouvelle-Calédonie, le chef est aussi considéré comme
l’enfant de ses sujets, il n’est pas le plus ancien ni le maître de la
terre… Il ne peut se prévaloir d’une ancienneté ou d’un pouvoir
absolu. On saisit alors les dangers d’une religiosité océanienne
qui s’est convertie aux religions révélées et qui demeure, à
l’ancienne, prégnante dans le champ politique : en s’opposant à
un pouvoir étatique colonisateur et devenu laïc, elle s’oppose de
fait au fondement de la démocratie. Non pas parce qu’elle pourrait
en discuter les modalités ou certains principes. Les démocraties
ne sont jamais parfaites, les femmes françaises n’ont eu le droit
de voter qu’en 1946 et les hommes politiques kanak ont pu obtenir un gel du corps électoral. La discussion, la négociation font
partie du jeu démocratique, elles en sont même la modalité première : on ne discute pas de la décision d’un pharaon, d’un empereur ou d’un roi mais chaque citoyen athénien peut aller sur
l’agora défendre son point de vue. La rhétorique est née de ce
primat de la discussion. Sommes-nous si loin des palabres océaniens ?
Ce n’est pas en évacuant les cultures océaniennes que l’on
peut prévenir le danger d’une absolutisation du pouvoir, dans
une forme culturaliste ou fondamentaliste. Une illustration récente de ce danger peut être facilement donnée : deux mois après
la tentative de placer un crucifix dans l’hémicycle de l’assemblée
territoriale par un président indépendantiste très catholique, en
août 2004, l’Église protestante de Polynésie française s’est rebaptisée Église protestante mā’ohi. Par là, celle-ci a voulu plus affirmer sa dimension identitaire que sa vocation universaliste et, dès
ce premier synode sous cette nouvelle appellation, sa première
action fut pourtant d’exhorter « le président de la Polynésie fran48
çaise élu par le peuple à retirer toute statue (en l’occurrence les
tiki) qui encombre la ville. » Autrement dit, cette Église, de sensibilité notoirement indépendantiste, poursuit l’œuvre de diabolisation et d’occultation des fondements de la culture alors qu’elle se
présente en même temps comme la gardienne des valeurs de la
tradition polynésienne…
Il importe ainsi de rappeler que les traditions, partout dans
l’Océanie d’avant le contact, reposent sur le pluralisme, la compétition et la négociation qui ont toujours fait obstacle à toute volonté hégémonique. On peut légitimement craindre, par exemple, si
l’indépendance de la Polynésie française était acquise sous le
pouvoir d’un leader inspiré, à l’instar du très catholique O. Temaru, qu’un ordre moral assez sinistre s’abattrait sur la société et
parachèverait la volonté des missionnaires de la fin du 18 ème
siècle, au-delà de tous leurs espoirs. C’est bien pourquoi une
démocratie océanienne est possible à condition que les pouvoirs
politiques locaux commencent par respecter précisément ce qui
est au fondement des logiques océaniennes : il suffit pour cela
d’évacuer l’absolu biblique de la sphère publique, la posture messianique et d’accorder à tous les réseaux humains un espace
d’échanges par quoi la société tisse et rend visible ses liens. Non
seulement cette démocratie est possible, mais sa modalité - la
discussion -, son principe éthique - nul ne peut être exclu de la
négociation - sont bel et bien constitutifs des sociétés océaniennes d’avant le contact. Un suffrage majoritaire peut céder la
place à une décision consensuelle sans que la démocratie trahisse
son fondement éthique.
On saisit alors que les exigences démocratiques et les logiques
océaniennes sont déjà en accord sur l’essentiel, il leur reste à
négocier sur des données océaniennes délicates telles que, par
exemple, le droit foncier. Il est éclairant, sur ce point, de voir que
certains États délèguent cette compétence à des comités ou sénats coutumiers. Reste à garder à l’esprit que l’obstacle aussi
bien au jeu démocratique qu’à l’expression des cultures océaniennes, est la confusion d’un ordre et de représentations missionnaires issus de la colonisation avec une identité océanienne
que la modernité menacerait. La colonisation évangélisatrice initiait un mouvement de mondialisation, ce n’est pas en s’appuyant
sur elle que l’on peut espérer préserver la diversité culturelle. En
cette époque de crise mondiale et de crispations religieuses, il
importe que les petits pays d’Océanie prennent conscience non
seulement de la réalité de leur passé culturel mais aussi et surtout, à quel point cette réalité était déjà, sur certains aspects,
modernes, à quel point c’est de cette réalité-là dont le monde de
49
demain a besoin et non pas de ce qu’il y a de plus rigide dans
l’héritage colonial.
Références
CONTE Éric, 2000. L’Archéologie en Polynésie française, Papeete,
Au vent des îles.
RIGO Bernard, 2004a. Conscience occidentale et fables océaniennes, Paris, L’Harmattan.
RIGO Bernard, 2004b. Altérité polynésienne ou les métamorphoses
de l’espace-temps, Paris, CNRS Editions.
HENRY Teuira, 1928. Ancient Tahiti, Honolulu : Bernice P. Bishop
Museum, Bulletin 48.
50
CHAPITRE III
Le carnaval de la coutume : spectacles
néo-rituels à Pentecôte et Tanna (Vanuatu)
Marc TABANI23
Indépendante depuis 1980, ex-condominium franco-britannique
des Nouvelles-Hébrides, la république de Vanuatu est une démocratie parlementaire dont la constitution se réclame à la fois du
christianisme et de la « coutume »24. Toutefois, l’exaltation du
christianisme et l’idéalisation de ce que les Mélanésiens désignent
par kastom (custom en anglais) obéissent à des processus interdépendants. La vision glorifiée d’une tradition ancestrale non
souillée par l’aliénation coloniale, appréciée comme un ultime
rempart contre les effets pervers de la globalisation, cadre parfaitement avec les représentations d’un humanisme chrétien pour
lequel, en dernier ressort, la coutume a originellement été créée
par Dieu. De nos jours, si la coutume ou l’Église ont pu devenir
critiquables, Dieu ou Jésus par contre demeurent des figures
intouchables25.
Chargé de Recherche en anthropologie, CNRS-CREDO.
We, the people of Vanuatu, […] hereby proclaim the establishment of the united and free Republic of Vanuatu founded on traditional Melanesian values, faith
in God, and Christian principles (préambule de la constitution de la république
du Vanuatu, article premier). Dans les représentations populaires, aussi bien
urbaines que rurales, la « bonne coutume » (gudfala kastom) est celle qui correspond aux valeurs chrétiennes. Inversement, pour une majorité de Vanuatais, les « bonnes Églises », celles légitimées par leur antériorité historique
(presbytérienne, anglicane et catholique), respectent également ce que leurs
membres considèrent être comme fondamentalement bon dans la coutume, à
l’exception de l’Église des adventistes du septième jour qui tout en marquant
son respect, se refuse à certaines formes d’adhésion (consommation du kava et
du porc). Hormis pour leurs adhérents, les nouvelles Églises, d’inspiration néoévangéliste, sont largement vues comme une menace pour les cultures et les
identités indigènes. Comparées à des partis politiques, elles sont régulièrement
accusées de n’être qu’en quête de pouvoir et d’argent. Rappelons que si la kastom
est valorisée au Vanuatu comme un facteur d’unité, de paix et de conciliation, la
politik est très largement déconsidérée car facteur de division générateur d’égoïsme.
25 Dans un article de Bolton sur l’influence de l’Église et des femmes sur les
politiques de la tradition, l’ancien directeur du Centre Culturel du Vanuatu
(VCC) souligne le déséquilibre entre le poids respectif de l’Église et de la cou23
24
51
Essentiellement basée à Port-Vila, la capitale, l’avant-garde artistique du pays, de l’ancienne comme de la nouvelle génération
tout comme la majeure partie de la population, se dit chrétienne.
Pourtant, l’Église et les valeurs chrétiennes, sources plausibles
d’inspiration pour la création de formes esthétiques, ne semblent
guère avoir influencé les artistes vanuatais contemporains ; du
moins pas en surface (Watt, 2003), si ce n’est, sur un mode négatif, à l’occasion de clins d’œil qui viennent parfois rappeler les
excès de zèle des missionnaires contre la coutume. En revanche,
rares sont les artistes modernes qui affirment ne pas puiser une
part de leur créativité dans le registre de la coutume (Regenvanu,
2003). Le plus souvent ils la subliment ou, plus rarement, en
soulignent ses limites. Toujours est-il que les producteurs de
formes contemporaines n’occupent qu’un tout petit espace du
domaine des arts dans l’archipel. Au demeurant, la plupart des
dits artistes de Vanuatu ne se considèrent pas comme des artistes, mais comme des « coutumiers »26. Certaines productions
collectives de ces groupes coutumiers (kastom grup), leurs performances cérémonielles, couramment appelées kastom festivol
tume dans le pays : « … Une des préoccupations essentielles pour le Centre
culturel est la version de l’histoire du Vanuatu imposée par les Églises, selon
laquelle l’époque précoloniale correspond aux temps des ténèbres… Il rappelle
que l’Église dispose d’un poids considérable) à Vanuatu, qui n’est pas contrebalancé par celui de la kastom » (Regenvanu, in Bolton, 1998). D’où, la stratégie délibérée du Centre culturel d’associer les valeurs chrétiennes au renouveau de la coutume. Ainsi les rassemblements annuels des enquêteurs de
terrain ni-vanuatu du VKS (fieldworkers workshop) débutent invariablement par
la prière : « […] La reconnaissance de Dieu par des prières aux workshops des
fieldworkers vise à intégrer la croyance chrétienne dans les actions du Centre
culturel en faveur du renouveau de la kastom, à affirmer ainsi la compatibilité
du christianisme et de la coutume, et à déclarer que le Dieu chrétien soutient
le revivalisme de la coutume […]. En tant que stratégie, prier pour le renouveau
de la coutume est une manière très efficace de ménager les relations entre le
christianisme et les savoirs et pratiques indigènes » (ibid.).
26 Le substantif « les coutumiers », employé par les francophones du pays,
correspond en bichlamar aux expressions au singulier ou au pluriel man blong
kastom ou kastom man. La connotation positive de ces termes coexiste avec
l’usage désobligeant du qualificatif de man bus, « broussard », antonyme sous
la colonisation de la condition d’« évolué », notion elle-même héritée du clivage
des premiers temps de la christianisation entre païens (man blong kastom) et
chrétiens (man blong skul). Il y a certes aujourd’hui des « artistes coutumiers »
qui signent leurs créations plastiques de leur nom, mais ils sont toujours les
représentants d’un groupe qui leur accorde son consentement sur la reproduction des œuvres ; groupe qui, en certaines circonstances, exprime collectivement des expressions culturelles revêtant un caractère potentiellement esthétique mais aussi commercial (danses, rituels, chants, techniques du corps,
gestes techniques).
52
ou seulement festivol, retiendront particulièrement notre attention ; notamment leur promotion médiatique dans le contexte du
développement touristique, la principale industrie du pays.
Ce n’est pas sans paradoxe que la coutume à Vanuatu a été
élevée au rang d’art : un art de vivre en harmonie avec les valeurs
d’un passé vivifié dans le présent. Cette esthétisation d’un
« peuple de la coutume » pour reprendre la formule d’Alain Babadzan (1988), sa transformation en une image sublimée au travers d’une dé-ritualisation de certaines activités cérémonielles,
autrefois strictement cultuelles des groupes qui se réclament de
la kastom, dévoilent et occultent simultanément la dimension
politique sous-jacente à ces processus d’identification collective.
Le thème de « l’esthétisation du politique » (Benjamin, 1971), aujourd’hui intégré à des phénomènes d’esthétisation généralisée
où, par sa dé-esthétisation, l’art se voit réduit à sa valeur
d’échange, est comme en tant d’autres lieux du village planétaire
d’une grande actualité à Vanuatu. L’art de vivre dans la coutume
et les productions matérielles qui en émanent sont devenus une
ressource économiquement stratégique du pays. De facteur
d’identité collective, la coutume est en passe d’être recentrée dans
le secteur des productions marchandes.
À mi-chemin entre les dispositifs classiques d’une propagande
culturaliste véhiculée par des courants ethno-nationalistes et le
business de la culture dans le monde globalisé, la valorisation à
diverses échelles d’un patrimoine coutumier national à Vanuatu
se présente comme un paradoxe. Placée entre politique et marchandisation, la coutume y est vue à la fois comme la cible et le
remède aux principaux maux véhiculés par l’occidentalisation,
tout comme l’esprit du christianisme qui en serait le garde-fou27.
Ce sont les ambivalences de cette esthétisation de la coutume que
nous souhaitons clarifier ici. Il convient notamment d’évaluer
l’intégration toujours plus prononcée des grandes festivités locales, labellisées kastom, à une économie monétaire mondialisée.
Les implications politiques et juridiques de ce processus seront
placées au centre de notre analyse qui insistera sur les aspects
singuliers de la transformation historique de grandes cérémonies
rituelles en des performances artistiques néo-traditionnelles, dont
Lors d’un meeting politique à Tanna en juin 2008, Édouard Natapei, alors
ministre, fit campagne sur le thème de la nécessité d’abandonner la coutume
lorsqu’elle apparaissait comme un obstacle au développement. Proposition qui,
pour de nombreux participants, équivalait scandaleusement à un appel à se
défaire des valeurs chrétiennes, puisque dans l’imaginaire collectif tout comme
dans la constitution, coutume et christianisme vont de pair.
27
53
la nouveauté réside dans leur qualité de supports objectifs à la
représentation d’identités collectives inédites.
Les citoyens de Vanuatu connaissent de grandes disparités
dans leur degré de proximité ou d’éloignement avec le quotidien
prescrit par la vie coutumière. Cette dimension coutumière ou
traditionnelle relève pour l’essentiel d’un mode de production
domestique spécifique à l’organisation sociale villageoise des habitants des îles excentrées ou de certaines de leurs zones où
l’économie monétaire, bien qu’en forte progression, demeure encore secondaire. Mais nul citoyen vanuatais n’ignore les manifestations esthétiques et spirituelles auxquelles est associée la quintessence des identités culturelles qu’elles emblématisent.
Ces coutumes, promues au rang de symboles culturels par différents agents politiques et économiques, sont également celles
inlassablement présentées dans les brochures touristiques, pour
inviter les visiteurs à venir découvrir le « vrai Vanuatu » sous ses
aspects éminemment spectaculaires. Parmi les plus fameuses de
ces manifestations, on compte notamment le saut du Nagôl (également transcrit Gôl, N’Gôl ou Nangôl selon les auteurs) dans le
sud de l’île de Pentecôte, les danses Rom à Ambrym, les rites
initiatiques Nimangki du sud de Mallicolo, les dessins initiatiques
sur sable des îles du centre-nord, les cérémonies du Nekowiar et
les fêtes cargoïstes des adeptes du culte de John Frum à Tanna ;
à quoi s’ajoute, depuis les années 1970, l’organisation ponctuelle
de festivals d’arts traditionnels que l’on retrouve dans tous les
États du Pacifique. Pour autant, ce que recouvre la notion de
kastom en termes de grands événements festifs et cérémoniels
n’est pas encore à ranger entièrement sous la catégorie des « arts
du spectacle ». Les échanges entre groupes sociaux demeurent
encore fréquemment au centre d’organisations rituelles de diverses échelles, dans différents lieux de l’archipel28.
L’importance et la diversité des pratiques rituelles, dans un archipel qui compte quatre-vingts îles habitées, des dizaines d’Églises
différentes où foisonnent les syncrétismes, rendent improbable la
définition de tendances générales définitives ou de convergences
uniques dans le domaine de l’organisation cérémonielle et de ses
À un degré ou un autre, toute organisation rituelle à Vanuatu est aujourd’hui intégrée à l’économie monétaire. Avec l’aide de Toyota, notait Sahlins
(1992), les grandes cérémonies des hautes terres de Papouasie NouvelleGuinée dévoilent encore plus leur magnificence que celles d’autrefois. Précisons que, sans le précieux véhicule et autres moyens techniques modernes
pour transporter les biens d’échange rituels et les participants, il n’y aurait
plus, dans les zones rurales de Vanuatu, de grandes cérémonies.
28
54
justifications politiques ou religieuses. Pour ne prendre que le cas
des cérémonies de grande ampleur, tantôt elles renvoient encore à
une logique sacrificielle, tantôt leur vocation commerciale est largement reconnue. Une même cérémonie rituelle, effectuée dans
divers contextes, peut même avoir de multiples motivations. Les
danses qui accompagnent une prise de grade lors des cérémonies
Nimangki du sud Mallicolo (rituel observé les 17-18 décembre
2008) sont présentées à différents publics dans des situations aussi variées qu’un festival national des arts à Port-Vila en novembre
2009 ou dans le cadre du Festival de l’Imaginaire de la Maison des
Cultures du Monde à Paris en février 2006. Dans l’île de Tanna,
l’organisation des cérémonies du Nekowiar ou danses du Toka
répond selon les lieux et les groupes qui s’y trouvent associés soit à
des motifs où la dimension rituelle prédomine largement sur la
dimension commerciale, soit à l’inverse.
Pourvues ou non d’efficacité symbolique, ce sont toujours les
mêmes formes cérémonielles qui sont mises en scène. Ce n’est
pas sans conséquence sur les tendances à la sécularisation de
ces grandes cérémonies rituelles qui tendent toujours davantage
à s’apparenter à de grandes festivités populaires, à des festivals
culturels et autres spectacles à portée traditionaliste. L’approche
comparative qui va suivre pour mettre en perspective les implications aussi bien politiques, juridiques que culturelles de ces
temps forts artistiques rattachés à la kastom insistera sur la
question de l’esthétisation des processus rituels. Fil conducteur
de notre analyse, cette dimension esthétique des pratiques ethnoculturelles à Vanuatu apparaît comme une direction prometteuse
pour renouveler le champ d’étude de l’anthropologie du changement culturel.
Nous réserverons le qualificatif de « néo-ritualisations » à ces
grands carnavals cérémoniels et autres festivals folkloriques. En
effet, leur référent traditionnel s’est vu relégué derrière une célébration du thème de la coutume en soi, comme la valeur officielle d’un
patrimoine culturel populaire régional, national, voire panmélanésien. Expressions d’une culture matérielle dotée d’une forte
charge spirituelle, héritage immatériel à portée quasi-universelle,
encouragées par l’État et commercialement exploitées par des tours
opérateurs, ces grand-messes coutumières sont simultanément
représentées comme arts et traditions populaires autochtones et
autonomes (indépendantes de l’industrie touristique). La cérémonie
du saut ou danse du Nagôl dans l’île de Pentecôte et les cérémonies
55
annuelles du mouvement millénariste John Frum à Tanna fourniront les deux exemples retenus par notre analyse29.
Coutume et ritualisations post-traditionnelles
On pourrait intégrer à cette catégorie des néo-ritualisations dans la
vie publique vanuataise toutes sortes de manifestations néocoutumières voire parfois anti-coutumières ou néo-païennes. Les
innombrables aspects protocolaires de la mise en scène de la coutume à l’échelle de l’État, les explosions collectives de ferveur pentecôtiste lors de journées néo-évangélistes dans les îles ou pendant
les Christian Crusades en milieu urbain, l’amplification des phénomènes de sorcellerie à Port-Vila, les villages coutumiers théâtralisés à vocation touristique, la consommation immodérée de kava
(près de 20 tonnes chaque jour à l’échelle nationale) en sont autant
d’exemples. Ces manifestations hétéroclites s’inspirent d’un même
répertoire culturel dans lequel il est difficile de séparer artificiellement pratiques mélanésiennes et valeurs chrétiennes. Toutefois, à
la différence de ces divers cas, la légitimation et la valorisation des
grandes cérémonies néo-rituelles de réputation internationale sont
consensuelles, dépassant les clivages sociaux et les origines culturelles. Les utilisations politiques de la tradition sont toujours plus
fréquemment dénoncées localement comme des détournements de
la coutume pour servir d’autres intérêts. Mais ces prises de positions critiques contre l’instrumentalisation de la coutume ne tendent jamais à dénigrer ses usages plus anciens qu’il serait blasphématoire de chercher à manipuler et dont ces grandes cérémonies nationales seraient une émanation. Car à Vanuatu, avec la
persistance de tensions interrégionales, l’apparition massive d’une
classe moyenne et le développement d’un sous-prolétariat en milieu
urbain, la coutume est plus que jamais perçue comme un ultime
facteur d’unité par opposition aux divisions que susciterait la compétition politique moderne.
Certaines des grandes célébrations d’art coutumier à Vanuatu
s’appuient sur des complexes cérémoniels préexistants, d’autres
sont de création récente. Mais, dans les deux cas, la redécouverte
Les matériaux utilisés pour illustrer le cas du saut du Gôl sont tirés de
diverses sources écrites et ont fait l’objet de nombreuses discussions avec des
habitants de Pentecôte à Port-Vila et sur place lors d’un séjour dans le sud de
cette île en 1995. Pour Tanna, l’essentiel des matériaux proviennent de mes
recherches de terrain, soit plus de trois ans répartis en une vingtaine de séjours, dont quatre participations aux cérémonies du 15 février (1999, 2000,
2004 et 2008).
29
56
ou la réinvention de ces organisations rituelles peut être datée
avec précision. L’engouement pour ce type de néo-ritualisations
ne s’est jamais démenti depuis les débuts de leur promotion officielle à des fins d’édification nationale, dans le contexte du processus d’accession à l’indépendance amorcé dans les années
1970. Parce qu’elles sont censées unir les Ni-Vanuatu au travers
même de leur diversité culturelle, ces expressions rituelles spectaculaires sont vues comme bénéfiques pour l’esprit des valeurs
mélanésiennes, dont les grandes manifestations cérémonielles
seraient le principal vecteur.
La volonté de préservation de ces néo-ritualisations fait l’objet
d’un consensus assez large, car elles représenteraient l’essence
d’une coutume contre laquelle s’accentuent les pressions acculturatives, les menaces de marchandisation et toutes sortes de tentatives de manipulations politiques. Autre caractéristique significative, leur préservation passe également par les aspects techniques
de leur reproductibilité et de leur diffusion, puisque le propre de
cette partie émergée de l’iceberg de la coutume est sa qualité visuelle. Il s’agit donc d’une essentialisation tangible, puisque ces
ritualisations n’ont cessé depuis leur renouveau d’être filmées,
photographiées, dessinées ; leur revivalisme n’aurait pu être médiatisé puis valorisé sans cette dimension pittoresque ou sans
leur intérêt filmique.
Dans l’île méridionale de Tanna en revanche, se poursuivent
sans interruption depuis 1957 des festivités d’un autre genre. La
commémoration annuelle chaque 15 février du personnage de
John Frum par les adeptes de cette figure cultuelle se réfère elle
aussi à la préservation de la coutume. Toutefois, ces célébrations,
tout comme le culte autour duquel elles s’articulent, ne présentent apparemment aucun aspect traditionnel (au sens de précolonial) : lever de drapeaux américains, défilés militaires, théâtre de
brousse ou danses façon hip-hop sont au cœur du spectacle.
Pourtant, l’histoire de ces cérémonies est présentée par les
adeptes de ce mouvement millénariste comme étant à l’origine
même du « sauvetage de la coutume » entrepris par John Frum.
Conçues initialement comme un acte de résistance au colonialisme puis, après l’indépendance, comme la marque d’une opposition à l’État souverain, ces festivités de Tanna ont fait l’objet de
tentatives de neutralisation folklorique de la part des autorités du
pays ou d’autres agents patentés du secteur culturel. Néanmoins,
depuis l’an 2000, ces tentatives d’institutionnalisation se sont
soldées par des échecs. L’analyse de l’histoire récente de ces célébrations met en valeur l’originalité de ces formes cérémonielles.
En incorporant diverses influences extérieures auxquelles elles
57
s’opposent, elles accompagnent le renforcement constant des
pressions acculturatives, en procédant à la ritualisation des contradictions culturelles induites par ces changements.
Faut-il pour autant distinguer ces deux types de manifestations cérémonielles ? Assimiler les premières à la caricature folklorique de leur version traditionnelle ou précoloniale, et les secondes à une forme aberrante de ritualisation de la modernité, ou
du moins de celles d’entre ces influences qui se montrent d’une
altérité persistante ? Est-il pertinent de considérer certains
grands accomplissements néo-rituels comme des techniques importées, des commandes de l’État motivées par des impératifs
politiques et entretenues par l’appât du gain des entreprises touristiques, des firmes et des médias internationaux, pour les opposer à d’autres qui seraient spontanées ou relèveraient
d’identifications collectives strictement locales, visant à
l’appropriation d’un pouvoir étranger, à l’indigénisation des contradictions culturelles induites par les pressions acculturatives
(Sahlins, 1992) ? Bref, les premières relèveraient-elles de mystifications idéologiques là où les secondes seraient spontanées et
authentiques, exprimant une ferveur cultuelle invariablement
partagée dans le présent comme par le passé ?
Ce type d’interprétation à géométrie variable semble difficilement applicable pour plus d’une raison. Les mêmes acteurs peuvent se retrouver dans les deux types de performances. L’intérêt
et la couverture médiatique de certains néo-rituels autrefois considérés comme pathologiques, car porteurs de dissidence politique, s’accentuent. Leur instrumentalisation ou détournement
est pareillement décriée dans les différents cas : expressions religieuses issues d’un fond culturel commun avéré, elles seraient
utilisées pour le profit exclusif de spéculateurs extérieurs. Pour
les participants à ces cérémonies, elles ne sont pas vues comme
de faux rituels mais comme des rituels déviés de leur ancienne
raison d’être. Les motivations initiales de ces cérémonies se sont
estompées au profit d’une représentation décontextualisée des
identités essentialisées qu’elles mettent en scène. Ces néoritualisations font des participants de leur culture en tant
qu’essence l’objet même de leur performance. La perte du référent
cultuel précolonial de ces cérémonies le transforme en un show
traditionaliste, un spectacle légitimé par les seuls participants
(locaux ou spectateurs extérieurs) : le rite devenu profane est
célébré en tant qu’objet (la performance) d’un sujet collectif (les
officiants) lui-même transformé en chose, en une marchandise
culturelle, au travers de ce jeu de renversement spéculaire entre
acteurs et spectateurs. En nous appuyant sur les exemples eth58
nographiques célèbres issus des traditions régionales des îles de
Pentecôte et de Tanna, nous tenterons d’approfondir ces différents points.
La coutume revisitée de Pentecôte : le saut du Nagôl au temps de la
colonisation
La célébration du Nagôl est une performance rituelle haute en
couleurs. À l’échelle de la Mélanésie, elle apparaît tout aussi emblématique que les Mudmen de Papouasie Nouvelle-Guinée ou les
appeleurs des dieux-requins de Laulasi aux îles Salomon. Cette
spesol (spéciale) kastom, les auteurs du guide de voyage 100
Things to Do Before You Die : Travel Events You Just Can’t Miss
(Teplica et Freeman, 1999) n’hésitent pas à la classer parmi la
centaine d’attractions les plus spectaculaires au monde. Rituel à
la fois agraire et initiatique, le Nagôl — et ses différentes autres
formes phonétiques — signifie « corps » en langue Sa de Pentecôte. En cette occasion, les hommes de l’île de Pentecôte bravent
la mort en se jetant dans le vide du haut d’une tour (Nagôl) de
trente mètres, avec des lianes attachées à leurs chevilles pour
amortir leur chute.
À ce rituel associé à la culture de l’igname correspond un
mythe d’origine illustrant le thème des rapports entre les sexes.
Si, à l’origine, une femme fut la première à sauter, les interdits à
l’égard de ses descendantes portent à la fois sur les étapes de la
construction de la tour et sur le saut. Les connotations sexuelles
du Nagôl sont explicites : l’anthropomorphisme prêté à la tour
évoque un corps humain bisexué ; les différentes variétés
d’ignames, dont le Nagôl favorise la croissance, ne se réfèrent
qu’au corps masculin. Ce dédoublement symbolique entre deux
motifs phalliques, la tour et l’igname (tubercule masculin par
excellence), rend également la performance du saut propice à une
dimension initiatique pour les plus jeunes des sauteurs et exalte
le pouvoir mature des guerriers. Si le rituel trouve son origine
dans une période précoloniale, la construction d’une tour est
cependant de création plus récente. Derrière ses airs de tour Eiffel
végétale, son édification semblerait remonter à la diffusion des
sabres d’abattis par les Blancs30, ce qui n’enlève rien à la
En 1927, les cérémonies du Nagôl décrites par Tattevin ne comprennent pas
l’édification d’une tour. Les sauts s’effectuaient à partir des branches d’un
banian sur lesquelles étaient aménagées des plates-formes de saut. La rapidité
(25 ans) avec laquelle le support des plongeons est passé des branches d’un
arbre à l’édification d’une tour est remarquable (voir l’histoire des adaptations
30
59
prouesse technique que représente la construction d’un tel édifice.
Le Nagôl a été plutôt marginalement étudié par les ethnologues, négligence d’autant plus remarquable que ce rituel semble
assez unique en son genre. Bonnemaison (1996 : 136) affirme
qu’il existait autrefois au sud de Mallicolo et à Ambrym, mais
sans en apporter la preuve. De ses origines précoloniales, on ne
sait que très peu de choses, hormis des souvenirs approximatifs
véhiculés par la mythologie et les traditions orales. Il est fort probable que cette pratique ait été progressivement contenue à
quelques villages, demeurés païens, dans le sud-est de l’île.
Néanmoins, dans l’hypothèse d’une interruption ou d’une très
forte réduction de la pratique de cette activité traditionnelle, les
techniques de construction et les pratiques cérémonielles ont
pourtant été transmises. Après les premières descriptions de Tattevin (1927), on ne dispose plus d’aucune observation écrite avant
les années 1950 (Anthonioz, 1953, 1954 ; Simpson, 1955 ; Johnson and Johnson, 1955 ; Roussillon, 1956). Notre objectif n’est
pas de combler ces lacunes ethnographiques, mais d’examiner le
Nagôl en tant que revivalisme, dont l’existence contemporaine est
étroitement liée à des enjeux économiques, politiques et juridiques actuels.
Les premières prises de vue d’un Nagôl remontent au début
des années 1950. Le contexte historique de la redécouverte coloniale fait suite à la répression des groupes païens minoritaires
sous prétexte d’organiser des activités anti-missionnaires et antiblancs. Décrite par l’administration coloniale en termes de culte
architecturales de la tour du Nagôl d’après les reconstitutions picturales suggérées par Lipp (2008 : 225-227, 234-235). Au point que l’on peut se demander
si ces innovations majeures n’auraient pas d’autres influences extérieures. La
probabilité est grande que, parmi les nombreux hommes de Pentecôte à avoir
travaillé sur les bases militaires américaines de Santo, l’île voisine, pendant la
Deuxième Guerre mondiale, certains aient aperçu les installations pour
l’entraînement du bataillon parachutiste de la treizième armée de l’American
Air Force. Si de grandes tours de saut en métal ne furent pas érigées à Santo,
en revanche la présence de tours de contrôle sur piliers ou d’autres plus petites en bois servant à l’entraînement des parachutistes semble attestée (Lindstrom, com. pers.). L’hypothèse est osée, mais la question mérite d’être soulevée. Lipp, qui a consacré sa thèse de doctorat à l’étude du Nagôl (2008), semble
en méconnaître l’origine, dans un article non signé et non daté de la Société
allemande de Psychohistoire, diffusé sur le web ces dernières années sous le
titre « The Primal Jump as a Bungee-Jump » (http://www.phid.de/inhalt/
theprimaljummp.htm). Lipp (2008 : 395-396) rejette cette hypothèse sans autre
forme de justification, en l’attribuant à de simples moqueries formulées par des
touristes australiens.
60
du Cargo, cette agitation semble en fait coïncider avec
l’organisation d’une cérémonie initiatique Warsangul (M. Jolly,
com. pers.) à l’occasion de laquelle sont accumulés de manière
ostentatoire des biens en très grandes quantités. Ce type de manifestation rituelle n’en fut pas moins interdit par l’administration
coloniale. Les leaders présumés furent arrêtés et emprisonnés
dans d’autres îles. En 1952, une proposition fut faite aux meneurs : en échange de leur liberté, le commissaire-résident de
France, Pierre Anthonioz, leur proposa d’organiser une cérémonie
du Nagôl sur la propriété du colon Thevenin établi à Pentecôte.
Selon Jolly, cette affaire inaugure la construction du saut du
Nagôl « comme un spectacle touristique dans la période coloniale »
(Jolly, 1994a : 116) ou plus largement d’une « kastom conçue
comme spectacle » (Jolly, 1994b : 47).
Si Thevenin fut le premier à transposer le Nagôl en images,
l’aura de ce spectacle rituel a été rapidement exploitée par des
professionnels. En 1954, le couple Johnson n’en produira pas
moins de 1 600 clichés (O’Reilly, 1958 : 56). Toutefois, ils ne sont
eux-mêmes que de simples précurseurs d’une exploitation médiatique puis touristique bien plus large et intense. Ce n’est donc
pas seulement l’histoire touristique de cette néo-ritualisation qui
se voit amorcée dans les années 1950, mais bel et bien un processus de médiatisation culturaliste qui connaîtra des rebondissements multiples. Les qualités visuelles du Nagôl vont favoriser
son usage commercial et l’instrumentalisation de l’image des officiants du rituel et de leurs communautés. Avec la montée parallèle des revendications nationalistes dans les années 1970, puis
avec l’indépendance, la question de la représentation de l’identité
collective de ceux qui se donnent en spectacle et les revendications politico-économiques qu’elle sous-tend vont progressivement
hisser le Nagôl au rang d’un symbole d’État, emblème de ses actions en faveur de la promotion et de la protection des valeurs
mélanésiennes. Mais avant d’en arriver là, il a fallu corriger la
représentation du Nagôl, rectifier l’image des figurants d’un spectacle colonial, promouvoir une identité collective indigène et ses
expressions culturelles sous un angle sensationnel, en rattachant
leur origine à la nuit des temps.
David Attenborough, naturaliste de formation puis documentariste à la BBC, est un peu l’équivalent britannique de notre
commandant Cousteau hexagonal : une sorte de héros moderne
de l’écologie médiatique, anobli par la Reine pour ses contributions déterminantes dans l’invention du film environnementaliste.
Une de ses premières réalisations concerne les îles du Pacifique.
Dans la série People of Paradise, Attenborough (1959) inverse la
61
tendance dominante d’avant-guerre, telle qu’elle a par exemple été
illustrée dans les reportages des époux Johnson sur les habitants
des îles ténébreuses de Mélanésie. Là où les réalisations de ces
derniers se focalisaient sur un monde de cannibales et de chasseurs de têtes, Attenborough identifie désormais cette région du
Pacifique à un monde doté d’une nature intacte, où subsistent
des sociétés préservées des ombres blanches qui planent sur les
Mers du Sud depuis plus d’un siècle. Le troisième épisode de la
série, consacré à la danse du Gôl dans l’île de Pentecôte immortalise ce basculement vers l’identification des « naturels » de la Mélanésie et de leurs cultures avec leur environnement paradisiaque
: un monde pur, peuplé d’indigènes non contaminés par les tares
de la civilisation.
Exit le blackbirding, oubliées la domination coloniale et la
christianisation de peuples autrefois considérés comme déclinant
au contact des Blancs. Attenborough fut ainsi le premier publicitaire à promouvoir le principal slogan actuel de l’office du tourisme de Vanuatu : « The untouched Paradise ». Sur le Nagôl en
particulier, Jean Rouch (1970 : 190) parle ainsi de ce film :
qui n’a aucune prétention ethnographique, est un document de très
grande valeur sur une cérémonie authentique. Cette séquence devrait
être extraite et montée séparément avec un commentaire ethnographique fait par un spécialiste.
Vain espoir, puisque dorénavant une telle authenticité devient
l’affaire des spécialistes de l’image. Une nouvelle série de transformations majeures allait affecter le Nagôl avec la venue à Pentecôte de Kal Mûller au début des années 1970. Avant de
s’improviser ethnologue, ce photo-journaliste en contrat avec la
revue National Geographic est à la recherche de populations « à
peine touchées par la civilisation » (Müller, 1970 ; 1971). Pour des
raisons personnelles et commerciales, il est fasciné par le Nagôl,
car cette pratique exceptionnelle combinerait à la fois un « authentique » rituel et « un pur spectacle » (Müller, 1975 : 111).
Après plusieurs mois passés dans l’île, Muller se lie d’amitié avec
le chef de Bunlap, dernier village non converti au christianisme. Il
photographie et filme beaucoup, avec le soutien de la population.
Pour renforcer le côté traditionnel du Nagôl, il bannit de ses pellicules tout ce qui rappelle l’influence européenne. Les maquillages
traditionnels favorisés par Müller seront peints sur les visages et
62
les corps, puis maintenus, inaugurant ainsi « une recréation cosmétique de la kastom » (Jolly, 1994a : 144)31.
Les activités de Müller à Pentecôte ne s’arrêtèrent pas là. Au
cours de son séjour, il emmena le chef Bong de Bunlap en excursion chez les Big-Nambas de Mallicolo, dans l’intention de lui faire
rencontrer d’autres groupes ayant préservé leurs pratiques traditionnelles. Il codifia la langue Sa du sud Pentecôte et ouvrit une
école pour scolariser les enfants de Bunlap dans leur langue vernaculaire. Mais par ailleurs, à la demande du chef, il créa également une coopérative, car les villageois voulaient pouvoir acheter
des biens de consommation. Il fonda encore une compagnie avec
Bong pour exploiter les droits du film sur le Nagôl. Ainsi, quand
Jolly arriva pour la première fois sur le terrain, elle fut soupçonnée de vouloir tourner son propre film, pour faire concurrence à
l’association entre le chef de Bunlap et Müller (Jolly, 1994b : 9).
Enfin, pour prouver son attachement à la coutume avant de repartir, Kal effectua lui-même un saut, réalisant ainsi un phantasme hollywoodien digne des films de Tarzan.
L’exploitation de la coutume : commercialisation et protection du
Nagôl
Mais les choses étaient allées trop loin. Quelques mois après le
départ de Müller, Bong se mit à organiser des « activités traditionnelles » dans son village pour les touristes, construisant pour la
première fois à Pentecôte une case à leur attention (Gourguechon,
1974 : 312 ; Jolly, 1994a : 140). Au tout début des années 1970,
impressionnés par la réussite des païens de Bunlap dans la commercialisation de la coutume, les villages chrétiens du sud de l’île
se laissèrent tenter par les pouvoirs du renouveau de la coutume :
Beaucoup admirent que c’était une bonne chose d’être capable de gagner
de l’argent en suivant la coutume (kastom) et en transformant ce rituel [du
Nagôl] en un lucratif spectacle pour touristes. (Jolly, 1994a : 138)
« Il est à noter qu’entre les années 1950 et 1970, il s’est produit une modification notable dans les costumes de ceux qui accomplissaient le plongeon – les
premiers films montraient souvent des hommes qui plongeaient vêtus de
shorts et de tee-shirts et des femmes qui dansaient en robes mission. Ce déplacement vers une esthétique plus puriste de la kastom a des causes à la fois
endogènes et exogènes, mais il s’est nettement accentué dans la période qui
suivit la présence du réalisateur Kal Müller. Beaucoup de gens prétendent qu’il
n’aurait pas accepté la moindre déviance concernant le costume kastom devant
la caméra » (Jolly, 1994a : 144).
31
63
Finalement, l’Église elle-même fut amenée à reconnaître les
aspects bénéfiques du dévoilement de pratiques traditionnelles à
des fins d’emblématisation d’une identité culturelle spécifique.
Désormais, le Nagôl n’est plus seulement intéressant sur un plan
commercial, mais également sur un plan politique. Ainsi, à
l’occasion de la tournée de la reine Elizabeth II aux NouvellesHébrides, les habitants du village anglican et anglophone de Point
Cross se laissèrent convaincre d’organiser un Nagôl en son honneur, chez eux, en février 1972. Pour leur grand malheur, cette
visite historique tourna au drame : ce jour-là, un jeune sauteur
du village perdit la vie, lorsque ses lianes se brisèrent à l’approche
du sol. Le calendrier de la coutume n’avait pas été respecté : en
février, les lianes fixées aux chevilles des plongeurs sont trop
humides pour assurer la sécurité des sauts.
Cet accident marquera fortement l’histoire ultérieure du Nagôl,
depuis la période de revendication pour la souveraineté politique
de l’archipel jusqu’à celle très actuelle marquée par le renforcement drastique du poids de l’économie monétaire et
l’augmentation de l’offre en produits de consommation, même
dans des zones encore reculées. La principale conséquence de ce
drame fut un mouvement de contestation de l’exploitation mercantile ou politiquement illégitime de la coutume, à Pentecôte,
mais également à l’échelle de l’ensemble du pays. On peut distinguer au moins trois types ou niveaux, local, national et international de cette contestation, bien éloignés les uns des autres, mais
qui puisent dans un même registre idéologique pour leurs affirmations. L’utilisation de la coutume à des fins commerciales doit
reconnaître les droits des propriétaires coutumiers sur leurs
terres comme dans leurs différentes activités, productions ou
expressions culturelles indigènes. Mais si des étrangers détournent à leur profit exclusif des bénéfices obtenus par l’exploitation
d’un patrimoine culturel défini comme héritage ancestral, la condamnation est immédiate. Les protestations qui en résultent tendent de plus en plus à avoir recours aux tribunaux, à la promulgation de lois, à l’application de réglementations, à la mise en
œuvre de politiques de l’identité et à la constitution de groupements d’intérêts. Autant de dispositifs légaux hérités du système
colonial.
Localement, donc, l’accident de Point Cross fait ressurgir des
lignes de conflits plus anciennes ; mais aussi de nouvelles, concernant les méfaits de certaines manières d’instrumentaliser la
coutume. Les coutumiers païens de Bunlap s’en prennent à ceux
qui, localement, réinventent la coutume sans plus la respecter, à
savoir les chrétiens ou des membres des partis politiques qui
64
jouent avec la coutume sans en maîtriser les règles. Au sein
d’autres groupes ayant réhabilité plus récemment la pratique du
Nagôl, les conflits résultent d’un partage inégal des bénéfices,
tous les hommes ne recevant pas la même somme et les femmes
touchant moins qu’eux tous (Jolly, 1994a : 144). Les tensions
autour de ces questions sensibles débouchèrent, dès les années
suivantes, sur un premier procès. Les conclusions en sont particulièrement éclairantes, puisque le rituel du Nagôl fut reconnu
comme un travail, et le groupe tribal fut autorisé à revendiquer
les droits exclusifs sur cette production collective, sous réserve
d’apporter la preuve de la réalité de l’identité culturelle partagée
par le groupe gérant lui-même l’exploitation de ses créations, en
accord avec les lois en vigueur dans le pays. L’affirmation de
l’identité du groupe et la protection de son image sont désormais
placées au centre de toutes les préoccupations32.
À un niveau national, au regard de la portée idéologique de la
promotion des valeurs mélanésiennes dans le contexte postcolonial et à des fins d’édification nationale, la défense de la coutume contre l’exploitation sauvage du Nagôl encourage de nouvelles prises de positions politiques. Ce n’est pas seulement la
médiatisation technologique du Nagôl qui est contestée, mais
aussi l’organisation cérémonielle elle-même. La valeur monétaire
d’un rituel transformé en entreprise économique tend à l’emporter
sur son intérêt culturel et sa valeur patrimoniale en tant que
« Il est remarquable que la question des droits du groupe ait déjà été envisagée
par les tribunaux et la doctrine française … [notamment à l’occasion de l’affaire]
“Tribu de Bunlap” … Les cérémonies rituelles d’une tribu de l’île de la Pentecôte, à
Vanuatu, avaient été filmées, puis diffusées en Europe, sans le consentement des
intéressés ; le chef de la tribu agit alors en France en réparation du dommage, pour
violation du droit à l’image des membres de la tribu, ainsi que de leur droit de
propriété intellectuelle sur la cérémonie. Encore faut-il savoir si la tribu est un
groupement organisé, au sens du droit de la procédure civile, ayant qualité pour
agir en justice. Le tribunal de Paris, par jugement du 12 mars 1975, suivant une
doctrine française familière de la coexistence du droit écrit avec le droit coutumier,
a considéré que la tribu “est un groupement organisé d’individus de race mélanésienne, doté d’une unité religieuse et coutumière, de droits patrimoniaux et d’un
représentant qualifié en la personne de son chef, ses membres ont des intérêts
collectifs licites que le groupement est légitimement fondé à défendre en justice”.
Cependant, dans son arrêt déjà cité du 20 décembre 1976, la Cour d’appel de Paris
a infirmé sur ce point le jugement, considérant que la tribu devait apporter la
preuve que selon son statut coutumier, tel que coordonné avec la loi des NouvellesHébrides, elle jouirait effectivement de la personnalité morale » (Gautier, 1999 : 8).
32
65
vecteur d’identité et de spiritualité33. Comme le fait observer le
chef Telkon Watas de Bunlap :
À l’époque où le Nagôl était encore une vraie coutume, il avait de la valeur. Mais depuis qu’il est devenu un business, il n’en a plus. Les gens
ont trop abusé de ce jeu. Et je dois dire que nous autres Ni-Vanuatu
ne pouvons nous en prendre qu’à nous-mêmes, d’avoir laissé une
nouvelle fois couler la coutume. (Tiona, 1995)
Les institutions officielles d’un pays désormais souverain vont
ainsi devoir moraliser et préciser les limites de l’exploitation
commerciale du Nagôl, à l’intérieur des frontières de l’État-nation.
Une première décision fut prise en 1990 par le Conseil des Chefs
de l’île de Pentecôte. Lors d’un Nagôl effectué à Port-Vila pour les
besoins d’un film de fiction australien, le Conseil s’opposa à cette
délocalisation. En 1992, c’est le tribunal qui régla une tentative
faite par quelques chefs de Pentecôte d’organiser le Nagôl sur l’île
de Santo. En 1998, à l’occasion d’une nouvelle tentative
d’effectuer sur une base régulière des sauts à Vila, le chef de
Bunlap déclara :
En tant que l’un des propriétaires coutumiers du Nagôl, je ne veux pas
que notre identité soit vendue ailleurs. Si le Nagôl est vendu à Pentecôte, je ne veux plus m’en mêler, mais si l’on veut l’exécuter à Vaté,
ces problèmes prendront de l’ampleur et ne seront pas simples à résoudre. (Tiona, 1998)
Si les « attendus » du procès de 1992 avaient été sans ambiguïtés sur le fond, c’est-à-dire sur les principes coutumiers et constitutionnels qui fondent l’exclusivité de la propriété intellectuelle
sur le Nagôl pour les habitants de Pentecôte (même pour ceux des
habitants du nord de l’île où traditionnellement on ne le pratiquait
« Avant l’indépendance, un touriste devait payer 3700 Vatus (VT) pour assister au Nagôl. Mais aujourd’hui, les prix ont augmenté, pour atteindre 7 500 VT.
Une équipe de télévision doit payer 600 000 VT et chacun doit payer 20 000 VT
par caméra s’il veut filmer » (Tiona, 1995). « … Le Saut du Gaul est devenu un
commerce, une occasion de gagner de l’argent… Depuis quelques années, le
nombre des sauts a augmenté et le rituel est devenu une compétition… Des
membres d’un conseil chargé des activités du Nagôl auraient détourné des
fonds apportés par les visiteurs étrangers, dont le nombre ne cesse de
s’accroître chaque année… Cette pratique aurait rapporté de l’argent à la
communauté du sud de Pentecôte si les droits avaient été payés… L’esprit de
travail en communauté s’est détérioré et chaque village a décidé de prendre le
Nagôl en main et de l’organiser comme il veut pour un seul objectif : gagner de
l’argent » (Tiona, 1998).
33
66
pas), les conclusions du jugement étaient, elles, beaucoup plus
prudentes34.
Au niveau international, dans le contexte actuel où les sociétés
du Pacifique se sentent très concernées par les questions de droits
de la propriété indigène, une néo-ritualisation comme le Nagôl relève directement de la préservation d’un patrimoine national, et
intéresse les programmes de protection du patrimoine culturel
mondial de l’UNESCO (Paris, Convention du 16/11/1972). Le Nagôl
sert les intérêts de l’État et l’État protège en retour la pratique et
l’image du Nagôl comme une ressource culturelle inaliénable. Après
être devenu localement un travail, puis un business à l’échelle du
pays, le Nagôl demeure un prétexte incontournable pour dénoncer
l’usage commercial abusif des manifestations néo-coutumières et
défendre la propriété intellectuelle des TKEC, les Traditional
Knowledges and Expressions of Culture, contre les convoitises de
firmes étrangères. La légitimité du Nagôl comme exclusivité vanuataise repose désormais en partie sur les procédures bureaucratiques qui encadrent sa pratique et promeuvent son image. Les
agents de l’organisation, de la promotion et de la commercialisation
des néo-ritualisations comme de tout ce qui se réfère à la kastom
« Le saut du Gôl est une très ancienne tradition et une coutume sacrée,
associée […] au sud de l’île de Pentecôte […] Elle est profondément ancrée dans
les légendes […] Traditionnellement et depuis des siècles […], l’exclusivité de la
réalisation du saut du Gôl revient seulement aux propriétaires coutumiers de
deux villages [St Joseph et St Henri]. Plus récemment, pour des raisons qui
tiennent plus du commerce que des valeurs coutumières, l’organisation du
saut du Gôl a été autorisée dans d’autres régions de Pentecôte plus accessibles
aux touristes. Mais il n’en demeure pas moins essentiellement une coutume
spécifique à l’île de Pentecôte. Le saut du Gôl ou saut terrestre est la plus
traditionnelle et la plus spectaculaire de toutes les coutumes de Vanuatu… De
sorte que l’île de Pentecôte elle-même est devenue mondialement connue. […]
Par ces motifs, je déclare, en conformité avec la coutume, que le saut du Gôl
devrait retourner à Pentecôte. Je ne vais pas jusqu’à dire qu’il ne doit être
réalisé que dans les villages traditionnels de Pentecôte, car cela pourrait léser
ceux qui ont plus de difficultés à attirer le tourisme… Je ne décide pas non
plus que cette coutume ne puisse jamais quitter Pentecôte, mais dans les rares
occasions où cela pourrait arriver, les conditions suivantes s’imposent : 1. Une
majorité d’accords parmi les propriétaires coutumiers, obtenue au moyen d’un
vote, et une majorité d’accords parmi les chefs locaux suivant les règles de la
coutume […] La décision finale revenant au Malvatumauri (Conseil National
des Chefs) après une décision prise à la majorité dans le respect des règles de
la coutume. 2. [En cas de délocalisation du Gôl]… tous les propriétaires coutumiers et leurs clans doivent pouvoir prendre part aux cérémonies […] et ils
devront partager équitablement les bénéfices… » (Extraits du jugement de la
chambre civile du Tribunal de Port-Vila, rendu le 10 juillet 1992 dans l’affaire :
Re the Nagol Jump, Assal & Vatu v The Council of Chiefs of Santo [1980-1994]
Van LR 545).
34
67
sont, en l’état du droit à Vanuatu, légalement répartis en trois catégories : les propriétaires coutumiers qui exploitent leurs TKEC
dans le respect de la coutume, l’autorité culturelle non coutumière
qui gère la propriété intellectuelle des TKEC en accord avec ces derniers (ministères ou agences d’État, centres et associations culturelles, etc.) et les opérateurs non coutumiers qui exploitent de manière non coutumière des TKEC, légalement ou non (bio-pirates,
ethno-pirates et autres ethnophages).
Sans vouloir entrer dans le détail des évolutions récentes en
matière de droit de la propriété intellectuelle (régie par les accords
de l’Organisation mondiale de la Propriété intellectuelle [OMPI] qui
est une institution spécialisée de l’ONU) et de droit des peuples indigènes35, soulignons simplement que les TKEC sont une construction
juridique et politique récente qui n’est pas reconnue par les traités
internationaux de l’Organisation mondiale du Commerce36.
L’expression a été employée pour la première fois à l’occasion du
Forum mondial pour la Protection du Folklore (organisé par l’OMPI
et l’UNESCO à Phuket en avril 1997). À l’issue de ce congrès,
l’expression Traditional Knowledge (TK) fut préférée à celle de « folklore »37, car elle permettait d’élargir cette catégorie à d’autres expressions des cultures indigènes : savoirs naturalistes sur les
plantes, la faune, les traitements médicinaux, la nourriture et
autres domaines entrant dans la catégorie du biogénétique.
Les TK sont définies comme des innovations et des pratiques qui, dans le
contexte d’une utilisation équitable, peuvent relever de divers domaines
: la biologie ; « l’héritage culturel indigène » ; les savoirs thérapeutiques
dans le cadre d’une politique de santé; les expressions folkloriques dans
le cadre de la protection de la propriété intellectuelle ; le folklore ou la
culture populaire traditionnelle dans la perspective d’une construction
destinée à protéger la culture ; « l’héritage culturel immatériel » ; la propriété intellectuelle indigène. (Torsen in Mahara, 2004).
Lors du symposium Traditional Knowledge and Expressions of
Indigenous Cultures in the Pacific Islands de 1999, la notion de
Traditional Cultural Expressions (TCE) fut ajoutée à celle de TradiSe reporter à la Déclaration sur les Droits des Peuples Indigènes, adoptée
par l’assemblée générale de l’ONU le 13 septembre 2007.
36 Voir Agreement on Trade-Related Aspects of Intellectual Property Rights
(TRIPS). Annex 1C of the Marrakesh Agreement Establishing the World Trade
Organization, 15 avril 1994.
37 « Le terme de ‘folklore’ a été critiqué comme ayant une connotation négative,
se référant à d’antiques traditions destinées à être enregistrées et mémorisées
plutôt que d’être utilisées ou célébrées dans la vie moderne » (Torsen, 2006 :
175).
35
68
tional Knowledge (TK). La première mention groupée des TK et TCE
se trouve dans le Draft Model Law for the Protection of Traditional
Knowledge and Expressions of Culture, officiellement signé lors de
la Conférence des ministres de la Culture de la Région du Pacifique (Nouméa, 2002), qui est une charte juridique encourageant
les pays du Pacifique à transposer les TKEC dans leurs lois et réglementations nationales. Le champ d’application des TK se voit
ainsi encore renforcé, couvrant aussi bien « la biogénétique que la
sagesse tribale », dans le but de protéger les peuples du Pacifique
« de l’augmentation de la demande pour ces ressources, qui menace à la fois les propriétés bio-culturelles des indigènes et leurs
valeurs spirituelles et culturelles » (Mahara, 2004).
Les autorités de Vanuatu ont été particulièrement réceptives à
la rhétorique des TKEC comme « fondement de l’identité et de la vie
en communauté chez une grande majorité des habitants du
pays » (Regenvanu, 2006). Elles brandissent généralement le cas
du Nagôl comme le symbole par excellence des TKEC. Il faut dire
que l’industrie mondiale des jeux, des modes et des loisirs est
passée par là, en la personne de Alan John Hackett, l’inventeur
du saut à l’élastique (bungee jumping), qui n’a jamais caché s’être
inspiré du Nagôl. Toutefois, après ses premiers sauts en amateur,
Hackett a rapidement déposé des brevets d’exploitation technique
et de propriété intellectuelle, et transformé le saut à l’élastique en
un commerce lucratif estimé aujourd’hui à 80 millions de dollars.
Le développement du commerce du saut à l’élastique va amener
les autorités de Vanuatu à émettre, en octobre 1995, des protestations officielles par la voix du Premier ministre. Puis la question
sera longuement débattue au Parlement. Elle précipitera, en
1996, l’adhésion de Vanuatu à l’OMPI. À défaut d’obtenir des compensations financières, le gouvernement de Vanuatu offrit une
formidable tribune à ses revendications, puisqu’elles furent largement rapportées dans la presse internationale et dans le milieu
des experts culturels.
Pour compléter cette brève chronologie du Nagôl à l’ère de
l’exploitation des cultures du monde par des firmes multinationales, il nous reste à évoquer deux de ses derniers rebondissements. Au cours des années 1990, l’intérêt porté au Nagôl par des
équipes de réalisation de films commerciaux, des maisons de
production audiovisuelle et de voyagistes, fut croissant. Les désordres occasionnés chez les habitants de Pentecôte par un afflux
d’argent et par les malversations concernant son partage se multiplièrent. En 1995, le gouvernement de Vanuatu menaça
d’interdire le Nagôl. Car, dans la mesure où la tradition avait été
tournée en une attraction commerciale, sa signification culturelle
69
était en voie de se perdre, tandis que l’image du Nagôl, des habitants de Pentecôte et du peuple de Vanuatu dans son ensemble
était déformée. Finalement, pour mieux contrôler cette situation,
le Vanuatu Kaljoral Senta (VKS) décida, en janvier 2006,
d’instaurer un « moratoire » sur le tournage de films commerciaux
et les activités de production audiovisuelle organisées par des
firmes étrangères à Pentecôte en relation avec le Nagôl. Ainsi, en
prenant l’initiative de ce moratoire, le VKS tentait de convaincre
les parties prenantes de s’engager avec lui pour :
L’élaboration d’un plan de gestion coordonné de la cérémonie du
Nagôl, afin de préserver sa signification culturelle et de garantir la
transmission des savoirs traditionnels aux nouvelles générations ; […]
de s’assurer que les revenus significatifs dégagés par les activités
commerciales associées au Nagôl soient correctement orientés vers le
développement durable approprié aux besoins des communautés de
cette région38. (VKS, janvier 2006)
Les célébrations annuelles du mouvement John Frum, le 15 février à
Tanna
Dans l’île de Tanna, cinquante ans d’efforts pour éradiquer les
croyances et institutions païennes ont permis aux missionnaires
d’établir une théocratie qui reste tristement connue sous le nom
de Tanna Law. L’histoire de cette entreprise de suppression systématique du paganisme et de tout élément culturel qui lui était
associé, contraste vivement avec l’image contemporaine de la
société tannaise. Depuis la capitale Port-Vila, Tanna est souvent
représentée comme un « sanctuaire de la coutume », un refuge de
traditions ancestrales préservées. Les catalogues touristiques
vantent cette destination sur le thème de « la dernière île ». Avec
son volcan Yasur, ses chevaux sauvages, ses zones tribales où
l’on porte encore des étuis péniens et des jupes en fibres, ses
cultes secrets, Tanna est présentée par les voyagistes comme une
invitation à s’immerger dans une nature intacte, à s’élancer dans
Moratorium – ban – on commercial filming of Nagol, VKS, 1 janvier 2006. Le
contournement de ce moratoire a déjà conduit à un premier drame en avril
2008. Ne s’appliquant pas aux professionnels vanuatais, la société de production australienne Beyond Productions aurait, pour le compte de la National
Geographic Society, soudoyé un jeune caméraman, Hardy Bill Ligo, qui travaillait pour la chaîne de télévision nationale afin qu’il filme les cérémonies pour
leur compte. Une trop grande prise de risque aurait entraîné un déséquilibre
de la tour, qui s’est effondrée en tuant le caméraman sur le coup (Vanuatu
Dailypost 17.04.2008).
38
70
une aventure bio-culturelle totale, mais accessible au plus grand
nombre. Pour un petit nombre de visiteurs ou de touristes plus
ou moins avertis, Tanna est d’abord la patrie du culte de John
Frum, une Mecque du culte du Cargo et de croyances singulières
en des dieux américains pourvoyeurs de jeeps et de frigidaires
pour leurs fidèles.
À la fin des années 1930, dans une région délaissée du sudouest de Tanna, à Green Point, l’esprit de John Frum prit pour la
première fois l’apparence d’un métis vêtu à l’européenne, mais qui
parlait la langue locale. Il démarra son action par une série de
prophéties millénaristes : les missionnaires et les Européens seraient chassés de l’île, le monde s’en trouverait transformé et le
retour de John Frum instaurerait une abondance et une prospérité définitives. Il préconisait la destruction des anciennes coutumes, ainsi que le rejet de tous les biens qui provenaient des
Blancs. Avec le départ des Européens, les man Tanna reviendraient alors à la vraie coutume, celle recommandée par John. La
conséquence la plus spectaculaire de ces visions fut, en 1941,
l’abandon de l’Église presbytérienne par tous ses fidèles qui se
revendiquèrent désormais du seul message de leur nouveau héros. Ce mouvement politico-religieux doit une bonne part de son
succès à la réalisation de l’une de ses prédictions : l’annonce de la
guerre du Pacifique et de l’arrivée des Américains, plus d’une
année avant le débarquement des troupes alliées aux NouvellesHébrides. Cet épisode historique scella l’idée, chez nombre de
Tannais, d’une alliance mythique qui les lierait à la toute puissante Amérique. Ce rapprochement était considéré comme l’étape
préalable à un retour vers les sources de leur nouvelle identité.
John Frum devint ainsi le symbole de cette renaissance des pouvoirs de la coutume. Ce culte offre également un exemple édifiant
de « retour au paganisme » : d’anciens membres influents de la
Mission presbytérienne furent les artisans de l’adaptation de leur
héritage chrétien à une voie d’inspiration néo-païenne.
La référence à l’américanité de John Frum débuta dans le village de Sulphur Bay, qui deviendrait le quartier général d’une des
principales branches de ce mouvement cultuel. John Frum, un
ami de Rusëfël (Roosevelt), aurait atterri à proximité, dans un
avion en bois, et y aurait déposé ses enfants, des esprits appelés
kaoboe (cow boy). Ces fils de John Frum, il en existe depuis dans
tous les villages affiliés à ce mouvement cultuel. Ces kaoboe, sous
leur forme visible, apparaissent toujours revêtus d’uniformes, et
l’on communique avec eux par l’intermédiaire de téléphones à
fleurs et d’antennes reliées par des lianes. Ces esprits tutélaires
sont un élément central de la doctrine John Frum, et se voient
71
placés au sommet du nouvel ordre social et des innovations cérémonielles qu’instaure ce personnage. À la Tanna Law et à son
régime fondé sur les commandements du Christ, succède
l’Amerika lo, ou loi des kaoboe qui protège la coutume et prépare,
sur un mode prophétique, le second avènement de John Frum
qui, d’après ses adeptes, « changera le monde » (Tabani, 2008).
Dans le nouvel ordre symbolique inspiré par les kaoboe, tout ce
qui est américain, et plus précisément tout ce qui rappelle l’US Army, est vu comme particulièrement efficace et légitime. Cet engouement prend toute sa dimension le 15 février, jour de la parade
de la Tanna Army. Elle est de loin la plus importante manifestation
publique à Tanna. Les cérémonies annuelles du 15 février (ou lafet
blong 15 februari) se sont succédé sans interruption depuis 1957.
La trame en demeure à chaque fois la même avec ses principaux
moments rituels, son banquet et ses abondantes festivités marquées par des danses, des chants et des représentations pantomimiques. Mais au cours des décennies, lafet s’est profondément
sophistiquée et a su s’adapter à l’air du temps.
Le clou du spectacle est assuré par les cérémonies militaires.
Elles débutent tôt le matin, après une messe John Frum. Elles
sont inaugurées par la levée des drapeaux devant l’état-major du
mouvement au grand complet et en grande tenue. À la manière de
généraux d’opérette, selon l’importance de leur rang, ils affichent
toutes sortes de médailles de pacotille (des badges de partis politiques, de Greenpeace, des médailles de foires agricoles calédoniennes, etc.) et d’insignes US. Très concentrés, ils se tiennent
debout face à un premier détachement venant accomplir le salut
aux drapeaux. Les uniformes des hommes qui le composent sont
kaki avec de petits bandeaux noirs « US Army ». Tout comme les
détachements qui vont suivre, la levée et le salut des drapeaux
sont parfaitement synchronisés. Les drapeaux sont dépliés avec
soin, puis lentement hissés. Des milliers de spectateurs assistent
à la scène dans un parfait silence. Après le salut, le détachement
se reforme pour quitter la scène et se disperser.
Une foule nombreuse s’agite ensuite à l’annonce de l’arrivée
imminente de la Tanna Army. Des gat (gardes) en uniforme mettent de l’ordre dans les allées et venues des spectateurs. La
troupe arrive alors à pas cadencés. En rang par deux, les hommes
sont menés par un kapten, coiffé d’un chapeau texan, qui leur
lance des ordres dans une langue ésotérique empreinte de consonances militaires. Lorsque la troupe triomphante pénètre dans le
village, c’est devant un parterre ébahi qu’elle défile sous les drapeaux pour aller se ranger devant la tribune officielle. Les
hommes qui paradent torse nu sont extrêmement concentrés
72
pour exécuter une chorégraphie complexe et soigneusement codifiée. Leurs visages sont crispés, leur regard fixe. L’acronyme USA
est peint en rouge sur leur poitrine et leur dos. Les pieds nus,
tous habillés d’un même blue-jean, ils portent à l’épaule des
perches effilées en bambou, la pointe maculée de rouge, qu’ils
frappent en rythme, donnant l’apparence de vrais fusils. Leurs
pas battent lourdement le sol, ce qui rend leur marche extrêmement sonore, ponctuée par les ordres du bos. Cette marche de la
Tanna Army n’a guère connu de modifications depuis sa création.
L’esprit de John Frum n’est pas à vendre : la coutume contre
l’argent
Les cérémonies rituelles du 15 février sont nées après la répression
du mouvement John Frum en 1957. Au moment des tensions et
des affrontements qui ont accompagné l’accession à l’indépendance
en 1980, la Tanna Army a quitté momentanément son rôle d’armée
d’opérette pour devenir la milice de groupes sécessionnistes. Les
célébrations du 15 février étaient alors organisées pour soutenir
l’élan millénariste sous-jacent aux croyances en John Frum, mais
également comme acte de résistance politique. Le drapeau rouge,
puis américain, était un symbole pour se démarquer de la cloche
des villages chrétiens et des drapeaux de l’administration coloniale,
tout comme le drapeau français fut hissé par les adeptes de John
Frum pour contrer le drapeau de Vanuatu indépendant soutenu
par les Britanniques. La position des administrations coloniales à
l’égard du mouvement John Frum, pendant, comme après 17 années d’une féroce répression, fut de l’identifier à un culte
d’illuminés, mais dangereux tout de même à cause de ses relents
micro-nationalistes. À l’indépendance, les nouvelles autorités du
pays parlèrent de pathologie culturelle chez des populations reculées qui présentaient des troubles d’adaptation au monde contemporain et étaient de surcroît manipulées par des puissances colonialistes. Bref, les adeptes de John Frum sont des gens qui ne sont
pas sérieux, pas fréquentables et le bien-fondé de l’identité qu’ils
affirment au travers de leur folklore serait mentalement douteux
(Tabani, 2002). À l’époque coloniale, des journalistes comme Attenborough ou Müller étaient également passés par Tanna, mais la
magie de l’image n’a pas joué comme à Pentecôte. Les adeptes de
73
John Frum sont des manipulateurs qui manquent de sincérité.
Tout cela sent l’imposture39.
Au cours des années 1990, la perception d’une identité collective des groupes John Frum, par eux-mêmes et par les autres
citoyens vanuatais évolua et accompagna l’institutionnalisation
politique du mouvement et sa normalisation sociale. Après que
celui-ci eut affiché une attitude légaliste envers le premier gouvernement d’alternance à Vanuatu, et à la faveur d’une libéralisation du tourisme, Tanna devint l’une des destinations les plus
prisées du pays. À la visite du volcan Yasur est désormais associée celle du village Cargo. Les équipes de tournage internationales se bousculent désormais pour assister au 15 février. Du
point de vue de l’État, John Frum devint culturellement acceptable. Le Premier ministre Barack Sope vint en personne le 15
février 2000 inaugurer un mémorial. Une stèle indique que ce
monument y a été érigé :
En souvenir de la lutte menée par nos ancêtres pour défendre les
croyances du mouvement John Broom contre la loi coloniale et
l’homme blanc. Le mouvement John Broom, pour la défense de
l’héritage culturel, des croyances traditionnelles et de l’identité coutumière des hommes de ce lieu.
Le discours officiel de Sope fut pour le moins cocasse, si l’on
considère que par le passé ce dernier fut le principal inquisiteur
du mouvement John Frum, qu’il jugeait réactionnaire et ténébreux, à l’opposé de ses propres conceptions chrétiennes et progressistes d’un « Melanesian Socialism » (Sope, 1974 ; 1995). En
cette occasion, il fit publiquement siennes les propositions des
C’est donc une fort mauvaise réputation qui va être accolée aux « johnfrumistes ». Certains commentateurs étrangers viendront plus tard souligner le
caractère avant-gardiste de la croyance en John Frum (Lindstrom, 1993). Ce
mouvement est une source d’inspiration intarissable pour toutes sortes
d’artistes, d’esthètes, d’écrivains et de poètes. Plus largement, pour tous ceux qui
travaillent en Occident à nourrir les imaginaires collectifs (journalistes, réalisateurs, chanteurs, politiciens, publicistes), le culte de John Frum délivrerait un
message à valeur universelle. Le contenu de cette rhétorique a notamment été
développé, sur un ton prophétique, par Edward Rice, grand reporter new-yorkais.
Après un bref passage dans l’île dans les années 1970, il se fit l’écho de l’esprit de
John Frum dans un bestseller. Voyant en cette figure le symbole d’une opposition à « l’hégémonie globale », il l’éleva au rang d’icône post-moderne. John serait
également un précurseur de l’alter mondialisme : « John tente de déconnecter
nos esprits de l’ordinateur américain, d’endiguer les courants qui emportent
toutes les autres régions du monde : l’Afrique, l’Asie et le Pacifique » (Rice, 1974 :
243).
39
74
anthropologues des années 1960, en développant l’idée que les
adeptes de ce mouvement étaient tout simplement des précurseurs du nationalisme à Vanuatu40. En l’espace de quelques minutes, par une subtile pirouette discursive, les partisans de John
Frum passèrent au rang de héros nationalistes. Toutefois, Sope
n’eut pas le temps de faire voter par le Parlement l’instauration
d’un John Frum day en guise de jour férié national, comme il s’y
était engagé. Les forces de la nature et l’esprit de « John-Jésus »
allaient contrecarrer ce projet. La singularité des cérémonies du
15 février 2000 n’apparut qu’après coup. Elles furent les dernières à se dérouler dans une large unité. Mais pour de nombreux
adeptes, elles auraient dû être les dernières avant la fin du
monde.
Le 2 mai 2000, se produisit un événement d’ordre cataclysmique. Les eaux du lac Siwi, au pied du volcan Yasur, avaient
atteint un tel niveau qu’une digue naturelle lâcha en pleine nuit.
Le lac se vida en quelques heures en direction du village de
Sulphur Bay, le quartier général du culte, qui fut submergé par
les flots. Les répercussions de cette catastrophe à l’échelle de l’île
furent sans équivalent depuis la première apparition de John
Frum à la fin des années 1930. Dans les jours qui suivirent, des
centaines de gens venus de tout Tanna et d’autres îles se mirent
en route pour rejoindre le village détruit. Un nouveau prophète,
Fred Nassé, avait récemment fait parler de lui, et qui plus est,
avant que survienne le désastre. Au lendemain de ce funeste jour,
son audience s’accrut très sérieusement. Il somma les gens de
toutes provenances et de toutes confessions de rester rassemblés
et unis sur les lieux du sinistre, car avec le passage à l’an 2000,
la fin des temps était proche. Tous devaient participer à la fondation d’une arche de Noé, d’un nouveau village appelé Nouvelle
Jérusalem, sur la montagne de Yënekahi, derrière le volcan Yasur. Seuls ceux qui s’y réfugieraient échapperaient aux châtiments divins réservés à tous les hommes enfermés dans le péché.
Ce jugement dernier allait se traduire par une explosion imminente du volcan et entraînerait une destruction totale de l’île.
La fin du monde n’intervenant pas, le mouvement de Fred se
dépouilla progressivement de sa dimension apocalyptique pour
prendre les dehors d’un prophétisme thérapeutique. L’insistance
portée sur l’arche destinée à rejoindre le paradis s’estompa progressivement et fut remplacée par l’image d’une « pirogue de l’an
Barak Sope, discours prononcé à Sulphur Bay, 15/02/2000 (voir Tabani,
2008).
40
75
2000 » (iea 2000 niko) et d’un « navire de l’Unité » (sip blong uniti).
Derrière cette symbolique se profile une intention de remplacer
l’ancienne division sociale de Tanna en « pirogues » (niko) par
l’instauration d’une pirogue unique, la pirogue de l’Unité, qui
renverrait au temps des origines. Les résultats de cette révolution
symbolique sont particulièrement flagrants dans le domaine de
l’organisation politico-religieuse interne de ce mouvement et de la
complexification de l’ensemble des cérémonies.
La plus grosse répercussion de l’éclatement du mouvement
John Frum fut la dispersion des activités rituelles de son organisation. Depuis 2001, les cérémonies du 15 février se sont déroulées simultanément dans différents lieux, sous la conduite de
groupes rivaux. Ainsi, la correction de la surexposition médiatique des partisans John Frum s’est effectuée par l’entreprise
rituelle elle-même, et non par des pressions commerciales ou
politiques extérieures. C’est là un point essentiel. Ce n’est pas un
trop-plein d’exploitation commerciale ni une tentative de normalisation politique qui provoqua ces ruptures, mais bien un changement interne de doctrine qui mit fin à l’image raisonnable d’un
mouvement coutumier parmi d’autres, qu’une opinion publique à
la fois intérieure et extérieure à Tanna avait commencé à se forger
du mouvement John Frum. Le processus de normalisation de
celui-ci, d’abord prôné par ses leaders cultuels, puis accepté par
une grande partie du personnel politique à Port-Vila, fut ainsi
largement contrarié. Les supporters des diverses tendances du
johnfrumisme renouèrent spontanément avec les dispositifs rituels et les contenus mythologiques, qui étaient à la base des
mécanismes d’identification collective mis en place depuis la
christianisation. Les partisans du prophète Fred furent les premiers à s’affranchir du poids des représentations extérieures, et
les groupes John Frum qui l’avaient rejoint cessèrent d’offrir
l’image folklorique que d’autres attendaient qu’ils donnent d’eux.
Le spectacle pour les man Tanna s’est déplacé vers les nouvelles
activités encouragées par Fred : des crises de possessions collectives, de grands rassemblements apocalyptiques, des tueries
massives de cochons et de volailles à des fins purement sacrificielles. Autant de tableaux bien peu folkloriques, ignorés des touristes et interdits aux équipes de tournages étrangères. Le second
avènement de John-Jésus sur terre ne sera pas télévisé.
La cérémonie officielle du 15 février fut poursuivie fidèlement à
son image mais dans un autre village, à Lamakara. L’organisation
du groupe du chef Isak Wan, héritier des leaders John Frum historiques, dispose du meilleur capital de notoriété, apparaissant
ainsi touristiquement la plus légitime. Cette marchandisation est
76
de plus en plus dénoncée sur place, même parmi les proches
partisans de l’ancien leader. Mais elle l’est encore plus chez les
groupes concurrents, qui aiment rappeler qu’autrefois, la coutume des John Frum était contre l’argent, et qu’un de leurs slogans favoris était « no tourist, no money, no problem ». Ces protestations sont encore montées d’un cran après que le chef Isaak se
fut lancé dans un procès contre des groupes John Frum du sudouest, pour obtenir les droits exclusifs sur le nom de John Frum.
Les critiques formulées font souvent référence à l’exemple négatif
du Nagôl, dont beaucoup connaissent les déboires. Mais plus
encore, c’est la cérémonie traditionnelle la plus grandiose de Tanna, le Nekowiar, qui est affichée comme l’exemple détestable de
commercialisation de la coutume.
Quel que soit le degré d’inquiétude des gens de Tanna quant à
l’intégrité de leurs principales cérémonies coutumières, les différents groupes John Frum, tout comme ceux qui récusent leur
doctrine, s’accordent unanimement sur la nécessité de préserver
la fête du 15 février comme un patrimoine historique. Le 15 février demeure l’expression culturelle la plus largement partagée
de l’identité contemporaine des man Tanna. Ces cérémonies leur
offrent un support à l’affirmation d’une communauté de culture,
un plébiscite régulier pour maintenir leurs spécificités dans le
monde global, en préservant les moyens d’y exercer un pouvoir
surnaturel (paoa).
Conclusion
Au travers de leur emblématisation culturaliste, les identités véhiculées par ces néo-ritualisations sont extraites de leur complexe
socioculturel local pour être intégrées dans le règne universel des
marchandises. Si leur dimension politique peut échapper à la
masse des participants et des spectateurs, leurs enjeux économiques sont en revanche évidents pour tous les Ni-Vanuatu. Certains agents intervenant dans ces cérémonies, organisateurs,
participants locaux ou observateurs extérieurs, sont plus avertis
que d’autres de la vocation institutionnelle des pouvoirs de la
coutume. Mais cette conscience est d’une portée inégale, car ce
qui est perdu de vue chez les man Tanna ou les man Pentecost est
l’objectivation de l’affirmation des identités culturelles, véhiculée
par ces organisations cérémonielles de masse.
Les maîtres des cérémonies restent bien souvent convaincus
que leur désapprobation des enjeux politiques ou mercantiles sousjacents à ces cérémonies est suffisante pour en conserver le contrôle. En tant que détenteurs légitimes de ces formes culturelles, ils
77
finiront par en recouvrer l’esprit originel, débarrassé de ses fauxsemblants. Bien qu’ils se soient éloignés des Églises, les John
Frum prétendent défendre la coutume créée par Dieu au premier
jour. Si des chefs coutumiers de Tanna ont vendu la coutume du
Nekowiar aux touristes, les fidèles de John Frum prétendent l’avoir
sauvée grâce à leurs drapeaux et défilés. Les man-Pentecost mesurent parfaitement que la pratique du Nagôl a été corrompue par
l’argent, entachant leur image en les présentant prêts à vendre leur
culture sur le marché du tourisme pour obtenir du riz ou des Toyota. Toutefois, à leurs yeux, même cette trahison n’a pu atteindre le
véritable esprit de la coutume ni l’image archétypale du Nagôl qui
en fut la manifestation la plus spectaculaire.
En somme, ce qui est minimisé par les Mélanésiens dans les
deux cas examinés est la dimension chrétienne d’une vision idéalisée de la coutume de l’homme-d’avant-la-Chute (Babadzan,
1988). Que cette Chute soit située dans un passé biblique ou
anté-occidental, elle procède invariablement d’un refus implicite
de concevoir la coutume à Vanuatu comme une construction
socio-historique et du désir de lui accorder une valeur intemporelle et supérieure, sur laquelle aucun processus de sécularisation n’aurait de prise. C’est une sorte de garantie providentielle
qui est prêtée au maintien des « valeurs coutumières » et de
l’esprit de ces grandes cérémonies. Celui-ci émane d’une coutume
placée au fondement de valeurs mélanésiennes, elles-mêmes inscrites dans la création divine. Ces valeurs sont la composante
essentielle d’un projet dont le dessein échappe à la maîtrise des
hommes. Les considérer comme de simples produits de confrontations coloniales ou de stratégies post-coloniales ne peut être
que le fait d’étrangers qui ne comprennent rien à la coutume ou
de mécréants ayant renié Dieu.
Il est par conséquent difficile d’opposer radicalement les cérémonies du 15 février et celles du Nagôl sous prétexte que les officiants des premières auraient, par des moyens néo-traditionnels,
mis en scène une identité de guérilleros de la coutume, tandis
que les seconds présenteraient l’exemple négatif parfait d’une
entreprise de « prostitution culturelle » (Keesing, 1989).
Que les Ni-Vanuatu conservent une part d’autonomie dans la
maîtrise de leurs identifications collectives ne fait aucun doute,
mais ils n’en sont pas moins tenus par la représentation du passé
sur laquelle se fondent les représentations de leurs identités contemporaines. Le passé auquel se réfère la coutume rejette en apparence les contradictions issues des héritages coloniaux. Le
contexte de son expression est aujourd’hui celui d’un État souverain qui, tout en œuvrant à la formation d’un esprit national, se
78
heurte à la perpétuation d’éléments idéologiques antérieurs à
l’indépendance. Le contrôle sur ces biens culturels est devenu
stratégique. Leur gestion administrative, politique et économique,
dépasse largement les intérêts des organisateurs et participants
locaux. Au temps du condominium, les missionnaires cherchaient
à surmonter les frontières ethniques pour imposer l’idée d’un
peuple de Dieu, tandis que le contrôle de l’administration
s’appuyait sur l’instrumentalisation de divisions territoriales, avec
le statut de l’indigénat comme seul horizon identitaire commun. À
l’indépendance, la priorité idéologique, pour les élites qui se sont
retrouvées en position dominante, fut d’occulter leur propre filiation avec le régime colonial en insistant sur les références positives à leur héritage chrétien et les valeurs mélanésiennes ancestrales avec lesquelles le message du Christ aurait harmonieusement fusionné.
La promotion de l’identité nationale par l’uniformisation de la
gestion des diversités culturelles instaure de fait une rivalité mémorielle avec les constructions historicistes léguées par la domination coloniale. « Qui contrôle le passé, contrôle le présent ; et
qui contrôle le présent contrôle l’avenir », rappelait George Orwell
dans 1984. La surenchère politique à propos des stratégies
d’identification culturelle constitue, pour un pays classé parmi les
« moins avancés » économiquement et financièrement dépendants
de leurs bailleurs de fonds néo-coloniaux, une des rares opportunités pour faire entendre sa voix dans le concert des Étatsnations.
Les cérémonies du 15 février à Tanna et le saut du Nagôl à
Pentecôte ne sont plus qu’accessoirement des rituels. Ils sont les
produits de représentations qui, sous leur forme picturale la plus
achevée, peuvent être projetés sur écran géant pour y dévoiler un
reflet médiatique de la vie culturelle et de l’identité de ceux qui en
sont les porteurs. La représentation d’une identité essentialisée
associée dans la pratique à l’exploitation d’une culture réifiée
devient inséparable des capacités de sa reproductibilité mécanique. Observateurs et observés, officiants et spectateurs
(proches ou lointains), tous participent à leur niveau à
l’esthétisation de la diversité culturelle, dans laquelle la ritualisation des différences, les politiques de l’identité et la commercialisation des cultures tendent à se superposer, quand elles ne se
trouvent pas déjà totalement confondues.
La spécificité culturelle devient le support iconique d’une spécialisation identitaire (Babadzan, 2009), dont l’originalité se laisse
spontanément saisir par l’image qu’elle diffuse et sa reproduction
à l’identique. Ainsi, malgré les flux touristiques croissants en
79
direction des zones tribales, seule une très faible proportion des
milliers de touristes qui se pressent dans les établissements
luxueux de Port-Vila se rendront dans les îles pour assister en
direct au Nagôl ou aux cérémonies John Frum (Douglas, 1996 :
194). Pourtant, à la vue des photos qu’ils auront contemplées
dans les brochures touristiques ou derrière les sous-verres du
hall de leur hôtel, ils savent qu’ils sont venus dans le pays du
« saut à l’élastique primitif » et des si burlesques « cultes du cargo ». S’ils l’oublient, des émissions à grand spectacle viendront le
leur rappeler une fois rentrés chez eux.
Concernant l’exemple révélateur du moratoire sur le Nagôl, notons que la situation présente de chefs coutumiers avides de liquidités équivaut à un renversement complet de l’histoire filmique
de cette cérémonie et de l’image d’indigènes désintéressés, précurseurs des sports à risque et autres raffinements de la société
des loisirs. L’association des TKEC et de la biogénétique peut en
revanche être vue comme un retour vers les représentations missionnaires de « l’âme indigène » ou ethnologiques sur la « pensée
primitive » d’insulaires incapables de distinguer l’humain de sa
nature environnante.
Aujourd’hui, la question politiquement correcte de savoir
comment « l’indigénité se pense » est ouverte à la discrimination
positive. Les experts en tous genres ont fait leurs les anciennes
représentations coloniales des générations précédentes, tout en
appliquant les maquillages, les filtres et les travestissements idéologiques en vigueur. Ces cultures sont si particulières (qualifiées
successivement de sauvages, primitives, autochtones, indigènes,
traditionnelles, premières), que l’exploitation de leurs TKEC
s’apparenterait désormais à un vol : une identité volée après avoir
été, sous la colonisation, une identité opprimée.
Les néo-ritualisations relèvent bien d’un héritage colonial, en
tant que réaction indigène conçue en premier lieu par les Mélanésiens eux-mêmes comme une revanche commerciale ou comme
un défi politique à l’hégémonie des Blancs. Mais elles peuvent
aujourd’hui être mises au service d’idéologies moralisantes, pour
dénoncer la mauvaise gouvernance ou les tentatives de récupération de la coutume pour les intérêts de politiciens, de businessmen locaux ou d’étrangers. Désormais, la surexploitation commerciale des identités apparaît localement comme un facteur de
déstabilisation politique.
Cet héritage colonial, positivement renversé dans un contexte
post-colonial et un paysage intellectuel postmoderne est ce qui
distingue les TKEC de l’héritage historique colonialiste des Étatsnations de la vieille Europe. Les identités culturelles sur lesquelles
80
se fonde la néo-mythologisation des TKEC sont une ressource « ancestrale », « ethnique », « tribale », ou plus modestement « traditionnelle », dont le développement durable et le commerce peu équitable sont encore loin d’avoir rempli toutes les attentes.
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83
84
CHAPITRE IV
La pirogue et ses symboles dans les sociétés
des îles du sud du Vanuatu
Bergman IATI41
Mes recherches sur l’histoire des techniques (Iati 2011)42 visent
à approfondir nos connaissances sur l’organisation sociale des
anciens de nos îles à une ère précédant celle des premiers contacts43, et de dresser une frise chronologique de ces périodes.
J’ai donc choisi comme objet d’étude la pirogue en m’appuyant
sur mon expérience du vécu, sur les données archéologiques
disponibles sur le Vanuatu44, ainsi que sur les recherches anthropologiques, ethnologiques, historiques ; sans oublier les
témoignages des missionnaires et navigateurs. L’approche par
les techniques m’a paru essentielle à la compréhension des périodes anciennes, que nos anciens désignent souvent comme :
« avant », « autrefois », « les temps anciens » ou encore « au
temps des grands-pères ». En partant du constat que la technique ne représente pas de rupture temporelle, j’ai étudié les
pirogues décrites par les navigateurs, la construction des pirogues actuelles, les corpus de termes techniques, afin de tenter
de situer ces pirogues dans le temps et dans l’espace.
Cet article n’exposera que l’aspect social de la pirogue dans les
sociétés traditionnelles du sud de l’archipel du Vanuatu. Un grand
nombre d’informations présentées ici sont issues de mes enquêtes
de terrain. Les clans, le climat, la société, les tribus, les nimaïm45,
les périodes historiques traditionnelles et l’île tout entière sont une
Doctorant, EHESS-CREDO.
Ce mémoire a également fait l’objet d’une publication, voir Iati 2012.
43 Voir Bonnemaison (1980).
44 Le Vanuatu est un archipel formé de 83 îles et îlots, répartis en forme d’Y
sur près de 800 km depuis les îles Torres au nord, jusqu’à l’île d’Anatom au
sud. Il est peuplé par plus de 250 000 habitants. Il est situé au nord-est de la
Nouvelle-Calédonie, au sud-est des îles Salomon, et à l'ouest de l’Australie.
TAFEA, une des six provinces de l’archipel du Vanuatu, se situe au Sud et regroupe cinq îles : Tanna, Aniwa, Futuna, Erromango et Anatom.
45 La place de réunion des hommes.
41
42
85
pirogue, niko46 ou neghau. La pirogue symbolise la société. Les
groupes sociaux s’identifient à elle. Cette référence centrale à la
pirogue, chez les habitants des îles du sud du Vanuatu, atteste
d’un souvenir des voyages en mer que les primo-arrivants ont effectués pour s’installer sur les terres qu’ils occupent actuellement.
Analgawat, par exemple, sur l’île d’Anatom signifie pirogue. Ce nom
est aujourd’hui celui du village le plus peuplé de l’île. Un titre honorifique comme celui de iani niko est attribué au dignitaire qui
porte la voix de la pirogue, le porte-parole du groupe en
l’occurrence.
La pirogue, une référence qui structure la société
La pirogue, ou niko, structure le pouvoir au sein des systèmes
d’autorité des sociétés des îles du sud du Vanuatu. Le rôle de
chaque individu dans un groupe est défini par le rôle qu’il occupe à
l’intérieur d’une pirogue au cours d’un voyage47. Le iaramara se
tient à l’avant de la pirogue. Son rôle est strictement représentatif,
il est un seigneur et a le privilège de porter les aigrettes d’épervier
lors de la cérémonie du toka48. Il incarne l’honneur du groupe et
son pouvoir est davantage fondé sur le prestige. Il est la personne
qu’on met en avant, pour stratégiquement dissimuler des figures
d’autorité plus essentielles à la composition du niko. Le barreur ou
« voix de la pirogue », le iani niko, dirige la pirogue. Il en est le capitaine et se tient à l’arrière. Il commande le tupunus et le iaramara.
Ni les pouvoirs du tupunus ni ceux du iani niko ne sont apparents
ou manifestes, mais ils n’en sont pas moins essentiels.
Au milieu de la pirogue se tient le magicien agraire, ou tupunus, qui, par son travail dans les jardins et grâce à sa filiation
magique avec le héros polynésien des nourritures, Matiktik49,
Dans son travail sur Tanna, dans les années 1970, Joël Bonnemaison établit
le lien entre pirogue et niko et explicite le rôle social de la pirogue au Vanuatu
(Bonnemaison, 1985). Aujourd’hui, mes entretiens avec les anciens montrent
la continuité de ce rôle, et toute son importance.
47 Pour une étude sur les pirogues du Vanuatu, du point de vue des formes et des
fonctions, voir par exemple Haddon et Hornell (1937) et Neyret (1974, tome 1).
48 Le toka ou nekowiar est une grande cérémonie dont le but était de lier enemble
toutes les pirogues de l’île, c’est-à-dire toutes les communautés villageoises, dans
l’objectif de les pacifier suite aux guerres tribales. Cette cérémonie dure plusieurs
jours et plusieurs nuits avec un échange important de cochons au lendemain de
la fête. À cette occasion toutes les nimaïm de l’île sont réunies.
49 Nom donné à un héros mythique de peau claire, qui ressemble aux Polynésiens. Il est un grand voyageur considéré comme un esprit à l’origine des nourritures. En Polynésie, il s’agit de Mauitikitiki.
46
86
nourrit les deux premiers. Sa position dans la pirogue montre son
importance, son rang dans la société. Il est le garant de la survie
du groupe50 parce qu’il détient les secrets des plantes alimentaires. Être au milieu de la pirogue offre une position sécurisée
quand la pirogue traverse des intempéries. On dit encore que le
tupunus est le « ventre » de la pirogue, le iaramara « la tête », et le
iani niko « la voix ». Chacun des titres de Tanna renvoie ainsi à
l’une de ces trois fonctions dans la société de l’île : l’honneur du
groupe et l’organisation cérémonielle, la production des jardins
vivriers et le pouvoir exécutif ou politique.
Des trois fonctions, celle de la « voix de la pirogue » (iani niko)
est politiquement la plus essentielle, puisqu’elle garantit le contrôle traditionnel sur la tenure foncière et préserve l’intégrité du
territoire en temps de paix comme en temps de guerre. Les clans
affiliés au iani niko sont classés comme étant masculins tandis
que les clans du milieu ou tupunus sont des clans de statut symbolique féminin. Mais l’importance de ces derniers est tout aussi
vitale que celle des deux autres : ils sont en effet les maîtres de la
fertilité, ils contrôlent et reproduisent le cycle de la vie. L’île entière, a-t-on l’habitude de dire, « mange dans leur main ». Cette
dualité des pouvoirs, entre l’honneur et l’identité de la pirogue
placés à l’avant et la voix positionnée à l’arrière, exprime une
caractéristique que l’on retrouve, sous des formes variables, à peu
près uniformément dans les îles du sud et dans quelques îles du
centre de l’archipel du Vanuatu51.
Aniwa compte deux pirogues. Surah dirige le royaume de la partie nord de l’île et iafatu celui de la partie sud52. À Anatom,
l’organisation territoriale de l’île semble avoir été identique à celle
décrite pour Tanna ; les territoires y sont pareillement structurés en
pirogues ou nelgau, le nom de la tribu Anelgauate signifie pirogue.
Les communautés villageoises y portent les noms des pirogues.
À Tanna, la pirogue représente le cadre symbolique de la société. Chaque groupe local est assimilé à une pirogue ou niko, qui,
elle-même, renvoie à un territoire. L’île est partagée en trente-cinq
pirogues53. Il s’agit de territoires limités par des éléments géographiques, vallées, collines, montagnes, etc. Les légendes racontent
Dans le système traditionnel, la survie d’un groupe passe par le fait qu’il soit
reconnu. La reconnaissance passe par la coutume en tant que système
d’alliances et d’échanges de biens. La coutume dépend donc des produits
(ignames, taros, cochons…) qui relèvent de la compétence du tupunus.
51 À ce sujet, voir Iati (2011).
52 Information donnée par Crem Mandavah, habitant de l’île d’Aniwa.
53 Information donnée par le chef Mawiaken du village de Lamtawekel.
50
87
que les territoires ont été fondés par les deux héros mythiques,
Kassassao et Kaniapnin, après avoir tué l’ogre Sémusému qui a
exterminé tous les hommes, les femmes et les enfants de l’île. En
découpant le corps de l’ogre et en partageant les parties de ce
dernier dans les différents lieux de l’île, ils attribuèrent en même
temps les noms des niko qui, aujourd’hui encore, les ont conservés. Ces trente-cinq niko partagent l’histoire de la fondation de
leur territoire par Kassassao et Kaniapnin (Gardissat 2004).
Chaque niko tire son identité des pirogues nommées d’après cette
légende.
Pirogue, symbole du chef
La pirogue est aussi le symbole du chef, iani niko, dont le rôle
principal est de maintenir les équilibres au sein de la société. Il
incarne la justice traditionnelle, il règle les litiges entre les
membres de la communauté, et de ce fait, il est souvent perçu
comme un maître de la pirogue qui en fixe le cap et garantit la
stabilité. Aujourd’hui le titre de chef est fréquemment attribué à
un iaramera. L’élévation du statut de ce dignitaire est liée à la
christianisation et au rôle qu’ont voulu lui faire jouer les missionnaires54. Pour ces derniers, il semblait judicieux de bouleverser la
hiérarchie traditionnelle en faisant du iaramera un chef, et en
contrariant par la même l’autorité des vrais détenteurs du pouvoir
que sont les tupunus et les iani niko. Mais, dans le contexte de la
pacification et de la lutte contre le paganisme, il n’était pas question pour eux de reconnaître une autorité à des personnages qui
tirent leur pouvoir des pratiques magiques ou de la guerre.
Pirogue, femme et lien
Napuka, le cordage en fibre de noix de coco qui permet
l’assemblage du balancier et de la coque principale est assimilé à
un principe féminin. À bord des pirogues, la femme était « un bien
précieux ». Les échanges matrimoniaux dont elles font toujours
l’objet sont essentiels pour sceller des alliances permettant de
pacifier les relations entre les groupes et, par ce biais, de consolider l’influence de leur clan. Si la femme est donc un « bien », elle
Les premiers missionnaires presbytériens (britanniques) arrivèrent au Vanuatu
en 1839, suivis en 1860 par les anglicans et, en 1887, par les catholiques français. Les missionnaires presbytériens vont instaurer à TAFEA des règles de conduite chrétiennes visant à interdire les pratiques coutumières, telles que la consommation du kava, la circoncision, les danses coutumières et autres.
54
88
n’est certainement pas un « objet » : elle constitue l’essence des
chemins coutumiers (souatou)55 qui relient les lieux et les hommes
entre eux.
Le cordage des pirogues napuka que confectionnent les
femmes à partir de bourre de coco, est consubstantiel aux
femmes. Elles sont elles-mêmes appelées napuka, parce qu’elles
tissent des liens entre hommes, ce que le cordage est aux différents éléments de la pirogue. Le lien qui est tissé par les échanges
de femmes entre groupes trouve ses origines dans les pratiques
anciennes, lors des guerres tribales. Lorsqu’on tue où qu’on
prend la vie des gens d’une tribu, on redonne une vie en échange
lors des cérémonies de paix ultérieures. La femme est ainsi source
de vie dans ce principe d’échange. Grâce aux femmes, deux tribus
autrefois ennemies vont pouvoir partager des liens familiaux. De
sorte que les nouveaux alliés sont souvent d’anciens ennemis.
L’île est une pirogue
À Tanna comme dans les autres îles de la province de Tafea, l’île
est considérée comme une pirogue, dont l’avant se trouve au nord
et l’arrière se trouve au sud. L’intérieur de l’île est le lieu symbolique où sont entreposés les biens matériels, les denrées alimentaires sous la surveillance des tupunus. L’intérieur ou centre de
l’île est favorable à la culture des taros et des ignames, tandis que
les extrémités de l’île, très montagneuses, sont destinées à veiller
sur la navigation de la pirogue, pour que les biens qu’elle contient
ne soient pas abîmés par les intempéries (cyclones et autres). Au
nord et au sud résident également les héros culturels, Matiktik au
sud et Kassassao et Kaniapnin au nord, qui veillent sur l’île. Il y a
des périodes de l’année où l’île est dite en cours de navigation et
d’autres où elle est vue comme amarrée au quai. C’est au mois
d’octobre, quand les premières ignames sont mises en terre,
jusqu’à leurs récoltes en avril de l’année suivante, que la terre
« navigue ». Cette période dans les termes de la langue natwar à
l’ouest de l’île de Tanna, nian marikmarik ou nain whi, veut dire le
temps fragile ou temps nouveau. Lors de cette période de fragilité,
les cyclones et les tempêtes font rage dans les îles du Pacifique
occidental. Tous les tupunus de l’île sont alors en communication
constante avec les ancêtres pour maintenir les vents qui éloignent
le cyclone. Ils veillent ainsi sur les plantes alimentaires en cours
Dans la langue natwar, souatou veut dire chemin. Il s’agit d’un terme souvent attribué au rôle des femmes dans le maintien et la survie de la coutume.
55
89
de croissance, et tout particulièrement sur les ignames. Les tupunus passent beaucoup de temps en cette saison à décrypter la
nuit la position des étoiles, à étudier la direction des vents et le
changement de la température. Pour apporter la pluie et le soleil,
ils font des rites et des sacrifices aux esprits. Les rites sont souvent accompagnés de longues périodes de jeûne, menées à l’écart
de la communauté et des femmes. Quand approche la date de la
récolte des ignames, le iani niko doit alors payer le tupunus pour
le travail effectué. Ce paiement s’effectue par des biens en matière
de pieds de kava56, cochon, des nafunu57, souvent un laplap58.
L’histoire des clans
L’histoire des clans, des territoires, des événements marquants, et
de l’île toute entière peut être rattachée au symbole de la pirogue.
Les niko possèdent une dimension temporelle. Elles n’ont pas seulement voyagé dans l’espace, mais aussi dans le temps, et à leur
bord se tiennent les générations successives, avec leur particularité
et leurs réalités sociales propres. La mémoire des niko correspond à
cette capacité de l’homme à combattre l’oubli, à créer des traces
mnémoniques à travers des récits et des artefacts comme marqueurs temporels. « Elle est cette faculté que possède le vivant à
garder traces, à répéter, à transmettre » (Garçon 2009 : 199).
Selon les traditions orales, Tanna compte neuf grandes périodes temporelles, ou plus exactement neuf mouvements de pirogues qui correspondent à cette historiographie. Le temps des
commencements est appelé niko niprau59. Selon les anciens,
c’était une période pacifique où les êtres qui peuplaient l’île circulaient librement dans les différentes parties de l’île. Certains, en
référence à la Bible avancent l’idée que niko niprau correspond à
la vie d’Adam et Eve dans un jardin d’Eden originellement situé à
Tanna (Bonnemaison, 1986).
La pirogue suivante prolonge ce mouvement des habitants autour de l’île. Niko kapakol renvoie au temps de la présence des
hommes sur les îles, lesquels commencent alors à faire le tour de
leurs territoires. Kapakol signifie « faire le tour ». Les humains
étaient alors semi-nomades. Le temps de cette pirogue est marqué
par de nombreux abandons de lieux et la prise de possession de
À propos du kava, voir par exemple Chanteraud et David, 2011.
Repas préparé le soir pour les hommes qui boivent du kava.
58 Plat traditionnel souvent composé d’ignames ou de bananes râpées, mélangées avec du lait de coco, et cuits à l’étouffée, dans les fours à pierres chaudes.
59 Pirogue de la paix, transmise par le chef Mauyakin du village de Lamtawekel.
56
57
90
nouveaux territoires. Dans la toponymie de l’île, il y a des lieux
qui portent un même nom, bien qu’ils se trouvent dans des territoires différents où sont parlées des langues différentes. Ceci est
dû à ce mouvement de la pirogue kapakol. À titre d’exemple, à
l’ouest de l’île, Layanaraou est un lieu-dit qui signifie bénitier.
Lors de ce mouvement du niko kapakol, les habitants de ce lieu se
sont déplacés vers le sud de l’île et ont fondé un autre village au
nom similaire, Yanaraou60.
En croisant ces termes avec les langues vernaculaires de Tanna, il s’avère que le nom du village de Yanaraou situé au sud,
provient du natwar. Au sud, en langue nafé, le bénitier se dit
pahasoua et non pas yanaraou, comme à l’ouest. On peut en
inférer que les gens de ce village viennent de l’ouest, mais
qu’aujourd’hui ils ne parlent plus le natwar. Le village Layaraou,
existe encore aujourd’hui à l’ouest, mais il a été abandonné et est
considéré comme tabou. De nombreux villages anciens déclarés
tabou ou ikaeusim61, datant des pirogues anciennes, peuvent
encore être localisés. Des faits historiques liés aux mouvements
des deux premières pirogues pourraient faire l’objet de recherches
approfondies en inventoriant à travers la généalogie des groupes
villageois actuels, tous les ikaeusim. L’informateur qui m’a livré
cette histoire du temps des premières pirogues est un ancien du
village d’Imaki, du nom de Naruan. L’histoire des niko peut ainsi
être corroborée par le recours à des éléments de linguistique.
Les mouvements de pirogues suivants sont appelés niko
nulpukam (nulpukam, les lianes lourdes), niko yakylanuyu
(s’accrocher au pandanus) et niko yakilanasis (s’accrocher à une
plante qui ressemble à des figuiers sauvages). Au cours de ces
étapes, les pirogues sont animées de troubles, de guerres tribales
et de famines. La référence à ces plantes témoigne de leur utilisation par les habitants des anciens au cours des périodes de soudure. Les lianes niko nulpukam font référence aux lianes sauvages
niparum que les habitants consommaient en cas de disette.
Cuites dans les fours traditionnels, leur jus est sucé et les fibres
sont ensuite jetées.
Le mouvement niko numrukwen kawimeta consacre la séparation dualiste des lieux et des groupes qui les occupent en moitiés.
D’un côté de la place nimaïm se retrouve la moitié dite numrukwen et de l’autre côté la moitié kawiameta. De même la
grande pirogue qu’est l’île de Tanna se retrouve elle aussi séparée
Témoignage de Naruan Joe, ancien du village d’Imaki.
Lieu tabou, où résident les esprits. Souvent ce sont d’anciens villages et
cimetières.
60
61
91
en deux. La côte est abrite l’ancrage des numrukuen et la côte
ouest celui des kawiameta. Cette séparation est marquée par la
chaîne de montagnes Nassapil. En ces temps se déroula une sédentarisation des groupes qui conduisit à la mise en place du
système d’échange appelé niel62. C’est au sein de ce niko que virent le jour les grandes cérémonies, qui font aujourd’hui encore la
fierté de l’île, connues sous le nom de toka. Au cours de ce mouvement se sont structurés la fondation des territoires et le système d’organisation sociale que nous appelons kastom.
Le mouvement de pirogue qui marque l’arrivée des premiers
missionnaires dans les îles et les conséquences de leur présence
sur la kastom63 est connue sous le nom de niko Tanna law, la
traduction littérale de ces termes est « la pirogue de la loi de Tanna ». Cette période de grands bouleversements a conduit à la
création des lois dites « Tanna law » visant à interdire les pratiques coutumières, telles que la consommation du kava, la circoncision, les danses coutumières et autres. Cette période selon
les sources orales, est animée de nombreuses contestations et a
conduit à une mobilisation collective des communautés de Tanna,
Aniwa et Erromango. C’est au travers de l’intervention de la
France que la population de ces îles a pu préserver les pratiques
coutumières, aiment rappeler les anciens. À l’occasion de
l’inauguration du musée du Quai Branly, un grand chef de Tanna, Chef Iawkalipi a remis au président de la République Jacques
Chirac une kwuéria64 en remerciement à la France, pour
l’intervention qui a permis de stopper la menace de l’église presbytérienne sur les pratiques coutumières.
Cette pirogue de la Tanna Law va ensuite aboutir à la niko
John Frum et la niko taha independant qui sont les dernières
pirogues. John Frum est probablement selon la tradition orale un
soldat américain, dont l’apparition fut mystique. Il a promis que
l’Amérique interviendrait pour sauver le peuple de Tanna et sa
Niel signifie « belle famille » ou « beau-frère ». Niel est aussi un allié, avec qui
on échange les biens et les femmes. Les échanges peuvent mobiliser toute une
tribu. Ils sont aussi l’occasion de montrer aux alliés la richesse de ses produits, et la fierté que l’on retire à les offrir en signe de reconnaissance.
63 Comme le souligne l’ethnologue Marc Tabani sur la kastom à Tanna : « A
propos de l’inflation récente des concepts marqueurs d’identité (kastom, kalja,
identiti) dans les discours officiels, mes informateurs Tannais me faisaient
observer que kastom était un mot à l’usage des Noirs et que tous ses néosynonymes étaient simplement des mots destinés aux Blancs. Kastom depuis
son importation par les missionnaires a rendu obsolète la notion indigène de
noien túi : fasin blong bifo, usages d’autrefois » (Tabani 2008 : 45).
64 Aigrettes d’épervier, portée par le iraméra lors de la cérémonie du toka.
62
92
coutume. Quelques temps plus tard, en 1942, l’arrivée de l’armée
américaine dans le Pacifique s’avéra effective. Niko taha independant marque l’émancipation politique de l’archipel en 1980 (Tabani 2008).
Ces niko sont considérés tantôt comme des mouvements historiques, tantôt comme des territoires ou des clans. Ce sont des
supports de mémoire qui démontrent ainsi l’historicité de la société au travers des procédés d’identification collective. D’autre part,
ils représentent à notre sens une forme de patrimonialisation
dans la mesure, ou les communautés locales à l’origine de la
transformation des pirogues en faits sociaux, assurent la continuité et la transmission de cette mémoire. C’est par le biais des
danses et chants coutumiers pratiqués aujourd’hui, que l’on
évoque les événements, les activités quotidiennes anciennes et
nouvelles, que sont aussi transmis des messages incitant à
l’adoption de comportements moraux et sociaux des habitants les
uns vis-à-vis des autres, malgré les bouleversements que traverse
la société tannaise. C’est une façon d’échanger et de raviver
l’histoire locale des territoires, et de montrer les liens établis entre
les clans et les tribus. Le niko Tanna law et le niko John Frum qui
marquent la période d’opposition des indigènes contre les missionnaires et les autorités coloniales, illustrent combien les valeurs coutumières sont importantes pour les tribus des îles du
sud.
Pirogues et rituels
Les rituels sont faits pour honorer les ancêtres et en mêmes
temps contribuent à structurer la pirogue. Les magiciens tupunus
occupent un rôle de référence pour la société et l’organisation des
niko. Chaque niko dispose d’un emblème totémique représenté
par une plante, un animal ou d’autres éléments naturels dont la
protection dépend du pouvoir magique des tupunus. Les grandes
cérémonies coutumières sont destinées à honorer, reconnaître et
rappeler les figures d’autorité qui composent les niko ou pirogue.
La cérémonie du toka par exemple a été conçue pour honorer le
iaramara. Le niel rend hommage au travail des tupunus. Pirogues
et magies sont indissociables dans les îles du sud de l’archipel du
Vanuatu. Comme objet ou comme figure symbolique, la pirogue
est omniprésente dans les rites et cérémonies. Dans la partie sud
de l’île de Tanna, les pierres magiques pour les denrées alimentaires sont placées dans les pirogues.
93
Le rituel de nitata ikinan65 consiste à placer les pierres sacrées
dans des pirogues construites à cet effet. Ce rituel qui implique
directement la pirogue doit retenir notre attention. Dans le reste
de l’île, ce rite est plus symbolique, l’invocation des esprits se fait
à travers le kava, alors qu’au sud ce sont des vraies pirogues qui
sont construites et utilisées à cet effet. Ces pirogues sont construites par des hommes choisis par le tupunus, afin de transporter les denrées alimentaires représentées par les pierres sacrées
(karuatéreille ikinan) pendant la saison de nyan whi.
La pirogue du rite nitata dans le sud de Tanna, est une pirogue sans balancier. Ces pirogues sont souvent placées loin des
regards dans la brousse dans des lieux strictement tabous. Ces
lieux hautement sacrés sont des lieux ikinan, des lieux tabous,
seuls les tupunus y ont accès. Les nitata sont placées en hauteur
sur des paliers en bois préalablement construits ou des pierres de
taille assez importantes qui permettent une élévation en évitant le
contact de la pirogue avec le sol.
La pirogue est construite par certains adultes du village à la
demande du tupunus. La participation à la construction de nitata
ikinan est un grand honneur, car elle est vue comme une contribution au bien-être et à la prospérité de la société. Il existe plusieurs nitata pour différents arbres fruitiers et plantes alimentaires. Le travail du tupunus consiste à veiller à ce que l’arbre-àpain porte beaucoup de fruits, pour nourrir la communauté, il
s’engage à faire des sacrifices, à ne pas manger n’importe quoi
pendant que la nitata navigue avec les fruits à pain. Le fruit à
pain est son kaha (grand-père), dans le terme de la langue nafé,
l’arbre à pain et donc son totem. Ce kaha est un être surnaturel
dont le tupunus est à la fois le descendant et le dépositaire. Un
tupunus me fournit les descriptions suivantes sur la manière dont
il effectue le rituel :
Lors de la floraison des fruits à pain, je nettoie la pirogue qui est à
l’amarrage en position renversée. Je la mets en position de navigation
en plaçant à son bord les pierres magiques et, le soir venu, je vais à la
place des hommes faire un tamafa66, pour que la pirogue navigue dans
les meilleures conditions possibles. C’est à partir de ce moment que
plus personne dans la région ne peut couper un arbre à pain. De
temps en temps, je vais dans le lieu ikinan67 pour nourrir les pierres
magiques, pour que les fruits soient bien gros.
Pirogue sacrée dans la langue nafé sur l’île de Tanna.
Cérémonie qui consiste à boire le premier bol de kava ; puis, en crachant, on
invoque les esprits.
67 Terme qui veut dire « sacré » dans la langue nafé du sud de Tanna.
65
66
94
Cyrille Menessu « nourrit les pierres » avec les feuilles et les
pétales des fleurs du fruit à pain. Cette surveillance durera
jusqu’à ce que les fruits soient prêts pour être mangés. À chaque
fois qu’il pénètre dans ce lieu ikinan, sacré, poursuit-il, il doit être
pur. Il est hors de question de « dormir avec les femmes » 68 et le
lendemain rentrer dans ce lieu tabou. Il jeûne pour aller effectuer
le travail, et ce n’est qu’une fois le processus rituel accompli, qu’il
peut de nouveau manger. Ce témoignage sur ces rites nous laisse
supposer qu’il se passe plus ou moins la même chose pour les
autres tupunus. Ce rituel n’est plus pratiqué aujourd’hui.
Il ne peut y avoir de cérémonie rituelle sans la consommation
de cette boisson spirituelle qu’est le kava. Le jus de cette racine
sacrée est filtré dans des feuilles de coco appelées niko ou nitata.
Pour la préparation du kava, la passoire, nighis en langue natwar,
néna en langue nafé, est invariablement appelée pirogue dans les
langues locales. Du jeune garçon qui effectue la préparation, on
dit qu’il est en train de ramer (ramassua). L’usage du kava se
déroule tous les soirs dans les cinq îles du sud du Vanuatu. La
consommation de cette plante devient presque banale à force de
consommation journalière. Mais quand il y a un tamafa, il est au
préalable annoncé de façon à laisser le tupunus boire le kava en
premier et invoquer les esprits. Le tamafa est un vœu, un souhait, une prière que l’on prononce après avoir bu d’un trait son
kava dans un bol fait en noix de coco. Le rite tamafa est une version simplifiée du rite nitata. Le second (nitata) requiert l’usage
d’une pirogue, alors que le tamafa est plus simplifié.
La production des pirogues
La pirogue est un objet sacré tant dans sa conception que dans
son usage. Dans les îles du sud du Vanuatu, la production des
pirogues est l’affaire de tous les hommes du village, à l’exception
des insulaires d’Aniwa, chez lesquels la construction est réservée
à un clan précis. Selon les croyances des gens d’Aniwa, à la première sortie d’une nouvelle pirogue, le premier poisson pêché ne
sera pas mangé, il sera grillé jusqu’à ce qu’il soit réduit en
cendres. A Futuna, le premier poisson ne sera pas non plus consommé, mais rejeté à la mer. À Tanna, Erromango, Anatom, la
mise à l’eau d’une nouvelle pirogue est accompagnée d’une céréLa sexualité en milieu traditionnel est taboue. On utilise souvent des expressions indirectes pour évoquer le rapport sexuel. On dit « dormir avec une
femme », « voir une femme », « toucher une femme », etc.
68
95
monie de tamafa, le soir sur la place des hommes. Lorsque la
première partie de pêche de la pirogue est fructueuse, les
hommes partagent le soir ses fruits lors du tamafa dans le nimaïm, en guise de nafounou69.
L’usage des pirogues est strictement réservé aux hommes,
sauf à Erromango et à Anatom où les femmes ont le droit de les
utiliser. De même, les plages où sont entreposées les pirogues,
sont réservées aux hommes, les femmes ne sont pas autorisées à
s’en approcher, au risque de porter la poisse aux pêcheurs. Il
arrive que les femmes puissent passer au large sur le récif lors
des ramassages de coquillages, mais il est interdit de passer près
des pirogues. Les hommes vont à la pêche en pirogue sans prévenir leurs femmes ou les gens du foyer (namin lawanou), par opposition aux gens du nimaïm (namin imaïm). Les hommes vont à la
pêche le matin de bonne heure, de façon à ce que les gens du
foyer, femmes et enfants ne les voient pas partir, ils reviennent à
midi ou le soir. Le seul moment où les femmes peuvent
s’approcher de la pirogue ou la toucher est lorsque les hommes
rentrent de la pêche ; les femmes peuvent alors ramasser les
poissons dans l’embarcation. Tous les rivages de l’île de Tanna
sont divisés en lieux de sortie (nawassap) pour les pirogues.
Chaque nawassap appartient à des clans côtiers et à leurs alliés
de l’intérieur. Les pirogues y sont entreposées, tandis que
d’autres lieux sont réservés aux femmes et aux enfants pour les
baignades. Il y a au moins 200 nawassap autour de Tanna. Pareillement sur les autres îles du sud, le rivage est délimité par des
noms qui appartiennent à des tribus et des clans.
Selon les croyances traditionnelles, l’usage de la pirogue est
limité à la saison niko rinwat, au cours de laquelle la grande pirogue (l’île de Tanna) est amarrée70. Période qui est celle de la
récolte des ignames ; la mer est alors souvent calme. Nyan whi
est une saison marquée à l’inverse par les vents et les cyclones.
Les roseaux sont en fleurs, signe de la présence en abondance
des wanis, poissons volants. La période d’utilisation de la pirogue
est ainsi rythmée par le climat, la culture de l’igname et le système d’échange entre tribus alliées. La récolte des ignames est le
Repas que les hommes prennent dans le nakamal pour accompagner le
kava.
70 Dans les croyances traditionnelles, la saison de récolte et de consommation
des ignames qui s’étend d’avril à décembre, correspond à la période de l’année
où les îles ne sont pas menacées par les cyclones. Cette période, où la mer est
souvent calme, correspond aussi à la période des fêtes et cérémonies traditionnelles. On dit que c’est la période où « les hommes mangent ».
69
96
signal de la reprise de la pêche. Cette occasion est propice à renforcer les liens entre groupes alliés. On échange les produits de la
terre contre ceux de la mer et on organise les mariages et les cérémonies de circoncision. Hommage est également rendu aux
tupunus et aux iani niko lors de ces événements cérémoniels, pour
leur implication dans la protection de la communauté au moyen
de leurs magies. La pirogue se voit ainsi placée au centre d’un
système d’organisation spatiale et temporelle qui fait intervenir les
pratiques et les croyances pour le maintien d’une organisation
sociale communément appelée kastom. En cette période, la pirogue est fondamentale à la vie par le jeu cérémoniel. Il faut entretenir et construire les pirogues. Les tribus des côtes doivent
donc être en mesure d’offrir les produits de mer aux tribus de
l’intérieur des terres. La pirogue prend alors une valeur sociale
importante et fondamentale pour les tribus alliées des côtes. Elle
garantit aux individus et aux clans du rivage la dignité de leur
rang vis-à-vis des alliés et contribue au prestige des tribus.
Conclusion
Ces références à la pirogue ne sont pas propres au sud de
l’archipel du Vanuatu. Le livre de Marcellin Abong (2008), par
exemple, La pirogue de Dark Bush, se réfère aux « pirogues de
brousse », métaphore utilisée pour désigner les sociétés initiatiques des hommes dans les îles septentrionales du Vanuatu.
Abong présente dans cet ouvrage le mouvement Nagriamel qui
unissait les quinze îles du nord pour les défendre contre
l’aliénation des terres indigènes par les planteurs, dans les années qui précédèrent l’indépendance du pays. Cette référence
souligne l’attachement des peuples des îles du nord à leurs pirogues c'est-à-dire à leurs terres, à leurs coutumes et donc à leur
patrimoine. Ce rapport de l’homme à la terre est très complexe :
on ne possède pas la terre, synonyme de patrimoine coutumier,
c’est la terre qui possède les hommes qu’elle nourrit. L’homme
n’est qu’un passager à son bord. La pirogue est devenue un symbole officiel de la République du Vanuatu. Sur les billets de
banque du pays, la pirogue y figure en bonne place. Les autorités
politiques étatiques ont pris conscience des valeurs de cette
structure sociale régie par la pirogue, c'est-à-dire de la coutume,
et ont tenu à la présenter comme une valeur nationale.
97
Références
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Centre.
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TABANI Marc, 2008. Une pirogue pour le paradis. Le culte de John
Frum à Tanna (Vanuatu), Paris, MSH.
98
CHAPITRE V
Coopération et développement :
une étude du Centre Culturel du Vanuatu
Antoine HOCHET71
En 1997, le gouvernement du Vanuatu adopte son premier plan
d’ajustement structurel afin de bénéficier du soutien des principales institutions financières internationales et ainsi sortir d’une
crise politico-financière72. De nombreux experts et spécialistes au
service de diverses organisations investies dans des questions de
bonne gouvernance politique, économique et sociale ont depuis
activement pris part à la définition et à l’implantation de politiques sectorielles ou de programmes de développement. Mais en
dépit d’un soutien croissant de ces acteurs de l’aide internationale, les analyses rendant compte des tendances structurelles et
actuelles du pays convergent dans leur appréhension d’une société vanuataise qui partagerait les mêmes prédispositions aux conflits sociaux que ses homologues mélanésiens (Papouasie Nouvelle-Guinée, Îles Salomon, Fidji) ; Ainsi, inscrit dans ce qui est
couramment désigné par les politistes comme « l’arc
d’instabilité mélanésien » –– ou encore qualifié d’ « Etat défaillant »73 –– à l’instar de ses voisins, le Vanuatu est régulièrement
présenté comme affichant « des dispositions sécuritaires, politiques, économiques et sociales suggérant de potentiels conflits
armés » [...] « même s’ils ne sont pas imminents, ni hautement probables » (McLeod & Morgan, 2007 : 85). Nous retrouvons le même
71
Doctorant, EHESS-CREDO.
La mise en place du premier Plan de Réforme Global, assez tardive pour un
Etat figurant au classement des Pays les Moins Avancés ( PMA), est une date
historique pour le pays dans le sens où elle a marqué l’entrée du Vanuatu dans
un processus d’endettement impliquant des logiques de redevabilité vis-à-vis
d’agents extérieurs et plus particulièrement de la Banque Asiatique de Développement (BAD). Toutefois, c’est de concert avec ses principaux détenteurs de
capitaux que la BAD présida la mise en œuvre de ce programme concerté avec
la Chine, la France, le Japon, la Nouvelle-Zélande, le Royaume-Uni et l’Union
Européenne. Voir (Jarayaman, 2003 :149).
73 Voir Babadzan (2009) ; Dinnen, Porter & Sage (2010) ; Dobell (2007) ; Fraenkel
(2004) ; May (2003) ; McLeod & Morgan (2007) ; Reilly (2000), etc.
72
99
constat issu d’une étude menée par des universitaires australiens
financée par la Banque Mondiale évoquant : « La possibilité pour
le Vanuatu de suivre un trajet similaire à celui de ses voisins du
nord [Papouasie Nouvelle-Guinée, Îles Salomon] » (Dinnen, Porter
& Sage, 2010 : 3).
Cette configuration régionale à conduit les bailleurs de fonds
régionaux à porter une attention particulière au cas vanuatais,
modèle relatif de démocratie et de stabilité par rapport à ses
proches voisins. Cette attention se traduit par la mise à disposition de moyens financiers considérables en provenance d’une
multitude d’agences d’aide au développement présentes sur son
territoire74. De fait, en comptabilisant l’aide officielle au développement par habitant, le Vanuatu atteint le statut de 13 ème pays le
plus aidé au monde75. L’importance de l’aide, conjuguée à une
croissance économique soutenue depuis la fin des années 1990,
conduit ce Micro-Etat à une sortie imminente de la liste des Pays
les Moins Avancés (PMA). Cependant, les performances du pays
restent faibles, voire en recul, si l’on se fie aux indicateurs officiels de développement humain (IDH)76. Par ailleurs, sans adhérer
aux prévisions alarmistes sur l’éventualité de conflits armés, de
nombreux facteurs d’instabilité, non exclusifs au Vanuatu, restent préoccupants : une pression démographique croissante concomitante à la dépendance alimentaire vis-à-vis des biens importés ; l’exode rural massif vers des zones semi-rurales insalubres
et aux propriétés foncières incertaines, une augmentation de la
petite criminalité en majeure partie commise par une population
jeune, très faiblement qualifiée, mais représentant plus de la moitié de la population de l’archipel. À cela s’ajoutent encore des
problèmes plus spécifiques aux particularités socio-culturelles et
géographiques du pays dont :
l’intensification des pratiques de sorcellerie, des épidémies de MST ; des
conduites socialement et politiquement à risque – l’aliénation foncière
massive, l’accélération de l’instabilité gouvernementale, le développement du clientélisme et l’aggravation des malversations – ; la pauvreté
Les principaux bailleurs de fonds disposant d’une antenne à Vanuatu sont
l’Australian Agency for International Development (AUSAID), la New-Zealand
Agency for International Development (NZAID), la Délégation de l’Union Européenne, la Japanese International Cooperation Agency (JICA), le Service de
Coopération et d’Action Culturelle de l’ambassade de France (SCAC),
l’Ambassade de Chine, la Banque Mondiale, l’Organisation Mondiale de la
Santé (OMS).
75 http://www.donnees.banquemondiale.org/indicateurs/dt.oda.odat.pc.zs
76 http:/www.hdrstats.undp.org/fr/pays/profils/vut.html
74
100
en infrastructures publiques, les disettes lors des catastrophes naturelles, la très forte dépendance envers les agences de financement étrangères, le contrôle du commerce de détail par les commerçants expatriés,
dont massivement des Asiatiques ; […] » (Tabani, 2011 : 231).
Comme le souligne Tabani (2011), la dépendance économique
du pays vis-à-vis des institutions d’aide étrangères peut effectivement apparaître problématique dans la mesure où elle peut
avoir des aspects dérégulateurs et donc contraires aux intentions
premières affichées par les bailleurs de fonds, à savoir agir pour
le bien commun vanuatais77. L’analyse que nous développerons
au cours de cette présentation portere tout particulièrement ce
sur point, à savoir les effets de l’aide au développement sur les
structures administratives locales vanuataises et plus spécifiquement sur celles du Centre Culturel du Vanuatu (CCV). Elle
s’inscrit dans le cadre de recherches principalement issues du
milieu de l’anthropologie africaniste mais qui s’élargissent désormais à de nombreuses autres régions du monde78 postulant que :
l’aide contribuerait à saper les possibilités de constructions d’Etats
capables de promouvoir le développement économique et social. [...].
Cet « aid-institution paradox » [ayant] des effets sur le plan macroéconomique, mais également sur le mode de travail des administrations publiques […]. Les projets extérieurs seraient ainsi facteurs de
fragmentation des administrations postcoloniales […]. (Blundo, 2011 :
429)
C’est en nous référant à ce type d’approche socioanthropologique analysant les effets non prévus de l’aide dans
des pays dits du « Sud » –– ici contextualisée à un micro-Etat
insulaire du Pacifique Sud et plus spécifiquement à une agence
culturelle semi-gouvernementale telle que le CCV –– que notre
recherche, toujours en cours, se poursuit. Il s’agira de vérifier si
l’important afflux d’aide provenant des bailleurs de fonds régio-
Ces moyens mis à disposition par les puissances régionales pour le bien commun du Vanuatu sont bien entendu légitimés par la Déclaration des Objectifs du
Millénaires pour le Développement (ou Millenium Challenge Goals) regroupant 193
Etats membres de l’ONU et 23 Organisations Internationales, visant à atteindre des
objectifs de réduction drastique de la pauvreté dans le monde d’ici 2015. Cf.
http://www.un.org/french/millenaire/ares552f.htm
78 Pour l’Indonésie, voir Li (2005); Le Mexique, Mathew (2008); L’Inde, Mosse
(2006); La Russie, Atlani-Duault (2010) ou le Kirghizstan et l’Ouzbékistan,
Pétric (2007), etc.
77
101
naux ne créerait pas une « une administration à deux vitesses »79
(Blundo, 2011) voire même, n’entraverait pas sa consolidation ou
son « empowerment »80 tant mis en avant par ces derniers. Après
une présentation succincte de l’histoire de cette institution, nous
aborderons la question des principales aides publiques ou privées
dont elle bénéficie actuellement afin d’examiner leur dimension
structurante. Dans un deuxième temps, nous rendrons compte, à
la lumière des observations et des informations recueillies, du
fonctionnement au quotidien de l’administration par une description des ressources et des principales activités de l’institution.
Ces éléments nous permettront enfin d’établir un premier bilan
sur la façon dont l’afflux d’aide extérieure se répercute alors
structurellement sur le CCV, et de proposer une analyse de la coopération et de l’aide au développement concernant le secteur du
« culturel » à Vanuatu81.
Le Centre Culturel du Vanuatu : aperçu historique
C’est en 1955 que la décision de la création d’un Centre Culturel
des Nouvelles-Hébrides fut entérinée d’un commun accord entre
les autorités franco-britanniques pour préparer le 50ème anniversaire du condominium franco-britannique ayant lieu l’année suivante, le 20 octobre 1956. Initialement, le Centre Culturel regroupait une bibliothèque, une salle de lecture et un musée (Woodward, 1978 : 1). Pour gérer les affaires courantes, fut instauré un
comité de direction composé de six membres regroupant pour la
majeure partie des fonctionnaires des administrations condominiales sensibilisés aux cultures mélanésiennes. Ainsi, des années
1960 jusqu’au début des années 1970, le CCV « était avant tout
une institution occidentale dans ses perspectives et ses préoccupations » (Bolton, 2003 : 33) dont la mission était de faciliter
« l’exposition d’objets qui illustrent l’histoire, la littérature et les
ressources naturelles des Nouvelles-Hébrides ; scientifique, artistique et toutes activités littéraires d’intérêt général » (Joint Standing
Order [N° 2 de 1960]).
L’auteur reconnaît « une des premières utilisations de cette expression à
François-Régis Mahieu (1994) dans une analyse critique des orientations du
marché du développement dans les années 1990 ». (Blundo 2011 : 437)
80 Cf. Calvès (2009)
81 Doctorant en anthropologie (EHESS-CREDO), ces analyses s’appuient sur une
présence de six mois à Santo en 2010-2011, et depuis mars 2012
jusqu’aujourd’hui à Port-Vila, en travaillant parallèlement à mes rencherches
en tant que chargé de mission pour le CCV.
79
102
Selon Keith Woodward, fonctionnaire britannique pour
l’administration coloniale ayant incorporé le comité de direction
dès ses débuts, « ce n’est qu’à partir de la moitié des années 1970
que le comité réalisa la nécessité de jouer un rôle plus imaginatif et
entreprenant pour la préservation et l’encouragement de la culture
mélanésienne prenant conscience que la gestion d’un musée n’était
pas assez » (Woodward, 1978 : 8). Le projet « Traditions Orales »
vit alors le jour. C’est avec le soutien de Jean-Michel Charpentier,
linguiste, et de Jean Guiart, anthropologue, qu’en 1975,
avec l’assistance de l’UNESCO, le comité obtint des enregistreurs cassettes, adaptés pour l’enregistrement en haute-fidélité de matériaux
traditionnels oraux et musicaux pour les travailleurs de terrain. […]
Nous avons également obtenu de l’UNESCO du matériel photographique
et d’autres aides en ressources culturelles telles qu’un système d’air
conditionné dans notre petite salle d’archives pour préserver le matériel enregistré (Ibid. : 8).
C’est en majeure partie grâce à cette initiative que le réseau
des filwoka fut créé82 et que le premier poste de conservateur
(curator) fut intégré à la structure en 1976 grâce au soutien du
gouvernement australien. Jean-Michel Charpentier occupa cette
fonction pendant six mois pour ensuite laisser place à Kirk Huffman, à l’époque jeune anthropologue doctorant britannique. Il
occupera ce poste jusqu’en 1989.
Lors de cette longue décennie à la tête de l’institution, Kirk
Huffman fut un des principaux instigateurs de la création du premier « festival des arts du vanuatu »83 (1979), en partie soutenue
par des fonds australiens et anglais. Cet événement regroupa de
nombreux artistes provenant de plusieurs îles de l’archipel pour
mettre en scène des performances artistiques traditionnelles – action « para-politique » annonçant l’accession prochaine au procesDepuis cette période, le réseau des filwoka, se réunit annuellement au Centre
Culturel de Port-Vila pour discuter des différents aspects de la culture du Vanuatu. Lors de ces réunions, un sujet spécifique est traité (ex : l’alimentation,
l’architecture, la gouvernance coutumière, les chants, etc.) et un nouveau est
choisi, laissant alors aux filwoka une année pour accumuler des données pour la
réunion suivante. A l’heure actuelle, environ 150 filwoka hommes et femmes sont
membres de ce réseau basé sur le volontariat. Tous les ans, les présentations et
débats ayant lieu lors de leurs rassemblements sont enregistrés puis ensuite
conservés au sein de la Section d’Archive Audiovisuelle et Sonore du CCV, constituant ainsi une base de données unique et précieuse pour le patrimoine culturel
national vanuatais.
83 Un second festival national eut lieu en 1989 sur l’île d’Espiritu Santo
puis un troisième et dernier jusqu’à ce jour à Port-Vila, en 2009.
82
103
sus d’indépendance au cours duquel le ccv fut ainsi directement
impliqué84. Quelques mois plus tard, lors des semaines précédant
le transfert officiel des pouvoirs au nouveau gouvernement indépendant, les locaux du centre culturel furent également le centre
névralgique où se décida la mise en œuvre des rouages logistiques
des différentes cérémonies du 30 juillet 1980, jour de
l’indépendance de la nouvelle république du Vanuatu (Huffman,
1994).
Pendant cette période, le réseau des fieldworkers fut également renforcé en nombre et les interventions du CCV multipliées
dans l’espace publique en s’appuyant principalement sur
l’animation d’une émission radiophonique hebdomadaire sur la
chaîne nationale85 au cours de laquelle chacun pouvait prendre
part aux débats sur les différents aspects de l’identité et de la
richesse culturelle du Vanuatu. Ce moyen de communication a
alors pleinement participé à la reconnaissance de l’institution
comme légitime dans l’archipel. Le succès de cette émission reste
toujours d’actualité puisqu’elle existe encore sous le nom de « tokbak sho » et traite de sujets sociaux et politiques très actuels.
Lors des années suivant l’indépendance, une des principales
activités du Centre Culturel consista à recueillir des informations
sur les artefacts, photographies, vidéos ou autres supports ayant
un lien avec les différents aspects de la culture du Vanuatu afin
d’en établir un inventaire. Le Musée National d’Australie,
l’Université Nationale d’Australie, des universités et musées français et anglais furent ainsi mis à contribution afin de transmettre
les informations dont ils disposaient sur les différents types
d’objets du Vanuatu qu’ils possédaient –– ce travail constituant
toujours une des activités actuelles du Centre Culturel. C’est
également pendant cette période que Kirk Huffman récupéra une
partie des archives des administrations coloniales, le Centre Culturel du Vanuatu devenant alors officieusement responsable des
Les locaux du Centre Culturel furent ainsi le quartier général pour
l’organisation de ce premier Festival des Arts du Vanuatu s’étant déroulé à
Port-Vila (Voir Bolton, 2003 : 21). Cet événement fait également écho au Festival Melanesia 2000 de 1975 s’étant déroulé en Nouvelle-Calédonie et regroupant de nombreux artistes de la Grande Terre et des Îles Loyauté. Ce rassemblement cristallisera alors le début du soutien des pays mélanésiens à la cause
indépendantiste kanak (Voir Babadzan 2004 ; Levallois 1995).
85 Emission de radio animée de 1975 à 1980 par l’enseignant Paul Gardissat,
et qui sera par la suite reprise par Godwin Ligo, membre du Centre Culturel
sous le nom de « Taem nao, Taem bifo » (époque contemporaine, époque du
passée). Ce programme s’appuyait sur les ressources audio récoltées grâce au
projet Tradition Orale.
84
104
archives nationales du pays. En marge de ces activités, le CCV
continua à superviser annuellement l’atelier des fieldworkers,
participa à un second Festival des Arts de Pentecôte (Sia Raga)
qui eut lieu en 1982 et un troisième à Mallicolo en 1985, tous les
deux largement soutenus par des fonds australiens. Entre temps,
en 1983, le poste de curateur du Centre Culturel fut pris en
charge par le gouvernement du Vanuatu86. C’est également pendant cette période que les premières négociations eurent lieu pour
délocaliser les locaux du Centre Culturel en face de ce qui sera la
future chambre parlementaire du Vanuatu.
De 1985 à 1994, un moratoire sur la recherche scientifique,
instauré par le gouvernement en place, interdît à tout scientifique
étranger de mener des recherches sur le territoire, notamment
dans le domaine des sciences sociales. Le but de ce moratoire
était de rappeler que « la kastom appartient aux Ni-Vanuatu et
que les étrangers doivent respecter ce principe » (Regenvanu,
1999 : 98). Entre temps, en 1988, le Conseil National de la Culture du Vanuatu (CNCV) fut créé et officiellement reconnu dans la
Constitution du Vanuatu sous le Chapitre 186 éponyme. La mission avérée du Centre Culturel du Vanuatu devint alors essentiellement de « supporter, encourager et de garantir la préservation,
la protection et le développement des divers aspects de l’héritage
culturel du Vanuatu »87.
Depuis cet amendement, le CCV est devenu une structure semigouvernementale agissant sous l’autorité du Conseil National de la
Culture du Vanuatu (CNCV), composé d’un représentant du Ministère de l’Intérieur, du Conseil National des Chefs ou Malvatuamauri
(lui-même également sous l’égide du Ministère de la Justice), du
Conseil National des Femmes, du représentant du personnel du
CCV et enfin, de son directeur, nommé par le Ministère de
l’Intérieur. Le CNCV se réunit au minimum deux fois par an, cela
laissant une importante part de liberté à son directeur dans la
gestion des affaires courantes.
En tant qu’organisme semi-public, le CCV a pour mission de
superviser huit sections dont la Bibliothèque Nationale, la Bibliothèque Publique, le Musée National, les Archives Nationales, la
Section Nationale de Préservation des Sites Historiques et Culturels, la Section Nationale d’Archives Sonores, Photographiques et
Audiovisuelles et enfin les Centres Culturels régionaux de la proLe conservateur Kirk Huffman fut alors directement payé par l’administration
vanuataise même s’il ne disposait pas de contrat de travail.
87 Chapitre 186. Article 5. Alinéa a. Révision de la Constitution du Vanuatu,
1988.
86
105
vince de TAFEA (regroupant les îles de Tanna, Aniwa, Futuna, Erromango et Anatom) et de Mallicolo. Actuellement, 26 agents sont
salariés avec un contrat à durée indéterminée et cinq autres travaillent sous contrat à durée déterminée. À ceux-ci, s’ajoutent
trois volontaires, quatre conservateurs honoraires et un chargé de
mission. Du point de vue financier, le budget alloué par le gouvernement ne permet que de pourvoir aux salaires et difficilement
de payer les frais généraux.
Organigramme synthétique officiel des sections du Centre Culture du Vanuatu
Depuis cette réforme de 1988, le CCV se positionne alors
comme un médiateur entre structures gouvernementales et chefferies coutumières ou en d’autres termes, entre infrastructures
modernes postcoloniales et systèmes de gouvernances traditionnelles locales. Représentant d’un mode de vie coutumier et garant
de valeurs et de savoirs ancestraux –– synthétisés en langue locale sous le vocable de kastom (coutume sémiotiquement institutionnalisée par les pères de l’indépendance)88 –– qu’il préserve et
met en valeur, le CCV se caractérise également, dans son acception wébérienne (Weber, 1922), comme un porte-parole à forte
influence charismatique tant pour la population Ni-Vanuatu que
pour les institutions étrangères.
La succession de Kirk Huffman fut ensuite assurée par des
Ni-Vanuatu dont Jack Keitadi, de 1989 à 1992, puis par Clarence
Marae jusqu’en 1995. C’est également à cette période que le
Centre Culturel, avec l’aide du gouvernement, parvint finalement
à réunir des fonds suffisants pour délocaliser ses locaux –– se
situant originellement dans le centre-ville de Port-Vila –– au Parc
Saralana, en face du Parlement National et à proximité du Conseil
National des Chefs, du Conseil National des Femmes et du Centre
de la Jeunesse. C’est grâce au soutien financier de l’Australie, de
la France et de la Nouvelle-Zélande, que le complexe culturel actuel du CCV d’environ 1200m² fut inauguré. Toutes les sections du
Cf. Babadzan (1988) ; Bonnemaison (1987) ; Keesing (1982, 1989) ; Lindstrom
(1982, 1994), Tabani (1999, 2002).
88
106
Centre Culturel s’y installeront sauf la Bibliothèque Publique qui
restera jusqu’aujourd’hui dans le centre-ville.
Complexe du Centre Culturel du Vanuatu
Parallèlement, la fin du moratoire de 1994 sur la recherche
scientifique, véritable tournant pour l’institution fut marquée par
des rivalités afin de déterminer qui en serait le directeur. Ralph
Regenvanu89 fut alors nommé à la fonction de directeur exécutif
du CCV. C’est principalement à partir de ce mandat – ayant pris
fin en 2007 pour laisser place à Marcelin Abong, actuel directeur – que le CCV diversifia ses partenariats tant avec des organisations ou fondations internationales d’art, de muséologie ou
encore de la recherche scientifique, qu’avec des institutions internationales d’aide au développement.
Suite à cette brève rétrospective, il est déjà possible de constater la dimension historiquement constituante de l’aide extérieure
dans l’évolution du Centre Culturel du Vanuatu au vu des soutiens
répétés (historiquement et prinicipalement du Royaume-Uni, de la
France et de l’Australie) dont il a bénéficié pour mener à bien ses
missions (collaborations avec des musées, constructions de bâtiment, financement de salaires, soutiens financiers pour
l’organisation de festivals, etc.). Les principaux étant historique-
Ralph Regenvanu est le fils de Sethy Regenvanu, considéré comme un des
pères de la nation, il fut un membre actif du processus vers l’indépendance. En
1995, il était le Ministre de l’Intérieur, des Femmes et de la Culture.
89
107
ment le Royaume-Uni et la France, puis l’Australie ; ses réseaux ne
cesseront de se multiplier à partir de la fin des années 1990.
Une institution globalisée…
Le Vanuatu ne disposant pas de Ministère de la Culture, le Centre
Culturel du Vanuatu pourrait s’y apparenter. Véritable vitrine internationale de la culture locale, rares sont les officiels qui lors de
leur passage dans l’archipel ne programment pas une plage horaire
pour visiter le Musée National et rencontrer son directeur afin de
satisfaire leur curiosité, jauger les éventuels besoins de cette institution de notoriété plus qu’acquise dans le Pacifique insulaire ou
encore reconnaître de façon protocolaire l’extraordinaire richesse
culturelle du pays.
En une année de terrain, il a ainsi été possible d’assister aux
visites de l’ambassadeur de Chine, de France, du Canada, des
Etats-Unis d’Amérique auprès de la Papouasie-Nouvelle Guinée,
ceux d’Indonésie, d’Allemagne et d’Israël basés à Canberra, le
Gouverneur d’Australie, les Hauts-Commissaires d’Australie et de
Nouvelle-Zélande, le Chargé d’Affaire de la délégation de l’Union
Européenne au Vanuatu, la représentante de l’Organisation Internationale de la Francophonie pour la région Asie-Pacifique, une
délégation ministérielle des Îles Salomon et enfin, bien entendu, le
Premier Ministre ainsi que six autres ministres du gouvernement.
Une visite officielle fut également organisée en juin 2012 pour les
ministres des affaires étrangères membres des pays ACP (AfriqueCaraïbes-Pacifique) ainsi que pour leurs épouses lors d’un sommet international réunissant une cinquantaine de dignitaires des
pays ACP et de représentants de l’Union Européenne.
Le Musée National ne représente pourtant qu’une partie émergée de l’ « iceberg-CCV ». Institution globalisée du « Sud » par excellence, elle l’est effectivement en partie par les liens qu’elle entretient avec de nombreux autres musées à travers le monde, dont
historiquement la Australian National Galery, le British Museum
et l’ancien Musée de l’Homme parisien, ou plus récemment encore
le Musée du Quai Branly, le Musée Territorial de NouvelleCalédonie ou encore le futur Humbolt Forum, etc.90 Le centre est
Notons également les collaborations du CCV avec d’autres fondations telles
que Roger Strikland (Vanuatu), fondation Getty (avec son musée J. Paul Getty),
la Fondation Smithsonian avec son musée, la Fondation Terra Madre (Italie), la
Fondation Meyer (galerie / collectionneurs principalement concentrés sur
l’Océanie, USA, le Musée de Berlin, les Musées Ethnographiques de Neufchâtel,
Bâle, Gent, du Vatican, de Saint-Pétersbourg, de Hong-Kong, le Musée de
90
108
aussi présent sur la scène régionale par son implication dans
l’Association des Musées des Îles du Pacifique dont l’actuel directeur en est le trésorier et dont le secrétariat se situe dans les locaux du CCV. Parallèlement à ces relations institutionnelles, le CCV
a également pour mission de délivrer les permis d’exportation des
objets d’art traditionnels produits au Vanuatu. Il contrôle ainsi le
marché international de l’art vanuatais tout en étant en contact
avec les principaux collectionneurs d’arts spécialisés dans le Pacifique.
Bien que de nombreux musées étrangers montrent un intérêt
prononcé pour le CCV - se traduisant par des sollicitations répétées pour recueillir des informations sur les usages et /ou les
symboliques de certaines pièces de leurs collections - encore peu
de coopérations inter-muséales directes et soutenues ont actuellement lieu. Cette situation repose sur deux principaux facteurs.
Le premier provient de l’inadaptation de la réglementation sur la
propriété intellectuelle. En effet, malgré l’application en 2011 du
Copyright and Related Rights Act91 calqué sur la législation internationale en vigueur définie par l’Organisation Mondiale de la
Propriété Intellectuelle (OMPI), les frontières de la propriété intellectuelle et des droits connexes restent encore floues dans ce
contexte si particulier qu’est le Vanuatu. En effet, dans la mesure
où un objet (matériel ou immatériel) peut être issu d’une propriété
collective dont certains membres peuvent jouir à différents degrés, la définition même de la propriété implique la nécessité de
délimiter ses frontières et s’avère donc sujette à de potentiels
conflits d’intérêts tant individuels qu’intra voire intercommunautaires - même si la notion de communauté s’avère ici inadaptée
pour qualifier de façon globale un groupe disparate pouvant revendiquer ce droit92. Le second facteur provient du fait que dans
Rochefort, de la Rochelle, le Musée de l’Homme de Marseille,), les Musées
d’Okinawa et d’Osaka, le Musée Te Papa (Nouvelle-Zélande), le Musée de Tahiti, le Western Museum du Canada, etc.
91 Cf.Copyright and Related Rights Act 2000, N° 42 de 2000, République du
Vanuatu. Cet amendement fut adopté en 2000 mais effectif qu’à partir du 11
novembre 2011.
92 Les nombreuses revendications par différents groupes communautaires du
droit de propriété du saut du Nagol au Sud-Pentecôte et les sources de conflits
existants pour le délimiter est un exemple représentatif de ce que peut provoquer la mise en application de ce Copyright Act, particulièrement lorsqu’une
exploitation commerciale en est faite. Cf. Tabani (2010) ; Forsyth (2012). Mais,
notons que cet aspect informel de la propriété peut également être appliqué à
la question foncière représentant un des enjeux social, économique et politique
des plus contemporains et donc médiatisé, et sur lequel le Centre Culturel
109
le cas où où un musée étranger souhaiterait des informations sur
un des artefacts de leur collection, il est possible que certains
d’entre eux soient marqués par le sceau du tabou ou que les
groupes culturels dont ils sont issus ne veuillent pas communiquer leur signification, voire réclament leur restitution.
Depuis 2011, pour remédier à ce manque de ressources informationnelles, le Centre Culturel bénéficie d’un budget attribué
par le Fond Pacifique afin de numériser les archives sonores,
audiovisuelles, photographiques ainsi que pour établir un inventaire des objets conservés dans les réserves du Musée National.
Ce projet a parallèlement impliqué la participation de volontaires
du Musée du Louvres (Paris), du Centre de Recherche et de Documentation sur l’Océanie (CREDO à Marseille)93 pour créer une
base de données informatisées, et actuellement de celle d’une
volontaire néo-calédonienne94 pour poursuivre ce travail
d’inventaire. Par ailleurs, en octobre 2012, en partenariat avec le
Musée Territorial de Nouvelle-Calédonie avec le soutien du Service
de Coopération et d’Action Culturelle de l’ambassade de France à
Port-Vila, une délégation d’experts en muséologie a effectué un
état-des-lieux des réserves du Musée ainsi que de son espace
d’exposition en vue d’élaborer l’étude de préfiguration d’un projet
comprenant la formation de l’unique responsable des réserves et
des expositions et le financement de nouveau matériel
d’exposition et de conservation. Ce soutien des bailleurs de fonds
au CCV ne se limite néanmoins pas au secteur de la muséologie.
Sans être exhaustif, citons encore certains des projets les plus
significatifs de la dimension globalisée de l’institution et de son
positionnement comme agence culturelle à l’intersection entre
logiques de coopération, aide au développement et institution
culturelle locale.
La Section Nationale de Préservation des Sites Historiques et
Culturels est représentative de l’ancrage du CCV tant au niveau
global que local. La mise à disposition d’une seule salariée à
temps complet limite les ressources humaines de cette section qui
s’occupe pourtant pourtant de la gestion de plusieurs projets
financés par l’Australie, l’ UNESCO et le Programme des NationsUnies au Développement (PNUD). Ces actions ont pour point comconcentre une importante partie de ses ressources et de ses capacités
d’expertises.
93 Centre de recherche sous la triple tutelle du Centre National de la Recherche
Scientifique, de l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales et d’AixMarseille-Université.
94 Soutenue par l’Association France Volontaire.
110
mun d’être destinées à l’amélioration de la gestion du Domaine
Roi Mata se situant au Nord-Est de l’île d’Efate et ayant été classé
au patrimoine mondial de l’humanité par l’ UNESCO en 200895. La
Section a également supervisé, avec le soutien de son directeur et
un projet financé par la Banque Mondiale intitulé Nambang
Kommunti Gavanans Projekt96, au sein duquel fut effectué un
recensement des différents types d’autorités présents dans le
village de Lamap (Sud-Est Mallicolo). Entièrement supervisé par
le CCV, avec toutefois l’appui ponctuel d’une coopérante australienne spécialiste des droits aborigènes. Ce projet fut mis en place
afin d’identifier les différentes autorités dans ce village pour
mieux agir a posteriori sur les problèmes sociaux locaux97.
De façon plus visible, le Centre Culturel a bénéficié de fonds
européens ‘Acteurs Non-Etatiques’ pour la création du Centre
Culturel Régional de TAFEA se situant à Lenakel (chef-lieu administratif de l’île de Tanna) et employant quatre personnes à temps
complet in situ. Ce projet a permis de conduire de nombreuses
activités culturelles (ciné-brousses, séminaires, concerts, ateliers
de théâtre et de photographie, expositions, production de films et
édition de livres, création d’une bibliothèque numérique constituée d’une base de données photographiques et audiovisuelles
liées à la culture de la province de TAFEA et consultable gratuitement, etc.) ainsi que de doter l’île de sa première galerie
d’exposition. De façon tout aussi visible, le CCV a supervisé
l’édition et la publication du premier manuel scolaire de l’histoire
du Vanuatu « Histri Blong Yumi » tant en version anglophone que
francophone. Ce projet ayant initialement financé par des fonds
australiens pour la version anglophone, le fut par la suite par des
fonds français pour la version francophone98.
Egalement très actif dans le domaine de la recherche scientifique,
une convention de partenariat scientifique fut conclue entre le
CCV et le CREDO en 2010. Plus tard, en 2012, une convention
cadre de partenariat fut signée entre le Centre Culturel du VaUn des livrables de ces projets étant la mise en ligne du site
www.chiefroimatasdomain.com
96 Pour une présentation du projet voir http://vanuatuculturalcentre.vu/nambanggovernance/
97 Le village de Lamap se caractérise par un cosmopolitisme particulier dans la
mesure où de nombreuses communautés de l’île de Mallicolo s’y installent,
provoquant alors des tensions entre les différents groupes du fait de leurs
différences culturelles.
98 La version anglophone ayant été publiée en 2006 et la version francophone
en 2012. Publiée et mise en ligne, la version francophone est également consultable sur le site du Centre Culturel du Vanuatu.
95
111
nuatu, l’Institut de Recherche pour le Développement (IRD),
l’Université de Nouvelle-Calédonie (UNC) et l’antenne de l’Ecole des
Hautes-Etudes en Sciences Sociales (EHESS) délocalisée à
l’Australian National University (ANU) de Canberra. Par ailleurs,
depuis plusieurs années, le CCV met à disposition d’une équipe de
recherche archéologique travaillant sur les vestiges de la civilisation Lapita une partie de ses locaux. Cette unité étant financée et
supervisée par des chercheurs rattachés à l’Australian National
University. Il gère également le flux des chercheurs et universitaires étrangers venant effectuer leurs recherches au Vanuatu99 et
les soutient en mobilisant son réseau de fieldworkers pour leur
prise en charge lors de leurs déplacements dans les îles.
Les locaux du CCV sont enfin partagés avec le Land Desk. Cette
structure comprenant quatre salariés à temps complet, intégralement financée par la Fondation Christensen (FC), est chargée
d’effectuer une veille informationnelle et des campagnes de sensibilisation (ateliers, séminaires, etc.) principalement à destination
des populations rurales en vue de les informer sur leurs droits
fonciers et sur l’aliénation des terres en cours depuis ces dernières décennies dans l’archipel. En partenariat avec la FC et le
Secrétariat du la Communauté du Pacifique (SCP), une recherche
visant à définir des indicateurs alternatifs de bien-être pour la
Mélanésie fut publiée en 2012100. Enfin, la même année, l’atelier
annuel des fieldworkers fut financé grâce au soutien de l’ AUSAID
par l’intermédiaire des fonds du programme Mama Graon101. De
façon plus ponctuelle, notons enfin que le studio audiovisuel du
Centre Culturel est régulièrement contacté pour produire des
albums et des documentaires dans le cadre des projets impliDepuis 1995, plus de 200 visas de recherches ont été délivrés par le Centre
Culturel du Vanuatu. Ceux-ci s’étalent généralement sur une période minimum d’un mois jusqu’à deux voire trois années.
100 Mis en ligne sur l’Office National des Statistiques du Vanuatu, voir Indicateur
Alternatifs de Bien-Être en Mélanésie (2012), disponible sur www.vnso.gov.vu
101 Mama Graon est un projet implanté en 2010 ayant en partie pour objectif
de recueillir des informations sur les limites foncières traditionnelles et de
rationaliser les usages de la propriété foncière coutumière à Vanuatu. Initialement soutenu par Ralph Regenvanu lorsqu’il était directeur du Conseil National de la Culture du Vanuatu, lorsque son siège au sein du conseil lui fut retiré
en 2010, son successeur Marcellin Abong, s’est alors désengagé du projet en
dénotant l’ingérence du programme dans les affaires traditionnelles locales et
la prise à partie des chefs du Malvatumauri. De nombreuses personnalités
publiques ont également défendu la même position que celle de Marcellin
Abong. Pour plus d’information sur ce programme d’aide au développement, cf.
http://www.ausaid.gov.au/countries/pacific/vanuatu/Pages/communityinit5.aspx
99
112
quant le CCV ou pour d’autres activités menées indépendamment
par d’autres agences telles que la Croix-Rouge, World Vision, Save
the Children, la Fondation Christensen, etc. Pour conclure cette
brève revue des projets soutenus par des partenaires étrangers,
notons enfin l’important appui financier de l’ AUSAID pour la construction d’un complexe quasi-identique à celui du CCV où seront
mutées, dès la mi-2013, les Archives Nationales. Ce projet largement soutenu par son directeur actuel depuis de nombreuses
années permettra d’accueillir les documents d’archives des administrations publiques ainsi que la Bibliothèque Nationale et la
Section des Archives Sonores, Photographiques et Audiovisuelles.
Nouveau bâtiment des Archives Nationales contigu
au Centre Culturel du Vanuatu
Personnage clef au sein de l’institution, le directeur du CCV
remplit des fonctions toutes aussi variées et globalisées. Habitué
des voyages à l’étranger102, il est bien entendu celui qui décide en
premier lieu des futurs partenariats avec l’institution et se trouve
ainsi au fait des logiques de l’aide internationale. Citons deux
exemples représentatifs. En 2007, il fut membre du groupe ayant
participé à la rédaction de la Déclaration de Bruxelles attenant au
rôle de la culture dans le développement économique des pays en
voie de développement, et plus particulièrement ACP. Il a également assisté à deux reprises aux assemblées générales annuelles
de l’UNESCO à Paris et a vécu en direct de l’hémicycle la reconnaissance de la Palestine comme Etat membre (2011). L’évolution
Depuis 2007, Marcellin Abong a ainsi voyagé en Allemagne, Australie, Belgique, Chine, Etats-Unis d’Amérique, Fidji, France, îles Salomon, Japon, Nouvelle-Calédonie, Papouasie Nouvelle-Guinée, Royaume-Uni, Russie, Samoa
américaines, Samoa Occidentales.
102
113
dans un tel environnement globalisé et cosmopolite permet ainsi
de mieux inscrire son institution dans des méthodes de travail
appropriées pour la coopération internationale. Ainsi, dès sa prise
de fonctions, il mit en place un Plan Corporatif quadriennal 20082012 présentant les objectifs au programme de son mandat, puis
un nouveau plan pour la période 2012-2016 fut présenté fin
2012103 - cette méthode adoptée étant en accord avec la Déclaration de Paris dont l’article 14 évoque l’appropriation des actions
de développement par l’engagement de ceux-ci à « traduire les
stratégies nationales de développement en programmes opérationnels axés sur les résultats et intégrant une hiérarchisation
des priorités »104. Le CCV s’est appuyé sur la définition des stratégies nationales de développement de l’Agenda d’Actions Prioritaires (2006-2015), qui évoque largement le développement économique, pour intituler second plan corporatif « Le développement des industries culturelles ». Enfin, en tant que directeur
exécutif du Ministère de l’Intérieur, membre de nombreux comités
ministériels ou interministériels relevant du tourisme, de
l’éducation, de l’économie et bien entendu de la coopération, celui-ci connaît naturellement très bien les rouages de
l’administration publique vanuataise.
… aux enjeux locaux
Le ccv présente tous les atouts d’une agence privilégiée pour les
bailleurs de fonds : dynamique, ouverte vers l’extérieur,
s’adaptant aux logiques internationales de l’aide en accord avec
les stratégies nationales, il possède aussi un solide réseau
d’informateurs disséminés dans l’archipel, il collabore avec des
chercheurs des cinq continents, et dispose d’une structure logistique (personnels, locaux, ressources documentaires, etc.). Et
pourtant, aujourd’hui, l’institution ne s’investit dans aucun des
deux programmes nationaux de grande envergure liés aux différents modes de gouvernances traditionnelles vanuataises : Kastom Governance, initié en 2007 et Mama Graon, en 2010105. Pour
quelles raisons ?
Cf. « Corporate Plan 2012-2016 », Vanuatu National Cultural Council,
www.vanuatuculturalcentre.vu
104 Déclaration de Paris sur l’efficacité de l’aide au développement et Programme
d’Action d’Accra, 2005, Paris, p. 4. http://www.oecd.org/fr/developpement/ efficacite/34579826.pdf
105 Le Projet Kastom Governance disposant de 4 millions de dollars australiens
de budget, et le programme Mama Graon, 20,3 millions également. Ces deux
103
114
Marcelin Abong le rappelle régulièrement « la culture, c’est un
instrument politique »106. La prépondérance de la fonction discrétionnaire du directeur dans ses choix de partenariat est ici indéniable. Seul signataire des conventions de partenariats institutionnels, le directeur est la pièce maîtresse qui détermine
l’orientation politique et idéologique de son institution. Outre ses
fonctions exécutives, il bénéficie également d’une grande visibilité
dans l’espace public, légitimée par les ressources intellectuelles,
humaines, financières et matérielles dont il a la charge. La connaissance accumulée de la culture et de l’histoire du pays ––
ajoutée à son expérience d’agent globalisé de la culture –– se révèle être un atout considérable lui permettant d’intervenir dans
les débats de sociétés contemporains et émettre des points de vue
documentés et contextualisés. Ainsi, il a pris parti, comme il l’a
récemment fait, contre l’entrée du Vanuatu à l’Organisation Mondiale du Commerce, contre certaines politiques gouvernementales
ou encore contre des interventions d’aide au développement107.
Tel fut le cas pour les projets Kastom Governance et Mama
Graon. Ces deux programmes –– soutenus par l’ancien directeur
du Centre Culturel –– furent gelés par Marcelin Abong lors de leur
implémentation effective coïncidant avec la démission de son
prédécesseur au Conseil National de la Culture en 2010. Le point
commun à ces deux programmes est de vouloir établir un étatdes-lieux des différents modes de gouvernances traditionnelles
des communautés à travers l’archipel, ceci afin de déterminer « how people might apply collective wisdom or kastom practices
to deal with contemporary challenges, and how people might envision organising their lives to live well together » (Westoby & Brown,
2007 : 13)108. En d’autres termes, ces projets visent à harmoniser
les différents types de systèmes de gouvernance traditionnelles
projets ont initialement obtenu le soutien du Conseil National des Chefs du
Vanuatu. Toutefois, en 2012, le nouveau Chef du CNCV a suspendu sa participation au projet Mama Graon.
106 Entretien du 23 novembre 2012 avec Marcelin Abong, actuel directeur du
VCC.
107 C’est en s’appuyant sur ces deux leviers ainsi que sur ses convictions politiques et idéologiques personnelles, que le poste de directeur du CCV peut
devenir un véritable tremplin de carrières politiques - comme ce fut le cas pour
son prédécesseur, actuel député du parlement ayant reçu le plus important
nombre de voix du pays lors du dernier scrutin législatif. Le CCV apparaissant
alors définitivement comme une institution globalisée, mais aux répercussions
locales tout aussi remarquables.
108 « Comment les populations peuvent articuler la sagesse collective et les
pratiques coutumières avec les enjeux contemporains, et comment la population envisagerait une meilleure organisation de leur vie pour demain ».
115
avec les structures de l’administration légalo-rationnelle moderne.
Sans entrer dans les détails, relatons toutefois une des principales raisons invoquée par le retrait du ccv de ces projets. Selon
son directeur actuel, ces programmes impliquent des intervenants étrangers (chercheurs, consultants, experts, etc.) qui risqueraient de créer des tensions voire des conflits au sein des
communautés s’ils venaient à les interroger sur leur modes de
gouvernance :
Je dis que ce projet Kastom Governance, les gens [Ni-Vanuatu] ne sont
pas prêts de l’accepter. Comment vont-ils s’y prendre [les chercheurs] ? Comment des intellectuels [n’étant pas du pays] vont aller
sur le terrain et poseront leurs questions ? Ils devront fuir ! Ils arriveront, et de l’autre côté, ils penseront qu’ils vont leur voler leur pouvoir,
qu’ils voleront leur autorité […]109.
Le porte-parole du Land Desk, Joël Simo, tient un discours assez proche de l’actuel directeur au sujet du programme Mama
Graon ayant récemment sous-traité une partie de sa mission au
bureau d’expertise australien Land Equity International pour délimiter les frontières coutumières du foncier. Il évoque alors le
caractère illégitime de l’implication de ce cabinet d’expertise
étranger aux intentions floues et aux relations douteuses avec de
gros groupes d’extraction minière110 :
J’ai vraiment de grandes interrogations par rapport à ce projet. […]
D’apparence, il me parait louable, mais dès qu’on se penche vraiment
dessus, c’est très obscur […]. C’est identifier les frontières coutumières
pour quoi exactement ? Pour les terrains déjà enregistrés, d’accord.
Mais pour les terres coutumières ? Maintenant, pour identifier toutes
ces frontières coutumières là, si tu les balises avec un GPS, à Vanuatu,
ça va créer beaucoup de confusion, parce que les frontières coutumières, ce ne sont pas des lignes droites, elles suivent des criques, des
Entretien traduit du bislama avec Marcelin Abong du 26 février 2013
Analyse également partagée par Sarah Daley: « Another key concern regarding the control of the service delivery. AUSAID is planning to make the Vanuatu
Land Program available for tender by an international company, which will most
likely be an Australian company, whose advisors will be responsible for the
overall management of the program, holding positions of seniority. This is both a
costly way to deliver aid, with contract being paid a base salary upward of 180K
[AUS$] per annum and also threaten to undervalue local control and expertise.
An additional complicated factor in this mode of delivery is the actual conflict of
interest, as many contractors have a wide portfolio of development and commercial interest. Major contractors in the land included” (Daley, 2007: 10).
109
110
116
bois, des rochers, des pierres. Donc, ici, ça va vraiment créer beaucoup de problèmes, c’est ça moi que j’appréhende vraiment […].111
Ces extraits d’entretiens mettent en relief les différentes logiques socio-culturelles auxquelles sont actuellement confrontés
ces deux projets. Les conséquences conflictuelles de mise en
œuvre de projets d’aide au développement impulsés par des acteurs allogènes ont déjà largement été étudiées et parfois même
dénoncées de façon virulente en anthropologie du développement112. Toutefois, l’analyse ne doit pas s’arrêter à ce constat. En
effet, grâce à l’afflux considérable d’aide provenant de l’extérieur,
ces situations conflictuelles peuvent devenir structurantes dans
la mesure où des mécanismes d’adaptation et/ou de résistances
se mettent en place sous forme d’actions parallèles venant se
greffer à ces projets de plus grande envergure pour équilibrer ces
forces de changement social. C’est ainsi le cas pour le programme
Mama Graon.
Suite au désengagement du CCV de ce programme et aux contestations qui suivirent son lancement, le Land Desk, toujours
soutenu par la Fondation Christensen, opère depuis 2010 une
campagne de sensibilisation à travers tout l’archipel et s’appuie
sur différents médias (journaux, radio, production de documentaires, ateliers/séminaires, etc.) pour informer la population de
l’existence de ce projet et rappeler les droits fonciers garantis au
Ni-Vanuatu par la Constitution du pays. Lors de ces interventions, le personnel du Land Desk met alors l’accent sur la valeur
essentielle du foncier dans l’organisation socio-culturelle vanuataise. Principalement destinée aux populations rurales vivant sur
des terres non-enregistrées au cadastre officiel et donc gérées de
façon traditionnelle, ces campagnes mettent en garde contre le
caractère non-rétroactif de tout enregistrement de terres coutumières et de l’exclusivité dont peuvent jouir leurs futurs propriétaires (construction de murs de séparation, droit de passage pouvant être considéré comme délit, etc.). Cette campagne de sensibilisation, soutenue par la direction du CCV, la Section de Préservation des Sites Historiques et Culturels et le réseau des fieldworkers, reflète clairement les besoins en ressources humaines et
matérielles de l’institution, et plus généralement du pays, pour
répondre aux enjeux contemporains de la question foncière à
Entretien traduit du bislama avec Joel Simo, 2 mai 2012
Voir les écrits majeurs d’anthropologues se positionnant contre tout interventionnisme par le moyen de l’aide au développement : Escobar (2004), Ferguson (1994), etc.
111
112
117
Vanuatu. Ainsi, depuis 2010, le CCV et le Land Desk travaillent de
concert pour disposer d’un budget propre alloué par le gouvernement afin qu’ils puissent poursuivre leurs activités indépendamment des bailleurs de fonds –– ceux-ci ayant leurs propres logiques d’intervention –– et indépendamment des enjeux politiques
nationaux sur la question.
L’inscription du domaine Roi Mata au patrimoine mondial de
l’UNESCO apparaît comme un cas semblable dans la mesure où cet
événement a également produit des effets indésirables, dont principalement une flambée du prix du foncier au sein et autour de la
zone tampon, et plus spécifiquement d’une partie louée par un
particulier - cette superficie attirant ainsi des investisseurs étrangers pour la construction d’un complexe touristique113. Outre
cette spéculation foncière, suite à l’accession du site au patrimoine de l’UNESCO, cette partie de l’île d’Efate a vu ses fréquentations touristiques s’accroître d’années en années, nécessitant
alors la mise en place d’aménagements appropriés et donc d’une
politique de préservation du site pour accueillir ce flux de visiteurs. À l’heure actuelle, bien que plusieurs comités de gestions
aient été mis en place114, encore aucun budget n’est alloué par le
gouvernement du Vanuatu pour mettre en valeur cet espace. La
section de Préservation des Sites Culturels et Historique du CCV,
ne disposant rappelons-le que d’une salariée à temps complet, est
alors actuellement la seule responsable de ce site s’étendant sur
plusieurs dizaines de kilomètres carrés et où des centaines de NiVanuatu résident. C’est alors également avec le soutien de fonds
provenant du Programme des Nations-Unies pour le Développement et du Gouvernement australien qu’aujourd’hui six projets
sont en cours afin de sensibiliser les populations à la préservation
du site - sans pour autant qu’il y ait encore de responsables officiels désignés pour sa gestion.
Projet immobilier ayant été largement couvert dans les médias puisqu’il a
mené à la réquisition d’une partie du site par le Ministère des Terres ayant
plus tard été jugé inaliénable par la Cour Suprême du Vanuatu suite à un
recours des « communautés » avoisinantes. Ce recours a été soutenu par le
Centre Culturel du Vanuatu et particulièrement par son actuel directeur.
114 Un véritable travail de concertation et de définitions des rôles a été effectué
par le CCV pour superviser la gestion du domaine Roi Mata. Plusieurs autorités
ont alors été constituées pour définir les rôles de chaque partie prenante dont
le Conseil des Chefs Coutumiers, le Comité du Patrimoine Mondial de Lelema,
le Conseil du Patrimoine Mondial du Vanuatu, et le Comité International de
Gestion du Domaine Roi Mata.
113
118
Ces exemples d’interventions extérieures impliquant de
grandes institutions internationales (AUSAID et UNESCO) mettent à
jour des processus récurrents largement étudiés en anthropologie. Le premier est bien entendu la dimension dérégulatrice de
certains programmes d’aide au développement se confrontant à
des logiques socio-culturelles locales différentes de celles des
bailleurs de fonds. Toutefois, et c’est le second point, force est de
constater qu’outre le fait d’être facteurs de conflits et
d’oppositions, l’afflux considérable d’aide peut également s’avérer
relativement structurant lorsqu’il implique la mise en œuvre
d’actions parallèles pour rééquilibrer les forces en présence. Tel
est le cas pour le Land Desk ou encore le projet Nambangan
Kommuniti Gavanans Projekt –– se présentant comme une version
alternative du projet Kastom Governance –– et, dans une moindre
mesure, les projets liés à la gestion du Domaine Roi Mata qui
permettront peut-être dans un avenir proche d’inciter l’Etat vanuatais à attribuer des fonds pour la gestion de ses problèmes de
société. Troisièmement, ces interventions mettent en lumière les
mécanismes d’adaptations et de résistances vis-à-vis de cette
influence extérieure. Ceux-ci participent au dynamisme de
l’institution et fournissent simultanément des moyens à sa volonté d’autonomie et d’auto-détermination –– même si la majeure
partie reste financée par des donneurs. Quatrièmement, l’échelle
temporelle de mise en œuvre de ces projets étant bien plus courte
que celle de l’administration quotidienne de l’appareil gouvernemental – accumulant quant à elle de longs retards dans ses délais
de réformes115 – se dégage alors également l’idée d’un Etat se laissant dépasser par la profusion et la rapidité avec lesquelles ils se
mettent en place116. Nous pouvons effectivement parler d’une
« administration à deux vitesses ». Enfin, ces cas d’études offrent
la possibilité de relater l’aspect déresponsabilisant de la présence
si massive d’organisations d’aide, parfois concurrentes, pourvoyant rapidement à tout type de besoin et se substituant ainsi
au rôle de l’État, ce qui finalement étaye partiellement la thèse
d’un néo-dépendantisme vanuatais vis-à-vis des puissances régionales. En effet, comme nous avons pu le constater, trois années après la mise en place du projet Kastom Governance, deux
Voir l’analyse de Miranda Forsyth expliquant le manque de moyens de
l’administration judiciaire vanuataise et l’engorgement qui en résulte dans le
traitement des affaires. Cf. Forsyth (2009)
116 Même si un Département de la Politique de la Gestion, des Stratégies et de
la Négociation des Aides, sous l’autorité du cabinet du Premier Ministre a été
récemment mis en place pour superviser les projets en cours sur le territoire.
115
119
années après celui de Mama Graon, le Land Desk ne dispose toujours pas de fonds propres pour pouvoir conduire ses activités
pourtant de nécessité publique ; quatre années après l’accession
du domaine Roi Mata au patrimoine mondial de l’humanité, aucun fond gouvernemental n’est encore alloué pour gérer le site 117 ;
après plusieurs années de négociations, le bâtiment des Archives
nationales sera quant à lui inauguré grâce au soutien du gouvernement australien ; les réserves du Musée national rénovées
grâce à des fonds franco-calédoniens, etc.
L’intention de cet article n’est pas de prétendre offrir une vue
générale de ce que serait l’aide et la coopération au développement au Vanuatu. Le Centre Culturel du Vanuatu se présente
comme une structure-type représentative puisqu’au fait des logiques et des pratiques de la coopération au vu des nombreux
projets dans lesquels il se trouve impliqué. Ses réseaux tissés à
l’international, et la dimension historiquement constituante de
l’aide dans sa trajectoire institutionnelle en font foi. Nous l’avons
vu, cette proximité avec des acteurs globalisés participent pleinement au rayonnement de l’institution qui la font désormais apparaître comme une caisse de résonance incontournable des réalités
sociales vanuataises et dotée d’une capacité d’expertise unique
pour le pays lorsque doit être émis un point de vue quant aux
enjeux sociaux, politiques et économiques contemporains. Son
personnel tout aussi globalisé bénéficie quant à lui régulièrement
de formations à l’étranger, de soutiens à la mise en place de projets, d’appuis à l’organisation de manifestations culturelles et
scientifiques tant au Vanuatu qu’à l’international. Ce dynamisme
et cette visibilité « sans-frontière » permettent alors au ccv de produire un discours contextualisé et documenté sur les réalités
contemporaines du pays en relation avec d’autres processus plus
globaux observables ailleurs, et l’apparentant finalement à un
centre de recherche international - statut qu’il est en passe
d’obtenir118. Le Centre Culturel du Vanuatu se présente donc
comme une institution centrale et un partenaire privilégié pour
les bailleurs de fonds. Or, comme nous avons pu le remarquer
pour Kastom Governance et Mama Graon, lorsqu’il s’agit de mettre
en place des projets de coopération susceptibles d’intervenir sur
les structures sociales locales et particulièrement sur la gouvernance politique et traditionnelle, l’intention des donneurs
s’avèrent souvent source de mécompréhension quand elle n’est
Même si selon l’actuel directeur, Marcelin Abong, cet enregistrement a été
précipité.
118 Cf. « Corporate Plan 2012-2016 », Ibid.
117
120
pas qualifiée d’ingérence. Mais, ces différentes logiques socioculturelles entre bailleurs de fonds et administrations locales sont
parfois surmontées lorsqu’elles constituent à leur tour le terreau
d’autres types d’interventions pour atténuer ces quiproquos.
À ce niveau d’avancement de notre recherche, notre première
analyse tend à conclure que les types d’interventionnismes critiqués plus haut apparaissent de facto dérégulateurs, le Vanuatu
ne faisant pas exception. Cette aide parfois déstabilisatrice ne doit
pas pour autant être considérée de façon radicale comme intrinsèquement nuisible. D’autres projets aux enjeux politiques et
sociaux bien moins controversés se voient couronnés de succès.
Nous pouvons donc constater une pluralité de pratiques de la
coopération au développement qui sera également interrogée dans
nos recherches. Déterminer les conditions de réussite comme des
échecs de projets constitue ainsi une porte d’entrée pour analyser
l’articulation entre les logiques socio-culturelles des bailleurs de
fonds avec celles des structures publiques locales reflétant par-là
même les enjeux sociaux contemporains auxquels le pays fait
actuellement face.
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124
CHAPITRE VI
La maison cuisine à Mere Lava, Vanuatu :
Procédés techniques et efficacité sociale
Marie DURAND119
Au Vanuatu, comme généralement dans le Pacifique, construire et
habiter sa maison sont des actes étroitement liés aux modes
d’appréhension et de négociation de l’environnement social,
spatial et temporel. Les maisons, comme espaces et constructions
matérielles, sont ainsi des éléments essentiels qui modèlent
l’expérience vécue et à travers lesquels groupes et individus
interagissent (Taylor 2009). Cependant, il semble réducteur de
comprendre ces constructions comme des totalités symboliques,
alors qu’elles apparaissent plutôt comme des entités complexes
au sein desquelles les traits sociaux et matériaux se combinent de
multiples façons pour créer du sens et transformer le champ
social (Levi-Strauss 1987, 1991, Fox 1993, Carsten and Hugh
Jones 1995, Gell 1998, Stasch 2009, 2011). À Mere Lava en
particulier, les maisons-cuisines sont ainsi des constructions
privilégiées en termes d’efficacité sociale et de matérialisation des
conceptions liées au temps et à l’espace.
Après une brève présentation générale de l’île et des maisonscuisines, nous caractériserons dans un premier temps ces
aspects temporels et spatiaux, en montrant comment ils
s’articulent les uns aux autres ainsi qu’avec ces constructions en
tant qu’artefacts physiques. En effet, les informations et
observations recueillies durant un séjour de terrain d’environ huit
mois sur l’île de Mere Lava les font apparaître comme des objets
multivalents, matérialisant en une seule entité des conceptions
liées au genre, à l’organisation de la société ainsi qu’au temps et à
l’espace120. Ces aspects seront caractérisés à travers l’examen
Doctorante, University of East Anglia.
Ce séjour de terrain a été effectué de novembre 2010 à février 2011, puis
d’avril à juillet 2011, dans le cadre d’un terrain de 12 mois au Vanuatu. Je
remercie chaleureusement les habitants de Mere Lava, le Centre Culturel du
Vanuatu ainsi que l’Université d’East Anglia et la Sainsbury Research Unit
pour avoir rendu possible cette recherche. Mes remerciements les plus sincères
119
120
125
succinct de la place de cette construction dans le contexte de
trois événements marquants qui jalonnent la vie des individus : la
naissance, le mariage et la mort.
Dans un second temps, le processus technique de
construction sera dégagé de l’un des moments cruciaux de la
transformation et de la reproduction des rapports sociaux.
L’examen des différentes étapes du processus technique associé à
la construction permettra ainsi de montrer comment les aspects
multivalents de la maison sont liés au moment même de sa
réalisation.
Le rôle des coutumes dans ce processus sera particulièrement
mis en exergue afin de montrer qu’elles doivent être comprises
comme ce que Lemonnier nomme des opérations stratégiques du
processus technique, c’est-à-dire qu’elles ne peuvent être
retardées, annulées ou remplacées sans compromettre le résultat
attendu, ici une maison-cuisine mais aussi un espace
transformatif (Lemonnier 1992 : 21)121.
L’île de Mere Lava et son architecture : description générale
Mere Lava est un cône volcanique de trois kilomètres sur quatre
situé sur la frange est de l’archipel de îles Banks dans la province
de TORBA (Siméoni, 2009 : 20). Environ six cent cinquante personnes vivent sur l'île et on retrouve également un nombre important de migrants originaires de Mere Lava installés à Gaua, Santo, Maewo et Vila (Vanuatu National Census 2009).
Ceux-ci continuent pour la plupart à s’exprimer dans leur langue,
le mwerlap; ce dernier se rattache historiquement, selon le
linguiste Alexandre François à l’ensemble des autres langues
parlées dans les îles Banks (François 2011, 2012).
aussi à tous les chercheurs et amis qui m’ont aidée, conseillée, accueillie et
soutenue à Port Vila lors de mes séjours. Toute ma gratitude enfin à ceux qui
ont pris la peine de relire et commenter cet article et ont trouvé du temps pour
cela malgré un emploi du temps chargé.
121 Espace transformatif est ici entendu au sens où les relations sociales qui
sont exprimées et matérialisées en lien avec cet espace sont par là même actualisées et réaffirmées.
126
Île de Mere Lava, décembre 2010
Sur l’île, l’espace est organisé en 5 villages reliés par un chemin
principal qui permet de faire le tour de l’île en 6 à 7h de marche.
Les maisons, situées sur des terrasses supportées par des murs de
pierres sèches, s’organisent en hameaux étagés sur les pentes du
volcan et rattachés aux différents villages. Les marqueurs spatiaux
principaux sont les criques, ne-qang, qui creusent verticalement les
pentes à intervalles plus ou moins réguliers.
De façon générale, les droits sur la terre sont transmis de pères
en fils, tandis que les appartenances lignagères sont héritées de
leurs mères par les enfants. Chaque individu acquiert donc de son
père des droits sur la partie haute du volcan, ne-etto, sur des
espaces de forêt et de jardins, no-won, sur des parties de village, ne
verē, ainsi que sur des pans de rivage, no-lo, auxquels correspond
une étendue de mer, na-lam, tandis qu’il trace son lien au passé, à
un territoire en général et aux différents lieux suivant une
succession d’ancêtres féminins qui le rattache finalement à l’origine
mythique de sa matrilignée.
Les lignées au nombre de 12 sont par ailleurs divisées en deux
moitiés exogames, nommées génériquement chacune taval-sal,
‘l’autre côté du chemin’122. Jusqu’à la première moitié du 20ème
siècle, les individus étaient aussi organisés hiérarchiquement selon
un système d’altération statutaire correspondant à une variation
des systèmes de grades communs à la partie nord du Vanuatu
Ces matrilignées sont les suivantes : Rownēolung, Luwa, Niumwēg,
Keremvēa, Nambe, Ondo / Saran e mmē, Makroro, Vaslap, Maketuk, Dulap,
Saran Niergar.
122
127
(Codrington 1972, 1891, Rivers 1914, Speiser 1996, 1923, Layard
1942, Deacon 1934, Guiart 1956, Vienne 1984). Ce système
n’existe plus aujourd’hui, même si les hommes acquièrent toujours
des droits sur les danses et les masques qui leurs sont liés au sein
des espaces réservés aux hommes, na-salagor123.
En ce qui concerne les différents types de constructions, les
maisons-cuisines, n-eang kuk, sont clairement distinguées des
maisons pour dormir, n-eang bë mëtur, du nakamal des hommes,
ne-gemel mu remel ngwarat et de la maison des femmes lorsqu’il y
en a une, n-eang mo revet vavean. Elles se différencient également
des autres types de construction tels que les greniers à ignames,
n-eang lenledu, et les abris construits comme toilettes, n-eang tes
et salles de douche, n-eang bu suwsuw.
Hameau de Litebê, Tasmat, Mere Lava. Deux maisons pour dormir n-eang bë
mëtur encadrent une maison-cuisine n-eank kuk surélevée sur une plate-forme
de pierre. Février 2011.
Alors que les maisons pour dormir peuvent être construites à
partir de matériaux importés, à Mere Lava, les maisons-cuisines
Selon les interlocuteurs interrogés, le système d’altération statutaire aurait
progressivement disparu dans les années 1960. Depuis lors, à l’exception de
quelques hommes qui le firent renaître brièvement dans les années 1980,
aucun cochon n’a été tué dans ce contexte à Mere Lava. En ce qui concerne les
femmes, la dernière femme gradée serait décédée en 1937 dans le hameau de
Leverē, à Leqel. En revanche les droits et statuts obtenus par les hommes à
l’intérieur du salagoro ainsi que la sortie régulière des danseurs masqués dans
le cadre des cérémonies sont toujours des éléments importants de la vie à Mere
Lava.
123
128
sont toutes bâties pour les poutres à partir de matériaux locaux.
Bois, feuilles et lianes extraites de l’environnement immédiat sont
ainsi les ressources exclusives utilisées pour construire ces
bâtiments. Bien qu’elles soient toujours basées sur un plan
rectangulaire, la taille des maisons et le nombre de poteaux
utilisés en conséquence varient en fonction des maisonnées, de
3m de long et 2m de large, pour une hauteur approximative de
2m 50, à quelques 10m de long et 5m de large pour une hauteur
de 3m50. Leur structure générale reste néanmoins fixe et fait
l’objet de connaissances et de savoir-faire reconnus comme
coutumiers124.
Deux rangées de courts poteaux, ne-rēmting, sont érigées dans
un premier temps. Ils supportent les deux poutres inférieures de
la charpente, ne-selgasēg. Ces poteaux forment les côtés latéraux
du bâtiment et encadrent deux autres rangées de poteaux,
appelés nē-bēr. Marquant l’avant, le milieu et l’arrière de chaque
côté de l’espace interne de la maison, ils soutiennent les poutres
médianes de la charpente nommées ne-sēgsēg. La poutre faîtière,
ne-qet-eang, surmonte quant à elle deux poteaux, ne-sengiep,
situés au niveau de la façade et de l’arrière de la construction. De
manière générale, les poteaux sont faits de troncs de fougères
arborescentes, ne-qear, dont le haut est biseauté afin de former
une assise stable pour les poutres obtenues à partir du tronc de
Casuarinas, no-tor.
Bien que des noms, connus par la plupart des adultes
(hommes comme femmes), soient attribués aux différents
éléments constitutifs de la maison, ils ne possèdent pas de
signification particulière et sont dissociés de toute référence, à
l’exception de la poutre faîtière, dont le nom peut être traduit par
« la tête de la maison » et de la poutre inférieure dite être le
« chemin des rats ». Les murs bas de la maison, nē-bērsing, sont
formés par des pierres sèches, dans lesquelles viennent souvent
aujourd’hui se fixer les éclisses de bambous ou de roseaux
Selon Bolton, la notion de kastom recouvre en Bislama un ensemble de
connaissances et de pratiques distingué par les Ni-Vanuatu comme leur appartenant en propre par opposition avec celles considérées comme adoptées des
Européens. Cet ensemble n’est cependant pas fixe et l’une de ses caractéristiques principales est son aspect spéculatif (Bolton 1999 : 1, voir aussi Tabani
2002, Rousseau 2004). En mwerlap, le terme kastom est traduit par le terme
mëtup verē, avec mëtup se référant aux manières ou au comportement et verē
étant le terme utilisé à plusieurs niveaux pour définir son lieu d’origine. Les
hameaux peuvent ainsi être qualifiés de verē, de même que les villages ou
encore l’île entière selon l’endroit où se situe le locuteur et le niveau de précision avec lequel il souhaite décrire son lieu d’origine.
124
129
tressés décrits comme des innovations récentes dans
l’architecture de l’île.
La façade, toujours réalisée dans le passé avec des planches
taillées dans le bois (généralement d’arbre à pain, nō bōtō), ou à
partir de tubes de bambou, tend à être de nos jours obtenue de la
même façon que les murs, en éclisse de bambou ou en roseaux.
Enfin, la couverture du toit est formée par des tuiles de palmes de
sagoutier, do takōr, liées aux chevrons de bambou de la
charpente, no-woras, avec des lianes spécifiques nommées nagareas.
L’intérieur de la maison présente généralement un espace
enfumé et sombre bordé sur le côté gauche de l’entrée par des
châlits de bois couverts de nattes où dorment les résidents. De
l’autre côté se trouvent souvent empilées les réserves
quotidiennes de nourriture, tubercules et feuilles de chou des
îles, tandis que le bois pour le feu et des paniers de noix de
nangaille mises à sécher sont conservés sur une plate-forme de
bois, ne-lesles, surmontant le feu de cuisine, au fond de la
maison125. Généralement situé aussi au fond, le four à pierre, nuum, est creusé dans le sol et comblé par les galets volcaniques qui
servent à cuire la nourriture, no-voët qinqinē, à moins que ceux-ci
ne se trouvent empilés à proximité.
Ces plate-formes remplacent souvent aujourd’hui de petites maisons, greniers ou garde-manger nommés na-bōgor et destinés à conserver les noix de
nangaille et autres biens précieux au-dessus du feu de cuisson ou du four à
pierre. Aujourd’hui quelques maisons possèdent toujours des na- bōgor mais
de façon générale, elles sont de moins en moins nombreuses. Virginie Lanouguère-Bruneau a aussi noté l’existence de ces gardes-mangers à Mota Lava où
ils sont cependant essentiellement utilisés pour conserver les fruits de l’arbre à
pain (Lanouguère-Bruneau, 2003).
125
130
Esquisse structurelle de la maison-cuisine à Mere Lava
De nombreux objets sont conservés dans les tuiles de la
couverture. On trouve, par exemple, couvrant la partie basse du
toit, des bambous creux pleins de graines à planter, no-bo, des
couteaux à découper, ni-gisel wirig, des machettes, ne-gisel lap,
des paniers pour aller au jardin et servant à conserver les restes
de nourriture, nē gēt, ainsi que divers plastiques de « noodles » ou
autres soupes de nouilles instantanées. Dans la partie haute,
noircis par la fumée sont conservés les arcs, nu-vus, les flèches,
ne-ser, et les massues, ne-kēr, transmis par les aïeux et parfois
un panier de pandanus contenant de la monnaie de coquillages,
na-tang. Les pilons, ne-vetiglöt et couteaux de bois sculpté, no-got,
liés à la préparation du nö löt, sont aussi conservés dans le toit de
façon similaire tandis que les plats de bois associés, na-tabea,
sont gardés le plus souvent à l’intérieur contre l’un des murs de
la maison ou sous le porche formé par l’avancée du toit en façade.
Proche de la porte ou sous le porche, on trouve aussi
généralement une autre plate-forme de bois sur laquelle sont
empilés les bols, plats et assiettes métalliques ou plastiques, ainsi
que divers tasses, verres et couverts126. Un second feu peut aussi
être situé sous le porche, multipliant ainsi les possibilités de
cuisson lorsque plusieurs plats sont préparés simultanément.
Ces ustensiles de cuisine importés sont généralement nommés d’après le
terme correspondant en anglais, cuillère devient ainsi nu-subun, assiette nepelet ou théière ni-kitel.
126
131
À Mere lava, les maisons-cuisines sont considérées comme les
constructions typiques du passé. Elles sont dites correspondre au
‘style’, stael en Bislama, propre à l’île, tandis que les maisons
pour dormir sont distinguées comme des innovations plus
récentes. Cependant, lorsque l’on considère les sources
historiques qui évoquent des constructions identifiées comme des
n-eang kuk te rön, ou maisons-cuisines du passé, ni les formes
architecturales ni les matériaux utilisés ne correspondent
exactement à ceux des maisons-cuisines d’aujourd’hui127. La
perception des maisons-cuisines contemporaines comme
archétypes d’une architecture coutumière devrait plutôt être
envisagée comme le reflet d’une histoire spécifique.
Avec l’arrivée de l’évangile, porté par les missionnaires
anglicans de la Melanesian Mission, en 1857, les formes de
l’organisation sociale changent progressivement128. Avant l’arrivée
des missionnaires, les femmes et les enfants en bas âge résidaient
dans des maisons associées aux femmes tandis que les hommes
visitaient temporairement les maisons de leur(s) épouse(s) tout en
étant plus fondamentalement associés aux ne-gemel des
matrilignées, où la présence des femmes était proscrite et où
l’espace interne était strictement organisé en plusieurs sections
correspondant aux divers grades du système statutaire.
Les garçons plus âgés, à partir du moment où ils avaient été
introduits à l’intérieur du ne-gemel par les cérémonies
appropriées, dormaient et mangeaient là, plus particulièrement
durant les périodes d’enseignement où ils y étaient plus
strictement reclus en compagnie de leurs oncles maternels129.
Voir par exemple les photographies prises par John Watt Beattie (18591930) en 1906, alors qu’il voyageait sur le Southern Cross, le bateau de la
Melanesian Mission, et dont l’une est reproduite ici. Les copies de 18 photographies de Mere Lava, sont ainsi conservées dans les collections photographiques
du Centre Culturel du Vanuatu, déposées par le Révérend Terry Brown
128 Mere Lava apparaît donc comme l’une des premières îles de l’archipel des
Banks à être approchée par la mission anglicane dont le navire Southern Cross
avait effectué son premier voyage dans la région l’année précédente seulement.
L’histoire de l’arrivée du gospel et des premiers enfants emmenés en NouvelleZélande puis à Norfolk Island pour y être éduqués et formés dans la foi anglicane est toujours racontée et fait partie de l’ensemble des histoires coutumières considérées comme propres à l’île.
129 Ces grades auraient été au nombre de 7 à 12 selon les diverses personnes
interrogées Si leurs noms varient légèrement selon les descriptions, toutes
s’accordent néanmoins sur l’importance particulière donnée au plus haut
gradé, possédant le titre de wotok et dont l’autorité s’étendait sur plusieurs
villages voire sur l’île entière.
127
132
Dans la première moitié du 20ème siècle, cette organisation change
progressivement sous l’influence d’une vision chrétienne du
couple et de la maisonnée prônant le partage familial des repas et
d’un même toit. Comme le formule un chef coutumier du village
de Tasmat en regardant des photos datant de 1906:
Avant les femmes dormaient dans ce type de maison (désignant une
petite maison-cuisine) et les hommes dormaient dans leur nakamal
avec les garçons. En ce temps-là, les femmes ne pouvaient pas entrer
dans un nakamal, mais après l’arrivée de l’Église, les hommes blancs
ont dit que cet état de chose n’était pas correct et que les hommes
devaient dormir et manger dans la même maison que leurs femmes.
Après ça, une femme du nom de Roselbemweg est entrée dans le
nakamal de Leurok (un hameau du village de Tasmat) et à cause de
cela, elle a montré à tous les hommes qu’ils pouvaient changer. C’est
pour ça que les hommes ont ensuite commencé à habiter dans les
mêmes maisons que leurs femmes. (Luk Wokot, village de Tasmat,
Janvier 2011, ma traduction du Bislama)
D’autres interlocuteurs, décrivant la même situation, ajoutent
aussi que certains des objets qui étaient auparavant gardés
strictement dans les nakamal en sont sortis pendant cette
période, reliant cela au fait qu’ils sont aujourd’hui gardés dans les
maisons-cuisines. Ce mouvement leur aurait fait perdre une
partie de leur charge et de leur danger potentiel, appelé à Mere
Lava na-man. Les exemples les plus cités pour illustrer ces propos
sont les couteaux, no-got, pilons, ne-vetiglöt et plats, ne-tabea
associés à la préparation du nö löt. À l’inverse, les motifs qui
étaient peints et sculptés sur les maisons des femmes de haut
rang apparaissent encore sur certaines maisons-cuisines et
rappellent le prestige de celles qui ont vécu à ces endroits par le
passé130. À cela, il faut ajouter le fait que le système statutaire
coutumier fût aussi mis à mal par l’implantation d’un système de
chefs mis en place par les gouvernements coloniaux.
Ainsi, dans les années 1960, un premier asesa, (de l’Anglais
‘assessor’), est nommé à Mere Lava. Selon certains interlocuteurs,
son pouvoir décisionnaire, englobant toute l’île, relégua au second
plan l’autorité au sein des diverses matrilignées des plus hautsgradés dont l’influence commune couvrait l’ensemble du territoire
(Marsden Harris, 18/09/2012, Gaua).
Aujourd’hui, on retrouve ce type de motifs sur seulement deux maisonscuisines. Ils y ont été réalisés dans les années 1980 sans être lié à la prise de
grade d’une femme mais afin de préserver leur mémoire ainsi que celle des
femmes de haut rang ayant vécu à ces endroits dans le passé.
130
133
Ainsi, il ne reste plus aujourd’hui aucun des anciens ne-gemel
correspondant aux matrilignées, bien que leurs emplacements
soient toujours bien connus.
Ne gemel, place publique, Sere, du village de Tasmat,
février 2011
Ceci amène à la formulation d’une première hypothèse
permettant de comprendre la place que tiennent aujourd’hui les
maisons-cuisines dans la vie quotidienne et cérémonielle de Mere
Lava.
La structure architecturale de la maison-cuisine ainsi que les
valeurs qui lui sont attachées peuvent être vues comme le
résultat d’un certain amalgame entre les maisons associées aux
femmes et les ne-gemel des matrilignées. Cette hypothèse est
aussi supportée par le fait que même si l’on retrouve des éléments
de la structure architecturale des maisons-cuisines dans les
maisons pour dormir, une maison-cuisine ‘typique’ comporte
aussi des poteaux nē-bēr ainsi qu’un porche en façade, créé par
l’avancée du toit.
Ces caractéristiques, ainsi qu’une position surélevée sur une
terrasse ou marquée par une marche de pierre, que l’on retrouve
aujourd’hui pour certaines maisons-cuisines, sont décrites
comme étant aussi celles des ne-gemel. Certaines valeurs telles
que la stabilité ou l’équilibre, ainsi que l’habileté à pouvoir
planifier la construction sont reconnues et commentées comme
des qualités masculines importantes. Enfin, le nom même donné
aujourd’hui à la maison-cuisine évoque les changements qui ont
eu lieu au cours du temps et qui ont influé sur la façon dont les
134
gens construisent, perçoivent et vivent dans leur environnement
architectural.
Les maisons-cuisines sont souvent appelées en mwerlap neang lap, littéralement ‘la grande maison’ ou ‘la maison
importante’, tandis que le terme générique qui les désigne, n-eang
kuk, dérive lui directement du terme Bislama inspiré de l’Anglais
‘cook’. Considérées ensemble, ces appellations semblent donc être
les indices d’un temps passé où les maisons n-eang étaient
associées aux femmes tandis que les ne-gemel étaient liés aux
hommes.
La place particulière tenue par la maison-cuisine à Mere Lava
est donc en partie liée à l’histoire. Toutefois, sa signification est
aussi continuellement réaffirmée à travers l’interaction des
individus et des groupes avec cet espace architectural. Le rôle des
maisons-cuisines comme espace transformatif s’exprime par
exemple lors d’événements tels que les naissances, les mariages
et les funérailles.
L’aspect transformatif des maisons-cuisines
Tandis que les noms des poteaux et des poutres qui forment la
structure de la maison-cuisine sont généralement donnés comme
auto-référents, d’autres parties de la construction sont plus
largement commentées par les interlocuteurs, autant féminins
que masculins.
A) nē lē, l’intérieur de la maison
De façon générale, l’intérieur de la maison est appelé nē lē, un
mot qui est aussi utilisé pour désigner l’intérieur du corps
humain, nē lē tedun131.
Cependant, comme le note Waterson dans son étude des
maisons d’Asie du Sud-est, l’association simpliste de deux
espaces, la maison et le corps, qui sont par ailleurs reconnus
comme deux entités différentes par les gens, bien qu’elle ne soit
pas totalement fausse, empêche toutefois d’analyser plus
précisément les modalités de leur articulation.
Les images corporelles peuvent être vues comme ce que
Waterson nomme “organizing metaphors” mais cela n’implique
pas que la maison doive être comprise comme vivante de la même
manière qu’un corps humain le serait (Waterson 1990: 121).
Il faut noter cependant que le mot ne-lê en relation avec la maison apparaît
plus généralement associé au mot maison comme dans nēlē eang qui pourrait
être traduit par ‘à l’intérieur de la maison’.
131
135
Dans le cas de la maison-cuisine à Mere Lava, il semble que le
terme ne-lê utilisé pour décrire à la fois l’intérieur de la maison et
celui du corps humain doive plutôt être associé à des attributs
communs possédés par ces deux types d’espaces. De plus,
comme le montrent les commentaires suivants, ceux-ci
apparaissent liés de la même façon à un troisième intérieur, celui
des paniers en pandanus tressés par les femmes:
La signification de la maison est qu’elle assure la protection de toutes les
choses qui sont à l’intérieur. Elle assure la protection et elle permet de
cacher aussi ! Si tu mets tes possessions à l’intérieur, tu peux les garder
en sécurité, tu peux les cacher de ceux qui seraient mal intentionnés. Si
tu n’as pas de maison, tu n’es pas en sécurité, tu ne peux pas revenir du
jardin et mettre ce que tu as récolté en sécurité, tu ne peux pas dormir
en sécurité, tu es seulement une personne flottante, un mauvais vent
peut t’affecter, qui te rendra malade. (Jif William Sàl, Luwör, village de
Leqel, Janvier 2011, ma traduction à partir du Bislama)
Le panier, nē gēt, le bon panier qui ne casse pas, si tu vas dans ton
jardin et le rempli de nourriture, il la gardera en sécurité lorsque tu
reviens chez toi. Il la gardera des regards des autres pendant que tu es
sur le chemin. Les autres ne pourront pas voir ce qui se trouve à
l’intérieur. S’il casse, la nourriture sera dispersée sur le sol, les gens
verront ce que tu ramènes, les rats mangeront cette nourriture et
abîmeront toutes les bonnes choses. Grâce aux paniers, tu peux
ramener à l’intérieur de la maison toutes les bonnes choses. Quand tu
as une bonne idée, tu peux la mettre à l’intérieur d’un panier, cela la
conservera bien. C’est la signification du panier vide que nous avons
offert au Province Education Officer lorsqu’il est venu, pour que ses
bonnes idées et ses bonnes paroles ne s’en aille pas flotter partout sans
but. (Hilda Rong, Màtliwàr, village d’Auta, Juillet 2011, ma traduction
du Bislama)
Ces idées de protection, d’occultation et de fixation
caractérisant la maison et les paniers comme contenants, sont
aussi des aspects saillants des discours portant sur la naissance
et la création des personnes. À Mere Lava, les femmes qui ne
peuvent se rendre au dispensaire accouchent dans les maisonscuisines. Selon les sages-femmes du village de Tasmat, cet endroit
permet en effet de cacher les odeurs fortes de la parturiente grâce
aux cendres prises extraites des feux de cuisson ou du four à
pierre. A la naissance, les maisons-cuisines sont strictement
closes et quelques femmes seulement de la parenté de la future
mère sont présentes à l’intérieur en compagnie de la sage-femme.
On retrouve donc ici la maison-cuisine comme contenant
protecteur. De façon similaire, le ventre de la femme enceinte,
dont le placenta est nommé nē gēt tabō lōngwēr, ‘le panier pour
136
l’enfant’, est également conçu comme un espace contenant,
occultant et protecteur à la fois.
Panier nēgēt, prêt à être transporté jusqu'au hameau. Jardin de Teneriu,
village de Tasmat. Janvier 2011.
Pendant l’accouchement, quelques femmes seulement ne
cessent d’appeler le fœtus à rentrer à la maison, moël ou
moëlmoël, une expression qui sert aussi pour indiquer lorsque
l’on rentre chez soi après s’être rendu dans tout autre endroit de
l’île. De la même manière, nombre de références spatiales
témoignent de l’existence d’un même système d’appréhension de
l’espace entre l’île et l’intérieur du ventre de la future mère. Les
eaux sont appelées na-naw, un terme signifiant ‘eau de mer’, et
utilisé pour décrire les espaces de mer proches de l’île tandis que
le vagin est alors conçu comme un chemin, ne metsal, par lequel
le bébé doit arriver au monde. Ce chemin doit être bon ou dégagé,
ne metsal nu wea ‘le chemin est bon’. Lorsqu’il n’est pas jugé tel,
il est qualifié de vësuswon, ‘bush dense/touffu’, ce qui nécessite
la mobilisation des connaissances spécifiques de la sage-femme,
et parfois du chef coutumier qui vient alors jeter de la monnaie de
coquillage sur des lieux déterminés pour amadouer ceux des
ancêtres, ne-temet, que l'on estime responsables de la rétention
du bébé132.
Les causes de ce mécontentement des ancêtres sont le plus souvent attribuées aux comportements des femmes enceintes qui n’auraient pas respecté
132
137
Une fois que le bébé est né, un feu est allumé dans la maisoncuisine et maintenu pendant les 5 jours suivants. Le nouveau-né,
lavé avec de l’eau chaude, fait l’objet de plusieurs gestes rituels
qui le lient aux membres de sa parenté et visent à le protéger des
possibles influences surnaturelles. Des plantes odoriférantes sont
ainsi piquées dans la façade de la maison-cuisine,
particulièrement sur la porte, pour éviter que les personnes
revenant du jardin ou d’autres espaces considérés comme bush et
qui souhaiteraient entrer dans la cuisine, ne rapportent avec eux
un mauvais vent, ne leang nu set, venu des esprits ne-temet et qui
pourrait affecter l’enfant encore fragile133. Un autre moment rituel
important marquant la naissance et les premiers jours d’un
individu est le ‘paiement’ fait par le père aux oncles maternels de
l’enfant et qui vise à assurer ce dernier de leur protection ainsi
que de leur rôle de conseil et d’enseignement tout au long de sa
vie. La petite somme de monnaie offerte informellement aux
oncles est appelée, lorsque l’enfant est féminin, wol-eang,
littéralement ‘payer la maison’, tandis qu’il est nommé wol-gemel,
‘payer le nakamal’, si l’enfant est masculin. Elle lie donc le
nouveau-né à sa vie future d’une façon qui utilise l’image de la
maison et du ne-gemel pour exprimer les conceptions genrées des
trajectoires de vie.
La maison-cuisine apparaît ici comme un espace essentiel
dans lequel se déroule le processus transformatif qui amène le
fœtus du ventre de la mère à l’existence en tant que membre
social de son groupe. Plus encore, l’examen de ces quelques traits
associés à la naissance montre comment l’idée de transformation
est à Mere Lava comprise comme associée à des qualités de
protection, d’occultation et de fixation, mais aussi à des
certains lieux où la présence de ces derniers est dite être prégnante. Les difficultés d’accouchement peuvent par ailleurs aussi être attribuées au nonrespect de certains interdits concernant la nourriture ou certaines activités
(par exemple tresser des paniers) que la femme n’aurait pas respectés au cours
de sa grossesse.
133 Le terme temet généralement décrit en Bislama comme devel est un terme
générique qui couvre en réalité des caractères différents du monde surnaturel.
À Mere Lava il correspond aux ancêtres décédés de même qu’à des esprits plus
indéterminés, présents dans les plantes ou les animaux et qui trompent les
humains en leur faisant croire qu’ils sont leurs parents décédés. Le mot temet
est aussi généralement utilisé pour parler des masques, des danseurs et des
entités surnaturelles qu’ils matérialisent. On retrouve ce terme dans tout
l’archipel des Banks sous les formes tamat, tamate, na-tmat, etc. (François, à
paraître). Ces esprits sont tout particulièrement présents dans les lieux où ils
ont habité, pour les ancêtres, et dans les criques qui ravinent les pentes du
volcan.
138
processus de révélation, portant toujours le risque de laisser les
choses aller sans contrôle, flottantes, indifférenciées, similaires
aux vents.
Cependant, grâce à un contrôle social efficace, dont les oncles
maternels, nu sur tabē tēgētēgē ‘le fil de la lame des matrilignées’,
et les pères, ne-qeti, ‘la tête’, sont les gardiens, les individus
suivent des trajectoires appropriées au cours de leur vie. Ces
pères, ne-temei et oncles maternels, nu-muri, ont un rôle
particulièrement important au moment du mariage, car ce sont
eux qui valident les choix de leurs neveux/nièces, ne-vonangi, et
enfants, ne-neti, à moins qu’ils ne proposent tout simplement un
ou une candidate. De nouveau, lors de cet événement, les
maisons-cuisines apparaissent comme des constructions
évoquant les conceptions du social, du temps et de l’espace.
B) No-wolwol, la poutre transversale médiane
Au milieu de la maison, la poutre transversale qui lie les deux
côtés de la charpente est nommée no-wolwol. Ce terme est décrit
comme étant le même que celui désignant la dot présentée par la
famille du marié à celle de la mariée. À Mere Lava, le mariage
coutumier, ne legleg lë mëtup verē, est dit ne plus avoir lieu
aujourd’hui même si les gens gardent généralement le souvenir
du fait qu’il impliquait de larges échanges. Parmi les biens
circulés figuraient des cochons, différents tubercules et des
plants diverses destinés à être plantés dans les jardins du jeune
couple. Aujourd’hui cependant, la dot prend le plus souvent la
forme d’une longueur de monnaie de coquillages, no-som, qui
accompagne une somme monétaire définie au préalable entre les
deux familles134. Des cochons sont tués afin d’être consommés
pour l’occasion. La coutume en elle-même implique le
rassemblement de
tous
les
membres
se
considérant
respectivement du côté de la mariée ou du marié. Elle a
généralement lieu devant la maison-cuisine de l’un des oncles
maternels du marié.
Par ailleurs, lors du mariage à l’église, l’image de la maison
apparaît aussi communément comme une métaphore des
relations sociales en jeu. A la fin de la journée de célébration,
l’audience se divise en deux groupes, la famille de la mariée
l’accompagne en marchant lentement vers celle du marié
rassemblée à l’autre bout de la place publique. Ceci est expliqué
Généralement de 25 000 VT à 85 000 VT, selon l’état des relations familiales entre les deux familles, soit de 211 euros à 718 euros (taux de change du
24/10/2012).
134
139
comme étant le climax matérialisant le moment où la mariée
passe dans la maison de l’autre côté du chemin, n-eang taval-sal.
Même si en général la jeune fille vivait déjà avec la famille de son
futur mari, cette matérialisation physique du transfert dans une
nouvelle ‘maison’ marque publiquement la transformation sociale
effectuée par le mariage. Au début, le nouveau couple est associé
à la maison-cuisine des parents du marié. Après quelques années
cependant, on attend du couple qu’il fonde sa propre maisonnée
et construise une nouvelle maison-cuisine, afin d’être en sécurité
et ancré dans la terre. Chaque mariage est ainsi perçu, sur un
plan plus large, comme permettant d’assurer que les deux
matrilignées associées par l’alliance suivent le chemin approprié
et restent elles aussi ancrées et pérennes. Pendant le mariage, les
maisons-cuisines sont donc liées aux aspects sociaux à la fois
physiquement et métaphoriquement. Figurant la nouvelle unité
créée à partir de la collaboration des deux côtés de la société,
associés aux conceptions du territoire et de la reproduction des
matrilignées, ces maisons sont réaffirmées comme des espaces
transformatifs essentiels.
C) Ne-met-tam, la porte
La dernière partie de la maison qui donne lieu à des
commentaires particuliers est la façade, et particulièrement la
porte, nommée ne-met-tam. Ce terme est formé à partir du préfixe
met- qui se réfère à tout type d’ouverture dans l’espace à travers
lequel un passage est possible (le chemin, ne-met-sal est par
exemple construit à partir du même préfixe) et sur le nom na-tam,
lov en Bislama. Ce dernier terme est souvent défini par les
interlocuteurs comme un élément fondamental caractérisant les
relations sociales de parenté. Au-delà de la dimension
émotionnelle des relations, na-tam est aussi défini comme un
aspect plus durable en caractérisant l’essence même. Il se réfère à
une dimension de la relation construite au travers de la
collaboration continue entre les parents, de la commensalité et du
partage répété des expériences. Le nom ne-met-tam évoque donc
non seulement l’aspect social du bâtiment, associé à l’idée de
parenté mais aussi, et encore une fois, celle d’une construction
transformative qui fixe et assure une stabilité aux liens sociaux
exprimés. L’exemple des funérailles permet de mieux comprendre
la façon dont ces idées sont exprimées. La porte, comme
métaphore, revient régulièrement dans les discours prononcés.
Lors de la coutume faite pour la mort d’une vieille femme, il fut
par exemple expliqué à l’audience:
140
Au début, elle [la vieille femme décédée] a fait l’échange ne-tultula, elle
a fait la coutume ne-wol-gemel, elle a fait la coutume ne-wol-eang
[pour ses enfants], ensuite plus tard elle a fait les coutumes pour les
funérailles de son père et de sa mère. Finalement, nous [les enfants de
la défunte] allons faire maintenant la coutume pour sa mort, nous
allons lier et finir le travail [sigit no-wok], nous allons bloquer la porte
convenablement [ngware gorgor ne-mettam]. (Judah Tula, Lekurang,
village de Tasmat, Février 2011, ma traduction du Mwerlàp)
‘Bloquer la porte’ apparaît donc comme une image traduisant
la nécessité d’actualiser et de renouer les relations sociales, tout
en se basant sur les liens hérités du passé et des aïeux. La
maison-cuisine, et la légitimité qu’un individu a d’y entrer ou d’y
résider figure donc comme une image durable de la perpétuation
des relations sociales et des droits sur les ressources qui sont
transmis essentiellement au moment des funérailles. Des
ignames, des morceaux de cochon et de la monnaie sont ainsi
donnés par les enfants du défunt aux frères et sœurs de ce
dernier afin de s’assurer « qu’ils pourront continuer à vivre de
tout à l’intérieur de la maison ou à l’extérieur dans les jardins et
de tous les arbres fruitiers. Ce qui assurera ensuite une fondation
solide pour leurs propres enfants. » (Gaspard Gon, Lekurang,
village de Tasmat, Février 2011, ma traduction du Bislama)135.
Par ailleurs, en plus d’être présente en tant que métaphore
dans les discours, la maison-cuisine est aussi physiquement le
lieu principal où les activités relatives à la mort se déroulent.
Elles sont souvent les endroits où l’on prend soin des malades,
tout comme les lieux privilégiés où l’on meurt. Immédiatement
après la mort, la maison-cuisine se remplit ainsi de personnes
venant pleurer le corps. Un feu est allumé dans le four à pierre,
qui sera entretenu pendant toute la durée des funérailles, et fait
de ce lieu l’espace principal de préparation de la nourriture
distribuée lors des cérémonies funéraires.
À travers l’ensemble des événements associés aux funérailles,
les cuisines apparaissent de nouveau comme des espaces
Les funérailles à Mere Lava comme au Vanuatu s’étendent souvent sur un
an. Si du moins pendant les premières semaines, des repas sont préparés
quotidiennement dans le four de la maison-cuisine de la maisonnée, les cinquièmes, dixièmes et quinzièmes jours sont plus particulièrement marqués par
la réunion de la famille étendue du défunt pour la préparation et la distribution d’une grande quantité de nourriture. Le dixième jour est aussi généralement choisi pour faire la coutume, par laquelle les enfants du défunt, en offrant aux frères et sœurs de ce dernier des morceaux de cochons, des ignames
et de petites sommes de monnaie, s’assurent des droits sur les biens de leur
ascendant.
135
141
transformatifs, où les relations sociales sont actualisées par leur
expression même en association à ces lieux spécifiques. En tant
que constructions matérielles, les n-eang kuk expriment comment
l’idée de transformation sociale est à Mere Lava tout à la fois
basée sur les liens sociaux hérités du passé, ancrée dans une
conception sociale du paysage et orientée par une perception
prospective. Artefact unique, elle expose et valide de multiples
aspects des conceptions sociales mais aussi spatiales et
temporelles. La prochaine section va maintenant se pencher sur
la façon dont ces aspects sont liés lors de la construction même
du bâtiment, afin de réfléchir sur les conditions de son efficacité
en tant qu’espace transformatif.
Construire la maison-cuisine: Processus technique et efficacité
À Mere Lava, la construction des maisons commence lorsque les
premières ignames sont récoltées, autour de la fin mars. Le
processus technique de construction débute par une coutume
nommée ne-wismat, une petite somme d’argent donnée par le
commissionnaire
de
la
future
maison-cuisine
à
un
contremaître136. Ce dernier, choisi parmi les hommes de la lignée
du père du commissionnaire est reconnu pour ses talents
d’organisation et de planification, ainsi que pour ses
connaissances techniques. Cette coutume ne-wismat, faite de
façon informelle, assure que le travail sera mené à bien et le
bâtiment
fini.
L’argent
reçu
est
ensuite
redistribué
individuellement à une équipe d’hommes et de femmes choisis
par le contremaître pour l’aider dans sa tâche.
Le processus de construction s’étend sur un à trois mois et
demande une organisation minutieuse des sessions de travail,
afin qu’elles ne viennent pas empiéter sur les travaux des jardins
et les cérémonies auxquelles participent les membres du groupe
et les membres de la famille du commissionnaire. Ces qualités de
planification ainsi que les connaissances techniques permettant
d’assurer l’équilibre, la solidité et la stabilité de la maison sont
des savoir-faire essentiels sur lesquels sont jugés le contremaître
et dans une moindre mesure le commissionnaire. Elles sont
l’occasion de commentaires et de discussions répétées pendant et
après la période de construction. Une fois la coutume ne-wismat
Généralement de 1000 VT à 2000 VT, soit approximativement de 8 à 16
euros (taux de change du 24/10/2012).
136
142
réalisée, les étapes de construction les plus importantes sont les
suivantes :
1. La première des tâches consiste en la collecte et la préparation
des matériaux qui formeront la structure de la maison. Les troncs
de fougère arborescente et de casuarinas sont coupés dans les
criques spécifiques sur lesquelles le commissionnaire de la
maison possède des droits d’usage des ressources. Ces actions
sont nommées respectivement tar ne qear et tar tenkē et se
déroulent généralement sur plusieurs journées non consécutives.
Les troncs sont ramenés sur le site de la future maison puis
écorcés et redressés lorsque nécessaire. À ces tâches effectuées
par les hommes répondent celles des femmes dont on attend
qu’elles préparent la quantité appropriée de nourriture pour
nourrir les travailleurs. Elles collectent également les lianes nagarias utilisées pour lier les différents éléments de la structure
entre eux. L’équipe, et surtout son contremaître, sont alors jugés
en fonction de leur habileté à prévoir la quantité de matériaux
suffisante pour la construction sans toutefois gâcher des
ressources dont d’autres pourraient avoir besoin.
2. La deuxième étape de construction, tow n-eang, est le
marquage des mesures de la maison. La mesure initiale, noropva, calculée en fonction des bras étendus du contremaître, est
la base sur laquelle des longueurs de bambous et de ficelle sont
ensuite déterminées pour mesurer la maison. L’emplacement des
poteaux est marqué à l’aide de courts bâton de bois reliés entre
eux par de la ficelle ou du fil de pêche. De nouveau, si les femmes
ne participent pas directement à la tâche technique de
construction, elles sont en charge de la préparation de la
nourriture.
3. Une troisième session de travail permet aux hommes d’ériger la
structure de la maison, tur n-eang. Les troncs préparés de
fougères arborescentes et de casuarinas sont fixés dans le sol et
ajustés les uns aux autres, avant d’être définitivement reliés grâce
aux lianes na-garias. Les femmes, elles, cuisinent et/ou préparent
ces lianes en retirant les ramifications et en assouplissant la tige
principale.
4. Alors que les étapes précédentes de la construction
concernaient essentiellement les membres de l’équipe de
construction et les membres de la famille proche du
commissionnaire, la tâche nommée sinsina est marquée par le
rassemblement pendant une journée de la famille étendue de ce
dernier et consiste à réaliser les tuiles de feuille de sagoutier de la
couverture. Là encore, le travail est genré: les femmes retirent les
nervures centrales des feuilles tandis que les hommes fabriquent
143
les tuiles en les fixant à une base constituée par deux tubes de
roseaux couplés. Les enfants vaquent à leurs occupations d'un
groupe à l'autre, apportant aux uns ou aux autres les matériaux
nécessaires à leur travail.
5. De la même manière, la famille étendue se rassemble pour fixer
les tuiles à la charpente et façonner le toit, une étape appelée
tuptup. Les relations entre les deux moitiés de la société sont
alors clairement exposées à travers la compétition des deux
équipes rassemblant les hommes des matrilignées liées par leur
appartenance à l’une ou l’autre moitié de la société. Chaque
équipe tente ainsi de finir son côté de toit et d’arriver à la poutre
faîtière le premier. Les femmes en revanche travaillent ensemble
de façon indifférenciée pour produire les lianes na-garias et la
nourriture qui sera partagée à la fin de la journée de travail.
6. Enfin, répondant à la coutume initiant le processus de
construction, un ensemble de coutumes finales marque la
complétion de la maison. La première, gen tēqē-eang,
manger/finir la maison voit la sœur, si la maison a été faite pour
un homme, ou le frère, si elle a été réalisée pour une femme,
prendre un premier repas à l’intérieur du bâtiment et y dormir.
Aujourd’hui, cela se combine souvent avec un repas offert par le
commissionnaire au contremaître et à son équipe. Suite à cela,
une journée de célébration est dédiée à la plus importante des
coutumes faite à l’occasion de la construction d’une maison.
Pendant ce wol-eang, littéralement ‘payer la maison’, le
commissionnaire donne dans une première phase un peu
d’argent à sa femme afin de reconnaître publiquement son rôle
prédominant à l’intérieur de la maison-cuisine, « em i boss blong
n-eang kuk ia » (William Sal, Février 2011, village de Leqel). De la
même façon, cette dernière donne aussi un peu d’argent à son
mari afin de reconnaître sa place en tant que chef de la
maisonnée. Une fois ces premiers échanges effectués, le
commissionnaire rétribue publiquement le contremaître et son
équipe ainsi que l’ensemble des membres de sa famille étendue
ayant particulièrement contribué à la construction.
Tandis que la totalité des participants assiste à la coutume
wol-eang, les coutumes suivantes, ne-tultula, ayant trait aux
relations plus étroites au sein des fratries ou des familles
proches, se déroulent généralement toutes en même temps et
concernent de petits groupes de gens. Pendant tout le temps de la
coutume, un ou plusieurs ‘speaker’ expliquent clairement à la
foule les différentes coutumes et les raisons qui les sous-tendent
mais également l’histoire du lieu et éventuellement des maisonscuisines qui s’y sont succédé. La fête se conclue par une large
144
distribution de nourriture que les participants consomment sur
place ou ramènent chez eux.
Ainsi, construire une maison apparaît comme un processus
performatif qui contribue à exprimer, maintenir et transformer les
relations sociales à plusieurs niveaux. Tout au long de la
construction, les catégories masculines et féminines sont
réaffirmées, tant en ce qui concerne certaines tâches que dans les
matériaux qui y sont associés. Idéalement centrée sur la création
d’une nouvelle maisonnée, objectifiée lors de la coutume wol-eang
par la figure du couple du commissionnaire, le processus de
construction donne aussi à voir les relations entre deux
matrilignées qui s’intermarient et plus largement entre les deux
moitiés de la société dont ils font respectivement partie. Les
maisons rendent également visible pour tous les liens des
personnes à leurs terres à travers l’utilisation de matériaux
provenant des lieux spécifiques sur lesquels ils possèdent des
droits d’utilisation des ressources.
Enfin, la construction et la reconstruction des maisonscuisines, approximativement tous les vingt ans ancrent aussi la
nouvelle maison dans une socio-histoire des lieux et des
individus. Les matériaux provenant d’anciennes maisons sont
réutilisés, contribuant à ce que la mémoire des anciens lieux et
des anciennes constructions soit gardée avec attention et
transmise notamment lors de la construction des nouveaux
bâtiments. La maison-cuisine combine donc en une seule entité
architecturale la matérialisation d’idées et de conceptions liées à
l’organisation sociale mais également au temps et à l’espace. Elle
montre aussi physiquement la difficulté de penser séparément ces
concepts à Mere Lava, comme au Vanuatu en règle générale.
Cependant, comme un chef me l’a fait remarquer:
Si les gens ne font pas les coutumes ne-wismat et no-wol-eang, s’ils ne
paient pas la maison comme il se doit. Alors ils peuvent toujours
construire une maison, ils seront tout de même des personnes
flottantes, ils ne seront pas en sécurité, parce qu’ils ne l’auront pas
fait correctement, ils n’auront pas montré comment ils l’ont fait. (Jif
William Sàl, village de Leqel, Décembre 2010, ma traduction du
Bislama)
Les deux coutumes ne-wismat et no-wol-eang semblent donc
être des aspects fondamentaux du processus technique de
construction et l’encadrent dans le temps. Matérialisant les
conceptions liées à la socialité, à l’espace et au temps, l’efficacité
de la maison comme espace transformatif dépendrait donc de ces
moments d’exposition publique. Le confinement autant que la
145
révélation apparaissent donc comme les deux éléments
nécessaires pour une transformation efficace des individus et de
leurs relations sociales. La maison-cuisine, de même que d’autres
espaces délimités tels que les paniers où l’intérieur du corps
humain sont donc des espaces transformatifs privilégiés
puisqu’ils permettent à la fois le confinement et la révélation.
Selon Marilyn Strathern, ce qui est révélé lors de moments tels
que les rituels est la décomposition des différentes relations ou
aspects qui constituent les personnes au regard des autres
(Strathern 1988: 288). Lors de la coutume wol-eang, ce qui est
tout à la fois donné à voir publiquement et créé est ce qui
constitue la maison. Ce sont les relations sociales qui en forment
les fondations solides et connectent le commissionnaire au
territoire ainsi qu’aux aïeux qui lui sont associés. À travers la
compensation des différentes personnes ayant participé à la
construction, le commissionnaire ne reconnaît pas simplement le
travail effectué mais réaffirme également des liens sociaux
fondamentaux avec ses parents des deux sexes et appartenant
aux deux matrilignées de son père et de sa mère. Par cela, il
légitime non seulement sa propre position en tant qu’individu
ancré dans la terre et dans sa communauté mais assure
simultanément pour ses enfants des bases solides pour assurer
leur propre légitimité.
Les coutumes ne-wismat et no-wol-eang peuvent alors être
pensées au sein du processus technique comme correspondant à
ce que Strathern analyse comme « the dissolution of a composite,
multiple condition into a bounded, homogeneous state » (Strathern
1988: 288). De ce point de vue, les deux coutumes semblent bien
être des actions stratégiques (Lemonnier 1992: 21) sans
lesquelles l’artefact, ici, la maison-cuisine, même si elle est
physiquement complète, ne saurait être un espace transformatif
efficace exprimant et abritant la continuité des matrilignées. Une
continuité qui est rendue possible à Mere Lava à travers la
collaboration entre les deux moitiés de la société.
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148
CHAPITRE VII
Cinquante années de recherches sur
les ressources biologiques au Vanouatou
Vincent LEBOT et Patricia SIMEONI137
Nous célébrons cette année, le cinquantenaire de l’installation de
la recherche agronomique au Vanouatou. À cette occasion, nous
avons pensé qu’il était utile de produire une base de données
rassemblant les références bibliographiques des travaux réalisés
depuis un demi-siècle en matière de recherches sur les ressources biologiques dans l’archipel.
En 1962, le condominium des Nouvelles-Hébrides invita
l’Institut de Recherches sur les Huiles et Oléagineux (IRHO) à
s’implanter dans l’archipel pour y conduire des recherches sur le
cocotier et la station de Saraoutou fut inaugurée sur la côte Est
de l’île de Santo. Des recherches débutèrent sur l’amélioration
génétique de cette espèce emblématique et sur les systèmes associant les pâturages aux cocoteraies. Des chercheurs français
s’installèrent avec leurs familles sur cette station, des variétés
furent introduites du monde entier, des hybrides furent créés
puis distribués dans les îles. Les deux principales races bovines
du pays, le Charolais et le Limousin, furent elles aussi améliorées
et les taureaux contribuèrent à la valeur du cheptel national.
L’Office de la Recherche Scientifique et Technique Outre-Mer
(ORSTOM) qui bénéficiait déjà d’une base importante en NouvelleCalédonie, ouvrit dans les années 1970 un bureau permanent à
Port-Vila et ses chercheurs entreprirent d’importants travaux de
pédologie, en géographie agraire, sur les substances naturelles et
sur les ressources halieutiques. Juste après l’indépendance, le
gouvernement de la république du Vanouatou demanda à la
France de permettre l’installation de l’Institut de Recherches sur le
Café et le Cacao (IRCC) à Valétérourou, sur une parcelle adjacente
à celle de l’IRHO. Ces deux instituts et d’autres encore devaient
ensuite fusionner pour donner naissance au Centre de Coopération Internationale de Recherche Agronomique pour le DéveloppeRespectivement Directeur de Recherche au
dante.
137
149
CIRAD
et chercheuse indépen-
ment (CIRAD) à qui l’on accorda en 1994 un mandat pour gérer,
pour le compte du gouvernement vanouatais, le nouveau centre
de recherche national issu de la fusion des deux stations. Enfin,
en décembre 2002, les statuts du Centre Technique de Recherche
Agronomique du Vanouatou furent votés par le Parlement, faisant
du CTRAV le premier centre de recherche scientifique du pays en
ce qui concerne les ressources biologiques.
Contrairement à d’autres pays de la région, le Vanouatou ne
bénéficie pas d’importantes ressources minières. La valorisation
du milieu naturel représente donc un enjeu majeur pour la population. Consciente de cette situation, la communauté scientifique
s’est mobilisée pour étudier les possibilités d’une exploitation et
d’une valorisation durables de ces ressources. La présente base
de données tente de rassembler les nombreux travaux des chercheurs de l’IRHO, de l’ORSTOM (IRD), de l’IRCC, du CIRAD, du CTRAV
mais aussi ceux de l’ACIAR (Australian Centre for International
Agricultural Research, de la CPS (Commission du Pacifique Sud) ou
d’universitaires.
En tentant de rassembler des centaines de références bibliographiques, il est rapidement apparu que bon nombre appartenaient à la littérature grise, qu’il s’agissait surtout de rapports
internes dactylographiés et à usage restreint. Souvent, ces travaux étaient repris dans des ouvrages plus synthétiques et de
plus grande portée. Il a donc fallu décider, tellement le nombre de
références était important, de ce qui serait retenu ou non.
L’exercice n’était pas facile et a nécessité l’intégration de plusieurs
paramètres qui restent discutables : le lien entre la recherche en
question et l’exploitation des ressources biologiques, la nature du
rapport et son niveau d’impact (local, institutionnel, régional,
international), l’enregistrement de la référence dans une base de
données informatisée, l’existence d’un résumé de ce travail ou la
possibilité d’en créer un et la présence de mots clés permettant de
l’indexer. Le résultat est forcément critiquable et il est loin d’être
exhaustif. Les critiques sont vivement encouragées de manière à
ce que cette base de données, véritable mémoire de la Science sur
ce sujet important pour le Vanouatou, soit à l’avenir complétée et
améliorée. La recherche travaille désormais en réseau, cette base
de données sera donc mise en ligne sur la toile
(www.vegeculture.fr). Il faut espérer qu’elle puisse être consultée
par le plus grand nombre dans l’intérêt des Vanouatais et de leur
forte dépendance envers les riches, mais fragiles, ressources biologiques de leur archipel.
Nous présentons ici une analyse succincte des travaux réalisés
à partir de brèves statistiques descriptives. Nous tentons de ré150
pondre, bien trop rapidement vu l’ampleur du travail, aux questions suivantes : Qu’avons-nous étudié en cinquante ans?
Qu’avons-nous appris? Quels sont les résultats les plus marquants ? Ces résultats ont-ils eu un impact pour le développement du Vanouatou? Ont-ils été récupérés par la société civile
pour son bien-être? Si oui, comment ? Si non, pourquoi ?
État des lieux
Plus de 600 références bibliographiques (articles, rapports, ouvrages, thèses, mémoires de mastères, diplômes d’ingénieurs,
etc.) ont été rassemblées, ce qui correspond donc à un produit de
la recherche par mois en moyenne, tous les mois et depuis cinquante ans. À cet impressionnant résultat quantitatif, s’ajoute
une reconnaissance universitaire du travail réalisé puisque pas
moins de 27 thèses de doctorat ont été soutenues, trois sont en
cours et une autre sera soutenue en décembre 2012 à Montpellier, ce qui correspond en moyenne à une thèse tous les deux ans.
La première question est bien sûr : comment une telle production
a-t-elle été possible? Nous tentons ci-après d’apporter quelques
éléments de réponse.
L’aide française a toujours été très généreuse en ce qui concerne la recherche appliquée au développement du Vanouatou.
Celle-ci s’est traduite par la mise en place d’un très lourd dispositif expérimental sous la forme de deux stations de recherches à
Saraoutou et Valétérourou sur l’île de Santo. Le Vanouatou a
aussi bénéficié d’une importante base arrière de l’ ORSTOM (maintenant IRD) à Nouméa et de son antenne à Port-Vila. Des chercheurs se sont installés sur place pendant de longues années,
d’autres sont venus très souvent en missions de courte durée
depuis Nouméa. Les chercheurs résidants (de l’IRHO, IRCC, ORSTOM
puis IRD et CIRAD) ont ensuite su exploiter un véritable vivier de
matière grise, jeune et enthousiaste : les volontaires à l’aide technique (plus connus sous leurs courts noms de VAT et VSN). Ces
jeunes volontaires étaient souvent issus d’écoles d’ingénieurs,
parfois déjà titulaires d’un DEA et prêts à s’engager en thèse. Ils
ont permis une très forte production scientifique à un coût relativement modeste, vu leurs compétences scientifiques. La ventilation des travaux par objet de développement est présentée par la
figure 1:
151
répartition des travaux
Monde rural 59
Pédologie 13
Halieutique 141
Cocotier 82
Elevage 38
Café- Cacao 28
Substances 30
Vivrier 28
Foresterie 75
Amylacées 77
Kava 35
Fruitiers 19
Figure 1: Nombre de travaux publiés selon les sujets
ces 50 dernières années (1962-2012)
Bref descriptif des résultats
Monde rural (59 publications) : Les travaux révèlent des sociétés
rurales très différenciées culturellement, avec des communautés
qui pratiquent des systèmes de culture sur « l’humide et le sec »
mais avec une constante: le jardin mélanésien et les cultures de
rente pérennes introduites par la colonisation. Une combinaison
de « tradition et de modernité ». Les paysages agraires du Vanouatou sont ainsi dessinés avec des villages encerclés par des plantations ou des pâturages et des jardins itinérants à longue révolution, éloignés souvent à des heures de marche. On observe aussi
depuis trois décennies la fin des « migrations circulaires », avec
des îles qui se vident et un exode rural qui devient réellement
problématique. Les très rapides changements alimentaires, observés dès le début des années 60, ne cessent de progresser avec
désormais une très forte dépendance envers les denrées alimentaires importées (telles que la farine de blé et le riz). L’épargne en
zone rurale est très faible et les gains obtenus des cultures de
rente sont souvent dépensés à l’épicerie du village pour l’achat de
nourriture. Plus de 32 ans après son indépendance, l’archipel est
plus dépendant que jamais de la nourriture importée avec une
sécurité alimentaire qui est désormais assurée par le commerce et
152
une satisfaction des besoins qui se fait dans des contributions
d’environ 60% pour les importations contre 40% seulement pour
les productions alimentaires locales.
Pédologie (13 publications) : Le Vanouatou bénéficie d’une cartographie très précise de ses sols avec des cartes qui révèlent les
potentialités agronomiques exactes et les vocations des terres
cultivables. Celles-ci ne représentent cependant que 42% de la
superficie totale et portent déjà la majorité de la population, installée depuis le début de la colonisation de l’archipel sur les
bonnes terres. Les pressions anthropiques sont donc beaucoup
plus fortes que le suggèrent les apparences et de nombreuses
personnes décident de quitter leurs îles pour ces raisons précisément. La concurrence entre cultures pérennes, élevage et espaces
destinés aux cultures vivrières devient désormais un réel problème qui se traduit par l’émergence de nombreux conflits fonciers.
Cocotier (82 publications) : Les toutes premières recherches
ont démarré sur cette plante d’importance économique majeure
dans les années 60 et visaient à accroître les performances des
systèmes de culture des grandes plantations comme des petits
producteurs. C’est donc tout naturellement que la recherche s’est
orientée vers l’augmentation des rendements par le biais de
l’amélioration variétale. Une très importante collection de ressources génétiques a été installée à Saraoutou et des hybrides à
haut rendement ont été produits. Il est vite apparu que ces hybrides étaient très sensibles au DFMT, le dépérissement foliaire à
Myndus taffini, un petit insecte qui transmet le mycoplasme responsable de cette maladie endémique à l’archipel, réduisant
l’impact régional des recherches car empêchant l’exportation des
noix pour raisons phytosanitaires. Les recherches se sont donc
orientées vers l’amélioration par sélection récurrente du « grand
des Hébrides », une variété locale tolérante à la maladie et résistante aux cyclones. Les études sur l’optimisation des systèmes à
confirmer la pertinence de l’association cocotier-élevage. Enfin, les
recherches sur la fixation du carbone et la production de biocarburant ont souligné le potentiel de cette plante. Si de nombreux
résultats scientifiques ont été produits, la contribution du cocotier (coprah et huile) à la valeur des exportations ne cesse de décroître. La cocoteraie, qui était d’environ 90 000 ha avant
l’Indépendance, continue de décliner et les replantations sont très
insuffisantes pour atteindre les 6 000 ha annuels qui seraient
nécessaires à sa régénération. L’élevage en milieu mélanésien
pose de nombreuses difficultés en raison des conflits fonciers et
l’entretien des cocoteraies est donc négligé, rendant la récolte des
153
noix plus laborieuse encore. Par ailleurs, les jeunes générations
considèrent la production de coprah comme une activité peu valorisante. La filière vit donc des moments difficiles.
Café et Cacao (28 publications) : Pour accompagner les gros
projets de développement du début des années 80, la sélection de
variétés adaptées aux contraintes villageoises et aux grandes
plantations, a été faite à partir des riches collections mises en
place à Valétérourou et composées de matériels introduits de
diverses origines géographiques. Un coléoptère arrivé accidentellement par voie aérienne au début des années 80, l’Adoretus versutus, s’est avéré être un réel problème au stade pépinière pour
les cacaoyers en attaquant les jeunes plants réduisant considérablement leur croissance. Les recherches entreprises n’ont pas
permis son contrôle biologique et le problème persiste aujourd’hui. L’absence d’appui a incité les producteurs à récupérer
leurs propres semences à partir de leurs arbres mais des signes
de dépression consanguine sont apparus ainsi qu’un déclin de la
vigueur des plantations. Les rats qui présentaient un fléau, identifié dès les années 60, et qui peuvent consommer près de la moitié des cabosses, n’ont pu être contrôlés et sont toujours le principal facteur limitant, surtout lorsqu’un label « bio » est recherché. Bien que des solutions existent, elles sont considérées par
les producteurs comme étant trop fastidieuses à mettre en œuvre
car elles concernent essentiellement le nettoyage manuel des
parcelles. La pourriture brune due à un champignon (Phytophthora palmivora) est une autre contrainte forte. Mais la principale est
certainement due au fait que compte tenu de l’épaisse litière qu’il
produit et qui étouffe tout, des écartements entre les arbres, et de
l’ombrage nécessaire, il est difficile d’insérer le cacaoyer dans des
systèmes associant des cultures alimentaires. Les producteurs
hésitent donc à accroître leurs plantations lorsque la pression
foncière se fait sentir. Pour le café, notamment l’arabica, une
bonne variété (catimor) a très tôt été identifiée et distribuée aux
producteurs, à Tanna notamment où une petite filière a réussi à
voir le jour et à se stabiliser grâce aux aides publiques.
Cultures Vivrières diverses et maraîchères (28 publications) :
Les semences maraîchères sont importées de pays où elles sont
cultivées pendant les jours longs (ex : Yates d’Australie et Nouvelle-Zélande) mais sont cultivées durant les jours courts au Vanouatou (saison fraîche). L’inadéquation des variétés dites de
pays tempérés aux conditions tropicales, chaudes et humides, du
Vanouatou, est un réel problème pour les producteurs. Pendant
la saison chaude, seules quelques fermes hydroponiques continuent d’alimenter le marché en laitues, mais la production de
154
tomates par exemple, est entravée par la présence de la bactériose
qui détruit les plants. De nombreuses autres maladies et un climat très difficile pendant au moins six mois de l’année, entravent
les productions, même si l’investissement scientifique sur ces
plantes est resté somme toute modeste.
Plantes amylacées (77 publications) : Des collections locales
ont été mises en place pour les plantes amylacées qui sont toutes
à multiplication végétative (taros, ignames, patate douce, manioc,
macabo, bananiers et plantains mais aussi arbre à pain). Les
nombreuses études réalisées avec des marqueurs moléculaires
ADN indiquent que, malgré le grand nombre de variétés traditionnelles, les bases génétiques de ces plantes introduites sous forme
clonale dans l’archipel, sont très étroites. On se trouve dans le
cas de figure de la « pomme de terre irlandaise » qui avait mené à
la catastrophe que l’on connaît (1845). Les recherches ont donc
porté sur l’introduction de sang nouveau (souvent faite in vitro) de
manière à élargir les bases génétiques. La distribution de diversité
allélique dans tout le pays et la sélection participative, sont des
outils puissants pour anticiper les problèmes à venir : adaptation
aux changements climatiques et introductions accidentelles de
maladies et pathogènes. Enfin, la nécessité de biofortifier ces
plantes très riches en amidon, est un autre aspect de
l’amélioration génétique proprement dite, qui a donné satisfaction
et a permis la distribution de variétés riches en carotènes et en
anthocyanes.
Fruitiers (19 publications) : Bon nombre d’espèces ont été introduites très tôt par les missionnaires et les variétés sont donc
anciennes (exemple des agrumes) avec une étroitesse de la
gamme variétale et donc pas d’étalement de la période de production. On observe des pics qui saturent rapidement un marché
étroit. Les espèces locales sont très mal étudiées, très hétérogènes
et non clonées, et la variabilité de la qualité des produits représente une réelle difficulté pour l’accès aux marchés d’exportation.
Kava (35 publications) : Cette espèce domestiquée localement
présente une très grande variabilité des teneurs et des compositions qui déterminent la qualité du breuvage. Les composés (des
kavalactones) sont cependant complexes à analyser chimiquement (par HPLC) et des alternatives ont donc été recherchées pour
le contrôle de routine. La spectrophotométrie dans le proche infra-rouge s’est avérée être une bonne alternative pour contrôler la
qualité mais elle reste peu utilisée. La qualité continue de décliner
par perte de savoirs traditionnels, ou par négligence des acteurs
de la filière, des producteurs comme des commerçants. Les conséquences peuvent être graves, avec l’interdiction au début des
155
années 2000 de la commercialisation du kava dans l’Union Européenne. La mise en culture de vastes superficies de kavas dits de
« deux jours », qui sont des variétés à croissance rapide et à hauts
rendements, est un réel danger pour les consommateurs locaux.
Le secteur privé local semble pour le moment peu intéressé par la
valorisation et la transformation sur place. Par ailleurs, d’un
point de vue génétique, l’espèce est vulnérable et en certains endroits des problèmes de maladies apparaissent (Tanna par
exemple, où le dépérissement semble dû à un virus).
Foresterie (75 publications) : Le Vanouatou est fréquemment
visité par les cyclones qui abiment les fûts des grands arbres les
rendant impropres à l’exploitation forestière déjà peu favorisée
par le relief accidenté de l’archipel. L’identification d’espèces à
croissance rapide locales (Cordia alliadora) ou introduites (Pinus
spp.) a donc été une priorité et dès le début des années 80 de gros
projets de reforestation ont vu le jour, à Anatom pour le Pinus
carribbea et à Pentecôte pour le C. alliadora. Cette dernière espèce
s’est avérée peu intéressante d’un point de vue commercial, notamment à cause de sa vulnérabilité aux dépressions tropicales.
En ce qui concerne le pin, les résultats sont plus encourageants
et les éclaircies d’Anatom sont désormais commercialisées sur le
marché local. D’autres espèces indigènes, comme le « bois blanc »
donnent satisfaction pour le bois de charpente mais les volumes
restent limités. Les initiatives tendent maintenant à favoriser
l’agroforesterie villageoise plutôt que les gros projets forestiers.
Substances naturelles d’intérêt biologique (30 publications) :
La médecine traditionnelle du Vanouatou est riche de savoirs
ancestraux concernant les plantes locales utilisées pour traiter
diverses pathologies. Des criblages ont été réalisés dans le but
d’identifier des molécules d’intérêt biologique pouvant être utilisées par l’industrie ou les communautés. Les recherches se sont
plus particulièrement orientées vers les anti-paludéens ou les
plantes contraceptives. D’autres travaux ont aussi concerné
l’identification de plantes biopesticides en vue de leur utilisation
indirecte pour la protection des végétaux. Pour la plupart des cas
d’espèces étudiées, les résultats n’ont pas fait l’objet de valorisation commerciale, de dépôts de brevets ou d’utilisation en phytothérapie sous la forme d’herbes prêtes à consommer (tisanes par
exemple).
Elevage (38 publications) : Malgré les nombreuses recommandations extérieures formulées au début des années 80, et soulignant l’inadaptation des races Charolaise et Limousine (Bos taurus), il s’est avéré que ces deux races étaient au contraire très
bien adaptées aux conditions locales exceptionnelles du Vanoua156
tou (absence de tiques et de maladie majeure). Depuis trois décennies environ, l’appel à l’insémination artificielle permet
d’introduire du sang neuf dans le cheptel. L’amélioration génétique des races pures vise à produire des individus d’élite destinés
aux croisements avec les brahmanes (Bos indicus). Les produits
de ces croisements sont particulièrement performants.
L’optimisation des systèmes à base de cocotiers s’est surtout faite
par l’introduction de variétés et d’espèces de plantes fourragères
adaptées aux conditions pédoclimatiques locales et tolérant
l’ombre. Par contre, très peu de travaux ont concerné le petit élevage (mis à part la mise au point de provendes).
Peut-on faire un bilan?
Au niveau scientifique, l’impact au niveau international est réel et
se traduit par de nombreuses publications dans des revues à
comité de lecture et à haut facteur d’impact. La reconnaissance
régionale est elle aussi conséquente et de nombreuses collaborations se sont développées, soit avec les pays de la région, soit avec
des chercheurs basés en Australie et Nouvelle-Zélande. Par
contre, au niveau économique, l’impact est malheureusement
quasi nul puisque, mis à part le kava dont la filière s’est rapidement développée mais qui présente dorénavant de nombreux
problèmes, toutes les autres filières majeures affichent des chutes
de production. Au niveau global, la production agricole par tête
est nettement inférieure à ce qu’elle était avant l’Indépendance et
la balance agricole est tous les ans déficitaire. Au niveau de la
formation des chercheurs nationaux, en plus d’un demi-siècle il
n’a été possible de former qu’une seule chercheure de niveau
mastère (Marie Melteras) et un seul docteur (Roger Malapa).
En ce qui concerne le faible impact économique, il est probablement dû à la combinaison de plusieurs facteurs. Les fortes
contraintes archipélagiques sont de réels freins au développement
de l’agriculture au Vanouatou. Elles sont désormais exacerbées
par les conflits fonciers. Mais le faible transfert vers la société
civile est certainement dû aux faiblesses des moyens du Service
de Vulgarisation qui devrait permettre de transférer les solutions
présentées dans des articles à vocation scientifique mais qui restent inutilisables tels quels. Enfin, l’agriculture du Vanouatou n’a
pu se développer avant que son économie soit mondialisée. Les
forces en présence sont donc considérables. La surévaluation de
sa monnaie, le rôle des marchés sur les produits agricoles sont
des facteurs très déstabilisants à court terme alors que
l’agriculture a besoin de sécurité à long terme. Par exemple, pour
157
le coprah, le Vanouatou est un « offreur résiduel » qui subit les
aléas des productions en Asie du Sud Est (Philippines).
Quelle recherche pour l’avenir?
Le Vanouatou a récemment été affublé du titre peu flatteur de
« pays le plus vulnérable sur terre », et malgré les critiques que
l’on peut porter à ce genre de classement, il est évident que la
situation va devenir de plus en plus compliquée compte tenu
notamment de l’explosion démographique. L’augmentation des
pressions anthropiques combinée aux changements climatiques
et environnementaux, bien que ceux-ci soient difficiles à cerner
pour le moment, n’augure rien de très encourageant en ce qui
concerne l’exploitation raisonnée des ressources biologiques.
La recherche sur ces ressources au Vanouatou est aujourd’hui
à la fin d’une époque. La diminution des dépenses publiques et
donc des financements alloués à l’aide internationale font que les
futurs budgets ne seront à l’avenir accessibles que sur projets.
Les appels à projets étant de plus en plus compétitifs, les recherches seront forcément ciblées et probablement moins appliquées au développement. Leur impact potentiel sera donc considérablement réduit de par la nature des financements euxmêmes. La disparition du « vivier » des « VAT et VSN » est aussi une
réelle contrainte que ne peut remplacer les jeunes étudiants financés sur projets. Malheureusement, trop peu de chercheurs
nationaux ont été formés, un seul en cinquante années, et donc
les chercheurs locaux ne peuvent prendre la relève. Le problème
est inquiétant. D’autant plus que le niveau des sciences dans le
système national d’éducation laisse à désirer, rendant problématique les opportunités de trouver des jeunes à qui donner leurs
chances à l’avenir. On assiste donc au début d’une situation qui
sera très compliquée avec de nombreux problèmes à régler mais
des moyens qui s’amenuisent considérablement et très rapidement.
Références
LEBOT Vincent & SIMEONI Patricia, 2012. Cinquante années de
recherches sur les ressources biologiques au Vanouatou. / Fifty
years of research on biological resources in Vanuatu. Port- Vila,
Éditions Géo-consulte.
158
CHAPITRE VIII
Le droit de l’information environnementale,
indicateur de choix
Victor DAVID138
Un des premiers droits fondamentaux de l’Homme à être reconnu a
été la liberté d’opinion et la liberté d’expression. Le premier amendement à la Constitution des États-Unis est véritablement le premier document écrit à évoquer ces droits, ils seront repris en
France dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen
(article 11) de 1789 puis dans la Déclaration Universelle des Droits
de l’Homme (article 19) de 1948. Dans le Pacifique, la liberté
d’expression figure en bonne place dans différents Bill of Rights
inclus ou accolés aux constitutions des États insulaires139. La conquête d’un droit à l’accès à l’information quant à elle, est plus récente. Tantôt branche du droit et de la liberté d’expression, tantôt
individualisé, le droit à l’information coexiste également depuis une
vingtaine d’années avec le droit de et à l’information environnementale. C’est à ce dernier que nous nous proposons de consacrer la
présente étude. Pourquoi est-il si important de se pencher sur le
droit de l’information environnementale notamment dans et pour le
Pacifique ? Parce que, comme nous le verrons, gravitent autour des
données environnementales, un certain nombre de questions sinon
de conflits potentiels que l’on peut ramener à des conflits entre
l’intérêt général et des intérêts particuliers, entre droits et obligations et qui ne peuvent se résumer à une simple question d’accès à
des données publiques. L’accès à l’information est considéré aujourd’hui comme condition à la participation des populations à la
Chargé d’Études UMR GRED- Gouvernance, Risque, Environnement, Développement. Institut de Recherche pour le Développement - Université Paul
Valéry Montpellier 3.
139 La Constitution fédérale australienne ne dispose pas de Bill of Rights et il
n’existe pas de proclamation solennelle de la liberté d’expression. La NouvelleZélande est dotée depuis la New Zealand Bill of Rights Act 1990 d’un texte qui
sans avoir une valeur constitutionnelle garantit cependant (article 14) cette
liberté fondamentale.
http://www.legislation.govt.nz/act/public/1990/0109/latest/DLM224792.ht
ml, dernier accès le 23 août 2012.
138
159
prise de décision en matière de protection de l’environnement et de
la santé humaine, ces derniers étant qualifiés de particulièrement
vulnérables dans la région. L’accès à l’information est aussi le corollaire du consentement préalable et informé désormais posé
comme exigence dans un certain nombre de textes juridiques140
relatifs aux populations autochtones ou à d’autres. Se pose également en toile de fond de ce thème la question du rôle de l’État (au
sens d’autorité politique) : les avancées démocratiques en ce domaine se font elles par et avec l’État ? Le droit d’accès à
l’information environnementale ainsi que nous tenterons de le
montrer devient ainsi un excellent révélateur de choix sociétaux
vers davantage de démocratie.
Des clarifications conceptuelles s’avèrent être un préalable incontournable : il n’est pas rare de lire ou d’entendre parler de
« données
environnementales »
ou
«d’information
liée
à
l’environnement », d’« information environnementale » et plus récemment on assiste à la floraison des « indicateurs » en matière
d’environnement et de développement durable. Aux réalités que
recouvrent ces termes peuvent correspondre des règles différentes.
Dans cette optique, il nous semble important de rappeler comment
est née et a évolué la notion même de « information environnementale » (I) avant de montrer en quoi elle traduit les orientations démocratiques d’une société donnée et de présenter les enjeux nécessitant de l’encadrer par le droit, traduisant des choix politiques sur
le fond et sur la forme de cet encadrement (II).
L’information environnementale : entre régulation et réglementation
Les « données environnementales » ont sans doute toujours existé
et ce dans toutes les civilisations. Indispensables à la survie
même de l’espèce humaine, les savoirs liés à l’environnement
naturel de l’homme se sont accumulés au fil des millénaires, soit
faisant partie de la mémoire collective soit détenus par certains,
sorciers ou savants, prêtres ou chefs de clans qui faisaient de
l’acquisition, de la détention et de la diffusion orale ou écrite de
ces savoirs un privilège jalousement protégé et une source de
pouvoir. L’intérêt actuel porté à la thématique des données environnementales et à la démocratisation de l’accès et usage de ces
données relève sans doute d’une logique inversée : il ne s’agit plus
(même si toute considération anthropocentrique n’est pas exclue)
de se protéger de l’environnement mais bien de protéger
140
Voir, pour une étude détaillée sur ce sujet (UN, 2005).
160
l’environnement de l’homme. De ce fait, cet intérêt est sans doute
contemporain de la prise en compte de l’environnement comme
sujet de préoccupation à part entière. Le livre de Rachel Carson
(1962), Silent Spring pourrait bien constituer un point de départ
de la réflexion sur la place de l’information dans la protection de
l’environnement, condition de vie pour l’humanité : premier ouvrage scientifique à informer un grand public des conséquences
désastreuses de l’utilisation de pesticides, il est considéré comme
ayant contribué au renouveau de la conscience environnementale
aux États-Unis et à la mise en place de politiques publiques telles
que l’interdiction du DDT. Depuis, la nécessité de produire, sans
entrave toutefois au développement économique, des données
environnementales avec le double objectif progressif d’informer les
décideurs politiques et les populations et de permettre aux populations de participer aux processus de prise de décisions en matière environnementale, ne s’est pas démentie. Parallèlement, face
aux nombreux enjeux autour de ces données, s’est développé et a
évolué un droit des données environnementales variant entre
régulation et réglementation et correspondant à des choix sociétaux.
A. De la soft law…
C’est d’abord par le biais du droit international non contraignant
et donc par une approche de régulation que la sphère juridique a
abordé le sujet des données environnementales. La Déclaration
finale de la première Conférence des Nations Unies sur l'environnement évoque de manière directe la question des données environnementales dans ses principes 18 à 20. Le Principe 20 est
ainsi rédigé :
On devra encourager dans tous les pays, notamment dans les pays en
voie de développement, la recherche scientifique et les activités de
mise au point technique, dans le contexte des problèmes d'environnement, nationaux et multinationaux. À cet égard, on devra encourager
et faciliter la libre circulation des informations les plus récentes et le
transfert des données d'expérience, en vue d'aider à la solution des
problèmes d'environnement141.
L’emphase dans ce premier temps est donc mise sur la production de données environnementales, affaire de scientifiques et
techniciens. Vingt ans plus tard, la Déclaration de Rio sur
http://www.unep.org/Documents.Multilingual/Default.asp?DocumentID=97&ArticleID=1503&l=fr, dernier accès le 30 mai 2012.
141
161
l’environnement et le développement142, adoptée à l’issue du
« Sommet de la Planète Terre » en juin 1992, dispose dans son
Principe 10 que la « participation des citoyens appuyée sur
l’information environnementale est la meilleure solution pour la
protection de l’environnement ». Pour ce faire, elle estime qu’ :
au niveau national, chaque individu doit avoir dûment accès aux informations relatives à l'environnement que détiennent les autorités
publiques, y compris aux informations relatives aux substances et activités dangereuses dans leurs collectivités, et avoir la possibilité de
participer aux processus de prise de décision. Les Etats doivent faciliter et encourager la sensibilisation et la participation du public en
mettant les informations à la disposition de celui-ci.
Le problème est abordé ici sous l’angle du droit des individus à
accéder à deux types d’informations sur leur environnement détenues par les autorités publiques et à l’obligation des États de
permettre cet accès. C’est dans le dernier chapitre (40) de
l’Agenda (ou Action) 21143 que l’on trouve une définition. Les informations sont ainsi constituées de « données, renseignements,
expériences présentées de façon appropriée et de connaissances ».
Le point 40.2 se veut plus précis :
Bien qu'il existe déjà, comme l'indiquent les divers titres des chapitres
d'Action 21, un nombre considérable de données, il y a lieu de recueillir, à l'échelon local, régional et mondial, des données plus nombreuses et plus diversifiées sur la situation et l'évolution des variables
concernant les écosystèmes, les ressources naturelles, la pollution et
la situation socio-économique.
L’Union Européenne (UE), pour sa part, a fait très tôt de
l’amélioration de l’accès à l’information relative à l’environnement
un domaine prioritaire de ses programmes d’action. La directive
90/313/CEE du 7 juin 1990144 dont la transposition par les douze
Etats membres était exigée avant la fin 1992 est exemplaire à cet
égard. Elle « vise à assurer la liberté d'accès à l'information en
matière d'environnement détenue par les autorités publiques,
ainsi que sa diffusion, et à fixer les conditions de base dans leshttp://www.un.org/french/events/rio92/rio-fp.htm#three, dernier accès le
30 mai 2012.
143 http://www.un.org/french/ga/special/sids/agenda21/action40.htm, dernier accès le 1er juin 2012.
144
http://eurlex.europa.eu/smartapi/cgi/sga_doc?smartapi!celexplus!prod!DocNumber&lg=fr&type_doc=Directive&an_doc=1990&nu_doc=313, dernier accès le 3 juin 2012.
142
162
quelles cette information devrait être rendue accessible ». Son
article 2 a le mérite de définir les deux éléments contenus dans
l’objet :
a) « information relative à l'environnement » : toute information disponible
sous forme écrite, visuelle et sonore ou contenue dans des banques de
données, qui concerne l'état des eaux, de l'air, du sol, de la faune, de la
flore, des terres et des espaces naturels, ainsi que les activités (y compris
celles qui sont à l'origine de nuisances telles que le bruit) ou les mesures
les affectant ou susceptibles de les affecter et les activités ou les mesures
destinées à les protéger, y compris les mesures administratives et les
programmes de gestion de l'environnement;
b) « autorités publiques » : toute administration publique au niveau national, régional ou local, ayant des responsabilités et étant en possession
d'informations relatives à l'environnement, à l'exception des organismes
agissant dans l'exercice de pouvoirs judiciaires ou législatifs.
Les grandes lignes de ce qui constituera le droit des données
environnementales européen ou international sont posées dans
les définitions ci-dessus et par la suite divers textes reprendront
l’énoncé de 1990 tout en l’élargissant145, notamment à l’homme et
à sa santé.
De manière intéressante, l’Organisation de Coopération et de
Développement Economiques (OCDE) pour qui la protection de
l’environnement n’est pas la première raison d’être, a été un précurseur important dans l’institutionnalisation des données environnementales. Ainsi dès 1979 est adoptée par son organe décisionnel une importante « recommandation du Conseil relative aux
rapports sur l'état de l'environnement »146. Après avoir rappelé
dans les considérants l'importance de « relations qui existent
entre les pressions nées des activités humaines et les réactions de
l'environnement en ce qui concerne l'état des ressources naturelles et la qualité de la vie de l'homme », le Conseil recommande
de « mieux connaître l'état de l'environnement et son évolution
dans le temps afin de mieux évaluer les résultats des actions
passées et de contribuer au développement et à l'harmonisation
des politiques d'environnement. » Le Conseil insiste sur la nécessité « d'une information visant à intégrer plus complètement les
La CJCE a donné une interprétation élargie de la notion d’information relative à l’environnement dans son arrêt sur l'affaire préjudicielle C-321/96 Wilhelm Mecklenburg/Kreis Pinneberg - Der Landrat. Voir les conclusions de
l’avocat général : http://curia.europa.eu/juris/celex.jsf?celex=61996CC0321&
lang1=fr&type=NOT&ancre=, dernier accès le 5 juin 2012.
146 http://acts.oecd.org/Instruments/ShowInstrumentView.aspx?InstrumentID=24&Lang=fr&Book=False, dernier accès le 1er juin 2012.
145
163
préoccupations relatives à l'environnement dans les processus de
décision ; » Il préconise aux États membres :
d'intensifier leurs efforts pour améliorer la connaissance scientifique,
l'information, les statistiques et les indicateurs concernant l'état de l'environnement de manière à contribuer :
• à l'évaluation de l'état de l'environnement,
• à l'évaluation des activités qui ont un impact sur l'environnement,
• et à l'évaluation des politiques de l'environnement elles-mêmes, en mettant l'accent sur les domaines importants pour lesquels des indicateurs
comparables et pratiques peuvent actuellement être définis.
L’OCDE a adopté régulièrement par la suite d’autres textes sur
les informations relatives notamment aux substances dangereuses en particulier comme cette curieuse « décisionrecommandation147» du 8 juillet 1988148 concernant la communication d'informations au public et la participation du public au
processus de prise de décision visant les mesures de prévention
et d'intervention applicables aux accidents liés aux substances
dangereuses ». Pour tenir compte de l’évolution du contexte international149 en la matière depuis 1979, et convaincue de
l’importance de l’exigence de transparence en matière
d’environnement, l’OCDE adopte le 3 avril 1998, une importante
« recommandation du Conseil sur l'information environnementale ». Plus en rapport avec les missions premières de
l’Organisation, l’accent est mis cette fois sur les rapports coûtsbénéfices des politiques et stratégies de développement qui
s’appuient sur l'utilisation de données environnementales, d'indicateurs environnementaux et autres rapports sur l'environnement. La recommandation insiste sur la nécessaire coopération et
la collaboration entre organisations internationales, États, collectivités, administrations et services pour la collecte, la communication, la large diffusion, la facilitation de l’accès des individus des
données relatives « aux pressions exercées sur l'environnement, à
son état et aux réponses de la société, y compris des informations
expliquant les évolutions actuelles de l'environnement ».
Les décisions du Conseil sont juridiquement contraignantes pour tous les
membres qui ne se sont pas abstenus au moment de leur adoption alors que
les recommandations, elles, ne sont pas juridiquement contraignantes.
148http://acts.oecd.org/Instruments/ShowInstrumentView.aspx?InstrumentID
=57&Lang=fr&Book=False, dernier accès le 1er juin 2012.
149 Cf. par exemple la Déclaration de Rio de 1992 sur l'environnement et le
développement, et les lignes directrices approuvées par la Conférence ministérielle : « Un environnement pour l'Europe » (Sofia, octobre 1995).
147
164
B. à la hard law en droit international
Parallèlement aux initiatives de l’OCDE ou de l’UE, se développe
l’idée d’une convention internationale spécifique, consacrant le
droit à l’information environnementale en tant que norme contraignante. Ce sera chose faite avec l’adoption en juin 1998 de la
Convention dite d’Aarhus150 sur l'accès à l'information, la participation du public au processus décisionnel et l'accès à la justice
en matière d'environnement rédigée en application du Principe 10
de la Déclaration de Rio (1992), dans le cadre de la Commission
Economique pour l'Europe des Nations Unies (CEE-NU). La Convention d’Aarhus traite de trois volets : le développement de
l’accès du public à l’information sur l’environnement détenue par
les autorités publiques, le droit du public à la participation à la
prise des décisions liées à l’environnement, et l’extension des
conditions d’accès à la justice en matière d’atteinte à
l’environnement. À ce stade, c’est bien la définition, donnée au
paragraphe 3 de l’article 2 et qui est la plus complète et la plus
précise que l’on ait dans une convention internationale contraignante pour les parties l’ayant ratifiée, qui nous intéresse :
L'expression « information(s) sur l'environnement » désigne toute information disponible sous forme écrite, visuelle, orale ou électronique ou sous
toute autre forme matérielle, et portant sur :
a) L'état d'éléments de l'environnement tels que l'air et l'atmosphère,
l'eau, le sol, les terres, le paysage et les sites naturels, la diversité biologique et ses composantes, y compris les organismes génétiquement modifiés, et l'interaction entre ces éléments;
b) Des facteurs tels que les substances, l'énergie, le bruit et les rayonnements et des activités ou mesures, y compris des mesures administratives, des accords relatifs à l'environnement, des politiques, lois, plans et
programmes qui ont, ou risquent d'avoir, des incidences sur les éléments
de l'environnement relevant de l'alinéa a) ci-dessus et l'analyse coût
avantages et les autres analyses et hypothèses économiques utilisées
dans le processus décisionnel en matière d'environnement;
c) L'état de santé de l'homme, sa sécurité et ses conditions de vie ainsi
que l'état des sites culturels et des constructions dans la mesure où ils
sont, ou risquent d'être, altérés par l'état des éléments de l'environnement ou, par l'intermédiaire de ces éléments, par les facteurs, activités
ou mesures visés à l'alinéa b) ci-dessus.
À la lecture de cette très large définition qui intègre de surcroît
le principe de précaution, on mesure l’étendue des obligations qui
150
http://www.unece.org/fileadmin/DAM/env/pp/documents/cep43f.pdf.
165
pèsent sur les autorités publiques des États signataires de la
Convention en matière de réglementation des données environnementales. Les rédacteurs ont choisi d’aller bien au-delà des
principes évoqués à Rio, l’objectif étant de garantir la meilleure
transparence possible et de promouvoir une plus grande démocratisation du processus décisionnel en matière d’environnement.
À ce jour, 44 pays (essentiellement européens) et l’Union Européenne151 ont mis en œuvre cette Convention. Les transpositions
dans l’ordre juridique interne de ces pays152 visent ainsi d’une
part à garantir ce droit d’accès à l’information en matière
d’environnement tout en définissant, de manière plus ou moins
extensive, ce qui relève de l’information publique et ce qui relève
de la catégorie d’informations pouvant être tenues confidentielles
pour des raisons variées allant de la sécurité nationale à la propriété intellectuelle. Elles prévoient d’autre part les modalités de
mise à disposition de l’information détenue par les autorités publiques. La France a ratifié la Convention d’Aarhus en février
2002 et a publié au JORF le texte en septembre 2002153 assortissant sa ratification d’une réserve territoriale en vertu de laquelle
les trois territoires français du Pacifique154 sont exclus du champ
d’application de la Convention d’Aarhus.
Pour la Nouvelle-Calédonie, il faut donc chercher dans le cadre
des compétences normatives qui sont les siennes ou celles de ses
trois provinces, pour répondre aux enjeux liés aux données environnementales. Les autres pays du Pacifique ne sont pas partis à
la Convention d’Aarhus, ce qui ne signifie pas que le droit à
l’information n’y est pas garanti, nous y reviendrons.
La plupart des définitions évoquées ci-dessus comportent cependant une caractéristique importante qui n’est pas sans conséquence pour l’Océanie : c’est l’absence de prise en compte expli-
Cf. Directive 2003/4/CE du 28 janvier 2003 :
http://eurlex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=OJ:L:2003:041:0026:0
026:FR:PDF dernier accès le 3 juin 2012.
152 Voir par exemple pour la Belgique : Loi du 5 Août 2006 relative à l'accès du
public à l'information en matière d'environnement :
http://www.ejustice.just.fgov.be/cgi_loi/change_lg.pl?language=fr&la=F&table
_name=loi&cn=2006080556, dernier accès le 3 juin 2012 ; Le cas de l’Irlande
est atypique : seul pays signataire à ne pas avoir ratifié la convention d’Aarhus,
elle s’appuie exclusivement sur la directive européenne 2003/4/CE du 28
janvier 2003.
153 Décret n° 2002-1187 du 12 septembre 2002 publié au JORF n°221 du 21
septembre 2002 page 15563.
154 Il s’agit de la Nouvelle-Calédonie, de la Polynésie Française et de Wallis &
Futuna.
151
166
cite des savoirs locaux et des savoirs des populations autochtones
comme information environnementale. Si d’un côté les savoirs
locaux échappent aux obligations pesant sur les données environnementales détenues par des autorités publiques, d’un autre
côté elles ne bénéficient pas explicitement des protections accordées à ces mêmes données dans le cadre de la propriété intellectuelle et à la mise en en œuvre du partage des bénéfices au sens
de l’article « 8j » de la Convention sur la biodiversité de 1992.
Après ces quelques clarifications sur la notion d’information
environnementale, nous aborderons son lien avec la démocratie.
Droit à l’information et démocratie
On peut être surpris qu’à une époque où pourtant le mot d’ordre
est au « moins d’État » et où l’autorégulation des conflits et la
« gouvernance » sont les méthodes de fonctionnement privilégiées
dans les sociétés démocratiques, il soit nécessaire en matière
d’information environnementale, de se placer dans un contexte
normatif et de passer par une législation fixant de manière précise
pour chaque partie prenante ses attributions, droits et obligations. La contradiction n’est qu’apparente si l’on distingue la mise
en œuvre du droit à l‘information de ce droit lui-même conçu
comme liberté.
A. Information, liberté et démocratie
Le droit à l’information est précisément conçu pour faire reculer
l’emprise interventionniste de l’État en ce qu’il pourrait avoir de
négatif et d’oppressif. Nous défendons ici l’idée que le droit à
l’information en général et environnementale en particulier est
révélateur de l’état démocratique d’une société donnée. En effet, le
droit à l’information, avant d’être « droit à… » en tant que branche
du droit de l’information s’inscrit dans une perspective de démocratie libérale. Les pays anglo-saxons ne font pas de différence et
intègrent le droit à l’information dans leurs législations sur le
Freedom of Information. C’est le cas de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande155 par exemple.
En Nouvelle-Zélande, le « Official information Act » de 1982 pose une véritable présomption de disponibilité de l’information publique. La principale
législation nationale relative à l’information environnementale est consignée
dans le « Resource management Act » de 1991. En Australie il n’y a pas de
législation relative à l’information environnementale au niveau fédéral. Plusieurs textes généraux et sectoriels existent parmi lesquels nous citerons le
« Freedom of information Act » de 1982 ou le « Environment Protection and Biodi155
167
Il s’agit avant tout d’une liberté fondamentale dans toute société qui se définit comme démocratique. Liberté positive qui vient
délivrer le citoyen de sa liberté négative156 à ne pas être trompé ou
manipulé par les gouvernants. Le droit-liberté d’expression des
citoyens inclut le droit à être informé et ne saurait être contrarié
par une quelconque latitude laissée aux gouvernants de masquer
la réalité, de contrôler l’information de manière à conserver le
pouvoir ou à en abuser, y compris pour l’enrichissement personnel. La liberté d’accès à l’information est ainsi érigée comme rempart contre la corruption et elle se porte garante non seulement
de la transparence157 en démocratie mais aussi du « moins
d’État ». De même l’absence d’information fausserait le débat
démocratique et ne permettrait pas d’exercer la liberté de choisir158.
La démocratie est envisagée ici comme recherche permanente
de l’amélioration des relations gouvernants-gouvernés, toujours
empreintes de suspicion de domination des premiers sur les seconds. Dans cette approche, le droit à l’information intervient
comme un correctif aux lacunes de la démocratie représentative
en améliorant la participation des gouvernés aux processus décisionnels. Du Sommet de Rio en 1992 à la Convention d’Aarhus en
1998, le droit d’accès à l’information est étroitement associé, nous
l’avons vu, à la participation des populations à la prise de décision en matière d’environnement. La liberté d’accès à
l’information est considérée comme le pilier de ce qu’il est convenu d’appeler la gouvernance ; Comment concevoir en effet la participation des citoyens, ONG, des entreprises, etc. au processus
décisionnel s’ils n’ont pas accès aux informations sur les problèmes en présence et à résoudre, aux données scientifiques et
techniques ainsi qu’aux informations sur les solutions envisageables, les analyses coûts-bénéfices, etc. ? L’accès à
l’information renforce la « capabilité », au sens donné par Amartya
versity Conservation Act » de 1999, ainsi que le « National Greenhouse and
Energy Reporting Act » de 2007. Il convient de signaler le « National Plan for
Environmental Information » lancé en mai 2011 pour rationaliser le droit de
l’information environnementale.
156 Nous empruntons bien sûr ces concepts à Isaiah Berlin. Voir Drolet (2001).
157 Voir en ce sens Florini (2008).
158 Voir en ce sens par exemple la position du Conseil Constitutionnel français
dans les années 1980 à propos de l’audiovisuel (Décision n° 84-173 DC du 26
juillet 1984). Pour un commentaire récent, voir Pierre de Montalivet « La Constitution et l'audiovisuel », Les Nouveaux Cahiers du Conseil constitutionnel
3/2012 (N° 36),p. 5-17. URL : www.cairn.info/revue-les-nouveaux-cahiers-duconseil-constitutionnel-2012-3-page-5.htm. DOI : 10.3917/nccc.036.0005.
168
Sen à ce concept, des citoyens à exercer leur liberté de participation à la prise de décision dans les affaires les concernant et de ce
fait contribue à la démocratie qui se définit par d’autres libertés et
droits fondamentaux (Sen, 2003 : 106). L’amplitude du droit à
l’information devient donc un indicateur de choix dans
l’évaluation du bien-être démocratique des sociétés humaines et
pourrait laisser penser qu’elle contribue à contenir l’État dans un
rôle de régulateur. Cependant, la mise en œuvre de ce droit à
l’information, comme nous allons le voir avec l’information environnementale, nécessite une intervention normative conséquente.
B. Les questions juridiques relatives à l’information environnementale et le rôle de l’Etat : normer pour mieux réguler ?
Une meilleure défense de l’environnement naturel et une meilleure protection de la santé humaine sont les deux objectifs généraux, dans la perspective d’un développement durable de
l’humanité, qui sont sous-jacents dans l’intérêt porté, par la
communauté internationale et un certain nombre d’États, aux
données environnementales. Or, les écueils, parmi lesquels figurent les difficultés d’accès à l’information, d’accès du public au
processus décisionnel et d’accès à la justice en matière
d’environnement pour parvenir à ces objectifs sont nombreux. Un
certain nombre de conflits potentiels ou réels entre différents
droits et différentes obligations des parties prenantes obligent
donc les pouvoirs publics, lorsque les incitations ou exhortations
existant par ailleurs s’avèrent insuffisantes, à intervenir par la
voie normative pour les prévenir ou les résoudre. On se situe
typiquement dans un domaine où l’État intervient d’abord vis-àvis de lui-même et de toutes les autres collectivités infra-étatiques
pour une meilleure… régulation en matière de données environnementales ! En effet, toutes les réglementations que nous avons
passées en revue accordent un droit à l’information avec une
restriction importante : seule l’information « détenue par les autorités publiques » est concernée.
La première obligation qui s’impose donc aux autorités publiques, c’est celle de « disposer » de données environnementales et
de se donner tous les moyens pour y parvenir. La question de savoir
qui produit l’information n’intervient que dans la phase d’accès à
l’information. Il n’est plus envisageable en effet que des décisions
publiques en matière d’environnement soient (ou ne soient pas)
prises sur la base d’informations qui seraient indisponibles, incomplètes ou détenues de façon inégale par les parties prenantes. Il
revient donc aux autorités de produire directement par le biais de
leurs propres agences et services toutes les données possibles et
169
imaginables
nécessaires
à
une
gestion
intelligente
de
l’environnement et à la protection de la santé humaine. Elles peuvent également demander aux acteurs du secteur privé, à commencer par ceux susceptibles d’impacter sévèrement et ou durablement
l’environnement, de produire ces données. En droit français, les
arrêtés ICPE et les décisions individuelles d’autorisation d’exploiter
telle ou telle activité industrielle ou commerciale accordés par les
autorités publiques peuvent obliger les acteurs privés à produire,
suivre, traiter et fournir ces données aux services compétents pour
permettre à ces derniers d’accomplir leurs missions.
Cependant, malgré le foisonnement d’informations, dû particulièrement à la multiplicité d’acteurs qui en produisent depuis
une quarantaine d’années, il peut toujours arriver que l’on
manque d’informations dans un domaine précis. « Dans le contexte du développement durable, plus que tout autre, […] on ne
dispose pas d'information parfaite » (Brodhag, 2000) et c’est justement pour pallier l’absence d’informations notamment d’origine
scientifique et contourner cette information imparfaite qu’a été
institutionnalisé le principe de précaution.
Une fois les données environnementales produites par les différentes parties prenantes, c’est la question de leur disponibilité qui
suscite un certain nombre de difficultés. Ainsi, il faut résoudre des
conflits entre le droit d’accès à des informations permettant de défendre « l’intérêt général » que constituent la préservation de
l’environnement ou le droit à un environnement sain et d’autres
droits qui garantissent la protection d’informations « privées » ou
confidentielles, la protection de secrets industriels ou la propriété
intellectuelle pour ne citer que ceux-là parmi d’autres. Le degré de
démocratie d’une société va donc pouvoir être apprécié selon
l’importance et la priorité qui seront données à l’intérêt général et
aux droits collectifs sur la protection de droits individuels. L’État est
clairement interpellé ici sur son rôle: l’État va-t-il opter pour une
mission minimaliste de régulateur et d’arbitre entre les intérêts et
forces en présence ou bien va-t-il être interventionniste et faire des
choix qui nous paraissent relever davantage de l’éthique que de
calculs de coûts-bénéfices ou de l’utilitarisme ? Si l’on est favorable
au concept d’État gardien ou fiduciaire159 qui est plus utilisé au
Canada qu’en Europe ou dans le Pacifique, la réponse à cette quesVoir par exemple : « Loi affirmant le caractère collectif des ressources en eau
et visant à renforcer leur protection » adoptée en juin 2009 par l’Assemblée
Nationale du Québec qui dispose que l’État, en tant que gardien des intérêts de
la nation dans la ressource eau, se doit d’être investi des pouvoirs nécessaires
pour en assurer la protection et la gestion.
159
170
tion nous paraît d’autant plus évidente. Il serait intéressant de rapprocher ce concept d’État gardien de la conception de Max Weber de
l’État comme monopole de la violence légitime et de celle de Léon
Duguit sur l’État en tant que service public. Etendre par exemple la
solidarité sociale (Didry, 2005) défendue par Duguit à la nature irait
d’ailleurs dans le sens de l’harmonie avec la nature que défend désormais l’ONU.
Parmi les nombreuses autres questions qu’il convient de régler
dans le cadre du droit de l’information environnementale et qui
reflètent des choix de société, on peut citer celle de savoir qui
peut accéder à l’information environnementale. Cette question
n’est pas neutre bien sûr. En effet, le droit d’accès est-il généralisé ou bien, faut-il justifier d’un intérêt à accéder à ces informations ? Est-ce un droit ou une faculté ? Selon les choix qui seront
faits d’ouvrir ou pas au plus grand nombre le droit d’accès, on
pourra déduire le degré de démocratie participative qui dans le
cas français est promue au rang de principe constitutionnel. Mais
justement, les droits constitutionnels en la matière sont-ils self
executing ? L’absence de textes de mise en œuvre, qui peut en soi
révéler un choix de société fait par les pouvoirs politiques normatifs en place, est-elle une raison de ne pas satisfaire des droits
constitutionnellement garantis, tels que le droit à un environnement sain ? Nombreux sont les juristes en France à avoir rejeté
cette approche et le Conseil Constitutionnel français a rendu des
décisions qui vont dans ce sens160 en réitérant une position qui a
toujours été la sienne en matière de libertés publiques. Le but
même d’attribuer une valeur constitutionnelle n’est-il pas
d’échapper aux contingences politiques ? La notion « d’État de
droit » de Hans Kelsen, qui se rajoute aux autres conceptions
évoquées ci-dessus, quelque peu oubliées dans la pratique y
compris des « grandes » ou « vieilles » démocraties reprend tout
son sens à propos du droit de l’information environnementale.
Voir par exemple sur la valeur constitutionnelle de la participation du public prévu à l’article 7 de la Charte constitutionnelle, sur le site du Conseil
constitutionnel français : Décision n° 2011-183/184 QPC du 14 octobre 2011,
Décision n° 2012-262 QPC du 13 juillet 2012 et décisions n° 2012-269 QPC /
n° 2012-270 QPC du 27 juillet 2012.
160
171
Conclusion
Lorsque l’on entreprend un tour du monde du droit de l’information
environnementale161, on prend conscience que la liberté d’accès à
cette information n’est ni acquise ni garantie avec la même force.
Tous les pays ne disposent pas de législation spécifique, c’est le cas
par exemple des pays non soumis à la Convention d’Aarhus susévoquée. Ce n’est pas gênant en soi : la Nouvelle-Zélande par
exemple, a très bien organisé le droit d’accès à l’information environnementale. Comme la plupart des petits États océaniens162, le
Vanuatu et les îles Fidji par exemple n’ont pas de texte juridique à
ce jour sur la liberté de l’information et sur le droit d’accès à
l’information environnementale. Des projets de loi existent dans ces
deux pays, initiés ou soutenus par des ONG comme Transparency
International163 sans aboutir toutefois à une concrétisation législative. La réticence de ces pays est-elle du même ordre que celle affichée vis-à-vis de la démocratie occidentale, considérée comme une
« foreign flower » ? La Nouvelle-Calédonie quant à elle, a repris, à
travers les codes et charte de l’environnement de ses trois provinces164, les dispositions métropolitaines. Elle reproduit du coup les
imperfections du droit français en la matière, à savoir un régime
calqué sur l’accès à l’information publique de la loi dite « CADA » de
1978165 comportant de nombreuses dérogations et inféodant l’accès
On se rend compte en fait qu’il s’agit d’un travail de grande envergure. Nous
avons pu examiner pour l’heure les législations de la France, de la Belgique, du
Royaume-Uni pour ce qui est de l’Europe, et le droit applicable en Australie,
Nouvelle-Zélande, Nouvelle-Calédonie, Vanuatu et Fidji en Océanie.
162 Les Iles Cook font figure d’exception avec l’adoption en 2008 du Official
Information (Freedom of Information) Act. Son application laisserait cependant à
désirer selon une ONG australienne :
http://foi-privacy.blogspot.com/2012/08/cook-islands-dubitable-leader-onfoi-in.html#.UJdZlcW0Mgo, dernier accès le28 août 2012.
163 Cf. en qui concerne les Iles Fidji : www.transparencyfiji.org.
164 Code de l’environnement de la Province Sud :
http://www.provincesud.nc/images/stories/pdf/environnement/code_oct2012
.pdf; Code de l’environnement de la Province nord : http://www.provincenord.nc/documents/deliberations/DDEE/Code%20Environnement.pdf; Pour
la province des îles Loyauté : Délibération n° 2012-17/API du 24 avril 2012
relative à la charte de l’environnement de la province des îles Loyauté, Journal
Officiel de la Nouvelle-Calédonie, 29 mai 2012, p. 3796.
165 Le cas français est assez atypique dans la mesure où à la différence du
Royaume-Uni par exemple, les textes juridiques adoptés à ce jour sont plutôt
timides et c’est une jurisprudence récente qui vient renforcer le droit d’accès à
l’information. La version initiale du Code de l’environnement adoptée en 2000
octroie pour toute personne le droit: « d’accéder aux informations relatives à
l’environnement détenues, reçues ou établies par les autorités publiques {…}
161
172
à l’information au respect entre autres du droit de propriété intellectuelle. Non seulement la réglementation calédonienne, en dépit d’un
contexte particulier de protection d’une biodiversité exceptionnelle
et des activités minières extractives et industrielles - contexte qui
nécessite la plus grande vigilance des populations - reprend à son
compte un dispositif qui est loin d’être le plus avancé en matière de
démocratie, mais aussi elle met en place un régime législatif qui
vient d’être censuré par le Conseil Constitutionnel pour non-respect
du principe de participation et qui ouvre la voie à un certain nombre
de contentieux. Affaire à suivre.
Références
BRODHAG Christian, 2000. Information, gouvernance et développement durable, International Political Science Review / Revue
internationale de science politique, 21(3), pp. 311-327.
CARSON Rachel, 1962. Silent Spring, Houghton Mifflin Harcourt
Publishing Company.
DIDRY Claude, 2005. Léon Duguit, ou le service public en action,
Revue d'histoire moderne et contemporaine 52(3), p. 88-97.
DROLET Michel, 2001. La liberté des Modernes. Isaiah Berlin et les
néo-républicains, Politique et Sociétés 20(1), p. 25-43.
FLORINI Ann, 2008. Making Transparency Work, Global Environmental Politics 8(2).
SEN Amartya, 2003. Un nouveau modèle économique, Odile Jacob,
Paris, 2003.
UNITED NATIONS, 2005. An Overview of the Principle of Free, Prior and
Informed Consent and Indigenous Peoples in International and Domestic Law and Practices, Workshop On Free, Prior And Informed
Consent, New-York. http://www.un.org/esa/socdev/unpfii/documents /workshop_FPIC_tamang.doc
ou pour leur compte (qui) s’exerce dans les conditions définies par les dispositions du titre 1e de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 portant diverses mesures
d’amélioration des relations entre l’administration et le public et diverses dispositions d’ordre administratif, social et fiscal ». Il n’existe donc pas en France
comme les Environmental Information Regulations britanniques, un régime
législatif spécifique.
173
174
CHAPITRE IX
Le Sénat coutumier de Nouvelle-Calédonie,
une institution en mutation ?
Carine DAVID166
À l’heure des débats institutionnels aussi bien en NouvelleCalédonie qu’à Vanuatu, deux sujets m’apparaissaient pertinents
dans mon modeste domaine de compétence, à savoir le droit
constitutionnel : les outils d’ingénierie institutionnelle permettant
une stabilité gouvernementale, le Vanuatu comme la NouvelleCalédonie ayant récemment connu des périodes troublées, ou la
problématique de l’institutionnalisation de la coutume. Ces deux
questions s’avèrent cruciales tant à Vanuatu qu’en NouvelleCalédonie. Et il est vrai que la mise en commun d’expériences est
toujours riche d’enseignements.
J’ai finalement décidé de traiter de la prise en compte de la
coutume dans les institutions, parce que la littérature en ce domaine est beaucoup moins développée qu’en matière de stabilité
gouvernementale. Plus particulièrement, le Sénat coutumier de
Nouvelle-Calédonie ne fait clairement pas partie des priorités,
lorsqu’il s’agit pour les scientifiques d’étudier le contexte institutionnel de la Nouvelle-Calédonie, notamment parce qu’ils se focalisent le plus souvent sur la relation entre la France et la collectivité ultra marine. Et lorsqu’il s’agit d’étudier l’architecture interne
des institutions, l’observateur se concentre plus volontiers sur
l’originalité d’un gouvernement désigné à la représentation proportionnelle ou à l’assemblée locale, dotée d’un pouvoir législatif,
ce qui est exceptionnel dans le cadre d’un État unitaire comme la
France. L’objet de mon exposé est donc de présenter le Sénat
coutumier de Nouvelle-Calédonie dans une perspective à la fois
analytique, comparatiste et prospective.
Le Sénat coutumier a été créé pour remplacer le Conseil consultatif coutumier issu des Accords de Matignon de 1988. Cet
organe purement consultatif pouvait être consulté par le Congrès
du Territoire, les assemblées de province et l’État, et pouvait saisir ces mêmes instances sur des questions liées au statut civil
166
Maîtresse de Conférences à l’Université de la Nouvelle-Calédonie
175
coutumier et au régime des réserves foncières. Mais rapidement,
les compétences purement consultatives de cet organe ont été
remises en cause par les autorités coutumières, qui souhaitaient
participer plus activement aux responsabilités politiques. La création du Sénat coutumier répond à cette aspiration sans pour autant se placer en rupture avec les compétences du Conseil consultatif coutumier. Trouvant son fondement constitutionnel dans
l’Accord de Nouméa signé le 5 mai 1998 entre l’État français, les
représentants loyalistes et indépendantistes, ses modalités
d’organisation et de fonctionnement sont fixées par la loi organique statutaire du 19 mars 1999.
L’originalité du Sénat coutumier réside très clairement dans la
volonté d’une institutionnalisation républicaine de structures
d’origine coutumière, dans le cadre de la mise en place d’un bicaméralisme partiel, entendu comme l’existence de deux assemblées formant le Parlement mais dans certains domaines seulement, qui trouve sa source dans l’Accord de Nouméa. Le choix
entre bicaméralisme et monocaméralisme n’est pas anodin.
L’ingénierie institutionnelle relative aux modalités d’exercice du
pouvoir législatif est primordiale dans la mesure où elle vise à
assurer la meilleure représentation possible de la population afin
que l’expression du Parlement reflète au mieux la volonté populaire. Dans ce cadre, le choix entre monocaméralisme et bicaméralisme s’avère important.
Alors que certaines démocraties ont fait le choix d’un Parlement monocaméral, comme nos voisins néo-zélandais, d’autres se
tournent plus volontiers vers le bicaméralisme. Il est toutefois
constant que dans la mesure où il existe des démocraties disposant d’un Parlement monocaméral, l’existence d’une seconde
chambre doit toujours être justifiée par sa pertinence. La participation d’une seconde chambre au processus législatif implique en
effet nécessairement une discussion sur la légitimité de
l’institution. On le verra, le Sénat coutumier de NouvelleCalédonie ne fait pas exception à cette règle.
Des chiffres tout d’abord : le bicaméralisme connaît une expansion numérique. Alors qu’on dénombrait 45 parlements bicaméraux en 1970, il en existait 68 en 2000 et 78 au 31 décembre
2007. Le nombre symbolique de 80 a été dépassé en 2008. Cet
engouement croissant pour le bicaméralisme s’expliquant par
l’augmentation du nombre de démocraties dans le monde, il y a
lieu de voir ce développement d’un œil bienveillant.
176
Une seconde chambre, pour quoi faire ?
Pourquoi certains pays optent ils pour le bicaméralisme ? Les
futurs fondateurs de la nation américaine avaient longuement
débattu de la question dans les Federalist Papers. Depuis, la doctrine a dégagé un certain nombre de critères justifiant le recours
au bicaméralisme (A) qui trouve un écho particulier dans le contexte politique particulier des sociétés plurielles (B).
A. Le bicaméralisme, facteur de renforcement de la démocratie
Selon les critères classiques du bicaméralisme, l’existence d’une
seconde chambre au sein du Parlement a trois conséquences
majeures : Tout d’abord, elle signifie une meilleure représentativité du Parlement par la diversification de la représentation, la seconde chambre étant le plus souvent désignée selon un mode de
suffrage différent. Léon Duguit précisait :
Quant à la composition respective des deux chambres, le meilleur système apparaît si l’on comprend qu’une société, une nation, se compose
non seulement d’individus mais encore de groupes d’individus qui
constituent autant d’éléments sociaux distincts des individus : les
groupes communaux, familiaux, les associations ouvrières, agricoles,
industrielles, commerciales, scientifiques et même religieuses. Si l’on
veut que le Parlement soit une exacte représentation du pays, il faut
qu’il soit composé de deux chambres, dont l’une représentera plus
particulièrement les individus et dont l’autre représentera plus particulièrement les groupes sociaux, suivant un système que l’art politique saura déterminer pour chaque pays… Les deux chambres ont
alors un mode de recrutement démocratique, national ; le Parlement
contient alors tous les éléments constitutifs du pays ; il est véritablement un organe de représentation. (Duguit, 2007 : 170)
Ensuite, le bicaméralisme entraîne une obligation de soumettre la
loi à deux chambres différentes, enrichissant ainsi la discussion
parlementaire et par là, la qualité de la loi. Enfin, le bicaméralisme permet d’instaurer un contrepouvoir par rapport aux premières chambres qui sont plus soumises au rythme des élections
et au programme gouvernemental. À cet égard, le bicamérisme
s’avère en effet être un instrument d'équilibre institutionnel et de
protection contre les excès d'une majorité ou la pression de l'actualité. Ainsi, Montesquieu avait très justement souligné en parlant du Parlement britannique : « Le corps législatif y étant composé de deux parties, l’une enchaînera l’autre par sa faculté mutuelle d’empêcher » (Montesquieu, 1758).
S’agissant du cas spécifique de la Nouvelle-Calédonie, il est
bien évident que c’est le premier de ces critères qui nous intéresse
177
particulièrement : la représentativité différente de la seconde
chambre. Aujourd’hui, le Congrès de la Nouvelle-Calédonie est
composé d’élus issus des assemblées de province (32/15/7) désignées par un scrutin de liste proportionnel à la plus forte
moyenne. Or, nous savons que parmi les dizaines de modes de
scrutin existant à travers le monde, paradoxalement le scrutin de
liste favorise davantage un programme ou un parti que la représentation du peuple.
B. Le cas spécifique des sociétés plurielles
Dans une société plurielle comme la Nouvelle-Calédonie, il paraît
absolument nécessaire de mettre en place des moyens de tempérer la logique majoritaire de la démocratie représentative classique. En effet, la Nouvelle-Calédonie peut être sans conteste
qualifiée de société plurielle, entendue comme :
une société profondément divisée suivant des clivages religieux, idéologique, linguistique, culturel, ethnique ou racial, et qui est virtuellement constituée en sous-sociétés séparées ayant chacune son parti
politique, son groupe d’intérêt et son moyen de communication
(Lijphart, 1984 : 22 – 23)
Or, la démocratie majoritaire et ses mécanismes institutionnels classiques ne peuvent pas être considérés comme adaptés à
une société plurielle puisqu’elle fera systématiquement prévaloir
le groupe numériquement le plus important sur le ou les autres
groupes qui forment ladite société.
Selon Arend Lijphart, politologue américain d’origine néerlandaise :
dans les sociétés plurielles […], la flexibilité nécessaire à la démocratie majoritaire est absente. Dans ces conditions, la loi de la majorité
est non seulement antidémocratique, mais aussi dangereuse, parce
que les minorités auxquelles l’accès au pouvoir est constamment dénié, se sentiront exclues, victimes de discrimination et cesseront de
manifester leur allégeance au régime ». (ibid.)
Lijphart s’appuie donc sur l’exemple de son pays d’origine divisé entre catholiques et protestants, les Pays-Bas du début du
20ème siècle, où les élites politiques sont arrivées à imaginer des
mécanismes suscitant davantage la coopération que la concurrence que l’on décrit comme démocratie consensuelle ou « démocratie de concordance », et qui visent à atténuer les effets de la loi
de la majorité dans les sociétés plurielles.
À la prédominance du plus grand nombre, la démocratie consensuelle permet le règne du plus de monde possible dans une
178
recherche permanente de l’équilibre entre les communautés et de
conciliation par l’intermédiaire de leurs élites. Dans le cadre de la
démocratie consociative, le bicaméralisme apparaît comme un
élément, un outil permettant une modération du pouvoir majoritaire en introduisant une logique décisionnelle plus consensuelle.
La seconde chambre doit alors être vue comme un élément de
modération de la logique majoritaire. C’est d’ailleurs cette fonction
de modérateur du pouvoir majoritaire qui fonde alors sa légitimité. Or, est-il possible de considérer qu’il existe un élément modérateur au pouvoir délibérant de la Nouvelle-Calédonie ?
La prédominance des représentants de la Province Sud de loin
la plus peuplée, et donc de loin la plus dotée en élus (32 sur 54),
impose une majorité loyaliste, majoritairement européenne au
sein des institutions calédoniennes, nécessitant la mise en place
d’une seconde chambre pour tempérer cette logique occidentale,
au détriment de la représentation de la société kanak et donc de
la prise en compte de la coutume dans l’élaboration de la règle de
droit. Bien sûr, il est possible de faire référence au gouvernement
de la Nouvelle-Calédonie et à sa composition à la représentation
proportionnelle, laquelle est sensée permettre une prise de décision consensuelle à même de faire prévaloir une appréhension
métissée des problèmes. Toutefois, d’une part, le consensualisme
ne se situe qu’au niveau de l’initiative législative. D’autre part,
cela va sans prise en compte des limites même du système du
gouvernement collégial puisque la prise de décision consensuelle
est une obligation de moyen167 qui peut facilement être écartée
lorsqu’un groupe politique ou une coalition dispose de la majorité
absolue, les décisions pouvant être prises à la majorité absolue en
l’absence de consensus.
Cette logique majoritaire retrouve d’ailleurs toute sa place au
Congrès. Par ailleurs, et on reviendra sur cette question, la représentation de la population de sensibilité indépendantiste, très
majoritairement kanak, se fait au sein des institutions par des
hommes politiques mélanésiens, dont une faible proportion est
par ailleurs issue du sérail coutumier. Ceux-ci ne représentent
donc pas la coutume mais la population mélanésienne, de sensibilité indépendantiste. Il existe donc clairement une nécessité de
renforcer une logique consensuelle dans le système actuel essentiellement majoritaire en Nouvelle-Calédonie.
Article 132 al. 1er Loi organique n° 99-209 du 19 mars 1999 : « Le gouvernement est chargé collégialement et solidairement des affaires de sa compétence. Ses décisions sont prises à la majorité de ses membres. En cas de partage égal des voix, celle du président est prépondérante. »
167
179
Quel bicaméralisme en Nouvelle-Calédonie ?
À partir du moment où l’existence d’une seconde chambre apparaît nécessaire afin d’assurer une meilleure représentation de la
population au sein du Parlement, il convient de caractériser le
bicaméralisme dont aurait besoin la Nouvelle-Calédonie. Dans
cette optique, il convient de préciser que la doctrine identifie clairement une équation : légitimité/pouvoir/influence dans le cadre
du bicaméralisme. Ainsi, plus la légitimité de la seconde chambre
est avérée, plus ses pouvoirs seront accrus et plus son influence
sur le processus décisionnel sera importante. La corrélation entre
ces différents éléments révèle que le degré de conciliation introduit par l’existence d’une seconde chambre est lié aux pouvoirs
de cette seconde chambre, la portée desquels dépend directement
de sa légitimité (A). Partant du principe que c’est la fonction modératrice du pouvoir majoritaire qui fonde la légitimité de la seconde chambre, il y a lieu de s’interroger sur le positionnement
du Sénat coutumier dans cette perspective. En d’autres termes, le
Sénat coutumier permet-il une représentation plus équitable des
composantes de la société calédonienne (B) ? Il convient de noter
qu’il paraît toutefois difficile d’apporter une réponse tranchée à
une telle question, tant elle dépend du projet politique poursuivi
(C).
A. Les différents degrés du bicaméralisme, selon la théorie de
Arend Lijphart
Arend Lijphart, père de la théorie de la démocratie consociative, a
fait du bicaméralisme un élément central de son modèle de démocratie. Le modèle idéal ne prévoirait pas seulement le bicaméralisme mais un bicaméralisme pouvant être qualifié de « fort »,
c'est-à-dire une seconde chambre influente qui permette un dialogue réel, une véritable négociation sur les textes car elle dispose
d’une véritable légitimité. Afin de déterminer si un système politique s’appuie sur un bicaméralisme « fort » ou « faible »,
Arend Lijphart propose une classification des systèmes selon
deux critères. Le premier s’interroge sur la représentativité identique ou non entre les assemblées alors que le second est relatif
au caractère symétrique ou asymétrique des pouvoirs des deux
chambres. Le premier critère se concentre sur la composition de
l’assemblée. Lorsque les deux chambres sont élues selon des méthodes différentes ou désignées de manière à surreprésenter certaines minorités, elles sont considérées comme dissemblables ou
« incongruent ». Sinon, la composition est considérée comme équivalente ou « congruent ». Dans les sociétés plurielles, la chambre
180
haute est souvent désignée pour représenter les différents
groupes formant la société et aura donc une représentativité différente de la chambre basse. Cette représentativité différente influe
le plus souvent sur les pouvoirs de la seconde chambre. Ceux-ci
sont extrêmement importants pour déterminer sa capacité à influer sur le processus législatif et donc à infléchir la politique de
la première chambre. Ce second critère démontre que les pouvoirs
des secondes chambres diffèrent grandement d’un système politique à l’autre, allant d’une simple faculté de retarder les textes,
comme en Espagne par exemple, à un véritable droit de veto sur
toutes les lois comme en Australie ou aux États-Unis. Selon
Arend Lijphart, il faut prendre en compte les modalités de désignation des membres de la seconde chambre. En effet, selon
l’auteur, cet aspect est primordial pour déterminer les pouvoirs
réels de la chambre, les chambres n’étant pas élues au suffrage
universel direct souffrent d’un manque de légitimité démocratique, et donc de l’influence que confère une telle élection.
Afin de déterminer si la chambre haute dispose de pouvoirs
symétriques à ceux de la chambre basse, la première doit donc
disposer de pouvoirs constitutionnels et d’une légitimité identique
ou proche de celle de la seconde chambre. Peu de secondes
chambres répondent à ces critères. Les autres sont considérées
comme ayant des pouvoirs asymétriques. Pour Lijphart, un bicaméralisme fort est caractérisé par des pouvoirs symétriques et
une composition dissemblable. Un système qui présente une
seule des deux caractéristiques aura un bicaméralisme médian
alors qu’un système dans lequel les deux chambres ont des pouvoirs asymétriques mais une composition semblable aura un
bicamérisme faible. Qu’en est-il en Nouvelle-Calédonie ?
Avant d’être à même de caractériser le bicamérisme en Nouvelle-Calédonie, il convient d’examiner la composition et les pouvoirs du Sénat coutumier.
B - Un bicaméralisme partiel en Nouvelle-Calédonie
La qualité d’institution du Sénat coutumier est affirmée sans
équivoque aussi bien dans l’Accord de Nouméa que dans la loi
organique. Cet Accord prévoit dans son point 1.2.5. que :
Le Conseil coutumier de la Nouvelle-Calédonie deviendra un « Sénat
coutumier », compose de seize membres (deux par aire coutumière),
obligatoirement consulte sur les sujets intéressant l'identité kanak.
Un peu plus loin, en son point 2.1.4., l’Accord stipule que :
181
Le Sénat coutumier sera obligatoirement saisi des projets de lois du
pays et de délibération lorsqu’ils concerneront l’identité kanak au sens
du présent document. Lorsque le texte qui lui sera soumis aura le caractère de loi du pays et concernera l’identité kanak, le Congrès de la
Nouvelle-Calédonie devra a nouveau délibérer si le vote du Sénat coutumier n’est pas conforme. Le vote du Congrès s’imposera alors.
En application de l’Accord de Nouméa et conformément à
l’article 77 nouveau de la Constitution française du 4 octobre
1958, le Sénat coutumier a donc été institué par la loi organique
du 19 mars 1999. L’article 2 de la loi organique statutaire prévoit
sans équivoque que « les institutions de la Nouvelle-Calédonie
comprennent le congrès, le gouvernement, le sénat coutumier, le
conseil économique et social et les conseils coutumiers ». Les articles 137 à 148 de la loi l’organisent. La qualité de seconde
chambre du Sénat coutumier ne paraît pas poser de difficulté en
matière législative. Son originalité, qui réside dans sa compétence
matérielle partielle, puisque limitée à l’identité kanak, ne saurait
exclure la qualité de seconde chambre au Sénat. Murielle Mauguin Helgeson, auteur d’un ouvrage sur l’élaboration parlementaire de la loi, précise d’ailleurs que :
l’appartenance au parlement n’est pas toujours un signe décisif pour
définir le concept de seconde chambre et n’est pas liée à la détention
de compétences ou de pouvoirs mais renvoie au concept de légitimité
en vigueur (Mauguin Helgeson, 2006 : 327).
Dès lors, nous analyserons le Sénat coutumier à travers le
prisme de l’équation légitimité/pouvoirs/influence. Afin de mesurer l’influence du Sénat coutumier, il est nécessaire d’examiner
ses pouvoirs, lesquels dépendent de sa légitimité.
Les modalités de désignation des sénateurs coutumiers
Le sénat coutumier est compose de seize membres désignés par
chaque conseil coutumier, selon les usages reconnus par la coutume, à raison de deux représentants par aire coutumière de la
Nouvelle-Calédonie. La durée du mandat est de cinq ans. À partir
de là, il semble que deux questions récurrentes et imbriquées
doivent ici être analysées :
•
•
Qui représente le Sénat ?
Quelle légitimité pour les membres du Sénat ?
En effet, les modalités de désignation des membres du Sénat
sont décriées et posent en conséquence question sur la légitimité
du Sénat. On le sait, le Sénat coutumier n’est pas une autorité
182
coutumière à proprement parler puisque c’est une institution
prévue par l’Accord de Nouméa. Elle y est justifiée par « la pleine
reconnaissance de l’identité kanak », qui conduit « à prévoir la
place des structures coutumières dans les institutions, notamment par l’établissement d’un Sénat coutumier »168. Dès lors, quel
est le rôle du Sénat ? A-t-il vocation à représenter la coutume ou
la population kanak ?
Certains objectent qu’il n’y a pas une réelle connexion entre
les structures traditionnelles et le Sénat. En effet, les sénateurs
coutumiers sont désignés par les conseils coutumiers, autorités
coutumières chargées d’interpréter la coutume de leur aire coutumière auprès des autorités qui les saisissent (assemblées,
Haut-Commissaire, autorités administratives ou juridictionnelles,
etc.). Or, il est reproché à ces conseils coutumiers de ne pas être
des autorités coutumières historiques, puisqu’elles ont été créées
par les statuts précédents et reconduits en 1999, tout comme les
chefs, créés par le décret du 9 août 1898. Les Conseils des Anciens ou les Conseils des chefs de clan dans les tribus, qui sont
des autorités coutumières historiques, ne participent pour leur
part pas directement à la désignation des sénateurs. De ce fait, le
lien entre Sénat coutumier et autorités coutumières, représentant
la coutume, fait polémique pour certains.
Notons toutefois que ces conseils coutumiers sont eux-mêmes
désignés dans chaque aire coutumière « selon les usages propres
à celle-ci », en application de l’article 149 de la loi organique. Ce
mode de désignation relie les autorités coutumières historiques et
les structures coutumières institutionnalisées. Cette légitimité des
sénateurs coutumiers est également remise en cause par les tenants du suffrage universel et des valeurs occidentales liées à la
notion de démocratie. À cet égard, la loi organique prévoit qu’une
loi du pays peut modifier à partir de 2005 le mode de désignation
des sénateurs. En effet, la loi organique prévoit que
pour les renouvellements du sénat coutumier intervenant à compter
de 2005, ses membres peuvent être élus dans chaque aire coutumière
selon des modalités et par un collège électoral déterminés par une loi
du pays.
En d’autres termes, une loi du pays adoptée par le Congrès de
la Nouvelle-Calédonie peut prévoir une réforme des modalités de
nomination des sénateurs coutumiers. Cette question est dès lors
immanquablement posée lors de chaque Congrès du pays kanak,
168
Préambule de l’Accord de Nouméa
183
institué par le règlement intérieur du Sénat, précédent le renouvellement du Sénat.
Ce fut le cas en 2005 et en 2010. Les coutumiers ont tranché
pour le statu quo, craignant que « l’irruption du mode électif et
donc conflictuel des pratiques politiques dans la sphère coutumière » ne brise le ciment de la tradition. Est redouté le phénomène d’acculturation induit par un mode de désignation électif,
entrant en contradiction avec la logique hiérarchique de la coutume. S’il y a lieu de confirmer que la mise en place d’un système
électif se heurte à la logique hiérarchique du système coutumier,
on peut objecter à cette crainte qu’au Vanuatu comme à Fidji, les
membres des instances coutumières sont élus depuis longtemps.
Ce mode de désignation non conforme aux valeurs de la démocratie occidentale et majoritaire participe également de la remise en
cause de la légitimité du Sénat coutumier.
Cela pose toutefois la question de ce qu’est censé représenter
les membres du Sénat coutumier. Un sénateur élu au suffrage
universel kanak, qui regrouperait les kanak relevant du statut
civil coutumier, ne sera plus représentant de la coutume, mais
bien du peuple kanak. La nuance est de taille car il nous semble
que si l’objectif est de prévoir une prise en compte de la coutume
au moment de l’élaboration de la règle de droit, alors l’existence
du Sénat coutumier se justifie. Si, au contraire, il s’agit de représenter la seule population mélanésienne, par ailleurs déjà représentée au Congrès de la Nouvelle-Calédonie, élu au scrutin proportionnel, alors cette surreprésentation paraît plus difficilement
justifiable.
Les pouvoirs ambivalents du Sénat
À la lecture de l’Accord de Nouméa et de la loi organique statutaire, il apparaît que le sénat coutumier ait plutôt été conçu
comme un organe permettant la prise en compte de la coutume et
des règles traditionnelles propres à la société kanak que comme
une instance représentative de la société kanak. C’est la spécificité de la population autochtone du territoire qui a été mise en
exergue plus que les hommes. Dans cette optique, le Sénat est
représenté au conseil économique et social, aux conseils d'administration de certains établissements publics, au comité consultatif des mines. Après avis des conseils coutumiers, le sénat coutumier désigne les membres de l'académie des langues kanak, il
constate la désignation des autorités coutumières et la notifie au
président du gouvernement. Surtout, le Sénat coutumier participe
dans les domaines liés à la coutume au processus législatif, dans
le cadre d’une véritable navette parlementaire. En effet, tout pro184
jet ou proposition de loi du pays relatif aux signes identitaires, au
statut civil coutumier, au régime des terres coutumières et, notamment, à la définition des baux destinés à régir les relations
entre les propriétaires coutumiers et exploitants sur ces terres et
au régime des palabres coutumiers, aux limites des aires coutumières ainsi qu'aux modalités d'élection au sénat coutumier et
aux conseils coutumiers déposé sur le bureau du Congrès sont
transmis au sénat coutumier par le président du congrès. Le sénat coutumier délibère sur ce projet ou cette proposition de loi du
pays dans les deux mois de sa saisine. S'il ne s'est pas prononcé
dans ce délai, il est réputé avoir adopté le texte. Le texte adopté
par le sénat coutumier est ensuite soumis à la délibération du
congrès.
Si le congrès n'adopte pas un texte identique à celui adopté
par le Sénat coutumier, le Sénat coutumier est saisi du texte vote
par le congrès. Si le Sénat coutumier n'adopte pas ce texte en
termes identiques dans un délai d'un mois, le Congrès statue
définitivement. Le Sénat coutumier est par ailleurs consulté, selon les cas, par le Président du gouvernement, par le Président du
Congrès ou par le Président d'une assemblée de province sur les
projets ou propositions de délibération intéressant l'identité kanak. Il peut être consulté par les mêmes autorités sur tout autre
projet ou proposition de délibération. Il peut également être consulté par le Haut-Commissaire sur les questions de la compétence
de l’État. Il peut désigner l’un de ses membres pour exposer devant le congrès ou l’assemblée de province l’avis du sénat coutumier sur les projets ou propositions de délibération qui lui ont été
soumis. À son initiative ou sur la demande d'un conseil coutumier, le sénat coutumier peut saisir le gouvernement, le congrès
ou une assemblée de province de toute proposition intéressant
l'identité kanak. L’institution saisie d’une proposition intéressant
l’identité kanak informe le Président du Sénat coutumier des
suites réservées à cette proposition. Au-delà, le Sénat joue un rôle
important qu’il a souvent du mal à faire reconnaître.
Le Sénat s’est notamment fixé pour objectif d’élaborer le cadastre coutumier. Une telle entreprise implique la restructuration
du maillage complet des chefferies et leur réhabilitation, qui passe
par la revalorisation des moyens accordés aux chefferies. Le cadastre coutumier - ou en tout cas un modèle à l’essai – est espéré
d’ici 2020. Pour le Sénat, « L’établissement de ce dernier revient à
écrire l’histoire des groupes sur la terre et dans l’espace, en tenant compte de l’histoire ancienne et de la décolonisation et de
l’histoire récente ». Ce rétablissement du lien a la terre pourrait
185
avoir une influence sur le flottement identitaire actuellement induit par les incertitudes et les conflits sur les questions foncières.
Le Sénat coutumier travaille également sur les règlements des
conflits. Fin avril 2009, le Sénat a rendu un avis en indiquant
qu’une ordonnance d’octobre 1982 conférait un pouvoir de conciliation aux Autorités coutumières, « conformément aux méthodes
traditionnelles de régulation des conflits ». Le Sénat a proposé
l’instauration de structures adéquates : « l’instance de résolution
des conflits et de partage équitable des terres » qui serait présidée
par le Haut-Commissaire et le président du Sénat et un « comité
de médiation » au niveau de chaque conflit, comprenant des représentants coutumiers, le maire, un représentant provincial et
un commissaire. Pour bien comprendre, il faut savoir qu’en 150
ans de colonisation, l’organisation sociale autochtone a été déstructurée. De fait, l’autorité coutumière est aujourd’hui soit contestée coutumièrement par certains, soit niée ou ignorée par
d’autres. Le Sénat se veut instigateur et accompagnateur d’une
démarche de réforme des autorités coutumières. « Le rôle des
autorités coutumières est d’autant plus difficile que leur dispositif
juridique n’est plus adapte et s’avère insuffisant ». Pour le Sénat,
il convient de réorganiser et de moderniser les structures claniques. Le Sénat se veut également un élément moteur dans la
réflexion sur la justice coutumière, sur la jeunesse kanak et sur
bien d’autres sujets encore.
Le fonctionnement de l’institution
Si les pouvoirs dont est doté le Sénat sont relativement importants, on le verra en comparant avec les autres peuples autochtones et les Etats du Pacifique, son mode de fonctionnement
s’avère lui beaucoup moins ambitieux. Son fonctionnement est
assuré par une dotation spécifique qui constitue une dépense
obligatoire inscrite au budget de la Nouvelle-Calédonie après consultation du sénat coutumier. Le sénat coutumier bénéficie par
ailleurs de la mise à disposition d'agents de la NouvelleCalédonie. Le président du sénat coutumier organise et dirige les
services du sénat coutumier, seulement depuis une réforme de
2009. Avant cette date, le Sénat était géré comme un service du
Gouvernement de la Nouvelle-Calédonie. Par consensus coutumier, la présidence du Sénat est tournante « pour incarner successivement chaque pays » et huit commissions nourrissent sa
réflexion: développement économique et social, terres kanak,
affaires culturelles, droit et justice, éducation et formation, conciliation et résolution des conflits, santé et médecine traditionnelle
et budget et finance.
186
C. La caractérisation du bicaméralisme en Nouvelle-Calédonie
Au regard de ces caractéristiques, il est possible de définir le bicaméralisme en Nouvelle-Calédonie comme un bicaméralisme
médian. Du point de vue des pouvoirs de l’assemblée, il apparaît
une asymétrie très nette entre le Congrès et le Sénat coutumier.
En effet, le Sénat coutumier ne dispose dans la plupart des domaines que d’un pouvoir consultatif. Sa consultation est obligatoire s’agissant des projets et propositions de textes réglementaires intéressant l’identité kanak, elle est facultative dans tous
les autres cas. Dans les domaines législatifs intéressant l’identité
kanak, le Sénat dispose néanmoins d’un pouvoir délibératif dans
la mesure où il participe à une véritable navette dans la discussion des textes, le Congrès ayant toutefois le dernier mot. Toutefois, dans les autres domaines relevant de la loi, son avis n’est
même pas requis. Par ailleurs, le Sénat coutumier dispose d’un
droit d’initiative indirect, celui-ci pouvant saisir le Congrès, le
Gouvernement ou une assemblée de province de toute proposition
intéressant l'identité kanak. S’agissant de sa composition, on l’a
dit, le sénat coutumier est composé de seize membres désignés
par chaque conseil coutumier, selon les usages reconnus par la
coutume, à raison de deux représentants par aire coutumière de
la Nouvelle-Calédonie. Dès lors, le Sénat coutumier ayant des
pouvoirs faibles au regard de ceux dévolus au Congrès mais ses
membres étant désignés selon des modalités très différentes de la
chambre basse, le bicaméralisme en Nouvelle-Calédonie peut être
qualifiée de médian.
On peut à cet égard vérifier l’équation légitimté/pouvoir/influence pour le Sénat coutumier, laquelle permet de déceler un net
manque de légitimité :
• Les pouvoirs délibératifs de l’assemblée coutumière sont restreints au seul domaine de l’identité kanak et non au droit commun, pour lequel il devient une institution consultative et facultative. En effet, représentant la seule population mélanésienne, il
est appréhendé comme manquant de légitimité pour intervenir
dans les autres domaines ;
• Au surplus, les pouvoirs restreints du Sénat coutumier dans le
domaine de l’identité kanak (le Congrès a le dernier mot, absence
d’instance de conciliation de type Commission Mixte Paritaire)
peut également s’expliquer par la légitimité parfois décriée des
sénateurs coutumiers au sein de la population mélanésienne ellemême, laquelle s’explique par un conflit récurrent de légitimité
entre élus kanak désignés au suffrage universel et représentants
187
coutumiers désignés selon les règles coutumières. Cela a pour
conséquence que, même dans son domaine d’intervention privilégié, le Sénat souffre d’un manque de légitimité qui explique ses
faibles pouvoirs dans le processus législatif. Dès lors, il apparaît
que le Sénat coutumier, dans sa configuration actuelle, ne répond
pas à la définition d’une seconde chambre instaurant un bicaméralisme fort, nécessaire pour une représentation optimale de
l’ensemble de la population dans une société plurielle comme la
Nouvelle-Calédonie. L’éventuelle évolution de l’institution allant
dans le sens de la mise en place d’un bicaméralisme adapté dépend largement du projet politique poursuivi.
L’avenir du Sénat coutumier de Nouvelle-Calédonie
On arrive au cœur de la question actuelle relative à l’évolution
d’une assemblée telle que le Sénat coutumier dans le cadre du
processus d’émancipation dans lequel s’inscrit la NouvelleCalédonie. La question qui se pose à l’heure actuelle et sur laquelle travaille le Sénat coutumier est celle de l’évolution de son
rôle institutionnel dans le prochain statut de la NouvelleCalédonie, que celui-ci s’inscrive dans le cadre d’un régime
d’autonomie encore accentuée au sein de la République française
ou dans le cadre d’une Nouvelle-Calédonie indépendante et souveraine. À cet égard, il m’a semblé intéressant de précéder la réflexion d’une étude comparative des institutions coutumières.
A – Approche comparative des institutions coutumières
Il est intéressant de mesurer la place du Sénat coutumier dans
les institutions calédoniennes en se plaçant du point de vue du
processus d’émancipation dans lequel se situe la NouvelleCalédonie au regard des expériences de décolonisation dans le
Pacifique. Un certain nombre de points communs permet en effet
de justifier la comparaison. La petite taille des pays et de leur
population, le caractère insulaire de ces territoires, le fait qu’ils
soient généralement répartis sur une aire géographique importante, l’expérience de la colonisation par les européens et ses
conséquences sur l’exploitation des ressources notamment sont
autant de critères de convergence. Dans le cadre de la mise en
place des constitutions, il apparaît que l’incorporation des valeurs
et pratiques coutumières et la prise en compte des autorités traditionnelles dans le texte constitutionnel fut, selon Yash Ghai, l’un
des problèmes, intellectuel et technique le plus complexe au vu de
l’exercice pris dans son ensemble. De manière générale, les processus d’élaboration des constitutions ont impliqué des consulta188
tions conçues très largement. De ce fait, les autorités coutumières
ont le plus souvent été associées aux discussions, rendant la
question du rôle de la coutume et des chefs traditionnels plus
prégnante que si le processus avait été appréhendé de façon plus
élitiste ou organisé autour des seuls partis politiques structurés
au niveau national. Il apparaît également que la question de la
place de la coutume a eu de l’importance dans la mesure où il été
souhaité que la Constitution corresponde à la situation économique, sociale et culturelle du pays et basée sur ses valeurs. Les
préambules des différentes constitutions du Pacifique témoignent
par ailleurs du fait que l’imminence de l’indépendance a exacerbé
un sentiment de fierté lié aux valeurs culturelles passées et présentes. Toutefois, les difficultés d’assimilation de la coutume
étaient considérables, la plupart des pays n’ayant pas de cultures
homogènes.
La Papouasie Nouvelle-Guinée constitue à cet égard un
exemple souvent mis en avant. Par ailleurs, d’autres territoires
devaient prendre en compte des communautés nées de
l’immigration, comme Fiji où une sorte de dyarchie a permis de
préserver certains éléments du système politique traditionnel
fidjien. Dans de tels contextes, l’incorporation de règles coutumières spécifiques apparaissait toutefois comme un facteur de
division. D’autres pays, ayant des traditions plus homogènes,
comme les Tonga, les Samoa occidentales, Nauru ou encore les
Kiribati après la séparation d’avec les Tuvalu eurent moins de
difficultés pour incorporer la coutume. Une autre source de difficultés résidait dans la conciliation entre coutume, valeurs modernes et mise en place d’institutions politiques de type occidental que les autorités coloniales avaient commencé à promouvoir
dans le cadre de la préparation de l’indépendance. Dans les systèmes les moins hiérarchisés, ces conflits ont été atténués, voire
tus. Dans ce cadre, une difficulté complémentaire fut induite par
la compétition souvent étouffée entre l’élite éduquée et les autorités coutumières pour le contrôle politique. Dans certaines régions, la question des autorités coutumières était plus simple. En
Papouasie Nouvelle-Guinée, aucune reconnaissance n’a véritablement été recherchée, la préoccupation étant plutôt de concilier
valeurs traditionnelles et modernes « PNG Ways ». Au contraire, à
Samoa par exemple, les autorités coutumières étaient si naturellement supérieures que le rapport de force était nettement en
défaveur de ceux qui réclamait l’égalitarisme. D’autres États,
comme les îles Salomon, éludèrent la difficulté et renvoyèrent la
question du rôle des chefs au niveau provincial. Il en fut de même
dans les États fédérés de Micronésie.
189
À Nauru, la question fut réglée en considérant qu’à partir du
moment où le gouvernement serait nauruan, le respect dû à la
coutume serait effectif. Le problème à Fidji était plus complexe
dans la mesure où les autochtones fidjiens étaient devenus une
minorité dans leur propre pays et l’indépendance était appréhendée avec anxiété. La cohésion culturelle, économique et sociale de
la communauté soutenue par l’administration fidjienne était considérée comme nécessaire pour protéger ses intérêts et son identité. La communauté indienne pour sa part décida de ne pas en
faire un point de litige et accepta la mise en place d’un État autochtone fidjien dans l’État, avec la mise en place du Grand conseil des chefs disposant d’une tutelle sur la chambre haute du
Parlement, par le biais de modalités de nomination. Le problème
de la coutume et des chefs fut controversé au Vanuatu et en Micronésie. Au Vanuatu, cette question fut rendue particulièrement
complexe en raison des interrelations avec les questions politiques. Finalement, le Conseil des chefs obtint des fonctions consultatives sur les questions liées à la coutume et à la terre. De
manière similaire à la House of Arikis des Iles Cook et la House of
Iroij des Iles Marshall avec des pouvoirs un peu plus importants
en ce qu’elle peut renvoyer une législation sur la coutume ou la
terre pour réexamen par le Parlement.
À Vanuatu, le Parlement est obligé d’assurer un rôle aux chefs
dans l’administration locale, l’administration de la justice. Un
représentant du Conseil est par ailleurs membre d’une commission de la magistrature (S.46) et le Président du Conseil a le pouvoir de nommer un juge à la Cour suprême (S. 47(4)), disposition
abrogée après l’indépendance. Par ailleurs, l’article 83 de la Constitution du Vanuatu prévoit que les chefs coutumiers sont représentés dans chaque conseil régional.
Palau a prévu un rôle consultatif des chefs dans l’administration : un conseil des chefs composé des chefs dans chaque État
dont le rôle est de conseiller le Président sur les questions relatives aux règles coutumières, leur relation avec les règles constitutionnelles et législatives. Toutefois, leur rôle n’est pas très clairement défini.
Dans ce cadre, on pourrait s’interroger sur l’évolution du sénat
dans les années à venir dans le cadre de la continuation du processus d’émancipation. Pourtant, le Sénat compte bien évoluer et
revendique des pouvoirs plus importants et notamment une participation plus marquée dans la procédure législative.
190
B – Quelles perspectives pour le Sénat demain ?
À partir de la lecture de l’Accord de Nouméa, deux scenarii sont
envisageables pour envisager l’architecture de la seconde
chambre, ceux-ci n’étant pas exclusifs l’un de l’autre mais
s’inscrivant plutôt dans un cadre évolutif. Le premier s’inscrit
dans la continuité du schéma actuel, à savoir la représentation
spécifique de la coutume par la seconde chambre. Le second vise
à représenter plus fidèlement les différentes composantes de la
société calédonienne dans son ensemble. Les dispositions de
l’Accord de Nouméa servent à cet égard de grille de lecture dans le
temps : « Le passé a été le temps de la colonisation. Le présent est
le temps du partage par le rééquilibrage. L’avenir doit être le
temps de l’identité dans un destin commun ». Ainsi, dans un
premier temps, il apparaît nécessaire de procéder au rééquilibrage
par « la pleine reconnaissance de l’identité kanak » qui conduit
notamment « à prévoir la place des structures coutumières dans
les institutions, notamment par l’établissement d’un Sénat coutumier ». Il sera par la suite peut être temps d’élargir la représentation à toutes les composantes de la société calédonienne. Une
telle solution évolutive a le mérite d’augmenter l’acceptabilité de la
solution qui consiste à ne représenter que la seule population
kanak au regard de sa qualité de peuple premier dont les droits
ont été niés pendant de nombreuses décennies. Elle permet également d’inscrire dans le temps une évolution de la seconde
chambre vers une représentation plus globale des populations
présentes en Nouvelle-Calédonie.
Une seconde chambre dans la continuité du Sénat coutumier
On l’a vu au paragraphe précédent, le Sénat coutumier doit nécessairement évoluer afin de représenter véritablement la société
Kanak dans son ensemble. En effet, si en un sens, on peut considérer que la navette avec le Sénat coutumier est fort utile dans la
mesure où les spécificités liées à l’identité kanak sont très peu
prises en compte dans le processus décisionnel. Il apparaît
néanmoins que les pouvoirs du Sénat coutumier sont très endeçà de ce qu’ils devraient être aux fins de représenter vraiment
la population mélanésienne. Concomitamment, la composition de
l’assemblée elle-même pourrait connaître quelques ajustements
afin de renforcer sa légitimité, justifiant ainsi un accroissement de
ces pouvoirs. S’agissant tout d’abord de ses pouvoirs, plusieurs
solutions sont envisageables. Ainsi, la mise en place d’une commission mixte paritaire pourrait renforcer la prise en compte de la
position du Sénat alors qu’il est possible aujourd’hui pour le Congrès d’ignorer les prises de position de l’institution coutumière, y
191
compris en matière coutumière. Cela permettrait un dialogue
entre les deux chambres qui soit plus conforme à la tradition
mélanésienne, tout en étant conforme à la tradition parlementaire
française puisque serait repris un mécanisme existant au niveau
national… Par ailleurs, il serait envisageable d’étendre les compétences du Sénat coutumier au-delà de sa compétence en matière
d’identité kanak. Ainsi, le bicamérisme et par là, la procédure de
navette, pourrait être étendu à toutes les matières législatives (et
pourquoi pas réglementaire) afin de garantir une meilleure prise
en compte de la coutume pour ne pas dire la conception mélanésienne lors de l’élaboration des textes. Une modulation des pouvoirs pourrait être prévue en fonction des domaines d’intervention. S’agissant ensuite de la composition du Sénat coutumier,
plusieurs éléments permettraient un renforcement de sa légitimité
: l’ouverture de l’institution aux femmes, l’introduction d’un scrutin mixte avec la mise en place, par exemple, d’un scrutin direct
pour la moitié des sièges permettant à la population mélanésienne de désigner directement ses représentants.
Une autre solution pourrait résider dans l’instauration d’un
bicaméralisme au niveau provincial, c'est-à-dire à un niveau de
prise de décision plus bas, avec des représentants élus sur la
base des circonscriptions des aires coutumières, les modalités de
suffrage devant être définies. Toutes ses pistes de réflexion pourraient être examinées dans le cadre de l’élaboration du prochain
statut de la Nouvelle-Calédonie, à l’aube des discussions qui auront lieu dans les prochains mois sur l’évolution statutaire de l’île.
Une seconde chambre dans le cadre d’un destin commun
Dans un second temps, il serait envisageable d’étendre la représentation au sein de la seconde chambre à l’ensemble des communautés présentes en Nouvelle-Calédonie. Il ne paraît pas abscons de prévoir une telle représentation communautaire. Ainsi,
Léon Duguit déclarait que
Si l’on veut se rapprocher de l’idéal que doit tendre à réaliser toute représentation politique, si l’on veut assurer dans le Parlement la représentation de tous les éléments de la vie nationale, il faut placer, à côté
de l’assemblée élue par les individus proportionnellement aux forces
numériques des divers partis, une assemblée élue par les groupes professionnels. » (Duguit, 2007 : 183)
Ce raisonnement est tout à fait transposable à toute appartenance communautaire pertinente au niveau du territoire concerné. Enfin, une fusion améliorée entre le Sénat coutumier et le
Conseil économique et social pourrait constituer un postulat de
192
départ pour faire évoluer la seconde chambre. Sa composition
mixte permettrait en effet un domaine de compétence élargi par
rapport au Sénat coutumier.
Il existe bien d’autres pistes de réflexion avec par exemple la
solution intéressante du Statut Lemoine issu de la loi du 6 septembre 1984 qui n’a jamais été appliquée. Cette loi prévoyait
parmi les institutions du territoire la création d’une assemblée
des pays, composée de 24 représentants de la coutume et de 24
représentants des communes. Les représentants de la coutume
sont désignés selon les usages reconnus par la coutume du pays,
à raison de quatre représentants pour chacun des six pays.
L’assemblée des pays est consultée en formation plénière sur les
projets et proposition de délibérations en matière de développement économique, social et culturel, de la planification et de budget. Cette assemblée de pays connaissait trois formations : assemblée plénière, chambre coutumière et collège des élus. La
chambre coutumière, composée des représentants de la coutume,
est saisie des projets et propositions de délibérations portant sur
les questions de droit civil particulier. Elle avait également une
mission de conciliation dans les conflits dont elle peut être saisie
entre citoyens de statut civil particulier. Elle était également
l’interlocuteur privilégié des communautés mélanésiennes du
Pacifique Sud.
Références
DUGUIT Léon, 2007. « Manuel de droit constitutionnel », Ed. Panthéon Assas, Coll. Les introuvables.
LIJPHART Arend, 1984. Democracies, New Haven, Yale University
Press, 1984
MONTESQUIEU Charles-Louis, 1758. « Esprit des lois », livre XI,
chapitre VI.
MAUGUIN HELGESON Murielle, 2006. « L’élaboration parlementaire
de la loi – Etude comparative (Allemagne, France, Royaume-Uni »,
Dalloz, Coll. Bibliothèque parlementaire et constitutionnelle.
193
194
CHAPITRE X
La femme dans la loi et la coutume
Caroline TABANI169
Introduction
La question des droits des femmes à Vanuatu est révélatrice de
l’état des interactions, de la coexistence entre des règles issues de
ce à quoi les Ni-Vanuatu se réfèrent par kastom et celles procédant de l’ordre normatif, légal. La République de Vanuatu est un
État de création récente, indépendant depuis seulement 1980.
Toujours en phase de consolidation de sa démocratie, après plus
de 150 ans de colonisation sous la forme atypique d’un condominium franco-britannique, elle s’est montrée souvent instable sur
le plan institutionnel, multipliant les crises gouvernementales
année après année.
L’État, au budget extrêmement faible, sous perfusion de l’aide
apportée par ses bailleurs de fonds dans cette zone du Pacifique,
voit ses capacités d’action publique assez fréquemment limitées,
parfois jusqu’à ne plus pouvoir remplir les principales missions
d’intérêt général (voir Hochet, chapitre 5). Et ce sont les ONG ou
les associations qui s’emparent et tentent de résoudre certaines
difficultés rencontrées par la société civile.
À la fois classé comme paradis fiscal depuis 1971 et 10 ème
pays le plus pauvre au monde170, l’économie de subsistance dans
les îles de l’archipel jouxte tant bien que mal l’économie formelle
en milieu urbain, emportée par la mondialisation. Elle y est confrontée désormais par la circulation croissante de la monnaie due
aux revenus du tourisme, principale source en devises du pays.
Sur le plan du droit, nous pouvons faire le même constat de mélange des genres : le respect des coutumes est mêlé à
l’application de principes de droit international et au droit de la
common law en tant qu’héritage colonial. La République de Vanuatu est une démocratie parlementaire sans séparation de
l’Église et de l’État. Elle implique le respect de principes chré169
Doctorante à l’EHESS-CREDO
2009, sources FMI.
170 PIB
195
tiens, des dispositions philo-coutumières et des droits fondamentaux. Les deux puissances coloniales faisaient partie du comité
de rédaction de la Constitution. Dans ce contexte, la condition
des femmes à Vanuatu présente des spécificités et sur le plan
légal et sur le plan de la kastom171. Quelle est leur personnalité
juridique, et comment s’articulent les dispositions constitutionnelles et les droits coutumiers qui les concernent ?
La personnalité juridique des femmes
Le pouvoir législatif n’a pas prévu spécialement d’égalité entre les
hommes et les femmes pourtant proclamée dans la Constitution,
ni même une égalité entre les femmes elles-mêmes selon leurs
origines culturelles et géographiques, mais elle a aménagé une
protection légale parallèlement à celle du groupe. Une philosophie
sociale individualiste vient se greffer sur la répartition des rôles et
pouvoirs entre les hommes et les femmes parfois idéalisées par
les hommes172. Elle est difficilement compatible avec la diversité
des règles d’organisation sociale à Vanuatu. D’ailleurs, les lois
relatives aux femmes ne mettent pas en œuvre toutes les dispositions prévues par la convention sur l’élimination de toutes les
formes de discrimination à l’égard des femmes (CEDAW)173.
Pour s’entendre au préalable sur la définition de la coutume à Vanuatu qui
a déjà fait l’objet de nombreux débats et controverses, précisons qu’à Vanuatu,
le sens restreint de la kastom renvoie à ce qui peut être considéré par le système légal comme spécificité culturelle. Sur un stricte plan juridique, elle est
techniquement proche des dispositions relatives à la loi du pays en NouvelleCalédonie (cf. les travaux de Carine David). Autre précaution : La loi n’est pas,
loin s’en faut, l’unique source de droit à Vanuatu. L’anthropologie juridique
dans un tel cas de figure permet de suivre une approche de pluralisme juridique. Selon Rodolfo Sacco, « là où se trouve une société l’on ne trouve pas
toujours un État, chargé de toutes ses fonctions » (Sacco, 2008 : 59). A Vanuatu, une des sources de droit est la kastom informelle, « droit coutumier » ou
kastom law (Customary Law) décrite par l’anthropologie nord-américaine
comme la folk law. Elle a pu servir à la construction d’une « coutume d’État »
sans référent culturel précis et elle peut être une source d’uniformisation des
spécificités que l’État prétend défendre.
172 Interview de Marcellin Abong, Directeur du VKS, Port-Vila et chef du sud de
Mallicolo, 26/09/2011 : « Woman i gat paoa, hemi wan help blong man, kraon i
kam long hem » (La femme a du pouvoir, elle est le soutien de l’homme, la terre
vient d’elle) et « le système foncier est indissociable du système matrilocal ».
Quand vous interrogez le chef de Tanna, Jacob Kapere, il commence sa première phrase de la même façon : « woman i gat paoa ».
173 Cf. le rapport très détaillé de L’UNIFEM : Translating CEDAW into law, CEDAW
legislative compliance in nine Pacific island countries, 2007 : 392, 416.
171
196
Une partie de la population en milieu urbain vit selon les
règles du pouvoir légal-étatique, tandis que l’autre par résilience
culturelle, en milieu rural, se retranche derrière la kastom. Or,
l’organisation rurale, traditionnaliste et chrétienne doit dépendre
d’un système étatique quand bien même ses membres ne perçoivent pas l’État comme un facteur de progrès, d’émancipation,
d’union, voire parfois n’en reconnaissent pas la pleine légitimité.
Même si la République de Vanuatu montre son attachement aux
droits de l’homme, aux droits de la personne, une femme est
définie par rapport à la communauté et il n’existe pas de droits de
la personne en soi dans l’organisation sociale de la société vanuataise.
Capacité juridique
La femme est un sujet de droit, mais elle a plus d’obligations
morales et sociales, de devoirs que de droits individuels. Or, en
droit, la personnalité juridique se définit par deux attributs,
l’identité et la capacité juridique – l’aptitude à acquérir et exercer
un droit –, et non par des « attributions » comme le souhaite Irène
Théry, qui renouvelle la conception du genre comme « modalité
des actions et relations sociales » (Théry, 2007 : 447), et dont la
conception représente une voie explorée implicitement à Vanuatu.
La femme est donc identifiée, du point de vue de l’état civil,
par le nom de son père, et une fois mariée par le nom de son
mari. Les conceptions d’origines chrétiennes se conjuguent avec
les diverses pratiques coutumières qui ont cours pour la rattacher au foyer de ses parents ou parents adoptifs jusqu’au mariage, puis à celui de son mari174. Sa nationalité est la nationalité
vanuataise, sauf si l’un de ses parents lui en transmet une autre,
ce qui peut améliorer dans certains cas les conditions de vie et
l’épanouissement personnel de la jeune fille (études, liberté de
choix et de mouvement, accès aux soins etc.). Sinon, la nationalité est exclusive et ne permet pas d’obtenir une bi-nationalité.
L’acquisition d’une nationalité étrangère par mariage n’est possible qu’en quittant le pays175.
Le législateur a limité volontairement la capacité des femmes
et a prévu des droits qui concrètement, vue la réalité économique
et sociale, ne peuvent être mis en œuvre le plus souvent que par
174 CAP 61.
175 Articles
9 à 14 de la Constitution.
197
les non Mélanésiennes ou les métisses qui se rattachent par leur
éducation à des identités multiples. Le mariage est, pour la plupart des femmes, coutumier176 ; seuls, les mariages civils ou religieux sont reconnus officiellement et emportent l’application d’un
régime matrimonial. Pour être reconnu officiellement, un mariage
coutumier doit être déclaré auprès de, et certifié par
l’administration compétente (Conseil National des Chefs ou Malvatumauri à Efate, pour les îles qui n’ont pas accès au Malvatumauri, il suffit qu’il y ait des témoignages à propos du mariage
coutumier pour qu’il puisse être civilement enregistré en cas de
demande). Les jeunes femmes peuvent se marier à partir de 16
ans (18 ans pour les hommes), mais le consentement des parents
est requis pour toute jeune fille de moins de 21 ans177. En principe, les parents choisissent l’époux de leur fille puisqu’ils permettent de créer des alliances entre groupes d’une même île ou
d’îles voisines. Et si une jeune fille choisit un autre homme, sa
famille doit accepter de procéder à une toute autre cérémonie.
Elle a donc une liberté de choix très relative, ou elle doit assumer
les conséquences de son choix notamment vis-à-vis de sa famille178. L’adultère, l’abandon du foyer depuis au moins trois ans
et le traitement abusif continuel, la maladie mentale incurable
vécue au moins 5 ans avant la demande de divorce, la condamnation pour viol ou « unnatural offence » sont les seules causes de
divorce179. Aucun divorce par consentement mutuel n’est prévu.
Dans les faits, peu de femmes ont les moyens de se payer un
Les sociétés de la de province de TAFEA sont parmi les rares de l’archipel où
le départ d’une femme dans sa belle-famille n’est pas compensé par un « prix »
à payer par le futur époux à la famille de la future épouse, (« prix de la fiancée »
particulièrement élevé, 80 000 vatus). On « n’achète » pas une femme, mais on
offre à sa famille des nattes, cochons et pieds de kava. Dans le reste de
l’archipel, cette pratique du « prix de la fiancée » qui date des années 1950, a
des conséquences importantes, puisque l’épouse ne peut plus retourner voir sa
famille sauf sur accord du mari. Elle est remise en cause actuellement même
par les chefs (voir journée du 13 septembre 2011 sur la « kastom governance »
au Malvatumauri). Auparavant, l’échange des femmes faisait l’objet d’offrande
de nattes dans tout l’archipel.
177 CAP 60.
178 C’est le sujet le plus sensible chez la jeunesse urbaine ayant perdu certains
repères culturels, lorsqu’on évoque les valeurs coutumières en cours de droit
ou d’éducation civique, s’insurge et emploie le terme excessif de « mariage
forcé » à la place de mariage arrangé, vivement conseillé. Elle relate le suicide
par pendaison à Port-Vila d’un jeune couple désespéré originaire de Tanna qui
n’était pas autorisé à se marier. Le chef Jacob de Tanna m’a confirmé
qu’aujourd’hui il peut y avoir un dialogue entre les parents et leurs enfants.
179 CAP 192.
176
198
divorce. Une disposition légale particulière prévoit que si le mariage a été célébré dans la coutume, il doit être dissout dans la
coutume180. En pratique, il s’agit d’une séparation de fait, et elle
est rare : l’homme partira et les enfants resteront auprès de
l’oncle maternel qui doit les soutenir jusqu’à leur majorité, ou à
Tanna par exemple, dans la famille du père qui transmet une
terre aux garçons. Si la femme est à l’origine de la rupture, toujours à Tanna, la famille devra offrir une nouvelle femme pour
remplacer la première qui rentrera vivre chez ses parents. Dans le
domaine de la santé, il faut relever qu’une femme qui souhaite
procéder à une opération gynécologique totale, moyen de contraception massif pour les femmes déjà mères, doit obtenir le consentement de son mari. Par contre, le régime de la filiation répond à d’autres considérations que celles des Occidentaux, sans
discrimination entre les enfants légitimes, naturels et adoptés.
Cependant, un garçon non reconnu181 n’aura pas de terre attitrée
et devra vivre adulte sur la terre d’un parent ou migrer vers la
ville. Enfin, les droits patrimoniaux des femmes sont relativement
réduits puisque les terres reviennent aux garçons. Parfois,
comme à Ambae, les parents donnent une parcelle à leur fille qui
en devient usufruitière, mais elle ne les aliène pas par respect
pour ses enfants. Parmi les populations de certaines îles s’exerce
un « matrileneal system » (Efate, Pentecôte, Santo), la femme
peut, sous certaines conditions, y hériter de la terre.
À côté du mode de règlements pacifique et préventif dans le
respect des différentes coutumes spécifiques à chaque île, la loi a
aménagé une protection policière et judiciaire en cas d’atteintes à
l’intégrité physique. En pratique, si la femme ne trouve pas de
protection auprès de son groupe, elle devra faire appel à
l’intervention de la police, procédé et processus de délation auxquels elle n’a jamais été habituée car il contrevient à la loyauté
primordiale envers son groupe. Les violences domestiques182 sont
envisagées par la loi sur la protection de la famille, pas directement dans le code pénal, loi qui a été adoptée par le Parlement le
22/12/2008, soit plus de 10 ans après les premières propositions
et 13 ans après la ratification de la convention CEDAW. Cette loi
fait référence aux valeurs traditionnelles et aux principes chré180 CAP 60.
181 Sur le régime
de la reconnaissance des enfants naturels, voir CAP 61.
En augmentation à la ville (243 cas en 9 mois), Vanuatu Daily Post, n°3342,
du 9 septembre 2011 (journal dont le rédacteur en chef est australien). Il n’y a
pas de presse indépendante à Vanuatu. La source de ce type d’informations
n’est jamais précisée.
182
199
tiens, et elle prévoit un régime de protection et des sanctions
applicables à sept types d’actes183. Ce sont les chefs et la police,
voire les hommes d’église ou les enseignants, qui sont autorisés à
faire des signalements à la cour, à défaut de règlement à
l’amiable assorti d’une sanction en argent transformée en offrande de cochons. De plus, le salaire moyen184 des femmes est
généralement tellement faible qu’après avoir nourri la famille, il
leur est difficile de prendre la fuite. Le tribunal pourra ordonner à
l’homme un certain nombre de mesures provisoires d’éloignement
du domicile185, pour laisser femme et enfants en paix, mais les
problèmes de couple déteignent sur les enfants (souvent les
femmes sans emploi sont réticentes à y avoir recours car même
s’il y a ce système de protection provisoire en place, il n’y a pas de
système qui puisse venir en aide aux victimes et enfants, surtout
sur le plan financier). Un des rares conseillers juridiques francophones qui travaille au Bureau des lois de l’État (State law office),
Alain Obed, me confiait186 qu’il y a parfois des représailles à la
sortie de prison dans ce genre de circonstances et que la victime
demandera de l'aide à la division de la protection de la famille de
la Police Nationale ou auprès du Vanuatu National Council of Woman (VNCW) (Organisation non gouvernementale) ou du Département des affaires des femmes (Ministère de la Justice). Le VNCW et
le bureau des Womens Affairs traitent rarement ou presque jamais des cas de femmes cherchant refuge ou protection mais
c’est surtout le Vanuatu Women Center (VWC), ONG établie par
L’Australie (AUSAID) qui les aide gratuitement. Le chef de la communauté détient un pouvoir de dissuasion et peut aussi intervenir à la demande des familles à Port-Vila.
En cas de transgressions sexuelles, les femmes ont deux recours qui ne sont pas exclusifs: l’un devant la communauté ou
Art. 4 de la loi du 22/12/2008: l’agression d’un membre de sa famille (qu'il
y ait ou non preuve de blessure physique); la maltraitance, le harcèlement ou
l’intimidation psychologique d’un membre de sa famille ; les sévices sexuels à
un membre de sa famille; la persécution d’un membre de sa famille afin de
susciter chez lui l'appréhension ou la crainte; la conduite de manière indécente
ou inconvenante avec un membre de sa famille; les dommages aux biens d'un
membre de sa famille ou des dégâts; la menace de se livrer à l'un quelconque
des actes visés (agression physique et dommages aux biens).
184 Le salaire moyen mensuel à Vanuatu s’élève en 2011 à 26 000 vatus, soit
environ 250 €, 30 000 vatus en 2013.
185 La possibilité de rester à la maison avec interdiction de lever la main sur sa
femme pendant au moins un an, sous peine d’emprisonnement de deux ans,
ou encore l’interdiction de rentrer au domicile pendant 14 jours ou définitivement selon les cas.
186 Entretien du 21/09/2011.
183
200
vilej kot qui ordonnera une compensation ; l’autre, devant la police et la justice pour obtenir une sanction pénale. Les infractions
à caractère sexuel constituent des crimes sévèrement réprimés187.
Mais la femme doit prouver l’acte commis, malgré l’absence de
test ADN, par un examen médical souvent difficile à réaliser en
milieu rural ou pratiqué par un homme avec prescription d’un
contraceptif éventuellement ; elle doit aussi prouver son absence
de consentement, le fait qu’elle ait été forcée. La situation apparaît encore plus ténue en cas de naissance d’un enfant. Début
2011, un cas singulier a été soumis à la Cour Suprême. Il
s’agissait d’une jeune fille à Santo violée deux fois de suite, à
quelques années d’intervalle par son beau-père, ayant eu deux
enfants qu’elle jeta à la poubelle. Elle a été condamnée à sept ans
de prison pour homicide involontaire sans aucun soutien psychologique188. J’ai pu recueillir l’opinion d’une femme de Tanna vivant dans le quartier déshérité de Ohlen à Port-Vila, Lothi, sur
cette affaire189: elle envisageait un règlement coutumier plutôt que
judiciaire. Elle disait que la coutume n’a pas été respectée, que
les nouveaux-nés auraient dû être pris en charge par la famille de
l’homme qui aurait dû procéder à une cérémonie coutumière
pour s’excuser auprès de la jeune fille et lui rendre sa dignité.
D’autres histoires à Tanna montrent que les hommes auteurs de
tels actes, même sans inceste, sont bannis du village. D’autres
encore rapportent qu’il est préférable de marier le violeur et la
violée. D’autres, comme à Mallicolo, procèdent à un châtiment
physique (coups) et laissent l’auteur du méfait à terre, mort ou
vif, conformément à l’Ancien Testament190. La kastom maintient
alors un équilibre précaire entre les aspects chrétiens positifs et
les excès.
Droits civils et politiques
Sur le plan des droits civils et politiques, c’est un système à deux
vitesses. La femme prend la parole sur la place publique lors des
conflits, réjouissances, débats, sauf en cas de problème grave tel
une affaire foncière par exemple, mais elle ne participe pas au
L’homme encourt une peine d’emprisonnement à vie, et 9 ans
d’emprisonnement en cas de tentative. En pratique, les auteurs de viol sont
condamnés à des peines allant de 5 à 15 ans d’emprisonnement.
188 Son avocat, Eric Molbaleh a obtenu sa libération début 2013.
189 Lors d’un forum sur les femmes et la « Kastom governance », le 13 septembre 2011 au Malvatumauri, à Port-Vila.
190 Propos recueillis auprès d’un chef small nambas de Mallicolo.
187
201
processus de décision réservé aux hommes. Un homme, son
frère, son père, son mari est son médiateur. L’organisation villageoise en milieu rural ressemble davantage à celui d’une paroisse
chrétienne et il offre plus souvent aux femmes la possibilité de
s’exprimer dans les Églises, notamment dans les Églises néoévangélistes qui se multiplient aujourd’hui et tendent à remplacer
les Églises historiques (anglicane, presbytérienne, catholique,
adventiste). En milieu urbain, les femmes qui ont accès à des
emplois qualifiés ou qui sont des femmes d’affaire subvenant aux
besoins de la famille n’ont pas le même sort que les femmes prolétarisées vivant dans les quartiers excentrés. Et surtout, les
métisses, les femmes mélanésiennes émancipées par leur éducation, les non mélanésiennes, n’ont pas le même statut, ont davantage les moyens de faire respecter leurs droits, voire de
s’attribuer des droits renforcés…
La législation du travail datant des années 1980 est largement
inspirée du droit du travail français de l’époque, et consacre
l’absence de discrimination à l’égard des femmes191. Mais elle leur
accorde une faible protection quant au travail de nuit car il y a
beaucoup d’exceptions, et au congé maternité. Le congé maternité est très bref (deux fois six semaines) avec paiement de la moitié
du salaire, et les mères reprennent vite leur travail par crainte
d’être remplacées au bout de six semaines, alors qu’elles peuvent
légalement encore prolonger leur congé de trois semaines. Toutes
les autres dispositions sociales s’appliquent aux femmes. L’âge
minimum légal de travail est de douze ans. En matière de formation, rien n’est prévu sauf dans le domaine de l’apprentissage
plus coûteux pour les parents que le lycée. La durée du travail
est excessivement longue (44h/semaine minimum) compte tenu
du climat et des obligations familiales; aucune disposition légale
ne prévoit l’augmentation de salaire, le cas de harcèlement sexuel
par l’employeur, la prostitution ou le tourisme sexuel. Les dispositions que l’on connaît en France sur le travail le dimanche sont
clarifiées depuis longtemps ici sans avantage salarial. Une employée de maison ne peut jamais réclamer le paiement d’heures
supplémentaires192. A défaut de marché de l’emploi suffisant pour
tous les actifs, beaucoup d’insulaires partent travailler dans les
fermes en Australie et Nouvelle-Zélande pour y récolter les fruits
saisonniers, et représentent une main-d’œuvre besogneuse et bon
marché.
191
192
Article 8 CAP 160.
Article 26 §2 CAP 160.
202
Le droit de vote193 n’est pas issu d’un long combat, mais les
femmes en usent peu ; la liberté d’association non plus, elle est
inscrite dans la Constitution194. Les femmes participent peu au
processus de décision politique195. Deux femmes ont été députés
depuis l’indépendance ; l’actuelle chambre du Parlement n’en
compte plus aucune. Le conseil municipal de la capitale compte
une seule femme élue. Deux femmes vanuataises ont été procureurs196 (actuellement trois femmes sont magistrats, dont une
africaine juge à la Cour Suprême), trois femmes possèdent leur
propre cabinet juridique, quelques avocates préfèrent n’exercer
que la fonction de conseiller juridique de leur métier et plaident
très rarement ou presque pas197. Toutefois les femmes ont plus
tendance à vouloir plaider à la Cour.
Les jeunes filles qui ont accès à une éducation et qui font des
études à l’étranger ont une liberté de choix que ne connaissent
pas leurs sœurs dans les îles plus isolées. Celles qui reviennent
apporter leur contribution à l’évolution de la société sont parfois
rejetées de leur île d’origine, dénigrées et déconsidérées par certains hommes. Ainsi, Heather Leo, ancienne procureur de la République par exemple, revenue dans son village natal de Pentecôte après ses études, a bu un kava pour fêter sa réussite. L’un
des deux chefs du village lui demanda de payer une amende.
Heather n’a pas du tout apprécié et ne revient plus au village.
Cet exemple manifeste toutes les ambiguïtés de la condition
féminine. Le kava est la première ressource économique sur le
marché intérieur, pour les bars à kava en ville et pour les producteurs dans les îles. Aucune loi n’interdit à quiconque de boire du
kava. L’interdit additionne différentes sources de discrimination à
l’égard de la femme : celles des mythes et celles chrétiennes. Certaines femmes, celles qui ont un statut reconnu ou un emploi
rémunéré, et du temps car c’est l’heure du repas des enfants,
boivent parfois du kava à la ville; en milieu rural, à Tanna, seules
les femmes émancipées mâchent et boivent du kava mais elles le
font en cachette (à Tongoa, ce sont surtout les femmes qui mâchent du kava pour les hommes). Il faut y ajouter des variations
locales et selon les influences religieuses. Récemment, Françoise
Article 4 §2 de la Constitution.
Article 5. 1-h de la Constitution.
195 « C’est encore un peu trop tôt, il faut patienter encore » dira la 1ère conseillère du Ministre de l’Education, Fabiola Bibi (12/03/2013).
196 Selon le Bureau du Procureur général (septembre 2011).
197 Voir Jessica Palo, avocate, septembre 2011, « Et encore moins devant des
juges blancs à la Cour suprême ».
193
194
203
Maylié, ambassadrice de France, a pu, de par son statut, boire du
kava avec les chefs au nakamal à Tanna lors de la clôture d’une
cérémonie d’inauguration du centre culturel de l’île, dans le respect des prescriptions des hommes, à savoir seule et en leur
tournant le dos. Mes deux dernières expériences à Tanna, après
dix-sept ans de respect de l’interdit sont intéressantes. Dans le
premier cas, à ma demande, mes amis (hommes) de longue date
ont accepté de préparer du kava pour moi, sans que je sois autorisée à les regarder faire puisque ce procédé a une connotation
sexuelle198. Ils m’ont autorisée à le boire dans un endroit un peu
éloigné du centre du village et en s’assurant bien que je ne dirai
rien aux femmes. Dans un autre village, après un entraînement
aux 26 danses du toka avec les femmes au nakamal, la plus importante cérémonie de paix entre les groupes de toute l’île, je
souhaitais boire un kava et le chef a acquiescé en me prescrivant
d’attendre le mâcheur et de le boire à la nuit tombée, « andanit lo
mango » (sous le manguier). Dans le même village, je remarquais
que les sœurs de la mission catholique au milieu du collège
avaient des jardins partagés en deux : moitié taro, moitié kava.
Même les bonnes sœurs ont dépassé le stade du « qu’en dira-ton ?» et le chef est honoré du fait qu’elles boivent, c’est une
« marque de respect du chef et de l’équilibre qu’il promeut dans
son village »199 ! Ainsi, une femme à statut particulier peut boire
du kava dans certaines limites bien définies. En ville, les femmes
vont au kava bar à leur guise.
On peut se demander si la distinction de sexe imposée et entretenue par une élite urbaine peut conduire à créer une justice
de classe plutôt qu’une justice de l’État des mentalités qui évolue
tous les jours, si les femmes n’ont pas accès aux fonctions importantes. Auquel cas, la société vanuataise reproduirait intégralement le modèle de société individualiste, avec deux catégories
déclassées : les femmes et les femmes sous-employées. Le droit
de grève, de facto ne s’exerce qu’en milieu urbain200? Le droit du
travail prévoit la possibilité de faire grève, mais ce droit n’est pas
garanti par la Constitution comme droit fondamental et les salaVoir le mythe de l’origine de la plante du kava à Tanna.
Août 2010, propos recueillis auprès du chef Jacob Kapere d’Imaki (sud
Tanna).
200 L’article 1 CAP 162 sur les conflits du travail définit la grève : « la grève »
désigne l’arrêt concerté du travail par un groupe de salariés parties ou tiers au
litige, en vue de générer ou de poursuivre un conflit collectif du travail, que ces
salariés soient ou non (collectivement ou individuellement) en rupture de leur
contrat de travail du fait de cet arrêt. L’article 33 CAP 162 prévoit que le préavis
doit être déposé 30 jours à l’avance.
198
199
204
riés peuvent donc être remerciés durant la grève. Un « service
essentiel », équivalent français du service minimum dans les services publics doit être assuré. Un seul syndicat professionnel
existe actuellement201. Personne n’organise de manifestation dans
les rues de la capitale, seulement des marches très rarement
conduites par des femmes. Toutefois, il n’existe aucun cas connu
de grève impulsée par des femmes en regard de leurs problèmes
spécifiques dans le monde du travail. C’est un sujet sensible qui
peut conduire, selon Irène Théry, à « la grave confusion qui grève
habituellement les études de genre entre deux opérations tout à
fait différentes : diviser une classe en sous-classes et diviser un
tout en parties ». Une étude de l’articulation entre la coutume et
la Constitution nous éclairera aussi sur les facteurs de discrimination à l’égard des femmes.
La coexistence des valeurs coutumières et de celles d’un ordre
politico-légal
Les habitants de Vanuatu connaissent peu le contenu de la
Constitution de leur pays202, et au quotidien, hommes et femmes
doivent prendre conscience de ce qu’est un citoyen qui a des
droits et des devoirs dans une république démocratique, tout en
respectant également les prescriptions coutumières parfois opposées. Année après année, les journées nationales de sensibilisation à la loi se succèdent sans résultat car le droit est vécu sur
un mode purement répressif et conflictuel, comme la politique.
D’ailleurs, lors de la clôture de la Law week d’aôut 2012, le Président vanuatais de la Cour suprême rappela que la population a
des droits sans accès au service de la justice, faute de bâtiment à
cet effet203, il invoqua la coutume et Dieu et invita la population
urbaine à participer au prochain toka de Lenakel à Tanna fin
août, puis il se joignit à la danse de clôture du programme, un
nupu du toka en front de mer, sous le regard amusé et averti des
participants. La devise est « kastom i no laekem politik, hemi no
laekem loa semak » (la coutume n’aime ni la politique ni la loi). A
l’origine, trois projets de Constitution avaient été rédigés au mo201 CAP 161.
202 Constat opéré
sur mes élèves en classe de 1ère au lycée français, mais aussi
auprès d’étudiants de l’enseignement supérieur.
203 La Cour suprême fut détruite lors d’un incendie volontaire en 2007 et le
terrain est toujours en friche. Depuis, elle tient ses audiences dans des locaux
associatifs, à Dumbea, aménagés et ornés de totems, une Bible posée sur le
bureau principal.
205
ment de la décolonisation assez soudaine, et les propositions en
harmonie avec l’organisation sociale et les mythes ont été écartées par les puissances coloniales. Aujourd’hui la volonté générale s’exprime par les voix de 52 députés pour une population
totale de plus de 250 000 habitants, et les ministres ont souvent
des conseillers étrangers.
Nous avons compris dans une certaine mesure que les
sources de droit issues de l’héritage colonial sont applicables si
elles ne sont pas incompatibles avec la kastom et nous verrons
comment les prescriptions coutumières peuvent prendre en
compte les droits et devoirs constitutionnels (la Constitution prévoit que les lois françaises et britanniques d’avant l’indépendance
sont applicables « dans la mesure où elles ne sont pas incompatibles avec le statut d’indépendance de Vanuatu, et compte tenu,
autant que possible de la coutume »204. Seul le parlement peut les
abroger).
Articulation Kastom et Constitution
Le système juridique de Vanuatu n’est pas seulement fondé sur
des règles de droit écrites, mais sur la notion pidgin de « kastom », non codifiée et transmise oralement. Selon Marc Tabani, il
n’y a pas de codification de la kastom et les tentatives de codification avant l’indépendance n’ont pas été probantes (Tabani, 2002 :
239). A côté de la classique hiérarchie des normes du droit occidental, les coutumes, pratiques répétées dans le temps témoins
du savoir, sont érigées au rang de fondement de la Constitution
de Vanuatu et font donc partie intégrante de sa hiérarchie des
normes. Mais leur intégration au système judiciaire est loin d’être
claire, sans définition de la coutume, du régime à suivre en cas
de conflit entre règles coutumières. Une définition de la kastom
entraînerait inévitablement une uniformisation. En droit français,
la coutume a sa place dans la pyramide des normes, aux côtés du
droit objectif, mais ne va jamais à son encontre205.
204
Article 92 2) de la Constitution.
Les catégories juridiques usuelles occidentales et le lexique employé apparaissent trop restrictifs pour être appliqués directement à la société mélanésienne. Même si, objectivement, la notion de coutume existe principalement en
droit international public, dans les relations entre États, sous le nom de jus
cogens, et également en droit français (par exemple, le port du nom du mari
par la femme mariée en droit civil). Elle a valeur de source de droit international et de source de droit français. La coutume est une pratique juridique du
corps social acceptée comme étant le droit. Elle se forme à partir de deux éléments : l’élément matériel (une pratique habituelle et générale, habitus) et
205
206
L’articulation entre la coutume et la Constitution s’affirme,
dans les domaines concernant les femmes, depuis les années
1994 (soit avant la ratification de la CEDAW par Vanuatu en mars
1995), à travers les décisions de justice exemplaires rendues par
la Cour Suprême. Mais ces décisions ont une portée politique et
législative relative, y compris dans le domaine du droit de la famille. Concernant le droit pénal et le droit foncier, la Cour Suprême ne traite que de cas uniques. C’est un choix de mode de
répression dans le propre droit des Ni-Vanuatu s’ils l’estiment
nécessaire, lorsqu’ils acceptent la hiérarchie des normes. Les
décisions de justice n’ont qu’une portée limitée et n’emportent
pas un changement radical de comportement puisque la population, méfiante à l’égard de la loi et de la justice des tribunaux, est
habituée à régler ses affaires toute seule en cas de conflit interne.
La kastom reste alors préventive plutôt que répressive puisqu’elle
maintient l’équilibre et l’ordre social, et prévient d’éventuels conflits judiciaires. Lors d’un conflit externe, en revanche, comme
celui d’un étranger qui veut acheter des terres dans une île, c’est
la Cour Suprême qui tranchera.
L’organisation sociale coutumière doit donc respecter la loi
dans les affaires de viol et d’enlèvement. Les décisions de justice
relèvent à chaque fois qu’il y a une absence d’égalité de traitement dans le fait de considérer la femme comme une propriété,
un bien206. « Les femmes ne sont ni des animaux, ni des biens
(property) dont on peut disposer selon son plaisir ou quand on en
a assez d’elle ». La Cour affirme que « les femmes au Vanuatu ont
besoin de la protection des tribunaux, que les hommes ne doivent
pas user de violence à leur égard et qu’ils doivent apprendre que
selon la loi de leur pays, les femmes leur sont égales et ont droit à
la même protection qu’eux». Ce qui ne signifie pas que la coutume incite à la violence, mais que certains chefs ne doivent pas
abuser de leur pouvoir. Or, la coutume conçoit la femme mélanésienne comme une richesse, une valeur donnée par ses parents
qui seuls disposeraient sur elle du pouvoir de vie et de mort.
Bienfait du système Westminster, le pouvoir judiciaire est réellement indépendant du pouvoir exécutif. Le système judiciaire207
l’élément psychologique (une croyance en la force obligatoire de cette règle).
Elle devient obligatoire indépendamment du législateur. Elle peut combler
certaines lacunes de la loi, mais ne va pas à son encontre. C’est une sorte de
loi non écrite qui a sa place dans la pyramide de normes, aux côtés de ce que
les juristes nomment le droit objectif.
206 Affaire Kota, affaire Numanian Iakis.
207 Présenté au Titre VIII de la Constitution.
207
prévoit une superposition d’un système de cours inter villageoises208, aelan kot, où les chefs cherchent des règlements à
l’amiable aux conflits civils, pénaux et fonciers, par la voie de la
conciliation-réconciliation-réparation, qui sont clos grâce à des
cérémonies. En l’absence de loi applicable, le tribunal statue
« conformément aux principes d’équité et, dans la mesure du
possible, à la coutume209 ». Les recours devant une cour d’appel
et/ou une Cour Suprême à la capitale en cas d’insatisfaction sont
garantis par la loi. Depuis l’indépendance du pays jusqu’en 2011,
un seul Ni-Vanuatu sur 7 juges siégeait à la Cour Suprême; aujourd’hui, trois juges sur sept sont Ni-Vanuatu, les autres sont
Néo-zélandais, Fidjiens, et il y a une africaine210 depuis 2012. Le
Parlement peut préciser les modalités permettant de vérifier
l’existence de règles coutumières qui peuvent s’appliquer et, en
particulier prévoir les conseils de personnes expertes en matière
coutumière, auprès des juges211, à savoir les chefs212. La Cour a
précisé en 1994 dans une affaire judiciaire (l’affaire Marie Kota)
que « les chefs doivent réaliser que certains pouvoirs qu’ils veulent exercer conformément à la coutume sont aussi soumis à la
Constitution et qu’il revient au parlement de décider à quel point
la législation doit clarifier le rôle des chefs eu égard au respect et
à la protection des droits fondamentaux des femmes »213.
L’articulation entre la kastom et la loi ne va pas sans contradiction.
Articulation kastom et principes chrétiens
Le Préambule de la Constitution proclame que la République du
Vanuatu est fondée sur les « valeurs mélanésiennes, mais aussi
sur la foi en Dieu et les principes chrétiens ». La christianisation
massive qui pourtant a protégé les indigènes du blackbirding, a
favorisé également l’importation de droits étrangers et a conduit à
la mise en place d’un système centralisé autour d’un interlocuteur unique au détriment des leaders préexistants. Elle aurait
Article 52 de la Constitution.
Article 47 de la Constitution.
210 Ils exercent cette profession durant en moyenne deux années, en gardant
leur nationalité d’origine.
211 Article 51 de la Constitution.
212 Titre V de la Constitution : Conseil national des chefs (articles 29 à 32).
213 Elle insiste ici sur l’écartèlement des chefs entre un rôle politique, clientéliste, sexiste ou paternaliste, joué à la ville, que la Constitution ne leur a pas
conféré, et celui de garant de l’équilibre au sein de la communauté. C’est ce
que les Ni-Vanuatu appellent la différence entre les rili jif et les giaman jif.
208
209
208
perturbé l’organisation sociale des groupes et le rôle des hommes
en oubliant leurs attributions religieuses. Elle a instauré une
division chez les chefs, et une division des tâches entre les
hommes et les femmes. Le système social de co-décision et de coresponsabilité a pu être modifié par cette vision patriarcale, engendrant une tendance à la domination des hommes.
À travers les affaires judiciaires, la référence aux valeurs et
principes chrétiens et à la foi en Dieu tiennent lieu de garde-fou
moral. Ils sont invoqués pour marquer l’insuffisance et
l’impossibilité de règlements coutumiers pour des actes condamnables moralement. La Cour Suprême interviendra donc systématiquement si les litiges intentent aux valeurs chrétiennes. Les
décisions de justice sont rendues pour conforter la protection des
femmes, mais contre les valeurs coutumières, en les tenant alors
pour responsables des infractions commises.
Ainsi, l’affaire Numanian Iakis 214 en est une illustration : Il
s’agit dans cette affaire du meurtre avec préméditation d’une
femme par son mari suite à une custom devil seremoni (une cérémonie coutumière démoniaque) au kava, durant laquelle deux
compères incitèrent un mari à tuer sa femme. Emilienne fut tuée
à coup de machette plantée dans le cœur, devant son fils, dans
l’épicerie familiale, pour des motifs de vengeance215. Les juges ont
fondé leur décision (un emprisonnement à vie avec interdiction
d’être relâché avant d’avoir purgé une peine de 20 ans pour
l’auteur principal et 15 ans pour ses complices) sur les commandements de la Bible selon lesquels on ne tue pas son prochain, ni
sa femme, et ont conclu que « L’organisation sociale coutumière
doit donc respecter les valeurs chrétiennes ».
Autre affaire significative, l’affaire Bule 216, où la foi en Dieu de
l’accusé est un motif d’atténuation de la peine prononcée, même
dans une affaire d’inceste. Il s’agissait du viol d’une petite fille de
8 ans, confiée à son oncle, par ses parents pour cause de mobilité
professionnelle. La sentence a été rendue à titre d’exemple pour
toutes les communautés, avec application du droit pénal pour,
Public Prosecutor v Numanian Iakis, Samual Posen Ialu Nerep, Criminal
case 42 of 1994, meurtre (blooded killing), par Charles Vaudin d’Imecourt
(Cour Suprême siégeant à Isangel, Tanna).
215 Car la famille du mari lui avait interdit d’y travailler pour manque de sérieux, ordre dont Emilienne était à l’origine. L’affaire était d’autant plus grave
que la famille d’Emilienne, ne sachant pas que c’était un meurtre avait fait un
don coutumier considérable au meurtrier, celui d’une jeune fille de 10 ans
pour compenser la perte de sa femme.
216 Public Prosecutor v Bule [1994] VUSC 18 (3 November 1994) Viol, inceste
(rape).
214
209
dixit « améliorer la société ». La Cour a affirmé l’impossibilité d’un
règlement coutumier en nattes et cochons comme lors d’une dispute, pour un tel crime. Les valeurs chrétiennes sont respectées
en milieu rural car elles renvoient à la cohérence du groupe et la
morale chrétienne est donc prioritaire. Le respect de la kastom
s’arrête là où doivent s’appliquer des sanctions plus fortes pour
des crimes immoraux.
Par contre, aucune décision de justice, ni aucune loi
n’encadre à ce jour les pratiques de sorcellerie, de nakaemas qui
sont pourtant contraires aux principes chrétiens. Un projet de loi
est à l’étude, initié par la demande officielle en novembre 2010
d’un important chef de Tanna. Dans ce domaine, il y a une égalité
paradoxale entre les femmes et les hommes, même si le nakaemas constitue un rapport de pouvoir plutôt en faveur des
hommes. La Cour a condamné récemment une femme de Tanna
pour avoir usé du nakaemas et causé la mort de plusieurs personnes par empoisonnement.
Articulation kastom et droits de l’homme
La Constitution décrit dans son article 5 les droits fondamentaux
des citoyens et l’égalité de droits et devoirs entre les hommes et
les femmes. Vanuatu a ratifié maintes conventions internationales qui l’engagent à faire un rapport régulièrement aux Nations-Unies sur la mise en œuvre de certains principes internationaux217. Comment concilier l’universalité des droits de l’homme
avec la diversité des cultures à Vanuatu consacrée elle aussi
comme droit fondamental?
L’égalité des citoyens est consacrée, mais hommes et femmes
ont peu de droits individuels. Si un chef demande à un homme
d’aller travailler à Port-Vila pour payer les frais de scolarité de
son neveu, prenant en compte les autres tâches confiées aux
autres hommes de la même famille, l’homme est obligé de le faire.
La Constitution prévoit une égalité de droits mais elle est assortie
d’une longue liste de devoirs218. Nous pouvons ici nous rapporter
à la distinction de Ferdinand Tönnies entre la Gemeinschaft et la
Gesellschaft (communauté et société). Le groupe l’emportant sur
l’individu, tout un chacun est sollicité par le groupe et sera solidaire. Ses devoirs l’emporteront sur ses droits.
217 CEDAW,
convention internationale des droits de l’enfant (CRC), convention
contre la torture (CAT).
218 Titre II de la Constitution « Des droits et des devoirs fondamentaux », Chapitre 2 « Des devoirs fondamentaux ».
210
L’affaire Marie Kota219 porte sur le conflit entre la loi suprême
(art. 5) et la kastom, sur la liberté d’aller et venir. Elle concerne
l’enlèvement par des chefs et des hommes de main d’une jeune
femme souhaitant se séparer de son mari et son retour forcé à
Tanna, le sort d’un jeune couple originaire de Tanna, vivant et
travaillant à la capitale, suite à une dispute entre eux en boîte de
nuit. La communauté de Tanna en fut informée et deux chefs
tentèrent une réconciliation du couple dans des conditions très
particulières. En effet, cette tentative fut détournée de son objectif, à savoir l’intérêt du couple et celui de la communauté. La
jeune femme qui voulait se séparer de son conjoint, fut contrainte
mentalement et physiquement, par des hommes de main et avec
la complicité de la police, d’assister à un meeting concernant son
sort, de renier son choix et de rentrer le jour même par bateau
pour vivre en couple à Tanna. Elle n’eut le temps que d’emporter
quelques vêtements et d’écrire deux lettres, une à l’attention de
l’association des femmes contre les violences faites aux femmes
(Vanuatu Association of Women against Violence subventionnée
par l’AUSAID), l’autre à son employeur. Elle revint à la capitale une
semaine après, et aidée de l’association, porta plainte pour enlèvement et séquestration, en violation des dispositions des articles
35 et 105 du Code pénal. L’affaire Marie Kota s’acheva par la
condamnation pour enlèvement (à savoir le fait de contraindre
quelqu’un par pression psychologique et physique d’aller d’un
endroit à un autre) des quatre chefs et hommes de main à de
lourdes peines d’emprisonnement, et de remontrances auprès du
commissariat de police. La Cour a motivé sa décision en se référant aux dispositions relatives à l’égalité de traitement de tous les
citoyens entre eux (art. 5 de la Constitution), à celles plus spécifiques de la liberté du peuple220, comprenant la liberté fondamentale de mouvement, d’aller et venir221.
En d’autres termes, est-ce l’affirmation par la Cour Suprême
d’un principe juridique de hiérarchie des normes, et de la volonté
de soumission de la kastom à la Constitution du Vanuatu et aux
droits de l’homme ? Ou est-ce la demande des juges faite aux
chefs de s’accorder sur certaines pratiques coutumières différentes selon les îles, d’uniformiser la kastom pour être moralement correcte ? Selon Lothi, un bon règlement coutumier aurait
consisté en une réelle tentative de réconciliation du couple par les
chefs, aurait pris en compte la volonté de l’homme et de la femme
219
220
221
Public Prosecutor v Kota, 31/08/1993, case 58 Enlèvement (kidnapping).
Article 5-b de la Constitution.
Article 5-i de la Constitution.
211
qui n’avaient pas d’enfant, les aurait incités à vivre à nouveau
ensemble mais ne les aurait jamais forcés à une vie commune,
sauf en cas d’alliance entre familles requise par ce mariage en
vue de l’intérêt de la communauté222.
Enfin, une dernière affaire est révélatrice du décalage entre
coutume et droits personnels. Elle est relative aux droits patrimoniaux ou fonciers des femmes. L’affaire foncière223 John Noël
vs Obed Toto traite du conflit entre la coutume et l’égalité
hommes-femmes concernant les terres. La décision constate que
les coutumes privent « automatiquement les femmes de tous les
droits dont elles disposent sur la propriété héritée de leurs parents », et le juge estime qu’il faut « les écarter toutes les fois
qu’elles remettraient en cause les dispositions constitutionnelles
relatives à l’égalité ». Cette décision de justice garantit aux
femmes leurs droits de propriétaires de terres. La Cour a-t-elle
proposé par une décision de principe, une nouvelle orientation en
faveur de l’égalité des droits dans le contexte mélanésien, là où
les spécificités sont les plus grandes et où la Constitution et l’État
favorisent une uniformisation224 ? Or, la Constitution du Vanuatu
consacre l’inaliénabilité des terres225 qui s’oppose donc à la généralisation de cette décision. Cette décision n’a toutefois été suivie
d’aucune conséquence sur le plan législatif ou judiciaire depuis
1994. Elle a une valeur symbolique et respecte les conventions
internationales.
Ces observations reflètent le manque de pluralisme juridique
et montrent que l’exportation des droits dits universels est assez
vaine et inadaptée, puisque les droits de la personne sont limités
lorsqu’ils sont confrontés à une autre conception de la femme.
Conclusion
J’ai tenté de livrer quelques aperçus sur la complexité de la personnalité juridique et du rôle social de la femme à Vanuatu. J’ai
cherché à savoir quelles sont les ambiguïtés de la multiplicité du
droit à Vanuatu, à démontrer les limites des interactions entre un
Propos recueillis le 13 septembre 2011 lors de la journée « Women mo Kastom governance » au Malvatumauri.
223 John Noël & Obed Toto, 18/1994 – 19/04/1995.
224 Sur les 19 résolutions adoptées par le Conseil national des chefs et soumises au Ministre de la Justice, Vanuatu Daily Post n° 3343 du 10 septembre
2011 et n° 3351 du 20 septembre 2011 invitant au respect des spécificités de
chaque île.
225 Article 73 à 81 de la Constitution.
222
212
ordre juridique et la kastom law. La colonisation de Vanuatu a
exclu du bénéfice de certains droits des catégories d’individus, à
savoir les indigènes. Seuls, les étrangers avaient des droits civils
et politiques. Les valeurs d’égalité inscrites dans le préambule de
la Constitution française n’étaient pas applicables aux indigènes
comme elles ne le sont toujours pas d’ailleurs aux étrangers vivant en France. La situation post-coloniale fait apparaître deux
catégories de femmes : les femmes de la ville, instruites, dont une
minorité se bat sur le terrain des libertés individuelles, et les
femmes en milieu rural ou les femmes prolétarisées à la ville,
vivant dans la « kastom law », et restant à la maison, pour qui les
mécanismes d’identification culturelle et d’intégration sociale
conservent de fortes influences insularistes, centrées autour de la
provenance insulaire.
Ce phénomène renvoie aux interrogations de Pierre Bourdieu
sur la pertinence des catégories juridiques occidentales appliquées arbitrairement ou naïvement à la description des sociétés
non occidentales. Le juriste peut définir les notions de droit,
d’État, d’État de droit, de droit des peuples à disposer d’euxmêmes, de libertés publiques individuelles ou collectives, mais où
trouver les définitions de l’identité, des mentalités, des cultures et
des ethnies ? La définition des droits modernes se fait par la raison et la culture plutôt que par rapport aux droits des civilisations non européennes à mentalité prétendument « prélogique,
mystique, magique » selon les auteurs classiques, (des souscultures en quelque sorte ?).
Pourquoi la conception du droit à Vanuatu en tant que technique devrait-elle être perçue comme ambigüe? Les Mélanésiens
continuent de nos jours à résoudre leurs conflits sociaux en recourant aux pratiques et croyances surnaturelles, aux échanges
cérémoniels, tout en appliquant parallèlement les lois ou la jurisprudence si nécessaire. Même lorsqu’ils recourent à la violence
pour régler des conflits internes, les formes que prend cette violence s’inspirent encore de modèles validés par leurs traditions
culturelles. On peut se demander si la juxtaposition des droits à
Vanuatu continuera de permettre à ses citoyens d’avoir un regard
critique sur l’individualisme occidental et d’élaborer leur droit,
indépendamment de la common law qui ne fait qu’entretenir un
condominium qui n’est pas mort, ou si la multiplicité du droit
révèle son ambiguïté en tant que paravent masquant un processus brutal.
Le premier doctorant en anthropologie, Bergmans Iati (2013),
originaire de Tanna, décrit la pirogue comme symbole identitaire,
cadre symbolique de la société et symbole du chef, le Iani niko,
213
placé à l’arrière de la pirogue, porte-voix de la pirogue et porteparole du groupe. « Napuka, le cordage en fibre de coco qui permet l’assemblage du balancier et de la coque principale est assimilé à un principe féminin ». La femme est précieuse pour les
hommes à bord des pirogues. Elle est le souatou, l’essence des
chemins reliant les hommes entre eux comme le cordage entre les
éléments de la pirogue. La femme source de vie, car si on tue lors
des guerres, on redonne une vie en échange, et d’anciens ennemis, grâce aux femmes, on devient de nouveaux alliés.
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ZORGBIBE Charles. 1981. Vanuatu, naissance d’un État, Economica, Perspectives économiques et juridiques.
215
216
EPILOGUE
Ludovic LEVASSEUR226
La présente édition constitue les actes d’un colloque international
qui s’est tenu à Port-Vila les 28-29-30 août 2012 autour du
thème « cultures, environnements et sociétés à Vanuatu». Ce
colloque, en réunissant des chercheurs d'universités et d'instituts
français, australien, anglais, ni Vanuatu, a permis de croiser les
analyses et propositions émanant des sciences sociales, humaines, juridiques et de l'environnement, avec une prédominance
de l'anthropologie dans ses déclinaisons politique, historique et
matérielle. En entrant dans le cadre d'unité d'enseignement du
diplôme universitaire « culture et société » dont il fut le prolongement, il a participé aux programmes de renforcement et de valorisation de l'enseignement supérieur francophone à Vanuatu. En
prenant en compte l’état des lieux et en s'interrogeant sur la mise
en œuvre du diplôme universitaire, le colloque a envisagé des
perspectives et modalités de formation et de fonctionnement pour
les enseignants et les étudiants.
Je profiterai de l'espace de l’épilogue, paratexte sur les discours produits, sur les gestes qui les ont construits et l'interprétation à en donner, pour tirer de la lecture des articles deux éléments de réflexion qui alimenteront l'analyse de l'implémentation
de cette formation universitaire et aideront à identifier le registre
de savoir dans lequel l'incorporer.
A la lecture des articles se dégage un postulat méthodologique
partagé par les chercheurs de forger, par une attention aux situations concrètes et par une induction prudente, des concepts
propres à son terrain ou corpus, plutôt que d'adopter des concepts préexistants et de les arraisonner à son objet d'investigation.
Le second trait sémantique relevé est une commune interrogation portant sur la manière dont le savoir circule et fonctionne
d'un environnement à un autre, dans ses dynamiques exogènes
Responsable de l’antenne de l’AUF à Port-Vila de 2010 à 2012, coorganisateur du colloque « cultures, sociétés et environnement à Vanuatu et
dans le Pacifique Francophone.
226
217
et endogènes, comment il est transmis, perçu et évalué par les
actants, en quoi il est innervé par des forces politiques.
Ces deux éléments de réflexion serviront de balises durant
notre parcours rétrospectif pour entrer en résonance avec les
préoccupations et les principes qui ont gouverné la conception de
la formation.
Considéré comme un phénomène social et politique et non pas
comme le transcodage de compétences cognitives individuelles,
un appareillage didactique est une recombinaison d'un site à un
autre de pratiques, de techniques, de technologies et de discours.
Dans son langage de représentation formalisée, l'ingénierie sociale et éducative modéliserait la transmission d'un savoir en un
système opérant de quatre briques poreuses, connectées et interdépendantes : tâches et techniques (praxos), technologies et savoirs (logos)227.
Lorsque la décision est prise d'implémenter un dispositif d'enseignement, les concepteurs vont recom-biner les éléments de
cette chaîne, vont agir sur les conditions de sa réalisation.
Les possibilités d'intervention porteront par exemples sur la
plus ou moins grande étanchéité entre les composants, sur le
réagencement des actants, sur la modification des circuits de
transmission, sur les innovations, mutations ou conservations
des pratiques et des discours, etc.
En fonction des orientations en amont et du pilotage stratégique pendant l'actualisation du dispositif dans un nouvel écosystème, émergera un phénomène didactique caractérisé par des
transformations adaptatives, des événements spécifiques et des
pratiques hybrides.
Pour le montage d'un diplôme universitaire à Vanuatu, parmi
l'ensemble des possibles, une alterna-tive s'offrait aux concepteurs quant aux interventions à apporter aux briques des savoirs
et des technologies.
Une première recombinaison aurait été qu'un établis-sement
reconnu nationalement et internationalement produise et transNous nous référons ici à la théorie anthropologique du didactique qui considère que « toute activité humaine – s’analyse à l’aide d'une formule à quatre
composants principaux : les types de tâches T ; les techniques t relatives à des
types de tâches T ; les technologies q, « discours » de savoir justificatifs, voire
explicatifs des techniques et qui en retour inspirent ou guident leur production ; enfin les théories Q, qui fondent, encadrent, guident la conception et la
production des technologies en leur conférant intelligibilité et cohérence interne. Soit la formule [T/t/q/Q] » (Chevallard, 2007).
227
218
fère un savoir légitimé par les pairs et l'alloue à un environnement périphérique tout en en gardant un contrôle maximal, de sa
sphère de concep-tion jusqu'aux zones plus éloignées des pratiques.
Cette orientation repose sur un paradigme ontologique et naturaliste considérant les savoirs comme des objets universaux,
invariables, apolitiques qui une fois transmis entraînent mécaniquement un dévelop-pement individuel et social.
A une échelle macro et dans son apparence schématique,
cette configuration manifeste un processus fluide et transparent
de transposition verticale d'un savoir neutralisé : une sphère
céleste délivrant unidirectionnellement un savoir à un ensemble
vertical.
Si nous placions provisoirement au centre de cette sphère les
programmes à dispenser pour notre formation, nous pourrions
esquisser deux cercles plus ou moins distants du centre rendant
compte de territoires d'influence. Constitueraient un premier
cercle, les institutions qui désignent, valident et délivrent les
savoirs ; le gouvernement national, les postes diplomatiques, les
organisations internationales qui les financent, les sélectionnent
et décident de leur application.
Dans le second cercle, plus éloigné du centre et aux nombreux
points d'intersection avec le premier, se trouveraient la communauté scientifique internationale qui produit, évalue et légitime
les savoirs ; les directions centrales qui déterminent et budgètent
les politiques éducatives périphériques. Cette sphère, constituée
des discours logiques et mythiques des actants nationaux et internationaux de l'enseignement supérieur et de la recherche,
concentrerait savoir et pouvoir.
Dans cette configuration, le savoir est ensuite transposé à des
interfaces et capté par des intermédiai-res dont les plus emblématiques sont les enseignants qui par des techniques et des
mises en pratiques le diffusent aux étudiants.
Dans son historisation et à un niveau de granularité plus fin,
ce système pyramidal est souvent sujet à des tensions disruptives
qui naissent dans la distance entre le savoir fixé et les besoins
des usagers, dans les pratiques et identités imposées. Les savoirs
subissent des transformations internes, sont interprétés et mésinterprétés, sont négociés par les sponsors, les enseignants, les
étudiants, actions qui rompent l'illusion d'une transmission verticale invariable.
Lorsque le logos est conçu et évalué par l'institution à l'origine
de la formation, le régime d'agentivité des actants est fortement
219
contraint et demande assujettis-sement. Cette configuration didactique nécessite donc la mise en œuvre de mesures pour amortir les perturbations et asseoir la légitimité des connaissances
délivrées. Des agents sont envoyés du site émetteur au site récepteur pour mesurer les savoirs ; des rituels, cérémonies d'ouverture, de clôture, d'intronisation sont mises en scène 228; des relations d'affinités tissées ou créées spontanément ; etc. L'écrit demeurant l'outil impérial de contrôle et de validation des savoirs et
le meilleur révélateur des forces et conflits en jeu.
Un second pilotage possible, et ce fut notre choix, était de modifier les relations entre les éléments savoirs et technologies, de
faire en sorte que les enseignants, qui dans le premier cas avaient
un rôle de capteur, deviennent aussi, en concevant, réalisant et
évaluant les savoirs, des actionneurs. La prise en compte du contexte receveur et de ses acteurs ajoutait une contrainte à celle
d'une validation officielle du diplôme mais aussi un moyen
d'infléchir les pressions institutionnelles.
Ces mesures se basaient sur une conception du savoir qui
entre ici en écho avec une de nos balises, les connaissances ne
préexistent pas mais émergent du contexte de leur implémentation. Les savoirs sont alors vus comme des constructions sociales, les résultats d'interactions négociées, d'une hiérarchisation aux imbrications locales et globales.
En plus de ces conséquences formelles, structurelles et épistémologiques, cette recombinaison influait aussi sur les propriétés et fonctions des composants. En faisant le choix d'une bijection réciproque plutôt que d'une injection du savoir, la circulation
des flux, les rapports de force, les rôles des actants étaient modifiés, les savoirs re-territorialisés. Dans le premier cas, une très
forte étanchéité entre apprendre des savoirs et en produire, une
circulation unidirectionnelle, des rôles réduits pour certains,
hypertrophiés pour d'autres. Dans le second, une forte porosité
entre les ensembles, des forces bidirectionnelles, des rôles rééquilibrés.
Un principe d'activité réflexive conjointe guidait ainsi la conception des contenus de la formation et le savoir enseigné lui228.
Dans son historisation et dans sa concentration intensive, cette situation
didactique peut être illustrée par le Vanuatu colonial : les normes, les pratiques, le savoir, jusqu'aux enseignants, tous étaient issus d'un pouvoir central
qui les transposaient à des sites périphériques tout en essayant de conserver
leur contrôle total par des effets d'intimidations, des postures d'autorité, des
rituels infantilisant et autres mesures disciplinaires.
220
même devenait sujet à négociations et source d'interrogation
critique. D'où viennent ces savoirs ? Comment ont-ils été produits ? Pourquoi et comment sont-ils hiérarchisés comme dominants ? A l'issue de quelles controverses ? Comment sont-ils stabilisés ? En quoi sont-ils insérés dans des communautés persuasi-ves, discursives ? Et surtout, pourquoi et comment certains
savoirs sont classés comme subalternes, sont minorés, infériorisés ou exclus ?
Corrélativement, l'enseignement intégra des activités qui tendaient toutes vers la production de savoir et étaient en relation
directe avec la recherche. Des chercheurs partagèrent leurs travaux en cours, les étudiants réalisèrent des enquêtes sur le terrain, participèrent à un colloque. L'effacement de la distinction
entre apprendre des savoirs et apprendre à en produire ouvrit de
nouvelles perspectives pédagogi-ques.
La circulation d'un savoir universitaire est cependant soumise
à l'approbation de sa communauté scientifique. Par souci de validité internationale et aussi d'inscription à l'ordre du jour des
agendas des organisations éducatives, il est indispensable qu'à
l'issue de toute formation soit délivré un diplôme reconnu par de
larges communautés. Cela n'est en rien un gage d'efficacité de la
transmission des savoirs et de leur bon usage, mais la légitimité
d'un savoir tant scientifique que mythique ne peut se réaliser
qu'à l'horizon d'une zone distale séparée par une frontière transcendante229. Pour savoir, il faut croire.
Quant aux modélisations, elles répondent aux besoins de
l'ingénierie didactique et aux sponsors du savoir, qui réfléchissent en termes de prévisions d'événements, de facteurs, de conditions, de potentiels de déviation, etc. Ce sont des modèles circonstanciels et concurrentiels auxquels doit être couplée une
prise en compte continue des besoins dans leur évolution et durant tout un cycle. Les enquêtes de terrain qualitatives, l'intérêt
pour les parcours individuels, la description des trajectoires des
scribes, des intermédiai-res, des bénéficiaires du savoir permettraient de mettre les impondérables du système en perspective
229.
François Rastier (2001) distingue trois zones anthropiques : « une de
coïncidence, la zone identitaire ; une d'adjacence, la zone proximale ; une
d'étrangeté, la zone distale. La principale rupture sépare les deux premières de
la troisième. En d'autres termes, l'opposition entre zone identitaire et zone
proximale est dominée par l'opposition qui sépare ces deux zones prises ensemble à la zone distale. Ainsi se séparent un monde obvie (formé des zones
identitaire et proximale) et un monde absent (établi par la zone distale) ».
221
avec la part que jouent les intangibles, les facteurs immatériels,
volatiles, aux coefficients d'incertitude très élevés.
Comme l'a constamment rappelé le signal de ralliement émis
par les balises, il ne s'agissait pas de projeter sur des pratiques
sociales hétéronomes et mouvantes des dispositifs théoriques
préconstruits. Alors, à quel régime de savoir se rattachait la formation ? Par contraste tout d'abord, ceux dont elle s'est préservée
: les pensées mécaniste, développemen-taliste et universaliste qui
génèrent des grands récits et une série de dualismes conceptuels
tyranniques (savant/ignorant; oral/écrit; mythe/science; …) ; la
boite noire mentaliste dont l'idéologie managériale capitalise les
savoirs en des compétences techno-cognitives. Elle a aussi dépassé les logiques de bipolarisation, local/global230, communauté/individu, et leur aporie méthodologique, par un geste didactique qui concilie une approche localisée des savoirs avec une
volonté d'une conscientisation planétaire, d'un repérage des liens
qui se tissent et des hybridations qui se forment entre savoirs
globaux et locaux.
Le registre retenu concevait les savoirs comme des pratiques
sociales distribuées et situées qui conduisent à établir des modèles pédagogiques basés sur la collaboration et la capillarité, la
pollinisation et la spécularité.
Dans quels autres régimes de savoir aurait-pu s'insérer la
formation ? Les « literacy studies », avec l'approche ethnométhodologique des événements de l'écrit, l'analyse des discours
qui accompagnent les écrits ordinaires, ont développé des explications rigoureuses et cohérentes pour réifier et vectoriser les
forces politiques et les enjeux identitaires.
La sémiotique, en tant que science d'une culture multimodale231 et textuelle, serait d'un grand recours dans l'interprétation232 des molécules sémiques et des faisceaux isotopiques233
Une sortie possible de l'impasse oppositionnelle est proposée par Brandt et
Clinton (2002) avec les notions de « localizing moves » et « globalizing connects ».
231 Prenant acte de la « post print era », du « digital turn », Street (2008) appelle
au développement d'un « ideological model of multimodality » pour éviter un
« mode or technical determinism »
232. Nos préférences penchent vers une analyse sémiotique plutôt que centrée
sur les représentations, ce en quoi nous suivons Bernard Charlot (1997) pour
qui le concept de représentation appliqué au savoir est peu heuristique. La
représentation inclut des croyances, valeurs, attitudes, opinions, images. Le
rapport au savoir inclut des représentations, cependant, l'objet représentation
tel que décrit par certains chercheurs crée un artéfact, une construction du
chercheur à partir de ce qu'en dit l'individu et à partir d'une question qu'il lui
230
222
des multiples versions d'un savoir, des dis-cours oraux qui entourent sa rédaction, sa circulation, sa fixation.
Tout projet éducatif trouvera là des outils féconds avec toujours comme objectif partagé de procéder à des ajustements qui
reconnaissent la singularité et l'irréductibilité de chaque cas
d'enseignement.
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pose (mais que le sujet ne se serait sans doute pas posé). De plus, s'il y a des
représentations, le rapport au savoir inclut des représentations qui portent sur
autre chose qu'uniquement sur le savoir (rapport au lieu, au temps, à soi,
etc…).
233. Une molécule sémique est un groupement d’au moins deux sèmes (en
particulier spécifiques) corécurrents (apparaissant ensemble) diversement
lexicalisé dans des occurrences qui reprennent un nombre variable des sèmes
constitutifs du type. Il est possible d’étudier la constitution, le maintien intégral ou partiel et, éventuellement, la dissolution d’une molécule sémique au fil
de ses occurrences. Les variations de typicalité (ou typicité) des occurrences
peuvent être interprétées comme des variations dans la saillance de la molécule (dans l’intensité de sa présence, de son actualisation). Un faisceau isotopique est un groupe d'isotopies indexant plus ou moins les mêmes unités (au
niveau d'analyse le plus fin, les mêmes sémèmes). Une molécule induit, produit
un faisceau d'isotopies (Rastier, 2001).
223
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224
Imprimé à Port-Vila, 2013
Sun Productions
225

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