L`enfance volée

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L`enfance volée
L’enfance volée?
L’enfance volée ? Société
Jean Hamann
Elles ont entre 8 et 11 ans. Elles portent déjà un gilet bedaine – et
souvent un bijou dans leur nombril percé –, un jeans taille basse – et
son inséparable allié, le string –, le maquillage abondant et des souliers
à talon qui leur donne un déhanchement provocant. Elles ont encore
l’âge de « jouer à la madame », mais elles y jouent pour vrai. Cette
génération « d’ados-naissantes » préoccupe les chercheures en études
féministes. « On assiste à un retour en force des stéréotypes sexuels
et à l’affirmation de la personnalité basée uniquement sur les
apparences. Et tout ça se déroule dans l’indifférence générale »,
déplorait Pierrette Bouchard, titulaire de la Chaire d’étude ClaireBonenfant sur la condition des femmes, lors d’une conférence prononcée le 25
septembre, dans le cadre des activités de la Chaire et du Groupe de recherche
multidisciplinaire féministe de l’Université.
Une logique économique
Ce phénomène de sexualisation précoce des jeunes filles est apparu dans une
logique économique de segmentation des marchés, poursuit Pierrette Bouchard.
« Il ne faut pas y voir une réaction contre le mouvement féministe. C’est juste
un nouveau marché à exploiter. Sa valeur atteindrait
170 milliards de dollars par année aux Etats-Unis
seulement. Pour accaparer ce marché, les entreprises se
disputent une clientèle de plus en plus jeune. »
L’intention derrière cette mode est d’inventer des besoins
inutiles pour les 8-11 ans, dans l’espoir de leur fourguer
des produits tout aussi inutiles. Ce groupe d’âge fait
l’objet d’innombrables études de marché, et les
magazines spécialisés, destinés à cette jeune clientèle,
font la promotion de ces produits. Selon une étude
menée par l’étudiante-chercheure Caroline Caron, plus de
50% du contenu de ces magazines concerne l’apparence physique. « Le
principal message adressé aux jeunes lectrices est simple : il faut charmer, plaire
et séduire, résume Pierrette Bouchard. C’est un message dangereux à un âge où
l’on n’a pas encore d’identité propre et où la pression à la conformité est grande.
Les entreprises utilisent le besoin d’affirmation des jeunes filles pour leur vendre
des produits. » Toutes les modes procèdent de la sorte, reconnaît la chercheure,
mais ce qui est différent ici est le très jeune âge du groupe cible et sa
vulnérabilité.
Par: Jean Hamann
Source: Au fil des événements, Université Laval, 10 octobre 2002
L’enfance volée?
Girl Power ?
Le résultat très apparent de cette mode est la sexualisation
précoce du corps de la jeune fille. Les Spice Girls, Britney
Spears et Christina Aquilera du jour viennent renforcer ce
mouvement. Même le cinéma américain, avec un film comme
American Beauty, contribue à lever le tabou sur les relations
sexuelles entre un homme adulte et une jeune adolescente, avance Pierrette
Bouchard. « Les filles croient que c’est correct de s’habiller et d’agir comme si
elles avaient plusieurs années de plus. C’est valorisant parce que ça attire les
garçons plus âgés. Des chercheurs ont écrit que, dans les années
1950, une jeune fille de 11 ans était perçue comme une fillette,
alors qu’aujourd’hui, elle est une cible sexuelle. » Un autre effet
pervers de cette mode est que les jeunes filles misent sur
l’apparence physique pour être valorisées, pour s’affirmer, ce qui
crée une forme de dépendance envers les produits qu’elles utilisent
pour se composer une image. « La sexualité est affichée comme
un contre-pouvoir féminin, une sorte de Girl Power. La formation
identitaire de la jeune fille est axée sur la sexualisation précoce de
ses rapports avec les garçons.
Ça réduit énormément leur
potentiel parce que le paraître est un pouvoir limité et éphémère.
Je crois que la société ne mesure pas bien ou banalise les enjeux et
les conséquences de cette mode », affirme la chercheure. Au
cours des prochains mois, Pierrette Bouchard et d’autres
chercheures en études féministes entreprendront des travaux sur
cette thématique de recherche. « Nous en sommes encore au
stade de démarrage, mais nous souhaitons explorer, entre autres,
comment l’éducation à la consommation pourrait aider les jeunes à développer
leur jugement critique face aux modes et comment on pourrait les conscientiser
à s’affirmer autrement que pas les apparences. »
Par: Jean Hamann
Source: Au fil des événements, Université Laval, 10 octobre 2002

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